La gloire… enfin !
Que Paris était donc beau quand, sous le soleil du début de l’automne, il se laissait emporter par l’enthousiasme et la joie de fêter un triomphe. Maisons pavoisées, fenêtres fleuries, costumes d’apparat, c’était un peuple entier qui s’adonnait à la griserie que seules peuvent apporter une série de victoires retentissantes qui allaient ajouter quelques rayons à la gloire de son Roi-Soleil !
Un peu partout on chantait, on dansait dans les rues, on buvait dans les auberges qui avaient fait toilette. Paris sentait le pain chaud, le fumet des rôtisseries aux portes grandes ouvertes.
Cependant c’était vers Notre-Dame que la foule semblait se diriger et les gardes de la prévôté avaient fort à faire pour garder libres les accès à la cathédrale dont les cloches sonnaient à toute volée mettant en fuite les pigeons de l’Hôtel-Dieu. C’est qu’on allait y chanter un « Te Deum » particulièrement glorieux pour remercier Dieu et Madame Marie de la série de victoires dont ils avaient bien voulu couronner les armes du maréchal de Luxembourg, alors le plus grand soldat du royaume !
Assise auprès de sa mère dans son carrosse d’apparat qu’entouraient des gardes, Isabelle avait glissé son bras sous celui de Mme de Bouteville dont elle avait tenu à ce qu’elle soit présente en ce jour magnifique couronnant la carrière de son fils. Une sorte de revanche, durement méritée par cette femme de quatre-vingt- cinq ans frappée en plein cœur soixante-six ans plus tôt par la mort, sous l’épée du bourreau, d’un époux bien-aimé jamais remplacé, jamais oublié… Entre le parvis de Notre-Dame et la place de Grève où s’était dressé l’échafaud, il n’y avait que la largeur d’un bras de la Seine… que son regard évitait de traverser.
Aux yeux d’Isabelle, le chemin suivi par sa mère au cours de ces années était d’une droiture dont rien ne l’avait fait dévier. Une ligne aussi droite que cette femme courageuse qui, lorsque son petit François avait eu sept ans, l’avait pris par la main pour le conduire au Louvre où elle l’avait fait incliner devant Louis XIII en disant :
— Sire, voilà le dernier des Montmorency, faites-en ce que vous voulez !
Puis était partie sans se retourner. Les Condés s’étaient alors chargés de lui et de ses deux sœurs et le résultat était là : duc de Luxembourg-Piney, prince de Tingry, maréchal et pair de France, le petit François avait dépassé toutes les espérances.
Qu’en était-il d’Isabelle elle-même ?
La douleur violente mais inattendue causée par la mort de Madame – elle ne croyait pas l’aimer autant ! –, l’horreur surtout du moyen ignoble dont on s’était servi pour la tuer et assurer l’impunité aux coupables l’avaient fait fuir le plus loin possible dans l’espoir de jouer tranquillement auprès de Christian de Mecklembourg-Schwerin son rôle d’épouse et de princesse souveraine. Un rôle qu’elle s’imaginait représentatif. Elle se voulait une sorte d’ambassadrice de l’élégance, de l’esprit, de l’art de vivre français. Son charme lui gagna bien des cœurs et le peuple accueillit chaleureusement cette grande dame pourvue d’un si joli sourire et d’un cœur si généreux.
Aimant le monde, elle en reçut beaucoup, donna des fêtes aussi bien dans les châteaux que pour le peuple, sur les places publiques où l’on se pressait ; se créa des amis mais aussi des ennemis, en particulier parmi ceux qui, profitant des nombreuses absences de leur duc, menaient le pays à leur guise. Le tout orchestré par un certain abbé de Lézignan dont elle eut quelque peine à s’accommoder, parce qu’il semait le doute et les hésitations chez un Christian qui n’avait guère de suite dans les idées et ne cessait de regretter la vie si agréable que l’on menait en France où il retournait sous les prétextes les plus variés, laissant sa duchesse se débrouiller comme elle l’entendait.
Dans les premiers temps, elle n’y vit pas d’inconvénients. Plus ami des fêtes et distractions en tout genre que des austérités du gouvernement, le cher Christian, découvrant les talents politiques de sa femme, trouva pratique – et tellement plus confortable ! – de la laisser faire face aux imbroglios du gouvernement, et retourna voir ailleurs si l’herbe était plus verte.
