Deuxième partie UN CHEMIN PLEIN D’ORNIÈRES

CHAPITRE 5 LE PAYS DES POÉTES

Marie de Hautefort, aussi bien que Théophraste Renaudot, se trompait en pensant que le duc de Beaufort n’aimait plus la Reine. L’éclat de ses nouvelles amours avec la très belle Marie de Montbazon traduisait surtout le besoin de faire parler de lui assez haut pour atteindre les oreilles royales et d’étaler une maîtresse capable de susciter la jalousie de n’importe quelle femme.

Il s’était jeté dans cette aventure après que la Gazette eut annoncé la nouvelle grossesse d’Anne d’Autriche. Sachant bien que, cette fois, il n’y était pour rien, sa rage l’avait porté droit à Saint-Germain où la Cour, délaissant le vieux Louvre en travaux, avait installé ses pénates depuis la triomphale annonce d’une naissance que l’on n’espérait plus. L’air y était bien meilleur qu’à Paris et les jardins en terrasses, avec leurs douces senteurs quand revenaient les beaux jours, remplaçaient avantageusement le vacarme et les puanteurs de la capitale. De cette nouvelle installation, François tirait une seule conclusion : celle qu’il aimait vivait trop loin de l’hôtel de Vendôme et, dans la maison de verre qu’était Saint-Germain, il était impossible de la voir en privé. Pourtant, il était parti, à cheval et sans l’escorte du moindre écuyer, brûlé par sa fureur jalouse, avec l’idée fixe qu’il lui suffirait d’un coup d’œil pour déceler l’homme qui l’avait remplacé dans le cœur et le lit de sa bien-aimée – car il refusait de croire que ce fût le Roi.

En ce début d’année, les chemins étaient détestables : un subit radoucissement de la température avait transformé la neige en boue et les plaques de glace en fondrières. Cependant, une longue file de carrosses progressait à allure réduite en direction du château. Le cavalier furieux les doubla, non sans susciter quelques protestations, mais quand enfin il sauta à terre devant les marches du Château-Neuf, il s’aperçut que ses bottes et son grand manteau de cheval montraient plus de boue qu’il n’est convenable pour se présenter dans un salon. Le manteau resta aux mains d’un valet qui poussa l’obligeance jusqu’à essuyer un peu les bottes afin que les tapis des appartements n’eussent point trop à en souffrir. Beaufort n’en était pas moins crotté quand il atteignit le Grand Cabinet où la Reine recevait.

Il y avait beaucoup de monde, plus qu’il ne l’eût souhaité. D’autant que le paysage de la Cour lui parut différent. L’aimable Mme de Senecey avait fait place à une virago, assez belle mais qui se donnait des airs de duègne espagnole ; l’Aurore n’animait plus l’assemblée de son éclat et de ses reparties caustiques. Enfin, si le bataillon des filles d’honneur, massé dans un coin, restait semblable à lui-même, le visiteur se surprit à y chercher une guitare, une frimousse éveillée sous des cheveux brillants attachés de rubans jaunes… L’atmosphère aussi avait changé. Sa présence à la Cour n’était souhaitée ni par le Roi ni par le Cardinal, mais il ne pensait pas qu’on le dévisagerait avec cette curiosité en chuchotant sur son passage. Quelqu’un essaya de lui prendre le bras, il se dégagea brusquement et sans regarder de qui il s’agissait. Il ne voyait que la Reine, toute vêtue de satin rose et de dentelles blanches qui formaient pour sa gorge un bien joli écrin. Elle causait en souriant avec un homme brun, mince et de tournure agréable, portant l’habit noir des abbés de cour relevé de lisérés violets, qui lui parlait d’assez près.

Elle lui parut plus belle, plus désirable encore que dans ses souvenirs, et il restait là, sans oser s’avancer, quand elle l’aperçut avec un tressaillement :

— Ah, monsieur de Beaufort ! Venez ça que l’on vous gronde ! Vous êtes très rare ces temps-ci…

Ces paroles gracieuses eussent dû panser un peu la blessure de François mais le ton, mondain et indifférent, leur ôtait toute valeur. En outre, l’abbé s’était retourné et une bouffée de colère éteignit la déception : depuis leur première rencontre quelques années auparavant quand il était nonce du pape, Beaufort savait qu’il détesterait toujours monsignore Mazarini.

Celui-ci cependant saluait avec le sourire à belles dents des gens appliqués à plaire, tandis qu’Anne d’Autriche ébauchait une présentation :

— Peut-être ne connaissez-vous pas…

Elle n’eut pas le temps de prononcer le nom.

Beaufort déjà ripostait, les yeux pleins d’éclairs, en inclinant à peine le buste :

— Oh, j’ai déjà rencontré M. l’abbé, mais je ne pensais pas qu’il reviendrait…

Ce fut l’intéressé qui se chargea de la réponse. Avec une gracieuse inclinaison du corps et un sourire plus gracieux encore sous la fine moustache galamment retroussée, il fit entendre une voix soyeuse au français chantant :

— Son Éminence le cardinal de Richelieu m’a appelé auprès de lui pour que je l’assiste dans sa tâche si lourde.

— Je n’aime pas le Cardinal mais il est français. Pourquoi diable aurait-il besoin d’un Italien ?

— Beaufort ! s’écria la Reine. Vous vous oubliez et cela devient un peu trop fréquent pour me plaire…

— Laissez, Madame, laissez ! M. le duc ignore que je suis à présent français et tout prêt à me dévouer à ma nouvelle patrie. Ainsi, il n’y a plus de Mazarini. Il a suffi d’un ordre de Sa Majesté le Roi pour que naisse Mazarin. Tout à votre service…

— Celui de l’État devrait vous suffire, monsieur. Moi, je n’ai pas besoin de vous ! lança Beaufort avec une rudesse qui lui valut un nouveau rappel à l’ordre d’Anne d’Autriche.

— Je pensais, dit-elle sèchement, que vous étiez venu, comme tous ici, m’offrir vos vœux pour l’enfant que j’attends, mais on dirait que vous ne vous dérangez que pour chercher noise à mes amis.

— Parce que monsieur est de vos amis à présent ? Il est vrai que, depuis Rome, il vous couvrait de cadeaux plus mirifiques les uns que les autres. Mais quand on est reine de France, ce genre de personnage s’appelle un fournisseur, pas un ami…

Rouge de colère, Anne d’Autriche levait déjà son éventail pour en frapper l’insolent quand un piaillement coléreux se fit entendre à côté de Beaufort, plutôt vers le bas : un bambin en robe de satin blanc et bonnet assorti, encore tenu en lisière par sa gouvernante, trépignait en faisant des efforts pour s’élancer en avant et venir le frapper de ses petits poings crispés :

— Maman… Maman ! criait-il en foudroyant de ses yeux bleus l’intrus fort déplaisant qui semblait s’en prendre à elle.

Le dauphin Louis !

Saisi d’une émotion trop forte pour qu’il en soit maître, François mit un genou en terre, par respect mais surtout pour mieux voir ce petit garçon de dix-huit mois qu’il n’était pas préparé à rencontrer et qui lui faisait battre le cœur sur un rythme inhabituel.

— Monseigneur ! murmura-t-il, avec dans sa voix une infinie douceur, sans rien pouvoir ajouter, partagé qu’il était entre l’envie de pleurer et celle d’enlever le petit bonhomme dans ses bras : il était si ravissant avec sa frimousse ronde et les grosses mèches, du même blond que sa mère, qui dépassaient de son béguin… Mais l’enfant n’aurait pas aimé ce manquement au protocole car il continuait à crier ce qui, dans son langage, ne pouvait être que des injures coupées de « Maman » frénétiques. La Reine riait à présent, tendant ses mains vers le petit, quand une nouvelle voix se fit entendre :

— On dirait que mon fils ne vous aime guère, mon neveu ! Si vous pouvez y trouver consolation, sachez que je ne lui plais pas davantage. Dès qu’il me voit, il crie comme s’il voyait le diable et il appelle sa mère.

Le Roi, en effet, enleva le bébé qui se mit en arc de cercle dans l’espoir de lui échapper en hurlant de plus belle. Aussi n’essaya-t-il même pas de l’embrasser et le posa-t-il sur les genoux de la Reine sans trop de douceur. Son visage anguleux était devenu encore plus sombre s’il était possible.

— Que vous disais-je ? gronda-t-il. Charmante famille que nous aurons là si l’enfant à venir lui ressemble ! Venez, Monsieur le Grand ! Allons-nous-en !

Les derniers mots s’adressaient au magnifique jeune homme vêtu de brocart gris et de satin doré qui, après avoir salué la Reine, s’était écarté de quelques pas. Beaufort qui ne l’avait pas vu depuis longtemps pensa que le jeune Henri d’Effiat de Cinq-Mars avait fait du chemin et qu’il était encore plus beau que jadis. Cela tenait peut-être à l’air de triomphe qui émanait de sa personne. Ce jeune homme de vingt ans tenait le Roi au creux de sa main sans, pour autant, qu’on pût l’accuser du vice contre nature. On connaissait sa passion pour Marion de Lorme, la plus belle des courtisanes, dont on disait même qu’il voulait l’épouser, et d’autre part l’horreur du Roi pour les manifestations de la chair ne laissait aucun doute sur la vérité de leurs relations. Louis XIII était captif d’un miracle de beauté comme Pygmalion de sa statue, à cette différence près que Cinq-Mars tourmentait son maître à plaisir, ce dont une sculpture serait bien incapable…

Ainsi, au lieu de se laisser emmener, il résista :

— Permettez-moi au moins, Sire, de saluer M. le duc de Beaufort ! Vous savez à quel point j’apprécie la bravoure et la valeur militaire, et lui en a à revendre ! C’est un plaisir trop rare de vous rencontrer, monsieur le duc ! Permettez que j’en profite pour me déclarer de vos amis…

— Comment se fait-il que vous ne vous croisiez jamais ? grogna le Roi. N’êtes-vous pas tous deux des habitués de la place Royale ou de ses environs immédiats ?

— J’y fréquente surtout le tripot de la Blondeau, Sire, fit Beaufort avec un sourire narquois. Mlle de Lorme habite à l’autre bout. Aucune chance de nous rencontrer !

— Je vous en fournirai bientôt l’occasion. En Artois que nous allons ramener au royaume ! Deux cent mille hommes sous le commandement des maréchaux de Châtillon, de Chaulnes et de La Meilleraye qui ont reçu l’ordre de prendre Arras. Ils en répondront sur leurs têtes !

Un frisson désagréable parcourut l’assemblée. Louis XIII avait encore quelque chose à dire et se tourna vers sa femme qui, devenue très pâle, étreignait farouchement son enfant :

— Je me suis décidé, Madame, à extirper la peste espagnole de mon royaume à quelque prix que ce soit. Cet enfant ne régnera pas sur une France amputée par les soins des vôtres.

L’attaque était brutale. Beaufort comprit le désarroi d’Anne et se jeta courageusement dans la bataille :

— Soyez sûr, Sire, que tous ceux qui sont ici et moi-même combattrons avec l’acharnement nécessaire pour que les têtes de nos maréchaux demeurent sur leurs épaules. Ils versent leur sang avec trop de générosité pour qu’on leur tire sur un échafaud ce qu’il en reste !

Là-dessus, il salua et sortit, emportant dans la bouche un goût amer. Cet ordre barbare que venait d’annoncer le Roi l’emplissait de haine et d’horreur, non pour Louis XIII mais pour l’auteur trop clairement désigné, celui qui prenait à charge d’abattre tous les grands du royaume : le Cardinal ! Peut-être serait-il temps de songer à l’éliminer avant que la haute noblesse ne soit saignée à blanc ?

De sa visite à Saint-Germain, cependant, François allait garder une certaine sympathie pour le jeune favori, à cause de cet élan qu’il avait eu pour lui à un moment où il venait de recevoir une double blessure : la femme qu’il aimait était grosse d’un autre, souriait à un faquin, et l’enfant vers lequel son cœur l’attirait l’avait détesté d’emblée. C’était pis qu’une défaite : un désastre, et François pensa qu’en attendant l’ivresse des combats, il lui en fallait une autre. Plusieurs autres, même ! Ce soir-là, chez la Blondeau, il gagna au jeu mais se soûla comme toute la Pologne et, le lendemain même, il prenait presque d’assaut Marie de Montbazon, rencontrée à un bal chez la princesse de Guéménée, le dernier peut-être car l’on chuchotait qu’après une vie d’amours tumultueuses dont l’une des dernières était l’abbé de Gondi, la princesse, la cinquantaine atteinte, songeait à entrer en religion.

En réalité, la belle duchesse ne se défendit guère. Il y avait des années qu’elle et François échangeaient des escarmouches à fleurets mouchetés. Tellement même qu’on les avait souvent crédités d’une aventure jusqu’alors purement imaginaire. Ce soir-là, il se passa quelque chose : après qu’ils eurent dansé ensemble l’une de ces pavanes lentes et gracieuses censées évoquer la danse d’amour du paon, François entraîna sa partenaire dans une petite pièce à l’écart où la maîtresse de maison faisait sa correspondance et, à peine entré, la prit dans ses bras pour la couvrir de baisers avant de la jeter sans plus de cérémonie sur un lit de repos où sa robe argentée s’étala comme une fleur.

Elle ne s’était pas défendue des baisers et même les avait rendus, mais quand il voulut aller plus loin, elle braqua sur lui le double feu de ses magnifiques yeux bleus, opposa le rempart de sa main entre sa bouche et celle de l’assaillant, et dit avec un grand calme :

— Pas ici !

— Où alors ? Je vous veux ! Je vous veux tout de suite !

— Peste ! Que voilà une hâte flatteuse, encore qu’un peu subite ? Auriez-vous découvert…

— Que je vous aime ? D’honneur je n’en sais rien, mais ce que je sais bien c’est que si vous ne voulez être à moi, je provoque le premier venu en duel et je me fais tuer… ou je le tue, ce qui reviendrait au même puisque l’on m’enverrait à l’échafaud.

— De plus en plus flatteur ! Mais vous allez attendre, mon bel ami. Disons… jusqu’à minuit ? Chez moi.

— Votre époux ?

— N’y est pas. Le gouverneur de Paris s’est rendu à son château de Rochefort-en-Yvelines. De toute façon et à plus de soixante-douze ans, Hercule se soucie peu de mes agissements.

Plus tard, dans le grand hôtel de la rue des Fossés-Saint-Germain encore hanté par le fantôme de l’amiral de Coligny assassiné durant la Saint-Barthélémy, François vécut la nuit la plus ardente qu’il ait connue jusque-là et se découvrit au matin amoureux – au moins physiquement – d’une femme dont il avait découvert avec délices l’incroyable beauté. Le corps de Marie, d’un blanc à peine rosé, serti dans une masse brillante de cheveux presque noirs, était la perfection même, mais une perfection que la passion animait et qui connaissait l’art de l’amour mieux qu’une courtisane. Ce que François ignorait, c’est que Marie l’aimait depuis longtemps et que, le tenant enfin à sa merci, elle entendait le garder. Quant à lui, s’il avait cherché un dérivatif à sa fureur jalouse, il se trouva pris à un tendre piège qui se refermait sur lui pour plus de temps qu’il ne l’imaginait.

Quand, avant le jour, il quitta l’hôtel de Rohan-Montbazon, il emportait l’impression d’une halte rafraîchissante dans quelque délicieuse oasis après des jours de marche dans un désert brûlant et, tandis qu’Anne subirait les affres de la grossesse, il s’apprêtait à faire éclater à ses yeux l’image d’un bonheur peut-être un peu factice, mais tout à fait convaincant pour une femme de quinze ans plus âgée que lui. Il savait que l’amour n’était pas mort mais, grâce à Marie, il allait pouvoir le vivre moins douloureusement…

Naturellement, il s’était arrangé pour que la nouvelle fît le tour de Paris le plus vite possible et grimpât jusqu’au Château-Neuf avant d’aller se répandre chez tous ceux qu’elle pouvait intéresser à travers la France. Mlle de Hautefort l’apprit peu avant de quitter la Cour, mais elle la tint enfermée au fond d’elle-même, bien décidée à n’en faire jamais mention devant Sylvie.

Elle y pensait encore en la ramenant avec elle dans la demeure champêtre de sa grand-mère. La vallée du Loir n’était pas si loin de Paris. Les bruits de la capitale y parvenaient, cependant elle se rassura : après tout, il y avait des années que l’on rapprochait le nom de François de celui de la belle duchesse. Sylvie ne l’ignorait pas et il y avait une grande chance pour qu’elle n’attachât pas plus d’importance à ces échos-là qu’à ceux d’autrefois…

Même si son décor ressemblait peu aux grandeurs océanes, le château de La Flotte séduisit Sylvie. Situé sur une colline au confluent du Loir et de la Braye, il possédait le charme des vieilles demeures où souffle l’esprit. Ce qu’il restait de son appareil féodal ressemblait à un manteau posé négligemment sur un ravissant logis aux fenêtres à meneaux ciselées comme des bijoux sous de hautes lucarnes fleuronnées. Un jardin en terrasses étendait devant la façade principale ses broderies de petit buis et ses parterres fleuris tandis que, sur l’arrière, un parc aux arbres centenaires lui donnait l’écrin vert idéal pour ses pierres blanches et ses ardoises bleues.

Pour Marie, c’était sa maison d’enfance – beaucoup plus que Hautefort en Périgord ! – parce que c’était celle de sa mère, Renée du Bellay, morte en la mettant au monde quelques semaines après que son époux, Charles de Hautefort, eut été tué à Poitiers dans une escarmouche. Ce couple exemplaire laissait quatre enfants : Jacques né en 1610, Gilles né en 1612, Renée en 1614 et Marie en 1616. Mme de La Flotte, leur grand-mère, avait élevé son petit monde dans ce coin charmant du Vendômois, ainsi qu’à Paris où la famille, fort riche, possédait un magnifique hôtel.

Lorsque l’on y arriva après un voyage sans histoire, il n’y avait à La Flotte que la châtelaine. Des deux frères de Marie, Gilles, le cadet, avait rejoint en Artois le maréchal de La Meilleraye, et l’aîné était en Périgord. Marquis de Montignac, il s’y consacrait à sa seigneurie de Hautefort où il édifiait, autour d’un beau logis Renaissance, un magnifique château qu’il voulait à la hauteur des gloires familiales. Atteint de la passion des bâtiments à une époque où Richelieu rasait tant de tours seigneuriales, il voyait là une manière élégante de résister à une tyrannie proprement révoltante. Quant à Renée, devenue duchesse d’Escars par mariage, elle s’occupait sur les terres familiales à donner une descendance à son époux, contrairement à son aîné qui ne voulait pas entendre parler de mariage.

— Pas de femme, pas d’enfants mais le plus beau château du monde, voilà sa devise ! expliqua Mme de La Flotte en conduisant Sylvie et Jeannette à leur appartement. Autant dire que nous le voyons peu. Il compte sur son frère pour perpétuer le nom…

Sylvie connaissait déjà la grand-mère de Marie pour l’avoir rencontrée plusieurs fois au Louvre ou à Saint-Germain. C’était alors une dame âgée et sage qui tenait de la nature une trop grande beauté pour qu’il ne lui en restât pas quelque chose : l’Aurore lui devait sa blondeur et son teint de rose. Elle était née Catherine le Vayer de La Barre, d’une famille terrienne des environs, et avait épousé par amour René II du Bellay qui l’avait faite dame de La Flotte en la lui offrant. Femme de tête autant que de cœur, elle avait adoré sa fille, adorait ses petits-enfants, et aurait fait certainement une meilleure gouvernante pour le Dauphin que la sèche marquise de Lansac dont le seul titre à ce poste éminent résidait dans le fait qu’elle était une créature du Cardinal. Il suffisait pour s’en convaincre de voir avec quelle autorité pleine de bonhomie elle dirigeait son importante maisonnée.

Douée en outre d’un sens très vif de l’hospitalité et d’une grande générosité, elle accueillit Sylvie avec une chaleur réconfortante, sans s’étonner de recevoir une demoiselle de Valaines qu’elle avait connue demoiselle de L’Isle. C’était bien sûr Marie qui l’avait renseignée, et on aurait dit que ce changement d’identité lui faisait plaisir.

— C’est tellement plus agréable de savoir à quoi s’en tenir sur quelqu’un ! déclara-t-elle avec enjouement. J’ai été, jadis, des dames de la reine Marie et je me souviens fort bien de votre mère lorsqu’en 1609 elle est arrivée de Florence conduite par son frère aîné. Elle n’avait que douze ans mais elle était ravissante : une petite madone. Vous lui ressemblez un peu… mais vous êtes différente et c’est aussi bien ainsi. Nous aurons tout le temps d’en parler…

Outre qu’ils lui firent chaud au cœur, ces quelques mots ouvrirent devant Sylvie une perspective inattendue : en entendant Mme de La Flotte évoquer le frère aîné qui avait mené Chiara Albizzi à Paris, elle s’aperçut qu’elle ignorait tout de la famille florentine où sa mère avait vu le jour. Personne, et pour cause, ne lui en avait jamais parlé puisque, dès son arrivée à Anet, Mme de Vendôme s’était efforcée d’effacer ses souvenirs. Mlle de L’Isle n’avait aucun point commun avec Florence et ses habitants mais, redevenant elle-même, Sylvie se promit d’essayer d’en apprendre davantage. Et, en attendant de pouvoir interroger son hôtesse, elle commença par poser quelques questions à Corentin. Celui-ci avoua son ignorance avec une note de tristesse qui n’échappa pas à Sylvie.

— C’est M. le chevalier qui connaissait bien votre famille, mademoiselle Sylvie, et il est peu bavard. Il ne m’a jamais rien dit… Vous avez envie de quitter la France ? ajouta-t-il avec une inquiétude qu’il n’essaya pas de masquer.

— Ni de la quitter ni de vous emmener avec moi. N’ayez pas peur !

— Je n’ai pas peur…

— Oh si ! Et vous vous demandez, comme je le fais moi-même, combien de temps encore nous allons être séparés de mon cher parrain ? Il doit vous manquer autant qu’il me manque…

Elle laissa passer l’instant d’émotion puis, tout à coup, lança :

— Pourquoi ne retourneriez-vous pas auprès de lui, Corentin ? Il doit être très malheureux sans vous et j’imagine bien que vous l’êtes sans lui.

— Sans doute, mais il ne me pardonnerait pas de manquer à mon devoir qui est de vous protéger. Je l’ai choisi le soir où je me suis lancé sur la trace de Laffemas…

— Je ne vous en remercierai jamais assez, mais je crois que vous pouvez considérer que Mlle de Hautefort a pris votre relève. Je ne suis plus seule au bout du monde…

Au regard qu’il lui coula, elle vit qu’il était tenté. Pourtant, il objecta encore :

— Comment rentrer si sa maison est surveillée ?

— Depuis deux ans ? Les guetteurs ont dû se fatiguer. En outre vous pouvez changer d’apparence… ou encore jouer le retour du grand blessé. Moi je suis morte, certes, ajouta-t-elle avec une amertume dont elle ne put se défendre, mais vous ? Pourquoi en tentant de me sauver n’auriez-vous pas été gravement atteint ? Ce qui expliquerait votre longue absence ?

— Pourquoi pas, en effet ? s’écria Marie qui avait entendu. Bravo, ma chère, vous ne manquez pas d’imagination ! Quant à vous, Corentin, vous pouvez sans crainte aller rejoindre votre maître. Il sera doublement heureux, puisque vous lui porterez des nouvelles de sa filleule. Et soyez sûr qu’ici nous ferons bonne garde.

Elle n’ajouta pas que, de son côté, elle ourdissait un plan capable de mettre Sylvie définitivement à l’abri, mais Corentin n’avait plus besoin de nouveaux arguments. Le lendemain même il quittait La Flotte, emportant une longue lettre de Sylvie… et les regrets de la pauvre Jeannette qui voyait s’éloigner une fois de plus le mariage dont on parlait depuis déjà pas mal d’années.

Avec les jours d’été, Sylvie s’abandonna au plaisir de la vie de château lorsque l’on n’y compte que des amis. Les jardins croulaient sous les fleurs. Mme de La Flotte était de fort agréable compagnie et, tandis que Marie passait son temps à échafauder des plans plus belliqueux les uns que les autres, Sylvie bavardait avec sa grand-mère, l’écoutant évoquer sa prime jeunesse – elle était née sous Charles IX, à mi-chemin entre la Saint-Barthélémy et la mort du Roi – et surtout lui parler poésie. Au cousin angevin, Joachim du Bellay, si fort attaché à son village de Lire, à Bertrand de Born, le tumultueux ancêtre des Hautefort, on pouvait ajouter le cher Pierre de Ronsard dont on apercevait, de l’autre côté du Loir, les girouettes et les hautes frondaisons du manoir natal. Mme de La Flotte adorait Ronsard et aimait beaucoup la veuve et les sœurs du dernier du nom : Jean, décédé en juin 1626, juste au moment où l’on massacrait les Valaines. À plusieurs reprises, elle emmena Sylvie à La Possonnière. Marie ne se joignait pas à ces expéditions : elle n’aimait pas les vers trop doux, leur préférant les sirventes fulminants de son ancêtre périgourdin. Et puis elle était fort occupée, entretenant une correspondance assidue avec quelques personnes dont elle ne mentionnait jamais le nom mais dont certaines se manifestèrent à des dates assez voisines.

Le premier fut, vers la fin août, le vieux gouverneur de Vendôme, Claude du Bellay, cousin et ami cher de la châtelaine. Il tomba presque de sa voiture dans les bras de Mme de La Flotte, riant et pleurant à la fois.

— Ah, ma cousine ! s’écria-t-il. Il fallait que je vienne partager avec vous mon bonheur et celui de tous les gens de Vendôme… À Arras, le Roi a remporté une grande victoire et nos jeunes seigneurs y ont pris si belle part que tout le monde chante leurs louanges…

Ce beau trait lancé, il se mit à pleurer de plus belle en hoquetant, un peu comme un coureur qui arrive exténué au bout d’une longue étape, et il ne lui fallut pas moins de deux verres de vin de Vouvray pour retrouver sa respiration et une parole compréhensible. Arras était tombé le 9 août, après une bataille de quatre heures au cours de laquelle les deux fils de César de Vendôme, Louis de Mercœur et François de Beaufort, avaient fait des « merveilles, étant toujours à la merci de mille coups de canon, tuant tout ce qu’ils rencontraient et animant les troupes de leur courage ». Louis de Mercœur, placé d’abord à la tête des volontaires, en avait été retiré au dernier moment au profit de Cinq-Mars par un ordre de Richelieu. Ulcéré à bon droit, il avait combattu dans les rangs des soldats, se jurant de montrer qui avait plus grande bravoure, et se retrouva en tête avec une blessure sans gravité. Quant à Beaufort, après avoir traversé la Scarpe à la nage tout armé, il s’était jeté contre les redoutes espagnoles au point d’en emporter une presque à lui tout seul.

— Au retour à Amiens, le Roi m’a-t-on dit les a embrassés et leur a confié ensuite un grand convoi destiné à ravitailler les troupes à travers les lignes ennemies. Et, là encore, ils se sont couverts de gloire, amenant ledit convoi à bonne destination sans perdre un seul homme ! Ah, en vérité, Mgr César peut être fier de ses fils. Et le bon roi Henri doit les bénir du haut du ciel !

— Est-ce que le duc César est prévenu ? demanda Marie qui surveillait Sylvie du coin de l’œil.

— Vous pensez bien que je lui ai fait porter des messages dès que j’ai su tout cela, mais pour vous qui leur êtes si fort attachées, je voulais venir moi-même. Je suppose qu’à cette heure ils s’apprêtent à recevoir de Paris l’accueil qu’ils méritent. Peut-être aussi de la Reine ? Ce qui serait bien précieux pour Mgr François qu’elle malmène beaucoup ces derniers temps. Il est vrai, ajouta le vieux bavard en baissant le ton avec un sourire de connivence, qu’il trouve auprès d’une belle dame les plus douces consolations. Mme de…

— Encore un peu de vin ? se hâta de proposer Marie. Par ces temps chauds, il rafraîchit à merveille… Et peut-être souhaitez-vous gagner votre chambre pour ôter votre poussière ?

Peine perdue, Sylvie voulait en savoir davantage. Elle offrit le verre que son amie venait de remplir :

— Oh, encore un petit moment ! Ce que dit monsieur le gouverneur est tellement intéressant ! Vous alliez, monsieur, parler d’une dame ? Qui donc console si bien M. de Beaufort ?

— La duchesse de Montbazon, mademoiselle. Tout le monde dit…

— Montbazon, coupa encore Marie. Vieille lune !

— Je sais que depuis longtemps on leur prête une aventure, mais cette fois c’est sérieux. Il s’agit d’une passion qui, m’a-t-on assuré, fait l’émerveillement un peu jaloux des dames… Comme un chevalier du Moyen Âge, le duc a porté les couleurs de sa belle amie au combat sous forme d’un flot de rubans attaché à son épaule…

Cette fois, Mlle de Hautefort abandonna. Le mal était fait et bien fait. Le joli visage soudain tiré de Sylvie, ses yeux lourds de larmes en portaient témoignage. Elle choisit le premier prétexte venu pour quitter la salle et remonter dans sa chambre. Marie ne l’y suivit pas, préférant la laisser pleurer en paix mais, tandis que les hôtes du château se préparaient pour le souper, elle se mit à son écritoire, couvrant rapidement une page de sa grande écriture volontaire, puis elle sabla, plia, cacheta à ses armes et sonna sa camériste pour qu’elle fasse monter le vieux majordome auquel elle tendit la lettre :

— Un coureur à cheval et ce message à Paris dans les plus brefs délais ! ordonna-t-elle.

Après quoi elle réfléchit, gagna la chambre de Sylvie proche de la sienne et entra sans frapper. Elle s’attendait à la trouver écroulée sur son lit et pleurant toutes les larmes de son corps mais ce qu’elle découvrit, pour être moins dramatique, n’en était que plus poignant : assise dans l’embrasure d’une fenêtre, Sylvie, les mains abandonnées sur ses genoux, regardait au-dehors tandis que de grosses larmes coulaient sur ses joues comme un petit ruisseau sage. Elle n’entendit pas entrer son amie et ne tourna pas la tête quand elle la rejoignit sur le banc de pierre.

— Ce n’est qu’un homme, Sylvie… murmura Marie. Et un homme jeune, bouillant. Cela suppose des besoins. Votre erreur est d’en avoir fait un dieu dans votre cœur…

— Vous savez bien que l’on ne peut empêcher son cœur de battre pour qui lui plaît. Moi, je sais depuis longtemps que j’ai été créée pour l’aimer. Vous-même…

— C’est vrai ! Il me plaisait, mais je crois que cela n’allait pas très loin. Je le lui ai dit, d’ailleurs ! Sa réaction a été pleine d’enseignement et combien masculine ! Il n’imaginait pas que je puisse avoir un penchant pour lui, mais en apprenant du même coup ce penchant et sa disparition, il m’a tout de suite trouvée beaucoup plus intéressante. Vous devriez essayer !

— Vous voulez que j’aime quelqu’un d’autre ? Mais c’est impossible !

— Il vaudrait mieux que cela devienne possible un jour. Vous n’allez pas, votre vie durant, rester au bord de sa route à souffrir de ses bonheurs autant que de ses malheurs ? Quoi que vous en pensiez, l’affaire Montbazon ne me paraît pas si grave. Tel que je le connais, j’y verrais plutôt un défi à la Reine parce qu’elle est de nouveau enceinte, et pas de lui.

— Vous croyez ? s’écria Sylvie.

— C’est une hypothèse et elle n’est pas destinée à vous rendre un espoir quelconque. Que direz-vous, que ferez-vous s’il vient à se marier ? Il y a peu, il se posait en prétendant de Mlle de Bourbon-Condé qui est très belle. Le Cardinal s’est opposé à ce mariage pour éviter de voir réunies deux factions qu’il considère comme dangereuses, mais il y a d’autres partis dignes du duc de Beaufort. Et c’est un prince du sang.

Sylvie détourna les yeux :

— Inutile de me rappeler qu’il sera toujours trop haut pour moi comme l’était, lorsque j’étais petite, la tour de Poitiers au château de Vendôme. Il me laissait en bas des marches et je me jurais de grandir, de grandir assez pour arriver à le rejoindre tout en haut, dans la lumière. Et voyez où j’en suis : plus bas que jamais puisque, outre mon peu de naissance, je suis maintenant souillée et…

Brusquement, Marie se leva, empoigna Sylvie aux épaules, l’obligea à se lever aussi et la secoua avec fureur :

— Je ne veux plus entendre cela !… C’est ridicule car, sachez-le, seul le mal que l’on accomplit volontairement peut souiller. Vous avez été victime d’un monstre et d’un ignoble complot. L’homme qu’on vous avait forcée à épouser est mort, le théâtre du crime détruit par le feu…

— Reste le bourreau ! Lui est toujours vivant. Bien protégé par le Cardinal, il peut me détruire quand il lui plaira…

— Non. Sa vie est trop liée à celle de son maître ! Le jour où meurt Richelieu, meurt aussi son valet. Efforcez-vous de n’y plus penser et de regarder devant vous ! Il appartient à un passé qu’avec l’aide de Dieu nous effacerons !

D’un geste farouche, elle attira la jeune femme contre elle et la serra dans ses bras :

— Et vous, vous revivrez, vous reverrez le soleil… ou je ne suis plus l’Aurore !

Elle lâcha Sylvie, plaqua un baiser sur l’une de ses joues et sortit de la chambre en claquant la porte derrière elle, ce qui était toujours signe de grande détermination.

Coupée de la Cour et de ses mouvements, Mlle de Hautefort ignorait que le jeune duc de Fontsomme venait d’être envoyé par le Roi à sa sœur, la duchesse de Savoie, alors repliée sur Chambéry, tandis que le comte d’Harcourt chassait les Impériaux de Turin. Il était donc absent de Paris quand arriva l’appel au secours que Marie lui avait adressé, ne doutant pas qu’il se hâterait d’accourir. Le temps passa sans qu’il donne signe de vie.

L’automne vint, et même la naissance en septembre d’un second fils de France ne put convaincre Mme de La Flotte de rejoindre Saint-Germain :

— Quand on exile ma petite-fille, on m’exile moi aussi. Cela évitera au Roi de me faire une figure longue d’une aune quand il m’aperçoit…

— C’est ridicule ! La Reine vous aime et l’on dit le Roi si heureux de cette nouvelle naissance… s’écria Marie.

— À ce propos, ne trouvez-vous pas la chose curieuse ? Lui qui était de si mauvaise humeur pour la naissance du Dauphin, voilà qu’il délire presque devant celui-là ? Peut-être parce qu’il est aussi noir de poil que lui-même alors que le Dauphin est blond comme sa mère et…

— Ne détournez pas la conversation ! J’estime que votre devoir est d’aller là-bas…

— Pour plaider votre cause ? Ce genre de manœuvre ne vous ressemble pas, Marie. Vous si fière ?

Une brusque colère empourpra l’Aurore :

— L’idée ne devrait même pas vous en effleurer. Je ne suis pas de celles qui quémandent. Je rentrerai avec les honneurs de la guerre ou pas du tout… mais notre famille ne doit pas être absente des grands événements du royaume.

— Votre sœur d’Escars et votre frère Gilles la représenteront fort convenablement. Moi, je boude !

Sachant sa grand-mère aussi têtue qu’elle-même, Marie n’insista pas, contente au fond de rester au chaud de son affection. Son départ pour Paris eût vidé en partie le grand château, les laissant, elle et Sylvie, un peu abandonnées. Elle s’en félicita même quand vint l’hiver et que les intrigues de cour – qui lui manquaient, elle devait bien l’avouer ! – vinrent la rejoindre dans d’étranges circonstances.

Ce soir-là, les trois femmes allaient passer à table avec l’intention de ne pas prolonger la veillée et de se coucher tôt après une journée fatigante : Marie avait chassé durant des heures un sanglier dévastateur, quant à Mme de La Flotte et Sylvie, elles l’avaient passée à La Possonnière où Mme de Ronsard et ses filles souffraient d’une sorte d’intoxication pour avoir mangé du gibier un peu trop faisandé. Soudain, le galop d’un cheval vint du fond de la nuit, grandit et s’arrêta au perron, puis ce fut le claquement rapide de bottes sur le dallage du grand vestibule et enfin l’ouverture autoritaire de la double porte sous la main du cavalier avant même que le vieux majordome eût pu se manifester.

— Ma bonne amie, dit le duc de Vendôme, je viens vous demander asile au moins pour deux ou trois nuits ! J’ai dû fuir Chenonceau avant que les sbires de Richelieu ne m’y viennent prendre…

La surprise dressa debout les trois femmes, mais la châtelaine n’eut pas le temps de quitter sa place : il était déjà près d’elle et saisissait ses deux mains qu’il baisait.

— En fuite ? Vous ? Mais que s’est-il passé ?

— Une histoire absurde, folle… que je vais vous conter en soupant si vous voulez bien me nourrir. Je meurs de faim… Ah, mademoiselle de Hautefort ! Pardonnez-moi, je ne vous avais pas vue.

Ne doutant pas de la réponse, il allait se laisser tomber sur une chaise et retint son mouvement pour aller vers Marie, quand ses yeux s’agrandirent : il venait de reconnaître Sylvie.

— Aurais-je acquis le don de voir des fantômes ? Ou bien faites-vous partie du cauchemar que je vis ?

Le premier mouvement de Sylvie avait été de chercher l’ombre pour s’y dissoudre, mais la stupeur l’y figea trop longtemps. À présent il fallait faire front. Retenant du geste Marie qui allait répondre, elle s’avança au contraire et la plus revêche des douairières n’eût rien trouvé à reprendre à sa révérence :

— Je ne suis pas un fantôme, monsieur le duc, et n’ai point assez d’importance pour hanter vos mauvais rêves. Simplement, je suis une autre…

— Que voulez-vous dire ? Que vous êtes morte et ressuscitée ?

— En quelque sorte. Grâce à ceux qui m’ont sauvée. Moi aussi, monseigneur, je me cache…

— Et qui vous a sauvée ?

Marie se chargea de la réponse. Elle n’entendait pas laisser Sylvie affronter seule le redoutable fils d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées et choisit de ne pas entrer dans les détails :

— Votre fils François d’abord, moi et madame ma grand-mère ensuite. Elle est ici sous la sauvegarde de notre affection.

Mais César n’avait retenu que le début :

— François, hein ? Toujours François ? lança-t-il avec un mauvais rire. Faut-il vraiment que vous restiez accrochée à lui comme une arapède à son rocher ? Si vous aviez su…

— Cela suffit, César ! coupa sèchement Mme de La Flotte. Vous êtes mal venu, alors que vous demandez de l’aide, de vous attaquer à cette enfant que nous aimons et qui est ici chez elle.

— Chez elle ? Ainsi la seigneurie de L’Isle que ma femme m’a obligé à lui donner ne lui suffit pas ?

— N’oubliez pas que je suis morte ! s’écria Sylvie que le ton méprisant du duc sortait de ses gonds. La seigneurie de L’Isle vous est rendue tout naturellement. Ma survie s’opère sous le nom de Valaines…

— Vous n’en êtes pas moins ma vassale…

C’était plus que Marie n’en pouvait entendre :

— Si vous continuez ainsi, monsieur le duc, je quitte cette maison au risque de la prison puisque je suis exilée, et j’emmène Mlle de Valaines avec moi…

— Et si nous cessions tous de dire des bêtises ? fit soudain Mme de La Flotte avec un enjouement inattendu. Nos démêlés ne sont pas faits pour les oreilles des domestiques. Alors soupons et ensuite vous nous direz jusqu’à quel point vous avez besoin de nous !

En dépit du sourire, les dernières paroles furent accentuées de façon à faire sentir au duc qu’il n’était pas en état de trancher et de donner des ordres. Il finit par comprendre et se laissa mener à table où le silence régna pendant tout le temps qu’il mit à se restaurer. De sa place qu’elle avait reprise et où elle ne mangea guère, Sylvie l’observait. Elle ne l’avait pas revu depuis leur dramatique entrevue dans le petit hôtel désert du Marais où il l’avait fait venir un soir pour lui donner une fiole de poison destinée au Cardinal[32]. Il y avait à présent quatre ans de cela. Si elle comptait bien, César devait en avoir quarante-sept, et il était encore moins beau que la dernière fois, comme elle le constata avec horreur en pensant à sa ressemblance avec son plus jeune fils. L’exil campagnard dans son château de Chenonceau, où le Roi et Richelieu le tenaient depuis plus de vingt ans, avait au moins l’avantage de lui garder des muscles de chasseur sous une peau tannée, mais les excès sexuels qui lui faisaient traquer tous les jeunes hommes capables de séduire son appétit marquaient de plus en plus son visage, jadis l’un des plus beaux de France. Les stigmates de l’intempérance s’y ajoutaient et n’arrangeaient rien. César en offrait à ce moment une brillante démonstration : le valet échanson ne cessait de remplir un verre que le duc vidait presque aussitôt d’un seul trait. Il mangea beaucoup aussi, mis en appétit par la longue chevauchée depuis Chenonceau.

— Comment se fait-il que vous soyez venu seul ? demanda son hôtesse dès qu’il se laissa aller en arrière sur son siège en poussant un soupir de satisfaction.

— Je vous l’ai dit : je fuis. Averti par un court billet de mon fils Mercœur que Richelieu envoyait pour m’arrêter, j’ai laissé toute la maisonnée en l’état et me suis esquivé. Pardon de venir ainsi vous envahir mais je n’ai fait que suivre le conseil que me donnait Mercœur ! Il doit venir me rejoindre ici afin de me conduire jusqu’en Angleterre…

— En Angleterre ? s’étonna Marie. Il y a du chemin. Pourquoi pas la Bretagne où vous avez gardé des amis ?

— … que le maudit Homme rouge connaît fort bien. Soyez sûre que c’est là que l’on me cherchera après Vendôme, Anet, etc. Et le chemin pour atteindre la côte normande à la baie de Seine n’est pas si long : cinquante lieues environ, je crois…

— Mais enfin, pourquoi fuyez-vous ?

