Deuxième partie UNE TOMBE ABANDONNÉE…

1785

V LE SOUPER DE VALOGNES

En dépit de la vigoureuse pluie de printemps qui tourbillonnait sur le Cotentin depuis deux jours, l’hôtel de Mesnildot brillait de tous ses feux reflétés par les flaques de la place du Calvaire où pataugeaient courageusement les porteurs de chaises. On employait beaucoup ce moyen de transport dans le « petit Versailles » de la Normandie. Les grandes artères y étaient rares, les aristocratiques demeures toutes voisines et les distances généralement courtes. Les déplacements s’effectuaient donc à pied, à cheval ou en chaise à porteurs, en attendant le retour aux châteaux environnants dont les cloches de Pâques donnaient le signal. Là, on retrouvait les attelages que l’éloignement rendait nécessaires à la vie mondaine. En somme, l’aimable et élégante cité qui n’avait sa pareille nulle part ailleurs parce que tout, même les couvents, y déployait une grâce, une mesure architecturale, un agrément et une souriante distinction, était née du désir de poursuivre ensemble, même durant la mauvaise saison, l’existence conviviale menée dans les nombreux domaines dont elle s’entourait. Un rendez-vous mondain à la mesure d’une grande province, riche et cultivée, que le chemin de l’imposant Versailles impressionnait d’autant moins qu’on ne souhaitait guère s’y rendre.

C’en était fini du temps où le Roi-Soleil interdisait au moindre de ses rayons d’éclairer ceux de ses nobles qui ne seraient prêts à tout abandonner pour vivre à ses pieds. C’en était fini des châteaux déserts ou laissés à la charge des intendants, ainsi que de la noblesse domestiquée. Le roi Louis XVI, homme paisible, savant – il était peut-être le meilleur géographe de son royaume –, n’aimait guère le faste. Ses goûts l’entraînaient vers la bonne chère, la serrurerie, et surtout la chasse qu’en digne fils de ses ancêtres il pratiquait avec assiduité. La reine Marie-Antoinette, pour sa part, aimait fort la magnificence et l’éclat des parures mais ne se souciait guère des seigneurs et dames – même pourvus de fort grands noms – n’appartenant pas à son petit cercle d’intimes : ceux que l’on appelait, avec une certaine envie, bien sûr, la « coterie de Trianon », et qui s’avéraient soigneusement choisis en vertu de leur esprit, de leur gaieté et de leur ingéniosité à la distraire… En somme, c’était de Paris que venaient à présent les lumières : Paris intellectuel, Paris artiste, Paris politique sur lequel soufflait le vent de « liberté » rapporté d’Amérique par les soldats de Rochambeau et de La Fayette et que l’on commençait à interpréter comme un vent de fronde…

À Valognes, rien de tout cela : certes on se tenait au courant des nouvelles de la Cour et de la Ville, on lisait les gazettes, on se procurait les dernières romances et les livres les plus récents, mais c’était encore le menuet qui menait le bal dans les salons où ne se déployait qu’un faste mesuré, de bon aloi, cadre naturel pour une société élégante habituée aux grandes manières, à la plus juste politesse et fleurant bon la poudre à la Maréchale. En résumé, les châtelains y prenaient leurs quartiers d’hiver sans être gênés par l’état des chemins…

La réception donnée ce soir par les Mesnildot allait clore les mondanités de la mauvaise saison même si celle-ci ne semblait pas décidée à laisser sa place. Le prétexte, plus encore que l’occasion, en était un cousin de la famille à son retour des Indes où il avait eu l’honneur de combattre l’Anglais sous le bailli de Suffren, et qui rentrait au pays où le domaine familial, laissé à l’abandon depuis deux ans, réclamait des soins d’urgence.

Ainsi auréolé d’exotisme, le jeune Félix eût sans nul doute attiré l’attention de sa parentèle et de ses voisins. Mais ce qui motivait le grand cas que l’on faisait de lui, à cette heure, prenait surtout racine dans une dévorante curiosité. En effet, M. de Varanville ne revenait pas seul : un étranger l’accompagnait, au sujet duquel nul ne savait rien sinon qu’il arrivait, lui aussi, de ces pays lointains dont le pouvoir d’attraction demeurait entier sur les rêves des femmes, des enfants et même de certains hommes.

Les rares personnes qui l’aperçurent à son entrée en ville – tels les serviteurs de l’hôtel du Grand Turc où les deux amis choisirent de s’installer quelques jours avant de gagner le manoir de Félix – se trouvèrent d’accord pour le déclarer aussi « mystérieux que passionnant ». Sans doute parce que l’on ne trouvait rien d’autre à dire ; le mystère et la force de fascination tenaient uniquement à un physique assez exceptionnel, à une allure d’altesse et surtout à un comportement d’une froideur polaire tout juste adouci par une irréprochable courtoisie. On alla jusqu’à prétendre, faute de mieux, qu’il devait être quelque prince voyageant incognito. Un coureur des mers, en tout cas, voilà qui était certain. Sa peau, cuite et recuite par des années de soleil et de vent, possédait ce hâle profond des marins sans rien avoir de l’Oriental : ni le profil acéré de son visage étroit aux pommettes accentuées et à la mâchoire vigoureuse, ni les cheveux d’un roux foncé que l’inconnu portait simplement tirés en arrière et noués sur la nuque par un ruban noir, ni surtout les yeux d’une curieuse teinte dorée traversée de moirures – de vrais yeux de fauve – n’indiquaient le sang oriental.

Ses vêtements non plus ne montraient aucun caractère asiatique. Il était vêtu de noir ou de couleurs sombres et d’un linge neigeux qui épousait son grand corps nerveux aux épaules de corsaire dont la peau sculptait avec précision ses muscles longilignes. Des bottes souples comme des gants gainaient ses longues jambes de cavalier avec un parfait dédain pour les élégants souliers à boucles d’argent, d’or ou autres raffinements qui emportaient alors les suffrages des élégants.

Imposant donc, il l’était, mais certaine jeune servante de l’auberge qui, en remerciement d’un léger service, reçut un sourire en plus d’une pièce d’argent, en demeura toute retournée et passa une partie de sa nuit à imaginer de quelle façon elle pourrait s’en faire adresser un second. Quant à son nom – car il en avait un, bien entendu – il ne convainquit personne. C’était un nom simple, sans particule et fleurant bon la vieille Normandie. Du coup l’idée s’ancra dans plus d’une cervelle qu’il ne pouvait qu’en cacher un autre. Pourtant aucun secret, aucune illustration occulte ne se cachait, et pour cause, sous le nom de Guillaume Tremaine…

Sous de grands parapluies, les chaises à porteurs avaient l’air d’éclore subitement en énormes fleurs de satin, de velours et de dentelles à mesure que l’on en extrayait les dames en robes à paniers que leurs hautes coiffures poudrées à la mode de Versailles obligeaient à voyager à genoux. Pendant ce temps, Guillaume et Félix, dans le petit salon qui joignait leurs chambres à l’hôtel du Grand Turc, soutenaient une discussion animée tournant une fois de plus autour de la passion bottière du premier.

— Si tu veux qu’une société t’accepte, plaidait le second, tu te dois d’adopter ses usages : on ne se présente pas botté dans un salon. Tu as fini par l’admettre à Paris, alors pourquoi pas ici ? On s’y habille exactement de la même façon.

— Peut-être, mais je vois les choses différemment. Je ne suis pas certain de souhaiter m’intégrer à cette société-là…

— Si tu veux vivre dans la région, tu n’as pas le choix…

— Crois-tu ? Réfléchis un peu ! J’ai déjà, m’as-tu dit, une réputation d’originalité, pour ne pas dire d’animal curieux. En ce cas, pourquoi donc ne m’accorderait-on pas le droit aux différences ? Je trouve que du daim souple parfaitement assorti à la teinte de mes vêtements est au moins aussi élégant que vos boucles précieuses, vos rubans et ces bas de soie blanche qui coupent la silhouette. À Porto-Novo, j’allais pieds nus parce que je trouvais mes sandales gênantes. C’est un peu la même chose : je ne suis jamais à l’aise dans ces chaussures, le cuir est trop dur !

Félix éclata de rire :

— Tu me la bailles belle ! Tes pieds ont autant de corne que ceux d’un mendiant de Pondichéry. C’est tout simplement de la mauvaise volonté ! Et comment feras-tu si l’on danse ?

— Celui qui me verra danser n’est pas encore né. Je ne me sens pas l’âme d’une bayadère… En outre, tu as vu le temps ? Comment comptes-tu te rendre chez ta belle dame ?

— Nous pouvons demander une brouette9 ?

— Pour ressembler à des notaires ? Très peu pour moi. J’irai à cheval, mon bon…

— C’est à deux pas !

— À plus forte raison ! Heureusement qu’il pleut ! Tu aurais tenté de me persuader d’aller à pied…

Au fond de lui-même, Guillaume admettait volontiers ce que cette joute oratoire sur un détail de toilette pouvait avoir de puéril, et pourtant il y voyait une importance. Pendant les quelques semaines passées dans la capitale avec son ami, il s’était plié d’assez bonne grâce aux règles – souvent incompréhensibles à ses yeux – des salons : c’était sans conséquence. Ce soir, au moment d’aborder la fine fleur d’une région qu’il entendait marquer de son sceau, il prétendait le faire en arborant ses propres couleurs. D’autant qu’il savait, par Félix, l’importance de cette femme qui, la première, l’accueillerait tout à l’heure dans une société qu’il détestait d’instinct bien que Félix, qu’il aimait bien, en fît partie.

Leur amitié datait d’environ trois ans. Récente donc, elle possédait toutefois, sans le moindre doute, cette force et cette solidité qui résistent aux avatars de l’existence. Du jour de leur rencontre, tous deux s’étaient reconnus comme frères. Ils tissèrent entre eux un lien plus étroit que s’ils étaient sortis du même ventre. Il est vrai que leur entente avait reçu le meilleur ciment : le feu des canons anglais essuyé côte à côte sur le pont d’un vaisseau du Roi, après quelques escarmouches vécues à terre, l’épée à la main…

Bien des affinités les rapprochaient dont les deux principales tenaient en peu de mots : la passion de la mer et la haine des Anglais. En outre, l’apparition de Félix dans la vie de Guillaume venait de jouer un rôle presque aussi déterminant qu’avait pu l’être celle du marin Jean Valette pour l’orphelin laissé pour mort sur une crique de La Hougue.

Laissant Varanville en contemplation hésitante devant plusieurs chemises dont les jabots différents posaient problème à son souci de perfection, Guillaume choisit de l’attendre dans sa propre chambre en compagnie d’un verre de vin d’Espagne destiné à combattre la vague nervosité qui lui venait.

Tournant le dos à la fenêtre derrière laquelle le ciel s’obstinait à pleurer, il alla tendre ses semelles aux joyeuses flammes de la cheminée. Depuis son retour en France, il se découvrait sensible au froid. Un comble pour un homme ayant vu le jour au Canada et dont les ancêtres venaient tous de ce Cotentin si regrettablement pluvieux ! Aussi, à certains moments comme ce soir-là, lui arrivait-il de se demander s’il parviendrait jamais à se créer, dans ce pays, des habitudes, à y prendre plaisir et à s’y attacher. Le soleil des Indes, des îles et des mers du Sud n’était pas seulement imprimé sur sa peau. Restait à savoir combien de temps il tiendrait contre l’envie brûlante de le retrouver… N’éclairait-il pas la tombe de l’homme qui, pendant plus de vingt ans, lui avait rendu un père ?

Assis dans un fauteuil, ses longues jambes étendues devant lui et les pieds sur les chenets, Guillaume s’accorda le loisir qu’il préférait : le retour en pensée aux années passées auprès de ce Jean Valette qu’il avait fini par aimer plus profondément peut-être qu’il n’avait aimé le docteur Tremaine ; la coquetterie sourcilleuse de Félix le lui permettait amplement.

Des premiers jours, il ne gardait aucun souvenir : la nuit, le froid, la douleur, la fièvre ensuite et les cauchemars qu’elle suscitait interdisaient toute précision. Les premières images nettes fixées dans sa mémoire lui montraient un vieil homme, barbu comme Dieu le Père, qui se penchait sur lui dans l’ombre rouge de grands rideaux, lui faisait avaler des mixtures bizarres, changeait son linge, refaisait un pansement d’abord douloureux et qui devint plus supportable avec le temps. Un autre visage aussi : celui d’un personnage beaucoup plus jeune et qui ressemblait, lui, à l’un de ces rois de la mer dont Mathilde bien souvent lui racontait les histoires quand il venait s’asseoir près de son rouet : une forêt de cheveux et de barbe d’un blond éclatant, des yeux gris sévères mais attentifs, une voix profonde qui lui parla longtemps le jour où, la mémoire lui revenant, l’enfant blessé réclama sa mère et voulut courir à la recherche de son assassin. Patiemment, avec des mots simples mais d’autant plus persuasifs, Valette expliqua qu’il était impossible de retourner sur le théâtre du crime, qu’il fallait au contraire s’en éloigner jusqu’à ce que la Nature patiente mais lente eût fait de lui un homme capable d’affronter ses propres ennemis. Guillaume bien sûr batailla, se défendit, tenta de convaincre, lui aussi : il voulait regagner Saint-Vaast. Grâce à Mlle Lehoussois il serait possible de confondre le misérable : il ne pouvait être autre que celui pour qui Albin Perigaud endurait le bagne ! Guillaume, presque certain, même, de connaître son nom, était sur le point de le révéler, quand jean Valette lui appliqua sa large main sur la bouche :

— Je suis sûr que tu as raison, mais ne prononce aucun nom. Ce serait dangereux pour celui qui nous donne asile. De même il ne peut être question de retourner là-bas. Tu ne ressusciterais pas ta mère et tu mettrais en danger d’autres vies : la tienne, bien sûr ; mais aussi celle de Mlle Anne-Marie. Vous avez un ennemi trop puissant…

— Mais enfin on ne peut pas trouver naturelle la mort de Maman ? On doit bien chercher un coupable ?

— On le cherche… en priant le bon Dieu de ne pas le trouver. Rassure-toi, elle a été enterrée bien pieusement…

— Comment le savez-vous ?

— Moi je suis allé voir Mlle Lehoussois… mais en pleine nuit. Elle m’a même donné un billet pour toi…

C’était vrai. Cette petite lettre où la vieille demoiselle, en le bénissant, l’adjurait de suivre Jean Valette et de se fier à lui, il la possédait toujours. Tout comme le morceau de papier trouvé par celui-ci dans la main encore chaude de Mathilde : quelques mots lui fixant le rendez-vous fatal si elle « souhaitait trouver un moyen de venir en aide à un homme injustement condamné… ». Ces billets à l’écriture maintenant jaunie apparaissaient à Guillaume cent fois plus précieux que des lettres de noblesse signées de la main même du Roi, parce qu’il savait qu’un jour il se les ferait payer.

Afin qu’il n’y eût point d’ombres entre eux, Valette, avec une grande franchise, raconta sa propre histoire et exposa ses projets : tourner le dos à son pays natal aussi nettement que, sur le chemin de La Hougue, il avait tourné le dos à sa vengeance pour sauver un enfant en train de mourir. Guillaume comprit la première et accepta les autres : ce qu’offrait ce nouvel ami, c’étaient les Indes et les mers inconnues qui y mènent. Comment résister à un tel horizon ?

Lorsque Guillaume fut guéri, l’hiver se dissolvait dans des pluies diluviennes. On quitta donc Barfleur et la maison du vieux Quinault pour retrouver les grands chemins. De coches en pataches et en diligences, on traversa le Cotentin et la Bretagne jusqu’à une étrange ville presque neuve, composée surtout de chantiers, d’arsenaux et d’entrepôts qui tenaient plus de place que les maisons couvertes de tuiles ou d’ardoises. Cette cité où s’affairaient vingt mille personnes – chiffre imposant pour l’époque – vibrait de toutes les couleurs des navires qui venaient s’y embosser et exhalait les senteurs étranges des cargaisons qui s’y déversaient : elle était le fief de la toute-puissante Compagnie des Indes pour laquelle Jean Valette venait de naviguer durant trois longues années. Elle s’appelait L’Orient…

Ce n’était d’ailleurs pas son premier voyage et, sachant quel avenir pouvait, grâce à la Compagnie, s’ouvrir devant lui et son protégé, il y revenait tout naturellement. Quinze jours après leur arrivée, tous deux embarquaient à bord de la flûte Massiac, puissant navire de neuf cents tonneaux en route pour Pondichéry avec une cargaison de draps sergés, de toiles de lin, de vins et de liqueurs, de glaces et d’horlogerie. Valette y retrouvait son poste de maître canonnier et Guillaume, qui avait de l’instruction, se vit confier au chirurgien du bord pour tenir ses livres et l’assister dans la mesure de ses moyens. Le 17 avril 1760, la longue houle de l’Océan s’ouvrait devant le lion d’or cabré qui décorait la proue du bâtiment…

La rêverie de Guillaume vola en éclats : dressé de toute sa taille et tendant le cou-de-pied en marchant comme un matou satisfait, Félix venait de faire son entrée dans la chambre en répandant autour de lui une joyeuse mais complexe odeur de rhum et de savon à l’iris.

— Comment me trouves-tu ? demanda-t-il en se posant dans une attitude avantageuse qui fit sourire Guillaume, avant de lui faire émettre un léger sifflement :

— Une fête pour les yeux !… Voilà donc la merveille commandée à Paris ? Tu as dû te ruiner !

— Peut-être, mais je tiens à faire impression, ce soir. Tu verras que cela en vaut la peine. Et tu regretteras tes bottes…

Il considérait avec satisfaction, dans le trumeau qui ornait le dessus de la cheminée, son élégante silhouette bien prise dans son habit de satin d’un rouge sombre qui convenait à son teint brun et à ses yeux noirs. Les cheveux, bruns eux aussi, disparaissaient sous une perruque blanche du meilleur effet, en harmonie avec la dentelle d’Alençon qui moussait sur sa poitrine. Une broderie faite de fils d’or, comme les boutons, enrichissait ce costume de cour que relevait encore le ruban bleu de Saint-Louis.

— Je ne regretterai rien, dit Guillaume en vidant son verre avant de se lever.

Son image sévèrement vêtue de velours noir apparut en contraste avec celle de son ami dans la glace au mercure un peu terni. Une simple broderie de soutache bordait le vêtement, depuis le haut col étroitement ajusté sur la nuque jusqu’au bas de la longue veste, et courait autour des manches. Mais la grande émeraude qui scintillait doucement dans la dentelle du jabot, assortie à celle ornant la main droite sous l’écume blanche de la manchette, aurait pu payer la plus riche maison de la ville.

— Allons, à présent ! conclut-il en allant prendre sur un siège un ample manteau à triple collet…

Un moment plus tard, les deux hommes pénétraient dans le grand salon de l’hôtel de Mesnildot. Le silence qui les accompagnait depuis l’entrée disait assez le degré de curiosité de ceux qui les attendaient. Sur leur passage, les silhouettes se figeaient, les conversations baissaient de ton jusqu’au chuchotement tandis qu’ils foulaient les roses délicates d’un grand tapis à bouquet : son dessin les menait tout naturellement vers un canapé de soie nacrée sur lequel deux femmes se tenaient assises, les regardant venir. L’impression bizarre de se trouver dans un palais royal et de marcher vers un trône effleura Guillaume mais ne le surprit pas : ce petit cérémonial devait être préparé depuis longtemps.

La plus jeune des deux dames – elle pouvait avoir entre vingt-cinq et trente ans – se leva et vint embrasser Félix.

— Soyez le très bienvenu, mon cousin ! Après de si longues aventures, il doit vous être doux de retrouver notre vieille ville où chacun, croyez-le bien, s’est passionné pour vos exploits…

— Bien modestes, ces exploits, ma chère cousine, puisque j’ai le bonheur d’être encore en vie pour vous saluer. Le mérite en revient avant tout à M. le bailli de Suffren sous les ordres duquel j’avais le grand honneur de servir et qui, lui, a moissonné de bien glorieux lauriers le long des côtes de Coromandel, à Trinquemale et à Gondelour…

Les noms exotiques sonnèrent sous les cristaux scintillants des lustres qui les renvoyèrent sur l’assistance… Abandonnant Félix, la belle hôtesse – elle l’était en effet, blanche et svelte avec des traits fiers et des yeux froids sous l’ordonnance arrogante de sa haute coiffure poudrée – se tourna vers Guillaume :

— Fûtes-vous aussi de ces combats, monsieur ?

— J’ai eu ce privilège, madame, mais au simple titre de volontaire. M. de Kersauzon, qui commandait le Brillant sur lequel servait mon ami Félix, m’a fait la grâce de me prendre à son bord afin que je puisse participer à la bataille, ce dont je lui sais un gré infini. À vous aussi d’ailleurs, puisque vous voulez bien m’adresser la parole sans attendre que l’on m’ait présenté à vous.

— L’amitié qui vous lie à mon cousin m’est une recommandation suffisante. Cependant, j’apprécie que vous souhaitiez respecter les usages. Félix, veuillez vous exécuter !

Le jeune homme s’inclina :

— C’est un plaisir que je suis honoré d’être seul à posséder, puisque, mon cher Guillaume, tu ne connais personne ici. Souffrez donc, ma cousine, que je vous présente M. Tremaine dont l’épée est venue, fort opportunément, me tirer d’un très mauvais pas dans les rues de Porto-Novo et qui ensuite m’a offert l’hospitalité au palais de son père adoptif.

Le mot fit courir un agréable frémissement sur l’assemblée dont les regards se chargèrent de points d’interrogation. Jeanne du Mesnildot dut se charger de les traduire, tout en offrant sa main aux lèvres du nouveau venu :

— Un palais ? Votre père… adoptif est-il donc prince ?

— En aucune façon, madame, bien qu’il en ait eu l’âme. C’était – j’ai eu, en effet, la douleur de le perdre l’an dernier – un simple négociant qui, après avoir longtemps servi la Compagnie des Indes, a pris en main ses propres affaires. L’amitié d’un véritable souverain, le nabab de Mysore Hay-der-Ali, l’a aidé dans la conquête de sa fortune.

— Vous êtes né là-bas, monsieur ?

— Non, madame. Je suis né à Québec…

— À Québec ? En Nouvelle… Je veux dire au Canada ?

— Vous disiez bien : j’ai vu le jour en Nouvelle-France. Je l’ai quittée tout enfant, après la mort de mon père et lorsque les Anglais nous ont chassés…

Il se demandait si l’interrogatoire allait durer quand la vieille dame qui occupait encore le canapé décida qu’on l’avait suffisamment oubliée. Sa voix aristocratiquement perchée résonna :

— Voilà un homme intéressant ! Cessez donc de l’accaparer, ma chère Jeanne, et prêtez-le-moi un peu !

Un instant plus tard, partageant avec elle les coussins agréablement rembourrés, Guillaume répondait aux questions de la doyenne des invités qui était aussi la plus noble dame : Françoise-Charlotte, marquise douairière d’Harcourt, dont le magnifique hôtel était proche voisin de celui des Mesnildot. C’était d’évidence une fort grande dame et le voyageur le sentit d’instinct. Certainement pas à cause d’un nom qui ne disait rien à ce coureur du monde, mais de tout le reste : son maintien, son aisance, l’élégance sans défaut des dentelles noires qui l’habillaient jusqu’aux doigts chargés de bagues admirables, comme l’inimitable ton de cour qui était le sien : cette femme avait vu Versailles et devait être habituée au commerce des rois. Ses questions pourtant discrètes, visant davantage la personnalité du nouveau venu plutôt que ses origines, provoquèrent vite chez Guillaume une sorte de gêne.

— Vous me faites beaucoup d’honneur en vous intéressant à ma personne, madame. Beaucoup plus que je n’en mérite. N’avez-vous pas entendu que je n’appartiens pas à la noblesse ? Mon nom…

— … est l’un de nos bons vieux noms normands, antiques et simples, auxquels nos ancêtres ont accroché des noms de terres. Vous vous appelez Tremaine ? Merveilleux ! Je m’appelais moi-même Maillard, comme tous les Gouberville, les Beaumont. Quant à notre hôtesse, elle s’appelait Jallot… Ce qui ne l’empêche nullement d’être la petite-nièce de notre maréchal de Tourville…

— Jallot de quelque chose, je suppose ?

— Sans doute ! Ce sera peut-être le sort de vos descendants. Il faut bien être l’ancêtre de quelqu’un… et il serait dommage que vous n’eussiez point d’enfants. Allons, ajouta-t-elle en riant et en tapotant la main de son voisin du bout de son éventail, ne faites pas cette tête ! Je suis d’âge à pouvoir dire à un homme qu’il me plaît sans que cela tire à conséquences et nous nous reverrons. À présent cédez donc la place au jeune Varanville. Je n’aurais jamais cru que cette tête folle se taillerait un jour un costume de héros…

Guillaume se leva, baisa les doigts blancs qui dépassaient de la mitaine de dentelle et s’éloigna de deux pas, ce qui le fit retomber sur son hôtesse. Elle s’empara aussitôt de son bras.

— Faisons ensemble le tour de ce salon ! Il faut que vous connaissiez mes amis. Félix m’a dit que vous aviez dans l’idée de vous fixer dans notre région ?

— Peut-être… si elle réussit à me retenir !

— Vous en parlez comme s’il s’agissait d’une femme ! fit-elle, surprise.

— C’est un peu cela en effet et je suis heureux que vous saisissiez si bien ma pensée. On vit avec un pays comme on vit avec une épouse : il faut être certain de s’y plaire assez pour que le poids des années n’y change rien… Par deux fois, déjà, j’ai dû renoncer à une terre que j’aimais. Je ne me reconnais plus le droit de me tromper…

Les yeux pâles de la jeune femme, si froidement indifférents tout à l’heure, s’attardèrent avec une certaine douceur sur le regard énergique de son compagnon.

— Je suis certaine que notre Normandie saura vous attacher. Elle a tant de charme ! Il suffira peut-être d’une Normande ?… Ah, voici mon époux !

Durant un bon quart d’heure Guillaume salua, baisa des mains, en serra d’autres selon la mode anglaise qui commençait à s’implanter de ce côté-ci de la Manche. Il entendit des noms, n’en retint guère sinon celui d’un beau gentilhomme élégant et précieux que son hôtesse lui présenta comme M. de Vaubadon qui l’an prochain sera notre gendre… ». Avec esprit, Guillaume s’étonna :

— Si vous me le permettez, madame, vous êtes bien jeune pour avoir une fille à marier.

— Elle l’est aussi car elle n’a que treize ans. Elle est pour le moment pensionnaire chez les dames bénédictines de Coutances. Mais l’an prochain nous la marierons. Le parti est excellent… et il adore notre Charlotte !

— Sans doute ressemble-t-elle à sa mère, fit Guillaume avec une galanterie tout instinctive.

Venant des Indes où l’on mariait souvent les filles dès la puberté, l’âge tendre de la fiancée n’aurait pas dû le surprendre, et cependant cette histoire lui inspirait une vague répulsion. Peut-être à cause de l’air fat du « beau parti » et de la mine satisfaite avec laquelle il se déplaçait dans ce salon comme s’il s’y trouvait déjà chez lui.

C’était, en effet, une pièce somptueuse, de cette somptuosité déjà ancienne des fortunes établies depuis longtemps et à laquelle un œil d’artiste se montre plus sensible qu’à l’éclat d’ors trop neufs. Les boiseries d’un vert léger étaient relevées de filets à la dorure adoucie et offraient un décor délicatement chatoyant à ces grands portraits d’hommes et de femmes parés pour le bal que la lumière des innombrables bougies faisait revivre. Les meubles eux-mêmes participaient à la grâce ambiante avec leurs jambes galbées et les soieries tendres qui se gonflaient sur les sièges. Un grand clavecin sur lequel étaient peints des personnages allègres occupait un angle auprès d’une harpe dorée dont la crosse s’épanouissait en un bouquet de feuillage. Tout ici respirait un luxe de bon ton qui n’était en rien inférieur à celui que le voyageur avait rencontré, à Paris, dans les demeures où Félix l’avait récemment introduit. Et si la jeune Charlotte n’était qu’à moitié aussi belle que sa mère, le « futur » n’en faisait pas moins une bonne affaire…

On allait passer à table quand un valet de pied annonça soudain :

— M. le comte de Nerville ! Mlle Agnès de Nerville !…

Si le nom atteignit Guillaume, il n’en montra rien. D’ailleurs cette arrivée soudaine, loin de l’abattre, l’emplit aussitôt d’une joie sauvage. En vérité le Destin se montrait amical en lui amenant, dès ce premier soir, l’homme dont il avait juré de tirer une vengeance exemplaire même si, à cette heure, le plan en était encore vague : il s’agissait, en effet, de le détruire sans avoir à rendre des comptes à quelque justice que ce soit sinon à celle de Dieu. Cette soirée allait lui permettre d’étudier l’ennemi sans que celui-ci pût soupçonner le moins du monde la présence d’un quelconque danger dans cette assemblée élégante et parfumée.

Reposant sur une console sa flûte de vin de Champagne à demi pleine, Guillaume rejoignit Félix d’ailleurs fort empêtré d’une jeune dame en robe de satin vert, fraîche comme une laitue et tout aussi ronde qui, accrochée à un bouton de son habit, semblait décidée à y demeurer jusqu’au jour du Jugement dernier. Guillaume s’inclina :

— Je vous demande excuses, madame, mais j’ai le malheur de devoir priver – rien qu’un instant ! – M. de Varanville de la plus aimable compagnie. Je t’en demande mille pardons, Félix mais…

— Je verrai à te pardonner selon ce que tu veux me dire ! dit Félix avec une sévérité qu’il était bien loin d’éprouver car, à peine retranché avec son ami sous le chapiteau de la harpe, il exhalait un soupir de soulagement.

— Pour l’amour de Dieu, ne me quitte plus ! Cette créature semble avoir jeté son dévolu sur moi. C’est tout juste si elle ne m’a pas annoncé le chiffre de sa dot. Jamais je ne me suis senti aussi menacé. J’espère qu’on ne m’a pas placé auprès d’elle à table !…

— Il faut croire à sa bonne étoile ! Dis-moi : connais-tu ce Nerville qui vient de nous arriver ?

— Malheureusement, oui. Nous avons même un vague lien de parenté par sa défunte épouse qui m’était cousine. Il t’intéresse ?

— Plus que tu ne saurais l’imaginer. En fait, si tu m’as convaincu si aisément de venir m’installer dans la région, c’est beaucoup à cause de lui…

La mine déconfite du jeune homme fit sourire Guillaume.

— Moi qui croyais que c’était par pure amitié, bougonna Félix.

— Sois sans crainte : mon amitié pour toi est pure. Tu es le frère que j’aurais aimé avoir. Mais tout aussi pure est la haine que m’inspire cet homme.

— Comment est-ce possible ? Tu ne l’as jamais vu…

— Si. Une seule fois : la nuit où il a tué ma mère et où il m’a laissé pour mort dans une crique de La Hougue.

Les yeux noirs de Varanville s’agrandirent dans de telles dimensions que Tremaine se hâta d’ajouter :

— Ne me prends pas pour un fou ! Je sais ce que je dis. Si je ne t’ai pas encore raconté cette histoire c’est parce que j’ignorais, en venant en Cotentin, ce que vingt-cinq ans avaient fait de lui. Il pouvait être mort. Je viens d’obtenir ma réponse…

La main du jeune homme vint serrer le bras de son ami. Un nuage assombrissait l’aimable visage, toujours prêt à sourire, de Félix.

— Loin de moi l’idée de mettre en doute ta parole, mais nous ne pouvons parler de ça ici. Ce soir, en rentrant, nous aurons tout le temps. Mais je t’en supplie, prends garde à cet homme : c’est un misérable, un joueur effréné, pourri de vices et de dettes sur le compte de qui les bruits les plus étranges couraient la campagne lorsque j’ai embarqué. Je te dirai tout. Cependant, ce soir, j’aimerais mieux que tu l’évites…

— Il en sera ce que décidera notre hôtesse…

Le souper était en effet annoncé et le moment venu d’offrir la main aux dames. En tant que héros de la fête, Félix eut l’honneur de mener la marquise d’Harcourt tandis que Guillaume recevait celui d’accompagner la maîtresse de maison. Il prit place à sa gauche, sa droite étant occupée par Varanville qui se trouvait ainsi en sûreté entre elle et la vieille dame.

L’autre voisine de Guillaume se trouvait être la jeune « laitue » à laquelle son ami plaisait tant. Il en fut d’abord un peu embarrassé mais l’impression se dissipa quand il découvrit, à sa grande surprise, que si elle se montrait un rien trop bavarde, elle n’en était pas moins tout à fait charmante avec ses jolis cheveux châtain doré, sa figure ronde marquée de fossettes, son teint ravissant, ses yeux du même vert que sa robe et ses petites mains potelées, ornées, à chaque poignet, d’un nouet de velours noir assorti à celui qui retenait, au creux de son cou, un petit bouquet de fleurs. En fait, c’était à cela qu’elle ressemblait : un bouquet de fleurs épanoui dans un vase un peu trop rond. Lorsqu’il apprit qu’elle s’appelait Rose de Montendre, Guillaume ne put s’empêcher de remarquer :

— Quel joli nom ! Et comme vous le portez bien ! Il semble fait pour vous…

— Merci ! Vous, au moins, vous êtes galant ! Je ne suis pas certaine que votre compagnon m’apprécie autant…

— Quelle idée ? Il serait encore auprès de vous si je n’étais venu vous l’enlever de façon si cavalière…

— Taratata !… Il n’avait pas pu fuir plus tôt parce que je le tenais bien ! Cela faisait déjà un moment qu’il essayait de me fausser compagnie.

— Croyez-vous ?

Elle se mit à rire, découvrant des petites dents laiteuses tandis que ses yeux pétillaient joyeusement.

— Oh, j’en suis certaine ! Je ne sais ce qui m’a prise mais il me semblait que si je le laissais m’échapper je… je n’aurais plus jamais la moindre chance d’être heureuse en ce bas monde… Ne me regardez pas ainsi : il est vrai que je vous dis là des choses bien étranges, n’est-ce pas ?

— Un peu, oui. Vous connaissez Félix depuis longtemps ?

— Oh non ! Je viens de le voir pour la première fois.

— Pour la première fois ?… Et… il vous est devenu… si cher tout à coup ?

— Eh oui ! fit Rose avec simplicité. Je sais qu’une jeune fille bien élevée ne saurait s’exprimer aussi… directement mais il m’est apparu que vous deviez être un ami fiable à l’instant même où me venait la certitude de mes sentiments envers M. de Varanville.

— Vous me voyez infiniment flatté de ce bon jugement.

— Vraiment ? Pourtant, ce n’est pas si flatteur que cela. Vous êtes un homme terriblement séduisant… si, si ! Beaucoup plus que votre ami et, en bonne logique, c’est de vous dont j’aurais dû tomber amoureuse. Il se trouve que c’est lui…

— C’est ce qui s’appelle un sentiment soudain ?

— Sans doute, mais je n’y peux rien. Il a un petit quelque chose d’attendrissant, d’enfantin. Même ce soir, où il est le centre de la fête, il ressemble un peu à un petit garçon qui a pris le chapeau et l’épée de Monsieur son père pour avoir l’air d’un grand ! Décidément, je l’adore, vous pouvez le lui dire.

Guillaume manqua s’étrangler avec son vol-au-vent.

— Vous voulez que je…

— Bien sûr ! fit Mlle de Montendre avec son désarmant sourire. Ce sera beaucoup plus convenable que si je m’en chargeais personnellement. Ah !… vous pouvez aussi ajouter que je compte l’épouser dès qu’il aura bien voulu se rendre compte que nous sommes faits l’un pour l’autre.

Et, laissant Guillaume à son assiette – une exquise porcelaine de Sèvres remplie de choses succulentes –, l’incroyable Rose se consacra à la sienne avant de se tourner vers son autre voisin qui lui adressait bien heureusement la parole…

Un peu étourdi par l’esprit de décision de cette étonnante jeune personne, Guillaume bénit l’instant de répit qui lui était accordé. Autour de la table décorée de roses, de couverts de vermeil et de cristaux gravés d’or, la conversation devenait générale. Elle tournait autour des gigantesques travaux que le roi Louis XVI ordonnait depuis deux ans afin de faire de Cherbourg un grand port militaire capable d’assurer à la France le contrôle absolu du trafic maritime en Manche, et de mettre enfin la Basse-Normandie à l’abri des croisières anglaises. L’un des invités de ce soir-là, M. de Cessart, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées de la généralité de Rouen, se trouvait être l’inventeur de l’immense digue à base d’énormes caissons remplis de pierres que l’on s’employait à jeter entre l’île Pelée et le fort de Querqueville. Naturellement, pendant un long moment, Il fut le point de mire des convives. Seul, Guillaume s’intéressait uniquement à l’homme apparu si opportunément devant lui comme pour lui tracer sa ligne de conduite.

