TROISIÈME PARTIE LA MARIÉE DE TRECESSON

CHAPITRE XV LE RELAIS DE PLOERMEL

Les dernières lueurs d’un jour pluvieux de février traînaient sur les vastes solitudes de ce qui avait été jadis la forêt de Brocéliande. Le cavalier, monté sur un vigoureux cheval bai, surgit de l’échancrure d’une colline, traversa une clairière en sautant allégrement les fougères jaunies, les ajoncs gris et les rochers violâtres, franchit un ruisseau dont l’eau jaillit sous les sabots de sa monture et s’arrêta un instant pour examiner les alentours. Un grand manteau bleu, de coupe militaire, tombait en plis raides sur la croupe du cheval, laissant voir deux longs pistolets dans les arçons de la selle et l’extrémité garnie de cuivre d’un fourreau d’épée.

— Que faisons-nous, mon fils ? sourit l’homme en flattant l’encolure de l’animal. Tu as peut-être envie de rester dans les environs, mais considère cependant que Viviane en a disparu depuis longtemps.

Les poivrières bleues d’un petit château pointaient au-dessus des arbres, avec les volutes claires d’engageantes fumées. Gilles hésita un instant. Merlin avait fourni une longue course et très certainement aucun châtelain ne refuserait l’hospitalité au chevalier de Tournemine, des Dragons de la Reine. Mais il ne se sentait pas l’envie de faire, ce soir, de nouvelles connaissances. Bien qu’il y eût encore au moins deux lieues jusqu’à Ploermel, mieux valait aller jusque-là car cheval et cavalier y trouveraient peut-être une bonne auberge où ils seraient accueillis sans être obligés à des frais de conversation…

— Courage ! fit-il en conclusion. On continue ! Je te promets une bonne ration d’avoine.

Sans qu’il eût besoin d’employer l’éperon, Merlin partit comme une flèche, forçant même l’allure à travers bois et landes jusqu’aux portes de la petite ville qui se tassait frileusement dans son manteau de crachin. Il avait visiblement hâte de trouver l’avoine promise et, comme il entrait impétueusement dans la ville, son maître fut obligé, au carrefour, de le retenir d’une main ferme.

L’endroit était désert. Seules quelques lumières vacillantes mettaient un peu de vie avec le claquement des sabots d’une vieille femme qui venait de tirer de l’eau au puits. Gilles l’interpella.

— Pouvez-vous me dire, bonne dame, où se trouve l’auberge ?

— Un peu plus bas, mon gentilhomme. Près de l’église. Vous trouverez sans peine, c’est le relais de poste…

En effet, l’ombre massive d’une tour carrée flanquée de pignons ogivaux se dessinait dans le soir. Tout à côté, un lumignon brillait à l’entrée d’une voûte, éclairant vaguement une enseigne proclamant qu’à l’enseigne de la Duchesse Anne se trouvait la Poste aux Chevaux.

Le cavalier s’engagea sous la voûte. Le bruit des sabots et le hennissement joyeux du cheval attirèrent un garçon d’écurie qui jaugea d’un coup d’œil connaisseur l’homme et la bête.

— Sais-tu si je trouverai une bonne chambre ici ? demanda le premier.

— Pour sûr, monsieur l’officier ! Et bonne table aussi. Tenez, voilà le patron !…

Un petit homme curieusement chaussé de bottes et vêtu d’une veste de postillon sous un grand tablier blanc arrivait en courant pour se mettre au service de son client qui se décida enfin à mettre pied à terre.

— Tu monteras ma selle et mes sacoches ! dit-il au garçon, et tu veilleras à ce que mon cheval ait une bonne mesure. Pas de balle mouillée surtout ! Et n’oublie pas de le bouchonner énergiquement… Et une litière épaisse, hein ?

Une pièce de monnaie sauta de la main de Gilles dans celle du garçon qui l’attrapa adroitement.

— Soyez tranquille, mon gentilhomme, dit l’aubergiste. Ici, on sait soigner les chevaux. Suivez-moi, s’il vous plaît.

Un instant plus tard, le chevalier prenait possession d’une grande chambre blanchie à la chaux dont les seuls ornements étaient un crucifix de bois noir, une image représentant les traits sans grâce du roi Louis XVI et un énorme édredon rouge se gonflant comme une fraise sur un lit bien blanc. Il y faisait froid et passablement humide mais l’aubergiste se hâta d’allumer le feu, tout préparé dans la cheminée et, en un instant, la pièce prit un air de fête.

— Est-ce que monsieur soupera en bas ou bien préfère-t-il qu’on le serve ici ?

— Ma foi non, je descendrai. Dites-moi, mon ami, connaissez-vous, dans les environs un domaine qui s’appelle le Frêne ?

Le visage, naturellement aimable de l’aubergiste, se ferma comme une huître.

— C’est à cinq ou six lieues d’ici, sur la route de Dinan et à l’orée de la forêt.

L’homme avait hésité à répondre et ne l’avait fait visiblement qu’à regret.

— On dirait que l’endroit ne vous plaît pas ? remarqua Gilles négligemment.

— Il n’a pas à me plaire ou à ne pas me plaire, monsieur. C’est une maison seigneuriale et je ne suis qu’aubergiste et maître de poste ! Mais pour rien au monde on ne me ferait aller là à la nuit close… ni même en plein jour. C’est un mauvais endroit !

— Pourquoi ? Est-ce que…

Mais l’aubergiste saluait profondément, virait sur ses talons et galopait vers la porte.

— Pardonnez-moi, mon gentilhomme, mais on m’attend à la cuisine. Si le souper est mauvais, vous ne serez pas content et moi non plus !

Il disparut laissant Gilles à des conjectures qui n’avaient rien d’aimable. Décidément, la réputation du logis des Saint-Mélaine était toujours aussi détestable et le temps n’y avait rien changé. Tirant une chaise devant le feu d’ajoncs et de fougères sèches qui mettait dans la chambre une odeur de grand air, il s’y installa, étendit jusqu’aux chenets ses longues jambes bottées et sortit, une fois de plus, de son habit la lettre de Judith dont il contempla l’écriture d’une extravagance fébrile. Il ne lisait pas. Depuis une semaine qu’il l’avait reçue, il la connaissait par cœur.

Pourquoi êtes-vous parti si loin ?… Il me semble que je jette cette lettre à la mer et qu’elle va errer éternellement sur l’eau sans jamais vous toucher. De toute façon, elle arriverait trop tard pour me sauver. Je vous avais promis de vous attendre trois ans et, à moi-même, je l’avais juré ! Hélas ! je vais devoir nous manquer de parole à l’un et à l’autre. Comment père a-t-il pu croire un instant que les murs d’un couvent et sa volonté suprême retiendraient mes frères lorsque leur intérêt est en jeu ? Ils ont décidé de me reprendre avec eux et ils ont fait savoir à Mme de La Bourdonnaye, notre abbesse, qu’ils viendraient me chercher demain. Demain !… Quelques heures encore et je repartirai vers ce manoir du Frêne qui me fait si peur. Il n’y a aucun moyen de refuser ; ils ont la loi pour eux et menacent de réclamer l’aide de la Sénéchaussée. Je les crois capables de violer même l’asile de la chapelle s’il me prenait l’idée d’y chercher refuge. Mais je ne le ferai pas car je ne veux pas être ici un objet de scandale et de malheur…

Demain donc je les suivrai ! Je sais qu’ils ont résolu de me marier à un certain M. de Vauferrier. C’est un vieillard et ce doit être leur compagnon de débauche mais il est riche et possède des navires. Morvan qui est allé, paraît-il, en Amérique, l’a connu aux Îles et en est revenu sur l’un de ses bateaux.

Je les suivrai, ai-je dit, mais je ne me laisserai pas livrer à cet homme dont ici l’une de mes compagnes, qui lui est apparentée, m’a fait un portrait affreux. Je ne suis pas une esclave qu’on achète avec de l’or. Et puis, voilà si longtemps que je rêvais d’être à vous. Je crois bien depuis le jour où vous m’avez tirée de la rivière. Maintenant que nous allons être séparés sans grand espoir de nous rejoindre un jour, je peux bien vous l’avouer, je vous ai aimé du premier instant, du premier regard et si je me suis montrée, par la suite, odieuse et détestable, c’était parce que mon orgueil refusait de se soumettre à cet amour…

Oh, mon Dieu, comment ai-je pu être aussi stupide, aussi sottement arrogante ! Je t’appelais « le petit curé », mon amour, et pourtant, au fond de moi-même, j’étais déjà toute à toi. J’aurais tant voulu te suivre, aller avec toi n’importe où… même au fond des bois dans une hutte de charbonnier pour y être ensemble, l’un à l’autre. Quand tu m’as ramenée au couvent, je crois que, si tu m’avais demandé de partir, je serais partie sans hésiter. J’aurais pu fuir en Amérique, déguisée en garçon, faire n’importe quoi… Mais c’était t’empêcher d’atteindre peut-être à une autre destinée… Et maintenant tout est fini !… Il ne me reste personne à qui me raccrocher, pas même Dieu qui ne fait rien pour moi !

Adieu. Je ne sais pas où je serai quand tu liras cette lettre. Si tu la lis un jour ! Peut-être bien plus loin que la terre s’il ne me reste que ce suprême recours mais je sais que je t’y aimerai tant qu’il me restera un battement de cœur ou un souffle de vie… Judith.

Du bout des doigts, très doucement, Gilles caressa le papier fatigué où, par endroits, des larmes avaient délayé l’encre. Il n’oublierait jamais le moment où cette lettre était tombée sur lui comme la foudre à l’instant même où il croyait tenir le monde entre ses mains. Elle l’avait arraché au long enchantement de l’Amérique et, devant son gribouillage désolé, il avait retrouvé, intacte sous le soldat heureux, l’âme du petit pêcheur de sirènes dont les rêves avaient grandi plus vite encore que lui-même. Comment avait-il pu, un instant seulement, sinon oublier Judith mais penser qu’elle était née un soir de brume de son imagination romanesque et de son besoin d’amour ? Comment avait-il pu délirer d’amour pour une autre femme ?

Là-bas, au-delà des mers, il était devenu un autre, un homme véritable. Il avait connu l’amitié, la misère, le danger, la guerre, un certain goût de la liberté et enfin la passion et la trahison, tout cela fondu dans un gigantesque creuset, un fabuleux chaudron de sorcières d’où était sorti un être neuf. De son amour pour Sitapanoki ne subsistait qu’une vague nostalgie, une chaleur au creux de ses reins quand le souvenir de la belle Indienne se présentait à son esprit et une curieuse et assez égoïste satisfaction d’avoir échappé, en quelque sorte, à une tentation mortelle. L’eût-il suivie au fond de ses grandes forêts qu’il eût rejeté le sublime cadeau offert par le destin sur le champ de bataille de Yorktown. Il vivrait quelque part au bord d’un lac d’une existence proche de celle des bêtes sauvages… à moins que ses ossements ne fussent en train de blanchir sur la terre indienne, non loin d’un poteau de torture….

Il chassa l’image désagréable d’un mouvement d’épaules agacé, prit sa pipe, la bourra de ce tabac virginien qu’il avait appris à aimer et dont il avait rapporté une provision, prit un brandon dans la cheminée pour l’allumer et reprenant sa pose nonchalante se mit à fumer avec application pour mieux tenter de résoudre le problème qui se posait à lui et pour faire, en quelque sorte, le point de la situation.

S’il s’en tenait à lui-même, le sort l’avait merveilleusement traité, depuis quatre mois qu’il avait quitté les rives de la Chesapeake. Et tout avait été très vite.

Il y avait d’abord eu le retour presque immédiat en compagnie de Lauzun. Le jeune duc avait été chargé par Rochambeau de porter à Versailles la nouvelle de la victoire et, avec une générosité parfaitement inattendue si l’on s’en référait à leurs précédentes relations, il avait vivement engagé l’ex-lieutenant Goëlo à l’accompagner.

— Il faut battre les fers quand ils sont chauds, lui dit-il. Votre père vous a reconnu aussi officiellement qu’il lui était possible mais il faut maintenant que le Roi sanctionne. Et avec lui, avant lui veux-je dire, M. Chérin. Vous ne connaissez pas M. Chérin ?

— Mon Dieu non, Monsieur le Duc. Versailles est pour moi un monde inconnu, une autre planète. J’en ignore tout et, naturellement, je ne sais rien de ce personnage.

— En vérité, vous n’êtes pas le seul car il ne fréquente guère les hommes, réservant ses faveurs aux vieux parchemins, sceaux, blasons, lambels, écus, devises et tout ce qui constitue le taillis enchevêtré des ascendances et des armoiries. Il est Généalogiste et Historiographe des Ordres du Roi, d’une intégrité maniaque et il épluche les quartiers de noblesse avec une attention sourcilleuse qui lui a valu nombre d’ennemis. Intraitable avec cela, et s’il décide que vous n’avez aucun droit à la noblesse, le Roi lui-même n’y pourra rien. Il faut donc profiter de ce que tous les signataires de votre document sont encore bien heureusement en vie pour le présenter à Versailles. Vous reviendrez ensuite si cela vous convient : la guerre n’est peut-être pas encore terminée.

