Deuxième partie PRESQUE REINE !

7 La paix… ou à peu de choses près

La mort si brutale de son fils crucifia Isabelle. Pendant des jours, elle resta enfermée dans sa chambre, dans une semi-obscurité, regardant sans les voir les flammes danser dans la cheminée. Elle mangeait à peine, dormait mal, allait chaque jour s’affaiblissant sous le regard désolé de sa mère et de Mme de Brienne qui ne la quittaient pas. Seul le courrier qu’elle recevait de Bruxelles la rattachait à la vie.

Singulièrement certaine lettre mêlée à celles de Condé : Mme de Longueville lui offrait des condoléances mais, surtout, elle lui demandait pardon…

Cela était si peu dans les manières de l’altière duchesse qu’Isabelle dut s’y reprendre à trois fois pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas… Mais non ! Elle avait laissé entendre qu’elle souhaitait avant tout faire sa paix avec Dieu. Pensant, avec juste raison, que le chemin de cette paix passait par celle dont elle avait voulu la perte avec tant d’obstination… au point d’avoir tenté de l’envoyer à l’échafaud.

Même si elle crut deviner sous ces lignes de repentance la volonté d’un frère trop aimé, Isabelle en pleura de soulagement. Au moins, elle n’aurait plus à se battre sur ce front-là ! Un instant elle examina même l’idée de suivre une route semblable à celle où s’engageait son ex-ennemie. Ce devait être bon de mettre bas les armes au pied de l’autel.

La Fronde s’achevait et, avec elle, la guerre des duchesses. Il suffisait maintenant de tourner le dos à la vie terrestre pour commencer à gravir le chemin du Ciel !… Ce fut la vie qui la rattrapa, la ramenant au combat pour de sordides questions de succession.

Louis-Gaspard ayant été le dernier duc de Châtillon, Isabelle pensait n’avoir à s’occuper de rien. Or, ce douloureux départ d’un petit garçon de sept ans ouvrait une succession à laquelle elle n’avait jamais pensé. Elle avait longtemps ignoré, parce que personne ne lui en avait parlé, que les frères Coligny avaient deux sœurs plus âgées et apparemment brouillées avec le reste de la famille : Henriette, comtesse de la Suze et –, plus importante ! – Anne, duchesse de Wurtemberg. Or, si elles ne s’étaient pas manifestées tant qu’avait vécu leur neveu, elles firent valoir leurs droits dès qu’il fut porté en terre. Autrement dit : elles réclamèrent la totalité de la succession en vertu du droit coutumier.

Il faut préciser qu’en France les choses ne se passaient pas partout de la même façon. Dans les provinces du Midi, où régnaient les lois de droit romain, Isabelle aurait hérité seule de la totalité des biens. Mais dans les pays de droit coutumier on comptait jusqu’à douze règles successorales différentes. Tantôt la mère était entièrement exclue de la succession de ses enfants, tantôt elle ne l’était que partiellement, tantôt elle ne recueillait que les meubles et les acquêts. C’était cette dernière disposition que les Coutumes de Paris et d’Orléans, qui régissaient le partage de la succession de Louis-Gaspard, avaient adoptée.

Réapparues comme par magie, les deux sœurs s’empressèrent de prendre possession de plusieurs terres situées en Poitou et en Bretagne sans d’ailleurs faire l’honneur d’une visite à celle qu’elles dépouillaient en partie. Toutefois ce n’était pas assez : restait Châtillon-sur-Loing qu’elles voulaient mettre en vente, mais cette fois Isabelle réagit, poussée par le président Viole et défendue par les sieurs Ferrand et Lavocat – le bien nommé ! – qui étaient les hommes d’affaires des princes de Condé. Elle apprit par eux que son contrat de mariage lui en assurait la jouissance et le droit d’habitation tant qu’elle vivrait.

Sans doute parce que l’affaire n’était pas suffisamment embrouillée, un nouveau personnage survint qui voulut saisir et mettre en vente le domaine sans se soucier des protestations de la duchesse : c’était le maréchal d’Albret qui ne comptait pas au nombre des membres de la famille mais qui avait prêté quelque six cent mille livres à Mme de La Suze – qui aimait un peu trop le jeu ! – sur garantie de la part devant lui revenir de Châtillon. Les conseillers d’Isabelle firent aussitôt opposition à la saisie et par conséquent à la vente en vertu du droit d’habitation… et ce fut le début d’une interminable bataille d’avocats et autres conseillers qui allait durer… au moins cinq ans et dont le seul intérêt fut de secouer le morne abattement d’Isabelle et de lui rendre sa combativité… au grand soulagement de ceux qui l’aimaient.

Pendant ce temps l’Histoire poursuivait son chemin ajoutant de cruelles angoisses à la douleur d’Isabelle au sujet de son frère et, naturellement, de Condé…

La Fronde était bien morte, maintenant, et Mazarin, rétabli dans tous ses pouvoirs après le couronnement du jeune Roi, pouvait donner la pleine mesure de son génie diplomatique.

Après avoir habilement isolé l’Espagne en signant des alliances avec l’Angleterre et avec les princes allemands, le Cardinal incitait Turenne à foncer sans se soucier d’autre chose que libérer le nord du pays. En juin 1658, la sanglante bataille des Dunes livrée pour libérer Dunkerque détruisit la plus forte armée espagnole, Hocquincourt fut tué, Bouteville prisonnier, quant à Condé, il était en fuite ayant échappé difficilement à ceux qui voulaient s’emparer de lui.

Quand elle reçut ces terribles nouvelles, Isabelle sentit l’épouvante s’emparer d’elle. Son amant et son frère étaient toujours condamnés à mort par contumace. Condé était vivant, mais François ? Où était-il ?

— Laissez-moi partir à sa recherche, plaida Bastille. Ici je ne vous suis d’aucune utilité et là-bas je saurai le retrouver. S’il est prisonnier du maréchal de Turenne, il ne doit pas être en danger. Ils ont combattu ensemble et M. de Turenne, qui le connaît, ne pourrait livrer au bourreau la tête d’un soldat qu’il apprécie ! Cessez de vous tourmenter !

Il ne restait rien d’autre à Isabelle qu’attendre !… Et prier ! Ce à quoi elle ne manquait jamais. Elle n’était pas sujette aux théâtrales envolées lyriques à l’instar de Longueville mais pour être moins ostentatoire sa foi n’en était peut-être que plus profonde surtout durant ces jours d’angoisse. En outre elle se rapprocha de sa mère.

La mort de son petit-fils avait cruellement affecté Mme de Bouteville qui se fût volontiers réfugiée à Valençay où son aînée donnait naissance à des enfants avec une belle régularité mais c’était Isabelle qui avait besoin d’elle et pour rien au monde elle ne l’eût abandonnée à son chagrin. Déjà la retraite à Maubuisson l’avait surprise mais au lieu de poser des questions à sa fille c’était à elle-même qu’elle les avait posées. Habituée à la voir s’agiter dans un véritable tourbillon, côtoyant souvent le danger, Isabelle ressemblait de plus en plus à son père. Elle en avait la folle bravoure, la gaieté à fleur de peau, l’esprit mordant et une insatiable joie de vivre. Tout cela s’était brisé contre le cercueil d’un petit garçon suivant de si près l’humiliation imposée par le dégradant amour d’un méprisable espion. Et maintenant la peur d’apprendre que la tête du dernier des Montmorency venait de tomber comme celle de son père, comme celle de son cousin ! Et la guerre, encore la guerre, toujours la guerre ! Et la pire : celle qui opposait le frère au frère, affreusement sanglante et d’autant plus stupide !

Les deux femmes ignoraient, en raison de leur isolement, que Mazarin, rétabli par le Roi dans l’intégralité de ses prérogatives, entendait en finir une bonne fois avec toutes les folies, toutes les imbécillités des dernières années afin d’asseoir solidement sur son trône un jeune Roi de vingt ans dont le caractère s’affirmait de jour en jour tandis que la santé de son ministre commençait à décliner. Il était l’heure pour le Cardinal de poser les jalons de son grand dessein secret : mettre un terme à l’éternelle guerre espagnole en enfermant ses souverains dans le plus judicieux des traités de paix : celui que tissent les liens du mariage. Il ne le confiait pourtant à personne si ce n’est à la Reine, envers laquelle il n’avait pas de secrets.

On pourrait objecter qu’Anne d’Autriche était la propre sœur de Philippe IV mais le temps avait passé, changé, les hommes aussi. Tout était pour ainsi dire à recommencer et, dès après la meurtrière bataille des Dunes, un envoyé secret, le comte de Pimentel, arrivait à Paris sans soulever une curiosité excessive. Avec ou sans Condé on commençait à s’habituer à rencontrer un de ses semblables par-ci par-là. En fait, celui-là venait signer un arrangement provisoire duquel Mazarin conclut que l’adversaire en avait plus qu’assez de la guerre et qu’il accueillerait avec satisfaction une « paix honorable ».

Après pas mal d’allées et venues, de marches et de contremarches plus une montagne de correspondance échangée on finit par décider que le cardinal Mazarin et don Luis de Haro, ministre de Philippe IV, se rencontreraient à la frontière des deux royaumes, dans l’île des Faisans plantée au beau milieu de la Bidassoa, le petit fleuve basque doublant la barrière des Pyrénées. Ce déplacement allait durer trois mois, trois mois singulièrement pénibles pour les articulations rhumatisantes des deux interlocuteurs.

Avec une grande fermeté jointe à une diplomatie extrême, le Cardinal défendit les intérêts de la France sans oublier d’entretenir une énorme correspondance avec le Roi et sa mère. On finit par tomber d’accord pour unir l’infante Maria Teresa à son cousin Louis XIV. Intense contentement de chaque côté des Pyrénées, mais il était encore un peu prématuré de se féliciter et cela pour deux raisons : le Roi ne voulait pas épouser l’infante, d’une part, et d’autre part, les Espagnols entendaient que leur fidèle allié le prince de Condé soit non seulement gracié, pardonné mais recouvre aussi la totalité de ses biens, charges et prérogatives et, là, on pouvait dire que cela coinçait de partout, ceci dépendant évidemment de cela. En tout cas ces deux « détails » semblaient impossibles à contourner.

Mazarin fit une pause dans les négociations en expédiant son Roi, la Cour et ce qui s’ensuivait à Chambéry sous le prétexte d’un éventuel mariage entre le Roi et la sœur du duc de Savoie. Ce qui lui procurait au moins le temps de souffler et de chapitrer son jeune souverain. En effet, si Louis refusait si farouchement d’épouser l’infante, c’était parce qu’il était aux prises avec sa première passion : il aimait follement l’une des nièces du Cardinal, la jolie Marie Mancini, « qui l’aimait tout autant », et il jurait qu’il n’épouserait qu’elle. Point final !

Côté Condé, le Roi se montrait tout aussi difficile à manier. Connaissant son génie militaire, il consentait à lui pardonner et lui rendre ce qu’il voudrait sauf… Chantilly ! Sa Majesté s’était prise d’amour pour le ravissant domaine où, comme son père Louis XIII, il aimait chasser, et qui lui semblait le cadre idéal pour tenir sa cour et vivre ses belles amours avec la brune Marie, sans compter d’élever dans ce lieu enchanteur les nombreux enfants qu’elle lui donnerait1.

— C’est drôle comme l’Histoire peut parfois recommencer mais à l’envers ! observa Mme de Brienne qui venait souvent séjourner à Mello. Pour nous qui avons connu l’affaire du cardinal de Richelieu obligeant Condé – alors l’adoration des peuples ! – à épouser sa nièce, il est assez plaisant de voir le Roi supplier son ministre de lui donner la sienne en mariage !

— Qui va l’emporter à votre avis ? demanda Isabelle.

— Certainement pas l’amour ! Outre que Sa Majesté a déjà été l’amant d’une autre nièce du Cardinal, Olympe Mancini, devenue comtesse de Soissons, Mazarin dépense trop d’énergie à remettre le royaume en marche pour laisser un gamin de vingt ans piétiner la délicate dentelle de son grand dessein : la France et l’Espagne unies par le mariage !

Elle avait pleinement raison mais Mazarin jugea plus prudent de réintégrer d’abord le « dieu de la guerre ». Il fit entendre raison au Roi en lui exposant qu’étant justement le maître absolu, il lui suffirait de décider de partir chasser à Chantilly pour que Condé, en fidèle sujet qu’il allait jurer d’être, lui ouvre les portes en grand sans qu’il ait même l’obligation de dire merci et que le devoir du Prince serait alors de se mettre à son service.

Cela réglé, Condé quitta enfin Bruxelles où il s’était inféodé à l’Espagne pendant sept ans et se mit en route pour la France en passant par la Champagne. En effet, la Cour alors itinérante avait quitté la Savoie pour rejoindre Saint-Jean-de-Luz et le rendez-vous était prévu à Aix-en-Provence. Mais même si elle était restée à Paris, Condé aurait fait un détour. De son côté Isabelle avait reçu un message lui demandant de finir l’année à Châtillon…

Depuis qu’elle n’était plus certaine d’y être vraiment chez elle, la duchesse aimait moins son austère château, lui préférant de beaucoup le cher Mello qui était bien à elle mais la pensée de revoir – enfin ! – celui qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer lui faisait chaud au cœur même si elle se demandait s’il serait ou non accompagné de sa désormais « affectionnée cousine » !

Pendant qu’elle se posait ces questions, Condé, lui, ne se pressait pas. Il goûtait à nouveau le plaisir des acclamations que le peuple ne ménageait pas à celui qui, pour une bonne moitié de la France, ne cesserait jamais d’être autre que « le vainqueur de Rocroi ». Il y a comme cela dans l’Histoire des images qui ont la vie dure !

Parti en décembre ce fut seulement le 8 janvier que l’on atteignit Coulommiers afin d’y reconstituer tant bien que mal le ménage Longueville. Le vieux duc, plutôt grincheux à l’arrivée de sa belle épouse, ne put que s’incliner respectueusement devant celle qui se présentait, non comme une pécheresse repentie mais comme une sorte de mère de l’Eglise, affichant une grande âme aux aspirations célestes. C’est tout juste si elle ne lui proposa pas de recevoir ensemble, main dans la main, la Sainte Communion !

Enfin, tranquille de ce côté-là, Condé dirigea son cortège vers Châtillon en distribuant quelques recommandations : la duchesse s’apprêtait à les accueillir en personne et il s’agissait de lui faire oublier de quelle manière plus qu’inamicale on avait traité les gens du pays après la bataille de Bléneau.

Le 12 on fut à destination et, tandis que l’escorte se répandait dans la ville, Condé accompagné d’un seul officier montait au château où Isabelle les reçut au seuil par une révérence aussitôt suivie d’un cri de joie en reconnaissant l’officier :

— François !

Déjà elle était dans ses bras, riant et pleurant à la fois, bouleversée de bonheur de le voir là, bien vivant, alors qu’elle le croyait au fond de quelque geôle attendant son jugement et son inévitable condamnation.

— Oh, Monseigneur ! Quelle belle joie vous me donnez ! Comment avez-vous fait ?

— Si j’avais su que tu me volerais l’accueil que j’étais en droit d’attendre, je t’aurais laissé dans la cour ! bougonna Condé. Et maintenant cède-moi la place !

— Pardonnez-moi, Monseigneur, mais j’avais une telle crainte de ne plus le revoir ! Vous avez réussi un vrai miracle !

— Mais non ! Vous n’imaginiez pas, j’espère, qu’ayant négocié mon retour, je laisserais derrière moi mon meilleur capitaine ? D’ailleurs, en l’occurrence, je n’ai pas eu à me fatiguer ! Il était prisonnier de Turenne sous lequel il a combattu, souvenez-vous, et qui sait sa valeur. Il me l’a renvoyé sans attendre que je le lui demande !

— Le maréchal est vraiment un brave homme ! soupira Isabelle. Il faudra que je le remercie…

— Cela peut attendre ! Moi, pas !… Disparais, Bouteville, et va t’occuper des hommes ! Chez ta sœur tu es presque chez toi ! On se reverra au souper ! Quant à vous, ma mie…

Il n’en dit pas plus, l’enleva dans ses bras et se dirigea vers l’escalier en courant, ne s’arrêtant que dans la chambre d’Isabelle où il la déposa sur le lit avant de se redresser, se dépouilla de ses vêtements tandis qu’elle en faisait autant et se précipita sur elle :

— Dieu que tu es belle ! Plus belle encore que dans mon souvenir… Je ne vois pas ce que j’ai dit de si drôle ?

Elle venait, en effet, d’éclater de rire.

— Mon cher amour, expliqua-t-elle. Depuis aussi longtemps qu’il m’en souvienne vous m’avez dit exactement la même chose à chacun de nos revoirs !

— Vous devriez être satisfaite au lieu de rire bêtement ! Cela signifie seulement que le temps n’a pas de prise sur vous…

Mais il n’était plus en état de discourir et l’on n’entendit plus dans la chambre que le crépitement du feu dans la cheminée et les protestations du lit malmené par une charge furieuse… Quant à Isabelle, elle ronronnait…

On ne resta que quarante-huit heures à Châtillon où la duchesse traita ses « invités » avec la grâce souriante dont elle ne se départait jamais… ou si rarement. Les heures les plus obscures de la nuit étaient réservées à Condé mais, de jour, Isabelle veillait à ce que les revenants et leur double escorte – celle composée des anciens rebelles et celle envoyée par le Cardinal pour assurer leur sécurité – emportent un souvenir charmé de leur brève halte chez « Circé ». A commencer par François qui, lui, serait volontiers resté étant peu tenté d’affronter les rites de la repentance.

— J’aimerais tellement mieux séjourner auprès de vous à vivre comme autrefois dans notre Précy, chassant les jours de beau temps en solitaire, un chien sur les talons et passer les soirées les pieds sur les chenets à bavarder avec vous de tout et de rien, à lire ou à jouer aux échecs les jours de pluie…

— Je ne vous fais aucun reproche, petit frère, mais vous avez choisi de suivre le dieu de la guerre et, une guerre, cela se gagne ou cela se perd ! Ne devriez-vous pas vous estimer heureux de n’être obligé que de partir faire votre soumission au lieu…

— … d’être en route pour quelque prison et la perspective d’un échafaud drapé de noir ?

— Pourquoi n’être pas resté sous la houlette de M. de Turenne qui vous appréciait lui aussi ?

— Pourquoi n’êtes-vous pas devenue la maîtresse de Turenne au lieu de demeurer fidèle à notre Prince, riposta-t-il avec brutalité. A cette question il n’est qu’une réponse : parce que vous l’aimez comme je l’aime aussi mais pas de la même manière, voilà tout. Et je ne regrette rien ! Ce serait à refaire que je recommencerais !

— A l’exemple de notre père qui prenait plaisir à se battre en dépit des édits ?

— Si vous voulez !

Ils restèrent un moment à contempler le feu, François perdu dans une songerie amère si l’on en jugeait par l’expression de son visage si mobile. Finalement Isabelle demanda doucement :

— De quoi avez-vous peur, François ?

— D’être inutile ! Comme tout soldat de vocation quand il n’y a plus de guerres. Depuis le traité de Westphalie on n’a plus rien à attendre des princes allemands ! Quant aux Espagnols, alors que je refoule depuis sept ans une furieuse envie de leur tanner le cuir, ils vont devenir nos frères quand notre Roi aura épousé leur infante…

— N’allez pas plus vite que la musique ! Ce n’est pas encore fait !

— Mais cela se fera !

— Pas sûr !

François regarda sa sœur, ébahi :

— D’où le prenez-vous ?

— Dans les potins de Cour, petit frère ! Même si je n’y vis pas, je les connais ! Et ils disent que notre jeune souverain refuse d’épouser celle qu’on lui destine parce qu’il aime une des nièces du Cardinal !

— Une nièce de Mazarin sur le trône de France ? Alors que jadis un scandale a éclaté à l’annonce du mariage d’un Condé avec la nièce d’un autre cardinal qui était pourtant d’une autre dimension ? Allons donc ! Votre ragot de Cour, Isabelle, restera ce qu’il est : un courant d’air qui passe, et le Roi épousera l’infante ! Voilà des mois que Mazarin y travaille et il est tenace, le bougre ! Nous en avons fait l’expérience ! Conclusion : plus d’ennemis ! Et moi, il ne me restera bientôt plus qu’à raccrocher mon épée au manteau de la cheminée de Précy !

— Vous n’allez pas donner dans le pessimisme, François ? Je suis persuadée que notre cher Prince saura comment vous utiliser. Ou je me trompe, ou il ne vous laissera pas jouer les gentilshommes campagnards alors que vous n’avez pas trente ans…

— Dieu vous entende, Isabelle !

Et il alla rejoindre Condé qui l’appelait à tous les échos !

Restée seule, Isabelle s’accorda un moment de réflexion. Il lui venait bien une idée pour l’avenir de son frère : c’était de lui trouver un « grand établissement ». Ce qui lui permettrait d’occuper son temps autrement qu’en chassant la perdrix sur les modestes terres de son Précy natal. Mais où dénicher l’oiseau rare ? Ses goûts en matière de femmes étant plutôt raffinés et, en dépit de la bosse qui déformait son dos, son charme, son esprit, sa folle bravoure lui valaient de nombreux succès…

Mais à l’heure présente il était peut-être prématuré de songer au mariage tant que l’on ne saurait pas comment Leurs Majestés recevraient le repentir des rebelles.

Aussi ne fut-ce pas sans un serrement de cœur qu’elle reçut leurs adieux au matin de leur départ. S’il n’y avait eu que Leurs Majestés, elle se fût moins souciée mais, depuis la bataille menée contre l’abbé Basile, elle se méfiait de Mazarin comme de la peste. Pourtant l’un des officiers d’escorte qui vint dans les derniers prit sur lui de la rassurer :

— Veuillez me pardonner, madame la duchesse, si je me permets de vous donner un conseil. Dormez en paix ! Tout se passera à souhait. Je peux vous l’affirmer.

Elle le regarda avec étonnement parce qu’elle ne l’avait pas encore remarqué. Il en méritait pourtant la peine : de taille élevée, élégant, le cheveu et le teint bruns, l’œil vert et facilement moqueur, des dents magnifiques et un beau sourire qu’il ne ménagea pas :

— Surtout ne vous excusez pas si vous n’avez pas fait attention à moi. On passe aisément inaperçu lorsque Monsieur le Prince est là ! En particulier quand un frère aimé est auprès de lui ! Je suis le marquis de Vardes, capitaine des Cent-Suisses, et j’ai pour mission de veiller à ce que le voyage se déroule au mieux jusqu’à Aix.

Il eut droit, alors, à un sourire radieux. D’abord il l’apaisait et ensuite il y avait longtemps qu’un homme ne lui avait plu à ce point.

— Vous pensez vraiment que Leurs Majestés…

— … ont trop conscience de la valeur de ceux qui leur reviennent pour leur montrer quelque mécontentement que ce soit. On parle beaucoup du mariage du Roi avec l’infante Maria Teresa qui mettra fin à des années de guerre. Tous les Français doivent se retrouver autour de cet événement… Souffrez à présent que je m’éloigne, madame la duchesse…

— Vous vous êtes mis en retard pour me rassurer ! Je vous en remercie infiniment !

— Au retour m’accorderez-vous le privilège de venir vous saluer ?

— Naturellement ! Et vous me raconterez tout ?

— C’est juré !

Il courut rejoindre le cheval qu’un valet tenait par la bride. Isabelle le suivait des yeux avec un plaisir évident qui frappa Agathe venue lui apporter une écharpe supplémentaire car il faisait plutôt frais.

— Il y a longtemps que je n’ai vu madame la duchesse regarder quelqu’un de cette façon, murmura-t-elle. Le beau capitaine aurait-il l’heur de lui plaire ?

— Pourquoi non ? Il est charmant n’est-ce pas ?

— Oh, on ne peut pas dire le contraire !

Elle n’ajouta pas qu’il serait temps que sa maîtresse s’intéressât à un autre homme que Monsieur le Prince ! Il encombrait sa vie depuis des années sans qu’elle en retire du bonheur et il n’y avait aucune raison que cela change parce que Condé, son arrogance et son affreux caractère ne changeraient jamais !

Le 27 janvier à cinq heures du soir on arrivait à Aix-en-Provence. Le Roi logeait à l’hôtel de Châteaurenard contigu à l’hôtel de Régusse que l’on avait percé pour avoir plus de place. La Reine était à l’archevêché et Mazarin à l’hôtel d’Oppède. On avait préparé pour Condé et pour les siens l’hôtel de Séguiran – aujourd’hui d’Albertas –, mais le Cardinal avait décidé qu’ils logeraient chez lui où il offrait outre un appartement la table, un carrosse, six pages et douze valets de pied. On l’y conduisit d’abord pour se rafraîchir, et aussitôt après à l’archevêché où le Roi avait rejoint sa mère.

Afin de préserver plus ou moins l’intraitable orgueil du revenant, trois personnes seulement – le Roi, la Reine mère et Monsieur – devaient être témoins d’un repentir aussi retentissant. Même Mademoiselle, l’héroïne de la Bastille, qui brûlait d’apporter son soutien à celui qu’elle ne désespérait toujours pas d’épouser, ne put se faire admettre et, comme elle y mettait trop d’insistance, la Reine la chassa purement et simplement. Elle dut se contenter d’envoyer un mot à son allié.

En pénétrant dans la salle où il était attendu, Condé se dirigea vers le Roi, fit trois génuflexions puis resta à genoux… et demanda pardon !

Son orgueil au supplice, il était blême et tendu comme une corde d’arc. Son petit discours ne dura guère – le « temps de deux Pater » – encore qu’à la fin sa voix s’étranglât.

Louis XIV vint alors à lui, le releva pour qu’il salue sa mère et Monsieur, après quoi une brève conversation s’engagea entre eux. Enfin Condé se retira. Il eut ensuite un entretien « des plus aimables » avec le Cardinal puis reçut ses lettres d’abolition. Sur ce il alla rendre visite à Monsieur seul. L’oncle du Roi était manifestement malade et, de cet ancien allié, Condé se devait au moins de prendre des nouvelles.

Le lendemain, le Roi entendit la messe à Saint- Sauveur. A la sortie, Condé lui présenta François de Montmorency-Bouteville et deux ou trois autres rebelles de moindre importance. Ils furent reçus aimablement, surtout François dont la réputation était établie. Anne d’Autriche leur dit :

— Je pense que ces messieurs sont bien aises d’être ici. Quant à vous, monsieur (s’adressant à Condé !), je vous assure que je vous ai voulu bien du mal et vous me ferez la justice d’avouer que j’avais raison !

Quelques jours plus tard, Condé et les siens reprenaient le chemin de Paris. Ce fut en cours de route qu’ils apprirent que Monsieur venait de mourir.

Son titre ne resta pas longtemps vacant. De même qu’à la mort d’un roi français le héraut criait : « Le Roi est mort, vive le Roi ! » on pouvait en dire tout autant de Monsieur. Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, défunt, son titre se transmit aussitôt au frère cadet de Louis XIV, Philippe duc d’Anjou, petit jeune homme joli comme une fille chez qui l’on avait sciemment développé le goût de la toilette et des joyaux sans oublier les beaux garçons. Il adorait sa mère, un peu moins son royal frère dont il avait éprouvé à plusieurs reprises les coups de colère et se déclara fort aise que l’on reprenne le chemin du Pays basque où l’on préparait le mariage du Roi, tandis que leur oncle s’en allait vers sa dernière demeure suivi de sa fille pas autrement triste puisque Condé remontait lui aussi vers Paris… et sans passer par Châtillon. Il alla s’établir dans son château de Saint-Maur où il resterait jusqu’au retour du Roi et de la Cour : ayant été pardonné avec une discrétion si apaisante pour son orgueil, il ne voulait pas risquer de susciter chez les Parisiens l’une de ces réactions – bonnes ou mauvaises ! – dont sa présence lui avait donné l’habitude. En outre, il brûlait d’envie de retrouver son beau Chantilly mais n’osait pas s’y rendre avant d’en avoir reçu l’autorisation.

En attendant, il écrivit à la future Reine de France une lettre aux termes de laquelle commençait à se dessiner le personnage de parfait courtisan dans le rôle duquel il se glisserait bientôt sous l’œil tout de même un peu surpris d’Isabelle. Il déclarait en effet à l’infante « qu’il [prenait] part plus que personne à la joie que tous les Français [devaient] avoir de son mariage avec le Roi comme du plus grand bonheur dont le Ciel les avait jamais comblés ». Puis il protestait « de son admiration pour ses qualités incomparables » et de sa « vénération pour celle que la France [devait] avoir pour Reine… ».

Car, cette fois, la cause était entendue et le mariage décidé en dépit des réticences et des pleurs de Louis XIV. Mazarin dont l’événement couronnerait les efforts avait enfin réussi à faire entendre raison à sa nièce comme à son amoureux. Il avait menacé l’un d’abandonner ses fonctions et de repartir pour l’Italie en emmenant sa nièce, et l’autre d’aimer mieux la tuer plutôt que de la laisser détruire son œuvre en se faisant épouser… Le premier gagna Saint-Jean-de-Luz en versant des torrents de larmes… et d’encre tandis que la seconde partait contempler l’Atlantique du haut des remparts de Brouage, en Vendée, où il n’y avait rien d’autre à faire… en versant elle aussi des torrents de larmes !

La conclusion arriva le 9 juin 1660. Sous un soleil éclatant, le Roi, revêtu de drap d’or voilé d’une fine dentelle noire, épousait dans l’église de la ville une petite infante blonde, toute de satin blanc brodé d’or et long manteau de velours fleurdelysé dont le jeune visage rayonnait déjà d’un amour qui, jusqu’à l’heure dernière, ne se démentirait jamais, si lourde que soit la couronne qu’on lui poserait sur la tête.

Sans trop savoir pourquoi Isabelle pria pour elle ce jour-là. Elle ne la connaissait pas sinon par ce que lui en avait appris Mme de Brienne dont le défunt époux avait été, un temps, ambassadeur à Madrid : les princesses espagnoles étaient élevées en vase clos, du genre du gynécée grec ou mieux encore du térem russe. Elles ne sortaient guère que pour visiter des couvents, assister à des processions, à quelques corridas, parfois participer à la chasse si elles étaient bonnes cavalières et à des autodafés quand elles avaient le cœur solidement accroché… et encore ! Comment cette infante que l’on disait douce et timide s’accommoderait-elle des excès en tout genre de la cour de France ? Elle devait par la suite apprendre de la Grande Mademoiselle avec qui elle finit par s’entendre assez bien – et comprendre par elle-même quand elle eut été présentée à Marie-Thérèse – que celle-ci, tombée profondément amoureuse de son époux, subirait sans un mot de reproche le voisinage encombrant de ses maîtresses, avec pour seule consolation les nuits qu’il lui accordait, la chasse – elle était une remarquable cavalière –, le chocolat qui lui gâtait les dents mais dont elle buvait plusieurs tasses par jour et enfin les fortes émotions du jeu qu’elle avait découvertes presque dès son arrivée où elle se donnait avec ardeur. Plus, heureusement, l’amour qu’elle portait à ses enfants !…

Cette inquiétude au sujet d’une jeune fille qu’elle ne connaissait pas amusait Mme de Brienne :

— On dirait que vous vous souciez moins de Monsieur le Prince et de votre frère !

— Je ne crois pas qu’ils aient tellement besoin de moi ! Monsieur le Prince a recouvré son cher Chantilly que le Roi avait confié à M. et Mme de Saint-Simon qu’ils viennent de déloger. Naturellement mon frère ne le quitte pas d’une semelle.

— Sans se soucier de ce qu’il va devenir ?

— Condé, à force de palabres, a récupéré la totalité de ses biens, François aussi !

— A la différence près qu’ils ne sont guère comparables ! Chantilly, des millions d’un côté, et de l’autre Précy qui est toujours à votre mère… sans oublier une absolution dont il doit s’estimer « heureux » puisqu’il n’est plus menacé de mort ! Mais admettez que ce n’est pas beaucoup pour un homme de sa valeur. Il a autant de talent que Condé à ce qu’en disent ceux qui le connaissent ou seulement ceux qui ont combattu sous ses ordres et il va devoir, à trente ans, raccrocher son épée au manteau de la cheminée de Précy, sans solde, sans fortune ?

— Monsieur le Prince s’en occupera, j’en suis certaine !

— Ne le soyez pas trop ! Monsieur le Prince passe pour être près de ses sous, mais surtout il a auprès de lui madame sa sœur qui tourne à la dévotion à l’égal de son frère à la courtisanerie… Et surtout il ne vit plus que pour son Chantilly et son fils, sans se soucier de sa femme ! Et il pense sans doute garder son jeune ami et meilleur élève auprès de lui…

— A commander les gardes du domaine, à regarder pousser les pâquerettes et à jouer aux échecs ? s’indigna Isabelle. Ma bonne amie, vous avez raison de me prévenir. J’étais si heureuse du dénouement favorable de nos misères que je ne me rendais pas compte ! Et je sais ce qu’il faut à François !

— Et quoi donc ?

— Un mariage qui lui rende son rang. C’est un Montmorency, que diable ! Cela ne devrait pas poser tant de difficultés.

— Je ne suis pas convaincue qu’il accepterait. Et puis le Roi peut refuser son consentement.

— A quel titre, mon Dieu ? Ce serait de la méchanceté pure !

— De la rancune plutôt… Vous n’étiez pas comme moi proche de la Reine, de ses colères et de ses humiliations dont son fils prenait une part non négligeable. Il sera un souverain qu’il faudra redouter et je m’étonne encore, si vous voulez le fond de ma pensée, que Monsieur le Prince s’en tire à si bon compte !

— Peut-être mais en ce cas il serait normal que mon frère en profite ! Il lui a sacrifié sa fortune, son avenir, jusqu’à sa réputation et même son honneur qu’il eût volontiers laissé avec sa tête sur le billot ! Il faut que je lui rende ce qu’il a perdu. Il est temps que je m’en occupe !

Et là-dessus elle commanda ses chevaux et fila droit sur Chantilly où elle trouva Condé un chapeau de paille sur la tête, environné d’une nuée de jardiniers et une longue canne à la main dont il se servait pour indiquer tel ou tel point de ses jardins. L’entrée en scène d’Isabelle parut le ravir et il s’avança vivement vers le carrosse pour l’aider à descendre :

— Ma chère Isabelle, s’écria-t-il en levant les bras au ciel. Mais quelle heureuse idée de venir me surprendre ! Nous dînerons ensemble et puis…

— … Et puis rien ! Je suis venue vous parler d’une affaire grave… et qui me tient à cœur !

Il fit une affreuse grimace :

— Oh non ! Pas d’affaire grave ! Pas de soucis quand il fait si beau, que l’air est rempli de senteurs si suaves… et que vous êtes si belle !