M. de Nerville semblait s’ennuyer prodigieusement. De temps en temps, il dissimulait un bâillement derrière un geste gracieux de sa main qu’il avait fort belle. Ou alors, il braquait avec négligence le face-à-main qui pendait à un ruban noir sur son habit de taffetas cerise brodé d’or. Plus d’une fois Guillaume se vit l’objet de cet examen qui durait seulement quelques secondes mais que l’on renouvelait de plus en plus souvent ; sans doute à cause de l’attraction qu’exerçait son regard insistant.

Visiblement l’homme s’énervait, incapable de deviner ce que lui voulait cet inconnu. Guillaume, lui, cherchait à évaluer l’âge de Nerville. Aux environs de cinquante-cinq ans, selon toute probabilité, et bien qu’il parût plus jeune en dépit des poches bistrées qui soulignaient ses yeux de couleur indéfinissable. Le profil aurait pu être superbe : un nez quasi grec prolongeait un front encore élargi par la coiffure des cheveux poudrés en gris à la dernière mode de Versailles, mais la mollesse du menton enlevait à ce visage toute prétention à la noblesse véritable. Quant à la bouche, elle était si mince, si rectiligne et si serrée qu’elle ressemblait à un coup de sabre. Le costume était d’une grande richesse et de nombreuses bagues ornées de diamants brillaient aux doigts du comte.

Guillaume s’avisa alors du contraste assez étonnant qu’il offrait avec la jeune fille entrée en sa compagnie, et qui ne pouvait être que sa fille… Il voulut cependant en avoir le cœur net. Depuis cinq bonnes minutes, il répondait machinalement aux questions que Mme du Mesnildot lui posait au sujet de sa vie aux Indes et, surtout, du « palais » de son père adoptif, quand il trouva soudain le moyen d’orienter autrement la conversation, par un détour facile.

— Les couleurs là-bas ont plus de force et de chaleur que n’importe où ailleurs. Les femmes, même les plus pauvres, ont à cœur de porter des étoffes éclatantes qui ne sont souvent que de simples cotonnades mais qui ajoutent au paysage, aux fleurs vivantes ou aux oiseaux d’une race inconnue…

— Voulez-vous dire que les femmes d’ici vous semblent ternes ?

— À Dieu ne plaise, madame ! Toutes celles que je vois autour de cette table sont admirablement et fort joliment parées. Sauf une, peut-être, et c’est dommage car elle est bien jeune. Mais peut-être est-ce une parente pauvre, ou une future nonne ?

Son regard alla se poser à travers la table jusqu’à celle qui l’intéressait et qui se tenait de l’autre côté, entre une chanoinesse à ruban et un abbé de cour en soie noire. Mme du Mesnildot suivit la direction des yeux et soupira :

— Cette pauvre Agnès ! Disons qu’elle est l’une et qu’elle deviendra peut-être l’autre. Encore que pour être admise dans un bon couvent il faille une dot, et je ne vois pas où elle pourrait la prendre. Regardez-moi cette robe de soie grise ! Je la lui ai vue vingt fois et sa pauvre mère la portait avant elle.

— Comment est-ce possible ? Ne l’ai-je pas vue arriver avec ce seigneur si brillamment vêtu de rouge et qui arbore de si gros diamants ?…

— Dont je ne jurerais pas qu’ils soient tous vrais, mais Raoul de Nerville tient à paraître. Il aimerait fort à se remarier afin de pouvoir réparer le château qu’il a près d’ici et qui commence à crier grâce. En fait, s’il n’était de si grand lieu on ne l’inviterait plus guère car c’est un assez mauvais sujet : il a beaucoup fréquenté la Cour mais aussi les salons de jeu parisiens où il a laissé la plus grande partie d’une belle fortune.

— Ne ferait-il pas mieux de songer à établir sa fille ? Elle semble plutôt jolie ?

— Elle est assez charmante, en effet, bien qu’il soit difficile de lui arracher trois paroles. Le père la traîne avec lui partout où il pense rencontrer celle dont il ferait volontiers sa femme : en effet, sa fille et elle ont été élevées ensemble à Coutances, où se trouve d’ailleurs la mienne, mais en dépit de l’amitié qui les unit, Rose n’a certainement aucune envie d’épouser Nerville. Encore qu’il porte beau !…

— Rose ?

— Votre voisine, Mlle de Montendre. Il s’intéresse à elle parce qu’elle est fort riche…

Bien que la voix de la dame eût baissé de plusieurs tons, l’intéressée, occupée depuis quelques instants à déguster, avec beaucoup d’habileté, un pigeon farci, fit entendre un petit rire :

— Voilà qui est aimable, ma chère Jeanne ! À vous entendre, on ne saurait s’intéresser à moi qu’à cause de la fortune de grand-mère ?

— Vous ne m’avez pas laissée finir ma phrase.

— Vous en eussiez été bien en peine ! De toute façon j’estime que mes charmes, réels ou non, peuvent espérer un autre amateur que ce séducteur sur le retour dont on chuchote, en outre, qu’il a fait mourir sa femme de chagrin… en attendant sans doute d’envoyer sa fille la rejoindre.

— Pourquoi les fréquentez-vous, alors ? Il est naturel que M. de Nerville ait conçu quelques espérances. D’autant que les femmes de votre famille épousent volontiers des hommes beaucoup plus âgés qu’elles ?

L’aimable visage de la jeune fille exprima une totale stupeur.

— Par tous les saints du Paradis, vous ne prétendez pas comparer votre Nerville à l’époux de ma cousine Flore ? Non seulement il est séduisant, spirituel et plein de charme – elle en est d’ailleurs fort éprise ! – mais c’est de surcroît un grand homme, un héros doublé d’un savant…

— Mais il ne descend pas d’une duchesse de Normandie comme Nerville !

— La belle affaire ! Moi non plus ! Je vous prends à témoin, monsieur ! Vous avez beau venir des Indes, vous avez certainement entendu vanter M. de Bougainville, le grand navigateur ?

La stupeur passa chez Guillaume mais il la domina vite et sourit.

— En effet. J’ai même eu l’honneur de le connaître… il y a longtemps, quand j’étais enfant. Il ne doit plus être jeune !

— Il est de ceux qui ne vieillissent pas ! fit Rose, péremptoire. Et, pour en finir avec M. de Nerville, sachez une bonne fois pour toutes que c’est uniquement à cause d’Agnès que je me montre aimable avec lui. Tâchez de lui ôter ses illusions : je ne l’épouserai jamais, fût-il le dernier homme sur la terre. D’ailleurs, ajouta-t-elle avec une amusante crânerie, mon cœur n’est plus à prendre et mon choix est fait !

— Voilà une nouvelle ! Qui est-ce ?

— Je n’ai pas l’intention de le dire. Et n’allez pas mettre sur le gril ma pauvre tante de Chanteloup qui meurt de sommeil, là-bas, à côté de M. l’Archiprêtre, car elle n’en sait pas plus que vous.

Durant la fin du souper, Tremaine bavarda surtout avec Mlle de Montendre. Il la trouvait de plus en plus distrayante et, en outre, il appréciait peu le ton d’indulgence badine dont son hôtesse faisait bénéficier ce « mauvais sujet » de Nerville. À ses yeux, être le descendant de gens illustres conférait des privilèges stupides et agaçants. Surtout lorsqu’il s’agissait de marier une jeune créature pleine de vitalité à un quasi-vieillard rongé de crimes. Imaginer cette Rose fraîchement épanouie entre les bras de cette antique gravure de mode lui semblait insoutenable… et Mme du Mesnildot baissa considérablement dans son estime. Il est vrai qu’une mère capable d’envisager sereinement le mariage de sa fille de treize ans avec un homme au moins deux fois plus âgé qu’elle ne pouvait espérer son amitié ni seulement son respect.

Petite consolation : il put constater avec quelle nervosité croissante Nerville considérait son long aparté avec la jeune Rose. Le face-à-main d’écaille blonde ne quittait plus guère leur couple. En prêtant l’oreille, pensait Guillaume, on devrait entendre grincer ses dents…

Et, de fait, lorsque l’on regagna le salon où des valets achevaient de disposer des tables de jeu, Nerville, abandonnant sur un salut désinvolte la dame – assez belle cependant ! – qui avait eu le privilège de lui tenir compagnie durant le repas, mit le cap sur certaine robe verte qui semblait toujours sur le point de prendre son vol, tant les pieds qu’elle laissait voir étaient amis de la danse.

— Enfin, ma chère petite, je vous retrouve ! Quel mauvais tour m’a joué cette chipie de Jeanne en me refusant l’honneur de vous offrir la main et d’être votre voisin de table ! Elle sait pourtant à quel point j’y tenais !…

Mlle de Montendre eut un petit sourire narquois :

— Vous faites bon marché, il me semble, des délicatesses d’une maîtresse de maison ? Et, pour ma part, je lui sais gré de m’avoir placée auprès d’un ami de mon cousin Bougainville. Nous avons mille choses à nous dire.

Le face-à-main parcourut avec insolence la longue silhouette de Guillaume qui dut faire appel à tout son sang-froid pour ne pas l’envoyer promener d’un coup de poing au milieu de la pièce. Nerville eut un petit rire :

— De naissance aussi terne, sans doute ? Et fort ami des sauvages, très certainement ? Vous venez d’Inde, à ce que l’on m’a dit ? Cela se voit !

— À quoi, mon Dieu ? Aurais-je par hasard oublié d’ôter mon turban ?…

— À vos façons ! Il faut venir des antipodes pour ignorer que l’on ne sort pas en bottes lorsque l’on se rend chez une dame.

— C’est fort dommage, mais sachez ceci : je viens d’un pays où les Occidentaux sortent toujours en bottes… à cause des serpents. Une sage précaution qui pourrait présenter ici quelque utilité !…

Le comte n’eut pas le temps de riposter. Rose s’emparait du bras de Guillaume et déclarait d’un petit ton sec :

— Il me semble avoir fait entendre que j’appréciais la compagnie de M. Tremaine et vous devriez me connaître assez, comte, pour savoir que je déteste que l’on se montre désobligeant avec mes amis. Souffrez que nous vous laissions ergoter à votre aise sur un détail de toilette sans importance et que, sans plus tarder, je conduise « mon ami » à ma tante de Chanteloup afin de le lui présenter.

Emporté dans le tourbillon des paniers de taffetas vert, Guillaume se retrouva soudain à dix pas de son ennemi et en route vers le canapé de Mme d’Harcourt où la vieille marquise conversait avec une de ses évidentes contemporaines, quand, soudain, Rose changea de direction.

— La tante peut attendre ! décréta-t-elle. Nous avons mieux à faire ! Allons tirer cette pauvre Agnès des patenôtres de la chanoinesse !

Cette fois Guillaume tenta de résister.

— Pardonnez-moi, mais je n’y tiens pas ! Le père me déplaît trop pour que j’aie envie de connaître la fille…

Il essaya de dégager son bras, mais Rose était décidément de celles qui ne lâchent pas facilement leur proie. Elle leva sur lui un regard sévère.

— Manqueriez-vous de générosité ? J’en serais fort déçue…

— Je ne vois pas ce que la générosité vient faire là-dedans ?

— C’est l’évidence, cependant. Cette pauvre fille, qui est mon amie et que j’aime bien, se voit toujours condamnée à la société des vieilles gens, des prêtres ou des religieuses. On la sait sans dot car elle porte toujours de vieilles nippes…

— Que ne lui en prêtez-vous de plus neuves, si vous avez de l’amitié pour elle ?

— Mon cher monsieur, je ne vous ai pas attendu pour avoir cette idée. Seulement Agnès est fière. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’apprécierait pas, de temps à autre, la compagnie de gens de son âge. Venez donc aussi, monsieur le Héros !

Cette dernière phrase s’adressait à Félix de Varanville, qui s’approchait d’eux dans la charitable intention de retourner à Guillaume le service qu’il lui avait rendu tout à l’heure en le débarrassant de l’envahissante Rose. D’un geste vif, celle-ci passa son bras libre sous celui du jeune homme éberlué.

— Voilà ! déclara-t-elle avec satisfaction. Nous allons ensemble faire un petit frais à une charmante demoiselle qui a bien mérité cette récompense.

Difficile de résister à un tel entraînement. Pourtant, Guillaume osa une dernière tentative :

— Je me demande si vous avez raison. Il semble que nous sommes sur le point d’interrompre une conversation bien grave…

— Justement ! La malheureuse doit être au supplice et…

Soudain, elle s’arrêta, dégagea ses bras et leva vers ses deux cavaliers un regard soudain soucieux.

— Je crois qu’il vaut mieux que nous remettions cela à plus tard, murmura-t-elle… Vous avez vu ? Ses yeux sont pleins de larmes…

En effet, Guillaume lui-même, bien que peu disposé à la sympathie envers la fille de Nerville, venait d’éprouver une sorte de pitié : lorsqu’ils étaient arrivés non loin d’elle, Agnès avait levé sur eux de larges prunelles d’un gris clair de nuage que, durant un instant, elle tint fixées sur lui comme si elle en espérait quelque secours.

Rose s’interposait à présent entre les deux hommes et la jeune fille, posant sur ses bras des mains chaleureuses.

— Laissons-les ! dit Tremaine avec un léger haussement d’épaules. Cela ne nous regarde pas !…

— Crois-tu ? Depuis tout à l’heure, il me semble que tu as pas mal de choses à m’expliquer ?…

— Je ne demande pas mieux. Veux-tu que nous rentrions ? J’en ai assez de cette soirée…

— Tu n’y penses pas ? Si tu veux être rangé à jamais parmi les irrécupérables, tu n’as qu’à partir maintenant. Tu vois bien que l’on va jouer ?

— Je vois, oui ! C’est un tripot, cette demeure ?

— Si je ne savais que tu viens des Indes, je croirais que tu arrives de Patagonie. Un hôtel aristocratique n’est pas un tripot pour si peu. On ne fait qu’y suivre les habitudes de la Cour ! Tu sais qu’ici l’on tient beaucoup à s’en tenir aussi proche que possible…

D’un geste discret, Tremaine désigna une table voisine où quatre personnes s’installaient pour un whist. Deux d’entre elles tiraient une bourse de leur poche.

— Quelle est la différence, dès l’instant où l’on mise de l’argent ? De toute façon, je n’aime pas beaucoup le jeu. Je sais trop où il peut mener…

— Tout à fait d’accord. Cependant, si tu veux parfaire la belle image que tu viens d’offrir ce soir à ces gens, je ne saurais trop te conseiller de perdre galamment quelques louis sans avoir l’air d’y attacher de l’importance. Après, je te promets de te ramener à l’auberge pour causer de nos affaires !

— Comme tu voudras !

Machinalement Guillaume se détourna pour jeter un coup d’œil sur les deux jeunes filles. Mlle de Montendre venait de faire asseoir son amie dans une bergère et s’installait elle-même sur une chauffeuse en tenant fermement ses deux mains dans les siennes. Pour la première fois il s’accorda le loisir de détailler la fille de Raoul de Nerville, cherchant ce qui, en elle, pouvait rappeler son père. Mais en vérité elle ne lui ressemblait guère. Sans vraie beauté, elle n’en était pas moins curieuse : un front magnifique, un peu trop grand pour une femme, sous d’épais cheveux noirs coiffés sans le moindre souci de coquetterie, une bouche heureusement plus charnue que celle de son père et un peu carrée… jolie tout de même. Les yeux gris étaient superbes mais semblaient ignorer le repos : ils allaient et venaient sous la frange recourbée des cils comme ceux d’un animal inquiet. Plutôt grande mais trop mince, presque maigre avec une poitrine d’adolescente sous un décolleté de couventine éclairé d’une dentelle moins blanche que son teint pâle et délicat, il y avait en elle quelque chose d’affamé… Cependant, en dépit de sa pose accablée, cette fille n’évoquait en rien la mollesse. Plutôt une force nerveuse bien cachée. Auprès de sa compagne plantureuse et épanouie dans ses atours chatoyants, Agnès de Nerville avait l’air d’appartenir à un autre monde.

— Un vrai chat sauvage ! conclut Tremaine qui, s’il aimait les femmes, se sentait plutôt attiré vers une sveltesse moins agressive.

Félix vint le tirer de ses réflexions.

— À quoi penses-tu ? Notre hôtesse nous a déjà fait signe deux fois. Ma parole, tu sembles t’intéresser à ce jeune crampon en robe verte ? Je me demande ce que tu lui trouves ?

— Mais… un certain charme. Elle a beaucoup de fraîcheur, de gaieté, de gentillesse aussi. Sans compter qu’elle est loin d’être laide. Elle me fait penser à un bouquet de fleurs noué d’un ruban…

— Peste ! Quelle flamme ? Te voilà amoureux ?

— Moi ? Pas du tout. En revanche, si j’étais toi, je prendrais la peine de m’y intéresser de plus près.

— Tu plaisantes, j’imagine ? Une pareille bavarde ?… Du diable si jamais…

— Allons, allons ! Ne jure pas, mon fils ! Et suis mon conseil. Tu y as tout intérêt.

— Mais enfin, pourquoi ?

— Parce qu’elle m’a confié tout à l’heure que tu es l’homme de sa vie et qu’elle est fermement décidée à ne jamais épouser que toi !… Viens, à présent ! Allons jeter un peu d’or par les fenêtres !

Il semblait qu’à Valognes on fût tout à fait à la page des habitudes versaillaises, car s’il se formait plusieurs tables de whist, quelques personnes s’emparaient de la plus vaste pour s’y livrer aux joies plus fortes du pharaon, un jeu où le hasard tenait le rôle principal. On savait bien que le roi Louis XVI détestait ce jeu qu’il interdisait dans son propre palais mais que, dans son château de Trianon, la Reine s’y adonnait d’autant plus volontiers qu’elle se savait en faute.

Entre les deux époux royaux, entre la sagesse et la folie, ceux qui se voulaient à la mode n’hésitaient pas. Néanmoins, chez les Mesnildot, les enjeux demeuraient modestes. Une excuse comme une autre…

À sa surprise, Tremaine vit M. de Nerville prendre la place du « banquier » tandis que d’autres personnes acceptaient le rôle de « pontes ». Parmi elles, un très vieil homme, peint comme un portrait sous une antique perruque mais somptueusement vêtu de soie changeante et glacée d’or, les mains fripées disparaissant à demi sous les bagues et les dentelles de Malines de ses manchettes. Il s’installait avec un sourire béat qui eût gagné à cacher davantage les quelques dents gâtées obstinées à lui demeurer fidèles. Son long nez rougi par de trop fréquentes libations laissait pendre, à intervalles réguliers, une gouttelette transparente qu’il se hâtait d’effacer à l’aide d’un mouchoir de dentelle fleurant le musc et la verveine.

Debout à quelques pas de la table où il avait à l’instant, d’un geste courtois, refusé de prendre place, Guillaume, fasciné par le vieillard, se renseigna tout bas auprès de Félix.

— Qui est cette antiquité ?

— Si je me souviens bien, c’est le baron d’Oisecour. Une antiquité, comme tu dis, car il doit avoir dépassé les quatre-vingts ans, mais fort riche…

— C’est sans doute la raison pour laquelle Nerville déploie tant d’amabilité ?

Les deux hommes paraissaient, en effet, s’entendre à merveille, riant et plaisantant, sans oublier de trinquer fréquemment au vin de Champagne. La partie s’engagea et le sort, tout de suite, parut sourire au comte. Les cartes, au bout de ses doigts, tournaient avec une sorte de grâce obéissante, tandis que le dieu du jeu boudait le baron dont la joyeuse humeur ne s’en trouvait aucunement affectée. Le banquier venait de ramasser quelques louis quand son regard monta vers les deux amis.

— Eh bien, messieurs les Indiens, tenterez-vous votre chance ? ou bien ne revenez-vous que poches vides du pays de Golconde ?

Pour toute réponse, Guillaume lança quelques pièces sur la table, les perdit sans sourciller, en jeta d’autres, gagna cette fois mais négligea de ramasser son bien.

— Eh bien, fit Nerville en poussant l’or vers lui, à quoi pensez-vous donc ? Ceci est à vous…

— Cette misère ?… Je pense que les pauvres de Mme de Mesnildot seront heureux de recevoir ces quelques pièces…

— Quelques pièces ?…

Avec une stupeur qu’il ne songea pas à cacher, Nerville considéra l’étroit visage dont les traits semblaient taillés dans un bois ancien et finit par sourire.

— Il y a plaisir à jouer avec vous, monsieur l’Indien ! Si vous étiez tenté par une partie plus… serrée, faites-le-moi savoir…

En même temps, ses doigts impatients se dirigeaient vers le petit tas brillant sur lequel Guillaume posa vivement sa grande main nerveuse…

— J’ai dit : pour les pauvres, comte ! Vous ne sauriez en être…

Et, prestement, il ramassa les pièces pour les offrir, avec un profond salut, à son hôtesse qui s’approchait. Elle l’en remercia d’un sourire.

— Vous prenez là un bien grand risque, monsieur Tremaine. Il va être tentant pour les âmes charitables de par ici d’aller tirer votre sonnette !

— Si elles ont votre grâce, madame, elles peuvent être assurées de n’être pas déçues. M’accorderez-vous, à présent, la permission de me retirer ?

— Quoi, déjà ? fit-elle avec une moue pleine de coquetterie. Etes-vous las de notre compagnie ?

En s’inclinant sur la main endiamantée qu’elle lui tendait, il murmura :

— Vous n’en croyez rien, j’espère ? Fussiez-vous seule, madame, que je m’attarderais au point qu’il vous faudrait me chasser…

En réponse au regard hardi dont il accompagnait ses paroles, Jeanne eut un lent sourire :

— Peut-être me viendra-t-il la fantaisie de tenter l’aventure ? Vous serez toujours ici le très bienvenu. Vous êtes trop cher à mon cousin Félix pour que nous ne devenions pas de grands amis. Pensez-vous vous fixer à Valognes ?

— Sinon en ville, du moins aux environs. Je suis un homme de mer et je souhaite acquérir un domaine d’où il me sera possible de la contempler…

— De toute façon, nous nous reverrons, mais ne partez pas sans aller saluer Mme la marquise d’Harcourt ! Vous risqueriez de lui déplaire. Ce serait dommage…

Une heure plus tard, assis l’un en face de l’autre dans leur petit salon, rideaux tirés et volets clos, Guillaume et Félix, enveloppés dans de confortables robes de chambre en soie épaisse et les pieds offerts à la chaleur de la cheminée, buvaient force grogs pour se remettre de la violente averse qui les avait surpris à leur sortie de l’hôtel du Mesnildot et accompagnés jusqu’au Grand Turc en les trempant copieusement. En même temps, le premier mettait son compagnon au courant de ce qu’il ignorait encore de sa vie passée. Félix écoutait en silence, se contentant d’une brève remarque à certains passages. Ainsi lorsqu’il fut question de la trahison de Richard et du départ forcé de Québec :

— Comment se fait-il que tu n’y sois jamais retourné depuis tant d’années ? Tu en avais les moyens financiers, et la possibilité d’armer le bateau qui te conviendrait ?

— J’y ai souvent pensé mais Père Valette n’avait mis que cette condition lorsque j’ai demandé des lettres de marque à la Compagnie pour faire la course en mer de Chine : jamais, tant qu’il vivrait, je n’essayerais de revoir le Canada. Il disait que je ne pourrais qu’y perdre mon âme et que la vengeance ne m’appartenait pas. Au surplus, je suis certain que Konoka s’en sera chargé… Il était un homme en qui l’on pouvait avoir confiance…

— Tu aimais ce pays ?

— Infiniment, et le regret que j’en ai ne s’éteindra sans doute jamais. Seulement, ce ne sera plus mon Canada à moi. Il y a les Anglais qui ne sauront jamais respecter l’art de vivre d’un pays conquis et, en outre, ces maudits Américains qui ont tout fait pour nous chasser, en n’ayant de cesse, cependant, d’obtenir l’aide du roi de France afin de se libérer de leurs bons amis britanniques ! Quelle indignité !…

En dépit de l’amitié qui le liait à Félix, Guillaume n’évoqua pas pour lui le léger fantôme de Marie-Douce. Elle était son jardin secret, le poème inachevé de l’enfance, le premier don du cœur, celui qui ne se reprend jamais. C’était à cause d’elle, surtout, que la promesse exigée par son père adoptif lui était apparue si cruelle. Pourtant, à mesure que passait le temps, quelque chose qui ressemblait à du fatalisme s’installait en lui. Où qu’elle fût, Marie-Douce était devenue femme. L’épouse de quelqu’un sans doute. Une mère aussi, peut-être, et très certainement elle avait oublié le compagnon de sa petite enfance, sans imaginer un seul instant que son image demeurait gravée dans la mémoire d’un homme de trente-cinq ans qui, à cause d’elle, ne pouvait se résoudre à épouser quelqu’un d’autre.

Dieu sait qu’il en avait rencontré, des filles séduisantes ! Il en avait aimé quelques-unes, du moins il le croyait. Cela ne durait guère, au grand désespoir de Jean Valette qui aurait tant voulu peupler son petit palais de cris et de trottinements d’enfants.

À lui non plus Guillaume ne parla jamais de son idole cachée, pensant qu’il n’aurait pas compris. Pourtant, Valette s’en doutait. Un jour, quelques semaines avant sa mort, son fils adoptif l’entendit dire :

— Les êtres changent tous, Guillaume, mais nous avons la chance de garder notre jeunesse plus longtemps que les femmes.

— Pourquoi dites-vous ça, Père ?

— Parce que je me suis souvent demandé si derrière ton désir de retourner au Canada, il ne se cachait pas un visage. Et je tremble que tu ne veuilles le retrouver lorsque je ne serai plus. Tu irais presque certainement au-devant d’une lourde déception et rien n’est pire qu’un rêve défiguré. Mieux vaut garder le tien intact…

Guillaume reprit son récit, abordant la partie la plus difficile. Félix ne savait pas grand-chose du départ de Saint-Vaast, sinon la mort de Mathilde et l’adoption par Jean Valette. Des circonstances, il ignorait tout. Quant à Guillaume, c’était la première fois qu’il se racontait ainsi et il en éprouvait une curieuse impression : le drame vécu par sa mère, Albin Perigaud et lui-même prenait les couleurs étranges d’un roman, au point qu’il en venait à se demander si on allait le croire…

Il fut vite rassuré ; Varanville ne mettait pas sa parole en doute. Au contraire, sa figure s’assombrissait à mesure que l’histoire se déroulait et, lorsque Tremaine en marqua la fin en allant remplir sa longue pipe de terre à un pot de faïence hollandaise, il garda le silence, le temps d’achever le contenu de son verre. Enfin, il demanda :

— Que comptes-tu faire ? Le tuer ?

— Tu vois une autre solution ? Que ferais-tu à ma place ?

— La même chose, admit le jeune homme. À condition d’avoir une certitude…

— Je l’ai, cette certitude. Tout ce que j’ai entendu, et l’enchaînement des faits…

— Ne constituent pas la moindre preuve de sa culpabilité. Peux-tu jurer, sans crainte de te tromper, que ton agresseur, l’assassin de ta mère, était Raoul de Nerville ?

— Naturellement ! Qui d’autre avait intérêt à supprimer Maman, seul témoin du meurtre de la fille Simon ?

— Guillaume ! plaida Félix d’un ton de reproche, je suis certain que tu as raison et, si je me fais l’avocat du diable, c’est afin de t’éviter de gros ennuis. Il faisait noir, tu as vu une silhouette dont tu n’as pu distinguer les traits…

— Je ne suis pas le seul à être sûr qu’Albin Perigaud a payé pour un crime qu’il n’a pas commis. Rien que la sollicitude du vieux comte envers son intendant est révélatrice…

— Tu n’es pas d’ici. Tu ne peux pas savoir comme les liens entre les châtelains et ceux qui les servent sont étroits, souvent amicaux, en tout cas empreints d’un certain respect.

— Ma mère savait qui était l’assassin et ma mère en est morte ! J’en serais mort aussi sans Père Valette…

— C’est bien ce que je dis. Tous les témoins ont disparu ou presque. Le peu qui reste n’acceptera jamais de témoigner par crainte des représailles. Même ce qui reste de ta famille !

Nerville est aux trois quarts ruiné, cependant il demeure un grand seigneur et, très certainement, il garde des hommes à sa dévotion…

— Quand je l’aurai abattu, qui restera à sa dévotion ?

— Pourquoi pas sa fille ? Elle est son héritière et n’aura que faire de toi. À la limite tu l’auras délivrée… peut-être, car nous ne savons rien de leur intimité…

— Je peux le provoquer en duel ? Une épée ou un pistolet à la main, je suis certain de le tuer.

— Il en sera certain aussi et il n’acceptera pas. Il n’y aura d’ailleurs personne pour lui en faire grief : tu es un roturier et ses ancêtres ont combattu avec les Tancrède, les Bohémond…

Tremaine se leva d’un bond, courut dans sa chambre et en revint avec le billet trouvé par Jean Valette dans la main encore chaude de Mathilde.

— Alors dis-moi qui a écrit ces quelques mots ? À tout le moins quelqu’un qui savait manier la plume, et la plupart des paysans sont illettrés. Seul le meurtrier a pu écrire ça.

— Sans doute, mais il n’y a pas de signature et tu ne possèdes aucun écrit de la main du comte.

Avec fureur, Tremaine remit le papier dans sa poche et alla se jeter dans son fauteuil si brutalement que le bois en cria.

— Fort bien ! Que me conseilles-tu, alors ?

— La patience ! Tu as le temps pour toi et ce serait stupide de te jeter sur Nerville pour le trucider d’une façon ou d’une autre.

— Attendre ? fit Guillaume avec amertume. Tu trouves que vingt-cinq ans, ce n’est pas assez ?

— C’est beaucoup, j’en conviens, mais sois honnête avec toi-même. Tu es revenu ici pour y réimplanter ton nom, ta famille, et rendre ainsi un hommage éclatant à la mémoire de ta mère. Je me trompe ?

— Non. C’est bien cela !

— D’autre part, tu n’étais pas certain de trouver Raoul de Nerville encore en vie. Pourquoi ne pas en revenir à ton premier projet et laisser faire le temps, les circonstances ? M. de Suffren aimait à faire état d’un axiome chinois, appris Dieu sait où : « Si tu restes assez longtemps au bord de la rivière, tu verras un jour passer le corps de ton ennemi. »

— J’aime assez cette maxime. Le malheur est que je ne suis pas certain d’être de ceux qui savent demeurer assis au bord d’une rivière. Je pars de ce principe que l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même…

Félix haussa les épaules, alla prendre le flacon de rhum dans un cabinet à liqueurs et revint vers son ami pour lui en verser une rasade.

— Ce qui importe, c’est ce que tu comptes faire de ton avenir. Si tu souhaites le borner au gibet ou au bagne, alors va sans crainte exécuter ce misérable. Mais si tu veux que ton nom compte un jour parmi les meilleurs de cette terre normande qui, crois-moi, vaut bien qu’on lui consacre quelques années, pour l’aider à vivre mieux et pour que les Tremaine, ceux qui naîtront de toi, en deviennent une des pierres angulaires, alors suis mon conseil ! Tu reviens avec une fortune : le monde est à toi ! Il faut savoir parfois regarder ailleurs que vers son passé. Je t’y aiderai.

Une petite étincelle railleuse s’alluma dans l’œil de Tremaine qui applaudit silencieusement.

— Quel talent ! Que n’as-tu choisi le Parlement plutôt que le Grand Corps10 ! Tu serais riche, à présent… Mais, au fait, et toi ?

— Quoi, moi ?

— Que vas-tu faire de ton avenir, pour reprendre tes propres paroles ?

Félix bâilla largement, sirota le contenu de son verre avec la mine d’un chat devant un bol de crème, et eut un large sourire.

— Cultiver la terre, très certainement ! Varanville m’attend depuis la mort de mon père et a grand besoin qu’on s’en occupe. J’aimerais aussi fonder une famille. Hélas, je ne vois guère de nobles damoiselles que mon charme pourrait convaincre de trier le linge, faire la cuisine, repeindre de vieux salons et coudre elle-même ses robes. Voire prêter la main aux travaux agrestes…

Guillaume éclata de rire, se leva et vint poser ses deux mains sur les épaules de son ami.

— Conseil pour conseil, et puisque nous en sommes à la culture, pourquoi ne te lancerais-tu pas dans celle de la laitue ? j’ai vu tout dernièrement un joli plant, riche, vivace et généreux qui prendrait volontiers racine dans ton solage…

— On ne peut jamais discuter sérieusement avec toi ! bougonna Félix. Nous ferions mieux d’aller au lit ! Demain je t’emmène chez moi. Tu verras qu’avant de songer à lui donner une châtelaine, il faudrait d’abord que je réussisse à lui rendre l’aspect d’un château…

VI LA DÉCOUVERTE

Félix exagérait. Si sa demeure ancestrale ne possédait plus les dimensions d’un château, c’était la faute d’une aile privée d’entretien pendant plusieurs années, qu’une grosse tempête avait fini par jeter bas. Cependant Varanville n’en demeurait pas moins un charmant vieux manoir de ce granit gris rosé qui habillait tant de demeures en val de Saire. Avec sa tourelle octogone entourée de grands toits pentus couverts de schiste lustré à reflets verts, il observait les choses et les gens depuis la fin du XVIe siècle, ressemblant à un vieux seigneur plein de sagesse et de dignité qui regarderait passer le temps, entouré de vassaux fidèles et respectueux. Plusieurs bâtiments de communs apparaissaient près du vieux porche cintré coiffé d’un fronton triangulaire.

Évidemment, des herbes folles poussaient un peu partout dans ce qui avait été un petit parc où seul l’espace réservé au potager demeurait entretenu. Pour le reste, rosiers et autres plantes retournées à l’état sauvage faisaient ce qu’ils pouvaient. Tout près de là, une rivière bordée de saules chantonnait autour de grosses pierres que les grandes pluies recouvraient parfois.

Guillaume fut séduit et le dit tout simplement :

— C’est un joli domaine dont tu pourrais faire de grandes choses. Qu’est-ce qui t’a pris d’aller risquer ta vie sur les côtes de Coromandel ?

— J’ai toujours aimé la mer, et puis j’étais le cadet. Mon choix se résumait à l’Église et à Malte.

— La même chose en quelque sorte, puisque l’on y prononce des vœux.

— Pas tout à fait. Grâce à une relation familiale auprès du Grand Maître, M. de Rohan-Polduc, j’ai été admis comme chevalier de minorité mais lorsque M. de Suffren a armé pour les grandes Indes, j’ai demandé et obtenu la permission de me joindre à lui. Mon frère est mort alors même que nous venions de franchir Gibraltar et mon père trois mois après. Tu sais la suite. À présent et puisqu’il n’y a plus que moi, je souhaite me consacrer à ma terre…

— Si tu restes farouchement hostile à la demoiselle en vert, tu me permettras peut-être de t’aider ?

— Ne souhaites-tu pas posséder ton propre domaine ?

— Pourquoi ne serions-nous pas voisins ? Cela simplifierait les choses…

— Et j’en serais tellement heureux ! Accorde-moi trois ou quatre jours pour me réhabituer, puis nous nous mettrons en chasse !

En vérité, il était temps que le maître revienne. Un couple de serviteurs, dévoués depuis toujours à la famille, Félicien et Marie Gohel, veillaient à la ferme comme à la maison avec l’aide un peu négligente de deux jeunes valets. Or les voyageurs trouvèrent Félicien au fond de son lit avec un gros refroidissement pour avoir tiré d’un étang voisin, par la plus froide nuit de février, la fille du sacristain du village qui prétendait s’y noyer.

— Si ça a du bon sens ! commenta Marie, son épouse. Aller se mettre à l’eau à près de soixante ans ! Nous voilà bien avancés maintenant ! De quoi a-t-il l’air, ce grand dadais au fond de son lit, rouge comme pomme d’api à tousser tout le jour sous son bonnet de coton !

Mais Marie devait être beaucoup plus inquiète qu’elle ne voulait le laisser voir, car tout à coup ses nerfs cédèrent et elle s’écroula dans les bras de Félix en sanglotant :

— Vous allez le sauver, not’maître, pas vrai ? Maintenant qu’le bon Dieu vous a ramené par chez nous ? Depuis la mort du défunt M. le Baron, tout a été à la traverse : des pluies terribles, des vents à décorner les bœufs sans compter la maladie qui s’est mise aux vaches l’an passé et l’époux de not’fille mariée au Vicel qu’a pris la fièvre des marais… Et vous qu’étiez si loin ! On ne savait même pas si on vous reverrait un jour…

— Je suis là à présent et je ne partirai plus, Marie ! Tu peux en être sûre. Et voilà mon ami, M. Tremaine, qui vient s’installer dans notre région. Est-ce que tu crois que tu peux nous préparer à coucher et aussi à souper ? Ça sent bon, ce que tu fricotes dans ta marmite, mais est-ce qu’il y en aura assez pour deux convives de plus ?

