DEUXIÈME PARTIE LES CANONS DE YORKTOWN

CHAPITRE VII UN CHASSEUR DE SCALPS

En approchant des côtes américaines, Gilles passa des heures rivé aux rambardes du Duc de Bourgogne, s’usant les yeux à fouiller les lointains pour découvrir plus vite un pays que ses rêves lui avaient montré comme fabuleux. Son imagination bretonne aidant, il avait attendu des choses inouïes, des forêts démesurées, des couleurs inhabituelles, des habitants extraordinaires tels ces Indiens dont il avait entendu parler presque chaque soir au cours d’une interminable navigation de soixante-dix jours. Certes, son goût des paysages fut satisfait : ils étaient grandioses et les forêts plus que majestueuses mais les quelques bourgades entraperçues n’étaient guère encourageantes : un lot de maisons blanches tassées autour d’un clocher, pas tellement différentes de celles de son pays, des gens vêtus comme tout le monde et pas le moindre canoë chargé de rameurs empanachés et multicolores. Les uniformes français étaient infiniment plus gais et pittoresques que les costumes américains.

L’arrivée à Rhode Island n’avait guère arrangé cette espèce de déception. Le camp des Français y était planté sur une pointe couvrant la petite ville de New-Port, entre le port dont un marais le séparait et l’étroite baie d’Atton. C’était un très bel endroit. On y découvrait le chapelet d’îles vertes, entre lesquelles les navires de l’escadre tendaient une chaîne fermant hermétiquement les approches de New-Port. Au-delà, s’étendait la longue île plate de Conanicut où se voyaient les restes d’un fortin, détruit l’année précédente par les Anglais au moment de leur retraite, et la grande maison solitaire qui servait d’hôpital aux quelque 420 malades de l’armée que l’on avait tirés des navires. C’étaient aussi les eaux bleues et scintillantes de l’immense baie de Narraganset, étrangement calmes depuis que la guerre avait interrompu le grand trafic entre Rhode Island, l’Afrique et les Indes occidentales.

Naguère encore, les bateaux, que les gens de New-Port construisaient de leurs mains, sillonnaient les mers, gagnaient les côtes de Guinée pour y prendre de riches cargaisons d’esclaves puis cinglaient vers la mer Caraïbe où le « bois d’ébène » se muait en sucre et en mélasse que l’on ramenait ensuite à New-Port pour en faire du rhum… que l’on revendait en Afrique aux multiples roitelets noirs fournisseurs des navires négriers. Bien que la ville appartînt surtout à l’austère secte des anabaptistes, ce commerce s’était révélé si fructueux que le gouverneur avait levé un impôt de trois dollars par tête d’esclave grâce auquel il avait pu faire paver toute sa cité. Mais la guerre avait mis un terme à tout cela. Prise et reprise, New-Port était de nouveau au pouvoir des Insurgents qui l’avaient offerte comme base à leurs alliés français.

Ce n’était peut-être pas une base très sûre car ses habitants se scindaient encore en deux camps : les riches marchands « tories » demeurés aveuglément fidèles à la mère patrie anglaise et les autres, les « whigs » insurgents, paysans ou intellectuels qui rêvaient de n’être plus qu’Américains et qui tous possédaient une copie soigneusement calligraphiée de la fracassante Déclaration d’Indépendance de Thomas Jefferson que le premier Congrès avait votée et signée en 1776. Et comme on ne savait pas très bien comment le vent allait tourner, chacun des deux camps s’abstenait autant que possible de trop proclamer ses convictions. Mieux valait voir venir.

Rochambeau et son secrétaire s’en étaient aperçus quand, le 10 juillet, ils avaient touché terre, avec le seul état-major. Et Gilles n’était pas près d’oublier l’étrange impression ressentie lorsque l’Amazone la frégate de M. de la Pérouse sur laquelle le général en chef avait pris place pour pénétrer dans le port, s’était approchée des longues estacades vernies d’algues. Il était neuf heures du soir. Le ciel était mauve et les maisons blanches de la ville semblaient, seules, garder un dernier reflet de lumière. Dans l’étroit clocher de Trinity Church, l’église baptiste, une cloche tintait mélancoliquement mais c’était bien le seul bruit que l’on entendît car le débarquement des Français n’attira strictement personne sur le port ou dans les quelques rues.

Non seulement le Gouverneur ne parut pas, ni aucun personnage officiel, mais encore les portes demeurèrent obstinément fermées comme à l’approche de quelque envahisseur. Tout ce qu’on vit, ce fut derrière les petits carreaux des fenêtres à guillotine, la pâleur d’un visage anxieux, l’éclat d’un regard méfiant. C’était tout juste si l’on ne percevait pas les chuchotements. Et l’atmosphère était si oppressante autour de ce petit groupe d’officiers isolés sur le quai désert qu’elle vint à bout du flegme de Fersen.

— Quel accueil amical ! À quoi pensent ces gens-là ? s’écria-t-il en remarquant la mine sombre de son chef. Croient-ils que nous avons fait soixante-dix jours de mer pour trouver portes closes ? Retournons à bord et allons toucher terre dans un endroit plus hospitalier.

— C’est à moi, monsieur, de décider ce que l’on fait, coupa la voix calme de Rochambeau. J’ai ordre de m’installer ici et je m’y installerai. D’ailleurs, vous avez tort de vous plaindre : ces gens nous ont tout de même envoyé des pilotes côtiers pour entrer dans la baie. Laissons-leur le temps de s’habituer à nous.

— Vous êtes bien bon ! intervint M. de Charlus 1. Mais il vous faut tout de même retourner à bord. Le chef du corps expéditionnaire français ne peut pas camper sur une place de village.

— Si vous le permettez, monsieur, hasarda Gilles, pour qui le retour à bord ressemblait trop à une espèce de désertion, j’aperçois là-bas une enseigne qui pourrait être celle d’une auberge.

Un chœur d’exclamations horrifiées lui répondit mais il ne s’émut pas pour autant.

— Dans un village, c’est toujours par l’auberge que l’on commence quand on veut entrer en contact avec les habitants…

— Et on a bien raison, approuva Rochambeau en souriant. Va pour l’auberge ! Montrez-nous le chemin, mon ami.

Et c’est ainsi que la première nuit de l’état-major français sur la terre américaine se passa démocratiquement à l’auberge de Flint dans Point Street…

Ce fut une nuit de réflexion et d’insomnie pour les notables de New-Port et elle remit les choses en bon ordre. Les whigs jugèrent qu’il convenait peut-être de montrer quelque considération pour des gens de si fière mine venus de si loin. Quant aux tories si solidement attachés à Sa Majesté George III, ils en vinrent à penser que la prudence leur conseillait au moins l’apparence de la considération.

Aussi, le lendemain, une belle délégation, conduite par le gouverneur Wanton, s’en alla-t-elle trouver Rochambeau dans son auberge pour lui souhaiter une bienvenue gênée. Franchi le barrage de sentinelles méfiantes et d’un secrétaire hargneux qui les regarda de travers, ils furent reçus avec une bonne grâce qui les surprit. On s’expliqua, on se congratula d’autant plus vigoureusement que le Français laissa entendre que son corps expéditionnaire allait être suivi d’un autre qui se préparait à Brest, on fit quelques discours et quand, finalement, les capitaines des vaisseaux parurent, menés par l’Amiral qui venait voir comment les choses se passaient, la satisfaction fut générale. Il y eut grand arrosage avec le meilleur rhum de la ville. On accrocha un peu partout, jusque sur le clocher, des lampions, on alla même jusqu’à tirer un feu d’artifice et l’on festoya une partie de la nuit, fort contents les uns des autres.

Quand vint le 25 juillet, quinze jours étaient passés depuis cette nuit mémorable et tout le monde était installé dans un ordre rigoureux dû à la poigne de fer du général. Le camp était dressé : les quatre régiments à gauche, l’artillerie à droite et la cavalerie de Lauzun en avant. L’état-major était installé dans la ville même, le bon millier de malades dus à l’excessive longueur du voyage, scorbutiques ou autres que les vaisseaux avaient déchargés, étaient installés partie à l’hôpital de New-Port, partie dans la grande maison de l’île de Conanicut et l’on commençait à relever les fortifications détruites par les Anglais. Le tout dans un ordre d’autant plus admirable qu’il était inhabituel. Mais les plus sévères punitions étaient promises à qui pillerait, volerait ou ferait subir le moindre sévice aux habitants de l’île.

On n’avait d’ailleurs rien d’autre à faire car aucune nouvelle du haut commandement américain n’était arrivée encore et, si Rochambeau s’était imaginé pouvoir se jeter immédiatement dans l’action, il s’était lourdement trompé. Tout ce que l’on savait c’était que La Fayette était bien arrivé, quelques semaines plus tôt.

En revanche, on avait eu des nouvelles des Anglais. Quatre jours plus tôt, la puissante escadre de l’amiral Graves était venue prendre position devant l’entrée de la baie de Narraganset. Et Rochambeau avait eu toutes les peines du monde à empêcher Ternay, ivre de rage, de se jeter sur eux avec ses forces, trois fois moins importantes, pour forcer un passage.

— Un passage pour aller où ? lui dit-il. Nous ne savons même pas encore ce que l’on attend de nous. En outre, n’oubliez pas que Sartines exige que vous ne nous quittiez sous aucun prétexte.

Rongeant son frein, le petit Amiral s’était rendu à ses raisons et, comme les Anglais ne semblaient guère tentés par une attaque contre une position aussi solidement défendue, on risquait fort de rester là longtemps, à se regarder en chiens de faïence, d’une escadre à l’autre, ce qui entretenait une fureur latente chez les jeunes officiers et les soldats qui ne comprenaient rien à la situation. Voir l’ennemi et ne pas taper dessus, c’était à pleurer !

Pour sa part, Gilles pensait exactement comme Noailles, Fersen, Rochambeau le jeune, Dillon, Damas et tous les autres jeunes officiers et en venait à ne plus très bien comprendre ce que l’on était venus faire là. Depuis que l’on avait quitté Brest, il avait charmé les longueurs de la traversée en travaillant son style à l’épée et au sabre avec le maître d’armes du régiment de Saintonge ce qui l’avait conduit à une assez jolie force dont il brûlait de se servir et qu’il entretenait, depuis que l’on était à terre, en assauts quotidiens avec Axel de Fersen en personne.

À sa manière silencieuse, le Suédois lui montrait maintenant une sorte de camaraderie. Voyant le jeune homme gêné d’être à peu près le seul civil au milieu de tant de guerriers, il avait demandé à Rochambeau la permission de l’inscrire sur les rôles du Royal-Deux-Ponts afin qu’il pût au moins porter un uniforme. Et Gilles avait bien failli pleurer de joie la première fois qu’il avait revêtu l’uniforme bleu et jonquille, bien que ce fût celui d’un régiment étranger parce qu’il lui ôtait son côté poussiéreux de gratte-papier pour l’intégrer à cette énorme famille qu’était une armée en campagne si loin de ses bases habituelles. Enfin cette promotion lui assurait une recrudescence de considération de la part de son nouvel ami Tim Thocker…

Tim était l’un des deux mystérieux Américains qui avaient pris place sur le Duc de Bourgogne à Brest. En fait tout leur mystère venait de ce qu’ils étaient chargés de porter à destination des lettres personnelles de Benjamin Franklin et de Silas Deane à leurs familles respectives. Le jeune Thocker, fils du pasteur de Stillborough, sur la Pawtucket River, était particulièrement chargé de celles du gros « Agent des Colonies Unies » 2 qui, originaire du Connecticut, était en quelque sorte un voisin mais il n’avait rien d’un agent secret. C’était un garçon simple, craignant Dieu assez modérément, curieux comme un chat et à peu près aussi silencieux car on ne l’entendait jamais venir et il ne prononçait pas dix paroles par heure en temps normal. D’autre part, s’il s’agissait de chasse ou de pêche, Tim devenait plus bavard qu’un perroquet ivre.

C’était d’ailleurs pour voir à quoi pouvait bien ressembler la chasse dans les pays d’outre-Atlantique qu’il était venu rejoindre Silas Deane sous couleur de lui porter des messages urgents concernant son commerce. Mais il n’avait pas tardé à regretter sa curiosité car entre les méthodes appliquées par lui dans les immenses forêts du Nouveau Monde pour traquer le daim, l’élan, l’ours ou l’aigle royal et les raffinements cynégétiques tels qu’on les pratiquait en France ou en Angleterre il y avait une petite planète.

— Toutes ces galopades à trente ou quarante canassons à la queue d’un malheureux bestiau, expliqua-t-il à Gilles d’un ton méprisant, c’est tout juste bon pour les belles dames, pas pour des hommes. Chez nous, tu verras ce que c’est que suer sang et eau pendant des jours sur des traces assez habiles pour faire perdre sa médecine à un sorcier iroquois et finir par t’empoigner avec un animal trois fois plus gros que toi.

Simple comme la terre, haut comme un arbre et bâti sur le même modèle, Tim Thocker avait les réactions qui allaient avec son personnage. La vie confinée du bateau ne lui allant guère il se chercha des distractions, faillit déchaîner une révolution en procédant impromptu à une petite distribution de son rhum personnel, se tailla un premier succès en allant remettre en place un canon qui s’était désamarré et qui menaçait de trouer le mur de la batterie et un autre en prodiguant ses soins à l’une des trois vaches que le chevalier de Ternay avait embarquées. En outre, il s’était pris d’affection pour le jeune secrétaire qui parlait sa langue et qui, surtout, savait merveilleusement écouter les récits pleins de couleurs où il découvrait si largement la terre américaine.

Avec lui, Tim le silencieux s’en donnait à cœur joie et quand la traversée s’acheva, le jeune Breton était presque convaincu d’avoir passé toute sa vie parmi les pêcheurs de morue de Nantucket, les quakers de Providence ou dans l’intimité des tribus Mohawks, Sénécas, Mohegans et Iroquoises qui hantaient l’arrière-pays. Il apprit aussi que le rhum est le meilleur ami de l’homme quand on veut traverser à pied les rivières gelées et qu’il y va de l’honneur d’un individu de savoir en ingurgiter une honnête quantité sans rien perdre de sa dignité. Aussi fut-ce avec beaucoup de regrets qu’une fois à New-Port, Gilles se sépara de son compagnon qui devait aller délivrer son courrier. Tim, pourtant, le rassura.

— Juste le temps d’embrasser mon père, de donner les lettres de M. Deane et d’aller voir un peu ce que les Habits Rouges fricotent autour de New York et je reviens. J’ai envie qu’on se batte ensemble.

Et, sautant dans le canoë prêté par un sien cousin, Tim Thocker se mit en devoir de traverser la baie de Narraganset à la force des bras avec autant de vigueur que s’il n’avait pas subi soixante-dix jours de sous-alimentation tandis que Gilles s’installait dans ses nouveaux quartiers.

Ce matin-là, il commença sa journée comme il avait pris l’habitude de le faire. Au lever du soleil, il quitta la tente qu’il partageait avec le sergent Weinburg, natif de Heidelberg avec lequel les relations étaient fort simples car il ne parlait selon Gilles aucune langue intelligible, et vice versa. Après avoir constaté qu’il faisait un temps superbe et que la petite brume traînant sur la mer promettait une journée de chaleur, il se dirigea rapidement vers la baie d’Atton pour s’y baigner. Dans ce pays où tout était nouveau pour lui, la mer était le seul élément qu’il connut parfaitement et, quand il s’y jetait il avait toujours un peu l’impression de rentrer chez lui. Aussi allait-il chaque matin nager durant une bonne heure, après quoi il visitait une petite source pour se débarrasser du sel et s’accordait enfin quelques minutes de détente au soleil avant de se rhabiller. À ce régime, son corps avait non seulement réparé les méfaits de la traversée mais acquis à la fois un surcroît de vigueur et une belle couleur de pain d’épices qui lui donnait un petit air de famille avec Tim le coureur des bois. En outre, la pratique de la natation l’empêchait de trop évoquer certaine nuit de neige sous les murs de Vannes et le charme que l’on peut trouver à la compagnie d’un corps féminin. Son séjour à Brest ne lui avait pas laissé le loisir de poursuivre ses études dans un art si agréable mais, depuis l’embarquement le sujet était devenu brûlant car les femmes formaient le fond des conversations de tous ces hommes, marins ou soldats embarqués pour une aventure dont aucun d’eux n’imaginait qu’elle relèverait de l’entrée en religion. Durant les soixante-dix jours de mer, Gilles n’avait entendu parler que d’amour et de la hâte qu’avaient ses compagnons de faire connaissance avec les Américaines.

Or, non seulement les ordres de l’État-Major étaient des plus sévères : interdiction de causer le plus petit déplaisir aux naturels du pays (donc pas question de courtiser leurs femmes !) mais encore les jolies anabaptistes de New-Port semblaient considérer les Français comme une légion de suppôts de Satan qu’il importait de tenir à l’écart. Quant aux filles de joie, ce corollaire habituel des armées en campagne, il n’y en avait point et, naturellement, il avait été impossible d’en embarquer. C’était donc, dans le camp français, une abstinence pleine de grogne péniblement contenue par la crainte des châtiments corporels. Gilles, pour sa part, préférait se réfugier dans le rêve et dans un exercice physique intensif.

Laissant son uniforme près de la source, il courut vers un rocher en surplomb qui lui servait toujours de plongeoir et piqua une tête dans l’eau calme de la baie sans provoquer même une éclaboussure. Il nagea ainsi pendant quelques instants en direction d’un îlot chevelu puis, se retournant sur le dos, se laissa porter par le flot en s’efforçant de ne penser à rien. Il n’avait pas envie de battre des records, ce matin. L’eau était merveilleusement fraîche et limpide. Hormis le cri des mouettes et le froissement doux du ressac, on n’entendait aucun bruit et Gilles se sentait bien. Il était le premier homme sur la terre et ce pays magique était le royaume d’où il tirerait la force de devenir aussi grand que lui.

Il en était à songer qu’il serait bon, peut-être, de se tailler ici sa place au soleil, d’y ramener Judith pour y vivre avec elle une longue vie d’amour quand son instinct lui signala quelque chose d’anormal, un objet insolite qu’avait effleuré son regard vagabond. Se retournant rapidement sur le ventre, il eut juste le temps de voir disparaître, dans les grandes herbes où s’abritait la source, l’arrière d’un canoë comme il n’en avait pas vu encore aux appontements de New-Port. Celui-là était petit, peint en rouge vif avec une sorte de gros œil noir et blanc peint sous sa pointe courbe.

Les récits de Tim lui revinrent brusquement en mémoire. Le chasseur lui avait longuement dépeint les légers bateaux des Indiens, faits d’écorce de bouleau et souvent enluminés de vives couleurs. Mais, toujours d’après Tim, les tribus indiennes les plus proches de Rhode Island se situaient surtout dans la vallée de l’Hudson et le nord du Connecticut. C’étaient, pour la plupart, des Iroquois et des Mohawks, résolument hostiles aux Insurgents et à la solde des Anglais.

Le sang de Gilles ne fit qu’un tour. Ce canoë qu’il avait vu disparaître devait être celui d’un espion venu reconnaître la puissance du camp français, ou peut-être même un éclaireur préparant la voie d’une attaque. On disait que le grand chef mohawk Thayendanega, l’homme des Anglais depuis que sa sœur avait épousé sir William Johnson qui, en Amérique du Nord, régnait pratiquement sur les Six Nations iroquoises du haut de sa superbe demeure du mont Johnson, avait déterré la hache de guerre et repris les sentiers du combat loin de ses campements de Canajoharie, dans la vallée de l’Hudson. On disait aussi que sir Henri Clinton qui défendait New York contre Washington concentrait des forces sur Long Island, la grande île plate derrière laquelle s’abritait la ville assiégée, afin de préparer une attaque contre Rhode Island.

En rassemblant tous ces on-dit, Gilles se fit une idée à peu près exacte de ce que pouvait être le canoë suspect et, nageant entre deux eaux, il gagna rapidement l’endroit où il l’avait vu disparaître, se glissa dans les hautes herbes sans faire le moindre bruit jusqu’à ce qu’il aperçût la source.

Ce qu’il découvrit le surprit quelque peu : le propriétaire du canoë était bien un Indien comme il l’avait supposé, mais ce n’était qu’un gamin âgé d’une douzaine d’années.

Son corps couleur de cuivre était nu à l’exception d’une bande de daim brodée de perles colorées qui s’attachait à sa taille par un lien de cuir et passait entre les jambes pour retomber, devant et derrière, en deux pans évoquant un étroit tablier. Mais sa poitrine et sa figure étaient peintes d’étranges dessins blancs et noirs qui lui donnaient un air féroce. Quant à ses cheveux noirs comme du jais, ils étaient rasés de chaque côté de la tête pour ne plus former, au sommet du crâne, qu’une longue queue nouée d’un lien rouge et traversée d’une courte plume blanche.

Mais Gilles ne s’attarda guère à étudier l’aspect pittoresque de son visiteur car celui-ci était tout juste occupé à entasser son uniforme et ses armes dans la légère embarcation.

D’une brusque détente de ses jarrets, le jeune homme bondit, arracha sa chemise des mains du petit voleur qui, surpris, lâcha prise. Mais c’était un garçon aux réflexes rapides car une seconde plus tard il avait arraché de sa ceinture un tomahawk emplumé et le brandissait dans son poing crispé avec un visage tellement déformé par la colère, sous ses peintures barbares, qu’il n’en gardait rien de l’enfance. Néanmoins, Gilles se mit à rire.

— Tu es trop jeune pour manier les armes, mon garçon. Laisse donc tomber cette hache dont tu ne saurais pas te servir !

Le démenti fut immédiat et fulgurant. Avec un cri aigu, le jeune Indien lança le tomahawk qui siffla comme un serpent… et seul l’instinct sauva Gilles en l’écartant juste ce qu’il fallait pour ne pas être atteint. Une fraction de seconde plus tard et l’arme le frappait en pleine poitrine.

Il eut à peine le temps de réaliser. Déjà le jeune Indien suivait le chemin de son tomahawk et se ruait sur lui, brandissant un couteau qu’il devait porter caché sous son semblant de costume.

Cette fois, Gilles sentit la moutarde lui monter au nez. Ce gosse multicolore commençait à l’agacer et il se voyait mal en train de se battre avec lui. Le seul traitement convenant à un gamin de cet âge, pourvu de tels instincts ne pouvait être selon lui qu’une vigoureuse fessée mais il lui apparut bientôt qu’il ne serait guère facile de la lui appliquer d’autant plus qu’il était lui-même nu comme un ver et sans la moindre arme. Déjà le jeune Indien se collait à lui.

Contre sa peau, Gilles sentit une autre peau, lisse et glissante mais désagréablement parfumée à l’huile de poisson, un corps à la fois nerveux et insaisissable : l’impression de lutter avec une anguille. Mais malgré la souplesse de l’enfant et sa hargne, malgré le couteau, le combat n’était pas égal. Désarmé, le jeune sauvage se vit bientôt réduit à l’impuissance, chose qu’il supporta fort mal. Entre les mains de Gilles qui le plaquait au sol, il rugissait littéralement, crachant le feu et la fureur et se tordant comme un reptile sous la poigne de son vainqueur.

Pour le faire tenir tranquille, celui-ci dut employer le moyen qui lui avait si bien réussi pour immobiliser Judith lors de son pseudo-sauvetage dans le Blavet. Frappé d’un coup de poing au menton, le jeune Indien se détendit, ferma les yeux et partit docilement pour le pays des rêves.

Gilles alors commença par se rhabiller tout en surveillant le garçon du coin de l’œil puis il alla explorer le canoë qui contenait à vrai dire peu de chose : une couverture habilement ornée de dessins aux couleurs violentes, un sac contenant une grossière farine brune à l’odeur forte qu’il devina être le fameux pemmican dont lui avait parlé Tim, cette nourriture habituelle des Indiens dont le coureur des bois semblait d’ailleurs faire quelque cas, un arc à la taille d’un enfant, des flèches neuves et enfin une corde de fibres tressées dont il se servit pour ligoter son prisonnier avant qu’il ne reprît ses esprits et sa défense.

Ceci fait, il amarra solidement la petite embarcation en prenant bien soin de la dissimuler dans un creux de rocher, puis chargeant le jeune garçon sur son épaule, il remonta en direction du camp. Mais, au lieu de piquer droit sur les quartiers il emprunta un sentier qui gagnait directement New-Port.

Enfant ou pas, son captif était un Indien dont la seule présence ne pouvait qu’indiquer la proximité d’une tribu ou d’un campement. Il fallait en avertir immédiatement le général en chef car la nouvelle pouvait être d’importance. Or le quartier général, tant terrestre que maritime, était installé dans l’une des principales maisons de la ville et Gilles, malgré le poids de l’enfant, se mit à courir dès qu’il aperçut le clocher de Trinity Church tant il avait hâte de rencontrer son chef.

La maison de John Wanton, fils du gouverneur de Rhode Island, se situait dans Point Street, la plus importante des quelques rues composant New-Port. Comme la plupart de ses voisines, c’était une maison de bois peinte en blanc avec un grand toit à pans coupés et des fenêtres à l’anglaise garnies de petits carreaux. Le tout était posé sur la verdure d’un grand verger plein de pommiers noueux et de fragiles cerisiers qui lui donnaient un air champêtre bien qu’elle fût la demeure de l’un des principaux magistrats de la ville.

Telle qu’elle était, cette maison avait été mise à la disposition du chevalier de Ternay pour y établir le bureau de la Marine et le trésor de l’expédition. L’État-Major s’y réunissait également car la situation du domaine Wanton équilibrait à peu près les distances entre les vaisseaux en rade et le camp de l’armée.

Lorsque Gilles y parvint avec son fardeau qui avait depuis longtemps retrouvé ses esprits et qui gigotait autant qu’il le pouvait, il était pourvu d’une escorte de cinq ou six gamins attachés à ses pas, mi-admiratifs, mi-inquiets et qui lui faisaient part de leurs commentaires. Mais, au moment où il allait pousser la barrière, il fut rejoint par deux cavaliers. Couverts de poussière, ils arrivaient par le chemin du nord et s’arrêtèrent près de lui. L’un d’eux l’apostropha brutalement.

— Hé là ! l’homme ! Êtes-vous fou d’avoir capturé un enfant indien ? Ne savez-vous pas que vous risquez de jeter sur cette ville toute une tribu ? Lâchez-le immédiatement ! Et d’abord qui êtes-vous ?

Sans obéir, Gilles fronça les sourcils et le regarda. Il avait parlé français, sans le moindre accent mais l’uniforme qu’il portait était totalement inconnu du jeune homme. C’était une sévère tenue noire, égayée cependant par une culotte, un gilet et des revers blancs. Le tricorne gris de poussière, posé sur les rouleaux blancs de la perruque portait une cocarde également noire.

— Qui êtes-vous vous-même ? riposta-il, désagréablement prévenu par la voix haut perchée du personnage, un long jeune homme dégingandé aux traits fins, à la peau blanche enjolivée de nombreuses taches de rousseur mais à qui un grand front fuyant et des sourcils trop arqués donnaient une physionomie perpétuellement étonnée et vaguement offensée. Vous parlez français mais vous n’appartenez pas à l’armée de M. de Rochambeau, car je ne vous connais pas.

— En effet ! J’appartiens à l’armée des États-Unis ! Je suis…

Il n’eut pas le temps de décliner son identité. Un nouveau personnage accourait et se jetait à son cou.

— Gilbert ! Mon bon ! Enfin vous voilà ! s’écria joyeusement le vicomte de Noailles. Par la mordieu nous en étions à nous demander si vous ne nous aviez pas complètement oubliés. D’où sortez-vous ?

— Du camp du général Washington, bien sûr. Et c’est à moi, bien plutôt, de vous demander d’où vous sortez. Savez-vous que vous avez un mois de retard ? Qu’avez-vous donc fait en mer, durant tout ce temps ?

— Ce qu’on y fait quand on doit traîner un convoi de trente escargots à voile chargés comme des baudets. Vous avez beau jeu de nous reprocher notre lenteur avec votre petite corvette qui ne portait guère que vous. Enfin vous voilà, c’est le principal ! Dites-moi un peu maintenant pourquoi vous vous en preniez à ce jeune homme sans même vous donner la peine de descendre de cheval ?

— Pourquoi ? cria l’autre, indigné. Ne voyez-vous pas qu’il a osé s’emparer d’un jeune Indien, sans doute pour en faire un esclave… ou un souvenir. Ce pauvre petit doit appartenir à ces Indiens Narraganset si paisibles et si…

Il écumait de colère cependant que Gilles le regardait avec angoisse. Gilbert ! Noailles l’avait appelé Gilbert ! Se pouvait-il que ce jeune homme grincheux fût…

Le Vicomte, qui avait suivi avec amusement la progression de la pensée sur le visage du jeune homme, se mit à rire de bon cœur.

— Eh oui, mon pauvre ami ! C’est votre grand, votre précieux La Fayette qui vous fait l’honneur de vous molester. Il faut vous y faire ! Quant à vous, Marquis, vous devriez montrer plus de bonne grâce à l’un de vos fidèles ! Voilà un garçon qui s’est sauvé de son collège et a traversé les mers pour vous rejoindre et vous l’insultez presque. Je vous présente le secrétaire de notre grand chef, Gilles Goëlo, breton, homme de lettres, d’épée et d’esprit.

La Fayette ébaucha un sourire mais son regard ne perdit rien de son expression offensée.

— Je vous sais gré, Monsieur, de votre bonne intention mais quelle diable d’idée avez-vous eue d’aller enlever cet enfant à ces pauvres, à ces braves Narraganset…

— Faites excuse, m’sieur le marquis, intervint une voix traînante, mais ce moutard n’est pas du tout un Narraganset. C’est un Sénéca du clan des Loups et j’ crois pas me tromper beaucoup en avançant que c’est le jeune frère du chef Sagoyewatha, un bon ami des Anglais, celui qu’ils ont baptisé Red Jacket depuis qu’ils lui ont fait cadeau d’un habit rouge.

Et, pareil à quelque dieu sylvestre dans une pièce à sensation, Tim Thocker, imposant dans ses habits de daim gris, le chef couronné de sa casquette de raton, surgit de derrière les chevaux, sa longue carabine sur l’épaule et une paire d’oies sauvages dans une main. Comme d’habitude, personne ne l’avait vu ni entendu venir.

Il sourit avec bienveillance à La Fayette, tendit, sans complexe, ses oies sauvages à Noailles qui les prit machinalement puis se mit en devoir de remettre sur ses pieds le jeune Indien que Gilles tenait toujours non sans adresser à son ami un nouveau sourire, bien plus chaleureux que le premier.

— Belle prise, mon gars, apprécia-t-il. Ça sera intéressant de savoir où tu l’as trouvé et surtout ce qu’il faisait à Rhode Island, si loin des feux de son grand frère.

— Je l’ai trouvé dans la baie d’Atton, répondit Gilles et, justement, je l’apportais au Général pour qu’il essaie d’en savoir davantage.

— Vu que le Général ne parle ni le sénéca, ni l’iroquois, ni aucun des sacrés dialectes de ces sacrés Peaux-Rouges, ça m’étonnerait qu’il y arrive.

— Eh bien, et toi ?

— Moi ? Je parle tout ça !

— Alors, conclut La Fayette, rendu encore plus nerveux par le démenti qu’il venait d’essuyer, chargez-vous-en et voyez ce que vous pouvez en tirer. Au surplus, ajouta-t-il en se tournant vers Gilles, cette histoire d’Indiens peut attendre tandis qu’il me faut parler de toute urgence à M. le comte de Rochambeau et à M. le chevalier de Ternay. L’armée n’a que trop perdu de temps ici. Il faut aller de l’avant que diable, de l’avant ! Le Roi n’a pas envoyé des troupes pour qu’elles croupissent ainsi au bord de la mer.

De nouveau, Noailles se mit à rire.

— Nous sommes tous de cet avis-là ! Dites seulement où vous voulez nous emmener si vite ?

La Fayette considéra sévèrement son beau-frère, avec une nuance de pitié.

— Mais à New York, voyons ! N’avez-vous pas entendu dire que Clinton tenait la ville ? Je n’arrive pas à comprendre que vous n’y fussiez pas encore rendus. Conduisez-moi sur l’instant à votre chef…

Et suivi de son aide de camp, le marquis de La Fayette major général de l’armée des États-Unis, s’engouffra dans la maison Wanton où les marins de garde eurent tout juste le temps de lui présenter les armes.

Gilles et Tim demeurèrent face à face, le jeune Indien toujours ligoté, planté entre eux comme un piquet.

— Eh bien ! soupira le jeune Breton. Si c’est là tout le cas qu’il fait d’une capture. Quand je pense qu’il voulait me faire relâcher ce petit fauve.

— Bah ! C’est naturel. Pour lui tous les Indiens se ressemblent. Il est de ces gens qui croient s’y connaître, qui invitent en même temps un Algonquin et un Iroquois à souper et qui s’étonnent ensuite qu’après la tarte au sirop d’érable du dessert l’un de ses convives s’en aille tranquillement avec le scalp de l’autre. Mais c’est toi qui as raison : l’est fichtrement intéressant ce petit bougre !

Et, sans transition, Tim se mit à dévider, à toute vitesse, un discours accompagné de grands gestes à l’intention du jeune Indien qui ne parut d’ailleurs pas s’y intéresser beaucoup dans les débuts.

Son regard ne refléta d’abord qu’un franc dégoût et sa bouche se pinça. Mais, à mesure que Tim parlait il se détendit quelque peu et finit par laisser tomber du bout des lèvres quelques sons qui n’étaient pas des cris et qui, logiquement, devaient former des mots.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Gilles.

— Eh bien, justement, il ne dit rien, sinon qu’il est un guerrier et que, comme tel, nous avons toute latitude pour l’appliquer au poteau de torture mais que ça ne nous servira pas à grand-chose car il ne nous offrira que deux ou trois sourires de mépris, même si on le débite en petits morceaux.

— Au poteau de torture ? Ce gosse ? Mais il nous prend pour qui ?

Tim haussa les épaules et hocha la tête avec une certaine gravité.

— Pour des ennemis valables. Et ne t’imagine pas que l’histoire du poteau n’est qu’une boutade. Si je connais bien les Sénécas, ce gosse, comme tu dis, vient d’atteindre l’âge de la puberté et il se soumet aux épreuves rituelles qui feront de lui un guerrier. Cette incursion chez nous doit être son expédition probatoire.

— Et ça voudrait dire ?

— Que son frère n’a pas obligatoirement quitté ses campements mais que lui a parcouru un long chemin afin de rencontrer des aventures assez nobles pour mériter de devenir plus tard un chef. Des aventures qu’en attendant, on se racontera le soir autour des feux de camp.

— Mais enfin qu’espérait-il en venant ici ? Nous déclarer la guerre à lui tout seul ?

L’idée ne parut pas surprendre exagérément Tim.

— Il appartient à une tribu iroquoise et les Iroquois sont capables de tout 3 mais, plus simplement, ce garçon est venu faire sa petite provision de scalps. Plus il en rapportera et plus il sera considéré.

— Il faudrait pour cela que nous y mettions de la bonne volonté, marmotta Gilles, désagréablement impressionné. En attendant cela ne dit pas ce que nous allons en faire… ou plutôt ce que toi tu vas en faire car on m’appelle.

En effet, l’un des soldats de garde à la porte de la maison Wanton venait de crier son nom. Le général devait avoir besoin de son secrétaire. Cette fois Tim se mit à rire.

— Je vais en faire ce qu’il ferait de nous s’il était à notre place ! fit-il avec bonne humeur : le livrer aux squaws ! J’aimerais voir ce que ce guerrier va faire en face des beignets d’acacia et des confitures de Martha.

Martha Carpenter était l’amie de cœur du coureur des bois et, en vérité, ces deux-là semblaient bien faits l’un pour l’autre. Solide gaillarde fraîche et blonde comme une jatte de crème, elle gérait avec vigueur et compétence l’important magasin de shipchandler que lui avait légué son père.

Avec un clin d’œil à son ami, Tim, toujours sans le déficeler pour plus de commodité, installa le jeune Indien sur sa vaste épaule, ramassa ses oies abandonnées par Noailles et mit le cap sur l’angle de Long Wharf Street où sa bien-aimée régnait sur un univers de cordages, d’ancres, de filets de pêche, d’instruments de navigation, d’outils en tout genre et aussi sur des pipes, des tonnelets de tabac ou de rhum, de la poudre à fusil et, en bref, de tout ce qu’il fallait pour équiper un bateau et assurer un sort supportable à son équipage.

Avec un soupir de regret, Gilles le laissa partir et franchit le seuil de la maison Wanton. Il avait beaucoup plus envie, tout à coup, d’entendre le rire sonore de Martha Carpenter que la voix perchée de ce M. de La Fayette qui ressemblait si peu à son rêve. Il l’avait habillé aux couleurs de ses héros préférés et il découvrait que ce n’était, au fond, qu’un officier comme les autres, moins beau que Lauzun, moins sympathique que Noailles et moins fascinant que Rochambeau. Mais c’était encore sa voix qu’il aimait le moins.

On n’entendait qu’elle, cette voix quand Gilles pénétra dans le vestibule car elle paraissait emplir toute la maison, atteignant même un fausset qui lui parut difficilement supportable. On y sentait une impatience que le respect n’atténuait qu’à peine et, même en y mettant de la bonne volonté, il était impossible de ne pas entendre ce qu’elle disait.

— La situation des forces américaines est la suivante : elles sont divisées en trois corps principaux : l’un, commandé par le général Gates, est en opérations dans la Caroline du Sud et assez malmené, le second est placé sous les ordres du général Benedict Arnold, le vainqueur de Saratoga, qui commande au fort de West Point et assure ainsi la garde de la vallée de l’Hudson. Quant au troisième, le plus important car il compte environ 6 000 hommes, plus autant de milices passables, c’est celui que commande le général Washington. Il tient les jerseys et il cherche à dégager New York. Je pense que votre devoir, Messieurs, est tout tracé : il vous faut vous porter sans tarder sur cette dernière ville et…

La voix grave du général en chef parvint à dominer la situation.

— Je n’ai, mon cher marquis, d’autre devoir que

d’obéir aux ordres que voudra bien me donner le général Washington. M’apportez-vous ces ordres ?

— Évidemment non. Je n’ai pas d’ordres exprès. Le général Washington souhaite que je prenne contact avec vous, que je constate le degré de puissance que vous nous amenez, que je m’assure…

— Alors, je pense que vous avez pu vous assurer de ceci : la flotte anglaise nous bloque dans cette baie. L’attaquer serait folie car notre puissance de feu est par trop inférieure. D’autre part, le voyage trop long nous a valu de nombreux malades que nous devons remettre sur pied et qu’il est impossible d’abandonner. Enfin, je pense que la première chose à faire est de relever les fortifications de Rhode Island sinon à peine aurons-nous tourné le dos que les Anglais s’en empareront… et tout sera à recommencer…

— Cependant…

Pensant qu’il en avait suffisamment entendu et qu’il pouvait être surpris en train d’écouter aux portes ou presque, Gilles frappa doucement et pénétra dans la pièce où se tenait un conseil de guerre restreint. Il vit La Fayette dressé comme un jeune coq en face de Rochambeau, massif et froid, le chevalier de Ternay assis dans un fauteuil, tapotant du bout de sa canne le bout de son soulier, le major de Gimat, aide de camp de La Fayette qui se faisait petit auprès d’une fenêtre et enfin Lauzun, bras croisés sur la poitrine, l’œil en bataille, brillant comme une escarboucle et allant incessamment de l’un à l’autre des deux hommes en présence. Celui-là rêvait visiblement d’en découdre.

L’entrée du jeune homme lui fit froncer les sourcils et comme celui-ci, après avoir salué réglementairement, se dirigeait vers sa table habituelle, il eut un geste d’impatience et protesta.

— Messieurs, nous débattons ici d’affaires de la plus haute importance où les subalternes n’ont rien à voir. La présence de ce garçon me paraît superflue car le secret de nos opérations ne doit pas être celui de n’importe qui.

Gilles rougit de colère et, instinctivement, porta la main à la garde de son épée. L’animosité du jeune duc envers lui n’avait pas désarmé durant la longue traversée. Et, depuis que l’on était à terre, Lauzun ne manquait pas une occasion de faire sentir au jeune secrétaire un dédain et une hostilité flagrants. L’amitié que lui portait Fersen n’avait rien arrangé : depuis Versailles, une sourde rivalité opposait les deux gentilshommes, une rivalité dont le centre était… la reine de France.

Mais l’intervention de Lauzun n’avait pas été du

goût de Rochambeau qui, glacial, toisa le jeune duc.

— Quelle mouche vous pique, Monsieur ? Prétendez-vous m’apprendre quand je dois user ou ne pas user de mon secrétaire ? Je désire dicter une lettre au général Washington et, à moins que vous ne daignassiez consentir à prendre vous-même la plume ?…

Le chevalier de Ternay eut un petit rire sec qui traduisait bien son agacement.

— Monsieur de Lauzun s’entend à merveille en fortifications mais pas en littérature et, en outre, il a un peu trop tendance à se prendre pour le maître de toutes choses. Venez ici, mon garçon, et préparez-vous à écrire. Nous avons besoin de vous.

La sèche mise au point de l’Amiral ne plut pas au jeune duc. Il serra les lèvres, demanda d’un ton glacé l’autorisation de se retirer puis, après un salut fort raide, quitta la pièce suivi des yeux par Rochambeau.

— C’est un soldat dans l’âme, remarqua celui-ci. Dommage qu’il n’entende rien à la discipline, ne sache pas pratiquer l’art de se taire et se croie encore au Moyen Âge !

— Il est à la fois Biron et Lauzun, cela dit tout ! riposta le chevalier en haussant les épaules. On a la révolte dans le sang chez ces gens-là 4. La révolte et la maladresse… car, avouez qu’en vous offrant une occasion de le rembarrer il vous a rendu service. Vous n’étiez pas trop satisfait de le voir assister à ce premier… et si important entretien ?

Rochambeau se mit à rire.

— Si j’en crois l’aide gracieuse que vous m’avez apportée vous non plus, mon cher ? Avouez que vous ne l’aimez guère.

— M. de Lauzun me hait, me méprise et me prend pour un pleutre, tout en ignorant tout des raisons profondes qui me font agir. Je n’ai guère de raison de l’aimer ! Mais revenons à vous, monsieur de La Fayette. Vous ne devez pas comprendre grand-chose à nos… histoires de famille !

Pour la première fois, l’envoyé de Washington qui avait suivi la scène avec une surprise, nuancée d’ailleurs d’une certaine satisfaction car il n’aimait pas plus Lauzun que les deux autres, consentit à sourire.

— Les quelques fois où j’eus l’honneur d’être admis au cercle de Sa Majesté la Reine m’ont appris bien des choses, fit-il sans réussir à se défendre d’une ombre de mélancolie. Notamment que M. de Lauzun prend volontiers un ton de maître quels que puissent être le lieu ou les personnes présentes. Me direz-vous maintenant, Messieurs, ce que vous voulez que je rapporte au général Washington. Êtes-vous disposés à marcher sur New York ?

— Non, mille fois non ! Pas maintenant et pas tant que je n’en aurai pas reçu l’ordre formel du Général. Morbleu, Monsieur, je ne vous cache pas que je suis déçu. J’attendais Washington en personne et c’est vous qu’il envoie, sans même un mot d’écrit et sans la moindre escorte.

— Il marche sur New York avec ses troupes. Il n’est pas en train de faire des visites.

Le calme de Rochambeau parut sur le point de voler en éclats. Son poing s’abattit sur la table derrière laquelle Gilles, occupé à tailler des plumes pour se donner une contenance, ne perdait pas un mot de la scène.

— C’est à croire, Marquis, que nous ne parlons pas la même langue. Il est vrai que vous êtes maintenant beaucoup plus américain que français. Je suis venu ici avec tout ce dont votre Général avait besoin, je dis bien tout ! On m’a enjoint de venir prendre position dans cette île. J’étais en droit de penser que l’on viendrait m’y attendre. Or, non seulement j’ai trouvé partout visage de bois mais encore j’ai attendu quinze jours sans voir arriver personne. Vous arrivez, vous, mais vous êtes seul et, permettez-moi de le dire, vous me semblez bien ne représenter que vous-même. M’apportez-vous des ordres, oui ou non ?

— Je suis major général de l’armée des États-Unis, glapit La Fayette dont la voix monta de deux tons. Le général Washington me fait toute confiance et je le représente…

— Alors, montrez-moi des ordres en bonne et due forme ! En avez-vous ?…

— N…on ! Mais…

— Pas de « mais » quand il s’agit de guerre, monsieur. Non seulement je ne bougerai pas d’ici, à moins d’un ordre formel car je considère que l’on m’a confié cette région mais encore je désire que Washington m’envoie, au plus tôt, une troupe suffisante d’hommes dont il soit absolument sûr !

Cette fois La Fayette faillit s’étrangler.

— Des hommes ? Avez-vous à ce point peur de ne pouvoir tenir New-Port ? Ah çà, mon général, est-ce vous qui êtes censé venir au secours des Insurgents ou bien le contraire ?

Le poing de Rochambeau s’abattit une seconde fois.

— Monsieur de La Fayette, je répète que j’ai besoin d’une troupe armée, américaine, et sûre. Et votre Général doit savoir pourquoi. S’il ne vous l’a pas confié, c’est une raison de plus pour que je vous tienne pour agissant ici à titre personnel… et non à titre de plénipotentiaire. Maintenant brisons là ! Je pense qu’après tout ceci vous devez mourir de faim, ainsi que M. de Gimat, ajouta-t-il, soudain aimable en se tournant vers l’aide de camp qui, raide et apparemment insensible, jouait les cariatides près de la porte depuis la sortie de Lauzun. Voici M. le chevalier de Ternay qui désire fort vous conduire à son bord où vous attend le repas. Quant à moi, vous m’excuserez pour ce midi mais j’ai deux ou trois lettres importantes à dicter…

L’Amiral quitta enfin son siège et s’avança, de son pas inégal vers La Fayette qui, de toute évidence, luttait contre l’envie d’exploser. Avec une grâce dont personne n’aurait pu croire capable le vieux loup de mer, il passa son bras sous le sien et l’entraîna au-dehors. Mais Gilles put intercepter au passage le regard de connivence qu’il échangeait avec Rochambeau et dont l’envoyé de Washington ne vit rien. Était-ce donc un acte de comédie qui venait de se jouer sous ses yeux ? Il eut tout à coup l’impression que l’on se moquait ici de quelqu’un et que ce quelqu’un pouvait bien être le major général de l’armée des États-Unis…

Demeuré seul avec son secrétaire, Rochambeau alla jusqu’à une petite table supportant une carafe et des verres, se versa une grande ration d’eau qu’il but avec une visible satisfaction. Puis, avec un soupir trahissant une sorte de soulagement, il revint s’asseoir dans le fauteuil abandonné par le chevalier de Ternay.

— Allez dire à la sentinelle que je ne veux être dérangé par personne et sous aucun prétexte puis, en revenant, fermez cette porte au verrou, Gilles. J’ai à vous parler.

Le jeune homme rougit d’orgueil. C’était la première fois que le Général l’appelait par son prénom et il y avait mis un ton d’intimité inhabituel. Il exécuta l’ordre reçu avec d’autant plus de rapidité.

— Bien ! Maintenant tirez les stores. Il fait de plus en plus chaud.

La grande lumière du soleil qui baignait la pièce fit place à la pénombre et Gilles revint prendre sa place derrière la table à écrire, saisit une plume et s’apprêta, croyant que le Général allait dicter, à la tremper dans l’encre. Mais Rochambeau hocha la tête.

— Laissez cela ! J’ai dit que j’avais à vous parler. Dites-moi, mon garçon, avez-vous eu des nouvelles de votre ami Tim Thocker récemment ? Compte-t-il revenir prochainement à New-Port ?

— Il est revenu ce matin, mon Général, et il doit à cette heure m’attendre chez Miss Carpenter avec le jeune Indien que j’ai capturé.

— Un Indien ? Qu’est-ce que cette histoire ?

— Je voulais vous en parler, mon Général, mais M. de La Fayette m’a fait entendre que vous aviez des choses plus importantes à voir qu’un jeune Indien.

— Décidément, M. de La Fayette n’est pas loin de se prendre pour le président du Congrès américain ! Racontez !

Rapidement, Gilles retraça son aventure du matin, sa rencontre avec La Fayette, l’arrivée de Tim et ce qui s’en était suivi. Mais à mesure qu’il parlait, le front soucieux de Rochambeau semblait se dérider graduellement.

— Excellent ! finit-il par s’écrier quand Gilles eut fini son récit. Voici le prétexte que je cherchais… Il reste maintenant à savoir si je puis compter sur vous, sur votre dévouement.

De rouge qu’il était, Gilles devint pâle.

— C’est me faire injure que le demander, mon Général. Ma vie est à vous. Je suis prêt à vous la donner avec joie, conclut-il avec simplicité.

— Je n’en ai jamais douté et je vais vous en donner la preuve. Dans un moment, vous irez me chercher votre ami Tim et ce jeune Indien. Mais d’abord écoutez-moi attentivement car j’ai une importante mission à vous confier.

— À moi ?

— Oui et qui pourrait être le début de votre carrière. Vous en jugerez mieux quand vous saurez qu’il s’agit d’un secret d’État, d’une importance capitale pour la conduite de cette guerre. Un secret que j’ai partagé jusqu’ici avec l’Amiral seul… Écoutez bien ! Ce dont Washington manque le plus depuis près d’un an c’est d’argent ! Si vous aviez été à Versailles et à Paris cet hiver vous auriez appris, comme tous ceux qui s’intéressent aux Insurgents, l’état désastreux dans lequel son armée a passé ce même hiver. Des troupes mal vêtues, sans souliers, sans nourriture et presque sans armes ! Leur Congrès a signé une admirable déclaration d’Indépendance mais ses membres, dont certains d’ailleurs penchent pour l’Angleterre afin de ne rien perdre d’une vie douillette, crient comme si on leur arrachait la peau quand on leur demande de l’argent. Ils veulent bien être libres mais sans que cela leur coûte un penny et je ne dirai jamais assez l’admiration que je porte à ce Washington et à ses troupes misérables qui ont su tenir dans de telles conditions.

— Pourtant, osa objecter Gilles, le pays semble riche.

— Il l’est et le deviendra plus encore mais ses marchands, je vous l’ai dit, tiennent à leur fortune plus qu’à leur liberté. Le dollar-papier ne vaut plus rien à leurs yeux en face de l’or anglais. Ils n’en veulent plus. C’est donc de métal que Washington a besoin avant tout ! Et il y a dans les cales du Duc de Bourgogne trois millions de livres en or. C’est là le secret que je vous confie car hormis M. de Ternay personne n’en sait rien.

— Sauf le Roi, je pense, et les Ministres…

— Le Roi l’ignore… officiellement. M. Vergennes, le ministre des Affaires extérieures, le sait mais aimerait mieux se faire couper la langue plutôt que l’avouer. Cet or a été réuni par un armateur fabuleusement riche, le financier Leray de Chaumont qui abrite Benjamin Franklin depuis son arrivée.

Gilles tressaillit. Ce nom, il l’avait déjà entendu et dans des circonstances trop désagréables pour l’avoir oublié. Le temps d’un éclair, il revit la tête en pain de sucre du Nantais, dans la taverne de Yann Maodan, ses petits yeux brillants et son long nez fendu. Il entendit sa voix chuintante susurrer, parlant d’un grand seigneur qui armait pour l’Amérique ces fabuleux navires au mirage desquels s’était pris Jean-Pierre Quérelle : « Il se nomme M. Donatien Leray de Chaumont… » Bien sûr, il avait appris par la suite que le financier n’était pour rien dans l’infâme trafic dont son camarade avait été la victime mais l’émotion d’entendre à nouveau ce nom n’en fut pas moins désagréable.

Rochambeau cependant continuait :

— Un messager a été envoyé, avant notre départ, à Washington, par un cutter rapide mais je crains fort qu’il ne soit jamais arrivé, sinon nous aurions trouvé certainement un véritable comité d’accueil ou, à tout le moins, M. de La Fayette serait arrivé avec l’escorte convenable pour convoyer une pareille somme.

— Mais… comment a-t-il été possible d’embarquer tout cet or sans que personne s’en doute ?

— On l’a chargé de nuit, quand le navire était à quai dans la Penfeld. Ce sont des serviteurs sûrs de M. de Chaumont qui l’ont apporté, caché sous des balles de fourrage pour les chevaux…

— Les balles de fourrage que l’on a déchargées ensuite parce que l’on n’emmenait pas les chevaux ?

— Exactement ! Il a bien fallu les enlever mais les sacs étaient déjà cachés par une double cloison derrière les barils de poudre de réserve. Maintenant, il faut que Washington fasse prendre livraison de cet or dont le secret doit être gardé jusque-là car on ne sait jamais quelle trahison peut naître d’un bruit… et nos bons amis Anglais n’hésiteraient pas une seconde à nous attaquer s’ils connaissaient la présence de cet or : il a trop d’importance pour les rebelles.

» Maintenant, voici ce que vous allez faire : sous couleur de ramener votre jeune Indien dans sa tribu afin de ne pas indisposer les indigènes et d’essayer de nous créer quelques alliés de ce côté, vous allez quitter New-Port avec votre ami Tim Thocker qui vous servira de guide puisque vous ne connaissez pas le pays… Vous irez au quartier général de Washington et vous lui direz ce que je viens de vous dire. Rien de plus, mais rien de moins. Pendant ce temps, M. de La Fayette continuera sans doute à me chercher noise au sujet de cette troupe que je réclame vous comprenez maintenant pourquoi ! Allez et ramenez-moi Thocker et l’Indien. La Fayette est à bord et ne les verra même pas.

Mais, au lieu de s’élancer vers la porte, Gilles resta sur place. Il se sentait immensément fier de la confiance dont on l’honorait mais il n’en éprouvait pas moins une vague impression de malaise due à la conscience profonde qu’il avait de son peu d’importance. Ne sachant guère dissimuler il l’avoua sans détour.

— Pourquoi me faire cet honneur, mon Général ? M. de La Fayette qui est général, grand seigneur et l’un des vôtres n’est-il pas plus indiqué que moi pour le recevoir ? Dites-lui ce qu’il en est ! Il repartira aussitôt et reviendra avec l’escorte que vous demandez.

Rochambeau lui jeta, sous ses paupières à demi baissées, un regard vif.

— Vous pensez que je me méfie de lui ? En aucune manière, mais il n’en va pas de même de l’homme à qui appartient cette fortune. Leray de Chaumont n’aime pas La Fayette et s’il avait voulu lui confier l’or, il l’eût fait embarquer à Rochefort, sur l’Hermione et non à Brest sur le Duc de Bourgogne.

» Quant à M. de Vergennes, sans l’autorisation de qui je n’aurais jamais accepté d’embarquer l’or, il désire lui aussi que Monsieur de La Fayette soit tenu autant que faire se pourra en dehors de cette affaire car il le tient pour un jeune fou aux idées dangereuses. Je ne peux pas leur donner tout à fait tort. Le Marquis est jeune, sa tête est chaude et il ne réfléchit pas toujours suffisamment. Paré de ses plumes dorées et de sa vanité, il serait fort capable d’aller déverser le trésor en plein Congrès pour bien montrer à ces messieurs ce qu’il est capable d’apporter comme aide à la Cause. Et Dieu sait alors quelle serait la part réelle qu’en aurait Washington. Ces explications vous satisfont-elles ? ajouta-t-il sur un ton narquois qui rétablissait la distance un instant abolie.

— Parfaitement, Monsieur le Comte ! Un mot encore cependant, si vous le permettez.

— Dites.

— Ce M. Leray de Chaumont… pourquoi tient-il tellement à aider les Insurgents ? La somme est énorme.

— … mais il est fort riche ! L’un des hommes les plus riches d’Europe, je pense. L’un des plus rancuniers aussi et voici des années qu’il a une dent fort longue contre l’Angleterre qui a bien failli réduire à néant sa flotte négrière. Enfin, c’est à la fois un joueur et un financier. Que les nouveaux États-Unis remportent la victoire, gagnent leur indépendance et rejettent l’Angleterre à la mer et les possibilités offertes par cet immense pays rendu à lui-même seront à ses dimensions. Leray sait bien qu’alors il décuplera au moins la fortune avancée. Le jeu en vaut, comme on dit, la chandelle ! Maintenant, allez vite, mon garçon, le temps presse…

— J’y vais tout de suite, mon Général !…

Rochambeau n’eut que l’écho des derniers mots car Gilles était déjà dans le vestibule. Au-dehors, la chaleur était accablante. En quittant la fraîcheur relative de la maison Wanton, Gilles eut l’impression d’entrer dans un four. Il eut envie d’ouvrir la veste dont le drap trop chaud l’étouffait mais ce n’était pas le moment de se faire rappeler à l’ordre par un officier pour mauvaise tenue. Il se mit néanmoins à courir vers Long Wharf Street avec l’impression que le ciel, incroyablement vide, lui versait du plomb fondu sur la tête. La mer, décolorée, aveuglait par son éclat blanc…

Ce fut avec un vrai soulagement que Gilles s’engouffra dans l’ombre fraîche du magasin de Martha, fleurant bon le chanvre des cordes neuves et le tabac. Il y régnait un calme inhabituel, même à cette heure paisible où les trois quarts de la ville faisaient la sieste, car Martha considérait comme déplorable et abrutissante cette habitude de dormir l’après-midi.

Pour sa part, elle en employait le temps à toutes sortes d’activités ménagères typiquement féminines, en compagnie de Rosa, sa grosse servante noire qui, elle, ne dormait jamais, telles la confection de ses robes, de ses confitures ou encore l’élaboration d’une de ces énormes tourtes aux pêches qui étaient sa spécialité et dont se régalaient ses voisines ou les dames de son ouvroir quand elles venaient passer la soirée avec elle. Mais dans la cuisine, attenante au magasin, aucun bruit ne se faisait entendre non plus et, quand Gilles frappa doucement personne ne répondit.

Il entra néanmoins sans hésiter et jura superbement en découvrant Martha en personne, petite montagne de percale à carreaux bleus et blancs, couchée sans connaissance devant son fourneau sur lequel une grande bassine de groseilles mijotait doucement. Elle gisait entre l’écumoire poissée de sucre qui avait échappé de sa main et une lourde poêle à frire qui avait dû servir à l’assommer.

En dehors de cela, une chaise renversée, une tasse qui achevait de répandre son thé sur la table, une trace de main qui avait raflé quelque chose sur le sucre blanc échappé d’un plat, tout cela disait qu’il s’était passé un petit drame. Mais du jeune Indien point et de Tim pas davantage ! Quant à Rosa, elle brillait par son absence.

Gilles commença par relever la jeune fille, l’installa dans le grand fauteuil à bascule placé près de la fenêtre et après s’être assuré qu’elle ne présentait aucune blessure, se mit en devoir de la ranimer à l’aide d’un torchon trempé dans un seau d’eau et manié sans trop de douceur.

En quelques secondes, le traitement vigoureux produisit son effet. Martha ouvrit de grands yeux bleu porcelaine, poussa deux ou trois soupirs et porta une main incertaine vers sa tempe qui bleuissait à vue d’œil. Elle laissa errer sur Gilles qui lui tapait dans les mains un regard incertain.

— Que m’est-il arrivé ? demanda-t-elle du ton languissant qui convient d’ordinaire à pareille situation.

— Voilà justement ce que je voudrais savoir. Où est Rosa ? Où sont Tim et l’Indien ?

Ce dernier mot fut, apparemment, un trait de lumière pour Martha Carpenter. Rétablie comme par miracle, elle vira au rouge brique, bondit sur ses pieds et se mit à parcourir sa cuisine en désordre en poussant des clameurs indignées au milieu desquelles le jeune homme eut quelque peine à démêler ce qui s’était passé.

Il finit par comprendre qu’à son arrivée avec le jeune Indien celui-ci était si calme, que Tim l’avait déficelé, non sans lui enlever les armes qu’il maniait déjà si bien. Puis il demanda à Martha de lui donner à manger.

— Je n’étais pas trop contente, s’écria celle-ci, car je trouvais que ce jeune Indien avait mauvaise façon et mauvais regard. Mais Tim y tenait et lui aussi avait faim. Je leur ai servi du bœuf en saumure bouilli, des beignets et de la mousse au sirop d’érable. Dieu me pardonne ! Il fallait voir comme il dévorait, ce jeune sauvage. En même temps, il parlait, de temps en temps, dans sa langue barbare…

— Il répondait aux questions de Tim ?

— Oui et sans perdre un coup de dent. Par mon balai, j’aurais dû lui donner de la mort aux rats… Quand il a été bien repu, il a eu l’air de s’endormir alors Tim m’a demandé la permission de l’installer sur des couvertures dans l’appentis tandis qu’il irait lui-même récupérer le canoë que vous avez caché. J’ai dit oui, bien sûr. Tim l’a emporté là-bas, il a fermé la porte à clef et il a mis la clef dans sa poche et moi je me suis mise à mes confitures de groseilles. Rosa est au verger où elle cueille des pêches. J’étais en train de les écumer quand j’ai reçu un grand coup sur la tête… et puis je ne sais plus rien. Mais ça ne peut être que cette petite brute qui m’a fait ça. Il me semble que j’ai une cloche à la place du crâne. Est-ce que vous ne pourriez pas me passer…

— Excusez-moi, Miss Martha, mais maintenant que vous voilà réveillée il faudra vous soigner vous-même ! Où est l’appentis ?

— Derrière la maison, à main droite…

Il était déjà dehors. Un coup d’œil lui suffit pour s’assurer que, si la porte, fermée à clef par Tim était toujours dans le même état, en revanche l’étroite lucarne percée dans le mur à hauteur d’homme béait largement, son cadre de bois treillagé arraché. Le gamin ne devait pas avoir autant sommeil que Tim et Martha l’avaient imaginé et il avait dû trouver un outil à l’intérieur du petit bâtiment pour se livrer à ce travail de menuiserie. Par acquit de conscience, Gilles jeta un coup d’œil à l’intérieur en se hissant à la force du poignet et vit qu’en effet l’appentis était vide. L’Indien avait pris la clef des champs.

« Ce n’est pourtant pas large, cette ouverture », marmotta-t-il pour lui-même. « C’est une vraie couleuvre que ce moutard. »

En tout cas, il lui fallait retrouver cette couleuvre le plus vite possible, et Tim aussi par-dessus le marché puisque Rochambeau les attendait. Il hésita un instant sur ce qu’il convenait de faire. Le mieux était peut-être d’aller à la rencontre de son ami qui connaissait trop bien les mœurs des Indiens pour ne pas trouver tout de suite la meilleure piste. Mais l’idée lui vint que peut-être le gamin, sachant que Tim était allé chercher son canoë, pouvait être resté au port et s’y tenir caché en attendant la nuit grâce à laquelle il pourrait voler un canot de pêcheur et ainsi quitter l’île en évitant les abords du camp.

Repassant par la maison juste le temps de dire à Martha qu’il allait fouiller le port et de lui demander d’y envoyer Tim dès qu’il reparaîtrait, Gilles se mit à arpenter le long quai de bois, passant en revue la flottille de canoës rangés sagement contre les pieux de l’estacade.

L’endroit était désert à l’exception de trois ou quatre débardeurs qui ronflaient au soleil, appuyés contre une pile de bois de charpente. Seul, un canot détaché de l’un des navires français barrant la rade approchait à force de rames sur l’eau calme. Craignant que ce ne fût La Fayette, Gilles protégeant ses yeux de sa main contre la réverbération, prit le temps d’examiner ceux qui se tenaient debout à l’arrière. Mais, reconnaissant la silhouette courte de M. de la Pérouse, son tricorne en auréole et auprès de lui, la forme plus élancée de M. Destouches commandant le Neptune, il reprit ses recherches sans plus s’en inquiéter.

Il arrivait à la hauteur de l’auberge de Flint, où Rochambeau avait passé sa première nuit, quand une véritable clameur en jaillit. Une de ces clameurs qui ne trompent pas il y avait là toute une collection de soldats occupés sans doute à tout autre chose qu’à leur service. Sachant la sévérité avec laquelle Rochambeau et Ternay surveillaient le comportement de leurs hommes, Gilles pensa qu’il serait peut-être bon d’entrer pour jeter un coup d’œil et tenter de calmer l’agitation avant que MM. de la Pérouse et Destouches n’en recueillent les échos en mettant pied à terre.

