1786
Les deux hommes et la jeune femme achevèrent le tour de la maison. Ils se dirigèrent vers la table et les fauteuils de rotang venus de Malaisie, disposés près du grand chêne que Guillaume avait tenu à épargner lors du défrichage pour en faire l’ornement du tapis d’herbe étalé devant la façade. C’était d’ailleurs la seule partie du jardin qui fût présentable, le reste n’étant pas encore complètement dessiné ni planté. On pouvait néanmoins se faire une idée générale de ce qu’il deviendrait.
Mme de Bougainville s’installa dans l’un des fauteuils garnis de coussins de perse, étala son ample robe de mousseline blanche rayée de bleu Nattier, leva son joli nez en penchant la tête pour mieux considérer l’ensemble de la maison et déclara :
— C’est une très jolie demeure, monsieur Tremaine, et je vous fais mon compliment bien sincère. J’aimerais assez avoir la même !
Son mari se mit à rire.
— Vous seriez bien la première femme qui, face à une maison neuve, ne soit pas saisie par l’envie de la posséder. Je reconnais que celle-ci est séduisante mais vous en avez déjà trois et je ne vous ai jamais empêchée de refaire les peintures… Cela vous passera l’envie.
Le sourire qu’ils échangèrent révélait une totale complicité et ce fut au tour de Guillaume de les envier. Quel couple étonnant ! Trente ans de différence d’âge et cependant ils trouvaient le moyen d’être parfaitement assortis…
Fraîche comme une branche de lilas odorant, aussi mince et flexible, Flore de Bougainville née de Montendre était vraiment ravissante avec ses cheveux d’or moussant autour de son visage spirituel et ses yeux aussi bleus qu’un ciel d’été. Quant au mari, la rude vie sur mer et l’habitude des exercices physiques semblaient devoir le préserver indéfiniment de la vieillesse. Sur un corps toujours aussi délié et vigoureux, il conservait un visage jeune aux yeux vifs et sa bouche, toujours prête au sourire, s’ouvrait sur des dents solides. En somme, il ressemblait encore beaucoup à ce jeune officier qui fréquentait la maison du docteur Tremaine, au coureur des bois devenu membre d’une tribu indienne et dont Guillaume conservait le souvenir.
Un souvenir fâcheusement terni, d’ailleurs, par les derniers moments passés à Québec et l’embarquement forcé pour la France dont l’enfant rendait Bougainville responsable : il considérait que cet ami avait trahi sa confiance et qu’en l’obligeant à quitter le pays tant aimé, il avait commis une mauvaise action…
Son attitude s’en ressentit lorsqu’au mariage de Félix et de Rose qui avait eu lieu cinq jours plus tôt, il se retrouva devant l’ancien avocat au Parlement de Paris devenu d’abord colonel d’infanterie puis, grâce à un étonnant voyage autour du monde, un véritable marin comme il l’avait toujours souhaité, et même chef d’escadre. Son abord s’avéra courtois mais d’une froideur polaire alors que Bougainville ne cachait pas sa stupéfaction.
— Guillaume Tremaine ? Serait-il possible que vous soyez le petit garçon que j’ai connu jadis au Canada et qui aimait tant la mer ? Vous lui ressemblez de façon étonnante, ou plutôt c’est lui qui vous ressemblait, comme une ébauche ressemble à un portrait achevé.
— Je suis l’un et l’autre, monsieur… et très heureux de cette occasion de vous féliciter pour vos grands succès ! Vous avez complètement réalisé vos rêves, à ce que l’on dirait ?
Bougainville possédait trop de finesse et d’habitude du monde pour ne pas saisir la sécheresse du ton, la raideur du maintien et l’hostilité de ce regard dont il n’avait jamais rencontré le semblable.
— J’ai peine à croire, fit-il avec lenteur et tout en scrutant le visage maigre si puissamment sculpté, que vous ayez vraiment été cet enfant attachant. Nous étions amis…
— Je m’en souviens parfaitement, monsieur. Je me souviens aussi d’avoir demandé votre aide et, en retour, d’avoir été chassé de Québec avec ma mère sans espoir de jamais revenir.
— Et vous m’en voulez ?
— Oui. Comme j’en veux aux Anglais ; comme j’en veux aux Américains qui après nous avoir poignardés dans le dos ont eu le front de demander l’aide du roi de France ; comme j’en veux…
Bougainville posa sa main sur le bras de Guillaume.
— Calmez-vous, je vous en prie ! Il faut que nous parlions longuement de tout cela afin que vous compreniez qu’il n’y avait pas d’autre solution pour vous et Mme Tremaine… Plus tard, peut-être, après la cérémonie…
Bien charmante, cette cérémonie qui eut pour cadre le château de Chanteloup entouré de toute la grâce bon enfant d’un mariage à la campagne, d’où l’élégance n’était pas absente. Rose qui, pour plaire davantage à celui qu’elle avait su conquérir de haute lutte, s’était affinée, rayonnait sous une couronne de fleurs blanches d’où jaillissaient pêle-mêle un petit voile de dentelle et sa luxuriante chevelure rousse. Félix était superbe dans son uniforme bleu et rouge d’officier de la Royale. Une marine où il allait reprendre du service. Et c’était le triomphe d’une fiancée poussant l’amour jusqu’à l’abnégation que de l’en avoir convaincu.
— Vous êtes fait pour être cultivateur comme moi pour être dame abbesse ! lui déclara-t-elle un jour. Lorsque vous contemplez la mer, vous avez le regard d’un épagneul qui a perdu la voie. Retournez à elle ! Je la préfère comme rivale à ces femmes vers qui le désenchantement pourrait vous attirer.
— Faites-vous donc si peu de cas de mon amour pour vous ? demanda le jeune homme qui n’en croyait pas ses oreilles.
Mlle de Montendre lui offrit alors son sourire le plus chaleureux.
— Vous m’aimez, mon ami, et je n’en doute pas, mais je crois que je vous aime plus encore. C’est donc à moi de veiller à vous rendre heureux avec le plus de constance. Notre bonheur s’en trouvera conforté…
Bien plus qu’elle ne l’imaginait.
En acceptant le poids d’angoisses et de solitude des femmes de marin, Rose avait conquis pour jamais l’amour et le respect de son époux. Tandis qu’il serait en mer, elle s’installerait à Varanville dont elle comptait s’occuper activement afin d’y créer le foyer douillet qu’il aimerait retrouver, tout en faisant fructifier le domaine et en développant la fortune du ménage. Avec l’aide certaine de Guillaume qui était fermement décidé à intéresser son ami à ses propres affaires.
Ce jour-là donc, tandis que les jeunes époux ouvraient le bal sous la grande tente disposée devant le château, Tremaine et Bougainville se retrouvèrent sous les arceaux paisibles de la roseraie pour cet entretien que le navigateur jugeait si nécessaire. Ce fut celui-ci qui parla le premier.
— Je suis navré, croyez-le bien, Guillaume, que vous ayez interprété mes intentions de cette façon, mais je n’en suis pas autrement surpris. Vous n’étiez qu’un enfant alors et l’étendue de la catastrophe qui s’abattait sur la Nouvelle-France vous échappait tout naturellement. Pourtant souvenez-vous ! Votre père venait d’être tué avec son ami Adam Tavernier, votre mère n’échappait à la mort que de justesse. Votre maison était détruite…
— Par moi ! coupa Tremaine avec véhémence. C’est moi qui ai mis le feu aux Treize Vents ! Je ne voulais pas les laisser à Richard !
— Ce n’est pas moi qui vous le reprocherai, mais ce même Richard vivait encore, il faisait cause commune avec l’envahisseur et celui-ci l’emportait. Moi, je ne pouvais pas veiller sur vous : je devais me rendre à Jacques-Cartier puis rejoindre à Montréal le chevalier de Lévis qui s’efforçait de rassembler toutes nos forces. Mieux valait vous renvoyer en France où d’ailleurs Mme Tremaine souhaitait rentrer : tôt ou tard, Richard vous aurait tués…
— Ce n’est pas certain. Derrière moi, j’ai laissé un ami sur, un homme fermement décidé à venger nos morts et à faire justice.
— Vous parlez de Konoka, n’est-ce pas ?
— En effet.
— Il a tenu sa parole et aujourd’hui je ne saurais vous dire si votre demi-frère est encore vivant. Il n’avait plus que le souffle lorsqu’on l’a retrouvé sur le bastion Saint-Louis où l’Indien l’a poignardé.
— Vous voyez bien qu’il était inutile de nous faire partir, triompha Guillaume.
Bougainville hocha la tête et ne répondit pas tout de suite. Il prit le temps de tirer d’un étui un long cigare, l’alluma après en avoir offert un à son compagnon qui refusa, et en tira quelques bouffées méditatives en levant la tête vers le ciel de juin tout scintillant d’étoiles.
— Vous arrive-t-il de les regarder de temps en temps ? murmura-t-il.
— Presque chaque soir. Moi aussi j’ai beaucoup navigué, vous savez. Je ne vous apprendrai pas qu’au large, il n’est pas de meilleure compagnie. En outre, je les aime…
— On dit que le destin de chacun de nous y est inscrit. Croyez-vous cela ?
— Non. Essayez-vous de me faire entendre qu’il a été écrit là-haut que je ne devais pas vivre à Québec ?
— Peut-être, mais surtout je cherche comment vous annoncer une nouvelle qui va vous peiner et que j’aurais aimé vous cacher. Malheureusement, là où nous en sommes, c’est impossible…
— Alors parlez ! Il y a longtemps que j’ai appris à assumer les coups du sort.
— Je m’en doute. Eh bien voici ! J’ignore, je vous le jure, si Richard Tremaine a survécu et en vérité j’en doute fort mais… Konoka a été pendu !
Ce que Guillaume ressentit fut beaucoup plus qu’un coup : une véritable douleur et en même temps une surprise. Depuis que la griffe de loup pendait sur sa poitrine, il imaginait parfois un dialogue avec son ami lointain, posant des questions et donnant les réponses que pouvait suggérer la sagesse de l’Indien. Or aucun signe, aucun pressentiment n’était venu lui dire que Konoka chassait à présent sur les riches terres du Grand Esprit… En dépit de son empire sur lui-même il sentit une boule se nouer dans sa gorge et même des larmes monter à ses yeux qu’il réussit à refouler : un homme ne devait pas donner de pleurs comme le ferait une femme à un guerrier de cette valeur. Il garderait sa mémoire dans son cœur et la transmettrait à ses enfants – si Dieu voulait bien lui en accorder ! – afin que, devenu légende, l’Abénaki ne meure jamais tout entier. En attendant et pour cacher son émotion, Guillaume se contenta de dire :
— J’accepterais volontiers à présent ce cigare que vous m’offriez tout à l’heure… Le calumet de la paix, en quelque sorte !
Durant de longues minutes, les deux hommes marchèrent côte à côte au long des allées où s’attardait le parfum des fleurs échappées à l’hécatombe ordonnée par Mme de Chanteloup en l’honneur de la mariée. Ils fumaient en silence comme l’exigeait le rite indien que tous deux connaissaient si bien et c’est ainsi qu’entre eux se renoua le fil rompu depuis tant d’années… Pourtant, Guillaume n’éprouvait plus la même chaleur d’amitié. La coupure était trop ancienne, sans doute ? Ou bien était-ce parce qu’il n’était plus certain que cet homme fût aussi admirable qu’il le croyait jadis ?…
Rouge comme une cerise dans sa livrée vert bouteille toute neuve, le jeune valet – un neveu de la cuisinière nouvellement arrivé – s’efforçait de maintenir l’entente entre le service à thé et le plateau où il reposait. C’était la première fois qu’il allait servir au jardin et qui plus est devant une noble dame aussi belle que jeune : une effroyable responsabilité ! L’angoisse nouait la gorge de Victor tandis qu’il surveillait l’équilibre de la théière en vieux chine au milieu des tasses si fragiles. Il avait l’air si malheureux que la belle Flore se leva dans un grand envol de mousseline pour venir à son secours.
— Je vous en prie, madame ! protesta Guillaume. Vous me rendez confus.
— Vous avez bien tort ! j’aime beaucoup servir le thé. Quant à ce garçon, il est visiblement novice.
— Tout à fait ! Il n’est ici que depuis dix jours ! Va chercher les gâteaux, Victor, puisque Mme de Bougainville veut bien te faire grâce du reste !… Il est plein de bonne volonté, ajouta-t-il avec indulgence, et je pense qu’il arrivera à faire un bon serviteur.
— J’en suis persuadée, seulement il lui faut une bonne direction. Celle… d’une maîtresse de maison ! Tout comme à cette belle demeure, d’ailleurs !
— Flore ! reprocha Bougainville. Ne croyez-vous pas que vous allez trop loin ?
— Ma foi non ! Notre hôte sait fort bien que l’amitié seule m’inspire…
Guillaume se mit à rire et se leva pour recevoir la tasse que la jeune femme venait de lui préparer.
— Voilà un mot qui me touche mais êtes-vous bien certaine, madame, que votre cousine Rose n’est pas pour quelque chose, elle aussi, dans votre inspiration ?
— J’avoue tout ! Il est vrai que notre jeune épousée, ainsi que son mari d’ailleurs, se tourmente fort à votre sujet. Vous ne me ferez pas croire que vous avez bâti tout ceci pour y vivre seul en compagnie d’un majordome, d’une cuisinière et d’un petit valet ?
— Il est vrai que j’aimerais fonder une famille, mais j’avoue que parfois le découragement me prend…
— Pourquoi ? Elles étaient un essaim, tout à l’heure, qui bourdonnait autour de vous, et vous sembliez y prendre plaisir ? Aucune d’entre elles ne réussit donc à vous séduire ?
Guillaume refusa la part de gâteau qu’on lui offrait mais saisit au vol une de ces mains généreuses et en baisa le bout des doigts.
— J’ai du malheur, madame : il n’y avait parmi elles aucune demoiselle de Montendre ! Aussi, je ne vous cache pas qu’à certains moments je songe à reprendre la mer !
— Quelle bonne idée ! s’écria Bougainville. Nous pourrions partir ensemble. Je songe à un autre voyage de circumnavigation mais, cette fois, en suivant le méridien. Je voudrais visiter les mers australes et…
— Plus un mot là-dessus ! s’écria sa femme dont le sourire s’effaçait et qui, tout de suite, s’alarmait. Par pitié, monsieur Tremaine, ne l’encouragez pas dans cette aventure si vous voulez que nous soyons amis ! Je… Je ne supporterais pas une séparation de deux ou trois ans ! Et j’ai besoin, Louis-Antoine, que vous m’aidiez à élever vos fils !
— M. de Bougainville plaisante, j’en suis certain. Un tel voyage serait séduisant sans doute mais plutôt dangereux ! D’ailleurs, il vous faudrait le congé du Roi, monsieur. N’êtes-vous pas chef d’escadre ?
S’apercevant trop tard de ce qu’il était en train de dire il s’arrêta court et, afin de faire diversion, appela Victor pour lui demander du thé frais. Il venait de se rappeler l’histoire racontée récemment par Félix qui n’aimait pas beaucoup Bougainville pour l’avoir rencontré à Paris peu après son retour des Indes et qui n’était pas tellement enchanté de se retrouver son cousin : deux ans plus tôt, en mai 1784, celui-ci, qui venait de participer aux combats pour la liberté de l’Amérique, passait en conseil de guerre à L’Orient pour y répondre des accusations lancées contre lui par le héros de la bataille de la Chesapeake, l’amiral de Grasse, qui l’inculpait de refus d’obéissance aux signaux et d’abandon de poste devant l’ennemi.
Cela s’était passé après la grande victoire franco-américaine de Yorktown rendue possible par la défaite infligée à la flotte anglaise dans l’estuaire de la Chesapeake par l’amiral de Grasse, ses escadres et surtout le valeureux Ville-de-Paris, son navire amiral. Bougainville s’y était d’ailleurs vaillamment comporté. Seulement, contrainte d’abandonner à leur indépendance ce qui devenait les États-Unis de l’Amérique septentrionale, l’Angleterre digérait moins encore l’éclatante victoire navale des Français et, tandis que ceux-ci redescendaient vers les Antilles pour escorter un convoi, elle lança sur eux trois escadres – en tout 36 navires— commandées par le vice-amiral Rodney et les contre-amiraux Hood et Drake. De son côté Grasse pouvait aligner 30 bâtiments sous le commandement général du Ville-de-Paris qui se trouvait à la tête de l’escadre Blanche, avec en sous-ordres M. de Vaudreuil sur le Triomphant pour la Rouge et Bougainville sur l’Auguste pour la Bleue qui était d’avant-garde.
Le combat eut lieu sous les Saintes, un petit archipel dépendant de la Guadeloupe. D’une rare violence et d’abord à peu près égal, il parut tourner vers neuf heures au désavantage des Français qui se virent menacés d’être coupés du convoi et encadrés. L’amiral de Grasse envoya alors des signaux ordonnant à Bougainville de virer lof pour lof et de revenir le dégager. Celui-ci n’obéit pas, jugeant la manœuvre trop hardie. Il devait prétendre par la suite n’avoir pas vu ces signaux alors que plusieurs de ses capitaines avaient signalé « Aperçu » mais attendaient seulement l’ordre de leur chef d’escadre. Or l’ordre ne vint pas. Seul le capitaine de Glandèves, commandant le Souverain, tenta par deux fois de dégager le Ville-de-Paris. Il dut y renoncer, étant le seul de l’escadre Bleue.
Le navire amiral attaqué par Rodney lui-même se défendit comme un sanglier acculé. Manquant de munitions, Grasse fit fondre son argenterie et tira sur l’Anglais avec des balles d’argent. Vers dix-huit heures trente il ne restait pas 100 marins valides sur 1 300 hommes. La tentation fut grande pour l’amiral de Grasse de se faire sauter plutôt que de se rendre, mais nombre des blessés étaient encore vivants et il ne voulut pas tuer ceux qui s’étaient si bien battus. Il se rendit à Rodney qui le traita, d’ailleurs, avec les plus grands égards.
Lorsqu’il rentra enfin à Versailles après un séjour à Londres, Grasse fut bien reçu par le Roi qui eut cependant la malencontreuse idée de vanter Bougainville, « ce marin inspiré », alors que l’amiral le considérait comme incapable de commander une escadre au combat. Furieux, celui-ci déposa une plainte auprès du ministre de la Marine. Il eut cependant le tort d’y impliquer d’autres capitaines de l’escadre Bleue.
Le Conseil de guerre lui donna raison mais Bougainville, depuis son fameux voyage autour du monde, plaisait au Roi. Il fut seulement « réprimandé » et, bien sûr, privé de son commandement. Cependant l’amiral, que Washington considérait comme l’un des grands hommes de la nouvelle Amérique, se retrouva en disgrâce… tandis que Bougainville gardait son crédit parce que Louis XVI, si bon et si juste cependant, cultivait une vraie passion pour la géographie et les sciences naturelles, et parce que la Reine, un jour, le trouva « amusant »…
Il fallut bien pourtant que le silence prît fin et ce fut Bougainville qui s’en chargea. Avec un petit sourire en coin il murmura :
— On dirait que vous êtes au courant de l’histoire des Saintes, Guillaume ? À cette époque pourtant, vous étiez loin de France…
— Les grandes catastrophes comme les grandes victoires sont comme des ricochets sur l’eau : elles laissent des remous : l’un d’eux est venu jusqu’à moi, sans plus…
Le navigateur parut soudain se rétrécir. La mine boudeuse, l’œil amer, il eut soudain dix ans de plus.
— L’amiral de Grasse m’a toujours détesté, grogna-t-il, parce qu’à l’origine je n’étais qu’un robin, un homme sans naissance alors qu’il est comte et que…
— Vous l’êtes aussi à présent, coupa sa femme. En outre, mes ancêtres, qui sont ceux de vos enfants, ont toujours appartenu au Grand Corps. Vous n’avez donc pas à vous plaindre. Si nous parlions d’autre chose ?… Je vous invite, monsieur Tremaine, à faire un petit séjour dans notre maison de La Becquetière, non loin de Granville. C’est un endroit charmant et, de votre fenêtre, vous apercevrez les îles Chausey… et même Jersey, par temps clair.
Son regard bleu suppliait Guillaume de la suivre sur le chemin léger des invitations mondaines. De toute évidence, cette charmante femme avait appris à redouter les moindres allusions au tribunal de L’Orient et aux blessures cuisantes qu’en avait retirées la vanité d’un homme habitué aux applaudissements et à l’admiration. Il joua le jeu sans peine.
— J’en serai heureux, madame, et je vous rends grâce ! Comme vous le disiez tout à l’heure, je me sens parfois un peu seul dans cette maison.
Tandis qu’il les raccompagnait à leur voiture, Bougainville, qui s’était repris, dit soudain, avec un dernier regard à la bâtisse :
— Vous l’avez appelée les Treize Vents ? N’était-ce pas déjà le nom de la ferme de votre père ?
— Vous avez une excellente mémoire. Depuis ce terrible jour de 1759, je m’étais juré de reconstruire une demeure placée sous ce vocable, persuadé qu’il était indispensable à mon bonheur. Cela reste à prouver !
— Venez chez nous ! Je vous promets toute une collection de jeunes et charmantes filles, dit Flore en lui tendant une main sur laquelle il posa des lèvres un tout petit peu trop ferventes.
Il trouvait Mme de Bougainville exquise. Eût-elle été libre qu’il eût demandé sa main sur l’heure, mais c’était apparemment sa mauvaise chance que de ne rencontrer que des femmes impossibles à épouser ou déjà mariées.
— Prenez garde, fit son époux, toute bonne humeur revenue, ma femme est si indulgente pour les autres qu’elle attribue grâce et beauté à des créatures qui en sont tout à fait dépourvues. Le tout de la meilleure foi du monde… Ah, pendant que j’y pense, vous verra-t-on à Cherbourg la semaine prochaine ? Vous savez que le Roi y arrive le 22 de ce mois pour inspecter les travaux de la grande digue ?
— En vérité je n’en sais rien. Il reste encore une bonne part du sauvage en moi et je ne suis guère attiré par les pompes officielles…
— Vous avez tort. Si vous souhaitez prendre pied dans cette région, il serait bon que l’on vous connaisse et vous sache bien introduit. Ainsi, je pourrais à cette occasion vous présenter au Roi, ajouta-t-il avec l’orgueil naïf de qui a su se faire un nom.
