Juliette Benzoni Le prisonnier masqué

Première partie L’INFANTE

CHAPITRE 1 LES VEUVES

« C’est notre plaisir et notre volonté que Mme la duchesse de Fontsomme, notre amie, soit attachée à la personne de notre future épouse, l’Infante Marie-Thérèse, en tant que dame du Palais en éventuelle suppléance de Mme la duchesse de Béthune, dame d’atour. Mme la duchesse de Fontsomme rejoindra la Cour à Saint-Jean-de-Luz dans les derniers jours du mois de mai afin d’y assister aux fêtes de notre mariage. Louis, par la Grâce de Dieu… »

Sylvie de Fontsomme laissa l’épais papier aux armes royales se replier de lui-même tandis que le messager allait prendre réconfort et repos après une si longue route. En effet, le jeune roi Louis XIV, la reine mère Anne d’Autriche et la Cour se trouvaient alors et depuis plusieurs mois à Aix-en-Provence. La surprise était extrême ; l’émotion aussi. Que l’envoyé fût un mousquetaire – donc un gentilhomme – et non un simple courrier donnait plus de poids encore à ces deux petits mots, « notre amie », venus sous la plume royale. L’attention du jeune souverain qu’elle avait peu vu ces dernières années corrigeait la sécheresse de l’ordre. Car c’en était un, plus qu’une invitation. Aucune autre réponse que l’obéissance n’était attendue.

Songeuse, Sylvie se disposa à rejoindre ses hôtes dans l’un des salons neufs du château ancestral dont la reconstruction était achevée depuis dix-huit mois. Une tâche à laquelle la duchesse, sachant combien son époux y tenait, s’était attachée dès qu’elle eut pris conscience de la lourde tâche qui lui incombait. Grâce à Dieu, c’était chose faite à présent et elle admettait volontiers avoir pris plaisir à voir s’élever, au bord un peu mélancolique d’un étang, l’élégante demeure de briques roses et de pierres au doux ton de crème que le crayon magique des frères Le Vau avait dessinée en si bel accord avec les profondes verdures et les ciels changeants du vieux Vermandois. Les vestiges, conservés et parés, de l’ancienne forteresse rêvaient un peu à l’écart près de la chapelle où reposaient les Fontsomme d’autrefois et où Jean, l’époux de Sylvie, dormait son dernier sommeil.

Ici, point de somptuosité excessive comme dans l’extraordinaire palais aux champs de Nicolas Fouquet, l’un des meilleurs amis de la famille, mais des lignes pures, des matières nobles et surtout beaucoup, beaucoup de lumière pour les grandes pièces aux ors assourdis, aux peintures délicates et aux tapisseries soyeuses. L’ensemble était frappé au coin du meilleur goût et digne en tous points des seigneurs du passé comme de ceux de l’avenir.

Justement, celui en qui s’incarnait cet avenir accourait vers elle en chemise et pieds nus pour se jeter dans ses jupes avec tant d’impétuosité qu’il dut s’y raccrocher à pleins bras pour ne pas tomber.

— Maman, Maman !… C’est bien un mousquetaire qui vient d’arriver n’est-ce pas ? Que venait-il faire ?

— Philippe ! gronda-t-elle. Que faites-vous là en cette tenue ? Vous devriez dormir depuis longtemps !…

— Oh je sais ! Et l’abbé a fait tout ce qu’il fallait pour ça en me donnant à lire ce gros Quinte-Curce tellement ennuyeux ! Pourtant je n’y arrivais pas et j’ai entendu le galop du cheval…

— Vous vous êtes levé et vous avez vu un mousquetaire ? Ce qui prouve que vous avez de bons yeux car il est plutôt crotté ! Eh bien, maintenant retournez vous coucher !

Sans lâcher sa mère, il leva sur elle des yeux câlins :

— Oh, Maman, vous savez bien que je ne trouverai jamais le sommeil si vous ne me dites rien ? Ce n’est pas ma faute si je suis curieux !

— Non. Ce serait plutôt la mienne, soupira Sylvie qui n’avait pas oublié l’intérêt passionné de son enfance pour tout ce qui l’entourait. Eh bien tenez ! ajouta-t-elle en lui donnant sa nomination, lisez et retournez dans votre lit !

Mais si elle avait cru calmer le petit garçon, elle se trompait. Il plongea incontinent dans un enthousiasme débordant, improvisant un pas de danse qu’il acheva dans un grand salut :

— Magnifique ! Le Roi ! la Cour ! les fêtes !… Recevez mes humbles félicitations, madame la duchesse ! Nous allons donc voir du pays !

— Vous n’allez rien voir du tout, jeune homme ! Sinon votre décor habituel… et le collège de Clermont où vous serez admis à la rentrée.

Son ardeur soufflée comme une chandelle sous le vent, Philippe se calma tout net. La mine boudeuse, l’œil en dessous et le sourcil froncé, il demanda :

— Nous n’allons pas avec vous ?

Il était si drôle ainsi que Sylvie se mit à rire :

— Bien sûr que non ! Très peu de personnes sont invitées au mariage du Roi et c’est une grande faveur d’y assister. Il ne saurait être question d’amener toute sa parentèle.

— Je ne suis pas votre parentèle, je suis votre fils comme Marie est votre fille. Il y a une nuance, il me semble ?

Sylvie s’agenouilla pour attirer contre elle le petit corps rétif :

— Vous avez tout à fait raison, mon cœur ! Vous êtes mes enfants chéris et vous le savez… mais Marie restera à la Visitation jusqu’aux vacances et vous irez m’attendre à Conflans avec l’abbé de Résigny.

— … Et M. de Raguenel ?

— Non. Je compte l’emmener. Vous ne voudriez pas que votre mère traverse la France pour ainsi dire seule ?… Mais si vous êtes très sage vous pourrez venir assister à la joyeuse entrée dans Paris du Roi et de la nouvelle Reine. Cela vous convient ?

Cela lui convenait, mais pour rien au monde il ne se serait rendu si vite et il se laissa embrasser sans rendre le baiser avant de déclarer d’une voix pointue :

— Oui… je crois que cela me conviendra.

Puis, brusquement, il jeta ses bras au cou de sa mère, plaqua sur sa joue un gros baiser avant de s’enfuir en courant.

Sans quitter sa position, Sylvie regarda la petite silhouette blanche disparaître derrière la porte du vestibule. Elle adorait cet enfant de son remords et de son péché tout autant que sa jolie petite Marie confiée depuis un an aux Dames de la Visitation pour parfaire une éducation sur laquelle, en douze ans, trois gouvernantes s’étaient usées après que la fidèle Jeannette se fut déclarée débordée. Dieu sait pourtant ce que la jeune duchesse de Fontsomme avait pu souffrir lorsqu’elle s’était aperçue que le court moment de folie – et de divin bonheur ! – vécu dans les bras de François allait donner un fruit. De François qui venait de tuer en duel Jean de Fontsomme, l’époux tendrement aimé de Sylvie…

Il arrivait encore à Sylvie de frissonner d’horreur au souvenir des mois qui avaient suivi la mort de Jean. Le chagrin d’abord et un terrible sentiment de culpabilité l’avaient terrassée. Puis la honte était venue lorsqu’elle s’était découverte enceinte. À ce moment, elle avait vraiment cru devenir folle. Sans la vigilance attentive de son parrain qui ne la quitta plus dès l’instant où il sut le drame de Conflans, elle eût peut-être attenté à sa vie ou à celle d’un enfant dont elle ne voulait pas. Mais, avec l’aide de la maréchale de Schomberg appelée à la rescousse, Perceval de Raguenel réussit à surmonter la crise et à faire entendre raison à la jeune femme. À eux deux ils la maintinrent debout, mais ce fut l’ex-Marie de Hautefort qui trouva les mots les plus convaincants parce que les plus rudes :

— Si vous ne voulez pas de cet enfant donnez-le-moi, à moi qui n’en aurai jamais ! Mais ne le tuez pas ! Vous n’en avez pas le droit !

— Aurais-je donc celui d’élever sous un nom prestigieux auquel il n’a aucun droit le fils de mon amant ?

— Votre amant ? Pour quelques minutes d’abandon et alors que vous avez aimé cet homme depuis l’enfance ? Le mot est un peu vaste. Prenez le problème autrement et admettons que ce malheureux duel – encore un mot impropre puisque alors votre maison était assiégée ! –, que ce malheureux duel donc n’ait jamais eu lieu. Vous seriez tout de même enceinte ? Et que diriez-vous à l’époux que vous n’avez pas vu depuis des mois ?

— Croyez-vous que je n’y pense pas ? fit Sylvie en détournant les yeux.

— Vous auriez avoué, ou vous auriez… fait passer ce fruit incommode ?

— Non. J’aurais avoué au risque de tout perdre parce que je crois que ce petit bâtard m’eût été infiniment cher. Retrouvez-vous comme vous le pourrez dans mes contradictions !

— Vous auriez savouré le châtiment que vous estimez mériter ? Laissez les modes jansénistes à ces messieurs de Port-Royal et revenez sur terre ! Avez-vous oublié les dernières paroles de Jean ?

— Les oublier ? Oh non ! Il a dit… qu’il allait m’aimer ailleurs !

— Donc il avait déjà pardonné. Plus encore là où il est, et je crois que son âme souffrirait de vous voir commettre un crime. Soyez certaine qu’il préfère de beaucoup que l’enfant naisse et vive sous son nom.

— Même si c’est un garçon ?

— À plus forte raison ! Ce nom continuera, et grandira même peut-être encore avec l’apport du sang de Saint Louis ? Ne soyez pas plus regardante que la Reine !

Il fallait que Marie fût très émue pour se laisser aller à évoquer le redoutable secret qu’elle partageait avec Sylvie depuis tant d’années déjà. On ne s’étendit pas, d’ailleurs, sur le sujet. Sylvie réfléchissait.

— Alors ? s’impatienta Marie. Me donnerez-vous cet enfant ?

— Vous étiez sérieuse tout à l’heure ?

— Très. Ce n’est pas un sujet avec quoi j’aime à plaisanter. Je me fais fort de convaincre mon époux…

— Alors pardonnez-moi ! conclut Sylvie en allant embrasser son amie, mais je crois que je vais le garder.

— Et vous ferez bien.

Perceval approuva chaleureusement. Après tout, bien peu de monde pourrait émettre un doute sur la paternité de Fontsomme. En dehors de Marie et de lui-même à qui Sylvie s’était confiée, de Pierre de Ganseville l’écuyer de François de Beaufort et du vieux couple Martin, gardien du domaine de Conflans et entièrement dévoué, seuls le prince de Condé et sa langue volontiers malveillante eussent été inquiétants mais Monsieur le Prince était parti pour Chantilly lorsque Corentin Bellec vint au camp de Saint-Maur chercher Fontsomme pour l’emmener au secours de sa demeure et de sa femme en péril. Quant à ceux qui avaient été témoins du duel, c’était pour la plupart des mercenaires croates ignorant la langue française. Ce qui avait un instant laissé espérer à Perceval que l’on pourrait laisser croire que Jean de Fontsomme s’était battu contre un pillard quelconque sortant de sa maison ; mais il y avait là deux ou trois officiers qui connaissaient bien Beaufort, et qui d’ailleurs n’avaient rien vu d’extraordinaire à ce que deux gentilshommes appartenant à des camps différents croisent le fer. Il avait donc fallu laisser au Roi des Halles sa responsabilité, cependant nul n’avait pu imaginer la raison réelle du duel. Neuf mois plus tard, la jeune veuve mettait au monde un petit garçon qu’elle aima de tout son cœur dès qu’on le déposa au creux de ses bras. Et bien qu’elle eût choisi de vivre son deuil à l’écart de la Cour – ce qui était tout à fait compréhensible pour un couple aussi uni – le Roi fit savoir qu’il entendait être le parrain avec sa mère, la reine Anne d’Autriche, comme marraine. Ce jour-là, outre le prénom royal obligatoire en pareil cas, le bébé reçut celui de Philippe qui avait été celui de son grand-père, le maréchal de Fontsomme. Sylvie n’avait pas osé le baptiser Jean, donnant comme explication que son époux eût certainement fait le même choix.

Le baptême qui eut lieu au Palais-Royal fut la dernière manifestation de cour à laquelle Sylvie prit part. Décidée à vivre désormais à l’écart pour se consacrer à ses enfants et aux vassaux du duché, elle ferma son hôtel de la rue Quincampoix et partagea son temps entre le château proche des sources de la Somme et son domaine de Conflans. Elle y vécut les convulsions délirantes d’une Fronde devenue folle : l’ennemi d’hier devenait l’ami de demain, les princes s’entre-tuaient, entraînant à leur suite telle ou telle fraction d’un peuple désorienté, où il était de plus en plus difficile de se reconnaître.

Le seul grand événement où elle parut fut le sacre du jeune Roi. Pour ce jour – le 7 juin 1654 – elle fit le voyage de Reims afin de rendre, dans la cathédrale illuminée, l’hommage solennel au nom d’un petit duc de Fontsomme âgé de cinq ans à peine… L’accueil de Louis XIV la toucha profondément :

— N’est-il pas un peu cruel, madame la duchesse, de fuir ainsi ceux qui vous aiment ?

— Je ne fuis personne autre que le bruit, Sire. Et, à présent que les troubles ont cessé, le bruit et la gaieté conviennent à l’aube d’un grand règne, à une cour pleine de jeunesse…

— À qui ferez-vous croire que vous êtes vieille ? Surtout pas à votre miroir, je pense ? Ainsi, je dois renoncer à vous avoir à mes côtés ?

— Non, Sire ! Le jour où Votre Majesté aura besoin de moi, je serai toujours prête à répondre à son appel. Mais je pense, ajouta-t-elle en plongeant dans la grande révérence de cour, que le temps n’en est pas encore venu…

— Peut-être avez-vous raison car je ne suis pas encore vraiment le maître. Mais il viendra, soyez-en certaine…

« On dirait qu’il est venu », pensa-t-elle tout haut en ramassant l’ordre royal que Philippe avait laissé tomber.

En fait, elle n’était pas certaine de ce qu’elle éprouvait. Certes, elle se sentait flattée, contente aussi de cette fidélité chez un jeune prince adulé qui n’oubliait cependant pas les affections de son enfance mais, à côté de cela, une crainte faisait son apparition : celle de se retrouver en face de François de Beaufort, cause initiale de sa recherche passionnée de l’éloignement…

Lorsqu’elle s’était abattue sur le corps frappé à mort de son époux, ne lui avait-elle pas crié qu’elle ne le reverrait de sa vie ? Cette crainte, elle ne l’éprouvait pas au moment du sacre ; Beaufort payait ses folies de la Fronde par l’exil sur les terres de Vendôme et elle ne risquait pas de le rencontrer. Il en allait autrement pour le mariage, car le rebelle avait fait sa soumission et on l’avait reçu en grâce même si c’était un peu du bout des lèvres. Irait-il à Saint-Jean-de-Luz ainsi que l’y autorisait son rang de prince du sang même en lignée bâtarde ? Braverait-il le désagrément de voir se froncer un sourcil royal ? Il était impossible de répondre à cette question. Qui pouvait dire si, depuis le temps, le charme de ce diable d’homme n’avait réussi à faire fondre l’ancien préjugé ?

Quoi qu’il en soit, cela ne changeait rien au fait qu’elle redoutait l’instant où ses yeux le reverraient. Il n’était guère facile de naviguer à la Cour sous des paupières closes. Tôt ou tard les amants d’une heure se retrouveraient face à face, mais, grâce à Dieu, Sylvie avait du temps devant elle pour s’y préparer et faire en sorte de ne pas retomber au pouvoir de l’ancien amour dont elle savait bien que les braises n’étaient qu’endormies sous la cendre du deuil.

Elle traversait lentement le plus grand des salons quand une voix inquiète se fit entendre :

— Pas de mauvaise nouvelle j’espère ? Nous étions en peine de vous.

Fin, racé, élégant dans ses habits de velours noir éclairés d’un grand col et de manchettes en point de Venise, Nicolas Fouquet s’inscrivait dans le chambranle à filets d’or de la porte comme un portrait de Van Dyck dans son cadre. Les mains tendues, il s’avança vivement vers son amie qui lui offrit les siennes :

— Rassurez-vous ! C’est plutôt une bonne nouvelle bien qu’elle contrarie mes plans de vie : le Roi veut que je prenne rang parmi les dames de l’Infante quand elle sera notre reine. Je dois rejoindre la Cour à Saint-Jean-de-Luz…

Le surintendant des Finances porta à ses lèvres les mains qu’il tenait avec une exclamation de joie :

— C’est une très bonne nouvelle, ma chère Sylvie ! Enfin vous retrouvez la place qui vous est due ! C’est assez, en vérité, d’enfermer tant de grâce dans la solitude campagnarde ! Et je vous verrai plus souvent…

— … sans être obligé, vous qui avez tant à faire, de perdre votre précieux temps à courir les routes de cette campagne-là ? Si vous saviez comme ces marques d’amitié me sont précieuses…

— Moi, en revanche, je vous verrai moins ! dit Marie de Schomberg qui, pelotonnée devant la grande cheminée de marbre turquin[49], avait entendu.

— Et pourquoi s’il vous plaît ? Je vous aime trop pour sacrifier la joie d’être avec vous à je ne sais quelle vie de cour ; d’ailleurs, il ne tiendrait qu’à vous…

— N’en dites pas plus ma chère ! Vous savez bien qu’en dehors de Nanteuil ou de vos demeures, je ne me supporte à Paris que dans mon cher couvent de La Madeleine. Je n’aime plus la reine Anne, je connais à peine le jeune Roi et j’ai toujours exécré Mazarin…

— Il est fort malade et n’en a plus pour longtemps à ce que l’on dit, remarqua Perceval de Raguenel qui jouait distraitement avec l’une des pièces du jeu d’échecs abandonné par Fouquet…

— Cela ne change rien à l’horreur qu’il m’inspire… surtout s’il est vraiment l’époux de celle à qui je m’étais dévouée. Quant à celle qui va venir, elle ne saurait me toucher. Mon époux a emporté la plus grande part de mon cœur, m’en laissant juste assez pour mes rares amis. En outre… le mariage royal est prévu pour le 6 ou 7 juin. Il y aura alors quatre ans tout juste que Charles s’est éteint dans mes bras…

La voix se brisa. Émue aux larmes, Sylvie se traita mentalement de sotte mais ne commit pas la faute de se précipiter sur Marie pour la prendre dans ses bras ou lui offrir des paroles de consolation qui ne serviraient à rien : Marie n’aimait pas que l’on s’interpose entre elle et sa douleur. Sylvie seule, peut-être, avait pu mesurer la profondeur de la blessure qui déchirait la maréchale de Schomberg depuis que l’époux passionnément aimé, l’un des grands soldats du règne de Louis XIII, s’était éteint à cinquante-cinq ans, des suites de ses nombreuses blessures. À demi folle de désespoir – eût-elle été hindoue qu’elle se fût jetée avec bonheur dans les flammes du bûcher funèbre ! – sa veuve, une fois le corps confié à l’église de Nanteuil-le-Haudouin, courut s’enfermer dans le couvent de La Madeleine, près du village de Charonne, d’où elle ne sortit qu’au bout de plusieurs mois pour son magnifique château, jadis élevé sur des ruines féodales par Henri de Lenoncourt et où François Ier aimait à s’arrêter en allant à Villers-Cotterêts. Là résidaient la splendeur et la gloire des Schomberg dont elle se voulait la gardienne ; là revivaient les plus belles heures d’un bonheur sans autres nuages que ceux suscités par la sombre passion du vainqueur de Leucate et de Tortosa pour sa rayonnante épouse. Mais elle vendit sans hésiter au président d’Aligre l’hôtel parisien où Charles avait assez peu vécu.

L’instant pénible fut vite maîtrisé par cette femme fière dont la beauté, à près de quarante-quatre ans, demeurait éclatante dans les voiles d’un deuil sévère qui exaltait sa blondeur. Elle se leva pour embrasser son amie et la féliciter :

— Je suis heureuse que vous participiez à l’aurore d’un règne. Vous êtes trop jeune pour appartenir tout entière à l’ancien.

— Jeune ? Je vais avoir trente-huit ans, Marie !

— Je sais ce que je dis ! Vous avez un teint parfait, pas une ride et la tournure d’une jeune fille…

— Il faut sans tarder songer à vos toilettes ! coupa Fouquet. Je sais qui vous en taillera d’admirables !

— Voilà le roi du goût qui montre le bout de son nez ! dit Sylvie en riant. Mon cher ami, vous savez très bien que j’ai juré de ne plus porter de couleurs et de garder, ma vie durant, celles du deuil…

— Comme Diane de Poitiers a gardé celui de son vieil époux le grand sénéchal de Normandie ? Ce qui ne l’a pas empêchée d’être la maîtresse proclamée d’Henri II jusqu’à la mort de celui-ci. Vous n’avez pas été élevée en vain au château d’Anet. J’ajoute que ce n’est pas du tout un mauvais choix : on fait de grandes choses avec du noir, du blanc, du gris et du violet. Laissez-moi faire et je vous promets le plus grand succès !

— Ce n’est pas ce que je cherche. Je désire seulement être… convenable ! Le Roi apprécie l’élégance mais aussi la mesure.

— Vous serez ravissante… et sans tapage ! Mais il faut que je rentre à Paris tout de suite ! Je vais dire à mes gens de préparer mes équipages.

— Quoi ? Si vite ?

— Il n’y a pas de temps à perdre. Tous les tailleurs de Paris sont déjà sur les dents. Je vous reverrai à Conflans !

— Mais…

— Ne l’empêchez pas ! coupa Perceval qui avait gardé le silence. Il est si heureux de s’occuper de vous ! J’admets qu’il pousse un peu loin le goût du faste, mais c’est un ami si fidèle !

En un instant, le château paisiblement endormi sous la fraîcheur humide et douce d’une nuit d’avril fut en révolution car c’était devenu un fort grand seigneur que Nicolas Fouquet et il déplaçait beaucoup d’air ! Sa brillante intelligence, sa générosité, sa fortune assise sur des biens familiaux, un riche mariage – ou plutôt remariage ! –, une espèce de génie grâce à quoi tout fructifiait entre ses mains et aussi sa fidélité à la cause royale durant la Fronde, jointe au fait qu’il avait su sauver la fortune de Mazarin, lui avaient valu de devenir le surintendant des Finances de France, le procureur général du Parlement de Paris, le seigneur de Belle-Isle rachetée deux ans plus tôt aux Gondi réduits aux extrémités et de plusieurs autres lieux. Son château de Saint-Mandé où il se plaisait à réunir artistes et poètes pour qui il tenait table ouverte était peut-être le plus agréable des environs de la capitale, mais on disait partout que ce petit paradis serait bientôt éclipsé par celui que Fouquet faisait construire sur sa vicomté de Vaux, près de Melun : un véritable palais dans lequel il concentrait tout ce qu’il avait pu découvrir en France de jeunes génies en matière d’architecture, de décoration, de peinture, de sculpture, de jardins et de tous les arts possibles et imaginables. Une demeure de rêve qui n’était pas sans susciter déjà quelques jalousies : à commencer par celle de l’autre homme de confiance de Mazarin, un certain Colbert, issu d’une famille de marchands et de banquiers rémois, qui, au physique comme au moral, était le contraire absolu du Surintendant : aussi raide, rude, sévère, pesant et sombre que Fouquet était souple, diplomate, élégant, raffiné et séduisant. Ils ne faisaient jeu égal que sur deux plans : l’intelligence et le fait que tous deux étaient des bourreaux de travail. Un véritable duel était engagé entre eux, un combat aux armes encore mouchetées que la malignité du cardinal attisait discrètement dans le but de les mieux tenir en main. La devise « Diviser pour régner » eût convenu à merveille au rusé ministre qui, ayant lui-même amassé des biens excessifs, voyait d’un mauvais œil briller si haut l’astre du Surintendant.

Très lié, comme Sylvie elle-même, avec la famille Fouquet, Perceval de Raguenel n’observait pas sans inquiétude le faste grandissant déployé par son jeune ami mais se gardait de faire partager ses craintes à sa filleule. Bien que, depuis la mort de son ami Théophraste Renaudot, survenue sept ans plus tôt, il fût moins au fait des événements quotidiens de la Ville et de la Cour, il lui avait été donné d’observer à travers la tourmente de la Fronde le comportement de Mazarin. En outre, il gardait un réseau d’amis judicieusement choisis pour pouvoir satisfaire une curiosité toujours en éveil. Il s’était même découvert une passion pour la botanique et la médecine. Aux approches de la soixantaine, il avait acquis une sagesse et une connaissance de l’humain assez exceptionnelles et pensait qu’un jour viendrait où Mazarin trahirait Fouquet.

Rusé, habile, fin diplomate et grand politique, le ministre n’en était pas moins avide, cupide, vain de sa personne et d’autant plus jaloux que l’âge venant, mais surtout la maladie, ruinaient lentement une séduction qui passerait bientôt à l’état de souvenir et lui laissaient entrevoir qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps pour jouir de l’immense fortune accumulée. Jeune, beau, adoré des femmes, apprécié des hommes et en outre fort riche, Fouquet commençait à repousser dans l’ombre un homme généralement détesté qui n’en conservait pas moins la réalité du pouvoir. Rien que la façon dont Mazarin poussait ce Colbert enlevé aux Le Tellier était significative… mais Fouquet, sûr de lui, ne voulait rien entendre. Ses armes à l’écureuil hissant et leur devise ambitieuse « Quo non ascendet » brillaient dans le soleil de la réussite. Et Perceval avait fini par se taire, sachant combien il est vain de vouloir lutter contre le destin.

Depuis la mort de Jean, il veillait sur Sylvie, auprès de laquelle il vivait le plus souvent, ne retournant que par courtes périodes dans sa maison de la rue des Tournelles sur laquelle Nicole veillait jalousement, assistée par Pierrot devenu un grand et solide garçon. La riche bibliothèque des ducs de Fontsomme le consolait d’être souvent éloigné de la sienne. Sa filleule et les enfants pour lesquels il éprouvait des sentiments de grand-père, et qui le traitaient comme tel, étaient d’un prix beaucoup plus grand à ses yeux. En outre, son installation auprès de Sylvie avait enfin permis le mariage de Jeannette et de Corentin, qui portait à présent le titre d’intendant des domaines de la famille. À son regret, le couple était sans enfant mais n’en vouait que plus d’attachement à la jeune Marie et au petit Philippe. À eux tous – y compris Marie de Schomberg et les Fouquet –, ils formaient autour de Sylvie l’anneau de vigilante affection qui la préservait de nouvelles atteintes de la vie. Ce fut dans ce refuge que l’ordre royal ouvrit une brèche. Restait à savoir quelle sorte de vents s’y engouffreraient.

Le lendemain matin, les hôtes de Fontsomme se dispersaient. Le mousquetaire royal qui se nommait Bénigne Dauvergne, sieur de Saint-Mars, reprenait la route d’Aix, la maréchale de Schomberg, au lieu de rentrer à Nanteuil, partait pour La Flotte visiter sa grand-mère malade tandis que Sylvie et Perceval, laissant un Philippe boudeur jouir de la campagne avec l’abbé de Résigny et Corentin Bellec, rejoignaient l’une sa maison de Conflans près du bois de Vincennes, l’autre son hôtel de la rue des Tournelles, pour y faire leurs préparatifs de voyage. Jeannette accompagnait sa duchesse :

— Je refuse, confia-t-elle à son époux, de la laisser retourner sans protection dans une cour qui ne doit pas valoir beaucoup mieux que celle d’avant.

— Ne cherche pas de mauvaises raisons ! Tu es ravie d’aller voir de près les fêtes du mariage et c’est bien naturel, ajouta-t-il avec un bon sourire.

— C’est vrai… et puis je n’aime pas qu’elle soit loin de moi. Nous étions déjà sœurs de lait, mais depuis le jour abominable où nos mères ont été assassinées par l’horrible Laffemas – qu’il brûle en enfer pour l’éternité ! –, nous sommes liées par quelque chose de plus…

— L’affection, je pense ? Je sais bien, soupira Corentin, qu’il ne faut pas dire du mal des morts mais je respire mieux depuis qu’il a disparu, celui-là !

— D’autant qu’il a eu vraiment le sort qu’il méritait, après tous ces tourments qu’il se plaisait à infliger au pauvre monde.

En effet, un soir d’hiver – la Fronde vivait ses derniers mois – les serviteurs de celui que l’on appelait jadis le Bourreau du Cardinal de Richelieu s’étaient réfugiés, épouvantés, dans l’église Saint-Julien-le-Pauvre, en disant que le Diable était venu chercher leur maître et lui faisait subir les tourments d’une horrible agonie après s’être enfermé avec lui dans sa chambre. Quelques voisins les rejoignirent et tous passèrent la nuit en prières sans que personne se hasarde à aller voir ce qui se passait au juste. Au matin quand, formés en corps important, ils se risquèrent à rentrer, le spectacle qu’ils découvrirent était abominable ; sur le lit souillé de sang et de sanies, le cadavre nu et presque noir était tordu dans les derniers spasmes d’une épouvantable agonie. Le visage déformé, les yeux exorbités reflétaient une terreur sans nom. En outre, au milieu du front, un grand cachet de cire rouge frappé de la lettre grecque oméga et des coulures de cire brûlante sur tout le corps achevaient de rendre ce mort effrayant. Personne ne voulut y toucher et l’on alla chercher les Frères de la Miséricorde avec des seaux d’eau bénite pour procéder à l’ensevelissement de l’ancien Lieutenant civil qui avait terrifié Paris et la province durant des années. Il n’y eut qu’une voix dans le peuple pour affirmer qu’il avait été damné tout vivant bien que, le jour même sur le Pont-Neuf, à l’heure de la plus grande affluence, un homme vêtu de noir mais portant un masque grotesque eût sauté sur le socle de la statue d’Henri IV pour proclamer que lui, le capitaine Courage, avait fait justice de l’infâme tourmenteur de femmes puis, bondissant sur le parapet s’était tiré un coup de pistolet dans la tête en se laissant tomber dans la Seine. Témoins de la scène, Perceval de Raguenel et son ami Théophraste Renaudot, le gazetier, s’étaient efforcés, la nuit suivante, de retrouver le corps de cet étrange garçon qui avait été un ami fidèle, mais ils n’y parvinrent pas et se contentèrent de faire dire des messes.

Avant de quitter Paris, Sylvie fit deux visites : la première au couvent de la rue Saint-Antoine, où sa fille réserva un accueil encore plus enthousiaste que Philippe à la nomination de sa mère auprès de la nouvelle Reine. Proche de ses quatorze ans, Marie ne rêvait que de voir le monde, la Cour et surtout le Roi dont une grande partie de ses compagnes pensionnaires étaient amoureuses. Depuis plus d’un an ces demoiselles se passionnaient pour le roman éclos entre le jeune Roi et Marie Mancini, l’une des nièces de Mazarin, qui avait vécu deux ans avec l’une de ses sœurs à la Visitation où elles avaient laissé un souvenir indélébile par leur espièglerie et leur habitude de vider leurs encriers dans les bénitiers de la chapelle. La jeune Italienne était devenue, du coup, l’héroïne du couvent et l’on s’arrachait les informations sur le développement de l’aventure. On savait que le Cardinal avait exilé ses nièces à Brouage. C’était à qui ajouterait le plus de détails à la scène des adieux, où Marie, furieuse et désespérée, avait lancé à Louis XIV : « Vous êtes roi, vous pleurez et je pars ! » Depuis, on faisait même des paris : Louis XIV parviendrait-il à gravir son calvaire jusqu’au mariage avec l’Infante, ou bien, incapable de résister à sa passion, affirmerait-il enfin la volonté d’épouser celle qu’il aimait ?

Que sa mère fût invitée à Saint-Jean-de-Luz transporta de joie l’adolescente :

— Oh ! Maman, promettez-moi de m’écrire tous les jours ! Je veux absolument savoir tout ce qui va se passer !

— Que veux-tu qu’il se passe d’extraordinaire ? dit Sylvie en riant. Notre roi va donner une reine à la France, un point c’est tout !

— Oui, mais laquelle ? L’Infante ou Marie Mancini ? Beaucoup de mes compagnes jurent qu’il est trop épris pour se laisser marier et qu’il en a assez de faire les volontés du vieux Mazarin ! Il adore Marie.

— Vous êtes des folles et vous rêvez trop ! Le vieux Mazarin, comme tu dis, a juré de ramener lui-même sa nièce à Rome si elle s’obstinait à vouloir se faire épouser. Il faut comprendre qu’il jette ses dernières forces dans le traité dont l’Infante est le couronnement et qui met fin à plus de trente ans de guerre. Si Louis XIV veut rester roi, il doit épouser Marie-Thérèse… ou alors renoncer au trône en faveur de son frère.

— Dieu que vous êtes sévère, Maman ! L’amour ne doit-il pas primer sur toutes considérations politiques ?

— Pas quand on est roi de France !… Cependant, je promets de t’écrire souvent…

— Tous les jours ?

— Je ferai ce que je pourrai…

— Merci ! Vous êtes un ange ! Et… à ce propos, quand pensez-vous me sortir d’ici ? J’ai quatorze ans et ma marraine était fille d’honneur à douze ! Et puis…

— Et puis tu as hâte de te montrer ailleurs que dans un parloir ? La vanité est un gros péché !

— Je ne suis pas vaniteuse… et pas hypocrite non plus. Je sais seulement que je ne suis pas vilaine !

Sylvie poussa un gros soupir. Pas vilaine ? Sa petite Marie était tout simplement ravissante avec ses grands yeux bleus et ses magnifiques cheveux d’un blond de lin. En trouvant le moyen de ressembler à la fois à son père et à sa mère, elle réussissait l’ensemble le plus piquant et le plus charmant qui fût. Ce qui n’allait pas sans inquiéter Sylvie, persuadée que sa fille attirerait bien des convoitises dès l’instant où elle la produirait à la Cour. Aussi avait-elle fixé à l’âge de quinze ans les débuts mondains de Marie. De toute façon, avec son caractère impétueux, souvent imprévisible, il ne serait guère possible de la garder plus longtemps sous le boisseau.

Sa seconde visite fut pour l’hôtel de Vendôme. Elle gardait à la duchesse et à Élisabeth de Nemours, sa fille, une profonde tendresse ; aussi n’avait-elle guère cessé, la Fronde enfin vaincue, de fréquenter en toute tranquillité d’esprit la grande demeure du faubourg Saint-Honoré. Et cela pour la meilleure des raisons : elle était certaine de ne jamais y rencontrer François.

Après ses folies d’une guerre civile dont il était en partie responsable, celui que l’on avait surnommé le Roi des Halles connut naturellement l’exil dans les châteaux familiaux d’Anet ou de Chenonceau. Un exil assez agréable, vécu le plus souvent en compagnie de Monsieur – Gaston d’Orléans, le dangereux frère du défunt roi Louis XIII – et surtout de sa fille, l’impétueuse Mademoiselle qui, dans le dernier combat de la Fronde, avait si hardiment fait tirer les canons de la Bastille sur les troupes royales. Ces deux-là s’entendaient à merveille. En outre, le bel accord existant depuis toujours entre Beaufort et son père, le duc César de Vendôme, comme avec son frère Louis de Mercœur, s’était rompu le jour de 1651 où Louis, avec la bénédiction de son père, avait épousé Laura Mancini, l’aînée des nièces de Mazarin. Que ce fût un mariage d’amour n’enlevait rien, aux yeux du rebelle, à ce qu’il considérait comme une trahison et une insupportable mésalliance.

Plus tard, un véritable drame l’éloignait un peu plus de sa famille : le 30 juillet 1652, Beaufort tuait en duel le mari d’Élisabeth, Charles-Amédée de Savoie, duc de Nemours. La cause en était misérable et la faute incombait entièrement à Nemours qui n’avait pu supporter que son beau-frère devînt gouverneur de Paris durant les derniers sursauts de la Fronde. Le jeune fou avait tout employé pour amener Beaufort sur le terrain, allant jusqu’à le traiter de bâtard et de lâche, exigeant que le combat soit à mort et au pistolet, beaucoup plus dangereux que l’épée, parce qu’une récente blessure à la main le gênait pour manier une lame. À sept heures du soir, sur le marché aux chevaux derrière les jardins de l’hôtel de Vendôme la rencontre eut lieu, alignant huit seconds à côté des deux adversaires[50]. La balle de Nemours ne fit qu’effleurer Beaufort qui, au lieu de tirer, adjura son « frère » d’en rester là, mais l’autre, ivre de rage, exigea que le combat continue à l’épée. Quelques instants plus tard il s’écroulait, la poitrine transpercée par ce coup redoutable qui avait déjà tué Jean de Fontsomme.

Le désespoir d’Élisabeth fut immense : elle adorait cet homme qui cependant l’avait trompée de façon si constante. Presque aussi désolé qu’elle, François s’enferma pour un temps chez les Chartreux mais, par la blessure de Nemours s’échappa une partie de l’amour qui avait si longtemps uni le frère et la sœur. Et l’hôtel de Vendôme où Élisabeth s’était réfugiée avec ses filles fut fermé à l’involontaire meurtrier en dépit du chagrin de Françoise de Vendôme – mère d’Élisabeth, de François et de Louis –, qui espérait qu’un jour le temps arrangerait les choses…

Il ne les arrangea guère. François resta volontairement à l’écart malgré le deuil qui affligea son frère aîné. En 1657, la charmante Laura, qui avait été le premier brandon de discorde dans la famille, mourait en quelques jours, laissant deux fils à un époux désespéré qui s’enferma aux Capucins avec l’intention d’y prendre l’habit. Si Beaufort eut un élan de pitié pour son frère, il n’en fit rien paraître. Quelque temps après, Mercœur devenait gouverneur de Provence où il défendit avec brio les intérêts du Roi en réprimant une révolte à Marseille.

La famille retrouvait son lustre. Le mariage avec la nièce de Mazarin qui avait si fort ulcéré François y était pour quelque chose. Ainsi, le duc César avait reçu l’Amirauté que son fils cadet désirait si fort et depuis, si on ne le voyait guère à Paris, ce n’était plus comme autrefois pour cause d’exil mais parce qu’il était en mer et y faisait de l’excellent travail. Certes, sa survivance était acquise de fait à Beaufort, mais ce n’était pour celui-ci qu’une mince consolation.

Toujours fidèle à elle-même, la duchesse Françoise veillait de loin sur lui comme sur tout son petit monde. C’était auprès d’elle, dans sa tendresse et sa foi profonde, que la pauvre Élisabeth trouvait le plus grand réconfort. Toutes deux consacraient une grande part de leur temps à la charité bien que Mme de Nemours n’eût pas le courage de suivre sa mère dans les lieux de perdition où elle continuait, en dépit de son âge, à s’efforcer de porter secours aux filles de mauvaise vie.

Lorsque Sylvie arriva à l’hôtel de Vendôme, la duchesse était absente. Cette fois, elle ne s’était pas rendue dans quelque « bourdeau » ni dans quelque taudis. D’une Élisabeth visiblement très affligée, la visiteuse apprit que la duchesse était à Saint-Lazare, auprès de monsieur Vincent dont la santé donnait de graves inquiétudes. À demi perclus, l’apôtre de toute misère s’en allait vers sa fin, sans perdre pour autant la sérénité joyeuse qu’il mettait en toutes choses.

Les paroles désolées de Mme de Nemours contrastaient fort avec le vacarme qui régnait dans la maison où l’on aurait juré qu’une troupe de chats en colère étaient lâchés.

— N’y prenez pas garde ! sourit Élisabeth d’un air gêné. Ce sont mes filles… Depuis huit jours elles ne cessent de se battre.

Et comme Sylvie, sans oser la question, ne pouvait maîtriser un sourcil interrogateur, elle reprit :

— Toutes deux se sont amourachées du neveu du maréchal de Gramont, le jeune Antoine Nompar de Caumont[51], et j’avoue n’y rien comprendre car il est petit, laid, encore qu’il ait grand air et possède un esprit du diable !

Sylvie pensa que le mauvais goût familial pouvait être héréditaire, Élisabeth elle-même ayant eu un faible prononcé pour l’abbé de Gondi au temps où il n’était pas encore le cardinal de Retz, mais elle se contenta de remarquer :

— Des goûts et des couleurs on ne peut discuter. Surtout en amour, mais pourquoi se battre ? Ce jeune homme arbitrerait-il les combats ?

— Il est à cent lieues de s’en douter mais ces demoiselles ont décidé qu’il serait à l’une ou à l’autre. Alors elles ne cessent de le jouer aux dés, la perdante devant se retirer au couvent. Comme le sort est variable, elles finissent par se battre. C’est d’autant plus ennuyeux qu’un prétendant se présente pour Marie-Jeanne-Baptiste, mon aînée…

— Déjà ?

— Elle a seize ans et le parti n’est pas négligeable puisqu’il s’agit de notre jeune cousin Charles-Léopold, l’héritier de Lorraine.

— Qu’en dit votre mère ?

— Vous la connaissez. Elle dit qu’il faut les laisser se crêper le chignon tant qu’il leur plaira dès l’instant où elles ne se défigurent pas et qu’aucun problème ne se pose tant que le jeune Caumont ne viendra pas demander la main de l’une ou de l’autre, ce qui ne saurait se produire. N’empêche que tout cela me tourmente et que je me sens vieillir jour après jour…

Le pire était qu’elle vieillissait en effet. À quarante-six ans, la pauvre femme en paraissait quinze de plus et il ne subsistait pas grand-chose de la belle jeune fille blonde, si gaie, si heureuse de vivre, qui avait été, pour Sylvie, une compagne d’enfance tellement affectueuse. Il est vrai que depuis son mariage avec Nemours elle avait beaucoup souffert, d’abord de la quasi-indifférence d’un époux qu’elle aimait, puis de la mort successive de ses trois fils, enfin de celle de l’époux en question sous l’épée du frère qu’elle adorait. Restaient ces deux filles qui semblaient se donner un mal fou pour ajouter à ses chagrins.

— Reprenez-vous, mon amie, et songez un peu à vous-même. Je pense comme Mme de Vendôme que, pour vos filles, le mariage arrangera tout. Vous devez veiller à retrouver votre sérénité d’autrefois.

— Vous avez peut-être raison… Ainsi, vous retournez à la Cour ? Cela vous fait-il plaisir ?

— L’attention particulière du Roi m’a touchée. Pour le reste…

— Avez-vous pensé que tôt ou tard vous reverriez François ?

Sylvie ne s’attendait pas que ce nom vienne, surtout sous sa forme la plus familière. Elle pâlit un peu mais s’efforça de sourire :

— J’essaierai de fermer les yeux…

— Vous n’y arriverez pas…

Il y eut un silence puis Mme de Nemours murmura :

— Moi j’ai pardonné, Sylvie. Vous devriez en faire autant…

— Croyez-vous ?… C’est peut-être plus facile pour vous : il est votre frère et vous l’aimiez tant !

La riposte vint, si brutale en dépit de la douceur de la voix que Sylvie ferma les yeux :

— Vous l’aimiez plus encore !… Soyez honnête envers vous, mon amie : même quand vous avez épousé Fontsomme – et c’était naturel – vous l’avez toujours aimé, n’est-ce pas ?

En se relevant, les paupières de Sylvie laissèrent échapper une larme. Elle n’aurait jamais imaginé Élisabeth capable d’une telle pénétration. Comme elle ne répondait pas, celle-ci poursuivit :

— En outre, dans un cas comme dans l’autre, il ne voulait pas donner la mort : je sais que mon époux l’a acculé à un duel qu’il a tenté d’éviter. Quant au vôtre, les mauvais hasards d’une guerre civile horrible les ont mis face à face, l’épée à la main… et j’espère que votre fils ne cherchera pas, un jour, à tirer vengeance du défenseur d’une cause différente de celle de son père.

— Personne, chez moi, ne fera quoi que ce soit pour qu’il en ait jamais l’idée. D’ailleurs, le nom de votre frère n’est jamais prononcé et pour Philippe son père a été tué pendant la Fronde, un point c’est tout.

— Quel âge a-t-il ?

— Dix ans.

— Déjà ! Il approche de l’âge où l’on cherche toutes les vérités.

— Je sais. Tôt ou tard, il saura quelle main a frappé. Eh bien, à ce moment-là nous verrons…

Voilà que les hurlements, un instant apaisés, reprirent de plus belle ainsi que la nervosité de Mme de Nemours :

— Il faut que cela cesse ! s’écria-t-elle. Je vais dire que l’on mène à l’instant ces deux furies aux Capucines jusqu’à demain : elles seront bien obligées de se taire !

Elle s’élançait à travers la vaste pièce, allant et venant comme un oiseau affolé en déchirant son mouchoir mais sans prendre aucun parti. Sylvie se demanda si elle n’avait pas peur de ses filles. Aussi sa voix fut-elle lénifiante à souhait :

— Voulez-vous que je leur parle ?

— Vous feriez cela ? demanda Élisabeth avec une lueur d’espoir dans l’œil.

— Pourquoi pas ? Mais d’abord je voudrais savoir où se trouve ce jeune Caumont… Doivent-elles le rencontrer prochainement ?

— Il est marquis de Puy… je n’arrive jamais à prononcer. On l’appelle d’ailleurs Péguilin. Quant à le rencontrer, il n’en est pas question : il commande la 1re compagnie de gentilshommes à bec-de-corbin[52] qui ne quitte jamais le Roi. Vous le verrez à Saint-Jean-de-Luz.

— Alors tout ceci est ridicule… J’y vais !

— Vous trouverez facilement : elles habitent notre appartement quand nous étions petites.

Sylvie trouva avec d’autant moins de peine qu’une troupe de chambrières et de gouvernantes était agglutinée devant une porte, close sur un vacarme proprement démoniaque : ces demoiselles devaient être occupées à tout casser là-dedans.

On s’écarta devant elle avec de vagues révérences et elle ouvrit d’un geste décidé, ce qui livra passage à une tasse lancée d’une main vigoureuse qui vint s’écraser sur le mur du couloir. Le spectacle était dantesque : au milieu d’un choix d’objets brisés allant d’un vase de majolique à un pot de chambre, de meubles renversés et de coussins éventrés, les deux filles couchées l’une sur l’autre s’efforçaient de s’étrangler mutuellement. Rouges, dépeignées, les vêtements déchirés, elles étaient à faire peur. La voix glacée de Sylvie tomba sur elles comme une douche :

— Joli spectacle ! Il est bien dommage que ce cher… Péguilin soit si loin ! Il serait peut-être flatté mais je me demande ce qu’il en pensera quand je lui raconterai !