Il poussa la porte, vit qu’il était temps d’intervenir et que, par la même occasion, il avait trouvé ce qu’il cherchait. En effet, le jeune Indien était là, attaché contre l’un des piliers de bois qui soutenaient le toit de l’auberge et qu’il embrassait, toujours aussi impassible d’ailleurs mais lorsque Gilles pénétra dans l’auberge, il vit dans le regard que l’enfant tournait vers lui, une angoisse qui lui rendait son âge. Ce gosse avait peur, comme tous les gosses du monde aux prises avec un tas de brutes.

En effet, installés à une table à quelques pas de lui, une trentaine d’hommes de la légion de Lauzun se bousculaient à qui mieux mieux pour déposer des pièces de monnaie sur cette table où l’on jouait au pharaon.

— Allons, messieurs, qui en veut ? glapit une voix que Gilles reconnut avec un tressaillement de colère. Il faut monter vos mises un peu plus haut ! Ce jeune et vigoureux sauvage que j’ai eu le bonheur de capturer atteindrait certainement un meilleur prix qu’un négrillon au prochain marché aux esclaves de Boston ou de Providence.

— S’il vaut si cher, grogna quelqu’un, pourquoi est-ce que tu ne le gardes pas pour toi ? Vends-le toi-même !

— Parce que, quand on sort d’où je viens on a plus besoin d’argent que d’un esclave, ricana Morvan de Saint-Mélaine. Et toi tu ne poserais pas de question aussi stupide si tu avais encore de quoi miser ! Allons, messieurs, du nerf !… Vous profitez là d’une occasion exceptionnelle.

Debout au seuil de la taverne, Gilles s’accorda un instant pour examiner son ennemi. Depuis leur rencontre sur le port de Brest, la veille du départ, il n’avait pas revu le frère de Judith. Mais, en parcourant les rôles de l’armée qu’il avait à sa disposition en tant que secrétaire du Général, il avait pu se convaincre de ce qu’aucun Saint-Mélaine n’y était inscrit et il en avait conclu que Morvan s’était engagé sous un faux nom.

La preuve lui en était venue toute seule, au cours de l’interminable traversée. Le 26 mai, en effet, M. de Lombard, commandant la Provence, qui portait les hommes de Lauzun avait signalé que l’un d’eux venait de passer en conseil de guerre et allait subir le supplice de la cale 5 pour avoir volé du rhum et tenté une fois ivre de mettre le feu au vaisseau. Il s’agissait d’un certain Samson dit La Rogne.

Saisi d’un inexplicable pressentiment, Gilles avait suivi la punition avec une longue-vue et pu voir qu’il ne s’était pas trompé : l’homme que l’on précipitait dans la mer du haut d’une des maîtresses-vergues, c’était bien Morvan.

Au moment du débarquement, il s’était alors inquiété de ce qu’il était devenu et, ainsi, il avait appris que l’homme n’était pas mort de la cale mais qu’ayant fini le voyage aux fers, il avait fallu, dès l’atterrage, l’hospitaliser dans l’île de Conanicut avec les autres malades. Il devait y avoir fort peu de temps qu’il avait rejoint le camp.

Passionné par le jeu et, surtout par l’argent qui commençait à s’entasser devant lui, Morvan n’avait pas vu entrer Gilles. Tranquillement, celui-ci alla jusqu’au pilier de bois, rafla au passage un couteau qui traînait sur une table et le mit dans sa poche. Son bon cœur lui avait soufflé d’abord l’idée de délivrer le jeune garçon sans autre forme de procès mais sa raison lui rappela à temps qu’il en avait besoin et ne pouvait s’offrir le luxe de le laisser filer.

Se contentant de lui adresser, au passage, un sourire encourageant qui le fit rougir jusqu’aux oreilles, il écarta les joueurs et vint se planter en face du banquier improvisé.

— Vous jouez là ce qui ne vous appartient pas, messieurs ! déclara-t-il froidement. Ce jeune Indien est prise de guerre. Il appartient à M. le comte de Rochambeau lequel m’envoie le chercher. Ramassez votre argent et filez…

Le silence fut immédiat, troublé seulement par le fracas de la chaise que Morvan rejetait en se levant. Sous sa tignasse rouge, sa figure blêmit avec, aux ailes du nez qui se pinçait, une curieuse teinte verdâtre. Mais une flambée de joie sauvage illumina d’un seul coup ses yeux sombres.

— Le bâtard ! exhala-t-il dans un soupir où il y avait de la volupté. Enfin le voilà ! Le Diable m’évite la peine de le chercher et me le sert tout cru ! Mais, ma parole, il donne des ordres ! C’est un chef que ce morveux ! Sautez dessus, vous autres, pour qu’il ne file pas avant que j’aie pu lui payer ce que je lui dois… On finira la partie après.

— Un instant ! coupa l’un des soldats. Il a dit que le sauvage appartenait au Général et comme il est, lui, le secrétaire du Général, il doit savoir ce qu’il dit. Je n’ai pas envie d’être passé par les baguettes pour vol…

— Pauvre idiot ! rugit Morvan. C’est un bâtard, je te dis ! Il ment comme il respire et j’ajoute…

— J’ajoute, moi, coupa Gilles toujours aussi froid, que vous n’avez pas le droit d’être à la taverne durant la journée et qu’il ne faut pas vous fier à l’heure de la sieste ! Tout le monde ne dort pas et je peux vous dire, par exemple que M. de la Pérouse et M. Destouches, que j’ai vus arriver en canot, doivent à cette minute débarquer au môle.

Il n’eut pas à se répéter. Sautant sur le tas d’argent où chacun récupéra son bien approximatif au prix de quelques horions, les « hussards » de Lauzun se ruèrent vers la discrète porte arrière de l’auberge et, cachés par les murs des maisons s’égayèrent comme une volée de corbeaux rouges.

Mais trois hommes étaient demeurés auprès de Morvan. Visiblement ivres d’ailleurs. Leur attitude était si menaçante que l’aubergiste Flint, devinant qu’il allait se passer chez lui des choses regrettables, trouva le courage de sortir de la cuisine où il s’était réfugié avec sa servante pour bredouiller, d’une voix aussi mal assurée que son français :

— Soldats rester encore ?

— On n’a pas fini ! aboya Morvan dont les pupilles rétrécies s’étaient plantées comme des clous dans le visage de Gilles. Ferme les portes ! À clef ! Puis file dans ta cuisine et n’en bouge pas si tu ne veux pas finir à la broche.

Cependant, le malheureux Flint trouvait dans ses craintes pour son mobilier un ultime sursaut de vaillance.

— Si vous cassez… qui paie ?

— C’est toi qu’on va casser si tu es encore là dans une seconde ! rugit un grand diable, noir comme la nuit et qui, dans son uniforme rouge, aurait pu servir de doublure à Lucifer, en accompagnant ses paroles d’un geste si expressif que Flint, avec un gémissement de terreur, se hâta d’obéir, ferma ses portes, et disparut comme un rat dans son trou.

Gilles, alors, persuadé qu’il allait avoir à défendre sa vie contre quatre hommes tira tranquillement son épée. Le geste fit ricaner Morvan.

— Qu’est-ce que tu imagines ? Qu’on va se battre en duel ? Un gratte-papier bâtard contre un cavalier du Roi ? Les gens de ta sorte, on ne les touche qu’avec une houssine ou un bâton ! Allez, vous autres ! Attrapez-le-moi ! On va lui donner ce qu’il mérite. Mais attention ! ne l’abîmez pas encore.

Sous l’insulte, les mâchoires de Gilles s’étaient crispées. La bouffée de fureur qui flamba tout à coup en lui le poussa à oublier toute prudence. Sans plus songer à protéger ses arrières, il bondit sur Morvan l’épée haute.

— Je vais te montrer qui est bâtard, maudit pleutre qui refuses de te battre…

Un hurlement de rage souligna le dernier mot. Atteint au visage d’une longue estafilade, Morvan porta à sa joue blessée une main qui rougit instantanément, recula mais vociféra.

— Prenez-le, Bon Dieu ! Qu’est-ce que vous attendez ?

Les trois hommes, avec un bel ensemble, tombèrent sur Gilles qui, pris à revers, fut incapable de se défendre. En un instant il fut maîtrisé, dépouillé de sa veste et de sa chemise sur un geste de Morvan, attaché par les poignets à une corde vivement jetée par-dessus l’une des poutres du plafond et, dans cette position, hissé de quelques pouces au-dessus du sol.

— Que prétendez-vous faire ? fit-il toujours aussi calmement. Dois-je vous rappeler que j’ai été envoyé par M. de Rochambeau pour lui ramener l’Indien, qu’il l’attend ?

Impressionné peut-être, l’un des hommes bredouilla quelque chose sur le fait qu’il « valait peut-être mieux pas se créer des histoires » mais Morvan se mit à ricaner.

— À d’autres ! Qu’est-ce que le Général peut avoir à faire d’un gamin crasseux ? Et en admettant même que ce soit vrai ? Nous, on n’est pas obligés de le savoir et, comme il ne verra revenir ni lui ni toi ! Car mets-toi bien ça dans la tête quand on en aura fini avec toi, tu n’auras plus beaucoup de peau ni de viande sur les os, vermine ! Je vais te montrer ce qu’il en coûte de jeter un gentilhomme dans la boue.

— Tu n’avais pas besoin de moi pour ça, ricana Gilles à son tour. Quant au gentilhomme ! Je ne te savais pas si noble Samson la Rogne !

Pendant ce temps l’homme qui ressemblait à Lucifer débouclait son ceinturon et en enroulait la lanière autour de son poignet de façon à laisser la boucle libre. C’était lui, de toute évidence, qui allait remplir l’office de bourreau. Sans doute, le pseudo-Samson avait-il l’art de se faire des amis… ou des complices.

Tout le poids de son corps tirant sur ses poignets déjà douloureux, Gilles essaya vainement de saisir la corde entre ses doigts pour les alléger, ferma les yeux et, instinctivement, banda ses muscles contre la douleur qui allait venir, priant de toutes ses forces pour qu’elle ne lui arrachât pas un seul cri car il ne voulait pas donner à son ennemi l’affreuse joie d’entendre ses plaintes. Le moment était venu pour lui de recommander son âme à Dieu.

Une douleur fulgurante brûla son dos tandis que son corps déplacé par le choc commençait à se balancer doucement. Des larmes fusèrent sous ses paupières closes mais aucune ne franchit le double barrage de ses dents serrées et de ses lèvres. La ceinture siffla de nouveau et la douleur s’accrut car l’ardillon d’acier avait déchiré la chair tandis que le balancement accentuait la torture des poignets. Une légère nausée monta de l’estomac de Gilles qui attendait le troisième coup. Mais ce coup ne vint pas. En revanche, Morvan vint se placer en face de lui.

— Maintenant que tu sais ce qui t’attend, causons ! fit-il d’une voix pateline qui fit ouvrir les yeux de sa victime.

— Causer… Je n’ai rien à te dire, crapule !

— Que si ! Tu as au contraire bien des choses à dire… des choses qui te permettront d’avoir encore un peu de peau sur le dos quand je te tuerai… très vite, je te le promets. Tu vois, en venant ici tu nous as rendu un grand service parce que justement on avait l’intention d’aller te chercher, mes amis et moi.

— Pourquoi ? Parce que tu n’aimes pas l’eau du Blavet ?

— Pas beaucoup mais ça c’est une autre histoire. Ce qui m’intéresse ce sont les petits secrets du Général. Tu es son secrétaire, donc tu dois être un peu son confident. Alors tu vas bien gentiment nous parler de l’or…

— L’or ?

— Allons, ne fais pas l’innocent ! Pendant que j’étais à l’hôpital de Conanicut, un matelot du Duc de Bourgogne que la fièvre rendait bavard parlait d’une grosse somme en or qui aurait été embarquée sur son vaisseau.

En dépit de sa souffrance, Gilles se mit à rire. Pourtant, il sentait l’angoisse lui serrer la gorge. Le secret ! Le fameux secret de Rochambeau, Morvan l’avait appris. Si discret qu’eût été le chargement, il avait dû avoir un témoin.

— Ton matelot rêvait sous l’emprise de la fièvre, voilà tout. Évidemment, tout le monde sait que chaque commandant de navire possède une caisse pour les besoins de son bord.

— Je ne parle pas de cet argent-là. Je parle d’un chargement, très mystérieux, fait de nuit, à Brest, de balles d’avoine qui semblaient bien lourdes et qui rendaient un curieux son. Remarque, l’histoire du matelot n’a fait que confirmer certain bruit qui m’était revenu, à L’Orient. On disait que la flotte du chevalier de Ternay emporterait beaucoup d’or. C’est d’ailleurs la raison qui m’a poussé à m’embarquer pour voir ça de plus près. Parce que moi, les Insurgents comme ils disent !…

Le geste qui accompagnait ces paroles donnait la pleine mesure de ce que Morvan en pensait. Il se rapprocha du supplicié.

— Alors, tu parles ?

— Je ne sais rien de cette histoire. Si ton matelot sait tant de choses, tu n’as qu’à lui demander ce qu’il en est.

— On a commencé par là. Seulement l’homme ne savait rien de plus. Évidemment, durant tout le voyage, il ne s’est pas fait faute de chercher, mais il n’a rien trouvé…

— Parce qu’il n’y avait rien à trouver…

— Ou parce que la chose est trop bien cachée. Or, s’il y a un garçon capable de nous renseigner utilement ça ne peut être que toi.

— En admettant qu’il y ait eu de l’or à bord, qui vous dit qu’il y est encore ?

— Le Duc de Bourgogne n’est pas venu à quai et on ne peut pas décharger un poids pareil en pleine rade. Maintenant, il est possible qu’il n’y soit plus pour bien longtemps. Probable que le jeune La Fayette vient chercher le trésor pour ses copains. Alors, tu vas très vite nous révéler la cachette, très vite si tu veux faire un cadavre à peu près convenable. Et, tiens, je te ferai même peut-être l’honneur de croiser le fer avec toi. Une belle mort, bien noble pour un bâtard. Mais je suis généreux…

— Vous êtes complètement fous. Je ne sais rien de cet argent fantôme.

— Tu ne sais rien ? Vraiment ?… Grégoire !

Le supplice recommença. Deux fois, trois fois, cinq fois, le fouet improvisé s’abattit, arrachant des gouttes de sang. Le corps en feu, l’estomac soulevé par une nausée, Gilles les mâchoires tétanisées parvenait à retenir encore le cri de souffrance que réclamait toute sa chair torturée. Aucun son ne sortait plus de sa bouche. De temps en temps, Morvan posait une question, toujours la même… Et puis, brusquement, il y eut comme une explosion, immédiatement suivie de deux coups de feu : la porte de la taverne, emportée par une force irrésistible, venait de s’abattre, les gonds arrachés et, sur le seuil, Tim Thocker formidable et grondant comme un molosse qui va charger s’érigeait sur les ruines de la porte, un pistolet dans chaque main. Grégoire, le bourreau et l’un des deux soldats gisaient raides morts : le premier atteint d’une balle dans la nuque et l’autre d’une balle en plein cœur. Mais déjà Tim, lâchant ses pistolets devenus inutiles, arrachait de sa gaine le long couteau qui pendait à sa ceinture et se jetait sur Morvan tandis que le quatrième larron, brutalement dégrisé et terrifié en conséquence par l’apparition d’une si redoutable force de frappe, choisissait de disparaître par l’ouverture béante sans demander son reste.

Au bout de sa corde, Gilles ranimé par miracle s’agita, non sans meurtrir davantage ses poignets.

— Ne le tue pas ! haleta-t-il. Il est à moi !

Le couteau venait de frapper Morvan au défaut de l’épaule et Tim, déjà, le retirait, teint de sang.

— Désolé ! fit-il froidement. Mais rassure-toi, je ne l’ai qu’un peu abîmé ! Tu le retrouveras plus tard !

Et, empoignant « Samson la Rogne » qui comprimait en grimaçant son épaule blessée, par le hausse-col de son habit, il le porta d’une seule main jusqu’au seuil et là, d’un magistral coup de pied aux fesses, l’envoya rouler sur le quai.

— À toi, maintenant ! fit-il en s’emparant d’un escabeau pour grimper dessus.

Avec une douceur inattendue, Tim, serrant d’un bras son ami contre sa poitrine, trancha la corde et reposa le corps sanglant sur le plancher.

— Hé, Flint ! Où es-tu ? Tu peux te montrer ! On a besoin de toi.

L’aubergiste apparut aussitôt, aussi blanc que son tablier mais flanqué de sa servante qui, elle apparemment avait beaucoup moins perdu son sang-froid car elle apportait avec elle tout ce qu’il fallait pour panser des blessures. On étala Gilles, qui venait de s’accorder le luxe de perdre connaissance, sur une table, à plat ventre.

— L’ont bien arrangé ! grogna Tim. Heureusement que j’ai eu l’idée de regarder à tout hasard par la fenêtre quand j’ai vu que la porte était fermée ! Les faillis chiens ! Et dire que ce sont des Français ! Cornplanter, le chef Iroquois n’aurait pas fait mieux.

Flint qui avait éprouvé le besoin d’aller remplir quelques gobelets de rhum pour se remettre tandis que sa servante bassinait doucement le dos labouré avec un mélange d’huile et de vin, sursauta.

— Bon sang ! fit-il. L’Indien ! Où c’est qu’il est ?…

— L’Indien ? Quel Indien ?

— Le mioche que le grand type roux avait ramené sous son bras ! L’avait attaché à ce poteau et voilà qu’il y est plus !

Tim haussa les épaules tout en s’efforçant de relever la tête de Gilles pour lui faire avaler quelques gouttes de rhum. Du menton il désigna le morceau de cordelette qui faisait un petit tas au bas du poteau.

— Ça prouve seulement qu’il s’est détaché ! Le jour où un troufion européen sera capable d’attacher convenablement un Indien n’est pas près de luire. Il aura profité de ce que ces messieurs étaient occupés et il doit être loin. Grand bien lui fasse…

— Idiot ! souffla Gilles qui crachait, à moitié étouffé par le rhum mais reprenait ses esprits. Cours après !… Il nous le faut… Le Général a dit… Morbleu ! qu’est-ce que vous me faites ? Vous m’arrachez ce qui reste de peau ? ajouta-t-il en se tordant sous la poigne vigoureuse de Molly la servante.

— Braillez si vous voulez, mon petit Monsieur, riposta celle-ci tout en lui tartinant sur le dos une épaisse couche d’une pommade verdâtre à l’odeur écœurante. Demain vous me direz merci quand vos blessures commenceront à se cicatriser.

— Ça pue ! gémit-il, écœuré.

— Ça ne peut pas sentir la rose ! Y a là-dedans du blanc de baleine, de la graisse d’ours, du millepertuis… et d’autres choses encore. Cet onguent, c’est un secret que j’ai eu d’un vieux sorcier Narraganset mais ça vous reprise la peau mieux qu’un bas avec une aiguille et du coton. Ne remuez pas comme ça. Je vais vous en mettre dans le nez, sans quoi.

Gilles se le tint pour dit et tandis que Molly lui confectionnait une espèce de pansement autour du corps, il expliqua tant bien que mal à Tim la raison pour laquelle il déplorait tellement la disparition de l’Indien, sans toutefois parler de l’or, naturellement.

— Qu’est-ce qu’on va dire au Général ? ronchonna-t-il en manière de conclusion.

Mais il en fallait davantage pour entamer le flegme de Tim Thocker.

— La meilleure manière de le savoir c’est d’y aller voir. Si tu peux tenir debout on y va tout de suite.

Un instant plus tard, Gilles rhabillé et réconforté par une nouvelle ration d’alcool quittait l’auberge, laissant Flint se débrouiller comme il l’entendrait avec les corps des deux hussards morts. La chaleur décroissait légèrement et la mer, lentement, retrouvait sa teinte bleue. Le port, les rues ressuscitaient. Des femmes coiffées de capelines de paille entraient dans les boutiques tenant par la main des petites filles habillées comme elles. Dans le magasin de Martha, la jeune fille recoiffée, un grand bonnet tuyauté couronnant son chignon, discutait vigoureusement avec un patron pêcheur autour d’une variété de pots à tabac. Mais tout cela ne distrayait pas Gilles de son idée fixe.

— Où peut être passé ce mioche ? gémit-il en scrutant les environs. Il ne peut pas passer inaperçu, tout de même.

— Bien sûr que si ! Des Indiens, on en voit assez souvent ! Mais tiens, le voilà !…

En effet comme ils passaient près d’une pile de tonneaux sur lesquels un grand Noir était assis, surveillant d’un œil vague le vol des mouettes, le jeune Indien surgit brusquement devant eux. Sans plus se cacher, il vint droit sur Gilles, se planta devant lui, puis, levant la main droite à la hauteur de ses épaules, la paume tournée vers le jeune homme, il lui fit faire un mouvement circulaire afin de la ramener à la hauteur de ses yeux noirs qui fixaient ceux de Gilles. Tim émit un petit sifflement.

— Qu’est-ce que tu lui as fait ? murmura-t-il. Il te salue…

Mais déjà le jeune garçon entamait un petit discours fait de phrases courtes, hachées que Tim se hâta de traduire sans cacher son enthousiasme.

— Il dit qu’il veut être ton ami parce que tu es un vrai guerrier ! Il dit encore qu’il t’a vu rire sous la torture comme seuls savent le faire les Indiens ses frères, qu’il est ton prisonnier et qu’il est fier de l’être. Il s’appelle Igrak, ce qui veut dire « l’oiseau qui ne dort jamais » et il est bien, comme je le pensais, le frère de Sagoyewatha dont le nom signifie « celui qui parle pour que les autres demeurent éveillés ». Tu viens de nous faire là un allié, mon fils. Si ton grand chef n’est pas content il sera difficile.

Et Gilles n’eut que le temps de s’écarter pour éviter la grande tape enthousiaste que Tim, oubliant totalement l’état de son dos, s’apprêtait à lui allonger. Mais il était si heureux qu’il eut l’impression de souffrir déjà un peu moins. Il se sentait mieux d’ailleurs. La sensation de vertige qu’il avait éprouvée en sortant de l’auberge s’était dissipée. Pourtant, il était encore si pâle que Tim, inquiet, exigea d’entrer un instant chez Martha pour qu’il pût y manger quelque chose et boire une tasse de café.

— Sinon, tu n’arriveras pas jusqu’à la maison Wanton.

Rosa, la grosse servante noire de Martha, était revenue. Debout dans la cuisine, elle pelait des pêches pour en faire une tarte mais elle abandonna aussitôt son ouvrage pour servir un petit repas improvisé aux deux hommes et à Igrak non sans rouler de temps en temps de gros yeux réprobateurs dans la direction de ce dernier. Martha, occupée au magasin, ne parut pas.

— Dis-lui qu’on reviendra tout à l’heure, fit Tim en manière de conclusion après avoir ingurgité tout le contenu d’une cafetière. Et maintenant, chez le Général !

Ils reprirent le chemin de la maison Wanton mais, comme ils traversaient le mail pour s’engager dans Point Street, Axel de Fersen surgit tout à coup de derrière un arbre et leur barra le passage.

— Je vous attendais ! fit-il. N’allez pas plus loin ! Ordre du Général !

— Le Général ? Mais il nous attend ! protesta Gilles. Nous sommes déjà assez en retard…

— Je sais. Néanmoins, il vous est interdit de vous présenter à la maison Wanton. Sinon, le Général ne pourra faire autrement qu’ordonner votre arrestation.

— Notre arrestation ? s’indignèrent les deux garçons d’une seule voix. Et pourquoi ?

— Ne restons pas ici, coupa Fersen en les entraînant dans une sorte de boyau tracé entre le mur de planches d’une vaste grange peinte en rouge et une haute et épaisse haie de noisetiers. Nous n’avons pas beaucoup de temps et il faut que vous disparaissiez au plus vite. Vous êtes accusés d’avoir assassiné, dans la taverne de Flint, deux soldats de la légion de Lauzun.

— Assas…

— Laissez-moi parler ! Depuis une demi-heure, M. de Lauzun assiège le quartier général. Deux de ses hommes l’accompagnent dont l’un est blessé à l’épaule et à eux trois ils font un bruit de tous les diables ! Vous les auriez attaqués afin de vous emparer d’un jeune Indien qui doit être celui que je vois avec vous.

Tim, qui durant ce bref exposé était passé par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, explosa brusquement.

— Par la Bible de mon père, je n’ai jamais entendu un tissu de mensonges plus éhontés ! Assassinés, hein ? Apprenez que c’est moi seul qui, de ma main, ai tué ces deux misérables et que sans mon ami que voici j’aurais tué aussi le rouquin, et avec joie encore…

— Il m’a sauvé la vie, simplement ! renchérit Gilles, indigné. Regardez plutôt !

Et ôtant sa veste non sans que la brusquerie du geste lui arrachât une grimace douloureuse, il montra son dos enveloppé de pansements où se voyaient les traces de sang et en quelques mots résuma ce qui s’était passé.

— Sans Tim Thocker, je mourrais sous leurs coups, gronda-t-il. Et on prétend nous arrêter pour ça ! Pourquoi pas nous pendre ?

— C’est exactement ce que Lauzun réclame ! riposta Fersen froidement. Il menace même de se rembarquer avec ses hommes si on ne lui donne pas satisfaction. Cela dit, le Général n’a pas cru un mot de son histoire et, je vous l’ai dit, c’est lui qui m’envoie car il ne veut pas être obligé de vous arrêter.

— N’est-il donc plus le chef suprême avec M. le Chevalier de Ternay ? Que peut M. de Lauzun contre ses décisions ?

— Je vous l’ai dit : se rembarquer ! Et nous, nous ne pouvons pas prendre le risque de nous passer de sa légion. Rochambeau préfère temporiser, gagner du temps. Il m’a dit qu’il devait vous confier une mission qui vous éloignera de Rhode Island pendant quelque temps. Cela lui permettra de faire éclater la vérité et de calmer Lauzun. Il vous fait dire d’aller l’attendre dans un bastion de l’ancienne ligne de défense anglaise qui est derrière la ville, celui qui se trouve juste dans la ligne du clocher de l’église. Il vous y rejoindra après le couvre-feu pour vous donner ses instructions.

— Ça ne suffira pas ! grogna Tim. Qui dit mission dit voyage et qui dit voyage dit moyens de le mener à bien. Mes armes sont restées chez miss Martha Carpenter. Quant à mon ami Gilles, il n’a strictement rien de ce qu’il lui faudrait pour courir les bois. Cet uniforme bleu et jaune le rend aussi visible dans une forêt qu’un perroquet sur un perchoir. En outre, il faudrait de la nourriture pour nous et notre jeune compagnon, des munitions de chasse… et quelques autres plus appropriées aux Anglais qu’au lièvre…

— Assez, assez ! coupa Fersen. Vous aurez ce qu’il vous faut mais, pour l’amour du Ciel, dépêchez-vous de vous mettre à l’abri ! Et si le malheur veut que vous rencontriez un légionnaire, faites taire, je vous prie, cette grande bravoure qui vous caractérise et cachez-vous ! Ils sont capables de vous tirer à vue et les cadavres n’ont jamais fait de bons émissaires.

Tim marmotta quelque chose touchant l’extrême plaisir qu’il aurait à tordre le cou d’un duc français mais obéit tout de même, se faufilant, suivi des deux autres, à l’ombre de la haie de sureau tandis que Fersen, les mains au dos, se dirigeait d’un pas de promenade et le nez en l’air vers la demeure des Hunter, famille notable où il avait ses habitudes et dont, pour tuer le temps, il courtisait nonchalamment la fille.

Grâce à la profonde connaissance qu’avait Tim des coins tranquilles, passages déserts, haies touffues et vergers peu fréquentés, les trois fugitifs purent gagner sans encombre la vieille ligne de défense que Rochambeau n’avait pas encore eu le temps matériel de remettre en état. Écartant l’épaisse végétation qui l’assaillait de toutes parts, ils pénétrèrent à l’intérieur d’une enceinte à moitié ruinée où les madriers troncs d’arbre à peine dégrossis hérissaient des tas de pierres. Ils y trouvèrent une antique casemate à peu près habitable et s’y établirent pour attendre la nuit.

Depuis qu’ils avaient quitté Fersen, aucun d’eux n’avait ouvert la bouche. Tim, assis les coudes aux genoux et la tête dans les épaules, serrait les lèvres sur la pipe qu’il avait machinalement tirée de sa poche et fichée dans le coin de sa bouche. Il regardait devant lui, l’air absent, comme si tout ce qui venait de se passer ne le touchait pas. Mais Gilles tremblait de colère impuissante et d’indignation. Tellement qu’il ne sentait même plus les élancements de son dos déchiré. Sans l’ordre formel de Rochambeau, il se fût jeté avec bonheur dans le camp de Lauzun, l’épée au poing, pour y débusquer ce misérable Morvan et laver dans son sang l’indigne accusation portée contre le brave Tim qui ne s’était jeté dans ce guêpier que pour lui sauver la vie. Mais il comprenait qu’il lui fallait obéir aveuglément s’il ne voulait pas se perdre à tout jamais. Quant à Igrak, assis sur une pierre près de l’entrée il gardait une immobilité telle qu’on le distinguait à peine de ce qui l’entourait.

La nuit fut longue à venir. Enfin, les bruits de la petite ville s’éteignirent un à un. Quand il n’y eut plus dans l’air immobile que le cri d’un engoulevent et l’aboiement lointain d’un chien, des pas précautionneux se firent entendre dans les broussailles. Puis il y eut, traînant sur les ruines, la flèche jaune d’une lanterne sourde révélant les boucles d’argent et les talons rouges d’une paire d’élégants souliers au-dessus desquels s’érigeait la haute taille de Général en chef. Derrière lui venait Fersen, chargé comme un portefaix.

Un instant, Rochambeau considéra les deux hommes qui s’étaient levés à son entrée. Ses yeux graves s’attardèrent sur le visage de Gilles où la souffrance et la fièvre mettaient leur trace.

— Ôtez cet uniforme, dit-il. Je veux voir !…

Mais il arrêta Tim quand il voulut détacher les bandes qui serraient le torse du jeune homme.

— Inutile ! On ne fait pas pareil pansement pour rien et, en outre, il est toujours néfaste d’en déplacer un quand il est bien fait.

— Mon Général, s’écria Gilles, je jure sur le salut de mon âme que nous ne sommes pas des assassins !…

— Si je n’en étais pas certain, je ne serais pas ici, mon garçon. Mais, pour le moment, il me faut faire semblant de le croire parce que cela m’arrange. Néanmoins, remplissez votre mission à ma satisfaction et justice vous sera rendue. Nous verrons à faire entendre raison à M. de Lauzun et…

— Je n’en demande pas tant, mon Général !

— Que demandez-vous alors ?

— La permission de rencontrer, l’épée à la main, l’homme qui m’a fait fouetter comme un chien et de régler seul mes comptes.

— Avez-vous besoin de ma permission pour cela ? Un duel entre soldats…

— Non. Un duel avec un gentilhomme qui refuse de croiser l’épée avec un bâtard. Samson la Rogne n’est pas ce qu’il prétend être. Il porte un grand nom.

— Bien mal, alors. Vous aurez votre duel, Gilles, et j’en sais qui vous serviront de témoins. Maintenant, prenez cette lettre. Vous la donnerez au général Washington et vous resterez quelque temps à son service pour me laisser celui de régler votre affaire ici…

— Un mot encore, mon Général !… L’homme en question tentait de me faire avouer un secret qui ne m’appartient pas. Il semblerait que les nuits brestoises soient moins obscures que l’on ne croit. Un matelot du Duc de Bourgogne malade a laissé échapper d’imprudentes paroles dans son délire à l’hôpital de Conanicut. Le groupe de légionnaires en question s’y intéressait fort, en tout cas…

— Le nom de ces hommes ?

— Le chef se fait appeler Samson La Rogne. Je ne connais pas les autres…

Il y eut un court silence puis Rochambeau soupira.

— Je comprends. En ce cas, mon ami, il faut faire d’autant plus vite. J’aviserai à faire surveiller ces hommes et je vous remercie.

Puis, se tournant vers le Suédois qui attendait tranquillement sans paraître souffrir du poids de deux fusils, de poires à poudre, de pistolets et d’un énorme sac, il eut un petit rire :

— … Déposez donc tout cela, mon cher comte. Jamais, je gage, personne ne vous a encore demandé service de ce genre. Personne ne vous ressemble non plus, mon Général. C’est un plaisir de conspirer avec vous. Je vous souhaite bonne chance, Messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers les deux autres. Puis-je ajouter que je vous envie ? Vous allez approcher l’ennemi en rejoignant le quartier général. Nous, nous allons continuer à jouer au whist avec les bons bourgeois de Rhode Island.

— Votre tour viendra. Venez maintenant. Notre absence pourrait être remarquée et nous avons promis de finir la soirée chez les Jeffries.

Fersen fit la grimace et poussa un soupir à faire effondrer le reste de la casemate.

— Où M. de Lauzun a décidé de se produire pour apprendre aux dames les romances préférées de Sa Majesté la Reine. J’aimerais tellement mieux aller me coucher, Monsieur…

— Moi aussi, mon ami ! Mais vous n’êtes pas là pour vous amuser. Nous sommes en guerre. Bonne chance, vous autres !…

Un quart d’heure plus tard, Gilles, vêtu de daim et transformé en frère jumeau de Tim, quittait à la suite de son ami les vieilles fortifications. Au-dehors, la nuit était claire, chaude et lumineuse avec ce goût d’air marin qui fait oublier les pires canicules. Tim s’engagea dans les hautes herbes d’une prairie qui s’étendait vers le nord de l’île et se terminait par un boqueteau. Mais, quand Gilles voulut pousser Igrak sur ses traces, le jeune Indien refusa d’avancer et Gilles dut rappeler Tim.

— Je ne comprends pas ce qu’il dit, chuchota-t-il. Je crois qu’il a parlé de scalps !

À demi courbé dans les herbes, le chasseur et le jeune Indien échangèrent quelques paroles rapides puis Tim se mit à rire.

— Il ne veut pas rentrer chez lui, expliqua-t-il. Il dit que s’il n’a pas de scalps à rapporter il ne pourra pas devenir un guerrier, on le reléguera chez les squaws avec les papooses !

— Et ça te fait rire ? On ne peut cependant ni le laisser là ni lui permettre d’aller récolter les chevelures dont il a besoin.

— Oh ! s’il n’y avait que moi, je ne verrais aucun inconvénient à ce qu’il aille scalper ton ami Lauzun et quelques-uns de ses bonshommes. Mais je crois que j’ai une meilleure idée. Allez vous cacher dans ce boqueteau et attendez-moi.

— Où vas-tu ?

— Ne t’inquiète pas. Je n’en ai pas pour longtemps.

Et il disparut sans faire plus de bruit qu’un chat. L’herbe se referma sur lui comme l’eau de la mer sur un poisson. Après une demi-heure qui parut à Gilles aussi longue qu’une grande semaine, il reparut tenant négligemment à bout de bras une sorte de paquet blanchâtre tragiquement taché de sombre. Gilles regarda avec un frisson quand il le tendit à l’enfant avec une espèce de solennité.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? souffla-t-il. Tu n’as tout de même pas…

Imperturbable, Tim salua profondément Igrak dont les yeux s’étaient mis à briller dans la nuit et murmura entre ses dents.

— On boit sec, chez les hussards et on n’en dort que mieux. Je n’ai eu aucune peine à enlever ces perruques pour l’absence desquelles ils seront punis demain ce qui réjouit fort mon âme altérée de vengeance.

— Mais… le sang ? Car il y a du sang dessus.

— Un poulet attardé que j’ai saigné dessus. Ça fait très réel, tu ne trouves pas ? D’ailleurs, regarde ce gosse. Il est heureux comme un roi et il y croit. Évidemment, ce sera plus difficile de faire avaler la chose à son frère mais je m’expliquerai avec lui. Si tu veux mon avis, le courage de ce garçon est amplement démontré. Et puis… et puis il faut filer de là et à chaque jour suffit sa peine ! En route ! Il y a un village de pêcheurs en face de Prudence Island où on pourra trouver un canoë pour gagner la terre ferme…

Le cri d’une chouette dérangée fit écho au rire de Gilles mais, un instant plus tard, le boqueteau avait retrouvé sa tranquillité…



1. Colonel en second du Régiment de Saintonge.

2. C’était le titre porté par le premier Ambassadeur des États-Unis.

3. En 1916, quand les États-Unis entrèrent en guerre, le grand Sachem des Iroquois adressa au Kaiser une déclaration de guerre personnelle.

4. Armand de Gontaut-Biron, duc de Lauzun possédait, en effet, ce double sang agité.

5. Consistait à attacher un homme par un filin suiffé à l’une des vergues hautes et à le laisser retomber brutalement dans la mer. Parfois le condamné devait passer sous le vaisseau d’un bord à l’autre.

CHAPITRE VIII LA CAPTIVE

— Trois millions ! Trois millions seulement !

Sidéré, Gilles contempla un moment sans rien dire le chef des Insurgents, se demandant comment il devait prendre la chose et si c’était là une forme de l’humour particulier de ce gentilhomme dont l’aspect l’avait, à première vue, tellement impressionné. Mais le général Washington relisait la lettre de Rochambeau avec une attention qui excluait toute forme de plaisanterie et le jeune homme ne put s’empêcher de relever sa dernière parole.

— Seulement ? fit-il timidement. Puis-je me permettre de vous faire observer, Monsieur, que c’est une somme énorme ?

Le beau visage sévère du Virginien s’éclaira d’un sourire fugitif. Un court instant, il eut le charme d’une mer hivernale sous un rayon de soleil. Washington aimait la jeunesse, la spontanéité et le ton vaguement scandalisé de ce jeune Français vêtu de daim et qui s’exprimait si aisément en anglais, l’amusait.

— Pour un régiment, ou même pour une ville assiégée, j’en suis parfaitement d’accord. Mais pas pour une armée qui manque de tout depuis trop longtemps. Il nous faudrait trente millions… Néanmoins, ajouta-t-il très vite, ceux-ci seront les bienvenus et nous permettront de parer au plus pressé. Je vais, sur l’heure, donner les ordres nécessaires pour qu’un détachement aille prendre livraison aussi discrètement que possible.

Discrètement ! Lui aussi ! L’histoire de ce chargement d’or prenait des airs de comédie burlesque. Rochambeau et Ternay se cachaient pour l’apporter, Washington se cachait pour le recevoir, exactement comme s’il n’était pas chez lui. La mine expressive de Gilles n’échappa cependant pas à l’œil gris du Général.

— Quelque chose qui ne va pas ?

Gilles devint rouge brique.

— Pardonnez-moi… mon Général ! C’est cette grande discrétion qui me surprend. Vous êtes ici dans votre camp, au centre de votre armée. Que pourriez-vous craindre ?

— Rien, en effet, si ce n’est les marchands, les fournisseurs de cette armée justement. Que l’on me sache en possession d’une somme importante et l’on me fera payer deux ou trois fois plus cher ce que j’ai tant de peine à arracher à des prix déjà prohibitifs ! En outre, mes hommes n’ont pas reçu de solde depuis cinq mois. Ils pourraient s’imaginer que le temps des vaches grasses est revenu. Ce qui est loin d’être le cas ! Aussi vous demanderai-je, à vous aussi, la plus grande discrétion. Laissez-moi maintenant, Messieurs. Vous avez fourni une longue marche et vous devez avoir besoin de repos. Je vous reverrai demain. Jusque-là, le colonel Hamilton prendra soin de vous, ajouta-t-il en désignant son aide de camp qui se tenait debout près de la porte dont il barrait l’accès.

Gilles et Tim saluèrent et s’apprêtèrent à quitter la modeste maison qui servait de Quartier Général à Washington depuis qu’il avait atteint avec ses troupes le village de Peekskill sur la rive gauche de l’Hudson. Mais le Général les rappela.

— Un moment ! Monsieur de Rochambeau me dit qu’il souhaite vous voir rester à mon service pendant quelque temps. Il me dit aussi que vous avez fait une capture intéressante : le frère d’un chef indien ?

Cette fois ce fut Tim qui se chargea de répondre.

— Le propre frère de Sagoyewatha, le chef du clan des Loups des Indiens Sénécas qui est…

— Je sais qui est « Red Jacket », coupa Washington. C’est pourquoi je considère le fait avec intérêt. Mais il faut que j’y réfléchisse. À demain !

Les deux amis se retrouvèrent dehors, trottant avec Igrak qu’ils avaient récupéré au poste de garde, sur les talons d’un colonel Hamilton qui ne devait pas avoir plus de vingt ans. Celui-ci les guida à travers la ville de toile que la guerre avait fait pousser au pied des montagnes, sur la colline de Peekskill et que Gilles considéra d’un œil intéressé. Bien que le camp américain fût sensiblement de même importance que le camp français de New-Port, il était loin de montrer la même richesse. Les tentes dont les portes se masquaient derrière de bizarres cheminées, bien utiles en hiver, étaient noircies, sales et rapiécées. Les soldats, habillés n’importe comment et parfois fort déguenillés, portaient, quand ils en avaient, des habits grisâtres et de curieux chapeaux de cuir bouilli ornés, par-derrière, de plumets défraîchis qui ressemblaient à des touffes d’herbe. Quant à l’armement, visiblement d’un autre âge, il avait dû voir, non seulement la perte du Canada par les Français dix-sept ans plus tôt, mais la conquête de certaines des treize étoiles du nouveau drapeau américain dont les trois couleurs flottaient joyeusement sur toute cette misère.

— Si j’étais le Général, je ne ferais pas tant le dédaigneux sur l’or qu’on lui apporte, remarqua Gilles à voix basse. J’ai l’idée qu’il en a grand besoin. En bonne justice, il aurait dû me sauter au cou.

— Il vous a souri, fit le colonel Hamilton qui avait entendu. C’est signe, chez lui, d’une joie exubérante. Quant à nos soldats, s’ils ne paient pas de mine ils savent se battre. Et attendez d’avoir vu notre cavalerie ! Votre La Fayette prétend qu’il en a rarement admiré une aussi belle…

— Je ne pensais pas de mal de vos soldats, Colonel. J’y aurais eu mauvaise grâce car vous pourriez, de votre côté, juger des troupes du roi de France sur mon aspect qui n’a rien de reluisant.

En effet, les émissaires de Rochambeau n’avaient pas mis cinq jours à couvrir les quelque quarante ligues de chemin forestier, coupé d’étangs et de fondrières qui les avaient menés de Rhode Island aux rives de l’Hudson. Ils étaient sales à faire peur, répandaient un fumet capable d’effrayer un blaireau et devaient lutter pour ne pas montrer leur fatigue. Tout au moins Gilles car Tim, habitué depuis longtemps aux longues courses en terrain difficile, avait, en quittant la tente du Général, chargé tranquillement Igrak sur son épaule sans même le réveiller. Le jeune Indien exténué s’était endormi comme une masse aux pieds de la sentinelle à qui on l’avait confié en arrivant…

Hamilton ramena les hôtes de son chef jusqu’aux palissades de rondins qui bordaient le fleuve. Là, près de l’entrée du camp, s’élevaient un groupe de constructions moitié tentes, moitié huttes indiennes, où s’agitaient quelques créatures qu’à leurs bonnets à bavolets on pouvait reconnaître pour des femmes. C’étaient des « Molly Pitcher », sortes de cantinières qui, dans la bataille, portaient de l’eau aux soldats, aidaient les chirurgiens et s’efforçaient d’améliorer l’ordinaire des troupes par des moyens de fortune dans lesquels les emprunts discrets aux fermiers des environs entraient pour une bonne part. Leur nom venait d’une femme héroïque qui, à la bataille de Monmouth Courthouse, avait fait le coup de feu à la place de son mari blessé et ravitaillé en eau tout le régiment. C’était un sobriquet où entrait, au fond, beaucoup de tendresse.

Le jeune colonel se dirigea vers l’une de ces femmes, petite créature noiraude, sèche comme un pruneau et deux fois plus courte de taille que ses compagnes mais qui néanmoins paraissait exercer sur elles une sorte d’autorité.

— Jeanette Mulligan, dit-il, le Général vous envoie ces deux garçons. Ils sont ses hôtes et il désire que vous en preniez soin jusqu’à demain matin. Ils ont besoin de nourriture et de repos.

Jeanette abandonna le baquet dans lequel elle lavait du linge, essuya ses mains à ses hanches et vint se planter sans répondre devant Tim. L’œil mauvais, elle considéra le chargement du garçon, renifla.

— Et ça ? fit-elle en désignant Igrak d’un doigt encore savonneux. Faut en prendre soin aussi ?

— Plus encore que des deux autres ! riposta Hamilton, imperturbable. Otage du Général !

— Alors qu’il le garde lui-même ! C’t’un Iroquois ! Et j’en veux pas chez moi ! Harvey, mon homme, a été scalpé et brûlé vif à German Flats par les démons du chef mohawk Joseph Brant. J’aimerais mieux crever que donner seulement une pincée de maïs à l’un de ces bandits ! Allez ouste ! Dégagez ! Qu’on m’enlève cette vermine et si le Général n’est pas content il aura qu’à venir lui-même me demander des explications. Pas vrai, vous autres ?…

Le groupe des femmes qui s’était massé autour du baquet à linge comme autour d’un autel approuva en chœur.

Cette approbation unanime arracha un large sourire à la « Molly Pitcher ».

— … Vous voyez, colonel Hamilton, on est toutes d’accord ! Alors mettez votre Indien où vous voulez mais pas chez nous. Quant à ces deux-là…

— Madame, intervint Gilles doucement en saluant aussi profondément que s’il eût été en face d’une grande dame, nous ne vous demandons rien d’autre qu’un coin abrité où cet enfant puisse continuer à dormir. Nous nous chargerons nous-mêmes de le nourrir. Ainsi que vous l’a dit le Colonel, il est d’une grande importance pour votre Général.

La stupeur arrondit les yeux de Jeanette qui parcoururent toute la personne du jeune homme depuis ses mocassins boueux jusqu’à sa chevelure blonde emmêlée.

— Qui c’est celui-là ? Il est sale comme un peigne, beau comme un dieu et il parle comme un mylord. À ça près qu’on m’a jamais parlé comme ça… Madame, qu’il a dit ! Madame !… À moi !

— Je suis Français, fit Gilles en riant, et vous êtes une femme. Pour nous, toutes les femmes sont… des dames. Je suis venu avec l’armée du roi de France afin de combattre avec vous et c’est moi qui ai capturé cet enfant. Le Général le considère comme précieux. Je vous en prie… Madame… donnez-nous un coin pour lui ! Mon ami ne peut pas le garder sur son dos toute la nuit.

De la plus imprévisible façon, Jeanette Mulligan rougit comme une jeune fille et battit des paupières. Elle esquissa même une petite révérence et soudain souriante :

— Me regardez pas comme ça, mon jeune Monsieur ! Vous avez des yeux, des yeux ! Tenez, on va vous conduire.

Sans s’expliquer davantage, elle mena elle-même les voyageurs jusqu’à une tente dont elle expulsa à grands coups de pied quelques chaudrons et autres instruments de cuisine. Après quoi, elle les pria de se considérer là comme chez eux en ajoutant qu’ils n’avaient qu’à demander ce dont ils avaient besoin.

Les bienfaits de Jeanette et de ses compagnes ne s’arrêtèrent pas là. Visiblement subjuguées par le jeune Français, elles s’empressèrent autour de lui, faisant apparaître comme par miracle du pain pas trop rassis, de la viande mangeable et de la bière fraîche. Puis, Gilles ayant manifesté l’intention de se laver au fleuve, on lui octroya généreusement un morceau du savon que les « Molly Pitcher » fabriquaient elles-mêmes.

— C’est pas ici que tu aurais dû aller traîner tes guêtres, rigola Tim tandis qu’ils barbotaient de conserve dans l’eau tiède de l’Hudson chauffé de soleil. C’est aux Grandes Indes. Tu y aurais trouvé tout de suite une place de sultan. Toutes ces femelles sont déjà amoureuses de toi.

— Qu’est-ce que tu vas chercher ? Il ne doit pas y avoir tellement de Français ici. Je suis pour elles une espèce de bête curieuse, voilà tout.

— Ça, pour être curieuses, elles le sont. Regarde un peu le boqueteau à gauche : elles sont toutes derrière à surveiller notre trempette. Probable qu’elles veulent s’assurer qu’un Français c’est fait comme un Américain.

Et Tim, piquant vers le fond, offrit un instant son derrière au soleil avant de disparaître dans l’eau et gagner le large à la manière d’une grosse loutre tandis que Gilles choisissait de se laisser porter paresseusement par le grand fleuve dont les eaux vertes coulaient si majestueusement entre des vallonnements boisés. Il était difficile à cette minute de croire que l’on était en guerre car toute cette riche campagne était d’un calme presque divin. Mais, ici et là, s’élevaient des fortins faits de rondins dont la fraîcheur disait assez la nouveauté et vers l’aval du fleuve, des fumées suspectes se dissolvaient lentement dans le bleu du ciel. Enfin, en nageant vers l’autre rive, Gilles put apercevoir dans le lointain de longues aiguilles noires : les enfléchures des navires anglais ancrés dans l’Hudson : New York n’était pas à beaucoup plus de dix lieues…

Le vrai visage de la guerre reparut, dans l’incendie du soleil couchant quand le tonnerre d’une troupe à cheval éveilla les échos de la campagne : trois escadrons de cavalerie surgirent tout à coup de la poussière et s’engouffrèrent entre les portes largement ouvertes du camp, hurlant à pleins poumons un chant sauvage qui sentait la victoire. À leur tête, une sorte de centaure aux vêtements tailladés et tachés de sang qui riait de toutes ses dents blanches en brandissant un sabre rougi. Seuls ses genoux maintenaient le démon superbe qui lui servait de monture.

— Le Colonel Delancey, commenta Tim. Et un morceau de la fameuse cavalerie de Virginie. Qu’en dis-tu ?…

— Rien ! fit Gilles dont les yeux dévoraient l’étonnant carrousel équestre, la splendeur des bêtes et l’enthousiasme communicatif qui jaillissait du groupe. J’admire ! Je crois que je vais aimer me battre avec ces gens-là…

Couché à même le sol dans une couverture presque propre prêtée par Jeanette, Gilles resta éveillé tard dans la nuit, écoutant les bruits du camp et le cri des oiseaux de mer qui lui rappelaient tellement sa Bretagne. Malgré la fatigue, l’excitation chassait le sommeil. Il avait hâte que le jour revînt, hâte d’apprendre quelle tâche leur réservait cet étonnant général Washington dont les Anglais eux-mêmes disaient : « Il n’y a pas un roi en Europe qui n’aurait l’air d’un valet de chambre à côté de lui… » Jusque-là il n’avait rien vu de la guerre, sinon d’interminables préparatifs, un accrochage à distance, en mer, avec les croisières anglaises et la routine d’un camp retranché : les manœuvres, les parlotes, la politique… et les joies de l’intendance. Mais les hommes qui l’entouraient luttaient depuis des mois et chaque jour qui revenait voyait briller les armes et le sang. Il voulait sa part de tout ça… et vite !

Tout à coup, malgré le vacarme dont les ronflements de Tim emplissaient la tente, il perçut un froissement léger. Le pan de toile qui fermait la tente se souleva sans bruit puis le froissement reprit. Quelqu’un rampait à l’intérieur…

La main de Gilles glissa contre son flanc, atteignit la poignée du couteau de chasse pendu à sa ceinture et se referma fermement dessus. En même temps, il se dégageait doucement des plis de la couverture, prêt à résister à toute attaque… Mais déjà des mains tâtonnaient sur lui tandis qu’une odeur de savon et d’herbe mouillée envahissait ses narines.

Vivement, il saisit l’une des mains… et comprit qu’il s’agissait d’une femme au très léger cri qu’elle poussa.

— Qui êtes-vous ? chuchota-t-il… Que voulez-vous ?

— Chut !… Tu vas réveiller ton ami. Jeanette Mulligan m’envoie… je suis Betty, sa nièce. Quant à ce que je veux…

— Eh bien ?

Elle eut un petit rixe étouffé et il sentit tout à coup deux mains chaudes glisser contre sa poitrine par l’ouverture de sa chemise de daim, en écarter brusquement les deux pans.

— Jeanette veut que je te souhaite la bienvenue au nom des filles d’Amérique, souffla Betty, moqueuse. Elle dit que tu devrais être content parce que tous les Français ne pensent qu’à ça !

Et d’un seul coup, elle se jeta contre lui. Une poitrine tiède et dure, des cuisses fermes, un ventre brûlant, une bouche humide, tout cela parut s’incruster sur le jeune homme qui referma instinctivement les bras.

Quand ses doigts touchèrent la peau douce d’un dos nu, il sentit la fille frémir longuement comme sous une décharge électrique qui se communiqua irrésistiblement à son propre corps. Retrouvant soudain la grande faim d’amour qu’il s’était découverte dans les bras de Manon, Gilles accepta joyeusement ce cadeau inattendu. L’honneur des Français était en jeu. Arrachant le reste de ses vêtements, il étreignit furieusement un corps qui parut se creuser sous lui pour mieux le recevoir et donna libre cours à son appétit de plusieurs mois.

Quand, aux approches de l’aube, la toile de tente se souleva de nouveau pour laisser fuir cette femme que seules ses mains connaissaient, Gilles permit enfin au sommeil de l’engloutir comme une vague bienfaisante en songeant seulement que l’Amérique était un pays merveilleux et l’état de guerrier le plus beau du monde. Quant à Tim, la tempête charnelle qui s’était déchaînée à deux pas de lui ne l’avait pas troublé un seul instant. Il n’avait pas cessé de ronfler…

Du bout de sa longue vue, le Général Washington désigna la rive droite de l’Hudson en direction du nord.

— À moins de dix miles d’ici se trouve West Point, notre plus solide défense sur le fleuve et le nœud de notre position stratégique. Les fortifications, que nous devons d’ailleurs, comme presque toutes celles de la région, à un jeune officier du Génie polonais, le Colonel Kosciusko, sont bâties sur un rocher inaccessible et défendues par une île basse couverte de batteries à fleur d’eau. En outre, une énorme chaîne barre l’Hudson à cet endroit. La position est imprenable… sinon par trahison. C’est là que la compagnie de Miliciens du général Allen que j’ai chargée de prendre livraison de l’or viendra le déposer. Ainsi je serai sûr qu’aucun penny n’en sera soustrait dans un autre but que les soins de l’armée. Vous voyez, ajouta-t-il avec ce demi-sourire qui lui donnait tant de charme, que j’apprécie à sa valeur le prêt des Français.

— Je n’en ai jamais douté, mon Général, répondit Gilles. Et dès l’instant que vous êtes sûr de la place et de son gardien… N’avez-vous pas dit qu’elle pouvait tomber par trahison ?

Le visage du grand chef reprit d’un seul coup toute sa sévérité.

— Vous n’êtes pas Américain, Monsieur, sinon vous n’oseriez jamais émettre un tel doute. Le général Benedict Arnold, qui commande West Point, est l’un de nos plus authentiques héros, le vainqueur de Saratoga, notre plus grande bataille…

— Mais son train de vie est ruineux et il est sans cesse à court d’argent…, fit une voix qui, cette fois, était bien américaine.

Washington se retourna comme si une guêpe l’avait piqué.

— Je sais que vous n’aimez pas Arnold, Hamilton, que vous lui reprocherez toujours son mariage avec Miss Shippen dont la famille est l’une des plus influentes du parti Tory 1 mais de là à l’imaginer capable d’une infamie. Dois-je vous rappeler qu’il est mon ami et que je crois en lui ?

La colère faisait imperceptiblement vibrer sa voix mais le visage de cet homme exceptionnellement maître de lui-même, demeurait impassible. Raidi sous l’algarade, Hamilton l’accepta sans broncher.

— Je vous présente mes excuses, mon Général. Mais je maintiens que West Point n’est pas l’endroit idéal pour y enfermer ce qui constitue notre seul trésor de guerre. Votre amitié a déjà repêché le général Arnold après ce Conseil de Guerre où il eut à répondre des finances de ses troupes durant l’expédition au Québec. N’allez-vous pas tenter le Diable ?

— Il suffit, colonel Hamilton. Nous ne discuterons pas ce point plus avant. Venez, Messieurs. Votre première mission se trouvant ainsi heureusement remplie, nous avons à parler de celle que j’entends vous confier.

Tournant les talons, Washington se dirigea à grands pas vers son Quartier Général, suivi de Gilles, un peu surpris d’avoir entendu un jeune officier oser contester aussi ouvertement une décision du Général en chef. Tim qui marchait auprès de lui se mit à rire.

— Chez nous, chacun peut donner son avis, même sur les sujets les plus graves. C’est ça que nous appelons la démocratie…

— La démocratie ! répéta le jeune homme, appréciant le son nouveau que ce mot antique venait de prendre dans la bouche de son ami. Sommes-nous revenus deux mille ans en arrière, êtes-vous donc les nouveaux Athéniens ?

— Je ne sais pas si nous sommes les nouveaux… comme tu dis mais je sais bien une chose : c’est que nous en avons assez d’être les larbins du roi d’Angleterre. Nous voulons être nous-mêmes, tout bêtement ! Nous sommes assez grands pour ça ! Maintenant, allons voir ce que veut de nous le Grand Chef Blanc…

Une heure plus tard, Tim et Gilles portant Igrak en croupe quittaient le camp de Peekskill montés sur deux chevaux qu’ils devaient à la générosité du Général, poursuivis par l’adieu bruyant des « Molly Pitcher » qui s’étaient massées sur la berge afin d’assister à leur départ. Le regard de Gilles s’attarda un instant sur une grande fille blonde qui se tenait debout auprès de Jeanette Mulligan et qui, au passage, lui envoya un baiser du bout des doigts. Ce ne pouvait être que Betty et il fut heureux de voir qu’elle avait des yeux clairs et que le soleil jouait si joliment dans ses cheveux. Plein de reconnaissance pour ce corps moelleux dont il avait tiré tant de plaisir, il lui rendit son baiser au vol.

— On se reverra, Betty, cria-t-il dans le vent léger qui venait du sud.

Elle eut un éclat de rire qui découvrit ses fortes dents blanches.

— Si Dieu et les Habits Rouges le veulent, beau cavalier,… mais toi, autant que tu le voudras !…

— Elle ferait mieux de dire : si les Sénécas le veulent ! bougonna Tim dont la joyeuse figure s’était considérablement assombrie depuis qu’ils avaient reçu leurs ordres. Si nous revenons entiers de cette aventure, on pourra considérer ça comme un vrai miracle. Ça sera déjà très beau si on n’y laisse que nos scalps.

L’agréable rappel à sa nuit précédente avait mis Gilles de trop belle humeur pour qu’il consentît à la laisser entamer par les propos pessimistes de son ami.

— Si je ne t’avais entendu ronfler toute la nuit, je dirais que tu as mal dormi, mon fils ! Ou alors tu n’as rien compris à ce qu’a dit Washington : nous sommes des messagers de paix. Nous allons rendre à Sagoyewatha un frère qu’il croit peut-être perdu et que le Grand Chef Blanc, dans sa magnanimité, lui restitue bien qu’il ait été fait prisonnier. C’est un geste amical, il me semble ? Nous allons, en quelque sorte, tendre la main des Insurgents à leurs libres frères rouges. Je ne vois pas pourquoi Sagoyawatha nous arracherait les cheveux pour ça !

— Ma parole, il y croit ! explosa Tim. Il parle comme un livre qui se prendrait pour la Bible ! En fait de messagers de paix nous me faisons plutôt l’effet de fameux brandons de discorde. Tu oublies la seconde partie de la commission : faire entendre discrètement au chef du clan des Loups que son frère en Kitschi-Manitou, dieu du tonnerre, le chef Iroquois Cornplanter est en fait un ignoble individu qui ne songe qu’à rompre l’alliance des Six Nations pour s’emparer de ses biens et lui faucher sa femme par-dessus le marché. Eh bien ! laisse-moi te dire que si Sagoyewatha nous laisse nos tifs, Cornplanter, lui, ne nous ratera pas car il saura très vite à quoi s’en tenir. Il a des espions partout cet homme-là… et c’est une bête sauvage auprès de qui le cougouar est un gentil petit chat.

— Pourquoi as-tu accepté, alors ? Puisque vous avez le droit de discuter les ordres de votre chef, il fallait refuser.

Tim Thocker parut enfler d’un seul coup et devint si rouge que Gilles s’attendit à lui voir souffler le feu par les narines.

— Parce que je suis un damné imbécile. Et aussi parce que l’idée de semer la brouille dans les Six Nations qui font du si bon travail pour les Anglais me ferait plutôt plaisir. Seulement, c’est mon esprit seul qui est content. Mon corps, lui, voudrait bien rester entier et tout au service de Miss Martha Carpenter le jour où elle me permettra enfin de la conduire devant le pasteur.

Gilles se mit à rire.

— Comme tu ne peux plus reculer, le mieux est encore d’y aller voir le plus tôt possible. Dans un cas comme celui-là rien n’est pire que l’indécision. En avant !

Piquant des deux, le jeune homme lança son cheval au galop sur le chemin, assez facile, qui longeait le fleuve. On devait le franchir au bac de Stony Point puis s’enfoncer dans les Catskill en direction du nord-ouest afin de gagner le nouveau campement du chef Sénéca, sur les bords de la rivière Susquehanna. Igrak devait leur en indiquer l’emplacement exact.

— Depuis qu’il a pris le sentier de la guerre, Sagoyewatha a dû quitter ses terres du lac Cayuga, dévastées par les Insurgents pour trouver d’autres champs où faire pousser le maïs, leur avait-il dit.

La distance qu’avait parcourue le jeune chasseur de scalps à la recherche de la gloire (près de cent lieues) n’était d’ailleurs pas l’un des moindres sujets d’étonnement pour Gilles. De la part d’un enfant de cet âge, cela représentait une manière d’exploit mais Tim s’en était montré infiniment moins surpris.

— Les épreuves d’initiation sont rudes chez les Iroquois, se contenta-t-il d’expliquer. La distance ne signifie rien pour eux, ni le temps dès l’instant qu’il s’agit d’acquérir de la gloire. Fils de chef, frère de chef, Igrak espère devenir un jour l’un de ces guerriers dont les générations se retransmettent les grandes actions.

— Il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’il y parvienne…

L’enfant, en effet, était fier, noble et courageux. À vivre avec lui les deux garçons avaient appris à l’apprécier. Son comportement, le silence qu’il gardait la plupart du temps étaient bien au-dessus de son âge et, souvent, au cours de leur voyage, ils avaient pu le voir s’écarter d’eux, non pour fuir mais pour s’isoler près d’un marais ou au creux d’une grotte et il pouvait rester là, accroupi sans bouger durant des heures, comme s’il était aux écoutes de l’immense nature environnante. Parfois il ramassait à terre une pierre, ou bien la plume tombée de l’aile d’un oiseau, parfois une plante et rangeait soigneusement le tout dans le petit sac de peau qu’il portait autour du cou.

— Il compose sa propre « médecine », disait alors Tim qui l’observait à la dérobée, autrement dit il recueille les éléments qu’il croit capables de lui porter chance.

— Mais comment les choisit-il ?

— Il ne les choisit pas. Les objets doivent avoir un lien avec un rêve qu’il a fait ou avec une prémonition quelconque. D’ordinaire, les guerriers font cela plus tard mais l’oncle d’Igrak, Hiakin, ou Face d’Ours, est le sorcier des Sénécas… un grand sorcier. L’enfant souhaite peut-être lui succéder… Si c’est cela, il doit être précieux à la tribu et nous avons peut-être une chance de sauver nos scalps.

Cette idée parut le rasséréner et ce fut d’un œil plus calme qu’il considéra la route restant à parcourir.

Quarante-huit heures après avoir quitté Peekskill, les trois voyageurs atteignirent le sommet de la dernière pente montagneuse au-delà de laquelle coulait la Susquehanna.

— Toi qui as tellement hâte de savoir à quelle sauce on va être mangés, tu n’attendras plus longtemps pour être fixé, déclara Tim en désignant le ruban capricieux de la rivière. Si le gosse a dit la vérité, le camp de son frère ne doit pas être à plus d’une demi-heure de marche.

Mais Gilles ne répondit pas. Son regard suivait, depuis quelques instants, les évolutions d’un oiseau, un rapace visiblement qui venait d’apparaître. C’était une bête superbe, un peu moins grande que l’aigle mais tout aussi majestueuse et d’une insolite blancheur.