C’était vrai… La chute de Yorktown représentait une importante victoire pour les jeunes États-Unis, une victoire peut-être décisive mais les Anglais disposaient encore de forces appréciables et ils pouvaient juger utile de continuer les hostilités jusqu’à l’extermination de l’un et l’autre clan.

Avec l’approbation chaleureuse de ses chefs, Gilles serra donc la main d’Axel de Fersen qui le couvrit de recommandations, et embrassa son ami Tim en lui confiant Pongo jusqu’à son retour. Convaincre l’Indien de se séparer même momentanément d’un maître qu’il vénérait n’avait pas été une petite affaire.

— Et si tu ne revenais pas ? lui dit-il, la mine à la fois chagrine et offensée.

— Il n’y a aucune raison pour que je ne revienne pas mais, si cela était, alors je te promets que tu pourras me rejoindre. Encore que je ne sois pas certain que tu serais heureux en Europe…

— Pongo ne peut être heureux que là où tu es. Si tu l’abandonnes, il mourra.

— Tu es mon frère d’armes. Je ne t’abandonnerai jamais. Attends-moi avec confiance !

Trois jours après la reddition de Cornwallis, Lauzun et le jeune homme s’embarquaient sur la rapide Surveillante que commandait M. de Cillard et effectuaient en trois semaines le voyage de Brest qui leur avait pris plus de deux mois à l’aller. De là, sans que Gilles eût seulement le loisir de respirer l’air du pays, ils avaient couru la poste jusqu’à Versailles où tous deux étaient tombés au milieu d’une immense allégresse : le 22 octobre, quelques jours après la bataille de Yorktown, la Reine avait donné le jour à un Dauphin. Paris éclatait de joie. Versailles croulait sous les feux de joie, les bannières et les clameurs des grandes orgues.

La ville-palais éblouit le Breton qui ne connaissait guère du faste royal que celui des vaisseaux et des armes. La cité et ses jardins, l’immense et harmonieux palais peuplé de personnages cousus de soie et d’or le plongèrent dans une admiration que, par orgueil, il se garda bien de montrer. Auprès de tout cela, Brest n’était qu’une bourgade et Hennebont une taupinière.

Pourtant, il ne devait jamais oublier sa présentation au Roi. Il s’attendait au luxe écrasant d’une salle du trône : on le fit grimper jusqu’aux combles du château pour l’introduire dans un atelier où flambait un feu de forge et tout sonnant de coups de marteau. Il pensait rencontrer un potentat hautain, paré de brocarts et de diamants : il se trouva en face d’un homme timide et myope, âgé de vingt-huit ans mais déjà un peu trop gros, pourvu d’un front haut dont les cheveux commençaient à refluer vers la nuque, d’yeux un peu ternes, et dont les vêtements simples s’abritaient sous un grand tablier de cuir. Sans une certaine majesté naturelle, on aurait facilement pu le prendre pour n’importe lequel de ses sujets. Cependant le roi-serrurier lui réserva le meilleur accueil.

— On m’a dit votre histoire et vos exploits, monsieur, dit-il en évitant soigneusement de regarder Lauzun qu’il n’avait pas l’air d’aimer beaucoup. Ils font de vous quelqu’un de tout à fait intéressant et nous n’aurions garde de nous opposer à la volonté de Dieu quand elle se manifeste aussi clairement qu’elle le fit en vous faisant retrouver un père. Le comte de Tournemine de la Hunaudaye vous a reconnu publiquement pour son fils, nous ferons donc de même !

— Sire, hasarda Lauzun avec une ironie trop légère pour masquer tout à fait l’insolence, Votre Majesté pense-t-elle que son généalogiste sera de son avis ?

Le Roi, occupé à se laver les mains dans la cuvette que lui tendait un page, releva la tête. Son regard myope tomba comme une pierre sur le jeune duc qui ne put s’empêcher de rougir.

— Dois-je vous rappeler, Monsieur le Duc, que M. Chérin est mon serviteur et qu’un bon serviteur ne saurait faire fi d’un ordre de son maître ? dit-il froidement. Il n’est point besoin ici de recherches généalogiques ni de prouver des quartiers de noblesse qui sont des plus anciens au royaume de France : M. Chérin établira comme il faut la filiation de ce jeune homme en qui j’espère également trouver désormais un bon serviteur. N’est-il pas vrai, monsieur ?

— Sire, murmura Gilles, ému, en tant que sujet de Votre Majesté, j’ai, depuis ma naissance, été son serviteur et j’ai honte de n’avoir à lui offrir qu’une chose qui lui a de tout temps appartenu : ma vie !

Louis XVI eut un bon sourire. Puis, paraphrasant Washington sans le vouloir, il tendit sa main au jeune homme.

— Gardez-la précieusement, monsieur de Tournemine. Un serviteur mort a droit à tout mon respect… mais il n’est plus d’une grande utilité.

Gilles s’agenouilla pour baiser cette main qui fleurait bon le savon à la verveine puis recula vers la porte en saluant profondément. La voix royale l’y suivit.

— Il paraît que vous êtes un redoutable homme des forêts, un tireur de première force et que vous avez appris la chasse des Indiens d’Amérique ? Il faudra que nous chassions un jour ensemble. Vous m’instruirez ! Monsieur de Lauzun, quand le temps en sera venu, vous présenterez ce jeune homme à la Reine !

— Peste ! s’écria Lauzun une fois hors de l’atelier royal. Quel succès ! Non seulement vous voilà reconnu mais encore vous voilà en faveur. Vous avez dû plaire singulièrement. Je vous en fais mon compliment, ce n’est pas si facile.

Deux jours plus tard, en effet, Gilles recevait de la Grande Chancellerie les actes de reconnaissance qui lui conféraient le titre de chevalier transmissible héréditairement. En outre, un brevet de lieutenant « à la suite » dans le régiment des Dragons de la Reine commandé par le chevalier de Coigny et enfin un bon de paiement à présenter au trésorier du régiment pour toucher immédiatement son premier quart de solde. C’était, pour lui, la gloire et la fortune.

Transporté de joie, le nouveau chevalier se jeta incontinent sur sa plume pour annoncer enfin à l’abbé de Talhouët son retour et l’étonnante fortune que lui avait valu sa rencontre providentielle avec Pierre de Tournemine. Il y avait plusieurs mois qu’il n’avait pas écrit, aussi la lettre fut-elle particulièrement longue. Il la terminait en disant qu’il espérait pouvoir aller prochainement embrasser tous ceux qu’il aimait et revoir son pays, au moins en reprenant la route de l’Amérique s’il pouvait obtenir la permission d’y retourner.

La réponse était arrivée : sous une triple forme : un garçon, un cheval et une lettre, le second portant les deux autres. Le garçon se nommait Pierrot : c’était l’un des fils de Guillaume Briant. Le cheval n’était autre que l’ex-Magnus de Fersen rebaptisé Merlin par Gilles lui-même et la lettre émanait du recteur d’Hennebont. Une lettre dont Gilles ne put lire la suscription sans un frisson de joie car elle était adressée à « Monsieur le Chevalier de Tournemine de la Hunaudaye, en l’hôtel de Monsieur le duc de Lauzun rue des Réservoirs… ».

Le bon abbé y disait tout au long sa joie pleine de tendresse en apprenant de si bonnes nouvelles. Il expliquait que le comte de Fersen avait, personnellement, écrit à Guillaume Briant pour lui faire connaître sa décision d’offrir le cheval à son jeune ami. Enfin, il transmettait la lettre que Judith de Saint-Mélaine lui avait fait remettre par la sœur tourière du couvent au jour de son départ pour le Frêne.

Elle est déjà vieille de trois mois, écrivait le recteur, et j’ai le cœur navré en te l’envoyant car il aurait fallu bien peu de choses pour que vous puissiez être l’un à l’autre. Si je compte bien, Judith a été reprise par ses frères le jour même, ou peu s’en faut, où tu touchais les côtes de France. Mais il faut en cela comme en toutes choses s’incliner devant la volonté de Dieu qui vient de tant faire pour toi. On ne peut, en ce bas monde, atteindre tous les bonheurs et la sagesse veut que l’on se contente de ce que l’on a. Adieu, mon cher chevalier, je me charge de faire savoir à ta mère ce qu’il est advenu de toi. N’oublie pas que tu es toujours dans mes prières comme dans mon cœur…

Le feu baissait. Gilles replia la lettre de Judith pour la remettre contre son cœur et se leva en s’étirant avec un soupir. Elle l’avait bouleversé, cette pauvre épître pleine de douleur et de larmes. Quant à se résigner à accepter les décisions tyranniques des frères de Saint-Mélaine, il ne pouvait en être question. Peut-être, en se hâtant, pouvait-il encore arriver à temps pour arracher Judith à son destin.

Le Ciel, d’ailleurs, était apparemment pour lui car le régiment des Dragons de la Reine se trouvait alors cantonné à Pontivy. Gilles s’en alla donc trouver Lauzun pour lui demander de remettre à plus tard sa présentation à la Reine et lui fit part de son désir de gagner la Bretagne au plus vite. Puis, fourrant Pierrot dans la malle de Brest, il boucla son portemanteau et, enfourchant Merlin, prit au grand galop le chemin du pays natal.

Il ne savait pas très bien, ce qu’il allait y faire mais ce qu’il savait bien, c’est que la vie n’aurait plus de sens tant qu’il ne saurait pas ce qu’il était advenu de Judith. À tout le moins, il aurait la satisfaction de mettre quelques pouces de fer dans le ventre de Morvan et, par la même occasion, d’embrocher Tudal, son aîné, si, par malheur, la jeune fille avait choisi la mort pour échapper à un mariage répugnant. Cela seul valait le voyage…

Gilles tira sa montre, récent cadeau de Washington, et constata qu’il était temps de descendre souper. À ce sujet, d’ailleurs, son estomac était encore plus péremptoire. Il se lava les mains, rajusta sa perruque, brossa l’habit bleu sombre, de coupe presque militaire, qu’il portait et descendit dans la salle commune avec l’idée bien arrêtée de faire parler son hôte au sujet des Saint-Mélaine, même si le digne homme devait y mettre quelque répugnance. Peut-être en le faisant boire… encore que les capacités bachiques d’un aubergiste fussent certainement respectables.

Sa table était mise dans le coin le plus proche de la grande cheminée de granit devant laquelle une servante en savates s’affairait à sauter les crêpes. Gilles dilata les narines à leur odeur familière, il y avait si longtemps qu’il n’en avait mangé. Il s’installa à la table couverte d’une nappe à carreaux, de grosses faïences gaiement colorées et d’un gobelet d’étain. Une motte de beurre salé décorée à la forme, du pain à l’épaisse croûte craquante et un pichet de ce cidre mousseux qui était l’orgueil de Ploërmel complétaient le couvert.

Avec l’appétit d’un homme qui a galopé toute la journée et qui connaît la valeur d’un organisme en bon état le chevalier entama son repas.

La dernière crêpe terminée, Gilles poussa un soupir de satisfaction, sortit sa pipe et entreprit de la bourrer en cherchant l’aubergiste de l’œil. Il le vit à quelques pas de lui, appuyé des deux poings à une table, discutant avec deux postillons et attendant le coche de Rennes. Il l’appela d’un geste.

— Quand on a du si bon cidre, on doit avoir l’eau-de-vie qui va avec ! dit-il.

L’homme sourit, visiblement touché dans ses amours secrètes.

— Pour sûr, mon gentilhomme ! Et de la meilleure !

— Alors, apportez-m’en… avec deux gobelets. Nous boirons ensemble !

L’aubergiste obéit avec empressement et revint avec un tonnelet. Il apportait aussi deux verres, expliquant que, pour une pareille merveille, l’étain ne convenait pas.

Gilles goûta l’alcool, claqua la langue et, poussant sa poche à tabac vers son hôte qui, les yeux au plafond, dégustait l’eau-de-vie avec la mine d’un bienheureux en Paradis :

— Asseyez-vous un moment et, si vous êtes fumeur, goûtez ce tabac. Je voudrais vous poser une question. Au fait comment vous appelez-vous ?

Instantanément, le bienheureux aubergiste reprit brutalement contact avec la terre. Les coins de sa bouche, relevés en un sourire béat, retombèrent.

— Le Coz… Yvon Le Coz… mais si votre question doit concerner le Frêne, j’aimerais mieux pas vous répondre, avec votre permission.

— Décidément, vous n’aimez pas ce domaine. Non, je voulais seulement vous demander si vous avez entendu parler d’un grand mariage qui aurait eu lieu dans la région depuis… disons deux mois !

Les yeux de Le Coz devinrent si fixes que Gilles crut un instant qu’il allait se mettre à pleurer. Il se laissa tomber d’une masse sur le tabouret en face de son client, attira le tonnelet et se versa une nouvelle rasade qu’il avala d’un trait.

— … Eh bien ? je ne pensais pas vous faire un tel effet, remarqua Gilles. Ce n’est pourtant pas un sujet tragique un mariage, que diable !

— Ce ne devrait pas l’être mais il y a tout de même des cas… Écoutez, monsieur, vous avez l’air d’un homme de bien et en tous les cas vous êtes un bon client. Aussi, je vais répondre à votre question mais ne m’en veuillez pas si ma réponse ne vous paraît pas claire. Je n’ai entendu parler d’aucun grand mariage depuis au moins trois mois… mais j’ai entendu parler d’une mariée, et d’une mariée du beau monde à qui il est arrivé un malheur. Seulement, on ne savait ni qui elle était ni d’où elle venait !

