En contemplant Florence, étalée au soleil dans le nid de ses collines d’un gris-vert si doux, Marianne se demandait pourquoi cette ville la séduisait et l’irritait tout à la fois. De l’endroit où elle se trouvait, elle n’en découvrait qu’une partie, entre le jet noir d’un cyprès et le foisonnement rose d’un massif de lauriers, mais ce lambeau de ville accumulait la beauté comme un avare empile de l’or : un peu n’importe comment pourvu qu’il y en ait beaucoup !
Derrière la longue mèche blonde de l’Arno, nouée de ponts qui avaient l’air prêts à s’effondrer sous leur entassement d’échoppes médiévales, c’était un fouillis de tuiles rose fané posé à la diable sur l’ocre chaud, le gris doux ou le blanc laiteux des murs. Et de tout cela émergeaient des joyaux ; une bulle de corail posée sur une marqueterie étincelante qui était le Duomo, un lys de pierre argenté qui n’éclorait jamais tout à fait sur le vieux palais des Seigneurs, des tours sévères dont les créneaux, cependant, avaient l’air de papillons et des campaniles qui ressemblaient à ces cierges de Pâques dans la gaieté de leurs marbres polychromes. Pourtant cela jaillissait souvent au hasard d’une ruelle tortueuse et noire, entre le mur presque aveugle d’un palais verrouillé comme un coffre-fort et les lézardes malodorantes d’une masure. Mais parfois aussi les pierres s’effondraient sous l’écroulement embaumé d’un jardin que personne n’avait eu le mauvais goût de discipliner.
Et Florence, qui chauffait au soleil ses ors passés et ses broderies ternies, paressant sous un ciel indigo où errait, solitaire, un petit nuage blanc qui n’avait pas l’air de bien savoir où il allait, ne semblait pas non plus se douter qu’il y eût un avenir et que le cours du Temps fût inexorable. Le passé, sans doute, suffisait à nourrir ses rêves...
Et c’était à cause de cela peut-être que Florence irritait Marianne. Le passé, pour la jeune femme, n’avait de valeur qu’en ses prolongements dans la vie présente et dans les menaces qu’il faisait peser sur son avenir. Cet avenir brumeux, difficilement déchiffrable mais vers lequel tout son être se tendait.
Bien sûr, elle eût voulu, à cette minute où elle se laissait baigner par la beauté ambiante de ce jardin, partager le fugitif instant de grâce avec l’homme qu’elle aimait ! Quelle femme n’en eût souhaité autant ? Mais il s’en fallait de deux grands mois qu’elle ne retrouvât Jason Beaufort dans la lagune de Venise, ainsi qu’ils se l’étaient juré au cours de la plus étrange et de la plus dramatique des nuits de Noël. Et, en admettant, encore, qu’ils parviennent à se rejoindre car, entre Marianne et le rendez-vous de sa vie, se dressaient l’ombre angoissante du prince Corrado Sant’Anna, son invisible mari, et l’explication inévitable, dangereuse peut-être, et si proche maintenant que la jeune femme devait avoir avec lui !
Dans quelques heures, il faudrait quitter Florence et la sécurité relative qu’elle lui avait donnée pour reprendre le chemin du palais blanc où la chanson légère des fontaines n’avait pas assez de puissance pour chasser des fantômes maléfiques.
Que se passerait-il alors ? Quelle compensation le prince masqué exigerait-il de celle qui n’avait pas su remplir sa part du contrat en lui donnant l’enfant de sang impérial dont l’espoir avait déterminé le mariage ? Quelle compensation... ou quelle punition ?
Le destin des princesses Sant’Anna n’était-il pas de finir tragiquement, depuis plusieurs générations ?
Dans l’espoir de s’assurer le meilleur des défenseurs, le plus compréhensif et aussi le mieux informé, elle avait, dès son arrivée à Florence, fait porter, par un messager, une lettre pressante à Savone, un appel au secours adressé à son parrain, Gauthier de Chazay, cardinal de San Lorenzo, l’homme qui l’avait mariée dans des conditions incroyables afin d’assurer, à elle-même et à son enfant, un sort plus qu’enviable tout en procurant à un malheureux séquestré volontaire la descendance qu’il ne pouvait, ou ne voulait pas se constituer lui-même. Il lui semblait que le petit cardinal, mieux que quiconque, était à même de dénouer une situation devenue involontairement tragique et de lui trouver une solution convenable.
Mais le messager, après des jours d’attente, était revenu seul et les mains vides. Il avait eu beaucoup de peine à approcher l’entourage restreint du Saint-Père, que les hommes de Napoléon gardaient presque à vue, et les nouvelles qu’il rapportait étaient décevantes : la cardinal de San Lorenzo n’était pas à Savone et nul ne pouvait dire où il se trouvait.
Bien sûr, Marianne avait été déçue, mais pas autrement surprise : depuis qu’elle était en âge de comprendre, elle savait que son parrain passait la majeure partie de sa vie en mystérieux voyages effectués pour le service de l’Eglise, dont il était de toute évidence l’un des plus actifs agents secrets, ou pour celui du roi en exil Louis XVIII. Il était peut-être au bout du monde, et à cent lieues d’imaginer les nouveaux tourments de sa filleule. Il lui fallait se faire à l’idée que ce secours-là aussi manquerait...
Les jours qui venaient ne s’annonçaient donc pas sans nuages, tant s’en fallait ! songea Marianne avec un soupir. Mais elle savait depuis longtemps déjà que les dons, généreux dispensés par le sort à sa naissance, beauté, charme, intelligence, courage, n’étaient pas des cadeaux gratuits mais les armes grâce auxquelles, peut-être, il lui serait donné de conquérir le bonheur. Restait à savoir si le prix n’en serait pas trop lourd à payer...
— Qu’avez-vous décidé, Madame ? fit, auprès d’elle, une voix dont l’obligatoire politesse cachait mal l’impatience.
Brusquement arrachée à sa songerie mélancolique, Marianne déplaça légèrement l’ombrelle rose qui était censée abriter son teint des ardeurs du soleil, et leva sur le lieutenant Benielli un regard absent où l’agacement allumait cependant une inquiétante lueur verte.
Dieu que ce dragon était insupportable !... Depuis tantôt six semaines qu’elle avait quitté Paris avec l’escorte militaire dont il était le chef, Angelo Benielli s’était attaché à ses pas et ne l’avait plus quittée d’une semelle !
C’était un Corse. Obstiné, vindicatif, jaloux de la moindre parcelle de son autorité et doué, par surcroît, d’un effroyable caractère. Le lieutenant Benielli n’admirait au monde que trois personnes : l’Empereur, bien sûr (et encore parce que c’était un « pays » !), le général Horace Sébastiani parce qu’il était du même village que lui-même, et un troisième militaire, issu également de l’île de Beauté, le général-duc de Padoue, Jean-Thomas Arrighi de Casanova parce qu’il était son cousin et, accessoirement, parce qu’il était un authentique héros. En dehors de ces trois-là, Benielli tenait pour quantité négligeable tout ce qui portait un nom dans la Grande Armée, fût-ce ceux de Ney, de Murât, de Davout, de Berthier ou de Poniatowski. Cette indifférence tenait à ce que ces maréchaux n’avaient pas l’honneur d’être corses et c’était là, selon Benielli, un défaut regrettable mais rédhibitoire.
Inutile d’ajouter que, dans ces conditions, la mission d’escorter une femme, même princesse, même ravissante, même honorée de la toute particulière attention de Sa Majesté l’Empereur et Roi, ne représentait pour Benielli qu’une effroyable corvée.
Avec la belle franchise qui constituait le côté le plus attirant de son caractère, il le lui avait laissé entendre avant que l’on eût atteint le relais de Corbeil et, de cette minute, la princesse Sant’Anna s’était demandé sérieusement si elle était ambassadrice ou prisonnière. Angelo Benielli la surveillait avec l’attention d’un policier poursuivant un voleur à la tire, réglait tout, décidait tout, que ce soit la longueur des étapes ou le genre de chambre qu’elle devait occuper dans les auberges (sa porte était gardée militairement toutes les nuits) et c’était tout juste s’il n’exigeait pas d’être consulté sur le choix de ses toilettes.
Cet état de choses n’avait pas manqué de provoquer d’assez sérieuses frictions avec Arcadius de Joli-val dont la patience n’était pas la vertu dominante. Les premières soirées du voyage avaient été marquées par autant de joutes oratoires entre le vicomte et l’officier. Mais les meilleurs arguments de Jolival se heurtaient à l’unique postulat sur lequel Benielli eût établi son siège : il devait veiller sur la princesse Sant’Anna jusqu’à une date déterminée à l’avance par l’Empereur lui-même et veiller de telle sorte qu’il n’arrive pas le plus léger accident, de quelque ordre que ce fût, à ladite princesse. Il entendait, dans ce but, prendre toutes les précautions nécessaires. Sorti de là, il n’y avait rien à en tirer.
D’abord irritée, Marianne s’était rapidement résignée à voir le lieutenant se confondre avec son ombre et elle avait même calmé Jolival. Elle avait, en effet, réfléchi à ce que cette surveillance, odieuse pour le moment, pouvait avoir de singulièrement précieux quand, flanquée de ses dragons, elle franchirait la grille de la villa Sant’Anna pour l’entrevue qui l’y attendait. Si le prince Corrado Sant’Anna songeait à tirer de Marianne une quelconque vengeance, le dogue entêté que Napoléon avait attaché aux pas de son amie représentait peut-être une assurance sur la vie. Mais il n’en était pas moins obsédant !...
Mi-amusée, mi-mécontente, elle le considéra un instant. C’était une pitié, en vérité, que ce garçon eût toujours l’air d’un chat en colère, car il pouvait plaire, même à une femme difficile. Pas très grand, bâti en force, il avait un visage buté, à la bouche serrée, qu’un nez arrogant, en proue de navire, prolongeait jusqu’à la limite de l’ombre du casque. Sa peau, couleur d’ivoire foncé, rougissait avec une facilité surprenante mais les yeux, que l’on découvrait avec surprise sous de broussailleux sourcils noirs et des cils aussi longs que ceux de Marianne, étaient d’un joli gris clair qui, au soleil, avait des reflets d’or.
Par jeu, et peut-être aussi par inconscient (et si féminin !) désir de mater ce récalcitrant, la jeune femme avait fait, durant le voyage, quelques nonchalantes tentatives de séduction. Mais Benielli était demeuré aussi imperméable au charme de son sourire qu’à l’éclat de ses yeux verts.
Un soir même où, pour dîner dans une auberge un peu moins sale que les autres, elle lui avait tendu le piège d’une robe blanche pourvue d’un décolleté digne de Fortunée Hamelin, le lieutenant s’était livré, tout le temps du repas, à la plus extraordinaire gymnastique oculaire. Il avait tout regardé, depuis les chapelets d’oignons pendus aux poutres du plafond, jusqu’aux gros landiers noirs de la cheminée, en passant par son assiette et de nombreuses boulettes de mie de pain, mais pas une fois il n’avait posé les yeux sur la gorge dorée que révélait la robe.
Le lendemain soir, Marianne, furieuse et beaucoup plus vexée qu’elle ne voulait l’avouer, avait dîné seule, dans sa chambre et dans une robe dont le haut ruché de mousseline remontait jusqu’à ses oreilles, à la joie silencieuse de Jolival que le manège de son amie avait prodigieusement amusé.
Pour le moment, Benielli regardait avec attention un escargot qui venait de quitter l’ombre propice du laurier et s’aventurait sur le désert de pierre de la balustrade où s’appuyait Marianne.
— Décidé quoi, lieutenant ? demanda-t-elle enfin.
La note ironique de sa voix n’avait pas dû échapper à Benielli qui vira instantanément au rouge ponceau.
— Mais de ce que nous faisons, Madame la Princesse ! Son Altesse Impériale la grande-duchesse Elisa quitte demain Florence pour sa villa de Marlia. Est-ce que nous la suivons ?
— Je ne vois pas bien ce que nous pourrions faire d’autre, lieutenant ! Est-ce que vous imaginez que je vais rester toute seule là-dedans ? Quand je dis seule, cela sous-entend, bien sûr, en votre aimable compagnie ! dit-elle tandis que, du bout de son ombrelle soudain refermée, elle désignait l’imposante façade du palais Pitti.
Benielli eut un haut-le-corps. Visiblement, l’impertinent « là-dedans » visant une résidence quasi impériale le choquait. C’était un homme qui avait un grand respect de la hiérarchie et qui révérait de confiance tout ce qui touchait à Napoléon, résidences comprises. Mais il n’osa rien dire car il savait déjà que cette étrange princesse Sant’Anna savait se montrer aussi désagréable que lui-même.
— Nous partons donc ?
— Nous partons ! Au surplus, le domaine familial des Sant’Anna où vous devez me conduire est très proche de la villa de Son Altesse Impériale. Il est donc naturel que je l’accompagne.
Pour la première fois, depuis Paris, Marianne vit apparaître sur le visage de son garde du corps quelque chose qui, à la rigueur, pouvait passer pour un sourire. La nouvelle lui faisait plaisir... Aussitôt, d’ailleurs, il claqua des talons, rectifia la position et salua militairement.
— Dans ce cas, dit-il, et avec la permission de Madame la Princesse, je vais prendre les dispositions nécessaires et avertir Monsieur le duc de Padoue que nous partons demain.
Puis, avant même que Marianne ait pu ouvrir la bouche, il pivota sur ses talons et prit sa course vers le palais sans paraître autrement gêné par le sabre d’ordonnance qui lui battait les mollets.
— Le duc de Padoue ? murmura Marianne au comble de la stupeur. Mais qu’est-ce qu’il vient faire ici ?
Elle ne comprenait pas, en effet, quel rapport sa vie pouvait avoir avec cet homme, extraordinaire il est vrai, mais totalement inconnu d’elle, qui était apparu à Florence deux jours plus tôt, à la joie visible de Benielli dont il était l’un des trois dieux familiers.
Venu en Italie afin d’y faire respecter les lois du recrutement et donner la chasse aux déserteurs et aux réfractaires, Arrighi, cousin de l’Empereur et inspecteur général de la Cavalerie, était arrivé chez la grande-duchesse à la tête d’un simple escadron de la 4e colonne Mobile amenée par lui au Prince Eugène, Vice-Roi d’Italie. Son voyage en Toscane n’avait apparemment d’autre but que saluer sa cousine Elisa et rencontrer, auprès d’elle, les principaux membres de sa famille corse qui, ne l’ayant pas vu depuis des années, devaient faire tout exprès le voyage de Corte pour le rejoindre. Mais nul, à la cour de Toscane, ne connaissait la raison profonde d’une visite familiale en plein milieu d’une mission militaire.
La grande-duchesse, qui avait réservé à la princesse Sant’Anna, ambassadrice chargée de lui annoncer la naissance du Roi de Rome, un accueil flatteur, avait reçu le général Arrighi avec enthousiasme car elle aimait la gloire et les héros presque autant que Napoléon et Benielli. Et Marianne, au grand bal donné la veille au soir en l’honneur du duc de Padoue, avait vu s’incliner sur sa main un personnage hors du commun, au visage tragique, dont les nombreuses et graves blessures reçues au service de l’Empereur, certaines même mortelles pour tout autre que lui, n’empêchaient pas d’être demeuré l’un des meilleurs cavaliers du monde.
Dûment édifiée par ce que lui en avaient dit Elisa et Angelo Benielli, Marianne avait regardé, avec un naturel intérêt, un homme qui avait eu le crâne fendu d’un coup de cimeterre au combat de Salahieh, en Egypte, la carotide externe coupée par une balle devant Saint-Jean-d’Acre, la nuque profondément entamée par un furieux coup de sabre à Wertingen, plus quelques autres « éraflures sans importance » et qui, pratiquement décapité par morceaux, n’abandonnait un lit d’hôpital que pour charger à la tête de ses dragons... avant d’y retourner plus abîmé que par le passé. Mais, dans l’intervalle, c’était un lion dont on ne comptait plus les vies humaines qu’il avait sauvées ni les fleuves (récemment les torrents espagnols) qu’il avait traversés à la nage.
Et Marianne avait éprouvé un choc étrange quand leurs yeux s’étaient croisés... Elle avait eu l’impression bizarre, fugitive mais réelle, de se trouver tout à coup en face de l’Empereur lui-même. Le regard d’Arrighi avait le même reflet d’acier que le regard impérial et il était entré en elle avec l’impitoyable sûreté d’une lame. Mais la voix du nouveau venu avait bien vite rompu le charme : c’était un timbre bas et rauque, à demi brisé sans doute par les commandements hurlés dans la charge furieuse des escadrons de cavalerie, aussi éloigné que possible des accents métalliques de Napoléon, et Marianne en avait éprouvé un vague soulagement. Rencontrer un reflet aussi fidèle de l’Empereur au moment même où elle s’apprêtait à négliger ses ordres et à s’enfuir loin de France avec Jason, était, en vérité, la dernière chose qu’elle souhaitât !
Ce premier contact avec Arrighi s’était borné à un échange de phrases courtoises qui ne laissaient en rien supposer que le général eût quoi que ce soit à voir dans les affaires de Marianne. Aussi éprouvait-elle quelques difficultés à comprendre la phrase sibylline de Benielli. Qu’avait-il donc besoin de courir annoncer son départ au duc de Padoue ?
Mécontente et peu disposée à attendre le retour de son bouillant garde du corps, Marianne quitta la terrasse du théâtre de verdure et se dirigea vers les rampes qui descendaient vers le palais. Elle désirait regagner son appartement pour y donner à Agathe, sa femme de chambre, quelques ordres concernant le départ du lendemain. Mais, comme elle atteignait la fontaine de l’Artichaut, elle réprima un mouvement de contrariété : Benielli revenait. Mais il ne revenait pas seul. A cinq pas devant lui marchait un général en uniforme bleu et or, coiffé d’un immense bicorne crêté de plumes blanches : le duc de Padoue en personne qui se dirigeait rapidement vers Marianne.
La rencontre étant inévitable, la jeune femme s’arrêta et attendit, vaguement inquiète et cependant curieuse, malgré tout, d’apprendre ce que pouvait bien avoir à lui dire le cousin de l’Empereur.
Parvenu à proximité, Arrighi saisit son bicorne par une pointe et salua correctement, mais son regard gris s’était déjà planté dans celui de Marianne et ne lâchait plus prise. Puis, sans se retourner, il lança :
— Vous pouvez disposer, Benielli !
Le lieutenant claqua les talons, vira sur lui-même et disparut comme par enchantement laissant face à face le général et la princesse.
Assez peu satisfaite de s’être vu barrer le passage en quelque sorte, celle-ci ferma calmement son ombrelle, en planta la pointe en terre et s’appuya des deux mains sur la poignée d’ivoire comme si elle cherchait à affermir ses positions. Puis, avec un léger froncement de sourcils, elle s’apprêta à attaquer. Arrighi ne lui en laissa pas le temps :
— A voir votre visage, Madame, je suppose que vous êtes peu satisfaite de cette rencontre et je vous prie de m’excuser si, en vous rejoignant, j’ai interrompu votre promenade.
— Ma promenade était achevée, général ! Je me disposais à rentrer chez moi. Quant à être satisfaite ou non, je vous en ferai part lorsque je saurai ce que vous avez à me dire. Car vous avez quelque chose à me dire, n’est-ce pas ?
— Naturellement ! Mais... oserai-je vous demander de faire quelques pas, avec moi, dans ces magnifiques jardins. J’y vois fort peu de monde, tandis que le palais est livré à l’agitation qui précède les départs... et cette cour résonne comme un tambour !
Courtoisement, il se penchait vers elle, offrant son bras. Les graves blessures reçues au cou, et que dissimulait le haut col brodé de lauriers d’or et la cravate noire, l’obligeaient à se mouvoir tout d’une pièce depuis la taille, mais cette raideur seyait assez à l’aspect massif de sa silhouette.
Il continuait à la regarder attentivement, dans les yeux, et Marianne se mit à rougir sans trop savoir pourquoi. Peut-être parce qu’elle ne parvenait pas à déchiffrer ce qu’il y avait dans ces yeux-là.
Pour se donner une contenance, elle accepta le bras offert, posa sa main gantée sur la manche brodée et eut tout à coup l’impression d’être appuyée sur quelque chose d’aussi solide qu’une rambarde de navire. Cet homme-là devait être construit en granit !
Lentement, sans parler, ils firent quelques pas, évitant le grand amphithéâtre de pierre et de verdure pour rechercher le calme d’une longue allée de chênes et de cyprès où l’éclatante lumière n’arrivait qu’en flèches diffuses.
— Vous semblez souhaiter que l’on ne nous entende pas, soupira Marianne. Est-ce si important ce que nous avons à nous dire ?
— Quand il s’agit des ordres de l’Empereur, Madame, c’est toujours important.
— Ah !... Des ordres ! Je pensais que l’Empereur m’avait fait connaître, lors de notre dernière entrevue, tous ceux qu’il souhaitait me donner ?
— Aussi n’est-ce pas des vôtres qu’il s’agit, mais bien des miens. Il est normal que je vous en fasse part puisqu’ils vous concernent.
Marianne n’aimait guère ce préambule. Elle connaissait trop Napoléon pour ne pas s’inquiéter d’ordres « la concernant » donnés à un personnage aussi important que le duc de Padoue. C’était anormal. Aussi, occupée à deviner quel genre de tour lui réservait l’empereur des Français, elle se contenta d’un « vraiment ? » si distrait qu’Arrighi s’arrêta net au beau milieu de l’allée, l’obligeant à en faire autant.
— Princesse, fit-il nettement, je conçois volontiers que cet entretien ne soit pas un plaisir pour vous, mais je vous prie de croire que j’aimerais infiniment mieux vous parler de choses agréables et profiter paisiblement d’une promenade qui, en votre compagnie et dans ce lieu, devrait être pleine de charme. Il n’en est rien, je le regrette, mais je ne m’en vois pas moins contraint de vous demander votre attention entière !
« Mais... il se fâche ! constata Marianne avec plus d’amusement que de confusion. Décidément, ces Corses ont les plus affreux caractères du monde ! »
Pour l’apaiser et parce qu’elle avait conscience de n’avoir pas montré une excessive politesse, elle lui adressa un sourire si éclatant que le rude visage du guerrier en rougit.
— Pardonnez-moi, général, je ne voulais pas vous offenser, mais j’étais perdue dans mes pensées. Voyez-vous, je suis toujours inquiète quand l’Empereur se donne la peine de formuler, à mon sujet, des ordres particuliers. Sa Majesté a... l’affection énergique !
Aussi brusquement qu’il était fâché, Arrighi éclata de rire puis, reprenant la main de Marianne qui avait glissé, il la porta à ses lèvres avant de la remettre sur son bras.
— Vous avez raison, admit-il avec bonne humeur, c’est toujours inquiétant ! Mais si nous sommes amis...
— Nous sommes amis ! confirma Marianne avec un nouveau sourire.
— Puisque, donc, nous sommes amis, écoutez-moi quelques instants : j’ai ordre de vous escorter, personnellement, au palais Sant’Anna et, une fois sur les terres de votre mari, de ne plus vous quitter un seul instant ! L’Empereur m’a dit que vous aviez à débattre, avec le prince, d’un problème d’ordre intime mais dans lequel il devait, lui aussi, faire entendre sa voix. Il désire donc que j’assiste à l’entretien que vous aurez avec votre époux.
— L’Empereur vous a-t-il dit que vous n’aurez, sans doute pas plus que moi, le privilège de « voir », de vos yeux, le prince Sant’Anna ?
— Oui. Il me l’a dit. Il n’en désire pas moins que j’entende au moins ce que le prince vous dira et ce qu’il exigera de vous.
— Il se peut... qu’il exige simplement que je demeure désormais auprès de lui ? murmura Marianne, exprimant ainsi ce qui était sa crainte la plus secrète et la plus grave, car elle ne voyait pas comment la protection impériale pourrait empêcher le prince d’obliger son épouse à rester à la maison.
— C’est justement là que commence mon rôle. L’Empereur désire que je fasse entendre au prince son désir formel que votre entrevue de ce jour-là n’excède pas quelques instants, quelques heures tout au plus. Elle devra seulement lui permettre de constater que l’Empereur a fait droit à sa requête et d’envisager, avec vous, un plan d’existence pour l’avenir. Pour le présent...
Il s’arrêta un instant et prit, dans sa poche, un grand mouchoir blanc dont il s’épongea le front. Même sous la voûte verte des arbres, la chaleur se faisait sentir et devait rendre pénible le port d’un uniforme en drap épais, encore alourdi de broderies d’or. Mais Marianne, qui commençait à trouver cette conversation des plus intéressantes, le pressa de continuer.
— Pour le présent ?
— Il n’appartient ni au prince ni même à vous, Madame, du moment où l’Empereur a besoin de vous !
— Besoin de moi ? Pour quoi faire ?
— Ceci, je pense, vous l’expliquera.
Comme par enchantement, un pli scellé aux armes impériales apparut au bout des doigts d’Arrighi. Une lettre que Marianne, avant de la prendre, contempla quelques instants avec méfiance, une méfiance si visible qu’elle arracha un sourire au général.
— Vous pouvez la prendre sans crainte : elle ne contient aucun explosif !
— Je n’en suis pas si sûre !
La lettre entre les mains, Marianne alla s’asseoir au pied d’un chêne, sur un vieux banc de pierre où sa robe de batiste rose s’étala avec la grâce d’une corolle. D’un doigt nerveux, elle fit sauter le cachet de cire, déplia la missive et se mit à lire. Comme la plupart des lettres de Napoléon, elle était assez brève :
« Marianne, écrivait l’Empereur, il m’est revenu que la meilleure façon de te mettre à l’abri des rancunes de ton mari était de te faire entrer au service de l’Empire. Tu as quitté Paris sous le couvert d’une vague mission diplomatique, tu es désormais investie d’une véritable mission, importante pour la France. Monsieur le duc de Padoue, que je charge de veiller à ce que tu puisses partir sans inconvénients pour cette mission, te communiquera mes instructions détaillées. Je compte que tu sauras te montrer digne de ma confiance et de celle des Français. Je saurai t’en récompenser. N. »
— Sa confiance ?... celle des Français ? Qu’est-ce que tout cela veut dire ? articula Marianne.
Le regard qu’elle levait sur Arrighi contenait un univers de stupéfaction. Elle n’était pas loin de penser que Napoléon était subitement devenu fou. Pour s’en assurer, elle relut soigneusement la lettre, mot par mot, à mi-voix, mais cette seconde lecture achevée, se retrouva devant la même conclusion déprimante, que son compagnon put lire aisément sur son visage expressif.
— Non, dit-il doucement en venant s’asseoir auprès d’elle, l’Empereur n’est pas fou. Il cherche seulement à vous faire gagner du temps, dès l’instant où vous serez fixée sur les intentions de votre époux. Pour cela, il n’existait qu’un moyen : vous enrôler, comme il le fait, au service de sa diplomatie !
— Moi, diplomate ? Mais c’est insensé ! Quel gouvernement acceptera d’écouter une femme...
— Peut-être celui d’une autre femme. Et, d’ailleurs, il n’est pas question de vous investir de pouvoirs officiels. C’est au service... secret de Sa Majesté que vous êtes conviée à entrer, celui qu’il réserve à ceux qui ont sa confiance et à ses amis chers...
— Je sais, coupa Marianne en s’éventant nerveusement avec la lettre impériale. J’ai entendu parler des services « immenses » que les sœurs de l’Empereur lui ont déjà rendus, sur un plan qui n’ajoute rien à mon enthousiasme. Abrégeons, si vous le voulez bien, et dites-moi, sans tergiverser, ce que l’Empereur attend de moi. Et, d’abord, où prétend-il m’envoyer ?
— A Constantinople !
Le grand chêne qui l’ombrageait, en s’abattant sur Marianne, ne l’aurait pas foudroyée davantage que ces quelques mots. Elle scruta le visage impassible de son compagnon, y cherchant peut-être le reflet de cette folie furieuse qui, selon elle, s’était subitement emparée de Napoléon. Mais, non seulement Arrighi semblait parfaitement calme et maître de lui, mais encore il posait, sur celle de la jeune femme, une main aussi ferme que compréhensive.
— Ecoutez-moi un instant avec calme et vous verrez que l’idée de l’Empereur n’est pas si folle ! Je dirais même plus : c’est l’une des meilleures qu’il puisse avoir dans les conjonctures présentes, aussi bien pour vous-même que pour sa politique.
Patiemment, il développa pour sa jeune compagne une vue panoramique de la situation européenne en ce printemps de 1811 et, en particulier, des rapports franco-russes. Malgré les grandes embrassades nautiques de Tilsit, les relations avec le Tzar se détérioraient à vive allure. Le radeau de l’entente allait à la dérive. Alexandre II, bien qu’il eût pratiquement refusé sa sœur Anna à son « frère » Napoléon, avait vu d’un mauvais œil le mariage autrichien. L’annexion par la France du grand-duché d’Oldenbourg, qui appartenait à son beau-frère, et celle des villes hanséatiques n’avaient pas amélioré sa vision. Pour exprimer sa mauvaise humeur, il s’était empressé d’ouvrir de nouveau ses ports aux navires anglais en même temps qu’il frappait les importations venues de France de surtaxes importantes et les navires qui les transportaient de droits prohibitifs.
En revanche, Napoléon s’étant enfin aperçu du rôle exact joué à sa cour par le beau colonel Sacha Tchernytchev, qui y entretenait un agréable réseau d’espionnage par jolies femmes interposées, avait dépêché sans tambour ni trompette les gens de la police à son domicile parisien. Trop tard pour prendre l’oiseau au nid. Prévenu à temps, Sacha avait choisi de disparaître sans esprit de retour mais les papiers que l’on avait pu saisir n’étaient que trop révélateurs.
Dans ces conditions, auxquelles se joignait l’appétit de puissance de deux autocrates, la guerre apparaissait comme inévitable aux observateurs attentifs de la situation. Or, depuis 1809, la Russie était en guerre avec l’empire ottoman pour les forteresses danubien-nés : une guerre d’usure mais qui, vu la valeur des soldats turcs, donnait à Alexandre et à son armée pas mal de fil à retordre.
— Il faut que cette guerre continue, affirma Arrighi avec force, car elle retiendra une partie des forces russes du côté de la mer Noire, tandis que nous marcherons sur Moscou, l’Empereur n’ayant aucune intention d’attendre que les cosaques apparaissent à nos frontières. C’est là que vous intervenez !
Marianne avait noté au passage, et avec un vif plaisir, l’ampleur des ennuis de son ennemi Tchernytchev, ennuis auxquels le traitement barbare qu’il lui avait infligé n’était peut-être pas étranger. Mais c’était tout de même insuffisant pour lui faire admettre sans discussion les ordres impériaux.
— Voulez-vous dire que je devrai persuader le Sultan de poursuivre la guerre ? Mais vous ne vous rendez pas compte de ce que...
— Si ! coupa le général avec impatience, de tout ! Et d’abord du fait que vous êtes une femme et que le Sultan Mahmoud, en bon musulman, considère les femmes en général comme des êtres inférieurs avec lesquels il ne convient pas de discuter. Aussi n’est-ce pas à lui que vous êtes envoyée, mais à sa mère. Vous l’ignorez sans doute, mais la sultane-haseki, l’impératrice-mère, est une Française, une créole de la Martinique et la propre cousine de l’impératrice Joséphine avec laquelle elle a été en partie élevée. Une grande affection unissait les deux enfants, une affection que la sultane n’a jamais oubliée. Aimée Dubucq de Rivery, rebaptisée par les Turcs Nakhshidil, est non seulement une femme d’une grande beauté mais encore une femme intelligente et énergique. Rancunière aussi : elle n’a admis ni la répudiation de sa cousine, ni le remariage de l’Empereur et, comme elle possède, sur son fils Mahmoud qui la vénère, une immense influence, nos relations en ont subi un singulier rafraîchissement. Notre ambassadeur là-bas, M. de Latour-Maubourg, crie à l’aide et ne sait plus à quel saint se vouer. On n’accepte même plus de le recevoir au Sérail.
— Et vous pensez que les portes s’ouvriront plus facilement devant moi ?
— L’Empereur en est certain. Il s’est souvenu de ce que vous êtes quelque peu cousine de notre ex-souveraine, vous l’êtes donc certainement de la sultane. C’est à ce titre que vous demanderez audience... et l’obtiendrez. D’autre part, vous aurez en votre possession une lettre du général Sébastiani qui a défendu Constantinople contre la flotte anglaise quand il était notre ambassadeur là-bas, et dont la femme, Françoise de Franquetot de Coigny, morte dans cette ville en 1807, était l’intime amie de la sultane. Vous serez chaudement recommandée et, ainsi armée, je crois que vous n’aurez aucune peine à vous faire admettre. Vous pourrez pleurer tout à votre aise, avec Nakhshidil, sur le sort de Joséphine, et même maudire Napoléon puisque vous n’êtes pas investie de pouvoirs officiels... mais sans perdre de vue le bien de la France. Votre charme et votre habileté feront le reste... mais les Russes de Kaminski doivent rester sur le Danube. Commencez-vous à comprendre ?
— Je crois que oui. Pourtant, pardonnez-moi d’hésiter encore : tout ceci est tellement nouveau pour moi, tellement étrange... jusqu’à cette femme devenue sultane et dont je n’ai jamais entendu parler ! Pourriez-vous au moins m’en dire quelques mots ? Comment est-elle arrivée là ?
En fait, Marianne, en faisant parler Arrighi, souhaitait surtout se donner le temps de réfléchir. Ce qu’on lui demandait était très grave car, si cette ambassade inattendue offrait l’avantage de la soustraire à la vengeance du prince Corrado, momentanément tout au moins, elle avait aussi toutes les chances de lui faire manquer son rendez-vous avec Jason. Or, cela, elle ne le voulait, elle ne le pouvait à aucun prix ! Elle attendait depuis trop longtemps, avec une impatience qui parfois allait jusqu’à la douleur, le moment où elle pourrait enfin se jeter dans ses bras, partir avec lui pour le pays et pour la vie que le destin et sa propre stupidité leur avaient toujours refusés. De tout son cœur, elle souhaitait aider l’homme qu’elle avait aimé et qu’elle aimait toujours d’une certaine façon... mais cela signifiait la perte de son amour, la destruction d’un bonheur qu’elle estimait avoir bien mérité...
Néanmoins, elle entendit tout de même, presque inconsciemment, l’histoire d’une petite créole blonde aux yeux bleus qui, enlevée en mer par les pirates barbaresques à la suite d’un bizarre concours de circonstances et conduite à Alger, avait été envoyée en présent par le dey de cette ville au Grand Seigneur. Elle apprit aussi comment, après avoir charmé les derniers jours du vieux sultan Abdul Hamid Ier, qui avait eu d’elle un fils, Aimée avait conquis l’amour de Selim, l’héritier du trône. Grâce à cet amour, qui pour elle était allé jusqu’au sacrifice suprême, et à celui de son fils Mahmoud, la petite créole était parvenue à la souveraineté.
L’histoire, en passant par le verbe coloré d’Arrighi, en prenait un reflet si vivant, si attachant que Marianne souhaita spontanément, au fond d’elle-même, connaître cette femme, l’approcher, conquérir son amitié peut-être, parce que cette vie extraordinaire lui semblait plus passionnante que les romans dont elle avait nourri sa jeunesse... et peut-être aussi parce qu’elle était plus étrange encore que son propre destin. Mais qui pouvait avoir, à ses yeux, plus d’attraits que Jason ?
Prudente, malgré tout, et afin d’être complètement éclairée sur ce que Napoléon avait préparé pour elle, la jeune femme demanda après une toute légère hésitation :
— Ai-je... le choix ?
— Non, fit Arrighi nettement, vous ne l’avez pas ! Quand le bien de l’Empire l’exige, Sa Majesté ne laisse jamais le choix. Il ordonne ! Aussi bien, d’ailleurs, à moi qu’à vous-même. Je « dois » vous escorter, assister aux... négociations que vous aurez avec le prince et faire en sorte que le résultat en soit conforme aux vœux de l’Empereur. Vous « devez » accepter ma présence et vous conformer en tout et pour tout aux directives que je vous donnerai. J’ai déjà fait déposer dans votre chambre, et afin que vous puissiez les étudier ce soir, les instructions détaillées de Sa Majesté concernant votre mission (vous voudrez bien les apprendre par cœur et les détruire ensuite) et la lettre d’introduction écrite par Sébastiani !