Les ailes grandes ouvertes, il glissait le long d’invisibles colonnes d’air en larges orbes planés, très haut par-dessus les croupes boisées de la montagne. Il planait dans le ciel bleu, hiératique et redoutable car la blancheur de ses plumes n’enlevait rien à la puissance de son bec et de ses serres. Fasciné, le jeune homme s’arrêta.

— Eh bien ? fit Tim. Tu viens ?

— Regarde ! Qu’est-ce que c’est. Un aigle ?

Tim plissa les paupières pour défendre ses yeux contre la trop grande lumière.

— Non. Ça lui ressemble un peu mais ça n’en est pas un. Je crois que c’est un gerfaut.

Le cœur de Gilles manqua un battement.

— Un gerfaut ? Tu es sûr ?

— Autant qu’on peut l’être d’un oiseau que l’on ne voit pas souvent par ici car ses pareils vivent plus au nord. Celui-là est superbe.

Du geste instinctif du chasseur, Tim levait déjà sa carabine mais Gilles l’arrêta d’un cri.

— Non ! (Puis, plus doucement :) Ce serait dommage…

Sans protester, Tim remit son arme à la bretelle.

— Tu as raison ! En plus, ce serait une bêtise. Nous sommes trop près du camp indien et ils assimilent ces oiseaux blancs à l’oiseau du tonnerre, leur divinité tutélaire…

On se remit en marche. Le chemin plongeait à travers bois mais il était assez large pour que Gilles pût garder un œil sur le gerfaut qui, là-haut, continuait à voler en larges cercles, comme s’il guettait. Tout à coup, le sentier se débarrassa de sa fourrure sylvestre et piqua brusquement vers la vallée après avoir épousé l’épaule d’une colline. Le camp indien apparut…

Les wigwams faits de clayonnages, d’écorces et de joncs jaunissants boursouflaient la rive, entre les eaux scintillantes de la rivière et deux champs de maïs plantés à la manière indienne, ce qui leur donnait un aspect inattendu. Au moment des semailles, en effet, les Iroquois avaient coutume de planter, dans chaque trou, quatre grains de maïs et deux haricots. Cela donnait une verdure moirée, très agréable à l’œil mais un cercle fait de troncs de sapins taillés en pointe isolait le camp de ses cultures et en dérobait la vue.

Les huttes avaient la forme de coffrets aux couvercles arrondis et la plupart étaient couvertes de peaux de cerf peintes de couleurs vives. Des silhouettes de femmes aux longues nattes noires s’activaient autour des feux de cuisine, pilant du grain dans des mortiers de pierre ou écorchant le gibier tué par les chasseurs. Quelques-uns de ceux-ci, à demi nus, les cheveux rasés jusqu’au milieu du crâne pour ne laisser qu’une longue mèche noire emmêlée de plumes, se massaient près de la plus grande hutte, celle que précédait une hampe touffue comme un peuplier tant elle portait de trophées chevelus. Sur le bord de l’eau où reposaient quelques canoës accessibles par une large porte ouverte dans l’enceinte, des enfants à peu près nus couraient au milieu des poules et des chiens maigres.

Les yeux de Gilles dévorèrent avidement ce spectacle nouveau. Le camp était vaste. Il donnait une impression de richesse à cause des couleurs violentes dont s’habillaient les huttes et les femmes. Quant aux guerriers, grands gaillards à la peau sombre et brillante, ils semblaient de force dangereuse.

— Qu’en dis-tu ? marmotta Tim. Toujours aussi pressé de voir de près une tribu iroquoise ?

— Plus que jamais ! Ils ressemblent enfin à tes récits et à mes rêves ! Quoi qu’il arrive, je ne regretterai jamais d’être venu jusqu’ici. La terre, les hommes et les bêtes y ont la même fierté et la même splendeur.

Son regard, une dernière fois, chercha le gerfaut…

— Sacrebleu !… s’écria-t-il.

Le rapace venait d’interrompre soudainement sa danse sinueuse et, brassant l’air de ses ailes puissantes, piquait droit sur quelque chose qui venait de surgir d’un des deux champs… quelque chose qui était un être humain d’une forme d’ailleurs indéfinie. D’où ils étaient, les deux garçons pouvaient voir des cheveux clairs dépassant d’une bosse qui était un gros sac porté sur le dos.

— C’est une femme ! fit Tim d’une voix sans timbre… Une femme blanche ! L’oiseau a dû être attiré par ses cheveux. Il va l’attaquer…

Un hurlement couvrit sa voix. Le gerfaut venait de s’abattre sur la tête claire… Déjà Gilles avait saisi sa carabine. Son geste fut aussi rapide que l’avait été l’attaque du rapace. Il épaula, tira presque sans viser. La détonation, répercutée par la montagne, fit un bruit énorme mais le gerfaut lâchant sa victime s’abattit sur le sol.

— Joli coup ! apprécia Tim. Mais maintenant les ennuis vont commencer… Si nous avions espéré une arrivée discrète il faut y renoncer. Tout le camp est déjà sur le pied de guerre.

Mais Gilles ne l’écoutait pas. Au risque de se rompre le cou, il avait éperonné son cheval et dévalait à fond de train la pente raide qui aboutissait au champ de maïs. Quelques secondes plus tard il tombait comme la foudre devant le groupe que formaient l’oiseau mort et sa victime. Mais, bizarrement, il n’accorda que peu d’attention à cette dernière, aperçut vaguement un tas de guenilles d’où émergeait un visage gris de crasse, des yeux bleus encore pleins de terreur et une tignasse d’un jaune pisseux tachée de sang,

— Pas trop de mal ? fit-il seulement.

La créature fit signe que non mais déjà il l’avait oubliée. Mettant un genou en terre, il se penchait et, avec des gestes pleins de douceur, il ramassait le gerfaut. L’oiseau avait été tué net mais son corps inerte était encore chaud et à toucher ces plumes douces, tachées de sang, Gilles éprouva une colère mêlée de douleur. Il avait l’impression d’avoir atteint, à travers le beau meurtrier blanc, tous ceux de sa race, d’avoir en quelque sorte démérité. Ils avaient tous été des rapaces, reniant superbement toute pitié, toute entrave à leur plaisir et lui s’était rangé au côté du troupeau indistinct des victimes. Pour un être informe et boueux qu’on lui avait dit être une femme, il avait abattu l’une des plus belles créatures de Dieu, ce signe du destin qui tout à l’heure planait orgueilleusement dans le ciel qui le couvrait, l’ombre même de Taran peut-être…

La grosse patte de Tim secouant son épaule le rendit à la réalité.

— Je crois que tu as signé notre arrêt de mort, murmura l’Américain. Regarde.

Lentement mais sans lâcher l’oiseau qui reposait entre ses mains, Gilles se releva. Perdu dans ses regrets, il n’avait pas vu se refermer sur eux le cercle des guerriers indiens. Armés d’arcs ou de lances ornées de plumes, ils ressemblaient avec leurs peaux luisantes et les peintures noires et blanches qui les décoraient à une fresque peinte sur cuir de Cordoue mais la colère et la haine flambaient dans tous les yeux.

— Essayons toujours de parlementer, soupira Tim.

Se redressant de toute sa taille, il se dirigea vers un homme déjà âgé et qui, portant une sorte de couronne en poils de cerf teints d’écarlate et un collier de dents d’ours semblait un chef. Là, il éleva sa main droite ouverte à la hauteur de ses épaules, lui fit décrire un cercle puis, la refermant à moitié et ne gardant que l’index et le majeur dressés en forme de V, il la fit descendre lentement jusqu’à la hauteur de sa ceinture avant d’entamer un discours parfaitement inintelligible pour Gilles qui se contenta de relever plusieurs fois les noms d’Igrak et de Sagoyewatha.

Cela dura un moment sans que les Sénécas abandonnassent un seul instant leur immobilité de statues méprisantes. Puis, brusquement et alors même que Tim Thocker parlait encore, l’homme à la couronne rouge tendit le bras, pointant impérieusement le doigt vers les deux Blancs. Instantanément, plusieurs paires de mains s’abattirent sur eux, les maîtrisèrent, leur liant les mains derrière le dos avec des liens de chanvre tressé.

— Ton discours n’a pas l’air de plaire beaucoup, persifla Gilles. Nous sommes-nous trompés de tribu ou bien ces gens-là n’aiment-ils pas leurs enfants ? C’est agréable de leur en ramener un…

Igrak, qui d’ailleurs n’avait rien manifesté durant la harangue de Tim, venait enfin de se laisser glisser du cheval et courait vers le vieil Indien, s’efforçant de s’interposer entre les guerriers et ses nouveaux amis et se lançant dans une explication volubile que l’homme, d’ailleurs, accueillit d’un sourire. Posant une main affectueuse sur la tête de l’enfant, il lui adressa quelques paroles mais, malgré ses protestations, ne lui permit pas de rejoindre ceux qu’il défendait si visiblement. Au contraire, il le remit à deux de ses compagnons qui l’entraînèrent vers le camp, vociférant et se débattant comme un beau diable. Tim haussa les épaules.

— J’aurais juré qu’il en serait ainsi. On ne discute pas avec les Iroquois : ce sont des bêtes sauvages.

— Je croyais que Sagoyewatha était un homme jeune ? remarqua Gilles en désignant du menton l’homme à la couronne.

— C’est un homme jeune ; et un homme à la fois sage et prudent. Celui-là c’est son oncle, Hiakin, autrement dit Face d’Ours, le Grand Sorcier des Sénécas. Il remplace le chef quand celui-ci est en expédition… et cela veut dire que Sagoyewatha est absent et que nous sommes perdus : il était notre seule chance.

Bousculés, malmenés par des hommes qui semblaient éprouver pour eux une haine furieuse, les deux garçons franchirent l’enceinte du village indien où avaient déjà disparu Igrak et la victime du gerfaut. Celle-ci, d’ailleurs, y avait été chassée à coups de pied sans la moindre cérémonie et avec un mépris bien révélateur de son importance dans la tribu.

— Une esclave ! grogna Tim. Une malheureuse créature enlevée au cours d’un raid sans doute et, par malheur, une des nôtres ! Tu as vu ses cheveux clairs ? C’est une blanche…

Quant à l’oiseau, on l’avait arraché des mains de Gilles et c’était Hiakin, maintenant, qui le portait lui-même, couché sur ses deux mains élevées jusqu’à la hauteur de son visage en direction du soleil couchant.

Quelques instants plus tard, Gilles et Tim, propulsés par leurs gardiens, prenaient contact sans douceur avec le sol d’une hutte étroite et noire où stagnait une insupportable odeur de poisson pourri. Malgré tout, ils en éprouvèrent une sorte de soulagement car la traversée du village entre deux rangs de femmes changées en autant de furies et qui leur jetaient tout ce qui leur tombait sous la main, n’avait rien eu d’agréable.

Gilles, qui avait atterri à plat ventre, réussit sans trop de peine à se redresser malgré ses mains liées au dos et à s’asseoir contre un piquet. Ses yeux vite habitués à l’obscurité cherchèrent son ami qui rampait sur la terre comme un gros escargot en essayant de se redresser.

— Que vont-ils faire de nous à ton avis ?

— Rien d’agréable ! Pour nous tout au moins car nous aurons toujours la consolation de nous dire qu’ils vont passer, grâce à nous, un excellent moment. Il n’y a rien que les Iroquois préfèrent, en guise de distraction, à la mort bien conditionnée d’un prisonnier. Alors, deux !…

Gilles examina la question sous tous ses angles, en conclut que leur situation n’avait rien d’enviable mais put constater avec satisfaction qu’elle ne l’émouvait pas autrement.

— Je comprends ! fit-il tranquillement. Et… ce sera long ?

Tim, qui avait réussi à se hisser au côté de son ami, émit un petit rire sans gaieté.

— Probablement ! Nous sommes des guerriers blancs et, à ce titre, nous avons droit à leur considération.

— Ce qui veut dire ?

— Qu’ils se feront un plaisir de nous honorer de leurs tortures les plus raffinées. Et tu n’as pas idée de l’ampleur de leur imagination sur ce chapitre.

Malgré son courage, Gilles ne put se défendre d’un désagréable frisson qui lui courut le long de l’échine. Regarder la mort au fond des yeux est une chose mais la voir s’avancer à tout petits pas au milieu d’une éternité de souffrance en est une autre.

— Eh bien… autant être renseigné ! soupira-t-il. En attendant, tourne-toi de façon que tes mains touchent les miennes. Je vais essayer de te détacher. Je déteste l’idée de rester là, ficelé comme un poulet qu’on va mettre à la broche.

Les liens étaient serrés mais les doigts du jeune homme réussirent à trouver le nœud et commencèrent à s’activer.

— Crois-tu que ce sera pour ce soir ? demanda-t-il au bout d’un moment. Car, en ce cas, je perds mon temps.

— Non. Ce sera sans doute pour demain, au lever du soleil. Continue. Si tu n’y parviens pas, j’essayerai d’ôter les tiens.

C’était un travail long et difficile qu’il n’eut d’ailleurs pas le temps de mener à bien car au moment même où le premier nœud cédait, on vint les tirer de leur prison.

La nuit était venue mais tout le village était dehors et un grand feu, allumé en plein milieu près de deux poteaux peints en couleurs voyantes, éclairait le paysage jusqu’aux pentes boisées de l’autre côté de l’eau. Les Sénécas entouraient cet espace vide d’un large cercle silencieux. Cette fois, quand passèrent les prisonniers, personne ne bougea mais un soupir presque voluptueux s’échappa, comme sur un signal, de toutes ces poitrines.

« Ces gens-là se pourlèchent déjà à l’idée de nous voir mourir », pensa Gilles, rageant à froid.

Quand on l’attacha contre l’un des poteaux, il se crut reporté quelques années en arrière alors qu’une de ses courses vagabondes l’avait conduit à se perdre dans la grande forêt qui s’étendait au nord d’Hennebont. La nuit venue, il avait vu, dans l’ombre, briller les yeux d’une bande de loups et n’avait dû son salut qu’à un grand arbre dans lequel il avait cherché refuge. Au matin, une battue de paysans menée par le chevalier de Langle l’avait dégagé… mais cette nuit, aucun brave paysan breton, aucun louvetier hardi ne viendrait disperser le cercle d’yeux luisants qui guettaient avidement sa première blessure.

L’orgueil le poussa à se redresser de toute sa taille. Son regard bleu, glacé de mépris, parcourut cette foule composée en grande majorité de vieillards, de femmes et d’enfants. De toute évidence Tim avait raison : la plus grande partie des guerriers étaient absents. Ne restaient que ceux indispensables à la garde du campement. Une poignée ! Il tourna la tête vers Tim.

— Comme ils sont pressés de nous voir mourir ! dit-il amèrement. Ils ne nous laissent même pas la nuit…

Le coureur des bois hocha la tête.

— Je continue à croire que ce n’est pas pour tout de suite. En revanche, nous avons une bonne chance de passer la nuit dans cette position inconfortable afin que la fatigue décuple l’angoisse et abatte notre courage…

Le son de plusieurs tambours battus sur un rythme extrêmement rapide lui coupa la parole. Quelques jeunes garçons s’étaient accroupis de chaque côté de la porte d’une des plus grandes huttes, tenant entre leurs genoux de petits tambours sur lesquels ils s’escrimaient. Presque aussitôt, le rideau en peau de cerf qui fermait cette hutte fut rejeté en arrière et Hiakin parut. Les peintures rouges qui décoraient sa peau, la couronne de poils raidis qui ceignait son crâne rasé, sa haute taille et l’étrange forme de son visage qui, en effet, l’apparentait assez au masque d’un ours, tout cela le faisait ressembler à quelque divinité malfaisante. D’un pas solennel, il marcha vers les deux prisonniers et vint se planter devant eux, les bras croisés haut sur sa poitrine.

— Hommes du sel 2, fit-il en un excellent anglais. Vous êtes venus jusqu’à nous avec des cœurs faux et des intentions néfastes…

— Tu mens ! coupa Gilles. Nous sommes venus à vous en paix et avec des paroles amicales de la part du grand chef qui commande l’armée américaine.

— Des paroles amicales de la part d’un ennemi ne peuvent être que des paroles fausses. Nous avons fait le pacte avec nos frères, les Habits Rouges. Nous ne pouvons entendre les paroles de paix des hommes de la côte, leurs ennemis.

Un bruit de crécelle parfaitement incongru se fit entendre à côté de Gilles. C’était Tim qui s’offrait le luxe d’un rire sardonique.

— Toi, Hiakin, le grand medecine-man des Sénécas, l’homme qui parle avec le Grand Esprit et pour qui le voile de l’avenir n’est qu’un chiffon transparent, tu te proclames l’esclave des Habits Rouges, tu te reconnais leur serviteur ? En outre, tu mens comme une vieille femme apeurée comme l’a dit mon ami. Il n’est pas un homme du sel mais un soldat du puissant roi de France qui règne, de l’autre côté de l’eau, dans un palais d’une splendeur telle qu’auprès de lui, ceux de tes maîtres en habits rouges ressemblent à des huttes de castors ! As-tu donc oublié que nous avons parcouru un long chemin pour ramener auprès de vos feux le jeune frère de ton chef Sagoyewatha, le sage entre les sages « celui qui parle pour que les autres demeurent éveillés »… et à qui nous sommes envoyés ?

Les lèvres bleues du sorcier se tendirent en un sourire plein de mépris.

— La capture d’un enfant qui se prend pour un homme est aisée, plus aisée encore la conquête de son jeune cœur innocent. Dès lors le visage double de l’espion n’a aucune peine à revêtir le sourire de l’amitié afin de s’introduire jusqu’à notre feu de Conseil. Mais on ne trompe pas Hiakin. Comme tu l’as dit toi-même, seul le Grand Esprit le guide… et le Grand Esprit veut le sang de ceux qui ont osé abattre son messager favori, le grand oiseau blanc qui se dirigeait vers moi. Alors, moi Hiakin, je dis : demain, quand le soleil quittera son lit de ténèbres, vous, les hommes du sel, entrerez lentement dans le royaume de la Mort, ainsi qu’il convient à des guerriers puisque vous prétendez en être.

Le regard glacé de Gilles se posa, ironique, sur celui du sorcier.

— Tes raisons sont mauvaises, Face d’Ours ! Quant à ce nom de guerrier tu n’as pas l’air d’en comprendre clairement la signification. Les lois de la guerre sont nobles et toi qui ne respectes même pas des parlementaires, tu les ignores. Je saurai, avec l’aide de Dieu… de mon Dieu à côté de qui ton Grand Esprit n’est qu’un apprenti te montrer comment meurt un soldat du roi de France. Tu verras…

Il s’arrêta soudain, le souffle écourté. Le village indien, la rivière bouillonnante qui grondait auprès, le décor de montagnes et jusqu’à cette barrière d’yeux cruels qui se dressait entre lui et la vie, tout disparut comme par magie pour Gilles… Au côté d’Hiakin, surgie de la nuit comme un jour nouveau, une jeune femme venait d’apparaître, une femme si belle que jamais le garçon n’avait imaginé qu’il pût en exister de semblable.

Longue, fine, gracieuse, elle avait un visage de rêve éclairé par des prunelles immenses et d’une étonnante nuance dorée. Entre les cils épais, ils éclataient comme deux lacs d’or clair que faisait ressortir encore la nuance plus chaude de la peau et la fleur sanglante d’une bouche un peu épaisse, entrouverte sur l’éclair blanc des dents et qui était l’image même de la sensualité. La robe blanche ornée de guirlandes de feuilles noires et vertes épousait tellement les courbes de son corps qu’elle semblait peinte dessus. C’était comme un drap mouillé, une seconde peau révélant indiscrètement la longueur des cuisses, les ombres douces des aines et la perfection insolente des seins. Sous le mince bandeau blanc qui les retenait, les tresses brillantes de ses cheveux nocturnes tombaient jusqu’à ses genoux. Elle avait l’allure d’une reine mais le moindre de ses mouvements chantait un poème à la volupté.

Un instant, sans rien dire, elle dévisagea le prisonnier qui la dévorait des yeux. Le désir qu’elle lut sur ces traits soudain vieillis était si évident qu’une flamme chaude monta à ses pommettes et ce fut à regret qu’enfin elle détourna les yeux.

— Pourquoi tant de hâte, Hiakin ? fit-elle en anglais elle aussi. Ces hommes ont commis une grande faute mais c’est Sagoyewatha qu’ils souhaitaient rencontrer. Tu pourrais au moins attendre son retour pour les mettre à mort… ou bien as-tu oublié que tu n’es pas le chef ?

Sa voix était basse, grave avec des inflexions rauques qui lui donnaient un charme étrange sans rien enlever cependant à l’ironie légèrement méprisante du ton.

— Je suis le seul maître en son absence, riposta l’autre ! Sagoyewatha l’a proclamé, Sitapanoki ! Et toi, son épouse bien-aimée, tu devrais le savoir mieux que quiconque. En outre, ces hommes ont tué l’oiseau qui frappe comme la foudre. Personne, ici, ne comprendrait qu’ils ne fussent pas mis à mort sans autre délai que celui imposé par nos coutumes.

Un bref sourire moqueur fit étinceler les petites dents blanches de la belle Indienne.

— Ils comprendraient très bien si tu prenais la peine de leur expliquer, Hiakin ! Ils croient chaque parole qui tombe de ta bouche… car ils pensent qu’elles sont toutes inspirées par le Grand Esprit… même si ce n’est pas le cas ! Moi, en tout cas, je n’ai pas besoin du Grand Esprit pour te prédire que mon Vaillant époux ne sera pas content de ne retrouver que des carcasses pourries là où il y avait peut-être des ambassadeurs…

— Ton vaillant époux est un faible beaucoup trop enclin à écouter les paroles mielleuses de ses ennemis. Il vaut mieux que ceux-là disparaissent. Et je ne crains pas sa colère. Rentre chez toi, femme ! Demain, si tu le désires tu pourras prendre ta part de la fête avec les autres squaws.

La colère illumina soudain les grands yeux d’or liquide.

— Je ne suis pas une squaw comme les autres, Hiakin. Et je ne te permets pas de l’oublier. Cet homme est un Français et une longue amitié a jadis unis ses ancêtres et les miens avant que les Iroquois ne les massacrent. En outre, il nous a ramené Igrak ! S’il meurt demain mon époux entendra ma voix autant que la tienne… et davantage peut-être !

Ils s’affrontaient maintenant, l’homme à la face d’ours et la femme aux yeux de soleil. Et bien que ni l’un ni l’autre n’eussent rien perdu de leur maintien plein de dignité, la haine entre eux était presque palpable. C’était comme le défi éternel des forces du jour en face de la puissance des ténèbres, l’ange et le démon… mais l’ange avait un corps qui incendiait le sang de Gilles. Inconsciemment, comme un loup captif, il tirait sur ses liens dans un élan involontaire vers cette femme qui, avec un mouvement d’épaules traduisant un gracieux dédain, s’éloignait maintenant, de sa démarche nonchalante, et disparaissait dans la hutte du chef. La voix forte de Hiakin put encore l’atteindre avant que le pan de daim ne fût retombé sur elle.

— Cependant, il mourra comme l’autre car le Grand Esprit l’exige et moi, Hiakin, je le veux…

Mais Sitapanoki ne revint pas. Tout était fini pour ce soir. Les tambours se remirent à rouler. Hiakin, après un dernier geste de menace adressé aux captifs, reprit lui aussi le chemin de sa hutte et les Indiens se dispersèrent dans toutes les directions. Les prisonniers liés à leurs poteaux demeurèrent seuls auprès du feu qui s’éteignait lentement. Les entrées du campement furent barricadées et les Sénécas se dirigèrent vers leur repas du soir. Mais les yeux de Gilles demeurèrent fixés sur la grande hutte refermée, comme s’il espérait encore revoir la miraculeuse apparition.

Les cordes serraient douloureusement ses muscles et la fatigue se faisait sentir mais il n’en avait pas conscience. Il n’avait même pas conscience de la mort abominable qui l’attendait au bout de la nuit. Ce dont il souffrait intolérablement, c’était d’un curieux sentiment de frustration et d’abandon depuis qu’elle avait disparu. Et il savait qu’au moment où la mort viendrait il ne songerait ni à ses rêves de gloire évanouis, ni à ses espoirs anéantis, ni à ces combats qu’il avait tant désirés et qu’il ne verrait jamais… ni même à Judith de Saint-Mélaine qui l’attendrait en vain. Il n’emporterait de la vie qu’un seul regret : celui de n’avoir jamais tenu dans ses bras une Indienne dont, une heure plus tôt, il ignorait jusqu’à l’existence…

La voix tranquille de Tim, bizarrement altérée, résonna auprès de lui.

— Quelle femme ! soupira-t-il. J’avais entendu dire qu’elle était belle mais je ne l’aurais jamais imaginé à ce point. Je comprends que Cornplanter en soit fou et ait juré de l’enlever à son époux. Le général Washington est fichtrement bien renseigné… mais je crois que Hiakin va nous éviter de faire notre mauvaise commission ! Les Six Nations resteront unies. Sagoyewatha ignorera toujours que l’Iroquois convoite sa femme… et la guerre de Troie n’aura pas lieu…

Mais Gilles était à mille lieues de l’histoire grecque.

— Sitapanoki ! murmura-t-il. Quel nom étrange !

— Cela veut dire « Ses pieds chantent quand elle marche ». Il n’y a d’ailleurs pas qu’eux : tous les hommes auraient assez tendance à chanter devant elle et toutes les femmes à pleurer…

— Pourquoi a-t-elle parlé de ses ancêtres ?

— Parce que, jusqu’à ce que la France perde le Canada, ils étaient ses alliés. Sitapanoki est la petite fille du dernier Sagamore des Algonquins, exterminés en totalité par les Iroquois. Elle pourrait n’être qu’une captive comme cette malheureuse que tu as sauvée du gerfaut mais sa beauté est telle que c’est elle qui a capturé le chef Sénéca…

Auprès d’eux, le feu n’était plus que braises rouges. La nuit, lentement, les enveloppait. Elle était claire cependant et, en levant les yeux, les deux prisonniers pouvaient voir le ciel criblé d’étoiles. L’air nocturne apportait avec lui toutes les senteurs de la montagne.

— Elle est bien belle, notre dernière nuit…, murmura Gilles.

— Ouais ! Mais j’aimerais mieux une grosse pluie et une solide pinte de rhum…

Ils ne parlèrent plus. Chacun s’enfonça dans ses propres pensées, essayant de trouver un peu de repos dans le soutien même de ces liens qui les retenaient mais l’engourdissement qui les prenait était déjà une douleur…

Le temps coula. Le vent fraîchit. Les bruits du village indien s’éteignirent l’un après l’autre et bientôt l’on n’entendit plus, de loin en loin, que le cri des oiseaux nocturnes… et un ronflement qui apprit à Gilles que Tim avait réussi tout de même à s’endormir.

Tout à coup, il eut conscience d’une présence à ses côtés. Des nuages cachaient les étoiles et la nuit était devenue obscure mais il distingua tout de même une forme humaine à demi accroupie et qui se redressa.

— Je vais couper vos liens, souffla une voix. Ensuite je délivrerai votre ami.

La voix était celle d’une femme mais il était à peu près impossible de distinguer quoi que ce soit dans l’espèce de paquet sombre qu’elle représentait. Des mains cherchèrent les cordes, glissèrent une lame sous l’une d’elles, commencèrent à scier…

— Qui êtes-vous ? souffla Gilles. Je ne croyais pas recevoir une aide quelconque chez ces brutes…

— Je suis celle que vous avez sauvée de l’oiseau et à cause de qui vous devez mourir. Je ne vaux pas ça… Une esclave…

— Une captive ! rectifia le jeune homme. Et vous êtes une femme de ma race. Comment vous appelez-vous ?

— Avant que je ne devienne moins qu’un chien, on m’appelait Gunilla…



1. Conservateur, donc fidèle à l’Angleterre.

2. Autrement dit : venus de la mer.

CHAPITRE IX CICÉRON ET ATTILA

Le couteau de Gunilla coupait bien. En quelques instants Gilles et Tim retrouvèrent la liberté. Ce fut un peu plus long pour l’usage normal de leurs membres engourdis.

— Que faisons-nous maintenant ? souffla le chasseur. Comment franchir l’enceinte…

— L’un des pieux de la palissade est coupé. Il est possible d’en déplacer un morceau… tout au moins pour un homme. Moi, je n’ai jamais pu, sinon j’aurais fui depuis longtemps.

— Eh bien, conclut Gilles, vous fuirez avec nous. Montrez-nous le chemin.

Sans faire plus de bruit que des chats, ils traversèrent l’espèce d’esplanade, l’un derrière l’autre. Tim allait en tête puis l’esclave, puis Gilles. Mais, quand ils atteignirent les huttes, le chemin indiqué par Gunilla passa devant celle du chef et Gilles, retenu par une force plus puissante que sa volonté, ralentit le pas… Là, tout près de lui, respirait cette femme dont le souvenir le brûlait.

Tout était obscur dans la hutte. Le rideau de daim cachait l’entrée mais il était mal attaché. Le vent de la nuit le faisait bouger doucement, comme s’il demandait qu’une main le soulevât… Le cœur de Gilles se mit à cogner lourdement dans sa poitrine tandis que revenait, violemment impérieuse, irrésistible, la flambée de désir qui tout à l’heure, alors même qu’il était attaché au poteau de torture, lui avait fait oublier jusqu’à la notion de sa mort prochaine.

Sitapanoki était là, à deux pas. Il suffisait d’un geste pour l’approcher, pour la toucher… ou simplement la regarder dormir…

« C’est de la folie ! souffla, terrifiée, la voix intérieure de sa prudence. Ne tente pas le diable. Fuis !… »

Mais les pieds de Gilles rivés à la terre pesaient comme la pierre. S’il partait, il ne reverrait jamais cette beauté surhumaine qui faisait de l’Indienne une vivante déesse de l’Amour et cette idée lui fut insupportable. La revoir ! La revoir encore une-fois, quitte à en mourir…

Une main saisit la sienne cherchant à l’entraîner.

— Que faites-vous ? chuchota Gunilla. Le temps presse…

— Un instant seulement… Laissez-moi…

— Vous laisser ? Vous êtes fou ?

— Allez-vous-en !… Rejoignez Tim, je vous suis dans un instant ! Aidez-le à enlever le rondin et laissez le passage ouvert.

Mais elle s’agrippa à lui et, dans l’ombre, il vit ses yeux briller de colère.

— Avez-vous perdu l’esprit ? C’est la hutte du chef. Si vous entrez là, rien ni personne ne pourra plus vous sauver.

— Je sais, fit Gilles avec impatience. Allez devant vous, dis-je…

Il allait détacher les mains crispées sur son bras mais déjà, avec un gémissement terrifié, Gunilla s’écartait. Le panneau de daim s’était soulevé. Une forme blanche apparaissait et Gilles, malgré les ténèbres, crut que le soleil venait de se lever.

Un instant, Sitapanoki demeura immobile en face du jeune homme, si proche qu’il pouvait l’entendre respirer. Sans regarder l’esclave, elle fit le geste de la chasser et Gunilla s’évanouit dans l’ombre.

— Qu’attends-tu pour fuir ? souffla rageusement l’Indienne. Depuis un moment j’observe « la fille de la pierre ». Je savais qu’elle essaierait de te délivrer. Alors, que fais-tu là ? Fuis !

Mais il était au-delà de tout raisonnement. Saisissant la jeune femme, il la repoussa à l’intérieur de la hutte afin que l’on ne pût les entendre. Une idée folle venait de germer brusquement en lui.

— Je suis venu te chercher, fit-il. Je sais tout de toi. Ces gens sont les ennemis des tiens comme ils sont des miens. Laisse-moi t’emmener…

Dans l’obscurité il l’étreignit et le contact de son corps réveilla le démon en lui. Elle ne se défendit pas et, contre sa joue, il entendit un rire doux.

— Tu es aussi fou que jeune, toi dont les yeux sont semblables à un glacier sous la lune. Mais je n’ai pas envie de partir. Sagoyewatha m’aime… et c’est un grand chef.

— Et toi, l’aimes-tu ? Oh, je t’en prie, viens ! Si tu veux me suivre, je saurai t’aimer comme jamais aucun autre homme ne le pourra…

— M’aimer ? Tu m’aimes et cependant hier encore tu ne me connaissais pas ?

— Je ne cherche pas à expliquer. Vois, j’aurais dû fuir trop heureux d’échapper à la mort qui m’attend et cependant il m’a été impossible de m’éloigner de toi. Il fallait que je te revoie, ne fût-ce qu’une fois. Je sais bien que tu me prends pour un fou mais tu as mis du feu en moi, Sitapanoki…

— … et c’est le feu que tu risques si tu ne pars pas immédiatement ! Toi qui sais mon nom, ajouta-t-elle d’une voix émue, sais-tu quelle éternité de souffrance te réserve Hiakin ? Tu hurleras pendant des jours, peut-être, avant que la mort te prenne et moi je te verrai détruire lentement sous mes yeux sans même pouvoir abréger ton martyre ! Si « la fille de la pierre » ne t’avait délivré, je jure par le Grand Esprit que je l’aurais fait mais maintenant fuis…

— Pas sans toi…

Et, avant que la jeune femme ait pu seulement faire un mouvement, il l’avait enlevée dans ses bras, l’emportait hors de la hutte. Il était au-delà de toute logique, de tout raisonnement. Le vieux sang paternel avec ses exigences impérieuses, son goût du rapt et de la violence réclamait ses droits. Quel que puisse être le danger, il voulait cette femme et ne tolérait plus l’idée d’une séparation.

Sitapanoki n’avait pas poussé un cri, pas même un soupir et cependant ce qui devait arriver arriva. Gilles n’avait pas fait trois pas hors de la hutte qu’une haute forme humaine lui barra le passage. Une torche allumée surgit sans qu’on pût savoir d’où elle venait, puis une autre, puis une troisième. Et Gilles, brutalement dégrisé, se retrouva en face de Hiakin et de trois hommes. D’un souple mouvement de reins, l’Indienne glissa de ses bras et disparut dans l’ombre comme une couleuvre.

— Pour avoir réussi à te libérer, il faut que les esprits des ténèbres soient tes amis, gronda le sorcier. Et tu osais voler l’une de nos femmes… mais tu ne pourras plus échapper à ton sort. Regarde : le jour va naître…

En effet, vers l’est le ciel devenait plus pâle derrière les montagnes. Un coq chanta quelque part et brusquement tout le village fut dehors comme un essaim de guêpes qu’on aurait dérangé d’un coup de pied. Des dizaines de mains s’abattirent sur Gilles. On le traîna jusqu’au poteau et il y fut, de nouveau, solidement arrimé après avoir été dépouillé de ses vêtements tandis que des femmes entassaient des brassées de bois pour allumer un nouveau feu.

Hiakin, bras croisés sur la poitrine, considérait son prisonnier avec une joie féroce.

— Ton frère, l’homme aux cheveux rouges, a échappé. C’est tant pis pour toi : tu souffriras pour deux.

Et, complaisamment il se mit à lui détailler tout ce qu’il aurait à endurer dès que les premiers rayons du soleil s’abattraient sur le village. On allait lui brûler lentement toutes les parties du corps au moyen de toute une collection d’instruments que des femmes et des vieillards apportaient au feu par brassées et cela jusqu’à ce que son corps ne soit plus qu’une plaie, on lui mutilerait le visage de façon à le rendre méconnaissable, on lui arracherait la peau du crâne et on la remplacerait par un lit de braises ardentes, on lui casserait tous les os l’un après l’autre…

Sous ce débordement d’horreur, Gilles, les yeux grands ouverts, regardait le sommet des montagnes, s’efforçant de ne pas entendre et de se raccrocher à la seule idée consolante qui fût à sa disposition : Tim était sauf, Tim était hors des griffes de ces brutes. Peut-être même avait-il réussi à voler un mousquet grâce auquel il lui serait possible, de loin, de mettre fin aux souffrances de son ami…

Deux hommes s’approchèrent du condamné, armés de vases emplis de peinture noire et rouge avec lesquelles ils se mirent à lui peindre tout le corps ainsi que le voulait la coutume iroquoise.

Le feu flambait haut maintenant, dégageant une épaisse fumée. Les haches, les poinçons et les barres de fer que l’on y avait déposés rougissaient lentement. Hiakin se mit à ricaner.

— Tu n’essaies pas d’implorer notre pitié ? Qu’attends-tu pour nous supplier…

— Les hommes de ta race que tu mets à la torture te supplient-ils de les épargner ? jeta Gilles, méprisant.

— Les Indiens sont braves, quelle que soit leur tribu. Non seulement, ils ne pleurent pas mais ils chantent devant les apprêts de leur supplice et les plus vaillants chantent encore sous la torture.

— Ils chantent ?…

Avec l’énergie du désespoir, Gilles emplit d’air sa poitrine. Une chanson lui monta miraculeusement aux lèvres. C’était celle que, souvent, au camp de New-Port, chantaient le soir les soldats du régiment de Saintonge

Dans les jardins d’ mon père

Les lilas sont fleuris

Dans les jardins d’ mon père

Les lilas sont fleuris

Tous les oiseaux du monde

Viennent y faire leur nid

Auprès de ma blonde

Qu’il fait bon, fait bon, fait bon

Auprès de ma blonde

Le vacarme du village indien avait fait place à un silence profond. Les femmes et les vieillards avaient ralenti le pas en allant porter leurs outils au brasier. Il y avait moins de haine dans les regards où passait quelque chose qui ressemblait à du respect : le prisonnier chantait… Dans le silence des montagnes sa voix résonnait comme un cri de victoire et, soudain, au seuil de la grande hutte, Gilles vit paraître une forme blanche qui accéléra les battements de son cœur. Sa voix mourut sur les derniers mots. C’était l’ange de la mort qui venait à sa rencontre sous les traits de la femme qui lui avait fait perdre la tête !…

Mais d’un seul coup le soleil bondit dans le ciel comme une boule de feu et la vallée s’illumina. Ce fut le signal. Un vieil homme à peu près chauve à l’exception d’une maigre mèche grise qui lui pendait du crâne saisit une longue tige de fer rouge et marcha vers le poteau. Avec une sorte de fureur désespérée Gilles se remit à chanter.

La caille, la tourterelle et la jolie perdrix

Et ma jolie colombe… qui chante jour et nuit…

La dernière parole atteignit un aigu brutal. L’extrémité de la tige de fer venait d’être appliquée sur sa cuisse… En une seconde il fut inondé de sueur. La douleur avait été atroce et se poursuivait en élancements lourds tandis qu’une écœurante odeur de chair brûlée s’élevait. Il serra les dents, puis, cherchant l’air, tendit toute sa volonté pour reprendre sa chanson. C’était une vieille maintenant qui s’approchait armée d’une griffe rougie.

Qui chante… pour les filles… qui n’ont pas de mari…

La vieille souriait comme sourit une tête de mort en agitant sous le nez du prisonnier son horrible instrument dont il sentait déjà la chaleur. Mais soudain une clameur se fit entendre. Sur l’un des postes d’observation regardant la rivière, un Indien hurlait quelque chose en faisant de grands gestes… Une voix lui fit écho : celle de Sitapanoki.

— Sagoyewatha !… Il revient !…

L’attention, instantanément, se détourna du supplicié pour aller vers la grande porte de l’eau que l’on ouvrait largement. De son poteau, Gilles put voir le coude de la rivière littéralement couvert de canoës emplis de guerriers. Coiffé de plumes d’aigle, un homme grand et maigre au maintien imposant se tenait debout, bras croisés, à la proue du canot de tête. Telle une barbare divinité des eaux, il érigeait sur les nuages brumeux qui traînaient sur la rivière une haute statue de cuivre.

Tout le village explosa en une énorme acclamation. Quelques femmes arrachèrent leurs robes et, nues, plongèrent pour nager à la rencontre des arrivants tandis que les tambours se remettaient à ronfler.

Toujours rivé à son poteau, Gilles s’efforçait de ne pas permettre à l’espoir de l’envahir. Certes Tim prétendait que la présence de Sagoyewatha représentait leur seule chance de salut mais comment réagirait-il en face d’un homme qui avait, la nuit même, tenté d’enlever sa femme ?

Les canoës touchaient terre maintenant. Les nageuses nues sortaient de l’eau. Quelques-unes tenaient, entre leurs dents, les trophées guerriers de leurs époux : des têtes tranchées qu’elles portaient par les cheveux afin de pouvoir nager. Celles qui n’en avaient pas regardaient leurs sœurs avec une affreuse envie. Cette fois, Gilles ferma les yeux, pris d’une nausée qui, heureusement, passa très vite. Les têtes sanglantes avaient appartenu à des Blancs…

Quand il les rouvrit, le chef avait mis pied à terre et pénétré dans l’enceinte du village. Et Gilles, avec une brusque joie mêlée de reconnaissance, comprit pourquoi Sagoyewatha revenait tellement à point nommé : sa main s’appuyait sur l’épaule d’un enfant et cet enfant c’était Igrak. Igrak qui, renonçant à convaincre Hiakin de relâcher ses nouveaux amis, avait dû quitter secrètement le village dans la nuit pour rejoindre son frère. Heureusement, le chef Sénéca ne devait pas être très loin mais cela expliquait du même coup la hâte du sorcier à expédier les intrus.

Guidé par l’enfant, Sagoyewatha se dirigea droit vers le prisonnier, écartant d’un geste souverain les explications volubiles que lui fournissait Face d’Ours. Quand leurs regards se croisèrent, Gilles pensa qu’il avait rarement vu visage plus fier que celui de cet Indien. Son nez busqué, ses lèvres minces au dessin dédaigneux lui donnaient une certaine ressemblance avec l’oiseau dont il portait les dépouilles et le vieillissaient. Mais le cuivre lisse de sa peau, l’éclat sombre de ses yeux profondément enfoncés, l’aisance de son corps sec aux muscles allongés trahissaient la jeunesse. Son regard était sans colère et au contraire empreint de curiosité.

— Mon frère, « l’oiseau qui ne dort jamais » m’a dit que deux visiteurs étaient arrivés chez moi. Où est ton compagnon, homme du sel ?

— Il s’est enfui cette nuit. Pardonne-lui de ne pas s’être laissé tenter par l’hospitalité de ton peuple, fit Gilles en essayant de sourire.

— Notre hospitalité, nous ne l’aurions pas ménagée à l’homme magnanime qui, pouvant garder mon frère comme otage, prenait la peine de nous le ramener. Mais tu as enfreint nos lois les plus sacrées en tuant l’oiseau blanc qui frappe comme la foudre. En outre, tu allais fuir, toi aussi… en enlevant une de nos femmes.

« Une de nos femmes » ? Se pouvait-il qu’à la faveur de l’obscurité, Hiakin n’eût pas reconnu Sitapanoki ? En ce cas la chance était peut-être encore avec les envoyés de Washington… Avec un dédain superbe mais non sans difficultés à cause des cordes, Gilles haussa les épaules.

— Je le reconnais ! Le général Washington nous a chargés, Tim Thocker et moi, d’une mission auprès de toi. Ma sottise et la fureur de ton peuple nous ont empêchés de l’accomplir et je pensais, en prenant un otage, t’obliger à discuter tout de même avec moi.

L’excuse était peut-être un peu tirée par les cheveux mais Sagoyewatha parut s’en contenter. Son regard grave s’attarda un moment sur le visage calme de son prisonnier. Ce qu’il y lut dut lui plaire. Le prisonnier avait déjà souffert dans sa chair ainsi que l’attestait la large brûlure de sa cuisse et cependant tout à l’heure, le chef Sénéca l’avait entendu chanter. Ses yeux froids, du bleu léger d’un ciel d’hiver, regardaient droit devant eux, avec fierté mais sans arrogance. Sagoyewatha hocha la tête.

— Le Grand Esprit est notre père mais la Terre est notre mère comme elle est la mère des hommes à la peau blanche qui lui demandent, comme nous, leur nourriture. Mais ils ne connaissent pas le Grand Esprit et pensent que tout ce qui vit sur la Terre a été créé à leur usage. Ils ne savent pas que l’oiseau blanc est d’essence divine…

Fasciné, Gilles écoutait. La voix du chef indien était une envoûtante musique, un velours sombre et chaud où les paroles tissaient d’étonnants reliefs. Il comprit pourquoi ce jeune homme possédait assez de prestige pour que le hautain Washington souhaitât l’attirer à lui. Néanmoins il tenta de secouer le charme.

— Eussé-je connu vos lois que j’aurais frappé tout de même ! lança-t-il audacieusement. Ton oiseau divin allait tuer une femme.

— Une esclave…

— Ma peau est de même couleur que celle de cette esclave. Si l’une de tes sœurs de race avait été attaquée, Sagoyewatha, l’aurais-tu laissée mourir ?

— Peut-être ! Quand le Grand Esprit se choisit une victime nous n’allons jamais contre sa volonté. Mais tu ne peux comprendre cela… et c’est pourquoi je te délivre.

Tirant un long couteau de sa ceinture, le chef trancha rapidement les liens qui retenaient le jeune homme au poteau. Qui le soutenaient aussi car lorsque Gilles voulut avancer, il fut pris d’un vertige. Il n’avait rien mangé, rien bu depuis la veille et l’épuisement de sa nuit d’agonie se faisait sentir. Il vacilla sur ses jambes, tâtonna à la recherche d’un point d’appui. Igrak se jeta contre lui et le soutint en criant quelque chose. Sagoyewatha sourit.

— L’enfant a raison : tu as besoin de nourriture et de repos. Viens ! Puisque tu portes la parole du grand chef blanc, tu es désormais mon hôte…

Il eut un geste impératif et deux de ces Indiens qui l’instant précédent étaient prêts à dépecer le Français en écoutant ses hurlements comme une douce musique l’emportèrent avec des soins de mère jusqu’à une hutte voisine de celle du chef.

Un moment plus tard, Gilles, nourri de maïs et de poisson grillé, un emplâtre d’herbes sur sa brûlure et enveloppé d’une chaude couverture entreprenait de réparer les dégâts des vingt-quatre heures les plus éprouvantes de sa vie en s’abîmant dans un profond sommeil…

Accroupies de part et d’autre de la couche de Gilles, les deux femmes offraient un contraste saisissant. La lueur du petit feu de branchages exaltait la beauté de Sitapanoki et accusait la décrépitude de sa compagne, sorte de momie desséchée qui fumait sa pipe avec la gravité d’un vieux pirate sur la dunette de son navire. Gilles préféra ne pas la regarder.

Se redressant sur un coude, il sourit à la jeune femme.

— Si ton époux fait de toi ma gardienne, il fait de moi l’homme le plus heureux du monde, murmura l’ancien élève de Saint-Yves, trouvant d’instinct les mots d’une galanterie toute française. Évidemment, celle-là est moins agréable ! ajouta-t-il en désignant d’un mouvement de tête la vieille à la pipe. Je m’en passerais volontiers.

— Sagoyewatha est trop sage pour ne pas savoir qu’on n’allume jamais de feu dans une forêt de pins desséchée par l’été. Quant à celle-ci, ce n’est pas toi qu’elle garde mais moi car elle est ma belle-mère. Elle se nomme Nemissa. Les terres où nous sommes lui appartiennent comme le veut la coutume des Iroquois.

Impressionné, Gilles inclina vaguement le buste en direction de la vieille femme qui le gratifia d’un coup d’œil glacé et se remit à tirer sur sa pipe comme s’il n’avait pas existé.

— On dirait que je ne lui suis guère sympathique, soupira-t-il. En tout cas il est temps de me lever. Je dois voir ton époux.

Il rejeta la couverture, se rappela juste à temps qu’il était entièrement nu dessous à l’exception de la peinture dont on l’avait enduit avant la torture et entreprit de se draper dans le tissu rugueux. Aussitôt, la vieille Nemissa fut debout et fit le geste de lui barrer le passage en prononçant quelques paroles incompréhensibles.

— Tu ne dois pas sortir, traduisit Sitapanoki. Si nous sommes ici, c’est justement pour t’en empêcher. Sagoyewatha reçoit un autre chef autour du feu du Conseil et il ne désire pas que cet autre connaisse ta présence ici.

— Qui est « cet autre » ?

— Kiontwogky, celui que l’on a surnommé le Planteur de Maïs…

— J’ai entendu parler de Cornplanter, fit Gilles se souvenant sans plaisir de l’étrange mission qui lui avait été confiée. On dit qu’il jalouse ton époux et qu’il te convoite. Que vient-il faire ici ?

— On dit vrai. Deux fois déjà, j’ai échappé à des tentatives d’enlèvement qui ne pouvaient venir que de lui mais Sagoyewatha refuse d’y croire car il est lui-même noble et droit.

— Les Iroquois ne savent-ils donc pas respecter l’épouse de leurs frères ?

— Si. Quand elles sont de leur race. Moi, je suis d’une race ennemie, une sorte de captive. Ce n’est pas un crime de voler une captive. Quant à ce que Cornplanter vient faire ici j’ai cru comprendre qu’il cherchait à entraîner Sagoyewatha dans une expédition contre les colons de Schoharie, plus haut dans la vallée…

Gilles fit un pas vers l’ouverture de la hutte. Nemissa se dressa devant lui, bras en croix, farouche et impérieuse… Doucement mais fermement il l’écarta.

— Dis-lui que je ne sortirai pas. Mais je veux apercevoir ce Cornplanter. Il faut que je sache à quoi il ressemble…

Il n’eut pas à écarter beaucoup la peau de cerf qui cachait l’entrée. Le Grand Conseil des Sénécas était juste dans son champ de vision. À nouveau la nuit était venue et, sur son obscurité, les silhouettes des Indiens éclairés par les flammes se détachaient vigoureusement. Gilles eut l’impression qu’il y en avait une multitude. Des hommes, jeunes pour la plupart, solidement bâtis sous les peintures violentes qui leur donnaient un aspect si redoutable. Il vit Sagoyewatha, toujours casqué de ses plumes d’aigle mais revêtu, sans doute pour la circonstance, d’un magnifique habit rouge d’officier anglais qui lui donnait un aspect étonnant. Il vit enfin, dressé en face de lui comme un coq de combat, un grand diable à la peau de cuivre clair dont le crâne rasé portait une sorte de diadème d’argent. L’épaisse mèche noire liée au sommet de sa tête était mêlée de plumes multicolores. De lourds bijoux d’argent étiraient les lobes largement percés de ses oreilles et s’incrustaient sous son nez arrogant. Ses yeux lançaient des flammes tandis que des paroles de colère jaillissaient comme un torrent de ses lèvres méprisantes…

— Il dit que jamais les récoltes n’ont été aussi belles autour de Schoharie, souffla Sitapanoki, que c’est le moment ou jamais pour faire connaître aux gens de la vallée que les Iroquois n’ont pas oublié leurs frères massacrés par le général Sullivan, qu’ils sont toujours là et réclament vengeance… Il veut brûler toute la vallée.

— Et que dit ton époux ?

— Que les fruits de la terre notre mère doivent être respectés, que l’hiver sera bientôt là et que nous aurons faim, qu’enfin, il est bon d’attaquer les soldats mais que les paysans de Schoharie ne comptent pas beaucoup de guerriers. Mais ce sont là des raisons que Cornplanter ne comprend pas. Il n’aime que le sang et les cris des victimes. Les Iroquois sont cruels mais il est le pire de tous. J’ai entendu dire que coulait en lui du sang blanc et que c’est la cause de la haine insensée qu’il porte à tes pareils.

Longtemps, la discussion se poursuivit autour du feu sans résultat apparent. Cornplanter, soutenu d’ailleurs par Hiakin, soufflait le feu et la fureur tandis que Sagoyewatha opposait tous les arguments d’une profonde sagesse. Puis, brusquement, les voix baissèrent de ton et il ne fut plus possible de rien entendre jusqu’à ce qu’enfin Sagoyewatha jetât quelques mots d’une voix forte :

— Mon époux désire réfléchir cette nuit, traduisit Sitapanoki. Cornplanter va se retirer avec les siens. Demain, il reviendra chercher sa réponse… Mais je crains bien qu’il ne gagne la partie : il n’est jamais agréable de s’entendre traiter de lâche. Pourtant je ne comprends pas l’insistance de Cornplanter. Jamais il n’a combattu en compagnie de Sagoyewatha et ses guerriers sont bien assez nombreux pour submerger Schoharie sans l’aide des nôtres.

Ces derniers mots firent tressaillir Gilles, le ramenant à cette mise en garde que Washington les avait envoyés, lui et Tim, porter au chef du clan des Loups. Qu’il se laissât entraîner à la suite de Cornplanter et le village, comme lors de la capture des deux messagers, retomberait sous la responsabilité d’Hiakin… d’Hiakin qui, justement, semblait prendre si fort le parti de l’Iroquois, d’Hiakin qui haïssait Sitapanoki…

La vieille Nemissa saisit le bras de la jeune femme et lui montra la porte impérieusement.

Au-dehors, les guerriers se dispersaient. Seul Sagoyewatha demeurait encore auprès du feu dans les braises duquel se perdait son regard songeur.

— Je dois rejoindre mon époux, murmura Sitapanoki. Nemissa va rester avec toi jusqu’à ce qu’un guerrier vienne te garder à sa place. Je suis désolée…, ajouta-t-elle avec l’ombre d’un sourire.

— Pas tant que moi, grogna Gilles. Mais, je t’en prie, dis à ton époux que je désire lui parler cette nuit même. Il faut qu’il m’entende avant de prendre sa décision.

Les grands yeux dorés s’attardèrent un instant sur le visage assombri du jeune homme. Il comprit que, sans deviner le fond de sa pensée, elle était inquiète. Alors il lui sourit.

— … Je t’en prie, Sitapanoki, dis-lui que j’ai besoin de le voir, c’est important… pour nous tous.

Il refusa de s’expliquer davantage jugeant qu’il était inutile de l’effrayer en lui laissant voir le fond de sa pensée et le soupçon qui y grandissait : la troisième tentative d’enlèvement pourrait peut-être réussir quand l’Iroquois saurait le village privé de ses guerriers et aux mains de son allié Hiakin…

C’est ce qu’il fit entendre au sachem quand débarrassé de sa tunique rouge mais le visage fermé il se courba pour franchir l’entrée de la hutte d’où, aussitôt, Nemissa disparut.

— Cornplanter ne souhaite t’emmener avec lui qu’afin de t’éloigner de tes campements, affirma-t-il audacieusement. Tu seras auprès de lui, sous ses yeux. Alors il pourra envoyer quelques-uns de ses guerriers dans ton village réduit aux femmes et aux vieillards pour y prendre ce qu’il t’envie le plus. Tu dois te méfier de lui, Sagoyewatha, car il est jaloux et il te hait.

Le visage impassible du chef Sénéca ne révéla rien des pensées qui agitaient son esprit mais les yeux aigus de Gilles remarquèrent que ses poings se serraient imperceptiblement cependant que la belle voix grave, inaltérée, murmurait presque négligemment :

— C’est là ce que t’a chargé de m’apprendre le général Washington ? Que lui importent les biens et même l’honneur d’un ennemi ? Je suis un Indien et il est un gentilhomme de Virginie…

— On peut respecter et même admirer un ennemi quand il a ta noblesse. Le Général déplore que toi et les tiens vous dressiez contre lui alors qu’il lutte pour la liberté d’une terre où vous êtes nés l’un et l’autre. Pour moi, qui viens d’un pays dont l’Angleterre est l’ennemie héréditaire, il est difficile de comprendre votre lutte entre Américains, quelle que soit la couleur de la peau. Pourquoi donc choisis-tu d’être l’homme de l’Angleterre… au point de porter son habit ?

— Les Hommes aux Habits Rouges nous traitent en alliés et en égaux. Ceux que l’on appelle les colons nous considèrent comme des bêtes sauvages. Pourtant, quand leurs ancêtres ont traversé les grandes eaux pour poser le pied sur cette terre ils ont trouvé en nous des amis, pas des ennemis. Ils ont raconté qu’ils avaient quitté leur pays aux mains des mauvais hommes et qu’ils venaient ici pour jouir de leur religion. Nous les avons pris en pitié. Nous avons pourvu à leurs demandes et ils se sont assis parmi nous. Nous leur avons donné du maïs et de la viande… en échange, ils nous ont donné du poison… l’eau de feu qui brûle et qui, en effet, nous change en bêtes. Quand tu retourneras vers les tiens… si je te rends la liberté, dis à ton Général que Sagoyewatha n’a pas besoin de ses avis, qu’il sait se garder et qu’en outre il méprise les voix doucereuses qui murmurent sournoisement afin de séparer le frère du frère.

— Ainsi, tu es décidé à suivre Cornplanter ?

— Je viens de te dire qu’il est mon frère…

— C’est faux ! Et il n’est pas non plus un véritable Indien. Sais-tu qu’il est né d’un colon ? Que son père vit encore à Fort Plain et qu’il se nomme John O’Bail ? Si tu l’ignores, le Général lui le sait et c’est pourquoi il m’a envoyé vers toi pour te dire : « Grand Chef, prends garde à l’homme que tu crois de ton sang et qui ne l’est qu’à moitié car, bien qu’il n’y ait aucun droit, il rêve de dominer les Six Nations Iroquoises. Pour y parvenir il est prêt à écraser tous les autres chefs, toi le premier.

Pour la première fois, une flamme de colère s’alluma dans le regard de Sagoyewatha et sa voix trembla.

— Ta langue siffle comme celle du serpent ! Si ambitieux que soit Cornplanter il ne peut espérer vaincre le plus grand de nous tous, le chef mohawk Thayendanega ! Alors qu’a-t-il à faire de moi qui suis moins puissant que lui ?

— Ton chef mohawk possède-t-il la plus belle des femmes ?…

Un instant, Gilles crut que le Sénéca allait lui sauter à la gorge mais la puissance sur lui-même de cet homme était exceptionnelle. Comme naguère au poteau du supplice le regard noir et le regard clair se croisèrent, s’accrochèrent… puis, avec un dédaigneux haussement d’épaules, le sachem se détourna.

— Nos paroles s’en vont avec le vent qui bientôt balayera l’armée des colons. La trahison s’y glisse et, avant qu’il soit longtemps, leur chef ne songera plus à offrir son amitié à qui que ce soit, même au plus misérable d’entre nous. Quant à toi, je déciderai demain si tu dois vivre ou mourir…

Indifférent à la menace, Gilles n’avait retenu qu’un mot parmi ceux que venait de prononcer le sachem.

— La trahison ? Que veux-tu dire ?

Mais, sans lui répondre, Sagoyewatha quitta la hutte, Gilles s’élançait pour le suivre quand, devant son nez, deux lances brusquement se croisèrent et il comprit qu’il avait encore une fois changé de statut dans le camp indien. De candidat au martyr il était passé au rang d’hôte et maintenant une raison inconnue le ramenait soudain à l’état de prisonnier.

Le léger doute qu’il conservait encore fut levé quand deux hommes envahirent son logement. L’un portait une écuelle pleine de bouillie de maïs accompagnée de poisson et d’une cruche d’eau, l’autre des piquets, des cordes et un maillet. On lui fit comprendre par gestes qu’il avait à se nourrir rapidement, ce qu’il fit sans le moindre plaisir et uniquement pour entretenir ses forces car ce ragoût indien n’avait rien de succulent. Impassibles, les deux Indiens le regardèrent faire puis, la dernière bouchée avalée, lui sautèrent dessus sans autre préavis. On le coucha sur le sol, bras et jambes écartés et l’on attacha ses chevilles et ses poignets aux quatre piquets prestement plantés dans le sol de la hutte, sans d’ailleurs paraître s’intéresser le moins du monde à ses protestations furieuses. Apparemment, Sagoyewatha n’avait aucune confiance dans la solidité de ses constructions et tenait à s’assurer que son invité ne profiterait pas de la nuit pour faire un trou dans une paroi et gagner le large. C’était d’ailleurs point par point ce que Gilles avait l’intention de faire.

Réduit à l’impuissance, furieux et humilié, très inquiet aussi, le jeune homme passa une nuit à la fois inconfortable et exténuante sous une collection de points d’interrogation qui lui tinrent lieu d’étoiles. Qu’est-ce que l’Iroquois avait bien pu dire à Sagoyewatha ? Qu’était-ce que cette trahison qui menaçait Washington et devait le conduire à une si humiliante défaite ? Où diable pouvait bien être passés Tim et la fille qui s’appelait Gunilla ?

Il réussit à s’assoupir vers la fin de la nuit mais le vacarme qui envahit le village avec les premiers rayons du soleil le tira de ce repos précaire. Il voulut bouger, poussa un gémissement de douleur et tout de suite après se mit à jurer comme un vieux troupier. Son corps était raide comme une planche, sa bouche desséchée et il avait l’impression de sentir aussi mauvais que tout le campement réuni. En outre, la peinture qui avait séché sur son corps le grattait furieusement…

Au prix d’une nouvelle douleur, il redressa un peu la tête pour mieux entendre. Aucun doute sur l’origine de ce tintamarre. Les guerriers sénécas allaient une fois de plus quitter leur village pour suivre Cornplanter dans le raid mortel qu’il projetait contre les paisibles colons de Schoharie. Les démons rouges allaient tomber comme la foudre sur un village dorant ses moissons mûres au soleil d’été, tout mettre à feu et à sang, ne laissant derrière eux que de la terre brûlée et des monceaux de cadavres dépouillés de leurs chevelures. Et rien ni personne ne pouvait rien pour éviter ce drame…

Le faible espoir qu’il conservait de convaincre peut-être Sagoyewatha quand il viendrait l’informer de ses décisions le concernant s’évanouit quand une ombre immense s’interposa entre lui et le trou lumineux de sa porte relevée. À sa couronne de poils raides il reconnut Hiakin et recommanda son âme au ciel. Pour que le sorcier vînt lui-même, il fallait que les nouvelles fussent mauvaises. Très certainement, on allait le ramener au damné poteau de torture pour y reprendre les réjouissances locales là où on les avait laissées.

Trop jeune pour endurer sans mot dire l’examen narquois du sorcier, le jeune Breton gronda.

— Qu’est-ce que tu viens chercher ici, Hiakin ? La fin de ma chanson ?

Face d’Ours haussa le paquet de muscles qui lui servait d’épaules.

— S’il ne tenait qu’à moi tu pourrais l’entonner tout de suite, grogna-t-il dans le meilleur style de son modèle. Mais Sagoyewatha pense que tu lui seras plus utile comme otage car, lorsque le Virginien sera vaincu et renvoyé dans sa tanière, les guerriers venus d’au-delà des grandes eaux seront peut-être généreux pour retrouver leurs prisonniers et les ramener au pays.

— Et toi, rétorqua Gilles, tu le penses aussi ? Tu crois à cette idiotie colportée par Cornplanter, à cette invraisemblable histoire de trahison qui doit, selon lui, livrer l’armée américaine aux Habits Rouges ? Je te croyais plus intelligent. Aucun des soldats de Washington n’est capable de ça !

— Sauf celui que brûle la soif de l’or ! Une histoire invraisemblable, dis-tu ? s’écria Hiakin laissant la colère l’entraîner dans le piège tendu à son orgueil. Sache donc, homme aux cheveux pâles, que le guerrier qui commande à West Point, le valeureux général Benedict Arnold, échange depuis des semaines des paroles avec ses anciens maîtres pour faire plaisir à sa squaw ! Avant la prochaine lune il aura livré, contre beaucoup d’or, la forteresse de l’Hudson. Ton grand chef blanc alors disparaîtra comme la brume du matin…

Les derniers mots se perdirent dans l’éclat de rire de Gilles, un éclat de rire d’autant plus sonore qu’il cachait plus d’inquiétude car ce que venait de lui révéler Face d’Ours rendait un sinistre son de vérité. Cela répondait trop bien aux doutes émis à Peekskill par le colonel Hamilton visant la confiance que l’on pouvait accorder au héros de Saratoga. Si Arnold livrait West Point, non seulement Washington perdrait sa plus solide position mais encore l’or de France irait en droite ligne dans la poche de ses ennemis. Que pourraient faire alors Rochambeau et ses cinq mille hommes accrochés à leur île entre la flotte anglaise et cet énorme continent où il n’aurait plus le moindre appui ?

— Pourquoi ris-tu ? demanda Hiakin, mécontent.

