Deuxième partie
LA HAINE D’UN ROI

1664

CHAPITRE 7 UNE ÉTRANGE NAISSANCE

Lorsque, dans les derniers jours d’octobre, la Cour quitta Fontainebleau pour rentrer passer l’hiver au Louvre, Sylvie de Fontsomme poussa un soupir de soulagement. Depuis le dernier printemps on était passé du Louvre à Vincennes puis à Saint-Germain, à Compiègne et enfin à Fontainebleau, avec un intermède en mai à Versailles où Louis XIV entreprenait de construire le plus magnifique palais de la terre et où, en attendant, il donnait des fêtes dans le parc du petit château jadis construit par son père. La plus belle était sans conteste « Les plaisirs de l’île enchantée » qui avait duré six jours et où le goût du faste du jeune monarque s’était affirmé avec éclat. Et où, hélas, s’était affirmée aussi sa passion pour Louise de La Vallière dont il avait eu un enfant.

Certes, la timide jeune fille, toujours aussi follement éprise, avait accouché discrètement dans une maison proche du Louvre et le petit garçon déclaré sous un faux nom vivait loin de la Cour. Certes, La Vallière, héroïque, s’était montrée auprès de Madame dont elle était toujours fille d’honneur – et qui la détestait ! – quelques heures seulement après la naissance, mais le Roi ne cacha pas sa joie. Une joie presque aussi grande qu’à la naissance du Grand Dauphin survenue à l’automne de 1661. Ajoutons que cinq mois après la Reine et neuf après le fameux été de Fontainebleau où le Roi et sa belle-sœur affichaient leur mutuelle attirance en se quittant le moins possible, Madame donna le jour à une fille – dont elle n’éprouva aucune joie car dans sa déception elle criait qu’il fallait la jeter à la rivière ! Après cela, il ne fit doute pour personne que Louis XIV y avait contribué plus que Monsieur son frère et que l’on avait en lui un redoutable géniteur…

Depuis, Marie-Thérèse avait mis au monde une petite fille qui, hélas, ne vécut pas et attendait un nouvel enfant pour Noël. La Vallière, elle, en attendait un pour le début de l’année nouvelle et les courtisans, un peu désorientés par cette avalanche de bébés, ne savaient plus vraiment où donner de la révérence, mais en général on s’en amusait…

Ce n’était pas le cas de Marie-Thérèse. La malheureuse n’avait pas ignoré longtemps les débordements conjugaux de son époux et s’en désolait. Elle en souffrait même de façon si évidente que la Reine Mère ne voyait plus que faire pour la consoler. Mme de Fontsomme non plus, à qui elle se confiait volontiers et qui lui avait murmuré, un soir où La Vallière traversait ses appartements[67] pour aller souper chez la comtesse de Soissons :

— Cette fille qui a des pendants d’oreilles en diamants est celle que le Roi aime…

Une telle douleur désolait Sylvie. Elle n’avait jamais imaginé que le Roi Très Chrétien, son charmant petit élève d’autrefois, pût, avec l’exercice du pouvoir, se muer en une sorte de sultan vivant au milieu d’un harem et jetant le mouchoir à l’une ou à l’autre selon sa fantaisie. Et elle se plaisait de moins en moins dans cette cour où elle manquait d’air parce qu’elle y rencontrait de moins en moins d’amitié, cette amitié qui lui avait toujours été si précieuse.

Il y avait d’abord l’interminable procès de Nicolas Fouquet, inique et partial au point que le peuple, d’abord hostile bien entendu au surintendant des Finances, opérait depuis quelque temps une conversion totale qui lui faisait considérer Fouquet comme un martyr et Colbert comme un bourreau sans nuances que des libelles insultaient à longueur de journée. Outre Nicolas, cette douloureuse affaire tenait éloignés beaucoup de gens que Sylvie aimait : la femme du prisonnier, son amie Mme du Plessis-Bellière, ses frères et ses enfants étaient dispersés. Seule restait sa mère, femme d’une grande austérité, que Sylvie fréquentait peu. Il y avait aussi celui qu’elle appelait le cher d’Artagnan, que sa femme et ses mousquetaires ne voyaient plus guère depuis trois ans parce que le Roi l’avait chargé de garder l’accusé à vue dans une tour de la Bastille…

Et puis – mais c’était de peu d’importance ! – le maréchal de Gramont, si assidu jusqu’à l’arrestation de Fouquet, feignait le plus souvent de ne pas voir Mme de Fontsomme lorsqu’ils se trouvaient ensemble à la Cour. Devenu colonel-général des chevau-légers, il se souciait de ne pas compromettre la faveur dont il jouissait, et Sylvie ne cachait pas assez qu’elle plaignait infiniment le prisonnier.

La mort aussi creusait des vides. Elle avait emporté Élisabeth de Vendôme, duchesse de Nemours, l’amie d’enfance, la presque sœur fauchée par la petite vérole au moment où la Cour goûtait à Versailles les délices de l’Île enchantée. Par crainte de la contagion, Sylvie avait reçu l’interdiction d’aller la réconforter durant sa maladie. Seule sa mère, la duchesse de Vendôme qui ne craignait rien, surtout pas la mort, et une servante dévouée s’étaient occupées d’elle. Seul aussi, parmi les amis de la famille, le jeune « Péguilin » devenu comte de Lauzun à la mort de son père, brava tous les interdits pour venir saluer celle dont il avait pensé un instant faire sa belle-mère. Il s’en tira avec une quarantaine dans son logis mais ne s’en déclara pas moins satisfait d’avoir rendu hommage à une dame qu’il aimait bien. D’autant qu’il n’était plus question de mariage avec l’une des « petites Nemours » qui avaient été si folles de lui : l’aînée épousait le duc de Savoie et l’on disait que la seconde épouserait bientôt ce roi de Portugal refusé avec tant d’énergie par Mademoiselle qu’elle était exilée une fois de plus à Saint-Fargeau. Encore une amitié éloignée pour Sylvie ! En revanche, si Lauzun avait dû abandonner aussi ses vues sur Marie de Fontsomme, la façon cavalière dont la jeune fille avait expédié son prétendant avait noué entre celui-ci et celle qu’il souhaitait comme belle-mère une amitié, certes épisodique, mais solide et plutôt amusante.

Enfin, au printemps précédent, il avait fallu renoncer à la compagnie de Suzanne de Navailles exilée à la suite d’une péripétie semi-burlesque, assez peu honorable pour le Roi et qui, surtout, éclairait d’un jour inquiétant le côté rancunier de son caractère.

L’affaire avait eu pour cadre le château de Saint-Germain où, en dépit de sa passion pour La Vallière et de son assiduité nocturne chez sa femme, le Roi s’était pris d’un caprice pour Mlle de la Mothe-Houdancourt, l’une des plus jolies filles d’honneur de Marie-Thérèse. Il lui fit une cour si évidente que Mme de Navailles, responsable en tant que dame d’honneur du joyeux escadron, s’était crue autorisée par sa charge à faire une légère – oh très légère ! – remontrance au jeune potentat, suggérant qu’il choisisse ses maîtresses ailleurs que dans la maison de sa femme. Louis XIV accepta la mercuriale sans trop rechigner mais, la nuit suivante, au lieu d’emprunter le chemin habituel pour gagner la chambre de sa belle, il alla jouer les matous sur les toits du château où s’ouvraient de fort commodes lucarnes. Ce qu’apprenant, la duchesse de Navailles y fit poser des grilles intérieures durant la journée et, le soir venu, le Roi dut s’en retourner, insatisfait et même tout à fait furieux. N’osant pas donner libre cours à sa colère pour ne pas offenser sa femme, Louis XIV ravala sa rancune et attendit une occasion. Ou plutôt la récupéra.

Il s’agissait d’une fausse lettre du roi d’Espagne destinée à éclairer Marie-Thérèse sur les amours de son époux avec La Vallière. Cette épître avait pour auteurs la comtesse de Soissons, son amant le comte de Vardes et le comte de Guiche qui était celui de Madame, mais elle était si mal présentée qu’arrivée chez la Reine et entre les mains de la Molina, celle-ci sans rien en dire à sa maîtresse alla tout droit chez le Roi. Fureur de celui-ci et impossibilité de trouver un coupable : on en était là au moment de l’affaire des grilles. C’est alors que Mme de Soissons, toujours aussi venimeuse, vint avec un bel aplomb suggérer à son ancien amant que la dame d’honneur pouvait bien être à l’origine de cette vilaine histoire. Trop heureux de l’occasion, Louis XIV se soucia peu de chercher plus loin. Il tenait sa vengeance et, le soir même, les Navailles, mari et femme, recevaient un ordre d’exil qui les expédiait dans leurs terres du Béarn sans grand espoir d’en revenir de si tôt. Ce qui déchaîna la colère de la Reine Mère :

— Vous punissez la vertu à présent ?

Ce fut le début d’une brouille entre la mère et le fils, brouille qui ne dura guère : Louis vint demander son pardon, pleura même mais ne cacha pas qu’il lui était impossible de « gouverner ses passions » et qu’en tout état de cause, il faudrait bien que l’on s’y fasse : sa mère comme les autres.

Sylvie vit partir son amie avec un chagrin d’autant plus vif qu’il lui fallut ensuite subir la nouvelle dame d’honneur, l’ex-marquise de Montausier, devenue duchesse pour la circonstance, grâce aux éminents services guerriers de son époux, et qu’elle n’aimait vraiment pas. La nouvelle duchesse n’était autre que la fameuse Julie d’Angennes – fille de la non moins fameuse marquise de Rambouillet qui avait été si longtemps la reine des Précieuses –, celle que Montausier n’avait conquise, après nombre d’années, qu’en faisant composer pour elle un étonnant recueil de vers illustrés, La Guirlande de Julie. Le mariage avait eu lieu quand la belle atteignait ses trente-huit ans, ce qui était un record de virginité. C’était un bel esprit à qui le Roi avait confié tout d’abord le gouvernement des Enfants de France, lorsqu’ils se réduisaient au seul Dauphin. À présent, c’était la jeune Reine qu’on lui donnait à gouverner en quelque sorte, et elle montra vite de quoi elle était capable en s’essayant à faire accepter l’affaire La Vallière à la pauvre petite épouse révoltée qui, à toutes ses objurgations, répondait sans se lasser : « Je l’aime, je l’aime, je l’aime… »

— Si vous l’aimez vous devez souhaiter lui plaire… et accepter ses amies. Les amours des hommes ne durent jamais bien longtemps…

— Cela vous plaît à dire, madame, mais cette fille est plus reine que moi. Voyez ces fêtes que l’on donne…

— En l’honneur de Votre Majesté et de la Reine Mère !

— À qui ferez-vous croire cela ? s’écria Marie-Thérèse qui était beaucoup moins sotte qu’on ne le croyait en général. Les vers des poètes, les allusions, tous les hommages vont à elle et nous n’avons, nous autres reines, qu’à regarder… et accepter.

— Votre Majesté a tort de se mettre en tels états. Le Roi n’aime pas que l’on pleure. Il reviendrait vers Votre Majesté plus aisément s’il trouvait visage riant, ajustements coquets et commerce agréable avec celles qu’il lui arrive de choisir. Il vous faut acquérir l’expérience des choses du monde.

Sylvie alors était intervenue, assez écœurée du rôle que jouait la dame :

— Ce n’est pas la faute de la Reine si elle souffre ! À cela les plus beaux raisonnements ne peuvent rien…

Le Roi entrant à cet instant précis, la dispute qui menaçait tourna court, mais l’émotion de son arrivée inopinée fut si forte pour Marie-Thérèse qu’elle se mit à saigner du nez en abondance. Cela déplut.

— Du sang, à présent ? Jusqu’ici, ma chère, vous ne m’offriez que des larmes… Songez à l’enfant que vous portez !

Et il se retira, suivi de Mme de Montausier qui lui parlait à l’oreille. Il fallut à Sylvie, assistée de Molina et du jeune Nabo, de longues minutes pour que la Reine retrouve un peu de calme mais ce fut le jeune Noir qui réussit le mieux à apaiser sa maîtresse par ses chansons, ses rires et les espèces d’incantations dans une langue incompréhensible qu’il lui murmurait. En trois ans, il avait beaucoup changé, Nabo. C’était à présent un garçon de quinze ans, beau comme une statue de bronze. La Reine, dans son caprice de femme enceinte, le réclamait sans cesse auprès d’elle : il lui était devenu aussi nécessaire que le chocolat dont elle absorbait de telles quantités qu’elles lui gâtaient les dents. Naturellement, cette présence incessante, comme celle de la naine d’ailleurs, incommodait la nouvelle dame d’honneur.

— Il arrivera que la Reine donne le jour à quelque petit monstre, disait-elle à qui voulait l’entendre. On devrait retirer de sous ses yeux des objets aussi insolites qui peuvent l’influencer gravement.

Mais Marie-Thérèse ne voulait pas se séparer de ceux qui lui rappelaient si fort son enfance dans le silence alourdi d’encens des palais castillans, soutenue du mieux qu’elle pouvait par Anne d’Autriche décidée à l’aider de tout ce qui lui restait d’influence.

Souffrant de plus en plus du cancer qui rongeait son sein, la vieille Reine de soixante-trois ans n’ignorait pas qu’elle allait vers une fin douloureuse et s’y préparait en multipliant les séjours dans son cher Val-de-Grâce, ou encore chez les Carmélites de la rue du Bouloi où sa belle-fille se rendait aussi fréquemment. Sa chère Motteville ne la quittait pas et elle recevait aussi quotidiennement la visite de son confesseur, le père Montagu, jadis lord Montagu, amant de la duchesse de Chevreuse et confident des belles amours d’autrefois. Mme de Fontsomme qui, à présent, la plaignait de tout son cœur venait aussi souvent qu’elle le pouvait ; ses liens d’amitié avec Mme de Motteville s’en trouvaient d’autant plus resserrés que la malade montrait toujours un vif plaisir à recevoir celle qu’il lui arrivait encore d’appeler en souriant « mon petit chat ! »…

Le soir du retour de Fontainebleau, une fois Marie-Thérèse installée dans son grand appartement du Louvre, Sylvie, libérée pour un temps, se fit conduire chez Perceval de Raguenel comme elle le faisait chaque fois que la Cour touchait terre à Paris entre deux déplacements. Cela lui permettait de retrouver son cher parrain, l’atmosphère si agréable de la rue des Tournelles, et de laisser fermé la moitié de l’année son hôtel de la rue Quincampoix, dont le plus gros du personnel rejoignait Fontsomme ou le manoir de Conflans, qui était la maison préférée de Sylvie. Enfin, c’était là qu’elle avait le plus de chances de voir sa fille dont l’affection envers Perceval s’affirmait toujours davantage alors que celle portée jusque-là à sa mère semblait décroître.

Non qu’aucun incident se fût produit mais, depuis la nuit de Fontainebleau où Marie avait déclaré son amour à François et, surtout, depuis le départ de son frère avec l’homme qu’elle s’obstinait à aimer, la jeune fille avait beaucoup changé. En dehors des rencontres à la Cour, elle ne venait chez sa mère qu’en passant, dans l’espoir – trop souvent déçu ! – d’avoir « des nouvelles de Philippe » bien qu’un autre nom soit inscrit dans le filigrane. Son affection n’avait plus la chaleur de naguère : elle était… superficielle, distraite et semblait ressortir davantage de l’habitude que des mouvements du cœur. En revanche, elle professait pour Madame une sorte de dévotion, ne trouvant la vie supportable qu’auprès d’elle, ne cessant de proclamer l’agrément qu’il y avait à vivre aux Tuileries ou à Saint-Cloud, et refusant avec une belle régularité les partis qui se présentaient. Ainsi Lauzun n’avait été, parmi ses prétendants, qu’un météore : elle lui avait très vite laissé entendre que, n’ignorant rien de sa passion pour la ravissante princesse de Monaco, elle ne voyait aucune raison de tenir à ses côtés le rôle sans gloire d’épouse éternellement trompée à qui l’on ne demande que trois choses : renflouer des finances plutôt tristes, faire des enfants et surtout se taire. Or, tout au contraire de ce qu’elle attendait, ce langage direct lui en fit un ami.

— Pardieu, jeune demoiselle, vous me plaisez plus encore que je ne le croyais ! Et vous me donnez bien du regret : c’eût été agréable de passer la vie avec une épouse aussi intelligente que jolie… Alors, vraiment vous ne voulez pas devenir comtesse de Lauzun ?

— Sans façon ! Je ne nie pas que si vous n’êtes pas beau, vous avez beaucoup de charme ; malheureusement je n’y suis pas sensible ! Cela ne devrait pas vous faire de peine : tant de dames vous trouvent irrésistible !

— Même une bonne et franche association ne vous tente pas ? Je respecterai les apparences, vous me donnerez un héritier ou deux et, comme je suis très ambitieux, vous deviendrez une grande dame…

— Mais je compte bien le devenir sans votre aide. Sachez que j’ai décidé d’épouser un prince. Pas moins !

— Eh bien, voilà qui est clair ! Alors, si vous le voulez bien, ajouta-t-il avec ce sourire de fauve qui n’appartenait qu’à lui, oublions tout cela et soyons amis ! Mais vraiment amis : comme peuvent l’être deux garçons ! Aux postes que nous occupons l’un et l’autre, vous auprès de Madame et moi auprès du Roi, je crois que nous pouvons nous être fort utiles !

— Cela, je le veux bien, dit Marie avec un grand sourire. Soyez-moi loyal, je vous le serai aussi !

C’est ainsi que fut conclue une amitié dont Marie ignorait quels prolongements elle pourrait avoir un jour…

En se retrouvant dans la « librairie » de Perceval, assise face à lui devant la cheminée où pétillaient et craquaient des bûches et des pommes de pin répandant une délicieuse odeur, Sylvie goûta longtemps, en silence, l’un de ces moments de détente et de paix comme il est si difficile d’en savourer dans les châteaux royaux toujours hantés par les regards indiscrets, les oreilles aux aguets, la malveillance et les courants d’air…

Les yeux clos, la tête abandonnée sur le haut dossier de cuir clouté, Sylvie laissait décanter la fatigue du voyage, l’énervement des derniers instants à Fontainebleau dans les chambres démeublées, l’agacement des menus incidents de la route où tout le monde veut passer avant tout le monde pour approcher le Roi de plus près. Les cours royales ont toujours accouché de courtisans, mais ceux que le caractère abrupt et l’orgueil intraitable du jeune Louis XIV développaient déplaisaient à Mme de Fontsomme plus que ceux d’autrefois qui, à son sens, gardaient un semblant de dignité. En bref, le Roi était en train de domestiquer sa noblesse et cela la contrariait au point qu’elle se demandait si elle supporterait encore longtemps une atmosphère de plus en plus irrespirable pour elle. S’il n’y avait eu la pauvre petite Reine, si facilement délaissée, à qui elle s’attachait parce qu’elle lui faisait pitié, elle eût sans doute demandé son congé.

— C’est peut-être ce que je ferai, dit-elle soudain à haute voix, lorsque la Reine aura mis son enfant au monde.

Perceval penché sur un livre releva la tête et vit que ses yeux étaient grands ouverts.

— Ce qui m’étonne, dit-il avec douceur, c’est que vous ayez tenu si longtemps. Vous n’êtes pas faite pour la vie de cour. Il y a trop de chausse-trappes, d’intrigues, de faux-semblants…

— Des intrigues j’en ai eu mon compte, mais j’avoue que j’aime bien notre petite reine. Et puis je voulais aussi veiller à l’avenir de mes enfants – au fond je ne suis pas si différente des autres ! – et voyez où j’en suis : je ne vois jamais ma fille et je n’ai pas vu mon fils depuis trois ans. Quelques lettres quand la flotte touche terre, dont la moitié sont l’œuvre de l’abbé de Résigny…

— Ne les dédaignez pas. Elles vous renseignent sur les faits et geste de Philippe bien mieux qu’il ne le fait lui-même. Quand il a dit qu’il se porte bien, qu’il adore M. de Beaufort et que vous lui manquez il estime son devoir largement accompli. Ce ne sera jamais un homme de plume. Et puis… il y a celles, rares je veux bien l’admettre, que vous adresse le duc lui-même.

Cette idée fit sourire Sylvie.

— Lui non plus ne sera jamais un homme de plume. Comme lorsqu’il m’écrit il ne fait pas appel à son secrétaire, il maltraite toujours autant l’orthographe.

— N’ayant jamais été « précieuse » cela ne doit pas vous troubler beaucoup. Et ce qui compte, ce sont les sentiments…

Il sourit avec tendresse au joli visage devenu tout rose. Il ne cessait de remercier le Ciel d’un rapprochement qu’il souhaitait depuis bien longtemps, allant même jusqu’à espérer qu’un mariage finirait par unir ces deux êtres tellement faits l’un pour l’autre et qui se connaissaient si bien. Rien ne pouvait être meilleur pour eux deux et aussi pour Philippe qui reviendrait un jour de ses voyages et qu’il serait bon de protéger officiellement. En effet, bien que depuis trois ans Saint-Rémy n’ait plus donné signe de vie et que sa complice vécût retirée dans un château provincial, le chevalier de Raguenel ne tenait pas pour définitive la disparition de l’aventurier. Il devait se cacher quelque part pour qu’on l’oublie et que la lourde main du Roi, qui l’avait manqué de si peu, se tourne dans une autre direction mais, à moins qu’il ne se fasse tuer dans quelque affaire, on le reverrait un jour ou l’autre… C’était d’ailleurs un sujet qu’il n’effleurait jamais avec Sylvie, préférant qu’elle chasse de son esprit une des plus pénibles périodes de sa vie. De même, il se gardait bien d’apprendre à sa filleule ce qu’il savait d’autres sources : Beaufort et les siens étaient retranchés dans Djigelli, place forte de la côte algérienne pour la prise de laquelle on avait chanté le 15 août dernier un beau Te Deum à Notre-Dame, mais depuis l’on était sans nouvelles, les Barbaresques faisant trop bonne garde pour qu’un courrier puisse passer…

Cependant, il était écrit dans le livre de la vie que cette soirée, dont Sylvie espérait qu’elle serait si paisible, était loin de s’achever pour elle. Ce fut d’abord, au moment où l’on allait passer à table, l’entrée tumultueuse de Marie. Ses arrivées étaient toujours tumultueuses et, dans le sillage azuré de ses habits de velours bleu, de satin blanc et d’hermine, l’automne parut reculer pour faire place au printemps. En entrant, elle ne vit pas sa mère et courut se jeter dans les bras de Perceval :

— Il y a des siècles que je ne vous ai vu et vous me manquiez ! Je ne vous demande pas comment vous vous portez : vous êtes plus jeune que jamais !

Sans lui laisser le temps de respirer elle distribua quelques baisers sur son visage, puis pirouetta sur ses talons et se trouva en face de Sylvie. Aussitôt, elle parut s’éteindre comme une fusée de feu d’artifice qui retombe :

— Mère ?… Vous étiez là ? Je ne vous savais pas de retour à Paris…

— La Cour fait pourtant assez de bruit quand elle rentre, fit Perceval, mécontent du nouveau ton de la jeune fille et de l’effet qu’il produisait sur Sylvie. Et les Tuileries sont voisines. Y est-on sourd à ce point ?

— Oh, nous autres de la maison de Madame, nous sommes devenus les indésirables, les parias. Depuis que notre princesse est à nouveau enceinte, on ne nous invite plus. « Les plaisirs de l’île enchantée » n’ont pas été pour nous et nous n’avons pas vu Versailles.

Elle parlait, parlait, se tenant devant Sylvie sans chercher à s’approcher d’elle.

— Tu ne m’embrasses pas ? murmura celle-ci avec, dans la voix, une note douloureuse qui atteignit l’oreille fine de son parrain. Il fronça le sourcil mais déjà Marie répondait :

— Si… naturellement.

Ses lèvres fraîches touchèrent la joue de Sylvie, mais elle esquiva les bras maternels qui allaient se refermer sur elle en constatant :

— Vous êtes superbe à votre habitude et je vous en fais mon compliment. Je viens aux nouvelles, Parrain – les enfants de Sylvie s’étaient tout simplement calqués sur leur mère dans cette appellation affectueuse qu’ils n’avaient pas l’occasion d’employer puisque l’un et l’autre étaient filleuls du Roi. Avez-vous reçu des lettres ?

— Aucune depuis notre dernier revoir mais…

— Et vous, Mère ?

Celle-ci s’approchait d’un des rayonnages de la bibliothèque pour cacher les larmes qui lui venaient. Elle répondit sans se retourner :

— Comme si tu ne savais pas que toutes les lettres venues de la mer sont adressées au chevalier de Raguenel par précaution ?

— Sans doute. Ce qui ne veut rien dire : s’il en a reçu une pour vous, il n’éprouve peut-être pas le besoin d’en parler.

— Quelle idée !

— Pourquoi le ferait-il ? Quand un amant écrit à sa mai…

La gifle coupa le mot en deux. Ce n’était pas Sylvie, trop blessée par ce qu’elle venait d’entendre, qui l’avait appliquée, mais Perceval qui n’y était pas allé de main morte : la joue délicate de Marie s’empourpra.

— Tu me prends pour quoi ? gronda-t-il. Un entremetteur ? Je suis le chevalier de Raguenel et cela oblige, ma fille ! Quant à l’insulte que tu viens d’infliger à ta mère, tu vas lui en demander pardon ! À genoux !

Ses doigts maigres, durs comme fer, avaient saisi le mince poignet pour contraindre Marie. Sylvie s’interposa :

— Non, je vous en prie ! Laissez-la. Que signifierait un pardon obtenu par force ? J’aimerais mieux apprendre d’où Marie tire cette connaissance toute nouvelle de ce qu’elle croit être ma vie intime.

— Tu as entendu ? Réponds ! intima Raguenel qui avait relâché sa pression mais pas le poignet.

Marie haussa des épaules désabusées :

— Je ne dis pas que ma mère soit toujours proche de M. de Beaufort mais qu’elle l’a été… il y a longtemps sans doute, et qu’entre eux l’amour n’est pas mort !

— Cela ne répond pas à ma question. Qui as-tu écouté ?

Marie eut un geste vague :

— Des familiers des Tuileries ou de Saint-Cloud qui savent beaucoup de choses… Ils n’y voient pas de mal. Au contraire, on admire…

— Qui ?

— Vous me faites mal !

— Je te ferai encore plus mal quoi qu’en dise ta mère si tu ne parles pas. Pour la dernière fois : qui ?

— Le comte de Guiche… le chevalier de Lorraine… le marquis de Vardes…

Perceval éclata d’un rire qui ne présageait rien de bon :

— L’amant de Madame, le mignon de Monsieur et le complice de Mme de Soissons dans la vilaine affaire de la fausse lettre espagnole ! Tu choisis bien tes amis ! Félicitations ! Tu préfères écouter ces langues de vipère, des gamins malfaisants qui n’ont jamais rien fait de leur noblesse sinon la traîner dans les alcôves ?… Et je croyais que tu nous aimais !

Il la lâcha si rudement qu’elle alla tomber dans le fauteuil laissé libre par sa mère où elle éclata en sanglots.

Sylvie étendit alors sa main sur elle en regardant Perceval dans les yeux pour l’empêcher de poursuivre. Pendant quelques instants elle la regarda pleurer. Ce fut seulement quand Marie retrouva un peu de calme que sa mère dit :

— Qu’elle vous aime toujours, vous, cela ne fait aucun doute car elle n’a aucune raison de vous en vouloir. Il n’en va pas de même pour moi. Vous savez bien qu’elle aime M. de Beaufort et elle me croit sa rivale !

— Ne l’êtes-vous pas ? hoqueta Marie.

— Je ne l’ai jamais été et ne le serai jamais, Marie ! Je sais que tu l’aimes. Plus sans doute que je ne le pensais. Lorsque tu le déclarais haut et fort, j’imaginais un de ces emballements comme il arrive souvent à quinze ans…

— Une fois donné, un cœur comme le mien ne se reprend pas.

— Il me faut bien l’admettre. Alors, écoute ce que je vais te dire : si M. de Beaufort venait un jour me demander ta main, je la lui accorderais sans l’ombre d’une hésitation.

— Parce que vous savez très bien qu’il ne le fera jamais ! clama Marie qui s’effondra de nouveau dans un abîme de larmes. Mais Sylvie n’eut pas le temps d’ajouter quoi que ce soit. Le pas d’un cheval s’était fait entendre dans la cour et Pierrot vint annoncer un messager de la Reine.

À sa grande surprise, ce fut Nabo qui mit genou en terre devant Sylvie. Pour ne pas soulever la curiosité sur son passage, il avait enveloppé sa tunique chamarrée d’un grand manteau de cheval et remplacé son turban par un chapeau noir à larges bords qu’il ôta en entrant, découvrant une toison courte et frisée comme celle d’un mouton karakul.

— La Reine est malade et malheureuse. Elle a besoin de son amie, dit-il.

Comme toujours avec Sylvie, il s’exprimait en espagnol. Avant de l’offrir à Marie-Thérèse, Beaufort avait veillé à ce qu’il apprît cette langue qui lui était devenue naturelle. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir plus que des notions de français.

— Qui t’envoie ?

— La dame de Motteville. Elle est venue ce soir…

— Où sont les autres ? Mme de Béthune ? Mme de Montausier ?

— Béthune fatiguée partie se coucher. La grande dame allée souper chez la favorite…

— Qui t’a donné mon adresse ?

— Motteville.

Bien sûr ! Il n’y avait plus qu’à rejoindre le Louvre pour une durée indéterminée ! Avec un soupir de lassitude, Sylvie renvoya le jeune Noir en ajoutant qu’elle le suivait, appela Pierrot pour qu’il fasse préparer sa voiture et, enfin, se tourna vers sa fille.

— Si tu n’es pas obligée de rentrer trop tôt, reste ici comme je le désirais tellement. Cela te fera le plus grand bien…

— Oh rien ne me presse ! Madame a ses vapeurs : elle s’est enfermée avec sa chère Mme de La Fayette[68] et la princesse de Monaco. Quant aux filles d’honneur qui restent, elles auraient plutôt tendance à m’agacer…

En parlant de celles qui « restaient », Marie faisait allusion au fait qu’elle avait perdu les compagnes qu’elle aimait : Montalais exilée depuis l’affaire de la lettre espagnole était retournée voir couler la Loire ; quant à Tonnay-Charente, après la mort de son fiancé, le marquis de Noirmoutiers, tué au côté du duc d’Antin dans un de ces duels stupides qui ressemblaient à des batailles rangées, elle avait épousé par amour le frère du duc défunt, le marquis de Montespan, vaillant soldat plus riche d’ancêtres que d’écus et avec qui elle menait une vie passionnée mais difficile.

— Essayez de la garder cette nuit, Parrain, murmura Sylvie en embrassant Perceval. Je n’aime pas beaucoup qu’elle coure la ville après la tombée du jour. Même en voiture…

Il la rassura d’une pression de main et elle partit sans paraître s’occuper davantage de sa fille. Elle savait maintenant à quoi s’en tenir sur son étrange comportement et toute tentative de rapprochement dans l’état de crise où Marie se trouvait ne ferait qu’aggraver les choses. Il fallait se contenter d’espérer en l’éloquence et la sagesse du cher Perceval.

