Troisième partie UN MASQUE DE VELOURS

1670

CHAPITRE 11 UN VÉRITABLE AMI…

Sylvie disait adieu à Fontsomme.

Appuyée au bras de Perceval elle faisait, au jardin, une dernière promenade avant d’effectuer le tour des pièces du château et de prendre congé de ses serviteurs. Ce mois d’avril exceptionnellement doux et ensoleillé faisait exploser la nature : les lilas embaumaient, les pommiers et les cerisiers se couvraient de blancheur délicate et chaque brin d’herbe neuve semblait proclamer sa joie d’avoir quitté les profondeurs de la terre pour revoir la lumière. L’étang ondulant sous une légère brise jetait des éclairs comme un feu d’artifice, mais toute cette joie ne faisait que rendre plus tragique la double silhouette en grand deuil qui s’y aventurait. Perceval vit une larme rouler sur la joue de sa compagne. Il serra un peu la main qui reposait sur son bras :

— Nous devrions abréger, mon cœur. Vous vous faites du mal…

— Peut-être mais j’ai passé tant d’années ici que je dois à toute cette beauté un salut, un merci. Bien qu’il me soit cruel de penser qu’elle n’appartiendra jamais à mon Philippe. Il aimait tant Fontsomme ! Le plus dur est de se dire qu’il n’y reposera pas et que son ombre ne gênera en rien celui qui va venir… Comment aurions-nous pu imaginer il y a seulement dix mois que ce misérable Saint-Rémy parviendrait un jour à ses fins et que Colbert, sinon le Roi, appuierait sa réclamation devant les cours souveraines…

— C’est d’autant plus étonnant que Beaufort comme Philippe ont été déclarés officiellement morts sur le seul rapport de cet homme, dont nul n’aurait pu imaginer qu’il était parti avec la flotte comme volontaire sous un faux nom.

En effet, dans les premiers jours de février, Saint-Rémy était revenu de Constantinople où, blessé et fait prisonnier à Candie, il aurait été soigné puis renvoyé par le sultan Mehmed IV lui-même, avec une lettre pour le roi de France lui assurant que le duc de Beaufort avait été pris pendant la bataille et décapité. Ledit Saint-Rémy aurait reconnu cette tête parmi d’autres aux cheveux clairs qu’on lui aurait montrées… La nouvelle de cette mort, à laquelle les Français et surtout les Parisiens n’arrivaient pas à croire – les bruits les plus étranges couraient ! –, fut accueillie par la Cour comme il convenait : on prit le deuil et une cérémonie eut lieu à Notre-Dame autour d’un catafalque vide. Tout cela accrut la douleur de Sylvie car, si elle conservait l’espoir que son fils et son ami, portés disparus, fussent encore vivants quelque part, cet espoir s’écroulait : si Beaufort avait trouvé la mort, Philippe qui ne le quittait pas ne pouvait avoir échappé au cimeterre du bourreau ottoman. Pourtant, il lui restait encore un ultime degré à descendre dans l’abîme du chagrin : le titre de duc de Fontsomme tombant en déshérence, la Chancellerie royale, après consultation du Parlement et examen de l’acte présenté, projetait d’en faire donation au sieur de Saint-Rémy pour réparer le dommage dont il avait été victime et le récompenser des services rendus à la Couronne.

Ce nouveau coup assené à la duchesse avait soulevé l’indignation de d’Artagnan. Sachant par celle-ci et depuis longtemps ce qu’était au juste ce Saint-Rémy, que d’ailleurs il avait vu arriver chez le Roi, il ne put la contenir et laissa entendre son sentiment à Louis XIV avec la rude franchise qui le caractérisait :

— Je ne sais, Sire, ce que Mme de Fontsomme a fait à Votre Majesté, mais il faut que ce soit très grave pour que l’exil et la mort de son fils ne vous semblent pas punition suffisante : il faut aussi la dépouiller ?

— De quoi vous mêlez-vous, d’Artagnan ? s’écria le Roi tout de suite furieux – ce qui ne parut pas troubler le mousquetaire.

— De ce que diront les braves gens. Il est vrai qu’ils sont peu nombreux dans ce palais. Les courtisans, eux, applaudiront et se hâteront de s’inscrire chez le nouveau duc… Mais je sais bien, moi, ce qu’en aurait dit l’auguste mère de Votre Majesté.

— Laissez ma mère à son repos ! En évoquant son souvenir vous ne choisissez pas le meilleur avocat… – puis, s’apercevant soudain de l’étrangeté de sa phrase, il ajouta : La duchesse ne sera pas dépouillée comme vous le pensez : elle gardera son douaire et son manoir de Conflans, qui d’ailleurs lui appartient en propre. Ce qui allège son exil en lui permettant de résider aux abords de Paris…

— Voilà le défunt maréchal et son fils bien mal récompensés du sang versé. Ce misérable comme successeur alors que Votre Majesté n’ignore pas qu’il a tenté d’assassiner le jeune Philippe !

— Il s’est racheté depuis ! À présent, en voilà assez, capitaine. Estimez-vous heureux de ma mansuétude. Votre insolence vous vaudra seulement les arrêts pour un mois. Cela vous permettra de calmer votre tête un peu trop chaude pour mon goût !

D’Artagnan n’insista pas. Il connaissait ce ton tendu présageant un éclat de violence et craignit, non pour lui-même, mais pour Sylvie qui pouvait en faire les frais. Avant de rentrer chez lui pour s’y « arrêter » lui-même, il passa son commandement à son lieutenant et s’accorda une rapide visite au Palais-Royal, où il ne put voir Marie qui était allée prier chez les Carmélites de la rue du Bouloi mais où Madame lui réserva le meilleur accueil.

— Je dirai à Marie que vous êtes venu. Elle souffre beaucoup de la mort de son frère et vous sera reconnaissante de ce que vous avez tenté. Il y a des jours où la cruauté du Roi est confondante. Surtout quand on sait qu’il peut être si bon !

La bonté de Louis XIV, d’Artagnan n’y croyait plus guère. Revenu enfin en son logis, il prit la plume et écrivit à Sylvie une longue lettre où il laissa parler son cœur afin qu’elle fût bien certaine de pouvoir toujours compter sur son dévouement…

À présent, les deux promeneurs revenaient vers le château où les serviteurs occupés à charger dans deux chariots bagages et objets personnels venaient de s’arrêter pour s’empresser autour d’un carrosse de voyage, baisser le marchepied et ouvrir la portière avec des exclamations de joie devant la longue jeune fille mince et blonde, en grand deuil elle aussi, qui en descendait et que tous connaissaient si bien.

— Mon Dieu ! s’exclama Sylvie. C’est Marie !

Celle-ci touchait les mains que ces gens accablés de tristesse tendaient vers elle comme vers un espoir, puis quelqu’un lui désigna les jardins et ceux qui s’y trouvaient. Elle ramassa ses jupes et prit son élan vers eux. À trois pas environ, elle s’arrêta :

— Mère ! dit-elle d’une voix que l’émotion enrouait, je suis venue vous demander pardon…

Elle allait plier les genoux pour se laisser tomber sur le sable de l’allée lorsque Sylvie prévint le geste. Envahie d’une joie qu’elle n’espérait plus, elle ouvrit les bras pour y recueillir sa fille enfin revenue… La pâleur de Marie, la douleur peinte sur son joli visage disaient assez une souffrance égale à la sienne.

Un long moment, elles restèrent ainsi, serrées l’une contre l’autre, mêlant leurs larmes et leurs baisers.

— Il y a longtemps que je t’ai pardonné, murmura enfin Sylvie. Tout ce que j’espérais, c’était de revoir un jour ma petite fille. Oh, Marie, tu ne sais pas la joie que tu me donnes en revenant vers nous !

— Que tu nous donnes, rectifia Perceval. Mais moi, j’étais sûr que tu ne pourrais t’empêcher de venir partager avec ta mère ces heures terribles.

À son tour Perceval embrassait la jeune fille, avec une réticence qui n’échappa pas à Marie.

— Est-ce que vous ne me pardonnez pas ? fit-elle tristement.

— Je ne serai pas plus intransigeant que ta mère mais j’ai plus de mal qu’elle, bien que je t’aime toujours autant. Elle a failli mourir alors que nous ignorions ce que tu étais devenue et, quand nous l’avons appris, c’est elle qui m’a empêché d’aller te dire, devant Madame au besoin, ce que je pensais de toi. Au fond, elle avait raison et je n’aurais fait qu’envenimer les choses. À présent, je suis heureux et nous allons tout oublier ensemble. Mais est-ce que tu sais que nous partons dans une heure ?

— J’ai vu, en effet, vos préparatifs mais pourquoi si tôt ? Et pour aller où ?

— Nous ne voulons pas attendre que le nouveau seigneur nous chasse, dit Perceval avec amertume. Et nous allons à Conflans puisque c’est tout ce que la générosité du Roi laisse à ta mère. Et encore, parce que le manoir lui appartient en propre, comme les biens que lui a donnés, quand elle était enfant, feu Mme la duchesse de Vendôme dont Dieu ait l’âme, ajouta-t-il en ôtant son chapeau avec respect.

Sylvie ne put retenir un sanglot. La duchesse Françoise, en effet, était morte en septembre dernier dans le vieil hôtel du faubourg Saint-Honoré où elle était revenue après le départ de la grande expédition pour être plus proche des nouvelles. Elle avait soixante-dix-sept ans sans doute, mais son ancienne vitalité n’avait pas résisté à la douleur qui la frappait comme elle venait de frapper son fils aîné, Louis de Mercœur, cardinal-duc de Vendôme, abattu disait-on par la disparition de son frère. Et Sylvie avait souffert d’autant plus de la mort de celle qui avait été pour elle une seconde mère que son exil lui interdisait d’aller vers elle pour la revoir une dernière fois et prier au pied de son lit mortuaire.

Doucement, Marie glissa son bras sous celui de sa mère et repartit avec elle à pas lents vers la maison.

— Pauvre duchesse ! murmura-t-elle. On dirait que le sort s’acharne sur la maison de Vendôme.

— Oui, soupira Perceval. Elle aura survécu à ses trois enfants, ce qui est bien la chose la plus cruelle du monde. Dieu veuille protéger les deux garçons sur qui repose désormais la gloire de cette haute maison : le jeune duc Louis-Joseph qui n’a que seize ans et le petit Philippe qui a eu la chance de revenir de Candie entier… mais inconsolable de n’avoir pu retrouver son oncle…

— Beaucoup en sont inconsolables, murmura Marie. Le plus difficile est de se convaincre qu’on ne le reverra jamais plus… qu’il faudra vivre sans lui.

— Tu l’aimes toujours, souffla Sylvie en posant sa main sur celle de sa fille. Tu n’aurais pas dû lui rendre sa parole…

— Oh si ! En admettant qu’il soit allé au bout de ce mariage, il aurait fini par me détester…

Pour alléger l’atmosphère en changeant de sujet, Perceval demanda :

— Notre départ dérange tes plans, sans doute ? Tu pensais rester ici quelques jours ?

— Non. Je ne venais qu’en courant… pour faire ma paix avec vous avant de passer la mer dont on ne sait jamais ce qu’elle vous réserve. Madame part pour l’Angleterre. Le Roi l’envoie rencontrer son frère, le roi Charles II, pour rétablir l’entente entre les deux royaumes. Une ambassade extraordinaire en quelque sorte. Naturellement, je vais avec elle. Oh, le voyage ne durera guère : Monsieur, qui enrage depuis que le chevalier de Lorraine a été exilé, n’autorise pas sa femme à aller plus loin que Douvres où nous ne resterons que trois jours.

— C’est à la fois stupide et cruel ! remarqua Perceval. Quand le Roi décide…

— Monsieur ne s’incline pas toujours. Il est maladivement jaloux des succès d’une femme qu’il déteste depuis la mort de leur fils. La vie n’est pas toujours drôle dans ses châteaux, que ce soit au Palais-Royal, à Saint-Cloud ou à Villers-Cotterêts. Il a bien fallu que l’on concède ces restrictions… Mais j’ai encore autre chose à vous dire… une décision que j’ai dû prendre et que, j’espère, vous me pardonnerez…

— Un pardon encore ? interrogea Sylvie surprise.

— Oui… à l’avance. Le pardon avant le péché… Cet homme qui va ici prendre votre place, ce Saint-Rémy… est amoureux de moi depuis longtemps, paraît-il. Je me suis résolue à l’épouser.

— Quoi ?

Une même exclamation incrédule à deux voix. Tandis que la duchesse pâlissait, le chevalier de Raguenel devint très rouge :

— Tu deviens folle ? gronda-t-il.

— Non. Essayez de comprendre ! Le Roi veut ce mariage parce qu’il y voit une façon de rattacher le rameau perdu au tronc principal…

— Le Roi ! cracha Perceval. Encore le Roi !…

— Toujours le Roi ! Il pense que nous aurons des enfants. Si je n’accepte pas, il lui fera épouser quelqu’un d’autre. Je suis donc déterminée à accepter et je puis vous assurer qu’il n’y aura jamais d’enfants…

— Non, ne fais pas cela, je t’en prie ! implora Sylvie. Et ne te fie pas au fait que cet homme est beaucoup plus âgé que toi. Si tu lui refuses ce que le mariage lui permet d’exiger, il peut te contraindre à le lui donner. Tu ignores encore, fort heureusement, à quelle violence peut en venir un homme qui désire une femme, ajouta-t-elle avec un frisson d’horreur rétrospective. Cela laisse d’inguérissables…

Mais Marie ne voulait pas en entendre davantage. D’un mouvement brusque, elle saisit sa mère dans ses bras, appuya un long baiser sur sa joue puis la lâcha et partit en courant rejoindre sa voiture :

— Il faudrait pour cela qu’il en ait le temps ! cria-t-elle dans le vent qui se levait. Ne vous tourmentez pas pour moi ! J’ai toujours une amie sûre en Mme de Montespan et Madame m’aime beaucoup. Elles sauront m’aider…

— Mon Dieu ! gémit Sylvie en joignant les mains sur son visage. Mais que veut-elle faire ? Épouser cet assassin ? Partager sa maison et son lit ? Oh, c’est impensable !

Perceval haussa les épaules et reprit son bras :

— Rien n’est impensable à la cour de Louis XIV, mais je fais confiance à Marie. Elle a du caractère et ses déterminations sont inflexibles, vous le savez bien. Et si la belle Athénaïs lui a gardé son amitié, elle sera protégée. On dit que le Roi en est fou !

Il s’interrompit : l’abbé de Résigny, son bréviaire à la main comme s’il s’agissait d’un jour semblable aux autres, descendait vers eux et rien dans sa tenue n’indiquait un prochain départ.

— Où allez-vous, l’abbé ? demanda avec quelque rudesse le chevalier de Raguenel. Il n’est plus temps d’aller prier dans le parc. Ne partez-vous pas avec nous ?

Le précepteur de Philippe, qui n’avait pas beaucoup diminué de volume depuis son retour, eut un sourire triste :

— Non, parce que, tous ces jours, j’ai beaucoup réfléchi, beaucoup prié aussi et, avec votre permission, madame la duchesse, je resterai…

— Quoi, vous nous abandonnez ? Vous voulez servir le nouveau seigneur ? fulmina Perceval devenu rouge de colère. Les choses ne seront plus ce qu’elles étaient, vous savez ! Ainsi, Lamy que vous aimez tant va servir au palais du Luxembourg. Mme la duchesse l’envoie à Mademoiselle pour la remercier de son amitié. De toute façon, elle ne peut plus garder le même train de maison. Vous allez maigrir, mon ami !

Le petit abbé eut soudain les larmes aux yeux :

— Je sais tout cela et vous me connaissez bien mal, chevalier ! D’ailleurs, si Jeannette suit sa maîtresse, est-ce que Corentin Bellec ne reste pas à son poste d’intendant du domaine ?

— Certes ! On ne peut laisser le duché aller à vau-l’eau sans surveillance. Le… nouveau maître – les mots sortaient avec tant de mal qu’il eut l’air de les cracher – pourrait demander des comptes. C’est un homme qui s’y intéresse fort et ce n’est pas par plaisir que Corentin reste…

— Moi non plus ! Il va veiller sur les biens terrestres ; moi, c’est sur l’âme de Fontsomme ! J’ai trop aimé mon jeune duc pour ne pas tout tenter pour faire comprendre à cet homme qu’il commet un crime et que…

— C’est au Roi qu’il faudrait faire comprendre ça !

Sylvie alors s’interposa entre les deux hommes, celui qui pleurait et celui qui tonnait :

— Je vous en prie, Parrain ! Vous ne devez pas traiter l’abbé de cette façon. C’est une grande preuve d’amitié qu’il nous donne et non une trahison comme vous semblez le croire. Cependant je la refuse : ce Saint-Rémy est dangereux…

— C’est possible mais je resterai tout de même. Voyez-vous, je suis tout disposé à être votre espion ici, et peut-être me sera-t-il donné d’y faire du bon travail ?

— Pourquoi pas, après tout ? Avez-vous déjà oublié, mon cher Parrain, ce que Marie vient de nous dire ?

— Non… non, je n’ai rien oublié ! Pardonnez-moi, l’abbé ! J’ai tendance à prendre en mal tout ce que l’on me dit depuis quelque temps… Je dois être en train de devenir une vieille bête… Merci de votre dévouement ! J’aurais dû me douter que c’était votre seule intention.

Il prit l’abbé dans ses bras pour lui donner une chaude accolade puis le lâcha si brusquement que le malheureux serait tombé si Mme de Fontsomme ne l’avait retenu. À son tour, elle se pencha pour poser un baiser sur sa joue rebondie :

— Vous serez peut-être plus utile encore que vous ne le croyez. À nous revoir, mon cher abbé ! Votre place vous sera toujours gardée chez moi… Ah ! voilà ceux du village qui nous arrivent ! Il est temps, je crois, d’aller leur dire adieu…

Tandis que la cour d’honneur de Fontsomme était le théâtre d’une scène émouvante où la duchesse et le chevalier de Raguenel purent prendre mesure de l’affection qu’on leur portait, Marie roulait vers Saint-Quentin où elle rejoindrait l’énorme cortège parti de Saint-Germain et qui devait accompagner Madame à Dunkerque. La jeune fille se sentait allégée, heureuse même d’avoir mis fin à une séparation si cruelle pour tous. Pleine aussi d’un courage puisé dans le renouveau de tendresse qu’elle éprouvait pour les siens. Ils n’avaient que trop souffert et Marie considérait que c’était à elle de les soutenir maintenant que Philippe, le cher petit frère, ne reviendrait plus. Philippe qu’elle aimait tant et que Fulgent de Saint-Rémy avait voulu tuer ! Elle avait le devoir de faire payer ses forfaits à cet homme qui l’avait abusée trop longtemps. Et cela à l’heure même où il croirait atteindre au triomphe !…

D’un geste machinal, elle chercha un sachet de velours glissé contre sa gorge et le tint un moment dans ses mains en le caressant du bout du doigt, avec quelque chose qui ressemblait à de la tendresse. Il y avait là de quoi libérer la famille de son cauchemar.

Environ dix-huit mois plus tôt, alors que Marie luttait contre le désespoir où l’avaient jetée les révélations de Saint-Rémy et le renoncement à son rêve, Athénaïs, alors en lutte quasi ouverte contre La Vallière, lui avait conseillé de consulter une devineresse :

— Elle dit des choses étonnantes et peut vous aider à les réaliser. Des Œillets vous conduira…

Et c’est ainsi qu’un soir, en compagnie de la suivante de la belle marquise, Marie s’était retrouvée au fond du jardin d’une petite maison sise rue Beauregard, dans ce faubourg de la Villeneuve-sur-Gravois qui avait poussé au début du siècle autour de l’église Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle. Là, dans une sorte de cabinet meublé d’une table, de deux chaises et d’une tapisserie, elle avait rencontré une certaine Catherine Monvoisin, dite la Voisin, assez belle femme rousse de trente-sept ou trente-huit ans, vêtue d’un manteau de velours pourpre brodé d’or et d’une jupe vert d’eau drapée de « point de France », qui avait failli déclencher son hilarité plutôt que sa confiance. Pourtant, ce qu’elle lui dit retint son attention car elle décrivit assez bien la situation dans laquelle se débattait la jeune fille – dans les grandes lignes tout au moins ! Là où Marie cessa de la suivre, c’est quand elle lui prédit un nouvel amour, un amour qui viendrait de loin.

— Vous oublierez alors, lui dit-elle, cette passion qui vous est si contraire ; auparavant, vous subirez une épreuve… difficile. Je ne sais encore ce que cela sera, mais n’oubliez pas qu’à tout mal existe un remède, et que des remèdes j’en connais beaucoup. Lorsque le temps en sera venu, nous nous reverrons…

En sortant de chez la voyante, Marie n’était qu’à demi convaincue. Quelle idée saugrenue d’imaginer seulement qu’elle pourrait ne plus aimer François, le seul homme qui ait réussi à faire battre son cœur depuis la petite enfance ! Pourtant, quand la terrible nouvelle, doublement douloureuse pour elle, avait couru la Ville et la Cour, surtout quand il avait été question d’investir Saint-Rémy du duché de son frère – ce Saint-Rémy à qui elle avait permis de devenir un ami, de s’attacher à elle mais qu’elle méprisait à présent de tout son cœur ! –, Marie s’était souvenue de la Voisin. Elle était retournée la voir, seule cette fois, et la devineresse lui avait remis ce sachet de poudre blanche qu’elle tenait au creux de sa main.

— Personne ne s’étonnera qu’un homme déjà âgé tombe malade, surtout s’il épouse une demoiselle trop jeune pour lui… Cela sera l’affaire de quelques jours et vous pourrez vous tourner vers un nouvel avenir.

Du poison ! C’était du poison que la Voisin lui avait vendu et, d’abord, Marie avait eu horreur de ce qu’on lui offrait mais, dans les mauvais rêves qu’elle faisait souvent, elle croyait entendre encore la voix désespérée de sa mère lui criant : « Cet homme voulait faire mourir ton jeune frère d’horrible façon », et elle finit par s’habituer à l’idée de venger d’un seul coup tout ce que celui qui osait l’aimer avait infligé aux siens. Même son départ pour Candie avec la flotte, « afin de ramener assez de gloire pour être digne de vous ! » avait fini par prendre une coloration sinistre. Et si c’était lui qui avait porté le coup mortel à Philippe ? Dans une mêlée, ce devait être assez facile… Dès lors, une véritable horreur remplaça la sympathie puis l’amitié née sous les platanes du château de Solliès. La détermination de se changer en justicière et d’en finir avec lui vint tout naturellement. Il suffisait d’avoir assez de courage pour aller jusqu’au bout d’une tâche qui lui répugnait mais qui était nécessaire. Ensuite elle aurait tout le temps qui lui resterait à vivre pour expier dans un couvent. Au moins ceux qu’elle aimait pourraient vieillir en paix…

Elle était si bien enfoncée dans ses pensées qu’elle ne s’aperçut pas que le temps avait changé. En arrivant à Saint-Quentin, le ciel déversait des trombes d’eau, et la vieille et fière cité picarde qui, tant de fois, avait eu à souffrir des guerres espagnoles semblait aux prises avec quelque nouvelle invasion. Marie dut renoncer à atteindre le magnifique hôtel de ville où elle savait que le Roi, la Reine et les princesses passeraient la nuit. Elle laissa la voiture prêtée par Mademoiselle s’arranger comme elle l’entendrait et se lança sur le pavé boueux dans un incroyable enchevêtrement de chevaux, de voitures, de seigneurs, de dames et de valets, tous plus ou moins mouillés et crottés. Dominant la mêlée comme une sorte de phare, Lauzun, en selle sur un magnifique cheval plein de feu qui avait au moins l’avantage de lui procurer des coudées franches, lançait des ordres, s’efforçant d’organiser le chaos. Il était d’ailleurs dans son rôle : nommé quelques mois plus tôt capitaine de la 1re compagnie des gardes du corps, c’était à lui que le Roi avait confié le commandement de sa fabuleuse escorte, comportant près de trente mille personnes, qui se dirigeait vers Calais. Le plus fort est que, peu à peu, le calme revenait, l’ordre s’instaurait, même si Lauzun n’était pas encore au bout de ses peines… Soudain, son œil d’aigle découvrit Marie qui s’efforçait courageusement d’atteindre la maison commune ; il tourna son cheval vers elle, l’atteignit, se pencha en lui tendant la main et l’enleva de terre pour l’installer sur la croupe de son coursier :

— Seigneur ! que faites-vous là ? Je croyais que Mademoiselle vous avait donné une voiture pour aller à Fontsomme ?

— J’en arrive mais mon cocher ne pouvait plus avancer et j’ai préféré descendre pour ne pas rester là des heures…

— Mademoiselle est sur le perron de l’hôtel de ville. Je vous conduis à elle…

La princesse, en effet, était là. Sans se soucier de la pluie, elle contemplait, avec un sourire extasié, les évolutions de Lauzun dont, ce n’était plus un secret pour personne, elle était tombée follement amoureuse au cours de la magnifique prise d’armes où le Roi avait remis au jeune homme son bâton de commandement. Tout le monde en riait sous cape, mais un peu moins fort cependant depuis que courait un bruit inquiétant : elle aurait dans l’idée de l’épouser et de faire ainsi de ce cadet de Gascogne un duc de Montpensier, cousin du Roi et maître de la plus grosse fortune du royaume. En le voyant enlever une femme sur son cheval elle avait d’abord froncé le sourcil, mais s’était détendue en reconnaissant Marie qu’elle accueillit avec chaleur :

— Vous voilà donc, petite ! Tout s’est-il bien passé ? Comment va votre mère ?

— Assez mal, je le crains, et j’ai failli la manquer : tout était prêt pour son départ. Avec le chevalier de Raguenel, elle a dû quitter le château peu après moi pour gagner son manoir de Conflans.

— Quoi ! Déjà ? Mais le… nouveau duc n’est pas encore investi ?

