Juliette Benzoni Le roi des halles

Première partie LA MAISON SUR LA MER

CHAPITRE 1 TROIS HOMMES DE DIEU

Attisé par le vent, le feu ronflait avec fureur, crachant dans le ciel des gerbes d’étincelles et des torrents de fumée. Le jour se levait. Un jour qui ne donnerait pas beaucoup de lumière et dont le seul soleil serait cet incendie expiatoire que les gens du village voisin, alignés sur un talus comme des oiseaux sur une branche, regardaient avec effroi. De temps en temps, l’une des charges de poudre disposées un peu partout dans le château explosait en générant de nouvelles flammes. Bientôt, La Ferrière ne serait plus qu’un tas de ruines sur lesquelles la forêt, avec son lierre et ses ronces, affirmerait ses droits. Seule la chapelle resterait debout, protégée par le large espace vide de son esplanade. Ainsi l’avait voulu François de Vendôme, duc de Beaufort, en allumant son autodafé.

En selle sur la butte derrière laquelle s’abritait le hameau, il regardait s’accomplir la brûlante vengeance dont il payait le martyre de Sylvie. Vengeance incomplète, d’ailleurs, puisque seul l’un des deux bourreaux était châtié, mais à chaque chose son temps et pour le moment François s’estimait satisfait.

Quand les flammes furent moins hautes, il dirigea son cheval vers le talus où les paysans étaient figés, le bonnet à la main. Ils se serrèrent davantage les uns contre les autres en le voyant approcher. Pour un peu ils se seraient mis à genoux, tant ils avaient peur. Il est vrai qu’avec ses habits souillés, son visage noirci et les taches de sang sur son épaule, le jeune duc n’était guère rassurant mais il leur sourit, montrant la blancheur de ses dents cependant que ses yeux clairs perdaient la dureté de tout à l’heure :

— Quand le feu sera éteint et les cendres refroidies, vous chercherez les restes de ceux qui sont là-dedans et vous leur donnerez sépulture chrétienne. En outre, ce que vous pourrez récupérer sera pour vous.

Un vieillard qui devait être leur chef vint jusqu’à l’encolure du cheval :

— Y a-t-il sûreté pour nous, monseigneur ? L’homme… qui habitait là, appartenait à…

— À M. le Cardinal ? Je le sais, mon ami. Ce n’en était pas moins un criminel et ce qui vient de passer sur cette demeure où le sang n’a que trop coulé, c’est la justice de Dieu ! Quant à vous, sachez que vous n’avez rien à craindre : je parlerai au bailli d’Anet et, à Paris, je verrai Son Éminence. Tiens ! ajouta-t-il en tendant sa bourse lourdement garnie. Partagez-vous cela ! Mais n’oubliez pas de prier pour les âmes en peine de ceux qui sont restés là-dedans.

Rassuré, le bonhomme fit un beau salut et rejoignit ses compagnons tandis que Beaufort, au petit trot, allait retrouver son écuyer Pierre de Ganseville, Corentin et les trois gardes qu’il avait pris avec lui en partant pour son expédition punitive.

— Rentrons, messieurs ! leur dit-il. Nous n’avons plus rien à faire ici.

Longtemps, les villageois restèrent là, plantés au bord du chemin, jusqu’à ce que le vent d’ouest apporte de gros nuages chargés de pluie. L’eau du ciel les trempa si bien, tout en faisant siffler l’énorme brasier, qu’ils se hâtèrent de rentrer chez eux pour se sécher en comptant leur fortune nouvelle. Il serait temps, plus tard, quand la pluie leur aurait rendu le service d’éteindre les braises, d’aller voir ce qu’il restait du château et d’ensevelir ses derniers habitants à grand renfort d’eau bénite pour éviter qu’ils ne reviennent hanter les lieux. On ferait aussi dire quelques prières.

Un matin d’avril, au château de Rueil, le cardinal-duc de Richelieu, ministre du roi Louis XIII, descendit dans ses jardins en compagnie de son surintendant des beaux-arts, M. Sublet de Noyers, pour surveiller ses jeunes plants de marronniers. Ces petits arbres – les premiers implantés en France – constituaient une grande rareté. Le Cardinal les avait payés fort cher à la Sérénissime République de Venise qui les avait importés d’Inde à son intention. Aussi leur accordait-il une attention quasi paternelle.

Ce jour-là était important : les jeunes marronniers allaient quitter l’orangerie et leurs grandes cuves de bois pour prendre place dans l’allée tracée à leur intention où les jardiniers venaient de creuser les trous destinés à accueillir les lourdes mottes de terre que l’on engraisserait avec du fumier de cheval.

Son Éminence était de charmante humeur. En dépit du temps frais et légèrement humide qui ne valait rien pour les rhumatismes, les nombreux maux dont elle souffrait lui accordaient une trêve bienfaisante et lui laissaient l’esprit libre pour une tâche si plaisante. Malheureusement, quelqu’un troubla la fête.

Le premier marronnier venait de gagner son logis définitif sous l’œil attendri du Cardinal quand le capitaine de ses gardes accourut pour annoncer un visiteur. Mgr le duc de Beaufort venait d’arriver et sollicitait un moment d’entretien en particulier.

Si la surprise fut extrême, si Richelieu se demanda ce que le neveu en lignée bâtarde de Louis XIII, ce jeune hurluberlu qui ne s’était jamais risqué chez lui, pouvait lui vouloir, il ne traduisit son sentiment que par un haussement de sourcils.

— Avez-vous dit que j’étais occupé ?

— Oui, monseigneur, mais le duc insiste. Cependant, s’il dérange par trop Son Éminence, il est tout prêt à attendre son bon plaisir le temps qu’il faudra.

Cela aussi c’était nouveau ! Beaufort la Tempête, Beaufort l’arrogant qui enfonçait les portes plus qu’il ne les ouvrait devait avoir commis quelque énorme sottise pour se montrer tellement civilisé. C’était une circonstance trop rare pour la manquer. Cependant, en dépit de la curiosité qu’il éprouvait, le Cardinal s’accorda le plaisir d’éprouver une sagesse si nouvelle.

— Conduisez-le dans mon cabinet et priez-le d’attendre. Avez-vous une idée de ce qu’il veut ?

— Aucune, monseigneur. Le duc s’est contenté d’annoncer qu’il s’agissait d’une affaire grave.

Richelieu éloigna l’officier d’un geste et rejoignit Sublet de Noyers qu’il trouva cette fois en compagnie d’un élève de Salomon de Caus, l’homme qui avait dessiné ses magnifiques jardins mais n’était plus de ce monde. Tous deux discutaient d’un nouvel aménagement et le Cardinal se joignit à eux tandis que les marronniers, un à un, prenaient leur place. Enfin, mais non sans regret, il se décida à les quitter pour regagner son cabinet de travail. En passant, il jeta un coup d’œil à la cour d’honneur, s’attendant à la voir occupée par un carrosse, des valets et un ou deux écuyers plus deux ou trois gentilshommes comme il convenait à un prince du sang, même si ce sang était bâtard. Or, il n’y vit que deux chevaux et un seul écuyer : Pierre de Ganseville qu’il connaissait bien. Décidément, une visite empreinte d’une telle modestie était de plus en plus curieuse ! Et sa récréation, à lui, était terminée.

Dans la vaste pièce où d’admirables tapisseries flamandes alternaient avec de précieuses armoires remplies de livres, François, indifférent à la splendeur du décor, regardait par une fenêtre en se rongeant l’ongle du pouce. Perdu dans ses pensées, il n’entendit pas la porte s’ouvrir et Richelieu s’accorda un instant pour considérer son jeune visiteur en pensant que, de tous les descendants d’Henri IV et de la belle Gabrielle, c’était sans doute le plus réussi et que l’on pouvait comprendre le penchant de la Reine… Sanglé dans un pourpoint de drap gris fort simple – habit de voyage plus qu’habit de cour ! – mais orné d’un col et de manchettes de dentelle d’une éclatante blancheur qui rendaient pleine justice à sa haute taille mince et à ses larges épaules, François de Beaufort, à vingt-deux ans, était sans doute l’un des plus beaux hommes de France. Avec ses longs cheveux clairs et souples qu’il dédaignait de friser et son visage bruni que l’arrogant nez Bourbon et le menton volontaire sauvaient de toute mièvrerie, comme il arrive lorsque les traits sont trop parfaits, il tournait la tête à bien des femmes sans même s’en donner la peine.

La porte en se refermant lui fit quitter sa pose nonchalante pour le profond salut signé par l’élégante trajectoire des plumes blanches du chapeau, mais les yeux d’azur clair, eux, ne se baissèrent pas et suivirent la marche du Cardinal jusqu’à sa grande table encombrée de papiers, de dossiers et de cartes, qui effaçait le reste du décor.

Arrivé à son fauteuil, Richelieu releva Beaufort d’un geste courtois mais ne l’invita pas à s’asseoir.

— On me dit, monsieur le duc, que vous souhaitez m’entretenir d’une affaire grave, commença-t-il. J’aime à croire qu’il ne s’agit d’aucun membre de votre auguste famille ?

— Pas tout à fait mais presque. De toute façon, s’il s’agissait de mon père ou de mon frère, vous l’auriez appris avant moi. Encore que vous ne sachiez pas toujours tout, monseigneur. Du moins je veux le croire.

— Éclairez donc votre lanterne ! fit Richelieu avec rudesse. De quoi voulez-vous me parler ?

— D’une jeune fille que vous avez connue sous le nom de Mlle de L’Isle et qui s’appelait en réalité Sylvie de Valaines.

Le Cardinal fronça le sourcil :

— S’appelait ? Je n’aime pas beaucoup cet imparfait.

— Moi non plus. Elle est morte. Tuée par des gens à vous.

— Quoi ?

Comme propulsé par un ressort, le Cardinal s’était levé. À moins qu’il ne fût un comédien génial, sa surprise était totale. Il ne s’attendait pas à cela, et Beaufort en éprouva un plaisir amer : il n’était pas donné à tout le monde de réussir à agiter l’impénétrable statue du Pouvoir. Mais le plaisir fut bref. Redevenu de glace, Richelieu se rasseyait.

— J’attends des explications. Vous accusez qui, au juste ? Et de quoi ?

— Le Lieutenant civil, Laffemas, et un ancien officier de vos gardes, monseigneur : le baron de La Ferrière. Ce qu’ils ont fait ? Le premier a enlevé Mlle de L’Isle ici même, alors qu’elle sortait d’une audience que vous lui aviez accordée. Au lieu de la ramener à Saint-Germain comme il l’annonçait hautement, il lui a fait boire de force une drogue et l’a emmenée au château de La Ferrière, près d’Anet, où jadis, sa mère, son frère et sa sœur ont été assassinés… par ce même Laffemas. Là, il y a eu simulacre de mariage avec le baron, après quoi La Ferrière, abandonnant ses droits d’époux – en admettant qu’il en eût vraiment ! – à son complice, a laissé celui-ci violer sauvagement ma pauvre Sylvie avant de repartir tranquillement pour Paris.

Le Cardinal tendit la main vers une carafe d’eau posée sur sa table, emplit un verre et le but d’un trait.

— Continuez ! ordonna-t-il.

— Blessée dans son corps mais moins cependant que dans son âme, la malheureuse enfant – elle n’a que seize ans souvenez-vous-en ! – a réussi à quitter le lieu de son supplice et s’est enfuie à travers la forêt pieds nus et en chemise malgré le froid… C’est là que je l’ai ramassée…

— C’est une habitude chez vous ? Ne l’aviez-vous pas recueillie une fois déjà de cette façon ?

— Après le massacre de ses parents, en effet. Elle avait quatre ans, moi dix, et c’est ainsi qu’elle a été élevée par ma mère sous un faux nom pour lui éviter le sort des siens.

— Très romantique ! Mais que faisiez-vous donc, ce jour-là, dans la forêt ?

— Cette nuit-là, précisa François. Je dois revenir en arrière afin de préciser que Mlle de L’Isle a été enlevée par Laffemas sous le nez même de son cocher, un fidèle serviteur de son parrain. Cet homme courageux s’est lancé à la poursuite du ravisseur…

— … en volant le cheval d’un de mes gardes ? C’est bien ça ?

— Lorsque quelqu’un que l’on aime est en danger, on n’y regarde pas de si près, monseigneur, et je suis prêt à réparer ce dommage-là car le cheval s’est tué pendant la poursuite. Grâce à Dieu, Laffemas avait brisé une roue, ce qui a réduit le retard de son poursuivant. Celui-ci, qui est un ancien serviteur de ma mère, a compris où on la conduisait. Il s’est arrêté à Anet pour demander main-forte et, par chance, je m’y trouvais. Mais tout cela avait pris du temps et le forfait, dont personne n’eût osé imaginer la cruauté, était déjà perpétré et Laffemas envolé quand nous sommes partis pour La Ferrière et avons retrouvé la pauvre enfant dans l’état que j’ai dit. Nous l’avons ramassée et ramenée à Anet.

— Et vous dites qu’elle est morte ? Les sévices subis étaient-ils si graves ?

— Ils étaient sérieux mais pas au point de la tuer. Le mal fait à son âme s’avérait beaucoup plus grave et c’est cela qu’elle n’a pu supporter. Pendant que j’allais demander raison à l’infâme pseudo-mari, elle est allée se jeter dans l’étang du château.

Un soudain silence s’abattit sur les deux personnages, comme il se doit lorsque l’aile de la mort vous effleure. À sa surprise, François vit l’ombre d’une émotion passer sur le visage sévère du Cardinal.

— Pauvre petit oiseau chanteur !… murmura-t-il. Qui pourra jamais sonder l’abîme de fange que cachent en eux certains hommes !

Mais, comme tout à l’heure la colère, il chassa l’émotion au bénéfice d’autres questions :

— Vous avez demandé raison à La Ferrière ? Est-ce à dire qu’il y a eu duel ?

— Il sortait d’une nuit de beuverie et j’aurais pu l’exécuter sans peine mais je ne suis pas un assassin, moi. J’ai commencé par bien le réveiller à coup d’eau froide avant de lui mettre l’épée dans la main. Hormis la peur qu’il éprouvait, il était en pleine possession de ses moyens quand je l’ai tué tandis que mes gens affrontaient les siens à un contre deux. Ensuite, j’ai fait sauter et incendier ce château du malheur. Ils sont restés dedans…

Le ton de Beaufort était calme, presque paisible : celui d’un simple chroniqueur, et Richelieu n’en croyait pas ses oreilles.

— Un duel !… Plusieurs, même, et l’incendie d’un château ? Et vous venez me dire cela à moi ?

— Oui, monseigneur, parce que j’estime qu’avant de vous demander la tête de Laffemas, je vous dois la vérité.

— Vous êtes bien bon ! Mais la loi est la loi et elle est pour vous comme pour les autres, si grands soient-ils !

— Même s’ils s’appellent Montmorency ! Je sais, fit François d’un ton léger.

— Aussi vais-je vous faire arrêter, monsieur le duc, et conduire à la Bastille en attendant votre jugement !

— Faites !…

Pareil sang-froid porta la colère du tout-puissant ministre à son comble. Il tendait déjà la main vers une sonnette, quand son visiteur reprit :

— N’oubliez pas de recommander que l’on me bâillonne ou mieux, que l’on m’arrache la langue, faute de quoi, je crierai si fort que le Roi m’entendra, moi son neveu !

— N’ayant jamais eu à se louer de la sienne, le Roi n’a pas l’esprit de famille. Mais, au fait, pourquoi donc, au lieu de venir ici, n’être pas allé lui porter votre plainte ?

François planta son regard droit dans celui du Cardinal avec une gravité qui impressionna celui-ci :

— Parce que, monseigneur, vous êtes le maître de ce royaume beaucoup plus que lui. En outre, j’ai, depuis quelque temps, l’impression que ma présence à Saint-Germain n’est pas vraiment souhaitée.

— Cela veut-il dire que la Reine ne veut plus vous voir ? fit Richelieu avec un mince sourire.

— Je ne le lui ai pas encore demandé mais il est vrai qu’elle reçoit peu. Et c’est bien naturel dans son état de grossesse. Alors que faisons-nous, monseigneur ? Suis-je arrêté ?

Richelieu aimait le courage. Habitué à voir les gens trembler devant lui, au point, parfois, de ne pas arriver à s’exprimer, il décida qu’il y avait mieux à faire que d’envoyer ce jeune fou à la Bastille. On connaissait aux armées son exceptionnelle bravoure. Elle devait être employée au service de l’État.

— Non. Étant donné les circonstances, j’oublierai ce que vous venez de… confesser. J’aimais bien… cette petite Sylvie : elle était fraîche, pure et droite comme une chute d’eau. Je dirai des messes pour elle mais vous, vous devrez vous contenter de la vengeance que vous avez tirée de La Ferrière. Je ne vous donnerai pas Laffemas !

François bondit :

— Vous ne punirez pas ce monstre ? Non seulement il a violé Sylvie et l’a mise dans un état déplorable, mais il a aussi assassiné la baronne de Valaines, sa mère, sans compter les ribaudes que l’on a retrouvées égorgées et marquées d’un cachet de cire rouge ces derniers temps…

— Je sais !

— Vous savez ? Cependant, vous gardez en prison un homme de bien, le parrain de Sylvie, Perceval de Raguenel que votre Laffemas a osé charger de ses propres crimes.

Le poing du Cardinal s’abattit sur son bureau :

— Assez ! Qui vous permet de hurler ainsi en ma présence ? Sachez ceci : le chevalier de Raguenel a quitté la Bastille depuis dix jours, je crois…

— Comment est-ce possible ?

— M. Renaudot qui avait été blessé dans la même affaire a retrouvé ses esprits et m’a dit la vérité. Il a beaucoup d’estime et d’amitié pour le chevalier de Raguenel.

— Et cependant Laffemas…

— J’en ai besoin ! gronda le Cardinal. Et tant que ses services me seront utiles je ne vous l’abandonnerai pas.

— Il est vrai qu’on l’appelle le bourreau du Cardinal ! fit Beaufort avec amertume. Il ne doit pas être facile de le remplacer !

— Oh, pour ce genre de fonction il est toujours possible de trouver quelqu’un, mais Laffemas a d’autres qualités. Entre autres, celle-ci : il est probe !

— Probe ? émit Beaufort qui s’attendait à tout sauf à cela.

— Incorruptible si vous préférez. Il est à moi et personne, fût-ce au prix de la plus grande fortune, ne le pourrait acheter. Cela tient peut-être à son ascendance protestante, mais ces hommes-là sont rares. Son père fut un bon serviteur de l’État et lui-même rend de grands services.

— Serait-ce donc sur votre ordre qu’il a enlevé Mlle de L’Isle ?

Le poing du Cardinal s’abattit de nouveau sur la table :

— Ne soyez pas ridicule ! Cette enfant est venue ici demander justice pour son parrain et je l’ai accueillie favorablement. Sa visite achevée, je l’ai confiée à l’un de mes gardes pour la ramener jusqu’à sa voiture et le Lieutenant civil a agi de son propre chef lorsqu’il a prié M. de Saint-Loup de lui céder la place.

— Donc, il n’obéit pas toujours ?

— Il n’a pas désobéi, puisque j’ignorais sa présence ici. Il faut en prendre votre parti, monsieur le duc. Tant que je vivrai, je vous interdis de vous en prendre à lui. Ensuite, vous ferez ce que vous voudrez.

— Il va donc pouvoir continuer à assassiner de pauvres filles dans les rues de Paris les nuits de pleine lune ?

Richelieu haussa les épaules.

— À ses risques et périls. La nuit, tous les chats sont gris mais je lui parlerai. Et, à ce propos, je veux votre parole de gentilhomme de ne rien tenter avant ma mort. Il est possible, en effet, que ces malheureuses trouvent un vengeur parmi les hommes de l’ombre. Il me déplairait de vous accuser, vous ou quelqu’un des vôtres !

— Monseigneur, gronda Beaufort, vous me faites regretter d’être venu vous demander justice. Si j’étais allé l’égorger chez lui par une nuit bien sombre vous n’auriez jamais imaginé que j’étais le coupable.

— Ne vous y fiez pas ! Je sais toujours ce que je veux savoir et, Laffemas mort, il me restait Laubardemont qui est redoutable. Votre coup d’éclat de La Ferrière a bien eu des témoins : il aurait passé tous les paysans à la question pour connaître le vrai et il vous aurait trouvé sans grande peine. Alors vous auriez senti le poids de ma colère, tout prince que vous êtes. Vous avez, au contraire, agi avec plus de sagesse que vous ne l’imaginez.

Pour échapper au terrible regard qui semblait vouloir le fouiller jusqu’au fond de l’âme, le jeune duc détourna la tête. Un combat se livrait en lui : jurer de ne pas étrangler ce misérable la première fois qu’il l’apercevrait, c’était trop lui demander. Comment répondre des forces violentes dont il se savait habité ? Sauraient-elles patienter encore… quelques années ? Mais Richelieu lisait en lui comme dans un livre ouvert :

— Ma santé est toujours aussi détestable, dit-il avec un demi-sourire. Ce ne sera peut-être pas aussi long que vous le craignez…

— Cette pensée, Éminence, ne m’a même pas effleuré.

— Vous êtes un homme d’honneur. C’est pourquoi je veux votre parole !

Beaufort le regarda droit dans les yeux :

— Je n’ai pas le choix. Vous avez ma parole de gentilhomme et de prince français !

Puis, esquissant un salut qui n’avait rien de protocolaire, il vira sur ses talons et s’enfuit en courant avec une impression qu’il ne connaissait pas encore et qui était celle de la défaite. Il se sentait vaincu par ce serment qu’on lui avait arraché et qu’il n’aurait jamais prêté s’il avait été seul en cause. Mais les siens, tous ceux de sa maison, pouvait-il jouer avec leur liberté ou même leur vie ? Le plus dur, pourtant, c’était peut-être l’impression sourde qu’il emportait avec lui : Richelieu n’était pas mécontent qu’on lui annonce la mort de Sylvie. L’un des témoins de la naissance du Dauphin ne le soucierait plus…

Il souffrit plus encore lorsque, atteignant le grand vestibule, il aperçut une noire silhouette, la dernière qu’il souhaitât rencontrer : le Lieutenant civil venait sans doute donner à son maître les dernières nouvelles de Paris. Le sang du jeune duc ne fit qu’un tour, et, machinalement, il porta la main à la garde de son épée, puis pensa qu’il venait de donner sa parole. Il s’accorda quand même une petite satisfaction : fonçant droit sur le personnage, il le bouscula si rudement que l’autre perdit l’équilibre et tomba sur les marches avec un cri. Avec la superbe d’un prince du sang pour qui la canaille n’existe pas, François, sans seulement tourner la tête, passa son chemin et rejoignit ses chevaux.

— Eh bien, monseigneur, soupira Ganseville, je commençais à me demander si l’Homme rouge ne vous avait pas jeté dans quelque oubliette[26] ou envoyé à la Bastille. Je m’attendais à vous voir paraître désarmé entre quatre gardes.

— Qu’aurais-tu fait alors ?

— J’aurais suivi, bien sûr, car ce pouvait être aussi Vincennes. Ensuite, je serais allé rameuter tout l’hôtel de Vendôme ainsi que tous vos amis, et même un peu de populaire, pour qu’ils aillent en corps assiéger le Roi et nous aurions clamé partout ce qui s’est passé à La Ferrière.

Beaufort savait qu’il l’aurait fait. Entré à son service comme écuyer au moment de sa première campagne militaire, ce Normand blond qui lui ressemblait un peu par la taille et la couleur des cheveux possédait les qualités de son terroir : obstination dans la fidélité et fidélité dans l’obstination, plus l’art consommé de ne dire ni oui ni non et une vraie passion pour les chevaux. Joyeux compagnon, au demeurant, aimant les filles et doué d’un magnifique appétit, il s’entendait assez mal avec l’autre écuyer de Beaufort, Jacques de Brillet, un Breton calme et froid dont les mœurs s’apparentaient plutôt à celles d’un moine. Brillet se méfiait des femmes, ne buvait pas, mangeait juste ce qu’il lui fallait, priait beaucoup, connaissait la Bible comme un protestant et ne perdait pas une occasion de citer les Évangiles. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir aussi mauvais caractère que son confrère. En fait, ces deux garçons de vingt-trois et vingt-quatre ans s’accordaient seulement sur un point : leur dévouement total et entièrement dépourvu de jalousie mutuelle à leur jeune duc.

