La mer ayant enfin consenti à se calmer, la flotte anglaise put jeter l’ancre devant Boulogne et, le 22 juin à midi Henriette-Marie et sa suite embarquaient à bord du Prince, l’un des plus grands navires qui eussent jamais été construits. L’un des plus luxueux aussi puisqu’il offrait trois salles de plain-pied tendues de tapisseries de haute lice rehaussées d’or dont le capitaine Phinéas Pett fit les honneurs à sa jeune reine et à son imposante suite française : outre les Chevreuse et l’ambassadeur de France à Londres, le comte Le Veneur de Tillières et sa femme, il y avait l’évêque de Mende, Mgr de La Mothe-Houdancourt, chapelain de la Reine… et cousin de Richelieu, qu’il allait tenir fidèlement au courant de tout ce qui se passerait à Londres, la comtesse de Saint Georges[18] et la comtesse de Sipierre, le comte d’Effiat plus une quarantaine d’ecclésiastiques, secrétaires, gentilshommes, écuyers, valets, médecins et musiciens – comme sa mère, Henriette-Marie adorait la musique –, et une bonne dizaine de femmes de chambre. Presque personne ne parlait anglais, cela allait donner pas mal de fil à retordre à sir Toby Matthew, traducteur officiel. Mais les proches étaient sans conteste Mmes de Chevreuse et de Saint Georges.
Devinant son inquiétude – inavouée par fierté –, Marie s’attachait à la petite reine qu’elle connaissait bien. Elle et Holland s’étaient appliqués, depuis le début des pourparlers, à lui tracer un portrait assez séduisant de son futur époux, cependant que par lettres, Henry en faisait autant pour Charles Ier. Il fallait que ce mariage-là fût réussi même si Buckingham, ulcéré, montrait déjà une certaine mauvaise volonté envers Henriette-Marie.
Le Prince rallia Douvres en une dizaine d’heures. La Manche s’était montrée relativement accommodante et personne ne fût malade, même pas Marie que sa grossesse n’incommodait en rien et qui se montrait au contraire plus pétulante que jamais.
L’accueil de Douvres où entrait une solide dose de curiosité fut plutôt chaleureux. Le sourire d’Henriette-Marie, sa jeunesse et ses grands yeux lui ouvraient facilement les cœurs. Elle descendit du vaisseau sur un « pont mobile artificiel », prit place dans une litière qui la mena au château en compagnie de Mmes de Chevreuse et de Saint Georges. La vue dudit château rappela quelque chose à Marie : si la nuit de noces devait se dérouler dans ce monument médiéval, elle ne serait certainement pas plus agréable que sa première nuit à Chevreuse, l’endroit étant lugubre et le mobilier antique. Néanmoins elle se rassura en constatant que Charles Ier n’y était pas et comme elle interrogeait Holland, celui-ci lui apprit que Marie de Médicis, agissant en cela en bonne mère, avait obtenu de son gendre que la jeune fille pût disposer de sa première nuit sur le sol anglais pour se reposer d’une traversée qui, même au milieu du luxe, était toujours éprouvante.
Cependant le roi anglais brûlait de rencontrer son épouse. Il se trouvait à Cantorbéry et, le matin venu, sauta en selle pour accourir à Douvres où il tomba au milieu du petit déjeuner de la mariée. Ravie de cette hâte Henriette-Marie, mettant de côté la gravité qu’elle s’efforçait d’observer, courut au-devant de lui, dégringolant les escaliers pour venir mettre genou en terre à ses pieds et baiser sa main. Enchanté il la releva, la prit dans ses bras et l’embrassa à plusieurs reprises avec un certain enthousiasme puis il écouta en souriant le charmant discours qu’elle avait préparé pour lui. Et que, soudain, elle interrompit pour éclater en sanglots, persuadée qu’il l’examinait et s’étonnait de sa petite taille. Charles s’efforça de la consoler mais elle tenait à mettre les choses au point et relevant un peu sa jupe de brocart, elle lui montra ses souliers qu’aucun artifice ne surélevait :
— Voilà, Sire ! Je me tiens sur mes propres pieds. Ainsi grande suis-je, ni plus ni moins !
— Lord Holland m’avait écrit que vous étiez exquise : il ne m’a pas menti…
On se disposa à quitter Douvres pour Cantorbéry où Henriette-Marie vivrait sa nuit de noces. A cet instant se place un incident que Marie jugea désagréable. Il eût été normal que Mme de Saint Georges et elle-même qui avaient la Princesse en charge, prissent place dans le carrosse royal, mais le Roi s’y opposa : c’étaient des dames anglaises qui devaient à présent accompagner son épouse, et en dépit de ses prières, on fit monter la mère – insupportable – de Buckingham, sa femme – beaucoup plus agréable – et la comtesse d’Arundel. Les deux Françaises eurent cependant leur revanche le soir même en conduisant la nouvelle reine à la chambre nuptiale où Mme de Chevreuse eut le privilège de lui donner sa chemise… et de la réconforter au seuil de cette nuit avec un inconnu toujours redoutée des princesses quand venait le moment de les marier.
Le roi Charles simplifia les choses. Une fois dévêtu il mit tout le monde à la porte et ferma les sept verrous – sept ! – qui la défendaient en interdisant qu’on le réveille, et ce ne fut qu’à sept heures – tard pour un homme habitué à se lever à cinq ! – que l’on entendit claquer les fameux verrous. Derrière se tenait Charles, souriant et d’humeur charmante cependant qu’Henriette-Marie se montrait rose de confusion. Le mariage était réussi. On prit alors le chemin de Londres avec une franche gaieté qui reçut tout de même un bémol quand, à Gravesend, on s’embarqua sur la barge royale qui devait amener le nouveau couple au cœur de sa capitale. D’abord il faisait un temps affreux et, plus grave, on apprit qu’une centaine de personnes étaient mortes de la peste durant la semaine écoulée. A la surprise générale, la petite reine n’en montra aucune crainte :
— Là où vous irez, j’irai, mon cher Sire, dit-elle en lui tendant une main qu’il baisa. Rien de mauvais ne saurait arriver. Je veux partager avec vous les mauvais jours comme les bons.
Et chacun d’applaudir devant tant de crânerie. Cette gamine de quinze ans que l’on allait couronner ne manquait pas de courage : elle était la digne fille d’Henri IV. Charles ordonna alors que l’on ouvre la grande baie de la barge et tous deux, vêtus du même satin vert brodé d’or et de perles, se tinrent debout, à l’avant de l’embarcation pour remonter la Tamise en saluant ceux qui, en dépit de la pluie, se pressaient sur les rives et dans une multitude de petits bateaux portés par la marée. Au passage de la Tour de Londres, les canons tonnèrent, relayés par ceux des vaisseaux d’escorte, et l’on arriva ainsi jusqu’à Denmark House, du nom d’Anne de Danemark, la mère de Charles, qui en avait fait sa résidence préférée. Le Roi venait de la faire restaurer pour sa jeune épouse par Inigo Jones. Celle-ci y resterait jusqu’à la cérémonie du lendemain où, au palais de Whitehall, le mariage serait confirmé par le Parlement, et déclaré légitime puis officiellement consommé, après quoi Denmark House serait gracieusement attribuée aux Chevreuse, pour le temps de leur séjour en Angleterre. Mais, à cause de la peste, ils pourraient résider aussi au château de Richmond.
Ce soir-là, il y eut un grand dîner au palais suivi d’un bal où Marie, n’étant plus concurrencée par Anne d’Autriche, écrasa de son éclat toutes les autres femmes, ce qui lui valut quelques solides inimitiés, à commencer par celle de Lady Carlisle…
La femme de l’ambassadeur était une splendide créature au charme de laquelle Buckingham – toujours lui ! – ne s’était pas montré insensible. Elle était sa maîtresse quasi déclarée et si la soudaine passion de son amant pour la reine de France ne l’avait guère gênée, elle trouva insupportable les liens d’amitié complice noués avec Mme de Chevreuse et entreprit sans plus tarder une campagne de dénigrement qui, à vrai dire, ne rencontra pas beaucoup d’échos : dès son arrivée la folle Duchesse fut à la mode et remporta tous les suffrages.
On ne pouvait malheureusement pas en dire autant d’Henriette-Marie.
Dès le lendemain de la fête à Whitehall, Charles l’avait emmenée hors de Londres dans son magnifique château de Hampton Court, sur la Tamise, et là, presque du jour au lendemain, les choses commencèrent à se dégrader. Par la faute de l’éternel Buckingham qui ne digérait toujours pas son retentissant échec auprès d’Anne d’Autriche. Sa tête chimérique lui avait tant brossé le séduisant tableau d’une reine de France entièrement soumise à son charme et intervenant dans la politique du royaume selon ses idées et directives qu’il faisait peser sur Louis XIII et Richelieu une rancune qui ne cessait d’enfler, au point de lui faire prendre en grippe tout ce qui était français… y compris la pauvre Henriette-Marie.
Désireux d’effacer dans l’esprit du roi Charles la désastreuse impression laissée par les conditions du mariage acceptées par les ambassadeurs et par lui-même, le Duc chargea le cardinal de Richelieu qu’il accusa ouvertement d’avoir plus ou moins falsifié les traités et, manifestement, de les avoir outrepassés en fournissant à Henriette-Marie une suite ecclésiastique plus importante que prévu. Et si l’on n’osa pas lui enlever Monseigneur de La Mothe-Houdancourt, on fit repasser assez vite la Manche à une bonne partie des autres. De même, les dames françaises – principalement Mme de Saint Georges et Mme de Sipierre – furent remplacées par la mère, la femme et la nièce de Buckingham… La petite reine, d’abord surprise puis désolée, commença par demander posément la raison de cet ostracisme, pleura et finalement s’indigna. En digne fille d’Henri IV, elle exigea des explications qu’on lui refusa. Reine d’Angleterre, elle devait se conformer aux us et coutumes du royaume et s’estimer heureuse qu’on lui permît d’avoir un chapelain catholique et de prier comme elle l’entendait. La lune de miel tournait court et même se teintait de sang : au lieu de libérer des catholiques incarcérés pour leur foi, Buckingham en fit exécuter quelques-uns.
Seuls, les Chevreuse échappaient à cette mauvaise volonté. Au contraire même, ils étaient en cour mieux que jamais. Leur luxe et leur élégance leur valaient la faveur de la jeunesse dorée du royaume et l’on s’arrachait leurs invitations. Claude chassait avec le Roi qui le recevait souvent en son particulier et il s’en montrait ravi, trop heureux d’être ainsi honoré pour se soucier de ce qui se passait au palais. Quant à Marie, plus amoureuse que jamais de Holland avec qui elle affichait sans vergogne sa liaison, elle était devenue l’amie de Buckingham avec qui elle bavardait en tête à tête durant des heures sans se soucier de l’effet déplorable de ces apartés. La Mothe-Houdancourt qui entretenait une correspondance assidue avec son cousin Richelieu l’accusait clairement : « Mme de Chevreuse, écrivait-il, demeure chaque jour cinq ou six heures enfermée avec Buckingham : Holland lui a lâché sa prise ! » Autrement dit lui a passé sa maîtresse.
Or il n’en était rien. Marie aimait trop Henry pour songer seulement à lui donner un coadjuteur. D’autant que le terme de sa grossesse approchait. Mais elle aimait bien « Steenie » et, sans rien remarquer du mal qu’il faisait, cherchait continuellement le moyen de le réconcilier avec Anne d’Autriche. Celle-ci était le seul objet de leurs entretiens : comment rétablir l’état de grâce des beaux jours, obtenir d’Anne qu’elle accepte de correspondre avec Buckingham puis de le revoir. Marie, habituellement peu portée sur l’écriture, noircissait des pages à destination de Paris dont, avec son « cher ami », elle discutait chaque phrase. Un incident les rapprocha encore. Ce soir-là, Buckingham donnait à York House, son palais des bords de la Tamise, une fête en l’honneur de Mme de Chevreuse. Le Roi y vint mais la Reine avait refusé de s’y rendre. Elle n’ignorait plus rien des menées du Duc et, sans accuser Marie d’y avoir part, elle ne voulait pas franchir le seuil d’un homme qui changerait en cauchemar un mariage dont elle avait espéré tant de bonheur.
Marie bien sûr était éblouissante dans ses atours blancs et noirs étincelants de rubis et de diamants en dépit d’une grossesse plus qu’avancée, mais qui, au lieu de l’enlaidir, semblait la rendre plus éclatante encore. L’ampleur de ses robes – à la dernière mode ! – dissimulait son corps, assez peu déformé d’ailleurs, et cernait de mille feux la splendeur de sa gorge découverte aux limites de l’indécence. Son entrain non plus ne souffrait pas. Elle ne manqua aucune danse dont plusieurs avec le maître de maison qui était obligé d’inviter d’autres dames.
Vers une heure du matin, il revenait vers elle pour l’inviter à nouveau quand elle fronça le sourcil et, au lieu de se laisser emmener au centre du salon, elle se déclara fatiguée, demanda cependant à lui dire quelques mots en privé : il l’entraîna sous les ombrages illuminés des jardins mais n’eut pas le temps de s’enquérir de la raison d’un entretien si urgent.
— Avec qui avez-vous dansé, depuis notre dernier branle ?
— Attendez que je me souvienne ? Ma nièce Arundel… Lady Stratford, Lady Montaigu… Pourquoi ?
— Vous portiez les ferrets de diamants que l’on m’avait chargée de vous remettre ?
— Pourquoi dites-vous « portiez » ?
— Parce qu’il vous en manque deux. Tenez, ajouta-t-elle en soulevant les deux bouts de ruban qui les avaient supportés. Voyez vous-même ! Ils ont été bien proprement coupés. Par qui ?
Buckingham se mit à réfléchir tout haut :
— Aucune de ces trois dames n’avait de raison de chercher à me nuire : elles me sont affectueusement attachées. Et puis manier des ciseaux en dansant, au vu et au su de tous, cela me paraît difficile.
— Ne vous êtes-vous pas, à un moment donné, entretenu privément avec la comtesse de Carlisle ?… D’assez près il me semble ?
— Lucy ?… C’est impossible, voyons ! Une des plus hautes dames, fille du duc de Northumberland…
— Peut-être mais elle était votre maîtresse, si j’en crois nos relations, une maîtresse singulièrement jalouse. En outre, par son époux, elle ne doit rien ignorer de vos exploits à Paris et à Amiens et, si elle vous aime, elle doit haïr la Reine !
— Oh, elle sait très bien haïr, mais en l’occurrence que pourrait-elle faire de ces deux ferrets ?
— Innocent que vous êtes ! fit Marie en lui tapotant la joue du bout de son éventail. Mais tout simplement les envoyer au roi Louis… ou même au Cardinal. Hier au soir je l’ai vue en grande conversation avec La Mothe-Houdancourt. Si ces maudits affiquets arrivent sous les yeux du Roi, la Reine est perdue ! Elle sera d’autant plus joyeusement répudiée que l’on en est toujours à attendre un héritier pour le royaume.
— Alors elle n’aura qu’à venir à moi, mes bras lui seront ouverts et ma fortune à ses pieds…
— … en compagnie de votre femme et de vos enfants ? Ma parole, vous rêvez debout, mon ami. Si grand que vous soyez, cela ne saurait suffire à une infante d’Espagne, émit la Duchesse avec dédain.
— Vous avez raison ; je crains qu’il n’y ait d’autre moyen de la conquérir que le fil de l’épée et les canons des vaisseaux qui, un jour prochain, me porteront en France. En attendant… venez avec moi !
Il la prit par le bras pour la conduire jusqu’à son cabinet de travail où il s’assit à sa table pour rédiger une lettre rapide. En même temps, il sonnait, ce qui fit apparaître aussitôt un valet :
— Cette lettre à l’Amirauté, en urgence. Il faut qu’avant une heure des courriers soient partis pour exécuter mes ordres…
L’homme disparut et Marie qui s’était assise dans un fauteuil le suivit des yeux :
— Qu’avez-vous décidé ?
— De fermer tous les ports d’Angleterre. N’oubliez pas que je suis Premier Lord de la Mer. En outre, tous ceux qui voudraient embarquer doivent être fouillés jusqu’à l’os qu’ils soient hommes ou femmes. Enfin…
Un nouveau coup de sonnette amena un autre serviteur qui reçut, lui, l’ordre d’aller chercher le joaillier du duc en le tirant de son lit, au besoin. Ce qui fut réalisé avec une célérité remarquable.
— Ne serait-il pas plus simple, remarqua Marie avec un sourire en coin, de faire appeler Lady Carlisle… et de la fouiller vous-même puisque vous êtes du dernier bien ?
— Elle a quitté le bal à l’instant où je vous amenais ici et si les ferrets doivent aller en France ils sont certainement déjà en route.
Perkins, le joaillier, fit son entrée quelques minutes plus tard avec la mine ensommeillée de quelqu’un qui n’a pas dormi son content, mais il se réveilla complètement en s’entendant commander deux ferrets semblables à ceux qu’on lui montrait, et ce dans des délais si brefs qu’il allait devoir chercher ses outils et s’installer à York House où les pierres nécessaires lui seraient fournies. Le pauvre homme commença par lever les bras au ciel :
— Cinq jours, Votre Grâce ? Je n’y arriverai jamais !
— Faites venir des aides si vous voulez mais que ce soit fait dans les cinq jours et chacun vous rapportera mille livres ! En revanche, si vous dépassez le temps imposé, il vous sera retranché la même somme par vingt-quatre heures !
Il n’y avait rien à ajouter à cela. Perkins une fois confié au majordome du palais chargé de l’installer, Buckingham remplit deux verres de vin d’Alicante et en offrit un à Marie. Elle l’accepta avec un sourire moqueur :
— Il y a des moments où je ne vous comprends pas, mon ami. Pourquoi cinq jours plutôt que six ou sept ? Vous mettez ce malheureux sur les dents !
— N’est-ce pas vendredi, donc le sixième jour, que part votre courrier pour la France ? Choisissez vous-même celui à qui nous pourrons confier sans crainte le précieux paquet et la personne à qui il devra le remettre.
Mme de Chevreuse envoya une pensée pleine de regrets à Gabriel qui eût été le messager idéal, mais il fallait trouver autre chose :
— Sans hésiter Peran, mon cocher. Il est à mon service depuis mon enfance et c’est l’homme le plus sûr et le plus silencieux qui soit. Une force de la nature qui ne dit pas trois paroles par jour. Il confiera les bijoux à Mme du Vernet ou à Louise de Conti mais je préférerais la première : elle est dame d’atour et rangera les ferrets à leur place… Je pense qu’il n’y a pas de souci à se faire, il les connaît bien toutes les deux…
Le vendredi suivant, Peran partait pour la France avec les dépêches à destination de Paris. Marie n’avait eu aucune peine à obtenir de l’ambassadeur permanent à Londres, le comte Le Veneur de Tillières, de l’adjoindre à ses messagers sous le prétexte de lui rapporter une parure restée rue Saint-Thomas-du-Louvre.
Or la chaleur s’abattit soudain sur Londres où, dans les bas quartiers, les cas de peste augmentaient. Marie prit peur quand on retrouva, un matin, le corps boursouflé d’un des palefreniers de Denmark House. Elle voulut quitter aussitôt la maison, ce que son époux, pas beaucoup plus rassuré qu’elle, accepta volontiers.
— Allons à Richmond puisque nous y sommes chez nous, proposa-t-il. Nous y serons à l’abri du danger et vous respirerez peut-être un peu mieux.
— Cette bâtisse sinistre ?
— Sinistre ! Un château au milieu d’un parc giboyeux ! Oh ! émit Claude scandalisé.
— Est-ce que je suis en état de chasser ? Et vous savez très bien que je n’aime pas le Moyen Age ! Je n’irai pas à Richmond !
Le château construit au XVe siècle n’était pas follement gai en effet. On y gardait pieusement le souvenir du roi Henry VII et surtout de la Grande Elizabeth qui, tous deux, y avaient rendu le dernier soupir, et pour la seconde celui d’y avoir été emprisonnée dans sa jeunesse comme d’ailleurs Marie Tudor, la demi-sœur qui l’avait précédée sur le trône. Rien de très réjouissant dans tout cela mais le prétexte semblait bon à Marie qui avait une autre idée en tête. Son époux cependant reprenait :
— Comme vous ne voulez pas non plus rester ici, me direz-vous où vous comptez aller ?
— Chez notre cher ami Holland voyons ! A Chiswick, répondit-elle après avoir toussoté pour s’éclaircir la voix. Il y a des jours qu’il nous propose sa ravissante maison au bord du fleuve en assurant qu’il ne gardera pour lui qu’un petit logis. Le jardin est merveilleux, l’air excellent…
— Pas pour moi ! J’aime beaucoup votre « nous propose » mais je voudrais que vous ne me croyiez pas plus bête que je ne le suis. C’est vous qu’il invite. Pas moi ! Et aller faire vos couches chez Holland me paraît stupide. On chuchote déjà partout que l’enfant est de lui.
— Ah ? On dit cela ?
— Oui. On va bientôt le crier sur les toits !
— Ridicule ! Et vous devriez être le dernier à vous faire l’écho de cette sottise ! Oh, je n’ignore rien des ragots de cour. Ne dit-on pas aussi que je suis la maîtresse de Buckingham… alors que, grâce aux excellents rapports que j’entretiens avec lui, nous sommes les seuls Français que l’on ne regarde pas de travers à Whitehall ou à Hampton Court.
— Je suis moi-même en très bons termes avec le Roi ! fit Chevreuse en se rengorgeant.
— Mais vous le seriez certainement moins si je n’entretenais cette vive amitié avec « Steenie ».
— Dans ce cas vous devriez faire en sorte qu’il cesse de tourmenter la pauvre Henriette-Marie ! Et si nous parlions de Henry Holland ? Nos relations avec lui sont-elles aussi… diplomatiques ?
— Peut-être plus que les vôtres avec Lady Carlisle ! Souvenez-vous, mon ami, qu’il a été l’artisan principal de ce mariage qui vous a tant honoré ! C’est lui qui écrivait au roi Charles pour lui vanter la grâce et les belles qualités de notre princesse et, en même temps, il tenait à celle-ci des discours propres à lui donner de l’amour pour son futur époux…
— Certes, certes ! Mais que vient faire Lady Carlisle dans notre conversation ?
Marie ouvrit de grands yeux innocents :
— N’êtes-vous pas du dernier bien avec elle ? C’est du moins ce que proclame la rumeur publique… et si je n’y vois pas offense je ne laisse pas de m’en inquiéter. Savez-vous qu’elle se donne une peine infinie pour nuire à Buckingham… et aussi à notre reine Anne ?
— Elle ? Oh, c’est incroyable !
— Pourquoi ? Elle était la maîtresse du Duc dont le cœur est pris tout entier en France et elle le sait. Elle ne serait pas femme si elle ne cherchait à se venger… Vous devriez y veiller !… Claude, ajouta-t-elle en venant nouer ses bras autour du cou de son mari, vos mérites ont fait que nous sommes ici le point de mire d’une cour qui ne brille pas par sa sagesse ni par sa retenue. Notre entente ne doit pas en souffrir puisque nous ne sommes pas des gens comme les autres ! Ensemble nous pouvons tout obtenir… tout oser peut-être ! Une chose compte : conserver la bienveillance que nous montre le roi Charles ! Restez donc au plus près de lui… et laissez-moi mettre au monde notre enfant !
— Chez Henry Holland ?
— J’ai besoin d’air et celui de Richmond ne me convient pas… Mille tonnerres, Claude, continua-t-elle en s’éloignant de quelques pas pour qu’il pût avoir une vue d’ensemble de son corps arrondi à travers le déshabillé de fine batiste blanche, de rubans et de dentelles, croyez-vous vraiment que ma vertu ait quoi que ce soit à redouter dans l’état où vous me voyez ?
Avec la masse fauve de ses cheveux répandus sur ses épaules elle était si belle que Chevreuse haussa les épaules avec un demi-sourire :
— Vous êtes simplement merveilleuse !… Souvenez-vous seulement de temps en temps que vous êtes ma femme !
Et il sortit sans rien ajouter…
Si l’on avait interrogé Elen du Latz, elle eût sans doute répondu qu’elle préférait cent fois Richmond, même Denmark House où cependant le fléau venait de frapper, que suivre la Duchesse chez son amant. Depuis l’arrivée en Angleterre son rôle auprès de Marie ressemblait de plus en plus à celui d’une femme de chambre et non d’une suivante. A la Cour, fastueuse et passablement dépravée, les us et coutumes étaient plus simples et les dames, à l’exception de la Reine, bien sûr, ne s’encombraient guère de demoiselles à accompagner : elles sortaient seules comme les hommes ou avec les hommes dont elles imitaient parfois la vie, chassant, jouant et buvant comme eux. Dans la résidence des Chevreuse, Elen passait le plus clair de ses journées à broder près d’une fenêtre ou dans le jardin pour préparer le trousseau du bébé à venir, s’occuper des toilettes de Marie – il arrivait à la Duchesse d’en changer quatre fois par jour ! – et de l’entretien de ses bijoux. Et s’il lui advenait de croiser Lord Holland dans la maison, il se comportait comme s’ils ne se connaissaient pas, se contentant d’un salut rapide, la plupart du temps, auquel elle ne répondait pas, paralysée par une étrange timidité née de l’amour grandissant qu’il lui inspirait et aussi du fait qu’il possédait le pouvoir de l’impressionner. Toujours vêtu sobrement et le plus souvent de gris ou de noir, il tranchait parmi ses pairs rutilants de parures sur des satins ou des brocarts vivement colorés tout comme son allure hautaine et ses yeux froids maintenaient à distance les éléments les plus turbulents de la jeunesse dorée à l’exception, naturellement, du seul Buckingham. On le savait redoutable aux armes, exact à ses devoirs religieux et s’ils étaient nombreux ceux – et celles ! – qui s’étonnaient de sa liaison évidente avec la belle duchesse française, nul ne se fût permis de lui demander des explications. Marie elle-même subissait cette influence dont elle n’imaginait pas qu’elle l’asservissait, parce qu’elle croyait son amant attaché par les liens de fer d’une passion toujours intense. A défaut de lui parler d’amour, ne lui répétait-il pas qu’elle éveillait en lui une espèce de fureur génésique alternant avec des instants d’une douceur infinie à quoi elle se livrait avec délices ? Il était un amant incomparable et elle se croyait certaine de le garder aussi longtemps qu’elle en aurait envie…
Evidemment, aux approches de la naissance, il avait bien fallu adopter un comportement plus sage – encore que !… –, mais Marie savait que Henry lui laisserait juste le temps des relevailles avant de reprendre leurs étreintes et elle avait accepté avec enthousiasme l’idée un peu bizarre tout de même de faire ses couches chez lui. D’autant plus curieux que Lady Holland était allée vivre sa propre grossesse dans leur château du Kent. Et elle anticipait avec des frissons le moment béni où, délivrée d’un fardeau dont il était peut-être responsable, elle pourrait à nouveau lui offrir le corps qu’il aimait tant…
Elen le savait. Ignorant les sentiments de sa suivante pour Holland, Marie n’avait jamais cessé de se confier à elle aussi bien pour les projets qu’elle formait au sujet des futures relations d’Anne d’Autriche avec Buckingham que de cet amour dont, avec une certaine naïveté, elle avouait qu’elle n’en avait jamais connu de semblable. Excellant aux jeux de la coquetterie, elle ne ménageait pas ses sourires à ses nombreux soupirants mais sans y attacher d’autre importance qu’à un bon moyen d’éveiller la jalousie de Henry en minimisant ainsi, aux yeux de son époux, l’importance de sa relation avec lui. Elen en souffrait, et plus encore de sentir une envie amère l’envahir et prendre peu à peu la place de l’ancienne affection éprouvée pour la Duchesse jusqu’à l’entrée dans leur vie commune du trop séduisant Anglais. Aussi craignait-elle de se retrouver entre eux dans une demeure où il était le maître.
Lorsqu’elles arrivèrent chez lui, en fin de journée, la chaleur ne se décidait pas à lâcher prise. Le temps était lourd, orageux, à peine respirable mais le jardin embaumait les roses dont il était couvert et la grande maison élizabéthaine délicieusement fraîche. Marie se sentait lasse pour la première fois peut-être depuis le début de sa grossesse. Elle était pâle et le cerne de ses yeux ne devait rien aux jeux de l’amour. A Holland qui l’accueillait au seuil, elle demanda de se retirer dans sa chambre sans plus attendre. Elle ne descendrait même pas pour souper. Et comme il s’inquiétait, proposant d’appeler un médecin, elle le rassura d’un sourire :
— Ne vous tourmentez pas : cela signifie seulement que mon heure approche. Il était temps que je quitte Londres. On y étouffe et le fleuve charrie des odeurs putrides insupportables. Ici on respire ! ajouta-t-elle en fronçant son joli nez pour mieux aspirer les senteurs des parterres.
Naturellement la plus belle chambre lui était réservée, mais Elen fut agréablement surprise quand la gouvernante de Holland House ouvrit devant elle la porte d’une chambre voisine, plus petite et moins somptueuse mais sans communication directe. En revanche un lit était disposé non loin de celui de Mme de Chevreuse, pour Anna sa première camériste. C’était la garantie pour Elen de préserver un peu son intimité tout en restant cependant proche de sa maîtresse. Elle avait toujours habité jusque-là des pièces donnant directement chez celle-ci : il n’était donc pas possible d’y entrer ou d’en sortir sans qu’elle le sût. Cette fois elle avait l’impression d’être une invitée comme une autre.
Cette sensation de liberté subsistait encore lorsque Marie, mise au lit après une toilette rapide destinée à la rafraîchir, et un souper léger, renvoya ses femmes en disant qu’elle se sentait vraiment très fatiguée et voulait dormir. Elen, qui n’avait pas faim, eut envie de se promener parmi ces parterres de roses au-delà desquels de longues marches douces descendaient vers la Tamise qui, à cet endroit, coulait dans un écrin vert…
A cause des nuages obscurcissant le ciel, la nuit semblait tomber plus vite. L’orage s’annonçait, cependant la jeune fille poursuivit son lent cheminement, heureuse de découvrir en solitaire cet endroit plein de charme qui était la demeure de Henry. Derrière elle le château peu éclairé se faisait discret comme il convenait pour protéger le repos d’une dame. Elle savait que Holland en avait réservé une partie restreinte pour son usage. Appuyée au tronc d’un vieil arbre, elle essaya d’en deviner l’emplacement… Et, soudain, il fut là.
Sorti de nulle part comme dans la vieille rue de la Cité, l’épaisseur de l’herbe, sans doute, avait amorti le bruit de ses pas. Sa haute taille cachait la vue de la maison.
— Le mauvais temps arrive, dit-il. Vous n’en avez pas peur ?
De faibles roulements de tonnerre s’entendaient en effet vers l’ouest.
— Ni de cela ni de la tempête. Dans mon pays de Bretagne, ce sont choses fréquentes. Et puis ce jardin est si beau, je voulais y faire quelques pas. Madame la Duchesse dort, ce qui m’accorde un moment de liberté. J’ai voulu en profiter…
— Prenez mon bras, je vous guiderai. Les trous de taupes ne sont pas rares et donnent des cauchemars à mes jardiniers. Une cheville de femme est fragile…
Elle accepta avec un battement de cœur, retrouvant l’impression de leur première rencontre lorsqu’il l’avait ramenée au Louvre et comme alors, ils marchèrent d’abord en silence. C’eût été comme un rêve si les grondements du ciel ne se fussent rapprochés.
— Je suis heureux que mon jardin vous plaise, murmura Henry. J’avais tellement envie de vous le montrer !
— A moi ?
— A vous. Je vais peut-être vous surprendre mais en invitant Mme de Chevreuse à venir faire ses couches ici, c’était à vous que je pensais. Ce n’est pas elle que je voulais recevoir mais vous. En vérité je n’espérais pas réussir : il faut être Chevreuse pour supporter que sa femme aille accoucher chez son amant à son nez et à sa barbe ! Surtout d’un enfant dont il ne doit plus être absolument certain d’être le père !
— L’est-il ?
— Franchement je n’en sais rien, fit Henry avec un rire désinvolte. Nous verrons bien à qui le baby ressemblera. Mais cessons de parler d’eux, Elen, et ne me gâchez pas ce moment délicieux auquel je ne croyais pas et que je veux savourer minute par minute.
Oh, la divine sensation ! Sous la voix caressante de Henry, Elen sentait son cœur douloureux s’apaiser, s’épanouir comme après une longue sécheresse la fleur qu’une ondée arrose !… Holland s’arrêta soudain sous les arceaux fleuris d’une tonnelle, fit face à la jeune fille qu’il prit par les coudes :
— Nous sommes seuls, Elen ! Vraiment seuls pour la première fois car ceci est mon univers et nul n’oserait m’y chercher. Voulez-vous comprendre enfin que je vous aime ?
— Vous… m’aimez ? Je pensais que vous ne connaissiez pas ce mot !
— Parce que je ne le prononce jamais ? Parce que je ne lui ai jamais dit, à elle ? fit-il avec un geste de la tête en direction du château. Mais à vous… oh oui, à vous je pourrais ne jamais cesser de le murmurer ! Je vous aime, je vous aime ! Et je veux que vous en soyez convaincue.
Un violent coup de tonnerre éclata au-dessus d’eux, faisant tressaillir Elen au moment où les bras de Henry l’attiraient. Elle se laissa aller contre sa poitrine. Un éclair illumina le ciel noir à l’instant où leurs lèvres se joignaient… Elen oublia tout… y compris le déluge qui s’abattit sur eux sans d’ailleurs desserrer leur étreinte. En quelques secondes ils furent trempés mais c’était comme si cela ne les concernait pas. Etroitement enlacés ils ressemblaient à un arbre dans la tempête…
Mais l’eau finit par avoir le dernier mot.
— Ne restons pas là ! décida enfin Henry qui sans attendre la réponse d’Elen, l’enleva dans ses bras et se mit à courir vers la maison.
Parvenue dans la lumière des candélabres qui éclairaient le hall d’entrée – rigoureusement désert –, Elen voulut qu’Henry la repose à terre mais il se contenta de la serrer plus fort et de gravir avec elle l’escalier, toujours sans rencontrer âme qui vive. L’immense demeure ressemblait ce soir à quelque château magique où les portes s’ouvraient seules comme dans un rêve. Et quand Henry la remit enfin sur ses pieds, Elen se rendit compte qu’ils étaient dans sa chambre mais que celle-ci semblait différente du moment où elle l’avait quittée. Des veilleuses parfumées brûlaient au chevet du lit déjà ouvert. Il y avait des fruits dans une coupe de malachite, une carafe de vin dorée, des verres d’épais cristal… En dépit de l’ambiance voluptueuse, Elen eut subitement peur et repoussa les mains de Henry qui commençaient à dégrafer sa robe trempée…
— Non ! Je vous en prie !… Pas ici ! Pas à côté d’elle !
— Soyez tranquille ! Elle dort !
— Mais elle peut s’éveiller, m’appeler ! Son sommeil est léger ces temps-ci !…
— Nous n’avons rien à craindre ! J’y ai veillé et notre chère duchesse va dormir comme un ange jusqu’à demain ! Pourquoi pensez-vous que je lui ai attribué ce logis dont les chambres ne communiquent pas ? Loin de se calmer, l’inquiétude d’Elen grandit :
— Vous dites que vous avez veillé… à son sommeil ? Vous n’avez pas…
— … mêlé à la compote qu’elle avait demandée un peu de poudre soporifique ? Mais voyons ! Oui ! Soyez sans crainte il s’agit seulement de valériane… Apaisez-vous, ma douce ! C’est notre nuit ! J’ai fait le nécessaire pour qu’il en soit ainsi. Ne nous l’abîmez pas ! ajouta-t-il en reprenant ses lèvres pour un baiser qui la fit défaillir.
Il n’eut aucune peine alors à poursuivre un déshabillage entrecoupé de caresses. Les yeux fermés, Elen, parcourue de frissons, le laissait faire. Quand il la déposa sur le lit pour se dévêtir rapidement, elle eut un gémissement, un geste des bras pour le ramener à elle.
— Dieu, que vous êtes belle ! souffla-t-il. C’est crime que cacher si beau corps sous des habits de suivante quand il mériterait les plus riches atours…
Il vint la rejoindre. Elle sentit contre elle sa peau chaude, ses muscles durs, son odeur étrange, indéfinissable, douce et forte à la fois qui n’avait rien des relents grossiers qu’elle dédaignait tant. Cette odeur avait quelque chose de tellement enivrant qu’Elen chassa de son esprit sa crainte de ne plus pouvoir supporter le contact ultime dans sa chair blessée. Elle l’appelait au contraire de tout son être, prête à subir comme un bonheur de plus la souffrance qu’il lui infligerait, mais quand il s’empara d’elle, Elen sut que la malédiction l’avait quittée et se laissa rouler par la vague qui les entraîna ensemble. Le cri qu’elle ne put retenir et qu’il étouffa d’un baiser n’avait rien à voir avec la douleur.
Quand elle s’éveilla du profond sommeil où elle avait sombré vers la fin d’une nuit inoubliable, il faisait grand jour et quelqu’un frappait à sa porte à coups redoublés. Elle se hâta d’enfiler la chemise qu’elle trouva près du lit avec ses pantoufles et courut à la porte où était Anna.
— Eh bien, mademoiselle Elen, on peut dire que vous dormez bien ! Qu’est-ce qui vous a pris de vous enfermer comme ça ?
En effet, elle avait dû tourner la clef pour ouvrir :
— Je… je ne sais ! répondit-elle en passant sa main sur ses yeux. Hier soir, je suis allée visiter le jardin et j’ai été surprise par l’orage qui m’a trempée de la tête aux pieds. Je suis rentrée en courant et j’ai dû fermer sans m’en rendre compte…
— C’est une chose qui peut arriver à tout le monde. Habillez-vous vite, Madame la Duchesse vous réclame…
— Comment va-t-elle ce matin ?
— Mieux qu’hier je crois. Elle se plaint cependant d’une migraine…
— J’arrive, assura la jeune fille en refermant le battant que d’instinct elle avait seulement entrebâillé pour cacher l’intérieur de sa chambre aux yeux aigus d’Anna. En se retournant, elle vit que la pièce, dans un ordre parfait, était exactement comme elle l’avait quittée avant sa promenade. Non seulement Henry avait disparu mais aussi les traces de lui et de ce qu’il avait fait disposer. Plus de fruits, plus de vin d’Alicante, plus de veilleuses parfumées. Seuls les vêtements mouillés de la jeune fille restaient disposés sur deux chaises…
En dépit de sa promesse de se hâter, elle s’assit sur le bord du lit pour essayer de comprendre. Comment Holland avait-il fait pour sortir et tout enlever sans passer par la porte ni par la fenêtre ? Elle n’avait pourtant pas rêvé. Son corps chantait encore de bonheur et, quand elle se regarda au miroir, le cerne de ses yeux rappelait indiscrètement ce qu’elle venait de vivre…
Après une toilette rapide, elle s’habilla, se coiffa et se passa sous les yeux un peu de lait d’amandes pour faire tenir une couche de poudre. Mais ces soins étaient inutiles. Marie que son mal de tête mettait de mauvaise humeur ne la regarda même pas, se contentant de lui rappeler quelle devait être auprès d’elle dès son réveil, après quoi elle la chargea de veiller à ce qu’on lui prépare un bain, et finalement réclama un médecin dans l’espoir qu’une petite saignée apaiserait sa douleur. Le rite quotidien de la toilette se déroula dans une atmosphère d’orage vraiment inhabituelle : Marie refusait l’une après l’autre les robes qu’on lui présentait, l’une ne convenant pas à son teint pâle, l’autre la serrant trop, la troisième lui paraissant mal nettoyée. Tant et si bien qu’elle décida de ne voir personne. Surtout pas Lord Holland quand il viendrait s’enquérir de sa santé :
— J’ai une mine affreuse, confia-t-elle à Elen. Je ne veux pas qu’il me voie ainsi ! Dis-lui que j’ai… que j’ai mes vapeurs !
Commission dont la jeune fille se chargea volontiers lorsqu’elle rejoignit leur hôte au seuil de l’appartement, en prenant soin de s’exprimer à haute et intelligible voix. Avec un sourire de connivence à Elen, Henry assura la Duchesse de ses regrets, de ses souhaits de meilleure santé en parlant un peu plus fort après quoi il chuchota :
— Cette nuit je vous rejoindrai…
— Comment avez-vous fait, ce matin ?