— Dès l’instant où elle a reçu l’ordonnance du Roi, elle a décidé de partir. Elle ne veut pas attendre qu’on la chasse…

— C’est abominable ! fit Lauzun qui s’attardait à caresser des yeux sa princesse. Pauvre charmante duchesse, si cruellement éprouvée ! Voir ce barbon succéder à son fils perdu… À propos, j’ai ouï-dire que le Roi songeait à vous le faire épouser ?

— Oui. Ainsi, par dérogation spéciale, le titre lui serait transmis par voie féminine…

— Et vous allez accepter ?

— Il le faudra bien…

— Allez à vos affaires, Lauzun ! coupa Mademoiselle. On a besoin de vous. Je vais conduire Marie à Madame. Nous nous reverrons plus tard !

Quand les deux femmes arrivèrent au logis attribué au duc et à la duchesse d’Orléans, la voix aigre et furieuse de Monsieur résonnait jusqu’aux poutres des plafonds. Une fois de plus, le prince se livrait à ce qui était son occupation préférée depuis l’arrestation de son favori bien-aimé : faire une scène à sa femme. Le thème eût été d’une affligeante monotonie si Madame n’en avait souffert cruellement : « Vous n’irez pas en Angleterre voir votre frère si le Roi ne me rend pas le chevalier de Lorraine ! » On n’en sortait pas…

Quand Mademoiselle et sa jeune compagne entrèrent chez elle, Madame, pâle, les traits tirés et les yeux clos, était étendue sur un lit de repos, s’efforçant de ne plus entendre les hurlements de son époux qui allait et venait à travers la pièce comme un ours en cage, ne s’arrêtant guère que pour montrer le poing à sa femme. Marie se précipita vers sa maîtresse tandis que Mademoiselle s’efforçait, sans grand succès, de calmer le furieux qui lui lança :

— En vérité, je ne sais pas pourquoi Madame tient tellement à passer la Manche. Regardez-la ! Elle est à moitié morte et ne vivra certainement plus longtemps. On m’a prédit d’ailleurs que je me marierais plusieurs fois…

— Oh, mon cousin ! protesta la princesse. On ne dit pas de telles choses ! Elles ne sauraient que porter malheur !

— C’est bien ce que j’espère ! riposta Monsieur féroce.

Cela eût peut-être continué une partie de la nuit comme le prince en avait pris l’habitude si, brusquement, le Roi n’était apparu. Il embrassa la scène d’un coup d’œil et, dédaignant les révérences qui le saluaient, marcha vers la chaise longue d’où Madame faisait effort pour se lever :

— Ne bougez, ma sœur !… Je suis venu vous prier de faire silence, Monsieur mon frère. On n’entend que vous !

— Avec ou sans votre permission, je crierai, Sire, je crierai jusqu’à ce que l’on me rende justice, et je suis ici chez moi !

— Que l’on vous rende justice, cela veut dire que l’on vous rende un ami un peu trop cher et qui vous pousse à la rébellion ? Alors, je suis venu vous dire ceci, mon frère : non seulement vous laisserez Madame rejoindre le roi Charles II à Douvres mais vous tolérerez qu’elle y reste plus de trois jours, car la mission que je lui ai confiée est d’importance et ne saurait s’accommoder d’un si court laps de temps. Au moins quinze jours me semblent nécessaires et je dirai… dix-sept ? Qu’en pensez-vous ?

— Jamais ! Si l’on me pousse à bout, elle ne partira même pas.

— Fort bien. Écoutez encore : le chevalier de Lorraine, jusqu’ici emprisonné à Lyon dans la forteresse de Pierre-Encize, vient d’être transféré à Marseille, au château d’If dont le climat est fort malsain. En outre, j’ai ordonné qu’on lui enlève son valet et que toute correspondance lui soit interdite…

Sous le souffle de l’épouvante, la colère de Monsieur tomba d’un seul coup et il fondit en larmes…

— Vous n’avez pas fait cela, Sire ?

— Je ferai pire encore si vous m’y forcez ! Sachez-le, mon frère, je ne laisserai personne se mettre à la traverse de ma politique. J’ai besoin que France et Angleterre se rapprochent. Alors je n’aurai pitié de personne et surtout pas de vous qui êtes prince français. Et si le chevalier de Lorraine me gêne par trop…

— Non, Sire mon frère ! Je vous en supplie : cessez de le faire souffrir ! Je ne… je ne puis en endurer la pensée. Le château d’If, mon Dieu !

— Il ne dépend que de vous qu’il en sorte, libre de se rendre en Italie… et d’y reprendre son écritoire.

Sous le terrible regard de son frère, Monsieur amena son pavillon, terrifié à l’idée de ne revoir jamais celui qu’il aimait tant…

— Je suis l’humble serviteur de Votre Majesté, exhala-t-il en s’inclinant avant de quitter la salle en courant comme si le diable le poursuivait.

Louis XIV le regarda sortir, un indéfinissable sourire au coin des lèvres, puis revint à sa belle-sœur dont il prit la main pour la porter à sa bouche.

— Tout ira bien, à présent, ma sœur. Reprenez courage et ne songez qu’à la joie qui vous attend !… Ah, mademoiselle de Fontsomme, vous êtes là ?

— Aux ordres de Votre Majesté, fit la jeune fille en plongeant dans sa révérence.

— Nous en sommes content ! Naturellement, vous serez des cinq demoiselles qui accompagneront Madame à Douvres. Au retour, M. de Saint-Rémy sera présenté à la Cour et nous annoncerons vos fiançailles. C’est seulement alors qu’il sera investi de ses nouveaux titres et noms.

— Comme il plaira au Roi !

— J’aime votre obéissance. Il est vrai que vous avez été bien élevée… En récompense, la duchesse douairière votre mère sera autorisée à séjourner à Paris quand il lui plaira, chez vous ou chez le chevalier de Raguenel.

Le terme de duchesse douairière appliqué à sa mère parut à Marie du plus haut comique : il allait si mal à une femme toujours charmante et chez qui la jeunesse semblait établie à jamais. Elle n’en remercia pas moins en pensant que Sylvie sans doute serait heureuse de revenir rue des Tournelles, mais nulle part ailleurs, et surtout pas à l’hôtel de la rue Quincampoix dès l’instant où Saint-Rémy l’aurait occupé, ne fût-ce qu’une heure… et naturellement pas davantage quand il y serait passé de vie à trépas… Cela d’ailleurs ne regardait qu’elle et c’était d’un sang-froid absolu doublé de résignation que Marie envisageait son avenir. Elle n’imaginait pas que le voyage en Angleterre placerait sur son chemin si fermement tracé ce qui, pour elle, était l’impensable…

Quand la Mary-Rose le vaisseau anglais qui était allé à Dunkerque chercher Madame et sa suite, les déposa sur le quai pavoisé de Douvres où Charles II les attendait au milieu d’une cour brillante, le regard de Marie croise celui d’un gentilhomme qui, dès qu’elle est apparue, s’est attaché à elle. Il a vingt-huit ans, il se nomme Anthony, lord Selton ; il est l’un des proches du roi Charles II, fort riche, et il est la séduction même. Aussi brun que Beaufort était blond mais avec les mêmes yeux bleus étincelants, il traîne après lui bien des cœurs dont il ne se soucie guère parce qu’il est habité par le même besoin d’absolu que les chevaliers d’autrefois. Lorsqu’il aperçoit Marie, il sait qu’il a trouvé celle qu’il cherche depuis toujours, et Marie, de son côté, sent son cœur s’émouvoir plus qu’il ne le fit jamais : un véritable coup de foudre qui fige les deux jeunes gens sur place au point d’éveiller la curiosité amusée de leur entourage, surtout de Madame qui serait heureuse de libérer Marie d’un mariage odieux en la laissant en Angleterre. Et durant tout le temps que va durer le séjour de la princesse dans l’espace forcément réduit de Douvres où l’on s’entasse un peu – Monsieur a cédé sur le temps de séjour mais s’est obstiné sur le lieu, ne voulant pas que sa femme connaisse la gloire d’un accueil fastueux à Londres –, Anthony Selton et Marie de Fontsomme se verront sans autre interruption que les heures consacrées au sommeil.

Devant cet amour nouveau qui l’éblouit au point de lui faire tout oublier, Marie vit d’abord des jours enchantés au milieu des fêtes, des promenades en barque, des déjeuners sur l’herbe dont Charles II raffole – la fin de mai et le début de juin sont superbes ! –, mais, à mesure que le temps passe et que coulent les heures, le souvenir de ce qu’elle est et de ce qui l’attend en France lui revient peu à peu et sa joie, comme une lampe qui manque d’huile, s’éteint lentement. Comprenant qu’elle s’était laissée aller à pénétrer dans une voie sans issue, elle essaya alors d’éviter le jeune homme ; c’était chose difficile dans l’enceinte de ce vieux château dominé par un énorme donjon construit par les Plantagenêt. Et, un soir où elle était allée prier dans l’église Saint-Mary-in-Castro qui servait de chapelle, il vint l’y rejoindre et, là, lui demanda, avec une solennité qui traduisait la gravité de son propre engagement, de devenir sa femme.

— C’est impossible, répondit-elle en le regardant avec des yeux pleins de larmes. Je suis fiancée et dois me marier lorsque nous rentrerons en France…

— Je sais, et je sais aussi que vous devez épouser un quasi-vieillard qui ne peut pas vous plaire…

— Mais… d’où tenez-vous tout cela ?

— De Madame à qui je suis allé demander votre main avant de vous prier vous-même…

— Et que vous a dit Madame ?

— Qu’elle souhaitait de tout son cœur vous voir devenir comtesse de Selton mais qu’elle ne pouvait disposer de votre main et que seul le roi de France…

— Malheureusement, ce mariage est voulu par lui. Je ne peux lui échapper…

— Si. Restez ici ! Madame vous confiera à la reine Catherine en attendant que vienne la duchesse votre mère. Elle vit en exil, m’a-t-on dit. Il lui est donc loisible de quitter la France et, en Angleterre, tous les miens l’accueilleront avec joie…

— Cela aussi est impossible et vous ne l’ignorez pas. Oh, ma mère accepterait volontiers que je vous épouse car elle n’a jamais voulu que mon bonheur, mais le roi Louis pourrait faire peser son mécontentement sur Madame…

— Allons donc ! Elle vient de signer avec son frère le traité souhaité par Louis XIV, qui nous brouille avec la Hollande et lui laisse les coudées franches. Il ne peut que l’en remercier.

— Sans doute et je sais qu’il le fera car il a pour elle une particulière affection, mais il pourrait tout de même lui en vouloir et s’éloigner d’elle, la privant ainsi d’un appui dont elle a le plus grand besoin. Monsieur est un époux redoutable qui rend sa femme très malheureuse. Au point d’en affecter sa santé. Savez-vous que, lorsqu’il a été question de ce voyage dont il ne voulait pas, il ne cessait de la poursuivre de ses assiduités afin qu’elle soit enceinte et ne puisse partir ?

Anthony ne put s’empêcher de rire :

— Alors qu’il préfère les hommes ? Quel étrange prince que celui-là ! On a peine à croire qu’il descende d’Henri IV comme son royal frère et notre Charles II qui tous deux raffolent des dames ! Quoi qu’il en soit, laissons ce sujet ! Je vois bien que le seul moyen de vous conquérir est d’aller moi-même vous demander à votre roi. Je vous accompagnerai donc en France avec les personnes qui escorteront la princesse pour lui faire honneur.

— Non, je vous en prie, ne faites pas cela ! s’écria Marie, partagée entre l’inquiétude et la joie de se savoir aimée si fermement. Il refusera et vous vous ferez tort.

— Ma chère, vous pouvez dire tout ce que vous voulez… hormis que vous ne m’aimez pas, ce qui serait faux. Autant que vous le sachiez : je porte en moi du sang normand, du sang breton et du sang écossais qui sont les plus obstinés du monde, et je veux vous gagner ! Que Dieu m’en soit témoin !

Ayant dit, il prit sa main qui était glacée, y posa un long baiser puis, tournant les talons, s’enfuit de l’église en courant, laissant Marie assez désemparée et ne sachant plus bien où elle en était. À son tour, elle décida de s’en remettre à sa maîtresse.

Elle tombait mal. Madame était fatiguée par toute cette agitation, souffrante, et elle venait de refuser à son frère de lui laisser la plus jeune de ses filles d’honneur, une ravissante Bretonne nommée Louise-Renée de Kéroualle dont il était tombé amoureux.

— Ma chère, je ne peux rien pour vous, n’ayant pas le pouvoir de fléchir la volonté du roi Louis… et pas davantage celle d’Anthony Selton. Celui-là vous aime pour la vie : il faut le laisser agir à son gré.

— Mais il peut avoir à en souffrir ?

La princesse eut un geste de la main qui balayait loin d’elle la question :

— Il est assez grand pour savoir ce qu’il fait. Les hommes n’ont que trop tendance à se servir de nous. Quand ils combattent pour nous laissons-les s’en arranger.

Un peu plus tard, cependant, elle promit à Marie de parler au roi Charles pour qu’il retienne Anthony en Angleterre aussi longtemps qu’il serait possible… Obéissant, le jeune homme s’inclina et partit pour remplir à Edimbourg la mission dont on le chargeait. À la fois rassurée et meurtrie, Marie n’eut même pas le douloureux bonheur de le revoir une dernière fois. Aussi, autant l’arrivée de la princesse sur sa terre natale avait été joyeuse, autant son départ fut d’une grande tristesse. Comme s’il devinait qu’il ne la reverrait jamais, Charles II ne parvenait pas à s’arracher de celle qu’il appelait toujours si tendrement « Minette ». Il l’accompagna en mer et, par trois fois, revint l’embrasser.

Accoudée à la rambarde du vaisseau, Marie regarda se fondre dans la brume bleue du matin les blanches falaises anglaises avec des yeux que les larmes brouillaient. Cependant son cœur était moins lourd qu’elle ne l’aurait craint parce qu’elle serrait contre lui deux petits chiens « king Charles » qu’un serviteur lui avait remis peu avant l’embarquement avec une lettre. Ou, plutôt, un bref billet mais qui disait tant de choses : « Je ne renoncerai jamais à vous parce que je vous aime plus que tout au monde. »

Il était doux de se sentir aimée à ce point, mais elle se savait irrémédiablement liée par la volonté de Louis XIV et par sa propre décision, puisque c’était la seule manière d’écarter à jamais Saint-Rémy du chemin de sa mère. En dépit du fait que Madame, apitoyée par ce chagrin silencieux qu’elle sentait auprès d’elle et qui rejoignait le sien, lui avait promis spontanément de parler au Roi pour le détourner de ce qu’elle appelait « une mauvaise action », avec la belle confiance qu’elle tirait d’une mission si bien remplie.

— Tant que vous n’êtes pas mariée à cet homme il vous faut garder confiance, petite, lui répétait-elle, et Marie, peu à peu, se prenait à cette conviction, à cette parole si entraînante…

Malheureusement, dix-huit jours plus tard, au château de Saint-Cloud, la jolie princesse qui avait su charmer Louis XIV mourait dans d’affreuses souffrances après avoir absorbé un verre d’eau de chicorée… Une mort si soudaine, si terrible que le mot de poison est sur toutes les lèvres – on chuchote même le nom du coupable : le marquis d’Effiat soudoyé depuis Rome par le chevalier de Lorraine ! – et que Louis XIV épouvanté ordonne une autopsie immédiate en présence de lord Montagu, ambassadeur d’Angleterre[77].

Quelques jours plus tard, dans la basilique de Saint-Denis, étouffante sous les tentures noires qui la drapent, ensevelie à la fois sous le deuil sévère ordonné par le Roi et par son propre chagrin d’avoir perdu la princesse qu’elle aimait, Marie écoutait tonner la voix de bronze de ce Bossuet qu’Henriette avait révélé à la Cour lors des récentes funérailles de sa mère. « Madame se meurt… Madame est morte !… Pendant qu’elle versait tant de larmes en ce lieu, eussiez-vous cru qu’elle dût si tôt vous y rassembler pour la pleurer elle-même ?… »

Non, personne ne l’eût cru. Même pas Monsieur qui, d’ailleurs, n’est pas là, et Marie sait bien que sous ce catafalque d’or repose le faible espoir qu’elle gardait encore d’empêcher Saint-Rémy de succéder à son frère Philippe. Son destin à elle est scellé. Il l’a été lorsque, deux jours avant, le Roi s’est approché d’elle :

— Vous voilà sans emploi, mademoiselle ! Mais, dès maintenant, vous prendrez rang parmi les demoiselles, puis les dames de la Reine, après le mariage.

Il avait fallu remercier. À présent, Marie avait hâte que tout soit fini car elle appréhendait jusqu’au moment où elle se retrouverait en face de Fulgent de Saint-Rémy.

En fait, elle ne l’avait guère revu depuis leur arrivée commune à Paris. Durant la nuit qui avait suivi son retour de Fontsomme et tout au long du chemin, elle s’était répété sans arrêt les terribles paroles de sa mère, avec rage mais sans les mettre en doute : ce Fulgent si délicat, si affectueux, qui avait fini par devenir un ami sur qui elle croyait compter, n’en avait qu’au titre et à la fortune des siens… au point d’avoir tenté d’assassiner un enfant, son petit frère. L’accusation, elle la lui avait jetée au visage, un peu comme un chaudron trop bien fermé qui explose, en ajoutant à la fin du voyage qu’elle espérait ne le revoir de sa vie. Il ne s’était même pas défendu, se contentant de lui dire que sa cause était juste, qu’il était fort de son bon droit et qu’il était d’autant plus décidé à gagner la partie engagée depuis si longtemps qu’il était amoureux d’elle et ne souhaitait reconquérir ses biens que pour les déposer à ses pieds. Elle lui avait ri au nez :

— Et vous avez pu croire que j’accepterais ? En vérité vous êtes fou !…

— Peut-être, mais je n’aurai de cesse que vous soyez à moi et pour cela j’emploierai tous les moyens…

La dernière image qu’elle gardait de lui n’était qu’une silhouette noire contre le soleil couchant, qui se tenait debout dans la cour de la maison des Postes générales. Appuyé sur une canne, il semblait figé là pour l’éternité tandis qu’elle faisait emporter ses coffres par deux portefaix et quittait la place pour se rendre à l’asile qu’elle s’était choisi et qui était le couvent de La Madeleine, rue des Fontaines…

Le château de Saint-Germain présentait une disposition fort commode pour la vie intime de Louis XIV. Ses appartements y jouxtaient ceux de la Reine et se situaient juste au-dessus de ceux de la duchesse de La Vallière et de Mme de Montespan, entre lesquelles il n’avait pas encore tranché, même si sa passion pour l’éblouissante Athénaïs éclatait chaque jour un peu plus. Il ne parvenait pas à envoyer loin de lui une femme dont il avait eu six enfants – encore que deux seulement fussent en vie – et dont l’amour trop fidèle lui était connu. À Saint-Germain, il pouvait vivre presque « en famille » avec ses trois femmes et y séjournait le plus souvent possible.

Pour Marie aussi cette disposition était fort heureuse car elle lui permettait de voir son amie Athénaïs presque aussi souvent qu’elle le voulait, son nouveau service auprès de Marie-Thérèse n’étant pas des plus absorbants. Et ce jour-là, descendue chez Mme de Montespan en attendant de se rendre au jeu de la Reine, elle y avait trouvé Lauzun, installé là comme chez lui et bavardant avec la marquise sur le mode allègre qui leur était familier à tous les deux, tandis que Mlle Des Œillets achevait de mêler perles et diamants dans la chevelure de sa maîtresse. Préalablement étalé dans un fauteuil, il sauta sur ses pieds à l’entrée de la jeune fille et vint s’emparer de sa main qu’il baisa avec une gentillesse qu’on ne lui voyait pas souvent. Depuis qu’elle avait repoussé sa demande en mariage, leur amitié n’avait subi aucune atteinte.

— Que vous avez l’air triste, mon enfant ! s’écria-t-il. Grâce à Dieu, cela n’affecte pas votre beauté car vous me semblez plus ravissante que jamais ! Nous parlions de vous, justement…

— De moi ? Je ne suis pas un sujet de grand intérêt.

— Que vous disais-je ? s’exclama la marquise en plongeant un doigt hésitant dans une cassette déjà fort bien garnie pour y prendre des boucles d’oreilles. Notre pauvre Marie souffre d’un amour contrarié : à cette heure on devrait célébrer ses noces avec le beau lord Selton alors qu’on va la marier à un barbon qu’on affuble de son titre familial…

— Je vous en prie, Athénaïs, soupira Marie, nous avons déjà débattu de cette affaire et vous savez ce qu’il en est : je « dois » épouser M. de Saint-Rémy qui sera ce soir de Fontsomme. Sinon, ma mère pourrait en souffrir encore davantage.

— Parce que vous la croyez heureuse de ce mariage ? fit Lauzun soudain grave. Un gendre qui a bien dix ans de plus qu’elle et qui sort d’on ne sait où ?

— Il est certain qu’elle préférerait quelqu’un d’autre, mais M. de Saint-Rémy est protégé par M. Colbert, et elle n’a que trop encouru la colère du Roi. En outre, elle est restée fragile depuis la maladie dont elle a failli mourir.

— Un duc de Fontsomme sorti de la manche d’un fils de marchand de drap ? ricana Lauzun. C’est le monde à l’envers. Et vous, marquise ? Vous que le Roi idolâtre, vous n’avez rien pu pour empêcher cette… mascarade ?

— Rien. Ce n’est pas faute d’avoir essayé mais… notre sire semble nourrir envers la duchesse une rancune assez particulière dont je cherche en vain les racines. On dit qu’il lui vouait pourtant, jadis, une véritable affection. Tout cela a changé au moment de la mort de la Reine Mère…

— Le besoin, je pense, de balayer les vestiges d’une ancienne cour qui a connu le règne de Mazarin et la triste condition où il osait le reléguer, lui le Roi ! Mme de Schomberg a été écartée en même temps. C’est assez normal au fond, à défaut d’être très humain…

— Justement ! C’est on ne peut plus humain ! trancha Athénaïs… mais est-ce que le capitaine des gardes du corps ne devrait pas, à cette heure, être dans l’antichambre du Roi ? L’heure approche.

Lauzun pirouetta sur ses talons rouges et offrit à son amie – on disait même qu’elle avait été un temps sa maîtresse ! – un sourire étincelant :

— Me voilà proprement mis à la porte ! Je vais où le devoir m’appelle ! À tout à l’heure, belles dames !

Et il disparut après un salut dont un danseur eût envié la grâce.

Sans cesser de contempler dans la glace sa brillante image, Mme de Montespan se leva, fit volter autour d’elle sa robe de satin du même bleu que ses yeux et vint prendre son amie par le bras :

— Vous avez raison de vouloir obéir au Roi, Marie. C’est la sagesse. À nous de voir, ensuite, ce qu’il conviendra de faire pour que votre supplice ne dure pas trop longtemps !

Un moment plus tard, toutes deux se retrouvaient dans le Grand Cabinet de la Reine où les tables de jeu étaient disposées. Ceux qui étaient admis à y participer formaient une assemblée chatoyante où, sachant le goût du maître pour les pierres précieuses, hommes et femmes rivalisaient de scintillements sous la lumière tendre des candélabres aux innombrables bougies. Vêtue de velours noir surbrodé d’argent et relevé de ce rouge clair qu’elle affectionnait, d’énormes perles et diamants en poire alternant pour souligner son profond décolleté, d’autres perles au ras du cou, la Reine était à la fois imposante et magnifique, mais, au milieu de toutes ces brillances, Marie eut tôt fait de repérer Saint-Rémy qui, debout auprès de Colbert, jetait des regards de tous côtés : il faisait ce soir-là ses premiers pas à la Cour et, visiblement, il en était impressionné. Malgré le satin mauve abondamment brodé d’argent qui l’habillait, elle le trouva affreux. Ce qui était exagéré car l’homme, en dépit de son âge, restait mince et le port de la perruque, en cachant une calvitie avancée, l’avantageait. En outre, sa figure aux traits irréguliers n’était pas si laide, mais les yeux du cœur de la jeune fille gardaient l’image d’Antony Selton et il était impossible de soutenir la comparaison.

Le Roi parut. Éblouissant à son habitude. Sa passion des pierreries se révélait dans la magnificence quasi orientale de ses vêtements, de ses boucles de souliers, de son baudrier cousu de diamants et de la poignée de son épée. Il brillait comme un soleil et aimait de plus en plus qu’on le compare à l’astre du jour. Il salua à la ronde, dit un mot à son frère qui, dans un habit lilas cousu de perles, retrouvait avec une joie visible une couleur plus seyante que le noir, et bavarda un instant avec sa cousine. Mademoiselle semblait elle aussi transformée : coiffée à ravir, vêtue de tons d’automne seyant à sa mine fraîche et à ses magnifiques cheveux un peu roux, la princesse vivait, à l’évidence, les heures enchantées que sont celles des amours heureuses. Au moment de prendre place à la table préparée pour lui, le Roi vint près de Marie-Thérèse dont il baisa la main et, là, se fit présenter Saint-Rémy par Colbert, avant d’annoncer qu’étant donné sa filiation, il était autorisé à prendre les nom et titre de duc de Fontsomme au jour de son mariage avec la dernière héritière. Marie dut s’avancer et mettre sa main dans celle de celui qu’elle avait juré de tuer, et même ce contact atténué par les gants la fit frissonner :

— Nous souhaitons que ce mariage ait lieu dès que possible, ajouta Louis XIV. La Reine et moi-même y assisterons et signerons avec plaisir le contrat qui permettra à une noble famille de se continuer… À présent, jouons !

Tandis que chacun, selon son rang, prenait place à une table ou restait debout à regarder, Marie, les larmes aux yeux, recula au milieu des filles d’honneur comme si elle souhaitait disparaître. Son regard douloureux cherchait vainement le réconfort d’un autre traduisant un peu de compréhension, mais il n’y avait personne. Même le capitaine d’Artagnan, qui se montrait toujours si amical lorsqu’il la rencontrait, était absent ce soir. Pour les autres, Athénaïs et Lauzun, le démon du jeu s’emparait d’eux. Elle vit – et cela lui fit de la peine – que Lauzun était assis en face de Saint-Rémy à la table de lansquenet que présidait Monsieur. Un grand honneur, pour ce gentillâtre, songea-t-elle avec rage, mais qui grandirait encore en le faisant accéder à la table du Roi si elle n’y mettait bon ordre.