— Si Richelieu ne m’a pas embastillé, il s’en est fallu d’un cheveu. Encore ne m’a-t-il laissé libre que contre ma parole de ne pas attenter à la vie de Laffemas jusqu’à ce que lui-même ait quitté ce monde ! J’ai un peu honte de moi…

— Faut pas ! J’en aurais fait tout autant. On dit que la vengeance a meilleur goût si on la mange froide…

— Brillet te dirait que la vengeance appartient au Seigneur.

— Il le dirait, oui, mais n’en penserait pas un mot ! Votre emprisonnement n’aurait servi à personne et aurait fait de la peine à trop de monde.

— Ce n’est pas une raison suffisante. Je ne sais pas si je parviendrai à ne pas me parjurer. Tu as vu, il y a un instant ? Le seul aspect de ce misérable me rend fou !

— Calmez-vous, mon prince, et écoutez-moi un peu : vous avez juré à Richelieu de ne pas tuer son Lieutenant civil ?

— Je viens de te le dire.

— Mais vous n’avez juré à personne de ne pas tuer Richelieu ?

Ganseville avait émis son conseil avec un si bon sourire que Beaufort ne comprit pas tout de suite :

— Qu’est-ce que tu viens de dire ?

— Vous avez très bien entendu. Et ne faites pas l’effarouché ! Vous ne ferez jamais que grossir le nombre de ceux qui rêvent chaque nuit de délivrer le Roi de son ministre. Demandez plutôt au duc César, votre père !

Soudain, François éclata d’un rire énorme qui le libéra de son angoisse. Allongeant une bourrade dans l’épaule de son écuyer, il sauta à cheval :

— Quelle idée magnifique ! J’aurais dû y penser plus tôt ! Ah, j’allais oublier : le chevalier de Raguenel a été reconnu innocent des meurtres dont on l’accusait. Il a dû rentrer chez lui.

— Y allons-nous ?

Le visage de François s’assombrit de nouveau :

— Non !… Non, pas encore. J’ai besoin de réfléchir un moment… et puis de me confesser !

Ganseville faillit lancer une plaisanterie, mais il pensa d’expérience qu’elle serait mal venue. C’était toujours ainsi quand le visage de son maître revêtait certaine expression de gravité proche de la sévérité. Sans être aussi pieux que Brillet, François ne transigeait jamais avec ses devoirs de chrétien et sa foi était profonde, même si sa vie quotidienne montrait quelque tendance à malmener certains des dix commandements.

— En ce cas, nous allons à l’hôtel de Vendôme d’abord et chez les Capucins ensuite ?

— Non. Nous allons d’abord à Saint-Lazare. Je veux m’entretenir avec monsieur Vincent.

Tout de suite inquiet, Ganseville demanda :

— Est-ce à cause de… ce que je viens de proposer ? L’idée ne vient pas de vous, monseigneur. Vous n’avez pas à vous en accuser.

François tourna vers lui un regard las.

— De quoi parles-tu ?… Ah ! De la mort du… Je n’ai encore rien tenté dans ce sens et je ne suis pas certain d’en avoir vraiment envie. Non, j’ai d’autres péchés. Ainsi, ces derniers temps j’ai beaucoup menti. Et je n’aime pas ça…

Sise hors la ville, dans le faubourg Saint-Denis, la maison de Saint-Lazare possédait sans doute, en comparaison de ses pareilles, le plus vaste domaine religieux sous le ciel de Paris. C’était aussi, par sa composition, la plus étrange, à la fois hôpital, léproserie – cela depuis sa fondation –, lieu de retraite, séminaire et maison de correction, car l’on y enfermait les jeunes gens trop turbulents dont les parents avaient à se plaindre. En outre, seulement séparé de la rue par un petit jardin, il y avait là un logis royal où les rois ne s’arrêtaient que deux fois dans leur vie : la première lors de leur « joyeuse entrée » dans leur capitale, l’autre lorsque leur dépouille mortelle se dirigeait vers Saint-Denis.

Sur ce vaste ensemble régnait un homme proche de la soixantaine mais robuste encore. Dans le visage plein, un peu allongé par la barbiche mise à la mode par Henri IV, s’affirmaient un nez puissant, des yeux petits et vifs sous les profondes arcades sourcilières, une grande bouche sans cesse plissée d’un sourire malicieux. Il s’appelait Vincent de Paul, né dans un pauvre village des Landes, un simple paysan dont il n’avait jamais voulu abandonner l’apparence, à la seule exception d’une soutane, toujours la même et que le temps n’arrangeait pas, mais il était le plus beau cadeau que le Sud-Ouest eût fait à la France avec le bon roi Henri. Une tournure rustre, mais une âme lumineuse habitée par un véritable amour de Dieu et des hommes.

Son chemin dans la vie était lui aussi surprenant. La prêtrise très tôt, permettant les études en dépit du peu de biens, une culture acquise à force de travail lui avaient valu d’être choisi comme précepteur des enfants de Philibert de Gondi, duc de Retz, général des galères, dont il était devenu l’aumônier. Le plus étrange d’ailleurs qu’on eût jamais vu : un homme qui, voyant vaciller un galérien sous le fouet d’un comité, avait exigé qu’on l’enchaîne à sa place ! Cependant il refusait les honneurs et, un beau jour, abandonnant la haute famille dont il était le confesseur, il était parti avec son baluchon pour devenir curé d’un village perdu dans la Dombe marécageuse, Châtillon, où régnaient en permanence les fièvres, la misère, l’indifférence des nantis. Et là, en six mois, il avait tout changé, s’attirant même l’amitié des protestants. Cependant, les Gondi ne l’oubliaient pas : la duchesse morte, son époux entrait à l’Oratoire en léguant à « monsieur Vincent » – le pays tout entier allait lui donner ce nom comme un sacre ! – assez d’or pour fonder sa congrégation des Prêtres de la Mission. Une mission qui n’était pas encore tournée vers les terres lointaines mais vers celles, souvent misérables, des villages et des hameaux – à commencer par ceux qui entouraient Paris – où il était davantage question de subsister que de vivre et pour qui Dieu paraissait bien lointain. Sans doute les hommes de monsieur Vincent apportaient-ils la parole divine, mais ils s’efforçaient de soulager les souffrances les plus criantes et, au besoin, de donner un coup de main aux travaux des champs…

C’est à cet étonnant personnage qu’il connaissait depuis longtemps et que la maison de Vendôme révérait que François souhaitait confier les tourments de son esprit et de sa conscience.

Il le trouva dans l’apothicairerie, les manches retroussées sur ses bras musculeux et occupé à malaxer des feuilles de chou avec de l’argile. Malheureusement il n’était pas seul et le jeune homme qui lui tenait compagnie était bien le dernier que François désirât rencontrer. Ce fut celui-ci, d’ailleurs, qui accueillit le nouveau venu en lançant d’une voix claironnante :

— Voyez donc un peu qui nous arrive, monsieur Vincent ! L’astre des belles de Paris éclipsé depuis des semaines ! Où donc étiez-vous passé, mon cher duc ?

Celui-ci commença par saluer le maître de la maison avec un grand respect avant de répliquer :

— Si j’avais su vous trouver là, monsieur le bel esprit, je serais venu plus tard.

Sans interrompre son travail, Vincent de Paul se mit à rire :

— Quelle belle entrée en matière ! Vous n’allez pas, mes enfants, confondre la maison du bon Dieu avec la place Royale !… Soyez le bienvenu, François ! Il y a longtemps que je ne vous ai vu. Et vous, mon garçon, faites-lui place !

Il avait une voix chaude, un peu rude, mais combien rassurante et compréhensive, teintée d’un joyeux accent gascon.

— Ce que c’est que d’être duc ! soupira l’interpellé, mais Beaufort haussa les épaules, pas dupe un seul instant de cette fausse humilité. Il connaissait en effet Paul-François-Jean de Gondi, neveu de l’archevêque de Paris et frère de l’actuel duc de Retz, depuis l’enfance où ils s’étaient retrouvés à plusieurs reprises à Belle-Isle pour quelques jours d’été insouciants. Et il ne l’aimait guère. Non à cause de son physique bizarre : petit, noiraud, le nez en pied de marmite, toujours mal peigné, les jambes torses et d’une maladresse presque passée à l’état de proverbe, car il était incapable de boutonner seul son pourpoint, mais à cause d’un esprit vif et affûté comme un rasoir qui pétillait dans ses yeux aussi noirs que le reste de sa personne. Destiné à l’Église par un père fort pieux, il en suivait les études avec dans la tête l’idée de ne jamais se faire ordonner : il aimait bien trop le plaisir et les femmes ! On lui connaissait au moins deux maîtresses : la princesse de Guéménée qui avait vingt ans de plus que lui et la jolie – et jeune ! – duchesse de La Meilleraye dont l’époux était le Grand Maître de l’artillerie.

En résumé, un personnage tout à fait hors du commun ainsi que l’avaient prédit, au jour de sa naissance, les gens du village de Montmirail, en Champagne, parce qu’ils avaient pris dans la rivière un esturgeon – poisson tout à fait inhabituel – à l’heure même où la duchesse sa mère accouchait au château. La sagesse populaire en conclut que le nouveau-né serait un phénomène.

Brave au demeurant et maniant joliment l’épée, il avait reçu de monsieur Vincent, alors son précepteur et celui de ses frères, les premiers germes de la culture ainsi qu’une ferme éducation chrétienne. Il ne lui en restait que peu de foi et un grand respect, une véritable affection pour un homme qu’il n’arrivait pas à comprendre vraiment. Quant à Beaufort, il lui rendait volontiers son inimitié et s’entendait à brocarder sa réjouissante absence de culture et un esprit moins acéré que le sien.

Un seul point commun entre « l’abbé de Gondi » et François : tous deux détestaient Richelieu. Le premier par orgueil : il s’estimait l’échine trop raide pour plier devant un homme qu’il jugeait son inférieur par la naissance. S’il lui accordait quelque mérite, il disait aussi que « Richelieu n’avait aucune grande qualité qui ne fût la cause ou l’effet de quelque grand défaut ». Le second pour les raisons que l’on sait et aussi par amour pour la Reine qui avait tant souffert du Cardinal-duc.

Ainsi qu’on l’y invitait sans trop de ménagements, Gondi se retira, au vif soulagement de François qui attendit son départ pour exposer le but de sa visite :

— Je suis venu, monsieur Vincent, vous prier de bien vouloir m’entendre en confession.

Sans cesser son ouvrage, le vieux prêtre haussa les sourcils :

— Vous confesser, moi ? Mais, mon enfant, n’avez-vous pas à l’hôtel de Vendôme Mgr l’évêque de Lisieux, Philippe de Cospéan, qui veille aux âmes de la duchesse votre mère et de votre gentille sœur ? Je sais qu’il est là en ce moment…

— Certes, et c’est un saint homme, mais fort distrait et trop enclin à l’indulgence pour ceux de notre famille. Et moi, j’ai besoin d’un autre regard…

— Ah !

Monsieur Vincent arrêta son malaxage et resta un instant les mains en l’air, considérant avec une sorte de désespoir le tas de feuilles de chou qui attendaient d’être écrasées.

— Je vous entendrais volontiers, mon fils, mais je vous avoue avoir peine à quitter tout ceci. Notre frère apothicaire est malade et nous avons un urgent besoin d’une grande quantité de cet onguent miraculeux pour nos rhumatisants. Et Dieu sait si ce petit printemps humide les fait souffrir ! Or, je vais devoir vous emmener à la chapelle…

— Est-ce bien nécessaire ? Vous pourriez m’entendre en continuant de travailler et… moi aussi. Laissez-moi vous aider !

Sous l’œil rieur du vieil homme, Beaufort ôta son pourpoint, retroussa les manches de sa chemise et s’ajusta un tablier qu’il trouva dans un coin. Après quoi, s’emparant d’un grand mortier, il entreprit d’y piler les grosses feuilles vertes selon les indications de monsieur Vincent que cette initiative amusait et attendrissait, sans l’empêcher toutefois d’écouter avec un sérieux plein de gravité ce que François avait à lui dire.

Le jeune homme n’oublia rien de ce qui, depuis plusieurs mois, pesait sur sa conscience de chrétien. Son auditeur comprit vite que ce qu’on lui confiait là n’était rien d’autre qu’un secret d’État sur lequel se greffait la terrible aventure d’une petite fille d’honneur broyée par le cruel amour d’un monstre. Un monstre à la vie duquel, cependant, le pénitent avait dû jurer de ne pas toucher pour une autre raison d’État.

Cependant, son absolution fut pleine et entière, sous la seule condition que François promette de ne plus approcher la Reine en son intimité.

— Les voies de Dieu sont impénétrables, murmura-t-il enfin. S’il a permis que vous deveniez l’instrument du Destin, vous devez, dès à présent, l’oublier…

— Oublier ? Vous n’imaginez pas à quel point je l’aime !

— Je ne veux pas le savoir ! Cette femme doit vous être désormais sacrée de par le fruit qu’elle porte et dont le père ne peut être que le Roi. Vous m’avez bien compris ? De cet instant, vous ne devez plus être pour la Reine qu’un très fidèle sujet, un ami si vous vous en sentez le courage, mais surtout rien de plus ! Le jurez-vous ?

Si puissante était l’emprise de ce petit homme fruste que François, fasciné, étendit la main pour le serment sans songer que c’était au-dessus d’un mortier plein de feuilles de chou et non sur l’Évangile : pour l’un comme pour l’autre, le geste avait la même signification.

— Pour le reste de ce que vous m’avez confié, ajouta monsieur Vincent, je vous absous aussi car, en vérité, vous ne pouviez agir autrement. Allez en paix !

En quittant Saint-Lazare, Beaufort se sentait à la fois soulagé et malheureux. Il avait bien pensé que le saint homme n’accepterait pas qu’il poursuivît ses relations amoureuses avec Anne d’Autriche, et il était de toute façon impossible qu’il en fût autrement. Cela, il le savait, mais dès l’instant où l’interdiction divine se dressait entre eux, la Reine lui devenait encore plus chère, encore plus désirable. En lui amenant son cheval, Ganseville se mit à renifler :

— Quelle drôle d’odeur, monseigneur ? Ce n’est tout de même pas celle de la sainteté ?

En dépit de sa tristesse, François ne put s’empêcher de rire. C’était d’ailleurs un besoin chez lui. Doué d’un grand sens de l’humour, il recourait volontiers au rire dans les moments de forte tension nerveuse. Cela le soulageait… Aussi, en sautant en selle, avait-il déjà retrouvé une partie de son optimisme habituel :

— J’ai écrasé des choux avec un pilon, grogna-t-il, mais comme c’était en compagnie de monsieur Vincent, la sainteté n’est pas loin. On rentre, à présent !

L’hôtel des Vendôme étant situé, comme Saint-Lazare, hors les murs de Paris, les deux cavaliers suivirent le chemin qui longeait les fossés afin de rejoindre le faubourg Saint-Honoré. C’était, jouxtant le couvent des Capucines qui semblait s’y intégrer, une vaste demeure dont les jardins, étendus au pied des moulins de la butte Saint-Roch, avaient amputé une part d’un marché aux chevaux. La duchesse de Vendôme, mère de François, y vivait le temps d’hiver avec sa fille Élisabeth et son fils aîné Louis, duc de Mercœur ; les beaux jours étaient réservés au château d’Anet ou à celui de Chenonceau, résidence habituelle et forcée de son époux, le duc César de Vendôme, fils bâtard mais reconnu d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, où un ordre d’exil du roi Louis XIII, son demi-frère, l’obligeait à résidence depuis plusieurs années[27]. C’était une demeure calme et pieuse où l’on entendait davantage le murmure des prières que le son des violons, et cependant le fils cadet aimait à retrouver son décor princier et la beauté de ses jardins. Sans compter l’affection de sa mère et de sa sœur…

Ce jour-là, pourtant, quelqu’un l’avait précédé et ce fut sans aucune joie qu’en pénétrant dans le cabinet de la duchesse Françoise, il retrouva l’abbé de Gondi installé là comme chez lui.

— Ah ! s’écria celui-ci en le voyant paraître. Je vous avais bien dit qu’il n’allait pas tarder ! On ne court pas chez une maîtresse en sortant de chez monsieur Vincent !

— Mon fils ! s’écria Mme de Vendôme dans un élan de joie, nous nous demandions où vous aviez disparu ces derniers temps, et, je vous l’avoue, votre sœur et moi étions assez en peine.

— Il ne fallait pas, ma mère, dit François qui passait à présent dans les bras d’Élisabeth. J’étais à Anet. Souvenez-vous, je vous avais dit mon désir de m’éloigner de Paris.

— Non sans raison ! fit Gondi d’un ton de componction que son regard pétillant démentait. Et ce séjour campagnard vous a conduit tout droit, au retour, entre les saintes mains de M. de Paul ! Qu’aviez-vous donc à vous faire pardonner ?

— Et vous ? rétorqua Beaufort dont le regard bleu virait au gris menaçant.

— Oh moi, je venais simplement prendre congé avant un assez long voyage que je compte faire à Venise et à Rome.

— Je ne vous savais pas si ami des grands chemins ? Comment allez-vous respirer loin de la place Royale et de l’Arsenal ?

— Notre pauvre ami ne peut faire autrement, soupira Élisabeth qui avait un faible pour cette espèce de lutin en petit collet. Le Cardinal veut qu’il s’éloigne depuis qu’il a osé briguer l’honneur de prêcher à la Cour. Son Éminence le réserve à M. de La Motte-Houdancourt qui est de ses amis…

— Ce que je ne suis pas, à Dieu ne plaise ! J’ai toujours dit que, sous ses airs de grand seigneur, c’était un faquin. Aussi ai-je choisi mon propre séjour avant qu’il ne prenne la peine de me l’indiquer. D’où Venise où j’ai quelques amis, et Rome où je verrai le pape. Mais, auparavant, ajouta-t-il sur un ton plus sérieux, je vais me rendre à Belle-Isle pour saluer mon frère.

À la surprise de sa sœur qui l’observait, François devint tout rouge et regarda le petit abbé avec une sorte d’effroi :

— Si votre absence n’est que momentanée, est-ce bien utile d’aller effrayer votre frère et votre belle-sœur avec des bruits d’exil ?

— Ils n’ont pas le cœur si sensible ! Et c’est une règle en famille de nous tenir toujours informés de nos grands voyages… Apparemment vous n’observez pas les mêmes principes, puisque votre mère et votre sœur ignoraient où vous étiez ?

Le jeune duc haussa les épaules avec humeur :

— Faut-il vraiment envoyer des lettres de faire-part pour se rendre à quelque vingt-cinq lieues et dans un domaine familial ? Allez à Belle-Isle si cela vous chante, après tout ! Quand partez-vous ?

— Dans trois ou quatre jours : le temps de saluer mon oncle l’archevêque de Paris et… quelques amies. Mais on dirait que ma visite à mon frère vous contrarie ?

— Pas le moins du monde ! Vous pouvez bien faire le tour de la Bretagne pour aller à Venise si cela vous chante !

— Si nous parlions d’autre chose ? proposa Élisabeth avec un petit air angélique. Et surtout, parlons de choses sérieuses : savez-vous, mon frère, que nous sommes fort en peine de notre Sylvie ? Voilà trois semaines qu’elle a disparu et tous, même la Reine, ignorent ce qu’elle est devenue.

— N’avez-vous rien appris sur elle, depuis ce temps ?

— Ce que l’on sait est plutôt inquiétant. Jeannette, sa femme de chambre qui l’attendait au château de Rueil dans la voiture du chevalier de Raguenel, l’a vue monter – je dirais même enlever ! – dans la voiture du Lieutenant civil. Corentin, le valet de M. de Raguenel, a volé le cheval d’un des gardes et suivi le carrosse. Et on ne l’a pas revu, lui non plus !

— Quelle imprudence d’aller se fourrer ainsi dans les pattes de l’Ogre, s’écria Gondi. Il n’est jamais bon de se mêler de ses affaires et j’ai bien peur que vous ne revoyiez jamais cette jeune fille… ni le valet !

— Vous n’imaginez pas qu’on l’aurait jetée à la Bastille ou dans quelque prison ? gémit la duchesse. Mlle de L’Isle n’a pas seize ans et Son Éminence l’invitait parfois à venir chanter pour elle. En outre, elle allait plaider pour son tuteur accusé de crimes si horribles qu’il était impossible de l’en croire coupable ! D’ailleurs, il a recouvré la liberté quelques jours après la disparition de Sylvie. Le malheureux est à moitié fou d’inquiétude…

Tout à coup, une pesante atmosphère d’angoisse s’étendait sur le paisible salon. Sensible comme toutes les natures nerveuses, l’abbé en fut affecté et, comme il s’estimait suffisamment occupé de ses propres soucis, il prit congé avec grâce, mais aussi un certain empressement. Ce qui fit grand plaisir à François. La duchesse, cependant, quittait son air affable pour une mine plus sombre.

— Nous sommes vraiment inquiètes pour Sylvie, dit-elle en prenant la main que sa fille tendait vers elle. Ces jours derniers, Mgr de Cospéan a obtenu audience du père Joseph du Tremblay qui est fort malade mais a tout de même bien voulu s’enquérir auprès de son frère, le gouverneur de la Bastille. Notre ami a eu toute assurance de ce côté : la pauvre petite n’est ni à la Bastille ni à Vincennes.

— Ce qui n’est guère plus rassurant, soupira Élisabeth, car en ce cas, où peut-elle être ? Nous avons pensé, bien sûr, aux souterrains de Rueil, et l’enlèvement dans la cour n’eût été qu’un leurre. Mais notre frère aîné pense que nous aurions vu revenir Corentin Bellec.

— Et nous sommes aussi très peinées que la Reine, vers qui nous sommes allées, n’ait pas pris plus de souci de sa fille d’honneur. Elle est toute à sa grossesse et ne veut entendre parler d’aucune affaire affligeante.

François eut un sourire. De tout ce qu’il venait d’entendre, il ne retenait qu’une information, l’Éminence grise, le plus secret, le plus ferme conseiller de Richelieu, allait vers sa fin et ce n’était pas une mauvaise nouvelle : tout ce qui pouvait affaiblir son ennemi l’enchantait. Mais, comme son air ravi semblait choquer « ses femmes », il se hâta de l’effacer et de demander :

— Où est Jeannette ? Je voudrais lui parler…

— Elle n’est pas ici, dit sa mère. Elle est partie dès que Perceval de Raguenel est rentré chez lui. Elle a voulu le rejoindre afin de partager cette terrible épreuve. Le malheureux fait peine à voir…

François n’eut pas le temps de commenter ces dernières paroles : le majordome entrait, annonçant un courrier du Roi, ce qui jeta un léger froid, comme si la sévère silhouette de Louis XIII venait s’interposer dans ce cercle familial. Le courrier, un officier de chevau-légers, apportait un pli cacheté d’un sceau de cire rouge.

— De par le Roi à monsieur le duc de Beaufort, dit-il en s’inclinant après avoir, à l’intention de la duchesse et de sa fille, balayé le tapis des plumes rouges de son chapeau. Puis, son message délivré, il se retira, laissant les deux femmes brûlantes de curiosité. D’un doigt nerveux, François fit sauter la mince plaque aux armes de France et ouvrit le message mais, à mesure qu’il lisait, son visage se rembrunit :

— Le roi m’envoie rejoindre en Flandre le maréchal-duc de Châtillon, ma mère… Je dois partir dès que mes équipages seront prêts.

— Vous allez vous battre, mon fils ? Mais je croyais…

— Que le Roi dédaignait pour ses armes le sang des Vendôme ? Apparemment, le Cardinal ne pense pas comme lui…

— Mais votre frère ?

— Rien ici ne concerne Mercœur. Il peut rester tranquillement à Paris. Ce que je ne lui envie pas, d’ailleurs, et je ne vous cache pas qu’en d’autres temps je serais fort heureux d’aller respirer l’odeur de la poudre, seulement j’aurais préféré que ce soit plus tard. C’est pourquoi je sens derrière cet ordre la main du Cardinal. Il ne m’aime pas et si un mousquet espagnol pouvait le débarrasser de moi, il en serait heureux…

— Ne dis pas de telles choses ! s’écria Élisabeth. Tu ne vas pas…

— Me faire tuer ? Je n’ai pas la moindre envie d’accorder ce plaisir à Son Éminence… À présent, si vous voulez bien, ma mère, veiller à mes préparatifs, je vous en serai très reconnaissant. Voyez avec Brillet ! Moi je dois sortir et j’emmène Ganseville.

— Vous sortez si tard ? Mais…

— Ne vous alarmez pas ! Une simple visite et je n’en ai pas pour longtemps.