— Il y a une issue secrète… j’emprunterai ce chemin !… Puis moins bas : Priez Madame la Duchesse de me faire savoir ce que je peux faire pour lui être agréable ! Je suis prêt à exaucer le moindre de ses souhaits…
— Je n’en doute pas, soupira Marie quand Elen fut revenue auprès d’elle. Malheureusement il ne peut rien pour ce que je désire le plus : être débarrassée au plus vite de ce sacré marmot !…
— Oh, Madame ! Votre enfant !…
Préférant ne pas répondre, Marie se contenta de hausser les épaules en fermant les yeux. Ce matin elle se sentait d’humeur à déclarer la guerre au monde entier, furieuse de cette impression – nouvelle pour une femme chez qui grossesse et maternité n’avaient jamais posé le moindre problème ! – d’être prise au piège alors qu’elle aurait dû exulter de bonheur d’être dans cette ravissante demeure pratiquement seule avec Holland. Même l’idée qu’une autre femme, « sa femme », la partageait normalement avec lui ne la troublait pas : elle était de celles pour qui l’amour, souverain maître, balaye tout, remplace tout. Et voilà qu’elle se retrouvait quasiment malade aux approches d’un accouchement, elle dont la facilité à mettre ses enfants au monde faisait rire Charles de Luynes :
— Vous n’y mettez pas plus de façon qu’une poule qui pond son œuf ! Savez-vous à qui vous me faites penser ? A la Jacotte des Muides, à Luynes. Quand son onzième enfant s’est annoncé, elle était en train de cueillir des cerises. Les douleurs l’ayant prise elle est allée se coucher, elle a fait son petit… et le lendemain elle retournait cueillir ses cerises, laissant le marmot à sa fille aînée ! Ce n’est pas le comportement d’une noble dame.
— Vous me préféreriez allant de pâmoisons en vomissements ? Mille tonnerres, monsieur mon époux, je vous fais de beaux enfants ! Cela devrait vous suffire…
Or, cette fois elle se sentait la bouche pâteuse, la tête lourde et en venait à se tourmenter : le bébé à venir serait-il moins beau, moins fort que ses demi-frères et sœurs ?
Sans rien en dire Elen s’inquiétait elle aussi. La compote de la veille était-elle pour quelque chose dans l’état si peu normal de la Duchesse ? Sûre à présent de l’amour de Henry, elle répugnait à acheter son bonheur au prix de la santé de Marie. Et même si elle frissonnait déjà en pensant à la nuit à venir, elle se promit de le supplier de ne pas renouveler l’expérience… Mais elle n’eut pas le temps de lui en parler.
Vers midi, une barge royale rouge et or à tendelet de soie montée par une douzaine de rameurs vint s’amarrer à l’appontement au bas des jardins de Chiswick. Elle amenait la comtesse de Buckingham, mère de George, porteuse d’une invitation pour Mme de Chevreuse : la reine Henriette-Marie, afin d’honorer un couple particulièrement cher, désirait que son « amie » vint accoucher à Hampton Court…
Holland vit arriver la dame sans aucun plaisir. S’il s’entendait bien avec Katherine, la jeune duchesse, il détestait la « chère Maman » de son ami.
La cinquantaine atteinte, l’ex-Marie Beaumont était encore une femme d’une grande beauté – son fils avait de qui tenir ! – mais aussi d’une astuce infernale et d’une ambition démesurée. Après les politesses de la porte, elle écouta à peine les représentations du Comte sur l’état de santé précaire de Marie et lui fit entendre que son avis ne l’intéressait pas, qu’elle devait joindre sur-le-champ la future mère et diriger son transport – un élégant brancard porté par quatre valets la suivait – dans la barge d’abord puis dans l’appartement que l’on apprêtait pour elle.
Le discours qu’elle tint à Marie fut à peu près le même, à cette différence près que sans attendre sa réponse, elle ordonna aux femmes de celle-ci de préparer son départ :
— Il ne saurait en être question, protesta la Duchesse. Veuillez répondre à Sa Majesté la Reine que je suis trop souffrante pour bouger d’ici où je me sens parfaitement bien…
— Vous serez encore mieux à Hampton Court et, au moins, vous serez auprès de votre époux dont nul ne comprend qu’il vous ait autorisée à venir en ce lieu… en l’absence de Lady Holland !
— J’ai peine à croire que Sa Majesté vous ait chargée de me dire cela ! La reine Henriette-Marie qui me connaît depuis longtemps a pour moi trop d’amitié…
— Qui dit autre chose, madame ? J’ajoute que le Roi vous en montre plus encore parce que l’ordre a été donné par lui mais il était plus convenable que l’invitation vînt de son épouse. Et un ordre du Roi ne se discute pas ! Fussiez-vous mourante que je vous sortirais d’ici ! Allons, mesdames, que l’on s’active !
Il fallut bien en passer par là. Tellement furieuse qu’elle en oubliait son malaise, Mme de Chevreuse, suivie de ses femmes et de ses coffres à bagages, fut portée dans la barge avec tout le soin et toutes les précautions voulus, et eut à peine le temps d’adresser un adieu rapide à Henry. Debout sur l’embarcadère, la mine sombre et les bras croisés, il regarda le somptueux bateau décoller du bord et commencer sa remontée du fleuve sous l’impulsion vigoureuse de ses rames dorées…
Assise près d’elle qui gardait à présent un silence de mauvais augure, Elen regarda s’élargir le ruban d’eau qui la séparait de Henry. Pour seul viatique, elle emportait les quatre mots qu’il avait réussi à lui murmurer :
— Je saurai vous retrouver…
Si durant le trajet Mme de Chevreuse n’échangea pas trois paroles avec la « vieille Buckingham », l’accueil dont elle bénéficia en arrivant à Hampton Court la réconcilia avec l’existence. On la reçut comme si elle appartenait à la famille royale. L’appartement qu’on lui destinait était le plus beau après celui de la Reine, donnant sur le bassin et les parterres fleuris de ce palais de briques roses construit au siècle précédent par le cardinal Wolsey, offert par lui à la jalousie de Henry VIII – ce qui ne l’avait pas sauvé – et dont la Barbe Bleue britannique et sa fille, la grande Elizabeth, avaient fait un séjour à la fois fastueux et séduisant… Une armée de servantes, dont trois nourrices, plus le médecin de la Reine prirent soin de l’invitée. Claude, toujours installé à Richmond, vint la voir deux fois mais son écuyer Damloup fit le chemin deux fois par jour pour avoir des nouvelles.
Henriette-Marie retrouva avec Marie le ton joyeux de naguère, ce dont la pauvre petite reine avait certainement plus besoin que celle-ci. Buckingham vint aussi avec des fleurs et des fruits rares et même Mgr de La Mothe-Houdancourt avec de bonnes paroles. Ce qui ne l’avait pas empêché quelques jours plus tôt d’envoyer à Richelieu un courrier venimeux où il stigmatisait la conduite de la Duchesse en général, le séjour chez Holland en particulier, sans se priver pour autant de jeter le ridicule sur le mari dont il déclarait qu’il « servait de fable aux étrangers aussi bien qu’aux Français… »
Enfin, par une belle nuit d’été, Marie donna le jour à une petite fille que l’on baptisa Anne-Marie, dont la Reine fut la marraine, et que sa mère confia aux nourrices retenues pour son service. Elle avait accouché selon son habitude avec une facilité déconcertante et souhaitait pouvoir jouir à son aise des fêtes dont Charles entendait célébrer l’événement. Et surtout, surtout retrouver au plus vite Holland qui s’était montré remarquablement discret depuis son départ de chez lui. Peut-être pour ne pas favoriser le jeu des comparaisons auquel la Cour se livrait depuis la naissance pour savoir si l’enfant ressemblait à Chevreuse ou à lui. Il avait tort de se tracasser : la petite Anne-Marie ne ressemblait à personne sinon, un peu, à sa mère dont elle avait les cheveux.
Marie attendait donc ses relevailles – qui furent bénies par l’un des chapelains de la Reine, La Mothe-Houdancourt étant souffrant – quand, au soir de ce beau jour, Claude entra chez elle l’air mi-figue mi-raisin. Il apportait une nouvelle importante : Louis XIII les rappelait à Paris. Aussitôt Marie s’insurgea :
— Pourquoi tant de hâte ? A-t-il à ce point besoin de vous car je suppose que de moi il ne se soucie guère ?
— Détrompez-vous ! Le message est formel : « Le duc et la duchesse de Chevreuse ! » Si voulez en savoir plus long d’ailleurs, ce n’est pas la première fois que l’on nous réclame, mais le roi Charles s’était alors opposé à notre départ avec une courtoisie assortie d’une grande fermeté : vous étiez beaucoup trop proche de votre terme pour que l’on aventure votre vie et celle de l’enfant sur les chemins de terre et de mer.
— Partir ?… Maintenant ? gémit-elle, prête à pleurer.
Il vint s’asseoir près d’elle et prit sa main dans la sienne. Avec beaucoup de gentillesse :
— Voyons, Marie, vous deviez bien vous douter que ce jour arriverait ! Nous ne sommes pas chez nous et, si je partage votre goût pour ce pays où tout nous a souri, il n’en demeure pas moins que ce n’est pas le nôtre. N’avez-vous pas envie de revoir Dampierre ?
— Dampierre si ! Et d’autres choses et gens avec lui mais ni le Roi ni son Richelieu !
Elle avait craché le nom plus qu’elle ne l’avait prononcé. C’est que le bruit lui était revenu, porté par de bonnes âmes secrètement réjouies de la correspondance échangée par La Mothe-Houdancourt avec son cousin. En réponse à l’évêque accusant Mme de Chevreuse et quelques autres femmes d’être venues en Angleterre moins pour rétablir la religion catholique que pour ouvrir des bordels, le Cardinal aurait écrit : « Quand elle sera de retour, il ne sera plus besoin de faire venir des guilledines d’Angleterre. » Allusion transparente aux femmes recherchées par ceux qui aimaient à courir le guilledou.
Quelqu’un cependant était enchanté du prochain départ de Marie et il vint le lui dire avec maintes effusions : c’était Buckingham. Il avait été merveilleux de pouvoir évoquer avec elle durant des heures le souvenir de sa reine adorée, d’échafauder mille projets pour reprendre les relations si bien commencées et si fâcheusement interrompues, mais tout deviendrait plus facile quand son amie Marie aurait repris sa place auprès d’Anne.
— Je veux la revoir ! expliqua-t-il, et je suis prêt à passer la mer aussi souvent qu’il le faudra, secrètement au besoin…
— Vous secrètement ? Mon pauvre ami, lorsque vous êtes quelque part on ne voit plus que vous tant vous attirez les regards…
— Je saurai me déguiser, faites-moi confiance ! Pour elle je suis prêt aux pires folies.
— Oh, non, je ne vous crois pas ! Même en haillons et le visage noir de suie on vous reconnaîtrait… D’ailleurs vous lui plairiez peut-être moins !
— Alors il faut faire en sorte que je retourne à Paris pour y traiter de nos différends politiques. Il y a là une carte à jouer : nous pouvons peser sur les huguenots français pour les amener à se soumettre en échange de la reprise des hostilités avec l’Espagne !
— C’est votre affaire. Je ne suis pas admise au Conseil, moi ! fit-elle avec irritation.
— Normal ! Au Conseil ne siègent que des hommes…
— Et la Reine-mère ! Pour elle faire la guerre à l’Espagne serait un péché aussi énorme que faire la guerre au Pape !
— Sans doute mais je suis certain que vous êtes de force à gagner ceux qui y siègent.
— Vous oubliez le Roi… et Richelieu ! Le premier me hait et le second m’insulte…
— Parce que vous êtes loin ! Je gage que vous pourriez soumettre ceux-là aussi ! Un évêque est aussi un homme et nulle n’est plus femme que vous ! Ni plus belle ! Pensez-y !… N’importe, je tiens en réserve un moyen de retourner en France… et votre Henriette-Marie m’y aidera !
Holland vint aussi mais au dernier moment. Pendant la durée du séjour de Marie à Hampton Court, il n’y avait pas mis les pieds, sachant que le moindre aparté lui serait impossible. Ce dont la Duchesse avait pensé mourir de rage. Elle avait tant rêvé de leurs retrouvailles ! Or elle repartait sans avoir de lui autre chose qu’un baiser : celui qu’il déposa sur sa main. Sans doute appuya-t-il ses lèvres un peu plus longtemps qu’il n’était permis et ne lâcha-t-il ses doigts qu’en les laissant glisser en une sorte de caresse, mais la cruelle réalité était là : une mer et des lieues de terre allaient s’interposer entre leurs corps qui ne s’étaient pas retrouvés. Sur la barge somptueuse où le couple royal prit place avec ses hôtes français pour les accompagner jusqu’à Gravesend où attendait le Prince, Marie se raidissait pour retenir ses larmes en attribuant à son récent accouchement une faiblesse tellement inhabituelle ! Le chemin était-il si long, après tout, que Henry ne puisse le franchir ? Il viendrait à elle ! Voilà ! Trop d’intérêts communs s’ajoutaient à leur commune passion. Oui mais en attendant, elle avait envie de pleurer…
A quelques pas, Elen éprouvait une tristesse mitigée. En dépit de ce qu’il avait promis, elle n’avait pas revu Holland avant ce matin et, au moment des adieux, il ne lui avait pas même adressé un regard mais en passant près d’elle il avait soudain trébuché et elle avait senti qu’il glissait un billet dans sa main en lui présentant de brèves excuses. Et ce billet qu’elle n’oserait pas lire avant longtemps peut-être atténuait le chagrin du départ.
En dépit de l’apparat déployé, Londres était lugubre ce jour-là. Le temps était gris, triste, brumeux, presque froid. Il n’y avait ni musique ni acclamations mais au long des berges, derrière les pertuisanes des gardes, un peuple dont le silence traduisait l’hostilité. Le fleuve charriait ses habituels effluves de vase, de goudron et de pourriture qu’aggravaient les fumées nauséabondes des bûchers où se consumaient les cadavres des victimes de la peste. Le mal continuait ses ravages et c’était tout juste si l’on n’en rendait pas responsables les maudits Français papistes.
Quand on fut à bord du vaisseau, Chevreuse, un mouchoir généreusement parfumé à l’ambre sous le nez, déclara à sa femme :
— Vous je ne sais pas, mais moi je suis bien aise de rentrer ! La peste est une vraie malédiction et si je la déplore pour nos amis, je ne suis pas mécontent de la laisser derrière nous.
— C’est tout ce que vous inspirent les bienfaits que nous avons reçus ici ? La pâleur de la Reine et sa tristesse vous laissent-elles insensible ?
Pour Henriette-Marie, ce départ qui était presque un exode constituait une nouvelle épreuve. Avec les Chevreuse s’en allait la majeure partie de ceux qui l’avaient amenée en Angleterre, même sa chère Françoise de Saint Georges, sa compagne d’enfance, et elle pressentait que son isolement s’aggraverait dans ce pays huguenot où l’on malmenait ses frères en religion sans qu’elle pût rien faire pour eux, où l’on supportait mal qu’elle prie en latin et entendît la messe chaque jour… où l’insolent Buckingham n’avait pas craint de lui faire comprendre que, si l’envie lui prenait d’aller revoir sa famille, il faudrait que ce soit en sa compagnie…
— N’exagérons pas ! fit rondement Claude. Elle n’a rien à craindre de la peste et je crois qu’au fond son époux a de la tendresse pour elle ! Il me l’assurait hier encore ! Quant à moi, ne me reprochez pas de préférer le beau royaume de France à ce pays déprimant… Il y pleut trop souvent !
Marie se contenta de hausser les épaules. La mine affligée de la petite reine lui avait rappelé les bizarres paroles de Steenie, et elle éprouvait à présent une sorte de remords en la laissant à sa merci. Elle devinait que ce bon moyen dont il avait parlé pourrait bien consister à rendre la vie impossible à Henriette-Marie pour la pousser à prier son époux de lui permettre quelques visites à sa mère et à ses frères, sous sa surveillance ! C’était, à dire vrai, assez misérable…
Cependant, la satisfaction béate de son époux lui portait sur les nerfs : elle décida d’y porter un bémol :
— Ne vous réjouissez pas trop vite de rentrer au bercail et de retrouver la chaude amitié de votre cher souverain ! Nous pourrions avoir des surprises…
Marie n’avait pas tort d’appréhender un soit peu le retour en France. La Cour était alors à Fontainebleau pour fuir les miasmes de Paris sous les chaleurs d’août. Aussi les Chevreuse ne firent que toucher terre dans la capitale afin d’y rafraîchir leurs bagages. Assez longtemps cependant pour apprendre les suites des audaces de Buckingham dans le jardin d’Amiens.
Le Roi, renseigné par sa mère dont la plume, plus hypocrite que jamais, avait atteint une sorte de sommet – « Je ne peux m’empêcher de rendre témoignage de la vérité mais je vous assure que tout cela est sans gravité. Quand bien même votre femme eût voulu mal faire elle ne l’aurait pu car on l’observait. Certes Milord Bouquinquant lui a témoigné plus que de l’estime : de l’amour mais quoi ! Les jeunes femmes ont du mal à se défendre des hommages masculins… » On devine l’effet sur un caractère aussi sombrement jaloux que celui de Louis XIII ! Interrogée des premières puisqu’elle accompagnait la Reine durant le fameux voyage, la princesse de Conti s’était contentée de répondre en riant qu’elle répondait de la vertu de Sa Majesté de la ceinture jusqu’aux pieds.
Cet humour un rien brutal, sa haute position aussi la sauvèrent de l’orage qui s’abattit sur les entours royaux. Mme du Vernet fut écartée de la Cour et les deux écuyers d’Anne, le chevalier de Jars et Putange, furent chassés ainsi – Dieu sait pourquoi ! – que le médecin Ripert et un domestique de Mme du Vernet. Ce fut le confesseur du Roi, le père Séguiran, qui fut chargé d’annoncer ces décisions à la Reine. Il revint d’ailleurs le lendemain pour lui apprendre qu’on lui enlevait aussi Pierre de La Porte, son « portemanteau » que l’on avait failli oublier parce qu’il était malade et au lit. Il avait eu deux heures pour quitter le palais. Outrée, alors, Anne pria le religieux de demander à son époux de « nommer une bonne fois pour toutes les personnes qu’il lui voulait ôter afin que ce ne soit plus à recommencer » ! Quant au vrai coupable, le téméraire Buckingham, il était – sans le savoir – interdit de séjour en France. Louis XIII ne voulait plus le voir ni l’entendre sous quelque prétexte que ce soit.
— Vous avez eu de la chance d’être partie pour l’Angleterre avec Madame Henriette-Marie, conclut Bassompierre qui, venu régler une affaire quelconque dans son palais de l’Arsenal, s’était chargé de renseigner les voyageurs. Je ne sais trop ce que l’on aurait fait de vous. Peut-être devriez-vous laisser votre époux se rendre seul à Fontainebleau ?
En dépit de son assurance, Marie se sentit pâlir. Cependant elle garda bonne contenance et même se mit à rire :
— Craignez-vous que l’on m’envoie à la Bastille ? Ce n’est pas moi qui ai poussé la Reine dans ce sacré bosquet et qui ai permis à cet imbécile de Buckingham d’essayer de la violer ! Je ne suis pas gardienne déclarée de sa vertu. D’ailleurs, elle l’a su conserver, non ? Alors quel drame, mon Dieu, pour une bagatelle !
Le rire de Bassompierre fit écho au sien :
— La reine de France troussée dans un massif par un ministre étranger comme une fille de ferme dans une meule de foin, vous appelez ça une bagatelle ? Ma belle cousine, votre jolie tête fait preuve de plus de jugeote d’habitude.
— Que dois-je faire alors, selon vous ?
— Je vous l’ai dit : envoyer Chevreuse en éclaireur…
— Point du tout ! Nous irons ensemble !
— Je ne crois pas que Marie risque grand-chose, intervint Claude. Je suis porteur de lettres du roi Charles à notre sire pleines des choses les plus aimables pour elle et pour moi. Il y dit l’estime et l’amitié où il nous tient et s’offenserait, je pense, que l’on maltraite mon épouse…
— En ce cas, faites à votre guise. Je vous ai seulement donné mon sentiment par pure amitié.
Il importait cependant d’en tenir compte. Chevreuse devait délivrer au plus vite les messages dont on l’avait chargé et Marie tenait à l’accompagner, mais elle obtint de faire un crochet par Lésigny avant de gagner Fontainebleau. Elle voulait interroger Basilio. Elle ne l’avait pas vu depuis longtemps parce que, en dépit de son désir de l’installer à Dampierre, il refusait farouchement de quitter son coin et ses habitudes. Peut-être aussi à cause du fantôme de la Galigaï auquel il restait fidèlement attaché…
Au dernier moment et à la réflexion, elle laissa son époux rejoindre directement la petite cité royale. Elle le sentait piaffer d’impatience et d’autre part elle préférait de beaucoup être seule pour interroger son mage. Mieux valait avoir une idée du genre d’accueil auquel elle devrait se préparer…
Celui de Basilio ne fut guère encourageant :
— Tu fais des bêtises, Madame la Duchesse, dit-il avec une sévérité dont il n’était pas coutumier. A vouloir te mêler de régenter la vie des plus grands, tu risques d’attirer à nouveau sur toi cette foudre que tu as eu tant de mal à détourner…
— Lorsqu’elle me voulait frapper je n’étais pas coupable… et ne le suis pas davantage. Pourquoi vouloir toujours s’en prendre à moi des fautes commises par d’autres ?
— Parce que tu n’es pas entièrement innocente ! Et tu le sais parfaitement. De même tu devrais avoir plus de reconnaissance pour celui qui te protège de son nom. Il t’a épousée par amour…
— Euhhh… oui ! On peut appeler cela comme ça !
— On dit que tu as un amant…
Marie quitta son fauteuil et se mit à tourner dans sa chambre :
— Eh bien, on en apprend des choses au fond d’une campagne comme celle-ci ! fit-elle agacée.
Ce qui n’émut pas le Florentin :
— Les étoiles couvrent le monde comme l’œil de Dieu. La tienne est encore brillante mais j’ai vu dessus l’ombre d’un astre malfaisant. Prends garde qu’il ne l’obscurcisse !
Elle arrêta brusquement sa promenade en face de Basilio qu’elle dévisagea les sourcils froncés :
— Pas de morale, mon ami ! Ce n’est pas ce que je suis venue te demander mais ce qui m’attend dans les jours à venir ! Quant à celui dont tu essaies de m’écarter, sache que je l’aime… passionnément. Comme il m’aime lui aussi !
— Tu en es sûre ?
— Quelle question ! Une femme ne se trompe pas sur ces choses. Ce qu’un homme ne saurait comprendre. Toi le premier !
— Prends garde quand même. Celui-là est le seul capable de te faire du mal, Madame la Duchesse. Les autres, c’est toi qui leur en fais parce que tu es trop portée à vouloir les dominer…
— Revenons s’il te plaît à mon premier propos ! Je rejoins la Cour à Fontainebleau. Comment y serai-je reçue ?
— Selon ton rang et tes mérites, je suppose. Comment veux-tu que Basilio en ait connaissance ?
— Mais…, fit Marie suffoquée, de la manière dont tu prévois toujours l’avenir. Aurais-tu perdu ta clairvoyance ?
Basilio se mit à rire et alla prendre la main de la jeune femme pour la ramener à son siège devant lequel il se planta de façon à l’empêcher de se relever :
— Basilio ne croit pas. Si tu redoutes d’être arrêtée ou quelque chose d’approchant, il peut te rassurer : rien de semblable ne t’arrivera. C’est après que Basilio craint pour toi.
— Pourquoi ?
— Parce que tu ne sauras jamais rester à ta place, parce que l’esprit d’intrigue vit en toi animé par un violent désir de domination. Alors écoute bien ceci, Madame la Duchesse ! Prends la mesure de ceux auxquels tu t’attaqueras en te demandant s’ils ont le pouvoir de te briser…
— A moins qu’on ne le leur ôte avant qu’ils s’en servent ! Ne me prends pas pour une oie, Basilio !… Et laisse-moi passer ! Je dois repartir. Tu ne veux toujours pas que je t’installe à Dampierre ? C’est si beau ! Je pense que tu aimerais…
— Et toi, tu n’aimes plus cette maison ?
— Si… mais…
— Mais tu préfères ton nouveau domaine. C’est tout ça, toi ! Tu t’enflammes pour ce qui est nouveau sans cesser pourtant de garder un petit sentiment pour l’ancien. Il ne faudrait pas que tu en uses ainsi avec ton époux. S’il venait à te rejeter…
— Il ne le fera jamais, lança Marie soudain nerveuse. Il tient à moi !
— Le tissu le plus solide peut craquer un jour. Ton duc n’est pas très intelligent mais il est attaché à ses convictions, à ses fidélités. Veille à n’avoir un jour du sang sur les mains. Il ne te le pardonnerait pas…
— Pour le coup tu perds la tête ! L’idée ne me viendrait pas de tuer qui que ce soit ! Sauf peut-être toi si tu continues à jouer les mauvais augures !
Marie aimait bien Fontainebleau. C’était même la résidence royale qu’elle préférait. Antique et solennel, le Louvre avait quelque chose d’étouffant, Saint-Germain ne manquait pas de majesté ni d’une certaine grâce, Compiègne avait grand besoin d’être requinqué tandis que, dans son environnement de forêts, d’étangs, d’eaux vives et de jardins, le château voulu par François Ier, décoré par le Primatice, encore embelli par Henri II et ses successeurs, possédait tout le charme et la gaieté de la Renaissance.
Or, quand elle y arriva, force lui fut de constater qu’en dépit du soleil radieux et de la parure florale, Fontainebleau, s’il n’avait rien perdu de son charme, péchait singulièrement sur le chapitre de la gaieté.
Fidèle à ses habitudes, Louis XIII chasse une partie de la journée, en consacre une autre à s’entretenir avec le Cardinal, voit sa femme le moins qu’il peut – il n’a jamais eu avec elle la moindre explication sur l’affaire d’Amiens – et réserve ses – rares ! – instants de belle humeur à son nouveau favori, le premier depuis la mort de Luynes. Celui-là, François de Barradat, est beau comme une statue, vaniteux comme un paon et d’une intelligence des plus moyenne. Page de la Petite Ecurie au départ, il s’est retrouvé en un rien de temps premier écuyer, premier gentilhomme de la Chambre et capitaine de l’hôtel de Bourbon. Le Roi l’emmène partout avec lui, le traite en camarade – ils sont à peu près du même âge – sans se rendre compte qu’il donne ainsi prise à des suppositions et que Barradat, gonflé de sa nouvelle importance, n’aura jamais assez de réflexion pour ne pas se croire tout permis. En fait, pour le Roi, ce très beau garçon c’est son Buckingham à lui, une sorte de vengeance, et il prend un malin plaisir à l’étaler sous les yeux de l’épouse coupable.
Quand il est arrivé au palais, Chevreuse a reçu de Louis un accueil aimable. On l’a d’autant plus remercié d’avoir mené à bien son ambassade qu’en effet les lettres du souverain anglais ne tarissaient pas d’éloges. En outre Claude, auquel celui-ci voulait remettre l’ordre de la Jarretière, ne l’a accepté qu’après avoir obtenu l’autorisation de son Roi. Cette soumission a plu. Aussi, le duc, devenu en quelque sorte un lien privilégié avec l’Angleterre, se trouve-t-il mieux en cour que jamais.
Pour Marie également, Charles Ier a trempé sa plume dans le dithyrambe : « … c’est ce qui me fait vous prier de me seconder à lui rendre l’honneur et les remerciements que je lui dois pour le grand honneur et félicité que nous avons reçus par elle, laquelle s’en retourne de vers vous capable d’être l’ornement en tous lieux et d’être un très digne gage de nos mutuelles affections. » Sans apporter cependant beaucoup de modifications à la pensée intime de Louis XIII :
— Mon cousin d’Angleterre vous aime fort dirait-on ? a-t-il décoché à Marie d’un ton acide.
— Et j’aime fort le roi Charles ! Il a fait preuve envers moi d’une infinie bonté.
— Oh, je n’en doute pas un instant ! Vous inviter à faire vos couches chez lui !
— Votre Majesté oublie-t-elle que c’était aussi chez la reine Henriette-Marie ?
— Non pas, non pas ! L’endroit dont vous aviez fait choix pour cet événement était sans doute moins glorieux !
— Je n’espérais certes pas une si haute faveur mais dès l’instant où je me trouvais hors de chez moi, une maison amie pouvait en valoir une autre. Le Roi ne sait peut-être pas que la peste sévit à Londres !
— Soyez certaine que je m’en soucie plus que vous ! A ce sujet, la Reine-mère désire vous voir. Elle est comme moi, fort en peine de sa fille !
Avec un vague signe de tête, Louis mit fin à l’entretien en tournant le dos à la jeune femme, soulagée en un sens, et qui se hâta d’aller présenter ses devoirs à Marie de Médicis. Mais là ce fut une autre chanson…
La Florentine était d’une humeur de chien. Elle trouvait son appartement de Fontainebleau mal commode sans oser tout de même réclamer celui qu’elle occupait jadis quand elle était reine en titre. En outre, elle cherchait – ou plutôt « on » cherchait pour elle ! – certaine agrafe qu’elle proclamait plus précieuse que les autres – et Dieu sait si elle en avait ! –, justement parce qu’on ne la retrouvait pas. Aussi, fidèle à son habitude, elle emplissait sa chambre de vociférations, couvrant son monde de malédictions et d’injures dans un vocabulaire emprunté aux portefaix des « lungarni[19] » de Florence enrichi d’emprunts plus récents à ceux du port du Louvre.
Mme de Chevreuse tomba dans ce maelström comme un pavé dans une mare à grenouilles. Les poings sur les hanches, la Reine-mère l’apostropha :
— Maria ! Te voilà revenue !… Tu en as eu assez de faire la putain chez les Anglais au lieu de t’occuper de ma pauvre petite-fille ?
Prise de plein fouet par ce préambule, Marie eut du mal à terminer sa révérence. D’autant plus furieuse qu’elle se sentit rougir :
— Madame ! protesta-t-elle. J’ignorais que Votre Majesté écoutait les ragots de cuisine. Je n’ai jamais…
— N’essaie pas de te défendre, malheureuse, on sait ici ce qu’il en est. Tu as planté des cornes à ce triste imbécile de Chevreuse avec tout ce qui te tombait sous la jupe !
— Rien que ça ? Si Votre Majesté voulait bien se souvenir que j’étais fort enceinte au moment du départ et que, depuis, j’ai donné le jour à une fille ! Je peux lui assurer que j’aurais eu quelque peine à satisfaire tant de gens !
— Et ton Holland ? Et ce rufian de Buckingham à qui le premier tu as cédé ? Vous passiez des heures ensemble ! Pas pour jouer au reversi ! Hein ? Il t’a culbutée comme il a essayé de le faire avec ma belle-fille. On connaît sa manière et tu as dû apprécier puisque tu y es retournée !…
Suivit une pluie de questions salaces sur l’anatomie intime du beau George qui apporta une heureuse diversion dans l’activité de celles qui, à genoux ou plus ou moins pliées en deux, cherchaient fébrilement les diamants de la furie : on se redressa pour en profiter pleinement. Marie, elle, choisit d’abandonner le terrain. Reculant de trois pas, ce qui la mit à l’abri des postillons de l’auguste mégère – elle avait perdu une dent récemment ce qui la faisait chuinter ! –, elle plongea dans une révérence hâtive :
— Je vois que Votre Majesté n’est pas bien. Je reviendrai quand elle aura retrouvé sa sérénité…
— Reste ici ! Je te l’ordonne…
Mais, ramassant ses jupes, Marie avait franchi le seuil du Grand Cabinet afin de sortir le plus vite possible du champ d’action de la voix royale. Elle dégringola l’escalier et ne reprit une allure normale qu’en débouchant dans la Cour Ovale où elle heurta violemment un personnage qui s’apprêtait à monter chez la Reine-mère, manquant tomber, et qu’elle reconnut seulement lorsqu’il la retint. C’était Richelieu.
— Madame la Duchesse de Chevreuse ?… Vous êtes-vous blessée ?
— Non… non, Eminence, je vous remercie, répondit-elle en se dégageant parce qu’il la tenait pratiquement dans ses bras.
— La rencontre m’est heureuse car, sachant votre retour, je désirais avoir un moment d’entretien avec vous.
— Avec moi, Monseigneur ?
— Pourquoi non ? N’accompagniez-vous pas votre époux dans son ambassade extraordinaire à Londres ? Nous en avons parlé, lui et moi, mais une femme ressent les choses différemment… avec plus de finesse. Ainsi il semblerait que la reine Henriette-Marie ne reçoive pas du roi Charles toutes les attentions et toute l’affection qu’elle était en droit d’attendre ? Il semblerait aussi que l’on ne respecte guère, à Londres, les clauses du mariage, et que sans aller jusqu’à empêcher la Reine de prier selon sa foi, on l’isole de plus en plus de ceux qui ont en charge sa conscience…
— Etes-vous bien sûr de la véracité de vos renseignements, Monseigneur ? S’il s’agit de l’évêque de Mende, je les tiens pour sujets à caution… en dehors du fait que lui demeure toujours à Hampton Court. Ce qui lui permet de distiller ses mensonges…
Le visage du Cardinal se ferma mais Marie était lancée. En face de cet homme dont elle n’ignorait plus qu’il la méprisait, elle ne se sentait pas capable de dissimuler. Les lèvres minces du Cardinal laissèrent tomber :
— Mensonges ? Le mot reflète-t-il exactement votre pensée, Duchesse ? M. de La Mothe-Houdan-court n’a jamais eu pour habitude de colporter des ragots. C’est un homme qui sait voir et comprendre. Et j’ai le regret d’y attacher du crédit…
— Même quand il m’insulte ?
— Avant de parler d’insultes, madame, il vaudrait mieux faire en sorte de ne pas les susciter… et vous rappeler que le duc de Chevreuse et vous-même étiez en Angleterre pour veiller sur les premiers moments du jeune ménage royal et aussi à la bonne exécution des clauses du contrat. Or, non seulement vous n’en avez rien fait mais, au lieu de démontrer par l’exemple les hautes vertus du catholicisme…
— C’est vous qui m’insultez à présent, Eminence ! s’écria Marie, pâle de rage. D’ailleurs je n’ignore pas comment vous me traitez dans vos lettres à votre cher cousin. Le bruit en a couru dans Westminster. Quoi que ce soit, le roi Charles, lui, n’en a pas été affecté et puisque vous aimez tant lire des lettres, je vous recommande celle où il assure son cousin français de l’estime et de l’amitié qu’il me porte !
— Je l’ai lue en sachant fort bien qui la lui a inspirée. Depuis la mort du vieux roi Jacques, celui qui règne à Londres n’est pas vraiment Charles Ier mais George Villiers, duc de Buckingham… et votre grand ami, madame !…
— Ici, en tout cas, la couronne est réellement posée sur la tête de notre sire Louis et il n’a fait allusion à rien de ce que vous dites.
— A vous peut-être mais il vous tient responsables, M. de Chevreuse et vous, des maux qu’endure par eux une fille de France. Il se peut que nous renvoyions là-bas votre époux afin d’inciter les Anglais à une plus juste observance d’un traité de mariage… avant que la parole ne soit donnée aux canons !
— La guerre ? s’écria Marie horrifiée. Vous songeriez à la guerre ?
— Ceci, madame, ne vous concerne pas. Et si le duc de Chevreuse doit repartir, ce sera sans vous ! J’ai bien l’honneur de vous saluer, Madame la Duchesse…
Avant que Marie fût revenue de sa surprise, la haute silhouette rouge avait atteint l’escalier menant chez la Reine-mère, laissant dans les oreilles de la jeune femme l’écho de sa voix méprisante, de son verbe tranchant. Cet homme-là était devenu son ennemi déclaré et, malheureusement, sa puissance allait sans cesse grandissant… Marie remit à plus tard d’examiner la question avec l’attention désirable. Il était temps pour elle de voir où en était Anne d’Autriche.
En rejoignant le bel appartement tant regretté par la Reine-mère dont les fenêtres ouvraient sur les eaux du parc, Marie qui, cependant, le connaissait parfaitement, eut l’impression d’arriver dans un pays inconnu. Plus de chevalier de Jars, plus de Putange dans l’antichambre et plus de La Porte – il était entré dans l’armée – voltigeant d’une pièce à l’autre ! On les avait remplacés par des gens qu’elle n’avait jamais vus, pourvus de figures qui n’avaient pas l’air de savoir sourire. Aussi augurait-elle mal de ce qu’elle allait trouver plus loin.
La Reine était dans son Grand Cabinet jouant aux échecs avec une de ses dames. Dans un coin, Doña Estefania brodait, les lunettes sur le nez, dans un autre coin, le bataillon des filles d’honneur bâillait aussi élégamment que possible et dans un troisième, Mme de Lannoy, dame d’honneur, lisait un petit livre relié de cuir bleu et or. L’atmosphère était tranquille, à la limite de l’ennui sans doute car à l’annonce de son amie, Anne se leva brusquement, le visage illuminé de joie :
— Ma chevrette ! Enfin vous voilà ! Je désespérais de vous revoir un jour !
— La Reine me connaît-elle si mal ? Moi vivre en Angleterre où le soleil boude la plupart du temps ! Outre la pluie nous avions la peste ! Joli royaume en vérité et comme l’on peut comprendre ceux de ses habitants qui ne cessent de regarder de ce côté-ci de la Manche.
— C’était si désagréable que cela ? demanda Mme de Lannoy d’un ton acide. Le bruit nous est revenu cependant que la vie n’y manquait pas de charme pour vous. Ce qui n’est pas le cas – hélas ! – de notre princesse Henriette-Marie. Elle est très malheureuse, paraît-il.
— Les bruits auxquels vous faites allusion comportent toujours une part d’exagération, aussi bien en ce qui me concerne qu’en ce qui touche le ménage royal… Le roi Charles a reçu sa jeune épouse avec joie. Les difficultés apparues naissent seulement de la différence de religion et ce sont les politiques qui en sont responsables. Ils se sont peut-être contentés d’assurances insuffisantes !
— Vous voulez dire le Roi et Monsieur le Cardinal ? Vos critiques visent haut !
— A Dieu ne plaise que j’aie cette audace ! Il reste que, pour le mieux-être de Madame Henriette, il serait peut-être salutaire de faire revenir les ambassadeurs anglais afin de préciser certains points. Je vous assure que la bonne volonté ne leur manque pas !
— Les ambassadeurs ? Tout de même pas Buckingham ?
A ce nom Anne d’Autriche s’empourpra et Marie, secrètement ravie de constater son émotion, jugea qu’il était temps d’en finir de cette joute stupide avec cette Lannoy qu’elle jugeait fausse et dissimulée. Une aide lui vint alors d’où elle ne l’attendait pas. La dame qui jouait aux échecs avec la Reine – jolie d’ailleurs ! Vive et brune avec des yeux pétillants de malice – prit la parole :
— Quelle conversation ennuyeuse et qu’avons-nous à faire des traités ? Au lieu d’agresser Mme de Chevreuse sur un sujet qui ne la concerne pas, il serait plus amusant pour la Reine, comme pour nous toutes, de l’écouter nous décrire la cour anglaise, les fêtes du mariage, les modes et ces gens qui composent l’entourage de notre princesse !
Des applaudissements accueillirent la proposition de la nouvelle dame d’atour nommée en remplacement de Mme du Vernet. C’était la marquise du Fargis, née Madeleine de Silly de la Rochepot. Son époux Charles d’Angennes occupait alors le poste – ô combien délicat ! – d’ambassadeur de France à Madrid et, pour Marie, ce n’était pas une inconnue puisqu’elle était la belle-sœur de sa voisine, la fameuse marquise de Rambouillet, chez qui elle l’avait rencontrée à plusieurs reprises. Ce qui ne veut pas dire qu’elle l’aimait beaucoup, la soupçonnant d’un certain goût de l’intrigue et d’un amour évident du faste. En fait si elle ne s’en rendait pas compte, c’était peut-être parce qu’elle lui ressemblait…
De toute façon son intervention tombait à merveille et l’on fit cercle autour de la Reine, remise de son émotion, et de la conteuse. Pendant un long moment, celle-ci s’en donna à cœur joie d’égratigner les Anglais en général, les dames en particulier sachant que cela plairait à son auditoire. Et si elle oublia pudiquement Lady Holland, elle n’épargna ni la mère ni l’épouse de Buckingham, l’une représentée comme une redoutable mégère et l’autre comme une gentille bécasse perpétuellement entre deux grossesses… Elle obtint un franc succès et bien souvent le rire de la Reine se mêla à celui de ses dames. Cependant Marie devinait à certaines expressions de ses beaux yeux verts qu’elle aurait aimé poser d’autres questions et aussi s’entretenir sans témoins avec son amie…
L’occasion se présenta vers la fin de la journée au cours d’une promenade autour de l’étang aux Carpes, en attendant le retour des chasseurs. Anne d’Autriche prit alors le bras de Marie et ralentit le pas, indiquant ainsi qu’elle souhaitait s’isoler avec elle.