Le chevalier fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? Vous ne pourriez pas être plus clair.

— Non. Parce que vous voyez, monsieur, j’ai passé une partie de ma vie à bourlinguer et j’ai vu bien des choses mais une histoire comme celle-là ça m’a rendu malade ! Je ne pourrais pas vous la raconter. D’ailleurs, c’est pas moi qui en ai été le témoin…

— Parce qu’il y a eu un témoin ?

— Oui. Un sabotier de Campénéac qui a des habitudes de braconnage dans la forêt de Paimpont. Il était caché dans un arbre et il a tout vu. Et comme il a du mal à s’en remettre, il raconte volontiers son histoire à qui lui paie à boire.

— Comment s’appelle cet homme ?

— Guégan. Oh ! il est pas difficile à trouver…

L’un des postillons, qui s’était intéressé à la conversation de l’aubergiste avec ce gentilhomme inconnu, se leva et vint vers eux.

— Faites excuse, monsieur, mais j’ai entendu Le Coz vous parler de Guégan. Il est encore plus facile à trouver que vous ne croyez parce que je l’ai vu arriver tout à l’heure avec un plein sac de sabots à vendre. C’est demain jour de marché et il passe la nuit chez son neveu, le boulanger. Si vous êtes disposé à lui payer le coup, il vous racontera le grand malheur de la belle fille rousse.

Le cœur de Gilles manqua un battement.

— Rousse ? C’était une mariée rousse ?

— Oui. Guégan dit qu’elle avait des cheveux qui brillaient comme du cuivre. Mais je veux pas vous raconter cette affaire-là, ça serait pas honnête pour Guégan… et puis il la raconte tellement mieux que moi…

— Et puis, coupa Le Coz, t’as envie de l’entendre encore… et de te faire arroser en même temps que Guégan, pas vrai, Joël ? C’est pour ça qu’ t’es tout prêt à courir le chercher, le Guégan !

Le postillon grimaça un sourire en louchant sur le tonnelet d’eau-de-vie.

— J’aime à rendre service, moi… et puis c’est bien vrai que je ne déteste pas un petit coup. D’autant que la malle de Rennes sera sûrement pas là avant une grande heure.

— Allez chercher cet homme ! ordonna Gilles. J’offre à boire à qui voudra pour entendre cette histoire.

— Oh, fit Le Coz, n’ayez crainte ! Guégan viendra point tout seul ! Il a eu tellement peur cette nuit-là qu’il n’ose plus sortir dans les ténèbres.

Joël était déjà parti dans un vacarme de lourdes bottes tandis que Gilles se remettait à fumer avec une sorte de rage pour essayer de lutter contre l’angoisse qui lui venait. C’était comme un pressentiment qu’il s’efforçait de repousser de toute la force de sa raison et dont, cependant, il ne pouvait se défaire. Pardieu ! Il y avait au monde d’autres filles rousses que Judith de Saint-Mélaine et, en Bretagne, d’autres filles de bonne famille qui avaient pu, depuis trois mois, revêtir la robe de mariée mais quelque chose lui disait que Judith était au centre de l’histoire, abominable si l’on en croyait les réticences de Le Coz, qu’il devait se préparer à entendre.

Le postillon revint au bout de dix minutes, remorquant deux hommes dont l’un, vêtu comme un paysan d’une veste en peau de chèvre, montrait un nez d’une belle couleur rouge au milieu d’un visage recuit par d’assez nombreux hivers. L’autre dont les habits gardaient un léger saupoudrage blanc devait être le neveu boulanger. Les deux nouveaux venus saluèrent Gilles gauchement.

— Joël m’a dit, fit celui qui devait être Guégan, que vous vouliez entendre cette malheureuse histoire, mon gentilhomme… mais je me demande s’il y a sûreté pour moi.

— Pourquoi pas ? Si vous n’avez été que spectateur vous n’avez rien à craindre de moi…

— Il veut dire par là, coupa Le Coz, que si par hasard vous aviez des relations avec les fermes… comme, cette nuit-là il braconnait…

Le chevalier haussa les épaules et tira une pièce d’argent de sa poche.

— Je ne croyais pas ressembler à un gabelou. Parle sans crainte, brave homme ! Demande ce que tu veux boire et en outre, je te donne ceci… pour le dérangement.

— Je sais ce qu’il préfère, dit Le Coz. Du rhum !

— Alors, du rhum pour tout le monde.

L’arrivée des pichets fut accueillie avec une satisfaction générale. Le second postillon vint se joindre au groupe et l’on fit cercle près de la cheminée, comme cela se doit faire autour des conteurs, à la veillée.

En manière de préambule, Guégan avala un plein gobelet, se torcha la bouche à sa manche et, gardant au creux de ses mains, pour le réchauffer le gobelet que l’aubergiste venait, sur un signe de Gilles, de remplir à nouveau, entama son histoire dans un silence religieux.

— C’était aux vigiles de Noël. Avec l’idée de prendre un beau lièvre ou un couple de lapins, ou même une plus grosse pièce qu’on m’aurait payée un bon prix chez Maître Le Coz, j’étais allé poser des pièges dans la forêt, près de l’étang du château de Trecesson, à deux grandes lieues d’ici mais pas loin de mon village de Campénéac. C’est un bon coin ; la nuit, les bêtes viennent boire à l’étang et je connais bien leurs habitudes.

» Ce soir-là, je suis parti à la nuit close. Il faisait froid et noir mais j’ai le cuir dur et j’ai jamais eu peur de l’obscurité. En marchant d’un bon pas, j’ai eu vite fait d’atteindre les alentours du château. Tout était tranquille et il n’y avait pas une lumière. J’en ai été content parce que cela voulait dire qu’il ne devait pas y avoir grand monde au château. Monsieur le comte de Châteaugiron-Trecesson à qui il appartient par mariage avait peut-être décidé de passer la Noël dans son hôtel de Rennes. J’étais donc bien tranquille et à peu près sûr de ne pas me faire pincer.

» Je m’étais mis à faire mes petites installations quand j’ai entendu, tout à coup, le bruit de chevaux qui approchaient et qui approchaient vite. J’ai eu peur. L’idée m’est venue que c’était peut-être le châtelain qui arrivait et, pour ne pas me faire prendre, je me suis dépêché de grimper dans le premier arbre venu. Le cœur me battait un peu. Ce n’est pas que Monsieur le Comte soit un homme sévère ou avare mais, comme tous les châtelains de Trecesson depuis des siècles, c’est un chasseur et, depuis ces mêmes siècles, chasseur et braconnier n’ont jamais fait bon ménage. Pourtant, je n’avais pas trop de souci à me faire. Il n’y avait plus de feuilles aux arbres mais la nuit était sombre…

» Pourtant, une fois là-haut, je me suis demandé un instant si je n’avais pas eu la berlue : on n’entendait plus rien.

» J’allais redescendre pour reprendre mon travail quand j’ai entendu des pas prudents et le grincement des essieux. J’ai vu alors arriver devant les douves du château deux hommes masqués qui menaient leurs chevaux par la bride. Derrière eux venait un carrosse, bien fermé par ses mantelets de cuir.

» Les deux hommes de tête se sont arrêtés un instant pour examiner la façade muette et noire du château.

» — C’est bien ce que j’espérais, dit l’un. Il n’y a personne que les domestiques et, à cette heure, ils dorment comme des souches. D’ailleurs, même s’ils entendaient le moindre bruit, ils ne sortiraient pas tant ils ont peur des revenants, des fées et des farfadets.

» — On ne va tout de même pas faire ça juste devant le château, fit l’autre. Allons plus loin ! Ce sera plus prudent.

» Ils continuèrent à marcher un peu le long de l’étang. Le carrosse sur le siège duquel il y avait un cocher tellement emmitouflé qu’on ne lui voyait pas un bout de peau les suivit. Le tout s’arrêta tout juste sous l’arbre où je me cachais, à moitié mort de peur cette fois, car ces hommes, ces masques, ce carrosse, ce cocher qui avait l’air d’un fantôme, tout ça ne me disait rien qui vaille. J’avais la chair de poule et je commençais à invoquer mon ange gardien.

» — Ici ça ira très bien, dit le plus grand des deux hommes. »

Il alla prendre l’une des lanternes du carrosse, l’alluma et la tendit à son compagnon.

» — Éclaire-nous !…

» Le cocher descendit à son tour. Comme les deux autres, il portait un masque. Il portait aussi des outils, pelles et pioches avec lesquelles ils se mirent, à deux, à creuser la terre… Ils creusèrent longtemps et moi, dans mon arbre je ne comprenais pas pourquoi ces hommes trouvaient bon de faire un trou en pleine nuit et dans la forêt. Mais j’avoue bien sincèrement que ça commençait à m’intéresser car, pour se donner tant de mal, ils devaient avoir à cacher quelque chose de précieux… de l’or peut-être. Ou de la contrebande…

» Quand le trou, qui était plus long que large, leur parut assez profond, ils s’arrêtèrent et celui qui paraissait le chef le plus grand et le plus solide ôta son chapeau pour s’éponger le front. J’ai vu qu’il avait des cheveux rouges. Puis il le remit, tira un flacon de sa poche, but un grand coup.

» — Pose la lanterne ! ordonna-t-il à celui qui n’avait fait qu’éclairer. Et va la chercher !

» C’est alors que je vis ce qu’il y avait dans le carrosse. Il ne s’agissait pas d’or, ni de trésor… mais d’une chose bien plus précieuse et qui a failli me faire tomber de mon arbre. Une femme ! Une femme belle comme le jour, en robe de mariée toute blanche, avec des dentelles, des fleurs de soie. Elle était aussi blanche que sa robe avec de grands yeux sombres pleins de peur. Sous l’oranger de sa couronne, elle avait une masse de cheveux presque rouges, brillants comme du cuivre mais je ne pouvais pas voir sa bouche qui était cachée sous un bâillon. Ses mains aussi étaient attachées… Elle se tordait pour essayer d’échapper à la main brutale de celui qui l’avait sortie de la voiture.

» Le plus grand des hommes lui montra le trou qu’il venait de creuser.

» — Voilà votre lit nuptial, ma sœur. J’espère qu’il vous conviendra…

» Ils lui enlevèrent son bâillon pour qu’elle puisse faire sa prière mais elle pleurait tellement, elle les suppliait si douloureusement… oh ! mon Dieu !… Je crois que toute ma vie j’entendrai ses plaintes dans mon sommeil… elle les suppliait si fort qu’ils le lui ont remis en disant qu’elle leur cassait les oreilles.

» — Si les gens du château l’entendent, ils ne bougeront pas à cause des fantômes dont ils ont peur mais on ne sait jamais. Ça peut attirer un charbonnier… Finissons-en !

» Alors, ils l’ont prise, l’un par les pieds, l’autre par les épaules et ils l’ont couchée dans le trou, sans même lui faire la miséricorde de l’étrangler ou de la tuer d’un coup de dague. D’où j’étais, je pouvais la voir, toute blanche dans la terre noire, avec ses mains liées sur sa poitrine et ses yeux au-dessus du bâillon… ses yeux… deux lacs noirs pleins d’épouvante…

Guégan s’arrêta, cherchant des yeux quelque chose à boire. Gilles lui remplit son gobelet et vida le sien d’un coup.

— Continue ! ordonna-t-il durement.

— Je ne l’ai plus vue longtemps. Ils ont jeté son voile sur elle et ils ont commencé à rejeter la terre, des pelletées de plus en plus pleines, de plus en plus rapides jusqu’à ce que le trou fût comblé ! Moi, je me cramponnais à mon arbre pour ne pas tomber. J’avais envie de vomir. J’étais malade d’horreur et d’épouvante ! Je ne comprenais pas comment le Bon Dieu pouvait laisser sur la terre des monstres pareils.

— Après ! gronda Gilles. Après que s’est-il passé ?

— Ils sont restés là encore un moment à remettre de la mousse et des feuilles sèches sur leur ouvrage. On aurait dit qu’ils n’arrivaient pas à s’en aller. Et puis, tout de même, ils ont fait tourner le carrosse, ils sont remontés sur leurs chevaux et ils sont repartis dans la nuit comme les démons qu’ils étaient. Alors j’ai dégringolé de mon arbre et j’ai couru vers le château. Il fallait que je prévienne quelqu’un, le gardien, un valet, n’importe qui… tant pis pour les questions qu’on pourrait me poser. Je me suis pendu à la cloche d’entrée et j’ai carillonné de toutes mes forces en criant à l’aide. Tant et si bien qu’on a fini par ouvrir. J’étais dans un tel état que d’abord le portier m’a pris pour un fou. Je ne savais plus très bien ce que je disais et je ne saurais même pas vous le répéter maintenant, mais tout à coup, je me suis retrouvé en face d’un gentilhomme en bonnet de nuit et robe de chambre qui tenait une épée sous son bras. C’était M. le Comte de Châteaugiron qui, contrairement à ce que j’avais pensé, se trouvait au château avec sa famille. On s’était couchés tôt pour partir de bonne heure pour Rennes.