Peu intéressée par le jeu, elle recula derrière le fauteuil de la Reine qui, elle, se passionnait déjà, jusqu’à atteindre l’embrasure d’une fenêtre où elle s’appuya : il allait falloir rester debout durant des heures, à écouter les brèves paroles échangées par les joueurs et le tintement des pièces d’or.

Pendant une heure environ, elle subit ce supplice quand, soudain, un cri éclata, inouï, impensable en présence du Roi :

— Tricheur !… Vous n’êtes qu’un misérable tricheur !

L’insulte avait retenti, claire, chargée de mépris et tout de suite accompagnée de « Oh ! » indignés. Lauzun s’était levé d’un bond et, penché au-dessus de la table de jeu, attaquait Saint-Rémy devenu soudain blême. Et la voix mordante continuait :

— Je vous ai vu sortir cette carte de votre manche ! Vous croyez-vous donc encore dans les tripots dont vous êtes l’habitué ? Et, tenez, messieurs ! En voilà une autre… et encore une autre !

Pour finir, il en souffleta le visage du nouveau venu qui se dressait lentement, le meurtre au fond des yeux, cherchant la garde de son épée d’une main convulsive.

— Vous en avez menti, grinça-t-il. S’il y a un tricheur ici, ce ne peut être que vous !

Autour d’eux, les autres parties s’étaient arrêtées. Le Roi lui-même jetait ses cartes, se levait, s’approchait :

— Sire ! s’écria Lauzun avec son audace habituelle, Votre Majesté devrait mieux choisir ceux qu’elle honore de ses bontés. Cet homme n’a pas sa place ici… ni d’ailleurs dans aucune société convenable.

— Sire, plaida Colbert qui venait à la rescousse de son protégé, ce ne peut être qu’un malentendu ! M. de Lauzun a mal vu…

De façon tout à fait inattendue, Monsieur s’en mêla :

— Mal vu ? Il aurait fallu qu’il soit aveugle, comme nous tous ! M. de Lauzun a tiré des cartes cachées dans la manche de cet homme sous nos yeux. Quelle idée aussi de l’avoir mis à ma table ! Si vous l’aimez tellement, il fallait le garder à la vôtre, mon frère !

— Sire, tenta de plaider Saint-Rémy, je suis victime d’un complot fomenté par celle qui est mon ennemie depuis toujours, par la duchesse de…

Une lourde main tomba sur son épaule, lui coupant la parole :

— Vous prononcez son nom et je jure de vous égorger ! gronda d’Artagnan qui était entré pendant la partie et était venu prendre place derrière le fauteuil du Roi. Ce n’est pas une bonne façon de se disculper que d’attaquer, surtout une noble dame qui vient d’avoir la douleur de perdre son fils au service du Roi !

— En voilà assez ! tonna Louis XIV.

Ses yeux, froids comme glace, se posèrent sur les deux adversaires, sur le capitaine des mousquetaires ensuite. Comme tous ceux qui étaient là, il savait qu’à une querelle de ce genre une seule conclusion était possible. Il eût pu, bien sûr, faire arrêter le tricheur ; il recula devant l’angoisse peinte sur le visage ordinairement glacé de Colbert. Si l’on envoyait son protégé en prison, c’était son honneur à lui qui allait souffrir et le Roi prisait trop haut les talents de ce grand serviteur. Il se tourna vers d’Artagnan :

— Monsieur, vous voudrez bien veiller à ce que cette triste affaire se règle comme il se doit entre gentilshommes, mais hors d’ici. Souvenez-vous seulement que nous voulons tout ignorer de ce que vous déciderez.

Mademoiselle, terrifiée à l’idée du danger qu’allait courir son bien-aimé, tenta de s’interposer :

— Sire ! C’est impossible ! Le Roi ne peut pas…

Il eut pour elle un sourire un peu moqueur :

— De quoi parlez-vous, ma cousine ? S’est-il donc passé quelque chose qui vous trouble ? Pour ma part, je ne me souviens de rien… Continuons donc notre jeu !

Et il alla reprendre ses cartes tandis que d’Artagnan emmenait Saint-Rémy et Lauzun. Celui-ci, un large sourire aux lèvres, envoya, avant de quitter la salle, un clin d’œil à Mme de Montespan qui, laissant sa place à Mme de Gesvres, alla chercher Marie pour l’emmener à l’écart :

— Demandez la permission de vous retirer, ma mie ! C’est la seule conduite que vous puissiez tenir… puisque vous êtes sur le point de perdre votre fiancé.

— Vous croyez que M. de Lauzun ?…

— Va l’embrocher ou le trouer d’une balle ? Cela ne fait aucun doute : c’est l’une des meilleures lames du royaume et un tireur hors ligne. Votre Saint-Rémy n’a aucune chance, même s’il manie bien le pistolet, qu’il choisira sans doute, le maniement de l’épée n’étant plus guère de son âge… De toute façon, il est normal que vous quittiez la Cour pour vous réfugier auprès de votre mère. Chacun admirera que vous vouliez cacher… votre chagrin.

Marie passa sur son front moite une main tremblante :

— Je n’arrive pas à croire à ce qui m’arrive, Athénaïs ! Quelle chance que ce cher Lauzun se soit aperçu d’une tricherie…

Mme de Montespan se pencha derrière son éventail dont elle fit un écran.

— Tricherie ? Elle n’a jamais existé que dans l’imagination fertile de Lauzun… et dans l’incroyable habileté de ses doigts ! Il serait capable de sortir une carte du nez même de Sa Majesté ! Allez vite à présent ! J’irai vous voir chez votre mère. Le cauchemar est fini !

— Il aurait fait cela ? souffla Marie abasourdie.

— Pour vous et pour votre mère, oui. Vous avez en lui un véritable ami.

Une heure plus tard, en effet, dans une clairière de la forêt de Saint-Germain, Lauzun tuait Saint-Rémy d’une balle entre les deux yeux, en présence de d’Artagnan et de deux de ses mousquetaires. Au matin, dans l’aurore rose et or qui lui parut la plus belle du monde, Marie, délivrée, quittait Saint-Germain dans une voiture de la Cour. Elle se sentait le cœur léger, l’âme en paix et, surtout, elle imaginait la joie de sa mère, celle de Perceval aussi quand, tout à l’heure, elle leur dirait ce que Lauzun venait de faire pour eux trois. Une hâte la saisit ; elle se pencha à la portière :

— Ne pouvez-vous aller plus vite ? Je voudrais arriver le plus tôt possible…

CHAPITRE 12 CE QUI S’ÉTAIT PASSÉ À CANDIE…

Depuis le retour triomphal de Marie rue des Tournelles, Sylvie s’était rendue chaque matin à la chapelle du couvent de la Visitation Sainte-Marie pour y entendre la messe de l’aube. Elle y allait seule, sans accepter que Marie ou Jeannette l’accompagnent :

— J’ai trop de mercis à dire au Seigneur pour m’avoir rendu ma fille et abattu enfin notre ennemi ! Je veux que ma prière aille sans accompagnement à Dieu…

— Sans accompagnement, protesta Jeannette. Et les moniales, qu’en faites-vous ?

— C’est différent. Leurs prières porteront la mienne sans en détourner l’attention du Seigneur ou de Notre-Dame, et si vous voulez aller à la messe, vous aussi, il y en a d’autres…

Elle partit donc selon son habitude, son livre d’heures à la main et enveloppée, comme une simple bourgeoise, de la grande mante noire à capuchon qu’elle affectionnait parce qu’elle s’y sentait comme dans un refuge. Depuis qu’elle avait quitté Fontsomme, elle avait banni l’apparat ducal auquel elle s’astreignait pour faire plaisir aux gens du village : le carrosse et ses laquais en livrée, le jeune valet portant le coussin de velours rouge, Jeannette portant le missel. Tout cela ne seyait plus à une mère dont la blessure ne guérirait jamais et à une femme toujours sous le coup de la colère royale. Ce matin-là, cependant, elle se sentait presque heureuse : la veille, Marie avait reçu une lettre de Mme de Montespan la rassurant sur le sort de Lauzun qui ne laissait pas de l’inquiéter. Quel accueil, l’affaire terminée, Louis XIV réserverait-il à l’audacieux qui n’avait pas craint de déchaîner un affreux scandale en sa présence et de le contraindre à fermer les yeux sur l’un de ces duels qu’il réprouvait ? Mais, sur le sujet, la belle marquise ne laissait planer aucun doute : « Le Roi, écrivait-elle, a fort disputé M. de Lauzun sur sa folle témérité, lui disant qu’il méritait d’être démis de sa charge et de retourner à la Bastille, mais il lui a finalement pardonné et l’on parle à nouveau d’un mariage entre lui et Mademoiselle. Je n’ai jamais vraiment douté, mon amie, qu’il puisse en aller de façon différente : le Roi aime beaucoup son capitaine des gardes que son esprit amuse et – ceci en confidence ! – je ne suis pas éloignée de penser qu’il n’est pas du tout mécontent d’être libéré d’une affaire où M. Colbert l’avait engagé pour je ne sais quelle obscure raison et dont il savait bien qu’elle déplaisait à tous les cœurs bien nés… »

De rares personnes, vu l’heure matinale, assistaient à la petite messe dans la chapelle ouvrant directement sur la rue Saint-Antoine par un petit perron et quelques marches. Encore Sylvie choisissait-elle toujours de rester au fond, ne s’avançant vers le chœur éclairé de quelques cierges qu’au moment de la communion. Aussi fut-elle un peu ennuyée, en revenant de la sainte table, de constater qu’une femme se tenait agenouillée, la figure couverte d’un voile sombre et cachée en plus dans ses mains, près de l’endroit où elle avait laissé son livre d’heures. Elle alla s’agenouiller à côté d’elle comme si de rien n’était, les mouvements d’humeur n’étant guère de mise lorsque l’on vient de recevoir l’hostie. Mais à peine eut-elle approché cette voisine imprévue qu’elle eut un léger mouvement de recul : l’inconnue dégageait une odeur d’ambre qu’elle n’avait pas oubliée par-delà les années écoulées, parce qu’elle était liée à l’un de ses plus mauvais souvenirs. L’impression fut si forte qu’elle saisit son livre pour changer de place ; alors elle sentit, contre son côté, quelque chose de dur qui s’enfonçait dans ses côtes. En même temps, une voix basse mais autoritaire intimait :

— Reste tranquille sinon je te tue tout de suite !

Allons, le doute n’était plus possible, et Sylvie articula :

— Chémerault ! Encore vous !

— La Bazinière, s’il te plaît ! On dirait que le temps ne t’a pas duré. Moi je l’ai trouvé infiniment long.

Le voile épais dont l’ancienne fille d’honneur était enveloppée la dissimulait bien, mais la voix était inchangée. La haine aussi, d’ailleurs.

— Je vous serais obligée de ne pas me tutoyer. J’ai horreur de ces façons de poissarde.

— Mon langage est celui qui convient à une fille de ta sorte… duchesse de rien du tout !

— Après tout c’est sans importance ! Que voulez-vous ?

— T’emmener faire une promenade. Ma voiture est devant la porte… Nous avons tant de choses à nous dire !

Pour être chuchotés, les mots des deux femmes n’en gardaient pas moins leurs poids de colère d’une part, de calme dédain de l’autre.

— Dites ce que vous avez à dire, je ne bougerai pas. Vous n’oserez pas tirer dans une église…

— Je vais te prouver que cela ne me gênerait pas. Et je te jure que tu vas sortir car j’ai à te parler de l’homme que tu as fait assassiner à Saint-Germain il y a quinze jours. De Fulgent de Saint-Rémy… mon amant !

La surprise fit sursauter Sylvie et elle faillit crier :

— Votre amant ? Mais cet homme n’avait pas un sou et vous avez toujours été une femme chère…

— Il a réussi à en gagner pas mal et je l’y ai aidé car, sache-le, je l’ai suivi partout où il est allé… sauf à Candie bien sûr. Je m’étais établie à Marseille depuis plusieurs années. Nous allions enfin toucher au but lorsque toi et ta fille avez tout démoli. Je ne serai jamais duchesse de Fontsomme comme j’en ai rêvé depuis le temps du Grand Cardinal.

— Ma fille ? C’est elle qui devait l’être en épousant ce misérable…

— Misérable si tu veux mais, justement, elle ne le serait pas restée très longtemps. Ensuite tout me revenait… Alors tu sors ?

Le chant des religieuses avait couvert le léger bruit de la dispute. À présent l’office s’achevait. On s’agenouilla pour recevoir la dernière bénédiction.

— Tirez ! chuchota Sylvie. Je ne me lèverai pas…

— Tu crois ?

La gueule du pistolet quitta ses côtes pour pointer sous le voile vers l’une des personnes présentes :

— Si tu ne suis pas, je tue celle-là d’abord…

Le chien claqua. Comprenant que cette femme, sans doute à moitié folle, était capable de tout pour l’amener là où elle voulait, Sylvie se leva.

— Je vous suis.

— Que non ! Tu vas prendre mon bras et nous allons sortir gentiment comme les bonnes amies que nous sommes…

Bien que ce contact lui fît horreur, Sylvie laissa Mme de La Bazinière lui prendre le bras, puis sentit à nouveau l’arme, dirigée cette fois contre son flanc.

— Une balle dans le ventre ça fait très mal, souffla la femme, et l’on met longtemps à mourir, alors tiens-toi tranquille !

— Et nous allons ?

— Là où j’ai décidé de t’abattre… d’une façon qui me laissera tout le temps de savourer ta mort…

Elles sortirent sur le perron. Au bas des marches, en effet, une voiture attendait. Sylvie comprit que, si elle y montait, c’en serait fait d’elle et décida de tout risquer. Au moins, il se trouverait peut-être quelqu’un pour arrêter sa meurtrière. Elle rassembla ses forces, demandant mentalement pardon à Dieu, repoussa sa compagne si brusquement que celle-ci trébucha, faillit tomber dans l’escalier mais se retint à la rampe de fer. Avec un cri de rage, elle dégagea le pistolet, tira. Sylvie s’abattit dans un cri de douleur.

Elle n’entendit pas le coup de feu, venu de la rue, qui la vengea aussitôt.

Sa perte de conscience ne dura pas longtemps. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, réveillée par la douleur et une sensation d’inconfort certain, elle se trouvait dans les bras d’un homme barbu qui l’emportait en courant. Un peu en arrière, Perceval de Raguenel s’efforçait de suivre. Elle murmura :

— Posez-moi à terre, monsieur, je devrais pouvoir marcher…

— Nous arrivons. Ne bougez pas !

Cette voix ! Elle essaya de mieux voir le visage, couvert d’une abondante végétation blonde et abrité sous un grand chapeau noir.

— Me direz-vous ?

— Chut ! Ne parlez pas !

On ouvrait devant eux les portes de l’hôtel de Raguenel. L’homme qui la portait escalada l’escalier, suivi de Jeannette qui glapissait comme un animal affolé, déposa finalement Sylvie sur son lit et s’assit sur le rebord tandis que Marie et Jeannette prenaient possession de l’autre côté, parlant toutes les deux en même temps. Sylvie ne les entendait même pas. Pas plus qu’elle ne sentait sa douleur : dans l’homme si abondamment barbu et chevelu qui lui tenait les mains et la regardait avec une telle tendresse, elle venait de reconnaître Philippe.

— Mon Dieu !… Est-ce que c’est bien toi ? Je ne rêve pas ? Tu es… vivant ?

— On dirait !

Elle ne s’évanouit pas mais tendit les bras pour le serrer contre elle. Ils restèrent un long moment embrassés, pleurant et riant tous les deux, sans rien trouver à dire tant l’émotion les étranglait. Pendant ce temps, Marie se faisait raconter par Perceval ce qui s’était passé devant la chapelle et comment, venus pour chercher la duchesse dont Philippe prétendait qu’il la sentait en danger, ils avaient été témoins de la scène, à laquelle un jeune homme de belle allure mais de mine sévère, qui se trouvait dans la foule, avait mis fin en abattant la meurtrière d’un coup de pistolet. Ensuite, les gens de la voiture avaient emporté leur maîtresse et pris le large sans demander leur reste.

— Qui était cet homme ? demanda Marie. Et comment s’est-il trouvé là à point nommé pour tirer sur cette folle ?

— Ce n’est pas une folle, c’est la veuve du financier La Bazinière et l’ennemie jurée de ta mère depuis qu’elles étaient ensemble au service de la reine Anne. L’homme au pistolet, lui, est un ancien commis de Fouquet passé au service de M. de La Reynie, le magistrat pour qui le Roi a créé la charge de Lieutenant de police. Il surveillait l’ex-Mlle de Chémerault depuis quelque temps parce qu’elle fréquentait les tripots et des gens de mauvaise vie… Assez parlé à présent, il faut voir sa blessure.

— Elle n’a pas l’air gravement atteinte, sourit Marie en contemplant le couple formé par la mère et le fils, qui semblait sourd et aveugle à tout ce qui l’entourait.

— Elle a perdu pas mal de sang… Allons, Philippe lâche-la ! Marie et Jeannette vont la déshabiller puis je l’examinerai.

— Il faut envoyer chercher un médecin, protesta Marie. Celui de la Reine, M. d’Aquin…

— Sûrement pas. Si cela dépasse mes connaissances, nous ferons appel à Mademoiselle.

— Quelle drôle d’idée ! Mademoiselle est sans doute…

— Je sais ce que je dis ! Allons ! au travail ! Toi, Philippe, tu devrais aller faire un peu toilette et te faire raser par Pierrot. Tu as l’air d’un homme des bois.

— Peut-être ! Je me laverai avec plaisir, mais je refuse de changer quoi que ce soit à ma figure. Je vous l’ai dit tout à l’heure : en dehors de ceux de cette maison dont je sais qu’ils garderont le silence, personne ne doit me savoir de retour.

Comme l’espéraient Perceval et Marie, la blessure de Sylvie était douloureuse mais pas autrement inquiétante : la balle passant sous le bras droit avait arraché la chair sans léser les côtes. Le chevalier lava avec du vin la longue plaie qui ressemblait plus à une brûlure qu’à une coupure, l’enduisit d’huile de millepertuis avant de poser un pansement de toile fine qui enveloppait le thorax de la blessée puis, désespérant de calmer la surexcitation causée par l’apparition quasi miraculeuse de son fils, lui fit avaler presque de force une tisane de tilleul additionnée de miel et d’un peu d’opium. Après quoi il alla dans une petite pièce jouxtant sa « librairie » où il avait installé un laboratoire assez rudimentaire mais suffisant pour extraire le suc des plantes et en composer des sirops, des tisanes, des onguents. Cette fois il prépara un pot de cérat de Galien à base de cire blanche, d’huile d’amande et d’eau de rose qui, en alternance avec le millepertuis, devait selon lui faire merveille… Ensuite il descendit à la cuisine pour indiquer à Nicole Hardouin, son inaltérable gouvernante, les mets les plus propres à compenser la perte de sang subie par Sylvie et à lui rendre rapidement des forces…

En fait, la joie était sans doute le meilleur médecin car, en se réveillant le lendemain, Sylvie se sentait presque bien. Pas tout à fait, à cause de l’angoisse qui avait accompagné son réveil : elle craignait d’avoir rêvé ce bonheur inouï. Mais son fils fut là tout de suite et elle put l’embrasser. Non sans se plaindre gentiment de ce visage poilu qui lui donnait l’impression d’embrasser un ours :

— Tu n’as pas l’intention de rester comme cela, tout de même ? Tu vas devoir te rendre à Saint-Germain, faire savoir que tu es bien vivant afin de reprendre ta place, ton rang… tout ce que l’on voulait te prendre.

— Je sais. Pendant que vous dormiez, le chevalier et Marie m’ont appris les événements de ces derniers mois. Mais, autant que vous le sachiez, Maman, il faut que je continue à passer pour mort. Peut-être même devrai-je rendre définitive cette situation si je ne veux pas que l’on se charge de me faire passer de vie à trépas…

— On voudrait te tuer ? Mais pour quelle raison ?

— À cause de celui qui a disparu avec moi… ou plutôt moi avec lui puisque je le suivais.

— Et qui, lui, est bien mort ! murmura Sylvie douloureusement.

Philippe sourit, puis se pencha sur sa mère pour lui parler de plus près :

— Non. Il est aussi vivant que je le suis, encore que bien moins heureux, mais si le Roi, Colbert ou son compère Louvois qui ont machiné le piège diabolique où il est tombé me savaient à Paris, je ne donnerais pas cher de ma peau. Plus tard, peut-être, je pourrai jouer les revenants mais il y faudra du temps…

— Tu dis qu’il n’est pas mort ? souffla Sylvie partagée entre la joie et l’inquiétude suscitée par la mine grave de son fils. Mais où est-il alors ? Toujours à Candie… ou à Constantinople ? Des bruits ont couru qui l’ont dit prisonnier des Turcs ?

— Il l’a été comme moi mais il ne l’est plus. Des Turcs tout au moins. Je vous dirai plus tard où il est…

La cloche du portail venait de se faire entendre, ce qui était surprenant. Les visites étaient rares depuis que la maison de la rue des Tournelles abritait une réprouvée. Seuls s’y risquaient encore les amis « littéraires » de Perceval, la chère Motteville et Mademoiselle, mais l’homme qui descendit d’une sobre voiture vert foncé n’y était jamais venu. Cependant, Perceval qui regardait par l’une des fenêtres l’identifia, non sans une bien normale inquiétude :

— C’est M. de La Reynie, le Lieutenant de police…

— Que vient-il faire ? s’interrogea Sylvie.

— Nous allons l’apprendre. Je vais l’accueillir. Toi, Philippe, tu ferais bien d’aller t’enfermer dans ta chambre…

Le jeune homme approuva d’un signe de tête et sortit en même temps que Perceval et Marie. La curiosité toujours en éveil de la jeune fille la poussait à aller recevoir, elle aussi, l’important personnage :

— Ma mère est au lit. Il est normal que je la remplace, déclara-t-elle d’un ton si péremptoire que Perceval ne jugea pas opportun de s’y opposer. Ensemble ils pénétrèrent dans la salle de réception à l’ancienne mode où attendait le Lieutenant de police.

À quarante-cinq ans, Nicolas de La Reynie était un homme de haute taille, les yeux et les cheveux bruns, de visage agréable en dépit d’un nez puissant, le menton fendu d’une fossette sous des lèvres fermes et bien ourlées qui savaient sourire. Né à Limoges, il appartenait à cette grande bourgeoisie de robe qui finit toujours par rejoindre la noblesse. Riche, compétent et cultivé, c’était aussi un homme d’une grande intelligence et d’une rare valeur que son incorruptibilité avait porté tout naturellement sous les yeux du Roi qui lui faisait confiance. Non sans raisons : dès sa nomination au poste créé pour lui, La Reynie avait commencé par s’attaquer à l’insécurité en entreprenant le nettoyage des cours des miracles, en même temps qu’il faisait surgir une police digne de ce nom et tout entière réunie dans sa main.

Il salua en homme qui connaît son monde, en s’excusant d’une visite peut-être un peu matinale.

— Je tenais, dit-il, à prendre des nouvelles de Mme la duchesse de Fontsomme qui a été vilainement attaquée hier à la sortie de la messe. Comment va-t-elle ?

— Beaucoup mieux que l’on aurait pu craindre. La balle a seulement déchiré les chairs sans attaquer aucun organe. La blessure cicatrisée, elle ne souffrira plus de rien…

— Vous m’en voyez très heureux ! Le Roi, je pense, le sera aussi…

Perceval eut un haut-le-corps :

— Le Roi ? fit-il sèchement. Voilà qui est nouveau ! Il n’y a pas si longtemps Sa Majesté se souciait peu de ce que pouvait souffrir ou ne pas souffrir Mme de Fontsomme.

— Il est difficile, dit La Reynie avec un demi-sourire, de pénétrer ses pensées profondes. On dirait qu’elles… oscillent entre la sévérité générée par une sorte de rancune dont j’ignore la source… et une espèce de tendresse venue de très loin dont leur maître ne peut se déprendre. C’est, en tout cas, par son ordre que je suis ici. Et très heureux de ce que je viens d’entendre…

— Est-ce que vous le voyez tous les jours ? demanda Marie qui n’aimait guère rester silencieuse.

— Presque. Le Roi travaille beaucoup plus qu’on ne l’imagine. Il se tient au fait de tout ce qui se passe, dans le royaume sans doute, mais singulièrement à Paris.

— Il ne l’aime guère cependant et souhaite, dit-on, s’installer dans ce nouveau Versailles qu’il fait construire à si grands frais…

— Je n’ai jamais dit que c’était par amour. Par méfiance plutôt. Je crois qu’il n’oubliera jamais la Fronde… Eh bien, je vais me retirer, ajouta le visiteur en se levant.

— Un instant encore, s’il vous plaît ! coupa Perceval. Pouvons-nous savoir ce qu’il advient de la meurtrière ? Est-elle morte ?

— Si elle ne l’est pas, elle n’en vaut guère mieux. Sachant qui elle était, Desgrez, l’exempt qui a tiré sur elle et qui est le meilleur de mes collaborateurs, a préféré, vu son état, la laisser mourir chez elle sans divulguer son nom. Il s’agit de ménager une famille respectable en tous points. Mme de La Bazinière aura succombé à une brève maladie… J’ai approuvé, bien entendu. Le Roi aussi.

La Reynie avait repris son mouvement pour sortir et ses deux hôtes se disposaient à l’accompagner quand il se ravisa :

— Ah j’allais oublier !… Ce jeune homme qui, hier, semblait si ému et a rapporté ici Mme de Fontsomme ? Qui donc est-il ?

Avec une présence d’esprit qui confondit Raguenel, Marie fournit instantanément une réponse paisible :

— Gilles de Pérussac, un ami d’enfance de mon frère. Ils se voyaient souvent quand Gilles était en Vermandois chez sa grand-mère Mme de Montgobert. Il nous aime beaucoup et, ayant appris le… le départ de mon frère Philippe, il est passé hier ; il n’avait que peu de temps, il a voulu aller au-devant de ma mère.