Pendant un moment, néanmoins, elle ne dit rien, se contentant de cheminer un sourire aux lèvres en respirant l’air rafraîchi par une brise légère. Supposant qu’elle ne savait peut-être pas trop comment engager le dialogue, Marie prit l’initiative :
— Il vous aime toujours, madame, et plus que jamais ! murmura-t-elle, heureuse de sentir Anne tressaillir. Vous êtes l’unique objet de ses pensées, de ses rêves. Pour retrouver la douceur de votre regard, il est prêt à toutes les folies, tous les renoncements !
— Il m’a grandement offensée, Marie. Comment a-t-il pu, même une seconde, supposer que je pourrais…
— Vous abandonner à lui ? Il se croyait aimé et les minutes lui étaient chichement comptées. Il avait oublié ce que vous êtes l’un et l’autre et s’est laissé emporter par sa passion ! C’est un homme, madame, et chez eux, le langage de l’amour, poussé à son comble, se confond avec d’irrésistibles élans de la chair. Vous êtes si belle que même en vous adorant comme une déesse il ne peut s’empêcher de vous désirer comme une femme…
— Ainsi de Lord Holland envers vous ? Il est votre amant, n’est-ce pas ?
— Oui… et jamais je n’aurais pensé connaître cet éblouissement qui renaît chaque fois que nous sommes l’un à l’autre. Le pauvre George lui, a cru un instant pouvoir vous emporter jusqu’à ce point sublime. Souvenez-vous, madame : vous étiez seuls au cœur de la nuit, au creux d’un jardin. Il vous tenait dans ses bras. Il vous respirait…
— Tais-toi, Marie ! souffla Anne bouleversée. Tais-toi ! Tu ne dois pas prononcer de telles paroles et moi je n’ai pas le droit de les écouter ! Je suis reine !
— Ce qui vous condamne à ne connaître jamais d’autres caresses que celles d’un époux incapable de vous aimer et pour qui vous n’êtes qu’un corps dont il veut tirer un enfant ! Je sais que vous portez couronne… mais ne fermez pas entièrement devant Buckingham les portes de l’avenir ! Songez qu’il est prêt à vous conquérir les armes à la main en passant sur les décombres de deux royaumes ! Alors au moins pardonnez-lui ! Ne le réduisez pas au plus funeste désespoir !…
— Je n’ai jamais rien souhaité de tel, mais que puis-je faire ?
— Me permettre de lui écrire son absolution et accepter de la lui confirmer s’il réussissait à revenir. Il connaît sa faute et ne cesse de la déplorer. Aussi souhaite-t-il reprendre depuis le commencement, à ces jours charmants où il est apparu au Louvre et où vous lui avez souri…
Le nuage qui assombrissait le front de la Reine se dissipa :
— Vous croyez ?
— Sincèrement, oui ! Donnez-lui une nouvelle chance… et vous verrez !
S’attarder plus longtemps eût été une faute. On rejoignit les autres dames pour revenir vers la cour du Fer à Cheval où se faisaient entendre les trompes de chasse…
Chevreuse avait galopé à la queue du cheval de Louis XIII durant la plus grande partie de la journée. Cependant il était sombre quand il rejoignit sa femme dans le logis qui leur avait été attribué, proche de l’appartement des Reines-mères. Ce qui n’enchantait ni l’un ni l’autre : lui aurait préféré être près du Roi et elle près de la Reine… Marie s’inquiéta de l’humeur de son mari :
— Rien de fâcheux, j’espère ?
— Oh si ! Un courrier est arrivé d’Angleterre et, après la chasse, le Cardinal m’a autant dire convoqué. Il m’a reproché ce qu’il appelle nos « intelligences préjudiciables au royaume autant qu’à la religion » et il a ajouté qu’il m’avertissait comme un ami d’y mettre bon ordre sinon cela pourrait nous causer du tort.
— J’ai eu droit, moi aussi, à quelque chose d’approchant. Qu’allez-vous faire ? Repartir en Angleterre ?
— Non. Je ne suis pas en état. Mon dos me fait souffrir au point qu’il a fallu m’aider à mettre pied à terre. J’ai proposé d’envoyer Bautru avec des lettres de moi suppliant que l’on veuille bien se rapprocher des clauses du traité de mariage…
— Avec votre permission je lui en donnerai une, pour Mylord Buckingham. Le mieux serait qu’il arrive à convaincre le roi Charles de le renvoyer à Paris. Je suis persuadée que l’on arriverait à des accommodements !
— Buckingham à Paris ? Vous rêvez ! Le Roi le hait !
— Qu’il haïsse l’homme autant qu’il veut mais il sera obligé d’entendre celui qui tient en main les rênes de l’Angleterre. Dites à Bautru de se montrer convaincant !
— D’autant que s’il n’y parvenait pas, ajouta Claude d’un ton piteux, vous pourriez être obligée de quitter la Cour…
— Encore ? C’est devenu une manie ! Qu’ont donc ces gens à vouloir me jeter dehors toutes les cinq minutes ?
— Depuis l’affaire d’Amiens, on vous sait proche de Buckingham. Si par conséquent il accepte de cesser de rendre la vie impossible à sa souveraine, on vous en saura gré, mais dans le cas contraire…
— Et vous me laisseriez chasser sans mot dire ? s’écria Marie indignée.
Le Duc haussa ses lourdes épaules. Pour la première fois, Marie remarqua qu’il se tenait moins droit – la douleur dont il se plaignait de temps en temps sans doute ? –, qu’il se voûtait un peu, qu’il y avait davantage de mèches grises dans ses cheveux blonds, en un mot qu’il vieillissait :
— Je vous l’ai dit et je le répète, soupira-t-il avec une lassitude inhabituelle. Je suis le fidèle sujet du roi Louis…
— Du Cardinal aussi dirait-on ? lança-t-elle, méprisante. Cet intrigant, ce valet de la Reine-mère…
— Traiter Richelieu de valet me semble excessif ! Quoi qu’il en soit, il a l’entière confiance du Roi…
— Comme ce freluquet de Barradat ?
— Ne mélangez pas ! Quant à moi, si l’on vous rejetait il y a gros à parier que je serais prié de vous accompagner. A présent souffrez que je vous quitte ! J’ai besoin de repos…
Perplexe, Marie le regarda sortir avec un vague pincement au cœur. Parce que cette nuit qui commençait serait la huitième depuis leur retour de Londres où il ne la rejoindrait pas. Qu’adviendrait-il de leur mariage s’il n’avait plus envie d’elle ?
Le fidèle Bautru – Guillaume, comte de Serrant – partit pour le royaume britannique dès le lendemain. Reçu immédiatement par le roi Charles, il lui expliqua que l’on rendait les Chevreuse responsables de ce qui se passait en Angleterre autour de la reine Henriette-Marie et chez les catholiques à nouveau persécutés. Si les choses ne s’arrangeaient pas, la Duchesse pourrait être exilée. Peu après il remettait à Buckingham une lettre où Marie le suppliait de venir en France afin de rétablir lui-même l’ancienne entente.
C’est ce que le bouillant amoureux d’Anne d’Autriche espérait : il pria Charles Ier d’annoncer sa prochaine arrivée à Paris et convoqua son tailleur pour lui préparer de nouvelles tenues propres à émerveiller la Cour, la Ville… et la Reine.
La réponse de Paris fut aussi brutale qu’inattendue : pour avoir causé un scandale en manquant au respect dû à la personne royale, le duc de Buckingham n’était plus persona grata en France. Si le roi d’Angleterre voulait envoyer des ambassadeurs, il devait en choisir d’autres.
Fou de rage, le favori voulut lever une armée, des navires pour fondre, après avoir réveillé les rancunes protestantes, sur un pays aussi inamical, mais cette fois, il trouva en face de lui une volonté ferme qu’il ne connaissait pas encore, celle de Charles Ier. Pas question de déclarer une guerre qui serait désastreuse ! On allait d’abord envoyer les chargés de mission demandés.
Le Roi fit choix de Lord Holland et de Dudley Carleton, Lord Dorchester, qui avait été ambassadeur aux Pays-Bas. C’était un intellectuel courtois, déjà d’un certain âge et que Charles appréciait parce que au temps où il était en poste à La Haye il envoyait quantité de beaux livres au jeune prince qu’il était. En résumé, tout le contraire de Holland et un adversaire plus digne de l’intelligence et de la froide logique de Richelieu… Il fallait au moins ça ! Furieux d’être évincé, soufflant le feu par les naseaux, Buckingham ne rêvait que d’une bonne déclaration de guerre mais Charles Ier, lui, ne l’entendait pas ainsi et affirmait sa résolution : il souhaitait une entente politique plus encore que familiale. Dans ce but il avait ordonné que cesse – momentanément ! – le soutien discret aux protestants de France toujours plus ou moins sous pression. Certes les Rochelais surveillés par M. de Toiras depuis les remparts du fort Saint-Louis se tenaient à peu près tranquilles mais l’incorrigible Rohan gardait toujours les Cévennes et le Haut-Languedoc en dépit du traité de Montpellier.
Aussi, le langage que les nouveaux ambassadeurs venaient faire entendre s’écartait-il quelque peu des clauses du mariage. En gros, les Anglais offraient d’inciter les huguenots à se soumettre entièrement en échange d’une aide contre l’Espagne devenue l’ennemie depuis que le Palatinat, tenu par le beau-frère de Charles Ier, l’Electeur Frédéric V, était occupé par les troupes du duc d’Olivares…
Du côté des dames, si Marie fut déçue de ne pouvoir ramener son ami Buckingham aux pieds de la Reine – et peut-être celle-ci le fut-elle encore plus ! –, le retour de Holland l’enchanta. Enfin, elle allait retrouver son amant ! Il y avait des mois – cela remontait aux jours précédant la naissance d’Anne-Marie ! – qu’il ne l’avait touchée et elle éprouvait une cruelle frustration que ne pouvaient apaiser les étreintes, distraites parfois, d’un époux chez qui l’habitude commençait à se faire sentir.
L’hôtel de la rue Saint-Thomas-du-Louvre continuant à être la demeure la plus agréable de Paris, les Anglais y vinrent automatiquement et l’accueil du duc Claude fut égal à lui-même : courtois et d’une grande générosité. Ayant eu une petite aventure avec Lady Carlisle, Claude était assez satisfait de ne pas voir revenir le mari, et l’accueil qu’il réserva à Dudley Carleton s’en ressentit même si Holland eut droit à une légère froideur dont Marie, toute à l’attente de ce qui allait venir, ne s’aperçut même pas.
Naturellement, une brillante réception inaugura le séjour des nobles étrangers. Marie avait suggéré qu’il en soit ainsi, comptant sur l’agitation normale d’une fête pour se ménager un moment avec Holland et, pendant le souper où il était son voisin, elle lui chuchota :
— Le pavillon du jardin… A deux heures !
Pour seule réponse, il hocha la tête avec un sourire, cependant que sa main venait sous la table se poser sur la cuisse de la jeune femme que ce contact, même atténué par l’épaisseur du satin et des jupons, fit tressaillir. Par ce geste, il reprenait possession d’elle… Afin de cacher son émoi elle saisit son verre de vin et l’avala d’un trait ! Ce qui le fit rire :
— Prenez garde, madame, ce vin est capiteux ! Il pourrait vous enivrer…
— Buvez-en aussi alors ! De la sorte nous serons à l’unisson.
— Ne l’avons-nous pas toujours été ? Puis plus bas : Est-ce prudent ce soir ?
— Pourquoi pas ? Dans une heure Claude sera ivre… il l’est déjà plus qu’à moitié…
En effet, Chevreuse ne cessait de porter des toasts à ses invités, à l’entente des deux pays réunis ce soir autour de sa table, à la santé de leurs souverains respectifs. Marie, comme un chat qui guette sa proie, suivait les progrès d’une ébriété que partageait d’ailleurs une bonne partie des convives. Et, quand enfin on se leva de table, les valets, habitués, n’eurent plus qu’à transporter dans leur carrosse ceux qui ne tenaient plus debout. On ramena le Duc à son appartement…
Quelques secondes après deux heures, Marie, nue sous une pelisse de velours doublée de renard noir, courait à travers le jardin. La nuit était froide mais il ne gelait pas et son impatience en était à si haut point qu’elle avait presque trop chaud… A sa grande surprise, elle trouva Henry devant la porte du pavillon.
— Il est fermé, constata-t-il. Et cette fois, je n’ai pas la clef !
— Fermé ? Qui a pu le faire ? J’avais donné ordre que l’on fît du feu…
D’un geste il désigna la fenêtre derrière laquelle aucune lumière ne se montrait :
— Pas de feu ! Pas de clef ! Que faisons-nous ?
Elle se serra contre lui.
— Qu’en avons-nous besoin ? Une tonnelle suffira. L’amour tient chaud !
Devinant qu’elle ne portait rien sous ses fourrures, il ouvrit le manteau pour glisser ses bras autour d’elle…
— C’est vrai que vous êtes chaude comme une caille… et si douce, mais ne me demandez pas de me déshabiller dans ce froid. Et ma peau veut épouser chaque pouce de la vôtre ! Un gros rhume n’a jamais rien ajouté aux jeux de l’amour !
— Alors, venez !
— Où voulez-vous aller ?
— Chez moi… chez vous ! Peu importe.
— Non !
Soudain si dure, la voix de Holland fit reculer la jeune femme comme s’il l’avait frappée :
— De quelle façon vous le dites ?… Quand je viens à vous…
Il crut qu’elle allait se mettre à pleurer et la ramena contre lui :
— Chut ! Ecoutez-moi ! Il faut regarder les choses en face : nous aimer cette nuit serait de la dernière imprudence.
— Mais pourquoi ?
— L’idée ne vous vient pas que l’on pourrait nous tendre un piège ? Cette clef que nous n’avons ni l’un ni l’autre, il faut forcément que quelqu’un l’ait prise !
— Qui voulez-vous que ce soit ?
— Est-ce que je sais, moi ? Votre époux ?
Marie eut un rire qu’elle ne prit pas la peine d’étouffer :
— Lui ? Le pauvre homme ! Il dort comme un ange… en admettant que les anges s’enivrent. Que voulez-vous qu’il fasse de cette clef ? C’est sans doute Gomin, le majordome, qui l’aura retirée sans y prendre garde !
— Alors que vous aviez donné l’ordre d’allumer le feu ? Regardez !
Il l’amena près d’une des fenêtres du pavillon à travers laquelle aucun reflet n’apparaissait :
— Regardez ! Pas de feu !
— Mille tonnerres ! s’emporta soudain Marie. Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Qu’il faut nous séparer pour ce soir, dit-il doucement. Cela me déchire tant j’ai envie de vous mais je ne veux pas me retrouver en face de Chevreuse l’épée à la main… Demain rejoignons-nous à La Vigne en Fleur à l’heure habituelle…
— Attendre jusque-là ? gémit-elle. Oh, Henry, je ne pourrai jamais… et vous non plus ! ajouta-t-elle en se collant si étroitement à lui qu’elle sut aussitôt à quoi s’en tenir…
— Non… Tu as raison !
L’appliquant rudement contre le mur du pavillon, il allait se libérer pour la prendre quand un pas fit crisser le sable de l’allée, venant vers eux…
Rapide comme l’éclair, Holland enleva Marie dans ses bras pour se glisser avec elle derrière les grands buis qui encadraient le petit édifice et qui les dissimulèrent. Là, il la reposa mais garda une main sur sa bouche pour l’empêcher d’émettre le moindre son. Elle avait compris et elle écarta les doigts qui la bâillonnaient. Le cœur battant, ils attendirent, Marie plus paisiblement que son compagnon. Ce devait être un serviteur quelconque et s’il n’était pas souhaitable qu’il les vît ensemble, elle pensa que son amant devenait tout à coup terriblement pusillanime…
Elle sentit qu’il n’avait pas tort quand la lueur d’un flambeau pointa au milieu des branches, dansant au rythme lent du pas… de l’homme. Lent, si lent !…
Et soudain, Marie étouffa une exclamation sous sa main le promeneur nocturne, c’était Claude…
Bien éveillé apparemment, avec l’œil du chasseur sur la trace d’un gibier. Plus inquiétant encore, il était habillé et son épée pendait à son côté. Epouvantée, Marie comprit alors qu’il n’était ni aussi bête ni aussi aveugle qu’elle le croyait, qu’il avait feint l’ivresse afin de les surprendre et que cette nuit dont elle attendait tant allait se terminer au mieux par un duel, au pire par un meurtre. Il n’y avait pas à se tromper sur l’expression tendue de son visage dont le jeu des flammes accusait l’aspect menaçant. Il se trouvait à sept ou huit toises[20] mais il approchait…
— Surtout ne bougez pas ! souffla Holland dans l’oreille de sa compagne, et aplatissez-vous contre terre : votre manteau est noir… Si par hasard il vous découvrait faites semblant d’être évanouie.
Elle sentit qu’il s’écartait d’elle. Silencieusement, sans bouger même une branchette, il s’éloigna le long du mur dans l’intention de contourner le jardin. Chevreuse approchait toujours. En dépit du froid, la sueur perla au front de la jeune femme tandis que lui revenaient à l’esprit les histoires horribles d’époux trompés qui avaient tiré de leur femme de cruelles vengeances sans avoir à rendre compte à la justice du Roi. Ce qui serait son cas si Claude la tuait. Louis XIII serait trop heureux d’être débarrassé d’elle ! L’assassin serait morigéné pour la forme et pourrait se chercher tranquillement une autre épouse…
Il était très proche maintenant. Elle le vit monter les deux marches, peser sur la clenche de la porte qui résista – il n’avait donc pas la clef lui non plus ? –, puis l’enfoncer d’un violent coup de pied afin de pénétrer à l’intérieur. Marie à cet instant profita du vacarme pour se glisser le long du mur comme Henry précédemment, à cette différence près qu’elle avait ôté ses mules et fuyait pieds nus, tellement terrifiée qu’elle ne sentait ni le froid ni les menus graviers…
Jamais elle n’aurait cru le jardin aussi vaste ! Le douloureux chemin lui semblait interminable d’autant qu’elle ne pouvait plus voir si Claude était toujours dans le pavillon. Elle atteignait au but quand elle entendit le bruit d’une chute suivie d’une série de jurons anglais. Elle comprit que Henry cherchait à attirer l’attention de Chevreuse pour lui permettre à elle de rentrer sans encombre. Elle aperçut en effet sa grande silhouette qui se relevait puis s’éloignait vers le pavillon, alors sans chercher à en savoir davantage, elle se précipita dans la maison, grimpa l’escalier en courant et s’engouffra dans sa chambre plongée dans l’obscurité : avant de partir, elle avait éteint la veilleuse comme elle le faisait habituellement lorsqu’elle allait s’endormir. Là elle jeta son manteau sur un fauteuil, chercha sa chemise de nuit à tâtons – dans la cheminée le feu n’était plus que braises rougeoyantes –, ne la trouva pas et se précipita dans son lit pour se réchauffer. Or s’il avait été bassiné dans la soirée, il n’en restait rien et les draps lui parurent presque aussi glacés que les carreaux du vestibule ou les marches de l’escalier…
Ce fut seulement quand elle eut retrouvé un peu de chaleur qu’elle fit une bizarre remarque : en rentrant elle n’avait rencontré personne et même le tracas venant du pavillon n’avait pas attiré le moindre domestique, la moindre femme de chambre.
Pendant ce temps Claude, sorti en trombe de l’édifice, rejoignait Holland qui arpentait tranquillement une allée en homme qui s’accorde une petite promenade hygiénique avant de s’aller coucher. Quand il le rejoignit, il lui mit son flambeau sous le nez :
— Que faites-vous là ? demanda-t-il avec rudesse.
— Que pourrais-je faire d’autre que me promener ? fit l’autre non sans insolence. Les fumées du vin, vous savez ! J’ai besoin de prendre l’air. Malheureusement j’ai rencontré un arrosoir oublié par un jardinier et j’ai chu. Mais vous-même, Duc ? J’ai entendu un fracas. Vous n’êtes pas blessé au moins ? continua-t-il avec une sollicitude qui ne dérida pas l’époux de Marie.
— Je vais à merveille, merci ! Une porte me gênait : je l’ai abattue… Vous n’avez pas vu ma femme ?
— La Duchesse ? Dans ce lieu et à pareille heure ? Je suppose qu’elle dort !
— Vous croyez ? Il me semblait qu’elle affectionnait particulièrement les promenades nocturnes au jardin et en votre compagnie depuis notre départ pour l’Angleterre…
— Vous avez absolument raison… mais c’était en été. L’hiver n’est guère propice, surtout la nuit, aux errances romantiques…
— Ah ? Eh bien, bonne promenade, Mylord ! Mais prenez garde à ce qui traîne ! Vous pourriez vous rompre une jambe… ou pire !
Et sans rien ajouter Chevreuse rentra chez lui, laissant son hôte plus soucieux qu’il ne voulait le paraître. L’attitude nouvelle de ce mari-là donnait à réfléchir et ce soir, Henry éprouvait la désagréable impression d’avoir eu devant lui un homme entièrement différent de l’aimable et fastueux imbécile qu’il croyait connaître. Ne serait-ce que sa façon d’avoir simulé l’ivresse touchait au grand art. Il allait falloir jouer beaucoup plus serré s’il voulait reprendre avec Marie le duo interrompu. Et il le voulait furieusement. Cette femme avait le don de lui mettre le sang en feu !
N’importe comment, il fallait trouver un prétexte pour changer de domicile : l’idée de continuer à manger le pain d’un mari dont l’œil soupçonneux ne le quitterait plus froissait son orgueil. Il en parlerait dès le matin à Carleton…
Il y réfléchissait en regagnant son appartement à travers l’immense hôtel sombre et silencieux, stupidement heureux à l’idée de s’y retrouver seul et momentanément à l’abri. Mais, en pénétrant dans le salon qu’il partageait avec son compatriote, il y trouva son valet, Pierson, qui lui apprit qu’une dame l’attendait dans sa chambre…
Persuadé que c’était Marie, il sentit monter sa colère. Il fallait qu’elle soit vraiment folle pour les mettre aussi délibérément en danger l’un et l’autre !… Or, ce n’était pas elle. La forme blanche qu’il découvrit assise près du feu qu’elle contemplait, les coudes aux genoux et le menton posé sur ses mains, appartenait à Elen.
— Déjà ? fit-elle sans quitter sa pose et sans cesser de regarder les flammes. Je ne vous attendais guère avant une heure ou deux.
— Que faites-vous là ?
— Je viens de vous le dire : j’attendais ! Avez-vous réussi à trouver un endroit à peu près… confortable comme vous dites chez vous ? L’herbe est rare en cette saison et, même sous d’épaisses fourrures, la terre ou le marbre sont durs pour une peau délicate, n’est-il pas vrai ? Vous eussiez été tellement mieux dans les coussins moelleux du pavillon !
— Il rime à quoi ce discours ?
Elle se leva et vint à lui, les paupières baissées mais le sourire aux lèvres.
— A rien d’autre que vous offrir cette nuit que l’arrivée intempestive de la vieille comtesse de Buckingham nous a empêchés de vivre à Chiswick. Souvenez-vous de notre déception à tous deux !
— Je m’en souviens !… Et vous-même, avez-vous oublié ces lettres que je vous avais demandé de me faire tenir par notre ambassade ?
— C’est que je n’avais rien à vous apprendre dont vous n’eussiez eu connaissance par les dépêches régulières ou par ce qu’avait à dire M. Bautru de Serrant…
— Justement ! J’ai su par lui que Mme de Chevreuse était en danger d’exil. Si vous aviez pris la peine d’écrire, je l’aurais su plus tôt et j’aurais pressé les choses. Ne vous ai-je pas dit que je voulais tout savoir de ses actes et si possible de ses pensées !
— Elle, toujours elle ! s’emporta Elen. En vérité j’en viens à me demander si ce n’est pas à cause de ma position auprès d’elle que vous m’avez fait l’amour !
— Ne dites pas de sottises ! Elle est, sur notre échiquier politique, un personnage de première importance ! Un pivot si vous préférez…
— Je m’en aperçois et je regrette, mais soyez certain qu’à l’avenir je vous tiendrai informé de ce que vous souhaitez savoir ! A présent, ajouta-t-elle en s’approchant davantage, ne pouvons-nous laisser cette histoire de côté et parler de nous ? Ce pavillon où vous souhaitiez tant vous rendre, ne pouvons-nous y aller ensemble ?
— Maintenant que sa porte est brisée et que les courants d’air y pénètrent comme chez eux ? Vous voulez rire ?
— Brisée ? La porte ? Mais par qui ?
— Par votre maître qui pensait nous y surprendre, la Duchesse et moi ! J’avoue qu’il s’en est fallu d’un cheveu et pour un peu je remercierais la personne qui a pris la clef ! L’aventure se serait terminée par un duel !
— Alors remerciez-moi ! La voici ! dit Elen en sortant l’objet de sa gorge à demi découverte et en la lui offrant, mais il la refusa d’un geste.
— Ainsi c’est vous qui l’aviez ? Pourquoi l’avoir prise ?
Elen releva la tête dans un joli mouvement de défi :
— Parce que je ne voulais pas qu’elle vous eût la première ! C’était trop injuste alors que nous avons été si brutalement séparés. Je voulais pour ce soir être à vous. Vous l’auriez rejointe demain mais cette nuit, je la voulais pour moi ! Si j’en crois ce que vous me disiez à Chiswick le crime n’est pas bien grand et vous devriez être heureux de cette preuve d’amour…
Elle était très belle à cet instant dans sa robe en soie blanche largement ouverte sur la chemise de nuit transparente et elle s’attendait à ce qu’il la prît dans ses bras. Mais au lieu de cela, il lui tourna le dos.
— Il se trouve que je ne le suis pas ! fit-il sèchement. Vous autres femmes croyez pouvoir régenter un homme dès qu’il vous a murmuré trois mots d’amour…
— Que voulez-vous dire ? murmura-t-elle, choquée.
— Qu’avec moi il faut savoir attendre son tour ! Ce soir, ma chère, c’est d’elle que j’ai envie ! Pas de vous ! Remballez tout cela et allez vous coucher !…
Blessée au plus profond par tant de goujaterie, Elen ramena machinalement les pans de son vêtement sur sa poitrine :
— Et vous disiez que vous m’aimiez ? fit-elle douloureuse.
— L’ai-je dit ? C’est possible. Mais ne me regardez pas de cet air de chien battu ! Je ne suis pas d’humeur ! Quand je le serai, je ne manquerai pas de vous le faire savoir. Bonne nuit, ma chère !
C’était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Rapide comme un serpent qui attaque, sa main se leva et s’abattit de toute sa force sur la joue de Holland. La réaction de l’Anglais fut immédiate. Par deux fois, brutalement, il gifla Elen qui vacilla sous les coups. Puis, la prenant aux épaules, il l’expédia dans la galerie extérieure où elle alla s’écrouler contre le socle d’une statue, après quoi il claqua la porte derrière elle…
Plus meurtrie dans son âme que dans son corps, elle se releva avec peine parce qu’en tombant elle s’était fait très mal au genou. Se tenant aux œuvres d’art jalonnant le large couloir qui reliait l’aile réservée aux hôtes de passage au bâtiment principal, elle s’efforçait de rentrer chez la Duchesse quand soudain elle se trouva en face de Chevreuse qui arrivait en sens inverse, habillé cette fois pour sortir : chapeau en tête, manteau à l’épaule. Il l’arrêta au passage :
— Vous ici, mademoiselle du Latz ? Et dans cet appareil ?… Je devrais dire en cet état ?
Elle s’obligea à sourire, chercha une réponse et ne put que bredouiller des mots indistincts. Le Duc haussa des épaules désabusées :
— Vous êtes sa maîtresse, vous aussi ?…
— Monseigneur !…
— Décidément, il est grand temps que je débarrasse ma maison de ce renard voleur de poules !
Et d’un poing vigoureux, il fit retentir le bois sculpté de la porte sous ses coups redoublés.
— Ouvrez, Holland ! C’est le duc de Chevreuse qui vient vous demander raison !
— Monseigneur ! cria Elen épouvantée par ce qui ne pouvait manquer de suivre, songez qu’il est votre hôte !
— Il aurait dû y songer avant moi ! Holland ! Vous ouvrez, oui ou non ?
Aussi vite que le permettait son genou endommagé, la jeune fille fila le long de la galerie. Il fallait prévenir la Duchesse…
En se précipitant dans la chambre de Marie, Elen pensait la réveiller. Or, elle l’était déjà. Assise sur le bord de son lit, seulement couverte de ses cheveux dénoués, elle fixait ses pieds nus dont elle faisait jouer les orteils dans une attitude d’intense irrésolution. L’entrée tumultueuse de sa suivante ne lui fit même pas lever la tête.
— Madame, cria celle-ci en se jetant à genoux près d’elle, ils vont se battre !
— Qui ?
— Votre époux et Mylord Holland ! Il faut les en empêcher !
Marie haussa les épaules :
— Quand les hommes décident de s’étriper, je ne vois guère que le Diable pour les en empêcher !
Absent jusque-là, son regard bleu se fixa soudain sur la jeune fille et s’agrandit :
— Comment le sais-tu ?
— J’ai vu Monseigneur frapper rudement chez Mylord Holland pour l’appeler au combat.
Toute à son émotion, elle ne s’aperçut de son impair que lorsque Mme de Chevreuse grinça :
— Il fallait que tu sois sur place, alors dis-moi un peu ce que tu y faisais en cette tenue… pour le moins immodeste ? Les seins et les épaules à l’air alors qu’il fait froid ? Tu pensais qu’il allait te réchauffer, n’est-ce pas ?…
D’un geste violent, elle agrippa l’épaisse natte de cheveux noirs posée sur l’épaule de la jeune fille et la tira cruellement :
— Il couche aussi avec toi ? Veux-tu me dire depuis quand ?
— Madame, supplia Elen à qui la douleur mettait les larmes aux yeux, le temps presse ! Ils vont se battre, vous dis-je !
— Eh ! Qu’ils s’entre-tuent si ça les amuse, mais toi tu vas me répondre. Depuis quand ? Allons vite, j’attends ! ajouta-t-elle en tirant plus fort sur les cheveux, tordant le cou d’Elen.
Une fureur primitive la possédait : celle de la femelle frustrée qui se découvre une rivale. En outre, cette révélation suivait de trop près la scène que lui avait infligée son époux quand tout à l’heure il avait fait irruption dans sa chambre alors qu’elle feignait de dormir. Il avait d’abord empoigné son manteau qu’il avait reniflé à la manière d’un chien de chasse, puis ses mules abandonnées sur le tapis, la chemise qu’elle n’avait pas trouvée et enfin, empoignant les couvertures, il les avait rejetées au pied du lit, découvrant son corps nu pelotonné sur lui-même et surtout ses pieds glacés qui avaient laissé sur le drap un peu de sable et quelques gouttes de sang. Croyant qu’il allait la frapper, elle avait levé les bras pour protéger sa tête mais il s’était contenté de la prendre aux poignets pour l’envoyer sur le tapis en la couvrant d’injures, la traitant de putain, de femelle en chaleur, de gibier de bourdeau. Puis il l’avait laissée là en lui promettant de lui faire regretter le temps qu’il lui permettrait de vivre encore…
Elle s’était remise sur son lit à l’endroit où Elen l’avait trouvée, accablée sous ce coup du sort. Maintenant cette fille allait payer pour ce qu’elle venait d’endurer :
— Tu parles ?
— Oui… Ne tirez plus, par pitié !… C’est arrivé une fois… une seule fois, je le jure !
— Où ? Quand ?
— A Chiswick… Vous étiez souffrante… et il y a eu un orage !
— Toutes circonstances propices à un rapprochement ! conclut Marie en lâchant sa prise sans qu’Elen quitte sa pose agenouillée.
La colère de sa maîtresse s’apaisait, faisant place à la réflexion. Marie n’était ni vaine ni sotte et connaissait trop bien les hommes pour en supposer un seul capable de fidélité absolue, quelle que soit la passion qui l’habite. Fou d’Anne d’Autriche, Buckingham avait d’autres maîtresses et Holland, marié et exact dans ses devoirs conjugaux à ce que l’on disait, ne manquait pas non plus de prétendantes…
— Incroyables ! reprit-elle avec un petit rire. Les hommes sont incroyables ! Ils brûlent d’amour et si vous n’êtes pas là pour éteindre l’incendie, ils ne voient aucun inconvénient à demander ce service à quelqu’un d’autre ! Une seule fois dis-tu ?
— Oui, je le jure !
— Mais ce soir tu espérais recommencer ?
Et comme la jeune fille baissait la tête sans répondre, Marie posa une dernière question :
— Tu l’aimes ?
Sans attendre la réponse, elle eut un mouvement d’indifférence :
— Naturellement tu l’aimes ! Une fille comme toi ne se donne pas sans amour. Et ce soir ? Il ne s’est rien passé entre vous ? Etrange ! Tu es pourtant appétissante…
— Non, il ne s’est rien passé, lâcha Elen avec rage. Il a été… abominable ! Il m’a dit qu’il avait envie de vous, pas de moi !
— Eh bien, il est franc au moins ! fit Marie, enchantée au fond de ce qu’elle entendait. Ensuite ?
— Il m’a mise à la porte et Monseigneur est arrivé…
— Mille tonnerres ! C’est vrai ! Tu viens de parler d’une provocation ?… Ils ne vont quand même pas se battre ici !
Du bruit dans la cour d’honneur précipita Marie à sa fenêtre. Le portail était en train de s’ouvrir pour laisser le passage à une troupe de cavaliers. Elle reconnut son mari flanqué de ses écuyers La Ferrière et Loyancourt. Elle aperçut aussi Holland, Carleton et un seigneur anglais dont elle avait oublié le nom, qui leur servait de secrétaire. En un éclair, elle saisit les conséquences de cette folie. Non seulement le Roi interdisait les duels qui ne cessaient d’opérer des coupes sombres dans sa noblesse, mais si Claude tuait un envoyé du roi d’Angleterre qui, en outre, logeait chez lui – ce qui signifiait qu’il assurait sa sécurité –, il aurait à en répondre sur sa tête. Et la suite n’était pas difficile à deviner : Claude exécuté, elle-même, cause du drame, serait reléguée dans quelque couvent lointain avec interdiction formelle d’approcher seulement de Paris. Louis XIII ne laisserait pas passer une aussi belle occasion de se débarrasser d’elle…
— Vite ! Donne-moi de quoi m’habiller – un costume de chasse ! Et descends dire que l’on selle ma jument ! Ah !… Et tâche de savoir où ils vont !
Quand la jeune fille revint, Marie était prête : jupe longue et ample portée sans jupons[21], casaquin étroit à manches fermé au cou par un col de dentelle rabattu, bottes courtes. Elevée à la campagne par un père qui s’en souciait fort peu et avec un frère dont elle partageait souvent la vie, elle savait depuis longtemps s’habiller seule et vite !
— Alors ? où sont-ils ?
— Si Peran ne se trompe pas, sur le Pont-Neuf !
— En vue du Louvre ? Quelle brillante idée !
— Les grilles de la place Royale sont fermées la nuit !
— Très juste !… Qu’est-ce que Peran fait dans la cour ?
— Il vous attend !… Il ne veut pas que vous sortiez seule !
En dépit de son angoisse, Marie eut un sourire. Cela ressemblait bien à sa tête de mule ! Toujours prête à se mettre entre elle et un quelconque danger, même illusoire.
Quand elle le rejoignit, il se contenta, sans un mot, de présenter ses mains nouées à la pointe de sa botte pour l’enlever en selle, puis il enfourcha un cheval et tous deux plongèrent dans l’obscurité du quai du Louvre d’où l’on pouvait apercevoir les points lumineux des lanternes marquant les entrées sur le pont.
Chemin faisant, Marie essayait de trouver quelque chose pour éviter ce qui menaçait d’être un bain de sang. Il était d’usage, en effet, que les témoins d’un duel s’affrontent eux aussi. C’était normal pour les gentilshommes de Chevreuse mais ce ne l’était peut-être pas pour les Anglais. De toute façon, elle imaginait mal le paisible et courtois Lord Carleton soudain mué en fauve se jetant sur des gens avec lesquels il trinquait il y avait à peine trois heures, et Marie comptait un peu sur sa sagesse pour l’aider dans sa tâche d’apaisement… des esprits et le sauvetage de ce qui pouvait l’être… L’idée que Holland risquait d’être blessé ou même tué la bouleversait. En dépit de son âge, Claude était un bretteur de première force.
Elle comprenait mal pourquoi son époux, au lieu de chercher un endroit discret pour son règlement de comptes, avait opté pour le Pont-Neuf qui, de tout Paris, était sans doute la voie la plus importante de passage, et comme il lui arrivait souvent elle formula sa pensée à haute voix. Peran qui la précédait l’entendit et répondit sans se retourner :
— Ce n’est pas si bête ! Le pont appartient la nuit à deux confréries de brigands, les Frères de la Samaritaine et les Chevaliers de la Courte Epée, qui se détestent et se disputent les passants imprudents qui osent s’aventurer sans escorte sur leur territoire. Les gens du Prévôt qui les redoutent ne s’en mêlent guère. Une bagarre de plus n’attirera l’attention de personne.
— Un duel ne ressemble pas à une bagarre. A moins que les tenants de chaque camp ne s’affrontent…
— Non. Ils ne seront que deux à se battre… Les autres n’en découdront que contre les truands du pont s’il leur prenait fantaisie d’intervenir…
C’était encore pire mais on arrivait. Les lanternes étaient éteintes à présent. Cependant, accoutumés à l’obscurité, les yeux de Marie distinguèrent des chevaux groupés à l’entrée du pont sous la garde de valets puis, plus loin, des silhouettes qui s’agitaient. Peran avait raison : en dépit de l’heure plus que tardive, il y avait du monde. Un dicton populaire n’assurait-il pas qu’on était toujours sûr d’y rencontrer « un moine, un cheval blanc et une putain… » ? Cependant les éventaires des petits marchands n’étaient pas installés, des ombres se levaient rapidement, mises en fuite par la torche et l’épieu de Peran quand les deux cavaliers empruntèrent la large voie bordée de trottoirs hauts de quatre marches qui mettaient les piétons à l’abri de la circulation. L’une d’elles osa s’approcher pour réclamer une aumône…
— Dis-nous d’abord si tu as vu passer une troupe de seigneurs ? coupa la Duchesse…
— Oui. Ils sont là-bas entre la pompe de la Samaritaine et la statue du bon roi Henri que Dieu veuille mettre en son paradis !
Une pièce passa de la main gantée de Marie à celle de l’homme. En même temps elle poussait sa jument parce qu’elle venait d’apercevoir l’éclair d’une lame dans la faible lumière d’une lanterne sourde. Ils étaient bien là, face à face, le pourpoint mis à bas et l’épée à la main, ferraillant avec une ardeur farouche. Du haut de sa monture elle cria :
— Arrêtez ! Pour l’amour de Dieu et de sa Très Sainte Mère !… Arrêtez !
Son cri les immobilisa un instant. Alors sautant à terre, elle voulut courir vers eux quand un bras lui barra le passage, lui coupant le souffle.
— Restez tranquille, madame ! Ceci ne vous regarde pas ! C’est affaire à eux !
Elle reconnut Dudley Carleton et tenta de le repousser :
— Je veux passer ! Cela me regarde plus que vous !
— Si vous voulez dire que vous avez fait ce qu’il fallait pour en arriver à cette extrémité, je suis d’accord ! A présent laissez votre époux laver son honneur… s’il le peut ! Holland ne lui fera pas de quartier et, avec un peu de chance, vous serez bientôt veuve…
Il ricanait, son vernis d’intellectuel policé effacé par le spectacle sauvage de ces deux hommes décidés à s’entre-tuer. Une estafilade marquait déjà la joue de Holland tant son adversaire se battait avec fureur. Hors d’elle, Marie frappa la figure hilare qui la défiait. L’Anglais recula sous le coup et elle en profitait pour reprendre son élan vers les duellistes au risque d’être transpercée quand une voix tonna :
— L’épée au fourreau, messieurs ! Le Prévôt arrive !
L’effet fut instantané : les combattants abaissèrent leurs armes pour se tourner vers celui qui s’était fait entendre et qui les rejoignait dans l’étroit cercle lumineux diffusé par la lanterne, imposant entre eux sa longue silhouette et l’épée qu’il tenait à la main. C’était Gabriel, aussi calme et froid que les deux autres étaient agités. Chevreuse le reconnut et grogna :
— Malleville ? Que chantez-vous là ? Le Prévôt ? Qu’est-ce que Séguier pourrait faire sur le Pont-Neuf à trois heures du matin ?
— Aussi n’y est-il pas et je lui demande grandement pardon de m’être servi de son nom pour arrêter ceci.