Lorsqu’il se fut éloigné, Élisabeth s’approcha de sa mère dont le visage venait de pâlir et qui murmurait :

— Où peut-il bien aller ? J’espère qu’il ne va pas se créer quelque affaire…

La jeune fille prit sa main et la posa contre sa joue fraîche.

— On dirait que vous ne le connaissez pas, ma mère ? Peut-il quitter Paris sans aller saluer quelque belle dame ? On parle toujours, à son propos, de Mme de Montbazon, mais je ne crois pas qu’il y ait quelque chose entre eux. Peut-être Mme de Janzé ?

François n’allait ni chez l’une ni chez l’autre. Il aimait trop la Reine pour vouloir une autre femme. Pour le moment, il fonçait, suivi de Ganseville, le long de la rue Saint-Honoré, puis de la rue de la Ferronnerie, de la rue des Lombards qui s’ajoutaient l’une à l’autre et enfin de la rue Saint-Antoine, vers la Bastille, traversant ainsi Paris sur toute sa largeur et dédaignant la rue Saint-Thomas du Louvre où se trouvait l’hôtel de Montbazon. Mais bien avant d’atteindre la vieille forteresse, il prit à main gauche une rue assez étroite, sauta à terre devant un petit hôtel de belle apparence et, sans attendre que son écuyer s’en charge, alla actionner lui-même la cloche du portail :

— Allez dire à M. le chevalier de Raguenel que le duc de Beaufort désire l’entretenir sur l’heure ! Même si celle-ci lui semble un peu tardive ! Ce que j’ai à lui dire ne souffre aucun retard, déclara-t-il au portier effaré qui détala comme un lapin, laissant les deux cavaliers pénétrer dans la cour à leur guise.

— Je croyais, remarqua l’écuyer, que vous vouliez attendre un peu avant de le rencontrer ?

— Je n’ai plus le temps d’attendre. Je pars pour la Flandre demain matin…

— Nous partons pour la Flandre, corrigea Ganseville. Et que voilà donc une bonne nouvelle !

— Non. J’ai bien dit « Je ». Toi, tu me rejoindras plus tard. J’ai une mission pour toi…

— Et je vais où ? fit Pierre déçu.

— D’où nous venons… mais tu n’iras pas seul : tu escorteras une jeune fille que tu connais déjà et dont tu prendras bien soin. J’aurais voulu le faire moi-même, mais le Roi et son ministre en ont décidé autrement.

— Vous me renvoyez en Bretagne ?

— Exactement. Et c’est Jeannette que tu vas emmener. Je la croyais près de ma mère mais, à ce qu’il paraît, elle est venue rejoindre M. de Raguenel dès sa sortie…

Il s’interrompit. Perceval accourait et François fut frappé du changement intervenu en si peu de temps : certes, sa mise qu’il avait toujours soignée tout en la maintenant dans la simplicité restait égale à elle-même mais, sous les épais cheveux blonds que la quarantaine peu éloignée argentait déjà aux tempes, le visage avait perdu son expression nonchalante et les yeux leur vivacité. En fait, le chagrin avait mis sa griffe sur chaque trait et François se reprocha de n’être pas accouru vers cet ancien écuyer de sa mère, cet ami de son enfance, dès son arrivée à Paris. Ce soir, les yeux gris étaient grands ouverts et interrogeaient autant que la voix :

— Vous ici, monseigneur ?… Venez-vous prendre la nouvelle que je redoute le plus ?

Beaufort prit ses deux mains dans les siennes et les sentit trembler, elles toujours si sûres :

— Entrons ! fit-il avec beaucoup de gentillesse. Ce que j’ai à vous dire n’est pas fait pour le vent de la nuit.

CHAPITRE 2 LE PORT DU SECOURS

Le lendemain qui était un dimanche, à cinq heures du matin, un couple de jeunes bourgeois, modeste, prenait place dans le coche de Rennes qui en une semaine tout juste allait le mener à destination. Dans l’époux, vêtu d’un solide drap gris fer à collet rabattu en toile de Hollande blanche, chaussé de lourds souliers à boucle et coiffé d’un chapeau noir à fond de cuve rond, personne n’aurait reconnu Pierre de Ganseville, l’élégant écuyer du duc de Beaufort. Il ne s’y sentait du reste pas très à l’aise : son épée lui manquait, mais il avait bien fallu la ranger dans le coffre que l’on avait embarqué à sa suite.

Ce genre de détail ne préoccupait pas sa compagne : il n’existait guère de différence entre le costume d’une bourgeoise et celui d’une femme de chambre attachée à la Cour. La robe grise à col et manchettes ornés de dentelle, la coiffe bien amidonnée étaient sa vêture habituelle et elle la complétait d’un ample manteau noir à capuchon qui l’enveloppait tout entière. Jeannette se sentait un peu moins triste : il faisait beau et le voyage – bien qu’elle n’en connût pas le but – lui plaisait d’autant plus qu’on ne serait pas cahoté trop longtemps dans cette patache publique, donc peu confortable et malodorante : à Vitré on la quitterait, sous un prétexte quelconque, en même temps que le déguisement de Ganseville, pour des chevaux de poste qui, par Châteaubriant, les conduiraient à Piriac où l’on embarquerait. L’important était de quitter Paris en déjouant une surveillance à laquelle Beaufort s’attendait de la part du Lieutenant civil. Laffemas ne devait plus ignorer à cette heure ce qu’il était advenu de La Ferrière et Raguenel lui avait laissé entendre que des gens à la mine suspecte s’intéressaient à sa maison depuis qu’il l’avait réintégrée. Aussi, la veille du départ, François avait-il ramené Jeannette à l’hôtel de Vendôme où se trouvait sa place naturelle, puisqu’elle y vivait depuis que Sylvie y avait fait son entrée.

En pensant à son maître, Ganseville se sentait mélancolique : tandis que lui-même se faisait secouer sur les gros pavés et les mauvaises routes, Beaufort escorté de Brillet et de deux valets galopait sur la route de Flandre avec en perspective la fièvre des combats, le grondement des canons, le crépitement des mousquetades, les roulements des tambours, la gloire peut-être… la vie enfin ! Sa seule consolation était que ce convoyage sans panache représentait une mission d’extrême confiance tenant à ce secret qu’il avait l’honneur de partager avec le maître qu’il aimait.

Les choses se passèrent le mieux du monde avec des compagnons qui n’obligeaient pas à la conversation : un prêtre priant toute la journée, une veuve pleurant tout autant, un couple âgé qui, lorsqu’il ne se chuchotait pas des secrets en gloussant, dormait avec application. Tout de même, en arrivant à Vitré, Ganseville se sentait de terribles fourmis dans les jambes. Jeannette mourait d’impatience mais, dans la vieille ville figée dans son superbe cadre féodal, il leur suffit d’un court passage à l’hôtel du Plessis dont les maîtres étaient de vieux amis des Vendôme pour que Pierre retrouve son aspect habituel. Ce fut au tour de Jeannette de perdre le sien : devenue un charmant cavalier – sa jeune maîtresse avait demandé qu’on lui apprît à monter afin qu’elle pût la suivre dans ses galopades à travers bois, à Anet ou à Chenonceau – elle sauta en selle avec une assurance qui fit plaisir à son compagnon, un peu inquiet d’abord sur le train que la présence d’une femme allait lui imposer.

— Me direz-vous enfin où nous allons ? demanda la jeune fille quand ils eurent atteint la première halte, à Bain. Pendant tout le voyage vous n’avez pas desserré les dents. Le beau mari que j’avais là aux yeux des gens qui nous entouraient !

— Auriez-vous souhaité que je vous fasse la cour ? fit Ganseville en riant.

— Oh non ! Ne le prenez pas en mal, mais j’ai déjà donné ma foi à un garçon dont j’ignore ce qu’il est devenu, ajouta-t-elle avec tristesse. Il a disparu avec notre petite demoiselle et on ne sait pas s’ils sont seulement encore de ce monde…

— Moi, je suis comme saint Thomas : tant que je n’ai pas vu je ne crois pas ! Quant à notre destination, c’est un petit port de pêche qui s’appelle Piriac.

— Et qu’allons-nous y faire ?

— Nous embarquer pour Belle-Isle. J’espère que vous avez le pied marin… J’ai horreur des gens qui vomissent.

— Et que ferons-nous à Belle-Isle ?

— Nous irons saluer M. le duc de Retz et Mme la duchesse. À présent, plus de questions. Vous en savez assez.

— Je ne suis guère plus avancée et j’aimerais bien comprendre tous ces mystères…

— Ma chère enfant, vous avez commis une grosse sottise en vous installant chez M. de Raguenel au lieu de rentrer sagement chez nous. Vous auriez dû être assez fine pour deviner que sa maison serait surveillée. Or j’avais mission de vous faire quitter Paris sans éveiller les soupçons des espions du Lieutenant civil. Voilà qui est fait…

— En ce cas, pourquoi ne pas m’en dire davantage ? Nous sommes bien loin de Paris…

— Parce que le gouverneur de la Bretagne, c’est le cardinal de Richelieu qui en a dépossédé le duc César, et que là où il s’est installé, il faut toujours craindre qu’il y ait un espion derrière chaque buisson.

— Et à Belle-Isle, il n’y en a pas ?

— Non. Elle est assez éloignée de la côte et appartient en propre à Pierre de Gondi, duc de Retz. Et maintenant, à cheval ! Je ne répondrai plus à aucune question avant que nous ne soyons là-bas. Et encore !…

Cette fois, Jeannette se le tint pour dit. D’ailleurs, la différence sociale existant entre elle, simple femme de chambre, et un gentilhomme lui imposait des limites qu’elle connaissait fort bien. Et puis le nouveau rythme du voyage n’autorisait guère les conversations, car il n’était plus question de s’arrêter avant la mer sinon pour changer de chevaux et se restaurer. Après Bain, par Redon et La Roche-Bernard, on atteignit l’estuaire de la Vilaine d’où l’on piqua droit sur Piriac, un petit port de pêche où la pauvre fille arriva rendue : une chose était de suivre Sylvie dans d’agréables randonnées campagnardes, une autre de sauter d’un cheval à l’autre sans désemparer, qu’il fasse jour ou qu’il fasse nuit.

— Je ne pourrai plus jamais m’asseoir ! gémit-elle quand Ganseville, enfin compatissant, l’aida à descendre de sa monture. Ni peut-être marcher !

— J’aurais dû vous conseiller les cataplasmes de chandelle, soupira celui-ci, mais cela nous aurait fait perdre du temps. Je conçois que cela vous soit pénible, que vous auriez préféré une voiture, mais les chemins sont mauvais en Bretagne et, avec un cheval, on est sûr de passer partout et vite !

— Nous sommes donc bien pressés ?

— Nous le sommes et cette chevauchée nous fait gagner trois jours. Or, il est impératif que nous arrivions à Belle-Isle avant quelqu’un d’autre ! Allons, courage ! Je vous promets une surprise à l’arrivée…

La laissant assise sur un rocher, Ganseville alla se mettre en quête d’un bateau, après quoi, en attendant la marée, il entreprit de refaire leurs forces au moyen d’une soupe de poissons délectable et de galettes de sarrazin sucrées au miel, le tout arrosé d’un cidre un peu aigrelet.

Au soir tombant, tous deux embarquèrent sur une barque de pêche placée sous le vocable de Sainte-Anne-d’Auray. Jeannette, enveloppée d’une couverture sentant fortement le poisson pour la protéger des embruns, installa son séant douloureux sur une autre couverture que l’on plia pour elle au fond de la barque et, bien que ce ne fût pas le summum du confort, elle s’endormit aussitôt. Par chance, la mer était relativement calme et sa fatigue extrême lui évita les effets du roulis. Des quatre lieues séparant Belle-Isle de la terre ferme, elle ne vit donc rien, pas plus que de la pêche à laquelle les hommes se livrèrent chemin faisant.

Quand elle ouvrit les yeux, après qu’on l’eut secouée sans trop de douceur, le bateau franchissait le goulet d’un port qui, sous les couleurs roses de l’aurore, lui parut le plus beau du monde. Établi au débouché d’un de ces ruisseaux marins où remontait la marée, il s’enfonçait entre une colline plantée d’arbres tordus par les tempêtes et un promontoire rocheux portant une citadelle à tours basses et rondes dans lesquelles s’ouvraient les gueules noires des canons. Le bourg semblait couler derrière ces murailles qui le défendaient, cependant qu’au fond du port, un pont romain reliait les deux rives et desservait une longue demeure seigneuriale dont les jardins montaient à l’assaut d’une seconde colline, plus haute que la première[28]. C’était une grande et belle maison blanche dont les hautes fenêtres reflétaient les couleurs ardentes du soleil levant.

— Nous sommes à Belle-Isle, commenta Ganseville, et ce village qui en est le principal s’appelle Le Palais. Ce n’est pas difficile de comprendre pourquoi…

— Et c’est là que nous allons ?

— C’est là ! Vous allez y retrouver des gens que vous aimez et dont vous êtes en peine…

L’écuyer eut soudain l’impression que toute la lumière de ce jour naissant se réfugiait dans les yeux bleus de la jeune fille.

— Sylvie ? Oh, je veux dire Mlle de L’Isle…

— Chut ! Pas de noms !

Elle voulut s’élancer sur le chemin carrossable menant aux barrières de hauts tamaris protégeant les jardins des méfaits du vent, mais il la retint d’une main ferme :

— Restez tranquille ! Vous n’allez pas vous lancer dans cette maison en l’appelant comme une folle. Vous devez penser que si on l’a amenée ici, c’est pour une raison très grave. On l’y cache depuis qu’elle a échappé à un sort horrible dont la menace n’est pas encore éteinte. Aussi M. le duc a-t-il décidé, en accord avec M. de Gondi, qu’elle passerait pour morte jusqu’à ce que le danger soit éteint.

— Mon Dieu, mais qu’est-il arrivé ? gémit-elle, déjà prête à pleurer.

— Vous le saurez, mais pour l’instant marchons ! Nous n’allons pas rester plantés au milieu de ce chemin pendant des heures ! D’ailleurs, on vient à notre rencontre.

Deux laquais en livrée rouge s’approchaient pour s’enquérir des visiteurs. Ganseville tira une lettre de son pourpoint :

— De la part de monseigneur le duc de Beaufort à monsieur le duc de Retz[29], avec ses compliments !

Les valets saluèrent ; l’un d’eux prit la lettre cependant que l’autre s’emparait du sac de voyage de Jeannette.

— Si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre, dit le premier. Les deux voyageurs furent ensuite remis à un majordome qui les fit attendre dans un grand vestibule dallé de noir et blanc, en précisant que le couple ducal entendait à cette heure une messe matinale dans la chapelle du palais et qu’il ne pouvait être question de le déranger.

On patienta donc dans un silence quasi monacal que ni l’un ni l’autre n’osait briser, mais Jeannette se sentait dévorée d’impatience : où pouvait bien être la petite Sylvie dans cette grande baraque ? Quant à Ganseville, habitué à voir toutes les portes s’ouvrir devant son maître, il n’appréciait guère que son messager doive attendre comme un vulgaire solliciteur. Enfin une porte s’ouvrit et le duc en personne parut, suivi de son majordome. Ce fut à celui-ci qu’il s’adressa en premier :

— Conduisez cette jeune fille à Mme la duchesse qui l’attend chez elle ! Puis, se tournant vers Ganseville : « Heureux de vous revoir mon garçon ! J’espère que vous avez fait bon voyage ? Et que vous m’apportez des nouvelles. Venez donc par ici. Nous serons mieux pour parler dans mon cabinet. »

À trente-six ans, Pierre de Gondi, deuxième duc de Retz, en paraissait dix de plus : son long visage bruni par le climat portait les marques d’un ennui dû au fait qu’il s’était vu mis à la retraite trois ans plus tôt et qu’il le supportait mal. En effet, nommé général des galères du Roi en survivance de son père entré en religion après la mort de sa mère – le tout en 1627 – il avait été dépouillé par Richelieu d’un commandement qu’il aimait au bénéfice du neveu de celui-ci, le marquis de Pontcourlay. Depuis, il s’était renfermé dans son château de Belle-Isle pour y remâcher ses rancœurs : inutile de préciser qu’il ne portait pas le Cardinal-ministre dans son cœur.

Pendant qu’il se faisait donner par Ganseville les dernières nouvelles de la capitale, une jeune camériste bretonne, en costume régional, conduisait Jeannette à la chambre de la duchesse, occupée à se restaurer après la communion. Plus jeune de dix ans que son mari dont elle était d’ailleurs proche cousine, fille du précédent duc de Retz – le titre était passé de la branche aînée à la branche cadette – et sœur de la duchesse de Brissac, Catherine de Gondi aurait pu prétendre à la beauté si l’austérité de ses mœurs et une certaine dose d’avarice n’avaient figé ses traits au demeurant fins et délicats. Elle reçut Jeannette comme on reçoit une servante, c’est-à-dire qu’elle la laissa debout tandis qu’elle-même continuait à tremper du pain dépourvu de beurre dans du lait, sans pour autant cesser d’examiner la nouvelle venue. N’en espérant pas davantage, la jeune fille ne s’offusqua pas mais ne put s’empêcher de penser qu’un bol de lait lui aurait fait bien plaisir, à elle aussi. Enfin, la duchesse parla, après s’être soigneusement essuyé la bouche à une serviette brodée :

— Vous êtes la suivante de cette petite que M. de Beaufort nous a confiée ? D’où sortez-vous, ma fille ?

— D’Anet, madame la duchesse, où je suis née et où, très jeune, je suis entrée au service de Mlle de L’Isle. Je l’ai ensuite suivie à la Cour lorsqu’elle est devenue fille d’honneur de Sa Majesté la Reine…

— Cela se sent ! Vous n’avez point le ton campagnard. Eh bien, ma fille, sachez que votre maîtresse est en piteux état. Elle a été, à ce que l’on raconte, enlevée par un séide de Richelieu qui avait jadis poursuivi sa mère d’un amour détestable, livrée par lui et mariée de force à un autre séide de Richelieu qui aurait ensuite cédé ses droits d’époux au premier personnage qui en aurait usé de façon absolument déplorable…

Débité sur un ton d’indifférence, ce rapport succinct horrifia Jeannette :

— Oh, mon Dieu ! Et moi qui n’en savais rien ! Pauvre… pauvre petite fille !… Mais, pourquoi donc M. François… je veux dire Mgr le duc de Beaufort, l’a-t-il amenée ici ?

— Parce que si le duc a fait table rase du mari, il lui reste à abattre le bourreau principal, ce qui n’est pas aisé. Cette malheureuse avait besoin d’un asile éloigné, secret et, surtout, hors de toute atteinte des gens du Cardinal. Belle-Isle nous appartient en propre. Elle est terre souveraine et les gens du Roi eux-mêmes n’y ont point accès hors notre bon vouloir !

Si Jeannette comprenait mieux, elle n’en déplorait pas moins en son for intérieur que la pauvre Sylvie ait été confiée à cette femme qui était peut-être une grande chrétienne, ayant reçu l’enseignement de monsieur Vincent comme son époux, mais n’avait pas l’air d’en avoir tiré grand-chose sur le chapitre de la charité.

— Elle doit passer pour morte… du moins tant que le Cardinal vivra, conclut Mme de Gondi, et cette île du bout du monde a dû sembler l’idéal à M. de Beaufort.

— Puis-je demander à madame la duchesse de bien vouloir me faire conduire près d’elle ? J’ai hâte de commencer à lui donner mes soins et de juger par moi-même de son état.

— Il n’est pas brillant. Naïk va vous conduire. Quoi qu’en pense M. de Beaufort, nous avons souvent des visiteurs. Trop pour mon gré car, comme elle vivait à la Cour, il se pourrait que l’un d’eux la reconnaisse. Aussi l’avons-nous mise dans le petit pavillon au bout du jardin. Elle y vit sous la garde de la vieille Maryvonne qui a été au service de feu Mme de Gondi ma belle-mère, et de ce garçon, ce Corentin qui était au service de son… oncle, je crois ?

Le cœur de Jeannette bondit. Corentin ! Corentin était là lui aussi ! Son Corentin à elle, puisque, de tout temps, il était son promis ! Et cette bouffée de joie corrigea un peu le chagrin que lui causait l’exposé des faits si sec, si dépourvu de mansuétude, de la duchesse.

Un instant plus tard, elle trottait à la suite d’une jeune Bretonne à travers l’épais bosquet de figuiers, de palmiers et de lauriers qui tapissait les confins du parc. Une petite maison et un puits apparurent soudain dans une sorte de clairière, mais tout ce que vit Jeannette, ce fut son Corentin occupé à tirer de l’eau. Incapable de se contenir plus longtemps, elle laissa tomber son bagage et courut vers lui avec un cri de joie.

— Mon Corentin ! J’ai tellement cru que je ne te revenais jamais, s’écria-t-elle en pleurant de bonheur. Lui la regarda comme si elle tombait du ciel :

— Jeannette ?… Mais comment es-tu ici ?

— M. de Ganseville m’a amenée sur l’ordre de Mgr François.

Écartant la jeune fille, Corentin passa ses mains sur son visage dont Jeannette, alors, remarqua la fatigue. Il soupira :

— Seigneur Jésus ! Vous m’avez donc entendu ! Je ne vous remercierai jamais assez ! Peut-être est-il encore temps…

— Enfin, qu’y a-t-il ? demanda Jeannette reprise par l’angoisse. Mlle Sylvie ?

— Viens voir !

Elle vit, en effet, et son cœur se serra. Pâle et amaigrie, avec l’air de n’avoir plus que le souffle, Sylvie, vêtue d’une triste robe noire d’où dépassait un peu de lingerie, était étendue dans un fauteuil auprès d’un maigre feu. La masse de ses cheveux châtains aux si jolis reflets argentés, que personne ne songeait à arranger, était répandue en désordre sur ses épaules. Elle tenait entre ses mains un bol de lait qu’elle ne buvait pas, ce qui ne semblait guère soucier la vieille paysanne assise dans l’âtre et qui tricotait avec acharnement. L’ameublement – un dressoir, une table, quatre chaises et une petite armoire – était réduit au nécessaire. On n’y voyait pas la moindre tapisserie ni le plus petit tapis pour réchauffer murs et sol, mais un crucifix mural et un petit banc disposé devant rappelaient que l’on était dans l’un des domaines les plus pieux de France. Cela sentait l’abandon, presque la misère, et amena des larmes aux yeux de l’arrivante. Un élan la jeta à genoux auprès de sa jeune maîtresse qui n’avait pas paru remarquer sa présence et gardait les yeux clos. Elle ôta le bol dédaigné pour envelopper dans les siennes les mains fragiles.

— Mademoiselle Sylvie !… Regardez-moi ! C’est Jeannette, votre Jeannette.

Les jolis yeux noisette rougis par trop de larmes s’entrouvrirent et Sylvie souffla :

— C’est toi, ma Jeannette. Je croyais que je rêvais encore en entendant ta voix…

La sienne était faible, hésitante, comme si cette enfant de seize ans ne pouvait la porter bien loin. Jeannette cependant se relevait et, les poings aux hanches, examinait l’intérieur misérable avec une colère grandissante :

— En vérité, je crois qu’il était grand temps que l’on m’amène ici. Qu’est-ce qui a pris à Mgr François de vous confier à ces gens ?… Eh vous, la tricoteuse ! ajouta-t-elle en interpellant la vieille paysanne qui continuait son ouvrage, c’est comme ça que vous la soignez ? Vous ne voyez donc pas qu’elle est malade ? Vous n’avez pas l’air de vous douter que c’est une vraie dame et pas du tout habituée à ça ?…

— Ne te fatigue pas, dit Corentin. Elle ne te comprend pas et ne parle que le breton. Mme de Gondi pense que c’est mieux pour la sécurité de Mlle Sylvie qui passe pour une grande malade. Heureusement que moi je le parle…

— Qui passe pour une malade ? Mais elle l’est ! Tu vois bien qu’elle l’est. Et qu’est-ce que vous attendez tous, ta Mme de Gondi et toi ? Qu’elle meure ?

— Je vais t’expliquer, Jeannette, mais d’abord dis-moi qui t’a menée ici. Est-ce…

Elle devina le nom qu’il attendait :

— Non. Ce n’est pas Mgr François. Il est en route pour les armées. C’est M. de Ganseville qui m’a accompagnée. En ce moment, il est en train de parler à M. de Gondi, mais tu vas me dire pourquoi vous laissez ma petite maîtresse dans cet état, avec une vieille robe râpée, pas coiffée… sale, ma parole, et en la seule compagnie d’un vieux souillon ! Si M. de Raguenel voyait ça, tu passerais un mauvais quart d’heure.