— Et... en quittant la villa Sant’Anna, vous me conduirez jusqu’à Constantinople ? Il me semblait avoir entendu dire que vous aviez affaire dans ce pays-ci ?
Arrighi prit un temps et l’employa à examiner une nouvelle fois le visage détourné de Marianne qui, ainsi qu’elle le faisait chaque fois qu’elle ne pouvait livrer le fond de sa pensée, préférait ne pas regarder son interlocuteur. Et, de ce fait, elle ne vit pas le sourire amusé qui glissa sur la figure du duc de Padoue.
— Bien sûr que non, dit-il enfin d’une voix curieusement détachée. Je dois vous conduire simplement à Venise.
— A... souffla Marianne qui crut avoir mal entendu.
— Venise ! reprit Arrighi, imperturbable. C’est le port le plus commode, le plus proche et le plus plausible à la fois. De plus, c’est un lieu tout à fait propre à séduire une jeune et jolie femme qui s’ennuie.
— Sans doute, mais je trouve tout de même bizarre que l’Empereur m’envoie embarquer dans un port autrichien.
— Autrichien ? Où prenez-vous cela ?
— Mais... dans la politique. J’ai toujours entendu dire que Bonaparte avait remis la Vénétie à l’Autriche au traité de... je ne sais plus !
— Campo-Formio ! compléta Arrighi. Mais, depuis, nous avons eu Austerlitz et son corollaire Presbourg. Il est vrai que nous avons eu aussi un mariage avec Vienne mais la Vénétie est à nous. Sinon, comment expliquer le choix du titre de princesse de Venise, au cas où l’Empereur eût été père d’une fille ?
C’était l’évidence même. Pourtant, quelque chose clochait. Jason lui-même, le coureur des mers qui, en général, savait de quoi il parlait, lui avait indiqué Venise comme autrichienne et Arcadius, l’esprit universel, n’avait pas rectifié... L’explication vint, d’ailleurs, sans que Marianne ait eu à la solliciter :
— Votre erreur, expliqua le duc de Padoue, vient sans doute de ce qu’il a été fortement question de rendre Venise à l’Autriche à l’occasion du mariage et, d’ailleurs, le statut de la ville est toujours assez particulier. En fait, Sinon politiquement parlant, elle jouit d’une sorte d’immunité. C’est ainsi que, depuis la mort récente de son gouverneur, le général Menou, qui était d’ailleurs un bien curieux personnage converti à l’Islam, elle n’a pas encore reçu de remplaçant officiel. C’est une ville beaucoup plus cosmopolite que française. Vous y serez plus à l’aise que sous la surveillance étroite dont jouissent les autres ports pour y jouer le rôle d’une grande dame désœuvrée et désireuse de voyager. Ainsi, vous pourrez y attendre tranquillement le passage d’un vaisseau... neutre pour le Levant. Il en vient beaucoup à Venise.
— Un vaisseau... neutre ? articula Marianne dont le cœur battait à tout rompre et qui, cette fois, cherchait à croiser le regard de son vis-à-vis.
Mais Arrighi s’intéressait tout à coup de fort près à un papillon qui voletait autour d’eux.
— Oui... par exemple un vaisseau... américain ? L’Empereur a entendu dire que certains relâchaient parfois dans la lagune.
Cette fois, Marianne ne trouva rien à répondre. La surprise lui avait, à ce point, coupé le souffle qu’elle se trouvait sans voix... mais pas sans réactions !
En regagnant ses appartements, quelques instants plus tard, la jeune femme faisait de louables efforts pour retrouver un tant soit peu de dignité. Elle avait conscience, en effet, de l’avoir gravement compromise en oubliant totalement le lieu, l’heure et l’élémentaire notion de son rang au moment où elle avait réalisé tout ce que sous-entendait le rapprochement de ces trois mots : Venise et vaisseau américain. Elle avait tout bonnement sauté au cou de Monsieur le duc de Padoue et appliqué deux baisers sonores sur ses joues fraîchement rasées !...
A dire vrai, Arrighi n’avait pas paru autrement surpris de ce traitement, à la fois familier et spectaculaire. Il avait ri de bon cœur puis comme, confuse et rouge de honte, elle s’apprêtait à balbutier quelques excuses, il l’avait à son tour saisie aux épaules, embrassée avec une chaleur toute paternelle avant d’ajouter :
— L’Empereur m’avait dit que vous seriez heureuse mais je n’espérais pas voir mon ambassade récompensée de si agréable façon ! Cela dit, et afin de bien mettre les choses au point, il vous faut tout de même considérer la gravité de votre mission. Elle est parfaitement réelle et importante. Ce n’est pas un simple prétexte et Sa Majesté compte expressément sur vous !
— Sa Majesté a tout à fait raison, Monsieur le duc ! N’a-t-elle pas, d’ailleurs, toujours raison ? Et, quant à moi, j’aimerais mieux mourir que décevoir l’Empereur au moment où il daigne, non seulement veiller sur moi avec tant de diligence, mais encore s’inquiéter de mon bonheur à venir.
Et, sur une révérence, elle avait laissé Arrighi profiter seul des beaux ombrages des jardins Boboli. Elle débordait de gratitude et tandis qu’elle se hâtait vers le palais, ses pieds chaussés de soie rose ne pesaient plus vraiment sur le sable des allées.
Les trois mots d’Arrighi avaient déchiré les nuages d’orage, chassé le cauchemar de ses nuits, ouvert, à travers l’angoissante brume de l’avenir une grande faille lumineuse vers laquelle Marianne allait pouvoir marcher sans peur. Tout devenait merveilleusement simple !
Sous la garde attentive du général Arrighi, elle n’aurait rien à craindre des décisions de son étrange époux et, qui plus était, elle n’avait même plus à s’inquiéter du moyen de fausser compagnie à l’insupportable Benielli !
On la conduirait presque dans les bras de Jason. Et Jason, elle le savait bien, ne refuserait pas de l’aider à remplir une mission ordonnée par un homme auquel tous deux devraient tant ! Quel merveilleux voyage ne feraient-ils pas ensemble, sur le grand voilier qu’avec tant de douleur elle avait vu disparaître dans le brouillard du petit matin, au large de Molène ! Cette fois, la « Sorcière » cinglerait vers les terres odorantes de l’Orient, traversant avec sa cargaison d’amour les vagues bleues, les jours brûlés de soleil et les nuits scintillantes d’étoiles sous lesquelles il devait faire si bon s’aimer !
Tout au rêve azuré où son imagination, brisant ses amarres, l’emportait déjà, Marianne ne s’était demandé qu’à peine comment Napoléon avait pu être informé de ses plus secrètes pensées et d’un projet hâtivement chuchoté, de bouche à oreille, dans l’ultime étreinte qu’elle avait échangée avec son amant.
Elle était tellement habituée à ce qu’il sût toujours tout sans qu’on eût à l’en informer ! C’était un homme qui était doué de pouvoirs plus qu’humains et qui savait lire au fond des cœurs. Et puis... il était possible, après tout, que ce miracle-là fût encore l’œuvre de François Vidocq ?... Le forçat-policier semblait doué d’une ouïe singulièrement fine, surtout quand il se donnait la peine d’écouter.
Tout occupés d’eux-mêmes et déchirés qu’ils étaient par cette nouvelle séparation, Jason ni Marianne n’avaient cherché à savoir si Vidocq s’était approché d’eux. Quoi qu’il en soit, son indiscrétion, si indiscrétion il y avait, était à l’origine d’une trop grande joie pour que la jeune femme ne lui en fût pas profondément reconnaissante...
Parvenue au palais, Marianne, le cœur en fête, gravit le grand escalier de pierre sans prêter la moindre attention à l’incessant va-et-vient dont il était le théâtre. Valets et femmes de service l’encombraient, transportant coffres de cuir ou sacs de tapisserie quand ce n’étaient pas des meubles et des tentures. L’escalier résonnait comme un tambour du vacarme des voix et de l’agitation d’un déménagement princier.
La grande-duchesse ne regagnerait pas Florence avant l’hiver et elle aimait à emporter, outre une imposante garde-robe, tous les objets familiers de sa vie quotidienne. Seuls, les gardes des portes conservaient une immobilité protocolaire contrastant joyeusement avec tout ce remue-ménage domestique.
Courant presque, Marianne gagna, au second étage, les trois pièces qu’on lui avait assignées comme logement et s’y engouffra. Elle avait hâte de retrouver Jolival pour lui raconter son bonheur. Elle étouffait presque de joie et il lui fallait absolument faire partager cette joie. Mais elle chercha en vain : la chambre du vicomte, comme leur petit salon commun, était vide...
Un valet, interrogé, lui apprit que « Monsieur le Vicomte était au musée. » Cette information l’agaça et la déçut car elle en connaissait la signification. Vraisemblablement, Arcadius rentrerait très tard et elle allait devoir garder son bonheur pour elle seule durant des heures.
En effet, depuis son arrivée à Florence, Jolival fréquentait beaucoup, officiellement, le palais des offices, et officieusement certaine maison aristocratique de la via Tornabuoni où l’on jouait un jeu d’enfer entre gens bien élevés. Au cours d’un précédent voyage, le cher vicomte avait été introduit par un ami dans ce cercle, assez fermé d’ailleurs, et en avait gardé un souvenir plein de nostalgie, tant à cause de quelques sourires épisodiques de la Fortune qu’en mémoire de la beauté, mourante, mais très romantique de l’hôtesse, une comtesse aux yeux de violette qui prétendait au sang des Médicis.
Et, tout compte fait, Marianne ne pouvait pas en vouloir beaucoup à son vieil ami de s’être rendu, pour la dernière fois, chez son enchanteresse. Ne devait-il pas quitter Florence avec Marianne le lendemain matin ?
Remettant donc à plus tard ses confidences, Marianne pénétra dans sa chambre. Elle y trouva Agathe, sa femme de chambre parisienne, voguant au jugé sur un océan de dentelles, de satin, de gazes, de batistes, de taffetas et de colifichets en tous genres qu’elle engloutissait méthodiquement dans de grandes caisses doublées de toile de Jouy rose.
Rouge d’application et le bonnet légèrement de travers, Agathe n’en lâcha pas moins une pile de lingeries pour remettre à sa maîtresse deux lettres qui l’attendaient : un grand pli terriblement officiel fermé par le sceau particulier de l’Empereur et un petit billet artistement plié sur lequel s’étalait un charmant cachet de cire verte frappé d’une colombe. Et comme Marianne savait à quoi s’en tenir sur le contenu du grand pli, elle préféra le petit billet :
— Sais-tu qui a apporté ceci ? demanda-t-elle à sa camériste.
— Un valet de Mme la baronne Cenami qui est arrivé quelques instants tout juste après le départ de Madame la Princesse. Il a dit que c’était pressé et il a insisté.
Marianne approuva d’un hochement de tête et s’approcha de la fenêtre pour lire la lettre de sa nouvelle amie, la seule, en fait, qu’elle se fût acquise depuis son arrivée en Italie. Mais, à son départ de Paris, Fortunée Hamelin lui avait remis un mot de recommandation pour une jeune créole de ses compatriotes, la baronne Zoé Cenami.
Celle-ci, avant de rejoindre la maison de la princesse Elisa et d’y rencontrer le mariage, avait beaucoup fréquenté, à Saint-Germain, la maison d’éducation de Mme Campan où Fortunée faisait élever sa fille Léontine. L’identité d’origine avait créé l’amitié entre Mme Hamelin et Mlle Guilbaud et cette amitié s’était poursuivie, par écrit, lorsque Zoé était partie pour l’Italie où, peu après son arrivée, elle épousait l’aimable baron Cenami, frère du chambellan favori de la princesse, et l’un des hommes les mieux en cour par la vertu du grand pouvoir de séduction de son aîné. De son côté, Zoé, gracieuse et intelligente, avait su se fairè apprécier d’Elisa qui lui avait confié l’éducation de sa fille, la turbulente Napoléone-Elisa, un vrai garçon manqué qui mettait à rude épreuve la patience de la jeune créole.
Tout naturellement, Marianne, recommandée par son amie, avait lié amitié à son tour avec cette charmante femme qui l’avait guidée à travers Florence et introduite dans l’agréable cercle d’amis qui se réunissaient presque chaque jour dans son charmant salon du Lungarno-Accaiuoli.
La princesse Sant’Anna y avait été reçue avec une simplicité réconfortante et, peu à peu, elle y avait pris ses habitudes. Aussi était-il étonnant que Zoé, qui l’attendait ce soir-là comme de coutume, ait jugé bon de lui écrire.
Le billet était court mais inquiétant. Zoé semblait en proie à un grave souci :
Il faut que je vous voie en dehors de chez moi, ma chère princesse... écrivait-elle d’une plume hachée, trop nerveuse, ... il y va de mon repos et peut-être de la vie d’un être cher. Je vous attendrai, vers cinq heures, dans l’église d’Or San Michele, dans la nef de droite, celle où se trouve le tabernacle gothique. Venez voilée afin que nul ne vous reconnaisse. Vous seule pouvez sauver votre pauvre Z...
Perplexe, Marianne relut soigneusement le billet puis se dirigea vers la cheminée où malgré la saison déjà chaude on continuait à faire du feu à cause de l’humidité du palais et jeta dedans la lettre de Zoé. Elle fut consumée en un instant, mais Marianne ne la quitta pas de l’œil tant qu’il demeura une bribe de papier blanc. Et, en même temps, elle réfléchissait.
Il fallait que Zoé fût dans un bien grand embarras pour l’appeler ainsi à l’aide. La discrétion et la timidité de la jeune femme étaient bien connues ainsi que son extrême talent à se faire des amis dont beaucoup étaient plus anciens que Marianne. Pourquoi donc l’appeler, elle ? Peut-être parce qu’elle lui inspirait plus de confiance que d’autres ? Parce qu’elle était française, comme elle ? A cause de son intimité avec Fortunée, cet inlassable terre-neuve ?
Quoi qu’il en soit, Marianne jeta un rapide coup d’œil à la pendule de la cheminée, vit que l’heure du rendez-vous n’était plus tellement éloignée et appela Agathe pour l’habiller.
— Donne-moi ma robe de drap vert olive garnie de velours noir, une capote de paille noire et un voile de Chantilly assorti.
Agathe émergea lentement de la malle où elle disparaissait jusqu’à mi-corps et considéra sa maîtresse avec inquiétude.
— Où prétend aller Votre Altesse dans cet attirail funèbre ? Certainement pas chez Mme Cenami comme d’habitude.
Agathe, en servante dévouée, avait son franc-parler et d’ordinaire Marianne lui tolérait ses réflexions ; mais aujourd’hui, elle tombait mal. Inquiète pour Zoé, Marianne avait oublié sa belle humeur.
— Depuis quand poses-tu des questions ? coupa-t-elle sèchement. Je vais où il me plaît. Fais ce que je te demande et tout sera bien !
— Mais, si Monsieur le vicomte rentre et demande...
— Tu lui diras ce que tu sais : que je suis sortie et tu ajouteras qu’il m’attende. Je ne sais quand je rentrerai.
Agathe n’insista pas et s’en alla chercher les vêtements demandés tandis que Marianne se hâtait de quitter ses atours de batiste rose qui lui avaient paru un peu voyants pour un rendez-vous discret dans une église, d’autant plus que Zoé lui avait recommandé de venir voilée.
Tout en lui passant sa robe sombre, Agathe, vexée d’avoir été rabrouée, demanda d’un petit ton pincé :
— Dois-je faire demander la voiture et Gracchus ?
— Non. J’irai à pied. La marche est excellente pour la santé et Florence est une ville où il faut aller à pied si l’on veut bien voir les choses.
— Madame sait qu’elle sera crottée jusqu’à la taille ?
— Tant pis ! Ceci vaut bien cela !
Quelques instants plus tard, habillée de pied en cap elle sortait du palais. La grande voilette de Chantilly mettait entre elle et la lumière joyeuse du dehors un écran fragile et noir de feuillage et de fleurs, mais d’un pas vif, relevant un pan de sa robe pour lui éviter un contact trop pénible avec la poussière malodorante des rues où quelques trous conservaient, à l’ombre, l’eau boueuse de la dernière pluie, Marianne se dirigea vers le Ponte-Vecchio qu’elle franchit sans un regard aux séduisantes boutiques d’orfèvres qui s’y agglutinaient en grappes pittoresques.
Dans sa main gantée, elle tenait un gros missel de maroquin à coins dorés qu’elle avait pris sous l’œil interrogatif d’une Agathe dévorée de curiosité mais rendue muette par la prudence. Et, ainsi équipée, elle ressemblait tout à fait à une dame de bonne maison s’en allant au salut du soir. Cela eut l’avantage de lui éviter les propos toujours un peu trop galants que tout Italien normalement constitué se croit tenu d’adresser à toute femme pourvue d’une tournure acceptable. Et Dieu seul savait combien les Italiens aimaient errer dans leurs rues vers la fin du jour !
Quelques minutes de marche rapide amenèrent Marianne en vue de la vieille église d’Or San Michele, jadis propriété des riches corporations florentines et ornée par elles de statues inestimables érigées dans des niches gothiques. Sous son drap foncé et sa dentelle noire, Marianne avait très chaud. La sueur coulait de son front et le long de son dos. En vérité c’était péché que de s’affubler de la sorte quand le temps était si doux et que le ciel changeant offrait des teintes si ravissantes ! Florence avait l’air de flotter dans une énorme bulle d’air irisé avec laquelle le soleil au déclin jouait encore un peu.
La ville, si secrète et si close à l’heure chaude, ouvrait ses portes pour déverser dans ses rues et sur ses places une humanité bavarde et communicative, tandis que les cloches grêles des couvents appelaient à la prière ceux et celles qui ont choisi de ne plus parler qu’à Dieu.
La fraîcheur de l’église surprit la visiteuse mais lui fit du bien. L’intérieur, où la clarté pénétrait à peine par les vitraux, était si sombre que Marianne dut s’arrêter un instant près du bénitier afin d’accoutumer ses yeux à l’obscurité.
Bientôt, cependant, elle distingua mieux la double nef et, dans celle de droite, la douce splendeur d’un tabernacle médiéval, chef-d’œuvre d’Orcagna, dont les flammes tremblantes de trois cierges faisaient à peine briller les ors assourdis. Mais aucune silhouette, féminine ou masculine, ne priait auprès. L’église semblait vide et son grand vaisseau répercutait seulement l’écho traînant des savates du bedeau qui regagnait la sacristie.
Ce vide et ce silence mirent Marianne mal à l’aise. Elle était venue avec une bizarre répugnance, partagée entre le désir profond d’aider une amie charmante en difficulté et un vague pressentiment. De plus, elle était certaine d’être à l’heure et Zoé était la ponctualité même. C’était étrange et c’était inquiétant. Tellement même que Marianne songea à tourner les talons et à rentrer chez elle. Tout était si anormal dans ce rendez-vous à l’ombre d’une église...
Machinalement, elle fit quelques pas en direction de la sortie mais les termes de la lettre de Mme Cenami lui revinrent en mémoire :
« Il y va de mon repos et peut-être de la vie d’un être cher... »
Non, elle ne pouvait pas laisser sans réponse un tel appel au secours. Zoé qui lui donnait ainsi une extraordinaire preuve de confiance ne comprendrait pas et Marianne se le reprocherait toute sa vie si un drame se produisait sans qu’elle eût tout fait pour l’empêcher.
Fortunée Hamelin, toujours prête à se jeter dans le feu pour un ami ou à l’eau pour sauver un chat, n’aurait pas eu, elle, ce mouvement de défiance, cette tentation de fuir. Et, si l’église était vide, c’est que, pour une raison ou pour une autre, Zoé s’était mise en retard, voilà tout.
Pensant qu’elle pouvait, au moins, attendre quelques minutes, Marianne s’avança lentement vers le lieu du rendez-vous. Elle contempla un instant le tabernacle puis, pliant les genoux, s’abîma dans une prière fervente. Elle avait trop de gratitude à offrir au Ciel pour négliger si belle occasion... C’était encore la meilleure manière de passer le temps.
Profondément absorbée dans son action de grâces, elle ne remarqua pas l’approche d’un homme drapé, de la nuque aux mollets, dans une cape noire à triple collet. Elle tressaillit seulement quand une main pesa soudain sur son épaule, tandis qu’une voix chuchotait, pressante et angoissée :
— Venez, Madame, venez vite ! Votre amie m’envoie vous chercher ! Elle vous supplie de venir jusqu’à elle...
Vivement, Marianne s’était relevée et considérait l’homme qui lui faisait face. Elle ne connaissait pas son visage. C’était d’ailleurs l’un de ceux dont on ne dit rien, que l’on ne remarque pas, un visage large, paisible mais, pour l’heure présente, empreint d’une grande inquiétude.
— Pourquoi ne vient-elle pas ? Qu’est-il arrivé ?
— Un grand malheur ! Mais je vous en supplie. Madame, venez ! Chaque minute compte et je...
Marianne n’avait pas encore bougé. Elle comprenait mal. Ce rendez-vous étrange et maintenant cet inconnu... tout cela ressemblait si peu à la calme Zoé.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
L’homme s’inclina avec toutes les marques du respect.
— Rien qu’un serviteur, Excellenza !... mais les miens ont toujours servi la famille du baron et Madame m’honore de sa confiance. Dois-je aller lui dire que Madame la Princesse refuse ?
Vivement, Marianne tendit la main et retint le messager qui faisait mine de se retirer.
— Non, je vous en prie, n’en faites rien ! Je vous suis.
A nouveau il s’inclina mais en silence et l’escorta jusqu’au portail à travers les ombres de l’église.
— J’ai là une voiture, dit-il quand on atteignit l’air et la lumière. Nous serons plus tôt rendus !
— Allons-nous donc si loin ? Le palais est tout proche.
— A la villa de Settignano ! Maintenant, que Madame veuille bien me pardonner mais je ne peux lui en dire davantage. Madame comprendra : je ne suis qu’un serviteur...
— Dévoué, je sais ! Eh bien, allons !
La voiture, un élégant coupé de ville sans armoiries, attendait un peu plus loin, sous l’arche reliant l’église à l’antique palais des Lainiers, alors à demi ruiné. Le marchepied en était baissé et un homme en noir se tenait à la portière. Le cocher, tassé sur son siège, avait l’air de somnoler. Mais dès que Marianne fut installée, il fit claquer son fouet et les chevaux partirent au grand trot.
Le serviteur dévoué avait pris place à côté de la jeune femme à qui cette familiarité avait arraché un froncement de sourcils, mais elle n’avait rien dit, mettant cet impair sur le compte du grand trouble dans lequel semblait se trouver le bonhomme.
On sortit de Florence par la porte San Francesco. Depuis que l’on avait quitté Or San Michele, Marianne n’avait pas dit un mot. Inquiète, elle se torturait l’esprit à essayer d’imaginer le genre de catastrophe qui avait pu s’abattre si soudainement sur Zoé Cenami et n’en voyait qu’une seule possible. Zoé était charmante et de nombreux hommes, séduisants parfois, lui faisaient une cour empressée. Se pouvait-il que l’un d’eux eût obtenu ses faveurs et qu’une indiscrétion, volontaire peut-être, eût averti Cenami de son infortune ? En ce cas, Marianne voyait mal quel secours elle pourrait offrir à son amie, hormis peut-être tenter de calmer l’époux outragé. Cenami faisait grand cas, en effet, de la princesse Sant’Anna... Bien sûr, cette hypothèse était peu flatteuse pour la vertu de Zoé... mais quelle autre pouvait justifier un appel au secours si pressant et des précautions si extraordinaires ?
Il faisait, dans cette voiture fermée, une chaleur de four et Marianne, incommodée, releva sa voilette et se pencha pour baisser une glace. Mais son compagnon la retint :
— Mieux vaut ne pas ouvrir. Madame. D’ailleurs, nous arrivons !
La voiture, en effet, quittait le grand chemin et s’engageait dans un sentier en pente cahotant entre les ruines habillées de lierre de ce qui semblait être un ancien couvent. Au bout de ce chemin l’Arno brillait d’un éclat cuivré sous le soleil couchant.
— Mais... ce n’est pas Settignano ! s’écria Marianne. Qu’est-ce que cela ? Où sommes-nous ?
Elle tournait vers son compagnon un regard où la colère le disputait à une brusque angoisse. Mais l’homme garda tout son calme et se contenta de répondre, doucement :
— Là où j’avais ordre de conduire Madame la Princesse. Une confortable berline de voyage nous y attend. Madame y sera parfaitement. Il le fallait ainsi car nous roulerons toute la nuit.
— Une berline ?... Un voyage ? Mais, pour aller où ?
— En un lieu où Madame la Princesse est attendue avec impatience. Madame verra.
La voiture s’arrêtait dans les ruines. Instinctivement, Marianne se cramponna des deux mains au rebord de la portière comme pour s’accrocher à un ultime asile. Elle avait peur maintenant, une peur horrible, de cet homme trop poli, trop aimable, dans les yeux duquel il lui semblait déceler maintenant la fausseté et la cruauté.
— Attendue par qui ? Et, d’abord, à quels ordres obéissez-vous ? Vous n’êtes pas au service des Cenami.
— En effet ! Mes ordres sont ceux que je reçois de mon maître... Son Altesse Sérénissime le Prince Corrado Sant’Anna !
Avec un cri, Marianne s’était rejetée dans le fond de la voiture, regardant avec horreur la portière qui s’ouvrait sur un décor à la fois romantique et paisible et tout baigné d’un somptueux coucher de soleil, mais qui, à ses yeux, préfigurait assez bien une prison.
Son compagnon descendit, rejoignit auprès du marchepied celui qui venait de le baisser et offrit sa main en s’inclinant avec respect.
— Si Madame la Princesse veut se donner la peine...
Hypnotisée par ces deux hommes noirs qui lui paraissaient tout à coup les envoyés du destin, Marianne descendit avec la passivité d’un automate. Elle comprenait que toute lutte serait inutile. Elle était seule, dans un lieu désert, avec trois hommes dont le pouvoir était d’autant plus grand qu’ils représentaient une autorité qu’elle n’avait pas le droit de rejeter : celle de son mari, d’un homme qui avait sur elle toute puissance et dont, désormais, elle avait tout à craindre. S’il en était autrement, Sant’Anna n’aurait jamais osé la faire enlever ainsi, dans Florence même et presque sous le nez de la grande-duchesse, par ses valets !...
Sous l’arche ruinée d’un fantôme de cloître qu’en d’autres circonstances elle eût trouvé charmant, Marianne vit qu’en effet une grande berline de voyage attendait, tout attelée. Un homme, debout à la tête des chevaux, immobile, les tenait par la bride. Cette berline, sans être neuve, était bien construite et visiblement conçue pour pallier, le mieux possible, les inconvénients et fatigues d’un voyage.
Pourtant, comme Dante sur la porte redoutable de l’Enfer, la jeune femme crut y lire l’ordre d’abandonner toute espérance. Elle avait espéré pouvoir berner l’homme qui, cependant, lui avait fait confiance. Et elle avait été bernée à son tour. Elle comprenait trop tard que jamais Zoé Cenami n’avait écrit ce billet, qu’elle n’avait aucun besoin de son aide et devait, à cette heure, se disposer paisiblement à recevoir ses amis habituels. Quant à Marianne, sûre de la protection et de la puissance de Napoléon, elle s’y était réfugiée comme dans une île escarpée où se brisaient, où ne pouvaient que se briser, les vagues les plus effrayantes. Elle avait cru, enfin, que son amour pour Jason la faisait invulnérable et qu’une éclatante victoire était sa suite logique. Elle avait joué ; elle avait perdu !
L’invisible mari avait réclamé ses droits. Déçu, il en imposait rudement le respect. Et quand, enfin, la fugitive se retrouverait en face de lui, même si c’était encore devant un miroir vide, elle serait seule, les mains nues et l’âme sans défense. La carrure puissante du duc de Padoue, sa voix autoritaire ne se dresseraient pas en rempart pour réclamer les droits imprescriptibles de l’Empereur...
Une faible lueur s’infiltra tout à coup dans le désespoir de Marianne, y traçant une mince faille brillante. Tout à l’heure on s’apercevrait qu’elle avait disparu. Arcadius, Arrighi, même Benielli la chercheraient... l’un d’eux, peut-être devinerait la vérité. Dès lors, ils iraient tout droit à Lucques à seule fin de s’assurer, tout au moins, que le prince n’était pour rien dans cet enlèvement. Et Marianne les connaissait suffisamment pour savoir qu’ils ne se laisseraient pas aisément éconduire ni décourager. Jolival, pour sa part, était capable de démolir pierre par pierre la villa dei Cavalli pour la retrouver !
Insensible, en apparence, car, pour rien au monde elle n’eût consenti à montrer ses craintes à des valets dans lesquels elle ne voyait que des sbires, mais fiévreuse jusqu’au fond de l’âme, Marianne avait assisté à ce nouveau départ comme s’il ne la concernait pas. Elle avait vu l’homme qui tenait les chevaux les remettre au cocher puis s’en aller tranquillement avec le coupé dans la direction de Florence. La berline, alors, s’était lentement ébranlée. Elle avait remonté le chemin des ruines, repris la route. C’était cette route qui avait tiré Marianne de son impassibilité.
En effet, au lieu de diriger sa course vers le disque rouge du soleil près de disparaître derrière les campaniles de la ville, afin de la contourner pour rejoindre le chemin de Lucques, la pesante voiture poursuivait, vers l’Orient, la route suivie jusqu’à présent par le coupé. On allait vers l’Adriatique en tournant franchement le dos au pays lucquois. Evidemment, cela pouvait être une feinte afin de tromper les éventuelles poursuites, mais Marianne ne put retenir une question déguisée :
— Si vraiment vous êtes des gens de mon époux, remarqua-t-elle sèchement, vous devez me conduire à lui. Or, vous n’en prenez guère le chemin.
Sans se départir d’une politesse et d’une humilité que Marianne devait rapidement trouver excessives encore que nécessaires, l’homme noir répondit, la voix toujours aussi onctueuse :
— Beaucoup de chemins mènent au Maître, Excellenza. Il suffit de savoir lequel choisir. Son Altesse n’habite pas toujours la villa dei Cavalli ! Nous allons vers un autre de ses domaines, s’il plaît à Madame !
L’ironie des derniers mots glaça Marianne. Non, il ne lui plaisait pas ! Mais avait-elle le choix ? Une sueur froide mouilla désagréablement son front et elle se sentit pâlir. Son mince espoir d’être rapidement retrouvée par Jolival et par Arrighi s’évanouissait. Naturellement elle n’ignorait pas, pour l’avoir entendu dire par dona Lavinia, que son époux ne résidait pas continuellement à Lucques, mais aussi, parfois, dans l’une de ses autres propriétés. Vers laquelle l’emmenait-on ? Et comment ses amis parviendraient-ils à l’y retrouver alors qu’elle-même ignorait tout de ces propriétés ?
Elle avait perdu, en n’écoutant pas la lecture du contrat, la nuit de son mariage, une bien belle occasion de se renseigner... mais combien d’occasions n’avait-elle pas laissé fuir déjà au cours de sa courte vie ? La plus belle, la plus grande lui avait été offerte à Selton Hall, lorsque Jason lui avait proposé de fuir avec lui ; la seconde quand, à Paris, elle avait refusé une seconde fois de le suivre...
La pensée de Jason la submergea de chagrin tandis qu’un amer découragement s’emparait d’elle. Cette fois, le destin s’était mis en marche contre elle et rien ni personne ne viendrait déposer, dans ses rouages, le grain de sable sauveur.
Le mari aurait le dernier mot. Le peu d’espoir que Marianne pouvait conserver résidait dans son propre charme, son intelligence, la bonté de dona Lavinia qui ne quittait pas le prince et qui au moins plaiderait pour elle et, peut-être... dans une éventuelle occasion de fuite. Cette chance-là, si elle se présentait, Marianne était bien décidée à la saisir et, bien entendu, à la faire naître dans la mesure de ses moyens. Ce ne serait pas la première fois qu’elle s’évaderait !
Avec un certain plaisir et un brin d’orgueil elle se rappela son évasion de chez Morvan le naufrageur, puis, plus récemment, sa fuite des granges de Mortefontaine. La chance l’avait servie à chaque fois, mais, après tout, elle-même n’était pas si sotte !
Le besoin qu’elle avait de retrouver Jason, un besoin viscéral qui partait de sa chair profonde pour envahir son cœur et son esprit, lui servirait de stimulant, en admettant qu’elle en eût besoin dans sa passion de la liberté !
Enfin... elle avait peut-être tort de tellement se tourmenter sur l’avenir que lui réservait Sant’Anna. Ses angoisses prenaient naissance dans les sanglantes confidences d’Eleonora Sullivan et dans les circonstances dramatiques de cet enlèvement. Mais, il fallait bien avouer qu’elle n’avait guère laissé le choix à son invisible époux. Et, après tout, peut-être se montrerait-il clément, compréhensif...
Pour ranimer son courage, Marianne repassa dans sa mémoire l’instant où Corrado Sant’Anna l’avait sauvée de Matteo Damiani durant la terrible nuit du petit temple. Elle avait cru mourir de frayeur quand elle l’avait vu surgir des ténèbres, fantôme noir masqué de cuir clair et dressé sur l’éclatante blancheur d’Ilderim cabré. Pourtant, cette terrifiante apparition lui avait apporté le salut et la vie.
Il avait, ensuite, pris soin d’elle avec une sollicitude qu’il eût été facile de prendre pour de l’amour. Et s’il l’aimait... Non, mieux valait s’efforcer de ne plus penser, de faire le vide dans son esprit afin qu’il pût retrouver un peu de calme, un peu de paix...
Mais malgré elle, son esprit tournait toujours autour de l’énigmatique silhouette de son époux inconnu et sa pensée se retrouvait prisonnière, à la fois, de la crainte et d’une irrépressible et trouble curiosité. Peut-être, cette fois, arriverait-elle à percer le secret du masque blanc ?...
La voiture roulait toujours vers les ombres envahissantes du soir. Bientôt, elle y entra, s’y fondit et, de relais en relais, poursuivit à travers la montagne son voyage au bout de la nuit.
Marianne, épuisée, finit par s’endormir après avoir refusé la nourriture que Giuseppe (son ravisseur lui apprit que c’était là son nom) lui offrait. Elle était trop tourmentée pour pouvoir avaler quoi que ce soit.
Le grand jour la réveilla. Et aussi un arrêt brutal de la berline qui s’apprêtait à relayer devant une maisonnette enguirlandée de vigne et de plantes grimpantes. On était au flanc d’une colline que couronnait une petite ville rousse serrée autour d’une forteresse trapue dont les créneaux dépassaient fort peu ses toits. Le soleil éclairait un paysage de champs rectangulaires bien dessinés, creusés de fossés d’irrigation au bord desquels des arbres fruitiers servaient de supports à de larges festons de vignes et, à l’horizon, derrière une épaisse ligne d’un vert très sombre, scintillait un immense voile d’azur argenté : la mer...
La tête de Giuseppe, qui était descendu dès l’arrêt de la voiture, apparut à la portière :
— Si Madame désire descendre pour se dégourdir les jambes et se rafraîchir, je serais heureux de l’escorter !
— M’escorter ? Il ne vous vient pas à l’esprit que je peux souhaiter m’isoler ? J’aimerais, oui j’aimerais faire un peu de toilette. Ne voyez-vous pas que je suis couverte de poussière ?
— Il y a, dans cette maison, une pièce où Madame peut se retirer à son aise. Je me contenterai d’en garder la porte... et elle n’a qu’une très petite fenêtre !
— Autrement dit, je suis prisonnière ! Ne feriez-vous pas mieux de l’avouer honnêtement ?
Giuseppe s’inclina avec un respect trop théâtral pour n’être pas ironique :
— Prisonnière ? Quel mot pour une dame confiée aux soins d’une escorte dévouée ! Je dois simplement veiller à ce que Madame parvienne à destination sans accident et c’est pour cela, pour cela seulement, que j’ai reçu l’ordre de ne la quitter sous aucun prétexte.
— Et si je crie, si j’appelle ! gronda Marianne exaspérée, que ferez-vous, maître geôlier ?
— Je ne conseille ni les cris ni les appels d’aucune sorte, Excellenza, car, en ce cas, mes ordres sont fort précis... et fort affligeants !
Brusquement, la jeune femme, outrée, vit luire dans la main grassouillette du « dévoué serviteur » le canon noir d’un pistolet.
Giuseppe lui laissa tout le temps de le considérer avant de le repasser négligemment dans sa ceinture.