Or, la paix installée depuis la prise de pouvoir par Louis XIV s’effritait. La guerre de Hollande avait repris et, menacé d’une coalition des princes allemands, le Roi apprit avec stupeur que le duc de Mecklembourg, se souciant peu de son presque royaume, menait joyeuse vie à Paris et que seule Mme la duchesse régnait sur la modeste cour de Schwerin où elle s’efforçait, non seulement de faire apprécier la France, mais aussi de nouer de bonnes relations avec les princes voisins. Il s’en entretint avec ses ministres Louvois et Pomponne… qui lui déconseillèrent fortement de convoquer le duc et de lui laver la tête avant de le renvoyer faire son métier de souverain en Mecklembourg.
— Mme la duchesse a l’air de s’en tirer au mieux, dit Pomponne. Elle a appris l’allemand en un temps record (le français, langue diplomatique, était parlé pratiquement partout dans les chancelleries et les cours mais pas au niveau du peuple) et, malgré qu’elle ne soit plus toute jeune, son charme reste entier et elle sait toujours s’en servir. Elle est, à mon sentiment, la meilleure ambassadrice que nous ayons là-bas ! Elle a réussi à évincer l’abbé de Lézignan.
— Pas de liaison amoureuse ?
— Pas que l’on sache, sinon par écrit, ajouta le secrétaire d’Etat avec un sourire. Le courrier avec Chantilly garde toute son importance !
— Je n’y vois pas d’inconvénients. Néanmoins il faut aider la duchesse ! Le marquis de Feuquières doit partir pour la Suède. Qu’il passe par Schwerin afin de lui conseiller de l’accompagner à Celle chez le duc de Brunswick-Lunebourg dont l’influence est importante parmi les princes. Il n’est pas très malin mais il a épousé une Française, Eléonore d’Olbreuse, et notre duchesse pourrait les séduire tous les deux1 !
Ainsi fut fait. Peu avant Noël, par un froid polaire, Isabelle fit en compagnie de Feuquières une majestueuse entrée à Celle. Elle arriva annoncée par des trompettes et au son des tambours, en grand équipage comme il convenait à une souveraine et pendant six jours ce ne furent que fêtes et divertissements. Et le traité que souhaitait Louis XIV fut signé. Le célèbre charme avait joué une fois de plus… et Isabelle ne pouvait s’empêcher de sourire au souvenir de ce temps où, privée d’un mari qui l’insupportait de plus en plus mais qui, certainement, passerait bientôt à l’état de souvenir, elle se considérait comme abandonnée… donc malheureuse !
Elle goûta la joie orgueilleuse de gouverner, de nommer des ministres, de passer en revue des soldats gigantesques sous leurs bonnets de fourrure, de recevoir des délégations de son peuple, d’apposer le gros cachet de cire rouge sur des papiers d’Etat. Elle régnait ! Quoi de plus grisant ?
Malheureusement, toutes ces splendeurs finirent par aller percer les fumées de l’alcool et de la débauche où son époux s’enfonçait au fil des jours. En outre, lui au moins laissait ses sujets vivre à leur guise et, un triste matin, les grenadiers commis à la garde de ses portes croisèrent leurs armes devant la duchesse par ordre de son seigneur époux. Elle devait se considérer comme prisonnière… Il était temps pour elle d’apprendre à se considérer comme une honnête ménagère allemande et rien de plus ! Quand Monseigneur daignerait rentrer, il déciderait de son sort…
De rentrer quand ? On n’en savait rien ! L’important pour lui était qu’elle se tienne tranquille et cesse de se prendre pour ce qu’elle n’était pas… Mais Isabelle n’en avait nullement l’intention. La nuit suivante, Bastille, convenablement nanti d’or et du meilleur cheval des écuries, partait pour la France.