— On ne me permet pas d’en faire davantage, ma pauvre Jeannette. Ici, c’est le territoire des femmes qui relève uniquement de Mme de Gondi. Dès le départ de Mgr François, elle nous a installés ici où elle vient de temps en temps, toujours seule par crainte des langues de ses suivantes. Personne ne doit savoir qu’on la cache et c’est moi qui vais chercher la nourriture. Elle, il lui est interdit de sortir pour éviter les curiosités.

Du coup, Jeannette explosa :

— Et la nourriture en question, on t’en donne beaucoup ? Tu n’es pas bien gras, toi non plus. Bonne Sainte Vierge ! Pourquoi l’avoir amenée dans cette île ? Comme s’il n’y avait pas à Vendôme ou à Anet des braves gens qui, eux, l’auraient bien soignée. Mgr François est-il fou ?

— Non, mais il aime Belle-Isle depuis l’enfance et pour lui c’est une sorte de paradis. En outre, il ne connaît pas vraiment les Gondi. Oh, le duc est un brave homme et je suis sûr qu’il ignore ce qui se passe…

— Et tu ne pouvais pas le lui dire ?

— Non. C’est la duchesse qui mène tout et, pour cette histoire, il s’en remet à elle plus encore. J’ai fait ce que j’ai pu, Jeannette, je te le jure et même, il y a trois jours, j’ai écrit à Mgr François pour qu’il trouve un autre refuge. Il n’imagine pas à quel point la duchesse est une femme sévère, de religion austère… Elle n’a pas beaucoup aimé que l’on nous amène… Viens un peu par là, ajouta-t-il en tirant Jeannette au-dehors avant de poursuivre. J’ai dans l’idée qu’elle croit que Mlle Sylvie est une bonne amie de François et, elle, je la soupçonne d’en être un peu amoureuse. Alors, tu juges !… Elle trouve commode de la séquestrer sous prétexte que le duc reçoit beaucoup de visiteurs et que certains pourraient la reconnaître. Et… ce n’est pas tout.

— Parce que ce que tu me racontes ne suffit pas ?

— Non. Le pire, c’est notre malade elle-même. Je… je crois qu’elle n’a plus envie de vivre. En dépit de toutes mes objurgations, elle se nourrit à peine. J’ai peur qu’elle se laisse mourir…

Jeannette avait pâli mais rentrait déjà dans la maison dont elle entreprenait la visite véhémente, allant ouvrir une porte donnant sur une chambre étroite aux volets clos et contenant juste un lit de bois, le tout en poussant des exclamations furibondes qui tirèrent Sylvie de sa torpeur :

— Je t’en prie, calme-toi !… Je me sens si faible…

— Comment ne le seriez-vous pas dans une maison où le soleil n’a pas le droit d’entrer ni vous d’en sortir ? Ce qui m’étonne, c’est que vous ne soyez pas encore morte avec ce régime barbare. Mais je vous jure que ça va changer ! Elle ne me fait pas peur, votre duchesse !

— Calmons-nous ! fit la voix joviale de Ganseville qui venait d’entrer et balayait le sol de ses plumes grises pour saluer Sylvie. Monseigneur vous baise les mains, mademoiselle, et regrette de n’avoir pu revenir en personne comme il l’aurait souhaité, mais il est soldat et un soldat doit obéir. Aussi nous a-t-il envoyés, comme Jeannette a dû vous le dire. En fait, nous venons vous changer de domicile parce que vous n’y êtes plus en sûreté. L’abbé de Gondi dont vous connaissez la langue agile et les idées folles arrive ces jours-ci. Aussi ai-je l’ordre d’acheter pour vous un petit bien à l’écart, où vous pourrez vivre indépendante avec vos gens. Je crois, d’ailleurs, ajouta-t-il en virant sur ses talons pour examiner les environs, que c’est tout à fait urgent… Quand Mgr François saura ça ! Ces gens vous traitent de façon indigne ! Cela m’étonne du duc…

— Alors emmenez-nous ailleurs, et vite ! s’écria Jeannette. Je ne vois pas pourquoi on achèterait quelque chose dans cette île inhospitalière. Il y a assez de coins tranquilles en Vendômois…

— Non. Mlle Sylvie passe pour morte et, si l’on a des doutes, c’est là qu’on la cherchera. Il faut qu’elle reste, mais soyez tranquille, Belle-Isle est vaste : elle ne verra plus jamais les Gondi si elle le veut.

— Je suis donc ici pour toujours, intervint douloureusement Sylvie.

— Non. Monseigneur viendra vous chercher dès que ce sera possible. Il vous faut seulement être patiente… et surtout recouvrer la santé. Vous êtes dans un état pitoyable. Monseigneur serait au désespoir de vous voir ainsi…

Un peu de rouge vint aux joues trop blanches. Depuis que François était parti, Sylvie laissait un sombre désespoir l’envahir, avec l’idée qu’elle ne le reverrait jamais plus. Pourtant, ce voyage vers le bout du monde lui avait été si doux…

Il y avait eu d’abord l’instant divin qui recommençait celui de l’enfance où il l’avait ramassée, sous les sabots de son cheval, où il l’avait prise dans ses bras et cajolée, et embrassée, parce qu’il avait si peur qu’elle soit en train de mourir. L’évanouissement de Sylvie, dû à un terrible épuisement, avait duré moins longtemps que François ne le croyait, mais c’était si merveilleux, après l’horreur qu’elle venait de vivre, d’être blottie contre lui et de se laisser bercer, caresser, qu’elle avait gardé ses yeux fermés plus longtemps qu’elle n’aurait dû. Il avait bien fallu, pourtant, revenir à la réalité…

La réalité, ce furent les soins qu’on lui donna à Anet une fois que la femme de l’intendant l’eût couchée dans l’une des deux ou trois chambres toujours prêtes à accueillir un membre de la famille Vendôme alors que le reste des appartements était fermé. La chance de Sylvie avait été que François de Beaufort fût venu y bouder en compagnie du seul Ganseville après que la Reine eut refusé de le recevoir en alléguant sa fatigue et que Mlle de Hautefort l’eut mis à la porte de Saint-Germain en disant qu’on lui ferait savoir quand sa présence serait souhaitée. Ce qui n’était pas pour le lendemain.

Lancé sur la trace des ravisseurs de la jeune fille, Corentin Bellec, qui s’était rendu au château pour y demander de l’aide, avait eu la divine surprise de se trouver en face du jeune duc et tous deux étaient partis à fond de train vers La Ferrière, pour y rencontrer Sylvie évadée de son enfer dans l’état que l’on sait. Un état qui s’était révélé pire encore qu’on ne le craignait lorsque la femme de l’intendant avait ôté la chemise tachée de sang, déchirée et salie par la descente dans le lierre et la chute sur le chemin : le corps fragile et gracieux était couvert de bleus et d’égratignures comme si on l’avait enfermé avec des chats furieux, mais surtout, le viol sauvage l’avait déchiré dans son intimité si tendre. Devant ce désastre, la femme de l’intendant s’était avouée impuissante :

— Une bonne sage-femme saurait que faire, dit-elle à François en lui rendant compte de la situation, mais celle que nous avons ici est le plus souvent prise de boisson et les femmes préfèrent s’arranger entre elles quand leur temps est venu. Dans ce cas, il faudrait aller chercher un médecin à Dreux. Mais le temps presse : la pauvre enfant perd encore du sang…

C’est alors que Ganseville avait eu une idée : pourquoi ne pas faire appel à la Charlot ? D’abord reçue avec des cris d’indignation, la proposition finit par retenir l’attention de Beaufort. La Charlot, c’était la tenancière du bordeau d’Anet, plus ou moins installé par Mme de Vendôme en personne afin de protéger les femmes et filles de la région quand elle et le duc étaient au château avec toute leur maison comportant un certain nombre de militaires. La duchesse, qui s’intéressait de près au sort des ribaudes, avait choisi leur maîtresse avec soin : chez la Charlot, la propreté n’était pas un vain mot et les filles recevaient des soins quand le besoin s’en faisait sentir. Ce fut donc elle qu’on appela et le verdict qui suivit son examen fut sans appel : il fallait recoudre les tissus déchirés.

Ce qu’elle fit avec une délicatesse inattendue après avoir fait boire à sa patiente un pot de vin additionné de grains d’opium que Ganseville se chargea d’aller prendre chez l’apothicaire. L’opération n’en fut pas moins douloureuse. Ensuite, Sylvie plongea dans un sommeil hanté de cauchemars tandis que Beaufort, son écuyer et Corentin repartaient pour mener à bien l’expédition punitive contre La Ferrière. Sylvie ne sut rien du conseil de guerre que l’on tint et qui aboutit à la décision de la faire passer pour morte et, afin de la mieux cacher, de l’emmener à Belle-Isle où les sbires de Richelieu n’auraient pas l’idée d’aller la chercher.

Ce voyage, Sylvie le gardait dans son cœur comme son plus précieux souvenir en dépit du fait que, relevant de fièvre, elle était encore faible et endolorie. Elle était seule avec François dans l’un des carrosses de voyage des Vendôme et, durant tout le trajet, il tint sa main dans la sienne quand il ne prenait pas Sylvie dans ses bras pour apaiser ses angoisses et le terrible sentiment de honte qui la taraudait. De la petite fille enjouée, rieuse, facilement emportée, tendre et malicieuse, Laffemas avait fait une trop jeune femme meurtrie, angoissée, malade de chagrin parce que consciente d’être avilie et se jugeant désormais indigne de celui dont, en dépit de la différence de rang, elle espérait arriver à gagner l’amour depuis sa prime enfance…

Avec une psychologie dont beaucoup l’auraient cru incapable, Beaufort, devinant ce qui se passait dans l’esprit de celle qu’il considérait comme une petite sœur, s’était efforcé tout au long du chemin de lutter contre les démons noirs qui assaillaient Sylvie, lui expliquant qu’elle était toujours la même, que ce qu’elle avait subi ne l’entachait pas plus que si elle avait été violée dans une ville prise d’assaut par des barbares, qu’elle devait considérer son mariage avec La Ferrière comme nul puisqu’elle avait été contrainte, qu’il n’avait pas été consommé et que de toute façon l’homme en question avait rejoint ses ancêtres. Elle devait songer avant tout à guérir, physiquement et moralement. Et il était là, il serait toujours là pour l’y aider ! Et puis, elle allait connaître Belle-Isle !…

Divines paroles qu’elle écoutait avec délices mais sans trop y croire. Elle connaissait la fougue que François apportait en toutes choses, surtout lorsqu’il était sous le coup d’une émotion violente. Elle savait aussi que la Reine possédait son amour… et ses sens. Et même la perspective de vivre dans cette île qu’il aimait tant n’arrivait pas à la consoler puisque, une fois rassuré sur son sort, il la quitterait. Il repartirait. Ne fût-ce que pour la venger de l’abominable Laffemas…

Pourtant, Belle-Isle l’enchanta. Le début du printemps, si froid et si humide sur le continent, s’épanouissait déjà sur cette terre au climat doux. Il y avait là des arbres inconnus et de grandes étendues de genêts qui l’ensoleillaient alors même que le ciel demeurait gris. Elle sut aussi qu’elle allait rejoindre François dans sa passion pour la mer. Peut-être, en effet, l’exil que le destin lui imposait serait-il moins cruel en face de l’océan dont les longues vagues changeantes venaient battre le pied des rochers de granit.

L’accueil qu’elle reçut l’enchanta moins. Non qu’il fût désagréable, au moins de la part du duc Pierre, affable et généreux, mais elle eut tout de suite l’impression de déplaire à Catherine de Gondi. La jeune duchesse eut beau déclarer que la rescapée pourrait demeurer chez elle aussi longtemps qu’elle le souhaiterait, c’était l’expression d’un devoir chrétien et non l’élan d’une sympathie. Encore ne sut-elle pas toute la vérité concernant Sylvie.

Peut-être François mit-il trop de chaleur dans son plaidoyer pour Sylvie, peut-être crut-on y entendre l’écho d’une passion, mais Sylvie surprit un éclair de colère sous les sourcils soudain froncés de la jeune duchesse qui, l’instant précédent, l’accueillait avec bénignité. Celle-là était-elle aussi amoureuse de son ancien compagnon de jeunesse, au temps lointain où les Vendôme séjournaient quelques semaines à Belle-Isle en été ?

Tant que Beaufort demeura dans l’île tout alla bien, mais à peine sa barque s’était-elle éloignée que l’on déménageait Sylvie dans cette bâtisse au fond du parc.

Elle l’eût peut-être préférée à l’atmosphère froide du palais si l’on n’avait décrété que les volets ne devaient jamais s’ouvrir « par prudence et afin que sa présence demeure ignorée des visiteurs éventuels ». La duchesse décida en outre que son état exigeait l’isolement. L’ancienne Sylvie eût sans doute protesté avec quelque violence, mais elle devait accepter ce que lui imposaient ceux qui lui accordaient l’hospitalité. Et elle resta là, gardée par la vieille Maryvonne taciturne et silencieuse, qui ne la comprenait pas et qu’elle ne comprenait pas. Et aussi par Corentin qui, lui, parlait parfaitement la langue bretonne. Impuissant et désolé, il tenta bien quelques objections mais on lui fit comprendre que si les nouvelles dispositions ne lui plaisaient pas, il pouvait toujours repartir…

Le jeune valet avait songé à galoper jusqu’à Paris pour mettre Beaufort au fait des réalités, mais comment abandonner à son sort un être si fragile et si douloureux ? Trouverait-il Beaufort au bout de la route ? Et surtout, celui-ci croirait-il ce qu’on lui dirait ? Une fois son amitié donnée, il avait beaucoup de mal à la reprendre. Pour lui, les Gondi étaient des gens merveilleux liés à de belles images d’enfance et il était certainement persuadé d’avoir fait le maximum pour le bien de Sylvie en la leur confiant… Alors, tandis que la pauvrette dépérissait, persuadée que François l’avait abandonnée, le malheureux Corentin faisait tous ses efforts pour l’empêcher de se noyer davantage, mais c’était de plus en plus difficile. Aussi, quel soulagement de voir arriver Jeannette et l’écuyer de Beaufort ! Il était vraiment temps !

Une heure plus tard, tandis que Ganseville retournait au château pour achever de tout régler avec Gondi, Jeannette faisait merveille. Elle avait ouvert les volets, s’était procuré ce qu’il fallait pour laver à fond sa jeune maîtresse qui en avait le plus grand besoin, l’avait obligée à manger un peu de soupe et quelques biscuits que Corentin était allé chercher aux cuisines, puis, bousculant la vieille Maryvonne qui tentait de s’interposer, elle avait emmené Sylvie, habillée d’une robe pourpre et coiffée, faire quelques pas sous les arbres pour « lui réapprendre à respirer » en profitant d’un petit rayon de soleil. Quant à Pierre de Ganseville, il se multiplia.

Le lendemain matin, une carriole qui servait à l’approvisionnement du château vint chercher Sylvie et Jeannette avec le peu de biens qu’elles possédaient. Ganseville la conduisait.

— Où allons-nous ? demanda Jeannette. Et où est Corentin ?

— Là où je vous mène. Il est en train d’achever les préparatifs pour vous recevoir…

— Est-ce que nous quittons cette maison ? fit Sylvie avec dans la voix un espoir qui ressemblait à de la joie.

— Si Mgr François avait pu supposer qu’on vous enfermerait là-dedans, jamais il ne vous aurait conduite ici, je peux vous l’assurer. C’est le langage que j’ai tenu à M. de Gondi qui en vérité ignorait tout de l’état où vous étiez réduite. Désormais, vous allez vivre dans une maison à vous, de l’autre côté du village et de la citadelle, loin de ce château. Vous y serez mieux et vous y serez libre !

Le départ s’effectua sous le seul regard de la vieille servante. La duchesse, à la fois soulagée et vexée, ne se manifesta pas. Quant au duc, il s’était rendu à Locmaria, à l’extrémité est de l’île, pour y inspecter une fortification qu’il y faisait construire. Sylvie en fut contente : elle avait senti une ennemie dans la femme qui avait promis à François de veiller sur elle. Où qu’elle aille, même dans une soupente, elle serait mieux qu’assise à son foyer.

Or il ne s’agissait pas d’une soupente, mais d’une petite maison jadis construite par les moines de l’abbaye de Quimperlé, lorsque, avant les Gondi, ils possédaient Belle-Isle. Sylvie l’aima tout de suite.

Adossée à un bois de pins dominant une crique, elle se composait d’une grande salle et de trois petites chambres qui étaient d’anciennes cellules monastiques. Sans doute les moines étaient-ils d’humeur méfiante, car leur logis était protégé par une porte solide, une croix de barreaux en fer forgé aux fenêtres et un muretin épais autour de ce qui avait dû être leur jardin. En outre, un moulin étendait ses ailes sur la même hauteur, à l’autre bout de la plage.

Sylvie eut un cri de joie en découvrant l’immense panorama de roches et d’eau étalé à ses pieds. La mer était basse et mettait à nu les pierres plates de la pointe de Taillefer qui s’avançait loin vers le nord, comme pour rejoindre les défenses naturelles, rochers et hauts-fonds de la pointe de Quiberon. Entre les deux, un bras de mer réputé difficile, la Teignouse, permettait le passage des vaisseaux. Tous noms qu’elle ignorait encore mais qui lui seraient vite familiers. À commencer par le lieu même où elle se trouvait.

— Ça s’appelle le port du Secours, lui expliqua l’un des deux villageois que Corentin avait réquisitionnés pour l’aider à installer son nouveau domaine. Ça tient à ce qu’on y trouvait l’aide des hommes de Dieu contre les misères du naufrage et les maladies de la terre.

— Pourquoi les moines sont-ils partis ?

— Ils s’entendaient pas avec les soldats de la citadelle. Et puis le prieuré, il est maintenant chez nous, à Haute-Boulogne. N’avaient plus rien à faire ici…

Renseignée, Sylvie alla s’asseoir sur un rocher pour contempler son nouveau décor. La mer, elle allait vivre désormais dans son souffle, au rythme de ses humeurs, de ses sommeils, et se trouverait ainsi plus proche de François qui aimait tant le grand océan où il avait bercé ses rêves d’enfant : « C’est en Bretagne qu’il est le plus beau. Rien de comparable avec la Méditerranée, si bleue, si soyeuse et si perfide, disait celui qui portait alors le titre de prince de Martigues. La mer du sud est femme, l’océan appartient aux héros : il est le mâle, il est le Roi ! Lorsque je suis auprès de lui, je peux rester des heures à contempler ses bleus, ses verts, ses gris, ses éclats neigeux et sa longue houle… » Oui, Sylvie serait bien ici pour attendre que sa vie brisée puisse reprendre un cours plus normal…

Le vent léger qui soufflait de l’intérieur lui apporta une bonne odeur de poisson grillé et réveilla une faim qu’elle croyait à jamais enfuie. Elle se levait pour suivre son nez dans cette direction quand Pierre de Ganseville qui descendait vers elle la rejoignit.

— Je venais vous chercher, dit-il avec bonne humeur. Il est temps de passer à table. Avez-vous un peu faim ?

Il eut son premier vrai sourire, celui un peu malicieux de la petite Sylvie de naguère :

— Oui. Je crois bien que je meurs de faim. Mais, dites-moi, monsieur de Ganseville, cette maison…

— Est à vous. J’avais ordre d’acheter un petit bien où vous seriez vraiment chez vous. Monseigneur a seulement paré au plus pressé en vous amenant ici où il comptait revenir. Moi, j’ai fini ma tâche et je vais partir à la marée du soir…

— Vous allez le rejoindre ?

— Oui. Quelque part en Flandre. Je sais qu’il m’attend avec impatience, mais je vous laisse cette fois en de bonnes mains…

— Encore un mot, monsieur de Ganseville ! Savez-vous quelque chose du chevalier de Raguenel, mon parrain qui était à la Bastille ?

— Bien sûr. Il en est sorti et, à présent qu’il est rassuré sur votre sort, tout va mieux pour lui…

— Viendra-t-il ici ?

— Non. Ce serait de la dernière imprudence. Sa maison est surveillée. Il doit porter le deuil et jouer son rôle. On n’a même pas osé lui permettre de vous écrire : nous aurions pu être arrêtés sur la route…

— J’attendrai donc ! soupira Sylvie qui ajouta : « Si vous le voyez d’aventure, dites-lui que je l’aime… »

— Et à monseigneur ? Que dirai-je ?

Elle s’empourpra soudain, comme si tout le sang de son corps remontait à son visage :

— Rien… Non, vous ne lui direz rien. Il sait déjà tout… ou du moins je l’espère…

Le lendemain, assise sur ce même rocher qu’elle adoptait définitivement, Sylvie ne vit pas le bateau de Ganseville quitter le port pour rejoindre Piriac : le promontoire que couronnait la citadelle bornait la vue de ce côté, mais elle n’éprouvait pas de peine. Un peu d’envie puisqu’il s’en allait vers François, et surtout une grande reconnaissance : sans lui, elle croupirait encore dans l’affreux pavillon aux volets clos. Maintenant, elle allait essayer de revivre, si toutefois les angoisses qui hantaient ses nuits consentaient à lâcher prise.

L’horrible nuit vécue à La Ferrière aurait-elle une suite ? Si cela était, Sylvie savait qu’en dépit de tous les principes chrétiens reçus chez Mme de Vendôme, elle n’aurait pas le courage de rester en vie et que les belles vagues transparentes de ce port du Secours le bien nommé l’emporteraient un soir, à l’heure où le soleil se couche…

Quelqu’un d’autre pensait à la même chose au même moment. Assise au seuil de la maison, un saladier sur les genoux, Jeannette écossait des haricots d’un geste machinal. Son regard ne quittait pas la frêle silhouette en robe grise posée sur le rocher. Sylvie allait mieux, c’était incontestable. Son arrivée et celle de Ganseville lui avaient apporté un regain d’énergie. Elle mangeait bien, mais les nuits demeuraient mauvaises. Qu’en serait-il si elle se retrouvait enceinte ?

Corentin qui revenait de la resserre avec une brassée de bûches s’arrêta au coin de la maison pour observer Jeannette à son tour : elle avait arrêté son épluchage et, le visage crispé, le cou tendu, regardait Sylvie. Alors il s’approcha :

— Je sais à quoi tu penses, lui dit-il. Elle est une femme comme les autres, à présent, et il arrive qu’un viol porte son fruit.

— Oui, répondit Jeannette sans bouger. Et je suis sûre qu’elle est hantée par cette idée. Elle en rêve la nuit et ne sait plus où elle en est : la violence qu’elle a subie et sa blessure ont sans doute dérangé ses menstrues… mais jusqu’à quel point ? Et cela remonte à plus de six semaines. Que ferons-nous au cas où… et surtout que fera-t-elle ?

— Oh ça, je peux te le dire : elle se tuera. Déjà quand nous l’avons ramassée, elle voulait le faire… dans les bassins d’Anet. Alors ici !… ajouta-t-il en désignant du menton l’étendue bleue crêtée d’écume. Notre devoir est tout tracé : il faut nous relayer pour la surveiller sans relâche.

— Et si nos craintes étaient fondées ?

— Tu penses bien que, depuis que je suis ici, je me suis renseigné. Il y a une garnison, donc des tentations pour les filles. Il paraît que, pas très loin d’ici, il y a une femme qui s’occupe de ces choses. Elle habite une grotte. Il y aurait d’ailleurs pas mal de sorcellerie dans l’île. On y adorerait encore les vieux dieux celtes…

— Tu crois qu’elle nous permettrait de l’emmener là-bas ?

— De force s’il le faut ! S’il lui arrivait malheur, M. le chevalier et Mgr François ne nous le pardonneraient pas.

Jeannette haussa les épaules :

— M. de Raguenel je veux bien, mais Mgr François j’en suis moins sûre ! Il est trop occupé de la Reine pour donner à notre Sylvie autre chose que de l’affection et de la pitié…

Corentin hocha la tête en plissant les lèvres d’un air dubitatif :

— Il tient à elle beaucoup plus qu’il ne le croit lui-même. Si tu l’avais vu quand on l’a trouvée sur le chemin et qu’il a appris… j’ai cru qu’il devenait fou. Et à La Ferrière, il n’a pas fait de quartier !

— Il aurait agi de même pour une petite sœur ou une cousine.

— Pas avec cette rage ! Si tu veux savoir ce que je pense, il est encore ébloui par la Reine mais elle a quinze ans de plus que lui et un jour il ne la verra plus du même œil.