— Au surplus, ajouta-t-il, crier ne servirait de rien. Ce petit domaine et ce relais appartiennent à Son Altesse. Personne ne comprendrait que la Princesse y réclamât du secours contre le Prince !
Le visage de Giuseppe était toujours aussi bonasse mais, à une petite lueur cruelle qui brilla dans son œil, Marianne comprit qu’il n’hésiterait pas un instant à l’assassiner froidement en cas de rébellion.
Battue, sinon résignée, elle décida que, pour le moment, mieux valait capituler. En effet, malgré le confort indéniable de la berline, les mauvais chemins l’avaient rompue et elle souhaitait beaucoup changer de position.
Escortée à trois pas par Giuseppe toujours fidèle à son personnage de serviteur de grande maison, elle entra dans la maisonnettte où une paysanne en jupon coquelicot et fichu pervenche lui offrit sa plus belle révérence. Puis, quand Marianne se fut retirée un moment dans la chambre annoncée pour se rafraîchir, cette femme lui servit un pain bis, du fromage, des olives, des oignons et du lait sur lesquels la voyageuse se jeta affamée. Son refus de se nourrir la veille au soir avait été surtout de gloriole et d’un simple mouvement de mauvaise humeur, stupide d’ailleurs car elle avait plus que jamais besoin de ses forces. Et, dans l’air vif du matin, elle avait découvert qu’elle mourait de faim.
Pendant ce temps, des chevaux frais avaient été attelés à la voiture. Dès que la princesse se fut déclarée prête, l’équipage reprit sa route vers une plaine basse et plate qui semblait s’étendre à l’infini.
Restaurée et rafraîchie, Marianne, malgré les questions qui lui brûlaient les lèvres, choisit de se renfermer dans un silence hautain. Elle était, en effet, persuadée d’arriver bientôt à destination, ce qui rendait les questions inutiles. Ne piquait-on pas tout droit sur la mer, sans dévier ni à gauche ni à droite ? Le but du voyage » devait donc se situer au bord de la mer...
Vers le milieu du jour, on atteignit un gros village de pêcheurs qui boursouflait de ses maisons basses le bord d’un canal sablonneux. Au sortir de l’épaisse pinède dont les grands arbres noirs étalés largement donnaient une ombre fraîche, la chaleur parut plus forte qu’elle n’était en réalité et le village plus morose.
Ici, c’était le domaine du sable. Le rivage, à perte de vue, n’était qu’une immense plage chevelue d’herbes folles par endroits ; et le village lui-même, avec sa tour de guet croulante et ses quelques pans de murs romains, semblait directement issu de ce sable envahissant.
Près des maisons, de grands filets tendus dans l’air immobile séchaient sur des perches, semblables à de gigantesques libellules et, dans le canal qui servait de port, quelques bateaux étaient à l’ancre. Le plus grand, le plus pimpant aussi était une tartane effilée dont un pêcheur en bonnet phrygien préparait les voiles rouges et noires.
La berline s’arrêta au bord du canal et le pêcheur fit un grand geste d’appel. Une nouvelle fois, Giuseppe vint inviter Marianne à descendre :
— Sommes-nous donc arrivés ? demanda-t-elle.
— Nous sommes au port, Excellenza, non au bout du voyage ! La seconde étape doit s’accomplir par voie de mer !
L’étonnement, l’inquiétude et l’irritation furent plus puissants que l’orgueil de Marianne.
— Par mer ? s’écria-t-elle. Mais enfin, où allons-nous ? Vos ordres spécifient-ils que je doive être tenue dans l’ignorance ?
— Nullement, Excellenza, nullement ! répondit Giuseppe avec un salut. Nous allons à Venise ! Le voyage, ainsi, sera moins pénible.
— A Ve...
C’était une gageure ! Et, en vérité, en d’autres circonstances, c’eût été presque drôle cette espèce de rendez-vous universel qui semblait faire de la reine de l’Adriatique le centre même de toutes les préoccupations. En effet, et même s’il y avait mis quelque complaisance, il était important pour Napoléon que Marianne s’embarquât à Venise et voilà que le prince son époux avait choisi cette même Venise pour lui signifier sa volonté ! Si une obscure menace n’avait plané sur elle, Marianne aurait pu en rire...
Pour se ressaisir, elle descendit et fit quelques pas au bord du canal. La paix qui enveloppait ce petit port des sables était profonde. L’absence de vent laissait toutes choses immobiles et le chant des cigales régnait seul sur le village où tout semblait dormir. Hormis le pêcheur qui sautait le bordage pour venir vers les voyageurs, aucun être humain n’était en vue.
— Ils font la sieste en attendant le vent, commenta Giuseppe. Ils sortiront avec le soir, mais nous allons tout de même monter à bord. Madame pourra s’installer...
Il précéda Marianne sur la planche qui reliait le bateau à la terre et l’aida à franchir cet isthme branlant avec tout le respect d’un serviteur stylé tandis que le cocher et l’autre valet, après l’avoir saluée, faisaient demi-tour et disparaissaient dans la pinède avec la voiture.
En apparence et pour un observateur non prévenu, la princesse Sant’Anna offrait la parfaite image d’une grande dame voyageant en toute quiétude, mais, évidemment, ledit » observateur n’était pas obligé de savoir que ce serviteur si dévoué cachait à sa ceinture un gros pistolet et que ce pistolet était destiné, non aux détrousseurs de grands chemins, mais bien à sa maîtresse elle-même s’il lui prenait fantaisie de se rebeller.
Pour l’heure présente, il n’y avait d’autre observateur que le pêcheur, mais, au moment où elle posa le pied sur le bateau, Marianne surprit le regard admiratif dont il l’enveloppait. Planté auprès de la planche, il l’avait regardée monter à bord de cet œil émerveillé que l’on réserve en général aux apparitions. Et, une bonne minute plus tard, il était encore plongé dans son extase.
A son tour, Marianne l’examina sans trop en avoir l’air et tira de cet examen d’intéressantes conclusions. Sans être de haute taille, le pêcheur était un superbe garçon : une tête dans la manière de Raphaël sur le corps de l’Hercule Farnèse. Sa chemise de grosse toile jaune, ouverte jusqu’à la taille, montrait des muscles qui semblaient faits de bronze. Les lèvres étaient pleines, les yeux sombres et brillants et, du bonnet rouge drapé sur un côté de la tête, s’échappait une forêt de boucles drues, noires comme du jais.
A le jauger ainsi, Marianne se surprit à penser que, dans les mains d’un tel homme, la ronde personne de l’onctueux Giuseppe ne devrait pas peser bien lourd...
Tandis qu’on l’installait dans l’abri ménagé à l’arrière du bateau l’imagination de Marianne lui montra tout le parti qu’avec un peu d’habileté il serait possible de tirer du beau pêcheur. Le séduire devait être facile. Alors, peut-être se laisserait-il convaincre de réduire Giuseppe à l’impuissance puis d’aller déposer Marianne elle-même en un point de la côte où il lui serait possible soit de se cacher et d’alerter Jolival, soit de trouver un moyen de regagner Florence. D’ailleurs, en admettant qu’il fût, lui aussi, au service du prince, il devait être possible, en alléguant sa qualité d’épouse, d’obtenir son obéissance. Giuseppe ne se donnait-il pas un mal infini pour garder à cet étrange voyage toutes les formes extérieures ? Le pêcheur devait ignorer que sa belle passagère n’était rien d’autre qu’une prisonnière que l’on traînait vers son juge... et qui en avait de moins en moins envie, surtout dans de telles circonstances.
En effet, si son honnêteté naturelle et son courage la poussaient à accepter l’affrontement et le règlement définitif des comptes, son orgueil ne pouvait admettre d’y être contrainte par la force et d’arriver devant Sant’Anna dans une situation si défavorable...
La tartane n’était pas équipée pour recevoir des passagers, encore moins des femmes, mais on avait aménagé pour Marianne une sorte de niche assez confortable où elle trouva un matelas de paille et quelques rudimentaires instruments de toilette en grosse faïence. Le beau pêcheur vint lui apporter une couverture. Marianne, alors, lui adressa un sourire dont elle connaissait depuis longtemps le pouvoir. L’effet en fut instantané : le visage brun parut s’illuminer de l’intérieur et le garçon demeura debout près de la jeune femme, la couverture étroitement serrée sur son cœur, sans plus songer à la lui offrir.
Encouragée par ce succès, elle demanda doucement :
— Comment t’appelles-tu ?
— Il s’appelle Jacopo, Excellenza, intervint aussitôt Giuseppe, mais Madame aura quelque peine à s’en faire entendre : le malheureux est sourd et parle à peine. Il faut l’habitude pour s’en faire entendre, mais, si Madame désire s’adresser à lui, elle peut employer mon truchement...
— En aucune façon, je vous remercie ! fit-elle très vite puis, plus doucement et, cette fois, sincère, elle ajouta :
— Pauvre garçon ! Comme c’est dommage !...
La pitié venait à son secours et lui permettait de masquer sa déception. Elle comprenait, maintenant, l’apparente imprudence de l’odieux Giuseppe s’embarquant, seul avec sa prisonnière, à bord d’un navire dont l’unique matelot se montrait tellement sensible à la séduction d’une femme : lui seul était capable de communiquer avec Jacopo et, en fait, ses mesures étaient bien prises. Mais le bonhomme avait encore quelque chose à dire :
— Il ne faut pas trop le plaindre, Excellenza. Jacopo est heureux : il a une maison, un bateau et une jolie fiancée... et puis il a la mer ! Il ne souhaite ni changer ni tenter les aventures incertaines !
L’avertissement était clair et laissait entendre que le beau sourire de Marianne ayant été percé à jour, il valait mieux ne pas se livrer à des tentatives hasardeuses et vouées d’avance à l’échec. Une fois de plus l’ennemi gagnait.
Furieuse, lasse et au bord des larmes, la passagère forcée alla s’asseoir sur un matelas et s’efforça de faire le vide dans son esprit. Ne valait-il pas mieux, au lieu d’épiloguer interminablement sur une déconvenue, prendre un peu de repos puis chercher d’autres moyens d’échapper à un époux dont elle ne pouvait s’empêcher de craindre qu’il ne voulût pas la lâcher de sitôt... en admettant qu’il n’imaginât pas de la punir plus cruellement.
Elle ferma les yeux, ce qui obligea Giuseppe à s’éloigner. D’ailleurs, une petite brise se levait et, entre ses paupières mi-closes, elle le vit donner à Jacopo l’ordre d’appareiller à grand renfort de gestes. Le bateau glissa le long du canal et gagna lentement la mer libre.
La traversée, en dehors d’un léger grain qui se leva dans la nuit, fut sans histoire mais, le lendemain, en fin d’après-midi, quand apparut à l’horizon bleuâtre une ligne rose, capricieuse et aérienne, qui avait l’air d’un mince volant de dentelle posé au col de la mer, Jacopo diminua la voilure.
A mesure que l’on avançait, le mirage parut s’évanouir et fit place à une longue île plate au-delà de laquelle il semblait n’y avoir rien d’autre qu’un désert vert. C’était une île mélancolique, nue à l’exception de quelques arbres et composée en majeure partie d’une longue frange de sable. Le bateau s’en approcha, la longea un moment puis, comme le rivage semblait fuir vers l’intérieur en une sorte de passe, mit en panne et jeta l’ancre.
Appuyée à la lisse, Marianne cherchait à retrouver le mirage de tout à l’heure. L’île, elle le savait, le lui cachait. L’arrêt la surprit.
— Que faisons-nous ici ? demanda-t-elle. Pourquoi n’avançons-nous plus ?
— Avec votre permission, fit Giuseppe, nous allons attendre la nuit pour gagner le port. Les Vénitiens sont gens curieux et Son Altesse souhaite que l’arrivée de Madame soit aussi discrète que possible. Nous franchirons la passe du Lido dès qu’il fera sombre. La lune, heureusement, se lève tard.
— Mon mari souhaite une arrivée discrète... ou une arrivée secrète ?
— C’est la même chose, il me semble ?
— Pas pour moi ! Je n’aime guère les secrets entre mari et femme ! Mais mon époux semble les affectionner.
Elle avait peur, maintenant, et elle essayait de le cacher. L’angoisse éprouvée quand elle s’était sue au pouvoir du prince lui revenait irrésistiblement malgré les efforts qu’elle avait faits pour la combattre durant le voyage. Les paroles de Giuseppe, son sourire mielleux qui se voulait rassurant, les raisons même qu’il lui donnait, tout cela l’épouvantait. Pourquoi tant de précautions ? Pourquoi cette arrivée furtive si c’était une simple explication qui l’attendait, si elle n’était pas, d’avance, condamnée ? Elle ne pouvait plus s’empêcher de penser qu’elle allait trouver au bout de ce chemin d’eau, une sentence de mort, une exécution sommaire au fond de quelque cave, ces caves vénitiennes qui devaient communiquer si aisément avec l’eau. S’il en était ainsi, qui le saurait jamais ? Qui pourrait seulement retrouver son corps ? Les Sant’Anna, on le lui avait répété, faisaient aisément bon marché de la vie de leurs femmes !
Brusquement, une folle panique s’empara de Marianne, primitive et nue, aussi vieille que la mort ! Périr ici, dans cette ville dont elle rêvait depuis des mois comme du lieu enchanté où devait commencer son bonheur, mourir à Venise où l’amour, dit-on, régnait en maître ! Quelle grimaçante plaisanterie du destin ! Et quand le vaisseau de Jason entrerait dans la lagune, il passerait peut-être, sans le savoir, sur son corps en train de se dissoudre lentement...
Affolée par cette idée atroce et d’un mouvement presque convulsif, elle se jeta vers l’avant du bateau avec l’intention de sauter par-dessus bord. Cette tartane portait sa mort, elle le sentait, elle en était sûre ; elle voulait la fuir...
Au moment où elle se hissait sur le bordage, son élan fut arrêté brutalement par une force irrésistible. Elle se sentit empoignée à bras-le-corps et se retrouva sur la large poitrine de Jacopo, réduite à l’impuissance totale par la seule étreinte de ses bras.
— Allons, allons ! fit la voix trop douce de Giuseppe. Quel enfantillage ! Madame voulait donc nous quitter ? Mais pour aller où ? Il n’y a ici que de l’herbe, du sable et de l’eau... alors qu’un fastueux palais attend Madame !
— Laissez-moi partir ! gémit-elle en se débattant de toutes ses forces mais en serrant les dents pour les empêcher de claquer. Que vous importe ? Vous direz que je me suis jetée à l’eau... que je suis morte ! C’est cela : dites que je me suis donné la mort ! Mais laissez-moi quitter ce bateau ! Je vous donnerai ce que vous voudrez ! Je suis riche...
— Mais bien moins que Son Altesse... et surtout moins puissante ! Or, j’ai une vie modeste, Excellenza, mais j’y tiens. Je ne veux pas la perdre... et c’est sur elle que j’ai dû répondre de la bonne arrivée de Madame !
— C’est insensé ! Nous ne sommes plus au Moyen Age !
— Ici nous y sommes encore dans certaines maisons ! fit Giuseppe avec une soudaine gravité. Je sais,
Madame va me parler de l’Empereur Napoléon. J’ai été prévenu ! Mais ici, c’est Venise et la puissance de l’Empereur s’y fait plus souple et plus discrète. Soyez donc raisonnable !...
Dans les bras de Jacopo qui ne l’avait pas lâchée, Marianne, maintenant, sanglotait, les nerfs brisés, toute résistance anéantie. Elle ne songeait même pas au ridicule qu’il y avait à pleurer ainsi dans les bras d’un inconnu : elle s’appuyait à lui comme elle se serait appuyée à un mur et elle ne pensait plus qu’à une seule chose : tout était fini ; désormais, rien n’empêcherait le prince d’exercer sur elle la vengeance qui lui plairait et elle ne pouvait plus compter que sur elle-même. C’était bien peu.
Pourtant, elle eut soudain conscience de quelque chose d’anormal : l’étreinte de Jacopo, peu à peu, se resserrait et sa respiration se faisait plus courte. Le corps du garçon, pressé contre le sien, se mit à trembler puis elle sentit qu’une de ses mains glissait sur sa taille, remontait sournoisement le long de son buste et cherchait la rondeur d’un sein...
Elle comprit brusquement que le beau pêcheur cherchait à profiter de la situation tandis que Giuseppe s’était éloigné de quelques pas et attendait, d’un air ennuyé, que la crise de larmes fût passée.
La caresse du pêcheur lui fit l’effet d’un révulsif et lui rendit courage : cet homme la désirait assez pour risquer un geste insensé presque sous le nez de Giuseppe. L’espoir d’une autre récompense le pousserait peut-être à prendre d’autres risques...
Au lieu de gifler Jacopo comme elle en avait envie, elle se serra plus étroitement contre lui, puis, s’assurant que Giuseppe, les bras croisés, regardait ailleurs, se haussa sur la pointe des pieds et, rapidement, posa ses lèvres sur celles du garçon. Ce ne fut qu’un instant, après quoi elle le repoussa mais en plongeant dans le sien un regard chargé de supplication.
Il la regarda s’éloigner de lui avec une sorte d’angoisse, cherchant visiblement à comprendre ce qu’elle espérait de lui, mais Marianne n’avait aucun moyen de le lui exprimer. Le moyen de lui faire entendre, par gestes, qu’elle souhaitait le voir assommer Giuseppe et le ligoter proprement, quand celui-ci revenait vers eux ? Cent fois au cours de ces dernières vingt-quatre heures, elle avait espéré trouver sur le bateau un outil lui permettant d’agir elle-même, après quoi obtenir de Jacopo une obéissance totale eût été un jeu d’enfant sans doute, mais le bonhomme était rusé et se gardait bien. Rien ne traînait sur la tartane qui pût servir d’arme et presque jamais il n’avait perdu Marianne de vue. Il n’avait même pas fermé l’œil de la nuit...
Il n’y avait pas non plus, à portée de sa main, la moindre chose qui lui permît d’écrire, de griffonner à l’intention du pêcheur un appel au secours sur le bois du bateau... en admettant toutefois qu’il sût lire !
Et le jour tomba sans que Marianne eût trouvé le moyen de communiquer avec son étrange amoureux. Assis entre eux deux sur un tas de cordages, Giuseppe avait tourné et retourné son pistolet dans ses mains durant une grande heure, comme s’il devinait qu’une menace planait sur lui. En vérité, toute tentative eût été mortelle pour l’un comme pour l’autre...
La mort dans l’âme, Marianne vit, au crépuscule, l’ancre se relever et la tartane s’engager dans la passe. Malgré l’angoisse qui l’étreignait, la jeune femme ne put retenir une exclamation admirative : l’horizon s’était chargé d’une étonnante fresque bleue et violette où s’attardaient des touches d’or pourpré. C’était comme une couronne aux fantastiques fleurons posée sur la mer, mais une couronne qui lentement s’enfonçait dans la nuit.
L’obscurité tombait vite. Elle était presque totale quand la tartane doubla l’île de San Giorgio et s’engagea dans le canal de la Giudecca. Voilure réduite, elle n’avançait plus qu’à très petite vitesse, cherchant peut-être à passer aussi inaperçue que possible. Marianne, elle, retenait son souffle. Elle avait conscience d’être désormais enfermée dans Venise comme dans un poing fermé et c’était avec une avidité douloureuse qu’elle regardait les grands vaisseaux aux fanaux allumés qui, sitôt passée la Douane de Mer, ses colonnes blanches et sa Fortune dorée, somnolaient au pied de la coupole aérienne et des volutes aux pâleurs d’albâtre de la Salute, dans l’attente des lendemains chargés de vents marins qui les emporteraient loin de cette dangereuse sirène de pierre et d’eau.
Le petit navire vint mouiller à l’écart du quai, près d’un groupe de bateaux de pêche, et Marianne, profitant de ce que Giuseppe s’éloignait enfin pour se pencher sur la lisse, s’approcha vivement de Jacopo occupé à ferler ses voiles et posa sa main sur son bras. Il tressaillit, la regarda puis, abandonnant ses toiles, chercha aussitôt à l’attirer à lui.
Elle secoua la tête, doucement, puis eut un geste violent du bras, désignant le dos de Giuseppe, essayant de faire comprendre qu’elle voulait être débarrassée de lui très vite... tout de suite !
Elle vit alors Jacopo se raidir, regarder tour à tour l’homme auquel, sans doute, il devait obéir et la femme qui le tentait. Il hésitait, visiblement partagé entre sa conscience et son désir... Il hésita une seconde de trop : déjà Giuseppe se retournait, revenait vers Marianne.
— Si Madame veut se donner la peine, murmura-t-il, la gondole l’attend et nous devons nous hâter...
Deux têtes, en effet, apparaissaient au-dessus du bordage. La gondole devait être tout contre la tartane et, désormais, il était trop tard puisque Giuseppe avait du renfort.
Avec un haussement d’épaules dédaigneux, Marianne tourna le dos à ce garçon devenu d’un seul coup sans le moindre intérêt, alors qu’un instant elle avait été jusqu’à envisager de se donner à lui en échange de sa liberté, sans plus hésiter que jadis sainte Marie l’Egyptienne envers les bateliers dont elle avait besoin.
Le long de la tartane, en effet, une mince gondole noire attendait. Sa proue relevée et les dents d’acier qui l’armaient la faisaient ressembler à quelque minuscule drakkar.
Sans même un dernier regard à la tartane, Marianne escortée de Giuseppe alla s’installer dans le felze, sorte de boîte noire garnie de rideaux, où les passagers prenaient place dans un large fauteuil bas à double dossier, et la gondole, sous l’impulsion des longs avirons, glissa sur l’eau noire. Elle s’engagea dans un étroit canal au flanc de la Salute dont la croix d’or continuait de veiller silencieusement sur la santé de Venise depuis la grande peste du XVIIe siècle.
Giuseppe se pencha et voulut tirer les rideaux de cuir noir :
— Que craignez-vous ? coupa Marianne avec dédain.
Je ne connais pas cette ville et personne ne m’y connaît ! Laissez-moi au moins la regarder !
Giuseppe hésita un instant puis, avec un soupir résigné, vint reprendre sa place aux côtés de la jeune femme, laissant les rideaux dans leur position première.
La gondole tourna et se lança sur le Grand Canal. Cette fois, Marianne s’aperçut que le magnifique fantôme était une cité vivante. De nombreuses lumières brillant aux vitres des palais, chassaient, par endroits, les ténèbres. L’eau miroitante, alors, étincelait de paillettes d’or. Par les fenêtres ouvertes sur la douceur de cette nuit de mai, les échos des conversations, les accords de musique s’évadaient pour peupler la nuit. Un grand palais gothique ruisselait de lumières sur un air de valse auprès d’un jardin dont les retombées luxuriantes trempaient dans le canal. Une troupe de gondoles attachées ensemble dansait au rythme des violons, devant les marches majestueuses d’un escalier qui semblait monter des profondeurs mêmes des flots.
Du fond de son réduit obscur, la prisonnière de Giuseppe aperçut des femmes en toilettes brillantes, des hommes élégants mêlés à des uniformes de toutes couleurs dont le blanc autrichien n’était pas exclu. Elle crut sentir les parfums, entendre les éclats de rire. Une fête !... La vie, la joie !... Et puis, tout à coup, il n’y eut plus rien que la nuit et une vague odeur de vase : la gondole, tournant brusquement, s’était engagée dans un mince rio encaissé entre les façades muettes.
Comme dans un mauvais rêve, Marianne aperçut des fenêtres grillées, des portes blasonnées, des murs lépreux parfois, mais aussi des ponts gracieux sous lesquels la gondole glissait comme un fantôme.
Enfin, il y eut au bord d’un petit quai, dans une rouge muraille crêtée de lierre noir, le linteau fleuronné d’un petit portail de pierre entre deux barbares lanternes de fer forgé.
Le frêle bateau s’arrêta. Marianne comprit que, cette fois, c’était bien là le but du voyage et son cœur manqua un battement... Elle était, à nouveau, chez le prince Sant’Anna.
Mais, cette fois, aucun serviteur ne l’attendait sur le perron verdi dont les marches plongeaient dans l’eau, ni dans l’étroit jardin où, autour d’un puits ciselé comme un coffret, une végétation drue semblait jaillir des antiques pierres elles-mêmes. Personne non plus sur le bel escalier rampant vers les minces colonnettes d’une galerie gothique derrière laquelle les bleus et les rouges d’un vitrail éclairé brillaient comme des joyaux. Sans cette lumière, on eût pu s’imaginer que ce palais était vide...
Pourtant, en escaladant les marches de pierre, Marianne, curieusement, retrouva d’un seul coup tout son courage et toute sa combativité. Il en allait toujours ainsi pour elle : la proximité immédiate du danger la galvanisait et lui rendait un équilibre que l’attente et l’incertitude lui enlevaient. Et elle savait, elle sentait, dans son instinct quasi animal, qu’une menace était cachée derrière les grâces de cette demeure d’un autre âge... ne fût-ce que le souvenir effrayant de Lucinda, la Sorcière, dont, selon toute probabilité, elle avait été autrefois la maison.
Si Marianne se souvenait bien de ce que lui avait dit Eleonora, c’était là le palais Soranzo, la maison natale de la terrible princesse. Et la jeune femme se prépara à lutter !
La somptuosité du vestibule qui s’ouvrit devant elle lui coupa le souffle. De grands fanaux dorés, magnifiquement ouvragés et provenant visiblement d’anciennes galères, faisaient chatoyer les marbres multicolores d’un dallage, fleuri comme un jardin persan, et les ors d’un plafond à longues poutres enluminées. Le long des murs, couverts d’une série de grands portraits, d’imposants bancs de bois armoriés alternaient avec des consoles de porphyre où se gonflaient les voiles des caravelles en réduction. Quant aux portraits, ils montraient tous des hommes ou des femmes vêtus avec une incroyable magnificence. Il y avait même ceux de deux doges en grand costume, le corno d’or en tête, l’orgueil sur le visage...
La vocation maritime de cette galerie était évidente et Marianne éblouie se surprit à penser que Jason, ou Surcouf, eussent aimé peut-être cette maison vouée à la mer. Malheureusement, elle était silencieuse comme une tombe.
Aucun bruit ne s’y faisait entendre, sinon celui des pas des arrivants. Et cela se révéla bientôt si angoissant que Giuseppe lui-même y parut sensible. Il toussota, comme pour se donner du courage, puis, marchant vers une porte à double battant située vers le milieu de la galerie, il chuchota comme dans une église :
— Ma mission s’achève ici, Excellenza ! Puis-je espérer que Madame ne gardera pas un trop mauvais souvenir...
— De ce délicieux voyage ? Mais, mon ami, soyez assuré que je m’en souviendrai toujours avec le plus vif plaisir !... si j’ai le temps de me souvenir de quelque chose ! ajouta-t-elle avec une ironie amère.
Giuseppe ne répondit pas, courba le dos et se retira. Cependant, la porte s’ouvrait en grinçant un peu, mais apparemment, sans le secours d’aucune main humaine.
Dressée au milieu d’une salle aux imposantes dimensions, une table apparut, toute servie et d’un luxe inouï. C’était un véritable parterre d’or : or des assiettes ciselées, des couverts, des gobelets émaillés, des flacons incrustés, du surtout garni d’admirables roses pourpres, et des grands chandeliers dont les branches se déployaient gracieusement, avec leur charge de bougies allumées, au-dessus de cette splendeur presque barbare mais qui centralisait la lumière, laissant dans l’ombre les murs tendus d’anciennes tapisseries et les sculptures précieuses de la grande cheminée.
C’était une table mise pour un repas de fête mais Marianne tressaillit en constatant qu’il n’y avait que deux couverts. Ainsi donc... le prince avait finalement décidé de se montrer. Sinon, quelle autre signification donner à ces deux couverts ? Et elle allait, enfin, se trouver en face de lui, le voir dans sa réalité peut-être atroce ?... Ou bien porterait-il encore son masque blanc en prenant place ici tout à l’heure ?
Malgré sa volonté, la jeune femme sentit l’appréhension lui griffer le cœur. Elle réalisait maintenant que, si sa curiosité naturelle la poussait avec insistance à percer le mystère dont s’entourait son étrange époux, elle avait toujours craint, instinctivement et depuis la nuit ensorcelée, de se trouver en face de lui, seule avec lui ! Et pourtant, cette table fleurie n’annonçait pas des intentions bien redoutables ! C’était une table mise pour séduire... presque une table d’amoureux.
La porte par laquelle Marianne était entrée se referma avec le même grincement. Au même instant une autre porte, étroite et basse celle-là, s’ouvrit au flanc de la cheminée, lentement, très lentement, comme au théâtre dans un drame bien réglé.
Figée sur place, les yeux agrandis, les tempes moites et les doigts crispés, Marianne la regarda tourner sur ses gonds comme elle eût regardé la porte d’un tombeau sur le point de livrer passage à un spectre.
Une silhouette brillante apparut à contre-jour, trop loin de la table pour être bien visible, éclairée seulement de dos par la lumière de la pièce voisine : celle d’un homme corpulent, vêtu d’une longue robe tissée d’or. Mais Marianne vit tout de suite que ce n’était pas la forme élégante du maître d’Ilderim. Celle-là était plus courte, plus lourde, moins noble. Elle pénétra dans l’immense salle à manger et la jeune femme, incrédule et indignée, regarda Matteo Damiani, vêtu comme un doge, s’approcher du foyer lumineux de la table.
Il souriait...
Les mains enfouies dans les larges manches de sa dalmatique, l’intendant et homme de confiance du prince Sant’Anna vint, d’un pas solennel, jusqu’à l’une des grandes chaises rouges qui marquaient les places à table, posa sur le dossier une main couverte de bagues et désigna l’autre d’un geste qui se voulait noble et courtois. Le sourire qu’il arborait paraissait appliqué sur son visage à la manière d’un masque.
— Asseyez-vous, je vous en prie, et soupons ! Ce long voyage a dû vous fatiguer.
Un instant, Marianne crut que ses yeux et ses oreilles lui jouaient un mauvais tour, mais elle se convainquit rapidement qu’elle n’était pas aux prises avec un rêve grotesque.
C’était bien Matteo Damiani qui se trouvait là, en face d’elle, le serviteur équivoque et dangereux dont elle avait bien failli devenir la victime au cours d’une nuit affreuse.
C’était la première fois qu’elle le revoyait depuis ce moment affolant où, en transe, il avait marché sur elle, les mains en avant, le meurtre dans ses yeux qui n’avaient plus rien d’humain. Sans l’irruption d’Ilderim et de son tragique cavalier...
Mais, à évoquer ce terrible souvenir, la peur de la jeune femme faillit bien se changer en panique. Il lui fallut faire, sur elle-même, un effort inouï pour non seulement lui résister mais encore réussir à la cacher. Avec un homme de cette sorte, dont elle connaissait l’inquiétant passé, sa seule chance de s’en tirer était justement de cacher la terreur qu’il lui inspirait. S’il s’apercevait qu’elle le craignait, son instinct lui soufflait qu’elle était perdue.
Elle ne comprenait pas encore ce qui s’était passé, ni par quelle espèce de magie Damiani pouvait se pavaner ainsi, en costume de doge (elle avait remarqué cette robe fastueuse dans l’un des portraits du vestibule) au cœur d’un palais vénitien et s’y donner des airs de maître, mais l’heure n’était pas aux devinettes.
Instinctivement, la jeune femme passa à l’attaque.
Croisant calmement les bras sur sa poitrine, elle dévisagea le personnage avec un clair dédain. Entre leurs longs cils ses yeux s’étrécirent jusqu’à n’être plus que de minces et brillantes fentes vertes.
— Le carnaval se poursuit-il jusqu’en mai, à Venise, demanda-t-elle sèchement, ou bien allez-vous au bal masqué ?
Surpris, peut-être par l’ironie du ton, Damiani eut un petit rire, mais ne s’attendant pas à être attaqué sur ce point, il jeta sur son costume un regard incertain, presque gêné !
— Oh ! cette robe ? Je l’ai mise pour vous faire honneur, Madame, de même que j’ai fait dresser cette table afin de vous fêter et de donner à votre arrivée dans cette maison le maximum d’éclat. Il m’a semblé...
— Je ? coupa Marianne. J’ai sans doute mal entendu ou bien vous oubliez-vous au point de vous substituer à votre maître ? Et, en passant, voulez-vous me dire qui vous a permis de vous adresser à moi à la seconde personne, comme si j’étais votre égale ? Reprenez-vous, mon ami, et, d’abord, dites-moi où est le prince ? Et comment se fait-il que dona Lavinia ne soit pas encore venue me recevoir ?
L’intendant tira la chaise placée devant lui et s’y laissa tomber si lourdement qu’elle gémit sous son poids. Il avait grossi depuis la nuit terrible où, dérangé dans ses pratiques occultes, il avait tenté, dans sa fureur, de tuer Marianne. Le masque romain qui conférait alors à son visage une certaine distinction s’amollissait dans la graisse et ses cheveux, naguère encore si épais, se clairsemaient dangereusement tandis que, sous les bagues qui les couvraient avec une prétentieuse profusion, ses doigts se boudinaient. Mais le ridicule de ce gros homme vieillissant s’arrêtait à son regard pâle et impudent qui ne prêtait nullement à rire.
« Le regard d’un serpent ! » songea la jeune femme avec un frisson de répulsion devant la froide cruauté qu’il exprimait.
Le sourire de tout à l’heure s’était effacé comme si Matteo jugeait inutile de se donner encore la peine de feindre. Marianne sut qu’elle avait, en face d’elle, un implacable ennemi. Aussi fut-elle très peu surprise de l’entendre grommeler :
— Cette sotte de Lavinia ! Vous pouvez prier pour elle si le cœur vous en dit ! Pour moi, j’étais excédé de ses jérémiades et de ses grands airs de sainte... je l’ai...
— Vous l’avez tuée ? gronda Marianne, à la fois indignée et envahie d’une peine aussi amère qu’inattendue car elle ne croyait pas avoir laissé la douce femme de charge prendre une telle place dans son cœur. Vous avez été assez abject pour vous attaquer à cette sainte femme qui n’avait jamais fait de mal à qui que ce soit ? Et le prince ne vous a pas fait abattre comme le chien enragé que vous êtes ?
— Il aurait fallu pour cela qu’il en eût la possibilité, s’emporta Damiani en se levant si brusquement que la table, cependant lourdement chargée, vacilla et que les objets d’or s’entrechoquaient. J’avais commencé par me débarrasser de lui ! Il était grand temps, pour moi, de reprendre la place qui m’était due, la première ! ajouta-t-il en ponctuant chaque mot d’un coup de poing.
Cette fois, le coup porta. Si rudement même que Marianne recula, comme sous un choc brutal, avec un gémissement d’horreur !
Mort ! Son étrange époux était mort ! Mort, le prince au masque blanc ! Mort l’homme qui, un soir d’orage, avait pris dans la sienne sa main tremblante, mort le merveilleux cavalier que, du fond de sa crainte et de son incertitude, elle avait admiré ! Ce n’était pas possible ! Le destin ne pouvait pas lui jouer ce tour de mauvais bateleur.
D’une voix blanche mais tranchante elle affirma :
— Vous mentez !
— Pourquoi donc ? Parce qu’il était le maître et moi l’esclave ? Parce qu’il m’imposait une vie humiliée, servile, indigne de moi ? Voulez-vous me dire quelle raison valable pouvait me retenir de supprimer ce fantoche ? Je n’ai pas hésité un instant à tuer son père parce qu’il avait assassiné la femme que j’aimais ! Pourquoi donc l’aurais-je épargné, lui qui avait été la cause première de ce crime ? Je l’ai laissé vivre tant qu’il ne me gênait pas, tant que je n’étais pas prêt ! Voici peu de temps, il s’est mis à me gêner !
Un affreux sentiment d’horreur, de répulsion, de déception aussi et, chose étrange, de pitié et de chagrin envahit la jeune femme. Tout cela était absurde, grotesque et profondément injuste. L’homme qui, spontanément, avait accepté de donner son nom à une inconnue enceinte d’un autre, fût-ce d’un empereur, l’homme qui l’avait accueillie, comblée de luxe et de trésors, sauvée en outre de la mort, ne méritait pas de tomber sous les coups d’un fou sadique.