Au Louvre la situation était pire qu’elle ne le craignait. Elle pensait trouver Marie-Thérèse aux prises avec l’une des multiples indigestions que lui valaient son abus du chocolat et son goût trop prononcé pour les plats fortement aillés, et c’est effectivement ce qui s’était produit. L’odeur aigre qui emplissait la chambre et les servantes occupées à nettoyer les tapis en attestaient mais, en outre, la Reine noyée dans ses cheveux, ses larmes et ses draps froissés piquait une crise nerveuse que Molina et sa fille semblaient incapables de maîtriser. Le corps de la malheureuse, avec son ventre énorme qu’elle tendait par instants vers le ciel de lit en s’arc-boutant sur ses talons, était la proie de secousses convulsives que les femmes rassemblées dans sa chambre regardaient avec épouvante en se signant et en marmottant des prières affolées. Que dirait le Roi s’il s’avérait que la reine de France était possédée du démon ? On n’osait même pas appeler les médecins !

Or, Sylvie se souvint du cas analogue d’une femme près du terme de sa grossesse, qu’une espèce de rebouteux des environs de Fontsomme avait réussi à calmer. Elle ordonna à Molina de préparer un bain tiède et d’envoyer chercher un peu d’armoise chez un apothicaire pour en faire une tisane, puis elle demanda à Mme de Motteville qui était restée là et la reçut avec un soulagement visible, de vider la chambre de ceux qui n’avaient rien à y faire et de poster des gardes à la porte.

Dans la nuit, la crise s’apaisa et la Reine put reposer en paix, Sylvie aussi, pour qui l’on dressa un lit dans l’une des chambres de l’appartement royal où elle allait d’ailleurs rester jusqu’à l’accouchement, la Reine poussant des plaintes à fendre l’âme dès qu’elle ne la voyait plus. Il est vrai qu’elle allait avoir à subir bien des douleurs dans les jours à venir.

Dès le lendemain, les médecins assemblés par le Roi autour du lit de sa femme diagnostiquèrent doctement une « fièvre tierce », ce qui était à la portée du premier venu, la Reine faisant visiblement de la température ; en outre, elle se plaignait de violentes douleurs aux jambes. On lui appliqua donc le grand remède habituel, c’est-à-dire la saignée, avec la libéralité coutumière. En peu de jours, la pauvre Marie-Thérèse fut délestée d’une partie appréciable de son sang espagnol. Bientôt, elle eut de grandes douleurs aux jambes et l’accoucheur François Boucher se montra soucieux :

— Je crains que la Reine n’atteigne pas le terme prévu à Noël, confia-t-il au Roi. Mieux vaudrait se tenir prêts à un accouchement prématuré…

On prit aussitôt les dispositions nécessaires. Selon l’habitude, le lit de travail que l’on accrochait, dès le début de la grossesse, au plafond de la chambre de parade, fut descendu, débarrassé des housses qui le protégeaient – surtout durant les déplacements où l’on ne manquait pas de l’emporter ! – et on le mit sous une sorte de tente autour de laquelle on pouvait circuler pour les besoins du service sans trop déranger la parturiente. Puis on installa les instruments de chirurgie sous un autre pavillon, plus petit. Au moment de l’arrivée de l’enfant on écartait les rideaux afin que les princes, princesses et autres hauts personnages rassemblés dans la vaste pièce pussent ne rien perdre du spectacle et attestent, le cas échéant, qu’il n’y avait pas eu substitution d’enfant.

Ces précautions étaient sages : à l’aube du dimanche 16 novembre, la Reine qui, depuis plusieurs jours, subissait des contractions épisodiques entra dans les grandes douleurs. On la transporta dans la chambre de parade où le Roi vint rejoindre la Reine Mère qui depuis plusieurs jours passait le plus clair de son temps au chevet de sa belle-fille, oubliant ses propres douleurs pour tenter de la réconforter. Un par un, les autres membres de la famille et les grands du royaume prirent place autour d’eux. Enfin, une demi-heure avant midi, recrue de souffrance et de fatigue, Marie-Thérèse poussa un long gémissement et donna le jour à une petite fille dont l’aspect surprit tout le monde : plus petite que la moyenne des bébés, ce qui n’était guère surprenant puisqu’elle arrivait avec un bon mois d’avance, elle n’était pas rouge comme d’habitude mais d’un violet presque noir qui impressionna beaucoup les assistants, et le Roi plus encore que les autres.

— Cette enfant ne respire pas ! déclara d’Aquin, le médecin du Roi qui s’en empara, l’emporta dans la pièce voisine où un coussin était préparé devant le feu pour les premiers soins. D’un doigt expert, il débarrassa le nez et la bouche minuscules des « humeurs visqueuses et gluantes » qui les obstruaient puis, prenant l’enfant par les pieds, il claqua ses petites fesses jusqu’à ce qu’elle pousse son premier cri. Mais, remise droite, elle n’en demeura pas moins d’une couleur aussi peu orthodoxe que possible.

— Ce n’est rien, assura le médecin à l’intention du Roi qui l’avait suivi. Un effet d’asphyxie. Le sang privé d’air s’est figé et a noirci. Dans quelques jours il n’y paraîtra plus…

— Si vous le dites…

En dépit du grand crédit qu’il accordait à la médecine, le ton du Roi n’était guère aimable et d’Aquin détourna les yeux pour éviter le sombre éclair de ceux du maître. Pourtant, il s’en tint à sa version de l’événement et Louis XIV n’insista pas. D’ailleurs, ni l’un ni l’autre ne pensaient qu’un enfant ainsi fait pût vivre longtemps et, le jour même, sa nourrice flanquée du parrain et de la marraine – le prince de Condé et Madame – la portait à l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, la paroisse royale, pour y être baptisée du double nom de Marie-Anne. Jamais on ne vit bébé recevoir l’eau lustrale si prodigieusement enveloppé : le béguin de dentelles qui cachait à demi sa petite figure foncée et la pénombre de l’église dissimulèrent assez bien son étrange couleur sur laquelle déjà glosaient les plus bavards parmi ceux qui avaient assisté à l’événement. On parla même d’un « petit monstre noir et velu » !

On n’eut pas beaucoup le temps de se perdre en conjectures car, peu après la délivrance, l’état de la Reine inspira les plus vives inquiétudes. Les convulsions recommençaient, au point que le Roi s’établit dans la chambre même de celle que l’on considéra aussitôt comme mourante. Il envoya distribuer de l’argent aux pauvres et fit des vœux pour le rétablissement d’une épouse si douce et si aimante. Voyant qu’elle s’affaiblissait encore, il ordonna qu’on lui porte le viatique…

— N’est-ce pas un peu tôt, Sire ? osa demander Sylvie qui ne savait plus que penser de tout ce dont elle venait d’être témoin.

— Non. Il est à craindre que Dieu n’ait envoyé cette rude épreuve que pour en délivrer rapidement sa mère.

— Il est certain, dit Anne d’Autriche qui ne quittait plus sa belle-fille elle non plus, qu’il faut souhaiter beaucoup plus ardemment voir la Reine vivre dans le Ciel que sur la terre…

Or, Marie-Thérèse souffrait sans doute mais n’était pas le moins du monde inconsciente. Elle gémit :

— Je veux bien communier mais non pas mourir !…

On la convainquit, avec une hâte que d’aucuns jugèrent fâcheuse, que c’était la meilleure chose à faire et qu’il y avait urgence. Sylvie pour sa part trouvait un peu suspecte cette grande hâte d’administrer la jeune femme. C’était comme si l’on essayait de forcer la main de Dieu en l’engageant à rappeler à lui dans les plus brefs délais quelqu’un qui venait de décevoir si étrangement. Cette fois, elle se garda bien de donner son opinion et se joignit à la cérémonie que l’on venait de décider : en grande pompe, le Roi, sa mère et toute la Cour portant des centaines de cierges et de torches allèrent accueillir le saint sacrement que Marie-Thérèse, qui fit effort pour se soulever, accueillit avec sa douceur et sa piété habituelles. Elle semblait résignée à ce sort dont elle ne voulait pas et qui déchaînait déjà les prières dans toutes les églises de Paris.

— Je suis bien consolée d’avoir reçu Notre Seigneur, soupira-t-elle. Je ne regrette la vie qu’à cause du Roi et de cette femme, ajouta-t-elle en désignant sa belle-mère.

Puis elle attendit une mort qui ne semblait pas autrement pressée de la rejoindre… Cependant, alors qu’une fois de plus elle veillait sa jeune reine en compagnie de Molina, Mme de Fontsomme fut avertie qu’une dame demandait à lui parler à la porte du Louvre. Elle s’enveloppa d’une mante – le temps était affreux, froid et pluvieux comme si l’hiver était déjà là –, descendit et, sortant du palais, vit une voiture arrêtée d’où, à sa vue, une femme déjà âgée et toute vêtue de noir, sortit aussitôt. Elle reconnut Mme Fouquet, la mère de son malheureux ami et la seule qui eût été épargnée par les ordres d’exil, à cause d’une haute piété confinant à la sainteté. Celle-ci lui mit un paquet dans les mains après l’avoir remerciée d’être venue jusqu’à elle :

— Vous savez, dit-elle, que j’ai de grandes connaissances des plantes, des élixirs et de toutes choses servant à adoucir le sort des chrétiens. On m’a décrit les souffrances de notre reine et j’ai composé pour elle un emplâtre à appliquer de la façon que j’ai écrite sur ce papier. Je suis certaine qu’avec l’aide de Dieu, elle en ressentira grand bien.

— De toute façon, dit Sylvie, nous ne risquons rien à essayer puisque les médecins assurent qu’elle est perdue…

— Je sais. On dit même, ajouta-t-elle avec une amertume dont elle ne fut pas maîtresse, que le Roi fait déjà préparer ses habits de deuil. En vérité, je crains qu’il n’ignore tout de la pitié…

Ayant dit, elle remonta vivement dans sa voiture et s’éloigna. Sylvie regarda l’attelage disparaître dans une rafale de pluie puis se hâta de regagner les appartements royaux où elle alla droit chez la Reine Mère. Elle ne pouvait, en effet, prendre sous sa seule responsabilité d’appliquer à Marie-Thérèse quelque remède que ce soit.

Anne d’Autriche se montra émue du geste de Mme Fouquet pour qui elle avait toujours éprouvé de l’amitié :

— Pauvre femme ! soupira-t-elle. À la veille de perdre peut-être son fils, elle pense d’abord à sa reine ! Je l’en remercierai, mais il convient d’essayer tout de suite cet emplâtre : au point où en est ma fille, nous ne risquons rien…

Et le miracle se produisit. Le 19 novembre, Marie-Thérèse était complètement hors de danger et retrouvait même ses forces avec une étonnante rapidité.

— Mon fils, dit alors la Reine Mère, ne conviendrait-il pas de montrer quelque gratitude à Mme Fouquet ?

La réponse vint, cinglante, horrifiante pour Sylvie :

— Puisqu’elle connaissait le moyen de sauver la Reine, il eût été criminel à cette femme de ne pas le faire connaître. À présent, si elle a cru obtenir ainsi des droits à mon indulgence pour son fils, elle se trompe. Si les juges le condamnent à mort, je le laisserai exécuter !… Qu’y a-t-il, madame de Fontsomme ? Vous semblez troublée.

Elle plongea dans une profonde révérence qui lui permit de dissimuler son visage.

— Je l’avoue, Sire ! Je pensais que la joie de voir Sa Majesté la Reine sauve ne laisserait place chez le Roi à aucun autre sentiment…

Il y eut un silence si lourd qu’elle n’osa même pas relever la tête, s’attendant à être frappée par la foudre.

— Eh bien, vous vous trompiez, dit sèchement Louis XIV, et il passa son chemin pour s’en aller prendre des nouvelles de La Vallière dont la grossesse se passait tout à fait normalement. Mais la satisfaction qu’il en ressentait ne lui faisait pas oublier l’étrange petite princesse que le Ciel venait de lui envoyer… Il fut vite évident qu’elle était bien constituée, ne demandait qu’à vivre et que sa peau ne serait jamais blanche. En dehors des femmes qui s’en occupaient et à qui un ordre du Roi scellait les lèvres, nul n’était autorisé à l’approcher, pas même sa mère, sous le prétexte d’une maladie en voie d’évolution. Jusqu’à ce jour de décembre où Louis XIV convoqua la duchesse de Fontsomme et la reçut tard le soir, non dans son cabinet mais dans sa chambre et toutes portes closes.

— Nous avons une mission délicate à vous confier, duchesse, une mission qui exige le secret le plus absolu parce qu’elle relève de celui de l’État, mais nous vous savons discrète et dévouée à votre reine comme, nous voulons l’espérer, à votre roi.

— Je suis la servante de Leurs Majestés.

— Bien. Ce soir, à minuit, vous entrerez dans la chambre de… cette enfant qui nous est née voici peu. Vous y trouverez Molina qui vous la remettra. Vous gagnerez la sortie du palais où une voiture vous attendra. Nous ferons en sorte que vous ne rencontriez personne. Le cocher a déjà reçu ses ordres. C’est, lui aussi, quelqu’un de toute confiance…

Si elle fut surprise de ce qu’elle entendait, Sylvie se garda bien d’en montrer quoi que ce soit. Elle commençait à savoir que, s’il pleurait volontiers sous l’impulsion d’une sensibilité à fleur de peau, le Roi appréciait peu les émotions des autres et, ce soir, son visage était de marbre.

— Où dois-je conduire… la princesse ?

— Oubliez ce titre ! Quant à votre destination, le cocher la connaît et c’est suffisant. Il vous conduira dans une maison où vous remettrez l’enfant à la femme que vous rencontrerez ainsi que le coffre qui voyagera avec vous. Ensuite vous rentrerez chez vous. La Reine n’aura pas besoin de vous avant demain matin… où la nouvelle de la mort de notre fille Marie-Anne sera connue de tous.

Elle étouffa un cri :

— La mort, Sire ?

— Apparente, madame ! Sinon, inutile de vous priver d’une nuit de sommeil ! Soyez sans crainte, l’enfant de la Reine vivra cachée ; elle sera bien soignée jusqu’à ce qu’il soit possible de la confier à un couvent. Vous voyez, nous ne souhaitons mettre en péril ni son âme ni la nôtre.

— Puis-je poser encore une question, Sire ?

L’ombre d’un sourire glissa sous la fine moustache de Louis XIV.

— Pour une grande dame qui sait pourtant bien que l’on ne questionne pas le Roi, il nous semble que vous ne vous en privez guère depuis un instant. Cela dit, posez votre question.

— Pourquoi moi ?

— Parce que, hormis la Reine Mère… et une autre qui ne m’a jamais menti, vous êtes la seule femme de ma cour en qui j’aie toute confiance, déclara-t-il, laissant enfin de côté le pluriel de majesté. La Reine aussi, d’ailleurs, et afin de prévenir la question que vous n’oserez pas poser, c’est en plein accord avec elle. Elle a fort bien compris que cette enfant ne peut vivre au grand jour des palais royaux sans susciter le scandale. Si elle le souhaite, elle pourra, plus tard, aller la voir en secret. Et en votre seule compagnie, bien entendu. Serons-nous obéi ?

— Le Roi, je pense, n’en a jamais douté ?

— En effet ! Allez donc, madame, mais avant de nous quitter apprenez une bonne nouvelle : vous allez revoir votre fils ! Par la faute d’un de ses lieutenants, M. de Gadagne, le duc de Beaufort a perdu Djigelli si vaillamment gagné et revient nous rendre compte. Peut-être ne repartira-t-il plus jamais… ajouta-t-il d’un ton si dur que la joie soudaine de Sylvie s’éteignit comme une chandelle sous le vent.

— Si Djigelli a été perdu par un autre, la faute n’est pas sienne…

— Un chef est responsable de tous ses hommes, des capitaines au dernier soldat. En outre, peut-être avons-nous pardonné un peu trop vite à un homme qui fut si longtemps notre ennemi…

— Jamais il ne fut l’ennemi de son roi ! s’écria Sylvie incapable de contenir sa protestation. Seulement du cardinal Mazarin… comme tant d’autres.

— Peut-être, mais… connaissez-vous l’axiome latin qui dit : « Timeo Danaos et donna ferentes » ?

— Non, Sire.

— Il signifie : « Je crains les Grecs et les présents qu’ils apportent. » J’aurais dû me méfier de celui offert par un ancien rebelle !

— Il regrette sincèrement ses fautes anciennes et ne souhaite que se dévouer au royaume…

— Alors qu’il veille à sa gloire… ou qu’il meure ! Brisons là madame ! Vous m’irritez en le défendant ! Songez seulement à vous préparer pour accomplir ce que je vous ai ordonné.

Il n’y avait rien à ajouter. En quittant la chambre royale, Sylvie avait le cœur lourd. Elle sentait confusément qu’une fois de plus elle se trouvait au cœur d’une énigme dont le mot lui échappait ou, plutôt, qu’elle redoutait de trouver. Depuis la naissance de Marie-Anne, Nabo, le jeune esclave noir, avait été retiré de l’appartement de Marie-Thérèse, escamoté sur l’ordre de la Reine Mère par Molina et sa fille qui craignaient que la couleur bizarre du nouveau-né ne vînt de ce qu’il était trop souvent présent auprès de la Reine, qu’elle l’avait trop regardé et qu’il avait en quelque sorte imprégné la vue de sa maîtresse. On ajoutait qu’à cause de Chica c’était une chance que l’enfant ne fût pas une naine… Sylvie était trop de son temps pour ne pas attacher crédit à ces superstitions. Elle avait toujours entendu dire que lorsqu’une femme est enceinte il faut ôter de sa vue toute forme anormale, voire monstrueuse. Cependant, la colère qu’elle avait lue dans le regard de Louis XIV dépassait ce genre de croyance et, maintenant, elle avait peur de ce qui avait pu arriver à ce malheureux garçon…

Si peur qu’en rejoignant Molina dans la chambre de Marie-Anne, elle ne put s’empêcher de lui demander ce qu’il était devenu. Le visage jaune et maigre de l’Espagnole refléta alors un véritable effroi tandis que ses lèvres minces se serraient, comme pour retenir des paroles prêtes à s’échapper. Sylvie, alors, posa sur son épaule une main apaisante :

— Considérez ce que je viens faire ici ce soir, Maria Molina, et voyez si vous pouvez m’accorder confiance. Je crains pour ce garçon…

L’Espagnole se décida :

— Dès que j’ai vu l’enfant j’ai eu peur moi aussi. Ma fille l’a emmené alors dans la partie du palais que l’on doit démolir et où personne ne va, dans l’intention de le faire sortir plus tard pour qu’il puisse quitter la ville et aller où il voudrait, mais quand elle est allée le rechercher, il n’y était plus… il y avait seulement des taches de sang sur le sol… Je ne peux rien dire de plus parce que je ne sais rien de plus… Il est l’heure à présent !

Sylvie prit dans ses bras la petite fille douillettement enveloppée de toiles fines, de soie et de « blanchet », ce tissu de laine blanche et fine que, depuis le Moyen Âge, tissaient les femmes de Valenciennes. Par-dessus le tout, une petite couverture de velours noir doublée de fourrure qu’elle fit disparaître sous les plis de son ample manteau à capuchon, fourré lui aussi. La messagère allait sortir quand la Reine entra :

— Un instant je vous prie…

Elle vint jusqu’à Sylvie, écarta les tissus cachant la petite figure sombre et y posa ses lèvres tremblantes en un long baiser…

— Veillez bien sur elle, mon amie, murmura-t-elle. Vous ne savez pas à quel point il m’est dur de m’en séparer…

Cela, Sylvie n’en doutait pas. Marie-Thérèse était une excellente mère, bien meilleure que ne l’avait jamais été Anne d’Autriche. Elle veillait attentivement sur le Dauphin, sur sa nourriture, et souvent le faisait manger. Elle aimait aussi à le promener, à jouer avec lui sans se soucier des sourires de pitié qu’un comportement si peu royal faisait naître, mais les vraies mères la comprenaient et elle trouvait place dans leur cœur. Ainsi de Sylvie qui savait combien avait été douloureuse, pour la jeune Reine, la perte de son deuxième enfant, une fille déjà. Se séparer de celle-ci devait lui être bien cruel en dépit d’une couleur rendant impossible son séjour parmi les courtisans.

— Nous irons la voir, Madame, chuchota-t-elle. Le Roi l’a promis…

En quittant le visage de la petite, les lèvres de la Reine effleurèrent la joue de sa suivante :

— Dieu vous bénisse toutes deux !

Un moment plus tard, ayant traversé le Louvre sans rencontrer âme qui vive, Sylvie roulait vers une destination inconnue, escortée à distance, sans le savoir, par des mousquetaires destinés à éviter toute mauvaise surprise. Elle sut seulement que l’on sortit de Paris par la porte Saint-Denis…

Durant le chemin qui prit un peu moins de deux heures, elle berça doucement ce bébé pas comme les autres qui reposait avec confiance contre sa poitrine. C’était en vérité une belle petite fille ronde et dodue, dont les traits fins de la mère corrigeaient le caractère africain du visage. Une mousse de petits cheveux noirs auréolaient sa mignonne frimousse. En fait, sa ressemblance avec Nabo était certaine et Sylvie n’arrivait pas à comprendre comment on avait pu en arriver là. La réponse devait lui venir avant le lever du jour.

Il était environ cinq heures du matin quand la voiture la ramena chez Perceval après avoir remis Marie-Anne entre les mains d’une femme aimable et souriante, qui l’avait accueillie au seuil d’un petit manoir niché entre un étang et une forêt. Elle était très lasse et n’avait qu’une hâte : retrouver son lit dont elle espérait que Nicole Hardouin, la gouvernante de Perceval, aurait eu la bonne idée d’y installer un « moine[69] » car la chaufferette placée au départ dans la voiture était froide depuis longtemps et elle se sentait gelée jusqu’à l’âme.

Elle n’en fut pas moins surprise de trouver la maison éclairée et Nicole debout qui lui tendait un bol de lait chaud.

— J’avais dit qu’on ne m’attende pas.

— On ne vous a pas attendue, madame la duchesse, mais il est arrivé quelque chose.

— Quoi ?

— Vous verrez bien. M. le chevalier vous attend dans les communs…

En fait, Perceval avait entendu la voiture et traversait la cour obscure pour venir à sa rencontre. Il l’entraîna sans mot dire jusqu’à l’une des chambres de domestique toujours inoccupées qui se trouvaient au-dessus de la sellerie et de la resserre du jardinier. À la lueur d’une veilleuse, elle vit sur l’oreiller une tête à demi recouverte de pansements, une tête noire : Nabo.

— En revenant de porter les ordures à l’égout, Pierrot l’a trouvé blotti contre la porte, à demi mort de froid et de faim, blessé de surcroît…

— Comment est-il venu ici ?

— La fille de la Molina l’avait caché dans les vieilles salles du Louvre. Elle lui apportait de quoi manger et devait le faire sortir de là mais elle a dû être suivie. Deux hommes masqués et armés l’ont trouvé et ont tenté de le tuer, sans y parvenir. En dépit du sang perdu, il a réussi à leur échapper grâce au fait qu’il a tellement rôdé dans le Louvre qu’il le connaît mieux qu’eux. Il a pu quitter le palais et se cacher dans l’entrepôt d’un batelier, mais il sentait qu’il s’affaiblissait et s’est traîné jusqu’ici, la seule maison qu’il connût un peu… et où il était sûr qu’on ne le livrerait pas…

— Il a eu raison. Mais ces hommes qui ont voulu le tuer, qui les envoyait ?

— Qui voulez-vous que ce soit ? Qui donc, dans le royaume, peut supposer qu’il a collaboré à une descendance plutôt bizarre ?

— Le Roi ?

— Peut-être pas directement mais à coup sûr Colbert qui semble tenir beaucoup à devenir son âme damnée… Celui-là est encore plus impitoyable que son maître. Et ce n’est pas peu dire ! gronda Perceval qui ne pardonnait pas à Louis XIV l’arrestation de son ami Fouquet.

— Mais enfin la Reine n’a pas pu… oh, Parrain, je gagerais ma part d’éternité sur sa pureté !

— Et vous auriez raison. Elle ne sait même pas que Nabo l’a violée et la surprise causée par la naissance a dû être aussi forte pour elle que pour les autres.

— Comment est-ce possible ?

— Oh ! c’est tout simple : ce malheureux garçon est amoureux d’elle depuis que Beaufort le lui a donné et vous savez aussi bien que moi qu’elle prenait plaisir à jouer avec lui, à l’entendre chanter. Pour elle, il n’était pas beaucoup plus qu’un objet. Le soir, il se cachait souvent sous son lit pour la regarder dormir…

— Mais le Roi rejoint sa femme toutes les nuits… ou presque ?

— Presque… et souvent fort tard depuis que La Vallière le tient captif de ses charmes. Une nuit, comme Nabo sortait de sa cachette pour s’adonner à son plaisir préféré, la Reine s’est réveillée soudain et l’a vu penché sur son lit. Elle a eu si peur qu’elle n’a même pas crié et s’est évanouie. Il en a profité. C’est aussi bête que cela !

— Mon Dieu ! Comment imaginer cela d’un garçon aussi jeune ? C’est presque un enfant encore…

— N’exagérons rien ! À son âge les appétits des hommes sont éveillés, surtout chez les Noirs. Et puis, il était amoureux… Maintenant laissons-le dormir !

— J’aimerais en faire autant, soupira Sylvie, mais je me demande si j’y parviendrai.

— Essayez de ne plus penser à Nabo pendant quelques heures. Il est chez moi et c’est « mon » problème plus que le vôtre. Demain nous verrons ce qu’il conviendra de décider.

— Le plus simple serait de le rendre à François de Beaufort puisque, d’après le Roi, il sera bientôt là, mais je pense que ce serait aggraver son cas. Le Roi lui en veut d’avoir offert Nabo à la Reine…

Le visage fatigué de Perceval s’illumina :

— Mais quelle bonne nouvelle vous venez de laisser échapper ! Nous allons revoir notre Philippe ? Dieu soit loué !

— Je savais que vous seriez aussi heureux que moi et c’est uniquement à ce retour tant attendu que je veux penser. Quant à ce pauvre garçon, le mieux sera, je crois, de l’envoyer à Fontsomme caché dans une voiture et de le remettre à Corentin. Il saura sûrement ce qui lui conviendra le mieux. Dans quelques jours, quand il sera remis. Jusque-là, il faut tenir cette porte fermée à clef…

— N’ayez crainte ! Seuls Nicole et moi entrerons.

Au lendemain de l’expédition de Sylvie, la Cour prit le deuil pour la princesse Marie-Anne, victime d’un « sang vicié », que l’on porta en terre en grand appareil après l’avoir mise au cercueil avec une remarquable discrétion. Enfin, le 20 décembre s’acheva l’interminable procès de Nicolas Fouquet avec une nouvelle manifestation de la haine du Roi. Alors que la cour souveraine l’avait condamné à l’exil, Louis XIV, furieux de se voir privé du plaisir de faire tomber sa tête, n’hésita pas à aggraver la sentence en vouant l’ex-Surintendant à la prison à vie. Il fallait bien consoler Colbert et ses deux soutiens, Le Tellier et son fils Louvois, d’avoir manqué leur mise à mort !

En effet, sur les vingt-deux juges composant la cour de justice, neuf seulement avaient voté pour la peine capitale, tous les autres se ralliant au bannissement à vie ou à temps. La conscience des magistrats et l’opinion publique – entièrement retournée en faveur de Fouquet – avaient été plus fortes que la haine royale. Celle-ci se traduisit en rancune tenace envers les juges qui avaient refusé de le suivre. Tous payèrent d’une façon ou d’une autre mais le plus touché fut l’intègre Olivier d’Ormesson, juge et rapporteur du procès qui, en découvrant des faux patentés dans l’acte d’accusation, sauva la vie de l’accusé. Il fut condamné à une retraite prématurée, lui refusant toutes les places et même la succession de son père dans la charge de conseiller d’État qui lui était promise. Sa charge fut donnée à l’obéissant Poncet qui avait voté la mort.

Ainsi s’exerçait la justice de celui qui se voulait le plus grand roi du monde mais qui avait trop d’orgueil pour jamais apprendre la vertu de clémence. En vain, la vieille Mme Fouquet qui avait sauvé la Reine vint prier à ses genoux que l’on respectât au moins le jugement de la Chambre. Tout ce qu’elle obtint – encore qu’elle ne le demandât pas – fut de résider où bon lui semblerait : le reste de la famille déjà mis à l’écart fut éparpillé à travers les provinces, et l’épouse de Nicolas Fouquet ne reçut pas la permission de rejoindre son époux dans la prison qu’on lui choisirait afin d’y vivre et mourir avec lui. Les illusions que conservait la duchesse de Fontsomme sur la grandeur d’âme de son ancien élève achevèrent de s’effriter.

Le 27 décembre, à onze heures du matin, Fouquet, toujours en compagnie de d’Artagnan, quittait la Bastille dans un carrosse fermé escorté de cent mousquetaires. Sa destination ultime était la forteresse de Pignerol, dans les Alpes.

CHAPITRE 8 MARIE

Après les fêtes de la nouvelle année, Sylvie se résigna à rouvrir l’hôtel de la rue Quincampoix. C’était tout naturel puisqu’elle attendait son fils qui en était le légitime propriétaire. Elle savait qu’il préférait Fontsomme ou Conflans, mais le château ducal, dans ses plaines picardes, était cerné par l’hiver avec ses neiges, ses glaces et ses congères et, à Conflans, la Seine qui avait débordé en fin d’année et qui à présent gelait rendait le séjour peu agréable. Donc, ce fut Paris, à la grande joie de Berquin, le maître d’hôtel, et de sa femme Javotte qui comprenaient mal les goûts simples de leur duchesse, et moins encore pour quelle raison une aussi haute maison devait se contenter d’un train de vie de procureur. La remise en état de la grande demeure, dont ils assuraient la garde quand la fin de l’automne les ramenait de Fontsomme, prit des proportions quasi pharaoniques, ce qui permit à Sylvie de rester quelques jours de plus dans la douillette maison de Perceval, rue des Tournelles, afin de ne pas attraper une fluxion de poitrine dans les courants d’air. Elle se transporta avec Jeannette rue Quincampoix dans les premiers jours de février… et s’y trouva bien. Les feux d’enfer allumés dans les grandes cheminées réchauffaient agréablement l’univers miroitant issu du grand nettoyage. En outre, Berquin avait déniché un jeune cuisinier nommé Lamy qui était le fils de l’hôte des Trois Cuillers, dans la rue aux Ours, et qui, gamin, avait été gâte-sauce de M. Vatel au temps de la splendeur de Fouquet[70]. À Saint-Mandé, à Vaux ou chez son père, le jeune homme avait appris suffisamment pour devenir un maître queux fort honorable, ce qui enchantait Perceval, invité permanent de la maison, et désolait Nicole, sa fidèle gouvernante.