— Soit ! Mais Mme de Montbazon ? Elle n’a pas quinze ans de plus que lui ? Seulement quatre et elle est très, très belle…

— Je ne crois pas qu’elle soit sa maîtresse. Il la courtise pour enrager la Reine. D’ailleurs, entre l’amour et le lit, il y a des différences… Remets-toi à tes haricots ! La voilà qui revient…

Sylvie quittait la plage et remontait l’escalier rustique menant à la maison. Elle avait l’air de compter quelque chose sur ses doigts…

Six jours plus tard, elle comptait encore. Quel que soit le temps, elle restait des heures assise sur un rocher, enveloppée dans la grande cape noire des femmes de l’île, regardant la mer avec des yeux de somnambule. Elle mangeait peu, dormait encore moins et recommençait à maigrir. Ravagés d’inquiétude, Jeannette et Corentin s’arrangeaient pour que l’un d’eux l’eût toujours dans son champ de vision et, sans qu’elle le sût, ils veillaient à tour de rôle la nuit devant la porte de sa chambre dont c’était la seule issue : la fenêtre avec sa croix de fer était trop étroite pour que l’on pût la franchir. Cependant, aucun d’eux n’osait aborder avec elle l’angoissant sujet, le seul qui pût la ravager à ce point.

— Il va falloir se décider, dit un matin Corentin qui, un panier au bras, se disposait à descendre au marché du Palais. On ne peut pas continuer comme ça ! Ce soir, je lui parle.

— C’est mon rôle, mais j’ai peur. Si cette femme allait l’abîmer ? On peut mourir de ça aussi…

Jeannette eut un regard désolé vers la porte close derrière laquelle Sylvie était censée reposer encore. Corentin l’attira contre lui pour l’embrasser :

— Tu préfères qu’elle se tue elle-même ? Crois-moi : nous n’avons plus beaucoup de temps…

Il n’y en avait même plus du tout. Dans sa petite chambre d’où elle avait tout entendu, Sylvie venait de décider d’en finir. Il n’y avait plus aucun doute à garder sur son état : dans quelques mois, si elle ne faisait rien, elle donnerait le jour à ce qui ne pourrait être qu’un monstre. Elle ne savait pas ce que projetaient Jeannette et Corentin mais, pour la délivrer, elle ne faisait plus confiance qu’à la mort. Elle s’y prépara, écrivit quelques mots qu’elle laissa bien en évidence sur son lit, s’habilla et attendit que le grincement de la porte d’entrée lui apprenne que Jeannette, la croyant toujours endormie, venait de sortir pour aller, comme chaque lundi, mettre sa lessive à tremper dans la resserre où Corentin lui avait aménagé une espèce de buanderie.

Dès qu’elle eut entendu le bruit, cependant léger, elle quitta sa chambre qu’elle referma soigneusement. Une fois sortie de la maison, au lieu de descendre vers les rochers, elle gagna le bois de pins en passant par-dessus le muret et se dirigea vers le nord où la côte s’ouvrait sur un éboulis rocheux dont la mer venait battre le pied. Sortie du bosquet, elle prit sa course à travers la lande. Le temps était gris, ce matin, presque doux, mais les vents se croisaient sur l’île qu’ils enveloppaient d’un tourbillon. Sur sa gauche, la mer apparaissait crêtée d’innombrables plumes blanches et les mouettes, sentant peut-être une tempête en gestation, filaient comme des flèches à la recherche d’un abri. Sylvie sourit : l’abri, elle allait le trouver bientôt, et il lui plaisait que ce fût dans ce décor que les genêts commençaient à dorer. Dans quelques jours tout serait jaune, de ce jaune qu’elle avait toujours tant aimé et qui lui allait si bien. Elle n’avait plus peur, plus honte. Elle se sentait délivrée, tant la prise d’une décision difficile enlève les plus lourdes charges. Elle pensait aussi que si Dieu lui pardonnait de choisir l’heure de sa fin sans lui en demander la permission, il permettrait peut-être à son âme de veiller sur son cher François. Le Seigneur, si bon, ne pouvait pas rester insensible à ce grand amour qu’elle portait dans son cœur et à qui elle allait sacrifier l’enveloppe charnelle qu’un autre avait souillée.

Un petit chemin s’ouvrait sur sa droite entre des rochers bas ourlés de lichens blancs. C’était celui dont elle connaissait l’aboutissement et elle s’y élança, forçant sa course dans sa crainte que Jeannette se soit aperçue de sa fuite. Sous ses pieds rapides il filait vite, et déjà elle en voyait la coupure dont elle savait qu’au-delà il n’y avait plus rien.

Pourtant, quand elle fut au bord, elle s’arrêta pour contempler une dernière fois le magnifique paysage marin, pour respirer encore un grand coup de l’air au goût d’algues et de sel. Elle ouvrit les bras et le vent s’engouffra dans sa cape comme dans la voile d’un navire. Elle allait s’élancer quand quelque chose lui tomba dessus et la traîna en arrière. Alors, croyant que c’était Jeannette, elle eut un cri de désespoir tout en se débattant :

— Laisse-moi ! Je t’en prie, laisse-moi ! Tu n’as pas le droit de m’empêcher…

Sa voix s’étouffa sous le tissu qu’on avait jeté sur elle pour l’arracher au vide. Quand on l’en débarrassa, elle était couchée en travers du sentier et un curieux personnage était à genoux sur elle. Un drôle de petit homme aux cheveux hirsutes et au nez en pied de marmite qu’elle reconnut avec tant de stupeur qu’elle ne sut pas le taire :

— Monsieur l’abbé de Gondi ?… Oh, mon Dieu !…

— Il est bien temps de vous soucier de lui, petite malheureuse qui alliez l’offenser si gravement ! Mais… mais je vous connais, moi aussi ! Vous êtes… la protégée de Mme de Vendôme, mademoiselle de… de… de L’Isle, acheva-t-il d’un ton de triomphe. Que diable faites-vous ici ? Vous n’alliez tout de même pas…

— Vous savez bien que si puisque vous m’avez retenue ! s’écria-t-elle, saisie d’une soudaine colère. Mais de quoi vous mêlez-vous ?

— De ce qui regarde tout homme honnête, surtout quand il se double d’un homme d’Église. Vous voulez vraiment mourir, vous si jeune, si charmante ?

— Il n’y a pas d’âge qui tienne, ni de charme quand on est désespérée… Allez-vous-en, monsieur l’abbé, et oubliez que vous m’avez vue !

— N’y comptez pas ! Vous allez revenir avec moi et…

Elle s’était relevée avec une souplesse de chat et d’un geste brusque le repoussait. Il faillit tomber mais réussit à attraper la cape noire dont l’agrafe commença d’étrangler Sylvie. Elle ne s’en débattit qu’avec plus d’énergie quand elle sentit que, profitant de cet avantage, il jetait ses bras autour d’elle.

Bien que petit, Gondi était plus fort qu’une gamine de seize ans. En outre, il pratiquait assidûment l’escrime et l’équitation qui lui donnaient de bons muscles. Pourtant, un moment le combat resta indécis tant Sylvie mettait de rage à défendre son mortel projet. Tous deux roulèrent à terre sans que l’un parvînt à prendre l’avantage sur l’autre et sans s’apercevoir qu’ils arrivaient au tournant du sentier. Et soudain, il n’y eut plus rien sous eux. Noués ensemble, ils tombèrent…

CHAPITRE 3 UN SI GRAND AMOUR.

À partir du 28 août, la France entra en oraison pour obtenir du Ciel l’heureuse délivrance de la Reine qui était près de son terme mais aussi, mais surtout, pour qu’elle lui donne un Dauphin. Le Saint-Sacrement fut exposé jour et nuit dans les églises de Paris. Les grandes prières publiques marquaient le début d’une attente que les médecins estimaient à huit ou dix jours.

Il n’en allait pas de même au Château-Neuf de Saint-Germain qu’Anne d’Autriche n’avait pas quitté depuis l’annonce de sa grossesse. En vue de l’accouchement, on préparait des logis pour les princes et les princesses qui devaient assister à l’événement. Le Roi, retranché dans le Château-Vieux[30], se trouvait encore trop proche de ce tohu-bohu et disparut deux jours dans son manoir de Versailles. Le Cardinal lui-même était parti pour Chaulnes.

Au centre de cette agitation, Marie de Hautefort veillait sur la Reine comme une louve sur son petit. Si le Roi s’était éloigné, c’était en grande partie pour fuir son humeur batailleuse. Il était, en effet, retombé sous son charme : après l’entrée au couvent de son seul véritable amour, Louise de La Fayette, Louis XIII avait cherché une épaule amie sur laquelle pleurer, aussi était-il retourné à ses anciennes amours. Mais d’épaule compatissante il ne trouva guère : toute dévouée à la Reine, la fière jeune fille abusa cruellement de son pouvoir pour faire payer à cet homme meurtri et malade toutes les avanies qu’Anne d’Autriche avait endurées de lui, et surtout le drame de l’année précédente[31]. Et c’était une épuisante guerre de brouilles et de raccommodements, d’autant plus pénible que les sens n’entraient jamais en ligne de compte. Pas question pour la jeune dame d’atour d’abandonner une virginité que d’ailleurs on n’aurait jamais osé lui demander, si cruels que fussent parfois les tourments du désir.

Ce jour-là, Mlle de Hautefort – que l’on appelait madame à cause de sa charge – debout près d’une fenêtre, regardait arriver l’un après l’autre les grands carrosses d’apparat amenant les hautes dames apparentées à la famille royale : la princesse de Condé et sa fille, la ravissante Anne-Geneviève, la comtesse de Soissons, la duchesse de Bouillon, la petite Mademoiselle, fille de Gaston d’Orléans frère du Roi, enfin la duchesse de Vendôme et sa fille Élisabeth. La cour d’honneur s’emplissait de bruit, de couleurs rehaussées d’or ou d’argent. Le coup d’œil était charmant : c’était comme si les jardiniers avaient décidé soudain de déverser devant le Grand Degré tout le contenu de leurs parterres avec leur musique propre : celle des oiseaux… Les princesses arrivaient toutes ensemble comme si elles s’étaient donné rendez-vous, mais les seuls hommes qui les accompagnaient étaient leurs serviteurs, laquais, cochers ou autres…

— Étonnant, n’est-ce pas ? fit derrière la jeune fille une voix amusée. Le Roi n’a autorisé que les dames : Monsieur son frère ne sera appelé qu’au tout dernier moment. Le duc de Bouillon et le comte de Soissons, entrés en rébellion ouverte, sont hors du royaume, le duc de Vendôme toujours exilé dans son château de Chenonceau où son fils Mercœur lui tient compagnie. Quant à son autre fils, Beaufort, il vient tout juste de rentrer de Flandre avec une jambe appareillée et le Roi ne tient pas à le voir…

Marie abandonna son poste d’observation pour prendre le bras de Mme de Senecey, la fidèle dame d’honneur de la Reine, et soupira :

— Oui, je crains que la Cour ne soit pas bien gaie ces temps-ci. Le Roi ne cesse d’écrire au Cardinal qu’il a hâte que la Reine accouche pour s’en aller d’ici… et nous n’avons même plus les chansons de notre petite Sylvie pour alléger l’atmosphère !

— Elle vous manque ?

— Oui. Je l’aimais beaucoup et j’enrage que l’on n’ait pas cherché à en apprendre davantage sur une mort aussi étrange. Qu’elle se la soit donnée à elle-même, je refuse d’y croire : cela ne lui ressemble pas. Je croirais plutôt…

Elle se tut en se mordant les lèvres.

— Eh bien, que croiriez-vous ?

— Non… rien ! Une idée folle…

Elle avait confiance en sa compagne, mais pas au point de l’introduire dans les secrets de la chambre de la Reine, ce secret qu’ils étaient trois seulement à partager : Pierre de La Porte, toujours en exil depuis sa sortie de la Bastille, elle-même et Sylvie. Il était bizarre, tout de même, que l’enfant eût disparu après un long entretien avec Son Éminence, et Marie n’était pas loin de penser que les oubliettes de Rueil n’étaient peut-être pas une légende. Si Richelieu se doutait de quoi que ce soit touchant les relations de la Reine avec Beaufort, il n’aurait de cesse d’éliminer les détenteurs du secret. Surtout si l’enfant était un garçon. Or Sylvie était morte. La Porte semblait avoir disparu. Quant à elle-même, peut-être n’était-elle qu’en sursis ? L’amour de ce roi qu’elle maltraitait si fort saurait-il la défendre contre les sbires du Cardinal si naissait le Dauphin tant désiré ? Le danger ne l’avait jamais effrayée, mais les palais royaux sont pleins de chausse-trappes et de serviteurs si faciles à acheter ! Restait encore Beaufort, le pion principal. Celui-là, avec sa fulgurante bravoure, on le ferait tuer sur quelque champ de bataille. Lui aussi s’était volatilisé en même temps que Sylvie. On disait qu’il avait touché terre à Paris quelques semaines plus tard, mais un ordre royal l’avait aussitôt expédié en Flandre. Y était-il encore ?

— Où êtes-vous, ma chère, se plaignit gentiment la dame d’honneur. Je vous parle et vous ne m’écoutez pas…

Un page qui arrivait en courant lui évita de chercher un mensonge : le médecin royal réclamait Mme de Hautefort. Tout de suite inquiète, celle-ci ramassa à deux mains ses jupes de satin gris clair, découvrant des pieds charmants dans des mules de taffetas rouge, et s’élança sans attendre sa compagne qui suivit à une allure plus modérée. Elle trouva Bouvard qui faisait les cent pas devant les portes de la Reine, gardées par des Suisses. Elle n’aimait pas beaucoup le disciple d’Esculape à qui elle reprochait sa passion pour les saignées et les clystères, mais elle n’eut pas de peine à deviner, cette fois, ce qui causait sa mauvaise humeur : un bruit de volière en folie s’échappait des doubles portes magnifiquement ouvragées. Il ne lui laissa pas même le temps d’ouvrir la bouche :

— Où diable étiez-vous passées toutes deux ? s’écria-t-il en envoyant la fin de son coup d’œil noir à Mme de Senecey. J’étais en train d’examiner Sa Majesté quand nous avons été assaillis par toutes les couronnes princières de Paris ! D’abord Mmes de Guéménée et de Conti, puis Mademoiselle qui s’est mise à sauter partout et tenait absolument à toucher le ventre de Sa Majesté, puis Mme de Condé…

— Elles sont déjà là ? Je viens tout juste de les voir arriver.

— Elles ont dû galoper dans l’escalier tant leur hâte était grande et moi, débordé, impuissant, j’ai dû leur céder la place. Que suis-je auprès d’elles ? ajouta-t-il avec aigreur. Écoutez-les ! Chacune apporte son conseil, son élixir, que sais-je encore ?

Sans répondre, Marie commença par barrer le chemin à la duchesse de Vendôme qui arrivait avec sa fille et la comtesse de Soissons.

— Vous aurez le temps de voir la Reine tout à l’heure, plaida-t-elle. Pour l’instant, il faut que je fasse le chemin au docteur Bouvard. Venez Senecey !

Les deux femmes s’engouffrèrent dans l’appartement où régnait à présent une chaleur de four. Une bonne âme avait jugé utile de fermer les fenêtres et l’accumulation des parfums et des souffles de ces femmes rendait l’air irrespirable.

Au milieu de tout cela, la pauvre Reine, rouge et suante sous ses satins qui collaient à son corps déformé, s’efforçait de répondre à toutes, étouffant sans que personne s’en soucie en dépit de l’éventail agité mollement par l’une de ses filles d’honneur. Ce début de septembre restait très chaud et, sur les hautes fenêtres du Grand Cabinet, le soleil de cette fin de journée tapait dur.

Marie commença par une rapide révérence adressée à la compagnie, courut rouvrir les fenêtres puis lança, de toute sa voix :

— Mesdames, ne comprenez-vous pas que vous incommodez la Reine et qu’en outre vous empêchez son médecin de lui donner ses soins ?

— N’exagérez pas, madame de Hautefort, coupa sèchement la princesse de Condé. Nous avons apporté des présents destinés à aider Sa Majesté…

— J’implore votre pardon, Madame la Princesse, mais ne voyez-vous pas que la Reine suffoque ? Vous pourriez être accusées de régicide… surtout si l’enfant est un Dauphin ! Ne serait-il pas temps de gagner vos appartements ?

Bougonnant, ronchonnant mais matées, les princesses sortirent l’une après l’autre tandis que Bouvard se précipitait vers sa patiente qui tendait une main tremblante vers sa dame d’atour :

— Pourquoi m’avez-vous laissée, Marie ? fit-elle d’une voix mourante. Je ne me sens pas bien… pas bien du tout…

Quiconque serait resté quelque temps sans voir Anne d’Autriche l’aurait difficilement reconnue tant sa grossesse parvenue à son terme l’avait changée. Son visage toujours si éclatant de fraîcheur en dépit de ses trente-huit ans portait le « masque » redouté par toute femme enceinte. Elle avait longtemps souffert de nausées et, par crainte qu’elle ne perde son fruit comme les fois précédentes, on lui avait interdit tout exercice et jusqu’à la simple marche : on la portait de son lit à un fauteuil et d’un fauteuil à un autre avant qu’elle rejoigne le lit. Gourmande, elle s’était épaissie et son ventre était énorme.

— Seigneur ! se dit Marie tandis que l’on rapportait la Reine dans sa chambre, je me demande ce qu’en penserait ce fou de François s’il la voyait ?

Elle n’en prodigua pas moins les plus tendres soins à celle qui allait peut-être donner le jour à un Dauphin. Même si ce Dauphin signait son arrêt de mort, à elle.

Ce fut au cours de cette nuit du 4 au 5 septembre que les douleurs commencèrent. On alla prévenir le Roi au Château-Vieux et réveiller toutes les personnes qui devaient être témoins de l’accouchement. Un courrier partit pour Paris afin d’annoncer la nouvelle à Monsieur.

Il était environ minuit quand tout commença, mais trois heures plus tard l’atmosphère était devenue insoutenable dans la chambre où la future mère se tordait de douleur au milieu de femmes en grand habit qui semblaient là comme au spectacle et sans plus d’émotion. On avait refermé les fenêtres par crainte de la fraîcheur de la nuit et, à nouveau, on étouffait. Le travail se faisait mal parce que l’enfant ne se présentait pas comme il l’eût fallu. Vers six heures, on entendit le médecin grogner que les difficultés grandissaient…

Marie de Hautefort, réfugiée comme elle aimait à le faire dans l’embrasure d’une fenêtre, se mit à pleurer. Le Roi qui jusqu’alors s’était tenu immobile et muet dans un fauteuil se leva et s’approcha d’elle :

— Cessez de larmoyer ! lui dit-il avec rudesse. Il n’y a là aucune raison de s’affliger. Puis, plus bas, il ajouta : « Pour moi je serai assez content que l’on sauve l’enfant et vous, madame, vous aurez lieu de vous consoler de la mère… »

— Comment pouvez-vous être aussi cruel, aussi insensible ? gronda-t-elle révoltée. C’est votre enfant qui torture ainsi votre épouse…

— Justement. C’est lui le plus important…

— Vous mériteriez une fille !

— Il en sera ce que Dieu voudra. Je vais parler à Bouvard !

Et l’interminable attente recommença, épuisante même pour ceux qui ne faisaient que regarder. Partagé entre l’espoir et l’horreur, Gaston d’Orléans était gris… Pour apaiser un peu sa nervosité, Marie s’approcha d’Élisabeth de Vendôme qui priait sans relâche auprès de sa mère et s’agenouilla à côté d’elle :

— Avez-vous des nouvelles de votre frère Beaufort ? chuchota-t-elle.

— Il est rentré il y a trois jours avec une nouvelle blessure. Pas trop grave heureusement. Il a échappé de peu à la mort : une mine qui a éclaté presque sous ses pas alors qu’il revenait vers sa tente.

Le cœur de la dame d’atour manqua un battement. Un attentat ! Il venait d’échapper à un attentat… Échapperait-il au suivant ?

Vers onze heures et demie du matin, alors que les assauts de la souffrance accordaient une accalmie à la Reine, Bouvard conseilla au Roi de ne pas différer son dîner. Il accepta avec empressement, invitant les seigneurs présents à l’accompagner, mais il eut à peine le temps de s’asseoir : un page accourait pour dire que la Reine venait enfin d’accoucher.

— Sait-on ce que c’est ?

— Pas encore, Sire : on m’a envoyé dès que la tête est apparue…

Jetant sa serviette, Louis XIII court chez sa femme. Au seuil, il trouve la révérence de Mme de Senecey qui lui annonce :

— Sire, la Reine vient de donner le jour à Mgr le Dauphin…

Il s’élance vers le lit où dame Péronne, la sage-femme, tient dans ses bras un paquet enveloppé de linge fin et qui gigote :

— Votre fils, Sire !

Louis XIII est tombé à genoux tandis qu’éclatent autour de lui des acclamations frénétiques et qu’un signal fait partir, depuis la cour du château, des messagers dans toutes les directions. Son action de grâce achevée, le Roi ordonne que soient ouvertes les portes de l’antichambre. Passant devant son frère qui n’a pas l’air bien, il s’apprête à recevoir les félicitations de ses gentilshommes quand Marie de Hautefort le rejoint, l’arrête en lui touchant le bras avec audace.

— Ne l’embrassez-vous pas ? demande-t-elle en désignant le lit autour duquel s’affairent les femmes. Il me semble qu’elle l’a bien mérité.

L’échange de regards entre ces deux étranges amoureux est sans tendresse. De mauvaise grâce, Louis se laisse ramener vers sa femme, à moitié morte dans ses draps froissés et souillés. Il se penche sur elle, la baise au front :

— Grand merci, Madame ! dit-il seulement, puis il se retourne pour accueillir le Grand Aumônier qui va, sur l’heure, ondoyer le bébé.

La Reine s’est endormie. Marie de Hautefort, épuisée elle aussi, est rentrée chez elle, s’est déshabillée et couchée avec une curieuse envie de pleurer. Certes, elle est arrivée à ses fins : le Roi a un héritier et le spectre de la répudiation qui planait depuis si longtemps sur la tête de sa chère souveraine vient de s’enfuir, mais comment oublier qu’elle-même est désormais en danger… et qu’elle a seulement vingt-deux ans ?

Elle n’en dormit pas moins profondément et le soleil du jour nouveau qui faisait étinceler les gouttes de rosée dans les jardins en terrasses du Château-Neuf lui rendit tout le courage dont avait besoin la dame d’atour d’une reine pour affronter une rude journée. En effet, la Seine où l’on prenait de si agréables bains aux jours chauds de l’été se chargeait déjà de bateaux venus de Paris et amenant dames et gentilshommes désireux de faire leur cour au nouveau-né. Le chemin de l’eau, plus lent sans doute, était tellement plus agréable que les carrosses d’apparat où l’on était si fort secoué !

Ce fut pourtant à cheval que vint, accompagné d’un seul écuyer, le marquis d’Autancourt. Marie, qui l’avait vu arriver, s’arrangea pour se trouver sur son passage. Il lui était devenu cher depuis qu’il s’était déclaré tellement amoureux de Sylvie et, en le voyant approcher au long de la grande galerie, mince et élégant à son habitude dans un costume de velours bleu foncé, elle pensa que la vie était mal faite : ce garçon aimable, bien fait et charmant en tout point, riche et promis à un titre ducal, possédait tout au monde pour être heureux mais le Destin l’avait placé sur le chemin de Sylvie et Sylvie n’était plus. Aussi la trace du chagrin marquait-elle ce jeune visage un peu sévère mais si séduisant quand un sourire venait l’éclairer.

Marie ne l’avait pas vu depuis qu’il avait rejoint en Roussillon le maréchal-duc de Fontsomme, son père, dont les forces appuyaient celles du prince de Condé. Elle ignorait même qu’il fût de retour mais, de toute évidence, il savait déjà à quoi s’en tenir. Visiblement heureux de la rencontre, son salut qu’il accompagna de l’ombre d’un sourire s’en ressentit.

— Vous êtes la première personne que je rencontre, madame… et j’en suis infiniment heureux.

— Je ne savais pas votre retour mais je suppose que M. le maréchal votre père vous a envoyé porter ses vœux à la Reine et à Mgr le Dauphin ?

— En effet, madame, mais – et vous l’ignorez sûrement – mon père ne pourra jamais plier le genou devant son prince : il est mourant et il fallait cette grande circonstance pour que je quitte son chevet.

— Mourant ? Mais que s’est-il passé ?