Instantanément elles furent debout – c’était la plus grande qui avait le dessous ! – et se plantèrent devant l’intruse avec une identique mine effrayée qui n’arrangeait rien. L’aînée, Marie-Jeanne-Baptiste que l’on appelait Mlle de Nemours alors que l’autre Marie-Jeanne-Élisabeth était nommée Mlle d’Aumale, esquissa une vague révérence et exhala, encore essoufflée :

— Madame la duchesse de Fontsomme !… Vous allez le voir ?

— Sans aucun doute : le Roi m’a nommée dame de la nouvelle Reine et je pars pour Saint-Jean-de-Luz demain matin. Le récit de vos exploits fera la joie de la Cour… et de l’intéressé…

Sans écouter leurs protestations, elle alla prendre dans la chambre de toilette voisine deux miroirs à main qu’elle leur tendit :

— Regardez-vous ! Et expliquez-moi quel supplément de beauté vous espérez obtenir de ce traitement mutuel ?

D’autant qu’elles n’étaient pas des modèles d’esthétique en dehors des magnifiques cheveux roux de l’aînée et blonds chez la cadette, de leurs yeux bleus et d’un teint qui à l’état normal était éclatant mais qui, dans l’état présent, avait subi des dégâts. Un seul coup d’œil dans les glaces les renseigna mieux qu’un long discours et, avec un bel ensemble, elles éclatèrent en sanglots, suppliant leur visiteuse de ne rien dire… surtout de ne rien dire !

— J’y consens par affection pour votre mère, dit Sylvie en allant ramasser les dés qu’elle confisqua, mais à la seule condition que vous me promettiez de ne jamais recommencer. On n’obtient pas l’amour d’un homme en le jouant aux dés, même quand on est princesse. Il est préférable d’essayer de le séduire.

Laissant les deux filles à leur remise en état et à leurs réflexions, Sylvie alla rejoindre Élisabeth qui l’attendait avec anxiété.

— Plus de bruit ! fit-elle avec émerveillement. On dirait que vous avez réussi.

— Et j’espère que vous allez pouvoir goûter un peu de paix. Tenez, je leur ai pris ceci, ajouta Mme de Fontsomme en remettant les dés à son amie. Tâchez qu’elles ne s’en procurent pas d’autres !

Mme de Nemours la remercia avec effusion et la raccompagna jusqu’au grand vestibule. Au moment de se quitter, elle la retint.

— Encore un instant, s’il vous plaît ! Je suppose que vous allez rouvrir l’hôtel de Fontsomme…

— Je me pose la question. Certes, il le faudrait pour la commodité.

— En outre, vous n’avez plus à craindre un voisinage pénible. Mon frère a quitté la rue Quincampoix pour un petit hôtel proche de la porte Richelieu et du Palais-Royal…

— Ah !… Dans ce cas, je vais donner des ordres pour que la maison soit prête à me recevoir à mon retour des Pyrénées. Merci de m’avoir prévenue…

C’était incontestablement une bonne nouvelle. Même si elle lui préférait Conflans, Sylvie estimait que sa résidence parisienne serait beaucoup plus pratique, surtout en hiver, pour son service auprès de la Reine. Elle décida aussi de s’entretenir le soir même avec son maître d’hôtel et son chef jardinier pour que le mur écroulé au fond du parterre soit relevé et qu’on le double non seulement d’une rangée d’arbres mais aussi d’une haie épaisse et haute empêchant toute vue sur la maison voisine. Ainsi pourrait-elle peut-être goûter à nouveau le charme de cet enclos raffiné sans être assaillie par les souvenirs d’un autrefois devenu importun. Et sans doute au fond d’elle-même Sylvie craignait-elle moins l’image de François priant à ses genoux dans son propre jardin que l’ombre légère et désolée de Mme de Montbazon rencontrée une nuit d’été dans l’ancien hôtel de Beaufort alors vide et abandonné.

Comme tout être doué d’une extrême sensibilité, Sylvie croyait aux fantômes. Celui de la belle duchesse, depuis si longtemps la maîtresse préférée de Beaufort, hantait souvent sa mémoire depuis qu’elle avait appris sa mort survenue trois ans plus tôt, en avril 1657. Et dans quelles conditions !

À cette époque, Marie de Montbazon, veuve depuis quelques mois du duc Hercule âgé de quatre-vingt-six ans et qui n’avait guère compté dans sa vie, partageait ses faveurs entre Beaufort, dont par périodes elle égayait l’exil, et un jeune abbé de cour, Jean-Armand Le Bouthillier de Rancé. Un de ces abbés « pour rire » comme il en fleurissait tant dans les grandes familles où l’on se montrait moins soucieux de servir Dieu que de récolter quelques riches bénéfices ecclésiastiques. L’abbé de Rancé, joueur, bretteur, buveur, coureur de jupons et fort joli garçon au demeurant, s’était épris de la belle Marie en dépit de la différence d’âge et il semblait qu’elle eût réussi à fixer ce cœur-là… C’était d’ailleurs, pour elle comme pour Beaufort avec qui il chassait parfois, une sorte de voisin de campagne, son château de Veretz n’étant pas très éloigné de Montbazon ni de Chenonceau.

Au mois de mars de cette année-là, Mme de Montbazon revenait à Paris pour régler une quelconque affaire quand, au passage d’un pont, celui-ci, fort vétuste et miné par de grandes crues, s’écroula. On la tira des débris plus morte que vive. Transportée à Paris, elle y contracta une rougeole qui, très vite, s’avéra gravissime. Elle sut qu’il lui fallait songer à faire sa paix avec le Ciel. Certains disent même qu’elle n’en eut pas le temps et que la mort la surprit en plein désespoir de quitter la vie.

Sur ces entrefaites, le jeune Rancé, ayant appris son accident et sa maladie, accourut de Touraine pour lui porter le réconfort de son amour. Épuisé par la longue route à cheval, il arriva au soir tombant rue de Bethisy où se trouvait l’hôtel de Montbazon. Une demeure qu’il n’aimait pas parce que, à la Saint-Barthélémy, on y avait assassiné l’amiral de Coligny. Elle lui parut plus sinistre encore que de coutume.

Pourtant les portes sont ouvertes. Dans la fièvre née de sa fatigue, Rancé aperçoit de vagues formes de serviteurs. Où est la duchesse ? Dans sa chambre, cette chambre qui parfois lui a été si douce. Il court, pousse la porte et aussitôt tombe à genoux, le cœur arrêté devant l’horreur du spectacle. Il y a là un cercueil ouvert éclairé par de grands cierges de cire jaune. Un cercueil contenant un corps sans tête : le corps de Marie ! La tête aux yeux clos repose à côté, sur un coussin. Jamais cauchemar fut-il plus affreux ? Un moment, un long moment, le malheureux s’est cru en train de devenir fou.

Mais il n’est pas fou, pas plus qu’il ne rêve, et à cette horreur existe une explication affreuse mais tellement simple : lorsque l’ébéniste livra le cercueil de bois précieux, on s’aperçut qu’il était trop court : l’homme de l’art n’avait pas tenu compte de la gracieuse longueur du cou. Donc, pour ne pas refaire un meuble si onéreux, le chirurgien-barbier de la maison coupa tout simplement la tête.

Ce fut un autre homme qui sortit, ce soir-là, de l’hôtel de Montbazon. L’abbé de cour venait de mourir, pour laisser place à un prêtre poursuivi par le remords et la honte de sa vie passée. Il repartit pour la Touraine, vendit ses biens, ne conservant que la plus misérable de ses abbayes, quelques bâtiments en ruine érigés sur des fonds marécageux dont, avec le temps, il allait faire le plus sévère, le plus rude des monastères français : Notre-Dame-de-la-Trappe…

Cette affreuse histoire, Sylvie l’apprit de la duchesse de Vendôme. Celle-ci la tenait de son fils François que Rancé, sur le chemin du repentir, était allé visiter à Chenonceau. La famille portait alors le deuil de la jeune duchesse de Mercœur mais celui de Beaufort fut deux fois plus sévère et, au fond de son cœur, Sylvie l’en aima mieux sans même s’en rendre compte. De toute sa jalousie, elle avait détesté Marie de Montbazon parce qu’elle avait pu mesurer la profondeur et la sincérité de son amour pour François, mais il lui eût déplu que celui-ci n’eût pas salué d’un vrai chagrin une liaison de quinze ans…

Cependant, elle-même souhaitait l’oublier le plus vite possible.

CHAPITRE 2 LE CHOCOLAT DU MARÉCHAL DE GRAMONT

Se loger à Saint-Jean-de-Luz alors que la maison du Roi, celle de sa mère, celle du cardinal Mazarin plus une partie de la Cour s’étaient abattues sur la vigoureuse petite cité maritime représentait une sorte d’exploit. Cependant, Sylvie et Perceval ne rencontrèrent pas la moindre difficulté, grâce toujours à Nicolas Fouquet. Dès qu’il sut que ses amis devaient assister au mariage royal, le tout-puissant Surintendant envoya un courrier à son ami Etcheverry, l’un des armateurs baleiniers du port. Leurs relations s’étaient nouées à l’automne précédent lorsque Fouquet, averti de ce que Colbert concoctait contre sa gestion un mémoire meurtrier destiné à Mazarin, en avait appris la teneur grâce à son ami Gourville, s’était alors jeté sur les routes pour rejoindre le Cardinal à l’autre bout de la France et prendre le contre-pied du fameux mémoire en gagnant Colbert de vitesse. Depuis le début de l’été, en effet, Mazarin était à Saint-Jean-de-Luz pour discuter avec l’envoyé espagnol, don Luis de Haro, les clauses du traité des Pyrénées et préparer le mariage royal qui en serait le couronnement. Fouquet relevait de maladie, aussi Mazarin, de plus en plus délabré, apprécia-t-il le courage du Surintendant en homme qui sait ce que forcer un corps épuisé veut dire : le mémoire tomba à l’eau. Mais, pendant ce séjour où il jouait sa vie, Fouquet apprécia à sa juste valeur l’hospitalité de la maison Etcheverry[53] et le caractère à la fois fier et joyeux de ses habitants.

En quittant Paris, Sylvie et Perceval étaient assurés qu’un appartement les attendait et qu’aucun prince ou courtisan si riche soit-il ne pourrait les en priver.

— Cela plaide en faveur d’une grande force de caractère chez notre futur hôte, remarqua le chevalier de Raguenel. La ville doit être prise d’assaut par tous ceux qu’un campement sur la plage ne tente guère. Il est vrai que lorsque l’on connaît la générosité de Fouquet !

Le voyage par un temps radieux enchanta Sylvie qui n’avait jamais parcouru d’autres routes que celles menant aux terres de Vendôme, celles de Picardie et celle de Belle-Isle. En outre, la solitude n’y était pas à craindre : on aurait dit que tout ce que le royaume comptait d’un peu illustre ou de fortuné se déversait en direction de la côte basque. Au point même que les terres les plus inhospitalières comme les landes sablonneuses et marécageuses au sud de Bordeaux ne présentaient plus de danger : des caravanes de carrosses et de cavaliers se formaient tout naturellement. On voyagea même un jour avec une troupe de pèlerins en route pour Compostelle de Galice où ils s’en allaient prier au tombeau de saint Jacques. C’était avant la traversée d’une épaisse forêt et cette poignée de braves gens – les temps de grands pèlerinages étaient révolus ! – demandèrent à profiter de la protection représentée par plusieurs voitures accompagnées de valets bien armés.

Pour son retour dans la nouvelle Cour sans doute jeune et gaie, Mme de Fontsomme ne pouvait rêver mieux que Saint-Jean-de-Luz. D’abord, le site était magnifique avec sa baie lumineuse adossée aux contreforts si verts des Pyrénées. En outre, elle y retrouvait l’océan qu’elle aimait tant. N’était-il pas celui-là même qui baignait Belle-Isle ? Il dansa pour elle sous le soleil son plus beau ballet de grandes vagues nobles et majestueuses en lui soufflant au visage son air chargé d’iode qu’elle retrouvait avec délices. Et que la petite ville promue pour un temps capitale du royaume était donc joyeuse et colorée ! Entourant quelques belles demeures de brique et de pierre à tourelles carrées coiffées de toits roses à peine pentus, les maisons à colombages, dont les boiseries gaiement colorées et les balcons ajourés tranchaient sur le blanc éclatant des hourdis, formaient une cour révérencieuse à la vieille église Saint-Jean-Baptiste, sévère avec ses hauts murs, ses rares ouvertures et sa tour puissante. Et, au milieu de tout cela, un vrai carnaval commencé depuis le 8 mai, date à laquelle le carrosse doré du Roi était entré dans la ville au son des cloches et du canon, salué par le bayle et les jurats en chaperons et toges rouges et par les danses bondissantes des crasquabillaires revêtus d’habits blancs couverts de rubans éclatants et de grelots. Le blanc, le rouge et le noir étaient les couleurs du pays. S’y mêlaient à présent les tuniques bleu et or des mousquetaires, les vestes rouge et or des chevau-légers, les plumes de toutes couleurs dont le moindre seigneur, la dame la moins fortunée ornaient leurs chapeaux, et puis des habits de satin, de velours, de brocart, de taffetas, le tout brodé, soutaché, cousu de perles ou de pierres fines, évoluant dans un air de fête incessante avec, voltigeant dans l’air ensoleillé, des accords de guitare ou de violon. Le cardinal Mazarin avait bien fait les choses et Saint-Jean-de-Luz rayonnait de joie, de grâce et de jeunesse puisqu’un roi de vingt ans, le plus séduisant de tous, y venait épouser l’Infante…

Lorsque la voiture et le « fourgon » de Mme de Fontsomme s’arrêtèrent devant la maison Etcheverry après avoir traversé une foule qui se ruait vers la plage pour admirer, dans la baie, les joutes nautiques disputées autour de la galère dorée du Roi, il y faisait relativement calme. Accueillis par l’armateur avec une courtoisie parfaite, Sylvie et Perceval pénétrèrent dans une grande salle claire aux murs blanchis à la chaux, aux meubles luisants, où leur furent offerts du vin et des pâtisseries pour les remettre du voyage en attendant le souper, tout en échangeant les politesses un peu banales qui sont de mise entre gens qui ne se connaissent pas.

Mais, tout en grignotant un massepain, le nez sensible de Sylvie frémissait légèrement, cherchant à identifier une odeur agréable et tout à fait inconnue. Sa curiosité l’emporta sur le code des convenances.

— Pardonnez-moi, monsieur, dit-elle à son hôte, mais je sens ici un parfum que…

Manech Etcheverry sourit, amusé :

— Que vous ne connaissez pas et que j’ai moi-même découvert depuis peu. Il s’agit du chocolat de M. le maréchal de Gramont qui loge aussi chez moi les jours où il trouve plus commode de ne pas regagner son gouvernement de Bayonne. C’est une boisson dont il a fait l’expérience lors de son ambassade en Espagne pour demander la main de l’Infante…

— Le cho…

— Chocolat, madame la duchesse. M. le maréchal s’est mis à en raffoler et en a rapporté une provision, avec la manière de le préparer…

— En avez-vous déjà bu ?

— Oui. Le maréchal m’a fait cet honneur mais j’avoue que je n’en suis pas aussi fervent que lui. C’est terriblement sucré ; enfin, on dit que c’est excellent pour la santé. Cela donnerait des forces…

— Oh, fit Raguenel, je crois savoir de quoi il s’agit. Les Aztèques l’appelaient « le nectar des dieux » et c’est le conquistador Hernán Cortés qui l’a rapporté du Mexique… Il paraîtrait même que là-bas ces… grosses fèves, je crois, servaient de monnaie. Un produit rare… et fort cher !

— L’Espagne en développe les plantations outre-Atlantique mais, pour l’instant le chocolat est pratiquement réservé à la famille royale et aux Grands. Ce sont surtout les dames…

— Autant dire, dit Sylvie en riant, que le pauvre maréchal n’en boira pas souvent, ni bien longtemps…

— Si, parce que notre future reine en est férue et qu’elle sera largement approvisionnée. En outre, M. de Gramont est décidé à s’en procurer suffisamment pour pouvoir installer à Bayonne ce qu’il appelle une « chocolaterie ». J’espère que l’odeur ne vous sera pas désagréable, madame la duchesse, car elle est souvent présente, mais si vous en étiez incommodée…

— J’ouvrirais mes fenêtres, tout simplement. Ne tourmentez pas le maréchal ! À présent, je vous remercie de votre accueil, monsieur Etcheverry, et j’aimerais changer de vêtements pour aller me présenter à Leurs Majestés.

— C’est trop naturel ! Dès que vous serez prête, un valet vous conduira. Le Roi habite la maison Lohobiague et la Reine Mère la maison Haraneder, qui sont, bien entendu, les plus belles de la ville…

Une heure plus tard, vêtue d’une robe d’épais taffetas blanc à grands ramages noirs, d’un dessin hardi mais que sa silhouette sans défaut lui permettait, coiffée d’un grand chapeau de velours noir orné de plumes blanches, Sylvie s’apprêtait à quitter la maison Etcheverry en chaise à porteurs quand le manège d’un mousquetaire de belle mine et qu’elle croyait reconnaître attira son attention. En effet, il semblait s’intéresser à la demeure de l’armateur mais il le faisait avec une rare maladresse. Avec ses allées et venues nerveuses, ses arrêts brusques, ses coups d’œil furtifs et ses soupirs, il était aussi peu discret que possible. Ce n’était pourtant pas un gamin que ce sieur de Saint-Mars qui était venu à Fontsomme porter l’ordre du Roi. Il devait avoir la trentaine et Sylvie fut tentée de lui demander ce qu’elle pouvait faire pour lui, mais elle craignit d’être indiscrète et passa son chemin.

Un moment plus tard, elle faisait son entrée dans la belle salle de compagnie, tout inondée de soleil où la reine Anne tenait sa cour, réduite à deux personnes pour l’heure présente : l’inévitable Mme de Motteville qui était sa confidente et sa plus chère compagne et sa nièce Marie-Louise d’Orléans-Montpensier, celle que l’on appelait la Grande Mademoiselle depuis qu’elle avait eu l’étrange idée, durant la Fronde, de tourner les canons de la Bastille contre les troupes royales venues reprendre Paris. Elle en gardait une sorte d’auréole guerrière en ne quittant guère la tenue de chasse qui s’apparentait, à la jupe près, à celle des hommes et lui donnait l’air d’être toujours prête à monter à cheval pour prendre la fuite. Ce qui ne l’empêchait pas de porter là-dessus des bijoux à faire rêver…

Au physique c’était une grande fille de trente-trois ans, douée d’une évidente bonne santé, d’un port majestueux mais d’une beauté… moyenne. Comme elle était la femme la plus riche de France – ses biens immenses comportaient entre autres les principautés de Dombes et de La Roche-sur-Yon, les duchés de Montpensier et de Châtellerault plus le comté d’Eu, etc. –, elle avait cependant reçu de nombreuses demandes en mariage, qui n’avaient pas abouti. Vertueuse autant qu’une amazone, elle prétendait que l’amour était « indigne d’une âme bien faite » et qu’en ce qui la concernait elle entendait épouser un roi ; mais, peu douée pour percer les brumes de l’avenir, elle avait manqué la couronne anglaise en refusant le jeune Charles II encore exilé. En réalité, celui qu’elle voulait c’était Louis XIV en personne, sans imaginer un seul instant qu’elle pourrait ne pas lui plaire. Mazarin avait mis fin à ses espérances, d’où sa fureur, ses accointances avec les princes rebelles… et les canons de la Bastille qui lui avaient valu l’exil. Rentrée en grâce trois ans plus tôt, elle n’en était pas moins repartie pour son château de Saint-Fargeau après avoir refusé le roi de Portugal parce que, même pour être reine, elle refusait de lier sa vie à celle d’un paralytique doublé d’un fou. Le mariage royal mettait fin à ce nouvel exil et Mademoiselle reprenait sa belle place dans la famille.

Lorsque Sylvie pénétra dans la pièce, elle parlait avec animation à la Reine mais, à l’annonce du nom, elle tourna vers l’arrivante un visage tout à fait affable :

— Madame de Fontsomme !… En voilà une surprise ! On vous disait cloîtrée à jamais dans vos terres picardes.

Comme si elles étaient les plus vieilles amies du monde, elle alla au-devant de Sylvie, mains tendues, ce qui ne permit à celle-ci qu’une demi-révérence. Cependant, Anne d’Autriche se chargeait de la réponse :

— On ne résiste pas au Roi, ma nièce. La duchesse a été nommée auprès de l’Infante votre cousine[54]. Venez là, ma chère Sylvie, que je vous embrasse ! En vérité vous nous avez manqué et j’ai applaudi à la décision de mon fils. Plus de dix ans de deuil, c’est un peu trop !

— Il faut avouer, reprit Mademoiselle qui louchait sur la robe de Sylvie, que le deuil se présente parfois sous des aspects tout à fait réussis. Si toutefois vous le portez toujours ?

— Que Votre Altesse n’en doute pas, répondit Sylvie. J’ai fait vœu de ne plus jamais porter de couleurs…

— Comme Diane de Poitiers qui était une femme de goût ! Il est vrai que vous avez été élevée dans ses châteaux. Je me demande si je ne suivrai pas votre exemple.

Elle-même en était au plus sévère des tenues funèbres en mémoire de son père, mort le 2 février précédent, et comme, à ce moment, ils étaient plutôt en froid, Mademoiselle n’avait pas remplacé sans soupirer ses panaches éclatants par les coiffes et les voiles de crêpe. Elle essayait de s’en consoler en portant là-dessus le plus de perles qu’elle pouvait.

— Votre Altesse est trop jeune pour ce choix. En outre, dit Sylvie qui, bien qu’absente, connaissait son monde, cela pourrait déplaire au prince souverain dont elle fera choix quelque jour.

Elle comprit qu’avec ces quelques mots elle s’était attiré la sympathie de la princesse. Celle-ci, en effet, se tournait vers la Reine Mère avec impétuosité.

— J’aimerais, dit-elle, que Mme de Fontsomme m’accompagne demain à Fuenterrabia où j’ai l’intention d’assister incognito au mariage par procuration de l’Infante. Je suis curieuse de voir cela.

— Incognito ? Cela n’a pas de sens. Si vous n’êtes pas reconnue vous n’aurez pas le droit d’entrer dans l’église…

— Nous serons deux dames françaises venues rendre ce… discret hommage à leur nouvelle souveraine. Je crois que c’est une bonne idée.

— Excellente même, mais Motteville ira avec vous. Elle est mes yeux et mes oreilles et, surtout, sait comme personne faire le récit de ce qu’elle a vu…

— Avec plaisir. Nous serons donc trois !

L’arrivée de Mazarin lui coupa la parole et le ballet des révérences recommença. Le Cardinal entra comme s’il habitait le même appartement que la Reine, sans se faire annoncer et en pantoufles. Cependant, aux yeux de Sylvie qui ne l’avait pas vu depuis au moins deux ans, ce détail se justifiait moins par le bruit persistant d’un mariage secret entre lui et Anne que par les ravages de la maladie. Pour la première fois de sa vie, la duchesse admira le courage de cet homme torturé par la gravelle et de cruels rhumatismes déformants, qui, depuis des mois, affrontait, loin des commodités de son palais, les diplomates espagnols afin d’en finir à jamais avec la sempiternelle guerre d’Espagne et conclure une paix scellée par l’union de deux jeunes gens. Toujours aussi élégant, aussi soigné et répandant des odeurs suaves pour masquer celles de la maladie, il n’en portait pas moins sur son visage et dans sa taille légèrement courbée les stigmates désormais ineffaçables. Seules ses mains dont il était fier gardaient leur beauté et leur blancheur, et ses manières demeuraient fidèles à elles-mêmes : de l’accueil qu’elle reçut de lui, Sylvie aurait pu déduire, si elle l’avait moins connu, que son absence de la Cour avait causé au pauvre Cardinal d’insupportables douleurs auxquelles son retour venait de mettre fin.

— Un Italien est toujours un Italien, lui souffla Mademoiselle. Celui-là surtout, on ne le changera jamais…

Cependant le grand cabinet, si paisible l’instant précédent, se remplissait. Les princesses de Condé et de Conti arrivaient avec les dames qui avaient assisté aux joutes nautiques. Les fifres et les tambours joints à des « vivats ! » et à des chants formaient une joyeuse cacophonie et annonçaient le Roi.

Bientôt il s’encadrait dans la haute porte, symphonie bleu et or nettement détachée du flot multicolore de ses gentilshommes. Sylvie pensa que l’Infante avait de la chance et que, s’il n’avait pas été le roi de France, il aurait été remarqué comme un très beau jeune homme, en dépit d’une taille que l’on eût souhaitée plus haute. Mais il était le maître et cela se lisait dans toute sa personne, à l’éclat impérieux du regard bleu, à la façon de porter la tête, à l’aisance souveraine du geste et de l’attitude. Louis XIV possédait la grâce d’un danseur, sans la moindre trace de mièvrerie. Et que son sourire était donc séduisant ! Il n’était guère de femme qui n’y fût sensible…

Le contraste avec son frère qui marchait à son coude, juste un pas en arrière, était frappant. Juché sur d’énormes talons, le jeune Monsieur était franchement petit mais fort joli. Avec ses épais cheveux noirs bouclés, sa figure fine et éveillée, il semblait avoir récupéré tout l’héritage italien de la famille. Avec cela, fardé, parfumé, enrubanné, accommodé à ravir et scintillant de parures, il passait pour « la plus jolie créature du royaume » bien qu’il fût aussi brave que pouvait l’être son frère. En fait, Philippe était ce que Mazarin avait voulu qu’il soit : un être un peu hybride, trop attaché à la parure, à l’art, aux douceurs de la vie, au plaisir et à la beauté de ses décors pour jamais représenter l’équivalent du danger incessant que feu Gaston d’Orléans avait été pour le roi Louis XIII. Il semblait qu’il n’eût que trop bien réussi…

Louis XIV était de charmante humeur : les joutes l’avaient amusé, balayant – pour combien de temps ? – la mélancolie d’amour qui s’était emparée de lui depuis sa rupture avec Marie Mancini. L’accueil qu’il fit à Sylvie bénéficia de ces heureuses dispositions. Son œil vif eut tôt fait de la remarquer parmi les dames massées autour de sa mère et il alla droit à elle :

— Quelle joie de vous revoir, duchesse ! Et toujours aussi ravissante !

Il lui tendit la main pour la relever de sa révérence et effleura cette main de ses lèvres ornées d’une fine moustache, sous les regards surpris et déjà envieux de sa cour :

— Sire, répondit Sylvie, le Roi est trop indulgent ! Puis-je me permettre de le remercier d’avoir songé à moi ?

— C’était tout naturel, madame. Je tenais fort à entourer celle qui va devenir mon épouse de dames que j’aime et apprécie tout particulièrement, et vous êtes, je crois, ma plus ancienne amie. Venez un peu ici, Péguilin !

Le nom fit tressaillir Sylvie qui regarda de tous ses yeux celui dont rêvaient les petites Nemours ; à première vue, elle se demanda ce qu’elles pouvaient lui trouver : c’était un petit homme d’un blond assez fade, pas beau mais bien bâti et d’une figure à la fois insolente et spirituelle. Il n’hésita d’ailleurs pas à se plaindre :

— Sire ! Je m’appelle Puyguilhem ! Est-ce vraiment si difficile à prononcer ?

— Je trouve Péguilin moins barbare ! Et puis cela n’aura qu’un temps : jusqu’à ce que le comte de Lauzun, votre père, quitte ce monde. En attendant je tiens à vous présenter à Mme la duchesse de Fontsomme qui m’est chère. Si vous obtenez son amitié, je vous en estimerai davantage.

— J’en serai transporté de joie, Sire, fit le jeune homme en offrant à Sylvie le salut le plus élégant et le plus courtois qui soit, mais il suffit de voir Mme la duchesse pour brûler de lui plaire…

Tout en parlant il la regardait droit dans les yeux, avec un sourire si franc qu’elle sentit fondre ses préventions.

— Ne brûlez pas, monsieur ! Trop de flamme ne convient pas à l’amitié qui est la douceur de l’existence, dit-elle en riant. Mais s’il ne dépend que de moi, nous serons amis…

Tandis que le Roi s’éloignait, on échangea encore quelques paroles aimables, puis le jeune capitaine alla rejoindre avec un empressement révélateur une fort jolie femme qui bavardait avec Mme de Conti. Celle-ci se retira aussitôt et ils furent seuls.

— Qui est-ce ? demanda Sylvie à Mme de Motteville en désignant le couple du bout de son éventail. Je veux dire : qui est-elle ?

— La fille du maréchal de Gramont, Catherine-Charlotte. Elle et M. de Puyguilhem sont cousins et ont passé ensemble leurs années d’enfance.

— Est-ce qu’ils s’aiment ?

— C’est, je crois, l’évidence. Malheureusement, Catherine est depuis quelques semaines princesse de Monaco. Le pauvre Puyguilhem a trop peu de bien, en dépit d’un beau nom, pour prétendre à sa main. Cela ne l’empêche pas de prétendre au reste de sa personne !

En revoyant en pensée les figures tuméfiées des petites Nemours, Sylvie pensa qu’elles ne soutenaient vraiment pas la comparaison et que leur pauvre mère n’était pas au bout de ses peines. Il est vrai qu’à cet âge un amour chasse l’autre et que les peines n’en sont guère durables. Tout au moins pour la majorité des filles.

Fatiguée par le voyage et peu désireuse de passer la nuit en divertissements variés – il y aurait danses locales sur la place et comédie donnée par les gens de l’hôtel de Bourgogne puis bal chez la Reine –, elle obtint sans peine la permission d’aller prendre quelque repos, d’autant que, pour l’expédition prévue à Fuenterrabia, on partirait tôt le matin. Mais, en arrivant à la maison Etcheverry, elle constata avec étonnement que M. de Saint-Mars n’avait pas encore quitté la place. Il semblait même y avoir pris racines car, adossé bras croisés sous le balcon de la maison d’en face, il fixait certaine fenêtre comme si, par la seule force de ses yeux, il essayait d’en faire sortir quelqu’un.

Quand la chaise de Sylvie s’arrêta devant la porte, il sursauta puis se jeta précipitamment dans l’espèce de boyau courant entre deux bâtisses.

— Il y a quelque histoire d’amour là-dessous, marmotta Mme de Fontsomme entre ses dents…

Et, de fait, elle trouva le fin mot de l’histoire quand, priée à souper par son hôte, elle vit, debout auprès de lui, une très belle jeune fille d’environ dix-sept ans qu’il présenta brièvement : « Ma fille Maïtena », et qui offrit une belle révérence à la locataire de son père. Pur produit de la terre basque, Maïtena – teint d’ivoire, cheveux d’ébène et regard de braise – possédait tout ce qu’il fallait pour faire perdre la tête même au plus grand seigneur. À plus forte raison un modeste mousquetaire.

Après le souper, Sylvie en parla à Perceval qui, lui, n’avait pas quitté la maison depuis leur arrivée.

— Oh, j’ai remarqué ! dit-il. Quand j’ai vu la jeune fille j’ai compris, mais cet écervelé qui n’a pas bougé de tout l’après-midi se conduit comme un imbécile. Notre hôte n’a pas la mine d’un homme qui laisse conter fleurette à sa fille sans hausser un sourcil…

— Quand il est venu chez nous, ce Saint-Mars semblait pourtant quelqu’un de sérieux !

— Comme si vous ne saviez pas que l’amour rend fou les plus sages… Et vous savez aussi qu’il est toujours là, fit Raguenel qui s’était approché de la fenêtre ouverte sur une nuit délicieusement douce, bleue et pleine de musique. Ah ! Il y a du nouveau ! Venez voir !

Un officier à la mine fière, la figure fine et l’œil étincelant sous l’ombre du feutre gris à panache rouge, venait de mettre pied à terre et tançait son subalterne avec un accent gascon que des années de service auprès du Roi n’avaient pas réussi à atténuer. Ce dont M. d’Artagnan, lieutenant des mousquetaires faisant office de capitaine, se souciait peu parce qu’il en était fier, mais le sens de son discours fut des plus clairs pour les deux observateurs : ayant négligé de prendre la garde chez le Roi comme il en avait le devoir, le pauvre amoureux reçut l’ordre de rejoindre le cantonnement et d’y garder les arrêts de rigueur jusqu’à nouvel ordre. Avec un soupir à fendre l’âme et un regard désespéré à la chère maison qu’il fallait quitter, Saint-Mars partit en traînant les pieds mais sans tenter de discuter le moins du monde. Cela n’eût fait qu’aggraver sa faute.

D’Artagnan remontait en selle pour l’escorter quand un autre cavalier arriva. Le mousquetaire retint son mouvement pour saluer le maréchal de Gramont qui de son côté le hélait joyeusement :

— Eh bien, mon ami, êtes-vous enrôlé dans la police ou bien jouez-vous ici les bons pasteurs ?

— Prenez la seconde hypothèse, monsieur le maréchal. Je suis venu récupérer une brebis qui s’égare un peu trop souvent de ce côté.

— Si vous connaissiez la demoiselle de la maison, vous comprendriez mieux. Elle est belle à damner un saint.

— Mes mousquetaires ne sont pas des saints et ils ont l’honneur de servir le Roi. Les tentations leur sont interdites. Tout au moins quand ils sont de garde…

— Bah, vous savez ce qu’est l’amour dans nos pays[55]. Et ne devez-vous pas vous marier vous-même ?

— J’y songe parce que je désire des fils. C’est donc là une affaire sérieuse… À présent, souffrez que je vous quitte, monsieur le maréchal…

— Ne me tiendrez-vous pas compagnie un moment ? J’arrive de l’île des Faisans où j’avais un détail à régler au pavillon des Conférences et je suis fourbu. Je compte sur un bon chocolat pour me remettre… Venez le partager avec moi.

— Un ch…

Sa bonne éducation permit à l’officier d’éviter une grimace mais son sourire confit en regrets était un vrai poème. Il se hâta de s’excuser car le Roi l’attendait, salua, sauta en selle et piqua des deux. Le maréchal haussa les épaules et rentra dans la maison. Lorsque Sylvie se coucha, l’odeur du mystérieux breuvage régnait en souveraine sur toute la maison.

— Je trouve ce parfum agréable mais un peu écœurant à la longue, confia-t-elle le lendemain à Mademoiselle et à Mme de Motteville tandis que, dans le carrosse de la première, on se dirigeait vers Fuenterrabia.

— Il va falloir vous habituer à le respirer jour après jour, fit la princesse. Notre future reine en fait, paraît-il, une effrayante consommation. Le mieux serait que vous y goûtiez : c’est assez bon, vous savez.

— Votre Altesse a essayé ?

— Grâce au maréchal de Gramont ! Il en offre à tous ceux qui passent à sa portée. De toute façon vous n’y couperez pas puisque vous partagez la même maison.

— Il le faudra bien. Mais, j’y pense : pourquoi donc un mariage par procuration alors que tout est prêt ici pour la cérémonie définitive ?

— Parce qu’une infante d’Espagne ne saurait quitter le royaume de ses pères que mariée. C’est la loi… Nous arrivons.

Étagée sur une colline aux jardins fleuris, cernée de remparts médiévaux, Fuenterrabia ne manquait ni d’allure ni de grâce. On remonta la rue principale entre deux rangées de maisons à balcons et miradors au milieu d’une foule dense qui se partageait, sur la place principale, entre l’église Santa-Maria et le vieux palais de Charles Quint où la fiancée devait loger. La grande mine de la princesse – dont l’illusoire incognito fut vite percé – leur permit de s’installer en bonne place dans une église aux autels surchargés de dorures. Jugeant sans doute que tout cela était insuffisant, l’aposentador de la Cour, le peintre Diego Vélasquez, y avait ajouté tapisseries et grands tableaux représentant des scènes de piété. Les odeurs d’encens y étaient si fortes que Mme de Motteville éternua à plusieurs reprises, s’attirant les regards courroucés d’une noblesse qui ne laissa pas de surprendre Sylvie, habituée aux joyeuses couleurs dont se parait la cour de France. Là, presque tout le monde était en noir, les hommes en pourpoints d’un autre âge – certains conservaient même le carcan de la fraise empesée –, les femmes en lourdes robes à manches pendantes. Elles avaient l’air de porter, sous leurs jupes, de grands tonneaux aplatis devant et derrière que l’on appelait le « gardifante », avec très peu de linge visible. En revanche, tous et toutes arboraient d’énormes bijoux d’or incrustés de grosses pierres – cet or que les conquistadors avaient envoyé d’Amérique par caravelles entières. De leur côté, les Espagnols regardaient les trois Françaises avec curiosité mais sans animosité : le grand deuil de Mademoiselle, celui de Sylvie et le noir prudent arboré par la confidente de la Reine plaidaient en leur faveur. Debout dans le chœur, don Luis de Haro, qui négociait depuis des mois avec Mazarin, s’apprêtait à tenir le rôle du roi de France…

Enfin, menée par la main gauche de son père, l’Infante parut et tous les cous se tendirent…

À côté du roi Philippe IV, vêtu de gris, d’argent, et portant à son chapeau un grand diamant, le « Miroir du Portugal », plus la « Pérégrine » qui était la plus grosse perle connue, Marie-Thérèse paraissait curieusement terne. Sa robe était de simple laine blanche avec des broderies ton sur ton et mates, ses magnifiques cheveux blonds « coiffés en large » de chaque côté des oreilles, à peine visibles sous une espèce de bonnet blanc qui l’enlaidissait. Pourtant, elle était charmante avec son teint éclatant, sa jolie bouche ronde et ses magnifiques yeux bleus, doux et brillants. Malheureusement, elle était petite et elle avait de vilaines dents.

— Quel dommage qu’elle ne soit pas un peu plus grande ! souffla Mme de Motteville. Je crois tout de même que le Roi en sera content…

— On lui mettra des talons, répondit Mademoiselle du même ton. Et puis lui-même n’est pas si grand ! Il ferait beau voir qu’il fît le difficile !

Après quoi, on ne vit plus rien, le Roi et sa fille étant passés sous une espèce de courtine de velours ouverte seulement du côté de l’autel où officiait l’évêque de Pampelune.

La cérémonie achevée, les trois Françaises battirent en retraite pour rejoindre, dans l’île des Faisans, celle qui était désormais la Reine Mère et qui allait revoir son frère pour la première fois depuis quarante-cinq ans…

— On va nous remettre notre nouvelle souveraine ? demanda Sylvie qui, en tant que dame d’atour suppléante, espérait bien pouvoir désharnacher la pauvre petite reine pour la montrer à son époux sous un aspect plus flatteur.

— On voit bien que vous ne connaissez pas l’étiquette espagnole ! soupira Mademoiselle. Aujourd’hui ce sont les retrouvailles familiales auxquelles mon cousin, seul de toute la Cour, n’assistera pas.

En effet, dans la petite île au milieu de la Bidassoa presque entièrement occupée par le pavillon des Conférences aux deux galeries opposées menant à une grande salle, on avait disposé un long tapis rouge coupé en son milieu afin de figurer la frontière entre les deux royaumes. Là encore, Vélasquez s’était dépensé sans compter et la salle ressemblait assez à une exposition de peintures. Les deux Cours s’y massèrent silencieusement, chacune de son côté. Puis le roi d’Espagne et la Reine Mère vinrent au bord coupé du tapis, se donnèrent une froide accolade… quand Anne d’Autriche, emportée par l’émotion, voulut embrasser vraiment son frère. Il rejeta vivement la tête en arrière. Puis on s’installa chacun dans un fauteuil pour parler tandis que l’Infante prenait place sur un coussin où elle disparut presque entièrement dans son « gardifante ».

Cependant Louis XIV, qui galopait sur l’île côté français depuis un moment, se rongeait d’impatience. N’y tenant plus, il vint à la porte de la salle demander si « un étranger » pouvait y être admis.

Aussitôt la Reine Mère, après un sourire à son vis-à-vis, pria Mazarin d’autoriser cet étranger à regarder l’assistance. Escorté de don Luis de Haro, celui-ci alla ouvrir assez largement pour que les jeunes époux puissent s’apercevoir, sans que l’on permît à Louis de franchir le seuil. Philippe IV toussota pour s’éclaircir la voix :

— Voilà un beau gendre, laissa-t-il tomber. Nous aurons bientôt des petits-enfants.

Mais, comme Anne demandait en souriant à l’Infante ce qu’elle en pensait, il se hâta d’ajouter d’un ton rogue :

— Il n’est pas temps encore !

Le jeune Monsieur se mit à rire :

— Ma sœur, que vous semble cette porte ? demanda-t-il à la jeune fille devenue toute rouge mais qui rit elle aussi.

— La porte me semble fort belle et fort bonne, dit-elle.

Ce fut tout pour ce jour-là. On échangea des politesses glacées et l’on se sépara, le roi d’Espagne emmenant sa fille avec lui.

— Je me demande s’il se résoudra un jour à nous la donner ! grogna Mademoiselle.

— Après-demain, répondit Mme de Motteville qui avait pris connaissance des détails du cérémonial.

— Tout cela est d’un ridicule ! Mon cousin Beaufort a eu tout à fait raison de ne pas venir assister au mariage. Il déteste déjà les Espagnols en suffisance : il se serait livré à quelque éclat.

— Ce qui eût été une stupidité de plus à porter à son crédit, grinça Mazarin qui avait entendu. J’ai d’ailleurs veillé à ce qu’il ne soit pas invité.

— Et le Roi vous a écouté ?

— Sans difficulté. Votre Altesse devrait savoir qu’il ne déborde pas d’amour pour ce turbulent personnage.

Tandis que Mademoiselle ripostait avec la verdeur de langage qu’on lui connaissait, Sylvie s’écarta, partagée entre l’indignation d’entendre ce Mazarin parler du cousin du Roi avec cet insolent mépris et le soulagement de savoir qu’elle ne risquait pas de le rencontrer au détour d’une rue de Saint-Jean-de-Luz. Elle éprouvait le besoin d’un peu de temps encore avant de trouver le courage de poser les yeux sur celui qu’elle avait juré de ne plus revoir. Il était suffisamment inquiétant d’avoir senti son cœur battre plus vite quand son nom était venu aux lèvres de la princesse…

Elle y songea jusqu’à son retour à la maison de l’armateur où elle trouva largement de quoi changer le cours de ses pensées. Après avoir laissé Mademoiselle à son domicile et être entrée à l’église pour une prière, elle revenait à pied dans la joyeuse agitation de la rue quand elle fut abordée par un homme qu’elle ne reconnut pas tout de suite parce qu’il était en costume civil.

— Par grâce, madame la duchesse, veuillez me pardonner d’oser vous arrêter avec cette hardiesse, mais il n’y a que vous qui puissiez me rendre la vie.

Avec un sourire amusé, elle considéra les six pieds de gêne rougissante qui lui faisaient face :

— Vous ne ressemblez guère à un mourant, monsieur de Saint-Mars. Je vous trouve même fort bonne mine !

— Ne raillez pas, par pitié ! Je suis assez malheureux comme cela !

— Et vous risquez de l’être davantage si l’on vous voit arpenter la ville. N’êtes-vous pas aux arrêts de rigueur, ou bien vous a-t-on libéré ?

— Non, et je sais que je cours de grands risques, mais il fallait à tout prix que je vienne jusqu’ici pour essayer de trouver quelqu’un qui me prenne en compassion. Je voudrais… je voudrais faire tenir un billet à la jeune fille qui habite votre maison…

— C’est plutôt moi qui habite la sienne, ou en réalité celle de son père, et je rendrais sans doute à celui-ci un très mauvais service si j’acceptais d’être votre messagère. Que ne vous adressez-vous à un valet ? Il est bien rare qu’avec de l’or on n’obtienne pas quelque complaisance.

Les yeux gris du mousquetaire reflétèrent soudain une vraie douleur :

— Je suis pauvre, madame, et ne possède que ma solde. S’il en était autrement je n’aurais pas besoin d’aide : je serais entré hardiment dans la maison de Manech Etcheverry en lui demandant la main de sa fille mais, dans l’état actuel des choses, il me jetterait dehors dès le premier mot. Or, j’aime Maïtena à en perdre la raison… et je crois que je ne lui déplais pas.

— Je veux bien vous croire, mon ami, dit Sylvie d’un ton radouci, mais en ce cas je dois vous demander ce que vous espérez d’elle, puisqu’il vous est impossible de la rechercher en mariage.

— Rien de contraire à l’honneur ! Dans ce billet, ajouta-t-il en tirant un papier étroitement plié du revers de son gant, je lui dis tout mon amour, je la supplie de ne pas se laisser engager à un autre et d’attendre que j’aie fait fortune. Car, j’en suis certain, un jour viendra où je serai très riche…

— Cela peut demander du temps. Êtes-vous sûr qu’elle saurait attendre ?

— Cela peut aller très vite car j’ai des projets. Au service d’un roi jeune et ardent il suffit d’un coup de chance ! Oh, madame, je vous en prie, acceptez de lui remettre ce billet et je vous bénirai ma vie entière !

Il semblait si malheureux, si sincère aussi, que Sylvie baissa un peu sa garde. Pourtant, elle objecta encore :

— Est-ce tellement urgent ? Ne pouvez-vous attendre de la rencontrer… une autre occasion ?

— Je n’en aurai jamais de meilleure. En outre, il y a urgence parce que son père a des projets de mariage pour elle. Et il faut que je regagne mes arrêts. Ils durent jusqu’à après-demain lorsque la Reine arrivera…

— Soit ! Donnez-moi cela. Je m’arrangerai pour qu’elle l’ait sans me compromettre. Il suffira de glisser le billet sous la porte de sa chambre lorsque je serai certaine qu’elle y sera.

— Oh, madame la duchesse ! Que de gratitude !…

— Ce n’est rien. Mais n’y revenez pas !