César vida son verre et le tendit de nouveau. Son visage devenait très rouge et ses yeux s’injectaient de sang :

— Une histoire de fous ! ricana-t-il. Deux aventuriers vendômois qui se faisaient passer pour saints ermites, Guillaume Poirier et Louis Allais dont j’ai eu souvent connaissance pour leur amour de la bagarre, ont été arrêtés en décembre dernier pour fausse monnaie. Afin de gagner du temps et d’essayer d’obtenir l’indulgence des juges, ils ont déclaré avoir eu avec moi un entretien au cours duquel je leur aurais remis du poison pour exécuter le maudit Cardinal…

Sylvie ne s’attendait pas à cela. Elle lâcha sa cuillère et leva sur le duc un regard effrayé. Lui-même en dépit de l’ivresse commençante prit conscience de ce qu’il venait de dire, et devant qui. Ses yeux croisèrent ceux de la jeune fille. Ce qu’elle y lut l’épouvanta, c’était de la haine mais aussi de la peur. Heureusement, cela ne dura pas. Mme de La Flotte et Marie se récriaient, incapables d’imaginer que le vil poison pût être considéré comme une arme acceptable par un prince de la maison de France.

À partir de cet instant, César cessa de boire et le souper s’acheva vite. On dit la prière en commun puis chacun se retira dans ses appartements. Comme les autres, Sylvie rentra chez elle, mais elle ne se coucha pas. Quelque chose lui disait qu’elle n’en avait pas encore fini, pour ce soir-là, avec M. de Vendôme…

Et, en effet, une heure ne s’était pas écoulée qu’à la lueur des deux bougies placées l’une au chevet et l’autre sur la table près de laquelle elle s’était assise, elle vit sa porte s’ouvrir, sans pouvoir réprimer l’angoisse que cette vue procure toujours, même lorsque l’on s’y attend…

— Où l’avez-vous mise ? demanda le duc sans autre préambule.

— De quoi parlez-vous ?

— Ne faites pas l’idiote ! De cette fiole que je vous remis un certain soir pour vous obliger à sauver mon fils s’il était pris après cette ridicule histoire de duel.

— Je ne l’ai plus.

Il la saisit par le poignet pour l’obliger à se lever :

— Vous avez beaucoup de défauts, ma petite, mais vous mentez mal. Où est-elle ?

— Quand je dis que je ne l’ai plus je ne mens pas.

— Vous l’avez jetée ? Non, corrigea-t-il à peine la question posée, on ne jette pas un moyen de sortir rapidement de la vie quand il tombe dans vos mains. Je gagerais que vous l’avez gardée. Ne fût-ce que… pour vous-même en cas de désespoir. Je me trompe ?

Elle le regarda avec une stupeur sincère. Qu’il puisse retrouver le fil de ses pensées avec cette exactitude avait quelque chose de confondant chez un homme qu’elle avait eu souvent tendance à tenir pour un rustre en dépit de son grand air naturel.

— Non… il est vrai que j’y ai pensé. J’ai même pensé à… partager avec le Cardinal afin d’éviter ce qui me serait sûrement arrivé : la… la torture et la mort sur l’échafaud mais, encore une fois, je ne l’ai pas. J’ai été enlevée, figurez-vous, en sortant du château de Rueil, et quand on vous invite à cette sorte de voyage on ne vous laisse guère le temps de faire vos bagages.

— Alors où est-elle ?

— Au Louvre.

Les yeux de César s’arrondirent.

— Au… Louvre ?

— Dans la chambre que j’occupais en tant que fille d’honneur de la Reine. Je l’avais d’abord dissimulée dans un pli du baldaquin au-dessus de mon lit, puis j’ai pensé qu’il pouvait arriver que l’on secoue, même involontairement, les rideaux. Alors j’ai cherché ailleurs et j’ai trouvé, sous une tapisserie représentant le pauvre Jonas au moment où la baleine l’avale : il y a là entre deux pierres une petite faille qui semblait faite juste pour cette fiole. C’est à peu près à la hauteur de la gueule de l’animal…

— Merci pour ce luxe de détails ! grogna César. Vous n’imaginez pas que je vais me risquer à aller la chercher ? Souvenez-vous ! Je suis obligé de fuir…

— Et moi je suis morte ! Je vous disais cela au cas où vous souhaiteriez envoyer quelqu’un de sûr.

— Les seules personnes sûres dont je pourrais disposer me tiennent de très près. Or je suis déjà soupçonné de tentative d’empoisonnement. Que dirait-on si l’un des miens était pris ? Non seulement je serais condamné sans espoir, mais eux peut-être aussi.

— Oh non ? soupira Sylvie avec lassitude, vous n’allez pas recommencer votre affreux chantage avec Mgr François ?… En outre, au cas où vous penseriez m’obliger à ressusciter, le rapprochement avec vous se ferait aussi si j’étais prise. Ne croyez-vous pas que le mieux, pour nous tous, est encore de laisser cette fiole où elle est ? Je vous assure que, pour la trouver, il faut se donner du mal. De plus, je ne suis pas la seule fille d’honneur à avoir occupé cette chambre et je n’ai pas remarqué que le flacon soit gravé à vos armes ?

Il ne répondit pas tout de suite. Accoudé au manteau de la cheminée, il offrait à la flamme un pied après l’autre tout en réfléchissant. Finalement, il soupira :

— Peut-être avez-vous raison ! Nous n’avons aucun moyen d’en reprendre possession l’un ou l’autre… Eh bien, je vous souhaite la bonne nuit mademoiselle de… quoi au fait ?

— Valaines ! fit Sylvie avec tristesse. On dirait que votre mémoire est moins bonne pour vos vassaux malheureux que pour vos mauvaises actions, monsieur le duc ! Moi aussi je vous souhaite une bonne nuit… et un bon voyage vers l’Angleterre.

— Il vous faudra me supporter jusqu’à ce que Mercœur arrive. Quant à Beaufort, tâchez de vous en tenir à l’écart ! Sachez que j’emploierai tous les moyens… même les plus vils comme une dénonciation anonyme, pour le débarrasser de vous !

— Une dénonciation ? À quel propos ?

Il eut un petit rire méchant qui fit à Sylvie l’effet d’une râpe passée sur ses nerfs.

— Une fois en Angleterre, je n’aurai plus grand-chose à craindre de l’Homme rouge… et je pourrais faire savoir où se trouve la fameuse fiole ? Pensez à cela, ma chère !

Dans la galerie, Marie de Hautefort qui écoutait, en chemise de nuit et pieds nus sur le dallage, jugea qu’il était temps de rentrer chez elle. Ce qu’elle venait d’entendre la confirmait dans l’opinion qu’elle avait toujours nourrie sur le magnifique bâtard du Vert-Galant, même si jusqu’alors elle n’était pas aussi désastreuse : c’était un fier misérable !

Quand César sortit, il aperçut une ombre blanche voltigeant dans les ombres du large couloir et se signa précipitamment : il était superstitieux et croyait aux fantômes !

La menace qu’il venait de proférer contre Sylvie allait dans les heures suivantes se trouver bizarrement sans objet. En effet, parmi les trois cavaliers qui franchirent le lendemain l’entrée du château de La Flotte se trouvait bien Louis de Mercœur, mais aussi le duc de Beaufort et son écuyer Pierre de Ganseville.

De la fenêtre de sa chambre où elle avait choisi de rester jusqu’au départ de Vendôme, Sylvie les vit arriver et, n’écoutant que son cœur, oubliant toute prudence après les menaces de César, s’élança en ramassant ses jupes, dévala le grand escalier et atteignit le vestibule au moment même où François franchissait le seuil. Ses jolis yeux noisette, rayonnants de bonheur, croisèrent le regard bleu du jeune homme qui vira au gris-vert en même temps que son sourire s’effaçait. Oubliant même de saluer Mme de La Flotte qui arrivait des salons flanquée de Marie, il fonça droit sur Sylvie :

— Par tous les diables de l’enfer ! Qu’est-ce que vous faites ici ? Le père Le Floch envoyé par M. de Paul m’a pourtant laissé entendre à son retour qu’il avait bon espoir pour votre prochaine entrée dans un couvent ? Et je vous trouve là, revenue dans le monde comme si de rien n’était ? Mais vous êtes folle, ma parole !

La philippique atteignit Sylvie en plein cœur, douchant cruellement sa joie de le revoir.

— Ainsi, vous vouliez vraiment me jeter au fond d’un couvent ? Pour ne plus entendre parler de moi, sans doute ?

— C’est en effet tout ce que je souhaitais ! J’ai bien d’autres chats à fouetter que vous ! Ne savez-vous pas quel danger court mon père ? Et pour comble de disgrâce, voilà que je vous retrouve à la traverse !

— Un instant ! coupa Marie. Sylvie n’a rien à se reprocher. C’est moi qui suis allée la chercher parce qu’elle n’était plus en sûreté sur cette île du bout du monde où vous l’aviez déposée, jusqu’à la fin des temps sans doute…

— Jusqu’à la mort de Richelieu seulement… et Belle-Isle est le plus bel endroit que je connaisse. Quant à sa sécurité, si elle s’était pliée aux conseils de l’abbé Le Floch aucun danger n’aurait pu l’atteindre dans le couvent où…

— D’où Richelieu aurait pu la faire extraire quand il l’aurait voulu ! Les choses ont changé depuis notre dernier revoir !

— Peut-être, mais vous rendez-vous compte qu’en la recevant ici vous mettez en danger les vôtres et…

— Un danger qui ne vous dérange guère dès qu’il s’agit de votre père. Sylvie n’est pas accusée de tentative d’empoisonnement, que je sache ?

C’était plus que la malheureuse n’en pouvait supporter :

— Par pitié, Marie, ne dites plus rien ! Vous n’avez pas encore compris que M. le duc souhaitait surtout se débarrasser de moi à jamais…

Éclatant en sanglots, elle s’enfuit vers l’escalier qu’elle gravit en courant.

— Eh bien, approuva César de Vendôme qui entrait et suivait la course éperdue de la jeune fille. Voilà une bonne chose de faite ! Il était temps, mon fils, que vous compreniez la nécessité de l’écarter de vous, car elle ne vous vaut rien ! Mais, à propos, pourquoi donc êtes-vous ici, Beaufort ? Seul Mercœur devait me rejoindre ?

Le frère aîné qui jusqu’alors n’avait pas jugé utile de se mêler de ce qui ne le regardait pas se chargea de l’explication :

— Oh, c’est très simple, mon père ! Je l’ai emmené pour l’empêcher de faire encore des siennes. Apprenant que les gens de police vous recherchaient, notre paladin a proposé à Richelieu d’aller à la Bastille en vos lieux et place afin de proclamer haut et fort sa conviction de votre innocence !

Le visage railleur du duc s’adoucit soudain et ce fut avec une visible émotion qu’il vint frapper sur l’épaule de son cadet :

— Merci, mon fils ! Seulement vous n’avez pas songé qu’en ce cas, c’est moi qui n’aurais pu supporter de vous savoir prisonnier. Richelieu nous hait trop ! Vous risquiez votre tête… comme je risque la mienne si je m’attarde encore. Vous n’êtes pas trop las ?

— Du tout !

— Alors, si notre chère hôtesse veut bien nous faire servir quelque chose, nous partirons aussitôt après…

Tandis que lui et Mercœur se restauraient, François expédia son repas en trois coups de dents puis, se levant de table, alla prendre Marie par le bras pour l’entraîner à l’écart d’un salon.

— Avez-vous besoin d’entendre encore quelques vérités ? goguenarda celle-ci.

— J’ai surtout besoin d’en apprendre un peu plus sur ce qu’il y a au fond de votre belle tête. Je ne sais, au juste, pourquoi vous êtes allée chercher Sylvie.

— Je vous l’ai dit : Laffemas risquait de remettre la main sur elle.

— Sornettes ! Avez-vous oublié ce grand amour du jeune Fontsomme dont vous m’avez entretenu naguère ? C’est pour lui que vous êtes allée la prendre. Pour la lui donner ?

— Non. Que vous le vouliez ou non, elle était en grave danger, mais j’avoue volontiers que par la suite j’ai songé à les réunir…

— Elle et ce jeune blanc-bec pompeux ?

— C’est le plus charmant garçon que je connaisse et il l’adore. Vous n’imaginez pas qu’elle va user toute sa vie à contempler votre image, de préférence en pleurant ? Elle a droit à un bonheur que vous êtes incapable de lui donner.

— Alors pourquoi n’est-il pas encore ici ? fit François narquois.

— Je l’ignore et je n’ai aucune idée de l’endroit où il se trouve.

— Vous lui avez écrit et votre lettre est restée sans réponse, n’est-ce pas ?

— Je l’avoue mais ne prenez pas cette mine de matou qui va croquer une souris ! Je crains seulement qu’il ne soit arrivé…

— Rien du tout que d’agréable, ma chère ! Il est en Piémont auprès de la duchesse de Savoie. Une ambassade que vient de rejoindre ce jocrisse que l’on appelle maintenant Mazarin. Il court après un chapeau de cardinal, celui-là ! Quant à votre héros, je gage qu’il aura trouvé là-bas quelque belle mieux fournie en appas que notre pauvre chaton. Ils ont des femmes magnifiques…

— C’est possible, mais elles ne lui feront ni chaud ni froid ! Ce n’est pas votre faute, mon pauvre François, mais vous êtes tout à fait incapable d’éprouver un sentiment de cette qualité. Cela tient je crois aux appétits un rien vulgaires qui percent dans votre langage ! Quant à moi, je n’ai plus qu’un mot à vous dire : je ferai tout au monde pour extirper de la cervelle de Sylvie votre image de héros pour mauvais roman !

Et, avec un air de tête superbe, Mlle de Hautefort s’en alla retrouver Mme de La Flotte…

Les Vendôme repartis dans le vacarme qui accompagnait toujours leurs déplacements, même les plus secrets, le château de La Flotte retrouva le silence… mais pas pour longtemps : le lendemain, un courrier du Roi y mettait pied à terre sous l’œil inquiet de Marie qui se demandait si cet homme n’apportait pas l’ordre de la conduire dans quelque prison, mais elle se rassura en pensant qu’il était seul. Et puis sa lettre était adressée à Mme de La Flotte… En fait, elle contenait un ordre assez inattendu : celui pour l’aimable dame de venir, aussi discrètement que possible, rejoindre le Roi en son petit château de Versailles.

L’œil de Marie s’alluma : son ancien souffre-douleur commençait-il à la regretter et, en s’adressant à sa grand-mère, entamait-il des pourparlers de retour en grâce ? Sans être pour autant outrecuidante, elle ne voyait pas d’autre raison à une entrevue aussi peu conforme aux habitudes de cour.

— Il s’agit peut-être d’un de vos frères ? hasarda la vieille dame pour doucher un peu cet enthousiasme qui lui paraissait un rien présomptueux, mais Marie ne fit qu’en rire :

— Il ne ferait pas tant d’histoires ! Croyez-moi, ma bonne mère, j’ai raison. Si ce n’est pas cela, je pars pour l’Espagne rejoindre la duchesse de Chevreuse !

— Vous êtes trop bonne Française ! Vous ne feriez pas cela. Eh bien, je crois qu’il me faut hâter mes préparatifs si je veux être à temps à l’audience du Roi.

Elle allait sortir, Sylvie la retint :

— Par grâce, madame, emmenez-moi avec vous !

— Chez le Roi ?

— Quoi, Sylvie, vous voulez me quitter ? s’écria Marie.

Sylvie regarda tour à tour ces deux femmes qu’elle aimait et sourit :

— Ni l’un ni l’autre, mais c’est, je crois, la meilleure solution. Madame pourrait me laisser dans un couvent comme le souhaite M. de Beaufort et vous, Marie, songez que je ne pourrai vous suivre si le Roi vous rappelle. Je vous deviendrais une gêne doublée d’un souci, car je crois que vous m’aimez bien. Je voudrais seulement que ce couvent soit parisien afin de revoir enfin mon cher parrain.

Ce petit discours fit son effet :

— Elle n’a pas tort, Marie ! dit la comtesse. Si l’on vous fait revenir, elle sera seule ici, donc exposée. À la Visitation Sainte-Marie, elle serait en sûreté. Mme de Maupeou, la supérieure, est de mes amies…

— Et nous en avons une autre : Louise de La Fayette. Il se peut que vous ayez raison toutes deux… mais seulement pour un temps ! N’allez pas vous aviser d’une prise d’habit, Sylvie ! Vous serez seulement dame pensionnaire… et je pourrai vous voir autant que je le voudrai au nez et à la barbe des espions de Richelieu ! conclut-elle avec un grand rire. La Visitation est inviolable.

— Le Val-de-Grâce ne l’était-il pas aussi ?

— Non, parce qu’il appartenait à la Reine. Celui-là est protégé par sœur Louise-Angélique, donc par le Roi en personne. Jamais il n’y tolérerait une intrusion. Voilà qui est dit ! Allons faire vos bagages, ma petite Sylvie ! Et que Dieu nous aide !

À l’aube du lendemain, Mme de La Flotte quittait sa demeure ancestrale, flanquée de deux suivantes : l’une était son authentique femme de chambre et l’autre Sylvie, modestement vêtue. Le regret que celle-ci avait de quitter son amie était compensé par l’idée de revoir bientôt le cher Perceval de Raguenel qui tenait dans son cœur une si belle place !

CHAPITRE 6 LES LARMES D’UN ROI

Dans sa belle maison de la rue Saint-Julien-le-Pauvre, Isaac de Laffemas vivait des heures difficiles : il n’en pouvait plus sortir que solidement escorté. Finies les escapades nocturnes où il allait sans le moindre risque assouvir ses pulsions secrètes sur des femmes pour lui sans visage car à toutes il appliquait mentalement un masque, toujours le même, celui reproduisant l’image de Chiara de Valaines, la passion de sa vie, une passion jamais assouvie même lorsque son génie mauvais lui avait livré sa fille ! Pourtant, en possédant ce jeune corps si frais et si doux, il avait éprouvé un bien-être, une joie telle qu’il n’avait quitté La Ferrière qu’à regret, en se maudissant de l’avoir livrée à cet âne bâté de Justin dont il avait fait son esclave. Il aurait dû la garder, la cacher dans une chambre close pour l’avoir toujours à sa disposition. Encore heureux que la protection du Cardinal eût empêché, après l’annonce de la mort de Sylvie, que ce furieux qui l’avait jeté à terre dans l’escalier de Rueil n’exerçât de plus graves représailles !

— Tant que j’aurai besoin de vous ! avait dit le Cardinal, mais si, par miracle, cette malheureuse enfant était encore vivante, vous joueriez votre tête si vous osiez l’attaquer encore !

Sur le moment, la menace ne l’avait guère frappé. À quoi bon, puisqu’elle était morte ? Et, tout naturellement, il était retourné à ces plaisirs nocturnes qu’il s’octroyait depuis la mort de sa femme, une jolie fille sans cervelle qu’il avait tuée à force de la soumettre à ses pires volontés dès qu’il avait compris qu’elle était stérile. Madeleine n’avait été qu’une pâle copie de Chiara, un pis-aller…

Or, de la façon que l’on sait, il avait eu connaissance de l’imprudente lettre de Gondi à Mlle de Hautefort et l’espoir lui était revenu. Ainsi, elle était vivante, bien cachée sans doute mais vivante, et pour lui cela signifiait qu’un jour ou l’autre elle retomberait entre ses mains. Des mains qui tremblaient à cette seule idée. La retrouver, la reprendre encore et encore ! Et foin des menaces du Cardinal ! Il lui suffirait de l’épouser !

Alors Sylvie avait pris la place de sa mère. Elle était devenue la seule passion de cet homme au bord de la vieillesse qui trouvait tant de jouissances dans les tortures qu’il infligeait. À sa recherche, il avait lancé Nicolas Hardy, son meilleur limier, un gibier de potence qu’il avait arraché aux galères quand il avait compris qu’un esprit aussi malin que le sien habitait sa grande carcasse. Et Nicolas Hardy était parti pour Belle-Isle puisqu’elle était aux Gondi, que de tout temps ceux-ci entretenaient des liens d’amitié avec les Vendôme. Mais Hardy était revenu bredouille.

Là-bas, ses ruses et ses astuces ne lui avaient servi à rien : il s’était heurté à des murs aveugles et sourds. Rudes, fiers et indépendants, les Bretons eurent vite flairé l’espion dans ce personnage trop aimable à l’argent facile. Presque toute l’île avait appris qu’une jeune fille, une victime du Cardinal protégée par monsieur Vincent, s’y était cachée ou s’y cachait encore, mais Sylvie était entrée dans le légendaire, si cher au cœur de tout Celte bien né. Et même parmi les plus pauvres, personne ne parla… Quant à interroger le duc de Retz et les siens, il n’en était pas question. Tout ce qu’il réussit à découvrir – encore fut-ce par hasard en surprenant au cabaret la conversation de deux soldats de la garnison ! – c’est qu’une grande dame de la Cour, d’une extraordinaire beauté, était venue faire une brève visite. Ces gens n’avaient pas prononcé de nom, mais l’un d’eux, en soupirant qu’elle « était belle comme une aurore », l’avait mis sur la voie. Son flair et quelques questions en apparence anodines avaient fait le reste : Mlle de Hautefort était venue à Belle-Isle et peut-être, en s’en retournant, était-elle accompagnée ?

Ce fut en s’élançant sur cette nouvelle piste que Nicolas Hardy eut un accident : les os des espions ne bénéficiant pas d’une solidité plus grande que ceux des gens convenables, la rotule de Hardy éclata en morceaux après un rapprochement brutal avec le sabot d’une mule atrabilaire. Immobilisé de longs jours dans son auberge de La Roche-Bernard et désormais boiteux, l’envoyé de Laffemas n’eut d’autre ressource que d’aviser son patron par lettre mais quand celle-ci arriva, l’homme à tout faire de Richelieu était reparti pour une expédition punitive contre une dernière résurgence des Nu-Pieds aux confins du Vexin normand.

Rentrant enfin au logis, Laffemas trouva la lettre et s’offrit une grosse colère contre le malencontreux imbécile qui avait laissé échapper une piste encore chaude. Comment chercher dans quelle direction l’ancienne dame d’atour de la Reine avait dirigé ses pas ? Exilée, donc assignée à résidence, elle n’aurait jamais dû pouvoir se rendre à Belle-Isle mais apparemment, elle en prenait à son aise, comme tous ses pareils d’ailleurs, qui, à peine hors de Paris, semblaient pris d’une irrépressible bougeotte. La seule chose à faire était d’envoyer surveiller le château de La Flotte mais, en l’absence de Nicolas Hardy, Laffemas n’avait pas confiance en grand-monde. D’autant qu’il avait besoin à Paris même de ceux qu’il réussissait à s’attacher pour veiller à sa propre vie, sans cesse menacée par cet espèce de fantôme insaisissable qui se faisait appeler le capitaine Courage !

Par deux fois, grâce surtout à Nicolas Hardy, le Lieutenant civil avait échappé à un guet-apens mais, depuis, son ennemi avait changé de tactique comme s’il souhaitait le faire mourir de peur. Laffemas ouvrait-il une fenêtre qu’une flèche venue de nulle part clouait un message, le menaçant d’une mort affreuse en attendant le feu éternel, au mur de sa chambre.

Oh, ces messages qui semblaient arriver jusqu’à lui par magie ! Ils avaient fait naître une frayeur grandissante parce qu’ils lui donnaient l’impression qu’un œil invisible l’observait et que, contre cet ennemi-là, sa puissance avait des pieds d’argile…

C’était le cas, en effet : elle tenait tout entière dans la personne du Cardinal et il était de plus en plus évident que ledit Cardinal ne vivrait plus longtemps. Si encore Laffemas avait pu disposer de l’ensemble des forces policières de la capitale, mais il n’avait jamais eu le temps, les moyens, ni même la possibilité de réunir sous une même bannière tous ceux qui les composaient.

Si la police en tant que telle existait depuis des siècles sous l’autorité générale du Châtelet, elle avait toujours été considérée comme une annexe de la Justice fonctionnant sans règles définies et que dirigeaient de façon concurrentielle le Lieutenant civil pour le municipal, le Lieutenant criminel pour les meurtres – encore Laffemas conjuguait-il ces deux fonctions – sans compter le prévôt des marchands pour la vie du fleuve et le commerce, le prévôt de l’Île pour la « sécurité publique », de compte à demi avec le chevalier du guet. Dans la suite des temps, il en était résulté des contestations fréquentes, allant parfois jusqu’à la bataille rangée, et un désordre considérable dont bénéficiaient les truands de tout poil et leurs repaires, les cours des Miracles, disséminés dans divers quartiers de la ville. Ajoutons à cela que les commissaires du Châtelet délaissaient systématiquement leurs fonctions qui ne leur étaient d’aucun revenu. La plupart d’ailleurs n’habitaient pas les quartiers dont ils avaient la juridiction[33].

Or, Laffemas savait que la majorité de ses confrères ès ordre public le détestaient cordialement.

Pourtant, ce soir-là, il fallait qu’il sorte, et de la façon la plus discrète possible. En effet, poussé par ses angoisses, il s’était résolu à demander son horoscope à l’astrologue royal, Jean-Baptiste Morin de Villefranche, qui lui avait fait savoir dans la journée que l’ouvrage l’attendait à condition qu’il vînt le chercher lui-même et à la nuit close.

Un curieux personnage que ce Morin, né à Villefranche de Beaujolais au siècle précédent et qui n’aurait pas déparé la Cour de l’empereur Rodolphe II, le maître des mystères. À la fois médecin, philosophe, mathématicien, astronome et astrologue, il était titulaire de la chaire de mathématiques au Collège royal[34] depuis qu’il avait prédit la guérison du Roi au moment où on le disait mourant à Lyon. Morin avait affirmé avec force que le souverain s’en sortirait et Louis XIII, reconnaissant, lui avait octroyé ce poste tout en l’attachant plus ou moins à sa personne en tant qu’astrologue royal. Charge qu’il serait le dernier à occuper.

Cependant, il n’apparaissait guère à la Cour parce que Richelieu, qui s’en défiait, ne l’aimait pas. Quant à la Reine, enfermée dans sa piété étroite d’Espagnole, ce grand homme maigre à l’aspect sévère lui faisait peur : il avait toujours l’air de voir quelque chose au-dessus de sa tête. Aussi, bien qu’elle en mourût d’envie, n’avait-elle jamais osé lui demander de lire pour elle dans l’avenir. Par crainte, peut-être, de ce qui pourrait en être révélé à un époux qu’elle trahissait de bien des façons.

Ce n’était pas ce que redoutait le Lieutenant civil mais plutôt le ridicule : le bel effet produit sur tous ceux qu’il terrorisait, et aussi sur ceux qui le méprisaient en le haïssant, si l’on voyait sa voiture, ou son cheval et, de toute façon, son escorte devant la maison qu’habitait Morin dans la rue Saint-Jacques ! Faire porter un pli par un valet était une chose, s’y rendre soi-même en était une autre. Et pourtant, si Laffemas voulait apprendre ce que lui réservaient les astres, il fallait qu’il se déplace : bien protégé par le Roi, Morin n’avait aucune raison d’accepter de se déranger pour un vulgaire Lieutenant civil qui ne l’effrayait pas le moins du monde…

Pour se rassurer, Laffemas pensa que le chemin n’était pas bien long, que l’arrière de sa maison ouvrait sur la rue du Petit-Pont par une porte dont se servaient ses domestiques et qu’il lui suffisait d’emprunter une livrée, un manteau et un chapeau pour être déguisé, surtout en pleine nuit.

Le temps passait et, avec lui, celui des hésitations. Neuf heures sonnant à l’horloge du Petit-Châtelet emportèrent la décision. Laffemas changea de costume, enfonça un chapeau rond sur sa tête et sortit par la porte de derrière. La nuit, froide, lui parut calme tandis qu’il explorait les environs avant de quitter l’abri du seuil. Ses yeux jaunes possédant comme ceux des chats la faculté de voir dans l’obscurité, il finit par se rassurer. Rien ne bougeait. Alors il se mit en marche, gagna en quelques enjambées la rue Saint-Jacques qu’il entreprit de remonter d’un pas plus vif à mesure qu’il s’éloignait de son logis.

Il était presque à destination quand il entendit le vacarme d’un carrosse roulant à bonne allure. Bientôt, il l’aperçut : précédée de deux coureurs porteurs de torches comme les voyageurs attardés en trouvaient aux principales portes de la ville, c’était une lourde machine traînée par quatre chevaux avec, sur le siège, un cocher et un laquais chaudement emmitouflés.

Soudain, l’un des coureurs, glissant sur un quelconque immondice, tomba en laissant échapper sa torche dont la flamme effraya l’un des chevaux de tête. Avec un hennissement de terreur, l’animal freina des quatre pieds, se cabra en déstabilisant l’attelage. Le carrosse pencha, faillit heurter la façade d’une maison mais finalement resta debout cependant qu’à l’intérieur s’élevaient des cris de femmes. Tandis que le cocher s’arrangeait de ses bêtes, l’autre coureur revenu sur ses pas s’approcha de la portière.

— C’est rien, mesdames ! Plus de peur que de mal. La faute à mon camarade qu’a glissé en lâchant son brandon.

— Allons, hâtons-nous de repartir ! dit Mme de La Flotte dont l’aimable visage venait d’apparaître dans la lumière jaune de la torche.

Laffemas, enfoncé dans l’encoignure d’une maison, n’avait rien perdu de la scène qu’il jugeait stupide, mais il se figea soudain : un autre visage encadré d’un petit bonnet blanc sous un capuchon noir s’ajoutait à celui de la comtesse et ce visage, c’était celui qui hantait ses nuits et ses rêves – qui, pour d’autres, eussent été des cauchemars : c’était celui de Sylvie ! Il l’aurait juré. Il en aurait mis sa main au feu et sa tête à couper ! Personne n’avait d’aussi jolis yeux noisette ! Quant à cette vieille dame… pardieu oui ! C’était Mme de La Flotte, la grand-mère de la belle Hautefort.

Envahi d’une joie sombre qui lui fit oublier ses propres périls et même l’horoscope du sieur Morin, il décida de suivre cette voiture où qu’elle aille. Fût-ce au besoin en enfer où sans doute on serait heureux de l’accueillir comme un frère.

Après l’accident auquel elle venait d’échapper, la voiture roulait moins vite et Laffemas put la suivre sans se faire remarquer. Il n’était plus jeune mais, de ses aïeux montagnards, il tenait des jarrets d’acier et une endurance exceptionnelle. Le chemin fut long, cependant pas un instant il ne pensa qu’il lui faudrait revenir seul vers sa maison une fois la voiture et ses occupantes arrivées à destination.

On traversa les deux bras de la Seine puis, par la Grève, on atteignit la rue Saint-Antoine mais, quand le portail du couvent de la Visitation Sainte-Marie s’ouvrit devant la voiture, son poursuivant fit la grimace : si celle qu’il désirait devait y rester, il lui serait impossible de remettre la main sur elle. Une femme entrée là – et les portes s’ouvrant pour sa voiture en pleine nuit prouvaient qu’elle y était attendue – était aussi bien défendue que derrière les murs de la Bastille dont les grosses tours rondes montaient, dans son voisinage, une garde redoutable et significative. Mieux même car, dans la vieille forteresse, le Lieutenant civil gardait des pouvoirs, mais aucun dans ce couvent.

Fondé à Annecy en 1610 par François de Sales et la baronne de Chantal qui, veuve, voulait se tourner vers Dieu, l’ordre de la Visitation dont celle-ci fut la première supérieure essaima très vite. En une trentaine d’années, sous l’impulsion de la Contre-Réforme, des maisons s’ouvrirent dans une grande partie de la France. Bonne première, celle de la rue Saint-Antoine grandit et devint en quelques années le couvent le plus noble et le mieux fréquenté de Paris. Le mieux dirigé aussi : monsieur Vincent en avait été l’aumônier pendant dix-huit ans. Quant à Mme de Maupeou, la supérieure, elle n’avait rien à lui envier pour la piété, l’austérité des mœurs et l’énergie. Issue d’une puissante famille parlementaire, elle menait son monde de main de maître, environnée du respect de tous. Et surtout, le Roi lui-même gardait le couvent sous sa protection depuis la prise de voile de sœur Louise-Angélique qui, dans le monde, avait été Louise de La Fayette[35]. Le cardinal de Richelieu lui-même n’aurait jamais osé s’attaquer à cette forteresse céleste qu’il avait choisi – faute de mieux peut-être – d’inscrire sur la liste de ses bienfaits.

C’est assez dire que sur les hauts murs de la Visitation Sainte-Marie, un quelconque Lieutenant civil ne pouvait que se casser les dents. Néanmoins, il en fallait davantage pour qu’il s’avoue vaincu par la seule vue d’un portail refermé. Assis sur un montoir à chevaux de l’autre côté de la rue, Laffemas réfléchit longuement. Ce carrosse qu’il avait vu entrer ressortirait bien un jour, car il y avait peu de chance pour que Mme de La Flotte choisît de prononcer des vœux. Restait à savoir s’il s’agissait ce soir d’une simple halte pour éviter d’ouvrir son hôtel ou si la vieille dame n’était là que pour accompagner Sylvie. Auquel cas…

Habitué à sérier les questions, il ne poursuivit pas plus loin ses cogitations. Après avoir surveillé un moment le couvent silencieux, Laffemas abandonna une faction qui l’avait un peu reposé, courut jusqu’au Grand Châtelet où il trouva l’un des exempts de garde et l’envoya au couvent :

— Tu resteras là jusqu’à ce que tu voies sortir un carrosse – description suivit – qui y est entré cette nuit. Quand il partira, débrouille-toi pour voir combien de personnes l’occupent et à quoi elles ressemblent. S’il sort de Paris, fais-toi donner un cheval par la garde des portes et suis-le.

— Jusqu’où ? fit l’homme qui n’était autre que Desormeaux, le tendre ami de Nicole Hardouin, une circonstance que le Lieutenant civil ignorait pour le plus grand bien de la maisonnée Raguenel.

— Jusqu’au premier relais de poste où tu t’arrangeras pour découvrir où il va. Si l’on te dit qu’il rentre chez lui, dans la vallée du Loir, tu le laisses aller et tu reviens me rendre compte.

Ce genre de mission n’enchantait pas Desormeaux : il était plutôt de nature contemplative. Les chevauchées le fatiguaient et secouaient sa panse arrondie par la bonne cuisine de Nicole. Toutefois, éprouvant, comme tous ses pareils, une sainte terreur du Lieutenant civil, il ne se fût pas permis de suggérer que Laffemas s’adresse à quelqu’un de plus svelte. D’autant qu’il y avait urgence…

Ce fut sans doute la mission la plus éprouvante de sa vie. Quand il chut pratiquement à bas de son cheval, le lendemain soir, il était à moitié mort et les nouvelles qu’il apportait plongèrent son chef dans un monde de perplexité et d’inquiétude :

— Le carrosse est allé à Versailles, déclara-t-il. Il y avait dedans une dame âgée… une vraie dame ! Elle est restée là-bas plus de deux heures après quoi elle est rentrée rue Saint-Antoine.

— À Versailles ? Mais où à Versailles ? Tout de même pas…

— Si. Au château. Et le Roi y était puisqu’une compagnie de mousquetaires montait la garde… Est-ce que je peux… aller me coucher maintenant ou est-ce que je… retourne au couvent ?

Plongé dans un abîme de réflexion, Laffemas se contenta de renvoyer Desormeaux d’un geste impatient en grognant :

— Va te coucher !

Qu’est-ce que le Roi pouvait vouloir à la grand-mère de la Hautefort, puisque personne n’entrait à Versailles sans y avoir été invité par Louis XIII ?

C’était aussi la question que se posait la vieille dame depuis qu’elle avait quitté son château des bords du Loir mais, pensant avec juste raison qu’une réponse lui serait donnée, ce fut avec une certaine sérénité qu’elle franchit le seuil du petit château de briques roses et de pierres blanches coiffé d’ardoises bleues que Louis XIII avait fait bâtir en 1624 sur l’emplacement d’une ancienne maison seigneuriale appartenant aux Gondi. Quand il courait le cerf jusqu’à la nuit noire dans les bois environnants, il y venait dormir avec ses compagnons, tout botté et enveloppé de son manteau, sur de la paille. En dépit de son grand usage des Cours, l’excellente femme ne put offrir qu’une révérence un peu vacillante, tant le Roi avait changé… Sa mine était aussi effrayante que lors de sa maladie de Lyon.

En fait, depuis l’enfance, Louis XIII était atteint d’une entérite chronique qui s’accommodait mal des traitements – saignées et clystères – qu’on lui appliquait. C’était en outre un grand nerveux, sujet aux angoisses et à des périodes de dépression. En fait, l’ignorance des médecins était en grande partie responsable du délabrement d’une santé qui, en dehors de l’apport de sang Médicis, eût ressemblé à celle du sec et vigoureux Henri IV. En une seule année, le Roi n’avait-il pas reçu deux cent quinze lavements et deux cent douze purges, sans compter quarante-sept saignées, libéralement distribués par son médecin Bouvard ? À la longue, on s’était habitué à sa maigreur et à son teint que les intempéries subies par ce chasseur forcené bronzaient légèrement sans en dissimuler vraiment la pâleur. Cette fois, pourtant, Mme de La Flotte fut effrayée : la maigreur était telle que les muscles semblaient avoir fondu, le teint se plombait, les yeux s’enfonçaient. Louis XIII ressemblait tellement à un personnage peint par le Greco que la comtesse faillit se signer : la mort certainement ne se ferait plus attendre durant de longues années…

Le Roi reçut sa visiteuse dans le grand cabinet attenant à sa chambre. Il s’y tenait assis au coin du feu et l’environnement de tapisseries consacrées à la chasse était si frais, si évocateur, qu’il semblait se trouver au cœur d’une forêt magique dans laquelle un génie se serait amusé à installer une cheminée. Sur le velours gris, sans broderies, des vêtements, la blancheur du grand col rabattu et des hautes manchettes de dentelle empesée accusait encore l’aspect dramatique du visage aux yeux rougis et des belles mains, jadis si fortes, à présent d’une blancheur diaphane. Des mains dont l’une désigna un siège, tandis qu’un sourire rendait tout à coup son âge à cet homme de quarante ans qui en paraissait plus de soixante.

— J’osais à peine espérer que vous viendriez, dit-il. Vous imposer ce long chemin par ce temps d’hiver et à votre âge, c’est un péché.

— En aucune façon, Sire ! J’ai toujours aimé voyager en dépit des inconvénients, mais surtout l’appel de Votre Majesté m’a causé une grande joie… Alors je me suis hâtée pour arriver en temps voulu…

Les sourcils de Louis remontèrent au milieu du front :

— Une grande joie ? Il est rare que mes ordres produisent cet effet. D’autant que vous n’avez pas eu vraiment à vous louer de moi depuis plus d’un an. J’ai refusé de vous confier le poste de gouvernante du Dauphin, puis celui de dame d’honneur de la Reine…

— Si le Roi ne m’en jugeait pas digne, puis-je le lui reprocher ? fit Mme de La Flotte avec une bonne humeur qui amena un nouveau sourire.

— Vous êtes une bonne personne, madame de La Flotte. Enfin j’ai… j’ai exilé votre petite-fille.

— Ce qui m’a souvent étonnée, c’est que Votre Majesté ne l’ait pas fait plus tôt. Marie sait si bien se rendre insupportable !

La figure assombrie de Louis s’éclaira d’un coup comme si, sortant de sous un nuage, elle arrivait en plein soleil.

— D’autant que je ne le voulais pas. Je lui avais demandé de s’éloigner quelque temps… quinze jours tout au plus !

— Et elle a répondu que si elle partait quinze jours elle ne reviendrait pas. D’ailleurs, Sire, puisque nous sommes là tous deux à causer en… puis-je dire en confiance ?

— Certes, vous le pouvez.

— Aurait-elle été rappelée au bout de ces quinze jours ? Celui ou plutôt ceux qui voulaient son départ sont… si chers au Roi !

— De qui parlez-vous ?

— Mais… de M. le Cardinal… et aussi de M. de Cinq-Mars.

Une souffrance soudaine bouleversa le visage royal tandis que des larmes montaient à ses yeux :

— Monsieur le Grand est cent fois, mille fois plus insupportable que ne le fut jamais Marie ! Il ne cesse de me tourmenter pour de nouvelles faveurs…

— De nouvelles faveurs ? Alors qu’il est Grand Écuyer de France à vingt ans ? fit Mme de La Flotte suffoquée.

— Certes, certes… mais il l’a mérité. De là à le faire entrer au Conseil comme il le souhaite…

— Au Conseil ? À quel titre ?

— Je ne sais trop ! Garde des Sceaux peut-être… Il veut que je le fasse duc, pair du royaume…

— Et pourquoi pas Premier ministre ?

— Pourquoi pas, oui ? Bien sûr, M. le Cardinal ne saurait être d’accord, mais il est fort malade. Il faudra bien qu’un jour je le remplace…

— Par M. de Cinq-Mars ?

Louis XIII considéra sa visiteuse d’un air inquiet :

— Ce serait un peu tôt peut-être ? Il est encore trop jeune…

La comtesse regarda son roi avec une stupeur qu’elle ne chercha pas à dissimuler. Les bruits de la liaison quasi amoureuse qui unissait Louis XIII au trop beau jeune homme débordaient de Paris et de Saint-Germain pour couvrir le reste de la France. Certains en riaient, d’autres fronçaient le sourcil, personne au fond – à part sans doute Richelieu – ne mesurait l’étendue et la profondeur du mal. Et il ne faisait que grandir, si Louis XIII en venait à envisager de remplacer Richelieu, un homme d’État hors pair quoi qu’on puisse en penser, par un muguet de cour…

— Mais… que le Roi me permette de m’étonner ! Pourquoi donc Monsieur le Grand est-il si pressé ? Comme Votre Majesté vient de le dire, il est jeune, il a toute la vie devant lui. En outre, prendre la place du Cardinal…

— Lui succéder, ma chère, lui succéder… Il est vrai que c’est beaucoup, n’est-ce pas ? Son Éminence sert bien les intérêts du royaume : nous avons reconquis l’Artois ; nous allons annexer la Lorraine et, en Roussillon, nos armes sont assez prospères pour espérer un dénouement heureux… Il faut laisser au Cardinal le temps d’achever son œuvre… C’est ce que je ne cesse de répéter à ce jeune impatient.