— Devant Salses, des éclats de mitraille l’ont atteint alors qu’à cause de la chaleur, il ne portait pas sa cuirasse. Les choses allant mal pour nos armes, Monsieur le Prince a bien voulu m’ordonner de le ramener à Paris. D’essayer tout au moins car en vérité, nous ne pensions pas qu’il arriverait chez lui vivant. Pourtant cela est et, à cette heure, il lutte contre la mort parce qu’il n’a jamais admis d’être vaincu, mais il l’attend cependant avec la plus chrétienne résignation. M. de Paul est venu le voir, hier, et il en a tiré une vraie joie…

— Je suis navrée, mon ami, dit doucement Marie en posant sa main sur le bras du jeune homme. Cette grande douleur est trop proche de la disparition de celle que vous aimiez… que nous aimions tous !

Elle s’attendait à une crispation du visage, à des larmes mal contenues peut-être, mais il n’en fut rien. À sa surprise, le regard que Jean d’Autancourt posa sur elle se fit serein, tendre et presque lumineux.

— Vous voulez parler de Mlle de L’Isle ?

— Bien sûr. De qui d’autre ? Vous avez appris, j’imagine ?…

— Oui. Le bruit en est arrivé jusqu’à moi, au bout de la France, mais j’ai refusé d’y croire…

— Il le faut bien pourtant ! M. de Beaufort lui-même en a porté la nouvelle à Leurs Majestés. La pauvre enfant, victime d’un misérable qui a payé son crime de sa vie, repose au château d’Anet. Mme la duchesse de Vendôme qui est encore auprès de la Reine pourra vous le confirmer. Elle a fait graver une dalle à son nom dans la chapelle…

Il y eut un silence, puis le jeune homme sourit de nouveau :

— Je ne lui poserai pas la question parce que rien de ce que l’on pourrait me dire n’entamerait ma conviction. Mlle de Lisle est peut-être morte, mais Sylvie ne l’est pas.

— Que voulez-vous dire ?

— C’est difficile à expliquer : je sais qu’elle n’est pas morte, voilà tout !

— Vous voulez dire qu’elle vit en vous comme vivent en nous ceux que nous aimons et que la mort a pris ?

— Non. Pas du tout. Je la porte en moi depuis le premier regard échangé dans le parc de Fontainebleau, si intimement liée à moi que si elle avait cessé de respirer, si son cœur ne battait plus, le mien se serait arrêté aussi et je l’aurais ressenti dans chaque fibre de mon corps comme l’une de ces blessures mortelles par lesquelles le sang s’écoule…

— C’est insensé !

— Non. C’est de l’amour. Je n’ai jamais aimé, je n’aimerai jamais qu’elle et tant que je ne l’aurai pas vu de mes yeux, je répéterai qu’elle vit et que je saurai bien un jour la retrouver… mais je vous retiens là alors que vous êtes si précieuse à Sa Majesté et je vous en demande mille pardons. Le Roi est ici, m’a-t-on dit, et je vais demander la faveur d’être introduit en sa présence.

Il s’éloigna, laissant Marie confondue. Admirative aussi devant un si grand amour. Jean d’Autancourt n’avait rien d’un songe-creux. Il parlait avec tant de conviction, une telle assurance que Marie sentit ses certitudes vaciller. Il n’offrait aucune explication, il n’avançait aucune preuve : simplement il savait, Dieu sait comment, et le plus fort était que, contre toute logique, Marie avait à présent envie de lui donner raison.

Le lendemain de ce beau jour, dans son appartement de l’hôtel de Vendôme, Beaufort écoutait, avec quelque mélancolie, le vacarme d’une ville prise de folie. Depuis la veille, les cloches ne cessaient de sonner. On chantait à Notre-Dame un Te Deum solennel. Des feux de joie s’allumaient sur les places et, sur celle qui portait le nom de Dauphine, il y avait concert de hautbois et de musettes. Des cortèges allégoriques menés par les corporations se formaient. On dansait un peu partout et comme, devant tous les hôtels aristocratiques, des pièces de vin étaient mises en perce. Ce soir, tandis qu’éclateraient les feux d’artifice, les Parisiens seraient ivres comme toute la Pologne en l’honneur de leur futur roi…

François aurait aimé se mêler à cette agitation autour du berceau d’un petit garçon qu’il avait envie d’aimer, mais sa blessure à la jambe qui avait lésé un tibia ne lui permettait guère de courir les rues comme il prenait tant de plaisir à le faire pour la simple joie de se mêler à un petit peuple qui lui faisait toujours si bel accueil. Les femmes le trouvaient beau, les hommes appréciaient sa simplicité, sa générosité et sa bravoure. Tous enfin aimaient à se rappeler qu’il était le petit-fils de ce Vert-Galant dont la mémoire demeurait si populaire… Aussi, ce jour-là, se sentait-il un peu abandonné : sa mère, sa sœur, son frère ainsi que ses meilleurs amis étaient à Saint-Germain pour offrir leurs vœux et leurs félicitations. De toute façon et même ingambe, il n’aurait pas pu les accompagner : les ordres de la Reine transmis par Marie de Hautefort étaient formels : en aucun cas, il ne devait se montrer à la Cour avant qu’on ne l’y autorise. Amère rançon de quelques moments de pur bonheur qu’on semblait avoir oubliés !

Il achevait une mélancolique partie d’échecs avec Ganseville – Brillet était allé célébrer l’événement à Notre-Dame – quand un valet vint annoncer qu’une dame désirait lui parler en privé. Une dame qui refusait de se nommer mais s’annonçait « de la part de Leurs Majestés ». Son cœur, alors, bondit de joie : ainsi, en ce jour de triomphe, Anne pensait à lui ! Il n’y avait pas à se tromper sur le pluriel des majestés !

Toute enveloppée d’une mante de soie légère, un masque du même bleu sur le visage, la visiteuse entra sans rien dire mais il suffit que le capuchon glisse un peu, découvrant un front pur et de magnifiques cheveux dorés, pour qu’il l’identifie :

— Madame de Hautefort ! Ici ? Chez moi… et en un tel jour ? Mais quel grand bonheur !

D’un mouvement d’épaules, Marie fit glisser sa cape tandis que ses doigts ôtaient le masque.

— Ne prenez pas cette mine de coq triomphant, mon cher François. Je ne viens pas du tout de « sa » part, seulement de ma part à moi. Mais d’abord, sommes-nous bien seuls ?

— Vous n’en doutez pas j’espère ? Pierre de Ganseville qui vient de sortir veille sûrement sur cette porte refermée.

— Je suis venue vous parler de Sylvie. Où est-elle ?

— Question stupide ! Comme si vous ne le saviez pas ? gronda-t-il, tout de suite irrité.

— Non. Je sais où l’on dit qu’elle est : dans la chapelle d’Anet. Pas où elle se trouve en réalité. Car elle est vivante, n’est-ce pas ?

— Qui a bien pu vous mettre pareille idée dans la tête ?

— Le jeune marquis d’Autancourt, d’abord, qui ne croit pas du tout à sa mort parce que l’immense amour qu’il lui voue lui souffle qu’elle existe toujours.

— Quelle sottise ! s’écria Beaufort devenu rouge de colère. Ce jeune blanc-bec rêve tout éveillé et y croit ! On devrait lui mettre la tête dans l’eau froide !

Marie se mit à rire :

— Ce jeune blanc-bec, mon cher duc, n’a que deux ans de moins que vous mais, moralement, il est de dix ans plus âgé. Quand il dit qu’il aime, on peut lui accorder crédit. Et croyez-moi, il aime Sylvie.

— Folie ! Et folie dangereuse pour sa propre raison. Ne peut-il se contenter de la pleurer, au lieu de se répandre en bavardages stupides ?

— C’est à moi qu’il a parlé en privé. Je n’appelle pas cela se répandre. Quant aux dangers de cette folie, je les crois moindres que ceux de la vôtre.

— Je suis fou, moi ? En vérité, madame, vous me tenez le même discours chaque fois que nous nous rencontrons mais vous devriez comprendre qu’en ce moment, elle ne peut guère porter tort à qui que ce soit. Surtout pas à celle qui cependant m’oublie !

— Un moment, mon ami ! Nous ne nous comprenons plus ! Rappelez-vous qu’il ne s’agit pas ici de la Reine mais de Sylvie. Et je dis qu’en la déclarant morte vous avez peut-être paré au plus pressé mais que vous avez commis une folie… et je ne suis pas seule à le prétendre.

De la corbeille de dentelles blanches où reposaient des seins ravissants, Marie tira un billet au cachet brisé qu’elle agita sous le grand nez de son hôte :

— Qu’est-ce que cela ! maugréa celui-ci.

— Que de temps perdu, vous auriez dû me demander de qui est cette lettre ! Je vous le dirai tout à l’heure. Souffrez, en attendant, que je lise… mais de grâce asseyez-vous ! Rien n’est pénible comme de vous voir sautiller sur une seule patte comme un héron !

Puis, sans attendre les réactions de François, elle lut, après avoir précisé que la lettre venait de Lyon :

« Avant de poursuivre mon voyage vers la cité des Doges, je cède, ma chère amie, à l’extrême besoin où je suis de vous donner un bon avis qui vous semblera peut-être obscur mais je vous sais si fine que vous n’aurez certainement guère de peine à trouver le bout du fil. Dites à cet imbécile de B. que sa protégée n’est pas si bien cachée ni aussi à l’abri du péril qu’il le croit. Outre les atteintes d’un désespoir dont j’ai eu le bonheur de sauver sa vie en manquant d’y laisser la mienne, il est insensé de confier un être aussi charmant à une femme tout naturellement portée à la détestation parce qu’elle est secrètement éprise de ce matamore… »

— Par tous les diables de l’enfer ! rugit François en jaillissant une nouvelle fois de son siège, si brusquement que sa jambe appareillée glissa et manqua de le faire choir. Je tuerai ce petit curaillon dès qu’il ramènera en France son vilain museau…

— Parce que vous vous êtes reconnu ? flûta Marie avec un sourire ingénu qui porta à son comble l’exaspération de Beaufort. De rouge, il devint violet :

— Et lui aussi je l’ai reconnu : un seul être au monde peut écrire de telles infamies sur moi : ce misérable abbé de Gondi que le diable emporte…

— Cessez donc d’en appeler à messire Satan ! Vous voulez la suite de la lettre ?

— Si c’est de la même eau…

— Non. C’est plein de grâce à mon égard. On me dit qu’il eût été bien préférable de m’appeler au secours et de me confier l’affaire. On y dit aussi qu’il n’est peut-être pas trop tard pour remettre la personne à un couvent sûr où son âme, à défaut de son corps, serait au moins en sûreté…

Cette fois, François explosa :

— Un couvent ! Mon petit oiseau chanteur dans un couvent ! Elle y mourrait étouffée !

— Il semblerait, dit Marie redevenue grave, qu’elle ne soit guère plus heureuse dans ce refuge où vous l’avez jetée. La lettre parle des atteintes du désespoir. On dirait que la pauvre enfant a tenté d’en finir avec une vie qui…

— Si vous croyez que je n’ai pas compris ? Je ne suis pas aussi stupide que le prétend votre cher ami… Pourquoi, mon Dieu, mais pourquoi ?

Et, se laissant tomber sur un tabouret, François cacha sa figure dans ses mains et se mit à pleurer. Un peu émue par cette explosion de chagrin et le désarroi qu’elle traduisait, Marie vint poser sur son épaule une main apaisante :

— Calmez-vous, je vous en supplie, et tâchons de voir les choses en face !…

— Que puis-je faire, alors que je ne peux même pas monter à cheval pour courir là-bas…

— À la rigueur, vous pourriez prendre une voiture mais cela n’arrangerait rien. En revanche, vous pourriez… commander qu’on vous porte ici un peu de vin et quelques massepains : je n’ai rien pris de la journée et je meurs de faim. Ensuite vous allez tout me raconter. Et d’abord je reprends ma première question : où est-elle ?

— À Belle-Isle parbleu ! dit Beaufort en agitant une sonnette qui fit apparaître Ganseville : « Dis qu’on nous apporte du vin et des gâteaux. »

Il accompagna Marie dans sa collation et la chaleur du vin d’Espagne lui remonta un peu le moral. En outre, il sentait qu’il allait éprouver un grand soulagement à partager son secret – qui n’en était plus un, hélas, depuis que ce touche-à-tout de Gondi l’avait surpris – avec cette jeune fille si fière et si droite qui aimait sincèrement Sylvie et en laquelle il pouvait mettre toute sa confiance. Pourquoi diantre n’y avait-il pas songé plus tôt ? Mais comment penser clairement sous l’empire de l’indignation, de la douleur et de la révolte ?

Marie l’écouta en silence, oubliant le plus souvent de grignoter l’amandine qu’elle tenait du bout des doigts. Au récit des souffrances endurées par Sylvie, elle laissa couler ses larmes, applaudit à l’incendie de La Ferrière puis demanda :

— Et l’autre ? Le vrai criminel. Qu’en faites-vous ?

François haussa les épaules avec accablement :

— J’ai commis la folie d’aller demander sa tête au Cardinal. La « mort » de Sylvie m’en donnait le droit.

— Et qu’a-t-il dit ?

— Que cet homme, d’une parfaite intégrité paraît-il, était trop précieux au service de l’État. J’ai dû donner ma parole de gentilhomme de ne pas attenter à ses jours tant que Richelieu vivrait…

— Eh bien, mon ami, il faut faire en sorte qu’il ne vive pas trop longtemps ! Vous n’avez pas, que je sache, juré de ne pas conspirer ?

— Non. Telle a été aussi la réaction de Pierre de Ganseville mon écuyer…

— Vous voyez bien ! Nous allons y réfléchir, ajouta la jeune fille en secouant les miettes attachées à ses dentelles. D’autant qu’il a soufflé au Roi des ordres barbares : la Reine n’aura pas le droit d’élever elle-même son fils ; pas même jusqu’à ce qu’il porte des culottes. Le Dauphin a une maison d’importance, sur laquelle règne souverainement Mme de Lansac. Une femme qu’on a nommée parce qu’elle est la fille de M. de Souvré, l’ancien gouverneur du Roi ! Une femme sèche uniquement attachée à son rang ! Pauvre petit enfant ! Il aurait été tellement plus heureux et mieux soigné avec ma chère grand-mère Mme de La Flotte pour qui j’avais demandé le poste…

— Et le Roi a osé vous le refuser ? À vous dont il est l’esclave ?

— Un esclave qui ne s’encombre guère de ses fers quand le Cardinal parle, mais laissons cela et revenons à Sylvie ! Que pouvons-nous faire si cet hurluberlu raconte son aventure à tout le monde ?

— Me trompé-je, ou bien est-il en route pour Venise ? Ce qui se passe à Belle-Isle ne doit pas passionner les gens du Rialto ? Cela nous donne un peu de temps. Moi, je ne peux pas bouger et, quand je serai guéri, je devrai retourner aux armées sans attendre. Et vous ?

— Moi ? Comment voulez-vous que je puisse m’éloigner en ce moment ? Mais au fond, qu’avons-nous à craindre dans l’immédiat ? L’humeur de Mme de Gondi qui doit croire Sylvie votre maîtresse et risque de la faire souffrir ?

— Elle n’est plus chez Mme de Gondi. Quand j’ai su que l’abbé comptait aller embrasser son frère avant son départ pour l’Italie, j’ai dépêché là-bas Ganseville qui l’a sortie de chez eux pour l’installer dans une maison écartée où elle n’a plus rien à craindre de la duchesse qui, en effet, la traitait fort mal. Ce dont je ne l’aurais jamais crue capable…

— Comme si vous connaissiez quelque chose aux femmes ! Vous ignoriez bien le penchant de cette bigote pour vous ?

— Avec sa mine confite et ses yeux baissés ? J’étais à cent lieues d’imaginer…

— L’ennui avec vous, mon cher François, c’est que vous êtes toujours à cent lieues d’une foule de choses. Vous n’avez jamais imaginé, par exemple, que je pouvais être éprise de votre personne ?

— Vous ? Mais quelle merveille !

— Tout beau, mon cher ! Si je vous parle de ce petit accès, c’est parce qu’il est passé. Une mauvaise fièvre, cela arrive à tout le monde mais Sylvie, elle, n’aimera jamais que vous. Il serait temps de vous soucier de ses sentiments. Oubliez-vous ce qu’écrit l’abbé ? Il l’a sauvée du suicide.

— Non, je n’ai pas oublié, murmura François assombri de nouveau. Pourquoi en est-elle venue là ?

— Je l’ignore… Peut-être parce qu’elle se croyait abandonnée de vous à jamais. Quand on vous plante là sur une île du bout du monde et à moitié sauvage, c’est une impression que l’on doit avoir assez facilement. Il faut que vous trouviez le moyen de lui faire parvenir une lettre où vous la rassurerez sur votre tendresse, et il faudrait qu’en même temps, la duchesse de Retz apprenne que… que M. de Paul s’inquiète de cette enfant perdue qu’il aimerait… amener à la vie religieuse par exemple ? exposa Marie qui inventait à mesure qu’elle parlait. Cela devrait calmer les ardeurs belliqueuses de notre bigote ! En cas de visite des sbires du Cardinal, elle se taira.

Cette fois, François éclata de rire :

— Vous avez le génie de la conspiration, ma chère Aurore. L’idée me semble bonne, et d’autant plus que j’ai tout dit à monsieur Vincent après mon entrevue avec le Cardinal…

— À merveille ! Faites-lui demander de venir vous assister dans le triste état où vous vous trouvez et implorez son aide. Il ne vous la refusera pas. Quant à conspirer… ma foi je m’y sens toute disposée. Outre que la Reine a assez souffert, il ne faut pas que notre chaton demeure des années à s’étioler sur son rocher perdu ! Je vais y penser…

Et, replaçant le masque sur son visage, Marie de Hautefort tendit une main sur laquelle François appuya ses lèvres et ramassa de l’autre la soie azurée dont elle allait s’envelopper. Au moment où elle sortait, il demanda :

— Vous êtes bien sûre de ne plus m’aimer ?

— Quel fat ! s’écria-t-elle en riant. Non, mon cher, je ne vous aime plus : vous êtes un homme beaucoup trop compliqué ! Il me faut un cœur simple…

Quelques jours plus tard, un petit prêtre tout ordinaire, l’un de ceux que monsieur Vincent envoyait en mission dans les campagnes misérables, quittait Saint-Lazare, un baluchon sur l’épaule. Ce départ n’avait rien d’exceptionnel et n’attira l’attention de personne, mais sans doute ce petit prêtre avait-il une assez longue route à parcourir, car il s’en alla prendre le coche de Rennes…

Le même jour, au château de Rueil où le cardinal de Richelieu était revenu, celui-ci recevait l’une des filles d’honneur de la Reine, Mlle de Chémerault, qui était à la fois fort jolie et fort rouée, qualités qui lui valaient d’être son meilleur agent de renseignement auprès de la souveraine. Pourtant, Richelieu ne semblait pas enchanté de la voir :

— Je vous ai recommandé d’éviter autant que possible de me rencontrer, que ce soit ici ou au Palais-Cardinal…

— Il m’est apparu que ceci méritait bien que je prenne la peine de venir jusqu’à vous. Au surplus, nul n’ignore à la Cour que je vous suis dévouée. La Reine et Mme de Hautefort ne manquent jamais une occasion de me le faire sentir…

— Que m’apportez-vous là ?

— Une copie que j’ai faite d’une lettre que Mme de Hautefort justement a reçue de Lyon au lendemain de la naissance de Mgr le Dauphin, mais qui était arrivée à Saint-Germain un peu avant. Sa réaction a été fort intéressante, elle s’est précipitée à l’hôtel de Vendôme où M. de Beaufort se trouvait seul.

Sourcils froncés, le Cardinal parcourut le texte qu’on lui offrait puis releva la tête vers sa visiteuse, fort belle en velours d’un rouge profond qui rendait pleine justice à sa beauté brune :

— Et qu’avez-vous conclu de cette lettre ? demanda-t-il d’un ton bref.

— Mais… que la si dramatique disparition de Mlle de L’Isle pourrait l’être beaucoup moins qu’on a bien voulu le dire. En dépit des mots couverts mais plutôt transparents qu’emploie l’abbé, je ne vois personne d’autre à la Cour que cela pourrait concerner… Ce que j’aimerais savoir, c’est ce que tout cela cache…

Le Cardinal garda le silence. Quittant sa table de travail, il se dirigea vers la haute cheminée où brûlait le grand feu que sa santé fragile réclamait. Il prit dans ses bras son chat favori qui dormait là, roulé en boule sur un coussin, et frotta son visage au pelage soyeux. Son regard se perdait au milieu du chatoiement des flammes :

— Moi, cela ne m’intéresse pas ! fit-il d’un ton sec… et je vous serais obligé, mademoiselle de Chémerault, d’oublier que vous avez jamais lu cette lettre…

— Mais cependant…

— Dois-je dire, j’ordonne ? Je sais tout ce qui concerne Mlle de L’Isle et j’entends que l’on ne poursuive pas des recherches qui, d’une certaine façon, contrarieraient mes projets…

Avec une majestueuse lenteur, il se retourna vers la jeune fille qui ne songeait pas à dissimuler sa déception et son regard impérieux la transperça :

— Vous détestez Mlle de L’Isle n’est-ce pas ? Est-ce à cause du jeune Autancourt ?

Une brusque colère rougit le visage de la fille d’honneur :

— C’est une raison, il me semble ? Avant qu’il la rencontre, c’était à moi qu’il portait ses hommages et je n’ai pas encore renoncé à devenir duchesse.

— Avez-vous déjà parlé de cette lettre à quelqu’un ?

— Vous savez bien, monseigneur, que je parle d’abord à Votre Éminence.

— C’est bien ainsi que je l’entends. Alors oubliez cette missive.

— Mais…

Un seul regard suffit à la faire taire puis, calmement, le Cardinal jeta le papier au feu. Matée mais furieuse, elle plongea dans sa révérence à laquelle il répondit d’un signe de tête avant de revenir s’asseoir à sa table de travail en appuyant au dossier sa tête lasse.

— Pauvre petit oiseau chanteur ! murmura-t-il. Si Dieu, dans sa compassion, a voulu que tu survives au sort affreux que t’ont fait les hommes, s’il t’a évité le mortel péché de suicide, ce n’est pas à moi d’aller contre sa Sainte Volonté. Vis en paix… si tu le peux !

L’entrée d’un religieux vint interrompre sa méditation.

— Il vous demande, monseigneur.

— Va-t-il plus mal ?

— Non, l’esprit est clair mais il s’agite beaucoup.

À la suite du froc de bure grise, Richelieu gagna un petit appartement du rez-de-chaussée situé un peu à l’écart qui se composait d’une bibliothèque et d’une cellule de moine. Là, un vieillard à longue barbe grise vivait ses derniers jours. Non qu’il eût atteint un grand âge mais, à soixante et un ans, le père Joseph du Tremblay que l’on avait surnommé l’Éminence grise se mourait, brûlé à la fois par une bizarre épidémie de fièvre qui avait frappé le Roi lui-même ainsi qu’une bonne partie de ses mousquetaires et chevau-légers, et aussi par le travail incessant d’un cerveau implacable passionnément attaché aux affaires de l’État. Ce fils d’ambassadeur qui avait rêvé de croisade et voué sa vie à la lutte contre la maison d’Autriche était le conseiller intime et combien précieux du Cardinal.

Quand celui-ci pénétra dans sa chambre, il se jeta presque hors de sa couchette, tendant vers le ministre une main jaune et sèche qui tremblait :

— Brisach ! haleta-t-il… Brisach… Où en sommes-nous ?

La prise de cette forteresse importante, tête de pont sur le Rhin qui barrait aux Impériaux l’accès à l’Alsace et la communication avec les Pays-Bas, hantait les nuits et les jours du vieil homme. Il y voyait une sorte de couronnement de son œuvre politique mais, assiégée pour le roi de France par l’un de ses meilleurs soldats, le duc Bernard de Saxe-Weimar, et ses reîtres allemands, la place se défendait avec acharnement.

Richelieu sourit, prit la main tendue et la garda dans les siennes :

— Les dernières nouvelles sont bonnes, mon ami, apaisez-vous ! Brisach, prise en tenaille, manque de vivres et d’eau et ne saurait nous échapper. Sa chute n’est plus qu’une question de jours…

— Ah !… Dieu tout-puissant !… Il nous faut Brisach ! Un échec anéantirait tous les efforts consentis durant cette interminable guerre. L’Espagne en reprendrait courage…

— Il ne saurait en être question. Nos armées progressent sur tous les fronts…

Tirant un escabeau, le Cardinal s’assit près du lit de son vieux compagnon qui, saisi d’une sorte de hâte, passait en revue tous les théâtres d’opérations de l’interminable guerre qui porterait devant l’histoire le nom de guerre de Trente Ans et qui opposait depuis 1618 la Couronne de France à l’énorme coalition Habsbourg, ceux d’Espagne et ceux d’Autriche.