Ce soir-là, soupant chez l’éditeur de Sercy qui était de ses amis, il ne partagerait pas le pâté de brochet, les perdrix à l’espagnole, les brouillades de champignons et autres délicatesses, le tout arrosé de vin de Champagne et de vin de Beaune, que Sylvie offrait en tête à tête à son ami d’Artagnan, revenu à la fois de Pignerol et à sa vie normale de capitaine-lieutenant des mousquetaires. Elle avait été touchée, en effet, qu’il vînt la voir sitôt son retour pour lui porter une affectueuse pensée d’un prisonnier auquel trois ans de vie commune avaient fini par l’attacher.

Tout au long du repas servi par le seul Berquin, l’officier évoqua pour elle le long voyage de trois semaines qui, par Lyon, l’avait mené jusqu’à la forteresse piémontaise, au débouché de la vallée du Chisone et à mi-chemin entre Briançon et Turin. Une place forte devenue prison du bout du monde dont il était impossible de s’évader, gardée à la fois par ses tours et ses murailles mais aussi par une nature magnifique autant que rude. Il dit la douceur, la résignation de cet homme dont la santé avait toujours été fragile, que le calvaire enduré avait à demi brisé, et comment, apitoyé par sa toux tenace, il l’avait enseveli sous les fourrures pour s’enfoncer au cœur des montagnes.

— Tous ses amis, surtout Mme de Sévigné que j’ai souvent rencontrée chez lui ou chez Mme du Plessis-Bellière, s’accordent à louer les excellents procédés dont vous avez toujours usé envers lui… remarqua Sylvie.

— Les consignes étaient déjà assez sévères. Il eût été indigne de moi de les aggraver, surtout envers un homme toujours si généreux. Vous savez… Je n’ai jamais apprécié ce métier de geôlier qui m’a été imposé et j’aurais été plus heureux de l’achever en menant M. Fouquet vers n’importe quelle terre d’exil qui eût été moins cruelle que ce donjon de Pignerol. Au moins les siens auraient pu le rejoindre…

— Et votre famille à vous, mon cher ami ? Que devient-elle ? Mme d’Artagnan doit être heureuse de vous avoir retrouvé. J’espérais d’ailleurs qu’elle vous accompagnerait…

Le capitaine vida lentement son verre en regardant son hôtesse d’un air méditatif :

— Mme d’Artagnan a quitté notre hôtel du quai Malaquais et votre serviteur sans espoir de retour, déclara-t-il d’une voix brève. Elle est lasse d’un mari qu’elle ne pouvait plus surveiller.

Sylvie ne put s’empêcher de rire, d’autant que la mine confite du mousquetaire n’inspirait vraiment pas la pitié, mais elle s’en excusa :

— Pardon !… mais que pouvait-elle souhaiter de mieux en fait de surveillance ? Vous étiez aussi prisonnier que Fouquet lui-même.

Un fin sourire glissa sous la moustache de l’officier :

— J’avais tout de même droit à quelques accommodements… Toujours est-il que ma femme ne veut plus me voir et m’a laissé une lettre d’adieu avant de partir pour son château de La Clayette avec mes deux jeunes enfants. Ils ne peuvent se passer d’elle pour le moment, mais j’espère qu’un jour viendra où elle me les rendra : les garçons ne sont pas faits pour vivre dans les jupes des femmes…

En réalité, c’était cela qui le touchait le plus. Pour le reste, Sylvie était persuadée que d’Artagnan n’aimait plus guère sa bigote de femme car, en dehors du fait que depuis longtemps il lui vouait à elle-même une admiration dont elle ne savait pas si elle était toute platonique, on chuchotait, à propos du séduisant capitaine, le nom d’une Mme de Virteville fort accueillante aux douleurs d’un sevrage forcé. Elle ouvrait la bouche pour donner son sentiment quand il murmura, le regard perdu au-dessus de l’épaule de son hôtesse comme s’il lisait sur le mur :

— Grâce à Dieu qui lui a inspiré cette honnêteté, elle n’a pas emporté le portrait qui m’a valu tant de scènes pénibles…

— Un portrait ? souffla Sylvie.

— Celui de la Reine. Pas celle d’à présent, la mienne… celle des ferrets de diamants. Elle me l’avait donné pour me remercier et Mme d’Artagnan se donnait le ridicule d’en être jalouse ! Elle n’a jamais compris que, pour moi, cette blonde image était aussi sacrée que celle de la Vierge Marie. Elle l’avait ôtée de ma chambre pour la mettre dans la sienne et j’ai dû batailler longtemps avant d’obtenir qu’on l’accroche au moins dans le cabinet de conversation… Enfin, il a repris sa place initiale.

Cette fois, Sylvie ne rit pas et même laissa retomber le silence. En quelques mots, elle avait deviné le secret de cet homme si passionnément dévoué à ses rois : comme tant d’autres, le jeune d’Artagnan, encore cadet de M. des Essarts, avait été victime de l’éclatante beauté de sa souveraine et l’homme mûr l’était encore. Qu’il se fût marié, qu’il lui fît la cour, à elle Sylvie, qu’il eût une maîtresse ne signifiaient rien. Il portait au cœur la cicatrice d’une blessure semblable à celle qui avait atteint jadis le jeune duc de Beaufort…

— Vous savez, je crois qu’elle est gravement malade, murmura Sylvie. Les médecins la déclarent incurable.

La fugitive crispation du visage de son invité signa pour Mme de Fontsomme ce qu’elle venait de deviner ainsi que la bouffée de colère qui lui succéda :

— Les médecins sont des ânes ! Feu le roi Louis XIII le savait bien. De quoi souffre-t-elle ?

— Son sein se gangrène et elle endure mille morts avec un admirable courage. Le Roi et Monsieur se relaient à son chevet. Il arrive que le Roi couche sur le tapis de sa chambre. Elle est si désolée de les voir en cet état qu’elle compte se retirer un jour prochain au Val-de-Grâce. Seules Mme de Motteville et Mme de Beauvais, sa femme de chambre, l’accompagneront avec l’abbé de Montagu, son confesseur…

— La Beauvais est toujours là ?

— Eh oui !… Oh, je suis comme vous, je ne l’aime guère mais la justice m’oblige à reconnaître son dévouement. Les soins qu’elle donne aux plaies qui se forment en rebuteraient plus d’une et si la Reine lui a donné beaucoup, elle sait l’en remercier.

Les deux amis s’entretinrent encore pendant un moment, singulièrement du retour prochain du duc de Beaufort, mais ce fut seulement lorsqu’il allait prendre congé que d’Artagnan déclara :

— Je m’aperçois qu’en vous parlant de M. Fouquet, je ne vous ai pas nommé le gouverneur de Pignerol.

— En effet. Est-ce que je le connais ?

— Vous lui avez même sauvé l’honneur donc la vie au moment du mariage royal.

La surprise releva les sourcils de Sylvie au milieu du front.

— Vous voulez parler de M. de Saint-Mars ?

— Eh oui ! Le voilà devenu geôlier.

— Comment cela s’est-il fait ?

— Un peu grâce à moi. Depuis l’aventure de Saint-Jean-de-Luz il s’est montré si exact dans son service, si brillant même, qu’il a été nommé brigadier. Il était à la tête du peloton avec lequel j’ai arrêté M. Fouquet à Nantes. Mais depuis il s’est marié et il souhaitait quitter le service pour une fonction plus stable.

— Marié ? Avec la belle Maïtena Etcheverry ?

— Oh, mon Dieu non ! Il n’avait toujours pas fait fortune et c’est pourquoi je l’ai recommandé pour le gouvernement de Pignerol. La place est bonne du point de vue financier…

— Tout de même ! Un château fort en pleines montagnes n’est guère un séjour pour une femme ? Je suppose qu’elle vit seule quelque part ?

— Jamais de la vie ! Elle est là-bas avec lui et très contente de son sort. Le couple est très uni, et fort bien logé, d’ailleurs.

— Et elle s’accommode de cette vie ?

— Mais oui. J’ajoute que c’est une très jolie femme qui ne s’intéresse qu’à son mari et aux biens matériels. Évidemment… pas très intelligente mais on ne peut pas tout avoir.

Tous deux rirent de bon cœur, puis Sylvie redevint pensive pour murmurer :

— Quel dommage que Fouquet soit au secret ! La vue d’une jolie femme lui eût été un peu consolante.

— Je ne crois pas qu’il y serait aussi sensible qu’autrefois. Son malheur l’a beaucoup changé. Il n’aspire qu’à revoir les siens et se tourne constamment vers Dieu. Il n’espère qu’en Lui… et en la clémence du Roi !

— Il faudrait, alors, que le Roi change beaucoup…

Ils étaient arrivés dans le vestibule aux dalles miroitantes sous les lumières des chandeliers et d’Artagnan portait à ses lèvres la main que son hôtesse lui tendait quand les roues ferrées d’un carrosse ébranlèrent le silence de la rue, faisant surgir portier et laquais. Le grand portail s’ouvrit devant un véhicule couvert de boue et des chevaux écumants, autour desquels aussitôt des palefreniers s’empressèrent.

— Contentez-vous de les essuyer, je ne fais que passer ! cria une voix bien connue.

Et, poussant devant lui un jeune homme brun comme une châtaigne que Sylvie hésita à reconnaître, François de Beaufort surgit du véhicule et gagna en trois sauts le perron où Mme de Fontsomme et son invité venaient de paraître.

— Je vous le laisse deux jours et je le reprends, clama-t-il comme s’il avait l’intention de réveiller tout le quartier. Ah ! Monsieur d’Artagnan ! Serviteur ! C’est de bon augure et c’est aussi un plaisir de faire avec vous ma première rencontre parisienne. Vous n’êtes pas venu arrêter Mme de Fontsomme, au moins ?

Et de partir d’un rire tonitruant en serrant avec vigueur la main du capitaine.

— Peste, monseigneur ! Quelle force !… et quelle voix ! Songeriez-vous à quelque émeute ?

— Non, pardonnez-moi !… L’habitude de gueuler des ordres par tous les temps sur le pont d’un vaisseau.

Il se tournait vers Sylvie mais elle ne l’entendait ni ne le voyait. La mère et le fils se tenaient étroitement embrassés, trop émus pour trouver un seul mot. La joie de Sylvie était si forte qu’elle aurait pu en mourir, mais mourir heureuse, et des larmes silencieuses glissaient le long de ses joues, mouillant l’épaule de l’habit bleu qui vêtait le garçon. Les deux hommes les regardèrent un instant sans rien dire, puis :

— Il est plus grand que vous, à présent, remarqua doucement Beaufort…

C’était pure vérité. En trois ans Philippe s’était développé d’étonnante façon alors qu’il allait seulement sur ses seize ans. De tout temps destiné à être grand, il l’était devenu mais, à l’exception de la taille – et Jean de Fontsomme lui aussi était de haute stature ! – et de l’étincelant regard bleu, rien ne pouvait faire penser à son père naturel. Ses cheveux bruns traversés de mèches presque blanches, la coupe triangulaire du visage et le sourire appartenaient bien à sa mère.

— Quel beau garçon vous me rendez, François ! s’exclama-t-elle en l’écartant à bout de bras pour mieux le regarder…

— Mais je ne vous le rends pas, ma chère ! Je vous le prête seulement car nous repartons après-demain pour Toulon où j’ai des navires à réparer pour la prochaine campagne.

— Tout ce chemin pour si peu de temps ?

Il la regarda au fond des yeux, et dans ce seul regard mit tout son amour :

— Un instant de bonheur peut aider à vivre l’éternité, dit-il. Et moi je dois voir ce cuistre de Colbert qui prétend m’enlever la Marine, à cause de cette méchante affaire de Djigelli où j’ai été désobéi, sans doute à cause de l’espion qu’il a fait embarquer avec moi. Il voudrait faire de moi un… gouverneur de Guyenne, un terrien ! cracha-t-il traduisant bien le mépris du marin pour ce genre de fonction sédentaire. Mais moi je veux voir le Roi. C’est lui qui m’a donné mon commandement. Pas son Colbert que Dieu damne ! Et je vais faire en sorte qu’il me le laisse ! À vous revoir, capitaine ! Ma chère Sylvie…

Avant que celle-ci ait pu articuler un mot pour le retenir, il avait effleuré sa joue de sa moustache et bondi dans son carrosse en criant « Touche ! » au cocher. En un instant la cour se trouva vide, d’Artagnan ayant sauté sur son cheval pour emboîter le pas à Beaufort. Sylvie, alors, voulut entraîner son fils mais il était déjà dans les bras de Jeannette dont il ne sortit que pour faire face à la totalité des serviteurs de sa maison, réunis en hâte par un Berquin qui reniflait trop fort pour que sa majesté habituelle n’en souffrît pas. Il s’avança alors vers son jeune maître :

— Les gens de monsieur le duc tiennent à honneur de le saluer avec une grande joie. C’est un grand jour… ou plutôt une belle nuit qui le ramène chez lui !

Presque aussi ému que lui, Philippe serra ses mains, embrassa Javotte et eut un mot gentil pour chacun de ces gens dont presque tous le connaissaient depuis toujours.

— À présent, fit-il avec un grand sourire, j’aimerais manger quelque chose et surtout boire un peu de bon vin. Nous avons relayé pour la dernière fois à Melun et je suis gelé !

On s’empressa à le servir. Cette nuit-là, Sylvie ne dormit pas. Bien après qu’elle eut convaincu Philippe d’aller prendre quelque repos dans la chambre préparée pour lui depuis des semaines et où il avait suffi d’allumer feu et chandelles, elle resta pelotonnée avec Jeannette au coin de la cheminée de sa chambre, échangeant avec cette amie de toujours les impressions laissées par le retour de l’enfant qu’elles aimaient toutes deux. Elles étaient également frappées par le changement survenu en lui parce que, dans leur cœur, Philippe était toujours le petit garçon confié un jour au seul homme qui puisse le protéger efficacement du mortel danger représenté par Saint-Rémy. Et elles retrouvaient un jeune homme à la voix différente, portant à sa lèvre supérieure un mince trait d’ombre annonçant la moustache.

— Ce sera bientôt un homme, soupira Jeannette et nous ne l’avons pas vu grandir…

— C’est vrai. Dans ses lettres, l’abbé de Résigny – victime d’une double entorse en descendant du vaisseau de Beaufort, il avait dû rester à Toulon – parlait de son intelligence, de ses grands progrès, sans compter toutes ces louanges sur le duc François « qui était pour lui comme un père », mais il ne mentionnait jamais le changement de sa personne sinon pour dire platement qu’il grandissait…

— Ce n’est pas si étonnant ! À le côtoyer chaque jour que Dieu faisait il ne l’a pas vu se transformer. Bientôt, quelque belle demoiselle nous le prendra, notre petit duc !

— Une femme ? Oui, sans doute un jour… mais quelqu’un de beaucoup plus fort que n’importe quel joli visage nous l’a déjà pris, de même qu’elle le prendra à celle qu’il choisira. C’est la mer… Sans compter le goût du combat !

Elle allait dire « ainsi que son père » et retint les mots de justesse comme si Jeannette ne savait rien, mais le silence est toujours le meilleur tombeau pour un secret. Cependant, elle n’avait jamais imaginé en les réunissant qu’ils allaient se convenir, se retrouver à ce point. En Beaufort s’incarnait à la fois pour Philippe le père qu’il n’avait pas connu et le héros que chaque enfant porte en lui. Tout à l’heure, pendant qu’il dévorait le repas improvisé qu’on lui avait servi, il répondait sans doute aux questions de sa mère mais l’ombre de François apparaissait dans presque toutes les réponses, au point que Sylvie n’avait pu s’empêcher de demander :

— Tu l’aimes, n’est-ce pas ? Et ne me demande pas qui. Je parle de Mgr François.

Le rayonnant sourire ! Il était la meilleure des réponses et Philippe était encore trop jeune pour avoir appris à dissimuler :

— Cela se voit tant que ça ? C’est vrai que je l’aime ! et l’admire car c’est un homme exceptionnel tant par sa bravoure que par son cœur généreux. Et puis… avec lui, au moins, je pouvais parler de vous. Il m’a raconté beaucoup de choses sur le temps où vous étiez enfants tous les deux. Mais, au fait, pourquoi ne l’avez-vous jamais épousé ?

— S’il t’a raconté tant de choses, tu devrais savoir que j’étais de trop petite noblesse pour un prince du sang, même en ligne bâtarde. Les Vendôme épousent des princesses…

— Feu la duchesse de Mercœur sa défunte belle-sœur ne l’était pas, il me semble ?

— Elle était la nièce de Mazarin et Mazarin était un ministre tout-puissant. Ceci compensait cela. Et puis… nous n’étions liés que par une amitié… fraternelle ! Et puis j’ai rencontré ton père !

— Il m’en a parlé aussi… mais moins souvent que de vous. Il m’arrive de penser que vous lui êtes infiniment chère. Plus qu’une sœur, je crois…

— Tu es encore trop jeune pour y connaître quelque chose ! Va dormir. Tu en as besoin. Nous parlerons encore demain.

En dépit de la joie ressentie, elle se promit d’éviter soigneusement un sujet si brûlant dans les heures qu’il allait passer auprès d’elle. Elle allait enfermer ses paroles dans son cœur et savait qu’elle les rappellerait aux heures de solitude, de souci ou d’inquiétude…

S’apercevant que Jeannette, engourdie par la chaleur et la fatigue, piquait du nez dans son grand col blanc, elle la secoua doucement :

— Va te reposer ! Moi je n’ai pas sommeil. À l’aube j’enverrai chez M. de Raguenel et au Palais-Royal[71] afin de prévenir Marie.

Jeannette obéit et Sylvie restée seule permit à son esprit d’examiner la petite phrase de Beaufort qu’elle avait saisie au vol tout à l’heure : « … sans doute à cause de l’espion qu’il avait fait embarquer avec moi », et qui maintenant, au plus noir de la nuit, prenait toute sa force menaçante. Qui était cet homme ? Comment Beaufort savait-il qu’il était à la solde de Colbert ? Se pouvait-il que ce fût Saint-Rémy sous une autre apparence ? Après tout, lorsque les deux hommes s’étaient battus au cimetière Saint-Paul, il faisait trop sombre pour que ses traits se gravent dans la mémoire du duc. Donc, peu de chance qu’il pût le reconnaître… Oui mais, d’autre part Philippe aussi était sur ce bateau, Philippe qui avait de bons yeux, une vive intelligence, une excellente mémoire, Philippe qui devait fort bien connaître le visage de son ravisseur. En outre, l’enfant revenait sain et sauf alors qu’au cours des dernières campagnes tant d’occasions auraient pu se présenter à un homme aussi froidement déterminé.

Peu à peu, elle se rassura, sans renoncer tout à fait à demander quelques explications supplémentaires à Beaufort. Il était si étrange que l’ennemi soudainement apparu n’eût plus donné signe de vie depuis trois ans !… Perceval attribuait cela à la crainte salutaire inspirée par l’attitude d’un roi dont il devenait chaque jour plus évident qu’il entendait être le maître en toutes choses. Même un Colbert – en supposant qu’il n’eût pas renoncé à protéger le personnage ! – devait en tenir compte s’il voulait conforter une situation encore trop fragile pour ses ambitions immenses.

Ce jour-là, tout fut à la joie à l’hôtel de Fontsomme. Perceval accourut, flanqué de Nicole Hardouin et de Pierrot qui tenaient à saluer le jeune voyageur et, vers le milieu de la matinée, le carrosse de Sylvie ramenait une Marie excitée au plus haut point. Elle tomba dans les bras de son frère, riant et pleurant à la fois, prenant à peine le temps d’embrasser sa mère et Perceval, et tout de suite voulut l’accaparer :

— Allons dans ma chambre ! Nous avons tant de choses à nous dire !

— Hé là ! doucement ! protesta Perceval. Prétendrais-tu nous en priver ? Tu sais qu’il repart demain ?

— Déjà ?

— Eh oui, soupira le chevalier. M. de Beaufort repart pour Toulon demain matin. Il le prendra au passage.

— Ah !… Dans ce cas, je resterai jusqu’à son départ. Si toutefois… je peux passer la nuit ici ? ajouta-t-elle avec un coup d’œil à Sylvie qui lui souriait.

— Naturellement. Ta chambre, tu le sais, est toujours prête à t’accueillir. Tu peux même y emmener ton frère. Pendant un moment tout au moins ! Vous devez avoir besoin de refaire connaissance…

— Merci. C’est vrai qu’il a tellement changé…

Les deux jeunes gens disparus, Perceval se carra dans son fauteuil en posant ses pieds sur l’un des chenets de la cheminée. Le temps au-dehors était toujours aussi horrible ; une brume épaisse recouvrait la Seine jusqu’aux basses branches des arbres qui la bordaient. Le chevalier frotta l’une contre l’autre ses longues mains fines d’un air songeur puis demanda :

— Ce désir de rester ici jusqu’au départ vient-il de celui de rester le plus longtemps possible avec son frère, ou bien de celui de revoir Beaufort ?

— Je pense qu’il doit y avoir un peu des deux, répondit Sylvie. Ne soyez pas trop sévère avec elle, mon parrain. Elle a toujours été d’un caractère vif, facilement emporté… comme je l’étais !

— J’aimerais mieux qu’elle vous ressemblât pour autre chose… et je n’aime pas du tout sa façon de vous traiter. Je lui ai pourtant bien expliqué qu’elle n’avait aucune raison de voir en vous une rivale… et qu’en tout état de cause sa passion pour un homme qui ne s’intéresse pas à elle est tout à fait stupide.

— Le malheur est qu’elle n’y peut rien et que cela me navre !

— Il faudrait la marier. Que diable ! C’est l’une des plus jolies filles de la Cour et les prétendants ne lui manquent pas…

Sylvie haussa des épaules désabusées :

— Je ne la contraindrai jamais ! Elle a refusé même ce charmant Lauzun…

— … qui est à la Bastille pour avoir, dans une crise de jalousie, écrasé la main de la princesse de Monaco qu’il accuse de coucher avec le Roi. Ne me dites pas que vous regrettez un gendre qui n’en voulait qu’à une fortune d’autant plus souhaitable qu’elle s’accompagnait d’une épouse ravissante. Ajoutez à cela que je ne vois pas du tout ce que les femmes lui trouvent : il est petit, plutôt laid, et méchant comme un diable !

Sylvie ne put s’empêcher de rire :

— Vous avez toujours eu des femmes une idée trop idéale, cher Parrain. Il arrive que nous ayons de drôles de goûts ! Lauzun a beaucoup d’esprit et il se dégage de lui un charme étrange. J’avoue que je l’aime bien et je crois qu’il manque aussi au Roi. Sa cour est moins gaie…

Perceval leva les bras au ciel :

— Vous aussi ? Décidément, les femmes sont folles !

— C’est possible mais si nous ne l’étions pas un peu, vous vous ennuieriez par trop, vous, les hommes si sages !

Le reste de la journée se passa le plus agréablement du monde. Philippe raconta ses voyages, ses campagnes, l’affaire de Djigelli qui lui avait permis de lier une brève amitié avec deux jeunes marins de Malte : le chevalier d’Hocquincourt, et surtout le chevalier de Tourville qui semblait l’avoir fasciné.

— Jamais je n’ai vu homme si beau – presque trop d’ailleurs ! – si élégant, si vaillant ! Il vous plairait, ma sœur !

— Je n’aime pas les hommes trop beaux ! Leurs mœurs sont souvent condamnables. Voyez Monsieur ! Il est ravissant mais…

— M. de Tourville n’a rien de commun avec votre prince dont la réputation est venue jusqu’à nous. Ses mœurs sont parfaites, croyez-moi ! Et il est sensible à la beauté des femmes… J’espère pouvoir vous le présenter un jour.

— N’en faites rien si vous voulez me plaire. Et parlez plutôt de la mer, vous dites de si belles choses. Savez-vous, mère, que votre fils ne rêve que de commander un vaisseau du Roi ?…

— Je ne le nie pas, lança Philippe, mais je précise bien : un vaisseau, et de la flotte du Ponant de préférence. Je suis comme M. de Beaufort : je n’aime pas beaucoup les galères qui traînent trop de misère sous la pourpre et l’or. Et je préfère le Grand Océan à la Méditerranée que je trouve trop… soyeuse et perfide aussi. À propos, Mère, qu’est-il advenu de votre maison de Belle-Isle dont vous nous parliez jadis ?

Ce fut Perceval qui se chargea de la réponse :

— En vérité, elle n’en sait rien de plus que ce qu’en disait M. Fouquet dont l’amitié a veillé à l’entretien de ce petit bien lorsqu’il a acquis l’île et son marquisat il y aura bientôt sept ans. Il m’a souvent parlé des grands travaux qu’il entreprenait pour protéger Belle-Isle : une grande digue, des fortifications, un hôpital. Il n’y est allé qu’une seule fois, je crois, mais elle l’avait séduit et il voulait faire beaucoup pour elle. Depuis son arrestation, et surtout depuis sa condamnation, il semblerait que plus personne ne s’intéresse à cette terre dont on accusait cependant notre pauvre ami de vouloir faire je ne sais quel repaire de rebelles et d’ennemis du Roi !

Un silence suivit ce brusque éclat de colère, le premier que se permît le loyal chevalier de Raguenel dont Sylvie savait quelle chaude amitié il portait à Nicolas Fouquet. Par-dessus la table, elle lui sourit de tout son cœur et, pour alléger une tension qui pouvait être néfaste à son fils, elle soupira :

— Je suppose que les ajoncs ont dû s’emparer du potager de Corentin. Il faudra tout de même qu’un jour nous allions voir ce qu’il en est…

— Attendez l’un de mes retours, alors ! s’écria le jeune homme. J’ai très envie de voir cette île dont Mgr le duc parle avec toute la chaleur de l’amitié !

Beaufort venait de reprendre le devant de la scène ; l’incident était clos et Fouquet abandonné à son destin. N’était-ce pas naturel, pensa Sylvie, que de jeunes êtres regardent devant eux sans se soucier du passé ?

Le duc reparut en personne le lendemain vers dix heures du matin avec des chevaux frais, son carrosse de voyage récuré et des projets plein la tête. De toute évidence, il avait pleinement réussi dans son entreprise :

— Plus question d’aller gouverner la Guyenne ! clama-t-il dès l’entrée. Le Roi me donne, en Méditerranée, une escadre de course pour débarrasser cette mer des pirates barbaresques. Nous allons faire du bel ouvrage tous les deux, mon garçon ! ajouta-t-il en appliquant sur le dos de Philippe une claque qui le fit hoqueter, mais augmenta sa joie à l’idée des hauts faits qu’il allait accomplir avec son héros.

Connaissant l’appétit de François, Sylvie avait fait préparer par Lamy une solide collation et, pour la route, des paniers de victuailles destinés à nourrir les voyageurs jusqu’au soir afin de leur éviter un arrêt dans une plus ou moins bonne auberge. François accepta volontiers de passer à table « à condition que cela ne dure pas trop longtemps », et attaqua avec Philippe un superbe pâté de canard aux pistaches sculpté comme un lutrin d’église.

Cependant, tandis que, déjà coupés du monde extérieur, les deux marins se restauraient en discutant les nouveaux projets de Beaufort, Sylvie se demandait pourquoi Marie n’était pas descendue de sa chambre. Elle ne pouvait dormir encore, Beaufort ignorant l’art de se déplacer sans vacarme. Et puis n’était-elle pas venue pour voir son frère mais aussi pour lui ? Alors, pourquoi n’était-elle pas là ?

N’y tenant plus, elle murmura une vague excuse que personne n’entendit et s’élança dans l’escalier au milieu duquel elle rencontra Jeannette les bras chargés des draps de Philippe qu’elle descendait déjà au lavage.

— Tu n’as pas vu Marie ? demanda Sylvie.

— Ma foi non. Je viens de passer devant sa chambre : on n’y entend aucun bruit et si elle dort encore c’est tant mieux ! Depuis hier je me tourmente en me demandant de quelle scène d’adieux elle va nous régaler !

— Ne sois pas si dure avec elle ! Je vais la réveiller : elle ne nous pardonnerait pas de lui faire manquer le départ de son frère…

Achevant son ascension, Sylvie atteignit la porte de sa fille qu’elle ouvrit avec décision. La pièce où flottait le parfum de l’élégante fille d’honneur de Madame était plongée dans l’obscurité, personne n’ayant tiré les épais rideaux de velours bleu. Sans un regard pour le lit, elle se dirigea vers eux, les tira pour laisser entrer le triste jour hivernal. En même temps, elle s’écriait :

— Allons, debout ! Il en est grand temps si tu veux saluer ton frère et Mgr François avant…

Les mots moururent sur ses lèvres. Tournée à présent vers le lit, elle vit que personne n’y avait couché et aussi qu’un papier plié était piqué sur l’oreiller au moyen d’une longue épingle à tête de perles. Une lettre, adressée à elle-même et à Perceval.

« Il est temps que je joue ma chance, écrivait Marie. Il est temps qu’il cesse de voir en moi l’ombre de ma mère. Je ne suis plus une petite fille. Il doit l’apprendre. Je reviendrai duchesse de Beaufort ou je ne reviendrai pas. Pardonnez-moi. Marie. »

Le choc fut si rude que Sylvie crut qu’elle allait s’évanouir et s’accrocha à l’une des colonnettes du lit, mais elle avait subi dans sa vie trop de chocs pour ne pas réagir vite. Une carafe d’eau était posée sur le chevet à côté d’un verre qu’elle remplit et vida d’un seul trait. Un peu remise, elle mit la lettre dans son corset de velours, sortit et redescendit d’un pas hésitant. En vérité, elle ne savait que faire. Les questions se bousculaient dans sa tête sans qu’elle pût trouver la moindre réponse. Son premier mouvement la poussait à mettre le billet sous le nez de François dont la voix joyeuse retentissait jusque dans le vestibule ; il n’était pas difficile d’imaginer comment il réagirait : ou il rirait ou il entrerait dans une belle colère. De toute façon, il jurerait qu’il renverrait Marie sous bonne garde dès l’instant où elle se présenterait à lui… et il y avait ces derniers mots que la jeune fille avait tracés avant ceux d’une contrition qu’elle n’éprouvait sans doute pas : « … ou je ne reviendrai pas. » Et là, son cœur de mère se mettait à lui faire mal. Marie allait avoir dix-neuf ans. Au même âge, Sylvie avait voulu mourir. Elle revit avec une grande netteté le chemin serpentant à travers la lande vers la cassure d’une falaise où elle courait se jeter. Marie portait en elle le même sang impulsif, joint à la ténacité des Fontsomme. En outre… qui pouvait dire si elle n’arriverait pas à se faire aimer ? Autrefois, Sylvie eût joué sa vie sur l’amour de François pour la reine Anne. Puis il avait eu d’autres femmes avant qu’il ne s’avise de l’aimer, elle. En revoyant le radieux visage de Marie, sa jeunesse, son éclatante beauté, alors qu’elle-même penchait vers l’âge mûr, la mère pensa qu’elle n’avait pas le droit de s’opposer à ce qui était peut-être un décret du destin.

Elle arrêta au passage un valet qui courait vers les cuisines :

— Allez dire à M. le chevalier de Raguenel que je l’attends ici. Vite !

Quelques secondes plus tard, Perceval était auprès d’elle.