— Laissez-moi de côté et respirez autant que vous voudrez. C’est de mon frère dont je veux vous entretenir. Il n’est pas dans les parages, au moins ?

— Non. Il est parti chasser comme cela lui arrive souvent ces temps-ci. On ne le reverra pas avant ce soir !

— Tant mieux ! Sa présence me gênerait pour ce que j’ai à dire.

— Bon ! Allons nous asseoir sous cette tonnelle que vous voyez là. Le temps humide que nous avons aujourd’hui me rappelle d’anciennes blessures !

Elle lui jeta un regard surpris. Il parlait tel un vieillard alors qu’il n’avait pas quarante ans ! Il est vrai qu’à plusieurs reprises sa santé avait donné de lourdes inquiétudes à ses amis… à commencer par elle-même. A moins qu’il ne fût dans l’une de ces périodes où il désirait qu’on le plaigne ! Des sièges de jardin étaient disposés sous ladite tonnelle et l’on s’y installa. Condé eut un soupir de soulagement, comme s’il avait couru le marathon.

— Alors, ma belle ! Que voulez-vous savoir ?

— Ce que vous avez l’intention de faire de François.

— Comment l’entendez-vous ?

— Exactement comme je le dis ! Et pardon si la vérité vous déplaît ! François n’a pas trente ans et sur ces trente ans il vous en a consacré au moins quinze…

— Ah, c’est mon meilleur élève et j’en suis fier !

— Du train où vous y allez cela ne devrait pas durer ! Vous voilà non seulement pardonné mais encensé, couvert de bienfaits et de nouveau en possession de vos biens et fortune… Lui, il n’est autorisé qu’à chasser le lapin ou la perdrix sur vos terres ! Brillant avenir !

— Vous venez de le dire vous-même, il n’a pas trente ans, grogna-t-il en reniflant. Il a toute la vie pour se faire une carrière, voyons !

— Parce qu’il doit se la construire seul maintenant ? Voilà des années qu’il vous a mis au pinacle ! Il a accepté le pire pour vous suivre : l’exil, la trahison – car vous l’avez entraîné à être traître à sa patrie –, condamné par contumace. Il vous aurait suivi au supplice en chantant, heureux de mourir avec vous ! Ce qui n’aurait pas manqué si Richelieu avait encore été de ce monde ! N’importe, contre celui-là, vous n’auriez pas pesé lourd, tout prince de Condé que vous soyez… en admettant que vous ayez eu l’audace d’entrer en révolte contre lui. Mazarin, lui, est d’un autre bois. J’en sais quelque chose moi qui me suis quasiment battue avec lui…

Le ton montait. Condé tenta de l’apaiser :

— Mais voyons, Isabelle, quelle mouche vous pique ? Vous m’arrivez, sans crier gare, fumante d’indignation… et je n’ai pas encore compris pourquoi.

— Si vous n’étiez pas le fils de votre merveilleuse mère, je dirais que vous êtes idiot… ou que vous faites semblant ! Alors je répète ma question : qu’avez-vous l’intention de faire de François Henri de Montmorency-Bouteville ? Votre jardinier en chef ?

— Nullement… Attendez seulement que revienne la saison des combats !

— Contre qui ? Le Roi à l’heure que nous vivons est en train d’épouser son infante ; l’Angleterre nous est attachée par des liens d’amitié que je crois sincères ; l’Empereur a d’autres chats à fouetter ; les princes allemands nous sont plus ou moins alliés. Voulez-vous m’expliquer contre qui nous allons en découdre ? Le Grand Turc ?

— Il est vrai que la période serait plutôt à l’apaisement…

Puis, voyant un éclair annonciateur d’orage s’allumer dans les yeux sombres de sa maîtresse, il tendit la main pour prendre la sienne :

— Si au lieu de me chercher querelle quand j’éprouve toujours tant de bonheur à être auprès de vous, vous me disiez clairement ce que vous voulez ?

— Que mon frère ait autre chose à s’occuper que courir sus à votre gibier, que c’est un Montmorency, le dernier et le meilleur de tous très certainement et qu’il lui faut un état digne de lui !

— Ah, si j’étais le Roi il serait maréchal de France à l’instant !

— Décidément vous ne voulez pas comprendre. Dois-je vous rappeler quelles ont été vos bontés pour moi ? Si je suis duchesse de Châtillon c’est bien grâce à vous… ou bien avez-vous oublié l’aventure quasi burlesque de mon mariage ?

Condé éclata de rire :

— Vous ne pouviez pas le dire plus tôt ? Que de circonvolutions, Seigneur, pour que je comprenne que vous voulez marier votre cher petit frère ! C’est ça, non ?

— Oui ! Et pas avec n’importe qui !

— Cela va de soi. Malheureusement il est difficile… même s’il est loin d’être beau !…

— Vous n’êtes pas Adonis vous non plus ! Mais vous avez du charme, comme lui et j’en sais quelque chose. A l’exception de mon mariage voilà des années que, par personne interposée, vous me pourrissez l’existence, Monseigneur. Mais laissons la beauté de côté. Il devrait être sensible à un grand état !

— J’ai peut-être une idée…

— Vrai ? Laquelle ? Dites-moi vite ! s’écria Isabelle, soudain surexcitée au point d’en battre les mains comme une petite fille.

— Ma foi non ! Ça vous apprendra à être polie !

— Moi, j’ai été impolie ?

— Vous croyez que c’est agréable de s’entendre dire qu’on est laid ? Et par la femme qui prétend vous aimer en plus ?

— Je ne prétends rien ! Je vous aime… et maintenant dites-moi !…

— Que nenni ! Vous pourriez être déçue si l’affaire ne marchait pas. Donc, vous attendrez… et moi aussi !

— Je déteste attendre, bougonna-t-elle.

— Moi itou, ma chère… à moins que nous ne patientions de concert.

Il avait rapproché son siège, prenait sa main qu’il portait à ses lèvres d’une façon significative et Isabelle ne s’y trompa pas. Elle éclata de rire :

— Voyons, Monseigneur. Pas ici où mon frère pourrait nous surprendre ! Venez plutôt souper avec moi ce soir !

— Vous êtes à Mello, j’espère ?

— Naturellement. Vous avez peur de Paris maintenant ?

— Par cette chaleur ce doit être infernal ! D’ailleurs, demain je pars pour Fontainebleau où la Cour, retour de Saint-Jean-de-Luz, va passer quelques jours avant la joyeuse entrée de la nouvelle Reine à Paris. Vous y allez aussi, je suppose ?

N’ayant pas été invitée – ce qui l’agaçait passablement ! – Isabelle releva son joli nez pour cacher une grimace :

— Mon Dieu, non ! J’aurai l’honneur d’être présentée en même temps que Paris. Je dois prendre place à la tribune de la Reine mère que l’on va installer aux balcons de l’hôtel de Beauvais, rue Saint-Antoine.

— Ce bon Mazarin ne doit pas avoir envie de vous voir de sitôt ! Vous êtes une sorte de reproche vivant après ce que lui et son maître espion vous ont fait endurer !

— Je n’ai pas encore renoncé à lui rendre la monnaie de sa pièce !

— Inutile de vous hâter ! Sa santé n’est pas des meilleures à ce que l’on dit. Ses interminables palabres en Pays basque avec don Luis de Haro l’auraient épuisé… Je vous en écrirai des nouvelles de Fontainebleau quand je l’aurai revu… A ce soir ?

Si Condé pensait garder pour lui seul l’idée qui lui était venue touchant l’avenir de François, c’est qu’il connaissait mal Isabelle. N’ignorant pas le côté brouillon de son Prince, elle voulut s’assurer de l’intérêt de la question et se marchanda tel un marchand de tapis, fermement décidée à ne s’abandonner qu’une fois renseignée.

Autant le dire tout de suite, Condé fut, cette nuit-là, comblé d’amour. C’est que ladite idée était non seulement bonne mais géniale. Elle tendait à changer le comte de Bouteville en duc, pair et même prince !

Appartenant à la puissante famille de Clermont, le duché-pairie de Piney-Luxembourg avait pour héritière Marie-Louise de Clermont-Tonnerre, demoiselle de Brantes. Or, celle-ci avait pris le voile et ne pouvait donc avoir accès à l’héritage qui restait en souffrance.

— Il faudrait, expliqua Condé, trouver un moyen de le transmettre à sa sœur cadette Madeleine-Charlotte, unique héritière après elle.

— Puisqu’elle est nonne, cela ne devrait pas causer d’énormes difficultés ? Au fond d’un couvent, elle doit se soucier comme d’une guigne d’un duché. Alors pourquoi ne pas l’abandonner à sa sœur ?

— Parce qu’elle la déteste et ne veut pas la voir se pavaner à la Cour tandis qu’elle-même débite des patenôtres à longueur de journée…

— Qui l’y oblige ?

— Elle est laide et elle le sait ! Oh, elle n’a pas manqué de prétendants mais elle n’était pas sûre de savoir à quoi s’adressait leur empressement !…

— Et la sœur est comment ? Aussi repoussante ?

— Nettement moins ! S’il l’épousait, Bouteville ne serait pas obligé de lui mettre un oreiller sur la figure avant de lui présenter ses hommages… Lui non plus n’est pas un Apollon ! Et puis, un duché, cela mérite un léger effort !

— Entièrement d’accord ! Reste à savoir en usant de quelle magie vous pensez convaincre la nonne en question !

— J’ai une ou deux idées dont nous parlerons en temps voulu. Mais je dois, au préalable, écrire au pape ! Il faut une dispense spéciale pour relever Marie-Louise de ses vœux perpétuels…

— Qui vous dit qu’une fois libérée elle ne voudra pas épouser elle-même mon François ?

— Parce qu’on lui offrira beaucoup mieux…

Isabelle sauta au plafond :

— Beaucoup mieux ? Je comprends de moins en moins !

— Dieu, que vous êtes agaçante et tâchez de m’écouter cinq minutes sans exploser ! Une fois défroquée, on pourrait lui offrir une place de dame du palais de la Reine, les titre et rang de princesse et la faveur d’un tabouret à la Cour…

— … et elle se hâtera de se trouver un époux plus riche que mon frère !

— Je pensais vous avoir demandé cinq minutes ! clama Condé, furieux. Laissez-moi aller jusqu’au bout de ma phrase ! Elle n’obtiendra cet établissement mirifique que si elle accepte de devenir chanoinesse du chapitre de Poussay. Ce qui interdit le mariage ! Et maintenant que pensez-vous de mon idée ?

— Qu’exposée de la sorte c’est merveilleux à entendre. Parviendrez-vous seulement à la réaliser. Mais… le pape ?

— Je lui écris dès demain !

— Pourquoi pas dès ce soir ?

— Parce que ce soir, j’estime avoir mérité un début de récompense ! Et je vous rappelle que mon courrier parti, je dois rejoindre la Cour à Fontainebleau afin de démontrer quel bon courtisan je suis en train de devenir !

Il l’avait extirpée de son siège pour la prendre dans ses bras. Entre deux baisers elle protesta :

— N’exagérez pas tout de même ! Ce terme de courtisan vous va si mal !

— Peut-être mais ce n’est pas le moment de jouer les difficiles. N’oubliez pas que notre bel échafaudage s’effondrerait si notre jeune Roi venait à s’y opposer ! Qui veut la fin veut les moyens mais je ne vous cacherai pas mon urgent besoin de vos encouragements.

Isabelle ne les lui ménagea pas…

Le jeudi 26 août 1660, le nouveau couple qui avait quitté Fontainebleau la veille et couché à Vincennes prit place sur un double trône abrité de soie fleurdelysée à crépines d’or que l’on avait érigé sur un vaste espace herbu et un peu en élévation, situé à mi-chemin environ du château et de la porte Saint-Antoine2. Tous deux vêtus avec magnificence mais, pour ce jour où Paris allait découvrir sa Reine, Louis avait volontairement atténué son propre éclat pour laisser la vedette à Marie-Thérèse.

Celle-ci portait une robe de satin noir mais tellement enrichie de perles et de pierres précieuses que l’on n’en voyait pratiquement plus la couleur. Des diamants scintillaient sur sa gorge naissante, à ses oreilles, ses bras, ses petites mains et sur sa chevelure coiffée assez lâche pour que l’on pût admirer sa blondeur dorée, la couronne royale étincelait de mille feux dans le soleil du matin. Louis se contentait d’un habit entièrement brodé d’argent et d’un seul diamant à son chapeau sous un piquet d’aigrette et de plumes blanches.

Ils reçurent alors l’hommage des corps constitués puis subirent avec patience le discours du chancelier Séguier, drapé d’or de la tête aux pieds et qui croyait dur comme fer que ce jour était aussi celui de son triomphe. Ce n’était plus un secret pour personne que Mazarin s’approchait de sa fin et Séguier estimait que le rôle de Premier ministre lui revenait de droit. Enfin le cortège qui devait ramener les souverains au Louvre put s’ébranler et, tandis que Marie-Thérèse prenait place dans un « char plus beau que celui que l’on donne faussement au soleil », son époux enfourchait avec une visible satisfaction un magnifique cheval bai-brun qu’il fit voltiger élégamment sous les acclamations.

A la suite du Roi, escorté du grand chambellan, du capitaine des gardes du corps et de vingt-quatre archers de la garde écossaise, Monsieur, frère du Roi, marchait puis, derrière lui, les trois princes du sang : Condé, son fils le jeune duc d’Enghien, et son frère le prince de Conti… marié depuis peu à une nièce de Mazarin.

Comme elle le supposait, Isabelle, sur l’invitation d’Anne d’Autriche, prit place dans la tribune que composaient, sur la rue Saint-Antoine, les balcons tendus de velours pourpre et d’or de l’hôtel de Beauvais. Les plus grandes dames, princesses et duchesses, s’y tenaient autour de deux balcons centraux où la Reine mère trônait auprès de la Reine Henriette-Marie d’Angleterre et de sa fille, la petite princesse Henriette. L’autre était réservé à Mazarin, dont les moires cardinalices et les diamants accentuaient le teint cadavérique, installé là en compagnie de don Luis de Haro et de plusieurs ambassadeurs.

En venant saluer les Reines, Isabelle était légèrement inquiète. C’était la première fois qu’elle revoyait Anne d’Autriche depuis les troubles mais celle-ci lui réserva l’accueil le plus charmant :

— Soyez la très bienvenue, duchesse ! Je n’ignore pas les peines infinies que vous avez prises pour ramener la paix en France ainsi que le plus valeureux de ses soldats à la position qu’il n’aurait jamais dû quitter ! Nous vous reverrons toujours avec plaisir !

— Heureusement, ajouta Henriette-Marie, que vous ne vous êtes pas laissé entraîner en Angleterre par les folies de mon fils quand il n’était qu’un prince errant. Vos belles qualités d’ambassadrice eussent été perdues dans nos brumes anglaises.

— Outre que je n’étais pas digne d’un tel honneur, Votre Majesté, il me semble qu’il ne me sera jamais possible de renoncer à la France et j’admire profondément Votre Majesté d’avoir porté avec tant de grandeur la couronne d’Angleterre. Il est vrai qu’être la fille de notre regretté Roi Henri le quatrième l’y prédisposait.

Elle s’en fut ensuite rejoindre à l’un des balcons la duchesse de Navailles, la duchesse de Créqui et Mme de Motteville qui, pour n’être pas duchesse, devait à son rôle de confidente de la Reine mère d’être considérée au moins comme telle. Isabelle avait d’ailleurs toujours eu d’excellentes relations avec elle et n’hésita pas à poser la question qui la tracassait :

— Je ne vois ni ma cousine de Longueville ni l’épouse de Monsieur le Prince ? N’ont-elles pas été conviées ?

— Vous devriez le savoir mieux que moi ! En fait, le bruit court que Mme de Condé relève une fois de plus d’une mauvaise couche et que la duchesse de Longueville qui fait retraite chez les dames du Carmel ne se juge pas encore assez forte pour replonger dans les miasmes de la Cour. Vous devez savoir mieux que quiconque qu’elle changerait volontiers son célèbre casque à plumes blanches contre une auréole ?

Isabelle voulait seulement connaître la version officielle sachant grâce à Condé lui-même qu’Anne-Geneviève, si elle condescendait à retourner à la Cour, entendait y être invitée seule et qu’en ce qui concernait Claire-Clémence, Condé lui avait interdit formellement de se rendre à l’invitation royale.

Depuis plusieurs mois, elle développait une fâcheuse tendance à vanter ses exploits bordelais en traînant Mazarin dans la boue, ce qui n’était vraiment plus au goût du jour. Surtout s’agissant d’un homme dont les jours étaient désormais comptés !

Le Cardinal ne s’illusionnait guère sur cette cruelle réalité et ses serviteurs pouvaient le voir, quand il était seul chez lui, le soir, parcourir lentement, une canne à la main, l’une ou l’autre des différentes pièces de son palais-musée, s’arrêtant devant telle statue grecque, tel tableau portant une signature illustre, telle pièce d’orfèvrerie, ou tel écrin de joyaux – les diamants en particulier qui le fascinaient et dont il possédait quelques- uns des plus beaux du monde. Ceux-là, il les caressait indéfiniment et l’on pouvait alors l’entendre soupirer à fendre l’âme. Il leur disait adieu sans cacher le déchirement intérieur qu’il en éprouvait.

— Toutes les splendeurs de l’univers ne sont rien auprès de celles du Paradis ! glissait son confesseur dans l’espoir de remonter un peu ce moral déprimé, mais le malade n’en soupirait que plus fort :

— Vous avez sans doute raison, mon père, mais je ne suis pas certain d’être invité à siéger parmi les élus ! répondait-il.

Et de soupirer de plus belle…

Aussi, sentant l’heure fatale approcher, avait-il décidé de donner dans son palais une fête qu’il voulait mémorable. Ensuite, il s’en irait attendre le plaisir de Dieu dans son appartement du sévère château de Vincennes. Le prétexte en était le dernier succès diplomatique du Cardinal : il venait de conclure le prochain mariage du jeune Monsieur, frère du Roi, avec la jeune princesse Henriette d’Angleterre où régnait à présent l’aimable Charles II, cousin germain de Louis XIV, garantissant ainsi la paix au nord-ouest comme le mariage espagnol la garantissait au sud.

Cette ultime fête fut une réussite en tout point. Les comédiens de Monsieur menés par Molière qui était aussi leur auteur et le premier des interprètes y présentèrent deux comédies : L’Etourdi et Les Précieuses ridicules qui remportèrent un vif succès. Comme d’ailleurs le souper somptueux et le bal qui suivirent…

Ce soir-là, Anne d’Autriche présenta elle-même Isabelle à sa belle-fille :

— Je ne saurai trop vous conseiller d’appeler Mme de Châtillon lorsque vous vous sentez gagnée par la mélancolie, lui dit-elle. Je la crois capable de distraire la plus rechignée des douairières ! En outre elle joue de la guitare !

— Bien moins que mon frère, madame, osa répondre Isabelle. Il dispose de plus de temps qu’il ne lui en faut pour cultiver ce talent…

— Bah ! Un peu de pénitence ne lui fera pas de mal ! fit la Reine avec un demi-sourire. Il est bon, pour la paix des royaumes, que les épées restent sagement au fourreau. Que ne se marie-t-il ? Cela l’occuperait…

— Encore faut-il trouver l’âme sœur, soupira Isabelle qui avait encore dans les oreilles la réaction furieuse de François quand Condé s’était décidé à lui exposer son projet.

A la surprise du Prince, le jeune homme avait littéralement explosé :

— Je suis laid et je n’ai pas le sou ! Elle doit être singulièrement disgraciée celle qui, apportant fortune et titre, se contenterait de moi !

— Vos maîtresses ne semblent pas vous trouver déplaisant, avait protesté Condé, mécontent.

— L’odeur de la poudre sans doute ! Les belles montrent toujours une attirance pour le guerrier qui vient à elles encore tout fumant de la fureur des combats ! Rien à voir avec les hommages d’un gentilhomme campagnard fleurant le fumier et le crottin de cheval !…

— Depuis quand un Montmorency n’est-il plus qu’un simple gentilhomme ? s’était indignée Isabelle. Donnez-vous au moins la peine de rencontrer la demoiselle en question !

— Je n’en vois point l’utilité tant que la moniale qui détient les titres n’y aura pas renoncé ! Et je ne vois vraiment pas pourquoi elle le ferait !…

On en était resté là…



1 N’oublions pas qu’à cette époque Versailles n’était encore qu’un rendez-vous de chasse boueux auquel le jeune Roi ne pensait jamais !

2 Aujourd’hui place de la Nation.

8 La confidente

Que cela lui plût ou non, la Cour alla passer la fin de l’année à Vincennes et cela pour une bonne raison : Mazarin déclinait de jour en jour et avait décidé qu’il y mourrait. Le Roi qui le surveillait comme du lait sur le feu suivit et tous les autres après lui. Condé avait émigré à Saint-Maur pour ne pas perdre une miette de l’agonie de son ennemi juré… et être auprès du Roi qui cachait mal son impatience. Le règne – le vrai ! – à portée de sa main ! Enfin !

Par égard pour sa mère, qui ne cachait pas sa tristesse, il s’efforçait de dissimuler cette hâte en s’occupant du mariage franco-anglais décidé à Noël. La Reine Henriette-Marie et sa fille reparties pour Londres devaient revenir au printemps. Enfermée dans son hôtel parisien en compagnie de Mme de Brienne, Isabelle attendait les retours de Bastille que Condé, qui l’appréciait de plus en plus, chargeait de ses missions les plus délicates. C’est ainsi qu’après l’avoir envoyé à Rome il se faisait escorter par lui dans deux ou trois voyages dans l’est de la France. La fin du dernier l’amena chez Isabelle rayonnant de satisfaction :

— Voilà une affaire rondement menée ! J’ai la dispense papale et l’accord de notre si intéressante religieuse. J’avoue volontiers que je l’ai eu sans peine : la malheureuse s’ennuyait à périr dans ce couvent où elle était entrée sur je ne sais quel coup de tête. S’installer à la Cour avec rang de princesse l’enchante et elle est prête à céder ses droits à sa sœur…

— Et la sœur ?

— Elle demande à voir !

— A voir quoi ?

— Son prétendant, voyons !

— Le nom de Montmorency ne lui suffit pas ? explosa Isabelle, furieuse. Elle veut voir s’il a toutes ses dents comme s’il s’agissait d’acheter un cheval ?…

— Seigneur ! Moi qui voulais vous proposer d’accompagner François à Ligny ! Mais si vous le prenez ainsi, je vais continuer mon chemin de croix et l’emmener moi-même ! D’ailleurs vous êtes beaucoup trop belle pour lui plaire et avec votre fichu caractère nous allons au drame !

— Oh, cessez de proférer des sottises et répondez-moi ! Comment est-elle ?

— Pas mal ! Blonde, paisible et une expression… légèrement bovine… mais le château, lui, est superbe ! On ne peut plus ducal ! Il n’y manque ni les tours, ni les mâchicoulis, ni de vastes logis magnifiquement meublés ! François, lui, devrait être content ! Il aurait du mal à trouver mieux. Votre Châtillon est une taupinière en comparaison.

— Où est-ce au juste ?

— Dans le pays de Bar ! Les grandes villes les plus proches sont Nancy à environ seize lieues1, Metz à une vingtaine, Troyes à vingt-six et enfin Reims à une trentaine, vous autres filles, cela ne doit pas vous dire grand-chose ! conclut-il avec le sourire de faune qui donnait toujours à Isabelle l’envie de le battre…

Elle s’attendait à ce qu’il vienne la prendre dans ses bras mais il n’en fit rien :

— A la réflexion, j’y vais seul avec François et vous verrez ce que l’on vous ramènera !

Et sur ces fortes paroles, il partit au pas de charge !

On était alors le 6 mars. Or, à Vincennes, dans la nuit du 8 au 9, vers quatre heures du matin, le Roi dormait auprès de la Reine. Il fut réveillé par Pierrette Dufour, une des femmes de chambre de Marie-Thérèse qu’il avait chargée de le prévenir au cas où le Cardinal irait « plus mal ». Celui-ci avait exhalé son dernier soupir entre deux et trois heures. Sans éveiller son épouse, Louis se leva, s’habilla rapidement et gagna la chambre mortuaire où il découvrit le maréchal de Gramont qu’il embrassa en pleurant :

— Nous avons, lui murmura-t-il, perdu un bon ami !

Il ordonna le deuil en noir comme s’il avait été un membre de sa famille, pleura beaucoup au contraire de sa mère qui, elle, n’avait plus de larmes, puis quelques heures plus tard regagnait Paris où le Conseil des ministres était prévu pour le lendemain.

Derrière lui, le château de Vincennes se vida, abandonnant le défunt à la solitude de ceux dont on n’a plus rien à craindre ni à espérer.

La nouvelle se répandit telle une traînée de poudre enflammée, mais surtout, celle, incroyable, inouïe, qui la suivit presque aussitôt !

A sept heures du matin, donc, le 10 mars, le Conseil se réunissait au Louvre dans la salle qui lui était habituelle. Ministres et secrétaires d’Etat, ils étaient sept autour du chancelier Séguier, plus important que jamais et qui du haut de sa grandeur lançait des regards ironiques au surintendant Nicolas Fouquet qui les dédaignait franchement. Elégant à son habitude, tiré à quatre épingles en dépit de l’heure matinale, Fouquet était cependant plus distant qu’à l’accoutumée. Il contemplait, à travers la fenêtre, la Seine couverte d’une brume qui ne permettait pas d’apercevoir la rive gauche.

Le Roi vint, vêtu de noir et chacun, après l’avoir salué, se dirigea vers son siège pour y prendre place mais Louis resta debout, ce qui obligea les autres à en faire autant. Il se tourna d’abord vers le chancelier, laissant peser sur lui un regard sous lequel Séguier perdit toute sa superbe. Un regard de maître, et quand sa voix s’éleva, le ton, lui aussi, était nouveau.

— Monsieur, lui dit-il, je vous ai fait assembler avec mes ministres et mes secrétaires d’Etat pour vous dire que, jusqu’à présent, j’ai bien voulu laisser gouverner mes affaires par M. le Cardinal. Il est temps que je les gouverne moi-même. Vous m’aiderez de vos conseils quand je vous les demanderai. Hors le courant du Sceau auquel je ne prétends rien changer, je vous prie et je vous ordonne de ne rien sceller en commandement que par mes ordres et sans m’en avoir parlé à moins qu’un secrétaire d’Etat ne vous les porte de ma part ! Et vous, mes secrétaires d’Etat, je vous ordonne de ne rien signer, pas même une sauvegarde ou un passeport, sans mon commandement…

Il ajouta quelques ordres particuliers puis repartit, laissant le Conseil sous le choc. Séguier rentra chez lui et s’en fut se coucher pour se remettre. Quant à Fouquet il courut droit chez la Reine mère qui l’écouta en riant et haussa les épaules :

— Il veut faire le capable mais il aime trop les plaisirs ! Cette belle ardeur au travail ne durera pas…

Elle allait durer cinquante-quatre ans. Accablée de soucis, Anne d’Autriche n’avait pas vu grandir son fils et elle ignorait qu’il devait être un véritable bourreau de travail, que, de son siècle il ferait le Grand Siècle et prendrait pour emblème le soleil. De même, ils étaient peu nombreux ceux qui, à l’instar de la duchesse de Châtillon, avaient su déceler une menace dans le regard glacé d’un adolescent trop silencieux. Les choses se passaient exactement comme Isabelle les avait annoncées et quelques jours plus tard, le 17 mars, elle assista dans la chapelle du château de Ligny au mariage de son frère avec Madeleine-Charlotte de Clermont-Luxembourg, elle eut peine à retenir des larmes de joie ! François était sauvé ! Il avait à présent un avenir autre que tourner en rond interminablement dans les salles moroses d’un château silencieux.

Les accordailles s’étaient déroulées au mieux. Blonde, douce et plutôt timide, la fiancée de vingt-trois ans avait souri de façon spontanée à ce promis un brin de guingois qui, après l’avoir scrutée attentivement d’un œil critique, lui avait finalement rendu son sourire mais sur le mode moqueur :

— Par ma foi, si vous voulez bien vous accommoder de moi, madame la duchesse, je crois que nous devrions former un couple digne de continuer nos ancêtres respectifs ! Je ne suis pas beau, j’ai mauvais caractère, mais je fais en sorte de ne pas décevoir ceux qui me font l’honneur de m’accorder confiance et m’attacherai de toutes mes forces à défendre le nom que vous me confiez… et les enfants que vous aurez peut-être la bonté de m’offrir !

Isabelle retint un soupir de soulagement. Les deux familles étant réunies, elle avait béni le Ciel que Madeleine-Charlotte soit nettement plus agréable à regarder que son aînée et que celle-ci n’eût pas manifesté l’intention de renoncer aux biens offerts par Condé pour épouser elle-même. Celle-là était bâtie comme un lansquenet et Isabelle ne voyait pas son François s’attaquant à ce genre de forteresse sous les courtines du lit conjugal.

Mme de Bouteville et sa fille Valençay avaient embrassé de bon cœur celle qui devenait leur belle-fille et belle-sœur en souhaitant tout le bonheur du monde au nouveau couple avant qu’Isabelle et Condé ne referment sur lui les rideaux de la couche nuptiale.

Le lendemain la noce était d’excellente humeur à commencer par le marié, franchement rayonnant, quand un messager de la Cour vint lui remettre, genou en terre, les lettres patentes où le Roi confirmait le transfert à François de Montmorency-Bouteville, les titres et les biens des ducs de Luxembourg et de Piney.

— Il ne te reste plus qu’à prendre place dans l’Histoire en les couvrant de gloire à la première occasion ! lui dit Condé en l’embrassant.

— Avec l’aide de Dieu, je n’y manquerai pas ! répondit le nouveau duc avec une gravité inhabituelle.

Tandis que les félicitations pleuvaient, Condé s’approcha d’Isabelle qui se tenait à l’écart en contemplant la scène.

— Que vous voilà sérieuse, ma belle ? Vous pourriez au moins me dire si vous êtes satisfaite de moi !

— Si je ne l’étais, il faudrait que je sois difficile ! C’est un sauvetage que vous avez opéré, mon cher Prince, et j’espère que François saura vous en remercier !

— Encore votre manie de tout mettre à l’envers ! Je vous rappelle vos propres paroles : Bouteville n’a-t-il pas commencé en abandonnant patrie et aspirations de carrière pour me suivre jusque sur les pires chemins ? Pour la suite je suis tranquille, c’est un fin tacticien et les soldats l’adorent. Il deviendra au moins maréchal de France ! A présent, il faut songer à regagner Paris ! Nous avons un autre mariage qui nous attend.

En effet, la conclusion des derniers travaux de Mazarin allait illuminer Paris pour le mariage de Philippe de France, duc d’Orléans – autrement dit, Monsieur ! –, avec la princesse Henriette d’Angleterre, sa cousine, que l’on célébrerait à la fin du mois avec le faste que le Roi entendait donner à ce premier événement mondain de son règne. Le château de Ligny se vida en partie, laissant François faire plus ample connaissance avec sa nouvelle existence, sa femme, naturellement, mais aussi ses terres et ceux qui en avaient la charge, enfin l’étendue de sa nouvelle fortune, ce qui était fort agréable pour un garçon le plus souvent désargenté, surtout portant en lui le goût du faste et de la vie menée à grand train.

— Le temps de régler l’ordonnance de mes domaines à ma façon. D’apprendre aux gens d’ici qu’ils ont à présent un maître dévoué à une prospérité qui sera d’abord la sienne, de rendre leurs lustres à mes nouvelles demeures… et de mettre un enfant en route et je vous rejoins ! répondit-il à Isabelle un peu surprise par tant de hâte :

— Ne comptez-vous pas présenter la duchesse à la Cour ?

— Si fait !… Mais je ne l’y laisserai pas ! Ce n’est pas un pays pour elle… et je dois songer à reprendre ma place dans les armées du Roi !

— Pour quoi faire ? Il n’y a plus de guerres !

— Mais je compte qu’il en reviendra ! Je suis un soldat, moi ! Et j’entends rendre en gloire les bienfaits dont je suis l’objet2.

— Elle semble une bonne fille ! Vous pourriez me la confier !

— A vous qui avez si fort le goût de l’aventure ? Vous ne vous entendriez pas longtemps ! C’est une bonne petite femme tranquille et je n’ai aucune envie de la voir changer !

Isabelle s’interrogea un instant sur la façon dont elle devait prendre cela, examina l’idée de se mettre en colère, n’en fit rien mais, soudain traversée par une illumination :

— Me trompé-je ou auriez-vous dans l’idée de modeler votre existence sur celle de notre cher Condé ?

— A quoi pensez-vous ?

— Oh, c’est simple ! La quiétude ineffable de la campagne pour la duchesse et la vie de Cour la plus débridée pour vous ? Depuis combien de temps n’avons-nous rencontré la princesse de Condé ? Depuis l’espèce de campagne guerrière qu’elle a menée pendant la Fronde pour aider son époux dans ses entreprises hasardeuses, et c’est tout juste s’il lui permet de séjourner à Chantilly. Il fait élever près de lui son fils qui est en âge d’être confié aux hommes, ce qui est normal, et, pendant ce temps elle multiplie les fausses couches quand elle n’enterre pas un enfant qui n’a pas suffisamment de souffle pour grandir ! Résultat : le jeune Enghien est toujours fils unique puisque la petite Mlle de Bourbon est morte peu après le mariage du Roi ! Quelle existence, mon Dieu ! Est-ce celle que vous préparez à votre épouse ?

— A cette raison près que je veux des enfants normalement constitués et aussi nombreux que faire se peut ! Elevés dans l’air vivifiant de la campagne !

— … A condition que ladite campagne ne soit pas perpétuellement ravagée par le passage continuel d’une armée ou d’une autre !

Sans qu’Isabelle s’en rendît compte le ton était monté et la patience n’était pas la vertu première de François. Il répliqua sèchement :

— Je lui préfère cette vie-là à la vôtre… celle d’une poupée de Cour dans laquelle on s’étourdit quand on n’a pas d’enfants ! Et qui passe de mains en mains.

Elle crut d’abord avoir mal entendu, faillit lui demander de répéter puis accusa le coup :

— Je ne vous savais pas cruel, François ! Et que vous en usiez ainsi envers moi, je n’aurais jamais pu l’imaginer !

Puis, virant sur ses talons, elle rentra dans le château faire ses adieux à sa belle-sœur avant de rejoindre sa voiture prête au départ. Comme elle l’atteignait, elle rencontra Condé venu la saluer, éclatant de satisfaction :

— Vous êtes contente de moi, j’espère ? Nous avons fait du bon travail, n’est-ce pas ?

— Vous n’imaginez pas à quel point ! Moi non plus d’ailleurs ! Je pense à présent que, jusqu’à son heure dernière, M. le duc de Luxembourg n’a d’autre ambition que de vous ressembler en toutes choses !…

— C’est un reproche ?