Il est toujours douloureux de constater les ravages de la vieillesse et de l’usure sur une grande intelligence et, au bout d’un certain temps, le Cardinal ne put plus le supporter. Il partit en disant qu’il allait voir si d’autres dépêches arrivaient, entraînant avec lui le médecin religieux qui soignait le père Joseph :

— Combien de temps encore ? demanda-t-il lorsqu’ils furent hors de portée des oreilles du malade.

— C’est difficile à dire, monseigneur, parce qu’il s’agit d’une constitution vigoureuse et avide d’exister, mais l’esprit, ainsi que vous avez pu le constater, commence à sombrer dans les ténèbres de la sénilité. Le corps n’y résistera pas… Disons… un mois ! Peut-être deux.

— La guérison est exclue ?

— Non seulement la guérison, mais toute forme d’amélioration… à moins que Dieu n’accomplisse un miracle…

— Vous n’y croyez guère et moi non plus !

Alors qu’il se méfiait de la science des médecins laïcs, Richelieu accordait sa confiance à ce Capucin qui, avant de prendre le froc, avait étudié dans de nombreux pays la médecine arabe aussi bien que celle des Juifs. Il se trompait rarement. Ainsi, le père Joseph allait mourir avant la fin de l’année…

Rentré dans le silence de son cabinet, Richelieu réfléchit longuement, adossé à son fauteuil et les yeux clos. Il devinait sans peine ce qui se passerait au lendemain de sa mort s’il ne prenait pas la précaution de former son successeur. Et comme il ignorait de combien de temps il disposait encore, il lui fallait choisir un homme à l’esprit vif et profond à la fois.

Il savait depuis quelque temps déjà qui répondait le mieux à ces conditions, pourtant il ne s’était pas encore décidé à sauter le pas car l’homme en question était l’antithèse du père Joseph : mondain, séduisant, homme d’Église du bout des lèvres – il n’avait jamais reçu la prêtrise –, il l’avait vu à l’œuvre en tant que légat du pape au moment de l’affaire de Casale et il se souvenait encore de l’espèce de joie qu’il avait ressentie en face de ce jeune « monsignore », aussi souriant que lui-même était grave et avec qui les conférences devenaient un vrai plaisir. Ayant découvert en outre que ce garçon aimait la France au point de souhaiter en acquérir la nationalité, il pensa que le temps était venu de le mander.

Aussi, négligeant d’appeler son secrétaire, écrivit-il de sa main au pape pour le prier de lui envoyer, dans le délai le plus bref, monsignore Giulio Mazarini dont il pensait faire son successeur.

La lettre était franche, directe. Richelieu n’ignorant pas qu’en politique, il arrive que la vérité brute ait davantage de poids que les plus habiles détours diplomatiques. Urbain VIII envisagerait sans doute avec plaisir l’idée de voir une de ses créatures prendre le pouvoir en France. Ce serait pour le Saint-Siège un atout non négligeable…

Richelieu, pour sa part, était certain que, sous sa gouverne, Mazarini deviendrait français et s’attacherait à son ouvrage comme un chien à son os…

Une heure après, un messager partait pour Rome à francs étriers. Désormais, le sort en était jeté.

Quelques semaines plus tard, l’Éminence grise mourait avec sur les lèvres un sourire. Pour apaiser les angoisses qui assombrissaient son agonie, l’Éminence rouge était venue lui annoncer, en donnant tous les signes de la joie la plus vive, que Brisach venait de tomber. En fait, Brisach tomba quelques jours plus tard, mais le père Joseph du Tremblay mourut heureux…

Le jour même où le courrier du Cardinal prit le chemin de Rome, un billet anonyme, destiné au Lieutenant civil, était déposé par un gamin au corps de garde du Grand Châtelet où se trouvaient ses services. D’une écriture contrefaite, le mystérieux – ou la mystérieuse – correspondant l’informait que « celle que l’on dit morte ne l’est pas mais se cache dans un endroit que seuls connaissent le duc de Beaufort et l’abbé de Gondi… Un problème amusant, pour un homme d’expérience… ».

D’un geste nerveux, Laffemas commença par froisser le papier entre ses mains, puis le défroissa pour le relire plus attentivement. Le doute n’était pas possible : il ne pouvait s’agir que d’elle, la fille de Chiara, cette toute jeune fille qui avait déchaîné en lui les forces les plus dévastatrices de la passion, mais qui, à présent, éveillait sa rancune. Il gardait le cuisant souvenir de la rude mercuriale que lui avait infligée le Cardinal :

— Je devrais vous faire pendre pour vos crimes d’enlèvement, de contrainte au mariage et de viol qui ont mené une innocente à sa perte. Je sais, en outre, que vous êtes l’auteur de ces crimes perpétrés sur des prostituées que vous marquiez ensuite d’un cachet de cire rouge, et c’est en vain que vous avez tenté d’en charger un innocent. De quelle boue êtes-vous donc fait, Laffemas ?

— Je suis fait du même limon que tout homme né de la femme. J’ai mes vices, j’en conviens, mais ne vous suis-je pas bon serviteur, monseigneur ?

— C’est la raison pour laquelle vous n’êtes pas encore arrêté.

— Et vous n’en donnerez jamais l’ordre, n’est-ce pas, monseigneur ? Le maître du molosse ignore ou se soucie peu des immondices dont il se régale ou de sa férocité. Ce qu’il lui demande, c’est d’être un gardien sûr, fidèle et impitoyable. Je suis tout cela et plus encore !

— Le bourreau du Cardinal ? Voilà ce que l’on dit de vous…

— Il vous en faut bien un et cela ne me gêne pas. Je suis cruel et je l’avoue, mais qu’est-ce que Votre Éminence ferait d’un saint homme ?

— Vous vous défendez habilement et j’admets que je tiens à vous. Mais ne vous attaquez plus jamais à une jeune fille, noble ou pas. Le viol ou le meurtre d’une vierge, ou les deux, me trouveraient implacable. Allez-vous-en, maintenant ! J’avais de l’affection pour cette petite fille…

Le Lieutenant civil n’avait pas été sans remarquer que seules les jeunes filles lui étaient interdites et que les ribaudes n’avaient pas leur place dans les discours du Cardinal-duc. Elles étaient de la chair à plaisir. Qu’importe ce qui pouvait leur arriver ! Évidemment, il n’était plus certain de trouver à ses agressions le même plaisir. Le jeune corps si frais et si doux de Sylvie hantait ses nuits d’affreux cauchemars depuis qu’on la disait noyée dans le canal d’Anet. Et voilà qu’elle pouvait être vivante, cachée, inaccessible peut-être mais vivante ! La retrouver serait une chasse passionnante car elle non plus n’était pas dans les limites imposées par le Cardinal, puisqu’elle n’était plus vierge…

Il hésita. Irait-il porter le billet à son maître ? Ce serait une vive satisfaction d’amour-propre, mais un manque de prudence. Lui-même se sentirait les mains beaucoup plus libres pour mener son enquête et, quand il aurait retrouvé Sylvie, elle lui appartiendrait d’autant mieux que le Cardinal continuerait à la croire morte.

En vérité, ce jour commençait bien. Laffemas décida de le continuer d’agréable façon en allant présider à l’interrogatoire poussé d’un faux-monnayeur, tout en regrettant que l’on ne puisse plus, comme aux temps joyeux du Moyen Âge, l’envoyer finir ses jours dans un chaudron d’eau bouillante…

CHAPITRE 4 … ET UNE SI GRANDE AMITIÉ

Ce soir-là, maître Théophraste Renaudot soupait chez son ami le chevalier de Raguenel. Entre le père de la Gazette et l’ancien écuyer de la duchesse de Vendôme, une solide amitié était née, encore cimentée par la terrible aventure vécue aux abords du Petit-Arsenal et à la suite de quoi l’un s’était retrouvé gravement blessé et l’autre à la Bastille sous l’inculpation de meurtre. Tous deux aimaient à se réunir autour des plats cuisinés par Nicole Hardouin, la gouvernante de Perceval, qui semblait n’avoir d’autre but dans la vie que de faire engraisser un maître dont la minceur obstinée l’eût offensée si elle n’avait su qu’un chagrin tenace y entrait pour beaucoup. Elle-même se sentait parfois moins de cœur à l’ouvrage depuis que la petite Mlle de L’Isle et Corentin Bellec, le fidèle serviteur du chevalier, avaient disparu sans que personne puisse dire ce qu’ils étaient devenus. Même Jeannette leur avait été enlevée un beau soir par Mgr le duc de Beaufort sous prétexte que sa place était à l’hôtel de Vendôme et que la duchesse avait besoin d’elle. Évidemment, Nicole aurait bien aimé avoir de ses nouvelles, mais pour rien au monde elle ne se fût permis d’aller jusqu’au grand hôtel du faubourg Saint-Honoré afin d’en demander… C’est ce qu’elle expliquait à son éternel promis, l’exempt de police Desormeaux. C’était à lui qu’elle devait l’arrivée dans la maison de Pierrot, un gamin de douze ou treize ans qui avait été un moment gâte-sauce aux Trois-Cuillers, rue aux Ours, et qui l’aidait dans les gros travaux et le service de table où il montrait une certaine habileté.

Connaissant les goûts de Renaudot, Nicole servait ce soir-là un superbe aloyau de bœuf gras à point qu’elle avait acheté aux boucheries du Petit-Pont et mis à la broche sur feu doux en chargeant Pierrot de la tourner attentivement en arrosant parfois la viande du jus de la lèchefrite. Vers la fin, Nicole avait assaisonné ce jus d’un soupçon de vinaigre et d’un peu d’ail finement écrasé. Le tout, accompagné de haricots rouges, avait été précédé d’un pâté d’anguilles au poivre acheté chez maître Ragueneau, le traiteur proche du Palais-Cardinal, et serait suivi d’un blanc-manger à la confiture.

Les deux convives dégustèrent d’abord en silence, puis en commentant les dernières nouvelles de la Gazette où il était beaucoup question des troubles soulevés en Normandie par les Nu-Pieds contre les collecteurs d’impôts. Dans nombre d’endroits, la misère était grande et rendait les gens enragés. Ainsi, à Rouen, des gens du peuple s’étaient emparés d’un agent du fisc, lui avaient enfoncé des clous dans le corps et fait passer un tombereau dessus. Les bourgeois vivaient calfeutrés chez eux, tandis que les Nu-Pieds couraient la campagne. Le Roi envoyait contre eux le maréchal de Gassion…

— C’est l’une des plaies de notre temps que cette grande misère dont sont victimes tant de pauvres gens. Le Cardinal, en tant que prêtre…

— Il y est sensible, soyez-en sûr. Je sais des exemples, coupa Renaudot, mais il gouverne de haut… de trop haut pour se soucier de ce qui est pour lui incident mineur. Il se doit à la France…

— Mais la France n’est pas une abstraction. Elle est faite de terre sans doute mais surtout de chair et de sang. Or il est impitoyable.

— Les hommes l’ont fait impitoyable. Songez qu’il est sans cesse sous la menace du poignard des assassins… J’admets cependant qu’on peut le trouver terrible. Il enverrait, paraît-il, M. de Laffemas à la suite de Gassion…

— Le bourreau après les hommes d’armes ! Pauvres gens ! Il est vrai que, pour ceux de Paris, cela peut représenter une bonne nouvelle. Cet homme est le diable…

Il y eut un silence que les deux hommes employèrent à se passer un pot de faïence à ramages bleus empli de tabac avec lequel ils bourrèrent leurs pipes qu’ils allumèrent à un brandon pris au feu de la cheminée. Pendant un moment, le gazetier tira sur la sienne sans rien dire, suivant d’un œil vague les volutes de la fumée. Puis, soudain, il lâcha comme si une force intérieure le poussait à parler :

— Savez-vous que… deux autres femmes ont été assassinées depuis un mois ?

Réveillé de la douce torpeur où il commençait à plonger, Raguenel sursauta :

— Comme… comme naguère ?

— Exactement. Seul le cachet a changé. Cette fois, il porte la lettre sigma… mais le processus est le même : violée, égorgée, marquée.

— Pourquoi ne m’avoir encore rien dit ?

— Je n’aurais même pas dû vous en parler. Lorsque j’ai appris le premier de ces nouveaux meurtres, j’ai demandé audience au Cardinal et il m’a interdit, non seulement d’en faire état dans la Gazette, mais d’en parler à qui que ce soit. Si je manque pour vous à ma parole, c’est parce que vous êtes mon ami et qu’il est normal, selon moi, que vous soyez mis au fait, vous qui avez déjà payé si cher votre participation à notre aventure…

— Ainsi, fit Perceval aussi lentement que s’il cherchait ses mots, le Cardinal aurait choisi, alors qu’il connaît le meurtrier, de le laisser poursuivre sa monstrueuse carrière ?

— Il a besoin de ce misérable et il estime sans doute qu’il y a là un exutoire nécessaire, car d’une façon quelconque cet assassin est fou. J’ajoute que la vie de quelques ribaudes ne représente rien pour Richelieu : ces filles, selon lui, ont choisi de vivre dangereusement.

— Jusqu’au jour, peut-être, où il s’en prendra à des femmes honnêtes ! fit Raguenel avec amertume…

— Une femme honnête n’est pas faite autrement qu’une ribaude, gronda soudain une voix inconnue. Elles ressentent la souffrance de la même manière, à cette différence près que la seconde l’endure peut-être mieux que la première. J’ajoute qu’elles ont toutes deux une âme donnée par Dieu.

Tandis que son invité se retournait, Raguenel se leva pour faire face au personnage qui s’encadrait dans la porte, un pistolet chargé à chaque poing. Le nouveau venu était grand et vigoureux. Vêtu d’une veste d’uniforme d’un rouge déteint sous un manteau noir rejeté en arrière, il était chaussé de bottes noires bien cirées, ganté de cuir assorti et portait, comme un gentilhomme, l’épée au côté et un chapeau à plumes noires, un peu défraîchies mais encore présentables. Quant à son visage, il disparaissait sous un grotesque masque de carnaval.

— Je partage votre opinion, dit froidement Raguenel. Mais qui êtes-vous et que voulez-vous ?

L’autre toucha son chapeau du bout d’un de ses pistolets dans un geste qui pouvait passer pour un salut :

— On m’appelle le capitaine Courage et je suis le roi de tous les voleurs du royaume…

— Ma plus grande richesse est dans ces livres que vous voyez ici, fit Raguenel en montrant d’un geste large les murs tapissés de livres. Quant à ma bourse…

— Je n’en veux pas à votre bourse… ni à celle de votre invité. Je suis venu chercher un nom…

— Un nom ?

— Celui de l’assassin dont vous parliez. Je suis certain que vous l’avez appris depuis que vous avez été arrêté à sa place. Je ne vous demande rien d’autre. La dernière de ses victimes était ma maîtresse…

— Et vous la laissiez faire le tapin dans les rues noires au bord du fleuve ? Votre nom me paraît usurpé !

— C’était une femme têtue. Elle voulait à tout prix rejoindre une amie qui avait besoin de secours, rue du Petit-Musc. Elle est tombée sur le criminel au cachet de cire. Je veux sa peau. Mais d’abord son nom !

— Non. Vous le donner serait vous rendre le plus mauvais des services…

— Cela me regarde, il me semble ?…

Et soudain, on l’entendit rire derrière le masque au long nez rouge :

— Ce doit être quelqu’un d’important puisque, si j’ai bien entendu, l’homme à la Robe rouge le protège et lui permet ses… fantaisies, mais fût-il son propre frère – non ! il n’a aucun besoin de son propre frère ! – fût-il… sa plus affreuse créature, le Lieutenant civil en personne, je le tuerai… à ma façon c’est-à-dire lentement !

— Vous êtes fou ! s’écria Théophraste Renaudot, saisi d’une soudaine terreur. Savez-vous ce qu’il vous en coûterait ?

Le capitaine Courage s’approcha de lui, considéra son visage étroit devenu soudain du même gris que sa barbe et, de nouveau, il se mit à rire :

— Ainsi, c’est donc lui ? L’idée m’en était venue mais j’avais besoin d’une confirmation. Grand merci à vous, monsieur !

— Mais je n’ai rien dit ! gémit Théophraste angoissé à l’idée d’avoir manqué à la parole donnée au Cardinal.

— Votre réaction a été des plus intéressantes. Jureriez-vous sur l’Évangile que ce n’est pas lui ?

Devant la mine épouvantée de son ami, Perceval décida d’intervenir.

— Vous n’avez rien dit, non… mais moi qui n’ai rien juré, je le dis : l’assassin, c’est bien Laffemas !

— À la bonne heure ! Voilà quelqu’un de franc… mais, dites-moi ? Vous avez à vous plaindre du personnage ? Pourquoi n’essayez-vous pas de vous venger ?

— Parce qu’une personne qui m’est chère pourrait avoir à en souffrir. Il faut d’ailleurs que je vous mette en garde : quiconque attenterait à la vie de ce si précieux serviteur irait à la mort.

— De toute façon j’irai un jour, et l’on ne me pendra pas deux fois, ricana le bandit.

— Certes, mais prenez bien garde de n’y entraîner personne et qu’il n’y ait aucun doute sur l’exécuteur. Savez-vous qu’un prince a dû donner sa parole de ne pas l’attaquer avant la mort du Cardinal ?

Le soudain silence donna la mesure d’un étonnement invisible sous le masque. Enfin, l’homme émit un sifflement :

— Rien que ça ?… Reste à préciser de quel prince il s’agit ? Il y en a pour qui je n’ai aucune considération…

— Le duc de Beaufort !

— Ah, là c’est différent ! Celui-là me plaît… Eh bien, messieurs, merci du renseignement et merci de m’avoir averti ! J’ai bien l’honneur de vous saluer !

Le masque resta en place mais le capitaine Courage balaya le sol des plumes de son chapeau en s’inclinant avec une sorte de grâce. En même temps, il découvrit une épaisse chevelure brune et bouclée. Après quoi il disparut aussi silencieusement qu’il était arrivé.

— Croyez-vous que vous auriez dû lui dire tout cela ? reprocha Renaudot. Cela peut être dangereux !

Perceval eut un sourire et alla servir deux verres de vin dont il tendit l’un à son hôte :

— Avez-vous oublié qu’avant notre mésaventure commune nous formions le projet de nous risquer dans l’une des cours des Miracles pour demander l’aide du Grand Coesre ? Nous n’allons pas nous plaindre qu’elles soient venues à nous.

— Vous pensez que cet homme est le grand chef mythique ?

— Il s’est annoncé comme le roi des voleurs de France. C’est un titre, il me semble… Allons voir à présent ce qu’il advient de Nicole et de Pierrot. Je suppose que nous allons les trouver ligotés.

Ils l’étaient, et soigneusement car le capitaine Courage n’était pas venu seul, mais tous deux s’accordèrent à dire qu’on ne les avait pas brutalisés et que les procédés de l’étrange personnage étaient somme toute assez civils.

— Il s’est assuré que mes liens ne me faisaient pas mal, dit Nicole, et il m’a même tapoté la joue en m’appelant « ma belle ! ».

— Dites-nous tout de suite que c’est un gentilhomme ? ironisa Renaudot.

— J’en ai connu de moins courtois ! Quant aux serviteurs de la loi n’en parlons pas ! riposta Nicole qui n’avait pas toujours à se louer de son bon ami l’exempt Desormeaux…

Perceval se contenta d’ordonner à Pierrot d’aller chercher du bois pour conforter son feu et garda pour lui ses réflexions. Un gentilhomme ? Pourquoi pas ? La voix et le ton de l’homme lui avaient donné à penser et, après tout, Dieu seul savait qui pouvait avoir intérêt à s’enfouir dans le cloaque aux miracles !

Trois jours plus tard qui était jeudi, jour de la parution de la Gazette, les Parisiens apprirent que leur Lieutenant civil, agressé alors qu’il regagnait tardivement son domicile, n’avait dû son salut qu’à une intervention inopinée du guet. Il s’en tirait avec une légère blessure qu’il n’aurait guère le temps de soigner, étant chargé en Normandie et auprès du maréchal de Gassion d’une mission pacificatrice.

— L’imbécile ! Il a manqué son coup, gronda Perceval qui faillit bien froisser le précieux journal que son ami Théophraste lui apportait en personne.

— Il a voulu allez trop vite. Un coup comme celui-là, ça se prépare. Et maintenant…

— Maintenant il va se garder ! Fasse seulement le Ciel que M. de Beaufort n’ait pas à pâtir de ce pas de clerc !

— Je ne crois pas. Le Cardinal a reçu du capitaine Courage une lettre grandiloquente, véritable cartel destiné à Laffemas, affirmant que le scripteur n’aurait ni trêve ni repos tant que le Lieutenant civil oserait respirer encore l’air du bon Dieu !

— Comment l’avez-vous appris ?

— Son Éminence me l’a dit. Elle a même ajouté une interdiction formelle d’en parler dans la Gazette. Elle craint trop que ledit capitaine gagne le cœur des peuples et ne devienne légende.

— Eh bien, voilà qui est rassurant ! Mgr François n’a rien à craindre…

— J’en suis moins sûr que vous. Je ne suis pas certain qu’on ne le soupçonne pas, sous le masque de Courage. Ce genre de folie lui va si bien… Oh, il ne sera pas attaqué de front, mais le Cardinal pourrait lui tendre quelque jour un piège de sa façon. Il n’aime décidément pas les Vendôme et celui-là moins encore que les autres. Il est beaucoup trop séduisant…

— Vous qui fréquentez la Ville et la Cour, me direz-vous s’il est devenu l’amant de Mme de Montbazon dont on accole le nom au sien depuis pas mal de temps ?

— Toujours difficile de connaître la vérité en cette matière, mais il est possible que ce soit vrai. Mlle de Bourbon-Condé que le duc recherchait en mariage vient d’épouser le duc de Longueville qui était justement l’amant de Mme de Montbazon. Ce chassé-croisé serait assez dans sa manière. Naturellement on clame partout qu’il est fou d’elle, mais je me demande s’il n’alimente pas la rumeur pour rendre la Reine jalouse…

Resté seul, Raguenel médita longtemps les dernières paroles de son ami. Il pensait qu’une nouvelle passion chasse l’autre et que dans un sens il était bon que François oublie ses trop dangereuses amours mais, dans un autre, songeant à sa petite Sylvie, il se réjouit pour une fois qu’elle soit là-bas, sur son île du bout du monde. Apprendre cela lui ferait trop de mal…

Il connaissait Belle-Isle pour y avoir accompagné jadis la duchesse de Vendôme et ses enfants. Il savait la splendeur de ses paysages et le port du Secours, avec son vieux prieuré, lui rappelait quelque chose. Un bref billet de Ganseville, lorsque l’écuyer avait traversé Paris pour rejoindre son maître, lui avait dit qu’il y avait installé Sylvie, Jeannette et Corentin, et que tout lui semblait au mieux. Certes, le temps des vacances et celui de l’hiver devaient y être différents mais, bien protégée et à l’écart des intrigues de cour auxquelles elle n’avait été que trop mêlée, l’enfant retrouverait peut-être un peu de son ancienne joie de vivre. L’espérer et prier pour elle, c’était tout ce que Perceval pouvait faire, en offrant au Seigneur sa douleur d’être séparé d’elle sans aucun moyen d’en recevoir des nouvelles…

Celles qu’il aurait pu avoir lui eussent fait grand plaisir : Sylvie allait bien. Et même, depuis l’accident qu’elle avait eu en compagnie de l’abbé de Gondi, elle reprenait goût à la vie. Comme le lui avait dit son compagnon d’infortune, il valait mieux qu’elle renonce à se détruire car, de toute évidence, le Seigneur Dieu ne voulait pas lui voir quitter la terre. Alors, autant se faire une raison.

En effet, si elle s’était jetée depuis l’angle du chemin, elle se fût tuée immanquablement, au moins en se fracassant sur les rochers à peine couverts d’eau, alors que tous deux étroitement emmêlés avaient roulé sans perdre le contact avec le sol jusqu’à ce qu’un ressaut rocheux tapissé d’un buisson les retienne dans leur chute. Un pêcheur, alerté par le cri poussé par l’abbé, s’était hâté d’aller chercher du secours et, moins d’une heure plus tard, on les tirait de leur fâcheuse position, Jeannette et Corentin étant accourus bons premiers… Sylvie ne s’en souvenait pas parce qu’elle avait subi un choc à la tête en atterrissant et s’était évanouie. Elle s’était réveillée dans son lit, en proie à des douleurs qui disparurent assez vite, emportant hors de son jeune corps la dernière trace du viol. Jeannette en avait remercié le Ciel à deux genoux et elle-même avait pleuré de joie… la première depuis longtemps, et surtout de soulagement.