— Venez ! insista doucement sa femme. Vous nous ferez plaisir à tous les deux…
Après leur départ, Guillaume retourna s’asseoir sous le chêne pour fumer sa pipe, écouter le chant des oiseaux, contempler sa belle maison toute neuve et évoquer le sourire ravi de Mme de Bougainville lorsqu’elle l’avait découverte. Quelle femme exquise en vérité et quelle chance incroyable avait eue cet homme déjà âgé de savoir lui plaire ! De toute façon, la séduction faisait toujours partie de son personnage : sa meilleure arme sans doute, et bien peu de gens pouvaient y échapper. Sauf peut-être l’amiral de Grasse ?
Pour la première fois, Guillaume attacha sérieusement sa pensée à cette affaire des Saintes où l’honneur de Bougainville se trouvait si gravement engagé. Lorsque Félix, après leur première rencontre avec Mlle de Montendre, lui en avait fait le récit rapide et indigné, Tremaine s’était contenté de hausser les épaules en pensant qu’un homme capable de trahir en quelques heures la confiance d’un enfant pouvait parfaitement décider de laisser un chef qu’il détestait se tirer comme il l’entendrait d’un mauvais pas. C’eût été de bonne guerre dans n’importe quelle circonstance, mais pas en mer où la solidarité est inconditionnelle et surtout pas face à l’ennemi. Sacrifier à une rancune, si légitime soit-elle, des vies humaines et des vaisseaux était inadmissible ! Chez les détestables Anglais que Guillaume haïssait de toutes ses forces mais dont il reconnaissait les qualités de marins, une telle faute eût conduit le responsable à la mort…
Les choses pouvaient peut-être prendre un éclairage différent à présent que les liens rompus se renouaient, aussi Tremaine essayait-il honnêtement de comprendre les raisons du chef de l’escadre Bleue. En aucun cas, ce ne pouvait être la lâcheté. Tous ses souvenirs d’enfance s’y opposaient, depuis l’amitié arrachée de haute lutte avec les chefs du clan de la Tortue jusqu’à la profonde estime que le docteur Tremaine portait au jeune officier. En outre, ses qualités de navigateur étaient indéniables, sinon par quel miracle aurait-il pu mener à bien son grand voyage ? Que restait-il, alors ? Deux solutions : ou bien le désir pervers de laisser gagner l’Anglais – une thèse qui, en dépit des relations amicales entretenues outre-Manche depuis longtemps, ne se pouvait soutenir – ou bien une nette incompétence en tant que chef d’escadre. Conduire un navire et faire manœuvrer une flotte sont deux activités bien différentes et si l’on naît grand manœuvrier, on ne le devient jamais. Or, parvenu à un grade à ce point inouï pour un homme sorti des cours de justice, Bougainville avait dû se retrouver gonflé d’orgueil et convaincu de ce que l’excellence de son propre jugement le dispensait d’obéir à des ordres supérieurs. Quoi qu’il en soit, il y avait faute… et lourde faute, mais ce n’était pas à lui de coiffer la perruque d’un juge. Dès l’instant où il accueillait cet homme dans sa demeure, il se devait de mettre définitivement à l’écart cette histoire déjà ancienne qui ne le regardait en rien. Et puis ce serait vraiment trop dommage de se faire une ennemie de l’adorable Flore !… Il y avait longtemps qu’il ne s’était senti attiré vers une femme et cet intérêt lui paraissait extraordinairement rafraîchissant. Depuis le mariage d’Agnès exactement : un peu plus d’une année !
Et quelle année ! Sans la passion qui l’attachait à la naissance des nouveaux Treize Vents, il eût peut-être choisi de fuir une fois encore tant il souffrait d’amertume et d’humiliation. Le bonheur passé à portée de sa main, il l’avait délibérément rejeté en vertu de principes qui, à présent, lui semblaient stupides. Que de nuits sans sommeil à écouter le chant des grenouilles dans le vieux fossé de Varanville, le martèlement de la pluie sur le toit, ou encore les hurlements des tempêtes qui faisaient grincer les girouettes ! Que de nuits qui auraient pu être tendres, ardentes, passionnées ! Sans cesse il revoyait l’instant où, dans sa triste demeure, la jeune fille lui avait dit : « Si vous m’aimiez vous m’épouseriez », et où il avait répondu « Non ». À présent, il était certain que même en se traînant à ses pieds elle le rejetterait avec mépris et elle aurait raison. À présent qu’elle était libre…
Car elle l’était, et depuis le surlendemain de son mariage : La Rocquière, la maison ancienne où le couple s’était retiré sur les hauteurs de Tourlaville, avait pris feu en pleine nuit. Les serviteurs réussirent de justesse à sauver la jeune femme qui ne fit pas un geste pour les aider : pétrifiée d’horreur, elle fixait d’un regard entièrement vide le lit où gisait le corps nu et inerte du vieil homme que l’on sortit lui aussi de la chambre avant qu’elle ne s’embrase. Un médecin du voisinage, appelé aussitôt, déclara que M. d’Oisecour était mort depuis environ une heure, mort d’un de ces transports qui sont parfois la rançon d’un excès amoureux chez un homme âgé. Ses doigts crispés retenaient une brume de cheveux noirs et soyeux…
Depuis, nul ne savait ce qu’était devenue la jeune veuve. À Valognes comme à Chanteloup et dans les châteaux d’alentour on n’apprit la nouvelle que lorsque le corps du défunt fut en route pour Oisecour où l’attendait, sans trop de chagrin sans doute, l’unique neveu qui héritait. Agnès n’accompagna pas son époux jusqu’à la sépulture : elle se trouvait encore chez le docteur Gautier qui l’avait soignée la nuit du drame et s’efforçait de vaincre les suites de la commotion éprouvée : une sorte de désespoir muet que l’on ne parvenait pas à dissiper.
Naturellement, Mlle de Montendre et Mme de Chanteloup se hâtèrent de se rendre auprès de la jeune fille dans l’espoir de la ramener chez elles, mais elles revinrent navrées et plutôt découragées.
— Elle reste assise tout le jour au coin de la fenêtre de sa chambre sans dire un mot, confia Rose à Félix et à Guillaume, mais elle pleure presque continuellement. Sans le moindre bruit, et sans que l’on sache pourquoi, les larmes se mettent à couler le long de ses joues et elle ne fait pas le moindre geste pour les essuyer : cela, c’est la tâche de Pulchérie, sa vieille servante qui ne l’a pas quittée et qui seule parvient à lui arracher quelques mots. Nous, je ne suis même pas certaine qu’elle nous ait reconnues. C’est le spectacle le plus désolant qu’il m’ait jamais été donné de contempler.
Elle-même ne cachait pas la vive émotion qu’elle ressentait et c’est en voyant ce gros chagrin sur le charmant visage de Rose que Félix de Varanville comprit qu’il l’aimait. Lorsqu’il le vit s’agenouiller auprès de la jeune fille, Guillaume sentit que sa présence n’était plus souhaitable et se retira discrètement.
Il était lui-même profondément bouleversé et, le lendemain, n’y tenant plus et sans prévenir personne, il courut jusqu’à Tourlaville où le premier villageois rencontré lui indiqua la maison du médecin. Mais Mme d’Oisecour ne s’y trouvait plus : la veille au soir, elle était sortie brusquement de son abattement comme si elle s’éveillait d’un long sommeil et avait pris conscience de l’endroit où elle se trouvait. Évidemment il fallut bien répondre aux questions qu’elle posait.
— Je ne m’y hasardai, expliqua le docteur Gautier, qu’avec les plus extrêmes précautions, craignant à chaque instant de la voir retomber dans sa prostration, mais il n’en fut rien : elle était redevenue très calme et maîtresse d’elle-même…
— Avez-vous pu savoir pourquoi elle pleurait tellement ?
— Non, mais je suis persuadé que ce n’est pas la mort de son mari. Peut-être était-ce sur elle-même ?
— Vous voulez dire sur ce qu’elle venait de subir ?
— Possible ! Outre le fait qu’il était peu réjouissant pour une jeune fille d’être donnée à ce vieux… bouc, je crois qu’elle a dû passer des moments pénibles. Je n’ai pas le droit de vous en dire plus, d’autant que vous n’appartenez pas à la famille, mais je crois pouvoir affirmer que cette mort rapide est pour elle une délivrance.
— Vous a-t-elle dit où elle allait ?
— Non. Je suppose qu’elle a dû se rendre chez le notaire de Valognes qui est venu constater les dégâts et qui a laissé un mot pour elle. Je vous jure que je n’en sais pas plus : elle a commandé une voiture, elle est montée dedans en compagnie de sa vieille servante et elle est partie…
— Sans acquitter ce qu’elle vous devait ? Vous n’aviez aucune raison de la soigner gratuitement.
— J’ai été payé par elle, et bien payé. Le notaire avait laissé de l’argent. Ah ! j’allais oublier : connaissez-vous une demoiselle de Montendre ?
— Vous la connaissez aussi : elle est venue avant-hier accompagnée de Mme de Chanteloup, sa tante…
— C’est bien ce qu’il me semblait. Mme d’Oisecour m’a remis une lettre en me priant de l’envoyer à cette amie…
— Si vous voulez me la confier, elle l’aura dès ce soir…
Tant que dura le retour vers Chanteloup, le pli scellé brûla la poitrine de Tremaine, horriblement tenté de faire sauter le petit sceau de cire jaune qui en gardait le secret. Il réussit à se dominer mais, en arrivant au château, il trouva la jeune fille au salon de musique en train de caresser sans conviction les cordes d’une harpe et jeta littéralement le pli sur ses genoux.
— Elle a disparu en laissant une lettre pour vous, déclara-t-il sans même prendre le temps de respirer. Dites-moi où elle est !
Rose n’avait pas besoin de cet ordre pour se jeter sur le pli. Malheureusement, après l’avoir lu très vite, elle leva sur son visiteur des yeux lourds de larmes.
— Lisez vous-même ! Elle dit qu’elle va chercher refuge dans un couvent et qu’elle me défend, au nom de notre amitié, de lancer qui que ce soit sur sa trace.
— Un couvent, un couvent ! Elle n’a pas dû en choisir un très éloigné ? plaida Guillaume. Il y a d’abord celui où vous avez été élevées et puis…
— Non ! coupa la jeune fille. Ne comptez pas sur mon aide. Après ce qu’Agnès vient d’endurer je n’ajouterai pas à ses douleurs en vous aidant à la retrouver. Si vous l’aimiez – et on dirait bien, à voir votre figure, que c’est le cas – vous n’aviez qu’à m’écouter et l’arracher à ce vieillard. À présent, ne comptez plus sur moi ! J’ajoute qu’il y a des milliers de couvents en France. Alors, bon courage !
Sur ces quelques mots où vibrait la colère, Rose sortit, laissant Guillaume à ses regrets et à ses conjectures que Félix, un peu plus tard, s’attacha à démolir.
— Il faut oublier cette histoire, Guillaume, et surtout oublier cette femme…
— Comme c’est facile ! Elle hante mes nuits.
— Ce n’est probablement pas la première, fit le jeune homme avec un petit sourire. Ni la dernière ! Il y en aura d’autres…
D’autres mauvaises nuits, il y en eut des dizaines, mais des femmes que Guillaume eût envie d’aimer, il ne s’en trouva aucune, jusqu’à l’entrée en scène de cette adorable Flore, malheureusement aussi inaccessible que l’étoile Vénus. Souvent, l’ombre d’Agnès entrait dans la chambre de celui qui ne pouvait l’oublier mais ce n’était qu’une illusion. Autour de lui, d’ailleurs, personne ne prononçait plus le nom de la disparue. Rose s’en tenait au dernier message et Félix, pour rien au monde, n’eût contrarié sa fiancée. Le souvenir d’Agnès s’effaçait des mémoires ainsi qu’elle l’avait souhaité. Seule Mlle Lehoussois apprit à Guillaume que, chaque mois, à date fixe, l’abbé de Folleville disait une messe pour le repos de l’âme de la dernière dame de Nerville. Apparemment, il avait reçu des instructions et sans doute aussi des fonds dans ce but mais il n’acceptait de répondre à aucune question touchant le sujet. Guillaume osa malgré tout l’interroger : l’abbé ne cacha pas son mécontentement.
— Qu’espérez-vous, monsieur Tremaine ? Que je jette à tous vents ce que l’on me confie ? Les messes que je dis ne vous regardent pas et pas davantage l’identité de qui les demande.
— Vous savez très bien que je ne suis pas poussé par une vaine curiosité. J’ai eu de grands torts envers Mile de Nerville et je voudrais tout simplement me les faire pardonner.
— La patience n’est pas votre vertu dominante, hein ? Il faudra pourtant bien en faire provision car je ne vous dirai rien. Les blessures profondes sont longues à guérir. Laissez faire le temps ! C’est le conseil que je vous donne.
Guillaume se le tint pour dit mais chaque mois, au jour fixé, il descendait à Saint-Vaast tôt le matin pour assister aux messes en question dans l’espoir, toujours déçu, d’apercevoir une silhouette mince et noire agenouillée dans l’ombre d’un pilier.
Le soleil se couchait dans des glaçures d’or du plus bel effet. Guillaume le contemplait tout en poursuivant sa songerie, quand une silhouette sombre intercepta l’un et mit fin à l’autre : M. Potentin venait de faire son entrée dans son champ de vision.
— Eh bien ? fit Guillaume.
— Navré de troubler vos méditations, monsieur, fit le nouveau venu avec l’emphase qui était son mode d’expression le plus habituel, mais Mme Bellec voudrait savoir pourquoi vous n’avez pas retenu ces personnes à souper ?
— Pourquoi diable les aurais-je retenues ? Il n’en a jamais été question. Outre que M. et Mme de Bougainville sont engagés ailleurs ce soir, notre maison n’est pas encore prête pour de véritables réceptions.
— C’est ce que j’ai dit, mais apparemment ce n’est pas l’avis de Mme Bellec. Elle estime que nous avons tout ce qu’il faut et qu’elle se sent de taille à satisfaire même le Roi s’il lui prenait fantaisie de venir faire un tour chez nous. Ainsi, ce soir, elle a préparé une tourte aux gélinottes et…
— La belle affaire ! Nous la mangerons sa tourte ! À moins que tu n’aimes pas ça ?
Potentin leva au ciel des yeux pâmés.
— J’en raffole… mais Mme Bellec…
— Allons la voir ensemble !
Suivi de son majordome dont l’allure solennelle s’accommodait mal de ses longues foulées, Guillaume se rendit à la cuisine confiée aux soins éclairés de dame Clémence Bellec, récemment importée aux Treize Vents par les soins de Potentin en personne. Nés tous deux à Avranches quelque cinquante ans plus tôt, ils étaient « pays », ayant vu le jour dans la belle cité sur la colline, assez vaste cependant pour qu’ils ne se fussent jamais rencontrés. Leur réunion s’était produite sur les bords de la Rance lorsque Tremaine, à son retour des Indes avec Potentin, y acheta une petite maison destinée à lui servir de port d’attache et de coffre-fort. Le tout confié à la sagacité ainsi qu’au dévouement dudit Potentin Poupinel.
De son côté, Clémence Bellec se morfondait dans la maison voisine depuis la mort de son époux qui tenait à Saint-Servan l’auberge de L’Ancre d’argent, de compte à demi avec son frère cadet. L’aîné parti pour un monde meilleur, ce dernier eut tôt fait de « débarquer » une belle-sœur avec laquelle ni lui ni sa femme ne s’entendaient. Il lui offrit, en dédommagement, un ancien corps de ferme et une très petite part des bénéfices. Il fallut bien que Clémence s’en contentât mais n’ayant plus rien d’autre à faire que son ménage, son jardin et qu’à regarder alternativement pousser ses choux et couler le petit fleuve, elle ne tarda pas à s’ennuyer. L’arrivée de Potentin vint apporter une heureuse diversion dans cette existence sans relief.
La veuve de l’aubergiste admira d’abord les épaisses moustaches noires, à peine grisonnantes, de son voisin. Il les portait fièrement retroussées à la manière des Grands Moghols grâce à une préparation dont il gardait le secret. Pas très grand et de type curieusement latin pour un fils de la blonde Normandie, Potentin Poupinel, brun comme une châtaigne, aurait pu passer pour un flibustier avec son menton en galoche, son nez cassé et son air farouche, si la nature ne l’avait doté d’un regard d’enfant de chœur d’un très joli bleu Sainte-Vierge qui, pour s’abriter sous d’énormes sourcils, n’en était que plus séduisant. Aussi large que haut, ne perdant jamais un pouce de sa taille, fort comme un Turc mais poète à ses heures, le nouveau venu posait sur toutes choses un œil d’une grande pénétration et promenait partout l’allure pompeuse d’un maharadjah. Il était, au demeurant, le meilleur homme du monde même si, après avoir bu, il lui arrivait de se laisser aller à des colères dévastatrices. Tremaine, qui le connaissait depuis ses quinze ans, l’aimait bien, appréciait sa sagesse et savait pouvoir compter sur lui en toute occasion comme Jean Valette le faisait avant lui.
Il était dans un triste état, Potentin, quand une violente tempête l’avait rejeté à la côte près de Porto-Novo et pour ainsi dire à la porte de Valette, étreignant encore l’espar arraché au naufrage de son bateau, un galion portugais sur lequel il assumait le double office de maître d’hôtel et de garde du corps du capitaine.
Recueilli, soigné, réconforté, il s’attacha tout de suite à cette demeure si hospitalière et à ceux qui l’habitaient. Estimant qu’il avait suffisamment navigué sur les sept mers, il demanda que l’on veuille bien le garder, ce qui lui fut accordé bien volontiers, avant que l’on s’en félicite vivement par la suite : dans l’atmosphère luxueuse mais désordonnée d’une grande demeure pleine de serviteurs aux tâches dûment spécialisées, Potentin s’épanouit comme une fleur au soleil et donna la pleine mesure de ses capacités. Il savait tout faire, aussi bien dans une maison que dans un bateau, un jardin, une salle d’armes ou une église, car il pouvait chanter la messe comme personne. Naturellement, il s’attacha surtout à Guillaume qui le lui rendit. Après la mort de Jean Valette, ce fut d’un commun accord que tous deux décidèrent de regagner la France.
Une fois installé près de Saint-Servan, Potentin rendit quelques menus services à sa voisine qui, en retour, l’invita, lui permettant ainsi de constater qu’elle était une fantastique cuisinière et qu’en se privant de sa présence à L’Ancre d’argent, le beau-frère s’était montré stupide.
— Pour dire vrai, avoua en cette occasion Mme Bellec, il ne savait pas tout. Du vivant de mon époux qui était de petite santé, je me contentais de cuisiner ce qui plaisait à notre clientèle, sans me sentir le courage de développer la réputation d’une maison où je n’ignorais pas qu’à la mort inévitable d’Augustin j’avais peu de chances de rester. Et je n’avais aucune envie de contribuer à la fortune de ces gens-là !
Elle aurait pu, bien sûr, prendre une auberge à son propre compte mais c’était une entreprise qu’elle ne pensait pas pouvoir aborder sans l’assistance d’un homme. Aussi fonda-t-elle très vite de grandes espérances sur ce si aimable et si intéressant M. Poupinel, célibataire et pourvu de grandes qualités. Cependant, elle était assez fine pour ne rien brusquer. Elle sentit que parvenir à l’amener devant le notaire et le prêtre représentait une entreprise de longue haleine et que la première chose à faire était de nouer avec lui des liens d’amitié de plus en plus solides. D’autant qu’elle connaissait parfaitement l’existence de Guillaume et savait qu’un jour ou l’autre il réclamerait la présence de Potentin dans sa nouvelle demeure.
Petit à petit, l’idée germa en elle d’entrer au service de ce riche M. Tremaine tout comme, jadis, sa chère maman de qui elle tenait son talent, avait servi au château de Thorigni chez le comte de Matignon. Aussi déploya-t-elle pour son voisin – et pour Guillaume, lorsqu’il vint passer quelques jours peu après la disparition d’Agnès – toutes les nuances de sa palette. Le résultat fut conforme à ce qu’elle en espérait : après le départ de son maître, Potentin, avec toutes sortes de circonlocutions, de détours, d’excuses et de compliments à n’en plus finir, osa un beau jour lui demander d’abord ce qu’elle pensait de Tremaine, ensuite si elle pourrait considérer l’idée de diriger les cuisines des Treize Vents.
Naturellement, elle fit preuve de retenue, demanda à réfléchir – tout cela était tellement inattendu ! – mais déclara que M. Tremaine était sans doute l’homme le plus séduisant qu’elle eût jamais rencontré – un homme celui-là ! Un vrai ! Et quelle allure ! Finalement, elle se laissa faire doucement violence, emballa ses affaires, ferma sa maison et prit, en compagnie de Potentin, le chemin de La Pernelle.
La maison venait juste d’être achevée : le bouquet traditionnel couronnait le grand toit bleu depuis seulement cinq jours et, à l’intérieur, les peintres étaient encore à l’œuvre. Mais Mme Bellec se déclara charmée par cette si jeune demeure qui semblait lui sourire de toutes ses grandes fenêtres à volets blancs, ressortant comme une broderie à jours sur les belles pierres d’un crème très doux, à peine rosé, qui prenait merveilleusement bien les carmins et les ors des aurores comme des soleils couchants. Cette maison-là respirait le bonheur de vivre et ne souhaitait rien d’autre que de le distribuer libéralement autour d’elle. Cependant il y avait en elle quelque chose d’intrépide, dans cette façon qu’elle avait de regarder l’immense paysage de côtes et de mer en défiant leurs turbulences de la faire jamais plier. Elle était si bien construite que l’hiver précédent, quand elle était encore en construction, elle avait tenu tête sans perdre une seule de ses pierres à deux ou trois tempêtes de fort calibre alors que les ouvriers tremblaient pour leur ouvrage. Avec sa garde de grands arbres, elle ressemblait à une reine attendant l’hommage de ses sujets mais prête, en retour, à leur accorder amour et protection.
La cuisine acheva de plonger sa nouvelle maîtresse dans le ravissement. Rien n’y manquait : ni l’âtre double qui occupait tout un angle, ni les grandes armoires, ni les étagères supportant ustensiles d’étain et belles faïences rouennaises, ni la longue table flanquée de chaises et même de deux petits fauteuils de bois garnis de coussins rouges, ni surtout l’illumination de la plus imposante batterie de cuisine en cuivre qu’eût jamais produite la cité de Villedieu-les-Poêles.