— Parce que vous êtes encore plus fous que je ne le croyais. Voilà donc pourquoi Sagoyewatha refuse d’entendre les paroles de paix de mon maître ? Pauvres imbéciles ! Croyez-vous donc que West Point soit la seule force de Washington ? Va dire à ton chef qu’il interroge son jeune frère. Igrak pourra lui dire à quoi ressemblent les guerriers du roi de France, leurs armes et leurs vaisseaux ! Des guerriers qui ne sont qu’une avant-garde car bientôt d’autres vont venir, avec encore plus d’armes, encore plus de canons, encore plus de vaisseaux. Tes amis les Habits Rouges seront balayés comme les feuilles par la tempête… et vous avec. Tue-moi si tu veux, maintenant… mais n’oublie pas mes paroles quand l’heure sera venue…

Un furieux coup de pied allongé dans ses côtes fut la seule réponse du medecine-man qui disparut beaucoup plus vite qu’il n’était venu.

Au-dehors, le vacarme devenait infernal. Des chants sauvages, coupés de hurlements hystériques, s’élevaient sur le roulement enragé des tambours de guerre. La terre même tremblait sous le trépignement de centaines de pieds rythmant une danse guerrière. Par la porte demeurée ouverte, un nuage de poussière envahit la hutte et submergea Gilles qui se mit à tousser, la gorge arrachée, ce qui augmenta sa rage. Attila avait vaincu Cicéron et, avec ses hordes barbares, s’en allait porter la mort et la désolation jusqu’au cœur de ce beau pays, tandis que la basse avidité d’un homme sans honneur poignarderait dans le dos l’un des plus grands hommes jamais nés sur la terre, un homme qui était aussi un ami.

À moitié fou de fureur, Gilles se mit à tirer sauvagement sur les liens qui le retenaient à ses piquets, cherchant au moins à ébranler ceux-ci dans l’espoir de les arracher. Mais ils tenaient bon. Le sang coulait de sa peau entamée sans que les piquets eussent seulement frémi. Pourtant, il fallait qu’il sorte de là, à n’importe quel prix, il fallait qu’il puisse quitter ce maudit village. Le danger d’enlèvement que courait la belle Sitapanoki s’estompait devant le péril mortel des Insurgents aux prises avec la trahison d’un des leurs…

— Seigneur, pria-t-il à haute voix, et vous Notre Dame qui défendez les justes causes, aidez-moi ! Tirez-moi de là afin que je puisse les sauver ! Envoyez-moi du secours… ou dites-moi ce que fait cet abruti de Tim Thocker !

Il avait hurlé son étrange prière comme s’il espérait être entendu au plus haut du ciel mais sa voix se perdit dans le tintamarre où se mêlaient maintenant les hennissements des chevaux.

Un souffle tiède lui balaya la figure.

— Chut !… fit une petite voix et Gilles qui avait fermé les yeux les rouvrit sur le visage anxieux d’Igrak agenouillé près de sa tête, un doigt sur la bouche. Il lui sourit mais déjà l’enfant s’attelait de toutes ses forces à l’un des piquets qu’il secoua avec une énergie farouche. Les muscles naissants saillaient sous sa peau cuivrée qui bientôt fut couverte de sueur. Mais, au bout d’un moment, le piquet bougea suffisamment pour que grandît enfin l’espoir de l’arracher. Avec un sourire de triomphe, le petit guerrier se jeta sur l’autre pièce de bois mais, au-dehors, quelqu’un cria son nom.

L’enfant tressaillit et Gilles vit l’angoisse passer sur son visage crispé.

— Va vite ! souffla-t-il, je ferai le reste tout seul ! Merci… cent fois merci…

Les yeux soudain brillants, Igrak se releva et prestement glissa un couteau sous les épaules de Gilles.

— Ami…, fit-il.

Puis, avec la souplesse d’une anguille, il se glissa dans un trou à ras du sol qu’il avait dû percer dans la paroi et que Gilles n’avait pas remarqué. Resté seul, il commença par écouter intensément. Le bruit commençait à faiblir. Les pas des hommes et des chevaux incontestablement s’éloignaient… Sans doute ne s’occuperait-on pas de lui avant quelque temps mais peut-être valait-il mieux attendre la nuit pour achever sa libération. D’autre part, si l’on venait lui apporter quelque nourriture, il se pouvait que l’on s’aperçût des dommages subis par le piquet, auquel cas tout serait à recommencer et sans l’aide d’Igrak. Après tout, si l’enfant avait, à cet instant, entrepris de le délivrer c’est qu’il y avait une chance à saisir… Alors, bandant ses muscles il se mit à tirer de toutes ses forces. Sous son dos, il sentait la lame du couteau et puisait dans ce contact un regain d’énergie. Il tira, tira… et retint un cri de triomphe quand, brusquement, le piquet s’arracha…

Sa main droite libérée, il se tordit pour saisir le couteau, réussit à refermer ses doigts engourdis dessus. Tout son corps courbatu criait de douleur mais l’excitation de sentir la liberté si proche le soulevait. La lame mordit les cordes qui liaient sa main gauche. Igrak avait bien fait les choses : le couteau coupait comme un rasoir. En quelques instants, les torons de chanvre cédèrent. Dès lors, libérer ses pieds fut pour le jeune homme une simple gymnastique.

Debout, il s’étira plusieurs fois, plia les genoux. La circulation, douloureusement d’abord, puis de plus en plus librement, se rétablissait. Alors, Gilles alla prudemment jeter un coup d’œil au-dehors.

Il n’y avait personne en vue. Tous ceux qui ne partaient pas étaient massés à l’entrée donnant sur la rivière où l’on mettait les canoës à l’eau. Ceux des Indiens qui étaient montés étaient partis à cheval, les autres dans les longues pirogues peintes mais personne ne faisait attention à ce qui se passait dans le village vidé, chacun ayant sans doute à cœur de saluer les guerriers. Avec un battement de cœur, Gilles s’aperçut qu’il n’y avait personne à l’entrée donnant sur les champs de maïs. Alors, saisissant la couverture laissée dans un coin et dont il comptait se faire un vêtement quand il en aurait le temps, il s’élança, aussi nu que la main, courut à s’en faire éclater le cœur en priant le Ciel que personne ne l’aperçût, franchit l’enceinte et plongea enfin en plein cœur du champ de maïs qui l’engloutit comme une vague…

Il ne s’y arrêta qu’un instant. Sa fuite pouvait être découverte d’une minute à l’autre. Il ne devait pas s’attarder. À l’aide de son couteau, il coupa une large bande dans sa couverture, s’en fit une sorte de pagne, y glissa la lame providentielle puis roulant le reste sous son bras en prévision de la nuit, il entreprit de traverser la mer verte en direction des bois qui coulaient presque jusqu’au fond de la vallée.

Le soleil tapait dur et, quand il l’atteignit, la fraîcheur des bois lui fit du bien. Ils étaient touffus et sombres avec d’épais buissons d’airelles et de mûres qui le griffaient mais auxquels, au passage, il rafla quelque nourriture. Les fruits sauvages étaient acides et lui brûlèrent l’estomac mais ils étanchèrent sa soif.

La pente boisée était rude, et, dans la poitrine de Gilles, son cœur battait comme un tambour. Sa respiration faisait autant de bruit qu’un soufflet de forge. Il songea que, si les Sénécas se lançaient à sa poursuite, il serait rapidement rattrapé et repris. Mieux valait peut-être ne pas s’éloigner beaucoup, chercher une cachette et s’y tenir en attendant la nuit. Ses poursuivants n’imagineraient sans doute pas qu’il ait pu rester si près du camp mais la difficulté majeure consistait dans ses traces. Tim, cent fois, lui avait vanté le flair incroyable des Indiens pour les relever.

Le bruit d’un ruisseau l’attira. Ils étaient des centaines comme lui à descendre vers la rivière. Gilles, pensant que c’était la meilleure manière de brouiller ses traces, y entra et entreprit de le remonter, non sans plaisir car la fraîcheur de l’eau soulagea ses pieds nus abondamment écorchés.

Des hurlements encore beaucoup trop proches lui parvinrent. Ils venaient du village où, plus que certainement sa fuite avait été découverte. Cette fois, la chasse avait commencé et s’il ne trouvait pas rapidement un asile, ses chances d’échapper allaient se réduire à peu de chose…

Il chercha autour de lui. Son regard s’arrêta sur un gros arbre, sans doute fort âgé qui se dressait sur le bord du ruisseau. Une branche s’avançait au-dessus de l’eau, une branche qu’il serait peut-être possible d’attraper…

Se hissant sur une pierre que l’eau recouvrait à peine, il tendit les bras, prit son élan, sauta en priant le Bon Dieu que son élan fût assez fort car il lui serait difficile de se recevoir sur la pierre glissante. Ses mains touchèrent le bois, s’y agrippèrent. Un instant, il demeura suspendu entre l’arbre et l’eau, cherchant son souffle pour tenter un rétablissement, le réussit et se retrouva à califourchon sur la branche d’où il examina l’arbre.

C’était un vieux hêtre, l’un de ces gros fayards comme il en avait rencontré beaucoup dans ses forêts bretonnes et il pensa que le Ciel était avec lui car, souvent, quand l’arbre avait beaucoup vécu, sa maîtresse-fourche présentait un trou dans lequel un homme pouvait se cacher. Et, sans perdre de temps, il entreprit l’escalade.

Le hêtre était haut mais talonné par le danger car ses poursuivants devaient se rapprocher dangereusement, bien que l’on n’entendît plus grand-chose, Gilles le gravit dans un temps record et poussa un soupir de soulagement : le creux était bien là où il l’avait souhaité, formant, au départ des branches feuillues, comme un profond berceau dans lequel il s’installa avec un soupir de bonheur. D’en bas, il devait être parfaitement invisible, et la mousse fraîche qui tapissait son refuge était singulièrement agréable à la peau écorchée de son dos où se réveillaient les morsures récentes des coups de ceinturon. Il était grand temps qu’il disparût de la surface du sol…

Aucun bruit ne se faisait plus entendre mais, entre les arbres, des formes silencieuses venaient d’apparaître, glissant comme des fantômes sur leurs légers mocassins de daim. Les Sénécas n’avaient que trop aisément relevé la piste du fugitif !

Comme il l’avait fait lui-même, ils remontèrent le ruisseau, guettant visiblement sur les berges les traces de sortie. Le grand hêtre, vu sa hauteur, ne les intéressa qu’à peine quand ils passèrent sous son ombrage. Pas un instant, ils ne soupçonnèrent que leur gibier retenait son souffle au sommet de ce géant. En quelques instants ils disparurent sans avoir fait plus de bruit qu’un friselis à peine accentué de l’eau.

Longtemps après leur départ, Gilles demeura tapi dans son asile de mousse épiant le moindre froissement de feuilles, le plus léger cri d’oiseau, fouillant des yeux les profondeurs vertes de la forêt et attendant pour bouger que les Indiens reviennent. Mais rien ne vint sinon le sommeil qui, brusquement, réclama son corps exténué et Gilles perdit la notion du temps comme celle du monde extérieur.

Il s’éveilla tremblant de froid et de fièvre. Le soleil avait disparu. L’humidité montait des profondeurs de la vallée. La chaleur du jour avait cédé au vent du soir. Avec précaution, Gilles déplia ses membres engourdis. Il lui fallait, sans plus tarder, se chercher un autre abri car, à mesure que la saison s’avançait, les nuits devenaient plus froides. En passer une à peu près nu au sommet d’un arbre avec un bout de couverture pour toute protection, relevait de la folie pure. En outre, il devenait urgent de trouver quelque chose à manger car jamais son ventre n’avait crié famine à ce point.

Prudemment, il entreprit de redescendre. Ce fut infiniment plus difficile que l’escalade avec ses muscles douloureux et les frissons qui le rendaient maladroit. Mais une fois à terre, Gilles se mit à courir pour essayer de se réchauffer un peu. Son intention était de regagner les bords de la rivière car il ne fallait pas songer à franchir les montagnes de nuit et sans autres armes qu’un couteau, à la merci de la première bête sauvage venue. Mieux valait encore, malgré le danger, la proximité du campement… et de son champ de maïs ! Les contreforts de la montagne pouvaient en bordure de la Susquehanna offrir l’abri d’une grotte.

Il ne chercha pas longtemps. Dans l’ombre grandissante, il distingua une fissure noire, s’en approcha aussi prudemment que l’eût fait un Indien, franchit le seuil… et s’écroula sans connaissance. Une invisible main venait de lui assener sur le crâne un coup vigoureux…

Quand il refit surface, il se crut en paradis bien que sa tête sonnât comme un bourdon de cathédrale car la voix qui jurait superbement à ses côtés était celle de Tim.

— Mille millions de tonnerre de bon sang de bois ! Tu peux te vanter de nous avoir fait faire du mauvais sang. Qu’est-ce qui t’a pris, bougre d’imbécile, d’entrer dans ce wigwam au lieu de prendre la poudre d’escampette avec nous l’autre nuit ? Nous serions déjà loin ! Tandis que voilà deux jours qu’on se ronge le foie, cette brave fille et moi, à essayer de trouver un moyen de sauver ta peau. Et tout ça pour une foutue femelle à la peau noire…

Jamais Gilles ne l’avait vu encore dans une telle fureur. Il écumait littéralement et sa voix râpeuse, répercutée par la voûte de l’étroite grotte où il avait tiré le corps inerte de son ami, venait frapper douloureusement sur le crâne de celui-ci. D’une main incertaine, Gilles tâta sa tête où s’enflait une respectable bosse tandis que son regard embrassait le décor environnant : une petite caverne qui devait être profonde car l’entrée ne se voyait pas. En outre, un feu de broussailles y avait été allumé qui réchauffait agréablement son corps transi. Gunilla, l’esclave échappée, se tenait accroupie à côté sans prêter plus d’attention aux deux hommes que s’ils n’avaient pas existé. Plus que jamais d’ailleurs, elle ressemblait à un paquet grisâtre avec ses bras noués autour de ses genoux et les mèches sales de ses cheveux qui retombaient sur son visage. Elle décourageait l’intérêt à force de crasse mais Gilles était trop heureux d’avoir retrouvé Tim pour s’arrêter à de si minces détails. La force tranquille de son ami rendait tout possible.

— Crie tant que tu veux ! fit-il en riant. Tu as raison sur toute la ligne mais pourquoi diable m’as-tu assommé ?

— Je t’ai pris pour un Sénéca. Dans l’ombre, j’ai aperçu un type nu. Et avec cette peinture, faut avouer que tu leur ressembles bougrement !… Qu’est-ce qui t’est arrivé ? De là-haut, ajouta-t-il en désignant de la tête la montagne qui les recouvrait, j’ai pu observer ce qui se passait dans le village. J’ai vu revenir Sagoyewatha… au moment où je me demandais si je n’allais pas essayer de te loger une balle dans la tête malgré la distance, j’ai vu aussi arriver le Planteur de Maïs et ses démons rouges et j’ai vu enfin tout ce monde repartir bras dessus bras dessous ce matin… mais je ne t’ai pas vu filer. Aussi je m’apprêtais à faire cette nuit même une petite incursion dans ce village où tu as l’air de te plaire tellement.

— Je sais que j’ai fait l’imbécile, grogna Gilles, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. C’était plus fort que moi, il fallait que je parle à cette femme. Mais tu vas voir que mes torts sont moins grands qu’il n’y paraît.

Et le jeune homme rendit, aussi fidèlement que possible, les étranges nouvelles que Cornplanter avait apportées au campement de Sagoyewatha. Il s’attendait, de la part de Tim Thocker, à une explosion de fureur, à des cris d’indignation quand il prononça le nom du commandant de West Point. Mais il attendit en vain. Tim se contenta de devenir d’une curieuse couleur verdâtre qui s’étendit sur son large et joyeux visage et le figea. Un instant, Tim offrit l’image d’un homme frappé à mort et Gilles, inquiet, se demanda s’il n’allait pas s’abattre d’un seul coup, comme une masse. Mais cela ne dura pas. Tim tourna le dos à son ami tandis que sa poitrine laissait échapper un soupir dont l’énormité donnait la mesure de son émotion.

— Tu as raison, fit-il enfin. Ça valait la peine de rester un peu plus longtemps pour apprendre ça. Seulement on a perdu assez de temps. Il faut filer et un peu vite ! Washington doit être averti. Mais, en attendant qu’on atteigne un lieu civilisé, il va falloir que tu te contentes de ta peinture et de ton bout de couverture comme vêtements. Je vais seulement essayer…

Il s’interrompit. Gunilla, qui avait disparu quand Gilles avait ouvert la bouche, revint en courant et se mit à éteindre vivement le feu à l’aide de terre chassée à coups de pied.

— Ça va pas, non ? gronda Tim. Qu’est-ce qui te prend ? Nous voilà dans le noir !

— Vous aimez mieux qu’on nous repère ? Il y a sur la rivière un canoë monté par quatre Iroquois qui se dirigent vers le village. Ils ne font aucun bruit et semblent se cacher car la nuit est assez claire, je ne comprends pas ce qu’ils vont faire.

— Moi je comprends, dit Gilles qui était déjà debout et tâtonnait pour trouver la sortie en attendant que ses yeux se fussent accoutumés à l’obscurité. Ils viennent enlever Sitapanoki pour le compte de Cornplanter et Hiakin très certainement les laissera faire. Je parierais que la porte de l’eau est mal fermée au camp. Les misérables !…

La lueur des étoiles innombrables permettait de voir nettement la rivière mais il fallait de bons yeux pour distinguer, presque contre la rive d’en face, la silhouette du canoë qui glissait sans que les rameurs donnassent un coup de pagaie, se laissant porter par le courant. Dans quelques instants, ils disparaîtraient derrière la palissade du village.

— Ils vont l’enlever, ragea Gilles. On ne peut pas laisser faire ça…

— Et pourquoi pas ? gronda Tim. Qu’ils l’enlèvent, si c’est leur idée. Qu’est-ce que ça nous fait ? Sagoyewatha n’a pas tenu compte de nos avertissements, il n’aura que ce qu’il mérite. D’ailleurs, Cornplanter nous rend service en corroborant nos dires. Grâce à lui notre mission est remplie… et au-delà de nos espérances, C’est le moment d’en profiter pour filer ! Avant longtemps, les Iroquois se déchireront entre eux. Ce sera une nouvelle guerre de Troie…

— Es-tu bien sûr que Sagoyewatha accusera son frère d’armes ? Hiakin est trop malin pour ça et je commence à me demander si ma fuite n’a pas été un peu trop facile. Qui te dit que l’on ne m’accusera pas du rapt et, à travers moi, ce sera Washington que Sagoyewatha rendra responsable. Va l’avertir de ce qui l’attend à West Point, toi ! On n’a pas besoin d’être deux pour ça. Moi, je reste !

— Et que vas-tu faire, pauvre idiot ? Attaquer tout seul une escouade d’Iroquois avec un couteau et de la bonne volonté ? Te faire tuer bêtement pour une squaw ?

— C’est mon problème et c’est ma vie. Je ne laisserai pas ces sauvages enlever Sitapanoki.

— Et qu’est-ce qu’elle est d’autre qu’une sauvage ?

Chuchotées, les ripostes sifflaient comme des balles. Les deux garçons se dressaient l’un contre l’autre, oubliant l’amitié, les buts communs, prêts à se taper dessus pour faire triompher chacun son point de vue. Gunilla les sépara brusquement.

— Vous n’êtes pas un peu fous ? Pourquoi ne criez-vous pas ? La vallée répercute les voix et les Iroquois ont des oreilles de loups ! Ce n’est pas parce que vous ne les voyez plus qu’ils ne risquent pas de vous entendre.

Ramenés à la réalité, Gilles et Tim retinrent leur souffle. Le canoë, en effet, avait disparu et, autour d’eux tout n’était que silence, un silence épais comme il s’en produit à l’approche d’un danger quand la nature, elle aussi, paraît retenir son souffle.

— Allons-nous-en, grogna Tim. Cela ne nous regarde pas.

Mais il ne bougea pas, retenu par la main devenue singulièrement dure de l’ancienne esclave.

— Sitapanoki est bonne, fit-elle, et Cornplanter n’est qu’une brute.

Frappé, Gilles tourna la tête. Pour la première fois, il regarda celle qui se rangeait si soudainement à son côté. La lune, un instant apparue au-dessus de la montagne avant de plonger dans un nuage blanc, lui montra deux yeux clairs qui lui souriaient timidement.

— Je t’aiderai, si tu veux ! dit Gunilla avec simplicité.

Le soupir de Tim aurait pu faire gonfler les voiles d’un vaisseau de ligne mais, sans plus hésiter, il se mit à se déshabiller.

— Et moi, bien sûr, je vais vous laisser choir dans cet affreux pétrin, grogna-t-il. J’ai toujours dit qu’il fallait savoir choisir ses amis et se garder des fous. Ça me servira de leçon. Allez ! À l’eau ! Ils ne vont pas tarder à reparaître, j’imagine. Et puis, décidément, tu as besoin d’un bon bain…

Un instant plus tard, les deux garçons se laissaient couler sans bruit dans l’eau froide de la Susquehanna en prenant bien soin de demeurer à l’abri des berges car la lune maintenant éclairait en plein. D’où ils étaient, ils pouvaient apercevoir le canoë arrêté tout près de l’entrée du village indien. Un seul rameur y demeurait, surveillant les alentours. Pour la forme sans doute, car le camp de Sagoyewatha était curieusement silencieux. Même les sentinelles avaient disparu.

— Quand je disais que ce truand de Hiakin était d’accord ! marmotta Gilles. Je suis prêt à parier que cette malheureuse femme a déjà été réduite à l’immobilité par ses soins afin que ses cris ne donnent pas l’alerte. Tiens, regarde !

En effet, les Iroquois reparaissaient. L’un d’eux portait sur son dos une forme blanche qui semblait parfaitement inerte.

— Ça va être à nous, souffla Tim. Tu sais nager sous l’eau ?

— Je suis Breton, rétorqua l’autre. Ça veut dire à moitié poisson !

Trois mots rapides décidèrent du plan que l’on allait suivre puis, prenant une longue respiration, les deux garçons, avec un bel ensemble, disparurent dans la rivière tenant chacun un couteau entre les dents tandis que Gunilla, tapie dans les herbes de la rive, se résignait à attendre.

Le canoë dont les pagaies étaient maniées vigoureusement avançait vite bien qu’il dût remonter la rivière. Les Iroquois étaient pressés. En peu de temps, ils atteignirent le poste de guet de Gunilla. Alors, tout alla très vite. Brusquement, la frêle embarcation, basculée par d’invisibles mains, chavira jetant ses occupants à la rivière. La surprise joua à plein. L’un des Indiens tomba presque dans les bras de Gilles qui leva son couteau, frappa et dégagea l’arme juste à temps pour faire face à un nouvel adversaire. Cette fois, il fallut se battre. L’Iroquois semblait vigoureusement bâti et, de toute évidence, ce n’était pas la première fois qu’il se battait dans l’eau. Mais Gilles était dans son élément et il avait pour lui rapidité et souplesse. Il glissa des mains qui cherchaient à l’étrangler, se retourna, frappa de toutes ses forces. La lame disparut jusqu’à la garde dans le ventre de l’homme dont le gémissement bref fut immédiatement étouffé par l’eau. Alors, revenant en surface, le jeune Breton regarda autour de lui. Le coup avait réussi : quatre cadavres s’en allaient au fil de l’eau et, près de la berge, Tim remorquait une longue forme qui mettait dans l’eau une traînée blanche.

Vivement, Gilles accrocha l’un des Indiens morts pour le ramener à terre : le peu de vêtements de cet homme et surtout ses mocassins, lui seraient d’une grande utilité sans parler de ses armes.

Quand il atteignit la rive, Gunilla aidait Tim à tirer de l’eau le corps inerte de Sitapanoki qu’ils étendirent dans l’herbe sans qu’elle fît le moindre mouvement.

— Tu avais raison, fit Tim à l’adresse de son ami. Le coup était prémédité : cette femme est inconsciente. Elle a été droguée.

— Tu es certain. Elle n’est pas…

— Penses-tu ! Elle respire et cela ne nous arrange pas. J’avais pensé la convaincre de retourner au camp comme si de rien n’était…

— Retourner… Tu as perdu l’esprit ?… Pour que Hiakin réussisse demain ce qu’il aura manqué aujourd’hui ? Notre seule chance d’arracher Sitapanoki à Cornplanter est de l’emmener avec nous…

— L’emmener ? Tu veux dire l’emporter. Dieu sait combien de temps durera son sommeil.

— Eh bien, je l’emporterai…

Gilles avait tout oublié de sa fatigue, de ses blessures, de la faim qui l’avait tenaillé durant toute la fin de ce jour. La mince silhouette blanche que la lune habillait d’argent, le doux visage aux yeux clos qui reposait à ses pieds, la pensée des heures vécues en commun qui les attendaient, tout cela agissait sur lui comme un baume et comme un merveilleux tonique. Il se sentait la force de dix hommes et le cœur assez vaillant pour lutter seul contre une armée, à la manière des guerriers vénètes, ses ancêtres pour qui le combat à un contre un était presque un déshonneur.

En quelques secondes, il eut débarrassé sa victime de ses culottes en peau de daim, de ses mocassins et de sa ceinture où demeuraient encore un long couteau et un lourd tomahawk. Il revêtit le tout puis, se penchant vers la terre, courba le dos.

— Mets-la sur mes épaules, dit-il simplement. Et marchons ! Il faut qu’au lever du jour nous ayons fait déjà du chemin…

La jeune femme était lourde, mais le cœur de Gilles était léger et plein de joie tandis qu’il commençait à gravir la longue pente qui menait de l’autre côté de la montagne.

CHAPITRE X LA MAISON DU MENNONITE

L’orage se déchaînait avec une violence inattendue. Les rafales de pluie frappaient presque horizontalement, flagellant les quatre fugitifs déjà fatigués par quarante-huit heures de marche à peu près ininterrompue. Car, désireux de mettre le plus de chemin possible entre eux et leurs éventuels poursuivants autant que de rejoindre au plus vite les rives de l’Hudson, Tim et Gilles avaient mené leurs compagnes tambour battant, ne leur accordant qu’une heure ou deux de repos de temps en temps et sans d’ailleurs qu’aucune d’entre elles émît la moindre protestation.

Gunilla marchait le dos courbé, les yeux à terre, comme si elle ne pouvait plus quitter cette attitude qui était celle d’une bête de somme plus que d’un être humain et qui rappelait, de façon poignante, l’harassant esclavage auquel la jeune fille (elle leur avait dit être âgée de seize ans) avait été soumise depuis quatre longues années, depuis que la petite ferme de ses parents, sur les bords de la rivière Alleghany avait été brûlée et ravagée par les Sénécas. Elle appartenait à l’une de ces familles suédoises qui avaient jadis fondé Fort-Christina 1, sur les bords de la rivière Delaware et qui pour échapper à la domination des Quakers de William Penn qui les laissaient sans défense à la merci des pirates de l’Océan, avaient choisi de s’enfoncer dans les terres pour y vivre dans la solitude mais, au moins, dans la paix, quand la domination des Quartiers s’était faite trop pesante.

Lorsque Tim lui avait demandé si elle souhaitait retourner chez elle, Gunilla l’avait regardé avec une espèce d’horreur.

— Il n’y a plus rien, que des cendres… je ne veux pas revoir ça. Mais il paraît que j’ai une tante à New York. Je pourrais peut-être aller chez elle…

On n’était plus revenu sur le sujet et la jeune fille s’était comportée, dès lors, comme si sa présence aux côtés des deux garçons n’avait plus à être remise en question. Elle était courageuse, dure au mal et jamais la moindre plainte ne s’échappait de ses lèvres. Pour Gilles, en tout cas, elle s’était muée en une sorte d’ombre familière, pas absolument indispensable mais qu’il était agréable de sentir auprès de soi.

Tout autre était l’attitude de Sitapanoki. Lorsque s’étaient dissipées les fumées de la drogue mélangée par Hiakin à sa nourriture, la belle Indienne, trompée par les apparences, s’était laissée aller à une violente colère. Elle avait amèrement reproché un enlèvement prémédité qu’elle considérait comme un véritable déshonneur et comme la pire des menaces.

— Sagoyewatha est grand et puissant, s’écria-t-elle. Il n’admettra jamais un tel affront et il n’aura de cesse qu’il ne m’ait retrouvée. Alors, rien ni personne, et surtout pas toi, jeune fou, qu’il fera périr dans les supplices, ne pourra me sauver du châtiment des épouses infidèles. On me fendra les narines, on me tailladera le visage et je ne serai plus, pour tous les hommes, qu’un objet de rebut voué aux plus durs travaux.

À cette idée, elle s’était mise à pleurer comme une enfant punie, déplorant à l’avance sa beauté détruite. Désolé, Gilles qui se souvenait d’avoir aperçu au camp deux ou trois femmes accommodées de la sorte, avait tenté de la consoler et de lui rendre confiance en affirmant que son but était de la mettre sous la protection de Washington mais ce furent des paroles dépensées en pure perte : Sitapanoki ne voulait pas être calmée.

C’est alors que Gunilla sortit de son silence pour prendre la situation en main.

— La fille de l’Algonquin piaille comme une dinde égorgée et ne donne pas une haute idée de son sang, fit-elle avec mépris. Si tu préfères devenir la concubine de Cornplanter, tu n’auras aucune peine à le rejoindre puisque c’est le destin qui t’attendait si nous n’étions pas intervenus. Va vers Schoharie. Sur les murs fumants et sur les cadavres des fermiers tu trouveras l’homme capable de protéger ta figure.

Et comme la jeune femme, saisie par la brutalité du ton, levait sur elle un regard plein de doute, l’ancienne esclave ajouta tranquillement :

— … Crois-tu donc que ce soit pour te permettre de fuir avec l’homme qu’il voulait tuer que Hiakin s’est donné la peine de mêler à ta nourriture l’herbe qui donne un sommeil profond ? Il t’avait livrée à l’Iroquois et ceux-ci n’ont fait que t’arracher de ses mains… mais tu es parfaitement libre d’y retourner !

— J’oserais même dire que ça nous arrangerait bougrement, renchérit Tim, car alors ton époux aurait une bonne raison de demander des comptes au Planteur de Maïs et de rompre leur belle alliance. Et, en outre, ma petite dame, je me demande ce que va dire le général Washington en vous voyant débarquer. Ça m’étonnerait beaucoup que ça lui fasse plaisir car ce n’était pas exactement ça qu’il nous avait demandé. Enfin, vous nous retardez et nous sommes très pressés.

Gilles, pour sa part, ne dit rien. L’algarade de Sitapanoki l’avait ulcéré au point de lui faire mépriser toute défense, toute explication. Depuis sa rencontre avec la jeune femme, il vivait dans une sorte de rêve éveillé. Il était Tristan reposant vide la coupe de philtre offerte par Yseut, il était Merlin captif des enchantements de Viviane et pas un instant il n’avait imaginé que sa passion spontanée pût ne pas être payée au moins d’une tendresse tout aussi naturelle. Il avait cru, stupidement, que la déesse aux yeux d’or avait besoin de lui, il l’avait crue malheureuse… exactement comme il avait cru que Judith se noyait.

La pensée de Judith, venue brusquement s’associer à celle de Sitapanoki, lui fut pénible, comme un reproche mais sans lui être autrement désagréable. L’image de la jeune fille était cachée quelque part dans les replis de son cœur et il savait que le jour où il lui prendrait fantaisie d’y aller voir, il retrouverait intact son amour pour elle, bien différent de ce que lui inspirait l’Indienne. C’était son corps, bien plus que son âme, que réclamait Sitapanoki. Il avait faim d’elle et il le savait mais ce qu’il était incapable de deviner, c’était ce que deviendrait sa passion le jour où cette faim serait apaisée…

Une main toucha son bras tandis qu’une voix timide murmurait :

— Pardonne-moi ! Je… je ne savais pas.

Peut-être parce que Judith habitait momentanément son esprit, la jeune femme n’eut de lui qu’un regard glacé. Doucement, il détacha la main qui s’attardait sur son bras nu, lui communiquant sa chaleur puis, s’inclinant légèrement, il murmura d’une voix courtoise mais froide :

— Je n’ai rien à pardonner. Gunilla a raison. Tu es libre d’aller où bon te semblera, Sitapanoki. Je suis désolé si je t’ai contrariée. Après tout, peut-être savais-tu que ta nourriture était droguée.

Les yeux soudain étincelants, elle se cabra.

— Que veux-tu dire ?

— Rien d’autre que ce que j’ai dit. Cornplanter est un grand chef lui aussi… et c’est un homme fort séduisant.

Le mot n’était pas achevé que la gifle avait claqué sur sa joue. Il l’accueillit avec un sourire dédaigneux, haussa les épaules.

— … Comme tu voudras…, fit-il en se détournant pour rejoindre Tim. Mais cela ne prouve rien…

Depuis, l’Indienne et lui semblaient s’ignorer et ne s’adressaient plus la parole. Elle marchait devant lui, derrière Gunilla qui, elle-même, suivait Tim et jamais elle ne se retournait. Quand l’orage les surprit sur les croupes boisées de la Pennsylvanie, il y avait plus de vingt-quatre heures que la brouille s’était installée entre eux… Les conversations étaient rares d’ailleurs car, tout au long du jour on n’entendait guère que Tim, qui de temps en temps mâchonnait entre ses dents.

— On traîne, on traîne !… Si seulement on pouvait aller plus vite…

Possédé par la même hâte, Gilles préférait se taire mais la pensée de ce qui pouvait, à chaque minute, se passer à West Point ne le quittait pas…

Le chemin qu’ils suivaient grimpait à travers bois quand, sans autre préavis qu’une chaleur grandissante, un furieux coup de tonnerre éclata sur leurs têtes. Ce fut comme un signal : de véritables trombes d’eau s’abattirent aussitôt si violentes qu’elles traversèrent en un instant la voûte légère des branches et des feuilles, inondant inexorablement les quatre voyageurs qui, sans presque avoir eu le temps de respirer, furent trempés jusqu’aux os.

— Il faut trouver un abri, hurla Tim dans la bourrasque. C’est le vent d’est et quand l’orage se forme sur les montagnes qui bordent l’Hudson, comme celui-là, il dure rarement moins de deux jours.

— Un abri ? fit Gilles en écho. Où veux-tu que nous le trouvions ? Nous sommes en plein désert.

— Certainement pas puisqu’il y a un chemin tracé. Et, tout à l’heure, quand nous avons franchi l’épaule de la montagne, il m’a semblé apercevoir une petite fumée dans la direction que nous suivons. Courons avant que le chemin ne devienne un bourbier infranchissable. De toute façon, il faudra nous arrêter. La nuit va venir et avec ce temps nous ne pourrons plus avancer.

Il donna l’exemple. Gunilla comme une mécanique bien réglée lui emboîta le pas aussitôt mais Sitapanoki était moins endurcie à la fatigue que son ancienne esclave. Non seulement elle ne suivit pas mais elle parut se tasser sur elle-même. Ses jambes vacillèrent. Immédiatement Gilles fut près d’elle.

— Tu n’en peux plus ! Je vais t’aider…

Elle se redressa comme si un serpent l’avait piquée, le fusilla du regard.

— Non ! Je n’ai pas besoin de toi.

Elle s’efforça d’aller plus vite mais en fut incapable. Dans la figure tannée de Gilles ses lèvres se retroussèrent en un sourire féroce.

— Et nous, nous n’avons pas besoin que tu nous mettes encore en retard.

Enlevant la jeune femme dans ses bras, il se mit à courir sur les traces de son ami sans même s’apercevoir du poids supplémentaire, tant il était heureux de sa petite victoire. Elle représentait cependant une manière d’exploit car Sitapanoki, la mine offensée, se garda bien de glisser ses bras autour du cou de sa monture improvisée et les garda farouchement croisés sur sa poitrine. Mais, heureusement, la fumée qu’avait aperçue Tim n’était pas loin.

À la corne du bois, une petite ferme s’appuyait à une masse rocheuse, non loin d’un trou creusé dans la montagne et dont les étais en troncs de sapin annonçaient une mine.

La maison était basse, trapue et grise avec une petite galerie de bois sous un auvent. Sous l’averse, elle avait l’air d’un fantôme de maison mais un mince filet de fumée fusait encore, courageusement, de sa cheminée. À l’approche des fugitifs, un chien aboya, quelque part et presque simultanément un homme, abrité sous une bâche, déboucha de la mine, se dirigeant vers la maison. La vue des fugitifs l’arrêta net et il leur fit face.

Son parapluie improvisé empêchait de distinguer nettement ses traits mais il était visiblement taillé sur le même patron que Tim. Quant à la voix qui sortit de sous la bâche, elle avait des résonances caverneuses.

— La paix soit avec vous ! proféra-t-elle comme s’il s’agissait d’une déclaration de guerre. Qu’est-ce qui vous amène par ici ?

— Le Ciel qui se prend pour une cascade, répondit Tim. Accordez-nous l’abri un moment, si cette maison est la vôtre : il y a des femmes avec nous.

— Et aussi des Indiens à ce que je vois ! fit l’homme qui n’avait pas bougé et dont les pieds semblaient enracinés dans la boue jusqu’au jugement dernier.

— Vous avez déjà vu des Indiens blonds ? grogna Gilles. On s’habille avec ce qu’on trouve dans certains cas. Moi je suis Français… et Breton. Quant à cette femme… oh ! et puis en voilà assez ! On s’abritera, que ça vous plaise ou non.

Escaladant d’un saut la petite véranda, il y déposa son fardeau avant de s’ébrouer à la manière d’un barbet.

— Je m’appelle Tim Thocker, fit Tim en lui décochant un regard réprobateur. Je suis le fils du pasteur de Stillborough, sur la Pawtucket River. Nous avons besoin de secours. Voulez-vous nous accorder l’hospitalité ?

La bâche laissa paraître un œil de granit sous une frange grise et une longue barbe de même nuance.

— L’hospitalité est un ordre de Dieu, Frère ! émit gravement leur propriétaire. Entre sans crainte dans ma maison. Elle vous est ouverte mais ton ami, l’Indien blond, aurait pu me laisser décider moi-même.

— Je ne suis pas Indien, glapit Gilles, je suis…

— Tu l’as déjà dit, chuchota Tim en lui allongeant un discret mais vigoureux coup de coude dans les côtes.

Avant d’entrer, il leur fallut pourtant se soumettre à une curieuse cérémonie. Debout, au seuil de la porte l’homme à la bâche les embrassa l’un après l’autre sur la bouche puis se retournant vers l’intérieur :

— Voici des hôtes, femme ! Fais chauffer l’eau afin que nous leur lavions les pieds comme le veut notre loi.

Les yeux de Gilles s’effarèrent mais Tim savait déjà à qui il avait affaire.

— Tu es un « amish », frère ? demanda-t-il après un rapide coup d’œil à l’austère vêtement noir et à la sévère coupe de cheveux révélés par la bâche en glissant.

— Je suis un fidèle de Menno Simonsz en effet 2, répondit-il. C’est dire que tu ne saurais trouver ici que la paix. Entre sans crainte, mon frère. Je me nomme Jakob van Baren et voici ma femme Mariekje, ajouta-t-il en découvrant une créature sans âge, aussi maigre et aussi sombre que lui-même. Seules ses amples jupes et la cornette de grosse toile bise qu’elle portait indiquaient son sexe et la différenciaient de son mari.

L’intérieur de la petite maison était d’une simplicité extrême mais d’une propreté toute flamande qui faisait grand honneur aux talents ménagers de Mariekje et constituait une manière de record pour une femme dont le mari devait passer le plus clair de son temps dans une mine et qui, sans doute, cultivait elle-même le petit champ et le jardin qui s’étendaient devant la demeure.

Les rares meubles, les murs et le plancher étaient en sapin et tellement bien récurés qu’ils avaient l’air peints en blanc. Le seul luxe en était un gros livre noir posé sur le manteau de la cheminée, une paire de chandeliers de cuivre et quelques versets de la Bible brodés au point de croix en rouge ou en noir et disposés ici et là. Le manteau de la cheminée portait Louez l’Éternel car il est bon, car sa miséricorde dure éternellement. Les murs, de chaque côté, proclamaient, l’un : Et il me fut dit : Fils de l’Homme, tiens-toi sur tes pieds et je te parlerai… et l’autre : Heureux celui qui a le Dieu de Jacob pour aide et qui met son espoir en l’Éternel son Dieu ! Le dessus de la porte était pareillement décoré mais l’inscription était tellement pâlie et les ornements floraux distribués avec tant de profusion qu’il était parfaitement impossible de lire.

Sur un signe du maître de maison, les quatre arrivants s’assirent en ligne sur le banc disposé devant la cheminée et durent, à tour de rôle, tremper leurs pieds dans la bassine de Mariekje. Ce n’était d’ailleurs un luxe ni pour les uns ni pour les autres et Gilles trouva même à cette baignade inattendue un sensible plaisir, regrettant seulement de ne pouvoir se tremper tout entier. Mais les bienfaits des Van Baren ne s’arrêtaient apparemment pas là. À peine furent-ils remis sur leurs pieds propres que Jakob tendit à Gilles un paquet de tissu noir.

— Ta tenue immodeste ne peut convenir sous mon toit, mon frère, lui dit-il avec un regard de dégoût aux culottes indiennes abondamment tachées que le jeune homme avait héritées de l’Iroquois mort et qui étaient son seul vêtement avec son morceau de couverture. Ces vêtements sont usés mais décents et nous devons avoir à peu près la même taille. Derrière la maison tu trouveras une pompe et un appentis. Va t’habiller.

Sans chercher à comprendre pourquoi on lui avait lavé les pieds avant de le renvoyer patauger dans la boue, Gilles prit les hardes et disparut. Il les revêtit sans aucun plaisir. Son corps s’habituait assez bien à vivre à l’air libre à la manière indienne et, en outre, il trouvait à ces vêtements, quoique propres, une odeur déplaisante. Mais il ne pouvait refuser sans offenser un hôte qui semblait, à tout prendre, plutôt bien disposé envers ses invités forcés.

Moitié sous la pompe moitié sous l’averse, il fit une toilette rapide et revint juste à temps pour prendre place à table, au bout réservé aux hommes. À l’autre extrémité, Sitapanoki et Gunilla, installées de part et d’autre de Mariekje, s’efforçaient de garder les yeux ouverts et luttaient de leur mieux contre le sommeil. Jakob van Baren le remarqua.

— Nourris ces malheureuses, femme, ordonna-t-il. Puis envoie-les dormir au grenier. Elles ne tiennent plus debout. Les hommes dormiront dans la grange.

Il marmotta une prière parfaitement inintelligible dans laquelle Gilles s’efforça en vain de démêler quelques paroles familières puis se mit en devoir, car la nuit tombait rapidement, d’allumer une nauséabonde lampe à huile qu’il pendit à un crochet au-dessus de la table.

Pendant ce temps, sa femme s’efforçait de faire manger Sitapanoki et Gunilla mais elles étaient trop exténuées pour avoir vraiment envie de nourriture. Elles acceptèrent seulement un peu de lait et des petits pains de maïs tout juste sortis du four puis demandèrent la permission de se retirer. Mariekje, alors, mit le souper des hommes sur la table et disparut avec les deux femmes.

À la grande surprise des garçons, ledit souper était succulent. Il comportait des concombres marinés, de grosses truites de torrent roulées dans la farine de maïs et rôties à la poêle et une immense tarte aux airelles qui avait dû cuire en compagnie des petits pains. Le tout arrosé de bière fraîche et de thé bouillant.

Les trois hommes mangèrent en silence. Gilles avait si faim qu’il se sentait capable d’avaler tout ce qu’il voyait, la table y compris, mais il avait en Tim un redoutable concurrent. Le jeune Américain mangeait comme si ce devait être la dernière fois avant la traversée d’un désert immense mais tout en absorbant de prodigieuses quantités de nourriture, il gardait au front un pli soucieux qui ne laissait pas d’intriguer son ami. Quand Tim faisait cette tête-là, c’est que quelque chose le tracassait et Gilles n’arrivait pas à deviner ce que cela pouvait être.

La dernière bouchée avalée, Jakob van Baren marmotta d’autres grâces tout aussi inintelligibles, épousseta sa barbe puis, se levant de table, invita ses hôtes à prendre place sur le banc près de la cheminée et alla chercher une longue pipe en terre qu’il se mit à bourrer de tabac.

— Maintenant que nos corps ont reçu ce dont ils avaient besoin, fit-il avec cette espèce de solennité onctueuse qu’il mettait dans ses paroles comme dans ses plus modestes gestes, il faut contenter nos âmes, frères, en essayant de nous connaître mieux. Un Français est un animal rare, dans nos montagnes. Dis-moi un peu comment toi et ton ami êtes venus jusqu’ici ? Qui sont ces femmes qui vous accompagnent ? L’Indienne, surtout, n’a pas l’air d’une squaw ordinaire.

L’œil de granit pesait sur Gilles et le jeune homme ouvrait déjà la bouche pour répondre quand Tim, avec un rien de précipitation, lui coupa la parole.

— Nous sommes des prisonniers évadés. Au cours d’une expédition de chasse dans les Catskill nous avons été capturés par les Sénécas. Ils s’apprêtaient à nous mettre à mort mais nous avons réussi à leur échapper grâce à la fille blonde qui est avec nous. Elle était leur esclave. Elle a pu couper nos liens tandis que nous étions attachés, pour la nuit, au poteau de torture.

— Et… l’autre ? L’Indienne ?

Tim haussa les épaules d’un air résigné.

— Elle avait tout vu. Elle nous a demandé de l’emmener sous peine d’ameuter le camp. À sa manière, c’était une captive, elle aussi…

— Mais pas une esclave. Elle est beaucoup trop belle et…

— Je n’ai pas à connaître ses raisons, coupa Tim avec dans la voix un rien d’agacement. Elle a voulu venir, je ne sais que ça !…

Les yeux rétrécis de Gilles allaient de l’un à l’autre : de Tim tassé sur son banc et qui semblait lui aussi lutter contre la fatigue à Jakob Van Baren, debout contre le manteau de la cheminée dont les flammes rougissaient son long nez et roussissaient la barbe. Il y avait dans leur dialogue quelque chose de tendu. Tim avait réussi à effacer de son front le pli de tout à l’heure mais Gilles sentit en lui la méfiance en éveil et décida de se tenir sur ses gardes. Quelque chose devait clocher dans cet homme qui les avait accueillis si généreusement.

Il y eut un silence qui laissa toute la place au crépitement incessant de la pluie sur le toit et au bruit que faisait la femme en lavant la vaisselle. Gilles lui jeta un coup d’œil. Vue de dos, elle avait, dans sa robe noire, une silhouette presque aussi athlétique que son mari. On l’entendait toussoter de temps en temps mais le son de sa voix était encore inconnu car depuis l’arrivée des quatre voyageurs, elle n’avait pas ouvert la bouche pour autre chose que pour manger.

— Elle est vraiment très belle, cette Indienne, reprit Van Baren comme s’il se parlait à lui-même. Je me demande qui elle peut bien être car, avec une pareille beauté, elle doit être célèbre dans les Six Nations… En tout cas, on peut dire qu’avec elle vous faites une curieuse troupe : un coureur des bois ; une esclave en fuite, un… Français déguisé en Indien… et puis elle. Il y en a qui se poseraient des questions.

— Tu as raison, riposta Tim dont le teint rougissait à vue d’œil sans que le feu y fût pour quelque chose. Quand on veut poser des questions, on en trouve des tas. Tiens, par exemple, si on prend ton cas : j’ai toujours entendu dire que les Mennonites cultivaient la terre et ne vivaient que de ses produits. Or, il y a une mine près de ta maison…

Jakob leva vers le plafond, comme s’il le prenait à témoin, son curieux regard sans vie.

— Le charbon ne serait-il pas un produit de la terre ? Quand je me suis installé ici, j’ai trouvé cette petite mine abandonnée. C’était un don de Dieu, ajouta-t-il en levant un doigt sentencieux. J’en tire juste ce qu’il faut pour aider les plus misérables de notre petite communauté éparpillée dans la montagne. Et nous-même, selon la loi, ne vivons que de ce qui pousse chez nous. Mais vous ne m’avez pas expliqué…

Gilles se leva brusquement et se mit à bâiller avec plus d’ostentation que de politesse. Il en avait assez des questions du bonhomme et, surtout, il était agacé par l’insistance qu’il mettait à constater la beauté de Sitapanoki. Il commençait même à regretter la forêt sous la pluie…

— Excuse-nous, frère, dit-il, mais nous avons une longue route à parcourir pour rentrer à Stillborough. Il nous faudra partir à l’aube. Veux-tu être assez bon pour nous montrer l’endroit où nous allons dormir ?

— Bien sûr, bien sûr… mais vous ne devriez pas vous presser tellement car vous aurez le plus grand mal à atteindre même les bords de l’Hudson si je ne vous conduis pas… et demain je n’en aurai guère la possibilité car c’est le jour du Seigneur !

Tim tressaillit et fronça les sourcils.

— Qu’est-ce qui pourrait bien nous en empêcher ?

Jakob haussa les épaules, alla chercher une seconde lampe à huile et fit toute une affaire de l’allumer avant de répondre :

— Une bande de « Cow-Boys » 3 a été signalée dans la région. Elle est forte, bien armée, commandée par un inconnu qui se fait appeler l’Avenger (le vengeur) et composée d’êtres sans foi ni loi, qui pillent, brûlent… et tuent tout ce qui n’a pas l’air de partager leurs idées. Et j’ai comme l’impression que les vôtres ne vont pas de ce côté-là… ou les Français ont-ils beaucoup changé ?

Tim eut un haut-le-corps. Ses sourcils ne formaient plus qu’une grosse barre rousse.

— Des Cow-Boys ici ? Ne sommes-nous pas en Pennsylvanie, le premier des États indépendants ?

— Ça ne veut pas dire que tout le monde soit d’accord. Il y a encore beaucoup de Tories à Philadelphie même… Mais on dit que la nuit porte conseil. On parlera de ça demain matin. Suivez-moi !…

Les deux garçons saluèrent la maîtresse de maison occupée à tisonner le feu et qui ne leur prêta d’ailleurs aucune attention et suivirent Van Baren hors de la maison. Il y faisait noir comme dans un four mais la pluie tombait avec moins de violence. Suivant la lumière dansante de la lanterne, ils gagnèrent la grange qui s’élevait en arrière de la maison, non loin de l’entrée de la mine.

La porte s’ouvrit en grinçant. Jakob leva sa lanterne.

— Vous n’aurez pas beaucoup de place, fit-il, mais vous y serez confortables. Bonne nuit. Je viendrai vous réveiller avant l’aube.

La grange, en effet, était aux trois quarts pleine d’énormes paquets de fougère sèche qui pouvaient offrir une couche assez moelleuse et répandaient une agréable odeur. Les deux garçons considérèrent l’ensemble avec satisfaction mais comme Jakob allait se retirer avec sa lanterne, Gilles le pria de vouloir bien la leur laisser et, comme l’autre s’étonnait qu’ils eussent besoin de lumière pour dormir, il chevrota d’une petite voix timide en prenant bien soin de ne pas regarder Tim.

— Je n’ai jamais pu dormir dans l’obscurité complète. Cela vient de ce que, lorsque j’étais enfant, le plafond de ma chambre s’est effondré sur ma tête ! C’est… c’est nerveux !

— Et si vous mettez le feu à tout ça ? grogna Jakob.

— Oh, il n’y a rien à craindre ! D’ailleurs, Tim éteindra dès que je dormirai. Il a l’habitude !

Van Baren marmotta quelque chose d’assez désobligeant touchant le fait que le bon roi de France avait sans doute saisi l’occasion de se débarrasser de tous les froussards de son royaume en les expédiant aux valeureux soldats de l’Indépendance mais posa tout de même la lanterne à terre.

— Dormez bien ! fit-il, goguenard.

La porte se referma sur lui en grinçant encore plus fort. Puis le loquet retomba avec fracas… mais pas assez cependant pour masquer complètement un autre bruit, bien autrement inquiétant : celui d’une clef tournant doucement dans une serrure.

Saisissant la lanterne, Gilles bondit, se pencha. La porte avait en effet une serrure extérieure dont la gâche se voyait parfaitement sous la barre du loquet. Jurant comme un païen entre ses dents, il se tourna vers Tim.

— Tu te méfiais de lui, hein ? Eh bien ! tu avais raison. Nous sommes pris à je ne sais trop quel piège. Il nous a enfermés.

— J’ai entendu, grogna l’autre, qui ajouta, goguenard : Si j’ai bien compris, je n’étais pas seul à me méfier, sinon je ne vois pas bien la raison pour laquelle un vaillant soldat du roi de France aurait jugé bon de se couvrir de ridicule ?

Les yeux froids du Breton rencontrèrent ceux de l’Américain : une même petite flamme amusée y brillait.

— Quand une lampe marche à l’huile, qu’une porte grince outrageusement et qu’on se méfie de son hôte, il y a des choses qu’il faut se résigner à faire, dit-il. Mais j’ai bien peur de m’être déshonoré en vain : nous sommes faits comme des rats.

— Voire, fit Tim.

Sans s’expliquer davantage, il tira son couteau de sa poche et se mit à fourgonner dans la porte, plus par acquit de conscience que par conviction d’ailleurs, car elle semblait bien défendue et son bois solide.

— Des trucs pareils pour défendre de la fougère, c’est bien beaucoup, marmotta-t-il tout en s’escrimant.

Pendant ce temps, Gilles faisait, à pas comptés, le tour de la superficie qui leur était allouée, cherchant un trou, une planche mal jointe, une possibilité d’issue quelconque.

— Au fait ! dit-il avec un soupir découragé en revenant s’asseoir auprès de son ami. Qu’est-ce qui t’a mis en défiance ?

— Des tas de choses. Il se trouve que je connais bien les Mennonites. On en a à Stillborough. Ils sont tellement pacifiques et tellement hospitaliers qu’ils ne se permettraient jamais de poser la moindre question à un voyageur égaré, même s’il avait un couteau entre les dents.

— Les temps troublés peuvent expliquer sa méfiance…

— Oui, mais pas son aspect. Voilà un bonhomme qui extrait du charbon à ses moments perdus, chose que ne ferait jamais un « amish », qui gratte la terre le reste du temps et ses ongles, les plis de ses mains ne gardent pas la plus petite trace noire ? Enfin, si tu veux le savoir, je trouve qu’il a une trop bonne cuisinière : elle ne cadre pas avec l’austérité de la secte ! Bon, eh bien ! il n’y a rien à faire. Pourtant, je voudrais bien trouver un moyen de sortir d’ici sans la permission du bonhomme. J’ai idée qu’il nous prépare un coup fourré… Et puis on perd du temps.

— Je le sais bien mais, en admettant que nous parvenions à sortir veux-tu me dire à quoi ça nous avancerait ? La pluie tombe toujours. Les deux femmes sont dans la maison. En outre, elles sont tellement exténuées qu’elles seraient incapables de faire un pas de plus, surtout par ce temps. Tu nous vois les abandonner à ce type suspect ?

— Oui !

Le ton était farouche, presque sauvage, et fit tressaillir Gilles qui, de nouveau, regarda son ami et ne le reconnut pas. Le visage éternellement réjoui du coureur des bois était devenu aussi grave aussi dur que la pierre.

— Tu ne penses pas ce que tu dis ?

Le long nez de Tim toucha presque celui de Gilles tandis qu’il le regardait au fond des yeux.

— Je ne pense qu’à ça. Il faut voir la vérité en face, mon vieux. Ces filles nous retardent. Sans elles, nous ne nous serions pas fourrés dans ce guêpier et chaque minute de retard peut être grosse de conséquence. Qui te dit qu’à cette minute même Arnold n’est pas en train de livrer West Point aux Anglais ? Nous sommes des soldats avant tout et nous sommes en mission : notre devoir est de filer d’ici le plus vite possible femmes ou pas femmes ! Et n’essaie pas de me dire de partir seul. Si nous avons une bande de Cow-Boys devant nous, nous ne serons pas trop de deux car il faudra que l’un de nous, au moins, passe coûte que coûte ! Alors, fais-moi le plaisir de laisser de côté la chevalerie et les grands mots.

— Mais que vont-elles devenir ?

— Dieu y pourvoira, comme dirait Van Baren ! Et puis, même si ce type n’est pas ce qu’il prétend être, il ne va tout de même pas les couper en morceaux. Le pire qui puisse leur arriver est d’être invitées à servir de domestiques à Mariekje… Maintenant essayons de trouver un trou.

Il se redressa pour bien montrer que l’entretien était terminé et se mit à tourner en rond, comme Gilles venait de le faire mais le nez à dix centimètres du sol, comme un chien cherchant une piste.

— Tu perds ton temps, grogna Gilles. On ne passerait pas une aiguille entre ces planches. Cette grange est bien construite…

D’un geste rageur, il chassa une goutte d’eau qui venait de lui tomber sur le nez.

— … Elle est bien construite mais mal couverte, il pleut dedans…

En même temps, il levait la tête vers le toit fait de grosses planches, en suivit la pente des yeux…

— Tim ! souffla-t-il. Il y a peut-être un moyen… Regarde. Le tas de fougère monte jusque là-haut. On pourrait peut-être grimper dessus, essayer de déplacer une planche. Si le vent a réussi à en faire glisser une, il n’y a aucune raison pour…

Il ne poursuivit pas sa démonstration. L’œil soudain brillant, Tim évaluait la hauteur de la grange puis, sans autre explication, se ruait sur le tas de fougère.

— Allons-y ! fit-il.

Escalader les gros paquets qui glissaient facilement ne fut pas une petite affaire. Les deux garçons durent refréner leur ardeur pour monter plus doucement. Puis arrivés au plus haut, parvenir à déplacer certains paquets pour augmenter leur approche sans s’écrouler jusqu’au sol au milieu d’une avalanche.

Aidé par Tim qui, arc-bouté, étayait de son mieux trois balles de fougère sur lesquelles il était juché en équilibre instable, Gilles atteignit le toit, essaya de pousser l’une des planches et constata avec joie que, si elle était lourde, elle se soulevait tout de même un peu. Quelques clous avaient dû céder.

— J’ai peur de ne pas y arriver tout seul, souffla-t-il. Il faudrait que nous puissions être tous deux au même niveau et pousser ensemble.

— On va essayer. Redescends…

On augmenta le tas du sommet, on le consolida autant que possible et, finalement, les deux amis se retrouvèrent debout sous le toit dont Tim, de la main, éprouvait la solidité.

— À nous deux, ça devrait marcher, fit-il avec satisfaction. Poussons !

— Attends un peu.

Vivement, Gilles se dépouilla de l’espèce de lévite noire qu’il devait à la générosité de Jakob et la jeta sur la lanterne. L’obscurité enveloppa toute la grange.

— Pas fou, non ? marmotta Tim.

— Pas du tout ! Qu’est-ce que tu crois qui se passera si Van Baren met le nez à la fenêtre et voit de la lumière sortir du toit de sa grange ? On n’a pas besoin d’y voir clair pour ce qu’on fait.

Sous l’effort conjugué des deux garçons, la planche se souleva d’un côté. Elle tenait encore par un bout. Ils poussèrent plus fort encore, sans souci de la pluie qui les atteignait maintenant et se mêlait à leur sueur. Finalement, la planche sauta. Ils l’entendirent glisser puis tomber à terre avec un bruit mou. Ils se retrouvaient sous la pluie mais à l’air libre.

Un instant plus tard, ils étaient sur le toit et, avec précautions, commençaient à descendre la longue pente que l’humidité rendait glissante. C’était encore plus difficile pour Gilles qui avait refusé de se séparer de sa lanterne malgré les objurgations de Tim. Enfin ils atteignirent la gouttière. Un tuyau de descente qui se déversait dans un tonneau déjà débordant les amena au sol détrempé sur lequel ils reprirent pied avec une joie profonde. Ils se trouvaient dans l’espace ménagé entre la grange et la maison et celle-ci se dressait en face d’eux, absolument noire et silencieuse si peu rassurante que dans le cœur de Gilles quelque chose se serra.

— Tim… souffla-t-il. Il faut essayer de les emmener… Nous ne pouvons pas les abandonner comme ça… ce serait…

Il s’interrompit, à demi étouffé. La grosse patte de Tim s’était abattue sur sa bouche et s’y appliquait aussi solidement qu’une arabède à son rocher tandis qu’à son oreille l’Américain chuchotait d’une voix implacable :

— Plus un mot là-dessus ! Et maintenant, mon fils, écoute bien ce que je vais te dire car je ne me répéterai plus : le sort de la guerre et la liberté de tout un peuple dépendent peut-être de notre survie. Alors, même si je savais que ces deux femmes risquent d’être mises à mort demain matin à l’aube, j’agirais exactement comme nous allons faire. Et, comme elles ne risquent certainement rien de semblable, assez causé et filons !

Avec colère, Gilles repoussa la main de son ami mais ne protesta plus. La logique de Tim ne pouvait être contestée car, en effet, le secret qu’ils avaient surpris leur faisait dépasser les limites des sentiments normaux. Ils ne s’appartenaient plus. Que représentaient deux jeunes femmes en face de l’immense lutte entreprise par les Insurgents ? Et, comme s’il répondait à sa pensée, Tim murmura encore mais cette fois avec une douceur inattendue.

— Si ma mère elle-même était enfermée dans cette maison, je l’y abandonnerais sans hésiter…

— Ça va ! soupira Gilles, maté. Je te suis…

Pour éviter de repasser devant la maison, ils continuèrent le long de la montagne, dépassèrent l’entrée de la mine… et s’arrêtèrent avec ensemble. Quelque part, dans les profondeurs du trou noir, ils avaient entendu un hennissement.

— Tiens tiens ! fit Tim. Je commence à croire que le célèbre entêtement des Bretons pourrait bien avoir du bon. On dirait que ta lanterne va nous servir.

L’un derrière l’autre, à la lumière de la lanterne que Gilles découvrait en partie, juste ce qu’il fallait pour ne pas se rompre le cou, les deux compères pénétrèrent dans la galerie de mine. Passé l’entrée, elle était assez haute et les boiseries qui la soutenaient paraissaient en bon état mais il n’y avait guère de traces d’activité. Si Van Baren extrayait du charbon, cela n’avait pas dû lui arriver depuis un moment…

— Pourtant, fit Gilles, il sortait bien de ce couloir quand nous sommes arrivés…

— Ça ne veut pas dire qu’il venait d’y travailler. Écoute… À nouveau, le hennissement se faisait entendre, plus proche et guida leur marche. Un moment plus tard, ils découvraient ce qu’inconsciemment peut-être ils avaient espéré trouver depuis leur entrée dans la mine : une assez vaste caverne dont l’ouverture sur la galerie se dissimulait à demi derrière un pan de rocher et qui constituait une très convenable écurie car elle devait, dans la journée, recevoir la lumière par deux anfractuosités fourrées de végétation.

— Est-ce que tu vois ce que je vois ? fit Tim, extasié.

Il y avait là deux chevaux, sagement rangés dans des stalles rudimentaires, deux chevaux dont on devait prendre grand soin car leur litière de fougère sèche était propre et leur poil lustré. Leurs selles et leurs harnais accrochés à la muraille la plus proche brillaient, entretenus.

— Si ces canassons sont des bêtes de labour, je veux bien être changé en carton à chapeaux, marmotta Gilles.

— Tu n’as rien à craindre… et moi non plus car je ne vois pas du tout ce que je pourrais bien faire d’un carton à chapeaux. Ce sont des chevaux de l’armée anglaise… et voilà la marque, ajouta Tim en approchant la lanterne de l’un des animaux. C’est pour le moins curieux… et j’en viens à me demander si Van Baren est un coquin ou un bon patriote…

— On se posera des questions plus tard, le Ciel nous envoie des chevaux, sellons-les et filons d’ici.

Ce fut fait en un clin d’œil. Puis, guidant les bêtes d’une main et, de l’autre, leur pinçant les naseaux afin de les empêcher de hennir, les deux garçons sortirent de l’écurie improvisée et s’engagèrent dans la galerie pour remonter à l’air libre. Tout à coup, Tim qui ouvrait la marche avec la lanterne marqua un temps d’arrêt.

— Eh bien, s’impatienta le Français, tu avances ?

— Oui, oui… puis, d’une voix changée, Tim murmura : Tout compte fait, je crois bien que c’est un abominable coquin !…

Puis, brusquement, il souffla la lumière. L’obscurité les enveloppa mais on approchait de la sortie et Gilles mit cela sur le compte de la prudence. Il retrouvait l’air libre avec joie.

Après l’ombre étouffante de la mine, la nuit lui parut claire et singulièrement exquise l’odeur de la forêt. Il en emplit ses poumons avec volupté puis, impatient de sentir à nouveau entre ses genoux la chaleur et la force familière d’un cheval, il sauta en selle.