— Vous faites la police à présent ? Je vous croyais mousquetaire ?
— Mais je le suis toujours, seulement nous ne portons la casaque qu’en service et pas pour une petite fête entre amis dans un cabaret de la place Dauphine… Par grâce, Monseigneur, renoncez : c’est folie !
— A aucun prix ! Otez-vous de là !
Le duc se remettait déjà en garde. Gabriel alors lui fit face, tournant le dos à Holland qui ne disait rien, et attendait, la pointe de son épée sur le sol.
— En ce cas, tuez-moi d’abord ! Ce sera moins grave que d’avoir combattu un ambassadeur du roi d’Angleterre, vous un prince que notre sire Louis honore de son amitié, et cela au pied de la statue de son père !
— Le roi Henri autorisait le duel s’il s’agissait de laver son honneur !
— … dans le sang, je sais et je ne serais pas le dernier, le cas échéant, à demander réparation par les armes mais je suis mince personnage. La mort de l’un de vous aurait de trop graves conséquences ! Songez qu’une guerre pourrait suivre ! Vous avez blessé votre adversaire. Son sang a coulé : contentez-vous-en ! Je vous en supplie… au nom du Roi !
Un lourd silence suivit. Chevreuse réfléchissait et tous retenaient leur souffle, surtout Marie dont le cœur était serré au point de lui faire mal. Comprenant que sa présence risquait de compliquer la tâche de son ancien écuyer, elle avait reculé de quelques pas. L’instant qui s’écoula lui parut durer une éternité. Enfin, elle vit son époux relever la tête et hausser les épaules :
— Vous avez raison ! Ce maraudeur et ce qu’il m’a pris ne valent pas une guerre !
Calmement, il remit son pourpoint, son chapeau, et se tourna vers Dudley Carleton qui s’approchait de lui sans se soucier de Holland qui, lui, semblait changé en statue :
— Vous êtes mon hôte, Mylord Carleton, et je ne saurais l’oublier. Ma demeure reste vôtre tant qu’il vous plaira d’en user. Quant à votre… compagnon, son rang d’ambassadeur m’interdit de le chasser mais c’est à votre vigilance que je le remets jusqu’à ce que, dès demain, lui soit trouvé un logis digne de ce qu’il représente…
Marie n’entendit pas la suite du discours. Peran venait de la tirer par la manche :
— Vite, madame ! Il faut rentrer avant Monseigneur !
– Tu as raison…
Elle se laissa emmener. En dépit de son cri, les autres n’avaient pas eu l’air de s’apercevoir de sa présence. Elle aurait voulu parler à Malleville mais il se trouvait toujours à la même place, remettait sa lame au fourreau… C’était fini. Il n’y avait plus rien à craindre. Le duc et les siens rejoignaient leurs chevaux suivis à courte distance par les Anglais.
Dans son cabinet, Marie retrouva Elen. A présent habillée décemment, la jeune fille priait à genoux devant une statuette d’ivoire et d’or de la Vierge Marie placée dans la niche d’un précieux cabinet florentin, don de la Reine-mère. Elle se releva en hâte à l’entrée de la Duchesse qu’elle interrogea du regard, n’osant formuler sa question. Marie leva les épaules :
— Tu peux dès maintenant rendre grâces : les deux sont vivants. Quelqu’un s’est mis à la traverse du combat…
— Qui donc ?
— Malleville ! Dieu sait pourquoi…
— Personne n’est blessé ?
— Holland, au visage ! Une balafre qui ne le rendra que plus intéressant auprès des bécasses de ton genre ! ajouta-t-elle avec agacement… Et ne reste pas plantée là ! Va me chercher quelque chose à manger ! Je meurs de faim !
Trop heureuse de recevoir un ordre alors qu’elle s’attendait à être chassée, Elen, au lieu d’appeler un valet, descendit elle-même aux cuisines où l’on était en train de ranimer les feux. Elle remonta peu après avec du pain, du miel et quelques tranches de pâté devant lesquels Marie s’attabla avec l’appétit qu’aucun souci ne parvenait à lui ôter. Ce n’était pourtant pas ce qui lui manquait en cette fin de nuit où l’époux, accommodant et légèrement borné qu’elle pensait si bien mener, venait de se muer en un jaloux soufflant le feu et la fureur. Devant les menaces dont il l’avait accablée tout à l’heure, elle avait pensé un moment fuir à Lésigny mais plus que le sien propre lui tenait à cœur le sort de son amant. Et aussi le besoin de s’éloigner le moins possible de lui tant qu’il était en France…
Elle achevait son repas quand Claude entra et elle fut surprise du changement qui s’était opéré en lui. Jamais elle ne lui avait connu ce visage grave, cette allure pesante, ces yeux marqués de rides et ce pli soucieux qui les séparait…
Après avoir demandé courtoisement à Elen de se retirer, il tira un siège près de la table devant laquelle Marie s’était figée et s’y assit :
— Je suis venu vous dire ma volonté, madame… et aussi mes regrets. Sous le coup d’une colère dont je n’étais plus maître, je vous ai traitée d’une façon indigne…
— N’en parlons plus s’il vous plaît…
— … sinon de vous car vous la méritiez amplement mais de moi ! Encore me suis-je maîtrisé et je remercie Dieu de m’avoir gardé de faire couler votre sang parce que à un moment j’ai songé à vous tuer ! Vous êtes toujours bien vivante à ce que je vois et c’est très bien ainsi, mais votre amant l’est aussi et je le déplore même si je conviens que c’eût été folie que le tuer publiquement !
— Voulez-vous dire que…, émit Marie, reprise par l’angoisse.
— Je ne veux rien dire. Je ne suis pas un assassin et je n’entretiens pas de sbires. Par égards pour Lord Carleton et pour la mission dont il est revêtu je ne chasserai pas cet homme de chez moi où je resterai de même. C’est vous qui allez partir…
— Vous me chassez ?
— Laissez ce goût que vous avez pour les grands mots ! Je suis un être simple, moi… Vous chasser causerait un scandale qui éclabousserait les vôtres – votre frère Guéménée en particulier –, provoquerait une colère qui me ferait sans doute tirer l’épée une fois encore, mais contre quelqu’un que j’estime. J’ai seulement décidé de vous éloigner jusqu’à ce que les voyageurs anglais repartent pour Londres…
— Lorsque vous êtes entré, je songeais à Lésigny.
— C’est trop près… et vous y êtes trop chez vous ! Je préfère Dampierre. Vous pourrez au moins y jouer avec vos enfants ! (La petite Anne-Marie y avait en effet rejoint les jeunes Luynes.) Vous retrouverez peut-être auprès d’eux une plus juste conscience de vos devoirs !
La jeune femme retint une riposte acerbe qui eût été malvenue puisque dans sa générosité, Claude avait réuni dans son domaine les enfants Luynes à sa fille Anne-Marie, partant du principe que s’ils se prenaient d’affection les uns pour les autres, ce n’en serait que meilleur pour leur avenir. Il faisait preuve en cela d’une véritable largeur d’esprit parce que finalement il n’était pas vraiment certain que la fillette soit de lui. Marie non plus d’ailleurs. Elle se contenta donc de s’incliner et ce ne fut que quand il lui eut signifié qu’elle partait le matin même avec Elen du Latz et ses autres femmes qu’elle demanda :
— Pourquoi, cette nuit, avez-vous pris feu au point de vouloir égorger Holland ?
— Alors que, depuis notre séjour en Angleterre, je savais à quoi m’en tenir au point de vous avoir laissée vous installer chez lui ?
— Je n’y suis pas restée fort longtemps…
— Ce n’était pas mon fait mais celui du roi Charles, mon cousin. L’amitié dont il m’honore est réelle. Partant de là elle m’est précieuse. C’est lui qui vous a appelée à Hampton Court et c’est à cause de lui que je n’ai pas provoqué votre amant. Il est de ses amis et pour rien au monde je n’aurais voulu lui causer la moindre peine. Et puis vous avez accouché et on nous a rappelés. Je pensais que ce chapitre de votre vie amoureuse était clos… Or Holland est revenu. La suite vous la connaissez ! Je vous ai surveillée et si je ne vous ai pas prise sur le fait c’était parce que… quelqu’un s’était emparé de la clef du pavillon. Si vous savez qui, vous pouvez l’en remercier : ma colère ne vous aurait pas épargnés. J’étais décidé à vous tuer tous les deux ! Après quoi j’en aurais moi-même averti le Roi…
— Vous comptiez sur l’aversion que je lui inspire pour vous éviter l’échafaud ?
— Certainement pas ! A ce jour j’ai vécu de nombreuses années et je ne crains pas la mort, vous le savez pertinemment. Je reconnais volontiers d’ailleurs que vouloir embrocher ce bellâtre n’était pas une bonne idée, mais j’étais fou de rage à la pensée que vous osiez l’un et l’autre souiller ma demeure…
— N’oubliez-vous pas un peu vite qu’elle était mienne avant notre mariage ?
— Voilà un argument de chicanière ! fit Claude avec dédain. Que vous le vouliez ou non, elle porte mon nom, tout comme vous. J’entends qu’au moins l’une des deux me reste fidèle.
— Et l’escarmouche de cette nuit vous a rendu la paix de l’âme ? osa Marie, narquoise.
— Oui. Parce qu’elle m’a fait comprendre que je ne vous aimais plus !
— Vous m’aimiez donc ? Ce n’était pas le cas lorsque je vous ai quasiment obligé à m’épouser !
— J’étais partagé entre mon amour et ma loyauté au Roi. Le désir que j’avais de vous a été le plus fort. Mais je vous adorais, Marie, et c’est sans doute là qu’il faut chercher la raison de ce que l’on a nommé mon aveuglement, voire ma complaisance. J’avais peur de vous perdre, j’imagine…
— Et vous n’éprouvez plus cette peur ? Je pourrai partir avec lui lorsqu’il s’en ira ? fit-elle avec une insolence à laquelle il répondit, désabusé :
— Pour vous retrouver au ban de deux cours royales ?… Si vous avez envie d’essayer, ne vous gênez pas, ma chère !
— Osez dire que cela ne vous déplairait pas !
— Non. Je vous le répète : je ne vous aime plus !
— En effet ! fit-elle froidement. Et vous avez aussi cessé de me désirer ?
— Complètement ! Pour le moment du moins, répondit-il sans sourciller. Cela tient, je crois, au spectacle que m’a offert votre lit ouvert. Vous étiez là nue, tremblant encore d’un froid qui vous donnait la chair de poule, dans vos draps souillés de terre et de sang ! Le spectacle n’avait rien d’excitant sinon à la colère ! Alors, je le répète, si vous voulez partir avec votre amant, vous êtes libre.
— Libre ? Je vous rappelle que vous m’envoyez à Dampierre.
— Que vous prétendez aimer. Je n’aurais jamais cru que ce pût être pour vous une telle punition ! Mais qu’à cela ne tienne ! Quand vous serez prête vous pourrez vous entretenir avec cet homme quelques instants dans le salon des Muses. S’il vous emmène, c’est moi qui partirai pour Dampierre afin d’y attendre que vous ayez tous deux débarrassé les lieux ! Préparez-vous !
Et il sortit sans attendre de réponse…
Restée seule Marie s’accorda un temps de réflexion. Les nouvelles n’étaient pas fameuses mais auraient pu être pires : Holland perdu à jamais pour elle, soit qu’il eût été tué, soit que l’accès au royaume lui soit à jamais interdit comme à Buckingham. Cependant, le nouveau personnage que révélait Claude posait un sérieux problème. Partir avec Henry pour l’Angleterre était la solution la plus séduisante, celle que réclamaient son cœur et ses sens en lui montrant des nuits d’amour à n’en plus finir. Pourtant une voix secrète lui soufflait qu’elle paierait peut-être cette félicité largement au-delà de sa valeur. Sa position en France était superbe, même compte tenu de l’animosité du Roi. Qu’en serait-il à Londres où elle ne serait plus qu’une épouse adultère enfuie avec son amant ?…
Elle pensa soudain que les pourparlers n’étant pas encore terminés, elle avait devant elle quelques jours pour réfléchir. Le mieux serait peut-être de prier Claude de remettre à plus tard l’entrevue qu’il proposait et de partir pour Dampierre. Claude avait raison en disant qu’elle aimait ce château. C’était, sans doute, dans ce cadre aimable où chantaient les eaux qu’elle prendrait d’elle-même le meilleur conseil. Il serait peut-être même possible d’y faire venir Henry – en secret évidemment ! – afin de voir avec lui, mais hors de toute surveillance, quel meilleur parti l’on pourrait tirer de la situation…
Elle venait de donner l’ordre de faire les préparatifs pour un séjour à Dampierre quand les portes de l’hôtel de Chevreuse s’ouvrirent devant un envoyé du Roi. Marie se précipita à la fenêtre et reconnut avec inquiétude M. de La Folaine, gentilhomme de la Chambre et capitaine des Commandements. Celui-là même qui quatre ans plus tôt, était venu lui apporter l’ordre de quitter la Cour. Son cœur s’affola. A qui en avait-il ?
N’étant qu’à demi vêtue, elle ne pouvait descendre ainsi, mais incapable d’attendre pour savoir, elle envoya Elen aux renseignements. Celle-ci, aussi anxieuse que sa maîtresse, ne se le fit pas dire deux fois, partit en courant et revint presque aussi vite, mais cette fois Claude l’accompagnait. Devant le négligé de sa femme il fronça le sourcil :
— Quoi ? Pas encore prête ?
— Mlle du Latz veille à mon départ. A ce sujet, je souhaitais vous dire que je vais me rendre dans notre campagne, et quant à l’entrevue que vous me proposiez avec Mylord Holland…
— Elle aura lieu tout de suite ou pas du tout ! Le cardinal de Richelieu a eu vent de l’affaire du Pont-Neuf certainement par l’un de ses espions et dès le petit matin, il a obtenu du Roi qu’il dicte une lettre à l’intention de Lord Carleton lui apprenant, dans les formes requises, que Lord Holland n’était plus persona grata auprès de lui et qu’il devait retourner à Londres dans les plus brefs délais. Au surplus, la sagesse et les remarquables talents du seul Carleton étaient plus que suffisants pour discuter des affaires délicates touchant les deux royaumes. Autrement dit Carleton reste – il ne peut pas faire autrement ! – et Holland s’en va…
— Quoi ? Pas dans l’immédiat tout de même ?
— Dans une heure il aura déguerpi. Alors si vous voulez lui parler il est temps. Achevez de vous habiller, ajouta-t-il avec un sourire cruel que sa femme ne lui connaissait pas. Il ne saurait être question de vous livrer à vos ébats habituels dans le salon des Muses…
Pour cette parole insultante elle aurait pu se jeter sur lui toutes griffes dehors mais le temps pressait trop pour en soustraire même une parcelle au bénéfice d’une querelle. Se contentant d’un haussement d’épaules, elle passa dans sa chambre pour achever de s’habiller. Ce fut vite fait car elle ne permit pas à Anna de la coiffer et ce fut avec la masse de ses cheveux fauves tombant sur ses épaules qu’elle descendit rejoindre Holland.
Il l’attendait debout près d’une console supportant une statue de Terpsichore, en marbre blanc. C’était une œuvre pleine de grâce, la muse de la Danse semblait sur le point de s’envoler. Avec colère, Marie le vit caresser d’un doigt le visage rayonnant de la danseuse sacrée. Il n’avait pas l’air ému le moins du monde :
— Je trouve qu’elle vous ressemble, dit-il sans la regarder. Si j’étais en position de demander un souvenir à votre époux c’est elle que je choisirais…
— Il vous offre cent fois mieux puisque vous pouvez m’avoir, moi !
Abandonnant la statue, il tourna vers elle un visage sévère :
— Si c’est une plaisanterie elle est malvenue… Nous sommes ici pour nous dire adieu, pas pour…
Il n’acheva pas sa phrase. Déjà Marie s’était élancée vers lui le visage rayonnant de joie :
— Notre amour est ce que j’ai de plus beau, de plus cher, s’écria-t-elle avec passion, et je ne saurais plaisanter avec lui. Ce que je viens vous dire, Henry, c’est que je pars avec vous. Aux yeux de tous j’abandonne ce qui fait ma gloire : rang, fortune, époux, enfants… et même l’amitié de la Reine pour le seul bonheur d’être auprès de vous dans les bons comme dans les mauvais jours…
Elle s’attendait à ce qu’il la prît dans ses bras mais, avec infiniment de douceur, il la repoussa :
— Vous voulez ma tête, Marie ? fit-il avec un rire désabusé. Si je vous emmenais, votre époux ne manquerait pas de m’en demander raison, ce qui, au cas où je survivrais, me mènerait sans doute à l’échafaud que me prépareraient votre Roi et son cardinal…
— En aucune façon ! Nous avons causé cette nuit avec beaucoup de sérieux. Claude a compris combien je vous aime et il me laisse libre de choisir ma destinée. Et c’est vous que je choisis ! Nous allons partir ensemble. Je vivrai à vos côtés, dans votre ombre jusqu’à ce que vous ayez divorcé puisque cela est possible dans votre bienheureux pays ! Oh, Henry, être totalement à vous, rien qu’à vous ! Est-ce que ce ne sera pas merveilleux ? Je vais changer de foi, de pays ! Pour vous je me ferai huguenote et vous me ferez anglaise !
— Un beau rêve, Marie, mais impossible, comme souvent les rêves ! Du moins dans le présent !
— Que voyez-vous là d’impossible ? s’écria-t-elle, déjà prête à se fâcher. Mon époux n’entreprendra nulle poursuite et ne nous cherchera pas noise. Il me l’a dit !
— Peut-être… encore que l’on puisse maintenant s’interroger sur ses pensées profondes…
— Lui, des pensées profondes ? fit Marie en s’esclaffant.
— Plus que je ne le croyais et je n’y vois pas matière à s’en amuser. D’autres penseraient comme moi. Et je songe à mon Roi d’abord, à mon ami Buckingham ensuite. Si je vous amène à eux, ils seront furieux !
— Allons donc ! Ils m’adorent…
— Disons qu’ils adorent Mme la duchesse de Chevreuse, la cousine de l’un, la complice de l’autre. Charles ne vous pardonnerait pas d’apporter le scandale à sa cour en abandonnant aussi publiquement son parent. Quant à George, vous lui êtes trop précieuse dans les entours de la Reine pour qu’il accepte de gaieté de cœur de vous voir quitter votre poste. Sans compter ma famille… et celle de mon épouse !
Elle s’écarta de lui pour mieux le contempler mais son regard bleu était lourd de déception :
— Ainsi c’est votre réponse au don que je vous fais ? Mieux vaudrait me dire que vous ne me voulez pas ! C’est simple d’ailleurs, continua-t-elle avec tristesse. Vous n’avez jamais éprouvé pour moi que du désir et jamais ne m’avez aimée…
Il tendit les bras, la serra contre lui comme s’il voulait incruster son corps dans le sien :
— Oh si, je vous ai aimée… et je vous aime toujours plus que n’importe qui !
— Comment vous croire ? Pas une seule fois ne l’avez dit…
— Parce que je ne voulais pas que vous puissiez mesurer l’intensité de la passion que vous m’inspirez… Vous êtes une femme terrible pour qui s’éprend de vous, mon amour, et je refusais d’être un jouet entre vos mains !
— Est-ce pour combattre cette irrésistible attraction que vous avez couché avec Elen, ma suivante ? Un joli moyen, j’en conviens ! Elle est devenue folle de vous…
— Elle guérira ! Non, ce n’est pas pour lutter contre ma passion que je l’ai prise, c’est pour en faire ma créature, mes yeux et mes oreilles durant nos séparations. Sa jalousie au service de la mienne, vous comprenez ? Mais je n’en ai plus besoin puisque les choses sont tranchées. Je ne renonce pas à vous, Marie, comprenez-le ! J’en serais déchiré et je vous jure de faire l’impossible pour revenir vers vous dès que les circonstances me le permettront. En secret… Il va de soi…
— En secret ! soupira Marie avec amertume…
— Pour le moment, mais je ne désespère pas de venir quelque jour vous réclamer hautement comme mon bien le plus précieux…
— Quand ?
— Quand Buckingham se présentera ici les armes à la main pour conquérir la femme qu’il aime dans les ruines fumantes du Louvre. Elle sera veuve alors car nous y veillerons. Nous en ferons peut-être une régente ? N’importe comment je serai avec lui et vous serez ma récompense !
— Henry, murmura-t-elle bouleversée, vous m’aimez à ce point ?
— Et plus encore, Marie ! Je saurai vous le prouver !
Elle défaillit sous son baiser qui fut cette fois trop bref pour leur faire perdre la tête. Cependant, elle titubait un peu quand il la lâcha. Il s’éloigna de trois pas pour prendre son chapeau posé sur un siège et balayer le sol de son panache en un salut profond :
— Madame la duchesse de Chevreuse, croyez-moi à jamais votre esclave…
— … et moi votre servante, Mylord Holland ! répondit-elle avec sa plus belle révérence… tandis qu’il sortait du salon.
Quelques minutes plus tard, les roues du carrosse de voyage qui l’emmenait loin d’elle faisaient résonner les gros pavés de la rue. Marie tendit l’oreille jusqu’à ce que leur écho fût éteint. Une horrible impression de vide s’emparait d’elle comme si elle se retrouvait seule sur un rocher au milieu de l’océan… Que Henry eût enfin avoué qu’il l’aimait ne la consolait qu’à peine : elle s’était habituée à aimer pour deux.
La maison autour d’elle était silencieuse. On aurait dit qu’elle entrait en sommeil ainsi que lors du départ du maître… et c’était pour celle qui restait un moment de grâce : le tohu-bohu habituel lui eût été insupportable… Lentement, elle se dirigea vers la statue de Terpsichore qu’il venait de caresser en disant qu’elle lui ressemblait, la prit dans ses bras et se mit à pleurer…
Elen se glissa sans faire de bruit hors de sa cachette : une encoignure masquée par une tapisserie qu’elle connaissait bien, comme toutes les cachettes possibles dans une demeure dont elle n’ignorait rien. Perdue dans sa douleur, Marie ne l’entendit pas et pas davantage quand elle ouvrit puis referma la porte. Son visage était d’une pâleur mortelle et sa figure inondée de larmes. Ce qu’Elen venait d’entendre l’avait écrasée. Un moment, elle avait cru mourir sous le coup brutal que Holland lui assenait sans le savoir : un instrument ! Elle n’était pour lui qu’un instrument, un moyen commode de surveiller Marie à distance !… Incapable de s’attarder plus longtemps à écouter pleurer sa rivale, elle sortit du salon, de l’hôtel et courut se réfugier sous les ombres de Saint-Thomas mais pas pour y sangloter aux pieds de la Vierge, ni pour la supplier d’adoucir sa souffrance. Ce qu’elle voulait c’était rencontrer au plus vite le père Plessis qui lui avait dit servir un haut personnage. Après tout, ce qu’elle venait d’entendre était-il autre chose que le prélude à un complot contre le royaume ? Si le peu qu’elle en savait pouvait interdire à Holland le retour en France ou encore le faire surprendre quand il essaierait d’y pénétrer ! Et pourquoi pas l’abattre ?… L’important était de le séparer à jamais de sa maîtresse ! Au moins l’insolente créature à qui tout réussissait si bien aurait de quoi pleurer ! L’amour comme l’amitié venaient de se changer en haine…
Cependant, dans le salon des Muses, Marie peu à peu se calmait. Elle abandonna Terpsichore dont, après ses yeux, elle essuya le marbre, renifla deux ou trois fois, se moucha et se disposa à remonter chez elle. Elle vit alors que son époux était là qui l’observait sans mot dire :
— Je… je ne vous ai pas entendu entrer.
— C’est sans importance. Puis-je savoir ce que vous avez décidé ?
— C’est l’évidence, je crois, fit-elle dans un éclat de colère. Il est parti et moi je suis restée.
— Vous pourriez être convenus de vous rejoindre plus tard afin d’éviter le scandale d’un départ à deux ! fit-il avec un demi-sourire qu’elle détesta :
— Vous savez parfaitement que je suis femme à en courir le risque.
— Mais c’est lui qui n’a pas voulu ? Vous me surprenez ! Il serait bien le premier à reculer devant la pire folie pour vos beaux yeux !
— Nous nous sommes mis d’accord sur le respect et l’amitié que nous devons l’un et l’autre au roi Charles. Il sera déjà suffisamment offensé, je pense, que ce Richelieu eût osé chasser son ambassadeur !
— C’est le Roi, il me semble, qui en a signé l’ordre !
— Ne soyez pas stupide ! Tout le monde sait que notre déplorable sire ne saurait éternuer sans lui en demander permission. A présent, Monseigneur, souffrez que nous en restions là ! Je ne veux pas arriver tard à Dampierre.
— Pourquoi tant de hâte ? En fait vous n’avez plus aucune raison d’y aller !
— Comment cela ?
— Cela coule de source, il me semble. L’intrus disparu, la vie ici peut reprendre son cours normal. Il vaut même mieux que vous remettiez à plus tard ce déplacement ! Ne serait-ce que pour les mauvaises langues ! Qu’iriez-vous faire là-bas en plein hiver ?
— Embrasser les enfants !
— Voilà une envie bien soudaine et qui, d’habitude, ne vous démange guère ! Croyez-moi, montrez-vous chez la Reine ainsi que de coutume. Plus belle et plus souriante que jamais ! Ainsi vous ferez taire les caquets !
— Et que dirais-je à notre bon roi si d’aventure je le rencontrais ?
— Il est parti pour son pavillon de chasse de Versailles où il m’a fait le grand honneur de m’inviter à le rejoindre !
C’était une incontestable bonne nouvelle. Néanmoins Marie eût aimé y trouver quelque chose à redire tant l’idée de laisser le dernier mot à Claude lui déplaisait. Elle s’y plia pour cette fois et, tournant les talons sans rien ajouter, s’en alla voir ses femmes afin de se faire habiller pour se rendre au Louvre.
Elen n’étant pas là, ce fut Anna qui dirigea le ballet rituel des caméristes, mais Marie ne s’en inquiéta pas. Après ce qui venait de se passer, elle se sentait même un peu soulagée de ne pas voir évoluer autour d’elle une fille dont elle ne savait plus très bien ce qu’il convenait de penser. Son absence lui donnait le temps de faire le point, encore qu’elle eût cessé de lui en vouloir. A la suite de ce dernier entretien avec son amant et ce qu’il lui avait appris de ses relations avec la jeune fille, elle se sentait même encline à la plaindre quand elle s’apercevrait qu’elle avait rêvé trop haut et qu’il lui faudrait se résigner à ce que l’unique nuit d’amour avec Holland restât sans seconde… A la réflexion, qu’elle se fût produite était déjà trop ! Il faudrait veiller qu’aucune autre occasion ne se présente lors d’un des discrets retours projetés. Pour cette raison, la Duchesse décida de garder auprès d’elle cette fille dont elle avait un instant songé à se séparer. C’était la meilleure façon de la surveiller, car, avec les hommes, après tout, on ne savait jamais…
Deux heures plus tard, rayonnante dans des atours de velours d’un bleu assorti à ses yeux, réchauffés et ornés de bandes d’hermine, une fortune de perles – jadis propriété de la Galigaï ! – au cou, aux bras et aux oreilles, Marie effectuait dans le Grand Cabinet d’Anne d’Autriche une entrée encore plus sensationnelle que de coutume. Les événements de la nuit ayant éveillé des échos toujours sensibles, on s’attendait davantage à apprendre son départ pour la campagne qu’à la voir arriver plus fringante que jamais !
La Reine parut enchantée de cette apparition quasi provocante et, à la déception générale, engageait la conversation sur un sujet qui n’avait vraiment rien à voir avec ce qui trottait dans ces cervelles féminines, quand Marie de Médicis pénétra chez sa belle-fille avec son sans-gêne habituel – sans se faire annoncer ! – et en poursuivant ce qui semblait être une passionnante conversation avec elle-même. Un léger travers qu’elle cultivait depuis l’enfance.
— … c’est pourquoi il me paraît essentiel qu’on en finisse avec cette affaire. Elle n’a que trop traîné et le bien du royaume exige une prompte et ferme décision !
En soliloquant, elle avait franchi le cercle des révérences et considérait d’un œil surpris la jeune Reine qui s’était levée pour la recevoir.
— Ah ! vous êtes là, ma fille !
— Certes, madame ! Cela vous surprendrait-il ?
— Euh… non ! Sauriez-vous me dire où est le Roi, mon fils ?
— A son pavillon de Versailles si j’ai bien compris. Vous attendiez-vous à le trouver ici ? Il n’y vient guère, ajouta Anne avec un rien d’amertume.
— Parce que vous ne savez pas l’y retenir. Tiens, tu es là, toi aussi ? fit-elle en découvrant Mme de Chevreuse qui en se relevant entrait dans son champ de vision. Tu continues à faire parler de toi à ce que j’ai appris ? Quand donc ton benêt de mari se décidera-t-il à t’envoyer réfléchir un an ou deux dans un bon couvent ? Fontevrault ferait admirablement l’affaire : c’est beau, noble, assez éloigné et l’abbesse est toujours une princesse… Au fait, qui est-ce donc en ce moment ?…
— Madame ma mère, coupa la Reine plus amusée qu’agacée, ne voudriez-vous pas revenir à ce qui semblait si fort occuper votre esprit lorsque vous êtes entrée ?
— Vous croyez ?
— J’en suis certaine ! Vous évoquiez une affaire importante pour le bien du royaume si je vous ai comprise et sur laquelle il fallait se pencher dans la dernière urgence.
La Reine-mère resta un instant coite, visiblement à la recherche de son idée première, quand soudain la lumière se fit :
— M’y voici ! Il faut marier Gaston !
Et comme son auditoire n’avait pas l’air de comprendre, elle précisa mécontente :
— Le duc d’Anjou ! Mon fils cadet !
— Oh ! nous avions saisi, Majesté ! fit Marie qui s’était reprise la première. Ce qui nous échappe c’est pourquoi il y faut mettre tant de hâte ? Le Prince n’a que…
— … a maintenant dix-sept ans. A cet âge son frère avait pris épouse depuis deux ans. Il est temps de rattraper ce retard.
— Mais il s’agissait du Roi, émit Mme du Fargis, et pour le salut du royaume il importait qu’il fût marié…
— … afin d’assurer par un dauphin la continuité de la couronne. Jusqu’à présent, nous l’attendons toujours, ce petit prince, ajouta méchamment la Médicis. Et, toujours jusqu’à présent, l’héritier du trône, au cas où le Roi viendrait à disparaître, c’est son frère cadet. Voilà pourquoi il lui faut prendre épouse aussi vite que possible ! Mais je suis bien bonne de perdre mon temps à vous expliquer ce que vous savez ! C’est avec le Roi et le Conseil qu’il faut en débattre et comme le premier est absent…
Elle allait repartir comme elle était venue mais cela ne faisait pas l’affaire de Marie qui voulait en savoir un peu plus.
— Est-ce à dire, madame, que l’on va se mettre en campagne pour lui trouver une fiancée ?
— Il y a longtemps qu’elle est trouvée, sotte que tu es ! Dès avant la mort de mon époux tant regretté, une sorte de contrat avait été signé qu’il suffira de rafraîchir. Le Cardinal me l’a longuement expliqué puisque c’est lui qui l’a sorti des archives. Gaston épousera en conséquence Marie de Montpensier sa cousine. Elle n’a que trois ans de plus que lui, elle est l’unique descendante de cette branche cadette des Bourbons…
— … et la plus riche héritière de France si je ne me trompe, fit Mme de Chevreuse d’un ton rêveur avant de se mettre à compter sur ses doigts : Les duchés de Montpensier, d’Auvergne, de Saint-Fargeau, de Combrailles, la principauté des Dombes, le Beaujolais et quelques autres dont je ne me souviens pas…
— Y aurait-il quelque empêchement aux yeux de l’illustre dame de Chevreuse ? s’écria Marie de Médicis, exaspérée par cette énumération. Sachez, madame, que ce n’est pas ce qui compte mais le sang : la fiancée de Gaston descend de Saint Louis, comme lui…
— … et aussi, n’est-ce pas, de cette duchesse Catherine qui a si proprement fait assassiner Henri III ?
— Tu n’y connais rien ! Son Eminence me l’a aussi expliqué. Le grand-père de la jeune Marie n’est pas né de cette criminelle mais de la première épouse du duc Louis, qui s’appelait, si ma mémoire ne me fait pas défaut, Jacqueline de Longwy. Quoi qu’il en soit et qu’il ne t’en déplaise, la jeune princesse est d’aussi bonne maison que n’importe quelle infante. Peut-être même meilleure ! Parce que plus féconde !
Et sur cette flèche du Parthe, la royale mégère sortit tête haute et nez au vent dans un cliquetis de perles. Un silence suivit ce départ et les regards convergèrent vers la Reine qui était devenue soudain très pâle. Marie se précipita un flacon de sels à la main :
— La peste soit de la vieille harpie ! s’écria-t-elle. La Reine se trouve mal !
Elle voulut lui faire respirer le puissant révulsif mais, avec un faible sourire, Anne la repoussa :
— C’est inutile, Duchesse, je vais bien…
— On ne le dirait pas.
— Un doigt de vin d’Espagne peut-être ? proposa Louise de Conti en allant prendre sur une crédence une carafe et un verre qu’elle apporta.
— Oui, merci, Princesse !… C’est ridicule, continua-t-elle après avoir bu une gorgée, je devrais être habituée aux paroles malveillantes de ma belle-mère mais je ne peux m’empêcher d’y réagir…
— Votre Majesté n’a aucune méchanceté, constata Marie. Elle offre de ce fait une cible trop facile dont la Reine-mère abuse. Il n’en reste pas moins que cette soudaine lubie de marier Monsieur ne me dit rien qui vaille.
— Pourquoi donc ? dit Mme de Lannoy en haussant les épaules. Qu’un fils de France se marie n’a rien que de très naturel et la Reine qui l’aime beaucoup devrait se réjouir si dans cette union il trouve le bonheur !
Marie darda sur la dame d’honneur un œil effaré :
— Le bonheur ! Voilà un mot qui sonne étrangement dans votre bouche, madame ! J’aurais juré que vous ne le connaissiez même pas !
Sentant venir une querelle, Anne d’Autriche coupa court en déclarant qu’elle voulait se retirer dans son oratoire mais ajouta à l’attention de Marie :
— Venez avec moi, Duchesse ! Prier vous fera à vous aussi le plus grand bien et j’ai à vous parler.
Le ton un peu raide compensait la faveur accordée et amena un sourire entendu sur les lèvres de quelques dames ainsi exclues. Très certainement Sa Majesté entendait chapitrer l’insolente. Marie ne s’y trompa pas non plus et prit un air contrit pour suivre la Reine dans sa chambre où « Stefanille » vaquait à divers rangements. Ensemble, les trois femmes allèrent s’agenouiller dans la minuscule chapelle sur laquelle régnait une admirable image de la Vierge des Douleurs apportée d’Espagne par l’Infante lorsqu’elle était venue épouser le roi de France. Derrière la Reine à demi prosternée sur les deux marches supportant l’autel brasillant de cierges, Marie, qui pensait employer ce temps de silence à réfléchir, se découvrit en train d’adresser à celle qu’elle appelait Notre-Dame une supplication comme elle ne se souvenait pas d’en avoir jamais formulé… La douleur du départ de Henry qu’avec sa légèreté habituelle, elle croyait endormir facilement, se réveillait d’autant plus mordante que l’atmosphère où flottait le parfum de l’encens était calme et propice au repli sur soi-même. En dépit de ses promesses de revenir rapidement, il était bel et bien en route pour son lointain pays. A l’idée qu’elle ne le verrait plus avant un temps qu’elle redoutait fort long, Marie se sentit soudain perdue, abandonnée au milieu d’un vide immense et les larmes qu’elle retenait si facilement tout à l’heure en face de lui jaillirent de nouveau en même temps que montait de son cœur douloureux une supplication fervente dont elle n’imaginait pas qu’elle était impie : « Rendez-le-moi, ô Notre-Dame-de-Pitié ! Le perdre à l’instant où la certitude de son amour m’a été donnée, est plus que je n’en puis supporter ! Puisque je suis certaine à présent d’être faite pour lui comme il est fait pour moi, permettez-nous d’accomplir, ensemble, ces grandes choses dont nous avons rêvé ! Rendez-le-moi ! Rendez-le-moi !… »
Elle était tellement absorbée par son invocation qu’elle ne s’aperçut pas que la Reine s’était relevée et la regardait avec un sourire attendri. Elle se mit debout aussitôt en s’excusant mais Anne d’Autriche prit son bras pour la ramener dans sa chambre :
— C’est bien, ma chevrette, de prier avec cette ferveur ! Elle me surprend agréablement car, je vous l’avoue, j’avais l’impression que votre foi était un peu tiède.
— Lorsque l’on souffre, n’est-il pas naturel de se tourner vers le Ciel ?
— Tu souffres donc, toi aussi ? Ce Holland, tu l’aimes vraiment ?
— Plus que je ne saurais dire, madame. S’il l’avait accepté, je serais partie avec lui ce matin… et j’en demande pardon à ma Reine ! Surtout à un moment où elle-même endure des maux si cruels…
— Et qui seront pires encore si Monsieur épouse Mlle de Montpensier, soupira Anne en se laissant tomber sur le bord de son lit où elle invita d’un geste son amie à la rejoindre, les isolant ainsi davantage grâce aux épais rideaux de brocart des courtines.
— Elle ou une autre, qu’importe ! Il ne faut qu’il se marie sous aucun prétexte. Le Prince est jeune, entreprenant, il aime les femmes et ses aventures sont déjà nombreuses. Ce qui, hélas, n’a jamais été le fait du Roi.
— Il est vrai qu’il est plus séduisant. Tel qu’on le connaît je ne donne pas huit jours après le mariage à sa femme pour se trouver enceinte, et si par malheur elle accouchait d’un fils…
— … alors que vous n’avez pas encore d’enfant et que la santé de notre sire est loin d’être florissante, Monsieur attirerait à lui tous les mécontents et Dieu sait ce qui pourrait se passer !
— C’est facile à deviner. Au cours d’une des maladies de mon époux, son état s’aggraverait et je n’aurais plus qu’à retourner en Espagne tandis que Gaston et sa « princesse » monteraient sur le trône ! Une chose me surprend cependant…
— Laquelle ?
— Que ce damné Richelieu donne la main au projet. Ce n’est pas son intérêt pourtant. Que Louis vienne à disparaître et il perdrait tout pouvoir !
— Rien de moins certain ! C’est à la Reine-mère qu’il le doit. Elle en est entichée au point de l’avoir installé au Petit-Luxembourg, dans une dépendance de son palais pour l’avoir en permanence sous la main. En outre Gaston, qui est son fils préféré, ne me paraît pas posséder d’immenses qualités de gouvernement. La vieille guenipe régnerait à travers lui… et Richelieu que l’on dit son amant resterait en place.
— Son amant ? C’est ridicule ! On parle surtout de sa jolie nièce, la veuve du marquis de Combalet tué au combat de Saintes, et qui était Mlle de Pontcourlay. Elle habite chez lui, m’a-t-on dit ?
— En effet. Elle y tiendrait le rôle de maîtresse de maison mais là, je pense qu’il serait raisonnable que nous choisissions ! Il faudrait être un foudre de guerre amoureuse pour satisfaire à la fois une jolie femme pleine de vie et Sa grosse Majesté qui, en dépit de l’âge, garde un bel appétit et demeure persuadée qu’elle est toujours un doux péril pour la vertu de quelques beaux garçons. Ce qui n’est pas le cas de Son Eminence. Mais revenons à Monsieur ! Il faudrait savoir comment il envisage ce mariage…
— Sans doute avec plaisir. Il aime l’or et la demoiselle est plus que riche.
— Sans doute mais elle n’est pas fort attrayante et notre prince aime les jeunes et jolies femmes. Il faudrait parvenir à le convaincre de montrer une profonde répugnance pour une union qui ne pourrait le satisfaire longtemps alors qu’avec un peu de patience il lui serait possible d’en conclure une… infiniment plus séduisante, fit lentement la Duchesse en qui une brillante idée venait de naître.
— Laquelle, mon Dieu ?
— Mais… devenir l’époux de la reine de France !
— Vous êtes folle, Marie !
— Pas tant que cela ! Essayons de voir clairement la situation. La santé du Roi est de plus en plus mauvaise, ou de moins en moins bonne comme Votre Majesté voudra. S’il succombe à ses indispositions, Monsieur coiffera la couronne puisqu’il est l’héritier. Admettez dans ce cas, madame, qu’il serait tout à fait dommage qu’il la partage avec une quelconque Montpensier alors qu’il pourrait obtenir la main d’une infante déjà reine.