En rentrant, Sylvie trouva Perceval qui l’attendait en compagnie du maréchal de Gramont… et en buvant du chocolat. Le vieux soldat-diplomate – il n’avait pourtant que cinquante-six ans mais en portait davantage ! – tenait beaucoup à offrir ses hommages à la veuve de l’un des plus brillants parmi ses pairs et surtout à la belle-fille d’un vieil ami : il avait beaucoup combattu avec le maréchal-duc de Fontsomme qui avait guidé ses premiers pas aux armées.

— Quand votre fils sera en âge de porter les armes, j’aimerais qu’il me soit confié, madame, et qu’en attendant vous m’accordiez la grâce de me considérer de vos amis. J’aurais voulu que ce soit plus tôt mais vous aviez choisi de vivre à l’écart de la Cour et j’en ai moi-même été souvent absent, pris par les armées ou mon gouvernement de Bayonne. Plus rarement dans mon château de Bidache qui en est proche et où j’aimerais tant vous recevoir un jour prochain.

Sylvie n’allait pas tarder à découvrir, l’usage aidant, que lorsque Gramont prenait la parole il ne la lâchait pas de sitôt. La faconde méridionale, sans doute ! C’était un pur Béarnais sec et grisonnant avec un visage taillé à coups de serpe, un grand nez, un œil vif et moqueur et une moustache arrogante et raide qui donnait à sa physionomie un air de chat furieux. Grand air, d’ailleurs, et assez bon homme aimant à traiter généreusement ses amis. Très fier de sa race, au demeurant, il ne laissait ignorer à personne que son père avait été le dernier vice-roi de Navarre et que sa grand-mère n’était autre que la fameuse Corisande d’Andoins qui avait été le premier grand amour d’Henri IV.

Ce jour-là pourtant, il n’y fit pas allusion et ne tarda pas à donner à son discours un tour galant, laissant vite entendre à Mme de Fontsomme qu’il la trouvait fort à son goût. Ce qui agaça un peu Sylvie mais amusa beaucoup Perceval. Ce fut lui, cependant, qui arrêta le flot en demandant à sa filleule si elle ne souhaitait pas goûter, elle aussi, la « boisson des dieux ». Ce qu’elle accepta volontiers.

Le maréchal se hâta de la servir mais elle eut droit alors à une description minutieuse de la façon de préparer le breuvage ainsi qu’à celle de l’instant magique où Gramont y avait goûté, instant qui lui avait « ouvert les portes du Paradis ». Ce ne fut pas le cas de Sylvie : elle admit que cette espèce de purée liquide parfumée à la cannelle n’était pas désagréable, mais c’était beaucoup trop sucré et elle eut un peu mal au cœur. Avec une franchise justifiée par la crainte de se voir noyée sous le chocolat à chacune de ses rencontres avec le maréchal-duc, elle donna son sentiment.

— Il me semble, apprécia-t-elle, que l’on doit s’en lasser rapidement !

— N’en croyez rien ! J’admets que le premier contact ne soit pas toujours concluant, mais il faut persévérer. De toute façon, ma chère duchesse, vous êtes condamnée à vous y habituer au plus vite : votre nouvelle reine en boit toute la journée et vous allez être de ses dames…

— Dès l’instant où je ne serai pas obligée d’en absorber, il n’y aura que demi-mal.

Rentrée dans sa chambre, elle ne songea plus qu’à la façon dont il convenait de remettre le message confié par le pauvre Saint-Mars et qu’elle regrettait d’avoir accepté. La fille de la maison était, en effet, d’un abord réservé, un peu fier même, et Sylvie se voyait mal lui remettant discrètement un billet. Et pourquoi pas avec un sourire complice ?… Elle était si gênée qu’elle n’osa pas en parler à Jeannette qui remontait avec une robe fraîchement repassée. Après le souper, elle se déclara fatiguée et se coucha, laissant Jeannette aller faire une promenade en compagnie de la vieille gouvernante de la maison Etcheverry. Puis se releva aussitôt pour guetter le grincement de la porte de la jeune fille. Lorsqu’elle fut certaine que celle-ci était rentrée dans sa chambre, elle courut pieds nus jusqu’à la porte, glissa la lettre dessous et repartit aussi vite, son cœur cognant dans sa poitrine comme si elle venait de courir un grand danger. Revenue à l’abri de ses propres murs, elle se mit à rire en silence :

« Je dois être en train de devenir une vieille folle, pensa-t-elle. Jouer à cela, à mon âge ! Si Marie me voyait… »

Et en attendant un sommeil dont elle n’avait nulle envie, elle ralluma une bougie, s’installa à sa table et écrivit une longue lettre à sa fille.

Si elle espérait en avoir fini avec les amours du mousquetaire, elle se trompait. Dans la matinée, tandis que Perceval partait pour Bayonne avec Gramont, elle décida, tentée par un temps idéal, d’aller marcher un peu au bord de cet océan qui lui rappelait tant de choses. Or, au moment où elle sortait, elle fut légèrement heurtée par Maïtena qui, un voile sur la tête et un missel à la main, se rendait sans doute à la messe. La jeune fille s’excusa, s’effaça pour la laisser passer, mais elle laissa aux doigts de Sylvie un petit billet que celle-ci déroula après avoir pris le large. Il ne contenait que quelques mots : « Par pitié, madame, acceptez de me rejoindre à la chapelle des Hospitaliers… »

Renonçant à sa promenade, Sylvie, qui avait déjà remarqué, aux abords de l’église majeure, l’ancienne commanderie des chevaliers de l’Hôpital convertie en hospice pour les pèlerins qui se dirigeaient vers Compostelle par la route du littoral, en prit le chemin en se demandant si l’endroit était bien choisi : l’hospice, en effet, était plein de gens qui, pèlerins ou non, attendaient le mariage royal dans l’espoir de grandes aumônes. La chapelle brasillait de cierges et bourdonnait de prières quand elle y entra. Maïtena était agenouillée à l’écart près du baptistère. Elle alla l’y rejoindre épaule contre épaule et murmura :

— Eh bien ? Que puis-je pour vous ?

Maïtena leva sur elle de beaux yeux sombres noyés de larmes :

— J’ai conscience de mon audace, madame la duchesse, et je vous demande mille fois pardon d’oser m’adresser à vous mais hier au soir, en recevant la lettre, j’ai pensé que vous accepteriez peut-être de nous aider encore. Vous avez été si bonne…

— Comment savez-vous que c’était moi ?

— Je vous ai aperçue quand vous parliez avec lui près de l’église. Oh, madame la duchesse, je vous en supplie, dites-lui que je ne peux lui accorder tout ce qu’il demande. Certes, je suis prête à l’attendre. Au besoin dans le couvent d’Hasparren dont mon père me menace si je refuse d’épouser le cousin qu’il me destine, mais il faut qu’il soit patient. En aucun cas, je ne peux le rejoindre le soir du mariage à l’endroit où nous nous sommes rencontrés plusieurs fois.

— Pourquoi veut-il que vous y alliez ?

— Pour que nous puissions échanger notre foi avec notre sang. Il dit qu’ensuite il aura tous les courages, il sera prêt à tout braver pour me conquérir, mais il veut être sûr de moi ! Je voudrais bien y aller, pourtant je sais que je ne le pourrai pas : mon père me surveille de trop près.

Sylvie connaissait la vieille coutume médiévale qui lie deux êtres à jamais dès l’instant où ils ont mêlé quelques gouttes de leur sang mais, à son âge, elle savait mesurer ce que valent les exubérances de la passion en son début…

— C’est de la folie ! murmura-t-elle avec un demi-sourire. Prendre ce risque n’ajouterait rien à votre amour s’il est fort et sincère…

— Sans doute, mais il faut le lui dire. Vous voulez bien essayer de lui faire comprendre ?

— Il garde les arrêts jusqu’à l’arrivée de l’Infante, demain soir, où M. d’Artagnan aura besoin de tous ses mousquetaires. Je ne peux le voir.

— Sans doute mais le rendez-vous est pour après-demain. Cela vous laisse du temps…

— Croyez-vous ? Dès que l’Infante sera là, je ne pourrai plus la quitter.

Elle s’imaginait mal, en effet, abandonnant son service pour se mettre à la recherche d’un quelconque mousquetaire et l’entretenir en aparté, mais elle sentit Maïtena frissonner contre son bras et comprit qu’elle pleurait. Elle l’entendit murmurer :

— Je vous en conjure, madame, aidez-moi ! Essayez au moins de lui faire passer ce billet. J’y ai ajouté un mouchoir que j’ai taché de mon sang. Il faudra qu’il s’en contente.

Cette pauvre enfant était touchante. Sylvie prit à la fois le menu paquet et la main qui l’offrait :

— Je trouverai un moyen. Je vous le promets ! Et vous, essayez de retrouver un peu de sérénité. Si vous avez un long combat à soutenir, vous en aurez besoin…

— Je vais prier encore un moment ici. Prier pour nous, bien sûr, mais aussi pour vous ! Merci, de tout mon cœur, madame la duchesse…

Il était temps de se séparer. Après un large signe de croix, Sylvie se releva et se dirigea vers la sortie, non sans s’arrêter pour une aumône aux moines augustins qui tenaient l’hospice. Si elle ne voyait pas Saint-Mars le lendemain soir, elle chargerait Perceval de se mettre à sa recherche. L’important était que le pauvre amoureux eût son gage avant l’heure fixée pour le rendez-vous.

Vint le moment tant attendu où l’Infante fut remise à la France. La veille, les deux Rois s’étaient enfin rencontrés pour se jurer amitié, fidélité, et contresigner ce traité qui refermait les portes de la guerre ouvertes depuis trop longtemps. Ce jour-là, dans le pavillon des Conférences, la Cour de Paris et celle de Madrid se firent face pour la dernière fois : l’Espagnole sombre, sévère dans ses velours noirs, figée de mépris muet devant la Française chatoyante de couleurs, de plumes, de broderies et de diamants. Et puis, entre elles, ternissant la joie de la paix retrouvée, le drame de la séparation pour deux êtres qui s’aiment mais savent qu’ils ne se reverront jamais. L’Infante était en larmes et l’apparente impassibilité de son père craquait sous le poids du chagrin.

Cette scène déchirante à laquelle Anne d’Autriche s’efforça d’apporter l’apaisement de sa tendresse compréhensive, Sylvie ne la vit pas. Avec les autres dames qui allaient composer la maison de Marie-Thérèse, elle attendait, au logis de la Reine Mère, le moment d’être présentée. En l’absence de la duchesse de Béthune, retenue à Paris par un accès de fièvre éruptive, elle allait assumer pour la première fois ce rôle de dame d’atour dont Marie de Hautefort s’acquittait si bien jadis et ne se sentait pas au mieux. En fait, elle avait le trac comme une comédienne débutante qui va entrer en scène pour son premier rôle. En compagnie de la duchesse de Navailles, dame d’honneur, et de deux des « filles », Mlles de la Mothe-Houdancourt et du Fouilloux, elle s’occupa de faire en sorte que la chambre où l’Infante passerait sa première nuit française – et sa dernière nuit de vierge ! – lui soit aussi accueillante que possible. Un grand réconfort : entre elle et la dame d’honneur, la sympathie avait été immédiate. À trente-cinq ans, donc sa contemporaine, Suzanne de Baudéan, mariée depuis neuf ans à Philippe de Navailles dont elle avait un fils, était une jeune femme énergique et droite, aimable quand on lui plaisait, ce qui n’était pas toujours le cas, d’humeur affable mais plutôt stricte sur le chapitre de la moralité. Colonel d’un régiment de marine, son époux – un cousin proche du duc de Gramont – était souvent à la mer sous les ordres du duc de Vendôme, et elle-même se voulait inattaquable sur le plan de sa vie privée, observant d’un œil critique les mœurs relâchées de ses contemporains. Elle avait la dent dure et, le matin même, elle avait réuni le bataillon des filles d’honneur pour leur tenir un petit discours, aux termes duquel ces demoiselles apprirent qu’étant au service d’une jeune princesse aussi vertueuse que sage, élevée en outre à l’ombre de l’Escurial, elles n’auraient à attendre ni pitié ni faiblesse au cas où il leur arriverait de manquer à leurs devoirs et, pis encore, à l’honneur. Ce serait la mise à la porte immédiate sans aucune considération de famille ou de relation[56]. La mine déconfite des jeunes visages traduisit bien ce que l’on pensait de ce programme et Sylvie, amusée et un peu apitoyée, ne put s’empêcher de demander, une fois seule avec la dame d’honneur, si elle était certaine que la surintendante de la maison de la Reine ratifierait toujours ses condamnations :

— Elle ne me gênera pas beaucoup. C’est le titre qui intéresse la princesse Palatine[57], et non la fonction qu’elle a obtenue de haute lutte grâce à Mazarin, car le Roi lui pardonne mal son agitation pendant la Fronde. Cela m’étonnerait que nous la gardions longtemps. Que fait-elle, en ce moment, au lieu de veiller à tout comme son emploi l’exige ? Elle baye aux corneilles, étendue sur des coussins dans le cabinet de la Reine Mère, en disant qu’elle a trop chaud ! Il est vrai que c’est une si grande dame ! ajouta Mme de Navailles avec un sourire féroce.

— Elle est aussi fort belle ! fit Sylvie rêveusement.

— Dites qu’elle l’est encore ! Je vous accorde qu’elle a été sublime. Ses aventures d’ailleurs ne se comptent pas. Celle avec l’archevêque de Reims, jadis, a défrayé la chronique. Un curieux modèle pour des filles d’honneur !

Avec la nuit, la ville s’illumina. Il y avait des chandelles à toutes les fenêtres, des lanternes à toutes les portes, des torches enfin dans des centaines de mains cependant qu’un peu partout, lorsque l’on sut le cortège proche, des feux de joie s’allumaient. Enfin, vers dix heures du soir, le carrosse royal fit son entrée, escorté de toute la Cour à cheval : Monsieur galopait à la portière droite et Mademoiselle à la portière gauche. Au fond de la voiture, toute « en broderies d’or et d’argent », l’Infante se tenait assise très droite, hiératique comme une madone de cathédrale. Les acclamations s’élevaient sur les pas de ses chevaux et elle leur répondait d’un geste timide, d’« un sourire un peu tremblant » contrastant joliment avec l’enthousiasme indescriptible qu’elle soulevait.

Un même mouvement précipita aux fenêtres les femmes qui allaient former son entourage. Elles agitaient des mouchoirs tandis que le carrosse approchait la maison de la Reine Mère où Marie-Thérèse vivrait sa première nuit française. Dans les mousquetaires d’escorte, Sylvie reconnut Saint-Mars. Elle aperçut aussi, dans la foule, Perceval qui jouait les badauds en homme pour qui c’est un vrai plaisir… Enfin, vint le temps des révérences quand, sa main dans celle d’Anne d’Autriche, l’Infante pénétra au milieu d’un profond silence dans l’appartement qui serait sien pour si peu de temps. De près, il était visible qu’elle avait beaucoup pleuré mais qu’elle s’efforçait de faire bonne contenance.

En voyant s’approcher cette enfant désolée, raidie dans son énorme robe de satin incarnat brodée d’or qui semblait la soutenir plus que la vêtir, Sylvie ressentit un véritable élan de pitié et de sympathie. La douceur, la résignation aussi se lisaient sur ce jeune visage. La Reine Mère, à présent, procédait aux présentations : la surintendante d’abord, la dame d’honneur ensuite, puis ce fut son nom qui tomba des lèvres royales :

— Mme la duchesse de Fontsomme vous plaira, ma fille ! dit-elle en espagnol. C’est elle qui a enseigné la guitare au Roi, qui en joue fort bien. Elle sert notre couronne depuis l’âge de quinze ans. Elle est droite et sûre. En outre, elle parle notre langue à la perfection…

Les doux yeux bleus, si mélancoliques, s’éclairèrent et, après que Sylvie lui eut souhaité une protocolaire bienvenue dans le plus pur castillan, la jeune fille déclara se réjouir sincèrement de leurs futurs rapports. Tandis que l’on passait aux autres dames, celle-ci découvrit l’impensable : cette fille d’une princesse française ne connaissait pas sa langue maternelle. Or, en dehors de la Reine Mère, de Mme de Motteville, d’elle-même et, fort heureusement, du Roi, la langue du Cid n’était guère pratiquée à la Cour.

— Eh bien ! pensa Sylvie pas découragée pour autant, on essaiera de la lui apprendre !

Cependant on conduisait Marie-Thérèse dans sa chambre dont avaient déjà pris possession sa camériste espagnole, la noire et sèche Molina, la fille de celle-ci et une naine affreuse vêtue de façon extravagante qui répondait au nom de Chica et tripotait tout ce qui lui tombait sous la main. On eut quelque peine à obtenir un peu de paix et, tandis que Molina se consacrait à la réception de coffres qui arrivaient d’Espagne, les dames françaises purent débarrasser leur jeune maîtresse de l’encombrant « gardifante » et de l’écrasante coiffure emplumée. Elles eurent la surprise alors de découvrir sous tout cela une jeune fille pleine de grâce, faite à ravir et possédant les plus beaux cheveux blonds naturellement bouclés que l’on pût voir.

— Notre roi a beaucoup de chance, Madame ! dit doucement Sylvie, ce qui lui valut un beau sourire cependant que, chez sa mère, ledit Roi se faisait tancer d’importance : n’avait-il pas émis le désir de consommer son mariage le soir même ? On le rappela vertement aux convenances, puis tout le monde – entendez les deux Reines, le Roi et Monsieur ! – se retrouva pour souper en petit comité. Marie-Thérèse y parut vêtue d’un négligé de batiste abondamment orné de dentelles et de rubans, les cheveux coiffés lâches, spectacle qui amena un sourire sur les lèvres de son époux.

Laissant la famille royale à ses agapes, Sylvie retourna dans la chambre avec Mme de Navailles pour mettre un peu d’ordre et préparer le coucher. Elles y trouvèrent Molina dans tous ses états : une cassette de bijoux manquait à l’appel.

— Vous en êtes sûre ? demanda Sylvie.

— Très ! Quand on a chargé le char qui est encore en bas, j’y ai mis moi-même les trois petits coffres à bijoux… et on ne m’en a monté que deux !

— On va monter le troisième…

— Non. Je suis allée voir. La voiture est vide.

— Qui a déchargé ?

— Des valets pour les gros coffres et deux soldats pour les cassettes.

— Cela regarde Mme la surintendante, dit Mme de Navailles, mais comme elle est allée souper chez le Cardinal, je vais m’en occuper et faire comparaître les valets. Mme de Fontsomme, voulez-vous aller jeter un coup d’œil en bas ?

— Volontiers.

Devant la maison Haraneder, un certain désordre régnait autour du chariot vide que deux gentilshommes de la Reine Mère passaient au peigne fin sous l’œil vide du cocher. La foule attirée par le débarquement des bagages se retirait. Cependant, à quelques pas de la porte, deux mousquetaires discutaient avec animation. L’un d’eux était M. d’Artagnan. Sylvie s’approcha :

— Vous êtes le capitaine d’Artagnan, n’est-ce pas ?

— Lieutenant seulement, madame, fit-il en la saluant…

— Pouvez-vous m’expliquer ce qui s’est passé ? Je suis la duchesse de Fontsomme, dame d’atour suppléante de la nouvelle reine.

— Une affaire grave, je le crains, madame la duchesse. Pour faire honneur à l’Infante, le Roi avait décidé que mes mousquetaires garderaient, cette nuit, les portes de sa maison. Quand les chariots sont arrivés, deux d’entre eux étaient en faction : M. de Laissac ici présent et M. de Saint-Mars.

— Monsieur de S…

— Vous le connaissez ?

— À peine mais, je vous en prie, veuillez continuer.

D’Artagnan expliqua alors qu’au moment où les chariots s’étaient arrêtés – leur escorte espagnole n’ayant pas dépassé les portes de la ville – les laquais s’étaient chargés des grandes malles de cuir mais que l’intendant de la Reine Mère avait prié les gardes de bien vouloir se charger des cassettes scellées aux armes d’Espagne. L’un après l’autre, Laissac et Saint-Mars les avaient montées, chacun d’eux attendant pour y aller que l’autre soit redescendu. Or, descendant pour la seconde fois, M. de Laissac n’avait retrouvé ni le dernier coffret ni Saint-Mars…

— Vous ne supposez tout de même pas qu’il ait pu ?… Oh ! Mais c’est un gentilhomme et un soldat… protesta Sylvie.

— Je sais, et croyez que cette perspective ne me réjouit pas…

— Il n’y a aucune raison qu’il soit parti avec le coffret ! Si M. de Saint-Mars a abandonné son poste il a dû avoir une raison… grave ! Une raison importante. Vous savez comme moi quel… attrait exerce sur lui la maison Etcheverry où je loge…

— Sans doute. Malheureusement, quelqu’un l’a vu !

— Prendre le coffret et s’enfuir avec ?

— Oui.

— Qui prétend cela ?

— L’homme que vous voyez là-bas, gardé par deux de mes hommes. C’est l’un des pèlerins de l’hospice et il a vu Saint-Mars filer en direction de la mer…

Abasourdie, Sylvie essayait de mettre deux idées bout à bout. Le rendez-vous fixé à Maïtena n’était que pour le lendemain soir et Saint-Mars n’avait aucune raison… à moins que ?…

Elle crut entendre encore la voix si triste du jeune homme murmurer : « Je suis pauvre… S’il en était autrement, j’entrerais hardiment dans la maison d’Etcheverry pour lui demander sa fille… » Et sentit son cœur s’alourdir. Face à la fortune que représentaient les bijoux d’une infante, n’avait-il pu résister à la tentation ? Après tout, elle ne connaissait pas cet homme ni jusqu’où la passion pouvait le mener. Pourtant, quelque chose lui murmurait que c’était impossible. Ce Saint-Mars avait un regard trop franc, trop direct ! En outre, Maïtena, si fière, n’accepterait jamais de devoir son bonheur à un vol misérable… surtout exécuté de cette façon stupide ! Il faisait nuit sans doute, mais de là à filer avec un coffret sous le bras en s’imaginant que personne ne le verrait partir, c’était proprement ridicule. Elle s’aperçut qu’elle pensait tout haut quand elle entendit d’Artagnan opiner :

— Je suis assez de votre avis et je crois m’y connaître en hommes, mais on ne sait jamais ce qui peut se produire dans la tête d’un garçon amoureux. S’il n’y avait ce témoin…

— Puis-je lui parler ?

— Bien entendu. Venez avec moi !

Le pèlerin qui arborait avec ostentation un grand chapeau de feutre cabossé orné au retroussis de la traditionnelle coquille Saint-Jacques ne plut pas à Sylvie. En dépit de sa vêture pieuse, de sa mine confite et de sa parole onctueuse, il se dégageait de lui quelque chose de trouble. Avec une sorte de complaisance, il répéta l’accusation déjà portée : il avait vu le mousquetaire descendre du chariot avec un coffret puis, au lieu de rentrer dans la maison, regarder autour de lui si personne ne pouvait le voir et s’enfuir à toutes jambes vers l’obscurité de la plage.

— Et vous, il ne vous a pas remarqué ? demanda Sylvie.

— Non, j’étais dans l’ombre de la petite chapelle que vous voyez là-bas et, sur le moment, je n’en ai pas cru mes yeux. Mais… il a bien fallu me rendre à l’évidence. En dépit de son magnifique uniforme, cet homme n’est qu’un voleur !…

— Cela vous satisfait, capitaine ? Je veux dire lieutenant ?

Sylvie avait attiré le mousquetaire à quelques pas pour lui poser la question. Il haussa les épaules :

— Pas vraiment, madame la duchesse ! Mais le moyen de dire le contraire ? D’autant que je ne vois pas pour quelle raison un pèlerin inconnu s’amuserait à nous mentir. Et, en vérité, je ne connais pas bien Saint-Mars.

— Vous allez le libérer, ce pèlerin ?

— Le moyen de faire autrement ? Un routier de Dieu ! L’Infante serait horrifiée que l’on s’en prenne à l’un de ces gens-là…

Prenant l’officier par le bras, elle l’attira à quelques pas.

— Ne pourriez-vous, au moins…

Elle s’arrêta net. Un peu plus loin, Perceval de Raguenel et le duc de Gramont traversaient tranquillement la place où des danseurs espagnols s’apprêtaient pour un spectacle. Plantant là le mousquetaire sans autre explication, elle saisit ses jupes à deux mains et se mit à courir vers eux :

— Toutes mes excuses, monsieur le maréchal, mais je dois parler de toute urgence à votre compagnon. Souffrez que je vous l’enlève !

L’expression de joyeuse surprise s’effaça du noble visage :

— J’espérais que vous nous rejoigniez, soupira-t-il. Nous allions souper chez Mademoiselle.

— Croyez-moi tout à fait navrée, mais il s’agit d’une affaire d’importance.

Perceval connaissait trop bien Sylvie pour ne pas venir à son secours. Quelques excuses courtoises et il se laissait emmener. En quelques mots elle lui raconta ce qui venait de se passer puis, désignant le pèlerin que ses gardes laissaient aller :

— Il faut suivre cet homme ! Quelque chose me dit qu’il ment.

— Comptez sur moi !

Il se mit en marche à la suite du bonhomme tandis que Sylvie regagnait précipitamment la maison de la Reine Mère. Il fallait absolument qu’elle fût au coucher, et elle arriva juste à temps pour voir Louis XIV baiser cérémonieusement – avec tout de même un soupir de regret ! – la main de Marie-Thérèse avant de regagner son propre logis. Pendant son absence, Mme de Navailles avait réussi à calmer la Molina par le truchement de Motteville : il ne fallait pas que l’on trouble par une vilaine affaire de vol la première nuit en France. Mais, dès que la jeune fille eut posé la tête sur l’oreiller, elle lui tira sa révérence au propre comme au figuré et regagna la maison Etcheverry aussi vite que possible, sans se laisser distraire par la fête colorée qui se donnait sur la place : il fallait, à tout prix, qu’elle voie Maïtena !

En dépit de l’heure tardive, tout était encore éclairé et tout empestait le chocolat : on avait dû en préparer pour le retour du maréchal. Quand elle pénétra dans la grande salle, un certain désordre y régnait : sièges renversés, pots cassés, dont d’ailleurs Manech Etcheverry semblait se soucier fort peu. Assis sur une chaise devant la cheminée, les coudes aux genoux et le dos rond, il fumait sa pipe avec une sorte de rage en regardant les flammes… Il ne se leva même pas à l’entrée de Sylvie, preuve patente qu’il devait être de fort mauvaise humeur.

— Vous ne dormez pas encore ? dit doucement Sylvie.

— Le moyen de dormir dans une ville prise de folie ! L’Infante aura de la chance si elle peut fermer l’œil.

— Il faut tout de même essayer. Je… j’aurais voulu parler à votre fille. Peut-être est-elle encore éveillée elle aussi ?

— Elle n’est pas là !

Le cœur de Sylvie manqua un battement et tout de suite elle envisagea le pire : les deux amoureux s’étaient enfuis avec la cassette de bijoux. Pourtant, elle obligea sa voix à rester paisible pour demander :

— Elle participe à la fête sans doute ? Elle est allée voir les danseurs… C’est bien naturel…

Mais du coup, Etcheverry se leva et lui fit face. Elle eut l’impression qu’il bouillait de colère et devait s’imposer un gros effort pour ne pas l’envoyer promener avec ses questions.

— Non. Elle est partie ce soir pour un couvent de l’intérieur…

— Départ mouvementé si j’en juge par ce que je vois ici ?

— Puis-je savoir, madame la duchesse, pour quelle raison vous vous intéressez si fort à ma fille ?

— Je me suis prise d’une vraie sympathie pour elle parce qu’elle est aussi fière que belle, mais jouons cartes sur table si vous le voulez bien : elle est vraiment partie pour un couvent… ou bien ?…

— Vous voulez savoir si elle s’est enfuie avec ce fou qui m’est tombé dessus tout à l’heure en la réclamant à tous les échos et en m’accusant de l’avoir emmenée dans une retraite cachée pour la marier sur l’heure à son cousin. Du délire pur et simple !

— Quand on est amoureux on délire facilement. Ainsi M. de Saint-Mars était ici ?

— Oui. Il était déchaîné. Il hurlait qu’on l’avait prévenu trop tard et il a fouillé partout, même chez vous, et chez M. le maréchal où il a failli mettre le feu en renversant le réchaud sur lequel son valet espagnol était en train de préparer cette infernale boisson. Mais enfin, il est parti en courant pour aller je ne sais où… Le Ciel m’a bien inspiré en me disant de mettre dès ce soir ma fille à l’abri de ce furieux… Qu’il aille au diable !

— Il y a longtemps qu’il est parti ?

— Quelques minutes avant votre arrivée.

— Donc j’avais raison, triompha Sylvie. On l’a attiré dans un piège car il ne pouvait pas, à la même heure, être en train de tout casser ici et de s’enfuir avec les bijoux de l’Infante. Ce qu’il faut savoir, maintenant, c’est où il se trouve et là-dessus j’ai mon idée.

— Si vous m’expliquiez ?

— Trop long, mais vous pouvez venir avec moi si cela vous chante… ou plutôt attendez-moi un instant, ajouta-t-elle avec un regard à ses petits souliers de satin qui demandaient grâce. Le temps de changer de souliers.

Jeannette eut vite fait d’arranger cela. Elle voulait suivre sa maîtresse mais celle-ci s’y opposa : il valait mieux qu’elle reste au logis. Un moment plus tard, Sylvie trottait aux côtés de l’armateur en direction de l’hospice. Chemin faisant, elle fit de l’affaire un court récit et posa une question : Saint-Mars portait-il sa tunique de mousquetaire au moment de son esclandre ? La réponse fut négative, et comme son compagnon faisait remarquer, avec aigreur, qu’il n’avait aucune raison d’aider un homme qu’il détestait, elle haussa les épaules :

— Vous avez les meilleures de toutes : d’abord, un homme de votre qualité se doit de respecter le droit de quiconque à la justice. Ensuite, votre intérêt est que ce pauvre garçon, dont le seul tort est d’aimer plus riche que lui, puisse poursuivre sa carrière. Dans quelques jours elle l’éloignera de vous et vous ne le reverrez sans doute jamais. Les soldats meurent beaucoup au service du Roi.

— Nos marins aussi. La pêche à la baleine est le plus dangereux métier du monde et je veux un gendre qui s’y connaisse !

Ainsi que Sylvie l’espérait, Perceval était encore près de là. Quand elle l’appela à mi-voix, il sortit de l’ombre de la tour carrée.

— Vous arrivez bien, soupira-t-il. J’étais en train de me demander ce que je devais faire…

— Il s’est passé quelque chose ?

— Plutôt, oui ! Votre pèlerin, ainsi que nous le pensions, est rentré tranquillement mais quelque chose me poussait à attendre encore et apparemment j’ai eu raison : on s’agite beaucoup chez les moines augustins quand un roi se marie. Il y a un quart d’heure environ, trois hommes sont arrivés qui en soutenaient un quatrième. Ou plutôt qui le portaient. Ils se sont engouffrés dans l’hospice, avec quelque difficulté tout de même : le frère portier commençait à trouver qu’il y avait beaucoup de pèlerins dehors cette nuit. Ils ont dit qu’ils avaient réussi à retrouver leur frère. Malheureusement, c’était dans un ruisseau où il cuvait son vin… mais je jurerais que le prétendu ivrogne est Saint-Mars.

— Bien. En ce cas, cher Parrain, veuillez poursuivre votre faction un moment encore au cas où…

— Que voulez-vous faire ?

— Aller chercher M. d’Artagnan ! Il faut qu’il obtienne du Roi la permission de fouiller l’hospice…

— Terre d’asile ? Le Roi n’acceptera pas !

— Si cet asile est aussi celui des joyaux de sa femme, cela m’étonnerait beaucoup qu’il n’accepte pas. De toute façon nous allons voir ce que dira M. d’Artagnan.

On le trouva sans peine. Il était toujours à la maison de la Reine, comme s’il n’arrivait pas à s’en détacher. Visiblement très soucieux, il écouta Sylvie et son compagnon sans mot dire. Quand ce fut fini, il appela quatre de ses mousquetaires.

— Avec moi, messieurs ! Nous allons à l’hospice.

— Vous ne demandez pas un ordre du Roi ? interrogea Sylvie.

Le lieutenant la regarda sous le nez en lui dédiant un sourire féroce :

— Quand il s’agit de mes hommes, j’irais chez le diable en personne sans demander permission à qui que ce soit ! J’en répondrai moi-même à Sa Majesté… s’il le faut !

— Vous risquez votre carrière !

— Peut-être, mais si vous avez raison et si nous ne faisons pas vite, ces soi-disant pèlerins qui doivent être de vrais voleurs risquent de filer vers l’Espagne au lever du soleil ! Encore une objection ?

— Mon Dieu non. Sauf peut-être une mise au point : si vous devez en répondre devant le Roi, je serai avec vous !

— Pourquoi pas ! On a déjà vu plus bizarre…

Un moment plus tard, la cloche de l’ancien couvent des Hospitaliers attirait une fois de plus le frère portier au guichet. Il s’entendit réclamer d’urgence « au nom du Roi » une entrevue avec le Frère supérieur et ne se fit pas trop prier pour ouvrir sa porte, mais il eut tout de même un haut-le-corps en voyant entrer, derrière l’officier, quatre mousquetaires bien armés et une dame, mais pas l’armateur. Froissé dans sa piété, celui-ci avait préféré battre en retraite.

Il fut moins facile de convaincre le Supérieur de laisser les soldats du Roi fouiller sa maison.

— Je sais bien que les errants de Dieu ne sont pas tous des saints mais le seul fait de s’engager sur le pénible chemin de Saint-Jacques doit leur valoir paix et protection. Je refuse. Ou alors apportez-moi un ordre de Mgr l’évêque…

— Je n’ai pas le temps. Et d’ailleurs je n’ai l’intention de molester personne. Nous opérerons en douceur… et je suppose que personne ne couche à la chapelle ?

— En effet, mais pendant les offices les pèlerins sont invités à se joindre à nous… et matines n’est pas loin.

— Après quoi viendra le jour et nos gens peuvent filer avec leur butin. Songez-y, mon père : les bijoux de l’Infante qui devient aujourd’hui notre reine ! Cela frise la lèse-majesté. Si vous m’accordez ce que je demande nous allons ôter casaques et chapeaux et nous nous séparerons. Tous ici connaissent leur camarade. Mme la duchesse de Fontsomme qui représente l’Infante le connaît. Pressons, Votre Révérence ! Vous permettez ou non ?

— Qui vous dit que votre homme n’est pas complice des prétendus voleurs ? C’est lui qu’on a vu partir avec le coffret…

— Non. C’est l’un des autres revêtu de son uniforme après l’avoir suffisamment affolé pour qu’il accepte ce curieux remplacement… Alors, nous y allons ? Si vous refusez, je demanderai au Roi la fermeture de votre hospice !

— Eh bien… faites comme vous l’entendrez mais si vous ne trouvez rien…

— Je suis homme à répondre de mes actes !

On trouva. On trouva même tout : Saint-Mars toujours sous l’effet de la drogue qu’on lui avait ingurgitée de force, les quatre voleurs paisiblement endormis en attendant l’heure de se mêler aux autres pour reprendre la route, les joyaux de l’Infante répartis dans les « panières » de ces pèlerins d’un genre bien particulier. Et la casaque du mousquetaire ! Les malandrins tentèrent de se défendre en chargeant Saint-Mars. Il avait tout fait et eux n’étaient là que pour passer les bijoux en Espagne où on les vendrait sans peine à un juif de Burgos.

— C’est sans doute pour cela que vous l’avez drogué quand vous l’avez récupéré à la sortie de la maison Etcheverry ? fit d’Artagnan.

Le gros homme qui avait joué le rôle du dénonciateur protesta :

— La maison… Etcheverry ? On n’avait rien à y faire. On l’attendait sur la plage. Il est venu tout droit à nous…

— Après avoir jeté sa casaque ? Comme c’est vraisemblable ! Il comptait déserter, partir avec vous, abandonner tout ? Son honneur et le reste ?

— Il voulait épouser une fille riche. Il lui fallait de l’argent. Tout était arrangé avec elle et elle devait le rejoindre. Pas besoin d’aller la chercher.

— Il y est allé pourtant, affirma Sylvie. Manech Etcheverry pourra témoigner qu’il a tout mis en l’air dans sa maison…

L’autre prit un air malin :

— Peut-être qu’il s’était mis d’accord avec lui aussi. En tout cas, nous on n’a pas bougé de la plage…

— Et il n’est pas allé chez Etcheverry ?

— Ben… non ! Il n’avait pas le temps et ça risquait de le faire prendre.

— Et ça ?

D’un doigt, Sylvie désignait l’énorme tache grasse et brune étalée sur le justaucorps de daim du mousquetaire.

— Ça, reprit-elle, c’est du chocolat : celui qu’il a renversé dans l’appartement du maréchal de Gramont. Etcheverry en témoignera…

— Ne vous donnez pas tant de peine, madame la duchesse. Ce chocolat est une bonne preuve comme aussi le sommeil tenace de ce malheureux que l’on aurait sans doute abandonné à sa honte et à la justice du Roi avant de filer en Espagne. De toute façon, on connaîtra les détails de l’opération quand le bourreau s’occupera de ces messieurs pour leur tirer la vérité… Qu’on les emmène et qu’on ramène cet imbécile au cantonnement…

— Il sera puni gravement ?

— Il a abandonné son poste, non ? Et un poste de confiance. En outre, il a prêté sa casaque pour que l’on ne s’aperçoive pas tout de suite de son absence. Il fera de la prison militaire, mais je veillerai à ce que, ensuite, il réintègre les mousquetaires. C’est un bon soldat, très brave. J’entends le garder… mais il vous devra une fière chandelle !

Ce fut ce que le pauvre Saint-Mars écrivit le lendemain à Sylvie : « Je sais, madame la duchesse, ce que vous avez fait pour moi. Je sais que vous avez sauvé ma vie et mon honneur. Ils vous appartiennent désormais et vous pourrez venir me les réclamer quand vous le voudrez… »

— Pauvre garçon ! murmura la jeune femme en approchant la lettre de la flamme d’une bougie. Que pourrais-je bien faire de sa vie et de son honneur surtout ? Laissons-le oublier !

Mais Perceval saisit le papier qui commençait à brûler et l’éteignit sous son talon :

— Ce genre de lettre ne se détruit pas, Sylvie ! Ça se garde même précieusement. Vous ne savez pas de quoi votre avenir et le sien peuvent être faits…

— Eh bien, gardez-la si cela vous fait plaisir ! soupira-t-elle. Il est l’heure d’aller habiller l’Infante pour la messe de mariage…

Quelques heures plus tard, Marie-Thérèse, ravissante dans sa première toilette française – robe de satin blanc semée de fleurs de lis comme l’immense manteau de velours pourpre attaché à ses épaules –, prenait le chemin de l’église. Le manteau était soutenu à mi-longueur par les jeunes sœurs de Mademoiselle et au bout par la princesse de Carignan, mais il n’avait pas fallu moins de deux dames et d’un coiffeur pour convaincre la couronne royale de rester fixée au sommet de la magnifique chevelure blonde, fraîchement lavée et trop abondante de la princesse.

Sous les vivats et le carillon frénétique des cloches on alla vers l’église à pied comme tout un chacun, sous une chaleur tropicale et d’ardents rayons de soleil dont une floraison de parasols essayaient de défendre le beau cortège. Le prince de Condé ouvrait la marche, puis venait Mazarin empaqueté dans un métrage impressionnant de moire pourpre, des diamants à tous les doigts. Ensuite le Roi, en habit de drap d’or voilé de fine dentelle noire, sans un bijou, précédant la fiancée menée à droite par Monsieur, à gauche par M. de Bernaville, son chevalier d’honneur. La Reine Mère rayonnante de joie venait ensuite et enfin Mademoiselle, qui avait couvert ses voiles noirs de tout ce qu’elle possédait de perles. Toutes avec des traînes qui, sans être aussi longues que celle de la nouvelle reine, n’en compliquèrent pas moins les évolutions dans la belle église au somptueux retable doré et sculpté, où les hommes de la région, placés dans les trois galeries étagées jusqu’à la voûte en berceau de navire, firent entendre les plus beaux chants du monde.

Sylvie qui se souvenait de ce qu’avait été le ménage de Louis XIII et d’Anne d’Autriche pria de tout son cœur pour que ce nouveau couple, si bien assorti, trouve ce bonheur qui est rarement le lot des personnes royales, mais le sourire de Louis quand il regardait sa jeune femme, et surtout le regard de Marie-Thérèse, déjà brillant d’un amour qui ne s’éteindrait jamais, permettaient les plus grandes espérances.

Anne d’Autriche, elle non plus, n’oubliait pas. Elle s’attachait de toute sa force à ce qu’elle espérait un bonheur et, le soir venu, pour qu’au moins la pudeur de Marie-Thérèse ne soit pas soumise à trop rude épreuve, elle n’hésita pas à bousculer les traditions, referma elle-même les rideaux du lit sur le jeune couple à peine couché et renvoya tout le monde.

— Pensez-vous qu’ils seront heureux ? demanda Sylvie à Mme de Navailles tandis qu’elles quittaient ensemble la maison du Roi.

— J’en doute un peu. Le bruit court qu’en rentrant à Paris le Roi ferait, seul, un crochet par Brouage où Mazarin a exilé sa nièce Marie, sous le prétexte de visiter le port de La Rochelle. D’autre part, certains regards posés sur l’une des filles d’honneur ne m’ont pas échappé. Il faudra veiller au grain…

— Ou faire en sorte que la Reine continue de plaire à son époux ?

— Quelque chose me dit que ce sera plus difficile…

Le vent de mer rafraîchissait la nuit étoilée. Les deux femmes prolongèrent leur promenade pour mieux en profiter.

CHAPITRE 3 UN CADEAU POUR LA REINE

Ce fut à Fontainebleau et, bien entendu, au moment où elle s’y attendait le moins que Sylvie revit François.

Avant de présenter la Reine à Paris et d’y faire avec elle sa « joyeuse entrée », Louis XIV décida de passer quelques jours dans un palais qu’il aimait particulièrement. Il y avait plus d’un an que la Cour avait quitté la capitale pour la Provence et le Pays basque et il est toujours agréable de rentrer chez soi. En outre, le long voyage de retour en plusieurs semaines ponctuées de fêtes, de discours, de banquets, de bals et de toutes sortes de distractions avait offert trop de logements improvisés, voire misérables, pour que tous ne souhaitent retrouver l’espace et le charme de ce qui était alors la plus agréable des résidences royales.

Sylvie aussi aimait Fontainebleau où elle avait séjourné à plusieurs reprises sous le règne précédent. Elle appréciait la beauté de la grande forêt et l’agrément des bâtiments moins élevés que ceux de Saint-Germain, moins sévères que ceux du Louvre où la royauté s’était réinstallée après les troubles de la Fronde – avec le Cardinal qui tenait beaucoup de place – quand on avait pu mesurer la difficulté de défendre l’aimable Palais-Royal. Sylvie conservait le souvenir – amusé avec le recul du temps ! – de sa première rencontre avec Richelieu. Et c’est en y pensant qu’elle était descendue dans les jardins, ce matin-là de bonne heure, dans l’intention de jouir de la fraîcheur de la rosée et de refaire cette première promenade qui devait avoir tant d’influence sur sa vie de petite fille d’honneur de quinze ans, puisqu’elle lui avait permis de rencontrer, non seulement le redoutable Cardinal mais aussi celui qui était devenu son époux et que, ce jour-là, accompagnait le trop beau et trop imprudent Cinq-Mars. Un pèlerinage de tendresse en quelque sorte !

Il était vraiment tôt : l’aurore incendiait le ciel et Sylvie pensait disposer d’une petite heure, le couple royal étant encore au lit. Or, en arrivant au pavillon Sully, elle s’aperçut que l’immense enfilade de jardins allant de l’étang aux carpes au Grand Canal était envahie par une foule de gens affairés, valets, ouvriers, jardiniers et artificiers, mêlés à ce qui ne pouvait être que les préparatifs d’une grande fête dont personne n’avait sonné mot, le parc étant, la veille au soir, rigoureusement vide et désert. Déçue, un peu mécontente, elle allait se décider à rentrer au château quand, derrière elle, une voix masculine se fit entendre :

— Par grâce, madame, gardez-moi le secret encore deux ou trois heures !

Le son grave et chaud de la voix l’atteignit comme une flèche. Elle se retourna et vit qu’il était là, que c’était lui qui venait de parler. À cause de la grande mante de soie légère dont elle s’était enveloppée contre l’humidité de l’aube, il ne l’avait pas reconnue. Et maintenant ils étaient face à face, figés par la surprise et se regardant sans trouver un mot à dire, sans oser un geste. Seuls vivaient leurs cœurs, qui battaient la chamade, leurs yeux qui se pénétraient plus ardemment peut-être que ne l’eût fait un baiser, illuminés d’une joie dont ils n’étaient maîtres ni l’un ni l’autre mais qui, très vite, épouvanta Sylvie. Réagissant enfin, elle voulut fuir, mais il la retint par un pli de sa mante :

— En souvenir d’autrefois, Sylvie, accordez-moi au moins cet instant puisque Dieu nous permet de le vivre à l’écart des regards indiscrets de la Cour.

— Dieu ? N’est-ce pas un trop grand nom, trop commode aussi pour un simple hasard ?

— Que vous regrettez, bien sûr !

— Je viens de manquer au serment que j’avais fait à votre victime de ne vous revoir de ma vie. N’est-ce pas assez ?

— Non, parce que vous êtes injuste. Quand deux hommes se font face, l’épée à la main, les armes sont égales. C’est corps pour corps, sang pour sang, vie pour vie, et quand l’un d’eux tombe, il n’est pas plus une victime que l’autre un bourreau.

— Vous l’avez tué pourtant !

— Mais je ne le voulais pas et c’est là que résidait la différence entre nous : lui se battait pour tuer. Moi pas.

— Vous en êtes sûr ?

— En conscience, oui ! Nous étions de force sensiblement égale au jeu de l’escrime et je ne voulais pas mourir. Peut-être me suis-je défendu un peu trop bien. J’ai conscience, depuis longtemps, qu’il eût mieux valu pour moi d’être tué. Pour moi et surtout pour vous… Mon ombre eût été plus heureuse : elle aurait vécu tout près de vous ces interminables années où vous êtes demeurée quasiment recluse sur vos terres et qui m’ont fait tant de mal !