Sans un regard à la maison de Jakob van Baren pour ne pas être tentés de se laisser attendrir, les deux compagnons gagnèrent le couvert des bois et s’éloignèrent sur la mousse qui amortissait le pas des chevaux. La pluie avait enfin cessé…



1. Actuellement Wilmington.

2. Anabaptiste néerlandais du XVe siècle qui devint prédicateur itinérant et fonda en Europe du Nord de petites communautés dont certaines émigrèrent aux XVIIe et XVIIIe siècles en Amérique.

3. Des bandes de maraudeurs pillaient le pays entre les deux armées. Les pro-Américains s’appelaient les skinners (les Écorcheurs) et les pro-Anglais les « Cow-Boys » (les Vachers).

CHAPITRE XI LE DRAME DE WEST POINT

Le jour vint comme un voleur, insinuant ses brumes grises entre les fûts trempés des grands sapins, distribuant parcimonieusement la lumière pauvre de son ciel sombre, encore gorgé de pluie. Les deux hommes avaient cheminé en silence durant toute la nuit, guidés par l’instinct sûr de Tim et, malgré les difficultés de la route, ils avaient dû couvrir une assez longue distance mais ils n’en avaient pas encore fini pour autant avec la forêt et ses fondrières.

— Je donnerais cher pour un petit temps de galop, grogna Gilles, ce sacré chemin a l’air interminable… Sais-tu seulement où nous sommes ?

— Vague idée !… marmotta Tim sans se retourner. On est dans le comté de Sullivan… Le petit cours d’eau, là en bas c’est Ten Mile River. On a bien marché.

— En tout cas, on n’a pas rencontré les fameux épouvantails de Van Baren ! Pas trace des terribles « Cow-Boys ».

Il n’avait pas fini de parler qu’un sifflement aigu partait, haut par-dessus leurs têtes et, brusquement, le coin forestier se peupla. Des hommes à la mine farouche, vêtus pour la plupart comme des paysans, sortirent de derrière les arbres. Trois d’entre eux se postèrent au milieu du sentier, le fusil en joue. Celui qui paraissait être le chef était affublé d’un costume de soldat hessois 1.

— Eh bien, fit Tim, on peut dire que tu possèdes vraiment le don d’évocation. Mais tu ferais mieux de te taire !… Les voilà, tes « Cow-Boys ».

— Salut à vous, nobles voyageurs ! déclama l’homme habillé en Hessois. C’est une heureuse fortune que vous rencontrer, vous et ces superbes animaux que vous montez. Me ferez-vous la grâce d’en descendre afin…

— Afin que tu puisses plus commodément visiter nos poches ? ironisa Tim. Eh bien, cow-boy, tu vas être déçu : nos poches sont vides : tu n’y trouveras pas un maravédis, même en cherchant bien.

— Dommage ! En ce cas, je me contenterai des chevaux…

— Pas plus ? Et il nous restera quoi, cow-boy ?

— La vie… à condition que tu cesses de m’appeler cow-boy. Je n’aime pas qu’on m’insulte.

Gilles et Tim échangèrent un regard et ce fut le Breton qui reprit.

— Excuse, mon ami ! On nous a prévenus que nous rencontrerions sans doute une grosse bande de ces vachers. Nous pensions que tu étais celui que l’on appelle l’Avenger.

L’homme baissa son fusil et s’approcha, sourcils froncés, laissant ses deux compagnons à la même place et dans la même position.

— Où as-tu entendu parler de l’Avenger ? Voilà trois mois qu’il a disparu et que je le cherche. Nous sommes en compte lui et moi.

— Alors, coupa Tim, si tu n’es ni ce type ni cow-boy, qui es-tu au juste ? Un Skinner ?

— Et je m’en vante ! s’écria l’homme en se tapant sur la poitrine. C’est une vocation de famille. Je me nomme Sam Paulding et jamais un Paulding n’a servi le roi George, du moins volontairement. Nous servons la cause de l’Indépendance… et c’est en son nom que je réclame vos chevaux car nous en manquons regrettablement. Allons, descendez ! Je serais désolé d’être obligé de vous tuer, ajouta-t-il en braquant son fusil sur la poitrine de Tim qui ne s’en émut guère.

— Et nous donc ! soupira-t-il. Mais tu devrais y regarder à deux fois avant de nous tuer, si tu sers la Liberté, ou alors tu devrais renoncer à nos chevaux et nous laisser continuer notre route car nous devons rejoindre, au plus vite, le général Washington qui nous a confié une mission et qui nous attend. S’il nous attend trop longtemps, ce qu’il n’aime pas, et si on lui dit que Sam Paulding nous a retardés en nous volant, je ne crois pas qu’il t’en soit reconnaissant… Et il a la main lourde, notre chef.

L’homme eut un large sourire qui découvrit une double rangée de dents superbes. Sous sa défroque militaire, il était d’une rare saleté mais ni laid ni même vulgaire et ses yeux vifs regardaient droit.

— Ben voyons ! Vous êtes de l’État-Major, ça crève les yeux ! Dans une minute, vous allez me dire que vos bêtes appartiennent à la cavalerie de Virginie ? Seulement… faudrait voir à ne pas me prendre pour un imbécile ! aboya-t-il soudain. Les chevaux, je les connais et ceux-là, je veux bien être pendu s’ils n’appartiennent pas aux Habits Rouges ! et si…

Brusquement, ses yeux se rétrécirent. Jetant son fusil à l’un de ses hommes il se précipita à la tête du cheval de Gilles, l’immobilisa adroitement et se mit à frotter le front de l’animal.

— Eh là, protesta le jeune homme. Qu’est-ce que tu fais ? Vous avez dû prendre pas mal de pluie, dans la montagne. Il est trempé, ce bestiau… et il déteint… fit-il en agitant ses doigts dont l’extrémité était devenue couleur chocolat.

Sans lâcher l’animal, il fouilla dans sa poche, en tira un chiffon sans couleur qui avait peut-être été un mouchoir, cracha dessus et se mit à frotter de plus belle puis recula comme un peintre qui, son œuvre achevée, prend du champ pour juger de l’effet. Sa figure s’illumina.

— Bon sang ! exhala-t-il avec un soupir de bonheur. Que la peste m’étouffe si ce n’est pas là le Winner, le cheval de l’Avenger ! C’est trop beau !… (Puis, se tournant brusquement vers ses hommes :) Holà, vous autres, embarquez-moi ces deux lascars à la langue dorée. Il y a gros à parier qu’ils sont de la bande de ce fils de putain et nous allons avoir à causer.

Malgré leurs protestations, Tim et Gilles, pris sous le nombre, durent mettre pied à terre et suivre la bande dépenaillée qui les entraînait vers la vallée. Bientôt ils atteignirent ce qui devait être le repaire, une masure à moitié écroulée dans la Ten Mile River et qui semblait avoir été jadis un moulin. On les entraîna à l’intérieur, dans l’unique pièce encore debout et où s’entassait tout un peuple d’hommes et de femmes de tout âge et de tout acabit.

Sam Paulding s’installa sur un tonneau et se disposa à tenir une espèce de tribunal car plusieurs de ses hommes se rangèrent derrière lui l’arme au pied.

— Messieurs, déclara-t-il en laissant planer autour de lui un regard impérial, nous allons avoir à juger ces deux suspects mais, auparavant, il convient de leur adresser quelques questions auxquelles nous leur conseillons de répondre bénévolement s’ils veulent s’éviter… et nous éviter à nous-mêmes qui sommes gens civilisés, toute une suite de manœuvres extrêmement déplaisantes. Et la première de ces questions est : Où se trouve l’Avenger ?

L’emphase du ton et de la pose donna une idée à Gilles. Visiblement, le bonhomme se prenait pour une puissance… Redressant sa haute taille, il s’avança vers lui et s’inclina avec toute la courtoisie et le respect d’un ambassadeur présentant ses lettres de créance.

— Je crains, Monsieur, qu’il n’y ait entre nous un malentendu regrettable. Je n’ai véritablement aucune raison de vous refuser un renseignement que je serais le premier à réclamer puisque cet Avenger est un ennemi pour moi comme pour vous. J’ai nom Gilles Goëlo, je suis Français et Secrétaire particulier de Son Excellence le Général comte de Rochambeau, chef du corps expéditionnaire adressé aux Insurgents par Sa Très Gracieuse Majesté le roi Louis le Seizième, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre. Et comme nous sommes venus sur cette terre en amis, je pense, monsieur Paulding, que ma meilleure sauvegarde se trouve dans l’hospitalité et la courtoisie d’un véritable gentilhomme américain.

Le « gentilhomme américain » rougit de plaisir et salua avec beaucoup de dignité le jeune homme qui acheva tranquillement :

— … Quant à ces chevaux qui semblent pour vous de vieilles connaissances, je vous confierai en toute simplicité… que nous les avons volés, dans la montagne, chez un certain Jakob van Baren qui les tenait cachés dans une vieille mine de charbon.

Sam Paulding le considéra avec une stupeur sincère.

— Van Baren ? Des chevaux cachés dans sa vieille mine ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Le vieux Jakob a tant travaillé sa terre qu’il est tout courbé et ne serait même pas capable de lever le pied pour atteindre l’étrier. Quant à la mine, voilà beau temps qu’il n’y descend même plus !… Qu’est-ce que vous voulez qu’il fasse des chevaux, le pauvre !

— Un instant ! coupa Tim. Puis-je vous demander, monsieur Paulding, fit-il en imitant la politesse excessive de son ami, de vouloir bien nous dire s’il y a longtemps que vous n’avez vu Jakob van Baren et à quoi il ressemble ?

— Oh, c’est le plus austère et le plus pieux de tous les Mennonites que je connaisse ! Un petit vieillard tanné comme une vieille pomme avec une barbiche grise taillée au carré et de longs cheveux coupés sur la nuque. Il est grave comme la Bible qu’il cite à tout bout de champ et n’a guère qu’une faiblesse : sa femme Mariekje, une vieille petite Hollandaise ronde et encore fraîche, vive comme une souris et qui est sans doute la meilleure ménagère de tout le comté. Ça doit bien faire six mois que je ne les ai pas vus. Mais, dis donc, ce n’est pas moi qui suis censé répondre à des questions ?…

— Encore une seule ! L’Avenger n’est-il pas un grand homme maigre mais bâti à peu près comme moi, avec des cheveux gris tirant sur le roux et des yeux couleur de granit ?…

— Si tu es l’un de ses hommes, tu dois bien savoir que c’est là son portrait fidèle, ricana Sam Paulding. Mais je ne vois pas…

— Moi, je vois, conclut Tim tranquillement et nous allons maintenant répondre à la question que tu posais tout à l’heure : si tu veux trouver celui que tu cherches, va chez Jakob van Baren et tu y trouveras ton ennemi caché sous son nom et dans sa maison. Quant au vieux couple que tu nous as décrit, cherche-le dans la galerie de mine à main gauche et à une centaine de pieds de l’entrée : c’est là que l’Avenger les a enterrés.

Un silence total accueillit la déclaration de Tim. Sam Paulding était devenu très pâle et, autour de lui, tous les yeux brillaient de fureur contenue. Gilles considéra son ami avec indignation.

— C’est ça que tu as vu dans la mine quand tu as soufflé la lanterne ? Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

— Parce que alors je n’étais pas certain… et parce qu’il nous fallait partir à tout prix.

— Un bandit ? Un assassin ! Et nous lui avons laissé ces deux malheureuses femmes ?

— Nous ne pouvions pas faire autrement.

— Je le sais et je ne te reproche rien. Mais maintenant tu vas rejoindre seul le général Washington.

— Et toi ?

— Moi ?… (Gilles se tourna vers Paulding :) Rends-moi mon cheval, donne-moi des armes et je te fais serment de te ramener la tête de ton ennemi…

— Je saurai bien aller la prendre moi-même, fit l’autre sombrement. C’est une joie que je ne laisserai à personne. Mais je commence à croire à votre histoire. Raconte-moi ce qui s’est passé chez Van Baren et nous verrons.

Gilles fit le récit, aussi clair et concis que possible, des événements qui les avaient amenés, en compagnie de Sitapanoki et de Gunilla, dans la petite ferme du Mennonite. Il dit franchement tout ce qu’ils y avaient vu, ce qui s’y était dit et ce qui s’y était passé. Il dit enfin comment, pour rejoindre Washington menacé d’un grave danger, ils avaient dû abandonner leurs compagnes de voyage. Son instinct le poussait, sans qu’il sût trop pourquoi, à jouer le jeu jusqu’au bout et à faire en quelque sorte confiance au chef Skinner. Il y avait en lui quelque chose qui le différenciait d’un brigand ordinaire, ne fût-ce que cette façon nette qu’il avait de regarder les gens dans les yeux.

Sam l’écouta sans mot dire. Quand ce fut fini, il parut consulter du regard les hommes qui l’entouraient et même, au-delà des deux prisonniers, la masse de sa bande. Tous eurent le même mouvement : un hochement de tête silencieux et approbateur. Alors le Skinner quitta son tonneau et vint vers les deux garçons.

— Où devez-vous rejoindre Washington ? demanda-t-il.

— Nous pensions le retrouver à Peekskill où nous l’avions laissé…, répondit Gilles.

— Il n’y est plus. Il poursuit son avance. C’est à Tappan, à une vingtaine de miles plus au sud et sur la rive droite de l’Hudson, à la frontière même du New Jersey qu’il a établi son nouveau quartier général. Mais il se peut que vous ne l’y trouviez pas. J’ai entendu dire qu’il se préparait à gagner Hartford, dans le Connecticut afin d’y rejoindre les chefs de l’armée française, le général de Rochambeau et l’amiral de Ternay pour y tenir conseil.

— Peste ! admira Gilles. Vous êtes bien renseigné.

Paulding sourit et devint un autre homme.

— Ce pays est truffé d’espions, dit-il, mais notre service de renseignements n’est pas plus mauvais que celui des Habits Rouges. Quant à vous, si j’ai bien compris, il y a vraiment réelle urgence à ce que vous retrouviez le Virginien au plus vite ?

— Le sort de la guerre peut en dépendre, dit Tim gravement.

— Alors vous ne pouvez vous permettre de courir après lui à travers tout le pays et il se déplace à la vitesse d’un courant d’air… Il faut que je réfléchisse un moment. Pendant ce temps nous allons boire de la bière, manger un morceau.

— Nous ne sommes plus vos prisonniers ? demanda Gilles.

— Quand les hommes combattent pour une même cause, ils doivent se reconnaître et s’aider. Même un skinner sait ça ! Vous irez où votre mission vous appelle. Moi, je réglerai mes comptes avec l’Avenger et je m’occuperai de vos amies.

Sans hésiter, Gilles tendit la main.

— Comment pourrons-nous vous remercier ?

— En plaidant ma cause auprès du grand chef quand il en aura assez de ma façon un peu particulière de faire la guerre. Ni moi, ni les miens n’aimerions finir au bout d’une corde.

— Par tous les saints de Bretagne, j’en fais serment !…

Les mains se touchèrent, s’étreignirent un court instant mais avec une force qui, bien mieux que des paroles, traduisait les sentiments de chacun des deux hommes tandis qu’autour d’eux, éclataient les applaudissements de toute la bande. Tim, à son tour, serra la main de Paulding puis on s’installa autour d’un sanglier apparu tout rôti comme par enchantement et on tint conseil tandis que deux skinners mettaient en perce le tonneau de bière qui avait servi de siège à leur chef un moment plus tôt.

À la tombée du jour, Gilles et Tim quittaient le moulin de la Ten Mile River escortés jusqu’à la sortie du vallon par Sam Paulding en personne et l’un de ses lieutenants. Ils emportaient des armes : une carabine pour Tim dont c’était l’arme favorite et une paire de pistolets pour Gilles. Ils emportaient aussi des instructions précises et, naturellement, ils avaient retrouvé leurs chevaux.

— Mais ce n’est qu’un prêt ! précisa Sam. Il y a trop longtemps que j’envie le Winner à son propriétaire. Quand vous aurez rempli votre mission vous n’aurez qu’à chercher mon frère Ned. Il mène lui aussi une bande de Skinners au nord des White Plains, vers la Crotton River. Vous lui remettrez les chevaux et -il saura bien me les faire parvenir. Bonne chance !

En dehors de son côté truand, Sam Paulding s’était montré de bon conseil. Au point même que ses deux nouveaux alliés n’avaient pas hésité à lui confier la raison profonde qui motivait leur hâte de rejoindre Washington. Et comme l’endroit exact où se trouvait le général constituait leur plus grand problème, le Skinner leur avait indiqué la maison d’un sien cousin ; Josué Smith, fermier de son état et qui habitait près de Tellers Point, sur la rive droite de l’Hudson et non loin de la forteresse de West Point.

— Voyez Josué ! leur dit-il. Vous y trouverez plusieurs avantages : d’abord, en allant droit devant vous, vous arriverez presque à Tellers Point, ensuite le cousin est sans doute l’homme le mieux renseigné à cent miles à la ronde. Enfin, s’il se passait quelque chose de louche à West Point, il s’en apercevrait vite et pourrait vous donner un utile coup de main pour tenter de minimiser les dégâts, ne fût-ce qu’en appelant mon frère Ned à la rescousse !

C’est donc en rendant grâce à la Providence qui avait mis sur leur route un pillard nommé Sam Paulding que Gilles et Tim reprirent leur voyage, bien décidés à ne plus s’arrêter pour autre chose que laisser souffler les chevaux.

Quarante-huit heures plus tard, à la tombée du jour, ils purent voir briller les eaux de l’Hudson sous les derniers feux du soleil couchant et cette vue leur arracha, en dépit de la fatigue, un profond soupir de satisfaction que Tim traduisit en clair.

— Nous ne sommes pas loin de Tellers Point. Reste à trouver la maison de ce Josué Smith. J’espère qu’il aura un lit ou à la rigueur une balle de paille à notre service.

— Un lit ? Et s’il nous dit que Washington caracole à une centaine de miles de nous ? J’ajoute qu’il faudra sans doute y aller à pied parce que nos chevaux ne tiendront pas jusque-là. Il est vrai qu’on pourra toujours en voler d’autres, ajouta-t-il avec une superbe désinvolture.

— Eh bien, pour un ancien futur curé, on peut dire que tu fais des progrès ! remarqua Tim. Avançons, maintenant ! La nuit tombe rudement vite, ce soir.

Ils se mirent à remonter le long du fleuve qu’ils avaient atteint un peu trop en aval. Mais Gilles, qui fermait la marche, retint soudain son cheval et, doucement, rappela son ami.

— Viens voir ! chuchota-t-il. Qu’est-ce que c’est que ça ?

Ça, c’était un navire de guerre qui, sous voiles réduites et dans le plus grand silence, remontait lui aussi l’Hudson, fantôme redoutable glissant comme une ombre plus dense parmi les ombres du crépuscule.

— Une corvette, marmotta Gilles, un véritable vaisseau de ligne en miniature. Regarde, sur les deux gaillards, ces belles caronades. Ajoutes-y la vingtaine de canons qu’elle cache pudiquement sous les lourdes paupières de ses sabords et tu auras une idée de ce qu’elle peut faire. Que vient-elle chercher ici ? ajouta-t-il en essayant de lutter contre l’impression pénible qu’il ressentait.

— Autrefois, articula Tim lentement, on en voyait assez souvent : elles faisaient la navette entre New York et les forts du lac Champlain, Ticonderoga et Pointe-Couronne. Mais depuis le début des hostilités et surtout depuis que West Point a reçu ses nouvelles fortifications et la grosse chaîne qui barre le fleuve, aucun navire anglais n’est venu traîner ses vergues par ici.

— Tu penses que c’est un navire anglais ?

— Ouais ! J’en suis sûr ! Il a beau se balader sans ses couleurs, il fait encore assez clair pour que je le reconnaisse. C’est le Vautour, le bateau dont se sert habituellement sir Henry Clinton, pour ses tournées d’inspection autour de New York.

La voix morne de Tim avait quelque chose de sinistre. Figés au bord du chemin, sous l’abri d’un gros arbre, les deux amis observaient l’élégant navire, étreints par la même angoisse que ni l’un ni l’autre n’osait exprimer. Se pouvait-il qu’il fût trop tard ? Que les forts de West Point eussent été déjà livrés par leur indigne défenseur ? Où pouvait donc bien aller le Vautour sinon à West Point même en admettant que le passage ne fût pas déjà largement ouvert vers le grand lac Champlain…

— Il faut savoir ! fit Gilles d’une voix blanche. Cherchons ce Josué ou même allons jusqu’à West Point…

— Un instant ! Je suggère de descendre d’abord jusqu’à l’eau afin d’avoir une meilleure vue du fleuve. Ce qu’il faut savoir c’est si le Vautour est seul ou bien s’il précède une flotte, auquel cas ce pourrait être le corps de débarquement destiné justement à West Point…

— … ou, si la forteresse est déjà tombée, à reprendre Ticonderoga et Pointe-Couronne. Mais je trouve que ce bateau est bien discret dans ce cas : il a l’air de se cacher.

— Faisons-en autant et surtout pas de bruit. Sur l’eau les sons portent et s’amplifient.

Attachant leurs chevaux à l’arbre qui leur servait à se cacher, ils descendirent la courte pente à l’abri des buissons puis se glissèrent jusqu’au ras de l’eau à travers les herbes folles et les roseaux. D’où ils étaient, ils pouvaient voir l’arrière de la corvette où aucune lumière n’était allumée, pas même les fanaux. Ils pouvaient voir aussi toute la courbe du fleuve en aval et la conclusion se tira d’elle-même : le fleuve était vide ; le Vautour était bien seul…

Tout à coup le bateau parut se fondre encore davantage dans l’obscurité : les voiles venaient d’être amenées d’un seul coup. En même temps un bruit de chaîne glissant dans un écubier voltigea sur l’eau calme.

— Ils jettent l’ancre, souffla Gilles.

— Chut ! Écoute !

Comme en écho à celui de l’ancre, un autre bruit, plus léger, se faisait entendre : celui de deux rames brassant l’eau avec précaution. Bientôt la silhouette d’une barque apparut, se dirigeant vers la corvette. L’obscurité croissait d’instant en instant mais les yeux s’accoutumaient en même temps. Les observateurs purent voir la barque accoster, un homme s’y dresser debout tandis qu’au moyen d’une échelle de corde un autre personnage enveloppé d’un manteau descendait au flanc du navire jusque dans le bachot qui prit le large et disparut dans l’ombre mais le bruit des rames continua quelques instants, allant en décroissant cependant que, sur la corvette, tout rentrait dans l’immobilité et un silence à peine troublé par le grincement doux des membrures.

Toujours accroupi, Gilles recula jusqu’aux buissons, se redressa.

— Bizarre tout ça ! Si on allait voir ?

— Ça me paraît une bonne idée mais à pied si on ne veut pas se faire repérer.

Renonçant au chemin sur lequel ils eussent été trop en vue, Tim et Gilles suivirent le fleuve en allant vers l’amont aussi rapidement que le permettait la prudence. Très vite, ils retrouvèrent le bruit des rames et, quand le petit bateau fut en vue, ils ralentirent leur allure, se contentant de maintenir une distance convenable entre lui et eux.

Tout à coup, la barque piqua vers la rive et disparut. L’instant suivant le bruit de rame était remplacé par le raclement du bois sur la terre.

— Ils sont arrivés, apparemment, chuchota Gilles, mais je ne vois plus rien qu’une masse sombre.

— C’est un bois de sapins ! Il tapisse une combe entre deux collines. Je connais cet endroit : ça s’appelle Long Clove. Suis-moi, nous allons, nous aussi, entrer dans ce bois et surtout, pas de bruit.

Ce n’était pas la première fois que Gilles pouvait admirer l’aisance avec laquelle le coureur des bois pouvait se déplacer dans une forêt sans faire de bruit, mais dans la circonstance, il se surpassa. Sa masse imposante avait perdu toute pesanteur tandis que sans faire seulement craquer une branchette, sans un bruit de feuille froissée, il s’avançait dans le sous-bois parfaitement obscur. Le Breton s’efforça de faire de même et y réussit assez bien grâce à ses mocassins indiens.

Soudain, Tim s’arrêta, cherchant de la main le bras de son ami : une lumière venait de s’allumer à quelques toises de l’endroit où ils se trouvaient. À la lueur d’une lanterne posée sur un tronc d’arbre renversé, ils aperçurent trois hommes. L’un, vêtu comme un paysan, était certainement le batelier. C’était lui qui venait de déposer la lanterne et déjà il se reculait dans l’ombre pour laisser plus de solitude aux deux autres. C’étaient tous deux des officiers comme le montraient clairement leurs uniformes portés sous de grands manteaux noirs identiques mais là s’arrêtait la ressemblance car l’un était anglais et l’autre américain. L’Anglais était blond, jeune, charmant avec des traits pleins de douceur et ce regard clair, cette grâce souriante qui attirent la sympathie et la retiennent. Bien différent était l’Américain, petit bonhomme d’une quarantaine d’années, agité et nerveux qui, malgré une jambe raide, semblait ne pouvoir tenir en place. La lumière jaune accusait son profil d’oiseau de proie et le tic qui, à intervalles réguliers, tiraillait son visage maigre.

Près de lui, Gilles entendit le souffle de Tim se faire plus bref et se précipiter.

— Bon Dieu ! exhala celui-ci. Le plus petit, c’est Benedict Arnold ! Le misérable !…

Poussé par son patriotisme ardent, le jeune Thocker avait paru admettre sans hésiter la trahison possible du héros de Saratoga mais, à la douleur qu’il éprouvait visiblement, Gilles comprit qu’il n’y croyait pas encore tout à fait. L’évidence lui était déchirante.

— Ton pays est grand, chuchota-t-il. Pour un traître, combien de héros ? Essayons d’avancer un peu : on n’entend rien !

Une bourrasque de vent qui s’éleva d’un seul coup et tourbillonna sous les arbres en hurlant leur facilita l’approche. Ils purent ainsi constater que les deux hommes n’en étaient guère encore qu’aux formules de politesse mais l’Américain, resserrant son manteau autour de lui, avait levé le nez et humé l’air.

— Nous allons avoir une tempête. Mieux vaudrait ne pas s’éterniser ici. Avez-vous donné une heure éventuelle de retour au navire, Major ?

— Non, Général. Le colonel Beverley qui m’y attend sait que nous en avons certainement pour longtemps. La nuit entière peut-être.

— Parfait. En ce cas, il est inutile de rester ici. Josué !

L’homme à la barque reparut au bout d’un instant. Dans la lumière, on pouvait constater que s’il était vêtu comme un paysan il n’en avait pas l’air. C’était un homme d’aspect énergique et froid dont les traits étaient fins et l’aspect distingué.

— Général ?

— Le temps se gâte et nous avons à débattre de questions longues et délicates, vous vous en doutez. Pouvez-vous, sans risque, nous donner l’hospitalité pour cette nuit ? Votre maison est si proche.

— Ma maison est prête. J’avais pris, d’ores et déjà, mes dispositions car je savais que la nuit serait mauvaise. Tout le monde dort ou a été éloigné.

— Parfait ! En ce cas, prenez la lanterne et guidez-nous. (Puis, se tournant vers l’officier anglais, Arnold ajouta :) Vous pouvez avoir entière confiance en Josué Smith, et en sa maison, Major. C’est un parfait honnête homme pour qui l’hospitalité est un devoir sacré.

L’Anglais salua, sourit avec beaucoup de gentillesse.

— Je n’en ai pas douté une seule seconde, Général, et je suis tout prêt à vous accompagner.

Les trois hommes se mirent en marche dans le vent qui revenait au moment où tombaient les premières gouttes de pluie. Gilles et Tim leur laissèrent prendre de la distance. Ils avaient d’ailleurs besoin de se remettre de ce qu’ils venaient d’entendre. Gilles pensa tout haut :

— N’y a-t-il qu’un seul Josué Smith par ici ?

— Certainement et j’avoue ne pas comprendre grand-chose si ce n’est qu’Arnold ne doit pas être le seul coquin du coin. On verra plus tard ce qu’il convient de faire mais, pour le moment, il faut les suivre.

— Et essayer d’en savoir plus. J’imagine que ce qu’ils ont de si long à discuter pourrait bien être le plan de livraison de West Point. Dans un sens c’est une bonne chose : cela prouve que rien n’est encore fait et que nous arrivons à temps !

La lumière jaune dansait entre les arbres, de plus en plus lointaine. Elle s’éteignit tout à coup, une fois hors des arbres cependant ses poursuivants purent distinguer dans l’ombre mouillée quelques bâtiments de ferme, des toits bas derrière une haie. Tout cela parfaitement obscur mais, quand ils furent contre la haie, ils virent s’allumer deux fenêtres du rez-de-chaussée.

— C’est là, souffla Tim. Allons voir et prions Dieu qu’il n’y ait pas de chien…

Une simple barrière, faisant communiquer l’arrière de la maison principale avec un petit chemin, trouait la haie qui, de l’autre côté, descendait jusqu’au fleuve. Les deux compagnons la franchirent aisément sans que le moindre bruit vînt déceler leur présence puis s’immobilisèrent, attendant un aboiement, peut-être une attaque.

— C’est idiot, fit Gilles. S’il a un chien, Smith a dû l’enfermer pour ne pas trahir la présence d’hôtes étrangers.

Ils atteignirent, en effet sans accident, les fenêtres éclairées, s’installèrent dans une bande de groseilliers qui poussaient dessous, et purent apercevoir les deux officiers en train de quitter leurs manteaux que Smith s’apprêtait à emporter. Des fauteuils à bascule étaient disposés de part et d’autre d’une grande cheminée où flambait un bon feu. Une bouillotte fumait sur un trépied de fer et, sur une petite table placée devant le feu, un grand plateau était garni de pots d’étain, d’une bouteille biscornue à l’aspect vénérable, d’une écuelle de sucre scintillant et de quelques pots d’épices. Un peu plus loin, une table supportait une lampe que Josué Smith vint allumer et tout ce qu’il fallait pour écrire. Arnold y déposa un rouleau blanc sans doute une carte.

Tandis que les deux autres s’installaient, Josué Smith, sans rien perdre de sa dignité froide, prépara des grogs bouillants puis, sur un léger salut, se retira avec autant de discrétion qu’eût pu le faire un bon serviteur, fermant la porte derrière lui.

— Eh bien, grogna Tim, nous allons pouvoir les contempler tout à notre aise en nous faisant tremper jusqu’aux os mais nous n’en saurons pas davantage. Il faudrait casser un carreau…

— J’ai peut-être une idée, fit Gilles qui, sans attendre de réponse, disparut dans la nuit, laissant Tim tapi dans le buisson de groseilliers et sacrant intérieurement de tout son cœur.

L’image paisible et douce du traître confortablement installé avec son complice devant un bon feu, sirotant un vieux rhum fumant tandis que lui-même recevait toute l’eau du ciel au milieu d’un tas de branches, était proprement insupportable à son âme de bon Américain. Mais il faisait confiance à l’esprit inventif de son ami français et il prit son mal en patience.

Au bout d’un moment en effet, la belle image paisible se troubla quelque peu. Le feu, au lieu de flamber normalement, se mit à fumer, un peu d’abord puis de plus en plus fort. Un nuage noir emplit la pièce, les deux hommes se mirent à tousser. Et Tim eut tout juste le temps de replonger dans ses groseilliers car le général Arnold se ruait sur la fenêtre et entreprenait de la relever.

— Nous allons étouffer ! entendit Tim. Je vais appeler Smith…

— N’en faites rien ! fit la voix étouffée du jeune Anglais. La cause en est ce temps affreux. Il doit tomber de l’eau dans la cheminée. Laissez la fenêtre un peu relevée et restons seuls, sinon cela risque de durer longtemps. Qu’importe s’il fait un peu moins chaud ! Venons-en à notre affaire… Le gouvernement britannique, par le truchement de sir Henry Clinton, est tout prêt à reconnaître votre retour aux idées saines en vous accordant le grade de Brigadier-Général dans l’armée plus une somme, une fois payée, de 30 000 livres sterling. Naturellement le Vautour demeurera à proximité pour vous emmener à New York avec Mrs Arnold dès que les choses seront prêtes à la forteresse. Il a trouvé un excellent mouillage où d’ailleurs nous avons passé la dernière nuit en attendant votre signal…

À cet instant, Gilles encore plus trempé qu’auparavant rejoignit son ami dans les groseilliers. Il ruisselait mais semblait tout joyeux.

— Alors ? souffla-t-il en désignant la cheminée qui fumait toujours abondamment. Qu’en dis-tu ?

— Comment as-tu fait ? Tu as jeté de l’eau ?

— Non. Une grosse pierre plate posée sur la cheminée. Elle fumera aussi longtemps que Smith ne grimpera pas là-haut pour voir ce qu’il y a… C’est intéressant ?

— Plus que tu ne crois. Écoute…

À l’intérieur, les deux hommes en étaient à discuter le prix avec quelque âpreté. Arnold jugeait les 30 000 livres légèrement insuffisantes, faisant valoir l’énorme avantage qu’il donnait aux Anglais en leur livrant les plans de défense de la forteresse, le nombre des soldats, des canons, jusqu’à celui des pièces défectueuses.

— Je peux même, ajouta-t-il, vous donner le texte du dernier discours de Washington au conseil de guerre, le 6 de ce mois et la situation de nos troupes en général.

Tim se détourna brusquement, eut un haut-le-cœur et se mit à vomir. Gilles, blême et la sueur au front, ne pouvait détacher ses yeux de cet homme qui, pour de l’argent, était en train de livrer ses frères, ses amis, la terre même de son pays coupable seulement d’avoir voulu être lui-même et non, plus une colonie. Mais, dans la pièce, la voix soudain glacée du jeune major anglais s’élevait, coupante.

— Monsieur, dit-il, nous n’ignorons pas que voici peu de temps le général Washington a fait porter dans vos caves une importante somme d’or arrivée de France par les navires de M. le Chevalier de Ternay. L’Angleterre ne vous empêche pas d’y prendre tout ce que vous en pourrez emporter : les cales du Vautour sont vastes et elles sont vides. Mais je ne suis pas habilité à discuter davantage les conditions qui vous sont faites. C’est cela… ou bien il me faut repartir, remettre à plus tard !

Sur l’écran rouge et fumeux de la cheminée, le profil de rapace d’Arnold se découpait, sinistre, tandis que, sourcils froncés et mains au dos, il réfléchissait. Gilles sentit que Tim le tirait en arrière et, avec beaucoup de précaution, il quitta son buisson pour gagner l’ombre encore plus dense d’un vieux pommier qui marquait l’entrée du potager. Le silence de la nuit, seulement troublé jusqu’alors par le crépitement de la pluie et les plaintes du vent, venait de se charger d’un autre bruit : celui d’une décharge de mousqueterie dans le lointain et, plus loin encore, l’écho des canons.

— Qu’est-ce que cela ? chuchota Gilles.

— Les positions anglaises et américaines sont encore assez mêlées. Entre ici et New York, il y a bien peu de points où l’on ne se tire pas dessus plus ou moins. Mais ce n’est pas pour ça que je t’ai éloigné. Il fallait que je te parle. Écoute ! tu vas retourner dans les groseilliers et tu y resteras tant que durera cette infernale conversation. Ensuite, quand ce sera fini ou quand le jour se lèvera, tu reviendras me rejoindre là où nous avons laissé les chevaux.

— Mais, et toi ?

— C’est à mon tour d’avoir une idée ! Et comme il faut que nous sachions tout sur ce démon d’Arnold, il faut aussi nous séparer. À tout à l’heure.

Et Tim, fidèle à ses habitudes, disparut dans les ténèbres sans faire plus de bruit qu’un chat tandis que Gilles retournait stoïquement à son poste d’observation. Il allait y rester des heures, écoutant de toutes ses oreilles. Arnold et l’Anglais avaient laissé le feu s’éteindre. Il n’y avait plus de fumée dans la pièce mais ils étaient tellement absorbés par l’établissement de leur plan qu’ils ne pensèrent même pas à refermer la fenêtre. De sa place, Gilles pouvait les voir penchés tous deux sur la grande carte déroulée, suivant des chemins prenant des notes. Le masque d’Arnold brillait d’une intelligence effrayante qui tenait le jeune Breton à mi-chemin entre le dégoût et l’admiration. Le traître avait l’étoffe d’un grand homme et cependant il choisissait de s’avilir, de détruire sa légende pour une vie de luxe. Il y mettait une sorte d’acharnement, ne s’apercevant même pas des regards, pleins de méprisante tristesse dont parfois l’enveloppait son jeune interlocuteur. Le petit major britannique devait avoir, de l’honneur d’un soldat, une idée toute différente…

Un coq asthmatique se fit entendre dans le voisinage, réveillant celui du poulailler Smith qui s’empressa de faire entendre un « cocorico » triomphant. En écho, un coup de canon éclata, tout proche, relevant brusquement les deux hommes penchés sur la carte. Puis un autre…

— Qui a tiré ? demanda l’Anglais, et sur quoi ?

— Je l’ignore. Je ne savais même pas qu’il y eût un canon dans cette direction.

Josué Smith reparut à cette minute précise. Il tenait une longue-vue à la main. Son regard embrassa la pièce froide, le feu éteint, la fenêtre ouverte…

— La nuit était si douce ! sourit le jeune Anglais. Nous avons voulu en profiter pleinement.

— Votre damnée cheminée s’est mise à fumer comme cent chefs Indiens ! grogna Arnold.

Gilles profita de l’entrée de Smith pour quitter définitivement ses groseilliers. Le jour venait et cette fois il risquait d’être pris. Rapidement, rasant les buissons il gagna la barrière, la franchit d’un bond malgré des muscles un peu rouillés par l’immobilité mais revint derrière la haie d’enceinte jusqu’à l’aplomb de la fenêtre. Josué Smith, flanqué des deux officiers, s’y encadrait armé de sa longue-vue. Son exclamation atteignit Gilles sans peine.

— Le Vautour ! C’est sur lui que l’on tire.

— Qui ? Mais qui ? hurla Arnold hors de lui et oubliant toute prudence.

— Le seul canon que nous possédions, d’ici à West Point est celui du poste du colonel Lamb ! Mais il est trop loin, remarqua Smith. Or on dirait que cela vient de chez le capitaine Levingston… qui n’en a pas ! Mon Dieu ! Le bateau lève l’ancre… Il s’en va…

La brise du matin qui avait succédé à la tempête de la nuit apporta le rire du jeune Anglais puis sa voix tranquille :

— Et il m’oublie ! Si je comprends bien, il va me falloir rentrer à New York à pied !

— Je vous trouverai un cheval, monsieur, et je vous ramènerai moi-même s’il le faut ! affirma Josué Smith. Il ne sera pas dit qu’un parlementaire ennemi sera venu chez moi sans que j’assure son retour. Il y va de mon honneur.

La fenêtre fut enfin refermée et Gilles n’entendit plus rien. Mais les derniers mots du fermier lui avaient donné à penser. Il avait dit « un parlementaire ennemi ». Se pouvait-il qu’il ne fût pas le complice d’Arnold, le complice conscient tout au moins ? Se pouvait-il qu’il eût été, lui aussi, abusé par ce boiteux diabolique ? On avait dû faire miroiter à ses yeux des préliminaires d’armistice, en vue de la mauvaise saison qui s’annonçait et qui rendrait les opérations beaucoup plus difficiles.

Le galop d’une troupe à cheval vint interrompre les méditations du Breton qui se tassa le mieux qu’il put contre sa haie : un peloton de cavalerie américaine commandé par un officier dévalait le chemin derrière la maison de Smith, s’y arrêtait en tempête. L’officier seul mit pied à terre, entra dans la maison et, un moment plus tard, reparut escortant le général Arnold auquel on amena un cheval. Le pied à l’étrier, celui-ci se tourna vers Josué Smith.

— À bientôt, Smith, dit-il peut-être un peu trop haut. Ne faites rien sans en avoir reçu l’ordre. Vous entendez ? Rien !

— Entendu, Général ! J’attendrai.

Gilles pensa qu’il était grand temps pour lui de rejoindre Tim et de le mettre au courant. Les dernières paroles du traître étaient claires ; l’Anglais allait rester caché dans la maison de Smith jusqu’à ce qu’on ait pu lui donner les moyens de regagner ses lignes. Au surplus, il lui eût été bien difficile de circuler, en plein jour et en plein milieu des positions américaines, avec un uniforme rouge.

À l’abri de la haie, Gilles descendit jusqu’au fleuve profitant de l’agitation causée par le départ tumultueux d’Arnold sur le chemin du haut. Là, il prit ses jambes à son cou et parcourut rapidement la distance qui le séparait de l’arbre où les chevaux avaient été laissés. Il y trouva Tim occupé à bouchonner les bêtes qu’il avait déjà nourries et qui semblaient ne rien ressentir de leur nuit pluvieuse. L’Américain semblait d’excellente humeur et sifflotait tout en travaillant. Il adressa un joyeux bonjour à son ami exactement comme si l’un et l’autre venaient de quitter un bon lit après une nuit de parfait repos.

— Et si tu me racontais l’histoire du canon ? fit le Breton mi-figue mi-raisin. Ça a l’air bigrement intéressant !

Le sourire de Tim s’élargit au point de lui couper la figure en deux.

— Un bon tour, hein ? Je savais que le colonel Lamb dont le poste est plus haut sur le fleuve, possédait un joli petit canon, assez facile à transporter. Je l’ai convaincu de le prêter au commandant du petit fortin qui est là au-dessus et qu’on ne voit guère, un certain capitaine Levingston. Ça n’a pas été sans mal ; Lamb tenait à son engin comme à un souvenir de famille. Levingston a dû jurer de le lui rapporter avant midi, à cause d’une inspection toujours possible. Mais tu vois, ça a fait du bon travail : le Vautour qui se croyait bien caché a décampé. À toi, maintenant. Où en sommes-nous ?

En quelques phrases, Gilles raconta sa nuit et les résultats de la canonnade puis, bouillant d’ardeur combative, enchaîna :

— Arnold est reparti ! L’Anglais est seul chez Josué Smith. Pourquoi ne pas aller l’y prendre, le faire prisonnier et le conduire au général Washington ?

— Ce serait peut-être possible si Josué Smith était véritablement un traître mais, d’après ce que tu m’as dit, je pense sincèrement… qu’il croit avoir bien servi la cause de l’Indépendance en permettant l’arrivée d’un parlementaire anglais jusqu’au grand chef de West Point. Il ne comprendrait pas et nous n’aurions aucune aide, de personne, pas plus des gens de West Point que ceux de Levingston. Tu veux que je te dise ce qui se passerait ?

— Ne te fatigue pas, j’ai compris. On nous prendrait pour des espions, ou pour des fous et on nous pendrait haut et court…

— … pour l’excellente raison que c’est à Arnold lui-même qu’on nous mènerait tout droit. C’est bien ça. Il faut trouver autre chose. N’oublie pas que nous ressemblons bien davantage à des bandits de grand chemin qu’aux honnêtes et vaillants soldats d’une juste cause. Ce qu’il faut, c’est pouvoir mettre la main sur ce joli petit major anglais mais hors de la zone d’influence d’Arnold. Alors seulement on pourra le conduire à Washington et, là au moins, on aura quelque chose de mieux en fait de preuve qu’un vague racontar d’Indien.

— Ça paraît incroyablement simple, ironisa Gilles. Reste à réaliser ! Pour le moment, on fait quoi ?

— Les chevaux sont prêts. On mange un morceau (ce brave Levingston à qui je dois déjà l’avoine pour les chevaux a eu pitié de ma mine défaite et m’a donné un solide casse-croûte !) et après, on s’en va.

— On s’en va ? Ne vaudrait-il pas mieux continuer à surveiller la maison de Smith ? Admets que, cette nuit, il fasse traverser le fleuve à l’Anglais avec sa barque ?

— Impossible ! Le Major devrait alors franchir Peekskill et nos lignes. S’il veut atteindre tout entier les avant-postes anglais des White Plains, il doit descendre de ce côté du fleuve jusqu’à Kings Ferry ; là seulement, il pourra traverser. Vraisemblablement, il sera déguisé mais tu l’as assez regardé cette nuit, tu pourras sans doute le reconnaître ?

— Sans hésiter ! Même déguisé en coureur des bois ou en clergyman !

— Eh bien voilà !… Au lieu de risquer de nous faire prendre par ici, nous allons le précéder à Kings Ferry et y aller tranquillement l’attendre de l’autre côté du fleuve…

L’assurance de Tim était communicative, pourtant Gilles ne parvint pas à la partager entièrement. L’impression de malaise qu’il devait retrouver si souvent par la suite et qu’il apprit à reconnaître comme une sorte de sixième sens, s’y opposait. Qui pouvait affirmer qu’Arnold, dont l’intelligence n’était plus à démontrer, ne trouverait pas un autre moyen de rapatrier son complice, ne fût-ce qu’en lui procurant un uniforme américain lui permettant de traverser tranquillement les lignes américaines tandis que ses poursuivants l’attendraient vainement à Kings Ferry ?

Bien sûr, Tim Thocker n’aimait pas beaucoup voir son compagnon mettre en doute ses idées mais le risque parut trop grand au Breton qui le déclara sans autre détour. À sa grande surprise, Tim admit sans hésiter le bien-fondé de l’objection.

— Avec ce diable d’homme tout est possible ! Dans ce cas, il n’y a qu’un endroit où attendre l’Anglais car sa route de retour l’obligera à y passer : le gué de Crotton River. Si on le manque à Kings Ferry, on l’aura là-bas ! Maintenant assez causé et en route !

Pour toute réponse, Gilles enfourcha son cheval.

La pluie les rejoignit bien avant qu’ils n’eussent atteint le passage et se mit à les flageller comme si elle avait des raisons particulières de leur en vouloir. Le jour gris, fourré d’épais nuages qui couraient d’un bout à l’autre de la vallée, déversait un déluge glacé qu’aucun vêtement ne pouvait protéger. Les eaux, déjà hautes, du fleuve couleur de mercure se gonflaient encore d’inquiétante façon.

— Je me demande si je réussirai un jour à sécher tout entier ! marmotta Gilles entre ses dents. Il me semble que je deviens poisson.

Courbés sous l’averse, les deux cavaliers galopaient le long des croupes boisées de la vallée sans plus sentir la fatigue, le froid ou même l’humidité. Une seule idée, impitoyable, commandait à leurs muscles et à leurs réflexes : arrêter l’émissaire anglais et rapporter à Washington les preuves de la trahison d’Arnold, les preuves écrites que Gilles l’avait vu recevoir sous ses yeux. Et ce but il fallait l’atteindre coûte que coûte, et quels que puissent être les obstacles éventuels…

Le premier apparut à Kings Ferry sous les aspects de deux miliciens en armes reconnaissables à la branchette de sapin qu’ils portaient à leur tricorne cabossé : le bac, d’ordre supérieur, ne partait pas ! Il s’agissait d’éviter que l’on n’eût à tirer sur lui au cas où d’autres navires anglais tenteraient de remonter vers West Point.

Déjà furieux, Tim ouvrit la bouche pour protester mais un coup d’œil glacé de Gilles la lui fit refermer tandis que le Breton déclarait avec bonne humeur :

— Eh bien, attendons ! Si nous ne pouvons passer, nous nous consolerons en pensant que personne ne le pourra davantage ! Et je vois là une auberge…

— Pas un peu fou ? grogna Tim. On paye dans les auberges et on n’a pas un sou !

— Exact ! l’a un sou… mais quelques dollars tout de même que nous devons à la compréhension de notre ami Sam Paulding. Il me les a remis si discrètement que j’avais oublié de t’en parler. Il s’agit, bien entendu, d’un prêt d’honneur…

— Il t’a donné de l’argent ? Je ne l’aurais jamais cru si généreux ! fit Tim, interloqué.

— Moi non plus, riposta Gilles en éclatant de rire. Mais j’avais remarqué qu’une de ses poches rendait un son métallique… et qu’elle bâillait outrageusement. On les lui rendra plus tard ; si Dieu nous prête vie !

Les yeux de Tim étaient aussi ronds que les pièces surgies si miraculeusement de la lévite trempée de son ami.

— Ça alors ! répétait-il. Je n’aurais jamais cru qu’un ancien futur curé pouvait faire si habilement les poches d’un malandrin !

— Si tu savais de quoi on était capable dans ma famille voici quelques siècles, tu ne serais même pas surpris. Et ce n’était pas toujours une question de vie ou de mort, affirma non sans satisfaction le dernier rejeton des seigneurs de la Hunaudaye. Alors, nous allons à l’auberge ?

— Plutôt deux fois qu’une…

Un moment plus tard, les deux garçons regardaient fumer leurs pieds posés sur les chenets de l’auberge tout en sirotant un grog bouillant qu’ils s’apprêtaient à compléter d’une vigoureuse soupe aux oignons. Mais Gilles s’était installé de manière à garder un œil sur la route et l’appontement du bac.

— Tu devrais dormir un peu ! dit Tim, une fois sa soupe avalée. Ça m’étonnerait qu’ils soient là avant ce soir et je me sens un peu sommeil.

— Pas moi ! Dors, si tu veux ! Je te réveillerai si je vois quelque chose…

— Tu seras crevé ce soir !

— Eh bien, je dormirai à cheval et toi tu me guideras. Qui sait d’ailleurs si nous repartirons aujourd’hui.

Adossé à la cheminée, le corps engourdi par la chaleur mais l’esprit bien éveillé et l’œil aux aguets, Gilles laissa le temps couler sur lui, buvant force tasses de thé, échangeant parfois quelques paroles avec l’un ou l’autre des miliciens qui entraient pour se réchauffer ou avec la patronne de l’auberge, petite femme maigre et sautillante, toute vêtue de noir comme il convient à une veuve mais dont l’œil brillant s’ouvrait avec un évident intérêt sur le genre masculin en général.

Ce grand garçon blond qui portait avec tant d’élégante désinvolture des vêtements minables l’attirait peut-être à cause de ses yeux d’azur pâle qui dans son visage presque aussi foncé que celui d’un Indien ressemblaient à des fenêtres ouvertes sur un ciel matinal. Elle venait de plus en plus souvent vers lui au grand dépit du jeune homme car elle interposait sans cesse sa robe noire entre lui et la fenêtre qu’il surveillait.

Après le récit de la mort héroïque de feu Sullivan, son époux regretté, à Monmouth Courthouse, elle avait entamé celui de leurs fiançailles sous les pommiers en fleur de Northcastle quand une impulsion indéfinissable poussa Gilles à se lever.

— Excusez-moi ! fit-il en se dirigeant vers la fenêtre à laquelle il se pencha tandis que le rythme de son sang s’accélérait : deux cavaliers venaient de s’arrêter au bac et parlementaient avec les miliciens.

Ils étaient identiquement vêtus d’habits bruns à boutons d’argent sous de longs manteaux sombres mais les visages que surmontaient les tricornes noirs étaient ceux-là mêmes que le Breton guettait si opiniâtrement : Josué Smith et le major anglais déguisés en bons bourgeois américains !

Les palabres durèrent un moment. Mais, tout à coup, Gilles vit l’Anglais sortir un papier blanc de sous son manteau, le tendre au milicien qui le prit d’un air ennuyé, le lut puis, avec un haussement d’épaules impuissant, s’en alla jusqu’à la cabane du passeur tandis que les deux cavaliers descendaient lentement vers le bac sur lequel ils montèrent.

Jurant effroyablement, Gilles bondit sur Tim, l’arracha de son banc plus qu’il ne l’éveilla et le traîna à la force des poignets jusqu’à la fenêtre.

— Regarde… Ils ont trouvé le moyen de passer !

Les yeux vagues de Tim devinrent instantanément très nets tandis qu’il lâchait une bordée de jurons à rendre malade son pasteur de père, après quoi il se rua sur la porte, l’arracha presque dans son élan et galopa, Gilles sur ses talons, jusqu’au poste des miliciens. Mais si rapides qu’eussent été les deux garçons, ils n’en arrivèrent pas moins trop tard : le bac avait quitté la rive et dérivait dans le courant.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? hurla Tim hors de lui. Voilà des heures que nous sommes coincés dans cette auberge sous prétexte que votre foutu bac ne part pas « d’ordre supérieur » ! Voulez-vous alors m’expliquer ce qu’il fait à cette heure pour le seul bénéfice de ces deux types ?

Le milicien haussa des épaules flegmatiques, tira une pipe de sa poche et se mit à la bourrer sans se presser.

— Pas moyen de leur refuser, mon vieux ! Ils ont un ordre encore plus supérieur : un laissez-passer signé du général Arnold en personne ! Fait pas bon lui refuser à celui-là ! Et ça sert à rien de vous mettre dans cette rogne, mon vieux ! ajouta-t-il avec un rien d’inquiétude tandis que les vociférations de Tim atteignaient des sommets difficilement supportables.

Pour compenser, Gilles se mit à rire.

— Cet homme a raison, Tim ! Ça ne sert à rien. Même dans une démocratie, il y a des passe-droits ! C’est égal, ajouta-t-il en se tournant vers le milicien, ça doit être au moins des messieurs du Congrès pour avoir de tels laissez-passer ? Vous savez où ils vont ?

Heureux de cette aide inattendue, l’homme sourit largement à Gilles puis cracha par terre avec majesté.

— Du Congrès ? Pensez-vous ! L’un est Josué Smith, un gros fermier bien connu dans la région, l’autre un sien cousin venu d’Albany. Ils sont attendus à deux milles d’ici, à Long Grove chez Pendleton, le beau-frère de Smith !… Paraît que c’est grave !

Le milicien s’éloigna, laissant les deux amis seuls face au fleuve qui semblait les narguer. Le bac était déjà presque arrivé de l’autre côté.

— Il faut passer ! gronda Gilles entre ses dents.

— Sans le bac, c’est impossible avec les chevaux. Je ne vois plus qu’une solution.

— Laquelle ?

— Attendre que la nuit soit assez avancée pour qu’il n’y ait plus grand monde de bien éveillé et voler le bac.

— À condition qu’il revienne, ce que je ne crois pas : le passeur habite en face. Il a dû être ravi d’être « obligé » de rentrer chez lui !

Le calme de Gilles commençait à l’abandonner.

— Alors il faut aller plus loin, trouver un autre bac ! Après tout tu m’as parlé d’un gué où l’Anglais est obligé de passer ? L’important c’est d’y être avant lui…

— À partir d’ici le fleuve s’élargit considérablement. Il faudrait descendre jusqu’à Tappan pour prendre le bac de Dobbs Ferry puis remonter jusqu’à Crotton River.

Le retour fut morose malgré le grand sourire de Mrs Sullivan qui, un moment, avait craint que le « beau jeune homme » ne partît vulgairement sans payer.

— Le souper sera prêt dans un instant, leur annonça-t-elle gaiement. Je crois, sans me vanter, que vous en serez contents. Et ensuite, on vous préparera une bonne chambre. Ma maison est modeste mais mes chambres ne manquent de rien… à moins que ces messieurs ne soient pressés de continuer leur voyage et ne veuillent passer l’eau après souper !

— Nous sommes très pressés, en effet, fit Gilles mais ce n’est pas bien de vous moquer de nous, madame. Vous savez bien que personne ne passera l’eau cette nuit.

— Je ne me moque pas de vous ! Je sais que vous êtes pressés : vous avez passé la journée à surveiller le bac et quand il part avec d’autres gens vous vous précipitez dessus comme des furieux ! N’empêche que vous pouvez passer quand même : j’ai une barque.

Elle sortait des assiettes d’étain d’un vaisselier et les disposait sur une table ronde. Gilles poussa un soupir désolé : « Une barque est insuffisante pour passer des chevaux et nous ne pouvons nous en séparer. »

L’aubergiste se mit à rire.

— Pour vos chevaux, je vous dirai que, si j’ai une barque, j’ai aussi un fils qui est maréchal-ferrant et qui loue des chevaux au village qui est de l’autre côté du fleuve. Vous n’avez qu’à me laisser vos bêtes et, en échange, je vous donne un mot d’écrit pour Nat qui vous en donnera deux autres, toutes fraîches. Vous n’aurez qu’à les lui rapporter en venant reprendre les vôtres ici. Oh !… oh !… jeune homme !… Quelle hardiesse !…

Enthousiasmé, Gilles venait en effet de prendre la veuve dans ses bras et lui plaquait deux baisers sonores sur les joues avec une reconnaissance qui était infiniment plus réelle que l’indignation de sa victime. Rajeunie de dix ans du coup, celle-ci se précipita dans sa resserre dans un grand envol de jupons pour en tirer ses meilleures confitures.

Assis à la table, les deux coudes posés dessus, Tim considéra son ami avec admiration.

— Ça vous crée parfois de sérieux ennuis de plaire aux femmes mais il faut avouer qu’il y a des moments où c’est bougrement utile !…

L’auberge n’avait pas d’autres voyageurs ce soir-là. Le souper que présida gracieusement Mrs Sullivan fut des plus gais. On entendit la fin de l’histoire du héros de Monmouth Courthouse et de sa tendre moitié, Gilles parla de sa Bretagne et Tim de son voyage à Paris et, pour finir, on porta des toasts à la santé du général Washington avec le meilleur bourbon de feu Sullivan. Enfin aux approches de neuf heures du soir, on se prépara au départ.

Tandis que les deux garçons vérifiaient leurs armes, Mrs Sullivan, qui avait disparu, revint portant une veste sans manches en gros drap doublé de peau de mouton qu’elle posa tout à coup sur les épaules de Gilles.

— Elle appartenait à feu mon mari, dit-elle avec un sourire un peu humide. Il n’en a plus besoin, le pauvre, et vous, vous n’avez pas grand-chose sur le dos…

— Vous êtes la meilleure des femmes, Mrs Sullivan, fit Gilles, ému. Je reviendrai vous voir avec joie.

Il l’embrassa de nouveau, comme il eût embrassé Rozenn ou sa mère en admettant que celle-ci l’eût permis. Puis après que Tim eut serré vigoureusement les mains de leur hôtesse, les deux garçons s’enfoncèrent dans la nuit jusqu’au petit hangar à bateau qu’on leur avait indiqué.

Cinq minutes plus tard, tous deux ramaient en direction de l’autre rive où, dans la nuit, brillaient quelques lumières.

Le courant était fort mais le temps s’était radouci et les deux amis tiraient avec tant de cœur sur leurs avirons qu’ils mirent fort peu de temps à atteindre l’autre rive du fleuve.

— Reste à trouver le maréchal-ferrant ! conclut Tim en sautant sur un petit appontement.

Le jour levant les trouva au gué de la Crotton River. L’accueil du fils Sullivan, réveillé en pleine nuit, avait été à la hauteur de celui de sa mère. Il leur offrit les chevaux annoncés, quelques heures de repos plus un précieux renseignement : deux cavaliers étaient bien arrivés, à la tombée de la nuit, chez Pendleton. Et maintenant, campés sur leurs chevaux, derrière un léger rideau d’arbres, Gilles et Tim surveillaient les pieux plantés dans la rivière pour y tracer le passage. Eux-mêmes venaient de la franchir sans difficulté.

L’attente ne fut pas longue. Un couple de martins-pêcheurs érafla la surface de l’eau et piqua vers le ciel au moment précis où un cavalier s’engageait tranquillement dans le gué. Les yeux perçants de Gilles le reconnurent instantanément, c’était l’Anglais.

— Le voilà… mais il est seul, murmura-t-il. C’est étrange…

— Pas tellement. Les lignes anglaises ne sont plus très loin. Smith doit penser qu’il n’y a plus rien à craindre et il est rentré chez lui.

L’officier semblait en effet parfaitement paisible. Guidant son cheval d’une main nonchalante tandis que l’autre restait inerte à son côté, il contemplait avec un demi-sourire le paysage vert, frais lavé par les grandes pluies de la veille. C’était un beau matin calme où la guerre ne semblait pas pouvoir prendre place et, visiblement, ce garçon-là était à cent lieues de s’imaginer en danger.

— Allons-y ! fit Gilles quand l’Anglais retrouva la terre ferme. Pistolet au poing, il quitta le rideau d’arbres suivi de Tim et barra le chemin au voyageur que, faute de chapeau, il salua d’un signe de tête.

— Monsieur, dit-il avec une grande politesse, veuillez vous considérer comme notre prisonnier et nous remettre les papiers que vous tenez du général Arnold !

S’il fut surpris, le jeune officier n’en montra rien.

— Qui êtes-vous, monsieur ? demanda-t-il avec douceur.

— Bien que nos costumes ne l’indiquent guère, nous appartenons à l’armée des États-Unis.

— Votre accent n’est pas américain…

— Je suis soldat du roi de France mais vous devriez savoir qu’à cette heure cela revient au même. Allons, monsieur, ces papiers ! Nous savons exactement ce que vous êtes allé faire dans la maison de Josué Smith.

Le sourire de l’Anglais fut un miracle de charme tranquille tandis qu’il haussait les épaules.

— Je crois, monsieur, que vous n’êtes pas dans votre bon sens et je ne sais de quels papiers vous parlez, sinon peut-être de celui-ci ?…

Et il tira de son habit un papier plié qui portait en effet la signature du général Arnold et qui constituait le plus clair et le plus impératif des laissez-passer pour le squire John Anderson d’Albany se rendant à Norwalk.

— Il ne s’agit pas de celui-là et vous le savez bien. Veuillez descendre de cheval.

— Comme vous voudrez.

Couvert par Tim qui tenait l’Anglais sous la menace de sa carabine, Gilles le fouilla soigneusement et ne trouva rien.

— C’est un comble ! s’écria-t-il. J’ai vu, de mes yeux vu ce traître d’Arnold vous remettre des notes contenant la liste des défenses et des effectifs de la forteresse.

L’Anglais se mit à rire et, sans plus se soucier de Tim, fit quelques pas vers son cheval qui s’était éloigné légèrement.

— Il faut croire que vous avez mal vu, soupira-t-il. Puis-je continuer mon chemin ?

Mais, en le regardant, quelque chose avait mis Gilles en alerte.

— Tiens ! fit-il, narquois, vous boitez maintenant ?

— J’ai glissé dans la boue grasse en descendant de cheval hier : une légère foulure.

— Vraiment ? Voulez-vous cependant me faire la grâce de vous déchausser.

L’Anglais blêmit et Gilles comprit qu’il avait touché juste : les papiers qu’ils cherchaient se trouvaient, soigneusement pliés, entre le pied et le bas.

— Cette fois, nous les tenons, Tim ! dit-il, tout joyeux en tendant les papiers à son ami. Regarde !

Il était si heureux qu’il ne prit pas garde au changement subit survenu dans la physionomie de son prisonnier et tressaillit quand, derrière lui, une voix traînante se fit entendre, une voix qui disait :

— Voyons un peu ces papiers qui ont l’air de vous intéresser tellement, jeune homme ?

Sortis on ne savait trop d’où une bande d’hommes de mauvaise mine, vêtus de défroques moitié militaires moitié paysannes enfermait maintenant le groupe dans un grand arc dont la rivière était la corde. L’Anglais, soudain joyeux, se mit à crier :

— C’est le ciel qui vous envoie ! Vous êtes des cow-boys, n’est-ce pas ? On m’a dit qu’il y en avait par ici. Tirez-moi des mains de ces hommes : ce sont des Américains.

Celui qui paraissait le chef et qui avait, s’il était possible, encore plus mauvaise mine que les autres, s’approcha de lui, non sans rafler au passage les papiers.

— Et vous, vous êtes quoi ?

— L’un des vôtres… enfin presque. Je suis officier anglais ! en mission spéciale d’ordre du général Clinton.

L’homme repoussa en arrière le bicorne crasseux mais superbement empanaché qui lui servait de coiffure et se mit à rire d’un rire qui, d’ailleurs, rappela à Gilles quelque chose.

— Un officier anglais, hein ? Eh bien, si c’est tout ce que ce brave Clinton possède en fait d’agents secrets, on ne peut pas dire qu’il soit gâté. Pour le flair tu repasseras, mon joli. On n’est pas des cow-boys nous autres, on est des skinners.

— Encore ! ne put s’empêcher de dire Gilles qui avait l’impression d’avoir déjà vécu cette scène.

Mais Tim prenait la parole à son tour.

— Tu ne t’appellerais pas Ned Paulding, par hasard ?

L’autre tourna vers lui un nez rouge et des yeux de même couleur mais visiblement charmés.

— Tout juste ! Est-ce que je suis déjà si célèbre ?

— Non, mais on connaît ton frère Sam. Il nous avait même dit de te chercher aux environs de la Crotton River. Tu peux te vanter de nous avoir inquiétés. Voilà deux jours que nous suivons cet homme qui est un espion anglais et nous avons bien cru qu’il allait nous échapper ! Si tu veux bien nous rendre ces papiers, nous allons l’emmener.