— Encore une fois, et si le Roi le permet, pourquoi cette impatience ? Ce jeune homme n’a-t-il pas obtenu jusqu’à présent ce qu’il souhaitait ?

— Je ne lui refuse rien. C’est un si joli spectacle de le voir heureux ! Quant à sa hâte… elle tient tout entière dans le nom d’une femme…

— Marion de Lorme, la courtisane qui est sa maîtresse au point qu’on l’appelle Madame la Grande ?

— Non. Cela m’a toujours agacé mais ce n’est pas grand-chose au fond. Si Cinq-Mars veut tout et tout de suite, c’est afin d’être parvenu assez haut pour épouser une princesse. Il s’est épris de Marie de Gonzague…

Une fois de plus, Mme de La Flotte ouvrit de grands yeux. Voilà qui était nouveau ! Princesse de Mantoue, duchesse de Nevers, Marie de Gonzague que l’on appelait Mlle de Nevers était l’une des femmes les plus ambitieuses de la Cour. Elle avait longtemps intrigué pour épouser Monsieur et devenir ainsi la belle-sœur du Roi. C’était naturellement le Cardinal qui s’était mis en travers et depuis la belle lui vouait une haine farouche. Car belle, elle l’était, un peu dans le genre Junon, majestueuse et marmoréenne mais sans discussion possible…

— Mais… n’est-elle pas plus âgée que lui ?

— Dix ans ! C’est apparemment sans importance. Depuis qu’il l’a rencontrée au bal donné à Saint-Germain pour les relevailles de la Reine après la naissance de mon fils Philippe, Cinq-Mars ne rêve que d’elle…

— Et elle ? En a-t-elle fait son amant ?

— Vous n’y pensez pas ? Quand une femme de cette trempe veut un homme, elle ne s’abandonne qu’une fois la victoire acquise. Ils en sont à l’amour courtois, grinça le Roi avec un rire sec. Elle est la Dame, il est le chevalier prêt à affronter les géants pour l’obtenir. Il veut la pairie, un duché, une grande charge…

— Sire, un tel mariage est impossible sans le consentement du Roi ?

— Et… je ne le donnerai jamais, jamais, vous m’entendez ! Tout au moins… tant que le Cardinal… Oh, je voudrais tant qu’il accepte d’être heureux à moindre prix !

Louis XIII cacha son visage dans ses mains pour que sa visiteuse ne vît pas couler de nouvelles larmes. Celle-ci jugea qu’il était temps de changer de conversation. Les rois sont ainsi faits qu’il leur arrive de faire payer chèrement un mouvement de faiblesse à ceux qui en sont témoins.

— Sire, dit-elle doucement, le Roi consentira-t-il à me confier la raison pour laquelle il m’a appelée ?

Aussitôt, les mains retombèrent en essuyant les larmes au passage, mais la rougeur des yeux les trahissait encore.

— C’est trop juste ! Je voulais savoir comment va Marie.

— Bien, Sire.

— J’en suis heureux… Je… oh, pourquoi finasser ! Elle me manque, madame. Si dure qu’elle ait été, elle m’insufflait un peu de son courage, de sa force de résistance…

— Et c’est pourquoi l’on a voulu son départ. Elle était un rempart en face de grandes ambitions…

— Sans doute, mais elle n’a même pas essayé de fléchir ma volonté… Oh, ne me parlez pas de son orgueil, je ne le connais que trop, mais j’espérais qu’elle m’aimait un peu. Malheureusement, elle n’aime que la Reine… une ingrate qui n’a rien fait pour la garder auprès d’elle !…

Le Roi se leva, fit deux ou trois tours dans la pièce puis revint se planter devant la cheminée en lui tendant les mains.

— Lui était-il donc impossible d’aimer à la fois sa reine et son roi ? soupira-t-il, se parlant à lui-même plus qu’à sa visiteuse. Elle savait bien que je ne lui aurais jamais rien demandé qui fût contraire à l’honneur. À certains moments, j’ai pu croire qu’elle m’aimait un peu… elle avait des élans, vite réprimés sans doute, des regards qui parfois s’adoucissaient…

Brusquement, il se retourna :

— Je voudrais la revoir ! Parler avec elle comme nous le faisions parfois ! C’est une guerrière. Je le suis aussi mais elle a plus de force que moi. Ne peut-elle revenir ?

— Pas si le Roi ne révoque pas son ordre d’exil ! Et le Roi ne le fera pas…

— Non, sans doute. Il y aurait trop de criailleries ! Mais je lui avais conseillé de se marier : je peux lui trouver un parti digne d’elle ?

— Marie n’acceptera le mariage que par amour et elle n’aime personne…

— Pas même le marquis de Gesvres à qui j’ai défendu de l’épouser ?

— Pas même, Sire, car l’eût-elle aimé qu’elle serait déjà sa femme que cela plaise ou non à Votre Majesté !

Avec la facilité des enfants qui passent du chagrin à la joie, Louis XIII éclata de rire. Peut-être du soulagement d’apprendre que Marie n’aimait pas ailleurs ? Puis, après s’être raclé la gorge deux ou trois fois, il risqua :

— Et… si je lui écrivais une lettre ? Une simple lettre vous me comprenez bien ? Que je vous remettrais et qui lui permettrait, sans revenir à la Cour, d’habiter plus près de Paris. À Créteil par exemple ?

— À Créteil ?

— Allons ! Ne faites pas celle qui ne comprend pas. Au temps où ils étaient évêques de Paris, les du Bellay y possédaient bien un domaine ? Le château des Mesches, si ma mémoire est bonne.

— Excellente, Sire ! mais c’étaient les évêques de Paris qui en étaient possesseurs, ainsi que de la seigneurie de Créteil.

— Certes, certes, mais votre famille n’en a pas moins gardé là-bas un manoir, proche de l’ancienne ferme des Templiers, une assez jolie maison qui appartenait jadis à Odette de Champdivers, la favorite de Charles VI, le pauvre roi fou ? Ne l’auriez-vous plus ?

Mme de La Flotte qui voyait où voulait en venir le Roi ne jugea pas utile – ni prudent ! – de mentir : il était beaucoup trop bien renseigné.

— Oh si ! Mais nous y allons rarement et certains travaux…

— Faites-les ! Je vais vous donner un bon sur ma cassette personnelle, mais faites-les discrètement. Rien qui puisse attirer par trop l’attention. Après tout, vous pouvez être reprise de goût pour cette demeure de famille et souhaiter y séjourner au grand jour…

— … et Marie en pleine nuit ? Entendons-nous bien, Sire ! Outre que j’ignore comment elle accueillera votre lettre, elle n’acceptera jamais la place d’Odette de Champdivers !

Le poing du Roi s’abattit sur une table où des armes étaient étalées :

— Je veux parler avec elle, madame ! Pas coucher avec elle ! Vous devriez me connaître mieux !

— Je prie le Roi de me pardonner mais, en admettant que Marie accepte, le Cardinal ne tarderait guère à l’apprendre : on ne peut rien lui cacher !

— Sauf quand je le veux ! D’ailleurs, il a d’autres chats à fouetter pour le présent. Savez-vous que dans deux jours il marie sa nièce au fils du prince de Condé qui en bave de gratitude ? Beau mariage en vérité ! Claire-Clémence de Brézé n’a que douze ans et elle est loin d’être belle. Enghien non plus n’est pas beau, mais il possède cette laideur qui attire les femmes. En outre, il est amoureux d’une autre qui est ravissante. Seulement, monsieur son père guigne la dot et les avantages d’entrer dans la famille de mon ministre. Et moi, je serai au Palais-Cardinal avec la Reine pour signer au contrat…

De toute évidence ce mariage ne lui plaisait pas, mais sa visiteuse en profita pour tâter le terrain dans une autre direction :

— Puis-je demander au Roi des nouvelles de Sa Majesté la Reine ?

Le Roi, qui tout en parlant s’était installé à la table où il avait pris un papier et une plume, releva la tête :

— Pourquoi ne pas lui en demander vous-même ? Vous n’êtes pas exilée que je sache ? En rentrant à Paris, passez par Saint-Germain et allez la saluer ! Tenez ! Voilà un laissez-passer pour Marie si elle consent à venir à Créteil… et voici la lettre dont je vous ai parlé, ajouta-t-il en tirant de sa poche un billet tout prêt. Dites-lui que, si elle vient, je n’aurai aucune peine à la joindre. Vous savez que j’aime toujours à chasser dans le val de Marne quand je me rends à Saint-Maur !

Il prit un temps puis ajouta avec cet étrange sourire qui, en dépit des ravages de la maladie, lui rendait son enfance :

— Encore un château construit par les du Bellay, celui-là, avant que Catherine de Médicis ne l’achète ? Votre famille était décidément très puissante dans cette région. Pourquoi ne le redeviendrait-elle pas ?

Mme de La Flotte comprit fort bien ce que le Roi entendait par là et sa révérence s’en ressentit, car elle était pleine de joie et d’espérance en pensant à ses chers petits-enfants. Aussi partit-elle décidée à combattre de toutes ses forces les mauvaises raisons que Marie pourrait lui donner de rester enfermée à La Flotte. À dire vrai, il y avait gros à parier qu’elle saisirait la balle au bond ! La campagne en hiver, ce n’est jamais très drôle… Et puis, la Reine qui devait regretter beaucoup sa fidèle dame d’atour lui remettrait peut-être quelque mot, elle aussi ?

Hélas, si elle espérait de la Reine un accueil chaleureux, elle fut déçue. Son arrivée dans le Grand Cabinet d’Anne d’Autriche ressembla plus à un pavé projeté dans une mare à grenouilles qu’à une entrée bienvenue, en dépit du fait que la vaste et somptueuse pièce évoquait plutôt une volière grâce au bataillon des filles d’honneur qui pépiaient dans un coin. Comme si l’on voulait faire écran entre le petit groupe formé par Anne d’Autriche et deux visiteurs, et celui qui entourait Mme de Brassac, la dame d’honneur. Or, ces deux visiteurs n’étaient autres que Marie de Gonzague et le favori du Roi, le jeune Cinq-Mars, plus Adonis que jamais auprès d’une altière Junon qu’il couvait de regards amoureux.

Quand on annonça Mme de La Flotte, il se fit un silence soudain et tous prirent cet air de douloureuse surprise qui est de mise devant un objet vaguement scandaleux qui blesse la vue. Cinq-Mars fronça ses beaux sourcils. La Reine se reprit très vite :

— Eh quoi, comtesse ? C’est donc vous ? Mais quelle bonne surprise ! Vous avez enfin quitté votre campagne ?

Sans être aussi abrupt que celui de sa petite-fille, l’orgueil de Mme de La Flotte n’en était pas moins chatouilleux :

— Le désir de saluer Votre Majesté m’aurait ramenée de plus loin… que mon hôtel de Paris ? Puis-je rappeler à la Reine que personne, jusqu’à présent, ne m’a exilée ?

À sa surprise, ce fut Cinq-Mars qui, avec l’audace de qui se sait tout-puissant, lui répondit :

— Chacun ici pensait que vous auriez à cœur de demeurer auprès de Mlle de Hautefort pour la soutenir dans son épreuve ?

Il aurait mieux fait de se taire :

— Épreuve imméritée, monsieur le Grand Écuyer, et dont nous savons parfaitement qui la lui a infligée. De toute façon, ce n’est pas à vous que je parle… En fait, Madame, ajouta-t-elle en revenant à la Reine, je souhaitais surtout porter à notre souveraine un témoignage de notre obéissant respect et lui dire…

— Nous en sommes tout à fait convaincue, coupa la Reine. J’aimais beaucoup Mlle de Hautefort et elle le sait…

— Votre Majesté veut-elle dire qu’elle ne l’aime plus ?

— Quelle idée, voyons ? Merci de votre visite, comtesse, j’ai été très heureuse de vous voir, fit-elle avec une évidente nervosité. Mme de Motteville ! Voulez-vous soutenir Mme de La Flotte jusqu’à sa voiture ! Elle semble fort lasse et je pense qu’elle a hâte de rentrer chez elle au plus vite !

Avec une stupeur indignée, la comtesse regarda venir à elle une jeune femme d’environ vingt ans, blonde et souriante mais avec les yeux les plus vifs et les plus fureteurs qui soient. En dépit du temps passé elle la reconnaissait, l’ayant vue enfant quand elle était déjà au service de la Reine et qu’elle avait été comprise dans l’espèce de convoi pour l’exil qui avait emporté la duchesse de Chevreuse et l’ambassadeur espagnol Mirabel. Elle s’appelait alors Françoise Bertaut et était la nièce du poète du même nom. Quant à ce nom de Motteville – Mme de La Flotte devait l’apprendre par la suite – il lui venait d’un président au parlement de Normandie tellement plus âgé qu’il venait de la laisser veuve. D’où son rappel récent à la Cour où elle occupait le poste privilégié de femme de chambre de la Reine.

D’un geste net, la grand-mère de Marie opposa une main à celle qui s’offrait à elle :

— Je remercie Votre Majesté de sa sollicitude mais mes jambes sont encore fort bonnes. Elles m’ont portée jusqu’ici et sauront bien me ramener à mon carrosse ! Je suis l’humble servante de Votre Majesté !

Une impeccable révérence et elle quittait la place avec une entière dignité, sans vouloir remarquer le geste de tendre la main que la Reine avait ébauché. Elle était furieuse et écœurée à la fois. Que le Roi se soit laissé prendre au charme du trop joli garçon, cela pouvait s’expliquer, encore que sa tentative en direction de Marie ressemblât assez à un appel au secours, mais que la Reine fût tombée elle aussi dans le piège tendu par le Cardinal, c’en était trop !

— Le Roi a raison, marmottait-elle tandis que sa voiture quittait le château. C’est une ingrate, rien d’autre qu’une ingrate. Il va falloir enseigner à Marie à suivre la ligne de conduite de ses ancêtres : servir le Roi avant tout ! Et d’abord, essayer de se réconcilier avec lui…

Aussi, à peine rentrée à la Visitation Sainte-Marie, bien qu’il fût déjà tard et que, n’ayant rien avalé depuis le matin, elle mourût de faim, prit-elle le temps d’écrire à son intendant de Créteil pour lui donner des instructions en vue de la remise en état de sa maison où elle comptait séjourner quelques semaines d’ici un mois. Puis elle se mit à la recherche de Sylvie.

Elle la trouva dans la grande chapelle neuve vouée à Notre-Dame des Anges. Assise dans la partie de la nef réservée aux visiteurs et aux rares pensionnaires, elle écoutait, avec des larmes dans les yeux, les Visitandines rangées dans le chœur au-delà de la clôture chanter en demi-teinte un Stabat Mater qu’elle-même avait chanté avec les religieuses du Val-de-Grâce en un temps dont elle comprenait à présent combien il était heureux : elle aimait François, François aimait la Reine mais lui donnait, à elle, une tendresse pleine de sollicitude. À présent, François n’aimait plus ni la Reine ni elle. Il s’était détourné pour s’attacher à une femme trop belle pour n’être pas redoutable. Et s’il était à jamais perdu pour elle, Sylvie craignait de s’avouer que, sans lui, sa vie n’aurait plus aucun sens, aucun goût…

Pourtant, l’instant présent lui apportait un apaisement inattendu, peut-être parce que c’était un moment de pure beauté. Les flammes des cierges allumaient des reflets aux croix d’argent que les moniales portaient sur leurs sévères robes noires, nimbaient d’une douceur dorée les profils encadrés par le voile d’étamine blanche et le bandeau noir, tout en illuminant la cohorte blanche des novices.

C’étaient elles surtout que Sylvie regardait, sachant qu’il lui suffirait d’un mot pour prendre rang au milieu d’elles. Un mot qu’elle dirait peut-être, en dépit de son peu d’attirance pour les couvents. C’était là un port comme un autre, et elle était tellement lasse de sa vie déracinée ! Elle n’avait même pas le droit de retourner à Belle-Isle, dans la maison qu’elle s’était prise à aimer, puisque là-bas, selon Marie, les sbires de Laffemas étaient venus gâter le merveilleux paysage. Le pire était peut-être de se trouver si près du petit hôtel de la rue des Tournelles où vivait Perceval de Raguenel et de ne pouvoir s’y rendre ! C’était là son vrai refuge, le seul dont elle eût envie après tant de mois passés au loin, mais il lui était défendu pour ne pas le mettre en danger… Après tout, elle le dirait peut-être, ce mot que l’on attendait d’elle ? François ne lui avait-il pas déclaré assez brutalement qu’il ne lui voyait plus d’autre destinée possible ? Et puis, si elle acceptait de prendre le voile, elle deviendrait intouchable… et son parrain, au moins, pourrait venir la voir au parloir…

Elle leva la tête vers la haute coupole envahie par les ombres du soir vers lesquelles semblait monter la Vierge dont l’Assomption rayonnante surplombait le maître-autel, pensa que le Ciel était vraiment trop au-dessus de ses forces, comme l’était jadis la tour de Poitiers à Vendôme quand elle était une toute petite fille… et qu’avant de mettre le pied sur le premier degré de l’échelle de Jacob elle avait encore besoin de réfléchir. Elle se disposait à sortir quand Mme de La Flotte la rejoignit, s’assit près d’elle et prit sa main.

— Nos affaires semblent en meilleur état que je ne le pensais, chuchota la vieille dame. Encore qu’elles prennent une tournure bien inattendue, mais parlons de vous ? Que pensez-vous de cette maison ?

— Que celles qui y sont semblent animées par le souffle de Dieu… et que ce n’est pas mon cas !

— Ce n’est pas le mien non plus et ce n’est pas ce que je vous demande : croyez-vous pouvoir y rester quelque temps sans mourir d’ennui au point d’y prononcer, par désœuvrement, des vœux perpétuels ?

— Je voudrais surtout revoir mon parrain. C’est pour cela que j’ai voulu vous accompagner ici. Autrement, n’importe quel couvent aurait fait l’affaire pour obéir aux ordres de M. le duc de Beaufort.

— Cessez de dire des sottises et écoutez-moi ! Il y a de grandes chances pour que Marie vienne prochainement habiter la maison que nous possédons à Créteil. Ne m’en demandez pas davantage…

— Le Roi veut la revoir émit Sylvie sur le mode affirmatif. Elle doit être difficile à oublier.

— C’est un peu ça, mais apparemment ce n’est pas le cas de la Reine. Cela dit, laissez-moi finir : votre parrain, vous le verrez ces jours prochains, et aussi sans doute Mme de Vendôme chez qui je passerai demain avant de partir mais, pour cela et surtout pour assurer votre protection, vous devez demander à entrer en noviciat… Cela n’engage à rien et l’on en sort quand on veut sauf si l’on s’y attarde plus de deux ans, ajouta-t-elle devant le geste de protestation de Sylvie. Ainsi je m’en retournerai plus tranquille. Ce qui ne serait pas le cas si vous restiez simple pensionnaire… Acceptez-vous ?

— Je n’ai guère le choix, n’est-ce pas ?…

— Si. Vous pouvez sortir, dès maintenant, et vous rendre rue des Tournelles… avec toutes les conséquences possibles pour vous-même et ceux que vous aimez.

Sylvie ne répondit pas tout de suite. À ce moment, le chœur des religieuses attaqua un cantique d’Eustache du Caurroy qu’elle connaissait et, après une légère hésitation, elle se mit à chanter. Sa voix s’éleva soudain, si pure, si fraîche, que dans le chœur toutes les têtes se tournèrent vers elle tandis que, lentement, elle remontait la nef avec au fond du cœur une vibration qui ressemblait à de la joie. Elle venait de penser qu’au moins elle pourrait chanter autant qu’elle le voudrait.

Dès le lendemain, la mère Marie-Madeleine remettait à Mlle de Valaines la robe, la guimpe et le voile blancs. Une heure plus tard, Mme de La Flotte, soulagée d’un grand poids, reprenait le chemin du Vendômois en se demandant comment Marie accueillerait la lettre du Roi. Elle était capable de la déchirer sans même vouloir la lire.

Aussi fut-elle agréablement surprise quand l’Aurore, après une lecture qui ne posa aucun reflet sur son beau visage, replia le papier pour s’en éventer d’un air distrait avant de le glisser dans une poche de sa robe qu’elle tapota ensuite d’un air satisfait…

— Il va falloir que j’y réfléchisse ! Disons… jusqu’au printemps. Les voyages sont tellement plus agréables quand les pommiers refleurissent…

— N’est-ce pas trop user de la patience du Roi ? Il m’a semblé… désemparé.

— Se faire désirer n’a jamais nui à personne. Et puis rassurez-vous, grand-mère, je lui ferai tenir un message. Pour le moment je dois rester ici. L’ordre d’arrestation lancé contre le duc César révolutionne la région. Votre cousin du Bellay s’apprête même à mettre Vendôme en défense. Mais, au fait, le Roi ne vous en a-t-il rien dit ?

— Nous avions bien d’autres sujets à agiter et je vous avoue qu’étant donné votre situation actuelle je n’avais aucune envie d’ajouter à nos soucis le sujet toujours brûlant de César et de ses fils. Cependant, avant de rentrer, je suis passée à l’hôtel de Vendôme. La duchesse et sa fille n’ont aucune nouvelle et se font aussi petites que possible. Elles prient beaucoup mais ne sont pas à plaindre. L’évêque de Lisieux, l’abbé de Gondi, son oncle l’archevêque de Paris et même monsieur Vincent les entourent de leur sollicitude car, bien sûr, personne ne peut voir un vil empoisonneur dans le fils d’Henri le Grand. Je pense que tant de saintes influences devraient jouer en faveur des fuyards. Le Cardinal devra compter avec eux…

Un grattement à la porte l’interrompit. Jeannette, qui avait entendu l’arrivée du carrosse depuis la lingerie où elle aidait, venait timidement aux nouvelles.

Devant sa pauvre figure ravagée d’angoisse, Marie si distante eut un élan vers elle et passa un bras autour de ses épaules :

— Cesse de te tourmenter, Jeannette. Tout va bien. La Visitation compte une novice de plus et voilà tout !

— Une novice ? Mais elle n’a jamais voulu entendre parler de couvent et Mgr François a été bien cruel de l’y envoyer !

— Elle n’y restera pas, sois tranquille, mais dis-toi que nulle part elle ne sera mieux protégée. Et puis, elle va revoir son cher parrain qui viendra la visiter au parloir. Sans compter Mme de Vendôme et sa fille dès qu’elles oseront sortir de chez elles…

En fait, Marie était moins rassurée qu’elle voulait bien l’afficher. Elle aurait cent fois préféré que Sylvie reste avec elle. Paris et surtout le voisinage du Lieutenant civil lui semblaient inquiétants, même si une clôture assez haute pour faire reculer roi et cardinal s’interposait entre eux. Et l’affaire Vendôme n’arrangeait rien. Marie connaissait trop le caractère impulsif de Sylvie, capable de sauter le mur de son couvent pour aller se jeter aux pieds de la Reine, du Cardinal ou de n’importe qui au cas où les Vendôme seraient pris et où lui parviendrait le bruit d’une arrestation. Enfin !… il fallait espérer que rien de fâcheux ne se produirait d’ici un mois, date à laquelle on gagnerait la maison de Créteil.

Mais ce fut de Vendôme qu’arrivèrent les premières nouvelles, ô combien surprenantes ! Après avoir installé leur père en Angleterre où il trouvait toujours le meilleur accueil auprès de la reine Henriette sa demi-sœur, Mercœur et Beaufort venaient de rentrer au pays au terme d’un bref passage à Paris : juste le temps de se faire signifier un ordre d’exil sur leurs terres avec défense d’en bouger jusqu’à ce que soit instruit le procès de César. Rentrés en Vendômois, ils s’étaient séparés : tandis que l’aîné s’installait à Chenonceau, François choisissait de s’enfermer dans Vendôme où la population lui avait réservé un accueil enthousiaste.

Ce fut plus que n’en pouvaient supporter la curiosité et l’impatience de Marie. Après s’être fait préparer un bagage, léger mais suffisant tout de même pour contenir deux robes de rechange, elle sauta à cheval et, suivie de Jeannette remplaçant sa femme de chambre qui s’était brûlée avec un fer à repasser, et de deux piqueurs, elle prit la route de Vendôme.

Si elle pensait trouver François tournant à travers sa ville ou inspectant ses fortifications, elle fut déçue : M. le duc était au château où il recevait des amis. Au nombre desquels se trouvait apparemment Mme de Montbazon, car son carrosse armorié fut la première chose que vit Marie en pénétrant dans la cour d’honneur. Il était peu probable que le gouverneur de Paris eût accompagné son épouse, et l’humeur de la visiteuse en fut assombrie. Cet amour-là qui s’étalait avec tant d’impudeur prenait les allures d’une passion et lui déplaisait. Non pour elle-même ou pour la Reine qui semblait avoir d’autres chats à fouetter, mais pour Sylvie que François avait expédiée au couvent d’un simple claquement de doigts…

Elle faillit tourner bride mais, depuis qu’elle avait passé les portes de Vendôme, elle était annoncée et Beaufort en personne vint, avec un grand sourire, lui tenir l’étrier.

— Vous, mon amie ? Mais quel grand plaisir inattendu !

— Aussi inattendu que celui-là ? fit-elle mi-figue, mi-raisin en désignant la voiture tandis que François baisait son autre main.

— Non. Celui-là était attendu. J’ai ici quelques amis venus fêter avec moi notre retour chez nous. Certains arrivent d’Angleterre, mais comme je ne doute pas qu’ils comptent au nombre de vos nombreux admirateurs cette petite réunion n’en sera que plus agréable. Venez ! J’ai déjà donné ordre qu’on vous prépare un appartement.

Puis, soudain, s’avisant de la présence de la camériste de Sylvie :

— Jeannette ? Comment se fait-il ?

— Quand on entre au couvent, riposta Marie, on laisse ses serviteurs et jusqu’à ses habits à la porte.

Le sourire s’effaça du visage de Beaufort dont les sourcils se rejoignirent :

— Sylvie est au couvent ?

— À la Visitation Sainte-Marie. Vous l’y avez expédiée avec tant de désinvolture qu’elle n’a pas cru devoir vous refuser ce plaisir.

— Mais c’est insensé ! J’étais furieux de la voir hors de Belle-Isle mais je n’ai jamais voulu…

— Disons que vous faisiez bien semblant. Et elle vous a cru. Sans beaucoup d’enthousiasme, je dois le dire, mais au moins aura-t-elle le bonheur de retrouver au parloir le chevalier de Raguenel qu’elle aime profondément. En outre, je ne vois pas qui aurait le pouvoir de l’atteindre en un tel refuge… mais nous en parlerons plus tard ! J’aimerais me rafraîchir un peu.

— Bien sûr. Après tout, tant qu’elle ne prononce pas des vœux perpétuels…

— Ça, c’est affaire entre Dieu et elle, mais j’admire avec quelle aisance, mon cher duc, vous vous accommodez des petits problèmes que vous créez.

Beaufort n’ayant tout de même pas osé installer sa maîtresse dans l’appartement qui était celui de sa mère quand elle venait à Vendôme, ce fut Mlle de Hautefort qui en hérita avec quelque satisfaction, ce qui l’incita à une parfaite courtoisie quand elle se trouva en face de Mme de Montbazon. Les deux femmes possédaient d’ailleurs à un extrême degré ce ton de cour qui est d’un si grand secours dans les négociations diplomatiques. En outre, aucune antipathie personnelle ne les animait et, si Marie la brune était la maîtresse déclarée de François, Marie la blonde ne pouvait pas lui en faire grief. Tout se passa donc le mieux du monde.

En revanche, le reste des « amis » annoncés par Beaufort ne laissa pas de la surprendre par son côté hétéroclite : deux frères normands, Alexandre et Henri de Campion qui, jusqu’à sa mortelle victoire au combat de La Marfée, avaient servi le comte de Soissons, le père La Boulaye, confident de César, nouvellement nommé par lui prieur de la collégiale Saint-Georges enclose dans le château, le comte de Vaumorin dont Marie apprit bientôt qu’il servait de courrier entre Londres et Vendôme, tous ceux-là semblaient graviter autour d’un bien curieux personnage, un petit bossu noir de poil, Louis d’Astarac de Fontrailles, sénéchal d’Armagnac et surtout confident de Monsieur dont il représentait la pensée. Lui aussi arrivait de Londres où le retenait en principe un ordre d’exil. Enfin, un beau jeune homme que Marie connaissait bien pour l’avoir vu en maintes circonstances dans l’entourage de la Reine dont il était l’un des fervents, et qui avait plus ou moins remplacé Beaufort dans le rôle de chevalier servant. Il s’appelait François de Thou, de grande famille parlementaire, proche ami de Cinq-Mars qui l’appelait plaisamment « Son Inquiétude », esprit profond et sérieux que l’on pouvait s’étonner de trouver au milieu de ces foudres de guerre car il occupait le poste, nettement au-dessous de ses aptitudes, de bibliothécaire du Roi alors qu’il avait vaillamment combattu sous Arras. Entre tous, un lien commun : la haine de Richelieu dont ils avaient à se plaindre pour une raison ou pour une autre : Fontrailles parce qu’il avait un jour osé railler son infirmité, de Thou à cause de ce poste de rat de librairie qu’il jugeait ridicule, les autres pour des raisons diverses mais qui se rejoignaient dans leur dévouement à la maison de Vendôme. Mlle de Hautefort, naguère dame d’atour de la Reine frappée d’exil sans raison valable, reçut de ces hommes un accueil chaleureux dû au moins autant à son éclatante beauté qu’à son « malheur ».

Cependant, elle découvrit vite que son rôle présent, comme celui de Mme de Montbazon, devait être seulement décoratif. Ces hommes, à l’exception de Fontrailles qui représentait Monsieur, étaient tous porteurs des volontés de César de Vendôme qui, depuis la Cour de Saint James, les dictait à ses fils. Après un repas qui fut ce qu’il devait être, agréable à tous points de vue, et où l’on s’occupa surtout de plaire aux dames, les valets se retirèrent tandis que les écuyers de Beaufort, Ganseville et Brillet, veillaient aux portes de la grande salle. Ce fut Fontrailles qui le premier prit la parole, avec un salut aux deux femmes :

— Messieurs, et vous aussi mesdames, nous sommes ici pour accorder nos violons dans le grand projet destiné à débarrasser enfin et à jamais le royaume de l’homme qui l’étrangle depuis tant d’années…

S’il était laid et contrefait, la nature l’avait cependant doué d’un charme surprenant : une voix de violoncelle, toute de velours sombre, avec un curieux pouvoir d’envoûtement. Dès les premières paroles, on fut sous le charme :

— Je ne suis ici que de passage pour porter, en Espagne, à notre amie la duchesse de Chevreuse, éloignée depuis trop longtemps, l’amitié et la confiance de M. le duc de Vendôme. Par elle, je suis assuré de prendre langue rapidement avec le duc d’Olivarès, Premier ministre de Sa Majesté le roi Philippe IV.

Comme les autres, Marie écoutait la musique de cette voix exceptionnelle, pourtant elle ne tarda pas à s’intéresser vivement au texte. Sans surprise, elle découvrit qu’il s’agissait là d’un complot destiné à abattre Richelieu avec l’aide de l’Espagne, mais ce qui la confondit fut d’entendre que le chef de la vaste conspiration où entraient Monsieur – pouvait-il se faire une conspiration sans lui ? – et la Reine n’était autre que le Grand Écuyer, le favori comblé de Louis XIII, le trop séduisant Cinq-Mars. Renseignée cependant par sa grand-mère au sujet des ambitions du jeune homme, elle n’hésita pas à entrer dans le débat :

— Que M. de Cinq-Mars souhaite se débarrasser du Cardinal qui l’empêche de monter là où il veut afin d’épouser Mlle de Nevers, rien de surprenant, mais que devient le Roi ? Comptez-vous, messieurs, vous débarrasser aussi de lui ?

— Il n’en est pas question ! Nous sommes ses fidèles sujets mais, étant éloignée de la Cour depuis quelque temps, vous ignorez sans doute que les sentiments de Sa Majesté envers son ministre ont beaucoup évolué. Le Roi est las de subir une insupportable tutelle…

— Il vous l’a dit ?

— Pas à moi mais à Monsieur le Grand. Comme celui-ci le suppliait de se libérer d’une férule odieuse en « remerciant » Son Éminence, le Roi a refusé en donnant tous les signes d’une grande frayeur. Alors notre ami a suggéré quelque chose de plus… définitif.

— Et qu’a dit le Roi ? Toujours aussi effrayé ?

— Non. Il a réfléchi un moment, puis il a murmuré comme se parlant à lui-même : « Il est prêtre et cardinal, je serais excommunié. » Ajoutons que notre Sire est fort malade… Richelieu aussi d’ailleurs !

— Alors, pourquoi mêler l’Espagne à une affaire française ? intervint Beaufort. Peut-être suffit-il d’attendre ?

— Monsieur et Cinq-Mars ne peuvent plus attendre, justement parce que le Roi va mal. Monsieur veut la régence et Cinq-Mars…

— Mlle de Nevers que l’on parle de marier au roi de Pologne. J’en demeure d’accord mais l’Espagne…

— Vous l’avez trop combattue pour l’aimer, mon cher duc, reprit le bossu, mais elle nous apportera le moyen de n’être accusés en rien de la mort du Cardinal. Elle nous fournira l’arme et l’exécuteur lorsque le Roi et son ministre délabré descendront vers le Roussillon et la Catalogne comme ils en ont l’intention.

— Et si le Roi mon oncle mourait avant le Cardinal ?

— Monsieur aurait la régence… peut-être, mais le Cardinal a des créatures partout et il ne vivrait pas longtemps. De même, toute la noblesse de France serait en danger. C’est pourquoi il faut nous en débarrasser.

Beaufort se tourna vers le jeune de Thou qui écoutait sans rien dire :

— Qu’en pense notre juriste ?

Celui-ci rougit, mais offrit à son hôte un sourire charmant :

— Que les risques sont trop grands pour ne pas s’entourer de toutes garanties. Si M. de Fontrailles se rend en Espagne, cela peut être une bonne chose. Reste à savoir ce qu’elle offrira… et à quel prix ?…

On s’en tint là et la conférence s’acheva, le bossu partant le lendemain matin. François alla prendre la main de Mme de Montbazon qui n’avait pas ouvert la bouche, la baisa avant de la remettre à Pierre de Ganseville chargé de la conduire à ses appartements :

— J’irai vous saluer tout à l’heure, ma douce amie… Pour l’instant, accordez-moi de veiller à certains arrangements…

Comme il n’en fit pas autant pour Mlle de Hautefort, celle-ci pensa qu’elle devait figurer parmi les arrangements en question et se rapprocha de la cheminée où brûlait un arbre entier. Les autres comprirent et vinrent la saluer avant de se retirer.

— Eh bien ? dit François en revenant vers elle. Que pensez-vous de tout cela ?

— Que toute affaire dont Monsieur se mêle est dangereuse par principe. Dieu sait si je hais Richelieu et j’admets volontiers que sa disparition serait une fort bonne chose. Mais Cinq-Mars est un jeune fou, ivre d’ambition, à qui sa haute position donne le vertige. Si vous voulez m’en croire, François, restez en dehors de tout cela !

— Mais, mon père ?

— Le duc César est loin et l’on n’ira pas chercher sa tête outre-Manche si le complot avorte, comme tous ceux qui l’ont précédé. Si vous êtes attaché à la vôtre comme je l’espère, tenez-vous tranquille ! Souriez, approuvez, mais surtout ne signez rien et, si j’ai un conseil à vous donner…

D’un geste vif, il se pencha sur elle et posa sur ses lèvres un baiser léger…

— Ne le donnez pas, ma chère sagesse ! Dès l’instant où l’Espagne doit y tremper, je n’accepterai jamais de prêter la main à quelque complot que ce soit ! Je suis prince français, madame, et soldat avant tout. L’Espagne me fait voir rouge…

— Je croyais pourtant que vous aimiez… au moins une Espagnole ?

— Et je n’ai pas changé, Marie ! S’il vous arrivait de la revoir, dites-lui qu’elle a désormais un fils – et même deux ! – et que les choses ne sont plus ce qu’elles étaient. J’ai peine à croire que la reine de France puisse donner sa belle main à une conspiration qui pourrait coûter le trône au jeune Louis.

Maria planta son regard bleu dans celui de son hôte, comme si elle cherchait à lire dans sa profondeur :

— Vous l’aimez toujours ?

— Toujours.

— Mais alors ?

De la tête, elle désignait la porte par laquelle était sortie la divine duchesse. François sourit :

— Que vous êtes jeune, mon Dieu ! J’ai vingt-cinq ans, ma belle Aurore, et je n’ai jamais juré de vivre comme un moine. Celle qui m’attend là-haut, dans la tour des Quatre-Vents, m’apporte plus que je n’osais espérer. C’est peut-être grâce à elle si je peux garder la tête froide devant les tourbillons qui se lèvent sous mes pieds.

— Seulement la tête ?

— Cela va de soi… Elle me fait apprécier le bonheur qu’il y a à se sentir vivant.

— Avez-vous oublié que la mort de Richelieu vous permettrait d’abattre Laffemas et de libérer enfin quelqu’un d’au moins aussi délicieux que votre duchesse ?

— Pourquoi donc croyez-vous que j’écoute ces messieurs et les reçois chez moi ? Je leur souhaite le plus vif succès, mais sans moi. Et à condition qu’ils ne touchent pas au Roi. Ce dont je ne suis pas encore certain.

— Ils n’oseraient…

— L’abattre ? Non, mais… avancer l’instant de la mort d’un homme déjà si atteint, pourquoi pas ? Qu’un de Thou n’y pense pas j’en suis certain, mais un Fontrailles… Allez dormir, mon amie, et soyez certaine que je ne m’avancerai pas davantage. Je vous en donne ma parole.

En remontant dans sa chambre, Marie pensa que c’était déjà trop que cette réunion « préalable » ait eu lieu à Vendôme. Avant de se coucher, elle s’approcha de la fenêtre qu’une pluie rageuse et froide flagellait. Elle la regarda tomber en se disant que c’était un temps affreux pour voyager. Pourtant, elle savait qu’à peine rentrée à La Flotte, elle presserait son départ pour Créteil, même s’il fallait geler pendant quelques jours dans une maison mal préparée à les recevoir, elle et sa grand-mère. Non que l’idée de voir mourir le Cardinal lui fît une peine affreuse : elle le détestait trop pour cela mais, comme Beaufort, l’idée de l’appel à l’Espagne lui déplaisait et, surtout, la pensée que le jeune Cinq-Mars, parvenu grâce au Cardinal aux honneurs, comblé de bienfaits par un roi trop faible, ne songeât qu’à mordre ou même arracher la main nourricière lui faisait horreur.

À Jeannette qui venait l’aider à se déshabiller, elle offrit malgré tout un sourire :

— Nous allons bientôt revoir Paris, Jeannette.

— Mademoiselle est rappelée ?

— Oui et non. Je resterai hors la ville mais toi, rien ne t’empêchera d’aller faire un tour rue des Tournelles. Ou même de regagner l’hôtel de Vendôme. En ce moment, on doit y avoir grand besoin de serviteurs fidèles…

Le rayon de soleil qui illumina soudain le visage, si triste auparavant, de la jeune chambrière vint contrebalancer les sombres pensées qui assaillaient Marie et lui permit de trouver le sommeil.

CHAPITRE 7 UNE FIOLE DE POISON

Depuis qu’il avait découvert que Sylvie se trouvait au couvent de la rue Saint-Antoine, Laffemas vivait dans un état d’excitation qui lui faisait presque oublier la menace constante dont il était l’objet. Qu’elle fût si proche et cependant inaccessible irritait un désir qui le tenait éveillé de longues heures nocturnes. Ne pouvant le faire lui-même – son poste le lui interdisait – il faisait surveiller la Visitation jour et nuit sous le fumeux prétexte qu’une conspiratrice de haut lignage et sa suivante venaient de s’y retirer. Il était allé jusqu’à laisser entendre qu’il s’agissait de la duchesse de Chevreuse. Ses sbires devaient suivre l’une ou l’autre femme si d’aventure elles sortaient du couvent. Sachant qu’il n’y avait aucune chance que la « Chevrette », bien connue de la police et toujours à Madrid, fît une apparition rue Saint-Antoine, il s’était attaché à tracer de la prétendue suivante un portrait qui restituait le visage et la silhouette de Sylvie avec une exactitude maniaque. Naturellement, Nicolas Hardy qui connaissait la vérité était le plus souvent de surveillance, ce qui ne l’enchantait pas : cette fille après laquelle on l’avait envoyé courir au bout du monde pour en revenir amoché, il ne la portait pas dans son cœur. Aucune chance qu’elle lui échappe mais, comme il était loin d’être stupide et voulait mettre toutes les chances de son côté, il s’était assuré le concours de deux gamins qui allaient parfois livrer de la chandelle au couvent. Par eux, il apprit qu’une demoiselle de Valaines venait d’être admise chez les novices, information qui mit un comble à l’exaspération de son patron : on pouvait toujours espérer faire sortir une Sylvie réfugiée, mais Sylvie sous le voile d’une future religieuse devenait intouchable.

Les semaines coulant sans que rien ne bouge derrière le portail à guichet grillagé, une espèce de désespoir s’empara du misérable. Il n’avait même pas la ressource de l’apercevoir derrière les grilles du parloir, l’accès des maisons saintes lui étant refusé sauf chez Vincent de Paul qui eût accueilli le diable pour peu qu’il montrât la moindre contrition, mais Mme de Maupeou n’avait pas les mêmes raisons évangéliques que le petit homme pétri de sainteté et d’amour de ses semblables. En outre, il existait entre sa famille et celle de Laffemas une vieille haine datant des guerres de Religion et que les activités du bourreau de Richelieu n’étaient pas faites pour apaiser. Or, celui-ci ne pouvait accepter l’idée que la fille de Chiara fût à jamais perdue pour lui… Il était prêt à suivre n’importe quelle forme d’espoir, fût-elle infâme…

C’est alors qu’il reçut la visite de Mlle de Chémerault.