— Eh bien que faites-vous donc ? Ils vont partir. Où est Marie ?

Elle lui tendit la lettre qu’il parcourut d’un coup d’œil avant de gronder :

— Petit sotte ! Quand donc cessera-t-elle de s’accrocher à sa chimère ! Jamais Beaufort ne…

— Qu’en savez-vous ?… mais, surtout, que dois-je faire ? Le prévenir ? Prévenir Philippe ? Réfléchissez, mais vite !

— Pour que vous ayez posé la question, c’est que nous pensons de même vous et moi. Mieux vaut éviter à Philippe ce genre de souci. Il saura sûrement comment réagir lorsqu’il la verra surgir auprès du duc. Quant à celui-ci, averti, il sera furieux après elle à cause de vous, et son premier mouvement pourrait être… cruel pour notre Marie.

— Il n’ignore rien des sentiments qu’elle lui porte et je pense qu’il saurait lui parler doucement mais, en dehors des dangers du voyage jusqu’à Toulon, je serais assez encline à la laisser tenter sa chance. Après tout, qui sait si elle ne le séduira pas ! Elle est si ravissante !

— Vous rêvez ?

— Non… mais je la préfère duchesse de Beaufort plutôt que morte !

Les yeux gris de Perceval plongèrent dans ceux de Sylvie avec une indicible expression de tendresse qui traduisait ce qu’il pensait.

— En attendant, excusez-la sur n’importe quoi et laissons-les partir ! Je les suivrai de près.

— Vous voulez…

— Me lancer sur ses traces pour tenter de limiter le dommage. N’ayez crainte : je n’ai pas l’intention de la ramener manu militari, seulement de veiller sur elle sans trop me montrer. Beaufort va rester à Toulon quelques semaines pour armer ses bateaux. C’est là-dessus qu’elle compte. Moi aussi. Je veux être là pour empêcher… l’irréparable !

L’apparition de Philippe dans le vestibule coupa court à leur entretien :

— Eh bien que faites-vous ? Nous devons partir. Où est Marie ?

— Elle a été rappelée tôt ce matin au Palais-Royal où Madame éprouve les plus grandes difficultés à se passer d’elle. Elle te dit mille tendresses et a promis de t’écrire…

Elle s’étonnait elle-même de la facilité avec laquelle le mensonge lui était venu aux lèvres. Philippe se mit à rire en constatant que les princes se souciaient peu des affections familiales. Quant à Beaufort, il n’eut pas l’air d’attacher autrement d’importance à l’incident : il avait hâte de repartir vers ces terres de Provence, dont une au moins, Martigues, lui appartenait toujours et dont son frère Mercœur était gouverneur, mais surtout vers les navires qu’il allait armer, soigner, poncer, bichonner avant de les mener sus aux Barbaresques, et sur cette mer qui ne lui offrirait pas la longue houle verte de son cher océan.

Le départ brusqué ne fut guère propice aux longues effusions malgré les lèvres de François qui s’attardèrent un peu sur le poignet de Sylvie, avec un regard d’une telle douceur qu’il lui fit fondre le cœur en même temps qu’il le serra. Cet amour dont elle rêvait depuis l’enfance lui faisait peur à présent, si pour vivre encore il devait se nourrir du cœur et de la vie de celle qui serait toujours sa petite fille.

Une heure plus tard, Perceval roulait vers Villeneuve-Saint-Georges dans une de ces voitures de poste que l’on commençait à appeler « chaises », que l’on attelait de deux ou de quatre chevaux et qui offraient l’avantage d’être parfaitement anonymes. Il avait en effet refusé le carrosse de voyage des Fontsomme sur les portières duquel s’étalaient des armoiries trop connues de Marie. Il emportait avec lui le billet de Marie et une lettre de Sylvie adjurant Beaufort, au nom de l’amour qu’il lui portait, de ne pas réduire sa fille au désespoir et, s’il n’y avait d’autre moyen, de demander à Philippe la main de sa sœur :

« Je vous bénirai si, grâce à vous qui m’êtes si cher, je retrouve la tendresse de ma fille. Voilà longtemps déjà qu’elle est jalouse de moi et je crains qu’elle n’en soit venue à me détester… », concluait Sylvie en espérant que François saurait la comprendre.

S’en étant ainsi remise à Perceval de ses espoirs, elle résolut de voir celle qui, depuis leur entrée commune chez les filles d’honneur de Madame, était devenue et restait l’amie de cœur de Marie : la jeune Tonnay-Charente, devenue par mariage marquise de Montespan en épousant deux ans plus tôt Louis-Armand de Pardaillan de Gondrin, marquis de Montespan et d’Antin, fils du gouverneur du Roi en Bigorre, dont elle était aussi éprise qu’il était amoureux d’elle. Une rareté donc, à la Cour, que ce mariage, d’autant que ni le Roi, ni la Reine, ni Madame, ni Monsieur ne signèrent le contrat comme il se devait pour la fille d’un duc. Si le Roi n’avait rien contre le duc de Mortemart, père de la jeune fille et de très haute noblesse, il n’en allait pas de même pour les Pardaillan – de fort bonne maison comportant aussi un duc – qui avaient eu naguère le tort de fronder, sans compter Mgr de Gondrin, archevêque de Sens et primat des Gaules qui, lui, avait celui d’être quelque peu janséniste.

Mariée donc avec l’autorisation réticente de Leurs Majestés, la jeune marquise s’était aussi brouillée avec Madame à peu près au moment où la deuxième des trois amies, Aure de Montalais, prenait le chemin de l’exil. Athénaïs était de trop bonne maison pour qu’on la laissât de côté et elle comptait à présent au nombre des dames de la reine Marie-Thérèse, qui appréciait beaucoup sa gaieté, sa piété et son entrain. Ce qui n’empêchait pas la ravissante jeune femme d’avoir le plus grand mal à tenir son rang. En effet, en dépit d’accords matrimoniaux qui semblaient prometteurs, le couple tirait le diable par la queue et, s’il n’en était pas encore réduit aux expédients, il n’en était pas loin. Le jeune marquis était couvert de dettes, et tous deux aimaient le faste. On vivait surtout d’emprunts.

Depuis plusieurs jours, Mme de Montespan ne venait pas au Louvre. Aux prises avec une seconde grossesse en son début, elle souffrait de nausées et de légers vertiges qui ne dureraient pas étant donné sa belle santé, mais qui la rendaient peu désirable autour d’une reine encore mal remise de la dernière naissance. Mme de Fontsomme était donc certaine de la trouver chez elle et se fit conduire au faubourg Saint-Germain, dans le vieil hôtel de la rue Taranne où les Montespan occupaient un appartement aussi vaste que peu confortable[72].

Elle trouva la belle Athénaïs étendue dans une sorte de nid de fourrures et dans un grand fauteuil au coin de la cheminée d’un vaste salon, où quelques tentures neuves et quelques beaux meubles s’efforçaient de masquer un début de décrépitude. Un peu pâle, bien sûr, mais d’une pâleur qui n’enlevait rien à une beauté qui confondait Sylvie chaque fois qu’il lui était donné de la contempler. Cette jeune femme était l’une des plus belles de son époque…

La marquise eut, pour sa visiteuse, un aimable sourire et voulut se lever pour la saluer. Celle-ci la pria de n’en rien faire :

— Il faut songer d’abord à votre état et vous ménager. Laissons s’il vous plaît pour aujourd’hui les politesses de la porte… à la porte.

— Votre bonté me rend confuse, madame la duchesse, d’autant plus que je m’attendais à votre visite. Marie est partie, n’est-ce pas ?

— Je pensais bien que vous en saviez quelque chose. N’êtes-vous pas sa seule amie…

— J’ignore si je suis la seule mais je l’aime beaucoup et je la voudrais heureuse. C’est pourquoi je l’ai aidée à quitter Paris.

Sylvie eut un haut-le-corps :

— Vous l’avez aidée… et vous me le dites, à moi, sa mère ?

Les magnifiques yeux bleus étincelèrent d’orgueil.

— Pourquoi m’abaisserais-je à mentir ? Je suis d’un sang trop fier pour cela. Depuis longtemps Marie souhaitait rejoindre M. le duc de Beaufort là où il déciderait de passer les mois d’hiver. Mais comme elle craignait qu’il ne fasse que toucher terre à Paris, elle a tout préparé à l’avance…

— Quoi, par exemple ?

— Un cheval que j’ai acheté pour elle, un habit complet de cavalier, une épée, des pistolets, un bagage léger mais suffisant pour une longue route…

Un peu abasourdie, Sylvie écoutait la calme énumération de ce dont cette femme avait muni sa fille pour qu’elle puisse se lancer dans une aventure insensée.

— Et comment est-elle entrée en possession de tout cela ?

— La nuit dernière. Dans la journée, elle m’avait fait tenir un billet m’annonçant que ce serait pour le petit matin. Tout ce que j’avais à faire était de lui envoyer à quatre heures, dans la rue Quincampoix, ma voiture et deux valets chargés de la ramener ici où elle s’est changée avant de prendre la route… avec une joie que vous n’imaginez pas.

Oh si ! Mme de Fontsomme se souvenait trop de ce qu’elle avait été elle-même pour ne pas imaginer avec une grande précision sa fille s’élançant sur les chemins enneigés à la poursuite de son rêve. C’était une excellente cavalière, grâce à Perceval qui lui avait aussi appris à se servir d’une arme à feu. Il y avait de l’amazone dans Marie qu’elle croyait voir galopant à travers la campagne, ivre d’espoir et de liberté. Son espoir, à elle Sylvie, était que le cher Parrain la rejoigne assez vite pour pouvoir la surveiller discrètement ainsi qu’il en avait l’intention… et surtout avant qu’elle ne fasse de mauvaises rencontres.

Revenant à l’instant présent, Sylvie contempla Mme de Montespan :

— Pensiez-vous vraiment contribuer à son bonheur en lui permettant de réaliser cette folie ?

— Je le pense, oui, parce que Marie est de celles qui vont jusqu’au bout de leurs projets, comme je le suis. Quitte à le regretter un jour mais, au moins, elles ne peuvent s’en prendre qu’à elles-mêmes, ajouta-t-elle avec un soupçon d’amertume qui n’échappa pas à l’oreille fine de sa visiteuse.

— Auriez-vous donc des regrets, madame ?

— De m’être mariée contre la volonté du Roi et même des miens parce que, après la mort de mon fiancé, le marquis de Noirmoutiers tué en duel, j’ai laissé l’amour m’emporter comme il emporte Marie ? Je n’en suis pas encore très sûre… il se peut d’ailleurs que Marie rencontre mon époux.

— Il est parti ?…

— … pour rejoindre lui aussi M. de Beaufort, fit la marquise avec un petit rire nerveux. Il compte sur les combats à venir pour refaire quelque peu notre fortune. À ce propos, madame la duchesse, vous êtes responsable, vous aussi de la conduite de votre fille.

— Comment cela ?

— Vous êtes une mère fort généreuse. Vous savez, d’expérience sans doute, que tenir son rang à la Cour est dispendieux et vous ne laissez jamais Marie manquer d’argent. Cela permet bien des folies… comme, par exemple, d’aider parfois une amie… moins heureuse, acheva-t-elle, sans que sa tête altière indiquât la moindre gêne.

Sylvie ne lui demandait rien de tel. Elle se contenta de remarquer :

— Peut-être avez-vous raison mais j’ai toujours aimé la voir belle et parée, c’est pourquoi je ne regrette rien. Au surplus, elle est libre d’en disposer comme il lui convient et pour telle cause qui lui tient à cœur. Je sais qu’elle vous aime.

— Et je le lui rends bien, comme je lui rendrai chaque sol prêté car un jour, je le sais, je serai riche… très riche même. Et puissante si j’en crois la prédiction que l’on m’a faite.

— Je n’en doute pas… Eh bien, ajouta Sylvie en se levant, il me reste à vous remercier de votre franchise et à me retirer.

Rejetant ses fourrures, Athénaïs rejoignit sa visiteuse dont elle étreignit les mains dans un geste spontané.

— En vérité vous êtes des gens rares, vous les Fontsomme, et l’on doit tenir à honneur d’être de vos amis. Ne craignez pas pour Marie ! D’abord parce que c’est une fille forte… et ensuite parce que j’ai prié mon frère Vivonne, qui la connaît et l’admire, d’essayer de la rencontrer pour lui venir en aide le cas échéant. Naturellement sous le sceau du secret, et comme nous sommes très proches je sais qu’il m’obéira. Il est, comme vous ne l’ignorez pas, général des galères par intérim.

Cette fois, Mme de Fontsomme dissimula une grimace. Ce surcroît de protection ne lui disait rien qui vaille. D’abord, trop est l’ennemi d’assez ; ensuite, parce qu’elle connaissait le jeune Vivonne depuis le temps héroïque où il était élevé auprès du jeune Roi en tant qu’enfant d’honneur. D’une folle bravoure, comme Beaufort, mais un fieffé galopin qui devait plus tard pencher sérieusement vers le libertinage. Mais quelle sœur ne voit son frère paré de toutes les qualités ? Elle se promit, quand elle aurait des nouvelles de Perceval, de l’avertir sur l’éventuelle protection de l’aîné des Mortemart.

Elle n’en remercia pas moins Mme de Montespan qui, glissant son bras sous le sien, tint à l’accompagner jusqu’à l’escalier. Avant de la quitter, celle-ci dit encore à sa visiteuse :

— Ne vous faites pas trop de reproches pour l’argent. J’aurais aidé Marie de toute façon et elle serait partie au besoin par le coche, déguisée en bourgeoise si les moyens lui avaient manqué. Je ne suis même pas certaine qu’elle n’aurait pas fait la route à pied… Elle l’aime vraiment.

C’était bien cela qui tracassait le plus Sylvie, et ce tracas, elle le partagea avec Jeannette qui l’attendait avec impatience.

— Ce n’est pas à toi que j’apprendrai que les filles sont folles quand elles sont amoureuses, et je peux juger par moi-même de la gravité du cas de Marie. Je crois bien qu’elle est tombée amoureuse de François la première fois qu’elle l’a vu, tout comme moi. Et elle n’avait que deux ans ! Deux de moins que moi qui en avais quatre quand ce malheur m’est arrivé…

— Ne soyez pas hypocrite ! dit Jeannette avec sa rude franchise. Vous dites malheur mais vous pensez bonheur… À propos d’hypocrite, Mme la marquise de Brinvilliers est passée tout à l’heure vous demander si vous vouliez l’accompagner dans ses visites charitables à l’Hôtel-Dieu pour porter les douceurs aux malades. Je lui ai dit que vous étiez au Louvre.

— Tu ne l’aimes pas beaucoup, on dirait ?

— Je ne l’aime pas du tout, et ne me faites pas de contes, elle vous déplaît autant qu’à moi.

— C’est vrai. Elle est charmante pourtant ! Jolie, gracieuse et obligeante. Toujours prête à rendre service…

— Trop ! Beaucoup trop ! Si vous voulez m’en croire, moins vous la verrez et mieux vous vous porterez !

Sylvie ne répondit pas. Depuis qu’un jour, sur le chemin de l’église, elle l’avait payée de l’aide apportée à Beaufort en présentant la jeune femme à la Reine, elle s’était efforcée de ne pas développer davantage leurs relations parce qu’elle n’arrivait pas à éprouver de la sympathie pour la marquise. Peut-être à cause de cette avidité à fleur de peau qu’elle avait découverte. En outre, sa réputation, encore intacte au moment où toutes deux étaient entrées en relations, se dégradait avec une curieuse rapidité. Mme de Brinvilliers affichait sa liaison avec un certain chevalier de Sainte-Croix qui se disait alchimiste. Le mari, quant à lui, ne cachait pas davantage ses relations avec une certaine personne, et les échos des colères du Lieutenant civil Dreux d’Aubray, père de la marquise, débordaient de beaucoup les limites de la rue Neuve-Saint-Paul.

Perceval qui entretenait toujours de bonnes relations avec ceux de la Gazette – le fils de Théophraste Renaudot et son petit-fils, l’abbé, qui s’intéressait beaucoup aux nouvelles – prétendait même qu’il lui arrivait de fréquenter les tavernes et qu’elle buvait de façon immodérée. Aussi déconseillait-il fortement à Sylvie de poursuivre des relations qui ne lui apporteraient rien de bon. Dans les premiers temps, celle-ci avait résisté : ne devait-elle pas quelque chose à la marquise pour avoir aidé François à sauver Philippe ?

— Votre dette est payée, rétorqua-t-il. En outre, cette femme œuvrait surtout pour son propre compte : souvenez-vous qu’elle voulait écarter à tout prix du chemin de son père l’encore trop belle Mme de La Bazinière. Quand le destin a placé le duc de Beaufort sur son chemin, elle a sauté sur l’occasion : obliger un prince du sang, même bâtard, est une aubaine que l’on ne trouve pas à tous les coins de rue…

Avec le temps, Sylvie avait fini par admettre qu’il avait raison et s’était efforcée de tenir à distance la remuante marquise après l’avoir accompagnée à deux reprises dans ses visites aux malades de l’Hôtel-Dieu. Elle avait pourtant été sensible à la douceur, la gentillesse et la générosité avec lesquelles la jeune femme se penchait sur les plus misérables. Celle-ci était trop fine pour ne pas s’en être aperçue, et c’était le plus souvent pour obtenir sa compagnie dans ces occasions qu’elle venait la chercher.

— J’espère, conclut Jeannette, qu’elle finira par comprendre. En ce qui me concerne, vous ne serez plus jamais là pour elle…

Sylvie se contenta de lui sourire en guise de consolation puis remonta dans sa chambre. Elle voulait écrire à la marraine de Marie, la chère Hautefort (elle n’avait jamais vraiment réussi à s’habituer au nom germanique de Schomberg) afin de lui raconter ce qui venait de se passer. À travers le temps, l’amitié des deux femmes gardait toute sa force, toute sa chaleur, et Sylvie aimait toujours autant confier ses soucis à cette autre Marie. Elle était de si bon conseil !

Une heure plus tard, un courrier à cheval partait pour Nanteuil tandis que Mme de Fontsomme rejoignait au Louvre la reine Marie-Thérèse dont l’attitude, en ces heures graves, l’émouvait : la Reine consacrait à sa belle-mère tout le temps qu’elle ne passait pas en prières dans son oratoire ou à l’église. On sentait qu’elle voulait entourer la malade d’une vraie tendresse et jouir de sa présence tant que Dieu l’autoriserait. C’était très touchant…

CHAPITRE 9 LA DISGRÂCE

Attendue avec une extrême impatience, la première lettre de Perceval mit longtemps à venir, au point que Sylvie se demandait si quelque mésaventure, quelque accident ou quelque mauvaise rencontre ne lui était advenu. Le contenu la rassura tout en lui fournissant l’explication de ce long silence : le cher homme ne voulait pas écrire tant qu’il ignorait où se trouvait au juste la fugitive.

Tout d’abord, espérant vaguement que, pour mieux brouiller les pistes, Marie s’était tout platement embarquée sous un déguisement dans le coche de Lyon, relayé ensuite par celui de Marseille, d’Aix, etc., il avait vite perdu cet espoir, le coche ayant été rattrapé par lui au deuxième relais. Et tout au long de la route, il s’était inquiété d’une jeune dame voyageant en « chaise », en carrosse, ou même par les voies fluviales : sachant qu’elle trouverait Beaufort à Toulon, Marie n’était pas autrement pressée. Pas un instant, il n’avait imaginé que courait devant lui, avec une avance de dix heures, un jeune et audacieux cavalier…

— Ces hommes sont inouïs ! remarqua Mme de Schomberg qui avait rejoint son amie dès le reçu de sa lettre et s’était installée rue Quincampoix pour lui tenir compagnie. Il ne leur viendrait pas à l’idée qu’une fille avide de gloire et d’éclat comme ma filleule, nourrie de romans chevaleresques, puisse souhaiter se conduire comme l’une de leurs héroïnes ! Et celui-là est peut-être le plus intelligent que je connaisse ! Que dit-il encore ? Il doit y avoir mille choses passionnantes dans cette longue lettre.

Il y en avait. D’abord, le récit des mésaventures du voyageur dont la chaise – décidément ce genre de véhicule n’était pas encore au point ! – avait brisé un essieu dans une profonde ornière aux environs de Mâcon, l’obligeant à se procurer un véhicule moins rapide mais plus solide. Pas question de continuer à cheval à cause d’un tour de rein, récolté dans l’accident. Marie était donc à Toulon depuis deux ou trois jours quand Perceval encore douloureux y parvint et, apparemment, elle n’y avait pas perdu son temps. À peine arrivé, Perceval se fit porter à l’Arsenal dont Beaufort ne sortait guère ; celui-ci remâchait encore la violente colère qui le secouait depuis vingt-quatre heures. L’accueil que reçut de lui Perceval de Raguenel s’en ressentit :

— Ah, vous voilà, vous aussi ? Une réunion de famille en quelque sorte ? aboya-t-il. Je suppose que Mme de Fontsomme vous suit de près ?

Mais Perceval n’était pas homme à se laisser impressionner par le tonnerre de cette bouche à feu humaine qu’il connaissait depuis la petite enfance.

— Mme de Fontsomme est à Paris, fort inquiète et fort affligée, monseigneur. Elle m’a confié une lettre que…

— Donnez !

Le messager s’exécuta sans autre commentaire mais suivit avec intérêt sur le visage du duc le cours changeant des sentiments. De la colère, Beaufort passa au sourire, puis à la tristesse et, finalement, retrouva sa fureur intacte :

— Sa bénédiction ! gronda-t-il en froissant le papier dans ses grandes mains nerveuses. Elle m’envoie sa bénédiction ! Elle veut, elle aussi, que j’épouse cette folle ! Alors qu’elle sait combien je l’aime, elle !…

— Et vous n’avez pas le droit de douter de son amour. Seulement… c’est une mère, et pour le bonheur de sa fille elle est prête à tous les sacrifices…

— Pas moi ! Et pourtant, il va bien falloir m’y résoudre.

— Vous allez… épouser Marie ? émit, sur le mode prudent, Raguenel un peu surpris tout de même de la rapidité avec laquelle la jeune fille semblait avoir eu gain de cause.

— Oh, ce n’est pas pour tout de suite !… Mais j’ai dû donner ma parole de gentilhomme. Vous n’imaginez certainement pas la scène que j’ai vécue hier, ici même !

La veille au soir, alors que Beaufort revenait des chantiers où il surveillait la construction d’un vaisseau et la remise en état de six autres, il avait reçu la visite du « chevalier de Fontsomme ». Il fallait bien donner un nom pour passer les divers factionnaires commis à la garde du vieil arsenal jadis construit par Henri IV et où, de ce fait, Beaufort se sentait chez lui. Découvrir Marie sous ce déguisement masculin avait été une surprise pour le duc, moins tout de même que l’étrange lumière intérieure qui émanait d’elle.

— Je suis venue vous redire que je vous aime, déclara-t-elle d’emblée – et, comme à peine remis du choc il protestait avec quelque énergie, elle reprit : Il n’est pas question d’échanger ici des raisonnements ou d’essuyer des faux-fuyants, j’ajoute que je suis déterminée à devenir votre épouse…

— J’ai voulu, alors, reprit François, prendre cette incroyable déclaration sur le ton de la plaisanterie mais elle ne plaisantait pas. Sa figure était si grave qu’elle m’impressionnait. Elle a tiré de sa ceinture un stylet dont elle a placé la pointe contre sa gorge, disant que si je ne promettais pas immédiatement d’en faire ma femme, elle se tuait devant moi. Nous étions seuls car elle avait demandé à m’entretenir sans témoins pour « affaire d’importance ». Aucun secours ne pouvait me venir. Je n’avais plus la moindre envie de rire car je lisais dans ses yeux une horrible détermination : « Vous n’avez que dix secondes, ajouta-t-elle encore. Jurez sinon… » Pour mieux me convaincre, elle enfonça légèrement la pointe acérée et un peu de sang perla. Comprenant qu’elle irait jusqu’au bout de son projet, j’étais affolé. Elle se mit à compter : un… deux… trois… quatre… cinq… six… À sept j’ai rendu les armes… et juré de l’épouser ainsi qu’elle l’exigeait. Alors, elle a souri et remis le poignard dans sa gaine en disant qu’elle avait confiance en moi et que jamais je ne regretterais d’avoir accepté parce qu’elle ferait tout au monde pour me rendre heureux « … à commencer par vous donner des enfants, ce que ma mère ne saurait plus faire ». C’était une phrase de trop : en acceptant, c’était à Sylvie que je pensais, Sylvie qui me haïrait pour l’éternité si sa fille se donnait la mort devant moi. Je lui ai fait entendre que le mariage n’était pas pour demain, qu’il ne pouvait en être question avant la campagne que je vais mener contre le reis Barbier Hassan, ce renégat portugais qui est l’amiral d’Alger ; en conséquence elle pouvait rentrer chez elle. Elle a refusé, prétextant qu’elle ne rentrerait que mariée, dût-elle rester ici un an ou deux. Je lui ai rappelé alors qu’il fallait aussi obtenir la permission du Roi et celle de ses parents : sa mère, son frère qui est à présent le chef de la famille, mais elle a souri, sachant bien que Philippe serait heureux que je devienne son beau-frère. Il n’y aurait d’ailleurs pas longtemps à attendre pour le savoir : simplement jusqu’à son retour de Saint-Mandrier où je l’avais envoyé inspecter une fortification. Voilà où j’en suis, mon cher Raguenel. Avouez que je me suis bien fait prendre au piège. Un vrai benêt !

— Vous pouviez difficilement agir autrement. Je savais Marie capable d’une grande détermination, mais à ce point !… Son excuse est qu’elle vous aime depuis toujours, je crois. Peut-être autant que Sylvie elle-même…

— Sylvie ! dit Beaufort avec un accent douloureux. Pensez-vous qu’il me réjouisse de faire d’elle ma belle-mère quand je rêvais d’en faire ma duchesse ?

— Je pense qu’il faut laisser le temps au temps… que vous avez eu raison de mettre en avant les délais imposés par les circonstances. Mais… pouvez-vous me dire où se trouve Marie en ce moment ?

— À Solliès – c’est à trois lieues d’ici environ – chez la marquise de Forbin. Elle est, vous le savez peut-être, la mère de Mme de Rascas, la belle Lucrèce qui est la maîtresse de mon frère Mercœur et pour laquelle il fait construire à Aix ce qu’il appelle le pavillon Vendôme. C’est aussi pour moi une amie et je lui ai confié Marie, sans dire qu’elle est ma… fiancée puisqu’il paraît qu’elle l’est. J’ai exigé que, jusqu’à nouvel ordre, tout cela demeure secret…

— Sage précaution ! Peut-être arriverons-nous un jour à obtenir de Marie qu’elle vous rende votre parole ?

— Ne rêvez pas… Vous ne l’avez pas vue comme moi je l’ai vue…

La lettre s’achevait sur un récit succinct de l’entrevue que le chevalier de Raguenel avait eue avec Marie au château de Solliès et par l’annonce de son prochain retour. De toute évidence, la rencontre ne s’était pas bien passée et Perceval préférait attendre d’être en face de Sylvie pour en donner les détails. À moins qu’il préfère ne rien dire du tout. C’est du moins ce que pensait Mme de Schomberg :

— Pour qui sait lire entre les lignes il est très mécontent. J’avoue que je le suis aussi. Je n’aurais jamais cru ma filleule, que j’aime tendrement, capable de telles actions. Sa fugue m’amusait plutôt, je ne vous le cache pas, Sylvie, mais cette scène grandiloquente, cette façon d’obliger un homme à lui engager sa foi sous la menace du suicide me choque profondément. C’est d’un… commun !

— Oh c’est un peu ma faute ! soupira Sylvie. J’ai méconnu l’ardeur et la solidité de son amour pour François parce que je n’imaginais pas qu’il pût la conduire à de tels excès…

— Le malheur c’est que l’on ne connaît pas vraiment ses enfants. Parce qu’on leur a donné la vie, on doit penser qu’ils vous ressembleront en toutes choses, mais il y a derrière nous, derrière eux, des siècles d’ancêtres qui ont leur mot à dire. L’amour mis à part, les enfants restent des inconnus pour leurs parents… puisque l’amour est aveugle. Ce que vous vivez en ce moment, mon amie, me console de n’en point avoir…

Sylvie fit deux ou trois tours dans la pièce, redressant une fleur, maniant un livre aussitôt reposé, occupant ses mains pour tenter de dissimuler sa nervosité.

— Je me demande, s’interrogea-t-elle enfin, ce que Philippe pense de tout cela ? Mon parrain n’en parle pas.

— Peut-être parce qu’il n’en a rien à dire…

En réalité, Philippe était trop désorienté pour avoir une opinion précise. Le poids des nouvelles qui lui tombèrent dessus, à son retour d’inspection, l’étourdit un peu. L’arrivée de sa sœur, son installation chez Mme de Forbin-Solliès et l’entretien en tête à tête où Beaufort lui demanda la main de Marie, en spécifiant bien qu’il ne pouvait être question, en aucun cas, d’ébruiter la nouvelle, puis la longue promenade qu’il fit le long du port avec Perceval et, enfin, sa visite au château de Solliès dont il était un habitué, le plongèrent dans un abîme de réflexions où se bousculaient des questions sans réponses du genre de celle-ci : pourquoi un événement aussi heureux qu’un mariage entre gens qui s’aiment devrait-il être tenu secret ? Ou encore : pourquoi l’humeur de son chef bien-aimé, toujours si joyeuse depuis leur retour à Toulon, était-elle devenue détestable ? Enfin, pourquoi Marie, à la conduite de laquelle il ne comprenait pas grand-chose, semblait-elle vouloir effacer jusqu’au souvenir de leur mère ? Et pourquoi refusait-elle de rentrer auprès de Madame qu’elle aimait tant ?

L’abbé de Résigny, resté son confident le plus intime, lui conseilla sagement de rester à l’écart et de ne pas essayer de pénétrer les arcanes compliqués d’un cœur de jeune fille. La lettre de quinzaine que celui-ci adressait avec beaucoup de régularité à Mme de Fontsomme reflétait à la fois l’état d’esprit du jeune homme et les conseils qu’il lui prodiguait en duo avec Perceval.

Enfin, l’escadre quitta Toulon pour courir sus aux Barbaresques et Perceval de Raguenel reprit le chemin de Paris après une dernière entrevue avec Marie. Il avait le cœur lourd. Jusqu’à la dernière minute il avait espéré emporter un mot de tendresse pour Sylvie, mais, sûre désormais de la parole extorquée à Beaufort, plus sûre encore d’elle-même, de sa jeunesse, de sa beauté et d’une victoire finale qui chasserait enfin sa mère des pensées de son « fiancé », la jeune fille s’était contentée de lui déclarer :

— Dites-lui que je suis heureuse et que j’espère l’être davantage. Je lui suis reconnaissante d’avoir écrit son consentement à ce mariage que je désire tant. Peut-être nous aidera-t-elle à obtenir celui du Roi ?