Anne se signa vivement cependant que ses beaux yeux verts s’effaraient :
— Taisez-vous, Duchesse ! C’est péché que nourrir de telles pensées.
— Pourquoi ? Prévoir l’avenir n’a jamais fait mourir personne et quand il s’agit d’un royaume il vaut mieux prendre quelques précautions. Rien ne dit que notre sire résistera à ses nombreux maux. Rien ne dit non plus que demain ou la semaine prochaine Votre Majesté ne sera pas enceinte. Encore faudrait-il que ce soit d’un mâle, ce que nous ne saurions qu’au bout de neuf mois. Et si nous avions une princesse il faudrait recommencer avec un homme toujours plus malade. Voilà pourquoi j’affirme qu’il est vital pour le bien de l’Etat que Monsieur reste libre du lien conjugal. Et je ne crois pas offenser le Seigneur en mettant la Reine en face de la réalité. Eprouverait-elle de la répugnance envers son beau-frère ?
Cette fois Anne se mit à rire :
— Nous nous sommes toujours entendus à merveille et vous savez que je le trouve charmant. Il est aimable, bon compagnon, ami des plaisirs… mais je me demande s’il serait un roi convenable !
— Peut-être pas, mais il n’en laissera que plus volontiers les affaires à qui saura les mener… et je n’ai pas l’impression qu’il serait un mari jaloux. Il s’est montré fort amical… très admiratif même envers Mylord Buckingham et…
— Taisez-vous, Marie ! Voilà un nom qui ne doit plus être prononcé ici, fit la Reine en jetant autour d’elle un regard effrayé comme si elle s’attendait à voir des oreilles soulever les tapisseries.
— Alors taisons-le… pour le moment, et revenons a ce qui nous occupe : empêcher le mariage de Monsieur. Moi je ne le vois pas souvent et n’ai aucune influence sur lui. A qui pourrions-nous faire appel pour le chapitrer ?
Anne observa quelques instants de silence mais Marie put constater qu’elle rougissait. Enfin, elle murmura :
— Il y a M. d’Ornano son ancien précepteur qui est à présent surintendant de sa maison et aussi son mentor privilégié. Gaston lui porte un véritable attachement. En tout cas il l’écoute et puis…
Elle s’arrêta mais Marie avait compris la raison de son trouble.
— … et puis avec tout le respect possible, il est amoureux de Votre Majesté. Je l’ai bien connu au temps de mon défunt époux, le Connétable, dont je ne crains pas de dire qu’il lui devait d’être sorti de l’ombre et l’en a remercié en l’aidant à abattre Concini. Je le reverrai avec plaisir… surtout s’il m’est permis de lui transmettre un message… verbal, se hâta-t-elle d’ajouter en voyant passer un nuage sur le front d’Anne. Nuage aussitôt effacé…
— J’en suis d’accord mais prenez garde tout de même. Je commence à croire que le Cardinal a des espions partout…
— Et moi j’en suis certaine. Aussi n’agirai-je pas seule. Nous allons monter contre ce mariage une gentille petite cabale ! Au nez et à la barbe de cet insupportable touche-à-tout !… Cela va être très amusant !
Le mal se retirait enfin laissant sa victime épuisée mais soulagée avec, tout au fond d’elle-même, la crainte qu’elle ne revienne en dépit de ce qu’assuraient les médicastres. Tous des ânes qui, sans l’aide de Dieu, ne seraient jamais capables de guérir qui que ce soit ! Mais, heureusement pour l’humanité souffrante, il y avait Dieu et la compassion qu’il lui arrivait de témoigner à l’un de ses fidèles serviteurs…
Jean-Baptiste d’Ornano respira profondément à plusieurs reprises, sans éprouver de gêne, en fut satisfait et décida de quitter un lit où il marinait depuis trop longtemps. Dans ce but, il sortit ses jambes des draps, posa ses pieds sur le tapis… toujours pas de douleur ! Décidément l’emplâtre que lui avait porté l’excellente Mme de Gondi était miraculeux ! Tout requinqué, il sonna pour qu’on lui donne ses pantoufles et sa robe de chambre, alla s’installer dans un vaste fauteuil près du feu cria qu’il avait faim et voulait déjeuner. Et comme son valet lui proposait de faire un peu de toilette en attendant que l’on serve, il le houspilla en clamant qu’il entendait prier pour remercier Dieu de sa guérison et qu’une barbe longue ainsi qu’une moustache hérissée n’étaient pas manque de respect envers le Seigneur ni Sa Sainte Mère car c’était l’appareil habituel du soldat en campagne…
C’était en vérité un curieux personnage que celui-là ! Quarante-cinq ans, le poil et l’œil noir, laid comme le péché, maigre comme un chat et de caractère abrupt, l’ex-gouverneur et actuel surintendant de Monsieur, colonel général des Corses, était en effet avant tout un guerrier. Et il avait de qui tenir parce qu’il descendait en droite ligne d’un véritable héros ! Il était le petit-fils du fameux patriote corse, Sampiero de Bastelica dit Sampiero Corso, qui avait voulu délivrer son pays de la férule de Gênes, servi François Ier en fondant auprès de lui le premier régiment insulaire, étranglé sa femme Vanina d’Ornano parce qu’elle voulait traiter avec l’ennemi et, poursuivi par la vendetta de ses beaux-frères, avait finalement péri assassiné.
Le fils de Sampiero, Alphonse d’Ornano, après avoir servi sous les ordres de son père, été élu général à sa place, avait combattu sa vie durant au service du Roi. Carrière particulièrement glorieuse qui l’avait mené jusqu’au bâton de maréchal après sa conduite exceptionnelle au gouvernement de Bordeaux où il se dévoua sans compter au cours d’une violente épidémie de peste, soutenu par sa foi profonde. Doué d’un courage peu ordinaire il avait tenu, âgé de soixante ans, à subir la cruelle opération de la pierre… et n’en était pas sorti vivant.
La pierre, c’était décidément la maladie familiale et Jean-Baptiste, qui venait de subir une sévère crise rénale, en savait quelque chose. Les douleurs endurées étaient si fortes qu’il avait compris son père d’avoir voulu leur échapper par tous les moyens, fût-ce la torture sous un couteau chirurgical hésitant… A lui non plus personne ne pouvait en remontrer sur le chapitre du courage ! Ni sur celui de la piété d’ailleurs ! Il vénérait la Mère du Christ au point de s’abstenir de coucher avec une femme si elle portait le nom de Marie afin de ne pas lui manquer de respect ! Son épouse, à lui, s’appelait Catherine et il lui avait fait trois enfants sans autres états d’âme…
Pour le moment, il savourait sa convalescence en adressant une fervente oraison à sa protectrice quand on vint lui annoncer que la princesse de Conti et la duchesse de Chevreuse venaient d’arriver et désiraient l’entretenir d’une affaire grave. Au nom de la Reine !
Il les connaissait toutes deux et, grand amateur de femmes, les admirait. La première dont il gardait souvenir d’un épisode galant, un peu plus que la seconde. Question d’âge ! Quant à la seconde, s’il rêvait depuis longtemps de la mettre dans son lit, il s’était toujours gardé de lui faire la moindre avance puisqu’elle s’appelait Marie… On la disait facile : ce n’était pas de chance !
Il n’en déplora pas moins de les recevoir négligé mais n’eut même pas le temps d’envoyer un valet les prier d’attendre un petit moment : elles arrivaient sur les talons du serviteur apportant dans leurs fourrures une bouffée d’air frais – à vrai dire il gelait ! – et des parfums délicieux. Il fut aussitôt pris dans un tourbillon de paroles et de sourires.
Avec un bel ensemble, elles s’excusèrent sur l’urgence de leur mission, d’avoir osé envahir son logis en dépit de ce qu’on leur avait dit dans le vestibule : il était fort souffrant et absolument empêché de recevoir des visites, mais quand il réussit à placer une parole, il les assura galamment qu’eût-il été encore la proie du mal, leur seule présence l’eût chassé. En vérité il brûlait de curiosité par la vertu de cet irrésistible sésame : le nom de la Reine ! Et si ses visiteuses voulaient bien se montrer indulgentes, il se sentait prêt à les entendre !
Afin de réchauffer encore l’atmosphère, il ordonna que l’on apportât du vin cuit et des craquelins puis se carra plus confortablement dans son fauteuil tandis que les dames abandonnaient leurs pelisses au dos des leurs.
— Sa Majesté sait que je lui suis tout dévoué, commença-t-il en croisant ses mains sur son giron avec une onction de prélat. Que veut-elle de moi ?
L’honneur d’ouvrir le feu revenait à Louise de Conti, la plus ancienne et la plus titrée des deux visiteuses :
— Permettez-moi d’abord une question, colonel ! Comment Monsieur ressent-il l’annonce de son prochain mariage avec Mlle de Montpensier ?
D’Ornano ne répondit pas immédiatement. Son œil rond s’attachait à la personne de la princesse. On disait Bassompierre toujours fou d’elle et en fait on pouvait le comprendre : en dépit de son âge, la sœur des Guise était toujours une femme superbe ! Quant à la petite Chevreuse, c’était un morceau de choix ! De la façon dont débutait l’entretien, le rusé entrevit une longue suite de visites et de conversations qui pouvaient devenir fort agréables… Cependant il fallait répondre…
— Eh bien ? s’impatienta Marie.
— En vérité, je ne saurais trop le dire. Le Prince est parfois difficile à déchiffrer, même pour moi. Lorsqu’il a appris la nouvelle, il a certes ressenti du mécontentement : il n’aime pas qu’on lui dicte sa conduite et il pense être assez grand pour choisir lui-même son épouse. Mais, rassurez-vous, il s’est calmé et à la réflexion le projet lui est apparu paré d’une certaine grâce…
— Ne nous dites pas qu’il a déjà accepté ? s’exclama la princesse.
— Non, mais je pense que cela ne saurait tarder : Mlle de Montpensier possède de grands avantages.
Marie échangea avec son amie un coup d’œil inquiet :
— Moins grands cependant que ceux auxquels il renoncerait en se mariant aussi sottement !
— Sottement ? Peste ! Comme vous y allez, Madame la Duchesse !
— Oh ! je ne retire rien ! C’est faire preuve de bêtise que convoler avec une Montpensier aussi riche soit-elle quand, avec un peu de patience, on pourrait épouser une reine…
— Une reine ? Vous ne parlez pas de la nôtre ?
— Mais si ! Justement !
— Réfléchissez un moment ! reprit Louise de Conti. Et laissez-moi vous brosser le tableau : Monsieur épouse la fiancée qu’on lui réserve et quelque temps après le Roi meurt. Vous n’ignorez pas combien sa santé est fragile…
— En ce cas puisqu’il ne laisse pas de descendant Monsieur devient roi…
— Avec Montpensier comme reine ! s’écria Marie. Elle est de bonne naissance, j’en conviens, mais ce n’est pas et de loin une infante ! Qu’on leur renvoie Anne d’Autriche sous des voiles de veuve ne fera aucun plaisir aux Espagnols. Une guerre pourrait en résulter ! Tandis que si la mort de son aîné trouve Monsieur libre de toute attache, il ne lui reste plus qu’à épouser sa veuve et tout le monde sera content.
— C’est l’évidence mais…
— … sans compter, reprit l’astucieuse Duchesse, les honneurs et la puissance ne manquant pas de récompenser celui qui aurait su éviter un tel pas de clerc…
— Le Prince est charmant, relaya Louise, mais il est léger, inconscient, peu fait pour le règne : il aura besoin auprès de lui d’un homme sage, énergique, aussi entendu à la guerre qu’aux affaires de l’Etat et, surtout, d’un mentor dont l’influence sur lui soit absolue…
Le portrait était trop bien brossé pour que Jean-Baptiste d’Ornano ne s’y reconnût pas. Il buvait les paroles de la Princesse avec une délectation qui fit sourire Marie. Tout à coup cependant, il parut retomber de cet immense ciel bleu où il voguait depuis un instant :
— Cela ne me dit pas ce que veut la Reine. N’est-ce pas à elle que je dois le plaisir de votre visite, mesdames ?
— Vous avez raison ! assura Marie. Et nous pensions qu’après ce que vous venez d’entendre, vous aviez compris. Sa Majesté désire que vous opposiez des obstacles au mariage du Prince. Il faut lui faire entendre où se trouve son intérêt véritable. Monsieur vous écoute et suit vos avis. C’est le moment d’en faire la preuve et la Reine vous en saura un gré infini ! D’autant que ce sera un premier pas vers l’exil de cet insupportable Richelieu qu’elle déteste chaque jour davantage. Savez-vous, ajouta-t-elle en baissant la voix, qu’il ose lever les yeux sur elle ? Le colonel sursauta :
— Que dites-vous là ? Il ne se peut ! Un homme d’Eglise !…
— Un prince de l’Eglise, rectifia Marie, ce qui réduit la distance. Et j’ai de bonnes raisons de croire que l’affaire du jardin d’Amiens lui a ouvert des horizons et qu’il ne détesterait pas pallier les déficiences d’un roi incapable de nous donner un dauphin. Déficiences qui ne sauraient que s’aggraver…
— Je pense que vous exagérez, madame ! La situation du Cardinal auprès du Roi n’est pas suffisamment solide pour qu’il ose rêver à ce point… Ce serait de la lèse-majesté !
— Pas si Louis XIII n’est plus ! Buckingham, lui, n’y regardait pas de si près qui, sans sa manie de couvrir d’or et de pierreries le moindre pouce de ses habits, a bien failli collaborer à la descendance des Bourbons ! Quant au Cardinal, je réponds de ses sentiments, intéressés ou non, pour la Reine ! Il n’y a pas si longtemps je lui ai laissé entendre que Sa Majesté aimerait le voir vêtu comme un cavalier et non sous sa robe rouge !
— Et ?
— Et il l’a fait, s’écria Marie en riant. Il est venu parader devant elle en pourpoint court, botté et empanaché ! Je gage que si je lui suggérais de venir danser la sarabande avec une guitare et des grelots aux genoux, il le ferait ! Mais laissons ! Quelle réponse devons-nous rapporter à celle qui met en vous ses espoirs ?
— Que je ferais de mon mieux en parlant à mon prince !
— Soyez-en remercié, mais il faut agir vite !
— J’agirai vite mais dans ce genre d’affaire, il convient non seulement d’y mettre du doigté mais aussi de se bien accorder. Monsieur n’est pas l’homme des décisions fermes et je pense qu’il faudra nous revoir…
Tout en parlant il regardait Mme de Conti à laquelle semblaient s’attacher ses préférences. Sans doute parce qu’elle ne s’appelait pas Marie ! Elle lui tendit aussitôt une main qu’il garda dans les siennes :
— Nous joindrons ainsi l’utile à l’agréable, murmura-t-elle avec un sourire qui le fit fondre…
Pour une fois, ce fut Marie qui prêcha la sagesse :
— Avant de parcourir le pays du Tendre, c’est du royaume de France qu’il convient de s’occuper ! Et je vous rappelle, colonel, que nous sommes avant tout au service de la Reine ! C’est elle qui a besoin de vous…
— Mettez-moi à ses pieds, Madame la Duchesse, et dites-lui que je suis son fidèle !
Il dut tenir parole car deux jours plus tard Gaston d’Anjou priait en pleine cour son frère de le laisser libre de décider lui-même du temps où il lui conviendrait de prendre femme :
— Ce n’est pas, dit-il, que j’aie de l’aversion pour la personne de Mlle de Montpensier. J’appréhende seulement de me lier si tôt !
Le ton était ferme pour une fois et ne laissa pas d’impressionner les esprits. Surtout celui de Richelieu. A la mine satisfaite de d’Ornano, son mentor habituel, on pouvait aisément conclure qu’il était à la source de ce soudain besoin de s’affirmer. Le Cardinal invita aussitôt le colonel à lui rendre visite au Petit-Luxembourg et l’y reçut avec une simplicité propre à effacer quelque méfiance que ce soit chez le Corse. Il souhaitait bavarder un moment avec lui et lui demander, d’homme à homme, ce qu’il pensait du mariage préparé depuis si longtemps et que, cependant, le jeune Gaston repoussait. Le consciencieux éducateur qu’il avait été pour lui – et avec quel succès ! – lui donnait-il des conseils ?
— En aucune façon, Monsieur le Cardinal ! Le Prince n’est plus mon élève et mes avis ne lui sont plus nécessaires. Dans cette affaire, dont je ne veux me mêler en rien, il prend lui-même ses décisions.
— Permettez-moi de le regretter ! A dix-huit ans on ne saurait se passer d’un guide sûr, exact à ses devoirs envers le royaume… et son souverain. Or le Roi désire ce mariage. Il pourrait l’ordonner mais répugne à contraindre un frère qu’il aime. Il préférerait que celui-ci se rallie à l’opinion d’un homme de haute valeur… occupant un rang lui conférant une influence certaine… comme…
— … le modeste surintendant que je suis, Monseigneur ! Veiller à l’ordre et à l’éclat de sa maison ne m’auréole pas d’une gloire suffisante pour impressionner un bouillant jeune homme tel que lui, ricana d’Ornano.
— … comme un maréchal de France ! acheva le Cardinal. Le Roi se plaît à reconnaître les mérites et les braves et loyaux services. Songez-y !
Le titre prestigieux coupa un instant le souffle du Corse. Son père l’avait porté avec orgueil. Il rêvait depuis longtemps de l’égaler un jour. Ce que ses fonctions auprès de Gaston d’Anjou ne laissaient guère espérer…
— Songez aussi, reprit Richelieu d’un ton patelin, qu’il vous faudrait prêter serment au Roi.
L’entrevue s’acheva là. Quelques jours plus tard, Jean-Baptiste d’Ornano recevait le bâton fleurdelisé… et prêtait avec assurance le serment de fidélité qui engageait son honneur. Monsieur applaudit vivement cette nomination et se rapprocha de sa mère que, ces temps derniers, il avait tendance à éviter. Tout sourires, tout charme – il n’en manquait pas quand il le voulait –, il n’eut aucune peine à reprendre sur elle l’ascendant que son refus d’épouser Mlle de Montpensier avait entamé. Elle l’accueillit avec d’autant plus de joie qu’il semblait disposé à envisager des fiançailles, demandant seulement qu’on le laisse profiter encore un peu de son agréable vie de garçon avant de prendre l’inexorable chemin de l’autel.
Mmes de Chevreuse et de Conti, flanquées de Mme de La Valette (ex-Mlle de Verneuil) se rendirent en cérémonie chez le maréchal d’Ornano pour lui offrir leurs compliments. Il était à nouveau malade, aussi jugèrent-elles bon de lui faire quelques visites supplémentaires afin de lui remonter le moral.
Sur ces entrefaites, l’état de grâce dans lequel baignaient Marie de Médicis, Louis XIII et Richelieu subit une atteinte dont il ne se relèverait pas : Gaston voulut rentrer au Conseil afin de pouvoir suivre par lui-même les développements de la politique et d’y mettre son grain de sel. Cela signifiait qu’il entendait se préparer au règne.
Le Roi et son ministre comprirent qu’ils étaient joués. Gaston n’avait pas trouvé cette idée tout seul. D’Ornano devait espérer prendre place dans son sillage à la table des délibérations. Ils refusèrent. Vexé, Gaston fit savoir que, tout compte fait, il n’avait pas envie de se marier… à moins qu’on ne lui donne un bel apanage, le comté d’Anjou ne représentant pas grand-chose à ses yeux. Il voulait plus, beaucoup plus ce qui, ajouté aux terres Montpensier, ferait de lui le maître d’une bonne partie du royaume… C’était inacceptable !
Depuis le départ de Henry Holland, les relations entre la Duchesse et sa suivante semblaient se poursuivre comme par le passé à cette différence près que Marie sortait le plus souvent seule et qu’Elen se rendait pratiquement chaque jour à l’église Saint-Thomas. Non pour y rencontrer le père Plessis qu’elle n’avait pas revu depuis son retour d’Angleterre – elle ne l’avait d’ailleurs pas demandé – mais parce qu’elle trouvait en ce lieu un apaisement à une douleur qui ne la quittait plus. Elle s’était crue aimée ; elle n’avait été qu’un jouet entre les mains d’un libertin sans scrupules. La blessure était profonde et mettrait sans doute beaucoup de temps à cicatriser. En admettant qu’elle y arrive un jour ! Le poison de la haine qui l’infectait empêchait le retour à la santé. Car désormais il ne restait rien de l’amitié ancienne, de cette espèce d’affection complice qui l’avait si longtemps unie à Marie. Elen en venait à la détester à cause de l’humiliation infligée par Holland en lui confiant qu’il l’avait recherchée dans le seul but d’en faire un moyen sûr d’avoir barre sur une maîtresse dont il connaissait mieux que quiconque la fascination sur les hommes. Dans un sens, Marie était aussi sa chose et il jouissait de son pouvoir sur elle, mais cette idée ne consolait pas la pauvre Elen parce qu’il y avait entre elles une énorme différence : au contraire de ce qu’il affirmait naguère, c’était Marie qu’il aimait et non Elen. Il le lui avait fait entendre sans prendre de gants. Celle-ci ne l’oublierait pas. Et pas davantage de rancune envers Marie à cause de la pitié qu’à certains moments elle croyait lire dans son regard. Et qui était insupportable à son orgueil !
Ce matin-là Elen se rendit comme d’habitude à la première messe rue Saint-Thomas-du-Louvre. Elle aimait cette heure obscure où seul l’autel mettait un peu de lumière au milieu des ténèbres réduisant les rares fidèles à l’état d’ombres incertaines. L’odeur de cire chaude mêlée d’encens masquait celle des pierres souvent humides au voisinage de la Seine.
Elen alla s’agenouiller à sa place habituelle. Elle ne priait pas, se contentant de suivre des yeux les mouvements du prêtre en chasuble verte et joignant de temps en temps sa voix à celle des autres pour les répons de l’office. Elle se laissait gagner peu à peu par l’espèce d’engourdissement qu’elle venait chercher. Il la ramenait aux cérémonies de son enfance où, assise auprès de sa grand-mère, elle s’essayait à ânonner les mots latins qu’elle ne comprenait pas et qui lui semblaient appartenir à quelque incantation. La fumée montant de l’encensoir qu’un diacre balançait d’un geste ample ajoutait à la magie. Il arrivait alors parfois à Elen de s’endormir et c’était le sacristain qui la réveillait. En effet, elle ne s’approchait plus de la Sainte Table pour ne pas avoir à étaler au confessionnal la confusion de son âme et ses rancœurs accumulées.
L’officiant venait de reposer le calice après l’Elévation quand quelqu’un s’approcha de la jeune fille. Ce n’était pas le sacristain mais le chanoine Lambert :
— Venez ! chuchota-t-il. On vous attend !
— Qui ? Le père Plessis ?
Il se contenta de répéter qu’on l’attendait. Elle se leva et le suivit mais au lieu de la précéder vers la sacristie, il la mena de l’autre côté de la nef et ouvrit devant elle la porte d’une salle qu’elle ne connaissait pas où il l’introduisit avant de la refermer derrière elle. Un prêtre enveloppé d’un vaste manteau noir à capuche était assis là près d’une table couverte d’un tapis sur lequel était posé un petit calvaire d’ébène et d’ivoire. C’était, ainsi qu’elle s’y attendait, le père Plessis mais il ne la regardait pas. Toute son attention était retenue par la Croix dont ses longues mains sèches caressaient le socle.
— Il y a longtemps que nous ne nous sommes rencontrés, ma fille, murmura-t-il, et vous avez vécu bien des aventures. Avez-vous aimé l’Angleterre ?
— Pas autant que je l’aurais voulu, mon père et j’ai peur que ce ne soit aussi le cas de la jeune reine Henriette-Marie…
— Elle n’est pas heureuse, je sais, mais on ne devient pas reine pour être heureuse…
— Elle y a cru pourtant ! L’abord de Charles et leurs premiers jours lui ont laissé espérer que son union serait une réussite. Et puis…
Elen n’ajouta qu’un mouvement désolé des mains évoquant une défaite. Un éclair passa alors dans les yeux sombres que le prêtre tournait enfin vers elle :
— Racontez ! ordonna-t-il, et sa voix était étrangement autoritaire. Je veux tout savoir de ce que vous avez vu, entendu, remarqué…
— Mais, mon père…
— Racontez ! vous dis-je. Je le veux !
En même temps, il dégrafait le manteau noir qu’il laissa tomber sur le siège découvrant une soutane rouge qu’Elen, abasourdie, contempla bouche bée.
— Monsieur le Cardinal ? réussit-elle à articuler. Votre Eminence…
Conscient de l’avoir décontenancée par son petit coup de théâtre, Richelieu l’apaisa d’un sourire et d’un geste de la main désigna un fauteuil de l’autre côté de la table.
— Allons, remettez-vous ! Je ne vous reçois pas pour vous terroriser mais pour que nous causions comme nous le faisions par le passé. Asseyez-vous !
Les jambes de la jeune femme tremblaient trop pour qu’elle tentât une révérence. Elle plia vaguement le genou avant de prendre la place qu’on lui indiquait.
— C’est que, naguère, il m’était facile de me confier à vous, Mon… Monseigneur. Je crains qu’à présent…
— … ce ne soit plus difficile parce que ma robe est rouge et non noire ?… Je suis toujours un prêtre.
— Ce serait plutôt parce que j’ai honte d’avoir osé vous raconter mes misères, moi qui ne suis pas grand-chose !
— Ne vous mésestimez pas ! C’est en écoutant les misères des humbles que l’on apprend à gouverner. Et vous n’êtes pas si humble que cela ! Votre situation auprès de Mme de Chevreuse fait même de vous un témoin privilégié…
— Beaucoup moins que vous ne le pensez, Monseigneur, et ce depuis la dernière ambassade de Lord Carleton et de Lord Holland !
— Que j’ai chassé ! Je suppose que la Duchesse m’en veut ?
— C’est trop peu dire. Je crois qu’elle exècre Votre Eminence !
— Nous essaierons de nous en accommoder. Racontez-moi votre histoire à présent… comme vous le feriez avec un vieil ami ! Il n’est pas nécessaire, cette fois, de recourir à la confession, n’est-ce pas ? A moins que vous n’ayez à vous reprocher une faute grave ?
— Si haïr est une faute grave, alors oui j’ai péché…
— Nous en jugerons ensemble. Je vous écoute.
Mal remise encore du choc ressenti en découvrant la vérité du père Plessis, elle entama son récit sur le mode hésitant mais à mesure qu’elle racontait, l’effort devenait plus facile. Le Cardinal savait à merveille écouter et en face de ce visage attentif Elen découvrit qu’il était presque plus aisé de lui livrer le fond de sa pensée qu’à la forme toujours imprécise qu’elle rencontrait dans l’ombre d’un confessionnal.
— Je suppose, fit Richelieu quand elle eut terminé, que vous ne souhaitez plus revoir un jour celui qui vous a fait si grand tort !
— Je n’en sais rien, Monseigneur, soupira la jeune femme après un instant de réflexion. Une part de moi le rejette avec horreur mais une autre rêve de le retrouver.
— C’est bien d’en être consciente et plus encore de l’avouer. En ce qui concerne Mme de Chevreuse, nous ferons en sorte qu’à moins de fuir en Angleterre pour le rejoindre, ce qui lui fermerait à jamais les portes du Louvre, elle ne le revoie de sa vie… ainsi d’ailleurs que le duc de Buckingham, mais si le désir vous venait de vous rapprocher de Lord Holland il serait possible de vous y aider… Pour le moment j’ai besoin de savoir qui la Duchesse fréquente. On me rapporte que l’on s’agite beaucoup à l’hôtel de Chevreuse alors que le Duc n’y est pas.
— Pour ce que j’en sais, il accompagne souvent le Roi à la chasse. Même quand celui-ci se rend à son pavillon de Versailles.
— En d’autres termes il continue d’ignorer ce qui se passe chez lui. Après son coup d’éclat il a choisi de se rendormir. Qui y voit-on ?
— Comme d’habitude Madame la Princesse de Conti, Mme de La Valette, Mme du Vernet et, parfois, depuis peu, Mme du Fargis…
— La nouvelle dame d’atour de la Reine ? C’est nouveau en effet… Et du côté des hommes ?
— Les ducs de Montmorency et de Nevers, le maréchal d’Ornano, qui, à deux reprises, a amené Monsieur le… comte de Soissons, le duc de Vendôme et son frère, le Grand Prieur de France…
— Peste ! Et en l’absence du duc de Chevreuse ! Et que fait-on ?
— On festoie, on écoute de la musique, on danse même. Madame la Duchesse mène grand train. Peut-être cherche-t-elle à s’étourdir, ajouta la jeune fille sur le ton de la méditation. Elle se montre toujours très gaie mais il m’est arrivé, la nuit, de l’entendre pleurer.
— Sauf quand son époux est auprès d’elle, j’imagine ?
— Depuis l’affaire du Pont-Neuf, il n’a pas franchi le seuil de sa chambre.
— Ah ! C’est fort imprudent il me semble quand il s’agit d’une telle femme. Plus d’amant ni de mari ? Elle n’y tiendra pas longtemps. Tâchez d’apprendre qui sera le suivant… à moins que nous ne fassions en sorte de mettre quelqu’un sur sa route…
Que Marie souffrît d’abstinence était un fait certain mais pas aussi capital que l’imaginait le Cardinal. Elle venait de découvrir les joies violentes d’une succulente conspiration et s’y jetait à corps perdu. Courageuse par nature, elle savourait le piment de tisser des fils tendus vers l’incertitude d’un avenir où la gloire et la mort se jouaient à pile ou face. L’époque, il est vrai, était propice à une telle entreprise : à l’histoire du mariage de Monsieur s’ajoutaient les éclatants succès politiques de Richelieu.
En ce qui concernait l’Angleterre, il avait su jouer des dispositions favorables de Charles Ier, désireux d’obtenir son aide contre l’Espagne, pour amener les protestants de France à signer avec lui un traité de paix que l’on pouvait espérer définitif : La Rochelle, leur fief par excellence, s’engageait à ne plus armer de navires contre le royaume. La liberté de conscience serait accordée aux catholiques dans les quelques cités conservées par la religion et les biens ecclésiastiques seraient rendus.
Mais en même temps, le marquis du Fargis, ambassadeur, signait avec l’Espagne, le 5 mars 1626, le traité de Monçon stipulant que la Valteline, la haute vallée servant de trait d’union entre les possessions Habsbourg d’Espagne et le Milanais autrichien pour laquelle on s’était tant battu, serait reconnue au canton des Grisons et les forts espagnols détruits. En gros, Richelieu avait amené les huguenots à faire la paix par crainte qu’il en signât une avec l’Espagne et celle-ci à s’y résoudre par peur de celle avec les protestants. Un magnifique succès diplomatique grâce auquel le Cardinal fortifia sa position auprès d’un roi sincèrement admiratif. Mais qui allait causer quelques remous en France et apporter de l’eau au moulin de Mme de Chevreuse. Marie de Médicis elle-même sentit vaciller ses certitudes.
En effet le traité de Monçon mécontentait trois puissances étrangères – en dehors de l’Espagne : la Savoie, la Sérénissime République de Venise et, surtout, le Vatican. Le pape Urbain VIII vit d’un très mauvais œil démolir les forts de la Valteline qui consacraient la défaite du Roi Très Catholique. D’autant plus mauvais que c’était sur l’ordre d’un simple cardinal. Du coup, à la petite coterie des opposés au mariage de Gaston que l’on appelait le « Parti de l’Aversion au mariage » se joignirent les ultramontains scandalisés : Richelieu osait lutter contre le Pape ! La paix aux protestants alors que l’on humiliait les catholiques ! En quelques jours Richelieu devint la cible de tous les princes de la maison royale à commencer par Condé qui, en cas de mort du souverain et d’empêchement de Monsieur, pourrait prétendre à la couronne. Mais surtout les Vendôme, les demi-frères de Louis XIII, fils d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées qui aurait coiffé la couronne si elle n’avait été empoisonnée à la veille du mariage avec le Béarnais.
Un curieux personnage ce César de Vendôme ! Beau comme tous les enfants de Gabrielle, il était foncièrement arrogant et antipathique. Lui et le dauphin Louis se détestaient déjà lorsqu’ils étaient enfants et qu’on les élevait sous le même toit, car ainsi l’exigeait Henri qui voulait élever ses rejetons ensemble, qu’ils fussent légitimes ou naturels. Seulement, dans la marmaille l’un devait devenir roi et ce n’était pas César bien que le plus âgé et que sa mère eût manqué de peu d’être reine. Et cela jamais il ne l’avait digéré. Follement orgueilleux, fastueux, il joignait à une bravoure dont hériteraient ses fils, un goût qui lui faisait préférer les jeunes garçons à sa femme. Celle-ci, Françoise de Lorraine, était trop grande dame et trop tournée vers le Seigneur pour faire seulement mine de s’en apercevoir. En outre elle l’aimait. Aussi se consolait-elle en consacrant à la misère le temps qu’elle ne donnait pas à sa progéniture. Toutes les misères même celle des filles publiques qu’elle n’hésitait pas à visiter dans les bourdeaux. L’autre Vendôme, Alexandre, le Grand Prieur de France pour l’Ordre de Malte, était sa copie à peine adoucie à cette différence près qu’il préférait les dames, ce qui ne l’empêchait pas d’emboîter le pas à César en n’importe quelle circonstance[22].
D’autres encore rejoignaient ce qui était en train de devenir une vaste conspiration : le comte de Soissons guignant pour lui-même la dot somptueuse de Mlle de Montpensier, le duc de Longueville, gouverneur de Normandie, qui se faisait fort en cas de coup de main d’amener huit cents cavaliers. Certains proposaient de l’argent, d’autres des hommes. César de Vendôme, gouverneur de Bretagne mais jamais satisfait et perpétuellement en quête de richesses, bien qu’il possédât nombre de châteaux dont Anet et Chenonceaux, offrait d’enflammer l’ouest du royaume. C’était à qui apporterait sa pierre à l’édifice destiné, en fin de compte, à porter Gaston au trône.
Tous cependant n’adhéraient pas au complot : les Schomberg, Bellegarde, Guise et surtout pas Claude de Chevreuse qui se tenait éloigné de sa femme et se trouvait ainsi dans l’ignorance de ses activités alors qu’elle était l’âme de la conjuration et faisait ce qu’elle voulait dans l’hôtel parisien qu’on lui abandonnait, lui-même préférant habiter sa chambre du Louvre. Jamais elle ne s’était sentie aussi heureuse, aussi puissante. Le Parti de l’Aversion était en train de se transformer en un dangereux complot destiné à mettre Gaston sur le trône, que son frère soit vivant ou mort. Le Prince, personnellement, était d’accord et se posait en chef, poussé, naturellement, par d’Ornano que Mme de Chevreuse ne cessait d’aiguillonner avec un plaisir pervers, sachant bien qu’il la désirait mais ne tenterait rien pour obtenir ses faveurs. Un dévot de cette sorte était même plutôt amusant et elle en riait souvent dans le cercle étroit qu’elle maintenait autour de la Reine.
Celle-ci était entièrement acquise au complot, sans doute parce qu’elle n’imaginait pas jusqu’où il était capable d’aller. Pour elle il visait seulement à l’élimination du Cardinal, l’ennemi déclaré de l’Espagne et du Pape, donc une sorte de suppôt de Satan. Et que son époux approuvât les agissements d’un tel homme la révulsait. Tout doucement, influencée par Marie, qui lui en donnait des nouvelles, Anne se remettait à penser à Buckingham dont la maladresse, avec le temps, perdait son côté brutal pour ne laisser subsister que la passion. Et quand, avant de s’endormir, elle reposait à son chevet Amadis de Gaule, son livre préféré, Anne d’Autriche se plaisait à en parer le héros des traits du bel Anglais.
Fort de tels appuis, étayé en sous-main par les Espagnols, les Anglais et le duc de Savoie, le Parti de l’Aversion osa demander ouvertement le renvoi du cardinal de Richelieu, cause de tout le mal et qui menait la France à la damnation… En même temps d’Ornano et les conjurés mettaient au point les derniers détails de leur plan.
Sachant que le Roi n’obtempérerait pas sans réagir à la demande de renvoi de son ministre, il fut convenu au cours d’une réunion à l’hôtel de Vendôme que l’on profiterait de la prochaine absence de Louis XIII qui devait se rendre à Fontainebleau comme à chaque printemps, pour soulever le peuple de Paris et s’emparer de la Bastille ainsi que du château de Vincennes afin de s’assurer un moyen de pression efficace. Si, comme on pouvait le concevoir, le Roi accourait avec des forces armées, on mettrait Monsieur – le précieux futur occupant du trône – à l’abri à Dieppe ou au Havre qu’offrait le duc de Longueville acquis au prince. Le Grand Prieur et d’Ornano se chargeaient de l’insurrection parisienne tandis que César rentrerait dans son gouvernement de Bretagne qu’il se faisait fort de dresser contre le pouvoir royal. Son épouse – tenue dans l’ignorance absolue ! – et ses trois enfants étaient en sécurité dans son château d’Anet, César ayant préféré ne pas les amener avec lui afin de ne pas attirer l’attention des Guise, parents de la Duchesse, qui n’étaient pas du complot.
— N’importe comment, conclut César, nous devons regarder la vérité en face. Puisque nous sommes, je le crois, assez puissants pour cela, chasser Richelieu est ce que nous réclamons hautement mais en fait, nous songeons tous, dans le secret de nos âmes, à déposer le Roi. Nous serons ainsi débarrassés des deux !
— Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, mon frère ! coupa Alexandre, le Grand Prieur. Nous le détestons parce qu’il oublie trop souvent que nous sommes du même sang et ne cesse de nous faire toutes sortes d’injustices mais tous ici ne sont peut-être pas d’accord ?
— Allons donc ! Je pense moi que la couronne siérait à merveille à Monsieur. Et je défie quiconque de me dire le contraire. Quant à Louis, je m’en chargerai. Il y a grâce à Dieu dans ma Bretagne de forts châteaux où il aura largement le loisir de soigner ses éternelles maladies. A « ma » façon !
— César a raison, approuva le comte de Soissons. Cependant il ne faut rien hâter. Débarrassons-nous du Cardinal, nous verrons ensuite. Privé de son mauvais génie nous n’aurons guère de peine à nous assurer de l’esprit du Roi. Il suffira de lui trouver un nouveau favori puisqu’il songe déjà à renvoyer cet âne de Barradat qui se croit tout permis.
— C’est à voir, dit d’Ornano. En attendant et sur mon avis Monsieur a l’intention de réclamer à nouveau son entrée au Conseil, plus 500 000 livres de rentes en apanage. De son côté, Mme de Chevreuse annoncera dès demain, chez la Reine, que le Parti de l’Aversion va demander ma propre admission au Conseil. Cela devrait faire bouger les choses… et de la sorte nous serons au fait des décisions du gouvernement !
— Quelle femme étonnante ! s’écria Longueville. Elle a toutes les grâces de la femme avec le cerveau d’un homme. Comment a-t-elle pu épouser ce benêt de Chevreuse qui ne sait que galoper à la queue du cheval du Roi ! Par elle nous tenons la Reine !
— Sans doute, reprit César, elle nous est d’autant plus précieuse. Quant à son époux, un bon duel… ou une mauvaise rencontre pourraient l’en délivrer ! Chevreuse n’ayant pas de fils, sa veuve serait un morceau de choix pour un épouseur ! Elle est aussi riche que belle !
— Vous êtes marié, César, ne l’oubliez pas ! intervint son frère.
— Je ne songe pas à moi. Nous pourrions en faire la récompense d’un de nos vaillants compagnons quand nous aurons remis de l’ordre dans le royaume.
— C’est une Rohan ! coupa d’Ornano agacé. On ne peut pas la donner à n’importe qui ! En admettant qu’elle vous le permette ! Et elle n’est pas de celles qui se laissent manœuvrer aisément… Si par hasard elle devenait veuve, je suis certain qu’elle saurait admirablement se choisir un époux.
Un époux qui pourrait bien être lui-même puisqu’il était veuf. Un tel mariage mettrait fin à ses tourments : il pourrait sans remords aucun posséder enfin cette Marie qui hantait ses nuits, puisque le sacrement serait intervenu…
La veille des Rameaux, Louis XIII partit pour Fontainebleau avec ses gentilshommes, Monsieur son frère et le Cardinal qui, lui, se rendait au château de Fleury-en-Bière en attendant que soit achevée la demeure qu’il se faisait construire en ville. La distance étant courte, cela ne l’empêcherait pas de se rendre régulièrement au Conseil où Gaston souhaitait tellement siéger. Les reines suivirent le surlendemain mais nettement séparées afin d’éviter les frictions toujours possibles. Marie de Médicis savait fort bien que sa belle-fille était le centre – inactif ! – de L’Aversion dont Mme de Chevreuse ne se cachait pas d’être le porte-drapeau. Celle-ci partit donc avec Anne d’Autriche mais, n’ayant plus de poste à la Cour, s’en alla loger dans l’agréable maison que l’on avait achetée à Fontainebleau près de l’hôtel d’Estrées. A son grand déplaisir, elle y trouva son époux déjà installé… et de très méchante humeur : alléguant le manque de place occasionné par des travaux prochains, le Roi lui avait fait comprendre qu’il serait mieux à tous égards dans son propre logis.