Ses relations avec le Cardinal avaient parfois conduit la fille d’honneur de la Reine et le Lieutenant civil à se rencontrer. Tous deux en retiraient une satisfaction mutuelle qui n’avait naturellement rien à voir avec un quelconque contact physique mais, fort jolie, fort coquette, fort dépensière et assez peu argentée, la Belle Gueuse, comme on l’appelait, appréciait les petits suppléments de numéraire qu’elle trouvait chez Laffemas en échange d’informations qui n’intéressaient pas Richelieu. Soucieuse de sa réputation, elle ne mettait jamais les pieds au Grand Châtelet, préférant de beaucoup la tranquillité de la rue Saint-Julien-le-Pauvre et l’obscurité à la lumière du jour. Ce qui n’empêche qu’une sorte d’amitié s’était liée entre eux.

Quand elle eut baissé l’épais capuchon de soie ouatée qui couvrait sa tête et laissé tomber le masque de satin qu’elle tenait devant son visage, elle s’installa en face de son hôte et accepta le verre de vin d’Espagne qu’il lui offrait pour la réchauffer :

— Il m’est venu d’autres nouvelles de cette petite dinde de L’Isle que tous croient morte, déclara-t-elle en guise de préambule avec un soupir de satisfaction.

— Oh ! il y a de moins en moins de gens qui restent dans l’erreur en ce qui la concerne.

— Toujours est-il qu’elle vient de ressusciter – fort discrètement ! – à Paris même et sous les voûtes augustes du couvent de la Visitation Sainte-Marie. Elle y est entrée en tant que Mlle de Valaines pour y prendre l’habit de novice…

Laffemas se garda bien de dire qu’il le savait déjà.

En vertu du principe qu’il ne faut jamais décourager les mauvaises volontés. Il feignit l’admiration :

— Mais comme vous êtes habile ! Si jeune, c’est extraordinaire. Comment avez-vous découvert tout cela ?

— Vous avez vos secrets, j’ai les miens. Souffrez que je les garde… Non, si je suis venue vous informer c’est parce que dans le monde ou en religion, la douce Sylvie, le précieux « petit chat » de la Reine, m’insupporte. C’est une insolente, une intrigante qui m’a enlevé sous le nez la place que j’étais en droit d’espérer dans les confidences de Sa Majesté. En outre, elle a même séduit le Cardinal. Quand je suis allée lui porter le billet de Gondi que vous connaissez parce que j’en avais pris copie, il m’a donné l’ordre de l’oublier. C’est ce que je ne lui pardonnerai jamais !

Les yeux mi-clos, Laffemas écoutait avec délices crever l’abcès de haine que cette jolie fille portait en elle. Au nom de cette haine, il avait senti qu’il pourrait lui demander n’importe quoi.

— Est-ce tout ?

— Cela devrait vous suffire ? Pourtant non, ce n’est pas tout. Je ne sais si vous avez connu le jeune marquis d’Autancourt…

— Devenu duc de Fontsomme depuis la mort de monsieur son père ?

— Exactement. J’avais des vues sur lui, mais il a suffi à cette pécore d’apparaître pour qu’il ne me regarde même plus…

— Mais puisqu’elle passe pour morte, vos chances reparaissent.

— Non, parce qu’il ne croit pas, il n’a jamais cru à sa mort. Il dit que si cela était, il l’aurait ressenti dans son cœur…

— Que c’est beau un amour comme celui-là !… mais, je ne saisis pas bien ce que vous attendez de moi aujourd’hui ? Au couvent de la Visitation, Mlle de L’Isle, ou de Valaines ou quel que soit le nom dont on l’appelle, est intouchable…

— Pas si elle était convaincue d’un crime de lèse-majesté ou peu s’en faut.

Le Lieutenant civil haussa les épaules.

— Elle n’a jamais rien commis de tel. À qui ferez-vous croire ça ? Même moi, j’aurais peine à vous suivre sur ce terrain…

Le geste dédaigneux de Mlle de Chémerault laissa entendre que c’était sans aucune importance parce qu’elle avait mieux :

— Mais… au Cardinal et au Roi.

— Vous rêvez !

— Pas le moins du monde. L’idée m’en est venue depuis que l’on poursuit César de Vendôme pour tentative d’empoisonnement. Pourquoi donc cette fidèle servante de la famille ne serait-elle pas entrée dans les vues de son chef ? Que l’on découvre du poison en sa possession ou dans un lieu qu’elle a habité serait pour tous la meilleure des choses car cela confirmerait l’accusation portée contre César. Et pour les douleurs du Cardinal, ce serait une bonne médecine que d’être enfin débarrassé des Vendôme. Il les hait depuis si longtemps !…

— Je continue à penser que vous avez des visions, mademoiselle, et la haine vous égare. Je crois que vous pourriez démolir le Louvre et Saint-Germain, Fontainebleau, Chantilly, Madrid et tous les domaines royaux sans jamais trouver une preuve qui puisse faire d’elle une empoisonneuse.

— Désolée de vous contredire, monsieur le Lieutenant civil, mais quand on veut chercher quelque chose avec la ferme intention de trouver, on y arrive toujours…

De sa manche ourlée de fourrure, elle tira un petit flacon de verre épais et bleu qu’elle fit miroiter entre ses doigts gantés à la lumière des chandelles. Laffemas sursauta et ses pupilles se rétrécirent tandis qu’il tendait la main vers l’objet qu’on ne lui donna pas :

— D’où sortez-vous cela ?

— Peu importe ! Ce qui compte, c’est que ce flacon soit découvert où il faut par qui il faut ! Ensuite, vous n’aurez qu’à envoyer vos gens à la Visitation avec un ordre d’arrestation contre lequel Mme de Maupeou, ou même monsieur Vincent s’il passait par là, ne pourraient rien !

Le Lieutenant de police se leva et fit avec agitation quelques tours dans son cabinet, puis revint donner du poing sur la table :

— Ne comptez pas sur moi pour vous aider. Votre projet est peut-être parfait pour assouvir votre vengeance, mais mène Sylvie de Valaines tout droit à la torture et à l’échafaud. Et moi qui la veux, je n’ai que faire d’un cadavre sans tête ou d’un corps brisé par le bourreau.

— Ne dites donc pas de pauvretés ! Vous me feriez douter de votre intelligence ! Une fois la fille sous les verrous à la Bastille, vous aurez tout loisir d’assouvir votre… passion !

— Sous l’œil du gouverneur, M. du Tremblay, qui m’exècre ?

— Eh bien, vous l’en ferez évader et il ne vous restera plus qu’à la cacher dans un coin tranquille. Elle sera toute à vous et comme vous l’aurez sauvée d’un sort affreux, elle débordera de reconnaissance !

Le tableau était idyllique, mais Laffemas avait de bonnes raisons de douter obtenir jamais la reconnaissance de Sylvie. Il allait dire quelque chose quand sa visiteuse se leva, remit la menue fiole dans sa manche et se disposa à partir. Il protesta :

— Nous n’avons pas fini de débattre à ce sujet, mademoiselle !

— Moi, si !… Ah, j’allais oublier : il va y avoir bal à la Cour en l’honneur du maréchal de La Meilleraye qui nous remporte de si belles victoires et, dans ma garde-robe, je n’ai rien qui convienne. Mes nippes sont vues, revues et fatiguées. Et je veux être belle !

— Ce qui veut dire que vous voulez de l’argent ? Eh bien soit, mais moi, je veux cette fiole.

— Pour que vous la jetiez et laissiez cette petite cruche continuer à m’obséder ? Jamais !

— C’est ça ou rien ! Vous n’aurez plus un liard de moi si vous ne me donnez ce flacon. Je vous jure que ce n’est pas pour le jeter et que j’ai bien l’intention de m’en servir… mais à ma façon ! Où dites-vous qu’on l’a trouvé ?

— Entre deux pierres de la muraille, derrière une tapisserie, au château de Saint-Germain, dans la chambre qu’elle occupait… Mais…

— J’ai dit donnez !

Elle ne se décida à obéir que lorsqu’une bourse assez ronde fut apparue dans la main de Laffemas. Encore fut-ce à regret et sans pouvoir s’empêcher de demander :

— Qu’allez-vous en faire ?

— Elle sera remise au Cardinal par quelqu’un qui ne sera ni vous ni moi dont il n’a que trop tendance à se méfier lorsqu’il s’agit de cette jeune femme. Ou je me trompe fort, ou il fera connaître à Mme de Maupeou qu’il désire s’entretenir d’une affaire grave avec la novice et, comme il se déplace de plus en plus difficilement, on la lui enverra sous bonne escorte. Suivant la façon dont tournera l’entretien dont je guetterai l’issue, j’agirai…

— Et que ferez-vous ?

— Je l’ignore encore, mais que l’on ramène Mlle de Valaines à la Visitation ou qu’on la conduise à la Bastille, le chemin est le même puisque, entre les deux, il n’y a que quelques pas. J’ajoute – pour votre seul plaisir – que je possède à Nogent une assez jolie maison dont elle voudra bien se contenter.

— Si vous imaginez chose pareille, c’est que vous êtes encore plus fou que je ne le croyais, mais faites à votre guise… sinon je m’arrangerai pour agir à la mienne…

Au moment où elle franchissait la porte, il la retint :

— Un mot encore. En quelles circonstances avez-vous découvert le flacon ?

— Oh, c’est simple : j’étais mécontente depuis longtemps de ma chambre au château et j’ai enfin réussi à obtenir que l’on m’en donne une autre : celle justement occupée jadis par le « chaton ». Naturellement j’ai procédé à quelques aménagements… et j’ai trouvé le flacon. C’est tout simple, comme vous le voyez.

Lorsque le roulement de sa voiture se fut éteint dans la nuit, Laffemas resta songeur, l’œil fixé sur la fiole qu’il avait posée devant lui sur sa table à écrire. Il ne doutait pas qu’il s’agisse là d’un roman forgé de toutes pièces par l’avide Chémerault et que le poison ne lui vînt de quelque mystérieuse provenance. Ce qui ne laissait pas d’être inquiétant, cette aimable demoiselle semblant pouvoir s’en procurer à volonté. N’était-ce pas ce qu’elle sous-entendait en prévenant que si le projet de Laffemas devait échouer, elle le reprendrait sur nouveaux frais ? Auquel cas, il vaudrait mieux s’abstenir dans les temps à venir de partager avec la Belle Gueuse quoi que ce soit de comestible…

— En attendant, acheva-t-il tout haut, il faut essayer de découvrir où elle se procure la drogue. Ça, c’est mon métier !

À la Visitation Sainte-Marie, cependant, Sylvie menait une existence beaucoup plus agréable qu’elle ne l’avait craint. Certes, la règle et la Mère supérieure étaient sévères, mais sur son île Sylvie s’était habituée à une vie plutôt austère, et elle ne souffrait guère des jeûnes fréquents. En revanche, le manque de sommeil régulier commandé par les offices de nuit lui était pénible, ainsi que les longues stations à genoux sur les dalles de la chapelle, mais ces petits inconvénients étaient compensés par l’atmosphère douce et sereine qui l’environnait. Les femmes qu’elle côtoyait journellement étaient là par choix délibéré et non par contrainte. Ainsi, ce fut une joie pour elle de retrouver sœur Louise-Angélique.

Toujours aussi belle mais d’une beauté plus éthérée sous le sévère costume noir, toujours aussi douce, sœur Louise marqua un vrai plaisir de cette rencontre inattendue avec celle que l’on ne connaissait au couvent que sous le vocable de Marie-Sylvie. Grâce à elle qui était alors maîtresse des novices, celle-ci fut vite appréciée de ses compagnes, trois sœurs, surtout, Anne, Élisabeth et Marie Fouquet qui étaient les nièces de la supérieure, filles de sa sœur mariée à un conseiller d’État, François Fouquet, venu à la magistrature par le haut commerce. Ce couple, véritable modèle de chrétiens, lié à monsieur Vincent, aux Arnauld, à tout ce monde vertueux suscité par la Contre-Réforme et que protégeait Richelieu, comptait une dizaine d’enfants, six ou sept filles et trois garçons, qui tous avaient embrassé le service de Dieu : les filles dans divers couvents, les garçons dans les ordres. À l’exception d’un seul, le plus doué, le plus brillant de tous, destiné à continuer la famille en l’illustrant autant qu’il serait possible. À ce jour, le patriarche avait cessé de vivre et le chef de famille était sans doute l’aîné des fils, évêque de Bayonne, mais surtout ce jeune Nicolas, maître des requêtes auprès du Parlement de Paris, déjà possesseur d’une belle fortune encore augmentée par un riche mariage et qui venait parfois au parloir de la Visitation saluer ses « novices » ou, dans la chapelle, s’incliner sur la tombe de son père ou de sa jeune épouse morte en couches.

À plusieurs reprises, Sylvie rencontra Nicolas Fouquet et une sympathie naquit entre eux, prolongement de celle, toute spontanée, qui la liait déjà à sa sœur Anne. C’était un jeune homme au visage fin et intelligent animé par de beaux yeux gris et un sourire qui manquait rarement sa cible. Brun, pas très grand mais d’une taille élégante et bien prise, toujours admirablement vêtu, le jeune maître des requêtes ne devait pas rencontrer beaucoup de cruelles si l’on en jugeait par les regards appuyés de certaines visiteuses lorsqu’il se trouvait avec elles au parloir. Ses sœurs l’adoraient et Sylvie elle-même se surprit à penser que si son cœur n’appartenait à François, elle se fût montrée peut-être sensible au charme de ce séduisant garçon qui n’arrivait pas à comprendre ce qu’elle faisait dans un couvent et le lui répétait chaque fois qu’il la voyait.

Mais le grand bonheur de Sylvie fut de retrouver son parrain. Par une faveur spéciale due à la situation un peu exceptionnelle de la « novice », ils se revirent non au grand parloir mais dans celui réservé à la Mère supérieure et dépourvu de grilles. Là ils eurent tout le loisir de tomber dans les bras l’un de l’autre avec une émotion qui, sur l’instant, leur ôta la parole. Ce fut seulement après de nombreuses embrassades, celles d’un père retrouvant sa fille perdue, d’une fille de nouveau réunie à son père, que Perceval écarta Sylvie à bout de bras pour mieux la regarder :

— Je n’aurais jamais cru pouvoir vivre loin de vous si longtemps ! soupira-t-il, et c’est une épreuve que de vous retrouver sous cet habit.

— Est-ce qu’il ne me va pas ? fit Sylvie, virant sur ses talons en un geste rassurant sur l’état de sa coquetterie ancienne.

— Si, mais il cache vos beaux cheveux, ce qui est dommage. Et puis, il vous grandit… Mais peut-être est-ce vous qui avez grandi après tout ce temps ?

— Je le crois, en effet, sourit Sylvie. Il me semble que je vois les choses d’un peu plus haut… mais pas au point d’en avoir le vertige ! Oh, mon cher parrain ! J’ai si souvent pensé à vous ! Croyez-vous qu’il me sera un jour possible de revivre auprès de vous ? À présent, je ne demande rien de plus à l’existence…

Raguenel se mit à rire :

— Mais il faut demander plus ! Vous avez la vie devant vous et j’espère que vous saurez l’employer à autre chose que faire la lecture ou concocter des tisanes pour un futur vieillard.

Le visage de Sylvie s’assombrit :

— C’est pourtant ce que je souhaite le plus. Voyez-vous, même si François se mettait à m’aimer par je ne sais quelle alchimie du destin, il y aurait toujours entre nous ce poids d’horreur que je traîne après moi. En outre, il aime ailleurs et il est tellement plus haut que moi !

— Il n’y a pas que lui au monde ! s’impatienta Perceval. Je sais combien vous l’aimez, ma douce, mais vous avez droit à une vie à vous, qui ne soit pas l’ombre de la sienne. N’aimeriez-vous pas avoir des enfants ?

— Oh si ! Mais… pour avoir des enfants il faut un époux… et je crois bien que je préfère encore épouser le Seigneur !

— Le réduire à l’état de pis-aller n’est guère flatteur pour lui.

— Oh, il a tant de fiancées ferventes que je passerai dans la masse ! Lui au moins sait ce que j’ai dû subir. Si je devais l’avouer à quelque autre, j’en mourrais de honte. Et d’ailleurs, qui voudrait de moi à présent ?

— Taisez-vous ! Je vous défends ce genre de discours qui est blasphème. Quand nous pourrons vous tirer de là, vous n’aurez aucune peine à vous marier si vous le souhaitez…

Après cette entrevue, Perceval était revenu à plusieurs reprises, mais mêlé aux autres visiteurs du parloir qui était sans doute le plus élégant et le mieux fréquenté de tout Paris.

Ce jour-là, il n’était pas venu seul. Soudain confuse, Sylvie découvrit derrière la grille la haute et mince silhouette de son amoureux d’autrefois qui était alors un ami cher, celui qu’elle appelait encore Jean d’Autancourt. Mais le plaisir l’emporta vite sur la confusion et Sylvie tendit spontanément vers lui deux mains si menues qu’elles passèrent sans peine à travers les barreaux de bois :

— Mon cher marquis ! Quelle joie de vous revoir !…

— C’est monsieur le duc qu’il faut dire, Sylvie, corrigea Raguenel avec un sourire. Notre ami a eu la douleur de perdre le maréchal son père…

— Ni l’un ni l’autre ! coupa le jeune homme. J’étais Jean pour vous autrefois et je voudrais bien le rester…

— Je ne demande pas mieux. J’ai appris aussi que vous êtes à présent diplomate et que l’on vous avait envoyé en mission auprès de Mme la duchesse de Savoie…

— C’était fort intéressant, mais grâce à Dieu je n’y suis pas resté. Je ne me le serais jamais pardonné : en rentrant chez moi, j’ai trouvé une lettre de Mlle de Hautefort qui m’appelait en Vendômois. Malheureusement, quand je suis arrivé là-bas, il n’y avait plus personne. Mme de La Flotte et sa petite-fille étaient parties sans dire où elles allaient. J’ai appris qu’elles avaient reçu pendant quelque temps une jeune fille nommée Sylvie et sa suivante que l’on appelait Jeannette. Alors je suis revenu à Paris pour y voir M. le chevalier de Raguenel qui avait…

— Bien des choses à lui apprendre, compléta Perceval avec un regard significatif qui empourpra Sylvie.

— Quoi, vous lui avez dit ?

— Tout ce qu’un homme doit savoir lorsqu’il recherche une femme en mariage, dit gravement le chevalier. Tout sauf le nom du monstre. Nous le lui apprendrons quand il ne sera plus un danger pour quiconque…

— C’est ridicule, protesta le jeune homme. Je suis en état d’affronter n’importe quel danger et le Roi me voit avec faveur.

— Je n’en doute pas, mais vous joueriez votre tête sans aucun bien pour qui que ce soit. Croyez-moi ! Mieux vaut attendre ! Je vous le dirai en temps voulu.

À ce moment une religieuse, les mains au fond de ses manches, s’approcha de Sylvie et se pencha pour lui parler à l’oreille. Celle-ci se leva aussitôt :

— Je vous prie de me pardonner, dit-elle à ses visiteurs, mais Mme la supérieure me demande en son privé et je dois…

— Nous partons ! dit aussitôt Perceval. Il ne faut pas la faire attendre…

— Mais nous reviendrons, n’est-ce pas ? Vous voulez bien que je revienne ? pria le jeune duc…

— Je serai toujours heureuse de vous voir, lui jeta Sylvie en s’éloignant pour suivre la sœur.

La pièce où la mère Marguerite recevait ses visiteurs ne ressemblait en rien au salon d’une grande dame : une table de chêne à pieds tors, deux chaises de paille, un chandelier et un prie-Dieu, mais, au mur, un grand Christ en croix de Philippe de Champaigne offert par le Roi apportait sa note de douloureuse splendeur. Lui faisant face, un homme vêtu de noir mais avec l’élégance d’un collet et de manchettes en très belle dentelle attendait debout. Il se détourna quand Sylvie entra, mais celle-ci eut l’impression de l’avoir déjà vu.

— Voilà Mlle de Valaines, dit la supérieure en allant au-devant d’elle. Mon enfant, voici M. de Chavigny. Il est secrétaire d’État et des proches de Son Éminence qui vous réclame. Il vient vous chercher afin de vous conduire au Palais-Cardinal…

— Moi ? Mais… je croyais que le Cardinal ignorait que je fusse à Paris.

— Le Cardinal sait toujours tout, mademoiselle ! Veuillez vous préparer à me suivre !

Et comme Sylvie manifestait son incompréhension, mère Marguerite reprit la parole :

— Mieux vaut que vous retrouviez, pour cette visite, vos vêtements du monde. Il ne serait pas convenable que l’on vît sortir de chez nous une nonne revêtue. D’ailleurs, vous ne l’êtes pas encore, ajouta-t-elle avec un bon sourire.

— Comme il vous plaira mais… j’avais des visiteurs au parloir. Puis-je aller les saluer avant de suivre monsieur ?

D’un geste vif, Chavigny s’y opposa :

— Non. Ils vont être avertis que vous avez une tâche à accomplir et que… vous espérez les revoir bientôt. Allez ! Allez vite ! Son Éminence n’aime pas attendre !

Cela, Sylvie le savait depuis longtemps, aussi se hâta-t-elle d’aller changer d’habits. Quelques minutes plus tard, elle montait dans une voiture aux armes du Cardinal dont les mantelets étaient rabattus. M. de Chavigny monta auprès d’elle et la voiture partit pour aller vers le Louvre et le Palais-Cardinal en suivant la rue Saint-Antoine mais, outre que le chemin lui parut singulièrement long, Sylvie s’aperçut que l’on tournait plusieurs fois à droite, puis à gauche, puis encore à droite. Elle se pencha pour soulever le mantelet mais son compagnon qui gardait le silence depuis leur départ s’y opposa.

— Restez tranquille !

— Vous avez dit que nous allions…

— Là où Son Éminence veut que vous alliez ! Ainsi, tenez-vous en repos. D’ailleurs, nous arrivons !

L’inquiétude de Sylvie augmenta en constatant que l’on franchissait un corps de garde, puis un autre après être passé sur un pont de bois. Une cloche sonna cinq coups, des commandements se firent entendre, et quand enfin la portière s’ouvrit et que l’on abaissa le marchepied, quand on la fit descendre, elle eut l’impression d’arriver au fond d’un puits formé de bâtiments noirâtres et de grosses tours rondes aux créneaux desquelles paraissaient des bouches de canon. La Bastille ! On lui avait fait parcourir tout ce chemin pour la conduire à la Bastille qui n’était qu’à quelques pas de la Visitation !

Chavigny la laissa apprécier la surprise qu’il lui réservait, s’attendant peut-être à des cris, des larmes, des protestations, mais Sylvie avait trop subi de coups du destin pour ne pas privilégier son orgueil et le souci de sa dignité. Le regard qu’elle posa sur son compagnon était glacé :

— Est-ce donc ici que Son Éminence m’attend ?

— Non. Vous la verrez plus tard… peut-être.

— Alors pourquoi cette comédie ? Car c’en est une, n’est-ce pas ? Jamais Mme de Maupeou n’aurait consenti à me laisser partir si elle avait su où vous m’emmeniez.

— En effet, mais il arrive que le service du Cardinal comme celui de l’État, ce qui est la même chose, exige que l’on emploie le mensonge.

Sylvie s’offrit le luxe de lever un sourcil insolent :

— Le Cardinal et l’État même chose ? Que faites-vous du Roi, monsieur ?

L’autre haussa des épaules agacées :

— Je me suis mal exprimé. Entrons maintenant. On va vous conduire à votre logement.

Ce fut en passant au greffe que Sylvie apprit pour quelle raison on l’emprisonnait : elle était accusée d’avoir eu l’intention, de compte à demi avec le duc César de Vendôme, d’empoisonner le cardinal de Richelieu et même le roi Louis XIII.

Cette fois, elle eut vraiment peur et ce fut en serrant les dents pour contenir sa terreur qu’elle se laissa conduire au long d’un bel escalier à vis, assez large pour que trois personnes puissent le monter de front, qui la mena au second étage d’une des tours. Mais au lieu du cachot sordide qu’elle redoutait, on l’y abandonna dans une grande chambre pourvue d’une cheminée, d’un lit habillé de courtine de serge verte, d’une table, de deux escabeaux et de quelques ustensiles de toilette. De tout cela, Sylvie ne vit rien sinon le lit où elle alla s’abattre, secouée de sanglots trop longtemps retenus tandis que, sous la main rude du porte-clefs, claquait la ferraille des verrous refermés sur elle.

Le lendemain de ce jour, Jean de Fontsomme retourna au couvent. Il n’avait pas aimé l’éclipse de son étoile et moins encore l’explication qu’on lui avait donnée : sœur Marie-Sylvie était retenue par une tâche urgente. Le profond amour qu’il portait à la jeune fille l’avait tenu éveillé toute la nuit, lui soufflant que quelque chose d’inhabituel sinon d’anormal s’était produit. Et, de fait, quand, accueilli par la sœur tourière, il demanda une entrevue avec la novice, il lui fut répondu aussitôt que ce n’était pas possible et que, jusqu’à nouvel ordre, il était préférable de ne pas renouveler sa demande. De toute évidence, on lui cachait quelque chose. Sachant depuis longtemps que faire parler une religieuse sans l’approbation de sa supérieure relevait du miracle, il n’insista pas, remonta à cheval et s’en alla chez Perceval qu’il trouva dans sa « librairie », roulant dans sa tête des pensées dont Sylvie était le centre. Aussi écouta-t-il avec une sorte de passion ce que son jeune ami avait à lui dire.

— J’y vais ! décida-t-il, et je demanderai un entretien à la Mère supérieure. Je suis le parrain et le tuteur de Sylvie : elle devra me répondre.

Or, ce qu’elle fit répondre fut une fin de non-recevoir courtoise mais ferme. Pas assez cependant pour décourager le visiteur qui allait se lancer dans un ardent plaidoyer quand un beau jeune homme qui venait d’entrer et avait entendu la réponse de la religieuse s’avança, salua Perceval avec une grâce parfaite, puis, s’adressant à la tourière :

— Comment se fait-il que ma tante refuse de recevoir ce gentilhomme ? Serait-elle souffrante ? Il faudrait que ce soit grave, alors ?

— Non… mais…

La fin du mot, une sorte de bêlement, amena un sourire sous la fine moustache de l’inconnu :

— Allez, s’il vous plaît, lui dire que j’accompagne monsieur…

— Chevalier Perceval de Raguenel, écuyer honoraire de Mme la duchesse de Vendôme, compléta celui-ci avec un salut.

— Le chevalier de Raguenel qui est de mes bons amis ! Je la prie de nous accorder un instant d’entretien. Puis, avec un regard au visage angoissé du visiteur. « Ajoutez qu’il est très malheureux et que je ne l’ai jamais vue fermer sa porte à quelque douleur que ce soit ! Je me nomme Nicolas Fouquet, ajouta-t-il quand la sœur eut disparu, maître des requêtes au Parlement de Paris. Mère Marguerite est la sœur de ma mère. »

En tout cas, celle-ci devait beaucoup aimer son neveu et lui faire entière confiance car très vite les deux hommes franchirent le seuil de son austère cabinet qu’elle parcourait de long en large, les mains au fond de ses manches et dans une agitation qu’on ne lui connaissait pas. Elle s’arrêta en les voyant entrer et tout de suite attaqua :

— En forçant ainsi ma porte, mon cher Nicolas, vous me mettez dans une situation cruelle. Et je ne suis pas certaine que vous ne m’ayez menti : monsieur est-il votre ami ?

— De fraîche date, je veux bien l’admettre, mais vous n’ignorez pas, madame, que je ne supporte pas de voir quelqu’un malheureux. À présent, je vous le laisse…

— Non, coupa Perceval. Vous avez, monsieur, acquis le droit d’apprendre ce qui m’amène ici. Ma mère, par pitié, me direz-vous ce qu’il est advenu de Mlle de Valaines ma pupille…

— Si seulement je le savais ! lâcha-t-elle en lui jetant un regard où il put lire une véritable angoisse.

— Quoi ? s’écria Fouquet. Cette charmante jeune fille dont ma sœur Anne est devenue l’amie ? Qu’a-t-il pu lui arriver ?

Mme de Maupeou garda le silence mais, visiblement, elle brûlait de se décharger le cœur d’un gros souci et la réponse ne tarda guère :

— Hier, après dîner, j’ai reçu la visite de M. de Chavigny, secrétaire d’État auprès du cardinal de Richelieu, porteur d’une lettre de celui-ci. Lettre aux termes de laquelle Son Éminence me demandait de vouloir bien confier Mlle de Valaines au dit Chavigny afin qu’il la lui amène pour un entretien confidentiel… Il m’était impossible de refuser ce que le Cardinal demandait, surtout apporté par un personnage de cette importance. En outre, Mlle de Valaines n’est ici que novice… et encore ! Elle a donc repris l’habit civil pour suivre M. de Chavigny qui devait me la ramener. Et…

— Et elle n’est pas rentrée ? compléta Perceval dont une angoisse grandissante serrait le cœur en pensant à ce qu’avait déjà vécu Sylvie après s’être rendue au château de Rueil.

— Avez-vous envoyé chez Son Éminence ? demanda le jeune Fouquet.

— Oui. Je ne sais pourquoi, j’ai été prise d’un doute… Comme le temps passait sans la ramener, j’ai prié notre aumônier de porter un message au Palais-Cardinal et il m’a rapporté ceci.

Elle tendit à Perceval un court billet de la main même de Richelieu et qui lui fit dresser les cheveux sur la tête :

« Soupçonnée de collusion avec le duc César de Vendôme dans la tentative d’empoisonnement dont il est accusé, Mlle de Valaines a, sur mon ordre, été incarcérée au château de la Bastille jusqu’à ce que lumière soit faite. Signé : Richelieu. »

— Lisez, monsieur, dit Perceval en tendant le billet à son nouvel ami, vous en avez acquis le droit…

La réaction du jeune homme fut spontanée :

— Grotesque ! Une empoisonneuse, cette enfant ? Il faut ne l’avoir jamais regardée en face pour croire une chose pareille ! Elle a un regard transparent. On peut voir jusqu’au fond de son âme…

— Le Cardinal la connaît bien, pourtant. Lorsqu’elle était fille d’honneur de la Reine, elle est allée chanter pour lui à plusieurs reprises.

— Aïe ! Tout cela n’est pas bon. Si Richelieu peut supposer qu’elle l’a joué, il sera impitoyable – il l’est toujours, du reste, mais si son amour-propre est en jeu…

— Monsieur, monsieur, vous m’effrayez ! gémit Perceval.

Fouquet lui sourit :

— Pardonnez-moi, l’habitude de mettre les choses au pire ! Je suis avocat de formation, voyez-vous… et, d’ailleurs, je vous propose de défendre votre filleule si cette affaire vient en justice ! Croyez-moi, je suis assez habile.

— Je n’en doute pas… et je vous remercie. Merci aussi à vous, madame, de m’avoir appris la vérité.

— J’aurais voulu vous l’épargner mais je suis comme mon neveu, je n’arrive pas à croire à sa culpabilité. C’est une enfant délicieuse… et si spontanée. La savoir à la Bastille me navre ! Sans compter ce que je vais devoir dire à Mme de La Flotte qui me l’avait confiée…

— À chaque jour suffit sa peine, ma tante ! Je vous baise les mains. Venez, chevalier, allons chez moi nous entretenir de cette accusation invraisemblable…

— Que de grâces ! Mais plus tard, s’il vous plaît. Je dois d’abord rentrer chez moi où m’attend un jeune homme qui…

— N’en dites pas plus ! Allez vite auprès de lui. Vous me verrez quand vous le souhaiterez. J’habite rue de la Verrerie.

En rentrant chez lui, Perceval ne cessa de regarder vers la Bastille dont les tours formidables dressaient un mur au bout de la rue Saint-Antoine. Sa petite Sylvie, si charmante, si délicate, dans ce monstre de pierre ! Pourtant, en dépit de la terrible menace suspendue sur sa tête, Raguenel ne put s’empêcher d’éprouver un grand soulagement. Il avait eu tellement peur que l’horrible aventure ne recommence et que l’enfant soit de nouveau livrée au sadique assassin de sa mère. Certes, on pouvait craindre que le Lieutenant civil ne pénètre jusqu’à elle, mais l’on savait avec quelle rigueur Charles du Tremblay, frère de la défunte Éminence grise, menait sa forteresse et ceux qui y officiaient. C’était un homme d’une austère piété et aucun attentat ne pouvait se perpétrer dans un château dont il avait la garde pour le Roi.

Ce fut ce qu’il tenta d’expliquer à Jean lorsqu’il le retrouva dans sa bibliothèque. Le jeune duc écouta son récit sans mot dire, mais à peine Perceval l’eut-il achevé qu’il prit ses gants et son chapeau en déclarant qu’il allait au Roi. Comme Perceval lui représentait que c’était prématuré et que l’on pouvait peut-être en discuter auparavant, il déclara d’un ton qu’on ne lui connaissait pas :

— L’innocence de Mlle de Valaines ne se discute pas ! Ni les moyens de la tirer d’un sort aussi affreux, aussi injuste !

— Mais que direz-vous au Roi ?

— Qu’avant de rejoindre, sous Perpignan, M. le maréchal de Brézé qui commande l’armée, j’entends que l’on rende à sa famille la future duchesse de Fontsomme !

— Vous voulez toujours l’épouser ? En dépit de… ce que je vous ai raconté ?

— Plus que jamais car je veux, justement, lui faire oublier jusqu’au nom de son bourreau. On ne rejette pas une martyre, chevalier, on l’aime davantage !

Mais, lorsque Jean de Fontsomme parvint à Saint-Germain, le Roi en était parti avec sa maison depuis quelques heures pour Fontainebleau, d’où il prendrait la route du Roussillon.

Il emmenait avec lui Cinq-Mars…

Jean n’essaya même pas de voir la Reine dont la puissance était nulle et dont il se méfiait un peu. Sa route lui parut toute tracée : il rentra chez lui, ordonna que l’on prépare son départ puis alla faire ses adieux à Perceval de Raguenel :

— Je reviendrai avec ce que je veux ou je ne reviendrai pas ! lui déclara-t-il.

— Ce qui, mon ami, serait stupide ! Sylvie a besoin de vous vivant ! Le beau secours que vous lui apporteriez de l’autre monde !

Le jeune homme se mit à rire :

— Vous avez raison ! Voilà que je donne dans la grandiloquence ! Je vous promets de tout faire pour me protéger… sauf en un seul cas !

— Je sais ! Moi non plus, en ce cas, je n’aurais plus envie de hanter la terre. Dieu vous garde !

— Dieu la garde, elle, avant tout !

Plusieurs jours passèrent sans que Sylvie reçût d’autre visite que celles du geôlier. En dehors de la privation de liberté et de la semi-obscurité où la tenait le soupirail grillé ouvert haut dans une muraille épaisse d’environ deux mètres, le régime de la prison n’était pas pénible : la nourriture était excellente, et trop abondante pour elle. On ne la laissait manquer ni de linge propre ni de savon. Il n’empêche qu’elle vivait dans la hantise de la terrible accusation que l’on faisait peser sur sa tête : complicité d’empoisonnement avec le duc César. Le malheur voulait que ce fût vrai en partie depuis la fameuse nuit dans l’hôtel désert du Marais où il lui avait remis un flacon dont le contenu était destiné au Cardinal s’il faisait emprisonner François pour avoir tué un homme en duel[36]. Et ce flacon, elle l’avait accepté parce qu’elle ne pouvait agir autrement mais elle s’était bien juré de ne jamais s’en servir, sinon sur elle-même, et elle l’avait caché comme l’on sait. Qui donc avait pu le trouver dans cette faille du mur dissimulée par une tapisserie ? Qui donc surtout avait fait la relation avec elle alors que tant de mois, des années même, avaient coulé depuis qu’elle avait quitté le Louvre ?

Ces questions, elle ne cessait de les ressasser. Elles lui ôtaient le sommeil, l’appétit aussi, et elle devait se forcer pour absorber la nourriture nécessaire à la bonne conservation de ses facultés : elle ne voulait pas, quand on la traduirait devant ses juges, offrir l’image d’une loque humaine se soutenant par sa seule volonté. Mais que le temps lui semblait long !

Elle n’avait pour se distraire que les bruits de la forteresse, la cloche de l’horloge frappant tous les quarts d’heure, le cliquetis de clefs, de verrous tirés et refermés, le pas des sentinelles sur les chemins de ronde, les allées et venues dans la cour, des plaintes parfois et parfois aussi l’écho d’une chanson lancée par une grosse voix, pas bien loin d’elle :

Vive Henri IV, vive ce roy vaillant

Ce diable à quatre a le triple talent

De boire et de battre et d’être un vert galant…

Étonnée car ce prisonnier-là semblait heureux de vivre, elle demanda au porte-clefs s’il pouvait lui dire son nom. L’homme se mit à rire :

— Pour sûr ! C’est le maréchal de Bassompierre, ma petite demoiselle ! Un rude gaillard lui aussi, et s’il chante si fort, c’est parce que je lui ai dit qu’il y avait une jolie petite dame juste au-dessus de lui. C’est sa façon de vous faire la cour…

— Et… il est là depuis longtemps ?

— Bientôt douze ans, mais il a pas l’air de s’ennuyer : il mange bien, boit encore mieux et écrit ses mémoires. P’t’être qu’il mourra ici. L’est plus jeune, vous savez.

— Et qu’a-t-il fait pour être embastillé ?

— Ça j’en ai aucune idée. Et si j’le savais, j’vous l’dirais pas parce que j’ai pas le droit. Mais j’lui dirai qu’vous appréciez sa musique. Ça lui f’ra plaisir !

Le maréchal en effet chanta de plus belle, tout en variant son répertoire. Sylvie lui en fut reconnaissante, cette voix sans visage lui donnait l’impression d’avoir un ami et sa peur, à l’entendre, s’apaisait un peu. Une nuit, cependant, alors qu’elle venait de se coucher, sa porte s’ouvrit et le geôlier parut. Il n’était pas seul : un des officiers de la Bastille l’accompagnait et aussi quatre soldats. Sylvie dut s’habiller sous les yeux de cet homme mais elle renonça à se coiffer, ses doigts tremblaient trop.

Encadrée par les soldats, elle descendit, traversa une partie de la cour qu’éclairaient à peine les pots à feu placés sur le rempart, passa sous une porte basse et finalement se retrouva dans une salle, basse elle aussi mais longue et dont les voûtes étaient soutenues par de gros piliers. Contre le mur du fond percé d’une étroite fenêtre en fer de lance, elle aperçut une table éclairée par des chandeliers derrière laquelle étaient assis trois hommes, deux aux cheveux coupés au carré encadrant un autre à la crinière plus longue et grise. Un quatrième écrivait, assis sur le côté à une table plus petite. Les gardes menèrent Sylvie devant les juges – ils ne pouvaient être que cela – et se retirèrent à l’entrée de la salle. En dépit de sa peur, la prisonnière poussa un léger soupir de soulagement car elle avait craint, un moment, de se trouver en face du Lieutenant civil qui hantait ses nuits.

L’homme du milieu était un commissaire du Châtelet. Il leva les yeux des papiers qu’il compulsait et les posa, aussi froids que ceux d’un basilic, sur la prisonnière.

— Vous vous appelez Sylvie de Valaines et vous avez été recueillie et élevée par Mme la duchesse de Vendôme qui vous a introduite à la Cour sous un faux nom pour y devenir fille d’honneur de la Reine.

Richelieu connaissant tout d’elle, Sylvie ne s’étonna pas de voir cet homme si bien renseigné. Curieusement, elle y puisa une force nouvelle pour se défendre pied à pied :

— Ce n’est pas un faux nom, dit-elle avec plus de calme apparent qu’elle n’en éprouvait. Le fief de L’Isle en Vendômois m’a bel et bien été conféré par le duc César à la demande de la duchesse.

— Pour s’être montrés si généreux, il fallait que l’on vous aime beaucoup. Il est bien évident que la reconnaissance s’imposait et sans doute aussi l’affection…

— C’est vrai. J’aime et je respecte infiniment la duchesse…

— Et le duc César ?

— Moins. Il m’a toujours considérée comme une intruse et me reprochait l’amitié que me donnaient ses enfants.

— Ah ! Il vous la reprochait ? Dans ce cas, on peut supposer que vous ayez accepté de l’aider afin de vous faire mieux voir de lui…

— De l’aider à quoi ?

— Mais… à empoisonner Mgr le Cardinal qui vous honorait d’une certaine faveur ?

Une brusque colère empourpra les joues de Sylvie.

— Son Éminence, en effet, me faisait l’honneur de m’appeler parfois afin que je lui chante quelques chansons… et je n’ai pas pour habitude d’empoisonner les gens qui m’accueillent aimablement !

— Oseriez-vous affirmer que le duc César ne vous a jamais remis la fiole de poison que l’on a trouvée dans votre chambre ?

— Ma chambre ? Mais vous devriez savoir, monsieur, que les filles d’honneur de la Reine n’ont pas de chambre attitrée, qu’elles peuvent passer de l’une à l’autre. Ainsi, quand j’étais au Louvre, je logeais dans une pièce où logeait avant moi Mlle de Châteauneuf qui se mariait et je suppose qu’après mon départ on l’a donnée à quelqu’un d’autre. Or, il y a longtemps que je ne suis plus fille d’honneur et je voudrais savoir, si l’on a trouvé une fiole suspecte, pour quelle raison elle m’appartiendrait plutôt qu’à une autre ?

— Parce que vous êtes liée à des gens qui manient le poison avec une certaine dextérité. Parlez-moi de votre chambre à Saint-Germain.

Un énorme point d’interrogation se forma dans l’esprit de Sylvie. Pourquoi diable lui parlait-on de Saint-Germain où elle n’avait jamais emporté le maudit dépôt ?

— Au Château-Neuf de Saint-Germain, c’est encore mieux car, les bâtiments étant moins vastes, nous étions deux et parfois trois quand il y avait grand service d’Honneur. Je partageais la chambre de Mlle de Pons.

— Songeriez-vous à faire peser sur elle une accusation ?

— Dieu m’en garde ! Mlle de Pons n’a sûrement rien à se reprocher. Si l’on a trouvé une fiole, elle pouvait être dans sa cachette depuis des décennies. Pourquoi pas depuis le temps de la reine Marie ? Chez les Médicis, le poison était, il me semble, d’usage courant ?