C’est au milieu de ce palais de Dame Tartine qu’elle emplissait jour après jour de fumets délectables, que Guillaume et Potentin la trouvèrent en train de contempler d’un œil sévère la grande tourte à la pâte sculptée comme un lutrin d’église. Elle hésitait visiblement à l’enfourner. Sous la coiffe normande en fine toile des Flandres garnie de dentelles qui la grandissait – à son arrivée, elle en avait trouvé trois dans sa chambre, plus belles les unes que les autres, cadeau de bienvenue de Tremaine – et qui encadrait de blancheur son visage coloré de blonde, elle ressemblait à une fée mécontente considérant le résultat raté d’une conjuration.
— Huum ! Quel parfum ! s’écria Guillaume en pénétrant dans la salle. Et je suppose que ce sera encore meilleur une fois cuit ! Est-ce que vous n’allez pas mettre cette merveille au four, madame Bellec ?
Celle-ci tourna vers lui un regard orageux.
— Je suis déjà assez contrariée pour que vous n’ajoutiez pas à mes soucis, monsieur Tremaine ! Je crois avoir dit que, pour vous, je souhaitais m’appeler simplement Clémence !
— N’y voyez pas offense ! C’est une simple marque de respect, mais dès l’instant où vous insistez… Eh bien, Clémence, pourquoi hésitez-vous à enfourner ?
— Parce que j’en ai fait beaucoup trop ! Quand vous m’avez dit que vous attendiez des invités…
— Pour le goûter, Clémence, pour le goûter, et vous nous avez fait des gâteaux délicieux. Quant à votre tourte, cessez donc de vous tourmenter ! Je vous promets qu’il n’en restera rien lorsque nous nous serons tous servis…
— Je ne demande pas mieux que de vous aider, fit une voix flûtée qui avait l’air de venir d’une armoire et qui appartenait à Adèle Hamel, assise dans l’ombre de ladite armoire.
Guillaume fronça les sourcils. Depuis qu’elle était installée à Rideauville avec son frère, Adèle montait bien souvent jusqu’aux Treize Vents. Pendant la construction d’abord, pour voir son jumeau mais, depuis l’arrivée de Mme Bellec, c’était au moins la quatrième fois qu’il la trouvait chez lui. S’il éprouvait de la pitié pour elle, il n’arrivait pas à la trouver sympathique, bien qu’elle se montrât toujours pleine de douceur et de gratitude. Trop, peut-être, justement ! Elle venait voir si l’on n’avait pas besoin d’elle, brûlant visiblement du désir de prendre pied dans la grande maison.
— Que vous arrive-t-il encore, cousine ! Avez-vous besoin de quelque chose ?
C’était souvent aussi le prétexte utilisé. Prétexte dont personne n’était dupe, car le chemin entre Rideauville et Saint-Vaast était à peine plus long et nettement moins pénible que la grimpette de La Pernelle. Et, de fait :
— Oui, mon frère n’est pas bien. Il s’agite beaucoup et il a un peu de fièvre. Je venais demander à Mme Bellec si elle n’aurait pas un peu de tilleul et aussi du miel…
— Que n’avez-vous appelé Mlle Lehoussois ? Elle viendrait à votre aide bien volontiers… en admettant que vous n’ayez pas de voisins serviables ; ce qui m’étonne.
La figure plate d’Adèle se teinta d’une grande mélancolie :
— Oh, les voisins ! Vous savez comment sont les gens ! On ne comprend pas pourquoi nous avons quitté la mère, Adrien et moi…
— Seraient-ils plus royalistes que le Roi ? Il me semble que celle-ci n’a pas fait d’objection ?
— Elle s’est contentée de nous maudire, fit la cousine avec un petit rire désagréable, mais en fait elle est plutôt contente de ne plus avoir à nous nourrir. Quant à Mlle Lehoussois, je ne suis pas sûre qu’elle nous aime beaucoup.
— Elle n’est pas très expansive mais ne refuse jamais de secourir quelqu’un qui souffre. Au fait, ne proposiez-vous pas il y a un instant de nous aider à manger cette tourte ? Est-ce que votre frère ne trouverait pas votre absence un peu longue ?
— De toute façon, il la trouvera trop longue, soupira-t-elle. Lui a le droit de sortir, mais moi je devrais rester toujours à la maison…
— Raison de plus pour ne pas le contrarier davantage s’il ne se sent pas bien ! intervint Clémence. Tenez ! Je vous mets dans cette petite corbeille une botte de tilleul, un pot de miel et du bouillon que j’ai fait ce matin. Vous n’aurez qu’à battre un ou deux œufs dedans et il se sentira plus gaillard, votre malade !
Ainsi nantie, il fallut bien qu’Adèle se résignât à quitter la place. Elle remercia, prit le panier mais s’arrêta devant Guillaume pour lui offrir un sourire mouillé.
— Je plaisantais, tout à l’heure, à propos de la tourte, mais c’est tout de même drôle que nous n’ayons encore jamais partagé le pain et le sel ensemble, bien que nous soyons cousins ?
— Ne vous ai-je pas proposé de partager mon repas à l’auberge de Quettehou ?
— Ce n’est pas la même chose que de dîner ensemble. Ici par exemple… ou chez nous ?
— Vous venez de constater que je ne suis guère inviteur puisque Mme Bellec me le reproche, fit Tremaine qui commençait à perdre patience. Quant à aller chez vous, nous verrons plus tard ! Merci de l’invitation, s’obligea-t-il à ajouter.
Lorsque Adèle quitta la cuisine, Clémence la suivit un instant d’un regard apitoyé.
— Pauvre fille ! soupira-t-elle. Je ne suis pas sûre qu’elle soit très intéressante mais elle me fait pitié. Elle ne doit pas avoir une vie bien agréable. C’est pour ça qu’elle aime bien monter jusqu’ici, pour avoir un peu de compagnie…
— Elle s’est toujours satisfaite de celle de son jumeau : ils sont inséparables, fit Guillaume. En tout cas, faites-lui tous les petits plaisirs qu’elle voudra, Clémence, mais ne l’encouragez pas à multiplier ses visites et surtout ne lui demandez jamais de vous aider ! Nous ne pourrions plus nous en débarrasser. Et si nous revenions à la tourte ?
— Je la mets au four tout de suite mais vous devrez tout manger ! Tant pis si vous avez une indigestion…
— En ce cas, vous me soignerez ! J’espère que vous avez gardé du tilleul ?
Il était écrit cependant que Potentin ajouterait un couvert ce soir-là. On allait passer à table quand arriva Mlle Lehoussois dans la petite charrette à âne que Tremaine lui avait offerte : elle devait passer la nuit dans une des chaumières du voisinage où la fille d’une de ses vieilles amies était en train d’accoucher. Il s’agissait d’un premier enfant et le travail, peu avancé, promettait d’être long : elle en profitait pour venir passer un moment avec Guillaume et remiser chez lui son âne envers lequel elle éprouvait une véritable affection. En outre, elle avait quelque chose à dire et, tout en dégustant le chef-d’œuvre de Clémence, elle délivra une curieuse nouvelle.
— Hier, dit-elle, j’avais à faire à Morsalines où le docteur Tostain m’a demandé d’aller refaire le pansement d’un bûcheron blessé. Il m’a appris qu’on allait démolir le château de Nerville.
Guillaume posa brusquement couteau et fourchette sur son assiette qui résonna.
— Démolir ? Pourquoi ?
— C’est ce que mon bûcheron ne sait pas. Le jour de son accident, il abattait un arbre sur les hauts, pas loin du château. Il y avait là Gabriel, le dernier valet, qui causait avec un homme venu de Cherbourg. Un entrepreneur. Et tous deux prenaient date pour la démolition qui devrait commencer après-demain… Je reprends de ce pâté, il est sublime.
Et de se servir copieusement. Guillaume, lui, n’avait plus faim. Que l’on jetât bas le manoir de son ennemi ne pouvait que lui faire plaisir, mais il s’inquiétait surtout des raisons d’une telle décision. Prise par qui, d’abord ?…
L’idée qu’il était arrivé malheur à la jeune veuve et qu’un héritier quelconque se chargeait de faire disparaître une demeure dédaignée l’effleura et lui serra le cœur, pourtant ce devait être autre chose. Il est tellement plus commode de laisser la ruine faire son œuvre quand il vous échoit un legs de peu de valeur ! Et puis il était presque convaincu que s’il était arrivé malheur à Agnès, il l’aurait senti. D’un seul coup, par la simple magie de son nom prononcé par Anne-Marie, elle venait de chasser le joli souvenir de Mme de Bougainville : c’était elle et elle seule qui attirait Tremaine…
Sans perdre un coup de dents, la sage-femme observait l’étroit visage si durement buriné de son vis-à-vis. Elle savait qu’il pensait à Mme d’Oisecour et si l’idée de cet attachement ne lui plaisait guère, elle possédait assez de sagesse pour savoir que le mystère et l’absence sont peut-être les meilleurs alliés de l’amour. Tant qu’il ne saurait pas ce qu’était devenue Agnès, tant qu’il ne l’aurait pas vue sous l’habit d’une religieuse ou tout autre aspect trop quotidien pour y attacher un rêve, il ne serait pas délivré d’elle. C’est pourquoi, après une nuit de réflexion, elle s’était résolue à lui apporter la nouvelle.
— Eh bien ? fit-elle enfin. Qu’en penses-tu ?
— En vérité je n’en sais rien. Je ne comprends pas… Pourquoi donc Mlle de Nerville…
— Mme d’Oisecour, corrigea doucement Mlle Lehoussois.
— Si vous voulez. Pourquoi donc ferait-elle démolir la maison de ses ancêtres ? Pour construire un autre manoir à la place ? Ce serait le plus plausible, étant donné les souvenirs qu’elle doit garder de celui-ci. Mais alors, et si elle est entrée au couvent, que pourrait-elle faire d’une nouvelle maison ?
— Je pense que ce Gabriel devrait être au courant. Il lui est attaché autant et mieux qu’un chien. Un dévouement qui doit susciter la confiance.
— Et à Morsalines, que dit-on ?
— Des tas de choses qui ne veulent rien dire puisqu’on ne sait rien. Seulement les langues marchent et avant peu tout Quettehou et tout Saint-Vaast seront au courant. Les commères vont pouvoir s’en donner à cœur joie…
— Je m’en doute. Au fond, c’est sans importance puisque l’on n’y peut rien. Ce qui m’intéresserait c’est de savoir le nom de l’entrepreneur. En y mettant le prix, il serait peut-être possible de le faire parler…
— J’essaierai de savoir. À présent, veux-tu demander à Mme Bellec de me faire un peu de café ? Il faut que je retourne chez les Martin.
— Pourquoi continuer ce métier harassant ? demanda Guillaume. Vous êtes toujours par les chemins alors que vous pourriez vivre ici en toute tranquillité, jouir un peu de la vie et diriger cette maison…
— Tu as tout ce qu’il te faut pour ça… sans compter la jeune maîtresse de maison qui viendra un jour. Quant à moi, je te remercie de ton amitié mais j’aime cette existence ; je l’ai choisie et j’entends bien la poursuivre tant qu’il me restera des forces. Plus tard, peut-être…
Elle s’arrêta, reposa la tasse qu’elle venait de vider, se leva et considéra son hôte en souriant.
— Eh bien ? fit celui-ci.
— Il se peut que je vienne mourir chez toi quand je serai à bout de souffle… Ce doit être sublime de s’éteindre dans le luxe !
— Alors le plus tard possible…
Tandis que Potentin desservait la table et que Clémence s’attaquait à la vaisselle, Guillaume quitta la salle à manger, l’une des trois ou quatre pièces terminées et vraiment accueillantes de la maison avec ses boiseries d’un gris très pâle qui mettaient en valeur les grands rideaux et les sièges tendus de velours d’un jaune lumineux, ainsi que la collection de porcelaines chinoises, japonaises et, naturellement, Compagnie des Indes exposées dans les grandes armoires-vaisseliers en lambris de style récent, c’est-à-dire Louis XVI. Guillaume aimait les meubles de son époque pour leurs lignes nettes, leur élégance et leur simplicité tout apparente, le luxe se situant dans la qualité des bois rares et des bronzes.
Il traversa les deux salons encore sommairement garnis de très beaux tapis anciens, de quelques sièges et de plusieurs tableaux de marine. « Je n’ai aucun portrait d’ancêtre à accrocher, confia-t-il un jour à Félix. Ce sera le travail de mes descendants, si j’en ai, de s’en procurer.
— Encore faudrait-il les aider ! Tu devrais te faire peindre.
— On verra ça plus tard ! »
Enfin, il atteignit la bibliothèque dont il faisait son lieu de prédilection. Sa femme, s’il arrivait à se marier, arrangerait selon son goût les deux salons et les chambres qui étaient encore un peu élémentaires. Mais cette grande pièce d’angle, il la destinait surtout à devenir son lieu de travail, de détente et de réflexion. Aussi lui apportait-il un soin tout particulier, que ce soit dans le lambrissage en pin d’Amérique d’une chaude couleur rouge en accord avec le velours rubis des sièges et des rideaux, ou dans le choix de la grande table à écrire. Les rayonnages, encore plus qu’à moitié vides, s’ordonnaient autour d’une large cheminée de marbre noir et d’un petit escalier à vis qui, dans un coin, montait à un balcon suspendu autour de la pièce et desservant d’autres planches à livres. De légers pilastres coupaient les éléments de rangement et montaient jusqu’au plafond à caissons plats. Les ors de leurs bronzes discrets s’accordaient bien avec ceux des reliures déjà en place en attendant d’autres.
Depuis son retour en France, Guillaume, pris d’une véritable frénésie de savoir, achetait quantité de livres de toutes sortes : mémoires, histoire, géographie, littérature, sciences naturelles, poésie, même, afin de combler le vide laissé dans son esprit par la longue période entre son départ du collège de Québec et l’installation définitive à Pondichéry, puis à Porto-Novo. Certes, il n’ignorait pas grand-chose de ce qui touchait la mer, la navigation, la construction navale, la faune et la flore des pays où il avait vécu, mais revenu sur une terre hautement civilisée il sentait bien qu’il lui manquait nombre d’éléments de culture. Une lacune importante chez un homme qui voulait grandir.
À dire vrai, la chère bibliothèque était loin d’être en ordre, parce que précisément Guillaume s’en réservait le rangement. Des caisses encore clouées occupaient les abords immédiats de l’escalier et de hautes piles de livres neufs montaient à l’assaut de leur futur logement. Mais à cette heure crépusculaire, ces détails disparaissaient dans l’ombre grandissante laissée par les longues bougies allumées dans un candélabre dont la douce lumière caressait les cuirs, les bois et les velours de la pièce.
Insoucieux des papillons nocturnes attirés par les flammes, Tremaine alla prendre place dans le grand fauteuil tendu de cuir noir qui avait été celui de Jean Valette, et enferma dans ses grandes mains les têtes d’éléphant sculptées terminant les accoudoirs, comme il avait vu si souvent son père adoptif le faire lorsqu’un problème occupait son esprit. Puis il se laissa aller à la sérénité dégagée par l’heure et par le lieu.
Les hautes fenêtres, ouvertes sur la nuit pleine d’étoiles, laissaient entrer la douceur du soir avec le parfum presque trop fort des foins fraîchement coupés. L’aboiement d’un chien se fit entendre quelque part dans la campagne puis, plus proche, la voix de Potentin qui admonestait le jeune Victor. L’esprit de Guillaume s’évada pour rejoindre par-dessus bois et champs les hauts de Morsalines et le château qui allait mourir. Il fallait qu’il en sût la raison. Demain, il s’y rendrait et chercherait ce Gabriel jusqu’à ce qu’il se montre. Bien qu’il fût à peu près certain de se voir opposer un mutisme quasi minéral, il trouverait peut-être un moyen d’obtenir un ou deux renseignements. Le plus simple étant certainement le meilleur pour briser la méfiance du cerbère : un solide affrontement à poings nus, peut-être, car, pour l’argent, mieux valait n’y pas songer. Le garçon devait être incorruptible.
La pierre qui roula sous les sabots du cheval tira Gabriel de sa contemplation. Il s’était couché dans l’herbe pour regarder une dernière fois, bien à son aise, la vieille bâtisse qui, demain, perdrait sa forme et s’affaisserait lentement sur la terre, à la manière d’un homme touché à mort qui plie les genoux et s’écroule pour ne plus se relever. Quelqu’un venait. Aussitôt Gabriel fut debout comme on se met en garde. À l’approche d’un être humain, il avait toujours envie de fuir mais il y résista lorsqu’il vit le grand cavalier roux. Il reconnut en lui le dernier visiteur de Mlle Agnès, celui après le départ de qui elle avait tant pleuré que Pulchérie dut passer des heures à lui bassiner les yeux.
D’instinct Gabriel détestait cet homme dont la figure ressemblait à celle d’un saint de bois taillé à la serpe et en qui l’on sentait une force dangereuse malgré sa maigreur. Pour qu’Agnès ait pleuré, il fallait qu’il l’intéresse et c’était assez pour lui valoir la haine du serviteur. Dans son échelle de valeurs, Guillaume Tremaine prenait place tout de suite après le vieux Oisecour, mais juste avant le Diable ! Démon, il fallait d’ailleurs bien qu’il le fût un peu pour posséder ce magnifique cheval noir comme l’enfer que Gabriel lui enviait plus que le reste de sa fortune.
La pensée que cet ennemi voulait sans doute pénétrer dans la demeure condamnée lui fut intolérable et, en trois sauts, il se tint au milieu du chemin qu’il barra de ses bras étendus.
— Où allez-vous ? fit-il rudement.
— Ce chemin ne mène qu’à un seul endroit.
— Alors que cherchez-vous ?
— Personne d’autre que vous. Je désire vous parler.
— Pas moi !
Calmement Tremaine mit pied à terre sans prendre la peine de garder la bride : il savait qu’Ali ne bougerait pas. Sous l’arc bombé des sourcils, ses yeux se plissèrent et sa bouche esquissa un sourire narquois.
— Vous n’êtes pas obligé de me répondre mais je crois que vous auriez tort. C’est d’affaires qu’il s’agit.
Le mot, inattendu, apaisa un peu la hargne du garçon.
— D’affaires ? Vous et moi ?
— Pourquoi pas ? J’ai appris que ce château va être démoli. D’autre part, je viens, moi, de construire une maison et je voudrais savoir si le propriétaire a déjà disposé de certaines boiseries que j’aimerais acheter. Je suis disposé à en offrir un bon prix.
Gabriel perdit pied. Visiblement le sujet le dépassait.
— Je ne sais pas quoi vous répondre. On n’a encore touché à rien dans l’intérieur. Sauf les meubles qui ont été enlevés, bien entendu.
— Qui s’en est chargé ?
— Le notaire de Mme la Baronne.
— Et il n’a été question ni des lambris ni des cheminées ?
— Mon Dieu… non !
— Ce serait dommage de les détruire : ce sont de belles choses et je ne supporte pas de voir détruire les belles choses…, fit Guillaume d’un air grave et pensif qui eut son effet.
— Mais au fait, dit Gabriel, comment savez-vous que l’on va démolir ?
Tremaine se garda bien de donner ses sources d’information. Il haussa des épaules désinvoltes.
— Par le plus grand des hasards. Je me trouvais hier à Cherbourg où je m’étais rendu pour faire quelques achats après une visite à la glacerie de Tourlaville, et j’ai rencontré l’entrepreneur chargé de la mise à bas du château. Monsieur…
Sourcils froncés il faisait mine de chercher le nom comme s’il l’avait sur le bout de la langue et son interlocuteur, tout naturellement, tomba dans le piège.
— M. Vannier ?
— C’est cela même. Il m’a donc appris que dès demain il mettait la pioche dans ces murs, sans être capable de me dire ce qu’il adviendrait des lambris. Selon lui, le propriétaire devrait en avoir déjà disposé, mais comme il ne semblait sûr de rien j’ai couru jusqu’ici pour tenter ma chance. Il ne me reste qu’à faire une visite au notaire pour essayer d’en savoir plus. Mais… au fait, peut-être savez-vous si l’on doit reconstruire dans un autre style ? En ce cas, il serait naturel de conserver les décors intérieurs pour les réemployer…
— Je ne sais rien, monsieur. Ma tâche consiste à surveiller les travaux…
— Bien ! Je vous remercie, soupira Guillaume qui se tourna pour remettre le pied à l’étrier, mais il hésita avant de se mettre en selle, considérant un instant le jeune homme d’un air songeur.
— Il doit être dur pour vous d’assister à la fin de cette vieille demeure ? Je sais ce que c’est.
Celui-ci eut un mouvement d’épaules comme pour se débarrasser d’un fardeau.
— Assez, oui, mais je n’ai pas la possibilité de donner une opinion. J’exécute les ordres que l’on me donne et c’est très bien comme ça.
Tremaine hocha la tête et, se gardant bien d’offrir une pièce que l’on eût refusée avec dédain, se mit en selle.
— Mes félicitations ! Vous avez malgré tout ma sympathie. Jadis j’ai vu brûler la maison de mon père, et je sais quel effet cela fait.