— Cela ne se dirait guère, fit-elle avec une pointe d’amertume qui n’échappa pas à François.

— Allons donc ! Ne me dites pas que je n’ai pas changé ?

C’était indéniable, mais s’il était à présent différent, il n’en était peut-être que plus séduisant. Ses cheveux, jadis si longs, si blonds, avaient pris une teinte plus foncée et s’argentaient légèrement vers les tempes. Coupés au ras des épaules et rejetés en arrière, ils dégageaient le visage énergique dont les traits se creusaient, accusant davantage la ressemblance avec César de Vendôme son père. Si le jeune dieu nordique d’autrefois s’effaçait, il était incontestable que la maturité seyait à François de Beaufort : sa silhouette, sans s’épaissir le moins du monde, en tirait plus de puissance sous le justaucorps de daim gris fer qu’il portait avec des bottes de cavalier.

— En effet, admit Sylvie, vous avez changé…

Mais il ne la laissa pas continuer :

— L’apparence seulement, Sylvie. Le cœur, lui, est toujours le même… toujours tout à vous !

— Encore un mot sur ce sujet et je vous quitte ! fit-elle sévèrement en esquissant un mouvement de retraite qu’il arrêta de la main.

— Je pensais, après tant d’années de pénitence, avoir acquis le droit de vous dire ce qu’il en est de moi.

— Celui qui est entre nous ne vous accorde aucun droit. D’ailleurs, je ne vous crois pas. Si éloignée que j’aie été de la Cour, ses bruits n’en sont pas moins venus jusqu’à moi. On parlait, à votre sujet, d’une demoiselle de Guerchy ; on avance à présent le nom de Mme d’Olonne…

Au léger sourire qui détendit les lèvres dures, elle comprit qu’elle venait de commettre une faute en laissant entendre qu’elle s’intéressait toujours à lui et se traita de sotte. Cette fois, il fallait partir si elle ne voulait pas poursuivre le dialogue sur un ton différent. Virant sur ses talons avec une prestesse qui fit voler sa mante, elle se trouva nez à nez avec Nicolas Fouquet, survenant à la tête d’une troupe de musiciens et disant :

— Où en êtes-vous, monseigneur ? Tout sera-t-il prêt pour le plaisir de Leurs Majestés lorsqu’elles sortiront de la messe ?… Tiens, madame la duchesse de Fontsomme ! C’est apparemment le jour des surprises, mais la mienne est la plus heureuse puisque je vous rencontre. Vous êtes bien matinale.

— J’ai toujours aimé ce parc et je venais y rêver un peu quand je suis tombée…

— Sur les préparatifs de la fête que M. le duc de Beaufort veut offrir au Roi et pour laquelle il s’est donné beaucoup de peine.

— Je n’en serais pas sorti sans vous, mon cher Fouquet ! Vous êtes, en vérité, un grand magicien…

— Inutile de me chanter ses louanges ! coupa Sylvie en tendant sa main au surintendant des Finances. M. Fouquet est, depuis longtemps, l’un de mes plus fidèles amis. Mais j’ignorais que vous vous connaissiez ? ajouta-t-elle d’un ton plus sec.

— Vous n’allez pas, j’espère, lui en vouloir pour ça ? C’est la passion de la mer qui nous a rapprochés. Vous n’ignorez pas que j’ai la survivance du poste d’amiral qui est encore à mon père. Fouquet est le nouveau maître de Belle-Isle et nous avons tous deux de grands projets pour mieux fortifier les côtes bretonnes et construire en eau profonde un port capable d’accueillir des vaisseaux de guerre entre Brest et Dunkerque. Nous pensons aussi à ma principauté de Martigues dont on pourrait faire, en Méditerranée, un grand port de commerce…

— Pitié, monseigneur ! dit Fouquet en riant. N’accablez pas Mme de Fontsomme sous nos projets. Peut-être nous prendrait-elle pour des fous… Oh Dieu ! Voilà M. Colbert qui nous arrive avec sa mine sombre et son œil fureteur. Il me suit à la trace dès que je mets le pied chez le Roi.

— Le miel attire les mouches et puis, mon ami, votre trace est si brillante qu’elle est facile à relever. Pour ma part je n’aime pas cette laide figure d’envieux et je vous la laisse. J’accompagne Mme de Fontsomme jusqu’au Grand Degré…

Sylvie aurait bien voulu refuser, mais elle craignit de paraître discourtoise aux yeux de Fouquet. Elle chemina donc un instant sans parler aux côtés de François puis demanda :

— Pourquoi perdre votre temps à me faire la conduite ? Vous allez être en retard.

— C’est avec vous que je suis en retard : de dix ans ! Sylvie… Accordez-moi de vous revoir… de temps en temps au moins. Ces années m’ont été si pénibles…

Les yeux fixés sur la pointe de ses souliers qui apparaissaient et disparaissaient au rythme de la marche, Sylvie se garda bien de tourner la tête vers lui. Au son de sa voix, elle devinait qu’il devait avoir ce visage de passion auquel jadis elle n’avait pu résister.

— Cela ne m’est pas apparu si long, à moi !

— Dieu que vous êtes cruelle ! Seulement je ne vous crois pas. Ce fou de Bussy-Rabutin prétend que l’absence est à l’amour ce qu’est au feu le vent… qu’il éteint le petit et allume le grand. Le mien est plus fort que jamais, Sylvie. Et le vôtre ?

— Brisons là, je vous prie ! C’est une question que je ne vous permets pas de me poser parce que je ne me la pose plus depuis longtemps. Cela dit, la vie de cour nous obligera à des rencontres. Il faudra vous en contenter.

— J’aimerais pourtant voir vos enfants. Votre petite Marie était si mignonne… et, ajouta-t-il d’un ton plus grave, je serais heureux de connaître votre fils.

— Pourquoi ? demanda-t-elle, la gorge soudain séchée.

— C’est… naturel il me semble…

Cette fois elle le regarda avec une sorte d’épouvante, mais il venait de s’arrêter près d’un portique de roses et de jasmins, et respirait une fleur d’un air innocent. Que savait-il au juste de la naissance de Philippe ? En connaissait-il la date exacte au point d’en déduire la vérité ? Pourtant, la guerre faisait rage à cette époque et il croulait sous les responsabilités…

— Que voyez-vous là de si naturel ? demanda-t-elle, décidée à le pousser dans ses retranchements.

Il eut un sourire, arracha la rose qu’il lui offrit, prit son autre main pour l’entraîner à l’écart des jardiniers au travail puis, posant sur ses doigts un baiser très doux, il murmura :

— Ne me laisserez-vous jamais personne à aimer ?

Sans rien ajouter, il laissa la main retomber et rejoignit le théâtre de verdure improvisé où tout à l’heure on donnerait l’un de ces ballets que le Roi aimait tant. Rêveuse, Sylvie remonta chez la Reine…

La fête de M. de Beaufort fut une réussite et le Roi daigna s’y amuser. Sylvie nettement moins, car dès l’instant où elle parut dans la suite de la Reine, le maréchal de Gramont, qui la poursuivait de ses assiduités depuis Saint-Jean-de-Luz en dépit de la présence de sa femme, s’attacha à ses pas avec une constance que la jeune femme jugeait agaçante.

Le clou de la journée fut l’instant où Beaufort, magnifique dans un habit de taffetas noir glacé d’argent – Sylvie devait découvrir par la suite que, comme elle, il ne portait que les couleurs du deuil –, vint mettre genou en terre devant la jeune Reine en lui offrant le plus ravissant négrillon qui se puisse voir. Il devait avoir de dix à douze ans et, pour rehausser encore sa beauté, on l’avait vêtu de satin doré et coiffé d’un turban assorti où moussaient des plumes blanches. Tout à fait à son aise, il salua d’abord avec une amusante gravité en croisant les mains sur sa poitrine et en s’inclinant puis, content des murmures admiratifs des courtisans, il alluma un éclatant sourire.

— Il vient du royaume de Soudan, Madame, expliqua Beaufort en espagnol, tout exprès pour vous servir. Il est adroit en toutes choses, il joue de la flûte et sait danser. Il s’appelle Nabo… Il est chrétien.

Tandis que Marie-Thérèse, rouge de joie, riait en frappant ses mains l’une contre l’autre dans un geste qui lui était familier, sa naine qui la suivait partout comme un petit chien vint prendre le jeune garçon par la main pour l’entraîner sous une tonnelle où elle s’était préparé un petit repas de gâteaux et de sucreries afin de le partager avec lui. Ils étaient à peu près de la même taille mais le contraste qu’ils formaient – elle si laide en dépit de ses habits magnifiques, lui si beau ! – était frappant et, naturellement, quelques plaisanteries osées fusèrent sur ce qui pouvait sortir plus tard d’un tel couple. Un coup d’œil sévère du Roi les fit taire tandis que Marie-Thérèse recommandait :

— Tu peux jouer avec lui, Chica, mais ne me l’abîme pas !

Sur le visage grossier où les traits semblaient avoir du mal à se mettre d’accord pour composer une physionomie, un étonnant, un radieux sourire éclata soudain :

— Oh non !… Il est trop joli ! Chica en prendra grand soin !…

Pendant le souper fastueux où Beaufort tint à servir en personne son jeune souverain, Mademoiselle, qui pour une fois n’avait pas faim, se rapprocha de Sylvie assise à l’écart sur un banc de pierre voisin d’un parapluie de roses, et s’installa auprès d’elle. Durant le long voyage de retour, les deux femmes avaient noué amitié.

— Que faites-vous là seulette ? Ne me dites pas que votre amoureux vous délaisse déjà ? Ou bien l’avez vous renvoyé ?

— Mon amoureux ? Oh… M. de Gramont ? Il vient de partir pour Paris où l’appelle je ne sais quelle affaire.

Elle dit cela d’un ton tellement indifférent que la princesse se mit à rire.

— Allons, je constate avec joie qu’il ne vous émeut guère et vous n’imaginez pas comme j’en suis ravie !

— Pourquoi donc ?

— Parce que je redoute qu’il ne devienne veuf un jour et ne demande votre main…

— Pourquoi deviendrait-il veuf ? La duchesse est-elle malade ?

— Sa santé n’est pas des meilleures. Ce n’est d’ailleurs pas une sinécure d’avoir épousé un Gramont, et la pauvre Françoise de Chivré qui détient le titre déteste son château de Bidache où on la confine généralement et passe le plus de temps qu’elle peut avec sa fille, la princesse de Monaco. Elle doit s’y sentir en sûreté !

— En sûreté ? Ne le serait-elle pas auprès de son époux ?

— Oh, l’époux serait assez bon homme en dépit de son caractère emporté, et surtout intéressé, mais le pire c’est son frère, le chevalier, qui est un vrai démon et que, malheureusement, il écoute un peu trop. Si celui-ci juge un jour qu’une nouvelle alliance, avec une femme riche et bien en cour, pourrait être utile à la famille, la duchesse pourrait faire à Bidache un dernier séjour… un peu malsain.

— Vous ne voulez pas dire, Altesse, que cette pauvre femme pourrait…

Le regard effaré de sa nouvelle amie fit sourire la princesse.

— Oh si ! Je les en crois très capables et la pauvre Françoise ne l’ignore pas. Elle fait d’affreux cauchemars quand elle est là-bas. Elle m’a dit un jour y avoir rencontré le fantôme de sa belle-mère…

— La mère du maréchal ? Lui serait-il arrivé malheur ?

— C’est le moins qu’on puisse dire. Écoutez plutôt…

Et Mademoiselle raconta comment, un jour de mars 1610, le père du maréchal, rentrant chez lui inopinément, surprit sa femme, la belle Louise de Roquelaure, en tendre conversation avec un sien cousin, Marsilien de Gramont que, par malheur, il aimait aussi. Sa réaction fut immédiate : il embrocha le séducteur tandis que Louise réussissait à s’enfuir jusqu’à un couvent voisin. Le mari furieux l’en tira bien vite pour la traduire devant une espèce de tribunal composé des notables du pays où elle eut la pénible surprise de trouver le cadavre de son amant que l’on n’avait pas encore enterré. Tous deux furent condamnés à être décapités, ce que l’on exécuta aussitôt sur Marsilien mais, pour sa femme, Antonin de Gramont préféra attendre, craignant un peu les représailles d’un beau-père qui était non seulement gouverneur de Gascogne mais fort bien en cour. En effet, Roquelaure en appela à la Reine, Marie de Médicis, et Gramont reçut l’ordre « de ne rien tenter contre la vie de son épouse ». Cet ordre que lui porte le conseiller de Gourgues, Gramont le reçoit avec colère. Il part pour Paris, laissant la coupable à la garde de sa mère qui n’était autre que la fameuse Diane d’Andoins, dite Corisande, la première passion du jeune Henri IV alors roi de Navarre. C’est une femme dure, orgueilleuse qui supporte mal le temps qui passe. Elle déteste sa belle-fille. Le mari a-t-il ou n’a-t-il pas donné d’instructions à sa mère ? Toujours est-il que le 9 novembre suivant, on portait en terre la jeune femme à laquelle Corisande refusa la sépulture des Gramont…

— On dit, acheva Mademoiselle, que la malheureuse aurait été jetée au fond d’une oubliette où Corisande la laissa mourir les os brisés. En ce qui me concerne, je n’ai jamais voulu aller à Bidache et je vous conseille d’en faire autant…

— Quelle horrible histoire ! émit Sylvie, glacée jusqu’à l’âme. Et le fils n’a rien tenté pour sa mère ?

— Il la connaissait à peine. Depuis sa naissance il vivait chez Corisande, à Hagetmau. Alors, si vous apprenez la mort de la duchesse, sauvez-vous à toutes jambes !…

Sylvie n’écoutait plus. Elle regardait la table royale où François remplissait la coupe de Louis XIV avec des gestes presque tendres. Mademoiselle surprit ce regard et soupira :

— Celui-là aussi vous aime… et au fond je ne vois pas pourquoi vous ne l’épouseriez pas ?

Le propos ne surprit pas Sylvie. La princesse était depuis longtemps la meilleure amie de François, sa complice durant la Fronde et sans doute aussi sa confidente. Sans même tourner la tête, elle répondit :

— Pendant des années ce fut mon rêve impossible et ça l’est plus encore à présent…

— À cause de ce malheureux coup d’épée ? Nous étions tous un peu fous alors et l’on s’étripait joyeusement en famille selon que l’on tenait pour ou contre Mazarin, mais s’il s’est souvent battu en duel, jamais Beaufort n’a été l’agresseur. C’est pour cela, je crois, que sa sœur lui a pardonné la mort de Nemours. Vous devriez pardonner aussi…

— C’est à mon fils que le pardon appartient. Lorsqu’il aura l’âge d’homme – ce qui vient vite ! – il saura à quoi s’en tenir et, s’il pardonne, je n’aurai aucune raison d’être plus intransigeante.

— Et s’il ne pardonne pas, s’il provoque Beaufort en duel ?

— Cela, je saurai l’empêcher, dussé-je y laisser la vie… mais j’espère bien ne pas en venir là !

— Je l’espère aussi, cependant suivez mon conseil. Faites la paix avec Beaufort ! Même Chimène a fini par épouser Rodrigue !

Cette fois, Sylvie se contenta de sourire. Elle ne pouvait deviner qu’un danger plus grand, plus immédiat surtout, allait se présenter bientôt.

Le jeudi 26 août, dans la fraîcheur du matin, le Roi et la Reine qui avaient quitté Fontainebleau prirent place sur un double trône abrité de soie fleurdelysée à crépines d’or que l’on avait érigé sur un vaste espace herbu, et un peu en élévation, situé à mi-chemin environ du château de Vincennes et de la porte Saint-Antoine[58]. Tous deux, naturellement, étaient vêtus avec la somptuosité qu’un peuple attend de ses souverains en représentation, mais pour ce jour où Paris allait découvrir sa reine, Louis XIV avait volontairement assourdi son propre éclat afin de laisser briller davantage Marie-Thérèse. Celle-ci portait en effet une robe de satin noir tellement brodée d’or et d’argent, tellement enrichie de perles et de pierreries que l’on n’en voyait plus guère la couleur d’origine. Des diamants scintillaient sur sa jeune gorge, à ses oreilles, ses bras, ses petites mains, et, sur sa chevelure coiffée lâche afin qu’on pût l’admirer, la couronne royale étincelait de tous ses feux dans le soleil du matin. Louis se contentait d’un habit entièrement brodé d’argent et d’un seul diamant à son chapeau sous le piquet d’aigrette et de plumes blanches.

Le jeune couple reçut là l’hommage des corps constitués, subit avec patience l’interminable discours d’un chancelier Séguier drapé d’or de la tête aux pieds et qui croyait que ce jour était aussi celui de son triomphe : ce n’était plus un secret pour personne que Mazarin allait vers sa fin et l’imposant personnage pensait que le rôle de Premier ministre l’attendait… Enfin, l’immense cortège qui allait amener la Reine au Louvre put s’ébranler. Louis XIV sauta, avec un évident soulagement, sur un beau cheval bai brun tandis que Marie-Thérèse s’installait dans un « char plus beau que celui que l’on donne faussement au soleil et ses chevaux auraient emporté le prix de la beauté sur ceux de ce dieu de la fable ». Elle souleva un enthousiasme délirant auquel elle répondit par des sourires d’abord timides puis plus assurés et qu’elle appuyait d’un joli geste de la main à mesure que les acclamations se levaient sur son passage. Elle pouvait voir, caracolant devant elle, l’homme qu’elle aimait à présent plus que tout au monde : de lui, en ce jour de gloire, ne pouvaient lui venir que des bonheurs. On était bien loin de la pompe espagnole où le peuple, saluant très bas, regardait passer dans un silence religieux des idoles hiératiques parées comme des châsses de saints. À Paris on saluait aussi, mais on se relevait vite pour jeter son chapeau en l’air, crier, chanter et dire des vers :

Venez, ô reine triomphante,

Et perdez sans regrets le beau titre d’Infante

Entre les bras du plus beau des rois.

Il était six heures du soir quand, de concerts en compliments et d’hymne en arcs de triomphe, on atteignit enfin le Louvre qui, pour la circonstance, avait fait toilette – la longue absence de la Cour l’avait permis – et offrait des appartements rénovés, des tentures fraîches, des fleurs partout… même si la Cour carrée n’était toujours pas achevée.

En compagnie de Mmes de Navailles et de Motteville, Sylvie avait assisté au défilé depuis l’un des balcons de l’hôtel de Beauvais appartenant à cette femme de chambre d’Anne d’Autriche que l’on surnommait Cateau la Borgnesse et dont la fortune avait connu un essor incroyable depuis que, pendant la Fronde, elle s’était emparée du jeune Roi pour le déniaiser, exploit qui avait ravi sa mère. Depuis, l’époux de la dame, ancien marchand de rubans dans la galerie du Palais, avait été promu conseiller et baron de Beauvais, et une véritable manne céleste ne cessait de pleuvoir sur le couple. Elle leur avait permis d’acheter à Madeleine de Castille, l’épouse de Fouquet, un terrain longeant la rue Saint-Antoine, sur lequel ils avaient bâti un magnifique hôtel dont la nouveauté résidait dans le corps de logis principal donnant directement sur la rue et orné de plusieurs balcons. Tendu de velours pourpre, les deux plus beaux avaient abrité, l’un, Anne d’Autriche, sa belle-sœur la reine mère d’Angleterre et la jeune Henriette, fille de celle-ci, le deuxième, Mazarin et Turenne. Les principaux de la Cour, ceux qui n’étaient pas dans le cortège, se partageaient les autres. Pour leur part, Mme de Fontsomme et ses deux amies n’avaient accepté que contraintes et forcées : elles détestaient d’un cœur unanime cette baronne de Beauvais aux armoiries fraîchement peintes en qui elles ne voyaient pas grande différence, sur le plan de l’honorabilité, avec une patronne de bourdeau. Mais la possibilité de refuser leur avait été ôtée par la Reine Mère en personne : elles étaient « ses » invitées, en partant du principe que, dans la maison qu’elle honorait de sa présence, elle était chez elle. Les rétives s’étaient donc inclinées, ce qui avait valu à Sylvie de recevoir le salut énamouré de M. de Gramont qui défilait devant le Roi avec les autres maréchaux de France ; mais à peine le cortège éloigné, peu désireuses de partager le pain et le sel de Cateau la Borgnesse, elles tirèrent toutes trois leur révérence pour gagner le Louvre par un chemin détourné et s’y restaurer en attendant l’arrivée de la Reine.

En descendant de carrosse devant l’entrée principale – qui était encore la porte de Bourbon mais plus pour longtemps, car Louis XIV avait décidé de raser tout ce qui restait du Vieux Louvre –, Sylvie fut abordée par un gentilhomme d’une quarantaine d’années, portant beau encore que vêtu à une mode vieille d’une dizaine d’années, dont la tournure ainsi que le teint basané dénonçaient un coureur d’aventures venu de loin. Son visage irrégulier n’était pas sans charme et il montra une politesse parfaite en saluant Sylvie :

— Je vous demande en grâce de me pardonner si je vous suis importun, madame, mais j’étais dans la foule tout à l’heure et quelqu’un vous a signalée à mon attention comme étant Mme la duchesse de Fontsomme. Je serais désespéré de faire erreur car je serais alors impardonnable…

— On ne vous a pas trompé, monsieur. Je suis bien celle que l’on vous a dit mais… puis-je savoir en quoi je vous intéresse ?

— J’aimerais obtenir de vous un instant d’entretien. J’avais pensé me présenter à votre hôtel mais vous n’y êtes pas souvent et vous me pardonnerez, j’espère, d’avoir saisi l’occasion.

— Qu’avez-vous donc de si important à me dire, monsieur ? Vous comprendrez sans peine que je ne puisse m’arrêter plus longtemps ni retenir au seuil du palais les dames qui m’attendent ?

— Pas ici, sans doute, mais j’ai eu, madame la duchesse, l’honneur de vous demander un entretien…

— Soit. Eh bien, puisque vous connaissez mon hôtel, soyez-y demain vers six heures du soir. Je ne serai pas de service. Mais… auparavant, me confierez-vous votre nom ?

L’inconnu balaya le sol des plumes fatiguées de son chapeau :

— Acceptez mes excuses ! J’aurais dû commencer par là ! Je me nomme Saint-Rémy, Fulgent de Saint-Rémy et je viens des Îles. J’ajoute que nous sommes un peu parents…

Ces derniers mots trottèrent longtemps dans la tête de Sylvie tandis qu’elle gagnait l’appartement de la Reine avec ses compagnes. Ils en furent chassés par ce qu’elles y trouvèrent : la duchesse de Béthune, provisoirement en bon état – les apothicaires parisiens n’avaient pas de meilleure cliente ! –, venait d’arriver pour prendre le service que Mme de Fontsomme assumait depuis le mariage. Elle avait commencé par vouloir inspecter la garde-robe de Marie-Thérèse ainsi que ses bijoux, mais elle comptait sans Maria Molina qui, flanquée des autres femmes espagnoles, de Nabo et de Chica, ne l’entendait pas de cette oreille et prétendait tout simplement la mettre à la porte. En fait de dame d’atour, Molina ne connaissait que « Mme de Fontsomme » et ne comprenait pas ce que cette intruse venait faire ici, pourquoi elle tripotait des bijoux dont la conservation ne relevait pas d’ailleurs de la dame d’atour mais du garde du cabinet. Comme elles employaient toutes deux une langue différente, la compréhension n’était pas au rendez-vous et le combat semblait d’autant plus chaud.

Mme de Motteville et Sylvie se jetèrent dans la bataille oratoire qui sans elles serait peut-être allée plus loin, Molina se montrant facilement agressive dès qu’il s’agissait de « son Infante » et Mme de Béthune possédant un caractère difficile. Née Charlotte Séguier et fille du Chancelier – le potentat doré de tout à l’heure ! – elle en avait hérité l’arrogance et se croyait, selon l’expression de Mme de Motteville qui ne l’aimait pas, « plus duchesse que toutes les autres ».

Lorsque le calme revint, le ressentiment de Mme de Béthune ne fut pas apaisé pour autant. Avec une parfaite injustice il alla tout entier à « Mme de Fontsomme qui aurait dû, dès l’arrivée de l’Infante en France, apprendre à ses domestiques le nom de la véritable dame d’atour et non s’installer dans la fonction comme si elle n’en était pas simplement suppléante ». Le tout sur un ton cassant qui exaspéra Sylvie.

— Et pourquoi pas les inciter à vous héberger chaque soir dans leurs prières ? riposta-t-elle. Si vous étiez venue à Saint-Jean-de-Luz comme vous en aviez le devoir, je n’aurais pas eu besoin de vous remplacer…

— Me sachant souffrante, vous auriez dû venir m’en demander permission avant de partir !

— Vous demander permission quand j’avais reçu, du Roi lui-même, l’ordre d’être présente là-bas ? Mais vous rêvez, madame !

— Entre gens de bonne compagnie, c’est ainsi que les choses se passent, ou se devraient passer.

— Vous vous en expliquerez avec Leurs Majestés.

— Je n’y manquerai pas, soyez-en sûre. L’étiquette…

— … n’a rien à voir avec vos états d’âme, coupa Suzanne de Navailles impatientée. En tout cas, vous devriez y regarder à deux fois avant d’importuner Leurs Majestés. La Reine aime beaucoup Mme de Fontsomme avec qui elle peut parler sa langue natale. Ce qui n’est pas votre cas. Quant au Roi qu’elle a jadis initié à la guitare, il a pour elle plus que du respect…

Lorsque Marie-Thérèse arriva, recrue de fatigue après cette longue journée de représentation sous un soleil ardent, ses femmes s’empressèrent autour d’elle pour la libérer de ses lourds vêtements de parade mais, quand Molina voulut défaire la coiffure, Mme de Béthune s’interposa :

— C’est à la dame d’atour d’accomplir cette fonction.

Et elle repoussa Molina pour s’emparer de la Reine que l’on avait enveloppée d’un peignoir de fine batiste. Mais n’est pas coiffeuse qui veut et, au bout de quelques instants, il fut évident qu’en ôtant les fils de perles ou les pierres isolées, elle tirait copieusement les cheveux de sa patiente qui cependant ne disait rien, subissant son supplice avec une douceur exemplaire. Mme de Navailles, elle, ne le supporta pas longtemps :

— Tudieu, madame, quelle maladroite vous faites ! Laissez ces soins à qui en est capable.

— La Reine ne se plaint pas, que je sache !

— Non, coupa une voix autoritaire, parce qu’elle est la bonté même et qu’elle doit considérer cela comme une pénitence à offrir au Seigneur ! Retirez-vous, madame de Béthune, et laissez faire Molina !

Flanquée de l’indispensable Motteville, la Reine Mère venait de faire son entrée chez sa belle-fille, imposante et majestueuse à son habitude, et devant elle toutes les dames plièrent le genou. Elle leur sourit, mais n’en avait pas fini avec Mme de Béthune qu’elle n’était pas fâchée de pouvoir tancer : n’était-elle pas la fille de ce Séguier qui, au temps de ses épreuves, avait poussé l’audace jusqu’à porter la main sur elle pour s’emparer d’une lettre[59] ? Une offense que la fière Espagnole n’avait jamais pardonnée. Or Mme de Béthune ressemblait beaucoup à son père.

— Il vous plaît, apparemment, de remplir votre office quand il vous chante ! On ne vous a pas vue depuis des semaines et vous reparaissez tout à coup au moment où l’on s’y attend le moins pour troubler l’harmonie du service de la Reine. N’est-ce pas un peu cavalier ?

Frémissante de colère mais matée, la duchesse s’excusa sur sa mauvaise santé et les douleurs qui ne lui avaient pas permis de se joindre aux autres dames pour être présentée au moment du mariage. Elle était désolée d’avoir manqué si fort…

— Manqué ? Mais vous n’avez manqué à personne. Vous savez bien que vous devez votre charge à l’insistance de M. le Cardinal qui souhaitait obliger M. le Chancelier… À présent le sujet est clos. Mesdames, ajouta-t-elle en haussant le ton, j’ai une grande nouvelle à vous apprendre : Sa Majesté la reine douairière d’Angleterre, ma sœur, nous a fait la grâce d’accorder à mon fils Philippe la main de sa fille Henriette. Toutes deux vont repartir prochainement pour Londres afin d’obtenir l’agrément du roi Charles II qui ne fait aucun doute. Pendant ce temps, nous veillerons à la composition de la maison de la future duchesse d’Orléans… Allons, du calme ! dit-elle en riant. La nouvelle n’est pas si nouvelle et vous vous en doutiez bien un peu ?

Le bruit, en effet, s’en était glissé dans les salons depuis le retour de la Cour. Mazarin poussait le projet avec d’autant plus d’enthousiasme que ce mariage serait pour lui un excellent moyen de faire sa paix avec le jeune Charles II auquel il avait si souvent refusé des secours pour ne pas compromettre son entente avec Cromwell et dont le soudain retour sur le trône lui posait quelques problèmes.

Anne d’Autriche laissa le léger brouhaha s’apaiser, puis, s’approchant de Sylvie tout en gardant l’œil sur la dame d’atour :

— Quel âge a votre fille Marie, madame de Fontsomme ?

— Quatorze ans, Votre Majesté.

— Elle en aura donc quinze l’an prochain lorsque les noces auront lieu. L’âge que vous aviez vous-même, ma chère Sylvie, lorsque vous vîntes me servir… avec tant de dévouement ! Aussi sa place me semble tout indiquée chez les filles d’honneur de la nouvelle Madame. La dernière fois que je la vis, elle promettait d’être jolie et Monsieur tient beaucoup à ce que sa cour se compose uniquement d’êtres jeunes et beaux.

C’était une faveur extrême que cette nomination avant toutes les autres et, en plongeant dans sa révérence pour remercier, Sylvie la ressentit comme telle. Sans pour autant en éprouver beaucoup de joie. De la crainte plutôt : elle ignorait de quoi serait faite cette nouvelle cour, brillante sans doute si l’on s’en tenait aux goûts somptuaires et raffinés du jeune Monsieur, mais peut-être encore moins sage que ne l’était celle du Louvre quand elle-même y était entrée. Marie n’était ni faible ni peureuse. Elle possédait, comme l’on dit, un caractère et elle ne rêvait que de briller dans le monde. Elle serait sans doute ravie mais sa mère savait que c’en serait fini de sa tranquillité à elle. D’autant que ce jour si glorieux venait de lui donner une ennemie. Il n’y avait pas à se tromper sur le regard venimeux que coulait vers elle la dame d’atour en titre.

Du coup, elle eut ce soir-là toutes les peines du monde à s’endormir en dépit des paroles apaisantes prodiguées par Perceval lorsqu’il l’avait vue revenir visiblement troublée.

— Ne vous tourmentez donc pas pour un événement qui se produira dans un an. À chaque jour suffit sa peine…

— Justement ! En dehors de Marie il y a ce personnage, M. de Saint-Rémy, dont je voudrais savoir ce qu’il me veut.

— Ce qu’il « nous » veut ! Vous pensez bien que je serai là. En attendant, essayez de vous reposer. Moi je sors !

— Où allez-vous ?

— À Saint-Mandé, demander à souper à notre ami Fouquet. Vous savez qu’il a des intérêts dans les Îles. Il saura peut-être me dire d’où vient le personnage.

Ainsi qu’il en avait gardé l’habitude, Perceval, dédaignant les voitures, partit à cheval – il disait qu’avec un cheval on passait partout et que cela allait plus vite ! – mais revint plus tôt qu’on ne l’attendait : le charmant château de Saint-Mandé où Fouquet aimait travailler et réunir son petit groupe d’artistes, écrivains et néanmoins fidèles amis, était à peu près vide ce soir-là. Perceval n’y trouva que le poète Jean de La Fontaine qui rêvassait sous son cèdre favori en buvant le vin de Joigny que Vatel, le maître queux du Surintendant, faisait venir pour lui. Toujours aimable, il en offrit un verre au visiteur mais fut incapable de lui apprendre où se trouvait Fouquet. Une seule chose était sûre : ce soir on souperait sans lui. Le chevalier de Raguenel déclina l’invitation. Il allait repartir en priant La Fontaine de l’annoncer pour le lendemain, quand l’abbé Basile fit son apparition. Ce qui était presque aussi bien que le maître des lieux car Basile, le mauvais sujet de la famille, était à la fois le jeune frère et l’homme à tout faire de Fouquet.

Un curieux homme, cet abbé commendataire de Saint-Martin de Tours qui n’avait jamais reçu les ordres, ce qui valait mieux pour l’Église ! Intrigant, jouisseur, brave comme l’épée qui ne le quittait guère et presque aussi intelligent que son aîné, rusé comme un renard et volontiers brouillon, il s’était épanoui comme une fleur au soleil dans le tumulte de la Fronde tout en faisant preuve d’une certaine suite dans les idées en servant fidèlement Mazarin – et son frère bien sûr ! – depuis onze ans. Joyeux viveur au demeurant et volontiers touche-à-tout, il écouta ce que Perceval avait à dire avec l’attention méritée par un homme appartenant à une famille riche et bien en cour.

— Saint-Rémy, dites-vous ? Cela devrait être aisé à trouver. Les Français ne pullulent pas vraiment sur les îles d’Amérique. Il est possible que cet homme en vienne : je sais qu’un navire a touché terre, ces jours derniers, à Nantes : il faut savoir s’il était dessus et je ne manquerai pas de me renseigner.

Et comme Perceval un peu remonté le remerciait, il ajouta :

— Un sourire de Mme la duchesse de Fontsomme sera ma meilleure récompense. Voilà des années que je suis à ses pieds mais elle n’a jamais eu l’air de s’en apercevoir. Il est vrai que derrière Nicolas, on ne me voit plus !

— Au fait, sauriez-vous où il est ?

— À Charenton, chez Mme du Plessis-Bellière où il s’est réfugié tout à l’heure pour chercher un peu d’air frais. Il étouffait de rage en sortant de chez M. le Cardinal qui, tout mal en point qu’il est, ne cesse de le harceler pour obtenir les intérêts des sommes qui lui ont été confisquées pendant la Fronde.

— Un homme dans son état ne devrait-il pas songer davantage au salut de son âme qu’à la rondeur de sa bourse ?

— Un homme normal comme vous et moi, sans doute, mais M. le Cardinal est plus attaché à sa fortune que jamais. Il faut le voir errant à travers les salles de son palais ou de ses appartements du Louvre, en pantoufles, appuyé sur une canne et les larmes aux yeux ! Quand il ne malmène pas mon frère, il ne cesse de dire adieu à toutes les belles choses qu’il a réunies et qu’il devra, hélas, quitter un jour prochain. Et il pleure ! C’est à mourir… de rire !

— Je ne vois là rien qui puisse étouffer M. le Surintendant. Il connaît depuis longtemps l’avidité du Cardinal et ce n’est pas une nouveauté pour lui.

— Certes, mais la nouveauté c’est qu’à peine en présence de Son Éminence, il voit M. Colbert sortir de quelque trou, un mémoire à la main… Ses humeurs s’en trouvent contrariées au possible ! Il serait temps, je crois, que le Seigneur mette quelque hâte à rappeler à lui le Cardinal : ce Colbert l’envahit de plus en plus…

— Vous fondez vos espoirs dans l’arrivée aux affaires de notre jeune roi ?

— Bien entendu. Il est jeune, justement, il adore sa mère qui est fort amie de mon frère et celui-ci sait être si séduisant ! Il sera Premier ministre !

Perceval admira la belle assurance de l’abbé Basile sans la partager. Il éprouvait pour Nicolas Fouquet estime et affection, mais craignait que ses brillantes qualités ne fussent autant de défauts aux yeux du sombre Colbert et que leurs luttes à venir ne restituent celle du pot de terre contre le pot de fer. En attendant, il n’était pas mécontent d’avoir rencontré Basile : l’abbé était l’homme qu’il lui fallait pour mener une enquête qui eût surchargé inutilement la tâche du Surintendant.

Le lendemain, à l’heure prévue, M. de Saint-Rémy se présentait à l’hôtel de Fontsomme. En suivant à travers les salons le valet de pied en livrée vert, noir et argent, ses yeux allaient de droite à gauche comme s’il essayait d’évaluer les richesses de cette noble et riche demeure avec une expression qui, certainement, n’aurait pas plu à ses habitants s’ils avaient pu la surprendre. On alla ainsi jusqu’à la « librairie » où le défunt maréchal avait accumulé un certain nombre de raretés littéraires qui faisaient la joie de Perceval. Celui-ci examinait d’ailleurs un document tiré du chartrier au moment où le visiteur fut introduit dans la pièce. Dès le seuil, celui-ci salua en homme qui sait son monde et accepta le siège que Sylvie lui désigna après avoir décliné les noms et qualités de son parrain.

Au second examen, Saint-Rémy ne lui plaisait pas beaucoup plus que la première fois en dépit d’une certaine grâce, d’un certain magnétisme qui ne lui échappaient pas. Elle n’en fut pas moins courtoise :

— Eh bien, monsieur, qu’avez-vous de si important à me dire pour m’avoir suivie jusqu’aux portes du Louvre ?

Le gentilhomme des Îles eut l’air embarrassé. Il prit un temps pour répondre mais, finalement, offrit un sourire qui découvrit d’assez belles dents et se décida :

— Il s’agit d’une vieille histoire, madame la duchesse, et que vous jugerez peut-être banale mais qui revêt pour moi une extrême importance parce qu’il dépend de vous qu’elle ait une fin heureuse ou non, selon l’esprit dans lequel vous la recevrez. En un mot, j’ai l’honneur d’être votre beau-frère…

La surprise était de taille. D’instinct, Sylvie tourna les yeux vers Raguenel, dont le geste de dérouler un parchemin se figea un bref instant, mais le regard qu’elle ramena sur son visiteur était paisible :

— Vous devez faire erreur, monsieur, dit-elle froidement, ou peut-être êtes-vous victime d’une approximation de nom mais je n’ai jamais appris que feu mon époux eût un frère…

— Et même un frère aîné. Je me hâte d’ajouter cependant qu’il l’a toujours ignoré. Je vous l’ai dit, il s’agit d’une vieille histoire, de celles un peu trop fréquentes d’amours de jeunesse qui tournent mal… mais laissent des fruits.

Perceval estima qu’il était temps pour lui de se mêler à la conversation :

— Si je comprends bien, monsieur, vous êtes un bâtard ?

L’autre poussa un soupir à faire tomber les murs :

— On peut voir la chose de cette façon, mais je ne devrais pas l’être. Lorsque le défunt maréchal était encore en puissance de père et portait le nom de marquis d’Autancourt que son fils a porté ensuite, il était fort épris de ma mère qui était très belle mais de petite noblesse boulonnaise. Elle s’est trouvée enceinte et, comme jadis le roi Henri IV envers Mlle d’Entragues, il lui a signé avant de partir pour la guerre une promesse de mariage si l’enfant qu’elle portait était un fils. Malheureusement, le père de ma mère, que je ne saurais en aucune façon appeler mon grand-père, s’est aperçu de l’état de sa fille et c’était un homme d’une grande sévérité. Il l’a jetée dans un couvent jusqu’à ce qu’elle eût accouché de l’enfant, quel qu’il soit, que l’on ferait alors disparaître, après quoi elle épouserait l’homme riche qu’on lui destinait. Ma mère n’a pu supporter ce destin : elle a réussi à s’enfuir du couvent avec l’aide d’un garçon qui l’aimait et qui voulait aller au pays d’Amérique. Je suis né sur le bateau. Par la suite, ils ont rejoint M. Belain d’Esnambuc à l’île Saint-Christophe et, bien sûr, ils se sont mariés… mais ma mère a toujours gardé la promesse de mariage qui aurait dû faire de moi un duc de Fontsomme… et le maître de tout ceci…

C’était dit sans colère et même avec une douceur que Sylvie jugea beaucoup plus déplaisante qu’un éclat. Perceval n’aima pas davantage :

— Comme vous le dites, monsieur, votre histoire est intéressante… encore que banale, et je ne vois pas bien ce que vous attendez de nous. Vous n’imaginez pas, je pense, attaquer le mariage du défunt maréchal de Fontsomme avec Mlle de Nesles, ni celui de feu le duc Jean avec Mlle de Valaines ici présente…

— Nullement, nullement mais… c’est chose grave qu’une promesse de mariage dûment signée et elle pourrait être prise en considération par le Parlement au cas où Mme la duchesse n’aurait pas d’héritier mâle.

— On voit bien que vous venez de loin, monsieur, coupa Sylvie. J’ai un fils…

— Posthume ! Vous voyez que je suis mieux au fait que vous ne le croyez, madame. Or, son père ayant quitté ce monde avant sa naissance a, de ce fait, été fort empêché de le reconnaître… Il n’est donc duc de Fontsomme que parce que vous êtes sa mère…

Sylvie se sentit pâlir mais Perceval estimait en avoir assez entendu. Sans bouger de la place qu’il était venu occuper près du fauteuil de sa filleule, il désigna la porte :

— Sortez ! Je ne sais pas ce que vous espériez en venant nous raconter vos sornettes, mais j’estime que nous avons perdu assez de temps ! Allons, dehors !

En même temps, il prenait une sonnette placée sur une table pour faire revenir le laquais lorsque Sylvie l’arrêta du geste : elle était un peu étonnée de voir Perceval, toujours si maître de lui, perdre soudain tout son calme.

— Un instant ! Je désire en savoir un peu plus sur ce personnage. D’abord, je dirai qu’il est facile de se dire possesseur d’un document, encore faut-il pouvoir le produire…

— S’il n’y a que cela, je peux vous le montrer… tout au moins sa copie fidèle car on ne saurait emporter partout, sur soi, quelque chose d’aussi important. J’ai tout reproduit avec fidélité, jusqu’au dessin du sceau qui est de cire verte.

Sylvie jeta un coup d’œil sur le fac-similé puis le passa à Perceval.

— Une copie fidèle, hein ? grogna celui-ci. Qui nous dit que ce n’est pas là tout ce que vous possédez ?

— Le simple fait que vous pouvez la garder afin de vous en imprégner suffisamment pour comprendre que ce n’est pas une plaisanterie. Vous verrez l’original lorsqu’il sera aux mains d’un juge. J’espérais ne pas être contraint à en venir là…

— Justement, reprit Sylvie, qu’espériez-vous en vous approchant de cette maison ? Que j’allais vous dire : nous sommes navrés de l’occuper à votre place, monsieur le duc, et nous allons faire en sorte que tout soit remis en ordre pour votre plus grande satisfaction ? Et cela en dépit du fait que j’ai été mariée au Palais-Royal, en présence du Roi, de la Reine et du cardinal Mazarin…

Fulgent de Saint-Rémy eut un sourire indulgent qui se voulait apaisant :

— Calmez-vous, madame la duchesse. Je n’ai jamais rien imaginé de tel. Seulement… je suis pauvre, je n’ai plus de famille… et j’espérais en trouver une.

— Ici ? Chez nous ? émit Sylvie abasourdie par l’audace du personnage.

— Pourquoi pas ? Votre défunt époux et moi étions demi-frères… et je ferais, croyez-moi, un oncle tout à fait acceptable pour vos enfants.

— Vos plaisanteries ne sont pas drôles, mon garçon ! gronda Perceval. Allez-vous-en à présent, et plus vite que ça !

— Pour aller où ? Voyez ! Je n’ai plus un liard…

Et afin de bien montrer qu’il ne mentait pas, il se leva enfin et retourna ses poches puis ajouta :

— La misère est mauvaise conseillère. Mon voyage jusqu’ici m’a coûté tout ce qui me restait…

— Et vous avez pensé qu’un chantage était une bonne façon de renflouer vos finances ? ricana Perceval. Seulement, c’est manqué. Vous pouvez présenter votre… chiffon à tout le Parlement, personne n’y fera attention et si vous intentez un procès, cela peut durer des années…

— Dans l’état actuel des choses, sans doute, je n’ai pas les moyens d’un procès. Mais, si d’aventure – ce qu’à Dieu ne plaise ! – le jeune duc venait à disparaître… et j’ajoute que M. Colbert me protège.

Au cri d’horreur de Sylvie répondit l’exclamation furieuse du chevalier de Raguenel et la sonnette s’agita si frénétiquement que quatre valets surgirent :

— Jetez cet homme dehors et qu’il ne reparaisse plus jamais dans cette maison ! s’écria Perceval pendant que Sylvie était allée prendre une bourse dans une armoire et la remettait à l’homme que l’on allait emmener.

— Aucune misère ne s’est jamais adressée à moi en vain. Il y a là cinquante écus : faites-en bon usage et ne revenez jamais !

Les yeux de Saint-Rémy s’allumèrent. Il eut un large sourire puis se débarrassa d’une secousse violente de l’étreinte des laquais :

— Je sortirai bien tout seul !… Grand merci, madame la duchesse ! Vous êtes une bonne personne. Je saurai m’en souvenir…

Suivi de son escorte en livrée, il quitta la salle avec des airs d’empereur cependant que la colère de Perceval se tournait contre Sylvie :

— N’êtes-vous pas un peu folle de lui avoir donné cet argent ? Vous l’avez entendu ? Il saura se souvenir de votre générosité ! Cela veut dire que vous ne vous débarrasserez plus de lui ! Jamais, vous entendez ?

La terreur qui s’était emparée de la jeune femme quand Saint-Rémy avait évoqué la mort possible de son fils trouva une échappatoire dans un violent emportement :

— Eh bien, il fera partie de mes pauvres et voilà tout ! Je suis assez riche pour cela ! N’avez-vous pas compris ce qu’il a dit ? Si on ne l’aide pas, il s’en prendra à Philippe… et je ne veux pas qu’il arrive quoi que ce soit à mon petit garçon !

— Sylvie, Sylvie ! Vous venez de mettre le doigt dans un engrenage qui ne cessera plus. Il a compris que vous aviez peur et il en jouera tout à son aise. Aujourd’hui il s’est contenté de ce que vous lui avez donné… et qui était beaucoup trop généreux, mais demain il en demandera le double et puis pourquoi pas – sait-on jamais avec des gens de cette impudence ? – la main de votre fille, puisqu’il tient tellement à entrer dans la famille ? Que feriez-vous alors ?

— Dites ce que vous proposez.

— De ramener Philippe auprès de nous et de renoncer au collège tant que nous ne serons pas débarrassés de cet homme.