» De me trouver en face de lui, ça m’a remis les esprits en place et, aussi vite que j’ai pu, j’ai raconté ce que je venais de voir.

» — Je vous en supplie, venez, Monsieur le Comte, venez vite. Je vais vous montrer l’endroit, Peut-être qu’il n’est pas trop tard.

» Grâce à Dieu, il m’a cru tout de suite. Il a appelé ses domestiques, fait prendre des pelles, des torches et nous avons tous couru jusqu’à l’endroit du crime. La trace des roues du carrosse, bien visibles et toutes fraîches, montraient bien que je n’inventais rien. Alors, ils se sont mis à creuser à six hommes, avec des pelles d’abord, puis, sur l’ordre de Monsieur le Comte, avec les mains pour ne pas risquer de blesser la jeune dame si Dieu voulait qu’elle soit encore vivante au fond de sa tombe. Enfin, ils ont réussi à la sortir de la terre ! Oh, mon gentilhomme, si vous l’aviez vue avec sa robe, sa figure blanche et ses cheveux tout maculés. Dans la lueur des torches, c’était effrayant.

» — Vite ! Un coureur à cheval pour chercher un médecin ! a ordonné le Comte. Le cœur bat encore un peu ! Nous allons l’emporter au château.

» On est tous repartis en cortège et, dans la cour du château, j’ai vu venir Madame la Comtesse et ses servantes et le chapelain qui faisaient de grands “hélas”. La jeune dame a été portée dans la maison et Monsieur le Comte est venu vers moi. Il m’a donné une pièce d’or en disant que j’étais un brave homme, qu’il ne m’en voulait pas pour le braconnage, que je pouvais maintenant rentrer chez moi en paix. Mais j’ai demandé la permission d’attendre un peu pour savoir si la pauvre victime était revenue à la vie. Hélas !… quand l’aube s’est levée, on est venu me dire que tout était fini. Malgré les efforts de la dame du château, et du chapelain, elle venait de passer pour tout de bon. Le médecin de Ploermel qu’on avait envoyé chercher par un valet à cheval arriva juste à temps pour apprendre qu’on n’avait plus besoin de lui. Alors, je suis rentré chez moi ! Mais depuis j’ai toujours la vision de la belle mariée et de sa tombe ! Une bien triste et bien vilaine histoire, n’est-ce pas, monsieur ?

Un silence suivit. Tous ces hommes rudes se regardaient et au fond de tous les yeux il y avait la même horreur. D’un doigt nerveux, Gilles ouvrit son col sous lequel il se sentait étouffer.

— Sait-on le nom de cette jeune femme… de ces deux assassins ? demanda-t-il.

— Ma foi non, monsieur, dit Guégan. Personne au château ne connaissait la jeune dame. J’ai entendu Madame la Comtesse dire qu’elle ne l’avait jamais vue et que, d’ailleurs, elle n’avait pas entendu dire qu’il y eût un mariage dans la région ce jour-là. Quant aux hommes, ils portaient des masques ! Avec votre permission, mon gentilhomme, je boirai encore un petit coup et puis on rentrera. Il se fait tard… et maintenant, je n’ai plus envie de rester dehors dans la nuit.

L’un après l’autre, les buveurs disparurent après avoir salué le chevalier. Mais il ne leur prêtait plus aucune attention. Le dos tourné, debout devant le feu, les jambes écartées et les bras croisés sur sa poitrine, il déchirait de ses doigts nerveux la batiste de sa cravate, luttant contre le désespoir furieux qu’il sentait monter en lui. Dans les flammes de l’âtre, il croyait voir Judith telle qu’il l’imaginait dans l’affreuse scène décrite par Guégan. Judith en robe de mariée, des fleurs dans ses cheveux flamboyants, Judith jetée toute vivante au fond d’un trou boueux ! Car, pour lui, l’identité de la mariée de Trecesson ne faisait aucun doute, c’était Judith que ses misérables frères avaient ainsi ignoblement mise à mort. Il l’avait reconnue à la description du braconnier… et aussi à l’affolement de son propre cœur. Mais pourquoi ces deux bandits l’avaient-ils tuée le soir de ses noces, des noces pour lesquelles ils l’avaient tirée du couvent, qu’ils avaient voulues ? Et le mari ? Où était-il celui-là pendant que l’on enterrait sa femme ? Déjà mort peut-être ?

La voix basse de l’aubergiste le tira de sa sinistre méditation.

— Vous devriez aller dormir, mon gentilhomme. Tenez, buvez encore ça. C’est ma tournée.

Gilles se retourna. Le Coz était debout derrière lui et lui tendait un gobelet. Dans son regard gris, le jeune homme crut avoir une sympathie, une pitié… Il prit le gobelet, le vida d’un trait. Le rhum brûla sa gorge sans ranimer son corps qu’il sentait glacé jusqu’à la moelle des os.

— Et toi ? demanda-t-il brusquement. Tu n’as aucune idée, toi non plus, sur les acteurs de ce crime odieux ?

Le visage de l’aubergiste resta de pierre.

— Un aubergiste, ça ne peut pas avoir d’idées si ça veut vivre vieux ! Mais quelque chose me dit que vous, mon gentilhomme, vous en avez une, d’idée ? Vous aviez l’air d’un mort vivant, tout à l’heure quand Guégan a parlé de la belle jeune femme aux cheveux couleur de cuivre ?

— Peut-être… mais je ne suis pas sûr. Je t’en supplie, si tu sais quelque chose qui puisse m’indiquer le moyen d’abattre ses assassins, si tu la connais… il faut me le dire.

— Je ne la connais pas. Devant Dieu qui m’entend, je jure que je ne l’ai jamais vue. Mais un bandit à cheveux rouges pourvu d’un frère qui devait avoir les mêmes… je crois que vous et moi pouvons deviner de qui il s’agit. Sinon, pourquoi m’auriez-vous demandé tout à l’heure si je savais où se trouve le Frêne ! Seulement, je ne savais pas qu’il y avait une fille dans la famille. Probable qu’elle devait habiter ailleurs… mais voulez-vous me permettre de vous donner un conseil ?

— Si tu veux ! Cependant je ne te promets pas de le suivre.

L’aubergiste eut un sourire et, armé d’un torchon, se mit à essuyer la table des buveurs.

— Vous en ferez ce que vous voudrez mais, au lieu de courir tout droit au Frêne dès le jour levé comme je vois bien que vous en brûlez d’envie, vous devriez aller d’abord à Trecesson. Je sais que Monsieur le Comte y est. Il pourra peut-être vous donner des détails d’où vous tirerez une certitude ! Car, tout de même, il peut y avoir un doute, si petit soit-il !…

Neuf heures sonnaient au clocher de l’église. Le tintement de l’horloge s’étouffa soudain sous le fracas d’une lourde voiture arrivant au grand trot. La place s’emplit du martèlement des sabots, du tintement des sonnailles et des cris des postillons. Une portière claqua… La malle de Rennes venait d’arriver.

— Bonsoir ! fit Gilles en se dirigeant vers l’escalier dont les marches de bois crièrent sous son poids.

— Bonsoir, monsieur l’officier ! Que Dieu vous donne un sommeil sans rêves ! s’écria Le Coz en se ruant au-devant des voyageurs.

Rentré dans sa chambre, le chevalier de Tournemine sortit ses pistolets de leur étui et se mit froidement à les vérifier. Puis il tira son épée, l’examina avec le plus grand soin, tâtant du doigt la pointe et le fil. Enfin, se tournant vers la croix de bois noir pendue au mur, il l’apostropha durement.

— Si tu as permis ce crime immonde, Seigneur, sache que demain à pareille heure les Saint-Mélaine seront morts… ou bien ce sera moi. Et tu n’auras pas le droit de me reprocher quoi que ce soit…

CHAPITRE XVI « AULTRE N’AURAY… »

Immobile sur sa selle tandis que Merlin grattait le sol d’un sabot impatient, Gilles contemplait Trecesson avec un mélange d’admiration et de douleur, surpris de lui trouver tant de charme en dépit de l’effrayant souvenir qui s’y attachait.

Malgré la sévérité des bois dépouillés par l’hiver dont il s’enveloppait, malgré l’appareil encore féodal de son châtelet d’entrée, de sa tour hexagone et de sa profonde voûte ogivale, malgré le ciel bas et les nuages lourds de pluie qui coiffaient ses toits d’ardoise fine, le château de schiste carminé adouci de lierre rêvait au bord de son étang avec la grâce hautaine d’un prince de légende. Il ne gardait aucune trace visible de la nuit atroce dont il avait été la toile de fond, comme si rien ne pouvait l’atteindre derrière le rempart de ses eaux dormantes habitées de canards et de grenouilles criards.

Le Chevalier s’attarda un moment au bord du grand manoir comme au bord d’une certitude, peut-être pour laisser à l’émotion qui lui serrait le ventre le temps de s’apaiser. Dans la nuit sans sommeil qu’il venait de vivre, il avait connu l’enfer des regrets mêlés à la haine et à la soif de vengeance. Il avait rêvé pour les Saint-Mélaine une mort dans la plus féroce tradition iroquoise. Une balle de pistolet, un coup d’épée, c’était vraiment trop peu pour les monstres capables d’étouffer sous la terre noire la grâce d’une enfant, sa petite sirène de l’estuaire habillée de soleil. En imaginant son agonie au fond de la tombe, le dernier des sanglants Tournemine rêva d’entendre les deux frères hurler longuement dans les tortures…

Las d’une immobilité qui lui déplaisait, Merlin hennit en agitant sa tête fine, secouant le songe sinistre.

— Tu as raison, soupira Gilles, nous perdons du temps ! Il faut aller… et savoir. Être sûr. Peut-être est-ce que je me trompe… Mais il n’y croyait pas.

L’appel de la cloche fit accourir un palefrenier qui, devant la mine hautaine du gentilhomme, s’inclina avec déférence. Non, Monsieur le Comte n’était pas au château mais Madame la Comtesse, elle, s’y trouvait…

— Dans ce cas, demandez-lui si elle veut bien faire au chevalier de Tournemine de la Hunaudaye la grâce d’un moment d’entretien pour affaire grave.

Guidé par l’homme, Gilles franchit le pont dormant, la voûte profonde et déboucha dans une cour de belle ordonnance ouvrant sur un beau jardin en terrasse que prolongeait la masse dense de la forêt. Le palefrenier prit la bride de Merlin et remit son maître à un majordome qui se chargea de l’annoncer. Un moment plus tard on l’introduisit dans un petit salon du rez-de-chaussée, jolie pièce aux boiseries claires ouvrant à la fois sur la cour et sur l’étang et où pétillait un grand feu sous l’œil un rien figé de quelques portraits de famille.

Assise auprès de la cheminée, dans une bergère couverte de tapisserie à grands bouquets, une jeune dame, coiffée de dentelles et vêtue d’une robe de velours brun dont l’ampleur dissimulait adroitement une taille momentanément épaissie, dévidait un gros écheveau de laine tendu sur les deux mains d’une jeune paysanne assise à ses pieds sur un tabouret. Elle salua l’arrivant d’une inclination de tête.

— On me dit, monsieur, que vous souhaitez m’entretenir d’affaires importantes et je ne vous cache pas que vous me voyez fort embarrassée. Monsieur de Châteaugiron s’est rendu tôt ce matin à Coëtquidan pour une affaire de bornage, je ne sais trop quand il rentrera et malheureusement je ne suis pas du tout certaine de pouvoir le remplacer. Mais entrez, je vous en prie, entrez et prenez place, ajouta-t-elle en indiquant un fauteuil proche du sien.

Gilles salua et s’assit.

— Je vous supplie de croire, madame, que je ne me serais pas permis de vous importuner de la sorte si je n’avais à vous offrir des raisons trop graves pour être différées d’un seul instant. Veuillez me pardonner… et songer qu’il y va de ce qui fait l’objet le plus important de toute ma vie.

Agathe de Trecesson, épouse de René-Joseph Le Prestre, Comte de Châteaugiron et marquis d’Espinay, pouvait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans. Elle n’était pas régulièrement belle mais son petit visage sérieux, couronné de magnifiques cheveux châtain clair respirait la douceur, ainsi d’ailleurs qu’une lassitude, visible aux cernes dont se marquaient ses yeux bruns. Des yeux qui examinaient le visiteur avec une attention un peu perplexe.

— Est-ce donc si grave ? articula-t-elle enfin.

— Plus que je ne saurais le dire, Madame la Comtesse.

— Eh bien ! soupira la jeune femme. Tu peux nous laisser, Perrine ! La laine attendra…

La fillette se leva, cherchant où poser le gros écheveau qui encombrait ses mains. Gilles, spontanément, offrit les siennes.

— Si vous le permettez ! J’ai bien souvent fait cela quand j’étais enfant.

Une lueur de gaieté traversa le regard las de la future mère tandis que Gilles, quittant son fauteuil, pliait ses longues jambes pour s’installer sur le tabouret.

— C’est bien la première fois que ma dévideuse sera un militaire, dit-elle en souriant. Car vous êtes soldat, n’est-ce pas, Monsieur le Chevalier. Cela se voit à votre maintien,

— En effet, madame. Lieutenant « à la suite » aux Dragons de la Reine.

La Comtesse reprit sa pelote et recommença à enrouler la grosse laine bise qui s’envolait lentement des mains du jeune homme.