Un instant, grâce à l’infaillible fidélité de sa mémoire, elle revit, fuyant parmi les ombres du parc, la double silhouette du grand étalon blanc et de son silencieux cavalier. Quelle qu’ait pu être la disgrâce cachée de l’homme, il réalisait alors, avec l’animal, une image d’une extraordinaire beauté, faite à la fois de force et d’élégance, qui s’était gravée dans son esprit. Et la pensée que cette image inoubliable venait d’être détruite à jamais par la faute d’un misérable perdu de vices et de crimes fut à ce point intolérable à Marianne qu’elle chercha instinctivement, autour d’elle, une arme quelconque. Elle voulait faire justice, immédiatement, de ce meurtrier. Elle le devait à celui dont elle savait, maintenant, qu’elle n’avait jamais rien à redouter et que peut-être, il l’avait aimée ! Qui pouvait dire s’il n’avait pas payé de sa vie son intervention dans la nuit du parc ?
Mais les élégants couteaux à lame d’or qui brillaient sur la table ne pouvaient être d’aucun secours. Il ne restait, pour le moment, à la princesse Sant’Anna que la seule parole pour essayer de frapper ce misérable, la parole à laquelle, cependant, il ne devait pas être fort sensible. Mais la suite viendrait. Cela, Marianne en faisait tout bas le serment solennel. Elle vengerait son époux...
— Assassin ! cracha-t-elle enfin avec un immense dégoût. Vous avez osé abattre l’homme qui vous faisait confiance, celui qui s’était si totalement remis entre vos mains, votre maître !
— Il n’y a plus ici d’autre maître que moi ! cria Damiani d’une curieuse voix de fausset. C’est le juste retour des choses car j’avais infiniment plus de droit au titre de prince que ce malheureux rêveur ! Vous l’ignorez, pauvre sotte, et c’est là votre excuse, ajouta-t-il avec une suffisance qui porta à son comble l’exaspération de la jeune femme, mais je suis, moi aussi, un Sant’Anna ! Je suis...
— Je n’ignore rien du tout ! Et il ne suffit pas, pour être un Sant’Anna, que le grand-père de mon époux ait engrossé une malheureuse à demi folle qui, d’ailleurs, n’a pu résister à son déshonneur ! Il faut un cœur, une âme, une classe ! Vous, vous n’êtes qu’un misérable indigne même du couteau qui l’égorgera, une bête puante...
— Assez !
Il avait hurlé, dans un paroxysme de fureur, et son visage empâté était devenu blême avec de vilaines infiltrations fielleuses mais le coup avait porté et Marianne le nota avec satisfaction.
Il haletait, comme si le souffle lui manquait. Et quand il parla de nouveau, ce fut d’une voix basse et feutrée, comme s’il étouffait.
— Assez ! répéta-t-il... qui vous a dit tout cela ? Comment... savez-vous ?
— Cela ne vous regarde pas ! Je sais, cela doit suffire !...
— Non ! Il faudra bien... qu’un jour vous me disiez ! Je saurai bien vous faire parler... car... maintenant c’est à moi que vous obéirez ! A moi, vous entendez ?
— Cessez de déraisonner et de retourner les rôles ! Pourquoi vous obéirais-je ?
Un mauvais sourire glissa comme une tache d’huile sur sa figure décomposée. Marianne attendit une réplique venimeuse. Mais, aussi subitement qu’elle était venue, la colère de Matteo Damiani tomba d’un seul coup. Sa voix reprit son registre normal, et ce fut d’un ton tout à fait neutre, presque indifférent, qu’il reprit :
— Excusez-moi. Je me suis laissé emporter mais il est des événements que. je n’aime pas évoquer.
— Peut-être mais cela ne me dit toujours pas ce que je fais ici et puisque, si je vous ai bien compris, je suis désormais... libre de ma personne, je vous serais reconnaissante de ne pas prolonger cet entretien sans objet et de prendre des dispositions pour que je quitte cette maison.
— Il ne saurait en être question. Vous ne pensez tout de même pas que j’ai pris la peine de vous faire amener jusqu’ici, au prix de beaucoup d’argent et de nombreuses complicités qu’il a fallu acheter jusque chez vos amis, pour le mince plaisir de vous apprendre que votre époux n’avait plus rien à faire avec vous ?
— Pourquoi non ? Je vous vois mal m’apprenant, par lettre, que vous avez assassiné le prince. Car c’est bien cela, n’est-ce pas ?
Damiani ne répondit pas. Nerveusement, il cueillit une rose dans le surtout et se mit à la tourner dans ses doigts d’un air absent, comme s’il cherchait une idée. Puis tout » à coup, il se décida :
— Entendons-nous bien, princesse, fit-il sur le ton morne d’un notaire s’adressant à un client, vous êtes ici pour remplir un contrat : celui-là même que vous aviez passé avec Corrado Sant’Anna.
— Quel contrat ? Si le prince est mort, le seul contrat existant, celui de mon mariage, est caduc, il me semble ?
— Non. On vous a épousée en échange d’un enfant, d’un héritier pour le nom et la fortune des Sant’Anna.
— J’ai perdu cet enfant accidentellement, s’écria Marianne avec une nervosité dont elle ne fut pas maîtresse, car le sujet lui était encore pénible.
— Je ne nie pas le côté accidentel et je suis persuadé qu’il n’y a pas eu de votre faute. Toute l’Europe a su combien avait été dramatique le bal de l’ambassade d’Autriche, mais en ce qui concerne l’héritier des Sant’Anna, vos obligations demeurent. Vous devez mettre au monde un enfant qui puisse, officiellement, continuer la famille.
— Peut-être auriez-vous pu avoir ce grand souci-là avant de supprimer le prince ?
— Pourquoi donc ? Il n’était d’aucune utilité sous ce rapport, votre mariage en est la meilleure preuve. Quant à moi, je ne peux malheureusement pas reprendre au grand jour le nom qui me revient de droit. Il me faut donc un Sant’Anna, un héritier...
Le cynisme et le détachement avec lesquels Matteo parlait du maître qu’il avait abattu indignaient Marianne en qui, d’ailleurs, une crainte imprécise s’infiltrait. Peut-être parce qu’elle avait peur de comprendre, elle s’obligea à l’ironie :
— Vous n’oubliez qu’un détail : cet enfant était celui de l’Empereur... et je ne pense pas que vous poussiez l’audace jusqu’à faire enlever Sa Majesté pour l’amener à moi, pieds et poings liés.
Damiani hocha la tête et s’avança vers la jeune femme qui recula d’autant.
— Non. Il nous faut renoncer à ce « sang impérial » qui avait si fort séduit le prince. Nous nous contenterons du sang familial pour cet enfant que je pourrai former à mon gré et dont j’administrerai avec bonheur les grands biens durant de longues années... un enfant qui me sera d’autant plus cher qu’il sera mien !
— Quoi !
— Ne faites pas semblant de vous étonner : vous avez fort bien compris. Tout à l’heure, vous m’avez traité de misérable, madame, mais les insultes ne peuvent ni effacer ni même rabaisser un sang tel que le mien ; même s’il vous plaît de le nier, je n’en suis pas moins le fils du vieux prince, l’oncle du pauvre insensé que vous aviez épousé. C’est donc moi, Princesse, moi votre intendant, qui vous ferai cet enfant !
Suffoquée par une telle impudence, la jeune femme eut besoin d’un instant pour retrouver l’usage de la parole. Son jugement de tout à l’heure était erroné : cet homme n’était rien d’autre qu’un fou dangereux ! Il suffisait de le voir croiser et décroiser ses gros doigts, tout en passant machinalement sa langue sur ses lèvres, à la manière d’un chat qui se pourlèche, pour s’en convaincre. C’était un maniaque, prêt à n’importe quel crime pour assouvir un orgueil et une ambition démesurés, sans même parler de ses instincts !...
Elle prit soudain conscience de sa solitude en face de cet homme ; plus fort qu’elle, évidemment, et qui, sans doute, possédait des complices dans cette maison trop silencieuse, ne fût-ce que l’affreux Giuseppe... Il avait tout pouvoir sur elle, même celui de la forcer. Sa seule chance était, peut-être, de l’intimider.
— Si vous vouliez réfléchir un instant, vous verriez tout de suite que ce projet insensé est irréalisable. Si je suis revenue en Italie c’est sous la protection spéciale de l’Empereur et dans un but bien défini qu’il ne m’appartient pas de vous révéler. Mais soyez certain qu’à l’heure présente, on me cherche, on s’inquiète de moi. Bientôt, l’Empereur sera averti. Espérez-vous lui faire admettre une disparition de plusieurs mois, de ma part, suivie d’une naissance plus que suspecte ? On voit bien que vous ne le connaissez pas et, si j’étais vous, j’y regarderais à deux fois avant de me faire un ennemi de cette taille !
— Loin de moi la pensée de méconnaître la puissance de Napoléon ! Mais les choses se passeront beaucoup plus simplement que vous ne l’imaginez : l’Empereur recevra très prochainement une lettre du prince Sant’Anna le remerciant chaleureusement d’avoir bien voulu lui rendre une épouse devenue infiniment chère à son cœur, et lui annonçant leur départ commun pour l’une de ses possessions lointaines afin d’y goûter enfin les délices d’une lune de miel trop longtemps différée.
— Et vous vous imaginez qu’il se contentera de cela ? Il n’ignore rien des circonstances anormales de mon mariage. Soyez sûr qu’il fera faire une enquête et, si éloignée que soit la destination annoncée, l’Empereur en vérifiera la véracité. Il n’avait aucune confiance dans le sort que l’on me réservait ici...
— Peut-être, mais il faudra bien qu’il se contente de ce qu’on lui dira... d’autant plus qu’un mot de vous, un mot enthousiaste naturellement, lui confirmera votre bonheur et implorera son pardon. J’ai, entre autres dépenses, acquis les services d’un fort habile faussaire ! Les artistes pullulent toujours à Venise, mais ils meurent de faim ! L’Empereur comprendra, croyez-moi : vous êtes assez belle pour justifier toutes les folies, même celle que je commets en ce moment ! Le plus simple, en effet, ne serait-il pas pour moi de vous tuer, puis, dans quelques mois, de produire un enfant nouveau-né dont la naissance aurait coûté la vie à sa mère ? Avec une parfaite mise en scène, cela passerait sans peine. Seulement, depuis le jour où ce vieux fou de cardinal vous a menée à la villa, je vous désire comme je n’ai jamais désiré personne. Ce soir-là, souvenez-vous, j’étais caché dans votre cabinet de toilette tandis que vous quittiez vos vêtements... votre corps n’a pas de secret pour mes yeux, mais mes mains n’en connaissent pas encore les courbes. Et, depuis votre départ, je n’ai vécu que dans l’attente du moment qui vous ramènerait ici... à ma merci. L’enfant que je veux, c’est ce beau corps qui me le donnerait... Cela valait bien, n’est-ce pas, la peine de tout risquer ?... même le mécontentement de votre empereur ! Avant qu’il ne vous trouve, s’il y parvient, je vous aurai possédée des dizaines de fois et l’enfant mûrira en vous sous mes yeux !... Ah ! comme je vais être heureux !...
Il avait repris, lentement, sa marche vers elle. Ses mains, chargées de pierreries, se tendaient, en frémissant, vers la mince forme de la jeune femme qui, révulsée à la simple idée de leur contact, cherchait désespérément une issue en reculant vers les ombres de la salle. Mais il n’y en avait pas d’autre que les deux portes déjà mentionnées...
Néanmoins, elle essaya d’atteindre celle par laquelle elle était entrée. Il était possible qu’elle ne fût pas fermée à clé... qu’en agissant rapidement la fuite fût possible, même s’il lui fallait se jeter dans l’eau noire du rio. Mais son ennemi devina sa pensée. Il éclata de rire :
— Les portes ? Elles ne s’ouvrent que sur mon ordre ! Inutile de compter dessus ! Vos jolis doigts s’y briseraient vainement !... Allons, belle Marianne, où sont votre logique et votre sens des réalités ? N’est-il pas plus sage d’accepter ce que l’on ne peut éviter, surtout lorsque l’on a tout à gagner ? Qui vous dit qu’en vous rendant à mon désir vous ne ferez pas de moi le plus obéissant des esclaves... comme l’avait fait jadis dona Lucinda ? Je connais l’amour... jusque dans ses plus affolants secrets. C’est elle qui me les a appris. A défaut de bonheur, vous aurez le plaisir...
— N’avancez pas !... Ne me touchez pas !...
Cette fois elle avait peur, vraiment peur ! L’homme ne se possédait plus. Il n’écoutait rien, n’entendait rien. Il avançait mécaniquement, indéniablement, et cet automate aux yeux luisants avait quelque chose d’effrayant.
Pour lui échapper, Marianne tourna autour de la table, s’en fit un rempart. Son regard alors accrocha, près du surtout de table, une pesante salière d’or, véritable joyau ciselé représentant deux nymphes enlaçant une statue du dieu Pan. C’était une authentique œuvre d’art sans doute due au ciseau inimitable de Benvenuto Cellini, mais Marianne ne lui reconnut alors qu’une qualité : elle devait être lourde. D’une main nerveuse, elle s’en saisit et la lança en direction de son agresseur.
Un brusque mouvement de côté sauva celui-ci et la salière passant au ras de son oreille, alla s’écraser sur les dalles de marbre noir. Le but était manqué, mais, sans laisser à son ennemi le temps de réaliser, Marianne empoignait déjà, à deux mains, l’un des lourds chandeliers, sans même sentir la douleur de la cire brûlante coulant sur ses doigts.
— Si vous approchez, je vous assomme ! gronda-t-elle les dents serrées.
Docilement, il s’arrêta mais ce ne fut pas par prudence. Il n’avait pas peur, cela se voyait à son sourire gourmand, à ses narines frémissantes. Bien au contraire, il semblait goûter cette minute de violence comme si elle préludait pour lui à des moments d’intense volupté. Mais il ne dit rien.
Levant les bras, ce qui fit glisser ses manches pour découvrir de larges bracelets d’or dignes de parer un prince carolingien, il frappa simplement dans ses mains, par trois fois, tandis que Marianne demeurait interdite, le chandelier déjà levé au-dessus de sa tête, prête à frapper...
La suite fut rapide. Le chandelier fut arraché de ses mains puis quelque chose de noir et d’étouffant s’abattit sur sa tête tandis qu’une poigne irrésistible la renversait. Après quoi elle se sentit saisie aux épaules et aux chevilles et emportée comme un simple paquet.
Le voyage à travers plusieurs montées et descentes ne dura guère, mais parut interminable à Marianne qui se sentait suffoquer. Le tissu dont elle était enveloppée dégageait une odeur bizarre d’encens et de jasmin joints à une senteur plus sauvage. Pour y échapper. la prisonnière avait bien tenté de se débattre mais ceux qui la portaient semblaient doués d’une singulière vigueur et elle réussit tout juste à faire resserrer douloureusement les prises rivées à ses chevilles.
Elle sentit que l’on gravissait un dernier escalier, puis que l’on parcourait une certaine distance. Une porte grinça. Enfin il y eut la douceur de coussins moelleux sous le corps de Marianne et, presque en même temps, elle revit la lumière. Il était temps. L’étoffe qui l’aveuglait devait être singulièrement épaisse car l’air n’y pénétrait pas.
La jeune femme prit quelques profondes respirations puis, se redressant, chercha du regard ceux qui l’avaient apportée là. Ce qu’elle découvrit fut si étrange qu’elle se demanda un instant si elle n’était pas l’objet d’un rêve : debout à quelques pas du lit, trois femmes la regardaient avec curiosité, trois femmes comme elle n’en avait jamais vu.
Très grandes, identiquement vêtues de draperies bleu sombre rayées d’argent sous lesquelles de multiples bijoux s’entrechoquaient, elles étaient toutes trois aussi noires que l’ébène et si semblables l’une à l’autre que Marianne crut à une illusion due à la fatigue.
Mais l’une des femmes se détacha du groupe, glissa comme un fantôme vers la porte demeurée ouverte et disparut aussitôt. Ses pieds nus n’avaient fait aucun bruit sur le sol dallé de marbre noir et, sans le tintement argentin qui accompagnait ses mouvements, Marianne aurait pu croire à une apparition.
Cependant, les deux autres, sans plus s’occuper d’elle, se mirent à allumer de gros cierges de cire jaune fichés dans de hauts candélabres de fer posés à même le sol et les détails de la pièce, peu à peu, se révélèrent.
C’était une très grande chambre, à la fois somptueuse et sinistre. Les tapisseries qui pendaient des murailles de pierre étaient rebrodées d’or mais représentaient des scènes de carnage d’une violence presque insoutenable. Le mobilier composé d’un énorme coffre de chêne garni de serrures et de sièges d’ébène couverts de velours rouge était d’une raideur toute médiévale. Une lourde lanterne de bronze doré et de cristal rouge pendait des poutres du plafond mais ne portait aucune lumière.
Quant à la couche sur laquelle Marianne était étendue, c’était un immense lit à colonnes, assez grand pour contenir une famille entière, et tout enveloppé de pesantes courtines de velours noir doublé de taffetas rouge, assorties à la courtepointe brodée d’or. Le bas de ces rideaux se perdait dans les peaux d’ours noir qui couvraient les deux marches sur lesquelles le lit, comme un autel voué à quelque divinité démoniaque, était posé.
Pour secouer la pénible impression qui l’envahissait, Marianne voulut parler :
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle. Pourquoi m’avez-vous amenée ici ?
Mais sa voix lui parut venir de très loin, dépasser à peine ses lèvres, exactement comme cela se produit dans les pires cauchemars. D’ailleurs, les deux Noires ne firent pas le moindre geste prouvant qu’elles avaient entendu. Les cierges étaient maintenant tous allumés et formaient des bouquets de flammes qui se reflétaient dans le dallage noir, luisant comme un lac sous la lune. Un autre chandelier, posé sur le coffre, s’était aussi éclairé.
La troisième femme revint bientôt, portant un plateau lourdement chargé qu’elle déposa sur le coffre.
Mais, quand elle s’approcha du lit en appelant les autres d’un geste autoritaire, Marianne vit que la ressemblance de ces femmes tenait surtout à une similitude de formes, de tailles et de costumes, car la dernière était beaucoup plus belle que ses compagnes. Chez elle, les caractères négroïdes, assez accentués chez les autres, s’affinaient et se stylisaient. Ses yeux froids, à la cornée bleutée, étaient bien fendus en amande et son profil, malgré la sensualité quasi animale des lèvres lourdement ourlées, aurait pu appartenir à quelque fille de pharaon. La femme en avait d’ailleurs la grâce orgueilleuse et l’autorité méprisante. Vue dans la lumière lugubre des cierges, elle formait avec ses compagnes un groupe étrange mais qui mettait bien en valeur son autorité : les deux autres étaient là pour lui obéir, cela se sentait.
D’ailleurs, sur un signe d’elle, Marianne fut de nouveau empoignée et remise debout. La belle Noire s’approcha et sans paraître même remarquer ses velléités de résistance, d’ailleurs instantanément maîtrisées, se mit à dégrafer la robe fripée de la jeune femme et la lui ôta. Elle la débarrassa également de sa lingerie et de ses bas.
Nue, Marianne fut transportée par ses deux gardiennes qui semblaient douées d’une force peu commune jusqu’à un tabouret placé au centre d’un bassin creusé à même le sol. Armée d’une éponge et d’un savon parfumé, la Noire se mit à la laver à grande eau mais sans prononcer une parole. Les tentatives de Marianne pour essayer de percer ce mutisme obstiné furent parfaitement infructueuses.
Pensant que peut-être ces femmes étaient aussi muettes que le beau Jacopo, Marianne se laissa faire sans protester davantage. Le voyage l’avait fatiguée.
Elle se sentait lasse et sale. Cette douche énergique était la bienvenue et Marianne se sentit mieux quand, après l’avoir vigoureusement séchée, la femme, dont les mains se firent soudain d’une étonnante douceur, se mit à enduire tout son corps d’une huile à l’odeur étrange et pénétrante qui ôta soudain toute fatigue à ses muscles. Puis ses cheveux dénoués furent brossés et rebrossés jusqu’à ce qu’ils crépitent sous le peigne.
La toilette terminée, Marianne fut de nouveau transportée sur le lit dont la couverture avait été faite, montrant des draps de soie pourpre. L’une des femmes apporta le plateau qu’elle déposa sur un petit meuble placé au chevet. Puis, se rangeant au pied du lit sur une seule ligne, les trois étranges caméristes s’inclinèrent légèrement d’un même mouvement et gagnèrent la sortie en file indienne.
Ce fut quand la dernière eut disparu que Marianne, trop surprise pour être capable de la moindre manifestation, s’aperçut qu’elles avaient emporté ses vêtements et qu’elle était abandonnée dans cette chambre sans autre voile que ses longs cheveux et, bien entendu, les différentes étoffes du lit dans lequel, d’ailleurs, on n’avait pas jugé bon de l’introduire.
L’intention qui avait conduit ces femmes à la laisser entièrement nue sur ce lit ouvert était si évidente qu’une brutale poussée de colère balaya d’un seul coup, chez Marianne, l’impression de bien-être physique qu’elle avait retiré de son bain. On l’avait préparée, déposée sur l’autel du sacrifice afin d’y accueillir le désir de l’homme qui se voulait son maître, comme jadis les vierges ou les génisses blanches offertes aux dieux barbares. Il ne manquait en vérité qu’une couronne de fleurs posée sur sa tête !...
Ces trois femmes noires devaient être des esclaves achetées par Damiani dans quelque comptoir africain mais il n’était pas difficile de deviner la place qu’occupait la plus belle auprès de ce misérable ! Malgré la douceur de ses gestes, ses yeux, tandis qu’elle prodiguait des soins attentifs au corps de la nouvelle venue, trahissaient des sentiments sur lesquels il était impossible de se tromper : cette femme la haïssait et voyait sans doute en elle une dangereuse rivale et la nouvelle favorite.
Le mot, en traversant l’esprit de Marianne, la fit rougir de honte et de fureur. Arrachant vivement l’un des draps de soie rouge, elle s’y enroula aussi étroitement qu’une momie dans ses bandelettes. Aussitôt, elle se sentit mieux, plus sûre d’elle-même. Quelle dignité, en effet, garder aux yeux d’un ennemi en exposant un corps aussi dévêtu que celui d’une esclave au marché ?
Ainsi équipée, elle fit le tour de sa chambre, cherchant une issue, un trou par lequel se glisser pour retrouver la liberté. Mais, en dehors de la porte, basse et rébarbative, véritable porte de prison encastrée dans un mur de plus d’un mètre d’épaisseur, il n’y avait que deux étroites fenêtres à colonnettes donnant sur une cour intérieure parfaitement aveugle. Encore étaient-elles défendues, de l’extérieur, par une sorte de cage faite de barreaux entrecroisés.
Aucune fuite n’était possible de ce côté, à moins de desceller les barreaux et de risquer une chute sérieuse sur le pavé d’une espèce de puits qui n’avait peut-être pas d’autre issue. Une odeur peu agréable, d’humidité et de moisi, en montait.
Pourtant, il devait y avoir, en bas, un passage quelconque, peut-être une porte ou une fenêtre, car elle vit, dans la cour, voleter une feuille qu’un courant d’air poussait. Mais ce n’était qu’une hypothèse et, outre cela... comment s’évader, sans vêtements, d’une demeure où l’on n’accédait que par voie d’eau ? Nager empêtrée dans ce drap était impossible et Marianne se voyait mal surgissant, telle Vénus à sa naissance, des eaux du Grand Canal et cherchant refuge en ville dans une tenue aussi sommaire !
Ainsi, le but poursuivi en la privant de ses vêtements était double : la préparer à subir les assauts de Damiani avec le minimum de défense et lui ôter toute possibilité d’évasion.
Découragée, le cœur lourd, elle revint s’asseoir sur le lit, cherchant à coordonner ses pensées et à maîtriser son angoisse. Ce n’était pas facile !... Son regard tomba alors sur le plateau préparé à son intention. Machinalement elle souleva l’un des couvercles de vermeil qui recouvraient les deux plats disposés sur un napperon de dentelle, en compagnie d’un pain doré et d’un flacon de vin en verre diapré de Murano, svelte et gracieux comme un col de cygne.
Une odeur appétissante s’échappa du couvercle. Ce plat-là contenait une sorte de ragoût si odorant que les narines de la jeune femme se dilatèrent. Elle s’aperçut ensuite qu’elle mourait de faim et, saisissant vivement la cuillère d’or, elle la plongea dans une sauce d’une belle couleur de caramel. Mais le mouvement ébauché s’arrêta au moment de porter la cuillère à la bouche, tandis qu’une crainte subite traversait l’esprit de Marianne : qui pouvait dire si ce plat appétissant, aux senteurs exotiques, ne recelait pas quelque drogue capable de la livrer à son ennemi, sans plus de défense qu’une mouche prise dans une toile d’araignée, quand son esprit se trouverait englué dans les pièges du sommeil ?...
L’appréhension fut plus forte que la faim. Marianne reposa fa cuillère et souleva l’autre couvercle. Le second plat contenait du riz, mais accommodé lui aussi à une sauce tellement inhabituelle que la prisonnière y renonça également.
Elle redoutait déjà suffisamment le moment, inévitable, où la fatigue la terrasserait et la contraindrait à prendre quelque repos. Il était inutile d’aller au-devant du danger.
Avec un soupir, elle mordit dans le petit pain qui, seul, lui semblait parfaitement innocent mais qui se montra tout à fait insuffisant pour apaiser sa faim. Le flacon de vin, sur lequel Marianne promena un nez prudent, fut écarté lui aussi et, soupirant de nouveau, elle quitta son lit, empêtrée dans le drap rouge dont elle s’était enveloppée, et alla boire quelques gorgées à la grande aiguière d’argent dont la belle Noire s’était servie, tout à l’heure, pour sa toilette.
L’eau était tiède, avec un arrière-goût de vase assez désagréable, mais elle étancha un peu une soif qui, d’instant en instant, se faisait plus impérieuse. Malgré l’épaisseur des murs de la chambre, la chaleur qui régnait sur Venise et que la tombée de la nuit n’avait pas vaincue, s’infiltrait et semblait, au contraire, se faire plus oppressante. La soie pourpre du drap collait à la peau de Marianne qui, un instant, fut tentée de s’en débarrasser et de s’étendre nue sur les dalles qui rafraîchissaient un peu ses pieds. Mais, ce drap, c’était sa seule défense, son dernier rempart et elle se résigna, non sans répugnance, à regagner la couche somptueuse qui l’inquiétait presque autant que les mets du plateau.
Elle venait à peine de s’y installer que la belle Noire entra, glissa jusqu’au lit de son pas félin de fauve à peine dressé.
Instinctivement, Marianne recula sur la couche et se pelotonna contre les oreillers. Mais, indifférente à ce geste de défense qui pouvait aussi bien signifier crainte que dégoût, la femme souleva les deux couvercles des plats. Sous leurs paupières peintes en bleu, ses yeux laissèrent filtrer un regard ironique. Puis, saisissant la cuillère, elle se mit à manger aussi tranquillement que si elle eût été seule.
En quelques instants, les deux plats et le flacon se trouvèrent vides. Un soupir de satisfaction clôtura le repas et Marianne ne put s’empêcher de trouver cette paisible démonstration infiniment plus mortifiante qu’une litanie de reproches car il y entrait de la moquerie et du dédain. Cette fille semblait prendre un vif plaisir à lui démontrer que sa prudence ressemblait à de la lâcheté.
Piquée au vif, et ne voyant, par ailleurs, aucune raison de rester plus longtemps sur sa faim, Marianne déclara sèchement :
— Je n’aime pas ces plats étrangers. Allez me chercher des fruits !
A sa grande surprise, la Noire acquiesça d’un battement de paupières et frappa aussitôt dans ses mains. A celle de ses compagnes qui apparut, elle adressa quelques paroles dans une langue inconnue, assez gutturale. C’était la première fois que Marianne entendait sa voix. Elle avait un timbre étrange et bas, presque sans inflexions, et qui convenait à son personnage énigmatique. Mais, une chose était certaine : si cette femme ne parlait pas l’italien employé par Marianne, du moins le comprenait-elle parfaitement car les fruits demandés arrivèrent au bout de quelques minutes. Et, au moins, elle n’était pas muette.
Encouragée par ce résultat, Marianne choisit une pêche, puis, d’un ton très naturel, réclama des vêtements, ou, tout au moins, une chemise de nuit. Mais, cette fois, la belle Noire secoua la tête.
— Non, dit-elle nettement. Le maître défend !
— Le maître ? s’insurgea Marianne. Cet homme n’est pas le maître ici. Il est mon serviteur et rien, dans ce palais qui est à mon époux, ne lui appartient.
— Moi, je lui appartiens !
Ce fut dit avec un calme apparent mais une curieuse passion vibrait sous la simplicité des mots. Marianne s’en étonna fort peu. Dès qu’elle avait vu la belle Noire, elle avait senti les liens intimes qui l’attachaient à Damiani. Elle était à la fois son esclave et sa maîtresse, elle servait ses vices et le dominait sans doute par la puissance de sa beauté sensuelle. S’il en allait autrement, la présence, dans ce palais vénitien, de l’étrange trio noir ne s’expliquait pas.
La prisonnière n’eut cependant pas le temps de poser la question qui lui montait aux lèvres. La porte, en s’ouvrant, livra passage à Matteo Damiani en personne, toujours affublé de sa dalmatique dorée, mais ivre à faire peur.
D’un pas incertain, il se lança à travers le dallage luisant, une main tendue devant lui, à la recherche d’un point d’appui. Il le trouva dans l’une des colonnes du lit et s’y agrippa de tout ce qui lui restait d’énergie.
Marianne vit, avec dégoût, s’approcher d’elle ce visage couleur lie-de-vin dont les traits, assez nobles naguère, se liquéfiaient maintenant dans la graisse. Les yeux, qu’elle avait connus clairs, insolents, voire implacables, s’injectaient de sang. Le regard y vacillait comme la flamme d’une chandelle sous le vent.
Damiani soufflait comme s’il venait de fournir une longue course et son haleine parvenait, lourde et acide, jusqu’à la jeune femme écœurée. Il grogna :
— Alors... mes belles ? On a... fait connaissance ?
Partagée entre le dégoût, la crainte et la stupeur,
Marianne cherchait vainement à comprendre comment cet homme, naguère bizarre, inquiétant mais apparemment doué d’une certaine dignité et d’une insurpassable vanité, ce démon que Leonora lui avait peint aux couleurs d’un subtil génie du mal (ne l’avait-elle pas vu, elle-même, se livrer aux plus noires pratiques de la magie ?) avait pu en arriver là : se ravaler en un paquet de graisse mariné dans l’alcool ? Etait-ce le fantôme du maître, malheureux et trop confiant, assassiné par lui, qui hantait le mauvais serviteur ? Cela, bien sûr, en admettant que le remords eût quelque prise sur Matteo Damiani...
Cependant, il se laissait tomber de tout son poids sur le lit, agrippait de ses mains tremblantes le drap de soie rouge où se réfugiait Marianne.
— Enlève-lui ça, Ishtar !... Il fait si chaud !... Et puis je t’avais dit que je ne voulais pas qu’on lui laisse le moindre vêtement ! C’est... c’est une esclave et les... esclaves vont... nues dans ton pays du diable ! Les bêtes aussi ! Et ce n’est qu’une belle petite jument dont je tirerai... le poulain princier qu’il me... faut !
— Tu es ivre ! gronda la Noire avec colère. Si tu continues à boire ainsi, tu ne l’auras jamais ton poulain princier. A moins de le faire faire par un autre ! Regarde-toi ! Vautré sur ce lit ! Tu n’es pas capable de faire l’amour !
Il eut un rire d’ivrogne qui se termina dans un hoquet.
Allons donc ! Donne-moi ta drogue, Ishtar, et je serai plus fort... qu’un taureau ! Va... me chercher le breuvage qui brûle le sang... ma belle sorcière ! Et n’oublie pas de lui en donner, à elle aussi... pour qu’elle ronronne comme une chatte en folie ! Mais d’abord... aide-moi à lui ôter ça ! Rien que la vue de son corps me rendra mes forces ! J’en ai rêvé... des nuits entières !
De ses mains rendues malhabiles par l’ivresse, il froissait le drap tout en détaillant, avec un soin maniaque, les charmes de la jeune femme révulsée d’horreur. A deux doigts de la nausée, Marianne cherchait éperdument comment lutter contre un ivrogne assisté d’un démon noir. La panique lui rendit des forces inespérées. D’un geste brutal, elle arracha l’étoffe soyeuse des mains du gros homme puis, d’une rapide torsion des reins, se glissa hors du lit, courut à travers la salle en nouant de son mieux le drap autour de sa poitrine. Comme tout à l’heure dans la salle, elle saisit à deux mains le chandelier de fer posé sur le coffre avec sa charge de bougies allumées. Des gouttes brûlantes tombèrent sur ses bras et ses épaules nus, mais la peur et la rage, en décuplant ses forces, la rendaient insensible à la douleur. Dans l’ombre, ses yeux verts se mirent à briller comme ceux d’une panthère à l’affût.
— J’assomme le premier de vous deux qui m’approche ! siffla-t-elle entre ses dents serrées.
Ishtar, qui la regardait avec un intérêt nouveau, haussa les épaules.
— Ne dépense pas tes forces en vain ! Il ne te touchera pas cette nuit. La lune n’est pas en son plein et les astres sont contraires. Tu ne concevrais pas... et lui en est bien incapable !
— Je ne veux pas qu’il me touche, ni ce soir ni jamais !
Le sombre visage se durcit, prit une expression implacable qui, un instant, lui donna l’aspect rigide d’une statue d’ébène.
— Tu es là pour faire un enfant, dit-elle rudement, et tu le feras ! Rappelle-toi ce que je t’ai dit : je lui appartiens et je l’aiderai quand l’heure sera venue...
— Comment pouvez-vous être à lui ? cria Marianne. Regardez-le donc ! Il est ignoble, répugnant : une masse graisseuse confite dans le vin.
En effet, Damiani, comme si le débat ne le concernait pas, demeurait affalé sur le lit, dans son drap d’or froissé, respirant avec peine et si visiblement perdu dans les brumes de l’ivresse que Marianne reprit un peu espoir. Cet homme aimait boire et, apparemment, les efforts d’Ishtar pour l’en empêcher demeuraient stériles. Il s’écoulerait peut-être beaucoup de temps avant que les astres ne soient « favorables », et, d’ici là, Marianne aurait peut-être trouvé le moyen de fuir cette maison de fous, quitte à plonger, sans le moindre vêtement, dans le rio et à en sortir dans la même tenue sommaire, en plein midi et au cœur même de Venise. On l’arrêterait sans doute, mais du moins échapperait-elle à ce cauchemar.
Sous le poids du candélabre, les muscles de ses bras tremblaient. Lentement, elle le reposa. Ses forces l’abandonnaient et, d’ailleurs, en avait-elle vraiment besoin ? Là-bas Ishtar venait d’empoigner Matteo à bras-le-corps, le jetait sur son épaule comme un simple sac de farine et, sans même se courber sous un tel poids, se dirigeait vers la porte.
— Recouche-toi ! conseilla-t-elle dédaigneusement à Marianne. Pour cette nuit, tu peux dormir tranquille !
— Et... les nuits suivantes ?
— Tu le verras bien ! De toute façon, ne t’imagine pas qu’il boira autant à l’avenir car j’y veillerai. Pour ce soir, disons qu’il a... un peu trop fêté ton arrivée ! Il y a longtemps qu’il t’attend ! Bonne nuit !
L’étrange fille noire disparut avec son fardeau et Marianne se retrouva seule avec la perspective de longues heures en face d’elle-même. L’impression de cauchemar s’attardait, même dans son cerveau fatigué où les événements s’enchaînaient mal et où ne parvenait pas à s’implanter l’idée de la mort de son mystérieux époux et de l’incroyable retournement de situation qui en résultait.
Malgré la chaleur, elle s’aperçut qu’elle tremblait, mais c’était d’excitation et elle savait qu’il ne lui serait pas possible de dormir malgré la fatigue de ses nerfs. Tout ce qu’elle voulait, c’était fuir, et le plus tôt possible ! Le ridicule et répugnant épisode qui venait de se dérouler l’avait plongée dans une sorte de stupeur dont seul l’instinct animal de conservation l’avait tirée un instant, tout à l’heure, quand elle avait saisi le chandelier.
Il fallait dissiper cette brume mortelle, débarrasser son esprit de la peur paralysante qui l’engluait, tenter de reprendre pleine possession de ses nerfs. Après tout, ce n’était pas la première fois qu’elle se trouvait prisonnière et, jusqu’à présent, elle avait toujours réussi à s’échapper, même dans des circonstances difficiles. Pourquoi donc sa chance et son courage l’abandonneraient-ils ? L’homme qui l’avait capturée était un demi-fou et ses gardiennes des créatures plus qu’à moitié sauvages. Son intelligence et sa patience devaient la tirer de ce mauvais pas.
