Troisième partie UN VENT DE FRONDE

1648

CHAPITRE 11 L’OISEAU ENVOLÉ…

Par trois fois, le canon de Vincennes tonna. Le cocher retint ses chevaux et se pencha :

— On dirait qu’il se passe quelque chose au château, madame la duchesse, cria-t-il.

— Eh bien arrêtez-vous, Grégoire, et voyons ce que c’est, dit Mme de Fontsomme soudain saisie d’une étrange émotion.

Comme chaque fois qu’elle allait de sa maison de Conflans à son hôtel parisien ou vice versa, Sylvie faisait un détour pour passer en vue du donjon de Vincennes, alléguant qu’elle préférait emprunter la porte Saint-Antoine. Cela lui donnait l’occasion de contempler la vieille tour et d’autoriser son cœur à battre un peu plus vite, au rythme d’un autrefois doux et amer, souvent douloureux mais qui gardait tant de charme secret. Là-haut, près des nuages et si loin de la terre, gardé comme le plus précieux des trésors, vivait toujours celui qu’elle appelait encore François…

Cinq ans ! Il y aurait bientôt cinq ans qu’il était prisonnier, ce fauve pris au piège d’un rat vêtu de la pourpre cardinalice ! Quand elle y pensait – et c’était souvent –, la petite duchesse de Fontsomme ne pouvait se défendre d’un remords car, pour elle, ces cinq années avaient été d’une grande douceur auprès d’un époux souvent absent – la guerre faisait rage plus encore peut-être qu’au temps de Richelieu – mais tendre, attentionné et plus amoureux s’il était possible depuis qu’elle lui avait donné, deux ans plus tôt, une petite Marie dont il raffolait et dont l’ex-Mlle de Hautefort, devenue duchesse d’Halluin par son mariage avec le maréchal de Schomberg, était la marraine avec le jeune roi Louis XIV comme parrain.

Il arrivait que son bonheur douillet la leurre sur l’état réel de son cœur, mais dès qu’elle apercevait les murailles de Vincennes, ce cœur si sage manquait un battement. De même quand, dans un salon – elle en fréquentait peu cependant ! – elle rencontrait Mme de Montbazon dont la fidélité au prisonnier passait presque à l’état de proverbe, au point que le peuple l’avait mise en chanson :

Beaufort est dans le donjon

Du bois de Vincennes

Pour supporter sa prison

Avec moins de peine

Zeste, zeste,

Il aura sa Montbazon

Deux fois la semaine.

Être ainsi mise au rang des filles publiques admises à soulager dans les geôles royales les prisonniers, surtout de quelque importance, n’avait pas l’air d’offenser l’altière duchesse. Bien au contraire ! Avec orgueil et sans se soucier d’un mari hors d’âge que l’affaire ne gênait guère, elle répondait aux questionneurs, donnait des nouvelles dont la primeur était réservée à Mme de Vendôme et à Mme de Nemours, mais qui laissaient toujours à Sylvie l’envie sauvage de l’étrangler…

Elle savait pourtant combien sa bienfaitrice et son amie d’enfance avaient besoin de ce réconfort car, depuis l’arrestation de François, le sort de sa famille n’avait rien d’enviable. Le duc César qui avait dû fuir son château d’Anet « visité » par les gens du Roi avait repris le chemin de l’exil, mais pas en Angleterre, hélas, où les Têtes rondes de Cromwell menaient la révolte contre le roi Charles Ier et la reine Henriette, son beau-frère et sa sœur. Il était parti pour l’Italie où, après Venise et Rome, il s’était fixé à Florence. Avec quelques gentilshommes fidèles et une poignée de jolis garçons, il y menait la vie dissipée qui lui était habituelle, contrastant fort avec celle de son fils aîné, Mercœur, cloîtré à Chenonceau en se demandant sans cesse si une quelconque attaque ne l’obligerait pas à chercher refuge dans la cachette dissimulée dans l’une des piles du pont. Contrastant aussi avec celle de sa femme qui se confinait dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré où, soutenue par son vieil ami l’évêque de Lisieux, Philippe de Cospéan, et par la chaude amitié de monsieur Vincent, elle s’efforçait d’obtenir que l’on fît au moins à son François un procès équitable, tant elle était certaine qu’il en sortirait les mains nettes. Sa fille lui était aussi d’un grand secours et puis, fidèle à elle-même, Françoise de Vendôme trouvait toujours du temps pour son œuvre favorite : le secours qu’elle s’efforçait de porter aux filles de joie, libres ou encagées dans les bourdeaux. Naturellement, Sylvie voyait souvent la mère et la fille.

À Vincennes, cependant, la voix de bronze continuait d’entretenir une agitation insolite. Sylvie ordonna que l’on gare sa voiture sous les arbres et envoya l’un de ses deux laquais aux nouvelles mais, quand il revint après quelques minutes interminables, elle fut frappée de sa mine épanouie.

— Eh bien ? demanda-t-elle.

— C’est une grande nouvelle, madame la duchesse ! Mgr le duc de Beaufort vient de s’évader…

Le cœur de Sylvie sauta dans sa poitrine :

— On dirait que cela vous fait plaisir, mon ami ?

— Oh oui ! Ce n’est pas à madame la duchesse que j’apprendrai combien les petites gens aiment M. de Beaufort. Paris va danser de joie quand il saura qu’il a échappé au Mazarin.

La liesse commençait apparemment avec les propres serviteurs de Sylvie qui, très attachés à une jeune maîtresse qu’ils savaient plutôt non conformiste, étaient descendus de leurs sièges pour se congratuler un instant avant de revenir à elle :

— Ce n’est pas la peine de demander à madame la duchesse si elle est contente, elle aussi, dit le vieux Grégoire, le cocher, dernier en titre d’une dynastie attachée au service des Fontsomme depuis le Moyen Âge et qui s’autorisait quelques familiarités.

— C’est vrai, je suis contente, dit Sylvie. Sait-on comment cela s’est passé ?

— Pas très bien. Il serait descendu par une corde depuis le couronnement du donjon, une corde trop courte, et il aurait dû sauter. Mais qu’il soit dehors, ça c’est sûr !

— Bien ! Nous allons essayer d’en apprendre davantage. Touchez à l’hôtel de Vendôme !

Les trois hommes ne se le firent pas répéter, grimpèrent chacun à sa place et le carrosse repartit au grand trot, tandis que Sylvie se laissait aller sur les coussins de velours. Ainsi, il était libre ! Ainsi la prédiction s’était réalisée !… En effet, depuis quelques mois, Mazarin vivait des heures difficiles à cause d’un certain Coysel qui avait prophétisé que la Pentecôte verrait Beaufort libre. L’Italien superstitieux s’efforçait de traiter en quantité négligeable un propos qui l’angoissait, mais il avait tout de même fait renforcer la garde du prisonnier. Et voilà qu’aujourd’hui, jour de Pentecôte, tout s’était réalisé ! Oh, Sylvie n’avait pas besoin d’un grand effort d’imagination pour voir, sur l’écran noir de ses paupières closes, François, cheveux au vent, galopant à travers champs et bois dans l’ivresse de la liberté retrouvée avec un bonheur facile à deviner. Mais qui galopait auprès de lui, et où allait-il ?

À ces questions, la jeune femme voyait deux réponses : Mme de Montbazon, venue sans doute l’attendre sous quelque costume de cavalier, et le château de Rochefort-en-Yvelines qui appartenait au mari, toujours gouverneur de Paris, et où Mazarin ne s’aventurerait pas…

En effet, et en admettant qu’il en ait jamais eu, la popularité de Mazarin était à son plus bas niveau. Le peuple, tenu si longtemps par la poigne de fer du cardinal de Richelieu, ne faisait guère de différence entre le Florentin Concini qui avait tant pesé sur la régence de Marie de Médicis et « Mazarini », Sicilien d’origine dont la robe étendait son ombre pourpre sur celle d’Anne d’Autriche. Pour lui, les deux étaient à mettre dans le même panier : des favoris beaucoup plus occupés des courbes gracieuses de leur bourse que du bien de l’État ! Dans ces conditions, quel que fût le génie de Mazarin, on ne lui en tiendrait jamais compte. Dieu sait pourtant qu’il n’avait pas la tâche facile pour maintenir l’essentiel de la politique du grand Cardinal à l’intérieur, et surtout à l’extérieur où les armes parlaient toujours ! Certes, les victoires de l’ex-duc d’Enghien devenu prince de Condé contenaient l’ennemi hors des frontières mais, depuis bientôt quatre ans, le congrès de Westphalie s’efforçait de trouver un point final à une guerre qui ravageait une partie de l’Europe en mettant aux prises le roi de France, le roi d’Espagne, l’Empereur et le roi puis la reine de Suède.

Dans le royaume, Mazarin devait compter avec Condé, bien assis sur ses victoires et dont l’ambition était démesurée. L’appétit aussi : il ne cessait de réclamer titres et fonctions, ne cachant pas qu’il se verrait très bien Premier ministre.

En fait, la grande victoire de Mazarin à ce moment de l’histoire, c’était sur la régente qu’il l’avait remportée. De cette Espagnole si fermement attachée aux intérêts de sa patrie, il avait fait une vraie reine de France prête à tout balayer pour la gloire future de son fils et qui, faisant table rase de tous ceux qui l’avaient servie, aimée, soutenue, n’écoutait plus que lui. On disait même qu’elle l’aurait épousé secrètement…

Mais le pouvoir du cardinal demeurait fragile. La guerre incessante – quand on attendait la paix ! –, ses pertes en vies humaines et leur corollaire, les augmentations d’impôts renouvelées, exaspéraient les esprits d’autant plus qu’un an plus tôt, le Parlement de Paris avait dû voter en rechignant vingt-sept articles presque exclusivement fiscaux. Depuis, la colère grondait chez les parlementaires au point de les avoir amenés quinze jours plus tôt, le 13 mai 1648, à voter l’arrêt d’Union, acte de désobéissance formelle qui permettait à des députés des quatre Cours souveraines de s’assembler sans l’autorisation du Roi – donc du cardinal – pour réformer l’État. Depuis, les regards des Parisiens se tournaient de plus en plus souvent vers le donjon de Vincennes où leur prince favori, la plus éclatante victime de Mazarin, vivait son injuste captivité.

En tout cas, la nouvelle de l’évasion courut Paris plus vite que les chevaux de Sylvie. Lorsqu’elle atteignit l’hôtel de Vendôme, il lui fallut traverser un véritable attroupement de gens qui, au sortir des vêpres, s’étaient précipités pour témoigner leur enthousiasme à la mère de leur héros. S’en référant à la fête du jour, les bons Parisiens n’étaient pas loin de voir un miracle opéré en leur faveur par le Saint-Esprit. Il fallait au moins une aide divine pour avoir endormi la méfiance des gardes – le prince était gardé « à vue » – et donné des ailes à François de Beaufort… Cependant, l’on fit place au carrosse de Sylvie qui, depuis son mariage, s’était glissée dans les traditions charitables des duchesses de Fontsomme avec l’ardeur qu’elle mettait en toutes choses. Dans son hôtel de la rue Quincampoix comme dans son manoir de Conflans, toute misère recevait secours et réconfort. En outre, flanquée de deux laquais porteurs de grands paniers, elle visitait ceux que la maladie clouait sur leurs grabats et dont monsieur Vincent qui la connaissait depuis l’enfance lui donnait l’adresse. Aussi Grégoire n’eut-il qu’à crier : « Place à Mme la duchesse de Fontsomme ! » pour que l’on s’écarte avec un murmure de sympathie.

Ce fut presque plus difficile dans la chambre de Mme de Vendôme où l’on s’entassait en parlant tous à la fois. Les amis étaient là, et la mère de François, accablée sous les embrassades, passait des bras de l’une aux bras de l’autre, en dépit des efforts de monsieur Vincent et de l’évêque de Lisieux pour la sauver de l’étouffement. Sylvie n’essaya même pas de s’approcher et obliqua sur Mme de Nemours qui veillait à ce que tous pussent boire à la santé de l’évadé.

Élisabeth rayonnait de joie et ne cessait de répéter par quel subterfuge elle avait pu, avec l’aide de quelques amis dévoués, tirer son frère de la geôle royale :

— Un pâté ! Un simple pâté dont j’ai moi-même aidé à composer la farce ! Il y avait dedans une corde en soie bien solide avec un bâton pour s’y tenir à califourchon, deux poignards et une poire d’angoisse destinée à l’exempt La Ramée que M. de Chavigny, le gouverneur de Vincennes, avait spécialement détaché à la surveillance de mon frère.

— Il devait être énorme, ce pâté ? dit quelqu’un.

— Énorme, mais François l’avait demandé pour vingt personnes, vu que les dessertes de sa table allaient toujours aux soldats chargés de le surveiller…

— Mais enfin, vous aviez dû vous assurer quelque intelligence dans la place même ? dit une dame à la voix pointue que Sylvie ne connaissait pas. Ce fut d’ailleurs elle qui se chargea de la réponse :

— Ce sont choses que l’on ne saurait confier, madame. Songez qu’il y va de la vie de plusieurs personnes ! Le cardinal Mazarin doit être furieux…

— Oh, vous êtes là aussi, ma chère Sylvie, s’écria Élisabeth qui ne l’avait pas encore vue. Mes amis, souffrez que je dise quelques mots en particulier à Mme la duchesse de Fontsomme ! Je reviens dans l’instant.

Prenant son amie par le bras, elle alla s’enfermer dans le cabinet de bains de sa mère où toutes deux s’assirent sur le rebord de la lourde cuve de bois qui ressemblait à un tonneau.

— J’aimerais que vous me rendiez un service, ma chère, en allant au Palais-Royal afin d’y observer ce qui se passe chez la Reine…

— C’est bien mon intention. J’y allais d’ailleurs quand, en passant devant Vincennes, j’ai appris l’évasion, alors je suis accourue.

— Vous étiez de service aujourd’hui ?

— Non, et je devrais être à Conflans avec ma petite Marie, mais j’ai reçu hier un message de la Reine me demandant de venir passer un moment auprès de notre jeune Roi qui est souffrant et qui m’a réclamée.

— Vous reviendrez me dire comment, là-bas, on prend l’événement ?

— Si je peux. Cela dépend de l’heure où je sortirai. S’il est trop tard, je vous enverrai un billet dès mon retour rue Quincampoix. Je ne rentrerai pas à Conflans ce soir…

— Vous êtes un amour ! Avez-vous de bonnes nouvelles de votre époux ?

— Il n’écrit guère, ce n’est pas son fort, mais je sais que tout va bien pour lui. Il est toujours entre Arras et Lens avec le prince de Condé. C’est quelquefois pénible d’être l’épouse d’un guerrier : il est si souvent absent !

— Vous l’aimez beaucoup, n’est-ce pas ?

— Beaucoup…

Elle n’ajouta pas qu’elle se reprochait même parfois de ne pas l’aimer davantage à cause de cette partie de son âme murée sur une image, et Mme de Nemours ne posa pas d’autre question. Dans la grande chambre, une voix claironnante venait de se faire entendre et Élisabeth se redressa aussitôt. Un peu, pensa Sylvie peu charitablement, comme un cheval de bataille qui entend la trompette :

— Ah ! L’abbé de Gondi est arrivé ! Je… nous l’espérions plus tôt ! Donnez-nous vite de nos nouvelles, Sylvie !

Et elle disparut dans un tourbillon de taffetas bleu, laissant son amie à la découverte qu’elle venait de faire. Se pouvait-il que, mariée à l’un des hommes les plus charmants de France, Élisabeth fût encore éprise de ce petit prêtre agité, nerveux, plein de tics et d’esprit, dont on disait qu’il avait été son amant ? Il est vrai que Nemours l’avait toujours trompée et qu’après tout il est bien rare que l’on trouve le bonheur dans un mariage princier… Remettant à plus tard d’embrasser la mère de François, Sylvie regagna sa voiture et prit la direction du Palais-Royal où elle était attendue. Mais elle n’éprouvait plus le même plaisir qu’autrefois. Sans le petit Louis qu’elle aimait d’un amour quasi maternel, peut-être eût-elle renoncé à ce poste de dame du palais qu’à son mariage on avait substitué à celui de lectrice, mais qui ne changeait pas grand-chose à ses fonctions auprès des personnes royales : il lui arrivait encore de lire pour la Reine et surtout, elle passait de longs moments auprès du petit Roi avec, entre eux, la guitare en manière de trait d’union.

C’était, pour l’un comme pour l’autre, un des meilleurs moments de la journée. En effet, hormis les solennités auxquelles l’enfant et son petit frère Philippe devaient paraître, Louis, en dépit de l’adoration qu’il portait à sa mère, ne la voyait qu’une fois dans la journée : à son lever qui avait lieu entre dix et onze heures du matin. Anne recevait alors ses dames et les principaux officiers de la Couronne. On lui amenait ses fils et Louis gardait le privilège de lui passer sa chemise. Puis les enfants rentraient chez eux où ils faisaient à peu près ce qu’ils voulaient tandis que leur mère, entre le Conseil, les dévotions, les visites en ville, le cercle, les repas et les réjouissances, menait une vie intense qui l’entraînait régulièrement au-delà de minuit. Elle continuait à vivre à l’heure espagnole… À ce régime, la Reine épaississait, devenait grasse et perdait en beauté, mais elle gardait une grande fraîcheur de teint. Elle cultivait aussi l’indolence et, si elle aimait profondément ses enfants, elle ne s’occupait guère d’eux, se satisfaisant de les voir beaux et bien parés aux heures officielles sans se soucier de ce qu’ils pouvaient devenir loin de ses yeux.

Or, Louis et Philippe étaient livrés la plupart du temps aux domestiques qui ne se souciaient ni de l’état de leurs vêtements ni des heures de repas. Il n’était pas rare que le roi de France et le duc d’Anjou s’en allassent voler une omelette à la cuisine pour apaiser leur faim. On jouait beaucoup et sans surveillance : le petit Roi faillit se noyer dans un bassin sans que, en dehors d’un brave Suisse accouru à ses cris, personne s’en souciât.

On aurait pu penser qu’avec le passage à huit ans aux mains des hommes – le marquis de Villeroy devenait gouverneur de Sa Majesté et l’abbé Hardouin de Péréfixe précepteur – les choses changeraient. Il n’en fut rien et le fidèle La Porte, nommé premier valet de chambre, s’en désolait fort, souvent au bénéfice de la seule Sylvie :

— M. de Villeroy est un brave homme et l’abbé un grand chrétien, mais ils sont peu instruits et, du moment que le Roi tient bien son rôle dans les circonstances, ils n’en demandent pas plus. Et moi, les domestiques n’écoutent pas ce que je leur dis. Ils répondent que pour traiter le Roi et son frère comme on devrait il faut de l’argent et que le cardinal Mazarin n’en donne pas…

— Il est trop occupé à le garder pour lui ! répondit la jeune femme outrée qui, incapable de se taire, s’en alla tenter d’expliquer à la Reine un état de choses qui lui paraissait incroyable. Elle se heurta à une véritable apathie et ce fut Mazarin qui se chargea de lui laisser entendre que, si elle voulait conserver le privilège musical qu’on lui accordait auprès du Roi, il valait mieux qu’elle ne se mêle pas de la vie intérieure du palais. Son époux lui en dit autant :

— Mazarin est trop fort pour vous, mon cœur. Ne vous engagez pas dans une bataille perdue d’avance. La Reine le soutiendra toujours. Souvenez-vous de ce qu’il est advenu à notre amie Hautefort…

Marie, en effet, peu de temps après l’arrestation de Beaufort, n’avait pu contenir son indignation. Un matin où, dans son rôle de dame d’atour, elle aidait la Reine à choisir des souliers et à les passer, elle avait tenté d’expliquer – doucement, ce qui chez elle était un exploit – que la régente devrait user de plus de retenue dans ses relations avec un ministre dont on commençait à jaser, mais elle n’avait pas été bien loin dans le développement de cette idée : Anne était entrée aussitôt dans une colère « espagnole », elle avait donné un coup de pied à la jeune fille agenouillée devant elle, lui avait enjoint de quitter son service sur l’heure et était sortie sans plus rien vouloir entendre.

Pour la fière Marie, la blessure avait été cruelle. Comme d’autres avant elle, comme Mme de Chevreuse retirée la rage au cœur dans son château de Couzières, elle venait de découvrir que l’ingratitude faisait partie des défauts d’Anne d’Autriche et que, si elle avait apprécié l’amitié dans les heures difficiles, les joies du pouvoir enfin atteintes, elle trouvait plus commode de se débarrasser de ceux qui en savaient un peu trop. Son brusque accès de colère ressemblait beaucoup à un prétexte.

— Prenez garde qu’un jour ce ne soit votre tour ! conseilla Marie à Sylvie tandis qu’elle faisait ses derniers préparatifs de départ. J’ai bien peur que la Reine ne nourrisse un sentiment un peu trop tendre pour Mazarin. Alors prenez garde…

Grâce à Dieu, perdant une amitié chère Marie rencontra l’amour, le grand, celui qu’elle n’aurait jamais cru possible. Tombé amoureux d’elle, le maréchal de Schomberg obtint non seulement sa main mais son amour. Il avait vingt ans de plus qu’elle mais il était « beau et sombre comme un dieu ». Ils s’aimèrent passionnément, et dès lors, Marie, durant les absences de son époux, ne quitta guère son beau château de Nanteuil-le-Haudouin où Sylvie, bien souvent, allait la voir…

En pénétrant au Palais-Royal, cet après-midi de Pentecôte, Sylvie se demandait comment elle allait être accueillie en dépit de l’ordre reçu. Mais une surprise l’attendait : quand elle entra chez la Reine, Mazarin était là et tous deux riaient de si bon cœur qu’ils ne s’aperçurent même pas de sa présence. Elle s’approcha de Mme de Motteville :

— Qu’est-ce qui les rend si joyeux ? chuchota-t-elle. Ce n’est tout de même pas…

— L’évasion du beau François, si ! Son Éminence trouve que c’est une histoire impayable.

— Eh bien, je ne l’imaginais pas à ce point dépourvu de rancune.

À ce moment, le rire de la Reine s’acheva sur une phrase en forme de conclusion tandis que le cardinal s’inclinait avant de se retirer :

— De toute façon, il a bien fait ! Il nous eût été difficile de libérer ce fou sans que quelqu’un trouve à redire. Ah, madame de Fontsomme ! Le Roi vous attend avec impatience…

— Est-ce que Sa Majesté est souffrante ?

— Non. Il va bien mais, depuis hier, il ne cesse de crier qu’il a composé une chanson et qu’il veut la chanter avec vous. J’imagine que vous êtes au fait de la grande nouvelle du jour ? Voilà votre ami Beaufort aux champs. Vous devez être contente ?

Le ton était un peu pincé mais il en fallait plus pour émouvoir Sylvie :

— C’est vrai, Madame, je suis contente. C’est long, cinq années en prison. Surtout pour lui !

— Il ne fallait pas se mettre dans le cas d’y entrer. Cependant s’il croit nous avoir joué un mauvais tour, il se trompe. M. le cardinal, qui aurait dû être sa victime, n’est pas très mécontent.

— Pourtant, après la prédiction de Coysel, il avait fait doubler la garde du prisonnier ?

— Réaction bien naturelle mais, depuis, Son Éminence a trouvé un excellent moyen de ramener dans sa main toute la famille de Vendôme. D’où la tranquillité avec laquelle il a reçu la nouvelle de l’évasion.

Et comme Sylvie, n’osant poursuivre ses questions, la regardait avec une vague inquiétude, la Reine lui tapota le bras du bout de son éventail.