On attendait le duc. Ce fut une ambassade solidement armée conduite par le marquis de Feuquières qui vint solennellement prier Mme la princesse, duchesse de Mecklembourg-Schwerin, de se rendre auprès de Sa Majesté le Roi Louis XIV mais, comme il ne s’agissait pas que l’on se méprît sur cette invitation, Feuquières tout au long du chemin lui fit rendre les honneurs dus à un souverain en déplacement. Isabelle laissait d’ailleurs derrière elle le comte de Leinsberg dont elle s’était acquis le dévouement pour régler les affaires courantes car à Schwerin on attendait toujours Christian peu séduit par l’idée de revenir au milieu des tracas alors qu’il vivait si agréablement à Paris. Ce qu’il ne voulait pas c’était que sa femme règne à sa place, même si elle s’en tirait beaucoup mieux que lui…
C’est grosso modo ce que lui fit entendre Louis XIV qui la reçut en tête à tête pour la féliciter :
— On m’a dit que vous aviez entrepris de civiliser ce peuple ! Est-il vraiment aussi sauvage qu’on le prétend ?
— Plus encore, Sire, et j’en ai été la première surprise. A entendre mon époux aucun pays n’est plus évolué que l’empire allemand.
— Que n’y est-il plus souvent alors ?
— Il préfère la vie parisienne ! Et on peut le comprendre. Je fais de mon mieux pour améliorer la vie quotidienne, imitant en cela la jeune épouse morganatique du duc Ernest-Auguste de Brunswick-Lunebourg, une ravissante Poitevine, Eléonore d’Olbreuse, qui a obtenu quantité d’améliorations. Pour les repas, par exemple, il est à présent interdit au château de Celle de s’insulter à table, de se jeter du pain, des os, voire une assiette pleine à la figure en proférant des injures. Interdit aussi de s’enivrer au point que les valets doivent, le matin venu, ramener leurs maîtres chez eux dans des brouettes.
— Vous vous moquez ?
— A Dieu ne plaise, Sire, que je m’oublie de la sorte ! De même : elle améliore la cuisine franchement détestable : des choux, encore des choux, toujours des choux !… C’est assez lassant !
— Vous entretenez donc de bonnes relations avec la cour de Celle ?
— Excellentes, Sire…
— Alors il vous faudra repartir, ma chère. Vous seule êtes capable de mener à bien certaines missions délicates auprès des princes allemands… Peut-être même l’Empereur !
— Mais, Sire… Le duc Christian ne me permettra plus de sortir de Schwerin si je reviens !
— Il recevra mes ordres… à moins qu’il ne veuille renoncer à notre alliance ?
— Je crois sincèrement qu’il aimerait mieux mourir. Il ne déborde pas d’idées mais celle-là il y tient... ajouta-t-elle avec un sourire.
Se retrouvant ainsi chargée de mission – ou ambassadrice occulte ! –, Isabelle effectua plusieurs voyages, séjournant au palais de Schwerin ou de Ratisbonne quand il le fallait, se disputant avec son mari quand il leur advenait de se rencontrer jusqu’à ce qu’enfin Christian la fasse arrêter par ses gardes et mettre en prison.
Pour la première fois de sa vie, peut-être, elle se prit à désespérer. Une fois de plus Bastille s’était enfui et gagnait la France à francs étriers, mais pourrait-il arriver à temps ? En outre, elle ne voyait plus autour d’elle que les visages hostiles des geôliers, aussi en venait-elle à craindre, sinon la peine capitale, du moins d’être assassinée dans sa prison…
Toutefois Louis XIV tenait à sa duchesse et envoya à son secours une ambassade puissamment armée que commandait… Condé assisté de… François !