C’était la première fois depuis trois mois qu’ils allaient habiter sous le même toit et si Marie, déjà habituée à une large indépendance, s’efforçait de montrer bon visage, il n’en alla pas de même de Chevreuse encore endolori par le semblant d’exclusion dont il était l’objet :
— Il ne fait aucun doute pour moi que je vous dois cet éloignement, lui reprocha-t-il avec amertume. Vous allez faire tant et si bien que vous obtiendrez le sort dont je vous ai sauvée en vous épousant : on vous chassera… et moi avec vous naturellement !
Il se tenait à l’embrasure d’une fenêtre d’où l’on pouvait apercevoir la grille principale du château au bout de la rue Royale. Marie pensa qu’il ressemblait à Moïse contemplant la Terre promise où il n’avait pas le droit de pénétrer et cela l’agaça :
— On ne vous a pas parlé de moi mais de travaux ! Pourquoi diable le Roi se donnerait-il la peine de vous mentir ?
— Parce qu’il a de l’amitié pour moi, je crois, et ce en dépit de vos manigances ! Alors il me ménage. Mais j’aimerais savoir quelle mouche vous a piquée d’aller vous opposer au mariage de Monsieur avec Mlle de Montpensier ? Vous feriez mieux de vous occuper de vos enfants qui ne vous voient guère ! Ils finiront par ne plus vous reconnaître…
— Ils n’ont pas besoin de moi pour manger leur bouillie ou téter leur nourrice tandis que la Reine, elle, a besoin de moi… et aussi le Roi bien qu’il soit de trop mauvaise foi pour le reconnaître. Mariez Monsieur qui a déjà dû semer quelques petits bâtards ici ou là, avec cette ronde génisse de Montpensier, et neuf mois après vous aurez un beau petit monstre, braillant et bavant mais pourvu de génitoires qui mettront le royaume en transe et la Reine au supplice puisqu’elle n’a toujours pas d’enfant.
— Elle n’a qu’à en avoir… ou laisser la place à une autre ! La répudiation existe…
— Si c’est tout ce que la situation vous inspire, je ne vous fais pas mon compliment ! Nous aurions la guerre…
— Ce ne serait pas la première fois et les hommes comme moi sont là pour ça ! Quant à vous, lorsque l’on vient me dire que l’on vous voit sans cesse dans les entours de Monsieur et surtout de cette brute sauvage de d’Ornano j’ai envie de vous renvoyer à votre père et demander au Pape de me démarier !
— Que ne le faites-vous alors ? fit Marie d’une voix soudain mal assurée.
Claude se décida à quitter sa fenêtre et fit face à sa femme qu’il contempla un instant avec un mélange de colère et de lassitude. En même temps il levait une main et elle crut qu’il allait la frapper, mais il se contenta de lui prendre le menton pour scruter les profondeurs de ses yeux. Cependant et avec un soupir il haussait les épaules en laissant retomber sa main :
— Je me demande de plus en plus souvent ce qui me retient…
— Et c’est ?
— Que je suis un imbécile ainsi que le pensent vos brillants amis… ou peut-être que je vous aime encore ? Mais rassurez-vous ! C’est une maladie dont je finirai bien par guérir. Au fait, il faudra peut-être que je vous tue.
La porte claqua derrière lui avec tant de violence que Marie sursauta et qu’une statuette qui se trouvait sur le manteau de la cheminée tomba à terre et s’y brisa aux pieds de la jeune femme. C’était une précieuse porcelaine chinoise achetée à un marchand vénitien, une image de femme qui évoquait un peu la Sainte Vierge. Marie s’agenouilla pour en ramasser les morceaux avec au cœur une bizarre impression…
Cette nuit-là, au château, le Roi convoqua en son privé le cardinal de Richelieu et le maréchal de Schomberg pour s’entretenir longuement avec eux. C’étaient les deux membres du Conseil qui jouissaient de son entière confiance et rien ne transpira des propos échangés. Le lendemain et les jours suivants, le Roi chassa comme d’habitude et la Cour mena son train coutumier sans que rien laissât supposer que quelque chose se préparait. C’était la semaine sainte et le temps de Pâques. Aussi la vie mondaine fit-elle aux dévotions une place prépondérante, apaisant momentanément les esprits, éloignant les sujets de fâcherie. Mais peu de temps après la bombe éclatait…
Au soir du 3 mai, Anne d’Autriche, rentrant de sa promenade quotidienne, goûtait quelques instants de repos en compagnie de ses dames avant de se changer pour souper avec le Roi. On mangeait des fruits et des confitures en buvant un doigt de vin quand Mme du Fargis qui avait passé l’après-midi chez elle pour mettre à jour son courrier en retard accourut, visiblement bouleversée. Dès l’entrée son regard effrayé rencontra brièvement celui de Mme de Chevreuse avant de se poser sur la Reine :
— Le Roi vient de faire arrêter le maréchal d’Ornano ! lâcha-t-elle du fond de sa révérence…
Anne d’Autriche, Marie et Louise de Conti se levèrent d’un même mouvement au milieu des exclamations de stupeur des autres dames. Seule Doña Estefania ne leva pas les yeux de son livre d’heures.
— Etes-vous certaine ? demanda la première.
— Absolument, madame. Le commandeur de Jars que je viens de rencontrer sortant de l’antichambre m’a tout raconté. En revenant de la chasse Sa Majesté a fait appeler le Maréchal dans le Salon Ovale. Il s’est entretenu quelques instants avec lui, puis le laissant sur place il est sorti tandis que M. Du Hallier entrait avec un piquet de gardes. Il a emmené M. d’Ornano, l’a fait monter dans une voiture fermée et entourée de mousquetaires qui attendait dans la cour. Le malheureux est en route pour le donjon de Vincennes. Ses frères sont arrêtés aussi.
Un silence succéda au brouhaha. La Reine se laissa tomber sur un fauteuil, incapable d’articuler une parole. Mme de Chevreuse se reprit la première :
— Sait-on où est Monsieur ?
— Dans son appartement… mais gardé par les suisses !
— Ah !
Elle ne trouva rien d’autre à dire et resta là immobile au milieu du salon comme si la foudre venait de la frapper elle aussi. Ornano pris, Gaston mis sous surveillance, elle avait tout à redouter ! Les dames autour d’elle semblaient pétrifiées et le regard dilaté de la Reine révélait sa peur. Seule Louise de Conti réagit. Elle alla prendre sa belle-sœur par le bras :
— Avec la permission de Sa Majesté, vous devriez rentrer chez vous, Marie, et n’en bouger sous aucun prétexte !
— Pour y attendre tranquillement que l’on vienne me chercher et me conduire aussi à Vincennes ? Je préfère rester ici. J’espère que l’on n’oserait pas s’emparer de moi chez la Reine !
La voix de la Princesse baissa de plusieurs tons :
— Elle-même n’est pas en sûreté ! Faites ce que je vous dis ! Si l’on vous trouve chez elle, votre cas à toutes deux sera aggravé…
— Mais… et vous ?
— Moi je suis la cousine du Roi, je loge au château et c’est tant mieux car je pourrai vous envoyer un message si les choses tournent mal auquel cas…
— … il me faudra fuir ?
Louise acquiesça d’un mouvement des paupières puis ajouta très vite :
— Rentrez à pied, je vous renverrai votre voiture. Evitez la cour du Cheval Blanc ! Sortez par la porte du jardin de Diane. Je vais m’occuper de la Reine.
Un regard de Marie sur la souveraine lui montra qu’elle était hors d’état de l’aider : elle venait d’avoir un malaise et « Stefanille » lui tapait dans les mains tandis que Mme de Lannoy, visiblement enchantée, lui faisait respirer des sels. Marie ne lui en adressa pas moins une belle révérence avant de s’élancer au-dehors, s’enveloppant de la mante en léger taffetas à capuchon qu’elle mettait lorsqu’il faisait doux et que l’on risquait une ondée.
Hormis dans l’antichambre où elle compta plus de gardes qu’à l’arrivée, elle ne rencontra personne. La Cour devait se concentrer chez le Roi afin de ne rien perdre d’événements dont plus d’un aurait lieu de se réjouir. Cependant le cœur battait fort à Marie quand ses petits souliers de satin rouge touchèrent le sable de l’allée. Bien qu’elle eût envie de courir, elle se contraignit à une allure plus calme afin de ne pas attirer l’attention : les fenêtres du Roi donnaient aussi sur le jardin de Diane ! Par chance le temps se maintenait : elle se voyait mal barbotant en robe de cour dans les flaques d’eau. Ses minces chaussures ne s’en seraient pas remises, en admettant qu’elles existent encore lorsqu’elle arriverait chez elle !
Elle approchait de la porte percée dans le mur d’enceinte quand elle entendit derrière elle des pas précipités tandis qu’une voix d’homme appelait :
— Madame !… Madame la Duchesse !…
Croyant qu’on la poursuivait elle eut un hoquet d’angoisse, hésita un court instant puis ramassant ses jupes, se mit à courir, obsédée soudain par cette ouverture sur la liberté… Où veillait cependant un corps de garde mais son poursuivant était plus rapide : il l’eut vite rattrapée. Au même moment elle se tordit le pied et poussa un cri de douleur.
— Par grâce, madame, ne vous sauvez pas. Je ne vous veux aucun mal… bien au contraire !
Elle s’aperçut qu’elle pleurait parce que dans le crépuscule elle ne pouvait distinguer les traits de son poursuivant. Qui d’ailleurs s’inquiétait :
— Vous vous êtes fait mal ?
— Un peu, oui. Que me voulez-vous ?
— Rien que vous servir si vous le permettez ! Oh, Madame la Duchesse, il y a si longtemps que je vous admire sans jamais oser me présenter à vous ! Et quand, de chez le Roi, je vous ai vue traverser le jardin…
— Vous m’avez reconnue ?
— Je sais tout de vous jusqu’aux couleurs de vos robes et j’ai reconnu cette mante du même bleu que vos yeux ! Ordonnez seulement et j’obéirai !
— Vraiment ? Eh bien, d’abord je voudrais sortir d’ici au plus vite ! Or le pied m’a tourné…
— Et vous souffrez ? Je suis impardonnable ! Prenez mon bras, je vais vous accompagner…
— C’est gentil à vous mais même avec votre appui, je ne sais comment je vais faire pour aller jusque chez moi. C’est beaucoup trop loin !
— Rien de plus vrai ! Où est votre voiture ?
Ce garçon était peut-être providentiel mais il devait être idiot, et Marie n’en sentit pas moins la moutarde lui monter au nez :
— Où voulez-vous qu’elle soit ? Dans la cour du Cheval Blanc, évidemment ! Vous venez de me dire que vous n’ignoriez rien de moi ! Et si je ne l’ai pas rejointe c’est que…
— … il valait mieux éviter de traverser le château après ce qu’il vient de se passer ! Mais moi je ne suis pas en péril et je vais vous la chercher…
— … et vous reviendrez avec les soldats chargés de la garder ! Allez plutôt prendre un cheval à l’écurie. Je pourrai me maintenir en croupe…
— Merveilleuse idée ! Je vais avoir l’impression grisante d’être votre chevalier !
En dépit de sa situation peu enviable, Marie ne put s’empêcher de rire. L’enthousiasme de ce jeune homme – elle le distinguait mieux à présent et il était loin d’être laid ! – la réconfortait :
— Pourquoi pas ? Maintenant, conduisez-moi jusqu’au banc qui est là et que l’on ne doit pas voir du château. Je vais vous y attendre.
Il l’y mena avec sollicitude, l’y installa comme il put et allait s’élancer pour accomplir sa mission quand elle le retint :
— Encore un instant ! Si vous me disiez qui vous êtes ?
Il s’attrista :
— Je savais bien que vous ne m’aviez jamais remarqué ! J’ai nom Henri de Talleyrand, comte de Chalais et je suis le Maître de la Garde-Robe de Sa Majesté le Roi…
Ce fut un trait de lumière pour Marie qui cherchait depuis un moment qui pouvait être ce jeune homme, assez beau et qui même lui rappelait un peu Holland. Cela remontait au temps de ses bonnes relations avec Louis XIII dont le jeune Chalais avait été enfant d’honneur avant de se voir offrir par sa mère la charge fort onéreuse de responsable des habits et joyaux du Roi. Depuis le drame de la salle du trône, Marie n’avait eu que de rares relations avec la maison du souverain. En revanche, il lui semblait avoir aperçu ce visage dans les entours de Monsieur… C’était étonnant qu’elle n’y ait pas attaché plus d’importance. Justement à cause de cette vague ressemblance…
Quand il revint tout fringant, en selle sur un grand cheval moreau en croupe duquel il l’installa en lui recommandant, avec un tremblement d’émotion dans la voix, de mettre ses bras autour de lui, elle lui posa aussitôt la question qui la tracassait :
— De par votre charge vous êtes au Roi, pourtant j’ai l’impression de vous avoir rencontré chez le duc d’Anjou ?
— C’est vrai. Je dois ma fidélité à notre sire mais depuis longtemps le Prince m’honore de son amitié… J’avoue que je l’aime bien. Il est toujours si gai, si avenant…
— Je ne saurais vous le reprocher. Est-il indiscret, en ce cas, de vous demander si vous vous êtes joint à ceux de L’Aversion ?
— Disons que j’y suis de cœur sinon de fait. Je ne vous cache pas qu’après ce qui vient de se passer, je suis fort en souci de Monsieur. M. de Tresmes a reçu l’ordre de garder son appartement.
— Sait-on pourquoi l’on s’est saisi du maréchal d’Ornano ?
— A cause d’une correspondance avec le roi d’Espagne et le duc de Savoie dont les gens du Cardinal se seraient emparés…
— Le Cardinal ? Encore lui ! Quand donc le Roi comprendra-t-il que ce trublion n’aura de cesse de l’isoler de sa famille et de sa noblesse afin de mieux s’assurer le pouvoir ?
Chalais n’ayant pas jugé bon de répondre, Marie n’insista pas. On arrivait à destination et elle était trop inquiète de son propre sort pour essayer de savoir ce qu’il pensait au juste de Richelieu. Cependant le petit hôtel était aussi paisible et silencieux qu’au moment où elle l’avait quitté. Un valet armé d’un flambeau sortit précipitamment quand le jeune homme arrêta son cheval devant le perron :
— Madame la Duchesse est blessée, allez quérir ses femmes et un médecin ! lui ordonna Chalais.
— Pas de médecin, s’il vous plaît ! coupa Marie. Ma vieille Anna en sait autant et je ne veux pas d’un inconnu chez moi ! Où est Monseigneur le Duc ?
Le serviteur répondit qu’il n’était pas rentré et demanda s’il fallait envoyer à sa recherche. Ce que Marie déclina. Cependant Chalais l’avait enlevée de selle et sans lui demander son avis, gravissait le perron en la portant dans ses bras, ce qu’il faisait aisément et avec une joie si visible qu’elle remarqua :
— Vous auriez pu demander un fauteuil et deux laquais ?
— Et me priver de cet instant de pur bonheur ? J’aurais voulu que notre chevauchée dure des heures et que cette demeure fût plus vaste que le plus grand des palais !
Après tout, ce mode de locomotion plaisait assez à la jeune femme. Son porteur était grand, mince, mais vigoureux. Il y avait une éternité que des bras virils ne s’étaient pas refermés sur elle et son pied ne la faisait pas suffisamment souffrir pour l’empêcher d’apprécier ce plaisir. Elen et Anna qui accouraient les rejoignirent vers la moitié de l’escalier et voulurent aider, mais Chalais ne consentit à lâcher son fardeau que sur les coussins du lit à colonnes où il la déposa avec une délicatesse… et un regret infinis. Quand ce fut chose faite, il s’agenouilla sur le tapis :
— Que puis-je faire à présent pour vous être agréable ? Je suis à vous et vous n’avez qu’à ordonner !
— Je ne suis guère en disposition de commander, mon cher comte, mais je souhaiterais que vous vous dépêchiez de retourner au château afin de voir où en sont les choses pour Monsieur et ses amis. Au cas où vous entendriez de mauvais… bruits me concernant…
— Vous en serez prévenue aussitôt. De même si personne ne s’en est emparé, je vous ramènerai votre voiture. Vous pourriez en avoir besoin…
— Pour m’éloigner en hâte ? J’espère encore ne pas y être obligée et qu’alors mon époux viendrait à mon secours si cela arrivait. A bien y réfléchir j’aimerais que vous le cherchiez…
— Soyez sans crainte, je vais m’enquérir de lui dans l’instant mais il se peut qu’il soit déjà en chemin…
— Nous verrons ! Revenez dès que possible !… et si vous réussissez à approcher Monsieur, veuillez lui dire que je demeure plus que jamais sa fidèle servante et amie…
Elle s’efforçait au calme et même à une sérénité qu’elle était bien loin d’éprouver. En outre, son pied la faisait réellement souffrir à présent. Quand Anna avait ôté son soulier et son bas, il était apparu gonflé, d’un bleu presque noir. Cependant la Bretonne l’avait rassurée : puisqu’elle n’avait pas mal au cœur, il n’y avait rien de cassé. Une simple foulure peut-être qui l’empêcherait de marcher pendant plusieurs jours. Il ne manquait vraiment plus que cela !
Pourtant, si Marie pensait être parvenue au plus creux de l’inquiétude elle s’aperçut rapidement qu’il n’en était rien… Une heure plus tard Peran ramenait le carrosse et rapportait un billet de Chalais : il lui avait été impossible d’approcher Gaston d’Anjou et le duc de Chevreuse semblait avoir disparu. Chalais ne l’avait trouvé nulle part et personne n’avait pu lui dire ce qu’il était devenu !…
Les six jours qui suivirent furent un cauchemar. A chaque instant Marie s’attendait à voir sa maison investie par Du Hallier et ses gardes pour l’emmener elle et sous bonne escorte rejoindre les frères d’Ornano au donjon de Vincennes. Ses jours étaient vides et ses nuits sans sommeil. Il lui arrivait de se lever pour ordonner que l’on fît ses coffres, qu’on l’habille, qu’on attelle, prise d’une folle envie de fuir loin de ce palais que son imagination lui montrait à présent peuplé d’ennemis. Mais, la crise d’angoisse passée – elle s’apaisait toujours au moment d’appeler –, elle retournait se coucher ou alors se traînait appuyée sur une canne au petit jardin qui était derrière son logis et s’asseyait sur un banc de pierre près de la fontaine.
Chalais fidèlement venait tous les après-midi et s’efforçait de la rassurer. On ne parlait pas beaucoup d’elle à la Cour sinon pour supposer que Chevreuse, toujours introuvable, s’était hâté de l’emmener au loin afin de la soustraire à une éventuelle colère royale. Evidemment tout dépendait des aveux que l’on pourrait obtenir du maréchal d’Ornano. On les savait très liés, et selon ce qu’il dirait… Quant à Monsieur, il avait eu une longue conversation avec le Roi et le Cardinal mais de ce qui s’était dit rien n’avait transpiré. L’appartement du prince n’était plus gardé, cependant il n’en sortait guère et recevait de fréquentes visites de sa mère.
En réalité, il n’y avait aucune preuve contre Mme de Chevreuse alors que les lettres trouvées chez d’Ornano dénonçaient la collusion avec l’étranger mais, plus amoureux que jamais, Chalais s’évertuait à faire durer ces instants, magiques pour lui où, devenu son seul lien avec l’extérieur, il cherchait à s’introduire dans sa vie intime. S’il se montrait plutôt discret sur la température de la Cour, il ne tarissait pas lorsqu’il lui parlait de l’intensité de son amour. Au point parfois de l’agacer mais quoi ? L’écouter était un prix modique à payer pour s’assurer sa fidélité. Elle se montrait charmante avec lui, sachant néanmoins toujours l’arrêter quand il se risquait sur un terrain trop brûlant, et pour une simple raison : elle ne l’aimait pas. Certes il était jeune, bien fait, entraîné à tous les exercices du corps et d’agréable compagnie. Ce qui ne voulait pas dire qu’elle songeait à en faire son amant. Même sa légère ressemblance avec Holland le desservait : il lui faisait l’effet d’une mauvaise copie et ses regrets de l’original n’en étaient que plus poignants !
Cet état de fait aurait pu durer longtemps mais, le septième jour, la grille s’ouvrait devant les chevaux de Louise de Conti, et leur maîtresse entrait en conquérante dans la maison de Marie.
— Hé quoi, ma chère ? Etes-vous souffrante ou bien, touchée par la grâce divine, entrez-vous en retraite avant de vous faire moniale ?
Marie lui tomba dans les bras :
— A Dieu ne plaise… encore que la seconde éventualité pût être envisagée ! En fait je ne sais plus trop à quoi me résoudre.
— Vous rendre chez la Reine me paraît une idée judicieuse. D’autant qu’elle vous réclame.
— Je ne souhaite que cela mais si l’on doit m’arrêter au seuil de ses appartements…
— Et pourquoi, diantre, vous arrêterait-on ? Il est temps, je crois, de faire le point de la situation. D’Ornano a été expédié à Vincennes pour avoir écrit des lettres à des souverains étrangers dans le but d’assurer leur appui à ce cher duc d’Anjou. Vous êtes de ses amies. Très bien ! Mais vous n’êtes pas la seule et vous n’avez jamais écrit quoi que ce soit à qui que ce soit !
— N… on, sauf peut-être à…
— … un certain Lord anglais qui vous tient à cœur ! Les lettres d’amour ne constituent pas un acte de trahison. Aussi n’y a-t-il pas de raison pour continuer à vous morfondre ici ! Allez vous habiller ! Je vous emmène…
Ah, la merveilleuse sensation de délivrance ! Marie en aurait pleuré de joie !… Pourtant avant d’appeler ses femmes, elle avait encore une question :
— Sauriez-vous où est celui de vos frères qui est aussi mon époux ?
— A Paris ! Il y est parti sur ordre du Roi peu de temps après l’arrestation avec défense d’en bouger. Ne me demandez pas pourquoi, ajouta-t-elle très vite en voyant Marie ouvrir la bouche. Et pour l’amour du ciel, hâtez-vous !… Mais qu’avez-vous au pied ?
— Plus rien qui vaille la peine d’en parler ! Vous m’avez guérie !
On perdit encore un moment, bien que Marie se fût précipitée à sa toilette parce que, à l’heure où l’on allait se mettre en route, Chalais fit son apparition avec sa moisson quotidienne de « nouvelles » plus ou moins expurgées. La vue de la princesse de Conti le stupéfia tellement qu’il resta sans voix un instant mais se reprit :
— Mme de Chevreuse va sortir ?
— Oui, elle va sortir, répliqua Louise. Oui, je suis venue la chercher, je l’emmène chez la Reine qui la réclame et non, elle n’a plus rien à craindre ! Vous voilà satisfait, j’imagine ?
— Oui, mais…
— Pas de « mais », mon ami ! coupa gentiment Marie. Vous m’avez été d’un secours extrême et je ne l’oublierai pas. Souffrez à présent que je reprenne ma place à la Cour.
— Alors je vais avec vous ! Et je vous suivrai partout où vous irez !
— Mais pourquoi ?
— J’ai peur que tout cela ne cache un piège.
— Un piège ? s’insurgea Mme de Conti. Vous êtes gracieux, vous ! Pour qui me prenez-vous ? Pour un agent du Cardinal ?
— A Dieu ne plaise, Madame la Princesse, mais la Cour est un endroit dangereux et Monseigneur de Chevreuse ayant disparu, il est bon qu’une épée au moins soit au service de son épouse…
— Soit ! Faites à votre guise mais souvenez-vous que vous n’avez pas le droit de pénétrer chez la Reine en l’absence du Roi ! Et que vous êtes toujours au service de celui-ci !
Une demi-heure après, les deux femmes se présentaient chez Anne d’Autriche. Celle-ci priait dans son oratoire. Quand elle en sortit ses amies remarquèrent ses yeux rougis par les larmes et peut-être l’insomnie, mais quand elle aperçut Mme de Chevreuse, elle se jeta dans ses bras en sanglotant sans se soucier du cercle figé de ses dames et demoiselles. Mme de Conti prit sur elle de leur demander avec une douceur inhabituelle, de bien vouloir laisser la Reine s’entretenir un instant avec son amie. Elle-même les suivrait.
La lente vague des révérences recula vers la porte que la princesse referma en personne cependant que Marie faisait asseoir Anne et s’agenouillait auprès d’elle, désolée de la voir dans cet état. La fière image de l’Infante cuirassée d’orgueil venait de s’effondrer, laissant place à une jeune femme plongée dans le désespoir.
Elle la laissa pleurer un moment, sachant à quel point un flot de larmes trop longtemps retenues pouvait apporter d’apaisement. Quand un instant de calme revint, elle lui fit boire un peu de vin, l’aida à s’étendre sur son lit et bassina ses tempes avec une eau de senteur. Et enfin demanda la raison de ce gros chagrin.
— Le Roi, mon époux, m’est venu voir pour me dire que Monsieur le Cardinal avait obtenu la quasi-certitude du prochain mariage.
— Le Cardinal ! Encore le Cardinal ! Il mène tout décidément… et le Roi avant le reste !
— C’est ainsi. En outre on m’a laissé entendre que si Mlle de Montpensier procréait un fils, je pourrais être répudiée afin qu’une autre épouse donne enfin un héritier au royaume !
— Quelle idiotie ! Le mal ne peut venir de vous : votre santé est toujours parfaite alors que l’on ne saurait en dire autant d’une autre !
— Avez-vous des nouvelles du Maréchal ? Sait-on si lui ou l’un de ses frères a parlé ?
— Cela m’étonnerait ! C’est un homme dur et déterminé que d’Ornano. Quant à ses frères, je ne pense pas qu’ils sachent grand-chose.
— En tout cas voilà notre Parti de l’Aversion sans chef. Autant dire démantelé ! Or nous en avons le plus grand besoin. Il nous faut quelqu’un d’assez proche de Monsieur pour le faire revenir sur son acceptation… et j’ai peut-être une idée !
— Laquelle ?
— Pardonnez-moi, ma Reine, mais il faut d’abord que je voie quel début d’exécution je peux lui donner ! Rappelez vos dames ! Moi je m’en vais !
— Déjà ? Mais nous n’avons rien dit !
— Oh, que si ! Je reviens bientôt !
Une rapide révérence et elle avait disparu, mais le martèlement rapide de ses talons claquait encore sur le marbre de l’escalier. Au dernier degré, elle trouva Chalais qui faisait les cent pas. Elle prit son bras au vol :
— Venez ! Nous avons à parler !
— Volontiers. Où allons-nous ?
— Dans le parc ! Nous serons plus tranquilles.
— Vous savez qu’il pleut ? Pas depuis longtemps, mais il pleut !
— Tant mieux, on ne nous dérangera pas.
Entraîné par elle, on traversa la cour de la Fontaine en courant pour passer dans le jardin des Pins[23] où l’on fut à couvert sinon à l’abri. Il pleuvait en effet mais modérément. En outre, il y avait à l’ouest de ce jardin une petite grotte remontant à François Ier dont quatre atlantes soutenaient l’entablement.
— Là ! fit Marie avec un soupir de soulagement. Nous y voici et vous voyez que vos rubans n’ont pas trop souffert. A présent causons !
Chalais, cependant, se méprenait sur ses intentions. Ravi qu’elle l’ait conduit dans cet asile écarté, il la prit par la taille :
— Quelle merveilleuse idée vous avez eue, ma chère ! Goûter un moment de solitude avec vous, j’en rêvais…
— Tenez-vous donc tranquille ! gronda-t-elle en le repoussant. Si j’avais envie d’un moment de solitude, je ne choisirais pas un trou de rochers parfumé à l’eau croupie. Nous avons à parler de choses sérieuses ! Alors du calme !
Elle avisa un banc de pierre où elle s’assit après avoir vérifié à l’aide de son mouchoir si le velours de sa robe ne risquait rien. Comme ce n’était pas très large, le jeune homme fut obligé de rester debout. Il n’était pas content :
— De choses sérieuses ! Mais de quoi, mon Dieu ? Vous devriez être rassérénée puisque vous voici revenue à la Cour.
— Ah ! Vous trouvez ?… Laissons de côté les considérations oiseuses et allons droit au but ! Quoique serviteur du Roi – comme tout le monde d’ailleurs ! – vous êtes très lié avec Monsieur ?
— En effet. Je crois qu’il m’a en affection…
— Alors il faut que vous preniez, pour un temps, la place que tenait d’Ornano !
— Surintendant de sa maison quand je suis déjà…
— Je sais ce que vous êtes ! s’emporta Marie. Et ne m’interrompez pas à chaque phrase ! Il est question de le remplacer dans ses conseils parce que Monsieur doit se sentir assez solitaire. Et ne me dites pas qu’il a une horde de gentilshommes autour de lui ! Vous devez obtenir de Gaston qu’il mette une condition à ce maudit mariage : la libération de d’Ornano, son mentor et son plus vieil ami. Qu’il fasse jouer ce qu’il veut : mauvaise santé, âge, n’importe quoi, mais qu’il exige son élargissement.
— Vous pensez qu’il a une chance d’être entendu ?
— Aucune ! Quand ce damné Cardinal tient une proie, il ne la lâche pas mais les discussions – et il y en aura ! – nous donneront du temps. Celui de faire disparaître Richelieu et de mettre Monsieur à l’abri dans une place forte des frontières… à Metz par exemple ou à Sedan, c’est-à-dire dans une ville dont le maître est de nos amis. Eh bien ? Qu’y a-t-il ? Vous en faites une tête !
— Vous dites des choses terribles ! Faire disparaître le Cardinal… mais jusqu’à quel point ?
— En voilà une question ! Jusqu’à ce qu’il ne soit plus gênant. On peut l’enfermer… ou mieux l’éliminer définitivement ! Comprenez donc que sans lui, nous n’aurions plus aucune peine à circonvenir le Roi ! D’ailleurs vous n’ignorez pas, ainsi que moi-même… que Sa Majesté est souvent malade ! Avec un peu de chance, notre prince ne resterait pas longtemps éloigné de nous. Mais nous n’en sommes pas là et il faut aller au plus pressé : engager des pourparlers pour tirer d’Ornano de Vincennes et pendant ce temps monter une gentille conspiration contre le Cardinal. Ce ne sera pas aussi difficile que vous le pensez car nous avons des amis sûrs. Alors, êtes-vous prêt à faire ce que je vous demande ? Je vous rappelle qu’il n’y pas si longtemps, vous m’imploriez en disant : commandez, j’obéirai !
— Certes, mais il s’agissait de vous servir vous. Pas d’entrer dans un complot…
Les yeux pleins d’éclairs et la lèvre méprisante, Marie se leva si brusquement qu’il dut reculer :
— Brisons là, monsieur ! Et veuillez me pardonner de vous avoir pris pour ce que vous n’êtes pas : un cœur vaillant !
— Permettez, madame ! J’ai fait mes preuves !
— A la guerre ? Au milieu d’une armée ? C’est plutôt facile ! Exécuter des ordres est à la portée de n’importe qui mais moi je n’aimerai jamais n’importe qui. Un chef oui ! Ce que vous ne pouvez être ! Adieu !
Elle voulut sortir de la grotte mais il lui barra le passage :
— Un moment encore, je vous en supplie ! Ne me condamnez pas si vite ! Je suis prêt à lui transmettre vos conseils.
— Ce n’est pas suffisant ! Tant que d’Ornano n’est pas sorti de Vincennes il nous faut un chef ! Le serez-vous ?
— Ouuui, mais…
— Pas de mais ! Laissez-moi passer !
— Ecoutez ! Je conçois que Richelieu soit gênant pour vous bien que je ne distingue pas quel mal il a pu vous faire… Vous êtes encore libre.
— Et cela vous suffit ? Oui, je suis « encore » libre mais cela ne saurait durer car je ne souscrirai pas aux conditions que l’on m’impose justement pour que cela dure ! Sachez, monsieur, que, comme vous-même, Richelieu ne rêve que d’être mon amant… et que je me demande si, finalement, lui céder ne serait pas la meilleure manière de régler cette affaire. Il n’est pas laid, il a grande allure et si l’on en croit Mme de Combalet, sa nièce et sa maîtresse, il ne manque pas de talent au lit !
Un instant, Marie crut que Chalais allait la frapper. Son poing crispé se levait…
— Vous et lui !… Votre corps entre ses bras ?
Elle haussa les épaules, le défiant du regard, mais un regard à damner un saint :
— Dans les siens ou dans les vôtres ! A vous de choisir !
— Ce qui veut dire ?
— Décidément vous ne comprenez pas vite, mon pauvre ami ! C’est pourtant simple : je me donnerai à qui me débarrassera du Cardinal ou je deviendrai sa maîtresse.
Et cette fois, Marie sortit de la grotte et reprit à pas vifs le chemin du château. Eperdu, Chalais voulut lui courir après mais quand il la rejoignit, elle parlait avec un jeune et élégant promeneur qui était en train de lui offrir son bras. Du coup il bondit :
— Ah, madame ! C’est méchant de me délaisser au profit d’un autre ! Nous nous promenions ensemble jusqu’ici !
L’« autre » se mit à rire. Il se nommait Roger de Gramont, comte de Louvigny, et c’était l’un des bons amis de Chalais.
— Si c’est le cas, tu as commis une grosse faute en abandonnant Madame ne fût-ce qu’un instant. Et moi je ne renoncerai pas à cette fortune inattendue qui m’échoit. Je suis votre admirateur passionné, Madame la Duchesse, même si je n’ai pas encore osé vous le dire, et ne demande qu’à vous servir !
Marie se mit à rire, de ce rire plein de gaieté auquel nul ne pouvait résister :
— Je ne me savais pas aussi riche de serviteurs aimables et séduisants ! En ce cas, messieurs, offrez-moi chacun un bras et cheminons de compagnie !
Sa gaieté allégea une atmosphère que la poussée de jalousie éprouvée soudain par Chalais risquait d’alourdir. Et ce fut en bavardant de tout, de rien et en riant beaucoup que l’on se dirigea vers le château. La pluie avait cessé, le temps s’adoucissait et les oiseaux recommençaient à chanter. Arrivés dans la cour de la Fontaine, il fallut se séparer : la Duchesse remontait chez la Reine et Louvigny chez le Roi :
— Toi aussi, je suppose ? demanda-t-il à Chalais. Tu as ton service…
— Plus tard. Pour l’instant – et se redressant de toute sa taille il enveloppa Marie d’un regard significatif – je dois voir Monsieur. Depuis qu’on lui a enlevé son cher d’Ornano, il a besoin de réconfort. J’y vais !… A plus tard, madame ! J’aurai l’honneur d’aller vous présenter mes hommages !
— Hé là, quel ton ! ironisa Louvigny. On dirait qu’il s’en va mener l’assaut contre un bastion ennemi ! Il ne lui manque que mettre flamberge au vent en criant « Sus ! »
— Il y a peut-être un peu de cela, dit Marie en souriant. Monsieur a ceci de commun avec son royal frère, c’est qu’il n’est pas facile à consoler. Lorsque l’humeur noire le prend c’est le diable de l’en faire sortir !
— Alors souhaitons-lui bon courage !… Il m’en faut aussi à moi. Notre sire ne cultive guère la franche gaieté en son quotidien mais, en ce moment, il est franchement lugubre ! M’accorderiez-vous un viatique semblable à celui de Chalais ?
— Comment l’entendez-vous ?
— La permission d’aller vous saluer, chez vous ! Ou mieux de vous y raccompagner lorsque vous rentrerez ! Les mauvaises rencontres sont toujours possibles et puisque Monseigneur votre époux est absent…
Le regard dont il l’enveloppait osait bien davantage mais, outre qu’elle savait la manière de tenir à distance un amoureux trop pressant, Marie pensa que ce n’était pas le moment de décourager une bonne volonté soudaine : celui-là était aussi un proche de Gaston ! Et puis, une jalousie supplémentaire ne ferait aucun mal à Chalais.
— Pourquoi pas ? répondit-elle en lui tendant une main sur laquelle il se jeta.
Pendant ce temps, ledit Chalais gagnait l’appartement de Monsieur. Il y trouva le Grand Prieur de Vendôme…
En effet, le Parti de l’Aversion n’était pas aussi affaibli que le craignait Mme de Chevreuse. Les frères Vendôme pensaient, comme la Duchesse elle-même, qu’il fallait à n’importe quel prix faire libérer d’Ornano, empêcher Gaston de convoler, et que pour ce faire le moyen le plus radical était de mettre Richelieu hors d’état de continuer à nuire aux Grands. Lui disparu, on viendrait facilement à bout de Louis XIII. Cependant leurs vues différaient de celles de Marie en ce que celle-ci envisageait le discrédit et l’éloignement, alors qu’eux songeaient tout simplement à le tuer en vertu de ce principe que les morts viennent rarement vous mettre des bâtons dans les roues… Un projet, né de l’urgence, était déjà sur pied ainsi que Chalais l’apprit à Marie le soir même. Il fallait profiter du séjour à Fontainebleau qui ne durerait plus bien longtemps. La date du 10 mai fut donc arrêtée.
Ce soir-là, à l’issue d’une chasse un peu trop prolongée, du côté de Fleury, Gaston et quelques-uns de ses amis, pris par l’approche de la nuit, iraient demander le gîte et le couvert au Cardinal. Sous un prétexte quelconque et avec les fumées du vin une querelle éclaterait durant le souper. On en viendrait aux armes et dans le feu de l’action un coup de lame atteindrait le Cardinal. Mortellement si possible ! On tira au sort pour savoir qui porterait le coup fatal. Ce fut Chalais…
Le jeune coq vint s’en vanter à Marie. Franchement admirative, celle-ci lui promit d’être à lui dès que la mort de son ennemi serait proclamée et lui donna un baiser à titre d’acompte en ajoutant qu’elle passerait cette nuit-là en prière pour le succès de l’opération. Dieu, assurément, ne pouvait qu’approuver une action qui mettrait à terre celui qui osait défier le Pape, son vicaire. Anne d’Autriche fut, par elle, informée discrètement de ce qui se préparait. Inquiète cependant, elle demanda à Marie de passer avec elle cette journée cruciale mais aussi d’y rester après la tombée de la nuit. Ce faisant, elle voulait protéger son amie des suites possibles de l’attentat en la gardant au château.
Or, quand elle arriva, ce matin-là, une déconvenue attendait la Duchesse : Monsieur s’était déclaré malade et gardait le lit, ce qui, par définition, l’empêchait de chasser comme prévu. La nouvelle arriva chez la Reine portée par une Marie de Médicis bougonne et grondeuse qui, fidèle à sa mauvaise foi coutumière, prenait l’habitude de rendre sa belle-fille responsable de tous les malheurs internes du palais. La maladie de Gaston y compris. Les mauvais bruits qu’Anne et son complice d’Ornano avaient fait courir sur l’état déplorable de la famille royale étaient à la source du mal mystérieux dont souffrait Gaston et auquel les médecins ne comprenaient rien. De toute façon ils ne comprenaient jamais rien à rien. Cette fois il s’agissait d’une humeur pernicieuse due à la crainte de perdre l’affection du Roi son frère…
— Vous dressez le fils contre le fils ! prophétisa-t-elle un doigt tendu vers le plafond. Cela ne vous portera pas bonheur, ma fille.
Incapable d’en entendre davantage, Marie ne put se retenir de faire remarquer à la mégère qu’en effet le mal devait être bien mystérieux pour avoir changé en une créature bêlante, accablée sous le remords, un prince doué d’une de ces heureuses natures persuadée que le monde entier les adorait et qu’en tout état de cause elle ne voyait pas clairement ce que la Reine venait faire là-dedans. Son intervention eut au moins l’avantage de tourner contre elle les foudres de la Médicis :
— Ce n’est pas la première fois que je dis que tu devrais être enfermée depuis longtemps dans un bon couvent, Maria ! Tu es le mauvais génie de cette malheureuse comme tu l’es devenue de mon fils ! Je suis persuadée que tu as tourné la tête de ces gentilshommes qui osent l’abandonner quand il est malade pour aller galoper à la queue de je ne sais quel bestiau ! Une honte !
— Vous voulez dire que les gens de Monsieur sont allés chasser sans lui ?
— Hé oui ! Des indifférents ! Des ingrats qui ne songent qu’à leur plaisir ! Et je jurerais que tu as couché avec au moins la moitié d’entre eux… si ce n’est avec tous !