— Savez-vous que votre nom m’a surprise, tout à l’heure ? reprit-elle au bout d’un instant. Je ne savais pas qu’il existât encore des Tournemine. Je croyais le nom éteint.

— Il l’était, madame, ou plutôt il se fût éteint en la personne de mon père, le Comte Pierre si, frappé à mort sur le champ de bataille de Yorktown, il ne m’avait reconnu solennellement en présence de tous les chefs de l’armée. Le Roi a bien voulu entériner cette reconnaissance d’un garçon qui jusqu’à cette minute n’était qu’un… accident !

L’intérêt anima soudain le visage de la jeune femme.

— Yorktown ? Où prenez-vous cela ?

— En Amérique, madame… et plus précisément en Virginie. N’avez-vous pas entendu parler des succès remportés là-bas par nos armes sur l’Angleterre ?

— L’Amérique ? Y étiez-vous donc, monsieur ?

— Voici deux mois que j’en suis revenu à la suite de M. le duc de Lauzun que le comte de Rochambeau et le général Washington avaient chargé de porter à Versailles la nouvelle de leur victoire.

— Une victoire ! En Amérique ! Décidément, ici nous sommes ignorants comme des sauvages. Ah ! chevalier, il va vous falloir attendre ici le retour de mon époux. Il m’en voudrait infiniment de ne pas avoir retenu un homme aussi intéressant. Je ne vous lâche plus.

— Hélas, madame… Je crains de ne pouvoir m’attarder. Puis-je vous rappeler que je suis ici pour affaire grave ?… et urgente !

La châtelaine rougit, esquissant un sourire confus.

— Pardonnez-moi, je l’avais oublié. Vous mettez tant de bonne grâce que je vous traitais déjà en vieil ami.

— J’espère que vous me traiterez encore de même lorsque j’aurai parlé. Encore que je doive vous rappeler un vilain souvenir. Madame… Il y a peu, aux vigiles de Noël, les abords de ce château ont été le théâtre d’un drame atroce. Une jeune femme, vêtue d’une robe de mariée…

Mme de Châteaugiron se leva d’une pièce, lâchant la pelote de laine qui alla rouler jusqu’au milieu du salon. Elle était devenue si pâle que Gilles crut, un instant, qu’elle allait s’évanouir. Elle mit ses deux mains sur ses oreilles comme si, dans un lointain connu d’elle seule, elle entendait des cris.

— Pour l’amour du ciel, monsieur, ne me parlez pas de cette abominable histoire ! Je ne veux plus en entendre parler… Je ne pourrais pas le supporter… Elle hante mes nuits…

— À mon tour de vous dire : pour l’amour de Dieu, madame, ayez pitié ! Je devine combien cette évocation doit vous être pénible, mais daignez songer que, moi, cette histoire me tue. Depuis que je l’ai entendu conter je crains… mon Dieu ! je devrais dire je meurs de peur d’apprendre que la victime en était la jeune fille que j’aimais, celle pour qui je me suis battu en Amérique, celle que je revenais chercher. Écoutez-moi, madame. Ne refusez pas de m’écouter ! Il faut que vous m’aidiez.

De son tabouret, il n’avait eu aucune peine à s’agenouiller à demi aux pieds de la Comtesse qui, lentement, laissa retomber ses mains tandis qu’un peu de rose revenait à ses pommettes.

— Si l’on vous a raconté l’histoire, monsieur, je ne vois pas ce que je pourrais vous dire de plus, fit-elle d’une voix éteinte. D’ailleurs… d’où la tenez-vous ?

— D’un certain Guégan, le sabotier de Campénéac…

— L’homme qui était dans l’arbre ? Je comprends.

— Ce malheureux, lui aussi, a perdu le sommeil. Il boit et quand il a bu, il parle. Madame, je vous en supplie, il n’entre pas dans mes intentions de vous faire souffrir mais j’ai besoin que vous répondiez à une question… à une seule !

— Laquelle ?

— D’après le récit de Guégan, la victime n’était pas tout à fait morte quand on l’a tirée de… Il s’est écoulé un assez long moment avant que votre époux ne porte la nouvelle de sa mort définitive. Il se peut qu’elle ait un instant repris connaissance… qu’elle ait pu vous apprendre son nom ?

— Si c’est là votre question, Monsieur le chevalier, je n’y répondrai pas.

Lentement, Gilles se releva de manière à pouvoir plonger son regard dans celui de la châtelaine.

— Non. Ce n’est pas ma question. Vous n’y répondriez pas en effet car il se peut que vous conserviez envers moi quelque méfiance. Ma question va venir dans un instant. Je vais vous dire un nom, Madame la Comtesse. En échange, je ne vous demande qu’un mot de trois lettres : oui… ou non ! Rien de plus !

Il dominait la jeune femme de toute la tête, cherchant à capter un regard qui se refusait et qui pourtant, peu à peu, se laissa prendre. L’horreur qu’il y lut n’était pas feinte, ni d’ailleurs l’angoisse.

— Mais enfin, chevalier, qu’est-ce qui peut vous faire croire que je puisse répondre à cette question ? Qui vous dit que cette pauvre enfant a pu…

— Rien, madame ! Si ce n’est mon cœur et la foi que j’ai en Dieu. Il n’a pas pu laisser perpétrer un forfait aussi infâme sans laisser une trace, si petite soit-elle, pour la vengeance.

— La vengeance ! Est-ce à dire que, si je pouvais répondre à votre question… et répondre oui ?…

— Avant ce soir j’aurai fait justice. J’en fait serment sur la mémoire de mon père. Voulez-vous répondre ?…

Mme de Châteaugiron baissa la tête et se détourna comme pour échapper à ce regard impérieux qui semblait vouloir fouiller jusqu’au fond de sa conscience. Un instant, elle garda le silence. Puis, se dirigeant vers la porte du salon :

— Venez ! dit-elle seulement.

Des mains d’une servante, elle prit, dans le vestibule une grande mante à capuchon dont elle s’enveloppa.

— Où allons-nous ? demanda Gilles.

— À la chapelle. De l’autre côté de la cour comme vous pouvez voir.

Celle-ci apparaissait, en effet, à travers la pluie fine qui s’était mise à tomber et qui l’enveloppait d’une brume humide.

C’était une petite chapelle née au temps de la Renaissance, étroite et précieuse comme un coffret malgré l’appui vigoureux de deux gros contreforts, avec son unique fenêtre de façade dont le meneau flamboyant s’ornait d’une fleur de lys. La porte ogivale s’ouvrit facilement sous la main de la comtesse, révélant les dalles sombres de l’intérieur, les quelques bancs ouvragés et l’autel simple devant lequel un vieux prêtre à cheveux blancs était en prières.

Marchant sur la pointe des pieds pour ne pas troubler sa méditation, Mme de Châteaugiron conduisit Gilles jusqu’à la minuscule sacristie. Là, elle ouvrit un coffre, en tira un voile maculé et un bouquet de fleurs fanées devant lesquels le chevalier, malgré son empire sur lui-même, se sentit pâlir.

— Nous lui avons donné sépulture sous les dalles de la chapelle, mais nous avons gardé ceci comme preuve, murmura la Comtesse. Maintenant, je suis prête à répondre à votre question… Sachez seulement que je ne répondrai qu’à une seule.

— Il n’en sera pas autrement. Je veux seulement savoir si la malheureuse enfant dont vous avez accueilli le corps supplicié se nommait Judith de Saint-Mélaine ?

— Oui…

Le jeune homme avait beau s’attendre à ce oui, le choc ne l’en fit pas moins vaciller. Il dut fermer les yeux un instant, serra les dents. Quand il les rouvrit, il vit en face de lui le visage surpris de la Comtesse.

— Cela fait si mal ? demanda-t-elle.

— Plus que je n’aurais cru… plus que je ne saurais le dire ! Je l’aimais tant, sans bien m’en rendre compte, hélas ! Pardonnez-moi, madame…

D’un geste vif, il saisit la touffe de fleurs fanées qui avait orné les cheveux de Judith, le voile qui avait servi de suaire à ce corps charmant dont le souvenir, il le sentait bien maintenant, ne cesserait plus de le hanter. Il y appuya ses lèvres avec passion puis remettant le tout en vrac dans les mains de la Comtesse et, sans même saluer, avec un sanglot rauque, il s’enfuit de la chapelle en courant, s’élança dans la cour. La voix de la jeune femme, qui s’était lancée à sa suite, le poursuivit :

— Chevalier ! Je vous, en prie, attendez !… Ne partez pas ainsi… Revenez !

Mais il n’entendait plus rien que les cris de son propre cœur et les clameurs d’un désespoir où se mêlait le remords. Il atteignit la voûte, sauta en voltige sur Merlin que le palefrenier y avait abrité et sortit du château comme une tempête, sans même songer à reprendre son manteau et son chapeau.

Il remonta le vallon dans la brume liquide que le ciel déversait, enlevant son cheval qui bondit avec la légèreté d’un oiseau. Il ne sentait ni la pluie ni le froid, rien que cet enfer brûlant qu’il avait dans la poitrine et qui lui donnait l’impression qu’il allait éclater comme une chaudière trop poussée. Il arracha même la perruque blanche libérant ses cheveux qui claquèrent au vent de la course folle. Il n’avait plus qu’un but, une idée fixe ; atteindre le Frêne et y abattre, comme bêtes puantes, les bourreaux de Judith.

Il piqua à travers la forêt de bois en sommeil, franchit des rochers, des ruisseaux, des ravins. Avant de quitter Ploermel, ce matin, Le Coz lui avait soigneusement expliqué la route qui menait chez Saint-Mélaine.

— C’est beaucoup plus près de Trecesson que d’ici, lui avait-il dit. Cherchez un village qui s’appelle Néant !…

Le mot lui avait arraché une grimace. Maintenant il lui trouvait une saveur presque douce. Le Néant c’était là qu’il voulait envoyer les assassins mais si lui-même tombait dans le combat, si la mort le prenait dans cette maison qui avait vu l’enfance de Judith, avec quelle joie il accompagnerait au néant les deux Saint-Mélaine ne fût-ce que pour réclamer de Dieu leur damnation. Depuis le récit de Guégan, la vie avait perdu tout son prix. À quoi pouvait lui servir un vieux nom, un titre, un grade, la gloire et la fortune s’ils n’étaient destinés qu’à meubler sa solitude ?

À la corne d’un étang, il rencontra deux hommes qui coupaient des roseaux, retint à pleins poings Merlin qui eut un hennissement de protestation et se cabra.

— Le chemin de Néant ? cria-t-il.

— Tout… tout droit jusqu’à la prochaine fourche. Et là, à main droite !

Il se fouilla, jeta une piécette au petit bonheur et repartit comme l’ouragan tandis que l’homme ôtait son bonnet de laine bleue et se signait, persuadé qu’il était d’avoir rencontré le Chasseur Maudit en route vers les abîmes de l’Érèbe. Mais il n’en chercha pas moins la pièce qui était tombée dans l’herbe…

Après le village où il sema la panique dans un groupe de femmes en mantes noires sortant de l’église, il reconnut sans peine les repères que lui avait indiqués Le Coz, et quitta la route de Dinan pour un chemin creux ravagé d’ornières qui l’obligea bientôt à ralentir considérablement son allure sous peine de voir Merlin s’y abattre, les jambes brisées. D’ailleurs, le repaire n’était plus loin. Il fallait à présent reconnaître les lieux et ne pas se faire piéger bêtement par les défenses dont les deux gredins avaient dû protéger leur tanière. Il l’aperçut bientôt par un trou de la haie…

C’était une lourde maison de pierre couleur lie-de-vin adossée à un bois noir. De belles lucarnes et un grand escalier de pierre extérieur montant jusqu’à l’étage qui l’élevait au-dessus des bâtiments de fermes dont elle s’entourait lui donnaient quelque noblesse. Aucune lumière ne brillait aux étroites fenêtres dont les vitres, grises de poussière sans doute, n’avaient pas un éclat, mais un filet de fumée couronnait l’une des cheminées. Sur la droite, une grande mare brillait d’un éclat sourd de mercure au milieu d’un grand arbre qui devait être le frêne en question. De loin cela ressemblait davantage à une grosse ferme qu’à un manoir. La pluie avait cessé. Gilles leva la tête et regarda le ciel. Il était d’un gris pâle, uni et triste mais sans nuages visibles. La nuit était encore loin ! Puis son regard revint vers le bois qui protégeait les arrières de la maison. Peut-être vaudrait-il mieux faire un détour et arriver par là afin de bénéficier d’un effet de surprise ?

Il n’eut pas le temps de se poser longtemps la question. Le claquement rapide d’une paire de sabots se fit entendre et une femme couverte de la tête aux pieds dans une grande mante à capuchon apparut au tournant du chemin creux, sautant les flaques d’eau avec la légèreté d’une bergeronnette. En apercevant le cheval et le cavalier, elle s’arrêta un instant puis, sans se presser, vint vers eux en balançant ses hanches.

Quand elle leva la tête, son visage s’encadra dans l’ellipse noire du capuchon. Un visage large et osseux, au front plat sous des cheveux d’un blond presque blanc. La bouche charnue était rouge comme une blessure fraîche et la fille eût été belle si l’un de ses yeux, tuméfié et bleui n’eût été à demi fermé. Elle toisa Gilles avec insolence.