Ces quelques idées la réconfortèrent un peu. Pour rentrer encore davantage en possession d’elle-même, Marianne alla passer son visage à l’eau, en but quelques gorgées et revint manger un fruit dont la fraîcheur parfumée lui fit du bien. Ensuite, elle déchira en deux le drap qu’elle retenait toujours et dont l’ampleur la gênait, se drapa dans l’un des morceaux qu’elle noua solidement autour de sa poitrine. De se sentir ainsi presque vêtue, elle tira une espèce d’assurance nouvelle malgré la fragilité de ce rempart de soie.
Ainsi équipée, elle reprit, avec un soin minutieux et le vague espoir d’un indice oublié à son premier examen, la visite de sa chambre, passa de longues minutes devant la porte à scruter le jeu compliqué des serrures pour en venir à la déprimante conclusion qu’à moins de disposer d’un canon il n’était pas possible de l’ouvrir sans en avoir la clé : cette sinistre chambre était défendue aussi vigoureusement qu’un coffre-fort.
La prisonnière revint alors vers la fenêtre et en examina les barreaux. Ils étaient épais mais leur réseau n’était pas serré et Marianne était mince. Si elle pouvait seulement en enlever un, il lui serait possible de se glisser dans l’intervalle ainsi ménagé puis, à l’aide de ses draps, de descendre dans la petite cour intérieure où elle était certaine de trouver un passage. Mais comment parvenir à desceller ce barreau ? Avec quoi ? Le ciment qui le retenait à la pierre était vieux et se laisserait peut-être attaquer facilement avec un outil assez solide. La difficulté consistait justement à trouver cet outil solide...
Il y avait bien le couvert demeuré sur le plateau mais il se composait de fragiles objets de vermeil parfaitement incapables de fournir un travail efficace. Ils ne pouvaient être d’aucune utilité.
Pourtant, Marianne, possédée du démon de la liberté, refusa de se laisser décourager. Il lui fallait un morceau de fer et elle continua obstinément de le chercher, examinant recoins, meubles et murailles dans l’espoir d’y trouver une réponse, un objet utilisable.
Sa persévérance trouva sa récompense avec le grand coffre où elle constata que d’élégantes, mais fort médiévales volutes de fer forgé se terminant en pointe, ornaient la serrure. Passant dessus des doigts à la fois avides et précautionneux, elle eut une exclamation de joie vite étouffée : l’une d’elles, assujettie par des clous rouillés, tenait mal. Il était peut-être possible de la détacher.
Tremblant d’excitation, Marianne alla prendre sur le plateau la serviette pour éviter de se déchirer les doigts, s’assit à terre près du coffre et se mit à secouer la ferrure afin d’accentuer le jeu des clous dans le bois antique. C’était moins aisé qu’elle ne l’avait cru tout d’abord. Les clous étaient longs et le bois solide. En fait, ce fut un travail pénible et fatigant que la chaleur ne facilitait pas. Mais, tendue vers son but, Marianne ne la sentait pas plus que les piqûres des moustiques qui la harcelaient sans discontinuer, attirés par la flamme du chandelier posé près d’elle.
Quand, enfin, la ferrure convoitée tomba dans sa main, la nuit était déjà fort avancée et la jeune femme, en sueur, était épuisée. Elle regarda un moment la lourde pièce forgée puis, se relevant avec peine, alla revoir le scellement du barreau et poussa un soupir. Il était impossible d’en venir à bout à moins de plusieurs heures et le jour serait là bien avant qu’elle n’eût fini son travail !
Comme pour lui donner raison, une horloge du voisinage sonna 4 heures. Il était trop tard. Pour cette nuit, elle ne pouvait rien faire de plus. D’ailleurs, elle se sentait maintenant si lasse et si courbatue par sa longue station accroupie, que la descente au moyen des draps se fût révélée problématique. La sagesse commandait d’attendre la nuit prochaine, en priant seulement pour que la journée qui l’en séparait ne fût pas catastrophique. Et, jusque-là, il fallait dormir, dormir le plus possible afin de reprendre des forces !
Sa décision prise, Marianne reposa calmement la ferrure à sa place et remit les clous qui la retenaient. Puis, murmurant une prière pleine de supplication, elle revint s’étendre sur le grand lit et, ramenant sur elle les couvertures, car la fraîcheur et la brume du matin envahissaient lentement la chambre, elle s’endormit comme on plonge.
Elle dormit longtemps, s’éveilla seulement quand une main toucha son épaule. En ouvrant les yeux, elle vit Ishtar qui, drapée dans une ample tunique blanche rayée de noir, de larges anneaux d’or aux oreilles, se tenait assise au bord du lit et la regardait :
— Le soleil se couche, lui dit-elle simplement, mais je t’ai laissée dormir car tu étais lasse. Et puis tu n’avais pas grand-chose d’autre à faire. Maintenant, l’heure de ta toilette est venue.
En effet, les deux autres femmes attendaient déjà au milieu de la chambre avec tout l’arsenal utilisé la veille. Mais au lieu de se lever, Marianne s’enfonça davantage sous les couvertures et jeta, sur Ishtar, un regard farouche :
— Je n’ai pas envie de me lever. Pour le moment, j’ai surtout faim ! La toilette peut attendre.
— Ce n’est pas mon avis ! Tu seras servie ensuite. Mais si tu es encore trop lasse pour te lever, mes sœurs peuvent t’aider.
Une menace, ironique mais indéniable, vibrait sous le feutrage de la voix. Se rappelant avec quelle aisance la grande fille noire avait chargé sur son épaule le pesant Matteo, Marianne comprit que toute résistance serait inutile. Et, comme elle ne voulait pas gaspiller, en un combat stérile, des forces dont elle pensait avoir le plus grand besoin, elle se leva et, sans un mot de plus, se livra aux soins de ses bizarres servantes.
Les mêmes rites de propreté que le soir précédent se renouvelèrent mais avec plus de soin encore. Au lieu d’huile, on enduisit tout son corps d’un parfum lourd qui montait à la tête et qu’elle jugea bientôt insupportable.
— Cessez d’employer ce parfum, protesta-t-elle en voyant l’une des femmes en verser encore une bonne dose dans le creux de sa main. Je ne l’aime pas !
— Ce que tu aimes ou n’aimes pas n’a aucune importance, riposta calmement Ishtar. C’est le parfum de l’amour. Aucun homme, même moribond, ne peut rester insensible à celle qui le porte !
Le cœur de Marianne manqua un battement. Elle avait compris : ce soir, ce soir même, elle allait être livrée à Damiani. Apparemment, les astres devaient être favorables... Envahie brusquement d’une sorte de terreur mêlée de rage et de déception, elle fit une tentative désespérée pour se libérer de ces soins odieux qui, maintenant, lui donnaient la nausée. Mais aussitôt, six mains qui lui parurent aussi lourdes que le granit s’abattirent sur elle et l’immobilisèrent.
— Reste tranquille ! lui enjoignit rudement Ishtar. Tu agis comme une enfant ou comme une folle ! Il faut être l’une ou l’autre pour se battre contre l’inévitable !
C’était peut-être vrai mais Marianne ne pouvait se résigner à être ainsi livrée, parée et embaumée comme une odalisque à sa première nuit chez le sultan, au répugnant bonhomme qui la convoitait. Des larmes de colère montèrent à ses yeux, tandis que, sa toilette achevée, on la revêtait, cette fois, d’une ample tunique de mousseline noire, parfaitement translucide mais semée, ici et là, d’étranges figures géométriques brodées en fil d’argent. Sur ses cheveux tressés en une multitude de fines nattes, qui semblaient autant de serpents noirs, Ishtar posa un cercle d’argent sur le devant duquel se tordait une vipère aux yeux d’émeraude. Puis, à l’aide de khôl, elle agrandit jusqu’aux limites du possible les yeux de Marianne qui, vaincue momentanément, se laissait faire.
La toilette achevée, Ishtar recula de quelques pas pour juger de son œuvre.
— Tu es belle ! constata-t-elle froidement. La reine Cléopâtre ou même la déesse-mère Isis ne l’étaient pas plus que toi ! Le maître sera content ! Viens prendre ton repas maintenant...
Cléopâtre ? Isis ?... Marianne secoua la tête comme si elle cherchait à s’éveiller d’un mauvais rêve. Que venait faire ici l’ancienne Egypte ? Car enfin, on était au XIXe siècle, dans une ville habitée par des gens normaux, gardée par les soldats de son pays ! Mais enfin, Napoléon régnait sur la majeure partie de l’Europe ! Comment les vieux dieux osaient-ils reparaître ?
Elle sentit le vent de la folie toucher son front.
Pour tenter de revenir sur terre, elle goûta les plats qu’on lui avait préparés, but un peu de vin, mais la nourriture lui parut fade et le vin sans bouquet. C’était, justement, comme ces nourritures que l’on absorbe en rêve et dont on ne parvient pas à saisir la saveur...
Elle allait mordre, sans plaisir, dans un fruit quand cela se produisit. La chambre, tout à coup, se mit à tourner lentement autour d’elle, puis bascula tandis que les objets semblaient reculer à l’infini comme si Marianne avait été, soudain, aspirée par un long tunnel. Les bruits s’éloignèrent et aussi les sensations... Et Marianne, avant d’être emportée par une grande vague bleuâtre qui se gonfla soudain devant elle, put tout juste comprendre, le temps d’un éclair, que cette fois, on avait drogué sa nourriture...
Mais elle n’en éprouva ni angoisse ni colère. Son corps, allégé, semblait avoir rompu ses amarres terrestres y compris ses facultés de souffrance, de peur ou même de simple répugnance. Il flottait, détendu, merveilleusement aérien dans un univers brillamment coloré aux teintes chaleureuses de l’aurore. Les murs avaient reculé, la prison s’écroulait. Le vaste monde, diapré de fulgurances, irisé comme un verre de Venise, s’offrait à Marianne, en un flot mouvant, chatoyant, vers lequel, dans une sorte d’ivresse, elle s’élançait. C’était comme si elle se trouvait, tout à coup, sur un navire de haut bord... peut-être celui-là même dont elle avait tant rêvé la venue et que menait une sirène verte ? Elle voguait, des hauteurs de la proue, vers des rivages étranges où les maisons aux formes fantastiques brillaient comme du métal, où les plantes étaient bleues et la mer pourpre. Le navire aux voiles chantantes avançait sur un tapis d’Orient aux nuances somptueuses et l’air marin avait des senteurs d’encens mais, à le respirer, Marianne, délivrée des étonnements, sentait un bizarre bonheur animal envahir jusqu’aux fibres les plus intimes de son corps...
C’était une curieuse sensation que cette joie ressentie dans le plus petit nerf et jusqu’au bout de chacun de ses ongles. C’était un peu comme après l’amour, quand le corps comblé, parvenu à la cime de ses sensations, chancelle... à l’extrême limite de l’anéantissement. Et ce fut, d’ailleurs, une sorte d’anéantissement. D’un seul coup, tout changea, tout devint noir... Le paysage fabuleux sombra dans une nuit opaque et la douce chaleur parfumée fit place à une fraîcheur moite mais le bonheur où flottait Marianne demeura intact.
L’obscurité où elle se mouvait maintenant lui était douce, familière. Elle la sentait autour d’elle comme une caresse. C’était celle de la prison, sordide et merveilleuse, où elle s’était, pour l’unique fois de sa vie, donnée à Jason. Et le temps reculait. Marianne retrouvait, sous son dos nu, la rugosité des planches qui leur avaient servi de lit nuptial, leur dureté râpeuse que compensaient si bien les caresses de son amant.
Ces caresses, Marianne les sentait encore. Elles glissaient le long de son corps, l’enveloppant d’un réseau brûlant sous lequel, à son tour, sa chair s’enflammait, s’épanouissait, s’ouvrait comme une fleur à la chaleur d’une serre. Et Marianne fermait les yeux de toutes ses forces, essayant même de ne plus respirer tant elle s’appliquait à retenir en elle cette merveilleuse sensation qui, cependant, n’était que le prélude à la volupté suprême qui allait venir... Elle sentait se gon-fier dans sa gorge les gémissements et les râles du plaisir, mais ils moururent, avant même que de naître, tandis que le rêve changeait une fois encore d’orientation et plongeait dans l’absurde.
Il y eut, lointain d’abord mais se rapprochant d’instant en instant, le battement d’un tambour, un battement lent, désespérément lent, sinistre comme un glas, mais qui, peu à peu, précipitait son rythme. C’était comme la pulsation d’un cœur énorme qui s’affolerait, en approchant, et cognerait de plus en plus vite, de plus en plus fort.
Un instant, Marianne imagina que c’était le cœur de Jason qu’elle entendait ainsi mais, à mesure que cela devenait plus distinct, l’obscurité amoureuse se diluait comme un brouillard et se teintait d’une lueur pourpre. Et, brusquement, la prisonnière se trouva précipitée des hauteurs de son rêve d’amour au centre même du cauchemar qu’elle croyait évanoui...
Par un curieux dédoublement de sa personnalité, elle se vit elle-même, étendue dans ces transparences noires qui mettaient de sombres moirures sur sa nudité. Elle était couchée sur une table de pierre, assez basse, une espèce d’autel derrière lequel se dressait un serpent d’airain couronné d’or.
Le lieu était sinistre, un caveau sans fenêtre, à la voûte basse suintant l’humidité, aux murs bourgeonnants et visqueux, éclairé par d’énormes cierges de cire noire qui donnaient une lumière verdâtre et dégageaient une âcre fumée. Au pied de cet autel, deux des femmes noires étaient assises dans leurs draperies sombres, avec, entre leurs genoux, de petits tambours ronds sur lesquels elles frappaient. Mais seuls leurs mains bougeaient. Tout le reste de leur personne était parfaitement immobile, même leurs lèvres dont cependant s’échappait une sorte de bourdonnement musical, une bizarre mélopée sans paroles. Et, sur ce rythme étrange, Ishtar dansait...
A l’exception d’un mince serpent d’or qui se tordait autour de ses reins, elle était entièrement nue et, sur sa peau luisante, les flammes des cierges avaient des reflets bleuâtres. Les yeux clos, la tête rejetée en arrière, lès bras haut levés accusant le galbe de ses seins lourds et pointus, elle tournait sur place et sur elle-même, à la manière d’une toupie, de plus en plus vite, toujours plus vite...
Et, tout à coup, l’esprit vagabond de Marianne qui planait, détaché et comme insensible sur cette scène étrange, regagna le corps étendu qu’il envahit. Avec lui revint la peur, l’angoisse mais quand Marianne voulut bouger, se lever, s’enfuir, elle s’aperçut qu’il lui était impossible de faire le moindre mouvement. Sans qu’aucun lien, visible ou tangible, la retînt à la table de pierre, ses membres, sa tête refusèrent de lui obéir, comme si elle était en catalepsie...
C’était une sensation si affolante qu’elle voulut crier mais aucun son ne sortit de sa bouche. Tout près d’elle, Ishtar tournait maintenant à une allure folle. La sueur traçait sur sa peau noire de minces rigoles brillantes et une odeur fauve, presque insupportable, se dégageait de son corps surchauffé.
Mais Marianne ne put même pas détourner son visage.
Alors, d’un coin sombre du caveau, elle vit grandir Matteo Damiani et souhaita être morte. Il s’avançait lentement, les yeux grands ouverts et absolument fixes, hagards, portant à deux mains une coupe d’argent où bouillonnait quelque chose. Il était vêtu d’une longue robe noire, assez semblable à celle que
Marianne lui avait vue, la terrible nuit de la villa Sant’Anna, quand elle avait arraché Agathe à ses pratiques démoniaques. Mais, sur celle-ci s’entrelaçaient de longs serpents d’argent et de soie verte, et sa profonde ouverture laissait voir une poitrine grasse, velue, grise et presque aussi mamelue que celle d’une femme...
A son approche, Ishtar cessa brusquement sa danse frénétique. Haletante, elle s’abattit à terre, couchée sur les pieds nus de l’homme où elle colla ses lèvres. Mais comme il n’avait rien senti, Matteo continua d’avancer, rejetant la femme du bout de sa sandale noire.
Il vint jusqu’à Marianne, tendit une main et, saisissant la tunique de voile, l’arracha d’un seul coup. Puis ramassant à terre un petit plateau, il le lui plaça sur le ventre et posa dessus la coupe d’argent. Cela fait, il se laissa tomber à genoux et commença à réciter d’étranges litanies dans une langue inconnue.
Du fond de sa torpeur paralysante, Marianne révulsée d’horreur comprit qu’il allait accomplir sur elle les rites sataniques dont elle avait été le témoin aux ruines du petit temple mais que, cette fois, elle était au centre même de cette magie noire. C’était son corps, son propre corps qui servait d’autel au sacrilège...
Ishtar s’était relevée. A genoux auprès de Matteo, elle tenait le rôle d’acolyte dans l’infernale cérémonie, psalmodiant des réponses dans son incompréhensible langage.
Quand son maître saisit la coupe et la vida jusqu’à la dernière goutte, elle jeta un cri sauvage qui se prolongea en incantation. Sans doute appelait-elle sur lui la protection de quelque sombre et terrible divinité, probablement ce serpent couronné d’or dont les yeux d’émeraude semblaient doués d’une vie menaçante.
Matteo s’était mis à trembler. Il paraissait possédé d’une sorte de fureur sacrée. Ses prunelles dilatées roulaient dans leurs orbites et une écume lui venait aux dents. Un grondement sourd montait de ses poumons comme d’un volcan à l’instant de l’éruption... Ishtar, alors, lui tendit un coq noir dont il trancha la tête d’un seul coup à l’aide d’un grand couteau. Le sang gicla et se répandit sur le corps nu de la femme étendue...
A cette minute, l’horreur s’enfla en Marianne au point de lui permettre de vaincre le pouvoir paralysant de la drogue dont elle était captive. Un hurlement atroce, inhumain, jaillit de sa gorge cependant raidie par la transe. C’était comme si, seules, ses cordes vocales s’étaient remises à vivre mais cette faible résurrection entraîna avec elle les réactions de défense : à peine le cri d’effroi eut-il empli le caveau que Marianne, miséricordieusement, perdit connaissance...
Elle ne vit pas Matteo, en pleine crise de folie, rejeter sa robe et se pencher sur elle, les mains tendues. Elle ne le sentit pas quand il s’abattit de tout son poids sur son ventre rouge de sang et la posséda avec une fureur démente... Elle était partie dans un monde sans couleur et sans échos où rien ne pouvait l’atteindre.
Combien de temps demeura-t-elle ainsi inconsciente ? C’était impossible à déterminer, mais quand elle revint réellement à la surface du monde, elle était couchée dans le grand lit à colonnes et elle était malade à mourir...
Peut-être, afin de neutraliser sa résistance, lui avait-on fait absorber une dose de drogue trop forte pour son organisme, ou peut-être aussi les moustiques qui, dès la nuit close et les chandelles allumées, emplissaient Venise de leur bourdonnement, avaient-ils déposé déjà dans son sang leur lièvre des eaux mortes, mais une soif ardente la torturait tandis que de douloureux élancements vrillaient ses tempes.
Elle se sentait si mal que sa conscience de la réalité était à peine claire. Le peu qui lui en restait était centré sur une idée unique, à la fois fixe et obstinée : fuir ! S’en aller loin... le plus loin possible, hors de portée de ces démons !
En effet, elle avait tout de même retrouvé suffisamment de lucidité pour sentir que le long rêve, si tragiquement naufragé dans les pires pratiques de la magie, n’en était pas véritablement un, mais qu’au moins dans sa dernière phase il revêtait une révoltante réalité : Damiani, avec l’aide de sa sorcière noire, l’avait violée sans rencontrer la moindre résistance.
C’était une pensée à la fois répugnante et destructrice car, Marianne en avait maintenant la certitude, à moins de se laisser mourir de faim et de soif, il ne lui serait plus possible d’échapper à la déchéance où Damiani l’avait contrainte. Rien ni personne n’empêcherait ses bourreaux d’employer, à leur gré, la drogue mystérieuse qui la livrait, tellement impuissante, au désir de l’intendant...
La ronde des pensées, dans la tête de Marianne, augmentait la fièvre et la fièvre attisait la soif ! Jamais elle n’avait eu aussi soif ! Elle avait l’impression que sa langue, doublée de volume, emplissait sa bouche et son palais...
Au prix d’un pénible effort, elle parvint à se redresser sur ses oreillers, cherchant à évaluer la distance qui la séparait du pot à eau. Le mouvement augmenta les élancements de sa tête et un gémissement lui échappa. Une main noire, alors, approcha une tasse de ses lèvres :
— Bois ! fit la voix tranquille d’Ishtar. Tu brûles !
C’était vrai, mais l’apparition de la sorcière noire lui arracha un frisson d’horreur. De la main elle repoussa la tasse. Ishtar ne bougea pas.
— Bois ! insista-t-elle. Ce n’est qu’une tisane. Elle calmera ta fièvre.
Glissant un bras sous l’oreiller pour soulever la jeune femme, elle approcha de nouveau le récipient des lèvres sèches qui, instinctivement, aspirèrent le liquide tiède. Marianne n’avait plus la force de résister. D’ailleurs, cela sentait bon les plantes forestières, la menthe fraîche et la verveine. Rien de suspect dans cette senteur familière et, finalement, Marianne avait tout avalé jusqu’à la dernière goutte quand Ishtar la reposa sur l’oreiller.
— Tu vas dormir encore, ordonna-t-elle, mais d’un bon sommeil. Quand tu te réveilleras, tu te sentiras mieux.
— Je ne veux pas dormir ! Je ne veux plus jamais dormir, balbutia Marianne reprise par la crainte des rêves trop beaux qui finissent mal.
— Pourquoi donc ? Le sommeil est le meilleur des médecins. Et puis tu es trop lasse pour lui résister...
— Et... lui ? Ce... ce misérable ?
— Le maître dort, lui aussi, riposta Ishtar impavide. Il est heureux car il t’a prise à une heure favorable et il espère que les dieux agréeront son sacrifice et te donneront un bel enfant !
A la tranquille évocation de l’affreuse scène où elle avait joué le rôle principal, une nausée tordit Marianne puis la rejeta, haletante et en sueur, sur son oreiller. Elle prenait conscience, tout à coup, de la souillure de son corps et elle en avait horreur. La Providence avait bien voulu lui permettre d’être absente, en esprit, au pire moment, mais la honte et l’humiliation demeuraient les mêmes et aussi le dégoût de sa chair que l’autre avait faite sienne.
Comment, après cela, pourrait-elle regarder encore Jason en face, si même Dieu permettait qu’elle le revît un jour ? L’esprit du corsaire américain était clair, net, assez positif et peu enclin aux superstitions. Admettrait-il la conspiration maléfique dont Marianne venait d’être la victime ? Il était jaloux et, dans la jalousie, violent, sans mesure. Il avait accepta, non sans peine d’ailleurs, que Marianne fût la maîtresse de Napoléon, il n’admettrait jamais qu’elle fût asservie à un Damiani. Il la tuerait peut-être... ou alors il s’éloignerait d’elle, plein de répugnance et pour toujours.
Dans la tête malade de Marianne, les pensées se battaient, s’entrechoquaient avec une violence d’où naissaient souffrance et désespoir. Les nerfs brisés, elle éclata soudain en sanglots convulsifs que la grande Noire, immobile et muette à quelques pas du lit, écouta silencieusement, sourcils froncés.
Sa science des potions demeurait impuissante devant un tel désespoir et, finalement, haussant les épaules, elle quitta la pièce sur la pointe des pieds, laissant la prisonnière pleurer tout son saoul et pensant qu’arrivée au bout de ses larmes elle finirait par s’endormir.
Ce fut ce qui se produisit. Quand Marianne fut parvenue au dernier degré de l’épuisement nerveux, elle cessa de se défendre contre les effets bienfaisants de la tisane et s’endormit, le visage enfoui dans la soie rouge inondée de ses larmes avec pour dernière et déprimante pensée qu’il lui resterait toujours la ressource de se tuer si Jason la repoussait...
Grâce à trois autres tasses administrées à heures régulières par Ishtar, la fièvre céda au petit matin. Marianne se retrouva faible encore, mais l’esprit clair et pleinement consciente, hélas, du tragique de sa situation.
Pourtant, le désespoir qui l’avait submergée au plus fort de sa fièvre s’était écroulé comme une vague qui s’étale avant de se retirer et Marianne se retrouvait elle-même, avec ce goût secret du combat qu’elle portait en elle. Plus l’ennemi se révélait puissant et perfide et plus le désir de vaincre, de vaincre à tout prix, s’ancrait au fond de son cœur.
S’efforçant, pour commencer, de faire calmement le tour de son problème, Marianne voulut se lever afin d’éprouver ses forces. Là-bas, au flanc du coffre ancien, la ferrure qu’elle avait réussi à détacher lui semblait briller d’un éclat plus neuf que les autres et l’attirer comme un aimant. Mais en s’asseyant sur son lit, elle s’aperçut qu’elle avait une garde-malade : l’une des femmes noires était assise sur les marches qui supportaient la couche, sa tunique bleue étalée sur les peaux d’ours.
Elle ne faisait rien. Accroupie, les bras ceinturant les genoux remontés presque sous le menton, elle avait l’air dans ses voiles sombres d’un bizarre oiseau méditatif.
Entendant remuer, elle se contenta de tourner les yeux vers la jeune femme et, la voyant réveillée, frappa dans ses mains. Sa compagne, si semblable qu’elle pouvait passer pour son ombre, entra avec un plateau, le déposa sur le lit et prit, exactement dans la même pose, la place de sa sœur qui, avec un salut, disparut.
Durant des heures, la femme demeura là, sans plus bouger qu’une souche, sans proférer un son et sans paraître entendre ce qu’on lui disait.
— Tu ne dois plus jamais demeurer seule, lui dit un peu plus tard Ishtar, comme Marianne se plaignait de cette espèce de faction montée au pied de son lit. Nous ne désirons pas que tu nous échappes.
— M’échapper ? d’ici ? s’écria la jeune femme avec une colère où la déception qu’elle éprouvait à se voir ainsi gardée à vue entrait pour la plus grande part. Comment le pourrais-je ? Les murs sont épais, il y a des barreaux à ma fenêtre... et je suis nue !
— Il existe bien des manières de quitter une prison, même quand le corps en demeure captif !
Marianne comprit alors la raison profonde de cette surveillance ; Damiani craignait que le désespoir et l’humiliation ne la poussent au suicide.
— Je ne me tuerai pas, affirma-t-elle. Je suis chrétienne et les chrétiens considèrent la mort volontaire comme une lâcheté doublée d’une faute grave !
— C’est possible ! Mais je te crois de celles qui ne craignent pas de braver même un dieu. Et puis nous ne voulons rien laisser au hasard : tu es trop précieuse maintenant !...
Marianne ignora volontairement le propos et ne le releva pas. A chaque instant son souci ! Pour le moment, elle sentait bien qu’il était inutile d’insister pour être débarrassée de sa gardienne, mais elle devait faire un effort pour ne pas montrer sa déception car cette présence compliquait singulièrement les choses. Comment se livrer à la moindre tentative d’évasion sous l’œil morne de ce cerbère noir ? A moins de l’assommer et de le réduire à l’impuissance auparavant ?
L’idée cheminait doucement en Marianne qui s’était, il y avait un instant, proclamée si bonne chrétienne et qui, maintenant, envisageait froidement de tuer sa gardienne pour pouvoir s’enfuir. A condition, bien sûr, d’en avoir la force et d’être assez habile pour prendre, par la surprise, une espèce de chat sauvage aux sens perpétuellement en éveil...
La journée passa ainsi, monotone mais point trop ennuyeuse, à échafauder toutes sortes de projets plus ou moins réalisables qui avaient tous pour but l’élimination de la geôlière. Mais, quand la nuit revint, Marianne comprit qu’elle aurait bien peu de chance d’en réaliser un seul, car, après le souper, Matteo reparut et, un bougeoir à la main, fit son entrée dans la chambre. Un Matteo tellement différent de celui que Marianne avait vu jusqu’à présent, que sa colère s’en trouva un instant prise de court.
Non seulement il n’avait plus rien du sorcier fou de l’autre nuit et ne montrait plus trace d’ivresse, mais encore il avait soigné son extérieur de façon insolite. Rasé, coiffé, pommadé, les ongles brillants comme des agates, portant une robe de chambre d’épaisse soie bleu sombre sur une chemise d’une éclatante blancheur, il répandait autour de lui de puissants effluves d’une eau de Cologne si largement appliquée qu’ils rappelèrent soudain Napoléon à Marianne. Lui aussi avait coutume de s’inonder ainsi d’eau de Cologne quand...
Sa pensée n’alla pas plus loin, reculant devant une odieuse hypothèse. Pourtant, Matteo avait tout du marié de village au soir de ses noces, l’embarras en moins, car il arborait un sourire vainqueur et paraissait enchanté de lui-même.
Tout de suite sur ses gardes, Marianne fronça les sourcils. Puis, le voyant poser son bougeoir au chevet du lit, elle protesta avec indignation :
— Enlevez cette chandelle et allez-vous-en ! Comment osez-vous seulement vous présenter devant moi ? Et que prétendez-vous faire, à présent ?
— Eh mais... passer la nuit auprès de vous ! N’êtes-vous pas... en quelque sorte mon épouse désormais, belle Marianne ?
— Votre...
Le mot se coinça dans la gorge de la jeune femme et refusa de sortir mais il ne retint guère qu’un instant la fureur sauvage qui s’empara d’elle. Un véritable torrent d’injures en plusieurs langues, empruntées aussi bien au vocabulaire du palefrenier Dobs, qu’à celui des marins de Surcouf, et dont elle s’étonna elle-même, se déversa sur l’intendant qui, de stupeur, recula sous la tempête :
— Dehors ! continua Marianne, sortez d’ici immédiatement, misérable assassin, bandit, ruffian ! Vous n’êtes qu’un plat valet, un porc né de l’accouplement d’une truie et d’un bouc, et vous n’employez d’ailleurs que des armes de valet : le piège et le coup de poignard dans le dos ! Car c’est ainsi, n’est-ce pas, que vous avez tué votre maître ? Lâchement, par-derrière ? Ou bien lui avez-vous tranché la gorge en le rasant ? Ou encore une drogue, semblable à celle que vous avez osé employer contre moi pour me réduire à votre merci ? Mais qu’est-ce que vous imaginez ? Que votre magie noire m’a faite, tout à coup, semblable à vous ? Que j’ai pris plaisir, peut-être, au traitement infâme que vous m’avez fait subir et que, séduite par vos grâces, je vais désormais partager bourgeoisement vos nuits ? Mais regardez-vous... et regardez-moi ! Je ne suis pas une bergère qu’on culbute dans un tas de foin, Matteo Damiani, je suis...
— Je sais, cria Matteo dont la patience était courte ! Vous l’avez déjà dit : la princesse Sant’Anna ! Mais que vous le vouliez ou non je suis, moi aussi, un Sant’Anna et mon sang...
— Cela reste à prouver et je n’en suis pas convaincue ! Il est facile, en vérité, de s’attribuer pour père un grand seigneur quand il n’est plus là pour le confirmer. Et vos façons de faire, à elles seules, s’insurgent contre vos prétentions. Chez les Sant’Anna, j’ai appris qu’on tuait de face, qu’on exerçait une justice impitoyable et cruelle, mais qu’on n’aurait jamais, que je sache, recouru à l’aide d’une sorcière africaine pour mener à bien une ignoble machination contre une femme...
— Tous les moyens sont bons, avec une femme comme vous ! Après tout, votre mariage n’a été qu’une escroquerie. Où est l’enfant que vous vous étiez engagée à donner à votre mari, où est la raison, l’unique raison pour laquelle on vous a épousée, vous, une ca-tin impériale ?
— Misérable laquais ! Un jour viendra où, avant de vous faire pendre, je vous ferai fouetter jusqu’à ce que vous demandiez grâce, jusqu’à ce que vous sanglotiez votre repentir d’avoir osé porter la main sur moi... et sur votre maître !
La chambre résonnait de la fureur des deux ennemis. Ils s’affrontaient, presque visage contre visage, possédés par une fureur égale, sinon de même qualité.
Marianne, blême, ses yeux verts jetant des éclairs cherchant à écraser sous son mépris un Damiani apoplectique, l’œil injecté de sang et son lourd visage violacé tremblant de rage. L’envie de tuer s’y lisait clairement, mais Marianne était incapable de mettre le moindre frein à sa colère. Elle se vidait de sa fureur, de sa haine et de son dégoût sans même chercher à analyser le bizarre sentiment qui la poussait à vouloir venger l’étrange mari dont cependant elle avait si peur, naguère encore.
Ne se possédant plus, Matteo allait se jeter sur Marianne pour l’étrangler. Ses mains, déjà, se levaient vers son cou, mais Ishtar, à cet instant, s’élança entre les deux adversaires.
— Tu es fou ? gronda-t-elle. Tu es le maître et, quoi qu’elle dise, elle t’appartient ! Pourquoi la tuer ? As-tu oublié ce qu’elle représente pour toi ?
Ses paroles firent sur Damiani l’effet d’une douche froide. Il respira lourdement, plusieurs fois, afin de se calmer puis, d’un geste soudain très doux, il écarta la femme noire et se tourna de nouveau vers Marianne.
— Elle a... raison, exhala-t-il. Laquais ou pas, vous êtes probablement enceinte de ce laquais, Princesse, et quand l’enfant sera là...
— Il n’est pas encore là et vous ignorez totalement si vos basses œuvres ont porté leur fruit. Et, en admettant même que je doive mettre au monde un enfant de vous, il vous faudra me tuer si vous voulez que je me taise car rien ni personne ne m’empêchera de vous livrer à la justice impériale.
— Eh bien, je vous tuerai. Madame ! Qu’importe quand vous aurez rempli votre tâche ! Et, en attendant...
— En attendant quoi ?
Sans répondre, Matteo se mit en devoir d’ôter sa robe de chambre qu’il posa sur une chaise et revint vers le lit avec l’intention évidente de s’y installer. Il n’eut même pas le temps de toucher le drap du bout du doigt. Rapide comme l’éclair, Marianne en avait bondi et, sans même se soucier de sa tenue sommaire, cherchait refuge dans les rideaux auxquels elle se cramponna.
— Si vous osez seulement entrer dans ce lit, Matteo Damiani, vous y entrerez seul car rien ni personne ne m’obligera à le partager avec un misérable tel que vous !
Aussi calmement que si elle n’avait rien dit, Matteo s’installa, secoua les oreillers à coups de poing et s’y accota avec un plaisir visible.
— Que cela vous plaise ou non, Madame, nous ferons lit commun aussi longtemps que cela me conviendra. Vous avez fait tout à l’heure une remarque fort pertinente. Les mesures les mieux prises, les calculs les mieux faits peuvent se trouver en défaut et il se peut qu’en effet vous ne soyez pas encore enceinte. Aussi nous allons faire de notre mieux pour que cette probabilité devienne une certitude. Venez ici !
— Jamais !
Marianne voulut s’écarter, fuir au moins le contact de cette main qui se tendait vers elle. Mais elle se heurta à Ishtar qui lui barrait le passage. La grande Noire lui parut immense, debout contre elle. C’était comme si le mauvais génie des contes orientaux s’était dressé tout à coup devant elle pour la rejeter au pouvoir du démon ! Sans effort apparent, sans même paraître s’apercevoir de la défense instinctive qu’on lui opposait, Ishtar saisit Marianne, hurlante et gesticulante, à bras-le-corps et la rejeta sur le lit où, aussitôt, les mains de Damiani la clouèrent. En même temps, elle murmura quelques mots dans sa langue inconnue, une question à laquelle l’intendant répondit en italien :
— Non, pas de haschisch ! Elle l’a mal supporté, l’enfant pourrait en souffrir et nous avons d’autres moyens. Appelle tes sœurs. Vous la maintiendrez simplement.
Immédiatement, trois paires de mains noires s’abattirent sur Marianne, s’emparant de ses bras, de ses jambes, l’immobilisant sur le lit malgré ses cris et ses larmes de rage. Pour la faire taire, on la bâillonna et, cette fois, aucun évanouissement miséricordieux ne vint lui épargner la honte et le dégoût.