— Vous ne devinerez jamais ! Un mariage, ma chère, un grand et beau mariage de l’aînée de ses nièces avec le duc de Mercœur. Le futur duc de Vendôme deviendra ainsi son neveu et notre pauvre Beaufort ne pourra que se tenir tranquille… Allez voir le Roi, à présent ! Je vous rejoindrai tout à l’heure !

— Seigneur ! pensa Sylvie encore sous le choc de la nouvelle. Ces gens-là sont fous ! Jamais le duc César, tout exilé qu’il est, n’acceptera d’allier le sang d’Henri IV à celui de cet Italien ? Et je n’imagine même pas ce qu’en pourrait dire François… Les Mazarin chez les Vendôme ! On croit rêver !

En effet, Mazarin entreprenait depuis quelques mois de faire partager à sa famille les bienfaits de sa fortune. Le 11 septembre de l’année précédente, trois nièces et un neveu étaient arrivés d’Italie : deux brunettes respectivement âgées de treize et dix ans : Laura et Olympe Mancini, une petite blonde de dix ans elle aussi : Anna-Maria Martinozzi. Quant au garçon, Paul Mancini, il était âgé de douze ans[38]. Le plus étonnant fut l’accueil que leur réserva la Reine. Ces petites filles – jolies ou qui promettaient de l’être – furent d’emblée traitées par elle en véritables princesses. Et, comme le cardinal était proche voisin du Palais, on les y éleva. Mme de Senecey, disponible puisque le Roi était passé aux mains d’un gouverneur, fut chargée de leur éducation. Ce qui scandalisa beaucoup de monde mais, apparemment, le bon peuple et la noblesse n’avaient pas fini de s’étonner des desseins du cardinal touchant celles que l’on appelait déjà les Mazarinettes. Il entendait les caser aux rangs les plus hauts et, pour y arriver, il ne perdait pas de temps.

Sylvie trouva le jeune Louis XIV à demi étendu sur une chaise longue auprès d’une fenêtre ouverte sur les parterres fleuris des jardins. Il semblait triste et fatigué et, tout de suite, elle s’inquiéta :

— Votre Majesté est souffrante ?

Ce n’était pas une question de convenances. Le précédent mois de novembre, le jeune Roi avait contracté la petite vérole et, très vite, son état fut jugé grave. En fait, l’enfant ne fut malade que durant deux semaines puis la santé revint, ne laissant sur le visage enfantin que de légères marques du terrible mal, mais ces jours-là Sylvie les avait vécus l’un après l’autre, désespérée à l’idée que le fils de François qu’elle considérait un peu comme le sien pût disparaître… D’où l’angoisse qui venait de vibrer dans sa voix.

Le petit Roi qui allait sur ses dix ans lui sourit :

— Très bien, duchesse ! Ne vous tourmentez pas ! Simplement, je suis très mécontent et je vous demande pardon de vous avoir fait venir parce que je n’ai pas du tout envie de chanter ou de jouer sur ma guitare.

— Mécontent, mon Roi ? Oserai-je lui demander pourquoi ?

— Cette évasion de M. de Beaufort ! Tout le monde ici semble considérer que c’est quelque chose de très amusant. Une bonne farce en quelque sorte !

— Et Votre Majesté ne le voit pas de la même façon ?

Souvent grave, le visage du petit garçon se fit sévère :

— Non, madame ! Lorsqu’un homme est mis en prison à cause d’une faute assez grave pour y être maintenu, son évasion ne saurait être trouvée amusante, parce qu’on l’y a envoyé au nom du Roi et que je suis le Roi ! C’est de moi que l’on rit et c’est une chose que je ne tolérerai jamais, vous entendez ? Jamais !

Le regard de l’enfant flambait d’une si auguste colère que Sylvie baissa la tête comme si elle était coupable. En même temps elle se sentait un peu effrayée car, en quelques mots, Louis venait de révéler son caractère profond. Né pour être roi, il en avait pleinement conscience et cela pouvait laisser supposer que, peut-être, il serait un grand roi… à moins qu’il ne devienne le pire des tyrans une fois en possession du pouvoir.

Cependant, Sylvie ne voulut pas laisser passer l’occasion de plaider la cause de François :

— C’est Votre Majesté qui a raison, dit-elle, et j’avoue être la première surprise de la façon dont on a reçu ici la nouvelle de l’évasion mais, Sire, songez qu’elle est le fait d’un homme emprisonné depuis cinq ans sur une simple présomption. Il n’a jamais été prouvé que M. de Beaufort eût voulu attenter à la vie du cardinal.

— C’est possible, duchesse, mais il en est tout à fait capable. Je ne vous surprendrai pas en vous confiant que je n’aime guère Son Éminence… mais j’aime encore moins M. de Beaufort !

— Sire, reprocha doucement Sylvie, il est le plus dévoué de tous vos sujets. Son amour pour son Roi ne saurait être mis en doute.

— Peut-être devriez-vous dire : son amour pour sa Reine ? fit l’enfant avec une amertume contenant trop de jalousie cachée pour n’être pas comprise de son interlocutrice. Puis il ajouta, en posant une main sur celles de Sylvie : « Je ne veux pas vous faire de peine, madame. Je sais qu’il est votre ami d’enfance et que vous l’aimez beaucoup, mais que voulez-vous, je ne suis pas plus que vous maître de mes sentiments… Je ne crois pas que j’aimerai un jour M. de Beaufort… »

Bien que d’autres sujets de conversation eussent été abordés dans l’heure qui suivit, c’étaient ces dernières paroles qui hantaient Sylvie tandis qu’elle effectuait le court trajet entre le Palais-Royal et son hôtel de la rue Quincampoix : elle y voyait une menace pour l’avenir quand l’enfant de neuf ans, encore sous la double tutelle de sa mère et de son ministre, accéderait au pouvoir. Elle devinait qu’il serait terrible dans ses inimitiés. Qu’augurer de ses haines ? Qu’adviendrait-il alors du père caché sous les aspects peut-être un peu excessifs d’un sujet turbulent ?… Pauvre François dont les passions tournaient toujours à son désavantage ! Comme il souffrirait s’il apprenait un jour que son fils ne l’aimait pas !

Il était déjà tard quand Sylvie rentra chez elle, mais les rues du Marais connaissaient une agitation inhabituelle et, en arrivant rue Quincampoix, elle vit un grand concours de peuple débordant du cabaret de l’Épée de Bois. Par le plus étrange des hasards, l’hôtel de Beaufort[39] était le voisin immédiat de celui des ducs de Fontsomme. Un voisin silencieux, aveugle et sourd, dont le nom seul touchait la jeune femme car jamais encore François ne l’avait habité.

Il était l’un des présents d’Henri IV à Gabrielle d’Estrées lorsqu’il l’avait faite duchesse de Beaufort. Ses grâces Renaissance convenaient parfaitement à une jolie femme, mais un homme pouvait s’y trouver bien. Cependant, jamais l’actuel détenteur du titre ne l’avait habité et cela pour une simple raison : en butte depuis des années à la vindicte cardinalice ou royale – souvent les deux – les Vendôme, quand ils étaient à Paris, ne souhaitaient pas se séparer. On faisait bloc dans l’hôtel familial et s’il était arrivé que François émette la vague intention de former sa propre maison, cela n’avait jamais été plus loin qu’une pensée fugitive, blessante d’ailleurs pour le côté mère poule de sa mère. Aussi la belle demeure offrait-elle un certain air d’abandon. Personne n’y avait vécu depuis longtemps, pourtant c’était vers elle que le peuple portait d’instinct ses acclamations, comme si la haute silhouette de François allait soudain se dresser sur le balcon. Sylvie en fut touchée : depuis ce matin, l’hôtel était un symbole pour tous ces gens comme il l’était pour elle depuis cinq ans, depuis que, jeune mariée, elle avait pénétré dans l’hôtel de Fontsomme et posé pour la première fois les yeux sur les fenêtres ternies et le jardin envahi de ronces et d’herbes folles.

Contrairement à d’autres maisons nobles qui se vidaient aux approches de l’été pour peupler les châteaux, l’hôtel de Fontsomme gardait toujours un personnel suffisant pour le tenir ouvert et prêt à accueillir ses maîtres. De même au manoir de Conflans. La grande fortune des ducs permettait ce luxe, d’autant plus que le château familial, situé entre les sources de la Somme et la petite ville de Bohain, avait eu beaucoup à souffrir en 1634 de l’avancée espagnole et d’une occupation qui, grâce aux troupes de M. de Turenne, n’avait duré qu’un an. Mais les dégâts étaient importants et le château encore inhabitable en dépit des grands travaux entrepris par le maréchal-duc, père de Jean, et par celui-ci. En arrivant rue Quincampoix, Sylvie trouva donc sa maison disposée pour la recevoir comme cela arrivait fréquemment à cause des exigences de son service auprès de la Reine et du petit Roi…

La nuit était complète quand, après avoir passé une robe de chambre et pris un souper léger, elle descendit au jardin pour respirer la douceur de ce dernier soir de mai. Complète mais plus bruyante que d’habitude. Par-dessus les toits lui parvenaient les échos de chansons bâties dans la journée pour le héros du jour sur l’air du « Roi Henry ». De temps en temps, un orateur improvisé se faisait entendre pour appeler les assistants à se lever contre « le Mazarin affameur du peuple et bourreau de Monseigneur François », puis on entendit les violons s’accorder au milieu de cris de joie. Il y avait gros à parier qu’on allait improviser un bal… et qu’on ne dormirait guère dans le quartier.

Cela ne troublait pas Sylvie. Elle était heureuse de cette espèce de sacre que le petit peuple offrait à François et ce soir, nichée comme un oiseau au milieu des branches et des fleurs, elle décida d’y rester jusqu’à ce que le sommeil la prenne au son des violons. Elle se sentait si bien avec, au cœur, la douce pensée que François était libre enfin et qu’elle n’aurait plus à craindre d’apprendre ce qu’elle craignait depuis cinq ans : qu’il était mort dans sa prison d’une maladie aussi mystérieuse que subite.

À demi étendue sur un banc garni de coussins, elle écoutait la musique en regardant les parterres sous la lune et en respirant l’odeur des roses. Il y en avait partout dans ce jardin, moins vaste et moins foisonnant que celui de Conflans, mais son époux, sachant qu’elle les aimait, avait ordonné à ses jardiniers d’en mettre partout, quitte à se moins conformer à la mode des parterres de broderie que Sylvie n’aimait pas beaucoup…

Elle se laissait aller à une vague rêverie quand soudain, elle tressaillit : là-bas, derrière les fenêtres du premier étage de l’hôtel désert, une lumière se déplaçait : celle d’un flambeau sans doute. Qui était là ? Se pourrait-il que ce soit… ? Oh non, ce serait de la dernière imprudence car il ne fallait pas se fier à la mine riante de Mazarin, arborée pour faire plaisir à la Reine. En réalité, le cardinal devait bouillir de colère et l’on pouvait être sûr que des ordres, dès la nouvelle apprise, avaient lancé tous les argousins du royaume sur les traces du fugitif.

C’était étrange, cette lumière qui traversait l’hôtel sur toute sa largeur. On aurait dit un fantôme, mais Sylvie ne croyait guère aux revenants. Alors ? Un admirateur du propriétaire qui, profitant de la fête au-dehors, s’était introduit dans la maison ? Possible mais peu probable. L’hôtel n’était peut-être pas habité depuis de longues années, mais il n’en était pas moins bien fermé et même gardé. Sylvie elle-même s’en était aperçue quand, poussée par la curiosité, elle avait essayé un jour d’y entrer. Ses liens étroits avec les Vendôme comme son titre de duchesse ne lui avaient servi à rien : le gardien, un vieux soldat qui avait servi sous le roi Henri, s’était montré aussi poli que ferme :

— Tant que le maître ne se fera pas ouvrir la porte, personne n’entrera… et j’en demande bien pardon à madame la duchesse.

Cette scène remontait à deux ans environ, et depuis elle n’avait plus jamais cherché à entrer et ne s’était pas davantage inquiétée du gardien. Était-il seulement encore là ? Il était si vieux, peut-être était-il mort ? Là-haut, le bouquet de chandelles se promenait toujours et Sylvie décida qu’elle en aurait le cœur net. En priant le bon Dieu que personne ne se mette à sa recherche, elle se dirigea vers le fond du jardin, là où elle savait que le mur mitoyen, couvert de lierre sur une grande partie, était un peu écroulé, et elle entreprit de franchir l’obstacle.

Non sans peine : une ample robe de chambre en damas jaune n’était pas le vêtement idéal pour caracoler dans des éboulis et moins encore les petites pantoufles de velours, mais, fidèle à ses anciennes habitudes, Sylvie ne se laissait détourner par aucune difficulté lorsqu’elle voulait quelque chose et ce qu’elle voulait, c’était voir qui errait dans la maison déserte de la belle Gabrielle…

Le mur franchi sans trop de dégâts, elle s’avança le long de ce qui avait été une allée et que l’on distinguait encore en dépit des broussailles. Pour ne pas tomber, elle était obligée de regarder où elle posait les pieds, sans guère surveiller la lumière. Aussi, quand elle arriva au perron qui devait donner accès à des salons, la façade était-elle redevenue obscure. Pourtant elle ne renonça pas, monta les marches larges et basses pour accéder à une porte qui, à sa surprise, s’ouvrit avec un grincement. Là il fallut bien s’arrêter, parce qu’à l’intérieur on n’y voyait goutte. Il fallait attendre que ses yeux s’accoutument à l’obscurité. Cela sentait le moisi, mais aussi la cire chaude. Le flambeau avait dû être allumé par ici.

Enfin, elle distingua un départ d’escalier et se dirigeait vers lui, quand une lueur jaune glissa des hauteurs sur les marches de pierre poussiéreuses. Un pas précautionneux se fit entendre qui, tout à coup, se précipita et, avant que Sylvie interdite eût le temps de se dissimuler, elle était en face de Mme de Montbazon qui, devant cette ombre claire sortant des ténèbres, eut un mouvement de recul puis se mit à rire :

— Vous ne pouvez pas être le fantôme de Gabrielle d’Estrées puisque c’est moi qui joue ce rôle, dit-elle en élevant son chandelier, ce qui lui permit de reconnaître la nouvelle venue. Oh ! Mme de Fontsomme ! Vous vous êtes trompée de porte ?

— Non. Je prenais le frais dans mon jardin quand j’ai aperçu votre lumière. Sachant la maison inhabitée depuis longtemps, je me suis sentie intriguée et j’ai franchi le mur qui s’écroule un peu au fond des deux jardins. Mais vous-même, comment êtes-vous entrée ? Si vous aviez traversé tout ce peuple qui danse là-bas, je l’aurais entendu aux acclamations…

La duchesse posa son flambeau sur une marche de l’escalier et s’assit à côté en faisant signe à Sylvie d’en faire autant.

— Bien observé ! dit-elle. En fait, je suis venue par le souterrain qui fait communiquer cet hôtel avec les caves d’une maison voisine, qui m’appartient. Deux sorties possibles donc ! Ainsi l’avait voulu le roi Henri IV qui connaissait bien les peuples et savait avec quelle facilité on peut les dresser contre une favorite. Cela n’a pas empêché la pauvre Gabrielle d’Estrées de mourir empoisonnée chez le banquier Zamet…

— Empoisonnée ? Elle est morte de convulsions après un accouchement horrible…

— Ça, c’est la version officielle qui n’a pas convaincu grand-monde. Songez un peu ! Encore quelques jours et elle devenait reine de France. Ce que personne ou presque n’acceptait. Il fallait qu’elle meure…

— Et Zamet aurait osé ?

— Pas lui – le roi d’ailleurs ne lui en a pas voulu – mais d’autres à son service. Vous rendez-vous compte de ce que cela signifierait pour nos amis si Gabrielle avait été couronnée ? César de Vendôme serait roi à l’heure actuelle et Mercœur dauphin de France. Quant à notre cher François, il serait duc d’Orléans. Cela donne à rêver, n’est-ce pas ?

— Plus encore que vous ne pensez ! soupira Sylvie. Savez-vous que Mazarin songe à marier l’aînée de ses nièces à Mercœur ? Ce pourrait être même un mariage d’amour…

Mme de Montbazon regarda Sylvie comme si elle devenait folle, puis elle éclata de rire :

— Mercœur neveu de Mazarin ? Sang du Christ ! Beaufort est capable de tuer son frère pour empêcher ce scandale !

Et voilà ! La grande silhouette de François venait de se dresser devant ces deux femmes assises sur leur escalier comme des oiseaux sur une branche.

— Où est-il ? demanda Sylvie, incapable de retenir plus longtemps la question qui lui brûlait la langue. Mazarin feint de rire du bon tour qu’il lui a joué, mais je suis sûre qu’il le fait rechercher activement.

— Bien entendu ! Mais… rassurez-vous, il est en sûreté. Seulement vous le connaissez : le problème avec lui, c’est qu’il refuse d’aller se tapir dans quelque château provincial : il veut rentrer dans Paris… et c’est pourquoi je suis ici ce soir. Je suis venue visiter, voir ce qu’il faut faire pour que cette bâtisse soit habitable…

— Rentrer dans Paris ? Ce n’est pas raisonnable…

— Il n’est jamais raisonnable, vous le savez. Et je suis accoutumée depuis longtemps à faire ses volontés, ce qui me permet d’arranger les choses autant qu’il m’est possible…

— Puis-je vous aider ?

Marie de Montbazon ne répondit pas tout de suite. Elle employa ce temps à scruter le visage de sa jeune voisine d’un air méditatif. Finalement, elle demanda :

— Quel âge avez-vous ?

— Vingt-cinq ans. J’ai six ans de moins que François.

— Et moi quatre de plus… Naturellement vous l’aimez… sinon vous ne seriez pas ici.

Sylvie détourna les yeux pour échapper au regard vert qui semblait vouloir fouiller son âme, mais elle se redressa et prit un joli air de dignité :

— Je l’ai aimé, dit-elle un peu sèchement. Il a été le héros de mon enfance, mais à présent j’aime mon mari !

— N’est-ce pas une demi-vérité ? Disons que vous l’aimez bien et que d’ailleurs il le mérite amplement, mais au fond, tout au fond de votre cœur, qu’y a-t-il ?

— Pourquoi donc irais-je voir si loin ? De toute façon, c’est vous qu’il aime… murmura Sylvie avec un brin d’amertume qu’elle ne put retenir.

— Non, plus maintenant et j’avoue regretter le temps de Vincennes où j’étais bien sûre d’être la seule, par force ! Mais depuis qu’il est sorti, je suis certaine qu’il aime ailleurs…

— Toujours sa vieille passion pour la Reine !

— Elle a près de cinquante ans ! Non… il y a autre chose. Moi il m’aime avec son corps, mais dans son cœur je jurerais qu’il y a quelqu’un d’autre…

— Qui ? questionna Sylvie si brutalement que ce fut presque un cri d’angoisse. La duchesse haussa les épaules :

— Ce n’est pas à moi qu’il en ferait confidence car il craint ma jalousie et, en vérité, je n’en ai pas la moindre idée. À présent, quittons-nous ! ajouta-t-elle en se relevant. J’ai vu ce que je voulais voir et il est temps que je reparte. Vous aussi, j’imagine ?

— En effet. Cependant, je répète mon offre : avez-vous besoin de l’aide… d’une voisine ?

— Pour l’instant non, mais je vous remercie…

Elle allait rentrer dans les profondeurs de la maison, emportant son flambeau, quand elle se ravisa :

— Ah !… Encore un mot, s’il vous plaît.

— Mais je vous en prie.

— Ne faites pas refaire le mur de votre jardin, au cas où d’autres issues seraient interdites. Quoiqu’un mur en bon état ne lui ait jamais fait peur. Ceux de Vincennes en savent quelque chose.

— À propos de l’évasion… Il ne s’est pas blessé ?

— En tombant ? Si, au bras : l’échelle était un peu courte. Mais un rebouteux de Charenton le lui a remis en place. À vous revoir, ma chère !

— À vous revoir ! Et soyez tranquille pour le mur : il restera comme il est.

La fin de la nuit, Sylvie la passa au jardin, goûtant aussi bien le ciel étoilé que le bruit de la bacchanale en l’honneur de François qui contrastait si fort avec le silence et l’obscurité du vieil hôtel de la favorite… Le jour venu, elle repartit pour Conflans en dépit de l’envie qu’elle avait de rester. La pensée que François serait peut-être bientôt là, dans la maison voisine de la sienne, si près d’elle, mettait un grand trouble dans son cour mais, en songeant à Jean qui se battait avec M. de Condé, elle jugea que ce ne serait ni convenable ni honnête envers lui. Et puis, elle n’aimait pas être longtemps éloignée de sa petite Marie, si adorable avec ses boucles folles et sa frimousse rose toujours si souriante que tout le monde en raffolait. Surtout Jeannette, promue au rang de gouvernante et que les autres servantes appelaient Mlle Déan car, en dépit des supplications de Corentin, elle ne l’avait pas encore épousé.

— Tu ne peux pas quitter M. le chevalier de Raguenel et moi je ne veux pas quitter Mlle Sylvie… enfin Mme la duchesse. Pour se marier, il faudrait décider d’aller chez l’un ou chez l’autre. Or, tu admettras que c’est impossible… pour le moment tout au moins !

— Tu crois qu’un jour viendra ?…

— Je l’espère parce qu’on s’aime. Je vais te dire une chose : on aurait dû se marier quand on était à Belle-Isle…

— Sans doute, mais maintenant on serait tout aussi embarrassés. Eh bien, conclut Corentin, on patientera encore un peu…

À dire le vrai, depuis la naissance de Marie, Jeannette « patientait » avec plus d’agrément. Folle du bébé, elle pouponnait avec ardeur, au point parfois de faire sourire Sylvie :

— Si je n’étais certaine de l’avoir mise au monde, disait-elle, je me demanderais si je n’ai pas rêvé et si ce n’est pas toi la vraie mère ?

— Doux Jésus ! Ne dites pas de ces choses devant M. le duc. Il serait en colère après moi !

— Comme s’il pouvait te reprocher un trop grand amour ? C’est le contraire qui lui déplairait…

Et de rire. Ainsi les jours coulaient doucement dans le manoir des bords de Seine que le maréchal de Fontsomme avait fait construire peu après l’incendie de son château picard afin d’avoir, pour les beaux jours, une agréable maison des champs. Le domaine des Carrières s’encastrait entre le château de Conflans qui était à Mme de Senecey et un autre domaine empiétant sur Charenton, appartenant à la marquise du Plessis-Bellière et composant avec le premier un aimable voisinage. Sylvie connaissait depuis longtemps l’ex-dame d’honneur d’Anne d’Autriche devenue gouvernante des Enfants de France et elle sympathisa vite avec son autre voisine. Née Suzanne de Bruc, d’une très noble famille bretonne remontant aux Croisades, la marquise, plus âgée que Sylvie d’une dizaine d’années, vivait en permanence dans son domaine de Charenton où elle recevait la fine fleur du monde des lettres : les deux Scudéry, Benserade, Scarron, Corneille, Loret, l’abbé de Boisrobert, tous amis de son frère, M. de Montplaisir, qui était lui-même poète. À longueur d’année, ces gens un peu fous emplissaient la maison et les jardins de leurs tirades, poèmes ou autres envolées lyriques dont le sujet était souvent la maîtresse de maison, femme d’une grande beauté mais sage, fidèle à un époux guerrier qui était absent aussi souvent que Jean de Fontsomme. On menait chez elle une vie amusante à laquelle Sylvie se mêlait d’autant plus volontiers qu’elle y retrouvait des amitiés nouées au temps où elle était réfugiée au couvent de la Visitation Sainte-Marie. Et d’abord Nicolas Fouquet.

Devenu veuf et intendant de la généralité de Paris, le jeune magistrat occupait un important poste parlementaire, sans pour autant manquer à sa fidélité au Roi. Il entretenait avec Perceval de Raguenel d’excellentes relations.