— Je ne t’ai encore jamais vu, toi ? Tu es de leurs amis ?

— Est-ce que j’en ai l’air ?

— N…on. Non, tu n’en as pas tellement l’air. Alors tu ferais mieux de t’en aller. On n’aime pas les inconnus par ici.

— Je n’ai que faire de tes conseils ! Réponds seulement à une question : les deux frères sont-ils là ?…

La fille haussa les épaules avec un ricanement et voulut poursuivre son chemin. Mais Gilles avait déjà sauté à terre et l’attrapait par sa mante, si brutalement qu’elle poussa un cri de frayeur et faillit tomber mais il l’avait saisie par le bras d’une main ferme.

— Je t’ai posé une question, tâche d’y répondre ! Je ne suis pas patient.

— Tu me fais mal, gémit-elle. Et puis ?… ne me regarde pas comme si tu voulais me fouiller le cœur. Tu as des yeux plus froids qu’une dague… Laisse-moi aller mon chemin. J’ai assez vu cette maison et ceux qui sont dedans.

— Alors ils sont là ? Réponds ! Je ne te lâcherai pas avant.

— Qu’est-ce que tu leur veux ?

— Je pourrais te dire que ça ne te regarde pas mais comme tu n’as pas l’air de les aimer beaucoup, je veux bien te renseigner : je viens les tuer, tous les deux ! Et si tu me dis ce que tu sais, je te donnerai une pièce d’argent.

L’œil intact de la fille, qui était d’un joli vert, étincela d’une joie sauvage.

— Dis-tu vrai ? Tu veux les tuer ?

— Sur mon honneur !

— Alors viens ! Non seulement je vais te répondre, mais encore je vais t’aider ! Je sais comment entrer dans la maison sans passer par la cour où trois hommes veillent continuellement. Il y a aussi un chenil avec des bêtes à te mettre en pièces. Garde ton cheval en bride : je te montrerai où le cacher sans quoi ils te tueront rien que pour pouvoir te le voler.

Il voulut lui mettre une pièce dans la main, mais elle le repoussa.

— Garde ton argent, beau cavalier ! Il y a trop longtemps que je rêve de les voir morts ces deux sacs de pourriture ! Regarde, ajouta-t-elle, désignant son œil. Qui crois-tu qui m’a fait ça ?

— L’un d’eux ?

— Oui ! Ce cochon de Tudal, l’aîné. Il y a deux ans que je suis sa maîtresse. Sa maîtresse ! ajouta-t-elle avec amertume, je devrais dire son chien, son esclave. Quand il a envie d’une autre fille, il me chasse en me tapant dessus. Tiens, regarde encore ça.

Et, relevant sa manche, elle montra son bras curieusement déformé par une fracture mal réparée.

— Dans ce cas, pourquoi reviens-tu ? Deux ans… c’est long.

— Je ne reviens pas ! C’est lui qui m’envoie chercher. Quand il n’a rien d’autre à se mettre sous la dent, il aime mon corps ! Et malheur à moi si je n’obéis pas ou si je le fais seulement attendre. J’ai une mère impotente au village : il menace de la tuer si je ne viens pas. Quelquefois, il me laisse tranquille un mois ou deux, ça dépend de la fille pour qui il a du goût sur le moment. Cette fois, c’est une gamine qui n’a pas quinze ans qu’on lui a menée hier comme une vache au taureau. Je ne sais pas où il l’a trouvée. Mais tais-toi, nous arrivons…

En coupant à travers champs sans quitter pourtant l’abri des haies, elle lui fit contourner la propriété, passer au-delà de la mare au frêne, gagner l’abri du bois en franchissant un passage entre deux buissons de houx. Les murs rougeâtres de la maison apparurent tout proches.

— Tu vas laisser ton cheval ici. Personne ne le verra et je vais te faire entrer par la porte du cellier, chuchota la fille. Au fait, j’ai oublié de te dire : Tudal seul est au logis. Tu n’auras pas beaucoup de peine à le tuer : il a une crise de goutte qui le fait hurler dès qu’il met le pied par terre mais ça ne l’empêche pas de lutiner la fille et de boire comme une éponge.

Gilles fronça les sourcils.

— Et Morvan ? Où est-il ? Le compte que j’ai à régler les concerne tous deux.

— Il est parti ce matin avec deux hommes. Je ne sais pas où mais sûrement pour quelque mauvais coup. Tout ce que je peux te dire c’est qu’il reviendra ce soir. Tu n’auras qu’à l’attendre.

Gilles attacha Merlin à un arbre, prit ses pistolets dans ses fontes, les passa dans sa ceinture, mit une poire à poudre et des balles dans sa poche et s’assura que son épée jouait bien dans son fourreau.

— Au fait… comment t’appelles-tu ?

— Ma mère me dit Corentine, murmura-t-elle, mais les autres m’appellent…

— Je ne veux pas le savoir… Demain, tu pourras redevenir Corentine pour tout le monde. Allons maintenant !

Il avait failli l’interroger au sujet de Judith mais une pudeur l’avait retenu : la forme terrifiée de la petite mariée de Trecesson ne pouvait se dresser entre lui et cette malheureuse dont la pureté n’était plus qu’un lointain souvenir. Plus tard, peut-être, quand le sang des Saint-Mélaine aurait lavé leur bauge…

Guidé par Corentine, il franchit de nouveau les barrières de houx, se glissa vers une porte très basse qui s’ouvrait au fond d’une sorte de fossé à sec dans lequel tous deux se laissèrent glisser. La fille ouvrit cette porte avec assez de précautions pour qu’elle ne grinçât pas. Une horrible odeur de vin ranci et de fruits pourris leur sauta aux narines et ils se retrouvèrent dans un cellier qui, en dehors de deux barriques de taille respectable, semblait contenir plus de bouteilles cassées que de flacons pleins. Deux rats s’enfuirent en criant à leur approche.

Sans mot dire, Corentine désigna quelques marches de pierre qui remontaient vers une autre porte et se dirigea de ce côté-là en évitant le verre brisé qui eût crié sous ses pas. Arrivée en haut, elle s’arrêta :

— Ça débouche dans le fond du couloir. En face, il y a une porte qui donne sur la salle commune : Tudal est là…

— Seul ?

— Sûrement. Quand il est avec une fille, il n’aime pas partager ses plaisirs et il ne l’a que depuis cette nuit.

Comme pour lui apporter un démenti, la musique aigre d’un biniou éclata soudain, si proche que Corentine sursauta. Sa main s’agrippa nerveusement au bras de Gilles et le fit redescendre précipitamment dans la cave.

— Non ! Je me trompe ! Yann-Tête-de-Buis est là aussi. C’est lui qui joue.

— Qui est celui-là ?

— Leur âme damnée à tous les deux. On l’appelle comme ça parce qu’il est chauve. C’est lui qui recrute les hommes, qui racole les filles et qui vole tout le monde. Mais aucune sale besogne ne le rebute. Il sert à tout.

— De cocher aussi ?

Les yeux de la fille s’effarèrent.

— Oui… et il y a pas longtemps ! Comment sais-tu ça ?

— Comme je sais pas mal d’autres choses. On ne vient pas abattre des hommes sans raison, tu sais ! Quand as-tu vu Yann conduire la voiture ?

— À la Noël passée, les frères sont revenus en pleine nuit avec un carrosse qu’ils avaient dû voler quelque part. C’était Yann qui le menait.

— Et ce carrosse, où l’ont-ils mis ? Dans une remise sans doute ?

— Non. Et c’est ça le plus bizarre : ils l’ont brûlé ! Il n’en reste que les cercles de fer des roues.

Alors Gilles ne retint pas plus longtemps la question qui lui brûlait les lèvres.

— Dis-moi, avant cette nuit-là, as-tu vu revenir ici leur sœur ?

La surprise qui se peignit sur le visage de Corentine fut totale et sincère.

— Leur sœur ?… Mon Dieu non ! je sais bien qu’ils en ont une parce que, dans le pays, on la voyait souvent avant la mort de la baronne et le départ du vieux baron. Même que c’était une bien jolie petite fille… et un vrai chat sauvage, mais il y a longtemps qu’elle est partie. Paraît qu’elle est nonne quelque part.

Gilles ne perdit pas de temps à se demander ce que les Saint-Mélaine avaient fait de leur sœur entre le couvent d’Hennebont et la fosse de Trecesson. À ces questions-là Tudal allait fournir les réponses, de gré ou de force ! Là-haut, le biniou jouait toujours accompagné d’un claquement rythmé des sabots. Corentine eut un petit rire méprisant.

— Tudal doit faire danser la fille. Il adore ça.

— Eh bien, nous allons donc troubler une fête…

Saisissant ses deux pistolets, Gilles escalada les marches, ouvrit la porte qui cria, traversa le couloir et, apercevant en face de lui une autre porte, l’enfonça d’un coup de pied, découvrant le paysage insolite d’une vaste salle basse aux volets clos, éclairée par des chandelles et le feu de la cheminée.

Là, assis dans un fauteuil auprès d’une table chargée de restes de mangeaille et de bouteilles vides, son pied couvert d’un gros pansement sale posé sur un tabouret rembourré d’un oreiller, Tudal de Saint-Mélaine tapait dans ses mains pour scander la danse d’une fillette qui évoluait devant les flammes de la cheminée, vêtue seulement d’une coiffe de lin et d’une paire de sabots. Dans un coin, le reflet du feu faisait luire le crâne du musicien.

L’entrée du chevalier figea momentanément les trois personnages dans la position où ils se trouvaient. Le biniou émit un son déchirant, la fille resta une jambe levée comme si elle craignait, en reposant son pied, de faire partir les pistolets braqués. Quant à Saint-Mélaine il demeura les mains écartées tandis que sa mâchoire inférieure tombait, à la manière d’une mécanique dont le ressort vient de céder. Mais il récupéra très vite, fronça les sourcils tandis que sa figure, à peu près de la même couleur que ses cheveux, virait au pourpre sombre.

— Qui êtes-vous ? aboya-t-il. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Causer !… et après, tu verras bien.

— Drôle de manière de venir causer, la gueule des pistolets en avant.

— Très juste ! Je me suis mal exprimé. J’aurais dû dire interroger… t’interroger, Tudal de Saint-Mélaine, au sujet de la mort de ta sœur que tu as ignoblement assassinée.

Derrière lui, Gilles entendit le petit hoquet de stupeur de Corentine, un hoquet qui se changea en hurlement.

— Attention !…

Du coin où se tenait Yann-Tête-de-Buis, un couteau lancé d’une main sûre jaillit, sifflant comme une vipère. D’un mouvement de tête involontaire, Gilles l’évita mais il lui érafla la joue au passage. Sa réaction fut immédiate : l’un des pistolets cracha et l’homme au biniou se plia en deux tandis qu’un flot de sang jaillissait de sa bouche.

— Un ! remarqua Gilles froidement.

De ses gros yeux mornes, Tudal avait regardé mourir son lieutenant avec une sorte d’hébétude, due sans doute à l’alcool qu’il avait ingurgité. Mais soudain, fou de rage, il se pencha vers la table pour saisir le pistolet dont la crosse dépassait. Corentine fut plus rapide que lui. Glissant comme un serpent entre la table et le fauteuil elle saisit l’arme et disparut sous l’épaisse planche de chêne.

Tudal jura comme un forcené. Ainsi désarmé, il avait l’air, au fond de son fauteuil, d’un sanglier acculé.

— Putain ! Ordure ! Tu me paieras ça, ma fille ! Ta mère en crèvera !

— Tu n’auras pas le temps ! fit Gilles froidement. Corentine, ferme-moi ces portes et barricade-les bien afin que les fidèles sujets de ce gros porc ne viennent pas à son secours. Quant à toi, la danseuse en sabots, tu peux te rhabiller ! Tu es trop jeune pour ce genre d’exhibition. Au fait, pourquoi pleures-tu ?

— J’ai… j’ai froid ! Et j’ai faim aussi ! Il n’a… rien voulu me donner depuis hier.

— Justement ! remets tes habits et mange ! Il doit bien rester quelque chose là-dessus.

Tandis que Corentine, avec une force insoupçonnée, tirait un bahut devant l’une des portes et poussait les gros verrous de celle donnant sur la cour, Tudal la regardait d’un œil mauvais. Mais le choc qu’il venait d’éprouver l’avait dégrisé et il ricana.

— Vous pouvez toujours vous barricader. Faudra pouvoir sortir d’ici tout à l’heure ! J’ai trois hommes encore dehors et des chiens et mon frère qui va revenir avec d’autres.

— On s’occupera de lui après. À nous deux, maintenant. Je t’ai dit que j’avais des questions à te poser.

— À quel titre ? Je ne te connais pas ! Qui es-tu ?

— Mon nom est Gilles de Tournemine, seigneur de la Hunaudaye ! Quant à la raison qui m’amène : J’aimais Judith… et elle m’aimait !

Des coups violents frappés à la porte lui coupèrent la parole. Les valets de Saint-Mélaine venaient au secours de leur maître. Le coup de pistolet avait dû les attirer.

— Moins de bruit, vous autres ! cria Gilles en breton. Je tiens votre maître au bout de mon pistolet. Si vous ne vous tenez pas tranquilles, je l’abats tout de suite.

