Comme autrefois, la grille noire et or, encadrée de géants de pierre, parut s’ouvrir d’elle-même devant les naseaux des chevaux... Comme autrefois, la calme magie du parc enveloppa comme une caresse ceux qui venaient d’y pénétrer...
C’était toujours la même allée de sable clair glissant comme une rivière entre les plumes noires des cyprès et les boules odorantes des orangers pour se perdre dans la brume des fontaines et des eaux jaillissantes. Et pourtant Marianne, tout de suite, eut le sentiment que quelque chose avait changé, que ce jardin n’était plus tout à fait le même que celui où, trois ans plus tôt, presque jour pour jour, elle était entrée, le cardinal à ses côtés, comme on entre dans l’inconnu...
Une exclamation d’Adélaïde lui fit soudain saisir la différence :
— Dieu que c’est beau ! souffla la nouvelle mariée. Toutes ces fleurs !...
C’était cela ! Des fleurs ! Autrefois le parc n’avait pas de fleurs, sauf au moment de la floraison des orangers et des citronniers. Sa beauté tenait uniquement aux nuances contrastées de ses arbres et de ses pelouses, de ses bassins d’eaux vives où les statues immobiles avaient l’air de tellement s’ennuyer. Maintenant, il y avait des fleurs partout, comme si un enchanteur pris de folie avait d’un seul coup déversé sur le parc tout l’éclat d’un arc-en-ciel. Il y avait des roses, surtout des roses, mais en masse, de grands lauriers pâles et odorants, d’énormes pivoines de Chine nacrées, de gigantesques rhododendrons violets et de grands lys immaculés... Une débauche de fleurs ! Et leur magnificence avait rendu la vie à ce jardin immense. Elle éclatait partout, luttant de jaillissement avec les fusées brillantes des jets d’eau qui les rafraîchissaient et servaient d’accompagnement au chant des oiseaux. Car ils étaient là, eux aussi, les oiseaux. On ne les entendait guère autrefois, comme si la pesante tristesse étendue sur ce domaine ensorcelé leur avait fait peur. Maintenant, ils s’en donnaient à cœur joie.
Amusé par la mine surprise de Marianne, Jolival se pencha pour toucher sa main.
— Rêvez-vous, Marianne, ou bien êtes-vous éveillée ? On dirait que vous n’avez encore jamais vu ce merveilleux jardin.
Elle tressaillit comme si, en effet, elle sortait d’un rêve.
— C’est un peu vrai ! Je ne l’ai jamais vu ainsi ! Jadis, il n’y avait ni fleurs, ni oiseaux, ni vie véritable, je crois... C’était comme un songe étrange.
— Vous aviez si peur. Vous avez dû mal regarder...
Et Jolival se mit à rire en se tournant vers sa femme comme pour la prendre à témoin. Mais Adélaïde, glissant son bras sous celui de Marianne, hocha la tête.
— Vous n’y entendez rien, mon ami. Je crois, moi, que tout ce changement vient de ce que, maintenant, il y a ici un enfant ! Et, devant un enfant, même un cimetière peut refleurir.
Il y avait un mois qu’Arcadius et Adélaïde étaient mariés. En rentrant à Paris, au mois de janvier précédent, Marianne les avait retrouvés tous deux, vivant pratiquement cloîtrés dans l’hôtel d’Asselnat, repliés sur une douleur qu’ils partageaient et qui, peu à peu, les avait rapprochés. Ils étaient persuadés que Marianne était morte et ils la pleuraient de tout leur cœur affectueux.
L’arrivée des papiers officiels qui faisaient d’Adélaïde la propriétaire légitime de la maison familiale aux lieu et place de Marianne n’avait rien arrangé, bien au contraire. Cet héritage inattendu avait achevé de les persuader de la disparition définitive de la jeune femme dont, d’ailleurs, personne n’avait pu leur donner la moindre nouvelle. Alors, ils s’étaient sentis tout à coup bien seuls, abandonnés, sans plus savoir que faire de leur existence. L’hôtel d’Asselnat était devenu une sorte de mausolée derrière les rideaux tirés duquel ils s’apprêtaient tous deux à attendre la fin, servis par le seul Gracchus... un Gracchus qui ne chantait plus jamais...
Le soir où la voiture boueuse portant Marianne et Barbe s’était arrêtée devant le perron, les voyageuses avaient vu paraître deux vieillards en grand deuil, appuyés au bras l’un de l’autre et qui, tout de bon, avaient bien failli mourir de joie...