Elle s’arracha à lui, essuya ses larmes à sa manche, remit en place son bonnet déséquilibré par l’émotion puis considéra les deux hommes avec des yeux pétillants de joie.

— Pour sûr que vous aurez tout ça ! Et des draps bien blancs et le meilleur maît’cidre et…

Du fond de ses couettes, Félicien se racla la gorge et bougonna :

— Tu crois qu’c’est des façons pour accueillir le nouveau maître, Marie ? Tu geins, tu pleures et tu oublies les convenances. J’vais t’montrer, moi !

En même temps il descendait de ses matelas, fourrait ses grands pieds dans des pantoufles et se dressait dans sa longue chemise de nuit qui lui donnait l’air d’un ours habillé, aussi grand et vigoureux que sa Marie était petite et maigre. Puis il vint la prendre par la main et tous deux firent un beau salut à leur jeune maître.

— Soyez le bienvenu sur vos terres, monsieur le Baron, dit Félicien gravement. Ça va être un vrai bonheur d’vous servir comme on a servi vos défunts parents… et sacré bon sang d’sort, j’veux bien être pendu si d’main j’fais pas avec vous le tour du propriétaire !

— Mais Félicien, tu n’es pas guéri ?

— Pas guéri ? Ma foi, j’crois bien qu’si ! Avec une bonne bouteille de vin – y en a encore pas mal au cellier ! – vous êtes sûrement la meilleure médecine que j’puisse trouver ! Et puis, ajouta-t-il avec une grande dignité que son accoutrement ne parvenait pas à diminuer, c’est à moi que r’vient l’honneur de vous r’mettre vot’maison, monsieur le Baron !

Ému, Félix les embrassa tous les deux puis entraîna son ami à la découverte de la demeure où Marie, flanquée de Jeannet, l’un des jeunes valets, les précédait pour allumer les feux, ôter les housses des meubles, ouvrir les contrevents et enfin préparer deux chambres. Félix l’arrêta au moment où elle s’apprêtait à mettre la salle à manger en service.

— On mangera à la cuisine avec vous et jusqu’à nouvel ordre, décida-t-il. Les habitudes, nous les reprendrons petit à petit. Varanville doit renaître…

On but joyeusement à cette renaissance. Pour sa part, Guillaume éprouvait une impression étrange en dînant près de cette vaste cheminée au-dessus de laquelle se croisaient des mousquets anciens : il croyait se retrouver, bien des années en arrière, auprès de l’âtre des Treize Vents. Il voyait d’ailleurs un signe dans le fait que ces images de son passé lui venaient pour son premier soir dans un lieu si proche de celui où reposait sa mère. Et il dormit comme un enfant, dans une chambre où le grand feu ne réussissait pas encore à chasser une senteur d’humidité due à ce que personne n’y avait couché depuis longtemps.

Il s’éveilla tard, au bruit du grand ménage auquel Marie se livrait depuis l’aube avec une énergie inattendue chez cette petite femme qui, bonnet compris, n’arrivait pas au menton de son époux. Quant à Félix et son intendant, ils couraient déjà la campagne depuis deux heures…

— Vous allez avoir toute votre journée à vous, monsieur Guillaume, lui dit Marie, déjà familiarisée avec son nouveau pensionnaire, en lui servant un copieux déjeuner. Que voulez-vous en faire ?

Tremaine jeta un coup d’œil au rayon de soleil qui venait caresser son omelette à travers la fenêtre à meneaux de bois.

— Puisqu’il fait beau, j’aimerais découvrir un peu les alentours. Si Jeannet veut bien me seller mon cheval ?

— Il vous attendra sitôt votre café bu !

— On boit du café, par ici ? fit Guillaume, amusé. Je croyais qu’il était difficile d’en trouver en dehors de Paris ?

— Paris, Paris, Paris !… Nous ne sommes point si retardés ! Défunt M. le baron Henri, père de notre Félix, ne savait plus s’en passer, et comme ceux de Valognes sont toujours à copier le beau monde de la Cour, on n’en a jamais manqué… jusqu’à la mort de M. le Baron, bien sûr ! Mais j’ai gardé ce qui restait dans un pot.

Le reste en question était atroce et ne ressemblait en rien à ce que Tremaine avait bu en île de France, à Bourbon ou dans les cafés du Palais-Royal à Paris, mais Marie en était si fière qu’il préféra laisser le cruel flambeau de la vérité à Félix et se contenta de réclamer, pour faire passer le goût, un peu de cette vieille eau-de-vie de pomme qu’on lui avait fait apprécier la veille.

Après quoi il partit pour un premier voyage de découverte dans la lumière neuve de cette journée printanière au pas paisible que lui suggérait une saine digestion. Un instant, il arrêta son cheval sur le petit pont romain qui enjambait la Saire, hésitant sur sa destination. Il savait par Félix qu’en suivant le cours allègre de l’eau il arriverait, au bout de trois petites lieues, à l’estuaire qui se perdait dans les vases et les sables entre Réville et Saint-Vaast-la-Hougue. Mais il ne se sentait pas encore prêt à affronter les terribles souvenirs, même pour la joie de revoir la maison paisible et le visage hardi de Mlle Lehoussois. Ce qu’il voulait, c’était errer au hasard dans cette campagne à peine entrevue jadis afin d’y éprouver la solidité de ses racines maternelles : si souvent, tandis que ronronnait son rouet, Mathilde rêvait tout haut à ce val de Saire qu’elle peuplait de fées, d’esprits sylvestres, de génies des eaux et de tout ce que rappelaient en elle les vieux contes entendus à la veillée. Racines paternelles aussi, bien que plus éloignées : Guillaume Tremaine l’aîné ne venait-il pas lui aussi du Cotentin ?

Lentement, en prenant son temps et même en laissant parfois la bride sur le cou du cheval pour mieux se livrer à ses pensées, Guillaume remonta la petite rivière, goûtant le charme des berges ombragées d’aulnes. Il vit de vieilles maisons enfouies dans la verdure en train de renaître, des petits ponts moussus, des chutes d’eau aussi qui faisaient tourner des moulins à papier. Il s’arrêta un long moment à regarder l’eau jaillir des roues puis retomber en cascade d’où naissait une écume légère.

Cette allure finit par indisposer son cheval, un magnifique pur-sang à la robe noire lustrée acheté à Paris mais baptisé Ali en souvenir du nabab de Mysore qui avait été l’ami de Père Valette. Avisant soudain un chemin qui s’enfonçait dans les bois, Ali s’y engagea résolument sans laisser à son maître le temps de décider si cela lui convenait ou non. Le premier réflexe de Tremaine fut de le retenir mais il y renonça vite.

— Où m’emmènes-tu comme ça ? Tu as une idée derrière la tête ?

Le cheval parut acquiescer. Il hennit puis poursuivit son chemin d’un pas allègre, s’enfonçant au cœur des bois dans le parfum de l’oseille sauvage, des premières primevères et aussi des violettes qui montraient déjà un œil bleu au milieu des feuilles noircies par l’hiver. Toute cette région du Cotentin bénéficiait d’un climat plus doux par la grâce d’un courant marin et le printemps, s’il n’était pas exempt de tempêtes, s’y montrait précoce.

Le sentier montait légèrement à travers les arbres où, entre les bourgeons prêts à éclore, pointaient des flèches de lumière blonde. On dépassa une chapelle en ruine puis, plus loin, une hutte de charbonnier que Guillaume, ignorant où il allait aboutir, repéra soigneusement comme il le faisait jadis avec Konoka lorsque l’Indien permettait qu’il le suive à la chasse. Cette forêt lui rappelait un peu les rives boisées du Saint-Laurent, bien que l’on n’y vît ni sapins ni érables : cependant les chênes, les hêtres, les frênes et les ormes appartenaient bien à ce monde septentrional, si éloigné des exubérances délirantes des forêts indiennes aux touffeurs perfides et où le danger peut apparaître à chaque pas. Au fond, ce bois où l’entraînait son cheval était pour Guillaume le premier où il errait sans but précis depuis qu’il avait quitté la côte de Coromandel et, surtout, son premier bois normand.

La pente s’accentua et, curieusement, Ali pressa l’allure comme pour faire savoir que l’on ne tarderait pas à arriver. Les arbres s’éclaircirent, laissant deviner une maison, puis une autre. Enfin, on déboucha au pied d’une vieille église cernée d’un petit cimetière et, à ce moment précis, se découvrit un paysage immense que Guillaume reconnut : c’était celui-là même qu’ils avaient contemplé depuis la carriole du père Clot, lorsque lui et sa mère arrivaient de Valognes. Pourtant, c’était différent, parce que plus démesuré encore. De la petite clairière qui formait terrasse, il pouvait voir bien au-delà de La Hougue, jusque vers les îles Saint-Marcouf et les grandes grèves des Veys, plus loin que Réville, jusqu’au clocher carré de Barfleur et, plus loin encore, jusqu’aux dangereux brisants du raz à l’extrême pointe orientale du Cotentin que marquaient des remous violents. Le temps, merveilleusement clair, et le soleil déclinant permettaient de distinguer bien des détails pour qui possédait une bonne vue, or celle de Guillaume, habituée à fouiller les horizons marins, était des plus perçantes. Il voyait Saint-Vaast étendu à ses pieds avec sa Longue Rive, bâtie pour rejoindre le bourg à Réville, ses forts et ses marais salants, l’église et le château de Réville, l’une fièrement dressée sur sa butte et l’autre couché à ses pieds comme un grand chien nonchalant. Il voyait surtout la mer, immense, changeante, moirée, scintillante de l’or liquide versé par le soleil. Elle semblait l’aboutissement naturel de ce grand tapis de prés, de bosquets et de haies vives qui s’allongeait, paisible et doux, au bas de l’éperon rocheux habillé de fourrés et d’arbustes, au bord duquel s’était arrêtée la course d’Ali.

Il ne bougeait plus à présent, le grand cheval. Sa tête fine pointait dans le vent frais, naseaux frémissants, comme s’il en appréciait la senteur salée. Sans quitter des yeux l’horizon, Guillaume mit pied à terre pour faire quelques pas. Il marcha vers l’église – plutôt une chapelle – dont la tour à deux pignons coiffés d’ardoise semblait le regarder d’un air débonnaire. Derrière elle, on apercevait le chaume des toits d’un hameau. L’endroit paraissait désert, mais lorsque le promeneur s’approcha du petit porche, il vit un homme dans l’enclos des morts et alla vers lui. Assis sur un morceau de dalle brisée, le paysan – du moins en avait-il l’air, avec sa casaque en peau de chèvre noire et ses grandes guêtres qui couvraient à demi de lourds brodequins boueux – ne le voyait pas venir. Il semblait rêver, tapotant machinalement l’herbe rase du bout de son gourdin de frêne. L’instinct lui fit cependant lever la tête avant que Guillaume ne fût près de lui, laissant paraître un long nez assez fin, des yeux d’un bleu passé, une barbe dont les poils gris se mêlaient à ceux de sa veste, et une masse de cheveux blanchissants.

— Je vous demande excuses si je trouble votre méditation, dit Guillaume courtoisement, mais je voudrais savoir le nom de cet endroit ?

— On dit « La Pernelle ».

La voix était basse, enrouée et d’une tristesse infinie. Gêné tout à coup à l’idée que le paysan visitait sans doute là un être cher, Guillaume remercia et voulut se retirer quand l’autre se releva, déployant une taille presque aussi élevée que celle du jeune homme, bien qu’il fût courbé. D’un geste machinal, il ramassa le grand chapeau noir à fond de cuve posé à ses pieds. À son tour, il considéra le nouveau venu, détaillant sa tête rouge à la ciselure hardie puis, passant par-dessus la haie qui fermait l’enclos, son regard alla se poser sur Ali qui se tenait toujours à la même place.

— Chercheriez-vous quelque chose ou quelqu’un ? demanda-t-il enfin.

— Quelqu’un, non, mais quelque chose peut-être. Mon cheval m’a guidé jusqu’ici et je l’en remercie car j’ai rarement vu plus bel endroit… Sauriez-vous me dire à qui il appartient ?

— Non. Peut-être au seigneur d’Ourville dont le vieux manoir se trouve dans la vallée… à Dieu, en tout cas, puisque vous voyez là sa maison. Et il est bon qu’il en soit ainsi…

— Pourquoi ?

— Regardez !

De son bras prolongé du bâton, l’homme décrivit dans l’air un large demi-cercle.

— Qui tient cet endroit tient sous son regard tout ce pays.

Ne vous fiez pas à l’image de douceur que lui prête le printemps. L’hiver, les grandes tempêtes viennent battre ce clocher à l’abri duquel se tapissent quelques masures peureuses. Elles tourbillonnent autour de lui comme pour rappeler à ce rocher ce qu’il endurait, il y a des milliers et des milliers d’années, quand la mer venait le fouetter de ses flots furieux…

L’étrange bonhomme s’enflammait à ses propres paroles comme s’il cherchait à évoquer un passé fabuleux. Guillaume le regardait avec curiosité.

— Comment pouvez-vous savoir cela ? demanda-t-il.

— Je le sais comme le savaient les anciens, fit l’homme en haussant ses lourdes épaules. Ici, les vents se croisent, venus des quatre horizons. Mais je vous dis là des choses qui ne sauraient vous intéresser…

— Plus que vous ne pouvez l’imaginer… J’aimerais acquérir au moins une partie de cet endroit avec ces bois qui montent vers lui…

— Pour en faire quoi ?

— Y bâtir ma maison, celle de la famille que j’y élèverai…

L’homme hocha la tête en secouant à nouveau les épaules.

— Ne l’espérez pas ! Personne, ici, n’acceptera de vendre à un étranger…

— Je ne suis pas un étranger, fit Guillaume non sans rudesse, blessé par le ton soudain dédaigneux de l’autre. Les miens sont issus de votre Cotentin : mon père était de Montsurvent, entre Lessay et Coutances. Quant à ma mère, elle est née là, en bas, à Saint-Vaast où son propre père s’occupait des salines…

Il y eut un silence. Le paysan se détournait, regardait lui aussi vers la mer. Peut-être estimait-il en avoir assez dit ? Guillaume s’écarta de lui mais il se remit à parler d’une voix plus enrouée que jamais. Comme il avait remis son grand chapeau noir, Guillaume devina ses paroles plus qu’il ne les comprit. Il disait :

— Et vous ? demanda-t-il. Où êtes-vous né ?

Le jeune homme commençait à trouver l’étranger bien curieux. Néanmoins il s’obligea à la patience : s’il voulait s’implanter dans cette région, il lui fallait ménager les indigènes.

— Très loin d’ici, répondit-il, au Canada, que l’on appelait alors la Nouvelle-France…

— Ah !

Brusquement, l’homme se retourna.

— Pardonnez-moi si je vous parais indiscret, monsieur, mais voudriez-vous me dire votre nom ?

— Tremaine, Guillaume Tremaine…

— J’en suis heureux pour vous, monsieur…

Cette fois, ce fut lui qui tourna les talons, se dirigeant à grands pas pesants vers la porte à demi écroulée du cimetière. Surpris, Guillaume cria :

— Et vous ? Ne me direz-vous pas votre nom ?

L’homme s’arrêta.

— Je n’en ai pas. Ceux qui me rencontrent disent « le Vieux » ou encore « l’Ermite »… Choisissez !

— Où habitez-vous ?

— Par-là !…

À nouveau, il tendit son gourdin dans un geste circulaire mais qui, cette fois, négligeait la mer pour indiquer la région, presque aussi vaste, des forêts. Puis il s’éloigna.

Guillaume ne chercha pas à le suivre. Il revint vers Ali, l’enfourcha avec aisance pour retomber souplement en selle. Puis, caressant l’encolure soyeuse :

— On rentre, soupira-t-il. Tâche de retrouver ton chemin !…

Un crépuscule mauve enveloppait le val de Saire quand il franchit le porche du manoir où Félix et Félicien étaient déjà rentrés. Il les trouva installés devant le feu de la cuisine tandis que Marie vaquait au repas du soir. Ils discutaient en tendant leurs mains vers les flammes et en les frictionnant pour les réchauffer. Avec ses cheveux bruns en désordre, sa chemise ouverte et la vieille veste à grandes poches qui avait dû appartenir à son père, Varanville était à peine différent du grand paysan qui lui faisait face. Guillaume pensa, avec un rien d’ironie, qu’il avait bien vite dépouillé l’élégant officier de marine, le commensal très « talons rouges » des salons parisiens. Il se demanda fugitivement ce qu’en penserait la pétulante mais si coquette Rose de Montendre si elle pouvait le voir à cet instant avec ses culottes tombant sur ses bas tandis que ses bottes séchaient sur un coin de l’âtre.

— Eh bien ? demanda-t-il en s’approchant du feu. Es-tu satisfait de ton inspection ?

— Oui. Félicien a raison. Nous avons de grandes possibilités, aussi bien dans l’élevage des bovins que dans les plantes potagères, car notre sol est excellent. Reste à savoir ce que me laisse la succession de mon père. Demain, je compte retourner à Valognes pour y voir le notaire de la famille…

— Si cela ne te contrarie pas, j’aimerais t’accompagner.

— Pour quoi faire ? lança Félix, déjà sur la défensive. Je crois t’avoir déjà dit que j’espérais bien me tirer d’affaire tout seul ?

— Aussi traiteras-tu sans mon aide. Si je désire voir ton notaire, c’est pour obtenir certains renseignements. De façon tout à fait fortuite, j’ai trouvé, je crois bien, l’emplacement de mes rêves. J’aimerais en savoir davantage.

L’œil de Félix se plissa sur une étincelle d’amusement.

— Déjà ? Cela tient du prodige !

— Peut-être, fit Tremaine, soudain grave. J’y suis arrivé par hasard, conduit par mon cheval qui, lui, semblait parfaitement savoir où il allait…

— Bel exploit pour un cheval parisien ! Peux-tu m’en dire plus ?

— Oui, grâce à un curieux personnage rencontré là-bas…

Et Guillaume raconta son excursion, l’émerveillement devant sa découverte et enfin sa brève conversation avec l’homme à la casaque de chèvre.

— Le connaissez-vous ? demanda-t-il en se tournant vers Félicien et Marie qui à cet instant se trouvaient l’un près de l’autre.

Ce fut la femme qui se chargea de la réponse :

— Non. Je l’ai peut-être vu, un jour, mais c’est qu’ils sont nombreux, ceux qui courent la campagne et se mussent dans les bois sans qu’on sache vraiment d’où ils viennent et de quoi ils vivent…

— Elle a raison, reprit son époux. Y’a les scieurs d’bois et les charbonniers, bien sûr, mais pas mal d’autres qui ont l’œil aigu et les dents longues. Quand on s’enfonce vers l’intérieur, y a ceux des marais qui grelottent de fièvre la moitié d’l’année et passent l’autre à ourdir des choses pas claires, des soldats déserteurs, des contrebandiers, quand c’est pas des francs brigands si redoutables qu’la maréchaussée, elle aime pas trop se risquer dans leurs parages. Y’a aussi les bergers qu’ont toujours un mauvais sort à vot’disposition pour peu qu’vot’ figure leur revienne pas. Et puis…

— Pourquoi me dites-vous tout ça, Félicien ? coupa Guillaume. Cela ne me concerne pas.

— Si, parc’que La Pernelle marque la fin d’leur domaine avec son rocher qui tombe d’aplomb sur la plaine et la tour d'l'église, c’est le doigt de Dieu qui leur défend d’aller outre ! Si vous bâtissez là, il vous faudra des terres et où c’est qu’vous les prendrez sinon sur les bois ?

Félix intervint à son tour : selon lui, Félicien exagérait. Le point le plus élevé de la région n’abritait pas que des gens sans aveu, bien au contraire : il y avait ceux du hameau, petites gens bien simples vivant de leur carré de terre et se louant ici ou là selon les circonstances.

— Tu oublies aussi un peu vite M. de Rondelaire, officier de justice et dépendant de la généralité de Valognes. C’est un homme à poigne qui ne laisse guère les malvenus s’approcher de son manoir d’Escarbosville…

— L’est sur la lisière, lui aussi, s’entêta Félicien. Et puis y peut pas être partout…

— Chacun fait plus ou moins sa police et ici, en val de Saire, on a toujours su se défendre…

— Il n’y a aucune raison que je n’en fasse pas autant, coupa Guillaume. La cause est entendue pour moi : ma demeure sera là-haut ou nulle part ! Marie, me bailleriez-vous un gobelet de votre maît’cidre ? Rien de meilleur après une longue course à cheval !

Cependant, il était écrit que Tremaine n’irait pas à Valognes le lendemain matin. Au moment où Félix et lui s’apprêtaient à partir, la courte avenue qui venait du porche résonna sous les sabots rapides de deux cavaliers, une femme et un homme : Mlle de Montendre suivie d’un valet.

— Sainte Mère de Dieu ! s’exclama Marie occupée à donner un dernier coup de brosse à l’habit de son maître. Qu’est-ce qui nous arrive là ? Une visite ! Qu’on en a pas vu depuis au moins deux ans ! Et une jolie visite encore !

En effet, vêtue d’une longue jupe d’amazone noire sous un petit spencer assorti d’où moussaient les dentelles d’un jabot, un tricorne crânement planté sur la masse chatoyante de sa chevelure un peu en désordre, la jeune fille paraissait beaucoup plus mince que dans ses falbalas verts si seyants fussent-ils. En outre son teint éclatant s’accommodait parfaitement de cette couleur sévère, d’autant plus que le vent de la course l’avivait encore. Guillaume se mit à rire.

— On dirait que tu as vraiment fait forte impression, mon ami ! En tout cas, tu dois remplir les devoirs où t’oblige la galanterie et te rendre à sa rencontre.

— Que me veut-elle ?

— La seule façon de le savoir, c’est d’aller le lui demander. Je t’accompagne. Tu te sentiras moins désarmé face au danger…

Les deux hommes sortirent et Félix, qui voulut offrir sa main à la visiteuse pour l’aider à descendre de cheval, dut se contenter de la saluer profondément : elle ne l’avait pas attendu et venait de sauter à terre sans l’assistance de personne.

— Mademoiselle ! Quelle heureuse fortune me vaut de vous recevoir aujourd’hui chez moi ? fit-il d’un ton gourmé qui lui valut un éclat de rire en cascade.

— Apparemment vous ne connaissez pas les bons auteurs, monsieur de Varanville. L’usage veut que l’on dise « dans ma modeste demeure », même s’il s’agit du palais d’un roi ! Cela dit, je suis heureuse de vous voir et de constater que vous vous portez à merveille. Mais… je vous dérange peut-être ? ajouta-t-elle avec un coup d’œil à Jeannet qui tenait en main les brides des deux chevaux. Vous alliez sortir ?

Félix saisit la balle au bond.

— En effet ! Un important rendez-vous à Valognes où l’on m’attend ! Croyez que je suis au désespoir d’avoir à vous prier de me dire sans trop de délai ce que vous souhaitiez me communiquer…

Rose lui dédia un sourire qui était un poème d’ironie gentille.

— Allez à vos affaires sans remords, cher ami ! Je m’en voudrais de vous être d’une quelconque gêne. Au surplus je dois vous demander excuses moi aussi, car c’est M. Tremaine que je souhaite entretenir d’un sujet important. Et si vous voulez bien m’accorder pour un moment l’asile de votre jardin ? J’aperçois là-bas une assez jolie charmille…

Les deux hommes se regardèrent, sourcils levés. Guillaume nota, non sans une certaine satisfaction, que son ami, bien qu’il fît peu de cas de sa visiteuse, avait l’air plutôt vexé.

— Mais je… je vous en prie ! Ma maison est à vous et je vous laisse…

— Que c’est aimable à vous ! susurra Rose, suave.

— Je vous en prie ! C’est tout naturel… ah, j’allais oublier de vous demander des nouvelles de Madame votre tante. Je suppose que Mme de Chanteloup et vous-même séjournez au château ?

— En effet. Nous venons d’y prendre nos quartiers d’été et, à ce propos, elle m’a chargée de vous prier à déjeuner, tous les deux, pour le 16 d’avril qui est un mardi. Viendrez-vous ?

— Eh bien mais… oui, bien sûr… si M. Tremaine est d’accord ?

— J’en serai très heureux, fit l’intéressé avec un sourire narquois. Mon cher Félix, tu peux à présent vaquer à tes affaires…

— J’y vais ! En même temps je m’enquerrai de ce qui t’intéresse. Mademoiselle !…

Un nouveau salut, une pirouette puis, courant vers son cheval que Jeannet venait de séparer d’Ali, il sauta en selle et partit à fond de train pour rejoindre la route de Valognes. Mlle de Montendre le suivit des yeux avec un sourire attendri :

— Quel amour ! soupira-t-elle avec âme. C’est vraiment un être exquis ! Vous ne trouvez pas ?

— Aucun compliment ne me semble exagéré lorsqu’il s’agit de Félix, fit Tremaine avec gravité, mais peut-être ne devriez-vous pas vous attacher trop fortement à lui…

Soudain sérieuse, elle tourna vers lui son regard vert qui s’assombrissait.

— Que voulez-vous me laisser entendre ? Qu’il ne m’aime pas… pas encore tout au moins ? Je le sais, mais j’espère bien le faire changer d’avis.

— C’est alors qu’il serait malheureux, vraiment malheureux !

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que, même passionnément épris, il s’interdirait de demander votre main. Et ne me demandez pas la raison. Vous la connaissez parfaitement.

— C’est une allusion à ma fortune ?

— Aussi discrète qu’il m’était possible. Félix est d’autant plus fier qu’il n’est pas riche. Fier au point de refuser l’aide que je ne cesse de lui proposer pour rétablir les affaires de sa famille qui me semblent en mauvais état. Songez qu’il pense à se faire cultivateur, à élever des vaches et à planter des légumes. Vous êtes habituée à une autre vie, je pense ?

— Notre Félix serait-il un adepte de M. Rousseau ? s’écria la jeune fille avec enjouement. J’en serais navrée, je le trouve ennuyeux au possible…

— Je n’ai rien remarqué de tel. Félix aime avant tout la mer. Mais il estime assez le nom qu’il porte pour souhaiter le perpétuer en léguant à ses enfants une situation digne de ce nom…

— Je vois. Cependant, vous auriez tort de vous tourmenter, monsieur Tremaine. Je ne suis pas assez sotte pour prendre M. de Varanville de front. Quant à mes goûts… vous pourriez avoir des surprises. Mais ce n’est pas de nous que je suis venue vous parler, et si vous voulez bien me conduire vers cette charmille dont je parlais tout à l’heure, je crois que j’aurais plaisir à m’y promener.

Pour toute réponse, Guillaume s’inclina et offrit son bras à la jeune fille. Lentement, ils se dirigèrent vers l’endroit choisi. Pendant de longues minutes, Mlle de Montendre, qui semblait perdue dans ses réflexions, garda le silence et son compagnon le respecta. Ce fut seulement quand on eut atteint les arbres que Rose ouvrit le feu.

— Vous êtes partis bien tôt, l’autre soir ? Qu’est-ce qui vous a pris de disparaître si vite ?…

— Pas si vite que cela. Nous nous sommes arrêtés un moment à une table de jeu…

— … et sans avoir même la courtoisie de me dire au revoir ! poursuivit Rose, ignorant superbement la remarque de Guillaume. Avez-vous donc oublié que je voulais vous présenter à une amie ?

— Il semblait, lorsque vous nous avez quittés, mademoiselle, que l’amie en question ne se trouvait pas au mieux pour faire de nouvelles connaissances. Si je me souviens bien, elle pleurait auprès d’une dame chanoinesse qui semblait l’exhorter ?

— Toutes ces vieilles filles confites en religion s’imaginent qu’en indiquant le chemin du Ciel et en prêchant la volonté de Dieu on porte remède à tous les maux de la terre ! marmotta Rose. Cette pauvre Agnès vivait jusqu’à présent une vie dépourvue de toute joie mais ce soir-là, chez Mme du Mesnildot, Monsieur son père a réussi à changer son avenir en cauchemar.

— Une sorte de prouesse, si je vous comprends bien ?

— Il n’y a pas là matière à plaisanter. La malheureuse a appris, à l’issue du souper, qu’elle allait se marier.

— C’est ça votre mauvaise nouvelle ? Il me semble que, pendant le souper en question, il était entendu qu’elle n’y arriverait jamais.

— Les faits changent rapidement lorsqu’il y va de l’intérêt de M. de Nerville. Il s’est trouvé un gendre. Le malheur veut que ce « bruman », comme on dit par ici, pourrait sans peine être son propre père si ce n’est son aïeul ! Il a décidé de la donner au baron d’Oisecour. Mais il faut que je vous explique ! Vous ne le connaissez pas…

Le temps d’un éclair, Guillaume revit le compagnon de jeu de Nerville, ce vieillard parcheminé, raviné de rides mais gaufré d’or comme une chape d’évêque.

— Si. Je lui ai même gagné quelques louis… Une sorte de ruine superbement accommodée sous une perruque vaste comme une houppelande ?

— Aucun doute. C’est bien lui. Admettez qu’Agnès a de quoi pleurer ! Épouser un homme qui a soixante ans de plus qu’elle, vous imaginez ? Même cousu d’or !

— J’imagine surtout que leurs enfants ne leur coûteront guère à nourrir, ricana Guillaume qui paraphrasait Louis XI sans s’en douter. Ce mariage-là sera blanc, voilà tout !

— Blanc ? Vous voulez dire gris… et gris très sale encore ! Le bonhomme a fait son éducation à la cour du Régent. On dit que, dans son château, il fait venir des filles de Cherbourg ou de Granville et que même parfois des jeunes paysannes disparaissent…

Le ton dramatiquement mystérieux de Rose fit sourire son interlocuteur.

— Voilà que vous donnez dans les contes de fées ! C’est à Barbe-Bleue que vous espérez me faire croire ?

— Vous êtes bien le seul à trouver cela amusant ! s’écria Rose, indignée. Pour accepter de donner son enfant à cette vieille araignée, il faut être Raoul de Nerville. Ma tante s’en pâme d’indignation à longueur de journée – ce qui m’oblige à vivre dans l’odeur des sels d’alcali. Je dois aussi mentionner tout de même que Mme la marquise d’Harcourt s’est montrée fort choquée et ne l’a pas caché au père indigne. Elle pense même en avertir son cousin, M. le Gouverneur de Normandie, afin qu’il intervienne… sachant parfaitement que cela ne servira de rien…

— Et pourquoi donc ?

— Parce que le vieux Oisecour sait bien se garder : il s’est fait une grande amie de la Polignac…

— Puis-je demander qui est la Polignac ?

— Il y a des moments où c’est bien agaçant de causer avec quelqu’un qui arrive tout droit des Grandes Indes ! soupira la jeune fille. Sachez, monsieur, que la Polignac est la favorite de la Reine dont elle fait ce qu’elle veut et que le gouverneur ne va pas s’aviser de mettre en péril son crédit en cours pour éviter qu’une tendre pucelle ne soit jetée au lit d’un vieux satyre, lequel était encore à Versailles il y a trois semaines. C’est pourquoi je suis venue vous voir.

— Moi ? fit Tremaine, abasourdi, mais que voulez-vous que j’y fasse ? Vous venez de le dire à l’instant, j’arrive du bout du monde et le vôtre m’est tout à fait étranger.

— J’en demeure d’accord ! Cependant on ne m’ôtera pas de l’idée que si quelqu’un peut empêcher ce mariage, c’est vous et personne d’autre !

— Ah vraiment ? Et à quel titre s’il vous plaît ?

Mlle de Montendre considéra un instant les traits si hardiment sculptés de son compagnon, s’attardant surtout sur ses yeux devenus sombres et où une petite flamme de colère naissante n’annonçait rien de bon pour qui le connaissait. Ce qui, évidemment, n’était pas le cas de la demoiselle. Néanmoins, elle était trop fine pour ne pas se méfier.

— Je n’en sais rien, fit-elle avec une grande simplicité. C’est vrai qu’à première vue il paraît insensé de faire appel à vous… cependant, plus j’y pense et plus je suis persuadée de ne pas me tromper. Si quelqu’un peut aider Agnès, c’est vous…

— Mais enfin pourquoi ? Vous n’êtes pas un peu folle ?

— Soyez poli, s’il vous plaît ! Le bel effet que cela ferait si nous étions ennemis lorsque j’épouserai Félix… Non, je ne suis pas folle… ou alors je le suis peut-être, mais en ce cas apprenez-moi pourquoi vous détestez Raoul de Nerville.

Si Guillaume accusa le coup, il n’en montra rien, se contentant de hausser les épaules.

— Insensé ! Moi, je détesterais cet… inconnu ?

— C’est même peu de le dire : vous le haïssez, vous l’exécrez.

— Qui a pu vous mettre cette idée en tête ?

— Vous-même ! Comme tous les gens fiers et courageux, vous ne vous méfiez pas assez de vos yeux et ils vous ont trahi : chacun des regards que vous lui adressiez l’autre soir était meurtrier. Lui non plus ne vous aime pas d’ailleurs, mais il ne sait pas pourquoi : simplement, comme il n’est pas complètement stupide, il flaire un danger.

Assez peu patient d’une manière générale, Tremaine sentait à présent la moutarde lui monter au nez. Cette jeune personne trop sûre d’elle-même commençait à l’agacer prodigieusement.

— Soit ! fit-il d’un ton cassant. Admettons que vous ayez raison ! Je hais cet homme, j’ai un compte à régler avec lui, je couve de sinistres pensées, tout ce que vous voulez ! Donnez-moi donc, en ce cas, une seule bonne raison de lever le petit doigt pour venir au secours de sa fille.

Les yeux qu’elle leva vers lui représentaient un véritable poème de candide confiance.

— Mais parce que, même si vous ne l’étiez pas à la naissance, même si vous ne portez pas de nom ronflant, vous êtes un gentilhomme doublé d’une sorte de héros de roman, et qu’en aucun cas ce genre de personnage n’abandonne une pauvre jeune fille au bord de la noyade. Et c’est le cas d’Agnès…

— Une maxime, que j’ai entendue je ne sais plus trop où, dit ceci : « On ne prend pas les mouches avec du vinaigre. » Vous êtes très habile, mademoiselle. Un peu trop, même ! Cependant, avant que je ne vous ramène à votre monture, souffrez que je vous pose une question : quelle conduite m’eussiez-vous suggérée… au cas où je fusse entré dans vos vues ?

— Celle de tout homme d’honneur qui pense avoir quelque chose à reprocher à l’un de ses semblables : vous le provoquez en duel et vous le tuez !…

— Tout simplement ? Par malheur, il existe quelques empêchements à votre petit plan. D’abord – et en admettant que je le suive – le « comte » de Nerville n’acceptera jamais de se mesurer à Guillaume Tremaine. Ensuite, je ne vois pas du tout sous quel prétexte je le provoquerais.

— Abandonnons le duel en ce cas. Il existe mille et une manières de tuer un homme…

— … et de se retrouver au bout d’une corde ? J’ai d’autres ambitions, mademoiselle de Montendre, et s’il se trouve que j’ai à régler certains comptes avec M. de Nerville, souffrez que je le fasse à ma manière et quand je le jugerai bon.

Je me demande d’ailleurs, ajouta-t-il en changeant de ton, si, en venant ici, vous ne plaidez pas aussi pour vous-même ? On dit cet homme fort amoureux de vous et tout à fait décidé à vous épouser…

La jeune fille s’empourpra sous une brusque poussée de colère.

— On ne m’épouse pas, monsieur ! Orpheline de père comme de mère, je dépends entièrement de ma tante… autrement dit de personne. Et je vous ai déjà confié mes projets sur ce sujet. N’y revenons pas !… Quant à vous, j’espérais plus de compréhension, de générosité… Vous feriez beaucoup mieux de me dire que ma pauvre Agnès ne vous plaît pas.

— Là n’est pas la question. Mais en fait vous avez raison : votre amie me laisse tout à fait indifférent…

— Où avez-vous donc les yeux ? Elle est belle, pourtant, et pleine de qualités, mais vous êtes comme tous les hommes : sous le vilain plumage gris vous ne savez pas voir le cygne en devenir. Vous pourriez prétendre à sa main et…

— … et même si elle m’attirait, je m’en garderais bien, pour deux raisons : afin de ne pas m’exposer à un refus offensant…

— Qui vous permettrait de demander raison au père ! fit Rose qui tenait à son idée.

Elle faillit mettre Guillaume hors de lui, mais il pratiquait depuis longtemps l’art de se contrôler. S’éloignant de quelques pas, il gratifia l’imprudente d’un sourire glacial.