— J’y songeais. D’autant qu’entre vous et l’abbé de Résigny, il en apprendra au moins autant. Ensuite ?

— Faire ce qu’il faut pour éliminer ce danger car il est sérieux, n’en doutez pas. Et, d’abord, tout apprendre de lui car j’ai trouvé son histoire un peu sommaire. Là-dessus, je compte sur l’abbé Fouquet pour en savoir plus.

La colère de Sylvie se calmait pour faire place à la réflexion.

— Une chose m’étonne : comment, débarquant des Îles, peut-il savoir que mon fils est né juste neuf mois après la mort de son père ? Il ne manquerait plus qu’il sache aussi ce qui s’est passé à Conflans cette nuit-là ?

— S’il le sait, il a dû l’apprendre depuis qu’il est ici, mais en ce cas de quelle façon ? Je ne vois pas comment ce Colbert dont il se réclame pourrait avoir percé nos secrets. En outre, si celui-ci est l’ennemi juré de notre ami Fouquet, sa position est trop fragile encore pour qu’il se lance dans des intrigues de cette sorte. Vous ne lui avez jamais rien fait, que je sache ?

— C’est à peine si nous nous connaissons. Quand nous nous croisons, il est toujours fort poli, fort courtois même, et j’essaie de lui faire bonne figure bien que je n’aime ni son regard ni sa conduite envers le Surintendant…

— Il faut savoir, vous dis-je ! Il faut savoir à n’importe quel prix ! Et… à ce propos, je vous demande des excuses pour mon emportement de tout à l’heure. C’est vous qui aviez raison car, avec vos pièces d’or, vous nous avez sans doute gagné un peu de temps. L’homme va s’endormir dessus en faisant des rêves dorés, mais nous n’avons aucune raison, nous, d’en faire autant. Quel malheur que notre cher Théophraste Renaudot nous ait quittés pour un monde meilleur. Personne ne savait, comme lui, trouver le pourquoi des choses et ouvrir la boîte de Pandore…

En dépit de ce regret posthume, l’abbé Fouquet ne tarda pas à se révéler fort utile. Une semaine plus tard, Perceval apprit de lui que si, le 10 du mois précédent, le navire de commerce Ange Gabriel appartenant à l’armateur Le Bouteiller de Nantes, avait bien repris terre dans ce port avec une cargaison de bois exotiques en provenance de l’île de Saint-Christophe avec quelques passagers à son bord, aucun ne portait le nom de Saint-Rémy et ne correspondait à la description.

CHAPITRE 4 LA MENACE

Mazarin donnait sa dernière fête. Ce soir-là, dans ses appartements du Louvre éclairés a giorno, les Comédiens de Monsieur, menés par leur chef Molière qui était aussi leur auteur, leur metteur en scène et le premier des interprètes, allaient donner deux pièces : L’Étourdi et Les Précieuses ridicules. Ce n’était pas uniquement pour la commodité de l’illustre malade que l’on jouait chez lui, mais le théâtre du Petit-Bourbon, jouxtant le Louvre où la nouvelle troupe en vogue se produisait en général, était en démolition à cause de la rénovation du vieux palais et celui du Palais-Royal, que Monsieur voulait magnifique pour ses futures fêtes d’homme marié, n’était pas encore terminé. Personne au fond ne s’en plaignait parce que le décor de la galerie où s’étalait une partie des collections du Cardinal était d’une grande magnificence. Marie de Fontsomme, dont c’était la première fête et qui serait tout à l’heure présentée au Roi, aux deux reines et surtout à Monsieur, ouvrait de grands yeux émerveillés et ne se tenait plus de joie. Enfin elle allait vivre dans ce monde étincelant dont elle rêvait tellement au fond de son couvent !

Vêtue d’une robe de satin bleuté et de dentelles mousseuses qui ressemblaient à de petits nuages sur un ciel matinal, des rubans assortis dans sa chevelure blonde coiffée avec recherche et un fil de perles soulignant la base de son cou gracieux, l’adolescente formait avec sa mère – velours et dentelle noirs servant d’écrin à une extraordinaire parure de diamants légèrement rosés dont le maréchal-duc avait jadis acheté les pierres à un marchand de Bruges – un groupe sur lequel les regards s’attardaient avec des expressions diverses. Mademoiselle que l’on rencontra en premier fut franchement admirative :

— On ne saurait dire laquelle de vous est la plus jolie mais vous aurez du mal, ma chère duchesse, à garder longtemps fille cette ravissante enfant…

— Oh, mais je ne veux pas me marier vite ! protesta Marie. Je vais être fille d’honneur de la nouvelle Madame et l’on dit que lorsqu’elle sera là, Monsieur donnera des fêtes tous les jours !

— C’est vrai, soupira la princesse. À votre âge, les fêtes sont ce qui compte le plus…

— Votre Altesse ne les aimerait-elle plus ? demanda Sylvie en souriant. Elle s’entend pourtant si bien à les organiser…

— Peut-être mais je n’en ai guère envie. D’ailleurs, je ne suis plus vraiment maîtresse chez moi. À mon retour de Saint-Jean-de-Luz j’ai eu la surprise de trouver ma belle-mère[60] installée dans mon Luxembourg. Elle ne cesse de pleurer, de renifler, fouille partout et incommode tous mes domestiques. Il y a des moments où je me demande si je ne devrais pas entrer au couvent !

En fait, la mélancolie de Mademoiselle venait moins de sa cohabitation forcée avec une princesse encombrante que du prochain mariage de Monsieur. Étant donné la hauteur de son rang, elle avait longtemps pensé que seul le Roi ou son frère seraient dignes d’elle. Le premier venait de convoler et voilà que le second allait en faire autant ! La vie manquait singulièrement de charme ces derniers temps. Sylvie qui savait fort bien tout cela se permit un sourire :

— Ce serait dommage ! J’ai toujours pensé que Votre Altesse ferait une grande souveraine et l’Europe ne manque pas de rois à marier. À commencer par le roi d’Angleterre…

Une exclamation de Marie lui coupa la parole :

— Oh, Maman, voyez donc ! Voici M. le duc de Beaufort ! Comme il est beau ! Et quelle allure royale ! Un magnifique gentilhomme en vérité !

— Mais d’où le connais-tu ? fit Sylvie abasourdie.

— Comment, d’où je le connais ? Mais Maman, souvenez-vous ! C’est vous-même qui me l’avez présenté un matin à Conflans. Je ne l’ai jamais oublié… D’autant que je l’ai aperçu deux ou trois fois au parloir de la Visitation.

Le plafond du Primatice s’écroulant sur sa tête aurait moins troublé Sylvie que la nouvelle perspective soudain ouverte devant elle. Se pouvait-il que Marie, sa petite Marie, se soit laissé prendre au charme dont elle-même était captive depuis tant d’années ? Le rire de Mademoiselle qui félicitait Marie de son bon goût la sauva de l’envie qui lui venait de prendre sa fille par la main pour s’enfuir avec elle. De toute façon, si le mal était fait, aucune fuite ne servirait à quoi que ce soit. Sa propre expérience en faisait foi…

François d’ailleurs approchait, rejoint depuis un instant par Nicolas Fouquet. Deux jeunes filles l’accompagnaient dont la vue arracha une exclamation de colère à la jeune Marie :

— Oh, mon Dieu ! Il est avec ces affreuses filles Nemours que je ne peux souffrir !

— Là, dit Mademoiselle, je ne vous donne pas tort. Non seulement elles ne sont pas belles mais elles sont d’une hauteur insupportable depuis que je ne sais qui leur a prédit que l’une serait reine et l’autre souveraine…

Les deux groupes se rejoignirent. On échangea révérences, saluts et compliments avec la grâce exigée par le code de bienséance du temps puis, tandis que Mademoiselle plaisantait Beaufort sur son rôle de chaperon de ses nièces, Fouquet tira Sylvie à part :

— J’ai appris par mon frère l’abbé que l’on vous importune, madame. C’est ce que je ne saurais tolérer. Il s’agirait d’un homme qui se prétend bâtard du défunt maréchal votre beau-père ?

— En effet. Il aurait en sa possession une promesse de mariage signée du maréchal… Oh, tout cela est affreusement compliqué, mon ami, et vous êtes déjà surchargé de travail…

— Laissez ! Il n’y a rien que je ne sois prêt à faire pour vous. Je verrai demain le chevalier de Raguenel et nous prendrons ensemble les dispositions qui conviennent ; comme il s’agit sans doute de rechercher un personnage dans les bas-fonds de Paris, j’amènerai avec moi l’un de mes commis, un jeune homme tout à fait extraordinaire qui possède un flair de limier et qui m’a déjà rendu grands services : il s’appelle François Desgrez.

— Je ne suis pas du tout certaine qu’il vive dans les bas-fonds. Cet homme pose à la noblesse et comme je lui ai donné quelque argent…

— On verra du côté des tripots. Mais ce que je veux, moi, ajouta-t-il en prenant la main de Sylvie à demi couverte par une mitaine de dentelle pour la baiser, c’est que vous soyez en repos et que vous laissiez vos amis s’occuper d’un personnage qui n’aurait jamais dû avoir le droit de vous aborder…

Il jeta un vif coup d’œil au petit cortège des valets qui apportaient Mazarin dans une chaise pour le placer près du théâtre et sourit :

— D’ici peu, je disposerai d’un pouvoir quasi illimité. Il sera tout entier à votre service…

Puis il la quitta pour rejoindre le Roi qui arrivait, suivi d’une brillante troupe de jeunes gentilshommes. À peine relevée de sa révérence, Sylvie se rapprocha du groupe formé par Mademoiselle, Beaufort et les trois jeunes filles, et constata qu’une grande agitation régnait chez les petites Nemours : elles venaient de reconnaître leur idole, leur cher « Péguilin », et, sans se soucier de protocole, voulaient à tout prix aller vers lui, ce qui fâcha Beaufort :

— Ou vous vous tenez tranquilles, gronda-t-il, ou je ne me charge plus de vous ! Ne me faites pas regretter de ne pas vous avoir laissées au chevet de votre mère au lieu de vous mener à la comédie.

— Mme de Nemours est souffrante ? demanda Mademoiselle.

— Une de ses éternelles migraines. De toute façon, elle ne serait pas venue chez le Cardinal… Ce qui n’empêche que ces deux-là sont insupportables ! Quand je pense que celle-ci doit épouser l’héritier de Lorraine ! ajouta-t-il en désignant l’aînée. Elles n’ont que ce « Péguilin » en tête…

— Il faudra que je le regarde plus attentivement, rit Mademoiselle… Ah, voilà les reines ! Allons prendre nos places, ma chère, fit-elle en se tournant vers Sylvie…

C’est à ce moment que Sylvie entendit la petite voix claire de sa fille demander :

— Pourquoi ne venez-vous plus jamais nous voir, monsieur le duc ? Les roses de Conflans sont toujours aussi belles, vous savez ?

Sylvie pensa alors que les enfants les plus chers pouvaient être parfois une croix bien lourde à porter. Sans laisser à François le temps de répondre, elle dit un peu nerveusement :

— Il est temps d’apprendre la Cour, Marie ! On dit monseigneur et l’on ne pose pas de questions aussi cavalières à un prince du sang…

— Oh ! Je suis bien certaine que… monseigneur ne m’en veut pas.

— Pas un instant ! Au contraire, dit Beaufort en cherchant le regard de Sylvie qui se dérobait. Mais c’est à la maîtresse de maison de formuler une invitation…

— Mais voyons, Maman serait ravie…

— Assez bavardé, Marie ! coupa Sylvie. Le spectacle va commencer dès que Leurs Majestés seront assises…

Les reines, en effet, prenaient place dans les fauteuils préparés pour elles. Louis XIV, pour sa part, resta debout, se contentant de s’appuyer négligemment à celui du Cardinal. Cette situation, en le laissant plus libre de ses mouvements, lui permettait d’entretenir tout un commerce de sourires et de clins d’œil avec la belle comtesse de Soissons, Olympe Mancini, qui avait été sa maîtresse avant son mariage et pour laquelle il montrait un regain de faveur. Très certainement il était redevenu son amant. Il suffisait, pour s’en convaincre, de voir la mine inquiète et les yeux rougis de la jeune Reine dont le regard ne quitta pas un seul instant son époux tant que durèrent les deux comédies. Ce souci avait au moins le mérite de l’occuper, puisqu’elle était tout à fait incapable de comprendre quoi que ce soit en dépit des explications que lui donnait sa belle-mère.

Les deux pièces furent vivement applaudies. L’auteur vint, au baisser de rideau, recevoir les compliments du Roi et du Cardinal qui lui octroyèrent chacun une pension de trois mille livres, après quoi Louis XIV félicita son frère en lui disant qu’il lui enviait ses comédiens[61].

— C’est un honneur qu’être envié par le Roi, répondit Monsieur tout ravi, mais puis-je demander à mon frère s’il a des nouvelles de Londres ? Sait-on enfin quand Madame Henriette nous ramène la princesse ma fiancée ? Il me semble que les choses traînent en longueur !

— Mais, ma parole, vous êtes pressé, mon frère ? dit Louis XIV en riant.

— Ma foi oui, je suis pressé.

— Est-ce d’entrer en possession de vos apanages de duc d’Orléans, de Chartres et autres lieux, ou bien avez-vous vraiment hâte d’épouser les petits os des Saints-Innocents ?

— Telle qu’elle est, notre cousine Henriette me plaît ! riposta Monsieur vexé, et il n’y a aucune raison pour que je ne sois pas aussi heureux en ménage que vous, mon frère !

Pendant ce temps, Sylvie avait présenté sa fille aux deux reines qui la reçurent avec beaucoup de grâce. Monsieur, se tournant vers elles, examina Marie, eut un large sourire et ajouta :

— En outre, j’ai hâte que d’aussi charmants visages viennent fleurir mes châteaux et m’aider à faire de ma cour un lieu plein d’agréments…

— Est-ce à dire que la nôtre ne vous convient pas ?

Le dialogue se durcissait d’instant en instant. Mazarin se hâta d’y mettre fin en demandant la permission de se retirer. Il semblait en effet au bord de l’évanouissement et l’on s’empressa autour de lui tandis que Louis XIV offrait la main à sa femme pour la ramener dans ses appartements. Sylvie ne suivit pas : Mme de Béthune était à son poste comme chaque fois qu’il y avait fête ou cérémonie. Mais, en rentrant rue Quincampoix, il lui fallut affronter sa fille.

Marie qui n’avait pas dit un mot durant tout le trajet éclata sans même prendre le temps d’ôter son grand manteau fourré :

— En vérité, Maman, je ne vous comprends pas ! Vous êtes d’une impolitesse inouïe avec M. de Beaufort ! Je le croyais de vos amis. Ne l’est-il plus ?

La voix était coupante, le ton acerbe et Sylvie sentit son cœur trembler. Après avoir hanté sa vie entière, François allait-il être un sujet de discorde entre elle et sa fille ? Pour éviter l’affrontement qu’elle sentait venir, elle choisit de prendre un détour :

— Vous souvenez-vous de votre père, Marie ?

— Bien sûr, je m’en souviens ! Comment oublier sa bonté, sa tendresse… son charme aussi car, si petite que je fusse alors, je le revois avec beaucoup de netteté : un beau, un fier gentilhomme…

— Alors, ne pouvez-vous comprendre ce que l’on doit à sa mémoire ? Ignorez-vous qui l’a tué ?

— Non. Je sais que l’épée était celle de M. de Beaufort, mais nous étions en guerre alors et ils appartenaient à des partis différents. Depuis, la paix est revenue et avec elle la réconciliation. Mme de Nemours dont il a tué aussi l’époux lui a bien pardonné…

— Mme de Nemours est sa sœur : ceci explique cela. En outre, Nemours a pratiquement obligé son beau-frère à venir sur le terrain. Mais d’où savez-vous tout cela ? Du couvent ?

— Bien sûr ! Les pensionnaires ne font pas vœu de silence. Les nonnes non plus d’ailleurs… De toute façon votre excuse ne vaut pas, mère : Mme de Nemours est sa sœur mais vous l’étiez presque. N’avez-vous pas été élevés ensemble ?

— Sans doute et je l’ai aimé… autant que l’on peut aimer un frère, mais…

— Comment avez-vous fait pour n’en pas être amoureuse ? C’est le plus séduisant des hommes !… Vous auriez pu l’épouser ?

— Ne dites pas de sottises ! Il appartient à la maison de Bourbon et j’étais de noblesse plus modeste…

Marie rejeta l’objection d’un geste désinvolte :

— Est-ce que cela compte quand on s’aime ?… Peut-être autrefois, mais moi qui suis fille de duc, je pourrais l’épouser ! Et pardieu c’est ce que je veux ! Devenir sa femme !

— Non seulement vous jurez mais en plus vous êtes folle ! Il a plus de cinquante ans et…

— La belle affaire ! Il en paraît vingt de moins ! Et puis je l’aime ! Je suis sûre que je n’aimerai jamais que lui ! Quant à mon père, il m’approuverait ! Il avait l’âme trop haute pour garder rancune à qui l’a vaincu au noble jeu d’épée. C’est dit : je l’épouserai !

Un courant d’air amena à cet instant Jeannette qui arrivait de Fontsomme, le nez rougi et les mains glacées en dépit des gros gants qui les recouvraient. D’un coup d’œil, elle embrassa Marie dressée bien droite dans ses habits de fête, arborant un sourire déjà triomphant, et Sylvie assise dans un fauteuil, la mine accablée :

— On dirait que j’arrive à un moment intéressant ? dit-elle. Qui épousons-nous ?

— Elle veut épouser M. de Beaufort ! soupira Sylvie. Il paraît qu’elle n’aimera jamais que lui.

Comprenant à quel point sa maîtresse avait besoin d’elle, Jeannette prit le parti de rire :

— Miséricorde ! Un barbon qui pourrait être au moins son père !

Le cri furieux de Marie lui coupa la parole :

— Un barbon ? Il est plus jeune que n’importe lequel de nos muguets de cœur ! Et je l’aime !

— Et, naturellement, il vous aime aussi ?

— N… on ! Pas encore ! Du moins je ne crois pas… mais il y viendra ! Je saurai si bien l’enjôler qu’il va m’adorer !

Jeannette alla prendre la jeune fille par la main pour l’entraîner vers l’escalier :

— Au moins la modestie ne vous étouffera jamais ! Allez donc vous coucher, mon petit chat ! Avec de telles idées en tête vous ferez sûrement de beaux rêves ! Et il faut que je parle à Mme la duchesse !

Marie disparut en chantonnant l’air dont Molière avait accompagné ses Précieuses et Jeannette revint vers Sylvie qui levait déjà sur elle des yeux inquiets :

— Qu’as-tu à me dire ? C’est grave ? Pour arriver à cette heure…

— Point du tout ! J’ai eu seulement envie de respirer un peu l’air de la ville. Corentin m’agace avec ses comptes, ses fermages, ses grandes galopades à travers le domaine. Je l’ai laissé à ses plaisirs et me voilà !

— Vous êtes fâchés ?

— Même pas ! Seulement, de temps en temps, il a besoin de se rappeler ce qu’était sa vie sans moi. Mais, dites-moi, madame ? Ce que je viens d’entendre… ce n’est pas sérieux ?

— Que Marie s’est entichée de M. de Beaufort ? J’ai bien peur que si…

— Et cela vous rend toute triste, mais il faut penser qu’à quinze ans le cœur n’est guère fixé…

— Le mien l’était bien avant. J’avais quatre ans, Jeannette, quand j’ai rencontré l’enchanteur dans la forêt d’Anet…

— Oui, mais ensuite vous ne l’avez plus quitté et les jours ont fait leur œuvre en cimentant ce qui était fragile. Marie va vivre à la Cour, dans l’entourage d’une princesse de seize ans. Il y aura des fêtes et beaucoup de beaux jeunes gentilshommes autour d’elle. Cela lui passera vite.

— Dieu t’entende, ma Jeannette…

Le 6 février, un violent incendie éclatait au Louvre dans ce que l’on appelait la Petite Galerie et qui jouxtait les appartements de Mazarin. Épouvanté, en dépit de son état de plus en plus critique, le Cardinal se fit transporter à Vincennes, au rez-de-chaussée du Pavillon du Roi dont il avait fait construire la plus grande partie. Le Roi, lui, gagna Saint-Germain, mais au nombre de ceux qui suivirent Mazarin par comparaison avec ceux qui suivirent Louis XIV, il était facile de comprendre qui menait tout dans le royaume. Sylvie suivit la Reine et son devoir, laissant ses enfants à la garde vigilante de Perceval, de l’abbé et de ses fidèles serviteurs.

Mais tandis qu’à Vincennes Mazarin se remettait un peu de sa peur et s’efforçait de faire bonne figure, n’apparaissant à ses courtisans que « la barbe faite, étant propre et de bonne mine avec une simarre couleur de feu et sa calotte sur la tête », tandis qu’appuyé sur son valet Bernouin, il mettait de plus en plus de temps quand, à tout petits pas, il visitait les collections qu’il avait fait porter au château, s’y accrochant de toutes ses forces comme si tableaux, sculptures, joyaux et meubles précieux possédaient le pouvoir de le retenir sur la terre, le grand événement si impatiemment attendu par Monsieur se produisait : la princesse Henriette, sa mère et une superbe suite anglaise débarquaient au Havre après avoir essuyé la mauvaise humeur de la Manche en hiver et même manqué mourir : avant l’embarquement, la jeune fille avait été fort malade et l’on avait craint pour sa vie.

Mais lorsque la future Madame apparut à Saint-Denis où le Roi, les reines et toute la Cour l’attendaient, ce fut tout juste si elle ne fut pas saluée par un cri de stupeur unanime : en quelques mois, le papillon avait rompu sa chrysalide et la petite fille triste et maigre, élevée par charité et avec laquelle Louis adolescent refusait de danser parce qu’il la trouvait trop laide, avait fait place à une rayonnante jeune fille, un peu mince peut-être mais dont la tournure élégante, le délicat visage au teint lumineux, les beaux yeux sombres et les magnifiques cheveux châtains traversés de reflets roux, toute la personne empreinte d’une grâce exquise formaient un ensemble dégageant un charme prenant… et auquel Louis XIV se prit au premier coup d’œil. Monsieur, lui, éclatait de joie, se déclarant amoureux comme il ne l’avait jamais été en dépit de la mine boudeuse de son ami de cœur, le beau et dangereux chevalier de Lorraine.

— Eh bien, mon frère ? s’exclama-t-il peu charitablement, que vous semblent les petits os des Saints-Innocents ?

— Que l’on ne devrait jamais parler sans savoir et qu’avec les femmes il faut s’attendre à tout. Vous avez beaucoup de chance, mon frère. Tâchez de ne pas l’oublier trop vite…

— Il n’y a guère de chance que j’oublie ! fit le prince avec une soudaine aigreur. Ceux de mes amis que j’avais envoyés au Havre accueillir ma femme la regardent avec des yeux mourants… et que dire de ce Buckingham qui nous arrive avec elle ?

En effet, au grand émoi d’Anne d’Autriche, en qui cette venue remuait tant de doux et cruels souvenirs, Henriette et sa mère étaient accompagnées par le favori du roi Charles II, le magnifique George Villiers, fils de l’homme qui avait été son plus grand amour peut-être, un amour auquel il s’en était fallu d’un cheveu qu’elle ne cède dans les jardins d’Amiens. Et la Reine Mère eut, en offrant sa main aux lèvres de ce beau jeune homme trop semblable à celui dont elle gardait l’image au fond du cœur, un sourire, un regard que les plus anciens de la Cour n’eurent aucune peine à traduire : le jeune duc aurait droit à toutes ses indulgences… Dès lors, chacun retint son souffle avec l’impression délectable que les éléments d’un petit drame étaient en train de se mettre en place.

Le Roi avait voulu que, pour le mariage de son frère, tout fût magnifique. La fiancée et sa mère reçurent une fois encore l’hospitalité du Louvre, mais combien différente de celle qu’elles avaient connue au temps de l’exil : au lieu des salles à peu près vides du rez-de-chaussée sans le moindre confort et souvent sans feu, elles eurent un vaste appartement tendu de brocart avec d’épais tapis, des peintures fraîches abondamment ornées de dorures, des meubles précieux, de hautes glaces multipliant à l’infini le décor de rêve, des candélabres chargés de bougies roses, une foule de serviteurs empressés et de gardes aux fières tournures. De même, et puisque le Carême n’allait guère tarder, on multiplia les fêtes : le 25 février, en particulier, il y eut ballet dansé par le Roi et les plus jeunes, les plus beaux éléments de sa cour. Une grande soirée qui fit pleurer Marie de rage : elle ne serait présentée, avec les autres filles d’honneur et le reste de la maison de Madame, qu’au soir du mariage. Pas question, cette fois, d’accompagner sa mère ! Il fallut rester à la maison en compagnie de Perceval qui, narquois, lui proposa de l’initier aux échecs. Ce qu’elle prit pour une allusion de mauvais goût. Furieuse, elle courut s’enfermer dans sa chambre pour y bouder tout à son aise…

Il est vrai que c’était une belle fête. Certains trouvèrent bizarre que le ballet du Roi eût pour titre « Le ballet de l’Impatience » alors qu’à Vincennes Mazarin voyait ses jours comptés se réduire à chaque aurore. Mais en fait, c’était une galanterie mettant en scène l’impatience du jeune époux de voir couronner ses vœux. Les deux fiancés, assis côte à côte et scintillant de mille feux, applaudirent à tout rompre mais, curieusement, l’intérêt de la Cour se porta moins sur eux que sur la Reine Mère. Toute vêtue d’un noir somptueux, à son habitude, elle portait ce soir-là un curieux bijou : sur un gros nœud de velours noir fixé sur une épaule, douze ferrets de diamant étincelaient, superbes et un peu provocants.

Le maréchal de Gramont qui avait obtenu, non sans peine, d’escorter Mme de Fontsomme en eut un hoquet de stupéfaction.

— Ainsi, elle les gardait encore ! murmura-t-il dans sa moustache. Je ne l’aurais pas cru…

— De quoi parlez-vous ? demanda Sylvie.

— Des ferrets que la Reine Mère porte ce soir à son épaule…

— Tiens, c’est vrai, elle les porte enfin ! Je les ai vus souvent dans ses coffres à bijoux. Il est vrai que la mode en est un peu passée, sauf peut-être pour les hommes.

— Demandez-moi plutôt pourquoi elle les porte ce soir et je vous répondrai : en l’honneur du jeune duc de Buckingham…

— Mais… pourquoi ?

— Ah, vous êtes trop jeune pour avoir connu cette étonnante histoire ! Mais… allons plutôt présenter nos compliments à M. d’Artagnan qui inaugure son habit de capitaine des mousquetaires !

Superbe dans sa tenue rouge brodée d’or qu’il arborait avec une parfaite désinvolture ne laissant pas supposer qu’il en avait rêvé pendant trente ans, l’officier, adossé bras croisés à l’une des portes de la vaste salle, semblait contempler le chatoyant spectacle, mais un observateur attentif se fût aperçu qu’en fait il regardait Anne d’Autriche et qu’une larme brillait dans ses yeux sombres.

Gramont était apparemment cet observateur car il s’arrêta à quelques pas du capitaine.

— Nous le saluerons tout à l’heure. Laissons-le à son émotion !

Cette marque de délicatesse toucha Sylvie plus que ne le pouvaient les incessantes déclarations de son amoureux. D’un geste spontané, elle glissa son bras sous le sien, ce qui le transporta de joie.

— Si vous me racontiez cette histoire, mon cher duc ?

L’embrasure d’une fenêtre – ce refuge des apartés de cœur – les accueillit et Gramont retraça pour Sylvie ce qui était pour les uns une légende et pour quelques initiés une entière vérité : lors de la dernière ambassade que Buckingham, le père, éperdument amoureux de la reine de France, avait contraint son souverain, Charles Ier, à lui confier, Anne d’Autriche lui avait remis en souvenir ces ferrets qu’elle tenait de son époux. Richelieu, ayant eu vent de l’histoire par ses espions, avait chargé l’une de ses créatures anglaises, lady Carlisle, de dérober l’un des ferrets et de le lui faire parvenir. Après quoi, il s’était plaint aimablement à l’ombrageux Louis XIII de ce que la Reine ne portait jamais un cadeau qui lui allait si bien. Il n’en fallut pas plus pour que le Roi exige de sa femme qu’elle se pare pour une fête prochaine de ce qu’elle n’avait plus. C’est alors qu’un homme dévoué, soutenu par quelques amis, était allé au péril de sa vie redemander au duc les malencontreux ferrets et avait eu le bonheur de les rapporter à temps, après que Buckingham eut fait refaire celui qu’on lui avait volé…

— D’Artagnan était cet homme précieux, conclut Gramont. Il est aussi mon ami de longue date. Il n’est pas étonnant qu’il se sente ému de revoir ces joyaux qui lui rappellent tant de choses…

— La Reine a dû le remercier… royalement ?

— Elle lui a offert son portrait, qu’il considère comme son bien le plus précieux après son épée mais qui lui attire pas mal d’ennuis avec sa femme.

— Il est marié ?

— Il a épousé, il y a quelques mois, une veuve assez belle et bien rentée mais qui lui rend déjà la vie impossible. D’abord c’est une bigote qui saute du lit conjugal après chaque moment d’épanchements pour aller demander pardon à Dieu de ce qu’elle considère comme un affreux péché et, en outre, elle est jalouse au point de ne pouvoir tolérer que le portrait de la Reine soit exposé dans la chambre de son époux…

Puis, comme Sylvie ne pouvait s’empêcher de rire :

— Ne riez pas, malheureuse ! C’est un grave cas de mésentente ! Et ce soir elle doit être folle de le savoir ici.

— Pourquoi ne l’accompagne-t-elle pas ?

— Elle est enceinte mais, de toute façon, elle déteste la Cour qu’elle considère comme un lieu pervers entre tous…

D’Artagnan, cependant, avait remarqué le couple et deviné que l’on parlait de lui. Il s’approcha et salua Sylvie en homme heureux de la rencontre :

— C’est une joie de vous retrouver, madame la duchesse. Je ne suis pas près d’oublier l’aventure que nous avons courue ensemble… ni la gratitude que je vous dois…

— Une aventure ? De la gratitude ? et je ne sais rien ? s’indigna le maréchal déjà touché par une légère jalousie.

— Je vous raconterai cela, mon cher ami. Mme la duchesse est une femme étonnante…

— Qu’est devenu notre… protégé ?

— Saint-Mars ? Il est brigadier et mène à présent une vie d’une rigueur extrême. Il est au mieux avec M. Colbert, c’est tout dire !

— À propos d’amitié, sourit Sylvie, me donnerez-vous la vôtre, monsieur d’Artagnan ? L’hôtel de Fontsomme n’est pas très loin d’ici et vous y serez toujours le bienvenu…

Une flamme joyeuse dans le regard, le mousquetaire s’inclina sur la main qu’on lui tendait :

— C’est une invitation que je n’aurai garde d’oublier. Merci, madame la duchesse ! Quant à l’amitié et le respect, ils vous sont acquis depuis longtemps… Oh !… je vous demande excuses : le Roi m’appelle.

Accoutumé à lire sur les visages, l’œil d’aigle de l’officier avait saisi au passage le regard de Louis XIV. Il se hâta vers lui.

— Je me demande, grogna le maréchal, si j’ai eu bien raison de vouloir lui parler. Cet homme est capable de vous assiéger et…

— Personne ne peut m’assiéger, comme vous dites, si je m’y oppose. Vous devriez le savoir mieux que personne, mon cher maréchal !

La fête, ce soir-là, s’acheva plus tôt que prévu. À Vincennes le Cardinal s’était senti assez mal pour envoyer prier le Roi de vouloir bien le rejoindre. Celui-ci décida aussitôt que, dès le matin, la Cour se transporterait au Pavillon du Roi afin d’y assister le Cardinal jusqu’à son heure dernière. Pour Sylvie, cela signifiait que sa maisonnée émigrerait à Conflans afin d’être plus près pour assurer son service.

Le jeune Philippe se déclara enchanté : il aimait Conflans presque autant que Fontsomme et Sylvie se réjouit de retrouver ses amies Mme de Senecey et Mme du Plessis-Bellière. Seule Marie poussa les hauts cris :

— Mais le mariage, alors ? C’est pour quand ?

— Si le Cardinal agonise, il est impossible de donner une date. La reine Henriette et sa fille vont rester au Louvre et Monsieur dans son appartement des Tuileries pour être plus près d’elles. Tout le reste de la Cour suit le Roi. Prends patience, ajouta-t-elle plus doucement devant la déconvenue peinte sur le joli visage. Ce ne sera peut-être pas très long.

— Oui, mais s’il meurt demain, il y aura sûrement deuil de cour ?

— Oh, je pense, mais comme il ne s’agit pas d’un membre de la famille, ce deuil sera court. Monsieur ne patientera pas pendant des mois.

Au matin, tandis que l’on chargeait sur les voitures les quelques bagages personnels indispensables – Mme de Fontsomme ayant en horreur les déménagements perpétuels, ses différentes résidences étaient toujours tenues prêtes à la recevoir ! – un messager de Nicolas Fouquet lui apporta un billet qui contenait tout juste trois phrases mais combien réconfortantes : « Votre tourmenteur est à la Bastille. Je veillerai à ce qu’il y reste. Je baise vos jolis doigts… »

Il faisait, ce matin-là, un temps affreux – pluie et vent mêlés –, pourtant, Sylvie se sentit soudain aussi légère que sous un gai soleil de printemps.

— Dieu soit loué ! Nous allons enfin respirer ! dit-elle en tendant la lettre à Perceval qui la lut d’un coup d’œil.

— Je ne sais pas comment notre ami s’y est pris mais c’est tout de même une belle chose qu’être procureur général du Parlement…

— … en attendant d’être Premier ministre, songez-y ! Ah, mon cher parrain, vous n’imaginez pas à quel point je suis soulagée. Le cauchemar se dissipe.

Et comme Philippe, flanqué de l’abbé de Résigny, sortait de la maison pour rejoindre son cheval – il se déclarait trop grand pour voyager en carrosse comme un poupon –, elle courut à lui, le prit dans ses bras et le serra contre elle sans se soucier du beau chapeau à plumes dont il était si fier.

— Ma mère ! protesta-t-il en le rattrapant de justesse, que faites-vous de ma dignité ? Puis, soudain inquiet : Est-ce que je ne vous accompagne plus ? Étes-vous en train de me dire au revoir ?

— Non, mon fils. Simplement j’ai eu soudain grande envie de vous embrasser. Vous êtes le plus joli cavalier que j’aie jamais vu !

— Ah ! j’aime mieux cela !

Cette petite scène qui fit sourire Perceval n’obtint de Marie qu’un haussement d’épaules agacé. Déjà installée dans le carrosse, emmitouflée dans une mante fourrée ne laissant voir que le bout de son nez, elle n’était qu’une boule de réprobation, détestant tout le monde d’un cœur unanime : ce matin pluvieux, Conflans où l’on ne s’était même pas soucié de savoir si la Seine n’avait pas envahi les jardins, la maisonnée au grand complet y compris sa mère, le palais de Vincennes où M. de Beaufort ne mettait jamais les pieds parce qu’il était trop proche du donjon où il avait langui durant cinq longues années, et surtout le cardinal Mazarin qui mettait une si mauvaise grâce à quitter ce monde !…

Le tout-puissant ministre n’était toujours pas entré en agonie comme le laissait supposer son appel au Roi. Seulement, ayant appris par ses médecins qu’il n’avait plus guère de temps, il avait voulu se garder celui de donner au jeune souverain tous les conseils dictés par une longue expérience des affaires… Durant quinze jours, dans le silence de sa chambre gardée par le fidèle Bernouin et par deux Suisses qui en interdisaient l’accès, même au médecin, cet homme de cinquante-huit ans qui en paraissait quinze de plus, rongé par le mal autant que par le travail écrasant qu’il assumait depuis tant d’années, détailla pour des oreilles affamées ce que l’on pourrait appeler son testament politique, assorti de conseils plus secrets dont on ne tarderait pas à voir les effets. Dans l’ombre des courtines pourpres, le moribond au visage fardé pour tenter de cacher les ravages du mal laissa tomber des paroles lourdes de conséquences, qui pour certains pèseraient autant que la dalle d’un tombeau. Des paroles qui n’avaient pas grand-chose à voir avec cette charité chrétienne que l’on s’attend à rencontrer chez un homme près de comparaître devant son Créateur, mais que Louis XIV recueillit avec intérêt. Pour finir, Mazarin dit à son roi qu’il lui léguait son immense fortune, paroles accompagnées d’une mine qui fouetta l’orgueil du jeune souverain : celui-ci refusa de dépouiller la famille de son ministre, même si la tentation était forte pour un garçon souvent réduit à la portion congrue. Mazarin alors, soulagé, donna un dernier conseil…

Partout dans le château, autour de cette chambre si bien close, les espoirs fleurissaient, les ambitions se déchaînaient. Fouquet passait des heures en compagnie de la Reine Mère dont il n’ignorait pas qu’elle était son plus ferme soutien ; Colbert patrouillait incessamment dans les antichambres du mourant, armé de dossiers qu’il espérait bien avoir encore le temps de soumettre ; le chancelier Séguier avait du mal à cacher ses espérances d’accéder au poste suprême ; la belle Olympe de Soissons se voyait déjà, favorite déclarée, régnant en maîtresse sur les sens du Roi et les affaires du royaume ; seule la jeune Reine priait… mais ses dames avaient vite découvert que, de toute façon, elle priait toujours énormément et qu’en dehors de la passion qu’elle vouait à son époux elle ne s’attachait guère qu’à deux activités : le service de Dieu et le jeu. Ou plutôt les jeux, et d’argent de préférence. Ne les ayant jamais pratiqués dans les palais de son père, elle s’y adonnait à présent avec un enthousiasme qui lui coûtait très cher…

Enfin, l’événement tant attendu, tant espéré, se produisit. Dans la nuit du 8 au 9 mars, vers quatre heures du matin, le Roi qui dormait auprès de la Reine fut réveillé par Pierrette Dufour, une femme de chambre de Marie-Thérèse qu’il avait chargée de le prévenir au cas où la mort passerait : le Cardinal avait exhalé son dernier soupir entre deux et trois heures du matin. Sans éveiller sa femme, il se leva, s’habilla rapidement et gagna la chambre mortuaire où il trouva le maréchal de Gramont qu’il embrassa en pleurant :

— Nous avons, lui dit-il, perdu un bon ami.

Il ordonna aussitôt le deuil en noir, comme pour un membre de sa famille, pleura beaucoup, contrairement à sa mère qui, elle, ne pleura guère, puis, quelques heures plus tard, regagnait Paris où le Conseil était convoqué pour le lendemain. Derrière lui, le château de Vincennes se vida comme par enchantement, laissant le défunt à la grande solitude de ceux dont on n’a plus rien à espérer.

Le lendemain, à sept heures du matin, le Conseil se réunissait au Louvre dans la salle qui lui était habituelle. Ministres et secrétaires d’État, ils étaient sept autour du chancelier Séguier plus important que jamais et qui, du haut de sa majesté, lançait des regards ironiques au surintendant des Finances qui les dédaignait franchement. Élégant à son habitude, tiré à quatre épingles en dépit de l’heure matinale, Fouquet était cependant plus distant que de coutume et regardait par une fenêtre la Seine couverte d’une brume qui ne permettait pas de voir l’autre rive.

Le Roi vint, vêtu de noir, et chacun après l’avoir salué se dirigea vers son siège habituel pour y prendre place, mais Louis XIV resta debout, ce qui obligea les autres à en faire autant. Il se tourna aussitôt vers le Chancelier, laissant peser sur lui un regard sous lequel celui-ci perdit peu à peu sa superbe. Un regard de maître et, quand sa voix s’éleva, le ton, lui aussi, en était nouveau :

— Monsieur, lui dit-il, je vous ai fait assembler avec mes ministres et mes secrétaires d’État pour vous dire que, jusqu’à présent, j’ai bien voulu laisser gouverner mes affaires par feu M. le Cardinal. Il est temps que je les gouverne moi-même. Vous m’aiderez de vos conseils quand je vous les demanderai. Hors le courant du sceau auquel je ne prétends rien changer, je vous prie et vous ordonne, monsieur le chancelier, de ne rien sceller en commandement que par mes ordres et sans m’en avoir parlé à moins qu’un secrétaire d’État ne vous les porte de ma part. Et vous, mes secrétaires d’État, je vous ordonne de ne rien signer, pas même une sauvegarde ni un passeport, sans mon commandement… Vous, monsieur le surintendant, je vous prie de vous servir de Colbert que feu M. le Cardinal m’a recommandé[62]… Pour Lionne, il est assuré de mon affection. Je suis content de ses services…

Ce petit discours fit l’effet d’une bombe. Les sept hommes rassemblés autour de la longue table n’en croyaient pas leurs oreilles. Plus de Premier ministre ! Un Conseil réduit à donner son avis « quand on le lui demanderait » ? Quant au petit couplet sur Hugues de Lionne, chargé des Affaires étrangères, il donnait à penser clairement que si l’on était si content de lui c’est qu’on l’était moins des autres. Le chancelier Séguier se sentit un peu souffrant et rentra vite se mettre au chaud au milieu de ses livres et de ses richesses. Fouquet, lui, fila chez la Reine Mère dont il attendit patiemment le lever pour lui raconter ce qui venait de se passer. Mais elle ne fit qu’en rire :

— Il veut faire le capable, dit-elle en haussant les épaules, mais il aime trop les plaisirs. Cette belle ardeur au travail n’y résistera pas longtemps, à présent que le Cardinal n’est plus là pour tenir serrés les cordons de la bourse…

C’était l’évidence même ! Et Fouquet repartit pour Saint-Mandé tout à fait rassuré.

CHAPITRE 5 LA FÊTE MORTELLE

Le mariage de Philippe d’Orléans et d’Henriette d’Angleterre eut enfin lieu le 30 mars, dans la chapelle du Palais-Royal qui était alors la résidence de la veuve de Charles Ier, mère de la fiancée. Mgr de Cosnac le célébra devant un autel décoré par les Visitandines de Chaillot de ces fleurs en colle de poisson – des roses blanc et argent – qui étaient leur spécialité. Mazarin n’avait quitté ce monde que depuis trois semaines, ce n’en fut pas moins le mariage le plus gai et le plus brillant qui se puisse voir. Madame était ravissante, Monsieur brillait comme un soleil, entouré des plus beaux gentilshommes de la Cour mués en satellites mais un peu éclipsés par l’éblouissant duc de Buckingham. Les deux reines mères arboraient des mines ravies. Seule, Marie-Thérèse s’efforçait de cacher des yeux gros de larmes parce que son époux ne quittait pas la mariée des yeux. Pendant ce temps, parquées dans un salon du palais, les nouvelles filles d’honneur attendaient avec impatience le moment d’être présentées. Marie encore plus que les autres.

Il n’y avait pas assez de place dans la chapelle pour qu’elle et ses compagnes aient pu voir la cérémonie, mais elle le supportait très bien. Il lui suffisait d’être dans la place et le rideau se lèverait bientôt sur la vie dont elle rêvait. C’était cela l’important.

La jeune fille n’en regardait pas moins avec curiosité celles qui allaient partager sa vie quotidienne au service de la princesse en se demandant si elle aurait plaisir à nouer amitié avec l’une ou avec l’autre, comme jadis sa mère avec Mlle de Hautefort. C’était assez difficile à décider parce qu’on ne leur avait pas accordé le droit de se parler depuis que la sévère Mme de La Fayette – une amie personnelle de la reine Henriette-Marie ! – les avait rassemblées en se contentant d’indiquer les noms. Sur la dizaine, Marie n’en avait retenu que quatre ; les autres lui paraissaient dépourvues d’intérêt, appartenant à cette catégorie de la société qu’elle appelait « moutonnière » parce qu’elle se déplaçait toujours en un groupe compact dans lequel on ne distinguait rien. Certes, toutes étaient jolies dans le petit troupeau mais ces quatre-là semblaient aussi intelligentes. Singulièrement celle qui portait le plus grand nom : Athénaïs de Rochechouart-Mortemart, dite Mlle de Tonnay-Charente : grande, d’une blondeur rayonnante avec des yeux magnifiques scintillants comme des diamants bleus, elle avait une allure d’altesse, de grandes manières et un esprit vif qu’un seul mot permettait de déceler. Blonde aussi mais pourtant son contraire, Louise de La Baume Leblanc de La Vallière évoquait les douceurs du clair de lune avec son teint transparent, sa grâce flexible, sa fragilité, ses yeux d’azur clair et ses cheveux aux reflets d’argent. Celle-là était timide et douce. Les deux autres étaient brunes : Aure de Montalais avec un teint d’ivoire chaud et les yeux noirs les plus vifs et les plus gais qui soient, Élisabeth de Fiennes, elle, se contentait d’un châtain foncé avec des joues de rose et des prunelles brunes et veloutées. Mais, à la réflexion, Marie conclut qu’elle se sentait plus attirée par Tonnay-Charente et Montalais : la première parce qu’elle lui rappelait sa marraine, la fière et superbe Hautefort, la seconde parce que, avec elle, on ne devait pas s’ennuyer facilement. La Vallière faisait un peu trop victime prête pour le sacrifice et Fiennes n’avait pas l’air de s’intéresser à ce qui se passait autour d’elle. Son choix personnel fut en quelque sorte ratifié par les deux jeunes filles car l’une lui adressa un sourire et l’autre un clin d’œil. Après la présentation, elles se rejoignirent tout naturellement :

— Mesdemoiselles, dit Athénaïs de Tonnay-Charente qui était aussi l’aînée, je ne sais ce que vous pensez de notre avenir, mais je crois que nous avons beaucoup de chance d’appartenir à Madame plutôt qu’à la Reine…

— Nous nous amuserons certainement bien davantage ! renchérit Aure de Montalais en contemplant avec satisfaction le cercle de jeunes gentilshommes qui brûlaient de faire leur connaissance…

— Vous devez savoir cela, vous, Fontsomme ! La duchesse votre mère, qui remplace Mme de Béthune plus souvent qu’à son tour, ne trouve pas sa charge trop pesante ? Des nains, des duègnes macérées dans le bénitier et des prières, surtout des prières, quand toute la Cour ne songe qu’à chanter et à danser ?