Un dernier signe de tête, puis il fit volter Ali et repartit au galop dans le sous-bois, très satisfait de la rencontre. Demain, aux petites heures, il se rendrait à Cherbourg où le Roi n’arriverait que le soir. Cela lui laissait le temps de se mettre à la recherche du sieur Vannier dont il comptait obtenir certains renseignements sans trop de difficultés : même un entrepreneur bien établi pouvait être sensible à quelques pièces d’or…
Guillaume aimait bien Cherbourg avec ses maisons basses et ses rues lumineuses tracées depuis moins de cent ans, ses toits d’ardoises ou de schistes lourds dont les grands vents nettoyaient les pierres. Tapie au pied de la montagne du Roule, au fond d’une large baie en eau profonde accessible aux plus gros navires, elle ne leur offrait, jusqu’à ce que Louis XVI eût décidé la construction de la grande digue, aucun véritable abri, aucun refuge contre la violence des tempêtes. Seuls les bateaux de pêche et de commerce de faible tonnage pouvaient s’amarrer au petit port établi sur l’estuaire de l’Ivette. Jadis, Cherbourg possédait un château fort hérissé d’une douzaine de tours, de gros remparts arasés par ordre du Roi-Soleil pour permettre les belles fortifications dessinées par M. de Vauban… et que l’on ne construisit jamais. Seuls deux petits ouvrages de défense surveillaient l’immense rade que les mirages marins entouraient de reflets et de moirures. Le grand port, aux temps anciens, c’était Barfleur où débarquaient les rois anglais lorsqu’ils venaient porter la guerre sur la terre de France. Cherbourg, dont cependant ils enviaient la beauté si largement ouverte à tous les vents, n’était que leur souffre-douleur. C’est là que, sous les yeux d’une population sortie précipitamment de l’église de la Trinité et en prière sur le port, leurs brûlots incendièrent puis firent sauter le Soleil royal, le vaisseau amiral de M. de Tourville et sans doute le plus beau navire de haut bord jamais construit. Avec lui moururent le Triomphant, échoué à l’entrée du port, et l’Admirable, sous Tourlaville, la veille du jour où à La Hougue périrent treize autres navires, victorieux jusque-là mais qui, faute d’un port fermé en Manche, n’avaient pu trouver d’abri…
Cette histoire, Guillaume la connaissait bien à présent, grâce aux nombreuses veillées passées avec l’abbé de La Chesnier dont la tragique bataille de La Hougue était la grande passion ; une passion partagée désormais par son jeune ami… Chaque fois que, de la route, il apercevait Cherbourg, Guillaume croyait voir flamber sur le ciel irisé le royal vaisseau bleu et or. Il entendait les cris des blessés que les pêcheurs s’efforçaient de sauver au risque de leur vie, les prières des femmes. Sa haine de l’Anglais se réchauffait à ce feu ardent et il se réjouissait de l’intense activité déployée depuis trois ans pour faire enfin de la sentinelle la plus avancée de l’étoile-France le port sûr et inexpugnable qu’elle méritait de devenir.
Ce jour-là, il la trouva parée comme une mariée, pavoisée des girouettes aux ruisseaux dans l’attente de l’auguste visiteur, déroulant pour son entrée, comme au Moyen Âge, des draps de couleurs vives, des morceaux de soie, des drapeaux et même quelques anciennes tapisseries, peu nombreuses car il n’y avait guère que sept familles nobles qui se grouperaient tout à l’heure pour recevoir le Roi autour du duc de Beuvron, Anne-François d’Harcourt. Il y aurait des Morte-mer, des Boisgelin, le chevalier d’Accueil et quelques autres qui composaient habituellement au gouverneur une sorte de cour, animant la belle demeure qui avait été autrefois l’abbaye Notre-Dame et dont les jardins descendaient des hauteurs d’Octeville. Mais la bourgeoisie, née du commerce, grandissait et tenait à le faire savoir. Ce n’étaient partout que banderoles, flammes, drapeaux, bannières de toutes sortes, chacun tenant à prouver sa reconnaissance à ce bon roi qui, d’une ville mal remise de ses blessures et un peu somnolente, venait de faire sortir un immense chantier en pleine activité pour lequel plus de huit cents compagnons charpentiers du Devoir étaient accourus des quatre coins de France ; sans compter une multitude de senaus, ces petits mais vigoureux bateaux d’origine hollandaise qui encombraient la baie pour le transport des matériaux. Demain, en se rendant au port, Louis XVI marcherait sur un tapis de fleurs…
Lorsqu’il entra en ville, Tremaine évita soigneusement l’opulente auberge des Ducs de Normandie et gagna directement son point de chute habituel : le café Ouistre qui ouvrait ses portes accueillantes dans la rue du Quai-du-Bassin12. C’était le rendez-vous privilégié de la bourgeoisie mais la noblesse – et même les dames ! – ne dédaignait pas d’y venir jouer au billard. On disait que la duchesse de Beuvron avait promis d’y venir faire une partie… C’est dire que la maison n’avait rien d’un bouge à matelots.
Lorsque Tremaine y entra, il y avait beaucoup de monde, des hommes surtout, bien vêtus pour la plupart, qui parlaient haut et fort dans la grande salle dont les vieilles boiseries de chêne avaient pris, aux yeux de notre Canadien, la couleur exacte du sirop d’érable. Deux salons lambrissés de clair faisaient suite, ceux où se trouvaient les billards. Mais dans cette première salle qui ouvrait directement sur la cuisine, la bonne société se régalait de coquillages et de homards cuits sous la cendre en buvant du vin, du cidre, de la bière, de l’eau-de-vie ou du vieux rhum piraté au large de la Jamaïque par les corsaires cherbourgeois : une corporation toujours florissante à laquelle le commerce de la ville devait une partie importante de sa prospérité.
Du premier coup d’œil, Guillaume trouva celui qu’il cherchait : l’avocat Joseph Ingoult dont il avait fait la connaissance en venant traiter un marché de papier – il avait acheté plusieurs moulins sur la Saire – à destination de l’Orient. Depuis, il entretenait avec lui des relations amicales, non dénuées d’intérêt car un homme possédant une bonne connaissance des lois s’avérait indispensable pour le développement des affaires de Tremaine.
À travers le dédale des tables, celui-ci louvoya vers un personnage qui lui faisait signe tout en s’occupant activement à décortiquer un homard en compagnie d’une bouteille de vin blanc. Sans le tic nerveux qui déformait régulièrement ses traits, ce jeune-vieil-homme de trente-cinq ans eût été séduisant. Il avait de beaux yeux noirs, vifs et pétillants, et sous la perruque blanche se cachait un crâne soigneusement rasé qui, sans cela, eût été couvert d’une forêt de cheveux un peu hirsutes et couleur de charbon. Toujours irréprochablement habillé, Joseph Ingoult faisait autorité en matière d’élégance dans la ville de Cherbourg et comme il se tenait toujours, en cette matière, à la pointe de l’actualité, ses vêtements coupés à Londres auraient enchanté Brummel en personne. Ses talents ne se limitaient pas à son goût vestimentaire : toujours à l’affût de nouvelles, il était sans doute l’homme le mieux informé de Normandie et l’un des plus avertis du royaume. Doué en outre d’une éloquence entraînante et d’une astuce démoniaque, il était à juste titre redouté de ses adversaires. De plus, il maniait l’épée et le pistolet aussi bien que la dialectique.
Avant que Guillaume l’eût rejoint, il avait déjà commandé un autre homard et une nouvelle bouteille.
— Quelle bonne idée de venir déjeuner avec moi ! Je t’ai demandé la même chose, ajouta-t-il en désignant son assiette.
— Tu as eu raison : je meurs de faim ! Comment vas-tu ?
Les mains, osseuses mais blanches et soignées qui sortaient d’impeccables manchettes de mousseline neigeuse, se remirent à décortiquer le crustacé.
— À merveille, comme toujours. Et quel vent t’amène dans nos murs ? Tu viens voir le Roi ?
— Je n’ai pas l’intention de rester jusqu’à son arrivée. Je cherche un homme.
— Depuis Diogène, c’est une occupation hautement respectable. Et quel homme ?
— Un certain Vannier qui doit être entrepreneur des Ouvrages du Roi.
— Tu n’auras pas à aller bien loin…
Virant sur sa chaise, Joseph tapa sur une épaule vêtue de drap couleur chocolat qui lui tournait le dos. Un personnage fortement charpenté, dont la carrure atteignait bien le double de celle de l’avocat, tourna vers eux un visage aimable et rubicond qui s’éclaira d’un sourire.
— Le bonjour, maître Ingoult ! Pardonnez-moi de ne pas vous avoir salué plus tôt : je ne vous avais pas vu.
— C’était difficile, je suis arrivé après vous. Voilà mon ami, M. Tremaine, de Saint-Vaast, qui voudrait vous parler.
— Bien volontiers. Voulez-vous tout de suite ?
— Si tu préfères un entretien particulier, je me retire un moment, fit Joseph à l’intention de son ami.
— Tu n’es pas de trop, bien au contraire.
L’entrepreneur opéra une conversion et vint prendre place à leur table après avoir salué Guillaume selon les règles.
— Me voilà tout à votre service, monsieur !
— C’est un simple renseignement que je désire, monsieur Vannier. Vous devez, je crois, procéder à la démolition du château de Nerville, sur les hauts de Morsalines.
— En effet. Mes hommes sont au travail à cette heure.
— Alors voilà ma question : que devez-vous faire des pierres ? Doivent-elles être réemployées pour un autre bâtiment ?
— Non. Il n’est pas question de construire une autre demeure.
— Vous allez donc les revendre, est-ce possible de les acheter ?
— Qu’est-ce que tu espères faire avec des pierres dont certaines doivent remonter à la conquête de l’Angleterre ? demanda Joseph.
Mais Vannier hocha la tête.
— De toute façon, elles ne sont pas à vendre et j’ai pour elles une destination précise.
— Est-il indiscret de vous demander laquelle ?
L’entrepreneur ne répondit pas tout de suite. Il réfléchit un instant puis haussa ses lourdes épaules.
— On ne m’a rien précisé à ce sujet et je ne vois pas pourquoi je ne vous le dirais pas, bien que ce soit plutôt bizarre : les pierres seront transportées ici pour servir de lest aux immenses cônes qui vont supporter la grande digue…
La stupeur généra un silence, quelques instants étant nécessaires à Tremaine pour assimiler la nouvelle.
— Vous voulez dire que Mme d’Oisecour fait démolir le château de ses pères pour le jeter tout entier à la mer ?
— Je ne sais pas si c’est Mme d’Oisecour. Moi j’ai seulement eu affaire à un notaire. Je reconnais que c’est assez inhabituel : il y a dans ce bâtiment des vieilles cheminées, des sculptures anciennes qui mériteraient d’être conservées…
— Je souhaitais justement en racheter, ainsi que des lambris qui m’ont paru valoir la peine.
L’entrepreneur hocha la tête en homme qui regrettait ce qu’on lui imposait, sans songer un instant à discuter.
— Je regrette ! Il ne faut pas compter sur moi pour distraire quoi que ce soit : les bois seront brûlés, les pierres coulées dans les cônes. Tout doit disparaître, y compris les communs… À une seule exception cependant…
— Laquelle ?
— La vieille chapelle où reposent les anciens comtes de Nerville et, naturellement, la dernière comtesse.
— Une chapelle ? Je n’en ai pas remarqué lorsque je suis allé à Nerville.
— Ça vient de ce qu’elle est à l’écart, presque à la lisière du parc. Comment vous expliquer ?… Vous connaissez la maison Perigaud, celle qui avait été donnée voici longtemps à l’intendant du château et que le comte Raoul a reprise, après la condamnation aux galères du dernier fils ?
— J’en ai entendu parler mais je n’y suis jamais allé. De toute façon vos indications ne me serviront à rien, puisque vous devez sans doute la détruire elle aussi ?
— Reprise ou pas, le notaire m’a ordonné de n’y pas toucher, pas plus qu’à la chapelle : elle ne fait plus partie des bâtisses de Nerville. À présent, veuillez m’excuser mais je dois me rendre au port…
Lorsqu’il les eut quittés, Tremaine et Ingoult mangèrent en silence pendant quelques instants. Une petite tempête s’accumulait dans la tête du premier qui, finalement, repoussa son assiette où ne restait guère, il est vrai, qu’une carapace soigneusement récurée.
— Par tous les diables de l’enfer, où cette femme a-t-elle pu passer ?… Le notaire, le notaire ! Tous ceux à qui je m’adresse n’ont que ce mot-là à la bouche ! Et je ne sais même pas de qui il s’agit. Il est vrai que j’aurais pu le lui demander…
— Ça ne te servirait pas à grand-chose. Par profession, un notaire est un homme discret, tout comme un avocat, et tenu, comme lui, au secret professionnel. Maintenant si, comme je le suppose, tu veux parler de la jeune Mme d’Oisecour, si mal mariée et si vite envolée, il vaudrait peut-être mieux réfléchir.
— À quoi ? Elle est dans un couvent, voilà qui est certain. Je ne peux pas davantage en forcer la porte qu’obliger l’un de tes confrères à parler. Ce qui m’étonne c’est que toi qui sais toujours tout, toi qui pourrais tenir agence de renseignements, tu ne saches rien sur elle ? C’est pourtant un cas intéressant pour un curieux comme toi ?
Joseph Ingoult réclama une nouvelle bouteille de vin accompagnée d’une tarte aux pommes, entama les deux, servit Guillaume puis, l’œil sur son verre dont il mirait le liquide dans un petit rayon de soleil entré par la fenêtre ouverte, il articula enfin :
— Que fais-tu à présent ? Tu rentres chez toi ou tu restes pour apercevoir notre bon roi ?
— Cela m’aurait étonné que tu ne changes pas de sujet de conversation ! Je compte rentrer sans voir personne. Même pas les Bougainville qui m’ont invité à les rejoindre.
L’avocat fit un bond sur sa chaise et faillit renverser son verre.
— Par la toque de juge de mon père ! Tu connais l’adorable Mme de Bougainville et tu ne me le disais pas ? Moi qui, depuis deux jours, cherche éperdument le moyen de lui être présenté ! C’est la femme la plus exquise que j’aie jamais vue, la plus fraîche, la plus…
— Inutile d’accumuler les superlatifs ! Tu te passeras de moi. Je rentre aux Treize Vents…
— Ne fais pas ça ! Écoute, je te propose un marché : reste jusqu’à demain… juste le temps de me permettre de baiser une main ravissante, et je te promets de fouiller tous les couvents du Cotentin !
— Comment t’y prendras-tu ? fit Guillaume, amusé par l’angoisse que manifestait son ami habituellement impavide, désinvolte et plutôt froid. La ravissante Flore faisait décidément des ravages…
— J’ai un parent à l’évêché. Contre un ou deux tonneaux de son vin préféré, je me fais fort d’apprendre de lui où se cache la jeune veuve.
— Elle n’est peut-être pas en Normandie ?
— Cela m’étonnerait que le fameux notaire reçoive des ordres venus de loin. Si tu veux mon avis sincère, elle est peut-être plus proche que nous ne l’imaginons. Marché conclu ?
Refuser était difficile. Guillaume accepta par la même occasion de passer la nuit chez Ingoult qui habitait une belle vieille maison place du Calvaire13. Une gouvernante à peu près aussi avenante qu’une commission d’enquête mais sachant cuisiner, repasser et broder dans la divine perfection, tenait admirablement ce logis de célibataire. Ses qualités surclassant nettement celles des meilleures auberges, Tremaine se laissa faire violence sans trop de peine. Le soir même, lorsque l’on s’assembla pour voir passer le Roi, Joseph, tiré à quatre épingles dans un frac d’un joyeux rouge clair qui rendait pleine justice à ses yeux noirs, s’inclinait enfin devant la dame de ses pensées sous l’œil vaguement goguenard d’un Tremaine soudainement délivré de l’enchantement passager où l’avait plongé sa première rencontre avec la jeune femme. Il était trop préoccupé par le nouveau problème posé par Agnès pour songer à faire sa cour à qui que ce soit. Il admirait toujours le charme et la beauté de Flore, mais avec beaucoup plus de détachement.
Le Roi fit son entrée au coucher du soleil et passa, au milieu des acclamations, sous un arc de triomphe de douze mètres de haut sur onze de large tout spécialement construit pour lui et magnifiquement décoré. Il montait avec aisance et habileté un grand et vigoureux cheval capable de porter sans peine un cavalier de sa taille et de son poids. C’était en effet un homme de haute stature et corpulent qui paraissait plus que ses trente-deux ans mais que la pratique quotidienne de la chasse et du cheval sauvait encore de l’obésité. Son visage dominé par le grand nez Bourbon était souriant et affable, bien que marqué de plis soucieux nés des tourments qu’endurait le souverain – et aussi l’époux il faut bien le dire ! – depuis que, pour une misérable affaire de collier volé, il avait dû faire arrêter, en plein château de Versailles et avant la messe du 15 août, le cardinal Louis de Rohan, Grand Aumônier de France, qui se croyait devenu le tendre ami de la Reine.
Durant tout l’hiver, les diamants des joailliers Bœhmer et Bassange, prétendument achetés par Rohan qui pensait être le prête-nom de Marie-Antoinette mais en réalité volés par une intrigante de sang royal, la comtesse de La Motte-Valois, avaient fait les délices et l’animation des salons de Valognes et de toute la France où l’on se partageait entre partisans du cardinal et soutiens de la Reine. On s’arrachait les gazettes et quelques brouilles de famille naquirent même de leur lecture, des opinions contraires qu’elle suscitait et qui étaient loin de refléter la façon de voir des gens de Paris. Dans le « petit Versailles » que se voulait Valognes, on respectait encore cette Reine tellement haïe et vilipendée dans la capitale.
Depuis trois semaines les passions se réveillaient. Appelé à juger cette affaire par une décision royale franchement aberrante car il n’était pas précisément favorable aux souverains, le Parlement de Paris avait rendu, le 31 mai précédent, un arrêt qui, s’il condamnait la voleuse, blanchissait entièrement le cardinal et l’aventurier Cagliostro, et surtout, offensait la Reine et souillait le trône. Marie-Antoinette, enceinte et proche de son terme, s’en trouvait violemment affectée. Quant au Roi, avant de partir pour la Normandie, il avait cassé le jugement parlementaire en exilant le cardinal et en chassant Cagliostro. Mais le mal était fait, qui secouait la royauté et augmentait encore l’impopularité de la Reine.
À quoi songeait-il, le roi de France, par cette belle soirée du 22 juin 1786 alors qu’escorté du gouverneur, du maire – M. Démons de Garantot – et des échevins Desfontenelles-Postel et Avoyne de Chantereyne, il traçait son chemin vers l’hôtel de ville, à travers une foule enthousiaste ? À ces acclamations qui avaient accueilli le cardinal de Rohan et Cagliostro à leur sortie de la Bastille ? À sa femme qu’il aimait et que les pamphlétaires insultaient jour après jour en prétendant que l’enfant à venir était celui du comte de Fersen ? Ou à cette misérable femme, Jeanne de La Motte qui, deux jours plus tôt, aux marches du palais de la Cité, fouettée nue puis marquée au fer rouge, poursuivait à présent son châtiment derrière les barreaux de la Salpêtrière ?
Curieusement, à cette question que se posait Tremaine, Ingoult répondit en murmurant :
— La Motte aurait dû être pendue ! Le Roi est trop bon ! J’espère seulement qu’il ne le paiera pas trop cher…
— Nous pensions de même à ce que l’on dirait ? Son visage n’est pas celui d’un homme heureux, et pourtant ces acclamations et ces vivats doivent lui réchauffer le cœur…
— Il est toujours très populaire. Seule la Reine est détestée et il en éprouve de la peine. Je pense tout de même qu’il va vivre avec joie les trois jours qu’il nous consacre : il a la passion de la géographie, de la marine, des navigateurs. N’est-ce pas, monsieur de Bougainville ?
Mais celui-ci n’entendait pas : il trépignait sur place dans sa hâte de rejoindre Louis XVI à l’hôtel de ville.
— Venez, Tremaine, venez ! Je vais vous présenter !
— Allez sans moi ! Je n’y tiens pas.
— En voilà une idée ! Vous ne voulez pas approcher notre souverain ?
— Je courrais vers lui s’il avait besoin d’être défendu mais, Dieu merci, ce n’est pas le cas. Pardonnez-moi ! Je suis, vous le savez, une espèce de sauvage qui pratique fort mal courbettes et ronds de jambe. Je sais bien qu’amené par vous, monsieur, j’aurais sans doute un bel accueil : un sourire peut-être et quelques mots aimables, mais je serais fort étonné que mon modeste nom demeure gravé dans une mémoire si auguste. Au bout d’un instant, le Roi m’aura oublié. Comment pourrait-il en être autrement au milieu de cette foule ? Enfin, venu à Cherbourg pour affaires, je ne suis pas habillé en cérémonie…
— C’est sans importance ! Le Roi est l’homme le plus simple du monde. Venez donc, Tremaine !…
Sa femme s’interposa :
— N’insistez pas, mon ami ! D’autant que M. Tremaine a raison…
— Raison ? Vous me la baillez belle ! Raison de ne pas vouloir m’accompagner ?
— Absolument, et vous feriez mieux de rester ici, vous aussi ! Selon ce que j’ai appris chez le gouverneur, il n’y aura pas de grande réception ce soir. Le Roi va souper en petit comité et se couchera tôt. Il l’a demandé expressément afin de se lever avant l’aurore pour être à temps à la marée du matin… à quatre heures et demie ! Alors, croyez-moi ! Soupons tous les quatre, si M. Ingoult veut bien être des nôtres. Ce sera tout à fait agréable et demain vous pourrez rejoindre Sa Majesté autant que vous le voudrez…
Le navigateur se laissa convaincre de mauvaise grâce, mais le souper présidé par la charmante femme n’en fut pas moins délicieux. L’avocat était aux anges et voguait visiblement sur un petit nuage rose chaque fois qu’il posait les yeux sur sa voisine. Il devait vouer par la suite à Tremaine une reconnaissance indéfectible.
Celui-ci pensait à autre chose. Peu confiant dans les relations religieuses d’Ingoult, il regrettait d’avoir cédé à ses instances, saisi qu’il était par une soudaine hâte de rentrer chez lui. Sa distraction évidente lui valut un reproche souriant de sa jolie voisine.
— Vous ennuieriez-vous avec nous, monsieur Tremaine ?
— Si je vous ai donné cette impression je vous en demande bien pardon, madame. J’avoue qu’une certaine affaire me soucie mais je vous promets de n’y plus penser jusqu’après notre départ…
La soirée s’acheva à la satisfaction de tous et, par les rues encore encombrées de Cherbourgeois en liesse et souvent fort éméchés, Guillaume put enfin regagner le lit que lui offrait son ami non sans avoir couché celui-ci qui, dans sa félicité, avait un peu trop forcé sur le vin de Champagne.
Cependant s’il pensait pouvoir quitter facilement la ville, il se trompait. Apparemment les habitants ne dormirent pas car à trois heures du matin la bacchanale continuait, et Tremaine se résigna à rester au port jusqu’à ce que le Roi eût pris place dans le beau canot doré que l’on avait fait venir de Brest. Après tout, il ne verrait cela qu’une fois dans sa vie !