A demi étouffée, réduite à l’impuissance totale par ces mains qui semblaient autant d’étaux, elle dut subir son bourreau pendant des minutes qui lui parurent interminables et au cours desquelles, cent fois, elle crut mourir de honte et d’horreur. C’était l’enfer lui-même qui s’était emparé d’elle. Il y avait le visage cramoisi et suant de ce gros homme qui s’évertuait sur son corps, et il y avait ces trois figures noires, aussi rigides que de la pierre qui, de leurs yeux fixes, surveillaient ce viol avec autant d’indifférence que s’il se fût agi d’un accouplement d’animaux. Et c’était cela au fond : Marianne était traitée comme une bête de race, jument ou génisse, dont on voulait obtenir un produit...
Quand enfin on la libéra, elle demeura inerte sur le lit ravagé, étouffée de sanglots et noyée de larmes, vidée de ses forces par la résistance stérile que tout son corps avait fourni. Elle n’avait même plus la force de crier ou d’injurier son bourreau, mais quand Matteo, haletant encore de l’effort fourni, quitta le lit et rendossa sa robe de chambre, elle ne put que gémir en l’entendant maugréer :
— Elle y met tant de mauvaise volonté que c’est loin d’être un plaisir ! Mais nous recommencerons tout de même, chaque soir, jusqu’à ce que nous soyons certains ! Laissons-la, Ishtar, et viens finir la nuit avec moi ! En vérité, cette pécore dégoûterait de l’amour Eros en personne...
Et Marianne, vaincue, brisée, fut laissée dans sa chambre sinistre, à la garde muette et vigilante de l’une des deux autres femmes sans que personne prît seulement la peine de la recouvrir. Elle n’avait plus d’espoir en rien, pas même en Dieu ! Cet abominable calvaire, il lui faudrait le gravir marche après marche, elle le savait maintenant, et cela jusqu’à ce que Damiani eût tiré de son corps le fruit qu’il en attendait.
— Mais il ne gagnera pas, il ne gagnera pas... se répétait la malheureuse au fond de son désespoir. Je saurai bien empêcher cet enfant de naître et, s’il vient malgré tout, je disparaîtrai avec lui...
Vaines paroles, pensées désespérées nées de la fièvre et du paroxysme de l’humiliation mais que Marianne devait, interminablement, se répéter soir après soir durant les jours suivants qui réussirent à offrir, dans l’horreur, une sorte de monotonie, dans l’écœurement une habitude.
Elle savait que Lucinda, la sorcière, prenait sa revanche, qu’elle était en son pouvoir transmis à Matteo par-delà la tombe. Parfois, dans l’obscurité, Marianne croyait voir s’animer la statue de marbre du petit temple. Elle l’entendait rire... et s’éveillait alors inondée de sueur.
Les journées étaient mornes, toutes semblables. Marianne les passait enfermée dans cette chambre vide, sous l’œil d’une gardienne. On la nourrissait, on la lavait, on la vêtait sommairement d’une sorte de tunique flottante à la mode des femmes noires et d’une paire de pantoufles, puis, quand le soir venait, les trois diablesses l’attachaient sur le lit, pour plus de commodité, et la livraient ainsi, nue et sans défense, au bon plaisir de Matteo qui, d’ailleurs, avait de plus en plus de mal à accomplir ce qu’il paraissait considérer comme un devoir. De plus en plus souvent, Ishtar devait lui tendre un verre contenant un liquide mystérieux pour ranimer ses forces défaillantes. Plusieurs fois la nourriture de la prisonnière fut droguée, ce qui acheva de lui faire perdre la notion du temps. Mais elle n’y prenait même plus garde. L’excès de dégoût l’avait conduite à une sorte d’insensibilité. Elle était devenue un objet, une chose inerte, sans réactions, sans souffrances. Son épiderme lui-même paraissait se mortifier et ne lui offrait plus que de faibles sensations tandis que son esprit s’engourdissait, figé autour d’une idée, une seule, plantée dedans comme une écharde : tuer Damiani et mourir ensuite.
Cette idée, cette soif permanente, était la seule chose vraiment vivante en elle. Tout le reste était pierre, inertie, cendres. Elle ne savait même plus si elle aimait, ni qui elle aimait. Les personnages de sa vie lui semblaient aussi lointains et étrangers que ceux des tapisseries de sa chambre. Elle ne cherchait même plus à fuir. Comment d’ailleurs y parvenir gardée. à vue jour et nuit ? Les démons femelles qui veillaient sur elle semblaient ignorer le sommeil, la fatigue ou même l’inattention. Non, ce qu’elle voulait, c’était tuer avant de s’anéantir et, en dehors de cela, plus rien n’offrait le moindre intérêt.
On lui avait apporté quelques livres, mais elle ne les avait même pas ouverts. Ses journées se passaient toutes à contempler les tentures ou les traces de suie au plafond de sa chambre, assise dans l’un des grands fauteuils raides, aussi immobile, aussi muette que ses noires gardiennes. Les mots même semblaient bannis de cette pièce aussi silencieuse qu’une tombe. Marianne n’adressait plus la parole à personne, ne répondait pas quand on lui parlait. Elle se laissait manier, abreuver, nourrir sans plus montrer de réaction qu’une statue. Seule, sa haine demeurait à l’affût au milieu du silence et de l’inertie.
Ce mutisme, cette absence finirent par impressionner Damiani. Quand il s’approchait d’elle, chaque soir, Marianne, à mesure que passait le temps, voyait l’anxiété grandir dans ses yeux. Petit à petit, il finit par ne plus passer chez elle que quelques minutes et, un soir, enfin, il ne vint pas. Il n’avait plus envie de cette créature de marbre dont, peut-être, il craignait le regard trop fixe. Il avait peur maintenant et Marianne bientôt ne le vit plus que quelques minutes chaque jour, quand il venait s’enquérir auprès d’Ishtar de la santé de sa prisonnière.
Pensant, sans doute, avoir fait tout ce qu’il fallait pour s’assurer l’enfant tant convoité, il ne jugeait plus utile de s’infliger ce qui était devenu un supplice. Et, du fond de son insensibilité, Marianne avait joui de cette crainte, dans laquelle elle voyait un triomphe mais qui était insuffisante pour assouvir sa haine : il lui fallait le sang de cet homme et elle aurait toutes les patiences pour l’obtenir.
Combien de temps dura cette étrange captivité hors du temps, hors de la vie ? Marianne avait perdu le fil des heures et des jours. Elle ne savait même plus où elle était ni à peine qui elle était. Ce palais dans lequel, depuis son arrivée, elle n’avait vu que quatre personnes, alors qu’il devait normalement contenir une nombreuse domesticité, était aussi secret et silencieux qu’un tombeau. Hormis la respiration, toute manifestation de vie s’y étouffait au point que Marianne se prit à penser que, peut-être, la mort viendrait à elle tout doucement, d’elle-même et sans qu’elle eût à l’aller chercher. Elle aurait juste à cesser de vivre et, maintenant, cela paraissait incroyablement facile !
Un soir, pourtant, il se passa quelque chose...
Ce fut d’abord l’habituelle gardienne qui disparut. Dans les profondeurs de la maison, il y eut comme un appel, un cri rauque. La femme noire, en l’entendant, tressaillit et, quittant sa place accoutumée sur les marches du lit, sortit de la pièce, non sans refermer soigneusement la porte derrière elle.
C’était la première fois depuis des jours que Marianne était laissée seule, mais elle ne s’en préoccupa qu’à peine. Dans un instant, la femme reviendrait avec les autres. En effet, l’heure où l’on avait coutume de procéder à sa toilette approchait. Indifférente, lasse aussi car cette claustration et cette inaction minaient peu à peu son organisme, la prisonnière alla s’étendre sur son lit et ferma les yeux. Il lui arrivait souvent, dans la journée d’avoir sommeil et elle avait pris l’habitude de ne pas plus résister à ses propres impulsions qu’aux volontés des autres.
Elle aurait pu, aussi bien, dormir ainsi toute la nuit, mais son instinct la réveilla et, tout de suite, elle eut la sensation de quelque chose d’inhabituel.
Elle ouvrit les yeux, regarda autour d’elle. La nuit, au-dehors était complète et, dans le grand candélabre, les chandelles brûlaient comme de coutume. Mais la chambre était aussi déserte et aussi muette que tout à l’heure. Personne n’était revenu et le moment de la toilette était passé depuis longtemps...
Lentement, Marianne se leva, fit quelques pas dans la pièce. Un courant d’air qui coucha soudain les flammes des bougies lui fit tourner la tête vers la porte et, dans son esprit, quelque chose se ranima : la porte était grande ouverte...
Son lourd battant de chêne armé de fer plaqué contre la muraille, elle découpait un trou noir entre les tapisseries et Marianne, incapable d’en croire ses yeux, s’avança vers elle pour la toucher, pour s’assurer qu’elle n’était pas encore victime de l’un de ces songes qui hantaient ses nuits et où, cent fois, elle avait vu cette porte ouverte sur des lointains immenses et bleus.
Mais non, cette fois on aurait dit que la porte était réellement ouverte et, sur son corps, Marianne sentait le léger courant d’air qu’elle libérait. Néanmoins, afin d’être certaine de ne pas rêver, elle alla d’abord jusqu’au chandelier, présenta un doigt à la flamme et poussa un petit cri de douleur : la flamme l’avait brûlée. Elle porta le doigt douloureux à ses lèvres et c’est alors que ses yeux tombèrent sur le coffre.
Une exclamation de surprise lui échappa : soigneusement étalés sur le couvercle, il y avait les vêtements dans lesquels elle était arrivée : la robe de drap vert olive garnie de velours noir, le linge, les bas et les chaussures. Seule la capote garnie de Chantilly manquait... Des souvenirs d’un autre monde !
Presque craintivement, Marianne avança la main, toucha le tissu, le caressa puis s’y accrocha comme à une planche de salut. Quelque chose alors craqua en elle et s’en détacha. Elle se retrouva d’un seul coup vivante, pensante, l’esprit en alerte. C’était comme si elle avait été jusque-là emprisonnée dans un bloc de glace et que, ce bloc s’étant brisé, les morceaux fussent en train dé se détacher d’elle pour la rendre à la chaleur, à la vie.
Emportée par une joie enfantine, elle arracha la tunique dont on l’avait revêtue et qui lui faisait horreur, se rua sur ses vêtements, s’en empara comme d’un trésor et s’y glissa avec délices. Elle avait la sensation de retrouver sa peau après avoir été écorchée. Et c’était une telle ivresse qu’elle ne chercha même pas à se demander, sur le moment, ce que cela pouvait signifier. C’était simplement merveilleux, même si, par la chaleur qui régnait alors, ces vêtements se révélaient trop chauds et lourds à porter. Elle se retrouvait elle-même, des pieds à la tête, et c’était la seule chose qui importât vraiment.
Une fois habillée, elle se dirigea avec décision vers la porte. Quel que soit celui ou celle qui avait apporté ces vêtements et ouvert cette porte, c’était un ami et il lui donnait une chance : il fallait en profiter.
Au-delà de la porte, c’était l’obscurité totale et Marianne revint prendre l’une des bougies pour s’éclairer. Elle vit qu’elle était au bout d’un long couloir où il n’y avait d’autre ouverture qu’une porte située juste en face... et qui semblait fermée !
La main de la jeune femme se crispa sur la chandelle tandis que son cœur manquait un battement. Avait-on décidé d’expérimenter sur elle la torture par l’espérance et toute cette mise en scène n’avait-elle d’autre but que de l’amener, impuissante et plus brisée encore qu’auparavant, à cette nouvelle porte inexorablement close ?
Mais, en s’en approchant, elle vit que le battant était simplement poussé. Il céda sans peine sous sa main hésitante et Marianne, alors, entra dans une galerie à claire-voie, sorte de long balcon surplombant une cour étroite. Des ogives soutenues par de sveltes colonnettes réunissaient la balustrade à un plafond fait de grosses poutres de cèdre peint.
Malgré sa hâte de quitter cette maison, la jeune femme, un instant, s’arrêta sous la galerie, respirant l’air chaud de la nuit qui, cependant, lui apportait des odeurs peu agréables de vase et de pourriture. Mais c’était la première fois, depuis si longtemps, qu’elle se trouvait dehors, ou à peu près dehors, et qu’elle pouvait contempler un grand morceau de ciel. Peu importait si le ciel en question charriait de lourdes nuées d’orage et si aucune étoile ne s’y montrait : c’était tout de même le ciel, c’est-à-dire l’image la plus parfaite de la liberté.
Reprenant sa marche précautionneuse, Marianne trouva, au bout de la galerie, une nouvelle porte qui s’ouvrit sous sa main. Et elle se retrouva en Chine.
Sur les murs d’un petit salon, charmant et intime, des princesses aux yeux bridées dansaient, avec des magots hilares et grimaçants, une folle farandole autour de paravents de laque noire et de consoles dorées supportant une infinité de porcelaines roses ou jaunes sur lesquelles un lustre de Murano irisé jetait les feux de l’arc-en-ciel. C’était, en vérité, une bien jolie pièce mais son éclairage de fête contrastait péniblement avec le silence qui l’habitait et créait un malaise.
Cette fois, Marianne traversa sans s’arrêter. Au-delà c’était de nouveau l’obscurité. Celle d’une large galerie d’où partait un escalier aboutissant, vraisemblablement, au rez-de-chaussée.
Les pieds de Marianne, chaussés de cuir mince, ne faisaient aucun bruit sur la brillante mosaïque de marbre et elle glissa, comme un fantôme, entre des rostres de bronze qui surgissaient des murailles comme des vaisseaux du brouillard, et des guerriers de pierre aux yeux aveugles. Partout, sur de longs coffres argentés, des caravelles réduites gonflaient leurs voiles d’un vent immobile et des galères dorées levaient leurs longues rames pour labourer une invisible mer. Partout aussi, des étendards aux formes étranges où se retrouvait cent fois le croissant de l’Islam. A chaque extrémité, enfin, reflétée par de grands miroirs ternis, une énorme sphère terrestre inerte et inutile rêvait des mains hâlées qui, jadis, la faisaient tourner dans ses cercles de bronze.
Impressionnée, malgré tout, par cette espèce de nécropole où reposait la Venise d’autrefois, maritime et guerrière, Marianne n’avançait plus que lentement. Elle approchait de l’escalier quand, tout à coup, elle s’arrêta, le cœur fou et l’oreille aux aguets : en bas, quelqu’un marchait, déplaçant une lumière dont le reflet passait lentement sur les murs de la galerie...
Figée sur place, elle osait à peine respirer. Qui pouvait marcher ainsi, de Matteo ou de ses trois sinistres geôlières ? Craignant d’être surprise, au cas où l’on monterait, elle chercha des yeux, autour d’elle, un refuge possible, choisit la statue d’un amiral que drapait, sur une armure de bataille, un manteau aux larges plis de pierre et, tout doucement, elle se glissa derrière elle, attendant...
La lumière se fixa. On l’avait sans doute posée sur un meuble car les pas retentirent encore, mais en s’éloignant.
Marianne commençait à respirer quand brusquement son sang se figea. En bas un gémissement s’était fait entendre. Il y eut un cri sourd, fait d’horreur et de terreur et, tout de suite après, l’écho d’une double course. Quelqu’un fuyait devant quelqu’un d’autre. Un meuble, sans doute chargé d’orfèvrerie, s’écroula avec un bruit d’apocalypse. Une porte claqua. Poursuivant et poursuivi s’éloignèrent rapidement. Un nouveau cri, plus faible, parvint encore jusqu’à Marianne puis ce fut, lointain mais terrifiant, un râle d’agonie. Quelque part dans la maison ou dans le jardin quelqu’un était en train de mourir... Enfin, il n’y eut plus rien qu’un silence écrasant.
Essayant de comprimer les battements de son cœur, si violents qu’ils lui semblaient emplir le silence d’un bourdon de cathédrale, Marianne quitta sa cachette, osa quelques pas pleins d’appréhension en direction de l’escalier puisque c’était la seule issue possible. Elle l’atteignit, mais le spectacle qu’elle découvrit alors la glaça.
La grande salle où venaient mourir les marches, si noble avec ses peintures dans le style de Tiepolo, ses hautes tapisseries et ses meubles sévères, venait de lui apparaître comme un champ de mort. Près d’un haut chandelier, posé sur une longue table de pierre, les deux servantes noires, dont elle ne connaissait même pas le son de la voix, gisaient, l’une à même les dalles près d’un fauteuil renversé, l’autre en travers de la table. Toutes deux étaient mortes de la même manière : frappées au cœur avec une impitoyable précision.
Mais il y avait encore un autre cadavre et celui-là barrait les dernières marches de l’escalier. Les yeux grands ouverts sur une éternité de terreur, Matteo Damiani, la gorge tranchée, était renversé dans une mare de sang qui s’égouttait lentement des degrés inondés...
— Il est mort ! murmura Marianne instinctivement, et le son de sa propre voix parut venir de très loin. On l’a tué... mais qui l’a tué ?...
L’horreur, en elle, se mêlait à une joie sauvage, presque douloureuse à force d’intensité, la joie naturelle du prisonnier torturé qui trouve soudain, sur son chemin, le cadavre de son bourreau. Une main mystérieuse venait de venger, d’un seul coup, le prince Sant’Anna assassiné et les souffrances endurées par Marianne elle-même.
Cependant l’instinct de conservation reprit possession de la fugitive. Il serait temps de se réjouir plus tard, quand elle aurait définitivement échappé à ce cauchemar, si elle y échappait, car il n’y avait là que trois corps. Où était Ishtar ? Etait-ce la sorcière noire qui avait ainsi égorgé son maître ? Elle en était, certes, bien capable, mais dans ce cas pourquoi aurait-elle également tué les deux femmes de sa race qu’elle appelait ses sœurs ? Et puis, il y avait eu ce cri, tout à l’heure, ce bruit de poursuite et, enfin ce râle... Etait-ce Ishtar qui l’avait poussé ? Et, si c’était elle, qui pouvait être l’auteur du massacre ?
Depuis qu’elle était arrivée dans ce palais maudit, Marianne avait tout ignoré de ceux qui l’occupaient, en dehors de Matteo lui-même, des trois Noires et de l’onctueux Giuseppe. Mais celui-ci ne possédait pas la force physique nécessaire pour abattre un Damiani, ni surtout une Ishtar. Néanmoins, il y avait peut-être d’autres serviteurs, et il était possible que l’un d’eux, pour assouvir sa vengeance, eût frappé...
Pensant, soudain, que l’assassin pouvait revenir et qu’il ne ferait sans doute aucune différence entre elle-même et ses autres victimes, Marianne secoua l’horreur qui l’avait paralysée. Elle ne pouvait rester là plus longtemps. Il fallait s’échapper de cet enfer, descendre ces marches dont les dernières étaient rouges, passer auprès de ce cadavre en robe d’or souillée de sang, avec son horrible blessure et ses yeux grands ouverts.
En frissonnant, elle descendit lentement, le dos à la rampe de marbre, s’y aplatissant de son mieux, vers la mare pourpre qui, en se figeant, prenait d’affreuses luisances.
Pour en épargner le contact à sa robe, elle la releva d’une main qui tremblait, mais ne put éviter de maculer ses souliers.
Tout en descendant, elle ne pouvait détacher son regard du corps de Matteo, subissant l’hypnose de l’horreur à laquelle se prennent les plus sensibles quand ils n’ont pas commencé par s’évanouir.
C’est alors qu’elle distingua mieux de quoi se composait un curieux tas métallique disposé sur la poitrine du mort : c’étaient des chaînes, des chaînes et des fers de prisonnier. Ils étaient vieux et passablement rouillés mais ils étaient ouverts et, visiblement, disposés là intentionnellement.
Néanmoins, elle ne perdit pas de temps à élucider ce nouveau mystère. Une véritable panique s’empara d’elle et, à peine ses pieds eurent-ils touché les dalles, qu’elle se mit à courir à travers la pièce, sans même prendre la précaution d’assourdir le bruit de ses pas tant la peur la talonnait. Elle se rua vers la porte entrouverte sans songer que, peut-être, l’assassin l’attendait derrière et se retrouva dans le vestibule d’entrée.
Fort heureusement il était vide. Seuls, y brillaient les deux fanaux de galère allumés, dont elle avait gardé le souvenir. La porte donnant sur le jardin était ouverte, elle aussi.
Sans ralentir sa course, Marianne s’y précipita, descendit l’escalier qui plongeait vers les ombres du jardin au risque de se rompre le cou, trop pressée d’arriver à la porte du canal dont le battant était lui aussi repoussé et laissait voir les miroitements de l’eau noire.
La liberté ! La liberté était là, tout près, à portée de sa main...
Elle voulut contourner la silhouette vague du puits qu’elle distinguait mieux à mesure que ses yeux s’accoutumaient à l’obscurité, quand elle buta et s’étala de tout son long sur quelque chose de mou et de chaud. Cette fois, elle faillit crier car elle venait de s’abattre sur un corps humain. Sous ses mains, elle sentit des draperies soyeuses, humides, et à l’odeur exotique qui se mêlait à celle, fade et écœurante, du sang, elle reconnut Ishtar. Ainsi, c’était bien elle, le râle d’agonie de tout à l’heure. Le mystérieux meurtrier ne l’avait pas épargnée plus que ses sœurs...
Etouffant un sanglot d’énervement, Marianne voulut se relever, mais, soudain, elle sentit bouger le corps qui émit un faible gémissement. La moribonde balbutia quelque chose que Marianne ne comprit pas et, instinctivement, elle se pencha pour mieux entendre, cherchant même la tête qu’elle souleva.
Dans l’ombre, les mains de la Noire se soulevèrent, tâtèrent, à la manière des aveugles, les bras qui la tenaient, mais Marianne n’éprouva pas de crainte : il ne restait rien de la force exceptionnelle de cette femme en train de mourir. Et, soudain, elle l’entendit murmurer :
— Le... le Maître !... Par... don ! Oh !... Pardon...
La tête retomba en arrière définitivement. Ishtar, cette fois, était bien morte. Marianne la reposa à terre et se releva aussitôt, mais le mouvement qu’elle ébauchait déjà pour se jeter vers la porte s’arrêta net.
Dans l’encadrement de celle-ci, sur le petit quai, deux silhouettes incontestablement militaires venaient d’apparaître, suivies d’autres beaucoup moins définies.
— Je vous assure, monsieur l’officier, que j’ai entendu des cris, des cris affreux, fit une voix de femme. Et cette porte ouverte, est-ce que c’est normal ? Et voyez donc là-haut, celle de l’escalier l’est aussi. D’ailleurs, j’ai toujours pensé qu’il se passait ici de drôles de choses ! Si l’on m’avait écoutée...
— Un peu de silence ! coupa une voix brutale. Nous allons visiter cette maison de fond en comble. Si on s’est trompés, on s’excusera et voilà tout, mais vous, ma bonne dame, il vous en cuira si vous nous avez fait commettre un impair !
— Je suis bien sûre que non, monsieur l’officier. Vous me remercierez peut-être ! Ici, j’ai toujours dit que c’était la maison du Diable.
— C’est ce que nous allons voir ! Holà, vous autres, de la lumière !
Lentement, retenant son souffle, Marianne à demi accroupie recula vers les ombres du jardin qui s’ouvrait, entouré de murs, au-delà d’une arche de pierre et qui devait longer le canal. L’instinct lui disait qu’il fallait fuir ces soldats et ces gens, peut-être bien intentionnés, mais trop curieux. Elle comprenait trop bien quelle pourrait être sa situation si on la trouvait là, seule vivante au milieu de quatre cadavres. Elle comprenait aussi que l’on croirait difficilement les explications qu’elle pourrait donner sur son aventure, terrible mais insensée. Au mieux, on la prendrait pour une folle et on l’enfermerait peut-être et, de toute façon, elle serait retenue par la police, interrogée interminablement. L’expérience vécue jadis à Selton Hall après son duel avec Francis Cranmere lui avait appris avec quelle facilité la vérité peut changer de forme et de couleur suivant la nature ou les sentiments de chacun. Sa robe, ses mains et ses souliers étaient maculés de sang. On pouvait fort bien l’accuser du quadruple crime. Que deviendrait alors son rendez-vous avec Jason ?
Le nom de son amant venait de revenir tout naturellement à son esprit, sans crainte et sans appréhension et elle s’en étonna. C’était la première fois, depuis qu’elle s’était éveillée de son long cauchemar, qu’elle évoquait le rendez-vous de Venise. Quand Damiani l’avait souillée, elle avait éprouvé une affreuse impression d’irrémédiable et elle avait pris d’elle-même, de son propre corps, un tel dégoût que seule la mort lui avait paru un bien désirable. Mais cette liberté inattendue qui venait de lui être redonnée la rendait à elle-même et elle retrouvait, du même coup, le goût passionné de la vie et de son corollaire naturel, la lutte.
Maintenant, elle reprenait conscience de ce qu’il y avait, quelque part dans le monde, un navire et un marin en qui s’incarnaient toutes ses espérances et que, ce marin, ce navire, elle voulait les revoir, les retrouver quelles qu’en puissent être les conséquences. Malheureusement, dans cette maison démentielle, la drogue et le désespoir lui avaient fait perdre jusqu’à la notion du temps écoulé. Le moment du rendez-vous pouvait aussi bien être arrivé que déjà dépassé ou seulement encore distant de plusieurs jours, elle l’ignorait complètement. Pour le savoir, il lui fallait d’abord sortir d’ici. Hélas, ce n’était pas facile !
Indécise sur ce qu’il lui fallait faire dans l’immédiat, Marianne s’était tapie dans un buisson de seringa, cherchant un moyen de quitter ce jardin qui embaumait l’oranger et le chèvrefeuille mais qui, défendu par des murailles apparemment sans fissures, n’en constituait pas moins un piège, et un piège qui serait probablement visité soigneusement tout à l’heure.
Là-bas, près du palais, des lanternes avaient été apportées qu’elle avait vues danser dans la nuit. Des gens qui lui parurent une foule, conduits par les deux soldats, avaient envahi la cour. De sa cachette, Marianne les vit, près du puits, se pencher sur le corps d’Ishtar avec des exclamations horrifiées. Puis, l’un des soldats monta l’escalier, disparut dans la maison avec une escorte de curieux, trop heureux de l’occasion ainsi offerte de visiter cette demeure patricienne et, peut-être, de piller quelque peu...
Marianne réalisa en même temps qu’il ne lui était pas possible de rester là plus longtemps si elle ne voulait pas être découverte. Elle quitta donc son abri précaire, fit quelques pas dans le jardin, cherchant la muraille pour la suivre dans l’espoir de trouver, peut-être, une porte de sortie. Il faisait noir comme dans un four. Les arbres, se rejoignant par le sommet formaient une épaisse voûte de feuillage sous laquelle l’obscurité était plus dense encore.
Les mains étendues en avant, comme une aveugle, Marianne toucha enfin les briques chaudes d’une muraille et se mit à la suivre à tâtons, bien décidée à faire ainsi tout le tour du jardin et, si elle ne trouvait pas d’issue, à grimper dans un arbre pour y attendre, mais pendant combien de temps, que la voie fût enfin libre.
Elle marcha ainsi une trentaine de pas. Puis le mur fit un coude. Encore quelques pas et les briques cessèrent brusquement pour faire place au vide et à des volutes de fer. D’ailleurs, ses yeux s’étant habitués de plus en plus aux ténèbres, elle put distinguer qu’elle se trouvait devant une petite grille ouvragée qui découpait, dans toute cette obscurité, une tache plus claire.
Au-delà, contrairement à ce qu’elle avait craint, il n’y avait pas de canal, mais une ruelle qu’une lanterne lointaine éclairait très vaguement. C’était, enfin, l’issue espérée...
Malheureusement, Marianne ne s’en trouvait pas plus avancée. La grille était solide et une chaîne la fermait, vigoureusement maintenue par un cadenas. Il était impossible de l’ouvrir. Mais, à sentir ainsi, à portée de ses poumons l’air de la liberté, elle refusa de se laisser décourager, d’autant qu’il lui semblait entendre les bruits de la maison se rapprocher.
Prenant un peu de recul, elle jaugea du regard la hauteur du mur où s’encastrait la grille et cet examen la satisfit. Car, si la grille ne pouvait s’ouvrir, elle semblait relativement facile à escalader, les motifs de ferronnerie qui la composaient offrant de bonnes prises point trop espacées. Quant au linteau du dessus, il n’excédait pas un pied et demi et se franchirait aisément, l’appareillage de briques dont il était formé étant assez antique pour offrir des failles où s’agripper.
Les bruits se précisaient. Des pas, des voix. Une lumière brilla sous les arbres à l’entrée du jardin, mais il ne pouvait être question, pour Marianne, d’escalader cette porte empêtrée d’une robe longue en tissu épais.
Malgré sa hâte et sa peur, elle prit tout de même le temps de l’enlever et la poussa dans la ruelle à travers la grille, puis, vêtue seulement d’une chemise et d’un pantalon de batiste, elle s’élança à l’assaut de la ferronnerie.
L’escalade, comme elle l’avait prévu, était assez facile. Fort heureusement d’ailleurs, car ses muscles, affaiblis par la longue claustration et l’inaction, avaient beaucoup perdu de leur souplesse et de leur force
Quand Marianne parvint au faîte du mur, elle était hors d’haleine et trempée de sueur. La tête lui tournait et, prise de vertige, elle dut s’asseoir un instant sur la crête pour laisser aux battements de son cœur le temps de se calmer. Elle n’aurait jamais cru qu’elle s’était affaiblie à ce point. Tout son corps tremblait et elle avait l’impression affolante que ses nerfs pouvaient la lâcher d’une seconde à l’autre. Néanmoins, il fallait maintenant descendre de l’autre côté...
Fermant les yeux, Marianne s’agrippa au mur, laissa descendre ses pieds en tâtonnant pour trouver des appuis, décala d’abord un pied, puis l’autre, une main, puis l’autre, voulut descendre encore un peu mais, brusquement, les forces lui manquèrent. Ses mains glissèrent en s’écorchant et elle tomba...
Fort heureusement, elle n’était pas très haut et elle atterrit sur ses vêtements qu’elle avait jetés au-dehors. L’épaisseur du drap et du velours amortirent la chute. Elle put se relever presque aussitôt, frictionna le bas de son dos endolori et jeta un rapide regard autour d’elle. Comme elle l’avait prévu, elle se trouvait dans une ruelle étroite prolongée de chaque côté par un petit pont en dos-d’âne. Mais à l’une des extrémités, celle de gauche, une faible lumière brillait.
Et des deux côtés, la ruelle était parfaitement déserte.
Hâtivement, Marianne remit sa robe en prenant soin de rester à l’abri du mur, hésita un instant. A ce moment, un lointain roulement de tonnerre se fit entendre et le vent se leva, balayant la rue et faisant voler les cheveux dénoués de la jeune femme. Cela la galvanisa. Les yeux fermés, elle ouvrit les bras tout grands comme pour saisir ce vent, cependant plus chargé de poussière que d’odeurs marines, mais qui lui parut enivrant. Elle était libre, libre enfin ! Au prix du quadruple crime d’un inconnu, mais elle était libre tout de même et ceux qui gisaient parmi les fastes surannés d’un palais qu’ils avaient volé, ne méritaient pas un regret. C’était là, aux yeux de la prisonnière évadée, le jugement même de Dieu.
Elle hésita un instant sur la direction à prendre, puis, légère tout à coup, se décida pour la gauche et prit sa course vers la petite lumière jaune qui brillait tout là-bas.
Au même moment, quelques gouttes de pluie, grosses comme des ducats, commencèrent à tomber, creusant dans la poussière autant de petits cratères. L’orage approchait de Venise...
Une pluie diluvienne s’abattit sur Marianne, à peine franchi le petit pont du haut duquel elle put apercevoir des gens qui se ruaient sous le porche du palais Sorenzo et plusieurs gondoles agglutinées sur le rio devant le petit quai. En quelques secondes tout fut noyé. Venise sombra dans un univers liquide zébré d’éclairs blancs grâce auxquels, parfois, la perspective de la rue surgissait des ténèbres. La lumière vers laquelle Marianne avait choisi de se diriger, et qui était sans doute quelque lampe à huile allumée devant une statue sainte, avait disparu.
Trempée jusqu’aux os en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, Marianne n’en ralentit pas sa course pour autant. C’était trop bon de pouvoir courir, de s’élancer ainsi droit devant soi, même sans bien savoir où cela vous mènerait. Elle se contenta de baisser la tête, de courber le dos sous l’averse.
L’orage qui s’abattait sur la ville était bon, lui aussi, et la pluie lui faisait du bien. Elle la lavait mieux encore que les ablutions compliquées des esclaves de Damiani. C’était comme si le Ciel avait décidé, en versant tant d’eau sur tant de sang, de haine et de honte, d’en effacer les traces visibles. Et Marianne se laissait flageller par la tempête avec un bienheureux sentiment de délivrance. Elle aurait souhaité pouvoir laver aussi chaque fibre de son corps pour en ôter jusqu’au souvenir...
Pourtant, il n’était pas possible qu’elle courût ainsi toute la nuit et jusqu’à épuisement, à travers Venise. Il lui fallait trouver au plus vite un refuge. Car, outre qu’une rencontre avec une patrouille de police était toujours possible, les gens ne manqueraient pas, le jour revenu, de s’étonner de son aspect étrange, de ses vêtements et de ses cheveux ruisselants.
Elle pensa donc que le mieux était de chercher une église pour y demander aide et assistance, et aussi la date du jour présent.
Là seulement elle pourrait se dire à l’abri des choses, des gens et de la police. L’antique droit d’asile qui, si souvent, avait étendu son inviolable protection jusque sur des criminels, pouvait bien se dresser entre une femme coupable seulement d’une âpre volonté de bonheur et une administration qu’elle devinait tatillonne et tracassière. Au besoin elle invoquerait sa parenté avec le cardinal de San Lorenzo... si toutefois l’on voulait bien la croire !
Entre deux rangées d’échoppes de marchands de légumes fermées à cette heure tardive, Marianne courut vers un autre pont, une autre ruelle. Aveuglée par la pluie qui tombait dans ses yeux, trébuchant sur les débris de poireaux ou les trognons de choux abandonnés dans le caniveau, elle manqua dix fois de s’abattre dans l’eau boueuse.
L’orage redoublait de violence quand, après un nouveau pont, Marianne, hors d’haleine, déboucha sur une place, après avoir suivi un instant un assez large canal qui en longeait l’un des côtés. Sur sa droite, la zébrure blanche d’un éclair fit surgir du déluge la façade rousse d’une grande église au gothique harmonieux. Mais ce ne fut qu’un instant. Le rideau de nuit et de pluie retomba plus opaque encore tandis que, juste au-dessus de la tête de la jeune femme, éclatait le tintamarre du tonnerre.
Au jugé, elle tenta de joindre cette église un instant entrevue mais son élan se brisa sur un angle de pierre où elle se fit un mal affreux. Avec un gémissement de douleur, elle essaya de contourner l’obstacle imprévu. Un nouvel éclair le lui montra et, du même coup, lui fit pousser un cri de terreur. Pourtant, ce n’était que la statue équestre d’un guerrier du Quattrocento qui la dominait de si haut qu’elle lui parut tomber du ciel. Mais si vivante était sa réalité, si brutale l’expression du visage à la mâchoire carnassière sous le rebord du casque de guerre, si redoutable la puissance de ce cavalier de bronze verdi que Marianne, malgré elle, eut un mouvement de recul comme si le gigantesque destrier, poussé en avant par l’art du sculpteur, s’apprêtait à la fouler aux pieds. Dans cette nuit terrible, d’ailleurs, tout ne semblait-il pas tenir du prodige et du surnaturel ? Et ce condottiere d’airain, apparu soudain au cœur d’une tempête, ressemblait trop au mauvais génie de son destin. Il était là, devant elle, l’écrasant de son arrogance menaçante, comme s’il la défiait d’oser poursuivre une route sur laquelle il se dressait.
Pour échapper à sa fascination, elle se tourna vers l’église qu’elle venait d’entrevoir une seconde et se précipita vers l’abri de son porche, s’y tapit contre le vantail qui refusa de s’ouvrir, cherchant un endroit un peu plus sec. Malheureusement le porche était de peu de profondeur et la pluie le frappait de plein fouet.
L’orage avait singulièrement rafraîchi la température et, dans ses vêtements dégouttant d’eau qui lui donnaient assez l’aspect d’une fontaine, Marianne grelottait maintenant. Elle essaya, de nouveau, d’ouvrir la porte centrale de l’église, puis une autre sans y parvenir.