— Non : une constatation !… Nous nous reverrons à Paris, Monseigneur ! Touche, Bastille ! J’ai hâte de rentrer…

Il enleva ses chevaux sans commentaire. Ce fut seulement quand on s’arrêta à Saint-Dizier pour reposer les chevaux qu’il osa faire observer à la duchesse qu’elle avait oublié Agathe de Ricous, sa femme de chambre, pensant ainsi susciter un éclat de rire. Il ne pouvait supporter ce visage ravagé par les larmes qu’elle avait jusque-là dissimulé derrière les mantelets tirés. Mais rien ne vint.

— Ce n’est pas grave ! dit-il doucement. Mme de Bouteville vous la ramènera…

Quinze jours plus tard, Mgr de Cosnac bénissait, dans la chapelle du Palais-Royal à Paris, l’union de Philippe d’Orléans et d’Henriette d’Angleterre dans l’atmosphère la plus aimable qui soit. Le marié, joli garçon un peu efféminé, avait vingt ans et demi. Il brillait de mille feux, tel un astre, sous un déluge de perles et de diamants au milieu de sa cour de jeunes et beaux gentilshommes – ses amis de cœur ! – assombris cependant par la présence de l’éblouissant duc de Buckingham, magnifique garçon qui ne prenait même pas la peine de dissimuler le chagrin que lui causait ce mariage. La petite Madame, âgée de dix-sept ans, était ravissante et jouissait visiblement de la surprise qu’elle avait créée lorsqu’elle était revenue en France, son frère, le roi Charles II, s’étant réinstallé sur le trône d’Angleterre et l’ayant reprise sous son aile.

En quelques mois l’adolescente mal dégrossie, anguleuse et sans grâce, s’était muée en une éblouissante jeune file au teint de fleurs, aux magnifiques yeux bleus sous des cheveux bruns et soyeux. Quant au sourire il était irrésistible et la première victime en fut… le Roi ! Celui-ci qui, un an plus tôt, raillait son frère d’épouser « les petits os des Saints Innocents » était visiblement sous le charme et le montrait. Résultat, les yeux de la jeune Reine Marie-Thérèse étaient gros de larmes qu’elle avait une peine infinie à retenir mais peu de personnes s’attardaient à ce détail et certainement pas l’inusable Loret qui écrivit alors, pensant peut-être arranger les choses :

Cette réciproque jeunesse

Et du prince et de la princesse,

Va rendre infiniment heureux

Ce couple royal d’amoureux

Jamais d’une amour mutuelle

L’apparence ne fut si belle !

En fait il exécuta bravement son travail de poète de Cour mais n’arrangea rien. Il fut vite évident que Monsieur était un jaloux – et de la pire espèce : de celle que suscite l’amour de soi-même – et que tout aussi malheureusement la jeune Madame appartenait à l’espèce des coquettes invétérées. Tant que l’on fut à Paris où Monsieur organisait sa propre cour, brillante et agitée, on ne s’en aperçut guère. Ce fut quand, au printemps, on rejoignit la famille royale à Fontainebleau que se dessinèrent de bien curieux bouleversements dans sa Carte de Tendre à laquelle Isabelle se trouva mêlée sans l’avoir cherché. Cela grâce au souvenir charmé qu’avaient gardé d’elle non seulement le roi Charles II mais aussi sa mère, la reine Henriette-Marie, qui lui était reconnaissante de ne pas s’être fait épouser par un romantique prince errant, alors que c’eût été des plus facile. Sa séduction naturelle, sa gaieté et son enjouement attirèrent la nouvelle duchesse d’Orléans qui s’attacha à elle et l’admit dans le cercle étroit de son intimité avec deux autres dames : la duchesse de Valentinois, née Gramont et sœur du séduisant comte de Guiche qui était alors l’ami de cœur du Monsieur, et Mme de La Fayette qui sera plus tard sa chroniqueuse. En accord parfait – pour une fois ! – avec Monsieur qui ne voulait autour de lui que des gens jeunes, beaux, spirituels afin que sa cour à lui prenne le pas sur celle de son royal frère. Ce qu’il réussit pleinement jusque dans le choix des filles d’honneur où brillaient Athénaïs de Tonnay-Charente, future marquise de Montespan, et plus modestement une certaine Louise de La Baume Le Blanc de La Vallière.

Rejoindre la Cour à Fontainebleau apporta donc à Isabelle un vrai soulagement. Elle éprouvait le besoin de s’étourdir après avoir découvert ce que son frère si tendrement aimé pensait d’elle au juste. Et cela n’avait pas été facile.

En rentrant de Ligny, elle avait commencé par s’enfermer durant deux jours pour pleurer le trop-plein de larmes de son cœur. Le seul témoin en avait été Mme de Brienne sa vieille amie qu’elle savait capable de tout comprendre, même parfois de tout expliquer, fût-ce l’inexplicable :

— J’espère, dit celle-ci après avoir réfléchi, que vous me pardonnerez si j’augmente un instant votre douleur avant d’essayer de lui trouver un onguent. Les chirurgiens appellent cette pratique : débrider la plaie…

— Que voulez-vous dire ?

— Que la véritable vénération inspirée à notre nouveau duc par son modèle le pousse à le vouloir copier point par point jusque dans la façon de conduire son ménage à la seule différence que Condé, souhaitant casser son mariage, redoutait d’avoir des enfants. Nanti à présent d’un beau titre et d’une fortune appréciable, votre frère dont l’unique rêve est de repartir en guerre estime inutile de s’encombrer de la sienne. Il va mener avec ses amis la vie fastueuse qui lui plaît, qui est maintenant à portée de sa main et qu’il n’entend pas partager. Pendant ce temps-là Madeleine-Charlotte peuplera son immense château d’une marmaille que son époux veut nombreuse. Il doit avoir dans l’idée de lui faire un marmot chaque année et je gagerai qu’elle ne quittera pas souvent Ligny !

— Je veux bien vous croire, mais pourquoi ce changement d’attitude à mon égard ?

— Afin qu’elle n’ait pas la tentation de vous prendre pour modèle !

— Mais enfin, je croyais qu’il m’aimait ?

— Je le croyais aussi. D’ailleurs cela ne signifie pas qu’il ne vous aime plus…

— Allons donc ! L’affection et le mépris ne font pas bon ménage ! Et je jurerais que mon cher petit frère me dédaigne. Bientôt peut-être me refusera-t-il sa porte !

Un sanglot étouffa le dernier mot. Il ne restait plus à sa vieille complice qu’à la prendre dans ses bras :

— Je vous ai prévenue que mes propos vous seraient douloureux mais quand on regarde les faits en face il est rare que l’on n’en tire pas la leçon, et vous êtes toujours la maîtresse de son dieu !

— Un dieu précocement sur le retour et en train de se muer en parfait courtisan ! Or nous n’avons plus de guerre pour lui rendre son lustre ! Combien de temps fascinera-t-il encore M. le duc de Luxembourg ?

— Vous pourriez avoir raison, poursuivit Mme de Brienne, songeuse. En ce cas, c’est à vous qu’il appartiendra de prendre le relais ! S’il est saisi par la folie des grandeurs, il faut lui damer le pion en devenant plus grande et plus puissante ! Peut-être qu’en forçant son admiration vous pourriez lui remettre la tête à l’endroit ?

— Je ne suis pas certaine d’en avoir vraiment envie ! Si François est atteint de ce mal…

— Oh, il n’y a aucun doute là-dessus.

La suite des événements allait le démontrer brillamment…

Les lettres patentes reçues par François au lendemain de ses noces devaient être enregistrées par le Parlement. Entouré de Condé et de son fils, il s’y présenta donc avec tout le cérémonial requis… mais en repartit furieux en jurant de ne plus jamais y remettre les pieds ! Promesse qu’il tint scrupuleusement. Que s’était-il donc passé ?

Simplement ceci : en s’apercevant qu’on lui attribuait le dix-huitième rang dans l’assemblée des ducs et pairs de France, François fit entendre une explosive indignation. Le dix-huitième rang alors qu’il devrait occuper le second ? Seul le duc d’Uzès, premier pair de France, devait le précéder et, comme le président s’étonnait de ce qui lui semblait une étrange prétention étant donné qu’il venait d’être intronisé, il riposta que les lettres du Roi en sa faveur n’avaient pas créé une « érection » (sic) nouvelle mais le substituaient aux lieux et places de ses prédécesseurs dont la pairie datait de 1581. Seule celle d’Uzès lui était donc antérieure.

Toutefois maîtrisant rapidement sa colère, le nouveau duc se contenta de réserver ses droits par une protestation tacite. Et ce fut le début de l’interminable procès de préséance qu’il soutiendrait sa vie durant contre les autres ducs et pairs. Procès discret dans les débuts mais qui se révèlerait singulièrement assourdissant quand l’éclat de ses victoires lui permettrait de réclamer haut et fort !

Quand elle l’apprit, l’événement fit sourire Isabelle mais c’était là affaires d’hommes qui ne la concernaient pas…

Incontestablement, l’entrée de Madame Henriette à Fontainebleau insufflait au vieux château de François Ier une vie nouvelle consacrée entièrement à la jeunesse et aux plaisirs. Non seulement le charme et la gaieté de la princesse secouèrent les dernières poussières des séjours précédents mais changèrent complètement les us et coutumes de la Cour. Il fut vite évident pour les regards observateurs d’Isabelle qu’au lieu de deux souveraines Fontainebleau en possédait trois dont la plus importante n’était certes pas celle qui portait la couronne.

Dès l’arrivée de Madame, la pauvre petite Marie-Thérèse se retrouva à l’écart sans autre refuge que les jupons de sa belle-mère. La véritable Reine dans ce joli printemps c’était Madame. Le Roi lui consacrait le temps qu’il ne donnait pas aux affaires de l’Etat et les quelques heures nocturnes – mais de plus en plus tardives ! – qu’il passait dans le lit de sa femme… Henriette était le centre – ô combien charmant ! – des fêtes, des promenades en forêt, des chasses, des baignades dans la Seine, des concerts et des comédies en plein air, le couple royal ce n’était plus Louis et Marie-Thérèse mais bien Louis et Henriette. Ils étaient le pôle d’attraction d’une jeunesse turbulente, débauchée, cruelle, libertine et volontiers rabelaisienne mais superbe et pleine de feu, et la Cour de France qui comptait alors moins de deux cents personnes ne semblait exister que par elle et pour elle… Les échos des violons et les fusées des feux d’artifice enchantaient les nuits du vieux palais où l’on ne dormait plus guère.

Cependant personne ne pouvait encore imaginer l’ébauche d’un roman : le Roi – c’était l’évidence même – s’ennuyait avec son épouse et, s’étant donné à tâche d’attirer à lui ceux qui composaient la joyeuse cour des Tuileries, il était normal qu’il privilégiât celle qui en était la si séduisante animatrice. En outre, Louis n’était pas la seule cible – du moins en apparence ! – de la coquetterie savante de Madame. Cela donna du grain à moudre à l’inusable jalousie de Monsieur qui commença par aller se plaindre au Roi de la présence obsédante du trop attrayant duc de Buckingham :

— Pourquoi s’attarde-t-il ici ? Son ambassade est achevée puisque j’ai épousé Madame. Alors qu’attend-il de plus ?

— Rien sans doute, sinon profiter d’un séjour agréable, des fêtes que nous donnons et…

— De continuer à courtiser ma femme à mon nez et à ma barbe ! Hier c’était une sérénade…

— … Que les dames ont applaudie et qui ne s’adressait pas particulièrement à Madame !

— Aujourd’hui il a emmené ma compagnie baigner à Valvins… en oubliant de m’inviter ! J’estime avoir plus que quiconque le droit de voir ma femme en chemise, sacrebleu !

— Gagnez-la de vitesse. Soyez au bord de l’eau avant lui et quand il arrivera tout le monde sera en train de barboter ! fit le Roi en riant mais redevint sérieux aussi vite : Allons, cessez de vous tourmenter ! Je vous donne raison ! Pour un ambassadeur ordinaire, dont d’ailleurs l’ambassade est terminée, je trouve qu’il s’attarde trop !

— Ah ! A vous aussi il porte sur les nerfs ?

— On peut l’exprimer ainsi ! Je n’aime pas que l’on s’attribue une première place injustifiée dans mes propres domaines. Afin de ménager mon cousin Charles d’Angleterre, je vais prier notre mère de lui écrire ce qu’il en est et il comprendra parfaitement. Buckingham sera rappelé à Londres, et on n’en parlera plus !

Anne d’Autriche accepta volontiers d’aider ses fils, d’autant que le bel Anglais lui rappelait son père – le seul homme peut-être qu’elle eût aimé avant Mazarin ! – et qu’elle lui avait marqué de l’amitié. Elle chapitra fort doucement le jeune homme qui s’avoua très amoureux de Madame mais accepta de rentrer chez lui pour ne pas devenir un brandon de discorde entre la France et l’Angleterre. Et Monsieur respira.

Pas pour longtemps !

Si Madame vit partir Buckingham avec un sang-froid exemplaire, c’est sans doute parce qu’un autre séducteur soupirait à ses pieds et un adorateur qui semblait lui plaire particulièrement : le beau comte de Guiche, fils du maréchal de Gramont et l’ami le plus cher de Monsieur son époux. Et il fut vite évident que Guiche brûlait d’une véritable passion pour la princesse. Une de ces passions qui ne regardent ni au rang ni aux circonstances. Et, naturellement, Monsieur s’en aperçut.

Il essaya d’abord la manière gentille mais, bientôt las de prêcher dans le désert, il explosa en reproches indignés qui se déversèrent sur ceux qu’il tenait déjà pour coupables. Henriette, avec un flegme tout britannique, se contenta de lui rire au nez en haussant les épaules mais Guiche s’oublia jusqu’à traiter le prince comme n’importe quel mari à l’esprit dérangé.

A peu près fou de rage, Monsieur courut chez le Roi afin d’obtenir de lui une lettre de cachet qui enverrait l’insolent à la Bastille et pour longtemps !

Mais le Roi appréciait la famille de Gramont. Il se fit apaisant :

— Pour quel crime ? Des mots lancés dans la colère et que Guiche doit regretter… sincèrement !

— Ce n’est pas l’impression qu’il me donne !

— C’est bien naturel ! Calmez-vous, mon frère ! Je vous en fais la promesse, je parlerai à Madame. Quant à Guiche…

— Vous allez le laisser continuer son manège de billets, de sérénades et autres galanteries qui font se gausser de moi !

— Jamais je ne permettrai que l’on se gausse de vous, mon frère ! assura le Roi gravement. Il partira pour ses terres jusqu’à ce qu’il ait compris le respect que l’on vous doit !

Désespéré, le jeune comte quittait Fontainebleau une heure plus tard et le lendemain Louis XIV sermonnait sa belle-sœur au cours d’une promenade en tête à tête. Après s’être sentie courroucée des injustes soupçons de Monsieur son époux, la charmante – et rusée ! – Henriette remercia son beau-frère en avouant qu’il lui serait reposant d’être débarrassée d’un amour encombrant et qui d’ailleurs ne trouvait pas d’écho dans un cœur heureux de s’épanouir sous les rayons d’un aimable soleil levant…

Ce qui, murmuré par une si jolie bouche, toucha Louis au plus sensible. Et c’est à partir de ce moment que les deux jeunes gens passèrent ensemble le temps que les soins du royaume ne réclamaient pas du souverain ! Le triomphe de Madame était complet. Le Roi et sa princesse étalaient sans vergogne ce qui ne pouvait être que le début d’une passion partagée !

Conscient du ridicule auquel il s’exposerait à demander des explications à son royal frère, Monsieur, après avoir tourné en rond dans son appartement, décida de se plaindre à sa mère. Elle seule détenait assez d’autorité pour faire entendre raison à son fils aîné. Réconforté par cette perspective, Monsieur, tout chaud tout bouillant, se précipita chez elle sans se faire annoncer et faillit renverser Marie-Thérèse qui en sortait justement et dont les yeux rougis parlaient d’eux-mêmes. Ce que Philippe ne remarqua pas :

— Ma sœur, lui dit-il, je viens me plaindre à notre mère de ce qu’on nous traite fort mal vous et moi et je veux espérer que vous venez de faire entendre la même chanson. Cela ne peut plus durer et je suis déterminé à regagner mon château de Saint-Cloud où je suis maître chez moi !

— Ce départ ferait beaucoup de peine à notre mère, répondit la jeune Reine. Elle est un peu souffrante ce matin et je regrette d’être venue l’indisposer de mes plaintes…

— Vous n’allez pas les regretter maintenant ? D’ailleurs, venez avec moi. Nous savoir unis renforcera sa position à elle !…

Sans attendre sa réponse, il lui prit la main et l’entraîna à sa suite. Quand ils ressortirent, environ un quart d’heure plus tard, encadrant Anne d’Autriche pour l’accompagner à la messe, chacun put constater que Marie-Thérèse avait les yeux plus rouges que jamais, que Monsieur marmonnait entre ses dents et que la Reine mère arborait un air de sévérité fort peu habituel surtout si tôt le matin. Madame, elle, ne parut pas. La princesse de Monaco vint prévenir qu’elle avait la fièvre, toussait et gardait le lit.

— Nous irons la réconforter ce tantôt, dit la Reine mère d’un ton laissant prévoir que ledit réconfort pouvait s’accompagner d’une mercuriale.

Après quoi elle envoya Mme de Motteville prier le Roi de venir la voir dès qu’il en aurait le loisir.

Au fond, Anne d’Autriche n’était pas tellement mécontente d’avoir enfin une occasion de régenter cette jeunesse écervelée et bouillonnante de vie qui avait trop tendance à la tenir à l’écart, avec sa belle-fille. Elle ne doutait nullement de la tendresse de ses fils mais elle avait conscience de ce que vieillie, souvent souffrante3, elle manquait d’attraits pour une Cour avide de plaisirs et de jouissance.

Le Roi vint, entendit ce que sa mère avait à lui dire puis s’en fut prendre des nouvelles de Madame. Qui, bien sûr, l’attendait. Aussi le spectacle qui s’offrit à lui quand il franchit le seuil de la chambre lui fit-il oublier d’un seul coup sa mauvaise humeur. Que Madame était donc ravissante étendue languissamment dans le charmant désordre de sa chemise de linon blanc aux plis retenus par des rubans de satin bleu pâle semblables à ceux qui nouaient négligemment les longues mèches de ses cheveux châtains singulièrement brillants pour une malade ! Ses beaux yeux légèrement cernés laissant seulement entrevoir l’azur de leurs iris d’où une larme roulait sur une joue délicate, elle écoutait Isabelle qui, assise sur les marches du lit, fredonnait à mi-voix en effleurant les cordes d’une guitare enrubannée.

Isabelle se releva juste à temps pour éviter d’être heurtée par le Roi qui, transporté par un attendrissement fort peu fraternel, se jetait à genoux sur les marches en question pour s’emparer d’une petite main blanche et faillit s’étaler sur sa robe.

— Mon Dieu, chère Henriette, vous voilà souffrante ! Quelle tristesse !… Oh pardon, madame de Châtillon, je ne vous avais pas vue !

« Ça, pensa Isabelle, c’est un gros mensonge !… Non, tout compte fait, il se peut que ce soit une vérité : il est tellement amoureux qu’il n’aurait même pas remarqué un éléphant assis à ma place ! »

Elle n’entendit pas la suite ! Madame s’était légèrement redressée mais les deux têtes étaient si proches et ils parlaient si bas qu’il eût fallu y joindre la sienne pour savoir ce qu’ils se disaient. Le retour de la princesse de Monaco n’y changea rien. Cette dernière adressa à Isabelle un regard interrogateur auquel la duchesse répondit par un haussement d’épaules et un geste en direction de la porte. Elles s’apprêtaient à se retirer quand Madame se redressa à demi :

— Sa Majesté me dit que nous avons à nous entretenir d’une affaire importante et je vous prie de nous laisser seuls ! Vous reviendrez plus tard !

Elles obéirent dans une silencieuse révérence qui cachait une envie de rire. En franchissant la porte, Isabelle aurait juré que le Roi avait pris sa belle-sœur dans ses bras pour un baiser qui n’avait pas grand-chose à voir avec les épanchements familiaux…

— Voilà de la vaillance pure ! chuchota la princesse. Apparemment, le Roi ne redoute pas la contagion !

A vrai dire, le tête-à-tête ne dura pas longtemps ! Le Roi reparut après trois ou quatre minutes, annonçant à l’assemblée de dames et filles d’honneur qu’il reviendrait prendre des nouvelles en fin de journée et qu’en attendant il emmenait Monsieur à la chasse !

— Le pauvre ! s’apitoya Mlle de Tonnay-Charente en riant. Notre Sire devrait pourtant savoir que Monsieur déteste cet exercice qu’il juge trop brutal pour la délicatesse de ses mains ! Je gage que, ce soir, tout le monde pourrait s’en aller coucher de bonne heure !

En effet, le château fut, ce jour-là, d’une tranquillité admirable. La seule qui eût aimé suivre le Roi à la chasse était la petite Reine qui, excellente cavalière, aimait particulièrement cet exercice mais n’y avait pas droit tant qu’elle serait « en attente ».

Cependant comme elle préférait son époux en forêt avec son frère plutôt qu’en gondole avec sa belle-sœur, elle passa la journée chez elle, dans les vapeurs lénifiantes du chocolat et de l’encens qui avaient le don de l’apaiser. Au retour de la chasse, Louis se rendit quelques instants chez Madame avec laquelle il eut un entretien puis soupa et, enfin, se disant las, supprima les distractions prévues et consacra le reste de la nuit à sa femme dont on imagine le ravissement.

Dès le lendemain, il fut évident pour Isabelle que cette nuit quasi monacale avait changé quelque chose. Mais quoi ? Ce n’était peut-être qu’une question d’atmosphère et il faut avouer que celle-ci s’était singulièrement allégée. Madame semblait complètement remise et pétillait de bonne humeur. La Reine mère retrouvait son sourire. La Reine aussi : une nuit entière ! Pensez donc ! Et même Monsieur, si grincheux, posait sur ses entours un regard amène : on s’apprêtait à se livrer à l’une des activités qu’il préférait : commencer les répétitions du ballet que Benserade et Lulli venaient de composer sur la demande du Roi à la gloire des plaisirs de Fontainebleau dont le titre était Les Saisons et dans lequel chacun brûlait de jouer un rôle !

Les principaux personnages étaient destinés naturellement à Madame et au Roi. Après un chœur de bergers et une danse de faunes, la princesse devait paraître en Diane entourée de ses filles d’honneur en nymphes. Puis, pour figurer l’automne, Monsieur entouré de ses gentilshommes devait danser le pas des vendangeurs dont on avait supprimé Guiche. Ensuite venait l’hiver. Enfin dans un décor merveilleux, le printemps – autrement dit le Roi ! – ferait disparaître les frimas et renaître la nature.

Bien qu’à trente-quatre ans sa beauté continuât de rayonner, Isabelle avait refusé en riant de participer au spectacle ! Si elle aimait danser, les ballets n’étaient plus de son âge et il était plus normal qu’elle restât dans le cercle de la Reine et en compagnie de ses amis, Condé et autres.

Elle n’ajouta pas que quelque chose l’intriguait.

La préparation et les répétitions de ce ballet étaient l’occasion de réunions nombreuses pour les acteurs. Le Roi se montrait toujours fort galant avec sa belle-sœur mais il semblait se plaire davantage parmi les jolies nymphes qui lui faisaient cortège et singulièrement auprès d’une jeune fille plus réservée qui se contentait d’un rôle plutôt figuratif, une boiterie légère lui interdisant les entrechats et autres envolées chorégraphiques… Sa blondeur argentée la distinguait parmi ses compagnes ainsi que ses beaux yeux bleus. Elle était timide, douce, souvent mal à l’aise devant les attentions royales… il s’agissait de Louise de La Vallière.

Quant à Madame, elle se laissait faire la cour ouvertement par plusieurs gentilshommes. Cet état de fait donnait fort à penser à Isabelle. D’autant que Madame, loin de paraître offusquée de se voir publiquement supplantée par une de ses filles d’honneur et même la plus modeste par le rang et la fortune, paraissait n’y prêter aucune attention.

Sachant qu’elle avait su s’attirer l’amitié et la confiance de Madame, Isabelle osa poser la question un matin de bonne heure où, après la messe, elles recherchaient la fraîcheur en se promenant dans le parc.

— Il est difficile de croire, fit-elle doucement, que le cœur du Roi ait changé en si peu de temps pour s’intéresser à une petite fille aussi ordinaire que cette La Vallière ?

Madame eut un bref éclat de rire puis, glissant son bras sous celui de son amie :

— J’aurais dû savoir que rien n’échappe à vos grands yeux, Babelle4. Vous ne voudriez pas que je me montre jalouse de cette fille !

— Non, évidemment mais…

— Pas de mais ! Je vais vous en confier la raison. C’est un stratagème qui tient en un seul mot : savez-vous ce que c’est qu’un chandelier ?

Si le mot frappa Isabelle en lui rappelant un mauvais souvenir, elle n’en montra rien, se contentant de répondre :

— Je le sais !

— Eh bien, cette La Vallière est le chandelier que nous avons choisi, le Roi et moi. Elle est timide, discrète…

— Et éperdument amoureuse de Sa Majesté !

— Vous croyez ? Tant mieux, en ce cas, elle n’en jouera que plus spontanément le rôle que nous lui avons destiné, se rengorgea Madame d’un ton léger en souriant à une image intérieure.

Mais Isabelle resta sérieuse :

— Peut-être serait-il préférable que Sa Majesté ne se mette pas trop dans le costume du personnage qu’elle s’est attribué ?

— Il est vrai que c’est un excellent comédien ! Et quel danseur ! C’est un bonheur qu’être sa partenaire ! Mais à quoi songez-vous, Babelle ? Que vous voilà songeuse tout à coup ?

— Je pense… que c’est chose puissante qu’un amour véritable ! Cela vaut aussi pour le comte de Guiche. Il était follement amoureux de Madame !

Celle-ci s’approcha d’un vase plein de roses pour en respirer le parfum suave :

— Parce qu’il lui arrivait de s’enfuir d’auprès de moi en criant qu’il était en trop grand péril ? Nous nous en amusions !

— Mais son regard à lui ne riait pas et surtout ne mentait pas ! Comme celui de La Vallière quand le Roi lui parle…

— Bête que vous êtes ! Vous me voyez des amoureux partout ! Rentrons à présent ! Le Roi a ordonné une promenade en forêt ! J’en profiterai pour lui parler. Peut-être devrions-nous changer de chandelier !

Or, cette promenade – en voiture ! – allait apporter un singulier éclairage aux mises en garde d’Isabelle. On put voir le cheval du Roi trotter près de la voiture où La Vallière avait pris place avec d’autres filles d’honneur. Puis quand on descendit pour s’égailler sous les beaux arbres, Louis fit en sorte d’isoler la jeune fille de ses compagnes. Et soudain, un orage se déchaîna alors que l’on était assez loin des voitures vers lesquelles on revint en courant… à l’exception de ce couple-là, plus éloigné sans doute et, quand le tonnerre cessa, la Cour put voir son souverain revenir trempé comme une soupe tenant La Vallière d’une main – elle, quasiment sèche ! – et de l’autre son chapeau dégoulinant d’eau : tant que la pluie avait fait rage, Louis avait adossé la jeune fille contre un arbre en tenant ledit chapeau au-dessus de sa tête blonde tandis qu’il la protégeait de son corps… En la reconduisant auprès de ses compagnes, il lui baisa la main, salua profondément et reprit sa monture qu’un page lui présentait…

Personne ne commenta mais, le soir même, Madame retirait La Vallière de l’appartement des filles d’honneur pour l’installer dans un cabinet proche de sa propre chambre. La Reine, elle, pleura une partie de la nuit. Quant à sa belle-mère, elle passa un long moment dans son oratoire à réfléchir sur ce qu’elle venait de voir en constatant amèrement que cette jeunesse se révélait de plus en plus difficile à comprendre. Seul Monsieur dormit comme une bûche : son épouse étant d’humeur sombre, il en tirait les plus heureuses conclusions pour sa tranquillité personnelle. Qui n’allait pas durer longtemps…

Le fameux ballet des Saisons fut dansé le 23 juillet et recueillit un vif succès. Mérité d’ailleurs : le Roi, printemps éblouissant, et Madame, Diane plus que divine, dansèrent un pas de deux qui porta à son comble l’enthousiasme de la Cour… et au désespoir le malheureux Guiche revenu sans permission jouer son rôle dans le ballet. Ils représentèrent si parfaitement un couple d’amants que l’amoureux de Madame s’en trouva désemparé et perdit son aisance. Il dansa mal, fit une chute fatale aux pampres dont s’ornait sa tunique, ce qui fit beaucoup rire… à commencer par Madame et, parvenu au fond de la désolation, s’oublia jusqu’à reprocher à la princesse qui n’ignorait pas à quel point il l’aimait de se moquer de lui alors qu’il avait tant espéré voir « couronner sa flamme ».

Le ballet achevé, Monsieur s’en mêla, ulcéré d’avoir vu et entendu son ami de cœur « revenu pour le narguer sans même songer à demander son pardon » et qui, évidemment, se rua chez son frère pour obtenir de lui un ordre d’exil ! Il était même allé un peu plus loin en réclamant du sang pour y laver son honneur ! Pour avoir la paix le Roi, indulgent comme le sont les amoureux comblés, se contenta d’envoyer chercher le maréchal de Gramont et lui demanda fort benoîtement d’expédier son fils à Paris y attendre le retour de la Cour.

Affliction de Guiche, de plus en plus amoureux de Madame, mécontentement de ladite Madame, plus éprise qu’elle ne voulait l’admettre et qui avait perdu la satisfaction de voir le Roi à ses pieds à longueur de journée. Il n’avait, maintenant, d’attentions qu’envers cette La Vallière insignifiante !

— Pour un chandelier, je commence à trouver qu’elle prend beaucoup de place ! déclara-t-elle à Isabelle à laquelle elle se confiait davantage sachant qu’elle n’avait peur de rien ni de personne et que l’amitié qu’elle lui portait était sincère.

En outre, la duchesse s’entendait comme personne à dissiper les humeurs noires. Enfin tout le monde savait, à la Cour, quelle fidélité elle avait gardée au prince de Condé à travers vents et marées au risque de se perdre pendant les invraisemblables troubles de la Fronde. Fidélité qui avait attaché définitivement à elle le Prince repenti. Où trouver amie plus sûre ?

De son côté Isabelle comprenait Madame. Elle connaissait ses foucades, ses emportements, sa gaieté naturelle et son amour de la vie tellement semblables à ce qu’elle était elle-même à son âge. Elle s’efforçait de la conseiller au mieux. Cette fois, cependant, le cas La Vallière ne laissait pas de l’inquiéter et elle craignait d’avoir eu un peu trop raison en faisant remarquer l’autre jour qu’un amour sincère pouvait se montrer singulièrement indestructible !

Cependant, elle s’efforça de considérer la situation à la légère afin de se donner un peu de temps pour observer plus attentivement les acteurs de ce théâtre de Cour qui s’agitaient dans tous les sens et tenter d’en extraire une vérité. Qui aimait qui, au juste, et qui faisait semblant ?

— Nous ne devrions pas tarder à le savoir ! se contenta-t-elle de répondre in fine

Vint le 17 août, jour choisi par le Roi pour se rendre à la partie de campagne que lui offrait ainsi qu’à sa Cour le surintendant Fouquet – invitation quelque peu forcée d’ailleurs afin de leur présenter son nouveau domaine de Vaux-le-Vicomte dont ceux qui l’avaient déjà approché disaient merveilles.

Or, quand chevaux et voitures se rassemblèrent dans la cour d’honneur de Fontainebleau, Isabelle put constater que seule la Reine mère accompagnait le Roi. L’absence de la Reine s’expliquait par une grossesse déjà avancée. Quant à celle de Madame, si avide de plaisirs nouveaux, on ne se l’expliquait pas. Sauf Isabelle à qui la veille la princesse avait confié sa décision de rester au logis dans le but d’obliger ses filles d’honneur à y rester aussi.

— Il y aura suffisamment de lumières pour que celle du chandelier soit indispensable. Mais je vous engage instamment à n’y pas manquer comme d’ailleurs Mme de La Fayette. Vous serez mes yeux et mes oreilles !

La première observation porta sur le Roi. Il n’avait pas l’air de bonne humeur, ce qui était étrange étant donné qu’il se rendait à une fête ! Tandis que le cortège, encadré de mousquetaires et de gardes françaises, s’organisait, Isabelle fit signe au comte de Saint-Aignan, le confident de Sa Majesté – qui n’en était pas peu fier ! – avec qui elle bavardait volontiers :

— Le Roi fait une mine épouvantable, chuchota-t-elle derrière son éventail. S’il n’a pas envie de répondre à l’invitation de M. Fouquet, il n’a qu’à le dire ! D’autant qu’il fait vraiment très chaud !

— Il risque de faire encore plus chaud à Vaux. La Vallière est venue hier se plaindre au Roi des prévenances de M. Fouquet. Comme elle n’a pas les moyens de s’offrir de belles toilettes, celui-ci a voulu lui donner de l’argent « pour que sa parure soit digne d’une auguste attention… ».

— Il est pourtant intelligent d’habitude ? commenta-t-elle, effarée.

— Il ne la connaît pas. Il l’a crue calquée sur le même modèle que les autres filles de son âge, folles de toilettes et d’ajustements !

— C’est incroyable !

— Plus étonnant encore : elle aime le Roi et le préférerait de loin hobereau sans importance !

— Cela je le sais mais est-elle déjà sa maîtresse ?

— Eh oui !… Non sans remords car elle est très pieuse !

Isabelle se mit à rire :

— Et qu’il soit marié ne la gêne pas ? Un arrangement avec le Ciel en quelque sorte !… Sauvez-vous ! J’ai l’impression que le Roi vous cherche !

Il s’éclipsa avec la prestesse d’un courtisan dûment entraîné, rejoignit son maître dont la mine s’éclaira instantanément. Ce qui donna à penser à Isabelle, qui malgré les apparences ne l’aurait jamais cru aussi persona grata. Il pouvait être amusant de lui tirer les vers du nez quand il venait lui faire un doigt de cour ! En effet, elle s’ennuyait ferme ! Condé étant reparti pour Chantilly préparer la semaine de chasse qu’il avait promise au Roi et qu’il voulait inoubliable !

Quand on fut à Vaux et le premier moment de surprise passé, elle pensa que s’il voulait faire mieux que Fouquet, la totalité de sa fortune n’y suffirait sans doute pas car elle n’avait jamais rien vu de semblable.