— Je vais vous confier un secret, dit Marie en riant. Ma mère est capable de s’accommoder de n’importe quelle forme de cour, mais ce qui lui gâche la vie, c’est le chocolat ! Elle déteste le chocolat qui lui donne mal au cœur. Et malheureusement, la Reine en boit plusieurs tasses par jour…

— Moi, je trouve cela plutôt bon et je m’en accommoderais beaucoup plus que des prières…

— Mesdemoiselles, mesdemoiselles ! Laissons là ces futilités, faisons notre choix parmi ceux que nous allons côtoyer chaque jour et accordons-nous afin de nous apporter secours et assistance. Et surtout, éviter de piétiner les plates-bandes de l’une ou de l’autre, dit Athénaïs. Pour ma part, je trouve le marquis de Noirmoutiers assez de mon goût.

— Le beau miracle, rit Montalais. On le dit amoureux de vous et prêt à demander votre main. De mon côté, j’ai des visées assez hautes. À défaut du duc de Buckingham qui va nous quitter parce que Monsieur est jaloux de lui, j’avoue que le comte de Guiche…

— Mauvais choix, ma chère ! L’héritier du maréchal de Gramont est l’ami de cœur de Monsieur !

— Oh, vous croyez ?

— J’en suis certaine. Cependant, il se peut qu’il ne le reste pas longtemps s’il continue à regarder Madame comme il le fait depuis deux jours. S’il n’est pas en train de tomber amoureux, je veux bien être pendue !

— En ce cas, fit Aure de Montalais avec philosophie, il faudra que je regarde ailleurs… Et vous, ajouta-t-elle en souriant à Marie, vers qui se tourne votre cœur ?

La petite – elle était la plus jeune des trois – devint toute rouge.

— Oh moi je… je ne m’intéresse pas aux jeunes gens. J’aime qu’un homme soit vraiment un homme. Pas une ébauche.

— Vous avez un penchant pour un barbon ? fit Athénaïs moqueuse. C’est grand dommage ! Allons, dites-nous tout puisque nous allons vivre à présent aussi proches que des sœurs…

Elles étaient toutes deux charmantes, amicales et ne songeaient certainement pas à se moquer d’elle, pourtant Marie répugnait à lancer le nom qui habitait sa tête et son cœur. Son regard flotta autour d’elle, s’arrêta…

— C’est… c’est M. d’Artagnan !

— Le capitaine des mousquetaires ?

Les deux autres étaient ébahies mais Marie releva bien haut son petit nez en agitant nerveusement son éventail.

— Et pourquoi pas ? C’est la plus fine lame du royaume, dit-on, et il a… des dents superbes !

Comprenant qu’elle avait trouvé là un faux-fuyant, ses compagnes se mirent à rire de bon cœur. D’un geste presque tendre, Athénaïs caressa sa joue d’un doigt léger.

— Vous avez raison : nous sommes trop curieuses ! Gardez votre secret, petit masque !… Je crois, en tout cas, que nous ne nous ennuierons pas ensemble…

De ce jour, Sylvie ne vit presque plus sa fille en dehors des cérémonies religieuses auxquelles toute la Cour assistait. Ou plutôt toutes les cours, car il fut vite évident que celle de Madame l’emportait sur les autres. Tout ce que la France comptait de noblesse jeune, riche, gaie, vivante et avide de s’amuser se donna rendez-vous au palais des Tuileries ou au château de Saint-Cloud dont Monsieur avait fait une merveille… Le petit homme avait du goût et si sa « passion » pour sa jeune femme ne dura guère que quinze jours, il se montra ravi d’être au centre de ce que la vie parisienne comptait de plus élégant et de plus joyeux : en un mot d’être à la pointe de la mode ! Et Madame enchantait tous les cœurs. On la découvrait vive, intelligente, primesautière, aimant par-dessus tout séduire et s’amuser. Le départ de Buckingham, que Monsieur avait exigé de sa mère parce qu’il le trouvait outrecuidant – Philippe appartenait à cette espèce de jaloux, la pire de toutes, qui est celle des jaloux sans amour –, n’avait guère touché Madame. Le beau duc avait fait son temps d’adorateur et devait céder la place à une autre cible, beaucoup plus passionnante aux beaux yeux de la princesse : le Roi, qui se rendait chez elle au moins une fois par jour. Louis XIV lui-même, qui venait de signer le contrat de mariage de Marie Mancini, son grand amour de jeunesse, avec le richissime prince Colonna et de la voir partir sans sourciller pour l’Italie, se libéra d’Olympe de Soissons en la nommant surintendante de la maison de la Reine en remplacement de la princesse Palatine. Ce qui ne causa aucun plaisir à sa femme : en dépit du fait qu’il la rejoignait chaque soir dans son lit avec une grande ponctualité, il était évident que Madame l’occupait tout entier.

En revanche, on vit beaucoup Fouquet dans la maison de Conflans où Sylvie s’était résolue à rester avec l’approche des beaux jours et, surtout, le bruit que le Roi ne tarderait guère à transporter la Cour à Fontainebleau. Proche de Saint-Mandé et voisin du domaine de Mme du Plessis-Bellière, le joli manoir représentait pour lui un havre d’amitié où il était certain d’être toujours compris, toujours encouragé car les deux femmes se voyaient souvent et il n’était pas rare que venant chez l’une il trouvât l’autre.

À la suite du fameux Conseil où Louis XIV avait fait entendre sa volonté de régner seul, le Surintendant n’avait pu se défendre d’une vague inquiétude en dépit des assurances de la Reine Mère. Inquiétude compensée par la mine mélancolique du chancelier Séguier qui se voyait très bien chaussant les pantoufles de Mazarin. Il est toujours très doux d’assister à la déception de quelqu’un que l’on n’aime guère. Sa position à lui, Fouquet, ne changeait pas : elle restait splendide, même si elle comportait maintenant un bémol en la personne de Jean-Baptiste Colbert, Colbert sa bête noire qui devenait son bras droit et pouvait prendre place au Conseil… Une sorte de réconciliation de surface était intervenue entre les deux hommes mais le superbe, le magnifique Fouquet était bien décidé à ignorer autant que faire se pourrait ce fils de drapier voué selon lui aux emplois subalternes…

— Ne l’ignorez pas trop ! conseilla doucement Perceval de Raguenel. Cet homme-là ne vous aimera jamais et il vous jalouse.

— Et si bras droit il y a, renchérit Mme du Plessis-Bellière qui se trouvait là, je ne saurais trop vous conseiller d’accepter de devenir manchot si vous ne voulez qu’il vous gangrène. Je le crois acharné à votre perte.

— Ma perte ? Comme vous y allez, marquise ! Puis, renouvelant le duc de Guise en un mouvement d’une inimitable hauteur : « Il n’oserait ! »

La suite des jours sembla lui donner raison : le Roi apparemment adorait un Surintendant qui semblait uniquement attaché à le distraire. Ainsi, en rejoignant ses amis, un soir, Fouquet annonça triomphalement :

— La Reine Mère et moi avions raison : le Roi a l’intention de s’amuser. Il est las de voir Monsieur et Madame attirer à eux toute la gaieté du royaume : il emmène la Cour à Fontainebleau où il veut donner de grandes fêtes.

— Que vous allez devoir payer, mon ami, dit Perceval.

— Bien entendu. Il veut quatre millions !

La somme tomba comme un pavé sur le petit groupe réuni dans le salon de Sylvie dont on avait entrouvert les fenêtres – le temps étant d’une grande douceur – sur la floraison embaumée des lilas. Mme du Plessis-Bellière reposa sa tasse de thé encore à demi pleine[63].

— Et… vous les avez ?

— Si à ce jour, je ne les ai pas en totalité, je les aurai, soyez sans crainte. Je veux que le Roi soit content ! Et vous ne savez pas tout : pendant que la Cour sera à Fontainebleau, je suis invité à lui faire les honneurs de Vaux !

Celle que, chez les Précieuses, Mlle de Scudéry avait baptisée du joli nom d’Artémise se leva si brusquement que ses jupes volumineuses firent tomber son fauteuil.

— Il vous demande quatre millions et, en outre, une fête à Vaux ? Car, vous ne vous y trompez pas j’imagine : vous ne vous en tirerez pas avec un bol du lait de vos vaches…

— Non. Je sais que recevoir la Cour à Vaux va me coûter beaucoup plus cher, mais je crois que le Roi veut sonder mon obéissance et connaître jusqu’à quel point je lui suis dévoué. Même si j’y laisse les trois quarts de ma fortune, je sais qu’il me rendra tout cela…

Les trois autres s’entre-regardèrent avec inquiétude. En apportant cette double nouvelle qui aurait dû le terrifier, Fouquet semblait au contraire tout joyeux, presque rayonnant :

— Il vous le rendra ? dit Raguenel. Où prenez-vous cette belle assurance ? Je croirais plutôt que Louis XIV veut votre ruine, mon ami, parce que Colbert est derrière qui pousse à la roue…

— Laissez-le pousser ! Après m’avoir fait connaître sa volonté, notre Sire m’a laissé entendre qu’il songeait pour moi à une très grande charge.

— Laquelle, mon Dieu ?

Fouquet n’hésita qu’un instant puis sourit :

— Je sais que je devrais garder cela pour moi mais je vous vois si troublés que je ne résiste pas au bonheur de vous rassurer. Le chancelier Séguier est un homme âgé. Le temps du repos est proche pour lui où il pourra jouir, loin des affaires, de son duché de Villemor et de sa fortune. Son poste m’est promis… sous le sceau du secret ! Voilà ! Je vous ai tout dit, souffrez que je retourne travailler à Saint-Mandé où l’on m’attend. J’ai beaucoup, beaucoup à faire !

Quand le galop rapide de ses magnifiques chevaux l’eut emporté vers son château, un silence tomba sur les trois personnages, chacun essayant d’analyser cette avalanche de nouvelles. La marquise émit son opinion la première.

— Si Colbert n’existait pas, je dirais que tout est pour le mieux…

— Mais il existe, continua Sylvie, et je sais que, chaque soir au Louvre, le Roi s’enferme avec lui pour travailler. Il n’est qu’intendant des Finances et ce n’est pas normal. Il me semble que la logique voudrait que ce soit avec notre ami ?

— Si vous voulez le fond de ma pensée, ce n’est pas cela qui me tourmente. Pour devenir chancelier de France, Fouquet devra revendre sa charge de procureur général…

— En effet : les deux sont incompatibles…

— Alors, je vous en supplie, marquise, vous qui êtes sa conseillère la plus écoutée, veillez à ce qu’il ne s’en défasse qu’une fois nommé. Un procureur général est inattaquable, intouchable. Quoi qu’il ait fait on ne peut le traduire en justice ou lui faire quelque procès que ce soit. S’il vendait avant d’être nommé chancelier, il serait comme un soldat qui enlèverait sa cuirasse au milieu d’une bataille…

Mme du Plessis-Bellière se releva aussitôt :

— Ayez la bonté de faire avancer mes chevaux ! s’écria-t-elle. Je vous prie de m’excuser pour le souper de ce soir mais il vaut mieux, je crois, que j’aille le demander à M. Fouquet. Il faut que je mette dans notre camp Pellisson, Gourville et La Fontaine… Chère Sylvie, vous allez partir pour Fontainebleau et je ne vous reverrai pas avant longtemps mais n’oubliez pas que je suis votre amie… et ne manquez pas de me prévenir s’il vous arrivait quelque bruit inquiétant au sujet du Surintendant…

— Soyez tout à fait sûre que je n’y manquerai pas.

Mais Sylvie devait s’apercevoir très vite qu’appartenir à l’entourage de la Reine ne constituait pas un poste idéal pour observer ce qui se passait chez le Roi. À Fontainebleau, en effet, la pauvre Marie-Thérèse se trouva mise un peu à l’écart, se réfugiant plus que jamais dans les jupons de sa belle-mère. La véritable reine dans ce joli printemps qui explosait sous un ciel d’une exquise douceur, ce fut Madame. Le Roi lui consacrait tout le temps qu’il ne donnait pas aux affaires de l’État et aux quelques heures nocturnes passées auprès de sa femme. Elle était le centre de toutes fêtes, des promenades en forêt, des chasses, des baignades dans la Seine, des concerts et des comédies données en plein air et, en vérité, le couple royal, ce n’était plus du tout Louis et Marie-Thérèse mais bien Louis et Henriette… Ils étaient le rayonnant pôle d’attraction d’une jeunesse turbulente, débauchée, cruelle, libertine et volontiers rabelaisienne, mais superbe et pleine de feu, et la Cour qui ne comptait alors que cent à deux cents personnes semblait n’exister que par elle et pour elle… Les échos des violons et les fusées des feux d’artifice enchantaient et illuminaient presque toutes les nuits de Fontainebleau où l’on ne dormait plus guère.

Pourtant, personne n’allait encore jusqu’à imaginer l’ébauche d’un roman ; le Roi, c’était l’évidence même, s’ennuyait avec son épouse et, ayant décidé d’attirer à lui tous ceux qui composaient naguère la si joyeuse cour des Tuileries, il était normal qu’il privilégiât celle qui en était la séduisante animatrice. En outre, il n’était pas la seule cible – tout au moins en apparence ! – de la coquetterie savante de Madame. Une coquetterie assez subtile pour ne pas s’adresser directement à lui. Il fut vite évident pour tout le monde qu’elle prenait plaisir à la cour de moins en moins discrète que lui faisait le beau comte de Guiche, le favori de son époux, et tout aussi évident que Guiche brûlait pour elle d’une de ces passions qui ne regardent ni au rang ni aux circonstances.

Las d’essayer – sans le moindre succès – de ramener à lui le volage, Monsieur explosa en reproches indignés qui se déversèrent sur ceux qu’il considérait déjà comme coupables. Henriette, avec un flegme tout britannique, se contenta de lui rire au nez en haussant les épaules, mais Guiche s’oublia jusqu’à traiter le prince comme il l’eût fait de n’importe quel mari à l’esprit un peu dérangé. Fou de rage, celui-ci courut chez le Roi pour obtenir contre l’insolent une lettre de cachet qui l’enverrait à la Bastille pour longtemps, mais Louis XIV n’avait aucune envie de faire cette peine au maréchal de Gramont qu’il aimait. Il tenta de calmer le jeu :

— Mon frère, mon frère, je crains que vous ne preniez les choses un peu trop à cœur ! Si Madame est coquette, je vous le concède, songez qu’avant tout elle aime à s’amuser. Quant à Guiche, vous le connaissez depuis longtemps ! Un Béarnais à la tête chaude avec qui vous vous êtes brouillé et raccommodé plus d’une fois…

— Ce n’étaient que peccadilles et j’étais sûr alors de son amitié, mais ce qui vient de se passer ne se peut supporter. Il m’a insulté, Sire, et je demande au Roi de le chasser…

— Comme vous m’avez demandé il y a peu de chasser le duc de Buckingham au risque de créer, avec l’Angleterre, un grave incident diplomatique et de me brouiller avec mon frère Charles II. Grâce à Dieu, nous avons une mère, et c’est elle qui a obtenu ce départ… sans drame !

— Je l’en remercie mais le cas n’est pas le même. Buckingham n’était pas votre sujet. Guiche, si ! Je veux qu’on l’arrête !

— Pour quel crime ? Des mots lancés dans la colère et qu’il doit regretter de tout son cœur ? Cela ne mérite pas l’échafaud… ni même la Bastille ! Allons, mon frère, calmez-vous ! Je vous en fais la promesse, je parlerai à Madame. Quant à Guiche…

— Vous allez le laisser continuer son manège de billets, de sérénades et autres galanteries qui font rire de moi ?

— Je ne permettrai jamais que l’on rie de vous, mon frère, dit le Roi avec gravité. Il partira pour ses terres jusqu’à ce qu’il ait compris le respect que l’on vous doit.

Le soir même, le comte de Guiche quittait Fontainebleau la mort dans l’âme et Louis XIV s’efforçait de consoler son père en l’assurant de son amitié pour la famille de Gramont. Le lendemain, au cours d’une promenade en forêt, il sermonna doucement Madame qui, après s’être montrée courroucée des « injustes et injurieux soupçons de Monsieur », remercia son beau-frère d’avoir su comprendre qu’il lui serait doux d’être délivrée d’un amour embarrassant mais qui ne trouvait pas d’écho dans un cœur heureux de s’épanouir aux rayons d’un aimable soleil levant… Et les deux jeunes gens, heureux de se comprendre si bien, passèrent encore plus de temps ensemble s’il était possible…

En prenant son service, ce matin-là, dans la chambre de la Reine, Sylvie sentit aussitôt que l’atmosphère était tendue. Assise au bord de son lit tandis que Maria Molina la chaussait, Marie-Thérèse offrait une mine boudeuse et des yeux rouges. En dehors des premières prières qu’elle murmurait avant de se lever, elle n’avait pas sonné mot.

— Le Roi n’a pas rejoint la Reine, chuchota Mme de Navailles. Il a dansé une partie de la nuit et le reste, il l’a passé sur le Grand Canal en gondole avec Madame et des musiciens italiens.

Sans répondre, Sylvie prit des mains d’un page les jarretières de rubans ornées de bijoux et vint s’agenouiller devant la Reine pour les boucler autour de ses jambes ainsi que l’exigeait sa charge. Ce qui lui valut un regard navré.

— Votre Majesté a mal dormi ? demanda-t-elle doucement.

— Pas dormi du tout ! fut la laconique réponse.

Puis le pesant silence retomba tandis que Sa Majesté gagnait sa chaise percée comme si elle allait à l’échafaud. Ensuite, le rite de la toilette commença avec le ballet des pages et des chambrières portant l’eau, la cuvette, le savon de Venise et les parfums. Même l’apparition de la première tasse de chocolat ne réussit pas à amener un sourire sur le jeune visage. C’était tout à fait inhabituel. D’ordinaire, surtout quand son époux avait bien accompli son devoir conjugal, Marie-Thérèse était gaie, riait de tout et si on la plaisantait gentiment sur sa nuit, elle riait plus fort et frottait ses petites mains l’une contre l’autre d’un air ravi. Rien de tout cela ce matin dont le joyeux soleil faisait pourtant chatoyer l’or des boiseries, le cristal des vases remplis de fleurs, les coupes d’agates, les porte-flambeaux d’argent et les menus objets de toilette en or pur ! Même Chica la naine feignait de dormir, roulée en boule dans la ruelle du lit, et Nabo, le jeune Noir dont la Reine raffolait, se contentait de la regarder d’un peu loin avec de grands yeux désolés.

La Reine mit sa chemise puis on la vêtit d’une jupe de soie blanche si étroite qu’elle adhérait à ses formes en voie d’épanouissement. On lui passa ensuite un léger corset en toile fine mais bien pourvu de baleines, qu’on laça pour affiner la taille. Elle protesta, disant qu’on la serrait trop. Sylvie en profita pour essayer de détendre l’atmosphère :

— La jeunesse et la minceur habituelle de la Reine ont tendance à faire oublier qu’elle porte un enfant et qu’elle a besoin désormais de grands ménagements. Le Roi aurait dit ce matin à M. de Vivonne que j’ai rencontré dans la cour d’Honneur que la fête s’étant poursuivie plus tard que prévu, il n’avait pas voulu troubler le sommeil de Sa Majesté en venant rejoindre…

Aussitôt Marie-Thérèse parut ressusciter.

— Verdad ?… Que el Rey…

— … s’inquiète fort d’une santé devenue doublement précieuse. C’est ainsi que l’on en use lorsque l’on aime bien Madame… dit Mme de Fontsomme avec une belle révérence qu’un sourire encore tremblant récompensa.

Tandis que Pierrette Dufour, la femme de chambre française, coiffait les magnifiques cheveux, les pages apportèrent les vêtements de dessous et de dessus qui étaient de soie épaisse alternant le bleu et l’or, après quoi, Sylvie fixa les joyaux de tête et de corsage. Un dernier nuage de parfum et Marie-Thérèse se leva, fit une belle révérence à tous ceux qui avaient assisté à sa toilette, prit des gants et, suivie de Nabo qui portait son missel, s’envola chez la Reine Mère comme elle avait coutume de le faire chaque matin. Au seuil des appartements d’Anne d’Autriche, elle se heurta presque à Monsieur qui en sortait, encore rouge de colère et tout ébouriffé.

— Ma sœur, dit-il, je viens de me plaindre à notre mère de ce que l’on nous traite fort mal, vous et moi, et je veux espérer que vous venez faire entendre même chanson ! En vérité cela ne peut plus durer ! Je suis déterminé à regagner mon château de Saint-Cloud si l’on continue à en user envers moi comme tous ces jours !

Et, sans même songer à saluer, Monsieur partit comme un boulet de canon qui ferait voltiger un mouchoir de dentelle, trouvant même le moyen de bousculer un Suisse de garde.

De ce que se dirent Anne d’Autriche et sa belle-fille nul n’en eut confidence, mais quand les deux femmes se rendirent ensemble à la chapelle, suivies cette fois de leurs dames et gentilshommes – on était un dimanche –, chacun put voir que Marie-Thérèse avait de nouveau les yeux rouges et que la Reine Mère arborait un air de sévérité qui ne lui était guère habituel, surtout si tôt le matin. Madame, elle, ne parut pas. La princesse de Monaco vint prévenir qu’elle avait la fièvre, toussait et devait garder le lit :

— Nous irons la réconforter tout à l’heure, dit la Reine Mère d’un ton qui laissait prévoir que le réconfort pouvait fort bien s’accompagner d’une mercuriale. Après quoi, elle envoya Mme de Motteville prier le Roi de passer chez elle dès qu’il aurait un moment.

Au fond, Anne d’Autriche n’était pas tellement mécontente d’avoir enfin une occasion de régenter un peu cette jeunesse écervelée et bouillonnante de vie qui avait trop tendance à la laisser à l’écart avec Marie-Thérèse. Elle ne doutait nullement de la tendresse de ses fils, mais elle était consciente de ce que, vieillie, souvent malade, elle manquait un peu d’attraits pour une cour avide de plaisirs et de jouissances… Le Roi vint, entendit ce qu’elle avait à dire, puis s’en alla quérir des nouvelles de Madame avec laquelle il s’entretint un moment sans témoins. Lorsqu’il sortit, il annonça qu’il reviendrait le lendemain, puis il alla prendre son frère par le bras avec de charmantes marques d’affection « pour le réconforter » et décida de l’emmener à la chasse puisque les réjouissances prévues pour ce jour ne pouvaient avoir lieu. Monsieur détestait la chasse qu’il jugeait un exercice trop brutal pour l’harmonie de ses mises, toujours admirables, et la délicatesse de ses mains, mais il se laissa tout de même emmener sans résistance. Quant à la reine Marie-Thérèse, bien que désolée que son état la prive de suivre son époux à la chasse – elle était une excellente cavalière ! –, elle acheva cette journée agitée dans l’odeur mélangée du chocolat, de l’encens brûlé en quantité dans son oratoire et dans le calme lénifiant qui suit les grandes tempêtes. Le château tout entier fut ce jour-là d’une grande tranquillité.

Au retour des chasseurs, le Surintendant, qui venait d’arriver de sa terre de Vaux en compagnie du duc de Beaufort, vint avec ses grandes manières habituelles tenir l’étrier au Roi devant le bel escalier en fer à cheval construit jadis par Louis XIII. Ce procédé sembla mettre Louis XIV d’excellente humeur :

— Avez-vous quelque bonne nouvelle à nous porter, monsieur Fouquet ?

— Aucune en particulier, Sire. Je souhaitais seulement savoir de Votre Majesté quel jour elle arrêtait pour faire à ma maison de Vaux le grand honneur de venir jusqu’à elle ?…

— Quoi déjà ? N’avions-nous pas parlé du mois d’août, et nous finissons juin ! Faut-il tant de préparatifs pour une visite de campagne ?

— Lorsqu’il s’agit de recevoir le plus grand roi du monde, Sire, tout autour de lui doit s’efforcer de tendre à la perfection et je veux que le Roi soit content.

Louis XIV eut un sourire qu’un observateur attentif eût jugé ambigu :

— Recevez-nous selon vos moyens, monsieur, et nous serons satisfait ! Ah, mon cousin Beaufort, vous voilà donc ! Je vous croyais à Saint-Fargeau, chez Mademoiselle qui nous boude ces temps derniers ?

— Non, Sire ! J’étais à la campagne de M. Fouquet. Nous établissons de grands plans pour que le Roi ait une marine digne de lui et nous avons travaillé…

— Comme c’est bien ! Mais puisque vous voilà, allez donc saluer Madame qui est souffrante. Vous savez quelle amitié elle vous porte. Vous lui ferez plaisir…

— Et à moi plus encore, Sire, mais… ce malaise… serait-il annonciateur d’un heureux événement ?

— Cela m’étonnerait fort ! ricana le Roi. Et prenez garde à ne pas faire trop le galant auprès d’elle. Monsieur crie comme une orfraie dès que Madame regarde un gentilhomme avec quelque douceur !

Ce soir-là, l’arrivée inopinée de la duchesse de Béthune permit à Sylvie d’échapper à l’atmosphère étouffante de l’appartement royal. Elle souffrait d’un violent mal de tête, dû autant aux vapeurs conjuguées de l’encens et du chocolat qu’au duel oratoire incessant qui opposait, jour après jour, la surintendante de la maison de la Reine, Olympe Mancini, comtesse de Soissons, à la dame d’honneur, Suzanne de Navailles, dès que leurs obligations les mettaient en présence. Les criailleries de l’Italienne trop vaniteuse pour être intelligente, perverse et cruelle de surcroît, se heurtaient à l’ironie mordante, au dédain à peine voilé de la duchesse de Navailles pour une femme à l’origine douteuse, selon les critères de la noblesse française, et dont le Roi, pour se débarrasser d’une maîtresse devenue encombrante, n’avait rien trouvé de mieux que lui donner à régir la maison de sa femme.

Peu tentée par un retour dans son logis où la chaleur du jour devait s’attarder, Sylvie pensa que la fraîcheur du parc lui ferait le plus grand bien. C’était l’heure du souper du Roi et elle y serait sans doute assez tranquille. Comme d’habitude, elle traversa le Parterre pour descendre vers la Cascade et le Canal qui perçait de part en part les ombrages épais du parc… Elle allait à pas lents, maniant d’un geste machinal un précieux éventail d’écaille blonde et attentive à l’éloignement progressif des bruits du château. Elle allait vers le silence, vers le calme de l’eau endormie sous un ciel bleu sombre criblé d’étoiles et sous la caresse d’un rayon de lune. Un instant, elle s’arrêta pour contempler tant de beauté et ne même plus entendre le froissement de sa robe sur le sable. Elle saisit alors le crissement léger de pas qui s’approchaient : un couple venait qui la retint contre la balustrade et dans l’ombre d’une statue, soudain gênée par sa situation de témoin involontaire. Ennemie jurée des potins de cour et de ceux qui en faisaient quotidiennement la chasse, elle voulut se retirer mais un éclat de rire la retint, suivi d’un :

— Par la mordieu, ma chère petite, savez-vous que ceci ressemble beaucoup à un enlèvement ?

— Le moyen de faire autrement quand on veut parler à quelqu’un ? Voilà des semaines que l’on ne vous a vu et vous tombez chez Madame au moment où l’on vous y attend le moins ? J’ai saisi l’occasion en m’échappant lors de votre sortie, en vous suivant et en vous demandant un instant d’entretien. En êtes-vous fâché… monseigneur ?

Les deux voix n’étaient que trop faciles à identifier pour Sylvie. C’étaient celles de sa fille et de Beaufort. Elle resta, prenant soin de s’abriter davantage derrière la statue. D’ailleurs, la nuit était assez claire pour qu’elle distingue sans peine les deux promeneurs dont le but semblait être les cascades.

— Pas le moins du monde, jeune demoiselle. Je me sentirais plutôt flatté… si je ne craignais que vous ne souhaitiez me faire part de quelque ennui de la duchesse votre mère ?

— Ma mère ? Que vient-elle faire ici et pourquoi donc supposez-vous que je veuille parler d’elle ?

— Parce que nous avons été élevés ensemble ou peu s’en faut et parce que vous ne pouvez ignorer à quel point elle m’est chère ?

La douceur soudaine du ton de François n’en fit ressortir que mieux la colère qui vibra dans la voix de Marie :

— Voilà bien de l’affection perdue ! Ma mère vous déteste, monsieur le duc. Oubliez-vous que vous avez tué mon père ? Cela ne lui laisse guère de raisons de vous aimer…

— Je le sais, hélas ! Et croyez bien que j’en suis plus navré que je ne saurais dire. Et tout autant de la brutalité de votre accusation. Si j’ai tué le duc de Fontsomme, je ne l’ai pas voulu et cela change tout. Vous êtes trop jeune pour apprécier ce qu’était la Fronde quand on n’était pas du même parti. Et un duel, quand les armes et la valeur sont égales, n’a rien à voir avec un meurtre.

En dépit de la gravité sombre des paroles de son compagnon, Marie se mit à rire :

— Vous vous donnez bien du mal pour plaider une cause gagnée depuis longtemps. Pour moi tout au moins…

— Cette absolution me rend fort heureux, fit Beaufort avec gravité. C’est de cela que vous vouliez me parler ?

Il y eut un silence, comme si Marie hésitait au bord de quelque chose d’inconnu, mais elle avait trop de bravoure pour balancer longtemps. En outre, il y avait des jours et des jours qu’elle préparait les paroles qu’elle allait prononcer. Derrière sa statue, Sylvie entendit :

— J’ai à dire que je vous aime et que je veux être votre femme.

C’était énoncé simplement mais avec une noblesse qui fit trembler Sylvie parce que l’on y sentait une vraie détermination. Sa petite Marie, en qui se révélait la femme, pensait profondément chacun des mots qu’elle venait de prononcer. François dut le sentir aussi car il ne rit pas et même laissa passer un peu de temps avant de répondre :

— Qui suis-je pour mériter le choix d’un être aussi charmant que vous ? Et si jeune !… Trop sans doute pour savoir en vérité ce que c’est que d’aimer.

— Par pitié, laissez de côté les vieux poncifs ! Il n’y a pas d’âge pour l’amour et je n’ignore pas que ma mère vous a aimé quand elle était encore une petite fille…

— Jusqu’à ce qu’elle rencontre votre père ! Le cœur change, Marie… Il en sera du vôtre comme de celui de la duchesse…

Les larmes aux yeux, Sylvie lui envoya une pensée de gratitude. François savait bien qu’elle l’avait toujours aimé et que le mariage n’y avait rien changé mais il était bon que Marie le crût. Comment réagirait-elle si elle en venait à voir en sa mère une rivale ? Marie, cependant, repartait à l’attaque :

— Et le vôtre, monseigneur ? Qu’en est-il ? fit-elle d’un ton mordant qui effraya sa mère parce la femme qu’elle serait bientôt s’y révélait avec son goût du combat et sa capacité de souffrance. Vos nombreuses maîtresses l’encombrent-elles au point de n’y point laisser place à un amour… légitime ?

— Plus les maîtresses sont nombreuses et moins elles encombrent. D’autant qu’elles n’y ont jamais eu place.

— Quoi, vous n’aimez pas ces femmes que vous affichez ?

— Je ne crois pas afficher qui que ce soit.

— Vraiment ? Et Mme d’Olonne ?

Beaufort haussa les épaules :

— Choisissez mieux vos exemples, mademoiselle ! Mme d’Olonne n’en est pas un… surtout pour une jeune fille ! Elle n’est pas de celles que l’on aime.

— Et Mlle de Guerchy ?

— Mlle de Guerchy non plus !

— Alors, parlons de Mme de Montbazon ? Celle-là au moins vous l’avez aimée ?

Une soudaine colère amena la foudre dans les yeux de Beaufort.

— Celle-là, je vous défends d’y toucher ! Respect à la mort, Marie de Fontsomme ! Et à celle-là surtout ! Je crois que je vais vous laisser poursuivre seule cette promenade…

Il s’écartait déjà. Elle le retint d’un cri :

— Non !… Je vous en supplie, restez encore un peu ! Et pardonnez-moi si je vous ai blessé mais, voyez-vous, c’est la première fois que j’aime – sûrement aussi la dernière quoi que vous en pensiez ! – et je ne sais pas bien m’y prendre.

— L’amour vrai n’a pas besoin de savoir s’y prendre ! À présent mon enfant, écoutez-moi…

— Je ne suis pas votre enfant et ne veux pas l’être !

— Dieu que vous êtes fatigante ! Cessez donc de jouer aux propos interrompus ! Ce que j’ai à vous dire est sérieux. Tout d’abord, sachez que je ne me marierai jamais. Lorsque j’étais enfant, on me destinait à Malte et l’idée m’en plaisait parce que j’ai toujours rêvé de courir les mers. Mais je n’ai pas fait profession et n’ai même jamais aperçu les clochers de la sainte île guerrière…

— Rien ne vous empêche donc de vous marier…

— Si : moi ! Parce que jamais la femme que j’aime – pardonnez-moi si je vous irrite mais il en faut bien venir à le dire ! – jamais cette femme ne m’acceptera pour époux…

Marie recula comme si une balle l’avait frappée :

— Ainsi, vous aimez quelqu’un ? fit-elle d’une voix dont l’altération fit mal à Sylvie. Qui est-ce ?

— Je ne l’ai jamais dit qu’à Dieu et à elle. Encore ne suis-je pas certain qu’elle m’ait cru…

— Alors, pourquoi ne pas renoncer et prendre celle qui pourrait peut-être vous aider à oublier ?

— On n’oublie plus à mon âge et ce serait vous faire courir un trop grand risque. Vous méritez mieux ! Regardez devant vous ! Pas derrière. Moi j’appartiens au passé !

— De la Cour peut-être mais pas de la gloire ! Vous êtes un homme de guerre, vous serez amiral après le duc votre père et vous pourchasserez l’ennemi sur toutes les mers du monde. Donc vous deviendrez un héros ! Et je veux être la femme d’un héros… pas d’un muguet de cour épiant sans cesse le moindre froncement de sourcil du souverain.

François se mit à rire de si bon cœur qu’il en détendit l’atmosphère :

— Je commence à comprendre pourquoi vous tenez tant à vous embarrasser d’un barbon. Un marin n’est pas souvent là, ce qui laisse à son épouse tout le loisir de mener la vie qu’elle veut tout en portant avec fierté l’auréole de gloire.

Le cri de colère de Marie dérangea une chouette qui humait paisiblement l’air nocturne :

— Oh ! C’est indigne !… Mais dites tout ce que vous voulez, vous ne me découragerez jamais. Je me suis déterminée à n’épouser personne d’autre que vous… ou Dieu !

Ayant dit, elle lui tourna le dos et prit sa course vers le château illuminé après avoir ramassé à pleines mains sa jupe de satin rose, sans imaginer un seul instant qu’elle laissait sa mère plongée dans un abîme de réflexion… ni que son bien-aimé, en la voyant partir, ne put retenir un « ouf » de soulagement.

Cet amour-là était plus qu’intempestif et même il l’effrayait, lui qui n’avait jamais eu peur de rien. Voilà qu’après dix longues années de pénitence sans un sourire de Sylvie, sans pouvoir même une seconde effleurer ses doigts de ses lèvres, cette jeune étourdie s’avisait de l’aimer ? Que penserait-elle, sa douce et fière Sylvie, si elle apprenait qu’il avait pris le cœur de sa fille ? Qu’il cherchait une laide vengeance pour dix ans de dédain, ou un moyen encore plus laid de se rapprocher d’elle en dépit de sa volonté ?

Retrouvant un geste d’autrefois qui lui était familier quand, petit garçon à Anet ou à Chenonceau, il se trouvait embarrassé, il ramassa quelques cailloux et fit des ricochets sur l’eau du Grand Bassin, et ce fut cette eau qui lui suggéra une solution : prendre la mer, demander à Fouquet-le-tout-puissant de lui obtenir un commandement, réaliser enfin ce rêve-là, le plus vrai, le plus pur ! Tourner le dos à la Cour, ses pièges, ses perfidies et naviguer en simple capitaine avec une poignée d’hommes, sans attendre que la mort d’un père qu’il aimait lui offre l’Amirauté…

Le dernier caillou ponctua sa décision et, après l’avoir lancé, il se mit à la recherche de son ami Fouquet. Lorsqu’il fut éloigné, Sylvie quitta enfin sa statue et continua sa promenade interrompue. Sa tête ne la faisait plus souffrir mais elle avait plus que jamais besoin de réfléchir dans le silence et la solitude. Elle descendit vers le ruban miroitant du canal…

Pendant ce temps Marie, revenant vers le château, rencontra Tonnay-Charente et Montalais qui la cherchaient :

— Où diantre étiez-vous passée ? s’écria la première. A-t-on idée de s’esquiver ainsi quand il se passe des choses passionnantes ?

Marie aurait bien riposté que Beaufort lui paraissait le plus passionnant des sujets mais, outre qu’elle n’entendait partager son secret avec personne, c’eût été sans doute peine perdue, les deux autres paraissant excitées au plus haut point.

— Vraiment ? fit-elle d’un ton léger. Monsieur aurait-il fait à son épouse une déclaration d’amour publique ?

— Nous n’aurions pas dépensé un pas pour vous raconter cela, dit Montalais. C’est du Roi qu’il s’agit.

— Belle nouvelle ! Tout le monde sait que le Roi est follement amoureux de sa belle-sœur. Au point de faire pleurer la Reine.

— Si vous nous laissiez parler ? fit sévèrement Athénaïs, cela vous éviterait de dire des sottises. À présent, si nous ne vous intéressons pas…

D’un geste, Marie arrêta son mouvement de retraite et s’excusa gentiment :

— Ne m’en veuillez pas : je suis un peu nerveuse ces temps-ci…

— Vous voyez pourtant M. d’Artagnan tous les jours ? fit Montalais acide.

— Sans doute mais j’ai d’autres sujets de contrariété. À présent, s’il vous plaît, instruisez-moi !

— Eh bien, voilà l’affaire…

Douée de façon incontestable pour le récit, Athénaïs retraça, avec verve et une grande fidélité, la petite scène qui s’était jouée chez Madame après le départ de M. le duc de Beaufort. Le Roi était entré pour prendre à son tour des nouvelles de la belle malade, mais sans s’attarder. L’heure du souper approchait et Sa Majesté, douée d’un robuste appétit, ne cacha pas qu’elle avait faim. C’est ce détail qui rendit l’événement tellement extraordinaire : en quittant la chambre de Madame, Louis, au lieu de foncer vers la porte, s’est approché du groupe des filles d’honneur et s’est adressé directement à Mlle de La Vallière pour lui demander si elle se plaisait à Fontainebleau. Naturellement, la première surprise passée, le respect avait obligé les compagnes de la jeune fille à s’écarter, la laissant avec le Roi dans un superbe isolement.

— Bien incommode, d’ailleurs ! grogna Aure de Montalais. Nous entendions d’autant moins que cette pauvre Louise, rouge comme une cerise et tout interdite, balbutiait des réponses à peu près inaudibles en faisant les yeux les plus mourants du monde…

— Et c’était dans la chambre de Madame ? En sa présence ? Et elle n’a rien dit ?

— Rien du tout. Elle regardait la scène du fond de son lit en buvant de l’eau d’oranger d’un air tout à fait bénin. Mais moi j’arriverai bien à savoir ce que le Roi a dit à Louise. Nous sommes compagnes depuis que nous servions ensemble la vieille Madame à Blois. Elle ne peut rien me cacher.

Pourtant, la curieuse Montalais en fut pour sa peine : Louise refusa de révéler la moindre des paroles du Roi. Tout en parlant, elle pressait son cœur de ses mains comme si elle craignait qu’il laissât échapper la moindre bribe de ce précieux trésor. Attitude dont ses trois compagnes tirèrent une stupéfiante conclusion : La Vallière avec ses airs de vierge sage, fragile et attachant peu d’importance aux choses de la terre, était amoureuse de son souverain…

— Amoureuse folle, amoureuse perdue ! Allez donc après cela vous fier à l’eau qui dort, conclut Montalais.

Elle et ses compagnes n’étaient pas au bout de leurs surprises. Les jours qui suivirent alimentèrent avec générosité leurs conversations comme celles de toute la Cour. Louis XIV se mit à faire ouvertement la cour à La Vallière ! Dès qu’il entrait chez Madame, c’était elle qu’il cherchait avant même de saluer la princesse. Allait-on en promenade : on le voyait à la portière de sa voiture pour lui donner la main. Il y eut surtout l’épisode de l’orage qui éclata alors que l’on s’éparpillait en forêt où l’on put voir Louis rester debout sous un arbre, tête nue, à se tremper, tandis que de son chapeau et même de sa personne il s’efforçait de protéger sa jolie compagne. Lorsqu’il rejoignit le gros de la troupe, le couple émettait en se regardant sans cesse une sorte de rayonnement plus révélateur qu’un long discours. Madame qui, jusqu’alors, avait suivi ces divers jeux avec un air amusé cessa de sourire…

En fait, il s’était passé ceci : devant la levée de boucliers soulevée par leur amour affiché avec tant d’insolence, Louis et Henriette s’étaient résolus à donner le change : on décida de s’abriter à la lumière d’un « chandelier ». Autrement dit, le Roi feindrait de s’éprendre d’une des filles d’honneur de sa maîtresse que l’on prit soin de choisir la plus discrète possible, la plus vulnérable aussi. Ce fut Louise de La Vallière après que Madame – qui ne songeait nullement à se créer une rivale – eut refusé Tonnay-Charente trop belle et trop altière, Fontsomme trop jeune, trop jolie et qui de toute évidence ne saurait pas jouer son rôle parce qu’elle ne s’intéressait pas au Roi, Montalais enfin, trop maligne et sûrement trop difficile à manier.

Or, au cours de ses conversations en aparté avec la jeune fille, Louis XIV découvrit cette chose incroyable, inouïe : la petite Tourangelle l’aimait, passionnément même, depuis qu’elle l’avait vu jadis à Blois chez sa tante d’Orléans. Et c’était l’homme qu’elle aimait, non le Roi, et elle l’eût cent fois préféré simple mousquetaire ou hobereau de campagne que marié à la fois à la France et à une Infante.

L’amour attire l’amour et celui-là était bien puissant : Louis flamba comme un brandon de pin et oublia tout à fait Madame qui n’eut plus d’autre ressource que se rapprocher des deux Reines pour faire front contre la nouvelle favorite. La pauvre allait en voir de toutes les couleurs mais, en attendant, la foule des courtisans se tournait dans un mouvement d’ensemble réglé depuis des siècles vers l’astre en train de se lever. Nicolas Fouquet s’annonça chez son amie Sylvie de Fontsomme.

— Je viens aux nouvelles, mon amie. J’arrive tout juste de Vaux et j’entends des choses si étonnantes qu’il me faut des assurances. On parle du Roi et d’une fille d’honneur alors qu’à mon dernier passage tout était à Madame ?

— Eh bien tout a changé. Du moins je le crois, mais c’est Marie que vous devriez interroger, mon cher Fouquet, puisque c’est de l’une de ses compagnes qu’il s’agit.

— Dès que le Roi est en jeu, une dame d’honneur de la Reine doit en savoir tout autant. Sa Majesté ne doit pas se satisfaire davantage de cette nouvelle aventure que de la précédente.

Sylvie se mit à rire :

— C’est le moins que l’on puisse dire ! La pauvre !… Songez que, depuis son mariage il y a un peu plus d’un an, cette pauvre petite Infante amoureuse comme il n’est pas permis a vu son époux se complaire d’abord avec Soissons, puis avec Madame tout court et maintenant c’est cette malheureuse La Vallière qu’il projette en pleine lumière. Du coup, les deux Reines et Madame sont tout le temps ensemble, visiblement liguées contre la nouvelle favorite…

— Parlez-moi d’elle ! Qui est-elle au juste ?

— Une charmante enfant ! Timide, douce, effacée, une vraie violette des bois. Elle n’a que dix-sept ans. Elle appartient à la bonne noblesse tourangelle…

— Fortunée ?

— Oh, je ne crois pas ! Parmi les filles d’honneur de Madame elle est la plus modestement vêtue. Son défunt père, le marquis de La Vallière, possédait quelques biens mais la veuve les avait un peu écornés avant de se remarier avec le maître d’hôtel de la vieille Madame. La Reine, naturellement, sait tout cela et, en elle, l’épouse bafouée rejoint l’Espagnole offensée. Elle finirait peut-être par admettre une maîtresse de haut rang, mais elle considère La Vallière comme une fille de rien et son orgueil en souffre.

— Vous pensez que le Roi est vraiment amoureux, vous qui le connaissez depuis l’enfance ?

Sylvie écarta les mains en signe d’impuissance :

— Qui peut se vanter de bien connaître un homme tel que lui ? Tout ce que je peux dire c’est qu’il en a l’air.

— C’est tout ce que je voulais savoir ! Je baise vos jolies mains, ma chère duchesse !

Un salut pirouettant plein d’élégance et Fouquet disparaissait dans les profondeurs du palais en disant qu’il savait ce qui lui restait à faire. Il était déjà hors de vue quand Sylvie, inquiète, ouvrit la bouche pour demander à quoi il pensait…

En fait, l’idée du surintendant des Finances était d’envoyer, à Louise de La Vallière, Mme du Plessis-Bellière pour lui porter ses hommages et lui offrir deux cent mille livres « pour que sa parure soit digne d’une auguste attention ». C’était, malheureusement, la bourde à ne pas faire, Louise n’étant pas taillée sur le même patron que la majorité des dames de la Cour. Non seulement elle refusa mais, bouillante d’indignation, elle alla tout raconter au Roi…

Aussi Louis XIV est-il fortement prévenu contre son ministre lorsque, en fin d’après-midi du 17 août, son carrosse encadré de mousquetaires et de gardes-françaises franchit les hautes grilles dorées du château de Vaux-le-Vicomte et s’avance dans la large allée sablée dont une armée de domestiques prévenants a ôté le moindre caillou… L’effet de surprise est total : devant la magnificence du château et de ses jardins soudain surgis des bois qui l’ont dissimulé jusque-là, Louis XIV a le souffle coupé et, tandis que la longue file des voitures s’avance, il contemple presque incrédule ces parterres brodés, fleuris, ces eaux jaillissantes – on est en pleine canicule –, ces statues et cette architecture hardie, majestueuse, si nouvelle.