— On ferme toujours l’église la nuit, fit non loin d’elle une petite voix mal assurée. Mais si tu veux venir près de moi, tu seras moins mouillée et on pourra attendre la fin de l’orage...
— Qui a parlé ? Je ne vois rien.
— Moi. Je suis là ! Attends, je viens te chercher.
Il y eut une galopade dans les flaques d’eau puis une main menue se glissa dans celle de Marianne. C’était celle d’un petit garçon qui, pour la taille, pouvait avoir une dizaine d’années, mais qu’elle distinguait mal.
— Viens, fit-il avec décision en la remorquant derrière lui sans autre forme de procès. Sous le portail de la Scuola, il y a bien plus de place et la pluie ne va pas de ce côté. Ta robe et tes cheveux sont pleins d’eau.
— Comment vois-tu tout cela ? Moi c’est tout juste si je t’aperçois...
— J’y vois la nuit. Annarella dit que tous les chats sont mes frères.
— Qui est Annarella ?
— Ma sœur aînée. Elle est la sœur des araignées, elle fait de la dentelle ! La plus belle et la plus fine de tout Venise !
Marianne se mit à rire.
— Si tu penses avoir trouvé une pratique, tu te trompes, mon garçon ! Je n’ai pas un liard ! Mais vous me faites l’effet d’une drôle de famille. Le chat et l’araignée ! On dirait une fable !
Guidée par l’enfant, une course de quelques secondes la mena jusqu’à l’entrée d’un bâtiment qui s’élevait à angle droit de l’église. L’orage éclaira une seconde la grâce d’une façade Renaissance, des frontons arrondis dont l’un se timbrait du lion de Saint-Marc. Et, comme l’avait annoncé le gamin, le portail, double et même triple, porté par des colonnes et gardé de deux fauves couchés, était infiniment plus confortable que celui de l’église.
Marianne put y secouer sa robe et rejeter dans son dos ses longues mèches ruisselantes. La pluie, d’ailleurs, se calmait. L’enfant ne disait plus rien, mais pour entendre encore sa voix, qui était fraîche et pure comme un cristal, elle l’interrogea :
— Il doit être très tard. Que fais-tu dehors à cette heure ? Tu devrais être couché depuis longtemps.
— J’avais une commission à faire pour un ami, répondit l’enfant, gardant une prudente réserve, et j’ai été surpris par l’orage, tout comme toi. Mais, dis... d’où viens-tu toi-même ?
— Je ne sais pas, répondit la jeune femme soudain tendue. On m’avait enfermée dans une maison et je me suis échappée. Je voulais entrer dans l’église pour trouver un abri.
Il y eut un silence. Elle sentit que l’enfant la dévisageait. Il devait la prendre pour une folle échappée de quelque asile ; elle en avait assez l’apparence... mais il reprit, de la même voix tranquille :
— Le sacristain ferme toujours San Zanipolo ! A cause des voleurs et des trésors ! Beaucoup de nos seigneurs doges y sont enterrés... et lui est là pour les garder, ajouta-t-il en désignant le cavalier de bronze qui, de profil, semblait précéder l’église.
Puis, baissant soudain la voix, il chuchota, très vite :
— C’est un amoureux qui t’avait enfermée ou bien.... la polizia ?
Quelque chose souffla à Marianne que son jeune compagnon lui montrerait plus de sympathie dans la seconde éventualité. D’ailleurs, il était impensable de lui dire la vérité.
— La Police !... S’ils me reprennent, je suis perdue ! mais, dis-moi... au fait quel est ton nom ?
— On me dit Zani[1] comme l’église...
— Eh bien, Zani, je voudrais savoir quel jour nous sommes.
— Tu ne le sais pas ?
— Non. J’étais dans une chambre sans lumière et sans fenêtre. On y perd un peu la notion du temps.
— Peccato ! Tu as eu de la chance de leur échapper ! La polizia, c’est tous des sauvages et ils sont plus mauvais et plus bêtes encore depuis que les sbires de Bonaparte sont venus les aider. On dirait qu’ils font la course !...
— Tu as raison, mais, je t’en supplie, dis-moi quel jour, implora la jeune femme en saisissant l’enfant par le bras.
— Ah oui, j’oubliais ! On était le 29 juin quand j’ai quitté la maison et on doit être le 30 maintenant. Le jour n’est pas très loin !
Assommée, Marianne se laissa aller contre le mur.
Cinq jours ! Il y avait maintenant cinq jours que Jason devait l’attendre dans la lagune ! Il était tout près d’elle et passait peut-être ses nuits à scruter l’obscurité, dans l’espoir de la voir apparaître tandis qu’elle subissait encore, passive et désespérée, les caresses de Damiani...
En quittant cette maudite maison, elle pensait honnêtement avoir encore un peu de temps pour reprendre pleinement possession d’elle-même, pour réfléchir aussi et pour, enfin, tenter d’effacer un peu de sa mémoire les heures d’un gris affreux et sale qu’elle venait d’endurer. Un peu de recul lui semblait nécessaire avant d’affronter le regard aigu de Jason. Elle connaissait trop sa perspicacité et cet instinct, quasi animal, qui le faisait mettre toujours le doigt sur le point sensible ou simplement défectueux. D’un seul coup d’œil, il saurait que la femme qui venait à lui n’était plus la même que celle qu’il avait laissée à bord du « Saint-Guénolé » six mois plus tôt. Le sang répandu vengeait sa honte, mais ne l’effaçait pas plus que la trace vivante laissée peut-être dans le secret de son corps et à laquelle, pour le moment, elle se refusait à croire, ou seulement à penser. Et voilà qu’il l’attendait... déjà !
Dans l’espace de quelques instants, une heure peut-être, elle pouvait se trouver en face de lui. Et c’était un déchirement de penser que cette minute, si longtemps, si passionnément attendue, elle ne la voyait plus approcher sans crainte. Car elle ne savait plus ce qu’elle allait trouver au bout de ces rues inondées, de ces dômes noyés, de toute cette cité livrée à la tempête et qui lui cachait la mer.
En la revoyant, Jason ne serait-il qu’un amant tout entier au bonheur des retrouvailles ou bien se doublerait-il d’un inquisiteur plein d’arrière-pensées ? Il attendait une femme heureuse venant à lui dans le soleil et dans tout l’éclat de sa beauté triomphante et il verrait venir à lui une créature traquée, inquiète et aussi mal à l’aise dans sa peau que dans ses vêtements délavés. Qu’en penserait-il ?
— Il ne pleut plus, tu sais ?
Zani tirait Marianne par sa manche. Elle tressaillit, ouvrit les yeux, regarda autour d’elle. C’était vrai. L’orage avait cessé aussi brusquement qu’il avait commencé. Ses grondements furieux s’enfuyaient vers l’horizon. Les cataractes et le vacarme de tout à l’heure avaient fait place à un grand calme, à peine troublé par le clapotis des gouttes tombant des toits, dans lequel l’atmosphère, épuisée, semblait reprendre son souffle.
— Si tu ne sais pas où aller, reprit l’enfant dont les yeux brillaient dans l’ombre comme des étoiles, tu n’as qu’à venir chez nous. Tu y seras à l’abri de la pluie et des carabinieri...
— Mais que dira ta sœur ?
— Annarella ? Rien du tout. Elle a l’habitude.
— L’habitude ? de quoi ?
Mais cette fois Zani ne répondit pas et Marianne sentit que ce silence était volontaire. L’enfant venait de se remettre en marche, la tête bien droite, avec cette naïve dignité de ceux qui se croient dépositaires de lourds secrets. Sans insister, sa nouvelle amie le suivit. L’idée d’un toit pour dormir lui plaisait. Quelques heures de repos lui feraient du bien et lui permettraient peut-être de retrouver au fond d’elle-même un peu de cette Marianne que Jason attendait ou, tout au moins, une femme qui lui ressemblerait un peu plus.
Ils repartirent par le chemin que Marianne avait suivi pour venir mais, dans la rue aux Herbes, tournèrent à gauche et se perdirent dans une infinité de ruelles coupées de canaux qui parurent à la jeune femme un inextricable labyrinthe.
Le chemin était si capricieux qu’elle avait l’impression de le recouper cent fois, mais Zani n’hésitait jamais, ne fût-ce qu’une seconde.
Le ciel s’allégeait et devenait plus clair. Quelque part, un coq chanta, appelant la lumière, seul bruit dans ce dédale désert où la vie se cachait derrière d’épais volets de bois et dont les chats étaient les seuls maîtres. Terrés dans quelque trou durant l’averse, ils jaillissaient de partout et rentraient chez eux, sautant les flaques d’eau et évitant les gouttières. Mais les maisons peu à peu surgissaient de l’obscurité, découpant sur la première lueur de l’aube leurs toits capricieux, leurs clochetons, leurs terrasses et leurs étranges cheminées en entonnoir. Tout était tranquille et les deux promeneurs attardés pouvaient imaginer que la rue était à eux quand, soudain, ils jouèrent de malchance.
Ils débouchaient dans la Merceria, une artère un peu plus large que les autres mais sinueuse et toute bordée de boutiques, quand ils tombèrent sur une patrouille de gardes nationaux. La rencontre fut impossible à éviter. La rue formait un coude à cet endroit.
Marianne et l’enfant se trouvèrent soudain entourés de soldats dont deux portaient des lanternes.
— Halte-là ! intima le chef du détachement avec plus d’autorité que de logique, car ils étaient bien incapables de bouger. Où allez-vous comme ça ?
Marianne, prise de court et paralysée à la vue des uniformes, le regarda sans répondre. C’était un jeune officier à l’air rogue, visiblement enchanté de son uniforme à buffleteries blanches et d’une moustache qui semblait lui servir de bouclier. Il lui rappela Benielli.
Mais Zani, en bon Vénitien, se lança dans des explications volubiles débitées à un tel rythme que toute la rue parut s’emplir de sa petite voix claire. Il comprenait fort bien que ce n’était pas une heure, pour un garçon de son âge, pour errer dans Venise, mais il n’y avait pas de leur faute et il fallait que Monsieur l’officier leur fît confiance car voilà ce qu’il en était : lui et sa cousine avaient été appelés, dans la soirée, au chevet de la zia[2] Lodovica qui souffrait de la malaria. C’était le cousin Paolo qui les avait appelés au secours avant de partir pour la pêche et ils étaient venus tout de suite, parce que la zia Lodovica était vieille et qu’elle était si malade, et qu’elle délirait que c’en était une pitié ! Une femme si intelligente, pourtant, et qui avait été la sœur de lait et la servante de monseigneur Lodovico Manin, le dernier doge. Alors, quand lui et sa cousine l’avaient vue dans cet état, ils n’avaient pas osé la quitter. Ils l’avaient veillée, soignée, réconfortée et le temps avait coulé. Quand, enfin, la zia s’était endormie, la crise passée, il était très tard ! Comme il n’y avait plus rien à faire et que le cousin Paolo devait rentrer dans la matinée, Zani et sa cousine étaient repartis pour rassurer sa sœur Annarella qui devait être en souci d’eux. L’orage les avait surpris, obligés à attendre, à s’abriter. Alors, si ces messieurs les glorieux militaires voulaient bien les laisser poursuivre leur route...
Avec admiration, Marianne avait suivi l’exploit oratoire de son jeune compagnon que les soldats, eux, avaient subi sans broncher, trop surpris, sans doute, par cette avalanche de paroles. Mais ils ne s’écartèrent pas pour autant et le chef interrogea encore :
— Comment t’appelles-tu ?
— Zani, signor officier, Zani Mocchi et elle, c’est ma cousine Appolonia.
— Mocchi ? Tu es de la famille du courrier de Dalmatie qui a disparu près de Zara voici quelques semaines ?
Zani baissa la tête comme sous le coup d’une grande douleur.
— C’était mon frère, signor, et c’est aussi un grand chagrin, car nous ne savons toujours pas ce qu’il est devenu...
Il aurait peut-être continué sur ce sujet, mais l’un des soldats s’était penché pour chuchoter quelque chose à l’oreille de son chef qui fronça les sourcils :
— On me dit que ton père a été fusillé en 1806 pour propos subversifs contre l’Empereur et que ta sœur, cette Annarella qui se fait tant de souci, est la fameuse dentellière de San Trovaso qui ne cache pas la haine qu’elle nous porte ! On ne nous aime guère dans ta famille et, au quartier général, on se demande si ton frère n’est pas passé à l’ennemi...
Les choses tournaient mal et Marianne, désemparée, cherchait comment secourir son petit compagnon sans se trahir elle-même. Mais, courageusement, l’enfant fit front :
— Pourquoi est-ce qu’on vous aimerait ? s’écria-t-il avec crânerie. Quand votre général Bonaparte est venu ici brûler notre Livre d’Or et installer une autre république, on a cru qu’il nous apportait la vraie liberté ! Et il nous a donnés à l’Autriche ! Et puis il nous a repris. Seulement il n’était plus un général républicain, mais un empereur ! Et nous on n’a fait que changer d’empereur ! On aurait pu vous aimer ! C’est vous qui n’avez pas voulu !...
— Ouais ! Tu as la langue bien pendue pour un gamin haut comme une botte ! Je me demande si... mais, au fait, celle-là qui ne dit rien, c’est ta cousine ?
L’une des lanternes, levée au bout d’une manche galonnée, vint éclairer brusquement le visage de Marianne. L’officier siffla entre ses dents :
— Mâtin ! Quels yeux !... Et quelle tournure pour la cousine d’un mioche déguenillé ! On dirait une dame...
Cette fois, Marianne sentit qu’il lui fallait se lancer dans l’aventure et venir en aide à Zani. L’officier était vraiment trop méfiant. Elle décida d’entrer dans la peau du personnage et lui décocha un sourire aguichant :
— Mais je suis une dame, ou presque ! C’est un plaisir de rencontrer un homme aussi intelligent, signor officier ! Vous avez tout de suite vu que, si je suis bien la cousine de Zani, je ne suis pas d’ici ! Je suis seulement venue passer quelques jours chez ma cousine Annarella ! Voyez-vous, ajouta-t-elle en se rengorgeant, j’habite Florence où je suis femme de chambre chez la baronne Cenami, lectrice de Son Altesse Royale Madame la princesse Elisa, grande-duchesse de Toscane, que Dieu protège...
Et elle fit rapidement plusieurs signes de croix pour bien montrer le degré de dévotion qu’elle portait à une si illustre princesse. L’effet fut magique. Au nom de la sœur de Napoléon, la mine de l’officier se détendit. Il se redressa, passa un doigt dans son haut col et tordit sa moustache pour lui rendre un pli plus avantageux.
— Ah ! c’est donc ça ? Eh bien, ma belle enfant, vous pouvez vous vanter d’avoir eu de la chance de tomber sur le sergent Rapin, c’est-à-dire un homme qui comprend les choses ! Un autre vous aurait emmenée tout droit au poste du Palais Royal[3] pour éclaircir la situation...
— Alors, nous pouvons continuer ?
— Pour sûr ! Mais on va vous conduire un bout de chemin des fois que vous rencontriez une autre patrouille qui ne saurait pas reconnaître ce qu’on doit à une personne comme vous...
— C’est que... nous ne voudrions pas vous déranger...
— Pensez-vous ! ça va être un plaisir ! Nous allons dans la même direction si vous rentrez à San Trovaso. Avec nous, vous n’aurez pas de mal à trouver un passeur pour traverser le Grand Canal... et puis, ajouta-t-il plus bas du ton de la confidence importante, Venise n’est pas sûre cette nuit. On nous a signalé une réunion de conspirateurs ! Il y en a plein dans le sud de l’Italie et ils envoient des sbires jusqu’ici ! Paraît que ce sont tous des charbonniers...[4] Même que ça ne doit pas être commode pour les reconnaître la nuit...
Enchanté de lui-même et de ce qu’il considérait comme une bonne plaisanterie, le brigadier Rapin éclata d’un gros rire auquel ses hommes firent écho puis offrit galamment son bras à Marianne, passablement éberluée de la réussite de son mensonge diplomatique.
La patrouille se remit en route, augmentée de Marianne qui allait devant au bras de Rapin et de Zani qui, plein de respect soudain pour sa nouvelle amie, s’était attaché à sa robe et ne la lâchait plus.
Le jour venait rapidement maintenant car, en été, la lumière chasse les ténèbres avec une sorte de hâte. L’aube grise se teintait déjà de rose vers le Levant. Bientôt, choses et gens, devenus bien visibles, rendirent les lanternes inutiles. On les éteignit.
Malgré sa fatigue et son anxiété, Marianne avait conscience du côté comique offert par leur bizarre cortège.
« Nous devons avoir l’air d’une noce de village qui a mal tourné », songea-t-elle tandis que son chevalier servant inattendu lui débitait des fadaises et faisait de son mieux pour obtenir un rendez-vous sans qu’elle pût démêler s’il était attiré par son charme personnel ou par sa situation de « personne bien avec la Cour » !
La Merceria s’insinua tout à coup sous une haute voûte creusée dans une tour bleue, timbrée d’une vaste horloge et couronnée d’une cloche. Quand on l’eut franchie, Marianne se crut soudain transportée au pays des légendes, tant avait de beauté le spectacle qui s’offrait à ses yeux.
Elle vit un nuage de pigeons blancs s’envoler dans le matin mauve, enroulant d’une spirale neigeuse un mince campanile rose. Elle vit une église-palais et un palais -joyau unir leurs coupoles verdies et leurs pinacles d’albâtre, leurs pierres aux tendres couleurs de chair et leurs mosaïques d’or, leurs guipures de marbre et leurs clochetons niellés, abris précieux d’un peuple d’évangélistes soigneux. Elle vit une place immense, sertie dans une broderie d’arcades et dessinée de marbre blanc comme quelque gigantesque jeu de marelle. Elle vit enfin, entre le beau palais et un bâtiment qui avait l’air d’un coffret peuplé de statues, précédée de deux hautes colonnes timbrées l’une d’un lion ailé, l’autre d’un saint flanqué d’une sorte de crocodile, une vaste soierie bleuâtre qui accéléra les battements de son cœur : la mer.
Des barques aux voiles latines couleur d’anémone voguaient sur des moirures, argentées devant un horizon brumeux d’où émergeaient encore un dôme, un campanile, mais c’était tout de même la mer, le bassin de Saint-Marc où, peut-être, Jason l’attendait... Et Marianne dut se faire violence pour ne pas courir vers ces flots dont l’odeur âpre venait jusqu’à elle...
Le sergent Rapin, lui, avait vu autre chose. A peine franchie la voûte de la tour de l’Horloge, il avait vivement lâché le bras de sa compagne. En effet, on était maintenant en vue du corps de garde installé à la porte du Palais-Royal et la galanterie devait faire place à la discipline. Il rectifia la position et salua militairement.
— Nous voici arrivés, mes hommes et moi. Quant à vous, signorina, vous n’êtes plus très loin de chez vous ! Mais, avant de nous quitter, puis-je vous demander la faveur d’une prochaine rencontre ? Ce serait dommage d’être presque voisins... et de ne pas se revoir ? Qu’en pensez-vous, susurra-t-il, la mine engageante.
— Ce serait avec plaisir, monsieur l’officier, minauda Marianne avec un naturel qui faisait honneur à ses talents de comédienne, mais je ne sais si ma cousine...
— Vous ne dépendez pas d’elle, j’imagine ? Vous, une personne attachée à Son Altesse Impériale ?
Apparemment, l’imagination de Rapin valait celle de Zani et dans le court laps de temps où ils avaient fait route ensemble, il avait purement et simplement éliminé la mythique patronne de Marianne, la baronne Cenami dont le nom, sans doute, ne lui disait rien, pour ne tenir compte que de son auguste maîtresse la princesse Elisa.
— Non, bien sûr... hésita Marianne, mais je ne suis plus ici pour longtemps. En fait, je repars...
— Ne me dites pas que vous partez ce soir ! coupa le sergent en frisant sa moustache, vous m’obligeriez à faire arrêter tous les bateaux en partance pour la terre ferme. Attendez demain... Nous pourrions nous retrouver justement ce soir... aller au spectacle... Tenez, je peux avoir des places pour l’opéra, à la Fenice ! Cela vous plairait sûrement...
Marianne commençait à penser qu’elle aurait infiniment plus de mal à se débarrasser de cet encombrant militaire qu’elle ne l’avait imaginé. Si elle le repoussait, il pouvait se montrer très désagréable. Et qui pouvait dire si Zani et sa sœur ne feraient pas les frais de sa mauvaise humeur ? Maîtrisant son impatience, elle jeta un rapide regard sur l’enfant qui, sourcils froncés, suivait la scène. Puis, se décidant, elle tira le sergent un peu à l’écart de ses hommes. Eux aussi commençaient visiblement à trouver le temps long.
— Ecoutez, chuchota-t-elle se souvenant tout à coup de l’interrogatoire subi par l’enfant, il ne m’est possible ni d’aller dans un théâtre avec vous ni de vous prier de venir chez ma cousine me chercher. Depuis la disparition de mon cousin... le courrier de Zara, nous sommes autant dire en deuil. Et puis, Annarella n’a pas les mêmes raisons que moi de sympathiser avec les Français...
— Je comprends bien, souffla Rapin même jeu, mais que faire ? C’est que j’ai de la sympathie pour vous, moi !
— De même que j’en ai pour vous, sergent, mais j’ai peur que, dans la famille, on ne me pardonne pas cette... attirance ! Mieux vaut... nous cacher... nous voir clandestinement. Vous comprenez ? Nous ne serons pas les premiers à agir ainsi !
La bonne figure sans malice de Rapin s’illumina. Il était depuis assez longtemps en Vénétie pour avoir entendu parler de Roméo et Juliette et, visiblement, il imaginait déjà de mystérieuses amours au vigoureux parfum d’aventure.
— Comptez sur moi ! s’écria-t-il. Je serai la discrétion même. (Puis baissant de nouveau la voix et sur un ton de conspirateur, il chuchota dans sa moustache :) Ce soir, au crépuscule... je vous attendrai sous l’acacia de San Zaccharia ! Nous y serons tranquilles pour causer. Vous viendrez ?
— Je viendrai ! Mais prudence et discrétion !... Que personne ne s’en doute !
On se quitta sur cette promesse et Marianne retint avec peine un soupir de soulagement. Depuis un moment elle avait l’impression de jouer l’une de ces farces qui faisaient la joie des badauds parisiens au boulevard du Temple ! Rapin salua, non sans avoir serré, furtivement et passionnément, la main de celle qu’il considérait désormais comme sa nouvelle conquête.
La patrouille, traînant ses armes et visiblement éreintée, rentra dans le palais tandis que Zani entraînait sa pseudo-cousine désappointée, non vers la mer mais vers le fond de la place où des ouvriers arrivaient sur le chantier d’une nouvelle série d’arcades destinées à fermer complètement le quadrilatère de ce côté.
— Viens par là, souffla-t-il. C’est plus près.
— Mais... j’aurais tant voulu voir la mer...
— Tu as tout le temps. Et on va rejoindre le bord plus vite. Les soldats ne comprendraient pas qu’on passe ailleurs...
La ville s’animait. Les cloches de Saint-Marc s’étaient mises à sonner. Des femmes enveloppées de châles noirs, suivies ou non de serviteurs, se hâtaient déjà vers l’église pour la première messe.
Quand on atteignit le quai, après un court chemin, le cœur de Marianne manqua un battement et elle eut la tentation de fermer les yeux. Elle espérait et craignait, tout à la fois, d’apercevoir, ancrée au milieu de l’eau, la fière silhouette de la « Sorcière des mers », le brick de Jason. Elle avait beau se raisonner, elle ne pouvait s’empêcher de se sentir l’âme coupable de l’épouse adultère rentrant au logis...
Mais, hormis les petits bateaux de pêche qui s’envolaient vers la passe du Lido, les pinasses chargées de légumes qui remontaient le Grand Canal et la grosse barge qui servait de coche d’eau avec la terre ferme, il n’y avait aucun navire digne de ce nom dans le bassin... Pourtant, Marianne n’eut pas le temps d’être déçue, car elle aperçut aussitôt les hautes enfléchures des navires de haut bord qui apparaissaient de l’autre côté de la pointe de la Salute, derrière la Douane de Mer. Le sang sauta à ses joues et elle saisit le bras de Zani.
— Je veux aller de l’autre côté, fit-elle joignant le geste à la parole.
L’enfant haussa les épaules et la regarda avec curiosité.
— Tu devrais savoir que nous y allons puisque nous allons à San Trovaso.
Puis, tandis qu’ils se dirigeaient vers la grande gondole du traghetto qui les passerait sur l’autre bord du Grand Canal, Zani lâcha la question qui devait le tourmenter depuis un moment.
En effet, depuis que l’on s’était séparés de la patrouille, le petit Vénitien gardait un silence bizarre. Il avait marché devant Marianne, les mains enfoncées dans les poches de sa culotte de toile bleue un peu effrangée, retroussant la blouse de laine jaune, encore mouillée, qui lui descendait presque jusqu’aux genoux. Et il avait cette attitude un peu raide des gens que quelque chose ne satisfait pas entièrement :
— C’est vrai, demanda-t-il d’un petit ton sec, que tu es femme de chambre chez la baronne... machin ?... enfin près de la sœur de Bonaparte ?
— Bien sûr ! Est-ce que cela t’ennuie ?
— Un peu. Parce que, si c’est ça, c’est que tu es aussi pour Bonaparte ! Le soldat l’a bien compris, on dirait...
La méfiance et le chagrin se lisaient si clairement sur la figure ronde et brune de l’enfant que Marianne se refusa à augmenter sa peine.
— Ma maîtresse, bien sûr, est pour... Bonaparte, dit-elle doucement. Mais moi la politique ne m’intéresse pas. Je sers ma maîtresse, un point c’est tout.
— Tu es d’où alors ? Pas d’ici, en tout cas : tu ne connais pas la ville et tu n’as pas l’accent.
Elle n’hésita qu’imperceptiblement. Elle n’avait pas, en effet, l’accent vénitien. Mais l’italien qu’elle parlait, un pur toscan, lui dictait une réponse toute naturelle.
— Je suis de Lucques, dit-elle, ne mentant, après tout, qu’à moitié.
Le résultat la paya de sa peine. Un éblouissant sourire s’épanouit sur la petite figure soucieuse et Zani, de nouveau, vint loger sa main dans celle de Marianne.
— Alors, comme ça, ça va ! Tu peux venir à la maison. Mais il y a encore du chemin. Tu n’es pas trop fatiguée ? demanda-t-il avec une soudaine sollicitude.
— Si, un peu, soupira Marianne qui ne sentait plus ses jambes. C’est encore loin ?
— Un peu !...
Un passeur endormi leur fit traverser le canal, presque désert à cette heure matinale. La journée qui commençait s’annonçait comme exceptionnellement belle. Des vols de pigeons rayaient le ciel d’un bleu tendre, bien lessivé par l’orage nocturne. La brise de mer était fraîche et toute chargée d’odeurs salines que la jeune femme respira avec délices et, sur sa pointe vers laquelle on avançait lentement, la Salute, dans l’air pur du petit matin, ressemblait à un gigantesque coquillage. C’était un jour fait pour le bonheur et Marianne n’osait se demander ce qu’il lui réservait...
Une fois sur l’autre rive, il y eut encore des ruelles, encore des petits ponts aériens, encore des merveilles entr’aperçues, encore des chats vagabonds. Le soleil se levait dans une gloire d’or et Marianne, épuisée, sentait la tête lui tourner quand on arriva enfin devant l’embranchement de deux canaux dont le principal, bordé de hautes maisons roses où le linge séchait aux fenêtres, ouvrait largement sur le port. Un mince pont l’enjambait pour relier les quais.
— Voilà, dit Zani avec un geste d’orgueil, c’est chez moi. San Trovaso ! Lesquero[5] de San Trovaso... l’hôpital des gondoles malades.
En effet, il désignait, de l’autre côté de l’eau où flottaient des épluchures d’oranges et des feuilles de salade, quelques hangars de bois brun devant lesquels une dizaine de gondoles attendaient, couchées sur le flanc comme des requins blessés.
— Tu habites ce chantier ?
— Non, là-bas ! La dernière maison au coin du quai, tout en haut !
De l’angle même de cette maison dépassait la haute vergue d’un navire à l’ancre et Marianne, malgré sa fatigue, ne put résister à son impulsion : relevant sa robe à deux mains, elle se mit à courir jusque-là, poursuivie par Zani étonné de cette soudaine fuite. Mais elle ne pouvait plus attendre davantage pour savoir si Jason était là, s’il l’attendait...
L’idée lui était bien venue que, peut-être, il pouvait être en retard au rendez-vous et c’était la raison profonde pour laquelle elle avait suivi Zani jusque-là.
Où irait-elle, sans un sou, sans amis, si Jason n’était pas encore arrivé ? Mais maintenant, elle avait l’impression que ce n’était pas possible et elle était à peu près certaine qu’il était là !
Elle déboucha, haletante, sur le quai. Le soleil l’enveloppa et, soudain, devant elle, derrière elle, il y eut une forêt de mâts. Des navires, il y en avait partout, meute serrée de proues effilées d’un côté, masse compacte de châteaux arrière aux lanternes brillantes, de l’autre. Toute une flotte était là, reliée au quai par de longues planches que des portefaix montaient et descendaient sous de lourdes charges avec une sûreté d’équilibristes. Il y en avait tant que Marianne eut un éblouissement. Sa tête se mit à bourdonner.
Des commandements retentissaient, mêlés aux sifflets des comites et aux timbres des cloches de bord frappant les quarts. Un air de chanson voltigeait, rythmé par une invisible mandoline et reprise parfois par une fille au jupon rayé, aux pieds nus, un panier ruisselant de poissons en équilibre sur sa tête. Toute une population laborieuse s’activait sur ce quai rose, bruyante et colorée comme les personnages de Gol-doni et, sur les navires à quai, des hommes à demi nus lavaient les ponts à grands seaux d’eau claire.
— Qu’est-ce que tu fais là ? reprocha Zani. Tu as dépassé la maison ! Viens donc te reposer...
Mais l’amour et l’impatience étaient plus forts que la fatigue. A voir tous ces vaisseaux, Marianne avait senti se réveiller en elle sa fièvre d’attente. Jason était là, à quelques pas d’elle. Elle le sentait, elle en était sûre ! Comment, dans ce cas, songer à aller dormir ? D’un seul coup ses angoisses, les précautions qu’elle avait envisagées se détachaient d’elle, comme une peau morte après une maladie. Ce qui importait, c’était de le revoir, de le sentir, de le toucher !
Malgré Zani qui cherchait à la retenir, Marianne se lança à travers cette vie grouillante du quai, examinant les bateaux qui tiraient sur leurs amarres, scrutant les visages, observant les silhouettes de capitaines que l’on apercevait sur les dunettes. Mais rien ne ressemblait à ce qu’elle attendait.
Et puis, d’un seul coup, elle vit le navire qu’elle cherchait. La « Sorcière » était là, au beau milieu de la Giudecca, à quelques encablures des bateaux rangés près de la terre. Remorquée par deux grosses barques où des équipes de rameurs souquaient ferme sur les avirons, elle virait gracieusement sur l’eau calme, tandis que dans les haubans des marins aux pieds nus larguaient les voiles basses ou hissaient les voiles hautes.
Un bref instant, Marianne aperçut le beau profil de la sirène de proue, cette sirène qui lui ressemblait comme une sœur...
Fascinée par la grâce du navire qui, dans le soleil, brillait de tous ses cuivres, Marianne observait la manœuvre, cherchant parmi les silhouettes qui s’agitaient sur le pont à en reconnaître une seule, inimitable. Mais la Sorcière se couvrait de toile comme une mouette qui ouvre ses ailes, montrait sa poupe, prenait le vent, la passe...
A cet instant seulement Marianne comprit qu’elle partait...
Un véritable hurlement lui déchira la gorge :
— Non !... Non !... Je ne veux pas !... Jason !...
Comme une folle, elle se mit à courir le long du quai, criant, appelant désespérément, se jetant aveuglément à travers les passants sans même se soucier des horions qu’elle essuyait ni de l’étonnement qu’elle soulevait sur son passage. Portefaix, marchandes, pêcheurs et marins se retournaient sur cette femme échevelée qui, le visage inondé de larmes et les bras tendus, poussait des cris déchirants et semblait vouloir se jeter à la mer.
Mais Marianne ne sentait rien, n’entendait rien, ne voyait rien que le vaisseau qui la quittait. Elle en souffrait comme d’une torture. C’était comme si un invisible filin, tissé de sa propre chair, fût tendu entre elle et le bâtiment américain, un filin dont la tension se faisait de plus en plus douloureuse jusqu’à l’instant où, s’arrachant de sa poitrine, il s’engloutirait dans la mer emportant son cœur.
Dans l’esprit fiévreux de la malheureuse, une toute petite phrase tournait inlassablement, lancinante et cruelle comme une ironique ritournelle :
— Il ne m’a pas attendue... il ne m’a pas attendue !...
Ainsi, la patience et l’amour de Jason, qui avait cependant, pour cette rencontre, traversé un océan et deux mers, n’avaient pas duré au-delà de cinq jours ? Il n’avait pas senti que celle qu’il disait aimer était là, tout près de lui, il n’avait pas entendu ses appels désespérés. Et maintenant, il repartait, il s’éloignait sur la mer, son autre maîtresse, et peut-être pour toujours... Comment le rejoindre, comment le ramener ?
Haletante, son cœur cognant péniblement dans sa poitrine, Marianne courait toujours, son regard noyé de larmes rivé à la grande tache de soleil qui s’élargissait sans cesse entre le navire et la terre et qui devenait immense. Une tache étincelante comme un dernier espoir et qui l’attirait comme un aimant. Elle allait s’y jeter... Il n’y avait plus que quelques pas...
Une poigne vigoureuse saisit Marianne juste au moment où elle arrivait à l’extrémité du quai.
A l’instant même où elle allait, d’un élan impossible à contrôler, se jeter à l’eau, elle se trouva immobilisée, maîtrisée... et nez à nez avec le lieutenant Benielli qui la regardait comme s’il avait vu un fantôme.
— Vous ? bredouilla-t-il avec stupeur en réalisant qui était cette folle qu’il avait arrêtée au bord du suicide. C’est vous ?... C’est à n’y pas croire !
Mais Marianne en était arrivée au point où elle se fût trouvée sans surprise en face de Napoléon lui-même. Elle ne reconnut même pas celui qui la maintenait, ne vit en lui qu’un obstacle dont il fallait se débarrasser. Elle se débattit furieusement entre ses mains, cherchant à lui échapper à tout prix.
— Laissez-moi, criait-elle. Mais laissez-moi donc !
Heureusement, le lieutenant corse tenait bon mais sa patience était fort courte. Il en vit tout de suite le bout et se mit à secouer vigoureusement sa prisonnière pour au moins faire cesser des cris qui ameutaient tout le quai. On accourait, en effet, et certains visages qui approchaient étaient nettement menaçants, ne voyant qu’une chose : un « occupant » malmenait une jeune femme. Sentant qu’il ne serait pas le plus fort, Benielli, à son tour vociféra :
— A moi les dragons !
Marianne, pour sa part, n’eut même pas le temps de voir arriver le secours réclamé par Benielli. Comme elle continuait à hurler et à se débattre, le lieutenant, excédé, la fit taire d’un coup de poing appliqué avec précision. A défaut de l’eau du port, Marianne plongea dans une bienheureuse inconscience.
En émergeant de cet évanouissement inattendu sous l’effet d’une compresse de vinaigre appliquée sous son nez, Marianne aperçut devant elle le bas d’une robe de chambre rayée jaune et noir et une paire de pantoufles en tapisserie qui lui rappelèrent quelque chose : c’était elle qui avait brodé ces roses thé s’effeuillant sur un fond noir.
Elle releva la tête, non sans réveiller la douleur de son menton, faillit mordre la compresse qu’une femme de chambre agenouillée lui tenait sous les narines, la repoussa instinctivement et poussa un cri de joie.
— Arcadius !
C’était bien lui, en effet. Enveloppé dans la robe rayée, les pieds dans les pantoufles, ses cheveux ébouriffés dressés comiquement sur sa tête en deux touffes qui accentuaient sa ressemblance avec une souris, le vicomte de Jolival surveillait l’application du traitement.
— Elle revient à elle, monsieur le vicomte, s’écria la femme de chambre qui avait le sens de l’observation, en voyant la malade se redresser.
— C’est parfait ! Alors, laissez-nous...