Le lieutenant de police considéra cette belle jeune fille, si fière dans le grand deuil qui exaltait sa blondeur, et ne put s’empêcher de lui sourire, mais demanda cependant :

— Il est déjà reparti ?

— Je l’ai dit : il ne faisait que passer avant de rejoindre à Brest M. Duquesne sous qui il sert…

— Ah ! C’est un marin ! Cela explique son aspect… un peu négligé.

La Reynie reparti, Perceval qui avait retrouvé son inquiétude du début de l’entretien complimenta Marie de son sang-froid :

— C’était magnifique ! Quel aplomb ! Mais n’as-tu pas été un peu trop loin ? Cet homme a les moyens de tout savoir de ce qui se passe en France et s’il cherchait à Brest…

— Ou dans l’escadre de M. Duquesne ? Il y trouverait Pérussac. Comme il est réellement un ami d’enfance et que sa cousine est aux filles d’honneur de la Reine, je pouvais l’affirmer sans crainte.

— Bravo !… Seulement, au cas où des doutes viendraient à M. de La Reynie, il vaut mieux que ton frère reste caché ici ou se trouve un coin tranquille en province…

— Sans doute, mais avant de prendre une décision, il convient d’entendre d’abord son histoire…

On attendit cependant le soir afin d’être certain de n’être plus dérangé. Après le souper qu’elle prit dans sa chambre et tandis que Jeannette refaisait son lit, Sylvie demanda à sa fidèle suivante de se retirer dès qu’elle l’aurait aidée à se recoucher. C’était la première fois qu’elle l’écartait ainsi du cercle de famille et Jeannette ne put retenir un regard surpris. Alors, elle expliqua :

— Nous sommes tellement proches l’une de l’autre, et cela depuis toujours, que je ne t’ai jamais rien caché. Tu as tout partagé de ma vie. Pourtant, tu ne dois rien savoir de ce qui va se dire ici tout à l’heure. N’y vois pas méfiance mais le souci profond de te tenir à l’écart d’une affaire trop grave pour n’être pas dangereuse. Lorsqu’il s’agit de ce qui ne peut être qu’un secret d’État, il faut en écarter ceux qui n’ont rien à y faire et que l’on aime. Et je t’aime beaucoup…

Les larmes aux yeux, Jeannette vint s’agenouiller près du fauteuil de sa maîtresse et posa sur ses genoux une tête où les cheveux blancs se faisaient plus nombreux :

— Vous n’avez aucune explication à me donner et je ferai ce que vous désirez. Les secrets du royaume ne m’importent qu’en considération du mal qu’ils peuvent vous faire et, depuis l’enfance, vous n’en avez que trop pâti. Promettez-moi seulement de ne pas nous laisser de côté, mon Corentin et moi, si vous, ou les enfants, ou les trois, devez encore courir quelque danger !

— Je te le promets ! affirma Sylvie en relevant Jeannette pour l’embrasser. Nous resterons ensemble tant qu’il plaira à Dieu…

Rassurée, Jeannette acheva son ouvrage, réinstalla Sylvie dans son lit, remit des bûches dans la cheminée et sortit sans éteindre les chandelles comme elle le faisait chaque soir, ne laissant qu’une veilleuse. Un moment plus tard, le chevalier de Raguenel, Philippe et Marie venaient prendre place autour du grand lit tendu de soie jaune doublée de blanc en tirant leurs sièges au plus près afin que le conteur n’eût pas à élever la voix.

— Voilà ! dit Perceval en allumant sa pipe, je crois qu’à présent nous sommes prêts à t’écouter, mon garçon ! J’espère que la fumée du tabac ne te gêne pas ? Elle est sans effet sur ta mère…

— J’en use aussi, dit le jeune homme en souriant. Et puis Marie a placé là-bas, sur le cabinet d’écaille, un plateau avec des verres et du vin d’Espagne… Nous ne manquerons de rien.

Il se pencha en avant, mit ses coudes sur ses genoux écartés, posa sa figure dans ses mains et parut se recueillir dans le silence qui s’établit.

— Si je n’avais pas vécu ce que je vais vous rapporter, je pense que j’aurais peut-être eu peine à le croire si l’on me l’avait raconté. Même maintenant, il m’arrive de me demander si je n’ai pas fait un cauchemar tant cela bouleverse les idées que je gardais sur la grandeur des rois et la noblesse des hommes. De certains tout au moins…

— Tu peux être sûr, grogna Perceval, qu’aucun de nous ne mettra ta parole en doute…

— J’en suis certain… Lorsque nous avons quitté Marseille, je croyais vraiment partir pour la croisade comme jadis mes ancêtres. Nous allions combattre l’Infidèle ! Nous étions des soldats de Dieu ainsi qu’en faisait foi l’Étendard du Christ en Croix que Sa Sainteté le pape avait fait porter à M. l’amiral quelques semaines plus tôt. Lui-même, d’ailleurs, après tant d’avanies subies des gens du Roi ne se voulait plus que le « capitaine général des armées navales de l’Église » et une foi profonde en sa mission l’habitait. Les vents favorables qui nous menèrent en vue de l’île de Candie en quinze jours le confortèrent dans ses certitudes, et il se sentit plus ardent encore à combattre pour une cause si sainte lorsque nous fûmes devant la capitale de l’île, appelée elle aussi Candie[78]. Ce que nous découvrîmes alors était à la fois d’une grande beauté et d’une profonde tristesse. Presque un décor de fin du monde…

Il était tôt, ce matin-là, et les premiers rayons du soleil éclairaient d’un jour frisant une crête montagneuse d’un gris roussâtre, des plateaux couverts d’une herbe rêche et odorante avec de rares bouquets de chênes verts et d’oliviers sauvages. Au pied, coulant jusqu’à la mer d’un bleu presque violet, l’anse d’un port protégé par une digue où s’élevait une vieille tour à feu, une ville aux murailles orgueilleuses, des bastions frappés du lion de saint Marc mais labourés par le canon, troués, éventrés, creusés de ravines. Une ville de rouges palais vénitiens, de maisons blanches, certaines à demi écroulées, et d’environs où se voyaient les galeries de mines éventrées par l’arme étrange dont se servait Morosini, ces bouteilles de verre à quatre faces et quatre mèches qui répandaient en se brisant une fumée infecte et meurtrière. Partout la trace des incendies, partout les stigmates de la mort et, sur tout cela, intacte, affirmant une farouche volonté de tenir, la bannière rouge et or de Venise remuait doucement dans le vent léger du matin. Les Turcs n’étaient visibles que par leurs feux de cuisines sur les positions élevées qu’ils tenaient. Tout s’anima vite cependant quand les premiers feux du soleil firent flamboyer les ors du Monarque et ceux des autres vaisseaux. Partie du port où l’on s’assemblait, une énorme acclamation les salua…

— Nous sommes les premiers, constata Beaufort qui observait l’île à la longue-vue. Ce n’est pas normal. Parti avant nous de Marseille avec ses galères plus rapides, Vivonne devrait être là, ainsi que ce Rospigliosi qui me refuse le titre d’altesse. Il vient de Civitavecchia, lui ! Cela pourrait donner à penser…

Il en fallait davantage, cependant, pour décourager l’Amiral. Il prit place dans une chaloupe avec M. de Navailles, M. Colbert de Maulévrier[79], son neveu et moi afin d’aller prendre langue avec Francesco Morosini, le capitaine-général de Venise. Celui-ci vint au quai avec M. de Saint-André-Montbrun, capitaine français au service de la Sérénissime, pour nous recevoir après le passage du goulet, formé par la digue du phare. Cela fut effectué sous le feu des Turcs. Heureusement, ces gens-là tiraient mal…

Je ne vous cacherai pas la forte impression que m’a faite Morosini, véritable incarnation des plus hautes valeurs de Venise. C’était un homme de cinquante-deux ans grand et mince qui, dans sa cuirasse cabossée, ressemblait à une lame d’épée. Son visage énergique, à la peau recuite par le soleil, montrait des traits fins sous la chevelure où paraissaient des mèches blanches, une bouche sensible entre la moustache soyeuse et la « royale », et surtout de profonds yeux noirs, fiers et dominateurs sous le sourcil arrogant que l’impatience faisait frémir. Pourtant cet homme, ce marin, ce soldat, ce stratège savait user d’une patience infinie qui était l’une des facettes de son génie[80]… Entre lui et notre amiral l’entente fut tout de suite absolue : ces deux hommes étaient faits pour se comprendre. Malheureusement, ce n’était pas le cas de M. de Navailles qui, hélas, avait le pas sur Monseigneur pour les opérations terrestres…

Philippe s’arrêta pour sourire à sa mère dont le regard passionné le dévorait :

— Je suis navré, mère, si je vous cause quelque peine parce que Mme de Navailles est, je le sais, votre amie depuis longtemps, mais il n’en reste pas moins que son époux est un rude imbécile qui, dans cette affaire, a, par sa sotte vanité, été la cause de la catastrophe…

— Ne te tourmente surtout pas ! J’ai toujours su que, dans ce couple, elle était de beaucoup la plus intelligente. Si seulement, après leur exil, le Roi n’avait rappelé qu’elle !… Mais continue, je t’en prie…

— À vos ordres !… Navailles donc commença par refuser l’offre de Morosini qui lui proposait, comme avant-garde pour l’attaque à venir, des soldats habitués depuis longtemps à cette guerre et connaissant parfaitement le terrain. Il refusa aussi de causer avec M. de Saint-André-Montbrun que Monseigneur, outré, alla rejoindre aussitôt au bastion San Salvatore où il resta toute la nuit à tirer des plans avec Morosini et le capitaine français. Tous tombèrent d’accord : il fallait attendre Vivonne, Rospigliosi et les troupes que portaient leurs galères, auxquelles s’ajoutaient trois mille Allemands enrôlés par Venise. Le tout afin de fournir un puissant effort, d’attaquer l’ennemi par terre et par mer, de s’emparer de leurs travaux de siège avec leurs canons et de s’y fortifier…

Par malheur, lorsque nous avons regagné le bord, M. de Navailles avait pris en lui-même la plus funeste décision : celle d’attaquer les Turcs par terre sans attendre l’autre partie de l’armée. Le pire est qu’il ne jugea pas utile d’en aviser M. l’amiral et qu’il eut même l’audace, quand celui-ci fut informé, de lui conseiller de « ne pas mettre pied à terre parce qu’il avait acquis assez de réputation sans qu’il soit besoin de s’exposer là où l’on n’avait pas besoin de lui… ». Vous imaginez l’effet de cette déclaration ?

— Seigneur, gronda Perceval. Il faut que Colbert et Louvois soient fous à lier pour avoir confié un tel pouvoir à ce crétin !

— Mon cher chevalier, ne perdez pas de vue que, dans la pensée de ces ministres, comme dans celle du Roi d’ailleurs, il n’était pas question de se mettre la Sublime Porte à dos et que la belle expédition était vouée à l’échec dès le départ ! Songez que l’on avait refusé ce commandement au maréchal de Turenne !

— … à qui Beaufort se serait soumis sans discussion ! La suite, mon garçon ! Bien que je la devine peu glorieuse…

— Pour les armes de la France, sans doute mais, sachez que pour Monseigneur, elle le fut de façon extraordinaire… En effet, puisque l’on devait attaquer le matin suivant, il déclara qu’il serait le premier, selon l’exemple de son aïeul Henri IV. Les officiers des vaisseaux alors se réunirent autour de lui pour tenter de l’en empêcher, répétant qu’il ne devait pas se plier à une décision aussi folle, que si M. de Navailles voulait perdre Candie ou vaincre les Turcs tout seul cela le regardait mais que, pour réussir l’attaque, il fallait une plus longue préparation. Il leur donna raison mais refusa de les écouter plus longtemps. Il fallait, dit-il, qu’il soit à la tête de la vague d’assaut pour conforter le moral des troupes qui n’étaient pas au mieux : beaucoup avaient souffert du mal de mer et en souffraient encore. Raison de plus, clamèrent en chœur MM. de La Fayette, de Kéroualle et de Maulévrier, pour leur donner le temps de se remettre. Mais Navailles s’entêtait, Navailles eut le dernier mot… Il ne répondait qu’au Roi de ses décisions.

Pendant ce temps, bien entendu, les Turcs ne restaient pas inactifs. Depuis l’apparition de la flotte, ils avaient beaucoup observé, un peu tiré sur la chaloupe de l’Amiral mais surtout rassemblé sur les hauteurs leur rapide cavalerie. Köprülü Ahmed Pacha, le grand vizir du Sultan venu commander lui-même le siège de Candie, était un homme avisé, aussi prudent et sagace que Navailles était impatient et aveugle. Nous allions bientôt nous en apercevoir…

Sa dernière nuit à bord, Monseigneur la passa à prier dans sa belle chambre tendue de soie couleur d’aurore. Il avait compris ce que signifiaient les entraves mises à ses desseins et l’incroyable entêtement de Navailles : on n’avait aucune envie, en France, de le voir revenir auréolé d’une victoire. En revanche, l’annonce de sa mort sous les coups des Turcs en ravirait plus d’un… Vers trois heures du matin nous le vîmes paraître, sans cuirasse, simplement protégé par un justaucorps de buffle sur lequel pendait une croix de cuivre, noir comme son chapeau et ses plumes. Pour protéger ceux qu’il aimait, le chevalier de Vendôme et moi-même, il voulut que nous restions à bord mais nous refusâmes avec force. Alors il ordonna à Vendôme de combattre à l’écart de lui et le confia à ce que l’on ne pouvait appeler que deux gardiens, mais il n’eut pas raison de moi. Je lui affirmai mon intention de le suivre où qu’il aille comme je le faisais depuis des années. Il me dit alors que le danger serait grand, que je devais songer à vous, ma mère, et au nom que je porte…

— Qu’as-tu répondu ? demanda Sylvie.

— Que vous m’aviez confié à lui quand j’étais enfant pour que je ne le quitte jamais, que vous n’ignoriez pas les dangers que cela comportait et que, justement, le nom de mes pères me faisait obligation de l’honorer de quelque façon que ce soit, fût-ce par la mort… Que vous comprendriez, enfin…

— Oui, fit tristement la duchesse, c’est ce que disent les hommes ! Les femmes, les mères surtout, pensent parfois autrement.

— Ne dites pas cela ! protesta Philippe. Songez plutôt que si je ne m’étais pas obstiné, si je ne l’avais suivi envers et contre tout, nous ne saurions pas, à cette heure, qu’il est toujours en vie…

— Tu as raison et je suis une ingrate envers Dieu. Dis-nous la suite, mon fils !

— La nuit était claire, douce, pleine d’étoiles. L’une de ces belles nuits d’Orient qui nous sont inconnues et qui font oublier le poids écrasant du soleil. Un instant de magie avant le cauchemar ! Une fois à terre où nous avancions lentement par crainte des mines turques, nous avons découvert que pour passer, en ordre de bataille, de la position choisie par Navailles à celle de l’attaque véritable, il fallait se précipiter d’une contrescarpe dans une ravine et remonter de l’autre côté par un sentier à chèvres d’où les guetteurs turcs pouvaient tirer sur nous à loisir. Monseigneur nous fit coucher à terre pour attendre le jour, le soleil alors nous serait favorable en frappant les yeux de nos ennemis. Mais Navailles avait une sottise de plus à commettre – on pourrait presque dire un crime ! Nous entendîmes soudain le roulement des tambours qui battaient la charge, donnant ainsi l’éveil à l’ennemi : il fallait attaquer dans cette nuit qui s’était faite plus noire à l’approche de l’aube… et ce fut le drame. Les Turcs nous tombèrent dessus de partout, semant une véritable panique dans les rangs des soldats aux jambes encore incertaines. Ce fut une débandade générale que Monseigneur ne put endurer. Quelque part dans la nuit une mine éclata, lui faisant croire que de ce côté les Turcs avaient affaire aux gens de Morosini et qu’il serait possible de les prendre par-derrière. Mais il avait été blessé à la jambe et ne pouvait guère courir. C’est alors que, sorti je ne sais d’où, je trouvai un cheval. Il se mit en selle et je sautai en croupe :

— Allons, mes enfants ! cria-t-il. Reprenez courage ! Suivez-moi ! Saint Louis ! Saint Louis !

L’épée à la main, nous avons foncé droit devant nous, droit vers les soldats ottomans qui déferlaient mais que nous ne voyions pas. Quelques minutes plus tard, après une défense vigoureuse mais dérisoire nous étions, lui et moi, prisonniers…

Alors que nous étions désarmés au milieu des cimeterres menaçants auxquels les premiers rayons du soleil arrachaient des éclairs, nous nous sommes vus morts, nos têtes tranchées mises au bout de piques, mais le grand vizir avait promis quinze piastres par prisonnier et soixante-dix pour les chefs. On nous chargea donc de liens et l’on nous traîna vers le camp situé assez loin de la ville, d’où l’on découvrait enfin les galères turques embossées dans des criques. Pour moi qui étais indemne ce fut pénible, mais pour Monseigneur dont la blessure ne cessait de saigner, ce fut un calvaire qu’il endura sans une plainte. Il trouva même assez de force pour réussir à se relever et à se tenir droit quand on nous jeta sous la tente d’un gros homme vêtu de soie, assis sur des coussins auprès desquels une sorte de secrétaire se tenait debout, armé d’un rouleau de papier, d’un calame et d’un encrier attaché à sa ceinture. C’était un renégat chrétien qui s’appelait Zani et servait d’interprète. Il apostropha Monseigneur :

— Pourquoi te présentes-tu avec cette arrogance ? Tu n’es pas vêtu comme celui-là d’un habit brodé et d’une belle cuirasse…

— Un prince se reconnaît à autre chose qu’à son vêtement.

— Un prince ? Il n’y en avait qu’un parmi ceux qui nous ont attaqués…

— Je suis celui-là ! François de Bourbon-Vendôme, duc de Beaufort, amiral de France.

— Et celui qui gît à tes pieds ?

— Mon aide de camp et mon fils… spirituel. Il a nom Philippe, duc de Fontsomme !

Tandis que le secrétaire traduisait ces paroles, l’homme au turban roulait de gros yeux effarés. De toute évidence, l’importance de sa prise le dépassait. Il dit ensuite quelques mots précipités et le renégat expliqua :

— Il est possible que tu mentes, cependant mon maître préfère s’en remettre à plus haut que lui de ton sort. Tu auras l’honneur d’être traduit devant Sa Hautesse le grand vizir qui saura bien si tu dis vrai ou non.

— En attendant, dis-je, vous devriez bien soigner sa blessure, sinon M. l’amiral pourrait ne pas avoir cet « honneur »…

Un coup de pied dans les côtes me montra le peu de cas que l’on faisait de ma personne et, dès cet instant, on nous sépara en dépit de nos protestations. Deux gardes emmenèrent Monseigneur en le soutenant avec quelque sollicitude. Quant à moi, on m’emporta comme un paquet pour me jeter sous une tente où j’endurai tout le poids du jour sans une goutte d’eau et sans nourriture. J’entendais, un peu étouffés par la distance, des cris affreux, des plaintes et aussi les coups de feu, le canon, la bataille quoi ! Et puis une sorte de silence, le plus pesant que j’aie jamais subi… celui des grandes catastrophes. Quand on se décida à me porter un peu d’eau et quelque nourriture, la mine satisfaite du gardien me dit assez que nous étions vaincus. J’ai pleuré mais le pire fut que je ne pouvais obtenir de nouvelles de Monseigneur puisque je ne parlais pas la langue de ces gens-là. J’essayai bien le grec dont je devais une assez bonne connaissance à mon cher abbé de Résigny, sans résultat. On me tira seulement de la tente pour m’enchaîner dans une grotte que fermait une palissade de planches et j’avoue que j’appréciai : au moins j’étais à l’abri de la terrible chaleur du jour. J’allais y rester quinze jours, jusqu’à une nuit où Zani l’interprète vint me voir. Bien qu’il me déplût fort, c’était tout de même une joie de pouvoir parler à quelqu’un. Il me dit que j’allais quitter l’île pour Constantinople cette nuit même, que j’y serais retenu prisonnier jusqu’à ce que l’on sache si ma famille était disposée à payer une rançon suffisante pour conserver ma tête sur mes épaules…

— Mais nous n’avons reçu aucune demande de rançon ! s’exclama sa mère. Tout ce que nous avons su, c’était que tu avais disparu avec le duc de Beaufort et, ensuite, on vous a déclarés morts…

— Je vous parlerai de cette histoire de rançon tout à l’heure, dit Philippe avec un sourire de dédain, car, en vérité c’est à n’y pas croire ! Mais revenons à mon départ de l’île de Candie que je quittai, en effet, une heure après, sur une galère où l’on m’enferma dans le réduit placé dans la proue où l’on gardait les boulets destinés aux canons du gaillard d’avant. J’y étais attaché mais c’était un endroit assez propre où l’on m’avait même donné un seau pour les besoins naturels. À ma surprise, Zani partait avec moi et, durant le voyage qui dura un peu plus de huit jours, il vint souvent me voir, posant sans arrêt des questions sur ce que j’étais, sur ma famille, ma vie en Europe, le Roi et, bien entendu, Monseigneur, surtout Monseigneur ! Mais lorsque moi je lui demandai de me donner de ses nouvelles, il répétait toujours la même phrase : « Ton amiral est le prisonnier de Sa Hautesse le grand vizir Fazil Ahmed Köprülü Pacha qu’Allah – Son Nom soit trois fois béni ! – veuille nous conserver. » Il n’y changeait jamais un mot et je finis par en avoir assez de toutes ces bénédictions. Il me suffisait au fond de le savoir toujours en vie.

Je l’avoue, la vue de Constantinople que nous atteignîmes un soir au coucher du soleil m’émerveilla. La ville est assise sur trois bras de mer mais je n’en vis qu’un en débarquant de ma galère : le Bosphore resserré entre la rive d’Asie et la longue pointe de Stamboul chargée de dômes dorés, de coupoles bleues ou vertes, de longs minarets blancs au milieu d’une infinité de jardins, qui se prolongeaient par le palais et les jardins du Sultan plongeant jusque dans l’eau bleue. Les derniers rayons du jour habillaient tout cela d’une gloire d’or et de pourpre, soulignée par les grands cyprès noirs que l’on voyait un peu partout et qui relevaient la beauté des constructions. Mais je n’eus pas le droit de pénétrer dans ce qui, de loin, ressemblait à une image du paradis. La galère accosta sous les murs d’une puissante forteresse marquant la jonction des gigantesques murailles dont Stamboul était ceinturé avec le rivage marin. Zani se fit un plaisir de me renseigner. C’était Yedi-Koulé, le château des Sept Tours, dont la sinistre réputation avait fait, depuis longtemps, le tour de la Méditerranée. Les têtes coupées que l’on voyait aux créneaux disaient assez que cette réputation n’était pas usurpée. On disait même qu’un sultan y avait été massacré par ses janissaires cinquante ans plus tôt. En outre, l’odeur y était insoutenable parce que dans les environs immédiats de cet enfer, proche de l’un des abattoirs, se trouvaient des ateliers de tannage, de colle forte et de cordes en boyaux. Je crus d’abord qu’il me serait impossible de vivre dans cette puanteur, pourtant je finis par m’y habituer. En outre, j’eus la chance que la cellule où l’on me jeta bénéficie d’une étroite ouverture, grillée mais donnant sur la mer.

C’est là que je suis resté des mois et des mois, gelant l’hiver, étouffant l’été, sans rien voir, sans rien entendre que l’appel des muezzins, les cris des mouettes ou des suppliciés. Ceux des condamnés au pal étaient atroces, intolérables. Le pire était de rester sans nouvelles. J’en arrivais parfois à oublier qui j’étais parce que les images du passé m’étaient particulièrement douloureuses. De plus, l’inquiétude où j’étais du sort de Monseigneur me rongeait comme une gale. Pourquoi me laissait-on là à me tourmenter, sans autre présence que celle du geôlier muet qui m’apportait chaque jour de quoi ne pas mourir de faim ?

J’avais fini par admettre que je passerais le reste de ma vie dans ce tombeau quand, un soir, des soldats vinrent me chercher. Persuadé que je touchais à mon heure dernière, je me hâtai de dire une prière mais, dans la cour du château, on me banda les yeux et l’on me fit monter dans une litière fermée par des rideaux de cuir et l’on partit. Je ne vis rien du parcours. L’odeur ignoble à laquelle j’étais accoutumé fit place à des senteurs plus agréables, puis à d’autres qui me parurent divines lorsque l’on me fit descendre. Je devais être dans un jardin car j’avais l’impression d’être entouré de fleurs. Ensuite, mes pieds nus touchèrent des dalles lisses et glissantes jusqu’au moment où, dans une atmosphère humide et chaude, on m’enleva enfin le bandeau. Je compris que j’étais dans ce que les Turcs appelaient un hammam, un endroit réservé aux bains. Deux esclaves noirs me dépouillèrent des guenilles infâmes dont j’étais encore vêtu, me plongèrent dans une cuve pleine d’eau chaude où ils m’étrillèrent comme un cheval à grand renfort de savon et de brosse dure. Les deux bains successifs, un chaud et un froid, le massage avec une huile parfumée me parurent le comble des délices et je me retrouvai presque aussi dispos qu’avant ma longue captivité. Ensuite, on me vêtit d’une chemise, d’une longue robe bleue serrée par une ceinture, on me chaussa de babouches rouges et, après m’avoir servi un repas de viande grillée et de riz, de nouveau on me banda les yeux pour me confier à un personnage dont je n’aperçus, sous le bandeau, que le bas d’une robe blanche et les pieds couverts de babouches jaunes.

Sans m’adresser la parole, il me conduisit à travers ce qui me parut être une infinité de cours et de jardins. J’arrivai enfin sur un tapis d’un beau rouge profond traversé de fils d’or au bord duquel on me fit déchausser. J’avançai encore de quelques pas et le bandeau fut enlevé : j’étais devant un homme qu’à ses riches habits et à l’importance de son turban blanc drapé autour d’un cône de feutre rouge et orné d’aigrettes je devinais être un haut personnage. Le sabre, au fourreau et à la garde d’or sertis de rubis, posé devant lui sur une table basse en faisait foi.