Et puis voici Fouquet lui-même qui attend le Roi au bas du perron tandis que sa femme va se placer à la portière de la Reine Mère. Marie-Thérèse qui souffre d’une grossesse que la chaleur rend pénible n’a pu venir mais, invitée particulière des Fouquet, Sylvie a rejoint son amie Motteville. Ce qu’elle voit l’épouvante : le Surintendant a jeté l’or à la pelle pour que la fête et la splendeur du château soient inoubliables, et c’est trop, beaucoup trop pour un jeune roi souvent impécunieux et dont l’œil n’a rien de tendre.

Après les rafraîchissements, Fouquet fait les honneurs du parc aux onze cents jets d’eau, puis d’un potager qui n’a son rival nulle part au monde. Bien plus tard, Louis XIV fera mieux encore à Versailles, pourtant, on pourra l’entendre dire à ses courtisans : « Vous êtes trop jeunes pour avoir mangé des pêches de M. Fouquet. »

Ensuite, on revient au château et l’on passe à table. Tandis que Fouquet et sa femme servent au Roi et à Anne d’Autriche, dans de la vaisselle d’or, les mets les plus délicats préparés par Vatel, trente buffets regorgeant de victuailles et des vins les plus fins sont à la disposition des invités. Le Roi a d’abord dévoré, puis son appétit s’est ralenti et il est devenu rêveur cependant que sa mère feignait de dédaigner ce qu’on lui offrait.

Le souper achevé, on gagne le théâtre de verdure élevé près d’une sapinière. Comme l’on redoute un orage, les spectateurs trouvent l’abri d’une vaste tente de damas blanc. Une comédie de Molière est au programme. Ce sera Les Fâcheux dont certains se demandent s’il n’y a pas là quelque intention discrète. Enfin, un extraordinaire feu d’artifice, chef-d’œuvre de Torelli, embrase le ciel d’été. Il fait jaillir des fleurs de lis accompagnant les monogrammes du Roi et de la Reine Mère qui se fondent ensuite en milliers d’étoiles. On ne saurait rien imaginer de plus galant ni de plus magnifique, pourtant Louis XIV regarde cela d’un œil froid. Il se sent humilié, comparant ces splendeurs à ce qu’il possède lui-même, et oublie qu’avant de faire sa propre fortune, Fouquet a aidé vigoureusement Mazarin à faire la sienne. Mazarin qui avant de mourir lui a donné, en la personne de Colbert, l’instrument pour perdre Fouquet.

— Madame, murmura-t-il à sa mère, ne ferons-nous pas rendre gorge à ces gens-là ?

À deux heures du matin, Fouquet pensant que le Roi souhaite se reposer lui demande humblement s’il acceptera d’occuper pour cette nuit la chambre fabuleuse qu’on lui a préparée. Mais non, le Roi veut rentrer dans son Fontainebleau. Aussitôt les trompettes sonnent et, tandis que l’on avance les voitures, le château tout entier semble s’embraser par la magie des artificiers et Fouquet vient tenir la portière à son royal invité. À cet instant il a un dernier geste, combien généreux : il offre Vaux, ses merveilles et tous ceux qui les ont fait naître à ce roi qui n’a même pas pour lui un sourire, qui ne remercie même pas pour cette fête qui a ruiné le Surintendant. Il refuse le domaine mais gardera en mémoire les noms des artistes qui l’ont créé : Le Vau, Lebrun, Le Nôtre, sans compter Molière qui cependant est encore à son frère, et aussi La Fontaine qui a dit de si jolis vers…

Il s’en va, remâchant sa colère et une jalousie indigne d’un roi quand il se veut grand…

Sylvie a vu tout cela. Elle a vu aussi le sourire de matou satisfait qui orne la lourde face de Colbert. Celui-là sent la chair fraîche… Alors, laissant Mme de Motteville repartir seule, elle a choisi de s’attarder. Fouquet le magnifique trouvera bien une voiture pour la ramener à Fontainebleau avant le lever de la Reine. Ce qu’elle veut, c’est parler à son ami : elle rejoint le couple qui, debout au pied du perron, regarde le train royal se fondre dans la nuit.

Mme Fouquet l’a vue venir et lui offre un sourire las :

— J’ai dit tout ce que je pouvais dire, ma chère amie, mais il n’a rien voulu entendre. Souffrez que je me retire à présent : je suis si fatiguée…

— On le serait à moins… Reposez-vous bien ! Quant à vous, mon cher Nicolas, je crois que vous êtes fou. Vous rendez-vous compte de ce que vous avez fait ? Cette fête démontre de façon éclatante, pour le Roi, que vous êtes plus riche et plus puissant que lui…

— Il s’est invité lui-même. Pouvais-je le recevoir comme un voisin de campagne ? Je l’ai reçu comme je le devais et ce que j’ai voulu lui montrer c’est que j’étais capable de l’aider à devenir le plus grand roi du monde !

— Vous avez fait ce qu’il voulait. Ou plutôt ce que Colbert voulait… Je crains fort que l’on ne vous ôte votre surintendance et que vous ne soyez jamais Premier ministre. Mais grâce à Dieu, vous êtes toujours procureur général, ce qui vous sauve du pire !… Vous l’êtes toujours, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle inquiète de la mine soudain assombrie de son ami.

— Non, je ne le suis plus. J’ai vendu ma charge à M. de Harlay pour un million quatre cent mille livres… dont vous venez de voir s’envoler la meilleure part avec les illuminations, le spectacle et les feux d’artifices.

— Mon Dieu ! Vous avez fait cela ? Mais…

— Allons, allons, coupa-t-il d’un ton léger qui se voulait rassurant, même si l’on me fait quitter la vie publique, je saurai bien y revenir avec le temps. Et en attendant, je me partagerai entre ici, où je suis bien, Saint-Mandé où je suis encore mieux et Belle-Isle. Vous voyez que j’aurai de quoi m’occuper.

— Et si l’on vous prenait tout cela, si l’on allait… encore plus loin ?

— Ne dramatisez pas ! Nous ne sommes plus au Moyen Âge ou au temps des Valois et je ne m’appelle ni Enguerrand de Marigny ni Beaune de Semblançay. Cela dit… je suis heureux que vous soyez restée, mais venez prendre quelque repos ! À l’aube ma voiture vous ramènera à Fontainebleau…

En revenant vers son poste dans la fraîcheur d’une aurore glorieuse rendue plus joyeuse par le chant d’une alouette matinale, Sylvie ne parvenait pas à repousser de noirs pressentiments qui ne s’apaisèrent pas dans les jours qui suivirent. D’ailleurs, la Cour fut moins gaie. Le Roi était tout à ses nouvelles amours qu’il rencontrait secrètement – mais ce ne fut pas longtemps un secret ! – dans la chambre de son fidèle Saint-Aignan. La Reine poursuivait une grossesse qui la tourmentait, et Madame la rejoignait à présent dans les malaises d’une future maternité qui ne l’enchantait pas car elle la privait souvent des plaisirs qu’elle aimait tant.

Peu de temps après, un matin, le Roi annonça qu’il comptait partir prochainement pour Nantes où se réunissaient les États de Bretagne. Seuls ses gentilshommes l’accompagneraient. Les Reines resteraient à Fontainebleau. Et le soir même, le capitaine d’Artagnan rejoignait Sylvie au bord du Grand Canal où elle avait pris l’habitude de faire quelques pas à des heures aussi régulières que possible.

— Je suis venu, madame, vous donner un bon avis. Je ne vous cache pas que j’ai longtemps balancé avant de venir vers vous… quelque plaisir que j’en aie mais vous m’avez, il n’y a pas si longtemps, sauvé un ami et je veux essayer de vous rendre la pareille.

— Voilà un préambule bien effrayant.

— Et ce qui va suivre ne l’est pas moins. Dites à M. Fouquet de ne pas se rendre aux États de Bretagne… ou, s’il y va, qu’il ne fasse que traverser Nantes pour aller s’enfermer dans Belle-Isle…

— Mais… pourquoi ?

— Parce que le Roi le fera arrêter… et par moi, j’en jurerais, comme il a bien failli le faire l’autre nuit à Vaux.

Sylvie considéra avec épouvante la haute silhouette du mousquetaire :

— Arrêter M. Fouquet, chez lui ? Alors qu’il venait de se ruiner aux trois quarts pour lui plaire ?

— C’est pourquoi j’ai eu l’honneur de dire à Notre Majesté qu’elle se déshonorerait en agissant ainsi et que, pour ma part, je ne me sentais pas disposé à faire si vilaine besogne…

— Et vous n’êtes pas à la Bastille ? souffla Sylvie abasourdie d’une pareille audace.

— Eh non ! Le Roi me connaît depuis longtemps. Il est jeune, impulsif, et quand il est en colère il est difficile de lui faire entendre raison ; pour cette fois, il a bien voulu admettre que j’étais dans le vrai et que l’acte eût été fâcheux, mais je gagerais tout ce que je possède au monde que, s’il va à Nantes, M. Fouquet n’en repartira pas avec ses propres chevaux. Des chevaux, il est vrai, qui vont très vite car je n’en connais guère de plus beaux. Alors, qu’il s’en serve quand il en est temps encore !

Sylvie passa son bras sous celui de d’Artagnan et fit avec lui quelques pas silencieux.

— Est-ce qu’en me donnant cet avis, murmura-t-elle enfin, vous ne manquez pas à votre devoir envers le Roi ?

— Rien ne me fera manquer à mon devoir envers le Roi. S’il m’ordonne dans les jours à venir d’arrêter le Surintendant, je l’arrêterai sans hésiter, mais l’ordre ne m’en est pas encore donné et je ne fais que vous confier ce que je crois…

— Je ne sais si l’on m’écoutera mais je vous dois un grand, un très grand merci…

— Je ne crois pas. Voyez-vous je… je déteste jusqu’à l’idée que je pourrais voir des larmes dans vos yeux…

Ce jour-là, Sylvie comprit que d’Artagnan était amoureux d’elle.

Fouquet, comme elle s’y attendait, ne voulut rien entendre. Bien que souffrant d’une fièvre tenace, il voulut aller à Nantes où le Roi le convoquait, mais fit la plus grande partie de la route sur une confortable gabarre qui descendit la Loire, en même temps qu’une autre portant Colbert avec laquelle on lutta de vitesse de la meilleure grâce du monde. Cette atmosphère quasi amicale confortait Fouquet dans l’idée que ses amis se trompaient du tout au tout. Avant le départ, le Roi, qui fit le voyage à cheval, n’avait-il pas fait prendre par Le Tellier des nouvelles de sa santé ?

À Nantes, le Surintendant et sa femme – elle ne le quittait plus d’une semelle depuis la fête de Vaux – s’installèrent à l’hôtel de Rouge qui appartenait à la famille de Mme du Plessis-Bellière. Fouquet se coucha mais reçut néanmoins une joyeuse délégation de femmes de Belle-Isle qui, dans leurs beaux atours de fête rouges, vinrent danser pour lui. Le Roi envoya Colbert prendre de ses nouvelles et celui-ci en profita pour soutirer au Surintendant, dont il préparait la perte depuis si longtemps, 90 000 livres « pour la Marine ». Il annonça aussi que le lendemain, 5 septembre, il y aurait Conseil matinal au château, le Roi ayant décidé de partir pour la chasse.

Fouquet s’y traîna du mieux qu’il put, ressortit entouré de la foule habituelle des solliciteurs qui empêchèrent toute action contre lui. Ce fut seulement place de la Cathédrale que d’Artagnan, accompagné de quinze mousquetaires, rattrapa sa chaise à porteurs et lui signifia l’ordre d’arrestation. Le prisonnier leva sur lui des yeux pleins d’une immense surprise :

— Arrêté ? Moi qui croyais être dans l’esprit du Roi mieux que personne du royaume ?… En ce cas, faites en sorte qu’il n’y ait point d’éclat…

— Cela dépend un peu de vous, monsieur, fit l’officier avec une tristesse qui n’échappa pas à Fouquet. Pour ma part, sachez que j’aurais préféré ne jamais accomplir ceci…

— Où me conduisez-vous ?

— Au château d’Angers…

— Et les miens ?…

— Je n’ai pas d’ordre les concernant…

Tandis que d’Artagnan s’éloignait de quelques pas pour un ordre, Fouquet murmura à son valet La Forêt : « À Saint-Mandé et à Mme du Plessis-Bellière. » Dans son esprit, cela voulait dire que ceux de sa maison et son amie devaient faire en sorte d’enlever ses papiers personnels. Intelligent et vif, La Forêt s’éclipsa, quitta Nantes à pied jusqu’au prochain relais de poste et partit à fond de train. Quand il arriva à destination il était déjà trop tard : Colbert avait pris ses précautions…

Ce fut le 7 septembre que, par un courrier envoyé au chancelier Séguier et un autre à la Reine Mère, ceux de Fontainebleau apprirent ce qui venait de se passer à Nantes. Épouvantée, Sylvie prit, dans la journée, le premier prétexte pour quitter son service, laissant Marie-Thérèse dolente sur une chaise longue, en compagnie de Chica qui chantait pour elle et de Nabo qui lui faisait de l’air avec un énorme éventail en plumes d’autruche bleues. Elle courut chez la Reine Mère, s’attendant à la trouver aussi désolée qu’elle-même. Depuis qu’il possédait quelque pouvoir, Fouquet l’avait servie avec dévouement et fidélité, même et surtout pendant les temps si rudes de la Fronde. Il était aussi l’homme de confiance de Mazarin qu’elle avait aimé au point de l’épouser secrètement. Elle allait sans doute tout faire pour venir en aide à si noble et si généreux serviteur qui jamais ne lui avait refusé quoi que ce soit, quitte à payer de sa propre bourse.

Or, lorsque Sylvie entra dans les appartements, elle entendit l’écho de deux rires et, trouvant Motteville au seuil du Grand Cabinet, elle lui demanda qui était là.

— La vieille duchesse de Chevreuse, répondit celle-ci. Vous ne le savez peut-être pas mais elle est venue souvent ces derniers temps.

— Pour pleurer misère comme d’habitude ou quémander pour son jeune amant, le petit Laigue ?

— Non. Pour se réjouir… Écoutez plutôt !

Avec un demi-sourire, Françoise de Motteville entrouvrit la porte du Cabinet, laissant parvenir jusqu’à elle et son amie la voix aigre et exultante de l’ancienne beauté du temps de Louis XIII :

— Vous verrez, Madame, ce M. Colbert vous sera un bien meilleur serviteur que ce Fouquet dont vous avez enfin compris qu’il n’a jamais songé qu’à sa propre fortune. Il était temps que vous abandonniez cet homme qui n’est après tout qu’un traitant malhonnête…

— Ah, je l’avoue, la fête insensée qu’il nous a donnée à Vaux m’a fait voir combien vous aviez raison de me mettre en garde. Le défunt Cardinal a d’ailleurs bien vivement recommandé M. Colbert au Roi et il savait ce qu’il faisait…

— Je vous annonce ? proposa Motteville, la main sur la poignée de la porte.

— Non… Non, c’est inutile, ma chère amie. Je n’ai pas besoin d’en savoir plus et je perdrais mon temps. À propos : savez-vous ce qu’a obtenu cette femme pour ce bel ouvrage ?

— Une pension, je crois… et surtout un commandement pour le jeune Laigue. Celui-ci avait fort à se plaindre du Surintendant qui l’avait traité selon ses mérites.

Écœurée, Sylvie regagna son appartement. Ce qu’elle venait d’entendre ne la surprenait qu’à moitié. Depuis qu’elle connaissait Anne d’Autriche, elle l’avait vue abandonner l’un après l’autre amant et fidèles serviteurs : François de Beaufort, La Porte, Marie de Hautefort, Cinq-Mars et François de Thou qu’elle avait livrés au bourreau, et jusqu’à cette même Chevreuse rappelée après un long exil pour se voir écartée de la Cour comme un meuble inutile, mais celle-là avait su revenir en surface, plus venimeuse que jamais. Colbert, férocement attaché à la perte de son ennemi, avait vite compris quel parti on en pouvait tirer, moyennant finances bien entendu… Tout cela, en vérité, était infâme et le service des rois présentait bien souvent des côtés sordides. Au fond, il était sans doute dommage qu’Anne d’Autriche n’eût pas épousé son beau-frère, l’homme de toutes les démissions, de tous les abandons. Ces deux-là étaient faits pour s’entendre.

Tandis que ses pieds chaussés de satin gris foulaient l’herbe d’une pelouse, elle dérangea une couleuvre qui fila vers l’eau et elle resta là un instant à la regarder disparaître, frappée par le symbole. Les armes de Colbert portaient une couleuvre – encore qu’une vipère eût mieux convenu ! –, celles de Fouquet un écureuil : la bête rampante avait pris à son piège le petit coureur aérien et s’enflait pour l’étouffer avant de l’avaler…

Sentant les larmes lui venir, Sylvie rentra chez elle le plus vite qu’elle put puis décida de demander un congé. Il fallait qu’elle sache ce que devenaient la femme et les enfants du prisonnier, ses proches amis aussi dont certains étaient les siens, et cela Perceval saurait sûrement le lui dire. Elle verrait alors ce qu’il était possible de faire pour eux…

Toujours bonne, Marie-Thérèse lui octroya toutes les permissions qu’elle voulut, demandant seulement qu’elle ne s’éloignât pas trop longtemps. Suzanne de Navailles lui serra la main sans rien dire. Elle savait combien elle était sensible au sort de ceux qu’elle aimait et pour sa part l’eût volontiers accompagnée, mais il n’était pas possible de laisser la Reine aux griffes de Mme de Béthune ou d’Olympe de Soissons. Il fallait lui assurer autant que possible une grossesse tranquille.

Sylvie rentra chez elle le cœur un peu apaisé pour apprendre que Mme Fouquet était exilée – limogée avant la lettre puisque, Dieu sait pourquoi, on l’envoyait à Limoges –, que Mme du Plessis-Bellière était exilée à Montbrison, le frère archevêque de Narbonne et l’abbé Basile exilés on ne savait où et le frère évêque d’Agde dans son diocèse. Les maisons étaient fouillées de fond en comble, surtout celle de Saint-Mandé dont Colbert se chargea personnellement, au mépris de tout droit, puis les scellés mis partout et d’abord sur Vaux. Quant à l’hôtel de la rue Neuve-des-Petits-Champs, on en chassa sans ménagements les enfants dont le dernier n’avait que deux mois et que l’on eût mis à la rue si un ami dévoué ne les avait conduits chez leur grand-mère… En même temps, on libérait ceux que le Surintendant, pour une raison ou pour une autre mais en général pour des délits, avait fait emprisonner. Mais cela, Sylvie et les siens ne le surent que plus tard, lorsque, quinze jours après le drame, l’abbé de Résigny accourut de Fontsomme dans un état à faire pitié : Philippe, son élève, avait été enlevé alors qu’avec des gamins de son âge il gaulait des noix au fond du parc…

L’un des cavaliers ravisseurs – ils étaient cinq – avait crié à l’abbé, éperdu et impuissant :

— Va dire à ta maîtresse que c’est une grave imprudence de jeter en prison les amis de M. Colbert… surtout lorsque l’on est de ceux de M. Fouquet !

La mère n’accorda que peu de temps à l’horrible douleur qui la transperça. La lionne se réveilla vite en elle. Elle commanda ses chevaux.

— Qu’allez-vous faire ? demanda Perceval inquiet. Comptez-vous affronter ce Colbert ?

— La duchesse de Fontsomme ne s’abaisse pas à ces gens-là ! Je vais au Roi !

— Autrement dit, à Fontainebleau ? Alors je vais avec vous… ne serait-ce que pour guetter votre sortie au cas où elle s’effectuerait entre des gardes… Vous venez aussi, l’abbé, puisque vous avez été témoin !

Et Perceval de Raguenel s’en alla chercher le petit bagage qu’en homme de précaution il tenait toujours prêt à toute éventualité…

CHAPITRE 6 FRANÇOIS

Donnant la main à la Reine, le Roi sortait de la chapelle où le couple venait d’entendre la messe et traversait la double haie des courtisans inclinés quand soudain une femme pâle et belle dans ses atours de deuil, sans un bijou, se dressa devant lui avant de plier le genou jusqu’à toucher le sol. Puis sa voix s’éleva. Assez pour que tous pussent entendre.

— J’en appelle à la justice du Roi à l’instant où il vient de rencontrer Dieu parce que le Roi seul peut contraindre le ravisseur de mon fils à me le rendre !

Louis XIV eut un haut-le-corps, fronça le sourcil, mais au bout d’une seconde lâcha la main de la Reine pour relever Sylvie avec une sollicitude qui souleva un murmure d’admiration.

— Que dites-vous là, duchesse ? Votre fils aurait été enlevé ?

— Hier, Sire, sur nos terres de Fontsomme et sous les yeux de son précepteur, l’abbé de Résigny qui me suit…

— Comment pouvez-vous savoir qui a commis ce forfait ? Ces gens-là ne se vantent pas, en général.

— Ceux-là pensent pouvoir agir à visage découvert. Leur chef s’est déclaré ami de M. Colbert agissant contre une amie de M. Fouquet…

Le visage du Roi se figea, son regard durcit et sa bouche prit un pli désagréable.

— Ah ! dit-il seulement.

Puis, alors que chacun retenait son souffle :

— Je reconduis la Reine chez elle. Suivez-moi ensuite jusqu’à mon cabinet. Vous aussi l’abbé !

— Et si le Roi le permet, moi aussi !

Fendant la foule d’une épaule puissante, François de Beaufort venait se ranger au côté de Sylvie. L’œil royal eut un éclair de colère :

— Vous, monsieur de Beaufort ? Et à quel titre je vous prie ? Si c’est celui d’enfance, il est insuffisant…

— Mme de Fontsomme me déteste et le Roi le sait bien mais j’ai tué en duel le père de ce jeune garçon et je réclame le droit de… me mettre à son service puisque je l’ai privé de son défenseur naturel.

— C’est assez juste… à condition que la duchesse vous accepte.

Sylvie n’hésita même pas, heureuse, en dépit de tout, de ce soutien inattendu du véritable père. Soutien qui n’était pas sans danger : ami de Fouquet, Beaufort pouvait être suspect aux yeux de Louis XIV. La rejoignant dans une attaque contre Colbert, il jouait peut-être sa liberté.

— J’accepte, Sire.

— En ce cas venez ! Votre main, Madame, ajouta-t-il en revenant à son épouse qui n’avait rien compris mais que les atours noirs de Sylvie inquiétaient.

François, lui, n’osa pas offrir son appui physique à celle qu’il aimait désormais sans espoir, mais le regard qu’il posa sur elle la réconforta et ils marchèrent côte à côte en silence dans le sillage bleu et or de la traîne de Marie-Thérèse.

Tandis que l’on traversait la grande et magnifique salle de bal d’Henri II pour gagner les appartements de la Reine puis ceux du Roi, un incident faillit se produire : avertie par ces mystérieuses transmissions qui à la Cour propagent les nouvelles à la rapidité de l’éclair, Marie, suivie d’Athénaïs qui s’efforçait de la rattraper, voulut se précipiter vers sa mère. Elle fut attrapée au vol par Perceval qui, mêlé aux courtisans comme tout gentilhomme, possédait le droit de le faire, guettait son apparition.

— Doucement, jeune fille ! Personne n’a besoin de toi ici et ta mère moins que quiconque.

— Mais que fait-elle avec M. de Beaufort ?

— Il s’est mis à son service pour retrouver ton frère qui a été enlevé hier par… des inconnus. Ta mère vient de faire appel à la justice du Roi. Le ravisseur serait un personnage important. Maintenant tu en sais autant que moi. Mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant vers Tonnay-Charente, soyez assez bonne pour la ramener chez Madame ! Et toi, Marie, tiens-toi tranquille ! Je te promets que tu auras des nouvelles…

— N’ayez crainte ! assura Athénaïs, je me charge d’elle. Elle sera surveillée de près… mais j’enverrai Montalais aux nouvelles ! C’est notre plus habile espionne ! conclut-elle en riant de toutes ses belles dents blanches.

Elle avait pris le bras d’une Marie réticente pour l’emmener quand un nouveau personnage entra sans plus de façons dans la conversation :

— Si forte qu’elle soit, votre Montalais ne vaudra jamais un homme habile, surtout quand il s’agit de savoir ce qui se passe chez le Roi. Mademoiselle de Fontsomme, je suis déjà votre serviteur, acceptez-moi comme chevalier servant. J’ajoute que je suis aussi votre admirateur…

— Quelle audace, Péguilin ! protesta Athénaïs. Vous êtes déjà le serviteur de tellement de dames que vous devez être fort encombré. Laissez mon amie Marie tranquille et retournez à vos affaires ! Je suis sûre que Mme de Valentinois vous cherche…

— Bah ! Elle est chez Madame et nous nous y rendons. Venez, mademoiselle, ajouta-t-il en présentant son poing fermé à Marie avec un regard enjôleur.

— Un instant, coupa Perceval avec un rien de sévérité. Je suis le tuteur de Mlle de Fontsomme… et je n’ai pas l’honneur de vous connaître.

— Moi non plus je ne vous connais pas, fit le jeune homme avec impertinence, mais qu’à cela ne tienne : j’ai nom Antonin Nompar de Caumont marquis de Puyguilhem et je suis…

— Le neveu du maréchal de Gramont, récita Tonnay-Charente les yeux au ciel, et je commande la 1re compagnie de cent gentilshommes aux becs-de-corbin… et mon bec à moi est encore plus acéré que le signe de ma fonction ! Passez votre chemin, marquis ! Vous devriez déjà être à la porte du Roi pour écouter ce qui s’y passe !

— Je n’écoute pas aux portes, mademoiselle, et mes informations sont d’un ordre plus subtil. En outre… je souhaite être mieux connu de votre compagne…

— Elle vous connaîtra bien assez tôt ! Venez, Marie…

— Quelle pécore ! Il faudra qu’elle en rabatte le jour où j’irai vous demander, monsieur le tuteur, la main de votre pupille !

— Vous voulez épouser Marie ?… À propos, je suis le chevalier Perceval de Raguenel. Autant que vous sachiez mon nom.

— Vous avez raison, cela peut servir. Mais dites-moi un peu pourquoi je n’épouserais pas ? Elle est ravissante et c’est un parti magnifique ?

— Et vous, êtes-vous aussi un parti magnifique ?

Le jeune homme eut le curieux sourire qui lui plissait toute la figure et cependant lui donnait beaucoup de charme :

— Je ne dirais pas cela. Mon père, le comte de Lauzun, est plus riche d’ancêtres que de ducats… mais vous pouvez être certain que je ferai mon chemin. Le Roi m’aime bien parce que je l’amuse.

— Je croyais qu’il était question de mariage avec l’une des filles de Mme de Nemours ?

— Impossibilité majeure à cela, mon cher. Si j’épousais l’une, l’autre m’arracherait les yeux et sans doute aussi ceux de l’heureuse élue. Non, grâce à Dieu, ces deux folles et leur mère sont parties exercer leurs ravages en Savoie… et j’espère bien n’en plus entendre parler. À bientôt, monsieur le chevalier… moi je vais aux nouvelles !

Dans le cabinet du Roi, la conversation était moins tournée vers le badinage. En entrant, Louis XIV avait gagné son fauteuil derrière la lourde table où portefeuilles ouverts, classeurs et liasses de papiers attestaient qu’il ne s’agissait pas là d’un vain ornement, puis désigné un siège à Sylvie, Beaufort et l’abbé restant debout, de chaque côté.

— Racontez-moi ce qui s’est passé, ordonna-t-il en se carrant dans le haut fauteuil de chêne et de cuir clouté.

Avec plus de clarté que l’on en pouvait attendre de son émotion, M. de Résigny retraça la scène dont il avait été le témoin : les enfants occupés à leur cueillette, puis les cavaliers tellement sûrs d’eux-mêmes qu’aucun n’avait songé à se masquer, l’enlèvement du petit duc et enfin la phrase dédaigneusement lancée au précepteur éperdu. Quand il eut terminé, le Roi garda le silence un instant, puis :

— Cet homme a dit : « les amis de M. Colbert » ? Qui sous-entendait-il ? En auriez-vous quelque idée, duchesse ?

— Oui, Sire. Il s’agirait d’un certain Fulgent de Saint-Rémy, débarqué voici quelque temps de l’île Saint-Christophe et qui, se prétendant le frère aîné de feu mon époux, réclamait sa part d’héritage… sans d’ailleurs avancer aucune preuve.

— Un frère aîné ? Le maréchal de Fontsomme se serait-il marié deux fois ?

— Pas vraiment, mais il aurait signé une promesse de mariage à une jeune fille au cas où elle attendrait un enfant avant de partir pour la guerre. Elle s’est retrouvée enceinte, le père qui la destinait à un autre s’en est aperçu et l’a jetée dans un couvent dont elle s’est échappée à la fois pour sauver l’enfant à venir et suivre le seul ami qu’elle eût. Ils se sont embarqués pour les îles et l’enfant – ce Saint-Rémy – serait né sur le bateau. Il prétend pouvoir produire la promesse de mariage et s’est dit plus ou moins protégé par M. Colbert…

— Comment avez-vous traité ses prétentions ?

— Il m’est apparu assez misérable et je lui ai donné quelque argent…

— Vous avez eu tort. Ce genre de personnage se jette dans la rue sans explications…

— Je sais, Sire, mais il m’a aussi fait peur, je l’avoue, surtout quand il a dit qu’au cas où il arriverait quelque chose à mon fils – le dernier duc ! –, il ferait valoir ses prétentions devant le Parlement et le juge d’Armes du Roi. Et mon fils vient d’être enlevé…

— Il fallait appeler le guet, madame !… ou bien cet homme possède-t-il quelque moyen d’avoir barre sur vous ? Je ne vois pas bien ce que cela pourrait être car votre vie est limpide, mais les maîtres chanteurs sont pleins d’imagination…

Sylvie réprima un tressaillement : la main de Beaufort venait de se poser, légère puis ferme, sur son épaule comme pour l’engager à la prudence. Sous cette chaude pression, elle éprouva un étrange réconfort parce que cela voulait dire qu’il était prêt à tout pour sauver l’enfant dont il savait mieux que personne de qui il était le fils. Même s’il devait affronter ce jeune homme couronné qu’il avait tout autant de raisons d’aimer.

— Pas à ma connaissance, Sire, mais peut-être faudrait-il demander à M. Colbert ce que je lui ai fait pour qu’il s’en prenne à moi avec tant de cruauté ?

— Je ne crois pas qu’il ait la moindre raison de s’en prendre à vous en particulier, duchesse, ou de vous reprocher quoi que ce soit… sinon peut-être une trop grande amitié pour ce Fouquet que nous venons d’arrêter. Mais de là à de telles actions…

— Les amis de M. Fouquet sont fort maltraités ces temps derniers : exil, prison et j’en passe. M. Colbert donne libre cours à sa haine, jusqu’à fouiller lui-même, au mépris des lois, les papiers intimes de l’ancien Surintendant… même les lettres de femmes. Or, n’ayant jamais écrit à M. Fouquet, je ne crois pas qu’il en ait trouvé de moi…

— Un instant, madame ! On dirait que vous trouvez là belle occasion de faire le procès d’un serviteur qui m’est précieux. Il est possible qu’il outrepasse ses droits mais c’est par zèle pour la couronne et non par je ne sais quelle haine !

— Sire, coupa Beaufort, à qui Votre Majesté veut-elle faire croire cela ? Le monde entier sait que Colbert exècre Fouquet, mais le Roi ne nous fait pas l’honneur de nous recevoir pour en discuter. Seulement pour tenter de savoir ce qu’il advient d’un enfant innocent, du fils d’un serviteur encore plus fidèle que ne le sera jamais M. Colbert…

Le regard royal se chargea d’éclairs :

— À votre place, monsieur le duc, je ne rappellerais pas trop que vous étiez aussi fort ami du prisonnier…

— Nous travaillions ensemble à la défense des côtes de France, à l’amélioration de la Marine, donc au service de Votre Majesté mais, en dehors de cela, Sire, le Roi qui connaît Mme la duchesse de Fontsomme depuis toujours, et qui me connaît moi depuis longtemps, n’ignore pas que nous avons le même défaut, elle et moi : quand nous donnons notre amitié, nous gardons fidélité dans la mauvaise fortune comme dans la bonne sans que cela fasse de nous, pour autant, des conspirateurs. La justice du Roi nous est aussi sacrée que sa personne.

Les yeux de Louis XIV allèrent de l’un à l’autre : de cette femme si charmante et si digne à cette espèce de héros de roman qu’il avait cent fois maudit pendant la Fronde sans se défendre de l’admirer.

— Monsieur de Gesvres ! appela-t-il.

Le capitaine des gardes apparut aussitôt :

— M. Colbert est au château ?

— Oui, Sire… du moins je le crois !

— Qu’il vienne sur l’heure !

Le Roi se leva et alla vers l’une des fenêtres de son cabinet donnant sur le jardin de Diane. L’automne en son début dorait les feuillages et semblait donner aux fleurs sur le point de mourir plus d’éclat encore qu’au cœur de l’été sous le ciel adouci. Le silence s’établit sur la grande pièce. Un silence qui ne dura guère. Mis sans doute au courant de ce qui s’était passé au sortir de la messe, Colbert s’était rapproché de l’appartement royal et le marquis de Gesvres n’eut pas à le chercher bien loin. Peu de minutes s’écoulèrent avant qu’il ne fît son entrée, un portefeuille sous le bras comme d’habitude : il semblait en effet ne pouvoir se déplacer sans cet accessoire qui mettait l’accent sur sa passion du travail tout en lui donnant une contenance. Il faut ajouter que ledit portefeuille était souvent bourré de papiers…

Celui que Mme de Sévigné appellerait bientôt « le Nord » était alors un homme de quarante-deux ans, grand et assez corpulent. Avec son visage aux traits pleins, ses yeux, sa moustache et ses cheveux noirs, coupés assez courts, Jean-Baptiste Colbert n’inspirait pas la sympathie, plutôt une sorte de crainte larvée tant on devinait en lui un homme aussi redoutable, aussi impitoyable que l’avait été Richelieu. Cependant, il convenait de ne pas se tromper sur son aspect monolithique : il cachait une vaste intelligence qui eût été géniale avec plus de sensibilité et de finesse, mais Colbert, extrêmement ambitieux et avide de pouvoir comme de richesse, laissait paraître sur sa physionomie une farouche détermination à déblayer sans douceur les obstacles dressés sur sa route et la satisfaction intime de sa cruelle victoire contre Fouquet.

En entrant, il salua comme il convenait le Roi, la duchesse et les deux autres personnages présents, non sans qu’à la vue de Beaufort un bref éclair se fût allumé dans son œil sombre.

— Monsieur Colbert, dit Louis XIV, je vous ai fait mander pour que vous entendiez l’étrange récit que vient de me faire M. l’abbé de Résigny que voici. J’ajoute pour être plus clair que l’abbé est le précepteur du jeune duc de Fontsomme.

Il fallut bien que le malheureux se résigne à répéter ce qu’il avait vu et entendu. Sylvie s’attendait à le voir s’écrouler sous le noir regard de l’intendant des Finances mais, bien qu’il fréquentât les grands capitaines uniquement chez Tite-Live et les étoiles plus volontiers que les ministres, le petit abbé était de bonne race et ce fut avec une grande dignité qu’il redit la phrase accusatrice des malandrins.

— Quelle explication pouvez-vous donner à ceci, monsieur Colbert ? fit le Roi d’un ton négligent.

— Aucune, Sire. Mme la duchesse de Fontsomme qui ne me connaît pas ne m’a jamais rien fait et je n’ai pas l’habitude de m’attaquer aux enfants…

— C’est tout récent, alors ? coupa Beaufort avec un mépris mal déguisé. Sans M. de Brancas qui les a récupérés au nom de Sa Majesté la Reine Mère pour les mener à leur grand-mère, vous jetiez au ruisseau ceux de votre ancien patron !…

— Encore une fois, que l’on laisse M. Fouquet là où il est ! gronda le Roi en frappant du poing sur la table.

Puis, consultant une note prise peu avant :

— Vous auriez dans vos amis, Colbert, un certain… Saint-Rémy qui se prétend des droits à l’héritage de feu le maréchal-duc de Fontsomme…

— J’ai, en effet, reçu cet homme il y a quelque temps. C’était peu après le mariage de Votre Majesté. Il venait des Îles. De Saint-Christophe si je me souviens bien, mais dans la brève entrevue que je lui ai accordée, il n’a été question en rien d’une quelconque prétention à une quelconque succession.

— Pourquoi l’avoir reçu, en ce cas ?

— Le Roi n’ignore pas à quel point je m’intéresse aux terres lointaines, singulièrement aux îles Caraïbes, à des vues commerciales. Venant de Saint-Christophe, il était normal que je l’écoute.

— Que voulait-il ?

— À bout de ressources, il cherchait un emploi… un embarquement peut-être. En outre, il m’était adressé par une dame qui veut bien m’honorer de son amitié.

— Qui donc ?

— Mme de La Bazinière…

Sylvie ne put retenir une exclamation étouffée, mais qui dirigea tous les regards sur elle.

— Vous connaissez cette dame ? demanda le Roi.

— Oh oui, Sire. Je l’ai connue lorsque nous étions elle et moi filles d’honneur de la Reine, mère de Votre Majesté… qui pourrait en parler mieux que je ne souhaite le faire. Elle s’appelait alors Mlle de Chémerault et elle me rappelle… de bien mauvais souvenirs dont je ne veux pas fatiguer le Roi.

— Tiens donc !… Et cette femme serait capable de faire enlever votre fils ?

— Elle est capable de tout ! fit Beaufort. En ce qui me concerne, mon siège est fait et il nous reste à offrir des excuses à M. Colbert sous le nom duquel s’abritent des gens sans aveu. Si le Roi le permet, je me charge de cette affaire.

Fort sombre jusque-là, le visage du Roi s’éclaira. Il était enchanté que son cher Colbert soit mis si aisément hors de cause. François venait de jouer avec beaucoup d’habileté en renonçant à se poser en ennemi juré de l’intendant. Quant à celui-ci, au cas où il aurait couvert jusque-là les agissements de la dame, il devrait quitter cette position puisque le Roi était au courant. S’il poursuivait dans cette voie, il risquait peut-être un avenir qu’il voulait brillant. En effet, Louis XIV dit :

— Cela regarde au premier chef notre Lieutenant civil. M. Dreux d’Aubray recevra des ordres dans ce sens…

— Je supplie le Roi de n’en rien faire ! pria Sylvie saisie d’une angoisse nouvelle. Si mon fils est retenu chez elle… ce dont je doute, Mme de La Bazinière aura tout le loisir de le faire disparaître. Je ne veux pas risquer sa vie… en admettant qu’il soit encore vivant, ajouta-t-elle avec dans la gorge un sanglot.

Le Roi se leva et vint vers elle, se penchant même pour prendre ses mains dans les siennes :

— Vous la craignez à ce point ? Ma pauvre amie, il faut pourtant lui faire rendre gorge…

— Mais il ne faut pas qu’elle se sache démasquée, s’écria Beaufort, les yeux sur Colbert. Laissez-moi faire, Sire, au nom des liens de parenté qui nous unissent !

— Et que vous avez parfois oubliés !

— Je ne cesse de me le reprocher. Le Roi sait bien que je ne veux désormais que le servir de toutes mes forces…

— Le Roi le sait, monsieur le duc, intervint Colbert d’une voix dont la douceur surprit tout le monde. Il le sait si bien que j’apportais aujourd’hui à sa signature votre commandement en vue de mettre les vaisseaux de Brest en état de joindre ceux de La Rochelle, afin d’être en mesure d’entreprendre la prochaine campagne de printemps…

Il avait ouvert son portefeuille et en tirait un grand papier au-devant duquel le Roi avança la main sans quitter son cousin des yeux :

— J’espère que vous êtes content, mon cher duc ? Je sais que vous rêvez pour nous d’une marine nombreuse, puissante… ce dont elle est encore loin mais vous aurez toute l’aide nécessaire[64].

Beaufort rougit, pâlit, ses yeux bleus soudain pleins d’étoiles. Il s’inclina profondément en murmurant un remerciement ému mais, en se redressant, demanda :

— Quand dois-je partir pour Brest ?

— Le plus tôt sera le mieux, répondit Colbert. Huit vaisseaux ont le plus urgent besoin de recevoir les soins des maîtres de hache[65] et des maîtres voiliers. M. Duquesne vous attend.

— Sire, dit Beaufort, vous réalisez mon rêve le plus cher. Cependant…

— Cependant ? fit Louis XIV avec hauteur.

— Je ne saurais partir en paix si Mme de Fontsomme n’a pas retrouvé son fils.

— Cela peut durer longtemps ? grogna Colbert qu’un coup d’œil meurtrier de Beaufort cloua sur place.

— Pas avec moi, monsieur ! Pas avec moi…

— En ce cas, je vous accorde huit jours, dit le Roi. Ensuite vous rejoindrez Brest. Madame de Fontsomme, la Reine se privera de vos services le temps qui vous sera nécessaire pour retrouver votre sérénité, mais ne manquez pas de me tenir informé d’une affaire qui me tient à cœur par l’amitié que je vous porte.

Puis, sur un ton moins grave :

— Avez-vous appris à jouer de la guitare à votre fils ?

— Je l’ai appris à ma fille, Sire. Philippe, lui, ne rêve que plaies et bosses. Il suivra le chemin de son père et de son grand-père…

— Vous m’en voyez extrêmement heureux ! Retrouvez-le vite ! Mes futurs soldats me sont précieux !

— La Chémerault ! Encore elle !…, gronda Sylvie dans le carrosse qui la ramenait à Paris avec Perceval. Ne me laissera-t-elle donc jamais en paix ?

— Elle vous a « oubliée » pendant dix ans. Elle doit supposer que cela suffit, soupira Perceval. Non, plus sérieusement, je pense qu’avec Saint-Rémy sorti on ne sait d’où elle a dû voir naître une occasion inattendue. Songez donc à ce qui pourrait se passer au cas où son protégé arriverait à obtenir satisfaction ? Elle pourrait même devenir duchesse de Fontsomme puisqu’elle est veuve !

— Vous êtes fou ? Cet aventurier duc de Fontsomme après avoir fait disparaître mon fils ? Jamais le Roi n’accepterait cela !

— Je le pense aussi et vous avez bien fait de lui porter votre plainte. Même si ce Saint-Rémy produit sa fameuse promesse de mariage, les cours souveraines ne s’aviseraient pas de l’entériner sans son aveu. Et croyez-moi, depuis l’arrestation du Surintendant, nombreux sont ceux qui tremblent maintenant devant le jeune autocrate en train de s’affirmer.

— Sans doute, mais cela ne me rend pas mon fils. Oh, mon parrain j’ai peur !… Si vous saviez…

Il entoura ses épaules d’un bras affectueux pour l’attirer contre lui :

— Je sais, mon petit ! Pleurez si vous en avez envie, cela vous soulagera. Pleurez mais ne perdez pas espoir… Je suis sûr que Philippe est vivant et que nous allons recevoir une demande de rançon…

C’était exactement ce que pensait Beaufort au même moment tout en galopant sur la route de Paris en compagnie de son fidèle écuyer Pierre de Ganseville, avec quelques lieues d’avance sur la voiture. À cette différence près qu’il était peut-être encore plus pressé. Huit jours ! Il n’avait que huit jours pour retrouver son fils et faire rendre gorge aux malandrins ! Ce n’était pas beaucoup mais il fallait que ce fût assez, car aller vivre enfin l’existence dont il avait toujours rêvé en laissant Sylvie malheureuse, il ne le supporterait jamais. Son amour pour elle avait grandi à mesure que passait le temps depuis qu’elle s’était détournée de lui. C’était l’amour de Rodrigue pour Chimène, la passion désespérée de Jauffré Rudel pour sa Princesse lointaine. Il l’adorait comme une idole inaccessible et la désirait comme une femme, avec des fureurs douloureuses qu’il s’efforçait d’apaiser avec l’une ou l’autre de ses maîtresses. Et malgré l’angoisse qui le tenaillait pour ce petit garçon si cher, il éprouvait une joie secrète de pouvoir être enfin son chevalier, de lutter pour elle, de se rapprocher d’elle enfin…

Arrivé à son logis – un petit hôtel agréable près de la porte Richelieu –, il sauta à terre, jeta la bride à un valet accouru et entraîna Ganseville dans sa chambre au pas de charge. Avec les années, une profonde amitié s’était scellée entre les deux hommes, dépassant de beaucoup les relations de seigneur à écuyer, et quand Jacques de Brillet, l’autre écuyer de Beaufort, avait exprimé le désir d’entrer en religion comme il le souhaitait depuis longtemps, le duc avait assisté à sa prise d’habit aux Capucins, fait un don important au couvent, mais ne l’avait pas remplacé. À la limite, c’était même mieux ainsi car cela resserrait encore les liens entre Ganseville et lui-même… Le Normand râleur, bon vivant, joyeux compagnon, droit comme une lame d’épée, aimant les femmes, la bonne chère, les aventures dangereuses et les batailles lui convenait davantage encore à présent qu’il n’y avait plus de comparaisons à établir.

En quelques mots il le mit au courant de la situation, nota l’éclair de joie qui brilla dans les yeux bleus, si semblables aux siens, à l’annonce du prochain départ pour Brest. Ganseville aussi adorait la mer.

Puis on délibéra autour d’un pâté, d’un chapon et de deux bouteilles de vin de Beaune que Beaufort fit servir dans sa chambre pour être plus tranquille. Ganseville proposa de faire le tour des cabarets, tripots et autres lieux plus ou moins mal famés à la recherche de Saint-Rémy. Perceval de Raguenel en avait fourni une bonne description étayée d’un croquis, mais Beaufort pensait que ce serait du temps perdu, le mieux étant d’aller droit au but en s’attaquant à la tête du complot. Autrement dit, à Mme de La Bazinière en personne.

— Je vais aller la voir, assura-t-il, et je compte lui faire suffisamment peur pour qu’elle abandonne sa proie à défaut de ses projets.

— Ce n’est pas une si bonne idée. Ce genre de dame ne se laisse pas facilement impressionner parce qu’elle est capable de tout. Rappelez-vous qu’à quinze ans elle était déjà l’espionne stipendiée de Richelieu…

— Aussi n’ai-je pas l’intention de la traiter comme une dame mais comme ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire pas grand-chose.