— Un instant ! Faut pas être si pressés ! Je veux bien croire ce que tu dis mais Sam et moi c’est pas tout à fait la même chose.

Il étudiait soigneusement les papiers qu’il retournait entre ses doigts aux ongles rongés et brunis par le tabac.

— … J’ai idée que ce doit valoir de l’or, ces machins-là, marmotta-t-il.

— Si c’est de l’or que vous voulez, s’écria l’Anglais qui entrevoyait sans doute une issue, je vous en donnerai. J’ai cinq cents dollars sur moi, une montre en or… Prenez-les et laissez-moi partir.

— Intéressant ça ! Donne toujours !

— Tu te dis Américain et tu vas le laisser filer ! gronda Gilles en voyant le Skinner empocher l’argent et la montre. C’est de la haute trahison et ça mérite la corde !

Ned Paulding renifla, se torcha le nez à sa manche puis adressa au jeune homme un sourire qu’il voulait aimable.

— Allons, mon mignon, calmons-nous ! On n’est pas des traîtres chez les Paulding, Sam a déjà dû te le dire. Mais on n’est pas non plus des niais. Aussi, ton prisonnier qui m’a tout l’air d’être une grosse légume britannique, c’est nous qui allons le conduire là où il doit aller. J’ai idée que le colonel Jameson, qui commande le poste de cavalerie de Northcastle pourrait bien en donner quelques dollars supplémentaires.

— C’est indigne ! Vous avez pris l’argent de cet homme ! Alors laissez-le aller ou bien rendez-le-lui. Quant à ces papiers…

— Je suis très content de les avoir, fit l’autre en les mettant dans sa poche. Mais comme vous je trouve que vous vous mêlez un peu trop de ce qui ne vous regarde pas, vous allez gentiment rester ici. Allez, vous autres ! Attrapez-moi ces deux oiseaux et attachez-les chacun à un arbre ! Avant qu’ils ne réussissent à se libérer nous aurons tout le temps de mener à bien nos petites affaires… et on y gagnera deux chevaux de plus.

Il n’avait pas fini de parler que Gilles et Tim, assaillis par vingt hommes à la fois étaient réduits à l’impuissance malgré la défense vigoureuse qu’ils fournirent. Gilles, fou de rage, hurlait comme un loup captif. Des larmes s’échappèrent de ses yeux quand il vit l’officier anglais les poignets liés à une corde attachée à la selle de son propre cheval qu’enfourchait Ned Paulding.

— Pardonnez-moi, monsieur ! cria-t-il. En vous arrêtant je faisais mon devoir mais j’aurais mieux aimé vous laisser libre que vous voir aux mains de ces misérables qui déshonorent la plus belle des causes !

L’Anglais lui sourit avec cette gentillesse qui l’avait déjà frappé chez Josué Smith.

— Je le sais, monsieur ! Depuis le temps que les Français sont nos ennemis, nous avons appris que l’honneur n’est pas un vain mot pour eux. Et soyez tranquille : il ne me viendrait pas à l’esprit de confondre ces gens avec les soldats du général Washington qui est un parfait gentleman… À vous revoir, monsieur, et merci de ce que vous avez essayé.

La troupe s’ébranla soulevant un nuage de poussière. Quand celle-ci retomba, la berge de la Crotton River avait retrouvé toute sa sérénité. Ficelés à leurs arbres, les deux garçons bon gré mal gré s’étaient intégrés dans le paysage et Gilles progressivement s’était calmé.

— Reste à savoir combien de temps nous allons rester ici, soupira-t-il en tirant sur ses cordes pour éprouver leur tension.

— Nous sommes près du gué. Tôt ou tard nous verrons bien arriver quelqu’un. Et, au fond, pourquoi nous tourmenter ? De toute façon, le coup d’Arnold est manqué. Ce colonel Jameson doit savoir lire. Il fera le nécessaire.

— À moins qu’avant Northcastle ces misérables Skinners ne tombent sur des Cow-Boys ou sur une patrouille anglaise.

— Fais confiance à Paulding : c’est un bandit dans l’âme celui-là ! Il défendra son prisonnier comme un chien son os… Et puis, nous serons peut-être bientôt libres. Il suffit que quelqu’un vienne…

Mais des heures passèrent sans que personne ne franchisse le gué. Il leur fallut attendre jusqu’au déclin du jour pour recouvrer une liberté qui leur apparut sous les espèces d’un vigoureux escadron de cavalerie régulière.

L’officier qui le commandait était le commandant en second du poste de Northcastle, le colonel Benjamin Talmadge. Il était d’âge moyen, froid, réfléchi, à peu près silencieux et son visage impassible semblait incapable de refléter la moindre émotion mais son regard sans nuances était direct et sa parole nette. Les questions qu’il posa furent brèves mais fort précises et il en écouta les réponses avec une attention profonde. L’odyssée de ces deux inconnus faits comme des voleurs ne parut pas le surprendre et pas davantage l’histoire de la nuit chez Josué Smith. Mais il fronça le sourcil quand Gilles rapporta l’intention des Skinners de vendre leur captif au colonel Jameson.

— Montez en croupe de deux de mes hommes, ordonna-t-il. Nous rentrons à Northcastle (puis, plus bas, il ajouta comme pour lui-même :) Le colonel Jameson est un bon soldat mais c’est un ami personnel du général Arnold à qui il doit beaucoup.

Ils trouvèrent le poste en effervescence et le colonel Jameson au milieu de la cour avec deux de ses officiers. Mais il n’y avait pas trace des Skinners ni de leur prisonnier. Cependant, ils ne tardèrent pas à savoir qu’ils y étaient venus et que les craintes à peine exprimées par le colonel Talmadge s’étaient réalisées : indigné de ce qu’il considérait comme un ignoble coup monté contre son cher général Arnold, le colonel Jameson n’avait rien trouvé de mieux que lui expédier le prisonnier à West Point sous la garde d’un officier, le lieutenant Allen et de quelques hommes.

Talmadge attaqua aussitôt, calmement et sans élever la voix mais chacun de ses mots porta :

— Si vous ne voulez pas avoir à répondre du crime de haute trahison devant le général Washington et le Congrès des États-Unis, colonel Jameson, vous devez envoyer à la poursuite d’Allen et faire ramener immédiatement ici le prisonnier qui appartient à l’état-major de Clinton.

Jameson eut un haut-le-corps.

— Où avez-vous pris cela, Talmadge ? Il s’agit d’un certain John Anderson, porteur d’une passe du général Arnold et de papiers qui indiquent sa qualité d’espion…

— Ce n’est pas un espion et Arnold est un traître ! Interrogez ces deux hommes qui revenaient d’une mission dont les avait chargés Washington.

Deux heures plus tard, en pleine nuit, le détachement du lieutenant Allen réintégrait Northcastle. En voyant paraître le prisonnier, visiblement las et accablé par ce nouveau coup du sort qui le ramenait alors qu’il croyait bien aller vers sa liberté, Talmadge tourna les yeux vers Gilles.

— Vous aviez raison, cet homme est bien un officier anglais, cela se voit rien qu’à sa façon de se tenir.

L’Anglais haussa les épaules avec un sourire mélancolique.

— Rien ne sert plus de le cacher. Je suis le major John André, de l’armée britannique, chargé de mission par le général lord Clinton.

Tandis qu’on l’emmenait chez le colonel Jameson, Gilles se tourna vers Talmadge.

— Quel sera son sort ?

— Celui d’un espion. Pris en uniforme, il eût été traité en prisonnier de guerre et, à la rigueur, passé par les armes. Il sera pendu ! Ses vêtements civils vont causer sa perte.

— Mais ce n’est pas un espion ! Il est venu parlementer avec Arnold, appelé par celui-ci et il était alors, je peux le jurer, en uniforme. Ce sont les circonstances qui l’ont obligé à prendre ces habits-là.

Au prix de sa vie, le Breton eût été incapable d’expliquer ce qui le poussait à prendre la défense du jeune Anglais. Il y avait, bien sûr, son sens de la justice et de l’honneur, mais aussi une sympathie instinctive contre laquelle il ne parvenait pas à se défendre. Ce garçon charmant, qui était à peine son aîné, lui plaisait. Il eût aimé devenir son ami. C’était d’ailleurs en ami qu’en pénétrant dans le poste, John André l’avait salué d’un sourire et d’un geste de la main.

— Eh bien, riposta Talmadge en haussant les épaules, vous pourrez toujours venir déposer devant le tribunal qui le jugera !

Le prisonnier sous les verrous, on délibéra de ce que l’on allait faire et l’on décida que l’urgence commandait d’en référer au plus vite à Washington. Mais où trouver le Général en chef ? Était-il encore à Hartford où il venait de rencontrer Rochambeau et Ternay ou bien l’avait-il déjà quitté pour se rendre à West Point comme il en avait eu l’intention ?

— Une seule solution, dit Talmadge : il faut envoyer un messager dans les deux endroits.

L’œil découragé de Jameson se posa alors sur Gilles et Tim.

— Washington vous connaît l’un et l’autre. Pouvez-vous vous charger de cette mission ? L’un de vous se rendra à Hartford avec une lettre de moi, l’autre à West Point avec ces damnés papiers ? Vous aurez des chevaux et vous pourriez partir à l’aube.

— Nous sommes à vos ordres, mon Colonel, répondirent-ils d’une seule voix.

Et à la petite pointe du jour suivant, Gilles et Tim franchirent de conserve le portail de Northcastle, échangèrent un joyeux au revoir et se séparèrent. Tim se dirigea vers le nord-ouest pour rejoindre Hartford et Gilles piqua des deux pour reprendre son chemin de la veille en direction de Kings Ferry et West Point. C’était lui qui emportait la preuve de la trahison d’Arnold. Il emportait aussi une lettre que le major André avait demandé que l’on voulût bien faire tenir au général Washington. Dans cette lettre, il reconnaissait courageusement les faits qui lui étaient reprochés et ajoutait :

Bien que malheureux, je n’ai rien de déshonorant à me reprocher. Je n’ai pas eu d’autre but que le service de mon Roi. C’est volontairement que j’ai été un imposteur. Je vous demande l’autorisation d’écrire une lettre ouverte à sir Henry Clinton et une autre à l’un de mes amis pour lui demander des vêtements et du linge. Je prends la liberté de vous rappeler la situation de plusieurs personnes qui, à Charleston, prisonnières sur parole, se sont engagées dans un complot contre nous. Peut-être pourrait-on les échanger contre moi. Ce n’est pas moins ma confiance dans votre générosité que ma déférence pour votre haute situation qui m’engagent à vous importuner ainsi. Je suis, etc.

En remettant cette lettre au jeune Breton, le prisonnier avait tenu à ce qu’il la lût.

— Puisque vous avez la confiance du Général, peut-être pourrez-vous, monsieur, dire ce que vous savez de cette malheureuse affaire et…

— Plaider la cause d’un honnête homme ? Comptez sur moi, Major. Je ne vous promets pas de réussir mais je ferai tout ce qu’il me sera possible pour que vous ne portiez pas le poids du crime d’un autre.

Couché sur l’encolure de son cheval lancé ventre à terre, Gilles se sentait des ailes. Il y avait longtemps qu’il n’avait éprouvé un tel contentement intime : lui et Tim avaient réussi, contre vents et marées, à barrer le chemin de la trahison, les Insurgents étaient sauvés ; en outre il allait rejoindre l’homme qu’il admirait le plus au monde. Enfin, il avait l’espoir de sauver la vie de ce jeune Anglais pris au piège de la bassesse et menacé du plus avilissant des supplices. L’idée de voir André au bout d’une corde lui était pénible. C’était à la fois un non-sens, une injustice et une faute de goût. Enfin, il se retrouvait, pour la première fois depuis longtemps, sous l’uniforme car, pour lui faciliter la route et l’approche du généralissime, Talmadge lui avait donné une tenue complète de cavalier. Un frisson de joie lui avait couru le long de l’échine en enfilant la culotte blanche, les bottes et l’habit noir à boutons dorés, que portaient tous les soldats du Congrès, du dernier engagé à Washington lui-même, et en plantant sur sa tête le tricorne à cocarde noire c’était comme si, à travers ces quelques mètres d’étoffe et de cuir, il avait reçu une sorte de baptême de cet immense pays auquel chaque instant l’attachait un peu plus. Que vînt la victoire et qu’il réussît à se hisser jusqu’aux épaulettes d’officier et il pourrait aller hardiment frapper à la porte du couvent d’Hennebont pour en arracher Judith et la ramener en Amérique afin d’y fonder avec elle une dynastie nouvelle…

La pensée de Judith venait de lui revenir tout naturellement. C’était peut-être l’ardeur de cette chevauchée dans le vent où s’attardait le goût salé de la mer proche qui avait arraché l’image de la jeune fille des brumes douces au fond desquelles il avait caché son souvenir, ou bien l’espoir du sort plus digne qui commençait à prendre forme à son horizon mais Gilles retrouvait intact son amour pour elle, son besoin profond de l’atteindre, de la faire sienne pour toujours. Le désir violent que lui avait inspiré Sitapanoki s’était effacé dès qu’il s’était éloigné de l’Indienne. Elle l’attirait comme l’aimant fait de la limaille de fer mais son souvenir ne résistait pas à la distance. Et maintenant, il était heureux d’une séparation qu’il n’avait imaginée cruelle qu’un instant, Dieu sait à quelles sottises aurait pu le pousser l’envie impérieuse qu’il avait eue de son corps !…

« Elle aurait fait de toi un imbécile, mon ami, soliloquait-il tout en éperonnant son cheval. Et c’est un mot qu’on ne peut pas faire rimer avec Tournemine.

Il était un peu plus d’une heure après midi quand le messager arriva en vue de West Point. Il s’accorda un instant pour en examiner les abords et aussi pour contempler, béat d’admiration, ce que La Fayette n’allait pas tarder à surnommer le Gibraltar de l’Amérique. Le site était grandiose. La forteresse se dressait sur une colline rocheuse de la rive droite de l’Hudson. Le fleuve large comme un lac à cet endroit y coulait entre des berges escarpées couvertes de forêts où se mêlaient le chêne et le cyprès. Les fortifications, en partie taillées dans le roc, en partie construites en troncs d’arbres, hérissaient les croupes environnantes. Quant à la citadelle proprement dite, elle contenait alors quatre mille hommes et vingt bouches à feu. Naturellement, le drapeau aux treize étoiles de la nouvelle République y flottait fièrement à la plus haute hampe. Quelques schooners bien armés étaient à l’ancre dans le fleuve.

Une certaine agitation régnait dans l’étroite prairie qui s’étendait entre le fort et le fleuve. Une troupe de fantassins vêtus de façon disparate mais portant tous au chapeau une superbe plume rouge et noir et, au côté, une épée dorée y campait.

Ne sachant trop ce qu’il allait trouver à West Point, Gilles s’avança à petite allure et aborda le premier de ces soldats.

— Courrier de Northcastle ! déclara-t-il laconiquement. On nous a dit que le général Washington était attendu ici ?

L’homme auquel il s’adressait vint le regarder sous le nez et partit d’un gros rire.

— Ben dis donc ! fit-il dans un français fortement pimenté d’accent auvergnat, t’as un drôle d’accent malgré ton bel uniforme, l’ami ! Tu serais pas de chez nous par hasard ?

— Bien sûr que je suis français ! Et breton par-dessus le marché, répondit gaiement Gilles en se penchant pour serrer la main du soldat : Mais à quel corps appartenez-vous ? Vos costumes ne sont guère réglementaires.

— Ça, tu l’as dit. Mais faut avouer qu’en fait de Français, on n’est pas beaucoup ici : on est la division du général de La Fayette.

— La Fayette ? Il est ici ?

— Sûr qu’il y est ! Il est arrivé il y a une grande heure avec le colonel Hamilton, en escorte du général Washington ! Nous, on assure la protection depuis Liftchfield. Doivent être encore là-haut tous les trois.

— Et le général Arnold ?

— Ah ! lui, on ne sait pas où il est. Paraîtrait qu’il est allé inspecter l’autre côté de la rivière…

Mais Gilles n’écoutait déjà plus. Braillant un vigoureux « Merci l’ami ! » il remit son cheval au galop, escalada à toute allure la rampe d’accès et pénétra en trombe dans West Point, franchissant comme une simple haie les sentinelles qui croisaient leurs armes pour lui barrer le passage et hurlant à pleins poumons.

— Courrier urgent pour le général Washington !

Une seconde plus tard, il sautait à terre presque sur les pieds du Virginien apparu au seuil d’une casemate tel Lazare appelé par le Seigneur à l’entrée du tombeau. Il reconnut l’arrivant aussitôt, non sans étonnement.

— Vous, monsieur ? Sous cet uniforme ?

— Les nouvelles que je porte sont graves, mon Général. Le colonel Jameson qui m’envoie a pensé qu’il fallait me donner les moyens de les délivrer à coup sûr.

Saluant réglementairement, il tendit le paquet contenant les fameux papiers, la lettre d’André, plus une lettre dudit Jameson expliquant les derniers événements.

Le coup fut plus rude encore qu’il ne l’avait craint pour le généralissime. Malgré son légendaire empire sur lui-même, Washington chancela, devint verdâtre et ferma les yeux. Gilles l’entendit murmurer :

— Trente mille livres !… le grade de brigadier-général ! Mon Dieu !

Allait-il s’effondrer là, foudroyé par l’infamie d’un homme qu’il aimait et qui avait sa confiance ? Gilles osait à peine respirer, encore moins tenter un geste pour le soutenir. Comprenant que l’impersonnalité était la meilleure manière de respecter son émotion, il demeura raide comme un piquet, le regard rivé au mur de la casemate. Un silence passa qui lui parut durer mille ans et qui, cependant, n’excéda pas quelques secondes. Washington enfin ouvrit les yeux, les posa sur cette espèce de statue militaire qui lui faisait face et qui l’entendit chercher son souffle.

— On me dit que c’est à vous et à votre ami Thocker que l’on doit la découverte du complot ? fit-il d’une voix blanche qu’il s’efforçait de raffermir.

Gilles alors osa le regarder.

— Nous sommes à vous, mon Général ! déclara-t-il avec une passion qui ramena un peu de couleur sur le visage du grand chef. Nous n’avons fait que notre devoir !

Washington fit un pas, posa la main sur son épaule, serra et dit simplement :

— Merci !

Le Breton se sentit plus royalement payé de ce mot et de ce geste que par un grade de colonel et une fortune. Mais la minute d’émotion était passée. Washington, brusquement, changeait de couleur tandis qu’une angoisse passait dans son regard.

— Mon Dieu !… murmura-t-il. Et l’or ?… Suivez-moi !

L’un derrière l’autre, ils coururent vers le point le plus éloigné de la cour jusqu’à une porte basse devant laquelle veillait un soldat, le mousquet sur l’épaule.

— Allez me chercher les clefs ! ordonna le Général. Elles sont dans le cabinet du général Arnold. Demandez-les au major Grant.

L’homme revint très vite, escorté de l’officier.

— Nous n’avons pas les clefs, dit celui-ci. Le général Arnold ne s’en sépare jamais…

— Alors, faites enfoncer cette porte.

Il fallut un bélier et dix hommes solides pour en venir à bout. Finalement, elle s’abattit avec un bruit de tonnerre découvrant l’entrée d’un escalier qui s’enfonçait dans le sol.

— Une lanterne ! Vite…

Suivi du major Grant et précédé de Gilles qui l’éclairait, Washington s’engagea dans l’escalier qui piquait droit dans le sol. On déboucha dans un couloir étroit au bout duquel un autre escalier s’ouvrait descendant plus bas encore. Il régnait là un froid et une humidité pénibles. Enfin, une autre porte apparut, solidement bardée de fer et si rébarbative que Gilles se demanda comment on allait pouvoir l’ouvrir sans faire sauter la moitié du fort. Mais, chose étrange, elle s’ouvrit sans difficulté quand on eut retiré la barre qui la défendait encore.

Une longue cave apparut. Elle était vide à l’exception d’une file, de tonnelets rangés dans un ordre impeccable et, apparemment intacts, car les sceaux armoriés apposés sur chacun d’eux étaient entiers.

— Dieu soit loué ! Je crois que nous arrivons à temps, murmura Washington entre ses dents. Tout de même, il faut s’en assurer ! L’homme est retors ! Ouvrez un de ces tonnelets, Major !…

L’officier en prit un au hasard, fit sauter le couvercle avec la pointe de son sabre tandis que Gilles, la lanterne haute, éclairait son travail. Ce qu’il découvrit lui arracha une exclamation.

— Des cailloux ! Il n’y a que des cailloux !

Jurant à rendre jaloux un reître, le Général renversa le tonnelet et, pris d’une sorte de rage, saisit son arme et se mit à éventrer les barils intacts : tous étaient pleins de cailloux, sauf deux qui étaient un peu à l’écart nettement détachés des autres. Mais la plus grande partie de l’or français avait disparu.

Blanc jusqu’aux lèvres, Washington regarda ses deux compagnons l’un après l’autre. Ils étaient aussi pâles que lui et Gilles tremblait.

— Il n’a pas eu le temps d’achever son travail de bandit, gronda-t-il, mais cet hiver, mes soldats vont encore mourir de faim. Le misérable ! Le lâche !

Son regard s’arrêta sur Grant.

— Faites porter les barils intacts à la trésorerie du fort et dites que l’on amène mon cheval, ainsi qu’une monture fraîche pour ce soldat. Nous allons à Robinson House. C’est la maison d’Arnold, expliqua-t-il pour Gilles. Le général La Fayette et le colonel Hamilton m’y ont précédé pour ne pas faire attendre trop longuement le déjeuner de Mrs Arnold. Son… mari doit y être car il ne m’a pas rejoint ici !… Mais comment ai-je pu être assez fou pour lui faire confiance et mettre une telle fortune à sa portée ? C’était tenter le Diable. Mais aussi comment imaginer pareil malheur ?

À une allure de tempête, les deux cavaliers quittèrent la forteresse, galopèrent vers une assez belle demeure qui s’élevait à quelques yards de la forteresse au milieu d’un agréable jardin planté de grands sapins et de cyprès. Le site, ennobli par le fleuve, était superbe et serein mais Robinson House ne l’était guère car une grande agitation y régnait. Un serviteur noir qui courait vers les écuries se contenta de jeter aux deux cavaliers un coup d’œil parfaitement indifférent tandis que, debout, devant le perron au milieu d’un groupe composé de deux Noirs et d’une quarteronne qui pleurait dans son tablier. La Fayette et Hamilton avaient l’air de tenir une conférence. Apercevant leur chef, ils s’élancèrent vers lui avec un soulagement visible.

— Ah ! mon Général, s’écria La Fayette, vous arrivez comme le Sauveur ! Nous sommes en pleine détresse ! Le général Arnold vient de partir et…

— Arnold- est un traître ! coupa durement Washington. À qui se fier, mon Dieu ! Tenez, Marquis, lisez ce que l’on vient de m’apporter.

L’un lisant par-dessus l’épaule de l’autre, les deux officiers parcoururent les papiers sans pouvoir retenir des exclamations indignées. Quand ce fut fini, leurs regards consternés convergèrent sur Gilles qui se tenait à trois pas derrière le Général.

— Oui, dit celui-ci, qui, pour calmer sa nervosité, mâchait une écorce d’arbre qu’il venait d’arracher, c’est à ce jeune homme que nous devons la découverte du complot. Il a fait preuve d’un grand courage.

— Eh mais… c’est notre grand chasseur d’Indiens ? s’écria La Fayette dont le visage consterné s’illumina d’un sourire qui lui rendit son âge. Touchez là, Monsieur ! Le dévouement d’un Français à notre cher Général et à la cause américaine double le plaisir que j’ai à vous serrer la main. M. de Rochambeau disait grand bien de vous.

Avec un frisson de joie, Gilles s’exécuta, constatant une fois de plus que ce pays était bien celui des miracles qui joignait la main d’un grand seigneur auvergnat à celle d’un bâtard breton. Mais Washington coupa court aux effusions.

— Dites-moi maintenant ce qui s’est passé ici.

Ce fut le colonel Hamilton qui se chargea du récit. En quelques phrases, il raconta comment, arrivant pour déjeuner à l’improviste à Robinson House et annonçant l’arrivée du généralissime, ils avaient trouvé Arnold qui descendait de cheval, venant de l’autre rive. Afin de ne pas risquer de se croiser sur le chemin de West Point avec Washington et de ne pas faire attendre plus longtemps sa femme, il s’était mis à table avec les deux jeunes gens. Le déjeuner commençait gaiement quand un messager était arrivé, apportant une lettre.

Arnold la lut et, sans que sa figure changeât, du ton le plus naturel, il pria ses hôtes de l’excuser parce qu’il était appelé d’urgence pour une affaire de service. Il se leva donc, sortit de la salle à manger, bientôt suivi de sa femme à laquelle il avait fait un signe et qui le rejoignit dans sa chambre. Un moment plus tard, La Fayette et Hamilton purent le voir monter à cheval et disparaître en direction du sud.

Restés seuls à table, ils trouvèrent bientôt le temps long car Mrs Arnold ne revenait pas. Ils demandèrent alors de ses nouvelles à l’esclave qui les servait et qui revint au bout d’un instant avec la femme de chambre. Celle-ci semblait dans tous ses états et pleurait comme une fontaine.

Au milieu de ses sanglots, la quarteronne leur apprit que « Mistriss était dans les convulsions » et qu’on venait d’envoyer chercher le médecin tant son état était effrayant, surtout pour une femme enceinte.

— Nous nous sommes autorisés de notre amitié, reprit La Fayette, pour monter chez elle. C’est un spectacle pitoyable. La malheureuse femme n’a plus aucun sens. Elle se tord de douleur en poussant des cris que vous pourriez entendre si nous n’avions fermé la fenêtre. Elle dit… pardonnez-moi, mon Général, mais je crois qu’il faut tout vous répéter… elle dit que vous allez venir ici pour tuer son enfant…

Gilles ne devait jamais oublier l’éclair meurtrier qui traversa les yeux bleus de Washington.

— Voilà donc ce que l’on pense de moi ici !… fit-il amèrement. Voilà donc ce que l’on peut attendre de gens que l’on aime ! Peggy Arnold n’est pas folle. Si elle le paraît c’est parce qu’elle sait que son époux est en fuite.

— Ne la verrez-vous pas ? demanda Hamilton.

— Non ! Restez ici tous deux au cas improbable où le traître tenterait de revenir chercher sa femme. Je retourne à West Point avec le Français. J’ai des dispositions à prendre avant de repartir.

Tout le reste du jour, George Washington inspecta minutieusement les défenses de West Point, envoya des éclaireurs, reçut des dépêches au milieu d’un état-major accablé de honte et réduit au silence. Gilles promu au rang d’aide de camp provisoire galopait sur ses talons prêt à courir au bout du monde sur un simple claquement de doigts.

Vers le soir, alors que tous étaient réunis dans ce qui avait été le cabinet d’Arnold pour une sorte de conseil, un esclave noir dont il fut impossible de savoir d’où il venait vint apporter une lettre. Elle était d’Arnold et Washington la lut à haute voix.

Quand on a la conscience d’avoir noblement agi, osait écrire le traître, on ne cherche pas à excuser une démarche que le monde peut trouver blâmable. J’ai toujours été guidé par l’amour de mon pays depuis l’origine de cette fatale lutte entre la Grande-Bretagne et ses colonies. Le même amour pour mon pays me dicte ma conduite actuelle, quelque contradictoire qu’elle puisse paraître au public qui rarement nous juge avec justice. J’ai trop souvent éprouvé l’ingratitude de ma patrie pour rien attendre d’elle. Mais je connais assez l’humanité de Votre Excellence pour ne pas craindre de solliciter votre protection en faveur de Mistress Arnold contre les injustices et les injures auxquelles pourrait l’exposer un désir de vengeance. Je dois en être seul l’objet. Elle est aussi innocente qu’un ange et incapable de la moindre faute. Je demande que vous l’autorisiez à retourner près de ses amis de Philadelphie ou à venir me joindre à son choix. Je ne crains rien pour elle de la part de Votre Excellence mais ne doit-elle pas avoir à souffrir de la fureur égarée des habitants ? Je vous prie de vouloir bien lui faire remettre la lettre ci-jointe et lui permettre de m’écrire. J’ai aussi à vous demander de me faire envoyer mes vêtements et mes bagages qui sont de peu de valeur. Si on l’exige, je tiendrai compte de leur prix.

P.-S. Je dois aux officiers de mon état-major de déclarer qu’ils ignorent complètement tout ce qui s’est passé et qu’ils auraient cru fatal au bien public. Il en est de même de Josué Smith sur lequel planeront des soupçons…

Washington acheva sa lecture au milieu des murmures scandalisés des officiers, replia la lettre, la mit dans sa poche et posa son regard glacé sur tous ceux qui l’entouraient, l’un après l’autre.

— Calmez-vous, Messieurs ! Tout ceci est profondément triste. Qui peut dire avec certitude si cet homme est inconscient ou cynique ? En vérité, cela dépasse l’entendement.

Puis, se tournant vers Gilles :

— … Allez à Robinson House, Mr. Goëlo. Vous y avertirez le général La Fayette et le colonel Hamilton de venir nous rejoindre. Auparavant, vous leur remettrez la lettre destinée à Mrs Arnold et vous ferez dire à celle-ci que son mari est certainement en sécurité dans les lignes anglaises et que je la ferai conduire chez son père, à Philadelphie, quand elle le désirera. Dites aussi que l’on rassemble les effets personnels de son… époux et qu’on me les fasse tenir. Vous les rapporterez mais veillez à ne pas vous attarder : demain matin nous repartons pour Tappan où nous aurons à juger l’espion anglais que le colonel Talmadge a dû y conduire.

Le ton avec lequel Washington articula les deux mots « espion anglais » poussa Gilles à sortir du silence qu’il avait préféré observer durant toute la journée pour ne pas aggraver la colère du Général.

— Veuillez me pardonner, mon Général, mais n’avez-vous pas lu la lettre du major André ?

— Si fait ! Pourquoi cette question ?

— Parce que cette lettre a dû vous apprendre que le Major n’est pas un espion. C’est un officier honnête, loyal et courageux qui n’a pas exécuté sans répugnance, d’ailleurs, la mission dont l’avait chargé lord Clinton…

— Je n’en doute pas. Pourtant il a été pris en vêtements civils !

— Mais il ne les a pas endossés volontairement. Seules les circonstances…

Washington frappa du poing sur la table.

— Ne jouez pas avec moi aux propos interrompus. La loi est formelle : tout officier ou soldat pris sur le terrain des hostilités en habits civils sera considéré et traité comme un espion et pendu. Cela a été le sort récent d’un espion anglais nommé Nathan Hale.

— Sans doute mais si la loi est la loi, vous êtes le général Washington, plaida Gilles au mépris de toute prudence. C’est vous qui êtes la loi, notre loi à tous, même pour moi qui suis étranger. Ne pouvez-vous faire grâce ?

Un murmure approbateur l’encourageait déjà mais le Général y coupa court d’un geste impérieux. Pourtant sa voix se radoucit un peu pour répondre :

— Quoi que vous en pensiez, je n’ai pas le droit de me substituer à la loi et je n’ai pas celui de faire grâce car notre autorité suprême c’est le Congrès. Je ne suis qu’un chef de guerre… et, que vous le vouliez ou non, le major André passera en jugement devant une cour martiale. Son verdict sera sans appel et ne comptez pas sur moi pour tenter de l’infléchir. Le danger couru par les combattants de la Liberté a été trop grand. Partez maintenant et souvenez-vous seulement que vous êtes soldat.

Cette nuit-là, Gilles ne parvint pas à trouver le sommeil. La colère sans éclat de Washington l’inquiétait infiniment plus qu’un intense coup de gueule. La déception du Général atteignait les régions profondes où naît la douleur insupportable. Le complice involontaire d’Arnold pouvait avoir tout à craindre d’un homme aussi cruellement blessé…



1. Pour lutter contre les Insurgents, l’Angleterre avait loué quelque 30 000 soldats au grand-duc de Hesse.

CHAPITRE XII ENTRE L’AMOUR ET LA GUERRE

Planté comme un piquet au bord de la prairie avec le cordon de troupes, l’échine raide et le regard à dix pas, Gilles Goëlo s’efforçait de ne pas voir le gibet, que l’on avait dressé à peu de distance de la ferme où Washington avait son quartier général. On était à Tappan, le 2 octobre, et le major André allait mourir pendu, comme un coquin qu’il n’était pas.

Le Breton avait horreur de ce qui se préparait. Non parce qu’un homme allait mourir : c’était la guerre et dans sa Bretagne natale la corde était fort employée mais l’Anglais ne méritait pas de mourir le chanvre au cou. Qu’on l’eût fusillé et Gilles eût considéré que tout était dans l’ordre car le peloton c’était la mort d’un soldat donnée par des soldats. La potence signifiait la main d’un bourreau et le bourreau aujourd’hui ce serait un « Cow-Boy » prisonnier dont on masquerait le visage sous une couche de suie.

On n’avait pas le droit de faire ça ! On n’avait pas le droit de faire ça au prisonnier, ni à lui-même car la joie de la récompense reçue en prenait un goût de fiel. Les galons de lieutenant et la médaille d’argent gravé portant un bouclier avec le mot « Fidélité », qu’il avait reçus, la même médaille et la somme de 200 dollars que l’on avait donnée à Tim qui voulait demeurer libre coureur des bois, c’était à l’homme qui allait mourir de cet ignoble assemblage de poutres qu’ils les devaient.

Avec sa franchise sans nuances, il l’avait dit à Washington quand celui-ci lui avait annoncé qu’il avait écrit à Rochambeau pour lui demander permission d’attacher désormais son ex-secrétaire à son propre état-major.

— Je déplore cet état de fait autant que vous, lui répondit le Généralissime. Mais le conseil de guerre a jugé et le général Green qui le préside est intraitable : il faut faire un exemple. J’ai fait tout ce que je pouvais car j’ai même fait offrir à lord Clinton d’échanger André contre Arnold. C’est Arnold lui-même qui m’a répondu.

— Et c’était ?

Washington haussa les épaules.

— Ce que l’on pouvait attendre d’un tel homme : il exécutera les prisonniers américains détenus à New York si nous fusillons André. Nous ne pouvons pas reculer. Tout cela, ajouta-t-il avec tristesse, je l’ai expliqué tout à l’heure au général La Fayette qui, comme vous-même, intercédait pour André. La guerre est une chose terrible mais, pour nous qui avons choisi la révolte, elle est la seule route possible et nous devons la conduire jusqu’au bout. Si cela peut vous consoler, je pleurerai ce pauvre garçon autant que vous car rarement ennemi a été plus sympathique.

Rarement, en tout cas, on avait vu exécution capitale se préparer dans une telle atmosphère de deuil. L’amabilité et le courage du jeune Anglais lui avaient gagné presque tous les cœurs… Tim lui-même, debout à quelques pas de Gilles, devant le groupe des villageois, avait sa figure d’ours grincheux et un regard un tout petit peu trop brillant. On allait pendre un « espion anglais » au milieu des larmes de ses ennemis !

Le premier coup de midi se fit entendre. Les tambours roulèrent et la musique militaire, rangée sur le chemin, qu’allait suivre le condamné, se mit à jouer Blue Bird. Alors, encadré d’un piquet de soldats, le major André parut au seuil de la maison où il était gardé à vue. Il était vêtu du costume dans lequel il avait été pris et qui justifiait sa condamnation mais ses mains étaient libres et son regard ferme. Il sourit même aux musiciens et, gentiment, les félicita de leur talent. Mais tout à coup, ses yeux rencontrèrent la potence et la charrette que l’on avait disposée dessous en guise d’échafaud. Il baissa un peu la tête, frappa du pied avec colère, mordit sa lèvre inférieure et l’on put l’entendre soupirer :

— Dois-je ainsi mourir ?

Mais ce ne fut qu’un instant. Il se reprit, marcha d’un pas assuré vers la charrette sur laquelle il grimpa sans aide mais sans pouvoir retenir une grimace de dégoût en se trouvant en face du bourreau à la figure noircie. Il lui tourna le dos, ce qui lui permit de ne plus voir le nœud coulant et resta debout, les mains aux hanches, regardant le piquet de garde. Ses yeux rencontrèrent ceux de Gilles qu’il salua d’un signe de tête et d’un demi-sourire. Mais l’officier qui l’accompagnait monta à cheval et, d’une voix forte, lança :

— Major André, si vous avez quelque chose à dire, vous pouvez parler parce que vous n’avez plus que peu de temps à vivre !

Le condamné haussa les épaules.

— Je n’ai rien à dire sur ma sentence mais seulement sur le mode d’exécution. Je vous prie seulement, Messieurs, de témoigner que je meurs bravement.

À ce moment, le bourreau voulut lui passer la corde autour du cou. Il le repoussa en lui disant qu’il avait les mains sales, prit la corde, passa sa tête dedans et, avec un rude courage, resserra lui-même le nœud. Puis il sortit un mouchoir et le tendit à l’exécuteur afin qu’il pût lui lier les mains derrière le dos, puis un autre pour lui bander les yeux.

À nouveau, les tambours battirent. L’officier leva son épée. Le bourreau fouetta son cheval tandis qu’un soldat escaladait la potence. La charrette avança, abandonnant le corps du supplicié qui se balança un instant dans le vide puis s’agita violemment. Alors, le soldat monté sur le gibet se jeta sur ses épaules, pesant de tout son poids pour abréger l’agonie. Le corps s’immobilisa…

Incapable de rester plus longtemps en face de ce cadavre dont il se sentait un peu responsable, Gilles tourna les talons et partit en courant. Il avait envie de cogner sur quelque chose ou sur quelqu’un, sur le bourreau occasionnel, par exemple, qui avait acquis sa grâce en exécutant un homme de son bord… ou même sur le général Green, le président de la cour martiale, qui avait refusé le peloton et qui impassible avait assisté à cette misérable mort d’un homme d’honneur. Mieux valait faire comme autrefois, gagner la profondeur des bois pour y retrouver la sérénité des choses intactes.

Mais il n’alla pas loin. Un jeune soldat qui criait son nom d’une voix enrouée galopait derrière lui et le rejoignit.

— Eh bien ? aboya le Breton tournant sa fureur contre cet innocent. Qu’as-tu à brailler de la sorte ? Que me veux-tu ?

— Moi ? Rien, mon Lieutenant… haleta le garçon. C’est… le général Washington qui vous demande. Paraît que c’est pressé.

À grandes enjambées, Gilles remonta vers la petite maison de brique aux volets clos où le généralissime avait décidé de rester enfermé tout le jour, protestant ainsi à sa manière contre une exécution qui ne lui convenait pas plus qu’à ses soldats. Le milicien de garde salua, ouvrit la porte sans bouger de sa place. La voix glacée de Washington cueillit l’arrivant dès le seuil.

— On vient d’arrêter aux avant-postes ces deux femmes. Elles vous réclamaient. Voulez-vous me dire ce que cela signifie ?

Assises côte à côte sur un banc comme deux oiseaux sur une branche, Gunilla et Sitapanoki levaient sur le jeune homme des yeux remplis d’appréhension. Il devint rouge vif mais Washington ne lui laissa pas le temps d’apprécier si la rencontre lui était agréable ou non.

— Tout ce que l’on a pu en tirer, c’est qu’elles ont fui le camp de Sagoyewatha et qu’elles voulaient vous voir à tout prix. Rien d’autre ! À croire qu’elles sont stupides. Consentirez-vous à me dire qui elles sont ? Cette Indienne surtout ? J’ai souvent entendu dire que les Français étaient de redoutables coureurs de jupons mais vous me semblez détenir une sorte de record.

Le drame de West Point, la mort du major André avaient renvoyé les tribus sénécas à l’arrière-plan des préoccupations du généralissime. Gilles lui avait bien rendu compte rapidement de ce qui s’était passé sur les bords de la Susquehannah mais il avait été écouté avec une certaine distraction. C’est ainsi que, relatant comment Tim et lui-même avaient repris Sitapanoki aux hommes de Cornplanter, il avait été interrompu par une porte qui s’ouvrait.

— Excellent ! Excellent ! murmura Washington sans avoir l’air d’y penser et, tout de suite, il s’était tourné vers le colonel Hamilton qui entrait. Gilles, vexé, n’avait pas insisté…

— Vous faites erreur, mon Général, riposta-t-il sèchement. Je n’ai pas séduit ces femmes et si vous aviez daigné m’écouter jusqu’au bout, l’autre jour, vous sauriez exactement qui elles sont. Cette jeune fille se nomme Gunilla Söderstrom. Elle était depuis plusieurs années captive des Sénécas. Elle nous a aidé à fuir et désire rejoindre la seule famille qui lui reste : une tante à New York. Quant à celle-ci, c’est une noble dame, la propre épouse de Sagoyewatha dont nous avons empêché l’enlèvement par les Iroquois. Souvenez-vous que vous nous aviez chargés d’avertir le chef Sénéca des menées traîtresses de Cornplanter la concernant…

Washington changea de couleur. Son poing s’abattit sur sa table de travail, faisant sauter les papiers.

— Et vous l’avez incitée à vous suivre ? Êtes-vous complètement idiot ? Ne savez-vous pas que Sagoyewatha n’aura rien de plus pressé que nous accuser du rapt et que Cornplanter sera trop heureux de renchérir ? Au lieu de diviser les nations iroquoises, vous les aurez unies plus fermement que jamais.

— Il n’y avait rien d’autre à faire, mon Général ! Cette femme, rentrée au village indien, n’y aurait eu aucune sécurité tant que son époux en était absent. Hiakin, le medecine-man, était d’accord avec les ravisseurs, on aurait recommencé le coup deux jours plus tard…

— Et qu’est-ce que cela pouvait bien nous faire ? N’était-ce pas la preuve formelle que mon avertissement était valable ? Les deux chefs se seraient battus à mort…

Les yeux dorés de l’Indienne allaient de l’un à l’autre des deux hommes avec une indignation grandissante. Au dernier mot elle se dressa…

— Voilà donc ce que cachent les paroles amicales des hommes à la peau blanche ? lança-t-elle avec mépris. Le désir sournois de voir les tribus indiennes se déchirer entre elles afin d’assurer plus solidement leur puissance. Mon époux parle sagement quand il dit que l’homme rouge ne connaissait pas le malheur jusqu’à ce que l’homme blanc vienne à lui. Et moi, j’ai cru les discours de celui-ci, ton messager, quand il m’a pressée de venir me mettre sous ta protection ! J’espérais être reçue avec honneur, comme il convient à l’épouse d’un grand chef et je n’entends ici que des insultes. Tu oses regretter que l’on n’ait pu me traîner jusqu’à la couche de Cornplanter comme une esclave captive ? Et tu oses le proclamer devant moi ?

Sa voix basse, un peu rauque, vibrait d’indignation et de douleur. Sans un mot, Washington se détourna, alla jusqu’à la fenêtre dont il repoussa légèrement les volets clos. Un rayon de soleil fila dans l’entrebâillement, enveloppa de lumière chaude la jeune femme qui ne cilla même pas. Pendant quelques secondes le Général la contempla sans rien dire.

Malgré sa fatigue évidente, ses vêtements misérables et la saleté qui la recouvrait, la beauté de l’Indienne irradiait la pièce grise. Gilles, le cœur serré, repris par la fascination qu’elle exerçait sur lui, la dévorait des yeux, l’esprit déjà en déroute et prêt à toutes les folies.

Le silence qui suivit la tirade de Sitapanoki ne dura qu’un instant. Déjà, avec toute l’élégance d’un parfait gentilhomme, Washington s’inclinait légèrement devant la jeune femme.

— Pardonne-moi ! dit-il doucement. Mes paroles ont dépassé ma pensée et ma colère venait de ce que j’étais affligé à la pensée de perdre à jamais une amitié que je souhaitais conquérir, celle de Sagoyewatha, que l’on dit sage entre les sages. Tu seras traitée selon ton rang tant que tu resteras dans mon camp, ce qui ne durera guère. Dès que j’aurai appris le retour de ton époux auprès de ses feux de campement, je te ferai ramener à lui sous bonne escorte et avec une lettre de moi qui lui expliquera la vérité. Dès maintenant, je te prie de te considérer comme mon hôte ainsi que cette jeune fille. Tant que durera le siège, il ne lui sera pas possible de gagner New York. Dans un moment, je vous ferai conduire dans une maison où l’on prendra soin de vous.

Courtoisement, il conduisit les deux femmes dans la pièce voisine et revint vers Gilles qui, ne voyant plus très bien quelle pouvait être encore son utilité, s’apprêtait à sortir.

— Je n’en ai pas encore fini avec vous ! fit-il avec brusquerie.

Parmi les papiers et les cartes qui encombraient sa table, il choisit une lettre dont les yeux perçants du Breton reconnurent instantanément le cachet : elle venait de New-Port. Et, en effet :

— … Monsieur le comte de Rochambeau me fait tenir des nouvelles qui vous intéressent, dit Washington. Il a été heureux d’apprendre le rôle important que vous avez joué dans la découverte des menées du traître Arnold et il consent très volontiers à ce que vous serviez dorénavant sous mes ordres. Il se dit très heureux qu’un soldat du régiment Royal-Deux-Ponts se transforme en officier américain. Il est persuadé que vous vous montrerez digne de votre promotion. Au surplus, voici, de sa main, une lettre qui vous est destinée. Vous pouvez, dès maintenant, en prendre connaissance… et disposer !

Gilles prit la lettre, la glissa dans son ceinturon mais ne bougea pas.

— Puis-je dire encore quelque chose, mon Général ?

— Dites ! Mais soyez bref !

— Je voudrais obtenir une faveur : celle de… faire partie de l’escorte qui ramènera l’épouse de Sagoyewatha à ses campements.

— Curieuse demande ! La raison, je vous prie ?

— Elle est simple : c’est moi qui l’ai emmenée et c’est en conséquence moi qui suis accusé de l’avoir enlevée. Il me paraît donc normal que ce soit moi qui la ramène. Ne fût-ce que pour rendre raison à Sagoyewatha s’il estime en avoir à demander.

Un instant, le gentilhomme de Virginie considéra sans rien dire le garçon raidi dans un garde-à-vous impeccable. Les mains nouées derrière son dos, il en fit même lentement le tour avant de revenir planter dans les siens ses yeux graves.

— Hum !… Je saisis ! Sens de l’honneur à fleur de peau, n’est-ce pas ?… Bien français !… Mais… pouvez-vous me jurer, sur ce même honneur, que ce grand désir de vous disculper devant le chef Sénéca est l’unique raison de votre demande ?

— N… on, mon Général !

— C’est bien ce que je pensais. Cessez de contempler les volets et regardez-moi, s’il vous plaît. Maintenant écoutez-moi bien : vous n’escorterez pas la princesse indienne parce que je n’ai pas envie de perdre un homme de votre valeur. Avant quinze jours certainement cette femme aura quitté Tappan sous la garde d’hommes dont je pourrai être certain qu’ils seront insensibles à son charme : un pasteur et de vieux routiers de la guerre indienne. Vous êtes beaucoup trop jeune pour ce rôle… et elle est beaucoup trop belle.

La décision de Washington était dictée par la sagesse. Pourtant, quand il fut dehors, Gilles y retrouva aggravé, le malaise qui l’avait saisi en face de la potence. Cela ne lui avait fait aucun bien de revoir Sitapanoki. Il s’était cru délivré de la fascination qu’elle avait exercée sur lui mais il s’était retrouvé devant elle aussi faible qu’un enfant. Un seul regard des grands yeux d’or avait rallumé l’incendie de son sang et maintenant il n’avait plus qu’une idée : la revoir…

Ce fut presque distraitement qu’il lut la lettre de Rochambeau. Elle était pourtant intéressante car elle constituait pour lui-même et pour Tim une manière de réhabilitation. Le chef du corps expéditionnaire français y faisait savoir à son ancien secrétaire qu’il était lavé de l’accusation d’assassinat.

Le soldat du régiment des Hussards de Lauzun connu sous le nom de Samson la Rogne a été capturé au moment où, avec la complicité de trois camarades, il tentait d’intercepter le chargement d’or peu après son départ de New-Port. Deux des malandrins ont été tués. Malheureusement ceux qui sont restés entre nos mains ont réussi à s’enfuir. Samson était l’un d’eux et nous n’avons pu le retrouver. Sachez donc que vous avez retrouvé l’estime de vos camarades, avec l’approbation de Monsieur le duc de Lauzun et qu’au jour où Dieu permettra notre retour vers la France, vous retrouverez auprès de moi la place que je n’ai jamais songé à vous retirer…

Gilles froissa la lettre entre ses doigts nerveux. Il était plus mécontent que satisfait. Certes, il était agréable de ne plus être proscrit par les siens mais il se sentait atteint dans son orgueil. Washington avait fait de lui un officier. Cependant s’il revenait dans les rangs français ce serait pour y reprendre son encrier et son porte-plume ? Eh bien, si l’Amérique voulait l’adopter, elle l’adopterait jusqu’au bout…

Au fond, ce qui lui causait le plus de plaisir dans cette lettre, c’était encore d’apprendre que Morvan avait échappé à la justice militaire. La mort de Morvan, elle appartenait à Gilles Goëlo. Personne, pas même le Roi, n’avait le droit de la lui enlever. La haine qui s’était tissée entre eux était trop vivace pour s’achever ainsi stupidement sans qu’au moins ils pussent se regarder en face !

— Ces fichus maladroits de la Prévôté n’ont pas été capables de le retrouver, marmotta-t-il en mâchonnant un brin d’herbe, mais moi je sais bien que j’y arriverai, tôt ou tard, et où qu’il se trouve…

La foule qui avait été ensevelir au petit cimetière de Tappan le malheureux major André revenait 1. Gilles aperçut Tim qui pérorait au milieu de trois ou quatre hommes qu’il dépassait de la tête et l’appela pour aller vider ensemble quelques gobelets de rhum à l’auberge. La lettre de Rochambeau était sans doute de celles qu’il convient d’arroser mais, venant après le gibet et le retour inattendu de l’Indienne elle donnait à Gilles une furieuse envie de s’enivrer…

Il s’efforça consciencieusement d’y parvenir, encouragé par Tim qui voyait d’un très mauvais œil la réapparition de Sitapanoki.

— Si seulement tu pouvais ne pas décuiter jusqu’à ce que cette maudite femelle ait quitté le village, je serais beaucoup plus tranquille, déclara-t-il en versant à son ami de généreuses rasades. Tu as suffisamment risqué ta peau pour elle et je ne suis pas certain que tu n’aies pas envie de recommencer.

— Ce n’est pas de mourir que j’ai envie… c’est d’elle ! Il me semble que si je pouvais l’avoir… rien qu’une fois, je serais exorcisé…

— Ou plus pincé que jamais ! Il y a des femmes qui sont comme l’alcool : quand on y a goûté, on a envie d’y revenir. Essaie de penser à autre chose, ça vaudra mieux. Et à la tienne !

Mais, bizarrement, l’ivresse ne voulut pas de Gilles. Ce fut Tim qui s’écroula, le nez sur la table et qui se mit à ronfler. Le Breton le considéra un moment d’un œil morose : ce n’était pas drôle de boire seul et si Tim l’abandonnait, il n’avait plus rien à faire dans cette auberge. Jetant quelques pièces de monnaie sur la table, il s’éloigna d’un pas un peu incertain, sortit de la taverne et s’aperçut qu’il faisait nuit.

À longs traits, il aspira l’air froid qui chassa les brumes de son cerveau. Les feux des différents postes disposés autour de Tappan faisaient la nuit rouge mais tout était calme, bien que New York, la ville assiégée, ne fût guère qu’à deux lieues. Les canons se taisaient et si, parfois, un coup de feu éclatait dans le lointain, ce n’était peut-être qu’un chasseur attardé. L’automne était là et, comme la terre, la guerre allait s’endormir, chacun maintenant ses positions dans l’attente du printemps qui apporterait quoi ?… d’autres moyens de l’emporter, plus d’armes, plus d’hommes, plus d’argent ? D’un côté comme de l’autre, il fallait que les soldats redevinssent paysans pour que les champs puissent être ensemencés et la décision n’était pas pour cette année…

Avec un soupir, Gilles se mit en marche pour regagner son cantonnement mais sans trop savoir où il allait. Il n’avait pas envie de rentrer, il n’avait pas envie de dormir et, en fait, il ne savait pas trop de quoi il avait envie sinon peut-être de se débarrasser d’une tête qui battait comme un bourdon de cathédrale. Soudain, il heurta quelque chose et jura grossièrement puis, tout aussitôt, s’excusa en constatant que c’était une femme.

— Je vous cherchais, fit la voix tranquille de Gunilla. Mais ne criez pas si fort. Vous allez ameuter le village.

Il la regarda, incrédule, debout dans la lumière jaune venue des fenêtres d’une maison voisine.

— Je ne vous aurais jamais reconnue, fit-il, sidéré. Peut-être parce que vous ne m’avez jamais regardée.

C’était vrai. Depuis qu’il l’avait sauvée des griffes du gerfaut, elle n’avait été à ses yeux qu’une ombre grise, un paquet de hardes malpropres, sommé d’un tas de chaume d’un jaune sale, quelque chose de misérable tenant le milieu entre la chèvre et le tas de fumier en admettant que l’un ou l’autre pussent être doués de parole. Et maintenant il avait devant lui une mince jeune fille dont la robe noire faisait ressortir la finesse de la taille. Les mains qui sortaient des manchettes de toile blanche et le visage sous le bonnet bien repassé étaient peut-être un peu foncés par les intempéries et le trop grand soleil mais les yeux clairs avaient la couleur des fleurs de lin et l’épais chignon massé dans le cou semblait fait de soie pâle. L’image était si agréable que Gilles lui sourit.

— Je suis impardonnable, Gunilla. Vous êtes réellement charmante…

Le compliment ne la fit pas sourire. Elle eut même un haussement d’épaules agacé.

— Gardez vos compliments ! Ce n’est pas pour les entendre que je vous cherchais, c’est parce qu’elle me l’a demandé. Elle veut vous voir.

— Elle ?

— Ne faites pas l’imbécile ! Qui voulez-vous que ce soit ? Sitapanoki, bien sûr ! Elle ne peut pas sortir dans le village, le général Washington lui a demandé de ne pas se montrer. Et elle m’a fait promettre de vous ramener. Venez-vous ?

— Je vous suis. Où allons-nous ?

— On nous a confiées à la femme du pasteur. C’est une femme généreuse quoique d’idées austères. Elle m’a accueillie comme si j’étais sa fille mais elle n’était pas trop contente d’avoir une Indienne sous son toit…

— Et vous prétendez faire entrer un homme dans cette maison ? Mais elle va me jeter dehors !

— Elle n’en saura rien. Mrs Gibson est de ces femmes qui ont des solutions pour chaque problème. Elle a installé Sitapanoki dans le bâtiment où se trouve la salle d’ouvroir sous prétexte du respect dû à son rang… d’ailleurs celle-ci refusait de vivre sous le même toit que le prêtre du Grand Esprit Étranger. Cela se trouve au fond du verger. Personne ne vous verra entrer.

— Que me veut Sitapanoki ?

Gunilla s’était remise à marcher devant Gilles. La question qu’il posait était anodine, pourtant il vit se raidir le dos mince de la jeune fille qui, brusquement, se retourna les yeux flambants de colère.

— Je n’en sais rien et je ne veux pas le savoir ! Je suis venue vous chercher parce qu’elle m’a menacée d’y aller elle-même si je ne le faisais pas… mais je voudrais la voir au diable, cette Indienne ! C’est un démon, comme ses frères !

Et, sans vouloir s’expliquer davantage, Gunilla ramassa ses jupes et se mit à courir vers le bout du village, suivie du Breton qui fut bien obligé d’adopter la même allure. Il connaissait la maison du pasteur Gibson mais il ne savait pas quel chemin souhaitait emprunter son guide. Elle lui fit en effet contourner l’enclos, franchir une haie de cornouillers et finalement s’arrêta devant un étroit escalier de bois.

— Vous n’avez qu’à monter. C’est là-haut ! fit-elle en désignant une fenêtre éclairée. Vous pourriez repartir par le même chemin. Adieu !

Elle se fondit dans les ombres du verger tandis que Gilles, le cœur battant, escaladait quatre à quatre les marches fragiles. Sous sa main impatiente, la porte sembla s’ouvrir d’elle-même révélant une chambre claire et simple, pourvue de meubles rustiques et d’attendrissants rideaux à volants de mousseline qui lui donnaient un aspect virginal. Seul, le feu qui brûlait dans la cheminée l’éclairait et il ne vit pas tout de suite Sitapanoki. C’est seulement en se tournant vers le lit dressé dans le coin le plus éloigné de la cheminée qu’il l’aperçut. Elle était couchée, les couvertures remontées jusqu’au menton et semblait dormir.

Il s’approcha doucement, maudissant les lames du parquet de sapin qui criaient sous son poids et resta un moment à la contempler, retenant son souffle, jouissant avidement de sa beauté.

La masse de ses cheveux défaits entourait la jeune femme d’un halo sombre dans lequel son visage brillait comme une fleur d’or. Ses longs cils mettaient une ombre douce sur ses joues que la chaleur teintait de rose et ses lèvres humides s’entrouvraient comme si, dans son sommeil, elle attendait un baiser. Émerveillé, Gilles ne pouvait encore croire que de la nuit froide du dehors il fût passé à ce délicieux paradis féminin.

Il allait peut-être se pencher sur la dormeuse quand, sans même ouvrir les yeux, elle murmura :

— Tu es venu vite ! Je n’ai pas eu le temps de m’endormir. C’est très aimable à toi…

L’ironie du ton rompit le charme. Gilles se raidit.

— Tu m’as demandé. Je n’avais aucune raison de te faire attendre. Que veux-tu de moi ?

— Un simple renseignement. Est-ce toi qui me reconduiras auprès de mon sage époux Sagoyewatha ?

— Non. Le général Washington ne le veut pas…

Soudainement, elle ouvrit les yeux, l’enveloppant de leur chaleur lumineuse où pétillait une moquerie légère.

— Tu le lui as donc demandé ?

— En effet ! J’estimais qu’il était de mon devoir de te reconduire moi-même et, en même temps, de me laver, aux yeux de ton époux, de l’accusation d’enlèvement que Hiakin a dû faire peser sur moi.

L’Indienne sourit, referma à demi ses yeux, examinant sournoisement le jeune homme à travers la frange de ses cils, s’avouant que jamais homme ne lui avait plu autant que celui-là. La guerre lui allait bien. Ces dernières semaines avaient durci son visage, lui ôtant à jamais les dernières traces de l’adolescence ; et Sitapanoki n’avait qu’à rappeler ses proches souvenirs pour retrouver, sous le sombre drap d’uniforme, la perfection d’une musculature sans défaut. Et puis, il y avait ce regard de glace bleue, ce pli à la fois ironique et désabusé au coin des lèvres dures. Un bel animal en vérité, aussi beau que Cornplanter mais infiniment plus attirant !

— Était-ce la seule raison ? Ne souhaitais-tu réellement que me remettre aux mains d’un époux ou bien…

— Ou bien quoi ? articula-t-il sur la défensive.

— Oh rien !… J’ai dû rêver qu’un soir, dans mon wigwam, tu m’avais suppliée de te suivre… Les rêves sont une chose étrange, vois-tu, car je crois même entendre encore tes paroles. Tu disais : « Si tu veux me suivre, je saurai t’aimer comme jamais aucun autre homme ne le pourra… »

— Tu n’as pas rêvé. Ces mots, je les ai dits et je ne les renie pas mais…

— Mais ? C’est là un mot que les femmes n’aiment guère.

— Pardonne-moi. J’étais sincère alors mais tant de choses ont changé. Je ne m’appartiens plus… Je suis officier du général Washington.

— Tu veux dire que tu ne m’aimes plus ?… Dommage ! Car moi, vois-tu, j’étais prête à t’aimer…

D’un geste brutal, elle rejeta ses couvertures et, aussi nue que la vérité, se dressa devant le jeune homme, rejetant derrière son dos la masse sombre de ses cheveux dans un mouvement qui fit saillir ses seins dressés comme de fières collines de chair. Mais elle ne s’approcha pas de lui et comme s’il avait cessé soudainement d’exister, elle passa devant lui et marcha vers le feu, balançant sur de longues cuisses des fesses hautes et fermes qui apparaissaient sous le rideau luisant des cheveux.

La gorge soudain plus sèche qu’un désert de sable en été et le sang aux tempes, Gilles la regarda marcher vers la cheminée, découpant sur le fond rougeoyant, la forme parfaite de son corps. D’une voix rauque qui lui parut venir des profondeurs de la terre, il s’entendit murmurer :

— Quel jeu joues-tu ? Tu étais prête à m’aimer dis-tu ?

— Sinon pourquoi serais-je venue te chercher jusqu’ici quand il était si simple de rentrer chez moi lorsque les Skinners ont tué l’Avenger et brûlé la ferme ?

Elle se détourna lentement pour lui offrir l’affolant profil de son corps ; la courbe hardie des seins dominant celle infiniment émouvante du ventre plat et le doux renflement d’un pubis soigneusement épilé… Sa voix se fit plus basse et passa comme une râpe sur les nerfs du jeune homme.

— … Je te désirais au camp de mon époux et je te désire à présent ! Oh ! Je sais ce qui te retient. Tu crains de déplaire à l’homme que tu as choisi de servir… mais cela ne suffit pas. Après tout, peut-être me suis-je trompée… peut-être que tu n’es pas vraiment un homme ?

Alors il s’empara d’elle. Brutalement et totalement. Tout aussi totalement elle répondit à son étreinte sous laquelle elle plia. Le sol recouvert d’un candide tapis au crochet, œuvre de la sage Mrs Gibson, monta vers eux avec la chaleur des flammes. La chair de l’Indienne était brûlante mais les mains de Gilles étaient glacées. Comme une petite bête sauvage, elle lui mordit doucement la bouche puis le repoussa, s’agenouillant auprès de lui.

— Laisse-moi t’enlever ces habits ridicules ! Tu es tellement plus beau sans eux.

Impatiente de l’étreindre encore, il arrachait son habit, son long gilet blanc, s’attaquait à la cravate mais elle s’arrêta.

— Non ! Je veux le faire moi-même. Nous autres, filles de la forêt, on nous apprend comment faire durer très longtemps le plaisir du maître que nous nous choisissons.

— Aussi bien que vous savez prolonger les tortures ? fit Gilles en riant.

Mais elle demeura grave.

— C’est la même chose. L’amour est une mort lente dont on renaît sans cesse. Le plaisir comme la douleur doit être un paroxysme…

Devant le feu qui lui aussi se mourait ce fut, entre leurs deux corps, un jeu subtil, cruel et délicieux. Avant de s’ouvrir enfin pour lui, vaincue et délirante, Sitapanoki conduisit, avec une science raffinée, le désir de son partenaire jusqu’aux limites d’une souffrance dont il se délivra dans un râle de fauve auquel fit écho le cri haletant de la femme. Puis tout disparut…

Gilles s’éveilla le premier du bienheureux anéantissement de l’amour et, doucement, se dégagea. Le feu n’était plus que braises. Il y posa quelques bûches et le ranima. De hautes flammes claires jaillirent enveloppant de lumière la femme endormie. La sueur traçait de petits ruisseaux brillants sur sa peau mate. D’un doigt léger, Gilles suivit le tracé de l’un d’eux qui se perdait dans l’ombre des cuisses entrouvertes… Du fond de son sommeil superficiel Sitapanoki sentit la caresse, gémit, se tendit vers elle sans ouvrir les yeux.

Le désir s’enfla de nouveau dans les reins du jeune homme mais, durant de longues minutes, il demeura à genoux, jouant comme d’une harpe de ce corps féminin qui haletait et se soulevait sous ses doigts, jouissant de ses plaintes jusqu’à ce que, se relevant d’une brusque torsion, la femme vint s’abattre sur lui, l’enveloppant de toute sa chair et de l’odeur poivrée de ses cheveux et manquant de les jeter dans le feu tous les deux. Alors, Gilles l’emporta jusqu’au lit pour s’y anéantir avec elle dans la blancheur des draps…

Trois fois encore ils firent l’amour sans parvenir à se rassasier l’un de l’autre. Leurs corps semblaient avoir été créés de tout temps pour s’adapter l’un à l’autre et ne plus pouvoir se séparer. Mais, enfin, Sitapanoki sembla chercher un peu de repos et nicha sa tête contre le cou de son amant qu’elle enveloppa de ses bras.