C’était jour de grande marée et il importait d’en exploiter la puissance pour mettre en place plus aisément le neuvième cône que l’on venait d’achever… Ces cônes, ou plutôt ces troncs de cône, étaient en fait d’immenses caisses construites en chêne et en hêtre d’un diamètre de quarante-cinq mètres à la base et de vingt au sommet. On les faisait voguer jusqu’à l’emplacement choisi au moyen des barriques et des « tonnes » qui les ceinturaient intérieurement et extérieurement, après quoi on les immergeait en les remplissant de pierres par des ouvertures pratiquées tout autour.
Dès quatre heures du matin, Louis XVI, vêtu d’un magnifique habit rouge brodé d’or pour faire honneur à la Marine et à Cherbourg, arrivait sur la plage de Chantereyne après avoir entendu la messe. Il visita le grand chantier en compagnie de M. de Cessart, l’ingénieur qui avait conçu l’étonnante structure et qui n’était d’ailleurs pas un inconnu, ayant déjà travaillé aux ports de Rouen, de Dieppe, du Havre, du Tréport et construit le grand pont de Saumur. Puis, salué par des salves d’artillerie, le Roi embarqua pour gagner le Patriote, un superbe vaisseau de soixante-quatorze canons, tout neuf et représentant le nec plus ultra du progrès technique parce qu’entièrement doublé, cloué et chevillé de cuivre. À son bord il assisterait à l’immersion de l’énorme caisse déjà mise à l’eau et en route pour son emplacement définitif, auprès de laquelle les navires de guerre venus pour faire honneur au Roi semblaient tout petits… Le spectacle, dans le soleil levant, était majestueux et magnifique.
Debout sur la plage, Tremaine le contemplait avec une impression étrange. Cette cathédrale de bois qui voguait lentement sur l’eau verte et calme, entourée d’une multitude de chasse-marée dont on avait relevé les beauprés pour faciliter le transport des pierres que l’on coulerait tout à l’heure, cette caisse géante était la sœur jumelle de celle que l’on construisait alors au chantier et qui engloutirait avec elle un vieux château chargé d’histoire… Qui donc, hormis les quelques personnes mises au courant, irait imaginer, dans quelques années, qu’une jeune femme ait pu condamner sa demeure ancestrale à périr noyée dans la grande digue de quatre kilomètres qu’avaient conçue les ingénieurs du Roi ? Et comme, au fond, ils se ressemblaient, lui et cette Agnès qu’il pouvait comprendre mieux que personne ! L’enfant d’autrefois qui avait incendié les Treize Vents pour qu’ils servent de sépulture à son père et empêcher qu’ils ne tombent aux mains d’un traître n’était pas si loin encore…
Un désir violent de la revoir, de la retrouver, lui venait avec la certitude qu’à ses nouveaux Treize Vents aucune autre maîtresse ne pourrait convenir.
Laissant enfin Cherbourg à sa liesse et le Roi à son déjeuner qui l’attendait au sommet de l’un des cônes, Tremaine reprit enfin le chemin de la maison que chaque jour passé lui rendait plus chère.
Pourtant, une fois franchi les faubourgs et dépassé les poivrières bleues de Tourlaville que hantaient les fantômes des amants maudits14, le cavalier s’arrêta un instant pour laisser souffler Ali avant de l’engager sous les ombrages du val de Saire. Il en connaissait si bien les méandres qu’il pouvait laisser la bride sur le cou de son cheval et rêver à son aise devant les vieux ponts, les couverts ombragés d’aulnes, les chutes des moulins, les petites anses fleuries de roseaux, de flèches d’eau et de lentisques, et les joyeux rebonds d’une rivière espiègle dans la transparence de laquelle passait parfois l’éclair sombre d’une truite noire. Sachant que Potentin et Mme Bellec ne se seraient pas inquiétés de ne pas le voir revenir la veille au soir, il s’accorda même le plaisir de s’arrêter au Vaast, là où la Saire bien sage et bordée de grands arbres se donne des airs de paysage hollandais, afin de s’y régaler d’une de ces fameuses truites et d’une omelette au lard. Il passa aussi à Varanville où le jeune couple n’était pas encore de retour, pour le plaisir d’embrasser Marie Gohel et de boire un verre de cidre avec Félicien. Le petit château sentait le plâtre frais et la peinture tout autant que les Treize Vents. L’ex-mademoiselle de Montendre, décidée à y résider de façon permanente, s’arrangeait un nid confortable mais avec mesure : ses ordres, très sévères, exigeaient un respect total de l’architecture et des souvenirs familiaux, ce qui lui avait attiré depuis longtemps l’affection des deux vieux serviteurs.
— Notre jeune dame, exultait Marie, c’est une vraie bénédiction du bon Dieu ! Avec elle la maison va revivre et nous espérons bien qu’elle va nous donner tout plein de petiots à son image et à celle de M. Félix…
La brave femme s’arrêta juste au moment où elle allait en souhaiter une semblable à « M. Guillaume » qu’elle vénérait presque autant que son maître. C’était pitié, selon elle, que cette belle maison qu’on l’avait emmenée visiter fût apparemment destinée aux seules aises d’un célibataire, mais elle comprenait les réticences de Tremaine devant les œillades et les sourires naïvement inviteurs des demoiselles de la région. À cet homme peu ordinaire, seule pouvait convenir une épouse à sa mesure. Cependant Marie s’avouait tout bas qu’elle était bien contente que le choix de Mlle de Montendre se soit porté sur Félix, bien plus démuni que son ami… L’autre possédait une fortune et il était de taille à fonder une dynastie.
En rentrant chez lui, Guillaume demanda à Clémence de lui porter un grand pot de café dans la bibliothèque pendant qu’il se déshabillait. Il avait fait chaud tout le jour et il éprouvait le besoin de se rafraîchir. En conséquence il ôta ses bottes, tous ses vêtements, s’installa dans sa baignoire avec trois seaux d’eau froide puis passa l’un de ces costumes moghols qu’il portait volontiers aux Indes lorsqu’il était chez lui : étroit pantalon de cotonnade blanche accompagné d’une sorte de robe de chambre attachée sur le côté droit, et serrée à la taille par une large ceinture rayée qui lui donnait une allure quelque peu juponnante mais qui était merveilleusement fraîche à porter. Puis, dédaignant les babouches, il descendit pieds nus boire son café.
La première fois que Mme Bellec le vit ainsi vêtu, elle reçut un choc et poussa un cri : avec sa peau si cuivrée qu’elle rejoignait presque le roux foncé de ses cheveux, il ressemblait à l’un de ces princes barbares qu’elle avait pu contempler sur les deux peintures accrochées dans la chambre du maître. Cependant elle admit vite que c’était là une tenue d’autant plus commode pour les temps de chaleur qu’il suffisait de la mettre à la lessive pour la rendre immaculée. En revanche, elle désapprouvait fortement les pieds nus et ne cacha pas sa façon de penser :
— Seuls les mendiants vont sans souliers, monsieur Guillaume ! déclara-t-elle. Que penserait-on si l’on vous voyait errer ainsi dans la maison ?…
— Et dans le jardin, n’oubliez pas ! Depuis des années, ma chère Clémence, je ne porte que des bottes ou mes « souliers de naissance ». Il faudra vous y faire. Les autres aussi !
— Mais vous pourriez vous blesser ?
— Rien à craindre ! C’est de la corne que j’ai sous les pieds !
Mme Bellec abandonna le terrain en marmottant quelque chose où il était question d’un âge à venir où l’on serait trop content de chausser des pantoufles, et regagna sa cuisine.
Revenu dans sa pièce préférée, Tremaine se laissa tomber dans l’un des deux fauteuils qui flanquaient la cheminée sans feu, mit ses grands pieds sur les chenets et savoura, tout en buvant son café, quelques instants de bienheureuse détente. Grâce au soin qu’avait pris Potentin de garder les volets clos depuis le matin, il faisait frais dans la maison. Tout à l’heure, quand le soleil se coucherait, on ouvrirait en grand pour laisser le vent du soir, toujours si chargé de senteurs diverses, envahir la demeure. Guillaume irait voir le jour s’éteindre sur la mer tandis que s’allumeraient à chaque bout de l’immense horizon le feu de Gatteville et celui des îles Saint-Marcouf.
C’était un plaisir qu’il ne manquait jamais depuis qu’il habitait « sa » maison. Pourtant, ce soir, il ne s’aperçut pas que la lumière baissait. Immobile comme un blanc fantôme dans l’obscurité qui venait, il oubliait même où il se trouvait, comme si son esprit avait quitté son corps pour errer à travers l’espace en quête d’une ombre obsédante dont il ne se pouvait plus déprendre. Où se cachait-elle ? Là était la question sur laquelle il butait depuis la veille, n’y voyant guère de réponse satisfaisante. Interroger le notaire ne servirait à rien : à moins de lui griller les pieds dans la cheminée, il ne parlerait pas. Quant au renseignement promis par Ingoult, plus Guillaume y pensait et moins il croyait qu’il pût mener à un succès : quel que soit le couvent où Agnès s’était retirée, il serait bien difficile de l’en faire sortir de plein gré, sinon impossible. L’enlever ? Le caractère de Guillaume l’y pousserait volontiers mais, outre que le scandale serait énorme, rien ne disait qu’un tel coup de force ferait plier une femme assez déterminée pour envoyer son château au fond de l’eau. Et pourtant, Tremaine ne pouvait se résoudre à renoncer…
L’entrée de Potentin, qui venait ouvrir les volets, le tira de sa songerie. En allumant un bouquet de chandelles, le majordome remarqua la mine sombre de Guillaume.
— On dirait que ça n’a pas marché à Cherbourg ? Vous n’avez pas appris ce que vous vouliez savoir ? Va-t-on reconstruire Nerville ?
— Non. On va le jeter à l’eau.
Et de raconter sa conversation avec Vannier. Quand ce fut fini, le majordome réfléchit un moment en faisant une horrible moue.
— C’est curieux ! On rase tout sauf la maison du galérien ?
— Il n’y a rien de curieux là-dedans : Mme d’Oisecour considère sans doute que cette bâtisse ne lui a jamais appartenu puisque le grand-père du comte Raoul en avait fait don à la famille Perigaud. En conséquence elle n’y touche pas.
— Je me demande bien pourquoi. Il n’y a plus le moindre Perigaud pour la recueillir. En outre, et même si c’était un mauvais procédé, son père l’avait reprise après la mort de celui du forçat. Elle en est donc toujours propriétaire. Si j’étais vous…
— Eh bien ? fit Guillaume.
L’index appuyé sur le bout de son nez, le sourcil froncé et l’œil fixe, Potentin semblait en proie à une sorte de transe divinatoire. C’était une attitude qu’il prenait volontiers quand il voulait que l’on attache de l’importance à ses paroles. Il fit d’ailleurs attendre sa réponse comme s’il écoutait une voix venue d’ailleurs.
— Eh bien ? répéta Tremaine avec une impatience qui ne parut pas se communiquer à son interlocuteur.
Celui-ci s’accorda même encore quelques secondes avant de conclure avec un sourire épanoui :
— Si j’étais vous… j’irais faire un tour du côté de cette mai-son-là… À mon idée, elle pourrait bien vous réserver des surprises.
— Tu crois ?
— Qu’est-ce que ça coûte d’y aller voir ? Je peux me tromper, mais si Mme d’Oisecour est décidée à finir ses jours dans un moutier, je ne vois pas pourquoi elle conserverait cette maison.
— Peut-être pour que la chapelle ne soit pas tout à fait abandonnée ?
— La chapelle où repose sa mère ? Je ne vois pas bien quelle compagnie pourrait lui apporter un logis qui va tomber tranquillement en ruine si personne ne s’en occupe. Vous pourriez aussi proposer de l’acheter ?… Au fait, est-ce que je dis à Mme Bellec de servir le souper tout de suite… au cas où vous auriez envie de ressortir ?
Guillaume se mit à rire et administra une claque dans le dos du sage M. Potentin.
— Personne ne me connaît mieux que toi, n’est-ce pas ? Je vais me rhabiller. Dis à Clémence de se tenir prête, puis tu feras seller deux chevaux… au cas où tu aurais envie de venir voir par toi-même ce qu’il en est.
— J’allais vous le proposer. Il se trouve que je connais fort bien l’emplacement de cette maison.
C’était en effet l’une des qualités de ce curieux personnage. Où qu’il aille, il lui suffisait de passer quelques jours dans une ville ou dans une région pour la connaître à fond : usages, coutumes, topographie, faune, botanique, sans oublier les légendes et même les derniers potins. En outre, il possédait le talent de se faire des amis un peu partout quelles que soient leur race, leur religion, leur condition sociale et même la couleur de leur peau. Cela tenait à un sens profond de la diplomatie, à un besoin naturel de s’intéresser à ceux qu’il rencontrait, le tout joint à une vraie générosité et à une inaltérable bonne humeur. Cette nuit-là, il prouva une fois de plus sa valeur en menant Guillaume sans la moindre hésitation là où il voulait aller.
Les deux cavaliers traversèrent Morsalines endormie auprès de sa très ancienne église et s’engagèrent dans un chemin qui grimpait vers le ressaut de terrain appelé mont Eméry, dépassant quelques enclos, quelques toits enfouis dans la verdure. Soudain, Potentin étendit le bras, désignant la flèche courte d’une chapelle qui se dessinait sur le bleu profond du ciel, un beau grand ciel d’enluminure brillant de toutes les étoiles piquées par une main divine.
— La maison est sous l’épaulement, murmura-t-il.
Ils la découvrirent après un tournant, à demi cachée par un arc serré de grands arbres avec, sur le devant, un jardin mi-agrément mi-potager comme dans bien des petites propriétés paysannes. Un jardin bien ordonné, d’ailleurs, et entretenu avec ses carrés de légumes encadrés de poiriers-quenouilles et de groseilliers, avec les bordures de thym et de marjolaine qu’autorisait le doux climat – en Cotentin, les tempêtes sont redoutables mais les hivers cléments – et aussi, sur la façade, les torsions fleuries d’un fuchsia géant comme il en poussait beaucoup autour de Saint-Vaast.
Ils découvrirent aussi qu’elle était habitée : d’une des cheminées montait un filet de fumée blanche et une lumière intérieure dessinait un cœur dans les contrevents soigneusement clos du rez-de-chaussée. Au premier seulement les fenêtres, largement ouvertes sur l’obscurité, laissaient entrer le vent léger qui fraîchissait.
— Eh bien ? Qu’en pensez-vous ? souffla Potentin, triomphant.
Tremaine haussa les épaules.
— La réponse est facile. Je parierais que Gabriel habite ici. Tout simplement… Il doit surveiller la démolition. Il faut bien qu’il loge quelque part.
— On peut toujours aller voir ! Vous êtes assez grand pour regarder par le volet et il n’y a pas de chien pour avertir.
Pour toute réponse, Guillaume passa la barrière du jardin et s’avança dans l’allée sablée qui aboutissait à la porte, puis obliqua sur la gauche, en enjambant des salades, pour atteindre la fenêtre éclairée. Arrivé là il se haussa légèrement sur la pointe des pieds. Son regard plongea dans une pièce comme il en connaissait déjà beaucoup, semblable à la salle de Mlle Lehoussois ou à celle des Quentin, avec des meubles à peine différents : hautes armoires bien cirées se découpant comme un texte sur la grande page de crépi blanc des murs, vaste cheminée au-dessus de laquelle une statuette de la Vierge fraternisait avec deux espingoles à canon de cuivre, rideaux d’indienne rouge signalant dans l’ombre un vaste lit. Tout avait quelque chose de familier et de rassurant, à supposer que le curieux en eût besoin. Ce qu’il éprouva, ce fut seulement de la déception pour avoir eu raison quand Potentin avait tort. Il y avait deux personnes dans la pièce, assises sous la lampe posée sur la longue table : une femme âgée qui tricotait, c’était Pulchérie, un homme qui taillait un morceau de bois, c’était Gabriel. La lumière jaune éclairait leurs mains abîmées par le travail, y mettait une douceur et faisait briller le gros anneau d’or usé que la vieille femme portait au doigt. Tremaine remarqua seulement que, cette fois, elle était vêtue de beau drap fin et que sa haute coiffe – bien blanche ! – s’ornait de dentelle.
Ce simple tableau expliquait pourquoi l’ancien logis des Perigaud devait échapper à la pioche des démolisseurs : Mme d’Oisecour en avait fait présent à ses fidèles serviteurs, et le fait que Pulchérie se trouvât en compagnie du garçon prouvait seulement que là où elle était, la jeune femme n’avait plus le droit d’être servie ; ce ne pouvait être qu’un cloître d’une absolue sévérité…
La mort dans l’âme, Guillaume abandonna son observatoire et chercha Potentin pour lui faire part de ses conclusions. Or il ne le vit pas tout de suite. Il allait retourner vers les chevaux quand un léger « Psst ! » l’attira vers le coin de la maison. Potentin y était tapi contre le mur et ses yeux brillaient de contentement.
— Regardez un peu de ce côté ! souffla-t-il.
Guillaume tendit le cou et sentit une bouffée de joie chaude lui monter au visage : là, devant lui, une longue silhouette noire, une silhouette de femme se dirigeait à pas lents vers le repli de terrain sur lequel se dressait la chapelle : un sentier, très certainement, y menait…
— Va m’attendre près des chevaux ! chuchota-t-il avant de se glisser sur le flanc de la maison.
Alors commença une traque silencieuse et sans hâte. Guillaume régla son pas sur celui de la jeune femme, sachant bien que ses bottes, souples comme des gants ou des mocassins indiens, ne feraient pas le plus petit bruit susceptible de trahir sa présence ; il retenait son souffle autant qu’il était possible. Il ne savait pas encore quand il aborderait Agnès. Le moment viendrait de lui-même et il ne voyait aucune raison de le presser, éprouvant seulement la joie tranquille du chasseur certain que son gibier ne lui échapperait plus.
Lorsqu’elle commença de gravir la pente, il la vit de profil : elle tenait entre ses mains un bouquet de fleurs blanches. C’était donc bien à la chapelle qu’elle se rendait… Pourtant, un instant il crut la perdre lorsqu’elle disparut derrière quelques arbres, mais il la retrouva vite au moment où elle atteignait la modeste et minuscule église. Allait-elle entrer ?… Non. Elle attacha son bouquet à une ferrure de la porte puis s’agenouilla. Guillaume, arrêté lui aussi, ne bougea plus, gardant cette immobilité quasi minérale des chasseurs indiens, apprise de Konoka dans sa petite enfance. Mais ce n’était qu’une apparence : dans sa poitrine, son cœur battait la chamade.
Sa prière achevée, Mme d’Oisecour ne revint pas vers la maison mais s’enfonça dans l’épaisse fourrure végétale qui était jadis le parc de Nerville. Tremaine reprit la piste, devinant où elle allait. Aujourd’hui, les hommes de Vannier avaient dû porter les premiers coups au château : après avoir fleuri sa tombe, la fille d’Élisabeth de Nerville allait constater les premières blessures…
La jeune femme s’arrêta à la lisière des arbres. La vieille bâtisse se dressait devant elle, encore presque intacte et même curieusement vivante : de petites lumières clignotaient à l’intérieur, allumées sans doute par les ouvriers qui s’abritaient pour la nuit tant qu’il était possible de le faire. Mais au beau milieu de l’endroit le plus dégagé, il y avait un gros tas de bois en forme de pyramide et ce fut vers lui qu’Agnès se dirigea. Celui qui l’observait put la voir tourner lentement autour, les bras serrés sur sa poitrine et retenant d’une main le voile noir posé sur ses cheveux que la brise du soir faisait voleter. Pensant alors qu’il avait suffisamment patienté, Guillaume quitta l’abri du tronc de chêne qui le dissimulait et s’avança vers la jeune femme. La lune en son dernier quartier joignait sa lumière à celle des étoiles et l’éclairait suffisamment pour qu’on pût le reconnaître.
À sa stupéfaction, Agnès ne montra aucune surprise en le voyant venir, comme si sa présence en ce lieu et à cette heure eût été naturelle. De son côté, Tremaine s’adressa à elle en bannissant tout protocole et aussi simplement que s’ils s’étaient rencontrés une heure plus tôt.
— Pourquoi faites-vous cela ? demanda-t-il en désignant l’amas de boiseries brisées, de rayonnages et autres lambris voués à la destruction…
Elle haussa les épaules.
— Gabriel m’a dit que vous vous intéressiez à ces vieux bois. Malheureusement pour vous, vous arrivez trop tard. Demain soir, j’y mettrai le feu moi-même.
— Demain ? Pourquoi demain ?
— Parce que ce sera la Saint-Jean d’été et que de tout temps, durant cette nuit-là, un feu a été allumé à cet emplacement comme il s’en allumera dans tous les châteaux et dans tous les villages. Celui-ci sera fourni plus que jamais par le château. Ensuite, il n’y en aura plus…
— Vous haïssez tellement cette demeure ?
— Plus encore que vous ne l’imaginez ! Ma mère y a souffert le martyre avant de mourir assassinée. Quant à moi, je ne me souviens pas d’y avoir jamais connu un seul jour de bonheur ! Enfin, elle ne représente rien pour moi qu’un nom détesté…
— Ceux qui l’ont construite, qui l’ont habitée ne méritaient-ils pas un peu de mansuétude ? C’est un grand nom, vous me l’avez rappelé…
— Il leur restera la chapelle et c’est, pour la plupart, plus qu’ils n’en méritent. L’histoire des Nerville est pavée de chair et de sang, et moi je ne fais que détruire un repaire de seigneurs-forbans plus soucieux de leurs chevaux et de leurs chiens que de leurs épouses.
— Est-ce que vous ne les aimez pas ?… Je veux dire les chiens et les chevaux ? fit Guillaume, mi-figue mi-raisin.
Apparemment Agnès n’était pas décidée à apprécier l’humour. Son ton se fit cassant.
— Si, encore que je n’admette pas l’excès. Mais d’abord, qu’est-ce que cela peut vous faire ?
— Plus que vous ne pensez ! Ne vous fâchez pas, je vous en prie ! Je suis si heureux de vous retrouver enfin que vous aurez peine à m’échapper…
— Il le faudra bien pourtant : il ne peut plus rien y avoir de commun entre vous et moi…
— De commun peut-être, mais d’extraordinaire, d’exceptionnel, de fabuleux, je crois qu’il peut y avoir beaucoup de choses entre nous.
— Vous allez encore me proposer de devenir votre maîtresse ? fit-elle avec un immense dédain.