— Je ne le lui conseillerai pas. Nul ne peut se permettre de tenter d’influencer une décision du Roi. Surtout en ce qui concerne le duc de Beaufort qu’il n’aime guère. Que ferez-vous s’il refuse ?

— Nous pourrons toujours nous marier secrètement. Comprenez donc, à la fin, que ce que je veux c’est être à lui, et que s’il fallait vivre l’exil cela ne me ferait pas peur puisque je serais avec lui…

Qu’ajouter à cela ? Perceval rejoignit Sylvie à laquelle il fit un rapport aussi complet que possible. Elle l’écouta sans rien dire puis, quand ce fut fini, elle demanda seulement :

— Dites-moi au moins comment est cette dame de Forbin ? Pensez-vous que Marie se trouve bien chez elle ?

— Oh, à merveille ! ricana Perceval. La marquise possède toutes les qualités d’une grande dame jointe aux grâces d’une femme aimable, cultivée et pleine de générosité, et nous pouvons remercier Dieu que cette folle lui soit confiée. Nous n’aurions pu espérer mieux et je la crois pleine de compréhension car, au moment où j’allais la saluer après avoir dit adieu à Marie, elle a murmuré : « Dites à Mme la duchesse de Fontsomme que je ferai en sorte qu’elle n’ait aucun reproche à m’adresser au jour où j’aurai l’honneur d’être en sa compagnie… »

Sylvie ferma les yeux pour mieux apprécier le poids d’angoisse qui se retirait d’elle. Sachant cette dame une amie de François et se souvenant trop bien de son expérience dans la demeure de Catherine de Gondi, à Belle-Isle, elle avait craint que Mme de Forbin-Solliès fût une ancienne maîtresse ou une amoureuse déçue. Il s’entendait si mal à juger les femmes ! Ce qui n’était pas le cas de Perceval. Aussi exhala-t-elle un long soupir, rouvrit les yeux et sourit au visage las de son vieil ami :

— Vous auriez dû commencer par me dire cela. Je n’ai guère confiance dans les « amies » de Monseigneur ! Eh bien, en ce cas, il ne nous reste plus qu’à attendre des nouvelles…

— Je peux déjà vous en donner de fraîches, dit Perceval en ouvrant son justaucorps pour en tirer une lettre. Avant de s’embarquer, le duc m’a donné ceci pour vous…

— J’espérais un peu qu’il répondrait à ma lettre. Voyons ce qu’il écrit, ajouta-t-elle en faisant sauter le cachet de cire rouge et en dépliant le papier sur lequel s’étalait la pittoresque écriture de François – au large car il n’y avait que peu de mots, mais ils lui firent à la fois froid dans le dos et chaud au cœur :

« J’épouserai puisque l’on m’y oblige, écrivait François, mais on ne me contraindra qu’à un mariage secret… et blanc. Je ne toucherai jamais à votre fille parce que je n’aimerai jamais que vous… »

Elle voulut offrir le billet à Perceval pour qu’il en prît connaissance mais il le refusa, disant qu’il en savait déjà le contenu.

— Eh bien, demanda Sylvie, comment croyez-vous que Marie recevra cette dernière disposition ? Nous allons au-devant d’un autre drame…

— Je ne crois pas. Ce qui compte pour elle c’est qu’il lui passe la bague au doigt. Vous n’imaginez pas sa confiance en elle. Elle se fait fort de l’amener une nuit ou l’autre là où elle le veut. Non sans raison, peut-être, elle pense qu’elle a toute la vie devant elle…

— Elle n’a pas tort… et puis elle est si belle ! Il n’est, après tout, qu’un homme…

Les mois qui suivirent furent sans doute les plus tristes que vécut la Cour, partagée entre la lente agonie de la Reine Mère et l’étalage que faisait Louis XIV de sa passion pour La Vallière. On sentait qu’en dépit des témoignages d’amour qu’il ne cessait de donner à celle qui allait partir, en dépit de ses larmes fréquentes, le jeune Roi piaffait d’impatience de ne pouvoir entourer sa favorite – un terme que l’on n’avait pas employé depuis bien longtemps ! – de l’éclat des fêtes et de la caresse des violons. En mai se plaça d’ailleurs un épisode pénible. Lorsque Anne d’Autriche rédigea son testament et indiqua comment s’effectuerait entre ses enfants le partage de ses joyaux, Louis XIV insista d’indécente façon pour que sa mère lui lègue les grosses perles qui faisaient son admiration depuis l’enfance. La passion du Roi pour les pierres précieuses et les magnifiques joyaux commençait à être bien connue, et il ne supportait pas l’idée que ces perles exceptionnelles aillent à la petite Marie-Louise, la fille de Monsieur. Il finit par les avoir en les payant. Anne d’Autriche, alors, offrit à son fils cadet les fameux ferrets de diamants qui étaient peut-être son plus cher souvenir. Il les reçut en pleurant.

Durant tout ce temps, Philippe d’Orléans se montra un fils parfait, plein à la fois de douleur, de tendresse et de compassion. Lorsque sa mère fut ramenée du Val-de-Grâce au Louvre, il ne la quitta presque plus, se faisant son compagnon de tous les jours, son infirmier et presque son directeur de conscience. Un jour, voyant la terrible douleur crisper le visage émacié mais encore si beau, il s’écria :

— Je voudrais que Dieu m’accorde de supporter la moitié de vos souffrances !

Alors elle répondit :

— Ce ne serait pas juste. Dieu veut que je fasse pénitence…

La reine Marie-Thérèse, elle aussi, se vouait sans compter au service de celle en qui elle avait trouvé une seconde mère. Sylvie et Molina l’accompagnaient, car la Reine Mère aimait à présent entendre autour d’elle parler la langue de son enfance, et la première passait de longues heures en compagnie de son amie Motteville. Parfois, la malade demandait à son ancienne fille d’honneur de chanter pour elle comme autrefois, en ces temps si difficiles qu’elle comptait à présent au nombre des jours heureux. Alors, Mme de Fontsomme prenait la guitare et, le temps d’une chanson, redevenait le « petit chat » d’autrefois. Pendant ce temps le ventre de La Vallière s’arrondissait pour la troisième fois…

Les seules bonnes nouvelles de ces jours douloureux vinrent de la Méditerranée où Beaufort faisait merveille. Par deux fois, il porta aux pirates infidèles des coups sensibles : d’abord en forçant, dans le port de La Goulette, le vieux Barbier Hassan qui fut tué au début de la bataille et perdit cinq cents de ses hommes tandis que les canons des vaisseaux du Roi pilonnaient Tunis. Trois navires tombèrent aux mains des Français. La seconde fois, après un court passage à Toulon pour réparer ce qui pouvait l’être et prendre des unités intactes, Beaufort et les siens portèrent le fer et le feu dans le port barbaresque de Cherchell, incendièrent deux vaisseaux et en capturèrent trois. Les étendards des vaincus envoyés à Paris furent portés à Notre-Dame et accrochés aux voûtes séculaires pour le triomphant Te Deum du 21 octobre. Et la ville capitale chanta avec enthousiasme la gloire de celui en qui elle verrait toujours le Roi des Halles. Le lendemain, le père de son héros, César de Bourbon duc de Vendôme et amiral en titre, mourait dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré.

Il avait soixante et onze ans et les maladies, fruits d’une vie de débauche, rongeaient ce grand corps taillé pour en vivre cent. La goutte, la gravelle et aussi la syphilis le consumaient au milieu de grandes douleurs qu’il s’efforçait d’apaiser en faisant appel à tous les remèdes que pouvaient offrir, non les médecins qu’il considérait comme des ânes, mais les cueilleurs de simples et rebouteux de campagne. Ses derniers mois, il les passa en compagnie de sa femme dans les châteaux qu’il aimait tant : Anet, Chenonceau et surtout Vendôme, son duché qu’il s’efforçait d’embellir et de mieux aménager. On le voyait parfois à Montoire ; il y possédait une petite maison où il se trouvait bien et qui le reposait des fastes de ses autres demeures. Le grand pécheur se repentait et trouvait un peu de douceur auprès de la fidèle épouse qui n’avait jamais cessé de l’aimer et qui, peu à peu, le ramenait vers Dieu.

Vers la fin du mois de septembre, sentant un mieux qu’il devait au remède d’un empirique de Montoire, il se fit ramener à Paris afin d’y être plus près de ces grandes nouvelles qui annonçaient la gloire de son fils cadet, mais les souffrances le rattrapèrent vite et son agonie allait durer trois semaines. Cependant, quelques jours avant de quitter ce monde, il fit demander à Sylvie de venir le voir. Elle s’y rendit sans hésiter.

En pénétrant dans la chambre somptueuse qu’elle avait vue tant de fois dans son enfance, elle fut saisie à la gorge par l’odeur terrible de la maladie, mal combattue par celle de l’encens que l’on brûlait dans l’espoir que ce pansement des âmes apaiserait aussi le corps. La duchesse Françoise était là, en compagnie d’un capucin priant au pied du lit. Les deux femmes s’embrassèrent avec la chaleur des anciennes tendresses, puis Mme de Vendôme murmura :

— Le bon père et moi allons vous laisser avec lui. Il veut vous parler…

Et Sylvie resta seule avec cet homme qui avait permis qu’elle eût une enfance heureuse mais qui, ensuite, lui avait fait tant de mal… Elle s’approcha du lit que l’on venait de refaire sans doute, car il était aussi lisse et net qu’un lit de parade, regarda cette forme émaciée, jaunie et presque chauve qui avait été l’un des plus beaux hommes de son temps. Il semblait dormir et elle hésita sur ce qu’elle devait faire. Soudain, les terribles yeux bleus à peine pâlis s’ouvrirent d’un seul coup et se tournèrent vers elle :

— Vous êtes venue…

— C’est l’évidence, il me semble…

— Pourquoi ? Pour voir en quel état l’approche de la mort réduit votre plus vieil ennemi ?

— Vous n’êtes pas mon plus vieil ennemi. Celui-là, c’est l’homme qui a assassiné ma mère. À ce moment-là c’est vous, souvenez-vous-en, qui m’avez donné les moyens de continuer à vivre à l’abri de vos châteaux.

— Ce n’est pas moi : c’est la duchesse…

— Mais vous avez accepté ses décisions.

L’ombre d’un sourire flotta sur les lèvres sèches.

— Peut-être après tout y ai-je eu quelque mérite ? Sans vous détester vraiment au début, je me méfiais de vous… surtout à cause de cet amour têtu que vous vous obstiniez à porter à mon fils…

— Je sais. Vous me l’avez déjà dit… en d’autres circonstances.

— Je n’ai pas oublié. J’étais certain que vous vouliez surtout être duchesse…

— La vie est étrange, n’est-ce pas ? Je le suis sans l’avoir voulu.

— C’est, je crois, ce mariage avec un homme de cette qualité qui m’a ouvert les yeux sur la vôtre. Surtout après sa mort du fait de mon fils, si peu de temps avant qu’il ne tue aussi son beau-frère. Nous sommes des hommes terribles, j’en ai peur. Je… je vous ai fait beaucoup de mal…

— Pas autant que vous l’auriez voulu car vous ne m’avez jamais détruite… et pas davantage l’amour que je n’ai jamais cessé de lui porter.

— Vous l’aimez toujours ?

— Oui… je l’aimerai jusqu’au bout… et peut-être au-delà, si Dieu le veut !

Un silence que combla aussitôt la lourde respiration du mourant à la recherche de son souffle.

— Me croirez-vous si je vous dis que j’en suis… très heureux ?… À présent… je dois dire pourquoi je vous ai mandée. C’est d’abord… pour vous demander de me pardonner… un pardon à la mesure de mes remords qui sont profonds. Ensuite… Je voudrais que vous veilliez sur François… Il va être amiral de France et il a de nombreux ennemis que cette haute charge n’apaisera pas, tant s’en faut.

— Comment le pourrais-je ? Il court les mers à des centaines de lieues de moi, exposé à tous les dangers de la mer et des hommes…

— Quand on va mourir, il arrive que l’avenir entrouvre son voile. Un grand amour possède infiniment de puissance… et je sens qu’un jour il aura besoin du vôtre… Me promettez-vous ?

Vaincue par l’émotion, Sylvie se laissa tomber à genoux auprès du lit.

— Je vous le jure, monseigneur ! Tout ce qui sera en mon pouvoir, je le ferai pour lui…

— Me pardonnez-vous ?

— De tout mon cœur…

Alors, à travers les sanglots qui la secouaient, elle sentit sur son front la main de César qui traçait lentement le signe de la Croix.

— Que Dieu vous bénisse… comme je vous bénis ! S’il veut entendre le pécheur que je suis, je le prierai pour vous deux…

Au contraire de ce que l’on aurait pu penser, Louis XIV montra un réel chagrin de la mort de cet oncle tout en contrastes, à la fois follement brave et calculateur, débauché et cependant profondément chrétien avec des repentances spectaculaires, mais aussi généreux et compatissant aux petites gens, comme l’était François, cet oncle qu’il appelait « mon cousin ». Et puis, c’était le dernier des fils d’Henri IV qui retournait au Père. Aussi, à la surprise générale, ordonna-t-il que ses funérailles fussent celles d’un prince du sang. Tant qu’il fut en son hôtel de Vendôme, quatre hérauts d’armes veillèrent aux angles du catafalque aspergé régulièrement d’eau bénite par le premier gentilhomme de la Chambre. Partagée entre l’orgueil et le chagrin, la duchesse priait au pied du cercueil. Sylvie vint y plier le genou et dire une prière, en compagnie de Perceval mais aussi de Jeannette, et même de Corentin accouru de Fontsomme, pour saluer une dernière fois le prince dont ils avaient été les serviteurs. Ce fut pour Sylvie l’occasion d’apprendre que, dans son château de Picardie, le jeune Nabo reprenait goût à la vie en s’initiant à la culture et à l’art du jardinage : il était pour Corentin une aide non négligeable et toujours souriante…

Ensuite, elle, Jeannette et Perceval partirent pour Vendôme où l’on allait célébrer les funérailles. Seuls le fils aîné Louis de Mercœur, qui devenait duc de Vendôme, et ses deux fils, Louis-Joseph et Philippe, respectivement âgés de onze et dix ans, menèrent le deuil : l’escadre de Beaufort guerroyait toujours quelque part au large des côtes africaines…

Après que César eut été déposé en grande pompe dans le caveau de la collégiale Saint-Georges, Sylvie, avec une profonde émotion, fit ses adieux à celle qui lui avait servi de mère : Françoise de Vendôme voulait demeurer à jamais auprès de celui qu’elle avait aimé, qui lui avait donné de si beaux enfants et qui, en dépit de sa vie dissipée, lui avait toujours gardé une tendre admiration. Elle allait habiter le couvent du Calvaire où, depuis quelque temps déjà, elle se faisait bâtir un logis particulier ; elle y vivrait sous l’habit religieux…

Enfin, avant de reprendre le chemin de Paris, Sylvie tint à effectuer un dernier pèlerinage : monter seule au sommet de cette tour de Poitiers qu’elle regardait si souvent en pleurant de rage, jadis, quand ses petites jambes de quatre ans lui en interdisaient l’ascension. Elle se jurait, alors, d’y arriver un jour…

C’était chose faite à présent et, dans le vent aigre de novembre elle regarda longuement la ville et la campagne étendues à ses pieds, sachant qu’elle n’y reviendrait plus. Aussi bien n’avait-elle plus rien à y faire : elle était duchesse, l’égale de François, et la tour était à jamais vaincue… mais elle n’en était pas plus heureuse pour cela. Aujourd’hui, avec le duc César, elle enterrait son enfance, demain, avec la Reine Mère, elle dirait adieu à une adolescence trop brève dont elle regrettait à présent qu’elle n’eût pas duré plus longtemps.

Car Anne d’Autriche, elle aussi, s’en allait vers une mort qui lui semblait de plus en plus désirable. Dans son grand lit de soie et de velours bleu brodés d’or, couronné en haut de chaque colonne par un bouquet de plumes bleues, « aurore », et d’aigrettes blanches, elle endurait un martyre que l’opium dont ses médecins la bourraient parvenait de moins en moins à éteindre les douleurs. Déchéance suprême pour cette femme belle, soigneuse de sa personne et toujours si délicate dans ses goûts, le sein gangrené répandait une odeur pénible que ses femmes s’efforçaient d’écarter d’elle en agitant des éventails en peau d’Espagne au parfum chaleureux.

Cette longue torture dura jusqu’en janvier. Un matin, soulevant pour la regarder l’une de ses belles mains, elle murmura :

— Ma main est enflée… Il est temps de partir…

Il était temps, en effet. Alors se déroula le lent cérémonial qui accompagne les rois jusqu’à l’heure dernière et qui commençait par une longue et minutieuse confession…

Ce matin-là, au moment où son carrosse la déposait à la porte du Louvre, Mme de Fontsomme vit la maréchale de Schomberg descendre d’une voiture trop maculée de boue et de neige pour ne pas arriver tout droit de la campagne. Elle courut vers elle avec une exclamation de joie :

— Comment êtes-vous si vite arrivée, Marie ? demanda-t-elle en l’embrassant. Aux petites heures du matin, j’ai envoyé un courrier à Nanteuil pour vous demander de vous hâter si vous vouliez revoir notre reine vivante…

— Mlle de Scudéry qui m’écrit souvent – pas à moi seule d’ailleurs : elle doit écrire un volume tous les jours – m’a fait savoir hier que Sa Majesté allait mourir. Elle a souvent tendance à exagérer les choses, mais cette fois, sa lettre rendait un son de vérité et je suis partie cette nuit…

— J’en suis tellement heureuse, mon amie ! Naturellement je vous garde chez moi. Renvoyez-y votre équipage se faire bouchonner et se mettre au chaud puisque j’ai le mien.

En se tenant par le bras, elles traversèrent ensemble la grande cour qu’une averse de neige avait blanchie dans la nuit et atteignaient le Grand Degré quand elles virent devant elle un homme déjà âgé, qui montait lentement en s’appuyant sur une canne et que certains de ceux qui se rendaient chez la Reine Mère saluaient en le dépassant. L’ex-Marie de Hautefort eut tôt fait de le reconnaître et l’arrêta :

— La Porte ? Mais quel plaisir inattendu ! On disait que vous aviez juré de ne plus jamais quitter Saumur…

Le visage lourd où s’inscrivait la fatigue des nombreuses années de service, auprès d’Anne d’Autriche d’abord dont il était le « portemanteau » et le confident, du jeune Louis XIV ensuite sur qui, en tant que valet de chambre, La Porte avait veillé, s’illumina soudain :

— Madame la maréchale de Schomberg ! Madame la duchesse de Fontsomme ! Je suis bien heureux… J’espérais en venant ici vous apercevoir… Je ne demanderai pas de nouvelles de vos santés : vous êtes toutes deux tellement semblables au souvenir que je garde !

— Nous avons tout de même vieilli un peu, dit Sylvie. Mais il n’est pas difficile de deviner la raison de votre venue : vous voulez « la » revoir une dernière fois.

— Oui. Depuis que j’ai été écarté de la Cour pour avoir osé dire ce que je pensais du cardinal Mazarin, j’ai vendu, comme vous le savez peut-être, ma charge de valet de chambre et me suis retiré dans un petit bien que je possède sur la Loire. Les bruits de la mort prochaine de celle qui est toujours ma chère maîtresse sont venus jusqu’à moi. Et j’ai voulu, une dernière fois, lui porter l’hommage de mon dévouement et de ma fidélité… Ensuite, je rentrerai chez moi pour n’en plus sortir.

— Eh bien, nous allons la saluer ensemble, dit Mme de Schomberg d’une voix émue. Soudés comme nous l’étions au temps où nous ne vivions que pour elle et pour son bonheur…

Naturellement, il y avait beaucoup de monde dans les appartements où l’on parlait, pour une fois, à voix basse. Dans le Grand Cabinet, le trio rencontra d’Artagnan.

— Le Roi est là ? lui demanda Sylvie.

— Pas encore mais il ne va pas tarder. Je suis ici de mon propre chef, pour rendre un dernier hommage tant que c’est encore possible. Voulez-vous entrer avec moi ? La Reine est là et aussi Monsieur. Madame vient d’avoir un léger malaise.

Dans la grande chambre aux meubles d’argent et de bois précieux, où l’on avait répandu généreusement des parfums, Anne d’Autriche, dont le confesseur venait de se retirer, reposait presque sereine dans la blancheur des draps de batiste que l’on avait changé dès le petit matin et sur lesquels étaient disposés des sachets de senteur. Son fils Philippe était auprès d’elle, serrant l’une de ses mains contre son cœur, le visage inondé de larmes. Sa belle-fille priait de l’autre côté du lit.

Derrière le capitaine des mousquetaires dont les larges épaules ouvraient sans peine un passage, les trois visiteurs parvinrent jusqu’à la balustrade d’argent qui isolait les abords immédiats de la couche royale. Là, avec un ensemble parfait, les deux hommes s’inclinèrent tandis que les femmes plongeaient dans de profondes révérences. La mourante qui venait d’ouvrir les yeux les aperçut. Une expression de surprise heureuse se peignit sur son visage à voir ainsi réunis les visages des témoins de ses jeunes années et de ses belles amours. Elle leur sourit, esquissa le geste de tendre la main vers eux en se redressant un peu sur ses oreillers comme pour les attirer à elle… mais au sourire succéda un soupir douloureux. Les yeux se refermèrent et elle laissa retomber doucement son dos et sa main.

Une voix alors annonça : « Le Roi ! » et le groupe se retira. Les autres personnes présentes refluèrent sur le Grand Cabinet : la Reine Mère, avant de recevoir la communion, désirait s’entretenir sans témoins avec ses fils, l’un après l’autre. La chambre se vida. Le Roi resta seul avec sa mère…

L’entretien dura longtemps. Au point d’éveiller sinon l’inquiétude, au moins la curiosité. Le maréchal de Gramont, que Sylvie n’avait pas vu depuis l’affaire Fouquet et qui semblait prendre à tâche de l’éviter le plus souvent, se rapprocha d’elle d’un air aussi délibéré que s’ils s’étaient rencontrés la veille :

— Vous qui êtes dans les secrets des dieux, duchesse, sauriez-vous ce que la Reine Mère peut bien avoir à dire à son fils pour prendre tellement de temps ?

— Je suis dame de la jeune Reine, monsieur le maréchal, non de la Reine Mère. Au surplus… vous n’aurez qu’à le demander au Roi ! Vous vous êtes donné tant de peine pour être de ses intimes qu’il vous doit bien cela.

Il la regarda d’un air offusqué et son grand nez prit une belle teinte pourpre :

— Vous me traitez bien mal, madame. J’espérais que le temps…

— Le temps ne peut rien contre des amitiés, monsieur le maréchal. Proscrit, prisonnier ou tout ce que vous voudrez, M. Fouquet me reste cher.

— Et moi ? N’étais-je pas aussi votre ami ?

— Cela remonte à longtemps et il m’étonne que vous vous en souveniez encore ? Que je sache, ce n’est pas moi qui vous ai prié de vous éloigner, mais plutôt votre fidèle conseillère la Prudence et son cousin le maître du parfait courtisan ?

— Fi donc ! qui pourrait vous croire si cruelle ? Avez-vous donc oublié…

Sylvie prit son éventail et l’agita entre eux comme si une odeur déplaisante l’incommodait.

— S’il m’arrive de pardonner, je n’oublie jamais rien : ni le bien ni le mal. Vous souhaitiez faire de moi votre maîtresse et peut-être, à présent que la maréchale vous a quitté, songeriez-vous à m’épouser ?

— Mais je…

— Brisons là s’il vous plaît ! Permettez que je vous offre mes condoléances et reprenons chacun notre chemin. Aussi divergent que possible !

Suffoqué par cette philippique qui amenait un sourire sur les lèvres de Mme de Schomberg, le maréchal eût peut-être trouvé encore quelque chose à dire si, à cet instant, le Roi n’était apparu sur le seuil de la chambre. En dépit des larmes qui roulaient sur ses joues, il était d’une mortelle pâleur. Tellement semblable à un fantôme qu’un profond silence s’établit. Appuyé sur sa canne où blanchissaient les jointures de ses doigts, il fit deux pas, se tourna comme un automate vers Monsieur qui le regardait sans oser parler, parut faire sur lui-même un prodigieux effort puis articula :

— Allez rejoindre notre mère… mon frère ! C’est à vous qu’elle veut à présent dire adieu…

Puis il continua son chemin pour regagner ses appartements en attendant que les derniers sacrements soient apportés à la mourante.

Ce faisant et tandis qu’il avançait lentement entre la double haie des révérences et des saluts de cour, ses yeux se posèrent sur le petit groupe formé par les deux femmes et La Porte. Il s’arrêta devant eux. Ses yeux, alors, se firent incroyablement durs :

— Madame la maréchale de Schomberg ? fit-il avec hauteur. Vous vous êtes faite fort rare, ces temps derniers. Qui vous a poussée à revenir aujourd’hui ?

Un éclair de colère traversa les yeux d’azur de celle que l’on appelait jadis l’Aurore et qui méritait toujours ce sobriquet.

— L’amour et la fidélité que je voue depuis toujours à Sa Majesté la Reine Mère. Je souhaitais la revoir…

— Vous avait-elle appelée ?

— Non, Sire !

— En ce cas, vous serez certainement plus heureuse à Nanteuil-le-Haudouin, votre belle demeure…

Avant que Marie, abasourdie, eût trouvé quoi que ce soit à répondre, Louis XIV passait à Sylvie.

— Nous aurons à vous parler, madame la duchesse de Fontsomme. Lorsque la Reine notre auguste mère aura reçu le Seigneur et ses consolations, présentez-vous dans nos appartements ! Quant à vous, monsieur de La Porte, il n’est pas bon à votre âge de parcourir une longue route au cœur de l’hiver. Vous avez hâte, je pense, de rentrer à Saumur…

— Sire…

— J’ai dit Saumur !

Et il passa, raide comme un automate dans son habit de brocart, sans plus se soucier de ceux qu’il venait d’écraser ainsi en peu de secondes sous les hauts talons rouges qui lui servaient à se grandir. Un murmure s’élevait autour d’eux cependant que, déjà, l’on s’écartait de ces gens atteints de disgrâce comme on l’eût fait de malades contagieux.

De toute sa hauteur, Marie de Schomberg toisa les courtisans avec un sourire de mépris, puis, glissant son bras sous celui de Sylvie :

— Rentrons, ma chère ! Nous n’avons plus rien à faire ici. Venez aussi, La Porte !

— Allez m’attendre tous deux chez moi, Marie ! dit Sylvie. Je dois rester puisque le Roi me fait la grâce de me recevoir tout à l’heure. Prenez ma voiture et renvoyez-la-moi.

— Je ne vous laisserai pas seule dans ce palais.

Une voix grave se fit alors entendre :

— Elle ne sera pas seule, dit d’Artagnan qui venait de reparaître et n’avait rien perdu de la scène. Je reste avec Mme la duchesse et je l’escorterai chez le Roi quand le moment en sera venu.

L’œil flamboyant, la moustache arrogante, il offrit son poing fermé à Sylvie pour qu’elle y pose sa main et quitta avec elle le Grand Cabinet mais, dans les antichambres, le chemin leur fut barré : la reine Marie-Thérèse traversait les appartements pour aller recevoir, à la porte du palais, le saint sacrement que l’on apportait de Saint-Germain-l’Auxerrois. Le Louvre entier se figea dans le respect et ne bougea plus tant que Dieu fut au chevet de la mourante. Le Roi était revenu chez sa mère.

On attendit longtemps.

Enfin, dans la profondeur des appartements, retentit le son grêle de la clochette agitée devant le grand ostensoir d’or, relayé par les claquements de talons des gardes présentant les armes. La procession de la Reine, qui suivait en priant, franchit à sa suite les antichambres, atteignit le Grand Degré et disparut dans ses profondeurs. Puis, le Roi regagna ses appartements. De nouveau d’Artagnan offrit sa main.

— Venez, madame !

Elle opposa alors une résistance :

— Je vous en prie, mon ami ! Il ne fait aucun doute pour moi que la disgrâce m’attend. Ne vous compromettez pas avec moi ! Le Roi pourrait ne pas vous le pardonner.

— Il me connaît, madame, et sait que ma fidélité commence avec lui mais s’étend à ceux que j’… qui sont mes amis. Au surplus, s’il ne comprenait pas, c’est moi qui serais déçu.

Le regard qu’elle lui offrit était plein d’admiration mais aussi de gratitude ! Que c’était bon, mon Dieu, de trouver à ce moment difficile cet homme au cœur si haut, ce vaillant entre tous les vaillants offrant si généreusement un abri contre la tempête, qui venait de frapper Marie et La Porte et qui ne manquerait pas de s’abattre sur elle si la cause en était ce qu’elle craignait de deviner.

En arrivant chez le Roi, d’Artagnan, sans lui lâcher la main, la confia au chambellan de service en précisant bien qu’il resterait là le temps qu’il faudrait pour la ramener lui-même à sa voiture ou chez la Reine, selon l’issue de l’audience.

— Et ne me dites pas que je dois agir autrement, ajouta-t-il en se tournant vers sa compagne. J’ignore ce que vous veut Sa Majesté, mais si elle s’imagine avoir quoi que ce soit à vous reprocher, c’est elle qui a tort !

Au moment où l’on allait introduire Sylvie dans le cabinet royal, Colbert en sortait. Il la salua avec toute la politesse désirable mais elle n’aima pas la lueur sardonique de ses yeux noirs, pas plus que le pli de contentement que dissimulait mal sa moustache, et son cœur se serra. Pour qu’il soit aussi content, elle devait s’attendre à de bien mauvaises nouvelles.

— Mme la duchesse de Fontsomme ! annonça le chambellan.

Louis XIV, cependant, ne se retourna pas. Il se tenait debout devant le grand portrait de son père par Philippe de Champaigne, encadré par deux torchères monumentales portant plusieurs grosses chandelles dont les flammes mouvantes semblaient animer l’effigie de Louis XIII, et il le scrutait comme s’il le voyait pour la première fois. Seul le feu qui flambait dans la cheminée de porphyre animait un silence que Sylvie, du fond de la révérence dont elle n’osait se relever, jugea vite insupportable, mais il lui était interdit de parler la première…

Ses genoux commençaient à souffrir quand le Roi se retourna tout d’une pièce et, une main derrière le dos, l’autre tourmentant les dentelles de sa cravate en point de Malines, il considéra la femme quasi prosternée devant lui.

— Relevez-vous, madame !

La voix était sèche, le ton cassant. Il ne l’invita pas à s’asseoir, mais ce fut tout de même un soulagement de retrouver la position verticale. Elle prit une profonde et discrète respiration, et attendit qu’il voulût bien parler. Ce qui ne tarda guère.

Lentement, Louis XIV revint prendre place derrière sa grande table où régnait un ordre impressionnant pour un homme dont tout un chacun savait qu’il était un bourreau de travail. Et, soudain il attaqua :

— Nous nous sommes résolu, madame, à vous écarter du cercle de la Reine où il semble que nous avons eu tort de vous appeler… L’approche d’une jeune souveraine doit être offerte en priorité à des femmes de haute moralité…

Sous le propos outrageant, un flot de sang monta au visage de la jeune femme en qui se réveilla d’un seul coup l’ancienne Sylvie d’autrefois, primesautière et emportée. Cependant, elle réussit à se contenir :

— Puis-je demander au Roi ce qu’il trouve à reprendre dans ma… moralité ?