Fort séduisant, traînant après lui maint cœur de femme, Nicolas partageait alors ses soupirs entre son hôtesse et la jeune Mme de Sévigné, un plaisant bas-bleu qui écrivait les plus jolies lettres du monde. Toutes deux lui tenaient la dragée haute, la première par amour pour son époux, la seconde par vertu pure et simple. Quant à Sylvie, et bien qu’elle lui plût infiniment, il savait qu’il n’avait à en attendre qu’une amitié et il était assez fin psychologue pour ne pas essayer de la dépasser. Ayant remarqué l’admiration passionnée que la petite Marie de Fontsomme portait au perroquet de Mme du Plessis-Bellière, il vint un beau jour à Conflans lui en apporter un tout aussi beau et tout aussi braillard qui plongea la petite dans le ravissement et Sylvie dans la perplexité lorsqu’elle apprit que l’oiseau, bleu comme un ciel d’été et vaniteux comme un paon, répondait au nom de Mazarin.

— J’ai essayé de lui donner un autre nom, expliqua Fouquet à la jeune femme, mais si on l’appelle autrement il se ferme comme une huître. Sans cela il est extrêmement prolixe et je l’ai trouvé à la fois si amusant et si beau que je n’ai pas résisté. Après tout, si vous recevez un jour le cardinal, vous n’aurez qu’à l’enfermer… Vous n’êtes pas fâchée, au moins ?

— Regardez la figure de Marie ! Elle vous répondra pour moi, mais c’est trop généreux mon ami. Une si petite fille !

— Si elle devient aussi ravissante que sa mère elle en recevra bien d’autres ! conclut le jeune parlementaire en lui baisant la main.

De ce jour, « Zarin » devint le compagnon indispensable de la petite fille qu’il suivait même en promenade, porté par un valet attaché à son service. L’ensemble donnait un groupe fort pittoresque qui ne manquait pas de couleur et amusait les jardiniers. Ce fut sur lui que Sylvie tomba à son retour de Paris, tournant gravement autour d’un bassin où un jet d’eau laissait retomber des gouttes brillantes.

En apercevant sa mère, Marie cessa d’arroser Zarin qu’elle prétendait baptiser à sa façon et accourut vers elle aussi vite qu’elle le pouvait, gloussant de joie quand Sylvie l’enleva dans ses bras pour couvrir de baisers sa frimousse ronde et, pendant un instant, ce fut un échange, parfaitement incompréhensible pour les non-initiés, de gazouillements, de mots doux et de gros baisers. Marie ronronnait comme un chaton en serrant ses bras autour du cou de sa mère.

— Elle est toute mouillée, protesta Jeannette, et nous allions rentrer. Vous allez l’être aussi, madame la duchesse !

— C’est sans importance, Jeannette. Cela me rappelle le temps des canards dans les bassins d’Anet. Tu te souviens comme nous nous amusions ? De toute façon, il fallait que je me change. Rien de nouveau depuis mon départ ?

— Une lettre de M. le duc ! Elle est dans votre chambre.

C’était, comme d’habitude, une lettre fort tendre dans laquelle Jean annonçait son espoir d’une prochaine victoire mais mettait sa femme en garde contre des troubles éventuels :

« Il n’est bruit ici que du mauvais vouloir des Cours souveraines envers la politique du Cardinal et surtout envers les impôts. Cela n’est guère rassurant et, pour moi qui suis si loin de vous, c’est une véritable angoisse. Aussi je vous supplie de quitter Conflans le moins possible. Paris est une ville tellement imprévisible et si j’en crois les rapports que nous recevons ici, il suffirait de peu de chose pour qu’elle prenne feu. Alors ayez pitié de moi, ma Sylvie bien-aimée, et ne vous exposez pas ! La Reine devrait pouvoir se passer de vous pour quelque temps… »

Cher Jean ! Il y avait trois pages ainsi, toutes pleines de son amour et de son souci de ses deux « femmes ». C’était bien de lui, cela : penser aux autres alors qu’il ne cessait d’affronter la mort ou, pis encore, l’invalidation, mais Sylvie savait ce que représentaient pour lui son foyer et celles qui le faisaient vivre. De son côté, la jeune femme remerciait chaque jour le Ciel de lui avoir donné un tel époux. On ne pouvait trouver au monde homme plus délicat, et sa conduite des premiers temps de leur mariage l’avait prouvé, dès la nuit de noces.

Alors que Sylvie, se souvenant d’un autre soir, tremblait dans le grand lit où ses femmes l’avaient accommodée, il était venu simplement s’asseoir auprès d’elle en prenant ses mains glacées dans les siennes :

— Vous ne devez pas avoir peur, Sylvie. Vous allez dormir sagement dans ce grand lit et moi je vais m’installer sur la chaise longue…

Et, comme elle le regardait sans comprendre mais soulagée, il avait ajouté :

— L’amour, celui des corps tout au moins, vous a montré jusqu’à présent une face grimaçante, affreuse, une face qui n’est pas la vraie. Vous avez été blessée et je suis certain qu’à cette heure vous mourez de peur. Ces petites mains froides en témoignent. Seulement, Sylvie, moi je vous aime assez pour attendre…

— Vous n’allez pas ?…

— Non. Vous dormirez seule et je veillerai sur votre sommeil. Plus tard… mais quand vous le souhaiterez uniquement, je viendrai à vous…

Et pendant plusieurs nuits il avait dormi sur la chaise longue, jusqu’à ce soir où un froid précoce avait incité Sylvie à lui conseiller de venir la rejoindre. Il avait accepté avec joie, mais s’était tenu à une distance que la largeur du lit autorisait. Tant d’amour touchait profondément la jeune femme et c’est elle, une belle nuit, qui le chercha. L’approche de Jean fut si douce, si retenue et si habile en même temps, qu’elle se laissa emporter par la vague du plaisir et, si elle accueillit l’accomplissement final avec un cri, ce fut un cri de joie qui s’acheva en soupir heureux… La maternité vint plus tard : Jean voulait qu’elle pût goûter pleinement la joie d’être femme avant de plonger dans l’univers de nausées et de malaises qui prélude souvent au plus grand bonheur…

— Quand il reviendra, il faudra que j’essaie de lui donner un fils, pensa Sylvie en repliant la lettre qu’elle alla ranger dans un petit secrétaire marqueté de cuivre et d’écaille. En même temps, elle se promit de ne mettre pied à Paris que si c’était nécessaire. Encore s’arrangerait-elle pour rentrer le soir à Conflans. Auprès de la petite Marie, elle serait bien protégée de la tentation de franchir une nouvelle fois le mur écroulé…

S’étant déclarée souffrante, elle y réussit durant plusieurs semaines, mais l’éclatante victoire de Condé sur les Impériaux, à Lens, l’obligea à sortir de sa retraite. Un Te Deum devait être chanté à Notre-Dame où le maréchal de Châtillon apportait des drapeaux ennemis par brassées. Le Roi, la Reine et la Cour devaient s’y rendre en cortège et Sylvie fut obligée d’aller y tenir sa place.

C’était un dimanche et il faisait un temps radieux. Les Parisiens, ravis du spectacle qui allait s’offrir à eux, arboraient leurs plus beaux habits pour se presser sur le passage du cortège royal. Toutes les cloches de la capitale sonnaient en même temps sur un mode allègre et tout le monde se sentait joyeux, sauf peut-être ces Messieurs du Parlement pour qui cette victoire représentait un démenti désagréable puisque, depuis des mois, ils prétendaient se libérer de toute contrainte royale sous le prétexte que l’impôt servait à conduire des guerres interminables que l’on ne gagnait pas.

À dix heures, le canon du Louvre tonna pour annoncer la sortie du Roi. Somptueusement vêtu d’azur et d’or, il apparut dans un carrosse doré auprès de l’imposante silhouette de sa mère en noir. Une énorme ovation l’escorta, s’allumant à mesure de la progression des chevaux blancs derrière les mousquets immobiles des gardes. Ensuite venaient les carrosses des dames et des officiers de la maison royale. Sylvie partageait celui de Mme de Senecey et de Mme de Motteville, toutes deux en grande toilette. Elle-même s’était vêtue de moire blanche bordée de fine dentelle noire avec des gants et des petits souliers de satin rouge clair. À travers la mantille blanche et noire qui enveloppait sa tête, étincelait le magnifique collier de rubis et de diamants que son époux lui avait offert pour la naissance de Marie, avec les girandoles assorties tremblant le long de ses joues. Elle se sentait détendue, presque heureuse. Comment croire que ce peuple si joyeux pouvait nourrir de sombres desseins ? Et puis, si la guerre s’achevait, Jean allait bientôt rentrer. Enfin, plus personne ne semblait s’intéresser à Beaufort et une chose était sûre : on ne l’avait pas rattrapé !

La cérémonie fut ce qu’elle devait être : grandiose à souhait. L’archevêque de Paris, Mgr de Gondi, et son neveu – et coadjuteur – l’abbé de Gondi y déployèrent toute la gravité et la pompe idoines. Ce fut le neveu qui prononça le prône, avec beaucoup de talent d’ailleurs, mais Sylvie ne comprit pas bien pourquoi, tout en remerciant Dieu d’avoir couronné les armes du roi de France, il jugeait bon de mettre le même roi en garde contre les excès de l’autosatisfaction et lui rappelait que, le peuple payant les guerres de son sang, il était injuste de le faire payer deux fois. Résultat : en quittant la cathédrale, la Reine était furieuse et Mazarin, qui avait recueilli sur son chemin plus de huées que de bénédictions, faisait une drôle de tête. Le jeune Roi, lui, semblait franchement agacé :

— M. le coadjuteur, souffla-t-il à sa mère, me semble un peu trop ami de Messieurs du Parlement pour être jamais des miens…

— C’est un homme dangereux dont il convient de se méfier, répondit Anne d’Autriche.

Le solennel service de remerciement à Dieu s’acheva sans autre incident et l’on regagna le Palais-Royal comme on en était venu, au milieu d’un enthousiasme populaire toujours aussi grand, mais le jeune souverain restait distrait, pour ne pas dire sombre. S’autorisant de l’amitié qu’il lui montrait, Sylvie s’en inquiéta :

— En vérité, je l’ignore, répondit-il, mais je sens que quelque chose se prépare. Avez-vous remarqué le sourire menaçant qu’arborait M. le cardinal en rentrant au palais ?

— Si fait, Sire, mais, Votre Majesté le sait, la politique m’est assez étrangère.

— Et c’est très bien ainsi. Toutes les femmes devraient se contenter d’être belles et, ajouta-t-il en changeant de ton et en prenant la main de la jeune femme, vous l’êtes à miracle aujourd’hui, madame…

Sous ce regard d’enfant où pointait déjà celui de l’homme en devenir, Sylvie rougit. Du coup, Louis retrouva sa bonne humeur :

— C’est un privilège de faire rougir une jolie femme et c’est la première fois que cela m’arrive. Merci, ma chère Sylvie. À présent, un conseil : vous devriez rentrer bien vite à Conflans auprès de votre petite Marie. Pendant la messe, j’ai surpris quelques mots propres à me faire croire que la ville pourrait s’agiter aujourd’hui…

— Un jour de fête, c’est assez normal.

— J’aimerais mieux vous savoir chez vous. Soyez tranquille, je dirai à ma mère que je vous ai trouvée pâlote – n’étiez-vous pas souffrante ces derniers temps ? – et que je vous ai renvoyée aux champs…

Sylvie accepta volontiers, touchée de la sollicitude de cet enfant vraiment hors du commun et qui, de plus, possédait d’excellentes oreilles. Une rumeur inhabituelle montait en effet dans le ciel de Paris, des cris, des coups de feu même, et ce grondement sourd que produit une foule qui s’assemble. En outre, quand elle quitta le Palais-Royal, la voiture du coadjuteur, Paul de Gondi, y entrait, escortée du maréchal de La Meilleraye qui paraissait avoir été molesté et du nouveau Lieutenant civil Dreux d’Aubray[40] qui avait l’air affolé. Gondi sauta de sa voiture, en rochet et camail, adressa à Sylvie un sourire et une vague bénédiction avant de s’engouffrer dans le palais avec ses deux acolytes improvisés. Les bruits semblaient se rapprocher et Sylvie hésita.

— Que faisons-nous, madame la duchesse ? demanda Grégoire.

— Si un peu d’agitation ne vous fait pas peur, nous partons, mon ami…

Pour toute réponse, le vieil homme fit claquer son fouet, enleva ses chevaux et l’on partit. Pas pour aller bien loin : aux abords de la Croix-du-Trahoir, on se trouva pris dans un rassemblement de gens, endimanchés sans doute, mais qui n’en réclamaient pas moins avec conviction la tête de Mazarin. D’autres criaient « Vive Broussel ! » ou « Liberté ! ». Grégoire tenta de parlementer pour obtenir le passage, mais on lui intima l’ordre de rebrousser chemin en lui signifiant que les portes de Paris étaient closes et que plus vite il viderait les lieux, mieux ce serait pour lui. Sylvie, alors, passa la tête à la portière :

— Faites place, s’il vous plaît ! Il faut que je rentre à Conflans.

— Hou ! Qu’elle est jolie ! clama alors un grand garçon débraillé qui devait être boulanger si l’on en croyait ses traces de farine.

Du coup, Grégoire se fâcha et agita son fouet d’une manière menaçante :

— En voilà une façon de parler à une dame ! C’est à Mme la duchesse de Fontsomme que tu t’adresses, malappris !

— J’ai rien dit de mal, fit l’autre. Seulement qu’elle est jolie. C’est pas une injure, ça !

— Peut-être, mais tu ferais mieux de nous dire le pourquoi de tout ce bruit.

Une solide commère, fraîche comme un panier de roses et portant le joli costume de fête des dames de la Halle, s’en mêla :

— C’est rapport à M. le conseiller Broussel que le Mazarin vient de faire prendre chez lui par M. d’Comminges et conduire en prison. Un si brave homme ! Le père du pauvre peuple ! En prison ? Non mais alors ! Et tout ça parc’qu’il essaie d’empêcher l’Mazarin d’nous arracher encore des sous. Alors on va s’en occuper et vous feriez mieux d’rentrer rue Quincampoix, m’dame la duchesse.

— Vous me connaissez ?

— Non, mais comme c’est chez moi qu’vos gens prennent les légumes je sais où vous habitez, expliqua-t-elle en pliant le genou en manière de révérence… On me dit dame Paquette, pour vous servir !

— Très honorée, sourit Sylvie, mais à cette saison j’habite surtout Conflans où j’aimerais bien aller rejoindre ma petite fille.

Du coup, dame Paquette vint s’accouder familièrement à la portière du carrosse :

— Faut pas compter y aller c’soir, m’dame la duchesse. Ça commence à bouillir ici et, dans une heure, Paris aura pris feu. On a envoyé aux portes pour essayer d’arrêter les voitures des prisonniers : Broussel qu’on emmène à Saint-Germain et Blancmesnil qui va à Vincennes. Aussi on va s’arranger pour que le Mazarin nous les rende, et vite ! Alors, croyez-moi et rentrez sagement rue Quincampoix ! Si vous voulez, j’vais vous faire escorter pour qu’y vous arrive point de mécompte.

— Peste ! goguenarda Grégoire. On est une puissance !

— Voui, mon gros, et j’ai des amis placés plus haut que toi sur ton perchoir, pour sûr ! T’as déjà entendu parler d’monseigneur l’duc de Beaufort ? Eh bien j’obéis guère qu’à lui ! Faut dire qu’c’est un si bel homme ! ajouta-t-elle avec âme.

L’admirateur de Sylvie lui allongea un coup de coude dans les côtes.

— Vous parlez trop, dame Paquette ! Comme si vous saviez pas qu’on sait pas où il est ? Et puis c’est jamais bon d’lancer un nom en l’air ! On sait jamais sur qui ça retombe.

— N’empêche que…

Sylvie brûlait d’envie d’en savoir plus sur les relations de François avec la marchande de légumes, mais le boulanger prenait décidément les choses en main :

— Alors, on y va, rue Quincampoix ?

— Non. On va rue des Tournelles, si ça ne vous contrarie pas.

— Pas du tout !

Et, se plaçant entre les chevaux de tête qu’il prit chacun par une bride, il entreprit de guider la voiture à travers la foule. Arrivé à destination, il fit un beau salut qui lui mit presque le nez sur les genoux mais, en se relevant, il envoya un baiser du bout des doigts :

— Vous voilà rendue, m’dame la duchesse. À bientôt j’espère, parc’que j’ai encore jamais vu une duchesse aussi mignonne que vous !

Ayant dit, il s’enfuit à toutes jambes tandis que Sylvie, flattée, se mettait à rire. Malheureusement, chez son parrain, elle trouva visage de bois ou à peu près, car il lui fallut longtemps pour se faire ouvrir et apprendre que seule Nicole Hardouin était au logis. M. le chevalier et Corentin étaient partis le matin même pour Anet à la demande de Mme de Vendôme. Aussi Nicole en profitait-elle pour faire un grand ménage, aidée par Pierrot qu’elle venait d’envoyer en course. En dépit de l’accueil aimable, Sylvie comprit sans peine qu’elle serait encombrante.

— Quand il sera de retour, recommanda-t-elle, dites à mon parrain que j’aimerais le recevoir quelques jours à Conflans. Il y a longtemps qu’il me le promet, et il ne vient jamais.

C’était une constatation un peu triste et non un reproche. Elle savait, en effet, que depuis l’emprisonnement de François, Perceval se dévouait beaucoup aux Vendôme persécutés et qu’en outre il avait encore resserré les liens qui l’unissaient à son ami Théophraste Renaudot, malmené lui aussi par le nouveau régime comme par ses fils qui prétendaient lui ôter la direction de la Gazette

— Il viendra… Je vous promets qu’il viendra ! assura Nicole sur une révérence qui mettait fin à l’entretien.

Il fallut bien, enfin, se résigner à rentrer rue Quincampoix…

CHAPITRE 12 DES PAS DANS LE JARDIN

Une fois rentrée chez elle, Sylvie s’y trouva mieux qu’elle ne le craignait. C’était comme un havre de paix, une île insensible à la mer en train de grossir, encore qu’une certaine nervosité se fît sentir chez les domestiques, mais la solennité un brin pontifiante de Berquin le maître d’hôtel et de dame Javotte, la gouvernante qui était aussi son épouse, en imposait suffisamment au petit peuple des laquais et des chambrières pour maintenir l’ordre. Ils s’étaient contentés de détacher un laquais et un marmiton pour aller aux nouvelles et ne pas être pris de court en cas d’émeute véritable.

Il avait fait chaud tout le jour et, depuis le crépuscule, des nuages d’orage passaient sur la ville qu’ils parcouraient sur sa largeur. Aussi la jeune femme changea-t-elle avec plaisir ses atours pour une ample robe de batiste blanche garnie de dentelles et fraîchement repassée, après s’être délassée un moment dans un cuveau d’eau froide. N’ayant guère faim, elle ne prit qu’un repas léger puis libéra ses femmes en disant qu’elle n’avait plus besoin de leurs services et se coucherait seule. Enfin, elle descendit au jardin dans l’intention d’y rester le plus longtemps possible. À moins que l’orage ne l’en chasse…

Mais il ne semblait pas disposé à éclater et les bruits inhabituels qu’on entendait ne venaient pas du ciel : ils sortaient du sol de Paris, comme si son peuple y était occupé à quelque gigantesque construction, ce qui donnait à la nuit d’étranges résonances. À l’exception des bruits habituels du cabaret voisin, la rue était silencieuse. Pas de bal ce soir et, quand Sylvie atteignit le fond du jardin, elle trouva la maison voisine tout aussi silencieuse et complètement obscure mais c’était mieux ainsi : l’impression d’être en faute s’en trouva diminuée et, nichée sous la tonnelle de roses qu’elle affectionnait, elle put jouir sans remords de la fraîcheur du jardin que l’on avait pris soin d’arroser au coucher du soleil. C’était bon, cette solitude à l’écart du train de la maison où l’on procédait aux rangements du soir. Si bon même qu’elle s’endormit tandis qu’à l’église Saint-Gilles voisine, l’horloge sonnait dix heures…

Un bruit de pas la réveilla en sursaut. En dépit des précautions que l’on prenait – car les pas étaient légers – quelqu’un venait de l’autre côté du mur.

Figée d’abord sur place, elle se redressa, se leva, écouta et pensa à Mme Montbazon, mais aucun bruit de soierie froissée n’accompagnait les pas qui d’ailleurs s’arrêtèrent un moment. Elle comprit alors qu’il s’agissait d’un homme et qu’il devait être près du mur car elle perçut un bruit de succion, vite suivi par l’odeur du tabac : il avait dû s’arrêter pour allumer sa pipe. Sylvie imagina que c’était peut-être le gardien de l’hôtel qui s’accordait la détente d’une promenade nocturne et reprit sa place sur son banc. Pas pour longtemps : on escaladait à présent l’éboulis du mur, après quoi l’on reprit tranquillement sa marche comme si l’on n’était pas sur une propriété étrangère. Le visiteur se comportait comme s’il était chez lui. Elle l’entendit siffloter. C’était un peu fort, et elle quitta sa tonnelle au moment précis où François se disposait à y entrer.

La surprise fut totale pour l’un comme pour l’autre. Ce fut lui qui se reprit le premier : l’émotion de le voir soudain devant elle serrait la gorge de la jeune femme.

— Sylvie ?… Mais que faites-vous là ?

L’incongruité de la question rendit aussitôt à Sylvie ses esprits :

— Ne pourriez-vous varier votre façon de m’aborder ? Chaque fois que vous me rencontrez, vous me demandez ce que je fais là. Puis-je suggérer que ce soir, ce serait plutôt à moi de vous demander ce que vous faites chez moi ?

Il eut un rire silencieux qui découvrit ses dents blanches.

— C’est vrai. Pardonnez-moi ! Mon excuse est que j’ignorais votre présence. Je vous croyais à Conflans pour l’été.

— Votre excuse n’en est pas une. Vous avez un jardin, il me semble. Que n’y restez-vous ?

— Le vôtre est tellement plus joli ! Le mien a l’air d’une savane et, partant du principe que je vis caché, je me vois mal y installer des jardiniers. Alors, j’ai pris l’habitude de venir passer un moment, chaque soir, pour respirer vos roses. Est-ce une faute si grave ?

Sylvie se sentit vexée. Ainsi, il ne cherchait chez elle qu’un plaisir, une commodité supplémentaire ? Le son de sa voix se durcit :

— Non, à condition que l’on en use ainsi avec des amis… et je n’ai pas remarqué que ce soit notre cas. La dernière fois que nous nous sommes rencontrés…

— Parlons-en ! Vous m’avez flanqué votre mariage en pleine figure et, qui plus est, vous vous êtes mariée le jour même où l’on m’arrêtait…

— Non. La veille, précisa Sylvie. Et j’ignorais que vous alliez tomber dans un piège.

— Cela aurait-il changé quelque chose ?

— Non. On ne reprend pas sa parole quand on la donne à un homme tel que mon époux…

— Et vous êtes heureuse, paraît-il ? lança-t-il sarcastique. Vous formez le couple idéal… et vous avez une petite fille ?

— Me le reprocheriez-vous ?

S’écartant d’elle, il alla s’asseoir sur le banc et resta là à la regarder sans répondre.

— Eh bien ? insista-t-elle. Me le reprochez-vous ?

Il haussa les épaules :

— De quel droit ? Je n’en ai aucun sur vous, et soyez sûre que j’ai eu tout le temps d’y penser à Vincennes entre les promenades sur le couronnement du donjon, les parties d’échecs avec La Ramée, les prières à Dieu…

— Et les visites de Mme de Montbazon ?

