Juliette Benzoni Le Gerfaut

À Michèle et Jacques Morice

À la Bretagne !…

PREMIÈRE PARTIE UN VENT DE LIBERTÉ

1779

Il y a quelque chose en nous qui est indépendant de nous et qui vivra après nous bien que nous ignorions ce que cela était avant nous et que nous ne puissions pas dire comment cela a pénétré en nous…

Thomas Browne

CHAPITRE PREMIER LA SIRÈNE DE L’ESTUAIRE

La marée descendait depuis un moment déjà. Une grande marée de septembre, puissante et gonflée. Elle entraînait vers l’Océan les eaux bleuâtres du Blavet mêlées au flot marin dont, deux fois par jour, les vagues pressées envahissaient le double estuaire, bousculaient le petit fleuve, se liaient à lui pour pénétrer profondément la terre bretonne et s’en aller à plus de trois lieues, jusqu’à Hennebont en portant fièrement les barques aux voiles rouges des pêcheurs.

C’était l’heure où le gros soleil orange commençait à fondre derrière la ligne sombre de l’horizon, l’heure où les échassiers tournoyaient lentement au-dessus de la rivière pour guetter l’apparition des bancs de vase où ils se poseraient. De temps en temps, une éclaboussure scintillante trahissait le plongeon rapide d’une mouette qui cherchait sa pâture. Le ciel devenait mauve. Les grosses barques ventrues descendaient sagement vers la haute mer pour la pêche de nuit avec la majesté d’une procession, couronnées d’une chanson que la brise fraîchissante emportait.

Gilles se pencha pour saisir dans l’herbe la ligne enroulée à ses pieds, en cercles concentriques. Il vérifia l’attache du morceau de plomb, pesant bien dix onces, qui l’alourdissait, fixa une arénicole 1 à chacun de ses deux hameçons. Puis, saisissant la ligne à deux mains largement écartées, il fit tournoyer le plomb au-dessus de sa tête et l’envoya dans l’eau aussi loin qu’il put. Le plomb siffla puis disparut.

Une fois la ligne lancée, il la tendit en la tenant entre deux doigts afin de bien percevoir la moindre secousse du poisson, s’assit dans l’herbe et attendit sans plus s’en occuper, confiant dans la sensibilité de ses doigts pour ferrer quand le moment serait venu.

La flottille de pêche disparut, avalée par un méandre de la rivière. Seul l’écho de la chanson demeurait, mais, sans lui, Gilles eût pu se croire le maître unique de la terre et des eaux. Il aimait cette heure mélancolique où le soleil délaisse un monde pour s’en aller vers un autre. L’eau de la rivière devenait lisse comme un miroir et le ciel se parait de couleurs fabuleuses, comme un acteur qui, pour le dernier tableau d’une féerie, revêt son plus magnifique costume. Les bruits du jour s’éteignaient l’un après l’autre pour ne plus laisser que le tintement lointain d’un Angélus… Oui, c’était une heure douce et précieuse entre toutes mais ce soir elle avait quelque chose d’enchanté, quelque chose d’inhabituel que le jeune homme ne parvenait pas à définir. Cela venait peut-être de ces grands nuages en forme de flèches qui accompagnaient la chute du soleil ou encore de l’odeur de l’herbe à laquelle se mêlait une vague senteur d’angélique…

Un frémissement léger au bout de ses doigts ramena l’attention du pêcheur. La ligne avait bougé imperceptiblement, pas assez cependant pour que ce fût sérieux et il allait reprendre le fil de sa rêverie quand il vit la barque.

Elle s’avançait, toute seule, au beau milieu de la rivière, dans le courant qui l’emportait vers la mer, à peine plus haute qu’un radeau et vide… absolument vide.

« En voilà un qui a dû mal attacher son bateau et qui se désolera quand il s’apercevra qu’il n’est plus là, pensa Gilles. Le courant est rapide, ce soir… »

Le petit bateau descendait vite, en effet. Pensant au dommage que sa perte allait causer à quelque pauvre homme, Gilles se leva quand il passa à l’aplomb du nid de grandes herbes où il s’était installé, attacha sa ligne à un buisson.

Il allait ôter sa chemise quand il remarqua, derrière la barque et à quelques brasses, un objet qui lui arracha une exclamation. C’était une tête dont les cheveux, trop longs pour être ceux d’un homme, accrochaient un éclat du soleil mourant et mettaient, dans l’eau sombre, comme une tache de cuivre…

L’esprit rapide du jeune homme traduisit tout de suite ce qui s’était passé. La barque ne s’était pas détachée seule. Une femme avait dû la prendre mais, inexpérimentée ou maladroite, elle était tombée à l’eau. Peut-être en se blessant car elle semblait glisser au fil de l’eau sans faire le plus petit mouvement, comme une noyée. Elle était peut-être déjà morte…

Une seconde plus tard, et sans même prendre la peine d’ôter sa chemise, Gilles se jetait à l’eau. Un plongeon impeccable qui ne dérangea même pas un grand héron cendré absorbé dans sa recherche des vers. Nageant de toute sa force, il se hâta de rejoindre la tache rouge que le courant emportait et l’atteignit très vite.

Ses doigts se nouèrent dans de longues mèches qui ressemblaient à des algues. Il tira à lui. Avec un cri vite étouffé par l’eau, la tête s’enfonça. Alors il tendit les bras, empoigna en aveugle quelque chose de lisse et de glissant, un corps dont il ne sentit que la peau et qui se débattit furieusement contre lui tandis qu’ensemble, ils disparaissaient sous l’eau.

Habitué depuis longtemps à nager en immersion les yeux ouverts, il vit, à quelques centimètres de son visage une figure juvénile déformée par une grimace et qu’il se hâta de ramener en surface pour qu’elle pût respirer. Mais comme sa propriétaire continuait à se débattre comme cela arrive souvent à ceux qui se noient, il pensa qu’elle allait l’entraîner avec elle et qu’il fallait l’immobiliser. Alors, d’un coup sec à la pointe du menton, il l’étourdit afin de pouvoir la ramener sans danger vers la berge. Puis, nageant d’un seul bras tandis que l’autre soutenait la tête hors de l’eau, il revint à la rive, prit pied non sans peine dans le sable mêlé de vase, tirant après lui sa protégée pour l’étendre dans l’herbe.

À cette minute précise, il faillit bien la lâcher et de saisissement et s’apercevant qu’hormis les longs cheveux qui ruisselaient sur elle, la jeune fille (car elle n’avait certainement pas plus de quinze ans) était entièrement nue. Circonstance dont son sauveur ne s’était même pas aperçu dans le feu de l’action et qui lui mit instantanément le feu aux joues, et, au cœur, un émoi plein d’angoisse. Il se ressaisit cependant et, aussi doucement qu’il put, il étendit l’inconnue dans l’herbe avant de se laisser tomber à genoux près d’elle, cherchant son souffle, ne sachant plus très bien s’il devait fuir ou demeurer. Il lui sembla entendre tout à coup tonner dans le vent du soir, la voix sévère de l’abbé Delourme, censeur du collège Saint-Yves de Vannes où il était élève.

— La beauté de la Femme est le piège maudit où se perdent l’âme et la raison de l’Homme. Fuyez la femme, vous qui voulez servir Dieu seul…

Terrifié, il ferma les yeux, se signa trois ou quatre fois en récitant l’oraison contre les esprits mauvais. Mais il ne bougea pas et, au bout d’un instant, il rouvrit les yeux…

Il sut alors que, dût-il vivre cent ans, il ne pourrait plus oublier ce qu’il découvrait car c’était la toute première fois qu’il lui était donné de contempler un corps féminin et le sort voulait que celui-là fût ravissant. Rien de comparable à ce qu’il avait pu entrevoir parfois, sur le port de Vannes.

Les filles qui s’y tenaient debout près de maisons aux volets clos, appelant à elles les matelots qui passaient, avaient l’habitude d’entrouvrir leurs robes d’un geste rapide pour montrer une cuisse ou un sein. Mais Gilles, depuis qu’il avait remarqué leur manège, s’était toujours détourné avec une sorte de nausée, de ces chairs lourdes, souvent fatiguées et toujours sales. Leur vue corroborait trop bien les diatribes du censeur, à cela près qu’il était difficile d’y voir un piège quelconque. Il n’en allait pas de même pour la fille qui reposait dans l’herbe roussie par les soleils d’été car elle semblait faite d’une tout autre matière…

Elle était rose et dorée, avec une peau aussi douce qu’un pétale de fleur. Son corps gracieux était svelte, racé comme celui d’un pur-sang avec une taille incroyablement fine qui se creusait au-dessus du doux renflement des hanches minces et du ventre ombré d’or. Les seins étaient encore menus mais d’une forme exquise et délicatement couronnés de rose. Seule note un peu discordante dans ce joli poème, les bras et les longues jambes étaient, jusqu’aux coudes et jusqu’aux genoux, d’une nuance nettement plus foncée que le reste du corps, comme s’ils avaient été longuement exposés au soleil.

« Une fille de pêcheur, sans doute… » pensa Gilles mais sans arriver à y croire vraiment. D’abord, il connaissait toutes les familles de pêcheurs et la mignonne nymphe des eaux lui était inconnue. En outre, la forme des mains et des pieds, le long cou mince, le petit nez délicat relié à la courte lèvre supérieure par un léger vallon, la grâce inconsciente de la pose, tout cela s’inscrivait en faux contre ce diagnostic hâtif. Cette jeune fille n’avait jamais subi la rude vie des filles de la côte. Elle était d’une autre essence.

Brusquement, elle ouvrit les yeux, de très grands yeux sombres pailletés d’or sur la couleur desquels Gilles n’eut guère le temps de s’interroger car presque instantanément, il reçut une si vigoureuse paire de gifles que, d’agenouillé qu’il était, il se retrouva assis dans l’herbe tandis que la rescapée, hurlant comme une possédée, se jetait sur lui toutes griffes dehors dans l’intention évidente de lui crever les yeux.

Un instant, ils luttèrent sans qu’il parvînt à placer seulement une parole tant la jeune furie mettait d’ardeur dans son attaque et ses injures. Finalement, il parvint à la maîtriser en la plaquant à terre, les poignets solidement maintenus derrière son dos. Réduite à l’impuissance mais non à la résignation, elle lui cracha au visage comme une chatte furieuse en dardant sur lui un regard si fulgurant qu’il touchait à la folie.

— Espèce de sale croquant ! hurla-t-elle, si tu ne me lâches pas tout de suite, je te ferai arracher la peau du dos et je la jetterai aux chiens !

Le visage juvénile était tellement déformé par la colère qu’il n’était plus dangereux du tout. Par contre, il avait beaucoup gagné en comique et Gilles, sans lâcher prise, se mit à rire.

— Vous avez une curieuse façon de remercier quand on vous sauve la vie, Mademoiselle !

Le calme de sa voix, ses inflexions élégantes frappèrent la jeune furie. Elle cessa de cracher mais fronçant les sourcils observa son sauveur à travers ses paupières mi-closes.

— Où avez-vous pris que ma vie était en danger ? s’écria-t-elle abandonnant d’instinct le tutoiement. N’a-t-on plus le droit de prendre un bain sans qu’un énergumène se jette sur vous, vous assomme et vous traîne sur la première rive venue ?

— Un bain ? Dans l’estuaire ? Avec les courants qu’il y a et à marée descendante ? C’est de la folie pure. Vous ne nagiez même pas.

— Non ! Je me laissais porter. C’est tellement agréable ! C’est même merveilleux. Malheureusement, cela vous mène droit dans l’autre monde. En tout cas, n’importe qui, à ma place, aurait agi comme je l’ai fait. Où sont vos vêtements ?

Elle eut un rire trop nerveux pour ne pas traduire la colère.

— Où voulez-vous qu’ils soient ? Dans la barque, voyons ! Vous n’avez plus qu’à courir après…

Il se redressa, fouillant des yeux le crépuscule. La barque était déjà loin. Prise par un courant plus rapide, elle était à peine visible et, dans un instant, elle atteindrait la mer.

— C’est impossible, murmura-t-il tandis que son regard, comme attiré par un aimant, revenait se poser sur le corps que la jeune fille ne semblait nullement songer à dissimuler.

Au contraire, elle s’étira dans l’herbe avec un bâillement qui découvrit l’intérieur rose de sa bouche et ses petites dents blanches.

— Eh bien, voilà ! soupira-t-elle avec un sourire tellement acide que Gilles la soupçonna de prendre secrètement plaisir à la situation. Il ne me reste plus qu’à rentrer au château dans cette tenue sommaire ! Je me demande ce que l’on en dira.

— Au château ?

Elle désigna du menton les grands toits bleus que l’on apercevait au-dessus des arbres.

— Celui-là ! Le château de Locguenolé bien sûr ! J’y séjourne chez mes cousins Perrien mais comme ils sont un peu à cheval sur les principes, il ne nous reste plus qu’une solution : vous allez me donner vos vêtements.

Il ne l’écoutait pas. Son regard, fasciné, suivait chacun des mouvements souples de cette chair dévoilée. Quelque chose d’inconnu et de terrible s’éveillait en lui balayant toutes les idées reçues. Le sang battait dans sa gorge, à ses tempes, brouillant sa vision, annihilant sa volonté et sa raison. L’impression que ce corps appartenait au sien depuis toujours, qu’il lui fallait le rejoindre, se souder à lui pour qu’il ne s’écartât plus jamais… C’était un besoin presque douloureux, comme la faim ou la soif. Tout son être se tendait, avide de saisir, d’étreindre, de soumettre.

Un changement subit dans l’expression de son visage alerta la jeune fille. Son sourire s’effaça et, soudainement, d’un mouvement souple et rapide, elle se releva, battit en retraite vers un buisson derrière lequel elle se cacha. Gilles ne vit plus qu’une fusée de genêts au-dessus de laquelle émergeait un jeune visage courroucé sous la masse rougeoyante des cheveux en désordre.

— Eh bien ? N’avez-vous pas entendu, fit-elle aigrement. Je vous ai dit de me donner vos vêtements ?

Il retomba sur terre si rudement que le choc lui arracha une grimace comme si réellement sa peau venait de s’écorcher.

— Mes vêtements ? Et je rentrerai comment ?

— Voilà qui m’est égal. L’important est que moi je ne reparaisse pas toute nue au château. Allons, vite !… Et ne me dites pas qu’ils sont mouillés, cela n’a aucune importance ! Si vous ne vous exécutez pas, je crierai si fort que l’on m’entendra ! Je dirai que vous m’avez attaquée, malmenée… et si l’on ne vous pend pas, au moins on vous bastonnera !

Il haussa les épaules, indifférent à la menace mais n’hésita cependant pas une seconde de plus. Elle avait raison en disant qu’il lui était impossible de rentrer nue au château. La comtesse de Perrien, propriétaire de Locguenolé que l’on disait austère serait capable d’en avoir une attaque. Lui-même attendrait la nuit noire pour rentrer à Kervignac sans ameuter les foules et tout serait dit.

Rapidement, il ôta sa chemise et sa culotte de toile trempées, les jeta par-dessus les genêts, ne gardant autour des hanches qu’un étroit caleçon de lin. Il tournait le dos, beaucoup plus gêné que ne l’avait été la jeune fille tout à l’heure. Ne lui serinait-on pas, au collège, que la nudité était, de toute façon, une honte insoutenable ? Il avait envie de s’enfuir mais quelque chose de plus fort que lui le retenait, Soudain, une voix paisible lui parvint.

— Ce n’est pas la peine d’avoir honte, disait-elle. Vous êtes très beau ! C’est seulement quand on est laid qu’il faut se cacher.

Alors, il se retourna, la regarda et se mit à rire avec un profond sentiment de soulagement. Vêtue de ses habits, beaucoup trop grands, elle était ridicule et charmante. Mais elle ne riait pas. Perplexe, elle le considérait gravement, comme s’il représentait pour elle un problème difficile à résoudre.

— Je ne vous ai jamais vu, dit-elle enfin, comment vous appelez-vous ?

— Gilles. Gilles… Goëlo ! J’habite à Kervignac.

Dieu que son nom avait eu du mal à passer ! En face de cette fille qu’il devinait noble malgré ses étranges manières il eût donné n’importe quoi pour pouvoir s’annoncer Rohan ou Penthièvre… Il sentit d’ailleurs aussitôt qu’elle était déçue, à un plissement léger de sa bouche, à un imperceptible haussement d’épaules.

— Ah ! dit-elle seulement.

Puis, virant brusquement sur elle-même et, sans rien ajouter, elle se mit à courir vers le parc du château. Alors, les mains en porte-voix, il cria :

— Et vous ? Comment vous appelez-vous ?

Elle s’arrêta net, se retourna mais la nuit venait vite et il ne pouvait plus distinguer l’expression de son visage. Il sentit cependant qu’elle hésitait puis sa voix lui parvint, lointaine et froide.

— Je ne tiens pas à ce que vous vous rappeliez mon nom, dit-elle. Mais je n’ai pas le droit de vous le refuser. Je suis Judith de Saint-Mélaine !…

Aussitôt elle partit, sans plus se retourner, disparut sous les arbres tandis que Gilles, humilié et furieux, transi par-dessus le marché, prenait sa course à travers la lande pour regagner son village de Kervignac, distant d’une bonne lieue.

Il ne savait pas très bien à qui s’adressait en priorité sa colère. À qui en voulait-il davantage ? À lui-même, assez idiot pour aller assommer une innocente baigneuse qui ne lui demandait rien (encore qu’elle risquât indubitablement sa vie). À la petite furie rousse, impudique comme une vraie sirène et dont le sourire avait tant de charme, mais qui, prête peut-être à lier connaissance, s’était refermée comme une huître en découvrant qu’il n’appartenait pas à son univers de châteaux et de préjugés ? Ou encore au destin diabolique qui ne les avait mis en présence que pour mieux faire sentir à un garçon, séduit pour la première fois de sa vie, l’abîme infranchissable qui le séparait à jamais de cette jolie créature ? Judith de Saint-Mélaine avait été déçue par son nom trop simple. Comment eût-elle réagi si elle avait pu savoir que Gilles ne le tenait que de sa mère et qu’il était bâtard ? À imaginer le mépris, voire le dégoût plissant le petit nez aux taches de rousseur, pinçant les lèvres fraîches, le jeune homme sentait monter en lui une rage meurtrière. Pourquoi Dieu lui avait-il fait cela ?

Quand, dans un accès de rage, il lui arrivait de poser cette question à Rozenn, la vieille servante qui l’avait pratiquement élevé, elle se contentait de sourire tendrement et de lui caresser la joue. Puis elle ajoutait :

— Sans doute qu’il te voulait pour lui dès avant ta naissance, petit ! Tu sais bien que tu dois le servir toute ta vie.

Cette explication l’avait satisfait longtemps. Mais depuis deux ans, depuis ses quatorze ans, elle s’était réduite aux dimensions d’une simple hypothèse. Encore s’acharnait-il à la détruire avec tous les arguments de sa jeune logique. Dieu ne pouvait pas avoir décidé, avant même qu’un être humain ne vînt au monde, qu’il était irrévocablement destiné à l’Église. Et, s’il lui arrivait de le faire, il prenait au moins la peine d’inspirer à son élu une solide vocation.

Or ce n’était pas le cas de Gilles. Sa piété était sincère, profonde même mais elle était ni plus ni moins ardente que celle de tous les jeunes Bretons de son âge. Dieu était pour lui une entité immense, mystérieuse, effrayante et vaguement cruelle dont les meilleurs serviteurs se devaient de renoncer totalement à tout ce que ce même Dieu avait créé de plus magnifique : la terre, ses immenses richesses et son infinie douceur. Et plus Gilles grandissait, plus l’austérité de ce service difficile le rebutait. Il s’imaginait tellement mieux sous le tricorne galonné d’or d’un soldat du Roi que sous la lévite noire, étriquée et lustrée aux coudes d’un homme de Dieu ! Malheureusement, sa mère avait une fois pour toutes décidé qu’il serait prêtre.

Sa mère ! Quand il évoquait le visage de Marie-Jeanne Goëlo, Gilles se sentait envahi d’un curieux sentiment fait de tant d’impressions qu’il ne parvenait pas à démêler laquelle dominait. C’était une sorte de dévotion mêlée de crainte et, depuis le début de son adolescence, d’une espèce de rancune coléreuse. Si elle l’avait voulu, l’enfant, en échange d’un peu d’amour, eût donné tout ce qu’il y avait en lui d’adoration et de tendresse. Mais Marie-Jeanne ne l’avait jamais voulu… Aussi loin que pouvaient remonter ses souvenirs, Gilles avait été tenu à distance par une mère qui ne l’avait jamais embrassé et, sans la chaude présence de Rozenn, débordante d’activité et d’affection, la vie commune de ces deux êtres, liés cependant par le plus étroit des liens du sang, n’eût été qu’un long silence jusqu’au départ du garçon pour le collège, six ans plus tôt.

C’était par Rozenn encore que Gilles avait connu, en partie, les événements qui avaient précédé sa naissance, brisé la vie de sa mère et fait de lui un bâtard. C’était une histoire banale, au fond : la classique histoire de la fille séduite et abandonnée mais le caractère farouche de Marie-Jeanne l’avait élevée à la hauteur d’une tragédie grecque.

Fille d’un chirurgien de marine retraité à la suite d’une blessure reçue au combat et retiré au bourg de Pont-Scorff, Marie-Jeanne Goëlo n’avait pas connu sa mère morte en couches. Celle-ci avait été la plus jolie des caméristes de la comtesse de Talhouët-Grationnaye dont le château du Leslé était voisin de Pont-Scorff. C’était la Comtesse qui l’avait mariée à Ronan Goëlo, elle encore qui s’était chargée de la petite fille après la mort de sa mère.

Par ses soins, l’enfant avait reçu une excellente éducation dans un bon couvent de Quimperlé où les Talhouët passaient les mois d’hiver. C’était une enfant grave, peu démonstrative, attachante cependant par sa beauté un peu sévère faite de lignes pures, d’épais cheveux bruns et de très beaux yeux de même nuance. Elle était surtout d’une extrême piété et il avait été très vite acquis, chez les Talhouët, que Marie-Jeanne, l’âge venu, ne quitterait son couvent un peu mondain que pour un autre, infiniment plus sévère, celui des Bénédictines de Locmaria.

Et puis, à la fin de l’un de ces étés qui ramenaient chaque année toute la famille Talhouët et Marie-Jeanne au Leslé cela avait été le drame : la future nonne était enceinte ! Avec le visage d’une morte et des yeux sans larmes, elle avait avoué elle-même son état à la Comtesse mais il avait été parfaitement impossible de lui tirer un mot sur les circonstances de ce malheur et sur le nom du coupable. Enfermée dans un silence farouche, cette enfant de seize ans avait refusé à la fois la dénonciation et la pitié : ce qu’elle attendait de sa bienfaitrice, c’était plus une sentence qu’une aide.

Et les Talhouët, qui, pourvus de quatre enfants, recevaient beaucoup et beaucoup de jeunesse en avaient été réduits aux conjectures car jamais personne n’avait remarqué une attirance quelconque entre Marie-Jeanne et l’un ou l’autre des hôtes du château.

L’hiver qui suivit, Marie-Jeanne ne rentra pas à Quimperlé. Elle resta cachée au Leslé sous la garde de Rozenn Tanguy, la femme de charge du château et au mois de mai 1764, Gilles venait au monde. Mais, malgré l’abri de ses forêts et de ses étangs, le Leslé n’était pas assez à l’écart encore pour qu’aucun bruit n’en transpirât… et quinze jours après la naissance clandestine, on trouvait Ronan Goëlo, l’ancien chirurgien de marine pendu à la maîtresse poutre de sa maison au-dessus d’une collection de bouteilles de rhum vides.

Comprenant alors qu’il allait falloir compter avec les ragots et la calomnie, que Marie-Jeanne et son bébé ne seraient peut-être pas longtemps en sûreté sur ses terres, Mme de Talhouët avait entrepris de leur chercher un refuge. Justement son fils cadet, l’abbé Vincent qui avait tenu à être parrain de l’enfant et qui avait été renvoyé dans ses foyers après la dispersion des Jésuites, venait d’être nommé recteur de la ville d’Hennebont, voisine. Ce fut lui qui se chargea de la mère et de l’enfant. En compagnie de Rozenn, qui s’était passionnément attachée au bébé, ils partirent pour Hennebont et s’installèrent dans une petite maison près des remparts.

Mais Marie-Jeanne aspirait à plus de silence et de solitude encore. Au fond de ce cœur muet, le regret du cloître était plus vivace que jamais. Les bruits de la ville et du port lui faisaient horreur. Aussi, avec le petit héritage qu’elle avait eu de son père, acheta-t-elle près de Kervignac, un village de la lande, une maison et un jardin abrités derrière d’épais buissons d’ajoncs et d’épine noire. Puis, elle s’y enferma, avec Rozenn et le bébé pour y mener une vie d’austérité dans laquelle la prière tenait la plus grande place.

Auprès de cette mère indifférente qu’il n’avait jamais vue sourire, le petit garçon grandit en solitaire. Il apprit à jouer sans bruit pour ne pas gêner les méditations de la nonne manquée. Dans les rares occasions où elle lui adressait la parole, c’était pour lui parler de Dieu, de la Vierge et des saints, pour lui apprendre des prières et tenter de lui inspirer le dégoût de la terre. Et, pour mieux l’en convaincre, elle lui apprit, très tôt, qu’il n’était pas un enfant comme les autres mais une sorte de réprouvé qui ne trouverait le salut et la paix du cœur qu’au sein de l’Église.

— Les gens du siècle te repousseront comme un objet d’horreur, disait-elle. Dieu seul t’ouvrira les bras…

Malgré les remontrances de l’abbé de Talhouët, malgré les larmes de Rozenn qui ne pouvait supporter de voir souffrir « son petiot » Marie-Jeanne Goëlo, semaine après semaine, mois après mois, année après année, tenta d’implanter dans la tête de son fils l’idée qu’il ne pourrait être dans la vie que prêtre ou maudit. À moins qu’il ne choisît les voies du démon qui n’avaient d’autre aboutissement que l’échafaud…

Elle ne réussit qu’à moitié. L’enfant avait des yeux pour voir et ce monde qu’on lui disait mauvais, dangereux, pourri, il ne parvenait pas à le trouver repoussant. Il y avait toute la beauté de la campagne au printemps, il y avait la mer, le vent, les nuits étoilées, l’odeur de la terre sous le soleil, le chant des oiseaux, les arbres et tous les animaux qui peuplaient son univers enfantin de petit paysan. Il y avait les chevaux, ces bêtes immenses et superbes qu’il adorait d’instinct comme des créatures fabuleuses. Il y avait aussi les chansons de Rozenn et l’infinité des contes merveilleux de la vieille Bretagne dont elle semblait posséder une réserve inépuisable.

On lui avait tant dit qu’il n’était pas un enfant comme les autres, qu’il en chercha la raison, apprit que cela tenait à ce qu’il n’avait pas de père. Alors, il voulut en savoir plus, harcela Rozenn de questions auxquelles la pauvre femme était bien incapable de répondre.

— C’était un seigneur, avoua-t-elle un jour, mais je ne sais pas son nom parce que ta mère n’a jamais voulu le dire…

Avec les années, l’image de ce père dont Rozenn ne lui parlait qu’avec tant de réticences, se mit à hanter l’imagination de Gilles et y prit peu à peu des couleurs brillantes. Peut-être parce que sa mère lui refusait l’amour dont, comme tous les enfants, il avait un besoin vital, il s’attacha davantage à l’absent, refusant de voir en lui un séducteur sans scrupules pour le parer de tout le rayonnement d’un coureur de grande aventure et d’un homme épris de liberté.

Et ainsi à mesure que grandissait en lui la silhouette de ce père sans visage, se développait un besoin encore aveugle de le rejoindre d’une manière ou d’une autre, par-delà le temps et l’espace, de s’identifier à lui en quelque sorte. Alors, il cessa d’interroger Rozenn, qui n’avait d’ailleurs plus rien à lui apprendre, par crainte obscure d’un trait qui pût abîmer son héros intime. Et il ne répondit plus rien quand, par hasard, sa mère évoquait le temps où il pourrait commencer ses études en théologie.

Être prêtre ? Il ne l’avait jamais réellement souhaité mais ce soir, en courant à travers la lande piquée de grandes pierres levées comme les sentinelles de pierre d’un royaume mystérieux, il rejeta pour toujours cette idée qui ne lui appartenait pas. Comment offrir librement à Dieu un cœur envahi par l’image impudique d’une petite sirène aux cheveux couleur de feu ?

Quand il atteignit enfin sa maison, tapie comme un gros chat au creux d’un vallonnement court entouré d’épines blanches, de ronces et de genêts, il hésita un instant, pris d’inquiétude à l’idée de se retrouver en face de sa mère dans la tenue sommaire qui était la sienne. À imaginer le regard glacé dont elle couvrirait sa nudité, il sentit un frisson lui courir le long de l’échine.

Prudemment, il s’approcha de la petite fenêtre basse qui s’ouvrait comme un gros œil dans la nuit, espérant que Marie-Jeanne serait déjà retirée dans sa chambre, à ses dévotions, étant donné l’heure tardive. En effet, elle ne s’occupait jamais de ce qu’il faisait durant ses vacances et soupait à son heure, sans l’attendre car parfois Gilles passait la nuit en mer, à pêcher avec les fils du pilote Le Mang, les seuls amis qu’il eût jamais au village.

Collant le nez à la vitre, il vit qu’en effet la salle était vide. Un seul couvert était disposé sur la longue table de chêne ciré et Rozenn, assise sur un banc près de l’âtre, disait son chapelet en somnolant vaguement comme elle en avait l’habitude, piquant parfois du nez sur sa poitrine.

Il sourit à cette image rassurante, ouvrit la porte tout doucement et se glissa dans la salle sans faire plus de bruit qu’un chat. En trois sauts, il atteignit le grand coffre-banc qui régnait le long de la paroi sculptée où se cachaient les lits-clos, en ouvrit un compartiment, tira une chemise de grosse toile semblable à celle qu’il avait abandonnée, une culotte assortie et les revêtit.

Puis, regagnant la porte, il ressortit pour effectuer aussitôt une nouvelle entrée, infiniment plus bruyante que la première.

— Je suis en retard, s’écria-t-il, mais il faisait si beau au bord de la rivière que je n’ai pas vu passer le temps. Pardonne-moi !

Rozenn sursauta, relevant sur le jeune homme un regard bleu, effaré sous l’accent circonflexe de mousseline accroché à son chignon gris et qui lui tenait lieu de coiffe, à la mode des femmes d’Auray.

— Ah ! c’est toi ! fit-elle en se levant avec effort. Je crois que je me suis un peu assoupie.

— Assoupie ? Je crois, moi que tu dormais profondément. Pourquoi n’es-tu pas couchée ? Je suis assez grand pour me servir tout seul, tu sais ?

Elle hocha la tête, mécontente qu’il remît sur le tapis ce vieux sujet de querelle entre eux deux.

— Cela ne se fait pas ! Combien de fois faudra-t-il te dire que tu es d’un sang dont les hommes, jamais, ne se sont servis eux-mêmes ? Assieds-toi et mange !

— Où est ma mère ? Déjà couchée ?

— Non. À l’Église. Il y a Adoration Perpétuelle. Ta mère y passera la nuit.

— La nuit ? N’est-ce pas beaucoup ?

La vieille servante haussa les épaules donnant ainsi la juste mesure de ce qu’elle pensait des exercices religieux excessifs de Marie-Jeanne.

— Un de ces jours, elle demandera le poste de sacristine pour pouvoir y passer aussi ses jours. Sainte Anne bénie ! Cette femme n’est pas raisonnable.

Gilles approuva de la tête et attaqua sa soupe avec le bel appétit de son âge. Son sauvetage et sa course à travers la lande l’avaient affamé. Et bien qu’il eût envie de continuer à poser des questions, il se tut car il n’était pas d’usage qu’un homme parlât en mangeant. Ce fut seulement quand il eut achevé son repas qu’il releva sur Rozenn, demeurée debout à son côté, un regard brillant de curiosité.

— Ma mère ne sort jamais et ne fréquente personne, dit-il en manière de préambule, mais toi, Rozenn, tu connais tout le pays jusqu’à Hennebont et jusqu’à Port-Louis ?

— Je n’ai aucune raison de ne pas être polie, bougonna-t-elle déjà sur la défensive. Quand on me parle, je réponds ! Ça signifie quoi, ta question ?

— Pas grand-chose ! Je voudrais seulement savoir si tu connais une famille de Saint-Mélaine ?

Les sourcils gris se rejoignirent sous leur petit toit amidonné.

— Mais… au fait, ajouta-t-elle, d’un ton soupçonneux, pourquoi est-ce que tu me parles de ces gens-là ?

— Oh !… pour rien ! fit Gilles en se levant pour éviter une trop longue explication. En revenant le long du parc de Locguénolé, j’ai rencontré une jeune fille qui m’a dit s’appeler ainsi et séjourner au château. Mais c’est sans importance…

Et, pour se donner une contenance, il quitta la maison en annonçant qu’il allait voir si les poules étaient bien enfermées « parce qu’on avait signalé un renard dans les environs ». Il était bien certain que Rozenn, dont la curiosité était le péché mignon, n’aurait de cesse d’avoir mené à bien sa petite enquête. Et, tandis qu’il faisait consciencieusement le tour du petit enclos, il entreprit de bâtir une histoire de chute dans un fossé et de cheville tordue qui ménagerait à la fois son amour-propre et la pudeur de Judith.

Son espoir ne fut pas déçu. Rozenn s’entendait comme personne à poser, sans avoir l’air d’y toucher, les questions les plus précises. Elle eût fait un confesseur hors concours car non seulement aucune commère, à dix lieues à la ronde, n’était capable de lui résister mais elle savait aussi faire parler les plus coriaces des vieux pêcheurs, ceux dont les bouches édentées ne desserraient leurs pipes que pour laisser passer les réconfortantes rasades de cidre ou d’eau-de-vie.

— Elle serait capable de confesser notre évêque en personne… ou encore mon bedeau ! avait coutume de dire l’abbé Vincent, parrain de Gilles, qui connaissait la vieille femme depuis sa naissance. Quand j’étais enfant, elle faisait parler jusqu’aux braconniers du Leslé, leur prenait une partie de leur butin et les renvoyait avec le reste, plus un sermon et une fiole d’eau-de-vie.

Grâce à elle, donc, Gilles sut bien vite tout ce qu’il désirait savoir.

Orpheline de mère depuis quelques mois, Judith de Saint-Mélaine venait d’être admise comme pensionnaire à Hennebont au couvent de Notre-Dame-de-la-Joie où Mme Clothilde de La Bourdonnaye, abbesse, et ses Bernardines se chargeaient de l’éducation des filles nobles et peu fortunées pour en faire la plupart du temps des religieuses. Son père, vieux gentilhomme à peu près ruiné, avait dû quitter le petit domaine du Fresne, près de Ploermel, qui avait été la dot de sa femme et leur seule fortune, pour s’établir à Hennebont, dans un vieil hôtel lézardé de la Ville-Close qu’un cousin oublié venait de lui léguer.

Le baron et sa fille étaient donc venus habiter l’étroite et sombre maison du cousin défunt et, grâce à la protection des La Bourdonnaye dont les terres avoisinaient le Fresne, grâce aussi à celle de sa marraine la comtesse de Perrien, Judith avait été admise à Notre-Dame-de-la-Joie pour y entamer une éducation entièrement négligée jusqu’à présent car, entre une mère toujours malade et deux frères à peu près sauvages, elle avait poussé aussi naturellement qu’une herbe des champs et sans plus de soins.

— Tu vois, conclut Rozenn en reprenant son tricot mais en laissant peser sur le jeune homme un regard singulier qui le fit rougir, ta jeune fille du château n’a guère plus de chance que toi. Tu n’as pas de père, elle n’a plus de mère, elle est noble mais elle est pauvre comme Job. Tu seras prêtre et elle sera nonne. Inutile d’y penser davantage.

— Où as-tu pris que j’y pensais ? fit Gilles avec humeur.

Rozenn ôta ses lunettes, les essuya au coin de son tablier et eut un petit rire sans gaîté.

— Mon pauvre garçon ! Si tu n’y pensais pas, il y a beau temps que tu m’aurais envoyée promener avec mon histoire en disant qu’elle ne t’intéressait guère. Mais tu m’as écouté tout au long sans rien dire, avec des yeux comme des étoiles. Elle est si jolie que cela ?

Gilles tourna le dos brusquement et se mit à fourrager dans son épaisse chevelure blond foncé comme s’il y traquait une pensée importune.

— Oui… je suppose que oui ! Qu’est-ce que cela fait au fond ? Tu dis qu’elle n’est pas mieux partagée que moi mais tu te trompes. Même si son sort n’était pas tracé d’avance, elle ne pourrait jamais rien avoir de commun avec moi car si elle est pauvre elle demeure noble et si elle n’a plus de mère du moins porte-t-elle le nom de son père. Elle est née, elle, régulièrement et moi je ne suis qu’un bâtard. C’est-à-dire rien dans un monde où la naissance représente le seul passeport valable pour une vraie vie. Nous n’en parlerons plus jamais…

Et, pour ne pas se laisser aller, devant les yeux navrés de Rozenn, au flot d’amertume qui l’envahissait, il s’échappa de la maison et courut la lande jusqu’à la nuit close.

Pendant les jours de vacances qui lui restaient, avant sa rentrée au collège qui avait lieu après la Toussaint, il ne prononça plus jamais le nom de Judith mais on ne le vit guère à la maison.

Pourtant, il n’allait plus en mer comme naguère avec les fils Le Mang, il ne pêchait plus dans la rivière. Même les remparts de Port-Louis, la forteresse maritime voisine où il aimait à errer et les quais de L’Orient où il avait plaisir à se rendre parfois pour humer les senteurs fortes des grands navires retour des Indes ne le virent plus. Pendant des heures, il restait assis au bord du Blavet, dans le nid de hautes herbes où il avait, un soir, tiré un corps inerte, regardant couler l’eau changeante sans plus songer à y jeter une ligne.

Deux ou trois fois, il alla jusqu’à Hennebont, erra longuement sur le sentier tracé entre la rivière et les hauts murs du couvent puis revint à Kervignac sans même une visite à son parrain que, cependant, il aimait de tout son cœur pour son inépuisable bonté et pour l’affection vigilante qu’il lui donnait. Trop vigilante peut-être en pareil cas ! Gilles craignait surtout que le regard perspicace du prêtre n’eût tôt fait de lui extirper son secret.

Il ne revenait à la maison qu’à la nuit tombée, pour avaler quelque chose et dormir sans avoir prononcé plus de dix paroles. Il était devenu presque aussi taciturne que sa mère, ce dont celle-ci, d’ailleurs, ne s’apercevait même pas, toujours plongée qu’elle était dans d’interminables dévotions, Mais Rozenn se tourmentait pour deux et guettait sur le visage du jeune homme, les progrès d’un mal qu’elle devinait trop bien.

Un soir, elle retint Marie-Jeanne au moment où elle s’enveloppait de sa mante noire pour aller au salut.

— Oublie un peu le Ciel et regarde sur la terre, lui dit-elle rudement. Regarde ton fils. Il ne mange plus, ne rit plus, ne parle plus… Ne vois-tu pas qu’il est malheureux ?

L’étroit visage de cette mère de trente-trois ans qui en paraissait cinquante s’éclaira d’un sourire tandis que les yeux sombres, sous la coiffe de veuve qu’elle portait depuis la naissance de l’enfant, brillèrent d’un feu fanatique.

— Malheureux ? Parce qu’il a entendu la Voix qui le détourne du monde et de ses futilités ? Tu dis qu’il ne rit plus, qu’il ne parle plus ? Alors, réjouis-toi, folle que tu es, au lieu de gémir. S’il se tait, c’est pour mieux entendre Dieu qui l’appelle. Que son Saint Nom soit béni dans l’éternité ! Laisse-moi, maintenant ! Je suis en retard.