Ce retour inespéré avait vraiment été un grand, un merveilleux moment. On s’était embrassés pendant de longues minutes sans pouvoir se séparer tandis que Gracchus, après avoir embrassé lui aussi sa maîtresse, sanglotait sans pouvoir s’arrêter, assis sur une marche du perron.
Ensuite, on avait passé la nuit à se raconter les aventures que l’on avait connues, Arcadius et Gracchus avec le convoi du général de Nansouty, Marianne et Barbe par les chemins que l’on sait. On avait mangé et bu aussi. Adélaïde qui, depuis des mois, ne faisait que grignoter, avait d’un seul coup retrouvé son fabuleux appétit. Et, dans cette nuit mémorable, elle avait, à elle seule, dévoré un poulet, un pâté, un compotier de pruneaux et bu deux bouteilles de champagne.
Au lever du jour, elle était un peu grise mais heureuse comme une reine. Alors, tandis qu’elle gagnait sa chambre d’un pas légèrement chancelant, Jolival s’était tourné vers Marianne qui, debout au milieu du salon jaune, regardait le portrait de son père.
— Qu’allez-vous faire maintenant ?
Sans quitter des yeux le visage altier dont le regard ironique semblait suivre chacun de ses mouvements, elle avait haussé doucement les épaules.
— Ce que je dois ! Il est temps pour moi de devenir adulte, Jolival ! Aussi bien... je suis lasse des aventures. On s’y déchire et on s’y use sans parvenir à rien de valable. Il y a Sebastiano... Je ne veux plus penser qu’à lui.
— A lui... seul ? Souvenez-vous qu’il y a quelqu’un auprès de lui...
— Je ne l’oublie pas. Il doit être possible de trouver un peu de bonheur en faisant celui d’un autre. Et celui-là, Jolival, a plus que mérité d’être heureux.
Il approuva de la tête puis, après une toute légère hésitation :
— Et... vous n’aurez aucun regret ?
Elle eut pour lui le même regard fier qu’à l’instant de leur séparation elle avait offert à Jason Beaufort. Mais ce regard-là n’avait plus de colère. Il était calme, limpide, comme une vague dans le soleil.
— Des regrets ? Je ne sais pas ! Ce que je sais bien, c’est que pour la première fois depuis longtemps, je suis en paix avec moi-même...
L’interminable voyage l’avait usée. Aussi, avant de repartir pour l’Italie, avait-elle décidé de passer quelque temps dans cette maison qui, bien sûr, était toujours sienne, pour s’y reposer. On vit quelques amis : Fortunée Hamelin qui sanglota comme une pensionnaire quand Marianne lui parla de sa rencontre avec François Fournier, Talleyrand, toujours affectueux et sarcastique à dose égale mais visiblement tendu, nerveux, à l’image de ce Paris que Marianne reconnaissait mal.
La ville était sombre. L’Empereur y était rentré presque clandestinement puis, derrière lui, semaine après semaine, les survivants de ce qui avait été la plus belle armée du monde. Des hommes blessés, malades, traînant des membres gelés. Beaucoup ne se relèveraient pas du lit qu’ils avaient eu tant de mal à retrouver. Et pourtant, l’on disait que déjà l’Empereur cherchait à reformer une armée nouvelle. Les sergents recruteurs étaient au travail car la Prusse, encouragée par le désastre russe, relevait la tête, s’insurgeait par endroits, se forgeait des armes, des alliés. Au printemps, avec des troupes fraîches, Napoléon repartirait... Et Paris commençait à murmurer.
Au milieu de ces jours sombres, une bonne nouvelle était cependant venue trouver Jolival par l’intermédiaire de son notaire. Une bonne nouvelle à l’image du temps, car c’était tout de même celle d’un deuil son invisible épouse était morte. Dans l’hiver anglais, Septimanie, vicomtesse de Jolival, avait rendu l’âme à la suite d’une bronchopneumonie contractée en suivant la duchesse d’Angoulême dans ses visites charitables autour d’Hartwell.
Jolival ne se donna pas l’hypocrisie de la pleurer. Il ne l’avait jamais aimée et, dans sa vie bousculée, elle n’avait guère été qu’une figurante, mais il était trop bon gentilhomme pour s’abstenir de montrer une joie qui eût été déplacée.
Marianne s’en chargea pour lui. Elle n’avait pas été sans remarquer, pour s’en attendrir, la chaleur des liens qui unissaient maintenant le vicomte et sa cousine. Jolival avait pour Adélaïde des attentions, des soins qui trahissaient une tendresse. Et ce fut elle qui, à brûle-pourpoint, le jour où elle annonça son intention de partir prochainement pour Lucques, déclara :
— Puisque vous voilà libre, Jolival, pourquoi n’épousez-vous pas Adélaïde ? Vous vous convenez parfaitement tous les deux et, au moins, vous auriez dans la famille un statut plus sérieux que celui d’oncle à la mode de Bretagne...