— Du vivant de votre époux vous avez été la maîtresse de mon cousin Beaufort et vous l’êtes sans doute encore. Nous avons appris depuis peu, mais avec douleur, que, pour vous débarrasser de lui, vous avez fait tuer votre époux en duel par votre amant afin que ce malheureux ne puisse découvrir que vous étiez grosse d’un autre…

— C’est faux !

Emportée par l’indignation, elle avait crié sa protestation. Les sourcils froncés de Louis XIV se resserrèrent encore :

— N’oubliez pas devant qui vous êtes et laissez de côté des façons de harengère qui ne vont que trop bien à la concubine du Roi des Halles…

De rouge, Sylvie devint très pâle. Elle considéra ce jeune homme couronné qu’elle avait aimé, paré de toutes les qualités et en qui elle découvrait chaque jour un peu plus une incroyable sécheresse de cœur. À ce moment, il lui rappelait d’étrange façon César de Vendôme quand, avec une violence et une cruauté incroyables, il tentait de convaincre l’enfant qu’elle était encore de commettre un crime. Si le sang d’Estrées, vindicatif et impitoyable, ne coulait pas dans ses veines, elle voulait bien être pendue ! Elle n’ignorait pas qui avait pu lui faire ce rapport venimeux, salissant, mais elle dédaigna soudain de se défendre :

— Dire qu’il fut un temps où le Roi disait m’aimer et ajoutait qu’il espérait voir durer cette affection dont j’étais si fière.

Haussant les épaules, elle recula de deux pas et s’abîma dans une profonde mais rapide révérence puis se détourna carrément pour sortir. Il la cloua sur place d’un :

— Restez ! Vous partirez quand je le jugerai bon. Je n’en ai pas fini avec vous.

Elle nota au passage qu’il abandonnait le pluriel de majesté mais sans en tirer la moindre conclusion. Peut-être, après tout, était-ce bon signe car Louis alla se jeter dans son haut fauteuil couvert d’une tapisserie précieuse et s’y accouda en posant son visage sur son poing fermé :

— Prenez le tabouret que vous voyez là et asseyez-vous ! N’êtes-vous pas duchesse ? Vous y avez droit !

Sans obéir, elle eut un petit sourire de dédain :

— Le Roi pense qu’il vaut mieux être assise pour se faire insulter ? Je préfère rester debout ! Ce tabouret ressemble trop à la sellette à laquelle ont droit les gens de noblesse quand ils passent en jugement.

— Mais vous passez en jugement, madame la duchesse de Fontsomme, à ceci près que je suis votre seul juge. Et je vous ordonne de vous asseoir !

Pour ne pas le pousser à bout, elle s’exécuta. Surtout en pensant à ses enfants dont elle devait s’efforcer de préserver l’avenir.

— Racontez à présent ! ordonna-t-il.

— Et quoi donc, Sire ?

— Vos amours avec M. de Beaufort. Je veux tout savoir ! Et n’alléguez pas je ne sais quel secret ! Dès l’instant où l’on en parle, ce n’en est plus un. Mais d’abord une question : votre fils est-il de lui ?

— Oui.

Il eut un petit reniflement et un mince sourire qui signifiaient « j’en étais sûr ». Cependant, Sylvie reprenait avec une dignité qui en imposa au jeune autocrate :

— Il est le fruit d’un amour d’enfance… et d’une heure d’abandon. Une seule ! À cela se réduisent mes « folles » amours avec François de Beaufort qu’ensuite je n’ai plus revu pendant dix ans…

— Racontez ! répéta-t-il cette fois avec une nuance plus douce.

Et Sylvie raconta…

Il l’écouta sans l’interrompre et elle crut voir s’adoucir l’expression de son visage. Comme elle achevait son récit on gratta à la petite porte donnant sur la chambre royale et Colbert parut, salua, et l’échine courbe, vint déposer un papier devant le Roi avant de se retirer. Louis XIV y jeta un coup d’œil puis le repoussa et se redressa, retrouvant soudain toute sa menaçante impassibilité :

— J’admets, dit-il, que vous ayez été victime de certaines circonstances dont je n’aime pas à me souvenir. C’est en mémoire de ces circonstances… et de l’affection qui m’attachait à vous jadis que vos enfants n’auront pas à porter le poids de votre faute. Votre fils gardera le nom, le titre et les prérogatives qu’on lui connaît. Quant à votre fille qui est bien celle du défunt duc, rien ne s’opposera à ce qu’elle fasse un brillant mariage… dont nous aurons soin d’ailleurs. En ce qui vous concerne, je désire que vous vous éloigniez de la Cour et regagniez vos terres de Picardie. Il m’importe trop qu’il n’y ait autour de la Reine que des femmes de vertu inattaquable…

En dépit de la gravité du moment, elle faillit lui rire au nez.

— Certes, on ne saurait trop louer celle de Mme la comtesse de Soissons, ne put-elle s’empêcher de lâcher en éprouvant une joie maligne à voir qu’il accusait le coup : les ailes de son nez blanchirent et ses doigts laissèrent échapper la plume d’oie avec laquelle ils jouaient depuis quelques minutes.

— Je ne vous connaissais pas cancanière, gronda-t-il.

— Moi non plus, Sire, et je le regrette, mais il arrive parfois que certaines comparaisons s’imposent. J’en demande pardon au Roi. Puis-je à présent me retirer ?

— Non, madame ! fit-il avec impatience. Je n’en ai pas encore fini avec vous car je pourrais, à la rigueur, oublier tout de ce que vous venez de relater pour moi si je n’avais encore à vous reprocher ce que je considère comme un véritable acte de rébellion.

— Un acte de rébellion ? Moi ?

— Oui. Vous ! En une circonstance récente et… pénible, j’avais placé en vous toute ma confiance et je crois vous en avoir donné un signe tangible en vous chargeant de certaine mission…

— Je ne me souviens pas d’avoir été chargée d’une quelconque mission, répondit Sylvie, les yeux dans ceux de Louis XIV.

— Voilà une attitude que je louerais sans réserve si, dans un but qui ne m’apparaît pas sans ombres dangereuses, vous n’aviez soustrait à ma justice ce misérable esclave noir…

— Justice, Sire ? Ce malheureux, réfugié dans l’une des salles désertes du Vieux Louvre, a échappé par miracle à des estafiers venus pour le tuer. Il a cherché refuge chez moi…

— Et pourquoi chez vous ?

— Peut-être parce que je l’ai toujours traité comme un être humain, non comme un jouet dépourvu d’âme. Jamais ma porte n’a été fermée à qui demande secours. C’est Mme de Vendôme qui m’a élevée. C’est d’elle que j’ai appris la charité, et aussi de monsieur Vincent…

Au nom du vieux prêtre retourné à Dieu dont l’aura de charité avait jadis impressionné sa jeunesse, Louis XIV tressaillit et, comme si elle obéissait à un commandement supérieur, sa voix se radoucit :

— À Dieu ne plaise, madame, que je reproche jamais à quelqu’un de s’être montré compatissant, mais ce garçon a commis un crime d’une extrême gravité. Il ne doit pas rester en vie pour s’en vanter un jour.

— Sire, ce n’est encore qu’un enfant…

— Un enfant qui accomplit le crime d’un homme n’en est plus un… Il doit disparaître comme doit disparaître toute trace de ce que vous savez.

— Sire ! s’écria Sylvie pleine d’angoisse, le Roi ne va pas…

— … s’en prendre à la petite fille ? Je ne suis pas un monstre, madame, mais, au cas où vous auriez gardé quelque souvenir de votre voyage hors Paris, sachez seulement qu’elle n’est plus là où vous l’avez mise. Retirez-vous, à présent, madame, et veillez à gagner dès que possible vos terres de Fontsomme. Fort belles à ce que l’on m’a dit…

— Le Roi me chasse, dit Sylvie avec amertume, comme il chasse Marie de Hautefort et Pierre de La Porte, ceux qui ont voué leur vie, par amour et fidélité, à sa mère…

— Je ne chasse personne. Simplement, à l’aube d’un nouveau règne j’entends balayer les vestiges de l’ancien. Allez, à présent, madame la duchesse ! Je ferai vos adieux à la Reine… Encore un mot ! À moins que je n’entende parler de vous de déplaisante façon, on ne touchera pas plus à vos biens qu’à votre personne. Songez à vos enfants !

En dépit de la colère et de l’indignation qui grondaient dans son cœur, la révérence du « vestige » fut un modèle de grâce et de dignité fière.

— Je ne doute pas que le Roi ne sache s’entourer désormais de serviteurs selon son cœur… ou plutôt selon ses goûts.

— Entendez-vous par là que je n’ai pas de cœur ? gronda-t-il. À la demande de ma mère, je vais rappeler les Navailles.

— Le défunt cardinal de Richelieu pensait que ce viscère n’avait rien à faire dans le gouvernement d’un État. Votre Majesté a toutes les chances de devenir un grand roi…

Furieux, Louis XIV, oubliant la majesté qu’il s’imposait, courut à la porte qu’il ouvrit lui-même pour intimer à l’insolente l’ordre de sortir, mais sur le seuil il trouva d’Artagnan et tourna contre lui sa colère :

— Que faites-vous là ? Je ne vous ai pas appelé.

— En effet, Sire. Mais j’ai accompagné jusqu’ici Mme la duchesse de Fontsomme et je l’attends pour la mener là où elle jugera bon d’aller.

— C’est le Roi qui décide où vont ses serviteurs. Et si nous vous ordonnions de la conduire à la Bastille ?

— Alors j’aurais l’honneur de prier le Roi de charger quelqu’un d’autre de cette vilaine commission et je ferais l’impossible pour qu’il n’y arrive pas, fit le mousquetaire sans se démonter. La Bastille ne saurait convenir à une dame de cette qualité et, jusqu’à présent, le Roi n’y a encore jamais envoyé un innocent…

— Savez-vous que c’est de la rébellion ?

— Non, Sire… De la simple courtoisie jointe à ce qui était autrefois le devoir d’un chevalier : protéger les faibles des mauvais chemins et des bêtes malfaisantes. Les rues de Paris ne sont pas sûres et le Louvre est peuplé de fauves toujours prêts à déchirer la proie qu’on leur abandonne. J’ajouterai aussi une respectueuse amitié !

Le regard bleu et le regard noir, aussi étincelants l’un que l’autre, se croisèrent comme des lames d’épée. Ce fut le Roi qui détourna la sien.

— Maudite tête de bois ! Faites comme vous l’entendrez !… Adieu, madame !

Comme si elle eût été celle d’un simple particulier en colère, la porte royale claqua le plus démocratiquement du monde. Avec un bon sourire, le capitaine des mousquetaires offrit derechef sa main à sa compagne :

— M’offrirez-vous un gobelet de vin chaud à la cannelle ? Par ces temps de froidure, c’est le meilleur remède que je connaisse contre les gelures du cœur.

— Tout ce que vous voulez ! Je ne remercierai jamais assez le Ciel de m’avoir donné un tel ami.

Et c’est ainsi, fièrement accompagnée par d’Artagnan et saluée, grâce à lui, par tous les soldats de garde, que Sylvie quitta le Louvre vingt-neuf ans, presque jour pour jour, après y être entrée dans le carrosse de la duchesse de Vendôme. Cette fois, pour n’y plus revenir.

Dans la cour, le capitaine demanda son cheval, mit Sylvie en voiture et l’escorta dans les rues nocturnes jusqu’à sa demeure. Voyant deux voitures qui attendaient, il préféra se retirer :

— Le vin chaud sera pour plus tard. Vous avez des visites et il vaut mieux que je regagne le Louvre.

— Je suis triste à la pensée que nous ne nous verrons plus, soupira Sylvie.

— Et pourquoi s’il vous plaît ?

— Demain je pars pour Fontsomme d’où je ne bougerai et je ne veux pas vous mettre dans un mauvais cas vis-à-vis du Roi.

D’Artagnan eut un sourire féroce qui fit briller ses dents blanches :

— Il faudra bien que ce blanc-bec apprenne que, s’il veut de bons serviteurs, il faut les laisser libres de leurs affections. J’irai vous voir et vous donner des nouvelles. Et c’est à moi que je ferai plaisir alors parce que… je ne peux pas imaginer une existence d’où vous seriez à jamais absente.

Émue, elle lui tendit une main sur laquelle il attarda ses lèvres puis, sautant en selle aussi lestement qu’à vingt ans, le mousquetaire partit sans se retourner…

Au coin de la cheminée de la bibliothèque, Sylvie trouva Marie de Schomberg, Perceval et La Porte qui l’attendaient en buvant ce vin à la cannelle auquel d’Artagnan avait renoncé. Lorsqu’elle les rejoignit, les trois visages se tournèrent vers elle :

— Eh bien ? dit la Maréchale.

— Exilée sur mes terres. Comme vous et comme vous, ajouta-t-elle en regardant tour à tour l’ancienne dame d’atour et le plus fidèle serviteur d’Anne d’Autriche. Celui-ci se leva et fit deux ou trois tours dans la pièce :

— Je gagerais ma tête que j’ai raison. Le confesseur de la Reine Mère a dû exiger d’elle, pour lui donner l’absolution et avant qu’elle ne reçoive le corps du Christ, qu’elle dise la vérité à son fils aîné.

— Et moi je dis que c’est impossible ! s’écria Marie. Même en confession, un secret d’État n’est pas fait pour les oreilles du premier prêtre venu !

— Mgr d’Auch n’est pas le premier prêtre venu et, même s’il l’était, violer le secret de la confession entraîne la damnation, dit Perceval. Cela dit, l’adultère est un péché grave : la Reine se devait à elle-même d’en décharger sa conscience. Je pense comme La Porte : le Roi sait tout à présent. Et vous êtes en danger… N’avez-vous pas été les complices de ses amours avec Beaufort ?

— Elle ne nous aurait pas livrés ! lança Marie avec violence…

— Livrés non, reprit La Porte, mais il a dû exiger de savoir qui pouvait être au courant. Cependant, je suppose qu’avant de donner des noms elle a dû faire jurer au Roi de ne pas nous faire de mal. Sinon nous serions déjà à la Bastille. Il se contente de nous éloigner de lui à jamais.

— La Porte a raison, approuva Perceval. Le hasard a voulu que, réunis tous trois, vous soyez les premiers à tomber sous son regard quand il est sorti de la chambre après avoir appris que, s’il porte bien le sang d’Henri IV, il n’a pas celui de Louis XIII. C’est une terrible révélation pour un jeune homme aussi orgueilleux, même si sa mère lui a donné la certitude que son frère Philippe n’en saurait jamais rien. Ce vieux renard de Mazarin savait ce qu’il faisait quand lui et la Reine développaient à qui mieux mieux les goûts féminins du petit prince afin qu’il ne devienne jamais un second Gaston d’Orléans. Louis est le Roi et entend bien le rester. Il est assez normal qu’il écarte de ses regards des visages qui ne peuvent que lui rappeler sa vérité.

— Vous pensez que Mazarin savait ? demanda Mme de Schomberg.

— Elle ne lui a jamais rien caché, fit La Porte avec amertume. N’était-il pas son époux secret ?

La voix de Sylvie, qui se taisait depuis un moment, se fit entendre :

— Et Beaufort ? Que devient-il dans tout cela ?

Le nom généra un silence où l’effroi se mêlait à l’anxiété. Tous savaient que Louis XIV n’avait jamais aimé le plus turbulent des Vendôme et n’osaient imaginer ce que pouvaient être ses sentiments maintenant qu’il savait… Ce fut encore Perceval qui le rompit :

— Le Roi Très Chrétien ne saurait accomplir un parricide qui le damnerait… Mais vous avez raison, Sylvie, de penser à lui. Je vais repartir pour Toulon où je l’attendrai : il faut qu’il soit prévenu de vive voix. Une simple lettre qui peut tomber en n’importe quelles mains serait trop dangereuse. Je vous rejoindrai à Fontsomme… car, bien sûr, vous partez ?

— Dès demain. Cette maison comme celle de Conflans vont rentrer dans le sommeil en attendant que mon fils les réveille…

Le lendemain 26 janvier 1666, Anne d’Autriche mourait, quelques minutes avant cinq heures du matin, en pressant sur ses lèvres le crucifix qu’elle avait gardé toute sa vie à la tête de son lit. Ainsi qu’elle l’avait demandé, on la revêtit de la bure des Tertiaires de Saint-François avant de porter son corps à la nécropole royale de Saint-Denis où elle rejoindrait son époux…

Toutes les cloches de Paris sonnaient en glas lorsque trois voitures, emportant respectivement Mme de Schomberg, La Porte et Sylvie, quittèrent la rue Quincampoix. Perceval, pour sa part, avait opté courageusement pour la chaise de poste en dépit du souvenir médiocre qu’il en gardait.

Avant de quitter son hôtel, Mme de Fontsomme avait réuni son personnel pour le mettre au courant de sa nouvelle situation et rendre leur liberté à ceux qui le désireraient. Mais il n’y eut pas la moindre défection. Berquin et Javotte resteraient à Paris avec quelques valets pour l’entretien de la maison. Tous les autres, y compris le nouveau cuisinier, optèrent pour le château ducal :

— Il n’y a aucune raison pour que Mme la duchesse mange mal sous le prétexte qu’elle habitera désormais la campagne, dit Lamy. En outre, j’y serai à l’aise pour écrire le Traité sur le petit gibier à poil et à plume que j’ai en tête depuis quelque temps…

Le seul regret de Sylvie, en quittant Paris, allait à sa jolie maison de Conflans qu’elle avait toujours aimée et où elle se sentait chez elle plus que nulle part ailleurs. Pour le reste, elle n’était pas attachée à l’hôtel parisien, et moins encore à cette Cour pavée d’embûches et d’ambitions assez sordides, en dépit de la pitié affectueuse que lui inspirait la pauvre petite Reine, plongée dans un réel chagrin et qui allait se trouver bien seule, privée d’un soutien moral que nul ne pourrait lui rendre.

Elle avait raison de craindre un surcroît de chagrins et peut-être aussi d’isolement pour Marie-Thérèse : à peine sa mère eut-elle fermé les yeux que Louis XIV, avec un cynisme confondant, joignait sa maîtresse au nombre des dames de son épouse : La Vallière quittait le Palais-Royal et l’entourage de Madame pour rejoindre celui de la Reine. Le Roi pourrait ainsi la voir plus souvent.

Cette nouvelle, Sylvie devait l’apprendre quelques semaines après sa disgrâce par une lettre de Mme de Montespan qui, avec un beau courage, l’assurait d’une amitié assez inattendue et née sans doute du fait qu’elle était la mère de Marie, mais ressemblant bien à la fière Athénaïs qui avait un peu tendance à considérer les Bourbons comme de souche moins ancienne et donc moins respectable que les Mortemart : « On aurait plaisir, écrivait-elle, à apprendre à certains hommes et à leurs concubines le respect dû aux dames de qualité et à une infante en particulier. »

La boutade fit sourire Sylvie mais l’histoire la désola parce qu’elle révélait une face encore cachée de ce roi qu’elle avait tant aimé : le mépris absolu de ce qui n’était pas son bon plaisir et une totale indifférence à la souffrance d’autrui comme à la valeur de la vie humaine.

Elle en eut une nouvelle preuve au lendemain de l’arrivée de cette lettre : Corentin, désolé et indigné à la fois, vint lui annoncer que, dans le bief de son moulin, le meunier de Fontsomme venait de trouver le corps de Nabo pris dans les herbes gelées. Il ne s’était pas noyé et portait encore au cou la corde avec laquelle on l’avait pendu. Détail horrible, sa joue avait été marquée au fer rouge d’une fleur de lys comme on aurait fait d’un voleur ou d’un esclave enfui et repris.

— Je ne l’ai pas vu hier, expliqua Corentin mais je ne m’en souciais pas trop. Depuis qu’il est ici, il aime parcourir la campagne, faire des promenades solitaires dans les bois…

— Par ce temps glacial et alors qu’il vient d’un pays chaud ?

— Oui. C’est étrange, n’est-ce pas ? Toute blancheur le fascine et je crois bien la neige, le givre plus encore que le reste. Qui a pu faire cela ?

— Réfléchissez, Corentin ! La fleur de lys est une réponse suffisante : le Roi a envoyé des bourreaux accomplir sa vengeance… Il faut que je voie notre curé pour que l’on procède vite à ses funérailles puisqu’il était baptisé…

— Il a fort à faire pour l’instant, assiégé qu’il est par le village. Tous crient à je ne sais quelle malédiction et veulent le contraindre à refuser l’église et le cimetière.

— J’y vais !

Chaussant des bottes fourrées et s’enveloppant d’un grand manteau, Sylvie, escortée de Corentin et de Jeannette, descendit au village où, sur la place de l’église, il y avait grand rassemblement autour du curé, l’abbé Portier, et d’une échelle où, sous un sac à grains, reposait le jeune Noir. Son arrivée amena un silence plein de respect : elle savait que tous ces gens l’aimaient, pourtant elle redoutait un peu la peur qu’elle voyait dans leurs yeux. On ne lui laissa d’ailleurs pas le temps de prendre la parole. Celui que l’on considérait comme le plus important du village, un certain Langlois, s’avança vers elle, salua et déclara :

— Madame la duchesse, j’ai, sauf votre respect, à vous dire au nom de tous que nous ne voulons pas de ce nègre parmi nos morts. Ils ne pourraient plus reposer en paix.

— Pourquoi donc ? À cause de la couleur de sa peau ?

— Il y a de ça… mais aussi de sa vilaine mort. Il a été assassiné et nous ne voulons pas que son âme errante vienne nous tourmenter.

— Elle ne pourrait tourmenter que l’assassin et ce n’est aucun de vous, je le sais. En outre, n’oubliez pas que Nabo était chrétien, baptisé dans la chapelle du château de Saint-Germain sous le nom de Vincent. Et qu’il n’a commis aucun crime.

— Ça, on n’en sait rien et vous non plus, madame la duchesse. Surtout que vous ne voyez jamais le mal nulle part…

— Peut-être, mais je le vois ici où l’on refuse à un chrétien les prières et une terre chrétienne.

— C’est ce que j’essayais de leur expliquer, madame la duchesse, soupira l’abbé Portier, mais ils ne veulent rien entendre.

— Nous demandez pas ça ! insista Langlois, repris d’ailleurs en chœur par tous les autres.

Elle réfléchit puis ordonna :

— En ce cas, rapportez-le au château.

— Vous n’allez pas faire ça ? protesta aussitôt Langlois. Vous n’allez pas l’enterrer dans votre chapelle au milieu de nos ducs ?

— Non, mais dans la petite île qui est au milieu de l’étang. L’abbé Portier viendra demain y consacrer un carré de terre. En attendant, qu’on le rapporte dans la chambre qu’il occupait aux communs.

On lui obéit en silence : le cadavre fut déposé sur son lit autour duquel on alluma des chandelles et disposa un bol d’eau bénite contenant un brin de buis des dernières Pâques fleuries, dont seuls Sylvie et les siens firent usage. Mais le lendemain, lorsque l’abbé Portier vint pour bénir la tombe que l’on n’avait pas eu trop de mal à creuser dans une terre où le dégel était commencé, le corps de Nabo avait disparu. Enlevé comme par enchantement en plein milieu des communs et par des gens qui ne laissèrent aucune trace. Comme il fut impossible de le retrouver, le village tout entier clama d’une seule voix que le Diable était venu le chercher et qu’il fallait dire les prières de purification.

Soulagée malgré tout de s’en tirer à si bon compte car les villageois auraient pu aussi bien réclamer que l’on flambe tout ce qui avait appartenu au malheureux garçon, et sa chambre en premier lieu, Sylvie leur accorda ce qu’ils demandaient, mais fit dire des messes dans sa chapelle privée et s’efforça d’oublier ce pénible événement qui lui semblait lourd de menaces et donnait la mesure de la vindicte royale…

L’avenir que Sylvie avait toujours souhaité simple et clair se chargeait de nuages sombres, plus oppressants encore dans ce grand château où, malgré la présence de la fidèle Jeannette et de la domesticité nécessaire, Sylvie se sentait si seule…

Il lui restait à toucher le fond de ce sentiment d’abandon qui s’emparait d’elle souvent aux heures noires de ses nuits où, en dépit des tisanes calmantes de Jeannette, elle s’efforçait en vain de trouver le sommeil. Le deuxième dimanche de février, alors qu’elle sortait de la grand-messe à l’église du village – il était très rare qu’on la vît dans la chapelle du château depuis le départ de l’abbé de Résigny – et reprenait, à pied, le chemin du retour avec Corentin, Jeannette et la plus grande partie de ses gens, leur groupe fut dépassé par une chaise de poste qui lui fit battre le cœur et hâter le pas. Enfin elle allait avoir des nouvelles ! Ce ne pouvait être que Perceval de Raguenel !

— Cela m’étonnerait, dit Corentin qui avait froncé le sourcil. Si M. le chevalier était là-dedans, il aurait fait arrêter auprès de vous…

— Alors, qui cela peut-il être ?

C’était Marie.

Une Marie qui, après avoir laissé tomber les fourrures dont elle s’emmitouflait, se tenait debout près de la cheminée du grand salon où brûlait un tronc d’arbre, offrant ses mains dégantées à sa chaleur. Elle ne se retourna même pas quand sa mère pénétra dans la pièce si vaste qu’elle lui rendait presque sa taille de petite fille, et pas davantage quand celle-ci s’écria, avec une joie qu’elle avait peine à retenir :

— Ma petite Marie ! Tu es revenue…

Ce fut seulement quand Sylvie fut près d’elle, déjà prête à la prendre dans ses bras, qu’elle tourna vers elle un visage plus froid que le marbre blanc de la cheminée :

— Je suis venue vous dire adieu… et aussi que je vous hais ! À dater de ce jour, vous n’avez plus de fille.

— Marie ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire que vous avez gâché ma vie et que je ne vous le pardonnerai jamais, vous entendez ? Jamais !

Un sanglot étrangla le dernier mot.

Malgré la colère qu’elle sentait monter en elle devant tant d’injustice, Sylvie s’efforça au calme : les traces de chagrin que portait le ravissant visage la poussaient plus à ouvrir les bras qu’à brandir la foudre. François, sans doute, l’avait repoussée et… mon Dieu, c’était déjà si beau qu’elle n’ait pas mis son horrible menace à exécution et qu’elle soit là, bien vivante…

— Si tu essayais de me dire ce qui s’est passé ? Pourquoi avoir quitté, en plein hiver, le château de Solliès où tu te plaisais pour accomplir ce long chemin ? Et seule par-dessus le marché ? Tu n’as donc pas vu Perceval ?

Cette fois, Marie lui fit face et croisa les bras sur sa poitrine comme pour barrer l’accès de son cœur :

— Non, je ne l’ai pas vu. Pas plus que je n’ai vu l’homme que je voulais épouser et qui m’avait juré sa foi…

Elle ne retenait plus ses larmes et Sylvie sentit l’épouvante l’envahir. En dépit des liens du sang révélés, Louis XIV aurait-il fait assassiner Beaufort comme il avait fait exécuter le pauvre Nabo ?

— Pourquoi ne l’as-tu pas vu ? Que… que lui est-il arrivé ?

Au milieu de ses pleurs, Marie eut un sourire de dédain :

— Soyez rassurée ! Votre amant se porte bien. Du moins je le suppose car la flotte était encore en mer quand je suis partie.

— Mon amant ? M. de Beaufort ne l’est pas.

— Il ne l’est peut-être plus mais il l’a été, sinon je ne vois vraiment pas comment il aurait pu devenir le père de mon frère !

Un instant calmée, l’épouvante s’empara de nouveau de Sylvie qui eut un cri :

— Qui t’a dit une chose pareille ?

— Un ami de Mme de Forbin qui est devenu le mien. Un gentilhomme qui semble tout savoir de vous, ma mère !

Les deux derniers mots furent crachés avec un dégoût qui acheva de bouleverser Sylvie. Un terrible effort de volonté la tint debout au bord du gouffre qui menaçait de l’engloutir.

— On dirait que tu choisis bien mal tes amis. Puis-je savoir le nom de celui-là ?

Si elle croyait que Marie allait le lui lancer à la figure, elle se trompait. La jeune fille resta un instant sans voix, la regardant avec une espèce de dégoût.

— Et vous ne niez même pas ? Tout ce qui vous importe, c’est de savoir qui m’a empêchée de me couvrir de honte et de ridicule ?

— Pourquoi la honte ? Pourquoi le ridicule ? M. de Beaufort n’est pas ton père, que je sache ?

— S’il est celui de mon frère c’est exactement la même chose à mes yeux. En l’épousant je deviendrais la belle-mère de Philippe et cette idée me fait horreur ! Je ne veux pas de vos restes ! Et que vous ayez pu en accepter jusqu’à l’idée m’est insupportable. M. de Saint-Rémy avait bien raison…

Sylvie sursauta :

— Quel nom as-tu dit ? Saint-Rémy ? J’ai bien entendu ?

Marie parut soudain gênée et surtout mécontente d’elle-même :

— Cela m’a échappé mais… vous avez bien entendu. On dirait que vous ne l’aimez guère ? ajouta-t-elle avec un petit rire qui sonna faux.

— Si c’est celui que je crois, si c’est un homme revenu des Îles il y a peu d’années.

— C’est bien lui. Ce qui prouve que vous le connaissez autant qu’il vous connaît.

Sylvie ne répondit pas tout de suite. Le retour inopiné de cet ennemi juré l’accablait. Elle ne savait par quel chemin tortueux il s’était introduit dans la noble famille provençale où sa fille avait trouvé refuge, mais n’était pas loin d’y voir le doigt du destin attaché à la ruine de sa maison et des siens. Elle alla s’asseoir dans un fauteuil, ou plutôt s’y laissa tomber.

— C’est à M. de Beaufort que tu aurais dû en parler. Une nuit, dans le cimetière Saint-Paul à Paris, il a failli le tuer au moment où il s’apprêtait à faire mourir ton jeune frère d’une horrible façon, afin de pouvoir revendiquer le titre de duc de Fontsomme auquel il prétend avoir des droits. Ce démon a pu lui échapper et disparaître grâce, je le suppose, à la protection de Colbert qui ne nous pardonne pas notre amitié pour Nicolas Fouquet et les siens.

— Quelle fable me contez-vous là ?

— Ce n’est pas une fable, malheureusement. Libre à toi d’y croire ou de n’y pas croire, mais je regrette infiniment que M. de Raguenel ne soit pas ici pour te la raconter.

— Au fait… Où est-il ? Vous disiez tout à l’heure…

— Il est parti attendre à Toulon M. de Beaufort qu’un grave danger menace. Si j’ai bien compris, cela ne te concerne plus. Puis-je te demander ce que tu comptes faire à présent ? Restes-tu ici ?

— Vous plaisantez, ou n’avez-vous pas remarqué la voiture qui m’attend dehors ? Je suis seulement venue vous dire ce que je pensais de vous et de votre conduite.