Et elle s’enfuit, courant presque, sans que Rozenn, découragée, fît un geste pour la retenir ! Quelle folie, en effet, d’avoir essayé d’intéresser cette femme au cœur détruit à un enfant dont, généralement, elle ne semblait même pas soupçonner la présence ! Depuis qu’il séjournait la plupart du temps au collège, elle ne lui parlait, que pour dire bonjour, bonsoir et s’informer s’il avait dit ses prières. En dehors de cela, elle ne s’intéressait pas plus à lui que s’il eût été fait de verre, comme la vitre d’une fenêtre.

— Elle ne voit rien, n’entend rien, s’indigna la vieille femme. Dieu ! Le Ciel ! L’Église ! Elle ne connaît que cela et à cette heure, elle va conter à l’abbé Séveno, son confesseur et le recteur de notre village, que Gilles a été touché par la grâce ! Et qu’importe si le petit est malheureux ! La grâce ? Allons donc ! Le beau curé que nous allons avoir là s’il a pris le mal d’amour…

Mais Rozenn savait qu’il n’y avait rien à faire et, pour la première fois de sa vie, elle trouva que les vacances duraient trop longtemps, que l’heure où Gilles quitterait des terres si dangereuses pour lui et regagnerait Vannes ne viendrait jamais assez tôt.

Sans le savoir, elle était, en cela, d’accord avec Gilles lui-même. Le jeune homme ne comprenait rien à ce qui lui arrivait, à cette douleur sourde installée au creux de sa poitrine comme un minuscule rongeur, à cette image obsédante qui ne le quittait ni jour ni nuit, à cette envie brûlante de revoir, ne fût-ce qu’une fois le visage qui le hantait. Les sévères mises en garde de l’abbé Delourme, vitupérant la femme et ses dangers, étaient bien loin maintenant. Il n’en recevait même plus l’écho mais il pensait que Dieu était à la fois injuste et cruel de lui avoir montré Judith puisqu’elle ne serait jamais pour lui qu’un rêve impossible. Et il souhaitait, naïvement, s’éloigner pour toujours…

Mais son besoin de revoir la jeune fille fut plus fort que sa raison. Le jour de la Toussaint, qui précédait celui de son départ pour le collège, il décida d’aller entendre les obligatoires Vêpres des Morts à Notre-Dame du Paradis, l’église principale d’Hennebont. Il savait que toute la ville y serait.

Et, en effet, Judith était là, accompagnant son père qui lui donnait le bras. Mais, tout d’abord, il eut peine à reconnaître la petite furie qui avait essayé de lui crever les yeux dans la jeune fille aux yeux baissés, aux boucles sages sous la grande mante brune à capuchon qui s’avançait à pas comptés dans la nef pour gagner les bancs de la noblesse.

Caché derrière un pilier, il vit que ses cheveux lisses brillaient comme du cuivre à la lumière des cierges et, quand elle releva les paupières pour regarder l’autel il reçut en plein cœur l’éclat de ses yeux, brillants comme des diamants noirs.

Durant l’interminable office, il demeura figé dans l’ombre de son pilier, sans même un regard pour le chœur où tout le clergé, en chapes noir et argent, officiait, avec l’impression déchirante que sa vie allait finir au moment où ses yeux se détacheraient de Judith.

Mais, quand le dernier Requiem tonna sous les vieilles voûtes, clamé par les solides gosiers des Hennebontais, Gilles eut la réaction normale de tout jeune amoureux qui aperçoit, à l’église, celle qu’il aime et se jeta littéralement vers le bénitier pour lui offrir l’eau sainte quand elle passerait devant lui.

Il attendit un bon moment, avec la crainte grandissante qu’elle ne fût sortie par une autre porte car il avait vu passer son père donnant la main à la vieille Mme de La Foret qui était sourde comme un pot et percluse de rhumatismes.

Elle parut enfin, avec les derniers fidèles, accompagnée d’une jeune fille de son âge, aussi brune qu’elle était rousse mais pourvue d’une paire d’yeux verts particulièrement vifs. Gilles s’avança vivement et, plongeant la main dans la coupe de granit avec tant d’ardeur qu’il mouilla sa manche jusqu’au coude, il la lui offrit toute ruisselante.

Elle tressaillit, plongea un instant son regard sombre dans les yeux bleus du jeune homme, puis, considérant sévèrement cette main trempée :

— Toujours aussi maladroit, à ce que je vois ? fit-elle sans approcher la sienne.

— La paix pour l’éternité aux âmes des Trépassés ! murmura-t-il en constatant avec horreur que sa voix tremblait.

Judith ne répondit pas. Immobile à deux pas de lui, elle le dévisageait avec une insolente insistance tandis que sa compagne, visiblement ravie de l’aventure, chuchotait quelque chose à son oreille.

— Amen ! fit-elle enfin. Mais la paix des trépassés ne vous autorise pas à m’offrir l’eau bénite ! Je t’en prie, Azénor, cesse de me tourmenter pour que je te présente ce garçon ! ajouta t-elle vivement à l’adresse de son amie. On ne présente pas n’importe qui à une fille de bonne maison ! Quant à vous, Monsieur, je croyais vous avoir dit que je ne tenais pas à ce que vous vous rappeliez mon nom ? À plus forte raison ma personne !

— Mais, enfin, qui est-ce ? insista la jeune Azénor incapable apparemment de contenir sa curiosité, je ne l’ai jamais vu !

— C’est sans importance ! Si tu y tiens vraiment, il s’appelle Gilles Goëlo. C’est un futur curé de campagne, Viens ! Il ne faut pas manquer la procession…

Et elle s’éloigna dans le jour gris, portée par les derniers rugissements de l’orgue.

Gilles ne sut jamais combien de temps il était resté là, debout près de ce bénitier, les pieds rivés aux dalles froides sur lesquelles le vent de pluie chassait quelques feuilles flétries, la main toujours levée, foudroyé par ce dédain avec, dans la poitrine, une masse de plomb…

Peut-être fût-il resté là jusqu’au Jugement dernier si le fracas des cloches et l’attaque d’un cantique par les voix grêles des enfants de chœur ne l’avaient tiré de sa torpeur. Il vit la procession s’avancer vers lui depuis le fond de l’église, la grande croix d’argent qui avançait lentement balancée sur le fond bleu des bannières, les ornements de deuil sur les épaules des prêtres aux visages mornes. Quelque chose se noua dans sa gorge, quelque chose qu’il ne connaissait pas et qui était peut-être de la peur. C’était comme si l’église entamait les funérailles de sa vie et de ses espoirs en lui rappelant son destin.

— Un futur curé de campagne !… Un futur curé de campagne !…

La voix dédaigneuse emplissait ses oreilles, dominant le tumulte du glas, des chœurs et de l’orgue. Alors, emporté par une sorte de panique, il s’enfuit, bousculant les groupes qui, près de l’enclos des morts, attendaient le cortège, et, dévalant la pente raide menant à la rivière, il disparut dans le brouillard de novembre…

En arrivant à la maison, il trouva Rozenn occupée à recouvrir la table d’une nappe blanche sur laquelle, dans un instant elle disposerait le cidre, les crêpes et le lait caillé destinés aux trépassés qui, cette nuit-là, avaient le privilège de revenir sur terre et de retrouver leurs anciens logis. Mais il ne lui prêta aucune attention.

Courant au coffre où il rangeait ses vêtements, il en tira toutes ses affaires, les empila dans un vieux sac de matelot avec des gestes si brusques, des mains si nerveuses que la vieille femme s’inquiéta.

— Sainte Anne bénie ! Que fais-tu là, petit ? Est-ce que tu t’en vas ?

— Oui… Je pars… Tout de suite… Il faut que je m’en aille, que je rentre au collège…

— Mais il n’y a pas de presse ! C’est seulement demain matin que le coche part pour Vannes. Et ta mère…

Il saisit Rozenn aux épaules, embrassa l’une après l’autre ses joues ridées, bousculant la coiffe de mousseline qui glissa en arrière.

— Dis-lui adieu pour moi ! Dis… que je lui écrirai ! Au surplus, cela lui sera égal. Je vais jusqu’à la côte. Dans trois heures la marée sera haute et je trouverai bien un bateau pour me conduire à Vannes ! Dieu te bénisse, ma Rozenn !

Elle eut peur, tout à coup de cette voix saccadée, de ce visage blême, de ces traits tirés où presque rien à cette minute ne restait de l’enfance. Et, nouant ses bras autour de lui, elle essaya de le retenir.

— Gilles ! Mon petit… C’est bien à Vannes que tu vas ? Tu le jures ?

Il eut un petit rire sec, si triste qu’elle eut envie de pleurer.

— À Vannes, oui ! Où veux-tu que j’aille ? Il faut aller au collège, continuer les études. Est-ce que je ne dois pas devenir un jour curé de campagne ? On ne se hâte jamais assez quand un destin si brillant vous attend…

Il s’arracha des bras de la vieille femme. La porte retomba sur sa fuite avec un bruit sourd. Rozenn, les jambes fauchées, alla s’asseoir sur un banc, écoutant décroître au-dehors les pas pressés de ce garçon qu’elle aimait comme son propre fils, plus, peut-être, car son amour l’avait choisi.

— Mon Dieu ! fit-elle. C’est encore plus grave que je ne pensais.

Et, toute la nuit, en entretenant le feu qui devait brûler jusqu’à ce que revienne le jour afin que les âmes pussent s’y chauffer, Rozenn demeura assise sur la pierre de l’âtre, écoutant le glas qui, lui aussi, devait sonner jusqu’au jour et priant, au fond de son cœur simple, pour que Dieu eût pitié de Gilles et ne lui rendît pas l’épreuve trop cruelle.

— Il est si jeune ! répétait-elle tout bas. Si jeune ! Il ne saura pas souffrir…



1. Sorte de ver de sable.

CHAPITRE II L’HOMME DE NANTES

Situé dans le faubourg d’Auray, hors des murailles de Vannes, le collège Saint-Yves, jadis fondé par la Compagnie de Jésus, n’avait rien d’un lieu de délices. C’étaient, autour d’une immense cour encombrée d’herbes folles et de graviers, des bâtiments sévères et plutôt délabrés auxquels leur situation, en contrebas de la cour, valait de recueillir, les jours de pluie, toutes les eaux de ruissellement qui transformaient les classes en autant de marécages. Dans un coin, une tour carrée, le « Barbin » servait de local disciplinaire et tenait suffisamment de place pour ne pas se laisser oublier. Quant aux classes, dallées de pierres branlantes, elles étaient meublées de chaires élevées qui avaient au moins l’avantage de mettre les professeurs au sec, et de bancs de bois sur lesquels les élèves s’alignaient, leur écritoire sur les genoux. Ils y gelaient l’hiver et quand, les jours de pluie, le concierge oubliait de jeter de la paille, ils y marinaient les pieds dans l’eau.

On y apprenait le français, les mathématiques, la physique, l’histoire et la géographie à doses modestes et le latin à doses massives. La discipline y était rude, les idées étroites et sévèrement contrôlées. Pour avoir, un jour, ramassé dans la rue et glissé dans ses livres un fragment de gazette, Gilles avait subi vingt coups de « discipline » et une heure de prières à genoux sur les dalles de la chapelle.

Gilles retrouva tout cela sans joie, avec cependant un curieux sentiment de sécurité. Entre les murs lépreux de Saint-Yves résonnant des phrases ronflantes de Cicéron ou des maximes de l’Ecclésiaste, l’image provocante de Judith s’estompait dans les brumes dont s’enveloppent les personnages de légende. Elle semblait appartenir au monde mystérieux des étangs et des arbres, à ce peuple immatériel dont les formes légères hantaient la proche forêt de Paimpont, l’antique Brocéliande. Elle était une fée aperçue dans un songe, elle était Morgane, elle était Viviane… elle n’était plus tout à fait Judith et c’était autant de gagné pour la tranquillité d’esprit du garçon.

Quant aux études, on ne pouvait dire qu’il leur fût solidement attaché. Passionné d’histoire, de géographie et de sciences naturelles, il était cependant mal noté à cause de l’aversion irrémédiable qu’il portait au sacro-saint latin. À cause aussi d’un caractère à la fois téméraire et indépendant que ses maîtres ne considéraient pas sans une certaine inquiétude. En dehors de cela, il ne détestait pas les lettres. Quant aux mathématiques, il les fréquentait comme des relations utiles mais que l’on ne tient pas à voir trop souvent. En résumé, il était un élève très moyen et sur lequel les pères de Saint-Yves ne comptaient nullement pour porter au pinacle la réputation de leur collège.

Il retrouva aussi la petite chambre qu’il occupait habituellement rue Saint-Gwenael chez une vieille demoiselle, qui, moyennant une modeste rétribution, lui assurait le gîte et un couvert peu abondant 1. Ledit gîte consistait en une pièce exiguë, mal meublée, sans rideaux ni tapis mais dont la haute fenêtre et les lambris poussiéreux avaient de la noblesse. En outre, dans sa cheminée, Gilles pouvait, l’hiver, faire griller des châtaignes afin d’apaiser un appétit rarement satisfait par les soupes trop claires de sa logeuse. Et puis, il s’y sentait chez lui, bien plus que chez sa mère car il y était seul avec ses rêves et les pauvres trésors qui constituaient ses biens propres : quelques vêtements d’une simplicité déprimante, quelques objets de toilette, des coquillages et des pierres bizarres ramassés durant ses courses à travers les grèves et la campagne. Des livres aussi, ceux que ses études rendaient nécessaires, bien sûr, mais aussi deux ouvrages parfaitement scandaleux chez un futur prêtre : Le Siècle de Louis XIV de Monsieur de Voltaire et l’Émile de Jean-Jacques Rousseau dont le jeune homme faisait ses délices.

Tout cela formait un petit univers bien clos dans lequel après sa fuite de Kervignac, Gilles pensait se retrouver lui-même. Mais il s’aperçut bien vite que ce n’était plus possible car Judith s’insinuait jusque dans ses lectures : les belles captives d’Alexandre Le Grand ou la reine Cléopâtre lui devenaient étrangement semblables, coiffées de feu et pétries de chair lumineuse. Alors, il jetait le livre dans un coin, avec rage et, toute la nuit, se retournait sur son matelas de varech sans parvenir à trouver le sommeil. Vers le matin, parfois, il réussissait à s’endormir. Mais les songes que lui valait l’éveil brutal de sa virilité l’emportaient dans des abîmes insoupçonnés d’où il émergeait au réveil, haletant, inondé de sueur et le cœur cognant lourdement dans sa poitrine.

Ces malheureux rêves le laissaient plein d’angoisse et de honte. Tellement qu’aux approches de Noël, il n’osa pas les avouer à son confesseur et négligea de se présenter au tribunal de la Pénitence comme l’exigeait la règle du collège. Au jour fixé pour qu’il se soumît, avec sa classe, à cette rituelle toilette de l’âme, il resta au logis en se déclarant malade. Il ne mentait d’ailleurs qu’à moitié : la seule idée d’évoquer dans l’ombre poussiéreuse d’un confessionnal sentant le moisi et l’haleine forte d’un prêtre invisible la forme inconsciemment voluptueuse de Judith lui donnait envie de vomir… Et il se promit, si d’aventure à son retour on le contraignait à se rendre malgré tout à la chapelle, de ne rien dire de ce qui hantait ses nuits et son cœur, dût-il pour cela mentir en face de Dieu lui-même.

C’était, il le savait, un grave coup de canif donné au contrat que sa mère avait passé en son nom avec le Ciel mais il trouvait à sa révolte nouvelle une espèce de délectation amère comme un goût de revanche. L’impression de discuter avec le Seigneur d’égal à égal…

Le lendemain de son prétendu malaise, comme il quittait, à l’heure habituelle, sa maison de la rue Saint-Gwenael pour se rendre à Saint-Yves et longeait les murs de la cathédrale dans la grisaille froide du jour levant, il rencontra l’un de ses camarades, Jean-Pierre Quérelle, qui était fils du meilleur charpentier de navires du port. Jean-Pierre bien qu’il eût ses livres sous le bras courait à toutes jambes dans une direction nettement opposée à celle du collège. Aussi Gilles, quoiqu’il fréquentât peu ses condisciples pourvus d’un père régulier, moitié par sauvagerie naturelle moitié par orgueil, ne résista pas à la curiosité et l’appela.

— Où cours-tu si vite, Jean-Pierre Quérelle ? Tu sais que tu tournes le dos à Saint Yves ? Tu as perdu ta boussole ?

— L’autre s’arrêta net.

— S’agit bien du collège ! fit-il en haussant les épaules. Tu n’as donc point entendu le canon quand les coqs ont chanté ? Paraît que le Saint-Nicolas, le vaisseau de Monsieur de Sainte-Pasane dont on était sans nouvelles depuis si longtemps, vient d’entrer dans le port. Je veux voir ça ! Viens-tu ? Il arrive des Indes occidentales…

Gilles ne se fit pas répéter l’invitation. Depuis dix-huit mois que la France et l’Angleterre étaient en guerre et s’étripaient, à grand renfort de boulets ramés et de sabres d’abordage sur une large partie de l’Atlantique, c’était chose trop rare qu’un vaisseau retour des Antilles, surtout dans le port de Vannes. La plupart des grandes pyramides de toile qui tiraient leurs bordées sur tous les océans du monde touchaient terre habituellement aux quais de L’Orient, siège de la Grande Compagnie des Indes, ou à ceux de Nantes, capitale française du trafic des esclaves noirs. Mais l’armateur Sainte-Pasane, têtu et indépendant comme un vrai descendant des anciens Vénètes, n’avait jamais vu l’utilité de faire aborder ses vaisseaux, d’où qu’ils vinssent, ailleurs qu’en face des fenêtres à petits carreaux verdâtres de ses bureaux.

Malgré le brouillard et le froid, vif pour cette contrée de Bretagne car il gelait à pierre fendre, il y avait foule sur le port. Une foule joyeuse, toute sonore du claquement des sabots, crêtée de coiffes blanches comme les vagues d’écume par gros temps.

Le Saint-Nicolas était là, énorme, ventru, installé dans les brumes de la rivière comme une poule dans son nid. Mais une poule qui aurait beaucoup souffert. Le sel avait rongé les couleurs de sa coque. Ses voiles, que des diables maigres, perchés sur les vergues, ferlaient en réalisant des prodiges d’équilibre étaient sales et rapiécées. Quant aux matelots eux-mêmes avec leurs barbes de prophètes et leurs corps vernis de crasse, ils ressemblaient plus à des sauvages qu’à d’honnêtes fils de la vieille Bretagne. Mais toute cette misère qui dénonçait la souffrance ne parvenait pas à éteindre la joie du retour triomphant, les cales pleines d’indigo, de sucre et de bois précieux qui allaient se changer en écus d’or sonnant sur l’acajou des comptoirs, en belles pièces d’argent au creux des mains calleuses et en fabuleuses histoires que l’on raconterait à la taverne de Mamm’Goz, dans la fumée des longues pipes de terre et dans l’odeur du cidre mousseux.

Perchés sur une borne où ils s’étaient hissés pour mieux dominer la foule, le cou tendu, les deux garçons regardaient tout cela sans mot dire mais avec des yeux étincelants. Ce fut Jean-Pierre qui parla le premier. Brusquement, serrant les dents, il lâcha.

— Je veux naviguer ! Quand le Saint-Nicolas reprendra la mer, je partirai avec lui.

Gilles tourna vers lui un regard surpris.

— Je croyais que ton père te faisait étudier pour devenir notaire ? On dit que, pour ça, il a économisé toute sa vie…

— Je sais ! Eh bien… il gardera ses écus dont je ne veux pas. Ce que je veux, moi, c’est la mer. Depuis que je suis né, je le vois construire de grands, de beaux navires sans jamais imaginer les soleils qui les verront passer. Moi, je verrai ces soleils-là. Au diable les notaires !

Et, pour mieux montrer le peu de cas qu’il faisait de la profession, Jean-Pierre cracha comme un chat en colère. Gilles ne répondit pas tout de suite. Un moment, il scruta le visage tavelé de son camarade, ses yeux délavés enfouis sous des sourcils touffus, sa taille courtaude mais solide et il ne put s’empêcher de sourire. Jean-Pierre était fait pour rédiger des actes solennels au fond d’un cabinet bien ciré comme lui-même pour dire la messe et confesser les vieilles filles. Et, tout à coup, il se sentit proche de ce garçon avec lequel, jusqu’à présent, il n’avait entretenu que de vagues relations. Le lien invisible, brusquement surgi entre eux, c’était l’océan qui venait de le tresser, l’océan familier et inconnu dont il rêvait depuis l’enfance comme d’un paradis tumultueux, l’océan interdit sur lequel jamais sa mère ne lui permettrait d’embarquer. Mais, en face de ce vaisseau qui apportait avec lui toutes les senteurs violentes des horizons lointains, il repoussa vigoureusement la pensée de Marie-Jeanne comme si sa seule évocation eût constitué une insulte aux glorieuses meurtrissures de ce coureur d’infini.

— Moi aussi, dit-il enfin comme si les paroles lui étaient arrachées par une force inconnue, moi aussi je prendrai la mer, un jour…

Jean-Pierre glissa vers lui un sourire en coin et haussa les épaules avec un rien de dédain.

— Toi ? Tu es encore plus mal loti que moi. Tu vas être curé.

Il s’était mis à ricaner mais Gilles darda sur lui un regard si glacé qu’il en resta pantois et devint tout rouge.

— Curé ? fit le jeune Goëlo avec une inquiétante douceur, sache mon bonhomme que je ne le serai jamais. Sache aussi que je ne veux plus que l’on m’en parle. Compris ?

— Compris ! admit l’autre. Mais… comment feras-tu ? On dit que ta mère a décidé…

— Elle a décidé, en effet. Mais moi je ne veux pas… je ne veux plus. Et ce soir même, je lui écrirai.

— Et si elle refuse de t’écouter ? Si elle exige que tu ailles au séminaire ? Tu sais qu’elle a le droit de t’y faire conduire par la maréchaussée ?

— Eh bien, je m’enfuirai…

Il y eut un silence que les deux garçons employèrent à descendre de leur borne. Aussi bien tous les matelots étaient à terre maintenant et la foule se dispersait, afin de retrouver la chaleur des maisons ou des cabarets. Un instant, Gilles et Jean-Pierre demeurèrent plantés l’un en face de l’autre, s’observant comme s’ils se rencontraient pour la première fois. Ils se sentaient timides, tout à coup, gênés comme si les années d’indifférence s’opposaient à une véritable amitié.

L’horloge d’une église voisine sonnant une demie les sauva du silence. Jean-Pierre eut un sourire embarrassé.

— Il faudrait peut-être y aller ! fit-il. On est sérieusement en retard maintenant et j’ai idée qu’on va avoir droit au « Barbin », ajouta-t-il avec une grimace comique.

Gilles lui rendit franchement son sourire.

— Il n’y a aucun doute là-dessus ! Mais tu ne crois pas que ça en valait la peine ?

Tous deux se mirent à courir pour remonter la rue en pente, moins par crainte des coups de baguette qui s’abattraient tout à l’heure sur leurs épaules et dont tous deux avaient une expérience suffisante pour n’y attacher qu’une importance relative, que pour se réchauffer.

Mais, quand le grand portail de Saint-Yves, deux fois centenaire, fut en vue, Jean-Pierre qui n’avait rien dit durant tout le trajet s’arrêta brusquement.

— Dis-moi, fit-il, tu étais sincère tout à l’heure quand tu disais vouloir t’embarquer ?

— Naturellement, j’étais sincère. Pourquoi ?

— Alors, écoute ! Ce soir, quand la cathédrale aura sonné neuf heures, rejoins-moi à l’angle de la rue des Halles, devant « Vannes et sa femme » 2. Ne pose pas de questions, ajouta-t-il très vite en voyant Gilles ouvrir la bouche. Je t’emmènerai dans un endroit qui t’intéressera ! Maintenant, allons nous faire corriger, et à ce soir !

— À ce soir ! J’y serai !

La correction fut double pour Gilles qui, pour une excuse aussi futile qu’un malaise, avait manqué la confession. On lui enjoignit d’ailleurs, dès sa sortie du Barbin, de se rendre à la chapelle afin de s’y présenter au prêtre de service et y dire deux chapelets en sus de la pénitence qui lui serait imposée. Il accepta le tout sans protester, soutenu par la perspective nouvelle que les paroles de Jean-Pierre avaient ouverte devant lui. Il fit délibérément une confession incomplète, rompant ainsi pour la première fois avec des scrupules de conscience qui lui semblaient maintenant hors d’âge et incompatibles surtout avec les aspirations de l’homme qu’il était en train de devenir. Et, au dernier coup de neuf heures, les épaules encore endolories mais le cœur plein d’espoir, il arpentait le pavé gras de la petite place, déserte et noire à cette heure nocturne, sur laquelle régnaient les deux petits personnages tutélaires de la cité. Pour la première fois, depuis son plongeon dans le Blavet, la pensée de Judith avait desserré l’espèce d’étau qui tenait prisonnier l’esprit du jeune homme. C’était à un avenir paré de toutes les brumes bleues de l’aventure que Gilles songeait en battant la semelle au cœur de cette froide nuit.

Jean-Pierre surgit de l’obscurité comme un diable de sa boîte mais sans faire plus de bruit qu’un chat.

— Allons-y ! fit-il seulement.

Comme le matin, les deux garçons se dirigèrent vers le port, seule partie de la ville qui montrât encore quelque activité car Vannes était une cité sage et pieuse dont la vie se réglait sur les cloches de sa cathédrale et de ses couvents.

— Où m’emmènes-tu ? demanda Gilles comme ils débouchaient tous deux de la porte Saint-Vincent.

Pour toute réponse, Jean-Pierre désigna, sur le quai une vieille bâtisse dont l’encorbellement retombait, comme une lourde paupière au-dessus de deux petites fenêtres basses qui clignaient dans la nuit leurs yeux rougeoyants.

— On va là !

Gilles fit la grimace. Bien qu’il n’eût jamais fréquenté les tavernes du port, il connaissait suffisamment la ville pour savoir que le cabaret de l’Hermine Rouge y jouissait d’une réputation détestable.

Yann Maodan, le patron, se montrait d’autant moins difficile sur le choix de ses clients qu’il avait jadis, sur le printemps de sa jeunesse folle, « fauché le grand pré » 3 durant trois de ses plus belles années à seule fin d’endurcir quelque peu des mains dont la souplesse égalait l’habileté. Chez lui, le contrebandier en quête d’un supplément d’équipage, le mari jaloux à la recherche d’un espion, voire le chef de bande désireux de réassortir une troupe ébréchée par la justice de la sénéchaussée étaient à peu près certains de trouver l’objet de leurs désirs. Mais il était bien évident que l’on y rencontrait fort peu d’élèves de Saint-Yves. Aussi, voyant son camarade dégringoler les marches qui menaient à la porte basse avec l’aisance d’un habitué, Gilles ne put-il s’empêcher de le retenir par le bras.

— Tu as déjà été dans cette maison ? demanda-t-il sévèrement.

Jean-Pierre haussa les épaules et détourna les yeux mais il y eut du défi dans sa voix quand il répondit :

— Bien sûr ! Quand on a dans l’idée de s’embarquer clandestinement, il vaut mieux ne pas faire le difficile. Il y a là un homme qui peut nous aider…

— Tu connais la réputation de l’Hermine Rouge ! Mais as-tu déjà songé à ce qui se passerait si ton père, ou le Père Principal apprenaient que l’on t’a vu ici ?

— Rassure-toi, j’y ai pensé. Mais on ne fait pas l’omelette sans casser les œufs. Maintenant, si tu crains pour ta réputation, libre à toi de rebrousser chemin. Seulement, je commence à me demander si tu ne ferais pas mieux de te faire curé…

— Si j’ai besoin d’un conseil au sujet de mon avenir, je te le demanderai ! riposta Gilles sèchement. Cela dit, je te suis… puisque apparemment tu sais ce que tu fais.

Sur les talons de son camarade il pénétra dans la taverne comme on plonge en se retenant de respirer. Il pensait atteindre un univers infernal, fait de bruits et de fureur, plein de querelles, de cris et de chants d’ivrognes. Or, on y entendait moins de bruit que dans une classe de Saint-Yves.

Du seuil, il aperçut, moutonnant dans la fumée bleue des pipes, des dos diversement coloriés, des têtes plus ou moins hirsutes penchées sur les tables où reposaient les coudes et les gobelets de rhum. Tous ces hommes parlaient entre eux à voix contenue, débattant discrètement d’affaires qui, pour être louches à la grande majorité, n’en étaient pas moins pour eux d’un intérêt puissant. Et, malgré la présence de deux servantes, décolletées aux limites de la décence, qui passaient entre les tables chargées de lourds plateaux, l’endroit n’évoquait en rien l’idée du plaisir.

Quant à Yann Maodan lui-même, appuyé des deux poings à son comptoir de noyer crasseux, il laissait planer sur l’assemblée un regard d’empereur auquel rien n’échappait. Ce regard saisit les deux garçons, s’orna d’une grimace qui à la grande rigueur pouvait passer pour un sourire et, traversant la salle, alla achever sa trajectoire sur une table du fond à laquelle un homme seul était installé.

— Ho ! Le Nantais ! cria-t-il. Du monde pour toi !…

L’interpellé tressaillit, arma son visage d’un sourire qui lui allait comme une rose à un crocodile et, ôtant de sa tête en forme de pain de sucre un tricorne superbement galonné d’or qui n’avait pas dû être fait pour elle, l’agita gracieusement en direction des deux garçons qui se faufilaient entre les tables.

— Te voilà, donc, garçon ! chuinta-t-il en découvrant trois dents, restées étonnamment blanches au milieu d’une incroyable collection de chicots brunâtres. Viens-tu me dire que tu as réfléchi ?

— Oui, M’sieur ! Et je suis décidé !

Le tricorne oscilla aimablement.

— Bien ! Et celui-là ? qui c’est ?

— Un ami ! Nous sommes dans la même classe. Lui aussi est décidé…

— Un instant ! coupa Gilles. J’aimerais tout de même savoir à quoi je suis décidé ?

Le Nantais ne lui plaisait pas. Brusquement rétrécies, ses prunelles glacées, d’un bleu d’acier, se mirent à fouiller le visage de cet homme comme s’il cherchait à lui arracher le secret de ses pensées. Sous le crâne pointu, il y avait une figure charnue au sourire trop large, au long nez fendu, aux petits yeux noirs brillants comme des perles de jais. Une figure propre d’ailleurs, bien rasée et qui n’eût pas été autrement désagréable sans l’incessante mobilité d’un regard impossible à saisir et sans cette façon irritante qu’avait le Nantais de passer continuellement sa langue sur ses lèvres à la manière d’un matou qui se pourlèche.

Un éclair de colère brilla dans ces yeux instables mais ce ne fut qu’un éclair et il s’éteignit comme une chandelle soufflée par le vent. L’homme haussa les épaules en éclatant d’un rire bonasse.

— Décidé à naviguer, pardi ! Tout comme ce bon garçon qui brûle de conquérir fortune et gloire sur les vastes mers et de contempler la splendeur de toutes les merveilles de l’univers.

— Et vous avez le pouvoir de nous donner tout cela ? fit Gilles froidement.

Une profonde affliction se peignit sur la figure du Nantais et il regarda Jean-Pierre d’un air de douloureux reproche.

— Ah ça, mon garçon ! Est-ce que tu ne lui aurais rien dit ?

— Non, M’sieur ! Je pensais qu’il valait mieux que ce soit vous ! Et puis, vous m’aviez recommandé d’être discret.

— C’est bien vrai, fils, c’est bien vrai ! La discrétion est une grande chose. Ma pauvre mère disait toujours que dans les affaires importantes il valait mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints ! Eh bien, asseyez-vous, garçons ! Et écoutez-moi ! Holà, Manon ! Deux gobelets pour ces jeunes gentilshommes !

L’une des servantes s’approcha. Levant les yeux machinalement, Gilles vit qu’elle le regardait, qu’elle était blonde, assez jolie et qu’elle ne devait pas être beaucoup plus vieille que lui. Silencieusement, mais sans le quitter des yeux, elle posa deux gobelets d’étain sur la table puis s’éloigna, comme à regret, en poussant un soupir tandis que le Nantais empoignait la grosse bouteille noire posée devant lui. Le parfum du vieux rhum antillais s’éleva, emplit les narines des deux garçons comme un rappel subtil de ces pays lointains auxquels le Nantais venait de faire allusion. En même temps, celui-ci entamait une sorte de prêche grandiloquent destiné uniquement à persuader son jeune auditoire de ce que l’éclat de leur avenir dépendait uniquement de son génie personnel.

Mais, malgré l’espèce de révérence qu’il montrait au bonhomme, Jean-Pierre trouva ce préambule un peu long.

— Nous sommes tout prêts à vous être reconnaissants, M’sieur, coupa-t-il. Mais, s’il vous plaît, parlez-nous de l’Amérique… et des Insurgents !

Gilles, qui commençait à trouver le Nantais non seulement antipathique mais assommant, sentit son intérêt s’éveiller. Les nouvelles du monde n’étaient guère commentées dans les classes de Saint-Yves et dans les nobles rues de Vannes où l’on ne s’intéressait pas beaucoup à ce qui se passait chez les sauvages de l’autre côté de l’Atlantique, sauf bien entendu quand une affaire commerciale était en jeu. La guerre anglaise qui tenait la mer si proche offrait un intérêt bien plus puissant aux yeux d’une cité qui se souvenait d’avoir longtemps abrité le Parlement de Bretagne. Néanmoins, les jeunes habitants de la rue Latine ou de la rue Saint-Gwenael n’avaient pas été sans capter des bruits en forme de roman d’aventures récoltées au hasard d’une flânerie autour de l’hôtel de M. de Limur, lieutenant général de l’Amirauté ou autour des casernes du régiment de Walsh 4.

Depuis quelques mois, et surtout depuis le réveil de la guerre avec l’Angleterre, on y parlait avec sympathie de la révolte de treize colonies anglaises d’Amérique qui depuis 1776 s’était transformée en guerre ouverte. L’agitation y couvait depuis 1765, depuis que l’Angleterre, essoufflée par la guerre de Sept Ans et pour éponger une dette publique de cent quarante millions de livres sterling, avait prétendu faire accepter à ses colonies d’outre-Atlantique la majeure partie de la dette en question au moyen d’un droit de timbre sur tous les actes officiels. Réunis dans la ville de New York, les délégués de ces colonies avaient proclamé leur refus d’un impôt qu’ils n’avaient pas voté. L’Angleterre avait réagi. Et de fil en aiguille l’agitation, devenue révolte, avait poussé les Américains à réclamer leur indépendance et à entrer en guerre contre la métropole.

On disait qu’un soldat de génie, le général Washington, menait le combat de ces hommes déterminés qu’en Europe on nommait les « Insurgents » et que, depuis longtemps déjà, il avait demandé l’aide du roi de France. Trois ans plus tôt les gens de Vannes avaient même vu l’ambassadeur des Insurgents s’arrêter, un soir de décembre à l’hôtellerie du Dauphin Couronné. C’était un vieil homme corpulent plein de bonhomie et de finesse, portant lunettes, dont les cheveux étaient longs mais le sommet du crâne chauve et qui coiffait le tout d’un curieux bonnet de fourrure. Il était accompagné de deux jeunes gens, ses deux petits-fils, et il avait déclaré s’appeler Benjamin Franklin en route pour Paris. On disait encore que c’était un grand savant connu dans le monde entier qui savait enchaîner la foudre ; les Bretons en avaient conclu qu’il était un peu sorcier. L’ancienne forêt de Brocéliande était trop voisine pour que le souvenir de l’enchanteur Merlin ne fût pas toujours prêt à reparaître.

On disait enfin, avec une indulgence agacée, qu’un jeune officier auvergnat de l’entourage royal, aussi grand fou que grand seigneur, avait frété un navire malgré le Roi, alors peu décidé à en découdre avec l’Angleterre, et s’en était allé combattre pour la liberté américaine, qu’il en était revenu en mauvais état mais suffisamment vigoureux encore pour supplier Louis XVI de voler au secours des Insurgents. Et, ces derniers temps, les bruits courant autour des casernes soufflaient que le Roi allait peut-être répondre à l’attente du Congrès américain en lui envoyant enfin l’or et les hommes dont il avait si grand besoin.

Toutes ces rumeurs enfiévraient les jeunes têtes de Saint-Yves. Il y avait surtout ces mots, si nouveaux et si exaltants, de liberté et d’indépendance. Gilles, pour sa part, en regagnant Vannes avec un cœur plein d’amertume, les avait reçus comme une eau fraîche après une journée de chaleur torride. L’aventure de ce La Fayette ; il en rêvait et, hormis Judith, il n’existait pas au monde d’être humain qu’il souhaitât plus ardemment approcher que cet homme-là. Aussi trouva-t-il le Nantais passionnant dès l’instant où Jean-Pierre eut prononcé les mots magiques : Amérique et Insurgents.

— Dieu que ces jeunes gens sont pressés ! soupira le Nantais en vidant son gobelet d’un seul coup. J’allais y venir. Mais d’abord comment t’appelles-tu, toi, le nouveau ?

— Gilles Goëlo !

— Eh bien ! sache, mon garçon, qu’il existe, à Nantes, des hommes qui croient à la libération des Américains et qui sont décidés à tout pour les y aider. Le plus important d’entre eux est un seigneur puissamment riche, grand armateur nantais, maître des Eaux et Forêts de France, possesseur d’un château royal, ami personnel de ce Monsieur Franklin qui, à Paris, habite son superbe hôtel… et il est mon maître ! ajouta-t-il avec un orgueil qui laissait entendre qu’au fond, parmi tous ces titres impressionnants, c’était encore le dernier qui était le plus important. Ce seigneur, qui a voué une grande partie de sa fortune à celle des Insurgents, arme actuellement, dans le port de Nantes, le plus grand de ses navires à destination de Boston. Tous les jeunes gens de cœur qui souhaitent se dévouer à une noble cause tout en courant l’aventure et en posant les jalons de leur fortune peuvent y trouver place. Et j’ai été spécialement chargé de choisir, dans la région, ceux qui me paraissent les plus dignes d’un si grand destin… Voulez-vous en être ?

— Je ne désire rien de mieux, répondit Gilles, mais pourquoi vous tenez-vous dans cette taverne où, entre nous soit dit, les gens convenables sont rares ? Vous avez l’air de vous cacher ! Que n’allez-vous au Chapeau Rouge, ou au Dauphin Couronné et ne faites-vous proclamer par les crieurs publics l’offre de votre maître ? Au fait, comment s’appelle-t-il ? Je ne me souviens pas de vous avoir entendu prononcer son nom.

— C’est que justement il n’est pas fait pour être prononcé dans un pareil lieu, répliqua sévèrement le Nantais. Quant à votre objection, mon jeune ami, elle prouve que vous êtes à la fois observateur et intelligent mais peu au fait des choses de la politique. Avez-vous vu, jusqu’à ce jour, notre Roi bien-aimé envoyer des troupes aux Insurgents ? Je ne parle pas de ce Monsieur de La Fayette qui était parti tout seul mais de troupes véritables, avec des canons et des généraux ?

— Non. Mais il se pourrait…

— Voilà où le bât blesse ! Il se pourrait… mais il ne se peut pas encore ! Et mon maître risque tout bonnement de déplaire à Sa Majesté en prenant sous son bonnet d’envoyer personnellement du secours à ces bonnes gens. Il y risque son crédit et une foule d’autres choses qui exigent le secret. Avez-vous compris ?

Gilles hocha la tête.

— Je crois… oui ! Pourtant, j’aimerais tout de même savoir comment se nomme cet homme miraculeux, même si c’est un sacrilège de prononcer son nom ici.

Le Nantais poussa un soupir déjà résigné. Puis, passant un bras autour du cou de chacun des garçons pour les pencher vers lui, il jeta autour de lui un regard bourré de circonspection comme s’il s’attendait à voir fleurir subitement tous les espions du Lieutenant de Police et chuchota enfin :

— Il se nomme M. Donatien Le Ray de Chaumont ! Cela vous satisfait-il ? Mais dépêchez-vous d’oublier ce nom pour que la honte de mon indiscrétion s’efface. Et maintenant que nous sommes d’accord, prenons nos dispositions : embarquement à la marée de demain soir…

Gilles tressaillit et s’écarta.

— Demain ? Mais c’est impossible !