Au sortir de la forêt on découvrit le château flambant neuf et les jardins qui l’entouraient. Elle et Mme de La Fayette restèrent sans voix devant tant de magnificence, et, tandis que, les hautes grilles dorées franchies, carrosses et chevaux s’avançaient dans la grande allée de sable fin dont une armée de domestiques avait traqué le moindre caillou, on découvrit Vaux-le-Vicomte et son architecture si nouvelle et si hardie, posé dans le soleil déclinant, comme une énorme bulle d’or, sur des terrasses et des jardins brodés, fleuris, parsemés d’eaux jaillissantes et de statues. Chacun retint son souffle :

— Il faut que M. Fouquet soit fou, murmura Mme de La Fayette, pour s’être construit ce palais de rêve ! Fontainebleau doit faire figure de taupinière à côté !

— Ce doit être ce que pense le Roi si je m’en réfère à son visage !

A cet instant, Fouquet, simplement vêtu de soie noire à peine relevée d’une discrète broderie de jais, venait tenir la portière à Sa Majesté pour l’accueillir tandis que son épouse en faisait autant pour la Reine mère pendant que des musiciens et des chanteurs cachés exécutaient un hymne à la gloire de Louis XIV.

Après que l’on eut servi des rafraîchissements, Fouquet fit les honneurs du parc aux onze cents jets d’eau – alors que l’on était presque en canicule ! – et de son potager qui n’avait son semblable nulle part ailleurs. Ensuite, on revint souper au château. Le Roi et sa mère furent servis dans de la vaisselle d’or par Fouquet et son épouse. Trente buffets répartis dans les pièces d’apparat regorgeant des plus fines victuailles et des vins les plus précieux étaient à la disposition de la Cour. A son habitude Louis XIV commença par dévorer cependant que sa mère feignait de dédaigner ce qu’on lui offrait. L’appétit du monarque se ralentit et il devint rêveur.

Après le repas on entendit Les Fâcheux de Molière joués dans un théâtre de verdure élevé près d’une sapinière et enfin le domaine entier s’embrasa dans le plus fastueux feu d’artifice qui se puisse voir.

Tout cela le Roi le regarda d’un œil froid. Il se sentit humilié en comparant ces splendeurs d’un simple particulier à ce qu’il possédait lui-même oubliant qu’avant de s’enrichir Fouquet avait aidé vigoureusement Mazarin à établir sa fortune… Mazarin qui, avant de mourir, lui avait procuré l’instrument de la perte de Fouquet en la personne de Colbert…

A deux heures du matin on repartait : le Roi n’occupa pas la chambre fabuleuse qui l’attendait. De même il refusa le domaine de Vaux que son hôte d’un soir était venu lui offrir en tenant la portière de son carrosse. Seule conclusion, à l’usage de sa mère, Louis murmura :

— Madame, ne ferons-nous pas rendre gorge à ces gens-là ?

Ce qu’il retint ce furent les noms des magiciens qui avaient créé tant de merveilles : Le Vau, Le Brun, Le Nôtre sans oublier Molière, qui cependant était encore à Monsieur, et aussi La Fontaine, qui avait écrit de si jolies fables, et Vatel, le sublime maître d’hôtel.

Isabelle connaissait suffisamment le Roi pour deviner que Fouquet venait de signer sa condamnation et ne s’en réjouit pas en dépit de l’affreux souvenir qu’elle gardait de son séjour entre les griffes de l’abbé Basile – qu’heureusement elle n’aperçut pas cette nuit-là. Elle gardait une reconnaissance au surintendant et à sa mère grâce à qui elle en était sortie, malade mais vivante et intacte de son cauchemar.

Trois semaines plus tard la question était réglée. Le Roi partait pour Nantes où il avait décidé de réunir les états de Bretagne, n’emmenant avec lui que des hommes. C’est là que se produisit le drame préparé d’avance : au sortir d’une très matinale séance du Conseil, Fouquet fut arrêté par M. d’Artagnan, capitaine des mousquetaires – qui le traita, il faut le souligner, avec beaucoup d’égards ! –, conduit au château d’Angers puis à celui de Vincennes pour y attendre son jugement tandis que Colbert raflait le contenu de son hôtel et de ses châteaux. Sans oublier de jeter à la rue leurs occupants, parents et serviteurs, jusqu’à un bébé de quelques mois qu’un ami courageux recueillit pour le porter à sa grand-mère. Mme Fouquet mère, en effet, fut laissée en dehors de ce coup de force parfaitement indigne d’un souverain mais qui permit à Colbert d’assouvir une joie mauvaise… Le procès qui suivit allait durer trois ans… et jamais Isabelle ne revit le tourmenteur qui avait failli la détruire5

Quand le Roi fut de retour à Fontainebleau, il revint à son habitude de rechercher la compagnie de Madame mais il fut vite évident, pour celle-ci comme pour la Cour, qu’il voulait surtout rencontrer plus souvent La Vallière. Ce qui eut le don d’agacer prodigieusement Madame, plus atteinte dans son orgueil encore que dans son cœur lequel se laissait doucement émouvoir par l’amour grandissant de Guiche.

— En fait de chandelier, j’ai l’impression que c’est à moi que l’on a osé offrir le rôle, confiat-elle un soir à Isabelle. J’ai horreur que l’on se moque de moi, aussi vais-je chasser cette fille. Si le Roi veut en faire sa maîtresse, au moins ce ne sera pas dans mes appartements !

Isabelle se contenta d’inciter à la patience sans vouloir s’expliquer davantage. Elle se souvenait de ce que lui avait dit Saint-Aignan le jour de la fête à Vaux-le-Vicomte : Louis avait déjà fait sa maîtresse de la jeune fille. Restait à savoir comment !

Elle avait remarqué un détail bizarre : son ami Saint-Aignan avait déménagé. Pour une raison anodine à première vue : un gros orage avait provoqué des dégâts dans l’appartement qu’il occupait et qui, proche de celui du Roi, lui valait d’être très envié. Or, en attendant que l’on effectue les travaux nécessaires, il était parti se loger assez loin, dans les parties basses du domaine où il avait trouvé deux pièces en rez-de-chaussée… sous l’étage où logeaient les filles d’honneur de Madame. Elle observa aussi que Sa Majesté se plaisait à des promenades dans le parc avec le seul Saint-Aignan les jours où La Vallière n’était pas de service auprès de la duchesse d’Orléans. Il fallait aller y voir.

Mais pas en personne ! Elle avait beaucoup trop d’éclat pour passer inaperçue et confia la tâche à Bastille qui, avec Agathe, était le seul à l’avoir accompagnée à Fontainebleau. En outre, elle faisait confiance à ses multiples talents. Elle l’envoya donc un après-midi où le Roi avait convié la Cour à déjeuner sur l’herbe au bord de la Seine. Au retour, Bastille l’attendait :

— Eh bien ? demanda-t-elle. Tu as pu entrer sans te faire voir ?

Ce n’était pas évident étant donné sa carrure mais il la rassura d’un de ses rares sourires :

— Je n’ai eu aucune difficulté et je n’ai pas abîmé les serrures…

— Qu’as-tu appris ?

— Que M. de Saint-Aignan dispose d’un salon… dans un angle duquel est un portrait ébauché sur un chevalet, une très jolie chambre… et un escalier pliant !

— Un escalier pliant ?

— Plus aisé à descendre et à remonter qu’une échelle en particulier pour un pied mignon et que l’on peut accrocher au plafond… juste sous une trappe pratiquement invisible.

— Et au-dessus ? s’enquit Isabelle qui commençait à comprendre.

— C’est la chambre de Mlle de La Vallière. Là, le parquet est découpé si habilement qu’on le distingue à peine lorsque l’on retire le tapis.

— Rien d’autre ?…

— Absolument rien qui puisse surprendre si la maîtresse des filles d’honneur de Madame – qui a les clefs de leurs chambres – venait passer une inspection. Chez M. de Saint-Aignan, évidemment, il en serait autrement : les fleurs, les draps de soie du lit, le portrait ébauché… plus que ressemblant ! Mais personne n’oserait y entrer.

— C’est de la folie pure ! remarqua la jeune femme. Il y a de quoi faire exploser notre petit univers si hermétiquement clos ! En conséquence tu n’as rien vu, n’ayant rien vu tu ne m’as rien dit et moi… Bon ! Il faut que j’essaie de mettre de l’ordre dans cet imbroglio sans déchaîner de catastrophe… Merci, Bastille !… Une fois encore… que ferais-je sans toi ?

— Puis-je me permettre de donner un conseil à madame la duchesse ? Qu’elle me pardonne si je lui semble insolent !

— Tu sais que tu es pour moi plus qu’un serviteur ! Parle !

Il hésita un instant puis :

— Madame la duchesse devrait se remarier ! La Cour est un endroit dangereux pour une dame seule, sauf lorsqu’elle est âgée…

— Tu veux dire que je n’en suis pas là mais je n’ai plus vingt ans… et que le temps passe vite ? fit-elle en se tournant machinalement vers son miroir…

Il sourit de nouveau.

— Non. Madame la duchesse demeure éblouissante et je sais qu’elle souhaite garder sa fidélité à Monsieur le Prince mais elle ne peut user sa vie dans les intrigues de Cour ! Pas une Montmorency ! Pas la veuve de Gaspard de Châtillon ! Il lui faut une alliance brillante et elle peut briguer n’importe laquelle.

Elle détourna les yeux, peinée de trouver chez ce serviteur exceptionnel un écho bienveillant – mais un écho tout de même ! – aux paroles que François lui avait lancées au visage le jour de son mariage. En outre, il avait raison : le temps passait. Inexorable !

— Je vous ai blessée ? s’inquiéta-t-il.

— Non, rassure-toi ! Tu as raison. J’en suis consciente et je peux t’avouer que, depuis la mort de mon cher époux, je caresse l’espoir de devenir princesse de Condé parce que je suis convaincue que lui aussi le souhaiterait mais son épouse survit à ses nombreuses fausses couches et elle reste sa femme… De ce côté il faut abandonner quelque espoir en dehors du fait qu’espérer le trépas de quelqu’un ne saurait plaire au Seigneur Dieu ! Alors qui ?

— Il suffit peut-être d’attendre ? Ils sont nombreux, vos soupirants !

— Mais je ne distingue ni roi ni prince et toi tu réclames une grande alliance !

— Je ne réclame rien : je pense seulement que madame la duchesse est faite pour porter couronne !

— Dieu t’entende ! Moi je n’y verrais aucun inconvénient ! fit-elle en riant.

En attendant il fallait rendre plus respirable l’air de Fontainebleau ! Et, dans ce but, elle se rendit chez Madame qu’elle trouva encore plus morose.

— L’idée m’est venue, lui dit-elle, d’un moyen de séparer le Roi de cette La Vallière. Et ce n’est certes pas en la chassant de la suite de Madame. Quand M. Fouquet lui a offert de l’argent afin de la mieux parer, elle est allée droit se plaindre au Roi avec le résultat que nous avons su ! Si Madame la renvoie à sa Touraine natale, elle retournera en parler au Roi !

— Je l’en crois capable. Alors ?

— La saison s’avance et comme Madame se sent lasse ces temps-ci, elle peut souhaiter rentrer chez elle ! Ses filles d’honneur seront forcément obligées de la suivre et je vois mal le Roi venir s’installer aux Tuileries !

Sur le front soucieux d’Henriette, les quelques rides de contrariété s’effaçaient au fur et à mesure :

— Reste à convaincre Monsieur !

— Il n’aime rien tant qu’être chez lui avec ses amis et ses collections.

Deux jours plus tard, en effet, les Orléans regagnaient la capitale. La Cour suivit presque aussitôt.



1 Une lieue équivaut à environ trois kilomètres.

2 En fait, Madeleine-Charlotte ne quitterait pas souvent Ligny. Décidé à se doter d’une vaste famille, François veillerait à ce qu’elle soit enceinte à peu près tous les ans.

3 Elle était atteinte d’un cancer du sein.

4 Elle l’avait surnommée ainsi.

5 Exilé, il mourut quelques années plus tard, ignoré, à Bazas (en Gironde).

9 Un rustre !

En conseillant le retour à Paris, Isabelle avait prêché pour son saint. A Fontainebleau on avait tendance à s’entasser les uns sur les autres et ce fut avec un vif plaisir qu’elle retrouva son confortable hôtel de la rue Saint-Honoré, proche des palais royaux. Elle avait rendu – et non pas revendu – à la marquise de Valençay, sa sœur, le petit hôtel qu’elle avait acheté quelques années plus tôt.

Cinq enfants étaient nés, en effet, de ce mariage si paisible – l’une des filles était d’ailleurs la filleule d’Isabelle – et si la fortune des parents demeurait honorable, les éternels embellissements du château en prélevaient une bonne part. Aussi, en prévision de l’établissement de ses neveux et nièces, Isabelle, estimant qu’il fallait à la famille un pied-à-terre convenable, non seulement rendit gracieusement l’ancienne demeure parisienne mais y entretint un couple de serviteurs chargé de veiller à ce qu’il soit en permanence en état de marche…

Le répit que Madame connut en regagnant son palais fut de courte durée. Encouragée en cela par la grossesse de la Reine et par le temps qui se détraqua comme par un fait exprès dès le départ des Orléans, la Cour leur avait emboîté le pas… et en ordre dispersé : après avoir accompagné son épouse à la barge douillettement aménagée qui la ramènerait à vitesse réduite à Paris par la voie fluviale, le Roi sauta en selle avec ses gentilshommes et prit au grand galop le chemin de sa capitale, se réinstalla au Palais-Royal et, à peine arrivé, se précipita aux Tuileries prendre « des nouvelles de Madame ».

— Comment ? Déjà ? s’écria Monsieur dont un tel empressement réveillait des soupçons qui, chez lui, ne dormaient jamais que d’un œil. Il jette son épouse à l’eau pour courir après la mienne ! Quel mari peut supporter cela ? ajouta-t-il d’un ton plaintif.

— Monseigneur exagère ! calma le marquis d’Effiat qui, avec Guiche et le jeune chevalier de Lorraine, composait la trilogie des « amis de cœur du prince ». La Reine ne risque pas que s’emballent les chevaux qui halent sa barge et la Seine n’est pas coutumière des tempêtes !

— Elle peut s’enfler sans crier gare, déborder, envoyer ce fichu bateau s’écraser sur… sur…

— Sur une pile de pont ? proposa Guiche, venant charitablement à son secours. Allons, Monseigneur, bridez un peu votre imagination !

— Imagination ? Je gage qu’il est à cette heure à ses pieds ! Et comme il est chez moi je vais le recevoir !

Quelques minutes plus tard, encore tout chaud, tout bouillant, Monsieur pénétrait chez Madame sans se faire annoncer. Le spectacle qu’il découvrit le calma considérablement. Etendue sur une chaise longue, Madame bavardait avec la duchesse de Châtillon et Mme de La Fayette. Le Roi était là… mais il s’entretenait dans une embrasure de fenêtre avec la petite La Vallière qui à son habitude l’écoutait tête baissée en rougissant.

— Ah vous êtes ici, Sire mon frère ! clama-t-il d’une voix tirant légèrement sur le fausset. Je voulais m’assurer que vous étiez rentré sans dommages par ce mauvais temps !

— Fort bien, mon frère, fort bien ! Vous aussi apparemment ? Souffrez qu’à présent je vous quitte ! Je suis un peu en souci de la Reine justement en raison du temps et je vais envoyer au- devant d’elle…

— C’est ce que vous expliquiez à Mlle de La Vallière ? Alors je vous souhaite le bonsoir, mon frère !

Ayant dit, l’incroyable prince vira sur ses hauts talons rouges, alla baiser la main de sa femme et disparut comme il était venu…

Les yeux étaient à présent braqués sur Louis, qui, sur un dernier sourire à son amie, alla saluer Madame en lui souhaitant bonne nuit et se retira, visiblement mécontent, tandis que La Vallière rejoignait les autres filles d’honneur. Elle n’y resta pas longtemps non plus. Durant un petit quart d’heure, Madame poursuivit sa conversation puis, élevant soudain la voix :

— La Vallière, vous pouvez rentrer chez vous. Je n’aurai plus besoin de vous ce soir !

Devenue écarlate, la jeune femme fit une profonde révérence et sortit suivie des yeux par ses compagnes dont la majorité l’imita peu après. Madame alors éclata :

— Je ne peux plus souffrir cette fille ! Ses mines languissantes, sa fausse timidité m’exaspèrent ! En outre, le Roi ose venir la courtiser jusque chez moi et la Reine est persuadée que c’est de moi dont il est épris. Je vais la chasser ! Notre bon Sire en fera ce qu’il voudra !

— Ne vaudrait-il pas mieux, avança Mme de La Fayette, que Votre Altesse ait avec la Reine une conversation à cœur ouvert ? Rien n’est pire qu’un malentendu qu’on laisse perdurer.

— Par le sang, Madame est l’égale d’une infante. Je partage l’avis de Mme de La Fayette. D’autant qu’enceinte de près de sept mois la Reine doit se sentir assez malheureuse, dit Isabelle.

— Je ne sais si elle se sentira plus heureuse de savoir que son époux est l’amant d’une fille de peu mais au moins elle pourra rendre sans arrière-pensée son amitié à Madame ! déclara une grande femme brune, très belle et très élégante qui venait saluer la princesse, accompagnée d’un beau gentilhomme à l’œil vert, au sourire éclatant en qui Isabelle reconnut avec plaisir le marquis de Vardes, ce capitaine des Cent-Suisses dont elle avait fait la connaissance quand il escortait Condé à Aix. Quant à la dame, c’était Olympe Mancini, l’aînée des nièces du défunt cardinal Mazarin qui, ayant épousé le comte de Soissons, était devenue cousine du Roi, donc l’une des premières. On l’appelait Madame la Comtesse sans autre désignation comme on appelait Condé Monsieur le Prince. Avant sa sœur Marie, elle avait attiré l’attention du Roi dont elle avait été quelque temps la maîtresse… et ne cachait qu’à peine un vif désir de le redevenir. Surintendante de la maison de la Reine, de surcroît, c’était une puissance avec laquelle il était bon de compter. Madame lui offrit un sourire las :

— Vous avez sans doute raison, ma cousine, mais je n’en ai pas la moindre envie. Outre ses larmes, elle va me déverser un flot de paroles en espagnol dont je ne comprendrai pas la moitié !

— Alors il faut lui apprendre la vérité mais différemment ! Vous parlez et écrivez l’espagnol, Vardes ? N’est-ce pas ?

— Fort mal ! En revanche, Guiche le parle et l’écrit comme s’il était né à Madrid. Et que ne ferait-il pas pour Madame, ajouta-t-il en saluant la princesse, les yeux pétillants de malice.

— Il faudrait donc qu’il rédige une épître signée… ou plutôt sans signature ! Lettre dans laquelle le souscripteur protesterait de son indignation d’apprendre qu’ayant eu l’heur d’épouser une infante le roi de France se commettait avec une fille de peu, qu’il fallait mettre fin à ce scandale, etc.

— L’idée n’est pas mauvaise, objecta Isabelle, mais une lettre arrivée d’Espagne doit, même anonyme, avoir l’air de ce qu’elle est et non d’un message parti de la maison d’en face. Elle doit présenter les traces du voyage, des signes distinctifs, d’usure. Où trouver le support ?

— Pourquoi pas dans les papiers de rebut de la Reine ? proposa Madame dont l’humeur s’améliorait peu à peu. C’est le sort des enveloppes du courrier que je reçois d’Angleterre.

— Il faut donc soudoyer une femme de service ou l’un de ceux qui vident les corbeilles ! conclut Mme de Soissons. Je m’en charge ! Vous, Vardes, allez expliquer à Guiche ce que nous attendons de lui ! Il sera trop heureux de rendre ce service à Madame…

L’analyse était parfaite. Plus amoureux que jamais – et bientôt payé de retour avec l’aide et la protection d’Isabelle devenue l’intime de sa princesse ! – le beau comte se déclara prêt à tous les sacrifices, fût-ce de sa vie, pour un sourire de son idole ! – alors, écrire une simple lettre !… Pourtant et bien que Mme de Soissons eût souhaité presser le mouvement, on en remit la réalisation à une date ultérieure à la demande d’Isabelle : Marie-Thérèse approchait du terme de sa grossesse. Elle aurait besoin de toutes ses forces car l’enfant s’annonçait volumineux. La lettre lui infligerait une douleur dont elle n’avait nulle nécessité et qui, même, pourrait l’affaiblir jusqu’à peut-être une issue fatale :

— Si elle venait à en mourir, expliqua Isabelle à Madame, nous serions impardonnables, voire criminelles. La pauvre petite n’est déjà pas si heureuse ! Il faut lui laisser savourer son bonheur si elle doit donner un dauphin au royaume !

Madame qui n’était pas vraiment méchante approuva d’autant plus volontiers que la Cour ayant établi ses quartiers au château de Saint- Germain-en-Laye, le Roi devait dépenser des trésors d’ingéniosité pour voir La Vallière.

La suite donna raison à Mme de Châtillon : le 1er novembre 1661, la Reine goûtait le bonheur d’offrir à son époux un gros bébé qui allait devenir Monseigneur le Grand Dauphin. Elle avait failli en mourir mais le chaleureux remerciement dont son époux la gratifia de ses souffrances lui fit connaître un moment de pur bonheur tandis qu’autour d’elle la France débordait d’enthousiasme.

On se félicita d’avoir différé la rédaction de la fâcheuse lettre. Le Roi, tout aux joies de la paternité, était aux anges et avait mis une sourdine à ses amours, ce qui, vis-à-vis de la Reine, était la moindre des choses. On put même croire un moment que l’affaire La Vallière s’engageait sur sa fin mais ce ne fut qu’une illusion ! Laissant son épouse pouponner – elle sera une excellente mère s’occupant personnellement de ses enfants ! –, Sa Majesté reprit le chemin des appartements de Madame… et Guiche se mit au travail.

Mme de Soissons avait réussi – le Diable sait comment ! – à se procurer l’enveloppe d’une lettre en provenance de Madrid, dans les papiers de rebut de la Reine et la « lettre espagnole » atterrit bientôt dans l’antichambre de Marie-Thérèse… qui ne devait jamais en prendre connaissance… En effet, le pli arriva entre les mains de Maria Molina, qui la servait depuis l’enfance avec un entier dévouement et se méfiait comme de la peste de cette Cour de France qui ne lui inspirait aucune confiance.

Or, elle reconnut l’enveloppe pour l’avoir vue il n’y avait pas si longtemps et, soupçonnant quelque méchante manœuvre, l’ouvrit, en prit connaissance et partit tout droit la porter au Roi.

Celui-ci entra dans une violente colère et voulut punir l’auteur, quel qu’il fût, de cette tentative contre ses amours. Or, qui fit-il appeler pour le charger de l’affaire ? Le marquis de Vardes dont il avait pu, à plusieurs reprises, constater les talents d’enquêteur ! Ce qui ne faisait pas vraiment honneur à sa psychologie ! Mais le sémillant personnage – ne manquant ni de bravoure ni de talents militaires ! – savait se faire valoir. Il promit de débrouiller rapidement le « mystère » et revint apporter ses conclusions : selon lui, trois personnes pouvaient se trouver à la source d’une telle perfidie. A savoir la duchesse de Navailles, la Grande Mademoiselle ou Mme de Motteville.

En mettant la duchesse de Navailles en vedette, il savait ce qu’il faisait : dame d’honneur de la Reine, elle s’était aperçue à Fontainebleau des visites nocturnes qu’avant le règne de La Vallière le Roi rendait à l’appartement des filles d’honneur de son épouse… en passant par les toits. Elle n’avait pas hésité un instant avant de demander la pose d’une grille qui contraignit Sa Majesté à une retraite sans gloire. Quant à Mademoiselle et à Mme de Motteville, elles n’étaient là que pour faire nombre et le Roi ne s’y arrêta pas une seconde. Quelque temps après, le duc et la duchesse de Navailles étaient disgraciés sans explication. Ils quittèrent d’ailleurs la Cour sans murmurer… Quant aux deux autres « possibilités », elles n’étaient crédibles en rien. Etant trop proches de la Reine, elles n’auraient jamais voulu être à l’origine d’une seule de ses larmes…

Encouragé par ce succès, Vardes voulut pousser son avantage et se débarrasser de Guiche qui, par franchise ou par étourderie, était capable de dévoiler la vérité et dont il aspirait à prendre la place auprès de Madame tout en faisant la cour à Isabelle. Aussi alla-t-il informer discrètement Monsieur de son infortune conjugale. Occupé à essayer une nouvelle parure de diamants, de rubis et de perles, Monsieur – donc d’excellente humeur – commença par lui rire au nez :

— Vieille lune que cette histoire ! Et ne me dites pas que vous y attachez le moindre crédit ! Il y a beau temps – lors de notre séjour à Fontainebleau – que mon frère a signifié à ce pauvre Guiche qu’il y avait des terres trop hautes pour qu’il se permît d’y braconner…

— Le Roi avait pour cela les meilleures raisons ! persifla le chevalier de Lorraine, superbe jeune homme dont la faveur auprès de Monsieur montait de jour en jour… et curieusement au même rythme que sa méchanceté !

N’étant sensible qu’au charme masculin, il ne laissait passer aucune occasion de nuire à une femme. Celle-là était trop belle pour la manquer :

— Bah ! fit-il avec un geste insouciant, le Roi était très amoureux de Madame ! Tout le monde sait cela.

— Comment, tout le monde sait cela ? piailla Monsieur, indigné. Mon frère ne peut pas voir un visage féminin un peu joli sans lui faire un doigt de cour ! C’est ce qu’il a fait cet été et j’y ai mis bon ordre !

— Allons, Monseigneur, cessez de vous vanter ! ronronna Lorraine en lui offrant son plus beau sourire. C’est votre auguste mère qui a mis fin à l’idylle. Et puis le Roi a découvert les charmes de la petite La Vallière et oublié Madame… qui, elle, n’avait pas oublié le cher Guiche !

— C’est peu de le dire, appuya Vardes, foudroyant l’importun d’un regard meurtrier. Il suffit de les voir ensemble pour en conclure qu’ils s’aiment. Ils n’ont pas besoin de l’exprimer : leurs yeux parlent pour eux !

— Tout de bon ? gémit Monsieur dont la belle humeur n’était déjà plus qu’un souvenir.

— Tout de bon ! Guiche n’a-t-il pas osé revenir à la Cour sans être rappelé sous le prétexte que sa présence manquerait au ballet des Saisons ? Il n’a surtout pas manqué de se rendre ridicule ! Jamais il n’a si mal dansé ! Il traînait quasiment les pieds !

— Eh bien, il ne les traîne plus !… Il a retrouvé sa prestance pour escalader certaine fenêtre les nuits de lune nouvelle !

Pour le coup, Monsieur monta sur ses grands chevaux :

— Tonnerre de Dieu ! Il ne se moquera pas de moi plus longtemps !

Et il partit aussitôt à la recherche du Roi qu’il trouva dans son cabinet de travail en compagnie de Colbert qui apportait des documents à sa signature… et fronça les sourcils devant l’intrusion.

— Sire, mon frère ! clama Monsieur d’entrée.

— Un instant, je vous prie ! Souffrez que j’en finisse !

Stoppé net dans son élan oratoire, le prince se laissa tomber dans un fauteuil en tiraillant nerveusement ses manchettes de dentelle. Ce que voyant, Louis XIV en termina rapidement avec son ministre qui disparut comme le djinn des contes orientaux.

— Quand donc, mon frère, perdrez-vous cette manie de pénétrer chez moi en trombe ?

— Quand vos gentilshommes cesseront de se moquer de moi !

— De qui allez-vous vous plaindre cette fois ?

— De ce misérable Guiche !

— Encore ? Mais cela tourne à l’obsession ! Que vous a-t-il fait ?

— Cocu, mon frère ! Bonnement cocu ! Il couche avec ma femme !

Le Roi ne retint pas un soupir excédé.

— Ça recommence !

— Vous voulez dire que ça n’a pas cessé ! Même pendant cette parodie d’exil dont vous l’avez frappé parce qu’il soupirait autour de Madame ! Vous n’auriez jamais dû lui permettre de revenir. A-t-on idée aussi d’un éloignement à Paris ? A une petite journée de cheval !

— Vous les avez surpris ?

— En ce cas, ce misérable aurait été occis sur l’heure ! assura le prince, dramatique à souhait. Mais je le sais de source sûre !

Connaissant trop Monsieur et son entêtement pour ignorer qu’il le harcèlerait jusqu’à ce qu’il obtienne satisfaction, Louis rendit les armes :

— Tâchez de vous calmer ! Je vais ordonner au maréchal de Gramont d’envoyer Guiche à l’armée de Lorraine qui doit se rendre prochainement en Pologne ! Il m’étonnerait que le comte revienne de si loin escalader un balcon par une nuit obscure !

Ce qui fut dit fut fait. Le pauvre amoureux boucla ses bagages mais, avant de partir, il demanda à son « ami » Vardes, en qui il avait pleine confiance, de venir pour lui remettre certaine cassette contenant des lettres confidentielles qu’il souhaitait cacher en lieu sûr.

— Je ne voudrais pas m’en séparer, lui dit-il, les larmes aux yeux, car plusieurs me sont plus chères que ma vie. Je n’en emporterai qu’une seule et la garderai sur mon cœur… Aussi est-ce à vous que je confie ce qui est pour moi un trésor. Prenez-en soin ! Quand je reviendrai – si je reviens ! – vous me le rendrez. Sinon brûlez-tout ! Vous me le jurez ?

— Sur mon honneur ! répondit Vardes qui n’en était pas à un parjure près et dont l’honneur n’était plus qu’une vague réminiscence de prime jeunesse…

Guiche parti, il n’eut rien de plus pressé que prendre connaissance du contenu. Le plus « précieux », c’étaient des lettres de Madame ne laissant aucun doute sur ses relations avec Guiche mais il y en avait aussi – moins nombreuses et surtout d’un ton différent ! – écrites par la duchesse de Châtillon d’autant plus intéressantes qu’elles révélaient son rôle de confidente – pour ne pas dire d’entremetteuse ! – dans ces amours princières.

Tout rentra donc dans l’ordre sauf pour la comtesse de Soissons que l’on avait pratiquement oubliée mais qui, elle, n’oubliait rien… Il fallait en finir avec La Vallière, aussi employa-t-elle les grands moyens. Sachant la Reine fort pieuse, elle lui demanda une audience secrète au couvent des Carmélites où Marie-Thérèse se rendait fréquemment. Et là, elle déballa l’histoire sans la moindre pitié pour la souffrance qu’elle suscitait dans ce cœur candide où l’époux royal régnait sans partage. Si cruelle que Marie-Thérèse ne put la supporter : elle courut se jeter aux pieds de sa belle-mère, demandant qu’on lui permît de rentrer en Espagne maintenant qu’elle avait rempli son devoir en donnant un héritier à son seigneur et maître.

Naturellement, il n’en était pas question mais, estimant que cette situation ne pouvait durer, Anne d’Autriche la fit venir chez elle avec Madame, puis convoqua La Vallière qu’elle renvoya purement et simplement : ni ses belles-filles ni elle-même ne voulaient garder un tel brandon de discorde.

Le Roi s’étant absenté pour vingt-quatre heures, la pauvre Louise ne put l’appeler au secours et s’enfuit chez les Carmélites de Chaillot sans en avertir personne. Entre les Tuileries et le couvent, le parcours n’était pas très long surtout pour des jambes de vingt ans. Elle le couvrit à pied, en pleine nuit, sans se douter qu’un garde l’avait reconnue et la suivait. Rassuré sur son sort après l’avoir vue entrer, il galopa au Palais-Royal, attendit le retour du Roi et le mit au courant.

La réaction ne se fit pas attendre… Sa Majesté piqua une colère royale et, après avoir réfléchi un moment, fonça chez sa belle-sœur qu’il trouva en compagnie de Mme de Châtillon et d’une marchande de mode. La princesse avait souvent recours au goût sans failles d’Isabelle. Comme c’était l’une de leurs occupations préférées l’atmosphère n’était pas à la mélancolie. Les deux femmes riaient beaucoup. L’irruption du Roi les arrêta net. Il n’était pas difficile de deviner de quoi il allait être question et, par discrétion, Isabelle voulut se retirer.

— Restez, duchesse ! Vous n’êtes pas de trop car je suppose que vous savez ce qui s’est passé avant-hier chez ma mère, ainsi que la cruauté dont on a fait preuve envers Mlle de La Vallière ! Madame, à ce l’on rapporte, n’a pas de secrets pour vous !

— Mais l’auguste mère de Votre Majesté pourrait en avoir et…

— Restez, Babelle ! ordonna la princesse. Au surplus et puisqu’il est question de Mlle de La Vallière, il n’y a aucun secret ! Ses services ayant cessé de me convenir, j’y ai mis fin, comme c’était mon droit !

— Mais vous avez jugé bon de le faire chez ma mère et en présence de la Reine !

— Votre Majesté est mal renseignée, riposta-t-elle avec un froid sourire. C’est la Reine mère qui m’a appelée après avoir reçu une douloureuse plainte de sa belle-fille !

— Une plainte ? Il m’étonnerait ! La Reine ne se plaint jamais. C’est une sainte !

— Ou du bois dont on les fait, mais l’auréole étant encore loin, même une sainte peut trouver mauvais qu’un époux tendrement aimé la chasse de son cœur pour y donner place à une fille de pas grand-chose. Cela posé, aucune de nous trois ne sait où elle est, si c’est là où le Roi veut en venir !

— Au couvent de Chaillot ! Rien de mieux pour retrouver la paix de l’âme !… D’où j’entends la ramener, au plus vite aussi discrètement que possible !

— La ramener où, si je ne suis pas trop curieuse ?

— Mais chez vous, ma sœur ! N’est-elle pas de vos filles d’honneur ?

— Je ne vois pas l’honneur qu’il y a à être servie par elle et j’ose rappeler au Roi que je l’ai chassée ! lança Madame dont la colère montait crescendo… Maintenant si le Roi me dénie – à moi qui suis fille et sœur de roi ! – le droit d’être servie par qui m’agrée je réclame de me retirer chez mon frère. Là où il ne viendrait l’idée à personne de m’offenser comme vous vous le permettez !

— Voyons, ma chère sœur…

Devinant que le Roi entamait une plaidoirie plus qu’hasardeuse pour son orgueil, Isabelle choisit aussitôt de se retirer sur la pointe des pieds. S’il allait jusqu’à s’humilier, il ne lui pardonnerait pas d’en avoir été le témoin. C’était préférable aussi vis-à-vis de Madame. Sachant à quel point elle avait été proche du Roi – on ne peut plus proche d’ailleurs ! –, ces deux anciens amants pouvaient, dans le feu de la dispute, laisser échapper des paroles révélatrices et, par la suite, lui tenir rigueur de les avoir entendues…

Rentrée dans son logis, elle examina l’idée de retourner à Mello, son joli château qui ne l’avait pas vue depuis plusieurs mois. Pour factice qu’elle soit, la vie de Cour n’en était pas moins absorbante et le temps y passait si vite que c’était à peine si l’on remarquait les changements de saison! De là, en plus, elle pourrait aller voir Condé à Chantilly où il faisait de nombreux travaux dans le but – et quand viendraient les beaux jours ! – d’y recevoir le Roi et la Cour avec un faste digne des Condés.