Avec un bel ensemble, ils étaient tous les deux devenus aussi rouges l’un que l’autre. Puis, Jolival visiblement ému, avait dit, tout doucement :
— J’en aurais grande joie, ma chère Marianne... mais je ne suis pas un parti très enviable ! Pas d’état, pas de biens et encore moins d’espérances ! Une carcasse un peu usagée...
— Je n’ai rien, moi non plus, de la reine de Saba... flûta Adélaïde en baissant les yeux comme une couventine... mais je crois que je pourrais être une bonne épouse, si l’on veut de moi...
— Alors, voilà qui est dit ! conclut Marianne avec un sourire. Vous vous mariez. Ensuite, je vous emmène avec moi en Italie. Ce sera votre voyage de noces.
A la fin d’un jour d’avril encore frileux, le curé de Saint-Thomas-d’Aquin unit, dans la chapelle de la Vierge, Arcadius de Jolival et Adélaïde d’Asselnat en présence du prince de Talleyrand et de Mme Hamelin qui servaient de témoins. Auprès du vicomte, droit comme un I dans un costume qui était une admirable symphonie gris perle, Adélaïde, en robe d’épaisse soie couleur Parme, un gros bouquet de violettes à la main, rayonnait, rajeunie de dix ans, sous une capote de soie à plumes assorties. Et l’on fit ensuite un délicieux souper pour lequel le grand Carême daigna déployer tout son génie dans le magnifique hôtel de Talleyrand, rue Saint-Florentin où le prince Vice-Grand-Electeur s’était installé depuis plus d’un an après avoir vendu Matignon à l’Empereur.
Ce fut cette nuit-là qu’un homme vêtu de noir vint frapper vers minuit à la porte de l’hôtel de la rue de Lille. Il portait un grand manteau, un masque sur le visage, mais il s’inclina devant la jeune femme comme devant une reine. Sans un mot, il montra, sur sa main gantée de noir, une plaque d’or sur laquelle quatre lettres étaient gravées : A.M.D.G.
Marianne comprit que c’était là le messager dont, à Odessa, le cardinal de Chazay lui avait annoncé la visite. Elle courut à sa chambre, prit dans son secrétaire la larme de diamant qui l’avait suivie fidèlement à travers tant de périls puis, sans même la tirer une dernière fois de son sachet de peau, elle revint la déposer dans la main du messager qui salua de nouveau, tourna les talons et disparut sans qu’elle eût même entendu le son de sa voix. Sans d’ailleurs qu’il eût entendu la sienne, car elle non plus n’avait pas dit une seule parole. Mais quand la lourde porte de l’hôtel eut résonné sur le départ de l’homme en noir, Marianne appela Gracchus.
— Tu peux tout préparer pour le départ, lui dit-elle. Je n’ai plus rien à faire ici...
La chaise de poste sur le siège de laquelle Gracchus trônait avec son ancienne dignité roulait toujours à travers le parc. Elle atteignit l’immense tapis vert sur lequel les paons blancs effectuaient toujours leur promenade majestueuse, arriva en vue du palais, s’arrêta enfin au bas du large escalier sur lequel se rangeaient les valets blancs et or dont l’un se hâtait pour ouvrir la portière.
Cherchant instinctivement la silhouette enturbannée de Turhan Bey Marianne sauta à terre sans prendre la main que lui tendait Jolival. Adélaïde et Barbe la suivirent et ce fut cette dernière qui s’exclama tout à coup, joignant les mains.
— Doux Jésus ! Quel amour !...
Marianne se retourna. Sur le chemin des écuries, un étrange cortège venait d’apparaître : Rinaldo, le maître-palefrenier, chef redoutable et redouté des magnifiques écuries Sant’Anna, menait par la bride un minuscule âne gris sur lequel dona Lavinia maintenait un bambin aux boucles noires qui riait... Et Marianne vit que Rinaldo semblait plus fier et plus heureux que s’il eût mené le superbe Ildérim, l’étalon favori du prince...
Dona Lavinia, cependant, avait aperçu les voyageurs et son saisissement fut tel qu’elle faillit bien lâcher l’enfant, mais ce ne fut qu’un instant. Marianne, pétrifiée sur place par l’émotion qui l’envahissait, entendit son cri incrédule :
— Son Altesse !... C’est Son Altesse !... Mon Dieu !