— Et pourquoi ça… impossible ?

— Mais parce que c’est beaucoup trop tôt ! Enfin, Jean-Pierre, dis-le-lui ! Nous n’avons pas l’intention de disparaître de Vannes comme des malfaiteurs. Laissez-nous au moins le temps de nous assurer que nos familles refuseraient absolument de nous laisser changer d’orientation.

— Pour moi c’est déjà fait ! fit Jean-Pierre, sombrement. Si je refuse d’être tabellion, mon père me déshérite. Et si je ne m’embarque pas tout de suite, il m’enverra la maréchaussée aux fesses ! Je partirai demain !

— Eh bien pas moi ! Tu ne m’as pas dit que nous serions obligés de couper les ponts si vite. Souviens-toi ! Ce matin seulement tu parlais d’embarquer sur le Saint-Nicolas quand il reprendrait la mer !

— Ce matin encore j’ignorais que tu avais les mêmes idées que moi. Et j’avais le droit de me méfier. J’avais raison aussi… puisque tu as peur.

Gilles se leva si brusquement que la table bascula. Ses yeux lançaient des éclairs et ses traits avaient pris la dureté de la pierre.

— Ne redis jamais une chose pareille ! fit-il, car sur mon âme, je ne le tolérerai de qui que ce soit. Je n’ai pas peur et tu le sais. Simplement, je ne veux pas briser le cœur de ma mère sans être certain qu’elle ne me laissera pas le choix. Je demande seulement quelques jours pour m’en assurer. Si tu m’avais averti que tu songeais à un départ immédiat, je te l’aurais dit !

Jean-Pierre, qui s’était levé lui aussi, perdit graduellement la couleur pourpre qui l’avait envahi. Il esquissa même un sourire.

— C’est juste ! Pardonne-moi ! Le mal vient de ce qu’on ne se connaît pas assez encore. Eh bien, attendons quelques jours !

Le Nantais qui avait suivi la conversation avec plus d’intérêt qu’il ne le montrait eut un claquement de langue mécontent.

— Attendre, attendre ! Comme vous y allez ! Le bateau prendra la mer bientôt. Quant au prochain départ, je ne sais quand il aura lieu. Je veux bien t’accorder quelques jours, garçon, mais si ton camarade est prêt, il vaudrait mieux qu’il parte dès maintenant. Au fond, il t’attendra aussi bien à Nantes et pourra même veiller à ce que l’on te garde ta place… D’ailleurs, je ne pensais pas que vous seriez deux.

Gilles et Jean-Pierre se regardèrent, visiblement indécis. Dans les yeux du second il y avait une impatience, une hâte si visible que le premier sentit quel sacrifice représenterait l’attente. Il sourit à son tour.

— Il a raison ! Pars le premier. De toute façon, je te rejoindrai et il est inutile de perdre son temps à deux.

— C’est vrai ? Tu ne m’en voudras pas ?

— Absolument pas. Nous ne sommes pas tout à fait dans la même situation. Pars sans crainte.

— Merci ! Dans ce cas, M’sieur, dites-moi ce que je dois faire, ajouta-t-il en se tournant vers le Nantais. Mais celui-ci hocha la tête.

— Je vais te le dire. Seulement, dans ces conditions, il faut que ton camarade s’en aille car on ne sait jamais et un mot imprudent est vite prononcé ! N’y vois pas offense, mon garçon, mais simple prudence. Quand tu seras décidé, tu reviendras ici me voir et je t’indiquerai ce que tu devras faire à ton tour… D’accord ?

— D’accord ! Je m’en vais ! La bonne nuit à toi, Jean-Pierre, on se reverra demain. Et que Dieu te garde !

— Dieu te garde, Gilles Goëlo ! À demain…

Laissant son camarade à la table du Nantais, Gilles quitta l’Hermine Rouge sans se retourner et avec un bizarre sentiment de soulagement. Après les lourdes odeurs d’alcool, le froid vif du dehors lui parut délicieux. Il aspira deux ou trois fois l’air marin où s’attardait une odeur d’algues et de poisson, avec une sorte de volupté. Mais, comme il ne faisait pas chaud, il se mit à courir le long du port afin de regagner la rue Saint-Gwenael.

Il allait atteindre l’arche de la porte Saint-Vincent quand il entendit, derrière lui, un bruit de course. En même temps une voix féminine étouffée et haletante, s’écriait :

— Arrêtez-vous, s’il vous plaît ! Vous courez trop vite pour moi !

Il s’arrêta, se retourna et, dans la coulée jaune d’une fenêtre éclairée, vit danser un jupon rouge et les bavolets blancs d’une coiffe vannetaise. Avec étonnement, il reconnut la jeune servante que le Nantais avait appelée Manon. Un châle noir serré autour de ses épaules, elle courait, légère, sur les gros pavés ronds.

— C’est à moi que vous en avez ? demanda-t-il quand elle fut tout près.

— Oui !… Il faut que je vous parle… mais je n’ai pas beaucoup de temps. J’ai dit… que j’allais à la réserve… chercher de l’huile pour les lampes ! Vite ! Venez ici…

Il sentit, sur sa main, une petite patte froide et dure singulièrement vigoureuse, qui l’attira au plus sombre de l’arche sur laquelle saint Vincent Ferrier, en costume d’évêque, bénissait inlassablement le port.

— Qu’avez-vous donc à me dire de si pressant ! demanda Gilles, intrigué.

Manon respira deux ou trois fois pour reprendre son souffle. Elle était si près de lui que, sous le châle, Gilles pouvait sentir les battements précipités de son cœur et, malgré sa course au grand air, elle apportait avec elle, imprégnant ses vêtements, l’odeur de la taverne, tabac et alcool mélangés. Elle n’avait pas lâché sa main et il sentit qu’au contraire elle la serrait plus fort.

— Ne partez pas avec le Nantais ! chuchota-t-elle très vite ! J’ai entendu ce qu’il vous disait ! C’est un mauvais homme, un brigand… et il ne-travaille pas du tout pour un grand armateur de Nantes.

— Pour qui alors ?

— Je ne sais pas au juste. Je crois que c’est pour un contrebandier espagnol qui relâche parfois, à ce que l’on dit, dans le Golfe. On entend de ces choses à l’Hermine Rouge ! mais il vaut toujours mieux les oublier.

— Mais enfin, le Nantais…

— Est un homme du Diable ! Écoutez ! Il y a deux ans, il est déjà venu dans cette ville et trois jeunes garçons ont disparu. On a dit qu’ils s’étaient embarqués à L’Orient pour faire la course aux Indes occidentales… mais un marin d’Auray qui a été prisonnier à Alger et racheté par les Pères de la Merci m’a raconté, après boire, qu’il avait vu l’un d’entre eux là-bas… esclave d’un homme riche à la peau noire. En fait de L’Orient, il avait été embarqué, une nuit, sur le navire de l’Espagnol et l’Espagnol l’avait vendu aux Barbaresques. Si vous partez, c’est cela qui vous attend ! Je vous en supplie, n’y allez pas…

Les paroles de la jeune servante répondaient trop à ce sentiment de méfiance que le Nantais lui avait inspiré à première vue pour que Gilles les mît en doute un seul instant. En outre, sa voix avait une sincérité, une ardeur convaincantes. Pourtant, quelque chose lui échappait et il ne put s’empêcher de lui demander :

— Depuis combien de temps le Nantais est-il ici ?

— Deux ou trois mois… peut-être plus… je ne sais pas trop.

— Est-ce que d’autres garçons sont venus à lui depuis ?

— Oui… trois ou quatre, je crois…

— Et… vous les avez prévenus ?

Il l’entendit respirer plus vite et comprit qu’elle hésitait. Mais cela ne dura pas.

— Non ! dit-elle. C’est trop dangereux. Si le Nantais savait… ou seulement Yann Maodan, mon patron, je pourrais moi aussi disparaître.

— Alors, pourquoi maintenant prenez-vous ce risque ? Pour quoi pour moi ?

— Parce que…

Elle n’acheva pas sa phrase et, brusquement, se colla contre Gilles. Ses bras glissèrent autour du cou du jeune homme et il sentit une bouche tiède se poser sur la sienne. Ce fut rapide, léger mais passionné. Un instant, le corps de Manon épousa le sien des genoux aux lèvres puis s’écarta, comme s’il l’avait brûlé tandis que la jeune fille murmurait, un peu haletante :

— … Ne me demande pas pourquoi, je n’en sais rien moi-même sinon que tu me plais comme aucun garçon ne m’a jamais plu. Tout à l’heure quand je t’ai vu en face du Nantais j’ai cru voir un goéland pris dans la glu. Et j’ai senti que, si je le laissais faire de toi un esclave je ne pourrais plus jamais dormir. Maintenant, je t’ai tout dit et il faut que je rentre ! Fais bon usage de mon avis… mais arrange-toi pour qu’on ne sache jamais que je te l’ai donné si tu ne veux pas avoir ma mort sur la conscience.

Elle allait partir. Ce fut lui qui la retint, presque machinalement à cause peut-être de l’émotion bizarre que le contact fugitif de son corps avait éveillé dans le sien, une émotion qui lui avait rappelé un peu ce qu’il avait éprouvé devant Judith.

— Tu me sauves plus que la vie. Dis-moi comment je peux t’en remercier…

Il l’entendit rire et vit, dans l’ombre, briller ses dents.

— En venant couper ma corde le jour où l’on voudra me pendre.

— Pourquoi voudrait-on te pendre, Manon ?

— J’appartiens à Yann Maodan et un jour ou l’autre on l’arrêtera. Ce jour-là, il faudra bien que je le suive jusqu’au bout.

— Tu es sa maîtresse ?

— Oui. Et il tient à moi. Mais c’est à toi que je voudrais donner ce qu’il prend chaque nuit. Écoute !… Près de la porte du Boureau, à main droite, il y a une masure sans étage. Ma sœur vit là. Elle est infirme et file le lin pour gagner sa vie. J’y vais souvent le dimanche soir, à la nuit close pour ne pas lui faire tort. Si tu veux de moi, viens m’y rejoindre un de ces soirs-là ! Tout compte fait… je crois que ce sera encore la meilleure façon de me dire merci ! Tu n’auras qu’à frapper cinq coups… comme ça !

Elle repartit en courant, laissant à Gilles un vague regret et un profond sentiment de gratitude. La pensée de ce qui les attendait, Jean-Pierre et lui, si la petite servante ne s’était prise pour lui de cette étrange et soudaine tendresse, lui donnait la chair de poule. Grâce au Ciel et à Manon, il n’était pas trop tard pour écarter le danger mais il fallait avertir Jean-Pierre et l’empêcher d’aller le lendemain au dangereux rendez-vous du Nantais.

Dans l’espoir de rencontrer son camarade, il retourna vers l’Hermine Rouge mais sans aller jusqu’à la taverne afin de ne pas inquiéter Manon. Tapi dans le renfoncement d’une porte, pour être hors de vue et avoir moins froid, il attendit que Jean-Pierre sorte et passe devant lui comme il devait le faire normalement pour rentrer chez lui.

Il attendit ainsi plus d’une heure et quand, impatienté, il se décida à aller coller un œil aux carreaux sales de la taverne, il s’aperçut que la table du Nantais était vide. L’homme avait disparu et Jean-Pierre aussi… Peut-être, après tout, était-il rentré par un autre chemin et sans passer sous la porte Saint-Vincent pendant sa brève conversation avec Manon.

La nuit s’avançait. Pensant que son camarade serait au collège le lendemain et qu’il aurait tout loisir de l’avertir alors, Gilles prit le parti de rentrer chez lui, s’y jeta sur son lit sans même prendre la peine de se déshabiller et dormit, jusqu’au chant du coq, d’un sommeil agité.

Il fut à Saint-Yves parmi les premiers mais ce fut en vain qu’il attendit Jean-Pierre : le jeune garçon ne parut pas et jamais journée ne sembla aussi longue à Gilles, dévoré d’inquiétude. Aussi quand, enfin, le soir venu, le collège libéra ses élèves, courut-il d’une traite jusqu’à la rue des Vierges où le maître charpentier Quérelle avait son logis.

N’ayant guère fréquenté le fils jusqu’à ce jour, Gilles n’y était encore jamais venu mais il était prêt à toutes les audaces pour arracher l’imprudent garçon au sort qui l’attendait. Malheureusement, il eut beau frapper et refrapper à la porte close, personne ne vint ouvrir. Seule, une voisine, attirée par le bruit, sortit sur le seuil de sa porte pour lui apprendre que maître Quérelle et sa famille étaient partis la veille au matin pour Loudéac afin d’y assister aux noces d’une cousine.

— Mais Jean-Pierre n’est pas parti ! protesta Gilles. Je l’ai vu hier soir !

La femme, visiblement, n’était pas de celles qui aiment que l’on mette en doute leurs informations. Elle recula dans l’ombre de sa porte qu’elle referma en criant :

— Passe ton chemin ! J’ai dit ce que je savais…

Gilles n’insista pas. Au surplus, il en savait suffisamment. Cela expliquait cette grande hâte que Jean-Pierre montrait de quitter Vannes : il mettait à profit l’absence inespérée de ses parents et n’avait certainement eu aucune peine à obtenir qu’on le laissât au logis car, sur le chapitre des études, le père Quérelle ne plaisantait pas, à ce que l’on disait, et il ne pouvait être question pour son fils de manquer la classe quelques jours pour une chose aussi futile que le mariage d’une cousine. Mais où pouvait-il être maintenant ?

Le cœur lourd, envahi par un affreux sentiment de solitude et d’impuissance, Gilles laissa ses jambes suivre ses pensées et le ramener au port. C’était à la marée du soir que Jean-Pierre devait s’embarquer, la marée qui serait pleine à 10 heures. Et très certainement le Nantais lui avait donné rendez-vous comme la veille à l’Hermine Rouge.

En arrivant devant la taverne, il était décidé à tout. Dût-il déchaîner les pires catastrophes, il arracherait à ce misérable le lieu d’embarquement de son camarade. Il avait si peur pour Jean-Pierre qu’il n’avait même pas conscience du danger qu’il allait courir lui-même.

Avant de franchir le seuil, il se contenta d’un rapide signe de croix puis poussa la porte.

Le décor était exactement le même que la veille et Gilles eut l’impression de remonter le temps. C’étaient les mêmes dos, les mêmes fumées, les mêmes visages. Au comptoir, Yann Maodan avait exactement la même attitude et les deux servantes les mêmes gestes en voltigeant parmi les tables. Oui, tout était pareil… sauf un détail : la table du Nantais était vide !

Le cœur de Gilles cogna un peu plus fort mais il serra les dents, redressa les épaules et ce fut d’un pas parfaitement tranquille qu’il marcha vers le comptoir. Yann Maodan, sourcils froncés, le regarda approcher.

— Que veux-tu, garçon ? demanda-t-il d’une voix rocailleuse. Tu es bien jeune pour le rhum ou les filles.

Le préambule n’était pas encourageant. La mémoire de Yann Maodan était trop bonne pour qu’il n’eût pas reconnu un client de la veille, mais Gilles ne s’y arrêta pas.

— Je veux voir le Nantais, fit-il froidement.

Le patron torcha son nez sur un bras aussi velu que celui d’un ours, se racla la gorge, cracha, émit un petit rire puis consentit à déclarer :

— Ça tombe mal ! Il est pas là !…

— Cependant, il m’a dit hier que je pourrais le trouver ici quand je le voudrais.

— P’t’ être bien ! Mais tout ce que je sais c’est qu’il est pas là et qu’il viendra pas ce soir. Qu’est-ce que tu lui veux ?

Gilles ignora la question, serra les poings tandis que son regard, planté dans celui de Yann, durcissait lentement.

— C’est affaire entre lui et moi, articula-t-il. Pouvez-vous me dire où le trouver ?

— Non !

Yann avait presque crié le mot et Gilles eut conscience tout à coup du silence qui s’établit et de ce que tous le regardaient. Il eut conscience aussi de la présence de Manon, figée de terreur au bout du comptoir, cramponnant son plateau à deux mains. Pourtant son regard à lui, maintenant glacé, ne quittait pas celui de Yann qui venait de vaciller brusquement comme celui d’un animal fasciné. L’ancien galérien n’avait encore jamais vu des yeux comme ceux-là, surtout chez un garçon si jeune. C’étaient comme deux lames d’épées enfoncées dans sa tête, rigides, implacables, des yeux d’oiseau de proie qui ne cillaient pas. Il eut hâte d’échapper à leur pouvoir et son malaise se traduisit en fureur.

— Qu’est-ce que tu attends ? J’ai dit qu’il ne viendrait pas. Quant à savoir où il est, je l’ignore. Peut-être au diable ! En tout cas il a quitté la ville. Maintenant, décampe et qu’on ne te revoie plus ici. J’ai pas envie d’avoir maille à partir avec les argousins si on allait leur dire qu’y vient ici des mions de ton âge…

— Vous êtes devenu bien scrupuleux, depuis hier, commença Gilles.

Mais il aperçut soudain le visage épouvanté de Manon. La petite servante était au bord de la syncope et il eut pitié d’elle. Haussant les épaules, il tourna les talons.

— C’est bon ! Je m’en vais !…

Et il sortit, la mort dans l’âme sans même entendre le rappel hargneux de Yann Maodan qui aboyait :

— Où tu vas, Manon ? C’est-y qu’y te manque encore quelque chose ? Va plutôt servir à boire…

Cette nuit-là, Gilles ne rentra pas rue Saint-Gwenael. Poussé par la colère impuissante, l’angoisse et en dépit de tout espoir, il erra inlassablement sur le port, d’un bout de la Rabine à l’extrémité de Calmon-Bas, épiant les bateaux et le moindre mouvement qu’il pouvait y déceler, espérant toujours voir surgir la silhouette courtaude de Jean-Pierre. Il descendit même la rivière jusqu’à la pointe de Langle, scrutant les reflets de l’eau noire, à l’affût du moindre navire en partance. Mais la haute mer avait apporté avec elle un vent aigre, coupant et chargé de neige qui mugissait, tordant les chevelures hirsutes des pins maritimes et personne, ce soir-là, ne quitta le port de Vannes. Gilles, lui, ne sentait ni le froid, ni le vent, ni la fatigue. Il avait envie de crier, d’appeler ce garçon auprès duquel, durant des années, il avait vécu sans même s’en soucier et qui, tout à coup, lui était devenu aussi cher qu’un frère, ce garçon qu’il ne reverrait plus et qu’il ne pourrait pas sauver.

Quand le petit matin se leva, gris sur la mer grise et sur les vasières découvertes par la marée retirée, dessinant vaguement les barques et la fourrure sylvestre de la petite île de Conleau habillée de brume, Gilles quitta enfin le rocher sur lequel il était venu s’abattre au terme de sa course solitaire et forçant à la marche ses longues jambes engourdies par le froid, reprit lentement le chemin de la ville, le cœur vide d’espoir et la tête lasse.

La cloche de l’île sonnant l’Angélus le ranima. Il se rappela tout à coup que l’on était dimanche et que c’était le jour où Manon se rendait dans la petite maison de la porte du Boureau pour y voir sa sœur, la petite maison où elle lui avait donné rendez-vous. Alors, il se mit à courir.

Quand il atteignit la rue Saint-Gwenael, c’était l’heure de la première messe, celle que fréquentaient les servantes et les vieilles demoiselles pieuses qui d’ailleurs iraient encore par la suite entendre la grand-messe. Des formes noires se hâtaient avec précaution sur la mince couche de neige craquante qui ouatait les pavés et ourlait les toits pointus. Alors, pour éviter d’être reconnu, il se glissa dans l’ombre de la vieille halle jusqu’à ce qu’il ait vu passer sa logeuse, suivie de la servante.

Sûr alors de n’être plus rencontré, il regagna sa chambre glacée pour y reprendre quelques forces et attendre, sans aucune patience la fin du jour.

Heureusement, la nuit tombe vite en hiver. Le temps couvert la fit plus rapide encore et elle était fort noire quand Gilles, enveloppé d’un vieux manteau hérité de son parrain, se dirigea vers la maison de la fileuse.

Ce n’était pas loin. Il suffisait de contourner la cathédrale et d’enfiler l’étroite ruelle passant sous la porte du Boureau débouchant de l’autre côté des remparts. Le chemin était désert, le silence total et sans la neige il aurait fallu des yeux de chat pour s’y reconnaître. Pourtant Gilles repéra tout de suite la maisonnette : collée contre l’énorme muraille, elle formait une boursouflure malsaine avec son encorbellement menaçant ruine et son toit posé de guingois comme le chapeau d’un ivrogne. La lumière jaune qui filtrait de deux volets clos lui faisait des yeux sinistres. Mais Gilles, bien décidé à en apprendre davantage sur les occupants de l’Hermine Rouge, s’avança vers la porte étroite, percée d’un judas grillé et frappa comme Manon lui avait montré…

Le judas s’ouvrit presque instantanément. Derrière le grillage, la flamme d’une chandelle révéla un visage pâle aux yeux inquiets qui, très vite, s’éclairèrent.

— C’est toi ? souffla Manon. Je ne t’espérais pas si tôt… Attends un instant, je t’ouvre !

Il y eut le bruit assourdi d’une barre que l’on retirait puis celui d’une gâche bien graissée qui jouait et le battant s’écarta sans le moindre grincement. Comme sous l’ombre de la porte Saint-Vincent, la petite main rêche de la jeune servante saisit celle du garçon pour l’attirer à l’intérieur.

— Entre vite et ne fais pas de bruit. Ma sœur dort là, fit-elle en désignant du menton une porte close découpée au fond du couloir dont les murs peints à la chaux étaient d’une éclatante blancheur.

— Je viens peut-être trop tard ? Vous alliez sortir ? balbutia Gilles en constatant que Manon portait, sur ses épaules, une grande mante brune à capuchon.

Mais elle haussa les épaules avec insouciance et se mit à rire.

— Trop tard non ! Simplement je n’espérais pas ta visite ce soir et j’allais retourner à l’Hermine parce que je m’ennuyais. Mais tu es le bienvenu !

Elle l’entraînait vers la tache claire que dessinait sur le dallage une porte ouverte. Et brusquement, Gilles se trouva dans un univers parfaitement inattendu chez une modeste servante de cabaret. La chambre qu’on lui ouvrait était petite et basse sous ses grosses poutres brunes mais elle était charmante et presque élégante. Un tapis persan couvrait les dalles de pierre. De grands rideaux en mousseline des Indes pendaient au-dessus du lit habillé de soie rose. Des gravures de fleurs égayaient les murs blancs ainsi que quelques jolis meubles laqués gris, et, près de la cheminée où flambait un bon feu, une petite table à ouvrage montrait un ouvrage de dentelle abandonné.

Ravie de l’effet produit, Manon suivait, en souriant, les marques de surprise sur le visage de son compagnon.

— Cela te plaît ?

— Bien sûr ! Je ne m’attendais pas…

— À trouver une chambre comme celle-là dans la pauvre maison d’une pauvre fille comme moi ? Il faut bien que ça serve à quelque chose de se laisser tripoter par les grosses pattes de Yann Maodan ! À l’Hermine Rouge, je suis sa servante, mais ici, c’est moi qui commande. Et j’ai aussi de belles robes, tu sais ?… Attends, je vais me faire belle pour toi ! Assieds-toi et ferme les yeux…

Elle rejetait sa mante, courait vers un coffre peint, comme en ont les capitaines de navires, posé dans un coin, en tirait un nuage rose et fébrilement commençait d’ôter son fichu brodé. Gilles l’arrêta :

— Écoute ! Je ne suis pas venu pour ce que tu crois.

Les doigts de Manon retombèrent comme des oiseaux touchés en vol tandis qu’elle levait sur le jeune homme un regard lourd de peine.

— Ah ?… Pourquoi alors ?

— À cause de mon ami… ce garçon qui était avec moi l’autre soir. Je l’ai cherché toute la journée d’hier et toute la nuit. Je voulais lui dire de ne pas rejoindre le Nantais. Et je ne l’ai pas trouvé…

Dans les yeux de la fille, la méfiance remplaça la déception. Elle secoua la tête comme pour en chasser une pensée importune.

— Alors, oublie-le ! Tout de suite ! cria-t-elle. Personne au monde ne peut plus rien pour lui. Et moi je ne te dirai pas un mot de plus à ce sujet…

— Pourtant…

Elle vint vers lui si brusquement qu’il ne put retenir un geste instinctif de défense. Mais elle se contenta de s’accrocher des deux mains à son bras levé.

— Tais-toi ! Plus un mot là-dessus. Je veux vivre, tu entends ? Vivre ! Yann Maodan est riche. Il me donne de l’or et avec l’or on peut sortir même d’une prison. Moi, j’en mets de côté pour le jour où si Dieu veut, je serai libre et pourrai oublier l’Hermine Rouge. Je t’ai donné un bon avis parce que tu me plais et que ça me faisait mal de t’imaginer sous le fouet d’un nègre mais ne m’en demande pas plus. Il est trop tard.

— C’est mon ami, protesta Gilles avec une violence où se mêlait une espèce de délectation. C’était la toute première fois, en effet, qu’il lui était donné, à lui le bâtard dédaigné des plus modestes, d’employer ces mots-là. Et il ne put résister au plaisir de les répéter une seconde fois, quoique plus doucement : « C’est mon ami… »

— Tu en auras d’autres ! Tu es de ceux qui doivent attirer facilement l’amitié des hommes… et l’amour des femmes… Combien de maîtresses as-tu eues, déjà ?

Il la regarda avec une stupeur vaguement scandalisée.

— Des maîtresses ?… Mais aucune voyons ! Je suis élève de Saint-Yves ! ajouta-t-il sévèrement comme si c’était là une raison plus que suffisante. Mais s’il espérait à impressionner Manon, il dut déchanter car la fille de l’Hermine Rouge partit d’un fou rire aussi franc et aussi naturel que son étonnement. Elle riait tant qu’elle dut se plier en deux, les mains contre les côtes, tandis que les larmes lui jaillissaient des yeux et se laissa tomber sur le coffre. Sous les vagues joyeuses de ce rire qui déferlait sur lui, le garçon, lentement, devint tout rouge.

— … Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle là-dedans ! gronda-t-il, vexé. Les pères de Saint-Yves nous enseignent que la femme est l’instrument du Démon, qu’elle est fausse, perfide et dangereuse et que…

— … et que c’est la grande raison pour laquelle certains de ces bons pères s’aventurent parfois, habillés comme des notaires et leur tonsure cachée sous une perruque, dans les ruelles du port ou de l’arsenal, sans doute pour y vérifier à quel point sont dangereuses les filles qui y tiennent commerce de leurs corps. Alors, vraiment ? Aucune femme ? jamais ?

— Jamais ! Quant à ce que tu viens de dire, je refuse de le croire. Et si cela est vrai, la raison ne peut être que sainte. Les Pères sont accoutumés à se mesurer au Démon et à regarder le danger en face. Il faut bien aller là où Satan se cache !

— Eh bien, voyons si tu seras aussi courageux ! Tu es taillé pour regarder, toi aussi, le danger en face il me semble ?…

Tout en parlant, Manon ôtait sa coiffe, enlevait prestement les épingles qui retenaient sa chevelure, dénouait son fichu et faisait glisser sa robe. En un tournemain elle ne fut plus vêtue que de ses bas bleu tendre retenus au-dessus du genou par des jarretières roses à bouffettes de dentelle…

Dans la lumière chaude des chandelles et du feu, son corps brillait comme de la soie pâle. Moins gracile que celui de Judith, il dégageait une féminité plus affirmée et plus troublante. Sur des jambes un peu trop musclées, les hanches s’élargissaient, moelleuses. Les seins épanouis fléchissaient juste assez pour laisser supposer une longue habitude des caresses. Manon les prit dans ses mains et les massa doucement pour mieux ériger les pointes puis elle se mit à rire.

— Alors ? Comment trouves-tu le serpent ? À toi maintenant…

Enjambant le cercle de ses robes, elle vint à lui qui la regardait, muet et déjà fasciné, se haussa sur la pointe des pieds pour effleurer ses lèvres d’un baiser léger puis d’un autre, puis d’un troisième et chuchota contre sa bouche.

— Tu as de bien vilains habits ! Voyons ce qu’il y a dessous…

Avec une habileté dénonçant une longue habitude, elle fit glisser la veste noire, le long gilet, ouvrit la chemise qui montrait plus de reprises que de broderies et glissa ses mains le long du torse du jeune homme. Leur peau était chaude, un peu rêche et leur contact électrisa Gilles. En même temps, le ventre de Manon, collé au sien, se mettait à onduler lentement, éveillant la virilité du garçon avec une soudaineté qui fit sourire la fille.

— Eh bien ! fit-elle, moqueuse. Il était temps que je m’occupe de toi…

Mais il ne l’entendit même pas. Le diable inconnu qui l’habitait et faisait de ses nuits d’étranges aventures se déchaîna soudainement. Empoignant la fille aux hanches, il la jeta sur le lit, se laissa tomber sur elle et se mit à l’embrasser avec une ardeur maladroite tandis que ses mains pétrissaient au hasard ce qui leur tombait sous les paumes.

Malmenée, à demi étouffée, Manon le repoussa vigoureusement et protesta, riant toujours.

— Miséricorde ! Comme tu y vas pour un coquebin ! Laisse-moi au moins respirer.

Vexé il s’écarta d’elle.

— Je ne voulais pas te faire de mal. Excuse-moi ! fit-il d’un ton contrit.

— Tu ne m’as pas fait mal. Seulement tu es trop pressé. Tu ignores tout de l’amour… et d’abord que pour être bien fait, il y faut du temps. Dis-moi, joues-tu d’un instrument de musique ?

— Non. Mais j’aime la musique, répondit Gilles qui ne voyait pas le rapport.

— Eh bien ! n’oublie jamais ça : un corps de chair c’est comme un instrument : il faut apprendre à en jouer… et moi, je vais t’apprendre.

Malgré sa jeunesse, la petite servante de l’Hermine Rouge était un excellent professeur, plein de délicatesse et de vitalité, et Gilles prit à cette première « leçon de choses » un plaisir si vif qu’à peine ranimé d’une bienheureuse inconscience consécutive à une sensation parfaitement neuve, il réclama sur-le-champ une nouvelle édition qui lui fut généreusement accordée… puis une troisième. Mais cette fois l’élève prit la direction des opérations et se montra si brillant que Manon, encore haletante, chuchota contre son oreille :

— Il vaut mieux que tu ne reviennes pas trop souvent ici car, si je me mettais à t’aimer je ne serais plus en sécurité…

— Mais je veux revenir. Il y a des leçons que l’on ne doit pas se lasser d’apprendre, fit-il joyeusement.

— Tu n’as déjà plus grand-chose à apprendre. Comment feras-tu lorsque tu iras à confesse ? On dit ceux de Saint-Yves très sévères sur ce chapitre !

D’un geste insouciant, Gilles balaya tout un horizon de coups de fouet et de douloureuses stations sur les dalles de la chapelle.

— Je ne dirai rien et voilà tout ! Mieux vaut se taire que promettre de ne plus recommencer… et ne pas tenir. Mais, dis-moi, Manon ? C’est de Yann Maodan que tu tiens toute cette jolie science ?

L’expression de détente bienheureuse s’effaça brusquement du visage de la jeune femme.

— Tu n’aurais pas dû me parler de cette brute ! Bien sûr que non ce n’est pas lui ! Mon premier amant était un cornette du régiment de Walsh. Il était jeune… il était beau, comme toi, il était tendre aussi. J’étais folle de lui et, naturellement, je me moquais de Yann.

— Qu’est-il devenu ?

— La mer l’a rejeté, un matin. Il avait été poignardé… On n’a jamais trouvé le coupable.

Il y avait des larmes dans ses yeux mais, brusquement, elle se serra contre Gilles, colla sa bouche à la sienne.

— Je ne veux plus y penser. Aime-moi encore… Et puis reviens… chaque fois que tu en auras envie, reviens ! Je t’attendrai toutes les nuits après mon service. Je n’aurai qu’à dire que ma sœur est malade, que je dois veiller sur elle…

Quand, au plus profond de la nuit, Gilles quitta enfin la maison de la fileuse, il se sentait les jambes molles et le corps las mais l’esprit extraordinairement clair et libre. Il ne parvenait pas à comprendre pour quelle raison les Pères de Saint-Yves faisaient un crime d’une chose aussi simple, aussi naturelle et aussi délicieuse que l’amour. Et il éprouvait, pour celle qui venait de le lui révéler, une reconnaissance bien proche de la tendresse.

Tout était silencieux et le froid mordait plus vif. Il se mit à courir pour se réchauffer. Mais, comme il allait franchir la porte du Boureau, des mains invisibles s’abattirent sur lui, le jetèrent dans la neige durcie tandis que d’autres faisaient pleuvoir sur lui une grêle de coups contre lesquels il chercha vainement à se défendre. Aveuglé, la tête sonnant comme un bourdon de cathédrale, il tenta de se protéger avec ses pieds mais sans y réussir. Enfin un corps lourd, puant la crasse et le rhum, s’abattit sur lui. Des mains rugueuses comme pierre ponce saisirent son cou et se mirent à serrer lentement tandis qu’une voix feutrée, sifflante lui lançait au visage une haleine nauséabonde.

— On te laisse pour cette fois, morveux, gronda son agresseur, mais si jamais tu as l’imprudence de revenir à cette maison… ou encore de prononcer seulement le nom d’une certaine taverne, on te fera ton affaire. Et aussi celle de cette garce de Manon. Un mot de ta part, un seul, ou même un geste et vous irez tous les deux visiter la rivière avec un boulet de vingt livres aux pieds ! Y a des choses auxquelles…

— Ça va ! coupa l’autre homme dont Gilles n’apercevait rien, sinon une masse d’ombres plus noires sur la neige. Pas tant de discours ! Dépêche ! Il doit avoir compris qu’il a tout intérêt à la boucler.

Les mains qui serraient sa gorge s’écartèrent mais Gilles n’eut pas le temps d’apprécier la différence car un violent coup de poing appliqué sous le menton le plongea dans une inconscience, sinon bienheureuse, du moins immédiate. Et ce fut un corps inerte que les deux hommes emportèrent un peu plus loin pour l’abandonner au froid de la nuit sur le revers d’un fossé…



1. Depuis l’expulsion des Jésuites en 1760, le collège Saint-Yves ne comportait plus d’internat. Les cours étant désormais assurés par des prêtres du clergé séculier, les élèves dont les familles n’habitaient pas Vannes prenaient pension chez l’habitant, le plus souvent chez de vieilles demoiselles pieuses et le plus souvent aussi dans la même rue qui portait le nom de rue Latine.

2. Figures anciennes de bois sculptées, un peu grotesques dont les gens de Vannes avaient fait en quelque sorte leur emblème.

3. Ramé aux galères.

4. Régiment irlandais aux ordres du comte de Walsh-Serrant habituellement cantonné à Vannes.

CHAPITRE III LA PORTE OUVERTE

Cette première nuit d’amour, si mal terminée, ne laissa guère à Gilles qu’une mâchoire longtemps douloureuse, des contusions multiples et une certaine difficulté à déglutir : maux mineurs qu’il traita par le dédain. Mais, dans son esprit, les traces en furent profondes, ineffaçables. Dans le court espace de quelques heures, il avait découvert le plus exaltant des plaisirs humains et la pire humiliation. Il avait compris ce que c’était que d’être un homme devant une femme… et un gamin sans importance en face d’une poignée de brutes. Du moins le ressentait-il ainsi car eût-il eu plus d’expérience et moins de naïveté qu’il eût compris que, justement, les hommes de Yann Maodan ne l’avaient pas traité en ennemi négligeable.

Enfermé dans sa chambre dont il n’ouvrait la porte que pour l’écuelle de soupe et la cruche d’eau de la servante, il remâcha sa colère et son humiliation. La mise en demeure qui lui avait été signifiée de ne plus franchir le seuil de Manon lui pesait comme un boulet et, si lui seul avait été en cause il fût retourné, le soir même, dans la maison de la porte du Boureau. Mais il ne se reconnaissait pas le droit de faire courir à la petite servante un danger qu’il devinait redoutable. Il ne pouvait payer en monnaie de malheur les heures charmantes qu’il lui devait. D’ailleurs, Manon oserait-elle encore lui ouvrir sa porte ?

Durant des heures fiévreuses, il rêva de mener une troupe à l’assaut de l’Hermine Rouge, de fondre, l’épée à la main, sur Yann Maodan et sur le Nantais, de nettoyer une bonne fois pour toutes ce nid à rats… mais, en fait d’épée flamboyante, il ne savait même pas tenir convenablement une lardoire.

Bien sûr, il eût peut-être été possible d’aller porter une plainte au Prévôt de la Sénéchaussée mais le rôle de dénonciateur même vis-à-vis d’un forban lui répugnait instinctivement. Non, ce qu’il lui fallait, maintenant, c’était apprendre à rendre coup pour coup, à se battre et à devenir l’un de ces hommes redoutables, tels certains capitaines corsaires fameux que respectent aussi bien les bandits que le pouvoir établi. Et, pour en arriver là, il lui fallait d’autres outils qu’un seau d’eau bénite et un goupillon.

Comme un voyageur qui explore l’état de ses bagages et le fond de sa poche avant de se lancer sur les chemins, Gilles, assis les coudes aux genoux devant le maigre feu de sa cheminée, passa la revue de ses connaissances et de ses possibilités. Sa culture, surtout livresque, était honnête quoique sans éclat, en dehors d’une excellente connaissance de l’anglais qu’il devait d’ailleurs à son parrain. Quant au côté pratique, il offrait un résultat presque entièrement négatif. Certes, il nageait comme un marsouin, savait naviguer à la voile autant qu’un fils de pêcheur et possédait une vigueur nettement au-dessus de la moyenne. Mais il ne savait pas monter à cheval (lui qui les adorait) il ignorait tout de l’art de la guerre ou même du simple combat à main nue et il n’avait jamais touché une arme de sa vie. Sa mère, toujours hantée par ses idées mystiques, lui avait interdit jusqu’à l’usage de la lutte bretonne, ce sport séculaire qui ne comportait cependant aucune arme.

Concluant de tout cela qu’il était temps de changer de direction, il écrivit alors deux lettres, l’une à sa mère, l’autre à l’abbé de Talhouët, aux termes desquelles, très respectueusement, il leur faisait part de son désir formel de renoncer à l’Église pour préparer l’examen d’entrée d’une école militaire où les garçons sans naissance pouvaient être admis : l’école d’artillerie de Metz par exemple.

Ce n’était pas vraiment de gaieté de cœur qu’il avait pris pareille décision car, s’il entrait à Metz, il se condamnerait, sans doute possible, à une espèce de purgatoire. Il lui faudrait végéter longtemps, certainement, dans les grades subalternes en admettant que l’éloignement lui permit de cacher sa tare originelle à ses camarades mais l’amère histoire de Jean-Pierre Quérelle lui avait fait toucher du doigt les dangers de l’aventure tentée sans préparation. Avant de se lancer à la conquête de la vie, il voulait acquérir les connaissances qui lui faisaient si cruellement défaut.

Il hésita un instant à écrire une troisième lettre, destinée, celle-là, à Manon pour lui dire ses regrets de devoir renoncer à la revoir mais il songea que Yann Maodan avait sans doute fait peser sur elle une partie de son mécontentement et qu’un billet risquerait peut-être d’aggraver les ennuis de la jeune femme. Il abandonna l’idée… quitte à retourner chez Manon plus tard quand les choses seraient calmées. D’ailleurs il y avait gros à parier que Manon ne savait pas lire…

Sa décision une fois prise et ses bleus un peu atténués, Gilles, l’esprit plus tranquille, retourna au collège, subit sans broncher la solide correction que lui valut une absence non motivée et se jeta dans l’étude avec une ardeur toute nouvelle chez lui, dévorant surtout les mathématiques et la géographie pour tromper son attente fébrile du courrier d’Hennebont.. pour essayer aussi d’oublier, dans l’abrutissement de la fatigue, les caresses de Manon !