— Elles ont été moins fréquentes qu’on ne l’a dit, mais c’est vrai qu’elle m’a donné cette preuve, qu’elle a lancé ce défi à la Cour… Je crois que c’est ce que l’on appelle aimer…

— Parce que vous n’en êtes pas sûr ? Il est vrai que je me suis souvent demandé si vous saviez ce que c’est. Et si je n’avais été le témoin de votre folle passion pour la Reine…

— Bien mal payée de retour, avouez-le ! À chaque instant j’étais prêt à mourir pour elle, je la voulais grande, glorieuse, et voyez le résultat ! Un faquin d’Italien arrive, s’insinue entre nous, détruit tout ce qui nous unissait au moment même où notre amour allait éclater à la face de tous, et moi elle m’a jeté en prison sans la moindre intention de m’en sortir un jour. D’ailleurs, ce n’est qu’une ingrate. Voyez un peu comme le Mazarin a écarté les amis d’autrefois ! Mme de Chevreuse tenue loin de la Cour, Marie de Hautefort…

— Reviendrait si cela lui plaisait mais elle n’en a pas la moindre envie et je la comprends. Elle n’a jamais été fille à quémander une amitié qu’on lui a refusée. Elle est la maréchale de Schomberg, elle est duchesse d’Halluin et cela lui suffit. Elle n’a plus que mépris pour la Cour…

— Et vous ? Pourquoi donc restez-vous ? Le Mazarin vous a séduite, je suppose ?… à moins que vous ne suiviez les directives de votre époux ?

Blessée par le ton méprisant, Sylvie se dressa, poings serrés.

— Mon époux sert le Roi, le Roi avant tout, vous m’entendez ? Nous n’aimons Mazarin ni l’un ni l’autre mais je suis comme lui, moi ! Je sers le Roi parce que je l’aime, figurez-vous, comme s’il était mon enfant…

— Et il vous le rend à ce que j’ai entendu dire. Quelle chance vous avez ! Moi il me déteste… et cependant il est…

Sylvie appliqua sa main sur la bouche de François pour que la mortelle parole ne la franchisse pas. Sa colère était tombée et maintenant elle avait pitié de lui, touchée par cette douleur qui venait de percer à travers l’amertume.

— Il ne vous connaît pas assez ! Oubliez Mazarin ! Servez cet enfant que vous aimez et qui, je crois, sera un grand roi s’il vient à l’âge adulte. Alors, il vous aimera…

— Un amour intéressé autrement dit ? Comme sa mère…

Brusquement, François s’approcha de Sylvie et la saisit dans ses bras :

— Et vous ? En dehors de ce gamin, qui aimez-vous, Sylvie ? Ce benêt à qui vous vous êtes donnée ?…

— Naturellement je l’aime, s’écria-t-elle en essayant de le repousser, et je vous interdis d’en parler avec ce mépris. Qu’êtes-vous donc de plus que lui ?

La défense que livrait Sylvie parut amuser Beaufort. Elle l’entendit rire tandis qu’il resserrait son étreinte.

— Un imbécile sans doute, puisqu’il a réussi à vous prendre à moi…

— Je n’ai jamais été à vous…

— Oh que si ! Vous étiez à moi puisque vous n’aimiez que moi ! Sylvie, Sylvie ! Revenez à nous ! Et cessez donc de vous débattre ! Plus que jamais vous avez l’air d’un chat en colère et moi je veux seulement vous embrasser…

— Et moi je ne le veux pas… Laissez-moi !

De toutes les forces de ses mains appuyées sur sa poitrine elle tentait de le repousser, mais elle n’était pas de taille contre un homme qui pouvait plier un fer à cheval entre ses mains. D’ailleurs, il la rapprocha suffisamment pour qu’elle pût sentir son souffle sur sa bouche :

— Non !… non, mon petit oiseau chanteur, je ne te laisserai pas ! Je ne te laisserai jamais plus… Ne peux-tu comprendre enfin que je t’aime ?

Les mots qu’elle avait tant désiré entendre mais qu’elle n’attendait plus l’atteignirent à travers la colère qu’elle s’efforçait de ressentir pour se mieux protéger contre le coupable plaisir qu’elle éprouvait à être dans ses bras. Cependant, elle refusa de rendre les armes…

— Comment voulez-vous que je vous croie ? Vous avez dit cela à tant de femmes !

— Je ne l’ai dit qu’à une seule : la Reine…

— Et à Mme de Montbazon…

— Non. Elle a de moi des compliments, des mots tendres, mais je ne lui ai jamais dit que je l’aimais…

— Et à moi vous le dites ?

— Tu veux que je répète ? C’est facile, j’ai tant crié ces mots au fond de moi-même quand j’étais dans ma prison. J’espérais… follement que tu les entendrais, que tu viendrais comme elle venait, elle Marie, que tu saurais enfin combien je regrettais, combien j’étais malheureux ! J’avais perdu ma liberté mais toi aussi je t’avais perdue… Alors, mon amour, maintenant que je te tiens, ne me demande pas de te lâcher…

Et soudain, Sylvie sentit ses lèvres contre les siennes… et cessa de lutter. À quoi bon ? Son cœur chantait tandis que, oubliant tout ce qui n’était pas l’instant présent, elle s’abandonnait enfin sous ce baiser qui la dévorait, la faisait défaillir, cherchait son cou, sa gorge qu’il parcourut avant de revenir aux lèvres qui répondirent, cette fois, avec une ardeur qui bouleversa François… Il sentit que cette nuit serait sienne, qu’elle serait inoubliable et le paierait de toutes celles vécues dans la solitude de Vincennes, dévoré par le vautour de la jalousie comme Prométhée enchaîné à son rocher… Se penchant un peu, il enleva la jeune femme dans ses bras pour la porter sur l’herbe étendue comme un tapis sous un saule, quand une petite toux sèche se fit entendre :

— Hum !… hum !

L’enchantement cassa net. François reposa machinalement à terre Sylvie qui, encore grisée, vacilla et dut se raccrocher à son épaule pour ne pas tomber. Puis il se retourna, furieux, vers l’importun :

— Qui diable êtes-vous et que voulez-vous ?

— Moi, mon ami, moi Gondi !… Oh, je suis désespéré d’être à ce point fâcheux, mais voilà une heure que je vous cherche et votre valet m’a dit que vous étiez au jardin… Mille pardons, madame la duchesse ! Voyez en moi le plus désespéré de vos obéissants valets…

— On vous a dit dans « mon » jardin. Pas dans ceux des voisins !

— Je sais, je sais, mais j’ai entendu des voix… et l’heure est si importante. Il faut que vous me suiviez…

Sous le ton plaintif et hypocrite perçait une impérieuse volonté.

— Tâchez que ce soit vrai, gronda Beaufort, sinon je ne vous pardonnerai de ma vie votre indiscrétion !

— Quelle indiscrétion, mon ami ? Oh… avoir franchi ce mur écroulé ?… Ce n’est pas bien grave et puis j’ai vu deux personnes, deux ombres plutôt, qui se promenaient.

— Vous n’avez rien vu du tout ! Et tâchez de tenir en laisse cette vipère qui vous sert de langue ! À présent, qu’y a-t-il ?

Le ton du coadjuteur, tour à tour geignard ou innocent, changea complètement et devint ferme :

— De tous côtés, autour du Palais-Royal, on dresse des barricades. Le peuple de Paris est à l’ouvrage ! On arrache les pavés, on entasse des charrettes, on prépare des armes. Ceux qui en ont en portent à ceux qui n’en ont pas. Le clergé des quartiers est derrière moi et m’attend, mais il y en a d’autres qui vous attendent, vous !

— Et qui donc ?

— Le reste des Parisiens : les artisans, les ouvriers, les gens de commerce, les portefaix, tous ceux des Halles surtout qui veulent savoir si vous êtes avec eux…

— J’y suis de cœur, mais pourquoi me montrer ? Je n’ai aucune envie qu’une compagnie de gardes ou de mousquetaires me tombe dessus pour me ramener à Vincennes…

— Si je viens vous chercher, c’est que vous n’avez rien à redouter. Le peuple veut obliger Mazarin à libérer Broussel et Blancmesnil, ce n’est pas pour permettre que l’on vous emprisonne. D’autant que vous êtes la plus auguste victime de l’Italien. Venez, vous dis-je ! Le Parlement vous saura gré de ce signe de solidarité. N’oubliez pas qu’on ne vous a jamais traduit devant lui pour un jugement quelconque. Il peut rendre un arrêt qui vous libère…

Encore indécis mais tenté, François se tourna vers Sylvie et emprisonna ses deux mains dans les siennes :

— Le cœur me manque de vous quitter en cet instant, mon aimée ! Cependant, la nuit n’est pas finie. Avant le jour, je reviendrai vers vous…

Un baiser sur les doigts soudain glacés, et François s’écartait sans vouloir remarquer les larmes montées aux yeux de la jeune femme.

— Je vous suis ! dit-il à Gondi avec rudesse. Mais faisons vite !

Le coadjuteur offrit à Sylvie un beau sourire et un grand salut, puis les deux hommes franchirent le mur écroulé et se perdirent dans les broussailles du jardin inculte. Sylvie, alors, revint vers son banc où elle s’assit dans l’espoir de calmer les battements désordonnés de son cœur et d’essayer de reprendre le contrôle d’elle-même. Jamais pareille émotion ne l’avait bouleversée ! À cent lieues de s’imaginer si proche d’une victoire trop longtemps désirée, elle avait peine à croire qu’elle n’avait pas rêvé. Pourtant, c’était bien François qui la tenait dans ses bras, c’étaient sa voix, sa bouche qui avaient dit « je t’aime », et Sylvie en écoutait encore la musique avec un délicieux frisson. Elle n’essayait pas de comprendre pourquoi cet amour semblait être éclos brusquement, dans la prison de Vincennes, au moment où elle venait d’épouser Jean. Elle ne voulait pas croire que son mariage, excitant une jalousie larvée, avait agi comme un révélateur sur un homme trop ardent qui ne savait résister à aucune de ses impulsions, à aucune de ses passions. Elle voulait seulement savourer le bonheur d’être aimée enfin par celui qu’elle adorait depuis tant d’années. Que la nuit d’été était donc douce et odorante, dans ce jardin où elle avait tant rêvé en regardant des fenêtres obscures ! Et, tout à l’heure, François reviendrait et l’enchantement recommencerait…

— Que vas-tu faire ? chuchota soudain en elle une voix secrète. Il va revenir, oui, et vous reprendrez le duo à l’instant précis où Gondi est venu l’interrompre. Il t’emportait déjà et tu t’abandonnais à ton bonheur sans penser qu’il allait mettre entre ton époux et toi l’irréparable. Quand il reviendra ce sera pour te prendre, faire de toi sa maîtresse… comme la Montbazon. Et n’espère pas l’en empêcher : il est le vent et la tempête, il n’aime pas attendre et tu t’abandonneras sans autre résistance – tu n’en auras pas la force ! – simplement parce qu’il aura dit je t’aime…

— Non !… non ! s’écria Sylvie en se dressant.

— Tu sais très bien que si. Tu as envie de lui autant qu’il a envie de toi… Dans une heure peut-être il n’aura plus rien à espérer…

Une immense acclamation venue du voisinage vint couper le discours de la petite voix de la raison. C’était lui que l’on applaudissait à grands cris, lui déjà vainqueur de cette foule comme il le serait bientôt de l’épouse de Jean de Fontsomme. Avec une soudaine frayeur, Sylvie aperçut l’abîme ouvert sous ses pas. Elle n’était plus libre de faire d’elle-même ce qu’il lui plaisait quand il lui plaisait. Le couple qu’elle formait avec Jean n’avait rien à voir avec celui d’une Montbazon ou d’une Longueville, devenue la maîtresse du prince de Marcillac après que celui-ci eut tué en duel son précédent amant Coligny sans que le mari y voie le moindre inconvénient… C’était un couple uni, solide, sanctifié par l’échange d’un amour profond et d’une immense tendresse, scellé par la présence de la petite Marie… Une brève vision montra soudain à la jeune femme son époux et François face à face, l’épée à la main, sous une lanterne de la place Royale. Jean n’hésiterait pas à provoquer l’homme qui lui ravirait celle qu’il idolâtrait… Pourtant, Sylvie savait que lorsque François reviendrait, elle serait sans force contre lui…

Alors il fallait fuir ! Quitter ce jardin complice jouant de ses parfums de rose, de jasmin et d’herbe fraîche. Ne pas attendre François surtout !… Mais pour aller où, puisque la rue des Tournelles était indisponible ? Le couvent de la Visitation, où elle se rendait souvent pour bavarder avec sœur Louise-Angélique ou ses amies Fouquet ? À minuit, cela demanderait une explication… et pourquoi pas la vérité ? Elle demanderait refuge pour ne pas succomber à l’amour d’un homme… Et, sans chercher plus loin, sa décision fut arrêtée. Retournant en courant vers la maison, elle ordonna à Berquin de faire atteler tandis qu’elle allait s’habiller mais, à sa grande surprise, il ne bougea pas.

— Eh bien qu’attendez-vous, allez !

— Nous sommes désolé, madame la duchesse, mais c’est impossible, répondit cet homme toujours si solennel qu’il parlait de lui-même à la première personne du pluriel.

— Nous ne pouvons pas ? fit Sylvie acide. D’ordinaire, cette manie l’amusait, mais pas cette nuit.

— Nous ne pouvons pas… pour l’excellente raison qu’il y a une barricade déjà très avancée à un bout de la rue et une autre qui commence à prendre tournure à l’autre bout. Impossible de faire passer un carrosse et pour un cheval il n’y a pas assez d’élan… sans compter la largeur !

— Pourquoi, diable, barrer la rue Quincampoix ?

— Il semblerait que cette nuit, on ait entrepris de barrer les rues, celles tout au moins qui n’ont pas de chaînes. Pouvons-nous demander à madame la duchesse où elle souhaite se rendre ?

— Au couvent de la Visitation. Avez-vous quelque chose contre ?

— N… on ! Non, pas du tout, madame la duchesse, sinon que la seule façon de s’y rendre, c’est à pied… même la chaise ne passera pas !

— Nous irons donc à pied ! Faites préparer un porteur de torches et deux valets pour m’escorter.

Berquin, la mine offensée, se redressa de toute sa taille, ce qui faisait très haut :

— Par une nuit pareille, nous accompagnerons nous-même madame la duchesse ! Les ordres vont être donnés…

Quand, un moment plus tard, Sylvie, vêtue d’une robe de taffetas gorge-de-pigeon sous une mante légère à capuchon assortie, quitta sa demeure, elle fut frappée par l’aspect inhabituel de la rue et de ses voisines. L’atmosphère était étrange, pleine d’ombres mouvantes et inquiétantes, avec par instants la flamme d’une torche arrachant des éclats aux armes, pleine d’une vague rumeur où l’on distinguait parfois les paroles d’une chanson, des cris de mort ou des éclats de rire : le réveil d’un peuple en train de se lever et de prendre conscience de sa force en se découvrant uni pour la liberté de deux hommes. Plus de corporatisme, plus de privilèges, plus d’interdictions ! Sur la barricade, chacun apportait ce qu’il avait et les femmes n’étaient pas les dernières.

D’habitude, seuls les ivrognes et les imprudents s’aventuraient sans escorte dans les rues de Paris quand le jour avait disparu. Cette nuit, chacun vaquait à l’œuvre commune sans prendre garde à la qualité de son voisin. Ainsi se côtoyaient le petit-maître, le porteur d’eau, la harengère, le jésuite en bonnet carré – les gens d’Église répondaient tous à l’appel du petit coadjuteur ! – le portefaix, le bourgeois ayant pignon sur rue. Même les gueux de toute espèce sortaient de leur trou comme autant de rats avec les faux estropiés, les tire-laine, les vrais et faux mendiants. Pourtant, Sylvie et sa petite troupe ne rencontrèrent aucune rudesse. On souriait à cette jeune dame élégante qui demandait si poliment qu’on la laisse passer, sans paraître impressionné par le titre de duchesse proclamé par Berquin. Même, au grand scandale de celui-ci, un gindre enfariné à la poitrine nue la prit par la taille pour l’aider à franchir une barricade. On était entre soi, on riait, on plaisantait, mais l’air sentait la poudre…

Quand on fut rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, on vit venir un cortège à peu près semblable à celui de Sylvie : une dame, toute vêtue de satin bleu et de toile d’argent, accompagnée de porteurs de torches et de deux valets, qui marchait aussi tranquillement que si elle passait ses nuits à courir les rues, en se servant de son masque à long manche pour s’éventer. Les yeux vifs de Sylvie eurent tôt fait d’identifier le visage découvert et, avec un cri de joie, elle s’élança vers l’arrivante :

— Marie !… Marie ! Quelle joie de vous rencontrer !

Joie partagée. L’ex-Mlle de Hautefort s’élança à son tour les bras ouverts et les deux jeunes femmes s’embrassèrent avec un enthousiasme qui souleva des applaudissements : il était bien rare que de grandes dames en usent comme de simples boutiquières. En outre, leur langage n’empruntait rien à celui, tellement obscur, des Précieuses : tout le monde pouvait les comprendre.

— Sylvie ? Mais où allez-vous en pareil équipage ?

— À la Visitation Sainte-Marie… et je peux vous retourner la question.

— Au couvent ? Que vous arrive-t-il encore ?

— J’ai l’intention d’y achever la nuit. Vous-même, que faites-vous dehors à cette heure… et à pied comme moi ?

— Je rentre chez moi. J’ai dû laisser mon carrosse rue Saint-Louis, chez Mme la duchesse de Bouillon qui donnait à souper aux violons. Nous sommes assez liées depuis mon mariage. C’est une bonne fille d’Allemande[41] qui cousine avec mon seigneur époux mais, ce soir, il régnait chez elle un tel vacarme que l’on n’entendait pas la musique et que l’on en oubliait de manger : Mme de Longueville et le prince de Marcillac[42] faisaient à eux deux un bruit de tous les diables pour convaincre l’assemblée d’aller se joindre au peuple pour assiéger Mazarin dans son palais. J’ai préféré partir !

— Cela devrait pourtant vous plaire ? Vous détestez Mazarin encore plus que moi…

— Certes, mais le maréchal n’aimerait pas que je me donne ainsi en spectacle. Il est je ne sais où en ce moment et, quand il n’est pas là, je me sens toujours un peu perdue. Comme lui sans moi !

— Heureuse femme qui avez su trouver le grand amour dans le mariage ! sourit Sylvie.

— Vous-même n’êtes pas si à plaindre, il me semble ? Mais… au fait : quelle idée d’aller coucher au couvent ? Vous avez besoin d’un refuge ?

— En quelque sorte.

— Eh bien, venez avec moi ! Il est tout trouvé votre refuge puisque je suis là. Et d’ailleurs, je ne vous lâche plus !

— Je n’ai pas non plus envie de vous quitter. C’est une telle joie de vous avoir rencontrée quand je vous croyais à Nanteuil.

Elle n’ajouta pas qu’elle se sentait soulagée d’un grand poids. Il serait tellement plus facile d’expliquer la raison de sa recherche d’un abri à Marie plutôt qu’à la supérieure de la Visitation ! Et l’on repartit bras dessus, bras dessous, en bavardant gaiement, franchissant les barricades – cette nuit-là, il s’en construisit douze cents à Paris – et le plus souvent acclamées par les défenseurs flattés de voir d’aussi jolies dames les encourager de leurs sourires.

Chose bizarre, ce fut la barricade la plus proche de l’hôtel de Schomberg qui fut la plus difficile à passer. Et cela pour deux raisons : voisin de l’Oratoire, rue Saint-Honoré, l’hôtel était proche du Palais-Royal. En outre, on savait l’absolu dévouement du maréchal à son Roi. Même si, vice-roi de Catalogne, il se trouvait alors à l’autre bout de la France, il ne faisait doute pour personne que, présent à Paris, il eût taillé en pièces Messieurs du Parlement et leurs amis sans bouger un sourcil. Mais il avait, en Marie de Hautefort, une épouse à sa mesure.

— Quelques laquais et deux dames, voilà en vérité un ennemi digne de vous, braves que vous êtes ! déclara-t-elle au rôtisseur armé d’une lardoire qui prétendait l’empêcher de passer. Souhaitez-vous me déclarer la guerre ?

— C’est selon. Êtes-vous pour ou contre Mazarin ?

— Qui, étant dans son bon sens, s’aviserait d’être pour ce faquin ? Assez ri, mon ami : Mme la duchesse de Fontsomme et moi-même sommes fort lasses et souhaitons prendre quelque repos.

— Alors, criez : « À bas Mazarin ! »

— S’il n’y a que cela pour vous faire plaisir nous allons même tous crier en chœur. Allons, messieurs les laquais ! Votre plus belle voix !

Les deux femmes et leur petite troupe lancèrent vers le ciel un « À bas Mazarin ! » si bien orchestré et si enthousiaste qu’on les acclama et que l’on tint à les accompagner jusqu’à la porte de l’hôtel avec toutes les marques du plus affectueux respect. Là, on les salua :

— S’il vous arrivait aventure dans les jours à venir qui seront difficiles, mesdames, réclamez-vous de moi : je m’appelle Dulaurier et je suis épicier rue des Lombards… dit un fervent admirateur.

Et il retourna à sa barricade.

— Ouf ! soupira Marie en se laissant tomber sur son lit tendu de brocatelle bleu et argent, on dirait que nous allons avoir une petite guerre parisienne ? J’avoue que cela m’amuse assez ! Pas vous ?

— Dans une guerre il y a des morts… et j’avoue que je me soucie beaucoup de notre petit Roi.

— Vous avez bien tort ! Tous ces gens se jetteraient dans la Seine plutôt que d’oser porter la main sur lui. Vous avez entendu ? C’est à Mazarin qu’ils en ont…

D’un sec mouvement des chevilles, elle se débarrassa de ses petits souliers de satin prune, fort abîmés à vrai dire par le parcours inhabituel qu’ils venaient d’accomplir, puis sourit à son amie qui en faisait autant :

— Vous l’aimez vraiment, le petit Louis, n’est-ce pas ?

— Je l’avoue. Il m’est presque aussi cher que ma fille…

— Celui que le bon La Porte appelle en secret « l’enfant de mon silence » ! Vous avez toutes les raisons pour cela… Mais, au fait, pourquoi jugiez-vous indispensable d’aller coucher à la Visitation ?

— Pour fuir le plus grave des dangers. Celui que, cependant, j’ai tant rêvé de rencontrer…

Son regard se fixa sur les chambrières qui entraient afin d’accommoder leur maîtresse pour la nuit.

— Vous allez partager mon lit, dit Marie. Ainsi, nous causerons le plus commodément du monde.

Les femmes s’activèrent et bientôt Marie et Sylvie se retrouvèrent étendues côte à côte au milieu des vastes oreillers de fine toile garnie de dentelles, et la seconde rapporta fidèlement à son amie ce qui s’était passé dans son jardin, et comment l’arrivée inopinée de Gondi l’avait sauvée de l’irréparable…

— Il ne me restait d’autre ressource que de fuir, murmura-t-elle. Dieu m’est témoin pourtant que j’ai dû me faire violence et que je n’en avais pas la moindre envie…

— Mais vous avez eu raison, dit Marie avec gravité. À toute autre que vous, je dirais qu’il est stupide de laisser passer l’éblouissant amour lorsqu’il se présente et qu’il n’est pas bien grave d’avoir un amant. Une bonne part des femmes que nous connaissons en sont pourvues et les maris ne s’en portent pas plus mal, mais vous et Fontsomme n’avez rien à voir avec une Longueville, une Montbazon ou une La Meilleraye. Vous formez un véritable couple et je crois que vous aimez votre époux ?

— De tout mon cœur, Marie.