Il se tenait assis, jambes croisées, sur une sorte de banquette couverte de brocart rouge et de coussins qui reposait sur une estrade garnie de tapis en soie. Cette estrade occupait le fond d’une salle tapissée de carreaux aux couleurs brillantes, sous de hautes fenêtres à vitraux par lesquelles entrait la musique d’une fontaine. L’homme qui m’accompagnait me jeta face contre terre. Ce traitement me révolta. Je voulus me relever aussitôt et, à ma surprise, il ne me rejeta pas au sol. Je vis alors que le haut personnage le renvoyait d’un mouvement de tête, puis il revint à moi :

— On m’a dit que tu parles le grec ? dit-il dans cette langue.

— Celui de Démosthène qui n’a plus cours mais grâce auquel je peux me faire comprendre…

— En effet… aussi nous nous exprimerons dans la langue de ton pays, ajouta-t-il en un français un peu zézayant mais très compréhensible et qui me remplit de joie. Sache d’abord devant qui tu comparais ce soir : mon nom est Fazil Ahmed Köprülü Pacha et j’ai succédé à mon père, le grand Mehmed Köprülü, à la charge de grand vizir de la Sublime Porte. C’est moi qui ai vaincu à Candie les forces de ton pays. La bannière du Prophète flotte désormais sur l’île entière, mais Morosini a obtenu les honneurs de la guerre, en hommage à sa vaillance. Il est reparti pour Venise avec les siens…

— Francesco Morosini a droit à toute mon admiration et je suis heureux pour lui, mais il ne m’intéresse pas. Ce que je supplie Votre Excellence de m’apprendre, c’est le sort de Mgr le duc de Beaufort, notre Amiral…

— Viens ici ! ordonna-t-il en désignant une place à ses côtés.

Sans montrer à quel point cette invitation me surprenait, je lui obéis. Cela me permit de le voir mieux. C’était un homme jeune à la peau claire, aux traits énergiques, aux yeux gris dominateurs. Une longue moustache noire pendait de chaque côté de sa bouche ferme et bien dessinée. Comme je l’appris par la suite, il n’était pas turc mais albanais et, sous son gouvernement comme sous celui de son père, l’État ottoman, affaibli par des sultans sinon indignes du moins incapables – l’actuel, Mehmed IV était surnommé le Chasseur parce qu’il y passait le temps qu’il ne consacrait pas à son harem –, avait retrouvé force et stabilité.

— Je veux que tu me parles de lui, me dit-il. Tu as prétendu être son fils ?

— Spirituel, Seigneur ! Ma mère et lui ont été élevés ensemble. Il est pour moi comme un oncle vénéré.

— Tu l’aimes ?

— C’est peu dire. Je l’admire et je donnerais ma vie pour lui sans une seconde d’hésitation…

— Explique ! Raconte-moi !

Je parlai donc avec un enthousiasme grandissant à mesure que, retraçant sa vie, je la redécouvrais. Fazil Ahmed Pacha m’écouta avec une extrême attention, m’interrompant seulement pour frapper dans ses mains et aussitôt faire apparaître un serviteur avec un plateau de café. J’avoue que j’en bus avec un vif plaisir puis je repris le cours de mon récit qu’il ponctua cette fois de quelques questions. La dernière fut celle-ci :

— Si j’ai bien compris, ton roi ne l’aime pas bien qu’il soit un bon serviteur ?

— Et son cousin proche !

Pour la première fois, je le vis sourire :

— Les liens de famille ne comptent guère lorsque l’on occupe un trône. Ici moins qu’ailleurs. Nous avons ce que nous appelons la « loi du fratricide » qui ne s’oppose pas à ce qu’un souverain en arrivant au pouvoir se débarrasse de ses frères, gêneurs éventuels. Mais toi, pour cet homme que tu vénères, serais-tu prêt à… contrecarrer, voire à t’opposer à la volonté de ton roi ?

— S’il s’agissait de sa vie ? Sans hésiter, quitte à y laisser la mienne.

— C’est bien ce que je pensais. Alors écoute !

J’appris l’impensable. Dès avant notre départ de Marseille, la Sublime Porte avait reçu secrètement, du roi de France, l’assurance que le royaume ne souhaitait pas, en autorisant l’expédition, porter une atteinte grave aux bonnes relations, surtout commerciales, entretenues jusqu’alors. On ne faisait que complaire au pape et l’on ferait en sorte de confier le commandement à des chefs divisés et qui, de ce fait, ne seraient guère dangereux, l’un étant de peu de jugement, l’autre brave jusqu’à la folie. On laissait entendre d’ailleurs qu’au cas où le second, qui était bien entendu le duc de Beaufort, ne serait pas tué au combat, il serait souhaitable qu’il fût capturé… en toute discrétion afin de permettre au bruit de sa mort de se développer.

— C’est ce qui s’est passé, ajouta Fazil Ahmed Pacha. Il y avait à bord du navire-amiral un homme qui nous renseignait sur les intentions de ton chef, par le truchement d’un pêcheur venu offrir du poisson et aux mouvements de qui l’on ne prêtait guère attention, surtout la nuit. Nous avons su de quel côté il dirigerait son attaque et, bien qu’une grande confusion se soit produite durant la bataille, l’explosion que nous avons allumée dans nos propres lignes a joué le rôle que nous espérions : l’Amiral a cru qu’une voie s’ouvrait devant lui et s’est jeté dans le piège. Nous n’avions pas prévu que tu y entrerais avec lui, mais mes ordres étaient sévères : en aucun cas on ne devait attenter à sa vie. Tu as bénéficié de la même chance. D’ailleurs, nous avons vite compris que tu lui étais précieux…

— Qui l’a trahi si vilainement ?

Le grand vizir secoua la tête avec un mince sourire :

— Cela, je ne te le dirai pas. L’amitié des peuples étant d’un maniement difficile, il se peut que nous ayons, un jour ou l’autre, encore besoin de ses services. C’est lui qui a porté en France la confirmation de la mort de l’Amiral… et de la tienne.

— Me direz-vous ce qui s’est passé ensuite ?

— Nous avons fait tenir un message au ministre français pour lui apprendre que le cousin du Roi était en notre pouvoir ainsi que toi et en réclamant bien sûr une rançon. Ce message a été porté par un émissaire discret et la réponse nous est parvenue par le même canal sans passer, bien entendu, par le nouvel ambassadeur qu’on nous a envoyé : un M. de Nointel qui a besoin qu’on lui apprenne les bonnes manières…

— Et quelle était cette réponse ?

— Curieuse. Le Roi acceptait de payer la moitié de la rançon demandée, un prix suffisant pour un mort. La somme nous serait versée par deux hommes qui arriveraient avec un bateau afin d’emmener le prisonnier vers une destination connue d’eux seuls. La remise devrait se faire de nuit et dans les conditions que l’on indiquerait. Quant à toi, on préférait de beaucoup que nous mettions fin à tes jours…

— Pourquoi ne pas l’avoir fait ? Mais peut-être ne sortirai-je pas d’ici vivant ?

— Les dalles de ce palais ne boivent pas le sang. Et si je t’ai épargné, au reçu de la lettre, c’est parce que ton Amiral était devenu mon ami. Durant tout ce temps écoulé – un an et demi ! – depuis qu’à Candie on l’a amené sous ma tente, j’ai eu le loisir d’apprendre à le connaître et je ne suis pas éloigné de partager tes sentiments envers lui…

— Où est-il ? À la prison des Sept Tours ?

— Non. Il n’y est jamais allé. Je l’ai gardé dans ce palais d’abord, puis dans une résidence bien cachée. J’ajoute qu’il a toujours demandé que l’on t’y amène mais j’ai refusé. Te maintenir à Yedi-Koulé, loin de lui, c’était la meilleure façon de m’assurer qu’il ne chercherait pas à s’enfuir.

— Sa parole de prince français ne vous suffisait pas ?

— Je ne suis pas un Latin comme toi et la prudence est, à mon sens, une vertu indispensable à qui veut conserver le pouvoir. Et je suis le grand vizir de ce pays. C’est-à-dire une cible.

— Alors pourquoi m’avoir tiré de mon cachot, ce soir ?

— Parce qu’il était temps que je te connaisse… et parce que les gens qui viennent le chercher sont arrivés…

— Ah !

En quelques mots il venait de réveiller les angoisses qui me tenaient compagnie depuis si longtemps. Je lui demandai s’il allait leur remettre l’Amiral. Il a dit oui : le Sultan le voulait.

— Alors laissez-moi partir avec lui !

— Les hommes de ton roi te croient mort. Mais je peux te proposer une chance, sinon de le sauver, du moins d’apprendre ce qu’on lui réserve. Vois-tu, l’idée qu’on le mène à un destin peut-être pire que la mort me hante et je rougis d’être contraint de livrer un ami. Alors, écoute bien : le bateau français – un « marchand » peu rapide mais bien armé – quittera le port demain dans la nuit. Toi, avant que le jour se lève, tu auras embarqué sur la meilleure felouque, dont le patron et l’équipage sont à moi. Stavros a déjà reçu l’ordre de se tenir prêt à suivre le Français où qu’il aille. À Marseille sans doute…

— Suivre un navire en mer sur une aussi longue distance sans le perdre de vue ou risquer de le confondre ?…

— Stavros l’a déjà fait. Son navire est taillé pour la course et c’est le meilleur marin que je connaisse. En outre, au sortir des détroits, le Français arborera le pavillon rouge de mes bateaux afin d’écarter de lui ceux que vous appelez les Barbaresques. Il sera donc facile à repérer et il ne sera pas attaqué. Mais, une fois parvenu au but, ce sera à toi de continuer la poursuite. Je te donnerai de l’or français pris sur celui de la rançon et des vêtements convenables pour un marin grec…

Quelle joie était la mienne ! Certes, j’avais honte de mes compatriotes, mais je débordais de reconnaissance pour cet ennemi au cœur si noble. Il refusa du geste mes remerciements et, quand je demandai la faveur de voir mon prince, ne fût-ce qu’un instant, il refusa :

— Trop dangereux. Il ne doit rien savoir de mes dispositions. Quant à toi, le mieux est que tu oublies m’avoir jamais vu !

Une heure plus tard, un bonnet rouge sur la tête et un gilet en peau de chèvre sur le dos, j’étais conduit au port par l’un des serviteurs muets du vizir et confié sans un mot au patron de la felouque Thyra, un Grec aussi large que haut, pourvu d’un profil de médaille, d’un rire tonitruant, de muscles redoutables sous leur couche de graisse et qui cachait, sous une inaltérable bonne humeur, une finesse et une pénétration extrêmes. Je pus vérifier par la suite ce qu’en disait Fazil Ahmed Pacha : c’était un très grand marin et je m’intégrai sans peine à un équipage de quatre hommes qui lui était entièrement dévoué.

Quand le jour se leva, je vis mieux notre position au milieu d’autres bateaux dont les proues étaient toutes tournées vers le quai, de même que ceux d’en face : la largeur de la Corne d’Or, le port de Constantinople le permettait. Un seul était ancré parallèle à la terre dans le léger courant venu d’un petit fleuve : c’était une flûte comme en construisaient les Hollandais mais de faible tonnage permettant un équipage réduit. Son aspect paisible à la panse arrondie était celui d’un honnête commerçant.

— Il a tout de même quatre canons, commenta Stavros, qui ajouta en riant : Faut bien qu’il protège les ballots de tapis et de fourrures venus de Russie qu’il embarquera dans la journée de demain. Mais c’est seulement à deux heures du matin qu’il mettra à la voile. Nous, on partira juste après…

— Et nous allons le suivre durant tout ce voyage ? C’est impossible ! Il ira plus vite que nous.

— C’est nous qui pourrions aller plus vite que lui. Si tu n’étais pas dessus, tu verrais que cette felouque est taillée pour la course, comme une galère, que ses mâts peuvent porter plus de toile que d’habitude et que si le vent fait défaut ça devient vraiment une galère : on rame ! Ce que ce lourdaud ne peut pas. Tu verras, ajouta-t-il en me tapant sur l’épaule, ça fait les muscles !

— Et qu’es-tu censé aller faire à Marseille ?

— Du commerce comme tout le monde ! En principe, je travaille pour les frères Barthélémy et Giulio Greasque de Marseille, qui ont des comptoirs ici. Il y a là-dedans du café et de la cannelle, du poivre et de l’opopanax. Si on coule, on sentira bon !

Et de partir de ce rire énorme qui lui allait si bien. Le soir venu, nous nous installâmes sur le pont pour observer la Vaillante. Aux environs de minuit, alors que le froid se faisait plus vif, Stavros me tendit une longue-vue sans rien dire : une chaloupe glissait sur l’eau calme en direction de la flûte. On y voyait assez clair : la lune qui imprimait au ciel le croissant de l’Islam dessinait les silhouettes noires des hommes qui la montaient. L’un d’eux arracha soudain son chapeau pour secouer ses cheveux dans le vent d’un geste que je connaissais bien. On l’obligea à le recoiffer aussitôt, mais j’avais eu le temps de remarquer la clarté de cette chevelure. Un moment plus tard, la Vaillante quittait son mouillage et commençait sa descente vers la mer. Nous nous affairâmes aux manœuvres d’appareillage…

— Je ne vous infligerai pas le détail de ce voyage, continua Philippe, avec un coup d’œil à sa mère qui lui semblait bien pâle mais qui le rassura d’un sourire. Il se passa au mieux grâce à l’habileté de Stavros et aux qualités nautiques de son bateau. Le Français d’ailleurs jouait son jeu de commerçant, ne se pressait pas, s’arrêtant aux escales obligatoires où parfois nous le précédions. Par Ténédos, Tinos, Cythère et Zante, nous avons atteint le canal de Sicile puis celui de Sardaigne sans mauvaises rencontres et, surtout, sans avoir perdu notre gibier. Enfin, un soir, au coucher du soleil, ce furent les rives du Lacydon[81]. Stavros, après avoir observé que la flûte ne venait pas à quai, dirigea son bateau – nous étions aux rames depuis l’entrée du port – vers un emplacement voisin du nouvel hôtel de ville alors en construction. Ainsi nous avions retrouvé à peu près le même poste de surveillance qu’au quai du Phanar, sur la Corne d’Or. Cela nous permit de voir, à peine arrivés, un homme vêtu de noir qui prenait place dans la chaloupe et se faisait conduire de l’autre côté du port, vers un endroit qui se situait entre l’arsenal des galères encore inachevé et les tours de l’abbaye Saint-Victor :

— Il va prévenir quelqu’un, commenta Stavros qui m’avait pris en amitié et voulait m’aider autant qu’il lui était possible. Peut-être que le mystérieux voyageur ne va plus rester là bien longtemps. À ton tour de faire en sorte de continuer à le suivre…

Ayant séjourné longuement dans la ville avant le départ pour Candie, je la connaissais bien et savais où m’adresser pour trouver les moyens de poursuivre mon voyage : des habits occidentaux, de quoi constituer un bagage et surtout un cheval. En déambulant dans les rues bruyantes descendant de l’église Saint-Laurent où se mêlaient à peu près toutes les races du tour de la Méditerranée, j’étais plein d’ardeur mais aussi d’inquiétude : allais-je réussir, tout seul, à garder la piste de Monseigneur sans me faire remarquer ? C’est alors que le Ciel me donna une chance inattendue : je rencontrai Pierre de Ganseville !

— Ganseville ? s’exclama un chœur à trois voix. Que faisait-il là ?

— Il cherchait un bateau pour se rendre à Candie. Mais, de prime abord, je faillis ne pas le reconnaître tant les traces de son malheur l’avaient changé. En effet, il était tombé du haut du ciel dans les tourments de l’enfer : sa jeune femme, dont il était passionnément épris, est morte en donnant le jour à un fils qui, au bout d’une semaine, suivit sa mère dans la tombe. Vous imaginez ce qu’il a souffert !

— Pauvre, pauvre garçon ! murmura Sylvie émue. Mais tu parlais d’une chance pour toi ?

— Et une grande ! Je vous l’ai dit, du fond de son malheur a surgi une idée fixe : chercher les traces de Beaufort à la mort duquel il ne voulait pas croire et qu’il se reprochait d’avoir quitté pour un bonheur trop bref jugé à présent égoïste. Nous nous sommes retrouvés avec la joie que vous concevez, bien qu’il ait eu quelque peine à me reconnaître avec cette abondance de barbe. Quand je lui ai appris pourquoi j’étais à Marseille, je l’ai vu revivre, se transformer sous mes yeux, et si le joyeux compagnon d’autrefois était toujours absent, l’homme qui me tendit la main avait retrouvé toute son énergie. La perspective de sauver notre chef le galvanisait et nous avons établi un plan : nous allions prendre logis dans une auberge voisine de l’abbaye Saint-Victor où logeaient les fidèles qui venaient faire leurs dévotions au saint lieu, sans se douter de la mauvaise réputation des moines depuis quelques années. Son avantage était que, de ses fenêtres, on pouvait surveiller la Vaillante qui se trouvait à peu de distance. Puis Ganseville m’attendit en gardant le cheval que je venais d’acheter tandis que j’allais faire mes adieux à Stavros et changer mes vêtements grecs pour ceux que je m’étais procurés. Content des quelques pièces d’or que je lui offris en signe de gratitude, ce brave homme me promit de ne pas repartir tant que la flûte serait au port, au cas où elle quitterait Marseille sans avoir débarqué son passager…

— Si cela se produisait, dit-il, tu t’en apercevrais et tu n’aurais qu’à revenir au galop pour que nous reprenions la poursuite… Quand on me confie une mission je la mène toujours à son terme.

Grâce à Dieu, il existe des gens de cette qualité ! Cependant, pendant plusieurs jours il ne se passa rien. Jour et nuit, nous nous relayions à la fenêtre de notre chambre, Ganseville et moi, et l’inquiétude commençait à nous gagner quand, enfin, une nuit, des cavaliers entourant une voiture fermée vinrent prendre position sur la petite place déserte que formait la berge près de chez nous. Aussitôt, la flûte mit une chaloupe à l’eau et la scène observée à Constantinople se renouvela dans le sens inverse…

Le cœur nous battait fort, je vous assure, tandis que nous gagnions silencieusement l’écurie où nos chevaux restaient sellés toute la nuit. Un moment plus tard, la voiture et son escorte repartaient à allure réduite.

Commençait alors pour nous la poursuite la plus cruelle, parce que nous comprîmes vite que tout espoir de délivrance était impossible. Nous n’étions que deux quand il aurait fallu, sinon une armée, du moins une compagnie. L’escorte était déjà nombreuse mais, dès avant Aix, des cavaliers de la maréchaussée vinrent l’augmenter et envelopper le carrosse dont on ne cacha plus qu’il contenait un prisonnier d’État. Pourtant, nous avons continué en dépit des chemins qui devinrent plus rudes quand on s’enfonça dans les montagnes mais qui nous permettaient de mieux nous dissimuler. L’allure s’était de beaucoup ralentie. C’est ainsi que nous sommes tout de même arrivés à la fin de ce calvaire…

— Où est le duc ? demanda Perceval d’une voix dont la sécheresse cachait l’émotion.

— À Pignerol, une forteresse à la frontière de la Savoie…

— Nous savons, soupira Sylvie. C’est là que l’on a enfermé ce pauvre Fouquet… Qu’avez-vous fait ensuite ?

— Nous avons pris un peu de repos dans la bourgade voisine en essayant de réfléchir, sans parvenir à trouver la moindre solution. Ganseville, alors, m’a conseillé de venir vous rassurer sur mon sort. Lui a choisi de rester là-bas pour être aussi près que possible de son prince. Mais je vais y retourner. Peut-être la chance nous sourira-t-elle un jour et trouverons-nous un moyen…

— Au cours de votre route, coupa Perceval, l’avez-vous seulement vu ?

— Ganseville, en soudoyant un valet d’auberge chargé d’apporter du vin et de la nourriture, a réussi à l’apercevoir. Il faut vous dire qu’entre Marseille et Pignerol on ne l’a pas laissé descendre une seule fois de sa prison roulante. Quand Pierre est revenu vers moi, il est tombé dans mes bras en pleurant. Non seulement Monseigneur est séquestré de façon inhumaine mais, en outre, son visage est caché sous un masque… Un masque en velours noir.

CHAPITRE 13 UNE FORTERESSE DANS LES ALPES

Cette nuit-là, bien après que tous se furent retirés, Sylvie garda les yeux grands ouverts, réfléchissant sur ce qu’elle venait d’entendre, rassemblant des souvenirs anciens ou plus récents comme les morceaux d’un jeu de patience. Le silence de la maison qui l’enveloppait d’un cocon rassurant était propice à cet exercice car jamais son esprit n’avait été aussi clair. Tout s’ajustait selon une logique implacable, depuis les nuits du Val-de-Grâce[82] jusqu’à la récente aventure de Philippe, tellement incompréhensible pour qui ne savait rien du plus lourd secret pesant sur la maison de Bourbon. Si le Roi Très Chrétien pouvait espérer que les hasards d’une bataille le délivrent d’un lien qui devait tourner au cauchemar, la loi de Dieu lui interdisait, sous peine de damnation, d’ordonner de façon directe ou indirecte la mort de son père. Même un « accident » de parcours l’entacherait d’infamie : on ne triche pas avec le Tout-Puissant ! Restait à le faire passer pour mort, à s’assurer de sa personne, à l’enfouir en un lieu si secret, si retiré du monde que personne ne songerait à l’y chercher. Tout s’expliquait, même le masque ! Aucun visage n’était plus connu, plus populaire en France que celui du duc de Beaufort, prince de Martigues, Roi des Halles, amiral de France… Ce fut le choix de Pignerol, le donjon du bout du monde où languissait Fouquet, que Louis XIV considérait comme son pire ennemi. Combien significatif des sentiments profonds de ce jeune homme ! Il mettait là ceux qui avaient encouru sa haine !

Seulement, dans cette prison des neiges devant qui toute autre qu’elle se fût abandonnée au désespoir, Sylvie voyait, au contraire, une chance exceptionnelle. Il y avait là une carte maîtresse qu’elle décida de jouer. Quand le premier coq du village de Charonne eut jeté son cri, aussitôt relayé par celui des moines de Saint-Antoine, Sylvie tâta son côté encore douloureux, s’assit dans son lit puis doucement se leva. C’était plus facile qu’elle ne l’aurait cru. En dépit de sa nuit blanche, elle n’avait pas de fièvre et se sentait presque bien. Assez en tout cas pour aller jusqu’au cabinet florentin d’écaille, d’ivoire et d’argent, jadis offert par la duchesse de Vendôme à l’occasion de son mariage et qui la suivait toujours dans ses diverses résidences. Elle l’ouvrit, découvrant une collection de petits tiroirs encadrant une niche qui abritait une statuette de la Vierge en ivoire. Elle se signa, ôta la statuette et fit jouer l’ouverture d’une petite cache. Le moment était venu d’en sortir certain papier qu’elle gardait là depuis dix ans sans imaginer qu’il pût un jour lui servir. Elle le relut soigneusement puis, allumant un chandelier à sa veilleuse, elle alla gratter doucement à la porte de son parrain qui lui ouvrit aussitôt… Perceval était en robe de chambre, mais la fumée qui emplissait la pièce disait assez qu’il n’avait pas dormi lui non plus. La visite de Sylvie ne lui causa aucune surprise. Son regard alla du visage encore pâle mais résolu au document qu’elle tenait à la main. Puis il sourit :

— Je me demandais si vous alliez y penser, dit-il en la faisant entrer.

À l’aube du lendemain, Philippe repartait pour Pignerol avec des instructions bien précises.

— Je te rejoindrai dans deux mois environ, lui avait dit sa mère.

Aussitôt corrigée par Perceval :

— « Nous » te rejoindrons ! Vous n’imaginez pas, mon cœur, que je vais vous laisser courir les routes seule alors que la mauvaise saison sera là ? Je suis peut-être un vieil homme mais je tiens encore debout.

— Je préférerais que vous restiez auprès de Marie puisque Corentin continue de monter la garde à Fontsomme où, grâce à Dieu, le Roi n’a pas encore nommé de titulaire…

— Marie passe sa vie à guetter des lettres d’Angleterre. Elle les guettera tout aussi bien chez sa marraine qui se sent un peu seule à Nanteuil-le-Haudouin. Moi, je vous accompagne !

Tous deux étaient si déterminés que l’intéressée, lorsqu’elle fut mise au courant, ne souleva aucune objection. Elle savait que sa mère allait s’engager dans une aventure dangereuse et elle se refusait à lui être une gêne quelconque. En outre, elle aimait beaucoup Mme de Schomberg. C’était auprès de l’ex-Marie de Hautefort au caractère si bien trempé qu’elle serait le mieux pour attendre le retour des chers aventuriers et le résultat de leur entreprise. En partageant ses angoisses on les trouve moins pesantes…

Durant le mois qui suivit, Sylvie se soigna du mieux qu’elle put, mit ordre à ses affaires au cas où il lui arriverait malheur et écrivit quelques lettres dont une au Roi et une pour ses enfants. Elle les confia à Corentin que Perceval avait envoyé chercher. Enfin tout fut prêt et, le samedi 14 novembre au petit matin, les deux voyageurs, laissant derrière eux Jeannette que Sylvie s’était refusée à emmener, quittaient la rue des Tournelles pour prendre une route qui allait durer trois longues semaines…

Aux confins du royaume et au flanc des Alpes italiennes, la gigantesque citadelle de Pignerol, écrasant de sa masse la petite ville triste et l’entrée de la vallée du Chisone, ressemblait tout à fait à ce qu’elle était : le sourcil froncé de la France dardé sur le duché de Savoie-Piémont dont Turin était alors la capitale. Au traité de Cherasco, en 1631, Richelieu avait obtenu cette place forte commandant la route de Turin, ce balcon de surveillance accroché au flanc du royaume, et l’avait fortifié en conséquence.