Quand l’hiver tira vers sa fin, Gilles n’avait reçu aucune réponse à ses deux lettres et il rongeait son frein. Pour tromper son impatience il allait de plus en plus souvent rôder autour des cantonnements du régiment de Walsh pour y recueillir des bruits chaque jour plus passionnants : l’expédition aux Amériques était décidée ; le Roi envoyait de l’or, une armée qui allait se former à Brest, aux ordres du général-comte de Rochambeau, des régiments approchaient des terres bretonnes pour embarquer. Une escadre avait pris la mer le 2 février sous la marque de M. de Guichen afin de remplacer celle de l’amiral d’Estaing aux îles Caraïbes. Enfin, le bruit courait que le fameux marquis de La Fayette repartait, lui aussi, mais par Rochefort où il embarquerait afin de rejoindre Washington. L’air sentait la poudre, les épices et le vent de mer malgré l’insupportable crachin qui noyait la Bretagne depuis la naissance de l’année.

Cela sentait même si bon que Gilles, tous ses instincts belliqueux réveillés, en venait à regretter ses lettres. Quel besoin avait-il eu de parler d’une école quand les grandes ailes de la plus noble aventure battaient si près de lui ?

Il en était là de ses rêves, quand un matin tempétueux de mars où assis à son banc dans la classe glaciale il oubliait de s’intéresser à la « Cité de Dieu » de saint Augustin pour galoper à la suite des deux régiments qui avaient traversé Vannes la veille, un surveillant vint interrompre le cours pour lui dire que l’abbé Grinne, le sous-principal, désirait le voir immédiatement dans son bureau.

Surpris, Gilles quitta sa place et sortit au milieu d’un de ces silences pleins d’attente et de curiosité comme en connaissent les élèves quand l’un d’eux est menacé d’une grande catastrophe ou d’une grande gloire. En ce qui concernait Gilles, on espérait surtout la catastrophe car il n’était pas très populaire. On lui reprochait, outre une naissance irrégulière que nul n’ignorait et qui en faisait un objet de scandale, un enfant du péché, son caractère froid, volontiers distant, l’orgueil secret qu’il avait de son sang illégal et jusqu’à la façon un peu hautaine qu’il avait de porter la tête.

Gilles, pour sa part se demandait ce que pouvait bien lui vouloir l’abbé Grinne. Depuis deux mois, il avait travaillé comme jamais encore il ne l’avait fait et, sur le chapitre de la discipline il se tenait tranquille. Il n’avait, en effet, rendu aucune nouvelle visite au Barbin.

D’ailleurs, le sous-principal étant naturellement moins inquiétant que le Principal ; ce fut avec une certaine tranquillité d’esprit qu’il frappa à la porte de celui-ci.

Le battant de chêne, noirci par le temps, s’ouvrit en grinçant. L’abbé François Grinne, assis à sa table, écrivait. À l’entrée du jeune homme, il releva des yeux fatigués derrière de grosses lunettes de fer, ébaucha un sourire puis, sans cesser son travail, murmura :

— Asseyez-vous, mon enfant ! Je suis à vous dans l’instant.

— Un peu désorienté, tant par le sourire que par l’invitation, Gilles s’assit au bord d’une chaise de paille qui, avec la table de bois noir, la bibliothèque débordante et un grand Christ espagnol plaqué au mur, constituait tout l’ameublement de ce cabinet. Après quoi il employa le répit qui lui était accordé en examinant son vis-à-vis pour lequel, d’ailleurs, il avait toujours éprouvé de la sympathie car, à trente-neuf ans, l’abbé Grinne offrait l’image d’un homme grave sans austérité, savant sans pédanterie et sage sans ostentation.

Au bout de quelques instants, le sous-principal s’arrêta d’écrire, relut son texte, émit un petit grognement de satisfaction et jeta sa plume. Puis, prenant un papier sur sa table, il le garda entre ses mains croisées, releva la tête et sourit à Gilles.

— Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre, fit-il avec la courtoisie qu’il eût déployée pour un égal, mais je devais finir ceci… qui est une lettre pour le supérieur du Grand Séminaire.

Et, comme le jeune homme ne répondait rien, il poursuivit, agitant légèrement le papier qu’il tenait.

— … Nous avons reçu hier une lettre de votre mère, une lettre… que voici !

Gilles se raidit, surpris et un peu choqué.

— Ma mère ? Elle a écrit… ici ?

— Mais oui. Vous n’avez jamais ignoré son désir profond de vous voir entrer dans l’Église ? Aujourd’hui, pour des raisons qui lui sont propres, elle demande que vous soyez conduit immédiatement au Séminaire afin d’y entamer vos études théologiques et votre préparation au sacerdoce.

Instantanément, Gilles fut debout. Il avait la sensation d’étouffer comme si, autour de sa poitrine, on avait soudain serré des chaînes.

— Immédiatement ?… Mais nous sommes en mars et l’année scolaire n’est pas terminée. D’ailleurs…

— Vous l’achèverez au Séminaire, plus sérieusement encore que vous ne sauriez le faire ici.

— Peut-être. Mais là n’est pas vraiment la question. En exigeant que j’entre dès maintenant au Séminaire, ma mère outrepasse ses droits.

Ce fut au tour de l’abbé Grinne de se raidir. Il était peu habitué à un ton aussi agressif de la part d’un élève :

— Comment l’entendez-vous ? N’étiez-vous pas d’accord elle et vous, au sujet de votre avenir ?

— En aucune façon ! Évidemment, elle n’a jamais caché son désir de me voir prendre la soutane et tant que j’étais enfant je n’y voyais guère d’inconvénients. D’abord parce que je ne savais pas très bien ce que cela signifiait et puis, parce qu’il me semblait souhaitable d’imiter mon parrain… ou mes maîtres. Mais, voici un an déjà, j’ai laissé entendre à ma mère que je n’étais pas sûr de ma vocation… et il y a deux mois, je lui ai écrit pour lui dire que je désirais un autre avenir. J’avoue qu’elle n’a pas répondu à ma lettre.

— En aviez-vous discuté avec elle auparavant ?

Gilles eut un sourire amer.

— On ne discute pas avec ma mère, Monsieur. Elle a paru écouter ce que je lui disais mais je me demande si elle m’a seulement entendu ! Quoi qu’il en soit, il demeure que je ne veux pas être prêtre et qu’elle n’a pas le droit de m’y forcer.

François Grinne ne répondit pas tout de suite. Tandis que ses doigts minces, jaunis par le tabac qui était son seul péché, roulaient pensivement la lettre de Marie-Jeanne Goëlo, il examinait le jeune homme. Sa réaction brutale ne l’étonnait pas autrement car du jour où il avait appris qu’on le destinait au sacerdoce, il s’était discrètement intéressé à son comportement et la réalité de sa vocation supposée lui avait laissé des doutes. C’était une nature passionnée, violente parfois mais secrète, avec d’étranges maîtrises fort au-dessus de son âge.

Silencieusement, l’Abbé détailla son élève, avec autant d’attention que s’il le voyait pour la première fois mais avec une curiosité neuve. Gilles était très grand, à la fois pour son âge et pour un Breton. Ses longues jambes et ses épaules solides gardaient quelque chose d’osseux, d’inachevé mais la façon insolente qu’il avait de porter sa tête aux épais cheveux blonds toujours indisciplinés, une naturelle harmonie de mouvements qui lui permettait de porter avec élégance un disgracieux costume de drap noir, tout cela annonçait pour plus tard un homme sûr de lui et, pour l’heure présente, le différenciait nettement de ses compagnons.

Passant au visage, l’Abbé eut l’impression bizarre de le découvrir, peut-être parce qu’il ne l’avait pas regardé depuis longtemps. Ce n’était plus le visage enfantin de naguère mais un masque déjà viril, malgré la tendresse encore juvénile de la bouche serrée au pli volontiers moqueur. Les traits étaient fins mais nets et fiers, les maxillaires avaient de la puissance, le nez, légèrement busqué, de l’arrogance et, sous les sourcils droits au dessin légèrement oblique, les yeux d’azur pâle, presque gris, sous lesquels Yann Maodan s’était senti si mal à l’aise avaient des reflets glacés. Quant aux mains, peu soignées, elles étaient d’un dessin admirable… En bref, tout dans ce garçon à l’allure nonchalante proclamait l’ardeur et la vitalité d’une race difficile à discipliner… jointes à une séduction dangereuse pour un homme de Dieu.

« Si sa mère espère en faire un curé de campagne, c’est qu’elle ne l’a jamais regardé », songea l’Abbé stupéfait et plutôt inquiet du résultat de son examen. Toutes les femmes vont en être folles et cela provoquera plus d’un drame. Évidemment, s’il pouvait espérer un évêché ou une abbaye, il n’en serait que mieux armé. Malheureusement sa naissance le condamne aux grades obscurs. Allure de seigneur mais bâtard. Tout cela ne présage rien de bon.

Inquiet de ce long silence, Gilles osa demander :

— Vous ne dites rien, Monsieur ! Puis-je vous demander ce que vous pensez ?

L’Abbé réprima un soupir. Son devoir envers la mère ne lui permettait guère de prendre parti. Il se contenta de faire remarquer doucement.

— Je pensais que vous avez tort, que votre mère a bien réellement, sur vous, tous les droits… même celui de vous faire conduire au Séminaire par la force… ou ramener par la maréchaussée s’il vous prenait fantaisie de fuir ! Et vous le savez d’ailleurs parfaitement ! Mais dites-moi pourquoi vous ne voulez plus servir Dieu ?

Gilles planta son regard scintillant dans celui du jeune prêtre.

— Ne peut-on servir Dieu qu’en soutane ? fit-il insolemment. Je pensais que tout homme qui accomplit la tâche pour laquelle il est né et qui obéit aux lois du Seigneur est un bon serviteur de ce même Seigneur !

— Ce n’est pas moi qui vous dirai le contraire. Mais votre mère pense que, justement, vous êtes né pour cette existence… et elle vous aime.

— Non !

Le mot claqua, souffletant presque l’Abbé qui, horrifié, protesta.

— Taisez-vous ! Comment pouvez-vous blasphémer ainsi ?

— Pourquoi donc la simple vérité serait-elle un blasphème ? Ma mère n’aime que Dieu. Non seulement elle n’a jamais souhaité ma venue mais ma naissance a brisé une vie qu’elle voulait détachée entièrement de la terre. Ma vue seule lui fait mal car je suis pour elle le péché vivant, la marque de l’homme qui s’est dressé entre elle et l’amour divin, la contraignant à demeurer prisonnière d’un monde qu’elle déteste. Voilà pourquoi elle exige que je devienne prêtre : parce que ainsi elle se sentira pardonnée, sanctifiée. Sacrifice pour sacrifice, mon Père ! Mais elle n’est pas Abraham et je ne crois pas que Dieu lui ait jamais demandé ma vie.

Ce fut à nouveau le silence. Le prêtre, désarmé, se sentit tout à coup l’âme lourde et la conscience amère en face de ce jeune révolté refusant obstinément d’assumer une faute qui n’était pas sienne. Il sentait que l’intransigeance de la mère doublait, sur l’âme de l’enfant, le poids du péché originel et que, pour elle, la tonsure serait le seul baptême valable de son fils. Et il en éprouva une grande pitié. Mais cette pitié, il n’avait pas le droit de l’exprimer.

Quittant l’abri de sa table, il vint vers Gilles et posant doucement sa main sur un bras qu’il sentit trembler, il murmura :

— Regagnez votre classe et préparez-vous, soupira-t-il. Dans une heure je vous conduirai moi-même au séminaire. Ce sera mieux que vous y envoyer avec le Père Censeur. Puis… et cela je vous le promets, je reviendrai ici afin d’écrire à votre mère et lui donner mon sentiment personnel. C’est tout ce que je peux faire pour vous.

Il ne dit pas ce qu’était ce sentiment. Gilles, accablé par ce qu’il considérait comme sa condamnation, baissa la tête et, sans avoir le courage de saluer, retourna vers la porte, quitta le cabinet du sous-principal.

Dans la cour, il trouva la tempête qui depuis le matin s’était abattue sur le golfe, préludant aux grands ouragans d’équinoxe. Là, dans l’espace clos de la cour, sa violence semblait se concentrer. Elle volait à ras du sol, courbant les herbes pourries par l’hiver, chassant les graviers. Quelque part, une fenêtre mal attachée claqua avec un cliquetis de verre brisé…

Un instant, le futur séminariste demeura debout au milieu de ce grand espace vide, laissant le vent furieux fouetter son corps, dénouer ses cheveux qui s’enlevèrent dans la bourrasque, claquant comme une flamme à la pomme d’un mât. Il avait envie de rester là toujours, de ne pas aller plus loin, de devenir pierre. La tempête lui faisait du bien car il n’eût pas aimé que ce qu’il considérait comme le naufrage de sa vie eût lieu par un doux soleil et au chant des oiseaux. C’était un bon prélude à l’enfer.

Tout à coup, derrière lui, il entendit un coup sourd, qui résonna comme sur une peau de tambour. Se retournant, il vit que c’était l’un des battants de la grande porte du collège. Mal fermée, sans doute, par le concierge qui cependant y veillait de près, le battant avait dû s’écarter sous l’action de l’ouragan et tapait contre le chambranle.

Par l’ouverture, Gilles aperçut la rue où couraient des branches mortes et des détritus. Tout ce que la tempête arrachait au passage semblait fuir, comme animé d’une vie propre… Alors, il vit un signe dans cette porte miraculeusement ouverte, une sorte d’invite car il savait maintenant que rien ni personne ne pourrait fléchir Marie-Jeanne Goëlo et que, s’il se laissait enfermer au Séminaire, aucune force humaine sinon la fuite ne pourrait l’en arracher. Alors, pourquoi attendre ?

La porte battit une seconde fois comme si elle s’impatientait. Sans plus réfléchir Gilles s’élança, craignant tout à coup de voir surgir le concierge qui fermerait inexorablement la porte. Il franchit le seuil d’un bond et s’élança à travers la ville en direction du marché au seigle.

D’instinct, oubliant la rancune qui l’en écartait depuis deux mois, il allait vers le port, ce symbole du refuge mais aussi des fuites lointaines. La première pensée qui lui vint fut de s’y cacher dans un entrepôt quelconque pour attendre la nuit et se glisser ensuite dans le premier rafiot venu. Il ne pouvait être question de retourner rue Saint-Gwenael, où on le chercherait tout d’abord car il avait peu de temps et avant une heure il fallait qu’il fût à l’abri.

Mais, comme il s’engouffrait sous la porte Saint-Salomon de toute la vitesse de ses longues jambes, une odeur de crêpes chaudes le rattrapa et manqua le faire défaillir en lui rappelant qu’il avait faim. L’écuelle de soupe avalée à l’aube était loin. D’autant plus que l’économie de sa logeuse incitait la servante à la faire d’une élégante clarté. En outre, il avait laissé en classe, avec ses livres, les épaisses tranches de pain noir légèrement beurrées qui lui tenaient lieu de repas jusqu’au soir. Or, quand Gilles avait faim, son esprit fonctionnait moins bien.

Machinalement, il ralentit le pas, fouilla ses poches dans l’espoir que les quelques liards constituant tout son avoir (sa mère avait toujours considéré l’argent de poche comme un piège du démon !) se seraient miraculeusement multipliés. Naturellement, il n’en était rien mais, en grattant bien le fond des poches, Gilles trouva tout de même de quoi acheter deux grandes galettes de sarrasin.

Elles furent englouties en un clin d’œil, laissant aux lèvres du jeune homme leur délicieux parfum de beurre salé et, dans son estomac, une grande place encore vide.

Mais le court laps de temps nécessaire à son mince repas lui avait apporté un peu de réflexion et il sentit la sottise de son premier projet. Qu’allait-il trouver, au port, en dehors des sinagots de pêche ou, peut-être, avec de la chance, d’un caboteur qui le déposerait à un point quelconque de la côte bretonne alors qu’il rêvait d’Amérique ? À moins qu’il ne retombât sur des aigrefins dans le genre du Nantais qui le feraient voyager dans une direction parfaitement indésirable ?

Et puis, son besoin de regarder les choses en face et aussi son goût du combat le détournaient d’une fuite clandestine alors qu’il n’avait pas joué sa dernière carte. Et cette dernière carte, c’était son parrain : l’abbé de Talhouët l’aimait assez pour comprendre son absence de vocation religieuse et pour l’aider au besoin. Plusieurs fois, déjà, l’abbé avait essayé, discrètement, de mettre Marie-Jeanne en garde contre une décision trop superficielle. Pour Gilles, le recteur d’Hennebont était un ami et un confident, un homme à qui, parfois, il avait laissé entrevoir les aspirations profondes de sa nature et l’humiliation qu’il éprouvait d’être un garçon sans père avouable. Et si, par deux fois déjà, l’Abbé avait empêché son filleul de s’embarquer, au début de la guerre anglaise avec l’escadre de M. d’Orvilliers et l’année précédente quand le duc de Lauzun avait quitté Quiberon pour reconquérir la Sénégambie, cet empêchement n’avait pas pris l’allure d’une interdiction définitive mais celle d’une prière.

— Attends encore, petit ! Tu n’es pas prêt et la vie de marin est dure. Tu n’irais pas bien loin ni bien haut : des grades minables, l’usure des tâches subalternes. Il faudrait une grande occasion…

Elle était là, cette grande occasion : le combat d’un immense pays pour sa liberté, le déchaînement d’un lion prisonnier d’une souris. Avec ces gens-là, même un bâtard devait pouvoir sortir de sa nuit ! Mais pour saisir la chance, il fallait revoir l’Abbé et pour cela retourner à Hennebont ; au risque de tomber sur Marie-Jeanne et de se faire lancer la maréchaussée aux trousses. Cruel dilemme ! Et que l’on n’avait guère le temps d’examiner…

Néanmoins, Gilles, qui était arrivé à la Poissonnerie, rebroussa chemin vers les hauteurs de la ville tout en se traitant d’imbécile car pour aller à Hennebont il fallait repasser devant Saint-Yves et il y avait là un sérieux point noir, sans parler de tout ce temps perdu.

Il hésitait encore quand tout à coup des cris éclatèrent à l’autre bout de la rue qu’il remontait.

— Le voilà ! Attrapez-le !…

Un frisson glacé lui courut le long de l’échine. Les cris sortaient vigoureusement d’un sergent de police qui, flanqué de deux argousins, dévalait la rue à toutes jambes. En un clin d’œil Gilles se vit perdu, repris, traîné au Séminaire, bouclé à double tour et peut-être même jeté au fond d’un « in pace » sans air et sans lumière jusqu’à ce qu’il accepte la tonsure. Sa fuite était déjà découverte et l’abbé Grinne, cet hypocrite fieffé avec ses airs de compassion, n’avait pas hésité un instant à lui jeter la justice aux trousses. On allait l’arrêter en pleine rue comme un vulgaire truand.

Il jura entre ses dents tout en se signant par habitude, et jeta autour de lui un regard affolé. C’est alors qu’il vit le cheval ! Et c’était le plus beau qu’il eût jamais vu. Il était même si beau qu’il lui parut miraculeux. C’était comme s’il avait surgi de terre tout exprès pour lui venir en aide.

Simplement attaché sous la voûte de l’hôtel du Grand Monarque, il devait attendre là que son maître, quelque riche voyageur de passage, eût achevé son repas. Mais il fit au jeune fugitif l’effet d’une apparition.

Gilles ne s’accorda même pas le temps d’une hésitation : à peine eut-il aperçu le miraculeux animal qu’il fondit littéralement dessus, oubliant d’ailleurs totalement qu’en fait d’équitation il n’avait jamais monté que des ânes et la mule de l’Abbé. Détacher le cheval, sauter dessus avec plus de souplesse que de science furent l’affaire d’une seconde et ce fut si rapide qu’un valet qui arrivait sans se presser, un sac d’avoine au bout du bras en demeura pétrifié, sans même songer à crier au voleur. Déjà Gilles, talonnant furieusement l’animal, fonçait droit sur les argousins qui arrivaient, renversant dans son élan un honnête bourgeois qui ne l’avait pas vu venir et marchait tête baissée pour mieux lutter contre le vent.

Les gens de police s’écartèrent de justesse pour le laisser passer.

— Qu’est-ce qui m’a fichu un abruti pareil ! rouspéta le sergent qui avait dû s’aplatir désagréablement contre un mur pour éviter le choc. En plus, il va nous faire manquer notre gibier. Si je n’étais pas si pressé, je lui dirais deux mots, à ce gars !…

Et les trois hommes, que Gilles n’intéressait nullement d’ailleurs, reprirent leur course à la suite d’un voleur de poules qu’ils avaient repéré au marché tandis que le jeune homme, persuadé que toute la maréchaussée de France était à ses trousses passait en trombe devant Saint-Yves et gagnait la campagne, entamant avec le cheval inconnu et la tempête une lutte qui allait se révéler épique.

Car les choses n’allèrent pas toutes seules, tant s’en faut ! Le cavalier était plus que novice, le cheval plein de sang et, en outre, complètement affolé par l’ouragan. Cramponné à la bride (par chance, le cheval n’avait pas été dessellé !) Gilles s’efforça d’abord de rester en selle et ensuite de conduire, autant que faire se pourrait, la course aveugle de sa monture. Contre ce bel animal qui l’avait ensorcelé, Gilles livra le premier violent combat de sa vie. Par trois fois, il vida les étriers mais sans jamais lâcher ce lien de cuir qu’il serrait à plein poing, même quand le cheval le traîna sur le chemin où apparaissaient encore de loin en loin les dalles usées de l’antique voie romaine. Et par trois fois, il réussit à remonter en selle, meurtri, rompu, les vêtements déchirés et couverts de boue mais animé par une volonté toujours plus farouche et qui finit par avoir raison de l’animal. Quand tous deux atteignirent Sainte-Anne d’Auray, une manière d’armistice s’était établi, dû peut-être aussi à une certaine fatigue de la monture qui avait pris un petit galop relativement supportable pour un séant inhabitué. Et Gilles, en doublant la vieille basilique de Sainte-Anne, dont la tour grise se perdait dans les nuées folles d’un ciel à peine plus clair, marmotta une prière reconnaissante pour la grâce qui venait de lui être accordée de ne pas s’être rompu le cou, alors qu’il venait bel et bien de se comporter comme un voleur de grand chemin. Gêné par cette idée désagréable qu’il était désormais une sorte de gibier de potence, il se promit de faire aussi vite que possible sa paix avec le Ciel. Aussi la chassa-t-il délibérément pour songer avec une espèce de délicieux remords, qu’il était en route pour Hennebont et qu’à Hennebont il y avait Judith !

C’était la première fois, depuis longtemps, qu’il s’accordait le droit de penser à la jeune fille et d’y penser avec une sorte d’espoir tremblant. Il découvrait maintenant qu’elle avait été au fond de presque toutes ses actions depuis la rentrée des classes et que ce grand désir de gloire, de fortune et d’indépendance qui le dévorait n’avait d’autre but que forcer un jour son admiration et changer son dédain en merveilleux amour !… Jusque-là il s’était interdit d’évoquer son image, surtout la nuit quand le souvenir de Manon lui mettait le feu au ventre. C’était trop facile de substituer le corps de la jeune fille à celui de la servante et Gilles y voyait une sorte de profanation.

Après Sainte-Anne, il fallut aller au pas : l’ancienne voie romaine n’était plus qu’un mauvais chemin défoncé. Les ornières y étaient fraîches, profondes, glissantes, dénonçant le passage de lourds charrois. Gilles pensa aux troupes qui avaient traversé Vannes la veille, aux canons du régiment d’Anhalt et au bataillon du régiment de Turenne dont il avait envié les beaux uniformes et les armes étincelantes. Ils ne devaient pas être très loin devant lui car les traces étaient récentes et, très certainement, cette nuit, ils cantonneraient à Hennebont.

Le fugitif s’en réjouit. Au milieu de l’agitation créée par l’arrivée des soldats du Roi, sa propre irruption dans un équipage aussi inhabituel passerait à peu près inaperçue. La horde des « saintes femmes » qui tournoyaient comme chauves-souris autour de la maison du recteur n’aurait pas que lui à se mettre sous la dent.

Il n’en fut pas moins heureux de constater que le soir tombait quand ses yeux découvrirent le paysage familier, les collines qui forment à Hennebont une enceinte naturelle, les eaux calmes du Blavet où les barques remontaient lentement de la mer, les cris rauques des oiseaux marins et le tintement mélancolique des cloches du soir. Une bouffée de joie emplit son cœur, comme chaque fois qu’il retrouvait la cité de son enfance mais, ce soir, elle était plus intense que jamais, presque insupportable parce que s’y mêlaient la griserie d’une liberté qu’il ne permettrait plus qu’on lui reprît et cette espèce d’excitation que l’on éprouve quand on a coupé derrière soi les derniers ponts. Pour Gilles, le vol du cheval avait été ce dernier pont. Plus jamais, il ne pourrait retourner à Vannes où peut-être, à cette heure, on le cherchait pour le mener pendre. Il avait le droit d’oublier le Séminaire, de penser à la vie, à l’avenir… à Judith. Et il découvrait aussi qu’il aimait chaque pierre d’Hennebont.

Celles des courtines rousses et des vieilles tours de l’ancien château où tant de fois il avait poursuivi le fantôme de Jeanne La Flamme 1, celles des remparts noircis par le temps et devenus, avec leurs beaux arbres, douce promenade de bourgeois paisibles, celles des ruelles escarpées de la Vieille-Ville tendues comme un filet bleu autour de la belle église Notre-Dame du Paradis, celles des maisons rajeunies du Bourg-Neuf, celles enfin des hôtels de la Ville-Close dont les pignons abritaient une noblesse arrogante à laquelle il appartenait par le sang mais qui cependant, à de rares exceptions près, s’écartait de lui avec mépris, toutes ces pierres usées prenaient ce soir l’aspect fragile, le visage menacé des choses que l’on va quitter pour longtemps…

Franchie la vieille enceinte fortifiée, Gilles déboucha brusquement au milieu d’une espèce de kermesse flamande les deux régiments dont il avait relevé les traces sur la route étaient bien là, emplissant la ville du joyeux vacarme des troupes en campagne. À la lumière des torches, Hennebont ressemblait à une prairie au printemps grâce au foisonnement des uniformes clairs : blancs à plastrons et revers jonquille pour le régiment de Turenne, bleu et rouge pour celui d’Anhalt. Les bivouacs s’organisaient autour des feux, près des tambours sur lesquels-on jouerait aux dés après la soupe sous la garde des mousquets en faisceaux. Des groupes d’officiers portant tricornes noirs galonnés d’or et cocardes blanches se dirigeaient nonchalamment vers la masse trapue du Bro-Erech, la Ville-Close, gardée par sa vieille porte-prison, où sans doute le souper les attendait dans les nobles maisons où ils avaient pris logis. L’air sentait bon le bois brûlé, la paille, le cidre frais et la soupe aux choux. Le grand vent du matin avait fait place à une brise fraîche et humide où se devinaient déjà les odeurs du printemps.

Il n’existait pas de presbytère à Hennebont. Ce que l’on appelait « La Maison des Prêtres » se situait dans la rue Neuve qui, en dépit de cette appellation optimiste n’en datait pas moins de deux bons siècles. C’était une maison couleur de crépuscule, avec de petites fenêtres et une porte cintrée, si basse qu’il fallait se baisser pour franchir son seuil. Mais Gilles ne passa pas cette porte : en habitué des lieux, il s’engagea dans un étroit boyau collé au flanc de la maison et gagna la cour de derrière où il savait trouver une écurie. Une petite écurie d’ailleurs car, jusqu’à présent, son unique habitante avait été Églantine, la vénérable mule de l’Abbé mais il devait y avoir place pour deux.

Il allait en soulever le loquet quand le battant s’ouvrit livrant passage à un garçon maussade et mal peigné, vêtu d’une veste en peau de chèvre et de larges braies plissées tellement couvertes de taches qu’il n’était plus possible d’en déterminer la couleur originelle, mais armé d’une grosse lanterne que d’un geste peureux il faillit jeter dans la figure de Gilles en découvrant la double et fantastique silhouette du jeune homme et du cheval. Il eut ensuite un gloussement de terreur, se signa précipitamment et gémit en reculant dans l’ombre protectrice de l’écurie.

Spered-Glan ! AnDiaoul 2 !…

Gilles se mit à rire.

— Mais non, pauvre idiot ! Ce n’est pas le Diable. C’est moi, Gilles Goëlo, le filleul de Monsieur le Recteur. Sors d’ici et laisse-moi entrer. Il n’y a pas place pour deux.

Mal remis de sa peur, l’autre bredouilla quelque chose d’incompréhensible en tremblant si fort que la lanterne faillit lui échapper et choir dans la paille.

— … Tiens ta lanterne mieux que ça ! protesta Gilles en lui redressant le bras. Tu vas mettre le feu à l’écurie et nous rôtir tous les quatre ; toi, moi, ce cheval que je te confie et la brave Églantine que voilà.

Gilles ne jugea pas utile de donner au garçon d’autres recommandations. Celles qu’il venait d’énoncer étaient d’ailleurs de pure forme car Mahé s’il était sale, paresseux et sournois, si, dans son rôle de valet du recteur, il constituait une sorte de pénitence supplémentaire pour le saint homme car il se bornait à peigner nonchalamment ses perruques et les peignait mal, était passionnément amoureux des bêtes et professait pour le cheval une sorte de religion. Il tenait cela de son père qui avait été jusqu’à sa mort palefrenier chez M. du Bois-Guehenneuc. Il prit la bride du beau cheval volé avec une espèce de révérence et oublia complètement Gilles pour entonner une manière de complainte à lèvres closes destinée à charmer le noble animal.

Tranquillisé là-dessus, Gilles traversa la cour et par la porte de derrière pénétra dans le couloir pavé de gros galets ronds qui partageait en deux le rez-de-chaussée. Un escalier menant à l’étage en partait et deux portes seulement y ouvraient, face à face. Le jeune homme choisit celle derrière laquelle on entendait des bruits de casseroles, entra et s’arrêta sur le seuil de la cuisine, surpris par l’étrange spectacle qu’il découvrait.

Debout devant l’énorme cheminée de pierre où, sous une petite marmite noire, flambait un grand feu, une vieille femme en cotillons noirs et coiffe blanche, semblable à quelque prêtresse d’un culte obscur, adressait des imprécations à un adversaire invisible en agitant de temps à autre un poing menaçant. Elle allait et venait devant le feu, donnant par-ci, par-là un coup de sabot à une bûche puis reprenait sa promenade avec une colère croissante. Finalement, elle s’arrêta, arracha du manteau de la cheminée un gros chapelet d’oignons, le fourra tout entier dans la marmite sans même prendre la peine de l’éplucher puis, soulagée sans doute, se laissa choir sur la pierre de l’âtre, les genoux à la hauteur du menton, posa ses bras par-dessus, sa tête sur le tout et se mit à pleurer en trépignant.

Ce chagrin imprévu jeta Gilles à genoux près d’elle.

— Katell ! Qu’est-ce que tu as ? Pourquoi pleures-tu ?… Un malheur est-il arrivé ?

Elle sursauta, darda sur le nouveau venu un regard ruisselant, d’un étonnant bleu de lin mais encore plein de colère.

— Sainte Anne bénie ! s’exclama-t-elle. Il ne manquait plus que celui-là ! D’où sors-tu comme cela, mauvais garnement ? Et dans quel état ? Tu es fait comme un voleur et sale comme une soue à cochons ! Allons ? Dis un peu d’où tu viens ?

— Mettons que je tombe du ciel. Et il a plu toute la journée. Mais cela ne me dit pas pourquoi tu pleures ?

— À cause du Ciel, justement. Et si tu es son dernier cadeau, c’est signe que Notre-Seigneur a quelque chose contre moi. Il faudra que j’aille à confesse… Allons, debout ! Déshabille-toi ! Tire de l’eau et lave-toi ! Tu es en train de souiller toute ma cuisine. Et dire qu’on te fait étudier pour être curé… Joli curé qu’on va avoir là ! Tu ressembles à Mahé…

Oubliant son chagrin, Katell qui était la sœur de Rozenn entreprit de récurer Gilles, le dépouilla comme un lapin, jeta ses vêtements dans un coin avec un immense dégoût et le lava à grande eau devant le feu avant d’aller tirer d’un grand coffre des vêtements usagés mais propres qui provenaient du beau-frère de l’Abbé, le vicomte de Langle et avaient été donnés par sa femme en vue d’éventuelles charités. C’est ainsi que le jeune homme se trouva nanti d’une vieille veste de chasse en drap vert bouteille, ornée de boutons de cuivre et de grands revers aux manches et aux poches, d’une culotte à boucles de gros velours marron et d’une paire de bas rayés qui ne lui allaient pas trop mal. Et tout en le remettant ainsi à neuf, Katell consentit enfin à lui donner la raison de sa grande colère : le Recteur avait emporté le souper qu’elle venait de mijoter chez un pauvre pêcheur dont l’épouse venait de mettre au monde son huitième enfant.

— Il donne jusqu’à ses chemises, s’indigna la fidèle servante. Si Madame sa sœur ne s’en mêlait, il irait le derrière à l’air et c’est sûrement l’un des plus pauvres de nos recteurs. Et pas en si bonne santé avec ça !…

Un brin mélancolique à la pensée du souper disparu alors qu’il aurait pu manger la table tant il avait faim, Gilles remarqua mi-figue, mi-raisin :

— Et c’est pour qu’il aille mieux que tu veux lui faire manger des oignons avec leur pelure ?

Le résultat de ces quelques mots fut étonnant. Fondant sur la petite marmite noire comme un épervier sur sa proie l’irascible Katell l’arracha du trépied, ouvrit la fenêtre et jeta dans la rue le contenu tout bouillant et sans même s’assurer que personne ne passait. Puis, lançant la marmite dans l’évier, elle essuya ses mains à son tablier en marmottant :

— J’ai honte de moi. Mais j’étais si fort en colère.

— Je te comprends un peu, fit-il, mais maintenant il n’y a plus de souper du tout. Et moi qui avais si faim. Je regrette les oignons.

— Faut pas ! J’ai une… petite réserve dans un coin pour les coups de temps comme celui-là ! Vous aurez des crêpes, de la bouillie d’avoine et peut-être aussi…

Elle s’interrompit au bruit d’une porte qui se refermait, serra les lèvres comme si elle avait été sur le point de livrer un secret d’État et se rua sauvagement sur sa plus grande marmite dans laquelle elle précipita un boisseau de farine d’avoine. Des pas se rapprochaient, des pas lourds qui raclaient un peu les galets du couloir trahissant une grande fatigue.

Quand il le vit entrer dans la cuisine, avec sa grande pèlerine noire alourdie d’eau, Gilles pensa que son parrain avait changé depuis la Toussaint. À quarante-trois ans, l’abbé Vincent-Marie de Talhouët-Grationnaye 3 en paraissait bien davantage. Sa taille se courbait un peu et, entre la soutane noire et la perruque blanche, le visage bien dessiné, ouvert et toujours si affable portait les traces d’un labeur incessant et d’une grande lassitude.

— Le temps change encore, ma bonne Katell ! soupira-t-il d’une voix douce en secouant ses épaules trempées. Voilà que le vent nous a ramené la pluie…

Il s’interrompit en découvrant découpée sur le fond rougeoyant de la cheminée, la silhouette de celui qui l’attendait. La stupeur et une vague inquiétude arrondirent un instant ses yeux clairs.

— Toi ici ? Mais comment se fait-il ? Tu as reçu de mauvaises nouvelles ? Ta mère n’est pas…

Gilles salua comme il eût salué le Roi lui-même.

— Si j’ai reçu de mauvaises nouvelles, du moins ne concernent-elles que moi, Monsieur. Ma mère va bien, j’ai tout lieu de le penser. Mais je vous demande bien pardon d’arriver ainsi chez vous sans vous avoir prévenu.

— Tu sais que tu n’as pas à prévenir, que la maison t’est toujours ouverte… surtout si, comme je crois le deviner tu as quelque chose de grave à me dire.

— C’est vrai, Monsieur. Quelque chose de très grave mais qui, je pense, ne sera pas une surprise pour vous.

L’Abbé hocha la tête, visiblement de plus en plus soucieux.

— Eh bien, allons dans ma chambre et laissons Katell à sa cuisine.

Ils quittèrent la grande salle chaude où Katell, marmottant toujours, commençait à mettre le couvert et gagnèrent l’étage où, sur un palier glacial, ouvraient les chambres abritant le Recteur et ses vicaires, trois en résidence continuelle, le quatrième, l’abbé Duparc spécialement chargé du hameau de Saint-Gilles résidant sur place à la Vicairerie.

Celle de M. de Talhouët était une pièce lambrissée mais très modestement meublée, sans tapis ni rideaux. Le seul luxe de cette chambre était, avec le feu de la cheminée, une petite bibliothèque garnie de quelques beaux livres dont les reliures patinées par un long usage luisaient doucement de leurs ors ternis. Livres de piété ou d’histoire pour la plupart parmi lesquels se glissaient quelques ouvrages de Voltaire hérités d’un paroissien farceur et dont l’Abbé n’avait conservé que les moins choquants pour son âme pieuse.

Il fit asseoir son filleul sur l’unique chaise et s’installa lui-même sur son lit, de préférence à sa table de travail pour éviter toute attitude susceptible d’évoquer un jugement.

— Je t’écoute, dit-il, mais suis-je dans l’erreur en pensant que ta visite de ce soir a quelque chose à voir avec la lettre que tu m’as écrite voici deux mois ?

— Vous ne vous trompez pas, Monsieur. Voulez-vous me permettre de vous demander pourquoi je n’ai pas reçu de réponse ?

L’abbé sourit.

— Que la jeunesse est impatiente ! Je ne pouvais rien te répondre tant que je n’en avais pas fini avec ta mère. Or, tu le sais parfaitement, on ne discute pas facilement avec elle quand il s’agit de ses convictions. Mais je ne désespère pas avec du temps de l’amener…

— Non, Monsieur, coupa Gilles. Elle ne changera jamais et c’est parce que aujourd’hui j’en ai eu l’assurance que je suis venu à vous.

Et il raconta ce qui s’était passé dans le cabinet de l’abbé Grinne. Il le fit brièvement, calmement, et avec une fermeté qui frappa son interlocuteur. Comme le sous-principal tout à l’heure, M. de Talhouët eut soudain conscience d’avoir en face de lui un être différent, presque un inconnu. Il en éprouva peu de surprise mais une sorte de tristesse jointe à la bizarre excitation d’un spectateur qui, au théâtre, attend le lever du rideau.

Il écouta jusqu’au bout sans mot dire. Et même quand s’éteignit la voix du jeune homme, il laissa le silence s’installer entre eux tandis qu’il se levait pour aller tisonner le feu et y jeter une nouvelle bûche. Mais il ne revint pas prendre sa place sur le lit et demeura debout devant la cheminée offrant ses mains à la chaleur.

— J’ignorais que ta mère eût écrit, dit-il enfin, et j’ignore tout des raisons qui lui ont dicté cette lettre. Mais es-tu bien certain, toi-même, de ne pouvoir accéder à ses désirs ? La jeunesse est vive et prompte. Moi-même, jadis, j’ai un moment rêvé de servir le Roi dans la cavalerie.

— Je suis sûr de moi, s’exclama Gilles avec passion. Et vous le savez bien, Monsieur, vous qui par deux fois déjà m’avez empêché de m’embarquer. Avez-vous oublié que j’ai éperdument souhaité m’enrôler sur la Surveillante aux ordres de votre ami de glorieuse mémoire, monsieur Du Couédic ? Vous me disiez que j’étais trop jeune, que je devais terminer mes études…

— Et j’avais raison. Si tu avais suivi mon pauvre Du Couédic, tu serais peut-être mort, ou estropié !

— Ou couvert de gloire comme le timonier Le Mang que nous admirons tous, à Kervignac. Et même si j’étais mort cela vaudrait mieux pour moi que pourrir lentement au fond d’un cloître ou d’une sacristie.

L’abbé de Talhouët fronça les sourcils.

— Gilles ! corrigea-t-il sèchement. Tu t’oublies !

Douché, le jeune homme baissa aussitôt pavillon.