En se retrouvant en face des deux seuls hommes qu’elle n’eût jamais cessé d’aimer, elle dut faire appel à toute sa volonté pour ne pas se précipiter à leur cou en sanglotant de bonheur mais elle restait la souveraine de ces gens encore à demi primitifs et devait se retenir. Elle les remercia d’un sourire et d’un « je vous attendais » comme si c’eût été le geste le plus naturel, et ce fut la tête haute qu’elle rejoignit le carrosse en compagnie d’Agathe qu’on venait de lui rendre. Ensuite ce fut trompettes sonnant, canon tonnant et avec tous les honneurs dus à une souveraine qu’elle quitta le Mecklembourg pour n’y plus revenir ! Sur son visage immobile des larmes coulaient lentement mais c’étaient des larmes de joie. Tout à l’heure elle pourrait serrer dans ses bras son petit frère qu’elle croyait perdu à jamais…
Le retour en France fut quasi triomphal et Isabelle pensa vivre un rêve quand son escorte la conduisit, non à Saint-Germain comme elle s’y attendait, mais à Versailles, le fabuleux palais où le Roi et sa Cour venaient de s’installer à titre permanent. N’en ayant pas la moindre idée, Isabelle fut éblouie. De sa vie elle n’avait contemplé pareille merveille, et y être reçue avec les honneurs était enivrant… mais elle ne sentit pas l’envie d’y vivre. Il y avait trop de monde ! Et un monde qu’elle ne reconnaissait plus. Par exemple Monsieur, qu’elle détestait toujours autant, s’était remarié très vite – quatorze mois après la mort de Madame. Il avait épousé son contraire : une jeune Allemande taillée comme un grenadier, pourvue d’un appétit égal à celui du Roi. Grande buveuse de bière et montant à cheval comme un hussard, capable de suivre une chasse pendant des heures et d’aller danser ensuite. Bref, elle s’appelait Elizabeth-Charlotte de Bavière, princesse Palatine, infatigable épistolière devant l’Eternel. Au demeurant une excellente femme, une bonne mère – Monsieur n’avait pas encore compris comment il avait réussi à lui faire trois enfants ! – ayant son franc-parler, ce qui amusait beaucoup le Roi, et parfois un vocabulaire à faire rougir un corps de garde.
Côté favorites, La Vallière ayant rejoint depuis longtemps les Carmélites, l’éblouissante Montespan régnait mais commençait à décliner au profit de la gouvernante des enfants qu’elle avait donnés au Roi et cette femme avait entrepris de le ramener dans le giron de l’Eglise. Autour de ce noyau central tout un univers vivant l’œil fixé sur le souverain, guettant ses humeurs, ses froncements de sourcils comme la moindre de ses paroles. Un monde pour ainsi dire asservi ! Oui, c’était le mot qui convenait. Et Isabelle ne souhaitait pas s’y mêler. Elle se sentirait mieux à Paris. Mais où ?
N’en ayant plus l’usage, elle avait revendu son hôtel de la rue Saint-Honoré et ne voulait à aucun prix regagner l’hôtel de Mecklembourg où Christian vivait quand il n’était pas à Schwerin. Leur mariage était à présent purement nominal et ils se voyaient le moins possible. A l’hôtel de Condé, la nouvelle situation du maître lui interdisait d’accueillir celle qui n’avait pas cessé d’être sa maîtresse, même si les épanchements s’y raréfiaient. En effet, peu après la fuite d’Isabelle pour le Mecklembourg, un drame s’était déroulé. Lasse des éternels dédains de son époux, Claire-Clémence avait oublié ses devoirs dans les bras d’un beau valet de chambre nommé Duval, ce qui avait fort contrarié l’un des pages de la maison, le jeune Bussy2. Les deux garçons se battirent dans la chambre même de la princesse qui fut blessée. Arrêté, Duval fut envoyé aux galères mais n’y arriva pas. Il mourut empoisonné en chemin. Bussy fut emprisonné. Quant à la princesse, son époux la fit enfermer dans le donjon de Châteauroux où elle fut traitée et servie selon son rang mais d’où elle ne sortit que morte3.
Qui donc offrit alors l’hospitalité à Isabelle ? Tout simplement Anne-Geneviève de Longueville, entrée moralement en religion et qui la reçut en l’embrassant :
— Vous avez beaucoup à me pardonner, ma cousine, mais j’aimerais qu’à présent vous voyiez en moi une sœur affectueuse et vous êtes ici chez vous !
— Merci, ma cousine ! Je ne saurais vous dire à quel point votre accueil me touche.
— … Mais n’oubliez pas que vous me devez quelque chose !
— Quoi donc ?
— Mais un ruban ! Princesse et duchesse souveraine, vous m’avez battue !
— Non, fit Isabelle gravement. Tournée vers Dieu vous êtes plus haute que je ne le serai jamais ! Je vous rendrai seulement votre ruban noir que j’ai soigneusement conservé…
Ce fut pour Isabelle une période de douceur ineffable vécue entre les Condés et sa propre famille à l’exception de François. Devenu maréchal de France, il était aux armées plus souvent que chez lui.