L’instant suivant, malgré ses protestations, elle enlevait l’enfant de sa selle et l’emportait en courant, gigotant dans ses bras et protestant contre ce traitement inattendu.
— ... Taisez-vous, mon trésor, lui dit-elle, riant et pleurant tout à la fois ! C’est votre maman !...
— Maman... maman... chantonna le petit d’une voix qui fit fondre le cœur de Marianne.
Elle s’élança à son tour, délivrée brusquement de cette timidité qui, un instant, l’avait paralysée, et arriva sur Lavinia juste à temps pour l’empêcher de risquer une révérence que Sebastiano rendait bien difficile. Mais elle retint le geste ébauché de prendre l’enfant dans ses bras.
Niché contre l’épaule de la vieille dame, il la regardait avec étonnement, avec aussi un peu de crainte comme en ont les enfants en face des étrangers et Marianne, maintenant, n’osait même plus bouger. Elle restait là, les mains jointes, avec le même geste que Barbe tout à l’heure, dévorant des yeux cet enfant qui était le sien, le cœur bouleversé de le trouver si beau.
Sebastiano était grand, pour ses quinze mois. Il avait une petite figure ronde dans laquelle éclataient de grands yeux verts, les mêmes exactement que ceux de sa mère. Le costume blanc qu’il portait dégageait son cou et ses petits bras ronds d’une jolie couleur dorée. De grosses boucles noires, en désordre, brillaient sur sa tête, et quand brusquement il sourit, Marianne put voir briller trois ou quatre dents bien blanches dans la petite bouche.
Lavinia, cependant, détachait doucement le bébé de son cou.
— Eh bien ? dit-elle doucement, prenez-le donc, Madame ! Il est à vous...
Contrairement à ce que Marianne craignait de tout son cœur en déroute, l’enfant n’opposa aucune résistance. Il passa des bras de l’une aux bras de l’autre comme si c’eût été pour lui la chose du monde la plus habituelle. Contre son cou, Marianne sentit le contact du petit bras nu.
— Maman... gazouilla le bambin, Maman...
Alors, retenant ses larmes de toutes ses forces pour ne pas l’effrayer, elle osa enfin l’embrasser. Ce fut une marée d’amour qui la submergea, un torrent qui balaya les derniers regrets, les derniers doutes, tandis qu’au fond d’elle-même une voix terrifiée chuchotait, en s’éloignant :
« Tu aurais pu ne jamais le voir... Tu aurais pu ne jamais le tenir dans tes bras... Tu aurais pu... »
Aux côtés de Lavinia, Marianne, portant son fils avec l’orgueil d’une impératrice, revint vers ceux qui étaient demeurés au bas du perron, émus aux larmes eux aussi devant cette scène que tous, depuis le départ de Paris, attendaient avec une impatience mêlée d’anxiété. Jolival salua Lavinia en vieille connaissance et présenta son épouse puis, comme on se disposait à rentrer dans le palais, Marianne se résolut enfin à poser la question qui lui brûlait les lèvres :
— Le prince... mon époux... Puis-je être admise à le voir ?
Devant le sourire étincelant que lui offrait la femme de charge, elle demeura confondue.
— Bien sûr. Madame, vous le verrez, s’écria Lavinia... mais quand il rentrera !
— Rentré ? Il n’est pas au palais ? Oh ! mon Dieu ! Voulez-vous dire qu’il voyage ?...
Elle était déçue tout à coup et ne parvenait pas à comprendre cette espèce d’angoisse qui s’emparait d’elle. Il y avait des mois qu’elle vivait avec cette idée de retrouver cet homme étrange et attirant, d’être auprès de lui, de partager cette vie inhumaine qu’il s’était choisie... et elle découvrait maintenant qu’il lui faudrait attendre encore pour lui offrir ce don d’elle-même qu’elle voulait lui faire.
Elle était si désappointée qu’elle fut presque choquée quand Lavinia se mit à rire et qu’elle ne comprit pas tout de suite ce qu’on lui disait.
— Non, Votre Altesse, il ne voyage pas... Il n’est pas à la maison pour le moment, voilà tout ! Mais il ne va pas tarder. Il est allé jusqu’aux grands herbages simplement...
— Ah ! Il est allé...
Puis, brusquement, elle comprit :
— Dona Lavinia ! Voulez-vous dire qu’il est sorti ? Qu’il est dehors... en plein jour ?