— Pardonnez-moi ! J’aimerais mieux mourir que vous offenser car je vous aime et vous respecte. Mais je répète que vous connaissiez le fond de mon cœur et lorsque je vous ai écrit…

— Eh bien, venons-en à cette lettre. En toute franchise, elle ne m’a pas surpris car, entre nous, je ne croyais plus guère à une visite possible de la Divine Grâce chez toi. Et je suis allé voir ta mère pour essayer de plaider ta cause…

— Essayer ? coupa Gilles, stupéfait. Voulez-vous dire… qu’elle ne vous a pas écouté ?

— Disons… qu’elle m’a écouté mais qu’elle ne m’a pas compris. « Ce sont là, m’a-t-elle dit, aspirations passagères d’un garçon en contact continuel avec d’autres garçons destinés à des carrières mondaines. En outre, la proximité d’un port a des effets certains sur l’imagination des jeunes gens. Cela passera à Gilles quand il sera véritablement engagé dans la voie qui doit être la sienne… » « Et si cela ne passait pas ? » ai-je dit. Elle m’a alors regardé avec un sourire, comme si elle était au courant de choses secrètes que je ne pouvais percevoir, puis elle a affirmé, avec une grande conviction : « Cela passera. J’en suis plus que sûre. Ne savez-vous plus que Dieu peut accomplir des miracles ? C’est chose aisée pour Lui qu’attirer l’âme encore rétive d’un enfant qui Le connaît mal… » Il n’y avait rien à ajouter à cela. Je n’ai pas insisté, pensant que le temps n’était pas encore venu de ta sortie de Saint-Yves, que cela me laissait celui de revenir à la charge. Mais je me suis trompé. Et j’en viens à me demander si ce n’est pas cette démarche qui l’a déterminée à brusquer les choses. Apparemment, ajouta-t-il avec un demi-sourire, tu les as brusquées encore plus qu’elle. Mais que vas-tu faire maintenant ? Tu me parlais, dans ta lettre, d’une école militaire…

Les yeux du jeune homme scintillèrent.

— Écoutez les bruits qui emplissent la ville, cette nuit, monsieur le Recteur ! Le Roi envoie des régiments au secours des « Insurgents » ! Je veux, moi aussi, aller en Amérique et me battre. L’occasion est là, devant moi. Demain, à l’aube, avec votre permission, je me présenterai à un sergent recruteur du régiment de Turenne et l’on m’engagera. Ou alors… j’irai à Brest m’enrôler sur un vaisseau. Ce ne sera pas plus difficile.

L’Abbé n’en doutait nullement. Les racoleurs de l’armée ou de la marine seraient trop heureux de mettre leurs griffes sur ce grand garçon qui ne demandait qu’à verser son sang. Et, au bout de quelques années… ou de quelques mois, lui, Talhouët verrait revenir un homme vieilli avant l’âge, ou un éclopé. Il n’y aurait plus de flamme dans les yeux qui le regardaient si droit et plus rien, dans ce cœur, que du désenchantement. Mais cette campagne d’Amérique dont on parlait beaucoup ne lui inspirait guère confiance. Pour se donner le temps de la réflexion, il rompit les chiens.

— Comment as-tu fait pour venir aussi vite ? Tu as couru tout le long du chemin ?

Gilles devint rouge brique d’un seul coup mais ce fut avec assurance qu’il déclara :

— Non, monsieur. J’ai volé un cheval !

L’Abbé, qui rêvait, les yeux au ciel, sursauta et faillit s’étrangler.

— Tu as… ce n’est pas vrai ? J’ai mal entendu ?

— Vous avez fort bien entendu. J’ai volé un cheval. Il est en bas, dans votre écurie, avec Églantine. Je sais que je n’aurais pas dû agir ainsi, ajouta-t-il calmement et sans baisser les yeux, mais il y avait urgence. J’étais poursuivi et il fallait que je trouve une solution rapide. Le cheval était attaché devant Le Grand Monarque. J’ai sauté dessus et nous sommes partis. J’espère que vous voudrez bien m’absoudre, ajouta-t-il, confus malgré tout devant le regard épouvanté dont son parrain le gratifiait.

Un moment, l’Abbé resta sans voix, sans réaction, presque sans souffle.

Puis, traversé d’une idée soudaine, il demanda brutalement :

— Dis-moi ! Les femmes… que sont-elles pour toi ?

Pris au dépourvu, Gilles se raidit.

— Que voulez-vous dire ?

— Rien d’autre que ce que j’ai dit. Jusqu’à quel point entrent-elles dans ton refus du sacerdoce ? Non… ne prends pas cet air offusqué. Tu es d’âge à ce que l’on puisse aborder le sujet. Aussi, je répète ma question sous une autre forme : que représentent-elles pour toi ?

Il y eut un silence. L’Abbé eut l’impression que son filleul se refermait comme une huître. Et, de fait, au bout d’un instant de réflexion, celui-ci releva la tête, le regarda droit dans les yeux et, avec une froideur inattendue :

— Avec votre permission, je ne répondrai pas ! C’est justement un sujet que je préfère ne pas aborder !

Au son un peu enroué de sa voix, l’Abbé comprit qu’il avait touché une corde sensible et que, sous ce grand désir de vie normale et de liberté, se cachait certainement une histoire d’amour. Une histoire que l’on n’était pas disposé à lui confier.

— Comme tu voudras, soupira-t-il. Eh bien !… allons à l’écurie. Je veux voir ce cheval que tu as volé.



1. Jeanne de Montfort qui dans la guerre de Succession de Bretagne avait défendu la ville.

2. Saint-Esprit ! Le Diable…

3. Son souvenir s’est perpétré à Hennebont où il a laissé la réputation d’un saint.

CHAPITRE IV UN CŒUR DE MÈRE

Armé d’une lanterne, Gilles suivit M. de Talhouët sans commentaire et même avec un certain soulagement. Il était heureux que son parrain n’eût pas poussé plus avant son inquisition concernant les femmes car sous l’impulsion d’une vive émotion il avait été sur le point de trahir son secret. La violence de sa réaction intérieure l’avait surpris lui-même. Son cœur avait en quelque sorte sonné le tocsin comme fait, à l’approche de l’ennemi, le vigilant gardien d’un trésor ou d’une place bien défendue. Et cette petite promenade à l’écurie était la bienvenue car elle lui permettait de reprendre tout son sang-froid.

Chassant, au prix d’un effort, l’image de Judith qui lui était remontée au cerveau comme un accès de fièvre, et celle infiniment plus gênante de Manon il poussa le battant de bois, retrouvant avec joie la bonne odeur de paille fraîche de l’écurie et leva le bras pour en éclairer l’intérieur. La flamme fit luire comme du satin la croupe brillante du cheval que Mahé avait magistralement étrillé. L’Abbé s’approcha, les yeux soudain étincelants.

Sans un mot, il examina l’animal, en homme qui s’y connaît car, avant d’entrer dans les ordres, M. de Talhouët avait été un cavalier passionné. L’amour qu’il portait aux chevaux avait même un instant inquiété son père qui y voyait une incompatibilité avec une vocation sincère. Alors, le jeune Vincent offrit à Dieu cet amour-là comme il avait offert ses autres renoncements : avec le sourire. Et la paisible Églantine qui mâchait sagement ses ajoncs pilés à côté du beau coursier étranger, représentait, à sa manière, l’image même de ce sacrifice : depuis qu’il avait revêtu la soutane, le jeune centaure du Leslé se contentait d’une mule… mais il prenait toujours le même plaisir à la vue d’un beau cheval.

Enfin l’Abbé se redressa, forçant son visage épanoui à une mine sévère.

— Tu as le goût sûr, mon garçon ! Quand tu voles, tu ne fais pas les choses à moitié. C’est un magnifique animal, la monture d’un seigneur.

Un peu gêné tout de même, Gilles baissa le nez.

— Je l’ai compris, Monsieur. Cependant, je vous jure que je n’ai pas choisi. J’aurais aussi bien sauté sur le premier bidet venu.

— Allons donc ! Il y avait sûrement d’autres chevaux dans les environs mais tu n’as vu que celui-là. Peut-être parce que tu sentais qu’il irait vite et que tu étais pressé ?

Honnête, Gilles refusa l’excuse qu’on lui offrait.

— Je ne crois pas. J’aurais préféré une monture plus calme car nous avons mis du temps à nous entendre à peu près, lui et moi. Il a commencé par me jeter à terre. Vous le savez, soupira-t-il, je ne suis qu’un piètre cavalier puisque ma mère n’a jamais permis que j’apprenne à monter. « Tu n’enfourcheras jamais que des mules ou des ânes », disait-elle. Et je crois que c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à refuser le destin qu’elle me préparait. J’aime les chevaux autant que…

Il s’arrêta, rougissant mais l’Abbé n’y prit pas garde, perdu dans ses pensées qui n’étaient guère favorables à Marie-Jeanne ; décidément, cette malheureuse avec la meilleure foi du monde, faisait tout ce qu’elle pouvait pour dégoûter son garçon de l’état ecclésiastique. D’ailleurs, avait-elle jamais cherché à savoir ce qui se cachait sous le front de l’enfant ?

Le voyant rêveur, Gilles osa ajouter, tout bas :

— Je sais que je n’en ai pas le droit… que ce serait mal commencer la vie nouvelle que je veux… mais j’aimerais tant garder ce cheval. Je l’aime déjà…

L’Abbé le foudroya d’un regard indigné :

— Où as-tu pris qu’une faute aussi grave méritait récompense ? Sais-tu seulement que tu mérites les galères ? Il y a, au bagne de Brest, des garçons de ton âge qui en ont fait beaucoup moins.

— Je sais. Souhaitez-vous donc que je me livre au lieutenant de la sénéchaussée ?

— Je ne souhaite rien du tout… que souper et dormir. Réfléchir aussi. Rentrons maintenant. Demain, je te dirai ce que j’ai décidé.

Mais il était écrit que ce soir-là, ni l’Abbé ni Gilles n’auraient le droit de s’asseoir à une heure décente devant la table du souper car en pénétrant dans le couloir de la maison, ils y trouvèrent Katell visiblement émue. Elle était en compagnie d’une vieille paysanne au visage gris qui pleurait, les yeux grands ouverts, à la manière d’un mascaron de fontaine, sans même songer à essuyer les larmes qui ruisselaient sur sa mante noire.

Katell vola littéralement vers son maître dès qu’elle l’aperçut.

— C’est Marjann, monsieur le Recteur ! Elle dit que M. le baron de Saint-Mélaine est au plus mal, qu’il faudrait l’administrer.

Le nom frappa Gilles comme un coup de poing mais l’Abbé s’exclamait, incrédule.

— Au plus mal ? Mais j’ignorais même qu’il fût malade. A-t-on fait venir le médecin ?

Ce fut la vieille Marjann qui, sans cesser de pleurer, lui répondit :

— N’a point voulu, monsieur le Recteur, n’a point voulu !… Disait toujours que quand le bœuf est usé on y peut rien. Mais pour être malade, ça, il l’était. Et depuis longtemps. Seulement voulait rien dire, pauvre sainte Vierge ! Même à mademoiselle ou à vous. M’avait obligée à jurer d’en point parler… à personne. Et maintenant il est au mouroir. Faut venir, monsieur le Recteur, faut venir vite…

Et elle se remit à pleurer de plus belle tandis que Katell marmottait quelque chose sur le malheur qu’il y avait à vouloir cacher à ce point sa pauvreté.

— J’y vais ! décida l’Abbé.

— Moi aussi, s’écria Gilles sans réfléchir. (Mais il se hâta d’ajouter en baissant la voix, devant l’œil interrogateur de son parrain :) Il vous faut au moins un enfant de chœur pour vous accompagner. Il est tard et le temps est affreux. Ce n’est pas une nuit à sortir un enfant et puisque je suis là…

— Hum !… fit seulement l’Abbé en lui jetant un coup d’œil en coin qui le fit rougir car il disait clairement qu’un garçon en état de péché ne lui paraissait pas l’escorte rêvée pour le Saint-Sacrement. Mais comme il ignorait les raisons profondes de son filleul, M. de Talhouët attribua seulement sa proposition à un grand désir de se racheter. Il hocha la tête.

— Je vais à l’église me préparer, dit-il seulement. Rejoins-moi dans dix minutes mais va d’abord prévenir le docteur Guillevic de se rendre immédiatement chez M. de Saint-Mélaine.

Il avait à peine fini de parler que le jeune homme était déjà dehors.

Dix minutes plus tard, l’Abbé en étole et surplis mais chaussé de sabots par-dessus ses souliers, abritant contre sa poitrine le viatique et suivi de Gilles armé d’un grand parapluie et d’une sonnette qu’il agitait régulièrement couraient presque en direction de la Ville-Close. La pluie n’avait pas cessé. Elle crépitait sur la soie tendue. Mais la ville, malgré l’heure tardive, était encore animée. Elle offrait même une image d’une inhabituelle gaieté grâce aux tentes militaires alignées au bord du Blavet et qui, éclairées de l’intérieur lui donnaient un air de fête vénitienne cependant que les feux de bivouacs luttaient vaillamment contre la pluie. On entendait le pas régulier des sentinelles et, de temps en temps, l’appel qu’elles se renvoyaient…

L’Abbé, Dieu et Gilles s’engagèrent sous la porte-prison, firent encore quelques pas et s’arrêtèrent enfin devant une maison haute et étroite dont la façade n’avait que trois fenêtres mais s’ornait d’un élégant balcon de fer, forgé au siècle précédent. La nuit cachait un peu la rouille qui le rongeait et les fissures de la façade mais les yeux aigus de Gilles les notèrent au passage.

La porte, surélevée de deux marches, était ouverte. Au seuil, la vieille Marjann, agenouillée, les attendait, une chandelle à la main. Quand ils furent entrés, elle se releva plus prestement que l’on n’aurait pu l’attendre de sa charpente usée, trotta dans le couloir et les précéda dans l’escalier obscur, élevant bien haut la chandelle qui éclaira impitoyablement la moisissure des murs et les toiles d’araignée du plafond.

La maison était glaciale. Elle suintait la misère et le cœur de Gilles se serra en pensant que c’était là le palais de la fière Judith. Même les classes de Saint-Yves étaient plus confortables car au moins l’hiver on y mettait de la paille…

La chambre qui s’ouvrit devant eux était tout juste un peu moins sinistre à cause du feu de genêts qui brûlait dans la cheminée mais la tapisserie déchirée des murs dessinait d’étranges feuilles d’acanthe et le lit massif, à l’ancienne mode, flanqué de grosses colonnes de chêne qui lui donnaient l’air d’un temple, encadrait un désert de draps troués et de couvertures rapiécées dans lequel se perdait la forme fragile du mourant.

Gilles eut peine à reconnaître l’homme qu’il avait vu dans l’église à la Toussaint. Dépouillé de la perruque blanche, présentement posée sur une tête de bois au-dessus de la cheminée, il apparaissait presque chauve, avec un long nez rougi qui faisait ressortir la maigreur tragique du visage. Les paupières veinées de violet épousaient le contour des globes oculaires et, par la bouche ouverte où l’on ne voyait plus une seule dent, un râle continu s’échappait. Penché au chevet, un homme en habit brun, ses yeux myopes abrités sous des lunettes de fer examinait la maigre poitrine en fronçant les sourcils.

En voyant paraître l’Abbé revêtu de ses ornements, il se redressa et, avec un soupir, s’agenouilla :

— Vous arrivez à temps, l’Abbé, fit-il avec humeur. Pour moi, il est trop tard.

Le regard du prêtre alla du médecin au mourant, revint au médecin.

— Comment se fait-il qu’il ne vous ait jamais appelé, mon ami ?

Le docteur Guillevic haussa les épaules.

— La réponse est inscrite autour de nous. Il était pauvre mais il était fier. Je l’aurais soigné pour rien, bien sûr et il le savait. C’était même à ses yeux une excellente raison pour ne pas me le demander. C’est à vous qu’il appartient maintenant.

— Pas pour longtemps, je le crains. Il faut nous hâter…

Tandis que la vieille Marjann disposait les menus objets nécessaires à l’Extrême-Onction et que l’Abbé entamait les prières des agonisants, Gilles, tout en donnant machinalement les répons, dévorait des yeux l’homme qui mourait devant lui.

Ce n’était plus qu’une ombre, une apparence, un peu de peau tendue sur des os qui n’avaient plus l’air de retenir le moindre organe. Pourtant de ce corps réduit à rien était sorti un jour celui qu’il ne pouvait arracher de sa mémoire, ce corps de jeune fille, lumineux, démoniaque de vitalité et cependant pétri de douceur. Judith était la chair de cette chair misérable. Comment pareille chose pouvait-elle se concevoir ?

Il évoquait la jeune fille avec une telle intensité qu’il fut à peine surpris de la voir surgir, tout à coup, du cadre sombre de la porte comme un portrait animé par magie. La silhouette d’une religieuse apparut derrière elle mais demeura au-dehors.

Judith eut un cri de douleur. Elle se jeta si impétueusement vers le lit qu’elle bouscula le prêtre qui ne l’avait pas vue entrer et que, d’ailleurs, elle n’avait même pas remarqué. Elle s’abattit comme un animal blessé, si rudement que le parquet résonna sous ses genoux, saisit la main inerte qui pendait sur le drap. On l’entendait gémir.

— Père ! Père ! Qu’est-il arrivé ?… Père, répondez-moi. Je vous en supplie répondez-moi. Vous n’allez pas partir… Vous n’allez pas me laisser… Par pitié, dites quelque chose. Répondez-moi !

— Il ne peut pas vous répondre, mon enfant, murmura l’Abbé en se penchant vers elle. Il faut que vous ayez du courage.

— Mais il n’est pas mort. Je le vois bien. Il respire !

— Certes ! Mais il ne vous entend plus. Prions ensemble… C’est tout ce que nous pouvons faire pour lui…

Mais Judith n’avait pas envie de prier. Elle se releva d’une torsion de reins. Dans la lumière jaune des cierges que Marjann allumait, Gilles vit étinceler ses yeux noirs de tous les feux de la colère.

— Pourquoi n’ai-je rien su ? Pourquoi ne m’a-t-on rien dit ? s’écria-t-elle sans souci d’adoucir l’éclat de sa voix. Je le croyais en bonne santé, un peu fatigué par son âge seulement. Et ce soir, on vient me dire qu’il meurt, que je dois me hâter. N’y avait-il donc personne pour veiller sur lui ?

Son regard, sa voix accusaient. Alors le docteur Guillevic intervint, assez rudement.

— On ne vous a rien dit parce que personne ne savait rien, mademoiselle. Pas même nous. Votre père avait interdit que l’on fît connaître son état. Vous n’ignorez pas combien il était renfermé, secret…

— Et vous, vous n’ignorez pas combien nous sommes pauvres. Mon père n’était pas renfermé, comme vous dites : il était fier. Il a mieux aimé mourir plutôt que d’appeler à l’aide. Mais parce qu’il ne pouvait ni sortir ni recevoir, personne ne s’est inquiété de savoir ce qu’il devenait. Eût-il été riche que toute la ville se fût pressée à sa porte à son premier éternuement !…

— Votre chagrin vous égare. On ne peut forcer une porte qui refuse de s’ouvrir et votre père ne voulait voir personne. Les prétextes ne lui manquaient pas pour esquiver les visites, même celles du Recteur. Et vous n’allez pas lui reprocher, à lui qui passe sa vie dans les maisons les plus misérables, d’avoir dédaigné celle de votre père parce qu’il était pauvre.

La bouche de la jeune fille s’incurva comme si elle venait de goûter quelque chose d’amer. Elle haussa les épaules.

— Les visites de charité ! Ne comprenez-vous pas qu’elles ne pouvaient que lui faire horreur ? Lui, un Saint-Mélaine, l’honneur de la Bretagne, se voir traiter comme un matelot estropié ou un ouvrier usé par le travail. Recevoir, avec une abjecte reconnaissance, ce que l’on appelle les bonnes paroles, recueillir quelques provisions laissées comme par mégarde sur un coin de table ou l’une de ces écharpes de laine grise que l’on tricote l’hiver à la veillée en mangeant des crêpes et en se racontant les potins de la ville, ou encore… quelques pièces d’argent… pour Noël ! Ce n’est pas de cela que je vous parle. C’est de la visite d’amitié, celle que l’on fait à un égal, l’amitié chaude, vraie, attentive qui sait reconnaître la mort quand elle s’embusque derrière un regard fatigué. Celle-là il ne l’aurait pas refusée. Mais vous l’avez laissé dans son affreuse solitude, avec cette vieille folle qui croit aux fées et aux korrigans et voit le Diable partout. Oh ! je vous hais ! Je vous hais tellement ! Tous ! Tous !

Un sanglot déchira son cri de révolte tandis que les larmes jaillissaient, inondant son visage crispé. Elle tremblait comme une feuille, au bord de la crise de nerfs et sa voix aiguë résonnait dans la chambre presque vide. Alors le docteur s’approcha et calmement, par deux fois, il la gifla puis, la saisissant à bras-le-corps, l’obligea à s’asseoir sur l’unique chaise où elle s’affala comme un paquet, secouée de sanglots convulsifs.

— Qu’on m’apporte un peu d’eau ! gronda-t-il. Et vous l’Abbé, achevez votre ministère. Cette scène est indécente.

L’Abbé hocha la tête et sourit tristement.

— Oh ! La décence, quand on souffre… Cette pauvre petite est hors d’elle-même. Comprenez donc qu’elle ne sait plus ce qu’elle dit. Mais, après tout, ne se peut-il qu’elle ait un peu raison ? Nous aurions dû essayer de forcer cette porte trop bien fermée. J’ai peur que nous n’ayons manqué gravement à la charité.

— N’essayez pas de vous charger d’une faute que vous n’avez pas commise, l’Abbé. Vous connaissiez le Baron aussi bien que moi ! Si nous avions forcé sa porte il nous aurait jeté à la tête ce qui lui serait tombé sous la main. Hors Pâques ou Noël, il n’allait même jamais à l’église et ne sortait pas. Sans le dévouement de cette pauvre Marjann que sa fille traite indignement de vieille folle, il aurait pu mourir seul, sans que personne s’en aperçût, et on n’aurait trouvé son cadavre qu’après des semaines. Mais que l’on ne vienne pas nous dire que sa façon de vivre est une surprise… même pour une fille qui du fond de son couvent semblait penser que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, Judith ne réagit pas à ce réquisitoire. Elle semblait même n’avoir rien entendu. Prostrée sur sa chaise, la tête dans les mains, elle pleurait doucement.

Avec un soupir, l’Abbé revint vers le lit et reprit le cours du sacrement interrompu mais il dut secouer Gilles pour qu’il se remît à genoux. Bouleversé par la violence de la scène et la douleur de la jeune fille, il la fixait avec un pénible sentiment d’impuissance…

Ce qu’elle lui inspirait, en dehors d’une faim douloureuse et intermittente, formait un curieux mélange de colère et de tendresse. Il la détestait pour le mépris sans nuances dont elle l’accablait injustement mais il se défendait mal contre son charme et l’attendrissement qui s’emparait de lui lorsqu’il évoquait son sourire et, sur sa joue, l’ombre de ses cils quand elle baissait les yeux. Ce soir, à la voir souffrir, assise sur cette chaise où elle avait l’air d’être au pilori, c’était la tendresse qui l’emportait. Avec quelle joie, il eût balayé ses rancunes pour avoir le droit de la protéger, fût-ce contre elle-même, et de sécher ces larmes qui ne voulaient pas tarir…

Quand la dernière prière fut achevée, il quitta le coin sombre où il s’était tenu depuis son entrée et, comme si un aimant l’eût attiré, il s’avança vers elle. Au craquement du parquet sous ses pas, Judith releva la tête.

Un instant leurs regards se joignirent, s’accrochèrent l’un à l’autre et, durant quelques trop courtes secondes, Gilles, émerveillé, eut la certitude que jamais plus ils ne pourraient se séparer. Il n’y avait, dans celui de la jeune fille, ni colère ni dédain… rien que l’angoisse d’une petite fille abandonnée, rien qu’un pathétique appel au secours… C’était comme un miracle. Tout avait disparu : la chambre noble et misérable, le moribond, le prêtre et le médecin. Ils étaient seuls au milieu d’un univers qui n’appartenait qu’à eux…

Une larme roulait lentement sur la joue de Judith. Ses lèvres s’entrouvrirent, tremblèrent comme si elle allait parler… Mais du fond du lit, un râle vint briser le merveilleux silence. Puis ce fut la voix du médecin :

— C’est la fin !… Approchez, mademoiselle !

Aussitôt elle fut debout. La minute de grâce était passée. La tête de Judith se redressa tandis que sa bouche se serrait et que son regard reprenait toute sa dureté.

— Votre place n’est pas ici, articula-t-elle froidement. Allez-vous-en !

Arraché à la douceur de l’instant précédent, Gilles tressaillit, fouetté par le mépris dont venait d’user la jeune fille. S’approchant suffisamment pour la dominer de toute sa taille, il laissa tomber :

— Non ! Le Recteur m’a mené ici, c’est à lui de me dire quand je dois m’en éloigner. Quant à me faire jeter dehors par vos serviteurs, mademoiselle de Saint-Mélaine, je ne crois pas que leur nombre puisse m’inquiéter ! ajouta-t-il avec ironie.

Il crut un instant, qu’elle allait se jeter sur lui mais déjà M. de Talhouët, dont le regard surpris avait enveloppé tour à tour chacun des jeunes gens, s’était interposé :

— Va m’attendre en bas, dit-il calmement à son filleul. Je prends des dispositions pour la toilette et la veillée et nous rentrons…

Une heure plus tard, après avoir confié la dépouille mortelle à la Confrérie des Trépassés, le parrain et le filleul se retrouvaient face à face de part et d’autre de la table de la cuisine où Katell leur servit de grandes écuelles de bouillie d’avoine, du cidre chaud et même une omelette surgie comme par miracle du fond mystérieux de ses réserves, avant de se retirer sous le manteau de la cheminée avec son tricot.

Pendant un moment, ils mangèrent en silence. Gilles, le nez dans son écuelle, dévorait, tout en luttant contre le sommeil. Sa longue course à cheval, dont il commençait à sentir les courbatures, les émotions de cette journée, l’heure tardive, tout cela pesait lourdement sur ses épaules. Il ne désirait plus qu’une chose, une fois qu’il aurait apaisé les cris de son estomac : dormir, plonger au plus profond de cet oubli bienfaisant qu’est le sommeil de la jeunesse.

L’Abbé attendit qu’il eût avalé sa dernière goutte de cidre puis demanda, tout doucement, comme s’il poursuivait une conversation déjà engagée.

— Depuis quand la connais-tu ?

Gilles ne releva pas les yeux.

— Si vous faites allusion à Mlle de Saint-Mélaine, Monsieur, sachez… que je ne la connais pas, fit-il amèrement. Vous oubliez qui je suis ! Un bâtard ne peut se permettre de se compter au nombre des « connaissances » d’une noble demoiselle. Disons… que je l’ai rencontrée… deux fois. Et que ces deux fois ont suffi pour que je n’ignore pas le rang où elle place un garçon tel que moi : dans l’antichambre ! Avec les valets ! Encore ceux-ci ont-ils, à ses yeux, la fortune de jouir d’une naissance régulière. Moi, je ne suis rien.

L’Abbé eut un geste d’impatience.

— N’exagère pas ! Ton grand-père et ta mère ne méritent pas ce mépris. Avant son malheur, lui était un homme de bien, un homme de valeur même. Quant à elle, c’est une âme austère, impitoyable si tu veux, mais plus noble au fond que beaucoup.

— Et mon père ? Pourquoi ne parlez-vous pas de lui ? Pourquoi n’en parlez-vous jamais ?

— Mon pauvre enfant ! Pour une raison bien simple : je n’ai jamais su son nom ! Mais quand j’entends ta voix amère, quand tu te ravales au niveau des valets encore qu’ils soient créatures de Dieu tout comme les autres hommes, je pense que tu fais injure aux tiens et à toi-même. Une naissance irrégulière est un malheur, ce n’est pas un crime.

— Allez dire ça aux gens de la Ville-Close, aux parents de mes camarades de collège… et à Mlle de Saint-Mélaine ! Ils vous feront connaître leur sentiment touchant les bâtards. Nous ne sommes rien et nous n’avons droit à rien… sinon à accepter humblement le destin que l’on voudra bien nous tolérer. Ils sont loin, les temps bénis du Moyen Âge où un bâtard vivait la même existence que ses demi-frères.

— Les voies de Dieu sont impénétrables ! Quant à Judith, bien que née, elle n’a pas plus de droit que toi à choisir son sort. Moins encore peut-être car elle est pauvre. Elle n’est pas plus faite que toi pour être religieuse, pourtant elle le sera car je ne vois pas, pour elle, d’autre solution maintenant que son père n’est plus.

— Le couvent ? Pour quelle raison ? Elle a des frères à ce que l’on dit…

L’Abbé quitta sa place, alla prendre, sur le manteau de la cheminée, une longue pipe et un pot de tabac qu’il rapporta sur la table.

— Si fait ! Il lui reste des frères… malheureusement ! Tu n’as jamais vu Tudal et Morvan de Saint-Mélaine, sinon tu comprendrais ce que je veux dire. Ce sont des corps frustes habités par des âmes obscures, difficilement pénétrables. Quant au cœur, je crois bien qu’ils en manquent totalement. La façon dont ils ont chassé leur père et leur sœur après la mort de leur mère a été proprement scandaleuse. Quant à leur façon de vivre actuellement… on la connaît mal. Mais des bruits bizarres tournent autour de leur domaine du Fresne. Les gens des La Bourdonnaye, dont les terres sont voisines, prétendent que ni pour or ni pour argent un paysan des environs n’accepterait d’approcher le Fresne après la tombée de la nuit.

— Que font-ils donc ?

— Je n’en sais rien. Et d’ailleurs ce ne sont que des on-dit. Mais la rumeur prétend que ni la bourse des hommes ni l’honneur des filles ne sont en sûreté auprès d’eux. Bien sûr, je le répète, ce sont des bruits, peut-être sans fondement… pourtant, tout à l’heure, Judith nous a suppliés, Guillevic et moi, de ne pas faire connaître aux deux frères la mort de leur père.

— Mais… comment est-ce possible ?

— Ce n’est pas possible. Il faut les prévenir. Hélas ! ils sont désormais la seule famille de leur sœur. Tudal, l’aîné, va être son tuteur naturel et rien ni personne n’y peuvent quoi que ce soit parce que c’est la loi. Seulement, Judith a peur d’eux. Voilà pourquoi je dis qu’il n’y a pour elle d’autre solution que le couvent.

— Peur d’eux…

En se rappelant cette angoisse, proche de la terreur qui habitait les yeux de la jeune fille, tout à l’heure, Gilles comprit ce qu’elle signifiait. Des hommes capables de jeter leur propre père à la rue pouvaient faire, de la vie de leur sœur, un véritable enfer.

— Mais nous… mais vous ? Est-ce que vous ne pouvez rien faire ?

L’Abbé alla prendre un tison dans la cheminée, alluma sa pipe et tira deux ou trois bouffées.

— Non ! Personne ne peut rien… qu’elle-même. Si Judith désire prendre le voile, je ne crois pas qu’ils oseront s’y opposer. D’autant qu’à l’origine ils ne souhaitaient que cela afin d’empêcher la pauvre enfant de réclamer sa part d’héritage. Il n’y a aucune raison pour qu’ils eussent changé d’avis. Quant à Madame de La Bourdonnaye, elle est décidée à la garder autant qu’elle le voudra.

— Et… elle ?

À travers la fumée de sa pipe, l’Abbé plongea son regard dans celui de son filleul avec une sorte d’insistance. Puis, négligemment, comme s’il s’agissait d’une chose sans grande importance :

— Je l’ai laissée résignée. Elle sait qu’il n’y a pas d’alternative pour une fille sans dot. Après les funérailles, elle retournera à Notre-Dame-de-la-Joie… pour toujours très certainement. Maintenant, va dormir, ajouta-t-il en se levant avec un soupir. Tu en as grand besoin. Moi aussi. Et demain nous y verrons plus clair tous les deux. Mais je pense qu’il te faudra aller à Kervignac.

Gilles eut un haut-le-corps et se sentit pâlir.

— Je vous en prie, ne me demandez pas cela ! Ma mère ne cédera jamais. Et qui sait à quelles extrémités pourrait la porter une opposition formelle prononcée en face d’elle.

— Que crains-tu ? Qu’elle te fasse arrêter ?

Un instant Gilles garda le silence. Puis :

— N…on. Pas vraiment. Je crois, Monsieur, que c’est de moi que j’ai peur. Je crains les paroles qui pourraient être prononcées et que, peut-être, je contrôlerais mal. Je crains surtout… d’avoir la preuve formelle qu’elle ne m’a jamais aimé. Oh ! ce n’est pas que j’aie conservé beaucoup d’illusions à ce sujet mais elle ne me l’a jamais dit et j’ai peur que, dans sa colère, elle ne laisse libre cours à ses véritables sentiments. J’aime mieux avoir tort, sur toute la ligne, et pouvoir lui conserver un peu de tendresse.

Il y avait des larmes dans ses yeux mais l’Abbé refusa de les voir bien que ce fussent les toutes premières qu’il eût jamais aperçues, chez cet enfant trop secret.

— Pourtant tu iras. Sinon, c’est ta propre estime que tu perdras. Tu n’as pas le droit de fuir comme un voleur. Va la voir et puisque tu prétends devenir maintenant un homme, conduis-toi en homme. Ose l’affronter en face… quelles qu’en puissent être les conséquences. Et qui sait si sa colère ne t’apprendra pas ce que tu brûles de découvrir… le nom de ton père.

L’abbé Vincent connaissait bien son filleul et, en effet, les yeux du jeune homme se mirent à briller bien que les larmes n’y fussent plus. Il releva la tête, plongea son regard pâle dans celui du vieux prêtre :

— Vous l’exigez ?

— Oui. C’est le prix que je mets à mon aide. Va dormir maintenant. Demain, à l’aube, tu partiras…

Face à la porte qui se refermait sur le garçon, il traça le signe de la croix puis s’en alla secouer Katell qui s’était endormie dans la cheminée, son tricot sur les genoux…

Gilles dormit comme une bûche mais, habitué depuis longtemps à s’éveiller au chant du coq, l’aube le trouva courant à travers la lande en direction de Kervignac. Une lieue en terrain plat ne représentait pas grand-chose pour ses longues jambes et il n’avait qu’à peine besoin de reprendre son souffle quand un doigt de granit gris se dressa sur l’horizon : le clocher de son village. Alors, obliquant sur la droite, il plongea dans un chemin creux bordé d’ajoncs géants au bout duquel se cachait la maison maternelle.

Il franchit la barrière d’un bond, traversa le clos sans ralentir son allure, atteignit la porte basse qui s’ouvrit sous sa main impatiente. Une haute forme noire se retourna, lui fit face. Sa mère était devant lui… mais le cri de surprise qui s’éleva du fond de la pièce, ce n’était pas elle qui l’avait poussé.

Un instant, ils se dévisagèrent sans parler, lui s’étonnant de la trouver si pâle et plus petite que dans son souvenir de l’automne précédent, elle avec une sorte de concentration stupéfaite comme si, par le simple jeu de sa volonté, elle avait pu faire disparaître l’image importune qui se dressait devant elle. Enfin, elle parla d’une voix mate et froide infiniment plus frappante qu’un cri de colère :

— Que viens-tu faire ici ?

— Vous parler, ma mère.

— Je n’ai rien à te dire et je n’ai pas le temps de t’écouter. Retourne au séminaire d’où l’on n’aurait jamais dû permettre que tu sortes.

— On ne m’a rien permis. Je me suis enfui avant que l’on ne m’y conduise. Et même si ce que j’ai à vous dire vous fait perdre du temps, je vous demande de m’écouter.

Les paroles étaient respectueuses mais le ton si ferme que Marie-Jeanne Goëlo fronça les sourcils.

— Tu t’es enfui ! dis-tu ? Quelle audace !… Eh bien, tu rentreras et tu subiras le châtiment que tu mérites. Voilà tout. Laisse-moi passer ! J’ai à me rendre à l’église et à saluer le recteur Seveno avant mon départ…

Mais, loin de livrer passage, Gilles écarta les bras pour l’interdire davantage. En même temps son regard faisait un rapide tour de la grande pièce familière où, en effet, tout était dans un ordre insolite, effleura Rozenn tapie contre l’un des lits clos et habillée pour sortir et revint se poser sur l’étroit visage maternel qui, dans l’encadrement noir de la mante à capuchon semblait ciselé dans l’ivoire. C’était celui d’une femme sans âge dont il fallait faire effort pour se souvenir qu’elle n’avait pas trente-quatre ans. Seuls les yeux sombres, très beaux et ourlés de cils épais, avaient encore de la jeunesse. Tout le reste possédait cette teinte amortie des choses que l’on a tenues enfermées trop longtemps.

— Ainsi, vous partez ? dit-il enfin. Puis-je vous demander où vous allez ?… et combien durera votre absence ?

— Toujours ! Je vais à Locmaria, au couvent des Bénédictines où l’on m’attend car je ne veux plus rien savoir de la terre ni des hommes. Maintenant que tu sais, partiras-tu ?

Il hocha la tête négativement puis, avant même qu’elle ait pu s’en défendre, il la prit par le bras, la mena près de la table et l’obligea à s’asseoir sur un banc. Elle obéit machinalement, subjuguée malgré elle par cette autorité nouvelle que son fils montrait. Mais Gilles ne s’assit pas. Conscient d’avoir au moins l’avantage de sa haute taille, il croisa les bras sur sa poitrine et considéra sa mère.

— Ainsi, fit-il doucement mais avec une douleur dont il ne fut pas maître, vous alliez vous séparer de moi, votre fils, pour toujours et cela sans un adieu, sans un regret, sans même me revoir ? Quelle mère êtes-vous donc, à la fin ?

— Je n’ai pas choisi d’être mère. On me l’a imposé. Aucun forçat n’aime son boulet !… riposta-t-elle durement.

La brutalité des paroles frappa le jeune homme. Comme un boulet ! Voilà tout ce qu’il représentait pour cette femme qu’il ne pouvait s’empêcher d’aimer envers et contre tout. Jamais encore il ne s’était senti aussi seul, aussi misérablement abandonné. Une boule se noua dans sa gorge contre laquelle il lutta, sachant qu’elle se dissoudrait en larmes… et il ne voulait pas pleurer.

Marie-Jeanne, cependant, avait baissé les yeux. Elle examinait le bout de ses doigts qui sortaient des mitaines de fil noir tandis que, dépassant le bord de sa robe, le bout de son pied s’agitait, trahissant son impatience. Gilles, alors, soupira dans l’espoir de desserrer l’étau qui lui serrait la poitrine.

— Eh bien !… je vous remercie de me l’avoir dit. Ainsi donc… et puisque, si j’ai bien compris, vous ne m’avez jamais considéré comme votre enfant, je n’ai plus aucune raison d’accepter vos décisions me concernant.

Les yeux sombres se relevèrent brusquement, emplis d’éclairs menaçants.

— Qu’entends-tu par là ?

— Que vous me simplifiiez les choses, ma mère. Vous m’avez envoyé au séminaire comme on se débarrasse d’un paquet encombrant mais moi je ne veux pas aller au séminaire. Et c’est cela que je suis venu vous dire : jamais je ne serai prêtre !

— Comment ? Qu’oses-tu…

— Laissez-moi parler, ma mère, tant que je puis encore vous donner ce nom. Vous ne m’avez jamais pardonné d’être venu au monde comme si j’étais responsable de ma propre naissance et, injustement, vous avez résolu de m’en punir en m’ensevelissant, ma vie entière, sous une soutane… Je me refuse à vous obéir.

Avec la rapidité d’une vipère qui va frapper, Marie-Jeanne se releva. Deux vilaines taches rouges marquaient ses pommettes. Sa bouche se tordit comme si les mots l’écorchaient au passage.

— Sacrilège ! Misérable enfant ! Quels sont ces mots ?… Punition ! Tu oses qualifier de punition l’état le plus noble, le plus heureux qui puisse échoir à un homme…

— Pour vous peut-être. Pas pour moi…

— Alors c’est que j’ai raison, c’est que tu n’es pas mon fils, que tu ne l’as jamais été. Et cela je le savais. Auras-tu bien le courage de m’avouer comment tu souhaites vivre, ce que tu désires faire de toi ? Allons, parle ! Parle si tu oses proclamer ta honte.