Il semblait en effet que l’Europe des Bourbons, des Habsbourg – de Madrid ou de Vienne ! –, des Stuarts ou des princes d’Orange devenus Hollandais fût incapable de marcher à l’unisson mais l’éclat du Roi-Soleil allait grandissant avec la splendeur de Versailles. Isabelle, encore parée d’une beauté qu’adoucissaient les mèches argentées de sa chevelure mais qui, avec le temps, devenait plus fragile – « Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise… » –, avait tourné la page des amours fracassantes et des folies. Elle se partageait entre la Cour, celle de Chantilly dont Condé avait fait une merveille, son cher Mello où elle aimait à recevoir et le château de Valençay, chez sa sœur, où elle retrouvait ses neveux et nièces qu’elle dotait, les finances de leur père étant toujours plus ou moins malmenées par les « embellissements » d’un château par ailleurs très réussi !
Elle allait aussi chez sa mère à Précy mais jamais à Ligny ou à Piney chez François dont elle ne pouvait supporter l’épouse… ce qui était réciproque !
Quant aux relations avec son époux, elles restaient houleuses les rares fois où ils se rencontraient, Christian ayant enfin compris que ses sujets – Vandales ou autres ! – pouvaient avoir besoin de lui.
Tout allait donc pour le mieux quand se produisit l’impensable : l’abominable affaire des Poisons à laquelle avait préludé l’exécution de la marquise de Brinvilliers. Appréhendée par le lieutenant général de police, Gabriel Nicolas de La Reynie, une poignée de sorciers, devineresses, mages, prêtres dévoyés furent envoyés à la Bastille, et à Vincennes quand il n’y eut plus assez de place. Un tribunal d’exception, la Chambre Ardente, fut créé pour juger ces misérables… qui se mirent à dénoncer à tour de bras leurs « clients » ou supposés tels. Ce fut une véritable marée d’arrestations et l’une des plus retentissantes fut celle du maréchal de Luxembourg, alors capitaine de gardes du corps de Louis XIV, et en plein Versailles.
Conduit à la Bastille, François, stupéfait, apprit qu’il était accusé d’avoir « demandé au Diable la mort de sa femme, celle du maréchal de Créqui, le mariage de sa fille avec le fils de Louvois et de réaliser des prouesses à la guerre plus qu’il n’en avait fait jusque-là ».
Ces quelques mots contenaient la cause première d’une arrestation aussi spectaculaire : Louvois ! Le tout-puissant ministre haïssait Luxembourg d’autant plus qu’ils avaient été amis autrefois, à l’époque où, pour s’occuper et se distraire, François s’était mis à la recherche de la pierre philosophale et avait fréquenté un certain Lesage devenu l’une des clefs de voûte de la ténébreuse affaire. Avec Louvois les relations s’étaient détériorées quand, rentré aux armées par la petite porte après avoir fait sa soumission au côté de Condé, Louvois s’était arrogé le droit de confier à son « ami » des missions qui relevaient davantage du pillage et même du ravage que de l’occupation normale d’une région. Seulement il y avait Condé prêt à en découdre pour défendre celui qu’il considérait comme un frère ; il ne fallait pas oublier l’immense talent militaire de François ni qu’il était devenu duc de Luxembourg et pair de France. Louvois avait été contraint de rentrer ses griffes. Du moins en apparence. En réalité il avait laissé toute latitude à Lesage pour accumuler les accusations déshonorantes… et Luxembourg était resté plus d’un an à la Bastille.
Isabelle s’était battue comme une lionne pour sauver son frère. Elle avait dépensé une fortune pour réfuter les accusations de Lesage sachant bien que c’était contre le puissant ministre qu’elle luttait. Des libelles infâmes couraient alors Paris, la province… et l’armée où les soldats qui adoraient leur chef faillirent se mutiner. La plume d’Isabelle reprit une activité intense pour libérer François. L’horreur qu’elle conservait du poison depuis la mort de Madame la galvanisait. Enfin elle alla voir le Roi…
Elle l’avait trop bien servi dans les affaires d’Allemagne durant toutes ces années pour qu’il ne l’écoute pas d’une oreille bienveillante. Ce qu’elle demandait était simple d’ailleurs : que la Chambre Ardente entende son frère qui se rongeait dans sa prison tandis qu’on le couvrait de boue. Et aussi ce Lesage, ce misérable auquel M. de Louvois accordait tant de crédit ! Que les juges instruisent enfin le procès de ce Lesage, seul accusateur du maréchal et qui, de sa prison, lançait ses calomnies sans que quiconque se souciât de les vérifier. Qu’on le mette enfin en face de l’homme sur lequel il s’acharnait. En conclusion, elle n’hésitait pas à accuser Louvois.