— Il faut croire que vous en avez deux, puisque l’un appartient, et depuis longtemps, à Beaufort. Mon pauvre petit chat ! Vous avez raison de penser qu’une trahison blesserait cruellement votre époux, mais aurez-vous toujours la force de repousser l’amour de François ? Pour avoir vécu à mes côtés sa passion pour la Reine, vous savez jusqu’à quels excès il est capable de se laisser porter. Et j’ai bien peur qu’il vous aime de la même façon. Dites-vous qu’il saura vous retrouver où que vous soyez… et que vous l’aimez toujours puisque sans ce touche-à-tout de Gondi vous vous abandonniez.

— Vous venez de répondre vous-même à cette question. Oh, Marie ! que dois-je faire ?

— Quel conseil pourrais-je vous donner, moi qui ai la chance d’aimer Charles comme vous aimez à la fois Jean et François ? Je sais ce que sont les élans de la passion et je serais mal venue de faire la prude avec vous.

— Alors ?

— Alors, rien ! Tout ce que nous pouvons faire – car les miennes vous sont acquises ! – ce sont des prières… et puis laisser agir le Destin contre lequel nous ne pouvons pas grand-chose. Le seul avis que je puisse vous donner c’est, je crois, celui-ci : s’il advenait, ma Sylvie, que vous succombiez, faites en sorte que Fontsomme ne l’apprenne pas…

Épuisées par une soirée si fertile en événements, les deux jeunes femmes ne résistèrent pas longtemps au sommeil et dormirent jusqu’à une heure avancée de la matinée. Ce fut pour découvrir un étrange paysage : il y avait des barricades partout, fermant toutes les rues pouvant donner accès au Palais-Royal. Sur ces entassements hétéroclites de chariots, de futailles, de pavés, d’échelles et de meubles, des hommes veillaient, le mousquet à l’épaule, l’œil aux aguets. Seules, des patrouilles allaient et venaient, arrêtant tous ceux qui voulaient passer. Quand il s’agissait de gentilshommes, ils devaient crier « À bas Mazarin » comme les promeneuses de la nuit, mais aussi « Vive Broussel ! ». Le premier cri ne soulevait guère de problème, la noblesse de France détestant le ministre de la Reine. L’autre entraînait moins de conviction, d’abord parce que beaucoup ignoraient de qui il s’agissait. Comme il était inutile de se faire couper la gorge pour un parfait inconnu, on se laissait facilement convaincre. Quoi qu’il en soit, tous ceux qui prétendaient se rendre au Palais-Royal devaient rebrousser chemin : la résidence royale était doublement gardée, par les barricades mais aussi par ses grilles fermées et ses propres gardes disposés autour des bâtiments par M. de Guitaut dont on apercevait souvent les plumes rouges tandis qu’il vérifiait les postes.

Cependant, à mesure que le temps passait, les choses se gâtaient. De partout, laissant les barricades aux soins de quelques hommes sûrs, le peuple se rassemblait devant le palais, réclamant Broussel avec une colère grandissante. Déjà, on avait molesté le chancelier Séguier, et deux ou trois bandes incontrôlées commençaient à forcer les portes de quelques hôtels – vides heureusement – pour les piller. Dans la chaleur lourde de cette journée d’août, l’angoisse montait. Avec une anxiété croissante, Marie et Sylvie voyaient enfler l’émeute. Sylvie craignait pour l’enfant-roi, sa mère et son entourage. Elle voulut même se rendre auprès d’eux en déclarant que sa place était là-bas.

— Êtes-vous folle ? gronda Marie. Si vous ne me donnez votre parole de rester tranquille, je vous attache et je vous enferme. Votre époux ne me pardonnerait jamais de vous laisser plonger dans cette violence, vous y seriez broyée.

Il fallut bien lui obéir mais le cœur de Sylvie se serrait à chaque cri de mort qui lui parvenait car, au milieu de tant de menaces contre Mazarin, quelques-unes visaient la Reine, sous le nom de l’Espagnole. Allait-on assister à l’assaut du Palais-Royal ? Il était à peine défendable et elle pensa qu’Anne d’Autriche devait regretter les rudes murailles de ce vieux Louvre voisin, si fort dédaigné, qu’elle laissait à des réfugiés, la reine Henriette d’Angleterre et ses enfants.

Dans la journée, cependant, un calme provisoire intervint. La foule même s’écarta devant une procession : celle des membres, en longues robes rouges, du Parlement, avec en tête le président de Mesme et le président Molé venus tenter de faire comprendre au cardinal qu’en enfermant Broussel il avait fait un mauvais calcul : jamais les Cours souveraines ne plieraient pour récupérer l’un des leurs. C’est le ministre qui, s’il voulait éviter une révolution, devrait céder à la volonté du peuple.

— Ce n’est pas un brave, dit Marie en riant. Il doit être mort de peur !

— Je crains qu’il ne puisse faire céder la Reine. Elle est vaillante, elle, et si fière ! Quels que soient les sentiments qu’il lui inspire, elle ne cédera pas !

En effet, un moment plus tard, les deux présidents ressortaient bredouilles. Avec courage, ils tentèrent de calmer ce peuple qui bouillait autour d’eux, les accusait de trahison et les menaçait de mort. Peine perdue ! Une vague furieuse les repoussa contre les grilles du palais qu’il fallut bien entrouvrir devant eux pour leur éviter d’être écrasés.

— Retournez ! cria quelqu’un. Et ne revenez qu’avec l’ordre d’élargissement de Broussel et de Blancmesnil si vous voulez voir se lever la prochaine aurore !

— C’est la voix de Gondi ! souffla Marie. Ce fou a perdu toute retenue. Il se croit déjà le maître du royaume !

— J’ai peur qu’il ne soit déjà le maître de Paris. Mais, pour Dieu, dans tout cela où peut être François ?

— C’est vrai. Il est parti avec lui la nuit dernière…

Les deux femmes se regardèrent en silence, habitées par une même crainte. Courir les barricades, causer à Mazarin la terreur de sa vie, courtiser quelque peu le Parlement pour obtenir une libération officielle, c’était une chose, mais se dresser contre la Reine, même s’il ne s’agissait plus que d’un ancien amour, et surtout contre le Roi, le Roi de son sang, jamais personne n’obtiendrait de Beaufort qu’il aille jusque-là…

Durant tout le jour, Sylvie redouta et espéra à la fois de voir apparaître Beaufort, avec une légère préférence pour l’absence, mais elle n’avait rien à craindre : Gondi le renard était trop malin pour hasarder dans la première échauffourée celui dont il entendait faire le symbole absolu de l’antimazarinisme. Il savait bien que, s’il laissait François se mêler aux braillards qui assiégeaient le Palais-Royal, celui-ci ne supporterait pas les cris de mort contre sa Reine et qu’il serait capable d’affronter seul une foule déchaînée, quitte à se faire massacrer sur place. Aussi le petit homme aux jambes torses avait-il, dès le matin, pris la précaution de l’enfermer à l’archevêché avec toute une cour de chanoines et de jésuites, sous prétexte qu’il était trop voyant et que son apparition au milieu des manifestants risquait de compromettre l’avenir en cristallisant sur lui les ressentiments de la Cour.

— Arracher deux robins aux griffes de Mazarin n’est pas votre affaire, lui dit-il. Sachez que moins Mazarin vous verra et plus il aura peur de vous.

Lui-même ne se ménagea pas et l’on put le voir, vers le milieu de la journée, venir en grand apparat ecclésiastique distribuer des paroles d’encouragement et de compassion parfaitement hypocrites tout en bénissant à tour de bras. La Reine qui l’observait derrière les vitres de son palais en grinça des dents. Elle n’aimait déjà pas l’abbé de Gondi ; à partir de cet instant, elle l’exécra… D’autant plus qu’elle dut céder aux nouvelles instances des deux parlementaires…

Aux approches du soir, une énorme acclamation fit vibrer les carreaux du palais et ceux des hôtels environnants : la Reine promettait la libération des deux prisonniers. La foule n’en campa pas moins sur place : elle ne bougerait que lorsque Broussel, incarcéré à Saint-Germain, lui serait remis. Ce qui fut fait le lendemain au milieu d’un enthousiasme indescriptible.

— Que de bruit pour si peu ! dit Marie avec dédain quand le carrosse de la Cour transportant le vieil homme passa devant sa demeure, porté par un fleuve humain. Regardez-le donc saluer et sourire à tous ces énergumènes ! Ma parole, il se prend pour le Roi !

— Cela ne durera pas, dit Sylvie. Dès l’instant où il cesse d’être une victime, il cesse aussi d’être important… Quant à moi, j’espère pouvoir rentrer chez moi à présent. Grâce à vous, ces deux jours n’ont pas été trop pénibles.

— Sauf qu’avec tous ces gens autour de nous, la chaleur était plus insupportable que jamais. Pour ma part, je vais retourner à Nanteuil. M’accompagnerez-vous ?

— Ce serait avec joie si Marie était avec moi, mais j’ai hâte de la retrouver. Au fait, pourquoi ne viendriez-vous pas à Conflans ? Elle adore sa marraine, vous savez ?

Bien que Marie eût répondu qu’elle aussi adorait la petite fille, Sylvie n’insista pas. Elle savait quelle tristesse éprouvait son amie à n’avoir pas d’enfant. D’autant qu’il était peu probable qu’elle en ait un jour, le vice-roi de Catalogne n’en ayant pas eu de son premier mariage avec la duchesse d’Halluin dont il gardait le titre.

— Tant de gloire et personne à qui la léguer ! avait dit un jour Mme de Schomberg dans un des moments de mélancolie qui s’emparaient d’elle lorsqu’elle était séparée de son époux. Aussi, avant de monter dans la voiture qui la ramènerait rue Quincampoix, Sylvie embrassa-t-elle son amie plus chaudement que de coutume :

— Pourquoi, dit-elle, n’iriez-vous pas rejoindre le maréchal à Perpignan ? Vous devez lui manquer autant qu’il vous manque.

— Plus que vous ne croyez. Il serait heureux sans doute, mais fort mécontent. Il a tellement peur qu’il m’arrive quelque chose en route ! Et il faut avouer que le chemin est long. Je me contenterai de Nanteuil où je suis plus près de lui que n’importe où…

En regagnant l’hôtel de Fontsomme, Sylvie ne s’attarda pas. Saisie d’une hâte fébrile de s’éloigner de la maison voisine qu’elle évita soigneusement de regarder, elle pressa les préparatifs du départ.

— Presque toutes les barricades sont encore en place, tenta d’expliquer Berquin. Nous ne sommes pas certain que madame la duchesse pourra atteindre la porte Saint-Antoine ?

— J’ai l’intention de franchir la Seine : d’abord au Pont-Neuf puis au pont de Charenton. Ce sera plus long mais plus sûr. La rive gauche n’est pas aussi… animée que celle-ci ! Dites à Grégoire d’avancer la voiture.

— C’est que, la ville n’a pas encore retrouvé tout son calme…

— Ne soyez pas si pusillanime, Berquin ! Je suis sûre que sortis de ce quartier, tout ira bien.

Ses prévisions se vérifièrent. L’animation sur le grand pont, centre de la vie populaire parisienne, était à peine plus grande que de coutume et il était certain qu’on gagnait en tranquillité en s’éloignant du Palais-Royal, toujours refermé sur lui-même et gardé, cette fois, par deux régiments de chevau-légers armés jusqu’aux dents.

Le temps était magnifique. Une pluie nocturne avait rafraîchi l’atmosphère si lourde des derniers jours. En passant le fleuve, Sylvie remarqua que le trafic y était nul. Durant la nuit de l’insurrection, on avait retendu les vieilles chaînes médiévales qui le barraient en amont et en aval de la Cité, et des gardes veillaient toujours dessus.

Pourtant, quand on atteignit le quai de la porte Saint-Bernard, on tomba sur un grand concours de peuple, assez excité mais plutôt joyeux, qui enveloppa bientôt le carrosse, vite réduit à l’immobilité. Une situation que Grégoire ne supportait jamais longtemps. Il commença par crier « Gare ! », sans le moindre résultat, puis « Place ! Allons, faites place ! ». On n’avait même pas l’air de l’entendre. Tous ces gens, surtout des femmes, riaient et criaient des vivats qui avaient l’air de s’adresser à quelque événement se déroulant sur la Seine. Sylvie mit le nez à la portière et aperçut des chevaux tenus en main sur la berge, mais il y avait trop de monde pour qu’elle vît ce qui se passait dans l’eau. Elle tendit le bras et toucha le haut bonnet d’une dame de la Halle. Elles étaient nombreuses, en effet, ayant unanimement décidé de ne pas travailler ce jour-là. Il y avait aussi quelques filles de joie et des femmes du peuple sans spécificité. Les hommes étaient leurs compagnons habituels, portefaix, crocheteurs ou maraîchers.

— S’il vous plaît, dit Sylvie, ne peut-on me laisser passer ?

La femme se retourna et se mit à rire :

— Où est-ce que vous voulez aller pour être si pressée ?

— Chez moi, à Conflans ! De toute façon, je ne vois pas en quoi cela vous regarde ?

Le ton était sec, pourtant la femme n’en perdit pas sa bonne humeur et rit de plus belle.

— À Conflans vous ne trouverez rien de pareil à ce qui se voit ici, ma belle dame ! Donnez-vous donc le temps d’admirer le spectacle ! Croyez-moi, il en vaut la peine…

— Qu’est-ce donc ?

— C’est Mgr le duc de Beaufort qui se baigne avec ses gentilshommes. Il est l’homme le mieux fait du monde. Mettez-vous debout sur votre marchepied, vous verrez mieux !

Soudain tremblante comme à l’approche d’un danger, Sylvie obéit machinalement mais dut retenir d’une main le grand chapeau de velours noir qui la coiffait avec une cavalière élégance. Et elle vit, en effet ! Dans l’eau claire, une dizaine d’hommes barbotaient, nageaient ou, comme des gamins, faisaient mine de se battre en se jetant de l’eau, à la grande joie de l’assistance. Elle eut vite fait de reconnaître François, à sa longue chevelure claire comme à sa haute taille. Il se tenait debout avec de l’eau jusqu’à la taille et riait des folies de ses amis. Soudain, on l’entendit crier :

— C’est assez, messieurs ! Il est temps de rentrer.

Il se mit en marche vers la grève et le délire fut à son comble. Il était nu et, comme il s’avançait dans la lumière du matin, désinvolte et souriant tel un dieu sortant de l’onde, Sylvie, la gorge serrée, pensa qu’elle n’avait jamais rien vu de plus beau que ce corps harmonieux. Les hommes criaient leur enthousiasme en termes crus et en grosses plaisanteries, les femmes tombaient à ses pieds qu’elles caressaient en bénissant la mère qui l’avait porté. L’une d’elles, une belle fille plus hardie que les autres, lui jeta ses bras autour du cou et le baisa longuement sur les lèvres, encouragée par la main vigoureuse qu’il appuyait sur ses fesses pour la serrer contre lui.

C’en fut plus que Sylvie ne pouvait supporter.

— Grégoire ! Dégagez-nous de là ! cria-t-elle en reprenant place dans sa voiture.

Le résultat fut incroyable. Ce fut comme si elle venait de commettre un sacrilège. Réveillés de leur extase, tous ces gens se retournèrent contre elle avec des cris de rage tandis que le cocher levait son fouet, prêt à toute éventualité. On hurlait :

— Qu’est-ce qu’elle vient faire ici ?… Empêchons-la de bouger ! C’est une espionne de Mazarin !… Oui, c’est une « Mazarine »… On va la flanquer à l’eau !

Puis vint ce cri qui allait devenir trop fréquent dans les mois à suivre :

— À mort, la Mazarine !

Mais Beaufort avait entendu. Repoussant la femme qui s’accrochait à lui, il vit ce qui se passait, et surtout reconnut Sylvie qu’en dépit des efforts de Grégoire et des deux laquais on était en train de sortir de son carrosse. Alors, arrachant des mains de Ganseville une serviette qu’il se noua autour du corps tout en courant, il se fraya un passage à coups d’épaules et de poings, arracha Sylvie des mains des furieux, la remit dans la voiture puis, sautant sur le siège :

— Arrière vous autres ! C’est une amie. Quiconque l’attaque m’attaque !…

— Oh, on savait pas ! grogna l’un des meneurs. Mais c’qu’on sait bien c’est qu’le Mazarin, il a des espions partout.

— Difficile à croire quand le peuple entier se dresse contre lui ! Quant à cette dame, c’est la duchesse de Fontsomme. Tâchez de vous en souvenir. Et maintenant qu’on ouvre cette sacrée porte Saint-Bernard, qu’elle puisse sortir !

Debout sur le siège tel l’aurige romain, François fit claquer le fouet qu’il avait pris à Grégoire plus mort que vif, enleva les chevaux qu’il lança au galop. On eut tout juste le temps d’ouvrir devant lui la lourde porte qu’il franchit en lançant un cri sauvage. Derrière le carrosse, Ganseville s’engouffra avec le cheval et les vêtements de son maître. Les moines de l’abbaye Saint-Victor qu’il dépassa en trombe ne surent jamais si l’homme aux trois quarts nu qui menait cette voiture à un train d’enfer était l’archange saint Michel en personne ou quelque démon. Au bout d’un moment, Grégoire qui avait repris ses esprits s’enhardit jusqu’à demander à ce collègue inattendu de vouloir bien diminuer l’allure, sous le prétexte que « Mme la duchesse devait être secouée comme prunes en panier là-dedans », ce qui fit rire François.

— Elle en a vu d’autres !

— Peut-être, mais j’oserai aussi suggérer à monseigneur de vouloir bien s’arrêter… au moins pour s’habiller. Je crains que si monseigneur nous conduit ainsi jusqu’à Conflans, l’effet ne soit désastreux sur les voisins !

— Si tu veux que je m’habille, il va falloir me prêter tes vêtements, mon brave !

— Je ne crois pas que ce soit utile. L’écuyer de monseigneur est juste derrière nous.

La voiture s’arrêta. François sauta à terre, alla rejoindre Ganseville et ses habits, puis revint vers Sylvie qui lui souriait de tout son cœur.

— Maintenant que je suis convenable, dit-il en prenant sa main pour la baiser, m’autoriserez-vous à vous accompagner jusqu’à Conflans ? Il me semble que je l’ai bien mérité.

— Montez ! Vous l’avez plus que mérité, puisqu’une fois de plus je vous dois la vie.

Tandis que la voiture repartait à une allure moins échevelée, ses deux occupants restèrent un moment sans parler, goûtant le miracle de cet instant d’intimité. Enfin, François murmura :

— Vous souvenez-vous de notre premier voyage ensemble, quand nous avons quitté Anet pour chercher refuge à Vendôme ?

— Comment l’oublier ? C’est l’un de mes plus doux souvenirs…

— Pour moi aussi. Je tenais votre petite main dans la mienne et vous avez fini par vous endormir contre moi…

Tout en parlant, il s’était emparé de la main de Sylvie. Encore secouée par ce qu’elle venait de vivre, mais toute au bonheur d’être auprès de lui, elle la lui laissa mais remarqua :

— Je n’ai pas du tout envie de dormir.

— Tant pis !…

Il porta le mince poignet à ses lèvres pour l’en caresser doucement, puis demanda à voix basse :

— Pourquoi es-tu partie l’autre nuit ?… Quand je suis revenu vers toi, brûlant d’amour, le jardin était abandonné et mon bel oiseau envolé. Alors je suis passé par le portail pour te demander et au moins te parler, mais on m’a dit que tu étais partie… Où étais-tu ?

— À l’hôtel de Schomberg où je suis restée jusqu’à ce matin.

— Tu avais si peur de moi ?

— Oh non, mon cher amour, ce n’est pas de vous que j’ai peur mais bien de moi. Si j’étais restée, j’aurais sans doute connu un immense bonheur… vite suivi d’affreux remords…

Il voulut la prendre dans ses bras mais elle le tint à distance. Il soupira :

— Répète ce que tu viens de dire !… Appelle-moi encore ton cher amour.

— Dans mes rêves je vous ai toujours appelé ainsi, mais je n’ai plus le droit de rêver. Songez à qui je suis mariée !

— Au diable votre époux, madame ! Que venez-vous toujours le jeter entre nous ? Nous nous aimons… avec passion ! Moi tout au moins ! N’est-ce pas la seule chose qui devrait compter ?

— Non. Vous qui faites si grand cas de l’honneur, soyez un peu plus soucieux du mien.

— Allez-vous jouer les prudes ? Je vous parle d’amour et l’amour doit passer avant tout. Je ne serai heureux, Sylvie, que lorsque vous serez mienne… et je suis sûr que vous le serez aussi.

— Quel fat vous faites !… Vous venez trop tard, mon ami. Pas parce que je vous aime moins qu’autrefois – Dieu m’est témoin que je n’aimerai jamais que vous au sens de la passion – mais que n’êtes-vous venu me prier plus tôt ! Que ne m’avez-vous aimée plus tôt… À présent, il y a entre vous et moi un homme droit, bon et plein d’amour que pour rien au monde je ne veux blesser…

— Quel heureux mortel ! fit Beaufort avec amertume. Il y a vraiment des gens qui ont de la chance ! Celui-là n’a eu qu’à se baisser pour tout récolter : physique agréable, fortune, titre et enfin la seule femme que j’aime ! Ce n’est pas juste !

— C’est vous qui ne l’êtes pas. Me direz-vous ce que vous avez à lui envier : vous êtes prince – et même prince du sang ! – pas vraiment affreux, suffisamment riche pour les tripots que vous fréquentez – ne protestez pas, je le sais ! – enfin vous avez eu toutes les femmes que vous avez voulues.

— Sauf la seule qui ait de l’importance !

— Ne reniez pas celles que vous avez aimées, ce n’est pas digne de vous.

— Vous ne m’empêcherez pas de garder l’espoir !

— Je n’ai aucun moyen de vous en empêcher… mais ne comptez pas sur moi pour vous encourager !

On arrivait et il était grand temps pour Sylvie. Enfermée dans cet espace clos avec un homme dont elle sentait l’ardeur l’envelopper comme une flamme, elle mourait d’envie de se jeter dans ses bras et d’oublier tous les beaux principes qu’elle venait d’énoncer au seul profit d’une divine étreinte mais, après avoir franchi le pont de Charenton, le carrosse s’était engagé sur une petite route aboutissant au château de Conflans.

Sylvie eut à peine le temps de mettre pied à terre que Jeannette et la petite Marie étaient déjà là.

— On dit qu’il y a eu du bruit dans Paris ! s’écria la première après avoir salué Beaufort. Nous étions en peine de madame…

— Il ne fallait pas. Je n’ai couru aucun danger.

— Mon Dieu !…

La dernière exclamation était suscitée par Marie qui, tendant ses petits bras, s’efforçait de passer de ceux de Jeannette à ceux de François. Il lui sourit et l’enleva en la tenant en l’air où pieds et mains s’agitèrent joyeusement tandis que l’enfant riait.

— En voilà une qui sait reconnaître ses amis ! dit le jeune duc. Dieu qu’elle est mignonne !… Elle ressemble à sa mère !

— C’est tout à fait ça ! fit Jeannette avec satisfaction. C’est le même petit diable qui pique les mêmes colères… et, on dirait, monseigneur, qu’elle vous a aussi adopté… comme sa mère !

En regardant sa fille appliquer de gros baisers sonores sur la joue de François qui la serrait contre lui, Sylvie éprouva une vive émotion. Elle aussi s’était, autrefois, blottie contre celui qu’elle appelait « Monsieur Ange ». Ce jour-là elle avait peur, froid, et elle tremblait dans sa chemise tachée de sang. Grâce à Dieu, ce n’était pas le cas de Marie, vêtue d’une jolie robe de toile rose sur des jupons bien blancs d’où dépassaient ses pieds minuscules chaussés de petites pantoufles de velours. Son attrait pour François n’en était que plus significatif, d’autant que, toujours comme elle-même autrefois, elle refusait de s’en séparer.