— Point n’est besoin de me presser, ma mère, car je n’ai aucune honte à l’avouer, je veux servir le Roi, je veux être soldat.

— Soldat !

Marie-Jeanne avait littéralement craché comme du venin le mot dans un cri de fureur. Puis, brusquement, elle se calma. Il y eut un silence et ce fut d’une voix basse, assourdie qu’elle ajouta :

— Soldat… comme l’autre ! Un être de destruction et de malheur ! Une machine à détruire ! Un suppôt de Satan… comme lui.

Gilles retint son souffle. Sa mère tout à coup semblait tout oublier de ce qui l’entourait. Elle regardait quelque chose, très loin, bien au-delà des murs qui cachaient l’horizon. Peut-être allait-elle laisser échapper ce secret qu’il désirait tant connaître…

— Lui ? répéta-t-il tout bas. L’homme qui a été mon père était soldat ?

— Ils le sont tous… Ils l’ont toujours été dans cette famille maudite. À travers les siècles, ils n’ont jamais su faire que cela : tuer. Et aussi piller, violer, détrousser, incendier… Des maudits, des damnés qui ont trop longtemps défié Dieu. Tous pareils… tous semblables depuis leur fameux Gerfaut ! Tous ! Et toi, le dernier, le bâtard… tu es comme eux, tu veux suivre leurs traces sanglantes…

Elle était au bord de la crise de nerfs. Blême, de grands cernes noirs sous les yeux, un peu de mousse à la commissure des lèvres elle ressemblait à quelque sibylle au moment de la transe, comme si tout à coup, elle revivait le drame dont elle avait été victime. Effrayé, Gilles voulut la prendre dans ses bras, mais elle le repoussa avec une vigueur inattendue, si violemment qu’il vacilla et dut se retenir à la table. Ce mouvement lui fit apercevoir Rozenn. Agenouillée sur la pierre de l’âtre, elle avait tiré son chapelet et, la tête baissée, priait de tout son cœur.

— Je vous en prie, souffla-t-il… avant que nous ne nous séparions pour toujours… dites-moi au moins son nom…

— Jamais ! Tu entends ? Jamais plus je ne prononcerai ce nom. Je l’ai juré sur le Christ. Tu peux te perdre si c’est là ton désir… que m’importe après tout ?… mais tu ne sauras pas d’où te vient la damnation.

— Vous le haïssez donc tant, cet homme… qui vous a soumise, forcée…

— Le haïr ? Oh ! oui, je le hais… je le hais bien…

Brusquement, elle s’approcha de son fils, s’agrippa à sa veste, lui soufflant au visage une haleine brûlante :

— Veux-tu savoir pourquoi je le hais, pourquoi je l’exècre, pourquoi je ne pourrai jamais lui pardonner ? C’est parce qu’il m’a volé mon cœur, ma raison, ma vie. Il m’a forcée, dis-tu ? Oui, il m’a forcée mais pas comme tu l’imagines : il m’a forcée à l’aimer, il m’a rendue folle de lui. Il ne m’a pas violée, tu entends ? Il a seulement pris ma main… et je me suis donnée à lui, comme une malheureuse ensorcelée que j’étais. Il était le Diable, j’étais sa servante et pour lui j’ai tout renié. C’est cela que je ne peux pardonner ni à lui, ni à moi, ni à toi… à toi moins qu’à tout autre encore parce que tu lui ressembles. Comprends-tu, maintenant « mon fils » pour quelle raison je ne veux plus te voir ?

— Mais moi… moi, je vous aimais, cria Gilles, je vous aime toujours ! J’aurais tant voulu pouvoir vous donner le bonheur que vous n’avez jamais eu…

Elle le lâcha, lui tourna le dos, s’écarta de quelques pas puis, se retournant, le regarda. D’une voix soudain très lasse, elle murmura :

— Alors, obéis-moi ! Retourne au Séminaire, prends l’habit. Tu n’as pas d’autre moyen de m’apporter du bonheur…

Il soutint son regard un moment puis, détournant la tête :

— Pardonnez-moi ! C’est impossible…

— Alors va-t’en ! Je te maudis… comme lui ! Tu n’es plus mon fils. Tu peux aller au Diable si bon te semble, cela ne m’intéresse pas car je ne te reverrai de ma vie.

Elle s’élança, ouvrit la porte et s’enfuit en courant vers l’église dont la cloche tintait mélancoliquement dans le lointain. Incapable de faire un mouvement pour la retenir ou pour la rejoindre, Gilles regarda disparaître la grande cape noire que le vent gonflait. Il avait le cœur lourd, empoisonné d’amertume et de chagrin au point de ne plus bien savoir ce qu’il souhaitait véritablement.

Une main chaude et sèche se posa sur la sienne.

— Viens, mon petit ! fit la voix brisée de Rozenn. Nous avons cessé d’exister pour elle.

— Moi, oui… mais toi qui depuis si longtemps as veillé sur elle ?

La vieille femme haussa les épaules avec résignation.

— Je suis comme toi, j’appartiens à une époque qu’elle ne veut plus connaître. Tout à l’heure, la carriole du fils Glénic doit venir la prendre pour la conduire au coche. Elle devait me déposer à Hennebont, chez Monsieur le Recteur pour qu’il me dise ce que je dois faire. J’aime mieux ne pas l’attendre et faire le chemin avec toi.

Rozenn avait sa belle robe des dimanches, sa coiffe la mieux ornée mais elle paraissait si vieille, tout à coup, si misérable aussi que le cœur du jeune homme bondit vers elle, elle qui avait été sa vraie mère. Pour tant d’années de soins et de dévouement, elle recueillait l’indifférence, la plus cruelle ingratitude. Dans le cœur de Marie-Jeanne, il n’y avait apparemment place que pour un Dieu bien à elle.

Débordant de pitié, il entoura de son bras les épaules de sa vieille nourrice, posa ses lèvres sur sa joue puis, sans la lâcher :

— Tu as raison, dit-il, nous n’avons plus rien à faire ici. Allons où l’on nous aime…

Peut-être parce qu’il avait découvert quelqu’un à protéger, quelqu’un de plus malheureux que lui, Gilles se trouva tout à coup moins accablé. Bien plus, tandis que, le baluchon de Rozenn sur l’épaule, il cheminait auprès d’elle dans le matin brumeux, il sentait sourdre en lui un curieux sentiment de libération comme s’il sortait d’une épaisse et sombre forêt, pleine de taillis aux épines cruelles. Il saignait mais ses blessures cicatriseraient rapidement dans le baume d’une nouvelle vie ? Et la lande emmaillotée de brume lui parut tout à coup lumineuse. Le soleil n’était pas si loin…

CHAPITRE V LE SANG DU GERFAUT

— Elle a dit qu’elle ne me reverrait de sa vie… et puis elle m’a maudit.

Sans même prendre la peine de baisser la voix, Gilles avait jeté sa plainte depuis le seuil. La sacristie sentait l’encaustique, la chandelle froide, l’encens et l’amidon. Elle était si sombre, par ce jour gris et bas, que l’abbé Vincent, drapé dans la blancheur de l’aube, avait l’air d’un fantôme. Comme si les deux phrases tragiques lancées par son filleul n’avaient eu aucune importance, il continua paisiblement à disposer les ornements dont il se servirait tout à l’heure, pour accueillir le corps du défunt baron de Saint-Mélaine, se contentant de remarquer :

— Je suppose que cela ne t’étonne pas ? C’était tout ce qu’elle pouvait faire. Tiens, prépare-moi donc cet encensoir. Le bedeau a la grippe et les enfants de chœur font tout de travers. En même temps, tu me raconteras puisque nous sommes seuls.

Tout en disposant les bâtonnets parfumés, Gilles s’efforça de retracer, aussi fidèlement que possible, les paroles de sa mère. Elles étaient trop fraîches dans son esprit pour qu’il en eût oublié une seule. Il en était à rapporter la violente diatribe contre la famille de son père quand l’Abbé, soudain très agité, l’interrompit :

— Tu es certain ? Elle a dit « … tous, depuis leur fameux Gerfaut ? ».

— Certain. C’est un mot tellement inhabituel ! Mais je n’ai pas compris…

— Moi, j’ai compris. Dans sa colère, ta mère a laissé échapper tout simplement la clef de l’énigme. C’est un peu ce que j’espérais. Je sais maintenant qui est ton père… ou qui était, car j’ignore s’il vit toujours…

De stupeur, Gilles faillit lâcher l’encensoir.

— Vous savez ?

— Oui. Et je vais te le dire. Nous avons un peu de temps devant nous. Viens t’asseoir avec moi sur ce banc. Au surplus, ce ne sera pas si long car, bien entendu, je ne vais pas te raconter ici l’histoire des ancêtres de ton père. Elle constitue une sorte d’épopée passionnante et terrible, mais n’en est pas moins d’une longueur décourageante. Et d’ailleurs, j’ai dans ma bibliothèque une généalogie que je te montrerai.

— Je veux tout savoir, s’écria Gilles, dévoré d’impatience. Et d’abord, ce Gerfaut ? Qu’est-ce que c’était ?

— C’est justement ce que j’ai l’intention de t’apprendre. En l’an 1214 (tu vois que cela ne date pas d’hier) quand il épousa la belle Edie de Penthièvre, Olivier de Tournemine…

Un flot de sang monta aux joues de Gilles.

— Tournemine ?… C’est là… mon nom ?

— Le nom que tu devrais porter ? Oui… mais si tu m’interromps continuellement nous n’en sortirons pas. Donc, au moment de son mariage, Olivier de Tournemine reçut du duc de Bretagne, en présent de noces, un grand gerfaut blanc venu des pays du Nord. C’était un superbe oiseau, un grand chasseur. Olivier en fit peu à peu son inséparable compagnon et même la plus sûre de ses armes. Habitué au gros gibier, Taran, le gerfaut, attaquait indifféremment l’homme ou la bête et, lorsque son maître lui donnait la volée, nul ne pouvait espérer lui échapper tant ses ailes avaient de rapidité. Les serres faisaient couler le premier sang et ensuite l’épée ou la hache du Baron n’avaient plus qu’à achever l’ouvrage du rapace. Avec le temps, Taran devint une sorte de prolongement d’Olivier tant et si bien que les paysans terrifiés du Trégor finirent par confondre l’homme et l’oiseau. Ils furent, l’un et l’autre le Gerfaut, aussi cruels aussi implacables l’un que l’autre. À cause d’eux, les belles armes si nobles et si simples, d’or et d’azur écartelé, que le premier Tournemine avait apportées d’Angleterre, furent bien souvent souillées de sang… et, malheureusement, les descendants d’Olivier allaient suivre scrupuleusement la même trace…

— Qu’advint-il du seigneur et de l’oiseau ?

— Ils vécurent des années côte à côte, chaque jour un peu plus semblables, un peu plus enfermés dans cette étrange amitié. Taran portait capuchons et colliers d’or pur. Il régnait sur l’esprit de son maître. Mais, bien sûr, il n’était pas immortel et, un beau jour, la mort le prit. Le chagrin d’Olivier fut effrayant. Durant-des jours, des nuits, des semaines il s’enferma derrière les tours neuves de son château de La Hunaudaye qu’il avait fait construire, refusant de sortir. La chasse, la guerre, les coups de main et le pillage ne l’intéressaient plus. Même les femmes qu’il avait tant recherchées avaient perdu leur attrait. Et c’est peut-être en souvenir de l’oiseau terrible qu’il avait pris pour devise trois mots ambigus « Aultre n’auray… » la devise des Tournemine depuis ce temps-là.

— Mais enfin, il en est bien sorti un jour de sa forteresse ?

— Oui. Pour suivre à la croisade notre duc Pierre et le saint roi Louis. Il fut tué à la bataille de Mansourah. Mais son histoire, devenue légende avec le temps, n’a jamais été oubliée en pays de Pleven, ni d’ailleurs dans une bonne partie de la Bretagne.

Comment se fait-il alors que Rozenn, qui sait tant d’histoires, ne m’en ait jamais parlé ?

— Je ne sais pas. Peut-être qu’après tout elle ne la connaît pas… Ou alors, peut-être avait-elle des soupçons qu’elle a gardés pour elle.

— Mais… mon père ? Parlez-moi de mon père maintenant.

— Ton père ? Il était le dernier de cette race effrayante des Tournemine, qui, durant des siècles, ont fondu comme des oiseaux de proie sur tout ce qui passait à portée de leurs tours. Une étonnante collection de gentilshommes-forbans n’aimant et ne connaissant que la violence. Encore n’appartenait-il pas à la branche aînée qui est éteinte depuis deux siècles. Il ne lui restait rien de la puissance ni de l’énorme fortune qui faisaient dire, à certaine époque, que les messieurs de La Hunaudaye étaient seulement un peu moins grands seigneurs que le roi de France. Il s’appelait Pierre et il servait au même régiment que mon frère, le Roi-Infanterie. Je ne l’ai jamais vu en ce qui me concerne mais je sais que durant cet été où tu as été conçu il a séjourné chez nous, au Leslé, avec d’autres camarades.

Les yeux étincelants, les joues en feu, Gilles absorbait chacune des paroles de l’abbé Vincent comme une bolée d’air pur. Il avait l’impression qu’une large fenêtre venait de s’ouvrir soudain devant lui, dévoilant un horizon, là où il n’y avait jusqu’alors qu’un grand mur noir. Enfin, il pouvait mettre un nom sur ce père inconnu et tant recherché… et c’était un très beau nom…

Tout doucement, presque timidement, comme s’il craignait de faire évanouir un charme, il murmura :

— Est-il si difficile de savoir ce qu’il est devenu ? S’il servait au même régiment que Monsieur de Talhouët…

— Il aurait fallu pour cela qu’il y restât. Mais sa visite était une visite d’adieu. Las de la pauvreté, il rêvait de refaire l’ancienne fortune des ancêtres, de racheter La Hunaudaye qui appartient à cette heure à l’un de nos cousins Talhouët, président à mortier au Parlement de Rennes. Pour cela, il décida de naviguer, de gagner les Antilles via l’Afrique pour s’y livrer au commerce des esclaves. Si mes souvenirs sont exacts, en quittant le Leslé, il est allé s’embarquer à Nantes, sur l’un des navires de l’armateur Libault de Beaulieu à destination du golfe de Guinée… Allons, ne tremble pas comme cela ! On dirait que tu as la fièvre.

— C’est un peu cela ! Je voudrais tant le retrouver…

— Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Il n’est jamais revenu et il est possible qu’il soit mort. Mais pour te faire plaisir je m’informerai, j’interrogerai ma famille et j’écrirai à M. Libault de Beaulieu pour essayer de savoir quelque chose. Maintenant, il faut aller accueillir notre défunt. Voilà le glas qui se met en branle. Aide-moi à finir de m’habiller… Ce soir, je te dirai ce que j’ai décidé pour toi !…

Comprenant qu’il était inutile d’insister, Gilles fit ce qu’on lui demandait puis quitta l’église, emportant avec lui les premiers beaux rêves de sa jeune existence. Mais il n’alla pas loin : le cortège qui menait à l’église le corps du baron de Saint-Mélaine pour y attendre les funérailles qui auraient lieu le lendemain, montait vers lui… Caché derrière les buissons de houx et de buis qui marquaient l’entrée du cimetière, Gilles observa le petit cortège avec un étrange et tout nouveau sentiment d’orgueil. S’il était toujours un bâtard, du moins n’était-il plus le fils de personne. Il savait d’où il venait, même s’il ignorait encore où il allait et le sang qu’il portait en lui, le sang du Gerfaut, était plus ancien et plus noble que celui de la plupart de ces gens qui approchaient. Il fallait que son destin fût plus grand que le leur…

Dans le groupe moutonnant des têtes, il chercha Judith mais ce fut à un homme que son regard s’attacha. Bâti comme un taureau avec d’épais cheveux rouges, sans poudre, qu’un ruban noir retenait sur la nuque, armé d’une lanterne à vitre de corne où brûlait un petit cierge, il marchait devant le premier vicaire de la paroisse, l’abbé Gauthier qui, juché sur la paisible Églantine, précédait le corps. L’usage voulait que le porteur de cierge fût le plus proche parent du défunt et Gilles ne douta pas un instant que l’homme à la lanterne ne fût l’aîné des Saint-Mélaine, Tudal.

Cette découverte ne le satisfit guère. Le nouveau baron pouvait avoir vingt-cinq ans et il ressemblait trait pour trait à sa réputation : une brute pourvue d’un faciès dur et d’une paire d’yeux couleur de granit, à peu près aussi tendres d’ailleurs et affleurant un front un peu trop bas pour receler une vaste intelligence. Le tout engoncé dans un habit démodé, de couleur puce qui avait dû appartenir à son père.

Sachant que le personnage avait un frère, Gilles chercha, de l’autre côté de la simple charrette, habillée de draps blancs comme le cheval qui la tirait et, sur laquelle reposait le cercueil ouvert. Il n’eut aucune peine à trouver une copie à peu près conforme de Tudal à cette différence près que Morvan, le cadet, était de dimensions un peu plus réduites et arborait des yeux sombres habités par la ruse. En somme, s’ils ressemblaient à leur sœur c’était comme le bloc de pierre à peine dégrossi ressemble à une statue d’ange médiéval ; les couleurs y étaient, pas la divinité…

La jeune fille marchait au premier rang des femmes, entre la vieille Marjann et une voisine. Ensevelie dans sa grande mante noire, elle se tenait courbée comme sous le poids d’un fardeau trop lourd et Gilles eût hésité à la reconnaître tant cette attitude lui était peu familière, si une insolente mèche rousse, dépassant le bord du capuchon, ne se fût mise à jouer avec le vent.

Mais, au moment où elle passait devant le buisson de Gilles, Judith, comme avertie par une voix mystérieuse, releva soudain la tête et, ainsi qu’il l’avait fait la veille, son regard vint se planter droit dans celui du jeune homme. Il y eut alors, dans ces prunelles rougies, noyées de chagrin, la même expression d’angoisse que la veille, mais décuplée. Cette fois, c’était de la peur, une peur proche voisine de la terreur que Judith lui laissait voir.

Une brusque pitié chassa les dernières traces de rancune. Derrière ce char drapé de blanc, menant après lui la vague sinistre des grandes capes que le vent gonflait, Judith ressemblait si fort à ces jeunes captives traînées jadis aux chars des généraux vainqueurs que Gilles dut faire sur lui-même un violent effort pour ne pas bondir au milieu du cortège et en arracher la jeune fille… mais déjà le cercueil glissait sous le porche profond où étaient apparues les chapes noir et argent des prêtres. Judith disparut avec lui. Alors Gilles s’éloigna… Il ne voulait pas laisser les prières funèbres ternir un bonheur tout neuf. Au surplus, Judith appartenait pour de longues heures au cérémonial compliqué des pré-funérailles. Il n’avait rien à faire dans l’église…

Comme en ces jours de l’automne passé où il courait la campagne comme une bête affolée qui cherche à faire tomber la flèche qui l’a blessé, il gagna les bords du Blavet mais, cette fois, en tournant le dos à la mer, se perdit dans les collines où les bourgeons de châtaigniers commençaient à éclater. Il lui fallait partager avec la terre cette grande promesse de joie qui était en lui, cet espoir qui avait toute la force et toute l’exubérance du jeune printemps en gestation. Et il resta là des heures, assis sur une souche à l’orée d’un bois suivant des yeux le vol rapide d’une petite mésange noire, écoutant le cri des courlis et respirant avec délice la double senteur de la mer et de la terre. Il avait l’impression que le monde lui appartenait, le monde tout entier à une exception près tout de même et cela suffisait pour qu’il ne fût pas véritablement heureux car cette exception c’était Judith qu’il ne reverrait pas avant longtemps, en admettant même qu’il la revît un jour puisque, selon le Recteur, il lui fallait accepter le couvent seul capable de la protéger de ses frères.

Dans les rêves d’avenir un peu fous qu’il formait, Gilles ne savait pas très bien quelle place attribuer à la jeune fille. Mais il avait l’immense certitude des gens très jeunes et la prescience des gens qui aiment. Il savait que cette place était marquée et que, douce ou amère, Judith viendrait l’occuper un jour. Et parce qu’elle était le seul lien qui le rattachât encore à cette terre bretonne qu’il allait sans doute quitter prochainement, car, selon toute probabilité, son parrain allait sans doute l’envoyer au loin, il se jura de ne pas partir sans avoir tenté, une dernière fois de lui parler. Pour lui dire quoi ? Cela non plus il ne le savait pas très bien… Peut-être tout simplement qu’il l’aimait, dût-elle lui rire au nez.

Il y pensa si fort tout le long du jour qu’en la voyant surgir le long de la rivière quand il redescendit dans le soir tombant, il crut à une hallucination. Pourtant, c’était bien elle ! Mais dans quel état !

Sa jupe noire relevée à deux mains, la masse fauve de ses cheveux défaits croulant sur son dos, elle courait de toutes ses forces vers la porterie de Notre-Dame-de-la-Joie que Gilles avait dépassée depuis quelques instants. Elle ne criait pas, elle ne pleurait pas mais tout son être proclamait sa terreur et Gilles n’eut pas besoin d’y regarder à deux fois pour découvrir la cause de cette terreur : un homme poursuivait la jeune fille et cet homme c’était Morvan le plus jeune des deux Saint-Mélaine.

Apercevant une silhouette sur le chemin, celui-ci hurla :

— Arrêtez-la, bon sang ! Eh ! Vous ! Là-bas, Vous entendez ? Arrêtez-la !…

Naturellement, Gilles n’en fit rien. Au contraire, quand la jeune fille haletante arriva sur lui, il s’écarta pour lui laisser la route libre. Il l’entendit gémir.

— Par pitié !… Aidez-moi !…

Mais la plainte de Judith s’acheva en cri de douleur. Fatiguée sans doute par sa course, la jeune fille venait de buter dans une ornière, s’y tordit cruellement le pied et s’abattit lourdement à terre. Son poursuivant qui arrivait comme un boulet de canon salua sa chute d’un mugissement triomphant.

— Ah ! Je te tiens !…

— Pas encore !…

Gilles, debout au milieu du chemin, en interdisait maintenant le passage. En un instant, Morvan fut sur lui.

— Ôte-toi de là, croquant ! hurla-t-il en soufflant au nez du jeune homme une haleine curieusement parfumée à l’oignon et au cidre. Tu dois me laisser la place.

— Il faudra faire ça toi-même, riposta Gilles goguenard. Si tu veux la place, tu n’as qu’à la prendre. Sauvez-vous, mademoiselle, cria-t-il à l’adresse de Judith. Je saurai bien le retenir.

— C’est ce qu’on va voir, fit Morvan en fonçant tête baissée sur cet adversaire inattendu.

Le choc fut violent. Bien qu’un peu moins imposant que son aîné, Morvan de Saint-Mélaine était d’une force redoutable. Quant à Gilles, c’était la première fois, en dehors des rituelles bagarres de collège dont il s’était toujours tiré honorablement qu’il faisait usage de la sienne dans un combat. Plus grand et plus nerveux que son adversaire, il avait l’avantage de la souplesse et, surtout, il était transporté hors de ses propres limites par le plus puissant des révulsifs ; la joie exaltante de se battre pour Judith, devant Judith ! Et il se mit à taper comme un sourd.

La bataille fut d’une étonnante rapidité. C’était tout simple d’ailleurs ! Heureux comme un roi, Gilles ne sentait pas les coups de l’autre et se servait de ses poings comme s’il n’avait fait que ça toute sa vie. On se cogna, on s’empoigna, on roula à terre, on tenta joyeusement de s’étrangler mutuellement sans d’ailleurs y parvenir, on se releva en se bourrant de coups mais finalement force resta au chevalier de Judith quand, profitant de ce que son adversaire se trouvait en déséquilibre sur la berge glissante, il le frappa en plein visage avec une telle vigueur qu’il l’envoya tout droit dans le Blavet.

Sans perdre de temps à s’inquiéter de ce qu’il y ferait, il revint vers Judith qui gisait toujours sur le chemin où la surprise l’avait clouée au moins autant que la douleur.

— Puis-je vous aider à vous relever, mademoiselle, fit-il en lui tendant la main. Vous vous êtes blessée en tombant ?

Il n’y avait plus trace de peur sur le joli visage clair levé vers lui et ce fut avec une sorte d’empressement que la petite main de Judith vint se loger dans la sienne. Même elle lui sourit.

— Encore vous ! fit-elle, gentiment moqueuse. Décidément, vous tenez beaucoup à me sauver. Mais, cette fois, c’est vrai, ajouta-t-elle en redevenant grave. Il faut que dans un instant je sois à l’abri derrière les murs du couvent. Là seulement, je pourrai leur échapper.

— Échapper à qui ? À vos frères ?

— Ah ! vous savez qu’ils sont mes frères ? Oui, à eux ! Ils veulent m’emmener avec eux demain, quand mon père sera enterré.

Gilles sentit trembler la main qu’il tenait toujours. La peur était revenue.

— Vous emmener ? Mais je croyais qu’ils désiraient faire de vous une religieuse ?

— Ils ont changé d’avis. Ils veulent me ramener chez eux pour me marier à un voisin, un vieux bonhomme répugnant mais très riche qui, paraît-il, est amoureux de moi. Aidez-moi donc à me relever. Mon pied me fait un mal horrible et je vous l’ai dit, il faut que je gagne le couvent très vite. Morvan ne va pas rester toute sa vie dans la rivière !

En effet, la fraîcheur de l’eau avait rendu tous ses esprits à Saint-Mélaine et il commençait à nager en direction de la berge. Gilles haussa les épaules, dédaigneux.

— Il ne pourra pas reprendre pied à terre avant le pont. C’est plein de vase par ici et terriblement glissant. J’en ai déjà fait l’expérience…

— Vous ne savez pas de quoi ils sont capables quand ils sont en colère. Oh ! que j’ai mal ! Il va falloir que vous m’aidiez à marcher. Heureusement, il n’y a plus que quelques pas !

Pour toute réponse, Gilles se pencha, saisit Judith à la taille et sous les genoux, l’enlevant de terre sans le moindre effort apparent.

— Voilà ! fit-il gaiement. Le mieux est que vous ne marchiez pas du tout. Si vous vouliez bien me tenir par le cou…

Elle avait déjà obéi. Avec un frémissement de joie, il sentit contre sa joue la douceur de sa joue à elle, la soie de ses cheveux contre son cou. Alors, il osa la serrer davantage contre lui et elle ne protesta pas.

Dans la poitrine de Gilles, le cœur se mit à battre la chamade. Jamais il n’avait imaginé un instant aussi doux, aussi merveilleux. Ce n’était plus la Judith arrogante et méprisante qu’il tenait dans ses bras, c’était une Judith toute nouvelle, tendre et abandonnée, sans révolte et sans orgueil, une Judith qui, peut-être, pourrait l’aimer elle aussi… Et il aurait voulu que le couvent reculât jusqu’au fond des forêts pour prolonger indéfiniment ce délicieux voyage, dût-il y laisser son dernier souffle.

Tout à coup, il l’entendit soupirer.

— Vous êtes fort et vous vous battez bien ! Quel dommage que l’on veuille faire de vous un curé.

Il se mit à rire.

— Mais c’est que, justement, je ne serai jamais curé. L’abbé de Talhouët, qui est mon parrain, me dira ce soir quel destin il a choisi pour moi…

Il fut tenté, un instant, de lui confier ce qu’il venait d’apprendre, de lui dire quel sang coulait dans ses veines, ne fût-ce que pour voir s’élargir ses grands yeux. Mais il songea que ce serait peut-être une trop belle occasion de lui rappeler sa bâtardise et il jugea plus prudent de s’abstenir, se contentant d’ajouter : « Peut-être m’enverra-t-il me battre en Amérique ? Il n’y a rien que je désire plus au monde… »

Il sentit se crisper imperceptiblement le bras qui serrait son cou et, se penchant, il vit briller les yeux noirs.

— En Amérique ! exhala-t-elle. Quelle chance, mon Dieu ! Il n’y a que les hommes pour avoir de telles chances. Moi, je n’ai droit qu’au couvent. Et j’aimerais tellement vivre… Le couvent, c’est la tombe…

Le cri de révolte de Judith trouva un écho fidèle dans le cœur de Gilles. Cela ressemblait trop à son propre refus en face du séminaire. L’adolescente repoussait le voile monacal avec autant d’ardeur qu’il avait repoussé la soutane et l’abbé de Talhouët qui l’avait cru résignée s’était trompé : elle subissait, sans plus.

Gilles eut envie, tout à coup, de lui raconter ses derniers mois à Vannes, de lui dire ses angoisses, ses refus, sa fuite et même le vol du cheval mais il n’en avait plus le temps car, déjà, ils étaient arrivés devant l’antique portail d’aspect encore féodal qui s’ouvrait dans les murs ceinturant le parc du couvent. Alors, il s’affola : dans un instant, Judith serait de l’autre côté de cette porte. Il ne pourrait plus la voir, l’entendre, la toucher… La serrant à la briser, il murmura alors dans ses cheveux :

— Êtes-vous sûre que vous ne risquerez rien au couvent, que vos frères ne pourront pas vous en arracher ? Ils sont votre seule famille maintenant ? Ils ont tous les droits.

— En effet mais Mme de La Bourdonnaye saura me défendre. Elle est dépositaire du désir formel exprimé par mon père, avant sa mort, de me voir prendre le voile à Notre-Dame-de-la-Joie ! Pauvre père, il croyait assurer sinon mon bonheur, du moins ma tranquillité.

— Mais vous n’êtes pas obligée de prendre le voile dès maintenant ?

— Bien sûr que non. Je dois finir l’année scolaire puis il y aura le temps du noviciat qui peut durer deux ou trois ans. Pourquoi me demandez-vous tout cela ?

— Parce que je veux faire pour vous ce que l’on fait pour moi : vous donner la liberté. Je jure, si Dieu permet que je vive, de venir vous arracher de ce couvent quand je reviendrai d’Amérique. Je ne sais pas encore comment je ferai mais si vous avez confiance en moi, rien qu’un peu, je suis prêt à donner ma vie pour vous.

Judith ne répondit pas tout de suite. Doucement, elle se dégagea de ses bras, l’obligea à la poser à terre et, un instant, il eut peur de l’avoir froissée. Elle allait encore se fâcher, l’accabler de son mépris, lui lancer sa bâtardise à la tête… Mais il n’en fut rien. Judith se contenta de poser ses deux mains sur ses épaules en se haussant sur la pointe des pieds pour mieux plonger son regard au fond des yeux du jeune homme.

— Pourquoi feriez-vous cela ? demanda-t-elle presque timidement. Vous n’avez eu de moi jusqu’à présent que dédain et mauvais procédés…

— Étant ce que vous êtes et ce que je suis, c’était presque normal, dit-il gentiment. Au contraire, je crois que je vous dois beaucoup car sans vous je me serais peut-être laissé enfermer au séminaire. Mais vous m’avez donné un immense désir de vous approcher, d’essayer de devenir digne de vous… Je crois… oui, je crois que je vous aime…

Le mot était parti tout seul, aussi simple, aussi naturel qu’un chant d’oiseau et Gilles s’étonna que l’aveu eût été si facile. Sur ses épaules il sentit frémir les mains de Judith. Elles glissèrent soudain, se nouèrent autour de son cou et, tout à coup le corps de la jeune fille se serra étroitement contre le sien tandis que leurs bouches s’unissaient sans que l’on pût savoir laquelle était allée au-devant de l’autre.

Pendant une seconde, l’univers bascula. Les lèvres de Judith avaient le goût de ses larmes et la fraîcheur d’une rose mais, dans les bras de Gilles, son corps tremblant brûlait comme une flamme. Pourtant, ce fut elle qui se reprit la première. S’arrachant brusquement à leur étreinte, elle courut jusqu’au portail avec une légèreté qui pouvait laisser des doutes sur la gravité de sa foulure au pied, se pendit à la cloche puis, se retournant vers le jeune homme, elle rejeta en arrière sa chevelure qui lui tombait dans les yeux et ses yeux scintillèrent comme des diamants noirs. Ils avaient tout l’éclat du triomphe. D’une voix haletante, elle souffla, très vite.

— Je t’attendrai, Gilles Goëlo ! Je t’attendrai… trois ans, pas un jour de plus. Si tu tiens ta promesse, je t’appartiendrai et tu pourras faire de moi ce que tu voudras. Sinon…

— Sinon ?

Elle eut un petit rire à la fois dur et tremblant.

— Sinon, je verrai ce que j’ai à faire pour moi-même. Mais sache que je n’userai pas ma vie dans le renoncement perpétuel, que je ne dessécherai pas derrière ces grilles, inutilement vierge. Si tu ne viens pas, je serai à celui qui m’aidera à fuir, fût-il simple jardinier du couvent. Va-t’en maintenant, on vient.

En effet, le tintement de la cloche avait déterminé tout un remue-ménage derrière la porte. La lumière d’une lanterne apparaissait au-dessus du mur accompagnée de bruits de pas. Une voix âgée chevrota :

— Qui va là ? Qui sonne ?

— Moi, sœur Félicité ! Judith de Saint-Mélaine !… Et, plus bas, elle ajouta, tournée vers Gilles : N’oublie pas. Tu n’as que trois ans pour me mériter…

La porte s’entrouvrit puis se referma avec un bruit sourd. Les pas s’éloignèrent sur le gravier du jardin, la lumière qui éclairait les cimes des arbres disparut. Gilles alors se remit en marche sans trop savoir où il allait. Les oreilles bourdonnantes, à moitié ivre à la fois de joie et de stupeur, il remonta lentement le long des murs du parc pour rejoindre la ville en contournant le couvent et ainsi éviter de retrouver Morvan à sa sortie de la rivière. Il était inutile de déclencher un nouveau scandale qui, peut-être, retarderait son départ. Car maintenant, il avait cent fois plus hâte de partir que tout à l’heure. Trois ans ! Il avait trois ans pour gagner l’amour et réussir sa vie. Il n’y avait plus une seule minute à perdre !…

Une heure plus tard, la couleur du monde avait changé pour Gilles qui se souvenait à peine d’avoir pleuré de douleur et d’abandon. Le grand mur noir qui, depuis des mois, lui cachait le soleil s’était définitivement écroulé, non au fracas des trompettes comme la muraille rouge de Jéricho, mais sous la parole paisible et douce d’un homme au cœur compatissant. Un paysage immense s’étalait maintenant sous ses yeux, sans plus de limites que celles de la vaste terre et des mers infinies… Et qu’importait si le vent aigre courait toujours au long des ruelles en pente, giflant les flaques d’eau et claquant les volets, qu’importait si les soldats, en quittant la ville l’avaient laissée sale et morose comme une fille de joie après une nuit d’orgies, qu’importait si le ciel nocturne charriait toujours ses tristes nuages alourdis de pluie. Dans le cœur de Gilles tout était clair, net, lumineux.

Pour obtenir cette espèce de miracle, M. de Talhouët n’avait pas eu besoin de grandes phrases ni de longues périodes.

— Demain, lui dit-il, tu partiras pour Brest et tu te rendras chez mon amie Mme du Couédic avec une lettre que je te donnerai. Mme du Couédic est en grand deuil puisqu’il y a tout juste deux mois que nous avons porté en terre son glorieux époux mais sa bienfaisance ne connaît ni deuils ni fêtes. En outre, il n’est pas un marin, si haut placé soit-il, qui, à cette heure, ne tienne à honneur d’aller saluer la veuve d’un héros. Le chevalier de Ternay d’Arsac, chef d’escadre chargé par le Roi de conduire, outre-Atlantique, l’armée du comte de Rochambeau, n’y fait pas exception. Mme du Couédic te recommandera à lui afin qu’il voie à t’introduire au mieux auprès du général en chef… peut-être comme secrétaire puisque, bienheureusement, tu parles anglais…

Sous la vieille veste de chasse, le cœur de Gilles se mit à battre la charge. L’Amérique ! C’était bien cela. On allait l’envoyer en Amérique ! Bientôt, sur l’un des magnifiques vaisseaux du Roi, il s’en irait au bout du monde, porté à la fois sur les flots verts du grand océan et sur les nuages dorés de ses rêves de gloire. Et là-bas, dans ce pays fabuleux où des hommes se battaient pour un mot que l’on ne connaissait pas encore beaucoup en France… la Liberté !… là-bas, il rencontrerait sans doute cet étonnant marquis de La Fayette, il pourrait peut-être combattre à ses côtés. Mais surtout, mais avant tout, il saurait bien forcer le destin à lui donner enfin sa chance.

— À quoi penses-tu ? demanda l’abbé Vincent qui épiait les réactions de son filleul sur son visage.

Ramené sur terre, Gilles le considéra un instant avec des yeux scintillants de reconnaissance. Puis il lui sourit :

— Je pense, Monsieur, que demain vous me donnerez la volée comme jadis Olivier de Tournemine lançait Taran, le gerfaut blanc. Je vais combattre, moi aussi…

L’Abbé fronça les sourcils.

— Un instant ! Je t’envoie combattre, oui, mais au nom du Roi et pour le Roi. Je ne t’envoie ni au meurtre ni à la rapine. Si tu veux imiter ton ancêtre, que ce soit uniquement dans ce qu’il eut de grand… et surtout dans la dernière partie de sa vie puisque au jour de sa mort il combattait pour Dieu.

« Pour devenir un vrai gentilhomme, ton chemin sera plus long et plus difficile qu’aucun autre mais tu ne dois jamais oublier l’honneur, la courtoisie… la générosité… et la pitié qu’ignorait le Gerfaut. Ne le prends pas trop pour modèle.

— Je n’oublierai pas, Monsieur, parce que ce serait oublier ce que je vous dois, ce serait vous décevoir… et j’aimerais mieux mourir que vous déplaire.

La gravité du ton fit sourire l’Abbé.

— Essaie aussi de rester vivant, fit-il en lui tapant sur l’épaule. Tu n’imagines pas à quel point je déteste chanter le Requiem.

CHAPITRE VI UN SUÉDOIS NOMMÉ FERSEN…

Parti d’Hennebont le 10 mars, ce fut seulement le 5 avril que Gilles aperçut les bastions, demi-lunes, fossés, redoutes, talus et saillants pointus, chef-d’œuvre de M. de Vauban qui faisaient de Brest une forteresse quasi imprenable.

C’était évidemment beaucoup de temps pour parcourir une trentaine de lieues, surtout à cheval mais, en fait, le jeune voyageur ne mit guère plus de trois jours à couvrir la distance. Le reste du temps, il l’employa à devenir quelqu’un d’autre. Ou tout au moins à essayer.

En effet quand, après une nuit blanche passée tout entière à évoquer Judith et à appréhender la prochaine rencontre entre un cheval de sang et un séant douloureux, il descendit pour faire ses adieux à son parrain, il eut la surprise de trouver Mahé dans la rue, plus sale et plus hirsute que jamais, planté comme un piquet entre le beau cheval et Églantine. Or, si le noble animal, étrillé de main de maître, n’avait pour tout harnachement qu’une bride fermement tenue en main par Mahé, la mule pastorale portait tout son harnachement habituel plus un petit bagage.

Devant la mine déconfite de son filleul, l’Abbé se mit à rire.

— Tu n’imaginais pas, mon garçon, que j’allais te lancer ainsi à l’aventure sans le plus petit semblant de préparation ? Pour aujourd’hui, tu n’iras pas plus loin que Pont-Scorff et notre domaine du Leslé où t’attend Guillaume Briant, l’ancien écuyer de défunt M. de Talhouët, mon père. Tu resteras chez lui, à la ferme, durant trois semaines qui devront suffire à t’apprendre, non seulement quelques rudiments des armes, mais encore à te tenir assez convenablement sur ce bel animal pour ne pas le faire rougir de honte. Après seulement, tu rejoindras Brest. Mahé t’accompagnera et ramènera ensuite ma mule que je te prête pour le chemin afin que tu n’ailles pas à pied, comme un paysan car je veux que tu saches la signification que j’attache aux responsabilités que j’assume contre la volonté de ta mère et j’entends que désormais tu fasses honneur à ce nom modeste qu’elle t’a donné… à défaut d’un autre.