Avec lui aussi les sentiments évoluaient. Les poussées de passion qui les jetaient l’un vers l’autre pour des étreintes quasi animales se transformaient en quelque chose de plus doux, une confiance mutuelle et une tendresse dont elle avait longtemps cru Condé incapable mais que tissait l’inébranlable confiance qu’il n’avait jamais cessé de lui porter. Il arrivait que le mal étrange dont il avait souffert dans sa jeunesse le reprît et bien que sa sœur, revenue des grandes aventures, séjournât parfois auprès de lui, elle était désormais trop tournée vers le Ciel pour attacher du prix à ce qu’elle considérait comme des malaises. Quant à son épouse qu’il détestait toujours autant, elle vivait dans l’une ou l’autre de leurs demeures mais de préférence dans celle où il n’était pas. La pauvre mère ne voyait pratiquement plus son fils, déjà fiancé à la princesse Anne de Bavière et qui ne quittait guère son père. Au surplus, Claire-Clémence présentait des signes étranges laissant supposer qu’en craignant l’hérédité d’une mère folle Condé ne s’était pas trompé.

Ce jour-là, Isabelle décida finalement de partir pour Mello et, en allant lui demander son autorisation, elle invita Madame à l’accompagner. Pour se changer les idées !

— Ce serait avec joie, lui répondit la princesse, mais inopportun ! Sans doute pour faciliter le retour de sa maîtresse, le Roi a décidé le départ de la Cour pour Saint-Germain…

— Cela n’oblige pas Son Altesse à les suivre !

— Si… dès l’instant où il en exprime le désir. Cela rendra les relations plus faciles étant donné que j’ai dû accepter de laisser La Vallière à sa place parmi mes filles d’honneur…

— Oh, non ?

— Oh, si ! Comme vous le savez, le Château Neuf qui nous est réservé est proche du Château Vieux puisque seul un jardin les sépare et la liberté y est moins restreinte. Il y a aussi nombre d’endroits où il est possible de se rencontrer à l’abri des regards, ajouta Madame avec une amertume qu’elle ne put retenir…

Elle garda un instant le silence puis cracha :

— Néanmoins nous nous sommes mis d’accord sur un point. Au cas où elle attendrait un enfant, elle serait retirée de mes filles d’honneur pour être rattachée à la Reine !

— La Reine ? L’épouse bafouée ? Je rêve !

— Non. Le service de ma belle-sœur compte davantage de monde que le mien. On ne l’y verra jamais, sinon brièvement et elle pourra vivre à l’écart jusqu’à… oh, et puis nous verrons bien ! s’écria-t-elle laissant libre cours à sa colère. Le jour où je ne pourrai plus la supporter… Mon Dieu !…

Portant soudain son mouchoir à ses lèvres, elle pâlit brusquement, vira sur ses talons et, avisant un vase vide qui se trouvait sur une console, s’en empara et vomit dedans, soutenue par Isabelle qui en même temps appelait à l’aide pour que l’on vienne coucher sa princesse qu’une fois au lit elle se mit à observer d’un œil inquiet. Depuis quelques jours Henriette avait mauvaise mine, se plaignait de lassitudes et refusait certains mets.

— Madame a souvent mal au cœur ? demanda-t-elle.

— Presque tous les matins ! Et aussi quand j’entends venir Monsieur !… et les parfums dont il s’inonde.

— Et que disent les médecins ?

— Rien ! Je ne veux pas les voir ! Ils m’importunent à un point dont vous n’avez pas idée…

Isabelle partit dans un joyeux éclat de rire qui eut pour effet de renfrogner Madame :

— Vous trouvez cela drôle ?

— Drôle, non, mais plutôt réjouissant : cela signifie que Madame attend un enfant… et que je suis infiniment heureuse d’être la première à la féliciter. Monsieur va être ravi !

— Cela j’en suis moins sûre… murmura la princesse en se laissant retomber dans ses oreillers où elle ferma les yeux manifestant ainsi son envie de dormir… ou de faire semblant.

Il est vrai que, jusqu’à son terme, Madame vivrait dans l’angoisse. Si c’était un garçon, on pouvait se demander quel visage il évoquerait. Si c’était Monsieur, tout irait pour le mieux. Il serait tout faraud et son épouse serait tranquille pour un bon moment, le joli prince ne portant aux femmes qu’un intérêt très limité. Si c’était le Roi, on pourrait jouer sur l’air de famille mais si c’était… quelqu’un d’autre ? Chez les Gramont, père et fils, les hommes étaient assez typés, et alors…

Et alors, ce pourrait aussi être une fille et Isabelle, en regagnant le petit appartement que son intimité avec la princesse lui avait fait attribuer aux Tuileries, se morigéna. Quelle idée que d’imaginer des suites aussi catastrophiques ! D’abord, il ne s’agissait que d’un début de grossesse, ce qui laissait largement le temps de voir venir ; ensuite, la princesse étant plutôt délicate, rien ne disait qu’elle la mènerait à son terme, enfin… rien ! Encore une fois on verrait bien ! Cependant elle ne put s’empêcher de se livrer à de subtils calculs d’où il ressortit que seul Guiche était à redouter puisque son absence n’avait guère duré. Quant au Roi, il s’intéressait ouvertement à La Vallière depuis plus longtemps. Restait à savoir à quel moment il en avait fait sa maîtresse. Et cela, une seule personne pouvait le lui apprendre : Saint-Aignan !

Certes il lui faisait la cour mais de là à trahir ce qu’il devait considérer comme un secret d’Etat si l’on en jugeait la mine importante qu’il arborait depuis quelque temps… Finalement, le géniteur était peut-être l’époux légitime, Monsieur, qui, s’il n’était pas attiré par les femmes – tant s’en faut ! –, ne cachait pas son intention d’avoir des enfants afin de continuer sa lignée au cas où « la branche aînée viendrait à s’éteindre ! ». C’est dire que les nuits avec lui n’avaient rien d’enivrant et que sa jeune épouse – elle se laissa aller à en faire la confidence à « Babelle » – les vivait comme autant de corvées…

Toutefois il était écrit qu’Isabelle devrait se désintéresser momentanément des amours royales pour mettre de l’ordre dans ses affaires de famille. Du moins essayer. Elle atteignait le grand escalier quand elle vit Bastille qui en montait les marches quatre à quatre. Il venait lui apprendre que sa mère, rentrant de Valençay souffrante, s’était arrêtée à Mello dans l’espoir de voir sa fille… mais ne la trouvant pas avait voulu continuer son chemin jusqu’à Précy en demandant qu’elle l’y rejoigne.

— Quelle idée ? Pourquoi n’être pas restée chez moi ? Je sais que Précy est avoisinant… Enfin ! Qui est venu me prévenir ?

— Le fils Grandier. Sa mère allait l’envoyer à Paris faire quelques emplettes et le message de Mme de Bouteville est arrivé juste à temps pour qu’il prenne le relais. Je l’ai envoyé à ses achats et je viens vous chercher.

— Bon ! Je vais avertir chez Madame et nous partons. Pour que ma mère veuille être chez elle il faut qu’elle soit sérieusement malade. Nous ne ferons qu’une halte à la maison pour que je prenne un bagage…

— Inutile ! Agathe en a préparé un et vous attend dans la voiture !

En dépit de son inquiétude, réelle : même si elle ne la voyait pas souvent, elle aimait beaucoup sa mère, Isabelle sourit :

— Qu’ai-je fait pour mériter des serviteurs tels que vous ? Attends-moi ici ! Juste le temps de voir Madame !

Elle y rencontra Mme de La Fayette qui revenait de chez la Reine mère, lui raconta brièvement ce qui s’était passé et la pria de l’excuser auprès de la princesse : elle devait s’absenter plusieurs jours.

— Partez tranquille, la rassura celle-ci. Madame aime trop sa propre mère pour ne pas vous excuser ; mais tâchez de ne pas attraper son mal ! Vous savez à quel point Monsieur redoute le moindre éternuement…

— Veillez bien sur Madame ! ajouta Isabelle en l’embrassant.

Récupérant Bastille, elle s’élança dans la galerie rejoignant l’escalier d’honneur qu’elle descendit en courant, au mépris de l’étiquette et sans se soucier de ce qui pouvait lui faire obstacle, ne remarquant même pas la double haie de Cent-Suisses alignée dans l’immense vestibule du palais. Chaque instant qui passait augmentait son angoisse au sujet de sa mère. Aussi, dès son arrivée, enverrait-elle à Chantilly demander à Condé de lui prêter Bourdelot1, le seul médecin en qui elle eut une confiance absolue.

Elle fonçait donc sur l’entrée principale du palais en tenant ses jupes légèrement relevées pour ne pas la gêner quand elle s’écroula avec la pénible impression d’avoir percuté un mur…

Un mur soutenu par de grands pieds ornés de larges nœuds de ruban incarnat mais qu’elle n’eut pas le loisir de contempler plus longtemps : des mains la remontaient le long d’un personnage vêtu de pourpre et d’or qui lui parut gigantesque jusqu’à ce qu’elle découvre un visage un peu rougeaud, encadré d’une vaste perruque et qui la contemplait avec émerveillement :

Ach so !… Wie schöööön !…

Et pour mieux marquer son enthousiasme, l’inconnu lui plaqua sur la bouche un baiser du genre ventouse dont elle pensa perdre le souffle d’autant que le personnage, qui avait dû se livrer à de nombreuses libations, empestait le vin à plein nez.

L’indignation lui rendit aussitôt sa combativité coutumière :

— Oh !…. Espèce de malappris !

Et de toutes ses forces, elle lui appliqua une gifle retentissante dont il fut si surpris qu’il la lâcha.

A peine les pieds d’Isabelle eurent-ils retrouvé le contact du sol que sans s’attarder davantage à constater le résultat de sa réaction elle reprit sa course vers la sortie, aperçut son carrosse légèrement en retrait, courut grimper dedans sans laisser au cocher le temps de lui ouvrir la portière ni de baisser le marchepied et se jeta sur les coussins :

— A la maison ! lança-t-elle au cocher.

— Est-ce que madame la duchesse n’attend pas Bastille ? s’enquit celui-ci.

— Naturellement ! Mais que fabrique-t-il ?

Se penchant à la portière, elle s’aperçut que la cour d’honneur était pleine de militaires dont, pour la plupart, elle ne connaissait pas les uniformes et que ces gens la regardaient avec une indignation horrifiée qui ne lui fit ni chaud ni froid. Ce qu’elle voulait c’était Bastille et tout de suite ! On avait assez tardé !…

Quand enfin il apparut, Saint-Aignan l’accompagnait. Lui au moins ne la regardait pas d’un air scandalisé. Il avait même plutôt envie de rire. Mais elle le savait bavard et elle était pressée, elle lui envoya :

— Pas le temps de causer avec vous, mon cher comte ! Ma mère est malade et, comme elle ne l’est jamais, je suis inquiète. Aussi vais-je à Précy…

— Vous n’avez pas envie de savoir qui vous avez malmené ?

— Ma foi non ! C’est un grossier personnage et cela me suffit ! N’importe comment, depuis que Guiche est parti, les amis de Monsieur ne m’intéressent guère ! Souffrez que je leur préfère ma mère !

Bastille avait sauté en voltige à côté du cocher qui enleva ses chevaux. Isabelle changea le léger vêtement qu’elle portait pour l’épaisse mante à capuchon doublée et ourlée de vair qu’Agathe lui tendait et finalement se laissa retomber près d’elle sur les coussins de velours qui garnissaient la voiture. Elle prit quelques profondes respirations afin de calmer ses nerfs mais sans parvenir à chasser complètement l’angoisse qu’elle éprouvait et qui s’aggravait des reproches qu’elle se faisait.

Depuis combien de temps n’avait-elle pas vu sa mère ? Elle ne parvenait même pas à en situer la date. Encore ne lui avait-elle même pas dit au revoir. C’était le jour du mariage de François au château de Ligny après la sortie cruelle de son frère qui ne lui avait pas caché ce qu’il pensait de sa façon de vivre. Une poupée de Cour ! Les trois petits mots la brûlaient encore. Elle se souvenait de la douleur qui l’avait transpercée et aussi de sa fuite comme si, atteinte d’une flèche, elle avait couru dans l’espoir qu’à travers les halliers un buisson quelconque la lui arracherait…

Il n’en avait rien été et depuis c’était le silence de la famille. Pas total mais presque. De rares lettres étaient arrivées de Marie-Louise sa sœur ou de Mme de Bouteville elle-même. Lettres paisibles, reflétant la vie sereine qui était celle de Valençay en regardant grandir les enfants – Marie-Louise en avait cinq à présent ! – et embellir le château que leur père, Dominique, ne trouvait jamais assez beau ni assez grand.

Bien sûr, on l’invitait, elle, de temps en temps… et sans trop compter sur une réponse favorable. Si même on la souhaitait en écrivant. On devait redouter le tumulte et le fracas qui l’accompagnaient partout où elle se rendait… peut-être aussi sa longue liaison avec Condé toujours vivante même si, chez un homme précocement vieilli par les excès de la vie et un mal qui ne l’avait jamais abandonné tout à fait, une profonde tristesse remplaçait peu à peu les flambées fulgurantes du désir.

— Je ne pense pas que madame la duchesse devrait se tourmenter autant, émit Agathe de sa voix tranquille… Si Mme de Bouteville était malade à ce point, elle n’aurait pas quitté Valençay et Mme la marquise l’aurait appelée…

— Vous croyez ?

— Cela coule de source, il me semble. On ne laisse pas une mourante s’embarquer sur des routes fatigantes et incertaines, surtout seule. Quant à vouloir aller jusqu’à Précy, si proche évidemment, j’avoue n’avoir pas d’explication.

— Elle adore notre vieux Précy moins vaste, moins fastueux que Mello mais où elle vécut son unique bonheur et où repose mon père…

Au fond c’était à peine rassurant ! Au cas où un mal subit se serait emparé de Mme de Bouteville en cours de route, l’un de ces maux qui préludent au départ définitif, elle aurait naturellement choisi Précy pour y rendre le dernier soupir…

Conclusion, Isabelle se rongea les sangs tout au long du chemin et si visiblement qu’Agathe n’insista pas… Quand elle était dans cet état, sa duchesse n’était pas à prendre avec des pincettes. Le trajet risquait de devenir dangereux parce que les chevaux n’allaient jamais assez vite ! C’est d’ailleurs ce qui se produisit : la duchesse trépigna sans répit et quand on fut, enfin, à destination, elle sauta à terre sans attendre que l’attelage fît halte et elle tomba dans les bras de Marcelline qui veillait à la bonne marche de la maison durant les absences de Mme de Bouteville.

— Ma mère ? Comment va-t-elle ?

— Un peu mieux depuis qu’elle sait la venue de madame la duchesse, mais la nuit dernière a été mauvaise après sa dispute avec M. le duc !

— M. le duc ?

— … de Luxembourg ! Le frère de madame la duchesse !

— Si vous aviez dit M. François j’aurais compris. On commence à se perdre dans cette pléthore de titres ducaux qui nous encombrent ! Et quelle était la raison de sa présence ici ?

Tout à coup la gouvernante eut l’air si gênée qu’Isabelle eut pitié d’elle :

— Je pense que ma mère me le dira…

En dépit de son inquiétude, Isabelle éprouva une fois de plus cette sensation chaleureuse qu’aucune de ses luxueuses demeures ne lui procurait : celle de rentrer chez elle. Précy qui avait perdu depuis longtemps le puissant château féodal qu’il avait été – et que François n’avait cessé de regretter ! – n’en demeurait pas moins le foyer familial, le seul que la rude justice de Louis XIII et de Richelieu eût laissé à la veuve et aux orphelins d’un condamné. C’était à présent un manoir plus qu’un château dont un jardin et des vergers remplaçaient les sévères défenses d’autrefois. L’intérieur était à l’avenant avec ses meubles privés de dorures mais adoucis de coussins, ses tapisseries réchauffant la nudité des murs. Chose étrange, c’étaient les splendeurs peut-être excessives des hôtels de Condé et de Chantilly qui lui avaient permis d’apprécier sa vieille demeure familiale…

Une quinte de toux lui fit accélérer l’allure tandis qu’elle grimpait le bel escalier de pierre et se précipitait dans la chambre principale… qui était vide.

— Mme la comtesse est dans votre chambre, la renseigna Marcelline, qui la suivait plus lentement et en haletant.

— Et pourquoi ?

— Je pense qu’elle vous l’apprendra elle-même…

— Dis Mlle Isabelle, comme autrefois. Ce sera plus court ! lança-t-elle en s’engouffrant dans la chambre où, en effet, sa mère enveloppée de lainages, un bonnet de dentelle sur la tête, buvait le contenu d’une tisanière posée à son chevet. Sa fille ralentit l’allure pour aller l’embrasser après l’avoir débarrassée de sa tasse vide non sans que la malade eût tenté de la repousser…

— Vous voulez prendre mon mal ? bougonna-t-elle.

— Bah ! Me venant de vous je ne risque rien ! Mais d’abord comment vous portez-vous ? Avez-vous vu Bourdelot ?

— Une question à la fois, s’il vous plaît ! Il est venu, en effet, et je me sens un peu mieux. Ce sont mes bronches paraît-il parce que j’ai pris froid en arrivant ici !

— Mais pourquoi Précy ? N’aviez-vous pas envisagé de me faire le plaisir d’un petit séjour à Mello ?

— Certes mais c’est à Mello que certain bruit m’a confirmé ce que j’avais appris à Valençay !

— Et c’est ? fit Isabelle qui venait de remarquer que le portrait de son père avait émigré lui aussi dans sa chambre.

— Que votre frère fornique dans cette maison avec une théâtreuse qui joue à la châtelaine, au scandale de tout le pays. La meilleure preuve en est quand vous me trouvez dans votre lit au lieu d’être dans le mien mais à mon arrivée le couple y était déjà installé depuis trois ou quatre jours ! ! Je… je n’aurais jamais cru voir pareille indécence dans la maison de votre père, Isabelle… acheva-t-elle en éclatant en sanglots que celle-ci tenta d’apaiser en la berçant dans ses bras.

— Pourquoi donc la maison de mon père ne serait-elle pas aussi la mienne ? Et même en priorité puisque je suis son héritier.

Debout sur le pas de la porte au chambranle de laquelle il s’appuyait, François regardait les deux femmes sans la moindre tendresse. Aussitôt Isabelle reposa doucement sa mère sur ses oreillers :

— Je pourrais vous rétorquer que vous n’êtes pas seul héritier si cette discussion n’était choquante en présence de notre mère dont vous oubliez un peu vite qu’elle y est chez elle avant vous ! Si vous étiez à la rue cela pourrait se discuter, à la rigueur, mais vous ne manquez ni de terres ni de biens, monsieur le duc de Piney-Luxembourg. Votre superbe château de Ligny ne vous suffit plus ?

— Il y a dedans la duchesse ma femme et mes deux enfants !

— Vous en avez déjà deux, alors que vous n’êtes marié que depuis dix-huit mois ?

— Le second est encore dans le ventre de sa mère ! Je me vois mal rentrer au château avec Mlle Beausoleil !

— En revanche vous ne voyez aucun inconvénient à chasser votre mère de son propre lit pour y batifoler avec Mlle… comment avez-vous dit ?

— Beausoleil, des comédiens de Monsieur. Vous devriez connaître !

— Eh bien non, je ne connais pas ! Je suis de l’entourage de Madame dont les goûts diffèrent nettement de ceux de son époux ! Les nôtres aussi sont différents !

— Je ne trouve pas, ricana François. Il aime les hommes et vous aussi ! Et on dirait même que vous aimez les mêmes !

— Où prenez-vous cela ?

— Chez le sulfureux marquis de Vardes. Monsieur l’apprécie parce qu’il est méchant comme teigne. Madame ne cesse de repousser ses avances et il est votre amant !

— Quoi ? Je ne nie pas que ce soit un ami, précieux parce qu’il est amusant, mais rien de plus !

— Allons donc ? Il aurait de vos lettres… fort tendres, selon la rumeur ?

La patience d’Isabelle était usée :

— C’est faux ! Il n’a jamais eu de moi que des billets amicaux. Il me fait rire et c’est une qualité que j’apprécie. Vous devriez le savoir : nous avons tant ri ensemble dans cet autrefois que je regrette infiniment… Quant à Vardes, il n’est pas mon amant, ne l’a jamais été et ne le sera jamais.

— Pourquoi ? Il est beau, il devrait vous plaire ?

— Disons qu’il m’a plu un temps mais qu’il me plaît moins !

— La raison ?

— Ne vous regarde pas ! Cela posé, j’espère que vous allez quitter cette maison ! Si Ligny vous semble trop éloigné, rentrez donc à Paris ! Vous y avez un hôtel, non ?

— En effet… Mais je préfère la campagne. Si vous voulez rester ici – chez moi ! – insista-t-il, prêtez-moi Mello !

— Certainement pas ! Surtout demandé de cette façon !

— Pourquoi ? C’est la Beausoleil qui vous gêne ?

— Vous avez changé, François ! Sinon vous ne poseriez pas ce genre de question !

— Si j’ai changé, vous aussi ! La Beausoleil est ce qu’elle est mais elle ne joue pas à la prude !

— Moi ? Je joue à la prude ?

— Et quoi d’autre ? Combien – en dehors de Condé – avez-vous eu d’amants depuis ce pauvre Nemours ? Voulez-vous que nous fassions l’addition ? fit-il en comptant sur ses doigts : Hocquincourt. Un. L’abbé Fouquet. Deux…

— Ni l’un ni l’autre ! Le seul nom de ce misérable abbé pourrait me faire vomir et je reconnais que je dois toute ma gratitude à son frère Nicolas. Sans lui je ne sais pas ce que je serais devenue…

— Vos deux voisins anglais…

— Il est facile de nommer des absents. Vous savez pertinemment que, fidèles amis du roi Charles au temps de l’exil, il les a rappelés en Angleterre auprès de lui ! Et puis les deux à la fois, c’eût été une performance de ma part. Il n’empêche qu’ils me soient d’excellents amis. Vous en avez encore en réserve ? persifla-t-elle. Je ne me savais pas si riche !

— La Rochefoucauld…

— Pauvre garçon, devenu quasi aveugle par amour ! Je reconnais qu’il m’a proposé de nous venger ensemble, quand notre cousine Longueville l’a délaissé pour Nemours. C’est fini ?

— Oh, que non ! Bussy-Rabutin…

— Le cousin de cette charmante marquise de Sévigné avec qui je me suis liée récemment ? Vous rêvez ! C’est d’elle dont il est amoureux et, de plus, nous n’éprouvons nulle sympathie réciproque ! Je déteste les fats et, en outre, il a tendance à fabuler !

— Vardes et…

— Non, non et non ! Il suffit ! explosa Isabelle. Parmi la liste que vous avez énumérée, aucun d’eux n’est entré dans mon lit. Qu’ils s’en vantent, c’est possible. Qui donc pourrait être capable de retenir les potins de cour ? Quant à vous, essayez donc de vous souvenir de ceci, ajouta-t-elle abandonnant les cris de la colère pour un ton plus mesuré : depuis l’enfance j’aime Condé et, depuis la mort de mon cher Gaspard, j’ai rêvé d’être son épouse, au cas où il deviendrait veuf ! Et jamais il n’épouserait une femme ayant passé de mains en mains ainsi que vous le prétendez…

Il eut un petit rire sec parfaitement déplaisant :

— Confrontée à eux, vous changeriez peut-être de ton ?

Les yeux plantés dans ceux de son frère, elle le regarda un instant en silence puis :

— Et ce sont eux que vous croiriez ? Vous qui, jusqu’à ce que vous deveniez duc et pair de France, étiez mon cher petit frère ! Combien je le préférais à Monseigneur le duc de Piney-Luxembourg… cet inconnu ! Le premier ne possédait plus que son épée et l’eût tirée cent fois plutôt que me laisser insulter comme font ces vantards… et comme vous le faites vous-même !… Aussi je vous cède la place !

— Vous partez ?

— Dans l’instant ! Et j’emmène notre mère. Mello n’est qu’à deux pas et Bastille va la conduire, soigneusement emmitouflée, jusqu’à ma voiture ! Vous souffrirez que j’emporte aussi mon père ! conclut-elle en se dirigeant vers une commode sur laquelle le portrait était adossé contre le mur, mais il se précipita pour lui barrer le passage :

— Tenez-vous tranquille ! C’est moi qui m’en vais… sans quoi vous seriez capable de clamer que j’ai chassé notre mère de sa demeure !

— Si ce n’est pas ce que vous étiez en train de faire, cela lui ressemblait à s’y méprendre !

Elle n’essaya pas de le retenir. Dix minutes plus tard, enfournant sa comédienne dans son carrosse, François prenait le chemin de Paris. Isabelle et sa mère en firent autant peu après. La duchesse avait l’impression que la chère femme guérirait plus sûrement dans la belle chambre de Mello qui ne servait que pour elle, plutôt qu’en réintégrant le lit dont les ébats de son fils l’avaient chassée… Ensuite on verrait…



1 Médecin de Condé, voir tome 1, La Fille du condamné.

10 Isabelle et les aléas du mariage

— Si vous saviez à quoi vous en tenir, mère, pourquoi être venue seule ? Ma sœur, mon beau-frère ne pouvaient-ils vous accompagner ?

Le nez et les yeux de Mme de Bouteville se levèrent au-dessus du bol de tisane qu’elle était en train d’absorber sans le moindre plaisir :

— Qu’est-ce que votre Bourdelot vous a fait mettre là-dedans ? C’est amer comme chicotin ! J’aurais de beaucoup préféré du lait… ou un bon vin chaud à la cannelle !

— Vous en aurez après ! Les deux si vous voulez mais si, telle que je vous connais, vous ne voulez pas vous éterniser au lit, il faut en avaler trois fois par jour ! Dans dix minutes vous aurez droit à une cuillerée de miel !

— Pourquoi ne pas l’avoir ajoutée à cette mixture infernale ? Ce serait plus simple !

— Peut-être mais moins efficace… et vous n’avez pas répondu à ma question. Pourquoi être venue seule ?

— Dominique vient de recevoir des bois précieux pour l’un de ses salons et Marie-Louise a… des nausées !

— Encore ! Mais ils veulent combien d’enfants ?

— Ce sont des choses qui arrivent quand on suit à la fois la loi du Seigneur et celle de la Nature !… Et puis François est mon fils et je préfère ne pas mettre de tiers entre nous. Le malheur a voulu que je tombe malade pendant le trajet sinon je ne vous aurais pas dérangée !

— Comme si vous ne saviez pas que vous ne me dérangerez jamais, si peu que ce soit ! murmura Isabelle avec un rien de mélancolie. Vous êtes en permanence à Valençay et je le comprends parfaitement. Vous pouvez y profiter de vos petits-enfants alors qu’ici vous n’avez plus que moi ! Une… poupée de Cour, selon l’expression de M. le duc de Piney-Luxembourg du haut de sa grandeur !

Sa voix se brisa sur le dernier mot, laissant transparaître la douleur causée par la nouvelle attitude – ô combien méprisante ! – de François à son égard.

Mme de Bouteville sortit aussitôt du lit, en fit le tour et vint s’asseoir auprès de sa fille qu’elle prit dans ses bras :

— Ma pauvre petite !… Quand ils ne sont pas satisfaits de leur sort, les hommes s’en vengent sur les femmes et savent trop bien comment nous faire souffrir ! Cependant je n’aurais pu croire François capable de se montrer cruel. Surtout envers vous !

— La guerre et les lauriers qu’elle procure !

— Je sais – parce que si je ne parle pas j’écoute ! –, je sais, dis-je, qu’il est un chef, un extraordinaire meneur d’hommes, doublé d’un stratège que ses soldats adoraient ! Il est peut-être même meilleur que Condé mais votre frère n’a pas encore rencontré son Rocroi et ne le rencontrera peut-être jamais. Depuis le mariage du Roi avec l’infante, les canons se sont tus, les armes ne sont plus que des objets de parade…

— Comment peut-on souhaiter la guerre et les catastrophes qu’elle génère : les campagnes ravagées, les épidémies, la misère…

— … les tambours qui battent, le tonnerre des boulets, les étendards qui claquent au vent de la charge, l’excitation du combat, le soleil de la victoire…. Même quand il pleut !…

— … Le râle des mourants, les plaintes des blessés, les pleurs des femmes et des enfants et la souffrance d’un peuple quand ce n’est pas la servitude… Je vous admire, mère, de pouvoir comprendre ! Père pourtant n’est pas mort à la guerre ?

— Non… Il aurait sans doute préféré mille fois mais le duel aussi est une bataille… et c’était un Montmorency… comme François ! Et moi qui suis sa mère qui l’aime de tout mon cœur, je préférerais le savoir au milieu d’une armée plutôt qu’à Paris avec les gens qu’il fréquente !…

— Les filles de théâtre ?

— Non, parce qu’il n’y a là rien que de très naturel ! D’autant qu’il n’y a pas que la comédie ou le ballet. Il n’est pas beau, néanmoins il plaît aux femmes à cause de ce charme dont on ne sait d’où il vient ! Mais ce n’est pas cela qui me tourmente.

— Quoi alors ?

— Ses fréquentations masculines. Un certain Jean Racine dont il est coiffé qui écrit sans doute de jolis vers mais c’est un homme méchant, de même que Louvois, le fils du chancelier Le Tellier. Ils sont plus jeunes que lui tous les deux mais ce Louvois, lui, promet d’aller loin et lui fait miroiter des merveilles. Quant à ce Racine, il lui a présenté je ne sais quels mages et alchimistes à la recherche de la pierre philosophale…

N’en croyant pas ses oreilles, Isabelle l’interrompit :

— Pardonnez-moi, mère, mais comment le savez-vous, vous qui êtes plus souvent à Valençay qu’à Précy… ou chez moi ? Ce que je déplore.

— Il ne faut pas, Isabelle ! Cela ne signifie pas que je vous aime moins que les deux autres mais à Valençay j’ai toujours de quoi m’occuper et c’est précieux à mon âge ! Auprès de François c’est à peu près impossible ! Son château de Ligny est trop vaste… et sa femme m’ennuie ! D’ailleurs je ne lui plais pas !

— Que peut-elle vous reprocher ? L’âge ne semble pas avoir prise sur vous ! Vous restez belle et fraîche. A moins… que ce n’en soit justement la raison : elle est… un brin terne ?

— Je ne sais ! Toujours est-il qu’on ne m’y verra que dans les grandes occasions ! Quant à vous…

— Ne me dites pas que je ne vous aime pas !

— Non… mais vous bougez beaucoup ! Ce n’est pas une critique : c’est normal puisque vous appartenez à la Cour où Madame vous apprécie et j’en suis, croyez-moi, enchantée !…

— … Mais vous n’avez pas répondu à ma question ! Qui vous renseigne si justement ?

— Deux personnes : ma vieille amie Françoise de Solanet, qui est à la Reine mère, et l’un de vos anciens amoureux… qui l’est resté : le président Viole !

— Lui ? Il y a une éternité que je ne l’ai vu !

— Cela tient sans doute à ce qu’il craint de vous rappeler de mauvais souvenirs mais il vous est encore très… dévoué, sourit Mme de Bouteville. Au moins, quand il m’écrit ou même vient me voir quand je suis à Précy, il peut parler de vous !…

— Je sens que nous allons avoir de longues conversations ! conclut Isabelle en riant. Car, naturellement, j’ai bien l’intention de vous garder auprès de moi quelque temps ! Ici ou à Paris !

— Je n’aime guère Paris, Isabelle.

— Pardonnez-moi ! Je devrais le savoir mieux que quiconque…

Agathe, en grattant à la porte avant de l’ouvrir, l’interrompit. Elle tenait une lettre à la main :

— Un mousquetaire vient d’apporter ceci. Une réponse est attendue.

— Un mousquetaire ? Qui l’envoie ?

— Sa Majesté le Roi ! répondit-elle en remettant le pli et en esquissant une révérence.

— Le Roi ? Que me veut-il ? s’interrogea Isabelle.

Elle retourna le message pour déchiffrer le sceau sans chercher à dissimuler une certaine méfiance.

— Ouvrez-le ? conseilla sa mère.

Le texte en était bref. Louis XIV voulait voir Mme la duchesse de Châtillon aussi tôt que possible !

— Oh non ! gémit la jeune femme. Que me veut-il encore ? On ne peut pas être tranquille cinq minutes ?

— Vous n’avez pas le choix, il me semble ! Il faut vous y rendre… et soyez rassurée je ne bougerai pas avant votre retour !

— Merci, mère ! J’espère ne pas vous faire attendre trop longtemps. Agathe, prévenez le messager que je le suis ! Je vais me préparer…

— Il n’en doute pas. On est en train de lui servir un en-cas pendant que Bastille s’apprête à vous suivre et fait atteler !

— On dirait que vous êtes toujours aussi bien servie ? commenta Mme de Bouteville. C’est très réconfortant pour ceux qui vous aiment !

— Et pour moi donc !

Tandis que son carrosse l’emmenait à Saint- Germain – où elle passerait sans doute la nuit – Isabelle pensait que Saint-Germain, avec Fontainebleau, était le château royal qu’elle préférait. Surtout en raison de son cadre. Posée sur son plateau dominant le cours de la Seine, la terrasse encore fleurie reliant le Château Neuf au Château Vieux et descendant gracieusement jusqu’au fleuve, la ville royale cernée par la forêt aux somptueux tons d’automne offrait une image de pure beauté d’où même du Château Vieux, de ses murs de briques roses et de ses chaînages de pierre blanche, émanait une sorte de grâce. L’architecture en était cependant assez sévère, quatre étages d’appartements – on en comptait soixante-sept ! – couronnés par une terrasse mais surtout, quand on pénétrait dans la cour assombrie par les restes du donjon et la chapelle construite jadis par Saint Louis, on avait l’impression d’entrer dans une forteresse.

L’appartement du Roi, voisin immédiat de celui de la Reine, se trouvait au second étage – sept pièces chacun, somptueusement décorées et meublées donnant sur la terrasse et les jardins qui les séparaient du Château Neuf, beaucoup plus aéré – un peu trop même selon ceux qui n’aimaient pas les courants d’air ! – attribué à Monsieur, Madame et leur famille… qui lui préféraient de loin leur joli château de Saint-Cloud encore en travaux.

Au bas du majestueux escalier, Isabelle trouva M. de Saint-Vallier, lieutenant aux gardes du corps, qui se précipita à sa rencontre :

— Vous m’attendiez ? fit-elle, surprise.