— Nous nous égarons et je vous conseille de ne pas vous écarter du sujet. Ainsi, vous niez avoir eu cette fiole en votre possession ?

— Mais quelle fiole ? Montrez-la moi, au moins ?

— Nous ne l’avons pas ici. En revanche, nous possédons quelques moyens de délier les langues qui se refusent à l’usage de la vérité…

Sylvie blêmit et sentit ses jambes moins assurées. Dieu tout-puissant, si on lui appliquait la question, jusqu’à quel point l’endurerait-elle sans avouer n’importe quoi pour faire cesser la souffrance ? Elle trouva pourtant le courage de répondre :

— Je n’en doute pas mais, ce dont je doute, c’est que la vérité, la vraie, puisse s’obtenir avec de tels moyens.

— Il est des exemples nombreux et convaincants… Mais répondez d’abord à une dernière question : vous niez avoir jamais reçu du duc César de Vendôme une fiole de poison destinée au Cardinal… ou au Roi ?

Le cœur de Sylvie manqua un battement. Elle avait toujours eu horreur du mensonge mais cette fois sa vie, celle de César et peut-être d’autres plus chères à son cœur en dépendaient. Elle se dressa, bien droite, regarda le juge dans les yeux et affirma :

— Je le nie formellement.

— Bien !

Le juge fit un signe et deux soldats vinrent prendre la prisonnière chacun par un bras pour la mener dans une salle voisine. Devinant ce qui l’attendait elle s’efforça de résister, mais c’était peine perdue. Elle se trouva en face d’un terrifiant appareillage disposé autour d’un lit en bois grossier garni d’un matelas de cuir taché et roussi par endroits et de deux treuils, l’un à la tête, l’autre au pied, avec les cordes permettant d’étirer les membres du patient. À côté, devant un fauteuil à lanières de cuir, les ais de bois que l’on appelait brodequins, le marteau et les coins que l’on enfonçait entre eux pour faire éclater les genoux et les jambes. Il y avait aussi de longues tiges de fer plongées dans un brasero flambant et, dans les ombres au fond de la pièce, une grande roue armée de pointes de fer. Un homme aux énormes bras nus et musclés sortant d’un justaucorps en cuir taché et roussi comme le matelas veillait sur tout cela comme un génie malfaisant. Au bord de la nausée, la malheureuse sentit ses jambes se dérober sous elle tandis que le juge, avec un luxe de détails, lui expliquait le fonctionnement de ces abominables instruments. Elle ferma les yeux, attendant le moment où on la coucherait sur ce lit, espérant un évanouissement qui ne venait pas et ne viendrait jamais. Sa jeunesse et sa belle santé la privaient de cette échappatoire si fort en honneur chez les dames de la bonne société. De toutes ses forces, elle appela le Ciel à son secours dans une prière aussi fervente que désordonnée. Et soudain, elle entendit :

— Maintenant que vous avez compris ce qui vous attend, on va vous ramener chez vous afin que vous puissiez réfléchir, mais sachez que vous serez entendue à nouveau une nuit prochaine et que si vous vous obstinez dans votre coupable silence, vous ferez connaissance avec les talents de notre bourreau… Vous parlerez, croyez-moi ! Il n’est pas d’exemple…

Plus morte que vive, Sylvie regagna sa chambre. Son cœur cognait dans sa poitrine, si fort qu’elle eut l’impression qu’il allait l’étouffer. Elle se sentait si mal en point qu’elle se laissa tomber sur son lit sans avoir la force d’ôter de nouveau ses vêtements et là, comme au soir de son arrivée, elle éclata en sanglots désespérés qui la secouèrent un long moment, avant de plonger dans un sommeil peuplé de cauchemars.

Le jour revenu et avec lui plus de lucidité, Sylvie s’efforça de chercher une issue à l’horrible situation où elle se trouvait. Certes, le duc César vivait en Angleterre d’où il n’envisageait sans doute pas de revenir et il n’avait rien à craindre des aveux que l’on pourrait arracher à Sylvie, mais elle pensait au reste de la famille : la duchesse, Élisabeth et, surtout, François. Un instant, la prisonnière caressa l’idée d’un échafaud où ils pourraient monter ensemble et mourir en se tenant la main mais elle savait bien que c’était pure folie et qu’elle gravirait seule les degrés fatals. Ainsi, rien ne pouvait la sauver de l’épée du bourreau sinon la mort qu’elle-même se donnerait.

Un moment, elle oublia les murs qui l’enfermaient, revit les rochers de Belle-Isle, la mer de Belle-Isle, l’immense paysage de Belle-Isle habité par les mouettes et les goélands argentés, les petits matins irisés de brume, les soleils glorieux du couchant et la crique où elle avait voulu mourir. Elle découvrait qu’en dehors de la joie de revoir Marie, de retrouver le bon regard tendre de son parrain, tous ces mois passés à essayer de la ramener à une vie normale n’avaient servi qu’à l’enfoncer davantage.

— Non seulement je ne suis pas faite pour le bonheur, pensa-t-elle tout haut, mais je ne suis pas certaine de l’apporter à ceux qui m’aiment…

À présent, l’avenir était bouché par la silhouette sinistre d’un lit de torture préfigurant l’échafaud qui viendrait ensuite, et cela elle n’en voulait à aucun prix. Comme elle le supposait jadis dans son refuge breton, Dieu ne pouvait en vouloir à qui choisissait de quitter la vie d’une manière plus douce que celle choisie par les hommes… Évidemment, à la Bastille ce serait moins facile qu’en face de l’océan car l’endroit lui-même était déjà un tombeau, mais après tout, qu’importait le décor ? Ce qu’il fallait, c’était en finir le plus vite possible…

Elle attendit le passage du geôlier avec le repas de midi dont elle mangea une partie selon son habitude mais, cette fois, elle vida presque le pichet de vin de Bourgogne : même talonnée par la peur, il fallait du courage pour se donner la mort.

Quand l’homme fut venu reprendre le plateau sans cacher sa déconvenue devant le flacon qu’il avait l’habitude de vider lui-même en sortant de la chambre, elle se mit à l’ouvrage, s’empara d’un de ses draps dont elle déchira avec ses dents une bande assez solide pour servir de corde, après quoi elle grimpa sur son escabeau pour l’attacher au bâti de noyer qui supportait les rideaux au-dessus de son lit. Ensuite, elle fit un nœud coulant, s’assura que cet appareil rudimentaire fonctionnerait puis, laissant l’escabeau devant le pied du lit, elle s’agenouilla pour demander pardon à Dieu en regrettant de ne pouvoir écrire le moindre billet tendre à l’adresse de son parrain. Pour François, ce n’était pas la peine : il l’avait déjà oubliée.

— Assez traîné ! murmura-t-elle. Il faut s’y résoudre à présent.

Et, regrimpant sur son escabeau, elle passait sa tête dans le nœud quand éclata le fracas des verrous. Elle eut beau repousser son siège d’un pied furieux, elle n’eut même pas le temps de sentir sur son cou la morsure de la toile tordue. Déjà, l’officier qui était venu la chercher dans la nuit était sur elle et la soulevait dans ses bras.

— À moi, vous autres ! lança-t-il aux soldats. Coupez-moi ça !

Puis, la laissant retomber si brusquement qu’elle s’étala, il gronda :

— Le suicide est interdit ici ! On aurait dû vous mettre dans un cachot ! Là, au moins, on ne trouve rien pour se tuer…

— Ni même pour vivre ! s’écria Sylvie dont la déception se changeait en colère. Qu’est-ce que ça peut bien vous faire que l’on se suicide ? C’est autant de travail en moins pour votre bourreau…

— Justement, vous lui enlevez le pain de la bouche, fit l’homme avec une horrible logique. Venez maintenant, on vous attend !

Elle voulut se débattre mais fut vite maîtrisée :

— Par pitié, laissez-moi ici, laissez-moi mourir ! Je ne veux pas retourner… en bas !

— Vous irez où vous devez aller ! Allons, en route !

La mort dans l’âme à défaut du corps, Sylvie suivit ses gardes dans l’escalier, priant éperdument pour qu’il arrive quelque chose, qu’une marche se détache ou qu’une pierre tombe sur elle de la voûte afin de lui éviter l’univers de souffrance qui se dessinait à son horizon.

Parvenue dans la cour, elle se tournait déjà vers la porte basse qu’elle redoutait tant quand l’officier la prit par le bras :

— Pas cette fois ! Vous allez faire un petit voyage…

Le soulagement fut tellement énorme que Sylvie aurait pu se mettre à rire, mais ses jambes tremblaient encore quand on la fit monter dans un carrosse tout semblable à celui qui l’attendait devant la Visitation, et elle s’affaissa plus qu’elle ne s’assit sur les coussins de drap gris. Elle s’aperçut alors qu’il y avait là un homme vêtu de noir, et elle eut un mouvement de recul en se souvenant de son aventure de Rueil, mais c’était seulement le juge qui l’avait interrogée la nuit précédente et elle se surprit à remercier Dieu qui semblait avoir effacé Laffemas de son chemin. Son épreuve eût été bien pire s’il avait fallu l’endurer sous le regard inhumain de ce misérable.

— Je sais que vous ne me répondrez pas, mais où allons-nous ?

— Ce n’est pas un secret. Nous allons au Palais-Cardinal.

De nouveau, les ais du pont-levis de la Bastille grondèrent au passage de la voiture…

CHAPITRE 8 DE CHARYBDE EN SCYLLA

En descendant de voiture dans la cour du palais, Sylvie comprit qu’un départ se préparait. Autour d’une étrange machine tendue de pourpre et frappée aux armes du Cardinal qui ressemblait à un énorme lit muni de brancards, une nuée de serviteurs et de gardes s’activaient, les uns entassant coffres et bagages dans des chariots, les autres vérifiant leur équipement et procédant à de minutieux examens de leurs montures et de leurs armes.

— Est-ce que Son Éminence quitte Paris ? murmura Sylvie qui avait retrouvé assez de présence d’esprit pour oser une question.

— Elle va rejoindre le Roi dans le Midi pour participer à la gloire des dernières conquêtes. Prenez garde surtout à ne pas l’irriter davantage ! Le Cardinal est fort malade et entreprend ce voyage au prix d’un terrible effort de volonté.

Fort malade ? Sylvie n’en douta pas quand elle fut introduite dans la chambre où l’on achevait d’habiller Richelieu. Un feu d’enfer luttait victorieusement contre la froidure extérieure. On suffoquait presque, pourtant le Cardinal était aussi pâle que s’il était déjà mort. De maigre il était devenu émacié, et sa figure encore allongée par la barbiche presque blanche n’était guère plus épaisse qu’une lame de couteau… Les yeux étaient creux et, sous la longue soutane de moire rouge sur laquelle tranchait le ruban bleu du Saint-Esprit, apparaissaient, au cou et aux poignets, les linges blancs protégeant les ulcères dont on le disait couvert. Pourtant, l’échine restait raide et le regard impérieux. D’un pas d’automate, le Cardinal gagna un fauteuil placé près d’une petite table chargée de fioles et de pots, puis d’un geste autoritaire chassa ses domestiques.

C’était la première fois que Sylvie le voyait sans ses chats, mais sa surprise ne dura guère : un superbe chat des Chartreux à la foisonnante fourrure gris ardoise surgit soudain et sauta sur les genoux maigres qui le reçurent avec un tressaillement douloureux. Aussitôt, la longue main pâle se perdit dans les poils soyeux tandis que la voix profonde, un peu enrouée, s’élevait :

— Ainsi donc vous voici de nouveau, mademoiselle de… Valaines ? C’est bien ça ?

— J’ai déjà eu l’honneur, il y a longtemps, de l’avouer à Votre Éminence…

— C’est vrai. Il y a longtemps mais vous n’avez guère changé. Un peu grandi peut-être ? Et encore ! Quel âge avez-vous ?

— J’aurai bientôt vingt ans, monseigneur.

— Je ne vous demanderai pas ce que vous avez fait durant ces années. D’abord parce que je le sais en partie, ensuite parce que je n’ai pas beaucoup de temps. Chantez-vous toujours ?

— À la chapelle de la Visitation j’ai recommencé à chanter après de nombreux mois. Pour bien chanter, il faut avoir le cœur léger…

— … ou infiniment lourd. On dit que le cygne, au moment où il va mourir, émet d’admirables accents. J’aimerais que vous chantiez pour moi une dernière fois… Cherchez auprès du cabinet florentin, il doit y avoir une guitare !

— Je ne saurais, monseigneur, murmura Sylvie sans bouger.

— Pourquoi ?

— Je ne suis pas un cygne et puis… il se peut que l’approche de la mort améliore la voix, mais la peur l’étrangle…

— Et vous avez peur ? Il me semble pourtant me souvenir vous avoir entendue m’assurer que vous ne me craigniez pas ?

— Les temps ont changé, monseigneur ! J’étais alors auprès de la Reine, libre dans les limites de ses commandements. Aujourd’hui je viens de la Bastille où l’on m’a enfermée sous le prétexte d’avoir voulu empoisonner Votre Éminence…

Une quinte de toux sèche, caverneuse, secoua le corps maigre du Cardinal, mettant deux taches rouges à ses joues blêmes. Il se pencha, prit un verre à demi plein posé sur la table et le but lentement.

— Et… naturellement… vous n’avez… jamais voulu m’enherber ?

— Moi ? Jamais ! affirma Sylvie avec force.

— Vous peut-être, mais d’autres qui vous sont chers ? Le duc César…

— Ne m’a jamais été cher. Sans Mme la duchesse, il n’aurait jamais rien fait pour moi. Je lui suis reconnaissante, voilà tout !

— Admettons ! Je veux bien vous croire, mais vous-même possédez les meilleures raisons de vouloir ma mort puisque, tant que je vivrai, votre ami Beaufort devra respecter la personne d’Isaac de Laffemas qui est mon serviteur ! Ne me dites pas que vous ne lui souhaitez pas mille morts à celui-là ?

— Une seule me suffirait, monseigneur. Car les souvenirs abominables que je garde s’effaceraient peut-être un peu et surtout je pourrais revivre sans plus éprouver la terreur de le voir surgir… comme je l’ai redouté chaque jour vécu à la Bastille !

— Ridicule ! Il a l’ordre de ne plus vous importuner…

— Le terme est faible pour un mariage forcé et un viol !

— Je veux bien l’admettre mais quand je donne un ordre, on le respecte !

— Jusques à quand ? Qui dit qu’il n’attend pas, lui aussi, la disparition de Votre Éminence pour en finir avec moi ?

— Ne dites pas de sottises ! Ses ennemis sont innombrables et je suis son seul rempart. Et encore ! Par deux fois, il a failli tomber sous les coups d’un truand, un homme de sac et de corde qui se fait appeler le capitaine Courage et qui a juré sa mort !

— Que ne l’a-t-il abattu ? Je bénirais son nom !

— Ne rêvez pas ! Laffemas se garde trop bien à présent ! L’attaquer serait marcher à une mort certaine… mais, vous voyez bien que vous avez les meilleures raisons de souhaiter mon trépas ?

Sylvie garda le silence un moment. Entendre vanter son bourreau était plus qu’elle n’en pouvait supporter et elle lâcha la bride à la colère qui bouillonnait en elle :

— Certes, j’ai les meilleures raisons, mais je n’ai jamais aimé les chemins tortueux… et jamais désespéré de me venger moi-même de cet…

— D’où le poison, cette arme favorite des femmes ! s’écria le Cardinal d’un ton de triomphe qui acheva d’exaspérer sa prisonnière. Le poison que vous a procuré César de Vendôme et que l’on a trouvé dans votre chambre à Saint-Germain…

La surprise coupa net la fureur de la jeune fille.

— À Saint-Germain ? balbutia-t-elle, parfaitement consciente de n’avoir jamais emporté le malencontreux flacon dans la résidence estivale des rois.

— Ne vous l’a-t-on pas dit ?

— On m’a dit qu’on l’avait trouvé dans ma chambre, sans autre indication. J’ai d’ailleurs fait observer que plusieurs filles d’honneur ont habité les mêmes lieux que moi et que je ne voyais pas pourquoi j’étais accusée.

— Peut-être parce que vous seule êtes liée à César de Vendôme, ce maître empoisonneur ? tonna le Cardinal. Oserez-vous jurer que ceci ne vous a jamais appartenu ?

Sur la table encombrée placée auprès de lui, Richelieu prit un petit flacon qu’il offrit sur sa main ouverte et tremblante de colère à Sylvie, voulant ainsi la réduire, mais contrairement à ce qu’il pensait celle-ci crut voir le ciel s’ouvrir et entendre chanter les anges. L’angoisse qui l’étranglait, la peur affreuse de compromettre le salut de son âme par un parjure, tout cela s’envola d’un seul coup. Elle tomba à genoux, étendit la main vers la croix orfévrée qui palpitait sur la poitrine du Cardinal :

— Sur le salut de mon âme, sur la mémoire de ma mère, je jure que je n’ai jamais vu ce flacon. Que Dieu m’en soit témoin !

Elle ne savait trop d’où lui venait ce miracle, car c’en était un : le flacon qui brillait sous ses yeux était de verre épais mais bleu, alors que celui de César était vert sombre et enveloppé d’un petit treillis argenté. Cela expliquait peut-être pourquoi on lui parlait de Saint-Germain alors que sa cachette à elle était au Louvre mais, en ce cas, d’où venait cet objet ?

D’abord surpris par l’élan spontané de la jeune fille, le Cardinal ne s’avouait pas vaincu :

— Le duc César ne vous a jamais donné ceci ? Vous le jurez aussi !

— Sur tout ce que j’ai de plus sacré, monseigneur… sur l’amour que je porte à son fils !

Songeur, Richelieu reposa le minuscule flacon. Impossible dans de telles conditions de ne pas croire à la sincérité de cette jeune fille car si jamais regard était vrai et transparent, c’était bien celui-là. D’ailleurs, avec sa connaissance de l’âme humaine, il devait s’avouer qu’il avait eu du mal à la croire coupable. Si elle avait voulu l’empoisonner, il lui en avait donné maintes fois l’occasion.

— Aurait-on osé me tromper ? murmura-t-il, pensant tout haut.

— Quand on veut perdre quelqu’un, on ose tout, monseigneur, dit Sylvie doucement. J’ignore ce qu’il en est de l’accusation portée contre le duc César, mais il était peut-être normal que l’on pense à moi, qui suis son obligée, pour appuyer l’accusation… MM. de Vendôme…

— Ne prononcez plus ce nom devant moi ! gronda-t-il. Vous sauvez votre tête, ma petite, mais la leur est encore fort aventurée…

— Encore ? ne put retenir Sylvie en qui l’angoisse revenait. Mais ils sont en Angleterre.

— Le père est en Angleterre, les fils sont rentrés et le Roi les a exilés dans leurs terres, eu égard aux services rendus sous Arras. Soyez sûre qu’à Vendôme, à Chenonceau ou à Anet, ils ne perdent pas leur temps… Puis, emporté par sa colère et oubliant sa jeune visiteuse il ajouta : « Ils complotent, je le sais, et bientôt j’en aurai la preuve ! Ils complotent avec Monsieur le Grand, qui n’est si grand que parce que je l’ai bien voulu mais qui ne le restera pas longtemps, avec Monsieur, l’éternel conspirateur, avec la Reine… enfin avec l’Espagne ! »

— Beaufort et l’Espagne ? C’est impossible ! Il la combat avec trop de cœur ! Quant à M. de Cinq-Mars…

— Il veut épouser une princesse et je m’y oppose ! Il veut ma place… et bien sûr je m’y oppose ! Mais qu’est-ce que je fais là à discuter avec une gamine !…

Ce devait être l’avis de ceux qui se rassemblaient dans la cour, car un officier fit une timide apparition :

— Monseigneur… Votre Éminence n’oublie-t-elle pas que le temps passe et que…

Le regard plein d’éclairs s’apaisa, tandis que la toux revenait.

— Oui, vous avez raison !… Mlle de Chémerault attend-elle encore.

— Bien entendu…

— Faites-la venir !

Une bouffée de parfum ambré pénétra avec elle dans la chambre et fit éternuer Sylvie qui détestait cette odeur presque autant que sa propriétaire. Élégante à son habitude, la fille d’honneur de la Reine offrait une symphonie de fourrures et de velours roux impressionnante. Le Cardinal ne lui laissa pas le temps d’achever sa révérence.

— J’ai appris ce que je voulais savoir. Comme nous en sommes convenus, vous allez ramener Mlle de Valaines à la Visitation Sainte-Marie dans la voiture qui vous attend. En sortant, vous direz à Le Doyen de venir me voir avant qu’il retourne à la Bastille.

Puis, se tournant vers Sylvie dont le soulagement de rentrer à la Visitation se trouvait tempéré par la perspective de faire le chemin avec Chémerault :

— Adieu, mademoiselle de Valaines ! Mais, avant de vous quitter, acceptez un conseil : prenez le voile à la Visitation. Là seulement, vous trouverez la paix…

— Je n’en ai pas la vocation, monseigneur.

— Vous ne serez pas la première dans ce cas et, si Dieu vous aime, il vous fera signe…

— Alors, j’attendrai ce signe.

Elle savait qu’un désir du tout-puissant ministre équivalait à un ordre et qu’en répondant ainsi elle le défiait, mais Dieu l’avait libérée du mensonge et elle ne voulait plus y retomber. Toujours aussi limpide, son regard croisa celui du Cardinal encore orageux sous la broussaille grise des sourcils, mais il renonça à sa colère et se contenta d’un haussement d’épaules :

— Restez-y jusqu’à ce que je vous autorise à sortir. Me le promettez-vous ?

— Oui, je promets. Que Dieu garde Votre Éminence !

— Eh bien… voilà un souhait que je n’entends pas souvent…

Dans le carrosse où l’odeur d’ambre emplissait l’atmosphère, les deux femmes gardèrent le silence. Sylvie, qui avait hâte d’arriver, regardait défiler les maisons. Quant à sa compagne, elle tenait ses yeux clos depuis le départ. Pourtant, quand on passa sans s’arrêter devant la chapelle du couvent[37], Sylvie protesta :

— Pourquoi continuons-nous ? Son Éminence a ordonné que l’on me ramène au couvent.

Du fond de ses fourrures, la Belle Gueuse ouvrit ses grands yeux d’un air ennuyé :

— Rien ne presse ! Je voudrais aller embrasser mon frère qui part pour la guerre dans une heure. Il n’était pas prévu à mon programme de m’occuper de vous. Êtes-vous si pressée de me quitter ?

— Nous n’avons jamais été amies et j’avoue mal comprendre que vous souhaitiez ma présence pour un moment d’émotion intime ? Il serait préférable de me laisser là…

— Non, ce n’est pas si simple car j’ai des instructions un peu longues pour la mère Marguerite et je risquerais de manquer mon frère. Je n’en aurai pas pour longtemps et l’important est que vous soyez à la Visitation avant le repas du soir.

— Comme vous voudrez !

On franchit donc l’enceinte de Paris. Après la grande abbaye Saint-Antoine, on s’enfonça dans la forêt refermée comme une énorme main verte autour du château de Vincennes avec ses tours quadrangulaires, son gigantesque donjon et tout son appareil guerrier, à peine corrigé par le fin clocher de sa Sainte-Chapelle, sœur quasi jumelle de la merveille dont s’enorgueillissait le palais de la Cité à Paris. Le carrosse longea les fossés du château et Mlle de Chémerault eut un petit rire :

— On conçoit que le duc César ait choisi de mettre la mer entre sa personne et ce donjon. Il y a langui cinq longues années et son frère, le Grand Prieur de Malte, y est mort au bout de deux ans dans d’étranges circonstances. C’est la seule chose intelligente qu’il ait jamais faite, d’ailleurs.

— Que voulez-vous dire ?

— Que si César a voulu empoisonner le Cardinal ces temps derniers, c’est ridicule. Il y a quatre ou cinq ans, oui, mais à présent ! Avant six mois, Richelieu sera mort. Peut-être même plus tôt.

— Je croyais que vous l’aimiez ? Certes, son état n’est pas des meilleurs, mais je vois mal un mourant se lançant sur les routes de France jusqu’aux confins du royaume.

— Pas sur les routes, sur les fleuves. Sa litière va descendre à Lyon puis, de là, sur Tarascon par voie d’eau. Il ne supporte même plus le pas des mules et, quand on le débarque, c’est à dos d’homme que la litière est portée.

— Cette énorme machine ? Mais elle ne peut passer partout.

— On abat ce qui gêne, fût-ce la muraille d’une ville. Cela s’est déjà produit, mais même dans ces conditions le Cardinal endure mille morts à chaque mouvement. Seulement c’est un homme de fer et l’orgueil lui sert de soutien. C’est pourquoi je l’ai toujours admiré.

— Cela se sait. Que ferez-vous quand il ne sera plus là ? Trouverez-vous quelqu’un d’autre à… admirer ?

— Je ne crois pas que cela vous regarde !

Le voyage continua sur une route plus passante qu’on ne pouvait s’y attendre, surtout par ce temps froid. La campagne était belle, vallonnée, soignée, même aux abords de la forêt qui était la moins dangereuse des environs de Paris grâce à la présence de l’importante garnison de Vincennes. Aussi de grandes propriétés composaient-elles la majeure partie des villages semés aux alentours : Conflans, Charenton, Saint-Mandé qui était aux Bérulle, Nogent, la puissante abbaye de Saint-Maur, Créteil et Saint-Maurice.

Trouvant le chemin un peu long, Sylvie demanda :

— Mais enfin, où allons-nous ?

— À Nogent ! répondit sa compagne d’un ton impatienté.

La nuit commençait à tomber et l’on rencontrait de moins en moins de voitures ou de cavaliers mais, quelques minutes après la question de Sylvie, on passait la grille d’un vaste domaine dont les jardins, prés et potagers descendaient jusqu’à une rivière dont Sylvie ignorait qu’à cet endroit c’était la Seine.

Au bout d’une large allée plantée d’arbres apparut une assez belle maison qui devait dater du siècle précédent. Chose étrange, on n’y voyait aucune lumière, en dépit du crépuscule, ni aucun préparatif de départ. De même, le bruit de la voiture n’attira aucun serviteur.

— On dirait que votre frère ne vous a pas attendue, remarqua Sylvie. Il n’y a personne ici…

Sourcils froncés, Françoise de Chémerault considérait le phénomène d’un œil perplexe.

— C’est étrange, en effet. Pourtant, le billet que j’ai reçu ce matin est formel.

Voyant que personne ne bougeait dans le carrosse, le cocher vint à la portière :

— Me serais-je trompé de propriété, mademoiselle ?

— Non, non ! C’est bien là. Pourtant, je ne vois aucune lumière.

— Il y en a une, mademoiselle. À l’étage. Je l’ai aperçue du haut de mon siège…

— Je vais aller voir mais, ajouta-t-elle avec humeur, on ne peut pas dire que l’on illumine en mon honneur ! Voulez-vous venir avec moi ? demanda-t-elle soudain à Sylvie qui se permit un sourire :

— On dirait que vous avez peur ?

La Chémerault haussa les épaules avec emportement :

— Grotesque ! Je n’ai jamais peur de rien…

Pourtant, ses mains tremblaient en ramassant ses encombrantes fourrures pour descendre de voiture. Du coup, Sylvie eut envie d’en voir plus.

— Moi non plus, dit-elle. Je vous suis !

Il restait assez de lumière au ciel gris pour que l’on pût se diriger dans la maison où l’on avait dû préparer un repas car une agréable odeur de pain chaud, de caramel et de volaille rôtie emplissait l’intérieur. Une table aussi était préparée dans une petite salle sur l’arrière de la maison d’où, par deux hautes fenêtres, on découvrait, en contrebas, la rivière déjà presque cachée sous une écharpe de brume. Un candélabre d’argent garni de bougies allumées mettait une jolie lumière dorée sur la vaisselle de vermeil et les verres de cristal taillé.

— Je ne sais pas, dit Sylvie, si votre frère part pour la guerre mais, si cette table vous attend tous les deux, il est moins pressé que vous l’avez dit. Et s’agit-il vraiment de votre frère ? Ceci ressemble plutôt à un souper galant !

— Cessez donc de dire des bêtises ! gronda la demoiselle. De toute façon, le masque n’est plus de mise à présent… Oh, mon Dieu !

En faisant le tour de la table pour redresser une fleur du surtout, elle venait de buter contre un corps étendu dans une flaque de sang. Un homme était couché là, les yeux clos, avec dans la poitrine une blessure encore saignante. En se penchant sur lui, Sylvie le reconnut avec horreur : c’était Laffemas. Elle comprit tout et, comme elle se redressait, son regard rencontra celui de la Chémerault, plein de fureur et de déception :

— L’imbécile s’est fait assassiner, maugréa-t-elle.

Puis, réagissant d’une manière foudroyante, elle poussa brutalement Sylvie qui tomba en arrière, se cogna la tête au pied d’une chaise et en resta étourdie un instant. Ce fut suffisant pour que sa compagne quitte le lieu du meurtre en courant, referme la porte à clef derrière elle et s’enfuie vers la voiture. Lorsque Sylvie se releva, un peu vacillante, elle entendit le carrosse s’éloigner, l’abandonnant en tête à tête avec un cadavre. Que ce fût celui de son pire ennemi n’était pas vraiment consolant et, les jambes molles, elle se laissa tomber dans un fauteuil pour essayer de mettre un peu d’ordre dans ses idées sur lesquelles surnageait une évidence : la Chémerault l’avait entraînée dans un piège ignoble. Elle voulait la livrer à Laffemas et il n’était pas difficile d’imaginer pourquoi cette table ne comportait que deux couverts. À la pensée de ce qui aurait suivi, Sylvie eut un haut-le-cœur qui amena dans sa bouche un goût amer et lui fit à nouveau tourner la tête. Sur la table, il y avait un flacon de vin. Elle en versa un peu dans un verre et but, croyant bien en reconnaître le goût : c’était ce même vin d’Espagne qu’elle buvait jadis chez le Cardinal. Peut-être celui-ci en offrait-il à son bourreau préféré ?

Toujours est-il qu’elle se sentit mieux et commença à prendre conscience du danger de sa situation. Certes, elle n’avait plus rien à craindre de Laffemas, sinon d’être accusée de son meurtre. Qui pouvait dire si l’infecte Chémerault n’était pas en route pour alerter les premières autorités venues, pourquoi pas même le château de Vincennes ? Si on la trouvait avec ce cadavre, elle aurait toutes les peines du monde à se disculper. Il fallait partir d’ici, et au plus vite !

Tandis qu’elle réfléchissait, la clef tourna dans la serrure, la porte s’ouvrit et un personnage apparut, si étrange que Sylvie poussa un cri d’effroi.

— N’ayez pas peur, mademoiselle ! fit une voix agréable et même cultivée. Je porte un masque et je vous demande la permission de le garder…

C’était, en effet, sous un grand chapeau noir emplumé, une trogne vultueuse au long nez bourgeonnant, aux traits grotesques que l’éclairage des bougies faisait rougeoyer.

— Qui êtes-vous ? souffla-t-elle, pas encore très rassurée.

— On m’appelle le capitaine Courage ! Et vous, qui êtes-vous et que faites-vous ici ?

— On m’appelle Sylvie de Valaines et j’ai été amenée ici, par tromperie, pour être livrée à cet homme ! Je jure pourtant que je ne l’ai pas tué.

— Je le sais bien, puisque c’est moi qui l’ai tué ! Cela dit, je n’ignore pas qui vous êtes et c’est une chance qu’en entendant arriver la voiture je me sois caché pour voir venir ! Ne traînons pas ! L’endroit est malsain, pour vous comme pour moi !

Entraînée par lui, Sylvie retraversa la maison en courant. Arrivé au perron, le « capitaine » siffla énergiquement dans ses doigts et un cheval tout sellé sortit de l’obscurité :

— C’est Sultan ! expliqua l’étrange personnage. Il m’obéit comme vous voyez au doigt et à l’œil, et plus encore…

Tandis qu’il aidait Sylvie à monter, il siffla de nouveau, mais par trois fois, et plusieurs cavaliers apparurent, tous masqués.

— Où sont les gardes de M. le Lieutenant civil ?

— Ficelés, bâillonnés et répandus dans le bois. Le premier qui ira aux champignons les trouvera. Espérons seulement qu’il ne gèlera pas cette nuit, la récolte serait mauvaise, lança une voix goguenarde. Mais dis donc, capitaine, c’est ça le butin ? fit l’homme en désignant Sylvie.

— Un peu de respect. On ne vole rien ici. La moindre petite cuillère qui aurait appartenu au bourreau du Cardinal nous porterait malheur.

— Tu as vengé Sémiramis ?

— Oui, et maintenant on rentre ! Chacun de son côté comme d’habitude. Moi, je ramène cette jeune fille chez elle. Dispersez-vous !

Les cavaliers disparurent aussi soudainement qu’ils étaient apparus. Le capitaine Courage sauta en selle.

— Tenez bon ! conseilla-t-il. J’aime aller vite !

— Où comptez-vous me ramener ? J’aurais dû rentrer à la Visitation…

— Plus besoin des nonnes ! Je vous ramène chez vous !

— Chez moi ? Mais…

— Chez M. de Raguenel si vous préférez. Maintenant, plus un mot ! Inutile d’attirer l’attention en criant comme des sourds. Et je vous ai déjà dit de tenir bon !

Autant pour ne pas tomber que pour avoir plus chaud car la nuit s’annonçait glaciale, Sylvie resserra ses bras autour de son compagnon. Suffisamment pour constater que ce voleur – puisque voleur il y avait ! – fleurait bon la verveine. Un point d’interrogation supplémentaire, ajouté à ceux qui se bousculaient déjà dans la tête de la jeune fille. En tout cas, cette soirée était celle de l’enseignement : elle apprit qu’il était possible de rentrer dans Paris toutes portes closes. En effet, bien avant que la porte Saint-Antoine fût en vue, on obliqua vers l’est pour rejoindre à l’écart d’un village une vieille auberge. Là, l’homme fit descendre Sylvie, conduisit les chevaux à l’écurie et entraîna sa compagne dans une cave où, derrière un tas de fagots, s’ouvrait un souterrain que l’on parcourut sur une certaine distance, avant de remonter un escalier donnant dans une autre auberge d’où l’on sortit au pied même des remparts, mais à l’intérieur. C’était la première fois que Sylvie voyait les vieilles murailles d’aussi près. Elles avaient grand besoin d’être ravalées, bien qu’on les eût consolidées assez sérieusement quand, en 1636, on avait craint de voir les soldats du Cardinal-Infant surgir devant la capitale de son beau-frère.

— Beaucoup de gens connaissent ce chemin ? demanda Sylvie.

— Quelques-uns ! Ceux qui en ont besoin. Il y en a d’autres, mais celui-là est le mieux caché parce qu’il est proche de l’enclos du Temple où l’on n’entre pas comme on veut. C’est aussi le plus commode pour moi…

Quelques instants plus tard, en effet, l’on se retrouvait dans un dédale de rues et ruelles aux maisons plus ou moins branlantes, mais le parcours fut bref : après quelques minutes de marche, on vit se profiler sur le ciel sombre les tours de la Bastille et l’on s’arrêta devant le petit hôtel de la rue des Tournelles que Sylvie connaissait si bien et qu’elle avait tant regretté.

À l’appel de la cloche, un jeune garçon inconnu vint ouvrir, armé d’une lanterne qu’il promena sur les visages des arrivants avec une exclamation de joie avant de les planter là sans préambule pour courir vers la maison :

— Monsieur le chevalier ! clama-t-il dès le vestibule, c’est Mlle de Valaines avec le capitaine Courage.

Une telle annonce emplit aussitôt le vestibule : Perceval dégringola du premier étage, Nicole arriva de sa cuisine et Corentin de la resserre à bois avec un énorme panier de bûches qu’il laissa tomber sur les dalles, mais déjà le chevalier serrait sa filleule dans ses bras :

— Seigneur Jésus ! Où l’avez-vous trouvée, mon ami ?

— À Nogent, chez Laffemas… Ne vous inquiétez pas, rien ne s’est passé pour elle et je vais vous raconter ça dans un lieu moins propice aux courants d’air. Mais dis-moi, ajouta-t-il en se tournant vers Pierrot qui le regardait avec un sourire ravi, qui t’a dit le nom de cette jeune dame ?

— Il y a longtemps que je la connais. Depuis le jour où on a conduit mon père à l’échafaud. Elle a empêché le Laffemas de m’écraser sous les sabots de son cheval. À ce moment-là, elle s’appelait Mlle de L’Isle. Oh non, je ne l’ai jamais oubliée… C’est même à cause d’elle que j’ai voulu servir ici. Vous le savez bien, d’ailleurs. Je vous l’ai dit quand j’ai quitté la bande…

L’œil encore incrédule, Sylvie regardait ce garçon, essayant de le rapprocher de la tragique image qu’il venait de rappeler : un petit garçon qui avait supplié pour la vie de son père que l’on allait rouer et que Laffemas avait jeté dans la boue glacée où il allait le piétiner quand elle s’était lancée à son secours.

— Ainsi, c’était toi ? fit-elle enfin avec un sourire. Et je te retrouve chez mon parrain. Est-ce que tu te souviens aussi que tu m’as volé ma bourse ?

— Fallait bien que je vive ! Elle était pas très lourde, du reste.

Le capitaine Courage éclata d’un énorme rire :

— Ce garnement était déjà très habile aux jeux de doigts ! Je l’ai regretté quand il m’a quitté, mais c’était pour le bon motif.

— Mais tu es de la graine de potence ? rugit Nicole Hardouin, cherchant vainement autour d’elle un ustensile à brandir. Pierrot sauta sur elle et lui immobilisa les bras :

— Allons, dame Nicole, vous ai-je jamais fait tort d’un liard ou même d’un morceau de sucre ? Je ne demande qu’à continuer… parce que je vous aime bien !

Et il planta deux baisers sonores sur les joues rouges de colère qui encadrèrent bientôt un sourire.

— Non. J’ai toujours cru que tu étais un bon petit gars… et j’espère que ça durera longtemps. Sinon gare !

— Nicole, coupa Perceval, servez-nous donc du vin chaud aux herbes et quelque chose à manger ! Sylvie est transie de froid et nous la gardons là à palabrer.

On se réunit dans la cuisine. Il y faisait plus chaud que partout ailleurs et Nicole eut tôt fait de couvrir la table d’une tourte aux anguilles, de volaille froide, de fromage, de massepains, de confitures et de quelques flacons autour desquels on s’installa tous ensemble, serviteurs, truand et maîtres fondus dans une estime mutuelle qui ressemblait beaucoup à de l’amitié. Sylvie dont le masque grotesque du capitaine Courage excitait la curiosité le vit enfin l’enlever, découvrant un visage énergique et jeune qui aurait pu être celui de n’importe quel mousquetaire et qui, du coup, changea le sens de sa curiosité… Privé de son attribut de foire, cet homme, avec sa fine moustache brune et la « royale » qui décorait son menton, n’aurait détonné dans aucune compagnie de gentilshommes. Cependant ses yeux sombres, vifs et gais, jouissaient de sa surprise :

— Ne vous y trompez pas, mademoiselle. Je ne suis pas de noble maison. Les miens étaient des robins de province, bien sages, bien austères, bien conventionnels, craignant Dieu, le Diable, le Cardinal et le Roi. Ce qui ne les a pas empêchés d’être massacrés lors d’une révolte paysanne dans laquelle ils n’étaient pour rien. Le bourreau du Cardinal est venu ensuite veiller aux exécutions…

— Et il a tué vos parents ?

— Non. Ils étaient déjà morts. Celle qu’il a tué, de la façon que nous connaissons tous, dit-il en jetant sur la table un regard circulaire, était ma maîtresse : une jolie fille de Bohême qu’on appelait Sémiramis. C’est pour elle que je me suis fait truand, sans toutefois vous cacher que j’y avais d’étonnantes dispositions. Je l’adorais et elle m’aimait. Pas assez cependant pour m’obéir et renoncer à ses habitudes d’indépendance un peu folles… qui lui ont coûté la vie. Tous ici, à part vous, mademoiselle, savent que j’ai juré la mort de Laffemas. Par deux fois je l’ai manqué, alors j’ai changé de tactique et j’ai entrepris de le faire mourir de peur par toutes sortes de moyens qui l’ont obligé à se faire garder jour et nuit mais qui n’empêchaient pas mes billets menaçants, livrés par une flèche dont il ignorait d’où elle était tirée. Par Pierrot qui m’a ouvert la porte un soir, j’ai connu M. de Raguenel. C’est même par lui que j’ai appris qui était le meurtrier de Sémiramis. Depuis, nous avons passé une sorte de pacte et dès que l’on a eu connaissance de votre présence, on a redoublé de surveillance. Disposant de complices nombreux, nous avons découvert la maison de Nogent et, quand on vous a sue à la Bastille, nous avons décidé qu’il fallait en finir une fois pour toutes avec le Lieutenant civil. À la prison vous étiez trop exposée à ses… fantaisies.

— Mais comment avez-vous été informé qu’on me mènerait à lui ce soir ?

Courage écarta les mains – qui étaient belles et fortes – dans un geste d’impuissance :

— Nous l’ignorions. Vous trouver là-bas a été… une divine surprise amenée par un concours de circonstances tout à fait fortuit. Depuis quelques jours, Laffemas, toujours gardé par ses sbires, était parti se mettre au vert. Sans doute ne voulait-il pas avoir l’air d’avoir joué un rôle dans votre arrestation. Et puis, il semblait attendre quelque chose…

Il arrêta son récit pour s’offrir une large rasade, essuya sa moustache et reprit :

— L’un de mes hommes avait réussi à se faire engager chez lui comme aide-cuisinier, mais il y avait toujours du monde aux alentours…

— Par ce froid ? s’étonna Sylvie.

— Nous sommes habitués à tous les temps, mademoiselle, plus que les soldats, même. Dans le monde où je vis, la misère vous trempe les hommes qu’elle ne détruit pas. Il y a deux jours, le Lieutenant civil a reçu la visite d’une belle dame. Celle qui vous accompagnait ce soir.

— La Chémerault ?