Un instant, elle garda le silence et il crut qu’elle allait s’endormir quand il sentit soudain des baisers légers sur sa peau et l’entendit chuchoter.

— Emmène-moi !…

— Où veux-tu que je t’emmène ? Chez toi ? Je t’ai déjà dit…

— Chez moi… oui… mais pas chez mon époux.

Elle se redressa sur un coude, l’embrassa longuement tandis que ses doigts glissaient doucement à travers la légère toison qui moussait sur la poitrine du garçon, suivant le dessin des muscles.

— Écoute… à bien des journées de marche en suivant le fleuve qui coule près d’ici, on trouve un fleuve plus grand encore, celui que les Français ont appelé Saint-Laurent. Autrefois, les miens régnaient sur d’immenses territoires au nord de ce fleuve. Les Iroquois les ont massacrés et les rares groupes qui ont pu échapper ont fui vers l’ouest. La tribu de mon père a pu demeurer plus longtemps que les autres grâce à un refuge dont moi seule et quelques autres, maintenant, connaissons l’emplacement. Un jour de malheur, il a fallu qu’ils en sortent, attirés dans un piège. Bien peu ont échappé aux flèches iroquoises et moi je suis devenue captive. Mais le refuge, l’ennemi n’a jamais pu le découvrir et je crois que quelques-uns y vivent encore. Viens avec moi… Tu deviendras leur chef, tu seras mon époux et je te donnerai des fils…

Doucement Gilles se dégagea, obligea la jeune femme à se recoucher et la regarda longuement au fond des yeux.

— Tu es folle, Sita !… Tu rêves tout éveillée. Comment ceux de ta race accepteraient-ils un Blanc ? Et moi, je ne veux pas déserter, car c’est à cela que reviendrait une fuite avec toi.

— Tu dis que tu m’aimes, fit-elle amèrement, et quand je t’offre de te donner toute ma vie, tu dis que je suis folle. Je l’ai été, sans doute, de me donner à toi… à toi qui acceptes calmement mon retour auprès de mon époux.

Rapide comme une couleuvre, elle glissa du lit, s’étirant comme une chatte dans la lumière mourante du feu.

— Qui te dit que je l’accepte ? soupira Gilles qui l’observait redressé sur les oreillers. Mais je ne vois aucun moyen de l’empêcher sans me déshonorer !

Elle ne répondit pas et même ne parut pas entendre ses paroles. Le regard agrandi, fixant les braises comme si elle y apercevait d’étranges images, elle murmura, comme pour elle-même :

— Sagoyewatha ne me punira pas car il croira les paroles du Grand Chef Blanc mais peut-être ne voudra-t-il plus de moi pour épouse ?… ma vie sera alors misérable. Il me faudra le reconquérir peut-être et, pour cela, lui donner bien plus d’amour encore que je ne t’en ai jamais donné…

Et doucement, d’une voix de confidence elle se mit à décrire comme pour elle-même et avec une affolante précision les caresses dont il lui faudrait faire usage. C’était un murmure léger, une sorte d’incantation sensuelle, un récit d’une puissante poésie charnelle qui chargea l’atmosphère d’électricité comme si elle eût été seule. En même temps, ses longues mains brunes lissaient rêveusement ses hanches, remontant vers les seins qu’elles emprisonnèrent.

Gilles crut soudain la voir entre les bras de l’Indien, sauta du lit et voulut s’emparer d’elle. Mais elle le repoussa avec colère…

— Tu es encore là ? Qu’attends-tu pour t’en aller ? Je me suis trompée en t’accueillant ce soir et tu m’as fait comprendre mon erreur. Je ne dois plus penser qu’à mon époux. Va-t’en…

— Pourquoi te fâcher ? Ne peux-tu comprendre ?

— Rien ! Je ne peux rien comprendre sinon ceci : l’homme auquel j’appartiens doit m’appartenir lui aussi. Tu n’acceptes pas, je ne suis plus à toi…

— Mais enfin raisonne un peu ! Ce que tu demandes est grave et tu devrais le comprendre. Quel homme parmi les tiens accepterait ainsi, en une minute, d’abandonner ses armes, ses frères, son devoir, sa race pour s’enfuir avec l’épouse d’un autre ? Il y a peut-être une solution mais laisse-moi au moins le temps d’y réfléchir. Tu ne pars pas demain !

Imperceptiblement, il s’était approché d’elle, l’attirait contre lui et, cette fois, elle ne se défendit qu’à peine. Au bout d’un moment, elle se mit à rire et lui offrit ses lèvres.

— Tu as raison… mais vois-tu, je t’aime tant déjà que je ne peux même plus imaginer de me séparer de toi dans l’avenir…

— Moi aussi, je t’aime. Est-ce que tu ne l’as pas encore compris ? Comment pourrais-je vivre sans toi ?

Elle se blottit contre lui, l’épousant de chaque pouce de son corps tandis que ses hanches, très doucement, commençaient à onduler.

— Alors prouve-le-moi encore ! souffla-t-elle. Le jour va bientôt se lever… et les heures seront si longues jusqu’à ce soir…

En quittant la chambre tiède, une heure plus tard, pour plonger dans le froid humide du petit matin, Gilles se sentait l’âme d’un conquérant et en oubliait de raisonner. Il avait eu une peine infinie à s’arracher des bras de Sitapanoki. La dernière capitulation de la belle Indienne l’emplissait d’un orgueil démesuré car elle s’était faite infiniment douce et même humble pour qu’il lui pardonne d’avoir osé prétendre le détourner de ses devoirs de guerrier. Durant cette dernière heure, elle l’avait comblé de caresses et de baisers dont le souvenir collait à sa peau tandis que, sifflotant une marche guerrière, il regagnait le cœur du village, les jambes un peu molles mais la tête ensoleillée. La nuit qui venait de s’écouler avait définitivement effacé en lui les dernières traces de l’adolescence car l’amant d’une femme telle que Sitapanoki ne pouvait être qu’un homme véritable.

Il ne devina même pas la mince silhouette blanche, immobile et désolée derrière l’une des fenêtres noires de la maison Gibson, qui l’avait regardé franchir la haie d’un bond avec des yeux pleins de larmes…

Toute la journée, le lieutenant Goëlo expédia son travail avec un certain automatisme et un prodigieux manque d’enthousiasme. Avec un grand sens pratique, mais une certaine absence de psychologie, le général Washington, se souvenant des fonctions occupées naguère par son nouvel officier auprès de Rochambeau, l’avait prié de remettre de l’ordre dans les registres administratifs de son groupe d’armée et de recenser les réserves bien maigres hélas ! dont on pourrait disposer cet hiver. Ce travail de bureaucrate déplaisait prodigieusement au jeune homme dont l’œil revint bien souvent se fixer sur la pendule de la cheminée tandis que, la plume en l’air et l’esprit ailleurs, il survolait en pensée des perspectives qui n’avaient pas grand-chose à voir avec les gallons de bière et les sacs de farine.

Il ne sortit réellement de sa voluptueuse rêverie que pour faire à son ami Tim des adieux distraits. Le coureur des forêts repartait pour New-Port, chargé par Washington d’une mission auprès des chefs français et très heureux au fond d’aller offrir ses hommages à Miss Martha Carpenter qu’il se reprochait d’avoir quelque peu négligée dans les derniers temps. Et le dernier coup de neuf heures le retrouva dans les cornouillers, franchissant la haie, un œil fixé sur la fenêtre rose derrière laquelle sa maîtresse l’attendait. La porte n’était pas refermée qu’elle était dans ses bras… et tout recommença.

Les nuits suivantes furent aussi folles et aussi brûlantes. Sitapanoki aimait l’amour. Elle en savait tous les détours, tous les raffinements dont bien souvent elle avait constaté la puissance sur un époux cependant sage et plein de raison. Avec ce magnifique garçon, jeune et ardent, elle atteignait au sublime. Entre des instants de sommeil qui ne les séparaient d’ailleurs pas, les deux amants s’aimaient avec une ardeur qui ne faisait que grandir chaque nuit leur mutuelle passion.

L’Indienne n’avait plus proposé à Gilles de fuir avec elle et même, quand il avait voulu remettre le sujet sur les draps ravagés de leur lit, elle lui avait fermé la bouche d’un long baiser.

— Laisse ! tout s’arrangera… nous trouverons un moyen…

Mais, peu à peu, elle l’enfermait dans l’invisible filet de ses caresses. Sa beauté, encore magnifiée par la passion, devenait lentement une redoutable drogue dont le jeune homme se montrait de plus en plus avide. Sitapanoki savait se montrer tour à tour ardente, dominatrice ou soumise jusqu’à la prosternation, superbe panthère sombre ronronnante et domptée qui s’étirait dans ses bras avec des gémissements heureux. Et chaque aube qui revenait rendait la séparation plus difficile et le jeune homme plus sombre. La petite chambre devenait pour lui un univers clos, divinement paradisiaque où régnait dans sa glorieuse nudité la belle Indienne, à la fois Ève et serpent, la belle Indienne qui s’était juré de l’avoir tout entier à elle et pour toujours.

Elle comprit que la victoire était acquise quand, un matin, à l’instant des derniers baisers il l’étreignit avec plus de passion encore que de coutume. Il l’avait aimée toute la nuit avec une sorte de fureur désespérée sans qu’elle réussît à lui arracher une explication. Mais, au moment de la quitter, il murmura les lèvres contre son cou :

— Le Général a décidé ton départ, Sita. Dans trois jours tu dois rejoindre le camp de ton époux.

Elle tressaillit, se raidit.

— Trois jours ? fit-elle d’une toute petite voix douloureuse. Seulement trois jours ?

Mais il la serra plus fort comme s’il cherchait à l’incruster en lui.

— Oui… mais, la nuit prochaine, je viendrai te chercher ! Nous fuirons tous les deux… où tu voudras… vers le grand lac dont tu m’as parlé.

C’était si soudain, si inattendu qu’elle en fut presque effrayée. Doucement, elle le repoussa, scrutant avec inquiétude son visage creusé par la fatigue et l’angoisse.

— Tu veux… véritablement m’emmener ? Abandonner toute ta vie ?

— Ma vie, c’est toi ! Chaque heure qui passe m’attache davantage à toi. Je t’aime, Sita, je t’aime comme un fou. Je ne peux pas rester là, à gratter du papier interminablement tandis que tu vas t’éloigner pour toujours. Tu ne peux pas savoir à quel point je t’aime !

— Moi aussi je t’aime, dit-elle gravement. Je ne croyais pas en venir à t’aimer autant. Tu me plaisais et j’avais envie de toi mais maintenant je ne peux même plus imaginer la vie sans toi : tu es mon maître. Mais ne vas-tu pas regretter ce que tu abandonnes ? Pourras-tu supporter…

— Il n’y a qu’une chose que je ne pourrais pas supporter, Sita, c’est de te savoir auprès d’un autre, dans les bras d’un autre, dans le lit d’un autre.

— Mais ton pays, ta famille… ta carrière ?

— Je n’ai plus de famille en admettant que j’en aie eu une un jour, je ne suis rien dans mon pays et voici longtemps que je souhaite me faire adopter par celui-ci. Quant à ma carrière… Washington m’a donné des galons d’officier cependant mes armes sont un porte-plume et un encrier. Que finisse la guerre et je ne serai plus rien ! Non, Sita, je partirai sans regret puisque je t’aurai. Ce soir, je viendrai à l’heure habituelle mais avec des habits d’homme que tu revêtiras et nous fuirons tous les deux.

Elle avait trop envie de le croire pour refuser plus longtemps sa victoire.

— Toute ma vie passera à essayer de te rendre heureux. Tu verras comme c’est beau de vivre libre, au fond des forêts, près des grandes eaux qui bondissent sur les rochers. La guerre finira un jour, alors nous deviendrons des colons, nous aurons des enfants, des terres que nous défricherons, une maison où je m’efforcerai de devenir une épouse à la manière des femmes de ton pays, un empire peut-être… Notre pays est immense et tout y est possible. Et puis je t’aimerai, je t’aimerai comme jamais femme n’aura aimé un homme !…

Entre ses mains, Gilles prit le beau visage aux yeux rayonnants et le considéra un instant avec une infinie tendresse.

— Peut-être qu’il n’y aura rien de tout cela… peut-être qu’au bout du chemin nous trouverons la mort si ton époux réussit à nous rejoindre mais peut-être que c’est là le suprême bonheur : mourir ensemble car il n’y a plus alors ni remords ni regret possible. À ce soir…

Le baiser qu’ils échangèrent fut d’une absolue chasteté. Un vrai baiser de fiançailles qui balayait les calculs et les violences avides des corps à corps. Il n’y avait plus ni vainqueur ni vaincu dans cette joute ardente où chacun d’eux avait cherché, inconsciemment, à tirer de l’autre ce qu’il en voulait, mais deux êtres qui avaient choisi d’écarter tout ce qui les séparait, tout ce qui, à la fin du compte, avait moins d’importance que l’amour, pour être tout simplement l’un à l’autre. Elle n’était plus princesse indienne, il n’était plus breton, ni soldat du Roi Louis XVI ni officier dans l’armée rebelle des jeunes États-Unis : ils étaient deux êtres neufs à l’aurore du monde. Les corps soudés par le désir avaient entraîné les cœurs alors même que leurs possesseurs s’y attendaient le moins.

Cette fois, la journée passa comme un rêve. Gilles s’appliqua comme jamais encore il ne l’avait fait à la tâche qui le rebutait encore vingt-quatre heures plus tôt, prépara un léger bagage comportant une tenue de garçon pour Sitapanoki, quelques vivres et les armes indispensables pour qui souhaite s’enfoncer dans la forêt primitive. Puis il écrivit trois lettres à laisser derrière lui : une pour Washington, une pour Rochambeau, une pour Tim dont il savait que l’aide ne lui ferait jamais défaut. Enfin, au lieu de partager le repas des autres officiers de l’État-Major, il soupa seul dans un coin de l’auberge et fuma tranquillement une pipe en attendant l’heure de rejoindre sa maîtresse.

Il se sentait curieusement allégé, délivré comme il arrive souvent lorsque l’on a pris une décision difficile. Tout était devenu si simple d’un seul coup ! Il avait suffi de dire non à l’ambition, à la vie normale, au vieux monde qui dans le carcan rigide des anciennes monarchies ne pouvait lui offrir qu’une existence étroite, amoindrie, à… Judith enfin qui l’attendrait en vain en admettant que son rendez-vous en forme de défi eût été sincère. La petite sirène rousse du Blavet avait rejoint les rêves du petit matin qu’un rayon de soleil efface. Elle était, au fond de son souvenir, une blancheur à peine charnelle, une fleur sans parfum, un reflet que l’eau emporte… Elle aussi était vaincue !

La nuit venue, alors que les trompettes sonnaient le couvre-feu, il quitta l’auberge avec un salut négligent à la ronde, gagna le cimetière où il avait caché son bagage au creux noir d’une haie et, le chargeant sur son dos, prit sa course vers la maison du pasteur. Il se sentait léger comme un oiseau. Les choses, en effet, lui avaient été singulièrement facilitées par le fait qu’il n’avait pas vu Washington de la journée : le Général en chef était parti en tournée d’inspection avec le colonel Hamilton et Gilles s’en réjouit car il ne savait pas très bien ce qu’il serait devenu sous le regard sans ombre du Général.

Il vit de loin briller la fenêtre, comme une étoile dorée dans la nuit, pénétra dans l’enclos et, sans faire plus de bruit qu’un chat, escalada l’escalier, ouvrit la porte d’un geste devenu familier, souriant d’avance à l’image heureuse qu’il allait découvrir. Sita devait l’attendre comme chaque soir, à demi couchée devant le feu, comme une sirène au bord des vagues mais cette nuit sans doute elle aurait gardé ses vêtements car l’amour n’était pas inscrit au programme des heures à venir.

Il ouvrit la porte en grand, prêt à la recevoir dans ses bras.

— Entrez donc ! fit une voix froide.

La petite chambre sembla soudain rétrécie. Sitapanoki avait mystérieusement disparu. En revanche la grande silhouette du général Washington s’érigeait sur le fond rougeoyant de l’âtre qu’il tisonnait.

Le crépitement familier des bûches emplit le silence soudain. Tout était comme d’habitude. L’odeur de résine chaude et de sapin brûlé, les rideaux blancs avec leurs volants bêtes et le tapis au crochet qui n’était plus que ce qu’il était avec le seul décor des souliers à boucles d’argent du Général. Et pourtant, le monde avait l’air de tourner dans l’autre sens : le paradis sans Ève ressemblait à un étroit purgatoire.

— … Fermez donc la porte ! ordonna Washington. Il vient un vent glacé. Et posez ce paquet dans un coin.

Il rejeta le tisonnier, frotta ses mains l’une contre l’autre pour les débarrasser d’une éventuelle poussière. Elles apparaissaient longues et belles sous leurs manchettes de batiste immaculée et il en avait le plus grand soin.

— Où est-elle ? demanda Gilles sans se préoccuper de vaine politesse.

— L’épouse du sachem Sagoyewatha est en route pour rejoindre son foyer. Je l’ai fait partir discrètement aux premières heures du jour et je l’ai moi-même escortée pour lui faire honneur durant une lieue. Avez-vous quelque chose à dire contre cela ? Ou bien avez-vous oublié entièrement ce que cette femme représente, indépendamment du fait que nous sommes en guerre et que vous êtes soldat ? Quel nom votre chef peut-il donner à ce que vous alliez faire avec ce bagage ?

— De la désertion, riposta Gilles audacieusement.

— Et cela mérite ?

— La mort. Faites-moi fusiller… ou pendre puisque apparemment c’est désormais le sort réservé aux soldats.

— Je ne vous conseille pas l’insolence. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

— Rien ! sinon que j’aime cette femme et qu’elle m’aime.

— Et après ? Qui êtes-vous donc pour vous jeter ainsi en travers de mes desseins ? Dans le drame que nous vivons nous n’avons que faire d’une seconde guerre de Troie qui jetterait sur nous les Six Nations au grand complet. Vous n’êtes pas Pâris, elle n’est pas Hélène ! Mais quelle damnée habitude avez-vous donc, vous les Français, de toujours mettre l’amour en avant ? Vous le brandissez comme un drapeau, vous vous en parez comme d’une médaille… Moi, je n’ai pas de temps pour l’amour ! C’est la Liberté qui m’intéresse et je croyais qu’il en allait de même pour vous, sinon je n’aurais pas fait de Don Juan un officier de mon armée. Mais, après tout, peut-être êtes-vous un lâche malgré les apparences ?…

Gilles blêmit, serra les poings tout près de se jeter sur Washington.

— Tuez-moi, mon Général, mais ne m’insultez pas.

— Et vous, cessez une bonne fois de me rebattre les oreilles de votre exécution. Je n’ai que faire d’un mort de plus quand j’ai tant besoin d’hommes vivants. Et maintenant écoutez-moi bien : Personne, excepté moi, ne sait que vous étiez sur le point de nous fausser compagnie. L’expérience prouve que j’ai eu raison de vous refuser d’escorter cette femme car vous ne seriez pas revenu mais j’ai eu tort de vous faire travailler auprès de moi. Vous êtes fait pour les coups de main : dans la lutte vous raisonnez droit et vous ne faites pas de bêtises. Voulez-vous vous battre ?

— Je n’ai jamais rien souhaité d’autre, si ce n’est…

— Je vous interdis d’y penser encore ! Rentrez chez vous pour vous y préparer. Nous avons appris par un espion, un certain Champ, l’endroit exact où se trouve Arnold. Le général La Fayette qui, comme vous, ne peut se consoler de la mort d’André, part à l’aube avec un détachement de ses riflemen pour tenter de s’emparer de lui. Allez le rejoindre !

Il n’était pas possible de résister à Washington quand il employait certain ton, certaines paroles, car nul comme lui ne connaissait les hommes. Dompté, mais la mort dans l’âme Gilles rectifia la position, claqua des talons et salua réglementairement.

— Je suis toujours à vos ordres, mon Général, et je vous remercie de vouloir bien considérer que rien ne s’est passé. Il me sera peut-être possible de vous le prouver en vous donnant ma vie. Il ne me reste plus qu’à rentrer au cantonnement… et brûler certaines lettres qui ne doivent guère vous intéresser maintenant.

Brusquement Washington se mit à rire. Il s’approcha du jeune homme et, de son poing fermé, lui allongea une bourrade dans l’épaule.

— Sacrée tête de mule de Breton ! Je viens de m’évertuer à vous expliquer que je vous voulais vivant. Et puis… (sa voix s’adoucit mais redevint grave le sourire s’attardant seulement dans ses yeux fatigués :) Et puis, croyez-moi, aucune femme, même la plus belle, ne vaut qu’un homme doué de talents détruise son destin pour elle. Demandez plutôt à Arnold si vous le trouvez. Sans l’amour insensé qu’il porte à la ravissante Peggy, son épouse, il serait peut-être encore un honnête homme et un héros.



1. La guerre terminée il fut ramené en Angleterre… et enterré à Westminster.

CHAPITRE XIII PONGO

L’arrogante plume rouge des soldats de La Fayette plantée à son tricorne, le lieutenant Goëlo plongea dans la guerre comme un prisonnier se jette dans une mer infestée de requins : pour en sortir libre ou pas du tout… Guidés par l’espion Champ, ils réussirent, au prix de mille dangers, à approcher le Fort Constitution, sur la baie de New York où l’on disait que le traître s’était retranché. Ce fut pour y apprendre que leur gibier leur avait échappé : fou de rage et assoiffé de vengeance, Arnold n’avait pu supporter l’idée de passer l’hiver enfermé dans une forteresse. Il avait obtenu de lord Clinton la permission de rejoindre les troupes anglaises du Sud et il venait de partir pour la Virginie, bien décidé à faire payer chèrement aux compatriotes de Washington la situation humiliante où il se trouvait par sa propre faute.

L’expédition rentra à Tappan bredouille et d’autant plus furieuse. D’un même élan, La Fayette et Gilles assaillirent Washington pour obtenir de lui la permission de poursuivre le traître jusqu’en Virginie. Mais le Général s’y opposa.

— Nous assiégeons New York, messieurs, vous semblez l’oublier et je n’ai pas trop de troupes. Faites-moi le plaisir de rester ici et de faire uniquement ce que je vous dirai.

Une déception plus cuisante encore attendait Gilles : le pasteur Gibson et l’escorte qui ramenaient Sitapanoki vers la Susquehannah étaient revenus durant son absence et beaucoup plus tôt qu’on ne l’imaginait car ils n’étaient pas allés jusqu’au bout de leur voyage. La belle Indienne leur avait faussé compagnie une nuit, alors qu’ils campaient près de Dingmans Ferry sur la Delaware. Elle avait disparu sans qu’il fût possible de la retrouver.

Au premier abord, cette nouvelle emplit le jeune officier d’une joie secrète quand il l’apprit de la bouche même du généralissime.

— Elle ne voulait pas retourner auprès de Sagoyewatha, dit-il sans parvenir à masquer complètement l’allégresse qu’il en éprouvait. Elle souhaitait que nous allions vivre ensemble, loin au nord, dans le lieu caché qui avait servi de refuge à la tribu de son père avant qu’elle ne soit massacrée.

— Et vous pensez, n’est-ce pas, qu’elle s’y est rendue seule… qu’elle vous y attend peut-être ?

— Pourquoi pas ? Elle était sûre de moi comme je suis sûre d’elle.

— Sûr d’elle ? Ah ! jeunesse !… Je n’éprouve aucune joie à vous apprendre ce qui va suivre, mon pauvre ami, mais je me dois de le faire pour vous aider à extirper de votre cœur jusqu’à l’ombre d’un regret. Savez-vous ce que m’ont appris les espions que je possède en pays indien ? L’épouse de Sagoyewatha le sage, la femme pour laquelle vous vouliez renier jusqu’à votre sang, n’a pas rejoint les grandes forêts du Nord où vivait jadis l’Algonquin mais tout simplement la vallée du Mohawk… et les feux de campement de Cornplanter !

Gilles resta sans voix, trop malheureux tout à coup pour réagir car pas un instant l’idée ne lui venait de mettre en doute la parole du Général. Le nom du chef iroquois était tombé sur lui comme la hache du bourreau et l’avait réduit au silence. Il se contenta de hocher la tête puis, tournant les talons sans même saluer, partit en courant, passant comme une trombe entre La Fayette et le général Knox qui arrivaient et qu’il manqua renverser.

— Dieu me pardonne ! s’écria le Français. Mais c’est le lieutenant Goëlo ? Où court-il à cette allure ? On dirait qu’il a vu un fantôme.

Washington qui l’avait suivi jusqu’au seuil de sa maison haussa les épaules avec un sourire mélancolique.

— Le fantôme de sa dernière illusion, mon cher Marquis ! Je viens de l’amputer d’une femme qui lui tenait à cœur.

— Ah ! La fameuse princesse indienne que vous teniez enfermée chez le pasteur et dont il avait tout de même réussi à devenir l’amant ?

— Tiens ! Vous saviez cela ?

Le Marquis se mit à rire.

— Quand il y a une jolie femme dans un coin, je sais toujours tout ce qui la concerne. Un petit talent bien de chez nous, mon Général, ne vous déplaise. Malheureusement je ne l’ai même pas aperçue.

— Je le regrette pour vous car elle est d’une beauté rare : une splendide chatte sauvage. Mais le garçon aussi est un animal de race et je ne voudrais pas qu’il fasse de bêtises !…

— Cela m’étonnerait. Je l’ai vu se battre quand nous avons failli être pris par les Anglais. C’est un brave ! Néanmoins, je me mettrai à sa recherche quand nous aurons reçu vos ordres.

Gilles à dire vrai n’alla pas loin. Alors qu’il fuyait droit devant lui comme le daim blessé d’une flèche et qui compte sur les taillis pour la lui arracher, il passa devant la taverne à l’enseigne du Grand Washington et s’arrêta pile. Sa première idée avait été de dégringoler jusqu’à l’Hudson et d’y piquer une tête définitive. L’enseigne gaiement colorée de l’auberge où s’étalait une effigie assez fantaisiste de son chef lui fit changer d’avis. La pensée de Sitapanoki se jetant dans les bras de Cornplanter en sortant des siens le rendait malade de dégoût mais il n’allait tout de même pas se détruire pour ça comme une petite paysanne enceinte abandonnée par son galant.

— Une femelle ! cracha-t-il entre ses dents serrées, une femelle en chaleur ! On n’a jamais dû se tuer pour ça chez les Tournemine… Quitte à te noyer, mon garçon, autant le faire dans le rhum.

Et, opérant un quart de tour, il fonça tête baissée sur la porte, vint s’abattre sur une table et, braillant à tue-tête pour réclamer à boire, entreprit de se saouler méthodiquement.

Ce fut là que le découvrirent, deux heures plus tard, le général de La Fayette et l’un de ses adjoints, le colonel Poor. Superbement ivre, debout sur une table au milieu d’un cercle hilare de fantassins qui tapaient dans leurs mains pour battre la mesure, il chantait à pleins poumons quelques-unes de ces vigoureuses chansons de matelots que tous les Bretons connaissent dès l’enfance et qui rythment les manœuvres des voiles ou du cabestan.

Chantons, pour passer le temps

Les amours jolies d’une belle fille

Chantons pour passer le temps

Les amours jolies d’une fille de quinze ans…

Les soldats s’essayaient à reprendre en chœur les paroles françaises qui leur échappaient complètement et comme l’usage du rhum n’ajoutait aucune mélodie à la voix du chef d’orchestre cela donnait une assez effroyable cacophonie qui fit grimacer La Fayette.

Sa réputation était trop bien établie pour qu’il n’obtînt pas facilement le silence mais il lui fut plus difficile d’obtenir de Gilles qu’il descendît de sa table. Le Breton prétendait y demeurer pour y entamer une philippique féroce contre l’infidélité congénitale des femmes. Aidé de Poor et de deux soldats, le Marquis l’en fit descendre un peu vite mais alors l’ivrogne novice lui tomba dans les bras en pleurant comme une fontaine et en l’appelant « son cher petit général Fend-la-Bise » ce qui plongea le dernier des La Fayette dans un abîme de perplexité mais l’amusa beaucoup.

Il ne lui resta plus qu’à faire véhiculer le lieutenant jusqu’à sa tente où on le coucha et où il se mit à ronfler avec application.

— Nous voilà tranquilles au moins jusqu’à demain, soupira le Marquis. Le pronostic d’avenir est excellent mais quelle diable d’idée ce garçon a-t-il eue de s’enticher d’une femme rouge ?

— Je l’ai aperçue au moment de son départ, dit le colonel Poor, et, si vous voulez mon avis, je considère que le général Washington a été sage de la tenir hors de vue des hommes. Elle aurait mis le feu à l’armée tout entière.

— Diantre ! Vous allez me donner des regrets ! Je commence à comprendre le jeune Goëlo… et à l’envier.

À son réveil, cependant, Gilles ne se trouvait pas enviable le moins du monde. Il avait une affreuse gueule de bois et l’impression que la fin du monde était proche… En plus, quand il se risqua hors de sa tente, il s’aperçut qu’il pleuvait à plein temps et que tout le camp flottait sur un océan de boue. Il eut cependant la sagesse de ne pas permettre au souvenir de Sitapanoki la traîtresse de revenir le hanter car, si le côté sentimental de son amour sombrait inexorablement dans le dégoût et le mépris, cela ne lui faisait pas perdre pour autant le souvenir des nuits brûlantes vécues avec elle. Il fallait venir à bout du désir.

Quand il eut surmonté une violente nausée et que le sol lui parut avoir retrouvé quelque stabilité, il alla, très protocolairement, remercier La Fayette dont il avait malgré tout perçu la sollicitude à travers les fumées de l’alcool. Il le fit sans la moindre gêne car leur commune expédition à New York lui avait enfin fait apprécier le jeune Général dont l’aventure l’avait hanté à Vannes et qui l’avait tant déçu à Rhode Island. En dépit de sa voix perchée et d’un certain contentement de lui-même, le Marquis auvergnat ne manquait pas de charme. Doué d’un courage à toute épreuve ainsi que d’une parfaite courtoisie, il était en effet, totalement dépourvu de morgue. En outre, il avait l’art de s’attacher les hommes et, mis à part Washington qui le traitait en fils il avait su s’attirer le dévouement aveugle des quelque 2 000 hommes, soldats réguliers et miliciens à demi sauvages, qui composaient sa brigade. Il s’occupait en effet d’eux avec une attention de mère, dépensant largement sa fortune, l’une des plus belles de France, pour leur équipement. Sans arrêt Mme de La Fayette recevait des lettres pleines de tendresse et de demandes d’argent. Quant aux belles dames de Philadelphie où Washington l’envoyait volontiers exercer sa séduction, il était parvenu à leur faire coudre une infinité de chemises et tricoter des montagnes de bas pour sa « légion ». Il aimait d’ailleurs les femmes (ce qui ne l’empêchait pas d’aimer la sienne) et ne s’en cachait pas.

— Vous n’avez pas à vous excuser, dit-il à son lieutenant quand celui-ci vint faire amende honorable, j’ai fait exactement la même chose que vous avant de quitter la France. J’étais follement épris d’une fort belle dame mais comme je n’étais pas le seul, elle me traita fort mal et j’ai plus d’une fois demandé l’oubli à une vieille bouteille de Bourgogne. Comment vous sentez-vous, ce matin ?

— Honteux, vexé… et follement désireux de me battre… de préférence contre les Iroquois.

— Excellente chose ! Mais les Iroquois me paraissent sans intérêt quand il y a, si près de nous, cette superbe collection d’Anglais et de Hessois dont nous pourrions faire si grande chaire ! Dirai-je que vous me plaisez de plus en plus, monsieur ?

— Vous aussi, mon Général ! Puis-je seulement vous rappeler que je n’ai pas connu mon père et que mon nom est celui de ma mère ?

— Pourquoi voulez-vous que je me montre plus difficile que le général Washington ? Dans ce pays un homme en vaut un autre… et puis nous appartenons l’un et l’autre à une vieille race qui n’a pas grand-chose à voir avec les envahisseurs francs qui ont baptisé notre pays. Vous êtes Breton donc Celte, je suis Auvergnat donc Gaulois !

— Gaulois ?

— J’espère très fermement l’être parce que très peu de Francs s’établirent dans les montagnes d’Auvergne. J’aime mieux Vercingétorix défendant ses montagnes que le brigand Clovis et ses abominables successeurs.

— Mais… fit Gilles, abasourdi, les abominables successeurs ce sont…

— Les rois de France et la plupart de leurs confrères ? Mais bien sûr. Je n’aime pas la royauté, monsieur, et je ne suis venu chercher ici rien d’autre que des leçons de liberté. J’ajouterai encore ceci : mon grand-père, le marquis de La Rivière, est breton cent pour cent. Aussi donc touchez là… et allons voir quel genre d’expédition nous pouvons obtenir du général Washington. Je suis comme vous, j’ai envie d’en découdre…

Mais, malgré les objurgations de La Fayette qui l’attaqua flanqué de son état-major, Washington refusa de se laisser entraîner dans des attaques inconsidérées contre les forts défendant New York. Le Marquis eut beau répéter que des actions vigoureuses inciteraient les ministres français à de nouvelles générosités, l’Américain n’avait nulle envie de faire tuer des troupes qu’il avait tant de mal à entretenir.

— Que nous puissions tenir tout l’hiver les positions que nous avons gagnées et ce sera fort bien. D’ailleurs, il nous faut des renforts nouveaux. Le comte de Rochambeau m’a fait savoir que son fils était reparti pour Versailles à bord de l’Amazone commandée par M. de La Pérouse afin d’y demander l’envoi d’une nouvelle flotte. Les Anglais ont enfin quitté New-Port mais les vaisseaux du chevalier de Ternay ne sont pas assez nombreux pour garder l’entrée des principaux fleuves et permettre l’investissement complet de New York. Il faut attendre…

Attendre, attendre ! C’étaient là des mots que ni La Fayette ni son nouveau lieutenant n’aimaient à entendre. Ils parvinrent tout juste à obtenir permission d’attaquer de nuit deux camps de Hessois qu’ils laissèrent en assez mauvais état.

Mais ils durent bientôt faire face à un nouvel ennemi : l’hiver qui leur tomba dessus comme la foudre en plein milieu de l’automne, s’installa et ne bougea plus. Il ensevelit d’un seul coup tout le continent sans même lui accorder l’habituel et merveilleux répit de l’été indien. Les tourmentes de neige noyèrent les immenses forêts, étouffèrent villes et villages et tout fit silence tandis que les rivières gelaient jusqu’à la mer où les grandes baies de la Chesapeake et de New York virent leurs eaux blanchir et se solidifier.

Alors la misère, comme l’avait prévu Washington, s’installa dans les armées mais surtout chez les Insurgents. Les réserves étaient maigres et l’argent manquait pour acheter ce qui eût été nécessaire. Le pain des soldats, comme des officiers d’ailleurs, était un mélange de sarrasin, de seigle, de blé et de maïs quand il y en avait et il arriva souvent que l’on restât trois jours, non seulement sans viande car on n’en mangeait guère que lorsque la chasse avait été fructueuse, mais encore sans pain. Les habits n’étaient pas meilleurs. Un marché noir féroce sévissait.

La situation était un peu meilleure pour les Français retranchés dans New-Port dont ils avaient relevé les fortifications mais les approvisionnements amenés de France étaient épuisés et les chefs devaient acheter à prix d’or le nécessaire pour les troupes. C’était avec une grande impatience que l’on attendait des nouvelles de France où Rochambeau avait demandé, outre les nouvelles troupes et une somme de vingt-cinq millions nécessaire à Washington, une incroyable quantité d’objets divers allant de 6 000 chemises, 10 000 paires de chaussures et 3 000 quarts de farine à 24 réchauds de cuivre et 72 seringues à clystère ! Mais Versailles semblait oublier complètement l’armée du bout du monde et ne répondait pas souvent.

Chacune des armées tuait le temps comme elle le pouvait, retranchée sur ses positions sans tenter quoi que ce soit car la saison rendait tout impossible. La Fayette seul faisait de fréquents voyages à Philadelphie pour obliger les membres du Congrès et leurs épouses à contribuer bon gré mal gré à l’effort de guerre et il parvenait souvent à arracher bien des choses nécessaires.

La veille de Noël, Tim Thocker, glissant sur ses raquettes comme un goéland sur les eaux, arriva au quartier général, portant une triste nouvelle : le 15 décembre au lever du jour, le vaisseau amiral français le Duc de Bourgogne, bientôt suivi du reste de la flotte, avait mis ses pavillons en berne et brasseyé ses vergues en deuil tandis que ses canons commençaient à tonner sous le ciel gris : haut et puissant seigneur Charles-Henri-Louis d’Arsac, chevalier de Ternay, chevalier de Malte, chef d’escadre des armées du Roi était mort dans la nuit, deux heures avant l’aube à cinq heures et demie du matin.

La nouvelle frappa Washington qui avait pu apprécier le courage et la grandeur du petit amiral taciturne et si souvent malmené par les plus jeunes de ses officiers.

— Sait-on de quoi il est mort ? demanda-t-il au messager.

— On m’a dit qu’il s’agissait d’une fièvre putride 1 mais certains parlent d’une fluxion de poitrine.

— Je vais vous dire, moi, de quoi il est mort, explosa La Fayette qui avait accueilli la nouvelle avec une peine visible. Il est mort de chagrin à cause de l’abandon tragique où le cabinet de Versailles laisse ses hommes. Cet hiver qu’il devinait désastreux l’a miné. M. de Sartines est pour les trois quarts dans sa mort car je sais qu’il encourageait de loin une indécente cabale de ses jeunes officiers contre lui. Quand donc les imbéciles surdorés des ministères comprendront-ils ce que c’est qu’une guerre… et qu’un chef !

— Qui va le remplacer au commandement de l’escadre ? demanda Gilles, attristé lui aussi comme par la mort d’un ami. Faut-il attendre une nomination de Versailles ?

— Il ne manquerait plus que cela ! Le commandement revient de droit au commandant du Neptune, le Chevalier Destouches, qui est un homme supérieur.

— C’est lui, en effet, qui a été nommé sur l’heure, répondit Tim. Mais je dois dire que les funérailles ont failli causer une révolution : les anabaptistes de New-Port n’ont guère l’habitude des grandes pompes de votre église romaine et M. de Rochambeau avait bien fait les choses : ils ne sont pas près de s’en remettre.

Le coureur des bois voyait surtout dans la nouvelle apportée une occasion de retrouver son ami et Gilles trouva, dans la présence de Tim à la modeste fête de Noël que Washington tint à offrir à ses officiers et à ses hommes, un nouveau réconfort. Avec l’inaction forcée du camp son caractère se renfermait. Il devenait moins spontané, plus silencieux. Quand il n’errait pas à travers le camp comme un loup malade, on pouvait le voir aux avant-postes rester des heures entières debout sur un mamelon, enveloppé jusqu’aux yeux dans son manteau d’uniforme, regardant le moutonnement blanc de la forêt et les croupes enneigées des montagnes comme s’il avait pu deviner à travers la distance l’endroit exact où se cachait la femme en qui il avait cru et qui l’avait trahi. Il s’interrogeait interminablement sur les buts exacts poursuivis par Sita. Pourquoi toute cette comédie ? Pourquoi si c’était l’Iroquois qu’elle souhaitait rejoindre, l’avoir incité à déserter pour la suivre ? À moins que ce ne fût pour offrir, en cadeau de joyeuse arrivée, aux bourreaux de Cornplanter, l’homme qui l’avait empêchée de le rejoindre plus tôt ? L’hypothèse était abominable et déprimante mais le jeune homme n’en voyait pas d’autre…

Pourtant si, insensiblement, et presque sans qu’il s’en rendît compte, le mépris éteignait l’amour, il ne pouvait rien contre les exigences devenues impérieuses de ses sens. La continence lui était un supplice auquel il chercha des apaisements. Il n’eut d’ailleurs aucune peine à en trouver. Ses yeux d’acier bleu, le pli désabusé de ses lèvres, son allure à la fois désinvolte et hautaine attiraient les femmes comme alouettes au miroir. Son charme et la science parfaite qu’il possédait maintenant de l’amour les retenaient.

Mais lui ne s’attachait plus : le désir assouvi, il s’en allait vers une autre conquête sans se soucier des plaintes ou des larmes qui marquaient toujours son départ.

Il passa ainsi de la plus riche fermière de New Windsor, une Junon rousse au corps plantureux qui voulait l’épouser, à la nièce du pasteur, fillette fragile et sournoise qui battait sa coulpe entre deux étreintes, pleurant qu’elle se damnait, mais trouvait des caresses de courtisane pour le ramener à elle quand il s’éloignait. Il y eut la femme d’un aubergiste et une « Molly Pitcher » aux grands yeux vides, passive et ronronnante en laquelle il chercha vainement une ressemblance avec Betty, la charmante fille qui, à Peekskill, l’avait rejoint sous sa tente. D’ailleurs, le souvenir toujours vivace de Sitapanoki empoisonnait toutes ces amours fugitives car la comparaison était par trop facile.

Une seule fois, il essuya un échec. Un soir, alors qu’il rapportait une brassée de bois pour ranimer le feu de sa tente 2, il vit une femme enveloppée d’une grande mante qui en sortait vivement et s’éloignait vers le village. Lâchant son fagot, il courut après elle, la rattrapa.

— Quand le maître d’une maison n’est pas là, ce n’est pas poli de s’introduire chez lui et d’en sortir sans l’attendre, s’écria-t-il tandis que ses bras se resserraient sur d’épais plis de laine qu’aucun corps ne semblait habiter.

— Lâchez-moi, Lieutenant ! fit la voix calme de Gunilla. Je n’avais justement aucune raison de rester sous votre tente puisque vous n’y étiez pas.

Il lâcha prise, recula et salua courtoisement la jeune fille.

— Excusez-moi, Gunilla. Je ne vous avais pas reconnue avec ce manteau. Mais, je vous en prie, revenez…

— Je n’ai plus le temps. Mrs Gibson m’attend, elle s’inquiétera si je m’attarde. J’étais seulement venue vous apporter un pot de confitures…

— Des confitures ? Comme c’est gentil ! Mais entrez, je vous en prie, rien qu’un instant… pour que je puisse au moins vous dire si elles sont bonnes…

Elle le suivit en silence, comme naguère dans les montagnes de Pennsylvanie, entra dans la tente qu’une lanterne éclairait et où il faisait presque doux. Le pot de confitures était posé près de la lanterne et Gilles le prit dans ses mains, l’ouvrit pour en respirer le parfum de fruit mais sans pour cela quitter la jeune fille des yeux. Il y avait longtemps qu’il ne l’avait vue car, depuis son arrivée au Quartier Général, Gunilla vivait dans l’ombre de Mrs Gibson qui l’avait prise en affection pour son courage et sa douceur et la traitait comme la fille qu’elle n’avait jamais eue. Auprès d’elle celle-ci menait une existence d’un calme approchant l’austérité mais s’en accommodait joyeusement. Elle ne quittait pratiquement jamais la maison ni ce jardin dont Gilles connaissait si bien les haies.

Celui-ci la regardait avec une curiosité étonnée. Debout dans la lumière jaune de la lanterne, son petit visage sérieux bien encadré par la blancheur du bonnet tuyauté d’où s’échappaient des flocons de soie pâle, elle était l’image même de la fraîcheur et de la tranquillité. Sa peau, maintenant claire et douce, avait perdu la teinte foncée et la rudesse que le servage lui avait données et ses yeux, sous la frange épaisse de leurs cils, étaient plus bleus que jamais.

Gilles se surprit à penser qu’elle devenait bien jolie. Elle le regardait en face avec pourtant une sorte de timidité et même d’appréhension. Comme un gamin, il plongea un doigt dans la gelée rose, le suça et sourit largement.

— Il y a longtemps que je n’ai rien mangé d’aussi bon ! s’écria-t-il. Merci, Gunilla !

— Ce n’est pas moi qu’il faut remercier. C’est Mrs Gibson.

— Allons donc ! Vous ne me ferez pas croire que cette digne personne s’est mise tout à coup, à se soucier de moi. Si j’étais le général Washington, je ne dis pas. Je pense donc que l’idée vient de vous… une idée charmante.

Il posa le pot, s’approcha presque à la toucher, la dominant de sa haute taille. Elle le regarda venir sans bouger. Ses yeux, grands ouverts, s’étaient attachés à ceux du jeune homme comme fait l’oiseau fasciné. Il sourit à ce regard limpide.

— … Vous aussi vous êtes charmante, Gunilla. Comment ai-je pu être assez sot pour ne pas m’en apercevoir plus tôt ?

Le reproche qu’il se faisait était sincère encore qu’il ne comprît pas très bien ce qui le poussait à faire du charme à cette petite fille. Peut-être à cause de cette propreté, de cette pureté qui émanait d’elle malgré tout ce qu’elle avait pu vivre aux mains des Sénécas. Elle n’était pas intacte car une esclave n’a guère la possibilité, si elle veut vivre, de s’opposer au désir de ses maîtres et la malheureuse avait dû subir plus d’une fois le guerrier qui l’avait capturée mais, en retrouvant une vie conforme à son éducation, elle avait réintégré sa personnalité d’antan aussi aisément qu’une main entre dans un gant. C’était à croire qu’elle s’était refait une virginité…

Gilles se pencha un peu plus et ses lèvres touchèrent celles de la jeune fille. Elles étaient fraîches et elles sentaient la pomme. Un instant, il les sentit vivre, répondre à son baiser, se livrer. Mais quand il voulut refermer ses bras sur la mince silhouette, il eut soudain l’impression d’embrasser un buisson d’épines. Gunilla se débattit comme un chat sauvage, s’arracha de lui et, à toute volée, lui appliqua une gifle retentissante.

— Goujat ! cria-t-elle. Pour qui me prenez-vous ? Je ne suis pas votre Indienne, moi ! Et pas davantage un pis-aller…

Elle avait frappé de toutes ses forces. La joue brûlante, Gilles esquissa un geste vers elle mais elle avait déjà quitté la tente et courait dans la neige comme un lapin poursuivi. Gilles haussa les épaules.

— Dommage ! marmotta-t-il, faussement désinvolte. En réalité il était furieux et, pour se calmer, s’en alla finir la nuit chez sa fermière rousse qui s’épuisa à satisfaire un amant qu’elle n’avait jamais connu aussi grincheux.

Détestant s’avouer vaincu, Gilles essaya de revoir Gunilla mais n’y réussit pas. Quand, par hasard, au village il apercevait la jeune fille, elle s’enfuyait du plus loin qu’elle pouvait le voir… et le pot de confitures n’eut pas de second.

D’ailleurs, il l’oublia bientôt. Le mois de janvier fut affreux. Il y eut des révoltes dans les troupes de Pennsylvanie. Les soldats mal vêtus, mal nourris et pas payés du tout se rebellèrent par groupes. Washington alors frappa. Il y eut de terribles punitions, des hommes fouettés jusqu’au sang à l’issue des mutineries. Jour après jour, le front du Général en chef s’assombrissait…

Il y eut pourtant une bonne nouvelle : Sagoyewatha avait pris le sentier de la guerre contre son ancien allié Cornplanter. Les clans se dévoraient entre eux pour une femme et les traces sanglantes qui rougissaient la neige, au sud du lac Ontario et dans la vallée du Mohawk n’étaient pas seulement dues au gibier abattu ou aux loups exterminés. Washington et les rares tribus indiennes qui n’avaient pas pris parti pour les Anglais comme les Cakawangas purent respirer : les Nations Iroquoises avaient mieux à faire qu’à s’occuper d’eux… Ce qui n’empêchait pas Gilles, dévoré par l’envie de tremper son épée dans le sang de l’homme choisi par Sitapanoki, d’harceler ses chefs pour obtenir de chausser les raquettes comme Tim et d’aller, avec lui, « observer » les combats indiens. Mais toujours la permission lui était refusée.

— Vous êtes au service des États-Unis, lui dit le colonel Hamilton, pas à celui de vos haines personnelles.

Peut-être eût-il passé outre à la défense si La Fayette, revenant un soir de Philadelphie où il charmait ses loisirs forcés en faisant peindre son portrait, à la demande de Washington, par le peintre Charles Peale, en rapporta une navrante nouvelle : le traître Arnold avait repris la campagne en Virginie. Avec les troupes anglaises il ravageait et brûlait tout ce qui lui tombait sous les griffes sans que l’armée très affaiblie du général Greene, qui avait remplacé Gates dans le Sud, réussisse à l’en empêcher car il imposait là-bas, à ses anciens amis, la forme de combat qui jusqu’à présent leur avait permis de réaliser des miracles : la guérilla de coups de main et d’embuscades. Greene demandait de l’aide, d’autant plus qu’il devait descendre en Caroline pour tenter d’y arrêter Cornwallis.

La Fayette fut invité à gagner la Virginie sans plus attendre et, le 20 février, il se mettait en route avec 1 200 hommes pour gagner Hampton, sur la rive de la Chesapeake. Le chevalier Destouches devait le rejoindre avec quelques navires pour lui faire franchir l’estuaire immense. Le lieutenant Goëlo partit avec lui, heureux pour la première fois depuis bien longtemps : à défaut de Cornplanter, Arnold était exactement le gibier qu’il lui convenait de chasser.

La Fayette, pour sa part, n’était qu’à moitié satisfait : certes il était heureux de courir sus au traître mais il craignait par-dessus tout que la grande bataille du printemps qui aurait New York très certainement comme objectif ne se déroulât sans lui. Il fallut que Washington lui jurât de le rappeler à temps pour qu’il consentît à se dérider. Mais il devint presque joyeux quand l’un de ses plus chers amis vint le rejoindre depuis New-Port pour combattre à ses côtés : il s’agissait du comte de Charlus, colonel en second du régiment de Saintonge et dont le père, le maréchal de Castries remplaçait, depuis le 13 octobre l’insupportable M. de Sartines aux destinées de la Marine tandis qu’à la guerre, le comte de Ségur s’installait dans le fauteuil du prince de Montbarrey : le Roi avait fait son ménage ! Enfin, le colonel Hamilton, las de supporter le caractère abrupt de Washington, avait renoncé à son poste d’aide de camp pour rejoindre la légion La Fayette. Il avait besoin d’air et d’espace… Le corps expéditionnaire serait de valeur !

Les mois qui suivirent furent sans doute pour Gilles les plus heureux et les plus misérables qu’il eût jamais vécus. On était à peu près démunis de tout : d’argent, de vivres, de chemises, parfois de souliers. De chevaux, il n’était même pas question et les cavaliers, comme Gilles, durent aller à pied. D’ailleurs, la neige venait de faire place à l’inondation. Les fleuves en crue transformaient le sol en éponge d’où il fallait arracher ses jambes alourdies de boue, pas après pas. Pourtant jamais troupe ne fut mieux soudée que cet amalgame disparate d’Américains et de Français qui, souvent, ne se comprenaient que par signes mais avaient pratiquement aboli les notions de rang social.

Tim Thocker, pour suivre son ami… et aussi pour plaire à sa chère Miss Martha qui lui avait fait entendre sans douceur son sentiment sur son éventuelle situation d’épouse de coureur des bois, s’était résigné à s’enrôler dans l’une des cinq compagnies du Connecticut qui, avec plusieurs autres du Massachusetts, du New Hampshire, de Rhode Island et de New Jersey composaient la petite armée de La Fayette. Sa science de la forêt et son adresse au tir se révélèrent d’ailleurs d’une utilité certaine.

Chemin faisant, une nouvelle unité vint grossir les effectifs. En effet, comme on cherchait un moyen de passer la Delaware en crue dont la largeur avait doublé, Gilles entendant des cris lamentables piqua une tête dans les eaux grises et ramena triomphalement au mamelon qui tenait lieu de rive, un Indien maigre comme un clou et ficelé comme un poulet qui, à peine remis de ses émotions, se jeta à ses genoux qu’il embrassa en déversant un flot de paroles volubiles qui eurent le don de réjouir Tim.

— Il dit que tu es le fils du Grand Esprit, le frère de l’oiseau-du-tonnerre, son père, sa mère, ses plus proches parents plus quelques autres personnages de moindre importance ! Il dit aussi qu’il est désormais ton esclave, ton chien, ton bras gauche et ton meilleur ami… mais tu ferais aussi bien de le rejeter à l’eau.

— Ça ne va pas, non ? grogna le jeune homme, très occupé à réintégrer ses bottes et son habit dont il s’était vivement débarrassé. Pourquoi est-ce que je ferais ça ?

— Parce que c’est un Onondaga, donc un Iroquois et que voilà des semaines que tu jures de les exterminer tous jusqu’au dernier. En plus c’est un sorcier qui a eu des malheurs, donc un mauvais sorcier.

Les soldats massés autour des trois hommes approuvaient hautement les paroles de Tim mais Gilles n’était pas d’humeur à se laisser marcher sur les pieds.

— Quand je sauve quelqu’un je pense que c’est à moi de décider ce qu’on en fait, aboya-t-il. Et si j’ai besoin de votre avis, je vous le demanderai. Quant à cet homme…

Il le regarda, toujours à genoux devant lui et n’éprouva pas la moindre envie d’exercer sur ce malheureux une quelconque vengeance parfaitement hors de saison. C’était, en vérité, un curieux personnage, n’ayant strictement aucun point commun avec le gigantesque Hiakin de sinistre mémoire. Il avait un torse vigoureux porté par des jambes extraordinairement courtes, des bras très longs qui lui donnaient l’allure d’un chimpanzé. Quant à son visage animé par une paire de petits yeux ronds et brillants comme des perles de jais, les traits les plus remarquables en étaient un nez assez long, un menton à peu près inexistant et deux dents blanches, longues comme des touches de piano qui, dépassant légèrement sa lèvre supérieure, lui donnaient une ressemblance frappante avec un lapin.

— Dis-lui qu’il peut aller où il veut, acheva Gilles. Il est libre. Quant à nous, allons rejoindre les autres et tâchons de voir s’il est possible de retrouver ce sacré bac !…

Mais l’Indien ne voulait plus de sa liberté. Dans un charabia invraisemblable émaillé de mots d’anglais, il affirma sa volonté de s’attacher aux pas de son sauveur et de s’instituer son rempart vivant dans les combats qui ne pouvaient manquer d’attendre un guerrier de sa valeur. Puis tirant le couteau qui pendait à sa ceinture, il s’entailla le bras et jeta quelques gouttes de sang sur le jeune homme.

— Il dit que son sang t’appartient, expliqua Tim, et je commence à croire qu’il est sincère. Veux-tu de lui comme serviteur ? Au surplus, je crois que tu représentes à ses yeux une espèce de planche de salut.

Tandis que l’on se mettait à la recherche du bac emporté par la crue, le rescapé raconta son histoire. Homme-médecine d’une petite tribu Onondaga du voisinage, il portait un nom parfaitement imprononçable qui signifiait le « Castor-qui-a-trouvé-la-plume-magique-de-l’aigle » et, comme l’avait dit Tim, il avait eu effectivement des malheurs dans l’exercice de sa profession. C’est ainsi que, pour soigner la vieille mère de son chef, atteinte d’une fièvre cérébrale, il n’avait rien trouvé de mieux que faire un trou dans la tête de la pauvre femme afin que le mauvais esprit pût s’échapper librement, ce dont sa patiente n’avait pas tardé à mourir. On lui avait alors reproché non la mort de la vieille femme, mais d’avoir employé une thérapeutique défendue car la chirurgie n’était pas d’usage chez les Indiens. Et comme la grande crue du fleuve avait suivi immédiatement le départ pour l’empire des morts de la mère de leur chef, emportant une moitié de leurs wigwams avec tout ce qu’il y avait dedans, les survivants décidèrent que leur sorcier ne valait pas cher et le jetèrent tout simplement dans le fleuve, le privant ainsi des funérailles sans lesquelles l’âme d’un guerrier mort ne saurait trouver le repos. C’était surtout cette dernière circonstance qui valait à Gilles la reconnaissance éperdue d’un homme qui, en bon Indien, ne craignait pas spécialement la mort.

— Eh bien ! conclut Gilles, si le Général est d’accord je le garderai donc à mon service… mais à la condition expresse qu’il n’essaie jamais de me soigner si je suis malade ou blessé.

Le nom de l’ex-sorcier lui semblant parfaitement impraticable, il en prit un morceau et le rebaptisa Pongo, ce dont l’intéressé parut ravi. Et tout de suite, Pongo se révéla d’une étonnante utilité. C’était peut-être un mauvais sorcier mais c’était un guerrier et un chasseur sans égal. Il savait faire une foule de choses, depuis les canoës d’écorce jusqu’aux huttes de branchages en passant par l’utilisation maximale du gibier abattu et l’art de trouver des racines mangeables. En outre, malgré ses jambes courtes, il était d’une force peu commune, d’une agilité extrême et d’une habileté rare : ainsi quand il ne trouvait pas ce dont il avait besoin, il s’arrangeait pour le voler sans qu’il fût même possible de le soupçonner. Enfin, son flair était plus développé que celui du meilleur limier.

— Frère renard et Pongo sur piste, Pongo vainqueur ! proclamait-il avec un large sourire.

Et Gilles, peu à peu, s’habitua à cette ombre cuivrée qui collait à lui autant que la véritable sans faire beaucoup plus de bruit. Pongo se nourrissait de rien, semblait toujours enchanté de son sort, parlait peu (Gilles mit six bons mois pour arriver à converser avec lui) mais souriait beaucoup, montrant ses immenses incisives qui furent bientôt aussi populaires dans l’armée que le plumet de La Fayette.

On mit longtemps à atteindre la Virginie qui prit peu à peu les couleurs d’une véritable terre promise. D’Elk Point où l’on attendit en vain la petite flotte du chevalier Destouches qui s’était vu barrer la route par toute la puissance navale de l’amiral anglais Arbuthnot et avait dû rebrousser chemin, il fallut remonter en Maryland, autour de Baltimore où La Fayette s’arrangea une fois de plus pour mettre les dames à l’ouvrage, contourner l’énorme baie de la Chesapeake, franchir le Potomac et finalement arriver sous Richmond qu’Arnold avait entrepris de brûler.

Le printemps se passa tout entier en escarmouches dans un redoutable jeu de cache-cache et de chat-perché où l’on passait tour à tour du rôle de chasseur au rôle de chassé mais sans qu’il fût jamais possible de mettre la main sur le traître qui, d’ailleurs, avait remplacé le général Philipps, mort subitement, et que protégeait une solide épaisseur de troupes. La petite armée de La Fayette galopait sans cesse à travers toute la Virginie qu’elle était à peu près seule à tenir puisque le général Greene était allé en découdre en Caroline avec lord Cornwallis, l’un des meilleurs généraux anglais.

Dans le courant du mois de mai, une nouvelle inquiétante arriva : Cornwallis avait plus ou moins balayé Greene et remontait rejoindre Arnold. Il ne faisait pas mystère de ses intentions touchant La Fayette et sa bande.

— Le gamin ne m’échappera pas, déclarait-il avec dédain.

On l’attendit anxieusement. Malgré son increvable optimisme, l’Auvergnat ne se faisait guère d’illusions et, le 22 mai, écrivait au chevalier de La Luzerne, ambassadeur de France auprès du Congrès :

Nous sommes encore en vie et notre petit corps n’a pas reçu jusqu’à ce jour la terrible visite…

Mais il avait tort de se tourmenter. L’approche du plus redoutable de leurs ennemis galvanisait ses hommes. La compagnie que commandait le lieutenant Goëlo, faisant office de capitaine, était survoltée. Ne disait-on pas que Cornwallis ne faisait que passer pour aller renforcer New York où Clinton ne pouvait se passer de lui pour la suprême bataille ?

— Il a dit que le gamin ne lui échapperait pas, mais il entend seulement nous balayer comme fétus de paille, déclara Gilles haranguant ses hommes. C’est donc à nous de lui barrer le passage et de lui montrer de quoi nous sommes capables. Sans Cornwallis, Clinton ne pourra pas tenir longtemps New York quand les renforts promis par le roi de France arriveront. Il faut donc empêcher à tout prix Cornwallis d’atteindre New York…

Les renforts, en effet, arrivaient. Poussés par le maréchal de Castries, Vergennes et Louis XVI avaient enfin décidé de mettre le poids d’une bonne partie de l’imposante force navale française au service des Insurgents. L’amiral de Barras de Saint-Laurent avait gagné Terre-Neuve avec quelques navires et croisait maintenant sous New-Port. En outre, à l’aube du 22 mars, le canon de partance avait tonné à Brest pour le départ d’une énorme flotte aux ordres de l’amiral de Grasse qui, par les Antilles, remonterait le long de la côte américaine. C’était peut-être la fin de la guerre qu’elle apportait, c’était peut-être la victoire…

— Il faut tenir, tenir à tout prix même si nous devons y rester jusqu’au dernier, répétait Gilles, en écho de La Fayette.

Leur tâche n’était pas facile. Ils n’étaient que 1 200 en liaison avec les petites troupes locales de soldats qui étaient surtout des partisans. Mais les chefs de ces troupes s’appelaient Lee, Sumter. On récupéra aussi les forces du baron de Steuben. En tout, pas plus de 1 500 hommes mais ils s’arrangeaient de telle façon que l’Anglais, fort d’environ 10 000 soldats, pouvait les croire infiniment plus nombreux.

À l’école de Pongo, Gilles s’était initié complètement aux subtilités de la guerre indienne. Il n’avait pas son pareil pour approcher d’un objectif sans que rien vînt révéler sa présence puis il tombait comme la foudre, frappait vite et fort puis disparaissait laissant derrière lui des corps sans vie, morts sans bien savoir comment cela leur était arrivé. Vêtu de peaux de daim cousues par l’Indien pour remplacer le bel uniforme depuis longtemps en loques et qui d’ailleurs le protégeaient infiniment mieux des moustiques, il avait acquis à ce jeu mortel une solide réputation et un aspect redoutable et farouche qui, bien souvent, rendait Tim songeur. Un jour, il lui dit :

— Tu te souviens de cet oiseau que tu as tué, sur les bords de la Susquehanna et pour lequel nous avons failli laisser nos scalps ?

— Le gerfaut ? Naturellement, je m’en souviens, répondit-il avec un haussement d’épaules et un battement de cœur.

— Eh bien, je trouve que tu lui ressembles. Il tombe du ciel comme la foudre, frappe et disparaît. Toi tu tombes du haut des arbres mais cela revient au même.

— N’exagérons rien. Je n’emporte pas mes victimes pour les déchiqueter à coups de bec…

Il riait mais il était heureux. L’amitié de Tim lui avait fait trouver d’instinct la seule comparaison qui pouvait toucher son cœur refermé. C’était comme si le lien impalpable avec les ancêtres prenait tout à coup forme et consistance. Et comme Tim ne garda pas sa réflexion pour lui seul, qu’il l’appuya du récit de l’aventure chez les Sénécas, le surnom bientôt s’attacha au jeune chef. On le totémisa, à la mode indienne au cours d’une bizarre cérémonie dans le cercle étroit de la compagnie où Pongo, pour la première fois, redevint sorcier un instant.

— Sais-tu, dit-il au jeune homme qui refusait de se prêter à un rite qu’il jugeait vaguement ridicule, sais-tu que ton chef lui-même a reçu de mes frères rouges un surnom. Pour eux, La Fayette s’appelle Kayewla, le « cavalier redoutable », toi tu seras le « Gerfaut implacable qui frappe dans le brouillard… ».

Aux acclamations de la compagnie, Pongo couvert des peintures rituelles alluma un feu, y jeta des herbes produisant une épaisse fumée et dansa en chantant tout autour d’un cercle dans lequel il avait enfermé Gilles et le feu. Puis, après une dernière invocation au Grand Esprit, il traça sur le jeune homme les signes blancs et noirs qui correspondaient à son nouveau nom et tout fut dit. La Fayette félicita son lieutenant, offrit à la compagnie un tonnelet de rhum et la fête se termina dans la fumée des pipes car le tabac était bien la seule chose dont on m’avait jamais manqué depuis l’entrée au pays de Pocahontas 3 et de George Washington. Mais dès la nuit suivante, les hommes du Gerfaut justifiaient le totem de leur chef en tombant sur un groupe d’éclaireurs de Cornwallis qui, confiés aux soins attentifs de l’ancien sorcier, révélèrent des choses étonnantes : le général anglais, après avoir abandonné Richmond, capitale de l’État depuis l’année précédente à La Fayette qui n’y avait pas compris grand-chose, venait d’évacuer Williamsburg.