— Quelle jeune personne obstinée ! Vous devriez mieux écouter ce que l’on vous dit, mademoiselle. J’ajouterai même ceci : même si j’étais, ce qu’à Dieu ne plaise, passionnément amoureux de Mlle de Nerville, je choisirais la fuite pour n’être pas tenté de l’épouser.

— Ce serait stupide !

— Croyez-vous ?… Il y a un détail auquel vous ne sauriez penser parce qu’elle est votre amie et que vous l’aimez : c’est que, justement, elle est la fille d’un homme infâme et qu’au milieu de ces grandes qualités que vous lui attribuez, je gagerais volontiers qu’il se cache quelques-uns des défauts de son père. Pour rien au monde je ne voudrais avoir des enfants qui ressemblent si peu que ce soit à cet as…

Il s’arrêta à temps mais Rose avait l’oreille fine.

— Qu’alliez-vous dire ? À cet a… Je parierais pour assassin ?

Guillaume ne répondit pas. Le visage impassible, tout à coup, il offrit son poing fermé à la jeune fille afin qu’elle y posât sa main.

— Puis-je vous raccompagner, mademoiselle ? Le temps passe et il n’est pas convenable qu’une jeune fille s’attarde dans une maison sans femmes.

Rose ne parut pas voir cette main. À la surprise de Tremaine, elle baissa la tête. La plume blanche de son tricorne cacha un instant son visage et les larmes qui montaient à ses yeux…

— Tant pis ! l’entendit-il murmurer. Pardonnez-moi de vous avoir importuné… Portez-vous bien, monsieur Tremaine ! Nous nous reverrons le 16 avril, comme promis…

Relevant sa longue jupe, ce qui dévoila ses bottes, elle courut vers l’endroit où l’attendait son palefrenier, posa le bout de son pied sur la main qu’il lui offrait, s’enleva légèrement en selle puis, tournant la tête de son cheval, partit à fond de train sous les ormes de l’avenue. Son mécontentement était inscrit avec une grande clarté dans ce galop rageur que Guillaume, perplexe, contempla jusqu’à ce que la poussière qu’il soulevait fût retombée.

Félix rentra fatigué et soucieux. Son ami devina sans peine la raison du pli creusé entre ses sourcils : l’héritage n’atteignait sans doute pas ce qu’il en espérait !… Quant à le lui faire avouer, ce fut une tout autre affaire. Il fallut du temps avant qu’il finisse par admettre que sa seule chance de salut se trouvait dans le produit de ses terres, si toutefois il parvenait à un rendement intéressant. Les travaux que réclamait le manoir devraient attendre au moins deux ans…

— À moins que tu ne veuilles te marier, ce n’est pas d’une grande urgence, remarqua Tremaine qui se garda bien d’offrir son aide. Grâce à ta vieille Marie, on n’y est pas si mal…

— Sans doute, mais venons-en à ce qui t’intéresse. Comme je le pensais, les terres libres de La Pernelle dépendent du marquis de Légalle, seigneur de Rideauville – un village entre La Pernelle et Saint-Vaast dont on répare actuellement l’église. Il l’a hérité il y a cinq ans de sa tante, Mlle de Beauvais, et accepterait peut-être une offre pour ce domaine qui doit compter environ cinq cents arpents.

Guillaume fit la grimace.

— Ce n’est pas beaucoup ! Tout juste suffisant pour un parc et une petite ferme. Je voudrais davantage…

Félix ouvrit de grands yeux.

— Pour quoi faire, grand Dieu ! Tu n’as aucune raison de te changer en paysan comme moi, ajouta-t-il avec un rien d’amertume.

— Pour mémoire, je te rappelle qu’il ne tient qu’à toi de contracter un très beau mariage. Bon, bon ! N’en parlons plus !… Quant à moi j’ai l’intention de faire de l’élevage, un peu de bovins mais surtout des chevaux. Et puis je songe aussi à implanter un chantier naval afin d’armer mes propres navires. Tu pourrais y avoir intérêt plus tard. Comme tu vois, je n’ai pas la moindre intention de vivre sans rien faire sur la fortune de Père Valette. Pas plus que de renoncer à la mer !… Mais cinq cents arpents…

— Tu agrandiras plus tard ! Les gens ne sont pas très riches ici. Les guerres de Religion et les Anglais ont laissé de grandes ruines et il y a eu aussi plusieurs années de peste…

— Je veillerai à ce que personne ne regrette mon installation dans le pays. Ceux qui travailleront pour moi seront bien payés.

— Noble intention, mais à propos de noblesse, je dois te mettre en garde : devenu propriétaire d’une partie de La Pernelle, tu ne pourras espérer l’ajouter à ton patronyme. Le marquis tiendra sans doute à conserver ses privilèges seigneuriaux.

— Pourquoi pas ? De toute façon, comme les autres manoirs dont tu m’as parlé et qui se trouvent dans les environs, ma propriété portera un nom que je n’ai aucune intention d’ajouter au mien. Tel que me l’a légué mon vrai père il me suffit et en le rallongeant j’aurais l’impression de porter un masque de carnaval. Cela posé, penses-tu pouvoir me conduire demain chez ce marquis ? Si nous tombons d’accord, il ne me reste qu’à faire venir la somme demandée…

La fortune de Tremaine se trouvait en effet judicieusement répartie entre la banque parisienne Le Coulteux, la maison d’armement malouine de son vieil ami Benjamin Dubois et certaine cachette pratiquée dans le puits de certaine petite maison des bords de la Rance, non loin de Saint-Servan, où il avait laissé son homme de confiance, l’admirable Potentin, jouer les retraités de la Marine en cultivant des salades et en attendant que Guillaume eût enfin élu, là où il le souhaitait, un domicile définitif.

— Avant d’en finir avec les questions financières, reprit Guillaume, j’ai quelque chose à te demander. Je ne sais combien de temps durera la construction de ma demeure ; veux-tu m’accorder l’hospitalité jusqu’à ce qu’elle soit habitable ?

— En voilà une question ? Tu es ici chez toi, tu le sais bien.

— À merveille ! En tout cas, si je suis ici chez moi, tu souffriras que je prenne quelques arrangements avec Marie et Félicien. Je refuse positivement d’être à ta charge…

— C’est ridicule ! protesta Félix. Pour une personne…

— Une personne ? Je vais faire venir des ouvriers : charpentiers, tailleurs de pierre, couvreurs, etc. Il faudra nourrir tout ce monde. Tes serviteurs vont avoir besoin d’aide… Alors, tu es d’accord ?

— Dans ces conditions, bien sûr ! soupira Félix. Je le répète, tu es chez toi…

Guillaume offrit à son ami ce sourire un rien moqueur qui lui donnait l’air d’un faune. Naturellement, il n’avait pas la moindre intention d’accabler Varanville sous une horde d’étrangers mais quelques-uns lui suffiraient pour améliorer discrètement les finances et l’état de la maison.

L’affaire fut rondement menée. Une semaine plus tard, Guillaume Tremaine signait les titres de propriété des six cents arpents de bois et de friches dont il venait de se rendre acquéreur. Son premier soin, pour obéir à une ancienne coutume évoquée par le notaire, fut de se rendre à Montebourg afin d’y faire un don à l’abbaye Notre-Dame-de-l'Étoile, jadis fondée par Guillaume le Conquérant.

Tandis qu’il revenait de ce petit voyage, il se sentait joyeux. Par son achat et par ce geste il prenait conscience d’être à nouveau partie intégrante d’un pays, comme il l’était jadis du Canada, et comme il ne l’avait jamais été des Indes. Et ce pays, ce n’était pas n’importe lequel mais celui-là même où, depuis la nuit des temps, les siens avaient vécu, aimé, souffert, travaillé, connu la joie et la douleur. Leurs os achevaient de se dissoudre dans cette glèbe vivante où lui-même irait un jour reposer. À cette idée, il sentait ses racines s’épanouir d’aise au fond de son cœur. Mais c’était à sa mère qu’il pensait surtout, à Mathilde que son retour devait combler de joie là où elle se trouvait.

Soudain, à l’entrée d’une route étroite, il vit un écriteau qui pendait, à demi arraché d’un piquet. La flèche de bois indiquait Nerville. Alors, pris d’une brusque envie d’apercevoir la tanière de son ennemi, Tremaine engagea Ali dans le chemin creux flanqué de haies vives jusqu’à ce qu’apparussent, par-dessus un bouquet d’arbres, les créneaux d’une tour carrée et deux poivrières grises. Il s’arrêta et, durant quelques instants, contempla ces toits. Son intention n’était pas d’aller jusqu’au château : la demeure maudite ne l’intéressait pas. On devait y étouffer plus encore que dans la lise mortelle des sables mouvants, s’y salir plus que sur un fumier… Pourtant sa mémoire lui présenta alors un pâle visage de jeune fille aux yeux débordants de larmes. La pitié lui vint. Cette enfant était bien jeune pour supporter le poids de tant de crimes ! Une victime comme les autres sans doute, et Guillaume se promit, quand viendrait l’heure du règlement de comptes, de la préserver autant que faire se pourrait. Mais qu’on ne lui en demande pas davantage !…

Jugeant qu’il en avait assez vu, il fit volter Ali presque sur place et embouqua le chemin creux à un tel train que les mottes de terre s’arrachaient sous les sabots du grand cheval noir.

Du haut d’un tertre, il retrouva la mer. Le soleil près du couchant y allumait des glaçures d’or où Guillaume vit le meilleur des présages pour les temps à venir. Quand il aurait nettoyé cette magnifique région de son poison, il y ferait tellement bon vivre !

VII LES IDÉES DE ROSE

Guillaume foulait le sol de son propre domaine.

Les mains au fond de ses poches, il arpentait la longue terrasse encore boisée dont le sol irrégulier porterait sa maison et il en cherchait l’emplacement exact. Le surlendemain, un jeune architecte de Valognes chaudement recommandé par le marquis de Légalle, François Clément, viendrait prendre les premières mesures mais, ce premier tour du propriétaire, Trémaine tenait à l’effectuer sans autres témoins qu’Ali. Laissé en liberté près d’un jeune hêtre dont il grignotait distraitement les feuilles, le cheval surveillait du coin de l’œil les allées et venues de son maître.

Naturellement il faudrait que l’on pût admirer, depuis le plus de fenêtres possible, l’extraordinaire panorama. Cependant, tandis qu’il courait la région afin de découvrir la demeure correspondant le plus à ses rêves, Guillaume avait pu remarquer que les manoirs et les châteaux étaient presque tous orientés sud-sud-est à cause des vents dominants, mais M. Clément était sans doute au courant de cette particularité.

Les ambitions du nouveau « seigneur » avaient grandi en même temps que lui. En dépit de ce qu’il s’était juré, ce terrible jour de septembre 1759 en mettant le feu à la maison de son père mort, il ne pouvait plus être question de ressusciter les Treize Vents tels que le grand-oncle Richard les avait construits. Pas question non plus d’un palais à la mesure de celui qu’habitait Jean Valette aux Indes ! Sa demeure à lui, Guillaume la voulait spacieuse et claire mais simple, construite dans cette belle pierre blanche de Valognes que l’on appelait le « landin ». Non qu’il dédaignât le granit gris de Vire qui formait le corps de nombreuses gentilhommières, mais il lui suffisait que Nerville en fût bâti pour l’en détourner sans appel. Il désirait aussi de hautes fenêtres, un grand toit en pente douce couronné de vastes cheminées, ennobli d’un élégant fronton à la mode et de gracieuses lucarnes, un beau jardin avec des tapis de cette herbe fine et si verte dont, à Pondichéry ou à Porto-Novo, il gardait une nostalgie, souvenir de son enfance canadienne. Il faudrait abattre beaucoup d’arbres mais on en planterait d’autres d’essences inconnues par ici, comme des sapins et des mélèzes, des érables rouges aussi, même s’il fallait les faire venir de loin, de plus loin encore que de ce domaine au cœur du Cotentin, où, à ce que l’on disait, un grand seigneur, le duc de Coigny, cultivait les espèces rares à la faveur de l’humidité fine et de la douceur relative du climat… Et puis il y aurait des écuries, bien construites et spacieuses pour Ali et ceux qui viendraient le rejoindre. Il y aurait…

Guillaume se mit à rire tout seul. Il était comme un enfant à qui l’on vient d’offrir le plus beau des jouets : même sans fermer les yeux, il voyait se créer devant lui tout ce qu’il imaginait. Un observateur moins discret qu’un cheval aurait pu le prendre pour un fou, mais fou il l’était peut-être un peu : et c’était une récréation qu’il s’accordait avant de s’atteler à la rude tâche qui l’attendait. Personne du moins ne saurait que ce Tremaine secret et distant était capable de gambader, rire et chantonner comme un jeune garçon ! Et puis il faisait si beau ce matin !…

Personne ? Ce n’était pas certain. En se retournant pour évaluer la distance qu’il pensait mettre entre sa maison et la petite église, il aperçut soudain une forme noire qui se hâtait vers lui. Il s’agissait d’un vieux prêtre dont les cheveux blancs voletaient sous son chapeau rond. De toute évidence il sortait de la chapelle, et le visiteur matinal l’intéressait. Il l’aborda d’ailleurs avec un aimable sourire qui adoucissait son visage assez remarquable par ses grands traits bien dessinés et la multitude de ses rides. C’était un homme âgé mais dont les vifs yeux bruns et l’allure pleine d’aisance proclamaient la jeunesse intérieure.

— Me trompé-je en présumant que je me trouve devant M. Tremaine, le nouveau maître de ces quelques pièces de terre ?

— En effet, mais vous me permettrez de m’étonner. Comment pouvez-vous savoir que je viens de les acheter ? Les actes sont signés d’hier seulement…

— Souffrez que d’abord je me présente : je suis l’abbé de La Chesnier, le prêtre de La Pernelle où d’ailleurs je n’habite pas. Mon logis est au presbytère de Rideauville dont M. Ferreol-Levavasseur est le curé titulaire et mon ami. Naturellement, dès votre première visite, M. le Marquis nous a mis au courant.

— Diantre ! fit Guillaume, déjà sur la défensive. Et puis-je savoir comment vous avez pris la nouvelle ?

— Mais… le mieux du monde. Vous êtes, à ce que l’on nous a dit, un grand voyageur et il semble que vous apparteniez à la même confession que nous : M. de Légalle n’aurait pas accepté de vendre s’il en avait été autrement. Néanmoins, vous comprendrez sans peine qu’ayant charge d’âmes, je souhaite connaître mieux celui qui va devenir mon voisin.

— À peine, puisque vous n’habitez pas ici.

— Nous n’allons pas jouer sur les mots, et pas davantage au plus fin. Je peux vous être utile pour mieux connaître ceux qui vont vivre auprès de vous. Ce sont des gens très simples, très pauvres pour certains, et la foi est leur grand recours. Je dois veiller à ce que leur quiétude d’âme soit protégée. Or, vous venez des terres infidèles…

Guillaume se mit à rire.

— Des Indes, tout simplement, comme beaucoup de ceux qui, dans cette région, choisissent les métiers de la mer. Cela ne veut pas dire que j’adore Siva, Vichnou ou Allah ! Je suis né au Canada, d’une ancienne et bonne famille normande. Cela vous rassure-t-il ?

Le ton était cassant. M. de La Chesnier était trop intelligent pour ne pas sentir qu’il était en train de cabrer cet homme si différent de ceux qu’il côtoyait journellement. Il eut un grand sourire et tendit les mains pour saisir celles de Guillaume.

— Je viens sans doute d’être maladroit et je vous supplie de me pardonner. Aussi est-ce de tout cœur que je vous offre la bienvenue à La Pernelle. J’aimerais parler avec vous de ce Canada perdu où je comptais des parents, hélas jamais revus. Voulez-vous que je vous montre notre vieille chapelle ? J’espère bien vous y voir au moins chaque dimanche.

— Volontiers, mais il vous faudra attendre que j’emménage, fit Guillaume, sa bonne humeur retrouvée.

Bavardant de choses et d’autres, les deux hommes se dirigèrent vers le bord de la falaise pour rejoindre l’église. L’abbé désigna, tout près de là, un rocher affectant la forme d’une chaise.

— Vous intéressez-vous à l’histoire de ce pays ?

— Naturellement ! J’avais neuf ans lorsque je me suis trouvé confronté à la mort de la Nouvelle-France. Ensuite, j’ai eu le bonheur de combattre l’Anglais sur les côtes de Coromandel aux côtés de M. de Suffren. Vous allez avoir en moi un piètre paroissien, monsieur l’Abbé, car je n’ai jamais réussi encore à me défaire d’une solide rancune contre les Anglais ! Et vous n’y pourrez rien !

— Vous n’êtes pas le seul, hélas ! Les dernières attaques britanniques contre nos côtes ont laissé de terribles ressentiments. Et pourtant…

— Leur trouveriez-vous des excuses ? Vous ne savez rien du martyre vécu depuis trente ans par les Acadiens, des spoliations, des déchirements, des misères sans nombre que l’Anglais ne cesse de semer… Ne faites pas cette mine, monsieur l’Abbé, je vous ai prévenu que j’étais un curieux chrétien…

— C’est votre droit, mais n’en finirons-nous jamais avec ces guerres fratricides ? C’est la Normandie, mon fils, qui a conquis l’Angleterre et non le contraire…

— Je sais. La mémoire de mes parents valait bien des livres…

— Tenez ! poursuivit le prêtre comme s’il n’avait pas entendu et en s’approchant du bord de l’éperon. Vous voyez là-bas Barfleur ? C’est là que le duc Guillaume s’est embarqué pour conquérir la Grande-Bretagne et, dans ce même port, au temps où notre pays dépendait de Londres, nombreux sont les rois anglais qui venaient débarquer. Pour les pires aventures parfois, comme cette horrible guerre de Cent Ans : c’est là qu’en 1346 Édouard III, qui voulait porter secours à la Guyenne en mauvaise posture, a pris terre avec son fils, le Prince Noir, qu’il fit chevalier dans cette église de Quettehou : vous la voyez là-bas, à nos pieds…

— Je connais mal l’histoire de France, coupa Tremaine, mais si je dois l’apprendre ici, j’aimerais la trouver plus conforme à mes goûts. Vous vouliez me montrer ce rocher tout à l’heure ; que représente-t-il ? Encore un souvenir anglais ?

Cette fois, ce fut l’abbé qui se mit à rire.

— En effet… mais un faux souvenir. Avez-vous entendu parler de la bataille de La Hougue ?

— Je suis marin avant tout, monsieur, et ça, oui, je connais : cette horrible journée où, pour obéir à un ordre imbécile de Louis XIV qui voulait replacer sur le trône le sinistre Jacques II Stuart chassé par un stadhouder hollandais, le grand Tourville a dû sacrifier les plus beaux vaisseaux du royaume sous les yeux de ce maudit roi qui, de je ne sais quel observatoire, regardait mourir les marins français. Au fait, votre rocher serait-il cet observatoire ? En ce cas mes tailleurs de pierre l’abattront…

— Vous n’aurez pas cette peine car le roi ne s’y est jamais assis. Il se trouvait beaucoup plus au sud, au château de Quinéville. Mais si l’affaire de La Hougue vous intéresse, nous pourrons en parler à loisir, ajouta l’abbé qui rougissait tandis que ses yeux s’allumaient. Vous avouerai-je que cette terrible et magnifique histoire – car les nôtres s’y sont couverts de la gloire désespérée des grandes catastrophes – m’a passionné depuis l’enfance… J’ai pu recueillir des souvenirs…, ajouta-t-il sur un ton soudain de confidences amicales.

— En ce cas, conclut Tremaine, je crois que nous pourrions devenir amis. D’ailleurs…

Il s’interrompit. On atteignait le vieux porche dont le lierre dissimulait les blessures mais, avant de le franchir, Guillaume s’arrêta.

— J’ai quelque chose à vous demander, monsieur de La Chesnier, quelque chose qui, pour moi, est d’une extrême importance…

— Voulez-vous que nous restions dehors, ou bien préférez-vous entrer ?

— Entrer, si vous le voulez bien. Il vaut mieux que Dieu nous entende : cela le regarde au premier chef…

L’abbé poussa le lourd vantail qui grinça. Guillaume ôta son chapeau et franchit le seuil de pierre…

Un moment plus tard, il retrouvait son cheval et quittait La Pernelle, emportant avec lui une joie nouvelle qui augmentait encore son bonheur d’être à présent maître d’un vrai domaine. Il pouvait maintenant se rendre à Saint-Vaast, et ce fut allègrement qu’il dévala le chemin en pente qui y menait, un chemin dont il ferait plus tard une vraie route. Il était temps pour lui d’aller revoir Mlle Lehoussois…

Il la trouva dans son jardin où elle vaquait à ses semis de printemps. Comme elle lui tournait le dos, il ne vit d’abord qu’une jupe noire et le lien bleu d’un tablier. Le pas du cheval, en s’arrêtant, la fit se redresser et se tourner vers lui. Il mit pied à terre pour s’approcher de la barrière par laquelle on franchissait la haie d’épines et de tamarins.

Comme elle venait lentement vers lui, il put constater qu’en dépit des années elle n’avait pas beaucoup changé : seuls ses cheveux gris lui donnaient son âge car sa silhouette était la même, comme cela arrive chez les gens très actifs. Quant au visage, sa puissante ossature lui conférait une sorte d’éternité : c’était toujours le même grand nez, la bouche au tracé capricieux. Le teint, lui, demeurait tel que Guillaume l’avait connu : tanné dans la jeunesse par la vie au grand air, il l’était toujours autant. Peut-être les yeux bleus s’enfonçaient-ils davantage sous les épais sourcils, mais la majesté naturelle qui avait frappé l’enfant d’autrefois s’imposa de nouveau à l’homme qu’il était devenu.

Il mit le chapeau à la main, découvrant sa tête rousse, et sourit tandis qu’il demandait pour la forme :

— Mademoiselle Lehoussois ?

Une subite émotion fêla légèrement sa voix, chaude et sonore, dont le bronze pouvait atteindre, dans la colère, d’effrayants éclats métalliques. Il s’arrêta près de la barrière qu’on ne l’invitait pas à pousser : sans répondre, la vieille demoiselle s’approcha jusqu’à ce qu’il n’y eût plus entre eux que l’épais lacis de bois où elle appuya sa main, comme si elle éprouvait tout à coup le besoin d’un soutien.

— Ainsi, c’est bien toi ? exhala-t-elle enfin. Comment aurais-je pu l’imaginer ?

Ce fut au tour de Guillaume d’être surpris.

— Vous m’avez reconnu ?

— Dès que je t’ai regardé. Ta tête rouge n’est pas facile à oublier, tu sais, et elle n’a pas tellement changé. Sauf qu’elle est beaucoup plus haute maintenant ! Dieu, que tu es grand !

— C’est un reproche ?

— Tu sais bien que non ! Ta pauvre mère serait fière de toi… Mais entre donc ! Je te laisse là, derrière cette barrière, comme un colporteur qu’on a envie d’éconduire. Et fais entrer ton cheval ! Là, dans le clos, il sera à son aise…

— Gare à vos pousses de pommiers ! Ali a bon appétit…

— Ali ?… C’est un nom qui vient de loin.

— Comme moi. Mais vous avez piqué ma curiosité tout à l’heure. Vous m’avez dit : « C’est bien toi », comme si l’on vous avait annoncé ma venue ?

Ali lâché dans l’herbe neuve, Mlle Lehoussois fit entrer Guillaume dans la salle dont il conservait le souvenir. Il revit avec plaisir les carreaux rouges bien cirés, les belles armoires et le grand vaisselier aux pimpantes faïences de Rouen, le grand lit du fond et la vaste cheminée flambant clair près de laquelle on le fit asseoir.

— Tu t’appelles toujours Tremaine et tu arrives des Grandes Indes ? demanda Anne-Marie en tisonnant le feu sous le coquemar de cuivre qu’elle venait d’emplir d’eau.

— Oui. Et alors ?

— C’est bien toi qui viens d’acheter la moitié de La Pernelle à M. le marquis de Légalle ?

— C’est bien moi.

— Et tu t’imagines que, dans un coin perdu comme ici où tout le monde s’ennuie et passe la bonne moitié de son temps à regarder ce qui se passe chez le voisin, on peut faire de ces choses sans soulever un raz de marée de curiosité ? Hier, sur le port, on ne parlait que de toi et les descriptions allaient bon train. Les imaginations aussi, et ça galopait d’autant plus que personne ne t’avait encore vu, malgré ce que beaucoup affirmaient… Est-ce que tu aimes le café ?

Les yeux de Guillaume brillèrent comme ceux d’un gamin à qui l’on propose des confitures.

— Si je l’aime ? Je n’espérais pas en trouver ici…

— Qu’est-ce que tu crois ? Nous sommes un port ouvert sur le vaste monde ! On m’en offre de temps en temps.

— J’espère que vous savez le faire ? hasarda Guillaume qui se souvenait de l’infâme breuvage concocté par Marie Gohel.

— Tu verras bien !… Qu’est-ce que je disais ? Ah oui ! que les portraits les plus fantaisistes couraient sur toi. On te dit brun, rousseau, noir de poil et de peau, blond comme les blés avec la figure d’un sauvage d’Amérique, petit, grand, gros, maigre…

— En cherchant bien, il y a quelques traits de vérité. À présent vous pourrez mettre tout le monde d’accord.

— Pas tout de suite, peut-être. Vois-tu, ton nom est resté accroché dans une ou deux mémoires, et pas des plus bienveillantes. Tu as disparu de façon si subite la nuit où…

— Mais vous avez su ce qu’il en était ! Père Valette m’a dit…

— Tu l’appelles comme ça ?

— Je l’appelais comme ça. Il est mort voici bientôt deux ans et je l’aimais. Si je suis ici, bien vivant et à la tête d’une belle fortune, c’est à lui que je le dois. Mais laissons cela ! Pour en revenir à ce que nous disions, vous savez qu’il m’a emporté blessé, qu’il m’a sauvé, guéri, puisqu’il est venu vous voir une nuit. Je possède même toujours la petite lettre que vous lui aviez donnée pour moi…

Le dur visage se teinta de douceur à cette preuve de fidélité. Bien souvent, durant toutes ces années, Anne-Marie avait laissé son imagination courir à la suite de ce petit garçon si attachant qu’elle eût aimé garder auprès d’elle. Il était exactement l’enfant qu’elle aurait voulu avoir : il se montrait si différent de ces gamins geignards, sournois ou précocement brutaux dont elle avait contribué à mettre au monde une assez jolie collection. Elle le savait vivant parce qu’un jour elle était allée jusqu’à la maison du vieux Quinault. Elle y apprit seulement que Guillaume, guéri, était parti avec son protecteur pour l’Orient, siège de la Compagnie des Indes, où Valette entendait reprendre du service. Mais sur ces quelques mots, son imagination réussit à bâtir un univers à la fois coloré et menaçant qui penchait de plus en plus vers une fatale hypothèse à mesure que passait le temps sans qu’aucune nouvelle lui parvînt. Elle finit par penser qu’il devait être mort… ou alors qu’il l’avait complètement oubliée, ce qui la rendait presque aussi triste.

— Pourquoi ne m’as-tu jamais écrit ? dit-elle enfin. Tu pouvais bien penser que j’aurais au moins aimé savoir…

— Si j’étais toujours vivant ? J’y ai pensé parfois, mais Père Valette prétendait qu’il valait mieux garder le silence. De même, il ne voulait pas que je retourne au Canada. Il disait : « Lorsque j’aurai quitté ce monde, tu feras ce que tu voudras… » Depuis des années la maladie le rongeait. Il devenait faible et inquiet. Pour rien au monde je n’aurais voulu lui causer une peine, même légère. Pardonnez-moi !

— C’est oublié ! À présent, dis-moi pourquoi tu es revenu ici ? Pourquoi pas à Québec ? Tu aimais tellement ce pays…

— Ce n’est plus le mien mais celui des Anglais. Si étrange que cela puisse paraître, j’y étoufferais, je crois ! Ici, j’ai à faire !

— Tu es donc décidé à t’installer vraiment dans la région ?

— Pour quelle raison aurais-je acheté ces terres ? J’ai l’intention d’y construire une maison, ma maison, et je ne voulais pas venir à Saint-Vaast avant d’être certain de pouvoir y planter de nouvelles racines.

— Où loges-tu pour l’instant ?

— Au château de Varanville, chez mon ami Félix avec qui j’ai combattu à Gondelour et ailleurs.

— Il faudra que tu me racontes tout cela ! Un vrai rêve pour moi qui n’ai jamais été plus loin que Cherbourg !…

— Tant que vous voudrez… mais plus tard. Pour l’instant, je suis venu vous demander de me conduire à la tombe de ma mère.

Il semblait impossible que ce visage recuit puisse pâlir. C’est pourtant ce qui arriva : la figure de Mlle Lehoussois vira au gris tandis qu’elle serrait ses mains l’une contre l’autre pour les empêcher de trembler et tournait la tête afin d’éviter un regard qui, d’abord surpris, s’assombrissait. Comme elle ne répondait pas, Tremaine insista, soudain brutal :

— Eh bien quoi ? Qu’ai-je demandé là d’extraordinaire ? On l’a bien enterrée quelque part ?

La réponse vint enfin, du fond d’un corps soudain replié sur lui-même, portée par une voix à peine audible derrière le rempart de la tête courbée, protégée par les mains :

— Oui… mais pas comme je l’ai dit à Jean Valette…

Guillaume s’agenouilla, arracha de force l’écran des doigts tremblants qu’il maintint fermement dans les siens.

— Cela veut dire quoi ?

— Que j’ai menti quand j’ai dit qu’elle avait été enterrée bien chrétiennement… On l’a mise… derrière le mur du cimetière.

— Quoi ?

La vieille demoiselle prit une profonde respiration et se contraignit à affronter les yeux terribles.

— Quand on l’a retrouvée morte, au petit matin… il y a eu sur la ville comme un vent de panique et d’autant plus que personne ne pouvait dire ce que toi, tu étais devenu. Elle était tombée au même endroit que la pauvre fille Simon…

— Mais pas de la même façon ! Cette femme a été étranglée, si je me souviens bien ! Ma mère est morte poignardée…

— Ça ne changeait pas grand-chose ; c’était la coïncidence qui l’emportait. On a recommencé à parler du moine de Saire…

— Cette sottise ! fit Guillaume, méprisant.

— Eh oui… et puis la Simone Hamel s’en est mêlée. Si tu te rappelles, elle est ta tante…

— J’ai fait de mon mieux pour l’oublier, cette garce, mais quelque chose me dit que je vais avoir à m’en souvenir…

— Il ne vaudrait mieux pas ! Quoi qu’il en soit, elle a poussé les hauts cris, jurant que si on osait ensevelir Mathilde auprès de son père et de son frère, elle irait la déterrer de ses mains pour la jeter à la mer. Elle disait que vous deux, vous étiez venus apporter le malheur et la mauvaise chance, que sûrement Mathilde avait fait pacte avec le Diable…

— Et vous ? Vous n’avez rien dit ? Vous avez cependant une bonne voix, il me semble ?…

— J’ai fait ce que j’ai pu mais la Simone s’était assuré le concours des plus solides commères de Saint-Vaast. On en trouve toujours lorsqu’on veut faire le mal. D’autant que Mathilde était partie depuis dix ans, et que l’on enviait ce qu’ils appelaient sa fortune. Ce sont ces femmes qui ont gagné. À croire que les hommes, même les notables, en avaient peur ! Tout ce qu’on m’a accordé, ce fut un cercueil en mauvais bois où je l’ai couchée dans un beau drap, avec un chapelet entre les doigts…

— Et le curé ? Il a laissé faire ?… Encore un courageux, celui-là ! gronda Tremaine, bouillant d’indignation.

— Il était vieux… et malade. Lui aussi a eu peur de ces femelles enragées. Tout de même, par une nuit bien noire, à quelque temps de là, il m’a accompagnée jusqu’à… enfin là où elle est, et il a béni la terre où elle repose…

— Quant à l’assassin, bien sûr, personne ne l’a cherché ? Il est vraiment commode, votre moine fantôme ! Le malheur, c’est qu’à cause de lui un homme a été envoyé aux galères pour vingt ans !… Au fait, qu’est-il devenu, celui-là ?

— Personne n’en sait rien. Il a dû mourir dans les chaînes. Quant à moi, on m’a avertie discrètement de me tenir tranquille si je voulais finir mes jours dans ma maison… mais on m’appelle beaucoup moins qu’autrefois. Certains pensent même que je suis une sorcière…

— C’est un comble ! Mais qu’est-ce que c’est que ce pays arriéré à une époque où, à Paris et ailleurs, les gens ne cessent de rabâcher sur les lumières de l’esprit et sur la liberté de l’homme ?

Tremaine avait tiré son mouchoir et épongeait son front où la sueur perlait en gouttes épaisses, partagé qu’il était entre l’envie de vomir, le chagrin et une fureur qui faisait trembler son grand corps. Il s’était planté devant une fenêtre et regardait au-dehors les arbres, les haies et les toits, mais sans rien en voir. Devinant ce qu’il éprouvait, Mlle Lehoussois se leva et vint derrière lui.

— Guillaume… Je te demande de croire que le cœur me fend de te dire ceci… mais il vaudrait peut-être mieux…

Il se retourna tout d’une pièce.

— Quoi ? Que je reparte ? N’y comptez pas ! Je suis venu ici pour y rester et faire honneur au nom que je porte ainsi qu’à mes anciens. Je resterai. Votre nid de vipères ne me fait pas peur et je vous garantis que je vais leur apprendre le respect dû aux morts !

— Que veux-tu donc faire ?

— Vous le verrez bien… Sachez seulement qu’avant peu vous aurez de mes nouvelles… et que pour vous les mauvaises heures sont finies ! Vous aussi, je vous ferai respecter !

Saisissant la vieille demoiselle aux épaules, il l’embrassa sur les deux joues avec une vigueur qui mit à mal son bonnet, et sans attendre sa réaction sortit en courant, alla chercher son cheval, l’enfourcha et partit à cette allure de tempête qu’Ali et lui semblaient préférer à toute autre… Ce qu’il venait d’entendre l’obligeait à retourner à La Pernelle pour y revoir M. de La Chesnier avant de rentrer à Varanville : il serait certainement en retard pour le dîner et Marie, qui se donnait un mal fou pour ses « gentilshommes », comme elle les appelait, serait contrariée, mais au fond c’était sans importance. D’ici peu, ceux que sa présence ferait beaucoup plus que contrarier seraient infiniment plus nombreux…

Mis au courant de ce qui s’était passé comme de ce que son ami comptait faire, Félix commença par prendre un temps de réflexion avant de donner son avis : il ne pouvait qu’approuver les intentions de Guillaume et l’assura de son concours entier comme de celui de tous ceux qui dépendaient de lui, sans manquer d’observer que ce ne serait sans doute pas suffisant.

— Je n’ai pas besoin de tant de monde pour mater une troupe de vieilles corneilles. Elles ne feront tout de même pas appel aux soldats des forts ?

— Ceux-là ne représentent pas un bien grand danger. Lorsque je me suis embarqué, trente hommes déterminés auraient pu s’emparer de La Hougue : il n’y avait que trois gardes-magasins pour veiller sur vingt-six pièces de canon et un assez vaste parc d’artillerie. Si tu y ajoutes une cinquantaine de vieux invalides plus ou moins estropiés, tu auras une idée assez claire de la garnison.

— Comment est-ce possible ? N’étant pas allé jusqu’au port, je n’ai donc rien vu, mais j’ai gardé le souvenir d’imposantes défenses protégées par un personnel nombreux.

— Tout a bien changé. Surtout depuis que le Roi a préféré Cherbourg comme grand port militaire. Longtemps on a cru que La Hougue l’emporterait et cela créait beaucoup d’animation. À présent le bourg s’endort ; sans compter que la misère gagne… Les hommes n’en deviennent que plus durs et ils n’aimeront pas qu’un étranger vienne leur faire la leçon. Sauf si tu t’entoures de garanties sérieuses.

— Lesquelles ?

— Elles peuvent se résumer à une seule : l’évêque de Coutances, mon fils ! Si tu as sa bénédiction, les autorités te laisseront faire ce que tu veux.

— Qu’à cela ne tienne, j’irai ce tantôt la lui demander !

— Tu ne feras rien du tout ! Je te rappelle que, demain, nous sommes invités chez Mme de Chanteloup. C’est, tu le verras, une charmante vieille dame un peu folle, mais elle est au mieux avec Monseigneur ! Tu ne trouveras pas meilleure occasion…

Lorsqu’il eut l’honneur de s’incliner devant Mme de Chanteloup, le lendemain, Guillaume jugea que le vague portrait tracé par Félix lui convenait tout à fait. Charmante avec ses joues roses, ses cheveux blancs, sa figure et sa bouche rondes, sa taille courte et replète, ses moires mauves et ce grand bonnet de dentelles à rubans qui lui mettait le visage à mi-chemin des pieds, elle faisait preuve d’un si constant débit verbal que l’on pouvait, par instants, douter de sa raison. Mais pour un observateur attentif, il devenait vite évident qu’elle jouait un rôle, le plus innocemment du monde d’ailleurs, et s’y complaisait. Ainsi, il était établi qu’à la moindre contrariété elle s’évanouissait ; ce qui justifiait la présence, dans son ombre, d’une suivante armée d’un flacon de sels toujours prêt à servir.