— Mais naturellement je vous attendais ! Votre exactitude est connue, madame la duchesse ! Ainsi que votre connaissance des usages de la Cour. Etant donné le chemin à parcourir, le Roi pensait que vous arriveriez… maintenant ou à une minute près ! ajouta-t-il en levant un doigt pour souligner l’écho de l’horloge du château qui sonnait quatre heures ! Magnifique !

Isabelle se retint de rire. C’était la première fois qu’on lui reconnaissait une qualité autre que sa beauté et son esprit ! Et n’en fut que plus intriguée. Qu’est-ce que Sa Majesté pouvait donc lui vouloir ? Elle y avait songé tout le long de la route en espérant qu’il n’allait pas être question de la petite La Vallière !

Un instant plus tard, les portes du cabinet royal inondé par un rayon de soleil des plus encourageants s’ouvraient devant elle. Louis XIV était à son bureau où il écrivait, mais, à l’entrée de sa visiteuse, il abandonna sa plume tandis qu’elle plongeait dans sa plus belle révérence.

— Merci d’être venue si vite, duchesse ! Je n’en attendais pas moins de vous !

— Quand le Roi appelle, il me paraît normal de ne pas l’obliger à répéter !

— C’est donc parfait ainsi ! Asseyez-vous et causons ! commença-t-il en rejoignant son fauteuil et en désignant un siège en face de lui.

Une duchesse, ayant le droit de s’asseoir en présence du Roi, n’avait pas besoin qu’on l’y invite. Isabelle obéit plus intriguée que jamais. Sa Majesté semblait de charmante humeur. Ce qui était déjà un bon point ! Mais au lieu de parler, il la contempla quelques instants sans rien dire, avec un demi-sourire. Enfin, il se décida :

— Depuis combien de temps êtes-vous veuve, madame ?

Elle n’attendait pas cette question-là et se livra à un rapide calcul :

— … Treize ans, Sire !

— Et toujours aussi belle ! L’idée ne vous est jamais venue de vous remarier ? Les prétendants n’ont pas dû vous manquer pourtant ?

Evidemment que si ! Mais il était difficile de confier à ce jeune potentat qu’elle espérait depuis des années le rappel à Dieu de Claire-Clémence afin de prendre sa place !

— Certains ont fait quelques travaux d’approche dans ce sens, Sire, mais je tournais ces tentatives en plaisanteries ! fit-elle avec un sourire qu’elle effaça d’ailleurs aussitôt. J’aimais profondément mon époux et un homme tel que lui ne se remplace pas aisément !

— D’autant que votre cœur n’a pas connu le vide. Vous aimez mon cousin Condé…

Ce n’était pas une question.

— Depuis l’enfance, Sire ! coupa-t-elle, alertée par un subtil changement de ton.

— Ce qui laisse supposer un amour fraternel. Or, il n’en est rien n’est-ce pas ?

Mais où voulait-il en venir, sacrebleu ! Elle le connaissait suffisamment pour savoir que finasser avec lui n’était pas de bonne politique :

— Tant qu’a vécu le duc Gaspard, je l’ai aimé totalement. Je n’apprendrai rien à Votre Majesté en précisant que je n’ai pas été seule à l’aimer et que d’autres ont versé des larmes. Il possédait toutes les séductions dont le Seigneur peut parer un homme !

— Pourtant vous êtes revenue à Condé…

— Non, Sire ! Je ne l’ai accueilli que plusieurs années après. J’ai fait le maximum pour le retenir…

— Sur le chemin de la trahison ! Je sais cela aussi. Et vous l’aimez encore ?

Elle eut un sourire qui s’adressait plus à elle-même qu’au Roi :

— Nous en sommes à un point où la tendresse l’emporte et où il est malaisé de démêler la part d’habitude.

— Mais vous avez eu d’autres amants.

Cela non plus n’était pas une question.

— Je sais que l’on m’en a prêté…

— Et on ne prête qu’aux riches n’est-ce pas ?

Aussitôt elle fut debout, maîtrisant difficilement une colère grandissante :

— Le Roi ne m’a-t-il fait l’honneur de me convoquer toutes affaires cessantes que pour m’insulter ?

— Je ne vous ai pas autorisée à vous lever et je ne vous insulte pas. Je voulais seulement savoir où vous en êtes de vos affaires de cœur : alors, en dehors de Condé, point d’amants ?

— Aucun, Sire !

— Voici donc la raison de votre présence. J’ai reçu pour vous une demande en mariage ! Et des plus sérieuses. En un mot comme en cent : le duc de Mecklembourg-Schwerin demande votre main. Qu’en pensez-vous ?

— Rien, Sire ! Je ne le connais pas… et même je ne l’ai jamais vu !

— Cela me paraît improbable car lui se dit passionnément amoureux de vous, duchesse ! Et puisque nous en sommes aux titres, j’ajoute qu’il est duc souverain en ses états et qu’il est prince des Vandales…

— Des quoi ? s’effara fort peu respectueusement Isabelle qui crut avoir mal entendu : Des Vandales ?…

— Ne riez pas, c’est très sérieux ! Ils composent une importante partie des peuplades du nord de l’Allemagne mais leur origine se situe plutôt en Europe centrale et, s’ils sont intégrés à l’Empire, ils n’en reconnaissent pas pour autant sa souveraineté. Chez eux, le duc Christian est roi ! Voulez-vous être reine ?

— Alors ce sont des… sauvages ?

— Ils ont peu évolué, naturellement, mais je reconnais qu’à l’origine ils n’avaient rien à envier aux autres peuplades barbares. Genséric qu’ils considèrent comme leur fondateur a ravagé Rome et une partie de l’Italie, l’Afrique du Nord y compris Carthage et… et j’en passe.

La culture, surtout géographique, d’Isabelle se révélant hermétique – à l’exception de Rome ! –, elle ne lui permettait pas de situer, même vaguement, ce qu’elle entendait. Le Roi, qui pour une fois s’amusait franchement, attendit tranquillement sa réaction qui se borna à penser à voix haute en levant sur le Roi un regard candide :

— Mais qu’est-ce que ce seigneur barbare fait chez nous ?

— Il y réside la plupart du temps parce qu’il s’y plaît. Schwerin, sa capitale, proche de la mer Baltique et entourée d’un lac, est glaciale en hiver ! Il possède chez nous un hôtel, deux ou trois châteaux – j’allais oublier de vous dire qu’il est très riche ! Il admire énormément la France… au service de laquelle il met volontiers les cinq ou six mille hommes de son armée. Composée uniquement de soldats d’élite ! Vous voyez, duchesse, que ce n’est pas un moindre sire qui recherche votre alliance !

— Comment se fait-il que je ne le connaisse pas ? Je n’ai aucun souvenir de l’avoir jamais rencontré alors qu’apparemment il n’en est pas de même pour lui ?

— Quoi qu’il en soit, que répondez-vous ?

— Que les bras m’en tombent, Sire…

— Et que vous souhaitez d’abord le rencontrer et lui permettre ainsi de plaider sa cause ?

— Le Roi est la compréhension même… mais quelle langue parle ce… ?

— Un excellent français, rassurez-vous ! A présent allez saluer Madame qui est en peine de vous et accompagnez-la, ce soir, à notre jeu ! Mecklembourg vous sera présenté !

Il n’y avait rien à ajouter comme le signifiait le retour au pluriel de majesté. Isabelle remercia son souverain, plongea dans sa révérence et s’en fut rejoindre Madame.

Elle trouva la princesse au jardin entourée de Mme de La Fayette et de Mme de Gamaches, achevant la promenade qu’elle avait coutume de faire à cette heure et l’accueillit avec un évident plaisir :

— Nous vous attendions avec impatience afin de vérifier un bruit qui court : on vous marie ?

— On me propose un mariage mais je n’ai pas encore accepté…

— Si ce mariage agrée au Roi vous ne vous y soustrairez pas ! prophétisa-t-elle, une nuance d’amertume dans la voix qui n’échappa pas à la revenante. Qui est-ce ?

— Le duc de Mecklembourg-Schwerin.

— Doux Jésus ! s’exclama Mme de La Fayette, sur un ton qu’elle se hâta de corriger devant la mine inquiète d’Isabelle. Je veux dire…

— Je vous prie de vous taire ! intervint Madame avec autorité. Il faut laisser la duchesse juger par elle-même ! Ce que l’on peut seulement souligner c’est que de sa personne il est très grand, très… allemand, quoi qu’on en pense…

— Que Madame me pardonne ! s’écria Isabelle, saisie d’une soudaine illumination. Ne serait-il pas venu saluer Madame et Monsieur voici deux ou trois jours aux Tuileries ?

— Oui ! approuva Mme de La Fayette.

— Alors je sais de qui il est question ! Un rustre, un malotru, un…

— … Vandale ? proposa Mme de Gamaches.

— On m’a dit qu’il l’était et je n’en veux pas ! A aucun prix !

Et de raconter la collision subie dans le vestibule des Tuileries au moment où elle partait pour Précy… Récit qui fut salué d’un triple éclat de rire.

— Il faut avouer, corrigea Madame, qu’il ne s’est pas montré sous son aspect le plus séduisant…

— Séduisant ? Cette montagne tudesque ?

— C’est je pense un défaut d’éclairage, proposa Mme de Gamaches. Sachez, ma chère, que notre universel Loret lui a consacré des vers louangeurs :

Il n’est ni menu, petit ni mince

Mais grand, bien fait et bien formé,

Et digne, certes d’être aimé,

Son âme est généreuse et bonne…

— Loret devait avoir de sérieux ennuis d’argent quand il a écrit ces fadaises car il est en effet généreux et comme il est riche comme un puits cela ne lui coûte pas cher ! Epousez-le, chère Isabelle et il vous offrira les plus beaux bijoux de la terre. Vous aurez tout à foison… et vous vous ennuierez à mourir !

— Ce n’est pas tant cela qui me tourmente, reprit Isabelle. Nul mariage n’est parfait et celui-là pourrait en valoir un autre mais il y a un détail qui m’importe et c’est sa religion. Il est allemand et dans ce cas…

— Ma foi, je redoute qu’il ne soit protestant, avança Mme de La Fayette.

— Alors la cause est entendue. Je ne pourrai épouser qu’un catholique !

— Vous êtes bien formelle ! observa Mme de Gamaches.

— Simplement sincère ! C’est le seul point sur lequel je ne transigerai pas. Mon défunt époux a dû abjurer. Pourtant je l’aimais…

— Celui-là en fera peut-être autant ? plaida Madame. Et sa fortune pourrait vous être d’une certaine utilité, songez-y !

Elle avait on ne peut plus raison. Toujours empêtrée dans le procès de succession de Châtillon dont se mêlait le maréchal d’Albret, créancier d’une des parties, Isabelle éprouvait parfois quelques difficultés à maintenir son train de vie. Surtout ces derniers temps où Mme de La Suze et d’Albret bataillaient avec une ardeur accrue.

— Allons ! conclut Madame sur le mode apaisant. Attendez au moins d’avoir vu votre prétendant avant de jeter le manche après la cognée ! D’autant – et je crois que vous devez en être informée – que c’est un homme particulièrement obstiné. Quand il a une idée, il s’y tient ferme et vous aurez du mal à vous en débarrasser… au cas où il vous déplairait !

— Il doit être triste à périr !

— Absolument pas ! Il aime le faste, adore les fêtes, les spectacles, les grandes cérémonies à un point tel que l’on ne pourrait penser, comme disent certains, qu’il est « spectateur de profession1 » !

Cela dit, et n’en sachant pas plus, Isabelle décida à tout hasard d’apporter un soin particulier à sa toilette.

Elle en fut bien payée…

Quand elle apparut, ce soir-là, au jeu du Roi, un murmure admiratif salua son entrée en robe de satin gris et rose pâle, portant les superbes perles que lui avait léguées la princesse Charlotte, elle avait l’air d’être habillée dans une conque. Sa taille fine et sa tournure lui donnaient l’allure d’une jeune fille comme d’ailleurs son visage lisse où ses immenses yeux sombres brillaient comme des diamants noirs. Souriante et gracieuse, elle vint saluer le Roi et la Reine – Anne d’Autriche, souffrante, était restée chez elle – mais elle n’eut pas à chercher dans la foule des courtisans celui qui voulait l’épouser : il avait l’honneur de jouer avec le Roi et s’apprêtait visiblement à perdre gaiement les piles de louis d’or posées devant lui quand l’entrée en scène d’Isabelle le fit jaillir de son siège.

Loret n’avait pas tort en écrivant qu’il n’était ni petit ni mince. A cette différence près qu’il était somptueusement habillé de bleu et d’or, on pouvait facilement l’imaginer sous les peaux de bêtes et la ferraille d’un chef barbare. Mesurant plus de six pieds2 et taillé en conséquence, il avait une abondance de cheveux blonds qui le dispensait de porter perruque, de beaux yeux bleus, une bouche « gourmande » dont le sourire n’était jamais loin. Un grand nez et un menton têtu, plus une tendance à l’embonpoint complétaient le personnage.

En se retrouvant en face d’Isabelle il était devenu du plus bel écarlate tandis que sa gorge se serrait, lui interdisant tout discours. Il s’en tira en lui appliquant sur la main un baiser ventouse qui lui en rappela un autre mais cette fois, et au lieu de lui renvoyer une gifle, elle se déclara charmée de le rencontrer.

— Voulez-vous jouer, duchesse ? demanda Louis XIV.

— Je remercie le Roi… mais non !

— Alors faites à votre guise ! Le duc Christian vous tiendra compagnie ! La nôtre ne l’intéresse pas ! ajouta-t-il en souriant.

Tandis que, main dans la main, ils traversaient les salons pour gagner la terrasse – le temps était extrêmement doux cette nuit-là – suivis des yeux par une foule chuchotante, Isabelle repassait mentalement ce que, dans la journée, elle avait pu apprendre de son soupirant : il avait trente-neuf ans, vivait en France plus souvent que dans son duché nordique, avait servi avec honneur dans les dernières guerres – côté français bien sûr ! – et professait une admiration sans limites pour Louis XIV auquel il avait adressé l’année précédente une lettre de sa main et en excellent français, langue qu’à la surprise d’Isabelle il maîtrisait parfaitement avec un accent tudesque assez prononcé mais écrivait encore mieux :

« Sire, je n’ai pas de paroles assez expressives pour pouvoir témoigner à Votre Majesté combien je me tiens honoré de l’honneur qu’elle me fait de m’accorder son estime et son amitié ; c’est une grâce que j’ai si peu méritée que, comme elle me met au comble de tous mes souhaits, elle m’engage aussi puissamment à Votre Majesté qu’elle peut absolument disposer de ma personne comme lui étant absolument acquise. »

Ayant écrit cette belle épître pour remercier le Roi de l’autoriser à faire sa cour à Mme de Châtillon, Christian de Mecklembourg l’avait si soigneusement lue et relue qu’il la savait par cœur et la récita à Isabelle tandis qu’ils se promenaient dans les jardins de Saint-Germain. Celle-ci l’écoutait avec un certain plaisir. Il n’était pas mal du tout, son prétendant, et ce ne fut pas sans un regret qu’elle lui fit connaître l’opposition majeure que la différence de religion mettait à leur mariage.

Elle s’attendait à une déception, à des protestations, voire à des larmes car il semblait très épris mais rien ne vint :

— La belle affaire ! déclara-t-il avec désinvolture. Je me ferai catholique et voilà ! L’important n’est-il pas d’adorer Dieu ?

En vérité, ce grand diable était de plus en plus intéressant et Isabelle décida d’en savoir davantage :

— Pardonnez-moi si je me montre indiscrète mais je m’étonne, Monseigneur, que vous ne soyez pas encore marié ?

— Oh, je l’ai été mais il y a si longtemps qu’il m’arrive de l’oublier. En… 1650 ?… Oui, c’est cela ! En 1650, donc, j’ai épousé ma cousine Christine-Marguerite de Mecklembourg-Güstrow, déjà veuve et plus âgée que moi. Elle était laide et ennuyeuse comme la pluie. J’en ai eu vite assez. Aussi ai-je fait réunir un consistoire qui a prononcé la dissolution de ce mariage inepte ! Depuis Christine-Marguerite vit chez sa sœur, la duchesse de Brunswick, et moi j’ai recouvré ma liberté. Ce qui me permet, belle dame, de vous l’offrir… avec mon cœur !

— Je n’ai pas encore répondu oui. C’est si soudain !

— Pour vous peut-être mais pas pour moi ! Il y a longtemps que je vous aime et…

— Que ne l’avez-vous dit plus tôt ?

Il s’arrêta, posa un doigt sur son front ce qui était signe pour lui d’intense réflexion et finalement déclara :

— Ma foi, je l’ignore ! Cela avait dû me sortir de l’esprit ! Vous savez comme moi que le temps passe vite ! Après une idée en vient une autre, puis une autre et finalement on se retrouve au bout de la journée sans avoir accompli rien qui vaille !

Quand Isabelle lui eut fait part de cette étrange demande en mariage, Madame éclata de rire :

— N’allez pas en tirer des conclusions hasardeuses, Babelle ! Christian de Mecklembourg est peut-être le meilleur homme du monde et vous aurez en lui un excellent époux. Seulement il a un gros défaut !

— Je me disais aussi que c’était trop beau !

— Allons, allons, ne faites pas de mauvais esprit ! Il a de grandes qualités et vous allez être princesse souveraine mais il faut que vous corrigiez ce bon Christian d’oublier la moitié des choses qu’il a à faire. On n’est pas plus distrait !

— Si j’entends Votre Altesse, il est capable de m’oublier dans un coin une heure après m’avoir épousée ?

— Pas à ce point, je vous rassure. Enfin j’ose l’espérer ! Un conseil, cependant : avant de signer votre contrat de mariage veillez à ce qu’il soit entièrement conforme à vos espérances !

En attendant, le « bon Christian » donna une belle réception, en son hôtel de la rue de Cléry, pour annoncer ses fiançailles. Le Roi et les Reines y vinrent et Isabelle, ravie, put faire étalage de la splendide émeraude entourée de diamants qui sanctionnait ces accordailles… Après quoi, alors que Christian était à la veille de son départ pour Schwerin afin d’y préparer les fêtes du mariage et l’installation au palais de sa nouvelle épouse… ce bel édifice s’écroula ! Un courrier de M. de Gravel, ambassadeur de France en Mecklembourg, accourut prévenir que la sentence du Consistoire démariant le prince venait d’être déclarée nulle par l’université de Rinthel et que le duc ne pouvait songer à un second mariage avant d’avoir fait annuler le premier !…

Colère du fiancé. Comme pour la plupart des gens paisibles, elles étaient chez lui rares mais spectaculaires. Il cracha feux et flammes et monta en voiture remettre de l’ordre dans son fief… en passant par Rome afin d’y abjurer entre les mains du pape et se faire bon catholique avant de prendre la route de Schwerin.

— On ne peut pas dire que ce soit le plus court chemin, observa Monsieur que l’histoire amusait fort. N’aimant pas sa femme, il détestait de ce fait sa confidente. Je me demande ce qu’il va en résulter !

Isabelle se le demandait aussi et n’arrivait pas à comprendre pourquoi les choses semblaient se compliquer dès qu’il était question d’un mariage pour elle. Il était difficile d’oublier la triple bénédiction nuptiale qu’il avait fallu pour l’unir à Gaspard de Châtillon mais au moins étaient-ils ensemble et en riaient parce qu’ils ne se quittaient pas et que l’amour meublait leurs longs tête-à-tête…

Il n’en allait pas de même cette fois où des centaines de lieues les séparaient et Christian devait se battre seul n’ayant même pas pour réconfort le souvenir ne serait-ce que d’une nuit d’amour, Isabelle n’entendant pas couronner la flamme de son admirateur avant d’être elle-même couronnée princesse souveraine. Quelle revanche que ce mariage somptueux pour l’ancienne petite Montmorency pauvre ! Elle espérait seulement avoir bien « ferré » sa prise. Avec un homme aussi distrait que lui, on pouvait craindre d’être purement et simplement oubliée…

A Schwerin, Christian se battait. Il s’était d’abord converti au catholicisme, ce qui lui permettait de recourir au pape pour annuler une union « hérétique » avec sa cousine. Puis, sans respirer et pour s’assurer la protection toute- puissante du Roi de France, il expédiait à Paris un ambassadeur, le marquis de Gudanes, muni d’un traité secret donnant au souverain l’administration de ses avoirs et possessions s’il se mariait en France et mettait en outre à sa disposition quatre mille cavaliers et fantassins prêts en permanence à s’ébranler au moindre signe de sa part.

Louis XIV et Hugues de Lionne, son ministre, étaient très séduits à la pensée de disposer d’un allié aussi solide au nord de l’Allemagne. De son côté, Isabelle, flattée par l’ardeur de son soupirant, avait écrit au Roi afin d’obtenir son autorisation officielle pour conclure cette union. Ce fut Lionne qui répondit tout aussi officiellement :

« Le Roi agrée et trouve fort bon le mariage proposé et sera même très aise qu’il puisse réussir et que les parties demeurent d’accord entre elles. »

Aux anges, Christian revint en France retrouver enfin sa bien-aimée et être reçu en audience privée à Saint-Germain mais – eh oui, il y avait un mais, et de taille ! – le bruit de ce mariage princier avait fait le tour de l’Allemagne où les cousins Mecklembourg-Güstrow criaient au scandale avec, en tête, Gustave-Adolphe et Christine, la répudiée, qui adressa une lettre à Louis XIV niant la répudiation et s’affirmant épouse authentique depuis douze ans. En même temps l’ensemble de la famille Mecklembourg se rangeant à ses côtés faisait comprendre que, si Christian passait outre, on le déclarerait bigame, sans conteste, et on s’arrangerait de manière qu’il perde un trône où Christine entendait être seule à avoir le droit de s’asseoir auprès de lui.

Prudents Louis XIV et son ministre distribuèrent quelques bonnes paroles destinées à l’apaisement des parties : il convenait de laisser le temps au temps pour débrouiller une affaire de famille aussi délicate.

Une façon comme une autre de se sortir – au moins s’accorder un répit ! – d’un imbroglio difficile. Or, avec le printemps qui revenait, le Roi songeait surtout à ses amours avec La Vallière et n’appliquait son attention qu’à la fête sublime qu’il voulait donner, en son honneur, dans les jardins du (encore modeste) château de Versailles dont il entreprenait de faire ce que l’on sait.

Les « Plaisirs de l’île enchantée », féerie qui devait durer plusieurs jours, allaient s’offrir à l’admiration de ceux qui y étaient invités et l’amertume de ceux qui ne l’étaient pas. Isabelle en fut, emmenée par Madame dont, par discrétion, elle s’était un peu écartée durant cet hiver où son mariage avait défrayé nombre de conversations. La princesse pensait que son amie avait un urgent besoin de se distraire. Or, elle allait sans le vouloir lui créer de nouveaux soucis.

Le marquis de Vardes qu’Isabelle n’avait guère vu ces temps derniers avait avancé quelque peu ses affaires auprès de Madame et osa, à l’occasion de la fête, déclarer sa « passion » à la princesse qui – selon Mme de La Fayette – « ne le rebuta pas entièrement ». Isabelle se retrouva confidente de cette nouvelle intrigue. Sa position privilégiée en éveillant des jalousies lui valut des inimitiés solides et, en premier lieu, de Françoise Athénaïs de Rochechouart ancienne fille d’honneur (récemment devenue marquise de Montespan en épousant le marquis) qui n’avait jamais aimé Mme de Châtillon et la comtesse d’Armagnac qui – toujours d’après Mme de La Fayette – « employait volontiers le peu d’esprit qu’elle avait à faire du mal ». Ces dames entreprirent de perdre Isabelle aux yeux de la Reine mère, et surtout aux yeux de Monsieur, chose on ne peut plus facile : il suffisait d’en faire une entremetteuse au service des deux amants. Ce qui n’était sans doute pas loin de la réalité.

Quoi qu’il en soit Monsieur prit feu et prétendit interdire à la duchesse l’accès à l’appartement de Madame.

Pour une belle bagarre ce fut une belle bagarre : aucun de ces époux si mal assortis ne voulant céder ! Enfermée chez elle, Anne d’Autriche refusait d’intervenir dans une « querelle de ménage » ! Charles II d’Angleterre, alerté par « Minette3 », y mit son grain de sel. Toujours fidèle au flirt de ses dix-sept ans, il écrivit pour confirmer ses fidèles amitié et confiance à Mme de Châtillon, augmentant de la sorte les fureurs de Monsieur.

Vint le moment où l’on put supposer qu’une guerre ouverte allait éclater chez les Orléans où chacun prenait parti pour l’un ou l’autre des deux époux, jusqu’à ce que Louis XIV, exaspéré, assenât un coup de poing sur la table : Mme de Châtillon recevrait des excuses, garderait son poste auprès de Madame où ses accusatrices retrouveraient le leur. Encore Mme d’Armagnac devait-elle l’indulgence royale à son association avec Mme de Montespan qui constituait l’un des plus beaux ornements de la Cour, ce dont le Roi s’était avisé même s’il était toujours fort épris de La Vallière. Quant à Mme de Châtillon, elle sortait de l’incident plus en faveur que jamais.

Pendant ces péripéties, Christian de Mecklembourg n’était pas resté les bras croisés. Il avait enfin obtenu du pape la promesse d’un bref cassant son premier mariage dès qu’il aurait procédé à son abjuration publique devant le cardinal Antoine spécialement délégué pour la recevoir. Elle eut lieu dans l’hôtel de la Nonciature en présence de plusieurs évêques et quelques personnalités. Puis, à l’issue de la messe, le nouveau converti reçut le sacrement de confirmation sous le prénom de Louis qu’il avait choisi en hommage au Roi. Après quoi on festoya en compagnie des époux royaux. Enfin, le lendemain et dans la Sainte-Chapelle de Vincennes, le cardinal en vertu d’un bref du pape approuvé et confirmé par l’Empereur et après avoir absous le prince des peines et censures ecclésiastiques encourues pour avoir épousé sa cousine germaine – cas de nullité ! – prononça la cassation dudit mariage et remit le duc en pleine liberté de se remarier avec telle ou telle autre personne catholique choisie par lui.

Désormais plus rien ne pouvait s’opposer au mariage. Les « fiancés » et deux notaires furent chargés de préparer le contrat. Comble de bonheur, le Roi remit au duc le cordon de l’ordre du Saint-Esprit au cours d’une autre cérémonie et le 25 décembre, jour de Noël, le nouveau chevalier fut autorisé à offrir le pain bénit à la grand-messe solennelle qui fut magnifique.

Les deux fiancés rayonnaient. Le contrat était prêt. Il ne restait plus qu’à publier les bans et fixer la date du mariage.

Seulement on n’en eut pas le temps !…

Isabelle n’oublierait jamais ce matin de janvier où Christian, sous son équipement guerrier, vint lui faire ses adieux :

— Vos adieux ? Mais où allez-vous comme cela ?

— Je rentre à Schwerin, ma chère. Des nouvelles alarmantes me sont parvenues : les Suédois ont pris les armes pour envahir le Mecklembourg et je dois partir défendre mon pays…

— Vous allez vous battre à la veille de notre mariage ? Mais les autres Mecklembourg, vos beaux-frères, cousins ou je ne sais qui n’en sont-ils pas capables ?

— J’espère que si mais je ne suis pas tranquille !

— Alors qu’hier le Roi vous a reçu avec le faste réservé aux princes souverains ? En outre il vous aime fort, et vous déclarer la guerre c’est à présent la lui déclarer à lui ! Ces gens-là ne doutent de rien !

— Ils sont prêts à n’importe quoi pour faire échouer notre mariage mais rassurez-vous, mon cœur, ils n’y parviendront pas ! J’aimerais mieux mourir avec vous que régner sans vous ! ajouta-t-il en la prenant dans ses bras pour le baiser d’adieu…

Devant cette romantique perspective, Isabelle opposa un silence que son « promis » mit sur le compte de l’émotion grâce aux discrets reniflements dont elle l’accompagna. En fait elle n’avait envie de mourir ni avec Christian ni avec personne d’autre. Sincère au moins envers elle-même, elle n’éprouvait pour lui qu’un sentiment assez tiède et n’eût jamais accepté de l’épouser s’il avait été un seigneur obscur. Et cela pour deux raisons. D’abord il n’était pas très récréatif, même s’il avait la passion des fêtes, et avec sa manie d’oublier régulièrement quelque chose. Ensuite – et c’était le plus inquiétant ! – les quelques moments d’épanchement qu’elle lui avait autorisés n’avaient que de lointains rapports avec les folles griseries vécues avec son cher Gaspard, Nemours ou Condé et elle n’était pas sans appréhension lorsqu’elle évoquait sa prochaine nuit de noces. Rien que ses baisers étaient un rien prosaïques : ils étaient du genre succions et sentaient la bière – qu’elle détestait !

— Ne me dites pas que vous aimez cet ours vandale ? lui avait déclaré Condé que ce mariage agaçait au plus haut point. En ce qui me concerne je refuse de renoncer à ces heures aussi charmantes que discrètes que nous vivons ensemble quand nos solitudes se font pesantes ! Je crois ne je ne cesserai jamais de vous désirer !

— Qui vous le demande ? Encore que j’eusse préféré vous entendre employer le verbe aimer !

— L’âge venant, cela revient au même4 ! Au fond pourquoi vous mariez-vous ?

— Vous me connaissez suffisamment pour le savoir. Retrouver une vraie position dans le monde, ne plus être une veuve dédaignée à laquelle les ans arracheront peu à peu ses charmes et sa beauté. Une femme sans défenseur à la merci d’un gentillâtre qui pourra se croire permis des privautés odieuses à l’encontre de son orgueil !

— Vous avez un frère pourtant et Dieu sait qu’il a le cuir sensible, notre petit duc !

— Il est en train de se dissoudre dans la paix ! J’essaie de veiller sur lui de loin mais il accumule les sottises. Peut-être que, devenue presque reine, me sera-t-il possible de l’aider… discrètement. Songez donc qu’il s’adonne à l’alchimie depuis quelque temps !

— Il faut que je l’invite à Chantilly ! fit le Prince avec un bref éclat de rire. Nous chercherons la pierre philosophale ensemble !

— Combien j’aimerais y retourner moi aussi ! soupira-t-elle. Je suppose que votre sœur y est maîtresse ?

— Oh, que non ! Elle s’est entichée de Port-Royal ! D’ici qu’elle se change en mère de l’Eglise il n’y a pas loin ! Excessive, à son habitude, elle guigne la sainteté ! Ne m’a-t-elle pas dit l’autre jour qu’elle priait pour vous !

— Pour moi ?

— Eh oui ! Il me semble qu’elle est sensible à la détermination dont vous faites preuve à protéger Madame Henriette. Elle dit qu’il faut du courage face à Monsieur et à sa dangereuse clique de trop beaux amis…

En fait le mariage d’Isabelle ne se trouva retardé que de quelques semaines. Dans les derniers jours de février, Christian était de retour et, dès le lendemain – le 28 –, on signait le contrat chez Isabelle en son hôtel de la rue Neuve-Saint- Honoré. Un contrat qui faisait d’elle une femme richissime ! Enfin, le 3 mars, l’union était sanctifiée sans faste aucun dans l’église Saint-Roch qui était la paroisse de la fiancée. On était en carême mais l’archevêché avait accordé les dispenses nécessaires… et le duc de Luxembourg-Piney, prince de Tingry depuis peu, avait réclamé l’honneur d’être le témoin de sa sœur.

Il n’avait pas désarmé pour autant !

— C’était bien la peine de faire tant d’histoires quand nous servions sous la bannière espagnole, Condé et moi ? lui décocha-t-il d’entrée de jeu. Vous devenez allemande à présent ?

— Le Mecklembourg est en paix avec la France, répondit-elle vertueusement, et son prince fait allégeance à notre Roi. Vous n’allez pas lui chercher querelle au moins ?

— Oh, je m’en garderai… sauf s’il m’y obligeait. S’il vous maltraitait par exemple ? A moins que vous ne l’ayez mérité. Ce qui ne me surprendrait pas…

— Cessez de proférer des âneries. Je suis très satisfaite de mon sort. Plus que vous peut-être ? Je me suis laissé dire que vous donniez dans l’alchimie ? Etrange occupation pour un guerrier !

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! Comme si une femme pouvait comprendre quoi que ce soit à…

— Pourquoi pas ?

— Le cerveau d’une femme n’est pas bâti pour cela ! Occupez-vous plutôt du bonheur de votre époux ! Il fait de vous une princesse ! Pas comme les autres, il est vrai ! Souveraine des Vandales ! Ce n’est pas donné à n’importe qui mais cela pourrait vous aller comme un gant ! En remerciement vous lui pondrez j’espère nombre de petits Vandales ! Quelle intéressante famille nous allons avoir là !… fit-il en éclatant de rire.

Furieuse, elle prenait son élan pour lui taper dessus quand une poigne solide la retint. En même temps une voix autoritaire – celle de Condé qui venait d’entrer discrètement – tonitrua :

— Cela suffit, François ! Il n’est pas d’usage que le témoin d’un mariage insulte la personne qu’il est censé soutenir. Il fallait refuser. Or tu l’as demandé ! Pourquoi ?

— Pour voir la tête de ce nouveau parent inattendu ! Un Vandale, autrement dit un barbare, ce qui suscite ma curiosité ! Et si je ne me trompe vous êtes là pour les bénir, Monseigneur ?

Pour l’avoir si longtemps employée, l’appellation lui était venue spontanément aux lèvres et fit sourire Condé :

— Tu es prince, toi aussi ! Et je ne suis plus ton seigneur !

François détourna la tête peut-être pour cacher une émotion :

— Vous le serez toujours pour moi ! En outre, vous êtes altesse royale, ce que je ne pourrai être ! Et pourquoi êtes-vous venu ? N’est-elle plus votre maîtresse ?

— Elle est ma tendre amie et le restera. Ne pouvant l’épouser je préfère la confier à un brave homme, sans doute pas d’une intelligence extrême mais il va la placer assez haut pour qu’elle n’ait plus à redouter les avanies d’une Cour sans cesse à la recherche de coups de griffes à distribuer. Et maintenant il est temps de se rendre à l’église. On ne fait pas attendre Dieu !

Et il la conduisit lui-même à l’autel.