À mesure qu’ils en approchaient, les voyageurs découvraient avec un peu d’effroi les formidables bastions de pierre rougeâtre profilant leurs lignes brisées. De là surgissait le « château » dans le style de la Bastille : rectangle crénelé, flanqué de grosses tours rondes que dominait le donjon proprement dit, étroit par comparaison avec le reste des bâtiments, mais si haut qu’il ressemblait à un doigt menaçant cherchant à percer le ciel. La première impression fut sinistre : auprès de cette prison du bout du monde, Vincennes ou la Bastille devaient avoir l’air assez bon enfant ! Les plaques de neige accrochées aux rochers et le ciel bas, d’un vilain gris jaune annonçant d’autres chutes, le froid qui régnait, tout cela ajoutait à l’impression de désolation. Sous l’amas de fourrures dont Perceval l’avait emmitouflée, Sylvie eut un frisson. Sa pensée se partagea entre l’homme qu’elle aimait et que l’on avait ramené de si loin pour le jeter sur cette terre de désespoir, et le charmant, le délicat Fouquet, l’être sans doute le plus raffiné du monde croupissant là, si près et si loin tout à la fois. L’impression fut si forte que l’ardente conviction qui la soutenait depuis le départ en fut ébranlée : était-il vraiment possible de sortir un être humain de ce piège de pierre ?

— Ce n’est pas le moment de perdre courage, dit Perceval qui suivait sans peine le cheminement de sa pensée. À chaque jour suffit sa peine et quelque chose me dit qu’un premier problème va bientôt se présenter…

Les deux chevaux attelés à la voiture venaient de grimper la rampe menant à l’entrée de la petite cité montagnarde enfermée dans des remparts récents. On se glissa dans des ruelles étroites et noires creusées comme des failles entre de hautes maisons aux toits rouges pour déboucher sur une place, dont la majeure partie était occupée par une belle église ogivale flanquée d’un campanile : le Dôme. En face ouvrait l’auberge soigneusement décrite par Philippe où l’on était convenu de le retrouver ainsi que Pierre de Ganseville… Et le problème annoncé par Raguenel apparut aussitôt à Sylvie : devant l’auberge, des chevaux noirs, des tapis de selle rouges, des tuniques bleues frappées de croix fleurdelysées blanc et or.

— Des mousquetaires ! souffla-t-elle atterrée.

— Il m’avait bien semblé en apercevoir un dans une rue transversale, soupira Perceval, mais j’espérais m’être trompé.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? Le Roi n’est tout de même pas ici ?

— Sûrement pas ! Je croirais plus volontiers qu’ils ont accompagné quelque prisonnier illustre. Souvenez-vous que ce sont eux qui ont amené Fouquet…

— À moins qu’ils ne viennent en chercher un autre pour le conduire dans un autre château ? murmura Sylvie d’une voix blanche. Mon Dieu, qu’allons-nous faire ?

D’un mouvement instinctif, elle se penchait déjà pour ordonner à Grégoire de rebrousser chemin. Perceval l’en empêcha :

— Ce serait le meilleur moyen d’attirer l’attention sur nous et il n’y a aucune raison de s’affoler. Souvenez-vous ! Nous sommes d’honnêtes voyageurs, des pèlerins sans plus. La nuit tombe, il fait froid et nous allons faire étape…

Les soldats, dont tous avaient mis pied à terre à présent, s’écartaient, en effet, le plus naturellement du monde devant les cris impérieux de Grégoire qui réclamait : « Place, messieurs les mousquetaires ! Place ! »

— Miséricorde ! gémit Sylvie ! Il se croit encore à Saint-Germain ou à Fontainebleau !

On s’y serait cru en effet. Non seulement, les interpellés obéirent mais l’un d’eux, apercevant derrière la vitre une silhouette de femme, poussa la galanterie jusqu’à ouvrir la portière et présenter sa main gantée. Il fallut bien accepter, remercier d’un sourire et se laisser guider vers la porte au seuil de laquelle l’aubergiste venait d’apparaître et saluait avec le respect auquel invite une confortable voiture de voyage, même couverte de boue. C’est alors que Sylvie crut que le ciel lui tombait sur la tête, bien qu’elle en eût la vague prescience : derrière l’homme au tablier blanc, d’Artagnan en personne venait d’apparaître et bouchait la porte. Impossible de lui échapper. D’ailleurs, il l’avait déjà reconnue et son visage s’illuminait ; il bouscula l’aubergiste pour se précipiter vers elle :

— Ma belle duchesse ! s’écria-t-il, employant dans sa joie le terme dont il se servait lorsqu’il pensait à elle – il arrivait même que ce fût Sylvie tout court ! Mais quelle merveille que vous voir paraître dans ce pays perdu. Entrez ! Venez vite vous réchauffer ! Vous êtes glacée !…

Il avait pris sa main qu’il dégantait pour en baiser les doigts puis garda dans les siennes. Comment lui dire que son apparition gelait Sylvie plus encore que la température extérieure ? Entraînée par lui, celle-ci se retrouva devant une grande cheminée où rôtissaient un mouton entier et quatre poulets :

— Par pitié ! murmura-t-elle au moment où il ouvrait la bouche pour activer l’aubergiste. Oubliez la duchesse mais souvenez-vous que je suis exilée. Je voyage sous un nom d’emprunt.

— Dieu que je suis bête ! Mais je suis si heureux ! Pardonnez les éclats de ma faconde gasconne !… Mais, au fait, où vous rendez-vous par ce temps ?

Perceval se chargea de la réponse :

— À Turin ! souffla-t-il.

— Vous fuyez la France ?

— Non. Nous sommes simplement des pèlerins qui vont porter leurs prières au Très Saint Suaire de Notre Seigneur. Ma filleule espère encore obtenir le retour de son fils dont elle refuse d’accepter la mort. Mais vous-même ? Par quel heureux hasard vous rencontrons-nous ?

Avant de répondre, d’Artagnan fit asseoir Sylvie près du feu et réclama du vin chaud pour les voyageurs ; enfin, avec un haussement d’épaules :

— Encore une de ces fichues corvées que je déteste : je viens de confier à M. de Saint-Mars un nouveau pensionnaire. C’est l’un de vos amis.

— Qui donc ?

— Le jeune Lauzun !… Non, ajouta-t-il vivement devant le mouvement brusque de Sylvie qui avait failli renverser son verre, ce n’est pas pour avoir mis hors de nuire le triste sire que l’on voulait obliger votre fille à épouser, mais c’est tout de même pour une histoire de mariage. Il n’était bruit ces temps derniers à la Cour que de sa prochaine union avec Mademoiselle…

— Cela donnait à parler en effet, d’après Mme de Motteville que cela amusait beaucoup tout en la scandalisant un peu…

— D’autres s’en sont scandalisés plus encore et, parmi ces personnes, la Reine elle-même et Mme de Montespan pour une fois d’accord. Toujours est-il qu’à l’avant-veille du mariage, alors que tout était prêt pour l’entrée triomphale de « M. le duc de Montpensier » au palais du Luxembourg, le Roi qui avait donné sa parole l’a retirée. Mademoiselle est au désespoir mais Lauzun, toujours aussi soupe-au-lait, a fort mal pris la chute de son beau rêve. Il a eu, avec le Roi, une scène violente à la suite de laquelle il a brisé son épée et l’a jetée presque à la face de Sa Majesté. Il a été arrêté sur l’heure. À présent il est là-bas, ajouta-t-il avec un mouvement de tête en direction de la forteresse, un peu repentant bien sûr, mais je crois qu’il y est pour un bout de temps ! Et moi, quelque regret que j’en aie, je vais devoir y retourner pour souper chez Saint-Mars tandis que mes hommes vont festoyer ici avec les officiers de M. de Rissan[83].

— Pauvre Lauzun ! soupira Sylvie avec une amertume qu’elle n’essaya même pas de cacher. Il devrait pourtant savoir qu’il est malsain de s’en prendre au Roi, surtout quand c’est lui qui a tort. Parole de Roi ne se reprend pas !

— Vous en avez fait l’expérience, ma pauvre amie ! Mais sachez que je n’aurai de cesse que votre ordre d’exil, tellement incompréhensible, soit rapporté. Je souhaite si fort vous revoir à la Cour !

— Je n’ai aucune envie d’y retourner. Par grâce, laissez-moi à mon obscurité ! Il se peut d’ailleurs que je la souhaite plus épaisse encore et cherche le refuge final d’un couvent…

— Oh non ! Pas vous ! Vous y péririez d’ennui ! Et puis vous êtes trop jeune…

— Trop jeune alors que la cinquantaine approche ? Vous serez toujours aussi galant, mon ami.

— Pourquoi pas flatteur ? Or je suis tout ce que vous voulez sauf cela. Si je dis que vous êtes jeune c’est que je le pense. Regardez-vous dans un miroir !

Deux hommes pénétraient dans la salle : Philippe et Pierre de Ganseville. Un coup d’œil leur suffit pour apprécier la situation. Aussi se dirigèrent-ils vers une table un peu éloignée sans paraître s’occuper de ce qui se passait.

— Pour en revenir à Lauzun, dit Perceval, qui venait d’avoir une idée, ne serait-il pas possible de lui faire une visite un peu réconfortante ? Mme de Raguenel et moi – sur le passeport qu’il avait obtenu, Perceval avait mentionné Sylvie comme sa nièce ! – lui avons de si grandes obligations ! Il n’est pas au secret au moins ?

— Je ne pense pas. Il est même, je crois, assez bien traité… J’en parlerai tout à l’heure à Saint-Mars, mais… à une condition.

— Laquelle ?

— N’allez pas, une fois là-bas, demander la même faveur pour M. Fouquet. Je sais combien vous l’aimiez mais lui est toujours au secret.

— Je vous en donne ma parole, dit Sylvie. Ce serait si bon à vous de nous obtenir cette faveur ! Marie, qui se mariera bientôt avec celui qu’elle aime, lui doit son bonheur…

— Je ferai de mon mieux !

Il prit la main de Sylvie et la baisa un peu plus longtemps peut-être que ne l’exigeait la courtoisie, puis se retira en promettant de revenir au matin, soit pour escorter ses amis chez Saint-Mars, soit pour les mettre en voiture pour Turin avant de reprendre lui-même le chemin de Paris. Ceux-ci le suivirent des yeux, le virent dire quelques mots à son brigadier et quitter la salle.

— Demain matin, ma chère, vous serez malade ! marmotta Perceval. Votre amoureux n’aura pas le plaisir de vous mener chez le gouverneur. Ni d’ailleurs de vous faire un bout de conduite en direction de la ville.

— Et s’il décidait d’attendre ma guérison ?

— Ce serait à craindre s’il était seul, mais c’est un soldat ; il est très strict sur la discipline et ne peut, pour convenance personnelle, immobiliser ici une quarantaine de mousquetaires. Allons à présent demander nos chambres et nous y faire servir à souper.

Escortés par la femme de l’aubergiste, ils gagnèrent l’escalier raide qui menait à l’étage en se gardant bien d’accorder un regard aux deux buveurs attablés à côté. En passant près d’eux, le chevalier de Raguenel demanda négligemment à son hôtesse quelles chambres elle leur attribuait.

— La première et la deuxième à main droite, répondit la femme.

Philippe sourit dans sa barbe. Un peu plus tard dans la nuit, après le départ des convives vers leurs cantonnements de la citadelle, il vint gratter à la porte la plus proche de l’escalier, celle où logeait Perceval.

— Voilà deux jours que nous vivons dans l’angoisse, chuchota-t-il. Vous imaginez ce que nous avons pensé en voyant arriver les mousquetaires et plus encore ce soir en voyant d’Artagnan causer avec Mère ?

— Rassure-toi ! Jusqu’ici tout va bien…

En quelques mots, il relata la conversation avec le capitaine, ajoutant que l’on pouvait même voir une chance dans cette rencontre puisqu’elle allait permettre d’obtenir une visite chez Saint-Mars sans avoir à la demander directement. Philippe fit la grimace :

— C’est cette entrevue, justement, qui me tourmente. Avez-vous une idée du danger que vous allez courir ?

— Qui ne risque rien n’a rien et ta mère est très déterminée à se servir de l’arme qu’elle possède. Rappelle-toi ce que l’on t’a raconté à Paris : il y a dix ans, à Saint-Jean-de-Luz elle a évité à un mousquetaire nommé Saint-Mars d’être pendu comme voleur. En remerciement, il lui a écrit une lettre aux termes de laquelle il lui fait don de sa vie et de son honneur au cas où elle en aurait besoin. C’est cette dette qu’elle va lui demander de payer.

— Un homme change en dix ans. Il se peut que le geôlier ne juge pas cette dette suffisante pour contrebalancer la remise d’un prisonnier de cette importance. Depuis qu’il est ici, Ganseville a jugé plus prudent de ne pas rester à l’auberge. Il a loué une petite maison en ville, entre le vieux palais des princes d’Achaïe et l’église Saint-Maurice qui est en haut de la ville[84]. Il s’y donne pour un descendant de Villehardouin qui souhaite écrire l’histoire de l’antique principauté et en recherche les traces…

Les sourcils de Perceval remontèrent au milieu de son front :

— Où diable a-t-il été chercher cette idée ?

— C’est tout simple : il descend de Villehardouin par les femmes. Il s’en est souvenu lorsqu’on nous a montré le palais. L’idée de s’en servir est venue ensuite. Sa présence constante à l’auberge aurait pu éveiller l’attention à la longue. Dans son logis, il est plus libre et les gens le regardent avec plus de sympathie, ce qui ne l’empêche pas de descendre à l’auberge tous les jours, boire un pot de vin et, parfois, y manger. Il parle peu mais il écoute et comme il paie volontiers un pichet on parle devant lui. Un bruit court depuis quelques semaines d’un prisonnier tellement important qu’on lui fait porter un masque. Il n’aurait pas le droit de l’ôter sous peine de mort, pas le droit de parler, sinon au gouverneur, et ce serait celui-ci qui lui porte à manger et tout ce dont il a besoin, mais il aurait droit au linge le plus fin, à la meilleure nourriture…

— Avance-t-on une hypothèse sur son nom, sa personne ?…

— Pas encore, mais on s’interroge loin des oreilles des soldats. Voilà la situation, cher « Parrain ». Ce qui ne m’a pas empêché de faire les préparatifs que nous avons décidés à Paris : Nous avons des chevaux chez Ganseville et j’ai acheté une tartane qui nous attend dans le port de Menton.

— Pourquoi l’as-tu fait si tu penses que c’est perdu d’avance ?

— Je n’ai jamais dit cela. J’ai dit que Saint-Mars aimera peut-être mieux mourir que lâcher ce prisonnier-là dont il ne pourrait expliquer la disparition. Seulement, à cela nous avons une solution que le masque rend possible : Ganseville a décidé de prendre sa place…

— Prendre sa place ?

— Si quelqu’un peut le faire, c’est bien lui. Ils ont le même âge, la même taille, presque la même couleur de cheveux, sans compter les yeux bleus, et comme seul le gouverneur du château peut l’approcher… C’est, je crois, notre meilleure chance de mener à bien le projet de Mère…

L’idée était aussi généreuse que géniale. Perceval l’admira sans réserve, mais bientôt son enthousiasme s’éteignit :

— Vous qui connaissez si bien Beaufort, comment pouvez-vous croire qu’il accepterait cela ?

— Il faudra le convaincre. Pierre se fait fort d’y parvenir. Et puis… Mère sera là. À ce propos, il est indispensable que Ganseville l’accompagne en vos lieu et place.

— Tu veux que je la laisse aller seule dans ce piège ?

Philippe posa ses deux mains sur les épaules de son vieil ami dont la soudaine tristesse le touchait :

— Elle ne sera pas seule et Ganseville se ferait tuer pour elle. En outre – pardonnez-moi ! – il est plus jeune que vous… et beaucoup plus entraîné aux armes.

— On ne saurait dire avec plus de grâce que je ne suis plus qu’une vieille bête ! grogna-t-il en secouant les épaules pour échapper à l’étreinte consolante. Mais au fond tu as raison… À propos, où loges-tu ?

— Ici bien sûr, bien que je n’y sois pas à demeure. Je bouge beaucoup et je suis censé avoir lié connaissance avec Ganseville ici… Essayez de dormir, à présent ! Je vais en faire autant…

Le lendemain, comme convenu, Sylvie était malade. Lovée au fond de son lit sous un amoncellement de couvertures et d’édredons, elle toussait à fendre l’âme quand d’Artagnan se présenta à l’auberge :

— La pauvre dame a pris froid, c’est sûr, lui dit l’hôtesse qui justement s’apprêtait à monter un bol de lait chaud. Monsieur son oncle est auprès d’elle.

Le pli soucieux entre les sourcils du capitaine se creusa un peu plus.

— Je vous suis. Il faut que je parle au moins à lui…

Laissant sa prétendue nièce aux mains de la bonne femme, Perceval sortit de la chambre et entraîna d’Artagnan dans la sienne.

— Elle n’est pas raisonnable, lui confia-t-il. Elle ne prend pas assez soin d’elle-même : ce voyage, alors que nous abordons l’hiver, était une folie, mais elle n’a pas voulu m’écouter et, depuis qu’elle a été si malade, j’évite de la contrarier…

— Si vous espérez lui faire rebrousser chemin, vous vous trompez. Telle que je la connais, si elle a décidé d’aller prier au saint suaire, elle ira…

— Oh, je ne l’ignore pas !… Au fait, pourrons-nous voir M. de Lauzun ?

— Oui. Je venais vous dire que Saint-Mars vous recevrait ce soir vers neuf heures. Je ne vous cache pas que cela n’a pas été sans mal. Je n’ai jamais connu cet homme aussi pusillanime, aussi inquiet. Il donne l’impression d’être assis sur un tonneau de poudre. Je ne sais à quoi cela tient. C’est proprement ridicule. Quoi qu’il en soit j’ai réussi, mais il m’a fallu lever l’incognito de la duchesse. Il a admis qu’il lui devait quelque chose…

— Quelque chose ? fit le chevalier de Raguenel avec dédain. C’est priser bien bas son honneur et sa vie…

— C’est ce que je lui ai dit mais que voulez-vous, il n’est plus mousquetaire. Seulement geôlier. Et un geôlier fort bien payé : cela vous change un homme… Bon, je vais aller lui annoncer la maladie de notre duchesse et lui dire que c’est partie remise. De toute façon je vais rester ici jusqu’à ce que vous ayez vu Saint-Mars…

Soudain, Perceval eut aussi chaud que Sylvie dans son lit.

— Mais, vos ordres, vos hommes ?…

— Cahuzac, mon brigadier, peut se mettre en route avec eux. Je les rattraperai plus tard…

C’était la dernière chose à faire et pour un peu Perceval eût crié « Au secours ». Pourtant, il eut assez d’empire sur lui-même pour réagir comme il convenait. Son visage devint un poème de sérénité et de charité chrétienne tandis qu’il posait une main lénifiante sur l’épaule du mousquetaire :

— Non, mon ami. Nous ne pouvons accepter que vous vous mettiez pour nous dans un mauvais cas. Déjà vous en avez fait beaucoup en obtenant de M. de Saint-Mars qu’il nous permette d’embrasser le cher Lauzun. Ma filleule refusera que vous fassiez plus…

— Je ferais bien davantage pour Mme de Fontsomme. Comprenez que j’aie peine à l’abandonner, malade, dans ces montagnes hostiles…

— Si vous m’accordiez confiance ? fit Perceval la mine vexée. Je suis un peu médecin et je peux vous assurer qu’elle sera vite remise. Le pèlerinage fera le reste et nous rentrerons sagement à Paris ensuite.

— N’y voyez pas offense, chevalier ! Je sais bien que vous veillez sur elle comme un père. Eh bien, je reviendrai lui faire mes adieux tout à l’heure… Ah, n’oublions pas ceci ! Le laissez-passer pour vous rendre au château. Sans lui vous ne franchiriez pas la première enceinte. Je retourne prévenir Saint-Mars et je reviens…

L’alerte avait été si chaude que Perceval dut s’asseoir avant d’aller rendre compte à Sylvie. Qui le réconforta :

— Ce cher ami ! ajouta-t-elle avec un soupir attendri. S’il nous a fait peur quand nous l’avons découvert ici, il faut avouer qu’il nous aura fort aidés sans le vouloir. Son laissez-passer est sans prix. Cela vaut bien un peu d’angoisse et vous avez su dire ce qu’il fallait…

Sa reconnaissance – et aussi la profonde amitié qu’elle lui vouait – lui dicta des mots charmants quand le capitaine vint la saluer avant son départ. Elle promit de prier pour lui à Turin, mais ce fut tout de même avec un vif soulagement qu’elle entendit le pas des chevaux décroître puis s’éteindre sur la route de montagne. Le temps toujours froid, sans excès, s’était éclairci dans la nuit. On pouvait en augurer que le voyage des mousquetaires serait sans encombre… Restait maintenant à patienter dans cette chambre d’auberge pendant les trois jours que l’on avait fixés comme terme à sa maladie fictive.

Dans l’après-midi du quatrième, Sylvie et Perceval quittaient ostensiblement Pignerol en direction de Turin. Au bout d’un quart de lieue, on abandonna la route pour un chemin qui s’enfonçait entre deux collines et rejoignait une ferme en ruine, depuis longtemps repérée par Philippe et dont, pendant la « maladie » de sa mère, il avait montré l’accès à Grégoire. C’est là que l’on retrouva Ganseville et Philippe. On allait y attendre la nuit et l’heure de se rendre chez Saint-Mars à qui, le matin, Sylvie avait fait porter un mot par son cocher, annonçant sa visite pour le soir même.

Jamais sans doute le sablier du temps ne se vida si lentement. Les cinq personnes réunies là étaient à la fois pressées par la hâte de commencer l’aventure et conscientes des périls qu’elle comportait. Tout allait dépendre des réactions de Saint-Mars. S’il se considérait quitte envers Sylvie par une simple rencontre avec un prisonnier somme toute anodin, tout était à craindre lorsqu’il saurait le but réel de la visite et le chevalier de Raguenel s’efforçait de cacher la peur grandissante qu’il éprouvait. D’autant plus poignante qu’il n’y serait pas : seul Pierre de Ganseville jouant son personnage accompagnerait Mme de Fontsomme. Lui et Philippe allaient devoir attendre dans les ruines le retour de la voiture. Si elle revenait ! Et il n’était pas possible d’exprimer son angoisse tout en sachant fort bien que ses compagnons devaient en éprouver autant.

Deux d’entre eux, pourtant, affichaient un véritable optimisme : Sylvie d’abord, galvanisée par l’idée de se dévouer pour celui qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer. Ensuite Pierre de Ganseville. De l’homme accablé par le désespoir et hanté par les idées de suicide que Philippe avait rencontré sur le Lacydon, il ne restait rien. L’approche de l’action, l’excitation de ce qui serait peut-être le dernier combat lui restituaient, non pas un courage inhérent à sa nature, mais une vitalité nouvelle. Tout à l’heure, quand Sylvie, en le rejoignant pour la première fois, l’avait embrassé spontanément sans rien dire mais avec des larmes dans les yeux, il avait retrouvé pour elle son sourire d’autrefois :

— Il ne faut pas pleurer, madame la duchesse ! Rien ne peut me rendre plus heureux que ce que nous allons accomplir, si Dieu le veut, et je l’ai tant prié que j’ai confiance.

— Croyez-vous sincèrement qu’il acceptera de vous laisser sa place si nous arrivons à l’atteindre ?

— Il le faudra bien parce que cette vie recluse qui m’attend, je l’aurais choisie s’il n’existait pas. J’aurais pleuré ma chère épouse dans le plus sévère des monastères en attendant l’heure de la rejoindre. Dans la prison de Pignerol, je sais que je serai heureux parce que je le saurai libre dans l’île où vous voulez le ramener. Il y sera captif aussi mais le cachot sera à ses dimensions et il retrouvera la mer…

Il n’y avait rien à ajouter.

La nuit vint enfin et, avec elle, le moment de se mettre en route. Tandis que Ganseville vérifiait une dernière fois les armes dont il était bardé – deux pistolets et une dague en sus de son épée, le tout caché par son grand manteau noir –, Sylvie embrassa son fils et son parrain, raides d’angoisse inavouée, en s’obligeant à donner le ton de l’au revoir et non celui de l’adieu à leur séparation, puis monta calmement dans la voiture où Ganseville la rejoignit.

On fit le chemin en silence. Le temps s’étant maintenu froid et sec, l’obscurité n’était pas totale. Les yeux s’y accoutumaient aisément. De temps en temps, Sylvie tournait la tête vers son compagnon qui restait immobile. Seul, un léger mouvement de sa bouche révélait qu’il priait. Elle ne voulut pas le troubler. À mesure que l’on approchait son cœur battait plus fort, ses mains se refroidissaient dans leurs gants. Quand, après avoir gravi la rampe d’accès, on fit halte au premier poste de garde, elle ne put s’empêcher de chercher la main de son compagnon et de la serrer, tandis que Grégoire présentait le laissez-passer que le factionnaire examina à la lumière d’une lanterne. Ganseville, alors, tourna la tête vers elle et lui sourit d’un air si encourageant qu’elle se sentit mieux. Le soldat rendit le document, salua et recula. Grégoire fit repartir ses chevaux. Deux arrêts encore et l’on pénétrait enfin au cœur du château, dans la cour que dominait la silhouette vertigineuse du donjon, loin au-dessus des trois tours d’enceinte… Là, un garde prit livraison des visiteurs et les dirigea vers les appartements du gouverneur qui occupaient un large espace entre la chapelle du château et la grande tour sud-est[85].