— Je vais la porter dans la maison, dit celui-ci en riant. Peut-être votre hospitalité ira-t-elle jusqu’à m’offrir un peu de vin frais ? Je meurs de soif…

Le moyen de refuser ? Sylvie d’ailleurs n’en avait pas envie et, au fond, elle n’était pas mécontente de montrer sa jolie maison des champs. On s’installa dans un salon dont les hautes fenêtres ouvraient sur les terrasses fleuries de roses et la Seine étincelante. Tenant toujours Marie, François s’en approcha :

— C’est ravissant… La maison de Sylvie ? ajouta-t-il en tournant son sourire vers la jeune femme. Elle m’en rappelle une autre qui n’était pas plus jolie…

L’entrée du majordome apportant une lettre sur un plateau vint rompre le charme :

— M. le comte de Laigues l’a portée lui-même il y a une heure en se rendant à Saint-Maur pour le service de Mgr le prince de Condé. C’est une lettre de Monsieur le Prince… et il n’y a pas de réponse.

Saisie d’une vague inquiétude, Sylvie prit la lettre en regardant François qui, sourcils soudain froncés, reposait à terre la petite fille. Elle en fit sauter le cachet et la parcourut rapidement, ce qui était une sorte d’exploit, l’écriture du vainqueur de Rocroi étant aussi extravagante que peu lisible. Enfin, elle exhala un léger soupir :

— Monsieur le Prince m’écrit de Chantilly[43]. Il dit qu’étant blessé devant Furnes, il a été secouru et dégagé par mon époux. Cette action… héroïque lui a valu d’être lui-même atteint et même capturé… Cependant, le gouverneur espagnol de la ville assiégée a fait savoir que sa vie n’était pas en danger et qu’il serait traité selon sa qualité de gentilhomme… et de monnaie d’échange… Monsieur le Prince ajoute que je ne dois pas me tourmenter et qu’il fait son affaire de la délivrance du meilleur de ses officiers…

— Depuis Chantilly ? ironisa Beaufort. Monsieur le Prince est sans doute un grand capitaine mais il lui arrive de raisonner comme un tambour crevé !

— Vous avez mieux à proposer ? fit Sylvie acerbe.

— Oui, madame la duchesse ! Moi proscrit, moi prisonnier en fuite, je vais aller à Furnes voir si je peux m’employer à vous rendre un époux si précieux !

Il salua jusqu’à terre puis sortit en courant.

— François ! appela la jeune femme.

Mais il était déjà parti.

CHAPITRE 13 DES VIVRES POUR PARIS !

Des semaines s’écoulèrent sans ramener Beaufort ni Fontsomme et personne ne pouvait dire ce qu’ils devenaient. Le prince de Condé prenait les eaux à Bourbon pour hâter la guérison de sa blessure à la hanche. Paris était à peu près calme, de ce calme fragile apporté par l’expectative. Encouragé par son récent succès, le Parlement campait sur ses positions, sans renoncer à obtenir les « réformes » qu’il jugeait indispensables. Cependant, il était impossible de recommencer les barricades : il avait bien fallu laisser la petite Cour émigrer à Rueil. En effet, le sort, venant au secours de Mazarin, avait permis que le prince Philippe, duc d’Anjou, contracte à son tour la petite vérole. Merveilleux prétexte pour éloigner le Roi et sa mère ! Il eût relevé du régicide d’empêcher Louis de fuir la contagion. La contrepartie, douloureuse au petit malade et au cœur de sa mère, fut que l’enfant resta au Palais-Royal, pitoyable otage de la politique mais suffisant pour apaiser la méfiance des Cours souveraines… pour quelques jours au moins. La Reine supportant difficilement son anxiété, son premier écuyer, M. de Beringhen, revint discrètement à Paris, enleva dans un nid de couvertures le petit garçon qu’il fourra, tout fiévreux, encore, dans le coffre de son carrosse, et le ramena triomphalement à sa mère. Le Parlement grinça des dents, mais quelques jours plus tard s’ouvraient les conférences de Saint-Germain où l’on tenta une sorte d’accommodement. Ce n’était d’ailleurs pas le moment d’entamer une autre révolution : à quelques centaines de kilomètres de là, en Allemagne, les représentants de la France, de la Suède et de l’Empire discutaient les derniers articles des traités de Westphalie qui allaient mettre fin à la guerre de Trente Ans. Le 24 octobre ce fut chose faite, consacrant les pleins droits de la France sur l’Alsace, les Trois-Évêchés (Metz, Toul et Verdun) et, sur la rive droite du Rhin, Philippsburg et Brisach. Quelques centaines de princes allemands y trouvaient leur autonomie sous l’aile théorique de l’Empereur. Un seul absent, mais de taille : l’Espagne avec laquelle il semblait que l’on ne finirait jamais d’en découdre… La Cour rentra à Paris pour un autre Te Deum.

À Conflans, Sylvie entendit sonner les cloches de toutes les églises, annonçant la paix si longtemps attendue, et s’en réjouit car elle y voyait la promesse du retour de Jean. Ces deux mois, elle les avait vécus dans le calme, passant de longues heures avec sa petite Marie et regardant jaunir les feuilles de son jardin. La Reine, eu égard à la santé de l’enfant, ne lui avait pas permis de la rejoindre à Rueil et elle lui en était reconnaissante, mais elle savait que le joyeux carillon marquait aussi la fin des beaux jours et que le retour rue Quincampoix, qu’elle retardait de jour en jour, devenait inéluctable.

Sa réticence à regagner sa maison de ville n’avait pas échappé à Perceval de Raguenel, venu passer un mois avec elle.

— Je sais que vous aimez la campagne, mon cœur, mais ne l’aimez-vous pas un peu trop ? Cette belle vallée est fort humide à la mauvaise saison et l’hôtel de Fontsomme si agréable ?

— Je ne sais pas pourquoi mais, cette année, je n’ai guère envie de rentrer.

— Il le faut bien, pourtant, si vous ne voulez pas que la Reine vous rappelle à l’ordre ? Songez aussi au petit Roi qui vous aime si fort.

— Et que j’aime infiniment moi aussi…

— Eh bien alors ?

Comme Sylvie ne répondait rien, Perceval reposa sur la table du souper le verre qu’il venait de vider, s’adossa à son fauteuil, poussa un soupir et dit, tout doucement :

— Pourquoi ne viendriez-vous pas attendre le retour de votre époux chez moi ? Ce serait une joie pour ma maisonnée et vous vous y sentiriez peut-être… moins solitaire que rue Quincampoix. Donc moins exposée.

Le dernier mot fit tressaillir Sylvie :

— Moins exposée ? Comment l’entendez-vous ?

— Je pense au voisinage et, à vous dire le vrai, mon ange, je crains qu’il ne soit trop bruyant pour vous… Notez que la rue des Tournelles a perdu beaucoup de son calme depuis que la ravissante Ninon de Lenclos y a établi ses pénates, mais vos voisins n’y fréquentent pas.

Cette fois, Sylvie avait compris. Appuyant ses coudes sur la table, elle sourit en regardant son parrain dans les yeux.

— Qu’est-ce qui peut vous faire supposer que le voisinage m’y soit contraire ?

— Contraire n’est pas le mot que j’emploierais. Préférerons-nous troublant… ou attirant ? De toute façon, des bruits pourraient courir…

— Quels bruits ? fit Sylvie déjà sur la défensive.

À travers la table, Perceval tendit la main pour saisir celle de sa filleule :

— Allons ! Ne vous fâchez pas, mais comprenez que lorsque l’on se fait autant dire enlever sur les bords de Seine par un prince vêtu seulement d’une serviette, cela fait image… et donne à parler. Il se trouve qu’une mauvaise langue, appartenant hélas aux gens de qualité, a été témoin de la scène dont elle a fait des gorges chaudes…

La bouche soudain séchée, Sylvie déglutit avec quelque peine avant de demander :

— Qui ?

— Mme de la Bazinière. Si j’ai bien compris, sa voiture arrivait au moment où vous partiez vous-même.

— La Chémerault[44] ! Encore elle ! Mais que lui ai-je fait ? Maintenant qu’elle est mariée, elle devrait se tenir tranquille ?

— Elle est même veuve, et l’on prétend qu’elle se console avec ce banquier italien si riche, Particelli d’Emery. Il n’empêche qu’elle se remarierait volontiers au cas où vous viendriez à disparaître.

— Moi ?

— Oui, vous ! Sans doute êtes-vous la seule à ignorer qu’elle est éprise de votre époux depuis l’adolescence… Cependant, ne vous affolez pas : le mal n’est pas encore bien grand. Il n’empêche que je préférerais vous garder près de moi jusqu’au retour de Jean…

— Oui… oui, vous avez raison ! Merci de m’avoir prévenue ! À vos côtés, je ne risquerai rien… Mon Dieu ! Que le monde est donc méchant !

— C’est maintenant seulement que vous vous en apercevez, mon cœur ? On vous a pourtant donné, jusqu’à votre mariage, toutes raisons pour le savoir.

C’est ainsi que Sylvie, Jeannette et la petite Marie vinrent s’installer rue des Tournelles…

La Reine et les siens rentrèrent à Paris pour la Toussaint après que l’on eut conclu, avec le Parlement, une sorte de compromis que la fière Espagnole avait signé en pleurant, le jugeant offensant. Elle ne rêvait que de prendre une revanche éclatante, et son humeur s’en ressentait.

Lorsqu’elle retourna au Palais-Royal, Sylvie ne reçut pas d’Anne d’Autriche l’accueil enjoué et familier auquel elle était habituée. Sur un ton aigre, on lui demanda des nouvelles de M. de Beaufort comme si elle était en contact quotidien avec lui.

— Comment pourrais-je en donner à la Reine ? répondit la jeune femme du fond de sa révérence. Il y a plus de deux mois que je ne l’ai vu et j’ignore tout à fait où il se trouve. Ce qui m’est de peu d’intérêt…

— Vraiment ? J’aurais cru le contraire : on vous dit fort liés…

— Comme le sont des amis d’enfance, Madame. Il a sa vie, j’ai la mienne et si je n’approuve pas toujours celles de ses actions qui me viennent aux oreilles, je ne peux oublier que, par deux fois, il m’a sauvée.

— Je sais, je sais ! Vieilles histoires que tout cela ! On change d’ailleurs à mesure que passent les années. L’amitié peut trouver d’autres noms.

Sous le ton toujours aussi acerbe, Sylvie sentit pointer une sorte de jalousie bien féminine. Les ragots de l’ancienne Chémerault avaient dû venir jusqu’à la Reine. Alors, elle osa regarder au fond des yeux cette femme couronnée qui pouvait la briser d’un signe :

— Je n’ai pas changé. Et Mgr de Beaufort non plus, Madame. Il est toujours fidèle, toujours prêt à mourir pour la Reine.

Sous le reproche latent, Anne d’Autriche rougit, puis se détourna pour appeler :

— Me donnez un éventail, ma chère Cateau. Il fait ici une chaleur de four…

La première femme de chambre s’empressa avec un sourire, devenu moqueur en se posant sur la petite duchesse qui détestait cordialement cette Catherine Beauvais : mariée à un ancien marchand de rubans enrichi, elle avait su se glisser dans les bonnes grâces de la Reine par la douceur de ses mains et son habileté à donner les soins les plus intimes tels que les clystères. Elle était laide, impudente et, comme elle portait sur l’œil un bandeau de taffetas noir, on l’appelait Cateau la Borgnesse. En dépit de sa disgrâce et de sa laideur, elle collectionnait les amants. Comme elle partageait avec Mme de Motteville les confidences de la Reine, inutile de préciser que les deux femmes ne s’aimaient pas.

Sylvie fit comme si elle ne l’avait pas vue. D’ailleurs, l’entrée soudaine de Mazarin vint sauver l’assemblée de la gêne qui s’installait et la jeune femme réédita sa révérence.

À son habitude, le cardinal fut tout sucre, tout miel et toute amabilité. Il avait vieilli. Il est vrai que les soucis ne devaient pas lui manquer. Les pamphlets les plus insultants neigeaient jour après jour sur Paris, le traitant de tyran, d’oppresseur et de « Sicilien de très sordide naissance », ce qui était faux. Il y avait alors, sur le Pont-Neuf, un poteau où chaque matin on clouait un nouveau libelle, toujours insultant pour Mazarin mais parfois aussi pour la Reine. Quant au Parlement, mal satisfait des quelques dispositions financières obtenues, il n’y allait pas par quatre chemins et réclamait le retour du ministre dans son Italie natale.

Celui-ci trouva néanmoins un beau sourire pour demander à Sylvie des nouvelles de son époux, et force fut à la jeune femme de reconnaître que depuis la lettre du prince de Condé dont elle rapporta la teneur, elle ignorait tout de son sort, ce qui ne laissait pas de l’inquiéter.

— C’est étrange, mais il ne faut pas craindre le pire : vous en seriez déjà prévenue. Cependant, si j’étais vous, j’irais faire visite à Monsieur le Prince.

— Est-il toujours à Chantilly ?

— Non. Il vient de rentrer à Paris où je l’ai appelé. Il serait tout naturel que vous alliez vous enquérir auprès de lui…

— Je n’y manquerai pas, monseigneur. Merci de ce précieux avis… dit-elle avec une vraie reconnaissance.

Saisie d’une hâte soudaine, elle ne s’attarda pas au Palais-Royal où, d’ailleurs, la Reine n’avait pas l’air de tenir à sa présence. En effet, quand La Porte vint demander, de la part du Roi, que Mme de Fontsomme vienne le rejoindre dans son cabinet de jeux, Anne d’Autriche s’interposa :

— Dites à mon fils qu’il n’a de temps ni pour les visites ni pour la guitare : il doit se préparer pour la présentation de ce soir…

On ne pouvait être plus claire : la Reine ne voulait pas que Sylvie voie son fils. Le cœur soudain serré, Mme de Fontsomme demanda la permission de prendre congé, la reçut d’un geste désinvolte qui enchanta celles qui ne l’aimaient pas et quitta le Grand Cabinet avec la nette impression d’être en disgrâce. Aussi la jeune femme se promit-elle de ne revenir à la Cour que si on l’en priait…

En attendant, elle donna à Grégoire l’ordre de la conduire à l’hôtel de Condé.

Situé près du Luxembourg où il occupait un vaste quadrilatère[45] l’ancien hôtel de Ventadour, qui devait une partie de ses bâtiments disparates à l’un des inévitables Gondi, n’était pas un modèle d’architecture mais il possédait, outre une fabuleuse décoration intérieure, d’admirables jardins comptant parmi les plus beaux de Paris. L’un affichant toute la rigueur solennelle d’un jardin de broderies, l’autre, en terrasses, formé surtout de boulingrins[46] entourés de massifs et de rangées d’arbres. C’est dans cette partie que Sylvie trouva le héros de Rocroi et de Lens occupé à fustiger de sa canne les feuilles mortes qui tombaient des arbres. Quand un valet vint lui annoncer la visiteuse, il cessa son jeu et accourut vers elle :

— Madame de Fontsomme ! Mon Dieu quelle joie… et quel remords !

— Remords, monseigneur ? Le vilain mot !

— Mais tellement bien choisi ! J’aurais dû me précipiter chez vous dès mon arrivée ici, mais une foule de soucis me sont tombés sur le dos et comme cette pluie maléfique ne cesse pas, j’avouerai que vous avez bien fait de venir à moi. Vous voulez des nouvelles de votre époux ?

— Depuis votre lettre, je n’en ai pas eu.

— Moi non plus… ou très peu, mais que je vous rassure ! Sa blessure est guérie et il n’est plus aux mains de l’ennemi. Ce n’est pas par la grâce de ce fou de Beaufort qui est arrivé comme la foudre, un beau jour, devant Furnes qu’il prétendait, à ce que l’on m’a dit, prendre à lui tout seul. Manque de chance, c’était déjà fait… mais nous devrions rentrer et nous faire porter quelque boisson chaude. Vous êtes toute transie et je vous tiens dans un affreux courant d’air…

Il lui prit la main pour l’entraîner vers l’hôtel à une telle allure qu’elle demanda grâce pour ses petits souliers. Il s’arrêta, se mit à rire et repartit plus calmement. C’était la première fois que Sylvie le voyait en son privé, et elle pensa qu’il était décidément laid, avec son visage taillé à coups de serpe et l’immense nez qui en occupait la majeure partie, mais que cette laideur puissante possédait davantage de charme que certaines belles figures plus mièvres. Et quelle vitalité ! Il n’avait qu’un an de plus qu’elle-même, mais il était aussi pétulant qu’un gamin de dix ans…

Dans un somptueux salon surdoré où s’étalaient d’admirables tableaux anciens, il l’assit dans un fauteuil, hurla pour se faire apporter du vin chaud, l’obligea à en boire et finalement s’installa en face d’elle, lui sourit et déclara, reprenant le sujet là où il l’avait laissé :

— Je ne m’attends pas à avoir des nouvelles de Fontsomme avant un moment et vous n’en aurez pas davantage : ce serait dangereux. Plus ou moins à sa demande, je l’ai chargé d’une mission qui touche à la politique et dont je ne peux rien vous dire. Sachez seulement qu’elle l’emmène assez loin et peut durer… quelques mois.

— Une mission importante et lointaine à un convalescent ?

— Sa blessure n’était pas grave et il était, croyez-moi, tout à fait remis quand nous nous sommes quittés à Chantilly…

— Il est venu si près et je ne l’ai pas vu ?

— Une douzaine de lieues sont encore trop en certains cas. Cessez de vous tourmenter, ma chère, et accordez-moi un peu de confiance : il vous reviendra bientôt…

Que faire après de si belles assurances, sinon remercier et prendre congé ? Sylvie s’en acquitta avec grâce, raccompagnée jusqu’à sa voiture par un homme qui semblait la trouver de plus en plus à son gré et ne prenait guère la peine de le cacher. Ce qui, à la fin, lui déplut : quand on confie à l’époux d’une dame une mission secrète et sans doute dangereuse, il est du dernier mauvais goût de faire la cour à ladite dame, mais ce n’était pas la première fois qu’elle constatait la fâcheuse tendance des princes à cultiver le mauvais goût. C’est ce qu’elle rapporta à Perceval et qui le fit bien rire :

— Ne prenez pas le prince pour le roi Salomon et notre cher duc pour le capitaine Urie ! Je pense au contraire que ce doigt de cour que l’on vous a fait est la meilleure preuve du repos où vous devez être au sujet de votre époux. Il n’est pas le genre d’homme à qui l’on pourrait jouer ce tour et même un Condé ne s’en aviserait pas.

Rassurée sur ce point, Sylvie accorda alors une pensée amusée à François de Beaufort. C’était bien de lui, de vouloir prendre une ville à lui tout seul pour en extraire un prisonnier. Une vraie folie, mais puisqu’il voulait l’accomplir pour l’amour d’elle, cela lui donnait grand prix…

Cependant, si elle croyait en avoir fini avec le Palais-Royal, elle se trompait. Un matin de janvier, elle reçut un message de Mme de Motteville : la Reine s’inquiétait de son absence et craignait qu’elle fût malade. S’il n’en était rien, elle souhaitait la voir ce tantôt qui était celui de l’Épiphanie : le jeune Roi la réclamait pour qu’elle participe à son souper où l’on tirerait les Rois…

Il faisait froid ce jour-là et Sylvie n’avait guère envie de quitter la douillette maison de son parrain. Gardant sur le cœur le souvenir de sa dernière visite, elle eût peut-être répondu qu’elle était souffrante, mais Mme de Motteville disait que son « ami » Louis la réclamait et elle était incapable de refuser à cet enfant qu’elle aimait un plaisir dont elle prendrait sa part.

Tandis que son carrosse l’emportait vers la Cour, elle ne pouvait s’empêcher d’évoquer ce jour – il y aurait bientôt douze ans ! – où Mme de Vendôme conduisait une petite Sylvie de quinze ans à un poste de fille d’honneur d’une grande reine. Le temps d’hiver était presque semblable mais la ville que l’on traversait ne l’était plus guère. Même les fêtes de la Nativité et de la nouvelle année que l’on célébrait encore semblaient impuissantes à rendre à Paris sa physionomie d’autrefois, alors que régnait l’ordre impitoyable de Richelieu. À présent, on ne rencontrait plus de gens sereins mais beaucoup trop d’hommes et de femmes de mauvaise mine que l’apaisement relatif intervenu après les barricades d’août n’avait pas encore convaincus de regagner leurs bas-fonds. Des conciliabules se tenaient à voix basse en dépit du froid et les cabarets débordaient de braillards ivrognes qui accostaient les passants pour leur faire crier « À bas Mazarin ! ». On ne se faisait guère prier !

Grégoire, pour sa part, maintenait ses chevaux fermement, sachant qu’un simple effleurement pouvait déclencher un incident grave. La veille, la voiture de Mme d’Elbeuf dont l’attelage avait bousculé un clerc de notaire s’était vue prise d’assaut, renversée, et seule l’intervention d’un peloton de mousquetaires qui passait par là avait sauvé les occupants. Au Palais-Royal, gardé désormais comme une forteresse, l’atmosphère était plus lourde que d’habitude et surtout moins frivole. On s’entretenait, avec une vague angoisse, des dernières nouvelles d’Angleterre où le roi Charles Ier venait d’être traduit en jugement par ses sujets révoltés. Celle que l’on écoutait surtout, c’était la nièce de la Reine, Marie-Louise de Montpensier, fille de Monsieur et que l’on appelait Mademoiselle. Une sorte d’amazone de vingt et un ans, pas très belle, plutôt forte, dont les ambitions, à la mesure de son énorme dot, rêvaient d’empire. Le verbe haut et la langue bien pendue, elle n’épargnait personne de ses insolences, même pas la Reine.

Pour l’instant, elle racontait la visite qu’elle avait rendue au Louvre, dans la journée, à la reine Henriette d’Angleterre qui était aussi sa tante et dont elle décrivait l’état misérable :

— Le cher Mazarin la laisse manquer de tout. Il fait si froid chez elle que la petite Henriette, sa fille, ne quitte pas son lit pour garder un peu de chaleur ! On ne lui paie plus la pension qu’on lui servait depuis son arrivée. Sans doute le cardinal veut-il acheter quelques diamants supplémentaires ?…

— Paix, ma nièce ! intervint la Reine. Si vous ne venez ici que pour mal parler de notre ministre, vous n’y serez pas longtemps la bienvenue.

— Je serais bien la seule dans Paris à n’en point mal parler, Madame ! Et la triste situation où il laisse ces pauvres femmes…

— Que ne vous en occupez-vous, vous qui êtes si riche ?

— C’est ce que j’ai fait ! J’ai donné à mylord Jermyn qui veille sur elles de quoi acheter du bois, mais l’hiver est loin d’être fini…

L’entrée de Sylvie dans le Grand Cabinet apporta une diversion. En la voyant paraître, le petit Roi qui jouait aux soldats avec son frère et deux enfants d’honneur sous l’œil attendri de leur mère abandonna son jeu pour s’élancer vers elle, mais il s’arrêta à quelques pas tandis qu’elle plongeait dans sa révérence :

— Vous voilà enfin ! Pourquoi ne vous voit-on plus, duchesse ? Voulez-vous donc m’abandonner ?

— Qui oserait abandonner son roi serait un traître méritant la mort, Sire, dit-elle en souriant. Et mon roi sait que je l’aime…

Il la regarda sans rien dire, sans la relever non plus. Ce regard intense semblait vouloir aller jusqu’au fond de son cœur. Puis il lui tendit la main :

— Souvenez-vous toujours de ce que vous venez de dire, madame, car moi je ne l’oublierai jamais.