— Non, et je vous en demande encore pardon. J’étais fou et surtout aveugle…
— Allons donc ! Vous le seriez encore, n’est-ce pas, si je ne vous avais pas révélé le secret de ma naissance ?
— Voulez-vous la vérité ? Je n’y crois pas ! Vous ne m’avez raconté cette fable que pour me punir et me blesser.
— Cette fable ? Me croyez-vous capable d’avilir ma mère avec un tel mensonge ?
— Je ne vois pas en quoi elle serait avilie. Etre l’épouse de Raoul de Nerville devait être un tel cauchemar qu’il fallait tout tenter pour éviter d’être écrasée sous le poids du malheur. Si l’amour a des ailes, c’est parce qu’il permet de s’envoler du pire des bourbiers. Quant à vous, il y a en vous trop de violence pour que vous ne soyez pas la fille du comte !
Elle haussa les épaules avec fureur.
— Vous ignorez tout de ma famille maternelle. Sachez, monsieur Tremaine, que les Landemer, s’ils étaient plus droits et plus grands que les Nerville, n’en étaient pas moins rudes et c’est d’eux que je tiens. Pour ce qui est de mon vrai père… je n’ai jamais su son nom.
La voix tendue venait de se briser sur ce qui était sans doute un lourd regret. Guillaume se sentit envahi de tendresse ainsi que d’un immense désir d’interposer sa force entre les ouragans meurtriers et cette mince jeune femme qui refusait de plier sous leurs coups. Il se rapprocha d’un pas, n’osant davantage par crainte de la voir s’enfuir.
— Je ne me reconnais pas le droit de vous reprocher votre vengeance, moi qui ai si longtemps attendu la mienne, fit-il avec une soudaine douceur, mais lorsque vous en aurez fini avec Nerville, quand la dernière pierre reposera dans les fondations de la grande digue, qu’allez-vous faire de vous-même, Agnès ?
Elle eut un haut-le-corps qui ressemblait à un frisson.
— Je ne vous permets pas de m’appeler ainsi !
— Voilà qui m’est égal : je ne vous ai jamais appelée autrement durant les nuits blanches que je vous dois. Il y a longtemps déjà, je vous ai avoué que je vous aimais, seulement je l’ai fort mal dit… peut-être parce que je n’avais pas l’habitude.
— Quel âge avez-vous, monsieur Tremaine ?
— Trente-six ans ! Pourquoi cette question ?
— Vous espérez me faire croire que durant tant d’années vous n’avez jamais dit à une femme que vous l’aimiez ?
— Jamais, si étrange que cela vous paraisse ! Sauf… une seule fois !
— C’est suffisant pour que jamais soit de trop.
— Croyez-vous ? J’avais sept ans et l’objet de mon amour en avait quatre…
Il eut l’impression qu’elle souriait.
— Vous l’aimez peut-être encore ?
— On aime toujours ce qui s’attache aux souvenirs d’enfance lorsqu’ils sont jolis, mais cette petite fille appartenait à un temps qui n’est plus et qui ne reviendra jamais.
— Comment s’appelait-elle ?
— Marie… je l’avais surnommée Marie-Douce.
— C’est charmant. Cependant, l’on dit que les hommes demeurent fidèles à un certain type de femme, et moi je ne suis pas douce.
— Elle ne l’était pas vraiment, elle non plus : l’apparence seulement, les cheveux, la frimousse, le sourire. Une image de joie et de vitalité, mais il est probable qu’elle a beaucoup changé, conclut-il d’un ton d’insouciance qui balayait le souvenir.
Comme Agnès ne disait rien, peut-être parce qu’elle ne savait quoi répondre, ce fut lui qui renoua le lien rompu en demandant :
— Vous n’avez pas répondu à ma question. Qu’allez-vous faire lorsque ce terrain sera nu ? Vous ne pensez pas vivre dans la maison des Perigaud ?
— Pourquoi pas ? J’y vis depuis six mois et ma présence est passée aussi inaperçue que je l’espérais…
— Ce n’est pas possible ! Vous qui avez condamné ce château à cause de ses crimes, ne pouvez vous abriter derrière des murs qui ont vu tant de souffrance ?
— Justement. C’est peut-être une bonne façon de les expier…
Une brusque colère envahit Guillaume : que cette femme déjà si malmenée par la vie voulût s’offrir en holocauste à un dieu de vengeance qu’il n’avait jamais accepté, il ne pouvait en supporter l’idée. Un élan le jeta presque sur Agnès dont il emprisonna les épaules dans ses fortes mains.
— Cessez de délirer ! Vous n’avez rien à expier, vous. Et votre père supposé a payé pour ses crimes.
Elle se tordit pour essayer de lui échapper mais ne put y parvenir.
— Lâchez-moi ! Vous entendez ? Je vous ordonne de me lâcher !
— Non. Inutile de vous débattre : je ne vous lâcherai plus jamais, Agnès ! Je ne vous ai poursuivie que pour vous le dire…
— Il le faudra bien. Vous parliez de crimes. Qui vous dit que je n’en ai pas un sur la conscience ?
— Vrai ou pas, cela m’est égal ! Je vous veux, vous entendez ? Je veux que vous soyez ma femme et la maîtresse des Treize Vents. La maison n’attend que vous pour commencer à vivre…
Elle eut un rire qui se fêla sous la poussée d’un sanglot.
— Vous voulez que je fasse vivre votre demeure, moi ?… Moi qui détruis celle-ci ? Moi… qui ai mis le feu à La Rocquière ?
— Vous ?
— Avec l’aide de Gabriel, mais c’est bien moi qui ai donné l’ordre. Je ne supportais pas l’idée de vivre d’autres nuits semblables à ce que fut celle de mes noces !
— Mais vous avez failli mourir dans l’incendie ?
— Je l’espérais… Souvenez-vous ! N’avez-vous pas évoqué pour moi, un jour, ces jeunes filles indiennes jetées à la couche de vieux rajahs qu’elles devaient ensuite accompagner dans les flammes de leur bûcher ? Je vous ai alors demandé si vous étiez bien sûr que certaines n’étaient pas consentantes afin que le feu les délivre à jamais du souvenir, comme de la souillure de répugnantes caresses. C’est ce que je voulais, vous entendez ? J’ai voulu me consumer avec cet affreux vieillard… À présent, oserez-vous encore dire que vous voulez m’épouser ?
Il lâcha les épaules de la jeune femme mais ce fut pour l’enfermer dans ses bras, étroitement, en la serrant fort et en appuyant contre lui la tête rebelle dont il caressa les cheveux avec douceur.
— Plus que jamais, mon amour, murmura-t-il, les lèvres contre la soie de la chevelure dont l’odeur évoquait la fraîcheur des bruyères, des fougères après la pluie.
Agnès pleurait à présent, s’abandonnant enfin à cette tendresse qu’elle avait désespéré de jamais obtenir.
— Vous n’avez rien à vous reprocher, sinon d’avoir voulu mourir au moment où la Providence vous délivrait : cet homme était mort quand on l’a trouvé…
— Oui… mort sur moi… en moi ! Pourquoi donc vouliez-vous que je vive après cette horreur… que j’affronte le regard des autres… et peut-être… le vôtre ? Oh, Guillaume… Je vous aimais tant et j’en ai tant souffert !…
À présent, des sanglots convulsifs la secouaient à la limite d’une crise de nerfs qui la délivrait enfin de tant de contraintes accumulées, de tant d’avanies, d’injures, de souffrances et de mépris, qu’il avait fallu supporter.
À la fois navré et heureux, Guillaume la berça longuement, murmurant des mots tendres sur ses yeux et son front jusqu’à ce que l’accès se calme peu à peu et qu’il trouve ses lèvres tremblantes et mouillées qu’il baisa doucement, délicatement, comme une fleur malmenée par l’orage, avant de s’en emparer avec passion. Une passion à laquelle la jeune femme répondit ardemment.
Lorsque enfin ils se séparèrent, un peu haletants, Agnès prit entre ses mains le dur visage.
— Vous voulez vraiment m’épouser ? Vous ne craignez pas le scandale ?
— Quel scandale ?
— Le fils de Mathilde Hamel prenant pour femme la fille de son assassin… Le pays va hurler d’horreur.
— Et quand cela serait ? Je me sens de taille à affronter quiconque oserait seulement murmurer. D’ailleurs, je crois que vous vous trompez : il n’est jamais venu à l’idée de personne de vous confondre avec votre soi-disant père… Quant à vous, dites-moi seulement que vous voulez bien du roturier que je suis ?
Elle lui tendit ses deux mains qu’il enferma dans les siennes.
— Vous savez bien que oui. Pour le reste, peut-être avez-vous raison et si nous savons habituer les gens à l’idée de nous voir mariés, peut-être que dans quelques semaines…
— Quelques semaines ? Vous voulez rire ! C’est cette nuit même que vous serez ma femme.
Effrayée, elle essaya de retirer ses mains mais il les tenait bien.
— Cette nuit ? Mais…
— Pas de « mais » ! Je vous ai dit que je ne vous lâcherais plus jamais et j’aurais bien trop peur qu’en vous laissant à vous-même, ne fut-ce que deux ou trois heures, vous ne me jouiez le tour de changer d’avis. Venez !
— Où donc ?
— À Saint-Vaast ! Dans une heure l’abbé de Folleville nous aura unis pour le meilleur et pour le pire…
— Le pire ? fit-elle.
Guillaume se mit à rire et, dans le mince rayon de lune, Agnès vit briller ses dents blanches.
— Pourquoi pas ? C’est notre vie que nous allons passer ensemble, Agnès, et nous ne sommes faciles à vivre ni l’un ni l’autre. Nous aurons des moments difficiles, mais si cela ne dépend que de moi, il y en aura beaucoup plus de très heureux. Venez ! Nous n’avons que trop perdu de temps !
Une heure plus tard, un étrange groupe s’assemblait dans la petite église Notre-Dame dont un enfant de chœur – tellement surexcité qu’il en avait mis son aube à l’envers – se hâtait d’allumer les cierges. Outre les futurs époux et Potentin, toujours aussi imperturbable, il y avait là Louis Quentin que l’on n’avait pas eu besoin de réveiller parce qu’il était à pétrir dans son fournil et Mlle Lehoussois que Marie, la femme du fournier, venait de trouver, pour une fois, dans son lit, et qui avait pris tout juste le temps de passer une jupe sur sa chemise de nuit, ses bas, ses souliers et sa grande mante à capuchon sur le tout : l’un et l’autre ayant été requis par Tremaine pour servir de témoins et visiblement ravis de se voir ainsi distinguer.
La réaction du vieil homme, quand Tremaine lui était tombé dessus en lui annonçant qu’il allait épouser Agnès de Nerville, avait rempli celui-ci de joie.
— C’est ben la meilleure idée qu’vous ayez jamais eue, mon Guillaume ! déclara-t-il sans montrer la moindre surprise. La pauvre mère de cette pauvre petite va pouvoir enfin reposer en paix !
Anne-Marie Lehoussois, elle, dès qu’elle eut compris de quoi il s’agissait, embrassa Marie Quentin, lui offrit un petit verre de sa vieille eau-de-vie de pomme pour combattre la fraîcheur de la nuit puis, ayant ainsi satisfait aux lois de l’hospitalité, ne cessa plus de louer le Seigneur d’avoir permis que « ces deux-là qui sont tellement faits l’un pour l’autre » se retrouvent.
Quant à l’abbé de Folleville, s’il commença par refuser carrément de quitter le lit où il dormait à poings fermés, il se rendit assez vite aux énergiques supplications d’un homme pour lequel il éprouvait une réelle amitié, bien qu’il lui reprochât ses sentiments religieux fort tièdes. Sa première réaction s’en ressentit.
— Qu’est-ce qui vous prend de vouloir vous marier cette nuit même ? Il n’y a pas le feu, j’imagine ? Ou bien… y a-t-il véritablement urgence ? ajouta-t-il avec un regard soupçonneux qui fit sourire Guillaume.
— Pas comme vous le craignez, monsieur le Curé ! Néanmoins, je suis tout de même fort pressé…
— Pressé, pressé ! Vous l’êtes toujours. Et d’abord, pourquoi donc venir me chercher ? Est-ce que vous n’avez pas à La Pernelle M. de La Chesnier, qui vous aime tant qu’il ne se rend même pas compte que vous êtes presque un mécréant ?
— D’abord il est absent ces jours-ci et, en outre, je n’aurais pas, vu son âge et sa petite santé, osé le tirer du lit en pleine nuit.
— Tandis que moi, vous pouvez ? Eh bien, au moins, vous êtes franc…
— Quel fichu caractère vous avez, l’abbé ! Vous n’allez tout de même pas me refuser votre aide ?
— Ce n’est pas l’envie qui me manque… mais, tout compte fait, je vais faire ce que vous me demandez. Cela va me valoir le privilège de vous entendre en confession. Ainsi d’ailleurs que votre future.
Tremaine, qui n’avait pas pensé à ça, fit la grimace.
— Une confession ? Vous croyez que c’est vraiment nécessaire ?
— Indispensable, mon cher ami ! Pas de confession, pas de mariage ! Ainsi le veut notre mère l’Église. Allez donc vous agenouiller sur ce prie-Dieu pendant que je m’habille et tâchez de me faire un examen de conscience un peu sérieux !
Il fallut bien que Guillaume s’exécutât.
À présent, debout au pied de son autel, l’abbé contemplait ce couple hors du commun et pourtant si bien assorti, si élégant malgré la poussière qui poudrait les vêtements : cette mariée en noir portant le bouquet de roses que Marie Quentin venait de placer dans ses mains, pâle et belle, lumineuse même avec son teint transparent et ses grands yeux nuageux où l’aube d’un bonheur inattendu mettait de scintillantes paillettes. Elle s’appuyait légèrement sur Guillaume dont la main soutenait son coude et qui courbait légèrement sa grande forme maigre et musclée dans une attitude tendrement protectrice. Ses yeux à lui, ses yeux fauves étincelaient de joie et d’un orgueil où entrait du défi : dans quelques instants, Agnès Tremaine allait naître et, ensemble, ils formeraient la pierre angulaire d’une de ces dynasties de la terre et de la mer dont le sang vigoureux insuffle force et puissance à un pays…
— Joignez vos mains ! ordonna le prêtre, et répétez après moi !…
Sous la voûte romane, noircie par les ans et l’humidité, retentirent les paroles sacrées qui de deux êtres n’en faisaient plus qu’un jusqu’à ce que la mort rende à chacun son individualité. Le « oui » de Guillaume sonna comme un coup de gong et celui d’Agnès y fit écho avec une émotion qui l’enroua un peu. L’anneau qu’il glissa ensuite au doigt nu de sa femme – au lendemain du décès d’Oisecour, Agnès avait jeté dans un puits le symbole d’un mariage odieux et renvoyé à l’héritier la sardoine gravée des fiançailles –, c’était Mlle Lehoussois qui venait de le lui donner. Elle le tenait de sa défunte mère et il était trop grand mais Agnès, soudain rose de joie, posa aussitôt dessus une main attentive comme s’il s’agissait de préserver la vie d’un oiseau fragile. De même provenance – la bague de défunt Lehoussois ! – était celui que la jeune femme passa à l’annulaire de son époux et celui-là allait fort bien.
— J’en suis heureuse, dit la vieille demoiselle en essuyant une larme d’émotion. Ce sera mon cadeau de mariage, et ainsi j’aurai davantage l’impression que vous êtes un peu mes enfants.
— Nous n’en aurons pas d’autres, fit Guillaume en l’embrassant. Je ferai rétrécir celui d’Agnès…
Une surprise attendait les nouveaux mariés à la sortie de l’église : les pêcheurs qui allaient prendre la mer avec la marée leur firent une ovation spontanée qui réveilla les maisons d’alentour. Bientôt il y eut, sur le port, abondance de camisoles dissimulées sous les fichus de laine et de coiffes plantées un peu à la diable sur des nattes qui dansaient sur les épaules. Tout le monde se retrouva à l’auberge, hâtivement ouverte, pour boire à la santé des mariés.
— Je vous ai offert un étrange mariage, ma chérie, dit Guillaume en hissant Agnès sur la croupe de son cheval pour la ramener aux Treize Vents, précédé de Potentin. Vous auriez peut-être aimé un peu plus de décorum ?
— Dans le genre de ce que j’ai déjà vécu ? Oh non, Guillaume, à aucun prix ! Cette nuit, nous avons eu une vraie fête !
Poursuivis par les acclamations de leurs invités auxquels Tremaine venait de promettre que la pendaison de crémaillère de la maison neuve se ferait avec eux, les nouveaux époux, au pas paisible d’une monture un peu somnolente, s’enfoncèrent dans la fraîcheur d’un chemin creux dont les haies de ronces et de chèvrefeuille étaient bordées de grandes digitales roses. C’était l’heure presque noire qui précède le petit jour et, venus des quatre horizons, proches ou lointains, les cris enroués des coqs se répondaient.
Ses deux bras noués à la taille de Guillaume, Agnès, les yeux clos, laissait aller sa tête contre l’épaule solide, savourant un bonheur si intense qu’il l’étouffait un peu. Lui, de temps en temps, tournait la tête pour sentir sur sa joue la caresse des cheveux soyeux qu’il dénouerait tout à l’heure, le parfum léger de ce corps qui allait être sien. L’émotion était tellement forte qu’elle lui nouait la gorge mais, dans son esprit, deux petits mots tournaient comme la chanson d’une boîte à musique : « Ma femme… ma femme… » C’était une ritournelle envoûtante parce qu’elle exprimait toute la griserie de la victoire et la conscience d’avoir acquis un bien inestimable…
Au détour du chemin, les Treize Vents apparurent à l’instant même où l’aurore déchirait la grisaille de l’aube. Fièrement érigée au milieu des verdures épaisses, face au soleil qui allait venir, ses grands toits d’ardoise fine luisant avec des tons gorge-de-pigeon, ses murs clairs rosissant comme une chair qui s’anime cependant que les multiples facettes de ses petits carreaux reflétaient le ciel empourpré, la belle demeure semblait aspirer toute la gloire de ce matin d’été.
Guillaume retint son cheval et se tourna vers Agnès.
— Voilà ta maison, mon amour ! Vas-tu l’aimer ?
— C’est à elle qu’il faut demander cela… Elle est belle et altière comme une princesse. Peut-être ne lui plairai-je pas ?
— Tu n’y entends rien ! Si princesse il y a, elle n’est pas encore éveillée. C’est toi qui vas lui donner la vie. Comment n’aimerait-elle pas une mère aussi ravissante ?… Lorsque tu en franchiras le seuil dans un instant, je suis certain qu’elle te sourira.
En fait, ce fut dans les bras de Guillaume qu’Agnès entra aux Treize Vents : il l’enleva du cheval et la porta ainsi jusque dans le grand vestibule où Clémence Bellec, ses jupons craquants d’amidon, leur offrit une belle révérence et un grand sourire. Dans le peu de temps que lui avait donné l’arrivée en trombe de Potentin, elle avait réussi des miracles avec l’aide du jeune Victor : la chambre destinée à l’épouse, qui était loin d’être complètement équipée, prit un air accueillant grâce à quelques tentures hâtivement clouées, à deux ou trois meubles, au lit tendu des plus beaux draps et à une brassée de fleurs réparties dans des vases et qui dressaient leurs corolles parfumées dans les premiers rayons du soleil. Grâce enfin à un solide petit déjeuner capable de satisfaire trois ou quatre personnes et que Potentin monta lui-même après que Guillaume eut mené sa femme dans ce qui allait être son domaine.
— Il y a encore beaucoup à faire, dit-il en désignant les boiseries nues encadrant seulement des panneaux de murs blancs, mais je désirais que vous choisissiez vous-même tissus, objets et couleurs…
Pour toute réponse Agnès vint contre lui, glissa ses bras autour de son cou et colla sa bouche à celle de son époux en un baiser avide et passionné qui ne tarda guère à les enflammer tous les deux. Guillaume, alors, l’enleva de nouveau pour s’abattre avec elle sur le lit, mais elle le repoussa doucement avec un sourire.
— Cette chambre est parfaite, mon amour… mais il y fait beaucoup trop clair…
Guillaume se mit à rire et alla fermer les volets.
Il était tard lorsque, enlacés, ils allèrent les repousser pour contempler l’immense ciel de cette nuit de la Saint-Jean où la terre, pour une fois, reflétait les étoiles. Outre l’éclat des phares marins, des flaques lumineuses jalonnaient la campagne : celles des feux allumés jusque dans le plus humble des hameaux pour que l’on vienne danser autour et sauter deux à deux par-dessus. Certains étaient trop loin pour que l’on puisse entendre la musique mais ceux de Rideauville et de Saint-Vaast montaient avec clarté…
À peine vêtue d’un drap qu’elle retenait contre sa poitrine et de ses longs cheveux noirs, la jeune femme s’adossait au torse bronzé de son époux qui la ceinturait étroitement, comme s’il craignait de la voir s’envoler par-dessus la légère dentelle de fer du balcon…
— Comme c’est beau ! murmura-t-elle. Jamais encore je n’avais remarqué à quel point cet endroit est magnifique !