À la fois déçu, ravi, humilié et empli d’orgueil, Gilles devint finalement rouge de joie. Il venait de penser que Pont-Scorff n’était pas loin d’Hennebont, qu’il serait possible peut-être de revenir secrètement, de revoir Judith… Mais comme s’il avait lu dans sa pensée, l’Abbé s’approcha de lui à le toucher et, refermant sur son bras une main singulièrement vigoureuse, il reprit, les yeux dans les yeux du garçon :

— … Tu ne reviendras que devenu homme véritable et j’exige que tu m’engages ici ta parole formelle ! (Et, plus bas, il ajouta :) Toute la ville sait déjà que Mademoiselle de Saint-Mélaine a fui hier la maison de son père pour s’enfermer au couvent. Un jeune homme l’y a conduite après s’être battu avec son frère cadet et les deux Saint-Mélaine ont juré de faire un mauvais parti à cet imprudent. Ils n’auront aucune peine à te retrouver…

— Comment savez-vous ?…

— Tu étais en bien mauvais état hier soir, mais ta figure chantait de joie ! Voilà pourquoi j’exige ta parole ! Reviendras-tu ?

Gilles baissa la tête, vaincu.

— Vous avez trop fait pour moi pour que je vous désobéisse ! Je ne reviendrai pas avant d’avoir accompli ce que l’on attend de moi. Mais… veillez sur elle, je vous en prie !…

— Dieu est là pour cela. Et elle est dans Sa main. Pour toi, mieux vaut oublier ce qui ne peut être. Adieu, mon enfant, et que Dieu te garde !

Gilles s’agenouilla pour recevoir la dernière bénédiction puis, avec un soupir, se hissa sur le dos d’Églantine tandis que Mahé, fier comme un empereur, menait en bride le cheval étranger que le jeune homme n’avait pas été jugé digne de monter.

Trois semaines plus tard, les choses avaient singulièrement changé. Mais à quel prix ! Sur ce domaine du Leslé où sa mère avait connu tour à tour l’amour et la honte, où il avait poussé son premier vagissement, Gilles vécut une assez bonne imitation du purgatoire sous la férule impitoyable de Guillaume Briant, ancien dragon de Penthièvre dur de peau, dur de poil, singulièrement avare de paroles mais encore capable, la soixantaine passée, de dresser un cheval vicieux ou encore, le sabre au poing, d’en remontrer à plus d’un maître d’armes chevronné. Et, durant les trois semaines, du lever au coucher du soleil, sous l’œil impénétrable de Briant, Gilles courut, sauta, fit des armes, du manège, apprit à se servir d’un pistolet, d’un fusil, d’un sabre et d’une épée, le tout en plein air sous une petite pluie fine qui ne cessait pratiquement jamais et avec, la plupart du temps, une bordée d’injures pour seul encouragement. Mais au bout d’une semaine il obtenait de son bourreau la permission de monter le bel alezan volé qu’il avait baptisé Merlin en souvenir de l’enchantement de leur première rencontre et puis, juste à l’instant du départ, Guillaume Briant se décida à prononcer quelques paroles aimables.

— J’aurais aimé vous garder plus longtemps, lui dit-il, car vous avez des qualités rares. Vous possédez ce qu’il faut pour être un grand cavalier et l’une des meilleures lames du royaume mais le temps nous manque. Essayez de ne rien oublier de ce que je vous ai appris. Vous en savez assez pour faire illusion… D’autant plus que j’ai reçu ordre de vous équiper.

Et, en effet, nul n’aurait reconnu le transfuge mal peigné de Saint-Yves dans le jeune cavalier qui, par ce jour d’avril venteux, s’avançait au pas mesuré de sa monture, vers la porte de Landerneau, l’unique porte de Brest accessible aux charrois et aux bêtes de somme. Vêtu de drap gris fer et d’une chemise à jabot de lin blanc sous un ample manteau noir, botté de cuir noir, les cheveux sagement ramenés sur la nuque et enfermé dans une bourse de peau serrée d’un ruban, le tricorne sans galons campé suivant un angle désinvolte, Gilles, très droit, guidait fermement Merlin à travers la foule de troupeaux, de chariots, d’ânes portant des femmes ou des moines qui encombraient le chemin.

Il allait calmement, sans se presser, goûtant l’instant, simplement heureux de cette force neuve qu’il sentait en lui et, plus encore, de l’épée d’acier bleu que Guillaume Briant lui avait accrochée au côté avant d’allonger, en guise d’adieu une claque vigoureuse sur la croupe de Merlin. Il lui semblait que ses yeux ne seraient jamais assez grands pour embrasser le spectacle qui s’offrait à eux.

Enfermée dans ses fortifications, gardée par son antique château verdi par le temps et le climat, Brest n’était qu’une petite ville grise, aux rues resserrées mais pittoresques. Elle ressemblait à une noix au creux de quelque formidable coquille.

Ses maisons de granit étaient presque aussi sévères que ses murailles mais les uniformes pimpants des troupes qui l’emplissaient côtoyaient les coiffes blanches et les robes brodées des paysannes, les braies de toile plissée et les chapeaux ronds des hommes tandis que les tricots rayés des matelots et les tenues rouges des Gardes-Marines passaient près des souquenilles délavées des forçats en bonnets verts ou rouges qui, à Brest, travaillaient à la voirie aussi bien qu’aux différents ateliers de l’arsenal.

Habitué à l’élégance mesurée de Vannes, Gilles trouva que cette ville n’était pas belle mais, tout au bout de la longue rue de Siam qui la traversait, se montraient les eaux grises de la Penfeld chargées d’une forêt de mâts immenses où claquaient des flammes multicolores.

Guillaume Briant, en lui remettant son équipement et un peu d’argent de la part des Talhouët, lui avait conseillé l’auberge du Pilier Rouge, un établissement modeste, tenu par un sien cousin et proche de la maison de poste des Sept Saints ; mais Gilles, incapable de résister à l’envie de contempler enfin les grands vaisseaux du Roi, remit à plus tard la recherche de son logement. Il descendit jusqu’au port et demeura émerveillé par la splendeur du spectacle.

Hautes murailles de bois rouge, bleu, ou chamois, châteaux de poupe aux vitres étincelantes, sculptés comme des autels et dorés comme des missels et lanternes de bronze ouvragé, les vaisseaux de Sa Majesté Louis le Seizième, roi géographe et passionné de marine, ressemblaient avec leurs figures de proues hautes en couleur et leurs pavillons de soie brodée à des palais de rêve amarrés pour un instant aux rives ternes de la réalité…

Gilles fût volontiers demeuré là des heures au milieu de la foule grouillante qui encombrait le quai si une exclamation poussée tout près de lui par une voix coléreuse ne l’avait tiré de sa songerie.

— Mais c’est mon cheval ! Ah çà, monsieur, pouvez-vous me dire ce que vous faites dessus ?

Debout à la tête de l’animal, deux jeunes gentilshommes regardaient Gilles avec une curiosité parfaitement dépourvue de sympathie. L’un d’eux, celui qui avait parlé, avait même posé la main sur la bride, avec dans ses yeux très bleus une lueur de mauvais augure. Gilles se sentit pâlir, maudit sa mauvaise chance qui le faisait tomber droit sur le propriétaire du cheval mais il s’efforça de faire bonne contenance.

— Êtes-vous certain, monsieur, demanda-t-il doucement, que ce cheval soit le vôtre ?

— Comment, si j’en suis certain ? Je l’avais payé assez cher pour le connaître pouce par pouce des sabots au chanfrein. Un malandrin me l’a volé à Vannes, devant une auberge où je dînais avant de reprendre ma route !

Allons, il n’y avait aucun doute et pas davantage sur les intentions de ce jeune officier qui pouvait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans et qui parlait avec un accent étranger assez prononcé. D’un coup d’œil, Gilles embrassa l’élégant uniforme bleu et jonquille du régiment Royal Deux-Ponts, les épaulettes de colonel, la perruque poudrée, le tricorne galonné d’or et comprit que ses rêves de gloire risquaient fort de s’arrêter là. Cet homme allait l’envoyer tout droit en prison…

Néanmoins, il décida de jouer le jeu jusqu’au bout. Mettant calmement pied à terre, il se découvrit, salua et, gravement :

— Je suis ce malandrin, monsieur ! J’ai, en effet… emprunté votre cheval un jour de grande nécessité où il me fallait fuir au plus vite. Croyez que je vous en demande bien pardon.

— Et vous vous imaginez que cela suffit ? Grâce à vous j’ai dû achever mon voyage sur un épouvantable bidet qui a failli me tuer de ridicule ! Et peut-on savoir ce qui vous obligeait à fuir si vite ? La maréchaussée ?

— Non, monsieur : le séminaire où l’on voulait que j’entre contre mon gré. Cela dit, j’ai déjà eu l’honneur de vous demander excuses d’un acte répréhensible dont je ne suis nullement coutumier. Si néanmoins vous ne vous estimez pas satisfait par mes paroles… et la restitution immédiate de votre bien…

Il fit le geste, significatif, de mettre la main à la garde de son épée. C’était de la folie pure car il n’était certainement pas de taille à se mesurer avec un colonel rompu aux armes mais il préférait cent fois mourir que subir l’humiliation définitive d’une arrestation. Du moins mourrait-il comme il aurait souhaité vivre : en gentilhomme.

L’étranger leva les sourcils d’un air offusqué et se mit à ricaner.

— Mais vous êtes féroce, mon petit monsieur ! Non seulement vous volez les gens mais encore vous voulez les assassiner ?

— Qui parle d’assassiner ? Vous avez une épée, monsieur, et j’en ai une aussi. Servez-vous-en…

L’autre officier, qui n’avait encore rien dit et se contentait de suivre la scène avec un amusement visible, intervint alors. Plus petit que son compagnon qui était long et mince et d’une élégance trop parfaite pour n’être pas quelque peu affectée, il avait de vifs yeux noirs et un teint bronzé qu’il n’avait pu prendre qu’au soleil d’un pays lointain.

— Si vous nous disiez d’abord qui vous êtes ? suggéra-t-il. On ne se bat pas avec n’importe qui, surtout ici où Monsieur le comte de Rochambeau est fort sévère sur le chapitre des duels. Vous avez assez la tournure d’un gentilhomme mais cela ne suffit pas : votre nom, je vous prie !

L’insolence légère du ton employé irrita Gilles. Toisant son interlocuteur qui avait une bonne tête en moins que lui, il laissa tomber sèchement :

— Je me nomme Gilles Goëlo, monsieur. Est-ce que cela vous suffit ?

À son tour, le jeune homme brun haussa les sourcils :

— Certainement pas ! Ce n’est pas un nom cela ! Êtes-vous seulement gentilhomme ?

— Non, monsieur, s’écria Gilles, exaspéré, je ne le suis pas, du moins pas au sens où vous l’entendez car le nom que je porte est celui de ma mère, mon père qui, lui, était gentilhomme, n’ayant pas eu le temps de me reconnaître. Si vous préférez, je suis bâtard ! Bâtard de Tournemine comme on aurait dit au Moyen Âge. Et maintenant, j’en ai assez dit ! Tuez-moi, monsieur, cela vaudra mieux que de m’insulter.

Le jeune homme brun allait riposter quelque chose mais son compagnon s’interposa. Haussant les épaules, il eut un petit rire nonchalant.

— Laissez, mon cher Noailles ! Après tout, s’il y tient tellement, donnons-lui ce plaisir ! Et puis, par ce vent aigre, un peu d’exercice nous réchauffera ! Suivez-nous, monsieur. Vous pouvez laisser… notre cheval au valet que voici, ajouta-t-il en désignant un serviteur qui se tenait à quelques pas en arrière. Il vous rendra votre bagage… si vous revenez vivant. Sinon, j’aurai le regret de le faire parvenir à madame votre mère… Au fait, avez-vous des témoins ?

— Je viens d’arriver, monsieur, et je devais me rendre chez Mme du Couédic à qui je suis recommandé. Je ne connais personne ici. J’ai déjà eu l’honneur de vous dire que je m’étais enfui de Vannes.

L’étranger considéra Gilles d’un air perplexe.

— Vous êtes un curieux personnage, monsieur le Séminariste en rupture de ban ! Puis-je savoir quel âge vous avez ?

— Dix-sept ans !

— Pas plus ? Dieu tout-puissant, j’en espérais davantage. Mais, si je vous tue, je vais passer pour un tueur de petits enfants moi ?

Son ton navré arracha un sourire à Gilles qui salua derechef.

— Vous pouvez quitter toute crainte, monsieur, je suis infiniment plus vieux que mon âge ! Et je pense que votre ami est de ceux qui peuvent tenir lieu de tous les témoins du monde !

L’interpellé se mit à rire et esquissa un petit salut.

— Diantre ! Voilà qui est galamment troussé et je vous suis fort obligé, jeune homme. Je ferai de mon mieux. Allons… Je vous préviens seulement que le chemin est assez long. On ne se bat pas n’importe où, ici. Il faut à cela du secret si l’on veut éviter les punitions.

Prenant son ami par le bras, il l’entraîna vers le pied du château où se trouvait un bac. Gilles suivit, s’efforçant de ne penser à rien, regardant seulement de tous ses yeux ce décor guerrier et marin qui, sans doute, allait bientôt s’éteindre définitivement pour lui. Surtout, il s’efforçait de ne pas penser à Judith, puisqu’il n’aurait même pas le bénéfice d’une mort glorieuse qu’elle ignorerait…

Les trois jeunes gens traversèrent la Penfeld dont les rives, encaissées entre les magasins et les fortifications, ressemblaient à un énorme chantier, gagnèrent le quai de Recouvrance et remontèrent le long des murs qui ceinturaient le village. C’était, en effet, derrière les remparts que se réglaient les affaires d’honneur, c’est-à-dire assez loin des yeux des autorités.

Ils s’arrêtèrent au pied d’un bastion. L’endroit était désert, le sol bien plat et l’herbe rase. On y découvrait le magnifique panorama du Goulet et de la Rade où dansaient les voiles rouges des pêcheurs. Une grande frégate venant de Bertheaume tirait des bordées avec la grâce d’un oiseau de mer. Le ciel était d’un gris doux et la mer d’un beau vert sombre. Et Gilles pensa qu’on ne pouvait choisir plus noble décor pour quitter la terre…

Calmement, il laissa tomber son manteau, jeta son chapeau loin de lui, ôta son habit et, tirant son épée, salua.

— Me voici à vos ordres, monsieur, articula-t-il d’une voix ferme. Me ferez-vous cependant l’honneur de m’apprendre le nom de mon adversaire.

Le jeune colonel eut un froid sourire qui dérangea l’ordonnance un peu trop parfaite de ses traits. La marche avait rougi son teint qui était aussi blanc et aussi délicat que celui d’une femme et ses yeux brillaient d’un éclat plus vif. Il avait, lui aussi, ôté son habit et le vent gonflait sa fine chemise de batiste garnie de précieuses dentelles.

— C’est trop juste. Je suis le comte Axel de Fersen, officier suédois au service de la France, colonel « à la suite » du régiment Royal Deux-Ponts et présentement aide de camp du général de Rochambeau, ainsi d’ailleurs que le vicomte de Noailles ici présent. Êtes-vous satisfait ?

— Tout à fait et très honoré de croiser le fer avec un gentilhomme de votre qualité. Croyez que j’apprécie. Puis-je cependant vous demander une dernière grâce ?

L’autre leva les sourcils avec un léger dédain.

— Une… grâce ?

Gilles se mit à rire.

— Rassurez-vous, pas la mienne ! Simplement, et puisque je ne connais personne ici, je voudrais que vous fassiez connaître mon sort à la seule personne au monde qui se soucie de moi : monsieur l’abbé Vincent-Marie de Talhouët-Grationnaye, recteur de la cité d’Hennebont et mon parrain.

— Je m’en chargerai, Monsieur, coupa Noailles. Si un Talhouët est votre parrain, vous êtes presque des nôtres. Mourez en paix !

Gilles remercia d’un sourire et, sans plus tarder, tomba en garde, murmurant intérieurement une courte prière. Le Suédois engagea le fer aussi calmement que s’il eût été à la salle d’armes. Un sourire froid n’avait pas quitté ses lèvres et, de toute évidence, il s’attendait à régler rapidement le compte de son voleur. Or Gilles, qui n’avait guère plus d’illusions sur lui-même, constata avec étonnement qu’il parait assez aisément les premiers coups portés. Un vague espoir lui revint tandis qu’il s’efforçait de se rappeler tout ce que Guillaume Briant lui avait appris et, surtout, de maîtriser son impétuosité. Ce n’était guère facile car la longue silhouette blanche qui lui faisait face semblait mue par une sorte de mécanisme indestructible et jouait un jeu si serré qu’il ne laissait place à aucun jour…

Tout à coup, il entendit Fersen rire et rougit de colère.

— Me direz-vous ce que vous trouvez si drôle ? cria-t-il.

— Drôle n’est pas le mot. Simplement j’aimerais savoir combien de fois vous vous êtes battu en duel, mon petit monsieur.

— Vous voulez dire par là que je suis maladroit ? Sachez donc que c’est la première fois…

— Je m’en doutais ! Et vous n’êtes pas le moins du monde maladroit ! Novice plutôt… et cela se sent.

— Que cela ne vous conduise pas à me ménager…

L’épée haute, il allait se lancer, follement, dans une attaque insensée quand, au risque d’être blessé, Noailles se jeta entre les deux combattants.

— L’épée au fourreau, messieurs, je vous en supplie ! s’écria-t-il. Regardez qui nous arrive !

En effet, deux hommes venaient de tourner l’angle du bastion et s’avançaient vers le théâtre du duel. Leur vue arracha une espèce de gémissement au Suédois.

— Voilà bien notre chance ! Pour une fois que je viole les consignes, il faut que ce soit le général en personne qui me prenne en faute. Je suis bon pour les arrêts, au moins…

— Et pour faire bonne mesure, marmotta le vicomte, il est accompagné de l’Amiral. Nous sommes gâtés !

— Pardon, messieurs, intervint Gilles, inquiet. Voulez-vous dire que ces deux gentilshommes…

— Sont le comte de Rochambeau, notre général en chef et le chevalier de Ternay, chef d’escadre dont les vaisseaux doivent nous mener outre-Atlantique. Nous sommes pris la main dans le sac et je ne donne pas cher de nos postes d’aides de camp. Vous voilà sauvé, monsieur.

Gilles allait répliquer qu’il n’était pas sauvé autant que l’imaginait le vicomte mais déjà les deux promeneurs étaient à portée de voix. L’un très grand, la cinquantaine, le visage plein et les traits réguliers quelque peu bouleversés par une profonde cicatrice à la tempe, laissait voir le grand cordon de Saint-Louis sous son manteau ouvert. C’était le général. L’autre, petit homme sans âge, chétif, la mine triste, arborait la veste rouge et l’habit bleu sombre des officiers de la Marine Royale. C’était l’amiral… Il étayait d’une canne la boiterie qu’il devait à une ancienne blessure.

— Compliments, messieurs ! fit sèchement Rochambeau. Vous êtes arrivés d’hier, vous êtes de mes aides de camp depuis ce matin et déjà vous enfreignez mes ordres ? Les duels sont interdits ! Vous le savez et cependant…

Gilles, alors, osa intervenir, mû par un obscur espoir.

— Si vous le permettez, mon général, fit-il timidement en saluant avec tout le respect dont il était capable, il ne s’agissait pas d’un duel.

Rochambeau se tourna vers lui et le toisa.

— Me prenez-vous pour un aveugle ou pour un sot ? De quoi s’agissait-il alors, s’il vous plaît ?

— D’une leçon… méritée !

— Vraiment ? Mais d’abord, qui êtes-vous ?

— Un jeune Breton présomptueux. J’étais, hier encore, élève au collège Saint-Yves de Vannes et je viens d’arriver à Brest… pour y saluer Mme du Couédic à qui je suis recommandé afin qu’elle veuille bien se charger de mon avenir…

Avec une naïveté fort bien jouée, il raconta comment, ayant voulu admirer le port, il y avait rencontré les deux officiers, leur avait demandé son chemin et avait échangé quelques paroles avec eux.

— Je leur ai dit que mon plus cher désir était d’embarquer avec l’armée et de vous servir, mon général. Alors ils se sont moqués de moi en disant que, pour une guerre, on avait besoin de gens sachant se servir d’autre chose que d’une plume et je leur ai proposé de leur montrer ce que je savais faire ! Je dois dire, ajouta-t-il avec un sourire, que ces messieurs avaient sans doute raison. Je ne suis pas très fort aux armes…

— Du tout, du tout ! intervint le vicomte en entrant avec enthousiasme dans le jeu de Gilles. Vous vous en tirez fort bien, mon petit monsieur.

Les yeux froids du général se posèrent tour à tour sur chacun des trois jeunes gens mais s’arrêtèrent sur le Suédois.

— C’est aussi votre avis, monsieur de Fersen ?

— Absolument, mon général. Ce jeune garçon est plein de talents… de toutes sortes. Il peut faire une bonne recrue.

— Fort bien ! En ce cas, je vous laisse à vos amusements, messieurs, et vais reprendre avec M. le chevalier de Ternay notre inspection des abords. Ah ! j’allais oublier, jeune homme, ajouta-t-il en revenant vers Gilles. Vous m’avez bien dit que vous étiez adressé à Mme la comtesse du Couédic ?

— En effet.

— Vous n’avez pas de chance. Madame du Couédic est partie pour son château de Kerguelénen. Depuis la mort de son époux, la vie à Brest lui était trop pénible. Si vous désirez aller vers elle, il vous faut retourner jusqu’auprès de Douarnenez… À vous revoir, monsieur…

— Mais, mon général…

Le vent emporta la protestation de Gilles. Déjà, Rochambeau lui avait tourné le dos et rejoignait son compagnon qui, préférant laisser le général en chef s’arranger comme il l’entendrait avec ses subordonnés, s’était éloigné de quelques pas et regardait la mer. Les deux hommes disparurent rapidement dans le vent qui soulevait leurs grands manteaux noirs, suivis des yeux par Gilles bien près du désespoir. C’était sa chance qui s’en allait. Madame du Couédic absente de Brest, il n’avait plus aucun moyen d’approcher l’un des chefs dont il espérait tellement ! Le temps d’aller à Douarnenez, surtout à pied puisqu’il n’avait plus de monture, de revenir et l’escadre, sans doute, serait déjà loin…

Un toussotement le rappela à l’existence de ses compagnons d’aventure qu’il avait, pour l’heure, complètement oubliés.

— Eh bien, monsieur, fit Noailles. Venez-vous ou bien prétendez-vous passer la nuit ici ?

En se retournant il vit que le Suédois s’était rhabillé et agrafait son manteau.

— Excusez-moi, dit-il. Je vous avais oubliés. Est-ce que nous ne nous battons plus ?

Fersen haussa les épaules.

— Vous ne trouvez pas que cela suffit ? L’alerte a été chaude mais je reconnais que votre présence d’esprit nous a tirés de ce mauvais pas. Je vous en rends grâce et m’estime d’autant plus satisfait que vous m’avez rendu le cheval… emprunté ! Restons-en là et rentrons à Brest.

Et, sans plus attendre, il s’éloigna lentement sur le chemin du bac tandis que Gilles, déçu, regrettant presque une mort qui eût tout arrangé, reprenait à son tour ses vêtements sous l’œil intéressé de Noailles demeuré auprès de lui.

— Qu’allez-vous faire ? demanda enfin le Vicomte quand ils se remirent en route. Et qu’est-ce que cette Mme du Couédic, dont je n’ai pas l’honneur de connaître autre chose que le nom, était censée faire pour vous ?

Sensible au ton plein de sympathie de cet inconnu, Gilles le lui dit tout simplement, se permettant seulement un soupir en ajoutant :

— Maintenant tout est perdu. Le temps d’aller à Douarnenez et de revenir et vous serez tous partis. Tout à l’heure, je n’ai pas su retenir le général qui n’a d’ailleurs aucune raison de s’intéresser à moi. Je ne serai jamais son secrétaire et je n’irai jamais rejoindre ce Monsieur de La Fayette dont on dit qu’il est un héros digne de l’Antiquité. À moins que l’on n’accepte de m’enrôler dans l’un des régiments en partance.

— N’y comptez pas ! On refuse du monde !

— Comment cela ? Ce serait bien la première fois qu’un sergent-recruteur bouderait un volontaire. Je les ai vus bien souvent à l’œuvre : ils ne reculent devant rien pour augmenter leurs effectifs.

— Certes ! On vous acceptera à bras ouverts si vous choisissez l’un des régiments stationnés ici, Karrer ou autre. Mais c’est pour l’Amérique que l’on refuse du monde. Comprenez donc ! Il y a déjà trop de troupes pour le nombre de navires disponibles. Le chevalier de Ternay, que vous venez d’apercevoir et qui s’imagine toujours que le ciel va lui tomber sur la tête, refuse d’embarquer plus de cinq mille hommes. Il y en a près de dix mille ici. Quant aux officiers volontaires, j’en sais plus d’un qui restera à terre, attendant un très éventuel prochain départ. On ne vous prendra pas.

Ne voulant pas payer l’intérêt du jeune noble en gémissements, Gilles s’efforça de faire bonne contenance et, bien qu’il eût la mort dans l’âme, sourit courageusement.

— Eh bien ! fit-il, voilà qui met fin à mon rêve. Mais je vous remercie, monsieur, de vous soucier de mon sort, ajouta-t-il en saluant le jeune homme.

On reprit le bac comme à l’aller. Au pied de la tour de La Motte-Tanguy, Fersen retrouva son valet qui avait stoïquement attendu en promenant Merlin et qui rendit à Gilles son bagage.

Les trois hommes se saluèrent. Mais Gilles sentit au cœur un pincement désagréable en voyant s’éloigner, aux mains du valet, le cheval qu’il s’était pris à aimer. Cette fois, il allait être vraiment seul…

Tout à coup, Noailles, qui décidément s’intéressait à lui, revint sur ses pas.

— Où comptez-vous descendre, jeune homme ? demanda-t-il. Il n’est pas plus facile de se loger ici que de prendre place sur un vaisseau du Roi.

— Cela n’a plus guère d’importance, maintenant ! Le mieux serait même de repartir tout de suite…

Il n’ajouta pas pour où car il n’en savait strictement rien. N’avait-il pas promis à son parrain de ne revenir à Hennebont qu’une fois devenu un homme ? Douarnenez serait encore la meilleure destination après tout. Peut-être Mme du Couédic trouverait-elle un moyen ?

— Je ne vous le conseille pas, fit le vicomte gravement. La nuit commence à tomber et, Dieu me pardonne, la pluie également ! Ce n’est pas un temps à errer sur les chemins… surtout à pied puisque vous voilà démonté. Passez au moins la nuit ici.

— Dans ce cas on m’a indiqué l’auberge du Pilier Rouge, près la maison de poste des Sept-Saints. L’aubergiste est de mon pays.

— Eh bien, allez-y et n’en bougez avant demain. La nuit, dit-on, porte conseil. Ce n’est pas toujours vrai mais au moins elle apporte le repos et vous en avez besoin…

— Que faites-vous donc, Noailles ? reprocha la voix mécontente du Suédois qui revenait sur ses pas. Le temps se gâte et nous allons être trempés. Laissez ce garçon aller se faire pendre où il voudra. L’affaire est terminée.

Le geste de colère impulsif de Gilles, prêt à sauter au visage de cet insolent Suédois qu’il commençait à détester, fut arrêté net par la main du jeune Noailles.

— Je viens ! fit-il calmement. Puis, plus bas : Promettez-moi de ne pas quitter Brest avant demain midi.

— Mais, je…

— N’allez pas vous imaginer Dieu sait quoi mais faites-moi cette promesse. Si je ne vous ai pas donné signe de vie, à midi vous serez libre de partir.

— Ce sera du temps perdu… mais je promets, monsieur, et vous remercie quoi qu’il en soit !…

Demeuré seul sur le quai, Gilles, s’interdisant d’épiloguer sur les paroles sibyllines de ce Vicomte dont il ignorait tout, se mit sans plus tarder en quête du Pilier Rouge. Il avait eu son compte de déceptions pour la journée et préférait faire taire son imagination.

Pourtant, une autre déception l’attendait à l’auberge. Quand il se présenta à l’hôte, celui-ci, dans un beau geste tragique, leva les bras au ciel.

— Une chambre ? Mais qu’est-ce que le cousin Guillaume s’imagine ? Que ma maison est aussi grande que le palais du Roi ? Non seulement je n’ai plus de chambre, pas même pour moi, mais il ne me reste pas le plus petit cabinet ! D’ordinaire, je loge les gens de la campagne, les colporteurs, les petits commerçants mais avec tout ce monde qui encombre la ville j’en suis venu à loger des officiers. J’ai même un colonel. Un Monsieur de quelque chose, chamarré sur toutes les coutures. Chez moi…

De toute évidence, il ne revenait pas de cet honneur sans pourtant s’en montrer pleinement satisfait. Le Colonel devait être encombrant.

— Écoutez, plaida Gilles, ne pouvez-vous me trouver un petit coin, même au grenier ? Il faut absolument que je reste ici jusqu’à demain midi. Je… j’attends des nouvelles d’un ami. Et puis, j’ai faim, je suis las. Guillaume Briant m’avait dit que vous vous chargeriez de moi. Je peux payer, vous savez !

Maître Corentin Briant ôta son bonnet pour se gratter la tête plus commodément.

— Pour ce qui est de la nourriture, c’est tout simple mais c’est le logement qui est difficile. Savez-vous qu’il y a des gens qui couchent sur les plages à cette heure ? Mais d’un autre côté, si je vous laisse coucher dehors, le cousin Guillaume est homme à ne jamais me le pardonner… Bon, écoutez, si vous voulez vous contenter d’une botte de paille et d’un coin de la remise, ça pourra aller. Il n’y a pas beaucoup de place parce qu’elle est pleine, la remise. La voiture du Colonel, une grande machine avec des beaux coussins de drap la remplit tout entière…

— Il ne m’en faut pas plus, s’écria Gilles tout joyeux. Donnez-moi vite à manger et montrez-moi ma botte de paille…

Une heure plus tard, l’estomac bien lesté par une somptueuse cotriade parfumée à tous les poissons de l’Iroise et par un grand bol de cidre chaud, Gilles, le moral déjà bien relevé traversait la petite cour du Pilier à la suite de l’aubergiste qui portait une lanterne d’une main et une botte de paille de l’autre.

La porte de la remise ouverte découvrit une énorme machine vert pomme aux brancards relevés qui tenait à peu près tout l’espace. La figure de Gilles s’allongea.

— Je ne suis pas gros, fit-il, mais vous croyez que je pourrai entrer là-dedans ?

— Bien sûr, fit maître Briant imperturbable en jetant sa paille un peu au hasard entre les deux grandes roues, Ça n’a l’air de rien mais, de ce côté-là, vous voyez, on peut même ouvrir la portière. Ah ! pour une belle voiture c’est une belle voiture ! Et l’intérieur, donc ! Je parierais mon bonnet qu’on peut y dormir aussi bien que dans un lit.

Ce fut dit sur un tel ton que Gilles regarda fixement le bonhomme puis se mit à rire.

— Vous avez sûrement raison, maître Briant ! Cette paille va me valoir une excellente nuit jusqu’à l’aube. Je me lève toujours très tôt.

— Alors, ne faites pas de bruit et fermez bien la porte. Le cocher couche au-dessus mais il s’enivre presque chaque soir et il ne se lève pas avant le milieu de la matinée ! Drôle de cocher d’ailleurs ! Si j’étais colonel…

Quelques minutes plus tard, confortablement installé sur les coussins de la berline verte, Gilles oubliait tous ses soucis et plongeait dans un profond sommeil pour y rêver que, devenu colonel à son tour, il chargeait à la tête de ses troupes contre les portes du couvent d’Hennebont, en arrachait Judith et l’emportait, en croupe de Merlin jusqu’au fond d’une forêt aux arbres immenses peuplée d’hommes de toutes les couleurs…

Le chant du coq le tira de sa félicité pour le replonger dans une réalité aléatoire qu’il envisagea néanmoins avec plus d’optimisme que la veille. Et les premières lueurs d’une aube chassieuse le trouvèrent à moitié nu en train de se laver à grande eau à la fontaine de la cour.

Il mit à s’habiller et à se coiffer un soin tout particulier puis, après une solide soupe au lard en guise de petit déjeuner, Gilles s’installa dans la salle d’auberge pour attendre quelque chose dont il ignorait ce que cela pourrait être… qui d’ailleurs ne viendrait peut-être pas. Mais on lui avait fixé midi comme terme à cette attente. Ensuite, il verrait à prendre le coche de Landerneau d’où il lui serait possible de gagner Châteaulin et, de là, Douarnenez et le château de Kerguelénen en Pouldergat où résidait son dernier espoir. En courant beaucoup, il pourrait peut-être revenir à temps pour le départ et, de toute façon, Mme du Couédic trouverait bien quelque capitaine de frégate ou de vaisseau à qui l’expédier.

L’œil sur la grosse horloge de châtaignier dont le battement lourd rythmait la vie de l’auberge, Gilles attendit longtemps. Neuf heures sonnèrent, puis dix, puis onze, grignotant l’espoir mis dans les paroles assez vagues, il est vrai, du jeune Vicomte.

De l’espoir, il ne lui en restait plus du tout et l’aiguille de l’horloge approchait de midi quand un soldat du régiment des vaisseaux encadra dans la porte de l’auberge une large silhouette blanc et bleu.

— Le sieur Goëlo, Gilles, c’est bien ici ? clama-t-il du seuil sans daigner entrer.

Il n’eut pas à se répéter. Gilles était déjà debout.

— C’est moi.

— Veuillez me suivre.

— Où cela, je vous prie ?

— À l’hôtel de Monsieur l’Intendant Général où vous êtes attendu d’extrême urgence. Il faut vous hâter !

— Dans ce cas, je vous suis.

Confiant son mince bagage à Corentin Briant, Gilles, le cœur battant nettement plus vite que d’habitude, suivit le soldat. Sans échanger un seul mot, l’un derrière l’autre, ils traversèrent ainsi la majeure partie de la ville jusqu’au grand Arsenal et jusqu’au majestueux hôtel, gardé militairement qui servait à la fois de logis et de quartier général à celui que l’on appelait l’Amiral Blanc, l’Intendant Général, représentant tout-puissant du ministre de la Marine et maître absolu des chantiers, des entrepôts et du Grand Arsenal ; pour lors M. le comte d’Hector, un grand malade nerveux qui combattait ses fréquents étourdissements par des chasses interminables.

Une grande agitation régnait dans cet hôtel. Des officiers chamarrés y croisaient des fonctionnaires affairés qui, la plume d’oie sur l’oreille, couraient d’un étage à l’autre transportant des papiers ou de gros registres. Le vestibule et l’escalier résonnaient comme tambours des bruits de pas, des courses et des conversations.

Toujours derrière son guide, Gilles gagna le premier étage où il fut confié à un planton. Par une courte galerie et un long couloir on le mena jusqu’à une porte que l’on ouvrit en annonçant :

— Voici la personne que vous attendez, Monsieur le Secrétaire !

Gilles, un peu éberlué, se trouva dans une pièce aussi éclairée par une haute fenêtre nue que le permettait le temps si triste. Les murs étaient revêtus de cartes marines, de plans et d’une assez belle peinture représentant un combat naval sous un ciel fuligineux. Deux tables, une grande, chargée de papiers et de registres et une petite qui ne supportait qu’une écritoire et du papier blanc formaient, avec une grosse armoire, le principal de l’ameublement. Quant au personnage assis à la grande table qui leva les yeux à l’entrée de Gilles, c’était un homme maigre et pâle à la mine funèbre et au long nez chaussé de bésicles mais qui portait perruque blanche, habit de beau drap d’Elbeuf couleur châtaigne et chemise à jabot plissé.

Il considéra un moment sans rien dire et tout en mordillant sa plume celui qu’on lui amenait et qui, à tout hasard, l’avait poliment salué. Puis, au bout de ce moment, il promena songeusement la plume sous sa joue bien rasée, toussota pour s’éclaircir la voix et se décida enfin à articuler d’un ton protecteur :

— On nous a dit que vous briguiez un emploi de secrétaire auprès de la personne de M. le comte de Rochambeau, jeune homme. Est-ce vrai ?

Une bouffée de sang monta au visage de Gilles.

— Très vrai, monsieur !

— Hum ! Parfait ! Néanmoins, vous comprendrez aisément qu’il ne suffit pas de briguer une place pour qu’elle vous soit aussitôt accordée. Encore faut-il s’en montrer capable. C’est fort rare, un bon secrétaire, ajouta le personnage en se rengorgeant suffisamment pour que le postulant comprît bien quelle importance il attachait personnellement à ce titre.

Le jeune homme réprima un sourire.

— Croyez, monsieur, que j’en suis intimement persuadé. Puis-je cependant déduire de vos paroles un certain encouragement ?

— N’allons pas trop vite ! Il est certain que la chance paraît vous favoriser puisque hier encore cet emploi était tenu par un jeune clerc angevin fort capable, qui comptait comme un vieux notaire mais qui, ayant appris ce matin d’inquiétantes nouvelles de chez lui, a dû abandonner son poste, sans doute pour de longues semaines. Aussi, devant l’embarras évident de Monsieur le Comte, l’un de ses aides de camp, le jeune vicomte de Noailles, qui semble vous tenir en estime, vous a chaudement recommandé. Nous avons donc décidé de vous essayer. Asseyez-vous à cette petite table. Prenez du papier, une plume et apprêtez-vous à écrire sous ma dictée : il importe d’abord de voir comment vous écrivez.

Presque machinalement, Gilles obéit, disposa son papier, prit une plume dont il s’assura qu’elle était bien taillée et attendit. Il ne se sentait pas très à l’aise. Comprenant que ce bonhomme prétentieux s’apprêtait à lui faire subir une espèce d’examen, très certainement sans indulgence, il se sentait les mains moites tandis qu’une boule fort gênante allait et venait au fond de sa gorge. Mais quand « Monsieur le Secrétaire » eut commencé à dicter, ce petit malaise disparut. Après tout, c’était un combat comme un autre et si la plume était moins noble que l’épée, elle pouvait représenter un passeport assez efficace pour l’Amérique.

La lettre, adressée à M. de Sartines, ministre de la Marine, dévidait après une longue suite de phrases protocolaires articulées d’une voix aussi pompeuse que monocorde un long plaidoyer en faveur des approvisionnements du chevalier de Ternay et concluait par une demande de numéraire fort claire. Mais maintenant la plume grinçait joyeusement entre les doigts de Gilles, emportée par l’espoir qui soulevait le jeune homme.

Une fois terminée, le Secrétaire approcha l’épître de son long nez et la lut avec une attention sourcilleuse avant de la reposer sur son bureau et de précipiter Gilles dans une nouvelle épreuve : cette fois, il s’agissait d’une longue colonne de chiffres à additionner et de quelques autres opérations qui arrachèrent une petite grimace au jeune homme car il ne raffolait pas des mathématiques. Il s’en tira cependant, du moins il l’espérait, assez honorablement.

Puis, sans transition, son bourreau passa à un autre genre d’exercice qui se présenta sous forme de questions touchant la géographie maritime posées à brûle-pourpoint, d’un ton trop négligent pour n’être pas horripilant… et en anglais.

Mais s’il avait cru embarrasser le postulant, Monsieur le Secrétaire s’était trompé. Grâce à son parrain, Gilles possédait assez bien la langue de Shakespeare et, si son accent n’était pas tout à fait celui d’Oxford, du moins ne sentait-il pas trop sa province.

On en était là quand la porte se rouvrit et Gilles n’eut que le temps de sauter sur ses pieds car le nouveau venu n’était autre que Rochambeau en personne.

Son regard calme effleura Gilles mais pesa sur l’examinateur qui resta court au milieu d’une phrase.

— Eh bien, monsieur Jego ? demanda-t-il.

Le secrétaire courba respectueusement son dos maigre.

— Nous avions presque terminé, Monsieur le Comte. Je crois, sur ma foi, que la recommandation de M. le vicomte de Noailles se justifie. Ce jeune homme s’exprime bien, il est cultivé, son écriture est assez belle et son anglais fort convenable il me semble.