Ses salons lui ressemblaient : une suite de pièces aux couleurs tendres pleines de petits meubles fragiles qu’ornaient des bouquets en porcelaine de Sèvres, des bergères et des fauteuils « à la duchesse » gonflés de coussins aux courbes féminines sous leurs satins couleur d’aurore, des tables et des consoles dont les pieds s’arrondissaient avec grâce sous un peuple de bergers en pâte tendre contemplant leurs bergères, d’oiseaux chamarrés, de figurines de Meissen, de tabatières précieuses et d’ivoires ciselés dont Tremaine n’eut aucune peine à déceler la provenance chinoise.

Elle connaissait Félix depuis longtemps : son père était jadis de ses familiers. Mais lorsque Mlle de Montendre, plus digne et plus sérieuse que d’habitude, lui présenta Guillaume, elle lui offrit un sourire épanoui et une main grassouillette dont la forme exquise et la peau satinée faisaient une sorte d’œuvre d’art, chargée d’ailleurs de bagues scintillantes dont elle n’avait nul besoin.

— Quel homme magnifique vous faites, mon cher ! Vive Dieu ! Si je vous eusse rencontré dans mon bel âge, vous auriez pu me conduire aux pires débordements !… Et vous venez des Indes, de surcroît ? Comme c’est extraordinaire ! Vous avez dû tourner bien des têtes là-bas… et ailleurs, j’imagine !

— Ma tante ! protesta Rose avec une sévérité qui ne lui allait pas du tout. Que vous trouviez M. Tremaine sympathique me comble de joie, mais devez-vous dire de telles choses ? En vérité, on pourrait douter de votre vertu !

— Ma vertu ? Si je l’avais encore à mon âge, ce serait tout à fait déplorable… et je ne saurais trop vous engager, ma nièce, à confier la vôtre dans le plus proche avenir à un gentilhomme susceptible de l’apprécier à sa juste valeur. Offrez-moi donc votre bras, monsieur Tremaine, et faisons ensemble le tour de cette assemblée ! Je veux que vous connaissiez tous nos amis !

Il fallut bien en passer par là. Pendant vingt bonnes minutes, Guillaume salua, sourit, échangea de rares banalités avec de parfaits inconnus pendant les temps, fort courts, que ne remplissait pas le verbiage de la vieille dame. La demoiselle au flacon de sels les suivait comme leur ombre bien que Mme de Chanteloup ne manifestât pas la moindre intention de s’évanouir.

Lorsque l’on revint au point de départ, Mlle de Montendre, affairée à accueillir les arrivants à sa place, lui désigna un groupe de trois personnes qui s’apprêtaient à franchir la double porte largement ouverte :

— Voilà les Nerville, ma tante ! Et ils ne sont pas seuls !

— Qui donc est avec eux ?

Fébrilement, la petite main endiamantée chercha le face-à-main qui pendait sur son corsage au bout d’un ruban de velours, et l’ajusta. Mme de Chanteloup fit entendre une sorte de gargouillis réprobateur.

— Dieu me pardonne ! C’est cette vieille ruine d’Oisecour ? Que vient-il faire ici ? Est-ce vous, Rose, qui l’avez invité ?

— Sûrement pas, ma tante ! Mais je pense que l’on vient vous annoncer une nouvelle, ajouta-t-elle avec une mine si sombre que Varanville, à qui d’ailleurs elle n’avait pas adressé la parole depuis son arrivée, la regarda avec une surprise croissante.

— Une nouvelle ?… J’ai horreur des nouvelles ! Elles sont détestables la plupart du temps et je ne veux pas de ça chez moi !

— À moins de vous brouiller avec le comte de Nerville, vous ne pouvez pas ne pas recevoir…

— Vous croyez !… Oh, je ne me sens pas bien, tout à coup ! Tu devrais te charger de cela, ma chère petite. Je… Ooooooh !

Battant l’air de ses petits bras courts et dodus, Mme de Chanteloup ferma les yeux et se laissa aller dans les bras que Félix eut le réflexe de tendre pour la recevoir. La demoiselle aux sels se précipita et l’air ambiant se mit à fleurer légèrement l’ammoniac.

Rose s’avança au-devant de ses hôtes tandis que Félix et Guillaume accommodaient la baronne dans une bergère à oreilles où elle fit d’héroïques efforts pour résister à l’effet des sels, après quoi elle dut rendre les armes et se mit à éternuer furieusement. Pensant qu’elle n’avait plus besoin de lui, Guillaume s’écarta pour observer les nouveaux venus que Mlle de Montendre accueillait avec le gracieux cérémonial d’usage. Tremaine la vit embrasser son amie. Elle voulut l’entraîner à l’écart mais le père s’y opposa.

— Vous causerez plus tard, jeunes filles ! Pour l’instant, il convient que nous présentions à notre chère Mme de Chanteloup le futur époux d’Agnès, dit-il d’une voix assez haute pour être entendue de partout.

Il y eut un frémissement dans l’assemblée tandis qu’au bras de son « fiancé » Mlle de Nerville s’avançait vers la maîtresse de maison, suivie par le regard désolé de son amie.

À cet instant, Guillaume éprouva une étrange sensation : celle de se trouver en présence d’une autre femme. Par la magie d’une robe élégante, d’une coiffure seyante, le chat sauvage de l’autre soir lui apparut tout autre. Ou bien était-ce le voisinage de ce vieux seigneur décrépit à la peau grisâtre de tortue qui conférait à ce teint pâle l’éclat d’un camélia ? Dans cette robe de velours d’un chaud corail garnie de satin blanc, sous son grand chapeau assorti tout mousseux de plumes blanches, Agnès était transformée. Même sa bouche, qu’il avait jugée un peu carrée, lui semblait à présent pleine d’esprit. À l’exception d’un mince collier de perles marquant la base de son long cou, elle ne portait aucun bijou et, surtout, aucune bague à la main qui reposait sur la manche brodée d’argent de son compagnon. Tremaine en conclut que les fiançailles n’étaient pas encore officielles, mais qu’elles ne tarderaient, à en croire la mine épanouie du futur beau-père, lequel, sans doute pour plaire à la dame de ses pensées, arborait un malencontreux taffetas vert clair qui lui donnait l’air de souffrir du foie.

Peut-être l’événement était-il encore plus proche car, en passant devant Tremaine, les cils noirs, longs et épais de la jeune fille se relevèrent, découvrant le vide angoissé de son beau regard gris qui s’anima soudain en se posant sur lui. Il crut y lire à la fois une prière et un appel au secours, et se demanda pourquoi il se sentait tout à coup ému.

— Quelle pitié de voir cette pauvre petite épouser ce vieux débris ! fit derrière lui la voix mordante de Mme du Mesnildot. Il paraît que la chose s’est décidée chez moi l’autre soir, mais jusqu’à présent je refusais d’y croire. Aujourd’hui, ce cher Nerville présente son futur gendre à la société. J’espère que vous appréciez l’ironie du terme : le futur gendre pourrait largement être son père !

— Le mariage est-il décidé ? demanda Guillaume en baisant galamment la main de la belle Jeanne.

— Eh oui ! Il aura lieu dans trois semaines. Le mois de mai n’est-il pas celui des amours ?…

— Quel mot pour un tel couple !

— J’en conviens, mais ne vous apitoyez pas trop, cher ami ! Ou je me trompe fort, ou ce mariage ne devrait pas durer bien longtemps. Je gage que la fleur d’oranger fera place assez vite aux voiles de veuve.

— Ce n’est pas une consolation pour Agnès, intervint Mlle de Montendre qui venait de les rejoindre. Quel que soit l’empressement que pourra mettre M. d’Oisecour à rejoindre ses ancêtres, cela n’en représente pas moins une suite de jours désagréables. Et je ne parle pas des nuits !

Tremaine eut une grimace de dégoût. Une image trop précise venait de s’imposer à son esprit : celle de ce corps virginal livré nu aux entreprises de ce répugnant vieillard. Une monstrueuse araignée sur une fleur de lys !… Rose avait raison en assurant que ce mariage-là serait gris sale : il suffisait d’observer l’air de propriétaire du baron et la lippe gourmande de sa bouche violette lorsqu’il regardait sa future épouse.

Pour la première fois, Rose, qui l’observait, sourit.

— Est-ce que vous vous sentez souffrant ? demanda-t-elle suavement. Vous n’avez pas l’air bien !

Exaspéré soudain par son ironie, il lui lança un regard furieux.

— Je ne me souviens pas de m’être jamais senti souffrant, mademoiselle ! Où voulez-vous en venir ?

— À rien du tout… si ce n’est que j’aimerais vous montrer notre jardin. Il fait encore un peu frais, mais nous avons le temps avant de passer à table…

— Vous vous devez à vos invités…

— Et vous êtes l’un d’eux. Pour le reste, ma tante saura s’en charger jusqu’au dîner. Il est rare qu’elle s’évanouisse plus d’une fois l’heure…

Si peu disposé qu’il fût à l’écouter encore, Tremaine comprit que Mlle de Montendre, sous son ton de badinage, avait quelque chose de sérieux à lui dire. Il s’inclina, offrit son bras.

— Si vous ne craignez pas qu’un aparté avec moi ne nuise à votre réputation…

— Un aparté ? Pas le moins du monde ! Nous serons trois.

Elle fit un petit geste de la main et Félix s’approcha.

— Voilà tout justement M. de Varanville à qui j’ai proposé de le conduire au verger. Nous y avons planté il y a deux ans une nouvelle variété de pommiers à cidre qui doit faire merveille. En tout cas, la floraison promet…

Saisissant, près d’une porte-fenêtre, un mantelet assorti à sa robe de soie prune qui se trouvait là comme par hasard, elle entraîna les deux hommes à sa suite.

Posé sur une faible éminence, le petit château dominait, au-delà de son parc peu étendu, un village ponctué par la tour carrée de son église. Au-delà, des champs, des bois et des pâturages entourés de haies déjà fleuries s’en allaient buter sur de vraies collines qui, sur le ciel d’un bleu léger, étaient cernées d’un trait d’un bleu plus soutenu… En route vers son zénith, le soleil encore pâle émergeait d’une grosse masse de nuages et caressait doucement ce paysage qui ressemblait à une tapisserie.

— N’est-ce pas ravissant ? soupira la jeune fille. Plus je vis dans ce pays et plus je l’aime ! C’est tellement plus joli que Paris !…

— Vous êtes originaire de la capitale, mademoiselle ? demanda machinalement Guillaume tandis que, descendant de la terrasse, on contournait la maison.

— D’à peine quelques lieues vers le nord, mais les racines de notre famille sont bretonnes. Une fantaisie de mon père qui avait opté pour la diplomatie tandis que tous les autres servaient dans le Grand Corps…

— Vous appartenez à une famille de marins ? demanda Félix, agréablement surpris.

— Eh oui, mais comme nous autres pauvres femmes ne pouvons naviguer autrement qu’en passagères, je préfère me pencher sur les choses de la terre : les plantes, les arbres, les fleurs… et aussi les animaux. J’ai lu avec un vif intérêt les œuvres de M. de Buffon… mais nous ne sommes pas ici pour parler de moi. Pardonnez-moi, monsieur, si je semble vous avoir attiré dans une sorte de traquenard, mais il fallait à tout prix que je parle à votre ami sans témoins indiscrets. Il s’agit d’une chose grave et je vous promets de vous montrer le verger ce tantôt…

Au lieu de paraître contrarié, Félix eut un petit salut amusé.

— Ne vous excusez pas, mademoiselle. Il est extrêmement flatteur d’entendre que vous me considérez comme un homme discret. Parlez sans crainte et si vous souhaitez que je m’éloigne…

— Sûrement pas ! Au contraire, votre aide, si toutefois vous l’accordez, peut nous être très précieuse.

Puis, sans transition, Rose attaqua Guillaume :

— Eh bien, monsieur ? Vous avez vu ? Vous avez entendu ? N’éprouvez-vous rien face au spectacle que l’on nous donne aujourd’hui ?

— Ce que je ressens, mademoiselle, est une chose. Que le mariage de votre amie ne me regarde pas en est une autre…

— Encore ? Mais de quel bois êtes-vous donc fait ? Je vous croyais un gentilhomme…

— Vous ai-je jamais laissé entendre que je l’étais ? Tout au plus un gentilhomme d’aventures, ajouta-t-il avec un mince sourire de dérision. Je vous rappelle que vous ne savez rien de moi, c’est pourquoi je m’étonne de cet acharnement que vous mettez à vouloir me mêler à cette histoire.

— Je vous ai dit mes raisons…

— Sans doute, mais si je n’étais tombé l’autre soir au beau milieu du salon de Mme du Mesnildot, un peu comme un caillou dans une mare, qui auriez-vous chargé de votre mission salvatrice ? Félix, peut-être ?

Rose de Montendre devint toute rouge et jeta vers l’objet de ses amours, qui, à deux pas de là, écoutait leur joute orale en se rongeant un ongle, un regard de détresse.

— Non… non, c’était impossible ! En outre, vous pensez bien que, si quelqu’un de jeune et de fortuné avait voulu épouser ma pauvre Agnès, ce serait fait depuis longtemps.

— Vous voulez que je l’épouse ? C’est du délire, mademoiselle ! fit Tremaine avec sévérité. Je crois, moi aussi, vous avoir confié mes raisons…

— Je ne vous en demande pas tant, mais comprenez que, l’autre soir, vous m’êtes apparu comme le seul recours possible. Vous êtes étranger, sans attaches dans ce pays…

Félix de Varanville pensa trouver là une occasion d’entrer en scène. Lui aussi plaignait la malheureuse Agnès mais il s’insurgea contre les prétentions de la jeune Rose.

— Des attaches, dit-il avec douceur, mon ami souhaite justement s’en faire dans ce pays, ou plutôt les renouer. Vous ignorez sans doute qu’il vient d’acheter au marquis de Légalle une portion de La Pernelle afin de s’y faire construire une demeure ?… En vous écoutant, il risque de compromettre gravement sa position dans la société…

— Comme s’il y attachait de l’importance, à cette société ! fit Rose avec un haussement d’épaules plus vigoureux que poli. Je sais qu’il exècre Nerville et… qu’avez-vous dit ? M. Tremaine vient d’acquérir des terres ? J’en suis infiniment heureuse pour lui et pour vous, monsieur de Varanville, qui conserverez ainsi votre ami dans votre voisinage, ajouta-t-elle en changeant complètement de ton et avec un sourire si éclatant qu’il frappa Félix malgré ses préventions.

D’une voix beaucoup plus amène, il reprit :

— Qu’attendez-vous de lui, finalement ?

La jeune fille n’hésita qu’à peine.

— Qu’il m’aide à empêcher ce mariage grotesque. Rien de plus ! Par exemple… si M. Tremaine voulait se promener par ici, après le café, je pourrais… suggérer à mon amie de venir le rejoindre, en disant qu’il souhaite l’entretenir quelques instants. Peu de temps après, je me mettrais à sa recherche en compagnie du fiancé et si celui-ci pouvait croire à un… rendez-vous d’amour…

— Il ne lui resterait qu’à me provoquer ? s’écria Guillaume, hors de lui. Mais vous êtes tout à fait folle, mademoiselle ! Vous m’imaginez en train de me battre en duel avec cet ancêtre ? Vous voulez me couvrir de ridicule ?

— Vous n’y entendez rien ! J’amènerai aussi le père et c’est lui, selon toute vraisemblance, qui lancera le défi, vous donnant ainsi une occasion… tentante ?

— Il y a malheureusement trop de détails qui pèchent dans votre élucubration ! Je n’intéresse nullement Mlle de Nerville et je ne vois pas ce qui pourrait la conduire à accepter… un rendez-vous sous les branches.

— Vous voulez parier ?… Je ne vous demande rien d’autre que de revenir en cet endroit entre… disons trois heures et la demie. Le reste me regarde. Acceptez-vous ?

Les deux hommes se regardèrent, visiblement aussi peu enthousiastes l’un que l’autre. En dépit de l’étrange impression produite par la découverte d’une nouvelle Agnès, Tremaine éprouvait une violente envie de courir réclamer son cheval et de s’enfuir. S’il voulait la peau de Nerville, les jeux badins d’une péronnelle lui semblaient tout à fait indignes de sa vengeance. Une fois de plus, ce fut Félix qui traduisit pour son ami :

— J’ai peur, mademoiselle, que vous ne soyez en train d’inciter M. Tremaine à s’enfuir sans demander son reste.

— Je le croyais brave ?

— Il l’est. Imaginez cependant que les choses tournent de façon différente ? Mon ami est fort riche ; chacun le pense ici, et c’est la vérité. Plus riche, certainement, que le vieux Oisecour. L’idée peut venir à Nerville qu’un échange serait avantageux. Voulez-vous me confier quelle conduite vous conseilleriez à Guillaume si le comte lui proposait la main de sa fille ?

— De l’épouser sans hésiter ! fit Rose avec assurance. En dehors de moi, il aura beaucoup de mal à trouver mieux !

— Il ne peut en être question ! s’écria Tremaine, hors de lui. Mademoiselle, j’ai bien l’honneur de vous saluer !

— Restez, je vous en prie ! En ce cas… j’avouerais être l’auteur de cette comédie de salon. Vous avez ma parole !

Guillaume ouvrait déjà la bouche pour répondre mais Félix le devança :

— C’est une garantie. Cependant, avant qu’il n’accepte – car il va accepter, j’en suis certain –, je ne saurais trop lui conseiller un petit marché.

— Lequel ?

— Il est fort désireux – et pour une raison très grave ! – d’obtenir, dans la plus grande urgence, une audience de Mgr l’évêque de Coutances. Et une audience… favorable !

La jeune fille considéra tour à tour les deux hommes en se demandant visiblement s’ils n’étaient pas en train de se moquer d’elle, mais la mine sérieuse de l’un, celle franchement sombre de l’autre n’évoquaient aucunement la plaisanterie. Après un moment de silence qui rendit la parole d’abord aux oiseaux puis, au bout d’un instant, à la cloche du château, elle déclara gravement :

— Avant que vous ne nous quittiez, je vous remettrai une lettre de ma tante qui vous assurera le meilleur accueil. Sa générosité est si délirante que Monseigneur n’a vraiment rien à lui refuser. Néanmoins, à supposer qu’il s’agisse d’une affaire sérieuse, ce sera à vous de le convaincre.

— Dans ces conditions, je ferai ce que vous me demandez, assura Tremaine. Il est temps, je crois, de rentrer !

À l’heure prévue, Tremaine arpentait le bosquet en luttant furieusement contre l’envie de sortir sa longue pipe de terre et d’en inhaler quelques savoureuses bouffées. Mais comment imposer ce genre d’odeur, fleurant vaguement le boucanier, à une délicate jeune fille ? Cependant cette privation aggravait une mauvaise humeur qui n’avait pourtant point besoin d’être entretenue. Il se jugeait ridicule et, pour se consoler, se retranchait derrière l’espoir qu’Agnès ne viendrait pas et que le plan délirant conçu par Mlle de Montendre tomberait ainsi de lui-même.

Il regardait sa montre pour la dixième fois au moins, bien décidé à lever le camp sur la demie de trois heures, quand il la vit arriver. Miraculeusement, il oublia son mécontentement.

Elle avançait d’une démarche souple et lente, un peu hésitante peut-être, qui ne communiquait aucun mouvement à la partie supérieure de son corps. Son port de tête, plein de noblesse et de grâce, aurait pu être celui d’une altesse. Surtout, il était fort différent de cette attitude contrainte qui lui était habituelle lorsqu’elle se trouvait en compagnie de son père.

Il remarqua aussi la finesse des mains qui relevaient la longue robe pour faciliter sa marche et les reflets souples des cheveux noirs arrangés sur la nuque en un épais écheveau de nattes. La conclusion de cet examen fut que, si Agnès de Nerville n’était pas vraiment jolie, il lui arrivait cependant d’être très belle. Guillaume en vint même à se demander comment serait ce visage sous le soleil du bonheur : il ne l’avait pas encore vue sourire.

Comme il n’y avait plus entre eux qu’un rideau de branches, il les écarta pour lui livrer passage tout en s’inclinant.

— Mademoiselle, dit-il avec beaucoup de douceur car il la sentait facile à effaroucher, permettez-moi de vous dire ma gratitude d’avoir bien voulu m’accorder ces quelques instants d’entretien. Vous devez en être fort surprise ?

— Oui… oui, je l’avoue ! Que pourriez-vous avoir à me dire ? Nous venons à peine d’être présentés.

Sa voix surprit le jeune homme. Il s’attendait à un timbre timide, un peu frêle, un peu terne, en accord avec le personnage qu’on l’obligeait à jouer, or il entendait une voix chaude, un peu basse et d’une attachante douceur.

— Nous aurions pu l’être plus tôt. À Valognes, par exemple, où nous avons soupé ensemble, bien qu’assez loin l’un de l’autre…

— Je ne pensais pas que vous vous étiez seulement aperçu de ma présence…, murmura-t-elle en détournant les yeux. N’étiez-vous pas très entouré ? ajouta-t-elle avec une imperceptible nuance d’amertume qui n’échappa pas à Tremaine.

— Soutenir une conversation n’empêche pas de regarder… À présent, voulez-vous me permettre de vous poser une question ?

— Faites…

— Est-ce que vous chantez ?…

Il put soudain contempler deux larges prunelles d’un gris ravissant que la stupeur agrandissait encore.

— Fallait-il me faire venir jusqu’ici pour me le demander ? fit-elle avec l’ombre d’un sourire. Mais puisque j’y suis, je répondrai. Non, je ne chante pas…

— Pourquoi ? Vous avez une voix… musicale.

— Parce que mon père ne le permettrait pas… je ne dois rire ni chanter. À peine parler.

— C’est inconcevable !

— Non, puisque c’est sa volonté. Il… il déteste m’entendre.

Elle était à peine audible maintenant, n’émettant guère qu’un chuchotement trahissant la pesanteur de son sort et la souffrance qu’elle en éprouvait. Indigné, Tremaine sentait se lever en lui un étrange besoin de consoler, de protéger Agnès : à la seule évocation de son père, l’éclat qui éclairait son visage tandis qu’elle venait à ce rendez-vous incongru venait de disparaître. Cette constatation le rangea instantanément dans le clan de Rose : on ne pouvait laisser Nerville achever de détruire par un mariage odieux cet être que les simples lois de la nature lui ordonnaient d’aimer et de défendre.

— Il vous fait peur à ce point ?

— Plus que vous ne sauriez dire !

— C’est à cause de cela que vous vous laissez marier à ce… ce… je ne trouve pas de qualificatif qui traduise mon dégoût.

— Venez-vous donc d’un monde où les filles peuvent refuser d’obéir à un ordre paternel ?

— Non, reconnut-il. J’ai vu, aux Indes, des jeunes filles, presque des enfants, mariées sans qu’on se soucie de leurs sentiments à des vieillards, ce qui les vouait plus rapidement encore à un sort terrible. La mort du mari ne les délivrait pas car elles devaient alors se laisser brûler vives sur le bûcher où se consumait le corps de leurs époux…

S’il attendait une exclamation d’horreur, il fut déçu. Agnès haussa les épaules avec lassitude et leva sur lui un regard désenchanté.

— Êtes-vous bien certain qu’elles étaient si tristes de mourir, même de cette horrible façon ? Le feu purifie et le contact d’un homme tel que M. d’Oisecour me paraît la pire des souillures…

— Alors n’acceptez pas de la subir ! Je comprends que vous ne puissiez vous opposer à votre père mais il y a d’autres moyens…

— Je n’en vois aucun…

— Moi si. Il y en a au moins un : fuyez !

Elle eut un petit rire navrant et, pour lui, un regard plein d’une naïve déception. Peut-être attendait-elle autre chose ?

— Quelle folie ! Vous ne savez ce que vous dites, monsieur.

— Je suis très sérieux. Laissez-moi organiser votre fuite ! Vous avez bien des parents quelque part… au moins du côté de votre mère ?

— Si j’en ai… et je n’en suis pas certaine, ils ne se sont jamais souciés de moi…

— Il y a Mlle de Montendre ! Elle est votre amie et elle vous aime…

— Elle ? Oui… je le crois, mais ce serait la mettre dans un mauvais cas et, de toute façon, monsieur, je n’accepterai jamais, vous entendez, jamais, de me perdre de réputation ! Je bénéficie déjà de celle de mon père et ma fierté en souffre suffisamment… Cela dit, votre intention est sans doute louable et je vous remercie de l’intérêt que vous voulez bien me porter… mais nous en resterons là, si vous le voulez bien.

Elle s’écartait de lui et ce mouvement lui fut désagréable. Il étendit le bras, saisit sa main qui était chaude et qui tremblait. En se rapprochant de la jeune fille, il sentit une odeur de mousse, de forêt et de lande dont la fraîcheur l’enchanta.

— Je vous en supplie ! pria-t-il. Laissez-moi vous aider ! Comme Mlle Rose, je ne peux pas supporter l’idée de ce mariage.

Elle regarda ce visage semblable à de l’acajou taillé à coups de couteau.

— Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?

L’instant suivant, elle était dans ses bras et il caressait de ses lèvres une bouche frémissante qui accueillit son baiser comme le rescapé du désert accueille l’eau fraîche. Il la sentit prête à s’abandonner et regretta aussitôt ce geste instinctif qui l’avait poussé à l’attirer contre lui. En même temps, la pensée de ceux qui devaient venir traversa son esprit et il eut peur pour Agnès. Rendez-vous galant, peut-être, mais ceci allait trop loin : s’il les trouvait enlacés, ce démon de Nerville était capable de tuer sa fille…

Il l’écarta de lui doucement mais garda sa main qu’il baisa rapidement.

— Veuillez me pardonner ! Je n’ai pas été maître… d’une impulsion… mais à présent, je vous supplie de partir… et vite !

— Une impulsion ?

Il y avait un monde de déception dans ces quelques syllabes. En même temps, les larmes montèrent aux yeux de la jeune fille qui, se détournant brusquement, s’enfuit en courant. Comprenant qu’il venait de la blesser, Guillaume s’élança derrière elle pour tenter de se faire pardonner, mais en débouchant du bosquet il la vit rejoindre le groupe composé de Nerville, de son futur gendre et de Rose. Celle-ci venait de prendre affectueusement le bras de son amie dont l’émotion était impossible à dissimuler.

Tremaine ne pouvait reculer. Tenter de se fondre parmi les arbres ne pouvait qu’aggraver la situation. Il se contenta de tirer sa pipe, d’en taper le fourneau contre son talon comme s’il venait de fumer, la remit tranquillement dans sa poche et marcha d’un pas paisible vers ces quatre paires d’yeux qui le regardaient venir avec des expressions bien différentes. Ce fut le vieux baron qui ouvrit le feu de sa voix perchée.

— Qu’avez-vous osé faire à ma fiancée, monsieur ? Je la vois sortir toute bouleversée de ce bouquet d’arbres et vous apparaissez aussitôt ? La conclusion s’impose, il me semble, et…

— Est-ce que « bouleversée » n’est pas excessif pour une petite peur ? fit Tremaine avec un sourire narquois. Mademoiselle qui, si j’ai bien compris, souffrait d’une légère migraine s’est réfugiée sous ces branches afin d’y trouver quelque fraîcheur. Malheureusement c’est moi qu’elle a trouvé. Je m’étais retiré là pour fumer. Une vieille habitude de coureur des mers peu prisée des salons. Ma présence, je le crains, lui a causé un certain effroi…

— Il ment ! coupa la jeune fille. Il m’avait priée de le rejoindre ici… Nous… nous nous aimons et… d’ailleurs, il vient de m’embrasser ! Merci de votre galanterie, cher Guillaume, mais c’est inutile…

Le glapissement horrifié du « fiancé » fut couvert par une furieuse exclamation du père :

— Taisez-vous, Oisecour, c’est à moi de régler cela ! Emmenez plutôt ma fille : je vous l’ai donnée, elle est donc à vous. Nous allons partir dans un instant, dès que j’en aurai fini avec ce personnage. Et… envoyez-moi donc vos laquais ! Avec des bâtons si possible…

Le dernier mot s’étrangla dans son jabot de dentelle : Tremaine, incapable de se contenir plus longtemps, venait de l’empoigner par sa cravate.

— Laquais ? Bâtons ? Voilà des mots que je n’aime guère ! Sont-ce là les armes d’un gentilhomme ? Il est vrai que vous n’en êtes pas un…

Lâchant Agnès, Rose se précipita pour tenter de desserrer la poigne de fer sous laquelle le comte virait à un très joli violet.

— Par grâce, monsieur Tremaine ! Vous êtes en train de le tuer…

Elle avait vraiment très peur et, devant la prière de ses yeux habituellement si gais, Guillaume sentit se dissiper le voile rouge qui, un instant, avait obscurci sa raison. Ses doigts s’ouvrirent et Raoul de Nerville s’affala sur l’herbe en se massant la gorge.

— Pour cela, je vais vous faire arrêter, mon garçon ! Tentative de meurtre sur ma personne… cela vous enverra aux galères ! râla Nerville.

— Sûrement pas ! s’écria Rose qui, remise, se tournait à présent contre lui. Vous n’oubliez qu’une chose : vous l’avez insulté, et en ma présence ! Si vous avez des reproches à formuler, battez-vous comme il convient quand on porte votre nom…

Charitablement, M. d’Oisecour s’efforçait de porter secours à son futur beau-père pour l’aider à se relever mais il manqua plutôt le rejoindre, tant il était lourd.

— Venez là, Agnès, et m’aidez ! aboya celui-ci. Sans quoi, votre compte pourrait s’aggraver encore…

La jeune fille n’eut pas le temps d’intervenir. Tremaine se pencha, empoigna son ennemi par le col de son habit et le remit sur ses pieds aussi aisément que s’il s’agissait d’un gamin. L’autre tenta une bourrade qui manqua son but avant de s’adresser à Rose.

— Quand on porte mon nom, mademoiselle… et j’espère bien que vous me ferez bientôt l’honneur de le porter aussi, on ne se bat justement pas avec n’importe qui…

— M. Tremaine n’est pas n’importe qui ! hurla Rose, soudain furieuse. Quant à vous épouser, n’y comptez pas. J’aimerais mieux être bonne sœur ! Allez-vous vous battre, oui ou non ?

— Avec ça ? Vous voulez rire, ma chère ! grogna Nerville. Un aventurier sorti on ne sait d’où, un gibier de potence, un…

Guillaume allait bondir à nouveau mais Félix était accouru, attiré par l’altercation comme d’ailleurs la plupart des invités du château. Il tenta de le retenir, mais aussitôt celui-ci le repoussait.

— Ne te mêle pas de ça, Félix ! Ce misérable veut savoir qui je suis, eh bien je vais le lui dire. Comme je vais le dire à tous ceux qui sont ici et qui m’ont fait la grâce de m’accueillir. Mais ce que je vais leur apprendre aussi, c’est qui est au juste M. le comte de Nerville !

— Guillaume ! Je t’en supplie ! plaida Félix avec inquiétude.

— Non, Félix, je ne me tairai pas. Il y a trop longtemps que cette histoire pèse sur moi !

Puis sa voix s’éleva de façon que tous puissent entendre.

— Je n’ignore pas les folies qui courent sur mon compte. Mon nom est Guillaume Tremaine et je ne cache aucune bâtardise princière. Je suis né à Québec où mon père, ancien chirurgien de marine, a laissé un souvenir plus qu’honorable. Quant à ma mère, Mathilde Hamel, originaire de Saint-Vaast, elle a dû quitter les siens et sa maison, en 1749, afin de sauver sa vie menacée. Elle s’était, en effet, trouvée être le témoin d’un assassinat : celui d’une femme nommée Marie Simon pour lequel un innocent, Albin Perigaud, a été condamné. Elle l’ignorait d’ailleurs car, sachant bien qui était le vrai meurtrier, les siens l’ont fait partir pour la Nouvelle-France où mon père l’avait demandée en mariage. Après la victoire des Anglais, elle est revenue ici avec l’enfant que j’étais. Alors elle a appris le sort tragique du malheureux Perigaud, au bagne depuis dix ans. Elle souhaitait faire éclater la vérité mais elle n’en a pas eu le temps. Averti de son retour, l’assassin lui a tendu un piège et l’a poignardée. Comme il a voulu tuer ensuite le petit garçon qui venait de voir abattre sa mère et qui s’est jeté sur lui. Cet enfant, c’est moi. Quant à l’assassin, c’est Raoul de Nerville !

Succédant à la voix tonnante, un murmure scandalisé passa comme un coup de vent sur le jardin. En dépit de sa jactance, Nerville avait pâli, mais il s’efforça tout de même de plastronner : il commença par applaudir avec affectation.

— Bravo, bravo ! Quelle histoire touchante ! Et tellement crédible ! En vérité, je me suis trompé sur vous, Tremaine : vous n’êtes même pas un pirate, vous êtes un histrion… Si je vous avais tué, vous ne seriez pas là !

Cette fois personne n’intervint quand, en trois pas, Guillaume l’eut rejoint et empoigné de nouveau, par les bords de son habit. Un brusque silence s’établit tandis que se remettait à gronder la voix de bronze :

— Si je ne suis pas mort, c’est grâce à deux hommes dont l’un m’a recueilli sans connaissance et emporté chez l’autre. Il doit être possible de savoir si à Barfleur M. Quinault vit encore ?… Quant à toi, misérable, écoute-moi bien ! J’ai juré ta mort mais je te laisse une chance parce que moi, je ne suis pas un assassin. Nous nous battrons à marée basse dans cette petite crique du Cul-de-Loup où tu as tué deux femmes innocentes ! Et tu pourras même choisir les armes puisque tu dois, j’imagine, te sentir offensé !

Avec un indicible dégoût, il ouvrit les mains, libérant son ennemi qui vacilla, puis, tirant son mouchoir, il les essuya soigneusement. Un énorme silence régnait à présent sur cette foule enrubannée, emplumée, élégante et parfumée. Un silence fait d’angoisse et de terreur comme si, à la voix de Guillaume, une fissure venait de s’ouvrir sur un cloaque souterrain, sur l’un de ces cercles de l’Enfer de Dante. Deux femmes s’étaient évanouies – il y avait beau temps déjà que Mme de Chanteloup éternuait sous l’empire des sels – mais un homme, d’aspect grave, sortit de l’assistance et s’approcha. Pour lui avoir parlé pendant le repas, Guillaume savait déjà que c’était M. de Rondelaire, officier de justice et bientôt son voisin à La Pernelle.

— Vous venez de porter de graves accusations, monsieur, et nous aurons à vérifier certains points de votre récit…

Nerville, qui reprenait une fois de plus son souffle, eut un rire grinçant.

— Vous allez prendre ce délire au sérieux ?

— Oui, monsieur, très au sérieux ! Cette histoire éclaire des points que je trouvais obscurs jadis. Cependant, et pour éviter un effroyable scandale qui éclabousserait toute la noblesse normande, je ne saurais trop vous conseiller d’accepter la solution que vous offre M. Tremaine…

— Un duel ?… Un duel avec ce menteur, ce…

— Oui, monsieur, un duel dont je désire être le juge. Je suppose que M. de Varanville acceptera d’être le témoin de M. Tremaine ? Quant à vous, comte, votre futur gendre voudra sans doute vous assister ? Je vous donne rendez-vous dans cinq jours au Cul-de-Loup à l’heure où la marée commence à descendre : M. Tremaine nous montrera l’endroit… À présent, je pense que vous aurez à cœur d’offrir vos excuses à notre hôtesse et de vous retirer les uns et les autres ?

— Merci, monsieur, fit Guillaume en s’inclinant avec une visible émotion. Votre justice me convient tout à fait…

— Croyez-vous ? Vous pouvez être tué. Nerville, à qui vous avez laissé le choix des armes, prendra le pistolet où il est fort habile…

— Je ne suis pas maladroit non plus ! Dans cinq jours, donc !

Il se détourna pour parler à Félix, mais à cet instant Rose s’approcha de lui, se hissa sur la pointe des pieds et posa un baiser sur chacune de ses joues. Elle avait les larmes aux yeux.

— Vous allez le tuer, n’est-ce pas ?… Sinon je ne me le pardonnerais jamais. J’ai l’impression de vous avoir entraîné dans un traquenard !

— Pas du tout ! Vous n’avez fait que hâter les événements. Nous imaginez-vous, lui et moi, vivant côte à côte ?