Son premier – et si tumultueux mariage ! – s’était déroulé dans une telle atmosphère de folie qu’Isabelle, tout à son bonheur, avait prêté peu d’attention aux paroles sacramentelles qu’on lui faisait prononcer. Ce soir-là, elles lui furent lourdes de signification quand elle s’entendit promettre amour, assistance et fidélité à ce grand lourdaud qui la regardait avec des yeux mourants…

Ce tantôt, au cours de sa brève passe d’armes avec François, elle s’était déclarée parfaitement satisfaite de son sort. C’était vrai en ce qui touchait son statut mondain. Elle était duchesse régnante, princesse et même reine pour les descendants des tribus barbares implantées sur les terres froides de Poméranie. A ce propos et se souvenant du pari jadis passé entre elle et Mme de Longueville, elle pensa qu’elle avait gagné la partie et qu’elle devrait peut-être envoyer un ruban aux couleurs du Mecklembourg à son ancienne rivale mais ne s’y attarda pas longtemps. Une future religieuse n’avait que faire d’un ruban, fût-il le plus riche du monde !

Pour ces raisons, elle avait juré sans arrière-pensée, oubliant qu’il y avait dans la vie humaine autant de nuits que de jours ou à peu de choses près. Or, ce fut une évidence sans agrément quand, le matin, elle quitta le lit nuptial où Christian ronflait avec une application digne d’éloges pour se confier aux soins d’Agathe venue porter le bouillon du « lendemain » dont elle ne but que quelques gouttes avant de se retirer dans le cabinet de toilette – toujours agencé avec un soin particulier dans chacune de ses résidences ! – avec l’impression d’être une barque malmenée par la tempête qui trouve enfin un port.

Avant même d’avoir jeté un regard au grand miroir devant lequel elle passait des heures si réconfortantes, elle entendit le cri étouffé d’Agathe :

— Doux Jésus ! Madame la duchesse est… couverte de « bleus » ! Son… son époux l’aurait-il battue ?

Simultanément, elle ôtait le léger peignoir dont elle avait enveloppé sa maîtresse au saut du lit découvrant l’incroyable réalité :

— Par tous les saints du Paradis ! gémit Isabelle en face de son corps couvert de traces multicolores, bleues, rouges, jaunes, violettes, laissées par les doigts et la bouche de son conjoint, je ressemble à une galantine truffée !

Elle aurait dû s’y attendre, ayant vécu la nuit de noces la plus éprouvante qui soit ! Non seulement son Christian n’avait pas manqué d’ardeur mais il avait péché par excès plutôt que par défaut. Entre plusieurs assauts, car il semblait infatigable, il avait malaxé, trituré son corps dont la peau délicate présentait ici et là quelques griffures. Le visage, lui, était intact… ou à peu près, bien que les lèvres fussent anormalement gonflées et les yeux cernés d’un assez joli mauve !

— Comment affronter les visites de lendemain de noces arrangée comme me voilà ? gémit-elle. A moins de revenir à la mode espagnole avec fraise autour du cou et manches au poignet !…

— Le mieux serait de vous déclarer souffrante… et d’envoyer Monseigneur le duc dormir ailleurs…

— Mais ce n’était que la première nuit ! se lamenta Isabelle. Et il y en aura d’autres ! Beaucoup d’autres et, au train où il y va, je ne résisterai longtemps !…

— Si madame la duchesse me permet un conseil, ce serait d’ordonner au valet de M. le duc de lui couper les ongles à ras ! Ce sera toujours autant de gagné…



1 C’est du moins ainsi que l’a dépeint La Bruyère. Saint-Simon l’a dit « extraordinairement borné » et la Palatine assurait qu’il était « bien élevé et raisonnait avec justesse » !

2 1 pied = 0,3248 mètre. Donc il mesurait environ un mètre quatre-vingt-quinze.

3 Charles II appelait affectueusement sa sœur ainsi.

4 Son fils, Enghien, venait d’épouser Anne de Bavière.

11 Le sang et la boue

En dépit de nuits peu agréables dont elle s’efforçait d’ailleurs de réduire la fréquence, Isabelle connut une période des plus satisfaisantes pour son orgueil et sa vanité. Tout lui souriait à commencer par le Roi, les Reines, et bien entendu Madame, enchantée du bonheur de son amie. L’annulation du mariage de Christian avec sa cousine avait été proclamée publiquement et solennellement en vertu d’un bref du pape confirmé par décret de l’Empereur. Son époux la couvrait de bijoux et partout elle était la plus belle, la mieux parée. C’était délicieux, enivrant même… et cette béatitude dura quinze jours !

Pourquoi quinze jours ?

Simplement parce que, plus têtus que des ânes rouges, les membres de la tribu Mecklembourg-Güstrow, Gustave-Adolphe en tête, se déclaraient les champions de Christine, la répudiée, et allaient jusqu’à reprocher au Roi de France d’avoir donné son consentement à un mariage proprement scandaleux, ajoutant même que la famille offensée comptait sur lui pour déclarer « le mariage nul et invalide comme étant fait contre les formes et au préjudice de l’autorité absolue qu’Elle [Sa Majesté !] possède dans son royaume »…

Grosse perplexité de Louis XIV et de son ministre Hugues de Lionne ! Ce qui était assez inattendu chez le Roi qui allait mettre un bon mois à concocter une réponse un brin tirée par les cheveux ne faisant pas vraiment honneur à un souverain tellement imbu de sa grandeur. Il y proclamait en effet que son seul désir était de ramener la paix et la concorde dans la famille de Mecklembourg. Après il osait ajouter sans rougir qu’il « n’[avait] pas été prévenu du mariage en question et ne l’[avait] appris que par bruit commun ». Et de conclure qu’on allait expédier un « envoyé spécial », le sieur Heiss, pour conférer avec les princes des « moyens de conduire le tout à une bonne fin pour le bien et la sûreté des uns et des autres ». On croyait rêver !

Isabelle, pour sa part, ne s’en accordait pas le temps. Tandis que son époux se lamentait parce qu’il ne savait plus de quel côté se tourner, elle retroussait moralement ses manches, se lançait dans une bataille épistolaire et trempait sa plume dans l’encre pour faire connaître son point de vue :

« […] Je vous envoie une lettre par laquelle vous verrez que l’Empereur fait son devoir et que, si vous aviez fait le vôtre, je ne serais pas dans un état aussi violent que celui où je suis. Vous savez, monsieur, que je vous ai déclaré que je vous gronderais tant que cela durerait. Faites en sorte que cela finisse le plus tôt qu’il se pourra afin que je suive l’inclinaison que j’ai d’être votre très humble servante1. »

Elle ajoutait, en post-scriptum, avoir été « avertie de bonne part que les Suédois s’entend[aient] avec les Mecklembourg-Güstrow et les pouss[aient] à d’injustes réclamations pour en profiter ».

Cette épître embarrassa d’autant plus Lionne que le duc Christian apprit deux ou trois jours après que son Etat était menacé une fois de plus. Il se montra consterné par « tant de méchanceté », ce qui mit son épouse hors d’elle :

— Vous n’allez pas rester là à pleurer et à gémir sur la cruauté des hommes et l’injustice de vos sujets ? Il vous faut les mettre au pas !

— Mais je l’ai déjà fait avant notre mariage et tout allait au mieux lorsque je suis revenu !

— Je ne sais pas ce que vous appelez au mieux mais je soupçonne qu’une note d’incompréhension s’est glissée dans vos propos ! Quelle langue parlent vos Vandales ?

— Le bon allemand comme tout le monde !

— J’aurais tendance à penser que cela ne doit pas être le même et si les Suédois s’en mêlent cela doit donner une assez jolie cacophonie. En tout cas, ce qui est certain, c’est qu’il faut que vous régliez ce problème vous-même. Prenez congé du Roi et mettez-vous en route !

— Venez avec moi, au moins ! Votre beauté, votre charme et votre grâce devraient faire merveille sur des gens un peu frustes !

— A condition qu’ils ne commencent pas par me lapider telle la pécheresse de l’Evangile, puisque je ne suis pas votre épouse reconnue ! Evidemment, si vous souhaitez devenir veuf, c’est une idée à retenir !

— Isabelle ! Comment pouvez-vous être aussi cruelle ? Comme si vous ne saviez pas que je vous adore !

— Eh bien, voilà l’occasion de me le prouver ! Faites-moi reconnaître par vos barbares et je vous rejoindrai sans hésiter ! Je préfère les fleurs aux pavés !

Une mauvaise nouvelle n’arrivant jamais seule, on apprit presque simultanément qu’un « mandement » impérial, sous l’approbation de la vieille duchesse douairière, autorisait la saisie des biens de Christian et que les Suédois, d’accord avec le duc de Saxe, son beau-frère, s’apprêtaient à se saisir d’une de ses forteresses.

Ce fut magique. Christian courut chez Louis XIV afin de lui exposer la situation, rassembla son monde, embrassa sa femme et sauta en selle voler au secours de ses fidèles sujets. Non sans avoir laissé à Isabelle une procuration pour qu’elle puisse faire face – en tant que duchesse de Mecklembourg ! – à la nouvelle difficulté qui s’annonçait : le maréchal d’Albret réactivait le procès à propos de la possession du château de Châtillon qu’elle était « autorisée à occuper », mais seulement en tant que duchesse de Châtillon. Une princesse germano-vandale n’y avait plus rien à voir. Aussi comme la dernière héritière des Châtillon-Coligny, Mme de La Suze, persistait dans son refus de lui rendre les cinq cent mille livres qu’il lui réclamait, il exigeait la mise en vente du château…

Isabelle reprit sa plume pour adresser au Roi une longue épître – trop longue peut-être ! – où elle exposait l’étendue de ses problèmes et se plaignait d’être « abandonnée par son souverain vénéré et pas mieux écoutée de lui que si elle parlait aux rochers » !…

Hélas ! Conseillé par Lionne qui voulait ménager les princes allemands, Sa Majesté calqua son attitude sur celle des rochers en question… et ne répondit pas. Isabelle en pleura de rage. Le silence royal lui interdisait tacitement de paraître à la Cour où, d’ailleurs, elle n’avait guère envie de se montrer étant tourmentée par les malaises d’un début de grossesse qui, en d’autres circonstances, l’eût enchantée. Elle n’avait même pas la ressource de se réfugier auprès de Madame, elle-même souffrante en dehors du fait que Monsieur et ses chers amis, le chevalier de Lorraine et le marquis d’Effiat qui la haïssaient, avaient entrepris de l’isoler autant qu’il était possible.

Mais il était écrit quelque part que ce mois de juin 1664 n’en avait pas fini avec Isabelle et qu’il lui gardait encore un mauvais tour en réserve…

Le détonateur en fut le comte de Guiche que l’on n’avait pas vu depuis deux ans mais toujours aussi éperdument amoureux de Madame, prouvant ainsi la véracité de l’une des plus belles maximes du pauvre La Rochefoucauld presque aveugle et inspiré par sa passion dévorante pour Mme de Longueville :

L’absence est à l’amour ce que le feu est au vent.

Il éteint le petit mais attise le grand.

Guiche revenait de Pologne où il s’était conduit fort brillamment et entendait reprendre sa place parmi les gentilshommes de Monsieur… à qui ce retour ne causa aucune joie. Tout au contraire : il interdit à Madame de recevoir Guiche et même de le revoir, fût-ce de loin.

L’amour étant ingénieux, le beau comte réussit, sous des déguisements divers, à rencontrer brièvement sa bien-aimée. Il apprit d’elle certains détails qui lui firent soupçonner Vardes de l’avoir trahi et exigea des explications. Celui-ci, pour s’en tirer et rester auprès de Madame, inventa une histoire tellement biscornue que personne n’y comprit rien et, se sentant perdre pied, il proposa de s’en remettre à l’arbitrage de Mme de Mecklembourg. Madame et Monsieur acceptèrent ce choix et Isabelle fut mise en demeure de se prononcer entre Guiche – qu’elle savait trahi – et Vardes dont elle se méfiait à présent comme de la peste après avoir été à deux doigts de lui céder. Madame, évidemment, approuva le choix de son amie mais celle-ci, de plus en plus indisposée, ne demandait qu’une chose : qu’on la laisse en paix et, après avoir envoyé Bastille à sa princesse nanti d’un mot lui expliquant son état de santé, elle refusa fermement de se prononcer entre les deux hommes et leur ferma sa porte.

Du coup, Vardes demanda réparation à Guiche, sur le terrain. Très expert à l’épée autant qu’au pistolet, il comptait sur son adresse pour se débarrasser de lui. Guiche aussi se battait à la perfection mais, craignant qu’il ne lui arrivât malheur, Isabelle fit prévenir discrètement le Roi qui ne perdit pas une seconde, convoqua les deux belligérants et leur ordonna de se saluer, devant lui, et de se tenir cois s’ils ne voulaient pas se retrouver au fond d’une prison en attendant peut-être une sentence plus radicale. Le résultat fut qu’ils devinrent ennemis irréconciliables mais d’accord sur un seul point : la rancune tenace qu’ils gardèrent à Isabelle.

Qui, sur le moment, ne s’en soucia pas. Elle était bien trop malade et n’avait envie de voir personne. Ceux dont elle aurait aimé la compagnie gardaient eux aussi la chambre : la vieille mais toujours alerte Mme de Brienne affligée d’une grosse bronchite, Marie de Saint-Sauveur qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps mais avec qui elle correspondait régulièrement et qui préparait son remariage en Normandie, et le cher Condé aux prises avec l’une de ces étranges crises qui survenaient par périodes depuis le désastre qu’avait été son mariage. Aussi se fit-elle transporter à Mello, tellement plus agréable que la rue Saint-Honoré par cet été chaud et humide, particulièrement déprimant…

C’est là qu’au mois d’août, son époux, de retour d’Allemagne, vint la rejoindre. Peu satisfait de son voyage, mécontent de n’avoir pas obtenu de l’Empereur le ferme soutien qu’il en espérait dans cette affaire où sa propre famille employait contre lui les pires moyens puisqu’ils n’hésitaient pas à fermer les yeux sur les déprédations que les Suédois infligeaient à ses domaines.

Et pas plus satisfait de constater que Louis XIV ne s’était pas encore décidé à reconnaître officiellement sa belle épouse en dépit des promesses faites au moment du mariage. Cependant le couple trouva tout de même de la douceur à se retrouver. Dans son état de moindre résistance Isabelle appréciait d’avoir auprès d’elle cette force masculine dont la présence lui faisait l’effet d’un rempart contre le mauvais sort. Ils firent ensemble quelques visites, allèrent assister à Maubuisson aux funérailles de l’abbesse de Notre-Dame-la-Royale qui était déjà remplacée par une princesse du Palatinat, se rendirent plusieurs fois à Chantilly, goûtèrent les agréments du coin du feu quand arriva l’automne. Mais Isabelle n’allait pas mieux, elle souffrait et s’affaiblissait de jour en jour, inquiétant sérieusement son entourage… jusqu’à cette nuit du 20 novembre où elle accoucha prématurément d’un enfant mort-né qui faillit lui coûter la vie.

Elle en éprouva une peine amère. C’était un fils et Christian partagea sa douleur en compagnie de Mme de Bouteville venue s’installer au chevet de sa fille tandis que celle-ci se remettait lentement, trop faible pour accompagner, comme ils l’espéraient tous deux, Christian à Ratisbonne afin d’y défendre ses intérêts devant les commissaires nommés par l’Empereur. Et le 10 décembre, il partait seul, non sans regrets ni inquiétude puisque Isabelle gardait encore le lit. Ce qui ne l’empêchait pas d’écrire lettre sur lettre à Lionne lequel ne savait plus trop à quel saint se vouer. Pourtant, si affaiblie qu’elle fût, elle conservait un courage intact, envoyait de l’argent à son époux et aussi des conseils et des bonnes paroles dont il avait le plus grand besoin : les Suédois avaient pris leurs quartiers d’hiver en Mecklembourg et y vivaient comme en pays conquis tandis que l’on palabrait interminablement à Ratisbonne.

En France, les affaires d’Isabelle non seulement ne s’arrangeaient pas mais s’aggravèrent singulièrement par un fait qui, à première vue, ne la concernait pas. Alors que le chevalier de Lorraine se plaignait à Vardes des « rigueurs excessives » que lui faisait endurer l’une des filles d’honneur de Madame, celui-ci lui rit au nez et répliqua :

— Adressez-vous donc plutôt à la maîtresse qu’à ses suivantes, vous y trouverez plus de facilité !

La voix arrogante du chevalier portait loin. Le propos insultant fut entendu, rapporté à la princesse qui, naturellement, alla s’en plaindre au Roi, lequel envoya aussitôt le coupable à la Bastille où il put recevoir toutes les visites qu’il voulait n’étant pas au cachot puisque n’ayant tué personne ni porté atteinte au secret de l’Etat… dont beaucoup de femmes, évidemment, mais aussi d’hommes à commencer par Monsieur.

Pour se venger de Madame, Vardes dénonça Guiche comme l’auteur toujours inconnu de la fameuse lettre anonyme sur La Vallière adressée à la Reine et que Maria Molina avait remise au Roi. Le jeune comte avoua avoir écrit sous l’impulsion de la comtesse de Soissons. Celle-ci raconta le « complot » en riant et en expliquant qu’il s’agissait de faire plaisir à Madame, vraiment désolée, au surplus, d’avoir peiné la Reine en passant pour la maîtresse du Roi.

On en revenait donc à Madame mais celle-ci avait trop de fierté pour se laisser mêler aux cancans de la Cour. Elle se rendit droit chez le Roi aux pieds duquel elle se jeta en expliquant toute l’histoire. Madame était bien charmante dans ses larmes. Louis XIV pardonna et embrassa une belle-sœur restée très chère à son cœur. On s’en tint là !

Mais pas pour les coupables. Vardes, la langue de vipère, reçut l’ordre de partir s’enfermer lui-même dans son gouvernement d’Aigues-Mortes d’où il ne revint que dix-huit ans plus tard, usé et quasi inconnu de la Cour où il ne tint pas longtemps.

Cependant le Roi continuait à faire le ménage : Guiche fut expédié en Hollande et la comtesse de Soissons exilée sur ses terres champenoises.

Mais tout n’était pas dit en ce qui concernait Madame ! Vardes incarcéré, on perquisitionna chez lui où l’on trouva la fameuse cassette confiée par Guiche à celui qu’il croyait son ami. Elle n’était d’ailleurs pas cachée mais bien en évidence au contraire. Ce qui, déjà, en soi était bizarre.

Le contenu l’était plus encore. A quelques lettres de Madame et d’autres personnes se joignait une incroyable collection de lettres d’Isabelle. Lettres sans importance mais aussi lettres d’amour et surtout épîtres venimeuses dans lesquelles la duchesse « exécutait » à peu près la totalité de ce qui comptait à la Cour : le Roi, la Reine, Madame, Monsieur et sans oublier le duc de Luxembourg, le petit frère si tendrement aimé, et naturellement Condé. L’orthographe extravagante de la duchesse donnait à rire et permettait de cacher certaines différences d’écriture qui auraient dû, normalement, faire songer à des faux. Vardes avait eu largement le temps de s’exercer. Toujours est-il que, du jour au lendemain, la pauvre Isabelle se retrouva à l’index de toute la Cour. Le Roi l’exila à Mello, Madame lui fit savoir qu’elle ne voulait plus la voir. François ne se manifesta pas, gardant sans doute un silence méprisant… Seul Condé apparut un soir, assez tard, et repoussant Agathe qui prétendait lui barrer le passage en disant sa maîtresse trop souffrante pour le recevoir :

— Laissez-la tranquille, Monseigneur ! osa-t-elle dire. On lui a fait assez de mal sans que vous en rajoutiez !

— Et si vous vous mêliez de vos oignons ? Si je lui voulais du mal j’aurais écrit ! Une feuille de papier peut être plus meurtrière qu’une franche dispute face à face !

— Elle ne pourrait pas la soutenir ! fit-elle en reniflant. Alors laissez-lui au moins le silence !

— Depuis le temps que votre époux et vous servez nos deux familles, vous devriez mieux me connaître, madame de Ricous ! Vous me laissez entrer ! Je vous appellerai si j’ai besoin d’aide !

Et il entra… La chambre lui parut obscure. Les épais rideaux de velours étaient tirés. Une veilleuse éclairait vaguement le lit aux draps froissés où une main diaphane était abandonnée, le visage demeurant dans la pénombre créée par les courtines du lit et le moutonnement des oreillers.

Le Prince prit cette main, surpris de la sentir si froide et, craignant soudain que la duchesse ne soit plus vivante, rejeta les rideaux et souleva la veilleuse pour voir son visage. Elle ouvrit alors les yeux :

— Si vous venez pour m’accabler… davantage, c’est que vous êtes bien cruel… Ils ont… gagné… tous ceux qui me haïssent ! Alors, accordez-moi… au moins de mourir en paix !

— Qui parle de mourir ?…

Se penchant davantage, il la saisit à pleins bras mais elle eut un gémissement si douloureux qu’il desserra son étreinte, l’écartant de lui pour la reposer délicatement et découvrit une tache de sang sous le sein gauche et appela :

— Agathe !

Elle fut là instantanément.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Condé.

— C’est ce que je ne voulais pas que vous voyiez ! Elle a essayé mais je suis arrivée à temps et la lame a dévié, entamant seulement la peau.

— Mais pourquoi, mon Dieu ? Pourquoi ?

— Vous trouvez que les gens de la Cour ne lui ont pas fait assez de mal ? Chaque jour apporte son lot de lettres d’insultes pendant que son époux, au fin fond de l’Allemagne, est impuissant à la défendre. Ce misérable Vardes l’a perdue de réputation ! Jusqu’à son frère…

— Laissez Luxembourg tranquille ; il n’y a pas cru une minute ! C’était trop grossier aussi…

— Si vous voulez bien la soutenir, Monseigneur, je voudrais lui faire boire ceci !

En redressant Isabelle, il la tint appuyée contre lui et s’inquiéta :

— C’est Bourdelot qui la soigne, j’espère ?

— Il n’était pas là et elle n’a voulu personne d’autre… à cause des bruits. Si l’on apprenait qu’elle a voulu se donner la mort, on en déduirait qu’elle est coupable. Elle est seulement… écœurée ! Et si elle avait réussi, elle n’aurait même pas eu droit à une sépulture chrétienne… Fallait-il qu’elle soit désespérée pour en venir à cette extrémité…

— On ergotera plus tard ! Pour l’instant il faut la tirer de ce mauvais pas ! Où est son chien de garde ? Où est Bastille ?…

— Ma foi je n’en sais rien. Je l’ai vu traverser la cour tout à l’heure, un livre à la main…

— C’est vraiment le moment de lire ! Envoyez l’un de vos valets à Chantilly ! Qu’il dise que je suis ici et que l’on m’envoie le docteur Bourdelot ! J’attends ! Et tâchez de me retrouver Bastille ! J’ai besoin de lui !… Ah, savez-vous si Mme de Bouteville est à Précy ou à Valençay ?

— Elle est rentrée à Précy, Monseigneur. En fait elle n’est restée que quelques jours chez nous, le temps de se remettre ! Voulez-vous que j’envoie la chercher ?

— Pas maintenant ! Attendons ce que va nous dire Bourdelot !

Tandis qu’on l’attendait, Condé se mit à la recherche de Bastille. Il descendit dans la cour et l’aperçut sortant de la forge, en glissant ce qui ressemblait à un livre dans sa poche. Il sursauta quand Condé le rejoignit :

— On te cherche partout, l’ami ! Que faisais-tu là-dedans ?

— Je vérifiais le fil de mes armes. Que désire Monseigneur ?

— Que tu me montres d’abord ce que tu viens de mettre dans ta poche. N’essaie pas de mentir : j’ai vu que c’était un opuscule…

Bastille n’essaya même pas de nier :

— Une belle saleté, oui, fit-il en haussant ses lourdes épaules. Mais celui qui l’a écrit ne l’emportera pas en Paradis !

— Donne !

— Je ne crois pas que cela plaise à Monseigneur…

— Donne, te dis-je !

Il fallut bien s’exécuter. Bastille y mit un maximum de mauvaise grâce mais n’en fut pas moins obligé. C’était un petit roman comme il en courait parfois à la Cour. L’auteur en était le comte de Bussy-Rabutin qui, entre deux courriers avec la marquise de Sévigné, sa cousine, écrivait des nouvelles pour amuser Mme de Montglas sa maîtresse et aussi prendre place dans sa grande œuvre : L’Histoire amoureuse des Gaules. Celle-là racontait l’aventure d’« Angélie et de Ginolac2 », un véritable chef-d’œuvre de méchanceté envers Isabelle, que l’auteur d’ailleurs prenait la peine de décrire :

« Angélie avait les yeux noirs et vifs, le nez petit et bien fait, la bouche petite et relevée, le teint blanc ou rose comme elle le voulait ; elle avait un rire charmant qui allait éveiller la tendresse jusqu’au fond des cœurs… Elle était infidèle, intéressée et sans amitié. Pour de l’argent et des honneurs elle se serait déshonorée et aurait sacrifié père, mère et amant… »

Puis, avec force descriptions ne laissant aucun doute sur la personnalité de celle dont il racontait l’histoire, il lui attribuait un dévergondage éhonté. Et, par exemple, la pénible aventure vécue chez l’abbé Fouquet se muait en passion dévorante envers un personnage qu’elle aurait entrepris de ruiner et avec lequel elle se serait enfuie, déguisée en moine en émaillant le récit de détails croustillants.

Avec un geste et une grimace de dégoût, Condé balança le venimeux bouquin que Bastille rattrapa au vol :

— Où as-tu trouvé cette cochonnerie ?

— Sur le tapis du carrosse de Mme la duchesse. Je ne sais pas s’il lui a échappé des mains après l’avoir lu ou si quelqu’un l’a placé là à son insu et que, le bas de sa robe l’ayant dissimulé, elle ne l’a pas vu, ou enfin s’il était à cet endroit depuis que nous sommes rentrés la dernière fois…

— En tout cas, observa le Prince, si elle l’a lu, je ne m’étonne plus qu’elle ait tenté de se tuer !

Bastille changea de couleur.

— Elle a voulu…

— Se frapper au cœur, oui ! Heureusement la lame a dévié.

— Se tuer ? Elle, si croyante ? Faut-il qu’elle soit désespérée !… Oh, mais le gougnafier qui a écrit ce torchon comprendra sa douleur ! Je vais m’en occuper !

— Reste tranquille ! Si tu réussis, c’est la potence pour toi et la honte pour elle. On dira que tu es son amant…

— Je ne resterai pas les bras croisés tandis qu’on l’insulte si bassement. J’ai juré au duc Gaspard mourant de veiller sur elle et je ne manquerai pas à mon serment.

— Oh, je te crois sans peine ! fit Condé avec un demi-sourire. Je crois que tu agirais pareillement si tu n’avais rien juré ! Tu l’aimes !

Ce n’était pas une question et Bastille s’empourpra mais ne baissa pas les yeux :

— Je sais que je n’en ai pas le droit mais c’est indépendant de ma volonté ! Alors, par grâce, Monseigneur, qu’elle n’en sache rien !

— Sois sans crainte, je n’en ai pas la moindre intention ! Quant à cette affaire, ajouta-t-il en reprenant le livre pour le glisser dans sa poche, c’est à moi de m’en charger !

— Pourquoi pas son frère ?

— Parce que M. le duc de Luxembourg qui trépignera d’impatience tant qu’il n’y aura personne à combattre est fort capable de s’en prendre à Sa Majesté en personne !

— Pardonnez-moi, Monseigneur, mais je ne vois pas pourquoi ?

— Mais parce qu’en ne reconnaissant pas les droits de Mme la duchesse alors que le duc est toujours en Allemagne à chicaner avec ses cousins, cela signifie que le Roi considère son mariage comme nul et, en la tenant à l’écart de la Cour, qu’il ne lui accorde pas beaucoup de considération !

— Mais le duc va revenir un jour ?

— Avec ces Allemands on ne sait jamais ! Surtout celui-là ! Si cela se trouve il a déjà oublié qu’il est marié !… conclut-il en riant.

En retournant auprès d’Isabelle, Condé s’étonna lui-même d’avoir « bavardé » – le terme n’était pas trop fort ! – avec un simple serviteur. Peut-être parce que ayant si souvent commandé des armées il avait – tout comme François d’ailleurs ! – appris à juger les hommes à leur valeur exacte. Celui-là avait l’honneur et le dévouement à fleur de peau et Gaspard de Châtillon ne s’était pas trompé en confiant à sa loyauté la femme qu’il aimait et l’enfant qu’elle portait !

Il s’apprêtait à remonter quand la voiture de Bourdelot entra dans la cour du château. Pas très satisfait : on l’avait dérangé alors qu’il était sur le point de passer à table et il avait horreur d’être perturbé dans ses habitudes. Connaissant bien Condé, il ne le lui cacha pas :

— J’espère que c’est grave au moins ?

— Une tentative de suicide sur un organisme affaibli par la maladie ! Vous devriez me connaître assez, Bourdelot, pour savoir que si je dis que c’est grave c’est que c’est grave ! Votre gourmandise attendra ! Et entre parenthèses, vous devriez vous mettre à la diète ! Vous grossissez…

Une heure après, Isabelle oubliait ses chagrins et s’endormait paisiblement sous un léger opiat tandis que le médecin s’en retournait à son repas interrompu.

Condé rentra aussi chez lui afin de prendre ses dispositions pour être aux aurores à Saint-Germain où il voulait arriver tôt, désirant être présent au lever de Louis XIV.

Durant la toilette, il revenait aux princes du sang de lui passer sa chemise. Et Condé entendait ne céder ce privilège à personne.

Or, il y avait beaucoup de monde, ce matin-là, rassemblé dans l’antichambre royale et, comme c’était à qui parlerait le plus fort pour se faire entendre – chose que le Roi détestait ! – Condé prit le risque de crier plus fort que les autres :

— Messieurs, messieurs ! Avez-vous oublié que Sa Majesté a l’oreille délicate et que ce vacarme infernal l’insupporte ? A quoi pensiez-vous donc, Saint-Aignan, en n’imposant pas le silence ?

— Encore faut-il pouvoir !… émit l’intéressé d’une voix à peine audible.

— Monsieur le Prince a tout à fait raison, dit le duc de Créqui, et nous allons demander le pardon du Roi mais certains d’entre nous ont à se plaindre d’un petit livre qui semble s’insinuer partout depuis hier et qui…

— Peut-être celui-ci ? avança Condé en le sortant d’une poche.

— C’est cela même ! Plusieurs d’entre nous, dis-je – et non des moindres ! –, se trouvent ridiculisés dans l’une ou l’autre de ces historiettes qui, sous le manteau de la bonne humeur et de l’esprit, égratignent plus ou moins cruellement ! Nous souhaitons obtenir de Sa Majesté qu’elle nous accorde le droit de réclamer réparation par les armes ! reprit Créqui que Condé tira à part en le prenant par le bras.

— Vous me permettrez de faire passer avant vous une noble dame qui m’est chère, dont l’époux est absent.

— Il est vrai qu’elle donne parfois…

— Je vous en prie, mon cher duc ! Son cas est grave et si je vous en parle c’est parce que je vous sais homme d’honneur ! Dans un moment de désarroi elle a voulu… attenter à ses jours !

— Mon Dieu !… Pauvre femme ! Vous allez en informer le Roi ?

— En partie, oui ! Il doit comprendre que cet écrit n’est pas seulement ignoble mais aussi meurtrier…

— En l’absence de l’époux, le duc de Luxembourg ne devrait-il s’en charger ? avança Créqui. Bien que selon ce vilain écrit sa sœur l’y insulte copieusement !

— Je ne sais où le joindre et c’est pourquoi je voudrais le prendre de vitesse ! Il n’est pas pour rien le fils de Montmorency-Bouteville !

A cet instant les portes s’ouvrirent et le Roi parut. Le silence fut immédiat. Il s’approcha des deux hommes courbés dans leurs saluts.

— Voyons ce mauvais livre ! dit-il froidement.

Condé ploya le genou pour le lui remettre mais dut attendre qu’il eût mis ses gants. Il jeta un regard de dégoût sur l’objet du scandale avant de le passer à Saint-Aignan qui le suivait avec une grimace de dégoût lui aussi :

— Gardez cela pour plus tard !

— Nous devons d’abord entendre la messe afin que le Saint-Esprit veuille nous éclairer, et la Reine nous attend, rejoignons-la !

Tandis que le cortège mené par les gardes du corps se mettait en marche, Condé rejoignit Saint-Aignan :

— Si la messe dure plus que d’habitude, Bussy-Rabutin, pour peu qu’il ait un ami dans cette chambre, aura largement le loisir de filer se mettre à l’abri.

— Il m’étonnerait que quelqu’un s’y risque ! L’affaire de Mme de Miramion est arrivée il n’y a pas si longtemps aux oreilles de Sa Majesté…

— L’affaire de Mme de Miramion ?

— Une jeune veuve assez charmante pour qui Bussy s’est pris de passion. Elle l’évitait mais, pensant que cette attitude était due à la pudeur naturelle d’une femme pieuse et discrète, il l’a tout bonnement enlevée au sortir d’une église et conduite chez lui en Bourgogne où il voulait l’épouser mais elle a crié si fort et l’a traité si mal qu’il a été obligé de se rendre à l’évidence : elle n’était pas séduite le moins du monde et Bussy a dû la relâcher avec des excuses. Toutefois ni elle ni les siens n’entendent en rester là et portent plainte…

— Et après un coup pareil, il écrit ce bouquin ? Il doit être fou ?

— C’est possible ! Et je serais fort étonné que le Roi lise sa production.

— La raison ?

— Il s’en remet à moi parce qu’il craint de rencontrer La Vallière au détour d’une page et redoute la colère. C’est donc à moi qu’en incombe la lecture. Mais je serais surpris si Bussy y a fait allusion ! Il faudrait vraiment qu’il ait perdu la tête pour aller jusqu’au sacrilège !

— Si c’est cela, je peux vous rassurer : elle n’y est pas mentionnée ni le Roi évidemment mais pour ce qui est de la folie, je peux vous confier qu’il insulte quasiment tout le monde. Y compris moi et même sa charmante cousine la marquise de Sévigné dont il est plus ou moins amoureux !

— Tant mieux, en ce cas ! Plus on sera nombreux et plus il risquera d’être envoyé aux Petites Maisons3.

La tempête fut brève : le lendemain, le comte de Bussy-Rabutin était arrêté et conduit, non chez les fous, mais à la Bastille pour y rester aussi longtemps qu’il plairait au Roi…

Sortie de ce péril et bien que toujours souffrante, Isabelle reprit sa correspondance avec Lionne. N’ayant encore reçu aucune nouvelle du Roi, non seulement elle n’était pas reconnue comme duchesse souveraine du Mecklembourg mais, à l’exception de rares amis, la Cour continuait de la bouder.