Réconfortée à l’idée que, même sans Monsieur, le plan marchait, Marie se mit à rire :
— Ah ça, c’est impossible ! Une moitié des gentilshommes du duc d’Anjou préfère les hommes et l’autre moitié me déplaît. Sa Majesté devrait m’accorder crédit d’un goût plus sûr.
La Reine-mère sortit en haussant des épaules furieuses mais cette petite escarmouche avait allégé l’atmosphère chez Anne d’Autriche, où la belle-mère n’était appréciée de personne à l’exception peut-être de Mme de Lannoy, et encore ! On savait que la dame d’honneur était habitée par un étrange esprit de contradiction dont les filles d’honneur avaient appris à se méfier. L’une d’entre elles, Mlle de Quélus, chuchotait même qu’elle avait un faible pour le Cardinal et Doña Estefania s’en méfiait. Il est vrai qu’elle avait une raison personnelle : la parole rapide et haut perchée de la dame n’était pas souvent compréhensible pour sa connaissance réduite et largement approximative de la langue française.
Les rites de la matinée royale se déroulaient donc agréablement quand arriva la princesse de Conti qui, après les politesses de la porte, prit Mme de Chevreuse à part :
— Vous êtes sûre que tout va bien ?
— Si l’on veut ! Monsieur, toujours aussi courageux, s’est déclaré indisposé depuis l’aurore mais les… autres sont partis pour la chasse.
— Les autres ? Mais pas le jeune Chalais que je sache ? Je viens de le voir entrer dans la chapelle à la suite du Roi…
— Vous êtes certaine ?
— Je sais que je suis plus vieille que vous mais ma vue est excellente ! Je l’ai vu, vous dis-je !
— Oh ! C’est trop fort !… Il va falloir qu’il m’explique !
Elle s’éclipsa aussitôt, traversa la Cour Ovale et se rendit dans le vestibule d’honneur sur lequel ouvrait la tribune de la chapelle de la Sainte Trinité. Elle eut juste le temps de se réfugier dans un renfoncement : Louis XIII, qui était seulement venu faire quelques dévotions, en sortait suivi d’une poignée de gentilshommes parmi lesquels, à l’évidence, se trouvait l’homme qui portait tous ses espoirs. Marie dut alors se faire violence pour ne pas se précipiter sur lui et lui demander des explications, mais il était en train de parler avec Louvigny à la suite du Roi. Il valait mieux attendre : dans quelques instants le groupe se séparerait. C’était l’heure du Conseil où Louis allait rejoindre le Cardinal et ses autres ministres.
Les portes refermées par les gardes armés de pertuisanes, ce fut ce qui se produisit. Certains partirent d’un côté, d’autres de l’autre. Marie n’hésita plus et rattrapa les deux hommes qui poursuivaient leur conversation.
— Que vous arrive-t-il, messieurs ? Vous ne vous quittez plus ? Votre servante, monsieur de Louvigny ! Ne devriez-vous pas être au chevet de votre prince que l’on dit fort mal ce matin ?
Le large sourire dont celui-ci l’avait accueillie se changea en grimace :
— Moi qui étais sottement heureux d’une rencontre si agréable, voilà que vous voulez m’en priver ? Ce n’est pas charitable ! Quant à Monsieur, il n’est pas moribond et je voulais voir Chalais…
— Moi aussi, figurez-vous ! Alors pardonnez-moi de vous l’enlever ! Juste un instant et je vous le rends.
— Ah non ! Je préférerais que vous le laissiez aller et que « vous » reveniez avec moi !
— Nous verrons !
Elle entraîna son prisonnier dans l’embrasure d’une fenêtre et attaqua en prenant soin de baisser sa voix :
— J’attends des explications ! Que faites-vous ici ? A l’étonnement de la jeune femme il n’eut pas l’air embarrassé le moins du monde :
— Vous le voyez ! Ce matin je ne pouvais pas partir avec les autres, j’avais mon service et je pensais que vous le saviez…
— Sans doute, mais n’étions-nous pas convenus…
— Je sais, cependant gardez confiance ! Certes, nous ne pouvons compter sur Monsieur, mais les siens sont en forêt où ils doivent passer la journée. Je les rejoindrai comme prévu !
L’explication était valable mais Marie n’en fut pas rassurée pour autant. Elle n’appréciait guère le ton inhabituel de sa voix où elle croyait déceler une gêne. Chalais lui cachait quelque chose et elle aurait bien voulu savoir quoi mais elle n’eut pas le temps de poser d’autres questions : un homme déjà âgé et de grande mine venait de faire son apparition et se dirigeait vers eux avec l’allure de qui a trouvé ce qu’il cherchait. Chalais dit, très vite :
— Voilà mon oncle, le Commandeur de Valençay qui vient par ici. Quittons-nous ! J’irai vous voir cette nuit…
— Cela m’étonnerait ! Je reste chez la Reine cette nuit… et demain il ne me plaira peut-être plus de vous recevoir !
Le regard du jeune homme s’affola :
— Pourquoi être si cruelle ? Je fais votre volonté et vous savez combien je vous aime…
— Paroles, mon cher ! Je vous attends aux actes sinon…
Elle n’en dit pas plus, prit à sa ceinture son éventail d’ivoire et l’agitant comme pour chasser une odeur désagréable, elle tourna le dos à son amoureux désolé et s’éloigna en balançant gracieusement les hanches.
Le reste de la journée s’écoula à son rythme normal mais la nuit fut interminable. La Reine avait ordonné que l’on dresse un lit pour son amie dans sa chambre, faveur inouïe qui fit pincer bien des lèvres mais parut enchanter Mme de Conti. Celle-ci préférait de beaucoup savoir sa belle-sœur en sécurité dans le château que seule dans un hôtel à l’écart où tout pouvait lui arriver dès que l’on apprendrait la mort du Cardinal. Ce qui n’assura cependant pas le sommeil à Marie. Ni elle ni la Reine ne fermèrent l’œil, trop occupées à suivre par la pensée le déroulement du drame qui devait se jouer au château de Fleury puis, après minuit, guettant un éclat, un appel ou simplement le galop du cheval d’un messager venu apprendre au Roi qu’il n’avait plus de ministre…
La nuit fut d’un calme accablant jusqu’à ce qu’aux approches du jour, le palais parût s’étirer en faisant entendre les premiers bruits du réveil. Chez Anne d’Autriche, le service commençait quand Mme de Bellière, première femme de chambre – et membre du complot ! – qui était allée prendre le vent du côté de chez le Roi, accourut hors d’haleine :
— Le carrosse du Cardinal ! Il vient d’entrer dans la cour…
— Est-il dedans ? demanda Marie. Ou est-ce son secrétaire qui vient…
— Oh non ! C’est lui ! Il ne va pas chez le Roi mais chez Monsieur !
En effet Gaston d’Anjou qui était dans son lit encore à moitié endormi se crut être en train de faire un mauvais rêve quand il vit Richelieu entrer dans sa chambre, tout souriant, pour le gronder paternellement de lui avoir caché à quel point sa maison de Fleury lui plaisait !
— Vos gentilshommes m’avaient annoncé que vous alliez y venir souper, Monseigneur, et j’ai été désolé qu’un mal imprévu vous empêche de me faire ce plaisir. Mais qu’à cela ne tienne ! Dès à présent, Fleury est à vous !
— Mais… mais… et vous-même, Monsieur le Cardinal ?
— Oh, ne vous mettez pas en peine ! J’ai non loin d’ici une autre maison de campagne…
Et là-dessus, il salua Son Altesse comme il convenait et s’en fut chez le Roi pour lui offrir sa démission. Aussitôt refusée. Que s’était-il donc passé ?
Tout simplement que le jeune Chalais était atteint d’un mal rédhibitoire chez un conspirateur : une sérieuse démangeaison de la langue. C’était un bavard. En outre, inconsistant et sans fermeté, il avait vu dans les exigences de Mme de Chevreuse – dont il était réellement très amoureux ! – un moyen de réaliser les prédictions d’un astrologue qui, en tirant son horoscope, en avait conclu qu’il atteindrait la plus grande fortune et la plus grande puissance… ou alors qu’il serait abominablement malheureux. Confiant dans la première partie du présage, le jeune fou ne put résister à confier à son oncle, Achille d’Etampes, Commandeur de Valençay, que grâce à des amis haut placés, il allait assurément atteindre, à la suite de la chute de Richelieu, un grade élevé dans l’armée et des faveurs sans nombre.
Or si Valençay, en bon dignitaire de l’Ordre de Malte, respectait le Pape, il n’était pas idiot et considérait Richelieu comme un grand homme. Que ce jeune imbécile se mêle de l’abattre lui parut grotesque. Il le lui dit sans fard et le traîna incontinent chez le Cardinal auquel Chalais confessa ingénument toute l’affaire. Sans pour autant cesser de se dire le très fidèle soutien de Monsieur. En fait il pensait faire preuve d’une extraordinaire habileté en jouant sur les deux tableaux.
De son côté, l’héritier de la couronne lui ressemblait en ce sens que s’il adorait comploter il détestait se trouver en première ligne. D’où sa soudaine décision de tomber malade au moment crucial, comptant sur ses gentilshommes pour faire l’ouvrage sans qu’il eût à s’en mêler.
Le résultat de ces misérables calculs fut qu’en arrivant au château de Fleury dans la soirée pour « annoncer Monsieur », sachant pertinemment qu’il ne viendrait pas, les malheureux n’eurent pas le temps d’avaler un verre de vin : une solide troupe de chevau-légers envoyés par le Roi s’assura de leurs personnes et les emmena droit à la Bastille.
Le jour même, 11 mai 1626, Louis XIII décidait de faire protéger à l’avenir son précieux ministre par une force armée portant casaque rouge comme ses Mousquetaires portaient casaque bleue. Les gardes du Cardinal faisaient leur entrée dans l’Histoire.
Bien qu’elle n’eût rien à redouter des suites de l’affaire, son nom n’ayant jamais été prononcé, Marie en rentrant chez elle ce soir-là ressentait l’impression d’avoir reçu le ciel sur la tête. Elle avait laissé au palais une Reine qui puisait dans son orgueil la force de montrer un visage serein. Quant à elle-même, c’était la fureur qui la sauvait de l’abattement. Quelle folie l’avait prise d’avoir voulu remplacer un d’Ornano par ce misérable Chalais ? Louise de Conti ayant été renseignée par Bassompierre à qui le jeune sot – décidément très en verve ! – avait « touché un mot » de ses projets, Marie n’ignora bientôt plus rien des exploits de son chevalier. Et décida aussitôt de les lui faire payer !
Après un long moment de réflexion, elle pensa avoir trouvé le moyen de le châtier. Elle écrivit deux lettres, l’une pour lui qu’elle cacheta de cire verte, l’autre pour Roger de Louvigny scellée à la cire rouge. Puis envoya Anna lui chercher Peran. Elle avait d’abord pensé attendre le retour d’Elen – celle-ci traversait une sorte de crise mystique et passait de plus en plus de temps à l’église ou dans un prieuré de moniales qui se trouvait non loin de là à l’orée de la forêt –, mais tout compte fait il valait mieux confier cette correspondance un peu particulière à quelqu’un d’absolument sûr… Ce qu’Elen n’était plus…
Quand son fidèle cocher fut là, elle lui dit :
— Va au palais et cherche M. de Chalais ! Tu le connais à présent ?
— En effet.
— Si tu ne le trouves pas, tu laisseras cette lettre cachetée de rouge à son ami La Louvière. Tu te souviendras ? Le cachet rouge.
— Sans doute, mais…
— Si j’insiste sur ce point, c’est parce que je voudrais que tu remettes cet autre billet cacheté de vert à M. de Louvigny. Celui-là je ne pense pas que tu l’aies beaucoup vu mais c’est un ami de M. de Chalais et leurs logis sont voisins.
— Et je lui donnerai le cachet vert, mais ne serait-il pas plus simple d’écrire leurs noms ?
— On pourrait reconnaître mon écriture. En outre, j’ai mes raisons.
— Pardonnez-moi, Madame la Duchesse ! C’est plus que suffisant en effet. Dois-je attendre des réponses ?
— Non. Tu reviens immédiatement me rendre compte.
Elle le regarda partir en souriant. La colère l’avait quittée et elle se sentait pleinement satisfaite de la petite perfidie à laquelle elle venait de se livrer dans le but d’exciter la jalousie du jeune imbécile. C’était assez simple au fond : à lui, elle avait écrit : « Monsieur de Chalais, Je redoutais que vous ne fussiez un lâche. Je sais à présent que j’avais raison et que vous êtes aussi un benêt. Je ne veux plus jamais vous revoir… »
Et elle avait fermé le billet à la cire verte. A Louvigny elle écrivait :
« Vous rencontrer l’autre jour, cher Louvigny, m’a causé une joie si intense que j’en fus étonnée, j’aimerais savoir si j’éprouverais la même en vous revoyant. Venez demain soir vers minuit… »
La cire rouge recouvrait le message qui était en fait destiné aux yeux de Chalais. Ou elle se trompait fort ou il prendrait feu en découvrant cette invite à peine déguisée à un autre et, au lieu de la remettre à son véritable destinataire, la jalousie le ferait accourir pour demander des explications.
Ce fut exactement ce qui se passa.
Avant même que Peran fût venu rendre compte, Chalais pénétrait dans la cour au galop de son cheval, sautait à terre et s’engouffrait dans la maison. Il était pâle comme un mort quand il s’encadra dans la porte du salon où Marie l’attendait, à demi étendue sur un sofa. La soirée étant fraîche, elle avait demandé que l’on fît du feu et la lumière des flammes ondoyait en chauds reflets dans sa magnifique chevelure dénouée, et sur le satin blanc de l’ample robe d’intérieur sous laquelle, à l’évidence, elle ne portait rien et d’où dépassait, comme un joyau déposé sur les coussins de velours, un petit pied nu aussi blanc et délicat que le plumage d’une colombe.
En voyant paraître sa victime, elle quitta sa pose alanguie et s’écria avec colère :
— Que venez-vous chercher ici ? Et qui vous a permis d’entrer ? Sortez ! Sortez ou je vous fais chasser par mes gens !
Elle était si belle ainsi qu’oubliant son indignation le malheureux tomba à genoux, déjà prêt à adorer :
— Pitié !… Daignez au moins m’écouter !
— Certainement pas ! Non content de m’avoir trahie, vous m’importunez ! J’attends quelqu’un et ce n’est pas vous.
— Oh, je sais ! Vous attendez celui à qui vous avez écrit cela ? fit-il d’une voix altérée en tendant le billet qu’il tenait à la main.
Elle le prit, fit semblant de lire et le jeta au feu :
— Comment est-ce arrivé en votre possession ? lança-t-elle d’une voix dure. Vous l’avez volé ?
Il quitta sa pose suppliante pour hasarder un pas ou deux, fasciné par cette forme où s’incarnait le plus fou de ses désirs :
— Non, sur ma foi ! Votre serviteur me l’a remis et, naturellement je l’ai lu. Comment imaginer qu’il était destiné à un autre ?…
— Cet imbécile se sera trompé et il aura donné à M. de Louvigny ce que je vous destinais… et qui était d’une encre bien différente.
— Que me disiez-vous ?
— Que je ne voulais plus vous voir parce que vous êtes non seulement un lâche mais un sot qui a trahi tous ceux qui avaient foi en lui ! Votre ami le prince Gaston, ce pauvre d’Ornano et moi pardessus le marché qui croyais cependant avoir trouvé en vous l’homme que j’attends depuis si longtemps…
— … et que vous pensez avoir trouvé en Louvigny ?
— Pourquoi pas ? Il n’est pas hanté, lui, par les scrupules stupides d’un gamin qui va pleurer dans le giron de son oncle au lieu de me donner les preuves que j’attendais de lui. Il suffit de se souvenir de son duel avec Charles de Monchy d’Hocquincourt.
Ce n’était certes pas une page de gloire : alors que les épées allaient s’engager, Louvigny avait proposé doter les éperons et, profitant de ce que son adversaire se baissait sans défiance, il avait frappé, lui infligeant une blessure dont il eut peine à se remettre. Chalais fit la grimace :
— Ne me dites pas que vous l’admirez pour cette… infamie ?
— Personne ne le pourrait mais il n’en est pas moins celui dont j’ai besoin. Si je lui demande de tuer le Cardinal, il n’ira pas le raconter à la terre entière. Il agira… et recevra la récompense qui lui était promise.
En lui parlant, Marie retournait s étendre sur son lit de repos en prenant soin de laisser dépasser non plus un pied mais une jambe divine dont la vue empourpra le jeune homme.
— Et pour lui, vous comptiez payer d’avance ? fit-il avec humeur.
— Ce que j’aurais fait ne regarde que moi. Je veux la mort de ce maudit Richelieu afin que Monsieur puisse coiffer la couronne et épouser la Reine…
— Le trépas du Cardinal ne suffira pas ! Il y faudrait aussi…
Marie eut un petit rire sardonique :
— Celui du Roi ? Si Dieu ne s’en charge pas assez vite nous pourrions y songer. Ce perpétuel malade serait tellement mieux en Paradis ! A présent, laissez-moi, voulez-vous ? Je vous ai écrit que je ne voulais plus vous voir et je n’ai pas changé de sentiment ! Allez-vous-en !
— Pour laisser la place à Louvigny ? Jamais !
— En effet… s’il fait ce que je voulais de vous. Je serai à celui qui m’apportera… les moustaches du Cardinal ! La tête serait trop encombrante. Mais je consens à vous accorder encore une chance ! Voyez si elle mérite d’être courue !
D’un mouvement gracieux elle glissa de nouveau du sofa, s’écarta de quelques pas puis d’un geste vif laissa tomber sa robe. En un instant, elle fut nue devant lui, merveilleuse statue de chair douce que le feu habillait d’or et que la splendeur de sa chevelure couronnait de flammes…
Eperdu, il tendit les bras pour s’emparer de la trop belle image mais, déjà, elle avait ramassé sa robe et disparu derrière une porte dissimulée dans la boiserie. Il ne resta plus que l’écho d’un rire moqueur…
N’osant forcer les portes, Chalais repartit, en proie au plus cruel embarras. Richelieu, après l’avoir remercié d’être venu le prévenir, lui avait offert le grade de mestre de camp[24] s’il acceptait d’user de son influence sur Monsieur pour l’amener à se laisser marier. C’était une situation cornélienne avant la lettre. N’étant pas dépourvu d’une certaine valeur militaire, Chalais voyait dans cette nomination la voie ouverte sur une grande carrière au bout de laquelle s’esquissait l’image du bâton de maréchal. Mais une autre vision s’interposait : celle, affolante, d’un corps éblouissant dont le désir ne le quitterait plus.
Ce fut la femme qui l’emporta. Au matin, il lui faisait remettre par son valet une lettre dans laquelle il se soumettait entièrement à ses volontés, l’adjurant cependant de ne pas faire durer trop longtemps son martyre : « Votre beauté m’a rendu fou, disait-il. Faites de moi ce que vous voudrez mais apaisez, je vous en supplie, le feu qui me brûle… »
En recevant cette capitulation enflammée, Marie eut un sourire radieux. Allons, tout n’était pas perdu et ce qui ne s’était pas produit un jour pourrait l’être le lendemain !…
Elle donna ensuite l’ordre de préparer ses coffres. La Cour rentrait à Paris et elle n’était pas fâchée de voir ce que devenait son époux. Mais lorsqu’elle arriva rue Saint-Thomas-du-Louvre, ce fut pour apprendre que Monseigneur était parti l’avant-veille pour Dampierre : une partie du parc s’était trouvée inondée par la rupture d’une vanne et Bois-pillé appelait d’autant plus au secours qu’une tractation, engagée avec un voisin pour l’acquisition d’une parcelle destinée à l’agrandissement des jardins, soulevait des difficultés. Chevreuse s’y était rendu sur-le-champ.
Déçue, Marie hésita un instant à le rejoindre bien qu’elle éprouvât l’envie extrême de se retrouver à Dampierre à quoi, à chaque revoir, elle s’attachait davantage. Elle aurait voulu aussi embrasser ses enfants. Qu’elle aimait en dépit du peu de souci qu’elle prenait à le leur montrer. Mais consciente du danger que pouvait présenter pour eux le nœud d’intrigues dont elle tissait les fils, elle choisit finalement de rester à Paris afin de les en tenir écartés. C’était valable aussi pour Claude. En l’éloignant de Fontainebleau, le Roi, sans doute, voulait l’isoler d’elle mais peut-être aussi épargner des angoisses à un homme qu’il aimait bien…
De toute façon, Claude reviendrait quand il saurait que le Roi était de retour dans sa capitale.
Pas pour longtemps ! En se rendant au Louvre un matin, Marie trouva le palais en plein remue-ménage et la Reine fort troublée : Louis XIII venait d’apprendre, via le Cardinal, que César de Vendôme, retranché dans sa Bretagne, était en train d’y lever des troupes. Dans quel but ou contre qui, c’est ce qu’il s’agissait d’éclaircir. Aussi l’urgence commandait-elle de se diriger vers la Loire avec pour première destination le château de Blois. Il appartenait à la Reine-mère mais celle-ci se faisait une joie d’y accueillir ses fils, consacrant ainsi la reconstitution de la famille un instant ébranlée.
En effet, Louis XIII, Marie de Médicis et Gaston d’Anjou avaient signé la veille un document soigneusement préparé par le Cardinal aux termes duquel tous trois juraient de vivre désormais dans la plus étroite union. Aux assurances de bonne conduite données par Monsieur répondait la promesse du Roi de traiter à l’avenir son frère comme son propre fils. Quant à la mère, elle se portait garante de cette double promesse. Entraîné par l’exemple, le prince de Condé faisait allégeance au Cardinal !
Une seule personne restait à l’écart de cet étrange traité : celle qui était à la fois l’épouse, la bru et la belle-sœur des membres de la touchante trinité familiale. Anne d’Autriche ressentait douloureusement un accord dont elle redoutait à juste titre qu’il se soit fait sur son dos, que le mariage Montpensier s’ensuivît et qu’en fin de compte sa répudiation probable se profile à l’horizon. Sans doute faudrait-il compter alors sur un Pape peu disposé à satisfaire un souverain qui le traitait si mal, mais Anne savait qu’en politique rien n’était impossible. Surtout si l’on parvenait à obtenir contre elle une quelconque preuve de son adhésion au Parti de l’Aversion et à ce qui s’en était suivi.
Dans ces conditions, elle ne pouvait qu’appréhender le voyage en direction de la Loire au bout de laquelle était la Bretagne.
— Je ne vous cache pas que je suis inquiète, confia-t-elle à Mme de Chevreuse. Nous emmenons plus de troupes que n’en comporte l’escorte habituelle et je crains fort que le Roi ne veuille attaquer le duc de Vendôme pour lui arracher son gouvernement.
— Lever des troupes ne signifie pas forcément que l’on va rentrer en rébellion !
— Allons donc ! Vous connaissez mieux que moi le duc César !
— Je le crois déterminé à forcer un destin dont il estime qu’il lui a été contraire. Il aurait dit à l’un de ses familiers qu’il espérait ne revoir le Roi son frère qu’en peinture.
— Voilà un familier fort bavard ! Sait-on si le Grand Prieur l’a rejoint ?
— Demandez à Mme du Fargis ! C’est elle qui me l’a appris !
— Que cette dame d’atour est donc bien renseignée ! marmotta Marie qui commençait à trouver encombrante une femme aussi remuante qui fourrait son nez partout. Je me demande d’où elle le tire… Quoi qu’il en soit, il est facile de savoir si Alexandre de Vendôme est dans son palais du Temple. Je lui ferai parvenir un billet pour m’en assurer… et l’engager à ne quitter Paris sous aucun prétexte…
— Faites-le vite, dans ce cas ! Nous partons demain et vous serez avec moi. Je vous emmène.
— La Reine ne craint pas de déplaire au Roi ?
— Un peu plus ou un peu moins, cela n’a guère d’importance tandis que votre présence en a. J’ai besoin d’une amie auprès de moi.
— Votre Majesté m’enchante… mais la princesse de Conti ?
— Ne nous accompagne pas. Elle m’a demandé un congé de quelques semaines pour se rendre dans ses terres de Picardie.
Marie en fut surprise, un peu froissée aussi. Sa belle-sœur et elle étaient très proches et elle ne comprenait pas pourquoi Louise lui avait caché son intention de s’absenter. Elle comprit même encore moins quand, rentrée afin de préparer le nouveau voyage, elle trouva chez elle un billet dans lequel celle-ci la priait de la rejoindre le soir même à minuit dans l’église abbatiale de Saint-Germain-des-Prés[25] mais s’y rendit ponctuellement sans chercher à en apprendre davantage ainsi qu’il convenait lorsque l’on était engagé dans une conspiration.
Ce fut pour y recevoir une preuve d’affection qui n’avait rien à voir avec les obscurités d’un complot : Louise-Marguerite de Guise, princesse de Conti, épousait secrètement cette nuit-là François de Bassompierre. Celle que le Roi appelait « le péché » et celui qui passait pour le plus grand coureur de jupons du royaume avaient choisi finalement de faire consacrer l’amour fidèle qui les unissait depuis longtemps. Elle avait quarante-six ans, il en avait quarante-sept. Pourtant, un tel bonheur irradiait leurs visages qu’il leur rendait l’éclat de leurs vingt ans et quand le prêtre unit leurs mains sous sa bénédiction, Marie, bouleversée, laissa couler des larmes, d’émotion sans doute, mais peut-être aussi d’envie car elles avaient un goût amer ! L’épouse de Claude pouvait mesurer à cet instant l’étendue de sa solitude…
La Cour mit quatre jours pour atteindre Blois par Chartres, Toury et Orléans d’où l’on descendit la Loire sur de grandes barques aménagées. Le temps de ces premiers jours de juin était délicieux et, en dépit du puissant appareil guerrier qui rejoignait la ville ducale par voie de terre – et ne laissait aucun doute sur l’intention du Roi de prévenir la révolte de son demi-frère ! –, la Reine et Mme de Chevreuse y prirent un certain plaisir. Et pour la meilleure des raisons : Richelieu n’était pas du voyage. Malade, il gardait le lit dans son château de Limours non loin d’Etampes.
Son absence ravissait aussi le comte de Chalais, obligé de suivre le Roi de par sa fonction de Maître de la Garde-Robe. Cela lui permettait de reporter à plus tard le projet d’assassinat dont Marie l’avait investi et il en éprouvait un soulagement. La santé du Cardinal n’étant guère plus solide que celle de Louis XIII, on pouvait même rêver de le voir partir pour un monde meilleur sans le secours d’un quelconque estafier. Ce qui serait un vrai cadeau du Ciel !
Quand on fut à Blois, il fallut bien constater que Louis XIII savait faire preuve de poigne sans l’assistance d’un ministre qui cependant semblait lui être devenu cher. Par deux fois, le Cardinal avait offert sa démission. Par deux fois elle avait été refusée. La seconde fois par une lettre ne laissant aucun doute sur la détermination royale à le protéger :
« Mon cousin, j’ai vu toutes les raisons qui vous font désirer votre repos que je désire avec votre santé plus que vous pourvu que vous le trouviez dans la conduite principale de mes affaires. Tout, grâce à Dieu, y a bien succédé depuis que vous y êtes et j’ai toute confiance en vous…
« Ne vous amusez point à tout ce qu’on vous en dira, je dissiperai toutes les calomnies que l’on saurait dire contre vous… Assurez-vous que je ne changerai jamais et que quiconque vous attaquera vous m’aurez pour second. »
Ce fut au lendemain de l’arrivée au château que prit fin l’illusoire euphorie du voyage. Ce jour-là, après avoir entendu la messe dans la chapelle du donjon[26], Louis alla saluer sa mère avec laquelle il s’entretint un moment puis partit pour une chasse au sanglier.
Les paroles échangées avec son fils procurèrent sans doute un vrai plaisir à la Florentine car elle se hâta d’en faire part à sa bru :
— La mansuétude de votre époux me charmera toujours, ma fille, lui dit-elle. Alors que le duc de Vendôme s’efforce de soulever la Bretagne contre lui et qu’au Temple, le Grand Prieur ne cache pas sa sympathie pour les ennemis du royaume, il leur offre la paix avant même que les armes aient parlé ! C’est la marque d’une grande âme, ne trouvez-vous pas ?
— Certes, madame, mais comment le Roi l’entend-il ?
— Des messagers sont partis l’un pour Rennes, l’autre pour Paris afin d’inviter les Vendôme à venir prendre langue avec lui et d’essayer de s’entendre. Une guerre est toujours un malheur et vous savez combien mon fils est économe du sang de ses soldats comme de celui de son peuple… Les Vendôme sont de vos amis, je crois ?…
— C’est beaucoup dire ! A l’exception de la duchesse Françoise qui est la meilleure créature et la plus aumônière de la terre, je n’ai guère eu l’occasion de rencontrer le Duc, ni d’ailleurs le Grand Prieur !
— Eh bien, voilà un regret que vous n’aurez plus puisqu’ils vont venir ici… Le cadet surtout devrait avoir des choses à nous dire…
Comme d’habitude, après avoir craché quelques gouttes de son venin, la Reine-mère repartit de son pas lourd qui faisait craquer les parquets des palais loyaux. Un silence suivait généralement ses départs, mais Marie ne laissa pas s’éterniser celui-là. Elle haussa les épaules et se mit à rire :
— Quand je pense qu’elle est persuadée de nous faire énormément de peine ! Le duc César se gardera de quitter sa Bretagne. Quant à son frère, je lui ai fait porter une lettre…
Et pourtant, trois jours plus tard Alexandre de Vendôme arrivait à Blois. En dépit de l’avertissement donné par Mme de Chevreuse, il n’avait pu résister à l’appât tendu par Richelieu du fond de son lit : une possibilité d’obtenir la survivance de l’Amirauté laissée vacante par un Montmorency.
L’accueil qu’il reçut n’avait rien d’inquiétant. Le Roi se montra sinon aimable – il ne fallait tout de même pas lui en demander trop ! –, du moins très courtois, et s’étonna que César de Vendôme n’eût pas répondu lui aussi à son invitation :
— Il peut venir à Blois, dit-il. Je vous donne ma parole qu’on ne lui fera pas plus de mal qu’à vous-même.
Fort de cette assurance, le Grand Prieur, l’œil rivé sur l’Amirauté, adjura son aîné de le rejoindre pour en discuter. Il était indispensable, en effet, que César abandonne ses propres prétentions au commandement suprême de la Marine guigné par lui depuis longtemps. N’était-ce pas la charge idéale pour le maître de la Bretagne, cette terre de marins ? Et Alexandre de Vendôme fit tant et si bien qu’en dépit de sa méfiance et de sa haine pour Louis XIII – n’était-il pas le premier fils d’Henri IV ? – César, arrogant et superbe à son habitude, fit son entrée à Blois.
Il avait alors trente ans et c’était un homme magnifique. Grand, blond, avec une carrure d’athlète, il tenait du Béarnais son regard bleu et son nez Bourbon mais, en dehors de la bravoure, pas grand-chose de son caractère et surtout pas sa passion des femmes : quoiqu’il eût fait trois enfants à Françoise de Lorraine, son épouse[27], son goût prononcé pour les jeunes hommes et même les adolescents était connu. Comme sa violence, son orgueil et son manque total de diplomatie qu’il remplaçait par la ruse. Ainsi, après avoir clamé qu’il espérait ne jamais revoir son frère qu’en peinture, crut-il de bonne guerre d’afficher un sourire épanoui en abordant le Roi pour l’assurer de son obéissance.
— Mon frère ! s’écria Louis. J’étais en impatience de vous voir.
Ce n’était visiblement pas le cas de Marie de Médicis pour qui les enfants de Gabrielle d’Estrées, dont elle exécrait la mémoire, étaient absolument infréquentables et elle s’enferma chez elle pendant la durée de leur séjour au château.
Sa patience à dire vrai ne fut pas mise à trop longue épreuve. Dans la nuit du lendemain, à trois heures du matin, M. Du Hallier et le marquis de Mauny arrêtaient les deux Vendôme au nom du Roi, puis, par le fleuve et sous forte escorte, les conduisaient au château d’Amboise d’où ils iraient ensuite retrouver les d’Ornano à Vincennes.
Leur arrivée à Blois avait plongé Marie dans l’inquiétude ; leur mise sous les verrous l’épouvanta. D’autant plus qu’elle apprit presque en même temps la venue prochaine de Mlle de Montpensier. Il était urgent de faire quelque chose en profitant peut-être de l’absence du Cardinal qui n’avait toujours pas rejoint le Roi mais qui sans doute ne tarderait guère. Louis XIII lui avait en effet écrit :
« Mon cousin, ayant trouvé bon de faire arrêter mes frères naturels le duc de Vendôme et le Grand Prieur pour bonnes et grandes considérations à mon Etat et repos de mes sujets, j’ai bien voulu vous en donner avis et vous prier de vous rendre près de moi le plus tôt que votre santé le pourra permettre. Je vous attends en ce lieu et prie Dieu de vous savoir toujours, mon cousin, en Sa sainte protection. »
Marie estima donc qu’il était temps pour Chalais de se remettre à l’ouvrage. Cela lui serait facilité d’autant plus que Monsieur, fort mécontent que l’on veuille mettre sa « fiancée » quasiment de force dans son lit, recommençait à faire la mauvaise tête. Pour en sortir il n’y avait qu’un seul moyen : enlever Gaston quand il était encore temps et lui faire quitter la France…
A sa surprise, son amoureux essaya de la décourager. Au fond, ce mariage n’était pas si grave, même si un enfant venait à naître. D’abord rien n’assurait que ce serait un garçon et en outre le Roi qui semblait avoir recouvré la santé aurait largement loisir d’en faire un à sa femme : il la rejoignait presque chaque soir…
Marie ne riposta pas sur le coup, elle était trop fine pour n’avoir pas compris ce que cachait cette soudaine sagesse : Chalais avait écouté le chant d’une sirène nommée Richelieu qui avait dû lui promettre monts et merveilles ! Et comme il ajoutait :
— De toute façon, je ne vois pas comment nous pourrions dès à présent nous mettre à la traverse : le Roi vient d’envoyer le marquis de Fontenay avec une escorte de cinquante chevau-légers chercher Mlle de Montpensier à Paris. Dès qu’elle sera là le mariage sera chose faite !
— Et cela vous suffit ? Pourquoi pas finalement ? Je peux m’en contenter. De même il faudra que vous vous contentiez, vous… de me saluer de loin… et sans jamais plus m’adresser la parole. Sinon, c’est en public et non plus dans une lettre discrète que je vous traiterai de lâche !
— Vous me chassez ?
— A votre avis ? N’êtes-vous pas en train de me trahir ?
— En aucune façon. Nous nous heurtons à des difficultés insurmontables, et dans l’instant, persévérer serait folie. Ce n’est pas une raison pour nous brouiller. Par pitié ! Vous savez l’étendue de mon amour !
— Alors prouvez-le au lieu de bêler autour de mes jupes ! Soyez un homme, mille tonnerres ! Peut-être à ce moment redeviendrai-je une femme pour vous ! Encore que… non ! Disons-nous adieu et allez servir platement votre cher Cardinal ! Je n’aurai nulle peine à vous remplacer… A tous égards !
— Non, je vous en prie ! Pas cela !… Donnez-moi encore une chance ! Je verrai Monsieur… Il m’écoute et nous pouvons je crois le convaincre de refuser, même maintenant, le mariage jusqu’à ce que nous ayons fait le nécessaire pour sa fuite car il ne faut pas nous leurrer : l’issue en sera qu’il va être contraint d’épouser Mlle de Montpensier…
— Alors mettez-vous à l’ouvrage et, pour vous encourager…
Elle s’approcha de lui, mit ses bras autour de son cou et lui donna un long baiser. Un moment il l’eut tout entière contre lui, des lèvres aux genoux, et ce contact, ce parfum dont elle usait lui mirent le sang en ébullition, mais elle glissa de ses bras avant qu’il ait eu le temps de les refermer sur elle…
— Plus tard ! chuchota-t-elle. Je saurai vous récompenser, soyez-en certain, et plus encore que vous ne pouvez l’imaginer…
Chalais, une fois de plus, s’en alla voir Gaston d’Anjou.
Les circonstances servirent un moment les plans de Marie. Le Cardinal, pâle mais ferme sur ses jambes, ayant rejoint le Roi, celui-ci décida de se rendre à Nantes afin d’y présider les états de Bretagne et de juger par lui-même du degré de rébellion où l’avait amené César de Vendôme : il ne voulait pas laisser derrière lui un abcès qui ne fût pas complètement vidé. Le mariage de Gaston aurait lieu là-bas, voilà tout ! La fiancée d’ailleurs avait pris du retard et n’aurait qu’à suivre. Cela laissait du temps à Marie et à la poignée de gentilshommes encore sur la brèche pour monter et exécuter un plan. La médaille cependant avait son revers : la distance pour sortir du royaume serait plus longue de Nantes que de Blois… à moins de partir par la mer ?
Le cortège royal quitta donc Blois le 27 juin. Marie et la Reine avaient repris courage, Chalais semblait avoir retourné Monsieur comme prévu : le Prince faisait un caprice, jurant à qui voulait l’entendre que, à la réflexion, il avait de moins en moins envie d’épouser Montpensier si cousue d’or qu’elle soit ! Il avait entendu dire qu’elle était de faible santé et ce n’était pas l’épouse qu’il lui fallait.
Le 29 on arrivait à Saumur. C’est là qu’eut lieu un incident qui allait bouleverser une fois de plus le fragile édifice que Marie s’acharnait à construire autour d’Anne d’Autriche.
Louvigny avait pris avec bonne humeur l’histoire des lettres échangées. Il avait remis à Chalais celle qui lui revenait de façon discrète et en riant énormément : il ne fallait pas prendre au sérieux les injures d’une femme en colère, les campagnes de guerre accomplies par son ami le mettant à l’abri de l’accusation de lâcheté. En revanche il aurait aimé savoir ce que Mme de Chevreuse lui écrivait à lui. Chalais répondit, avec désinvolture, que c’était un billet sans importance dont il ne savait, à la réflexion, ce qu’il en avait fait : la Duchesse avec infiniment d’amabilité lui demandait de l’excuser de ne pouvoir, à ce moment, lui accorder l’entretien privé qu’il espérait. Il s’était ensuite hâté d’en avertir Marie qui ne l’avait pas démenti. Les déplacements continuels de la Cour, à ces moments-là, donnaient quelque crédibilité à cette version que Louvigny accepta. Ou du moins parut accepter sans pour autant cesser de courtiser Marie…
— Qui ne tente rien, n’obtient rien, confia-t-il à Chalais. Elle vous accorde ses préférences mais elle peut changer d’idée. Sans pour autant faire tort à notre amitié…
Or, cette « amitié », un incident allait lui permettre de la mettre à l’épreuve sur un autre terrain : celui des armes.
Le soir de l’arrivée à Saumur, Louvigny se prit de querelle avec le duc de Caudale, fils aîné du duc d’Epernon, et naturellement on décida de la vider sur le pré. Aussitôt François de Montmorency-Bouteville se proposa comme second de Candale. C’était le duelliste le plus impénitent du royaume : plus de vingt fois il avait violé les édits et il ne voulait pas manquer pareille fête. Mais s’il y avait un second pour Candale il en fallait un pour Louvigny. Celui-ci vint demander à Chalais de remplir ce rôle. Or Chalais refusa net. Et comme Louvigny s’étonnait avec un rien de mépris de ce refus, le jeune homme expliqua : il ne pouvait combattre Bouteville qui lui avait récemment rendu un signalé service en tuant un certain Pontgibault qui se mêlait de poésie gauloise et s’en était pris à son épouse que l’on savait de mœurs légères en chantonnant :
Pontgibault se vante
D’avoir vu la fente
De la comtesse d’Alais
Qui aime fort les ballets
Et dit qu’elle est plus charmante
Que celle de la Chalais.
La colère de Bouteville s’expliquait par le fait qu’il était l’amant de la dame et sans même en avertir le mari, il avait proprement embroché l’insolent sur le Pont-Neuf, au sortir d’un cabaret. A la suite de cet éclat le héros avait pris le large pendant un certain temps mais il était revenu en France, fermement décidé à ne remettre que rarement son épée au fourreau.
Louvigny ne fut pas sensible à l’argument :
— C’est vous qui auriez dû tuer Pontgibault et maintenant vous devriez tuer Bouteville pour avoir usurpé ce qui vous revenait ! Je vous en offre l’occasion.
— Non, pardonnez-moi ! Nous sommes devenus amis et je l’aime bien.
— Et notre amitié, vous y pensez ?
— J’y pense mais essayez de comprendre !
— Quoi ? Que vous refusez de combattre votre rival après lui avoir permis de laver dans le sang l’honneur de votre femme ? Vous cherchez simplement à rompre notre amitié mais soyez tranquille, je vais moi aussi changer d’ami et de parti !