Sylvie alors s’avança vers Anne d’Autriche et vit que les deux dames assises auprès d’elle étaient Mme de Vendôme et Mme de Nemours. Toutes trois lui firent un accueil chaleureux, la Reine semblait avoir oublié sa mauvaise humeur passée. Laissant sa nièce continuer à pérorer, elle ordonna que l’on apporte les galettes pour tirer les Rois. Elle eut la fève, commanda de l’hypocras[47] et en but aux applaudissements de la Cour qui criait « La Reine boit ! ». Ensuite, les enfants furent reconduits dans leurs appartements et l’on prépara le souper de la Reine et de ses dames, tandis que la plus grande partie de l’assistance se retirait pour aller au festin que donnait ce soir-là le maréchal de Gramont. Mazarin lui-même devait s’y rendre. Pendant tous ces mouvements, Sylvie et Élisabeth de Nemours s’isolèrent.

— Savez-vous où est votre frère François ? demanda la première.

— C’est exactement la question que l’on nous a posée, à ma mère et à moi. La Reine semble très désireuse de le revoir mais, même si je savais où il est, je ne le lui dirais pas. Je crois que c’est Mazarin surtout qui aimerait mettre la main dessus. De toute façon, je n’en ai pas la moindre idée…

— C’est aussi bien ainsi…

Il était tard lorsque les invitées de la Reine se retirèrent. La plupart avaient sommeil et, dans la cour du Palais-Royal, le ballet des carrosses et des porteurs de torches fut mené rondement. Tout le monde avait hâte de rentrer chez soi, Sylvie comme les autres.

Naturellement, elle trouva Perceval dans sa librairie, mais il n’était pas assis dans un fauteuil avec un livre, il marchait de long en large, tellement préoccupé qu’il n’avait pas entendu l’arrivée de la voiture.

— Grâce à Dieu, vous voilà ! Je commençais à craindre de ne vous revoir que dans des semaines…

Sylvie ouvrit de grands yeux :

— Dans des semaines ? Mais pour quelle raison ?

— Avez-vous remarqué quelque chose de bizarre dans le comportement de la Reine ou de Mazarin ? Quelque chose d’inhabituel ?

— Mon Dieu non ! La Reine a été charmante et nous avons passé une excellente soirée. Sans Mazarin qui soupait à l’hôtel de Gramont. Mais pourquoi ces questions ?

— Théophraste Renaudot sort d’ici. Il est persuadé que la famille royale et le cardinal vont quitter Paris cette nuit avec leurs plus fidèles soutiens. D’où ma crainte qu’ils ne vous emmènent. Notre ami pense qu’ils vont se réfugier à Saint-Germain ou ailleurs pour que Condé puisse isoler Paris et le réduire par la faim. Il y a, paraît-il, aux environs de curieux mouvements de troupes…

— Cela n’a pas de sens ! Il faudrait pour cela qu’ils s’enfuient sans rien emporter et en plein hiver c’est difficile à croire. En outre, la Reine ne partirait pas sans sa chère Motteville, ajouta Sylvie un rien acerbe. Et Motteville a quitté le Palais-Royal en même temps que moi.

Pourtant, l’homme de la Gazette avait raison. Dans la matinée, Mme de Motteville débarqua rue des Tournelles dans tous ses états : elle voulait savoir si la duchesse de Fontsomme était partie avec les autres.

— Vous voyez bien que non, dit Sylvie en l’installant au coin du feu avant de lui faire porter du lait au miel et des petits gâteaux pour la réchauffer. D’ailleurs, rappelez-vous, nous avons quitté le Palais-Royal ensemble ?

— Sans doute, mais vous auriez pu revenir si l’on vous avait donné le mot ?

C’était un brin de jalousie rétrospective, la confidente d’Anne d’Autriche était soulagée de la trouver au logis.

— On vous l’aurait donné avant moi, dit-elle gentiment. Et c’est cela le plus étonnant : que « vous » n’ayez pas été prévenue… Sait-on comment le départ s’est fait et qui est parti au juste ?

— Cette affreuse Mme Beauvais ! gronda Mme de Motteville outrée. Quand je suis arrivée pour prendre mon service, on m’a dit, en gros, ce qui s’était passé : à deux heures du matin, la Reine a fait réveiller ses fils. Un carrosse attendait dans le jardin, à la petite porte. La famille y est montée avec cette femme et le gouverneur du Roi, M. de Villeroy. MM. de Villequier, de Guitaut et de Comminges les accompagnaient. C’est tout ce que j’ai appris.

— Voilà M. Renaudot qui va nous renseigner davantage, dit Raguenel qui rejoignait les deux femmes avec le publiciste. Il vient de trouver chez lui l’ordre de rejoindre le cardinal à Saint-Germain afin de pouvoir communiquer à ses fils les nouvelles que l’on souhaite faire imprimer dans la Gazette.

— Je peux ajouter, dit Renaudot, que le Luxembourg est vide. Monsieur, Mademoiselle et le reste de la famille sont partis, ainsi que les habitants de l’hôtel de Condé. Monsieur le Prince a emmené sa mère, sa femme, son fils, son frère Conti et son beau-frère Longueville qui gouverne la Normandie et revêt de ce fait une importance extrême…

— Et la duchesse ? demanda Mme de Motteville. Est-elle aussi partie, alors qu’elle est grosse, et même près de mettre au monde l’enfant de son amant La Rochefoucauld ?

— Non. Elle est toujours là. À présent, j’achève mon message : si vous voulez quitter la ville pour vous mettre à l’abri à Conflans, partez maintenant, madame la duchesse, comme je le fais moi-même ! Les portes seront fermées dans une heure et plus personne ne pourra sortir. Faites vite ! la colère monte dans le peuple…

— Ma foi non, dit Sylvie, je reste ici. Il arrive qu’en hiver l’inondation gagne à Conflans et je ne veux pas exposer ma petite Marie. Mais vous, Mme de Motteville, vous devriez aller rejoindre la Reine à Saint-Germain.

— Non. Je fais comme vous : je reste. Si la Reine avait voulu que je parte, elle m’aurait avertie…

Théophraste Renaudot était décidément bien renseigné. La fuite à Saint-Germain entrait dans un plan longuement mûri par Mazarin pour mater enfin la ville et le Parlement rebelles. La seule chose à laquelle le ministre n’avait pas pensé, c’était de faire remeubler Saint-Germain où les fuyards ne trouvèrent pour dormir, dans les grandes salles désertes et glacées, que trois lits de camp et quelques bottes de paille. Cependant, un cercle de fer se refermait déjà sur la capitale. À l’ouest, du côté de Saint-Cloud, les troupes de Monsieur prenaient position. Au nord, c’étaient celles du maréchal de Gramont. Au sud, le maréchal de La Meilleraye et le comte d’Harcourt. Enfin, le prince de Condé lui-même, avec dix mille hommes, occupait son fief de Saint-Maur et, fermant le passage de la Marne et de la Seine, coupait ainsi Paris de ses principaux villages nourriciers. Tous étaient à leur poste lorsque, dès six heures du matin, Paris découvrit la fuite royale et explosa une nouvelle fois de fureur et de rage. On se porta en masse au Palais-Royal en sachant bien qu’un déménagement allait s’y produire et, de fait, quand les chariots portant le mobilier du Roi et de la régente voulurent sortir, on les prit d’assaut et on les pilla joyeusement. De même, et avec encore plus d’enthousiasme, ceux de Mazarin.

D’abord très ennuyé, avec la vague impression d’avoir été un peu trop loin, le Parlement envoya à la régente une délégation chargée de s’enquérir des motifs de son départ. Elle ne fut même pas reçue, Anne d’Autriche se contentant de donner au Parlement l’ordre de quitter Paris et d’aller siéger à Montargis. Du coup et dès le retour de leurs envoyés, les Cours souveraines prirent contre Mazarin un édit de bannissement. Ce qui équivalait à le déclarer ennemi public et à autoriser de le poursuivre en tous lieux et toutes circonstances. Puis on organisa la résistance. Il fallait des troupes : on leva une armée de volontaires. Il fallait des chefs, on en trouva plus qu’il n’en fallait mais le véritable chef d’orchestre de cette folie héroïque dont se grisait Paris était le petit coadjuteur aux jambes torses et à la langue agile qui se voyait très bien jouer en France un rôle à la Cromwell… et qui n’hésita pas à demander de l’argent à l’Espagne.

La Fronde – c’est ainsi qu’on appelait désormais la révolte – eut donc une âme ; elle eut aussi son ange maléfique, en la personne de celle qui était peut-être la plus jolie femme de France : la duchesse de Longueville, entrée en rébellion ouverte par fureur d’avoir vu son frère bien-aimé Condé embrasser le parti royal et mener la guerre contre Paris. Afin qu’il n’y eût pas de doute sur le camp qu’elle choisissait, elle alla, en compagnie de la duchesse de Bouillon et de leurs enfants, s’installer solennellement à l’Hôtel de Ville. Ce fut un grand moment : la place de Grève débordait jusque par-dessus les toits, les hommes clamaient leur enthousiasme, les femmes pleuraient d’attendrissement. De là, elle et Gondi allaient réunir les chefs de guerre dont ils avaient besoin. Le général en chef fut le duc d’Elbeuf, oncle de Beaufort, un incapable ; il y avait aussi le duc de Bouillon qui espérait récupérer sa principauté de Sedan, le prince de Conti, revenu précipitamment de Saint-Germain à l’appel de sa sœur Longueville qu’il aimait d’un amour trouble, et encore l’amant de la dame : François de La Rochefoucauld, prince de Marcillac. Enfin, deux jours après l’installation à l’Hôtel de Ville, les portes de Paris s’ouvraient devant François de Beaufort dont nul ne pouvait dire d’où il sortait. Là, ce fut du délire. La ville l’accueillit avec des cris d’amour et une chanson :

Il est hardi, plein de valeur

Et plus vaillant que son épée

Heureux soit son arrivée

Qui sera pour notre bonheur…

La vague passionnée le porta jusqu’à l’Hôtel de Ville où Gondi, fort mécontent de se voir souffler la première place, fut bien obligé de le recevoir et de le mener à Mme de Longueville qui réserva ses plus beaux sourires à cet ancien soupirant. En dépit du froid vif, de la neige et des glaçons que charriait la Seine, ce fut un jour de fête, après lequel il fallut s’atteler aux réalités de la vie et à leur première exigence : Paris commençait à manquer de vivres. Les convois étant interceptés, le prix du pain monta en flèche, augmentant la nervosité ambiante.

En fait, c’était surtout le petit peuple qui souffrait. Les hôtels aristocratiques et les riches demeures possédaient des réserves. On commença par prendre la Bastille que son gouverneur du Tremblay eut la sagesse de rendre sans trop se faire prier. Cela donnait une bonne assise au cas où les troupes royales passeraient à l’assaut, mais on savait très bien que le plan de Mazarin était fort simple : affamer Paris et ses Cours souveraines pour les amener à composition.

La Bastille dûment pillée, on se tourna vers les maisons « royalistes », celles tout au moins qui n’avaient pas le bon esprit de faire aumône de façon suffisante. Le duc de Beaufort, alors, prit la situation en main et y gagna un surcroît d’adoration. Il commença par envoyer à la fonte sa vaisselle d’argent et ses objets précieux, grâce auxquels il put acheter ce pain devenu si cher pour le distribuer aux pauvres. Il ouvrit grande sa maison pour y abriter les enfants, il acheta même une autre maison qu’il confia au curé de Saint-Nicolas-des-Champs, un saint homme un peu simplet mais de cœur généreux. L’hôtel de Vendôme, bien sûr, fut aussi mis à contribution et donna largement, tandis qu’à Saint-Lazare monsieur Vincent semblait se multiplier par cent pour aller au secours des malheureux.

Sylvie ne sortait pas de chez elle, mais chaque jour Perceval et Corentin couraient la ville pour en prendre le pouls. C’est par eux que Sylvie apprenait les exploits charitables de celui que l’on appelait à présent le Roi des Halles, tant il s’identifiait à ce ventre nourricier de la capitale. Toujours flanqué de ses plus chaudes admiratrices, dame Alison et dame Paquette, il était partout à la fois, cherchant, fouillant les maisons pour en tirer de quoi nourrir ses protégés.

— J’ai le regret de vous apprendre que votre hôtel a été pillé, ma chère Sylvie, dit un soir Perceval. Votre époux a été taxé de « mazarinisme » et je dois dire que le duc François n’a rien fait pour empêcher le saccage. Il s’est contenté de protéger vos serviteurs qui sont chez lui sains et saufs.

— Dieu soit loué ! Mais… vous l’avez vu ?

— Oui. Je lui ai même fait remarquer qu’il s’agissait là de votre maison. Il m’a répondu que puisque vous n’y étiez pas, pour l’excellente raison que vous étiez chez moi, et qu’en tout état de cause, la fortune des Fontsomme n’en souffrirait pas beaucoup, il pouvait se servir. Le tout dans un langage à faire rougir un lansquenet !

— Un langage ?

— Oui. Le pire argot des portefaix. Sans doute souhaitait-il plaire à la foule dépenaillée et misérable accrochée à ses basques, mais il aurait passé toute sa vie aux Halles qu’il ne s’exprimerait pas autrement. En l’écoutant, M. de Ganseville riait de bon cœur en voyant ma tête. Malgré tout, il m’a tiré à part pour me glisser, sur un autre ton, qu’il protégerait toujours ma maison fût-ce au prix de sa vie… et pour me charger de vous dire qu’il est toujours tout à vous !

— Et vous osez me le répéter ?

— Oui. Parce que j’ai l’impression que vous en serez heureuse. Je n’ai pas le droit de vous priver d’une petite joie, vous qui en avez si peu.

Cependant, l’armée des Parisiens – si l’on pouvait appeler ainsi un ensemble aussi disparate ! – essayait de faire honneur à ses armes ainsi qu’à ses chefs. Tandis que, en pleine salle du Conseil, Mme de Longueville accouchait d’un fils devant les échevins effarés et les dames de la Halle enthousiastes, tandis que le prévôt des marchands s’improvisait parrain et que le coadjuteur baptisait solennellement l’enfant de l’adultère public du nom étrange de Charles-Paris, on tentait des sorties visant à rapporter des choux, des raves et des animaux de boucherie, mais aucune ne fut couronnée de succès. Le coadjuteur, alors, insinua perfidement que les choses iraient peut-être mieux si l’universel Beaufort voulait bien s’en occuper au lieu de courir les bas-fonds. Il fut, bien sûr, entendu.

— Excellente idée ! déclara le duc. Je vais mettre sur pied une expédition sérieuse pour ramener des vivres avant que l’on en vienne à manger les chevaux, puis les chiens, les chats et… le reste !

Le lendemain, Sylvie reçut une lettre de son époux[48]. Une lettre qui la bouleversa.

« Arrivant, ce jourd’hui à Saint-Maur, j’apprends de Monsieur le Prince, ma chère Sylvie, l’inquiétude où vous êtes de moi, qui m’est bien douce mais tout à fait sans objet car je n’ai pas couru de grands périls. Celle où je suis de vous m’est en revanche infiniment cruelle puisque vous et notre enfant, vous trouvez dans une ville assiégée où tant de dangers vous guettent sans qu’il me soit possible de les partager avec vous. Cependant, je veux espérer que M. de Beaufort qui commande dans Paris aura à cœur de veiller à votre sauvegarde sans vous compromettre plus qu’il ne l’a fait jusqu’à présent. Ce qui est déjà trop pour un époux aimant comme je le suis.

« Je vous sais femme d’honneur et de courage. Je sais aussi que vous l’avez toujours aimé. N’ajoutez pas, je vous en supplie, au tourment qui me ronge… »

Incrédule, Sylvie dut s’asseoir pour relire cette lettre qui l’épouvantait, mais ses yeux brouillés de larmes ne purent en déchiffrer de nouveau les caractères. D’une main tremblante, elle la tendit à Perceval qui l’observait avec une inquiétude croissante.

— Mon Dieu ! Il croit que je lui suis infidèle ! Mais qui a pu lui mettre cette idée en tête ? Monsieur le Prince n’a tout de même pas pu m’accuser ? Quand je l’ai vu, il ne m’a parlé de rien…

— Mais il s’est montré un peu trop galant, comme s’il pensait que cela puisse réussir… Calmez-vous, mon petit ! Je croirais plus volontiers à une main féminine. L’ex-Mlle de Chémerault ferait n’importe quoi pour vous perdre dans l’esprit de votre époux. Elle a pu… en écrire à quelqu’un de ses amis aux armées… et Monsieur le Prince n’a peut-être pas assez démenti. C’est un homme sans scrupules et qui ne supporte pas qu’on lui résiste…

— Mais que vais-je faire ? Que vais-je devenir ?

— Vous allez rester tranquille et je vais, moi, écrire à votre époux pour lui dire la vérité sur toute cette agitation. Moi, il me croira !

— Il sait votre tendresse… et c’est à moi de comparaître devant mon juge puisque, apparemment, c’est ce qu’il est devenu…

Elle s’était levée et se pendait à un cordon de sonnette. Pierrot apparut.

— J’ai besoin de voir le capitaine Courage ! Va me le chercher ! Il faut que je lui parle…

— Sylvie, vous allez faire une sottise, je le sens ! Ne décidez rien sous le coup de l’émotion. Qu’avez-vous dans l’esprit ?

— Je vais voir mon époux là où il se trouve !

— À Saint-Maur ? Il est impossible de sortir de Paris !

— Le capitaine Courage m’y a fait entrer, une nuit, sans passer par les portes. Il saura bien m’indiquer le chemin…

— Et vous vous imaginez que je vais vous laisser faire ?

— Ne m’en empêchez pas ! Je pourrais ne jamais vous le pardonner !

— Mais vous ne pouvez pas vous jeter comme cela au milieu d’une armée ? Vous ne savez pas ce que sont les hommes quand la fièvre de la guerre les tient.

— Je m’en doute et d’ailleurs je ne compte aller qu’à Conflans, chez moi. De là, j’écrirai à Jean pour lui dire que je l’attends !

— Bien. Dans ce cas, je vais avec vous !

— Non. Vous restez ici et vous veillez sur Marie !… Mais je veux bien que vous me prêtiez Corentin. Il a toujours su me protéger. Une fois hors les murs, il pourra nous trouver des chevaux… Allons, mon parrain, ajouta-t-elle, vous devez vous faire à l’idée que je ne suis plus une petite fille mais une femme… que vous ne ferez pas changer d’avis…

— Il faut bien que je vous croie… mais il y a des mois que nous n’avons vu le capitaine. Peut-être n’est-il même plus à Paris ?

— Oh si ! Vous n’avez pas remarqué que Pierrot est parti comme une flèche quand il a reçu mon ordre ? Il sait sûrement où il est.

En effet, à la tombée du jour, Pierrot reparaissait avec le chef de bande qui écouta sans soulever d’objection ce que l’on attendait de lui et accepta de conduire Sylvie hors des murs.

— N’ayez crainte ! dit-il à Perceval. Entre Corentin et moi, Mme de Fontsomme sera en sûreté. Je sais où trouver des chevaux et je la conduirai jusqu’aux abords de Conflans.

Il eut le curieux sourire en coin qui lui donnait un certain charme :

— Souvenez-vous ! Il y a longtemps déjà que nous avons passé ensemble un contrat. S’il tient toujours, vous pouvez me demander ce que vous voulez contre l’assurance de ne pas agoniser un jour pendant des heures avec tous mes os brisés… Si vous êtes prête, nous partons, ajouta-t-il en se tournant vers Sylvie qui, pour la circonstance, avait emprunté à Jeannette des vêtements simples, confortables et commodes, lui donnant l’air d’une petite bourgeoise.

Quelques instants plus tard, elle et ses compagnons se fondaient dans les rues obscures. La nuit, une ville assiégée est pleine de respirations retenues, d’écoutes solitaires, de craintes diffuses. À l’ordinaire, on ne rencontrait, en dehors des voleurs et des truands de tout poil, que les imprudents attardés dont ils faisaient leur pâture. Cette fois, l’écho renvoyait le bruit des pas lourds d’une patrouille, d’un chant religieux provenant de quelque couvent où l’on priait sans relâche. À trois reprises le petit groupe fut arrêté, mais chaque fois le barrage tomba sans un mot après que le capitaine Courage eut parlé à l’oreille d’un des hommes. Enfin, on atteignit le rempart où rougeoyaient, de loin en loin, les feux de bivouac, et la porte de la maison que Sylvie eût été incapable de reconnaître s’ouvrit sans bruit dès qu’un signal convenu eut été frappé. Quelques minutes plus tard on ressortait, muraille franchie, dans les éboulis peuplés d’arbrisseaux sauvages.

— Au village de Charonne, on trouvera des chevaux, dit Courage. Le patron de l’auberge de La Chasse royale, près de l’abbaye des Dames, en a toujours à la disposition des amis…

Il en avait, et l’on put s’enfoncer dans les taillis de Vincennes dont le guide possédait une connaissance parfaite. Il ne pouvait être question de galoper, les chevaux étant surtout destinés à ménager les jambes de la jeune femme et à permettre une fuite rapide en cas de mauvaise rencontre. En outre, il fallait éviter les postes avancés de la forteresse royale. Aussi mit-on près de deux heures à atteindre Conflans et trois heures sonnaient au clocher du village quand, d’une main vigoureuse, Corentin agita la cloche du domaine.

— Vous voilà rendus, dit le capitaine. Descendez à présent ! Je reprends les chevaux et je repars…

— Vous ne voulez pas entrer, prendre un peu de repos et vous réconforter ?

— Non, madame la duchesse, on ne doit pas vous voir en compagnie de ceci, dit-il en désignant son masque. Et moi, je dois avoir regagné Paris avant le lever du jour. Que Dieu vous protège !

Un beau salut, une souple volte pour sauter en selle, un claquement de langue et il avait disparu tandis que Corentin continuait à agiter la cloche. Il fallut un certain temps pour obtenir de Jérôme qu’il ouvrît au beau milieu de cette nuit glaciale. Le majordome ne parvenait pas à admettre qu’une duchesse pût errer sur les chemins par un temps pareil. Il fallut que Sylvie se mette à crier pour qu’il consente au moins à venir jusqu’au portail. Il était temps : Corentin était en train de l’escalader. De là-haut, il cria :

— Tu te dépêches un peu, oui ? Si ta maîtresse tombe malade à cause de toi, je t’étripe… Ouvre et vite ! Elle est transie.

La lumière jaune de la lanterne dont Jérôme s’était muni découvrit l’effarement de son visage :

— Madame la duchesse, ici… à pied… et habillée comme une servante ! Ce n’est pas croyable…

— Il faut pourtant le croire mon ami, dit Sylvie. Je vais aller me réchauffer à la cuisine. Pendant ce temps-là, vous direz à votre femme de mettre des draps à mon lit et de faire du feu dans ma chambre… Ah, j’y pense : avez-vous des nouvelles de M. le duc ?

Tout en couvrant le malheureux de ce feu roulant, Sylvie courait à travers le jardin. Elle ne s’arrêta que devant l’énorme cheminée où Mathurine, la femme de Jérôme, activait les braises dégagées de la cendre à l’aide d’un soufflet de cuir. Là, elle se laissa tomber sur un escabeau, tendit ses mains à la petite flamme qui venait de jaillir et renouvela sa dernière question :

— Avez-vous eu des nouvelles de M. le duc ? Il doit être à Saint-Maur avec le prince de Condé.

Tout en disposant une brassée de menu bois sec puis de petites bûches, Mathurine tourna vers elle un regard encore lourd de sommeil.