De ce triste secret, seuls Jeannette et Corentin étaient dépositaires.

— Pendant qu’on vous transportait, j’ai vu soudain que vous perdiez du sang et j’ai fait en sorte d’être seule à m’en aviser car j’ai compris ce qui se passait… grâce à Dieu, expliqua Jeannette. Et ici, j’ai voulu rester seule avec vous. Et puis c’était beaucoup plus amusant de rapporter M. l’abbé chez M. le duc de qui l’on pouvait attendre une récompense : il criait comme un chat écorché à cause de toutes ces épines qui le lardaient. Vous en aviez quelques-unes mais beaucoup moins !… Oh, mademoiselle Sylvie, le Seigneur a eu pitié de vous ! Il n’était pas juste que, toute innocente, vous payiez le terrible prix du crime d’un autre. À présent, vous allez pouvoir oublier…

L’impression de souillure, cependant, demeurait. Si son corps s’était nettoyé, ses rêves demeuraient à jamais ternis. Son amour pour François se nuançait de désespoir : en admettant qu’elle réussisse un jour à le conquérir, comment oser lui offrir les restes d’un Laffemas ?

Certes, le petit père Le Floch, envoyé par monsieur Vincent à Mme de Gondi pour lui dire tout l’intérêt que celui-ci portait à Mlle de Valaines et qui était venu la visiter, avait suggéré une solution : offrir à Dieu sa personne et son âme, en se livrant à de longs développements autour d’une idée générale qui était que Dieu seul est digne du plus grand amour et que ses épouses connaissent un bonheur serein. Sylvie n’était pas parvenue à s’imaginer enfermée à jamais dans un cloître : les beautés de la nature et surtout le grand air de liberté y sont trop chichement mesurés…

— J’habite l’une de ses anciennes demeures, lui dit-elle, et autour de moi il n’y a que le ciel, la mer, la lande. Nos prières ne rencontrent aucun obstacle et nous sommes en paix. Même si M. de Paul le souhaite, je n’ai aucune envie d’être nonne…

Il repartit sans pouvoir rien obtenir de plus. En revanche, la duchesse de Retz se mit à honorer de temps à autre la maison sur la mer. L’intervention de monsieur Vincent se révélait utile en ce que pour rien au monde à présent la grande dame ne tenterait de nuire à celle qu’elle croyait la maîtresse de Beaufort. En revanche, elle semblait s’être donné pour tâche de l’incliner vers la vie de moniale, la meilleure manière selon elle d’échapper à toutes les blessures du monde.

Sylvie commença par écouter sagement, mais les prêches de Catherine ne tardèrent pas à l’assommer. Aussi passa-t-elle un accord avec le jeune Gwendal, le gamin du moulin de Tanguy Dru dont les ailes tournaient à l’autre bout du port du Secours. Lorsqu’il apercevait l’équipage ducal, il se hâtait de venir l’annoncer, ce qui permettait à Sylvie de chercher refuge sur la lande ou dans quelque trou de rocher, laissant Jeannette expliquer avec beaucoup de révérence que sa jeune maîtresse aimait à s’isoler dans la nature, œuvre du Créateur, afin de s’y livrer à la contemplation et d’entendre peut-être l’Appel ?

Le plus fort, c’est qu’elle mentait à peine. La beauté de l’île agissait sur Sylvie. Elle aimait à en découvrir les divers aspects au cours de longues promenades, mais c’était surtout la mer qui l’attirait et dont elle ne se lassait pas. Allongée dans l’herbe, sur quelque haut de lande, elle regardait, à travers les pointes mousseuses des graminées ou les ombrelles des fenouils odorants, le va-et-vient des vagues, tantôt léger et doux, tantôt grondant, écumeux et superbe. S’il n’eût été si pénible aux pêcheurs dont certains étaient devenus ses amis, elle eût marqué une préférence pour le gros temps, parce qu’il exprimait si bien la toute-puissance de l’océan. Elle savait que François faisait comme elle autrefois et le bonheur de mettre ses pas dans ceux de son ami la réconfortait et la rendait presque heureuse.

Jamais elle n’allait au Palais, et encore moins, s’il était possible, à la résidence des Gondi. La ria qui continuait le port formait pour elle une frontière qu’elle n’avait pas envie de franchir. Ses devoirs chrétiens, elle les accomplissait avec exactitude dans la petite église de Roserières, un hameau proche de sa maison, dont le vieux recteur s’était pris d’amitié pour Corentin avec qui il allait à la pêche. Petit à petit, les gens avaient adopté cette jeune fille, toujours vêtue de noir, dont on disait qu’elle portait un deuil cruel sans préciser lequel – et pour cause ! En outre, elle adorait les enfants, encore si proches d’elle, et ceux des alentours ne mirent guère de temps à s’en apercevoir. En revanche, les officiers de la citadelle qui essayèrent de se faire admettre chez elle se virent écartés avec autant de courtoisie que de fermeté. Ceux de la maison sur la mer connaissaient trop la fragilité d’une réputation féminine.

Deux hivers étaient passés ainsi. Des hivers qui, à Belle-Isle, restaient cléments. La neige n’y tombait que très rarement et, en dépit du fait que l’ancien prieuré était exposé au nord-est, on y supportait tempêtes et bourrasques tant les couleurs de la mer et du ciel demeuraient fascinantes. Crachin de décembre ou giboulées de mars n’empêchaient pas Sylvie de sortir. Elle disait même que cette eau du ciel était bonne pour le teint et les cheveux.

— Elle aura bientôt dix-huit ans et elle est jolie comme un cœur, confiait Jeannette à Corentin qui commençait à trouver le temps long. Jusqu’à quand devra-t-elle rester sur cette terre du bout du monde ? Si encore nous avions des nouvelles, mais on dirait que le monde entier nous a oubliés ?…

— Sur le continent, elle passe pour morte et nous avec elle. On n’écrit pas à des défunts.

— Mais même au château ou en ville, on ignore ce qui se passe à Paris ou ailleurs. Je croyais pourtant que M. le duc aimait à recevoir ?

— Sans doute, mais recevoir coûte cher et j’ai ouï dire que sa fortune se délabrait de plus en plus. La duchesse en profite pour réduire son train à la moindre occasion.

— Même l’abbé n’est pas revenu ! Celui-là au moins était amusant.

— Il a sans doute autre chose à faire !

Et Corentin qui, en bon Breton, ne détestait pas tellement cette existence même si elle lui semblait un peu monotone, laissa Jeannette soupirer seule au coin de son feu pour s’en aller poser des lignes de pêche et ensuite boire un coup de cidre chez son ami le meunier…

Un matin de printemps où l’île semblait repeinte à neuf, Corentin était descendu au port pour la rentrée des bateaux après la pêche nocturne. On se serait cru aux plus beaux jours de l’été, le temps était doux et la mer lisse comme du satin. Il tomba au milieu d’une intense activité. Non seulement les barques faisaient ruisseler sur le quai un flot de sardines d’un magnifique argent bleuté, mais deux barges déchargeaient des pierres destinées aux réparations de la tour nord de la citadelle. En effet, si le duc de Retz était seul maître dans sa terre, il devait veiller à sa sécurité et au bon état des fortifications construites jadis par son aïeul. C’étaient là des frais qu’il ne pouvait éviter, même si sa fortune ébréchée les lui rendait toujours plus difficiles…

Un autre bateau attira l’attention de Corentin : une flûte de faible tonnage portant les couleurs de l’évêque de Vannes manœuvrait pour aborder. Il la connaissait bien pour l’avoir vue maintes fois amener le prélat lui-même en visite pastorale, quelques invités, ou encore venir chercher pour les cuisines épiscopales des légumes dont les jardins de Belle-Isle fournissaient une qualité particulière. Ce matin-là, Corentin vit débarquer une dame flanquée d’une camériste et de quatre valets armés comme il convient lorsque l’on voyage. Or, cette dame qui avait rejeté en arrière son capuchon de velours pour découvrir un jeune visage d’une grande beauté et de magnifiques cheveux blonds, Corentin la reconnut avec un frisson de joie et ne put s’empêcher de s’élancer vers elle : c’était Marie de Hautefort !

Oubliant toute prudence et pensant seulement à la joie que cette arrivée pouvait causer à Sylvie, il allait l’aborder quand une pensée brutale le retint : la dame d’atour de la Reine faisait partie d’un monde auquel Sylvie n’avait plus accès, un monde pour qui elle n’était plus qu’une ombre mais où les Gondi jouaient encore un rôle.

Non sans regret, il se détourna et se mit à courir, mais elle l’avait vu et lançait l’un de ses valets à ses trousses. Celui-ci n’eut aucune peine à rejoindre un homme qui ne s’éloignait qu’à regret.

— S’il vous plaît, dit ce garçon aux jarrets d’acier, ma maîtresse est là qui veut parler à vous !

Corentin balaya ses doutes. La carte était trop belle pour ne pas être jouée et, un instant plus tard, il s’inclinait devant la jeune fille qui lui sourit :

— Elle va bien ? demanda-t-elle de but en blanc.

— Très… très bien, madame, lâcha-t-il un peu suffoqué.

— Dites-lui que je viendrai la voir après le dîner. Le protocole m’oblige à prendre logis chez Mme la duchesse de Retz, mais ensuite je me ferai conduire à sa demeure. C’est pour elle que je suis ici…

— Elle va en être heureuse mais… au moins, vous ne lui portez pas de mauvaises nouvelles ?

— Quand on n’a pas vu quelqu’un depuis plus de deux ans, il y a forcément de tout, mais je ne crois pas que le mauvais l’emporte ! Allez, mon ami !

Corentin ne se le fit pas dire deux fois. Il remonta la grande rue de Haute-Boulogne et parcourut le chemin jusqu’au port du Secours à une telle allure qu’il était complètement hors d’haleine en arrivant et s’effondra sur le banc près de la cheminée où Jeannette trempait la soupe. Le temps de reprendre souffle et sa nouvelle éclatait comme un coup de trompette.

— Mlle de Hautefort ! Elle est ici, et sûrement elle vient voir Mlle Sylvie.

— Va la prévenir ! Elle est en bas à pêcher des crevettes les pieds dans l’eau. Seigneur Dieu ! J’ai hâte de savoir quelles nouvelles elle apporte ! Mais, en attendant il faut que je fasse le ménage ! C’est un vrai taudis, cette maison !

C’était fort exagéré, mais à peine Corentin commençait-il à dévaler la plage que Jeannette mettait tout en l’air. Elle s’agitait si énergiquement qu’elle n’entendit pas le cri de joie de Sylvie. L’arrivée de son amie, c’était, pour l’exilée, une réponse du Ciel aux prières qu’elle ne cessait de lui adresser pour avoir au moins des nouvelles de François. Ce trop long silence devenait insupportable…

Quand Marie parut, elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre sans dire un mot, trop émues pour parler, mais elles n’étaient pas femmes à s’attarder longtemps dans les émois du cœur. Elles se prirent par la main pour aller s’asseoir sur le banc de pierre que Corentin avait placé contre la maison et près d’un bouquet de genêts. Sylvie était si heureuse qu’elle ne retrouvait pas l’usage de la parole et se contentait de regarder son amie avec un grand sourire et des yeux trop étincelants pour que les larmes soient bien loin. Marie sentit ses mains trembler dans les siennes :

— Je suis venue vous chercher, dit-elle avec une douceur fort peu habituelle chez elle. Il est temps de rejoindre le monde des vivants.

— C’est François qui vous envoie ?

— Mon Dieu non ! Je m’envoie moi-même. Votre héros est aux armées avec le Roi qui va assiéger Arras. La Cour est à Amiens. J’ajoute que l’abbé de Gondi qui vous baise les mains m’a vivement approuvée. Nous pensons l’un et l’autre que vous n’êtes plus en sûreté ici.

Le sourire de Sylvie s’éteignit sous le coup de la déception.

— L’abbé est donc revenu d’Italie ?

— Il y a beau temps ! C’est un homme qui ne peut vivre longtemps loin de la place Royale. En outre, comme c’est le plus curieux et le plus intrigant qui soit, il réussit à apprendre des choses tout à fait extraordinaires. Par exemple que le Lieutenant civil qui est originaire du Dauphiné aurait de la famille à La Roche-Bernard et qu’il songerait à s’y rendre quand il sera tout à fait remis. Ce qui ne saurait tarder, car il vient d’échapper à deux attentats et il éprouverait le besoin de changer d’air.

La silhouette sinistre de son bourreau évoquée soudain sous le ciel de son île fit frémir Sylvie qui devint très pâle.

— Et où est-ce, La Roche-Bernard ?

— Pas bien loin. On y passe pour aller embarquer à Piriac. Aussi, je le répète, je suis venue pour vous emmener…

— Si c’est pour me jeter au fond d’un couvent comme le souhaite M. Vincent de Paul… et donc M. de Beaufort, comme en rêve d’ailleurs Mme de Gondi, je préfère rester ici à courir le risque. Je ne suis pas seule ; on veille sur moi et je dois pouvoir me défendre…

Marie se mit à rire :

— Mais qui vous parle de couvent ? Je vous connais trop pour ignorer le peu de goût que vous en avez. Je vous ramène…

— À Paris ? s’écria Sylvie reprise par l’espoir. La Reine me rappelle auprès d’elle ?

Ce fut au tour de Marie de s’assombrir :

— La Reine vous croit morte, mon petit chat. J’ajoute qu’elle ne vous a guère pleurée. J’ai toujours de l’affection pour elle, mais il me faut reconnaître que c’est une femme oublieuse… égoïste… et point trop intelligente !

Un silence permit à Sylvie de peser ces dernières paroles.

— Je n’aurais jamais cru vous entendre dire chose pareille, remarqua-t-elle enfin. Mais… j’y pense : si la Cour est à Amiens, comment êtes-vous ici ?

— Parce que je n’en fais plus partie, Sylvie.

— Vous n’êtes plus dame d’atour ?

— Eh non ! Je dirai même que je suis exilée… pour complaire à M. de Cinq-Mars ! Vous vous souvenez de M. de Cinq-Mars, ce ravissant officier aux Gardes que protégeait le Cardinal, qui vous accompagnait chez lui et qui refusait si farouchement le poste de maître de la garde-robe du Roi ?

— C’est difficile de l’oublier. Il s’est toujours montré charmant…

— Il l’est beaucoup moins. Jusqu’à l’an passé, j’avais, vous devez vous en souvenir, pris la… survivance de Mlle de La Fayette. Le Roi me faisait une cour assidue, ne voyait que par moi – quand je ne le malmenais pas trop, et plus encore quand je le malmenais. Il a donné des fêtes en mon honneur, écrit des ballets que nous dansions ensemble. La Cour après la naissance de Mgr le Dauphin était d’une gaieté folle…

— Mais vous n’avez jamais…

— Quoi ? Cédé au Roi ?… Pour qui me prenez-vous ? Libre à lui de m’aimer ! C’était à ses risques et périls, et il le savait. D’ailleurs je ne lui ai jamais rien demandé, ni faveur ni poste, sauf une seule fois, quand je l’ai prié de nommer ma grand-mère gouvernante de l’enfant, puis dame d’honneur en remplacement de Mme de Senecey. Il me l’a refusé et j’ai compris pourquoi…

— Mais que vient faire M. de Cinq-Mars au milieu de cela ?

— Ce qu’il vient faire ? Mais tout simplement qu’il est à ce jour le favori du Roi. Le Cardinal qui me déteste a réussi un beau coup. Ce blanc-bec tient le Roi par le bout du nez ! Il se fait couvrir d’or et a même demandé la charge de Grand Écuyer, qu’il obtiendra sûrement. On l’appellera Monsieur le Grand… ce qui ne l’empêchera pas de courir chaque nuit au Marais, dès que le Roi est couché, pour y rejoindre sa maîtresse, la belle Marion de Lorme.

— Il vous a donc remplacée dans l’affection de notre sire ?

— Eh oui ! mais cela ne lui a pas suffi. Afin d’affirmer son pouvoir sur notre maître, il a voulu régner seul et a exigé mon départ ! Je suppose que le Cardinal n’y était pas étranger… Alors on m’a fait savoir que ma présence n’était plus souhaitée. Et un beau matin, comme jadis Louise de La Fayette, un carrosse m’attendait pour me ramener « dans ma famille » en présence de toute la Cour.

La voix se fêla, retenant avec peine un sanglot. Sylvie devina ce qu’avait pu être, pour la fière Hautefort, cette humiliation publique.

— Mais que vous reproche-t-on ?

— De ne plus plaire… et même d’importuner ! fit-elle avec rage. Le Roi a dû sentir ce que j’éprouvais car, au moment de ma révérence, il m’a tendu la main en disant : « Mariez-vous ! Je vous ferai du bien… »

— En attendant, il vous exilait sans véritable motif. Et la Reine dans tout cela ?

Marie haussa les épaules avec un reste de chagrin.

— Elle m’a embrassée en son particulier mais elle n’a rien fait pour me garder. Et puis… elle est de nouveau enceinte !

Sylvie ouvrit des yeux énormes :

— Mais… comment avez-vous fait ? François…

— Oh, il n’est plus question de lui dans cette affaire. Je me demande du reste comment il prend la chose…

— Qui alors ?

Cette fois, Marie éclata de rire et, de retrouver cet éclat joyeux, Sylvie se dit que le mal était peut-être moins grave qu’elle ne le pensait.

— On dirait que vous ne croyez guère à la vertu de votre reine ? Mais le Roi, mon enfant ! Le Roi que Cinq-Mars a pour ainsi dire traîné au lit de sa femme en menaçant de ne plus le voir d’au moins un mois ! Oh, le favori a de grands pouvoirs : il affirmait qu’il fallait assurer la descendance avant que la Reine ne puisse plus procréer. La naissance est attendue pour septembre… Ce qui ne veut pas dire que le Roi aime davantage sa femme ! Il la tient plus que jamais en suspicion. C’est pourquoi je ne lui en veux pas trop. D’autant que sa nouvelle dame d’honneur, Mme de Brassac, est, ainsi que son époux nommé comme par hasard surintendant de la maison de la Reine, tout au Cardinal. Ah, le temps des belles aventures d’amour me paraît bien fini…

— Rien n’est fini si elle aime toujours François autant qu’il l’aime !

— C’était, en effet, son sentiment lorsque je suis partie. Quoique…

— Quoique ?

— Vous souvenez-vous de toutes ces belles choses que la Reine avait reçues d’Italie au moment de la conception du Dauphin ?

— Bien sûr. Elles étaient envoyées par un monsignore Maz… Maz…

— Mazarini ! Eh bien, il nous est revenu en janvier pour remplacer le père Joseph dans la confiance de Richelieu. On l’a fait français et maintenant il s’appelle Mazarin. La Reine le voit avec plaisir… Et soudain la fière Hautefort explosa de nouveau : « Le faquin ! Ce faux prêtre est un véritable intrigant sorti d’un domestique du prince Colonna ! Oser faire des ronds de jambe devant la reine de France ! »

— Je me souviens aussi que vous le détestiez. On dirait que vous ne l’aimez guère davantage ?

— Je l’exècre. D’autant plus que, d’après ma grand-mère, il ressemble au défunt mylord Buckingham ! C’est dangereux, ce genre de similitude !

— Pauvre François ! murmura Sylvie, déjà prête à plaindre celui qu’elle aimait tant et qui, cependant, semblait l’oublier…

Marie se mordit la langue. Elle allait dire que Beaufort n’était pas si à plaindre que cela, mais elle pensa à temps que Sylvie en savait assez pour le moment. Elle se leva, secouant sa robe où s’attachaient quelques fleurs de genêt.

— Assez parlé pour aujourd’hui ! Il faut vous préparer, Sylvie, nous partirons demain avec la marée du matin…

— Mais… où m’emmenez-vous ? Je suis bien ici… j’y suis presque heureuse, dit Sylvie avec un geste des bras qui enveloppait le paysage marin.

— Votre bonheur ne durera guère si Laffemas vous découvre. Vous risquez d’être enlevée avec toutes les suites que cela comporte. Moi, je vous emmène chez ma grand-mère, au château de La Flotte. C’est là que je suis « consignée » et mieux vaut que j’y retourne le plus tôt possible…

— Je serais heureuse de vous suivre et mes compagnons aussi, mais que dira M. de Beaufort qui s’est donné tant de peine pour me bien cacher ?

— Je pense que vous aurez l’occasion de le lui demander : entre La Flotte et Vendôme, il n’y a guère qu’une dizaine de lieues.

Le visage de Sylvie s’empourpra cependant que ses yeux se mettaient à briller.

— Vraiment ?

— Vous ai-je jamais menti, mon petit chat ? J’ajoute que ma grand-mère est une du Bellay – vous voyez qu’avec Bertrand de Born qui fut vicomte de Hautefort nous ne manquons pas de poètes dans la famille – et que son neveu, Claude, est l’actuel gouverneur de Vendôme…

Cette fois, Sylvie lui sauta au cou :

— Je vais dire que l’on prépare tout pour notre départ…

Elle s’élançait déjà vers l’intérieur de la maison mais soudain se ravisa et revint lentement vers sa compagne, l’œil assombri :

— Sans doute vais-je devoir aller faire mes révérences à la duchesse de Retz, murmura-t-elle.

— Et cela ne vous enchante pas. Rassurez-vous, il n’en est pas question. Votre départ doit s’effectuer avec le maximum de discrétion et la marée est à cinq heures du matin. En outre, cette maison est à vous et vous avez parfaitement le droit de faire un petit voyage sans lui demander son avis. À présent, je vous quitte : vous avez à faire et moi aussi. Deux de mes valets viendront à la nuit prendre vos bagages…

— Nous n’en n’avons guère !

— Ce n’en sera que plus facile. Quant à vous-même, avez-vous le courage de descendre à pied jusqu’au port et cela avant le jour ?

— Bien sûr. Ce n’est pas si loin.

— Soyez-y à quatre heures et demie. Le bateau s’appelle Saint-Cornely et le patron va être prévenu.

— Si vous tenez à la discrétion, n’envoyez pas vos valets. Je le répète, nous avons peu de chose : de simples sacs faciles à transporter. Et Corentin est solide.

— Vous avez raison. En vérité, je fais une piètre conspiratrice.

— J’ai toujours eu l’impression du contraire. Mais allons-nous vraiment conspirer ?

— Nous ne ferons que cela ! Pas contre le Roi ou la Reine, bien sûr, mais contre ce maudit ministre, son âme damnée et son bourreau !

Il faisait nuit encore quand le Saint-Cornely quitta le port du Palais. La tour à feu indiquant l’entrée brûlait encore et ses reflets rouges dansaient sur la mer qui, ce matin-là, était un peu formée. En doublant la pointe nord-ouest de l’île d’Houat, on croisa un bateau venant de Piriac. Il transportait un seul voyageur. C’était un certain Nicolas Hardy, sans doute le meilleur limier de Laffemas qui l’envoyait en éclaireur, sous l’aspect d’un marchand mercier, visiter les habitants de Belle-Isle afin d’examiner s’il serait intéressant pour son maître de faire lui-même le déplacement. Les marins pêcheurs se saluèrent au passage mais leurs passagers, assis au fond des barques, n’eurent pas idée de ce qu’ils transportaient. Au surplus, abritées sous leurs grands manteaux aux capuchons baissés, les deux femmes étaient méconnaissables…

Heureuse de se rapprocher de François, Sylvie se laissait bercer par la houle. Pour avoir accompagné plusieurs fois Corentin sur un bateau de pêcheurs, elle savait que la mer était son amie et ne lui infligerait aucun malaise.

Quand le jour parut, l’île avait beaucoup reculé. Ses hautes falaises n’étaient plus qu’une grisaille estompée vers l’horizon. Sylvie, alors, pensa tout haut :

— J’aimerais revenir ici ! On ne peut s’imaginer à quel point cette île est belle !

— Votre cher François m’en a rebattu les oreilles à plusieurs reprises, dit Marie. Il n’a pas tort, pour ce que j’ai pu en voir…

— S’il n’y avait certaines gens, il serait possible d’y vivre très heureux…

— Ça, ma chère, c’est valable pour nombre d’endroits au monde ! J’espère seulement que vous vous plairez là où je vous emmène…

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