— Mais oui, Madame... C’est fini le cauchemar, c’est fini la malédiction. Voyez ! Il a voulu pour l’enfant qu’il y eût des fleurs partout, que tous les mauvais souvenirs fussent détruits. Il n’était pas possible de continuer à vivre cloîtré. Le petit, qui l’aime, n’aurait pas compris. Cela n’a pas été sans mal, mais j’ai réussi à le convaincre, avec l’aide du père Amundi, d’ailleurs. Alors, quand nous sommes revenus ici, nous avons réuni tous les serviteurs, tous les paysans. Ils étaient tous là... au pied de cet escalier. Le père Amundi leur a parlé, puis moi qui les connais tous et qui suis des leurs, enfin le prince qui, devant eux, a jeté au feu le masque de cuir blanc.
— Et alors ? interrogea la jeune femme anxieuse.
— Alors ? Ils se sont mis à genoux, comme devant le Seigneur... et ensuite, ils ont crié, crié. Leurs acclamations montaient jusqu’au ciel. Et pendant deux jours ils ont fêté le maître qui acceptait enfin de les regarder en face... Ecoutez ! Le voilà !
Le galop d’un cheval en effet se faisait entendre, réveillant les souvenirs au fond du cœur de Marianne... C’était ce roulement de tonnerre qui hantait les nuits, aux heures noires de son mariage, rythmant la course effrénée d’un étalon couleur de neige... Le bruit grandit, s’approcha... et soudain Ildérim et son cavalier jaillirent, comme un éclair blanc d’une haute futaie... Le cheval bondit, s’enleva, franchit un large bassin avec la légèreté d’une hirondelle. Dans les bras de Marianne, Sebastiano cria de joie :
— Papa !... Papapapa !
Doucement, Marianne baisa son petit nez puis le tendit à Lavinia. Lentement, mais sans hésiter, elle redescendit les marches du perron, s’avança sur le tapis d’herbe, seule au-devant du cavalier. Il arrivait sur elle comme un boulet de canon. Peut-être ne l’avait-il pas aperçue... Pourtant, elle ne bougea pas, captivée qu’elle était par la beauté sauvage de cette chevauchée, risquant d’être renversée si Corrado ne maîtrisait pas la course folle d’Ildérim.
Mais il était le maître absolu de cette bête royale qui si longtemps avait été son seul ami. A quatre pas de Marianne, sans d’ailleurs qu’elle eût fait le plus petit geste pour l’éviter, le cheval se cabra, battit l’air de ses jambes fines, puis calmé tout à coup, retomba, tandis que son cavalier d’un mouvement souple sautait à terre.
Marianne vit alors que le dieu de bronze de ses souvenirs était véritablement devenu un être vivant. Il était vêtu, comme n’importe quel gentilhomme-fermier parcourant ses terres un jour d’été, d’une culotte collante noire qui s’enfonçait dans des bottes de cuir fin et d’une chemise blanche ouverte sur les muscles sombres et lisses de sa poitrine. Mais ses yeux bleus souriaient, pleins d’une lumière qu’elle n’y avait jamais vue...
Elle le regardait si intensément qu’elle ne songeait même pas à parler. Mais elle eut l’impression de s’éveiller d’un songe quand, doucement, il prit sa main et l’effleura de ses lèvres.
— Soyez la bienvenue, Madame, murmura-t-il de cette voix basse qui l’avait toujours émue. Vous êtes venue... nous visiter ?
Elle comprit qu’il hésitait encore à croire véritablement à son retour et lui offrait, chevaleresquement, une ultime porte de sortie. Mais, dans le ton de ses paroles, elle crut déceler une angoisse qui la toucha.
— Non ! Je suis venue pour rester, si vous le désirez toujours. Je suis venue pour être votre femme, Corrado, votre femme pleinement... entièrement. Je ne vous demanderai pas pardon pour tout ce que vous avez souffert à cause de moi, mais je me rends à vous ! Voulez-vous de moi ?
Un instant, ils demeurèrent sans parler. Les yeux bleus du prince fouillaient ceux de la jeune femme comme s’ils cherchaient à leur arracher le secret de leur profondeur, mais sous ce regard dans lequel, tout à coup, Marianne bouleversée put lire une ardente passion, les prunelles couleur de mer ne se troublèrent ni ne se détournèrent.
Alors, doucement, presque timidement, il l’attira à lui :
— Qui donc a jamais refusé de vivre son plus beau rêve ? murmura-t-il.
Cette nuit-là Marianne sut que ce n’était pas la première fois qu’elle appartenait à Corrado Sant’Anna et que l’amant mystérieux de Corfou lui était revenu...
Saint-Mandé, Pentecôte 1974.