Et elle obtint ce qu’elle voulait.
Extrait de Vincennes et conduit devant les juges, le misérable se croyant protégé sur ses arrières réitéra ses assertions que le maréchal, calme, dédaigneux et conscient de son innocence, réfuta point par point :
Attenter à la vie de sa femme ? Elle lui avait donné de beaux enfants et il n’avait jamais eu à se plaindre d’elle !
Obtenir un gouvernement ? Il avait mieux que cela et aurait peut-être envisagé la question si on ne l’avait nommé que gouverneur d’une place ou même d’une province…
Le mariage de sa fille avec le fils de Louvois ? Il était d’une maison où l’on n’achetait pas les actions par des crimes et lorsqu’une reine, mère d’un enfant mineur, avait épousé son ancêtre Mathieu de Montmorency, l’union avait été approuvée par les états généraux… Alors la fille d’un Louvois…
Avec toutes les marques du respect possible, le maréchal fut rendu à la liberté mais, en raison de ce vacarme autour de sa personne, le Roi l’exila momentanément dans son château de Piney près de Troyes. Alors, croyant l’éloignement définitif, ses créanciers – et il en comptait une foultitude ! – se manifestèrent : Isabelle et Condé payèrent jusqu’au dernier sol…
Cependant la guerre reprenait. Contre Guillaume d’Orange, stathouder de Hollande. Tandis que l’Angleterre chassait son roi catholique Jacques II… qui fut hébergé par Louis XIV au château de Saint-Germain définitivement abandonné par la Cour. Il fallait aux armées un véritable chef de guerre. Turenne était mort depuis longtemps… et Condé venait de mourir laissant une blessure au cœur d’Isabelle. Le seul capable d’assumer une telle charge, c’était le maréchal de Luxembourg. Le Roi l’appela à Versailles…
Il en ressortit chef suprême des armées du Nord et Isabelle pleura d’orgueil comme elle avait pleuré de soulagement quand elle était allée, en grand apparat, chercher François à la Bastille… Elle était sûre qu’il accomplirait des prodiges !…
Et maintenant c’était à son triomphe que sa mère et sa sœur se rendaient ! A mesure que l’on approchait de Notre-Dame, la foule se faisait plus dense, plus enthousiaste aussi sous les volées de cloches que ses tours jumelles déversaient sur Paris en attendant que le gros bourdon salue de sa voix de bronze l’arrivée du héros. Le nom des victoires qui avaient enfin renvoyé Guillaume d’Orange lécher ses plaies dans son triste château de Loo en Hollande se communiquait de bouche en bouche : Fleurus, Leure, Steinkerque, Neerwinden et c’était à qui renchérirait sur un détail né souvent d’une imagination enthousiaste mais tous savaient qu’après la cérémonie le Roi recevrait le maréchal de Luxembourg avec un faste tout particulier.
En attendant on acclamait sa mère, si imposante dans ses dentelles noires adoucies d’un seul collier de perles, et sa sœur, la « Reine » des Vandales, encore belle, malgré la soixantaine passée, dans une robe de brocart gris givré d’argent, une petite couronne de diamants retenant à son chignon un voile de mousseline bleu assorti au grand cordon qui battait sa poitrine. Un diacre les attendait pour les guider vers leurs places dans le chœur, où elles allèrent s’asseoir après s’être un instant agenouillées devant le maître-autel.