À cet instant, elle tira un billet de son corsage et le lui mit dans la main.

— Voilà ce que moi j’avais promis ! Votre lettre pour l’évêque…

— Que de gratitude ! Vous êtes la meilleure amie qui soit…

— Je fais ce que je peux mais, dites-moi, est-ce vrai que vous avez embrassé Agnès tout à l’heure ?

— Très vrai. Ce qui l’est moins, c’est cette fable d’amour qu’elle a osé inventer. Vous voudrez bien lui rappeler, mademoiselle, que ce baiser n’était qu’une simple… impulsion et qu’en aucun cas il ne peut être question d’amour entre la fille de Raoul de Nerville et moi. Elle vient de prouver d’ailleurs qu’elle est aussi perfide que lui…

— Je ne le lui dirai pas : sa charge de douleur est assez lourde… Quant à moi, je forme des vœux pour que, dans peu de jours, vous puissiez partir pour Coutances…

— Dans peu de jours ? J’y vais tout de suite, mademoiselle. Étant donné l’issue incertaine de ce duel, je n’ai pas beaucoup de temps devant moi. J’espère voir l’évêque demain.

— Demain ? Il y a près de vingt-cinq lieues…

— L’affaire de quelques heures. Je laisserai mon cheval à Valognes et je prendrai ceux de la poste. Avec de bons relais, j’espère être de retour dans deux ou trois jours…

Félix, qui connaissait bien son ami, ne discuta même pas le projet. Il savait en effet que le temps pour Tremaine était compté plus qu’il ne le pensait. Il se contenta d’accepter de régler, avec M. de Rondelaire, les modalités de la rencontre et d’aider le voyageur à faire son portemanteau.

Une heure plus tard, Guillaume partait pour Coutances.

VIII JOURS DE COLÈRE

Ce matin ressemblait à un crépuscule tant le ciel était bas et la mer grise. D’un bout à l’autre de l’horizon un vent aigre soufflait sur les flots couleur d’ardoise qui renâclaient, clapotaient durement comme s’ils refusaient de se laisser ainsi malmener.

Le cimetière de Saint-Vaast se rencognait entre l’abside ronde de la vieille église et la baie. Les assises d’une ancienne redoute le soutenaient et empêchaient les flots d’inonder le séjour des morts, mais la tombe où l’on avait jadis jeté le corps de Mathilde ne bénéficiait pas de cette protection dont elle n’avait d’ailleurs aucun besoin : elle se trouvait trop à l’écart, au bord d’une friche et d’un sentier à peine tracé dans les herbes folles, pour que les tempêtes, si elles la mouillaient, pussent l’emporter. Seule une pierre tombée d’un muret en marquait l’emplacement. Une pierre que Guillaume, ne remettant ce soin à personne, venait d’enlever de ses mains nues et de rejeter dans les ronces.

À présent il se tenait debout à quelques pas, érigeant sur le ciel menaçant sa haute silhouette noire autour de laquelle claquait sa grande cape comme un drapeau autour de sa hampe. Ses cheveux rouges, semblables à des flammes, dansaient dans le vent. À ses pieds deux hommes creusaient après avoir arraché les broussailles, tandis qu’enfermant l’emplacement de leur cercle apeuré, les gens du bourg se pressaient autour du curé en surplis, d’un bedeau portant la croix et de deux enfants de chœur tellement énervés par l’événement que le prêtre avait grand-peine à les faire tenir tranquilles à coups de bourrades. Au-delà, un groupe d’invalides venus de La Hougue, des chevaux de main et plusieurs voitures élégantes.

Rose de Montendre, pâle et grave dans son amazone noire, se tenait debout auprès de sa monture en compagnie de M. de Rondelaire et des Mesnildot, à quelques pas du bailli du village et du commandant des forts de La Hougue et de Tatihou. Même la vieille marquise d’Harcourt s’était imposé le déplacement, mais elle contemplait l’événement depuis sa voiture où elle restait assise, une couverture de fourrure sur les genoux, une suivante à son côté. Quant à Félix de Varanville, il avait refusé de s’éloigner de son ami et demeurait un peu en retrait, à quatre ou cinq pas de lui, surveillant alternativement et avec une inquiétude croissante les progrès du travail des fossoyeurs et la petite foule villageoise : au premier rang s’y tenaient Simone Hamel – qui s’appelait à présent la Veuve Dubost, s’étant remariée à un patron pêcheur peu de temps après la mort de Mathilde – et ses enfants, Adèle et Adrien, les jumeaux âgés à présent de trente-deux ans et voués apparemment à un célibat perpétuel par leur refus obstiné de se séparer. Ils se tenaient par la main comme s’ils étaient encore de petits enfants. Dans ses habits de deuil, Simone, qui vieillissait mal, ressemblait assez, avec son long nez et ses yeux fureteurs qui ne restaient jamais en place, à une chauve-souris aux ailes repliées. Tous trois paraissaient extrêmement mal à l’aise, et visiblement ils auraient préféré être ailleurs mais c’était un ordre qui les avait amenés là, un ordre émanant à la fois du bailli Renouf et de l’évêque de Coutances, donc impossible à ignorer.

La veille, le crieur public, parcourant Saint-Vaast jusqu’en ses points extrêmes, annonçait la cérémonie expiatoire décrétée par la double autorité mais s’arrêtait spécialement chez Simone et deux ou trois autres commères dont Mlle Lehoussois fit connaître le nom. Elles étaient toutes là à l’exception d’une seule, clouée au lit par une forte fièvre.

Elle était là aussi, la vieille Anne-Marie, agenouillée face à Guillaume, de l’autre côté de la fosse que l’on était en train d’ouvrir et auprès du cercueil de beau chêne garni de satin blanc que Tremaine avait fait venir pour Mathilde… ou pour ce qu’il en restait, après vingt-cinq années.

Effrayée, non sans raison, à la pensée de ce que l’on allait découvrir, elle avait supplié Guillaume de renoncer à son macabre projet.

— Pourquoi ne pas faire ouvrir le mur du cimetière afin de l’agrandir ? Ainsi ta pauvre mère reposerait vraiment en terre chrétienne. Il suffirait d’une bénédiction solennelle.

Mais le jeune homme ne voulait rien entendre : une vraie tombe, digne de la femme qu’elle était, attendait Mathilde à La Pernelle.

— Elle sera la première à habiter là-haut, près de la maison qui aurait dû être la sienne et qui portera le nom de notre vieux « manoir » du Saint-Laurent…

— Tu te bats le lendemain, Guillaume, et tu ne peux être certain de l’emporter. Alors à quoi bon ?

— En ce cas j’irai dormir auprès d’elle, à l’ombre de l’église… et vous hériterez d’une partie de ce que je possède. Félix de Varanville sait déjà ce qu’il devra faire. Tout est en ordre. Inutile d’y revenir !

La discussion s’arrêta donc là. La vieille sage-femme, que ne faisait trembler aucune des sanies du corps humain, qui savait enfermer dans leur linceul les cadavres les plus répugnants, se demandait si elle allait trouver la force de supporter ce qui allait suivre. Jamais elle ne s’était sentie aussi vieille. Peut-être parce que ses genoux, habitués pourtant depuis l’enfance au contact de la terre, tremblaient, en dépit de l’épaisseur des vêtements, sur l’herbe humide qui lui parlait de rhumatismes. Dans ses mains, elle tenait un grand mouchoir à carreaux au milieu duquel se cachait un flacon de sels prêt à servir. Tout ce qu’elle espérait, c’était avoir le temps de se le mettre sous le nez. Alors, elle priait éperdument, du fond de son angoisse, pour que l’horreur s’éloigne d’elle et de ce garçon obstiné dont les yeux fouillaient la tombe…

Elle n’était pas bien profonde, d’ailleurs ! On ne s’était guère donné de mal pour couvrir le pauvre corps meurtri et Mlle Lehoussois le savait. Aussi les fossoyeurs, à qui Guillaume avait promis de l’or, procédaient-ils à leur tâche avec toute la délicatesse dont ils étaient capables. Ils y étaient allés à grands coups de pioche pour arracher les premières mottes où s’enracinaient les herbes folles, mais maintenant ils maniaient leurs outils précautionneusement comme s’ils craignaient de blesser celle qui reposait là. Chacun d’eux guettait le premier éclat de bois qu’il trouverait sur sa pelle…

Soudain, l’un d’eux, dont l’oreille exercée venait de percevoir une sorte de résonance, leva la tête et regarda Tremaine.

— Y s’peut que je m’trompe, mon gentilhomme, mais on dirait ben qu’la boîte a t’nu…

Il se pencha, se mit à écarter la terre à la manière d’un chien et découvrit bientôt une partie de la planche du dessus.

— C’est pas croyable, fit son compagnon. C’bois, c’est pourtant pas grand-chose, et y tient toujours après tant d’années ! À croire que l’Bon Dieu a point voulu qu’cette mauvaise terre touche la pauvre femme !

Se relevant aussi vite que le permettaient ses genoux ankylosés, Mlle Anne-Marie rejoignit au bord du trou le prêtre et son cortège juvénile. On pouvait voir le couvercle, il était entier.

— C’est un miracle, s’écria-t-elle en se signant ostensiblement. Et s’il était encore besoin du jugement de Dieu, je crois que nous l’avons. Qu’en dites-vous, monsieur le Curé ?

Celui-ci, l’abbé de Folleville nommé depuis peu par l’abbé de Fécamp coseigneur de Saint-Vaast, était un homme encore jeune. S’il venait de la région de Bernay en pays d’Ouche – presque un « horsain » pour ceux de la grande péninsule ! –, il n’en forçait pas moins la considération, voire le respect, de ses ouailles, si rudes et difficiles à manier qu’elles fussent. Cet homme des plateaux et des vallées savait parler le langage qui convenait à ces hommes de la mer, ainsi qu’à ces femmes difficiles à atteindre et si entières dans leurs inimitiés quand ce n’était pas leurs haines. Mlle Lehoussois était de celles qui l’intéressaient et qu’il savait sonder. Son exclamation grandiloquente lui arracha l’ombre d’un sourire.

— Un miracle, c’est un bien grand mot, fit-il, mais ce peut être un signe !…

Le vent du matin porta sa parole à la petite foule qui, du coup, se signa largement. Certaines de celles qui étaient là – les calomniatrices de Mathilde bien sûr ! – n’avaient pas obéi à l’ordre sans arrière-pensée ni sans concertation. La Simone et ses amies comptaient bien qu’il leur serait donné l’occasion de créer quelque scandale. À l’origine tout au moins, car la présence de l’officier de justice, du bailli, des soldats et des nobles voitures les incitait à la prudence. Aux paroles de M. de Folleville, elles comprirent qu’elles joueraient une aventure dangereuse en s’obstinant dans leur attitude.

Sortir le cercueil qui, tout de même, ne tenait plus guère était une tâche des plus délicates. Sur l’ordre de Tremaine, on se contenta de lever le dessus qui révéla une forme désincarnée, réduite, presque ténue sous un enveloppement de linge bruni et usé auquel on ne toucha pas. Guillaume ordonna que l’on soulève la dépouille à l’aide de la planche du dessous. Cela demanda un grand quart d’heure d’efforts avant que les restes de Mathilde fussent déposés, terre et fragments de drap y compris, sur la soie blanche qui l’attendait et que l’on referma, non sans que le prêtre eût dit une prière, encensé et aspergé ce qui avait été une belle jeune femme pleine de vie et d’espérance.

Tandis que l’on fermait le cercueil, qu’on le recouvrait d’une pièce de velours noir galonnée d’argent et qu’on déposait le tout sur le char attelé de deux vigoureux percherons qui allait conduire Mathilde à la demeure choisie par son fils, celui-ci se tourna vers le groupe des femmes que l’abbé de Folleville s’apprêtait à placer à la suite de l’équipage.

— Merci, monsieur le Curé, d’avoir proposé cette espèce de pèlerinage expiatoire, mais c’est inutile : je ne veux pas de ces femmes !

— Pourquoi donc ? Ce n’est pas une pénitence bien terrible, et elle est amplement méritée…

— Sans doute mais elles n’éprouvent aucun repentir. Elles sont là parce que, sur la décision de Mgr l’Évêque, vous l’avez ordonné. Cependant elles n’ont aucun regret de ce qu’elles ont fait. Aujourd’hui ma mère a remporté la victoire : elle n’a que faire de tramer, à la manière des triomphateurs romains, une poignée de captives derrière son char. Qu’elles s’en aillent ! Mathilde Tremaine n’en reposera que plus en paix.

— C’est… qu’il n’y a pas qu’elles.

En effet, une trentaine d’hommes qui s’étaient tenus à l’écart jusque-là, dans le voisinage des vieux soldats, se dirigeaient vers eux. Certains étaient déjà âgés, d’autres beaucoup plus jeunes, mais tous solides Cotentinois, pêcheurs, cultivateurs, artisans. Ils avaient des visages rudes et des yeux habitués à regarder la mer et le soleil. Le plus vieux, qui s’appuyait sur un bâton, vint droit à Guillaume.

— Je suis Louis Quentin, le fournier de Saint-Vaast. J’ai bien connu votre grand-père et surtout votre oncle Auguste qui était presque mon jumeau. Ce que j’ai à dire, c’est plutôt difficile parce que c’est pas d’hier qu’on a eu regret de ce qu’on a laissé faire aux femmes. Certains, dont moi, parc’qu’ils étaient pas là d’ailleurs… Mais il faut que ça soit dit. Que vous n’vouliez pas d’elles, ça vous regarde ! Nous, les hommes, on vous d’mande, comme une faveur, de nous laisser accompagner Mathilde jusque là-haut… Ça voudra dire que vous nous pardonnez en son nom et aussi ça s’ra un honneur. Et puis une façon de vous faire savoir que Saint-Vaast c’est pas seulement une poignée de commères à la langue trop bien pendue…

— J’en suis presque, de Saint-Vaast, dit Guillaume. Alors je sais ça depuis longtemps ! Croyez… que je suis touché de votre geste. Je vous en remercie du fond du cœur…

Plus ému qu’il ne voulait le montrer, il tendit les deux mains pour saisir celles de cet homme dont le regard chaleureux brillait de larmes, l’attira vers lui et l’embrassa.

— J’accepte bien sûr avec une grande joie. Nous ferons le chemin ensemble. Ce sera peut-être la seule fois où nous pourrons causer, vous et moi.

Guidé par Quentin, Guillaume salua tous ses compagnons, serrant à deux mains celles de l’homme qu’on lui présentait. Une joie profonde l’envahissait à les découvrir si proches de lui alors que, durant tant d’années, les gens de Saint-Vaast, à l’exception d’Anne-Marie et de deux ou trois autres, lui laissaient un souvenir d’amertume et de méfiance. Au fond de leurs yeux, il pouvait voir qu’ils le reconnaissaient surtout comme le petit-fils d’un homme aimé et respecté et non comme un personnage rendu puissant par une richesse qu’aucun d’eux n’atteindrait jamais.

— Puisque vous voulez bien accompagner ma mère jusqu’à La Pernelle, leur dit-il, nous allons marcher ensemble. Mais est-ce que le chemin ne sera pas un peu rude pour vous, monsieur Quentin ?

Ce fut son fils Michel qui répondit avec un sourire en coin :

— Faut pas vous fier à sa mauvaise jambe ! Il est capable d’aller d’ici à Barfleur et de revenir sans souffler ! Plus vif qu’un lièvre il est, le père !

— Cependant, j’espère qu’il acceptera mon bras…

Le char s’ébranla et le cortège des hommes à sa suite. Comme il convenait dans les cérémonies de funérailles, Mlle Lehoussois se disposait à prendre place derrière eux quand Félix vint lui offrir de faire la route en voiture. Elle refusa.

— Merci, monsieur, mais je suis bien plus solide encore que le père Quentin !

— D’autant que tu n’iras pas seule, s’écria Annette Quentin, la femme du vieux Louis. On doit bien ça à cette pauvre Mathilde à qui on a fait si grand tort !

— Pas toi. Tu n’en étais pas puisque tu étais chez ta sœur, à Morsalines.

— Sans doute, mais quand je suis revenue, j’ai appris ce qui s’était passé et je n’ai pas levé le petit doigt pour protester parce que j’étais comme beaucoup d’autres : j’avais peur…

Avec elle, cinq ou six femmes décidèrent de gravir, elles aussi, la longue et dure pente qui menait à La Pernelle, et ce fut le tour de la vieille demoiselle de s’épanouir. Il ne resta plus que trois irréductibles autour de la Veuve Dubost qui eut la désagréable surprise de voir sa fille se joindre aux autres, en dépit de la résistance qu’opposa son frère.

— Tu n’as aucune raison d’y aller puisque moi je veux rester avec la mère ! fit-il en essayant de la retenir.

Mais Adèle semblait bien déterminée.

— Ce que tu peux être bête ! siffla-t-elle entre ses dents. Tu ne crois pas qu’il serait temps de faire la paix avec le cousin ?

— J’vois pas pourquoi ? ricana Adrien. Ou alors, c’est qu’il te plairait plutôt ?

— Il n’est pas désagréable à regarder… et puis je ne vois pas pourquoi on n’essaierait pas, nous aussi, de profiter un peu de cette fortune qui va s’installer sur nos têtes. De toute façon, on était trop jeunes pour avoir droit à la parole, à l’époque, et il n’a aucune raison de nous en vouloir. Alors fais ce que tu veux mais moi j’y vais.

— Ouais… mais si j’y vais, il faut que j’aille avec les hommes ?

— Ce n’est peut-être pas une mauvaise idée ! Qu’est-ce que tu es d’autre ?

Comme si le ciel pensait vraiment que le temps des rémissions venait d’arriver, les nuages gris se déchiraient, s’enfuyaient vers l’est, laissant paraître des éclats bleutés. On pouvait supposer que les grands parapluies verts ou rouges dont certains s’étaient munis ne serviraient pas à autre chose que mettre de joyeuses notes de couleur dans cette funèbre procession.

Tandis que, par le hameau aux Serpents et La Pierrepont, on s’en allait vers la tour carrée de Rideauville où le clergé attendait avec M. de La Chesnier, le père Quentin attaquait Guillaume sur quelque chose qui lui tenait à cœur.

— C’est vrai c’qu’on dit ? Vous allez vous battre avec le comte de Nerville ?

— Oui. Demain à l’aube… mais comment savez-vous ça ?

— Les nouvelles vont vite par chez nous. Le vent qui souffle presque tout le temps a tôt fait de les porter, mais j’dois dire que celle-là fait plutôt plaisir à quelques-uns… Le comte de Nerville, c’est un mauvais homme. Y en a beaucoup qui pensent qu’y pourrait ben être pour quéqu’chose dans les crimes du Cul-de-Loup. Plus que l’moine de Saire en tout cas !…

— Si l’on croyait tant à ce moine fantôme, pourquoi donc un homme a-t-il été condamné il y a trente-cinq ans ?

— Ah !… L’Albin Perigaud s’est trouvé là où y fallait pas et y avait personne pour dire le contraire. Alors…

Il eut de la main un geste qui traduisait toute la fatalité d’un univers éloigné où la puissance du seigneur restait redoutable. Il s’en expliqua d’ailleurs aussitôt.

— Faut dire, voyez-vous, que dans tout not’coin, de Morsalines à Reville, tout l’monde craignait le vicomte Raoul.

— Comment expliquez-vous ça ? Sur ce territoire on ne reconnaît que deux pouvoirs en sus de celui du Roi : M. l'Amiral, qui gère la région militaire, et l’abbé de Fécamp… Alors ?

— Alors… vous savez où c’est, Fécamp ? À je ne sais trop combien de milles marins. Trop loin pour que les moines s’occupent d’la mort d’une pauvre fille. Quant à M. l’Amiral, j’ai pas dû l’voir deux fois dans ma vie. L’est plutôt près du Roi… encore plus loin.

Perdu dans ses pensées, le fournier trébucha sur une pierre du chemin mais la main ferme de Tremaine le retint avec sollicitude. Guillaume connaissait assez son ennemi pour concevoir pleinement la peur d’hommes par ailleurs courageux face à la sourde mais réelle menace qu’il représentait aux yeux de tous ces gens. Qu’aurait pesé d’ailleurs la parole de l’un d’entre eux contre celle d’un comte ? En saisissant l’occasion d’envoyer sa fille au loin, le grand-père avait fait preuve de sagesse…

— Et… le galérien ? Savez-vous ce qu’il est devenu ?

— Non, on ne sait rien. Son père est mort de chagrin cinq ou six ans après la condamnation. Il savait bien qu’il ne le reverrait jamais. Vingt ans d’bagne, ça n’pardonne pas. L’Albin, il a sûrement succombé à la peine…

— S’il était sur une galère, sans doute, mais il n’y a plus de galères…

— Y en avait encore y a pas si longtemps ! Dans les années soixante, justement, les messieurs de Malte en ont amené à Brest, pour voir c’que ces fins navires des mers barbaresques pouvaient faire dans l’océan et par chez nous. Sont allées ensuite à Cherbourg et même à c’qu’on dit chez un roi du Nord. De toute façon, les Nerville ont dû s’arranger pour qu’y revienne pas, l’Albin… Pour trouver quoi d’ailleurs ? À la mort du père, le comte a vite repris la maison et le p’tit clos donné par son aïeul aux Perigaud… Chez nous, on a souvent prié pour eux. C’étaient de braves gens… tout comme vot’ grand-père. Le chiendent, c’est que c’est toujours ceux-là qui ont le plus d’malheur.

— Encore une question ! Pourquoi m’avez-vous dit que l’on se réjouissait de ma rencontre de demain ? Ce n’est peut-être pas moi qui l’emporterai ? Je peux être tué !

— Vous êtes jeune et plein d’vigueur. Lui, il a passé largement la cinquantaine. Tout comme moi, sauf que ses deux jambes sont bonnes.

— Cela ne veut rien dire. Nous nous battrons au pistolet. Il y est, paraît-il, très habile…, fit Guillaume négligemment.

Louis Quentin serra son bras de toute sa force qui était encore réelle.

— Même si c’est l’Mauvais qui guide sa balle, elle vous f’ra pas d’mal parce que la vôtre, va falloir que Dieu s’en charge. Ou alors, c’est qu’y faudra plus compter sur aucune justice en c’bas monde !

À présent, Mathilde reposait sous une terre douce surmontée d’une belle croix de pierre en attendant le caveau que Guillaume, si Dieu lui prêtait vie, était bien décidé à faire creuser pour elle, lui-même et ses descendants. Tous ceux qui l’avaient accompagnée étaient redescendus, emmenés par Félix de Varanville, Mlle Lehoussois et les différentes voitures disponibles jusqu’à l’auberge de Rideauville où une solide collation attendait, comme il se devait les jours de funérailles. Félix, en passant, s’était chargé de la commander selon le désir de Guillaume. Mais personne ne trouva surprenant que celui-ci s’attardât au cimetière. Tous comprenaient fort bien que, son pieux devoir accompli, l’homme qui le lendemain allait risquer sa vie pour le repos de l’âme de sa mère choisît de rester un peu plus longtemps auprès d’elle.

Le cœur en paix désormais, Guillaume redécouvrait l’éclat d’un vrai printemps septentrional, et celui-là promettait d’être radieux. La luminosité d’un ciel bleu tendre ne rappelait guère l’impitoyable incandescence de ceux qui régnaient entre le tropique et l’équateur. De rapides hirondelles le rayaient fugitivement et même, sur le haut pignon de l’église, une mouette s’était posée comme sur le mât d’un navire. Un énorme buisson d’aubépine neigeait sur la tombe de Mathilde que de grands arbres protégeaient des vents d’ouest, mais celui qui caressait le visage de son fils mêlait une vivifiante senteur marine à celle de la terre en devenir. Pour mieux s’en imprégner, Guillaume arracha sa cravate et ouvrit sa chemise. Sa main alors rencontra la griffe de loup donnée jadis par Konoka et qui ne l’avait jamais quitté à l’exception des brèves heures nécessaires passées chez l’orfèvre auquel Père Valette l’avait confiée quand, le lien de cuir s’étant usé, le jeune homme avait failli la perdre…

D’un geste familier, il referma son poing sur la corne acérée dont la pointe, un peu émoussée, s’enfonça dans sa paume à l’endroit précis où elle avait coutume de se loger. Comme d’habitude, le charme opéra : Guillaume se sentit à la fois plus fort et plus confiant pour affronter ce qui allait venir. Non qu’il craignît la mort, mais en atteignant les premiers buts qu’il s’était fixés, il sentait l’envie d’en atteindre d’autres. Ce serait tellement dommage que tout s’achevât demain par une balle trop bien ajustée ! Certes, on l’apporterait ici et jusqu’au Jugement dernier il pourrait, en compagnie de sa mère, contempler à loisir le prodigieux décor qu’il s’était choisi. Mais comment son âme pourrait-elle dormir en paix, sachant que Raoul de Nerville poursuivait avec plus d’ardeur que jamais sa vie malfaisante et qu’une malheureuse jeune fille achevait sa descente aux enfers ?

Ce n’était pas la première fois que la pensée d’Agnès revenait vers lui, après la colère suscitée par son attitude si étrange. Durant sa chevauchée forcenée vers Coutances et celle du retour, il avait eu largement le temps de penser à leur curieuse entrevue et de retrouver le goût de son baiser à la fois frais comme un melon d’eau et brûlant comme un morceau de piment rouge. Si brûlant, même, qu’un instant il l’avait désirée ardemment. Presque au point de prononcer les mots qu’elle attendait. Grâce à Dieu, il s’en était gardé, déclenchant une assez naturelle réaction de dépit… qu’à présent il lui pardonnait bien volontiers. D’autant qu’il s’avouait honnêtement qu’en d’autres circonstances il eût aimé lui tendre la main pour faire d’elle la maîtresse des Treize Vents.

Sans doute à cause de ce que l’on devinait en elle de farouche et de fragile à la fois…

Arpentant une dernière fois l’emplacement où il rêvait de voir surgir sa maison avant de rejoindre Ali qu’on lui avait amené, Guillaume finit par conclure que le jugement des armes serait après tout le bon, puisqu’il déciderait de l’avenir des Tremaine. Si Guillaume mourait, la question serait entendue. S’il vivait, il faudrait trouver la génitrice idéale et, dans l’état actuel des choses, Guillaume en venait à considérer cela comme une sorte d’impossible exploit. Rose de Montendre lui plaisait de plus en plus mais elle était irrévocablement amoureuse de Félix, et à voir la façon dont, tout à l’heure, il lui tenait l’étrier, on pouvait se demander si la charmante fille n’était pas en train de gagner la partie…

Soudain, Guillaume tendit la main, arracha une menue branche d’un vieux chêne dont il espérait bien faire l’une des gloires de son parc à venir et la mit contre sa poitrine.

— Les Indiens prétendent que tu portes bonheur, dit-il au grand arbre. Nous verrons bien demain s’ils ont raison…

Il referma sa chemise, noua négligemment sa cravate puis s’en alla rejoindre ses nouveaux amis qui l’attendaient à l’auberge de Rideauville… Une fois les femmes rentrées chez elles, on but et on mangea entre hommes jusqu’à la chute du jour. Mais après une bonne nuit d’un sommeil profond, presque sans rêves, Guillaume se trouva en pleine possession de ses moyens lorsque vint le moment de gagner, en compagnie de Félix, le lieu de la rencontre.

Le gris froid de l’aube se teinta de rose, éclairant le satin uni de la mer nacrée comme une gorge de pigeon. Une légère brume flottait que disperserait tout à l’heure la brise matinale. Elle suffisait pourtant à gommer le fort de Tatihou et à parer d’une grâce inattendue la tour arrogante de La Hougue. La marée descendait depuis une demi-heure environ, abandonnant une bande de sable qui triplait presque le mince croissant bordé de tamarins où Mathilde était tombée, dix ans après la fille Simon, et où Guillaume avait failli trouver la mort.

Lorsque celui-ci arriva, M. de Rondelaire, plus grave que jamais sous sa perruque magistrale et son tricorne noir, se trouvait en compagnie du médecin des forts et s’occupait à mesurer le terrain. En voyant les deux hommes, il salua et consulta la grosse montre de son gousset.

— Votre exactitude est militaire, monsieur Tremaine. Je n’en dirai pas autant de votre adversaire. Je n’entends même pas les chevaux, ajouta-t-il avec mécontentement…

— Il est peut-être souffrant, hasarda Félix mi-figue mi-raisin.

L’officier de justice haussa les épaules.

— Je ne le lui conseille pas : son honneur… ou ce qui lui en reste, ne s’en relèverait pas…

Inquiétude vaine. Un instant plus tard, le roulement d’une voiture se faisait entendre. Peu après, Nerville et Oisecour franchissaient les buissons et descendaient sur le sable. Avec une satisfaction cruelle, Tremaine constata que la lumière encore faible accusait l’âge de l’un et la mine défaite de l’autre. Les yeux du comte allaient et venaient comme ceux d’un animal inquiet et, visiblement, il eût cent fois préféré se trouver autre part.

Pour éviter la foule, le commandant des forts avait placé un cordon de ses vieux soldats choisis parmi les moins handicapés afin d’interdire l’accès de la digue. Cette circonstance, qui rompait heureusement la monotonie de leur existence, les remplissait de joie et c’était plaisir que les voir redresser l’échine en s’appuyant des deux mains à leurs mousquets, la crosse posée sur le sol entre leurs jambes martialement écartées. À leur regard assuré, on sentait qu’ils feraient feu sans hésiter sur quiconque oserait venir troubler la rencontre des six hommes vêtus de noir jusqu’au menton et qui, découpés sur cette aurore en train de s’épanouir, ressemblaient à de grands corbeaux attendant le soleil…

Pas de prêtre pour assister ces hommes dont l’un, au moins, allait mourir, si ce n’était les deux… Cela s’était déjà vu. Mais avant de venir sur le terrain, Guillaume s’était arrêté à l’église où l’attendait M. de Folleville. En ce qui le concernait, sa paix avec Dieu était faite.

Tandis que l’Angélus égrenait ses notes claires dans le matin calme, on termina les formalités. Les pistolets furent vérifiés, les places tirées au sort, puis M. de Rondelaire prit la parole :

— Messieurs, les lois du duel m’obligent à vous demander si vous souhaitez vous réconcilier sur le terrain. Je ne pense pas que ce soit dans vos intentions ?

Tremaine refusa d’un dédaigneux mouvement de tête. Son adversaire se contenta de garder le silence, mais son regard exprimait au fond une vague interrogation à l’adresse du directeur du combat qui se hâta d’ajouter :

— S’il en allait autrement, sachez que, considérant ceci comme une épreuve de justice, j’aurais l’honneur de refuser tout accord. À présent, messieurs, veuillez aller prendre vos places…

Tremaine gagna la sienne rapidement. Le sort ne le favorisait pas : il allait avoir à compter avec le soleil. Il gardait néanmoins confiance. Avec une grande froideur, mais toute haine soudain apaisée comme il se doit lorsque l’on assume le rôle de l’exécuteur, il observa la silhouette noire de son ennemi en train de prendre position d’un pas pesant. Quelques instants encore, et chacun d’eux étendrait le bras pour faire feu. La double détonation ferait envoler les mouettes qui péchaient en troupe vers la porte des Dames et l’une des deux marionnettes sombres s’écroulerait. Peut-être les deux ensemble ?…

La voix de Rondelaire s’éleva, sèche et précise :

— Êtes-vous prêts, messieurs ?

Aucun des duellistes n’eut le temps de répondre. Surgie d’un buisson, une grande forme velue qui ressemblait à un ours bondit sur le comte de Nerville, le maîtrisa d’un seul bras tandis que sa main libre appuyait un pistolet contre sa tempe.

— Arrière, vous tous ! Ou bien je le tue tout de suite… Cet homme m’appartient !

— De quel droit ? cria le juge du combat.

— De celui des victimes ! Je suis Albin Perigaud et j’ai décidé qu’aujourd’hui ce misérable gagnerait l’enfer en ma compagnie !

Sans un mot de plus, l’ancien forçat entraînait Nerville à la poursuite de la mer, mais à reculons, afin de pouvoir observer ceux qui le regardaient.

Lentement, Tremaine abaissa son pistolet. Il venait de reconnaître l’inconnu de La Pernelle, celui que l’on appelait l’Ermite, ou le Vieux…

— Ne faites pas de sottises ! cria Rondelaire. Vous allez vous charger d’un nouveau crime et vous serez pendu…

Un éclat de rire lui répondit, déjà plus lointain.

— Vous n’aurez pas cette peine. Je vous ai dit que je le conduisais en enfer…

— Allons donc ! Vous espérez vous sauver à la nage mais je vous avertis : il y a là-bas des sables mouvants…

— C’est justement là que je vais !… Adieu, messieurs !

À présent, Nerville qui employait toute sa force à tenter de se dégager se mit à hurler, à appeler à l’aide et même à supplier Perigaud de le lâcher en lui promettant de l’or… Ceux de la rive étaient déjà trop loin pour entendre autre chose que des cris indistincts. Aucun d’eux, d’ailleurs, ne tentait le moindre geste, fascinés qu’ils étaient par le drame en train de se dérouler sous leurs yeux.

— J’aurais pu, murmura Guillaume, le tuer d’une balle et libérer Nerville, mais je m’en serais voulu toute ma vie !

M. de Rondelaire le regarda droit dans les yeux.

— J’aurais pu vous en prier… ou même vous l’ordonner. Mais j’estime que cet homme, du moment qu’il sacrifie sa vie, a le droit d’assouvir sa vengeance. Voyez-vous, si Dieu lui a permis de vivre durant des années et des années dans l’horreur d’un bagne, c’est sans doute pour lui accorder ce moment-là !

— Pourquoi a-t-il attendu jusqu’à ce jour ? J’avoue ne pas comprendre…

Rondelaire, incapable de répondre, se contenta de hausser les épaules.

— Regardez ! dit-il seulement. Pour que son ennemi subisse une mort atroce, ce malheureux n’a pas hésité à se l’infliger à lui-même. C’est effrayant…

Le justicier et sa victime se trouvaient désormais à l’endroit dangereux, signalé par des piquets. Plus petit qu’Albin, Raoul de Nerville s’enfonçait aussi plus vite que lui. La lise blonde et mortelle l’enserrait déjà jusqu’au bassin alors que la casaque en peau de chèvre était encore visible tout entière. Plus il se débattait, plus il essayait de s’arracher, plus la terrible succion s’accélérait. Perigaud n’avait même plus besoin de le maintenir. Les bras croisés, il le regardait s’enfouir dans un déchaînement de sanglots et de hurlements désespérés. Lui-même ne bougeait pas, se tenant très droit, la tête haute, aussi immobile qu’une statue. Seule, dans le vent qui se levait, la masse de ses cheveux semblait encore vivante.

Quand l’autre eut disparu dans un dernier gémissement, il fit un grand signe de croix et se laissa ensevelir à son tour. La mince couche d’eau jaunâtre ne se rida qu’à peine. Sur la plage, ceux qui regardaient s’agenouillèrent d’un même mouvement et se signèrent. À présent, tout était fini…

Varanville tira son mouchoir pour éponger son front et tourna les yeux vers son ami dont la main avait laissé glisser le pistolet. Le visage de Guillaume semblait plus que jamais taillé dans le bois. Félix pensa que ce grand nez arrogant et ce profil acéré pouvaient convenir aussi bien à une figure de proue qu’à la statue d’un de ces chefs iroquois dont il avait pu voir des portraits rapportés par des combattants d’Amérique. Il était tout aussi indéchiffrable. Félix posa sa main sur un bras qui lui parut aussi dur que la pierre. Pourtant, à sa surprise, il vit une larme couler le long de la joue tannée…

— Regrettes-tu à ce point que l’on t’ait volé sa mort ?

— Non. Le droit d’Albin Perigaud précédait le mien. Mais c’est lui que j’ai rencontré la première fois que j’ai vu La Pernelle, et il me semble que je viens de perdre un ami… Peut-être m’a-t-il sauvé la vie.

— Peut-être, sans compter que grâce à son sacrifice la maison des Tremaine va pouvoir naître et croître dans la paix et la sérénité. Tu n’imagines pas à quel point j’en suis heureux !

— Heureux ? Alors pourquoi pleures-tu toi aussi ?

Félix détourna les yeux et eut un vague haussement d’épaules.

— Ce doit être le soulagement. Voilà cinq jours que je ne vis plus. J’ai eu très peur, tu sais ?

Pour toute réponse, Guillaume prit son ami aux épaules et l’embrassa. À cet instant M. de Rondelaire les appela :

— Je conçois votre émotion et votre joie, messieurs, mais consentiriez-vous à faire avancer la voiture de M. d’Oisecour ? Nous avons là un nouveau problème…

En effet, au même moment, le chirurgien s’efforçait de ramener à la conscience le vieux gentilhomme, si commotionné par la mort de son futur beau-père qu’il s’était écroulé comme un château de cartes et gisait à présent sur les cailloux mêlés de varech, aussi gris que sa perruque, le nez pincé et la respiration difficile.