« Je vous avoue, écrivait-elle au ministre devenu en quelque sorte son confident, que je n’ai, de ma vie, trouvé le monde si détestable et, quoi que j’éprouve toutes les rigueurs imaginables de Sa Majesté, je me flatte au travers de tout de penser que s’il les savait il serait touché de compassion… »

Ce en quoi elle se leurrait, la compassion étant un sentiment à peu près inconnu de Louis XIV. Elle écrivit même :

« Lorsque l’on me dit que le Roi me hait, je n’ai pas la force de répondre car j’en ai une infinité de preuves lesquelles me font trouver la vie si insupportable que j’en désire la fin avec autant de passion que je suis tout à vous4… »

Les quelques amis en question résidant le plus souvent à Paris, Isabelle dont la santé s’améliorait choisit de se réinstaller dans son hôtel de la rue Saint-Honoré. Condé, qui la surveillait comme du lait sur le feu, avait repris ses quartiers dans sa demeure proche du Luxembourg. Il se disposait d’ailleurs à gagner Saint-Germain pour essayer d’adoucir un Roi trop jeune encore pour savoir composer avec ses sentiments quand, enfin, Lionne vint, en personne quoique discrètement, lui apprendre que, craignant de perdre les bonnes dispositions de Christian de Mecklembourg envers la France, il avait donné ordre avec ses correspondants outre-Rhin d’appuyer auprès de l’Empereur les réclamations du duc. En même temps il exigeait des Suédois – au nom du Roi ! – de se retirer du Mecklembourg…

Tandis que les courriers galopaient entre Paris et Saint-Germain, une autre bonne nouvelle arriva chez Isabelle : son interminable procès contre le maréchal d’Albret venait de se terminer à son avantage en validant la transaction faite en 1661 avec Mme de La Suze. Désormais Isabelle pouvait traiter sans crainte avec sa belle-sœur pour le rachat de tous les biens des Coligny. Ce qui représentait tout de même la coquette somme de un million six cent treize mille cent quatre-vingt-treize livres… qu’elle paya, lui permettant ainsi de récupérer les terres de Châtillon, Aillant et Chauffour… plus la totalité de la fortune des Coligny. Et comme par enchantement, les visiteurs se firent moins rares chez elle. Isabelle ne reçut pas pour autant avec plaisir ces gens dont elle pouvait, à juste titre, soupçonner la chaleur des sentiments. Elle savait que les plus mauvaises langues continuaient de chuchoter sous le manteau que son mariage avec Christian était nul et qu’elle n’avait aucun droit au titre de « princesse des Vandales » – voire reine ! – dont elle était visiblement heureuse de se parer.

Mais cette fois, le Ciel qui, apparemment, avait pris à tâche de s’occuper d’elle, lui fit un beau cadeau en rappelant à lui le brandon de discorde : la princesse Christine venait de mourir à Wolfenbüttel d’une maladie qui avait une forte chance d’être la peste. Isabelle n’en demandait pas tant ni d’ailleurs Christian qui annonça lui-même cette délivrance à sa femme :

« C’est un grand bonheur pour nous que nos plus grands ennemis soient trépassés. Le bon Dieu nous assistera et nous fera vivre ensemble. Ce que je souhaite de tout mon cœur. Il me tarde si fort de vous revoir que vous ne le sauriez croire. Quand je serais une fois avec vous, je ne vous laisserai plus car la vie est trop courte et je voudrais bien encore avoir du plaisir et contentement avant que de mourir… »

Ceux qui espéraient que l’écervelé en viendrait à oublier sa femme en furent pour leurs frais !

Cependant, Christian dut encore retarder son retour pour en finir avec la succession de sa première épouse. Il le déplorait d’autant plus que Louis XIV, s’étant enfin résolu à signer son contrat de mariage avec Isabelle, venait d’inviter Mme la duchesse de Mecklembourg-Schwerin à reparaître à la Cour, où elle recevrait désormais les honneurs dus à son rang.

Isabelle crut s’évanouir de joie. Cette fois, elle avait gagné et la longue correspondance avec Lionne venait de payer puisque que, grâce à elle, le Roi n’ignorait rien de ce qu’elle pensait. Elle hésita un instant à différer jusqu’au retour de Christian mais Condé s’y opposa :

— Vous n’êtes pas un peu folle ? C’est vous qui avez remporté cette bataille. C’est à vous d’en recevoir la récompense et vous êtes très attendue ! Madame en particulier est impatiente de vous revoir !

— Que ne l’a-t-elle dit plus tôt ? Un simple billet de sa main m’aurait été d’un tel réconfort !

— C’était impossible ! Si elle ne vous a pas retiré son affection, Monsieur, lui, vous déteste plus que jamais ! Songez qu’il a perdu à cause de vous deux de ses amis : Vardes et Guiche ! Ceux qui lui restent vous craignent comme le feu.

— Et qui sont ?

— Le chevalier de Lorraine et le marquis d’Effiat !

— Que leur ai-je fait ?

— Rien mais vous êtes l’amie dévouée de Madame. Votre éclipse les arrangeait passablement et ils vont sûrement méditer quelque mauvais tour…

— Dans ce cas, vous avez raison : il n’y a pas une minute à perdre !

— Répondez que vous viendrez demain. Je vous attendrai à votre descente de carrosse !

Et, le 23 janvier, Isabelle, velours noir, satin blanc, sous un déluge de perles, l’ensemble recouvert de précieuses zibelines envoyées en ligne droite du Mecklembourg, prenait le chemin de Saint-Germain où elle allait être reçue avec les honneurs militaires. Ce qui, tout compte fait, ne lui procura qu’un plaisir mitigé en lui rappelant le temps de la Fronde où Mazarin les accordait à une trop jeune ambassadrice dont, en réalité, il se jouait.

Cette fois c’était sérieux et ce fut au milieu des révérences qu’elle se rendit chez Madame laquelle, bravant la colère de son époux, avait décidé de la présenter elle-même au Roi et aux deux Reines qui lui réservèrent un accueil aussi chaleureux que si rien ne s’était passé.

Le continuateur du bon Loret, parti pour un monde meilleur, n’en trempa pas moins sa plume dans l’encre de l’enthousiasme :

Aussi dit-on en haut de gamme

Que la belle et brillante dame

[…] a toujours pour escorte

Les grâces, les ris et les jeux

Et le plus beau de tous les dieux !

Ce qui en surprit plus d’un et surtout plus d’une : à quarante ans, Isabelle n’avait rien perdu de sa beauté ni de son charme, et son célèbre sourire demeurait irrésistible. Madame, elle, lui tomba dans les bras !

— Babelle ! Enfin ! Vous n’imaginez pas ma joie à vous voir de retour.

— Elle ne saurait être plus grande que la mienne, et Votre Altesse me comble de bonheur. J’ai si souvent pensé à elle, dans les jours difficiles que j’ai vécus durant tout ce temps !

Malheureusement, il fallut aussi saluer Monsieur. Soutenu par sa cour de trop beaux gentilshommes, il l’attendait de pied ferme et, quand elle lui fit sa révérence, il lui tourna le dos purement et simplement.

Elle n’eut pas le loisir de se relever : la voix du Roi se faisait entendre.

— Il est à craindre que vous n’ayez pas compris, mon frère ! Vous vous occupez à offenser la souveraine d’un Etat allemand dont l’amitié nous est aussi utile qu’agréable !

Comme si une balle l’avait frappé dans le dos, le prince se figea puis se retourna lentement et lâcha :

— Mille pardons, madame ! Mon erreur vient de votre ressemblance extrême avec une dame pour laquelle je n’éprouve aucune sympathie !

— Ce sera donc à moi de faire en sorte que Monseigneur ne nous confonde plus ! fit-elle avec un grand sourire. Et j’espère de tout mon cœur qu’il ne verra en moi que sa dévouée servante !

Difficile sous les yeux du Roi de garder une attitude hostile ! D’ailleurs un détail venait de lui souffler une sorte de terrain d’entente pour le moins inattendu. Opérant un demi-tour sur ses talons, Monsieur considéra, l’œil brillant d’intérêt, l’une des mains d’Isabelle :

— Vous avez là un fort beau manchon ! C’est de la martre, je présume ?

— De la zibeline, Monseigneur ! J’avoue que je deviens frileuse et il est indélicat d’offrir à ses amis une main glacée.

— Et cela vous satisfait ?

— Absolument ! Si Monseigneur veut me faire l’honneur d’essayer ?

Elle offrit, dans une révérence, l’objet à l’intérieur duquel le prince enfouit ses mains, avec un plaisir qui l’épanouit :

— Hmmm !… Vous avez raison, princesse ! C’est tout à fait délicieux !… Et vous avez trouvé cette merveille à Paris ?

— Oh non, Monseigneur : en Mecklembourg et singulièrement en pays vandale. C’est sur les terres froides que l’on chasse les plus belles fourrures… et j’avoue que mon seigneur époux m’en envoie par caisses !

— Tant que cela ?

— Tant que cela !… Mais si Monseigneur voulait me faire le grand plaisir de garder celui-ci qui est, à mon sentiment, digne de lui parce que particulièrement beau…

— Vous me le donnez ?

— Non. Je prie humblement Monseigneur de bien vouloir me faire la grâce de l’accepter, répondit Isabelle, sur une nouvelle révérence.

— Alors j’accepte. Merci, princesse !

Et il lui tourna le dos pour offrir à l’admiration de son entourage ce présent inattendu et qui, visiblement, l’enchantait. Sur ce, Isabelle rejoignit Madame qui l’embrassa :

— Vous nous avez acquis la paix pour un moment et je ne vous en remercierai jamais assez. Mais vous allez être accablée d’amis dont vous ignoriez l’existence jusqu’à ce soir !

— Que Madame ne s’inquiète pas : je saurai faire le tri. D’autant que les ennemis se feront plus nombreux encore…

Le duc Christian rentra le lendemain même et Isabelle l’accueillit avec une joie sincère à la mesure de la crainte qu’elle avait ressentie de ne plus le revoir. La route est longue qui mène aux froides plaines d’Allemagne du Nord et les ennemis ne manquaient pas à ce brave garçon souvent trop confiant, qui n’avait pas un brin de méchanceté et qui l’aimait avec une telle confiance. Des adversaires qu’il serait prudent de ne pas oublier et qui sauraient sûrement attendre que leur insigne faveur baisse et d’autant plus dangereux qu’elle n’en connaissait certainement pas la moitié…

Cette nuit-là, Isabelle se comporta en épouse amoureuse, oubliant fermement que Christian n’était pas l’amant idéal, loin s’en fallait, et se contentant de s’abandonner à une force et une chaleur dont elle avait un réel besoin…

Ce fut le début d’une période des plus agréables. Dès le lendemain de la réception à Saint- Germain, Condé donnait une fête à sa mesure en l’honneur du couple en son hôtel parisien dont Isabelle fut la reine.

Ce serait mieux encore à la fête que le Roi avait commandée dans les jardins de Versailles pour fêter le carnaval. Isabelle y brilla d’autant plus qu’on la savait volontiers généreuse et l’affaire du manchon avait fait long feu. Toute la Cour souhaitait se parer des fourrures du Mecklembourg. Elle en fit venir beaucoup, réservant les plus belles à la famille royale. Le Roi par exemple reçut un justaucorps dont il se montra enchanté. Se refusant à faire du commerce avec Sa Majesté, Isabelle non seulement n’avait pas réclamé de paiement mais supplia humblement que l’on veuille bien accepter un présent d’une « fidèle servante ». Elle en fut remerciée par un splendide diamant et l’assurance d’avoir part dorénavant à « l’amitié du Roi », le tout via Lionne devenu un ami après avoir échangé avec lui des dizaines de lettres.

Mais ce qui la rendait la plus heureuse était de retrouver sa place auprès de Madame qui appréciait chaque jour davantage sa présence, sa gaieté et une affection qui l’aidait à supporter une vie conjugale de plus en plus difficile, Monsieur subissant sans discontinuer l’influence néfaste du jeune et trop séduisant chevalier de Lorraine qui n’hésitait pas à le malmener jusque sous les yeux de sa femme.

Celle-ci jouait l’indifférence alors qu’elle bouillait intérieurement d’une colère dont elle ne put retenir l’éclat le soir où elle vit son ennemi paré du manchon de zibeline d’Isabelle :

— Il n’est guère encourageant pour qui souhaiterait vous offrir un cadeau précieux de voir le cas que vous en faites ! lança-t-elle à son époux.

— Je ne vois pas pourquoi ? Les plus belles choses ne sont-elles pas destinées naturellement aux êtres les plus beaux ? Et personne n’est plus beau que mon cher chevalier !

Madame pâlit mais, malheureusement pour Monsieur, le Roi arrivait à cet instant. Un coup d’œil lui suffit à juger de la situation.

— Rendez ce manchon à Mme la duchesse de Mecklembourg ! ordonna-t-il au chevalier puis, se tournant vers Monsieur devenu rouge de colère : En vous l’offrant elle n’a certainement pas prévu que vous le galvauderiez !

Celle-ci intervint aussitôt :

— Avec la permission du Roi, je ne reprends jamais ce que je donne.

— En ce cas, je m’en charge ! Saint-Aignan, vous porterez cet objet à certaine vieille dame que je vous dirai. Elle avait les plus belles mains du monde mais l’âge et les rhumatismes les déforment et la font souffrir. Elle saura l’apprécier à sa juste valeur…

Et il alla prendre la main de sa belle-sœur pour l’emmener souper. Mortifié, Monsieur avait disparu. Lorraine regardant s’éloigner Madame, suivie d’Isabelle, se rapprocha de son plus cher ami, le marquis d’Effiat qui, lui aussi, suivait la princesse des yeux avec une expression indéfinissable :

— Que penses-tu de cela, Effiat ? demanda-t-il.

— Que Madame est une femme dangereuse opposant une barrière entre Monsieur et le Roi. Qui semble, entre nous, y tenir particulièrement ! Je sais comme tout un chacun qu’elle est le lien solide entre son frère d’Angleterre et Louis. Sans elle nous serions peut-être déjà en guerre.

— Je n’ai rien contre la guerre mais je pense qu’ici l’on se porterait mieux si elle venait à disparaître. Et… nous savons qu’elle est de santé fragile et que ses dernières couches ont été difficiles…

— Laissons un peu faire le temps et s’il ne se met pas à notre service nous pourrions alors… mais allons d’abord rejoindre Monsieur ! Il n’est jamais bon de le laisser seul trop longtemps…

La guerre ne tarderait guère à venir mais d’où on ne l’attendait pas. A la fin de l’été le Roi Philippe d’Espagne, père de la Reine Marie-Thérèse et frère de la Reine mère, rendait son âme à Dieu. Aussitôt, sous le prétexte de réclamer sa part dans la succession et impatient de gloire militaire, le Roi décida de se mettre lui-même à la tête de ses armées pour conquérir les Flandres.

Rien ne le retenait, Anne d’Autriche ayant quitté ce monde trois mois après. Une mort ô combien douloureuse à la suite d’un cancer du sein aux souffrances duquel la science était impuissante à apporter d’adoucissement à l’exception d’un peu d’opiat.

Ses deux fils, atteints d’une égale douleur, s’étaient retrouvés à son chevet et ne l’avaient quitté qu’une fois la vie éteinte. Mais le Roi – peut-être pour trouver un dérivatif à sa propre douleur – se lança dans cette guerre avec une sorte de soulagement.

A la Cour ce fut une explosion. Toute la jeunesse brûla du désir de se distinguer aux yeux du souverain et ceux qui n’avaient pas de commandement partaient simples volontaires. Christian partit lui aussi :

— Je veux que vous soyez fière de moi ! dit-il à Isabelle.

— Et moi je veux que vous reveniez vivant ! Prenez bien soin de vous ! recommanda-t-elle en l’embrassant.

La campagne de Flandres fut, pour le Roi, une manière de promenade triomphale et un vrai bonheur pour Condé qui retrouvait le commandement en chef avec Luxembourg, fou de joie comme second… En quelques semaines Charleroi, Tournai, Douai, Courtrai et même Lille que l’on disait inexpugnable tombaient : la dernière après seulement vingt jours de siège. Tout était si magnifique que le Roi invita les dames à le rejoindre. Toutes… sauf la « duchesse » de La Vallière dont le pouvoir s’étiolait. A demi folle de douleur, elle se lança sur les routes avec ses équipages, rejoignit la Cour à Tournai au grand déplaisir de Sa Majesté… qui venait, tant qu’il y était, d’investir le lit de l’éblouissante marquise de Montespan. Un règne s’achevait, un autre commençait, qui allait durer longtemps… et donner le jour à plusieurs enfants.

Le retour à Paris fut glorieux. Il y eut fête dans les jardins de Versailles. Isabelle y parut seule, son époux ayant dû retourner à Ratisbonne régler un problème créé par des mécontents – il y en a toujours ! – attirés par les charmes un peu rudes des Suédois… Il est vrai que gouverner le nord de l’Allemagne depuis Paris présentait des difficultés évidentes. Peut-être allait-il falloir que le couple ducal songe à faire acte de présence un peu plus souvent et que les indigènes du pays pussent enfin constater combien leur nouvelle souveraine était charmante. Or, pour l’instant, Isabelle n’en avait pas la moindre envie. La vie à la Cour était tellement agréable !

En outre, les liens d’amitié se resserraient entre elle et Madame. Monsieur, amadoué par un lot de fourrures rares, semblait n’y plus voir d’inconvénient bien qu’il eût entrepris de mener la vie dure à sa femme.

En effet, depuis la reprise des villes du Nord, l’entente semblait moins cordiale entre la France et l’Angleterre. Celle-ci, toujours à court d’argent, paraissait écouter les sirènes hollandaises avec un certain plaisir. Mais, pour Louis XIV, la Hollande c’était l’ennemie dont il espérait fermement venir à bout avec le temps… Que l’Angleterre oublie ce qu’elle devait à la France au bénéfice de ces gens-là ne se pouvait supporter.

Or, dans ce jeu diplomatique, Louis XIV possédait un atout majeur parce que, lié à son frère par une profonde tendresse, celui-ci refusait de lui causer une peine même légère. C’est ainsi que le Roi reprit des relations plus étroites avec sa délicieuse belle-sœur d’autant plus facilement qu’il lui resterait toujours des réminiscences des tendres instants vécus sous les ombrages de Fontainebleau peu après le mariage avec Monsieur. Et Madame devint tout naturellement la conseillère privilégiée de Louis avec qui elle avait de longs et nombreux entretiens. Entretiens dont Monsieur son époux était naturellement exclu. Brouillon, bavard, incapable de garder une confidence, il aurait naufragé le plus solide accord.

Malheureusement, derrière Monsieur veillaient ses amis, le marquis d’Effiat, le comte de Beuvron et surtout le chevalier de Lorraine, beau comme un ange et pervers comme une légion de démons. Tant que Madame ne s’était occupée que de ses amours, de ses plaisirs et de ses toilettes, elle ne les avait pas beaucoup gênés. On luttait d’ajustements avec elle mais dès l’instant où elle devenait une tête politique et prenait le premier rang auprès du Roi, il fallait sinon l’éliminer du moins la remettre à sa place. Et l’existence de Madame dans ses palais se fit plus difficile tandis que l’on excitait la jalousie de Monsieur.

Quoi ? il y a un secret d’Etat et Monsieur n’en connaît rien ?… Le Roi prépare un grand projet avec Madame, et Monsieur n’y a point part ?… Sa femme jouit d’un crédit qu’on lui refuse, à lui, frère du Roi ?

Petit à petit Monsieur devint insupportable. Non seulement envers son épouse mais envers le Roi auquel il montrait de plus en plus d’insolence.

C’est ainsi qu’à un bal chez la Reine alors que Madame venait de danser avec le Roi et que tous deux se mettaient légèrement à l’écart pour continuer leur conversation, Monsieur monta sur ses ergots. Il déclara haut et fort qu’il s’ennuyait, voulait rentrer chez lui au Château Neuf et ordonna à sa femme de le suivre.

— Quelle mouche vous pique, mon frère ? gronda Louis XIV dont le sourcil venait de se froncer. Si vous êtes las, allez vous reposer !

— C’est ce que je vais faire ! Venez, Madame !

— Laissez donc Madame tranquille ! Nous avons à parler d’affaires sérieuses !

— Soit ! Alors parlons-en ! Cela m’intéresse ! fit-il en se dandinant d’un pied sur l’autre avec un sourire goguenard.

— Mon frère, vous vous oubliez !

Aussitôt Monsieur se mit à glapir :

— Je veux seulement être le maître chez moi et si cela ne convient pas à Madame je n’ai aucune raison de la garder dans ma maison et la renverrai en Angleterre !

— Quelle bonne idée ! Je songe justement à l’envoyer en Angleterre auprès du Roi Charles, qui aime infiniment sa sœur, mettre au point avec lui les bases d’un traité…

— Alors j’irai aussi !

— Non, mon frère ! Ce ne serait pas la même chose et les liens de famille s’en ressentiraient !

De toute évidence, Monsieur allait piquer une nouvelle colère quand le chevalier de Lorraine et le marquis d’Effiat s’approchèrent, saluèrent le Roi et prirent chacun un bras de Monsieur en priant aimablement Sa Majesté de ne pas permettre à Monsieur de gâcher un aussi joli bal. Le Roi accepta d’un sourire et l’on s’en tint là !

Comme Mme de La Fayette et bien d’autres, Isabelle avait observé la scène avec inquiétude. On se demanda même si Monsieur n’avait pas trop bu alors qu’il se montrait habituellement aimable, enjoué souvent, en particulier quand il inaugurait une nouvelle parure ou recevait quelque bel objet pour la décoration de son château de Saint-Cloud qui lui prenait les trois quarts de son temps. Fin de l’incident !

L’orage éclata à propos de l’évêque de Langres, Louis Barbier de La Rivière, décédé récemment et qui avait été aussi l’aumônier de Madame. Il laissait deux riches abbayes situées sur l’apanage de Monsieur et Lorraine prétendait s’en faire attribuer les importants bénéfices. Ce qui n’avait rien de choquant à l’époque mais le chevalier ne se contenta pas des bénéfices, il voulut aussi les titres et cela c’était impossible. Malheureusement, quand il voulait quelque chose, le beau Lorraine savait comment s’y prendre avec Monsieur sinon avec le Roi qui refusa net ! Monsieur piqua alors une colère contre son frère, interdit à Madame de se rendre chez Louis qui, cette fois, se fâcha : le 30 janvier 1670, il faisait arrêter le chevalier de Lorraine par le comte d’Ayen, fils du duc de Noailles et lieutenant aux gardes du corps – assisté pour plus de prudence par le comte de Lauzun.

Fureur de Monsieur qui régala son frère d’une de ces scènes dont il avait le secret et dont le Roi avait horreur, surtout en présence de Madame à qui son époux donna l’ordre de rentrer chez elle et de n’en plus sortir jusqu’à ce que Lorraine quitte la Bastille.

— Il ne va pas à la Bastille où vous passeriez votre temps sans souci du ridicule, coupa le Roi.

— Où donc alors ? Où l’envoyez-vous ?

— A la forteresse de Pierre-Encise près de Lyon…

Monsieur faillit s’étrangler :

— Si loin ? Oh, mon Dieu !

Il n’en dit pas plus, prit Madame par la main et sortit du cabinet royal en courant. Une heure après il avait quitté Saint-Germain pour Paris d’abord puis pour son château de Villers-Cotterêts où Madame n’eut droit qu’à ses serviteurs mais aucune de ses dames ou de ses gentilshommes habituels et d’où le Roi reçut un véritable ultimatum : Madame ne serait autorisée à revoir son beau-frère qu’une fois Lorraine rendu à Monsieur !

Cette situation dura un mois pendant lequel Louis laissa Monsieur mijoter son désespoir – et Madame dans une atmosphère infernale ! – avant d’envoyer au rebelle l’ordre de réintégrer Saint-Germain s’il ne voulait pas que son chevalier soit mis au secret… et au régime ! Nouvelle tempête chez Monsieur – dont Madame fit les frais bien entendu ! – mais enfin on rentra.

Ce fut pour apprendre que Charles II d’Angleterre, songeant à conclure un traité avec la France, désirait que Madame – la jeune sœur qu’il chérissait ! – vînt en discuter les termes avec lui ! Monsieur ne pouvait pas refuser : raison d’Etat !

— Elle peut y aller, grogna Monsieur. Et même y rester ! Souvenez-vous que je voulais la répudier, mon frère !

— Ambassadrice de France, donc sur ordre, elle échappe pour un temps à ses devoirs d’épouse !

— En ce cas, j’irai avec elle. Ou plutôt elle viendra avec moi et je serai votre ambassadeur, ce qui sera plus convenable !

— Vous n’avez rien d’un diplomate ! Vous êtes beaucoup trop brouillon et agité pour mener à bon terme un traité !

— Soit ! Je lui accorde trois jours… à condition que Lorraine quitte Pierre-Encise !

— Il n’y manquera pas…. Mais ce sera pour le château d’If !

— Cette horrible prison en pleine mer, battue par la fureur des flots ? Il en mourrait ! gémit Monsieur au bord des larmes tandis que le Roi se mettait à rire. Et vous trouvez cela drôle, mon frère ? Je ne vous savais pas cruel !

— Et moi je ne vous savais pas si ignare en géographie. Le château d’If, en face de Marseille, est sur la Méditerranée qui a plus de soleil que de tempêtes sauf peut-être en hiver. Il est vrai que certains cachots peuvent être pénibles à supporter… Surtout si la mer empêche le ravitaillement d’arriver. Et comme je m’attendais à votre réaction, sachez que votre ami est déjà en route ! Alors, si vous voulez réfléchir, hâtez-vous ! Madame doit passer la Manche dans six jours ! Et pour trois semaines !

— Et Lorraine quittera cette affreuse prison librement ?

— Vous avez ma parole !

Infiniment heureuse de revoir son frère et son pays, heureuse aussi d’échapper à l’espèce d’enfer qu’était devenue sa vie dans les châteaux de Monsieur son époux, Madame partit pour l’Angleterre où elle allait retrouver ce frère qu’elle aimait tant et nombre d’amis. Elle emmenait une partie de sa maison mais, à son grand regret, il lui fut impossible de se faire accompagner d’Isabelle, Monsieur s’y opposa alléguant qu’une princesse étrangère n’avait rien à faire dans une ambassade française, même quand on lui eut dit que Charles appréciait particulièrement l’ex-duchesse de Châtillon. Et il n’en voulut pas démordre, mettant dans son refus un entêtement d’enfant gâté bien qu’on lui eût promis que Lorraine était sur le point de quitter le château d’If !

Ce ne fut pas sans un serrement de cœur qu’Isabelle vit partir la princesse à laquelle l’attachait à présent un lien solide. Peut-être parce que, obscurément, elle la sentait menacée. Qu’en serait-il au retour en France, même si l’ambassade récoltait un franc succès ? Le Roi, pris par de multiples tâches, réussirait-il à lui assurer la protection dont elle aurait besoin quand elle se retrouverait en face du chevalier de Lorraine auquel ses prisons conféreraient aux yeux de Monsieur l’auréole du martyre ?

Il est probable que, satisfait du traité que Madame ne manquerait pas de rapporter, son frère ne sachant rien lui refuser, le Roi l’en remercierait chaleureusement et s’en retournerait à ses amours passionnées avec la belle Montespan, sans plus se soucier du ménage Orléans…

— Vous avez tort de vous tourmenter à ce point, lui dit Mme de La Fayette à qui Isabelle confiait ses inquiétudes… Monsieur est comme un gamin à qui l’on a pris son jouet favori. Son bien-aimé chevalier retrouvé, il se désintéressera de son épouse !

— Je n’en suis pas certaine ! Le chevalier n’oubliera pas aisément ses geôles et il est loin de posséder une belle âme… Nous verrons bien quand il reviendra…

Mais il n’était pas question qu’il revienne. Tandis que Madame s’embarquait avec une partie de sa suite, le chevalier quittait, en effet, le château d’If… pour l’Italie. Il y était exilé le temps qu’il plairait au Roi…

Monsieur en hurla comme un loup malade, pria, supplia son frère de permettre qu’il revienne auprès de lui. En vain. Louis se contenta de conseiller un peu plus de modération à son cadet et, surtout, de « vivre mieux qu’il ne l’avait fait jusqu’à présent offrant à sa cour un comportement indigne d’un prince ».

Le résultat en fut qu’à son retour, véritablement triomphal car elle avait accompli pleinement la mission dont elle était chargée, Madame trouva un mari plus acariâtre que jamais, refusant même les cadeaux fastueux que Charles II lui envoyait pour le « remercier d’avoir permis à Madame de revoir son pays natal ».

Avec l’entêtement buté des faibles, il signifia à son épouse qu’elle n’avait aucun bon procédé à attendre de lui tant qu’on ne lui aurait pas rendu son Lorraine bien-aimé… Et celle-ci se retrouva seule avec de rares amis assez courageux pour braver l’humeur agressive du mari. Isabelle était de ceux-là.

Liée à Mme de Gamaches, la première femme de chambre de la princesse, elle s’efforçait, avec Mademoiselle, de lui rendre goût à une vie qu’elle semblait perdre. Dès le retour d’Angleterre, Monsieur l’avait emmenée hors de Saint-Germain pour passer quelques jours à Paris puis on alla s’installer à Saint-Cloud, affirmant ainsi une résolution d’éloigner Madame de la Cour et surtout du Roi… Il aurait volontiers chassé les dames qui venaient la visiter. Mademoiselle par exemple, ce qui était difficile, et Isabelle, mais son rang de princesse étrangère la préservait. Au moins de se voir refuser l’accès aux appartements de Madame.

Ce dimanche 29 juin Madame rejoignit Monsieur pour entendre la messe. Il faisait déjà très chaud et sachant que la princesse aurait besoin de se désaltérer dans la journée, un garçon de service vint déposer dans une armoire « fraîche » de son antichambre un plateau contenant une tasse et deux pots. L’un contenait de l’eau de chicorée et l’autre de l’eau pure au cas où le breuvage serait jugé trop amer.

Or, dans la journée, le même garçon fut surpris de voir le marquis d’Effiat près de l’armoire en train d’essuyer la tasse avec du papier.

— Monsieur, demanda-t-il, que faites-vous donc à notre armoire et à la tasse de Madame ?

— Je crève de soif, mon ami, mais je n’ai bu qu’un peu d’eau, et voyant la tasse malpropre je préfère l’essuyer…

Vers cinq heures de l’après-midi, alors qu’elle bavardait avec Mme de La Fayette et Isabelle à l’ombre d’un salon aux rideaux tirés, la princesse demanda son eau de chicorée… on la servit et, après en avoir offert à ses visiteuses qui refusèrent – Isabelle parce qu’elle détestait cette mixture –, Henriette en but une pleine tasse et presque aussitôt poussa un cri en portant les mains à son ventre avant de rouler à terre en se tordant de douleur. Comme les deux dames s’empressaient, elle balbutia :

— Du poison !… On m’a donné du poison… oh, que j’ai mal !

On l’emporta sur son lit crachant le sang tandis que faisant preuve d’un beau courage Isabelle prenait le pot d’eau suspect et allait en boire à même le goulot quand Mademoiselle l’arrêta :

— Vous n’êtes pas folle ? Vous voulez ingérer de ce breuvage dont Madame dit qu’il l’a empoisonnée ?… Regardez comme elle est !

Et pour plus de sûreté, elle fit enlever le plateau mais en donnant l’ordre de ne pas y toucher, le contenu devant être examiné par les médecins.

Isabelle aurait voulu s’asseoir au chevet de Madame, lui tenir la main, mais la chambre s’emplissait d’instant en instant comme si la Cour entière voulait s’y montrer.

Le Roi vint avec la Reine mais aussi La Vallière et Montespan et la comtesse de Soissons, si dangereuse. Monsieur aussi, évidemment, qui pensait qu’on exagérait un embarras gastrique et préconisait du lait. On ne l’avait pas attendu pour en administrer à la malheureuse, sans résultat. Tout ce monde papotant comme dans un salon, à l’exception du couple royal qui ne s’attarda pas. Très sombre, Louis avait des questions à poser, des ordres à donner, ce qui n’était guère possible au milieu de cette volière caquetante dont Isabelle tentait vainement d’obtenir un peu de silence par respect pour les souffrances de Madame… Et la chaleur était à tomber.

L’assemblée se calma d’un seul coup quand les portes s’ouvrirent devant les moires violettes de l’évêque de Condom, Mgr Bossuet, que la mourante avait fait mander pour l’assister. Elle se souvenait des paroles si belles prononcées par lui au chevet de la Reine Henriette-Marie, sa mère, et ensuite durant ses funérailles. Se sachant perdue, la jeune femme ne voulait plus s’adresser qu’à Dieu !

Cependant, au nom du Roi, M. de Brissac interrogeait les domestiques et n’eut aucun mal à trouver le valet qui avait vu le marquis d’Effiat près de l’armoire. Ce serviteur révéla ce qu’il en était, en dépit des consignes que lui avait données à ce sujet Pernon, maître d’hôtel de Monsieur.

Conduit discrètement devant le Roi, celui-ci, en échange de la promesse de ne pas être mis en cause quoi qu’il ait laissé faire, raconta alors qu’un certain Morel, envoyé depuis peu au marquis d’Effiat par le chevalier de Lorraine, était intégré dans le personnel et que peut-être…

On fit venir l’homme qui semblait mal à l’aise.

Le Roi posa alors la question qui le tourmentait :

— Vous ne serez pas inquiété mais prenez garde de dire la vérité car nous parviendrons toujours à la connaître. Monsieur a-t-il eu connaissance de cette horreur ?

— Non, Sire ! Sur le salut de mon âme ! Il est trop brouillon pour qu’on lui confie un tel secret ! lâcha-t-il spontanément.

— C’est bien. Vous pouvez aller mais sachez vous taire à présent !…

Madame mourut au bout de quelques heures, le 30 juin à trois heures du matin5 faisant souffler sur la Cour un vent d’effroi. C’est lors des funérailles à l’abbaye royale de Saint-Denis que Bossuet prononça sa célèbre oraison funèbre.

Madame se meurt, Madame est morte…

Au retour des funérailles solennelles, Isabelle, plus bouleversée par cette fin tragique qu’elle ne l’aurait cru et mesurant l’affection qu’elle portait à la charmante princesse, se jeta dans les bras de Christian, secouée de sanglots :

— Emmenez-moi, mon ami ! Emmenez-moi chez vous, en Allemagne ! Je… je ne peux plus me supporter ici ! Je préfère vivre au milieu des Vandales que de ces gens prétendument civilisés capables de porter le poison jusqu’au trône !…



1 L’orthographe surréaliste de la duchesse ôtant beaucoup de l’intensité dramatique de ses écrits, j’ai jugé plus prudent de l’adapter.

2 Le second prénom d’Isabelle était Angélique.

3 L’asile psychiatrique.

4 Que l’on n’en déduise pas que la duchesse entretenait une relation amoureuse avec le ministre. Il ne s’agit là que d’un terme de politesse normal à cette époque.

5 En fait ce n’était pas l’eau de chicorée qui était empoisonnée mais la tasse elle-même. Effiat y aurait procédé en « essuyant » la tasse prétendument malpropre avec le papier contenant le poison.

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