— Des nouvelles ? Comment on en aurait ? Personne ne peut venir jusqu’ici depuis Saint-Maur. Tout est gardé par les troupes de M. de Condé…

— Mais mon époux est avec M. de Condé, il peut passer comme il veut ?…

— Faudrait pouvoir causer avec ces gens-là, émit Jérôme qui arrivait. Parlent pas français… Ils nous laissent même pas entrer dans Charenton…

— Ce doit être des reîtres allemands, dit Corentin. Monsieur le Prince en avait enrôlés après les traités. S’il en a mis ici, cela doit effrayer les gens de la région. Y a-t-il du monde au château de Conflans et dans les maisons d’alentour ?

— Non, personne. Mme la marquise de Senecey…

— … est à Saint-Germain avec le Roi, coupa Sylvie. Et Mme du Plessis-Bellière ?

— Elle est partie dans sa famille, en province, répondit le majordome. Elle a emmené ses gens. Les gardiens seuls sont restés. Comme nous…

— Comme vous ? Comment cela ? dit Sylvie. Où sont les valets et les chambrières ?

— Des soldats sont venus fourrager ici, comme chez Mme du Plessis d’ailleurs. Ils ont pris peur et se sont sauvés… C’est pour ça que j’ai mis si longtemps à ouvrir, murmura le pauvre homme en baissant la tête. La nuit… par ce temps d’hiver et aux heures noires, on ne sait jamais ce qu’on va trouver au bout de la chaîne de la cloche.

— Et vous êtes restés là, tout seuls ? fit Sylvie apitoyée. Vous auriez dû partir ?

Ce fut Mathurine qui répondit :

— À nos âges ? et pour aller où ?

— Mais… à Paris, rue Quincampoix. J’aurais très bien compris…

Le visage replet où s’inscrivaient des rides se plissa pour un sourire mélancolique mais non dépourvu de fierté :

— Abandonner la maison ? Oh non, madame la duchesse ! Sauf votre respect, Jérôme et moi on la considère un peu comme la nôtre ; on y est depuis si longtemps ! Et s’il doit nous arriver malheur, on préfère que ce soit ici.

Avec sa spontanéité habituelle, Sylvie se leva et la prit dans ses bras pour poser un baiser sur sa joue.

— Pardonnez-moi ! C’est vous qui avez raison. Voyez-vous, quand on a un trop grand train de maison on ne prend pas toujours la peine de bien connaître ceux qui le composent. Ni moi ni mon époux n’oublierons votre conduite pendant ces terribles jours…

— En attendant, coupa Corentin, trouvez-nous quelque chose à manger et du lait chaud pour Mme la duchesse ! Ensuite, nous irons tous dormir. Demain il fera jour et nous verrons ce que l’on peut faire…

— C’est tout vu Corentin ! Je suis venue ici pour essayer d’atteindre mon époux et rien ne m’empêchera d’aller jusqu’à lui.

— Si… moi ! Parce que ce serait une folie et que j’ai promis à M. le chevalier d’y aller avant vous !… Allons, soyez raisonnable et tâchons de prendre un peu de repos. Tout le monde ici en a besoin…

Sylvie était trop lasse pour discuter. Après avoir bu un peu de lait, elle monta dans sa chambre où Jérôme avait allumé du feu et se coucha. La tête à peine sur l’oreiller, elle s’endormit comme une masse…

Lorsque Sylvie s’éveilla, la matinée était déjà avancée et la campagne toute blanche. Au lever du jour, une neige légère était tombée. Son délicat manteau ne parvenait pas à cacher les dégâts subis par le domaine à la suite de la visite des fourrageurs. Cependant, la jeune châtelaine avait d’autres soucis plus graves. Il faisait moins froid. Les brouillards matinaux s’étaient dissipés et, de l’autre côté de la Seine, les toits du village d’Alfort étaient visibles, ainsi que les cantonnements éparpillés autour. Les fumées des cheminées et des feux de camp s’élevaient dans l’air calme du matin.

En descendant à la cuisine pour y prendre son déjeuner – elle avait interdit d’ouvrir le moindre salon : deux chambres et la cuisine suffiraient pour un séjour qu’elle espérait bref et discret – elle n’y trouva pas Corentin, parti à l’aube pour tenter d’approcher Saint-Maur et d’en ramener Fontsomme, ce qui lui semblait une solution bien meilleure que guider Sylvie à travers les embûches et les périls d’une armée en guerre. Elle fut déçue : risquer sa vie pour rejoindre Jean lui paraissait une suffisante preuve d’amour pour apaiser des soupçons nettement exprimés et qui l’offensaient. Comment, sur de simples ragots, un époux si épris avait-il pu mettre en doute sa fidélité à la foi jurée ?

Voyant sa mine assombrie, Mathurine essaya de l’encourager :

— Je sens bien que madame voulait aller avec lui, mais ça n’aurait pas été sage et je suis sûre que monsieur le duc aurait été très fâché.

— Vous avez peut-être raison, Mathurine. Vous pensez que je dois me contenter d’attendre ?

— Oui. Corentin, il est fin comme l’ambre et brave comme un lion. Il trouvera sûrement le moyen de passer.

La journée n’en fut pas moins longue. Sylvie se rongeait d’impatience mais, quand la nuit tomba, Corentin n’était pas revenu. Elle essaya de se remonter le moral en pensant que l’obscurité vient tôt en hiver et que son messager pouvait avoir rencontré quelques difficultés. Enveloppée dans son manteau et chaussée de socques, elle ne se décidait pas à rentrer, arpentant nerveusement le jardin entre le portail et la maison, écoutant l’horloge de l’église égrener les quarts d’heure.

Soudain, un tumulte éclata sur le pont de Charenton proche : coups de feu, cris, roulements de chariots lourdement chargés, le tout mêlé de grognements furieux comme s’il s’agissait d’une armée de cochons en colère. De son côté, Charenton s’éveillait et réagissait. Jérôme accourut rejoindre sa maîtresse :

— Rentrez, madame la duchesse, ce sera plus prudent ! Moi, je vais aux nouvelles.

Il revint peu après annoncer qu’on se battait sur le pont autour d’un convoi de porcs et de raves mené par des cavaliers dont ce n’était certainement pas le métier ordinaire.

— Ils ont réussi à franchir les postes d’Alfort et pour l’instant ils culbutent les gens d’ici qui prétendent les empêcher de passer.

— Vous pensez que ce convoi est destiné à Paris ?

— Faut que ce soit ça pour que les gens de M. de Condé leur courent après. Seulement ils ne sont pas encore rendus. En fait, ils n’ont que deux routes possibles : celle sous le feu des murs de Charenton où ils se feraient hacher, ou alors les berges. Cependant, il y a aussi du monde à Bercy et ils risquent d’être pris en tenaille.

Ce furent les berges, et Sylvie se précipita dans l’un des salons pour voir ce qui allait se passer. Le vacarme approchait et soudain, il éclata devant les jardins des Fontsomme que bornait, près du fleuve, un petit mur reliant une grille ornementale large et basse à deux pavillons d’encoignure, le tout très facile à ouvrir ou à franchir. En un moment, une marée remonta à travers allées et plates-bandes dont la neige disparut instantanément. Une voix autoritaire cria :

— Des tireurs dans les deux pavillons ! Et faites-moi des barricades avec des bateaux, des chariots et ce que vous trouverez pour que l’on puisse se retrancher dans cette maison. Ganseville et Brillet ! Occupez-vous de la défense ! Moi je vais voir s’il est possible de se faire un chemin pour atteindre la route de Charenton qui est parallèle au fleuve… Des hommes aussi pour venir garder le portail arrière !

Dès les premiers mots, Sylvie avait reconnu cette voix. Elle l’eût reconnue au milieu du fracas d’une bataille, c’était celle de François. D’ailleurs, il surgit de la nuit avec ses cheveux clairs, si reconnaissables et qu’aucun chapeau ne couvrait. Cette apparition qui l’eût ravie en d’autres temps la terrifia et, ouvrant une des portes-fenêtres, elle saisit la lanterne que Jérôme avait posée près d’elle et sortit sur le perron de trois marches qui courait tout le long de la maison :

— Où prétendez-vous aller, monsieur le duc de Beaufort ? Je vous défends d’envahir ma maison…

— Sylvie ! s’exclama-t-il comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Vous êtes ici ?

— Et, une fois de plus, vous allez me demander ce que j’y fais ? Eh bien, mon cher, j’y attends mon époux.

— C’est votre affaire ! Moi, j’ai besoin de traverser votre domaine. Les autres demeures sont défendues par des murs qu’il faudrait détruire pour engager nos chariots et il paraît qu’il y a un poste dans le parc de Mme de Senecey. Vous êtes notre seul recours. Cela va nous permettre de souffler un peu et de nous frayer un chemin qui, soit par les vieilles carrières soit par la forêt, nous mènera à la route où l’on nous attend…

— Trouvez votre chemin ailleurs ! Cette maison n’est pas celle d’un ami et je n’ai pas le droit de vous y recevoir !

— Oh, je sais ! ricana Beaufort. Votre époux est à Mazarin comme Condé et vous-même.

— Nous sommes au Roi ! Au Roi que vous combattez, ce que je n’aurais jamais cru. Êtes-vous trop bête pour faire la différence ?

— Quand le Roi régnera, je plierai le genou devant lui, mais aujourd’hui, c’est l’Italien qui occupe le trône ! Quant à la régente, elle lui mange dans la main. On dit même qu’elle est sa maîtresse !

Et, pour mieux marquer en quelle estime il tenait le couple, Beaufort cracha majestueusement par terre.

— Encore une fois, allez-vous-en, pria Sylvie. Vous risquez de me faire beaucoup de mal.

— Non. Nous sommes en guerre, ma chère, et c’est en vertu de ses lois que je réquisitionne votre domaine. D’ailleurs, je n’ai pas le choix et il m’est impossible de revenir en arrière.

En effet, les lourds véhicules transportant une centaine de cochons installés dans de la paille pour qu’ils n’aient pas trop à souffrir des cahots du voyage ni du froid remontaient lentement ce qui avait été jusque-là de belles allées sablées.

— Mettez-les dans les remises ! cria le duc. Quant à vous, ma chère, vous feriez bien de rentrer ! Je crois qu’on a besoin de moi en bas. Si cela peut vous rassurer, ajouta-t-il, je serai fort courtois avec votre précieux époux s’il montre le bout de son nez ! Mais s’il essaie de me chasser d’ici, ce sera à ses risques et périls !

Les dernières paroles se perdirent dans le vent aigre qui commençait à souffler, gelant les mains et les oreilles. Sylvie regarda s’éloigner la haute silhouette vêtue de daim noir, sans chapeau ni manteau, comme si l’hiver ne pouvait avoir de prise sur cet homme en qui semblaient se réincarner les anciens guerriers venus du nord. Elle l’entendit encore hurler dans le vent :

— Rentrez ! Une balle perdue pourrait vous atteindre…

Elle obéit, passa dans la cuisine où Mathurine était en prières tandis que Jérôme surveillait les événements, puis choisit de remonter dans sa chambre d’où, au moins, elle pourrait voir ce qui se passait. Son cœur, plein de chagrin et d’angoisse, n’avait plus de place pour la colère, elle avait l’impression que sa vie allait s’arrêter là. Elle était en effet dans une situation affreuse : si Jean arrivait et trouvait Beaufort installé chez lui, sa colère serait sans pardon, et s’il ne le trouvait point parce que, peut-être, il aurait été abattu dans le combat, Sylvie savait que sa mort la briserait…

Elle alla s’asseoir près de la cheminée qui lui offrirait au moins un peu de chaleur. Blottie dans un fauteuil, elle regardait les flammes, essayant de ne plus entendre le crépitement des mousquets qui, du reste, ralentissait, et petit à petit, comme un chat lové sur son coussin qui se laisse engourdir par le bien-être de son corps, elle ferma les yeux et s’endormit… Un cri furieux la réveilla :

— Puis-je au moins espérer de vous un peu d’aide ? Votre vieille servante s’est enfuie comme si j’étais le diable quand je suis entré dans sa cuisine…

Appuyé au chambranle de la porte et comprimant d’une main son bras d’où coulait le sang, François restait là, au seuil de la porte qu’il venait d’ouvrir. Retrouvant d’un coup ses esprits, Sylvie courut à lui.

— Mon Dieu ! Vous êtes blessé !

— C’est l’évidence, sourit-il. Et c’est bien ma faute. Le tir avait cessé des deux côtés, surtout parce qu’on n’y voit goutte. Le vent charrie de la pluie maintenant et il éteint même les torches. Pour observer les positions de nos adversaires, je me suis avancé sur la barricade et l’un de ces enragés m’a allongé un coup de baïonnette. Je vais finir par me couper les cheveux : ils sont aussi visibles que le panache blanc de mon aïeul Henri IV !

— Je vais vous soigner. J’ai ce qu’il faut ici. Allez vous asseoir près du feu ! dit-elle en se dirigeant vers son cabinet de bains où elle prit de la charpie, des bandes et un flacon d’eau-de-vie pour nettoyer la plaie.

Quand elle revint, il s’était assis sur le pied du lit.

— Allez vous mettre près de la cheminée ! J’y verrai plus clair.

— Vous y verrez assez avec votre chandelle… et la tête me tourne un peu : je n’ai rien avalé depuis des heures.

Elle l’aida à ôter son épais justaucorps, sa chemise, et entreprit de nettoyer la blessure avec des mains qui tremblaient tellement qu’il jura sous la morsure de l’alcool :

— Seriez-vous devenue maladroite ? Et donnez-moi un peu de ce flacon. Ça sent bon la prune et cela me fera plus de bien à l’intérieur qu’à l’extérieur.

Elle lui offrit la fiole dont il but une bonne rasade après laquelle il poussa un soupir de béatitude :

— Dieu que ça fait du bien ! Si vous pouviez aussi me trouver quelque chose à manger, vous me feriez entrer au paradis…

— Je vais d’abord finir ce pansement, dit-elle sans le regarder. Ses mains tremblaient peut-être un peu moins, mais elle se défendait de son mieux contre l’émoi qui s’emparait d’elle alors qu’ils étaient tous deux seuls dans cette chambre. Consciente de ce qu’il ne la quittait pas des yeux, elle dit pour meubler un silence qu’elle savait dangereux :

— Où en sont vos affaires ?

— Il semble que nos adversaires soient las de tirer à l’aveuglette. Vous n’avez pas entendu de coups de feu depuis un moment, n’est-ce pas ?

— En effet. Se sont-ils retirés ?

— Non. Ils attendent que le jour se lève, sans doute en se regroupant, mais nous leur aurons échappé avant. Quelques-uns de mes hommes sont en train d’abattre un mur au fond de votre propriété pour permettre aux chariots d’atteindre la forêt et la route de Charenton. Croyez que je suis désolé ! ajouta-t-il avec l’un de ses sourires moqueurs qui, depuis toujours, donnaient à Sylvie l’envie de le gifler… ou de l’embrasser.

— Le jardin est ravagé. Nous n’en sommes plus à un mur près. Je vais vous chercher un peu de nourriture. Rhabillez-vous !

Mais quand elle revint, non seulement il n’avait pas remis ses vêtements – sa chemise tachée de sang séchait devant le feu – mais il s’était étendu sur le lit.

— Vous permettez, n’est-ce pas ? Je suis si las !

— Vous, l’indestructible, vous êtes las ? C’est bien la première fois que je vous entends dire cela…

— Quoi que vous en pensiez je ne suis pas en fer, et si vous voulez tout savoir c’est surtout mon cœur qui est las. C’est dur de nous découvrir adversaires. Tant que vous étiez dans Paris je ne m’en souciais pas, mais on dirait qu’à présent vous avez choisi votre camp…

— Je n’ai pas eu à choisir : c’est celui du droit et du Roi. En outre, c’est celui qu’a choisi mon époux…

— Venez vous asseoir près de moi et donnez-moi cette tranche de pain et de jambon que vous portez comme le Saint-Sacrement !

Elle déposa le petit plateau près de lui avec précaution à cause du verre de vin qui s’y trouvait. Assise de l’autre côté, elle le regarda déchirer pain et viande à belles dents. Quelle force de la nature il représentait ! Il était là, blessé, ayant perdu du sang, à manger et à boire avec autant d’insouciance et de plaisir que s’il s’agissait d’un repas sur l’herbe dans le verger de Vendôme ou les jardins de Chenonceau, alors que dans deux heures peut-être il serait mort.

Quand il eut fini, il ôta le plateau puis saisit la main de Sylvie qui voulait se lever.

— Non, restez encore un peu !…

— Je voudrais voir où en sont vos travaux. Profitez-en pour vous reposer…

— Je suis reposé… Sylvie, j’ignore comment nous sortirons de cette aventure dont je mesure parfaitement les dangers. Il se peut que je laisse mes os sur vos terres, mais puisqu’en ce moment, les mousquets font trêve, ne pouvons-nous en faire autant ?

— Que voulez-vous dire ?

Il quitta sa position allongée pour s’asseoir près d’elle et la retint quand elle voulut s’écarter :

— Que vous n’essayiez pas encore de fuir et que vous m’écoutiez ! Voilà des mois que nous nous faisons beaucoup de mal, que nous nous déchirons presque à chaque rencontre alors que nous nous aimons… Ne protestez pas ! C’est aussi bête que l’autruche qui croit se cacher en dissimulant sa tête… Souvenez-vous du jardin, Sylvie… du jardin où sans cet imbécile de Gondi nous aurions été si heureux parce que nous aurions été l’un à l’autre…

Il avait murmuré ces derniers mots tout près de son oreille et elle se sentit frémir mais se reprit :

— C’est vrai, dit-elle d’une voix qu’elle espérait calme. L’abbé de Gondi m’a sauvée.

— C’est un sauvetage qui lui coûtera la vie, à cet imbécile, gronda François qui, soudain furieux, l’enveloppa de ses bras. Il ne m’a pas laissé le temps de te dire à quel point je t’aime…

— Lâchez-moi ! Lâchez-moi ou je crie !

— Tant pis, j’en prends le risque. Il faut que tu m’écoutes, Sylvie, parce que c’est peut-être la dernière fois… Sylvie, Sylvie, entends-moi, je t’en prie ! Essaie d’oublier qui nous sommes pour te souvenir seulement des jours heureux d’autrefois…

— Où vous ne m’aimiez pas ! fit-elle en essayant de se dégager. En vain, car il la tenait bien.

— Où je ne savais pas que je t’aimais, corrigea-t-il, car je crois que je t’ai toujours aimée, depuis le premier jour où j’ai trouvé une mignonne petite fille qui errait pieds nus dans la forêt d’Anet. Souviens-toi… je t’ai prise dans mes bras pour te rapporter au château et tu ne te débattais pas. Au contraire, tu avais passé ton bras autour de mon cou et tu te serrais contre moi…

Oh, ce délicieux souvenir ! Cet éblouissement de leur première rencontre ! Sylvie ferma les yeux pour les revivre mieux tandis que contre sa joue, les paroles de François se faisaient souffle. Elle eut conscience de l’infinie douceur qui l’envahissait. Pourtant, elle essaya encore de lutter, de desserrer le tendre étau qui la maintenait captive :

— Taisez-vous !… par pitié ! Je vais crier…

— Crie, mon amour !

Mais déjà il emprisonnait ses lèvres en un baiser si ardent, si passionné que Sylvie crut en mourir. Tout disparut d’un seul coup : le lieu, l’heure, la conscience de ce qu’elle était et la conscience tout court. Dans les minutes qui suivirent, elle chassa enfin de son esprit tout ce qui n’était pas cet homme, adoré depuis trop longtemps. Peut-être eût-elle tenté de lutter encore s’il s’était montré brutal, pressé, mais bien que François fût un maître en amour, il avait si peur de briser l’instant fragile qu’il enveloppa sa bien-aimée de caresses si douces, si tendres, qu’elle ne songea même plus à défendre ses derniers remparts de lingerie. Leur union totale et simultanée fut un instant d’éternité où ils crurent quitter la terre pour voler dans un ciel de lumière, un de ces moments que peuvent seuls connaître les êtres créés de tout temps l’un pour l’autre. Quand la vague éblouissante les reposa sur le lit en désordre, ils se blottirent l’un contre l’autre pour reprendre le duo des mots d’amour chuchotés bouche contre bouche et le temps eut l’air de les oublier, comme s’ils étaient sur une île déserte…

Jusqu’à ce que, derrière la porte, éclate la voix de Pierre de Ganseville :

— Tout est prêt, monseigneur. Il faut partir… et vite ! La nuit commence à céder et il y a une troupe qui se masse au portail…

— Fais-les partir ! Je vous rejoins !

Beaufort bondit sur ses vêtements qu’il enfila tant bien que mal avec la gêne de son bras blessé. Machinalement, Sylvie, les yeux agrandis d’effroi, fit de même sans qu’ils prononcent une seule parole. Mais quand ils furent prêts ensemble, le même mouvement les jeta dans les bras l’un de l’autre pour un dernier baiser, puis François s’arracha et partit en courant. À l’extérieur, on entendait le vacarme d’un bélier lancé contre le portail de chêne… Elle descendit derrière lui tandis que le roulement des chariots s’éloignait.

Ce fut au moment où ils arrivaient au perron que la porte s’effondra, précipitant à terre les soldats qui maniaient la lourde poutre. Un homme surgit, les enjamba, et Sylvie, avec un cri d’horreur, reconnut son époux, ou plutôt devina que c’était son époux, bien qu’une folle colère convulsât son visage au point de le défigurer lorsqu’il vit Beaufort sortir de chez lui. Il brandit son épée et fonça sur l’intrus la lame haute :

— Pour cette fois je vais te tuer, larron d’honneur !

Sans répondre, François dégaina et repoussa brutalement derrière lui Sylvie qui voulait se jeter entre les deux hommes. Corentin, qui arrivait derrière Fontsomme, arrêta un nouvel élan et la maintint fermement.

— C’est affaire à eux, madame Sylvie ! Vous ne devez pas vous en mêler.

Les soldats qui avaient enfoncé la porte devaient penser la même chose car ils s’étaient arrêtés, fascinés par ce spectacle de choix pour des gens de guerre : un beau duel.

Car ce fut un beau duel. Les deux combattants étaient de force à peu près égale. Sans se dire un mot, ils concentraient leur fureur dans la mince lame d’acier qui prolongeait leur bras. Feintes, esquives, bottes hardies, assauts fougueux, toute la gamme du mortel jeu d’escrime y passa, si brillante que l’on entendit même quelques applaudissements. À genoux sur le perron, Sylvie priait éperdument, sans trop savoir de quel côté diriger sa prière. Et soudain, ce fut le drame. Il y eut un cri étouffé tandis que l’épée de Beaufort s’enfonçait dans la poitrine de son adversaire. Fontsomme s’abattit comme une masse.

Le cri de Sylvie fit écho à celui de son époux. Vivement relevée, elle courut vers lui et s’effondra sur son corps :

— Jean !… Ce n’est pas possible !… Il faut que vous viviez… pour moi… qui vous aime et pour notre Marie… Jean, répondez-moi !

Les yeux déjà clos se rouvrirent et le mourant eut un sourire :

— Mon cœur… Je vais vous aimer… ailleurs !

La tête, redressée dans un ultime effort, retomba…

Resté debout mais comme frappé par sa propre foudre, François se pencha, toucha l’épaule de Sylvie. Elle tressaillit, se redressa, et il vit son regard flamber de colère à travers ses larmes :

— Je ne vous reverrai de ma vie ! gronda-t-elle avant de retomber sur le corps sans vie de son époux.

Ganseville, revenu sur ses pas pendant le combat avec les chevaux, saisit son maître par la manche et l’entraîna presque de force tandis que, près du portail, les soldats réveillés de leur fascination s’élançaient avec des cris sauvages…

Ce jour-là, Paris fut ravitaillé.

Neuf mois plus tard, Sylvie donnait le jour à un petit garçon.

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