— Tout juste. Ils avaient l’air d’être les meilleurs amis du monde, ces deux-là !

— Elle n’a guère de fortune, intervint Perceval. Et lui est riche. Il la paie sans doute.

— Il est vrai qu’elle fait montre d’un grand luxe de toilette. Bien entendu, mon marmiton n’a rien pu saisir de leur conversation qui a eu lieu dans un cabinet fermé, mais quand la belle est partie, il a entendu quelques mots. Elle a dit : « Il la renverra sûrement à la Visitation et je veillerai à être chargée de la commission. Je n’aurai plus qu’à vous l’amener. Pour le reste, le Cardinal quitte Paris après-demain. Vous aurez le champ libre… » Je ne savais pas s’il était vraiment question de vous, alors nous avons surveillé les allées et venues de la Chémerault. Hier elle n’a pas bougé mais, cet après-midi, elle s’est rendue au Palais-Cardinal et j’ai pensé qu’il était inutile de traîner davantage. Avec le plus gros de ma troupe nous avons investi la maison de Nogent, tué ou enlevé les gardes, et enfin j’ai pu me trouver en face de ce monstre que j’ai acculé dans le petit salon où il avait fait préparer le souper galant qu’il vous réservait, mademoiselle. Quand il m’a vu, il s’est liquéfié sous mes insultes. Il demandait grâce, il était immonde et je l’ai percé de mon épée. Ensuite, je suis monté dans la chambre du misérable pour examiner les papiers qui pouvaient s’y trouver et – qui sait ? – rendre peut-être l’espoir ou la liberté à quelque malheureux. J’étais plongé dans ce travail quand j’ai entendu arriver la voiture. La Chémerault en est descendue avec une autre femme trop emmitouflée pour qu’on puisse la reconnaître. Je ne bougeais pas, attendant ce qui allait suivre, quand la Chémerault est ressortie en courant. Elle a sauté dans la voiture en criant au cocher de toucher au plus vite au château de Vincennes. Alors j’ai compris que cette garce voulait faire porter le poids de ma justice par une autre… et je suis venu vous chercher. Vous connaissez la suite.

— Je ne vous remercierai jamais assez, fit Sylvie les yeux pleins de larmes. Non seulement vous m’avez sauvé la vie, mais grâce à vous je suis libre, à présent… tout à fait libre puisque Laffemas est mort ! Oh, mon Dieu, comment m’acquitter jamais ?

Le capitaine lui offrit son curieux sourire en coin :

— En m’apportant une mort rapide, poison ou coup de couteau, lorsque l’on étendra sur la roue le voleur et le « meurtrier » que je suis. C’est je crois la seule forme de trépas que je redoute vraiment, parce que l’on risque d’y laisser toute dignité…

Il se levait mais Perceval fut plus rapide et vint prendre entre les siennes les deux mains du jeune homme.

— Si cet horrible jour devait arriver, c’est que d’abord j’aurais échoué à vous sauver et, dans ce cas, c’est moi qui me chargerais de la délivrance. En attendant, souvenez-vous que vous avez ici des amis à qui vous pouvez tout demander. Nous vous serons refuge et soutien en toutes circonstances.

— Oubliez-vous que je suis le prince des voleurs ?

— C’est votre affaire. Je préfère un voleur doué de votre générosité à un bon chrétien du genre de Laffemas.

— Je vous en remercie. À présent, je vous quitte et j’ajoute que je ne reviendrai plus. Je suis un homme trop compromettant et vous avez eu trop à souffrir ces temps derniers. Pourtant, quand vous penserez à moi, essayez de vous souvenir seulement de mon vrai visage et de mon nom : je m’appelle Alain…

— Alain de quoi ? demanda Sylvie.

Le jeune homme rougit furieusement :

— Merci, mais je vous ai dit que je n’ai pas droit à la particule.

— Dommage ! sourit-elle. Vous avez tout du chevalier, capitaine Courage !

— Pardonnez-moi, alors, de n’en pas dire plus. La profession que j’ai choisie m’ordonne d’oublier, moi le premier, un nom qui doit rester sans tache. Adieu mes amis…

Il allait reprendre son manteau. Une fois de plus, Perceval l’arrêta :

— Pourquoi adieu ? Pourquoi ne plus revenir ? Je conçois que le capitaine Courage ne souhaite pas s’aventurer ici, mais Alain, nul ne connaît son visage ?

— Il est difficile d’échapper trop souvent au monde que j’ai choisi. Je dois y rester… mais je garderai un œil sur cette maison. Dieu veuille désormais la préserver !

Sentant l’émotion le gagner, il brusqua son départ et Perceval dut courir pour l’accompagner jusqu’à la porte. Quand il revint, Nicole débarrassait la table avec l’aide de Sylvie et Corentin, debout près de la cheminée, tirait sur la pipe qu’il venait d’allumer en regardant les flammes d’un air vague.

— Étrange, ce qui lui arrive, commenta Nicole. Il est tout drôle…

— Eh bien, Corentin ? demanda Raguenel.

— Je sais qui il est, lâcha celui-ci. Il nous a menti en parlant de robins provinciaux. C’est un Breton et il devrait porter un vieux nom de chez nous. Ses parents, il est vrai, ont été massacrés mais il lui reste une parentèle qui touche à la Cour…

Inutile de dire que ces paroles tombaient dans un profond silence. Tous gestes suspendus, on attendait la suite.

— Comment le sais-tu ? demanda le chevalier.

— Vous vous souvenez des Bénédictins de Jugon chez qui les miens m’avaient placé jadis ?

— Et d’où tu t’es enfui. On n’oublie pas ces choses-là.

— Il y était aussi et dans les mêmes conditions. Dernier d’une famille de plusieurs garçons, on l’avait fourré dans la robe de bure comme dans une oubliette. Il est resté encore moins longtemps que moi, mais je n’ai jamais oublié son visage. Il s’appelait…

— Non ! coupa Perceval. Tais-toi à jamais, même avec moi ! Ce secret n’est pas le tien et tu n’as aucun droit sur lui. Dans nos prières il sera Alain, un point c’est tout !

— Pardon ! murmura Corentin en baissant la tête. J’ai failli commettre une mauvaise action.

— L’important est que tu ne l’aies pas commise ! fit le chevalier en lui assenant une claque sur l’épaule. Maintenant au lit ! Je vais conduire Sylvie chez elle.

Ce fut avec une joie sans mélange que l’errante retrouva enfin sa jolie chambre jaune. Elle toucha de nouveau les menus objets de toilette en argent, le beau miroir de Venise qui, sans doute, lui renvoya une image différente de celle d’autrefois, comme brouillée par la fatigue et les angoisses des derniers jours. Pourtant – et c’était là un miracle de la jeunesse – Sylvie eut l’impression que tout ce qu’elle avait enduré, souffrance et même souillure, se retirait d’elle en même temps qu’elle se déshabillait. Là, dans cette pièce douillette, gardée par la tendresse, elle découvrait qu’en elle le principal était intact : sa vitalité, son goût de la vie et même du combat, et surtout son amour pour François en dépit du fait qu’il l’avait rejetée comme il l’eût fait de n’importe quel importun. À présent que Laffemas avait rendu au Créateur – à moins que ce ne soit à messire Satan ! – sa vilaine âme noire, tout était bien, tout était en ordre et l’ancienne Sylvie d’autrefois pouvait renaître.

Ce bonheur dura deux jours…

Exactement jusqu’à l’arrivée plutôt agitée de Théophraste Renaudot, venu annoncer que Laffemas vivait encore.

— Un messager venu lui porter un pli l’a trouvé au matin, baignant dans son sang mais respirant encore, expliqua-t-il à ses amis accablés. Il a même repris connaissance et trouvé assez de forces pour exiger que l’on cherche, pour le soigner, le fameux Jean-Baptiste Morin de Villeneuve, l’astrologue du Roi dont on dit que lorsqu’il veut bien reprendre son ancien métier de médecin, il accomplit des miracles…

— Et il va le guérir ? demanda Perceval.

— Il en est très loin. Le blessé – il a reçu un coup d’épée dans la poitrine – a beaucoup de fièvre et l’on m’a même affirmé qu’il délirait au point que sa maisonnée a jugé utile de l’isoler : il dit des choses terribles.

— Sait-on qui a fait le coup ?

— Les domestiques et les gardes qu’on a retrouvés dans un bois ligotés et à moitié morts de froid ont parlé de cavaliers masqués mais, sous le corps, il y avait un morceau de papier portant « Courage l’a fait »… Ce qui ne m’étonne pas le moins du monde, ajouta le gazetier. Vous pourrez lire tout ça dans la Gazette de demain…

— N’en dites pas trop, mon ami ! Ainsi, vos lecteurs doivent ignorer jusqu’à nouvel ordre que le capitaine Courage, même s’il a manqué la mort de Laffemas, a sauvé la vie de ma filleule que la Chémerault amenait à son ami le Lieutenant civil…

Il raconta alors par le menu l’aventure de Sylvie qui l’écoutait, les yeux pleins de larmes de rage.

— Vous avez raison, acquiesça Renaudot quand il eut fini, mieux vaut en dire le moins possible. Les lecteurs sauront seulement que Laffemas a été attaqué chez lui et grièvement blessé. On annoncera ensuite des bulletins de santé, et voilà tout ! Une chance que le Cardinal ait quitté Paris pour un long moment ! Les ordres qu’il pourra donner à ce sujet seront sûrement moins bien suivis que s’il était là. D’abord parce que la plupart des gens de police détestent pour ne pas dire haïssent le Lieutenant civil, ensuite parce que chacun sait que le Cardinal ne vivra plus longtemps. Cela freine des initiatives qui pourraient devenir dangereuses par la suite…

— En tout cas, s’écria Sylvie au bord de la crise de nerfs, il va falloir que je retourne au couvent. Finis les doux moments que j’espérais passer ici ! Il est écrit que ce misérable gagnera toujours !

Le gazetier posa une main apaisante sur celles de la jeune fille :

— Rien ne presse. Je vous l’ai dit, il est loin de la guérison. Peut-être même ne la trouvera-t-il pas. Si j’ai bien compris, vous êtes en sécurité dans cette maison, au moins autant qu’au couvent. Il y a assez de monde pour vous défendre et rien ne vaut l’affection. Restez ici et attendons la suite des événements !… Il se peut que vous ne soyez pas obligée de repartir.

— Puisse-t-il dire vrai ! soupira Sylvie quand Renaudot les eut quittés après leur avoir déclaré que, tout compte fait, la Gazette attendrait la semaine suivante pour parler de Laffemas. Moi qui rêvais de vivre désormais auprès de vous dans cette maison que j’aime, de me consacrer à vous comme une fille aimante doit le faire pour son père !

— Il ne faut pas préjuger de l’avenir, ma petite Sylvie. Je verrais volontiers le vôtre beaucoup plus brillant. Avez-vous oublié votre ami Jean ?

— Comment oublier quelqu’un d’aussi charmant ? Au fait, où est-il en ce moment ? Je serais contente de le voir.

— À l’heure qu’il est, il a dû rejoindre le Roi quelque part entre Lyon et Perpignan.

— Oh ! Il est déjà parti ?

Il y avait, dans sa voix, un regret qui fit sourire Perceval.

— Oui, mais pas pour en découdre avec l’ennemi. Il est allé demander au Roi de tirer de la Bastille la future duchesse de Fontsomme…

De rose, Sylvie devint pourpre.

— Mais… je ne me souviens pas d’avoir accepté…

— Non. Bien sûr que non et il sera possible par la suite de dire que vous avez repris votre parole, mais songez au poids que vous donnerait un si grand titre ! Un Laffemas n’aurait plus le droit de vous regarder que de loin et jouerait sa tête s’il osait s’approcher de vous avec de mauvaises intentions. Et puis… mon enfant chérie… je crois qu’aucun homme ne vous aimera jamais comme celui-là. Il est tout à vous et ne demande rien…

— Que ma main et ma personne.

— Vous auriez dû me laisser achever ma phrase : que ce que vous voudrez bien lui accorder. Il n’ignore rien de ce que vous avez enduré. Rien, vous m’entendez ? Comme je vous l’ai déjà dit, je lui ai tout raconté.

— Et il veut faire de moi une duchesse ? C’est de la folie. Je ne saurai jamais…

Perceval se mit à rire :

— Cela ne demande aucune connaissance spéciale et vous étiez proche de la Reine. Je suis certain qu’elle serait très heureuse de retrouver son « petit chat », même avec une couronne à huit fleurons sur la tête…

La Reine ! Depuis quelque temps, Sylvie n’y pensait plus. Peut-être parce qu’elle était persuadée que, tout à Mme de Montbazon, François avait enfin cessé de l’aimer.

— Il y a si longtemps que je ne l’ai vue. Comment est-elle à présent ?

— Qui ? La Reine ? Personnellement, je la trouve plus belle que jamais. Sa double maternité l’a épanouie au-delà de tout ce que l’on peut imaginer. En vérité…

— Essayez-vous de me dire qu’il l’aime toujours en dépit de sa… liaison ?

— Ne prenez pas cet air dégoûté, Sylvie ! Oui, je crois qu’il l’aime toujours. Cela tient à une certaine façon d’en parler…

— Vous l’avez donc vu ?

— Oui. Avant de partir rejoindre son père, il est venu me faire certaines recommandations… Sylvie ! Il est grand temps que vous regardiez les choses en face. Je sais bien que vous l’aimez toujours mais vous n’êtes plus une petite fille et vous devez savoir qu’il ne vous appartiendra jamais. Alors, ne gâchez pas votre vie pour un rêve !

— Un rêve !… Justement, il y a des nuits où je rêve que nous sommes ensemble, qu’il est tout à moi et que nous sommes seuls dans un endroit magnifique et que je connais bien : à Belle-Isle ! Depuis que j’en suis partie, quelque chose me dit qu’un jour je l’y attendrai et qu’il viendra…

— Sylvie ! Sylvie !… Il n’est pas rare que l’on transpose dans ses rêves ce que l’on désire le plus ardemment et moi je voudrais tant vous voir heureuse !

— Sans lui, c’est difficile !

— Mais pas impossible ? Pensez qu’un jour je ne serai plus là et que mon rêve, à moi, est de vous laisser entre des mains loyales et tendres sinon… le plus beau paradis me serait un enfer !

Sylvie quitta son siège, vint derrière celui de Perceval et passa ses bras autour de son cou pour appuyer sa joue contre la sienne. Il avait l’air si malheureux qu’elle eut honte de son intransigeance. D’autant plus qu’elle estimait qu’il avait raison.

— Je vous promets d’y réfléchir, mon parrain ! En tout cas, je peux au moins vous dire ceci : on m’a, un jour, imposé un époux abominable. Au moment où il me mettait de force un anneau au doigt, c’est à Jean que je pensais. Pas à François ! Alors, je vous fais une promesse : s’il est écrit dans les étoiles que je doive me marier, je n’épouserai jamais aucun autre homme que lui !

Perceval alors se sentit moins triste et tous deux restèrent là un long moment à goûter la chaleur d’une tendresse réaffirmée…

CHAPITRE 9 L’OMBRE DE L’ÉCHAFAUD

Les semaines qui suivirent furent paisibles pour les habitants de la rue des Tournelles. Laffemas balançait entre la vie et la mort, quant au Cardinal, à l’autre bout du royaume il avait d’autres chats à fouetter. Tandis que le Roi, ressuscité, entamait avec brio le siège de Perpignan dont il faisait profiter les Parisiens en envoyant chaque jour un communiqué de sa main à la Gazette, Richelieu se tenait en retrait à Narbonne où il luttait contre une recrudescence d’abcès et d’ulcères, mais aussi contre la Reine. Après qu’il eut obtenu pour son fidèle Mazarin le chapeau de cardinal que le Roi remit à l’intéressé éperdu de joie, ses espions lui firent part de bruits étranges touchant un complot dont les têtes étaient Anne d’Autriche, Cinq-Mars, le roi d’Espagne et Monsieur, frère du Roi. Sa réaction fut immédiate : puisque Anne d’Autriche n’avait pas encore compris qu’une reine de France ne conspire pas contre le royaume dont son fils est l’héritier, on allait lui enlever la garde de ses enfants. Le résultat ne se fit pas attendre : face à un péril grave qui pouvait préfigurer la répudiation et l’exil, avec peut-être la perspective de mourir de misère dans quelque coin d’Allemagne comme venait de le faire Marie de Médicis, cependant mère de Louis XIII, Anne s’obligea à tenter un rapprochement avec le Cardinal qui se contenta de lui envoyer Mazarin « pour recevoir ses compliments à l’occasion de son cardinalat ».

Que se dirent alors la Reine en danger et le nouveau prélat ? On l’ignore, mais la puissance de persuasion de cet homme, dont elle ne niait pas la séduction, était grande. Le résultat d’une longue conférence entre eux apparut un beau matin sur la table de travail de Richelieu sous la forme d’un des trois exemplaires du traité secret passé en mars par Fontrailles avec le duc d’Olivarès, traité dont l’exécution devait suivre l’assassinat du Cardinal et rendre à l’Espagne toutes les places conquises dans le nord, l’est et le sud de la France, moyennant quoi la Reine devenue régente – on supposait que Louis XIII ne tarderait pas à suivre son ministre dans la tombe – régnerait avec l’appui efficace de Monsieur et recevrait d’importantes compensations en échange des places rendues… M. de Cinq-Mars devenu Premier ministre épouserait Marie de Gonzague, tous les exilés seraient rappelés et une pluie d’or s’abattrait sur chacun d’eux. C’était la plus énorme conspiration jamais montée contre Richelieu, sans doute, mais surtout contre la France. Mazarin, quand la Reine remit le traité entre ses mains, sentit une sueur froide mouiller son front :

— Je ne remercierai jamais assez Votre Majesté d’avoir compris où était son devoir, murmura-t-il. Si la Reine veut que Mgr le Dauphin règne un jour, il est temps, grand temps même qu’elle apprenne à devenir française !… Son Éminence saura ce qu’elle doit à Votre Majesté.

Le Cardinal, pour sa part, n’eut aucune réaction visible. Le siège de Perpignan s’était achevé par une éclatante victoire et le Roi couvert de gloire remontait vers lui. Le lendemain, il serait à Narbonne où il logerait à l’évêché. Richelieu se contenta de remettre l’exemplaire du traité à son fidèle Chavigny :

— Dès son petit lever, vous donnerez cela au Roi. Ensuite, vous vous rendrez chez Monsieur et vous le prierez de vous remettre son propre exemplaire. Cela, au cas où le Roi ne parviendrait pas à croire en la culpabilité de Monsieur le Grand !

Le Roi fut d’autant plus blessé par la noirceur de son favori, de ce beau jeune homme qu’il avait placé si haut, que son entrevue secrète avec Marie de Hautefort s’était mal terminée. Indigné qu’elle eût l’audace d’attaquer Cinq-Mars et persuadé qu’elle agissait par vengeance, il lui avait intimé l’ordre de regagner La Flotte et de n’en plus sortir. Cette fois, l’évidence le déchira. Cependant, il n’eut pas une hésitation : l’ordre d’arrêter Cinq-Mars, de Thou, Fontrailles et les autres conjurés partit sur-le-champ, cependant que Chavigny se rendait auprès de Monsieur auquel il fit entendre de graves vérités.

— La faute de Votre Altesse est si grande que Son Éminence ne peut répondre de rien. Votre vie même est exposée…

Devenu vert, Gaston d’Orléans ne perdit pas un instant pour plaider sa cause.

— Chavigny, il faut me tirer de la peine où je suis. Vous l’avez déjà fait par deux fois auprès de Son Éminence, mais ce sera la dernière, je vous le promets.

— Votre seul moyen est de tout avouer…

Toujours aussi lâche, le frère du Roi ne demandait que cela et passa aux aveux, chargeant ceux qui l’avaient suivi, même le duc de Beaufort qui, cependant, avait refusé sa participation. Le second exemplaire du traité s’en alla donc rejoindre le premier sur la table du Roi où il acheva de pulvériser le dernier doute, bien faible, où le malheureux essayait de s’accrocher. Il en eut le cœur déchiré au point de tomber malade, mais il n’empêcherait pas la justice de suivre son cours…

La nouvelle de l’arrestation de Cinq-Mars et de François-Auguste de Thou frappa comme une bombe le château de Vendôme où Beaufort, après une bonne journée de chasse, festoyait joyeusement avec ses gentilshommes et ses amis. L’arrivée du messager – l’un des courriers de la duchesse de Vendôme venu de Paris à francs étriers – fit tomber une douche glacée sur cette jeunesse exubérante : la duchesse, en effet, adjurait son fils de fuir.

« On sait, écrivait-elle, qu’il s’est tenu chez vous une réunion où étaient sinon les chefs mais leurs mandants. Même si vous n’avez pas donné la main à cette conjuration, à cette folie – et cela je le sais ! – vous n’en êtes pas moins compromis. On dit encore que des têtes vont tomber et la vôtre m’est infiniment chère, mon fils. Envoyez prévenir, à tout hasard, votre frère Mercœur qui est à Chenonceau mais je vous en supplie, quittez Vendôme avant qu’il ne soit trop tard ! »

Toute sa gaieté envolée, François froissa la lettre maternelle avec fureur :

— Fuir ! Alors que mon honneur ne me reproche rien ? Alors que j’ai refusé de m’acoquiner avec l’Espagne, même pour avoir la peau du Cardinal ? Jamais !

— Monseigneur, plaida Ganseville, il me semble que vous devriez y réfléchir à deux fois. Mme la duchesse votre mère n’est pas femme à s’affoler sans raison et vous savez à quel point le Cardinal hait ceux de votre maison. Une fausse dénonciation risque de vous envoyer à l’échafaud quelles que puissent être vos dénégations. Si le Roi abandonne son favori à la vengeance de son ministre, tout est à craindre… Que vous soyez son neveu n’y changera rien car il ne vous aime pas moitié autant qu’il aime Cinq-Mars. Laissez-moi ordonner votre bagage et commander les chevaux !

Tous ceux qui étaient là se joignirent à cette prière sans que Beaufort se laisse fléchir :

— Fuir, répétait-il, ce serait avouer et je n’ai rien à avouer…

— Le duc votre père a été plus sage, coupa Henri de Campion, ancien gentilhomme du comte de Soissons rallié à la maison de Vendôme. Pourtant il était aussi innocent que vous. Et vous ne pouvez nier avoir reçu ici les émissaires des conjurés…

François, pourtant, s’entêta. Il ne partirait pas et, le lendemain, il s’en allait courre un cerf au sud de sa ville quand il fut rejoint par un cavalier couvert de poussière, sous le feutre à plume duquel il reconnut avec stupeur Mme de Montbazon. Qui ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche :

— Que faites-vous ici, malheureux ? Êtes-vous insensé ? Je précède de deux heures seulement M. de Neuilly, gentilhomme du Roi, qui vous apporte une lettre de lui. Il faut fuir, et tout de suite !

Beaufort tira de sa poche un mouchoir de dentelle qu’il passa délicatement sur le visage maculé de son amie.

— Quel charmant cavalier ! soupira-t-il avec un sourire. Comment faites-vous pour être aussi belle, même en cet équipage ?

Il voulait prendre sa main pour la baiser, mais elle la lui arracha.

— Êtes-vous en votre bon sens ? Ce que je dis est grave, François, et si je suis là c’est non seulement pour vous prévenir mais parce que je me suis résolue de partir avec vous…

— Quoi ? Vous vous compromettriez à ce point ?

— Compromise, je le suis déjà. Nous ne nous cachons guère, vous et moi. Et puis vous oubliez que j’y étais aussi, moi, à cette fameuse réunion, même si je n’ai pas sonné mot ! Venez, rentrons vite préparer notre départ ! Il nous faut des chevaux frais et…

— Il ne nous faut rien du tout. Je rentre certes… mais pour me mettre au lit.

— Au lit ? Que voulez-vous donc faire ?

— Le malade. M. de Neuilly me trouvera, croyez-moi, dans un état bien triste.

— Vous malade ? Vous êtes-vous regardé ? Vous êtes magnifique, vous éclatez de santé ! Même un aveugle ne vous croirait pas…

— Vous verrez bien. Rentrons. Vous avez grand besoin d’un bain et de vêtements frais.

Chemin faisant, il lui expliqua son intention d’user d’un certain élixir que lui avait remis, parmi d’autres, un vieux médecin provençal lorsque, avec son frère, il était allé visiter sa principauté de Martigues. Ce vieil homme, qui prétendait descendre de Michel de Nostre-Dame, lui avait donné des onguents pour guérir les blessures qui s’étaient révélés efficaces, certaine liqueur d’herbes apte à « sustenter les humeurs et à les conforter lorsqu’elles faiblissaient » et enfin un élixir destiné à faire apparaître rapidement sur le corps des taches et plaques rouges « fort propres à donner l’apparence d’une maladie grave sans que la santé en soit affectée ».

— Pourquoi donc vous a-t-il donné cela ? demanda Marie de Montbazon. Cela me paraît un curieux présent…

— Il disait qu’en me donnant l’apparence d’un malade contagieux, cette eau pourrait écarter mes ennemis et me sauver la vie en certaines circonstances. Je crois que le moment est venu.

— Je n’aime pas beaucoup cela. Et si c’était un poison ?

— Pourquoi diable m’en aurait-il donné alors que tous ses autres présents m’ont été si bénéfiques ?

Rien ne put le faire démordre de ce projet et, quand l’envoyé royal se présenta au château, on lui apprit que monsieur le duc était fort malade, ce qui n’eut pas l’air de l’émouvoir outre mesure :

— Pas au point de ne pouvoir lire une lettre ? riposta-t-il. Et je dois la lui remettre en mains propres, ajouta-t-il devant la mine confite de Brillet qui avançait une main respectueuse pour la recevoir. Celui-ci s’inclina avec révérence :

— Il vous faudra alors, monsieur, subir un bien affligeant spectacle…

En effet, l’élixir du médecin de Martigues avait produit un effet inespéré. Beaufort, couché dans un lit en désordre, la chemise largement ouverte sur la poitrine, semblait victime d’une furieuse rougeole. Pas un pouce de sa figure, de son cou et de son corps qui ne fût couvert de taches rouges du plus vilain effet. À son chevet, Marie de Montbazon sanglotait, le nez dans son mouchoir.

— Que me veut le Roi ? demanda François d’une voix lasse.

— Cette lettre vous le dira, monseigneur. Il vous mande, je crois, auprès de lui…

— Alors, monsieur, lisez-la-moi car je n’y vois plus !

C’était cela, la cause des larmes désespérées de la duchesse. L’effet de l’eau miraculeuse se révélait plus spectaculaire encore que l’on s’y attendait. Sauf pour le faux malade… plongé dans une cécité totale qui ne laissait pas de le terrifier. Si cet état devait durer, Beaufort avouerait tout ce que l’on voudrait pour être exécuté le plus vite possible.

La chose dut paraître un peu forte à l’envoyé royal car il tira de sa ceinture un couteau et, sans rien dire, l’approcha d’un geste vif des yeux de François qui ne cilla même pas, et pour cause. Aussitôt, Neuilly baissa pavillon :

— Veuillez me pardonner, monseigneur, mais les ordres du Roi sont stricts… Je vais vous lire sa lettre.

Celle-ci, a priori, n’avait rien de bien inquiétant : « Nous avons appris, écrivait Louis XIII, que Monsieur le Grand a voulu vous entraîner dans de mauvais desseins et que vous avez refusé d’y entrer. Nous vous promettons donc l’oubli sous condition que vous veniez nous trouver aussitôt pour nous rendre compte de ce que vous savez de cette affaire… » Toutefois, si on lisait entre les lignes, c’était bel et bien une menace sérieuse. Beaufort soupira :

— Comme vous pouvez le constater, monsieur, il m’est impossible de déférer aux ordres de Sa Majesté mais, dès que je me sentirai mieux, si Dieu le veut, je me rendrai auprès du Roi. En attendant, je vous prie, madame la duchesse, de faire en sorte que M. de Neuilly soit traité comme il convient à son rang et à celui qu’il représente…

Fort étonné de tout ce qu’il venait de voir, le messager repartit le lendemain pour Tarascon où se trouvait alors Louis XIII, laissant ceux de Vendôme assiéger Beaufort, sorti de son lit mais au seul bénéfice d’un fauteuil car il était toujours aveugle. Outre Marie, Henri de Campion et Vaumorin ses amis, ses écuyers Ganseville et Brillet, et jusqu’à M. du Bellay, tous le suppliaient de fuir :

— Cet homme va revenir, plaidait la jeune femme, et cette fois peut-être à la tête d’une troupe armée. Il faut fuir, mon ami !

— Fuir alors que je n’y vois goutte ? Ne m’en parlez même pas : si je ne recouvre pas la vue, je préfère mourir…

— Ne soyez pas sot ! Je suppose… enfin, je veux croire que la vue vous reviendra quand ce maudit élixir cessera son effet. En attendant, laissez l’un de vos amis aller préparer des relais jusqu’à la Seine où vous pourrez vous embarquer pour rejoindre le duc César.

— Je pars sur l’heure, dit Henri de Campion. J’irai retenir un bateau au Havre et je reviendrai vous attendre à Jumièges mais si j’ose me permettre, madame la duchesse, laissez-le partir seul ! Le scandale serait trop grand si l’on apprenait que vous l’avez suivi et ce supplément de grief pourrait porter tort à notre ami…

— Je n’ai pas encore décidé si je partais, tonna François. Qui donne les ordres ici ?

— Vous, monseigneur… tant que vous en êtes capable, fit Ganseville, mais nous qui vous aimons sommes prêts à vous combattre et à vous sauver malgré vous !

— Mais rien, jusqu’à présent, ne dit que le Roi me veuille du mal ?

— Rien ne disait non plus en 1626, quand le Roi a appelé le duc César à Blois, que c’était pour le jeter en prison avec M. le Grand Prieur, rappela à son tour Vaumorin. Laissez partir Campion et demandez à Mme la duchesse de rentrer chez elle. Personne ne s’étonnera qu’elle séjourne à Montbazon, mais si elle partait avec vous…

— Ils ont raison, mon ami, fit la jeune femme prête à pleurer. Il m’est dur de vous quitter, mais je vous aime trop pour ne pas vouloir avant tout votre bien.

— Ma douce amie, murmura Beaufort ému. Dire que je ne peux même plus vous voir ! Faites comme il vous plaira mais apprenez ceci : je ne partirai que si Dieu m’accorde d’emporter avec moi l’image de ce merveilleux visage…

— Espérons qu’il voudra bien se hâter, car le temps nous est compté !

Henri de Campion partit donc seul tandis que les autres demeuraient là, à guetter en se relayant le moindre signe encourageant. Le reste du temps, on le passait dans la collégiale Saint-Georges à implorer le Ciel de prendre en pitié cet homme que tous aimaient. Les taches rouges commençaient à s’effacer mais la cécité semblait vouloir durer quand, au soir du quatrième jour après le départ d’Henri, Beaufort bondit soudain hors de son fauteuil :

— Je vois ! cria-t-il. Je vois ! Dieu tout-puissant, vous m’avez fait miséricorde alors que j’ai usé de mensonge ! Que votre Saint Nom soit béni !

Il tomba à genoux pour une ardente prière, tandis qu’autour de lui tout semblait renaître. Une heure plus tard, ivre de la joie d’échapper aux ténèbres, de se retrouver au nombre des vrais vivants, François, suivi de Vaumorin, de Ganseville, de Brillet et de son valet de chambre, franchissait au galop la porte de Vendôme pour piquer sur la vallée de la Seine. Des fenêtres du château, Marie le regarda disparaître dans les ombres bleues de ce soir déjà estival. Quand le jour viendrait, elle-même repartirait pour une halte à Montbazon avant de rentrer chez elle. Elle se sentait soulagée de savoir François en route vers la liberté. Pourtant, elle ne pouvait se défendre d’un peu de tristesse : il n’avait pas beaucoup insisté pour la garder auprès de lui. Pas du tout, même, alors qu’elle était prête à braver les scandales, à tout abandonner pour lui consacrer le reste de sa vie, mais elle avait assez d’expérience pour savoir qu’en amour – sauf rares exceptions ! – il y en a toujours un qui aime plus que l’autre. Dans leur couple, c’était elle, même si, aux heures d’intimité, il était le plus fougueux, le plus ardent des amants. Elle l’avait attendu si longtemps, alors que tout Paris les disait l’un à l’autre et qu’il n’en était rien ! Et puis un beau soir, ils s’étaient rejoints et elle avait connu un immense bonheur. Enfin, elle le tenait ! Elle s’était alors juré de ne jamais plus le laisser s’échapper, mais pour cela il fallait que l’accord, magique, de leurs corps puisse perdurer.

— Tant que je serai belle ! murmurait-elle souvent en étudiant dans le miroir son ravissant visage et son corps sans défauts. Tant que je serai belle… mais après ?

Quelques jours plus tard, Beaufort retrouvait enfin la houle et les vastes étendues marines qu’il aimait tant. Ce ne fut pas sans peine. En arrivant au Havre, une déception attendait les fuyards : le navire frété par Campion avait dû fuir devant une tempête qui avait arraché son ancre. Pas question cependant de rester sur place pour préparer un nouveau passage en Angleterre : l’homme qui gouvernait la ville pour le duc de Longueville faisait partie, comme son seigneur, des ennemis de Beaufort. Vaumorin alors proposa de se replier sur Franqueville, près d’Yvetot, où l’on avait un ami en la personne de M. de Mémont. Là on prit de nouvelles dispositions et ce fut à Yport, près de Fécamp, que la petite troupe put enfin s’embarquer avec le soulagement que l’on devine. Accroché à sa position d’innocent, François laissait derrière lui une lettre destinée au Roi son oncle dans laquelle, avec beaucoup de respect, il faisait part de sa position : « En niant l’accusation portée contre moi par Votre Majesté j’eusse perdu le respect que je lui dois et attiré sur moi sa colère ; en l’avouant contre mon su j’eusse fait tort à ma conscience et à mon honneur. Ces respectueuses considérations m’ont fait passer en Angleterre où je suis venu rendre visite à Monsieur mon père… »

Cependant, quand il retrouva César à Londres, il regretta sa fuite. Là, autour de celui-ci, se groupaient tous les mécontents du royaume, vrais et faux conjurés unis par un même regret de ce qu’ils avaient dû abandonner pour sauver leurs vies. Dont Fontrailles, l’homme qui était à l’origine du traité en trois exemplaires qui faisait peser sur tant de gens l’ombre de l’échafaud. Comme les autres, il menait joyeuse vie, gagnant ou perdant ce qu’il possédait au jeu avec une désinvolture qui irrita Beaufort :

— Ne vous avais-je pas laissé entendre que c’était une lourde faute de traiter avec l’Espagne ? Voyez le résultat : Cinq-Mars arrêté, de Thou aussi qui n’y vint que pour l’amour de la Reine, celle-ci même compromise, en danger peut-être, moi et les miens obligés de fuir pour une faute que nous n’avons pas commise.

— Mon cher, c’est le jeu des conspirations. Si elles réussissent, la gloire est à tous, si elles échouent, c’est chacun pour soi. J’avoue que je n’ai pas encore compris comment Richelieu a pu être informé de chaque article du traité. Il faut qu’il ait eu en main l’un des exemplaires… et il n’y en avait que trois. Alors lequel ? Celui de Monsieur, ou celui de la Reine ?

— Je n’ai aucun moyen de répondre à cette question, mais je tremble pour ceux qui sont restés aux mains de Richelieu… et de son bourreau ajouta-t-il, évoquant mentalement l’homme qu’il détestait le plus au monde et dont il ignorait la blessure. Chose curieuse, au même moment une autre image vint chasser celle du Lieutenant civil, et c’était celle de Sylvie.

Tous ces temps derniers, lorsqu’il lui arrivait de penser à elle, il se hâtait de la chasser de son esprit avec la même colère que celle éprouvée à La Flotte en découvrant qu’elle avait rejeté l’asile qu’il lui avait offert pour courir les aventures avec cette folle de Marie de Hautefort. Ce jour-là, il s’était juré de se détacher à jamais de cette petite ingrate, et jusqu’à présent il y réussissait. Pourquoi donc alors surgissait-elle des brouillards de la Tamise avec sa grâce fragile et ses grands yeux dorés toujours pleins d’une si belle lumière lorsqu’ils se posaient sur lui ? Une fois encore, il voulut l’écarter pour évoquer le beau visage de la Reine, son amour de toujours, celui aussi de Marie grâce à la passion de laquelle il pouvait se sentir heureux. Pourtant, elle tint bon et resta maîtresse de la place. Alors il cessa de lutter et s’abandonna au plaisir un peu mélancolique des souvenirs de l’adolescence et des jours heureux qu’il découvrait si proches encore alors qu’il les croyait enfouis pour toujours au plus profond de sa mémoire. Il retrouva même les vers de Théophile de Viau lorsqu’il revécut les jours de Chantilly où il faisait des efforts désespérés pour enlever la Reine :

En regardant pêcher Sylvie

Je voyais battre les poissons

À qui plus tôt perdrait la vie

En l’honneur de ses hameçons…

François abandonna là ses pensées mélancoliques, se traitant d’imbécile. N’avait-il pas assez de problèmes à résoudre sans se mettre à la recherche de ceux d’une petite idiote ? Et pour être plus sûr d’en finir avec un sujet déprimant, il alla rejoindre la joyeuse bande qui gravitait autour du duc César et s’enivra copieusement, après avoir proposé une série de toasts à la belle duchesse de Montbazon, à laquelle il ne s’était mis à penser qu’en vidant son premier verre. Une façon comme une autre de mettre sa conscience en repos !

Jean de Fontsomme était revenu rue des Tournelles les bras chargés de bonnes nouvelles, et aussi de moins bonnes. Il faillit tout oublier quand, sautant en voltige à bas de son cheval, il vit sur le perron Perceval de Raguenel, venu l’accueillir une main appuyée sur l’épaule de Sylvie. Tandis qu’il parcourait la France au galop forcené des chevaux de poste, laissant son écuyer ramener paisiblement ses propres montures, il n’avait pensé qu’à elle. Il craignait que son séjour à la Bastille n’ait laissé de lourdes traces.

Or, il la revoyait non seulement fidèle à son image, mais plus exquise encore qu’il ne l’imaginait. Comme pour mieux effacer le temps, elle portait la même robe qu’autrefois, jaune soleil brodée de fleurettes blanches, et les rubans qui nouaient sa chevelure brillante étaient semblables à celui qu’elle lui avait donné et qu’il portait toujours sur son cœur. Il fut si émerveillé que lorsqu’elle lui tendit la main il mit, comme l’eût fait un chevalier d’autrefois, genou en terre pour la recevoir. Cependant, repris de son ancienne timidité, il réserva aux seules oreilles de Perceval les « bonnes nouvelles » dont il était porteur. En effet, il y avait un monde entre prier le Roi de lui rendre sa « fiancée » et annoncer à Sylvie, à laquelle il n’avait pas demandé son avis, qu’elle se retrouvait promise à lui.

Devinant ce qui se passait dans l’esprit du jeune homme, Raguenel commença par l’inviter à souper, puis dépêcha Sylvie à la cuisine pour qu’elle avertisse Nicole et l’aide à donner à ce repas un air de fête, et enfin entraîna Jean chez lui pour qu’il s’y débarrasse des poussières de la route et s’y rafraîchisse.

— Alors, mon ami, qu’en est-il de votre ambassade ? demanda-t-il quand le jeune homme, rasé, lavé, peigné, brossé et pourvu d’un verre de vin de Vouvray se retrouva assis en face de lui dans son cabinet. Le Roi vous a-t-il fait bon visage ?

— Au-delà de toutes mes espérances, chevalier. Tenez et lisez !

De son justaucorps, il tirait une lettre portant un petit cachet de cire verte qui était le sceau privé de Louis XIII. Perceval déplia et lut, passant en un ronronnement rapide sur la terminologie officielle du début : « Nous, Louis treizième du nom, par la grâce de Dieu roi de France, etc. » pour arriver plus vite au corps du sujet :

« C’est notre plaisir et notre volonté que noble demoiselle Sylvie de Valaines connue jusqu’à présent sous le nom de Mlle de L’Isle soit extraite de notre fort château de la Bastille et retrouve auprès de Sa Majesté la Reine notre épouse bien-aimée la place qui était autrefois sienne et qu’elle occupera jusqu’à son mariage, etc. »

Sans rien dire mais avec dans l’œil une lueur amusée, Perceval rendit le papier royal à son possesseur qui, au lieu de le ranger, l’abandonna sur la table avec un autre qui était l’ordre de levée d’écrou pour le gouverneur de la Bastille :

— Oh, vous pouvez garder tout ça, maintenant. Cela ne sert plus à rien !

— Parce que Sylvie est sortie de prison sans votre aide ?

— Bien sûr. J’avais imaginé…

— … que folle de joie d’être libérée, elle tomberait dans vos bras, ce qui serait une bonne amorce pour la seconde partie du programme conçu par le Roi ?

Fontsomme rougit mais ne baissa pas les yeux :

— C’est vrai. En la voyant auprès de vous j’ai été très heureux… et très déçu. Ce qui va vous donner une bien piètre idée de mon amour pour elle puisque, inconsciemment, je voulais qu’elle souffre plus longtemps… Oh, c’est indigne, indigne !

— Mais tellement naturel ! fit Perceval en riant. Vous avez pu constater que Sylvie était ravie de vous revoir. Et ce que vous lui apportez est loin d’être négligeable, ajouta-t-il en redevenant sérieux. La possibilité de reprendre sa place, son rang, de retrouver sa vraie personnalité, et cela avec l’approbation de tous puisque c’est le Cardinal lui-même qui l’a libérée. Et c’est important, car il est arrivé souvent que Richelieu corrige ou parfois même annule un ordre du Roi, quitte à lui fournir des explications détaillées plus tard…

— En effet, mais je ne crois que ce soit le cas. Tandis que le Roi écrivait, j’avais l’impression qu’il mettait une joie maligne à contrecarrer son ministre. Notre maître est très malheureux d’avoir dû ordonner l’arrestation de Cinq-Mars. L’évidence de la trahison était par trop flagrante, mais je ne suis pas certain qu’il se montrerait si sévère pour la seule tentative d’assassinat du Cardinal. D’abord, elles sont fréquentes, et ensuite il est des moments où l’on peut se demander si le Roi ne souhaiterait pas, au profond de son cœur, être libéré d’un homme dont il admire le génie politique mais qui l’étouffe.