— Cela peut donner des résultats si vous tapez assez fort car, bien que n’étant plus une jouvencelle, l’ex-Mlle de Chémerault tient à son apparence qui est encore fort belle. Je l’ai aperçue il n’y a pas si longtemps au Cours-la-Reine…

— Ne me dis pas que tu t’intéresses à elle, mais si c’est cela, tu dois savoir où elle habite à présent ? Tout ce que j’en sais est qu’elle a quitté le bel hôtel du quai de la Reine-Marguerite[66] que son vieil époux avait fait construire peu après une mort qui a suivi le mariage de si près. Elle ne s’entendait pas, je crois, avec son beau-fils ?

— Oh ! lui ne demandait pas mieux. On dit qu’il était follement amoureux d’elle au point de vouloir l’épouser, mais le vieux La Bazinière lui avait laissé un beau douaire qui lui a fait préférer la liberté… et les libéralités de Particelli d’Emery. Je crois qu’il lui avait offert un hôtel mais je ne sais plus où…

— Fâcheuse perte de mémoire ! Et nous n’avons plus l’abbé Fouquet. Celui-là savait toujours tout sur tout le monde !

— Non, mais nous avons Mme d’Olonne… ou bien auriez-vous oublié qu’elle connaît la terre entière… et qu’elle tient fort à vous ?

— Plus que je ne tiens à elle. Mais tu as raison : ces femmes galantes se connaissent toutes parce qu’elles se détestent et s’envient. Je vais chez elle.

L’idée était bonne. Celle que l’on surnommait l’Hétaïre du siècle bien qu’elle portât de par son mari le nom de La Trémoille était fort renseignée, comme ses semblables, sur celles qui pouvaient lui faire de l’ombre. Fort introduite dans les milieux littéraires, Mme d’Olonne n’en collectionnait pas moins les amants, mais le dernier en date, Beaufort, semblait lui tenir à cœur de façon toute particulière. Aussi fit-elle quelques difficultés pour donner le renseignement qu’on lui demandait. Il fallut que François jure sur l’honneur qu’il n’avait sur Mme de La Bazinière d’autres desseins que néfastes.

— Je la crois coupable de l’enlèvement d’un enfant et c’est cet enfant que je veux retrouver, dit-il d’un ton si grave que la belle n’eut plus envie de se fâcher ni même de rire. Son ravissant visage – elle était fort jolie mais de formes un peu trop amples pour qui aimait la minceur – se chargea de tristesse :

— Bien que je ne l’estime guère, je ne l’aurais pas crue à ce point mauvaise. Elle habite rue Neuve-Saint-Paul un hôtel avec mascarons et ferronneries construit pour elle à la mort de son époux. Il se situe presque en face de celui du Lieutenant civil, M. Dreux d’Aubray…

Cette précision arracha à Beaufort un rire bref :

— Le Lieutenant civil que le Roi chargera de l’enquête si l’enfant n’est pas retrouvé rapidement ? Eh bien, au moins, il n’aura pas loin à aller pour l’interroger ! Merci de tout cœur, ma belle amie ! Je sais que vous êtes de celles sur qui l’on peut compter. Donnez-moi un baiser et je m’en vais…

— Déjà ?

— Il n’y a pas de temps à perdre mais je vous tiendrai informée…

Le baiser fut rapide puis François s’envola, laissant la jeune femme écouter, non sans mélancolie, le galop de son cheval décroître dans les profondeurs de la rue Coq-Héron. Qu’il fût venu monté disait assez sa hâte car leurs demeures étaient peu éloignées. En fait, François ne fit que toucher terre chez lui, le temps de récupérer Ganseville, et, à la nuit tombante, tous deux pénétraient dans la rue Neuve-Saint-Paul bordée de belles demeures dont les jardins roussis par l’automne gardaient le souvenir de ce qu’étaient autrefois ceux de l’hôtel royal Saint-Paul que ces propriétés morcelaient… Elle n’en était pas mieux éclairée : uniquement par les lumières tombant des fenêtres et un seul quinquet devant une statuette de saint. Les deux hommes n’eurent cependant aucune peine à trouver celle décrite par Mme d’Olonne. Lorsque Ganseville annonça les noms et titres de son maître à un majordome accouru à l’appel du portier, une sorte de stupeur parut s’emparer de l’homme, peu habitué sans doute à recevoir des princes, et il partit en courant pour l’annoncer. Beaufort se lança aussitôt sur ses talons afin de ne pas laisser faiblir l’effet de surprise. Ganseville, lui, s’établit dans le vestibule avec la mine d’un homme qu’il ne ferait pas bon importuner.

À la suite du maître d’hôtel qui eut tout juste le temps de l’annoncer, Beaufort traversa un grand salon où l’on n’avait pas ménagé les dorures avant de pénétrer dans une pièce plus petite, plus intime aussi, un cabinet de conversation tendu de damas jaune avec sièges assortis où deux femmes s’entretenaient, assises de part et d’autre d’une table supportant des livres, une écritoire et un vase de marguerites d’automne assorties au décor. Elles furent sur pied en une seconde et, toujours avec le même ensemble, offrirent à l’arrivant une gracieuse révérence qu’il leur rendit en balayant le tapis des plumes de son chapeau, politesse dont il se fût exempté si l’hôtesse avait été seule. Il s’excusa même de son arrivée impromptue et de déranger si cavalièrement des dames, mais il souhaitait entretenir Mme de La Bazinière d’un objet ne souffrant aucun délai.

— Ne vous excusez pas, monseigneur, j’allais partir, dit, avec un sourire à damner un saint, la dame inconnue qui était fort jolie, petite mais bien faite avec de beaux cheveux bruns et de grands yeux que leur azur céleste n’empêchait pas d’être fort impudents. De la bouche pincée de son hôtesse, Beaufort apprit qu’il s’agissait d’une voisine, fille du Lieutenant civil Dreux d’Aubray, mariée à un certain Brinvilliers que l’on venait de faire marquis. Visiblement, la petite marquise grillait de curiosité et ne se retirait pas sans regrets. Elle aurait tant aimé savoir ce que le fameux duc de Beaufort, le Roi des Halles, venait faire chez une belle un peu passée !

— Même si son amant ne l’occupe pas, elle ne va pas dormir de la nuit, dit l’ex-Mlle de Chémerault avec un petit rire méchant.

— J’imaginais qu’elle était de vos amies ? On dirait qu’il n’en est rien…

— Détrompez-vous, monseigneur, nous sommes amies… autant qu’on peut l’être tout au moins avec ce genre de femme…

— Ce genre de femme ? Elle est marquise si j’ai bien compris ! Pas vous. Vous n’êtes même plus rien du tout sinon la veuve d’un traitant…

Le ton insolent fouetta l’orgueil de celle qui avait été Françoise de Barbezière de Chémerault. Elle n’aimait pas qu’on lui rappelle ce que l’on ne pouvait appeler autrement qu’une déchéance et que d’ailleurs sa famille ne lui avait pas pardonné. Elle se redressa de toute sa taille qui était toujours belle et ses magnifiques yeux sombres tentèrent de foudroyer le prince qui la traitait si cavalièrement.

— N’avez-vous pris la peine de venir chez moi, monseigneur, que pour m’être désagréable ? Vous étiez plus courtois autrefois…

— Lorsque vous étiez fille d’honneur de la Reine que vous trahissiez déjà allègrement ? Oh, si peu ! De toute façon, mettons les choses au net : je ne suis pas ici pour vous être agréable. Bien au contraire !

— Alors veuillez sortir si vous ne voulez pas que j’appelle mes laquais pour vous jeter dehors, tout prince que vous êtes !

Au lieu de se diriger vers la porte, François s’assit sur le siège laissé libre par Mme de Brinvilliers.

— Je ne vous le conseille pas car, cette porte franchie, je n’aurais qu’à traverser la rue pour trouver le Lieutenant civil – le père de votre « amie » de tout à l’heure – et lui demander l’aide que le Roi, hier soir, m’autorisait à demander…

— De l’aide ? Contre moi ? Et d’ordre du Roi ? Qu’est-ce que ce galimatias ?

— Appelez cela comme vous voulez mais, si vous ne vous décidez pas à m’écouter, vous risquez de graves ennuis. M. Colbert, interrogé par le Roi hier à Fontainebleau, n’a fait aucune difficulté pour admettre que vous lui aviez envoyé l’un de vos amis, un certain Fulgent de Saint-Rémy, afin qu’il utilise ses services…

L’œil aigu de François nota sans peine que la dame pâlissait sous le rouge qui lui faisait des joues pleines de santé. Pourtant elle parut se détendre, s’assit à son tour de façon à n’offrir qu’un profil encore parfait et prit un éventail comme si une soudaine montée de la température en justifiait l’emploi. Elle sourit :

— Fallait-il vraiment déranger Sa Majesté pour une telle vétille ? Quel mal y a-t-il à recommander à un futur ministre un pauvre diable plein de talents et fort malmené par la vie ?

— Aucun, fit Beaufort avec un bon sourire. Tout dépend des intentions qui vous animaient. Au fait, où l’avez-vous trouvé, votre protégé ?

— Devant ma porte. Il arrivait des Îles où un cousin de mon défunt mari lui avait donné un mot de recommandation. Il brûlait de trouver enfin un emploi digne d’un homme intelligent…

— Il y a tant à faire aux Îles, surtout fortune, que je ne vois pas bien ce qui pouvait l’inciter à entreprendre la traversée. À condition qu’il l’ait entreprise, évidemment !

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’à l’époque où il prétend être arrivé, aucun Saint-Rémy n’a pris passage sur l’un des bateaux qui sont venus des Îles. Que ce soit de Saint-Christophe, de la Martinique ou de la Guadeloupe. Ou alors, il a voyagé sous un autre nom qui est son nom réel et il n’aurait revêtu celui dont il se pare… qu’en arrivant ici et dans un but trop évident.

— Vous me tenez là un discours tout à fait obscur. Je vous ai dit ce que je savais de ce malheureux… ou croyais savoir. En ce cas, ma bonne foi ne peut être mise en cause.

De bénin, le sourire de Beaufort se fit carnassier, montrant des dents parfaites qui ne demandaient qu’à mordre :

— Tendre agnelle ! Douce innocente ! Ainsi vous n’avez agi que par pure charité… parce que, bien sûr, vous ignoriez que cet aventurier osait se prétendre le fils aîné du feu maréchal de Fontsomme… ces Fontsomme dont vous rêvez depuis toujours de ceindre la couronne ducale…

— En vérité, j’ignore de quoi vous voulez parler.

— … au point, poursuivit Beaufort, de n’avoir pas hésité à aider votre protégé à enlever le jeune duc. Seulement, les ravisseurs ont eu le tort de clamer qu’ils appartenaient à M. Colbert, prétention que celui-ci nie de façon formelle !

Cette fois, Mme de La Bazinière éclata d’un rire dans lequel une oreille exercée eût décelé quelque fêlure :

— Bien entendu il le nie parce que le pauvre homme n’y est pour rien, comme moi-même ! La farce est d’ailleurs un peu grossière et se déchiffre aisément : ce sont des amis de M. Fouquet qui ont enlevé l’enfant en se proclamant du parti de Colbert pour le déconsidérer.

— Les amis de Fouquet enlever le fils d’une des leurs ? Comme c’est vraisemblable !

— Ce serait justement d’une grande habileté pour qui veut mettre Colbert dans un mauvais cas.

— J’admets que vous en seriez capable. Cependant M. Colbert ne garde aucun doute là-dessus : il s’en tient au fait que vous lui avez recommandé Saint-Rémy et que c’est lui, donc vous, qui a fait enlever le jeune duc de Fontsomme. Aussi, madame, je vous conseille de le rendre aux siens dans les heures qui viennent… et en bon état si vous voulez éviter de graves ennuis. Serviteur !

Beaufort tournait les talons pour sortir, mais elle l’arrêta d’un cri :

— Arrêtez !

Il la toisa avec mépris :

— Encore quelque chose à dire ?

— Oui. Je me demande ce que penserait le Roi qui est si fort du côté de la chère duchesse s’il savait que ce jeune duc, comme vous dites, n’a aucun droit au nom et encore moins au titre ?

— Continuez !

— Il comprendrait tout de suite pour quelle raison vous vous faites le champion de votre protégée…

— J’ai tué le père de cet enfant en duel : je le lui dois !

— Vous n’avez pas du tout tué son père, puisque son père c’est vous…

— Encore un de ces ragots dont vous aimez à vous repaître ! En vérité, vous êtes une créature infâme…

— Peut-être, mais si vous ne voulez pas que le Roi apprenne la vérité, je vous conseille de me laisser en dehors de cette affaire et de chercher votre Saint-Rémy ailleurs que chez moi…

Alors Beaufort perdit son sang-froid. Dégainant son épée d’un geste fulgurant, il en plaça la pointe au creux de la gorge de La Bazinière :

— Dites-moi où est l’enfant ou je vous tue !

Soudain blême, les narines pincées et les lèvres blanches, elle essaya encore de plastronner :

— Vous ne tueriez pas une femme ?

— Vous n’êtes pas une femme, vous êtes un monstre. Alors j’attends… mais pas plus longtemps que cinq secondes. Une… deux…

À cet instant la porte s’ouvrit sous la main d’un valet qui avait peut-être « gratté » mais qu’aucun des deux adversaires n’avait entendu. Il tenait un billet à la main. Aussi vivement qu’il avait dégainé, François abaissa sa lame tandis que la femme s’affalait dans le fauteuil avec un soupir énorme. L’homme salua Beaufort comme s’il n’avait rien remarqué de l’étrange scène :

— L’écuyer de monseigneur m’a dit de lui remettre au plus vite ce billet.

Beaufort déplia le papier et fronça le sourcil en découvrant un seul mot : « Venez ! » mais il n’eut pas le temps de demander ce que cela signifiait. Derrière le premier laquais, trois autres venaient d’entrer, armés de gourdins. Il comprit que ces gens, qui avaient dû écouter à la porte, venaient à la rescousse de leur patronne, qui d’ailleurs reprenait ses esprits.

— Laissez, mes braves ! fit-elle avec un sourire encore tremblant. Monseigneur a eu un accès de fièvre mais c’est passé et il se retire…

François reprit son chapeau qu’il enfonça sur sa tête, puis fonça sur les valets qu’il écarta de la porte d’un moulinet meurtrier. Au seuil, il se retourna :

— Nous verrons ce qu’en pensera le Roi, lança-t-il. Sachez ceci, en attendant : l’enfant doit être rendu a sa mère ou à moi-même demain matin, faute de quoi les gens du Roi investiront cette maison…

Mme de La Bazinière haussa ses belles épaules, rendant à Beaufort dédain pour dédain :

— Si cela les amuse…

Il lui laissa le dernier mot. Au bas de l’escalier il retrouva Ganseville qui, le nez en l’air, regardait vers l’étage et semblait prêt à s’élancer.

— On dirait qu’il se passe des choses bizarres ici ! grogna-t-il en repoussant au fourreau son épée à moitié tirée. Je viens de voir un déploiement de valets suspect.

— Il l’était, mais allons-nous-en pour le moment…

Tandis qu’ils reprenaient leurs chevaux sous l’œil atone d’un portier apparemment changé en statue, Ganseville chuchota à son maître :

— On fait le tour du pâté de maisons et on revient…

Ce fut dans la rue Beautreillis qu’il consentit à s’expliquer :

— Peu après votre arrivée, une jeune dame, fort jolie ma foi, a descendu l’escalier au pied duquel je me tenais. Elle a fait mine de manquer une marche et s’est accrochée à moi pour ne pas tomber…

— Instant agréable ! marmotta Beaufort. Tu as raison, elle est assez ravissante…

— Oh, elle doit s’intéresser davantage à vous. Tandis que je la soutenais, elle m’a soufflé : « Dites à votre maître de venir me voir. La maison d’en face. C’est important… »

— Tiens donc ! Ça pourrait l’être en effet : cette dame est la fille du Lieutenant civil. Elle s’appelle… attends !… La marquise de… de…

— De Brinvilliers, compléta Ganseville impavide. J’ai interrogé l’un des chiens de garde de la Chémerault. C’était tout naturel, vu la beauté de la dame. Il n’a fait aucune difficulté pour me renseigner, avec un gros rire en prime…

Pour ne pas attirer l’attention des gens de Mme de La Bazinière, Beaufort décida de revenir seul et à pied dans la rue Neuve-Saint-Paul. On laissa les chevaux dans une auberge voisine du couvent de la Visitation-Sainte-Marie, puis le duc se dirigea vers l’hôtel Dreux d’Aubray tandis que son écuyer s’embusquait dans le renfoncement d’un portail de façon à garder l’œil sur celui de La Bazinière.

Au portier qui lui ouvrit, Beaufort n’eut pas à décliner son identité. Apparemment, la charmante marquise ne doutait pas un instant qu’il n’accourût à son invitation et elle l’avait décrit avec suffisamment de précision pour que le bonhomme le guide sans un mot jusqu’au vestibule où attendait un laquais.

La maison était curieusement peu éclairée et semblait déserte ou presque. On n’y entendait pas de bruit et le visiteur impromptu se sentit rassuré : il s’était demandé un moment ce qu’il dirait s’il se trouvait soudain nez à nez avec le Lieutenant civil – encore que celui-là ne ressemblât en rien à son prédécesseur défunt Laffemas, dont il n’avait ni la dangereuse intelligence, ni la cruauté, ni l’astuce : un magistrat exécutant sa tâche sans la moindre originalité et sans guère d’efficacité. Mais ni lui ni le mari qui devait être aux armées ne se montra. Après avoir parcouru une galerie vitrée, Beaufort pénétra dans un petit cabinet très féminin avec ses soies bleues et ses girandoles de cristal, où son hôtesse l’attendait dans une robe d’intérieur abondamment garnie de dentelles et si largement décolletée qu’il se demanda s’il ne s’agissait pas, après tout, d’un vulgaire piège galant. D’autant qu’à la réflexion il ne voyait pas bien ce que cette dame pouvait avoir à lui dire. Cette vague déception ne dura guère. Après lui avoir offert une belle révérence, la dame l’invita à prendre place :

— Vous avez dû, monseigneur, être aussi surpris de mon invitation que cette chère Mme de La Bazinière l’a été de votre visite de tout à l’heure. J’ai d’ailleurs cru comprendre, à votre air, que l’amitié n’y participait guère…

— Vous semblez avoir des yeux aussi bons que beaux, marquise, mais à quoi avez-vous vu cela ?

— Votre mine était celle de quelqu’un qui vient demander des comptes plutôt qu’un moment de conversation badine. Il faut que je vous dise qu’en toute vérité je n’aime pas beaucoup ma voisine.

— Que faisiez-vous chez elle en ce cas ?

— De la surveillance ! Voyez-vous, mon père est veuf et fort riche. Cette Mme de La Bazinière s’est mis en tête de le séduire et de se faire épouser. Comme mon père est, en outre, un homme fort obstiné – encore que je ne sois pas certaine que ses vues rejoignent celles de la dame –, je me garde bien de prendre une attitude inamicale. Au contraire, en cultivant le bon voisinage je peux la surveiller de plus près…

— C’est fort sage mais je ne vois pas en quoi je peux vous apporter une aide quelconque pour empêcher ce mariage.

Mme de Brinvilliers prit sur une petite table posée près d’elle un drageoir contenant des fruits confits qu’elle offrit à son visiteur, et comme il esquissait un geste de refus :

— Vous devriez y goûter. Ces fruits sont délicieux : je les fais moi-même…

Pour ne pas la désobliger, il prit une prune qu’il trouva fort bonne en effet, encore qu’un peu collante aux doigts. Elle-même se servit, dégusta et reprit le fil de la conversation :

— Ne vous y trompez pas, monseigneur ! Je ne vous demande pas votre aide, pas directement tout au moins, mais il est possible que je puisse vous être de quelque utilité. Si toutefois vous consentiez à me confier la raison de votre visite chez La Bazinière… Cependant, ne me répondez pas tout de suite et écoutez encore ceci : étant donné ce que je vous ai appris des intentions de cette femme, moi et deux de mes serviteurs dévoués la surveillons de près, elle et sa maison. De jour comme de nuit.

François dressa l’oreille, soudain très attentif.

— Auriez-vous surpris quelque chose d’inhabituel ?

— Vous jugerez. Il y a… quatre nuits je crois, je revenais de faire médianoche dans une demeure proche de la place Royale, j’étais en compagnie d’un ami qui me ramenait chez moi quand, dans cette rue, nous avons été dépassés par une voiture fermée escortée de deux cavaliers. Cette voiture est entrée dans la cour de La Bazinière et je n’y aurais rien vu d’extraordinaire si, lorsqu’elle est passée près de nous – en ralentissant car la rue n’est pas large –, je n’avais entendu des cris et des protestations, vite étouffés d’ailleurs, mais j’aurais juré qu’il s’agissait d’un enfant.

Beaufort sauta sur ses pieds, envahi d’une joie sauvage :

— C’est cet enfant que je venais lui réclamer. Il est le fils d’une amie chère enlevé il y a en effet quatre jours.

— Me direz-vous qui il est ?

— Le jeune duc de Fontsomme. Sa mère est des dames de la jeune Reine…

Les beaux yeux bleus jetèrent des flammes vite cachées sous la paupière :

— Un rapt ! Et celui d’un duc ! Monseigneur vous me ravissez ! Que cette femme en soit convaincue et elle disparaît !

— N’allez pas si vite ! Rien ne dit que l’enfant soit encore chez elle…

— Je jurerais qu’il y est encore. D’abord la voiture en question n’est jamais ressortie. Comme je vous l’ai dit, la maison est surveillée la nuit et moi je m’y rends chaque jour. Mon instinct me disait que le moment était venu de me prendre pour cette femme d’une incroyable passion. Je vais chez elle sous les prétextes les plus divers. Je joue un peu les folles ; je déclare que je m’annoncerai moi-même ; j’apporte de menus présents. Avant-hier, je suis tombée dans sa chambre où elle était en conversation avec un homme portant sa livrée mais que je n’avais jamais vu. Un homme d’une quarantaine d’années avec un visage long…

Beaufort tira de sa poche le dessin de Perceval et le lui tendit :

— Ressemblait-il à cela ?

— Mais… mais oui ! Tout à fait !

— Votre père est-il là ?

— Non. Pas ce soir. Il est à notre château d’Offémont…

— C’est fâcheux ! J’ai menacé cette femme, si l’enfant n’était pas rendu demain matin à sa mère, de faire investir son hôtel par les gens du Roi.

Ce fut au tour de la belle Marie-Madeleine de quitter les coussins où elle s’alanguissait si joliment :

— C’est toujours possible, même sans lui, mais alors elle n’a qu’une solution : envoyer cette nuit même le petit duc dans une autre cachette…

— Elle en a une autre : le tuer ! fit Beaufort d’un ton sinistre.

— Je ne crois pas. C’est une femme qui sait mesurer les risques et celui-là serait trop gros : un meurtre laisse des traces, ce serait la roue pour l’assassin et l’épée du bourreau pour elle. Où est votre écuyer ?

— Dehors. Il surveille la maison…

— Mon valet La Chaussée en fait autant. Sans vous commander, monseigneur, allez rejoindre votre serviteur, reprenez vos chevaux et restez à quelque distance. Quelque chose me dit que l’enfant va partir cette nuit. Je vais envoyer renverser une charrette de bois à l’autre bout de la rue…

« Quelle femme ! pensa Beaufort. Elle ferait un meilleur Lieutenant civil que son père ! » Puis, tout haut :

— Si nous réussissons, ce sera grâce à vous, marquise ! Comment pourrais-je vous remercier ?

Mme de Brinvilliers eut un petit sourire :

— J’aimerais, si la duchesse retrouve son fils, qu’elle accepte de me présenter à la Reine. Nous sommes nobles de fraîche date puisque le nom de mon époux est Antoine Gobelin, de la famille des grands liciers, mais Gobelin tout de même. Sans être tout à fait une savonnette à vilain, notre marquisat est un peu frais.

— Acquis aux armées, madame, ce qui donne bien des droits.

— Certes, certes… mais je voudrais voir la Cour d’un peu près.

— J’y veillerai, marquise, et la duchesse sera heureuse de vous aider.

Redescendu dans la rue obscure, Beaufort envoya Ganseville chercher les chevaux et s’établit avec lui dans le boyau nauséabond qui filait entre deux immeubles. On y jetait les détritus et c’était apparemment une terre d’élection pour les rats. Quelques coups de pied les mirent en fuite. En même temps, sortie des dépendances de l’hôtel d’Aubray, une charrette lourdement chargée se mit à cahoter sur les pavés inégaux avec des grincements d’apocalypse avant de s’effondrer juste à la sortie de la rue. Tout était donc en place et l’attente commença.

Elle allait être longue. Commencée aux environs de neuf heures, elle s’étira bien après que le clocher de l’église Saint-Paul eut sonné minuit. Les guetteurs commençaient à trouver le temps long quand, enfin, les portes de l’hôtel La Bazinière s’ouvrirent sans bruit : une chaise à porteurs, escortée de deux hommes armés d’une épée mais ne portant aucun luminaire, se dirigea vers la rue Saint-Paul.

— Où peut-elle aller ainsi en pleine nuit ? souffla Beaufort persuadé que son ennemie occupait la chaise. Suivons-la !

— Peut-être cette chaise n’est-elle qu’un leurre et ce qui nous occupe sortira-t-il après ?

— En ce cas, les gens de Mme de Brinvilliers pourraient s’en charger ? Mais il se peut que tu aies raison. On se sépare : moi je suis et toi tu restes !

Chasseur solitaire à ses heures – il aimait à parcourir ses terres un chien sur les talons, un fusil sous le bras –, Beaufort savait se déplacer sans faire le moindre bruit. Il se lança derrière le petit cortège, suivit avec lui un bout de la rue Saint-Paul puis le vit obliquer vers le chevet de l’église construite quelques années auparavant par les Jésuites dont la maison professe était voisine. Il y avait là un cimetière auquel on accédait par l’intérieur de l’église, mais aussi par une petite porte ouverte dans le passage Saint-Louis sur le côté gauche du sanctuaire. La chaise s’engagea dans ce passage puis s’arrêta, mais personne n’en descendit. L’un des « gardes » s’approcha de cette porte dont il semblait avoir la clef car il l’ouvrit sans peine avant de revenir vers la chaise dont il tira un paquet oblong qu’il chargea sur son épaule, tandis que son compagnon, aidé par les porteurs, prenait divers outils dans le véhicule. Un voile rouge passa sur les yeux de Beaufort dont le cœur manqua un battement : ces gens allaient procéder à un enterrement clandestin et ce corps ne pouvait être que celui de Philippe. Il tira son épée et s’élançait déjà quand une main solide le retint :

— Ils sont quatre, monseigneur ! Ne faites pas ça tout seul.

— Qui es-tu ?

— La Chaussée, le valet de la marquise. Attendez un instant, je vais chercher votre écuyer…

— Commence par m’aider à franchir ce mur !

En effet, la chaise restait abandonnée dans le passage et la porte s’était refermée sur les quatre hommes. Sans répondre, La Chaussée se courba, offrant ses mains croisées à la botte de Beaufort qui s’enleva comme une plume et se retrouva au sommet du mur d’où il se laissa glisser avec souplesse sans le moindre bruit. Cependant, les quatre hommes et leur fardeau gagnaient le fond du cimetière et se mirent, non à creuser la terre, mais à soulever et faire glisser une dalle qui devait donner accès à un caveau. Beaufort entendit la pierre grincer et, sans attendre le secours annoncé, fonça à travers les tombes, l’épée haute. Attelés à leur tâche, les hommes ne le virent pas venir et l’un d’entre eux tomba, face contre terre, avec un hoquet, percé de part en part sans même savoir ce qui lui arrivait. Mais l’effet de surprise ne dura pas : le temps qu’il retire son arme du cadavre, un autre malandrin avait dégainé et l’attaquait. Touché au bras, Beaufort fit un saut en arrière, trouva le mur du cimetière et s’y adossa pour affronter non seulement l’homme armé mais les deux porteurs de chaise qui brandissaient un levier et une lourde barre de fer. Trop furieux pour sentir la douleur, il fit de si terribles moulinets avec sa lame que les autres, surpris, reculèrent, cherchant le défaut qui leur permettrait de l’atteindre. Il effraya sans peine les deux porteurs mais le troisième savait, de toute évidence, manier une rapière. Et soudain, Beaufort cria :

— Tu ne m’échapperas pas, Saint-Rémy, ou qui que tu sois ! Je vais te tuer comme la mauvaise bête que tu es !

— Il faudrait pouvoir m’atteindre. Nous sommes trois et tu es seul…

Ainsi c’était bien lui ! Beaufort se sentit des ailes et chargea avec une folle impétuosité. À cet instant le levier lancé d’une main vigoureuse le manqua d’un cheveu mais la seconde suivante le lanceur s’écroulait avec un affreux gargouillis, la gorge traversée par l’épée de Ganseville qui arrivait comme la foudre. L’homme à la barre de fer eut le même sort ; alors, se voyant pris entre deux feux, Saint-Rémy rompit brusquement le combat, fila comme une flèche à travers l’enclos et disparut aussi soudainement que si la terre s’était ouverte sous ses pas. Ganseville se lança à sa poursuite tandis que François courait s’agenouiller auprès du corps enveloppé d’une couverture que l’on avait déposé près du caveau ouvert. Il était si bouleversé en écartant le tissu d’une main tremblante que les larmes inondaient son visage : l’enfant de Sylvie gisait devant lui, victime d’un aventurier et d’une misérable femme. Et lui, Beaufort, allait devoir le rapporter à une mère dont il anticipait le désespoir avec épouvante.

Soudain, comme il se penchait sur le petit garçon pour l’embrasser, il sentit que la peau était chaude et que Philippe respirait… Une violente bouffée de joie l’envahit :

— Ganseville ! appela-t-il sans se soucier du bruit qu’il faisait, Ganseville, viens vite ! Il est vivant ! Vivant !

Il enleva l’enfant dans ses bras et, sans s’occuper de sa blessure, le visage levé vers les étoiles, il sembla l’offrit au ciel.

L’écuyer accourut, examina le jeune garçon :

— Il est vivant mais inconscient… On a dû le droguer, mais avec quoi ?

— S’il s’agissait d’un poison en train d’agir ? s’alarma le duc.

— Il n’a pas l’air de souffrir…

— Et ces misérables allaient l’enterrer tout vif ! Comment peut-on être aussi ignoble !

Sans répondre, Ganseville s’approcha du caveau ouvert et s’aperçut qu’il était pourvu d’un escalier plongeant dans d’épaisses ténèbres. Il descendit quelques marches, remonta…

— Je ne crois pas qu’ils avaient l’intention de le tuer, plutôt de le cacher pendant que les exempts du Roi fouilleraient l’hôtel de La Bazinière ainsi que vous l’en avez menacée pour tout à l’heure. L’intérêt de Saint-Rémy n’est pas que l’enfant disparaisse à tout jamais sans qu’on sache ce qu’il est devenu. Il veut sans doute s’en servir pour tirer de l’argent à sa mère…

— Mais enfin, tu imagines ce pauvre petit se réveillant dans cette tombe ? Il y a de quoi mourir de peur…

— Possible aussi ! Dans ce cas, le cadavre que l’on découvrirait serait vierge de toute trace de sévices comme de toute trace de poison…

— Je ne suis pas encore certain que l’on n’en ait pas employé contre lui. Il faut essayer de le réveiller… le soigner !

On n’eut pas à chercher bien loin pour trouver du secours. L’agitation inhabituelle du cimetière, le cri de François avaient dû réveiller quelqu’un chez les Jésuites. Un homme en robe noire et bonnet carré surgit soudain, armé d’une lanterne. Sans hésiter, Beaufort se nomma et raconta ce qui venait de se passer. Le nouveau venu jeta un coup d’œil à l’enfant inconscient.

— L’un de nos frères est un excellent médecin. Il va l’examiner… Quant à ceci, ajouta-t-il en désignant le caveau ouvert, ce n’est pas une tombe mais un ancien cellier de l’hôtel Saint-Paul… que nous avons muré lors de la construction de l’église. Nous l’avions même oublié, je crois bien… Venez avec moi !

En suivant le religieux et Beaufort qui portait Philippe, Ganseville sourit intérieurement. Cela ne ressemblait pas aux Jésuites d’oublier un détail aussi important qu’une sortie secrète. Restait à savoir comment Saint-Rémy avait pu la découvrir…

Une salle basse et froide, meublée d’un austère crucifix mural et de quelques bancs, accueillit la petite troupe. Le Jésuite alluma à sa lanterne les quelques cierges disposés devant l’image sacrée puis sortit tandis que Beaufort et Ganseville étendaient Philippe sur un banc. L’enfant était aussi inerte qu’une poupée de son mais sa respiration, faible, restait régulière. Le vieux religieux l’examina avec plus de soin que n’en déployaient habituellement les médecins. Finalement, il se pencha sur la bouche qu’il renifla à plusieurs reprises, puis releva sur Beaufort son regard vif et son long nez chaussé de besicles :

— Une forte dose d’opium, diagnostiqua-t-il. Elle aurait pu tuer un enfant moins vigoureux que celui-là, mais je crois qu’il n’y a pas de soucis à se faire. Rapportez-le chez lui et attendez qu’il se réveille. On m’a dit que des malandrins s’apprêtaient à l’enterrer dans notre cimetière ?

— Oui, mon père… Je suis heureux que Dieu m’ait permis d’arriver à temps. J’ajoute que pour ce faire nous y avons tué trois hommes. Le quatrième s’est enfui, malheureusement…

— Dieu saura bien le retrouver. Ne vous souciez pas de vos cadavres, nous les enterrerons. Avez-vous une voiture pour emmener l’enfant ?

— Nous avons des chevaux. Mon écuyer va aller les chercher… et moi, demain, je reviendrai offrir à vous-même et à votre sainte maison le remerciement que me dicte ma gratitude.

Un moment plus tard François, heureux comme il ne l’avait pas été depuis bien longtemps, remettait à Sylvie son fils toujours endormi mais sain et sauf. Il n’avait guère eu de peine à se faire ouvrir l’hôtel de Fontsomme où personne ne dormait. À son retour de Fontainebleau, la jeune femme avait trouvé une demande de rançon : elle devait, le lendemain à minuit, déposer cinquante mille livres au pied de la statue du roi Henri IV, sur le pont Neuf, et rentrer chez elle où l’enfant lui serait remis une heure après le dépôt. Depuis, elle et Perceval s’occupaient de réunir la somme mais sans beaucoup d’espoir de retrouver Philippe. Comment faire confiance à des gens de cette sorte ? Cependant, il fallait jouer le jeu jusqu’au bout…

Elle crut que le ciel s’ouvrait quand François parut, portant l’enfant dans ses bras. Le regard qu’elle leva sur lui, François ne devait jamais l’oublier ni ce qu’elle murmura à travers ses larmes de joie :

— Je vous appelais « Monsieur Ange » autrefois, lorsque vous m’avez trouvée dans la forêt et j’ai longtemps été persuadée que vous en étiez un. Cette nuit, j’en suis sûre…

Bouleversé lui aussi, il refusa cependant de s’attarder même un instant dans la maison de Jean de Fontsomme. Il voulait reprendre la traque du ravisseur, le pousser dans ses retranchements et, du même coup, débarrasser le monde de l’ex-Mlle de Chémerault. Dans son besoin de vengeance, il rêvait d’incendier son hôtel comme jadis il avait détruit le château de La Ferrière. Mais quand, avec ceux de sa maison que Ganseville était allé chercher, il investit l’hôtel de la rue Neuve-Saint-Paul, le logis était vide. Il n’y restait pas même le portier… Et personne, pas même son alliée d’un soir dont les yeux bleus voyaient si clair, ne put lui dire où avaient disparu la dame et ses gens…

D’autant plus furieux que le moment approchait où le délai accordé par le Roi serait épuisé, il se disposait à repartir pour Fontainebleau afin de solliciter un peu plus de temps et des ordres d’arrestation en bonne et due forme lorsque Ganseville, tout son calme envolé, vint lui annoncer :

— Elle est là !

— Qui donc ?

— Mme de Fontsomme. Elle désire vous parler…

François eut un éblouissement. Sylvie chez lui, Sylvie dans la maison où il avait demandé à tant de femmes de tenter d’effacer son souvenir sans y parvenir jamais, cela lui parut à la fois merveilleux et vaguement scandaleux. Il s’élança au-devant d’elle après avoir jeté un coup d’œil aux fenêtres derrières lesquelles brillait le soleil : le temps permettait qu’il la reçoive au jardin. Il la rencontra à mi-chemin de l’escalier, la prit par la main et l’entraîna :

— Venez ! dit-il. Allons dehors ! Cette maison n’est pas digne de vous.

Le jardin était petit mais ce matin, sous les rayons encore tièdes, il était tout doré. Les arbres pleuraient doucement leurs feuilles roussies autour d’une fontaine représentant une nymphe versant l’eau contenue dans une jarre. Il y avait là un banc de pierre ; il l’y fit asseoir mais se tint debout devant elle :

— Vous chez moi ? commença-t-il doucement. Je n’ai pas de mots pour dire ma joie…

Sans répondre elle lui tendit une lettre dépliée qu’elle venait de tirer des poches de son ample cape de velours noir. Ce fut vite lu : il n’y avait là que peu de mots, mais combien menaçants sous leur forme abstraite : « Ce qui ne se fait pas à midi peut se faire le soir… » Saint-Rémy devait avoir lu Machiavel quelque part… Les mains nerveuses du duc froissèrent le papier :

— Quand avez-vous eu ça ?

— Il y a une heure par un gamin qui l’a remise au portier avant de partir en courant.

— Ainsi, non seulement ce misérable n’est pas parti au diable mais il nous nargue ? Comment ai-je pu le laisser m’échapper ?… Il faut à tout prix trouver un moyen de protéger n… votre fils. Je m’apprêtais à joindre le Roi et peut-être…

Elle l’arrêta du geste :

— Non ! Depuis que nous avons reçu ceci, le chevalier de Raguenel et moi nous avons réfléchi. Où que soit Philippe, dans ce royaume, il sera en danger tant qu’on n’aura pas mis la main sur ce bandit. Même au fond d’un couvent le péril sera partout. Sauf…

— Sauf ?

— Sauf auprès de vous ! François, je suis venue vous demander si vous acceptiez de l’emmener avec vous. À Brest d’abord puis en mer…

— Vous me le confieriez ?

Émerveillé par ce bonheur qu’elle lui offrait et qu’elle allait payer de larmes amères, il plia le genou devant elle, les mains ouvertes comme pour mieux recevoir ce beau présent mais sans oser toucher celle qui le lui offrait. Ce fut Sylvie qui se pencha et posa ses doigts sur les grandes paumes.

— Qui pourrait mieux veiller sur lui que son père ? murmura-t-elle. En outre, je sais que vous en ferez un homme digne du nom qu’il porte.

— Sur ma vie je vous le jure ! Mais lui, que pense-t-il ? Lui avez-vous parlé de cette idée ?

L’ombre d’un sourire adoucit le joli visage tendu où le souci mettait sa griffe :

— Lui ?… Il est fou de joie ! Au lieu d’entrer au collège, il va être le page d’un prince et surtout il va voir la mer, les bateaux…

— Il les aime ?

— Autant que vous les aimez. Alors qu’il devrait être un terrien convaincu, il ne rêve que de grand large. Quand partez-vous ?

— Dans ces conditions, dès demain. Faites préparer son bagage. Je passerai le chercher moi-même, en voiture. Une fois à Brest j’écrirai au Roi qu’il a été obéi…

Sans quitter les mains de François qui à présent serraient les siennes, Sylvie se leva :

— Je le verrai avant vous. Philippe parti, je retournerai à Fontainebleau.

Tous deux marchaient à présent côte à côte, à pas lents. D’un geste naturel qui fit frémir François, Sylvie glissa sa main sous son bras et il y posa aussitôt la sienne. Pendant de trop brèves minutes, ils goûtèrent l’instant infiniment doux qui les unissait dans un amour plus grand qu’eux, qui était l’épanouissement de celui qu’ils n’avaient jamais vécu puisqu’ils se retrouvaient parents sans avoir jamais formé un couple.

— Vous en prendrez bien soin, n’est-ce pas ? demanda-t-elle d’une petite voix si triste que François dut lutter contre l’envie de la prendre dans ses bras. Sentant qu’il risquerait de tout gâcher, il se contenta de presser doucement les doigts délicats :

— Il vivra sans cesse auprès de moi…

— Ah, j’allais oublier ! Il y a l’abbé de Résigny, son précepteur. Il meurt de peur à l’idée de naviguer mais il refuse de quitter son élève. Déjà, il entendait le suivre au collège pour le préserver des amitiés dangereuses. Alors chez les marins !

Beaufort ne put s’empêcher de rire et cela leur fit du bien à tous les deux.

— J’ai déjà un chapelain, mais s’il sait jouer aux échecs votre abbé sera le bienvenu. Et s’il ne sait pas on lui apprendra.

Au seuil de la maison ils s’arrêtèrent. D’un geste plein de tendresse, François disposa le capuchon de velours autour du visage de Sylvie.

— Allez en paix, mon cœur ! Vous savez bien que, sans le connaître, j’ai toujours aimé notre petit Philippe. Je vous promets qu’il sera heureux. Demain je viendrai le chercher…

Elle se haussa sur la pointe des pieds pour poser, sur la joue bien rasée, un baiser léger et parfumé comme un pétale de fleur.

— Que Dieu vous bénisse et vous garde !

Une heure après le départ de son fils, Sylvie repartait pour Fontainebleau où, le soir même, elle obtenait d’être reçue par le Roi au retour de sa promenade. Louis XIV avait hâte, en effet, de connaître les développements de l’affaire débutée dans son cabinet. Il approuva les agissements de Beaufort et, bien qu’elle eût été prise sans sa permission, il approuva aussi la mesure décidée pour la sécurité du jeune Fontsomme. Il se contenta de remarquer :

— Vous ne craignez pas, en confiant votre fils au duc de Beaufort, de… susciter certains bruits ?

Sans broncher, Sylvie le regarda droit dans les yeux :

— Quoi que l’on fasse, Sire, on donne toujours à parler et, à ce propos, j’oserai demander au Roi de bien vouloir garder ce départ secret… à cause de ceci.

Elle tendait le billet menaçant reçu au lendemain du sauvetage de Philippe. Louis XIV le prit, le lut, fronça les sourcils puis, étalant le papier sur son bureau, il y appuya sa main, signifiant ainsi son intention de le garder.

— Vous avez ma parole, duchesse ! Il en sera fait selon votre désir, bien légitime. L’homme n’en sera pas moins recherché. Quant à mon cousin Beaufort, j’espère qu’il saura se montrer digne de votre confiance. À présent, allez rejoindre votre reine. Sa grossesse l’incommode et elle vous réclame…

La révérence étala largement la robe de satin gris sur le tapis royal. Mme de Fontsomme emportait une curieuse sensation en dépit de la bonté montrée par le Roi : lorsqu’il prononçait le nom de Beaufort, ses lèvres se pinçaient de façon curieuse. Fallait-il en conclure qu’il n’avait rien oublié de la Fronde, rien pardonné malgré les apparences, et qu’après tout ce commandement à la mer dont François était si heureux n’était rien d’autre qu’un moyen de l’écarter de la Cour et de la personne royale ?

Pendant ce temps, une scène que Sylvie eût jugée pleine d’intérêt se déroulait dans la maison de la rue des Petits-Champs qui était le domicile parisien de Colbert : le ministre, fort en colère, tançait vertement un Fulgent de Saint-Rémy visiblement mal à l’aise :

— Vous avez accumulé les sottises ! L’enlèvement du jeune duc était prématuré et n’a servi qu’à attirer la colère du Roi…

— J’ai besoin d’argent et vous ne m’en donnez guère, hasarda piteusement le coupable. Pour cette fois j’aurais rendu l’enfant… et je serais plus riche de cinquante mille livres…

— Que vous auriez dû partager avec votre complice ! Je vais vous en donner un peu mais vous allez disparaître aussi longtemps qu’il le faudra.

— Dois-je suivre M. de Beaufort en Bretagne ?

— Sûrement pas ! Il vous connaît à présent et il a de bons yeux. En outre, ce fruit-là n’est pas mûr et je ne suis pas encore assez puissant pour monter la grande affaire qui le fera disparaître. Nous verrons quand Fouquet aura été condamné et exécuté. Alors, il faudra que je me débarrasse de tous ses bons amis qui ne me pardonneront pas d’avoir causé sa perte. En attendant, il faut faire silence… et laisser la duchesse jouir en paix de ce qu’elle croit être une victoire. Elle est d’ailleurs beaucoup trop bien en cour ces temps-ci…

— Vous me traitez fort mal, monsieur le ministre, grogna Saint-Rémy. Comme si je n’avais aucun droit. Pourtant la promesse de mariage que je détiens est bien réelle…

— Elle le sera tout autant quand le temps viendra de la produire. Pour l’instant, je veux que vous imitiez Mme de La Bazinière et quittiez Paris.

— Pour aller où ?

— Pourquoi pas… en Provence ? suggéra Colbert en prenant une bourse assez ronde dans une armoire et en la jetant à son visiteur. Vous pourriez m’y être utile. Le gouverneur en est le duc de Mercœur, le frère aîné de Beaufort qui est veuf d’une nièce de Mazarin. Je peux vous recommander à lui. C’est une bonne pâte et vous pourriez essayer de gagner sa confiance. Les Vendôme forment une famille unie et vous apprendrez peut-être des choses intéressantes. Mais ne faites rien – vous m’entendez bien ? – rien sans mon aveu ! Sinon je vous abandonne !

— J’obéirai mais… faudra-t-il attendre longtemps ? Je ne suis plus tout jeune !

— Le temps qu’il faudra. Il travaille pour moi. Devenu tout-puissant je ferai de grandes choses pour le royaume mais j’abattrai l’un après l’autre tous mes ennemis. Prenez patience si vous voulez être un jour duc de Fontsomme ! Vous pourriez même épouser la veuve de votre demi-frère !

Et Colbert éclata de rire.

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