Le bruit cessa instantanément. On n’entendit plus que le crépitement du feu et les mâchoires de la gamine qui lapait un reste de salmis à même le plat.

— Jamais entendu parler de toi ! grogna Tudal. D’où sors-tu ?

— D’Amérique où j’ai pu voir comment se comportait ton frère ! Mais après tout ça ne te regarde pas. C’est moi qui pose les questions.

— Ça va ! Pose toujours, si ça t’amuse mais quelque chose me dit que moi ça ne m’amusera pas de répondre.

— Nous verrons bien. Tu as obligé Mme de La Bourdonnaye à te rendre Judith sous prétexte de la marier avec un vieux bonhomme très riche. Alors explique-moi un peu comment il se fait qu’au soir de ses noces, tu aies jugé bon de l’assassiner ?… Assassiner ? le mot ne suffit même pas pour décrire l’horreur de ton forfait ; car tu l’as enterrée vivante, n’est-ce pas, toute vivante au fond de la terre noire, avec sa robe de mariée pour linceul. Je veux savoir pourquoi.

Le rouquin se mit à rire, découvrant une dentition qui eût été belle sans les ravages de la carie. Sous ses sourcils rouges, ses yeux couleur de granit brillaient d’une joie mauvaise.

— Alors tu t’imagines qu’on peut s’amener comme ça chez les gens, tirer des coups de pistolet de tous les côtés et après ça jouer les redresseurs de torts, les juges…

— Et même les bourreaux ! Tu parles ?

— Va te faire…

— Parfait !

Remettant calmement à sa ceinture le pistolet qui n’avait pas encore servi, Gilles tendit l’autre à Corentine avec le sac de balles et la poire à poudre.

— Tu sais charger ?

— Bien sûr ! Donne…

Les mains libérées, le jeune homme alla vers le manteau de la cheminée, en décrocha un long fouet de charretier qu’il avait remarqué en entrant, le soupesa, referma solidement son poing dessus et, rapide comme l’éclair, frappa… Le sifflement de la lanière précéda d’une demi-seconde un hurlement d’agonie. Avec une précision diabolique, la mèche s’était enroulée autour de la jambe malade de Tudal que Gilles d’une traction violente venait d’arracher de son siège et jeter à terre. Le gros garçon y resta étalé ! couvert de sueur, beuglant comme un taureau malade. Il essaya de se redresser mais la douleur irradiait tout son corps. Gilles d’ailleurs était déjà sur lui, le retournait comme une crêpe non sans le faire hurler davantage et le maintenait sous son genou appuyé au creux des reins.

— Trouve-moi une corde, ordonna-t-il à Corentine dont l’œil valide suivait la scène avec délectation.

Elle se précipita vers un coffre d’où elle en sortit tout un assortiment. En un clin d’œil les mains de Tudal furent attachées derrière son dos. Le nez à terre, il bavait et fulminait, à moitié fou de rage et de douleur.

— Tu ne sortiras pas vivant d’ici, bandit ! braillait-il. Mon frère te fera ton affaire…

— Ton frère ne me fait pas peur. J’ai déjà eu l’occasion de le corriger et il aura son tour. Maintenant tu parles sinon, ton pied, je le traîne dans le feu !…

Et comme Tudal continuait à déverser un flot d’injures, Gilles se mit en devoir de traîner son corps massif assez près de la cheminée pour qu’il pût en sentir la chaleur. Au-dehors, cependant, des coups assourdis se faisaient entendre.

— Prends garde ! souffla Corentine. Les hommes profitent de ses cris pour attaquer les volets.

— Si le pistolet que tu lui as pris est chargé, tire sur le premier qui se montrera. Quant à toi, Tudal, dépêche-toi de parler, sinon je te jette dans le feu tout entier et tout de suite.

— Ça va !… Je vais te dire ce qui s’est passé. Après tout je n’ai pas de raison de le cacher. J’avais tous les droits sur cette garce qui nous a roulés. J’ai fait justice. On lui avait trouvé un parti superbe, un homme très riche qui l’avait vue un jour au parloir du couvent où il avait une cousine.

— Vauferrier, je sais ! Après !

— Il en est tombé amoureux fou. Il la voulait à tout prix et il offrait une fortune pour l’épouser. Alors nous sommes allés la chercher pour la conduire chez lui. Il possède un grand château du côté de Malestroit. C’est là que la noce devait avoir lieu et c’est là, bien sûr, qu’on a conduit la fiancée. Vauferrier l’a reçue comme une reine. Il avait commandé pour elle des toilettes, des bijoux… une fortune qu’il a jetée à ses pieds et qui ne lui a arraché qu’un regard de mépris. Elle disait qu’elle ne voulait pas l’épouser, que rien ni personne ne pourrait l’y contraindre, l’idiote…

— Si tu l’insultes encore une fois, je m’occupe de ton pied, gronda Gilles.

— Va au Diable !… Je voulais la traîner tout de suite à l’autel mais cet imbécile de Vauferrier se prend encore pour un Adonis. Il a voulu qu’on la prenne par la douceur. Il disait qu’elle finirait par s’amadouer, qu’il en avait amené de plus difficiles à composer, qu’il fallait lui laisser un peu de temps et on l’a installée dans le plus bel appartement du château sous la garde d’une gouvernante et d’une armée de valets… Mais elle est aussi rusée qu’une renarde. Elle a feint de se laisser gagner pour que la garde se relâche et, un matin où elle était allée avec la gouvernante entendre la messe dans un petit ermitage au fond du parc, elle a assommé la bonne femme avec une branche d’arbre et elle s’est enfuie…

» Oh ! On l’a cherchée longtemps. Mais sans résultat. C’était comme si elle s’était évanouie dans la campagne avec le brouillard du petit matin. Vauferrier a fini par se fâcher et nous a jetés dehors Morvan et moi. Et c’est en rentrant ici que, par un coup de chance, on apprit ce qu’elle était devenue. Elle avait été recueillie par un médecin de Vannes, un certain Job Kernoa qui l’avait trouvée sous les roues de sa voiture, à moitié morte de faim. Elle lui a raconté son histoire et il l’a cachée dans une maison qu’il possédait, sur les landes de Lanvaux. Lui aussi il s’est amouraché de ses cheveux rouges. Il avait du bien, il était jeune… pas laid, il l’a persuadée que la seule manière pour elle de se mettre à l’abri de nos pattes, c’était de l’épouser. Paraît qu’il disait avoir des relations au Parlement et chez les gens en place. Toujours est-il qu’elle a accepté… Oui, elle a accepté. Ça t’embête, hein ?… Tu t’es amené ici tout faraud, en braillant que vous vous aimiez tous les deux et que tu avais tous les droits ? C’est pas la peine de jouer les redresseurs de torts, Tournemine. Elle se fichait pas mal de toi…

— Continue ! ordonna Gilles froidement.

L’œil goguenard de Tudal ne put rien déceler sur son visage revenu aussi dur que de la pierre ni dans ses yeux glacés mais dans sa poitrine la douleur s’était réveillée, jointe à une amère jalousie qu’il se reprochait déjà comme un sacrilège. Désappointé, le rouquin haussa les épaules.

— On a retrouvé sa trace juste à temps. Le jour des noces, nous étions sur la lande, Morvan, Yann, moi et les autres. On a laissé faire la cérémonie. Il n’y avait pas grand monde : un prêtre et deux témoins. C’était un mariage discret. Et puis quand nous avons été bien sûrs qu’il n’y avait plus personne… que les tourtereaux étaient seuls ou à peu près, on est passés à l’action. Ça n’a pas été bien difficile, ni bien long. La mariée était encore toute parée. Elle buvait un verre de champagne avec son époux. Le pauvre, il n’a même pas eu le temps de le vider : mon épée lui est passée au travers du corps comme une aiguille dans de la soie. Il est tombé sans dire ouf… Il y avait un carrosse dans une remise. Nous y avons fait monter Mme Kernoa qui pleurait comme une fontaine… et la nuit suivante, tu sais ce qu’il est advenu d’elle…

— Pourquoi la nuit suivante, en ce cas ! Pourquoi les bois de Trecesson ?

Le rire de Tudal passa comme une râpe sur les nerfs à vif du chevalier.

— Pour faire d’une pierre deux coups. D’abord parce que personne n’aurait l’idée de la chercher là et ensuite parce que ça nous faisait joie de faire ce cadeau au sieur de Châteaugiron avec qui on a eu certains démêlés l’an passé. T’en sais assez maintenant, j’espère ?… et quelque chose me dit que tes ennuis vont commencer.

En effet, un volet s’arrachait d’un coup ! Un coup de feu claqua manquant Corentine d’un cheveu. Elle poussa un cri auquel le rire dément de Tudal fit écho. Mais Gilles était déjà à la porte extérieure, faisant jouer les verrous, ouvrait en grand tout en s’abritant derrière un battant. Il surprit un homme juste en face de lui, tira. L’homme tomba comme une masse. Pendant ce temps Corentine, courageusement, se glissait vers la fenêtre éventrée et, tenant à deux mains le gros pistolet de Tudal, se redressait brusquement, tirait au jugé… Une plainte qui s’acheva en gargouillis vint la récompenser.

— Touché ! s’écria Gilles. Bravo, petite !

Pour la première fois, il la vit sourire, un drôle de sourire timide qui tirailla son visage abîmé.

— On se sent facilement une âme d’héroïne avec un gars comme toi, chevalier ! s’écria-t-elle. Si tu as un jour besoin de faire le coup de feu en Bretagne, pense à Corentine ! Mon père a servi au Régiment des Vaisseaux. C’est lui qui m’a appris à tirer… Mais faut pas s’endormir ; il en reste encore un et Morvan n’est peut-être plus loin.

— Les chiens ! beuglait Tudal. Qu’est-ce que ces idiots attendent pour aller chercher les chiens ?

Gilles était déjà dehors. Il vit un homme qui courait vers une grange d’où partaient des aboiements forcenés.

— Halte ! cria-t-il. Jette ton fusil et arrête-toi ou tu es mort…

L’homme, un paysan vêtu d’une veste en peau de chèvre et de larges braies plissées, les cheveux comme des baguettes de tambour sous un chapeau rond s’arrêta net mais sans lâcher le fusil. Puis, d’une seule pièce, il se retourna, lâcha son coup de feu. La balle s’enfonça dans le linteau de la porte mais déjà le second pistolet de Gilles avait lancé sa clameur mortelle. Le dernier des gardes de Tudal vacilla, plia les genoux et tomba dans la boue, face contre terre…

Calmement, le chevalier rentra dans la maison, en referma soigneusement la porte sur laquelle il s’adossa. Son regard froid fit le tour de la pièce, accrocha au passage la fillette qui dansait tout à l’heure et qui maintenant, l’œil vague et un os de jambon à la main, se cachait sous la table puis revint à son étrange alliée qui le regardait comme s’il avait été l’Archange saint Michel en personne.

— Emmène cette petite avec toi, Corentine et rentre chez toi. Ce que je vais faire maintenant n’est pas un spectacle pour des femmes.

La fille à l’œil bleu éclata de rire.

— Parce que ce que tu as fait jusqu’à présent, c’en était un ? Tu vois, chevalier, mon défunt père m’a appris une chose : un bon soldat ne s’en va pas se coucher en plein milieu de la bataille.

— Il avait raison et tu es un bon petit soldat. Mais la bataille est finie. C’est l’heure de la justice et je ne veux pas faire de toi un valet de bourreau.

Elle se planta devant lui, les mains aux hanches, avec un sourire de toute sa grande bouche rouge.

— Je crois que pour toi, je ferais bien pire, chevalier. Tu ne te débarrasseras pas de moi comme ça ! Je reste ! Je veux voir jusqu’au bout. Quant à celle-là…

Elle alla tirer la fillette de sous la table et l’obligea à se mettre debout. Mais elle la lâcha aussitôt tandis que sa capture s’affalait de nouveau à terre avec un hoquet.

— Pouah ! s’écria Corentine. Elle est saoule comme une grive ! Pendant qu’on ne la regardait pas, elle a dû vider tous les flacons. Il n’y a qu’à la coucher sur un banc, elle tombe de sommeil.

Haussant les épaules, Gilles s’approcha de Tudal toujours couché près de la cheminée. Il ne disait plus rien maintenant mais son visage gris, la sueur qui coulait en grosses rigoles le long de ses joues disaient assez la peur qui le possédait. La mort de ses hommes avait fait tomber toute sa jactance et il regardait à présent avec une haine mêlée d’angoisse la haute silhouette sombre dressée en face de lui.

— Si tu sais une prière, Tudal de Saint-Mélaine, il est temps de la dire, fit Gilles sombrement.

— Tu ne vas tout de même pas me tuer ?… Pas comme ça, pas sans me laisser la possibilité de me défendre ! s’affola l’autre.

— As-tu laissé à Judith la possibilité de se défendre ?

— J’avais le droit de faire ce que j’ai fait ! beugla-t-il. Elle avait forfait à l’obéissance qu’elle me devait… prostitué notre nom avec celui d’un vilain. J’ai fait justice. Une Saint-Mélaine ne devient pas Madame Kernoa !

Une vague de dégoût souleva Gilles. Ce misérable gardait assez d’orgueil de caste pour oser encore se poser en justicier.