— De toute façon, nous allons informer Sylvie des bonnes dispositions du Roi à son égard. Le mieux serait que vous fassiez visite à la Reine pour lui apprendre enfin la vérité sur celle qu’elle appelait son « petit chat »…

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Il m’est impossible de poursuivre cette fable de notre prochain mariage. Ce serait une laide façon de la contraindre… Et puis… je ne suis pas certain de souhaiter qu’elle se trouve à nouveau mêlée aux intrigues de cour et à ce bataillon des filles d’honneur où, sans Mlle de Hautefort, elle pourrait être malheureuse.

— Je n’en ai pas envie moi non plus et je jurerais que Sylvie sera de notre sentiment. Jamais elle ne consentira à retourner chez les filles d’honneur. Cependant, je souhaiterais pour son avenir qu’elle retrouve la protection de la Reine.

— Après ce qui lui est arrivé ?

— Oui. Je vais vous expliquer comment elle est revenue ici et à quel piège tendu par Mlle de Chémerault elle a eu la chance d’échapper…

Son récit terminé, Perceval conclut :

— J’avoue avoir péché par égoïsme en ne la renvoyant pas au couvent. J’étais si heureux de la retrouver ! Évidemment, j’aurais pu aussi la remettre à Mme de Vendôme, mais j’ai peur que cette protection-là ne lui soit plus d’une grande utilité…

Jean de Fontsomme, qui avait écouté son hôte en marchant de long en large pour combattre son indignation, arrêta brusquement sa promenade.

— Les mauvaises nouvelles que j’apporte ont justement trait à cette malheureuse maison et, connaissant les sentiments de votre filleule, je souhaitais n’en parler qu’à vous seul.

Le jeune duc expliqua alors qu’avant de venir chez son ami Raguenel il avait fait halte à l’hôtel de Vendôme pour proposer son aide à la duchesse et à sa fille. Il était présent auprès du Roi quand l’ordre d’arrêter Beaufort était parti, et il venait se mettre au service de ces deux femmes qu’il aimait bien.

— Encore que les ordres royaux ne les menacent en rien, elles ont choisi de se retirer pour un temps aux Capucines où elles reçoivent de fréquentes visites de Mgr de Lisieux, de monsieur Vincent et du nouveau coadjuteur de l’archevêque de Paris, l’abbé de Gondi. Elles sont calmes et sereines. Elles m’ont appris que M. de Beaufort est passé en Angleterre. Quant à Mercœur qui n’est pas concerné, il est toujours à Chenonceau. J’en suis donc sorti rassuré.

— Vous aimez tant que cela le duc François ? fit Raguenel mi-figue, mi-raisin.

— Je sais que Sylvie l’aime et j’avoue que, si elle n’existait pas, j’aimerais être son ami. Il est franc comme l’or, brave, un peu fou peut-être mais tellement loyal ! Que l’on puisse l’accuser de collusion avec l’Espagne est insensé. C’est un homme qui s’est trompé de siècle : au temps des Croisades, il eût conquis la Terre sainte à lui tout seul. J’espère qu’il n’aura pas l’idée de revenir en France tant que Richelieu vivra : sa tête est mise à prix.

— Vous avez eu raison de me parler d’abord. Sylvie s’imagine que son ami d’enfance file le parfait amour à Vendôme avec Mme de Montbazon. Elle en conçoit de l’amertume et c’est très bien ainsi ! Qu’elle le sache proscrit, en danger de mort, rendrait tout son prix à cette affection dont j’aimerais qu’elle la fixe définitivement dans ce rôle.

Le souper qui suivit fut charmant. Sylvie devint toute rose en apprenant que le Roi voulait qu’elle reparaisse à la Cour, mais refusa de retourner aux filles d’honneur.

— Je crains fort d’y compter pas mal d’ennemies et sans Marie de Hautefort, je ne me sentirais plus à l’aise. Mais dites-moi, mon ami : comment avez-vous fait pour obtenir du Roi ce grand intérêt pour ma modeste personne ?

— Vous étiez victime d’une grave injustice et…

— Inutile de vous défendre, coupa Perceval, je lui ai dit à quel titre vous avez réclamé sa libération.

Ce fut au tour du jeune homme de s’empourprer.

— Je voulais mettre tout en œuvre pour arracher votre liberté, mais je vous supplie de croire que vous n’êtes engagée en rien avec moi. Même des fiançailles officielles peuvent se rompre. C’est encore plus facile quand elles n’existent pas. Nous dirons plus tard au Roi que… nous avons changé d’avis. L’important est que vous oubliiez votre cauchemar et que vous puissiez reparaître dans l’entourage de la Reine.

La main de Sylvie vint se poser sur celle du jeune homme :

— Qu’allez-vous chercher là ? Vous savez que je vous aime beaucoup et j’ai pour vous une immense gratitude d’avoir ainsi éclairci ma situation. Ne préjugeons pas de l’avenir. Un jour peut-être je vous tendrai la main, mais c’est encore tôt, j’ai besoin d’essayer de voir clair en moi-même et vous, vous méritez un cœur qui soit tout à vous !

— Une modeste place dans le vôtre, même fort petite, aurait plus de prix à mes yeux que toute autre. Accordez-moi seulement la faveur de veiller sur vous !…

La Gazette ne manquait pas de copie en cette fin d’été, et son rédacteur venait presque chaque soir chez son ami Raguenel pour commenter avec lui les nouvelles de la journée. L’exécution à Lyon de Cinq-Mars et de Thou faisait un bruit énorme, couvrant presque la paix à Perpignan qui amarrait définitivement à la couronne de France le Roussillon et une partie de la Catalogne. C’était comme si un gigantesque remous né au pied de l’échafaud de la place des Terreaux ne cessait d’amplifier ses cercles concentriques. Cinq-Mars et son ami de Thou y étaient montés souriants, l’un vêtu de drap brun couvert de dentelles d’or avec des bas de soie verte et un manteau écarlate, l’autre en sévère velours noir, mais ils étaient si jeunes et si beaux qu’une grande émotion s’était emparée de la foule, bientôt en larmes quand les deux garçons s’étaient embrassés avant de poser leurs têtes sur le billot.

— On dit, commenta Renaudot, que le chancelier Séguier dépêché à Lyon pour le procès a tout fait pour sauver le jeune de Thou, agent de la Reine en cette histoire mais dont la culpabilité n’a pu être prouvée.

— Alors pourquoi une condamnation capitale ? demanda Perceval.

— Parce qu’il a refusé, même sur les Évangiles, de charger le duc de Beaufort, son ami. Au contraire, il a toujours nié qu’il eût participé en quoi que ce soit au grand complot, ayant refusé de s’y associer dès qu’il en eut connaissance. Alors Richelieu a exigé qu’il accompagne Monsieur le Grand dans la mort.

— Le Cardinal veut la mort de F… de M. de Beaufort, gémit Sylvie qui venait de rejoindre les deux hommes et qui avait entendu.

— Hélas oui, mademoiselle. C’est une chance qu’il ait réussi à gagner l’Angleterre, sinon nous déplorerions sans doute l’exécution d’un prince français alors que Monsieur, l’un des principaux conjurés, va s’en tirer avec un exil sur ses terres. La tête de Beaufort tombera, même s’il est innocent, s’il se risque à rentrer.

Le regard de Sylvie, noyé de larmes, chercha celui de son parrain, visiblement mal à l’aise :

— Vous saviez tout cela ?

— Oui, mais comme il a pu s’enfuir en Angleterre, à quoi bon vous en parler ? Vous avez assez souffert comme cela.

— Je souffre encore plus quand je ne sais rien. Ainsi, il est parti rejoindre son père… mais cette fois il ne pourra jamais revenir.

Les deux hommes se regardèrent, puis ce fut Renaudot qui apporta la conclusion.

— Pas tant que le Cardinal vivra… et peut-être même le Roi !

Sylvie baissa la tête sans répondre, puis salua le gazetier et se retira en silence, mais dès que Renaudot fut sorti elle vint retrouver son parrain :

— Voulez-vous, s’il vous plaît, demander à M. de Fontsomme de me mener à la Reine aussitôt que possible ?

Tout de suite inquiet, il essaya de déchiffrer le petit visage fermé.

— Vous voulez retourner chez les filles d’honneur ?

— Non. Je veux seulement la voir et parler avec elle. Je veux qu’elle sache que je n’ai rien oublié. M. de Thou est mort à cause d’elle, parce qu’elle en a fait son représentant dans une conjuration d’hommes d’épée où ce jeune légiste n’avait pas sa place. Ensuite, si j’ai bien compris, elle l’a elle-même dénoncé en livrant le traité, alors je veux lui rappeler que l’homme qu’elle aimait, le père de son fils, est en danger de mort, n’étant pas homme à rester longtemps hors des frontières.

En l’entendant, Perceval se leva de son fauteuil, pâle jusqu’aux lèvres. C’était la première fois que la jeune fille évoquait le terrible secret qu’elle partageait avec Marie de Hautefort, La Porte, et lui-même. Il comprit que le danger couru par Beaufort la bouleversait et l’épouvante le gagna en pensant qu’elle était capable de tout :

— Perdez-vous l’esprit, Sylvie ? Ce secret n’est pas le vôtre mais celui de l’État et vous n’avez pas le droit de vous en servir car il est de ceux qui tuent aussi sûrement que l’épée du bourreau.

— Que m’importe si c’est la seule façon de sauver François ?

— Il n’a pas besoin de vous pour se sauver et je le connais assez pour vous assurer qu’il ne vous pardonnerait jamais car, ce faisant, vous signeriez notre arrêt de mort à tous, plus celui de Mlle de Hautefort, de quelques autres et peut-être même de la Reine ! D’ailleurs, là où il est, rien ne le menace, et vous vous couvririez de ridicule en allant plaider pour un homme qui à cette heure doit être en train de chasser le renard ou de faire danser les dames.

Jamais Perceval n’avait employé ce ton cinglant pour l’enfant qu’il aimait, mais sa dureté était à la mesure de son amour. Il souffrait de ce premier différend qui les dressait l’un contre l’autre.

Les lèvres serrées, les yeux fichés dans le tapis, elle ne répondait rien et il la sentit butée. Alors, il reprit, plus doucement :

— En outre, vous voulez faire de Jean de Fontsomme, ce jeune homme qui vous adore, l’instrument de votre vindicte ? Pour vous tirer de la Bastille, il vous a déclarée sa fiancée. Croyez-vous qu’il échappera à la catastrophe que vous voulez déchaîner ? Oh, il vous suivrait à l’échafaud avec joie, trop heureux de mourir avec vous…

Virant brusquement sur ses talons, elle s’enfuit du cabinet en cachant sa figure dans ses mains. En fait, sa colère l’avait entraînée trop loin et, avant d’en venir à contraindre la Reine à préserver son amant, elle voulait surtout retrouver ses coudées franches dans les palais royaux. Elle voulait pouvoir retourner au Louvre sous un prétexte quelconque afin d’y reprendre la fiole de poison remise par le duc César dans le but de sauver François d’un péril alors illusoire et devenu à présent trop réel : si sa tête était mise à prix, n’importe quel traître pourrait la livrer pour toucher la récompense. C’est pourquoi Sylvie se sentait prête maintenant à accomplir ce qui lui faisait horreur autrefois : assassiner Richelieu de ses propres mains ! Lui seul était redoutable car, s’il mourait, jamais Louis XIII, quoi qu’en pense Renaudot, ne signerait l’ordre d’exécution de son neveu.

C’était cela, la bonne idée, parce qu’elle ne mettrait en danger qu’elle seule, mais il ne pouvait être question d’en faire confidence à Raguenel. Cependant, regrettant de l’avoir blessé, Sylvie se disposait à le rejoindre pour le rassurer quand le grincement du portail et le claquement précipité des sabots d’un cheval sur les pavés de la cour l’attirèrent à une fenêtre. Elle vit alors Jean de Fontsomme, qui semblait hors de lui, sauter à terre et se ruer à l’intérieur de la maison. Elle lui laissa le temps de faire son entrée, puis se dirigea vers le cabinet de son parrain où elle trouva les deux hommes face à face. Perceval lisait un document que Jean venait de lui remettre, mais tous deux se tournèrent vers elle avec la même expression qui la fit sourire :

— Eh bien ? Que se passe-t-il ? Vous semblez bouleversés tous les deux…

— Il y a, s’exclama le jeune duc, que je suis le dernier des niais et que je vous ai mise dans une situation impossible. Par cette lettre, le secrétaire des commandements de la Reine m’invite à venir présenter Mlle de Valaines, ma fiancée, à Sa Majesté. Nous devrons nous rendre auprès d’elle demain et je ne sais comment…

— Je ne vois là rien de bien terrifiant, sourit Sylvie. Je serai très heureuse de vous accompagner, mon cher Jean.

— Non, Sylvie ! Vous ne pouvez pas ! protesta Raguenel. Je ne veux pas que…

Elle alla vers lui et l’embrassa tendrement :

— Allons, mon cher parrain ! Ne vous troublez pas ! Je vous jure que je serai bien sage… et que je ne dirai rien d’inconvenant !

— Qui donc vous imaginerait inconvenante ? fit Jean qui, soulagé, retrouvait sa bonne humeur.

— Mon cher parrain me croit capable des pires méfaits. Il devrait pourtant savoir que si je monte parfois comme une soupe au lait, je retombe assez vite. Ce sera donc pour demain…

C’est toute de velours noir vêtue que Sylvie rejoignit le château de Saint-Germain, après un détour de quatre années et quelque trois cents lieues. La Cour portait alors le deuil de la reine mère, morte à Cologne dans une quasi-misère sans avoir jamais revu la France ni un fils qui ne lui avait pas pardonné d’avoir peut-être trempé dans l’assassinat de son père Henri IV. Le protocole voulait que les visiteurs fussent en accord vestimentaire avec la circonstance, ce qui avait causé une grande perturbation à l’hôtel de Raguenel : la garde-robe de Sylvie était assez réduite et ne comportait aucune toilette noire. Mais Corentin, dépêché à l’hôtel de Vendôme, en avait rapporté une robe appartenant à Élisabeth que Nicole avait passé une partie de la nuit à adapter à la taille plus menue de Sylvie.

Le cœur de celle-ci lui battait un peu fort tandis que, sa main gantée tenue fermement par Jean, elle montait lentement le Grand Degré menant aux appartements de la Reine. En apparence tout était semblable à ses souvenirs, gardes et courtisans tissant toujours la même tapisserie le long des murs mais, une fois franchie la double porte du Grand Cabinet, les différences sautèrent aux yeux de la jeune fille. Les dames d’abord, avec de nouvelles têtes qu’elle ne connaissait pas, et puis la silhouette familière de Stéfanille, la vieille femme de chambre espagnole toujours occupée de quelque couture dans un coin, s’était effacée, emportée par la mort. Dans un autre coin, le bataillon habituel des filles d’honneur, mais tellement calme sous ses habits de deuil qu’on ne le reconnaissait pas. D’ailleurs, là aussi il y avait des têtes nouvelles, d’autres ayant disparu. À commencer par celle de Chémerault, mais celle-ci jugeait peut-être préférable de ne pas être là au moment où son ennemie – quel autre nom lui donner ? – reparaissait. Enfin, il y avait la Reine et Sylvie la trouva changée. Toujours éclatante sans doute et plus que jamais dans ses voiles noirs, elle avait un peu épaissi et les traces des larmes et des soucis commençaient à se marquer sur ce beau visage, lui conférant peut-être plus de sensibilité et le rendant plus émouvant. Mais son accueil fut d’une charmante spontanéité :

— Mon petit chat ! Enfin vous revoilà, s’écria-t-elle en tendant à la revenante une main toujours admirable que celle-ci baisa en s’agenouillant. Mais que d’aventures, mon Dieu ! Et que nous avons de choses à nous dire !… Mon cher duc, je ne vous remercierai jamais assez d’avoir su la retrouver pour nous.

C’était bien agréable à entendre, pourtant Sylvie restait sur ses gardes. Comment oublier que cette femme couronnée avait laissé exiler Marie de Hautefort, sa confidente, sa plus fidèle amie ? Il est vrai qu’en d’autres temps, elle n’avait pu défendre Mme de Chevreuse, si chère à son cœur cependant… À présent, il y avait auprès d’elle une jeune femme blonde et plantureuse avec un teint de lait qui semblait avoir pour tâche de la soutenir en toutes choses… comme naguère Marie. Tout cela était assez triste, au fond…

Cependant, Anne d’Autriche poursuivait, après avoir fait asseoir Sylvie auprès d’elle, extraordinaire signe de faveur qui souleva un léger murmure :

— Mesdames, certaines d’entre vous ont connu voici peu d’années Mlle de L’Isle, élevée par Mme de Vendôme sous ce nom afin de la soustraire à de grands dangers. Elle nous revient à présent sous son véritable nom. Mesdames, je vous présente Mlle de Valaines qui est aussi la fiancée de M. le duc de Fontsomme…

Sylvie s’était relevée pour adresser à la ronde une belle révérence. Elle avait l’impression d’être une comédienne sur un tréteau en train de jouer un rôle un peu usé. Pourtant, cette fois, elle ne vit que des sourires sur ces visages féminins qui l’entouraient, et la jeune femme blonde ajouta pour sa part :

— J’espère, Madame, qu’elle nous revient tout à fait ! Nous manquons beaucoup de jolies voix et comme Votre Majesté a fait ranger avec soin la guitare de mademoiselle ainsi que ses affaires personnelles…

— C’est mon plus vif désir, ma bonne Motteville ! Mon cher duc, vous n’y voyez pas d’inconvénient, n’est-ce pas ?

Le regard inquiet du jeune homme un instant attardé sur le groupe silencieux des filles d’honneur renseigna mieux la Reine sur son embarras qu’un long discours. Elle reprit :

— Non. Pas à son ancien poste, où d’ailleurs Mlle de Valaines n’a jamais été inscrite. J’aimerais la garder… comme lectrice ? En attendant son mariage, bien sûr, où elle sera admise au nombre de mes dames. Peut-être à un rang privilégié, ajouta-t-elle avec un étroit sourire à l’adresse de Mme de Brassac, créature de Richelieu et sa dame d’honneur par force. Qu’en dites-vous, Sylvie ?

— Que je suis aux ordres de Votre Majesté ! répondit celle-ci avec un rayonnant sourire. Puisqu’elle échappait aux filles d’honneur, elle était d’accord pour réintégrer la Cour. Cela convenait à ses plans, surtout pour le peu de temps où elle occuperait la fonction de lectrice. Il lui serait très facile d’aller chercher au Louvre le dépôt d’autrefois. Ensuite, et puisqu’elle allait chanter de nouveau, il fallait espérer que le Cardinal la ferait appeler. Et là…

Quelques jours plus tard, Sylvie, après avoir écrit à Marie de Hautefort pour lui réclamer Jeannette, emménageait au château de Saint-Germain, dans une petite chambre proche de celle de la Reine et qu’elle occuperait seule. Cette dernière circonstance était venue à bout des craintes exprimées par Jean et aussi par Perceval, assez surpris l’un et l’autre de l’enthousiasme avec lequel Sylvie s’était rendue au désir de la Reine, mais puisque cela semblait lui plaire, ils n’eurent pas le courage de le lui reprocher. D’ailleurs, en tant que fiancé, le jeune duc aurait toutes les possibilités de veiller sur celle qu’il aimait…

— Après tout, conclut-il en souriant pour effacer les derniers plis du front de son ami, elle finira peut-être par accepter de devenir ma femme.

Cela, Perceval en doutait un peu et son inquiétude, pour être dissimulée, demeura entière. Quelque chose le tourmentait dans cette histoire. Sylvie, il en était certain, poursuivait un but secret caché sous des sourires et un enjouement qu’il sentait factices, mais il fut incapable d’en apprendre davantage. Sylvie était seule quand, sous le prétexte de chercher une médaille perdue, elle se fit ouvrir par le gardien du Louvre qui la connaissait bien son ancienne chambre. La fiole de verre sombre était toujours là. Elle la glissa dans son corsage et, après avoir fait mine de retrouver le menu objet qu’elle avait apporté, elle partit vers le nouveau destin qu’elle s’était tracé.

CHAPITRE 10 LE PLUS HONNÉTE HOMME DE FRANCE

Ce qui n’avait pas changé dans la demeure des rois de France, c’était l’atmosphère. L’ancienne tension y régnait toujours. Depuis le complot de Cinq-Mars, la Reine, en dépit de la naissance de ses deux fils, restait suspecte à son époux. Jadis, la menace qui pesait sur elle était celle de la répudiation. Maintenant, c’était celle de se voir enlever ses enfants par deux hommes, le Roi et son ministre, aussi malades, aussi atrabilaires l’un que l’autre. En réintégrant une cour où le deuil renforçait la morosité, Sylvie en ressentit l’ambiance avec l’acuité que donnent les peines. Selon elle, c’était même pire qu’avant. Non seulement il n’y avait plus de bals, de comédie ni de grandes fêtes sinon religieuses, mais la Reine vivait retirée au milieu d’un cercle sur lequel régnaient les Brassac, mari et femme, et où les visages avenants se faisaient rares parce que l’on avait écarté tous ceux qu’elle aimait : La Porte toujours en exil, la bonne Mme de Senecey renvoyée dans sa famille, Marie de Hautefort bien entendu. Chez les filles d’honneur, il y avait aussi de grands changements, comme chez les dames du cercle habituel : la princesse de Guéménée était entrée au couvent, Mme de Montbazon, toute à Beaufort, se tenait à l’écart, ainsi que la jeune duchesse de Longueville qui jugeait la Cour trop ennuyeuse. En revanche, on voyait beaucoup l’ex-Mme de Combalet devenue duchesse d’Aiguillon par la volonté de son oncle le Cardinal et qui, sûre de sa puissance, ne craignait pas de s’imposer. En résumé, seule la nouvelle venue, Françoise de Motteville, représentait une véritable source de chaleur et Sylvie comprit sans peine que la Reine, dans son désarroi, se soit attachée à cette fraîche Normande paisible, lettrée et douée d’une certaine philosophie dépassant les limites du cercle royal puisque, dans les salons de Paris, on la surnommait Socratine. En outre elle écrivait à merveille et, tenant un journal régulier, elle servait d’historiographe à la Reine qui lui racontait volontiers les événements ayant précédé son installation auprès d’elle.

Mme de Motteville accueillit Mlle de Valaines avec une visible satisfaction. D’abord parce qu’elle lui fut tout de suite sympathique, ensuite à cause de la distraction que sa guitare et ses chansons apportaient à la souveraine. D’autre part, Sylvie, comme elle-même, parlait l’espagnol et il arrivait que les trois femmes, enfermées tard le soir dans la chambre de la Reine, restassent à bavarder pendant des heures dans la langue de celle qui n’était pas encore parvenue à se faire à l’idée qu’elle n’était plus et ne serait plus jamais une infante d’Espagne.

Le Roi, on le voyait peu. Toujours possédé, en dépit de ses maux, par sa passion de la chasse et son besoin d’espaces libres, il ne sortait guère de son petit château de Versailles que pour galoper autour de Paris où il s’arrêtait à la Visitation, auprès de sœur Louise-Angélique, pour demander à cet ancien amour la consolation du tragique trépas de son favori. Un jour à Chantilly, il était le lendemain à Verberie, puis à Nanteuil chez les Schomberg, à Claye, à Meaux, à Livry, à Jossigny, à Saint-Maur…

Le Cardinal, lui, cherchait dans les eaux de Bourbon-Lancy un hypothétique soulagement à ses souffrances et le nouveau cardinal Mazarin ne le quittait guère, ce qui aiguisait la curiosité de Sylvie. Bien entendu elle ne l’avait jamais vu encore mais, lorsque la Reine en parlait, elle y mettait une chaleur qui lui rappela le jour, proche de la conception du Dauphin, où Anne d’Autriche avait montré tant de joie en recevant les jolies choses qu’il lui avait envoyées d’Italie. Et aussi la réaction violente de Beaufort. Malheureusement, Marie n’était plus là pour recevoir les confidences royales et celle qui les recueillait à présent ne songeait en aucune façon à les partager avec la nouvelle lectrice. Impossible de savoir ce qui subsistait de la passion d’autrefois.

Durant cette villégiature un peu étouffante de Saint-Germain, Sylvie eut pourtant l’impression de s’être fait un ami. Un jour que, retirée dans sa chambre tandis que la Reine était au jardin, elle changeait une corde à sa guitare, elle vit tout à coup devant elle le Dauphin qui la regardait avec cette gravité dont il se départait rarement. Surprise, elle voulut se lever pour le saluer comme il convenait, mais il l’arrêta :

— Non. Je suis seulement venu vous demander si vous vouliez bien m’apprendre à jouer de la guitare.

Ce n’était pas la première fois qu’elle le voyait et elle retrouva aussitôt l’émotion déjà ressentie en sa présence. C’était un bel enfant de quatre ans qui, pour l’observateur superficiel, ressemblait assez à sa mère dont il avait la bouche ronde mais, sur ce visage enfantin, Sylvie savait lire d’autres traces : la forme du nez, par exemple, et le bleu étincelant du regard. Comme Beaufort lui-même lorsque pour la première fois il s’était trouvé devant le petit prince, elle sentit que son cœur n’aurait aucune peine à aller vers lui et elle eut, pour lui, le plus chaud des sourires.

— Monseigneur, vous pourriez avoir un meilleur maître que moi ?

— Non, fit-il d’un ton net. C’est vous que je veux parce que vous m’apprendrez des chansons, que vous êtes jolie et que vous sentez bon !

Cette dernière précision la fit rire. Contrairement à nombre de ses contemporains, en effet, Sylvie, à l’exemple de François, était convertie aux bienfaits de l’eau, froide de préférence. C’était depuis le jour où, à Vendôme et alors qu’il sortait de se baigner dans le Loir, il lui avait raconté que son aïeule quasi légendaire, Diane de Poitiers, conserva sa beauté jusqu’à un âge avancé en lavant chaque jour son corps, été comme hiver, avec de l’eau froide. À Belle-Isle, dès qu’elle fut remise, elle se baignait quotidiennement dans la mer, et depuis elle s’était efforcée de continuer, ce qui n’était pas toujours facile, surtout à la Visitation…

— Alors, dit-elle en achevant de fixer sa corde et en égrenant quelques notes, voulez-vous que nous commencions ?

— Oh oui ! approuva-t-il dans un soupir fervent.

Sa mine ravie fit chaud au cœur de Sylvie qui installa l’enfant et commença sa leçon en pensant que la taille de l’instrument poserait peut-être quelques problèmes. Une inquiétude qui ne dura pas, tant le petit Louis mit de farouche volonté à dompter la guitare. Et, dans les jours qui suivirent, elle prit plaisir, la Reine ayant donné son accord, à ces leçons que le petit prince ne trouvait jamais assez longues et qui développèrent entre eux une amitié silencieuse, devenue, chez Sylvie, une véritable tendresse. Louis était un élève idéal : il avait beaucoup d’oreille, un sens profond de la musique, et sa petite voix fraîche était irrésistible quand il chantait.

Naturellement, le jeune Philippe, son cadet de deux ans, voulut participer mais Louis s’y opposa avec une si farouche volonté, jurant qu’il cesserait lui-même ses leçons si son frère les partageait, que l’on n’osa pas le contrarier.

— Plus tard, Monseigneur, quand Votre Altesse sera plus grande, expliqua Sylvie à ce petit bonhomme trop joli pour n’être pas séduisant et un peu énigmatique. La jeune fille n’arrivait pas à comprendre comment, en ressemblant au Roi, Philippe trouvait le moyen d’être aussi ravissant. Il est vrai qu’avec ses boucles épaisses, noires et brillantes, ses grands yeux sombres toujours pétillants et sa frimousse rose, le bébé était irrésistible. La Reine, qui vouait à son fils aîné une sorte d’idolâtrie, raffolait de ce tout-petit qu’elle appelait sa « petite fille » et s’amusait à le parer comme s’il ne devait jamais porter autre chose que des jupes et des fanfreluches féminines…

Ces nouvelles occupations plaisaient tant à Sylvie qu’elle en oubliait presque ses dramatiques projets. C’était d’autant plus facile que l’on n’avait aucune nouvelle des émigrés de Londres et que le Cardinal était toujours absent. Un jour, cependant, la nouvelle arriva : Richelieu, toujours par la voie des eaux, venait de regagner son château de Rueil où la Reine l’alla voir le 30 octobre.

À son retour, elle fit appeler Sylvie :

— J’ai cru pouvoir promettre à Son Éminence que vous iriez chanter pour elle ce soir. Non, ne dites rien, ajouta-t-elle devant le geste d’instinctif refus de la jeune fille. C’est à présent un homme fort malade et vous ferez là acte de charité…

— Il y a si longtemps qu’on le dit malade, Madame, et même à toute extrémité, que je ne vois pas bien où serait la charité ? En outre, ma dernière visite au château de Rueil m’a laissé un souvenir…

— Affreux, je le sais, mais cette fois vous prendrez l’une de mes voitures et M. de Guitaut en personne vous accompagnera. Il ne peut plus rien vous arriver… Allons, mon petit chat, un bon mouvement ! Songez que c’est moi – et vous savez ce que j’ai souffert de son fait – qui vous demande cet effort. Le ferez-vous ?

Sylvie plongea dans sa révérence : elle avait suffisamment fait preuve de mauvaise volonté.

— Aux ordres de Votre Majesté.

— C’est bien. Allez vous préparer !

Rentrée chez elle, Sylvie commença par s’asseoir et tira de son corsage la fiole de poison qui ne la quittait plus. Ainsi, le moment qu’elle espérait et redoutait à la fois était venu ! L’occasion lui était peut-être donnée d’en finir avec l’homme qui depuis toujours s’efforçait de détruire les Vendôme et François en particulier à cause de son amour payé de retour pour la Reine ! Mais parviendrait-elle à lui faire absorber le poison ? Il était peu probable que Richelieu, s’il était aussi malade que le disait la Reine, lui demande un verre de vin d’Espagne…

De toute façon, elle n’était guère préparée au spectacle qui l’attendait dans la chambre du Cardinal.

Elle pensait trouver une sorte de gisant exsangue, à peine distinct de la blancheur des draps, or elle vit, tout vêtu de sa pourpre cardinalice sur laquelle tranchait le ruban bleu du Saint-Esprit, un homme étayé par une demi-douzaine de grands oreillers carrés bordés de dentelle. Il se tenait là, les mains croisées sur un chapelet, la tête droite et le visage plus en lame de couteau que jamais. On l’aurait pu croire maquillé, tant le rouge de la fièvre colorait ses pommettes osseuses.

Il observa Sylvie tandis que, sa guitare posée à terre, elle plongeait dans la grande révérence de cour. Puis :

— Nous nous revoyons, mademoiselle de Valaines, et j’en remercie Dieu qui me permet de vous offrir quelques excuses. De mauvais serviteurs semblent prendre l’habitude de vous tendre un piège chaque fois que vous venez chez moi. La Reine m’a informé du dernier et je tenais à vous dire que je ne l’ai pas voulu.

— Jamais je n’ai cru, monseigneur, que Votre Éminence eût trempé dans de si viles machinations. De toute façon, je n’ai rien à craindre ce soir. M. de Guitaut lui-même m’attend…

— Sur mon conseil, précisa-t-il. Et je suis heureux qu’il me soit donné à nouveau le plaisir de vous entendre. Qu’allez-vous me chanter ?

— Avec la permission de Votre Éminence, je lui demanderai d’abord des nouvelles de sa santé ?

— C’est aimable à vous. Oh, je suis malade… plus peut-être que d’habitude mais avec l’aide de Dieu j’espère sortir bientôt de ce lit. Au moins pour un fauteuil…

— Que souhaite entendre Votre Éminence ?

— Le « Lai du Chèvrefeuille », et aussi « L’Amour de moi »… et puis ce que vous aurez le plus de plaisir à chanter. De toute façon, je sais que j’en retirerai un grand bien…

Sylvie chanta les deux premiers airs demandés. Ensuite, comme si elle réfléchissait à ce qui allait suivre, elle garda le silence quelques instants. Les yeux clos, Richelieu attendait… Ce qu’il entendit était fort loin de ses espérances :

— Monseigneur, murmura Sylvie, Votre Éminence ne permettra-t-elle jamais à M. de Beaufort de rentrer en France ?

Les paupières soudain relevées libérèrent une froide colère :

— Si vous êtes venue pour plaider cette mauvaise cause, vous pouvez vous retirer !

— Ce n’est pas une mauvaise cause et je supplie Votre Éminence de m’écouter un instant, un seul ! Elle a trop le souci de la justice et de l’honneur pour faire peser sur le fils les fautes du père. Vous ne pouvez reprocher à M. de Beaufort d’être un bon fils, ajouta-t-elle, rejetant avec décision la troisième personne qui lui semblait d’un emploi trop difficile pour une plaidoirie.

— Je lui reproche d’avoir comploté avec l’Espagne contre la sûreté de l’État !

— Vous savez bien qu’il n’en est rien. Dix fois, en dépit de son jeune âge, les armes espagnoles ont versé le sang du duc. Il est fidèle à son roi, loyal…

— Mais il n’en a pas moins tenu à Vendôme une importante réunion où se sont retrouvés les émissaires des conjurés…

— Il a réuni des amis pour une chasse, c’est tout. Ce n’est pas sa faute si certains nourrissaient de mauvaises pensées… Au pied même de l’échafaud et alors même qu’il venait de recevoir la Sainte Communion, M. de Thou proclamait encore que M. de Beaufort n’avait trempé en rien dans la conspiration et qu’au contraire il avait refusé d’y donner la main.

— Dévouement d’un ami fidèle qui n’a plus rien à perdre…

— Non. Vérité d’un homme qui n’a pas le droit de mentir au moment de paraître devant Dieu ! Croyez-moi, monseigneur, François est innocent. Laissez-le revenir et reprendre la place qui lui convient le mieux : à la tête d’une troupe armée…

Du fond de son lit, le Cardinal fit entendre un rire qui ressemblait à des craquements de noix :

— Quel brillant avocat vous feriez, ma petite, mais vous perdez votre temps. Si Beaufort ose poser le pied en France il sera arrêté sur-le-champ… À présent, chantez ou allez-vous-en !

Sylvie reprit sa guitare et plaqua quelques accords. Comment avait-elle pu être assez sotte pour s’imaginer qu’il l’écouterait ? Elle hésitait encore sur ce qu’elle allait chanter quand il dit :

— Un moment !… Il y a dans l’armoire qui est derrière vous un flacon d’élixir des Chartreux… Allez… allez m’en chercher… un peu. Je… je ne me sens pas bien.

La jeune fille sentit son cœur s’arrêter. Cette occasion inespérée, était-ce là le signe du Destin ? Il est aisé de former des projets, même terribles, mais elle découvrait qu’au moment de les exécuter, le cœur manque souvent. Pourtant, il fallait cette fois faire quelque chose. Elle pensa à tous ceux qui croupissaient dans les geôles de cet homme impitoyable, à François qui pourrait revoir le ciel de ce pays qu’il aimait tant. Elle-même y laisserait la vie, mais elle gagnerait dans son cœur une place que nul ne pourrait jamais lui prendre et toujours il penserait à elle avec tendresse…

— Eh bien ? s’impatienta le malade. Qu’attendez-vous ? Je souffre.

Avec, pour se donner l’ultime courage, la pensée consolante que lui aussi serait délivré dans un instant, elle alla vers l’armoire, trouva l’élixir et un verre dans lequel elle fit tomber quelques gouttes de poison avant d’achever de le remplir avec la belle liqueur verte qui dégageait une agréable odeur de plantes, puis revint au lit offrir le breuvage mortel.

— Buvez d’abord ! ordonna Richelieu.

Elle eut un instant d’hésitation et soudain comprit, en rencontrant le terrible regard, qu’il ne l’avait fait venir que pour la mettre à l’épreuve.

— Allons, buvez ! insista-t-il… Auriez-vous quelque chose à craindre ?

Alors, elle se résigna. Après tout c’était aussi bien d’en finir à présent et peut-être que, si le poison ne la foudroyait pas, il en boirait aussi. Elle approcha le verre de ses lèvres mais il s’échappa de ses mains, repoussé involontairement par un geste mécanique du malade que secouait une brutale, une effroyable quinte de toux. La liqueur se répandit sur les draps, mêlée au flot de sang que le Cardinal vomit soudain. Sylvie se précipita vers la porte derrière laquelle attendaient serviteurs et médecins :

— Vite ! Son Éminence n’est pas bien.

— J’ai entendu la quinte de toux, dit Bouvard le médecin du Roi. J’allais entrer… Mon Dieu ! Il a encore rejeté du sang !

— Ce n’est pas la première fois ?

— Non. Les poumons sont gravement atteints… Les traces de la liqueur verte sur les draps ne parurent pas le surprendre, contrairement à ce que craignait Sylvie. Il se contenta de bougonner en haussant les épaules :

— Il a encore demandé de cette liqueur qui ne lui vaut rien. Je voulais la faire ôter, mais personne n’a jamais été capable de lui interdire quoi que ce soit…

On s’activait autour du malade et Bouvard, prenant Sylvie par le bras, la ramena dans l’antichambre :

— Rentrez au palais à présent, mademoiselle ! Je serais fort étonné si Son Éminence réclamait un concert dans les jours prochains…

Elle ne demandait pas mieux, soulagée de ne pas être devenue une meurtrière. Aussi, en arrivant à Saint-Germain, se rendit-elle tout droit à la chapelle pour remercier Dieu de l’avoir retenue au bord du geste fatal et, en même temps, de l’avoir gardée en vie. Elle avait vu la mort de si près qu’en dépit du temps détestable – il ne cessait de pleuvoir depuis une semaine ! – elle trouvait la terre superbe et le temps radieux…

Le Cardinal ne mourut pas cette nuit-là et, le lendemain, il se faisait ramener à Paris. Il lui semblait qu’il irait mieux au milieu des merveilles rassemblées par lui au Palais-Cardinal. En revanche, le Roi cessa de galoper à travers la région et se fixa à Saint-Germain d’où il ne bougea plus, attendant que lui vienne la nouvelle d’une fin dont il ne doutait plus… et qui lui apporterait une sorte de libération à présent que la victoire, couronnant ses armes, faisait reculer la guerre au-delà des frontières.

Sylvie, elle, vécut dans l’angoisse les jours qui suivirent sa visite à Rueil. Elle craignait à chaque instant d’être rappelée auprès de Richelieu, tout en sachant qu’elle n’aurait plus jamais le courage de renouveler son geste meurtrier. La fiole de poison avait fini sa carrière dans les latrines du château. Décidément, ce n’était pas facile de se glisser dans la peau d’une héroïne tragique !

Le 3 décembre, le Roi se rendit au chevet du malade, puis, quand il en revint, déclara à son entourage :

— Je ne crois pas que je le reverrai en vie. C’est la fin… mais quelle fin chrétienne !

Depuis son retour à Paris, en effet, le Cardinal ne s’occupait plus que de Dieu et de son âme, endurant ses souffrances plus stoïquement que jamais. En dépit de l’acharnement qu’il mettait à se cramponner à l’existence, il lui fallut bien admettre que le temps lui était compté. Enfin, le 4 décembre 1642, Louis-Armand du Plessis, cardinal-duc de Richelieu, rendait au Créateur son âme impénétrable en murmurant :

— In manus tuas, Domine…

Et un grand silence se fit…

On aurait pu s’attendre à des explosions de joie, à des manifestations d’allégresse puisque le terrible dictateur n’était plus, mais non : le peuple de Paris, qui durant quatre jours défila devant la dépouille mortelle avant qu’elle fût portée à la Sorbonne où elle reposerait quand la chapelle serait achevée, ne soufflait mot, osait à peine respirer ; les regards qu’il jetait au mort enveloppé dans la splendeur de ses moires pourpres qui le faisaient plus pâle, la couronne ducale déposée à ses pieds sur un coussin, étaient empreints d’incrédulité mais aussi de respect. Chacun éprouvait une sensation bizarre : c’était comme un grand vide et l’on se demandait si, en l’absence de son timonier, le navire France pourrait continuer sa course glorieuse. C’est quelquefois terrible de voir disparaître quelqu’un que l’on craint, que l’on déteste parfois, mais qu’obscurément on admire. En dépit des pamphlétaires, payés par les anciens conspirateurs, qui se déchaînèrent ensuite, on sentait que le royaume ne serait plus jamais, après lui, ce qu’il avait été auparavant. C’était tout simple : il avait fait trembler l’Europe en même temps que la France parce qu’il la voulait si grande…

Louis XIII ne pleura pas son compagnon de chaîne : il en avait trop souffert dans ses affections. Mais si l’on espérait un changement de régime, on se trompait lourdement : rien ne fut changé. Tout l’appareil mis en place par le Cardinal resta où il était jusqu’au plus modeste fonctionnaire, jusqu’à Isaac de Laffemas qui, après une longue convalescence, pouvait à présent reprendre ses fonctions. La Reine fit bien une tentative pour obtenir qu’il soit renvoyé dans ses foyers, mais le Roi refusa. Il répondit ce que Richelieu avait répondu à Beaufort :

— C’est un homme intègre et, avec lui, l’ordre est assuré dans Paris…

Dès le 5 décembre, le Parlement avait enregistré deux actes importants. Le premier signait la déchéance de Monsieur. L’éternel conspirateur ne devait plus quitter ses terres. Le second acte, surtout, était significatif : le cardinal Mazarin, le meilleur élève du disparu, entrait au Conseil et l’on pouvait lui faire confiance pour continuer la politique de son maître. Rien n’était donc changé…

Dans l’entourage de la Reine, l’atmosphère s’allégeait de façon sensible en dépit du fait que la Cour, à peine sortie du deuil de la reine mère, reprenait ses manteaux noirs en l’honneur du Cardinal. Au point même qu’un matin, après avoir entendu la messe, Sylvie vint aux genoux d’Anne d’Autriche pour demander le rappel des exilés. Deux d’entre eux tout au moins : Marie de Hautefort et le duc de Beaufort. La Reine lui caressa la joue, la releva et l’embrassa :

— Il est trop tôt. Le Roi n’accepterait pas de battre en brèche les volontés du Cardinal. Il… il n’aime pas beaucoup votre ami François. Quant à Marie, je ne sais trop ce qu’il en pense. Je crains que le douloureux souvenir de Cinq-Mars lui ait fait oublier ses anciennes amours. Soyez sûre qu’autant que vous j’ai envie de les revoir… ainsi que ma chère duchesse de Chevreuse qui est éloignée de moi depuis tant d’années. Mais… peut-être ne nous faut-il qu’un peu de patience encore ?…

Le dialogue fut interrompu par l’entrée de Mme de Brassac, venue demander si la Reine voulait bien accorder audience à Son Éminence le cardinal Mazarin.