Isabelle sentit que l’émotion faisait trembler la main de sa mère sur son bras et se hâta de poser la sienne dessus pour la réconforter… Elle-même d’ailleurs avait peine à contenir ses larmes. Ce « Te Deum » que l’on chanterait lui en rappelait un autre, lointain, et qui avait marqué le début de la Fronde où, en présence du jeune Roi, Gaspard de Châtillon, alors son époux, avait représenté le prince de Condé souffrant… A celui-là non plus, le Prince n’assisterait pas. Il y aurait bientôt sept ans qu’il était retourné à Dieu après avoir humblement demandé le pardon de ses fautes. Elle l’avait pleuré comme elle n’avait encore jamais pleuré…
Mais cette douleur n’était pas de mise en ce jour consacré à la gloire de François et Isabelle regarda autour d’elle. La cathédrale était illuminée par une multitude de cierges et avait revêtu ses plus beaux atours dont les moindres n’étaient pas les centaines de drapeaux, d’étendards, d’oriflammes pris à l’ennemi qui cachaient ses voûtes sous une vague frissonnante de soies aux couleurs diverses brodées d’or ou d’argent. L’effet en était magique… Et les drapeaux, c’était François qui les avait rapportés.
Soudain le bourdon fit entendre son battement grave. C’était comme si le cœur de la cathédrale se mettait à battre à l’approche de ce petit homme un peu contrefait que ses victoires rendaient si grand ! Une immense clameur du peuple salua son arrivée et il apparut enfin au seuil du portail, accompagné de ses quatre fils et de ses principaux officiers. Il y eut un grand élan pour le toucher, barrant le passage entre lui et l’archevêque assisté de son clergé qui l’attendaient devant l’autel.
Alors un homme, le prince de Conti, jaillit les bras levés vers la voûte et sa voix tonna :
— Place, messieurs ! Place au Tapissier de Notre-Dame !
Et l’on s’écarta tandis que le cri devenait clameur et se répercutait sur la foule du parvis et par les rues et jusqu’aux remparts de la ville.
— Gloire au Tapissier de Notre-Dame !
Appuyées l’une à l’autre, Isabelle et sa mère pleuraient de bonheur…
Un an après, dans son petit appartement de Versailles où le Roi l’avait invité à fêter le nouvel an, François de Montmorency-Bouteville, duc de Luxembourg-Piney, prince de Tingry, maréchal et pair de France, était emporté par une broncho-pneumonie. Ses funérailles solennelles eurent lieu à l’église Saint-Paul-Saint-Louis, rue Saint- Antoine, mais Isabelle n’y assista pas.
A demi folle de douleur, elle avait couru, dès le dernier soupir exhalé, s’enfermer au couvent des filles du Saint-Sacrement où elle se rendait très fréquemment depuis qu’après la mort de son mari elle avait acheté l’hôtel de Gesvres, rue du Cherche-Midi, uniquement parce que son jardin communiquait avec celui des religieuses.
Chez qui quelques jours après elle tombait malade mais, au lieu d’accepter le lit et les soins que la mère supérieure lui offrait, elle regagna sa demeure en traversant le jardin, et s’en fut se coucher en toussant à s’arracher les poumons. Elle se savait atteinte du même mal que François et en était heureuse.
En rentrant elle trouva Agathe, inquiète. Son époux était souffrant à Chantilly. Elle lui sourit :
— Ne vous tourmentez pas, la rassura-t-elle. Bastille va vous emmener…
Celui-ci renâcla :
— Ne pouvez-vous la confier à quelqu’un d’autre ? Il se fait tard déjà…
— Justement. Je serais plus tranquille. Tu reviendras ensuite…
— Vous croyez ?…
— Pourquoi non ? J’en suis sûre… A demain !… Va vite !
Elle lui tendit une main fiévreuse qu’il osa effleurer de ses lèvres.
Quand il fut parti, elle se coucha, demanda une tasse de verveine puis qu’on ne la dérange plus. Elle voulait… dormir…
Mais elle savait que la mort approchait et elle voulait l’attendre seule avec le souvenir des deux hommes qu’elle eût vraiment aimés…
Elle ne se réveilla plus jamais.
C’était le 24 janvier 1695. Il neigeait…
Saint-Mandé, janvier 2013.
1 Voir Le Sang des Koenigsmark, tome 1.
2 Un parent de Bussy-Rabutin.
3 Vingt-quatre ans plus tard et alors que Condé était mort depuis longtemps.