Guillaume ne répondit pas. Ses lèvres cherchaient, sous l’oreille délicate, la douceur satinée du cou. Tous deux étaient bienheureusement las, repus de caresses et de baisers, et pourtant le désir, ils le sentaient, renaissait déjà. Agnès tourna la tête et leurs lèvres se prirent. Guillaume arracha le drap et entraîna sa compagne dans les ombres de la chambre à peine adoucies par la lueur dorée d’une veilleuse…
Tapie dans un buisson depuis la tombée de la nuit, Adèle Hamel enfonça plus profondément encore ses ongles dans ses mains. Ses yeux brûlés par les larmes acides de la jalousie ne pouvaient plus se détacher de cette fenêtre demeurée largement ouverte sur des délices qu’elle n’imaginait que trop avant même que le trop beau couple n’eût étalé sa passion sous ses yeux avec l’impudeur de ceux qui se croient seuls au monde. Depuis sa première rencontre avec Guillaume, depuis la pose de la première pierre des Treize Vents, Adèle voulait cet homme et cette maison. À présent, elle savait qu’elle ne reculerait devant rien pour avoir l’un et l’autre, que ce serait difficile, long peut-être, mais sa haine lui donnerait toutes les patiences…
Là-bas, vers le sud, Gabriel, une torche à la main, considérait le grand amas de bois que sa maîtresse bien-aimée ne viendrait pas allumer à présent qu’elle était heureuse. Pas de rancœur, pas de haine chez celui-là mais une profonde blessure impossible sans doute à cicatriser. Tout à l’heure, quand Potentin était venu avec une voiture chercher Pulchérie pour l’emmener aux Treize Vents, il avait refusé de se joindre à eux. Aucune place ne pouvait lui convenir dans cette maison trop neuve où rien ne subsisterait de l’intimité que la pauvreté créait autrefois à Nerville…
Lors du mariage avec Oisecour, Agnès lui avait demandé de la suivre. Elle avait peur, elle était malheureuse et lui était son seul défenseur. À présent, il cessait d’exister pour elle, supplanté par la carrure de l’homme qu’elle aimait. Lui devait s’effacer et puisque la maison du galérien lui appartenait désormais, c’est là qu’il choisissait de vivre. Pas trop éloigné tout de même, pour qu’elle pût l’appeler quand viendraient les heures mauvaises : il y en a toujours dans un ménage. Lui aussi saurait attendre…
Il eut un coup d’œil vers le château encore un peu plus écorné tandis que grandissaient les tas de parpaings. Jour après jour, tout allait disparaître et, dans un sens, Gabriel ne le regrettait pas. La lande reprendrait ses droits. Les herbes folles, les genêts et les bruyères masqueraient la blessure béante laissée par Nerville, arraché comme une dent pourrie. Tout redeviendrait beau, propre, sain, et lui, le solitaire, trouverait là un jardin à la mesure de ses chiens, les seuls compagnons qu’il voulût désormais. Tout serait bien…
Il secoua la torche dans le vent du soir pour réveiller son ardeur puis, d’un geste décidé, la plongea dans la base du tas de bois. Il y eut des crépitements, une longue et mince colonne de fumée. Enfin, une flamme monta à l’assaut du ciel. Gabriel alla s’asseoir un peu à l’écart sur une grosse pierre. Il resterait là tant que tout ne serait pas consumé…
Elisabeth Tremaine naquit aux Treize Vents dans la nuit du 21 mars 1787 par la plus dure tempête d’équinoxe dont on se souvînt de mémoire de Cotentinois. Les vents sauvages se ruaient sur la presqu’île comme s’ils voulaient l’arracher pour la jeter à la dérive dans la mer écumante dont les grandes vagues montaient à l’assaut des donjons de La Hougue et de Tatihou. La terre craquait sous la torsion des arbres qui parfois s’abattaient. La maison faisait front mais feulait sourdement comme si, de son éperon rocheux, elle allait bondir à l’attaque des éléments déchaînés. Jamais, sans doute, elle ne mérita mieux son nom que durant cette nuit terrible : tous les vents de l’univers semblaient s’être donné rendez-vous pour la jeter bas. Elle résistait cependant que, dans la grande chambre tendue de perse fleurie qui ressemblait à un bosquet de roses, les plaintes d’Agnès, torturée par plus de vingt-quatre heures de souffrance, allaient en s’affaiblissant. À son chevet, Anne-Marie Lehoussois se battait seule, avec l’aide épisodique de Clémence, le docteur Tostain, victime de la tempête, venait de mourir, tué par la chute d’un arbre tombé en plein sur sa voiture. Quant à Guillaume, enfermé dans sa bibliothèque, il y tournait en rond comme un fauve en cage, incapable de rester assis plus de cinq minutes. Il se bouchait les oreilles lorsque les cris de la parturiente arrivaient jusqu’à lui mais, quand il n’entendait plus rien, il sortait en hâte, craignant que celui qu’il venait de percevoir ne fût le dernier. Il escaladait l’escalier quatre à quatre pour aller coller son oreille à une porte qu’il n’osait pas ouvrir, jusqu’à ce qu’un gémissement le rassure et le renvoie à son enfer.
Quand vint l’aube grisâtre tout ennuagée d’embruns que crachait une mer démontée, un hurlement déchirant transperça les murs de la maison, faisant bondir Guillaume qui, cette fois, le cœur arrêté, resta figé, appréhendant un autre cri. Mais rien ne vint. Dix secondes… vingt secondes… une minute : toujours rien. Persuadé que sa femme venait de rendre l’âme, il se rua de nouveau, bousculant Potentin qui, debout au bas de l’escalier et le nez en l’air, écoutait lui aussi. Tremaine lui jeta un coup d’œil égaré.
— C’est la fin, n’est-ce pas ? Elle vient de mourir ?
— Pourquoi voulez-vous qu’elle meure ? C’est la fin, oui, mais de ses souffrances. Je viens d’entendre un petit cri qui ne venait pas de Mme Agnès…
— Et tu ne le disais pas ? Sacré bon sang de…
Le reste du juron se perdit dans les hauteurs de la maison. Déjà Guillaume avait atteint la porte qu’il enfonça plus qu’il ne l’ouvrit, découvrant l’univers de draps, de serviettes, de bassines, de coquemars à eau bouillante, de flacons et de pots – sans compter la trousse de la sage-femme ouverte sur un fauteuil ! – qui composaient une chambre d’accouchée. La chaleur y était étouffante à cause du feu d’enfer qui brûlait dans la cheminée. Au milieu de tout cela, Clémence tenait dans une grande serviette un paquet rouge qui gigotait en glapissant furieusement tandis que Mlle Lehoussois s’efforçait de ranimer la jeune mère évanouie. L’odeur des sels et du vinaigre emplissait la pièce sans paraître incommoder la vieille Pulchérie. Assise dans une bergère près du lit, elle se tenait aussi immobile qu’une momie, l’une des mains d’Agnès entre les siennes.
Mme Bellec leva sur son maître un regard rayonnant.
— Quelle voix, n’est-ce pas ? Elle fera du bruit dans le monde…
— Elle ? fit Guillaume, déçu.
— Eh oui ! C’est une fille. Une superbe fille qui ressemble déjà à son papa…
Comme tout bon mâle, Tremaine espérait un garçon mais il pensa aussitôt que le montrer serait cruel pour sa pauvre Agnès qui venait d’endurer un tel martyre. Un rien méfiant, il s’approcha du paquet que Clémence venait de déposer sur un oreiller pour lui faire sa toilette, ce qui n’arrangea pas l’humeur du bébé : il se mit à hurler à s’arracher les poumons. Le père fit la grimace.
— Vous la trouvez belle, vous ? marmotta-t-il pour les seules oreilles de la cuisinière. Elle est affreuse ! D’ailleurs, me ressembler n’est vraiment pas ce que l’on peut souhaiter à une fille. Elle me maudira quand elle aura quinze ans.
— Vous n’y connaissez rien ! Moi je vous prédis qu’elle sera magnifique et que vous aurez fort à faire pour écarter les galants.
— Vous croyez ?
La voix grondeuse de Mlle Lehoussois interrompit le dialogue.
— Et ta femme ? Elle ne t’intéresse pas ?
Tout de suite bourrelé de remords, Guillaume se jeta à genoux près du lit où Agnès gisait, blanche comme une morte au milieu de la masse de ses cheveux trempés de sueur ; si pâle qu’il sentit ses angoisses revenir.
— Mon Dieu ! Elle n’est pas…
— Non. Elle revient à elle mais elle est épuisée. J’avoue qu’à certain moment j’ai eu peur : le bassin est étroit et l’enfant vigoureuse. Elle a d’ailleurs déchiré un peu sa mère et il va falloir te tenir tranquille un moment, toi le mari !
Guillaume balaya la recommandation d’un geste désinvolte. Sa belle Agnès était vivante et c’était tout ce qui importait ! Comme elle ouvrait les yeux, il se pencha pour baiser doucement sa bouche.
— Grand merci pour le beau cadeau, ma mie ! Vous venez de donner le jour à la plus belle fille du monde !
La déception qu’il lut dans le regard de sa femme lui fit mal.
— Une fille ? Oh, mon Dieu !… Vous devez être…
— Ravi ! C’est la plus vigoureuse petite créature que j’aie jamais vue… et il paraît qu’elle me ressemble !
Un sourire heureux épanouit les lèvres de la jeune mère.
— Alors, je l’aimerai…
— Je l’espère bien ! Comment pourrait-il en être autrement ?
— C’est une vraie merveille ! assura Mlle Lehoussois, et, croyez-moi, il y a des femmes qui valent des hommes ! Vous aurez un garçon plus tard !
Sur cette assurance, elle mit Guillaume à la porte : il fallait faire la toilette de la jeune femme et la laisser se reposer. L’heureux père s’en alla retrouver Potentin pour lui demander de réunir tout à l’heure les gens du domaine – ils étaient une dizaine à présent, tant aux écuries que dans la maison – autour d’un « pot » de bienvenue pour la petite Élisabeth. Pour les amis de Rideauville et de Saint-Vaast, on organiserait d’autres réjouissances quand il ferait un peu meilleur : faire monter M. de La Chesnier par cette tempête jusqu’aux Treize Vents relèverait de la pure barbarie.
Or, le même jour et à la même heure, Rose de Varanville mettait au monde un petit Alexandre qui fit son entrée chez les vivants de façon aussi discrète que l’arrivée de la jeune Elisabeth s’était montrée turbulente et pénible. Sa mère ne souffrit que deux heures. Elle n’en perdit même pas le sourire d’autant que son époux, dont le vaisseau se trouvait au radoub à Brest après une empoignade, victorieuse d’ailleurs, avec les croisières anglaises, eut tout le loisir d’arriver à temps pour accueillir son fils.
Quand la nouvelle parvint aux Treize Vents, Mlle Lehoussois qui, à ses moments perdus, s’adonnait discrètement à l’astrologie, leva les sourcils.
— J’aimerais que Dieu m’accorde assez de temps sur terre pour pouvoir observer les vies de ces deux enfants, jumeaux selon les astres. Ils sont nés tous deux presque à l’instant précis où le Soleil entrait dans le signe du Bélier. Rien d’étonnant pour notre petite : elle sera fille du vent, de la tempête et foncera tête baissée dans la vie…
— Et le jeune Varanville ? demanda Mme Tremaine qui ne pouvait s’empêcher d’éprouver une sourde jalousie : décidément, Rose aura toujours tout ce qu’elle veut au moment même où elle le veut…
— Je n’en sais pas assez sur lui. On dit que c’est un enfant d’un grand calme, cependant cela ne veut rien dire. Un bélier paisible peut être aussi redoutable qu’un bélier impétueux.
— Croyez-vous qu’ils pourraient, plus tard, s’affronter ? reprit Agnès, intéressée malgré elle par ce qu’elle découvrait de talents occultes chez sa sage-femme.
— L’avenir nous le dira mais je n’en serais pas surprise.
Dans les jours qui suivirent, Guillaume se rassura pleinement sur l’aspect futur de sa fille et vint s’établir de plus en plus souvent auprès du berceau pour contempler le minuscule visage, rose comme une fleur de pêcher sous la courte mousse d’or rouge qui dépassait de son béguin de batiste fine. Il prenait un vif plaisir à glisser son doigt dans le tout petit poing qui se resserrait fermement sur lui… Et s’il fut vite évident que le caractère de l’enfant ne serait pas facile, on s’aperçut tout aussi rapidement qu’elle ne donnerait pas dans les demi-mesures et ferait à fond ce qu’elle aurait décidé de faire ; quand elle dormait, c’était sans broncher ; quand elle tétait elle se montrait vorace, quand elle riait, c’était aux éclats, quand elle pleurait les larmes inondaient son petit visage et quand elle piquait une colère ses hurlements emplissaient toute la maison.
— J’étais tout à fait comme ça quand j’étais petit ! déclarait Guillaume avec satisfaction. Espérons seulement qu’elle aura un peu de votre charme, ajoutait-il à l’adresse d’Agnès qui, elle, éprouvait quelque peine à trouver chez sa fille un signe de ressemblance avec elle-même ou avec sa propre mère dont le bébé portait le prénom, jusqu’au jour où l’on s’aperçut que la petite aurait les yeux gris. De ce moment, elle oublia un peu qu’elle aurait préféré un fils et son bonheur fut complet. Elle aimait Guillaume, Guillaume l’aimait et tous deux habitaient la plus belle maison du monde en face d’un merveilleux paysage. En vérité, elle ne demandait rien de plus à la destinée.
Tremaine aussi était heureux dans son foyer, comme dans ses affaires devenues prospères. À son chantier de Saint-Vaast, on construisait une seconde goélette à destination des Antilles. La première mit à la voile un mois après la naissance d’Élisabeth. Tremaine et son ami Le Coulteux, le banquier parisien, croyaient fermement à la valeur des denrées coloniales et jouaient dessus depuis déjà pas mal de temps. En Cotentin même, Guillaume, non content d’avoir acheté des moulins à papier et à huile dans le val de Saire, possédait à présent une part de la glacerie de Tourlaville et se faisait le champion convaincu des charbons cotentinois depuis qu’il s’était aperçu que celui employé sur le grand chantier de Cherbourg venait de Newcastle, en Angleterre. Que l’on pût travailler avec ces gens-là dépassait son entendement. La haine qu’il vouait aux enfants d’Albion était, en effet, de celles qui ne s’éteignent jamais parce que trop d’images sinistres peuplaient sa mémoire. Dût-il vivre cent ans qu’il entendrait toujours le pas pesant des Highlanders dans le sentier à chèvres de l’anse au Foulon, il reverrait toujours le champ de mort des plaines d’Abraham, il se souviendrait toujours des tragiques récits d’Adam Tavernier comme des souffrances infligées aux Indes par la rapacité anglaise. Et pourtant, avec cet ennemi devenu traditionnel, les salons de Paris et la mode entretenaient de bonnes relations. Le désastre des Saintes, le fracas des navires brisés, des mâts abattus sur les plaintes des mourants, tout ce drame qui avait déchaîné un « chagrin universel » et mis en deuil tant de belles dames et d’élégants seigneurs s’effaçait devant l’attrait de porter des vêtements coupés à Londres : on adoptait le gilet, les culottes collantes, les bottes courtes à retroussis jaune qui s’aventuraient à présent dans les salons, donnant raison à Guillaume sur un point mais l’agaçant d’autant plus que, sous peine de passer pour une vieille lune, il dut se plier à cette mode plus simple et dont il était bien obligé d’avouer qu’il la préférait. Cependant il resta toujours fidèle à son tailleur parisien, ne voyant aucune raison d’aller s’en chercher un autre outre-Manche. S’il lui fit des infidélités ce fut avec un nouveau venu à Valognes qui sut l’habiller selon ses goûts personnels.
Il n’allait plus que rarement à Paris où les voyageurs anglais se faisaient d’autant plus nombreux qu’ils étaient accueillis, choyés, reçus comme si les siècles passés – et le présent tout autant ! – ne dégoulinaient pas du sang versé à cause d’eux. En rencontrer un donnait de l’urticaire à Tremaine, aussi évitait-il la capitale autant que possible. Quand il s’y rendait, c’était pour y faire quelques achats, parler affaires avec son banquier ou se rendre à la Société royale d’agriculture, réorganisée en 1784-1785 sous la houlette de Parmentier, de Tillet et de Broussonnet, et qui s’occupait activement de propager les cultures du turneps – un navet fourrager venu d’Angleterre mais très intéressant –, du maïs importé des jeunes États-Unis par l’ambassadeur Thomas Jefferson, du sorgho venu d’Afrique et enfin de la pomme de terre qui était en train de conquérir chaque année un peu plus de champs.
Pour sa part, Tremaine en avait fait planter chez lui, précédé d’ailleurs dans cette voie par la jeune Mme de Varanville qui s’occupait activement, et avec une compétence confondante, des terres de son époux, augmentées de nouvelles achetées par elle en direction de la mer. Elle et Guillaume déploraient que le nord du Cotentin ne fût pas plus riche, qu’on y trouvât encore trop de misère contrairement au sud où les grasses prairies voyaient se développer autour de Carentan et d’Isigny d’imposants troupeaux de vaches laitières donnant beurre et crème en quantité. Le centre, avec ses marais, ses landes et ses forêts profondes demeurées sauvages, opposait une sorte de frontière entre les deux contrées, mais à Varanville comme aux Treize Vents on comprit vite que la terre pouvait donner de belles cultures potagères et quelques herbages non négligeables grâce auxquels Tremaine commençait à élever des chevaux. Pour son plaisir d’ailleurs, plus que pour en faire commerce…
Cependant tout cela était encore insuffisant aux yeux d’un homme décidé à s’étendre sur la presqu’île autant qu’il serait possible. Il s’intéressa à Granville dont la flotte morutière pouvait à présent faire concurrence à Saint-Malo.
L’idée lui en vint au cours d’un bref voyage effectué durant la grossesse d’Agnès. Un voyage qui était surtout un pèlerinage aux sources. Le docteur Tremaine, son père, était originaire de Montsurvent, un village situé en bordure de la fameuse lande de Lessay dont les légendes inquiétantes n’avaient pas fini de hanter les veillées campagnardes. Guillaume souhaitait pouvoir acheter au moins sa maison natale mais il ne trouva que des murs écroulés envahis de ronces, d’orties et de mélisse. De même il ne restait rien de la famille ce qui ne l’étonna guère, Guillaume l’aîné ayant été fils unique.
Déçu, mécontent, un peu déprimé même par la tristesse de ce jour d’automne qui éclairait lugubrement les étendues désertiques au-delà du village replié sur lui-même, Guillaume abandonna l’idée, un instant évoquée, de reconstruire. Pour y mettre quoi ? Un métayer et un troupeau de moutons semblables à ceux qui erraient sur la lande, conduits par des bergers à la sinistre réputation ? Son père avait fui ce village, cherché la mer et implanté son foyer bien au-delà de l’océan. Vouloir ramener son ombre dans ce tas de pierres ne lui apporterait aucune joie…
Cependant Guillaume n’avait pas envie de rentrer aux Treize Vents où Agnès luttait contre des nausées et l’obligeait à se laver entièrement chaque fois qu’il sortait de l’écurie, parce qu’elle n’en supportait pas l’odeur. Au lieu de remonter vers le nord, il prit au sud, gagna Coutances puis Granville où il avait débarqué jadis avec sa mère après leur séjour à Saint-Malo, chez les Dubois, et dont Bougainville lui avait vanté l’intérêt maritime. Le navigateur et sa belle épouse devaient être à Paris en cette période de l’année. Aussi Guillaume ne jugea-t-il pas utile de pousser jusqu’à Annoville où se situait leur propriété de La Becquetière mais décida, en revanche, d’aller faire la connaissance d’un de leurs amis, un armateur de corsaires dont les navires étaient connus et redoutés en Manche. Le plus célèbre d’entre eux, l’Américaine, frégate de trente-six canons aux ordres du capitaine Eudes de La Cocardière, s’était taillé une gloire impérissable en capturant, au cours de la seule campagne 1779, onze bâtiments anglais qui rapportèrent aux armateurs un bénéfice de près d’un million. Depuis, M. Bretel de Vaumartin – c’était son nom – continuait à armer des corsaires en compagnie de ses associés, MM. Ernouf et Lahoussaye, mais aussi s’intéressait de près à la pêche à la morue sur le Grand-Banc de Terre-Neuve où Granville envoyait chaque année une centaine de bateaux.
La rencontre fut des plus satisfaisantes, les Bougainville ayant annoncé Tremaine aussi chaudement qu’ils vantaient le Granvillois. Les deux hommes sympathisèrent au premier regard, s’entendirent dès les premières paroles échangées et furent amis après avoir rompu le pain et le sel sous les auspices de quelques homards arrosés d’un excellent vin de Chablis. Lorsqu’il rentra chez lui, Guillaume était décidé à prendre des parts de plusieurs morutiers et à remplacer, dans l’association d’armement de son nouvel ami, M. Ernouf qui venait de décéder. De son côté, Vaumartin – un joyeux rouquin aussi replet que Tremaine était long et maigre – prenait huit jours plus tard le chemin de Saint-Vaast pour aller visiter le nouveau chantier naval, ainsi que la grande maison. Une façon comme une autre de s’assurer que cet associé tombé du ciel était aussi riche qu’on le prétendait. Cela n’enlevait rien, d’ailleurs, à la sincérité de ses sentiments envers lui, mais en bon Normand le Granvillais ne mélangeait les affaires et l’amitié qu’après un examen soigneux.
À deux reprises, par la suite, il goûta l’hospitalité des Treize Vents. Guillaume, de son côté, aurait aimé se rendre souvent dans la belle vieille maison de la rue Saint-Jean habitée par Vaumartin et sa famille, parce qu’il éprouvait l’incroyable impression d’y retrouver son enfance.
En revenant vers le Cotentin, Mathilde et lui, débarquant à Granville, n’avaient fait que passer du bateau au coche pour aller vers Coutances. Pourtant l’aspect de ce port inconnu avait frappé le gamin. Il vit un promontoire rocheux supportant une ville grise et la flèche d’une église, une espèce de forteresse naturelle ceinturée de maisons et de faubourgs qui rappelait Québec en plus petit. Comme là-bas il y avait une haute ville et une basse ville, un port, des quais hérissés de mâts et de vergues. Et que le paysage marin était donc admirable ! Une large baie ondoyante que la ville presqu’île barrait comme une défense mais ouverte sur des lointains immenses, une eau bleutée qui devenait blonde là où transparaissaient les sables et puis, posées dessus comme un présent sur un plateau, les îles Chausey distantes de quatre lieues et que l’on voyait cependant aisément. Par temps clair, on devait apercevoir, selon le marin qui expliquait fièrement son pays tandis que le bateau allait vers son amarrage, la grande île de Jersey, au bord, et même, au sud-ouest, la montagne sainte, l’île-abbaye, le Mont-Saint-Michel au péril de la mer où resplendissait jadis l’âme de l’Occident médiéval.