— Tu as raison. Il vaut mieux que les choses soient claires entre nous. À ce propos, et toujours dans un souci de clarté, tu peux t’installer rue Quincampoix ou à Conflans. Tu seras certaine de ne pas m’y rencontrer : le Roi m’a exilée ici comme il a exilé ta marraine à Nanteuil… et certains autres.

Marie s’attendait à tout sauf à cela. Elle ouvrit des yeux immenses.

— Vous ? Exilée ? Mais pourquoi ?

— Cela ne te regarde pas. Ah, encore une question : ton frère sait-il ce que t’a confié ce bon M. de Saint-Rémy ?

— Comment l’aurait-il pu : il est encore en mer avec… dois-je dire son père ?

Sylvie laissa aller sa tête contre le haut dossier de velours et ferma les yeux, infiniment lasse :

— Tu le peux, mais pour l’amour de Dieu et s’il te reste une once d’amour pour lui, ne dis jamais rien à Philippe, sinon qu’il doit se garder d’approcher si peu que ce soit un monstre nommé Saint-Rémy et qui n’en veut qu’à sa vie.

— Je ne dirai jamais rien. Vous pouvez dormir en paix avec votre secret.

Sylvie ne la vit pas ramasser ses fourrures et marcher vers la porte en les traînant derrière elle. Elle ne l’entendit pas sortir. Ce fut seulement quand la chaise roula sur les graviers de la cour d’honneur qu’elle sut qu’elle n’avait plus de fille.

Lorsque Jeannette accourut vers elle après avoir vu Marie quitter le château de ses pères sans un regard pour quiconque, la duchesse avait glissé de son siège et gisait sur le sol, secouée par une violente crise de nerfs qui épouvanta sa suivante. On la releva, on la porta dans sa chambre à peine consciente.

Le soir venu, quand Perceval de Raguenel arriva au château, recru de fatigue mais assez satisfait d’avoir accompli sa mission – les navires de Beaufort étaient rentrés au port une heure après que Marie eut quitté Solliès –, il la trouva en proie à un violent accès de fièvre qui l’effraya. Sylvie, en effet, délirait et ce délire était tel que le chevalier décida de faire garder la malade par Jeannette, Corentin ou lui-même à l’exclusion de toute autre personne. On se relaierait à son chevet et toute visite serait interdite jusqu’à nouvel ordre. Y compris celle du médecin de Bohain que l’on avait appelé sans le trouver et qu’il se sentait tout à fait capable de remplacer.

Quant à Marie, il s’occuperait d’elle lorsque sa mère serait hors de danger…

CHAPITRE 10 LA GRANDE EXPÉDITION

Le temps et la maladie se refermèrent sur Sylvie plus étroitement encore que les murs de sa chambre. Ses nerfs, tendus à l’excès depuis trop longtemps, craquèrent d’un seul coup en même temps que se déclarait une fluxion de poitrine contractée en sortant trop peu couverte dans le froid hivernal. En dépit des soins de Perceval de Raguenel qui, outre sa parfaite connaissance des plantes, avait jadis pris goût à la médecine avec son défunt ami Théophraste Renaudot, son état s’aggrava au point que l’on en vint à redouter une issue fatale. Durant des jours et des nuits, Sylvie délira sous la garde de Jeannette et de Perceval, désolés et à peu près impuissants. Elle était si mal que Perceval n’osait s’éloigner pour se mettre à la recherche de Marie, qu’il rendait responsable en grande partie de l’état de sa mère. Pourtant, il fallait que la jeune fille sût ce qu’elle avait fait. Ce serait trop triste, trop injuste, surtout si Sylvie mourait sans avoir revu aucun de ses enfants !

Pour Philippe, Perceval avait écrit à Beaufort dès qu’il avait compris que le danger était grand. Sans doute arriverait-il bientôt. De plus, il avait aussi prévenu Marie de Hautefort mais celle-ci, victime d’une chute de cheval, ne pouvait se déplacer. Restait Marie. Où la trouver ? Avait-elle repris son service chez Madame ou se cachait-elle ?

— La meilleure façon de le savoir, c’est d’aller chez Mme la marquise de Montespan qui est son amie, conseilla Jeannette. Elle habite rue Taranne, au faubourg Saint-Germain. Elle doit savoir quelque chose.

Le conseil était bon. Perceval dépêcha aussitôt Corentin avec deux lettres, l’une destinée à la jeune marquise, l’autre à Marie elle-même, et attendit. Mais ce qu’il vit apparaître trente-six heures plus tard, au bout de la longue allée d’ormes qui signait l’entrée de Fontsomme, le confondit. Il espérait deux cavaliers ou peut-être une voiture de poste escortée de Corentin à cheval. Or, ce fut un énorme carrosse de voyage frappé d’armes royales et flanqué d’un peloton de gendarmes de la compagnie d’Orléans qui s’inscrivit dans le paysage. La mine fataliste, Corentin trottait à la portière du monument qui décrivit une gracieuse courbe avant de s’arrêter devant le perron. Tellement bardée de fourrures qu’elle avait l’air d’un ours coiffé d’un chapeau à plumes bleues et blanches, une grande femme en sortit, traînant après elle un petit homme blond et râblé, mais Perceval savait déjà à qui il avait affaire et se précipita à la rencontre de Mademoiselle, tout en se demandant ce qu’elle pouvait venir faire ici. Elle se chargea de le lui apprendre dès l’abord :

— Heureuse de vous voir, monsieur de Raguenel ! J’étais hier chez Mme de Montespan quand votre intendant est arrivé, cherchant la jeune Marie, et il nous a dit le triste état de Mme de Fontsomme, perdue dans les neiges des plaines picardes sans aucune possibilité d’un secours médical convenable ! Alors je vous amène un homme génial que j’ai découvert par le plus grand des hasards et que je cache chez moi… Où est notre malade ?

Perceval s’efforçait de suivre à la fois le flot de paroles et la marche tumultueuse de la princesse à travers le château, sous l’œil ahuri des valets. Du train où elle allait, il l’imaginait tombant comme la foudre dans la chambre de Sylvie. Il se précipita de façon à passer devant elle et à l’arrêter :

— Par grâce, Madame ! Je supplie Votre Altesse de me pardonner mon audace mais il faut qu’elle m’accorde un court instant d’entretien…

— De quoi voulez-vous que nous parlions ? Il y a mieux à faire…

— Peut-être, mais c’est du Roi que je veux parler ici ! Votre Altesse sait-elle que Mme de Fontsomme est exilée ?

— Bien sûr que je le sais ! J’ai appris cette… iniquité à mon château d’Eu où j’étais allée surveiller des travaux importants. Je suis rentrée à Paris aussitôt pour en savoir davantage.

— Tout ce que je peux dire, c’est que Votre Altesse risque de mécontenter gravement Sa Majesté en venant ici et que…

— Et que quoi ? fulmina Mademoiselle en approchant son grand nez du visage de Raguenel qu’elle regarda au fond des yeux. Il y a beau temps que mon cousin me connaît ; il sait qu’on a beaucoup de mal à m’empêcher de faire ce que je veux ! Ce que je risque ? Qu’il m’expédie une fois de plus sur mes terres ? À sa guise ! À Eu j’ai beaucoup à faire et à Saint-Fargeau je fais exécuter de grandes tapisseries dont j’irais volontiers voir où elles en sont.

— Oh ! je sais que Votre Altesse n’a peur de rien…

— Si !

Prenant brusquement le bras de Perceval, elle l’entraîna jusqu’à l’étage en faisant signe à ses gens de rester en arrière.

— Si, répéta-t-elle plus bas. J’ai très peur des reproches que pourrait me faire mon cousin Beaufort si je laissais la dame de ses pensées passer de vie à trépas quand j’ai les moyens de la sauver. J’aime beaucoup mon cousin, chevalier. C’est mon vieux compagnon d’armes, mon vieux complice, et quand le Roi lui a confié ses vaisseaux, il m’est venu dire adieu au Luxembourg. C’est alors qu’il m’a confié le souci où il était de notre amie qui ne se méfiait pas assez de ce cuistre de Colbert et étalait peut-être un peu trop son amitié pour ce pauvre Fouquet. Je lui ai promis de faire de mon mieux pour veiller sur elle, dans la mesure de mes moyens et aussi discrètement que possible. Aujourd’hui je tiens ma promesse, mais même sans cela je serais venue : j’aime beaucoup la petite duchesse ; alors, vous me montrez sa chambre, oui ou non ?

Perceval s’inclina avec un respect plein d’émotion et précéda la princesse dans la galerie sur laquelle ouvraient les chambres. Le médecin rappelé d’un geste énergique les avait rejoints. À la porte de la chambre, Mademoiselle s’aperçut qu’elle avait trop chaud, se dépouilla de ses renards qui la doublaient de volume, les abandonna sur place, envoya son chapeau les rejoindre et, empoignant le médecin par le bras, elle l’entraîna dans la chambre.

— Qu’on nous laisse seuls ! ordonna-t-elle. Venez, maître Ragnard !

Perceval regarda passer avec résignation ce petit bonhomme qui portait le nom d’un redoutable chef viking et que Mademoiselle soulevait presque de terre en le faisant entrer. Jeannette était près de Sylvie, elle suffirait sans doute à exécuter les ordres du médecin. Pour sa part, il avait à s’inquiéter du logement de la suite civile et militaire de la princesse. Connaissant l’appétit proverbial de celle-ci, il descendit aux cuisines pour faire quelques recommandations à Lamy, mais le maître queux était déjà au courant et, dans les vastes cuisines, c’était le branle-bas de combat : les feux ronflaient et Lamy distribuait des ordres dans toutes les directions :

— Bénie soit cette bonne princesse qui nous vient voir en dépit du Roi lui-même, déclara-t-il à Perceval avec enthousiasme. Il faut qu’elle garde de son séjour chez nous un souvenir ineffaçable !

Raguenel faillit objecter que l’état de la duchesse n’était peut-être guère propice à un repas de fête, mais le brave garçon était si content d’œuvrer pour la cousine du Roi que c’eût été dommage de jeter de l’eau sur ses flammes. Il laissa faire et remonta pour attendre le verdict du petit médecin. Ce fut long. Plus d’une heure s’était écoulée quand Mademoiselle reparut enfin. Seule.

— Eh bien ? souffla Perceval qui redoutait le pire.

— Il dit que si l’on fait ce qu’il veut, il y a une chance de la sauver…

— Naturellement on fera ce qu’il veut !

— Attendez de savoir, fit la princesse, mi-figue mi-raisin. Il va s’installer dans sa chambre et n’y veut personne sauf la « servante », comme il dit, pour le linge, la toilette et la nourriture. Et encore ! quand il l’appellera.

— Cela veut dire que nous n’avons plus le droit de voir Sylvie ? Cet homme est fou, non ?

— Non, mais il a ses méthodes et refuse que quiconque s’en mêle. Si vous n’acceptez pas, il repart demain matin avec moi !

— Mais enfin si les enfants arrivent ?

— Ils attendront, voilà tout. À ce propos, je ne sais si votre intendant vous l’a dit, mais personne ne sait où se cache la jeune Marie.

— Pas même Mme de Montespan ?

— Pas même ! Et l’on n’en sait pas plus chez Madame où tout le monde est persuadé qu’elle est entrée dans un couvent. Pour en revenir à maître Ragnard c’est un homme qui ne parle pas, ou juste le nécessaire, qui a horreur des questions et ne vous répondra pas si vous lui en posez. Chez moi, il vit en solitaire dans une grande pièce sous les combles où il entasse une foule de livres et d’objets. On lui monte ses repas et il n’en sort que lorsque j’ai besoin de lui ou lorsque je change de résidence…

— Et cela satisfait Votre Altesse ?

— Tout à fait, même si mon Ragnard tient davantage du sorcier normand que du médecin traditionnel. Cela dit, la belle santé que toute la Cour m’envie devrait vous donner confiance…

— Certes ! Cependant Votre Altesse vient de dire qu’elle repartait demain ?

— Oui, mais je vous le laisse. Quand il s’estimera satisfait de son ouvrage, il vous le fera savoir et vous me le renverrez. J’ajoute qu’il n’acceptera aucun paiement… Mmm ! ajouta-t-elle en laissant palpiter ses narines, cela sent diantrement bon ! Montrez-moi ma chambre que je m’y lave les mains et passons à table ! Je meurs de faim.

Elle en apporta la preuve en faisant honneur à la cuisine de Lamy avec un entrain communicatif. Ainsi, Perceval qui n’avait pas faim se surprit à lui tenir tête fort honorablement. Elle tint même à féliciter le jeune maître queux en des termes qui firent craindre un instant à Perceval qu’elle ne lui offrît de passer à son service, mais Mademoiselle avait le cœur trop bien placé pour se faire payer l’aide qu’elle apportait. Elle partit le lendemain comme elle l’avait annoncé et ne cacha pas son plaisir de trouver dans sa voiture une grande bourriche remplie de pâtés, de tourtes, de pâtisseries et de confitures qui l’aideraient à supporter les longueurs du chemin. En tendant une dernière fois sa main à Perceval, elle murmura :

— Vous avez ma promesse, chevalier, que je ferai tout au monde pour raccommoder Sylvie avec le Roi. Il a toujours pour elle beaucoup d’affection et je ne comprends pas ce qui a pu se passer pour amener un tel changement !

— Pas maintenant, alors, Madame ! Je supplie Votre Altesse de ne rien tenter avant… quelque temps. Les ordres d’exil sont tombés sur un coup de colère du Roi. Il vaut mieux la laisser s’apaiser. D’autant que pour l’instant ma pauvre filleule serait bien en peine de paraître à la Cour.

— Soit ! Nous attendrons un peu… mais pas trop longtemps. Il n’est pas bon non plus de se faire oublier.

Raguenel pensait, au contraire, que se faire oublier serait la meilleure chose pour Sylvie et les anciens habitués du Val-de-Grâce[73], mais il ne voulait pas non plus décourager Mademoiselle. Il tint sa langue, salua une dernière fois et regarda la cavalcade encadrant le carrosse embouquer la grande allée à vive allure.

Commença alors, pour le château, une période étrange : il y avait Sylvie enfermée seule avec le médecin inconnu sans que personne pût savoir à quel traitement il la soumettait, et puis, autour, il y avait le château tout entier dont la vue semblait suspendue à cette chambre si bien close. Même Jeannette ne pouvait dire ce qui s’y passait. Suivie d’un laquais toujours chargé qu’elle laissait dehors, elle apportait de l’eau, de la nourriture qui se composait surtout de potages aux légumes, de lait et de compotes, changeait les draps du lit et le linge de la malade dont la maigreur l’effrayait, ou devait se procurer des choses aussi bizarres que de la glace et des sangsues mais, chaque fois qu’elle entrait, le médecin se tenait debout devant la fenêtre, le dos tourné, les mains appuyées à l’espagnolette ; il n’en bougeait pas sauf pour aider à changer les draps car il ne permettait pas l’entrée d’une autre servante. Il ne parlait pas, ne regardait même pas Jeannette, ce qui avait le don de l’agacer. Quant à Sylvie, elle la trouvait toujours endormie.

— C’est à croire qu’il lui donne une drogue pour ça avant que j’arrive, confia-t-elle à Perceval et à Corentin. Mais on dirait qu’elle va mieux. Elle n’est plus rouge et serait même plutôt pâle. Seulement, parfois, on dirait qu’elle souffre dans son sommeil. Oh ! J’ai tellement hâte qu’on nous la rende, conclut-elle en s’essuyant les yeux au coin de son tablier. Et puis ce n’est pas bien convenable, cet homme qui vit enfermé avec elle jour et nuit !

— Si c’est le prix à payer pour la guérir, c’est de peu d’importance, soupira le chevalier. Une grande malade n’est plus une femme pour son médecin et le médecin n’est plus un homme…

Cette belle confiance ne l’empêchait pas de passer des nuits blanches devant la porte si bien close, installé dans un fauteuil qu’il y transportait chaque soir, épiant les bruits, parfois bizarres, qui venaient de la chambre : cela ressemblait à des prières, des incantations dans une langue inconnue. Il en venait à penser qu’en disant qu’il y avait du sorcier dans ce Ragnard, Jeannette ne se trompait pas beaucoup. Cela expliquait le soin avec lequel Mademoiselle cachait ce médecin : la redoutable Compagnie du Saint-Sacrement avait de longues oreilles et même une princesse pouvait la redouter.

En attendant, Perceval trouvait le temps fort long, d’autant qu’il souffrait aussi du manque de nouvelles venues du monde extérieur. On ne savait toujours pas ce qu’était devenue Marie. Il avait fait lui-même un aller et retour à la Visitation de la rue Saint-Antoine dans l’espoir qu’elle y serait peut-être retournée, mais personne ne l’y avait vue. De plus – et plus inquiétant encore ! – il n’avait pas reçu la moindre réponse de Toulon. Personne n’avait répondu à sa dernière lettre. Pas même l’abbé de Résigny, cet infatigable écrivassier. La flotte s’était-elle encore déplacée ? Comment le savoir dans ce Fontsomme enfermé à la fois par les neiges et l’exil de sa maîtresse ?

Enfin, l’hiver s’effaça. La terre boueuse reparut avec les fondrières et les premiers bourgeons des arbres. Et puis, un matin, alors que Perceval rapportait son fauteuil chez lui, la porte de Sylvie s’ouvrit et maître Ragnard, habillé de pied en cap, son bagage à la main, fit son apparition. Il regarda le chevalier avec un grand calme et prononça les premières paroles que celui-ci eût entendues de sa bouche :

— Voulez-vous me faire préparer un cheval, s’il vous plaît ?

— Vous partez ?

— Sans doute. Mon ouvrage est achevé. La malade est entrée en convalescence et je n’ai plus rien à faire ici…

Il se dirigeait vers l’escalier, se ravisa :

— Vous trouverez sur la table mes instructions écrites pour les soins qu’il convient de donner encore dans les jours à venir. Serviteur, monsieur ! Ah ! Faites attention, elle a besoin de ménagements.

Fou de joie, Perceval l’accompagna aux écuries, cherchant un moyen quelconque de le remercier et aussi d’en savoir un peu plus sur le mal dont avait souffert Sylvie ; l’autre s’obstina dans un mutisme total, se contentant de soulever son chapeau lorsqu’une fois en selle il se dirigea vers la grande avenue du château. Perceval n’attendit pas qu’il se fût éloigné et prit sa course jusqu’à la chambre de sa filleule où une Jeannette enthousiaste l’avait précédé. Sylvie était étendue dans son lit les yeux grands ouverts, des yeux clairs et qui regardaient droit. Visiblement, elle était encore faible mais un peu de rose revenait à ses lèvres et elle sourit en tendant les bras vers lui :

— Que c’est bon de vous retrouver ! Il me semble que je ne vous ai pas vu depuis des années…

— Vous pouvez dire un siècle, mon cœur. Qu’est-il advenu de vous durant tout ce temps ?

— Je l’ignore… Tout ce dont je me souviens c’est d’avoir souffert dans tout mon corps, mais surtout d’avoir dormi… et rêvé. D’abord c’étaient d’horribles cauchemars ; petit à petit, mes rêves sont devenus plus doux… Il me semblait que je retournais à Belle-Isle… et que j’étais heureuse…

— Maintenant, c’est moi qui vais m’occuper de vous et tout va aller bien, déclara Jeannette, d’un air de défi qui en disait long sur ce qu’elle avait enduré tous ces jours. Et elle commença par faire disparaître les traces du passage du médecin, puis s’installa un lit dans la chambre même de sa maîtresse.

Peu à peu, Sylvie revint à une vie normale et retrouva son aspect de naguère. Pourtant, son humeur semblait changée. C’était comme si, en elle, un ressort s’était détendu, lui ôtant un peu de ce goût de la vie qui l’habitait depuis la petite enfance. Au cours des promenades, de plus en plus longues, qu’elle faisait chaque jour au bras de Perceval, à travers la campagne, elle finit par laisser percer la tristesse que lui causait le silence de ceux qu’elle appelait « nos marins », mais ne posa aucune question concernant Marie. Non qu’elle eût chassé sa fille de son cœur – c’était là chose impossible parce qu’elle l’aimait trop ! –, cependant elle refusait d’évoquer son souvenir, son image même, comme celui qui a souffert rejette la vue d’un instrument de torture.

Perceval le comprenait, et au fond cela l’arrangeait car il n’osait pas lui dire que Marie avait disparu. D’autant que, s’étant rendu un matin à Saint-Quentin avec le jeune Lamy, celui-ci pour renouveler à l’abbaye sa provision d’ail et Perceval pour restituer à son ami le chirurgien Meurisse un ouvrage emprunté, il y avait appris quelque chose de peu rassurant. Tandis qu’avec Meurisse il buvait à l’auberge de la Croix d’Or quelques pots d’une excellente bière, maître Lubin le patron lui avait remis une paire de gants oubliés par Mlle de Fontsomme lors de son dernier passage. En questionnant adroitement le brave homme, Perceval sut que Marie s’était arrêtée chez lui quelques semaines plus tôt, y avait laissé l’ami avec qui elle voyageait et l’avait rejoint le soir même avant de reprendre, au matin, la route de Paris. Comportement bizarre qui n’avait pas été sans poser de questions à un homme habitué cependant aux lubies de ses hôtes. On connaissait bien Mlle Marie et l’on ne comprenait pas ce qu’elle pouvait faire en compagnie d’un homme qui aurait pu être son père, mais la jeune fille était de trop haut rang pour qu’on se permette autre chose que des conjectures. Simple curiosité d’ailleurs, leurs relations ne semblaient pas dépasser le stade de l’amitié. On avait pris deux chambres et Marie traitait son compagnon avec une certaine désinvolture… Là-dessus, passé au crible des questions de Perceval, l’aubergiste fournit une description si minutieuse du voyageur que Perceval ne conserva aucun doute : le compagnon de Marie, c’était Saint-Rémy, et c’était suffisamment inquiétant. Pourquoi ce voyage ensemble et, surtout, quelle place tenait ce misérable, cet assassin, ce dénonciateur dans l’esprit de Marie ? Il ne pouvait être question du cœur : lorsque l’on aime un Beaufort on ne reporte pas ses affections déçues sur un Saint-Rémy ! N’empêche qu’en rentrant à Fontsomme, Perceval cherchait fiévreusement un prétexte valable pour aller à Paris et s’y livrer à une enquête minutieuse…

Ce fut le courrier qui vint à son secours.

Dès que maître Ragnard eut regagné le palais du Luxembourg et que l’on sut Mme de Fontsomme hors de danger dans la société parisienne où elle conservait nombre d’amis, ceux qui ne réglaient pas leur vie sur le froncement des sourcils royaux se hâtèrent de lui écrire : Mademoiselle d’abord, puis Mme de Montespan, Mme de Navailles, d’Artagnan bien qu’il ne soit pas vraiment un homme de plume et surtout la chère Mme de Motteville.

La mort d’Anne d’Autriche ayant dissous sa maison, sa fidèle suivante quitta une cour où elle n’avait plus que faire et s’installa à la Visitation de Chaillot où sa sœur, Madeleine Bertaut, avait succédé en tant que Supérieure à Mère Louise-Angélique, connue dans le siècle sous le nom de Louise de La Fayette. C’est par elle que l’on sut l’arrivée de Marie dans ce couvent où elle ne connaissait pas grand-monde :

« Elle m’a laissé entendre qu’elle ne souhaitait pas faire profession mais se donner un temps de réflexion et prendre conseil de sa conscience ainsi que de Dieu… »

Ces derniers mots eurent le don d’agacer Perceval. Prendre conseil de Dieu ? Il était bien temps, alors que cette jeune sotte venait de traverser la France en compagnie d’un gredin et d’amener sa mère à deux doigts de la mort. Cependant, il se contint pour ne pas blesser Sylvie qui semblait tellement soulagée.

— Grâce à Dieu, elle est en sûreté ! soupira-t-elle en repliant la lettre qu’elle venait de lire à haute voix. Il nous faut seulement prier pour qu’elle nous revienne un jour ! Tout ce que j’espère, à présent, c’est de recevoir bientôt des nouvelles de Philippe. Ce long silence est cruel !

Le Ciel décida sans doute de se montrer clément car, le lendemain même, on recevait une lettre de l’abbé de Résigny. Datée de La Rochelle et pleine d’enthousiasme, elle ne faisait aucune allusion au drame du château familial… Les vaisseaux de Beaufort n’avaient fait que toucher terre à Toulon pour se ravitailler avant de passer dans l’Atlantique où deux tâches les attendaient. D’abord escorter à Lisbonne la fiancée du roi du Portugal qui n’était autre que la turbulente Marie-Jeanne-Élisabeth, nièce de Beaufort, et ensuite – ou en même temps ! – s’opposer aux entreprises de l’Angleterre sur la Hollande, alliée de la France par traité. Charles II, le frère bien-aimé de Madame, avait fait détruire les comptoirs de Guinée et, en Amérique, s’était emparé de La Nouvelle-Amsterdam[74]. Aussi, après de longues négociations, Louis XIV se décidait-il à soutenir son alliée par les armes. Sous le haut commandement de Beaufort, ses deux plus grands marins Abraham Duquesne et le chevalier Paul prirent la tête l’un de la flotte du Ponant, l’autre de celle du Levant.

« La guerre est devant nous, écrivait l’abbé d’un ton où l’on sentait percer les soupirs. Elle sera rude car l’Angleterre possède beaucoup plus de navires que nous, mais tous les fous qui m’entourent s’en réjouissent, à commencer par notre jeune héros qui me charge de mille tendres baisers pour Mme la duchesse et Mlle Marie. Il se porte à merveille… mieux que votre serviteur à qui les grandes vagues vertes de l’Atlantique ne réussissent pas plus que les dernières bénédictions données aux mourants sur un pont couvert de sang et criblé de mitraille… Peut-être me laissera-t-on à Lisbonne ou bien m’enverra-t-on attendre la flotte à Brest où elle mouillera l’hiver ?… »

— L’abbé vieillit, commenta Perceval. Il aura bien mérité de prendre quelque repos ici. D’autant que Philippe n’a plus vraiment besoin de lui…

— Il y a un moment déjà qu’il n’en a plus besoin mais ils sont liés par une telle affection que j’hésite à lui demander de rentrer. Et puis, qui nous écrirait ?

Curieusement, la guerre qui se rallumait avec l’Angleterre allait influencer les hésitations de Marie…

Les temps joyeux des débuts de son mariage étaient révolus pour Madame dont les relations avec son époux allaient se détériorant en dépit de la présence de deux enfants. Cela par la faute des amis de Monsieur dont les uns la détestaient comme le chevalier de Lorraine, ou Vardes qu’elle avait fait exiler, et d’autres comme Guiche l’aimaient trop. En outre, si ses relations avec le Roi restaient confiantes et même tendres car Louis XIV voyait en elle son lien le plus sûr avec l’Angleterre joint à une conseillère intelligente et fine, la rupture était presque complète avec Marie-Thérèse qui ne cachait plus une jalousie au moins aussi forte que celle inspirée par La Vallière. Enfin, ce qui se passait à Londres inquiétait la princesse et même la désolait : la reine Henriette, sa mère, était revenue en France, chassée par la terrible épidémie de peste qui s’était étendue sur la capitale anglaise et avait tué nombre de ses amis, mais elle n’était pas d’un grand secours pour sa fille, partageant son temps entre son château de Colombes et les eaux de Bourbon. Ensuite, conséquence de l’épidémie et des nombreux feux qu’il avait fallu allumer pour détruire les cadavres, Londres, un an après, était ravagée presque en totalité par le terrible incendie qui détruisit tout les vieux quartiers et ferait date dans l’Histoire. Enfin, le petit duc de Valois qui allait sur ses deux ans tomba malade au moment où se détérioraient les relations entre les deux hommes qu’elle aimait le plus au monde : son frère Charles II et son beau-frère Louis XIV. Alors, apprenant que la jeune Marie de Fontsomme qu’elle avait toujours aimée tendrement était retirée au couvent de Chaillot, elle lui envoya Mme de La Fayette pour lui demander de revenir auprès d’elle. Et Marie reprit à la fois le chemin du Palais-Royal et une place privilégiée auprès de la princesse. Sur l’ordre de celle-ci, Mme de La Fayette en écrivit à la mère exilée, mais Marie, elle, continua de garder le silence… Résignée à présent, Sylvie se contenta, dès lors, d’attendre la suite des événements.

Le cours régulier, un rien monotone parfois, des jours, des semaines et des mois, glissait sur Fontsomme et ses habitants. Sylvie qui avait recommencé à monter à cheval s’occupait beaucoup de ses paysans. Ils lui rendaient sa sollicitude en respect et en amitié, même s’il lui fut toujours impossible de percer le mystère entourant la disparition de Nabo. Elle finit d’ailleurs par abandonner : c’était leur secret à eux et elle ne voulait pas forcer les consciences.

Contrairement aux dix années suivant son veuvage qu’elle avait vécues à Fontsomme, elle n’entretenait plus aucune relation avec les châtelains environnants. Ceux-ci, autrefois si empressés, ne se souciaient plus d’une femme ayant encouru la colère du Roi. Elle n’en souffrait pas et Perceval pas davantage, qui s’adonnait avec passion à la botanique, la lecture, l’art des jardins et des parties d’échecs acharnées avec l’abbé Portier ou son ami Meurisse, qui venait parfois passer quelques jours. En outre, il entretenait une énorme correspondance avec des amis parisiens – Sylvie n’aimait pas beaucoup écrire et c’était lui qui se chargeait du courrier de la maison –, grâce à qui les bruits du monde continuaient d’arriver dans leur retraite. Mademoiselle se montrait la plus assidue et par elle on n’ignorait rien de ce qui se passait à la Cour. On sut ainsi qu’en dépit des enfants qu’elle continuait à donner au Roi, La Vallière allait vers son déclin, poussée peu à peu dans l’ombre de la disgrâce par un astre montant à l’éclat irrésistible : l’éblouissante Athénaïs de Montespan était en train de prendre Louis XIV dans ses filets. Lorsque La Vallière, grosse encore une fois, reçut le titre de duchesse, il ne fit de doute pour personne que c’était là un cadeau de rupture car il y avait longtemps déjà que la plus timide des favorites avait entamé son calvaire. La chute de Mme de Montespan dans les bras du Roi suivit de peu cet événement et, cette fois, ce fut la rumeur de la province qui en apporta la nouvelle à ceux de Fontsomme : c’est, en effet, à La Fère, distante de quelques lieues et où Louis XIV avait mené les dames pour leur faire admirer son armée, que tomba une vertu qui se disait si forte. La Vallière laissée volontairement à Paris n’avait pu le supporter : elle s’était jetée dans son carrosse en dépit de son état et des mauvais chemins pour rejoindre un amant qu’elle adorait, mais ne put que constater son malheur : son ancienne compagne des filles d’honneur de Madame était en train de la chasser… Encore quelques mois et elle quitterait la Cour pour le couvent de Chaillot. Quant à Mme de Montespan, elle n’écrivit plus jamais.