— Est-ce qu’il va mourir, lui aussi ? demanda Guillaume.

— Je ne pense pas, opina l’homme de l’art, mais il vient d’être fort secoué. Quel spectacle pour un homme de son âge !

— Celui qu’il s’apprêtait à nous offrir en épousant une jouvencelle de dix-huit ans était aussi choquant à mon sens, fit Tremaine, impitoyable. Espérons que la peur lui en aura fait passer l’envie ! En attendant, je vais chercher la voiture…

Quand, un moment plus tard, lui et Félix rejoignirent leurs chevaux près desquels une petite foule s’était assemblée, ils furent reçus par un feu roulant d’acclamations.

Louis Quentin, en dépit de sa mauvaise jambe, prit le bailli de vitesse, lâcha son bâton et se jeta dans les bras de Guillaume, pleurant et riant tout à la fois.

— Vous pouvez pas savoir c’qu’on est heureux, m’sieur Tremaine…

— Appelez-moi donc Guillaume ! Vous savez bien que je suis des vôtres.

Le vieux s’empourpra comme un coucher de soleil et se mit à sangloter de joie et d’émotion… Le bailli Renouf en profita pour prendre la parole.

— Il dit vrai. De la vieille redoute du cimetière, nous avons tout vu. C’est un beau jour pour Saint-Vaast que celui où disparaît le dernier des Nerville. Nous vous en sommes tellement reconnaissants !

— Si vous avez tout vu, vous savez à qui doit aller votre gratitude… et vos regrets ! Un innocent a été envoyé aux galères il y a trente ans, et c’est lui qui vient de se sacrifier pour vous débarrasser de votre mauvais génie.

— Nous ferons dire des messes auxquelles tous assisteront, regrettant seulement de ne pouvoir faire plus. Nous l’avons déjà dit à M. de Folleville qui était avec nous et qui, du haut du parapet, a béni la baie et donné l’absolution à cet homme si courageux. Il est allé jusque chez lui chercher quelque chose… mais le voilà qui nous revient !

Le curé, en effet, accourait, la soutane relevée à deux mains découvrant les jambes un peu arquées d’un cavalier et de grands pieds véloces chaussés de souliers à boucle.

— Quelle horrible mort ! fit-il, un brin essoufflé. Il arrive, décidément, que la justice du Seigneur prenne de drôles de chemins ! Quoi qu’il en soit, ce qu’il fait est bien fait. Tenez ! J’ai ceci à vous remettre.

De sa vaste poche, il tira une lettre qu’il tendit à Tremaine.

— L’homme qui vient de se sacrifier est venu chez moi hier à la nuit close me demander de l’entendre en confession et me donner ce billet en insistant pour qu’il vous soit remis ce matin, après le duel. Naturellement j’ai accepté mais pour la confession j’ai dit qu’il ferait mieux de venir à l’église avant la première messe. Il m’a répondu qu’il devait partir pour un très long voyage et qu’il voulait être en paix avec Dieu avant de prendre la route. J’ai accédé à son désir et voici la lettre !… Non, ne l’ouvrez pas maintenant : ce malheureux désirait expressément que vous soyez seul lorsque vous la liriez.

Guillaume acquiesça d’un hochement de tête, remercia le prêtre, empocha le billet, alla serrer des mains mais refusa de se laisser entraîner à l’auberge. Il comprenait que ces gens souhaitent célébrer la disparition d’un homme détesté, mais c’eût été fêter aussi celle de l’ancien galérien et cela, Tremaine ne le voulait à aucun prix. Au contraire, il aspirait à se retrouver dans la solitude de sa chambre pour y penser à cet homme que sa mère aimait et pour tenter de le mieux connaître à travers les mots qu’il lui laissait…

Albin Perigaud n’était pas grand clerc : son écriture, ronde et régulière, était celle d’un enfant appliqué. Mais il se dégageait de cette feuille, soigneusement pliée et cachetée d’un petit morceau de résine de pin, une force et une sincérité entraînantes. Avec des mots simples et des phrases courtes, il évoquait sa vie de jeune homme, son amour pour Mathilde et ce grand désir qu’ils avaient tous deux de partir au loin pour vivre ce même amour sans avoir à combattre ou à en répondre devant quiconque sinon le Tout-Puissant. « Chacun de nous savait que, pour être heureux, il n’avait besoin que de l’autre… » Et puis le meurtre de la Simon, la peur de représailles dont Mathilde pourrait être victime, son départ pour Québec au moment même où la maréchaussée arrêtait Albin. Sur le procès trop rapide, la condamnation sans véritables preuves et le départ pour le bagne, le scripteur ne disait presque rien. Pas davantage sur les années terribles passées les fers aux pieds à charrier des pierres ou des munitions dans le port de Brest. On sentait sous cette plume une pudeur nourrie, peut-être, d’une fierté à jamais blessée.

Curieusement, Perigaud s’étendait davantage sur ce qui aurait dû être le pire de son calvaire et qui, cependant, l’avait rendu à sa condition d’homme : l’arrivée en Bretagne de ces galères si typiquement méditerranéennes et qui, cependant, ne venaient que de L’Orient où, depuis des années, la Compagnie des Indes en avait entrepris la construction sans jamais l’achever. Un grand marin dont Albin taisait le nom, bailli de Malte et homme rude s’il en fut, en prenait le commandement. Celui-là était normand et, pour la chiourme qu’il allait enchaîner à ses bancs de nage, il choisit les hommes les plus robustes et, de préférence, ceux de sa terre natale dont, mieux que quiconque, il connaissait les qualités de résistance, d’endurance : Perigaud demanda à être de ceux-là… pour que ça aille plus vite. Par les récits de marins, il savait que l’on ne vivait guère vieux sur les longues et légères coques rouge et or taillées pour la vitesse, qui contrastaient si fort avec les hauts vaisseaux ronds auxquels l’œil était habitué.

La peine y était plus dure qu’à terre et le fouet des comités plus cinglant peut-être. Mais le bailli était un homme juste et non seulement Albin ne mourut pas, mais il développa une force dont il se croyait incapable. En outre, il naviguait. De sentir le mouvement des vagues sous la carène de la galère, même dans ces conditions effrayantes, il tirait cette ombre de joie que connaissent tous ceux dont la mer a toujours été l’unique horizon. De l’aventure des galères en Manche puis en mer du Nord – aventure qui ne fut pas couronnée de succès –, le condamné tira l’estime de ce bailli dur à cuire qui, au moment de regagner son île, demanda sa grâce et l’obtint. Deux ans après la mort de Mathilde, son ancien amoureux était de retour au pays mais pour s’y cacher. À son aide, en effet, l’homme de Malte avait mis une condition : Albin devait jurer sur la Croix qu’il ne chercherait pas à tirer vengeance de son persécuteur. « Si, comme tu le prétends, tu as été condamné à tort, ne charge pas ton âme d’un crime qui cette fois serait bien réel, lui dit le bailli. Peut-être, d’ailleurs, Dieu en a-t-il déjà disposé. S’il n’en est rien, il faut le laisser vivre.

— Même s’il devait encore s’attaquer à un être innocent, mettre une autre vie en danger ?

— Dans ce cas-là, et seulement dans celui-là, tu pourrais frapper, mais ensuite te livrer. »

Albin avait juré…

Revenu en Cotentin, il s’était terré, sachant bien qu’il ne lui restait ni parents ni amis. Il avait rejoint le petit peuple des bûcherons et des charbonniers dans les grandes parcelles restant de l’antique et immense forêt de Brix, où il avait fini par retrouver une sorte de paix. Les petites gens l’acceptaient, auxquels il rendait de menus services, et parfois il allait jusqu’à La Pernelle pour regarder Saint-Vaast, ou même jusqu’à Gatteville afin de contempler le raz de Barfleur où, un jour, sa galère et lui avaient manqué périr. Il s’y rendit plus souvent lorsqu’en 1774 on y construisit un petit phare11, auquel il s’intéressa, offrit même ses bras, avant de retourner dans ses bois. Il se rapprocha quand on sut que le comte de Nerville, à peu près ruiné, regagnait son château qui l’était presque autant. Dès lors, il le surveilla, craignant et espérant à la fois le forfait qui leur permettrait d’en finir, à l’un et à l’autre. Rien ne venait jusqu’au jour où, à La Pernelle, il rencontra Guillaume…

« Ce jour-là, écrivait-il, je sus que mon heure allait venir et qu’il fallait que je sois vigilant. Vous étiez là pour rester et j’ai compris en vous voyant, en vous entendant, que vous ne toléreriez pas un Nerville dormant paisiblement sur ses crimes. J’ai compris surtout que vous étiez le fils que j’aurais aimé avoir, celui que Mathilde m’aurait donné à moi !…

« En la ramenant à La Pernelle, vous m’avez donné la seule joie que je puisse encore attendre. La dernière. Soyez-en remercié et que Dieu vous bénisse, vous et ceux qui sortiront de vous, les petits-enfants de Mathilde. Choisissez-leur une mère digne d’elle !… »

Lentement, Guillaume replia les feuillets de papier, du beau papier présentant seulement de menus défauts, sans doute le cadeau d’un des papetiers de la Saire. Il y appuya sa main avec force comme s’il cherchait à en pénétrer sa peau, puis le rangea soigneusement dans le portefeuille en maroquin où dormaient déjà, avec la lettre de Mlle Lehoussois, ses papiers les plus précieux. Entre autres, le testament de Père Valette et quelques feuillets écrits de sa main. En revanche, il en ôta le billet meurtrier de Nerville, celui qui avait attiré Mathilde dans le piège de l’assassin, et le brûla sur les bûches incandescentes de sa cheminée, regardant la feuille froissée se tordre et se consumer comme un damné au feu de l’enfer.

Ce faisant, il pensait qu’il faudrait faire lire la lettre à Félix dont la loyale amitié méritait bien cette marque de confiance. Mais plus tard. Il éprouvait le besoin de garder un moment pour lui seul ces confidences posthumes. Quant à ce regret qui lui venait de ne pouvoir enterrer Albin auprès de son unique amour – il était rare que les sables rendissent leurs victimes –, il le compenserait en faisant élever une stèle à sa mémoire régénérée…

Soudain les dimensions de sa chambre lui parurent trop étroites pour l’univers turbulent qu’enfermaient sa poitrine et son cœur. Il éprouvait le besoin d’une grande goulée d’air vif et de se plonger dans la nature en plein renouveau. Il sortit en courant – Félix s’était rendu à la seule métairie qui lui restât – et s’élança vers le verger où les pommiers alignaient d’énormes houppes de fleurs à peine écloses dont cependant le moindre vent un peu insistant emportait les pétales pour les étaler sur l’herbe neuve comme une neige odorante.

Il se sentait si heureux, à présent, tellement délivré, qu’il avait envie d’étreindre cette terre normande dont il savait qu’elle ne le repousserait plus mais qu’elle récompenserait au contraire la peine qu’il se donnerait pour l’enrichir et l’embellir encore.

Comme il ne connaissait pas d’autre moyen que celui d’ouvrir les bras, il se laissa tomber de tout son long sur l’herbe humide, y enfouit son visage comme il l’eût fait dans la chevelure d’une femme, se roula dedans ainsi qu’il le faisait autrefois à Québec lorsque la neige disparue laissait la terre couverte de sa mince fourrure d’un vert si tendre et que les primevères commençaient à dérouler leurs délicats pétales jaunes. Il sortait toujours de ce bain de nature trempé et plutôt boueux, sachant parfaitement qu’une correction l’attendait, mais c’était plus fort que lui : chaque année il recommençait…

Un peu calmé, il rit tout seul de ce retour aux sources qu’il n’avait jamais eu l’occasion de pratiquer aux Indes, ce pays de l’éternel été. Là-bas, c’était plutôt la mousson qui le jetait hors de lui-même et le poussait aux extravagances : quand, après des semaines et des semaines d’accablante chaleur où tout séchait et craquait, arrivait la pluie diluvienne et bienfaisante, il arrachait ses vêtements et courait nu à travers le jardin pour se laisser fouetter à satiété par l’eau du ciel qu’il lui semblait absorber par tous les pores de sa peau.

Un jour, il découvrit qu’il n’était pas seul à pratiquer ce rite païen : la rencontre qu’il fit alors marqua sa vie d’un souvenir si brûlant qu’il se hâta de le rejeter à cet instant où il lui revenait à l’esprit. La page était tournée des initiations un peu perverses et des amours exotiques. Doué d’un tempérament ardent sous une apparente froideur, il attirait les femmes et en tira souvent des plaisirs infinis où son cœur ne participait guère… sauf peut-être cette unique fois…

La cloche du manoir qui l’appelait au repas l’aida à chasser une image demeurée troublante. Félix devait être rentré et Guillaume se hâta de rejoindre l’existence qu’il s’était choisie et qu’il fallait à présent construire de toutes pièces…

IX AGNÈS

L’état de grâce pour Guillaume dura environ une semaine, jusqu’à ce joli matin où, en compagnie de M. Clément, son architecte, il examinait les plans proposés par celui-ci. Il en fut enchanté tant l’artiste avait apporté de soin à lui plaire, sans avoir d’ailleurs eu à déployer une grande imagination. Les goûts de son client restaient dans les limites d’une élégante simplicité. Il ne s’agissait pas d’écraser La Pernelle sous le poids d’une construction prétentieuse mais de s’intégrer aussi harmonieusement que possible au paysage en laissant la suprême domination au clocher de l’église.

Il y avait, dans la vallée de la Rance, une maison dont Tremaine gardait le souvenir : c’était une malouinière bâtie à la fin du siècle précédent ou au début du XVIIIe par l’un des directeurs de la Compagnie des Indes : deux étages sur sous-sol coiffés d’un grand toit d’ardoises ornés de lucarnes en « chien-assis » et d’un petit fronton triangulaire pour marquer la distinction.

Le bâtiment s’ordonnait de part et d’autre d’un avant-corps à pans coupés, celui-là même que surmontait le léger fronton. Neuf fenêtres par étage pour la façade principale à cause de l’avant-corps, mais sept seulement sur l’arrière de la maison. L’architecte se conforma à ces indications. Néanmoins, la malouinière encadrait ses hautes fenêtres à petits carreaux d’un chaînage de teinte différente, ce qui ne lui plaisait guère et pas davantage à Guillaume. On décida donc d’employer seulement la belle pierre blonde de Valognes mais, pour animer les façades, M. Clément se livra à un jeu subtil sur plusieurs formes de linteaux, ne dessinant qu’un seul balcon à la fenêtre du centre. De hautes cheminées achèveraient de donner de l’élan à cette construction qui ne serait pas plus un château que n’était manoir celle de la rive nord du Saint-Laurent : simplement une grande maison où une famille et des serviteurs pourraient avoir leurs aises. Plus imposantes sans doute seraient les écuries pour lesquelles Tremaine se montrait intransigeant. Le bon M. Clément dut recommencer trois fois ses épures avant que le sourcil froncé de son client retrouve sa ligne naturelle.

Ce matin-là, donc, tout était au point et Guillaume rayonnait. Le défrichement de l’emplacement prévu s’achevait. On allait pouvoir procéder au premier coup de pioche.

— Vous avez fait un excellent travail, dit-il à son architecte, et vous n’avez pas perdu de temps. Espérons que la construction marchera aussi rondement.

— Je ne vois pas pourquoi il en irait autrement. Nous avons devant nous plusieurs mois de beau temps avec la fin du printemps, l’été et le début d’automne. En outre, vous offrez des salaires considérables et les hommes que j’ai recrutés sont prêts à s’arracher les tripes pour cette maison. Cependant, il faut compter avec les tempêtes et le mauvais temps qui nous posera problème…

— À votre avis, quand pourrai-je pendre la crémaillère ?

— Pour que tout soit fini ? Dans un an environ. N’oubliez pas qu’il faut songer aussi aux décorations intérieures et aux meubles… En ce qui concerne les peintures, je crois que vous pouvez faire confiance à l’homme que je vous ai présenté…

— S’agissant du mobilier, j’ai déjà acheté plusieurs pièces de choix qui sont entreposées dans un garde-meuble parisien avec les objets que j’ai rapportés des Indes et de Chine, mais je compte faire encore quelques visites chez les ébénistes du faubourg Saint-Antoine, sans compter ceux de Caen ou de Rouen. Je crois que nous avons bien mérité un verre de bon vin pour nous faire attendre le dîner ! ajouta-t-il en se détournant pour appeler Marie.

C’est alors qu’il les vit par une fenêtre du salon et que la surprise lui fit oublier ses intentions œnologiques : Rose de Montendre et Félix se promenaient ensemble sous la charmille et entretenaient apparemment une discussion qui, pour être animée, semblait empreinte d’une certaine douceur. La jeune fille était visiblement émue. De temps en temps elle portait un petit mouchoir à son nez et l’attitude de Varanville suggérait un grand désir de consolation.

Un large sourire fendit la figure de Guillaume. Si ces deux-là réussissaient à s’entendre, ce serait la meilleure chose qui pût arriver à Félix, non à cause de la fortune de la jeune fille – qui n’était pas à dédaigner cependant – mais parce qu’il aurait en elle une compagne pleine de gentillesse et de vitalité, courageuse aussi, et auprès de qui il pourrait cheminer au long de l’existence en regardant grandir les beaux enfants qu’une jouvencelle aussi épanouie ne manquerait pas de lui donner. Ils continueraient après lui le vieux nom de Varanville, si près de s’éteindre pour le moment. En fait, ils formaient un couple tout à fait charmant…

L’apercevant à la fenêtre, Félix et Rose changèrent soudain de direction et accoururent vers lui. Pour les rejoindre plus vite, il enjamba l’appui et vint à leur rencontre. Son joyeux sourire s’effaça : Rose pleurait, et Félix semblait tout à fait désemparé.

— Est-ce que je peux faire quelque chose ? proposa-t-il après avoir baisé la main de la jeune fille d’une façon plus affectueuse que protocolaire. On dirait que vous êtes en plein désarroi, vous deux ? ajouta-t-il en appuyant, avec un rien de malice, sur les mots qui les rassemblaient.

Rose se moucha.

— Vous pouvez le dire ! En fait… je ne sais pas du tout si vous pouvez quelque chose. Si je suis venue vers vous, c’est conduite par mon nez à la façon d’un petit chien qui va d’instinct vers ceux qu’il préfère et dont il espère qu’ils sauront le comprendre.

— Qu’il est donc agréable de se savoir préféré ! remarqua Félix d’un ton si pénétré que Guillaume faillit se mettre à rire. Surtout par un aussi joli petit chien !

Décidément, il y avait quelque chose de changé sous le soleil ! Les mauvais jours que l’on venait de vivre paraissaient avoir bien rapproché ces deux-là.

Tremaine offrit à son ami un sourire moqueur.

— Tu tournes peut-être bien le madrigal, mais tu me parais un piètre consolateur ! observa-t-il. Je vois des larmes.

— Ne l’incriminez pas ! plaida Rose avec sa fougue habituelle. M. Félix est presque aussi désemparé que moi. Il s’agit d’Agnès, voyez-vous !

— Encore ! grogna Guillaume, sa belle humeur envolée. Dieu me pardonne, ma chère enfant, mais vous devriez cesser de vous tourmenter à ce point pour votre amie. N’est-elle pas assez grande pour se conduire seule ?

— En apparence seulement, je le crains…

— Allons donc ! Que peut-il lui arriver de désagréable, à présent qu’elle est délivrée d’un père odieux ?

— Le mariage avec Oisecour, tout simplement !

— Comment cela, le mariage ? L’autre jour, nous avons laissé cet auguste vieillard à moitié mort. Ne me dites pas que la peur éprouvée lui a rendu des forces ?

— Je n’en sais rien ; je ne l’ai pas revu mais je sais qu’Agnès s’apprête à l’épouser.

— Qu’est-ce que cela signifie ? Elle est devenue folle ?

— Il n’y paraît pas. Elle est au contraire très calme, je dirais même très déterminée. M. de Nerville aurait fait procéder aux fiançailles officielles la veille de sa rencontre avec vous et, à moins que les deux intéressés n’y consentent mutuellement, elles sont presque aussi difficiles à rompre qu’un mariage. Agnès porte au doigt une sardoine gravée aux armes des Oisecour.

— Et vous l’avez laissée faire ça ? s’écria Tremaine, sentant monter en lui la colère.

— Comment vouliez-vous que je m’y oppose ? En outre, après la mort de son père, j’ai proposé à Agnès de venir vivre chez nous pour ne pas rester seule dans ce vieux château où elle n’a pour la servir qu’une vieille femme à moitié folle et un valet aussi rustre qu’il est possible. Elle a refusé en disant qu’à Nerville elle se sent chez elle et qu’elle n’a aucune raison d’aller vivre ailleurs en attendant son mariage.

— Ce n’est guère convenable, observa Félix. Une jeune fille se doit d’être chaperonnée ! Mlle de Nerville, dont la réputation est intacte jusqu’à ce jour, risque de se faire mal juger. Notre société valognaise est plutôt rigoriste…

— Elle n’en a aucun souci. Dans un sens je la comprends, fit Rose d’un ton qui se voulait calme mais que démentait le petit mouchoir de dentelles qu’elle déchiquetait entre ses dents d’un air songeur. Tout ce fatras de conventions me paraît un peu rétrograde…

— Voilà notre amazone qui repart en guerre, dit Félix en riant. Moi je trouve que certains de ces principes ont du bon, surtout lorsqu’il s’agit des jeunes filles et plus encore d’une orpheline : elles ont besoin d’être protégées !

— Balivernes ! Trouvez-vous vraiment que ma tante de Chanteloup soit d’une grande protection, elle qui s’évanouit dès que quelqu’un éternue dans son salon ?

— Je la crois fort capable de retrouver des forces au cas où l’on tenterait de s’en prendre à vous, car elle vous aime infiniment…

— Si vous voulez bien interrompre cette intéressante controverse, coupa Guillaume, impatienté, j’aimerais que nous revenions à nos moutons. C’est pour quand, ce mariage ?

— Elle ne me l’a pas dit mais je crains que ce ne soit proche.

— C’est ce que nous allons savoir. Félix, tu m’excuseras auprès de ce bon M. Clément que j’avais prié à dîner… Je le reverrai pour le premier coup de pioche.

— Sois sans crainte ! Je vais le nourrir et l’abreuver… mais que prétends-tu faire ?

— Je vais à Nerville.

La réaction de Mlle de Montendre fut immédiate.

— Je vais avec vous.

— Certainement pas. Si votre amie entend assumer seule les vicissitudes de l’existence, ne la privez pas de ce plaisir ! Je suis votre dévoué serviteur, mademoiselle !

Il courait déjà vers les écuries mais un coup d’œil au ciel lui montra les nuages gris apportés par la marée, et il retourna vers la maison pour y prendre un manteau de cheval et un chapeau. Quelques instants plus tard, il quittait Varanville à cette allure de tempête que lui et Ali affectionnaient. Cependant, restés à la même place, les deux autres ne perdirent rien de ce départ tumultueux.

— Que pensez-vous qu’il fera ? demanda Rose qui contemplait encore d’un œil absent la vague de poussière soulevée par les sabots du cheval.

— Honnêtement, je n’en sais rien. Notre tête rouge est un homme imprévisible. Il est tout à fait capable d’enlever Agnès de force afin de la ramener à Chanteloup !

— Hmmm !… un enlèvement ! susurra Mlle de Montendre avec la mine d’une chatte à qui l’on propose un bol de crème. Et par un tel homme ! Que ce doit être excitant ! Je suis certaine qu’Agnès adorerait ça… à condition toutefois qu’une chevauchée si passionnée ne s’achève pas dans les jupons d’une vieille comtesse.

— Et où voudriez-vous qu’elle s’achève ?

— Mais… devant un prêtre par exemple ? Mon cher Félix, vous êtes un homme exquis, seulement votre imagination est déplorable. C’est cela, un enlèvement : un départ vers l’amour. Pas vers une douairière !

— Alors ne rêvez pas ! Jamais Tremaine ne l’épousera !

— Elle l’aime pourtant… et à en juger sa réaction à lui, elle ne doit pas lui être indifférente.

— C’est possible mais ce n’est pas certain. Il y a du Don Quichotte chez Guillaume. Sans compter un goût prononcé pour la protection des choses fragiles et des œuvres d’art. À Paris, je l’ai vu mettre deux pouces d’acier dans le bras d’un jeune dindon qui, dans l’atelier de Fragonard, s’était permis d’ajouter une touche… indécente à l’un de ses charmants tableaux. En outre, je sais que ses captives n’ont jamais eu à se plaindre de lui.

— Ses captives ? souffla Rose, les yeux ronds.

Visiblement ravi de choquer la jeune fille, Varanville lui offrit un sourire où le sardonique le disputait au suave.

— Mais oui, ses captives ! Durant des années Tremaine a commandé une sorte de flûte qu’il avait fait construire et armer d’une dizaine de canons pour le commerce dans le golfe du Bengale, dans celui du Siam et même en mer de Chine. Il lui est arrivé d’acheter des esclaves ou alors d’en libérer quand il s’en trouvait sur un navire abordé…

— Des esclaves ? Cet homme admirable serait un… un négrier ?

— Plus ou moins ! Il revendait volontiers les hommes. Quant aux femmes, il les traitait… agréablement quand elles étaient jeunes et jolies, ce qui lui valait de s’en trouver parfois bien encombré.

— Incroyable !… mais combien passionnant !

À la vibration de sa voix, à l’émerveillement qui illuminait ce jeune visage rond et frais, Félix commença à se demander s’il avait eu raison de brosser un tableau si haut en couleur pour une imagination certainement fort vive. Un sourire flottant sur ses lèvres, Rose rêvait visiblement les yeux ouverts tandis qu’il la ramenait vers la maison. Elle ne disait plus rien ; elle était ailleurs : quelque part en mer de Chine peut-être, contemplant Guillaume, ses cheveux rouges claquant au vent en train d’aborder, sabre au clair, une jonque bariolée emplie jusqu’au bord de jolies filles. Soudain mécontent, Félix se sentit frustré : après tout, lui aussi comptait quelques aventures exotiques !… Posant une main impérieuse sur le bras de la jeune fille pour la faire redescendre sur terre et l’obliger à lui faire face, il déclara :

— Si l’enlèvement a pour vous tant de charmes, mademoiselle de Montendre, je suis à votre disposition pour vous en faire tenter l’expérience.

Emporté par une fureur que leur entente profonde communiquait à son cheval, Tremaine dévorait les deux petites lieues qui séparaient Varanville de Nerville. Hameaux, taillis, chemins creux, croix de chemins et profondes futaies filaient comme un vent d’orage sur les flancs du centaure à deux têtes sans troubler une seule seconde la fixité de son regard. Guillaume ne savait pas très bien ce qu’il allait dire ou faire, mais une chose était certaine : cette fille se moquait de lui, le tournait en dérision après sa fracassante et publique déclaration d’un amour qui n’existait pas sinon dans son esprit malade. À cause d’elle il aurait pu mourir sous les balles de son bandit de père. Il s’était couvert de ridicule pour la sauver d’un mariage qu’aucune femme saine de corps et d’esprit ne pouvait accepter sans dégoût. Mieux encore ! Le sacrifice d’Albin Perigaud lui permettait d’échapper aux entreprises de cet affreux vieillard sans que quiconque y vît inconvénient. Cette histoire de fiançailles officielles ne tenait pas debout selon l’éthique personnelle de Tremaine. La bague aurait dû être rendue au lendemain de la mort de Nerville, quelles que fussent les protestations que le « fiancé » eût élevées… en admettant qu’il en eût encore la force, et il ne restait plus qu’à laisser le temps faire son œuvre et l’oubli s’installer sur cette vilaine histoire. Mais c’eût été trop simple, trop normal surtout ! Leur grand tort à tous – Rose, Félix, les Mesnildot et lui-même ! – était d’avoir imaginé un seul instant que la fille du Diable pouvait être différente de son père !

La violence de la course entretenait sa colère, l’excitait même. Pourtant quand il atteignit l’allée de vieux chênes tordus par les vents qui menait au château, une pluie diluvienne s’abattit sur la voûte de feuillage encore tendre et la transperça, inondant sa tête nue – le chapeau était resté accroché quelque part dans la forêt du Rabey – sans qu’il en éprouve un vrai désagrément. Au contraire, il mit Ali au pas pour mieux jouir de cette douche qui rafraîchissait son front brûlant, ouvrant même la bouche afin de la recevoir en lui. Aussi avait-il recouvré presque tout son sang-froid quand il déboucha en vue de ce château où il s’était cependant juré de ne jamais pénétrer. Ce qu’il vit le laissa confondu : cette noble construction où, depuis le Moyen Âge jusqu’au Grand Siècle, chaque génération avait laissé sa marque suait la misère.

Bien qu’elle fût d’intrépide granit gris, des lézardes se creusaient comme autant de rides, des planches aveuglaient certaines fenêtres sans doute dépourvues de carreaux, un trou béant et déchiqueté laissait pénétrer l’eau dans l’un des deux pavillons carrés en forte saillie sur le corps de logis où s’effritaient de délicates ciselures à l’italienne. Quant au donjon qui dominait l’ensemble, il ne se pouvait voir que d’un seul côté, celui qui gardait encore quelques créneaux, les autres ayant commencé à fondre depuis sans doute des années.

Tandis qu’arrêté sous l’abri précaire d’un énorme pin Tremaine découvrait ce naufrage où s’inscrivait la folie égoïste du dernier maître, une idée lui vint en même temps que se présentait à sa mémoire l’image d’Agnès pénétrant dans le salon de Mme de Chanteloup, vêtue de sa belle robe rouge clair qui contrastait si heureusement avec la triste vêture grise du souper de Valognes : le vieux baron avait sans doute avancé une belle somme d’argent à son futur beau-père et, à présent, il exigeait qu’Agnès acquitte la facture…

C’était cela et rien d’autre, la raison du bizarre comportement d’Agnès ! Il ne pouvait pas en être autrement et, du coup, la colère de Guillaume repartit en changeant de cap. Si lui, l’étranger, ignorait à quel point dramatique en était la situation des Nerville, Rose de Montendre, elle, la connaissait. Comment n’avait-elle pas compris dans quel angoissant dilemme se débattait son amie ? Si toutefois l’on pouvait appeler cela un dilemme quand le choix n’est plus possible ?…

Aucune présence humaine ne se manifestant, à l’exception de la fumée qui montait d’une cheminée, Tremaine mit pied à terre, attacha son cheval au grand arbre après l’avoir abrité d’une couverture prestement déroulée, et se dirigea vers la belle porte ancienne surélevée de trois marches près de laquelle pendait la chaîne d’une cloche.

Il tendait la main vers la poignée quand il vit arriver, venant de derrière la maison, un homme jeune, de grande taille, vêtu comme un paysan et chaussé de sabots, qui l’interpella sans le moindre souci des formes protocolaires :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je désire voir Mlle de Nerville. Elle est ici, je pense ?

— Ça dépend ! Qui êtes-vous ?

— Pas un bandit de grand chemin, cela doit se voir, fit Tremaine à qui le ton de cet homme à l’œil méfiant et au visage amer déplaisait prodigieusement. Si vous êtes le majordome – encore que j’en doute ! –, veuillez annoncer M. Tremaine. Votre maîtresse me connaît…

Pour toute réponse, le nouveau venu actionna la cloche qui rendit un son clair puis ajouta :

— Vous auriez pu amener votre cheval jusqu’ici. On sait les soigner, vous savez ?

— Il est bien là où il est et je ne souhaite déranger personne. De toute façon, ma visite sera brève.

— Comme vous voudrez !

La vieille femme qui entrouvrit la porte ressemblait à une sorcière de conte de fées. Cela tenait à son grand nez busqué et à sa bouche dont les lèvres rentrées dénonçaient l’absence de dents. Peut-être aussi à l’assemblage de linges gris échafaudé sur sa tête : dans leur prime jeunesse, ils avaient sans doute formé l’une de ces superbes coiffes normandes qui conféraient tant de noblesse aux femmes de ce pays. Quant à la femme, elle était certainement très âgée, mais la méfiance de ses yeux noirs, abrités sous une haie mal taillée de sourcils drus, était intacte.

— Il veut voir not’ demoiselle ! dit l’homme. Il dit aussi qu’elle le connaît.

— C’est ce qu’on va voir. C’est quoi votre nom ?

Guillaume répéta son nom. La vieille hocha la tête puis, après lui avoir intimé l’ordre d’attendre, disparut dans les ombres d’une sorte de vestibule en traînant les pieds, abandonnant le visiteur derrière lequel l’homme refermait la porte. Guillaume se retrouva seul dans une vaste salle humide et froide, uniquement meublée d’un escalier de pierre qui s’enfonçait dans les ténèbres où se perdait le plafond, d’un vieux coffre où s’alignaient des bougeoirs de cuivre munis de chandelles avec une pince à moucher et un briquet, et d’un haut fauteuil antique reposant surtout sur trois pieds car le quatrième se révélait plus court. L’éclairage était fourni par une imposte découpée au-dessus de la porte que l’on ne devait pas nettoyer souvent : le jour qui glissait sur les vieilles dalles, dépourvues du moindre tapis, était encore plus gris qu’au-dehors.

Naguère peut-être cette pièce était encore bien meublée. Cela se lisait sur les murs où la trace de tableaux et de tapisseries, de meubles aussi, s’inscrivait en places plus claires ourlées de minces coulées noirâtres. Une odeur de moisi flottait mêlée à celle, plus roborative mais tout aussi pénible, de la soupe au chou. En fait l’ensemble était si lugubre que Guillaume, se souvenant des diamants qui étincelaient aux doigts du comte Raoul, en venait à se demander s’il ne s’était pas trompé d’adresse. Mais déjà la vieille revenait.

— Suivez-moi ! chuinta-t-elle en tenant ouverte la moitié d’une porte à double battant sur les panneaux de laquelle apparaissaient des vestiges de rinceaux et de feuillages.

Au-delà s’ouvraient deux salons presque aussi vides dont le pas de Tremaine fit crier les parquets vétustes avant d’aboutir enfin à ce qui parut au visiteur une oasis chaleureuse dans un désert glacé : une petite bibliothèque percée d’une gracieuse fenêtre à meneaux qui, par une chance extraordinaire sans doute, avait réussi à conserver des rideaux de lampas vert encore présentables. Là, entre une cheminée de marbre où flambait un bon feu et une table à ouvrage, Agnès de Nerville, enfermée jusqu’aux oreilles dans une robe noire que n’égayait pas le moindre bout de dentelle, se tenait assise sur l’un des quatre sièges – de petits fauteuils cabriolets à la soie verte usée – invitant à s’arrêter dans cet endroit.

Noire aussi était la coiffe de mousseline qui grandissait encore le front de la jeune fille au-dessus de ses cheveux relevés, et noires les mitaines d’où sortaient de longs doigts pâles dont le seul ornement était une sardoine gravée. Les mains à la peau transparente reposaient sur un ouvrage de tricot, abandonné sans doute à l’annonce du visiteur.

Impressionné par la majesté naturelle de cette jeune fille dont il surprenait la tragique pauvreté, Guillaume salua comme il l’eût fait pour une reine, mais l’insondable regard gris ne s’anima pas pour autant.

— Que venez-vous chercher ici, monsieur ? dit Mlle de Nerville. Désirez-vous vous assurer que Rose n’exagère pas lorsqu’elle dépeint notre indigence ? En ce cas, vous voilà renseigné.

— Il ne viendrait à l’idée de personne de mettre en doute les dires de Mlle de Montendre. Quant à ce que je viens chercher, c’est la réponse à une question. Rien de plus et, à l’avance, je vous prie de m’en excuser.

— Quelle question ?

Le regard de Guillaume glissa sur la vieille femme. Les mains nouées sur son giron, elle se tenait debout auprès de sa maîtresse dans la raide attitude d’une sentinelle. Agnès comprit et leva les yeux.

— Veux-tu nous laisser seuls un instant, Pulchérie ? Je t’assure que je n’ai rien à craindre de ce monsieur…

— Bien vrai ?

— Bien vrai !… Il ne peut rien m’arriver puisque tu es dans la maison et que Gabriel veille au-dehors…

La vieille partit sans discuter mais à regret, traînant ses savates et marmottant des choses indistinctes. Agnès la suivait des yeux et ce fut seulement quand la porte se fut refermée qu’elle revint à son visiteur.

— Eh bien, monsieur ? Votre question ?

— Elle est simple : votre père est mort et vous êtes libre de vous-même. Alors pourquoi épousez-vous ce vieil homme ? Car vous allez l’épouser, n’est-ce pas ?

La bouche si séduisante ébaucha un sourire.