À sa surprise, Sylvie, mal impressionnée par les rudes bâtiments médiévaux, vit que de vraies fenêtres leur donnaient une vue sur la vallée, qu’ils renfermaient de beaux meubles et qu’ils étaient arrangés avec un goût révélant une main féminine. Elle se souvint alors que Saint-Mars était marié, que sa femme, sœur de la maîtresse de Louvois, passait pour extrêmement belle – et extrêmement sotte ! –, mais qu’elle n’était pas Maïtena Etcheverry pour laquelle l’ex-mousquetaire était prêt jadis à tant de folies. Leur guide abandonna les nouveaux venus dans une pièce assez petite et fort encombrée d’armoires et de livres autour d’une table de travail chargée de papiers. Deux sièges lui faisaient face. Sylvie se posa sur l’un. Ganseville resta debout. L’attente fut brève. Une porte s’ouvrit et Saint-Mars entra…

En dix ans, il avait changé de façon notable. Plus épais, plus enveloppé – on ne transforme pas impunément un cavalier en fonctionnaire sédentaire ! –, son visage bien rasé était plus plein sous la perruque ne permettant pas de voir si les cheveux blanchissaient et ses yeux gris, que Sylvie avait vus pleins de larmes, étaient à présent bien secs et durs comme les pierres de sa forteresse. Il réserva cependant à sa visiteuse un accueil courtois, souriant et aussi chaleureux qu’il était possible chez un tel homme, se contentant pour le faux Perceval d’un salut protocolaire. L’idée effleura Sylvie qu’il devait être content d’en finir à si bon compte avec une vieille dette.

— Qui aurait dit que nous nous reverrions un jour, madame la duchesse, dans ces tristes lieux et après tant d’années !

— Dix tout juste. Ce n’est pas si long ! Mais je suis heureuse de constater que vous n’avez pas oublié nos… bonnes relations d’autrefois.

— Comment le pourrais-je alors que je vous dois tant ?

— Oh ! d’une façon bien simple, vous…

— Je sais ! Je vais donner ordre que l’on amène ici M. de Lauzun qui est de vos amis… Évidemment, je ne peux pas vous accorder une longue entrevue et vous le comprendrez sans peine.

Visiblement pressé d’en finir, il se ruait déjà vers la porte par où il était entré, mais Ganseville lui barra le passage :

— Doucement, monsieur ! Pas tant de hâte ! Mme de Fontsomme ne vous a pas appris ce qu’elle désirait au juste.

— Mais… M. d’Artagnan m’a dit…

— M. d’Artagnan n’était pas au fait de la question. Certes, nous aimons beaucoup M. de Lauzun…

— Mais c’est le prisonnier masqué de velours noir que nous voulons. Non pas voir un instant mais emmener ! assena Sylvie.

Comme si un serpent l’avait piqué, Saint-Mars se retourna vers elle qui s’était levée et venait de déplier la lettre écrite autrefois.

— Je… je ne sais de quoi vous voulez parler.

— Oh si vous le savez ! Il s’agit de cet homme… ou dirai-je de ce prince qu’on vous a amené il y a peu depuis Constantinople et que vous devez garder au secret. Il s’agit aussi de cette lettre où vous m’écrivez que votre vie et votre honneur m’appartiennent et que je peux venir vous les demander quand il me plaira…

— Et c’est ce que vous faites ? Mais c’est une erreur ! Il n’y a pas ici le moindre prince. Certes, je l’avoue il y a bien… un prisonnier que je tiens au secret, dont je m’occupe seul et que personne ne voit ; il s’agit d’un certain Eustache Dauger… et j’ignore pour quelle raison il est emprisonné. Tout ce que j’en sais est qu’il a été arrêté à Dunkerque et amené ici il y a deux ans…

À ce moment, un coup bref fut frappé à la porte et un geôlier entra, visiblement très mal à l’aise et en tortillant nerveusement son bonnet :

— Qu’est-ce que vous voulez, vous ? aboya Saint-Mars.

— C’est… c’est le valet de M. Fouquet… ce Dauger ! Il est malade et on ne trouve pas le médecin. L’a dû manger quelque chose d’mauvais. Y s’tord par terre. Qu’est-ce que j’fais ?

— Est-ce que je sais, moi ? Donnez-lui de l’émétique et tâchez de retrouver le médecin ! Maintenant sortez !

L’homme disparut comme un rat terrifié. Ganseville se rapprocha du gouverneur, un sourire menaçant aux lèvres.

— Dauger, hein ?… Valet de M. Fouquet ? et arrivé depuis deux ans ? Ce n’est pas là notre compte. Celui dont nous parlons est chez vous depuis environ quatre mois. Voulez-vous que je vous dise comment il s’appelle ?

— Non ! Si vous voulez vivre !… Soit, j’ai ici un prisonnier exceptionnel dont personne – vous entendez ? – personne ne doit savoir qui il est. Les ordres sont de le tuer s’il enlève son masque ou tente de communiquer avec qui que ce soit d’autre que moi.

Replongé dans le devoir impitoyable qu’on lui avait imposé, Saint-Mars reprenait de l’assurance. Il avait eu très peur, mais la peur se dissipait sous l’effet de la colère :

— Et vous, ajouta-t-il, vous venez ici me le réclamer en échange de ce chiffon de papier qui n’intéresse que moi ? Je vous ai écrit, madame que ma vie vous appartenait ? Mais depuis que j’ai ici ce prisonnier, personne ne peut la réclamer sinon le Roi. Et, puisque vous savez le mot de ce redoutable secret, je dois vous appliquer ma consigne : vous ne sortirez plus d’ici. Vivants tout au moins !

Il allait saisir un cordon de sonnette mais Ganseville le devança et serra son bras avec tant de force qu’il le fit gémir de douleur. En même temps, il tirait une dague de sa ceinture et la lui appliquait sur le ventre.

— Tout doux, mon bonhomme ! Nous savons maintenant ce que vaut votre parole, mais vous, vous ne savez pas tout : nous avons des compagnons qui le connaissent aussi votre secret. Si nous ne sortons pas d’ici, le bruit s’en répandra à travers la France. Surtout à travers Paris qui n’oublie pas son Roi des Halles…

— Je ne vous crois pas. Vous essayez de m’influencer…

— Vraiment ? Oubliez-vous qu’à dix lieues d’ici, à Turin, règne la duchesse Marie-Jeanne-Baptiste, fille de sa sœur la duchesse de Nemours née Vendôme, et qu’elle aime beaucoup son oncle ?

— Je ne veux pas en entendre davantage…

— Oh que si ! Certes, nous serons morts mais le secret divulgué vous tuera vous aussi et le Roi aura une nouvelle Fronde.

— De toute façon je mourrai. Que croyez-vous qu’il arriverait si je vous remettais mon prisonnier ? fit-il en essayant de nouveau d’atteindre la sonnette sans y parvenir. Ganseville sourit avec férocité :

— Je vais vous dire, moi, ce qui se passerait : rien du tout !

— Allons donc ! Vous me voyez écrire à M. de Louvois pour lui annoncer que son prisonnier s’est évadé ? Nous faisons tout pour éviter ce malheur. Le prisonnier est bien traité si cela peut vous rassurer, mais moi seul peux le visiter. Moi, qui suis à la fois son geôlier et son valet.

— Qui vous parle d’évasion ? Nous ne saurions laisser votre cachot vide. Si vous remettez le duc à Madame ici présente, quelqu’un prendra sa place.

— Et qui donc, vous, peut-être ?

— Moi, tout justement ! Regardez-moi bien, Saint-Mars ! Je suis de la même taille. J’ai comme lui les cheveux blonds, les yeux bleus et je sais tout de lui parce que, depuis l’enfance, j’ai vécu auprès de lui dont j’étais l’écuyer. Je connais ses habitudes, sa façon de vivre. Presque sa façon de penser. Je suis venu ici pour prendre sa place…

— Allons donc ! Vous vous condamneriez à la prison perpétuelle ? Car c’est cela le sort qui l’attend. Aucun homme n’a ce dévouement !

— Moi si. Parce que je n’ai plus que lui à aimer. Parce que j’ai tout perdu…

Il relâchait sa pression, Saint-Mars en profita pour se dégager et revint vers sa table de travail en se massant le bras :

— Admettons ! exhala-t-il. Admettons que je fasse ce que vous demandez ! Que se passerait-il ? À mon tour, je vais vous le dire : dès qu’il serait dehors, il ameuterait ses partisans, il se changerait en chef de bande. Vous avez eu tort, il y a un instant, d’évoquer la Fronde !

Sylvie, alors, se fit entendre :

— Sur ma vie et mon salut éternel, rien de tout cela n’arrivera. Je l’emmènerai au bout du monde, dans un endroit connu seulement de lui et de moi. Il ne sera plus rien et sa vie sera aussi cachée que dans votre prison, avec cette différence que ses gardiens seront le ciel, la mer… et l’amour que je lui porte.

Les yeux gris du gouverneur ne cessaient d’aller de l’un à l’autre de ces deux êtres également vêtus de noir, comme des statues funèbres : la femme transfigurée par son amour, déjà loin de la forteresse, et l’homme sombrement déterminé qui n’avait remis sa dague au fourreau que pour saisir un pistolet. Saint-Mars se sentait pris au piège mais ne parvenait pas à s’y résigner.

— Non ! gémit-il. Non, je ne peux pas ! Allez-vous-en ! J’oublierai que je vous ai vus.

— Mais pas nous, dit doucement Sylvie. Si je repars sans lui, il en sera exactement comme si vous preniez notre vie : la France entière saura qu’il est vivant et où on le retient captif. Nous la soulèverons.

— Vous n’y arriverez pas. C’est loin, la Fronde…

— Sans doute, mais ils sont innombrables, ceux qui aiment le duc et refusent de croire à sa mort. Et son visage est connu de tout le royaume depuis les côtes de Provence jusqu’aux frontières du Nord. Il a combattu partout et partout il a laissé une empreinte. Il est amiral de France, il est le duc de…

Un élan jeta Saint-Mars sur elle pour plaquer une main sur sa bouche et empêcher que le nom redouté la franchît. Sylvie écarta doucement cette main et conclut avec plus de douceur encore :

— C’est pourquoi il doit, à jamais, porter un masque ? Eh bien… il y aura un autre visage sous le velours noir et nul n’en saura rien ! Que vous et moi…

— Et si M. de Louvois venait en inspection ? S’il voulait le voir ?

— C’est tout simple, reprit Ganseville. Quand le prisonnier est arrivé ici, il était masqué…

— En effet.

— Et vous ne l’avez jamais vu à nu ?

— Jamais. On me l’a remis ainsi et j’avais déjà mes ordres : je ne dois jamais voir son visage…

— Alors vous n’avez aucun moyen de savoir si, durant le long voyage depuis Constantinople, quelqu’un d’autre ne lui a pas été substitué. Vous avez pris ce que l’on vous a donné un point c’est tout ! Quant à Louvois, que voulez-vous qu’il vienne faire dans votre château des neiges ? Une inspection serait indigne de sa grandeur. La même chose pour Colbert… On se poserait des questions.

— On pourrait venir voir M. Fouquet ? Ou M. de Lauzun… votre ami, ajouta-t-il avec amertume en se tournant vers Sylvie.

— Il est bien réellement mon ami, fit-elle avec un petit sourire triste, comme l’était aussi M. Fouquet. Me direz-vous au moins comment il se porte, depuis tout ce temps ?

— Je ne dirai pas au mieux car sa santé n’a jamais été bonne mais il est calme, d’une grande résignation qu’il puise dans sa foi chrétienne. Il est… entièrement soumis à la volonté de Dieu. Ce qui n’est pas le cas de M. de Lauzun…

— De toute façon, personne ne viendra « inspecter » qui que ce soit, s’impatienta Ganseville. Le Roi souhaite ne se souvenir de l’ancien surintendant des Finances qu’au jour où on lui annoncera sa mort. Quant à Lauzun, il est en pénitence et on se gardera bien de lui laisser entendre que l’on puisse encore s’intéresser à lui. Maintenant que décidez-vous ? Le temps presse !

Il y eut un silence. Effondré dans son fauteuil, Saint-Mars pesait, dans son esprit, toutes les données du problème. On lui laissa un moment pour réfléchir. Le cœur de Sylvie battait si fort durant ces minutes de tension extrême qu’il lui semblait prêt à l’étouffer. Enfin, Saint-Mars se leva et vint à Ganseville :

— Enveloppez-vous de votre manteau, enfoncez votre chapeau sur vos yeux… et venez avec moi ! Vous, madame, vous attendrez ici !

Les deux hommes allaient sortir quand Sylvie s’élança vers l’ami si fidèle qu’elle ne reverrait plus, le saisit en se haussant sur la pointe des pieds et l’embrassa :

— Dieu vous garde et vous bénisse pour votre cœur généreux !

— Qu’il vous garde tous deux et je serai heureux ! répondit-il en lui rendant son baiser.

Puis il suivit celui qui allait devenir son geôlier et qui était déjà son complice…

Un long moment plus tard, dans sa voiture qu’un garde était venu l’inviter à rejoindre pour attendre son compagnon, Sylvie, le cœur battant la chamade et les yeux grands ouverts guettant la porte encadrée de deux pots à feu, vit sortir Saint-Mars accompagné d’un homme emmitouflé qui ressemblait tellement à Ganseville que sa gorge se serra. Sans un mot, le gouverneur le fit monter, salua Mme de Fontsomme, claqua la portière et fit signe au cocher de partir, puis rejoignit deux officiers qui venaient de sortir d’un bâtiment annexe.

Tétanisée par l’angoisse, Sylvie osait à peine respirer. Il faisait noir, dans cette voiture, et elle ne voyait de son compagnon qu’une ombre un peu plus épaisse, mais elle ne voulait pas prendre le risque de rompre le silence tant que l’on serait dans l’enceinte de la forteresse. L’espérance, cependant, revenait petit à petit : Ganseville n’aurait eu aucune raison de se taire si obstinément.

Le passage des postes de garde se fit plus vite qu’à l’aller. Ayant contrôlé la voiture à l’entrée, les sentinelles n’avaient guère de raisons de l’empêcher de sortir. Enfin, la dernière barrière entre la prison et le chemin libre fut franchie. Grégoire lança ses chevaux. L’ombre noire s’anima, desserra les plis du manteau, relevant le bord du chapeau, puis une voix sourde se fit entendre. Tellement différente des clameurs d’autrefois !

— Si vous n’étiez pas venue, jamais je n’aurais accepté qu’il prenne ma place, dit Beaufort. Il n’est pas juste qu’un autre paie pour moi les fautes que j’ai pu commettre.

— Vous n’avez commis d’autre faute que d’encourir la haine d’un roi que vous rêviez seulement de servir jusqu’à la mort…

— Si c’est cela, que ne m’a-t-il fait tuer ?

— Il comptait sur les hasards de la guerre. Dieu les lui ayant refusés, il n’osera jamais attenter à vos jours : ce serait se damner. Or vous passez pour mort. Il importait de s’assurer de votre personne et de la faire disparaître du monde des vivants sans vous tuer.

Elle parlait machinalement, déçue jusqu’au fond de l’âme de cette attitude lointaine et accablée. Elle se doutait bien qu’il n’accepterait pas facilement que Ganseville prenne sa place, mais elle espérait au moins un élan, un mot traduisant un peu de joie de la revoir. Les épreuves subies aux mains des Turcs puis au long de l’interminable voyage et enfin à Pignerol étaient-elles venues à bout de sa force, de son courage, de cette incroyable vitalité qui le caractérisait ? Elle se sentait tout à coup affreusement lasse… Et le silence, à nouveau, pesait entre eux…

La voiture à présent roulait dans la campagne nocturne. Sylvie entendit soudain :

— Où me conduisez-vous ?

— Tout près d’ici, dans une ferme en ruine. Là, Philippe et le chevalier de Raguenel vous attendent…

Alors, ce qu’elle n’espérait plus se produisit : il réagit avec une sorte de violence :

— Philippe ?… Vous voulez dire… votre fils ?

— Notre fils ! corrigea-t-elle sèchement. Comment croyez-vous que nous ayons pu relever votre trace jusqu’ici ? Il vous a suivi depuis le Bosphore jusqu’à Marseille à bord d’une felouque grecque aux ordres du grand vizir, puis de Marseille à Pignerol, cette fois avec l’aide de Ganseville rencontré par hasard sur le port où il cherchait à s’embarquer pour Candie afin d’essayer, au moins, de retrouver votre dépouille ou bien de périr. Le grand vizir ne vous a-t-il rien dit la nuit de votre départ ?

— Fazil Ahmed Pacha ? Non… Ce n’est pas faute pourtant d’avoir supplié qu’on vous renvoie Philippe, mais il disait toujours qu’il préférait le garder et que, d’ailleurs, il n’avait rien à craindre. La seule chose qu’il m’ait dite, avant de me remettre à ceux qui venaient me chercher, c’était une demande de pardon. Il lui déplaisait de livrer un homme qu’il considérait comme un ami mais ainsi l’exigeait la politique. Il ne pouvait faire autrement.

— Seulement il était inquiet pour vous et il a lancé sur votre piste celui dont il savait bien qu’il ferait tout et l’impossible. Arrivé ici, votre écuyer est resté dans la région pour surveiller les mouvements de la forteresse tandis que Philippe – que je croyais mort lui aussi – a galopé jusqu’à Paris pour nous prévenir. C’est lui qui nous a ramenés et vous connaissez la suite. De toute façon, vous aurez tout le temps d’échanger vos souvenirs pendant le voyage que vous allez faire ensemble… Des chevaux vous attendent dans les ruines et une tartane dans le port de Menton…

— Pour aller où ?

— Oh, là où il vous plaira ! fit-elle avec un soupir excédé. Il semble que nos plans ne vous satisfont qu’à demi, sinon pas du tout. Alors à vous de décider !

Elle avait hâte à présent que tout cela se termine, hâte de se retrouver seule avec Perceval dans cette voiture tandis qu’il galoperait vers la liberté. Elle avait tant espéré cet instant qu’elle l’avait paré de la tendre lumière de l’amour. Que restait-il de l’amour après tout ce temps ? Une question qu’elle regrettait maintenant de ne s’être pas posée.

— Mais… vous venez avec moi ?

— Non, dit-elle en détournant la tête, ce ne serait pas prudent. Pendant que vous rejoindrez Menton avec Philippe, Perceval et moi continuerons notre route vers Turin où nous sommes censés nous rendre en pèlerinage. Il faut que j’y aille… pour remercier Dieu de nous avoir permis de réussir votre évasion.

Soudain il se rua sur la portière en criant :

— Arrêtez, cocher !

— Vous êtes fou ? Que voulez-vous faire ? dit-elle en se jetant sur lui. Nous n’avons pas de temps à perdre…

— Moi, j’ai tout mon temps et je veux savoir. Quels plans aviez-vous préparés pour moi ? Allons, parlez, ou je retourne me constituer prisonnier…

— Quelle bonne idée ! Et que deviendrait alors Ganseville ? Si vous y tenez, voilà ce que nous avions prévu : vous faire traverser la mer jusqu’aux environs de Narbonne où vous trouverez sans peine des chevaux puis, en suivant les vallées des rivières, gagner un port sur l’océan, et enfin…

— Enfin ? Parlez que diable ! Il faut vous arracher les mots !

— Enfin Belle-Isle où j’ai conservé ma maison sur la mer…

L’image dut le frapper car il se calma aussitôt. Ce fut d’une voix changée, une voix où perçait enfin une joie qu’il murmura :

— Belle-Isle ! Depuis toujours je rêve d’elle… – puis retrouvant aussi vite sa hargne : Mais que pourrais-je y faire sans vous ? Ganseville m’a dit que vous m’attendiez, que vous alliez m’emmener…

— Et c’est cela qui vous a décidé ?

— Oui… – mais comme il n’avait jamais bien su mentir, il ajouta, plus bas : Et aussi la crainte qu’il se tue si je n’acceptais pas. Jamais homme a-t-il possédé cœur plus généreux ?…

— Ni plus désespéré ! L’avez-vous seulement regardé ? La mort de sa jeune épouse a failli le rendre fou. Seule l’idée de pouvoir encore quelque chose pour vous l’a aidé… Alors, que faisons-nous ?

Comme il ne répondait pas, Sylvie donna à Grégoire l’ordre de repartir. Beaufort s’était rejeté dans son coin mais elle l’entendit renifler et comprit qu’il pleurait.

— Regrettez-vous à ce point votre prison ? fit-elle douloureusement.

— Je ne sais pas encore… Vous m’offrez de vivre à Belle-Isle et je n’en espérais pas tant, mais Ganseville m’avait laissé entendre que vous m’accompagneriez et qu’enfin nous aurions ce bonheur, poursuivi notre vie durant sans jamais l’atteindre… Si c’est pour y vivre seul, quel paradis garderait son charme ?

— Cela veut-il dire que vous m’aimez toujours ?

— Je ne vous ai jamais permis d’en douter, assura-t-il avec une mauvaise foi masculine, inconsciente sans doute mais si flagrante que Sylvie ne put s’empêcher de rire.

— Mais vous ne faites que bouder depuis que vous êtes monté dans cette voiture… J’ai même cru un moment que vous m’en vouliez.

— Mais je vous en veux ! Ne pouvez-vous comprendre quelle douleur, quelle honte j’éprouve à condamner un homme que j’aime plus qu’un frère à un sort si cruel ? Tout à l’heure, je me suis retrouvé auprès de vous étourdi, assommé par ce qui m’arrivait. Je ne pensais qu’à cette porte refermée sur lui, au claquement sinistre des verrous… à ce masque enfin qu’il porte à ma place. La joie de vous revoir passait au second plan, mais si je dois aussi renoncer à vous…

Sylvie tendit la main, rencontra un poing crispé qu’elle recouvrit de ses doigts :

— J’ai dit que je ne vous accompagnais pas ; je n’ai jamais dit que je ne vous rejoindrais pas. N’avais-je pas juré d’être à vous si vous reveniez vivant ?

L’instant d’après elle était dans ses bras avec, contre sa joue, un visage humide et barbu dont les lèvres cherchaient les siennes.

— Jurez-le encore ! exigea-t-il entre deux baisers si ardents qu’en dépit du bonheur éprouvé, Sylvie détourna la tête au prix d’un effort de volonté.

— Nous arrivons. N’oubliez pas que Philippe ignore toujours ce que nous sommes l’un pour l’autre ! Je ne voudrais pas qu’une révélation inattendue…

La voiture s’engageait dans le chemin de terre dont les cahots lui coupèrent la parole.

— Vous n’avez pas juré.

— Le faut-il vraiment ?

Ce fut elle, alors, qui revint contre lui pour un dernier baiser, avant de s’écarter avec la conscience cruelle que des mois s’écouleraient sans doute avant que tous deux ne goûtent de nouveau ce bonheur. Il dut le ressentir aussi car il soupira :

— Un jour viendra-t-il enfin où nous ne nous séparerons plus ?

— Ce jour est proche, n’en doutez pas, mon cœur, affirma-t-elle soudain envahie de certitude. Bientôt nous serons ensemble là où le monde nous oubliera…

Un moment plus tard, deux cavaliers quittaient la ferme en ruine pour s’engager dans un chemin qui, par Saluzzo et Cuneo, les conduirait à Menton et à la mer libre. Puis ce fut le tour de la voiture emportant Sylvie et Perceval vers Turin où les pauvres recevraient une généreuse aumône. Sylvie avait de grands mercis à dire au Seigneur…

CHAPITRE 14 LES AMANTS DU BOUT DU MONDE

Le mariage de Marie de Fontsomme avec Anthony Selton eut lieu dans la chapelle du château de Saint-Germain dans les premiers jours du mois d’avril 1672, en présence du Roi, de la Reine, de toute la Cour et du duc de Buckingham venu représenter le roi Charles II et combattre aux côtés de la France dans la guerre de Hollande qui allait commencer. Un très brillant mariage symbolisant en quelque sorte le traité de Douvres, dernière œuvre de la charmante Madame, duchesse d’Orléans, si tôt et si cruellement disparue ! L’atmosphère n’en était pas moins étrange dans la chapelle pleine de fleurs et de lumière où Marie, ravissante dans une robe de satin blanc parfilée d’argent et brodée de perles, fut conduite à l’autel par son frère le jeune duc de Fontsomme, miraculeusement échappé aux prisons ottomanes et dont les aventures passionnaient les salons depuis son retour. Aventures soigneusement élaborées et mises au point dans la « librairie » du chevalier de Raguenel dont la vaste culture – l’imagination aussi ! – s’était révélée d’un grand secours durant les entretiens subis par le jeune homme dans les cabinets ministériels. Tout s’était passé à merveille et le Roi lui avait rendu sans la moindre difficulté – peut-être même avec une sorte de soulagement ? – les titres et biens si aventurés dans l’affaire Saint-Rémy.

Le bonheur des fiancés, l’éclat du royal décor, c’était le côté positif de l’événement. Le négatif, c’était l’absence de la duchesse de Fontsomme à qui le Roi ne permettait toujours pas de reparaître devant lui et qui, à cette même heure, priait pour le bonheur de sa fille au milieu des moniales au couvent de La Madeleine, cher à son amie la maréchale de Schomberg venue discrètement l’y rejoindre. C’était la mine affreuse de la Reine en deuil de sa dernière fille, une petite Marie-Thérèse de cinq ans, morte un mois plus tôt, et qui, sans joie aucune, se retrouvait enceinte une fois de plus. C’était les larmes de Mademoiselle, inconsolable du sort fait à son bien-aimé. Celles aussi, brillantes de colère, de Buckingham lorsqu’il posait les yeux sur la princesse allemande, plantureuse et un rien vulgaire, épousée depuis le dernier automne par le duc d’Orléans : on l’appelait à présent Madame et le jeune duc le ressentait comme un soufflet, incapable qu’il était d’oublier celle qui avait porté ce titre avec tant de grâce… C’était enfin l’imminence du départ pour la guerre. Le Roi allait partir pour rejoindre Turenne et Condé déjà en campagne, et, si tous ceux qui le suivraient se réjouissaient à la perspective de se couvrir de gloire, les femmes, elles, se demandaient combien en reviendraient et en quel état ? Une seule éclatait de rayonnant orgueil : la marquise de Montespan dont l’emprise sur le Roi était maintenant absolue. Dans deux mois elle irait accoucher discrètement, dans le manoir du Génitoy près de Lagny. Pour l’heure, ses robes somptueuses ne cachaient rien de l’enfant à venir. Ce mariage – tout au moins l’éclat qu’on lui donnait ! – était son œuvre. Si, à sa surprise, elle n’avait pas obtenu la présence de Mme de Fontsomme, elle s’y comportait en sœur aînée et entendait que nul ne l’ignore. À la réception nocturne qui suivit – le mariage avait été béni à minuit selon la coutume –, elle couvrit ostensiblement le jeune couple de sa protection, ce qui valut à Marie un entretien avec Louis XIV :

— Vous nous quittez pour l’Angleterre, lady Selton, dit-il, et nous en avons du regret. Mon frère Charles gagne ce que nous perdons et nous ne pouvons que l’envier. Avez-vous l’intention de saluer la duchesse votre mère avant votre départ ?