Oui, le site était beau, mais l’enfant Guillaume l’oublia vite dans le tourbillon de drames qui s’abattit sur lui. Cependant, il retrouva ses impressions, en dépit du crachin qui sévissait alors, quand il vint pour la première fois chez Vaumartin, et plus encore lorsqu’il franchit la tranchée aux Anglais et qu’il pénétra dans la haute ville : les rues baptisées de noms sacrés, comme au Canada, rappelaient étrangement celles de Québec avec leurs pentes raides bordées de vieilles demeures – certaines avaient deux siècles ! – taillées dans un rude granit fait pour affronter les tempêtes mais qui parfois se parait d’un peu de grâce : celle d’un linteau sculpté, d’une lucarne fleuronnée, d’un balcon plus orné, d’une enseigne peinte qui en rappelait une autre et même de ces lanternes toutes identiques qu’on allumait le soir. La seule différence réelle résidait dans la dimension des fenêtres à petits carreaux, plus hautes et plus larges que dans la cité canadienne où l’on devait se protéger de froids quasi polaires, inconnus sur les côtes de la Manche. Quant à la maison de la rue Saint-Jean où Mme de Vaumartin l’accueillit, elle ressemblait tellement à son ancienne demeure de la rue Saint-Louis que Guillaume faillit pleurer en en franchissant le seuil.
Comment, dans ces conditions, n’être pas attiré par Granville ? Malheureusement, il était difficile de s’y rendre fréquemment durant la grossesse d’Agnès. De plus, Guillaume comprit vite que l’armateur granvillais ne plaisait pas à sa femme. Il ne s’en soucia pas outre mesure à cette époque, mettant cette antipathie au compte des caprices d’une femme mal dans sa peau. Mais après la délivrance, il constata que l’avis d’Agnès se montrait toujours aussi tranché : la truculence de Vaumartin, son goût prononcé pour la bonne chère et surtout les bons vins froissaient sa délicatesse au point que, pour la première fois, Guillaume se demanda s’il avait eu vraiment raison d’épouser une aristocrate. Il aimait recevoir et aussi que l’on se plût chez lui. Ce ne serait guère possible, et surtout moins agréable, si la maîtresse de maison se livrait au petit jeu des exclusives… Néanmoins, Tremaine était bien décidé à batailler aussi souvent qu’il le faudrait !
C’était justement ce qu’il venait de faire cette nuit-là et, tandis qu’il sellait Ali, il remâchait sa colère. Ce soir, au souper, il avait annoncé à sa femme la visite de Louis Bretel de Vaumartin pour le jeudi suivant et celle-ci, après avoir gardé pendant quelques instants un silence de mauvais augure, avait déclaré qu’elle n’avait aucune envie de le recevoir, tout au moins ce jour-là, parce qu’elle attendait un chanoine de la collégiale de Valognes, M. Tesson qui avait été jadis l’un des rares amis de sa mère, et que, selon elle, il était impensable de faire souper ensemble ces deux hommes.
— Vous auriez dû me prévenir, dit-elle avec le charmant sourire qui en général faisait fondre son époux. J’aurais pris d’autres dispositions, mais je crois que le mieux est d’envoyer un courrier à votre ami, pour lui indiquer un autre jour.
— Et pourquoi donc pas à votre chanoine ? riposta Guillaume, agacé, Louis Bretel est un homme fort occupé et je me vois mal le déranger dans ses affaires pour un prêtre qui n’a rien d’autre à faire, lui, que de dire ses offices ! Vous aussi auriez pu me prévenir !…
Les choses parurent cependant s’arranger. Agnès, ce soir-là, portait avec grâce l’une de ces robes un peu lâches nommées – Dieu sait pourquoi ? – des « aristotes » et que la reine Marie-Antoinette avait mises à la mode. En ce beau mois de septembre encore chaud, celle de la jeune femme, en linon brodé, s’ouvrait sur des dentelles transparentes, des batistes arachnéennes au milieu desquelles de charmants rubans bleus traçaient un chemin capricieux. Elle était si ravissante, ainsi vêtue, que Guillaume laissa tomber sa colère. À ce jour, il y avait près de trois mois qu’Élisabeth emplissait la maison de ses protestations et de ses éclats de rire, et, depuis une dizaine de jours déjà, Mlle Lehoussois, consultée, avait donné toutes assurances à Tremaine sur l’état de santé de sa femme : il pouvait, à présent, reprendre le chemin de la chambre conjugale.
Escomptant une nuit ou tout au moins deux ou trois heures savoureuses, Guillaume s’engagea à prévenir son ami et, en raccompagnant Agnès à sa porte, il l’embrassa longuement avant de murmurer :
— Accordez-moi quelques instants, mon cœur, et je vous rejoins…
Tout de suite, elle s’écarta de lui.
— Oh non, Guillaume ! Pas maintenant !… Il… il est beaucoup trop tôt !
— Comment cela, trop tôt ? Est-ce que vous ne m’aimeriez plus ? (L’attirant de nouveau contre lui, il enfouit son visage dans son cou qu’il caressa de ses lèvres en murmurant :) Est-ce que vous n’aimez plus l’amour ? Agnès, Agnès ! Vous n’allez pas vous refuser ? Voilà des nuits que j’ai peine à trouver le sommeil tant vous me hantez ! Mon amour !… j’ai tellement envie de vous !
Cette fois encore elle réussit à lui échapper et s’aplatit contre la porte de sa chambre.
— Je vous en prie, Guillaume, soyez raisonnable ! Mon amour pour vous n’est pas en question et j’aimerais autant que vous reprendre ces jeux ardents que nous aimions tant mais, je vous le répète, c’est encore trop tôt ! Je ne suis pas assez remise !
— Ce n’est pas l’avis d’Anne-Marie. Elle dit que vous êtes tout à fait guérie.
— Qu’en sait-elle ? Ma blessure est cicatrisée, mes chairs sont guéries… mais pas ma peur !
— Votre peur ?… Mais de quoi ?
— D’être à nouveau enceinte. De retrouver ces interminables semaines vécues avec le cœur au bord des lèvres, avec la sueur au dos et l’impression que tout chavire autour de moi… dans l’attente de la torture finale…
À sa pâleur soudaine, Guillaume comprit qu’elle ne plaisantait pas, qu’elle était vraiment terrifiée, et tenta de la raisonner :
— Que ces mauvais souvenirs soient encore trop frais ne m’étonne pas et j’en ai parlé avec notre vieille amie. Elle dit qu’un premier enfant est toujours plus difficile à venir qu’un second…
— Vraiment ? Demandez donc plutôt à Rose ! Elle a fait son fils presque en riant…, fit Agnès avec un petit rire nerveux.
— Il est des exceptions ! Mais enfin, ma chérie, vous n’allez pas nous condamner tous deux à la vie monastique ? Vous êtes ma femme, je vous aime et j’ose espérer que vous me le rendez ?…
— C’est vrai… je vous aime. Mais j’ai encore plus peur…
— Quel enfantillage ! Ne me ferez-vous pas un peu confiance ? Nous pouvons nous aimer, croyez-moi, sans… qu’il y ait des conséquences ! Je vous promets de faire très attention, ajouta-t-il en tendant à nouveau les bras vers elle… qui, une fois encore, échappa.
— Je ne doute pas de vous, Guillaume. Je sais que vous pensez chacun des mots que vous prononcez mais… je sais aussi comment vous êtes dans l’amour. C’est une flamme dévorante qui vous possède tout entier.
— Entendez-vous par là que je me comporte brutalement ?
— Non… mais…
— Mais quoi ? fit-il d’un ton où n’entrait plus aucune tendresse.
— Comment vous dire ?… À un certain degré de passion il est impossible, selon moi, de se contrôler. C’est pourquoi je vous demande encore un peu de patience. Plus tard…
— Plus tard ? C’est un peu vague. Cela veut dire quand ?
— Est-ce que je sais ? Quelques semaines… un ou deux mois…
— Pourquoi pas un ou deux ans ? Voilà sept mois que je ne vous ai pas tenue dans mes bras, Agnès ! Sept mois, alors que je vous désire chaque nuit un peu plus. N’aurez-vous pas pitié de moi ?
— Ne renversez pas les rôles ! C’est moi qui vous demande pitié !… Laissez-moi respirer un peu, vivre un peu ! Je ne veux pas user toute mon existence entre une nausée et une souffrance !
— Je croyais que vous vouliez un fils ?
— Bien sûr ! Et je vous promets de vous le donner, mais pas maintenant… pas tout de suite !
Cette fois des larmes jaillirent de ses yeux. Elle se mit à trembler comme en face d’un véritable danger. Ce qui, au lieu de l’apitoyer, mit son mari hors de lui. D’un élan, il l’atteignit, maîtrisa sans peine sa résistance en rassemblant ses deux poignets qu’il maintint d’une seule main derrière son dos, s’empara de sa bouche en un baiser violent qu’elle ne put éviter, puis de sa main libre se mit à la caresser. Il le connaissait bien ce corps qui se refusait à lui, et il le sentit mollir contre lui à mesure que montait le plaisir. Quand il éclata en une longue plainte heureuse, il lâcha la jeune femme qui glissa à terre au milieu de ses dentelles et resta là, haletante et les yeux clos, sans qu’il fît seulement mine de l’aider à se relever. Au contraire il recula de quelques pas, contemplant avec une sorte de rage le ravissant désordre où il la laissait.
— Admets que nous aurions été mieux dans ton lit… et que j’aurais pu te prendre sans la moindre peine ?…
Elle tendit vers lui une main qui appelait.
— Guillaume ! souffla-t-elle… Il ne faut pas…
— Quoi ? Abuser de toi ? Sois en repos, Agnès, tu n’as plus rien à craindre de moi. J’ai seulement voulu te montrer qu’en me repoussant tu nous mentais à tous les deux. À présent, je vous souhaite la bonne nuit, madame Tremaine. Quand vous serez décidée à m’ouvrir votre couche virginale, vous voudrez bien me le faire savoir ?… Assurez-vous seulement que j’en aurai encore envie !
L’instant d’après, il était aux écuries, sellant lui-même Ali sous l’œil de Potentin qui était accouru au bruit de sa galopade dans l’escalier et le vestibule.
— Et où est-ce que vous allez en pleine nuit ? demanda celui-ci.
— À Granville ! Tu diras à ma femme que je serai sans doute absent quelques jours…
Toujours imperturbable, Potentin tendit le porte-manteau que Tremaine gardait toujours prêt dans la sellerie en cas d’un départ urgent.
— Quelques jours ? Je croyais que M. de Vaumartin venait dans trois jours ?…
— Eh bien, il ne viendra pas, puisque j’y vais. De toute façon, j’ai grand besoin d’exercice !…
— Mais enfin, demain vous avez au moins deux rendez-vous ? Un avec…
— Et alors ? Tu m’excuseras ! Ou bien vas-y à ma place et raconte ce que tu veux ! Il est temps que je pense un peu à moi !
— Ça veut dire quoi, ça ?
Tremaine se pencha pour regarder sous le nez ce serviteur qui était aussi son plus vieil ami.
— Que je suis trop jeune pour vivre dans l’abstinence aux côtés d’une candidate à la sainteté… et que j’ai bien l’intention de me trouver une fille dans les plus courts délais !
N’ayant jamais eu recours aux professionnelles de l’amour, il n’en fit rien, se contenta d’aller piquer une tête dans la mer pour se rafraîchir le sang puis, prenant la route de Valognes, s’en alla finir sa nuit au Grand Turc d’où il comptait repartir au petit matin afin d’être à Granville dans la soirée. Ce qu’il accomplit scrupuleusement.
Tout au long de la route, il remâcha sa colère et sa déception. Que sa femme eût peur de l’amour dépassait son entendement. Certes, la première expérience dans les pattes du vieil Oisecour laissait d’affreux souvenirs à Agnès mais, depuis plus d’un an qu’ils étaient mariés, il s’était appliqué à les effacer et Dieu sait qu’elle avait été une compagne ardente jusqu’à ses premiers malaises ! Est-ce que tout allait être à recommencer ? Allait-il falloir l’apprivoiser de nouveau et ensuite se priver de l’espoir d’autres maternités ?
Autre chose aussi agaçait Guillaume : ce chanoine Tesson, ancien ami de sa mère qu’elle avait retrouvé durant sa retraite dans un couvent de Valognes après la mort du baron et qui, selon lui, prenait un peu trop souvent le chemin des Treize Vents. Tremaine, chrétien fort tiède et assez méfiant envers les gens d’Église, ne l’aimait pas plus qu’Agnès n’aimait Vaumartin, et craignait qu’il ne cherchât à s’implanter un peu trop solidement chez lui… Il se promit d’en causer avec Potentin, toujours de si bon conseil…
Il finit tout de même par balayer ses soucis. Il faisait l’un de ces jolis temps du début de l’automne où l’été se prolonge. Sur la lande les bruyères mettaient de grandes taches, hésitant entre le rose et le mauve et, dans les sous-bois, les champignons étaient si nombreux qu’un aveugle aurait pu les trouver à l’odeur. Guillaume finit par retrouver sa bonne humeur naturelle et, refusant de s’appesantir plus longtemps sur ses problèmes domestiques et sur ce qu’il trouverait au retour, il se sentait l’âme d’un écolier en vacances lorsqu’il mit enfin pied à terre dans la cour de l’Auberge de la Manche où il comptait passer la nuit. Il aurait pu se rendre tout droit chez son ami dont l’hospitalité était aussi large que généreuse, mais il détestait déranger. Aussi se contenta-t-il de faire porter un billet annonçant sa visite pour le lendemain puis soupa de bon appétit, se coucha et dormit en homme qui a une longue chevauchée dans les reins.
Le lendemain vers dix heures, il franchissait le pont lancé sur la tranchée aux Anglais et gravissait allègrement, à pied, la rue Saint-Jean avec, dans les bras, un gros bouquet de fleurs encore brillantes de rosée qu’il venait d’acheter au marché à l’intention de Mme de Vaumartin. Il le remit aux bras d’une servante puis se dirigea vers la Grand-Porte aux environs de laquelle se trouvaient les bureaux de l’armateur dont les fenêtres dominaient ainsi le port. Celui-ci n’était encore bordé que par une longue rue, noire et sale, où l’on ne trouvait guère que des entrepôts et des tavernes à matelots. Le tout sentant furieusement le poisson et la saumure.
Un autre visiteur, plus matinal sans doute que Guillaume, l’avait précédé chez Vaumartin car une voiture et un cocher attendaient devant l’entrée des bureaux. Guillaume en était déjà familier : lorsqu’il franchit le seuil en lançant un vigoureux « Bonjour à tous ! », les commis, penchés sur leurs registres, lunettes sur le nez et la plume à l’oreille, relevèrent la tête et lancèrent d’une même voix :
— Le bonjour à vous, monsieur Tremaine !
Le nouveau venu s’arrêtait pour bavarder un instant avec l’un des employés comme il le faisait toujours, quand une dame sur le point de pénétrer dans le cabinet de l’armateur et dont Tremaine s’était contenté de remarquer la taille fine, l’élégante toilette et le grand chapeau empanaché cachant entièrement son visage, s’arrêta brusquement, fit demi-tour et vint vers lui. Il vit alors qu’elle était extraordinairement belle, très blonde avec des cheveux aux reflets argent qui n’avaient aucun besoin de poudre, un teint ravissant, un petit nez insolent retroussé au-dessus d’une bouche fraîche comme une fleur. Mais surtout Guillaume remarqua les yeux : de longues prunelles d’un bleu-vert transparent, légèrement étirés vers les tempes. Cette femme n’était plus une jeune fille ; peut-être même avait-elle plus de vingt-cinq ans, mais sa beauté illuminait l’étroite pièce grise et poussiéreuse.
Incapable de faire un geste, saisi d’une émotion bizarre, Guillaume la regardait s’approcher de lui. Elle, de son côté, le dévorait de ses yeux où la surprise faisait place à la joie.
— Guillaume ! souffla-t-elle enfin. Guillaume Tremaine !… Est-ce que c’est possible que tu… que vous soyez là, devant moi… et après tant d’années ?
— Madame…
— Madame ?… Ai-je donc tellement changé ? Oh, Guillaume !… Autrefois tu m’appelais Marie…
— Marie-Douce !… oh, mon Dieu !
Oubliant où ils se trouvaient et tous ces regards qui les observaient avec amusement, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, avec ce besoin de toucher l’autre, de sentir l’autre pour être bien certains qu’il ne s’agissait pas d’un rêve, qu’ils n’étaient pas victimes de quelque fantasmagorie du Destin. La jeune femme riait et pleurait tout à la fois. Quant à Guillaume, son cœur battait si fort qu’il emplissait ses oreilles, brisant le silence ambiant. Un silence que vint rompre la petite toux de Vaumartin, sorti de son bureau pour contempler la scène, et qui annonçait ainsi sa présence.
— Ainsi vous vous connaissez ? soupira-t-il tandis que les deux anciens amis se séparaient en hâte, un peu confus tout de même, je ne l’aurais jamais imaginé, en dépit de la similitude des noms. D’autant qu’il y a tout de même une lettre de différence… Voulez-vous que nous passions dans mon cabinet, lady Tremayne ? Nous y serons plus à l’aise…
— Lady Tremayne ? articula Guillaume, sidéré. Tu… vous êtes devenue anglaise ?
Elle eut pour lui un sourire d’excuse, un peu triste mais adorable tout de même.
— En quelque sorte !… J’ajoute que vous n’êtes pas au bout de vos surprises, Guillaume, car je suis aussi votre belle-sœur. Richard, votre demi-frère, a été anobli par le roi George il y a quinze ans, juste avant notre mariage.
Conscient soudain qu’ils étaient en train de jouer devant une bande d’inconnus un spectacle d’autant plus apprécié qu’il était gratuit, Guillaume prit Marie-Douce par la main et l’entraîna chez son associé. Une véritable rage remplaçait l’instant de bonheur pur qu’il venait de vivre.
— Vous avez épousé ce misérable ? Je le croyais mort ! On m’a dit que Konoka l’avait tué.
— Non. Il en a réchappé. Cela dit, il l’est à présent et je suis veuve depuis trois ans. J’ai deux enfants qui vivent à Londres auprès de ma mère.
— Cette chère Mme Vergor du Chambon ! ricana Guillaume. Ainsi elle honore toujours la planète de sa présence ? Elle est indestructible, ma parole ?
À nouveau la jeune femme eut son petit sourire triste.
— Vous n’aviez aucune raison d’en garder un bon souvenir. Je dois dire qu’elle n’a guère changé, d’ailleurs ! Sans elle je n’aurais jamais épousé Richard… Cependant elle est une excellente grand-mère pour ses petits-enfants…
— Allons, tant mieux !… Serait-il indiscret de vous demander ce que vous faites ici ?
— Même pas ! j’obéis une fois de plus à ma mère. Elle a hérité d’une propriété dans cette région et, comme elle se déplace avec difficulté, elle m’a chargée de venir voir ce qu’il en était. L’un de ses bons amis se trouve avoir rencontré à plusieurs reprises M. de Vaumartin et nous l’a chaudement recommandé afin que je ne me sente pas trop… perdue sur cette terre inconnue…
Elle se tourna vers l’endroit où elle pensait que se trouvait Vaumartin mais il s’était éclipsé discrètement, ce qui la fit sourire.
— J’ignorais, ajouta-t-elle avec douceur, que j’y rencontrerais un parent… Guillaume ! vous faites une figure affreuse ! N’êtes-vous pas heureux de ce hasard qui nous réunit ? Moi… j’en tremble de joie ! Songez que je vous croyais mort et que je vous retrouve !
— Vous savoir l’épouse de cet assassin ne me cause aucune joie, Marie-Douce ! Dieu sait pourtant que celle que j’ai ressentie tout à l’heure était si forte qu’elle aurait pu me tuer ! Mais à présent…
Elle se haussa sur la pointe des pieds parce qu’elle n’était pas très grande et posa un baiser léger sur les lèvres de son ancien amoureux ; puis y appuya un doigt.
— Chut !… Ne me gâchez pas cet instant dont j’ai rêvé toute ma vie sans y croire ! C’est trop beau ! C’est trop doux !… Il faut oublier tout ce qu’il y a autour et ne penser qu’à nous ! Le monde a disparu : il n’y a plus que toi et moi !… Tiens, si tu veux, nous allons sortir d’ici et puis nous irons marcher au bord de la mer comme j’aurais tant aimé le faire autrefois, rien que nous deux…
Saisi de vertige, il la prit aux épaules pour mieux se noyer dans les transparences de ces yeux qu’il n’avait jamais pu oublier. C’était comme s’il se réveillait sur une plage ensoleillée après un long sommeil tourmenté. Marie-Douce était là, près de lui, contre lui… Il n’avait qu’à refermer les bras… mais il se contenta de prendre sa main.
— Viens ! dit-il seulement.
Comme deux enfants qui s’échappent, ils quittèrent la maison en courant et sans rien dire à personne. La voiture était là qui attendait toujours : ils y montèrent et Guillaume ordonna au cocher de les conduire là où il voudrait pourvu qu’il y eût une plage et qu’elle soit déserte…
Ils marchèrent longtemps, pieds nus dans le sable, à la lisière des vagues qui éclaboussaient les jupons de Marie-Douce. Elle avait ôté son grand chapeau à la Gainsborough et laissé le vent dénouer ses cheveux qui flottaient autour d’elle comme des écheveaux de lin. Ils marchèrent jusqu’à une toute petite crique entre deux escarpements rocheux, un lit de sable entre des courtines de granit où Marie-Douce s’étendit. Et ce fut là que sans chercher à comprendre ce qui leur arrivait, sans essayer seulement de résister à cette passion qu’ils portaient en eux depuis tant d’années et sans en mesurer les conséquences, ils devinrent amants…
1) Ennuyée, dans le parler canadien.
2) Les mûres.
3) Fèves brunes. C’est la « coffee-bean » des Anglais.
4) On surnommait ainsi les sœurs de la Charité à cause de la couleur de leur habit.
5) Linge blanc que le prêtre place autour de son cou sous l’étole.
6) Le Château-Frontenac, l’immense hôtel de la Canadian Pacific, occupe de nos jours son emplacement.
7) Il s’agit d’une vieille légende : celle d’un moine fantôme auquel on attribuait volontiers les crimes qui se produisaient dans la région.
8) Il s’agit d’une vieille légende : celle d’un moine fantôme auquel on attribuait volontiers les crimes qui se produisaient dans la région.
9) Sorte de chaise pourvue d’une roue, comme son nom l’indique.
10) La Marine royale en général mais surtout le corps des officiers nobles, ceux que l’on appelait les Rouges.
11) Le petit phare existe toujours. Il sert maintenant de sémaphore auprès du grand construit en 1835.
12) Actuelle rue Maréchal-Foch.
13) La rue de la République passe actuellement sur cet emplacement.
14) Julien et Marguerite de Ravalet, exécutés pour inceste et adultère au début du XVII siècle.