— Qui saura jamais retenir la langue de Rose ?… Mais elle a dit vrai.

— Alors, je répète : pourquoi ?

— Je pourrais répondre que cela ne vous regarde en rien et ce serait tout aussi vrai. Pourtant, vous avez fait quelque effort pour m’aider et, de ce fait, je vous dois une réponse. Elle est fort simple : j’ai donné ma parole, mes accordailles ont été bénies par un prêtre et il n’y a pas à revenir sur ce sujet.

— Allons donc ! Ce n’est un secret pour personne que l’on vous contraignait à ce mariage, qu’il vous faisait horreur. Si M. d’Oisecour était le gentilhomme qu’il prétend être, il vous aurait rendu votre parole.

— Peut-être l’a-t-il fait ? Et peut-être est-ce moi qui souhaite cet accomplissement ?… Cela étant posé, apprenez-moi, à présent, la raison de votre visite, conclut-elle sur un ton détaché tout en reprenant les longues aiguilles de buis qu’elle actionnait sans y attacher son regard. Or, ce regard, qui errait quelque part à mi-chemin de l’ouvrage et de son visage à lui, Guillaume voulait l’atteindre.

Comme elle ne lui offrait toujours pas de s’asseoir, il choisit de s’accroupir auprès d’elle, posa ses mains sur les siennes et, doucement mais avec fermeté, il lui prit le tricot qu’il posa sur la table. Elle protesta, certes, mais faiblement.

— Vous allez défiler mes mailles…

— Sûrement pas ! Ma mère tricotait beaucoup et j’ai appris à respecter son ouvrage. Elle s’est même amusée à me montrer comment il fallait s’y prendre.

Les yeux gris d’Agnès se firent un peu plus doux en se posant tour à tour sur les larges épaules d’où surgissait l’arrogante tête rousse et sur les mains maigres et musclées. On le voyait mal en train de tricoter ! À le sentir si près d’elle, à respirer l’odeur de cheval, de cuir et de grand air qu’il apportait, elle se sentit faiblir. Elle aimait passionnément cet homme et son arrivée soudaine comme la pose presque suppliante qu’il venait d’adopter suscitaient en elle un espoir difficile à combattre. Elle savait bien pourtant qu’il ne voulait pas d’elle et l’orgueil vint à son secours pour lui faire retrouver sa garde, un instant baissée.

— Relevez-vous, monsieur Tremaine ! Cette attitude ne vous convient pas, dit-elle fermement. Prenez plutôt un siège et dites-moi enfin ce que vous voulez !

Il obéit aussitôt parce que c’était la meilleure manière de lutter contre cette étrange tentation qui lui venait de la prendre dans ses bras. Il tira l’un des fauteuils au plus près :

— Je suis venu vous conjurer de renoncer à un mariage qui vous détruira.

— Quelle exagération ! Je ne serai pas la première fille à épouser un homme beaucoup plus âgé qu’elle !

— Vous avez dix-huit ans et il en a quatre-vingts. Vous ne trouvez pas la différence excessive ?

— Le maréchal de Richelieu avait quatre-vingt-quatre ans lorsqu’il épousa Mme de Rothe qui n’en comptait que trente, et l’on dit qu’elle fut très heureuse…

— Votre exemple est mauvais. Il s’agissait d’une veuve… et d’un grand séducteur, ce qui ne paraît pas être le cas de votre fiancé. Ou alors il le cache bien… Parlons sérieusement s’il vous plaît ! Je sais pourquoi vous l’épousez et ce n’est pas parce que, brusquement, son charme vous a éblouie : c’est parce qu’il a prêté beaucoup d’argent à votre père et que vous n’avez aucun autre moyen de vous acquitter. Je me trompe ?

Elle eut un mouvement d’épaules plein de lassitude et se pencha pour relever, à l’aide des pincettes, une bûche enflammée qui venait de rouler sur le marbre de l’âtre.

— Et quand cela serait ?

— C’est justement ce que vos amis n’admettront jamais. Je suis venu vous dire : usez de moi à votre guise ! Laissez-moi rembourser le vieil homme et reprenez votre liberté !

— Non !

Le mot claqua sec, rendant un son définitif qui choqua Tremaine.

— Pourquoi ? Vous aviez bien accepté le projet de Mlle de Montendre pour écarter de vous M. d’Oisecour ? Et Dieu sait s’il était compliqué ! Alors pourquoi refuser ce qui est si simple ?

— Parce que je ne ferais que changer de créancier. La mort de mon père modifie bien des choses, monsieur Tremaine. Tant qu’il vivait ses dettes ne regardaient que lui. À présent je suis seule à les assumer. M. d’Oisecour… veut bien accepter ma personne en contrepartie de ce que nous lui devons.

— Votre personne, vos terres – car il vous en reste ! – et votre maison ?

— Elle est hypothéquée jusqu’aux cheminées.

— Qu’importe ? C’est encore trop cher payer pour quelques écus qui apparemment n’ont pas servi à embellir votre demeure. Il a payé quoi ? Quelques vêtements, une voiture peut-être…

— Des dettes de jeu !… qui sont, comme chacun sait, dettes d’honneur ! ajouta la jeune fille avec une ironique amertume.

— Votre honneur à vous n’est pas en cause mais le sien l’est s’il s’obstine à exiger que vous l’épousiez pour quelques poignées d’or. Je vous en supplie : acceptez ce que je vous offre !

— Vous n’avez aucune raison de le faire ! Mon père était votre ennemi. Il a failli vous tuer et il était prêt à recommencer. Alors, que vous importe le sort de sa fille dès l’instant où il ne peut plus lui nuire ?

Il y eut un silence. Guillaume tendit ses mains vers les flammes qui allumaient des étincelles dans ses yeux fauves, si étrangement soulignés par l’épaisseur des cils presque noirs. Il cherchait une réponse. Agnès alors murmura :

— Encore une… impulsion, sans doute ?

— Non. C’est beaucoup plus sérieux : je ne supporte pas l’idée de ce mariage. Depuis le drame que vous savez, je vivais tranquille en pensant que vous aviez trouvé, chez Mme de Chanteloup, le refuge et la paix dont vous aviez tant besoin. Lorsque nous avons déposé M. d’Oisecour plus mort que vif dans sa voiture, nous étions tous persuadés qu’il était désormais bien éloigné de toute intention conjugale. Moi, je vous l’avoue, je me consacrais à ma future maison avec la sérénité que donne un esprit libéré de toute haine comme de toute rancœur. Et puis Mlle de Montendre est accourue tout à l’heure à Varanville. Et me voilà !…

Agnès se leva et, croisant les bras sur sa poitrine, marcha lentement vers la fenêtre. Sa mince silhouette noire s’inscrivit comme un dessin à l’encre de Chine sur le vert doux des fleurs tissées dans la soie ancienne. Guillaume ne vit plus d’elle qu’un profil perdu à travers le volant de mousseline et la lourde tresse plusieurs fois retordue sur son cou.

— Allez-vous-en ! dit-elle. Je ne veux pas de votre argent puisque vous ne voulez pas de la seule chose que je puisse vous offrir en échange…

Guillaume se leva à son tour, sans oser aller vers elle.

— De quoi parlez-vous ?

— De moi… de ma personne ! Ce que l’on ne saurait accepter d’un étranger, il est peut-être doux de le recevoir d’un…

Elle hésita sur le mot. Tremaine alors osa souffler :

— D’un… amant ?

Elle s’empourpra. Ses prunelles grises chargées soudain de nuages lancèrent un éclair.

— Moi, votre maîtresse ? Qui vous a donné le droit de m’insulter ? Le comte de Nerville dont je porte le nom était sans doute un criminel, un homme méprisable, mais ses ancêtres ont combattu en Terre sainte aux côtés de Tancrède et de Bohémond. Les vôtres…

— Y étaient peut-être aussi, fit Tremaine avec un sourire. Dans la piétaille, sans doute, mais quel chef pourrait conquérir un royaume sans le secours d’une armée ? La noblesse n’est, après tout, qu’un coup de chance advenu à quelqu’un qui se trouvait au bon endroit et au bon moment…

Elle se calma aussitôt.

— Pardonnez-moi !… Vous avez sans doute raison mais veuillez admettre à votre tour ce qu’avait de blessant le mot que vous venez de prononcer !

— Si vous m’aimiez, il ne vous blesserait pas.

Cette fois, elle se retourna tout à fait et lui fit face.

— Si vous m’aimiez, vous m’épouseriez ! riposta-t-elle, et ce fut au tour de Guillaume de détourner les yeux.

— Je vous aime… mais je ne vous épouserai pas. Je ne peux pas.

— Dites que vous ne voulez pas ! fit-elle avec amertume.

— C’est vrai aussi… et pourtant j’en meurs d’envie ! Mais vous devez comprendre… si offensant que cela puisse vous paraître, que je veux fonder une famille, avoir des enfants, et qu’il m’est impossible de leur donner pour grand-père l’assassin de leur grand-mère. En outre…

— L’homme vertueux que vous êtes redoute les instincts pervers que je porte peut-être en moi ? lança-t-elle avec un rire sarcastique. Brisons là, monsieur ! Allez vous occuper de votre maison et laissez-moi donc vivre à ma façon. M. d’Oisecour, lui, est dépourvu – Dieu merci ! – de vos prudences de petit-bourgeois et j’aurai plaisir à vous inviter à notre mariage… Pulchérie !

La vieille ne devait pas être loin car elle apparut avec une étonnante rapidité.

— Reconduis M. Tremaine ! ordonna Agnès. Et préviens Gabriel que ma porte lui est désormais condamnée !

Mortifié au-delà de l’exprimable mais décidé à ne pas lui laisser le dernier mot, Guillaume lança, soudain glacial :

— Vos consignes sont inutiles, mademoiselle ! Le diable m’emporte si je franchis jamais le seuil de cette maison. Je vous souhaite beaucoup de bonheur… et beaucoup d’enfants dont je ne doute pas qu’ils seront tous le vivant portrait de M. d’Oisecour !

Un bref salut et il quittait la pièce en faisant sonner les vieux parquets sous le talon de ses bottes. Une fois dehors, il prit une grande inspiration comme s’il venait de nager longtemps en profondeur. La pluie avait cessé et de grandes déchirures claires se montraient entre les nuages devenus plus légers. Les oiseaux pépiaient de nouveau… À sa surprise, il trouva Ali attaché près de la porte. Visiblement, le grand cheval moreau avait été soigneusement bouchonné, et sa couverture roulée et remise à sa place. Gabriel, cependant, était invisible, laissant ainsi entendre son dédain de toute gratification alors qu’il n’était certainement pas loin. Doué depuis l’enfance d’un instinct de chasseur quasi animal, Tremaine sentait sa présence malveillante et se garda bien d’avoir l’air de la chercher. Tranquillement, il se mit en selle, tira de sa bourse un louis d’or qu’il jeta sur les marches du château puis, après avoir flatté l’encolure d’Ali :

— On rentre ! fit-il seulement en resserrant les genoux, et l’animal partit comme une flèche vers le tunnel de verdure qui menait à la route.

Il s’aperçut alors qu’il mourait de faim. L’heure du repas était passée depuis un moment déjà. Un instant, il caressa l’idée de descendre à Saint-Vaast pour aller demander aux Quentin un morceau de pain frais et un verre de cidre mais il songea qu’il les dérangerait, que cette heure devait être celle de repos. Il choisit alors d’aller manger un morceau sur son parcours à l’auberge de Quettehou.

Ce n’était pas non plus une bonne idée, car on était mardi, jour de marché. Un marché qui se désagrégeait mais emplissait à la faire déborder l’auberge du Lion d’Or où l’on menait grand bruit. Guillaume hésitait à plonger dans ce tintamarre, mais les odeurs dégagées par la grande cheminée où rôtissaient encore quelques poulets le décidèrent. Au surplus, ne connaissant personne dans la petite ville, il ne risquait pas d’être dérangé. Ce en quoi il se trompait.

Il venait à peine de commander une omelette au lard, un fromage et du cidre qu’une double silhouette, sortie de l’assemblée de bonnets de coton et de coiffes – ces dernières se montrant plus rares que ceux-là ! – qui tapissaient la salle, vint se planter devant lui. Avec ennui, il reconnut les jumeaux Hamel.

— Dieu me pardonne, fit Adèle de sa voix pointue, si ce n’est pas là notre cousin Guillaume ? Vous nous reconnaissez, j’espère ?

S’ils ne lui plaisaient guère, Tremaine n’avait rien à leur reprocher : ils étaient plus jeunes que lui au moment où leur mère les avait chassés, Mathilde et lui. En outre, ils avaient fait preuve de courage, l’autre jour, en suivant jusqu’à La Pernelle le cortège funèbre. Aussi se leva-t-il comme il le devait en face d’une femme.

— Vous êtes tellement semblables, tous les deux, qu’il est difficile de ne pas vous reconnaître, surtout lorsque vous êtes ensemble.

— On est toujours ensemble, précisa le garçon sans trop d’amabilité. Tu viens, Adèle ? Maintenant qu’on lui a dit bonjour, on en a assez fait !

— Ce que tu peux être grossier, mon garçon ! Pardonnez-lui, cousin. Il est comme ça avec tout le monde. Je veux dire lorsque je parle à un homme…

— Tu n’aimes pas non plus que je parle à une fille !…

La servante, en apportant la commande, coupa court au début de querelle et Tremaine ne put moins faire qu’offrir à ses « cousins » de s’asseoir et de prendre quelque chose. Ce geste eut le don d’adoucir considérablement Adrien qui s’attabla sans plus tarder en réclamant du rhum « et du bon ! ». Sa sœur ouvrit la bouche pour protester mais pensa sans doute que le moment était mal choisi et remit la chose à plus tard. Par la suite, Guillaume devait constater chez Adrien une solide tendance à la boisson avec une préférence marquée pour le rhum, lorsqu’il rencontrait quelqu’un susceptible d’offrir mieux que du cidre. Lorsqu’il fut servi, il mit son nez dans son verre et se désintéressa des deux autres.

Adèle garda le silence un moment après avoir prié le cousin de ne pas « laisser refroidir l’omelette qui ne vaudrait plus rien ». Le petit doigt en l’air, elle buvait son cidre à petits coups précautionneux comme s’il eût été brûlant, et paraissait réfléchir profondément.

— C’est une vraie chance de vous trouver là, dit-elle enfin lorsque Guillaume fut sur le point d’attaquer le fromage qui, lui, ne risquait pas de refroidir. Depuis ce triste jour où nous nous sommes revus, nous cherchons un moyen de vous rencontrer. Vous ne venez pas souvent à Saint-Vaast, on dirait ?

— Tant que ma maison n’est pas construite, je n’ai guère de raisons d’y aller sinon pour rencontrer mes amis. Mais si vous désirez me parler, vous savez où j’habite. Bien que je m’absente assez souvent, se hâta-t-il d’ajouter prudemment.

— Nous savons que vous êtes au château de Varanville et nous n’oserions pas nous y présenter. En outre, c’est assez loin, et nous n’avons pas de voiture… Quand nous venons au marché d’ici, c’est un voisin qui nous emmène… Nous n’avons d’ailleurs pas beaucoup de temps : il est là-bas en train de discuter l’achat d’un veau.

— En ce cas, si vous avez quelque chose à me dire, il faut me le dire vite !

— Je vais essayer. Ce… ce n’est pas facile… à cause du souvenir que vous gardez de notre première rencontre…

— Vous étiez des enfants, je ne vois pas ce que vous auriez pu faire…

— Merci. Vous m’ôtez un grand poids…

Puis, jetant un coup d’œil au « voisin » qui avait l’air de s’agiter, elle se lança.

— Voilà !… Nous voudrions, Adrien et moi, pouvoir quitter notre maison où nous ne sommes pas heureux. Son mariage avec Dubost n’a pas enrichi la mère. Elle a même vendu notre part de la saline à cause de mon frère qui n’est pas assez fort pour y travailler.

L’œil appréciateur de Guillaume se posa sur Adrien qui ne semblait toujours pas concerné par la conversation. Sans même en avoir demandé la permission, il avait commandé une autre ration de rhum qu’il s’occupait activement à faire disparaître. Lui et sa sœur se ressemblaient d’étonnante façon : même visage rond au nez court, sans grande expression, mêmes yeux bleu porcelaine, mêmes cheveux épais d’un blond plus foncé qu’autrefois, mêmes traits aussi, mais ce qui pouvait passer chez la fille pour une marque de féminité assez séduisante paraissait franchement mou chez le garçon.

— Il n’a pas l’air en mauvaise santé, pourtant ? remarqua Guillaume en évaluant les épaules replètes d’Adrien et l’épaisseur de ses bras.

— Non, mais les salines, c’est très dur. N’allez pas imaginer qu’il ne fait rien : il travaille chez Barbanchon, le menuisier, et comme nous savons tous que vous faites construire, nous avons pensé que vous auriez peut-être à l’employer.

— Barbanchon doit, en effet, travailler pour moi aussi bien à la maison qu’au chantier naval qui sera construit en même temps. Avec d’autres artisans, bien sûr, mais votre frère en aura sa part.

— Oui, mais ce n’est pas cela exactement que nous voudrions…

— Quoi alors ?

— Nous souhaitons quitter la maison de la mère où elle nous fait une vie impossible. On n’en fait jamais assez pour elle et nous ne sommes guère plus que des domestiques. Si nous pouvions lui dire que nous allons travailler pour vous… tous les deux, et que nous aurons un logis près de chez vous, elle accepterait peut-être de nous laisser partir.

— Vous voulez travailler pour moi, vous aussi ? Mais c’est impossible, voyons ! Vous êtes ma cousine, et je ne vais pas vous employer comme domestique !

Adèle leva sur lui un regard suppliant d’où les larmes commençaient à glisser.

— Personne ne serait surpris, vous savez ? Il n’est pas rare par chez nous que des parents pauvres travaillent pour d’autres plus riches. Et moi je sais faire beaucoup de choses : la couture, la broderie, l’entretien du linge… Je repasse comme personne. Je crois que je serais même capable de tenir votre maison…

Les pleurs coulaient à présent mais le sourire apparut au milieu et se fit enjôleur. Guillaume s’en trouva gêné et mit tout de suite les choses au point.

— Sans vouloir vous offenser, cousine, je ne crois pas. La maison sera lourde et j’ai déjà pour elle un majordome, un homme que je connais depuis longtemps et qui est revenu des Indes avec moi. En outre, je pense lui adjoindre une gouvernante. Je ne dis pas que vos talents n’y trouveraient pas place mais je vous rappelle que l’on n’a même pas encore procédé aux fondations…

— Je sais, mais en attendant, et puisque M. Barbanchon et Adrien vont travailler pour vous, est-ce que vous ne pourriez pas nous trouver une maison… du côté de La Pernelle ?

Très ennuyé, Tremaine ne savait que répondre. Adèle, dont les larmes coulaient encore plus dru, tira un mouchoir de la poche de son tablier et s’essuya le visage. Dans ce geste, elle laissa découvrir sur le dessus de sa main une trace de brûlure encore rouge, de façon si évidente que son interlocuteur ne put faire autrement que la remarquer.

— Vous êtes blessée ?

— Oh, c’est presque guéri maintenant…

— Comment vous êtes-vous fait ça ?

Elle eut l’air embarrassé, jeta un coup d’œil à son frère dont les paupières commençaient à clignoter puis murmura, très vite :

— C’est la mère… avec un tisonnier ! Je… je lui avais cassé sa plus belle soupière… mais ne le répétez pas, je vous en prie !

Une soudaine vague de pitié balaya la méfiance de Guillaume. Depuis son enfance il gardait à Simone Hamel une solide rancune et la croyait bien capable de tout, sans aller toutefois jusqu’à une barbarie de ce genre. Si telle était cette mère, comment ne pas comprendre les bizarreries des jumeaux ? Il se promit d’en parler à Barbanchon et, de toute façon, cela ne lui coûterait guère de leur trouver un logis à eux. Leur mère ne l’en détesterait qu’un peu plus mais il n’en était pas à cela près, et quoi qu’il en soit Adèle et son frère étaient largement majeurs.

À ce moment, l’homme qui les avait amenés se levait et les cherchait visiblement dans la salle. Elle se hâta de faire de même et secoua son frère qui menaçait de s’endormir.

— Il faut que nous partions ! Vous ne m’en voulez pas d’avoir troublé votre dîner ? J’avais besoin… de me confier.

— Vous n’avez donc pas d’amies ?

— Guère ! On nous voit toujours ensemble, Adrien et moi, sauf quand il travaille bien sûr, mais alors je vais le chercher. Je crois qu’on se moque un peu de nous…

— Ne vous tourmentez pas ! Je verrai ce que je peux faire…

— Merci ! Oh merci !… Tu viens, Adrien, on nous attend !

Avant que Guillaume ait pu faire un geste, elle s’était penchée pour poser un baiser sur sa joue.

— Je n’ai pas à m’excuser, n’est-ce pas ? Entre cousins, ça se fait…

Elle était déjà au bout de la salle, entraînant son jumeau légèrement vacillant. Guillaume les vit rejoindre un homme en blouse qui abritait un visage rougeoyant sous un chapeau noir à large bord, et sortir avec lui de l’auberge. D’un geste machinal il essuya sa joue du revers de la main, n’ayant trouvé aucun plaisir à la caresse d’Adèle. Cette rencontre le laissait songeur et, s’il était toujours décidé à donner quelque assistance à ces deux êtres dont il avait un peu pitié, il se promit du moins de ne pas les installer à La Pernelle. À Rideauville, peut-être ? Il verrait ça avec l’abbé de La Chesnier…

Cela décidé, il pensa à autre chose, acheva son petit repas, paya son écot et s’en alla. Il était à cent lieues d’imaginer qu’au même instant, dans la carriole du voisin qui la ramenait à Saint-Vaast, Adèle se félicitait silencieusement de son esprit d’à-propos. Une idée de génie d’avoir songé à cette brûlure faite quelques jours plus tôt en sortant une tourte d’un four trop chaud ! Jusque-là le cousin ne paraissait pas très emballé de s’occuper de sa charmante cousine ! Il s’était montré beaucoup plus compréhensif dès l’instant où il avait pu croire que la Simone se livrait à des sévices sur sa malheureuse fille ! Restait à savoir s’il tiendrait sa promesse… Est-ce que s’occuper d’eux voulait dire qu’il allait leur donner une maison à eux ? La mère serait bien contente. Elle laisserait faire, car ce ne serait qu’un début. Même si Tremaine ne les installait pas à La Pernelle, même ! L’important était de se rapprocher de lui le plus possible. Ensuite, quand la maison existerait, on verrait à s’y introduire…

Comme elle se sentait d’excellente humeur, elle se mit à chantonner, ce qui eut l’avantage de couvrir les ronflements d’Adrien, lequel cuvait son rhum entassé dans un coin…

Trois semaines plus tard, dans l’ancienne collégiale Saint-Malo de Valognes, Gaétan d’Oisecour épousait Agnès de Nerville en présence d’une assistance nombreuse que la curiosité avait poussée hors de ses châteaux.

Le deuil de la mariée ne permettant pas de déployer le faste d’une véritable fête, le baron d’Oisecour choisit de s’installer au Grand Turc tandis que sa fiancée prenait logis chez Mme de Chanteloup. Mais ce fut Mme du Mesnildot, toujours serviable, qui se chargea d’organiser le repas de noces suivi d’une réception pour quelques intimes. Le soir même, les nouveaux époux partaient passer leur nuit de noces dans un manoir des environs, après quoi ils entameraient une tournée de visites dans toute la Normandie tandis que l’on effectuerait quelques travaux à Oisecour pour l’installation de la jeune baronne.

Bien qu’invité, ainsi qu’Agnès le lui avait annoncé, Guillaume voulut d’abord refuser. Il était fatigué de cette histoire et pensait, non sans raison, que moins il verrait Mlle de Nerville, mieux il se porterait. C’était compter sans Rose de Montendre.

— Personne n’a oublié qu’Agnès a clamé, chez nous, que vous vous aimiez. Si l’on ne vous voit pas aux noces, chacun pensera que vous cachez votre chagrin dans quelque coin.

— Je ne vois pas pourquoi j’aurais du chagrin ? Si cette jeune dinde tient à épouser ce vieillard, ça la regarde. Moi, je lui ai offert de la libérer de sa dette envers lui, fit-il d’un ton rogue.

— Pas de la façon qu’elle souhaitait ! Alors, montrez-vous ! Je sais plus d’une jolie femme à qui votre présence fera plaisir.

Aussi était-il là, debout à côté de Félix dans la nef gothique, contemplant les hauts piliers sans chapiteaux qui supportaient les ogives, la chaire à prêcher qui ressemblait à un œuf coupé en deux, les vitraux chatoyants, les précieuses boiseries Renaissance qui habillaient le vieux chœur roman, tout… et n’importe quoi pour éviter de poser ses regards sur le couple placé au centre dudit chœur. Jamais il ne s’était senti d’aussi mauvaise humeur et, s’il n’était pas l’homme « le plus malheureux de la terre » annoncé par Rose, il ne se sentait pas moins terriblement inconfortable avec, du côté du cœur, des pincements ressemblant beaucoup à des regrets.

Tout à l’heure, à son entrée dans l’église au bras de M. du Mesnildot, la splendeur de la mariée l’avait frappé en pleine figure. Elle s’avançait au long du tapis rouge dans le froissement soyeux de son énorme jupe de taffetas blanc chargée de dentelles d’où jaillissait la minceur de sa taille. Sa ligne élégante montait vers la corbeille de dentelle où reposaient comme dans un berceau les tendres rondeurs d’une gorge juvénile. Sous la coiffure en hauteur d’où partait un voile en point d’Alençon retenu par des roses blanches, le visage était d’une pâleur nacrée, lumineuse, mais dénué de toute émotion. Agnès regardait droit devant elle vers les grands cierges allumés qui couronnaient l’autel au pied duquel le vieux fiancé attendait, brillant de mille feux dans un habit pourpre abondamment brodé d’argent avec des boutons en diamants.

Derrière Guillaume, une femme chuchota :

— Regardez ! Elle ne porte pas le moindre bijou. Ce n’est pourtant pas ce qui manque chez Oisecour. Ma belle-mère me racontait jadis que sa première femme possédait le plus bel écrin de toute la province…

— Peut-être a-t-elle refusé de les porter ? On peut comprendre ça, étant donné qu’à elle il ne reste rien…

— Chut !… fit quelqu’un tandis que l’orgue se mettait à rugir, comme s’il prétendait faire entendre l’indignation du Seigneur face à un couple si disparate.

Tandis que, là-bas, Agnès prenait place auprès de celui qui, par contrat, était déjà son époux, aidée par Mlle de Montendre, fraîche et pimpante dans une robe de mousseline blanche ceinturée de vert et d’un gros piquet de roses pâles semblables à celles qui ornaient son grand chapeau, Tremaine se sentait de plus en plus triste. Agnès avait eu raison de refuser perles, diamants ou Dieu sait quoi : les dames en abusaient souvent au point de ressembler à des chevaux harnachés. Les roses blanches qui soulignaient son décolleté, sa coiffure et composaient son bouquet ne dissimulaient pas la ligne pure de son cou ni la grâce de sa nuque. Elles la rendaient seulement plus belle… et Guillaume plus malheureux. Quelqu’un s’en aperçut.

— Tu ne vas pas provoquer le vieil Oisecour en duel tout à l’heure, au moins ? souffla Félix, inquiet.

— Où vas-tu chercher cette idée-là ?

— Sur ta figure. Et encore, je ne bénéficie que d’un profil…

— Qu’est-ce qu’elle a, ma figure ?

— Tu as l’air d’un loup qui guigne un vieux bélier. Tes yeux lancent des flammes et je m’attends à te voir te lécher les babines !

— Rassure-toi, je ne dévorerai personne. Après avoir présenté mes vœux de bonheur aux jeunes époux, j’irai faire un tour à Saint-Malo. J’ai envie de revoir ma petite maison des bords de la Rance et mon sage Potentin avec qui j’ai d’ailleurs des dispositions à prendre.

— Pas une mauvaise idée !…

Un nouveau « Chut ! » mit fin au dialogue et la cérémonie continua de dérouler ses rites traditionnels. De son côté, Mme de Chanteloup prouva qu’elle entendait respecter les siens en s’évanouissant avec un affreux gémissement quand, à la sortie, l’incroyable couple passa devant elle.

— Je n’aurais jamais cru qu’il me serait donné de contempler pareil spectacle ! soupira-t-elle quand les sels l’eurent ramenée à la conscience et que trois paire de bras vigoureux l’eurent extraite des profondeurs obscures de sa volumineuse jupe de satin noir. Il m’a semblé que cette pauvre petite donnait la main à un énorme vieux lézard à langue rouge ! C’était atroce et dégoûtant !

— Voulez-vous rentrer tout de suite à Chanteloup, ma tante ? proposa Rose. Il vaut mieux ne pas exposer votre sensibilité à une nouvelle rencontre et…

— Tut, tut, tut !… Ma sensibilité s’accommodera à merveille d’une aile de volaille et d’une flûte de vin de Champagne. Et celui de Jeanne est de tout premier ordre ! Offrez-moi donc votre bras, monsieur Tremaine ! Vous êtes exactement le rempart dont mes émotions ont besoin…

Il fallut bien que Guillaume s’exécutât. À son grand regret, car il pensait sérieusement fausser compagnie à tout ce monde. Bon gré mal gré, il dut saluer, causer, rire même avec une cohorte de jeunes filles qui entreprirent de l’assiéger dès qu’il eut confié Mme de Chanteloup aux moelleuses profondeurs d’une bergère bleue. Le drame auquel il venait d’être mêlé augmentait son prestige d’autant plus qu’on ne savait pas vraiment ce qui s’était passé entre lui et Agnès de Nerville. C’était à qui retiendrait un instant son attention, à qui lui offrirait une friandise ou trinquerait avec lui. Souriant, courtois, un peu distant tout de même, il devinait sur toutes ces lèvres roses des questions qu’elles n’oseraient pas formuler et parfois une invite ingénue dans un regard plus hardi que les autres ; il n’encourageait ni ne décourageait personne, bénissant même ce cercle frivole, caquetant et parfumé qui le tenait éloigné de la trop belle mariée.

Tout à l’heure, il s’était incliné devant elle avec un rien d’affectation, offrant machinalement des vœux conventionnels auxquels la nouvelle Mme d’Oisecour répondit de façon tout aussi impersonnelle. Leurs mains ne s’étaient pas touchées, leurs regards ne s’étaient pas croisés. Ils se tenaient face à face, comme deux statues placées de part et d’autre d’un ravin dont le fond ne cessait de se creuser et que seule une secousse tellurique pourrait peut-être combler, mais à la seule condition de briser les deux images de pierre. Pourtant Tremaine, à cet instant, dut lutter sauvagement contre le désir violent qui lui venait de s’emparer de cette femme et de l’emporter avec lui jusqu’aux confins de la terre…

Ce ne fut qu’un instant. D’autres étaient là qui tenaient à offrir leurs félicitations, peu sincères de toute évidence, et teintées pour la plupart d’une ironie subtile. D’ailleurs, en dépit des efforts méritoires déployés par Jeanne du Mesnildot, la réunion demeurait compassée, un rien solennelle, et le babil des jeunes filles autour de Guillaume était la seule note joyeuse de ce mariage.

Soudain, l’atmosphère s’allégea : les époux se retiraient. Chacun d’eux gagnait une chambre mise à sa disposition par Mme du Mesnildot afin d’y changer de vêtements. Pour plus de tranquillité, en effet, M. d’Oisecour avait décidé de passer les trois premiers jours de sa lune de miel dans un petit domaine qu’il possédait près de Cherbourg. Naturellement, Mlle de Montendre accompagna son amie pour l’assister. Dès qu’ils eurent quitté le salon, les conversations se firent plus alertes, les rires plus nombreux et la réception prit enfin une véritable allure de fête. L’hôtesse, qui arborait jusque-là un sourire plutôt figé, tendit un verre à Guillaume.

— Ouf ! fit-elle joyeusement. La corvée est terminée. Ou presque : les adieux seront discrets ! Quelle diable d’idée ai-je eue de me charger de ces « réjouissances » qui le furent si peu !

— Vous êtes généreuse et vous aimez recevoir. Grâce à vous, cette pauvre jeune fille aura eu un mariage convenable… ou plutôt digne de ce nom.

— Vous avez raison de rectifier, car en ce qui me concerne, je le trouve de moins en moins convenable. Quand ils sont sortis de l’église tout à l’heure, j’ai cru voir la Mort emmener une pauvre âme en peine… Brrr !… J’en ai encore froid dans le dos !

À cet instant, par-dessus l’épaule de son hôtesse, Guillaume aperçut Rose qui lui faisait signe depuis une porte-fenêtre ouverte sur le petit jardin. Il s’excusa et rejoignit la jeune fille.

— Venez ! dit-elle, Agnès veut vous parler.

— À moi ? L’endroit et le moment me paraissent mal choisis !

— Il n’y en a que pour un instant. Elle est là-bas, derrière le buisson de pivoines qui est à droite du vieux puits.

— Elle devrait être en train de s’habiller. Et que fait le noble époux pendant ce temps-là ?

— Après une si dure journée, une jeune épousée a bien le droit de demander à respirer l’air frais d’un jardin…

— Une si dure journée ? J’ai l’impression que le plus dur est à venir ! ricana Tremaine.

Rose haussa les épaules.

— Vous y allez ou vous n’y allez pas ? Le temps presse !

— Soyez sans crainte : j’y vais !

Le jardin était petit. En quelques enjambées, Guillaume eut rejoint Agnès. Elle se tenait assise sur un petit banc de pierre mais se leva au bruit de ses pas. Elle portait encore sa robe de mariée sur laquelle le voile était remplacé par un petit collet de dentelle masquant son décolleté. Tout dans son attitude disait la lassitude et – peut-être était-ce l’ombre de l’arbuste fleuri ? – de larges cernes marquaient à présent ses yeux. Guillaume s’arrêta à quelques pas d’elle.

— Je croyais que nous n’avions plus rien à nous dire ? fit-il.

— Il reste une chose. Comme il s’agit d’un secret de famille, je dois vous demander de le recevoir comme tel…

— Vous avez ma parole, mais pourquoi me confieriez-vous ce secret ?

— Parce que je pense qu’il vous intéressera. Cependant, avant d’en faire état, je tenais à ce que tout soit révolu. C’est chose faite à cette heure, et je peux parler. Sachez donc ceci, monsieur Tremaine : je ne suis pas la fille du comte de Nerville. Pendant l’un de ses interminables séjours à Versailles, ma mère, laissée seule à Nerville, a aimé un autre homme, un officier de la Marine royale.

— Qu’est-ce que vous dites ? articula Guillaume, atterré.

Elle l’interrompit d’un geste net.

— Laissez-moi parler ; je n’ai pas beaucoup de temps. Elle l’a aimé donc, assez pour vouloir conserver son enfant tout en sachant le danger qu’il lui ferait courir. Je suis donc née et ma mère est morte quelques mois plus tard… mais ce n’est pas sa grossesse qui l’a tuée.

— C’est lui, encore lui, ce misérable ?…

— Peut-être ! Seule Pulchérie connaît la vérité, mais là où il est M. de Nerville n’a plus de comptes à rendre à personne sinon à Dieu ! Voilà ce que je voulais vous apprendre. À présent, je vous donne le bonsoir !

— Non ! Ne partez pas !… Mais pourquoi n’avoir pas parlé plus tôt ?

Elle eut un étroit sourire qui ne monta pas jusqu’aux yeux.

— Vous avez dit que vous m’aimiez et j’en étais certaine. Mais je voulais juger de la qualité de votre amour… J’en ai jugé. Adieu !

Ramassant l’ampleur de sa robe, elle quitta en courant l’abri du buisson de pivoines, y laissant un Tremaine abasourdi, tellement assommé qu’il n’eut même pas le réflexe de courir après la jeune femme. Pour quoi faire d’ailleurs ? Il était beaucoup trop tard à présent : Agnès était perdue pour lui et par sa seule faute…

Il réussit l’exploit de quitter l’hôtel Mesnildot sans voir personne, courut s’enfermer dans la chambre qu’il gardait à l’année au Grand Turc avec défense de le déranger sous quelque prétexte que ce soit. Et là, en la seule compagnie de quelques flacons, il entreprit de s’enivrer méthodiquement, refusant même d’entendre Félix qui vint secouer la porte et le supplier de lui ouvrir, jusqu’aux approches du matin, où il s’écroula enfin ivre mort. C’était pour lui le seul moyen de faire taire son imagination et de chasser les images intolérables qu’elle ne pouvait manquer de lui offrir…

Ce fut seulement au bout de vingt-quatre heures que Varanville réussit enfin à entrer. Encore dut-il emprunter une échelle au jardinier et passer par la fenêtre…

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