— Moi aussi, je vais faire justice…, dit-il seulement.

Suivi par le regard affolé de Tudal, il alla prendre les cordes sorties tout à l’heure par Corentine, choisit la plus longue puis, mesurant de l’œil la hauteur du plafond, sauta sur la table en repoussant du pied les reliefs de nourriture et fit passer la corde par-dessus la maîtresse-poutre.

— Que veux-tu faire ? hoqueta Saint-Mélaine. Tu ne vas pas…

— Te pendre ? Si ! Je t’ai dit que j’étais ton bourreau ! Et tu ne mérites pas la mort d’un gentilhomme… Une bonne épée se souillerait dans ton sang…

— Lâche… Tu n’es qu’un lâche !… Bats-toi au moins… Oh, tu profites de mon impuissance…

— Je ferai à ton frère l’honneur de croiser le fer avec lui quand il viendra. C’est plus que ne mérite toute ta famille ! Songe à ta prière…

Il sauta à terre et, froidement, entreprit de faire à la corde un nœud coulant. Corentine la lui arracha presque des mains.

— Donne ! fit-elle durement en le regardant au fond des yeux. C’est à moi de la lui passer au cou ! J’aime à payer mes dettes ! Tu m’as délivrée. Je ne te laisserai pas te souiller les mains à son contact. Contente-toi de tirer sur la corde.

Quelques minutes plus tard, Tudal de Saint-Mélaine se balançait comme un gros fruit gâté à la maîtresse-poutre de sa maison. Haletants et pâles, Gilles et Corentine se regardaient. La mort du rouquin avait été à l’image de sa vie : ignoble et vile. Il n’avait cessé de vomir des injures que pour sangloter et implorer sa grâce mais pas un instant le dernier des Tournemine n’avait senti l’ombre d’une pitié effleurer son cœur glacé. L’image de Judith jetée vivante au fond d’un trou ne le quittait plus. Très calme en apparence, il alla jusqu’à la table, y prit un flacon de rhum encore à moitié plein et en avala une longue rasade.

— Deux ! soupira-t-il en reposant le flacon. Il ne nous reste plus qu’à attendre Morvan !

Et, sans que ses mains tremblassent le moins du monde, il se mit à recharger posément ses pistolets. Puis, déverrouillant la porte qu’il entrouvrit, il s’installa en face d’elle, dans le fauteuil qu’avait occupé naguère sa victime, un pistolet dans chaque main tandis que Corentine, s’enveloppant dans sa mante, allait s’accroupir sur la pierre de l’âtre comme un bizarre génie domestique… Il ne restait à Gilles plus qu’à attendre le dernier des Saint-Mélaine. Ensuite… il ne savait pas très bien ce qu’il ferait ensuite mais il éprouvait une lassitude infinie. En vingt-quatre heures, il avait vieilli de dix ans. Et de davantage encore depuis une heure…

Son amour d’adolescent, si doux et si pur, né un soir de septembre dans l’éclat d’un soleil couchant s’achevait dans la nuit, l’horreur et le sang. Sa vengeance avait le goût âpre des fruits qui n’ont pas mûri suffisamment mais il savait que, tout à l’heure, quand paraîtrait Morvan, il n’hésiterait pas à s’en gorger de nouveau. Il avait offert cinq holocaustes aux mânes de celle que, sans en avoir bien clairement conscience, il n’avait jamais cessé d’aimer. Il en fallait un de plus mais sacrifiât-il cent hommes que sa souffrance n’en serait pas apaisée puisque jamais plus sur cette terre, il ne retrouverait Judith. Même sa lettre d’adieu n’avait plus de sens puisqu’elle avait choisi le refuge d’autres bras… Il la tira de sa poche, la laissant négligemment tomber dans les flammes. Ce faisant, son regard fixa sa propre main gauche qu’il approcha de son visage. La bague au chaton d’or et d’émail bleu qui avait appartenu à son père y brillait doucement. Du doigt, il en caressa le dessin, s’attarda sur les lettres gothiques qui composaient la devise « Aultre n’auray… ». Brusquement, il appuya le chaton sur sa bouche, mordit dedans, luttant contre les sanglots qui montaient de sa gorge. Mais il ne put empêcher une larme de glisser sous ses paupières trop sèches et de rouler sur sa joue.

— Que toi, mon amour, murmura-t-il tout bas, nulle autre que toi… si tu l’avais vraiment voulu.

Il ne retournerait pas à Versailles, pas même à Hennebont ni à Pontivy… Demain, quand tout serait dit, il tournerait la tête de Merlin vers Brest, il s’embarquerait avec lui pour retrouver l’Amérique, la vie des hommes entre eux, la guerre et le danger. Il redeviendrait le Gerfaut, plus téméraire que jamais jusqu’à ce que la mort vienne couronner une légende pour les petits enfants des siècles à venir…

La voix de Corentine, basse et chuchochante cependant, plongea jusqu’au fond de sa rêverie pour le ramener à la réalité.

— Écoute !… Des chevaux approchent !… Voilà Morvan !

— Cache-toi sous la table. Je veux que tu restes hors de vue le plus possible.

Elle obéit sans protester mais il vit qu’elle serrait toujours le pistolet de Tudal sous son bras. Quittant son fauteuil, Gilles s’étira, puis, prenant bien appui sur ses jambes écartées, fit face à la porte et attendit. Le jour avait baissé. La nuit n’était plus loin. La salle basse était pleine d’ombres dansantes que le feu suscitait. Des cavaliers, en effet, s’approchaient. Ils devaient être trois ou quatre. Bientôt ils furent près de la maison. Les chevaux hennirent tandis que résonnait un bruit de bottes prenant vigoureusement contact avec la terre. Des pas marchèrent vers la porte toujours entrouverte, les pas d’un seul homme.

— Entre, Morvan ! cria Gilles. Il y a longtemps que je t’attends…

Une main poussa la porte qui cria en s’ouvrant lentement. Un homme parut.

— Morvan ne viendra pas, dit-il d’une voix aimable. Je l’ai aperçu en arrivant : il fuyait cette maison comme s’il avait le diable à ses trousses ! Je pense que, ce qu’il a vu dans la cour a dû l’épouvanter suffisamment et d’autant plus qu’il était seul.

Sans baisser ses pistolets, Gilles toisa l’inconnu, et fronça les sourcils. C’était de toute évidence un gentilhomme. Cela s’entendait au son de sa voix polie, se voyait à l’élégance de son costume de chasse en velours gris et à son maintien plein de distinction. Il pouvait avoir une trentaine d’années et son visage ouvert était plutôt sympathique. Mais que diable venait-il faire là ?

— Puis-je vous demander qui vous êtes, Monsieur ?

— Très volontiers. Je me nomme René Le Prestre de Châteaugiron. Vous êtes venu chez moi ce matin et je crois que vous y avez éprouvé une grande émotion… si j’en juge du moins ce que je vois. Votre justice est redoutable chevalier… et plutôt expéditive.

Avec la nonchalance d’un amateur de pièces rares visitant un musée, le châtelain de Trecesson s’en alla contempler le cadavre du Tudal, toujours accroché à sa poutre puis jeta un coup d’œil au joueur de biniou déjà raidi dans sa flaque de sang qui se coagulait. Mais Gilles sur la défensive se raidit.

— Après le drame qui s’est déroulé sur vos terres, Comte, trouvez-vous que ma main ait été trop lourde ?

— En aucune façon, mon ami… vous permettez que je vous appelle ainsi ? Il y a longtemps que ces gredins méritaient le dernier supplice. J’en arrive même à penser qu’il eût été dommage que ma femme eût réussi à vous rappeler. D’ailleurs, si je suis venu jusqu’ici, c’était uniquement pour vous prêter main-forte, non pour m’opposer en quoi que ce soit à vos desseins.

— Et cependant vous avez laissé Morvan m’échapper si je vous ai bien compris ?

— Mon Dieu, oui ! Je ne voulais pas perdre, à lui courir après, un temps qui pouvait être précieux. Songez que j’ignorais ce qui s’était passé dans cette maison. Et puis, sincèrement, je crois que la mort… momentanée, de cette pauvre et ravissante enfant est convenablement vengée maintenant. Laissez donc Morvan aller se faire pendre où il voudra. De toute façon cela ne tardera guère.

— La mort… momentanée ! Songez-vous, Monsieur, à ce que vous dites ? Votre ton est bien léger pour ce drame !

— J’y songe, chevalier, je ne songe même qu’à cela. C’est… un sac de sable qu’à la demande expresse de Mademoiselle de Sainte-Mélaine, nous avons enterré dans notre chapelle… Elle nous a fait jurer de garder le secret pour préserver une vie que Dieu lui avait conservée par miracle. Ce matin, devant votre bouleversement, ma femme qui vous avait conduit à la chapelle pour vous mettre à l’épreuve, a failli tout vous dire. Elle a couru après vous, elle vous a rappelé… mais vous étiez déjà loin…

La tête bourdonnante, à demi étouffé par cette joie trop forte après tant de douleur, Gilles dut s’appuyer au manteau de la cheminée, à deux doigts de l’évanouissement. Judith ! Judith… pouvait-elle donc être encore vivante ?

— Eh bien ! fit le comte en riant. Vous n’allez pas maintenant vous pâmer comme une jouvencelle ? Si vous voulez m’en croire, nous allons quitter ce vilain endroit. Mes gens que j’ai laissés dehors vont se charger… du ménage et nous, nous allons rentrer à la maison. Ma femme vous y attend ainsi qu’un bon souper et un bon lit. Nous causerons chemin faisant… Mais, que cherchez-vous sous cette table ? Si c’est une assez belle fille avec un œil poché qui s’y tenait tapie avec un énorme pistolet je vous préviens qu’elle en est sortie depuis cinq bonnes minutes et qu’elle s’est enfuie en courant comme une folle… Je lui ai peut-être fait peur…

Les couleurs revenaient lentement au visage de Gilles qui esquissa un pâle sourire.

— Non. Mais elle est comme les bons soldats. Quand le combat est terminé, ils regagnent leurs quartiers sans rien demander à personne ! J’irai la voir avant de quitter le pays !

Une fois de plus la marée descendait. Une grosse marée de fin d’hiver, puissante et gonflée, qui entraînait vers l’océan les eaux bleuâtres du Blavet… Debout, près du nid d’herbes folles où jadis pêchait un petit paysan aux pieds nus, le chevalier de Tournemine regardait les barques aux voiles rouges descendre l’une derrière l’autre pour la pêche de nuit. Tout était comme autrefois et pourtant rien n’était plus pareil.

De l’autre côté de cette eau infinie il avait conquis tout ce qu’il lui était humainement possible de conquérir… tout sauf l’Amour qu’ici même le Destin lui avait donné. Tout était comme autrefois mais aucune chevelure de flamme ne faisait flotter ses algues rouges dans les eaux limoneuses, mais aucune petite voix impérieuse ne lui jetterait des injures à la tête.

— Judith ! murmura-t-il tendrement, Judith arrogante et pitoyable, sage et folle, tendre et cruelle… où es-tu donc, Judith de mes amours à cette heure où je t’appelle ?

Qui pouvait le dire sans crainte de se tromper ? Très loin peut-être ou bien toute proche ? Personne n’avait reçu confidence de ses intentions. En quittant Trecesson, dans le plus grand secret d’ailleurs, elle était restée muette sur l’endroit où elle espérait trouver un refuge assez caché pour la soustraire aux fureurs de ses frères. Pourtant, elle avait laissé échapper une phrase, une toute petite phrase qui pouvait être significative.

Le meilleur refuge doit se trouver au cœur de la plus grande ville…

Et Madame de Châteaugiron en avait conclu :

— Je crois qu’elle a choisi Paris !

C’était peut-être là qu’il fallait chercher.

Résolument, Gilles remonta vers l’arbre où Merlin l’attendait. D’un geste spontané, il se pencha, baisa la joue soyeuse de l’animal qui, tendrement, frotta sa tête contre lui en montrant ses grandes dents.

— Qu’en dis-tu, mon fils ? À nous deux, rien n’est impossible et s’il faut aller au bout du monde pour la retrouver, eh bien, nous irons ! Mais, pour le moment, c’est Pontivy qui nous attend ! Allons faire connaissance avec Messieurs les Dragons de la Reine où nous avons le grade, indispensable et combien important, de lieutenant « à la suite » 1. Après… eh bien ! nous verrons s’il est possible d’aller, au plus tôt, voir à Paris ce qui s’y passe. Après tout, nous n’avons pas encore rendu hommage à notre colonel en chef, la Reine. C’est une lacune qu’un gentilhomme se doit de combler.

Et, sautant en voltige sur le dos de son cheval qui hennit de plaisir, le chevalier de Tournemine enfonça son chapeau sur sa tête et partit au galop à travers cette lande qui, si souvent, avait porté les pieds nus d’un petit bâtard nommé Gilles Goëlo…

Les premières pousses de genêts montraient leur minuscule vert tendre, le vert même de l’espérance. Dans la campagne, l’angélus égrena ses notes mélancoliques mais douces dans l’air marin qui, bientôt embaumerait le printemps…



1. Cela signifiait qu’il obtenait le grade mais n’exercerait le service que lorsqu’il y aurait une place vacante dans le régiment.

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