Le ton de la dame d’honneur avait singulièrement diminué de hauteur depuis la mort de Richelieu. Sa place ne tenait plus qu’à la seule volonté d’Anne d’Autriche. Si celle-ci demandait son renvoi au Roi, elle l’obtiendrait. La Reine se contenta de sourire :

— Je viens dans l’instant… Puis, lorsque Mme de Brassac se fut retirée : « Voilà ! Un cardinal succède à un autre cardinal ! Il semble que la religion, en ce pays, soit fermement ancrée aux commandes de l’État. Est-ce parce que le Roi mon époux a voué la France à Notre-Dame en remerciement de l’heureuse venue du Dauphin ? »

— N’était-il pas déjà le Roi Très Chrétien ?

— Sans doute, mais je me demande si mon fils, quand il sera en âge de régner, suivra l’exemple de son père. Vous savez, vous qui l’approchez souvent, que, si jeune, il exprime déjà une volonté de fer. Je ne crois pas qu’il s’en laissera imposer par un ministre quel qu’il soit ! En attendant, ajouta-t-elle avec un soupir, je n’ai pas à me plaindre de celui-là qui nous change agréablement. C’est un homme charmant ! Mais, au fait, vous ne le connaissez pas encore ?

— Je n’ai pas eu cet honneur.

— Eh bien, venez ! Vous jugerez…

La Reine avait raison. Avec sa grâce italienne et son regard enjôleur, Mazarin était charmant en ce sens qu’il déployait beaucoup de charme. Pourtant, il ne plut pas à Sylvie. Habituée à la hauteur facilement méprisante de Richelieu, à sa taille élevée qui portait si noblement la simarre, elle eut l’impression de voir une mauvaise copie en réduction. Certes, Mazarin était beaucoup plus beau que son maître et son sourire était séduisant, mais il n’imposait pas le respect comme l’autre. Cela tenait peut-être à ce que, en dépit des diverses fonctions ecclésiastiques occupées, il n’avait jamais reçu la prêtrise et que Sylvie n’admettait pas qu’on pût être cardinal sans être d’Église. Peut-être aussi à ce qu’il gesticulait trop et jouait trop de ses mains – de fort jolies mains soignées et parfumées !

En échange de sa révérence, elle eut droit à un salut, à un beau sourire et à un compliment galamment tourné, mais elle n’était pas Marie de Hautefort et ne chercha pas à s’imposer. Elle se retira vite. Ce que ces deux-là avaient à se dire ne l’intéressait pas. Pourtant, elle ne put s’empêcher de se demander avec une certaine inquiétude ce qui se passerait quand Beaufort reviendrait et trouverait ce « fils de laquais italien » installé à la place du grand Cardinal.

Elle n’allait guère tarder à recevoir une réponse à sa question.

Le 21 février, Louis XIII tomba malade à Saint-Germain. Et si gravement même que l’on installa son lit dans le Grand Cabinet de la Reine, plus confortable et mieux chauffé que ses appartements au confort spartiate. Il ne s’en efforça pas moins de garder fermement en main les affaires de l’État. On aurait dit que l’exemple de Richelieu lui défendait de montrer son épuisement. Et pourtant, que de motifs d’inquiétude ! En Angleterre où règne sa sœur Henriette, la révolution menée par Cromwell, un brasseur de Londres, marche à grands pas. La paix n’est pas encore signée avec l’Espagne à qui la mort de Richelieu a rendu espoir. Le Roi est en proie à une immense faiblesse. La tuberculose le ronge. Les remèdes, saignées et clystères de ses médecins l’achèvent…

Pourtant, dans les jours qui suivent, il se relève encore. Peut-être parce qu’il refuse farouchement les prétendus remèdes de ses médecins et, de fait, un mieux s’est déclaré, mais il est trop profondément atteint et dicte bientôt ses dernières volontés. La Reine apprend qu’elle sera régente mais que le chef du Conseil sera – et là on peut s’interroger sur les motivations du Roi – son frère, l’indigne Monsieur, duc d’Orléans. Il est vrai qu’à ce Conseil prendront place le prince de Condé, Mazarin, le chancelier Séguier, le surintendant des finances Bouthillier et le sieur de Chavigny. Enfin, il ordonne que l’on procède au baptême du Dauphin dont la marraine sera la princesse de Condé et le parrain Mazarin. C’est, avant les funérailles royales, la dernière belle cérémonie du règne. Le petit prince, vêtu d’une robe de toile d’argent, reçoit le sacrement avec une gravité qui frappe tous les assistants. Et c’est avec la même gravité qu’il répond, un peu plus tard, à la question que formule son père :

— Mon fils, quel est votre nom à présent ?

— Louis XIV, mon papa…

— Pas encore, mais ce sera peut-être bientôt si c’est la volonté de Dieu.

Quelques semaines encore pourtant, faites de lourdes souffrances et de brefs répits, que, par deux fois, monsieur Vincent vient éclairer de sa foi ardente, de son bon sourire et de ses exhortations pleines de bonhomie et de simplicité. À Sylvie qui le remerciera d’avoir bien voulu veiller sur elle, le saint homme dira :

— J’avais tort de vouloir vous mettre au couvent. Mariez-vous petite ! Il vous faut un bon époux.

— Elle l’a déjà trouvé, dit Anne d’Autriche, mais les circonstances sont bien peu favorables à une fête.

Les vifs yeux sombres du vieil homme s’enfoncèrent dans ceux de la jeune fille comme s’il déchiffrait ce qu’il y avait au fond de cette âme.

— Le plus tôt serait pourtant le mieux…

Ce n’était pas l’avis de Sylvie. Elle n’ignorait pas – la Reine le répétait souvent en sa présence – que, devenue régente, le premier geste d’Anne serait de rappeler sur l’heure tous les exilés. Sylvie n’était pas seule à désirer passionnément revoir François… Toutes deux savaient, à présent, que le retour était proche.

Le 13 mai au matin, Louis XIII ouvrit les yeux et, reconnaissant le prince de Condé parmi ceux qui encombraient la chambre, il lui dit :

— Monsieur, l’ennemi s’est avancé sur notre frontière avec une grosse et puissante armée…

— Sire ! Que pouvons-nous…

— Laissez-moi… parler ! Je sais… que dans huit jours votre fils va le repousser honteusement… et le vaincre !

Étrange prescience des mourants ! Huit jours plus tard, à Rocroi, le jeune duc d’Enghien rejetterait pour longtemps les Espagnols hors de France…

Le lendemain, 14 mai, entre deux et trois heures de l’après-midi, le roi Louis, treizième du nom, exhalait son âme en prononçant le nom de Jésus. Trente-trois ans auparavant, jour pour jour, Ravaillac assassinait son père Henri IV…

Avant que son époux n’expire, la Reine suivie de trois de ses dames dont Mlle de Valaines avait quitté, selon la coutume, l’appartement mortuaire, donc le Château-Neuf, pour se rendre au Château-Vieux où se trouvaient le Dauphin et son frère. Le bruit des prières emplissait l’agréable demeure de plaisance où Anne d’Autriche s’était fixée depuis plusieurs années déjà.

Au moment où le petit cortège atteignait le vestibule, Sylvie reçut un choc si violent qu’elle laissa échapper le missel qu’elle tenait à la main. Somptueusement vêtu de velours noir brodé de jais sur lequel ressortait la blondeur de ses cheveux, un homme se tenait là, avec derrière lui trois de ses gentilshommes, un homme qui vint mettre genou en terre devant la Reine :

— Madame, dit Beaufort, me voici revenu à l’appel de Mgr l’évêque de Lisieux ainsi que Votre Majesté l’a souhaité. Et tout prêt à la servir en toutes choses !

Anne d’Autriche lui tendit sa main à baiser sans pouvoir dissimuler la joie qui brillait dans ses yeux.

— Relevez-vous, monsieur le duc, et accompagnez-nous…

À ce moment, la cloche de la chapelle se mit à sonner le glas. Tout le monde s’agenouilla et, après un instant de recueillement, la Reine acheva sa phrase :

— Nous allons chez le Roi !

Le mot qui sacrait son petit élève fit frissonner Sylvie. Le groupe gagna le vieux palais en silence. François marchait auprès de la Reine, un peu en arrière, et n’avait pas aperçu la jeune fille dont il ignorait le retour à la Cour. Elle ne voyait de lui que ses larges épaules et le dos de sa tête. Le cœur lui battait très fort. Pour la première fois, elle allait voir face à face le Dauphin et son véritable père.

Dans l’appartement des enfants royaux, Anne d’Autriche prit Louis dans ses bras et l’embrassa tendrement puis, reculant, elle fit à l’enfant une profonde révérence avant de baiser sa petite main.

— Sire, dit-elle avec une émotion qui ramenait l’accent espagnol, voyez devant vous votre mère et fidèle sujette…

Ensuite, elle se releva et fit avancer François qui salua profondément :

— Voici M. le duc de Beaufort, votre cousin et notre ami à qui je vous confie ainsi que votre frère. Il veillera bien sur vous : c’est le plus honnête homme du royaume.

L’enfant ne dit rien, mais le sourire qu’il avait eu pour sa mère s’effaça, faisant place à une gravité inattendue. Il tendit sa main sur laquelle François, à genoux, posa ses lèvres. Ses mains à lui tremblaient… On n’eut guère le temps d’en dire davantage : une cavalcade ébranlait les escaliers et jusqu’aux murs du château. À la suite de Monsieur et du prince de Condé, la Cour tout entière, abandonnant le défunt aux prières des religieux et aux soins des embaumeurs, se ruait comme à chaque changement de règne vers le nouveau souverain, loin d’imaginer que ce petit garçon, qui n’avait pas cinq ans, les brûlerait aux rayons d’un éclatant soleil…

Ce fut une étrange journée, au cours de laquelle l’astre de François monta au zénith. En un instant, ses pouvoirs furent immenses : la Reine s’appuyait sur lui seul pour toutes les décisions à prendre. La première fut que l’on rentrerait à Paris le lendemain même, pour montrer le Roi au peuple et surtout au Parlement par qui Anne d’Autriche entendait faire casser le testament de Louis XIII : elle voulait la régence seule, sans l’aide surtout de son beau-frère et de Condé. Cela sous-entendait que l’aide de Beaufort lui suffirait. Celui-ci, tout en gardant les formes extérieures du deuil, éclatait de bonheur, pensant follement qu’il allait pouvoir enfin vivre ses amours royales au grand jour. Ce fut au point que, le soir même, il eut une altercation avec le prince de Condé. Toute la Cour s’entassait chez la Reine. Tellement qu’elle se sentit soudain fort lasse. Beaufort prit alors les choses en main :

— Messieurs, retirez-vous ! s’écria-t-il d’une voix de stentor. La Reine veut se reposer.

Le prince de Condé s’en montra offusqué :

— Qui parle et donne des ordres au nom de la Reine là où je suis ?

— C’est moi, répondit François, qui saurai toujours fort bien exécuter ce que Sa Majesté me commandera.

— Vraiment ? Je suis bien aise de savoir que c’est vous pour vous apprendre le respect que vous me devez…

— Devant la Reine, je ne vous dois rien…

— Messieurs, messieurs ! s’écria Anne d’Autriche. Ce n’est pas le jour de se disputer. Puis, comme Condé, après un salut fort sec, quittait la place avec ses gentilshommes, elle soupira : « Seigneur Dieu ! Tout est perdu ! Voilà M. le prince de Condé en colère. »

— Ce n’est pas grave, Madame, et rien n’est perdu ! Demain vous aurez tous les pouvoirs et je saurai vous conseiller.

Ce qui venait de se passer l’enchantait. Il était heureux d’avoir rabattu la morgue de ce vieux serin qui avait osé, pour ne pas s’attirer la colère du défunt Cardinal, lui refuser la main de sa fille…

La foule s’écoulait et bientôt, il n’y eut plus que les dames de la Reine autour de la souveraine, exception faite des gentilshommes de service. C’est alors seulement que François remarqua Sylvie et, du coup, en oublia tout protocole.

— Vous ? Mais que faites-vous ici ? s’écria-t-il sans s’encombrer d’inutiles préambules.

— Vous le voyez, monsieur le duc, je sers la Reine. Je suis sa lectrice… et je donne des leçons de guitare… au roi Louis XIV !

— Ma parole, vous avez le diable au corps ? La dernière fois, je vous ai trouvée…

— La dernière fois, vous m’avez laissé entendre que ma véritable place était dans un couvent. Malheureusement je ne voulais pas du couvent, qui lui-même ne voulait pas vraiment de moi. Si vous y ajoutez qu’un personnage fort puissant m’en a tirée pour me jeter à la Bastille où je serais peut-être encore sans l’aide de mes vrais amis…

— Dont je ne suis pas, sans doute ?

— Vous savez bien que si, dit Sylvie avec une sorte de lassitude. Vous m’avez sauvée d’un sort pire que la mort et vous m’avez mise là où vous pensiez que je serais le mieux à l’abri. Grâce à vous, j’ai connu Belle-Isle qui est entrée dans mon cœur, mais vous n’avez pas cherché à savoir ce que j’y devenais et tout ce que vous avez trouvé à m’offrir quand j’ai dû la quitter, c’était un couvent. Et vous m’avez traitée comme si j’étais une servante indélicate…

Tous deux s’étaient écartés dans un coin de la vaste pièce mais leurs voix, portées par la colère, percèrent le bruit des conversations. La Reine les rejoignit :

— Eh bien ? Est-ce ainsi que se retrouvent de vieux amis ?

— Mademoiselle se fâche, grogna Beaufort, quand moi je ne fais que m’étonner de voir ici ressuscitée Mlle de L’Isle.

— Il n’est plus question de Mlle de L’Isle mais bien de Sylvie de Valaines… en attendant un autre nom, plus haut, fit Anne d’Autriche en souriant de la surprise qu’elle allait causer.

— Un nom plus haut ?

— Mais oui… notre petit chat sera bientôt Mme la duchesse de Fontsomme qui aura droit au tabouret et sera de mes dames…

— La duchesse de…

Pour être surpris, François l’était, mais pas dans le bon sens. Il ne chercha même pas à dissimuler son mécontentement, ce qui fit rire la Reine, mais elle reprit son sérieux pour compléter :

— Fontsomme ! Le jeune duc est épris d’elle, tellement qu’il a galopé jusqu’à Tarascon pour arracher au Roi l’ordre de libération de celle qu’il aimait, injustement arrêtée comme complice de votre père dans cette sombre histoire de poison. Non seulement il l’a obtenue, mais il m’a ramené Sylvie. Elle est désormais sa fiancée…

Le visage de François se fit de glace. Il s’inclina de façon si raide qu’il eut l’air de se casser en deux :

— Mes compliments, mademoiselle ! J’espère que vous avez au moins demandé son autorisation à Mme de Vendôme, ma mère, qui vous a élevée ?

— Inutile de me le rappeler, murmura Sylvie. Jamais je n’oublierai ce que je lui dois…

— C’est moi qui la lui ai demandée le premier jour où elle est venue me visiter après la mort du Cardinal. Elle en a été fort heureuse et votre sœur aussi, coupa la Reine d’un ton sec.

— Eh bien, mais c’est à merveille ! À présent, souffrez que je me retire, Madame ! Je dois faire le tour des différentes gardes du Roi !

Il s’éloigna après un profond salut, sans un regard pour Sylvie dont les yeux se mouillaient de larmes tandis que la Reine, sans en rien voir, revenait vers les dames de service pour son coucher. Une main alors se posa sur l’épaule de la jeune fille, tandis qu’une voix familière chuchotait :

— Il y a toujours eu des moments où je le trouvais stupide, mais là, son attitude est bien amusante…

Avec un cri de joie, Sylvie se retourna pour tomber dans les bras de Marie de Hautefort qui, encore en costume de voyage, lui souriait.

— Marie, enfin ! Depuis la mort du Cardinal, j’espérais chaque jour votre venue…

— Le Roi ne l’aurait pas voulu. J’avoue que je me suis hâtée quand la Reine m’a envoyé une voiture à La Flotte. J’espérais arriver à temps pour un dernier geste de respect et d’affection. Les chemins, malheureusement, ne permettent guère la grande vitesse…

C’était au tour de Marie d’avoir des larmes dans les yeux :

— Vous l’aimiez plus que vous ne le pensiez ?

— Je m’en suis aperçue un peu tard. C’est peut-être parce que je le sentais confusément que je me montrais si dure avec lui… mon pauvre Roi !

À sa manière vive habituelle, Marie rejeta le chagrin comme un manteau élimé :

— Revenons à vous ! Il n’y a aucune raison de vous désoler des rudesses de votre cher François. Elles ressemblent curieusement à de la jalousie.

— De la jalousie, alors qu’il a ici même tout ce qu’il aime ? Mme de Montbazon et la…

— C’est possible, mais il n’empêche qu’il a pris depuis longtemps l’habitude de vous considérer comme sa propriété et je puis vous assurer qu’il n’est pas content du tout. Mais moi, je suis ravie ! Duchesse, vous serez sur le même plan que lui… et Jean de Fontsomme est le garçon le plus charmant que je connaisse…

La colère de François était si réelle qu’il ne s’y retrouvait plus dans ses sentiments. Au moment où il touchait à la gloire suprême, où l’amour de la Reine le portait au pinacle, où il disposait à sa volonté de la plus adorable des maîtresses, cette petite peste, en lui rappelant son existence, venait de lui infliger dans la région du cœur un pincement qu’il ne s’expliquait pas. Le plus insupportable peut-être était que, dans sa candeur naïve de mâle fort peu au fait des méandres de l’esprit féminin, il pensait que l’horrible expérience de La Ferrière aurait à jamais guéri Sylvie de quelque mariage que ce soit…

Pourtant, dès son retour en France et avant même de voir la Reine, c’était de la venger qu’il s’était occupé. En compagnie du seul Ganseville, il s’était précipité, le soir venu, rue Saint-Julien-le-Pauvre. Là, il avait trouvé une maison éventrée, des fenêtres brisées et toutes les apparences d’un désordre complet devant lequel des gens attardés passaient avec des regards en dessous. Seul un homme, assis sur le montoir à chevaux, fumait sa pipe en contemplant le portail arraché de ses gonds.

— Que s’est-il passé ? demanda Beaufort. On dirait qu’un ouragan…

— Le pire de tous : celui de la fureur populaire. Dès qu’on a su la mort de Richelieu, une foule s’est ruée jusqu’ici. J’en sais quelque chose : j’étais bon premier et avec quelque raison. Voici plusieurs mois, j’ai planté mon épée dans la poitrine de Laffemas qui a trouvé moyen d’en réchapper. J’étais venu finir mon ouvrage…

— Oh ! dit Ganseville qui n’ignorait pas grand-chose des faits divers parisiens. Vous seriez le fameux capitaine Courage ? À visage découvert ? Où est donc votre masque ?

— Il ne sort qu’à la nuit close. Et vous, monseigneur, vous êtes le duc de Beaufort, le héros des Parisiens…

— Vous me connaissez ?

— Bien sûr. Tout le monde ici connaît le vrai petit-fils d’Henri IV. Celui que l’on aurait aimé avoir pour roi ! Chercheriez-vous aussi Laffemas, monseigneur ?

— Oui. Un vieux compte à régler. Qu’est-il devenu ?

— Personne n’en sait rien. Il a disparu comme si la terre s’était ouverte pour lui livrer passage. Croyez-moi, j’ai fouillé partout. Rien ici, rien à Nogent. Il a dû réussir à s’enfuir…

— C’est ce qu’il faudra savoir. S’il vit encore quelque part, il faut que je le retrouve. Il y va de mon honneur !

— Du mien aussi, monseigneur, même s’il vous paraît de peu d’importance. C’est ce que je me disais lorsque vous êtes arrivé…

— En ce cas, faisons part à deux ! Si vous apprenez quelque chose, faites-le-moi savoir à l’hôtel de Vendôme !

— Et si vous avez besoin de moi, sachez qu’en dehors de la grande cour des Miracles où l’on ne pénètre pas sans danger, j’ai mes habitudes, sous le nom de Garée, au cabaret des Deux-Anges. J’y passe tous les jours un moment tel que vous me voyez…

Ayant dit, le truand salua et disparut dans les ombres du soir.

— Curieux homme ! dit Ganseville. Je ne le trouve pas désagréable.

— Moi non plus. De toute façon, ce peut être un allié intéressant…

En attendant que l’on retrouve Laffemas, Beaufort pouvait, l’âme tranquille, se consacrer tout entier au service de la Reine. De lourdes responsabilités incombaient à présent au « plus honnête homme de France ». Il devrait veiller de près sur le dépôt sacré qu’on lui confiait et, de toutes ses forces, il chassa l’image de cette Sylvie qui, d’évidence, n’avait plus besoin de lui. Même si c’était difficile à admettre…

La nuit de la mort du Roi, ses rondes achevées et la Reine retirée dans ses appartements avec ses dames pour y prier plus qu’y dormir, François alla s’installer dans l’antichambre du petit roi pour y veiller, armé jusqu’aux dents, sur cet enfant dont il découvrait qu’il lui était infiniment cher. Plus même que ne l’avait été sa mère. Le temps des folles amours était passé. Celui des hommes et de l’honneur commençait avec la prochaine aurore…

Lorsqu’elle parut, et tandis que la dépouille mortelle de Louis XIII allait régner seule sur les châteaux de Saint-Germain désertés par la Cour, une horde de chariots transportant meubles et coffres descendit vers Paris pour réintégrer le vieux Louvre. Le cortège du petit Roi et de sa mère suivit, au milieu d’un grand concours de foule. Beaufort qui orchestra ce véritable spectacle fit grandement les choses, sachant bien de quelle importance ont toujours été pour le peuple les fastes et le déploiement des forces du souverain. Le carrosse royal portant Anne d’Autriche, ses enfants, Monsieur et la princesse de Condé – le prince boudait ! – était précédé par les gardes-françaises, les gardes-suisses, les mousquetaires, les chevau-légers du maréchal de Schomberg, les écuyers de la Reine, les gardes du corps et de la porte. Suivaient le Grand Écuyer avec l’épée royale, les filles d’honneur, la Garde écossaise, les cent-suisses et un autre régiment de gardes-françaises autour du carrosse vide du feu roi. Suivaient encore une foule de carrosses, de voitures, de cavaliers et de gens à pied. Parti à midi de Saint-Germain – six heures après le déménagement – le cortège éclatant d’une royauté naissante mit plus de sept heures à gagner le Louvre au milieu d’un enthousiasme indescriptible. Les Parisiens prêts à adorer leur petit roi avaient longtemps craint que leurs souverains ne veuillent plus jamais habiter leur capitale, lui préférant le charme, la vue dégagée, le bon air et les ombrages de Saint-Germain. Dire que la Reine fut enchantée de retrouver le vieux palais qu’un abandon de cinq années n’avait pas amélioré constituerait une énormité. Elle regarda avec accablement les murs salis, les plafonds fendus et les traces laissées par le gel ou l’humidité.

— Allons-nous vraiment réussir à vivre là ? gémit-elle en tournant lentement sur elle-même pour mieux apprécier les dégâts.

— Personne ne vous y oblige, ma sœur, fit Monsieur qui avait entendu.

— Penseriez-vous nous donner l’hospitalité dans votre somptueux palais du Luxembourg ?

— Certes pas ! Il est tout juste assez grand pour moi. Mais puis-je vous rappeler que le défunt Cardinal a légué au Roi son palais près d’ici ? Vous auriez peine à trouver logis plus magnifique et mieux agencé.

Le visage assombri d’Anne s’éclaira d’un seul coup et elle eut pour son beau-frère un sourire radieux.

— Mais vous avez mille fois raison, mon frère ! Dès demain, j’enverrai examiner les lieux et prendre toutes dispositions pour que l’habitation soit à notre convenance et, plus tard, j’irai voir moi-même.

En attendant, il fallait se loger. Les grands, tous pourvus d’hôtels à Paris, regagnèrent leurs demeures et Sylvie qui n’avait plus sa place chez les filles d’honneur et ne pouvait amputer l’appartement de la Reine, déjà exigu, rentra rue des Tournelles où elle fut accueillie avec bonheur. Elle y trouva aussi Jeannette, ramenée par Mlle de Hautefort et qui tomba dans ses bras en pleurant de joie. Pour la première fois depuis cinq ans, la « famille » du chevalier de Raguenel se trouvait recomposée et l’on fêta l’événement tard dans la nuit.

La soudaine, la fulgurante élévation de Beaufort, ne laissa pas de surprendre Perceval :

— Je savais les Vendôme de retour. Le duc César est là depuis quelques jours et emplit le faubourg Saint-Honoré de ses éclats de voix et des amis anglais qu’il a ramenés avec lui. Ce qui était un peu prématuré tant que le Roi vivait encore. Il clame déjà qu’il est venu réclamer le gouvernement de la Bretagne qui lui était si cher. Oh ! je comprends sa joie d’être de retour après dix-sept ans d’exil, mais un peu de discrétion serait plus sage.

— Si Mgr François doit être à la tête des affaires, dit Corentin qui revenait de la cave et avait entendu, il aurait bien tort de se gêner : il aura tout ce qu’il veut ! Mgr François a toujours beaucoup aimé son père. Il a même voulu être embastillé à sa place.

— Les affections particulières et le gouvernement d’un grand royaume ne vont pas ensemble. Et, si vous voulez mon avis, je ne vois pas du tout notre Beaufort Premier ministre. Il n’a rien d’un homme d’études et manque par trop de sagesse…

— Il est encore jeune, plaida Sylvie déjà prête à défendre son héros. Avec les années il changera, il mûrira…

Perceval sourit, lui tapota la joue et alluma sa pipe :

— Cela m’étonnerait. Au surplus, il n’est pas encore nommé et je souhaite qu’il ne le soit jamais ! Qu’on en fasse un amiral, un général des galères ou tout ce que l’on voudra, mais qu’on ne lui confie pas la France : il y ferait du gâchis. D’ailleurs, avant d’accéder à la place de Richelieu, il devra compter avec ses ennemis, les fidèles du défunt Cardinal et, surtout, avec son héritage : le cardinal Mazarin ne s’est pas hissé au premier plan pour céder la place au premier venu et je crains que ce ne soit un fin renard.

— Et vous croyez que cet Italien serait mieux à sa place que lui au gouvernement ? s’indigna Sylvie. Ce n’est rien qu’un comédien !

— Un diplomate ! rectifia Raguenel. Et c’est de cela qu’a besoin un peuple qui veut la paix…

Les jours qui suivirent lui donnèrent raison.

Passé la grande séance au Parlement qui cassa le testament de Louis XIII pour offrir à Anne d’Autriche des pouvoirs pleins et entiers, passé les somptueuses funérailles qui menèrent le feu Roi à la crypte de Saint-Denis, ce fut au Louvre une agréable période de retrouvailles. Après Marie de Hautefort qui reprenait son poste de dame d’atour, le fidèle La Porte, exilé à la suite de l’affaire du Val-de-Grâce, revint tout naturellement à son service de portemanteau de la Reine qui le reçut avec des larmes dans les yeux. Ni l’un ni l’autre n’avaient changé et pas davantage Mme de Senecey, fort heureuse de quitter son château de Conflans pour la charge de gouvernante des Enfants de France en remplacement de la marquise de Lansac, invitée à visiter ses terres. On revit aussi le maréchal de Bassompierre, tiré de la Bastille après douze ans de geôle employés à écrire ses mémoires. Lui avait bien vieilli, mais il était toujours le même agréable compagnon à qui Perceval de Raguenel se hâta de rendre visite. L’ancien cercle de la Reine se trouva ainsi presque reconstitué, tout comme le chapitre du Val-de-Grâce où la mère de Saint-Étienne retrouvait sa crosse abbatiale. Une absente, cependant, et de taille : la duchesse de Chevreuse, l’amie de vingt ans exilée presque aussi longtemps et que la Reine ne se décidait pas à rappeler. Peut-être sous l’influence de Mazarin : elle connaissait le secret de l’aventure avec Buckingham et ceux, plus dangereux encore, des complots incessants avec l’Espagne dont le sommet avait été celui de Cinq-Mars.

Quand enfin elle reparut, toujours superbe en dépit de ses quarante-trois ans, toujours arrogante et disposée à mordre à belles dents au plus juteux de la riche France, toujours liée aux chancelleries des pays les plus hostiles au royaume, elle s’aperçut que de son influence ancienne il ne demeurait plus que le souvenir des belles heures d’autrefois. La Reine la reçut avec affection, mais les deux femmes ne restèrent pas longtemps seules. Bientôt parut Mazarin, tout sourire : il venait offrir à la revenante une jolie somme d’argent pour remettre en état son château de Dampierre, dans la vallée de Chevreuse. À condition qu’elle s’en occupe elle-même. La duchesse comprit vite : on ne voulait pas d’elle à la Cour et on la payait de ses services. Ce qu’elle ne refusa pas, car elle avait les dents toujours aussi longues, mais lorsqu’elle quitta le palais, elle emportait une rage bien cachée, une haine solide de Mazarin et une rancune contre la Reine. Bien décidée à se venger un jour ou l’autre.

Les yeux vifs de Marie de Hautefort observaient tout cela avec un intérêt passionné et éclairaient pour Sylvie les méandres de ce grand chambardement :

— Ou je me trompe fort, dit-elle un jour à son amie, ou notre François pourrait avoir à souffrir avant qu’il soit longtemps une déception amère. Je n’aime pas du tout les apartés continuels de notre Reine avec ce jocrisse ! (étant entendu que dans son esprit jocrisse s’écrivait Mazarin).

On n’en était pas là. Les Vendôme étaient revenus avec quelque fracas, et singulièrement le duc César, devenu une sorte de curiosité depuis le temps qu’on parlait de lui sans jamais le voir. Il apparut donc avec tout un apparat de gentilshommes pour reprendre sa place à la Cour mais, plus rusé que Beaufort, il fit mille grâces au nouveau cardinal. Ce qui ne manqua pas d’inquiéter les siens qui connaissaient son goût des jolis garçons mais, en fait, César s’intéressait davantage à la Bretagne qu’aux charmes de Mazarin. Il avait trop rêvé, dans son exil, de ce gouvernement qu’il jugeait patrimonial pour ne pas désirer ardemment le récupérer. La mort de Richelieu – qui en portait le titre et en exerçait la charge – le laissait vacant. Hélas, il plaça ses sourires à perte : le cher gouvernement était déjà attribué au maréchal de La Meilleraye que César exécrait. Du coup, il se retira sous sa tente, comme Achille, et s’en alla bouder sous les lambris dorés de son hôtel de Vendôme.

En prédisant une déception à François, Marie de Hautefort ne se trompait pas et, bientôt, père et fils tombèrent d’accord pour jurer au nouveau cardinal une haine solide. En effet, une fois en possession des pleins pouvoirs, la régente laissa passer un délai convenable avant de lancer son coup de tonnerre : Mazarin était désormais son Premier ministre. François de Beaufort crut en mourir de fureur mais se garda bien de protester. Ce qu’il fallait, c’était durcir ses positions et ravaler l’autre au rang de simple exécutant des volontés royales comme des siennes propres.

D’instinct, il haïssait cet homme et il ne comprenait pas pourquoi « sa » Reine se tournait vers cette imitation de prélat jusqu’à ne plus prendre de décision sans son avis. Petit à petit, l’Italien rusé, jaloux peut-être, élevait une barrière entre la régente et l’homme qui l’avait tant aimée. Naturellement, Beaufort n’endura pas cela bien longtemps. Il décida d’affirmer son emprise sur Anne, ses droits d’amant, même si le deuil royal ne l’autorisait guère. Le malheur voulut que, emporté par son caractère bouillant, il le fit avec une maladresse qui confondit Sylvie, présente dans le Grand Cabinet quand il y arriva un matin en clamant qu’il voulait voir la Reine.

— C’est impossible, monseigneur, lui dit La Porte. Sa Majesté est dans sa chambre et ne reçoit pas.

François se contenta de sourire, puis affirma :

— Allons, La Porte, vous savez bien qu’elle me recevra, moi !

— Non, monsieur le duc. La Reine est dans son bain.

— La belle affaire !

Et, repoussant le serviteur, il entra tranquillement dans la chambre sans vouloir entendre le cri de Sylvie à laquelle il n’avait même pas accordé un regard. Il n’y resta pas longtemps : une pluie d’injures espagnoles assaisonnées de l’accent idoine l’obligea à battre en retraite avec une précipitation qui déchaîna le rire de Marie de Hautefort, présente aux côtés de la Reine. Sans demander son reste, François quitta l’appartement royal, avec la seule satisfaction de claquer la porte au nez d’un des Suisses de garde.

La colère de la Reine ne dura guère. Elle aimait encore trop François pour lui en vouloir longtemps, bien que Mazarin eût souligné avec quelque aigreur l’inconvenance de la scène. Un autre incident vint s’ajouter à celui-là et creuser un peu plus le fossé entre les deux amants. La maîtresse de Beaufort, la belle Montbazon qui détestait l’ex-Mlle de Condé devenue duchesse de Longueville parce que François avait longtemps été des prétendants à sa main, tenta d’attaquer sa réputation de jeune mariée. Un sort malin voulut que Mme de Montbazon trouvât dans son salon, après le départ de quelques visiteurs, deux lettres de femme, fort belles et fort tendres, perdues par le marquis de Coligny. Elle décréta aussitôt que Mme de Longueville en était l’auteur, convainquit François de la justesse de son analyse et en fit des gorges chaudes, profitant même du grand rassemblement de la Cour et de la haute noblesse autour d’Élisabeth de Vendôme dont on célébrait les noces avec le duc de Nemours.

Le mariage – le premier du règne de Louis XIV – avait été célébré dans l’ancien Palais-Cardinal devenu Palais-Royal où la Reine et ses enfants venaient d’emménager. Cette demeure, vraiment princière, était plus agréable à vivre que le vieux Louvre décrépit et toujours en travaux.

La princesse de Condé, mère de la duchesse de Longueville, jeta feux et flammes, criant à l’insulte publique et à la calomnie… et la Reine lui donna raison : l’imprudente Montbazon dut se rendre à l’hôtel de Condé pour présenter des excuses publiques. Il y avait naturellement un monde fou, mais elle s’exécuta avec une insolence et une désinvolture bien dans le style Beaufort, lisant à la manière d’une mauvaise comédienne et avec un sourire de mépris un petit texte épinglé à son éventail qu’elle jeta ensuite dédaigneusement… Résultat : lors de la réunion suivante où se trouvaient les dames et la princesse de Condé, la régente pria Mme de Montbazon de se retirer. Fou de rage, Beaufort se précipita chez Anne :

— Elle a fait ce que vous ordonniez, s’écria-t-il sans se soucier des personnes présentes. Vous n’aviez pas le droit de l’humilier de nouveau.

Très belle dans ses voiles noirs qui convenaient si bien à son teint de blonde, la Reine tenta de le calmer :

— Il y a façon de faire les choses, mon ami. Vous le ressentiriez comme moi si votre duchesse ne vous était si chère.

L’amertume qui teintait la voix d’Anne ne trouva même pas le chemin des oreilles du jeune homme qui haussa les épaules. Le malheur voulut que Mazarin, entré depuis un instant, s’approche, armé de son sourire mielleux. Avec fureur, Beaufort lança :

— On dirait que les temps sont révolus, Madame, où vous saviez entendre la voix de vos vrais amis. Celle des nouveaux l’étouffe sans que vous vous rendiez seulement compte de leur peu de valeur…

Et, virant sur ses talons sans même saluer, il se heurta à Sylvie qui arrivait, avec Fontsomme, sur les pas du cardinal. De l’humeur dont il était, François les reçut en pleine figure. Ses yeux étincelants enveloppèrent le couple d’un regard où la colère s’efforçait de chasser la douleur tandis que son visage pâlissait sous le hâle.

— Eh bien, grinça-t-il, voilà qui met un comble à la journée ! On dirait que vous avez choisi votre camp, mademoiselle de Valaines ? Vous arrivez dans les jupes de Mazarin.

Jean allait riposter, mais Sylvie s’y opposa :

— Je ne suis dans les jupes de personne. Je viens seulement prendre mon service auprès de Sa Majesté. Le cardinal arrivait devant nous et nous n’avions aucune raison de vouloir lui prendre le pas. Après tout, c’est le Premier ministre et…

— … en aucun cas un homme de Dieu ! Oubliez-vous qu’il est l’ennemi de tous ceux qui vous ont aimée jusqu’ici ? Et vous, duc ? Venez-vous aussi prendre votre service ?

— Encore que cela ne vous regarde pas, monseigneur, répondit le jeune homme, j’apporte une lettre à la Reine…

— Venant de qui ? fit Beaufort avec hauteur.

— N’abusez pas de ma patience ! Sachez seulement, ajouta-t-il en remarquant l’expression douloureuse qui remplaçait la colère sur le visage de son adversaire, que nous nous sommes rencontrés, Mlle de Valaines et moi dans…

— Qu’avez-vous besoin d’excuses ! Comme si tout le monde n’était pas informé de vos fiançailles ? L’idée de devenir madame la duchesse doit vous plaire, Sylvie ? Quelle revanche sur le sort !

À son tour, celle-ci perdit patience :

— Je vous croyais plus intelligent, s’écria-t-elle, mais vous ne comprenez jamais que ce qui vous arrange. Et ce qui vous arrange, c’est de faire comme si vous ne me connaissiez pas. Alors apprenez ceci : il n’y avait encore rien de définitif entre M. de Fontsomme et moi. J’étais libre… jusqu’à maintenant.

— Ce qui veut dire ?

— Que je ne le suis plus !

Puis, se tournant vers son compagnon :

— Nous nous marierons quand vous le voudrez, mon cher Jean. Allons sur l’heure demander sa permission à Sa Majesté !

Si elle fut tentée de regretter sa parole hâtive, elle l’oublia devant le bonheur dont s’illumina le visage du jeune duc. Avec une infinie tendresse, il prit la main que l’on venait de lui accorder :

— Vous me rendez infiniment heureux, Sylvie ! Mais êtes-vous bien sûre…

— Tout à fait sûre ! Il est grand temps que mon cœur apprenne à battre sur un autre rythme qu’autrefois.

Le choc de cette décision fit pâlir François encore davantage. Il découvrit qu’il avait toujours aimé Sylvie mais que, pour lui, leur amour était, dans son inconscient, une chose acquise, un jardin secret où ils se retrouveraient toujours. Et voilà qu’elle aussi se détachait de lui. Il sentit que l’image de la jeune fille, telle qu’elle lui apparaissait à cette minute où il la perdait, ne s’effacerait plus jamais. Dieu qu’elle était jolie !

Toute vêtue de satin d’un léger gris fumée traversé d’éclairs d’or avec, dans la masse soyeuse de sa chevelure, d’autres flèches de lumière, elle était plus que ravissante et ce trésor lui échappait pour se donner à un autre ! Et parce que c’était sa nature de réagir avec violence, il fut saisi d’une folle envie de se jeter sur elle, de l’enlever dans ses bras pour l’emporter le plus loin possible de cette cour frelatée et de ses fauves, jusqu’à… jusqu’à Belle-Isle, oui ! Là… Là-bas seulement ils pourraient être heureux, coupés du reste du monde !

Il eut l’impression d’être seul au milieu d’un énorme silence, et c’en était un, en effet, car tous suivaient la scène sans mot dire, et il allait s’élancer quand la voix chantante de Mazarin se fit entendre :

— La Reine vous attend, mademoiselle, et vous aussi, monsieur le duc ! Sa Majesté est dans la hâte de vous offrir ses compliments ! Votre mariage la comble de joie…

L’instant magique était passé. François s’enfuit en courant comme si l’enfer était à ses trousses, mais Mazarin avait eu tort de se mêler de ce qui ne le regardait pas. La haine qu’il lui inspirait s’en trouva décuplée. Avec une parfaite injustice, le duc porta à son crédit ce mariage qui le blessait si cruellement. Et ce fut le début d’un engrenage fatal. Décidé à se débarrasser du gêneur par tous les moyens, Beaufort, aidé par les déçus de la régence à peine entamée, monta la conspiration que l’Histoire appellera « des Importants » : le cardinal devait être exécuté au cours d’un voyage à Vincennes…

Mais, comme toutes les conjurations de cette folle époque, celle-là fut éventée. La sanction éclata tel un coup de tonnerre…

Le 1er septembre 1643, dans la chapelle du Palais-Cardinal et en présence du petit Roi, de la Reine régente et de toute la Cour, Jean de Fontsomme épousait Sylvie de Valaines, dame de L’Isle en Vendômois. Deux absents à ce mariage : César de Vendôme qui « prenait les eaux à Conflans » et son fils François qui était allé lui faire visite pour le désennuyer.

Le lendemain, certain de ne pas rencontrer le jeune couple parti dans ses terres vivre sa lune de miel comme l’avait demandé Sylvie, Beaufort vint au palais à l’appel de la Reine. Celle-ci le reçut seule dans son Grand Cabinet avec beaucoup d’amabilité, puis elle passa dans sa chambre, sous le prétexte d’aller chercher un objet qu’elle voulait lui confier. Il ne la vit pas revenir.

Ce qu’il vit, ce fut Guitaut, le capitaine de ses gardes, qui venait l’arrêter au nom du Roi. Le soir même, le duc de Beaufort était incarcéré à Vincennes dans la chambre où son oncle Alexandre, Grand Prieur de France pour l’ordre de Malte, était mort quinze ans plus tôt de façon assez suspecte pour que l’on parle d’assassinat…

Загрузка...