Louvigny trouva un autre second et le duel se termina sur une égratignure reçue de part et d’autre. S’entre-tuer presque sous le nez du Cardinal eût été de la folie pure. Le 3 juillet tout le monde entrait à Nantes sur les talons du Roi qui s’en alla présider les états de Bretagne… aux acclamations d’une foule beaucoup moins attachée à César de Vendôme que celui-ci ne le supposait. Il avait, il est vrai, la main plutôt rude !
Un nouveau gouverneur fut nommé. C’était le maréchal de Thémines, un homme respectable. Cette nomination était entièrement à l’honneur du Cardinal : il avait lui-même proposé le Maréchal, faisant fi de la douleur profonde que lui avait causée la mort de son frère aîné, Henri du Plessis de Richelieu, tué en duel par le frère de Thémines[28]. L’exécration du Cardinal pour ces combats singuliers parfois stupides et parfois aussi semblables à des assassinats déguisés était née de ce deuil jamais oublié.
La Bretagne ainsi rentrée dans l’ordre, le Roi revint à ses propres affaires : il s’agissait de conclure, bon gré, mal gré le mariage de Gaston. Le Parti de l’Aversion réduit à Marie, Chalais, le prince et deux ou trois gentilshommes[29] sentit que c’était perdu d’avance si l’on ne frappait pas un grand coup : Monsieur et Chalais devaient fuir le plus vite possible. En effet, devant la nouvelle résistance du Prince, Richelieu s’était entretenu une fois encore avec ledit Chalais qui ne savait plus à quel saint se vouer : il avait cru astucieux de jouer sur plusieurs tableaux mais il allait tout perdre, et prendre le large avec son prince était la seule issue qui lui restât.
Marie s’activa. Un premier projet de fuite vers La Rochelle fut rejeté comme trop aléatoire : la ville était toujours au pouvoir de protestants. On se décida pour la Lorraine. Au jour choisi – le 10 juillet – Gaston, Chalais et deux compagnons quitteraient Nantes dans la lumière du matin mais sur de solides coureurs, sous le prétexte d’une excursion à Ingrandes. Arrivés là on ferait savoir au Roi que Monsieur ne se sentait plus en sûreté à Nantes et se retirait à Blois, chez sa mère. Mais, au lieu de s’y installer, on partirait à francs étriers pour Chartres puis pour Paris d’où l’on gagnerait Metz ou Sedan bien que l’on n’ait pas reçu réponse des gouverneurs. En Lorraine on serait à l’abri…
Le 9 juillet, la Reine et ses dames commençaient à peine leur journée quand la nouvelle passa sur elles comme un ouragan : au lever du jour Chalais avait été saisi dans son lit par le capitaine des gardes et conduit à la prison du Bouffay. Elle laissa Marie sans voix et la Reine presque sans connaissance.
Cependant, elles se rassurèrent un peu en apprenant que Monsieur venait de sortir pour faire une promenade dans la campagne et chasser comme si de rien n’était. Il n’en était pas moins gardé à vue. Que s’était-il donc passé ?
Simplement que Louvigny n’avait pas perdu de temps pour se venger : il s’était empressé de dire au Roi que Monsieur et Chalais complotaient non seulement l’assassinat de Richelieu mais aussi du Roi lui-même… afin que la Reine puisse épouser Monsieur.
Le coup fut rude pour Louis XIII qui n’avait jamais réussi à démêler ce qu’il y avait de vrai dans les bruits contraires qu’il recevait et surtout n’imaginait pas un instant que l’on pût vouloir attenter à sa vie pour donner son épouse et sa couronne à son frère. Le plus insupportable était : jusqu’à quel point Anne d’Autriche trempait-elle dans le complot ?
Ses soupçons se renforcèrent à l’audition de Monsieur, interrogé par le Cardinal avec le doigté nécessaire. Terrifié à l’idée de ce qui pourrait lui arriver, appâté d’autre part par la promesse d’un bel apanage s’il se laissait enfin marier, Gaston, fidèle à son égoïsme ainsi qu’à l’incurable lâcheté qui allaient jalonner sa vie d’une longue suite de conspirations et d’abandons de ses complices, les livra à peu près tous, éclaboussant les d’Ornano, les Vendôme, Chalais, d’autres membres du Parti de l’Aversion, sans oublier la Reine. Ce qui était un comble car une seule échappa à sa liste : celle qui, justement, était la plus coupable : Mme de Chevreuse sur laquelle il ne dit pas un mot. Bien entendu, il accepta de se marier d’autant plus volontiers qu’il recevrait à cette occasion les duchés de Chartres et d’Orléans, le comté de Blois qui lui assureraient cent mille livres de rente, plus une pension de cinq cent soixante mille livres qui, ajoutées aux revenus de la fiancée, feraient de lui l’homme le plus riche du royaume. Le Roi pensait étouffer sous ses bienfaits jusqu’à la plus petite velléité de sédition…
Pour cette fois, du moins, il pouvait être tranquille. Gaston désormais d’Orléans était fermement décidé à se marier. Vainement Marie et la Reine essayèrent-elles de le détourner, allant même jusqu’à le supplier à genoux. Il resta solide sur ses positions. Si le duc d’Anjou avait regardé amicalement et encouragé le Parti de l’Aversion, le duc d’Orléans, lui, ne voulait plus en entendre parler. Que ses anciens complices s’arrangent comme ils voudraient des conséquences de leurs actes !…
Dans sa prison cependant Chalais, d’abord abasourdi par son arrestation et l’accusation d’avoir comploté la mort du Roi – la pire de toutes ! –, passait son temps à protester de son innocence et à écrire des lettres enflammées à Marie pour lui demander son aide :
« Ce n’est pas à cette heure que j’ai reconnu de la divinité dans vos beautés mais bien commençai-je à apprendre qu’il faut vous servir comme une déesse puisqu’il ne m’est pas permis de vous faire savoir mon amour sans courre fortune de la vie. Prenez-en donc soin puisqu’elle vous est en tout dédiée et dites à ce compagnon de mes malheurs qu’il vous souviendra quelques fois que je suis le plus amoureux des hommes !… »
Déjà suspecte et fort inquiète de son sort à venir, Marie jugea plus prudent de ne pas lui répondre. Son silence déchaîna la colère du prisonnier. Dans les interrogatoires qu’il subit, d’abord du Commandeur de Valençay, son oncle, et du marquis d’Effiat, du Chancelier de Marcillac, et même de Richelieu en personne, il commença par faire des allusions au rôle que Mme de Chevreuse avait joué auprès de lui, puis comme elle ne réagissait toujours pas, il l’accusa carrément, parlant d’elle en termes de plus en plus méprisants et dénonçant ses projets, ses intrigues…
Le duc de Chevreuse, lui, ne s’était pas encore manifesté mais il avait envoyé le fidèle Bautru afin que celui-ci pût dispenser à son épouse ses sages conseils. Le premier qu’il lui donna fut de demander audience au Cardinal pour intercéder en faveur de Chalais : plus elle le disculperait et moins elle-même serait chargée. L’idée révoltait l’orgueil de Marie mais elle finit par s’y résoudre et alla au château de Beauregard où Richelieu s’était installé.
Il la reçut avec sa courtoisie habituelle. C’était toujours un tel régal pour les yeux que la contempler ! Il la laissa parler pendant un moment, plaidant pour ce « malheureux Chalais » l’irresponsabilité.
— Ce n’est pas un homme, c’est une girouette qui tourne à tous vents, expliqua-t-elle. Comment Votre Eminence pourrait-elle croire que j’aie pu bâtir sur lui une quelconque intrigue, surtout visant le Roi ? Il faudrait que je fusse aussi folle que lui. Ce n’est pour moi qu’un ami, charmant d’ailleurs et que j’apprécie…
Le regard du Cardinal se chargea d’ironie :
— Il semble vous apprécier aussi… mais de façon différente ! Il dit que vous êtes coquette, cruelle, vénale, intrigante, que vous ne songez qu’à vous-même, que vous avez voulu l’entraîner dans une aventure insensée…
Il égrenait les mots injurieux d’une voix paisible, avec un demi-sourire, tout en guettant sur le visage mobile de sa visiteuse les progrès de la colère… Elle écoutait, les yeux agrandis, le souffle plus court… Alors il poursuivit :
— … mais que grâce à Dieu, il vous avait percée à jour et qu’il a fait semblant d’entrer dans vos vues.
— Il a fait semblant ?…
Le Cardinal s’attendait à ce qu’elle éclate en imprécations mais ce fut de rire. Et c’était un vrai rire, moqueur, si joyeux qu’il désarçonna Richelieu parce qu’il semblait ne plus pouvoir s’arrêter et mit les larmes aux yeux de Marie.
— Je ne pensais pas que vous trouveriez cela si amusant ! Il faut aussi vous préciser qu’il vous accuse de l’avoir poussé au régicide…, assena-t-il.
Le rire s’arrêta net. Marie prit un mouchoir pour essuyer les larmes de ses yeux.
— Vous avez raison, Monsieur le Cardinal. Et je n’en ai plus la moindre envie ! Pas plus que je n’avais envie de prendre pour amant un homme de si peu de sens ! Il ne cessait de m’en prier pourtant et, comme je me suis toujours refusée à lui, il se venge, tout simplement ! Parlons franc, Monseigneur ! Je n’ai jamais caché l’éloignement que m’inspirait le projet de mariage de Monsieur, mais uniquement parce qu’il faisait souffrir la Reine à qui je suis entièrement dévouée parce qu’elle est bonne, malheureuse et mérite qu’on l’aime…
— A merveille ! Le meilleur moyen de la rendre heureuse ne serait-il pas de la débarrasser d’un époux qu’elle n’aime pas ?
— Le meilleur moyen serait que notre sire se décide à lui faire un enfant, ce qui, depuis un moment déjà, me paraît le cadet de ses soucis. Que la Reine devienne enceinte et Monsieur pourra bien épouser qui il voudra ! Avant de s’en prendre aux autres le Roi devrait commencer par s’interroger… et se chercher un médecin qui ne le mène pas aux portes de la mort à tout bout de champ ! Songez-y, Monseigneur ! Un dauphin balaierait cet amoncellement de nuages et serait votre meilleure assurance pour l’avenir.
— Vous n’aimez pas le Roi, madame de Chevreuse !
— Est-ce qu’il m’aime, lui ? C’est vrai, je n’en fais pas mystère mais là aussi c’est sa faute… Au temps où j’étais Mme de Luynes, j’étais son amie préférée, au point que la Reine fut jalouse de moi. Et de mon côté j’avais de la tendresse pour lui. Ce n’est pas moi qui me suis détournée, Dieu m’en est témoin !
— Une cruelle déception sans doute pour qui rêve de devenir la favorite !
— Et pourquoi pas ? s’écria Marie avec orgueil. Une favorite n’est pas fatalement une catastrophe pour le royaume comme le fut la marquise de Verneuil. Je lui aurais au moins appris comment s’y prendre avec une femme pour que la sienne ne considère pas le lit conjugal comme un instrument de torture !
Ce fut au tour du Cardinal de laisser échapper un éclat de rire.
— Vous avez réponse à tout, Madame la Duchesse, mais revenons à Chalais… et à ses accusations !
— Comment puis-je y répondre ? Il est fou et accuserait n’importe qui… la Reine elle-même afin d’échapper à sa prison ! Interrogez Monsieur ! Il vous dira que j’ai fait de mon mieux pour le retenir d’épouser Mlle de Montpensier mais rien d’autre. Il aime son frère et n’aurait pas toléré que l’on évoque seulement le moindre attentat.
Richelieu avança sa lèvre inférieure en une moue dubitative mais ne fit pas de commentaire :
— Chalais dit aussi, et je le cite, que vous êtes « enragée contre ma personne ». Que vous vouliez qu’il me tue.
— Toujours ses exagérations ! Admettez cependant que je n’ai aucune raison de vous porter dans mon cœur ! Vous avez chassé l’homme que j’aime, vous êtes l’ennemi des Grands dont je suis et vous combattez notre Saint-Père le Pape ! Non je ne vous aime pas et je voudrais vous voir écarté du pouvoir mais la vie m’est trop précieuse pour que je souhaite l’ôter à qui que ce soit… C’est si beau la vie !
— Quand on est jeune et belle, je veux bien vous croire ! Chalais doit partager votre opinion… et il risque de la perdre !
Mise aussi brutalement en face de la réalité, Marie sentit un pincement au cœur :
— Ce serait inutilement barbare de l’en priver. Ce malheureux n’est qu’un inconséquent dont la plus grande faute est, pour ce que j’en sais, d’avoir voulu plaire à chacun ! Quant à frapper le Roi, il en serait incapable : il faut un rude courage pour supporter l’idée d’être tiré à quatre chevaux. Et ce courage il ne l’a pas…
Dans les jours qui suivirent Chalais apporta de l’eau au moulin de Marie en se comportant vraiment comme un insensé. Quand il n’écrivait pas des lettres injurieuses à la Duchesse, il s’abandonnait à un sombre désespoir. Il ne se lavait plus, laissait pousser sa barbe, arpentait sa prison en poussant des cris affreux, hurlant qu’il était « pis que damné et voudrait être en enfer avec ses pareils ». M. de Lamont, exempt de la Compagnie écossaise des gardes du corps commis à sa surveillance avec six de ses hommes, voulut le raisonner :
— Au nom de Dieu, monsieur, souvenez-vous que vous êtes dans la communion des chrétiens !
— Foutre que le christianisme ! hurla-t-il. Je suis certainement en état d’être sermonné alors que je me sens disposé à faire comme les Romains : à m’empoisonner, à me casser la tête contre les murs, à me détruire !
— Songez à ce que vous dites ! Il n’y a pas de Paradis pour ceux qui se tuent eux-mêmes !
— Eh, que me parlez-vous du Paradis ? Je vous dis que je veux aller en Enfer !… D’ailleurs j’y suis déjà.
— Alors de quoi vous plaignez-vous ? Pendant ce temps une scène violente mettait aux prises Anne d’Autriche et son époux en présence de l’inévitable belle-mère. La Reine avait « reçu l’ordre » de se rendre chez le Roi et là, elle ne trouva pour s’asseoir qu’un tabouret alors qu’elle aurait dû prendre place dans un fauteuil, comme les deux autres… Elle eut un haut-le-corps en le voyant et le repoussa du pied avec dédain, choisissant délibérément de rester debout en face du Roi qui faisait les cent pas. Du coup, celui-ci s’assit composant ainsi avec sa mère un semblant de tribunal. Ce qui la blessa. Cependant Louis attaquait :
— Vous avez à répondre devant nous de vos actes, madame, et même de vos pensées. Voilà des mois que vous ne cessez de comploter contre moi et contre le royaume, vous la reine de France !
— C’est faux ! Je n’ai jamais rien fait qui puisse nuire au royaume ni à vous, sire !…
— En personne sans doute mais vous aviez partie liée avec le maréchal d’Ornano, avec le duc de Vendôme et le Grand Prieur qui sont à présent à Vincennes.
— Souhaiteriez-vous m’y envoyer ? En ce cas n’hésitez pas et voyez le bel effet que cela produira sur les cours étrangères, singulièrement celle d’Espagne où mon frère…
— A votre place j’éviterais d’en parler. J’ai signé la paix avec Philippe IV et ne m’en dédis point, mais il est roi et comme tel ne saurait approuver vos intentions criminelles. Oseriez-vous nier que vous vouliez me voir mort afin d’épouser Monsieur ?
— Epouser Monsieur ?
Elle eut un léger rire très insultant, puis avec un mépris suprême :
— J’aurais trop peu gagné au change !
La mère de Gaston prit feu instantanément :
— Voyez-moi l’insolente ! Que croyez-vous donc être pour vous permettre de mépriser un fils de France ? Vous auriez été trop contente de lui donner votre main afin de conserver la couronne si les plans criminels de vos amis avaient atteint leur but ! Vous devriez avoir honte…
— C’est vous qui devriez avoir honte, méchante femme que vous êtes ! Depuis que nous sommes mariés, le Roi et moi, vous n’avez jamais cessé de vous mêler de ce qui ne vous regardait pas et, surtout, de mettre la discorde entre nous parce que vous ne supportiez pas de me laisser la première place comme il convient quand on est l’épouse d’un Roi ! Restez à la vôtre, madame, et tant que vous y êtes emmenez donc avec vous ce mauvais prêtre, ce Richelieu dont on peut se demander s’il est vraiment chrétien !
— Vous ne savez pas ce que vous dites, madame, coupa le Roi. C’est un mauvais système de défense que d’accuser autrui. Le Cardinal me sert et me sert bien.
— Il dresse contre vous votre noblesse, les autres souverains d’Europe, y compris le Saint-Père ! s’écria Anne en se signant rapidement. Et il fera tant et si bien qu’il ne vous restera bientôt plus que des domestiques parce qu’il veut vous isoler afin de vous tenir mieux à sa merci ! Et votre mère l’aide dans cette entreprise.
— Il suffit, madame ! Songez à répondre de ce que l’on vous reproche avant de vous occuper de ma politique. Avez-vous oui ou non, souhaité ma mort et agi…
— Non, sire ! Jamais. Que Dieu m’en soit témoin !
Elle sortit sur ces dernières paroles sans attendre qu’on l’y invite et regagna ses appartements où Marie l’attendait. Ce fut en la retrouvant qu’Anne se souvint que son nom n’était pas venu une seule fois aux lèvres de Louis XIII ni de Marie de Médicis. Elle ne savait trop s’il fallait s’en inquiéter ou s’en réjouir – dans la situation où elle se trouvait, la présence constante de son amie lui était précieuse – mais de cette volonté de silence elle n’augurait rien de bon. Marie non plus :
— Le nom que je porte me protège peut-être, émit celle-ci, ou alors on attend d’avoir réuni contre moi assez de preuves pour m’accuser à coup sûr ?
— Peut-être devrais-je vous conseiller la fuite, ma chevrette, mais je vous avoue manquer de courage : votre présence en ce moment est mon seul réconfort…
— Même si vous l’ordonniez, madame, je ne fuirais pas. Ce serait avouer que j’ai quelque chose à me reprocher et que ce malheureux Chalais dit vrai !…
Le 5 août les fiançailles de Gaston d’Orléans et de Marie de Bourbon, duchesse de Montpensier, furent célébrées par le cardinal de Richelieu dans la chapelle de l’Oratoire de Nantes, sans le moindre faste et presque dans l’intimité, mais Mme de Chevreuse fut contrainte d’y assister ainsi qu’à l’écroulement définitif de ses plans. Le mariage eut lieu le lendemain, dans la chapelle des Minimes, toujours sous la houlette du Cardinal qui unit les époux et célébra la messe. Marie était encore là… bouillant d’une colère qu’il fallait bien ravaler.
Ce même 5 août, Louis XIII signa des lettres patentes instituant une chambre de justice criminelle chargée de juger Chalais. La Chambre se réunit le 11 août dans une salle du couvent des Cordeliers.
« Après les premières formalités d’usage, lecture fut donnée des pièces de la procédure. Le lendemain, le procureur général requérait ajournement contre diverses personnes pour les impliquer dans les poursuites, notamment Mme de Chevreuse, MM. de la Louvière, Bois d’Annemets, Puylaurens et quatre autres. La Chambre conformément à ces conclusions rendait un décret de prise de corps contre ces inculpés en réservant toutefois que le décret ne serait exécutoire qu’après avoir été contresigné par le Roi. Louis ne signa pas[30]… » Marie ayant déjà été interrogée par le Cardinal fut laissée libre mais avec interdiction de bouger du logis de la Reine qui devenait ainsi garante de son amie. Le 18 août, la Chambre rendait son arrêt : Chalais était condamné à mort. La sentence ordonnait que dès le lendemain, il serait décapité publiquement, que sa tête serait exposée au bout d’une pique sur la porte Sauvetout et que son corps, coupé en quatre, serait attaché à des potences dressées sur les principales artères de Nantes. En outre c’était la déchéance de noblesse pour sa postérité, déclarée « ignoble et roturière », la confiscation de tous ses biens marqués du sceau de l’infamie et ses bois abattus à hauteur d’homme…
La cruauté de l’arrêt vint à bout de l’orgueil de Marie. Elle s’écroula en larmes, d’autant plus amères qu’elle reçut une dernière lettre où le condamné lui demandait pardon de l’avoir accusée, insultée, vilipendée. Il devait en dire autant à ses juges, mettant sa colère sur le compte de sa jalousie : on lui avait assuré que Mme de Chevreuse le trompait. Alors, s’oubliant elle-même pour une fois, Marie demanda à être reçue par le Roi. Il lui fut répondu qu’elle devait s’estimer heureuse de n’être pas contrainte à assister à l’exécution et que l’on s’occuperait d’elle ensuite.
Cependant, depuis l’arrestation, la mère et l’épouse de Chalais, Charlotte de Castille, enceinte et près d’accoucher, étaient arrivées à Nantes et prenaient logis dans le village de Boispréau. La sentence les accabla. Dans un mouvement de désespoir, la princesse de Chalais fit tenir au Roi une lettre déchirante :
« Sire, je vous demande les genoux en terre la vie de mon fils. Que cet enfant que j’ai élevé si chèrement ne soit pas la désolation de ce peu de jours qui me restent. Je vous l’ai donné à huit ans : il est le petit-fils du maréchal de Montluc et du président Jeannin. Les miens vous servent tous les jours… Hélas, que ne mourut-il pas en naissant, ou du coup qu’il reçut à Saint-Jean ou en quelque autre péril où il s’est trouvé pour votre service !… »
La douleur de cette femme toucha le Roi. Il savait qu’elle s’était ruinée aux trois quarts pour offrir à son fils la charge de Maître de la Garde-Robe, mais le complot contre la sûreté, de l’Etat était patent – Chalais avait tout avoué et à plusieurs reprises – même si l’accusation d’intention régicide n’était pas prouvée. La grâce totale était impossible comme était impossible aussi de s’en prendre à Gaston. Le fils du prince de Chalais était d’assez haute noblesse pour que sa mort serve d’exemple. La peine capitale fut maintenue, mais tous les à-côtés infamants furent supprimés : le jeune fou serait seulement décapité et son corps rendu à sa famille qui conserverait titres et biens.
La nuit qui précéda l’exécution commença dans l’angoisse pour Marie toujours enfermée chez la Reine mais qui s’attendait, après la mort de son malheureux amoureux, à être arrêtée pour aller vers quelque sinistre destin. Son époux ne s’était pas manifesté. S’il l’abandonnait, elle était perdue…
Un peu d’espoir pourtant lui vint. Vers minuit, Mme du Fargis apportait, à la Reine et à elle-même un message verbal de Monsieur : aidé par quelques amis de Chalais, il avait fait enlever le bourreau de Nantes. Jusqu’à ce qu’on le retrouve ou que l’on en fasse venir un d’une autre ville, il y aurait un délai que l’on pourrait mettre à profit pour tenter de fléchir le Roi ou pour faire évader le condamné.
Ensemble, la Reine et la Duchesse allèrent s’agenouiller devant la statue de la Vierge pour remercier de ce répit qui leur arrivait. Le bruit des marteaux de charpentiers en train de monter l’échafaud leur parut moins insupportable. Elles purent même trouver quelques instants de sommeil…
L’exécution devait avoir lieu au coucher du soleil. La journée se traîna dans les appartements d’Anne d’Autriche. Le Roi après avoir entendu la messe à l’Oratoire et rendu visite à sa mère, était parti sur une galiote pour chasser à Bougon. Quant à Monsieur, il se rendit à Châteaubriant vers la fin de l’après-midi. Ce qui était normal, ni l’un ni l’autre ne devant assister à la mise à mort. On en conclut cependant chez la Reine que l’absence du bourreau y était pour quelque chose.
Néanmoins, vers la fin du jour, deux compagnies de gardes vinrent prendre position sur la place du Bouffay proche du château et de la prison afin de contenir la foule qui s’amassait. Sur l’échafaud tendu de noir, un homme vêtu de rouge attendait, appuyé sur une grande épée… Pourtant le glas se mit à sonner quand le prisonnier, les mains liées devant lui et tenant un chapelet dont il baisait le crucifix de temps en temps, suivi du supérieur des Minimes le père des Roziers, se mit en marche vers l’appareil de mort… Pour ceux qui avaient enlevé l’exécuteur et qui étaient certains de le détenir, c’était incompréhensible et, près de l’affolement, ils cherchaient en vain une explication.
Elle était simple et tenait tout entière dans l’inflexible volonté de Richelieu pour qui cette mort devait être un exemple : on avait offert sa grâce à un prisonnier qui devait être pendu trois jours après s’il se chargeait d’exécuter Chalais. C’était un vigoureux cordonnier condamné pour meurtre. Et comme la grande épée du bourreau avait disparu avec le titulaire, on en trouva une de la même taille dans le régiment des suisses. Voilà pourquoi, à l’heure dite, un homme vêtu de rouge attendait…
Chalais marchait d’un pas ferme sans montrer la moindre émotion. Son âme était en paix après avoir pardonné à ses ennemis, même à Louvigny le dénonciateur, et demandé une dernière fois pardon à Mme de Chevreuse de l’avoir accusée.
Arrivé sur l’échafaud il ôta son pourpoint, laissa l’exécuteur lui couper les cheveux puis, tirant d’une poche son livre d’heures, il le donna au père des Roziers, après quoi il s’agenouilla pour une dernière prière, se laissa bander les yeux et dit au bourreau :
— Ne me fais pas languir !
Très droit, il attendit le coup qui aurait dû, assené par un homme habile, lui faire sauter la tête. Et ne fit que le blesser et le faire tomber sur le plancher où l’homme lui porta encore quatre coups. On entendit le malheureux crier :
– Jésus ! Maria !…
En fait le bourreau novice n’avait pas pensé à affûter l’épée qu’on lui avait donnée : elle ne coupait pas assez… Il réclama un autre instrument. On lui passa une doloire de tonnelier, à la suite de quoi, la tête de nouveau posée sur le billot, le sinistre apprenti eut besoin de vingt-neuf coups pour la détacher enfin du corps de sa victime que l’on entendit gémir jusqu’au vingtième. Encore n’était-il arrivé à l’achever qu’en le retournant sur la pièce de bois ! Les cordons de soldats avaient toutes les peines du monde à contenir la foule hurlante et déchaînée. Elle voulait égorger l’auteur de cette abominable boucherie qu’il fallut ramener à la prison pour lui éviter d’être mis en pièces. Cependant le corps du supplicié était placé dans un cercueil puis dans un carrosse qui attendait là et enfin conduit au couvent des Cordeliers pour y être inhumé…
La nuit tombait. Un personnage, qui de son carrosse de voyage avait assisté à cette abomination, donna ordre à son cocher de le conduire au château. Le duc de Chevreuse venait d’assister au massacre…
On n’ignora pas longtemps, chez la Reine, ce qui venait de se passer. La consternation, l’horreur s’abattirent sur le petit groupe de femmes qui y étaient réunies. Le choc fut si brutal que Marie s’évanouit tandis qu’Anne d’Autriche s’abîmait dans une intense prière à laquelle se joignirent Mmes de Lannoy, de Bellière, du Fargis, Doña Estefania et la Duchesse elle-même quand elle eut repris connaissance. Une sensation nouvelle s’emparait d’elle, une sorte de terreur proche de la panique. Dans les yeux des dames présentes – hormis la Reine consciente que tout cela avait été fait pour elle – Marie pouvait lire une accusation insupportable à son orgueil. De là une envie de fuir, de quitter ce cercle où elle se sentait étouffer, cette cité souillée du sang de ce pauvre garçon, victime à la fois de son manque de caractère et de l’amour insensé qu’il lui avait voué. Elle aspirait à retrouver l’air libre, les grands chemins avec leurs senteurs d’été et aussi Dampierre, ses jardins et ses eaux vives. Les reverrait-elle seulement un jour ? Après Chalais, la redoutable justice royale allait frapper les autres conjurés… à l’exception de Monsieur. D’Ornano[31], les Vendôme déjà incarcérés allaient-ils eux aussi perdre la tête ? Et aussi La Louvière, Puylaurens et Bois d’Annemets que l’on venait d’emprisonner ? Elle enfin, autant dire captive du cercle royal, que la haine du Roi ne tarderait guère à frapper sans doute et qui, peut-être, devait l’attirance trouble qu’elle inspirait au Cardinal de séjourner encore au château et non d’être dans une geôle ? Quant à la Reine, après ce qui venait de se passer, il était plus que probable que sa brouille avec son époux serait définitive. On connaissait trop le Roi pour n’en pas conclure qu’il soupçonnerait sa vie entière Anne d’avoir souhaité sa mort. De là à la répudier, il pouvait n’y avoir qu’un pas ! Et Marie à cet instant se sentit plus proche d’elle que jamais, partagée qu’elle était entre son envie de prendre le large et une autre qui la poussait à demeurer auprès d’Anne afin de partager son sort.
La réponse vint le matin suivant avec l’apparition de Claude : il venait chercher sa femme qu’un décret royal frappait d’exil et dont il était désormais responsable… Aucune marque de sentiment sur son visage froid et fermé comme Marie ne l’avait jamais vu. Il devait ressentir cruellement le fait d’être éloigné du Roi en même temps qu’elle et de devenir en quelque sorte son geôlier, mais de cela Marie n’en avait cure : à l’énoncé de la sentence, elle entra dans une colère folle, prenant à partie Louis XIII et Richelieu qu’elle accabla d’injures :
— Le Roi n’est qu’un idiot et un incapable ! s’écria-t-elle. C’est une honte que ce faquin de Cardinal règne à sa place ! Mais je leur ferai bien voir qui je suis ! Je veux aller en Angleterre et j’y ferai traiter tous les Français comme on me traite moi-même…
— Vous n’irez pas en Angleterre, madame.
— Où alors ?
— Vous le saurez en temps utile. Veuillez vous hâter !
La séparation d’avec Anne fut pénible. Les deux femmes s’embrassèrent en pleurant. La Reine était hors d’elle de se voir enlever sa « chevrette ». A M. de Nogent qui lui avait porté l’avis officiel, elle jura, avec colère, qu’elle aimait mieux ne pas avoir d’enfant que d’être séparée de son amie et que le Cardinal aurait tôt ou tard à porter le poids de sa vengeance. On eut toutes les peines du monde à la calmer. Cependant il fallait obéir…
En regagnant son logis où elle n’était pas venue depuis plusieurs jours, Marie trouva ses bagages faits, Elen et Anna prêtes à partir mais ce fut en lui tendant sa mante de voyage qu’Elen lui fit ses adieux : elle avait choisi d’entrer aux Ursulines de Nantes et comme Marie toujours furibonde lui ordonnait de se tenir tranquille et de cesser de jouer les victimes, elle répondit :
— On m’attend au couvent et vous ne pouvez vous y opposer.
La froideur du ton doucha la colère de la Duchesse. Avec amertume elle remarqua :
— Depuis tant d’années je te croyais attachée à moi ! Il y a eu cette malheureuse affaire sans doute…
— Elle a plus d’importance que vous ne l’imaginez. Je ne veux plus servir une femme égoïste et cruelle qui a mené à la mort, froidement, un malheureux dont le seul tort était de l’aimer…
— Garde pour toi tes sermons de moralité ! Tu pourrais en avoir besoin…
— Oh ! sans aucun doute ! Je vais prier, madame ! Non pour vous mais pour que Dieu me pardonne de vous avoir trahie.
— Trahie ? Toi ?
— J’ai livré au Cardinal ce que j’ai pu savoir de vos relations avec M. de Chalais ! Je vais enfin être délivrée de vous car du fond de votre exil vous ne ferez plus de mal à personne !
— N’en sois pas trop sûre ! L’exil n’est pas la mort : on en revient !
Et elle sortit en haussant les épaules, outrée de ce qu’elle venait d’entendre.
Deux carrosses attendaient au pied de l’escalier : celui du duc de Chevreuse près duquel il patientait avec M. de Nogent, et celui de Marie avec ses bagages sur le siège duquel était Peran, le chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, son visage massif dénué d’expression. En atteignant le bas des marches suivie d’Anna, la jeune femme se dirigeait vers lui quand son époux la retint :
— Vous montez avec moi. Votre chambrière seule prendra votre voiture.
Il fallut bien en passer par là. Le couple s’installa côte à côte et l’on partit. Marie remarqua alors qu’en dehors de Martin, le valet de son époux, celui-ci voyageait sans aucun autre membre de sa maison et comme un simple particulier. Elle lui en fit la remarque. Sans la regarder il répondit :
— Je suis arrivé hier pour voir le Roi et j’ai voyagé en hâte. Cela m’a permis d’assister au massacre de votre victime qu’on a osé faire périr sous un outil de tonnelier, lui, un Talleyrand-Périgord qui avait combattu vaillamment les protestants… Quelle infamie !
— Ma victime ? protesta Marie. Je n’étais pas seule dans ce complot destiné à sauver la Reine d’une possible répudiation…
— En tuant le Roi !
— Je n’ai jamais voulu le tuer ! Le Cardinal, oui parce qu’il est un malfaisant. Enfin, Claude, vous devez convenir que cet homme ne cesse de nuire à tout ce à quoi nous sommes attachés !
— Je ne dis pas le contraire et si cela peut vous réconforter sachez que je le hais ! Autant que j’aime le Roi… et je ne vous crois pas quand vous niez avoir comploté sa mort ! A présent plus un mot ! J’ai besoin de prier…
Marie se le tint pour dit et se rencogna dans ses coussins pour essayer de réfléchir. Chevreuse ne voulait pas lui dire où il la conduisait mais puisqu’il était responsable d’elle, que l’Angleterre lui était interdite et qu’en dehors de cette destination, Claude détestait l’idée de quitter la France, les choses étaient claires : il la ramenait chez elle ! Elle allait retrouver son cher Dampierre[32]. Cette idée la rasséréna un peu…
L’équipage allait passer la porte Sauvetout avec la lenteur exigée par l’étroitesse relative de l’ouverture quand une pierre franchit la portière et, lancée sans doute d’une main sûre, atterrit sur les genoux de la Duchesse qui poussa un cri. Chevreuse s’en empara, déroula le billet attaché dessus, le lut avant de le passer à sa femme :
— J’ai l’impression, dit-il gravement, qu’il vous faudra désormais prendre bien garde à vous !
Il y avait quelques mots et pas de signature :
« C’est toi qui as tué Chalais, maudite duchesse ! Un jour ou l’autre tu devras payer sa mort… »
Marie se sentit frémir. L’enchaînement trop rapide des derniers événements était en train de venir à bout de son courage et elle leva sur son époux un regard angoissé :
— Quelle folie ! fit-elle d’une voix sensibilisée par un tremblement qu’elle s’efforçait de maîtriser. Je ne vois pas quel mal on pourrait me faire dès l’instant où vous devez veiller sur moi ! Quand nous serons à Dampierre…
— Nous n’allons pas à Dampierre…
— Non ? Où alors ? Pas… à Chevreuse tout de même ?
— Et je ne suis responsable de vous que jusqu’à un certain point.
— Comment l’entendez-vous ?
— Comme on me l’a dicté : c’est votre frère Louis qui va vous loger le temps qu’il plaira à notre sire. Et lui répondra de vous sur sa tête !
— Quoi ?… Mais je suis votre femme, je suis princesse lorraine et vous me devez secours, assistance… sans compter que vous disiez m’aimer ?
— C’était vrai mais ce ne l’est plus ! Souvenez-vous, madame ! Je vous avais recommandé de ne jamais avoir de sang sur vos mains. Vous avez celui de Chalais et vous vouliez celui du Roi. Notre accord est rompu.
— Vous voulez vous séparer de moi ? Me… répudier ?
— Non. Vous resterez duchesse de Chevreuse et je veillerai sur l’enfant que vous m’avez donné mais je ne veux plus vivre avec vous :
Ce ton cassant, ce regard qu’elle ne pouvait saisir, cette main qui rejeta la sienne quand elle tenta de la prendre. L’homme assis là, si proche et pourtant si lointain, avait-il été vraiment celui que sa beauté rendait fou ? Marie appela son orgueil à son secours pour qu’il lui rende sa dignité ! Jamais elle ne s’abaisserait à le supplier… Elle se raidit :
— Me direz-vous enfin où je vais ?
— A Seiches, au château du Verger qui est à votre frère Guéménée.
Elle sentit sa gorge se serrer tandis que sa mémoire lui restituait ce château, le plus beau d’Anjou peut-être comme Josselin était le plus beau de Bretagne. Les demeures des Rohan ne manquaient ni de splendeur ni de puissance, mais leurs logis aux fenêtres fleuronnées s’entouraient de puissantes tours qui soulignaient leur vocation de forteresses. Le Verger, bâti dans la seconde moitié du xve siècle par Pierre de Rohan, le célèbre maréchal de Gié, n’échappait pas à la règle : il était digne d’un roi et en avait reçu plus d’un, le dernier en date étant le Béarnais, mais Marie le trouvait sévère. En outre, sans nouvelles de son frère depuis de longs mois, elle ignorait s’il y séjournait seulement.
— Louis est-il là-bas ?
— Je le crois. Un courrier a été envoyé qui vous annonce. A présent faites-moi la grâce de vous taire… Je ne répondrai plus à vos questions !
Elle n’insista pas, appuya sa tête contre le velours de tenture et ferma les yeux. Claude n’allait quand même pas demeurer muet le reste d’un voyage d’une trentaine de lieues ? Il faudrait s’arrêter le soir, coucher quelque part et alors… peut-être ?
Mais on ne s’arrêta pas, sinon pour relayer, et Chevreuse n’adressa plus la parole à sa femme durant le trajet… jusqu’à ce qu’après un jour et une nuit sans repos, le carrosse s’immobilise subitement à une croix du chemin. Chevreuse alors se tourna vers Marie :
— Veuillez descendre, madame. C’est là que nous nous quittons.
— Quoi, ici ? Mais nous sommes…
— A une lieue du Verger et la route est toute droite. Vous ne pouvez pas vous tromper… ni dévier. Songez que vous êtes attendue et que Guéménée est garant de vous à partir de cet instant.
Il lui prit la main pour la conduire cérémonieusement à son carrosse à elle où elle retrouva Anna visiblement terrifiée et Peran toujours aussi impassible. Quand elle fut montée, il ôta son feutre empanaché pour la saluer :
— Adieu, madame ! Je prierai pour que la sagesse vous vienne !
Puis il ferma lui-même la portière, attendit les pieds dans la poussière que Peran eût enlevé ses chevaux mais, à son tour, Marie, sans répondre à son salut, avait cessé de le regarder.
— Oh, Madame la Duchesse ! gémit Anna dont la bonne figure portait les traces de l’épuisant voyage, qu’allons-nous devenir ?
Marie haussa les épaules sans répondre mais lui sourit afin de la réconforter. Quant à elle, cette situation nouvelle requérait toute son attention. Il allait falloir faire quelque chose mais diable si elle savait quoi ! Peut-être qu’après un peu de repos, elle y verrait plus clair. Pour l’instant elle se sentait moulue n’ayant qu’une envie : dormir !… Soudain elle entendit Peran crier :
— Nous sommes poursuivis ! Deux cavaliers !
— Pousse tes chevaux ! clama-t-elle. Il faut être au château avant eux !
Le cocher fit prendre à son attelage un galop forcené mais, au bout d’un moment, il les retint si brutalement qu’à l’intérieur les deux femmes se retrouvèrent à genoux sur le tapis. En même temps elles l’entendirent hurler dans le vacarme des hennissements, des gourmettes entrechoquées et des claquements de sabots :
— Un arbre abattu ! Cest une embuscade !…
— Mille tonnerres ! gronda Marie. Ce démon m’a envoyée dans un piège pour se débarrasser de moi !… Essaie de passer par les champs !
— Fossé trop profond ! C’est impossible.
Le carrosse s’arrêtait. En dépit des protestations de Peran, elle sauta sur la route dans l’espoir de fuir à toutes jambes, mais déjà des hommes masqués, l’épée à la main, sortaient de l’épais feuillage du hêtre qui barrait le chemin. Là-bas, les deux cavaliers arrivaient comme la foudre. Marie comprit qu’elle était perdue, que sa vie allait s’achever là, en plein milieu de la campagne angevine et sur les terres de son propre frère, abattue par une poignée de malandrins à la solde d’un de ses ennemis. Lequel ? Il ne lui restait plus de temps pour le chercher. Seulement celui de prier peut-être…
— Epargnez mes serviteurs ! cria-t-elle.
Puis se signant d’un geste large, elle se laissa tomber à genoux dans la poussière, mais la tête bien droite … comme l’avait fait Chalais sur l’échafaud de Nantes, ferma les yeux et attendit le coup fatal. Elle n’avait même pas peur. Elle était une Rohan, mille tonnerres ! …
Saint-Mandé, 16 septembre 2004