Cette fois La Fayette comprit : Cornwallis, las de lui courir après, l’abandonnait à son destin et revenait à son premier projet : gagner New York à marches forcées afin d’aider Clinton à y remporter une victoire définitive ou plutôt de l’y remporter à sa place car les deux hommes se détestaient et se jalousaient autant qu’il était possible.

Désespéré, le Marquis lança toute sa troupe sur les traces des Anglais, les obligeant à se retrancher dans le bourg de Yorktown, sur l’embouchure de la rivière York qui à cet endroit rejoignait l’immense estuaire de la Chesapeake. En même temps, il envoyait à Washington une lettre suppliante qu’il lui permette de le rejoindre ou, tout au moins, qu’il lui dise ce qu’il devait faire. La chaleur était accablante, les moustiques insupportables et malgré l’arrivée d’un bataillon pennsylvanien, La Fayette ne savait plus trop à quel saint se vouer. Cornwallis fortifiait Yorktown comme s’il devait y rester toute sa vie… On était à la mi-août et aucune bataille décisive n’avait encore eu lieu…

La réponse arriva comme le tonnerre, portée par un officier français, le général du Portail : Washington ordonnait à son cher Marquis de ne pas bouger et de se contenter de surveiller Cornwallis car, se rendant enfin aux raisons de Rochambeau qui désapprouvait une bataille pour New York, il avait décidé que le fameux combat décisif aurait lieu en Virginie.

À demi étranglé de joie, le jeune général réunit tout son monde et lui jeta à la volée, comme un bouquet de fleurs les dernières nouvelles : les troupes de Rochambeau avaient quitté New-Port, effectué à Philipsburg leur jonction avec Washington, elles descendaient dans un ordre parfait qui allait faire l’admiration des Américains sur la Virginie et la flotte de l’Amiral de Grasse devait mouiller sous peu à l’entrée de la Chesapeake tandis que Barras devant New York maintenait Clinton en continuant à le leurrer sur les intentions des Américains.

— Messieurs ! hurla La Fayette de sa voix frêle, il nous faut coûte que coûte garder Cornwallis enfermé dans Yorktown jusqu’à ce que les nôtres arrivent. Faites-vous tuer jusqu’au dernier mais ne laissez s’échapper aucun Anglais. Vive les États-Unis d’Amérique, vive le général Washington et vive la France…

Un vigoureux « Vive La Fayette ! » le récompensa. L’espoir étant le meilleur des toniques tous ces hommes misérables qui depuis des mois se battaient en aveugles dans un pays ravagé en étaient venus à ne plus même imaginer que cela pût finir un jour. Ils se croyaient oubliés, voués au rôle subalterne de chien de garde et voilà qu’ils allaient se trouver au cœur même de l’action, voilà qu’ils devenaient indispensables et qu’ils étaient désormais certains de ne pas mourir pour rien. Ce soir-là les malades eurent moins de fièvre et les mourants s’endormirent avec le sourire.

— Ce que je ne comprends pas, fit Tim en se grattant la tête, c’est ce que Cornwallis peut bien espérer en s’enfermant dans un fortin comme Yorktown. Ce n’est même pas une place importante. Alors pourquoi perdre du temps à forger au lieu de continuer sa route ?

— Parce qu’à moins de faire l’énorme tour que nous avons fait nous-même il lui faut franchir l’estuaire. Et pour ça, il attend la flotte de l’amiral Rodney qui devrait emmener ses hommes sans fatigue jusque sous New York. Espérons seulement que l’amiral de Grasse arrivera avant lui…

Le sort était désormais jeté. Les lentes manœuvres de l’hiver, les échanges de lettres, les conciliabules, le patient travail des espions se rejoignaient enfin pour que l’heure du destin sonnât à l’horloge américaine. Il fallait vaincre à Yorktown ou bien renoncer pour toujours au rêve merveilleux de l’Indépendance…



1. Typhus ou Typhoïde.

2. Les tentes américaines comportaient une cheminée extérieure.

3. Princesse indienne qui, au XVIIe siècle, s’éprit d’un Anglais après l’avoir sauvé, l’épousa et vint à la Cour d’Angleterre.

CHAPITRE XIV AU RENDEZ-VOUS DU DESTIN…

Yorktown !… Sous les plis rouges et bleus de l’Union Jack, une forteresse de rondins hérissée de canons, érigée sur une pointe enfoncée dans la rivière York et protégée de deux solides redoutes. Des maisons basses dont le bois grisonne, des tours de guet, le clocher fragile d’une petite église. Et puis, tout autour, des marais, des roseaux, des pins maritimes, quelques collines jaunes, boisées et bien propres à servir de postes d’observation et enfin, vers l’est, l’énorme déchirure de la Chesapeake bâillant sur l’immense océan…

Appuyé à l’un des arbres qui abritaient son cantonnement, les bras croisés sur la poitrine, le lieutenant Goëlo observait, songeur, le gigantesque décor planté par le sort pour y jouer celui d’un peuple. Tout était en place pour le concert final. D’une rive à l’autre de la pointe dont la ville était le sommet, le haut commandement, uni comme on ne l’avait jamais été, avait tendu un véritable cordon de fer. En partant de Wormley’s Creek s’étiraient les troupes du général Greene remonté des Carolines, celles de La Fayette, celles du général Lincoln installées en dessous des lourds canons de l’artillerie américaine, voisine immédiate des quartiers de Rochambeau et de Washington situés tout près l’un de l’autre avec, devant eux, une partie de l’artillerie française. Ensuite venaient les régiments français rejoignant la rivière : celles du baron de Viomenil, celles du Vicomte son frère et enfin les trois mille hommes appartenant aux régiments de Gâtinais, d’Agenais et de Touraine, aux ordres du marquis de Saint-Simon, que l’amiral de Grasse avait débarqués, venant des Antilles…

Et puis là-bas, barrant l’estuaire entre le cap Henry et le cap Charles, les hautes pyramides blanches de la flotte française, maintenue sous voiles réduites et dressée autour de la Ville de Paris, l’énorme vaisseau de 104 canons portant la marque du comte de Grasse, la flotte confortablement installée sur les lauriers de sa récente victoire sur l’amiral Graves et l’amiral Hood repartis lécher leurs plaies sous New York, mais toujours sur le qui-vive cependant. Qui pouvait dire si le redoutable Rodney n’allait pas lui tomber dessus pour tenter de forcer l’entrée de la Chesapeake et de libérer Cornwallis ? En attendant mieux, le gigantesque Grasse montait la garde, auréolé non seulement de sa victoire mais de l’énorme succès qu’il s’était taillé dans l’armée en sautant au cou de Washington, lors de leur première entrevue en l’appelant « mon petit général !… ».

— Après toutes nos escarmouches, ça fait tout de même plaisir de voir enfin une grande bataille, marmotta Tim qui venait de rejoindre son ami. Il faut avouer que c’est assez impressionnant.

— Une bataille ? Mais elle n’a pas encore commencé.

— Tiens ? J’aurais cru…, hurla Tim pour se faire entendre par-dessus le vacarme des canons.

Il y avait quatre jours, et quatre nuits, en effet, qu’ils tonnaient sans interruption, noyant la plaine et les marais sous leur fumée blanche, ouvrant des brèches que l’on refermait aussitôt cependant que, depuis quinze jours, les sapeurs du général de Portail rampaient méthodiquement, inexorablement vers la ville assiégée, creusant sapes et tranchées. Bien sûr, la véritable bataille ne commencerait que lorsque serait donné l’ordre d’assaut. Pourtant, il y avait déjà des morts et de nombreux blessés gisaient dans l’ambulance de campagne installée à l’ouest, sur la route de Williamsburg et déjà trop petite.

Gilles haussa les épaules, avec un soupir :

— Ce ne sera pas encore pour aujourd’hui…

Le soir tombait, en effet. Derrière les collines, le soleil avait disparu englouti par les arbres. Les trompettes sonnaient quelque part et, sur tout le camp, s’allumaient les feux. Quelques cavaliers revenaient vers le Quartier Général suivant deux hautes silhouettes bien reconnaissables, Washington et Rochambeau qui, tout le jour, sillonnaient le champ de bataille. Dans un instant, il ferait froid…

Tim avait disparu mais quelqu’un d’autre s’approchait.

— Que veux-tu, Pongo ? demanda le Breton sans se retourner. Son oreille, rompue à la vie sauvage, savait maintenant percevoir les plus légers bruits et les identifier. Il est vrai que cette fois, la respiration rapide de l’Indien laissait entendre qu’il avait couru. Il lâcha un seul mot mais magique.

— Embuscade !…

Du coup l’officier se retourna.

— Où ça ?…

— Là-bas… dans le bois… route de Hampton !

Ses deux mains ouvertes montrèrent qu’il s’agissait d’une dizaine d’hommes.

— Mais qui sont-ils ? Des Français, des Américains ?

— Américains… mais pas soldats ! Eux cachés dans arbres… Eux gens du pays… attendre officier blanc.

— Je ne comprends rien à ton histoire mais allons-y voir quand même !

Empruntant le cheval du colonel de Gimat, Gilles prit Pongo en croupe et fonça vers les bois au milieu desquels s’enfonçait la route de Hampton mais en évitant soigneusement de suivre celle-ci. Parvenu à la lisière, il sauta à terre, attacha l’animal à un arbre et, d’un geste, fit comprendre à Pongo de lui montrer le chemin. La nuit était tombée mais elle était claire et les deux hommes avaient des yeux de chat. Sans que le plus léger froissement de feuilles vînt signaler leur présence, ils s’avancèrent sous le couvert.

Le bois était silencieux. De temps en temps, la fuite rapide d’un lapin ou le cri d’un nocturne mais rien d’autre. Soudain Pongo qui marchait presque accroupi s’arrêta. On était aux abords du chemin de Hampton.

Avec précaution, l’Indien leva un bras désignant un point dans les arbres. Il y avait là, en effet, des taches plus noires, mal dissimulées par le feuillage que l’automne clairsemait : des hommes étaient cachés, attendant quelque chose ou quelqu’un. Gilles fit signe qu’il avait compris et, surveillant le sommet des arbres, s’avança lentement, lentement jusqu’à n’être plus séparé du chemin que par un buisson de ronces. Parvenu là, il tira les deux pistolets chargés qui avec une longue épée composaient son armement puis s’immobilisa sans s’occuper davantage de Pongo. Dans ce genre d’affaire, il n’y avait jamais aucun ordre à lui donner : l’Indien savait d’instinct ce qu’il devait faire.

L’attente ne fut pas longue. Le martèlement allègre d’un cheval au galop se fit entendre et, en écho, une voix qui chuchotait :

— Le voilà !…

Gilles tendit le cou, aperçut le ruban de la route, la tache claire d’un cheval blanc surmonté d’un cavalier noir.

À la cocarde blanche qui timbrait son tricorne noir, Gilles identifia un officier français et un officier que, très certainement, il connaissait. La silhouette, enveloppée d’un grand manteau noir, était vague mais la façon de monter de l’homme, avec les rênes courtes, lui rappelait quelque chose.

Tout alla très vite. Le cavalier s’engouffra dans le bois, dépassa Gilles de quelques mètres, et s’arrêta net avec un cri de fureur : du haut des arbres, un grand filet de pêche s’était abattu sur lui l’enveloppant jusqu’aux sabots du cheval qui trébucha et s’affala avec un hennissement de douleur. En même temps, les hommes en embuscade dégringolèrent des arbres. Quelqu’un cria.

— Ne le tuez pas ! Je le veux vivant !… Ça serait trop facile comme ça !

Deux cris de douleur vinrent en écho. Gilles avait déchargé simultanément ses deux pistolets dans les jambes de ce qu’il supposait être des bandits. Puis, l’épée haute, il chargea en poussant un hurlement inhumain auquel répondit le hululement de Pongo qui avait choisi de tomber, lui aussi, des arbres.

En quelques passes, car son épée ne rencontra que de longs couteaux, le Breton mit deux hommes hors de combat tandis que Pongo achevait d’assommer sa deuxième victime. Le reste prit la fuite, laissant sur place les blessés et le cavalier toujours pris dans son filet, sur son cheval abattu. Gilles s’accroupit auprès de lui.

— Êtes-vous blessé, Monsieur ?…

— En aucune façon, grâce à vous. Mais je crains que mon cheval n’ait une jambe cassée…

L’inconnu parlait un français châtié avec un accent que Gilles n’eut aucune peine à identifier. Il se mit à rire.

— Eh ! Mais c’est M. de Fersen ? Comment diable vous y êtes-vous pris, Monsieur le Comte, pour inciter ces gens à vous pêcher en pleine forêt ?

Le prisonnier du filet s’agita rageusement.

— Qui diable êtes-vous ? grogna-t-il. Un Français, j’imagine, et d’ailleurs votre voix me dit quelque chose, mais on n’y voit goutte et vous feriez mieux de me tirer de là.

— On s’en occupe ! Si toutefois vous voulez bien cesser de remuer. Le couteau de Pongo coupe comme un rasoir. Cela m’ennuierait de ne pas vous sortir tout entier.

L’Indien eut vite fait de trancher les mailles et Fersen put se dégager mais ce fut pour se pencher aussitôt sur son cheval qui restait couché sur le flanc, agité de frissons spasmodiques et l’examiner attentivement.

— Je crains qu’il n’y ait rien à faire, dit le Breton. La jambe est cassée.

Le Suédois jura entre ses dents, caressa avec tendresse l’encolure de l’animal qui tourna la tête vers lui, mais n’hésita qu’un instant. Saisissant son pistolet, à sa ceinture, il en approcha le canon de la longue oreille soyeuse, détourna la tête et tira… Le cheval eut un soubresaut et ne bougea plus.

Muet et tendu, Gilles l’avait regardé mourir. Jusque dans le plus infime de ses nerfs, il ressentait l’émotion de l’homme obligé d’abattre son compagnon. La guerre l’avait accoutumé à tuer avec une sorte d’indifférence mais il ne saurait jamais voir mourir un cheval ou un chien sans en souffrir… Fersen, cependant, avait ramassé une branche de pin séchée et l’enflammait. La scène s’éclaira faisant surgir de la nuit le grand cadavre blanc, la silhouette rouge de Pongo debout près des deux blessés dont les yeux brillaient de fureur dans des visages noircis à la suie et enfin la figure de Gilles que Fersen accueillit avec une exclamation de joie.

— Monsieur de Goëlo ! Vrai Dieu ! C’est un bonheur d’être sauvé par vous ! Votre réputation est venue jusqu’à moi… Elle est grande, aussi bien parmi les Français que chez les Insurgents. Vous faites honneur à votre pays…

— Je vous remercie, dit Gilles en riant. Mais si grande que soit cette réputation que vous me prêtez, elle ne saurait m’avoir anobli. Le « de » est de trop !

— Je ne le regretterai jamais assez ! D’ailleurs, il ne le sera peut-être pas toujours. Quand nous serons rentrés en France, comptez sur moi pour agir à la Cour où j’ai quelque crédit afin que mon sauveur soit honoré comme il le mérite. Vous avez ma parole et maintenant votre main pour sceller à la manière de ce pays un accord et une amitié.

Un gémissement où entrait autant de douleur que de colère les rappela à l’existence des blessés. L’un s’était évanoui en essayant de se relever mais l’autre écumait de fureur impuissante.

— Au lieu de vous congratuler vous feriez mieux de nous achever ! brailla-t-il. Je souffre comme un damné !…

— Au fait, demanda le Breton, me direz-vous la raison de cette embuscade ? Vous étiez dix contre un homme seul et qui plus est un homme assez généreux pour être venu servir votre pays…

— Servir notre pays ? ricana l’homme qui était jeune et ressemblait à un faune en colère. D’abord on ne vous a rien demandé. Ensuite si vous êtes venus nous servir en sautant nos filles, vous auriez aussi bien fait de rester chez vous.

— Si vous me disiez ce qui s’est passé ? dit Gilles en se penchant pour examiner la jambe blessée.

Elle n’était pas belle à voir. Le tibia avait été brisé et une longue esquille blanchâtre pointait hors des chairs meurtries. L’homme resterait boiteux.

— Je m’appelle Arthur Collins. Je suis pêcheur et j’ai une petite maison pas loin d’ici. J’y vis avec ma jeune sueur Margaret… Elle est assez belle pour avoir plu à ce monsieur et voici plusieurs nuits qu’il venait la rejoindre pendant que j’étais en mer. Hier matin, je suis arrivé juste à temps pour le voir sauter par la fenêtre et s’en aller…

« J’ai cru devenir fou. Ma sœur ! Il a osé toucher à ma sœur, ce misérable. Comme si c’était une fille publique…

— Il ne l’a tout de même pas violée, j’imagine ?

— Non. Cette pauvre sotte s’est laissé entortiller par de belles paroles. Il lui a dit qu’elle ressemblait à une dame européenne… une très grande dame. Elle me l’a avoué en pleurant et maintenant qu’elle se prend pour une princesse, elle m’a injurié et j’ai dû l’enfermer pour l’empêcher d’aller le rejoindre… Qu’est-ce que vous avez à dire à ça ? Pour moi ça vaut la mort… et pas n’importe laquelle, je voulais le faire bouffer par des requins !…

Gilles haussa les épaules avec dégoût. La haine de cet homme était presque palpable.

— Rien ! Si ce n’est que partout l’amour fait faire des bêtises, que vous n’avez rien à envier aux Iroquois les plus féroces… et que vous avez le plus grand besoin d’être soigné. On va vous mettre sur mon cheval et vous conduire à l’hôpital de l’armée.

— Pour qu’on nous y assassine ? Jamais de la vie ! Et d’ailleurs, je ne veux pas de votre aide. Si vous ne vous décidez pas à nous achever, laissez-nous ici et allez-vous-en. On viendra à notre secours dès que vous serez partis avec votre sauvage !

— Comme vous voudrez. Mais quand vous avez des comptes de ce genre à régler, venez en plein jour en demander raison et ne vous conduisez pas comme des bandits de grand chemin… Venez, monsieur…

Il prit le bras du Suédois pour l’entraîner mais celui-ci, doucement, se dégagea, revint vers l’homme étendu, sortit sa bourse et la déposa près de lui.

— Trouvez un bon médecin pour vous et votre ami. Quant à Margaret, dites-lui que je ne l’ai pas trompée et que je garderai son souvenir !

— Allez vous faire foutre ! Je ne veux pas de votre argent.

Mais, déjà Fersen avait rejoint ses compagnons. Ensemble, ils regagnèrent l’endroit où Gilles avait attaché le cheval.

— Prenez-le pour rentrer, dit-il au Suédois. Vous avez plus de chemin à faire que moi. Seulement renvoyez-le-nous dès votre retour. Je l’ai emprunté au colonel de Gimat.

La lune se levait, éclairant le visage calme du beau Suédois, sa tête nue dont les cheveux blonds s’ébouriffaient. Il avait dans l’aventure perdu sa perruque, malencontreusement tombée dans une ornière boueuse et parfaitement inutilisable mais ainsi il paraissait plus jeune. Le manteau rejeté sur l’épaule laissait voir l’impeccable uniforme bleu et jaune, les buffleteries et les manchettes d’une blancheur absolue. Il sortait de son filet de pêche aussi élégant que s’il allait au bal. Mais il refusa le cheval.

— Ma foi non, mon ami. Je vais rentrer à pied.

— En bottes ?

— Eh oui, en bottes ! Ma légèreté mérite une punition et il n’y a aucune raison pour que vous fassiez pénitence à ma place. Et puis, la marche est bonne pour la pensée. La nuit est belle… Je rêverai.

— À cette grande dame, si belle, dont vous cherchez le souvenir, jusqu’auprès des sœurs de pêcheurs de Virginie ? fit Gilles hardiment.

Fersen tressaillit. Son regard qui avait toujours tendance à se perdre dans des lointains invisibles revint se poser gravement sur son interlocuteur.

— Ne dites pas le souvenir… dites l’image, mon ami, car elle n’est pour moi qu’un rêve… un rêve inaccessible. Ou mieux : … ne m’en parlez jamais ! Puis, sans transition, il se mit à rire : Dites-moi donc à votre tour : je vous croyais officier ?

— Je le suis : lieutenant dans la légion du marquis de La Fayette ! Je sais que ce n’est pas évident mais mon bel uniforme noir est resté quelque part dans un taillis près de Richmond. J’ai dû faire appel aux talents de tailleur de mon Indien. Vous l’ignorez peut-être mais nous sommes très pauvres, nous autres Américains.

— Je comprends ! Pourtant je vous refuse le droit de l’être, à l’avenir ! La France aura désormais beaucoup à vous offrir. Au fait, on m’a dit que vos hommes vous donnaient un surnom… un nom d’oiseau, je crois.

— En effet, ils m’appellent le Gerfaut, dit Gilles en riant, et vous n’imaginez pas comme j’en suis fier ! Je n’ai jamais eu de si beau nom.

Un instant, Fersen considéra le jeune homme, sa haute taille mince sanglée dans le daim grossier, les traits fermes de son visage tanné, son nez arrogant et la dureté de son regard que le reflet de la lune faisait d’acier.

— Vous avez raison, dit-il, songeur, il vous va mieux qu’à quiconque. Le Gerfaut vit volontiers dans mon pays et j’ai pu constater que vous frappiez aussi vite que lui. C’est un rude chasseur. Mais… vous avez un bien vilain plumage, seigneur Gerfaut, beaucoup plus digne du hibou que d’un roi des nuages. À vous revoir…

Et, s’enveloppant dans son manteau, le Suédois s’engagea résolument dans le chemin cahoteux qui portait le nom pompeux de route de Hampton faisant crier à chaque pas ses élégantes bottes vernies.

— Eh bien ! marmotta Gilles, goguenard, sa rêverie pourrait bien être douloureuse ! Il aura des cors aux pieds avant d’arriver. Allons-y, Pongo ! On rentre…

Le lendemain, quand Gilles s’éveilla à l’appel de la diane il vit entrer sous sa tente l’Indien portant avec gravité un grand paquet enveloppé d’une forte toile grise sur lequel était épinglé une lettre.

— Soldat apporter ça pour toi, fit-il en déposant le tout en travers des jambes du jeune homme.

La lettre était de Fersen.

Au cas où vous l’auriez oublié, mon ami, je tiens à vous rappeler que votre nom est toujours inscrit au rôle du Régiment Royal-Deux-Ponts et que M. le Comte de Deux-Ponts, notre Colonel-Général, ne vous en tient pas quitte. Il vous fait dire par ma plume que vous y figurerez à l’avenir avec ce grade de Lieutenant qui vous a été conféré par le général Washington auquel vous voudrez bien préciser, ainsi d’ailleurs qu’au marquis de La Fayette, que nous vous avons seulement prêté.

Vous trouverez ici de quoi figurer selon vos mérites, dans le combat ou à l’heure de la victoire. L’épée me vient de famille et je sais que vous en ferez bon usage. Le tout est un témoignage d’amitié d’Axel de Fersen…

P.-S. : L’assaut est pour aujourd’hui.

Le paquet contenait un uniforme tout neuf d’officier du Royal-Deux-Ponts. Rien n’y manquait : ni l’habit bleu roi à plastron jonquille, ni le hausse-col de cuivre aux armes du Régiment, ni les épaulettes d’or, ni le tricorne à plumet jaune. Une magnifique épée à poignée dorée y était jointe. La solide lame d’acier bleu dont Gilles, enchanté, fouetta l’air, portait gravé le mot Semper.

Le premier mouvement du jeune homme fut d’endosser immédiatement ce brillant plumage. Il dépliait déjà la chemise de fine batiste mais, devant l’ouverture de sa tente, il vit soudain passer l’un de ses subordonnés, le sergent Parker. Celui-là était habillé n’importe comment, de culottes rayées, trop courtes et rapiécées, de bas sans couleur tombant sur des souliers dont l’un bâillait comme une huître et d’une veste verdâtre qui n’avait plus ni boutons ni revers mais montrait, par contre, une assez jolie collection de trous et d’effilochures…

Alors, Gilles rangea soigneusement l’élégant uniforme dans sa toile grise et remit son informe costume de daim fatigué. Puisque l’assaut était pour aujourd’hui, il ne conduirait pas ses hommes au-devant de la mitraille anglaise sous un accoutrement qui le séparerait d’eux. En face des magnifiques régiments blancs et bleus des Français, des brillantes tuniques rouges des Anglais qui faisaient ressembler parfois la ville assiégée à une énorme fraise, les troupes américaines avaient triste apparence, mais, si le soleil de la gloire voulait bien briller pour elles, alors cette misère deviendrait sublime.

— Ces pauvres hardes qui ont tant connu de peine ont bien le droit d’aller jusqu’à l’honneur… ou jusqu’à la mort ! murmura-t-il pour lui-même. Fersen comprendra…

Cependant il prit l’épée avec reconnaissance car ce n’était pas une arme de parade mais une véritable rapière, solide et redoutable, une véritable lame de guerrier qui remplacerait avantageusement la sienne dont la garde était faussée. Avec orgueil, il l’accrocha à son vieux baudrier de cuir brut, s’agenouilla pour une rapide prière afin de mettre son âme en paix avec Dieu si la mort, tout à l’heure, venait à lui et sortit enfin pour aller prendre les ordres du Général. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait pleinement heureux et en paix avec lui-même. Peut-être parce qu’à cette heure suprême, plus rien n’avait réellement d’importance… Sinon, que l’on allât monter à l’assaut !

Dehors, il lui parut qu’une sorte de rideau se levait sur le dernier acte d’une grande tragédie et qu’il regardait pour la première fois ce paysage chaque jour plus défiguré.

Il voyait devant lui fumer Yorktown, au-delà d’une gigantesque esplanade hérissée de troupes, crevée de tranchées où les plaques grises des marais mettaient autant de pièges : une masse de décombres où il ne restait plus un seul civil mais où grouillaient toujours les opiniâtres fourmis rouges sous la musique lancinante et têtue des cornemuses du 71e régiment d’infanterie écossaise. Et puis là-bas, sur la rivière, les carcasses noires des frégates Loyalist et Guadeloupe qui flambaient encore auprès du vaisseau Charon à demi immergé. Les artilleries du comte de Choisy et du général Knox avaient fait du bon travail et le continuaient car le duel d’artillerie était loin de s’achever. La ville se défendait avec rage bien que ses parapets fussent sans cesse éboulés. Ses deux redoutes tenaient bon. Mais, à mesure que se resserrait l’étreinte patiente de Rochambeau, les mines sautaient les unes après les autres… les hommes aussi et les plaintes des mourants et des blessés se mêlaient au grondement incessant des canons. Malgré le soleil, malgré la mer bleue et les joyeuses couleurs des drapeaux voltigeant dans le vent frais du matin, cela ressemblait assez à l’enfer, un enfer dont, cependant, aucun de ces hommes n’avait envie de sortir et où Gilles brûlait de plonger.

Sous la tente de La Fayette, les officiers de son état-major étaient réunis. Il y avait là Hamilton et Barber et Laurens et Poor et Gimat mais le Général lui-même était absent. Aucun d’eux ne parlait. Chacun restait dans son coin, enfermé dans son silence, dans ses pensées et dans son impatience. Le bruit avait couru, en effet, que l’attaque pourrait bien être pour le jour même, mais personne n’osait y croire. Hamilton, qui s’était fait rabrouer une fois de plus par Washington quand il était allé aux nouvelles, boudait près de l’entrée et rongeait ses ongles. Quand le lieutenant entra à son tour, il lui sauta littéralement dessus.

— Eh bien et vous ? Avez-vous entendu dire quelque chose ? Est-ce pour aujourd’hui ou pour demain…

— Si j’en crois une lettre que je viens de recevoir de l’un des aides de camp du comte de Rochambeau, c’est pour aujourd’hui.

Le visage d’Hamilton s’illumina et il serra le jeune homme dans ses bras.

— Puissiez-vous dire vrai ! C’est à devenir fou de voir tomber des hommes et de rester là à ne rien faire… Si cela continue Yorktown sera conquise par les sapeurs et les canonniers sans que nous ayons seulement tiré l’épée.

Au même instant, La Fayette dégringolait de son cheval devant l’entrée et pénétrait en trombe, l’œil étincelant et la perruque de travers, visiblement sous le coup d’une vive émotion mais personne ne pouvait dire si c’était la joie ou la fureur. Pour sa part, le lieutenant Goëlo pensa qu’il y avait un peu des deux.

— Messieurs ! clama-t-il en lançant son chapeau dans un coin, nous aurons aujourd’hui l’honneur d’attaquer l’une des deux redoutes : celle de droite, tandis que les Français attaqueront celle de gauche.

— Nous ? fit Hamilton. Qu’entendez-vous par là ? Toutes nos troupes ?

— Non, monsieur. Quand je dis nous, c’est nous… la division La Fayette de même que, pour les Français, c’est le baron de Viomenil qui mènera l’assaut avec un ou deux régiments… (Il s’arrêta, vira au rouge brique et tout à coup se mit à hurler de cette affreuse voix aigre qui était si pénible à entendre) … et j’entends que nous en ayons terminé avant que ce jean-foutre de Viomenil ait seulement atteint le parapet ! Savez-vous… savez-vous ce qu’il a osé dire, tout à l’heure quand le général Washington et le général Rochambeau ont donné leurs ordres ?

Il laissa peser sur tous un regard enflammé tandis que la colère le faisait trembler de la tête aux pieds.

— Il a osé mettre en doute la valeur de mes soldats, il a osé dire que nous ne savions pas assez bien nous battre pour arracher la redoute aux Anglais ! Alors, messieurs, prévenez vos hommes : On brûlera la cervelle au premier qui fait seulement mine d’hésiter. J’exige, vous entendez, j’exige que nous en ayons terminé avant eux. Allez prendre vos dispositions, maintenant, nous attaquerons à la fin du jour !… Nous saurons l’heure exacte plus tard.

Les officiers sortirent sans rien dire. Gilles s’apprêtait à les suivre mais le jeune Général le retint :

— Un instant, s’il vous plaît ! fit-il sèchement. Je dois vous féliciter, Lieutenant ! Il n’est bruit que de vos exploits chez messieurs les aides de camp du comte de Rochambeau. Vous auriez sauvé, cette nuit, le comte de Fersen ?

— La chose ne vaut pas la peine qu’on en parle, mon Général…

Le ton de La Fayette avait quelque chose d’agressif dont il ne comprenait pas la raison mais qu’il n’aimait pas.

— Croyez-vous ? Je pense, au contraire que vous avez fait là une opération excellente, la meilleure sans doute de toute votre vie car désormais votre avenir est assuré. La Reine n’aura rien à vous refuser !

— La R…

— Ne me regardez pas de cet air effaré ? Oui, la Reine ! M. de Fersen est fort de ses amis… et elle déteste qu’on lui abîme ses amis, notre éblouissante souveraine. Ah ! je vous félicite ! Ce muguet de cour lui est fort cher !…

Ainsi donc, c’était cela, le secret du Suédois ? Il tenait en deux petits mots, en sept lettres brèves et redoutables : la Reine ! C’était la Reine qu’il aimait et, tout à coup, Gilles absurdement, eut envie de voir à quoi ressemblait cette Margaret Collins, à cause de qui le Suédois avait failli finir dans l’estomac d’un requin.

Mais que Fersen aimât ou non l’épouse de son Roi, cela n’expliquait pas le ton hargneux de La Fayette, le pli méprisant de sa bouche et ce regard plein de rancune. Quels étaient donc ses sentiments à lui envers Marie-Antoinette ? Le Breton n’ignorait pas ce qu’il pensait des rois en général mais il considérait plutôt ses tirades enflammées comme autant de vues de l’esprit suggérées par l’aventure que tous vivaient depuis des mois. La Fayette, nourri au lait de l’Encyclopédie, affilié à des loges maçonniques ne pouvait professer d’idées essentiellement monarchiques. Mais la Reine était une femme…

— Monsieur le Marquis, dit Gilles froidement en appuyant intentionnellement sur le titre, Sa Majesté ne me connaît pas et ne me connaîtra sans doute jamais. Cependant vous me permettrez de m’étonner d’avoir entendu, sur une terre étrangère, son nom prononcé sans respect par un gentilhomme français.

Il crut, un instant, que le général allait éclater sous l’afflux violent du sang.

— Le respect ? Pauvre imbécile ! On voit bien que vous venez de votre province ! Allez une fois, une seule fois à la cour, regardez le cercle de la Reine et venez ensuite me dire combien de ces beaux gentilshommes qui l’entourent pensent à elle comme à leur souveraine ou bien rêvent tout simplement de la mettre dans leur lit.

Les yeux de glace bleue dévisagèrent La Fayette parvenu aux limites extrêmes de la fureur puis, du haut de sa taille, le Gerfaut laissa tomber, dédaigneusement :

— Il ne me convient pas d’en entendre davantage. Je viens de ma province en effet qui, d’ailleurs, vaut bien la vôtre ; mais vos propos sont de nature à me laisser croire que vous avez fait partie de ces gentilshommes dont vous me parlez… et que vous êtes tout simplement jaloux de M. de Fersen ! Car, si j’ai bien compris, vous me reprochez d’avoir sauvé un compagnon d’armes !

Il sortit juste à temps pour éviter le jet brutal d’un encrier, dont les éclaboussures lui firent cadeau de quelques taches supplémentaires et retrouva le soleil avec un soulagement physique. La scène qui venait de se passer lui déplaisait car il avait commencé de s’attacher à un chef dont il admirait le courage et il n’aimait pas avoir à revenir sur ses sentiments.

— Que se passe-t-il ? demanda Tim qui vint à sa rencontre. Je l’ai entendu crier depuis le bas de la colline ! Qu’est-ce que tu lui as fait ?

Le sourire de Gilles se fit provocant tandis que d’un geste nonchalant il ôtait son tricorne cabossé pour en considérer la plume rouge.

— Rien du tout ! Un point de protocole sur lequel nous ne sommes pas d’accord. Vois-tu, je crois que M. de La Fayette est devenu trop bon Américain pour être encore un Français convenable… Je lui croyais le cœur plus grand.

Et, comme par mégarde, il ouvrit les doigts, laissant le vent emporter la plume rouge qui voltigea doucement vers la plaine.

L’assaut commença vers cinq heures. Appuyées par le tir incessant des canons de Knox et de Choisy, les deux vagues s’élancèrent vers les redoutes. Les troupes royales partirent comme à la parade, dans un ordre impressionnant emmenées par le baron de Viomenil et le comte de Deux-Ponts. Deux régiments seulement : le Royal Deux-Ponts et le Régiment de Saintonge, deux murs, blanc et garance, bleu et jaune, qui, au son des fifres et des tambours, marchèrent vers la mitraille anglaise sans qu’un pas plus rapide vînt troubler la magnifique ordonnance…

Côté américain, ce fut tout différent.

— En avant ! hurla La Fayette, chargez !

Il fonça, l’épée haute, suivi d’Hamilton de Gimat et de toute sa bande. Les hommes chargèrent avec fureur se ruant comme des lions à l’escalade des parapets. Pour la première fois, Gilles connut la griserie du combat sous un ciel vide. Tandis que Tim se servait alternativement de sa baïonnette ou de la crosse de son fusil comme d’une massue, il escalada l’escarpement l’épée haute, Pongo sur ses talons jouait du tomahawk en virtuose sans se soucier des balles qui sifflaient autour de lui. Le parapet atteint, Gilles plongea avec un cri de triomphe, dans ce qui lui parut une fourmilière de bonnets pointus : les Hessois du régiment von Bose. Le goût héréditaire de la bataille le possédait à présent tout entier, vieille résurgence née dans la nuit des temps, l’emportant au-delà de tout raisonnement, balayant l’élémentaire instinct de conservation. D’un élan irrésistible, il troua la masse humaine qui s’ouvrit devant lui, aperçut le drapeau troué par les balles mais encore debout sur un tas de décombres, courut à lui et l’arracha.

Un « Hurrah ! » triomphal répondit à son cri de victoire. Il s’aperçut alors que le combat cessait d’un seul coup, que la redoute était prise. Ses défenseurs étaient tous morts ou prisonniers. Tout était fini… déjà !

Déçu que la chose eût été si rapide, il sauta de son tas de décombres, le drapeau d’une main et se trouva nez à nez avec La Fayette qui lui sourit encore que ce sourire n’atteignît pas ses yeux froids.

— Beau travail, Lieutenant ! Il est seulement dommage que vous ayez perdu votre plume dans l’ardeur du combat.

— Je ne l’ai pas perdue, monsieur, je l’ai enlevée.

— Ah !… Je comprends ! Eh bien, Lieutenant, puisque vous semblez brûler de vous distinguer, et que les troupes royales vous intéressent tant je vais vous confier une mission…

— À vos ordres !

La Fayette se détourna, alla jusqu’au parapet d’où l’on pouvait découvrir l’autre redoute. Un tir nourri l’enveloppait toujours et, de ce fait, les troupes françaises avançaient plus lentement.

— Comme vous pouvez le constater, ils ne sont pas encore arrivés.

— Les défenseurs me paraissent aussi plus nombreux.

— C’est possible ! Néanmoins, allez trouver de ma part le baron de Viomenil, faites-lui mes compliments… et dites-lui que s’il avait, d’aventure, besoin d’un peu d’aide, nous nous ferions un plaisir de lui prêter main-forte.

Le jeune homme s’inclina avec un froid sourire.

— C’est avec plaisir, mon Général, que je ferai votre commission… mais moins pour celui de river son clou au baron que pour la joie de combattre encore…

Et, sautant le parapet, il repartit à la bataille avec enthousiasme toujours suivi de l’Indien. Mais quelque diligence qu’il pût faire, il n’en arriva pas moins trop tard : la seconde redoute à son tour venait de tomber. La ville assiégée n’avait plus d’avant-postes et sa chute n’était plus qu’une question de temps. Pour la première fois depuis tant de jours, les canons se turent tandis que de longues files de blessés se mettaient en route vers les ambulances surchargées.

Dans le cercle d’officiers entourant le baron de Viomenil auquel Gilles, imperturbable, délivra sans y changer une syllabe l’insolent message de La Fayette, le jeune homme retrouva Fersen, noir de poudre et soutenant son bras qu’un coup de baïonnette avait atteint. Le Suédois grimaça un sourire.

— Toujours votre vilain plumage ? Qu’avez-vous fait de mes présents ?

— Je les garde pour le soleil de la victoire finale. Aujourd’hui, ce n’était pas possible. Mes hommes n’auraient pas compris. Voyez-vous, eux aussi ressemblent bien davantage à des hiboux qu’à des soldats…

— Il est rare qu’un chef ait de ces délicatesses mais je ne peux que vous approuver.

Le sourire de Fersen s’acheva dans une grimace tandis qu’il essayait de soutenir son bras blessé.

— Vous ne pouvez pas rester ainsi, dit Gilles. Laissez-moi vous conduire à l’ambulance.

— Certainement pas. Mes gens prendront soin de moi 1. Il n’y a pas de balle à extraire et les quelques médecins sont débordés. Je serai bien mieux chez moi. Et puis, M. de La Fayette ne vous pardonnerait pas de quitter le combat sans son autorisation… Nous nous reverrons bientôt.

Revenu au milieu des siens, Gilles considéra la plaine et les marais d’un œil désenchanté. Le fracas des canons avait fait place à l’écho des plaintes, exhibant sans pudeur l’affreux revers de la gloire. L’excitation de la bataille tombée, il ne restait plus que la misère et la souffrance. Fauchés par la mitraille, des hommes gisaient un peu partout, les yeux vides, les mains crispées sur des corps où le sang collait les uniformes déchirés aux lèvres des plaies. D’autres, que la mort n’avait pas encore pris, essayaient de traîner leurs carcasses devenues trop lourdes pour leurs forces éteintes, pleurant comme des enfants perdus ou aboyant hargneusement des chapelets de jurons. Il leur fallait maintenant se battre contre les nuées de mouches et contre les moustiques, locataires habituels des marais. L’odeur du sang se mêlait à celle de la vase et au milieu de tout cela, de rares silhouettes d’infirmiers erraient, impuissantes, se livrant à Dieu sait quel choix imbécile et tragique.

— Mon Dieu ! balbutia Gilles, atterré. Comment cela est-il possible ?

— Vous n’aviez encore jamais vu de bataille, n’est-ce pas ? fit le colonel Hamilton. Les hommes que vous aviez vu mourir jusqu’à présent étaient tués… proprement en quelque sorte, d’un coup de feu ou à l’arme blanche ? La mitraille et les canons massacrent de plus vilaine façon. Ils déchirent et écrasent. Non… ce n’est pas beau à voir.

La nuit tombait. Les feux s’allumaient un peu partout piquant la plaine de points lumineux. Sur les redoutes conquises, les vainqueurs prenaient position tandis que l’on évacuait les derniers blessés. Le colonel de Gimat s’éloigna porté sur un brancard en compagnie du chevalier de Lameth gravement atteint aux jambes. Au large, les bateaux amenaient leurs voiles et sur le Ville de Paris le gigantesque amiral de Grasse repliait sa longue-vue et regagnait son fauteuil sur deux cannes, jurant et sacrant contre l’accès de goutte qui lui enflammait les orteils. Sur Yorktown, le silence se faisait et dans l’un et l’autre camp les hommes épuisés allaient s’endormir. Les ténèbres allaient apporter leur trêve bienfaisante…

Dans la nuit, pourtant, le combat reprit brusquement comme une flamme rejaillit d’un feu mal éteint. À la faveur de l’obscurité, lord Cornwallis parvenu au bout de ses réserves en vivres et en munitions tenta le coup du désespoir. Une poignée de volontaires réussit à quitter subrepticement Yorktown, atteignit les premières défenses françaises, franchit le premier barrage de canons en se faisant passer pour des Américains et tomba comme un orage sur la deuxième parallèle. Mais, avant même que le Haut Commandement eût réagi, le chevalier de Chastellux avait volé au secours des canons avec une partie du régiment de Bourbonnais et quelques hussards de Lauzun. En un clin d’œil tout rentra dans l’ordre. Les volontaires étaient morts ou prisonniers. La dernière chance des assiégés était passée… Plus aucun secours n’était possible. La reddition ne tarderait guère.

Le soleil en se levant trouva le lieutenant Goëlo et son ombre indienne, sur le chemin qui menait au camp des Français. À la pointe du jour, l’un des serviteurs de Fersen était venu lui dire que son maître le réclamait de toute urgence.

Il trouva le Suédois, le bras en écharpe, en train de boire du café. Sa blessure ne paraissait pas le gêner beaucoup car, en dehors du fait qu’il portait son habit sur une seule épaule, sa toilette était faite avec autant de soin que de coutume et son élégance intacte. Il accueillit le Français avec ce demi-sourire un peu triste qui lui était particulier.

— Pardonnez-moi de vous avoir appelé si tôt, lui dit-il en lui versant d’autorité une grande tasse de café, mais je crois que vous me pardonnerez quand vous aurez vu ce que j’ai à vous montrer… et vous admettrez que cela ne pouvait attendre bien longtemps. Buvez ceci tout de même car il ne fait guère chaud ce matin.

Gilles avala le café avec gratitude. Sa chaleur parfumée lui fit du bien car, après l’alerte de la nuit, il n’avait pas pu se rendormir. Mais pourquoi donc le Suédois le dévisageait-il avec cette insistance ? On aurait pu croire qu’il ne l’avait jamais vu et qu’il cherchait à graver ses traits dans sa mémoire.

— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? ne put-il s’empêcher de demander en reposant la tasse vide.

— Je crois que vous allez comprendre. Suivez-moi !

Derrière lui, Gilles passa dans l’autre compartiment de la tente qui, comme celle de tous les officiers supérieurs des régiments français, était vaste et infiniment plus confortable que celles des Américains. Là, sur un lit de camp, un blessé était étendu, sous la surveillance d’un homme vêtu de noir qui, de temps en temps, lui rafraîchissait le front avec un linge humide.

L’intérieur de ce compartiment était obscur, éclairé seulement par une grosse lanterne et la tête du blessé se trouvait dans l’ombre. Sa respiration pénible emplissait l’espace clos mais il ne gémissait pas. De temps en temps seulement sa main se crispait sur la couverture. Un uniforme blanc, maculé de sang et déchiré gisait dans un coin.

— Hier, en rentrant ici, j’ai trouvé cet homme qui se traînait hors des roseaux du marais, expliqua Axel à mi-voix. Il est tombé évanoui presque à mes pieds. Je n’ai donc pas pu faire autrement que le regarder. Ce que j’ai vu m’a tellement frappé que je me suis résolu à le faire porter ici. Voyez plutôt…

Écartant son serviteur, il saisit la lanterne, l’éleva au-dessus du lit, éclairant le visage aux yeux clos du blessé…

Malgré l’extrême maîtrise qu’il avait de lui-même, Gilles crut que le sol se dérobait sous ses pieds car ce qu’il voyait était proprement inimaginable : avec une différence d’âge de vingt ou vingt-cinq ans, son propre visage venait de surgir de l’ombre.

Un visage à la peau grise, creusé par la souffrance, marqué de ces ombres sinistres qui semblent le reflet même du tombeau mais un visage à ce point identique qu’il en était hallucinant. C’étaient les mêmes maxillaires puissants, le même dessin précis des traits dans une peau qui avait vu beaucoup de soleil, le même nez arrogant avec sa courbure où s’esquissait le profil du rapace, le même pli sarcastique des lèvres bien dessinées, les mêmes sourcils droits légèrement relevés vers les tempes… mais avec la jeunesse en moins et le désenchantement en plus. Et Gilles eut l’impression terrifiante de se voir lui-même tel qu’il serait après vingt ou trente ans de vie difficile comme dans le miroir maléfique de quelque sorcière…

— Savez-vous… qui est cet homme ? balbutia-t-il.

Fersen haussa les épaules.

— Un soldat du régiment de Touraine, l’un de ceux du marquis de Saint-Simon que la flotte a pris aux Antilles. Mais il n’en est pas moins breton… comme vous ! Les renseignements que j’ai pu obtenir m’ont appris qu’il s’agissait d’un certain Pierre Barac’h, originaire du pays de Retz…

Gilles ne répondit rien. Devant les yeux de sa mémoire infaillible repassait la page d’un vieux livre, celui qu’un soir, à Hennebont, il avait pu lire dans la maison de son parrain le recteur, une page d’armorial breton.

« Seigneur de Botloy, de Lézardrieux, du Plessis-Eon, de Kermeno, de Coetmeur, de Barac’h… En même temps s’élevait la voix de l’abbé de Talhouët : Il s’appelait Pierre… »

Se pouvait-il que le destin l’eût mis, enfin, en face de l’homme dont toute sa courte vie il avait rêvé comme d’un impossible mirage ? Bouleversé, il se pencha sur le corps inerte, scrutant avidement ce reflet de lui-même, ce reflet qui expliquait si bien la haine irréductible de sa mère, une haine plus grande chaque année à mesure qu’il grandissait, que la ressemblance s’affirmait avec celui dont le souvenir lui faisait horreur.

À regarder ce visage immobile, il éprouvait une joie mêlée de désespoir, et à ce désespoir il comprit que son cœur ne le trompait pas. Il avait tant souhaité approcher cet homme, tant désiré lui donner tout l’amour dont Marie-Jeanne ne voulait pas… que son désir avait pris chair ! Et voilà qu’il allait mourir sans même savoir qu’il laisserait derrière lui un chagrin, sans même qu’un signe de tendresse fût possible.

La voix d’Axel lui parvint comme à travers un brouillard.

— À Brest, quand nous nous sommes battus… vous m’avez dit que vous n’aviez jamais connu votre père, que…

— Que j’étais un bâtard ! N’ayez donc pas peur du mot, Monsieur le comte. J’en ai tellement l’habitude.

— Je n’en ai pas peur. Il y a eu des bâtards illustres. Comment s’appelait votre père ?

— Pierre… Pierre de Tournemine.

— Savez-vous… quelles étaient ses armes ?

— Un écu simplement écartelé d’or et d’azur avec la devise Aultre n’auray.

Sans un mot, le Suédois mit quelque chose dans la main de Gilles dont les doigts, instinctivement, se refermèrent. C’était un lourd anneau d’or, une bague dont le chaton émaillé reproduisait exactement la figure héraldique qu’il venait de décrire. Les yeux brouillés de larmes, il regarda un instant sans surprise le joyau bleu et or puis doucement, avec un respect infini, il y posa ses lèvres avant de le rendre à Fersen.

— Où l’avez-vous trouvé ? À son doigt ?

— Non. Il portait cette bague dans un petit sachet de peau pendu à son cou par un lacet de cuir. Je vais d’ailleurs l’y remettre.

Il le fit d’une main si légère que le blessé ne parut pas s’en apercevoir. Il ne s’agita qu’un moment après en poussant une faible plainte.

— Il est gravement blessé, n’est-ce pas ? demanda Gilles le cœur serré. Il va mourir…

— Certainement. Un boulet lui a écrasé la hanche gauche mais il peut vivre encore quelques heures… ou même quelques jours. Pour le moment, il est sous l’influence d’un calmant que lui a donné mon fidèle Sven qui a quelques lumières en médecine.

Alors seulement Gilles regarda l’homme qu’il avait trouvé assis auprès du lit. Contrairement aux autres serviteurs, il ne portait pas de livrée mais un simple costume noir qui ne rappelait rien au jeune homme.

— Vous ne le connaissez pas, expliqua le comte. Il ne m’a rejoint qu’au printemps, envoyé par ma sœur Sophie qui se tourmentait à mon sujet. C’est un homme habile. Votre père ne peut être dans de meilleures mains…

Le mot toucha Gilles mais il le refusa.

— Ne lui donnez pas ce nom, monsieur. Il n’en voudrait peut-être pas…, ajouta-t-il avec tristesse.

Les yeux du Suédois plongèrent droit au fond des siens.

— Étant donné ce que vous êtes cela m’étonnerait. Ou alors nous nous trompons tous les deux et il n’est pas votre père, car alors il ne le mériterait pas.

Le blessé s’agitait de plus en plus et Sven poussa doucement les deux hommes dans l’autre partie de la tente.

— Il faut le laisser reposer en paix, dit-il. Je vais faire en sorte qu’il dorme jusqu’à ce soir.

— Ne puis-je rester près de lui ? pria le jeune homme. Je ne bougerai pas, je ne…

— Non. Il y a un léger mieux et je pense que, ce soir peut-être, il reprendra connaissance. Revenez à ce moment-là !

— Venez souper avec moi ! dit Fersen. S’il se produisait quelque chose, soyez sans crainte, je vous appellerai ! Laissez-moi votre Indien, je vous l’enverrai en cas de besoin et reposez-vous sur moi, mon ami. Je crois qu’en mettant ce blessé sur mon chemin, la main de Dieu s’est étendue sur vous. Comptez sur moi pour l’aider de toutes mes forces. De toute façon, je vais faire demander l’un des aumôniers de l’armée… si toutefois il veut bien franchir le seuil d’un protestant !

Avec une affection de frère, il embrassa le jeune homme et le poussa dehors où Pongo, les bras croisés sur la poitrine, attendait, immobile comme une statue d’acajou. Avec son impassibilité coutumière, il accueillit sans un mot l’ordre de demeurer à la disposition du comte de Fersen, se contentant de s’asseoir, les jambes croisées au pied de la tente pour y attendre sans boire, sans manger et sans même lever un sourcil aussi longtemps qu’il plairait à celui qu’il s’était donné pour maître.

Gilles regagna ses quartiers dans un état voisin du somnambulisme, sans rien voir et sans rien entendre. Pourtant, sur son chemin, les troupes éclataient de joie à cause d’un simple morceau d’étoffe blanche qui, sur les ruines de la ville assiégée, venait de remplacer le drapeau anglais. C’était la reddition. Cornwallis abandonnait la partie et demandait à parlementer. C’était peut-être la fin de cinq années de lutte et de misère mais Gilles, pour la première fois, ne se sentait pas concerné. Seul comptait pour lui égoïstement son bouleversement intérieur.

Sa course aveugle s’acheva dans les bras de Tim qui, hilare, lui barrait le chemin.

— Eh bien ! Où cours-tu comme ça avec une tête de catastrophe ? C’est la joie, c’est la victoire et toi, tu as l’air de revenir de l’autre monde…

— C’est que j’en viens peut-être ! J’en suis même à me demander si je ne suis pas en train de devenir fou… ou si je rêve. Depuis une heure… j’ai vécu l’impossible !

Le rire de Tim s’éteignit. Sans lâcher le jeune homme qu’il tenait aux épaules, il scruta son visage défait.

— Un ami, dit-il gravement, ça doit pouvoir comprendre même l’impossible. Et je suis ton ami. Raconte !

Il l’entraîna sous sa tente, lui ingurgita une solide ration d’un rhum dont il semblait détenir une inépuisable provision et regarda avec satisfaction les couleurs revenir au visage gris de son ami.

— Il paraît que tu as été appelé chez le colonel suédois ! dit-il. La Fayette est furieux et il a peut-être raison si c’est lui qui t’a mis dans cet état.

— Au diable La Fayette et ses idées tordues ! hurla Gilles. Ce que Fersen a fait pour moi je ne vois guère que toi au monde pour en être capable. Écoute plutôt…

Tim écouta sans mot dire le récit haletant du jeune homme. Quand ce fut fini il ne montra pas davantage d’émotion mais, prenant Gilles par la main il l’amena jusqu’à la petite croix de bois grossier qu’en bon chrétien le Breton avait accrochée au piquet central de sa tente.

— Le Suédois a raison, dit-il enfin, la main de Dieu est là. Prions ensemble pour qu’il accorde à ton père le temps d’apprendre qu’il a un fils…

— Qui te dit qu’il n’en a pas d’autres ? Qui te dit qu’il en serait heureux ?

— Rien du tout, admit Tim avec simplicité… si ce n’est qu’un homme pourvu d’une famille et d’un établissement convenable, ne se cache pas sous un nom d’emprunt ! Prions, te dis-je.

Docilement, Gilles s’agenouilla auprès de son ami et entama avec lui les prières communes à leurs religions différentes. Il s’en trouva bien mais n’en refusa pas moins de se mêler à l’allégresse générale. Son esprit ne pouvait se détacher de la fragile demeure de toile à l’abri de laquelle vacillait une vie devenue en si peu de temps étonnamment chère et précieuse.

— Reste chez toi, lui conseilla Tim. Je dirai que tu as la fièvre. La bataille est finie : on n’a plus besoin de toi.

En voyant surgir Pongo, aux environs de cinq heures, Gilles eut un coup au cœur mais l’Indien l’apaisa d’un geste, avant même qu’il ait pu ouvrir la bouche.

— L’homme n’a pas encore rejoint ses ancêtres, dit-il en tendant un billet plié et ton ami m’a donné pour toi le papier qui parle.

Le billet ne contenait qu’une seule ligne.

Venez, écrivait Fersen, mais faites-moi la grâce de mettre l’uniforme que je vous ai envoyé.

Une demi-heure plus tard, Gilles lavé, rasé, peigné, brossé, emperruqué, transformé comme par magie en brillant officier du Roi quittait sa tente comme un papillon sa chrysalide. Un juron admiratif l’accueillit au seuil :

— Par Abraham et tous les Prophètes ! s’écria Tim qui fumait sa pipe à l’ombre d’un pin échevelé. Te voilà brillant comme le soleil. Tiens, ajouta-t-il en tirant de derrière l’arbre le cheval tout sellé qu’il tenait par la bride, le colonel Hamilton m’a dit de t’amener ce canasson sous prétexte que tu serais sûrement pressé.

— Comment le sait-il ? Quelqu’un lui a dit quelque chose ?

— Pas moi, en tout cas. Je viens de le voir pour la première fois de la journée et il avait l’air encore plus pressé que toi. Il m’a presque jeté ce bestiau dans les bras…

Mais Gilles était déjà en selle. Il était inutile de chercher à comprendre. Apparemment, c’était le jour des miracles… En quelques minutes de galop il atterrit devant la tente dont les toiles étaient largement relevées mais au seuil, il hésita, pris d’une étrange timidité, ôta son chapeau et le mit sous son bras. La voix familière de Fersen lui parvint, encourageante.

— Entrez, mon ami. Nous vous attendions…

Il fit deux pas et s’arrêta, raidi, la gorge étranglée sous le hausse-col de cuivre. Étayé par une pile d’oreillers et de manteaux roulés, le blessé le regardait…

Le lit avait été apporté dans la pièce principale de la tente et installé en plein milieu, comme un trône ou un autel. Une chemise blanche moussait sur la poitrine haletante du moribond. Car la mort, visiblement, approchait. Pierre de Tournemine était plus blême que le matin, les ombres de ses orbites plus grises encore mais ses yeux, d’un bleu de lac, les yeux mêmes de Gilles, étaient grands ouverts et regardaient droit…

Ils s’emparèrent du jeune homme avec une sorte d’avidité détaillant silencieusement son visage, sa silhouette athlétique, le port un peu hautain de sa tête, ses mains dont l’une blanchissait aux jointures crispée sur la corne noire du chapeau. Cela dura quelques secondes mais, pour Gilles, cela dura des siècles. Il espérait et redoutait tout à la fois les mots qui allaient sortir de cette bouche desséchée que Sven humectait de temps en temps. Quand ils vinrent enfin, il eut l’impression qu’ils provenaient des profondeurs mêmes de la terre tant la voix était faible et basse.

— Ainsi… tu es l’enfant de Marie-Jeanne ? M. de Fersen m’a dit… Mon Dieu !… si j’avais pu savoir… tant de choses auraient pu changer… tant de choses… Et j’ai si peu de temps à cette heure… Approche !… Approche… mon fils !

Les jambes fauchées, Gilles s’abattit à genoux auprès du lit, les yeux pleins de larmes.

— Père !… balbutia-t-il, ébloui par le son clair de ce tout petit mot qu’il n’avait jamais eu le droit de prononcer. Père… J’ai tant rêvé de vous… Je vous ai tant appelé…

La main tremblante du mourant chercha la sienne, s’y cramponna. Elle était sèche et froide comme une serre.

— Tu ne me détestais donc pas ? Ta mère ne t’a pas appris à me haïr ? Je lui ai tellement fait… horreur !

— Elle n’a jamais parlé de vous…

— Alors qui… qui ? Mon Dieu… je voudrais tant savoir. Dis-moi ! Parle-moi… de toi… de ton enfance… Un bâtard… Voilà ce que tu étais…, par ma faute sans doute… mais aussi par la sienne, à elle. Je l’aimais, vois-tu, et elle aussi m’a aimé ! Oh ! pas longtemps !… Rien qu’un moment, rien qu’une nuit… celle qui me l’a donnée ! Mais ensuite… elle a tout repris, tout d’elle-même et quand je l’ai suppliée de tout quitter… de me suivre en Afrique… de devenir ma femme, elle m’a chassé avec dégoût en m’appelant Satan… Parle, mon fils… parle-moi de toi ! J’ai si peu de temps pour te connaître…

De l’autre côté du lit, la silhouette blanche d’Axel apparut et se pencha :

— Monsieur, dit-il doucement, il vous faut différer un peu ! Ceux que vous attendez sont là. Tout est prêt.

Un faible sourire étira les lèvres grises.

— C’est trop juste ! Je dois employer au mieux les minutes qui me restent encore… Priez-les de venir jusqu’ici… Relève-toi, mon fils…

La tente s’emplit d’un groupe silencieux et chamarré. Redressé mais ses doigts toujours noués à ceux de son père Gilles effaré vit entrer le vicomte de Noailles, le comte de Charlus, le duc de Lauzun superbe sous son dolman rouge de hussard, le marquis de Saint-Simon, le comte de Deux-Ponts et enfin le général de Rochambeau lui-même de chaque côté duquel les autres se rangèrent. La robe brune d’un moine tranchait sur la splendeur des uniformes. Le mourant les accueillit d’un sourire et d’un signe de tête :

— Je vous rends grâce, messieurs, d’être venus jusqu’à moi… afin de m’aider à réparer la plus grave de mes fautes avant de… paraître devant Dieu. Le Seigneur a bien voulu permettre que ma race ne s’éteigne pas avec le dernier et misérable rameau que je suis. Sans le savoir, j’avais laissé en France un fils, connu sous le nom de sa mère et élevé par elle. Ce fils, le voilà… messieurs, je vous demande d’être témoins de la déclaration solennelle que… je fais ici, à cette heure suprême…

Il s’arrêta, regarda Fersen déroulant devant lui une feuille de papier.

— Par cet acte qu’à défaut de notaire a bien voulu établir le Père Verdier, aumônier du régiment de Touraine ici présent, je reconnais et légitime mon fils bâtard Gilles Goëlo comme l’unique et dernier descendant de la maison de Tournemine de la Hunaudaye afin qu’il puisse à l’avenir et s’il plaît au Roi, porter… le nom et les armes qui sont siens par droit naturel. Monsieur le comte…, ajouta-t-il en tournant la tête vers Rochambeau, je crois… que vous l’avez connu avant moi. Voulez-vous nous faire à l’un et l’autre l’honneur d’apposer ici, et le premier, votre signature ?

— L’honneur est pour moi, Monsieur le comte ! Tous ici, tant que nous sommes, avons appris à connaître et à apprécier ce jeune homme. Moins sans doute que nos amis Américains auprès desquels il a désormais sa légende mais assez pour vous féliciter de vous continuer dans un tel fils. Mourez en paix car, sur mon honneur, votre descendance est en bonnes mains.

Saisissant la plume que lui tendait Sven, le Général signa rapidement. Les autres suivirent. Quand ce fut fini, le moribond demanda qu’on voulût bien le soulever afin de lui permettre d’apposer à son tour son nom. L’effort lui coûta un redoublement de souffrance mais il y parvint non sans que la plume n’eût taché le papier avant de s’échapper de ses mains. On le reposa doucement dans son lit.

— Merci…, souffla-t-il, merci à tous ! Que Dieu… qui vous a donné la victoire… vous garde et vous aide…

L’un après l’autre, les officiers saluèrent et sortirent de la tente. Seuls demeurèrent Fersen et son serviteur. Gilles reprit auprès du lit sa pose agenouillée et, doucement, porta à ses lèvres la main du blessé sans chercher à dissimuler les larmes qui coulaient sur ses joues.

— Mon père ! murmura-t-il. Comment vous dire…

— Rien !… Tu n’as rien à dire. C’est justice… Et j’en ai tant de joie ! Maintenant, parle-moi… Je sens que ma vie s’en va. Je l’ai retenue autant que j’ai pu… La nuit vient… elle va me prendre mais près de toi, je m’endormirai plus doucement ! Parle… Raconte. Je veux t’entendre jusqu’au bout…

Longtemps, Gilles parla. Il parla de sa mère, de son enfance, de tous ceux qu’il avait connus, de la Bretagne, de l’Amérique aussi. Sa voix basse emplissait la tente sur les parois de laquelle la lumière des chandelles jetait des ombres dansantes. Il aurait voulu pouvoir, à son tour, interroger son père, apprendre de lui ce qu’avait été sa vie avant cette minute, le drame de son départ de France, de cet amour survenu trop tard dans une vie déjà marquée par le plaisir et que Marie-Jeanne avait repoussé avec horreur… mais Pierre de Tournemine ne bougeait plus qu’à peine. Ses yeux ne s’ouvraient plus et par moments sa respiration disparaissait. Gilles alors se taisait, mais la main qu’il tenait toujours se serrait imperceptiblement.

— Continue…, soufflait le mourant.

Et il continua, de plus en plus doucement, de plus en plus bas, jusqu’à ce qu’enfin les doigts glacés se détendissent entre les siens. Le souffle s’exhala et ne revint pas… Le silence s’installa… Pierre de Tournemine avait cessé de vivre.

Quelque part un coq chanta. L’aube allait venir…Vers le levant, déjà, le ciel pâlissait.

— Tout à l’heure, fit la voix enrouée de Fersen qui avait veillé toute la nuit, les troupes anglaises sortiront de Yorktown et viendront remettre leurs armes au général Washington et au général de Rochambeau mais, ce soir, nous rendrons à la dépouille de votre père les honneurs qui sont dus à un soldat mort à l’ennemi. Allez vous reposer… Monsieur de Tournemine.

Les yeux las de Gilles dévisagèrent le Suédois. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais l’émotion l’en empêcha. Il regarda alors le corps à jamais inerte dans ses draps tachés de sang. Une brusque douleur lui vrilla le cœur et, avec un cri rauque, il s’abattit secoué de sanglots sur le cadavre de l’homme qu’on ne lui avait pas laissé le temps d’aimer.



1. Partant en guerre, un gentilhomme emmenait toujours avec lui quelques serviteurs.

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