— Nous ferons vérifier par M. de Fersen qui parle cette langue dans la perfection. Eh bien, je vous suis obligé, Monsieur le Secrétaire. Voulez-vous maintenant me laisser seul avec ce jeune homme ?

Le secrétaire disparut comme une ombre, laissant face à face le grand chef et celui qui désirait tant le suivre.

Rochambeau alla s’asseoir dans le fauteuil abandonné par Jego et considéra attentivement le jeune homme.

— Il semblerait, monsieur, que vous soyez apte à remplir la tâche réclamée pour vous par Monsieur de Noailles. Mais vous comprendrez qu’avant de vous la confier, je désire vous connaître un peu mieux. Qui êtes-vous exactement ?

Sans hésitation, Gilles tira de son habit la lettre remise par son parrain avec les papiers nécessaires : extrait de naissance, certificat de baptême, etc., et tendit le tout.

— Voici les papiers me concernant, mon général. Si vous le permettez, j’y joindrai cette lettre qui, très certainement, n’arrivera jamais à destination. Elle est de M. l’abbé de Talhouët-Grationnaye, mon parrain, et elle est adressée à Mme du Couédic de Kergoaler mais j’imagine, puisque cette dame ne me connaît pas, qu’elle me présente en détail. Si, néanmoins, elle était insuffisante, je m’engage à répondre loyalement aux questions que vous me ferez l’honneur de me poser.

Silencieusement, le Général accepta la lettre, la lut avec attention, ce qui lui prit quelque temps car elle était assez longue puis la rendit à Gilles mais, pour la première fois, le jeune homme vit l’ombre d’un sourire sur son visage.

— Enfui du collège de Vannes, hein ? De sang illustre mais sans nom… ou presque ? Je vois ! Mais, dites-moi un peu pourquoi vous désirez tant aller vous battre à mes côtés au-delà des mers ? Car il n’y a aucune illusion à garder : tous mes hommes devront se battre… même mon secrétaire !

Les yeux du jeune homme lancèrent un éclair.

— J’espérais que vous diriez : « Surtout mon secrétaire », fit-il avec une fougue juvénile qui adoucit d’un seul coup le regard froid de Rochambeau. Quant à l’Amérique… Il me semble que quelque chose m’attend là-bas. Je ne sais pas très bien ce que cela peut être mais je sais qu’il me faut y aller… à tout prix !

— Eh bien, nous verrons ! Où êtes-vous logé ?

— Euh… à l’auberge du Pilier Rouge, en principe.

— Pourquoi, en principe ?

— Je veux dire par là que j’ai passé la nuit sous ce toit mais, en fait, je logeais plutôt dans la voiture d’un colonel dont j’ignore même le nom !

Cette fois, Rochambeau se mit à rire.

— Très ingénieux ! Mais la voiture d’un colonel quel qu’il soit ne me paraît pas un asile convenable pour mon secrétaire ! Allez porter votre bagage à l’hôtel de l’amiral sur le cours Dajot où j’ai mes quartiers. On vous y logera. Installez-vous et, à deux heures de relevée, venez me rejoindre à bord du vaisseau Duc de Bourgogne. Nous aurons à travailler… Allez, monsieur !

Un instant plus tard, Gilles, encore étourdi de sa chance, se retrouvait sur le palier du grand escalier. Il était si heureux qu’il se sentait des ailes.

Tellement même qu’emporté par son élan, il alla se jeter directement dans les bras du jeune Noailles qui, sur ledit palier, faisait les cent pas, attendant visiblement quelque chose.

— Eh là ! protesta celui-ci en riant. Un peu de modération, que diantre ! Vous voilà bien pressé, il me semble ?

Rouge, tout à la fois, de joie et de confusion en constatant qu’il avait failli renverser son ange gardien, Gilles s’efforça de retrouver son équilibre pour saluer.

— Oh, Monsieur le Vicomte ! s’écria-t-il, je vous fais toutes mes excuses. Je ne vous avais pas vu.

— Je crois bien ! Vous ne voyiez rien du tout ! Vous chargiez comme un Tartare du maréchal de Saxe à Fontenoy. On dirait que tout va bien pour vous ?

— Magnifiquement ! Grâce à vous ! Ah ! Monsieur le Vicomte, que de gratitude je vous dois. Me voici agréé comme secrétaire par M. le comte de Rochambeau. Et logé par-dessus le marché.

— Vous m’en voyez ravi. Mais n’exagérez pas mon rôle, je n’ai fait qu’avancer votre nom, rien de plus. Si vous avez été accepté, c’est que vous vous êtes montré capable de remplir ce poste et que vous avez su plaire. J’en suis enchanté. Eh bien, nous allons donc, de compagnie, courir, sus à l’Anglais ! Je crois que vous aurez là des occasions, rares, de changer votre condition.

— Je l’espère de tout mon cœur. Mais… accepterez-vous de mettre un comble à vos bienfaits en répondant à une question ?

Noailles se mit à rire.

— Oh ! Mes bienfaits ! Vous me faites trop d’honneur. Je ne suis pas bon, jeune homme. Je suis même mauvais comme la gale quand je m’y mets. Cependant dites toujours…

Gilles planta son regard droit dans les yeux du vicomte.

— Pourquoi m’avoir aidé ? articula-t-il nettement. La façon dont nous avons lié connaissance ne plaidait guère en ma faveur : j’ai volé le cheval de votre ami. En outre, je ne suis ni de votre rang ni de votre monde. Je n’ai pas la moindre qualité…

— Le rang cela s’acquiert, coupa Noailles sérieusement. Le monde, on y entre. Quant à la qualité, si je sais lire sur un visage, et je me flatte d’être d’une certaine force à cet exercice, je crois que vous n’en manquez pas autant que vous le croyez et que vous ferez honneur à mon jugement. Et puis…

— Et puis ?

— Eh bien ! vous avez manifesté une si touchante vénération envers ce bon La Fayette que j’ai eu envie de lui amener, sur place un si vigoureux partisan. Il n’en a pas tellement et vous êtes même le premier que je rencontre d’aussi spontané. Peste ! Un garçon qui fuit son collège et vole un cheval pour le rejoindre ! Gilbert en sera fou de joie.

Dans son honnêteté native, Gilles faillit rectifier, dire qu’au fond, dans cette affaire, la Fayette n’avait pas été son unique mobile mais il se retint. Et puis les paroles du vicomte venaient de lui apprendre qu’il appelait le héros par son prénom.

— Vous l’appelez Gilbert ? fit-il avec un respect nouveau car, pour lui, le nom de Noailles ne signifiait pas grand-chose. Est-ce que vous le connaissez donc si bien ?

Cette fois, le Vicomte éclata de rire.

— On voit bien que vous venez de votre province ! Mais mon cher, il est mon beau-frère, puisque nous avons épousé les deux filles de mon oncle d’Ayen ! Et je constate avec douleur, ajouta-t-il avec une grimace comique, que mes modestes efforts n’ont pas eu, sur la jeunesse bretonne, le même retentissement que les siens ! Vous rêviez de lui mais vous ignoriez totalement, n’est-ce pas, que je me faisais tanner le cuir à la Grenade sous M. d’Estaing tandis qu’il courtisait les Insurgents ? Oh ! la gloire est une maîtresse bien capricieuse. Il est vrai que moi je n’étais pas tout seul.

Gilles crut que le ciel s’ouvrait : son sauveur était un héros.

— Vous étiez ? Oh ! Monsieur le Vicomte, je ne vous quitte plus ! Je m’attache à vos pas pour que vous me disiez tout ce que vous avez vécu là-bas. Je vais…

— Vous allez vous dépêcher d’aller tout droit où votre chef vous a envoyé tout à l’heure ! coupa Noailles en tapant sur l’épaule du jeune enthousiaste. Le Général est un homme précis qui déteste en bloc la fantaisie et le retard. Quant à mes souvenirs, nous avons devant nous de longs jours de mer, nous aurons tout le temps ! Filez, maintenant… Jusqu’à ce que nous mettions à la voile vous n’aurez plus beaucoup de loisirs. Le Général voudrait partir dans deux jours mais si nous sommes partis dans douze nous pourrons nous estimer heureux.

Gilles découvrit bien vite que Noailles n’avait rien exagéré et qu’un travail accablant l’attendait qui dépasserait de beaucoup le simple courrier du général en chef. Levé aux aurores, il dut partager son temps entre Rochambeau qui faisait continuellement la navette des vaisseaux aux casernes trop petites où s’empilaient les régiments et l’Intendant de l’Armée, M. de Tarlé à qui le général le prêtait obligeamment à cause de sa vitesse de compréhension et qui était partout à la fois, car il avait à réunir dans le port de Brest tout ce qui était nécessaire à une armée en campagne.

Dans sa candeur naïve, Gilles s’était imaginé qu’un embarquement pour la guerre était une chose de pure beauté : dans des uniformes tout neufs hérissés d’armes étincelantes on grimpait à bord de grands navires aussi beaux que des châteaux de rêve, on hissait les voiles et l’on s’envolait vers la gloire dans le poudroiement du soleil et le fracas des cloches. Il découvrit bientôt que, pour en arriver à cette minute sublime, il fallait se livrer à un travail de bénédictin, aussi peu glorieux que possible dans la poussière des sacs de farine et dans l’air confiné des magasins où il fallait disputer aux rats aussi bien les pièces de drap que les tonneaux de porc salé. Il découvrit qu’une escadre était une sorte de dragon à plusieurs têtes dans le ventre duquel on n’en finissait pas d’enfourner vivres et munitions sans compter une foule de choses hétéroclites qui allaient du vin de messe à des vaches et à des cageots de poulets. Il n’était pas le page empanaché d’un hautain chevalier complètement détaché des sordides nécessités terrestres, il était tout bêtement le marmiton de Gargantua.

Alors, un registre ou un rouleau de papiers sous le bras, il galopa des bureaux de l’Intendance aux Entrepôts où s’entassaient par milliers les couvertures, les chemises, les paires de souliers, les outils de tout genre, les batteries de cuisine, la farine, le lard, le riz, l’huile, le vin, la viande salée, les choux, les pois secs, les raves, etc., aux quais de la Penfeld où l’on préparait fébrilement les bateaux qui allaient emporter tout cela et qui n’étaient même pas encore au complet.

Une activité intense régnait à l’Arsenal, à la corderie, à la poulinerie, aux forges dont les grandes flammes éclairaient les nuits, aux toileries et dans tous les ateliers chargés d’armer les navires dont certains étaient encore aux bassins de radoub. Les équipes d’ouvriers ou de bagnards, doublées, travaillaient jour et nuit. Le jour sous la pluie qui ne cessait pas et la nuit à la lumière des chandelles quand elles ne s’éteignaient pas. Et Gilles exténué et un rien déçu avait tout de même l’impression d’assister à la naissance d’un géant ; Brest était en train d’accoucher d’une flotte et d’une aventure.

De temps en temps, alors qu’assis à une petite table dans la grand-chambre de poupe du Duc de Bourgogne il écrivait, sous la dictée du Général l’une des nombreuses lettres dont il couvrait le prince de Montbarrey, ministre de la Guerre, il apercevait le groupe brillant des six aides de camp 1 parmi lesquels Noailles et Fersen. Mais si le jeune vicomte trouvait toujours un mot aimable, un encouragement pour lui, le beau Suédois semblait le reconnaître à peine et sans le moindre plaisir. Peut-être avait-il encore sur le cœur le vol du cheval ?…

Il répondait à son salut par un signe de tête distrait sans s’occuper autrement de lui. Il avait d’ailleurs la réputation d’un homme froid, plutôt distant, volontiers distrait comme s’il poursuivait un rêve intérieur. Il se mêlait peu aux bavardages de ses compagnons qui, lorsque les grands chefs avaient tourné les talons, s’en donnaient à cœur joie. Et le parfum frivole des potins de Versailles envahissait alors l’austère décor du navire.

Parfois, le duc de Lauzun, chef d’une légion de cavaliers volontaires étrangers, et le comte de Ségur, colonel du Régiment de Soissonnais auquel appartenait le jeune Noailles, s’attardaient un moment auprès du groupe joyeux. Gilles, alors, écoutait de toutes ses oreilles, se croyant transporté par quelque magie dans l’antichambre même du Roi. Naturellement, on parlait beaucoup de femmes, dont Lauzun était grand amateur.

Mais, en dehors des conférences d’État-Major, il était rare que les aides de camp fussent tous réunis car le travail ne manquait pas et Rochambeau, qui les connaissait bien, avait toujours quelque mission à leur confier, de jour tout au moins car la nuit on essayait de s’ennuyer le moins possible. Grâce à eux, Brest retentissant des violons des bals, des chansons à boire et du tintement des verres joint à l’incessant vacarme de l’Arsenal, devint sans peine la ville la plus bruyante du royaume. Pendant quelques jours tout au moins, car bientôt le chevalier de Ternay et le comte de Rochambeau mirent bon ordre à tout cela en faisant charger les navires au fur et à mesure qu’ils étaient prêts. On était déjà suffisamment en retard ainsi que Gilles le constata dès le début de ses fonctions.

En effet, le plan d’embarquement prévu pour les régiments avait pris son début d’exécution la veille même de son arrivée. Espérant mettre à la voile le 8 avril, le chevalier de Ternay avait décidé initialement que l’on embarquerait le 4 le Royal-Deux-Ponts, le 5 la Légion de Lauzun, le 6 le Régiment de Soissonnais, le 7 le Bourbonnais et le 8 les trois compagnies d’Auxonne-Artillerie, appartenant au régiment de Toul, et le régiment de Saintonge, en provenance de Crozon et de Camaret. Ils devaient déjà être réunis à Roscanvel et, de là, transportés directement à bord du vaisseau l’Ardent et de transports entre lesquels ils seraient répartis. Mais comme à cette date rien n’était prêt ce fut totalement impossible, d’autant plus que le temps devint franchement exécrable.

Les vents étaient contraires au point que le 10 avril, un vaisseau, le Saint Joseph et un brûlot espagnol, la Santa Rosa qui avaient tenté de quitter la rade furent jetés à la côte. Les bourrasques ne cessaient de cracher aux visages des deux chefs, de plus en plus soucieux, des paquets de pluie rageurs.

Mais Gilles découvrit bientôt que cette immobilisation était pleine d’enseignement. Tandis que dans les bureaux de l’Arsenal et sur le port il voyait peu à peu se former l’escadre et le lourd convoi qu’elle allait escorter, tandis qu’il apprenait à reconnaître les sept vaisseaux de ligne des deux premières divisions, les flûtes de la troisième, les frégates et les vingt-huit transports, les pavillons de leurs commandants et la répartition des troupes dans cette cité flottante, dans la grand-chambre de poupe du Duc de Bourgogne il vivait, muet comme une planche et presque aussi raide, les espoirs et les angoisses des deux commandants suprêmes en face des ordres souvent absurdes de leurs ministres respectifs et de l’absence de nouvelles concernant cette terre révoltée vers laquelle ils allaient emmener tant de braves gens. Les dernières nouvelles reçues dataient en effet de plus de six mois : elles disaient que la situation du général Washington n’était pas des meilleures et que les troupes anglaises du général Clinton tenaient toujours New York. Néanmoins, les ordres du chevalier de Ternay portaient qu’il devait faire route sur Rhode Island… sans que Versailles se fût préoccupé de savoir si les Insurgents s’y maintenaient toujours.

Et Gilles prit l’habitude, peu à peu, de voir le petit amiral entrer en fureur à presque toutes les arrivées du courrier ministériel.

— M. de Sartines se moque de moi, s’écria-t-il un soir tandis que le plancher résonnait de son pas inégal. Ne prétend-il pas m’interdire de sortir de Brest si d’aventure des croisières anglaises s’approchent d’Ouessant ? Il m’écrit que les intentions des amiraux Graves et Walsingham étant inconnues ne peuvent être qu’inquiétantes. Depuis quand les Anglais nous font-ils part de leurs intentions, je vous le demande ?… Autant m’interdire de jamais quitter la terre. Contre qui croit-il que nous allons nous battre ?

Un autre soir, ce fut pis.

— … Savez-vous ce que l’on m’envoie ? s’écria-t-il d’une voix tremblante de colère en agitant une lettre armée d’un insolent sceau rouge presque sous le nez de Rochambeau.

— Ma foi, non ! Est-ce toujours une défense de bouger ?

— Pas cette fois-ci ! Mais c’est presque aussi stupide… Ce que le Ministre m’envoie, depuis son bureau de Versailles… c’est la route que je dois suivre : la pointe du Raz, le cap Ortegal et le cap Finisterre ! Comme si j’avais besoin de ses conseils ? Et il ajoute qu’il faut à tout prix suivre une route aussi éloignée que possible des côtes d’Angleterre ! C’est le bouquet ! Mais de qui se moque-t-on ? Qui a passé sa vie sur mer, M. de Sartines ou moi ?

Et l’ancien chevalier de Malte, froissant la lettre ministérielle, en fit une boule qu’il envoya rouler jusque sous les pieds de Gilles. Et, comme le jeune homme se baissait pour la ramasser :

— Laissez cela ! Vous êtes trop jeune pour vous inquiéter des idioties d’un Ministre !

Rochambeau s’était mis à rire mais, quittant son siège, il rejoignit le petit amiral tremblant de colère et posa sur son épaule une main amicale et apaisante.

— Calmez-vous, mon ami ! J’admets bien volontiers qu’il y a là une outrecuidance difficile à endurer. Mais n’oubliez pas que nous devrions être déjà loin et qu’après tout le Ministre ignore si les vents n’ont pas tourné et si vous recevrez jamais sa lettre ! Prenez que nous sommes partis et voilà tout ! N’êtes-vous pas votre propre maître, beaucoup plus que moi ? Vous êtes le chef de cette expédition tandis que je suis seulement envoyé au général Washington pour combattre, je ne dirai pas sous ses ordres mais selon ses directives.

Ternay haussa les épaules avec un petit sourire.

— Vous êtes un habile diplomate, mon cher comte. Comme si vous ne saviez pas que j’ai ordre, moi, de ne pas vous quitter d’une semelle. Cela revient au même… C’est égal, vous avez un Ministre plus facile à vivre que le mien.

La grimace du Général pour être muette n’en fut pas moins explicite. Il avait, lui aussi, ses problèmes. Le matin même il avait reçu du prince de Montbarrey, ministre de la Guerre, une lettre un peu sèche aux termes de laquelle le haut fonctionnaire s’étonnait du peu de complaisance mis à satisfaire le jeune duc de Lauzun qui, fort bien en cour et habitué du cercle de la Reine, se plaignait amèrement de ce que l’on refusât d’embarquer ses chevaux.

— Mes hommes sont des cavaliers, des hussards, se plaignait-il aigrement : À quoi peuvent servir des hussards sans chevaux ?

— Sur le papier, il a raison, conclut Rochambeau en tirant à son tour la lettre ministérielle, mais avec la meilleure volonté du monde il est impossible de lui donner satisfaction et un ordre du Ministre n’y changera rien ! J’avais cru, cependant, qu’il aurait compris mes explications.

En effet, le Général avait longuement exposé le problème au bouillant cavalier. Pour transporter des chevaux de l’autre côté de l’Atlantique, il fallait des navires-écuries. Or, on n’en avait qu’un seul, l’Hermione, qui pouvait tout juste embarquer vingt chevaux et il en fallait au moins deux cents. Encore n’arriveraient-ils pas en bon état mais sur un navire non aménagé, ils n’arriveraient pas du tout… Cela n’avait servi de rien : Lauzun s’était entêté. Il s’était plaint.

— Et me voilà, conclut Rochambeau, contraint de désobéir à mon Ministre…

— Laissez-moi régler cela, coupa Ternay. Je n’en suis pas à un ennemi près.

Le soir même, le chef d’escadre signifiait fort vertement au jeune Duc d’avoir à cesser ses plaintes et à se tenir tranquille.

— Des chevaux, monsieur, vous en trouverez sur place. Il vous sera facile de remonter vos hommes. Ceux que nous embarquerions ne résisteraient pas. Il est vrai que nous pourrions toujours les manger.

Lauzun blêmit.

— Vous semblez oublier, monsieur le Chevalier, que vous avez vous aussi un Ministre et que Sa Majesté la Reine…

— Sa Majesté ne commande pas d’escadre, que je sache ! coupa rudement le marin. Quant à vous, monsieur, vous voudrez bien vous souvenir que sur mes navires, je suis seul maître après Dieu. Néanmoins, si la loi de la mer vous paraît trop dure et si vous préférez retourner aux joies plus douces de Trianon… (Puis, sans transition, se tournant vers Gilles :) Faites prévenir l’Arsenal de ma décision : Nous n’emmènerons aucun cheval. L’Hermione sera chargée avec le matériel hospitalier qui ne pourra être embarqué sur le navire-hôpital.

Pâle de colère, Lauzun toisa le jeune homme puis son regard venimeux revint se poser sur l’Amiral.

— Il n’en ira pas toujours à votre fantaisie, monsieur l’Amiral ! Et nous ne serons pas toujours en mer…

Pour la première fois depuis qu’il travaillait sur son vaisseau, le chevalier de Ternay regarda Gilles. L’ombre d’un sourire passa sur son visage fatigué.

— M. de Lauzun me détestait, il va me haïr. Mais je crains bien, mon garçon, de vous avoir attiré dans cette haine. Il ne vous pardonnera pas d’avoir été le témoin de sa défaite !

Le jeune homme planta hardiment son regard bleu dans celui du marin et sourit à son tour.

— Sous votre commandement, monsieur l’Amiral, je n’ai rien à craindre. N’êtes-vous pas maître après Dieu ? Et, en somme, M. le duc de Lauzun n’est qu’un homme. Moins vigoureux que moi peut-être…

Rochambeau se mit à rire.

— Eh bien ! s’il vous entendait ! Heureusement pour vous la Bastille est loin ! Mais seriez-vous disciple de Jean-Jacques Rousseau ?

Gilles rougit jusqu’aux oreilles mais garda la tête droite.

— J’ai lu ses livres, mon Général. Et je les admire. Mais je ne suis pas vraiment son disciple car ce que je connais des hommes m’incite peu à voir en eux des frères.

— Vous savez déjà cela, à votre âge ? soupira le chevalier. J’ai mis infiniment plus de temps que vous pour en arriver à la même conclusion. Maintenant, laissez-nous, allez porter votre message chez M. le comte d’Hector. Mais prenez garde à vous tout de même.

Heureux comme il ne l’avait pas été depuis son engagement, Gilles regagna la terre ferme. Peut-être s’était-il fait de Lauzun un ennemi puissant mais, en contrepartie, il avait le sentiment d’avoir gagné la sympathie de ses deux chefs qu’il apprenait peu à peu à admirer et ce plateau-là de la balance était infiniment plus lourd que l’autre.

En mettant le pied sur le port, la première personne qu’il aperçut fut Lauzun en personne. Le Duc exprimait visiblement sa colère à un interlocuteur impassible qui n’était autre que Fersen. Gilles entra dans son champ de vision et, dès qu’il le vit, il s’écria :

— Tenez, mon cher comte, voilà le gratte-papier du Général qui s’en va convertir notre navire-écurie en lazaret ! Si vous aviez espéré embarquer ce magnifique cheval que je vous vis l’autre jour et que je vous offris d’acheter il faudra y renoncer. Vous n’aurez droit, comme nous-mêmes, qu’aux rosses américaines… s’il y en a !

Du haut de sa blancheur scandinave, le Suédois considéra calmement le Français que la colère faisait plus rouge que son bel habit galonné d’or et haussa les sourcils.

— Mais il y en a ! fit-il gravement. Je sais bien que vous venez de Sénégambie, mon cher Duc, mais je pensais que vous étiez mieux au fait des us et coutumes d’Amérique. Que croyez-vous que montent nos bons amis les Anglais ? Des ânes ?… Quant à moi, je me suis laissé dire que ce général Washington, parfait gentilhomme de Virginie, était l’un des tout premiers cavaliers du monde. Nous aurons au moins des chevaux frais.

— Comptez là-dessus ! s’écria Lauzun hors de lui.

Et enfonçant d’un coup de poing son tricorne ourlé de plumes blanches sur sa tête, il tourna ses talons rouges et se dirigea à grandes enjambées vers la rue de Siam.

Le bel officier du Royal-Deux-Ponts eut un petit rire puis, brusquement, se tourna vers Gilles qui, s’entendant interpeller, s’était arrêté, sourcils froncés, se demandant s’il devait, oui ou non, provoquer en duel le duc de Lauzun.

— Est-ce vrai ? demanda-t-il.

— Très vrai, monsieur le Comte. Voici l’ordre.

— C’est fort fâcheux ! J’espérais bien faire passer Magnus chez les Insurgents.

— Magnus ?

— Mon… Notre cheval, fit le Suédois sans sourciller. Mais j’imagine que vous lui aviez trouvé un autre nom ?

— C’est vrai ! répondit Gilles sans pouvoir se défendre d’un brin de mélancolie, je l’avais appelé Merlin.

— Oh ! L’Enchanteur ?

— Bien sûr ! Je suis de sa terre.

— C’est un joli nom. Mais cela ne me dit pas ce que nous allons en faire. Après tout, son sort vous regarde presque autant que moi et je vous avoue que je répugne fort à le vendre. Puisque vous êtes de ce pays, ne voyez-vous personne qui accepterait de le garder et de le soigner comme il le mérite pendant que nous serons à la guerre ?

Les yeux de Gilles se mirent à briller comme des étoiles.

— Vous me feriez confiance ?

Fersen n’hésita même pas.

— Mon Dieu oui ! Vous ne l’avez pas volé par goût du lucre mais parce que vous en aviez besoin. Et puis… vous l’aimez, je l’ai vu tout de suite. Ce sont de ces choses qu’un homme de cheval sent chez un autre. Alors, votre idée ?… Mais poursuivons notre chemin car je crois que vous oubliez votre mission.

Alors, en gagnant l’Arsenal, Gilles parla de Guillaume Briant, de sa passion des armes et de la cavalerie, de sa maison basse et des prairies du Leslé. Il en parla même avec tant de conviction qu’avant même d’avoir atteint l’hôtel de l’Amiral Blanc, le Suédois avait pris sa décision : l’un de ses serviteurs, nanti d’une lettre de Gilles, d’une autre de lui-même et d’un peu d’argent partirait le soir même pour le domaine des Talhouët.

— Ce soir même ? fit Gilles, étonné d’une telle hâte. Craignez-vous que M. de Lauzun ne veuille l’acheter tout de même et l’embarquer en secret ?

Pour la première fois, Fersen se mit à rire, chose qui lui arrivait rarement.

— Il n’oserait tout de même pas. Mais je désire régler cette question au plus vite pour une raison que le secrétaire du Général ne peut pas ignorer : mon régiment, le Royal-Deux-Ponts, embarque demain matin, partie sur le transport Comtesse de Noailles, partie sur le vaisseau de ligne Jason où je dois prendre place avec les autres officiers. Ordre du Général en chef, ajouta-t-il avec un soupir qui trahissait son peu d’enthousiasme. J’espère seulement que le départ ne se fera pas trop attendre et que nous n’allons pas tourner indéfiniment au bout des chaînes d’ancre…

Il allait, au grand désespoir du Suédois, se faire attendre encore quelque temps. Le 17 avril, Rochambeau, par la plume de son secrétaire, avait beau confier à son Ministre : « Si le temps se nettoie, j’irai coucher à bord du Duc de Bourgogne au plus tard demain pour profiter, sous les ordres de M. le Chevalier de Ternay, du premier vent du nord… » Ledit vent du nord ne se montra ni le 18 ni les jours suivants bien qu’à la date prévue, le Général eût effectivement mis son sac sur le vaisseau amiral dont le chargement était complet et qui comprenait, outre une partie du régiment de Saintonge avec M. de la Valette, son colonel, et M. de Charlus, colonel en second, deux Américains assez mystérieux qui intriguaient énormément Gilles mais dont il ne parvenait pas à s’approcher.

L’un après l’autre, d’ailleurs, les navires quittaient le port et gagnaient la rade pour s’y affourcher 2 et attendre dans la plus stricte discipline (aucune permission de quitter le bord n’était accordée) et le plus profond ennui que l’ordre d’appareiller fût enfin donné.

Aussi impatient que les autres, Gilles trouva néanmoins un peu de répit. Depuis son engagement, il avait travaillé comme un esclave mais dès que le Duc de Bourgogne fut en rade, il se vit, au contraire, dans une situation privilégiée car, seul de tout le navire, il allait à terre chaque jour pour exécuter les ordres de ses chefs et, entre autres, pour chercher le courrier, officiel chez le comte d’Hector ou personnel à l’hôtel de l’amiral. Un courrier qui, bien sûr, ne le concernait jamais.

Une seule fois, en réponse à la lettre enthousiaste qu’il lui avait écrite au soir de son engagement, il avait reçu de son parrain une longue épître amicale, pleine d’encouragements et de bons conseils, qu’il avait gardée précieusement comme le seul lien le rattachant encore à la terre. Mais il ne souffrait plus de la solitude qui avait été sienne durant les premiers jours : les deux grands chefs qui, en dehors des réunions d’état-major tuaient le temps en jouant aux échecs, lui montraient beaucoup de bonté et, depuis l’affaire du cheval, il avait noué avec Axel de Fersen une espèce de complicité qui se traduisait, du côté de Gilles, par quelques commissions faites à terre, pour le reclus du Jason qui, en dehors des conférences d’état-major à bord du vaisseau amiral, s’ennuyait ferme. Enfin l’agressif duc de Lauzun s’était embarqué, lui aussi, et avait pris place sur la Provence mouillée à quelques encablures. L’on n’en n’entendait plus guère parler, sinon au moyen des concerts que, pour se désennuyer, il faisait donner chaque soir par la musique de sa légion.

— S’il osait, il donnerait des bals, grommelait le chevalier de Ternay, agacé par ces flots de musique dont chaque crépuscule emplissait la rade.

— Il oserait volontiers s’il avait la permission d’amener des femmes à bord, répondait Rochambeau.

Et les deux hommes, avec un soupir, faisaient fermer les fenêtres pour s’absorber plus commodément dans leurs combinaisons.

Le temps impitoyable et l’ennui accablaient l’escadre et le convoi immobile dont les unités venaient chaque jour s’ajouter les unes aux autres. À bord du Neptune, le jeune Noailles, embarqué avec le 2e bataillon du Régiment de Soissonnais, tuait le temps en d’interminables bagarres avec le non moins jeune Arthur de Dillon dont le sang irlandais s’accommodait aussi mal de l’inaction que des plaisanteries parfois mordantes du Vicomte.

Vint, enfin, ce 1er mai qui allait passer sur Gilles comme un météore : en laissant une trace brûlante.

Ce fut, d’abord, à la fin de l’après-midi la nouvelle tant attendue qui balaya la rade comme une traînée de poudre : le vent tournait, le vent se décidait enfin à souffler du nord. Une immense acclamation monta qui, des vaisseaux, gagna le port et s’abattit sur la ville. Aussitôt, ce fut sur toute la flotte une activité fébrile. Le chevalier de Ternay fit savoir que, si le vent se maintenait, on mettrait sous voiles à l’aube et envoya sur l’heure une frégate la Bellone reconnaître les parages d’Ouessant pour voir si d’aventure aucune escadre anglaise n’y aurait poussé subitement.

Pour la dernière fois, Gilles reçut l’ordre de gagner la terre afin de s’assurer qu’aucun nouveau courrier n’était arrivé et, pour la dernière fois, il gagna l’hôtel du cours Dajot où l’Amiral et le Général recevaient leurs lettres privées.

Il traversait la cour de la maison pour gagner les bureaux quand il s’entendit appeler par le concierge.

— Hé là-bas ! Jeune homme !… Hé ! monsieur le Secrétaire, s’il vous plaît ! Il y a une lettre pour vous…

Le mot l’atteignit comme une balle et l’arrêta net.

— Une lettre ? Pour moi ? Que fait-elle chez vous ? Elle devrait être avec le reste du courrier.

Le bonhomme lui offrit un sourire à la fois futé et entendu.

— Allons ! Une jolie petite lettre comme ça, on ne la met pas avec le courrier d’un Amiral ou d’un Général. Ça vient d’une femme cette petite chose à cachet bleu.

Au bout de ses gros doigts, le concierge agitait en effet un petit billet artistement plié et scellé d’un petit cachet dont Gilles déchiffra les armes avec un battement de cœur : c’étaient les merlettes de Saint-Mélaine.

L’émotion fut si violente qu’il resta là un instant, tournant et retournant le billet sans se résoudre à l’ouvrir sous l’œil goguenard du préposé à la porte, visiblement dévoré de curiosité.

— … Ben vrai ! fit celui-ci n’y tenant plus ! On peut pas dire que vous soyez pressé de lire ! Ça devrait être intéressant tout de même.

Gilles haussa les épaules. Jetant un coup d’œil furieux à l’indiscret, il reprit sa course vers le bâtiment principal, grimpa quatre à quatre l’escalier pour retrouver l’abri de la mansarde qui, avant l’embarquement, lui avait servi de logement. Elle avait repris son aspect inhabité mais il s’y sentait tout de même encore un peu chez lui et personne ne pouvait voir ce qu’il y faisait. Là seulement il se décida à briser le cachet, à déplier la lettre et retint un sourire de bonheur.

L’écriture était maladroite, enfantine. Quant à la signature, elle consistait seulement en un grand J d’une forme nettement extravagante. Et le texte ne comportait que peu de lignes mais il lui parut digne des plus grands poètes.

On me dit que vous avez bien débuté, que de grands espoirs vous sont permis si vous savez vous montrer digne de la confiance que l’on met en vous. Surtout n’y manquez pas car un échec désolerait plus de monde que vous ne l’imaginez. Et ne perdez pas de temps car trois ans sont vite passés.

Néanmoins, je vous supplie de prendre garde à vous car dans cette guerre où vous allez, il se peut que le danger le plus grand ne vienne pas forcément de l’ennemi officiel. Un autre vous guette, plus perfide. Ouvrez bien les yeux car j’en sais qui auraient beaucoup de chagrin si vous ne reveniez pas..

La tournure mystérieuse de ce billet ne laissait pas d’être inquiétante. Pourtant Gilles, sur le moment, n’y prêta pas la moindre attention : il débordait de bonheur. Il baisa une bonne dizaine de fois le gros J maladroit, lut et relut le texte sans rien vouloir y voir d’autre que l’inquiétude de Judith. Elle le mettait en garde contre quelque chose d’imprécis, comme si elle n’osait pas en dire davantage mais cela signifiait seulement qu’elle avait peur pour lui et qu’elle désirait profondément le revoir vivant. De là à penser qu’elle l’aimait un peu, il n’y avait qu’un pas et, ce pas, le jeune homme le franchit avec enthousiasme.

Fourrant le bienheureux billet sur sa poitrine, entre sa chemise et sa peau, il dégringola dans les bureaux, rafla le courrier du Général et, aussi vite qu’il était venu, regagna les quais de la Penfeld pour rejoindre le bateau.

Il se dirigeait vers la chaloupe du vaisseau amiral qui érigeait, en plein milieu de la rade, sa muraille doublée de cuivre, armée de 86 canons et ses mâts immenses quand il vit arriver sur lui quelques hommes qu’à leurs dolmans rouges à grands brandebourgs il reconnut pour appartenir au régiment de Lauzun. Ils se dirigeaient vers un transport la Françoise dont on achevait tout juste le chargement en eau potable. Vu l’importance du matériel à embarquer l’Amiral avait dû, au dernier moment, réclamer trois navires supplémentaires, la Françoise, le Turgot et le Rower. Le retard du vent aurait du moins permis cette augmentation d’effectifs…

La petite troupe croisa son chemin et, au moment où il passait près d’elle, Gilles, d’un seul coup, comprit ce qu’était au juste la menace annoncée par Judith. Sous le bonnet à long pan, l’un de ces hommes le regarda, tournant même la tête pour le revoir encore et cet homme c’était Morvan, le frère de la jeune fille qu’il avait si proprement expédié dans le Blavet.

Ce ne fut qu’un instant. Déjà les soldats franchissaient la coupée de leur transport et disparaissaient dans ses flancs laissant Gilles songeur rejoindre son propre bord. Il y avait là un mystère : que faisait un gentilhomme breton dans un régiment saintongeois ? Et que faisait ce Morvan qu’on lui avait dépeint comme une sorte de bête sauvage, parfaitement incapable de supporter la moindre discipline et croupissant normalement au fond d’un repaire sylvestre en compagnie de son aîné, dans une troupe régulière ? Était-ce l’attrait de l’aventure américaine ou bien celui de la vengeance… ou les deux à la fois ? À moins qu’il ne s’agît d’une troisième obscure raison.

À l’expression féroce des yeux du rouquin, il y avait gros à parier que Gilles entrait pour une bonne part dans cet embarquement insolite. La lettre de Judith ne faisait que confirmer. Mais, bien loin de s’en inquiéter, la présence de Saint-Mélaine cadet fit éprouver à Gilles un sentiment de joie : c’était une bonne chose pour Judith que l’inquiétante paire formée par ses frères fût séparée et d’autre part cela signifiait aussi qu’on le jugeait assez redoutable pour le poursuivre de l’autre côté de la terre !… Il devenait un personnage !… En conclusion de quoi ce fut d’un pas assez conquérant que Gilles mit le pied sur le pont du Duc de Bourgogne. Sa confiance en lui-même augmentait d’heure en heure.

À cinq heures du matin, le jour suivant, le canon de partance tonna sur Brest dont les habitants, avec un bel ensemble, se jetèrent à bas de leurs lits. De toutes parts on se précipita vers les meilleurs postes d’observation pour voir s’ébranler la flotte du chevalier de Ternay et son pesant convoi. Mais, tandis que les fonctionnaires de l’Arsenal et les officiers de la garnison escaladaient en hâte les tours médiévales du château, tout un peuple se rua vers les collines qui dominaient le Goulet. En même temps, une brusque floraison de voiles rouges ou bleues se mit à éclore aux mâts des bateaux de pêche faisant de la rade un gigantesque champ de fleurs.

Le vent vif balayait le ciel redevenu clair par grandes bouffées vivifiantes qui emportaient sur la mer les chansons rythmées des hommes attelés aux cabestans. Sous les mugissements des porte-voix, ils halaient les lourdes ancres.

Sur la dunette du Duc de Bourgogne le petit amiral, raide comme un piquet dans son bel habit bleu sombre à épaulettes d’or, une flamme d’orgueil au fond des yeux, regardait monter lentement les misaines, les huniers et les perroquets tandis que le comte de Médine, son capitaine de pavillon, commandait les manœuvres d’appareillage du vaisseau amiral.

À cinq heures et demie, le Duc de Bourgogne était sous voiles et tournait sa proue vers le Goulet. Alors l’un après l’autre, les 42 navires composant l’escadre et le convoi envoyé au secours des Insurgents par Sa Majesté Louis le Seizième, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre, glissèrent dans son sillage pour s’en aller vers le grand large et vers l’une des plus nobles aventures que les hommes aient jamais connues.

Sous les vivats frénétiques de ceux qui avaient tant travaillé pour eux s’éloignèrent le Neptune de M. Destouches, la Provence de M. de Lombard, le Conquérant de M. de la Grandière, la Surveillante, l’héroïque navire de M. du Couédic ressuscité à force de travail et venu aux ordres de M. de Gillard, l’Amazone, la rapide frégate de M. de la Pérouse, tous oiseaux de mer mués en chiens de garde des vingt-huit bateaux, plus lourds et plus lents, du convoi.

Mais, peu à peu, les acclamations et les roulements de tambours s’éteignirent, puis les canons des forts de Bertheaume qui tonnaient un dernier salut. Il n’y eut plus que le grand souffle du vent, la mer libre qui s’ouvrait sous les figures de proue fraîchement peintes et dorées plongeant avec l’ensemble d’un ballet bien réglé dans la longue houle de l’Iroise en direction des dangereux parages du raz de Sein.

Debout près de la lisse, à quelques pas du groupe chamarré des officiers, Gilles regarda s’éloigner la Bretagne et son enfance…



1. Noailles, Fersen, Damas, Dillon, Rochambeau junior et Lameth.

2. Amarrer sur deux ancres.

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