— Oui, Sire. Dès demain.

— Un bruit court à son sujet : elle aurait renoncé au monde et, pour que son éloignement en soit plus grand encore, elle aurait choisi un couvent perdu de Bretagne ?

— Les Bénédictines de Locmaria, Sire, jadis sous la généreuse protection de feu madame la duchesse de Vendôme…

— La duchesse protégeait bien des couvents. Pourquoi celui-là et pourquoi si loin ?

— Le Roi veut dire : si loin de la Cour ? C’est l’une des raisons, Sire. Les autres étant que, là-bas, elle se sentira plus près de mon frère qui va commander en second – par la grâce de Votre Majesté – le Terrible de M. Duquesne. De moi aussi en quelque sorte, puisque je vais passer la mer dont elle sera proche. Enfin, elle désire surtout que le monde… et le Roi l’oublient, ajouta la jeune fille avec une soudaine audace.

Louis XIV, pourtant, ne se fâcha pas. Il eut même un sourire un peu mélancolique :

— Comment lui donner tort ? soupira-t-il. La vie ne l’a pas ménagée et nous non plus, mais le règne oblige et isole. Dites-lui tout de même… qu’en dépit de ce qu’elle peut penser, il nous arrive de rencontrer, dans nos palais, l’ombre d’un petit garçon qui porte une guitare trop grande pour lui, un petit garçon qui l’aimait beaucoup…

Il tendit sa main chargée de diamants aux lèvres de Marie, salua son époux avec grâce puis alla rejoindre Mme de Montespan qui l’observait discrètement derrière son éventail.

— Une histoire qui se termine, lui dit-elle en désignant le jeune couple en train de recevoir les compliments de Monsieur.

Elle sourit, puis, du fragile écran de nacre et d’or, elle désigna Philippe qui bavardait avec Buckingham et d’Artagnan :

— Et une autre qui commence. Ce jeune Fontsomme est de ceux qui engendrent des dynasties si Dieu leur prête vie.

— J’aimerais qu’il en soit ainsi. Je ne sais trop pourquoi, mais ce jeune marin m’inspire une sorte de tendresse… comme si je voyais en lui un… jeune frère. Ne trouvez-vous pas qu’il me ressemble ?

Athénaïs partit de ce rire qui n’appartenait qu’à elle et la rendait si séduisante puis, plus bas :

— Personne ne vous ressemble, Sire… Dieu soit loué !

Tous deux riaient encore en sortant ensemble de la galerie, avec une note de soulagement chez le Roi… Il aurait vraiment plaisir à protéger la carrière de Philippe.

Trois jours plus tard, Sylvie quittait Paris pour n’y plus revenir. Seul Perceval l’accompagnait : il savait où elle se rendait en réalité et serait désormais le seul lien qu’elle conserverait avec le monde extérieur. Ainsi, c’était à lui que le geôlier de Pignerol devrait signaler toute nouvelle concernant son prisonnier. Marie et son époux étaient partis la veille pour l’Angleterre, cependant que Philippe rejoignait Brest…

Le plus dur avait été l’adieu à tous les fidèles compagnons de sa vie passée, surtout à Jeannette qu’elle aimait comme une sœur, mais le secret qu’elle partageait avec son fils, Perceval et naturellement Ganseville, ne devait pas s’étendre davantage quelle que fût la confiance en une fidélité sans commune mesure. D’où la décision de se retirer en apparence dans un couvent perdu au fond de la Bretagne dont la Supérieure, en souvenir de Mme de Vendôme, avait accepté d’être un peu sa complice. Impossible d’y emmener qui que ce soit !

— Vous ne voulez donc pas connaître vos petits-enfants ? sanglotait Jeannette.

— Toi tu les connaîtras et tu les aimeras pour moi. Et puis, ma Jeannette, même si j’acceptais que tu te cloîtres avec moi, je n’en aurais pas le droit. Tu as un époux, notre cher Corentin. Tu te dois à lui comme il se doit au duché dont il a la charge. À vous deux, vous aiderez les Fontsomme à continuer…

— Je sais, je sais tout cela et nous sommes fiers, mon Corentin et moi, de votre confiance et de celle des enfants mais… ne plus vous revoir…

— Allons ! Tu m’as habituée à plus de courage. Il m’en faut à moi aussi. Mais je dois m’en aller. Je le ressens dans tout mon être. Là-bas, près de la mer que François aimait tant, je crois que je trouverai la paix.

— La vie dans un couvent ne sera-t-elle pas trop dure ? Votre santé n’est plus ce qu’elle était. Vous êtes restée fragile depuis votre grande maladie…

— Sois tranquille ! Je serai bien soignée. Et puis il en sera ce que Dieu voudra…

Plus facile, en dépit de ce qu’elle craignait, fut l’adieu à l’ex-Marie de Hautefort. Celle-ci leva des sourcils surpris au-dessus de ses yeux bleus toujours aussi beaux. Puis, après avoir considéré un moment son amie en penchant la tête d’un côté et de l’autre, elle eut un sourire où se retrouvait l’espièglerie d’autrefois :

— Vous, dans un couvent breton ?… À qui ferez-vous croire cela, ma chère ? Pas à moi en tout cas.

— Et pourquoi pas ?

— Parce que cela ne vous ressemble pas. Vous avez toujours détesté les couvents… Ou alors, faut-il croire à une conversion obtenue par la grâce du Très Saint Suaire de Notre Seigneur ?

— Y verriez-vous un inconvénient ? Sérieusement, Marie, où croyez-vous donc que je vais ?

— Au juste je ne sais pas mais… je vous verrais assez dirigeant vos pas vers… les îles grecques ? Pas plus que moi vous ne croyez à la mort de Beaufort et vous allez voir, vous-même, s’il est possible d’en savoir plus « in situ ». C’est ce que je ferais à votre place.

Sylvie ne put s’empêcher de rire, et ce fut avec une profonde tendresse qu’elle embrassa celle qui partageait avec elle le plus meurtrier des secrets d’État :

— Vous êtes folle, Marie ! Mais c’est aussi pour cela que je vous aime…

— Et moi donc ! soupira la maréchale. Vous allez me manquer, mais j’espère que si vous trouvez quelque chose vous me le ferez savoir. Ce serait une telle joie pour moi d’apprendre que le fils indigne n’a pas réussi à rayer son père du nombre des vivants…

Sa main, lorsque Sylvie quitta Nanteuil où elle était venue pour ce dernier revoir, agitait un joyeux mouchoir. Quand la poussière retomba derrière les roues du carrosse, celle que l’on appelait jadis l’Aurore éclata en sanglots et courut s’enfermer dans son oratoire d’où elle ne bougea de la journée…

D’Artagnan vint le dernier. À l’instant où les voyageurs allaient monter en voiture, il surgit comme une bombe dans la rue des Tournelles, sauta de son cheval sans se soucier de perturber ceux de l’attelage, courut à Sylvie, la prit dans ses bras et posa sur ses lèvres le baiser le plus doux, le plus tendre qu’elle eût jamais reçu.

— Il y a des années que j’ai envie de faire cela ! expliqua-t-il sans se soucier d’excuses que du reste on ne lui demandait pas. C’est mon adieu à moi puisque je… je ne vous reverrai plus. En ce monde tout au moins, où je ne resterai plus longtemps, grâce à Dieu !

— Comment pouvez-vous dire cela ? Vous êtes plus jeune que jamais et je crois bien que vous le resterez toujours ! Vous partez, vous aussi ? ajouta-t-elle en considérant l’équipement de campagne de l’officier.

— Oui. Les mousquetaires quittent Saint-Germain avec le Roi au début de l’après-midi. Quelque chose me dit que vous pourrez prier pour moi dans votre couvent car je ne reviendrai pas[86]. Oh, ne soyez pas triste ! Mourir à la guerre, c’est le sort que souhaite tout soldat, et mon âme pourra aller vers vous quand elle le voudra…

Il lui donna la main pour l’aider à rejoindre Perceval déjà installé qu’il salua. Il referma la portière. La dernière image, après celle de Jeannette sanglotant dans les bras de Corentin et Nicole dans ceux de Pierrot, fut une mince et martiale silhouette debout au milieu de la rue des Tournelles, saluant profondément, les plumes rouges du feutre balayant la poussière, la voiture qui s’en allait, comme elle eût salué la Reine en personne…

— Vous laissez derrière vous beaucoup de chagrin, mon cœur, murmura Perceval qui avait peine lui-même à retenir ses larmes. Étes-vous certaine de ne pas le regretter un jour ?

— Je le regretterai chaque jour, mon cher Parrain, mais… comprenez que je vais vivre enfin le rêve de toute ma vie !…

— Nul n’a souhaité votre bonheur autant que moi. J’espère qu’il sera à la mesure de ce rêve…

Il y pensait encore quelques jours plus tard, tandis que, debout sur le petit quai du port de Piriac, il regardait s’éloigner, par un matin rayonnant de soleil et de mer bleue, le bateau à voile rouge qui emportait Sylvie vers son amour. Avec moins de douleur qu’il ne l’aurait cru parce qu’il était sans le moindre égoïsme et que, seul avec Philippe, il gardait le privilège de pénétrer dans le cercle magique où François et Sylvie allaient s’enfermer. Pas avant un an, bien entendu, et là se posait la grande question : combien de temps Dieu accorderait-il encore à un homme né avec le siècle mais qui, en vérité, n’en sentait guère le poids ?

— Au moins tant que je pourrai lui être bon à quelque chose ! pria-t-il mentalement, les yeux sur la petite tache rouge qui dansait à la crête des vagues.

Puis, sans se retourner cette fois, il remonta vers le bouquet de pins à l’abri duquel Grégoire attendait avec la voiture. En levant les yeux vers le vieux cocher resté sur son siège, il vit qu’il regardait l’horizon et que de grosses larmes roulaient sur ses joues. La douleur muette de ce vieux serviteur des Fontsomme, célibataire endurci et que l’on disait taciturne et bourru parce qu’il ne proférait pas trois paroles par jour, mais dont Sylvie venait de récompenser la fidélité en lui faisant connaître sa destination réelle, le bouleversa. Au lieu de prendre place à l’intérieur, le chevalier de Raguenel se hissa sur le siège à côté de Grégoire, lui tapa sur l’épaule et lui sourit avec, dans l’œil, une lueur de complicité.

— À présent, tu me conduis au couvent de Locmaria. Il faut que je parle à la Mère supérieure et nous avons des dispositions à prendre…

Grégoire lui rendit son sourire, timide d’abord, plus soudain plein de chaleur. Entre ces deux vieux hommes il y avait maintenant un lien de plus, un de ces liens qui aident à vivre. Approuvant de la tête avec vigueur, il fit tourner ses chevaux pour rejoindre la grande route de Vannes…

Cependant, assise contre le mât, Sylvie regardait approcher les falaises de granit rose de Belle-Isle, les criques fourrées d’une végétation d’un vert dense sur lequel tranchait l’or clair des genêts, ses landes mauves et ses rares maisons blanches. Haut sur la mer, l’île ressemblait à une citadelle enfermant un jardin dont les frondaisons dépasseraient les murailles. En respirant à longs traits, comme un breuvage magique, le vent chargé de l’odeur des algues et du sel, la voyageuse pensait qu’Avalon, l’île heureuse des légendes nordiques, devait ressembler à cela…

Après tant d’années, elle revenait avec l’espoir de retrouver le cœur de ses vingt ans, comme si elle l’avait confié au creux d’un rocher avant d’aller se composer un autre personnage dans les combats qu’il avait fallu traverser. La petite Sylvie de jadis qui courait pieds nus dans le sable et péchait la crevette dans les flaques laissées par la marée l’attendait-elle au seuil de sa maison ?

C’était délicieux d’y croire. Pourtant une inquiétude, d’abord floue, se faisait plus nette à mesure que l’on approchait : quel François allait-elle trouver là-bas ? L’homme meurtri et bourré de remords qu’elle avait tiré de Pignerol presque de force, ou bien un autre dont elle n’arrivait pas à imaginer ce qu’il pouvait être, après plusieurs mois de solitude océane. De toute façon l’ancien Beaufort flamboyant d’audace, de vitalité et de gaieté devait avoir disparu pour toujours. Celui qu’elle venait rejoindre était « officiellement » un certain baron d’Areines que son amitié affichée pour Fouquet contraignait à l’exil et qui trouvait refuge dans la maison jadis achetée pour Mlle de Valaines. Un refuge vraiment sûr. Son ennemi écrasé, le Roi se souciait peu de l’île dont, jadis, Colbert s’efforçait de hanter ses cauchemars. Il n’y entretenait pas de garnison et l’avait même rendue à la courageuse Madeleine Fouquet, dont la lutte incessante pour le souvenir de son époux et la récupération de ses biens finissait par forcer son admiration. Les Bellilois avaient tout le loisir de regretter leur ancien maître.

À mesure que les rochers sauvages s’interposaient entre l’horizon et le bateau, Sylvie sentait grandir sa nervosité. L’amour dont son cœur débordait résisterait-il à ce qui l’attendait ?

La barque dépassa le port du Palais et poursuivit son chemin. Lorsqu’elle doubla la pointe derrière laquelle s’abritait le port du Secours, la petite crique dominée à un bout par sa maison et à l’autre par le moulin de Tanguy Dru, où Sylvie avait demandé qu’on la dépose, elle vit tout de suite un homme qui réparait un bateau tiré sur le sable et maintenu par de grosses cales de bois. Le casque et les armes en moins, il ressemblait à un Viking avec sa barbe et ses longs cheveux gris. Vêtu seulement d’une culotte effrangée qui le serrait des genoux à la taille, il continuait de rôtir au soleil des muscles solides couverts d’une peau tannée digne d’un sauvage d’Amérique.

Quand le patron de la Gaud le héla pour qu’il vienne aider à débarquer sa passagère, il se redressa pour considérer l’arrivant, une main abritant ses yeux de la réverbération. Sylvie sut alors que le François de jadis n’avait jamais cessé d’exister… à moins que l’île ne l’ait rappelé à la vie ? Un sourire alluma un éclair dans sa barbe tandis qu’il entrait dans l’eau transparente pour approcher le bateau… Le cœur battant la chamade, Sylvie pensa qu’il était plus beau que jamais et que bien des jeunes gentilshommes de la Cour pourraient envier à cet homme de cinquante-six ans son corps de marin entraîné à la dure. Sa voix, celle d’autrefois, clama à l’adresse du patron qu’il semblait connaître :

— Merci à toi qui m’amènes enfin mon épouse. Je commençais à me demander si elle viendrait un jour.

— Si elle s’est mise en retard sans raison, elle doit en demander pardon, dit gravement le Breton. La femme doit suivre son époux où qu’il aille. C’est écrit !

Avec un rire bref, François enleva Sylvie dans ses bras pour la porter sur la plage, tandis que deux matelots déchargeaient une petite malle de cuir et un grand sac qu’ils déposèrent sur le sable avant de rembarquer. Le couple remercia et laissa le bateau aller reprendre le vent. Alors seulement, François se pencha, enleva Sylvie dans ses bras, remonta en courant, sans dire un mot, la plage et le sentier terminé par des marches grossières, atteignit la maison, y entra comme un vent de tempête et repoussa la porte d’un coup de pied. Là, il posa Sylvie à terre et s’écarta de deux pas pour la regarder, l’œil soudain sévère :

— Te voilà chez toi ! déclara-t-il. Tu as mis du temps à venir !

Il ne l’avait même pas embrassée. Sylvie, vexée, sentit la moutarde lui monter au nez en même temps qu’une bonne odeur de soupe de poisson. Un bref coup d’œil circulaire lui avait appris que l’ancien prieuré était d’une absolue propreté, que le feu flambait dans la vieille cheminée et qu’un bouquet de genêts occupait un pot en cuivre. Tout cela évoquait la main d’une femme et piqua son orgueil :

— Vous saviez qu’il me faudrait quelques mois pour mettre ordre à mes affaires, mais le temps n’a pas dû vous paraître si long ? Vous n’êtes pas seul ici. Cela se voit !

Il éclata de rire, vint à elle et l’emprisonna dans ses bras en serrant si fort qu’elle en eut le souffle coupé.

— Tu as raison : je n’ai jamais été seul parce que tu as toujours été avec moi…

— Et c’est moi qui faisais le ménage, la cuisine…

— Nous éluciderons ce mystère plus tard… Ainsi, tu penses qu’une femme se cache quelque part et qu’elle a couru se cacher en te voyant arriver ?

— Pour… pourquoi pas !… Lâchez-moi ! Vous m’é… touffez !

— C’est bien mon intention. Je vais t’étouffer de baisers… te faire mourir d’amour…

Il relâchait un peu son étreinte pour qu’elle pût respirer et s’emparait de sa bouche qu’il violenta avec une ardeur d’affamé contre laquelle Sylvie s’efforça de lutter, furieuse de se sentir le jouet de cette volonté torrentielle, qui éveilla bientôt en elle des sensations oubliées. Elle n’était pas de taille contre ce déferlement de passion qui faisait fondre sa colère et lui ôtait toute force. Elle s’abandonna, attentive seulement au désir qui l’envahissait.

Quand il sentit céder sa résistance, François se mit à la déshabiller à petits gestes doux mais rapides, s’emparant à mesure de ce qu’il libérait, sans interrompre son baiser. Et, brusquement, quand elle n’eut plus que ses bas de soie blanche retenus par des rubans bleus, il l’écarta de lui et la tint à bout de bras pour la contempler. Un rayon de soleil entrant par la petite fenêtre l’enveloppa tout entière de sa chaleur lumineuse sous laquelle elle ferma les yeux, cherchant d’un geste instinctif à cacher ses seins de ses mains croisées. Il les écarta doucement.

— Comme tu es belle ! souffla-t-il. Ton corps est aussi pur que celui d’une jeune fille. Tu n’as pas changé du tout. Comment as-tu fait ?

Cette fois, elle ouvrit les yeux tout grands et lui sourit avec malice :

— Je l’ai soigné… Peut-être parce que, sans oser me l’avouer, j’ai toujours espéré te le donner un jour…

— Eh bien, donne-le-moi, mon amour… Le jour est venu que j’ai tant attendu…

Longtemps après, alors que tous deux dévoraient avec un appétit d’adolescents la soupe de poisson, préparée par la femme du meunier qui se chargeait aussi du ménage, devenue une sorte de bouillie épaisse, François s’arrêta de manger pour contempler Sylvie à travers ses paupières mi-closes. Le jour s’achevait dans une tendre lumière rose qui caressait sa peau et ses cheveux répandus sur ses épaules.

— Sais-tu que nous venons de commettre le péché, ma douce, et que nous allons continuer ?

Elle le regarda avec horreur. Ce qu’ils venaient de vivre était si beau, si intense que la notion humiliante du péché lui faisait l’effet d’une insulte.

— Est-ce ainsi que tu le vois ? fit-elle, avec dans sa voix un reproche, une tristesse.

Il se mit à rire, quitta sa place et vint prendre Sylvie par les épaules pour l’obliger à se lever et à venir contre sa poitrine :

— Bien sûr que non, mais tu sais bien que j’ai toujours été un mauvais plaisant. Il n’empêche que nos âmes sont aventurées si nous ne faisons rien, fit-il mi-sérieux mi-rieur. Habille-toi vite ! Il faut que nous sortions…

— À cette heure ? Pour aller où ?

— Faire une promenade. La nuit est si douce…

Comme deux enfants, ils partirent en se tenant par la main à travers la lande. Au lieu de suivre le littoral comme l’espérait Sylvie, ils tournèrent le dos à la mer et se dirigèrent vers la petite église qu’elle connaissait bien pour y avoir souvent prié au temps où elle fuyait le bourreau de Richelieu.

— Que prétends-tu faire ? demanda-t-elle sans pour autant ralentir le pas. Nous conduire à confesse en pleine nuit ?

— Pourquoi pas ? Dieu ne dort jamais, tu sais !

Elle trouva l’idée étrange mais ne voulut pas le contrarier. Au fond, elle était heureuse de revoir le petit sanctuaire dont le clocher bas résistait si bien aux vents violents des tempêtes. Il s’élevait auprès des ruines d’un vieux château et des quelques chaumières d’un hameau. François alla droit à celle qui en était la plus proche, la seule d’ailleurs qui eût encore de la lumière : une chandelle qui éclairait un homme déjà âgé, un prêtre attablé devant un modeste repas. Après avoir frappé trois coups brefs à la porte basse, François entra, poussant Sylvie devant lui. Le prêtre leva les yeux et, reconnaissant son visiteur, il sourit, se leva et vint l’accueillir :

— Ah ! fit-il. Elle est arrivée ! C’est donc pour ce soir…

— Si cela ne vous dérange pas trop, monsieur le recteur. Vous savez depuis longtemps quelle hâte est la mienne…

— Alors, venez avec moi, dit-il après avoir pressé la main de Sylvie d’un geste doux et réconfortant.

En dépit de l’étrange émotion qui s’emparait d’elle, Sylvie voulut parler mais François mit un doigt sur sa bouche :

— Chut !… Pour l’instant tu dois te taire.

Derrière le vieil homme, ils gagnèrent l’église dont celui-ci ouvrit la porte simplement maintenue par un loquet. Il les fit entrer puis referma soigneusement en se servant cette fois d’une lourde clef. Tous trois se retrouvèrent dans une obscurité à peine troublée par la veilleuse rouge allumée devant le tabernacle.

— Ne bougez pas ! Je vais allumer les cierges.

Il en alluma deux sur l’autel puis fit signe à ses visiteurs de le rejoindre après avoir passé à son cou l’étole rituelle :

— Je vais, à présent, vous entendre en confession, madame. Ensuite j’entendrai… votre compagnon.

Comprenant que cette histoire de confession évoquée tout à l’heure en plaisanterie était sérieuse, Sylvie demanda :

— Mais… pourquoi ?

— Parce que je ne peux vous marier si vous n’êtes pas en paix avec le Seigneur, ma fille. J’espère que vous n’y voyez pas d’empêchement ?

— Nous marier ?… Mais, François…

— Chut ! Ce n’est pas à moi qu’il faut parler. Va, mon cœur… Et n’oublie pas que le secret en est inviolable pour un prêtre ! Et je connais celui-là…

Après la confession la plus incohérente de toute sa vie, Sylvie se retrouva devant l’autel au côté de François qui la regardait en souriant…

— Allons-nous vraiment faire cela ? souffla-t-elle. Tu sais bien que c’est impossible. Le… baron d’Areines n’existe pas…

— Qui parle ici du baron d’Areines ? Sache que j’ai promis à ton fils de t’épouser durant notre long voyage jusqu’ici.

— Est-ce qu’il sait ? fit-elle avec effroi.

— Non. Il sait seulement que j’aime sa mère depuis longtemps. Il sait aussi qu’il n’aura jamais honte de notre étrange situation.

Le prêtre revenait avec un petit plateau sur lequel reposaient deux modestes anneaux d’argent. Il fit agenouiller les futurs époux devant lui et joignit leurs mains tandis que, les yeux au ciel, il invoquait le Seigneur. Puis ce fut le moment de l’engagement et Sylvie, avec une sorte de terreur sacrée, l’entendit prononcer ce qu’elle ne croyait plus possible d’entendre.

— François de Bourbon-Vendôme, duc de Beaufort, prince de Martigues, amiral de France, acceptez-vous de prendre pour épouse très haute et noble dame Sylvie de Valaines de l’Isle, duchesse douairière de Fontsomme, et jurez-vous de l’aimer, de la garder en votre logis, de la défendre et de la protéger pour le temps qu’il plaira à Dieu de vous accorder sur cette terre ?

— … et au-delà ! ajouta François avant d’articuler fermement : « Je le jure ! »

Comme dans un rêve, Sylvie, que l’émotion étranglait, s’entendit prononcer le même serment. Le prêtre bénit les anneaux avant de les leur donner ; il couvrit leurs mains jointes d’un pan de son étole et prononça enfin les paroles qui les unissaient devant Dieu et devant les hommes. François, alors, salua profondément celle qui devenait sa femme.

— Je suis l’humble serviteur de Votre Altesse Royale, dit-il gravement. Et aussi le plus heureux des hommes !

Appuyés l’un contre l’autre, le duc et la duchesse de Beaufort sortirent de l’église et la nuit tiède les enveloppa de sa splendeur étoilée qui leur offrait, tandis qu’ils revenaient lentement à travers la lande solitaire, une cour plus brillante et plus majestueuse que ne l’eût jamais été celle de Saint-Germain, de Fontainebleau ou même de ce Versailles encore inachevé dont la magnificence étonnerait le monde. Belle-Isle leur offrait ses senteurs nocturnes de pin, de genêt et de menthe sauvage, cependant que la grande voix de l’océan chantait, mieux que les orgues, la gloire de Dieu et l’union de deux êtres qui s’étaient si longtemps cherchés…

Oubliés du monde et voués à une éternelle clandestinité, François et Sylvie allaient vivre leur amour avec intensité, modestement mêlés au petit peuple des pêcheurs et des paysans qui ne chercherait jamais à percer un mystère qu’il sentait pourtant de façon confuse. Il les aima surtout quand vint, en 1674, l’épreuve d’une meurtrière descente hollandaise menée par l’amiral Tromp dont les vaisseaux, comme jadis ceux des Normands, parurent un matin devant la plage des Grands Sables. Les hommes passèrent sur l’île comme un vent de malheur, pillant et brûlant, sans que la vieille citadelle des Gondi – à peu près vide –, que Fouquet voulait faire si forte, pût grand-chose pour sa défense. François et Sylvie, dont la maison au fond de la crique fut épargnée, accomplirent des prodiges pour aider, soulager et soutenir ceux que le fléau atteignait. Ensuite pour les aider à réparer. Dès lors, Belle-Isle meurtrie se referma vraiment sur eux et leur amour s’en trouva exalté.

Ce bonheur si bien caché allait durer quinze ans…

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