Sylvie se demanda alors si sa belle amitié pour sa fille durait toujours maintenant que la favorite pouvait laisser derrière elle les témoins des temps difficiles. À commencer par son mari, épousé par amour cependant, et qui, à présent, emplissait la Ville et la Cour des excès de sa fureur : il avait rossé les Montausier accusés par lui d’avoir livré sa femme au Roi, portait des cornes à son chapeau et voulait provoquer Louis XIV en duel. Il réussit seulement à récolter la Bastille. Sous la plume de Mademoiselle, ses excentricités prenaient un tour irrésistible, même si la bonne princesse savait y déceler la douleur vraie. Malheureusement, elle ne mentionnait jamais Marie sinon en filigrane : ainsi, depuis la mort du petit duc de Valois son fils, Madame tout à sa douleur se tenait à l’écart de la Cour. Sylvie pensa que c’était aussi bien pour Marie…

En fait, ce qu’elle espérait toujours trouver dans les lettres de Mademoiselle, c’étaient des nouvelles de François dont celle-ci restait la plus fidèle amie. Elle n’en parlait guère que pour déplorer la détérioration rapide des relations du duc avec Colbert en dépit des combats livrés – et gagnés ! – et en dépit de l’énorme travail de reconstruction de la flotte – cependant chère au ministre – à laquelle Beaufort consacrait tout son temps à terre. Jamais plus on ne le voyait à Paris, et pas davantage Philippe attaché à lui comme son ombre.

Un soir d’hiver enfin…

Les valets commençaient à fermer les volets intérieurs et Corentin faisait, avec ses chiens, sa ronde habituelle tandis qu’aux cuisines on couvrait les feux pour la nuit, quand la grande avenue aux ormes s’emplit des bruits d’une cavalcade : claquement allègre des sabots, tintement des gourmettes, grincement des roues de carrosse… En un instant, le château tout entier se secoua et se retrouva sur pied. On courut aux lanternes et aux torches, Corentin revint en hâte, cependant que Sylvie qui brodait une chasuble pour l’abbé Portier et Perceval qui buvait un bouillon de pintade au coin de la cheminée de la bibliothèque se jetaient vers les fenêtres. Il y avait là un carrosse de voyage précédé de trois cavaliers et suivi d’une demi-douzaine d’hommes armés :

— Serait-ce Mademoiselle qui nous revient ? demanda Raguenel.

Sylvie, avec un cri étranglé, ramassait ses jupes et s’élançait en courant vers le grand vestibule : avant même que les lumières n’eussent éclairé les visages et que les chapeaux ne s’envolent joyeusement au bout des bras, son cœur les avait reconnus : ceux qui arrivaient là, c’étaient François et Philippe accompagnés de Pierre de Ganseville. On entendit la voix forte de Beaufort réclamer « une chaise pour porter M. l’Abbé » ! L’occupant du carrosse était, en effet, l’abbé de Résigny, mais combien changé ! Resté à terre durant la dernière campagne et confié à un confortable couvent nantais à la suite d’un petit accident, il y avait prospéré physiquement au point d’avoir doublé de volume, ce qui lui valait la douloureuse crise de goutte dont il souffrait.

— Ses chères moniales voulaient le garder, expliqua Beaufort en riant, mais M. l’abbé a tenu à nous accompagner pour faire pénitence !

— Il fallait à tout prix que je revienne, expliqua le malade porté avec une sage lenteur par deux solides laquais. J’ai besoin de retrouver un régime plus frugal et de maigrir…

— Cela m’étonnerait que vous y arriviez ici, s’écria Perceval en riant, nous avons peut-être le meilleur cuisinier de France ! D’ailleurs, vous allez bientôt en juger…

La cuisine, en effet, s’était réveillée dès que le pas des chevaux s’était fait entendre et Lamy était déjà à l’ouvrage.

— Que voilà une bonne nouvelle ! clama Beaufort. Nous mourons tous de faim.

Sylvie ne l’entendit même pas : elle pleurait de bonheur dans les bras de ce fils dont elle avait craint ne le revoir jamais. Elle ne s’arrêtait de l’embrasser que pour le contempler avec admiration : c’était à présent un magnifique gaillard dont n’importe quelle mère eût été fière. Le duc reprit, en riant :

— Vous m’aviez confié un jeune garçon mais je vous rends, il me semble, un duc de Fontsomme pleinement réussi.

— Vous me le rendez ? souffla Sylvie incrédule.

— C’est mon intention, mais…

— Mais moi je ne veux pas, ma mère, corrigea Philippe. Là où ira M. l’amiral je veux aller aussi…

— Nous en reparlerons tout à l’heure, coupa celui-ci. Il fait un froid affreux dans ce vestibule. Allons nous réchauffer !

Après que l’on eut porté l’abbé de Résigny dans son ancienne chambre avec tout le soin désirable et en lui jurant qu’il allait être servi, le reste des voyageurs s’installa devant une table dressée en un temps record et déjà couverte de nombreux plats. Avant de s’asseoir, la duchesse revint à la réalité et crut bon de prévenir :

— Vous devez tout de même savoir, monseigneur, avant de prendre place à cette table ce qu’il est advenu de moi. J’ai été…

— Exilée ? Je sais. Mademoiselle me l’a dit, en s’en indignant fort, et je la rejoins dans son sentiment. Ce jeune blanc-bec couronné commence bien mal son règne en s’attaquant aux plus fidèles des siens mais, de ce sujet, nous débattrons plus tard. Je dirai seulement que c’est, pour moi, une raison de plus de vous laisser Philippe. Il est chef de famille et vous aurez besoin de lui.

La joie de Sylvie baissa de plusieurs degrés.

— En ce cas, vous faites erreur, mon ami. Le Roi m’a nettement laissé entendre que son ordre d’exil ne touche que moi et qu’il entend garder sa faveur à mes enfants s’ils le servent bien.

— Là ! triompha Philippe. Qu’est-ce que je vous disais, monseigneur ? Ma mère a l’âme trop haute pour me vouloir garder dans ses jupes quand elle sait à quel point j’aime le service à la mer ! En revanche, c’est Marie que j’espérais trouver ici. Où est-elle ?

— Elle a repris son service auprès de Madame.

— Est-ce qu’elle n’est pas un peu folle ? Après être tombée comme la foudre sur Toulon en demandant pour ainsi dire M. l’amiral en mariage, ce qu’il a eu la bonté incroyable d’accepter, elle a disparu d’un seul coup en laissant seulement une lettre aux termes de laquelle cette jeune dinde lui rendait sa liberté. Et maintenant, elle est retournée chez Madame ? Vous la voyez souvent, j’espère ?

— Jamais, dit Perceval se lançant au secours de Sylvie dont il voyait les yeux se remplir de larmes. Laisse ta mère, je t’expliquerai, mais tu n’as pas tort de penser que ta sœur est un peu folle.

— Eh bien je la ramènerai à la raison ! C’est mon rôle à présent et elle me rendra compte de sa conduite. En vérité…

— Oubliez-la pour l’instant, monsieur mon fils, coupa Sylvie, qui ne tenait pas à ce que l’on s’étende trop sur un sujet qu’elle préférait de beaucoup confier à la diplomatie de son parrain. Et vous, monseigneur, vous parliez il y a un instant d’une « raison de plus » de vous séparer de Philippe. Cela veut dire qu’il y en a d’autres ?

— Bien sûr qu’il y en a d’autres, coupa le jeune homme. M. l’amiral veut partir en croisade et pense qu’il a peu de chances d’en revenir vivant…

— En croisade ?

Beaufort assena sur la table un coup de poing qui fit sauter la vaisselle de vermeil :

— Et si tu voulais bien m’accorder la parole ? gronda-t-il. Ceci est mon affaire et tu me permettras de l’exposer moi-même à ta mère et au chevalier de Raguenel.

Repoussant son assiette, il vida son verre que le valet placé derrière lui se hâta de remplir, geste qui détourna sur lui l’attention du duc :

— J’aimerais que nous soyons seuls dans cette salle, dit-il.

Un geste de Perceval fit sortir les serviteurs. Beaufort accoudé à la table reprit la parole sur un ton où perçait la colère :

— Mes relations avec Colbert sont devenues détestables. Cet homme me hait je ne sais pourquoi…

— Nous le savons tous ici, fit gravement Perceval. Parce que vous étiez l’ami de Fouquet et qu’ensemble vous aviez formé de grands projets…

— Des projets qu’il reprend à son compte et je ne le lui reprocherais pas s’il ne vidait la charge d’amiral de France de toute sa substance. Depuis que, l’an passé, le Roi l’a chargé des affaires concernant la marine du Levant et du Ponant, il n’est rien qui ne dépende de lui, qui ne passe par ses mains. Ainsi, il fait construire de nombreux vaisseaux afin de doter le royaume de flottes capables d’affronter n’importe quel ennemi, mais je n’ai pas le droit d’en faire sortir un seul. Je ne commande en fait qu’à une poignée de vieux navires. C’est au point que si j’en veux un neuf, et des marins pour le manœuvrer, je dois payer le tout sur mes propres biens. Et le Roi lui donne raison…

Sylvie se sentit frémir. Le regard qu’elle échangea avec le chevalier de Raguenel était plein d’angoisse. Elle devinait trop bien ce qui se cachait derrière cette espèce d’impuissance à laquelle Louis XIV et son ministre condamnaient peu à peu cet homme, puisque le Roi avait découvert ce qu’il était au juste pour lui. Le chevalier et Sylvie savaient qu’il ne le supporterait pas longtemps. On devait jouer sur l’espoir que les vieux démons de la Fronde se réveilleraient et pousseraient Beaufort à la faute. Elle l’écoutait à peine tandis qu’il achevait de dévider l’écheveau épais de son amertume : on ne cessait de lui reprocher ses meilleures initiatives, comme cet accord qu’il avait entrepris de passer avec le roi du Maroc grâce auquel on pouvait être assurés de ports de repli aussi bien en Méditerranée que dans l’Atlantique.

— On me reproche de me mêler de ce qui ne me regarde pas et Colbert ose exiger que moi, prince français, je ne m’adresse à lui que par le truchement d’un secrétaire. Il prétend que mes lettres sont illisibles ! Il a mis beaucoup de temps à s’en apercevoir !

Si le détail n’avait montré une volonté délibérée d’offenser l’Amiral, Sylvie eût peut-être souri. Avec les années, l’orthographe de François et ses tournures de phrases parfois spéciales n’avaient pas dû s’améliorer. Mais il lui était cruel de voir ce prince si généreux et si noble systématiquement humilié par un ministre, doué de grandes vues sans doute, mais qui employait vraiment tous les moyens lorsque l’on s’avisait de le gêner ou de lui porter ombrage. Sur un ton où perçait la fatigue, François conclut :

— Je savais déjà qu’il n’y avait pas de place pour nous deux dans la Marine, mais c’est lui qui l’emporte puisque le Roi vient de le nommer secrétaire d’État à ladite Marine…

— Vous allez vous retirer dans vos terres ? souffla Perceval incrédule.

— Vous me connaissez assez pour savoir qu’il n’en est rien. Le pape Clément IX appelle les souverains d’Europe à la croisade pour délivrer l’île de Candie, possession de Venise, que le Turc assiège depuis plus de vingt ans. Vingt ans ! Un siège tellement gigantesque qu’on l’a baptisé la « Gigantomachia » ! Il y a là-bas un homme étonnant, il a nom Francesco Morosini, capitaine-général des troupes de la Sérénissime République et de ses rares alliés comme le duc de Savoie, mon neveu. Il tient tête à l’assaillant avec une sorte de génie. Quand les Turcs entament des sapes sous ses forteresses, il fait tomber sur eux de grosses bonbonnes de verre emplies d’un mélange sulfureux qui éclate et tue trois cents hommes d’un coup ! Un soldat de cette valeur mérite qu’on l’aide et le Sultan qui a mis sa tête à prix le sait si bien qu’il envoie Köprülü Fazil Ahmed Pacha, son grand vizir, attaquer lui-même Morosini. J’ai donc décidé, puisque je n’ai plus rien à faire en France, de me vouer à cette tâche. Ainsi, je fais construire un grand vaisseau digne de ce beau titre d’Amiral qu’un Colbert est en train de réduire à rien…

À son tour, Perceval s’accouda sur la table pour regarder Beaufort de plus près. Ses paupières se resserrèrent jusqu’à réduire ses yeux à deux fentes brillantes :

— Un instant, monseigneur ! Vous n’avez pas le droit de partir ainsi sans l’aveu du Roi. Or, celui-ci entretient d’assez bonnes relations avec la Sublime Porte pour contrebalancer la puissance des Habsbourg ? Il est… autant dire l’allié du sultan ottoman.

— Sans doute, mais il est aussi le Roi Très Chrétien et il ne peut se permettre de repousser l’appel du pape.

— Autrement dit : il est pris entre deux feux ? Sauriez-vous par hasard quel est là-dessus l’avis de Colbert ?

Beaufort eut un sourire où l’ironie le disputait à l’amertume :

— Que croyez-vous ? fit-il avec une soudaine douceur. Il est d’accord pour l’envoi d’une flotte avec un corps expéditionnaire… et même pour que je commande tout cela.

— Tiens donc !

— Eh oui. J’avoue que cette soudaine générosité m’a donné à penser ; maintenant, je crois avoir compris : Colbert voit là une excellente occasion de se débarrasser de moi. Je ne sais pas encore comment il compte s’y prendre mais je sens qu’il y pense, ajouta-t-il avec un rien de mélancolie.

— Et vous avez l’intention de le laisser faire ? s’insurgea Sylvie.

— Non… Non, bien sûr. Et soyez certaine que je me garderai autant qu’il sera possible car le danger sera partout ; c’est pourquoi je vous ramène Philippe.

— Et c’est pourquoi, moi, je refuse ! s’écria le jeune homme. Vous parlez de danger, monseigneur, et vous me refusez le droit d’y participer ? Où que vous alliez j’irai !

— Tu es chef de famille. Tu es le dernier d’un très grand nom. Tu dois à tes ancêtres de les continuer. D’ailleurs, je n’emmène pas non plus Ganseville…

Il sourit à son écuyer qui rougissait et envoya à Sylvie la fin de son sourire.

— Lui aussi est le dernier de son nom. Et il va se marier !

— C’est vrai ? Oh, comme je suis heureuse ! dit Sylvie en tendant une main à cet ami de toujours. Et dire que vous juriez de mourir dans le célibat !

— C’est vrai, madame la duchesse. J’en étais même persuadé jusqu’au jour où, à Brest, j’ai eu l’honneur d’être présenté à la plus jolie jeune fille que j’aie jamais vue. Son père a bien voulu m’agréer et Mgr le duc a donné son accord. Je vais donc épouser Mlle Enora de Kermorvan, ajouta-t-il d’un ton ému, mais je n’en éprouve pas moins de honte. Manquer ainsi à mon devoir envers mon prince !

— Tu dois fonder une famille… et tu pourras servir sous Abraham Duquesne qui est bien le plus grand marin que je connaisse et mon ami ! De toute façon, conclut Beaufort avec un soudain éclat de gaieté, la mer ne t’a jamais rendu ton amour. Au moins ton estomac restera en place !

— Tout cela est bel et bon, reprit Philippe avec une soudaine violence, mais moi je ne me marie pas et je vous suivrai, monseigneur, que vous le vouliez ou non. D’ailleurs, je ne courrai pas tant de risques. N’emmenez-vous pas votre neveu, le chevalier de Vendôme, qui n’a que quatorze ans et que vous aimez ?

— Il n’est pas l’aîné des fils de mon frère et il est destiné à Malte. Si Dieu le veut, il sera un jour grand prieur de France. Il est temps de l’amariner… Quant à toi…

— Emmenez-le ! pria Sylvie. Je ne veux pas le voir malheureux, et tel que je le connais, il vous rejoindrait d’une manière ou d’une autre. Je préfère le savoir à vos côtés.

Quittant sa place, Philippe courut à sa mère, la prit dans ses bras, la serra contre lui et l’embrassa avec une tendresse qui fit monter des larmes dans ses yeux.

— Tu viendras donc ! bougonna Beaufort qui contemplait la scène. J’ignore encore le moyen de vous résister à tous deux…

Tout heureux d’avoir obtenu ce qu’il voulait, Philippe se précipita chez son précepteur pour lui annoncer la bonne nouvelle. Cependant, Sylvie qui s’était déchiré le cœur en plaidant la cause de son fils éprouva le besoin d’être un peu seule. Sur une vague excuse, elle quitta la table. Les trois hommes allaient s’attarder sans doute un moment autour des pipes et des liqueurs pour savourer l’un de ces moments d’intimité entre hommes qu’ils affectionnent et où les femmes n’ont guère leur place. Elle alla prendre une grande mante à capuchon doublé de fourrure et sortit par l’une des portes-fenêtres du grand salon donnant sur un large degré par lequel on descendait vers les jardins et, plus loin, vers l’étang qu’une lune froide faisait briller comme du mercure.

À pas lents, elle traversa les parterres cernés de petit buis toujours vert, dont la terre refleurirait bientôt. La nuit était presque douce grâce à un léger vent du sud qui s’était levé après l’arrivée des voyageurs. Elle apportait déjà comme une odeur de printemps, mais la promeneuse ne s’en réjouit pas autant que d’habitude. Elle adorait la saison du renouveau, l’éclosion progressive des arbres et des plantes ; ce printemps-ci serait celui d’une angoisse de chaque moment et elle se maudit d’avoir tout à l’heure plaidé la cause de Philippe. Cette guerre, cette… croisade comme ils disaient, lui causait une peur affreuse parce qu’elle avait décelé chez François le besoin d’affirmer sa valeur par de grandes actions, peut-être même la recherche de quelque sanglante apothéose qui inscrirait à jamais son nom dans le grand livre d’or des héros. Comment interpréter autrement cette répugnance qu’il montrait à emmener le fils qu’il chérissait ? La pensée d’un autre Philippe, le petit chevalier de Vendôme, ne la consola pas : il n’était pas son enfant à elle, le seul qui lui restât puisque Marie la rejetait…

Elle s’assit sur un banc de pierre placé sous un saule aux minces branches dénudées pour regarder l’eau calme et resta là un long moment au bout duquel son oreille fine décela un pas solitaire qui s’approchait, un pas de chasseur extraordinairement léger cependant ; elle le reconnut entre mille. Elle ne se retourna pas et dit :

— Mme de Schomberg et Pierre de La Porte ont été exilés en même temps que moi. Savez-vous ce que cela veut dire ?

— Mademoiselle n’a parlé que de vous, sachant bien que vous seule m’importiez…

— C’est surprenant. L’événement a pourtant fait sensation. Eh bien, sachez que le Roi n’ignore plus rien des circonstances… particulières qui ont entouré sa naissance. Avant de recevoir l’hostie pour la dernière fois, la reine Anne s’est confessée à lui. Tenez-vous toujours à partir en croisade ?

Un silence soudain que vint troubler un soupir puis une respiration qui s’oppressait :

— Plus que jamais… peut-être pour éviter à ce jeune homme la tentation de me faire assassiner.

— Quelle sottise ! Il n’y céderait jamais. En dépit des débordements dus à sa jeunesse et à un sang… trop exigeant, il garde au fond de lui une vraie crainte de Dieu et ne se préparerait pas, en accomplissant le pire des crimes, des remords pour ses vieux jours. Mais il ne voit certainement aucun inconvénient à ce que les hasards d’une guerre lointaine lui évitent à jamais votre présence. Il sait que Colbert vous hait.

— Soyez logique ! Vous le voyez confiant un tel secret à un simple serviteur, lui qui se veut le plus grand roi du monde ?

— Bien sûr que non, mais il doit faire confiance à cette haine et la laissera faire.

— Devant Dieu le crime serait le même. Je comprends mieux certaines choses, maintenant que vous avez parlé. J’ai eu, ces jours, l’impression que ma vue lui était pénible. Déjà il ne m’aimait pas beaucoup ! Je dois lui faire horreur…

— J’ignore quels sont, au juste, ses sentiments pour vous mais la complaisance de Colbert envers votre expédition me la rend suspecte. Ne partez pas, François, je vous en prie !

Bouleversé par les larmes qui mouillaient la voix de Sylvie, il vint derrière elle et posa doucement ses mains sur des épaules tremblantes.

— Il y a si longtemps que vous ne m’avez donné mon nom, Sylvie ! Est-ce pour m’enlever mon courage que vous le prononcez ?

— Non… C’est parce que je voudrais tant… Je voudrais désespérément vous convaincre de rester…

— À cause de Philippe ? Je vous promets que je le tiendrai à l’écart du danger autant que faire se pourra.

— Pour lui, sans doute, mais surtout pour vous ! Oh, François, j’ai si peur de ce qui vous attend là-bas ! J’ai peur de ne jamais… jamais vous revoir ! Quelque chose me dit que non seulement vous ne vous garderez pas, mais encore que vous irez au-devant de la mort !

— C’est vrai que j’y pensais. Dans cette guerre que Dieu commande, j’avoue songer souvent à en profiter pour aller vers lui. Mourir en pleine bataille, en pleine gloire ! Quelle fin heureuse pour une vie manquée !

— Manquée ? Oh, François ! Comment pouvez-dire pareille chose ? Alors que…

— Chut ! Je sais ce que je vaux, Sylvie, et je crois que je suis las de moi-même autant que des autres…

D’un mouvement vif, il se glissa auprès d’elle sur le banc, saisit ses deux mains pour l’obliger à lui faire face.

— Un seul être au monde peut me donner envie de poursuivre une existence qui pèse à tant de gens et cet être c’est vous ! Si je reviens vivant, promettez-vous de m’épouser ?

Elle eut un sursaut, voulut se lever, lui échapper, mais il la tenait bien.

— C’est impossible ! Vous savez bien que c’est impossible !

— Pourquoi ? Parce que j’ai tué…

— Non. À cause de Marie qui m’a rejetée comme elle a rejeté son amour pour vous quand elle a su que vous êtes le père de Philippe.

— Comment l’a-t-elle su ?

— Vous n’avez donc pas reçu la lettre de Perceval ? Elle l’a appris par ce maudit Saint-Rémy qui avait réussi à se glisser dans l’entourage de votre frère Mercœur et qu’elle a connu chez Mme de Forbin.

— Ce misérable était là ? En Provence ? Et je ne l’ai jamais vu, jamais su, jamais rencontré ?

— Sans doute se gardait-il de vous. Ou bien a-t-il changé d’aspect. Toujours est-il que nous en sommes là : Marie m’a jeté son mépris au visage. Si je vous épousais, c’en serait fini du faible espoir que je garde encore de la retrouver un jour. Je suis persuadée qu’elle vous aime encore !

— Mais moi, je ne l’aime pas comme elle le voudrait. Je n’avais accepté que parce qu’elle menaçait de se tuer sous mes yeux et aussi parce que vous le demandiez, mais je comptais retarder encore et encore ce mariage jusqu’à ce qu’elle comprenne… ou qu’elle rencontre un autre homme. Voilà des mois que je prie pour cela.

— J’ai peur qu’elle ne me ressemble, dit Sylvie avec un triste sourire. Et même qu’elle n’ait pris de l’avance sur moi. J’avais quatre ans lorsque nous nous sommes rencontrés. Elle n’en avait que deux. Elle vous aimera toujours.

— Parce que vous m’aimez ? Que c’est doux à entendre, mon cœur ! Quant à notre mariage, j’ai pris dessus quelques idées quand, me rendant de Brest à La Rochelle, nous avons relâché à Belle-Isle… Oh, Sylvie, je l’aime plus que jamais ! C’est le seul endroit au monde où je puisse être vraiment heureux.

— Je n’ai aucune peine à vous croire.

— Alors, retenez-moi encore à la terre ! Acceptez de m’épouser à mon retour et, j’en jure Dieu, nous abandonnerons tout pour aller là-bas vivre ensemble. Nous… disparaîtrons ! Et ainsi on nous oubliera puisque nous n’offusquerons la vue de personne.

— Vraiment ? Nous ferions cela ?

Dans son besoin de la convaincre, François faisait glisser ses mains le long des bras de son amie. Il redoutait à chaque seconde qu’elle ne le repousse, mais Sylvie n’avait plus envie de lutter. Il y avait trop longtemps ! Elle se laissa aller contre sa poitrine.

— Foi de gentilhomme c’est ce que nous ferons, affirma-t-il avec gravité. Dites que vous m’épouserez !

— Revenez… et je serai à vous…

Il resserra son étreinte et ils restèrent longtemps au bord de l’étang à regarder l’eau calme parfois rayée de l’envol d’un oiseau pêcheur, à écouter le rythme accordé de leurs cœurs. Et ce fut seulement à l’instant de remonter vers le château que leurs lèvres se joignirent.

Au jour levant, Beaufort repartit pour Paris où il restait « quelques détails à régler », emmenant Ganseville dont il ne se séparerait qu’au moment de prendre la route du sud et Philippe qu’il eût volontiers laissé à Sylvie quelques jours de plus. Mais le jeune homme, méfiant, entendait s’attacher à ses pas…

Quant à ceux de Fontsomme, ils passèrent beaucoup de temps à consoler l’abbé de Résigny, honteux de s’être laissé envahir par la graisse au point d’être inutilisable et d’autant plus désespéré.

— Eh ! s’il n’y a que ça, l’abbé, on vous fera maigrir ! Lamy ne vous servira que des soupes claires, du pain rôti et de l’eau ! Ainsi vous serez tout frais pour la prochaine campagne…

Le malade leva sur Perceval des yeux de petit garçon privé de dessert :

— Ce serait bien cruel ! Le Seigneur et les bonnes choses sont tout ce qui me reste puisque Philippe est trop grand maintenant pour avoir un précepteur. On ne m’embarquerait plus…

— Et ça vous fait tant de peine ? Je ne vous savais pas si furieux marin ?

— Non… non, c’est vrai que je ne le suis guère mais… qui donc maintenant vous donnera des nouvelles ?

Il n’était pas seul à y penser. Sylvie appréhendait le silence qui allait venir et qui lui donnerait l’impression que Philippe et François étaient entrés dans un autre monde, inaccessible…

Les « détails » que Beaufort entendait régler à Paris appartenaient à la catégorie des doux euphémismes, pour l’excellente raison que ni le Roi ni Colbert ne souhaitaient que l’expédition à laquelle le pape les contraignait soit une réussite. Il ne s’agissait pas d’indisposer durablement l’allié turc. On commença par spécifier que Beaufort devrait se contenter de commander les « voiliers » tandis que Vivonne garderait les galères ; ensuite que le chef de l’expédition serait le duc de Navailles qui, s’il était un homme brave, n’avait jamais fait preuve d’une intelligence fulgurante. Dans son couple, le grand homme, c’était la duchesse Suzanne. On avait même refusé le grand Turenne pour être bien sûr que cela ne marcherait pas. Quant à Vivonne, il était prié de ne pas faire de zèle, de traîner autant que faire se pourrait avec ses galères le long des côtes d’Italie et de ne rejoindre Candie que lorsqu’il n’y aurait plus moyen de faire autrement sous peine de ridicule.

Autre avanie pour Beaufort, il ne devait en aucun cas quitter son vaisseau : ordre lui était donné d’y rester les bras croisés tandis que l’on mènerait l’assaut contre les Turcs. Cette fois, le duc se fâcha et en appela au pape qui dépêcha aussitôt un courrier à Louis XIV : dans l’esprit de Sa Sainteté, les véritables chefs de l’expédition étaient son neveu, le prince Rospigliosi, et le duc de Beaufort : il importait que celui-ci, dont la bravoure était célèbre, pût mener les troupes au combat. Ainsi tancés, le Roi et son ministre capitulèrent mais firent bien entendre que, s’ils permettaient l’expédition, il n’était pas question qu’ils y participent financièrement. C’était condamner Beaufort à la ruine car, bien entendu, il vendit tout ce qu’il possédait pour faire face à l’énorme dépense commencée avec le Monarque, le magnifique vaisseau-amiral que l’on construisait à Toulon[75].

Cette exigence insensée, qui eût fait reculer tout autre chef ne portant pas dans ses veines le sang de Godefroi de Bouillon, signifiait bien pour ceux qui l’aimaient – Duquesne le premier qui s’en indignait – une arrière-pensée : Beaufort ne « devait » pas revenir de Candie, donc ses biens ne lui seraient plus d’aucune utilité.

S’en rendit-il compte ? Il balayait les objections d’un mouvement d’épaules agacé : n’allait-il pas combattre pour la foi chrétienne comme il l’eût fait s’il avait suivi le chemin de Malte ? Toutes ces contingences misérables ne le touchaient pas. Il accepta même que les Italiens de Rospigliosi lui refusent le titre d’altesse parce que leur prince à eux n’y avait pas droit :

— De l’altesse et du reste je m’en moque ! Je mépriserai tout hormis les occasions de m’illustrer…

Le 2 juin cependant, avant de quitter Marseille, il écrivit au Roi une longue lettre qui s’achève ainsi : « Je crois que nous sommes tous contents les uns des autres et qu’il y a une entière union et amitié parmi ce qui est ici gens de terre et de mer… Tout se fait d’un même concert. Nous serions bien malheureux d’être d’un autre esprit. Cela, ce me semble, peut donner un grand respect et satisfaction à Votre Majesté, laquelle me fera la grâce, s’il lui plaît, de me tenir pour sa véritable créature. Toutes sortes de raisons m’y obligent et beaucoup plus celle que je n’oserais dire pour ne pas manquer au respect que celle du devoir… C’est de quoi je la supplie d’être persuadée et que je suis, avec la dernière soumission, de Votre Majesté, le très humble, très obéissant, très fidèle serviteur. Le duc de Beaufort. »

Pris peut-être d’un vague remords, Louis XIV fit verser une somme d’argent… que Beaufort distribua incontinent aux pauvres de Marseille.

Le 4 juin 1669 au matin, la flotte quittait le port du Lacydon, à Marseille, sous un soleil radieux qui faisait scintiller l’or et l’azur dont était couvert le Monarque. Le splendide vaisseau de quatre-vingts canons gonflait ses voiles neuves en faisant claquer, dans le vent du matin, la soie écarlate des quatre grands pavillons de l’Amiral portant les armes des Vendôme, soutenues par les effigies de saint Pierre et de saint Paul, et l’immense flamme bleu et or aux lis de France. Il accaparait le soleil, il habitait la mer à lui tout seul, et derrière lui les treize autres vaisseaux, assez beaux cependant, paraissaient sacrifiés. Debout sur le pont auprès du chevalier de La Fayette qui était son capitaine en second et son ami[76], Beaufort, tandis que tonnaient les canons du fort Saint-Jean, ne se retourna pas une fois vers la terre qu’il laissait derrière lui. Les acclamations de la foule massée sur le rivage ne l’atteignaient même pas. Il regardait la Méditerranée immense et bleue s’ouvrir sous son étrave comme une femme consentante. Il en emplissait ses yeux et ses rêves. Là-bas, dans une île perdue de la Grèce antique, l’attendait la gloire…

Un mois et demi plus tard, on apprenait avec consternation l’échec de l’expédition et surtout la mort du duc de Beaufort dont le corps n’avait pas été retrouvé. Son jeune aide de camp, Philippe de Fontsomme, avait eu le même sort…

Загрузка...