Mais à peine la soubrette se fut-elle relevée pour lui permettre de s’asseoir au bord du canapé où Marianne était étendue qu’il reçut celle-ci dans ses bras.
En retrouvant la conscience, elle avait retrouvé aussi celle de ses malheurs et s’était jetée à son cou en sanglotant, incapable, d’ailleurs, d’articuler une parole.
Plein de pitié mais habitué, Jolival laissa passer l’orage se contentant de caresser tendrement les cheveux encore humides de celle qu’il considérait comme sa fille adoptive. Peu à peu, d’ailleurs, les sanglots s’apaisèrent et Marianne, d’une voix de petite fille désolée, confia dans l’oreille de son vieil ami :
— Jason !... Il est parti !
Arcadius se mit à rire en écartant de son épaule une Marianne défigurée par les larmes, puis, tirant un mouchoir de la poche de sa robe de chambre, il en tamponna ses yeux rouges et gonflés.
— Et c’est pour ça que vous alliez vous jeter dans le port ? Oui, il est parti... à Chioggia, faire de l’eau douce et prendre un chargement d’esturgeon fumé. Il reviendra demain. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Benielli était de garde au port. Je lui avais indiqué de s’y installer dès l’instant où la « Sorcière » mettrait à la voile et je devais l’y relayer plus tard pour le cas où vous arriveriez une fois le navire parti... ce que vous n’avez pas manqué de faire !
Envahie d’un merveilleux soulagement, Marianne, partagée entre l’envie de rire et celle de se remettre à pleurer, considéra Jolival avec une nuance d’admiration.
— Vous saviez que j’allais venir ?
Le sourire du vicomte-homme de lettres s’effaça et la jeune femme s’aperçut qu’il avait vieilli durant son absence. Un peu plus d’argent marquait ses tempes et les rides du souci s’étaient creusées entre ses sourcils comme au coin de sa bouche. Avec tendresse, elle embrassa ces stigmates de l’inquiétude.
— C’était notre seule chance de vous retrouver, soupira-t-il. Je savais que, vivante, vous feriez tout au monde pour arriver à votre rendez-vous. En dehors de cela, nous n’avions pu trouver aucune piste malgré les efforts de tous, y compris la grande-duchesse Elisa qui a mis sa police en chasse. Agathe a bien parlé d’une lettre de Mme Cenami, une lettre qui devait vous donner un rendez-vous, car vous êtes partie précipitamment, habillée pour passer aussi inaperçue que possible. Mais, naturellement, Mme Cenami n’avait jamais écrit... et vous aviez négligé de me laisser la moindre indication, reprocha-t-il doucement.
— La lettre de Zoé demandait le secret. J’ai cru qu’elle était en danger. Je n’ai pas assez réfléchi. Mais si vous saviez combien j’ai pu regretter mon imprudence...
— Ma pauvre enfant. L’amour, l’amitié et la prudence ne font pas souvent bon ménage, surtout chez vous ! Evidemment le général Arrighi et moi avons tout de suite songé à votre mari qui pouvait avoir perdu patience.
— Le prince est mort ! coupa Marianne sombrement. On l’a assassiné !
— Ah !...
A son tour Jolival scruta le visage de son amie. Ce qu’elle avait pu endurer y était inscrit clairement dans la pâleur du teint et l’angoisse du regard. Il devina qu’elle était passée par des heures terribles et qu’il était peut-être encore tôt pour en parler. Remettant à plus tard les questions qui lui venaient naturellement, Jolival reprit son récit :
— Vous me raconterez ensuite. Il est évident que cela explique bien des choses. Mais, après votre disparition, nous étions comme fous. Gracchus parlait d’aller mettre le feu à la villa de Lucques et Agathe pleurait toute la journée en disant que c’était sûrement le démon des Sant’Anna qui vous avait enlevée. Le plus calme, bien entendu, ce fut le duc de Padoue. Il s’est rendu, en personne et solidement escorté, à la villa dei Cavalli, mais il n’a trouvé que les serviteurs, peu nombreux, qui y vivent à demeure pour l’entretien. Et personne ne savait où se trouvait le prince. Il est... où il était coutumier, parait-il, de ces absences, souvent fort longues, et il n’avertissait jamais ni de son départ ni de son retour.
« ... Nous sommes donc revenus à Florence, désolés et découragés car nous n’avions plus le moindre indice. Evidemment, nous n’étions pas persuadés que le prince Sant’Anna ne fût pour rien dans votre enlèvement, mais nous ignorions à peu près tout de ses autres domaines. Où chercher ? Dans quelle direction ? La police grand-ducale elle aussi était bredouille. C’est alors que j’ai pensé venir ici pour la raison que je vous ai dite. Mais... je vous l’avoue, depuis cinq jours que Beaufort est arrivé, chaque heure qui passait m’enlevait un peu d’espoir. J’ai cru... »
Incapable d’aller plus loin, Jolival détourna la tête pour cacher son émotion.
— Vous m’avez crue morte, n’est-ce pas ? Mon pauvre ami, je vous demande pardon des angoisses que je vous ai causées... J’aurais tant voulu vous les éviter. Mais... lui, Jason, est-ce qu’il me croyait...
— Lui ? Non ! Pas un instant le doute ne l’a effleuré. Cette pensée-là, il l’a repoussée avec violence. Il ne voulait pas lui permettre de l’atteindre.
« Si elle n’était plus de ce monde, répétait-il, je le sentirais jusque dans ma chair. Je me sentirais amputé, je saignerais ou bien mon cœur ne battrait plus, mais je le saurais ! »
» C’est pourquoi, d’ailleurs, il est parti ce matin : pour être prêt à lever l’ancre dès que vous apparaîtriez ! Et puis... je crois bien que cette attente le rongeait, bien qu’il eût préféré se couper la langue plutôt que l’avouer. Il se sentait devenir fou. Il lui fallait bouger, agir, faire quelque chose. Mais vous, Marianne, où étiez-vous ? Pouvez-vous maintenant me dire ce qui s’est passé sans que cela vous soit trop pénible ?
— Cher Jolival ! Je vous ai fait endurer l’enfer et vous brûlez de savoir... Pourtant, vous avez attendu tout ce temps pour m’interroger, tant vous craignez de raviver des souvenirs pénibles ! J’étais ici, mon ami.
— Ici ?
— Oui. A Venise. Au palais Sorenzo qui appartenait jadis à dona Lucinda, la fameuse grand-mère du prince.
— Ainsi, nous avions raison ! C’était bien votre mari qui...
— Non. C’était Matteo Damiani... l’intendant. C’est lui qui a tué mon époux.
Et Marianne retraça pour Jolival tout ce qui s’était passé depuis le rendez-vous supposé de Zoé Cenami dans l’église d’Or San Michele : l’enlèvement, le voyage et l’avilissante captivité subie. Ce fut long cl difficile car, malgré la confiance et l’amitié qu’elle éprouvait pour son vieil ami, elle devait rapporter trop de choses cruelles pour sa pudeur et pour son orgueil. Il est dur, lorsque l’on est une des femmes les plus jolies et les plus admirées, d’admettre que l’on a été traitée durant des semaines sans plus de considération que du bétail ou qu’une esclave achetée au marché. Mais il fallait qu’Arcadius connût toute l’ampleur de son naufrage moral car il était sans doute le seul être capable de l’aider... voire le seul capable de la comprendre !
Il l’écouta ; avec des alternatives de calme parfait et d’agitation, d’ailleurs. Parfois, aux moments les plus pénibles, il se levait et se mettait à arpenter la pièce, les mains aux dos, la tête rentrée dans les épaules, assimilant de son mieux ce récit démentiel que, fait par une autre, il eût peut-être éprouvé quelque difficulté à croire entièrement. Puis, quand ce fut fini et que Marianne, épuisée, se laissa aller, les yeux fermés, sur les coussins du canapé, il courut prendre une grosse fiasque dans un cabaret en bois des îles, s’en versa un plein verre et l’avala d’un trait.
— En voulez-vous un peu ? proposa-t-il. C’est le meilleur remontant que je connaisse et vous devez en avoir besoin encore plus que moi !
Elle refusa d’un mouvement de tête.
— Pardonnez-moi de vous avoir infligé ce récit, Arcadius, mais il fallait que je vous dise tout ! Vous ne savez pas à quel point j’en avais besoin !
— Je crois que si. N’importe qui, après pareille aventure, souhaiterait s’en délivrer si peu que ce soit. Et vous savez bien que ma principale fonction, sur cette terre, est de vous aider. Quant à vous pardonner... ma pauvre enfant, que voulez-vous que je vous pardonne ? Ce tissu d’horreurs est bien la plus grande preuve de confiance que vous puissiez m’offrir. Reste à savoir ce que, maintenant, nous allons faire. Vous dites que ce misérable et ses complices sont morts ?
— Oui. Assassinés. J’ignore par qui.
— Personnellement, je dirai plutôt exécutés ! Quant à savoir qui fut l’exécuteur...
— Un rôdeur peut-être. Le palais est plein de merveilles.
Jolival hocha la tête d’un air dubitatif.
— Non. Il y a ces chaînes rouillées que vous avez trouvées sur le cadavre de l’intendant. Cela évoque une vengeance... ou une impitoyable justice ! Ce Damiani devait avoir des ennemis. L’un d’eux, peut-être, a appris votre sort et vous a délivrée... puisque vous avez trouvé, tout à coup, les vêtements qu’on vous avait enlevés disposés près de vous ! En vérité, c’est une bien étrange histoire, ne trouvez-vous pas ?
Mais Marianne refusait déjà de s’intéresser encore à son bourreau de la veille. Maintenant qu’elle avait tout dit à l’amitié, elle s’inquiétait seulement de l’amour et son esprit se tournait, irrésistiblement, vers celui qu’elle était venue rejoindre et avec lequel elle voulait toujours bâtir sa vie.
— Et Jason ? demanda-t-elle avec angoisse, dois-je lui raconter tout cela, à lui aussi ? Déjà, vous qui m’aimez beaucoup avez eu du mal, n’est-ce pas, à admettre mon récit. J’ai peur...
— Que Beaufort n’ait encore plus de peine, lui qui vous aime tout court ? Mais, Marianne... que pouvez-vous faire d’autre ? Comment expliquer cette disparition de plusieurs semaines si ce n’est par la vérité, si pénible soit-elle ?
Avec un cri, Marianne s’arracha de ses coussins, courut à Jolival et prit ses deux mains dans les siennes.
— Non, par pitié, Arcadius, n’exigez pas cela de moi. Ne me demandez pas de lui avouer toute cette honte. Il me prendrait en horreur... en dégoût peut-être...
— Pourquoi donc ? Est-ce votre faute ? Etes-vous allée volontairement rejoindre ce misérable ? On a abusé de vous, Marianne, de votre bonne foi et de votre amitié, d’abord, puis de votre faiblesse de femme. Encore a-t-on dû employer les pires moyens : la violence et la drogue !
— Je le sais bien ! Je sais tout cela mais je connais Jason aussi... sa jalousie, sa violence. Il a déjà eu tellement à me pardonner : songez que son amour pour la maîtresse de Napoléon a dû faire violence à sa morale rigide, songez que j’ai dû, ensuite, me vendre littéralement à un inconnu pour sauver mon honneur. Et maintenant, vous voudriez que je lui raconte... que je lui explique ?... Non, mon ami. C’est impossible, je ne pourrai jamais ! Pas ça... ne me demandez pas ça !
— Soyez raisonnable, Marianne. Vous le dites vous-même : Jason vous aime assez pour passer sur bien des choses.
— Pas sur celles-là ! Bien sûr, il ne me fera pas de reproches, il... comprendra, ou il fera semblant de comprendre pour ne pas ajouter à mon chagrin ! Mais il se détachera de moi ! Il y aura toujours entre nous les affreuses images que je vous ai décrites et, ce que je ne lui aurai pas dit, il l’imaginera ! Quant à moi, j’en mourrai de chagrin. Vous ne voulez pas que je meure, Arcadius... Vous ne le voulez pas, dites ?
Elle tremblait comme une feuille, emportée par une panique où la peur des jours passés se mêlait au désespoir et à la crainte torturante de perdre son unique amour.
Doucement Arcadius l’entoura de son bras et l’entraîna vers un fauteuil où il la fit asseoir, puis, gardant entre les siennes ses mains soudain glacées, il s’agenouilla devant elle.
— Non seulement je ne veux pas vous voir mourir, mon petit, mais je ne veux que votre bonheur ! Bien sûr, il est normal que vous n’imaginiez pas sans terreur de faire, à l’homme que vous aimez, un pareil récit, mais que lui direz-vous ?
— Je ne sais pas... Que le prince m’a fait enlever, séquestrer... que j’ai pu m’enfuir ! Je chercherai... et vous chercherez avec moi, dites, Arcadius ? Vous êtes tellement subtil, tellement intelligent...
— Et... s’il y a une trace... vivante ? Que direz-vous ?
— Il n’y en aura pas... Je ne veux pas qu’il y en ait ! D’abord rien ne prouve que les manœuvres de ce monstre aient porté leur fruit. Et si cela était...
— Eh bien ?
— Je saurais le détruire, quitte à engager ma vie. Il faudra bien que ce fruit pourri se détache de moi. Je ferai tout pour cela si, un jour, j’acquiers une certitude ! Mais Jason jamais ne saura rien de tout cela ! Je vous l’ai dit, je préfère mourir ! Il faut me promettre que vous ne lui direz rien, même sous le sceau du secret ! Il faut me le jurer si vous ne voulez pas que je devienne folle !...
Elle était dans un tel état que Jolival comprit qu’elle se trouvait au-delà de tout raisonnement. Ses yeux brûlaient de fatigue et de fièvre, sa voix avait les éclats aigus qui trahissent des nerfs arrivés à l’extrême degré de tension. La corde était sur le point de casser !
— Je vous le jure, mon petit. Calmez-vous, pour l’amour de Dieu, calmez-vous !... Il faut maintenant vous reposer, dormir... vous remettre ! Près de moi, vous êtes en sûreté, nul ne vous fera de mal et je ferai tout pour vous aider à oublier, aussi vite que possible, votre terrible aventure ! Gracchus et Agathe sont ici avec moi, bien entendu. Je vais faire appeler votre femme de chambre. Elle vous couchera, vous soignera et personne, je vous le promets, ne vous posera plus de questions...
La voix de Jolival était douce comme un velours. Elle ronronnait, apaisante, rassurante, agissant comme de l’huile sur une eau tumultueuse.
Peu à peu, Marianne se détendit et quand, un instant plus tard, Agathe et Gracchus, criant de joie, firent une entrée bruyante, ils la trouvèrent pleurant à chaudes larmes dans les bras de Jolival.
Et ces larmes-là, elles aussi, étaient bienfaisantes...
Le lendemain, vers la fin du jour, Marianne, étendue sur une chaise longue devant une fenêtre ouverte, regardait deux navires franchir la passe du Lido. Le premier de ces deux navires, le plus grand aussi, portait un drapeau étoile à la corne de son maître-mât, mais la jeune femme n’avait pas besoin de cet emblème pour savoir que ce vaisseau était celui de Jason.
Elle l’avait deviné aux sentiments complexes et contradictoires qui s’étaient agités en elle alors même que ce grand brick aux voiles carrées n’était encore qu’une tache blanche sur le ciel...
Le soleil qui, tout le jour, avait incendié Venise se couchait dans un chaos d’or en fusion derrière l’église du Rédempteur. Un peu d’air frais entrait par la fenêtre avec le cri des oiseaux de mer et Marianne le respirait avec délices, goûtant la paix fragile de cet ultime instant de solitude, s’étonnant d’y attacher tant de prix puisque celui qu’elle attendait était l’homme qu’elle aimait.
Dans quelques instants, il serait là et, à imaginer son entrée, son premier regard, sa première parole, elle frémissait de joie et tremblait d’inquiétude tant elle craignait de mal tenir le rôle qu’elle s’était imposé, de ne pas être assez naturelle.
Au matin, quand elle s’était éveillée d’un sommeil qui avait duré près de vingt-quatre heures, Marianne s’était sentie presque bien, l’esprit allégé, le corps détendu par le repos que, grâce à Jolival, elle avait pu prendre dans des conditions de confort inespérées.
A son arrivée à Venise, en effet, Jolival avait pris pension chez un particulier, de préférence aux auberges locales. On lui avait recommandé, à Florence, la demeure du signor Giuseppe Dal Niel, un homme aimable, courtois et ami des petites joies de l’existence qui, à la chute de la République, avait pris en location deux étages de l’antique et fastueux palais construit jadis pour le doge Giovanni Dandolo, l’homme qui avait donné à Venise sa monnaie et fait frapper les premiers ducats d’or.
Dal Niel, qui avait beaucoup voyagé et déploré, en conséquence, l’indigence des auberges et hôtelleries de son temps, avait imaginé d’y recevoir des hôtes payants en les y entourant d’un luxe et d’un confort parfaitement inusités jusqu’à présent. Son rêve était d’acquérir la totalité de la noble demeure et d’en faire le plus grand hôtel de tous les temps, mais, pour ce faire, il lui manquait le rez-de-chaussée qu’il n’avait même pas encore pu louer, la vieille comtesse Mocenigo, propriétaire dudit rez-de-chaussée, se refusant farouchement à des projets aussi mercantiles[6].
Il se consolait en n’acceptant que des hôtes triés sur le volet avec lesquels il prenait autant de plaisir que s’il se fût agi d’invités. Deux fois le jour, il se présentait à ses clients, en personne ou par le truchement de sa fille, Alfonsina, et s’inquiétait de leurs moindres désirs. Naturellement, il s’était mis en quatre pour la princesse Sant’Anna, malgré l’étrangeté de son arrivée dans une robe mouillée et dans les bras d’un dragon, et il avait donné à son personnel des ordres féroces pour que la maison fût plongée dans un silence total durant son repos.
Grâce à lui, Marianne avait pu, en une seule journée, réparer les méfaits de sa captivité et offrir au soleil un visage lisse et frais comme une fleur. S’il n’y avait eu sa mémoire toujours encombrée de mauvais souvenirs, elle se fût sentie merveilleusement bien !
Dès que la silhouette de la « Sorcière » avait été reconnaissable, Jolival s’était rendu au port pour annoncer à Jason l’arrivée de Marianne et lui raconter son aventure, tout au moins la version qu’ils en avaient tirée ensemble. Le plus simple étant toujours le meilleur, tous deux avaient arrêté ce qui suit : Marianne avait été enlevée par ordre de son mari, enfermée sous bonne garde dans une maison inconnue et tenue dans l’ignorance absolue du sort qui lui était réservé par un mari, sans doute offensé mais peu pressé, apparemment, de s’expliquer. Elle savait seulement que l’on devait l’embarquer pour une mystérieuse destination, mais, une nuit, profitant d’une distraction de ses gardiens, elle avait réussi à s’enfuir et gagner Venise où Jolival l’avait retrouvée.
Naturellement, Arcadius avait mis tous ses soins à fignoler un récit d’évasion suffisamment convaincant et, depuis le matin, Marianne s’était tant de fois répété sa leçon qu’elle était certaine de la posséder parfaitement. Mais elle ne pouvait s’empêcher d’être mal à l’aise dans ce mensonge contre lequel se rebellaient son honnêteté et son goût de la vérité.
Bien sûr, cette fable était nécessaire puisque, selon l’expression même de Jolival, « toute vérité n’était pas bonne à dire », surtout à un amoureux, mais Marianne ne la jugeait pas moins dégradante parce qu’elle mettait en cause un homme, non seulement innocent de tout mal, mais encore victime principale de ce drame. Il lui répugnait de transformer en impitoyable geôlier le malheureux dont elle portait le nom et qu’elle avait cependant, involontairement, conduit à sa perte.
Elle avait toujours su qu’en ce bas monde tout se paie et le bonheur plus cher que n’importe quoi, mais à la pensée que le sien allait être bâti sur un mensonge, une angoisse lui venait avec la crainte superstitieuse que le destin ne demandât compte de sa tricherie.
Cependant, elle savait aussi que, pour Jason, elle était capable de tout endurer, même l’enfer des jours passés... même un mensonge permanent.
Un grand miroir, garni de fleurs en pâte de verre, pendu au mur près de sa chaise longue, lui renvoya son image gracieuse, enveloppée d’une robe de mousseline blanche et habilement coiffée par Agathe ; mais ses yeux gardaient une inquiétude contre laquelle ni repos ni soins n’avaient pu quelque chose.
Elle se contraignit à sourire, bien que le sourire n’atteignît pas son regard.
— Madame la princesse ne se sent pas bien ? demanda Agathe qui brodait dans un coin et qui l’avait observée.
— Si, Agathe, très bien ! Pourquoi ?
— C’est que Madame n’a pas l’air gai ! Madame devrait aller sur le balcon. C’est l’heure où toute la ville est sur le quai, là-devant ! Et puis, elle verrait arriver M. Beaufort !
Marianne se traita intérieurement de sotte. Quelle figure faisait-elle, en effet, tapie au fond de sa chaise longue, alors qu’elle devait normalement brûler de l’impatience de revoir son ami ? A cause de sa fatigue de la veille, il était normal qu’elle eût laissé Jolival se rendre seul au port, mais il ne l’était pas qu’elle demeurât là, dans l’ombre, au lieu de guetter, comme n’importe quelle femme amoureuse. Il était inutile d’expliquer à sa femme de chambre qu’elle craignait d’être reconnue par un sergent de la Garde Nationale ou par un gentil gamin qui lui avait porté secours.
En pensant à Zani, d’ailleurs, elle avait des remords. L’enfant avait dû assister à sa mise hors de combat et à son enlèvement par Benielli sans y rien comprendre. Il devait se demander, à l’heure présente, quelle dangereuse créature il avait côtoyée un instant et Marianne avait du regret de cette belle amitié sans doute perdue.
Elle quitta cependant sa méridienne, fit quelques pas sur la loggia en prenant soin, néanmoins, de rester à l’abri des colonnettes gothiques qui la supportaient.
Agathe avait raison : le quai des Esclavons, au-dessous d’elle, grouillait de monde. C’était comme une farandole ininterrompue, bruyante et colorée, qui allait et venait continuellement entre le palais des Doges et l’Arsenal, offrant une extraordinaire image de vie et de gaieté. Car Venise vaincue, Venise découronnée, Venise occupée, Venise réduite au rang de ville de province n’en demeurait pas moins l’incomparable Sérénissime.
— Bien plus que moi ! murmura Marianne en songeant à ce titre qu’elle portait elle-même. Tellement plus que moi !
Mais un violent remous de la foule la tira de sa rêverie mélancolique. Là, en bas, à quelques mètres, un homme venait de sauter d’une chaloupe et fonçait tête baissée vers le palais Dandolo. Il était très grand, beaucoup plus que ceux qu’il bousculait sans ménagement. Avec une force irrésistible, il fendait la foule aussi aisément que l’étrave de son navire fendant les flots et Jolival qui venait derrière lui devait faire de gros efforts pour le suivre. Il avait de larges épaules, un regard bleu, des traits fiers et des cheveux noirs en désordre.
— Jason ! souffla Marianne soudain ivre de joie. Enfin toi !...
Entre la crainte et le bonheur, son cœur, en une seconde, venait de faire son choix. Il avait tout balayé qui n’était pas le rayonnement de l’amour. D’un seul coup, il venait de s’illuminer...
Et comme, en bas, Jason s’engouffrait dans le palais, Marianne, ramassant sa robe à deux mains, courut vers la porte. Elle traversa l’appartement comme un éclair blanc, se jeta dans l’escalier que déjà son ami escaladait quatre à quatre et, finalement, avec un cri de joie qui était presque un sanglot, s’abattit sur sa poitrine, riant et pleurant tout à la fois.
Lui aussi avait crié en l’apercevant. Il avait clamé son nom si fort que les nobles voûtes du vieux palais en avaient résonné, se délivrant d’un silence de tant de mois où il n’avait pu que le murmurer dans ses rêves. Puis il l’avait saisie, empoignée, soulevée de terre et maintenant, sans souci des serviteurs qui, accourus au bruit, regardaient des paliers, il la couvrait de baisers frénétiques, des baisers d’affamé qui dévoraient son visage et son cou.
Le nez en l’air, Jolival et Giuseppe Dal Niel, côte à côte, regardaient du bas de l’escalier. Le Vénitien joignit les mains :
— E maraviglioso !... Que bello amore[7].
— Oui, approuva le Français modeste, c’est un amour assez réussi.
Les yeux clos, Marianne ne voyait rien, n’entendait rien. Elle et Jason étaient isolés au cœur d’un tourbillon de passion, d’un enchantement qui les retranchait du reste du monde. C’est à peine s’ils eurent conscience des applaudissements qui éclatèrent autour d’eux. Le public, en bon italien pour qui l’amour est la grande affaire, exprimait sa satisfaction en connaisseur ! Ce fut du délire quand le corsaire enleva la jeune femme dans ses bras et, sans quitter ses lèvres, l’emporta en haut de l’escalier. La porte, repoussée d’une botte impatiente, claqua derrière lui sous les vivats de l’assistance ravie.
— Me ferez-vous l’honneur de boire avec moi un verre de grappa à la santé des amoureux ? proposa Dal Niel avec un large sourire. Quelque chose me dit que l’on n’a guère besoin de vous, là-haut... Et un bonheur comme celui-là, cela se fête !
— Je boirai avec plaisir en votre compagnie. Mais, au risque de vous décevoir, il me faudra troubler rapidement ce tendre tête-à-tête, car nous avons d’importantes décisions à prendre...
— Des décisions ? Quel genre de décisions une aussi jolie femme peut-elle devoir prendre en dehors du choix de ses parures ?
Jolival se mit à rire.
— Vous seriez étonné, mon cher ami, mais la toilette n’occupe dans la vie de la princesse qu’une place plutôt réduite. Et, tenez, je parlais de décisions à prendre : en voilà tout justement qui nous arrivent.
En effet, le lieutenant Benielli, sanglé dans son uniforme, la main sur la poignée du sabre, venait de faire dans l’escalier une entrée martiale, moins tumultueuse, sans doute, que celle effectuée par Jason, mais qui eut pour résultat immédiat de disperser aussitôt les serviteurs curieux.
Il marcha droit vers les deux hommes, salua correctement.
— Le navire américain est revenu, déclara-t-il. En conséquence, il me faut voir la princesse sur l’heure. J’ajoute qu’il y a urgence, car nous n’avons déjà perdu que trop de temps !
— Je vois ! La grappa sera pour plus tard, soupira Jolival. Pardonnez-moi, signor Dal Niel, mais je dois introduire cet impétueux militaire.
— Peccato ! Quel dommage ! fit l’autre compréhensif. Vous allez les troubler ! Ne vous pressez pas trop ! Laissez-leur encore un petit instant ! Je tiendrai compagnie au lieutenant.
— Un petit moment ? Miséricorde ! Avec eux, un petit moment peut signifier des heures ! Ils ne se sont pas vus depuis six mois !
Arcadius, cependant, se trompait. A peine Marianne avait-elle laissé l’amour submerger ses craintes et ses irrésolutions qu’elle l’avait regretté. En apercevant l’homme qu’elle aimait, elle n’avait pas pu retenir l’élan qui, tout naturellement, l’avait jetée dans ses bras, un élan auquel, bien entendu, il avait répondu avec passion... trop de passion même ! Et, tandis qu’il l’emportait, escaladant les marches deux à deux et refermant violemment sur eux la porte de l’appartement, dans sa hâte de s’isoler avec elle, Marianne avait brusquement retrouvé toute sa tête, si délicieusement perdue l’instant précédent.
Elle savait ce qui allait se passer : dans une minute, Jason, en plein délire amoureux, allait la jeter sur son lit, dans cinq minutes, peut-être moins, il l’aurait dévêtue et elle serait sienne bien peu de temps après, sans qu’il soit possible d’arrêter le tendre ouragan qui allait s’abattre sur elle...
Or, quelque chose en elle venait de se révolter, quelque chose dont elle n’avait pas eu encore conscience et qui était la profondeur de son amour pour Jason. Elle l’aimait au point de refuser le désir, violent cependant, qu’il lui inspirait. Et, dans l’espace d’un éclair, elle avait compris qu’elle ne pouvait pas, qu’elle ne devait pas lui appartenir tant que ne serait pas dissipé le doute qui l’habitait, tant que ne serait pas levée la révoltante hypothèque prise sur son corps par Damiani !
Certes, si une vie obscure commençait à se former dans le secret de son être, il serait commode, facile même, de s’arranger pour en faire endosser la paternité à son amant. Avec un homme aussi ardent et aussi épris, même une sotte y parviendrait aisément ! Mais si Marianne refusait d’avouer la vérité sur ses six semaines de disparition, elle refusait plus farouchement encore de faire de Jason une dupe... et la pire de toutes ! Non ! Tant qu’elle n’aurait pas acquis une certitude absolue, elle ne devait pas le laisser la reprendre ! A aucun prix ! Sinon ils s’enliseraient tous deux dans un mensonge dont, toute sa vie, elle demeurerait captive ! Mais, Dieu que cela allait être difficile !
Tandis que, debout au milieu du salon, il avait un instant cessé de l’embrasser pour s’orienter, chercher la porte de sa chambre, elle glissa de ses bras et d’une souple torsion de ses reins, se remit debout.
— Mon Dieu, Jason ! Tu es fou !... et je crois bien que je le suis autant que toi.
Elle se dirigeait vers un miroir pour relever ses cheveux qui croulaient dans son dos, mais, tout de suite, il l’y rejoignit, l’enveloppa de nouveau d’une chaude étreinte et, les lèvres dans ses cheveux, se mit à rire :
— Mais je l’espère bien ! Marianne ! Marianne ! Voilà des mois que je rêve de cette minute... celle où, pour la première fois, je serai enfin seul avec toi !... Nous deux... toi et moi !... sans rien d’autre entre nous que notre amour ! Ne crois-tu pas que nous l’avons bien mérité ?
Sa voix chaude, si facilement ironique cependant, se faisait rauque tandis qu’il écartait ses cheveux pour baiser sa nuque. Marianne ferma les yeux, troublée et déjà au supplice.
— Nous ne sommes pas seuls ! murmura-t-elle en se dégageant de nouveau. Il y a Jolival... et Agathe... et Gracchus qui peuvent entrer d’un instant à l’autre ! C’est presque un lieu public, cet hôtel ! Ne les as-tu pas entendus applaudir dans l’escalier ?
— Qu’importe ? Jolival, Agathe et Gracchus savent depuis longtemps à quoi s’en tenir sur nous deux ! Ils comprendront que nous ayons envie d’être l’un à l’autre, sans plus attendre !
— Eux, oui !... mais nous sommes chez des étrangers et je dois respecter...
Tout de suite, il se rebella, sarcastique et, sans doute, déçu :
— Quoi ? Le nom que tu portes ? Il y avait longtemps que je n’en avais entendu parler de celui-là ! Mais si j’en crois ce que m’a appris Arcadius, tu aurais tort de faire de la délicatesse avec un mari capable de te séquestrer ! Marianne !... Je te trouve bien sage, tout à coup ? Que t’arrive-t-il ?
L’entrée de Jolival dispensa Marianne de répondre, tandis que Jason fronçait les sourcils, trouvant sans doute intempestive cette entrée qui donnait raison à la jeune femme.
D’un coup d’œil, Jolival embrassa la scène, vit Marianne qui se coiffait devant une glace et, à quelques pas, Jason visiblement mécontent et qui, les bras croisés, les regardait l’un après l’autre en se mordant les lèvres. Son sourire, alors, fut un chef-d’œuvre d’aménité et de diplomatie paternelle :
— Ce n’est que moi, mes enfants, et, croyez-le, tout à fait désolé de troubler ce premier tête-à-tête. Mais le lieutenant Benielli est là. Il insiste pour être reçu dans l’instant.
— Encore ce Corse insupportable ? Que veut-il ? gronda Jason.
— Je n’ai pas pris le temps de le lui demander, mais il se peut que ce soit important.
Vivement, Marianne revint à son amant, prit sa tête entre ses mains et, posant ses lèvres sur les siennes un court instant, intercepta sa protestation.
— Arcadius a raison, mon amour. Il vaut mieux que nous le voyions. Je lui dois beaucoup. Sans lui, à cette heure, je serais peut-être noyée dans l’eau du port. Voyons au moins ce qu’il veut nous dire.
Le remède fut miraculeux. Le marin se calma aussitôt.
— Au diable l’importun ! Mais, puisque tu le désires... Allez chercher ce poison, Jolival !
Tout en parlant, Jason se détournait, rajustant l’habit bleu sombre à boutons d’argent qui sanglait son corps maigre et musclé, et s’éloignait vers la fenêtre près de laquelle il se posta, les mains nouées dans le dos et le tournant résolument au visiteur indésirable.
Marianne l’avait suivi des yeux avec tendresse. Elle ne connaissait pas la raison de cette antipathie de Jason envers son garde du corps, mais elle connaissait suffisamment Benielli pour deviner qu’il ne lui avait sans doute pas fallu beaucoup de temps pour amener l’Américain à un sérieux degré d’exaspération. Néanmoins, respectant sa visible volonté de ne pas se mêler à l’entretien, elle se disposa à recevoir le lieutenant dont l’entrée et le salut saccadé eussent reçu l’approbation du plus pointilleux chef d’état-major.
— Avec la permission de Votre Altesse Sérénissime, je suis venu, Madame, prendre congé. Dès ce soir, je rejoins Monsieur le duc de Padoue. Puis-je lui annoncer que toutes choses sont désormais rentrées dans l’ordre et que votre voyage vers Constantinople est heureusement commencé ?
Marianne n’eut pas le temps de répondre. Derrière elle une voix glaciale déclarait :
— J’ai le regret de vous dire qu’il n’est pas question que Madame se rende à Constantinople. Elle embarquera demain avec moi pour Charleston où elle pourra oublier, j’espère, qu’une femme n’est pas faite pour jouer les pions sur un échiquier politique ! Vous pouvez disposer, lieutenant !
Abasourdie par la brutalité de cette sortie, Marianne regarda tour à tour Jason, pâle de colère, et Jolival qui mâchait sa moustache, l’air embêté.
— Est-ce que vous n’aviez rien dit, Arcadius ? Je pensais que vous auriez prévenu M. Beaufort des ordres de l’Empereur ? remarqua-t-elle.
— Je l’ai fait, ma chère, mais sans beaucoup de succès ! En fait, notre ami n’a rien voulu entendre sur ce sujet et j’ai préféré ne pas insister, pensant que vous sauriez le convaincre infiniment mieux que moi.
— Pourquoi, alors, ne pas m’avoir avertie tout de suite ?
— Ne pensez-vous pas que vous aviez suffisance de sujets de tourments quand vous êtes arrivée hier ? fit doucement Jolival... Ce... débat diplomatique me semblait pouvoir attendre au moins jusqu’à...
— Je ne vois pas qu’il y ait matière à débat, coupa brutalement Benielli. Quand l’Empereur ordonne, il reste à obéir, il me semble !
— Vous n’oubliez qu’une chose, s’écria Jason, c’est que les ordres de Napoléon ne sauraient me concerner. Je suis sujet américain et n’obéis, comme tel, qu’à mon gouvernement !
— Eh ! qui vous demande quelque chose, après tout ? Madame n’a aucunement besoin de vous. L’Empereur désire qu’elle s’embarque sur un bateau neutre et il y en a une dizaine dans le port. Nous nous passerons de vous, voilà tout ! Retournez en Amérique !
— Pas sans elle ! Vous ne comprenez pas facilement, à ce que l’on dirait ? Je vais donc être plus précis : j’emmène la princesse que cela vous plaise ou non. Est-ce clair, cette fois ?
— Si clair même, grogna Benielli, dont la courte patience était déjà épuisée, qu’à moins de vous faire arrêter pour rapt et incitation à la révolte, il ne reste plus qu’une solution...
Et il tira son sabre. Aussitôt, Marianne fut debout et se jeta entre les deux hommes qui venaient de se rapprocher dangereusement.
— Messieurs, je vous en prie ! Vous m’accorderez au moins, je l’espère, le droit de donner mon avis dans cette affaire ?... Lieutenant Benielli, ayez l’obligeance de vous retirer quelques instants. Je désire m’entretenir seule à seul avec M. Beaufort et votre présence ne m’apporterait aucune aide !
Contrairement à ce qu’elle craignait, l’officier acquiesça, sans un mot, mais aussitôt, d’un claquement de talons et d’un sec salut de la tête.
— Venez donc, fit Jolival en l’entraînant aimablement vers la porte, nous allons goûter la grappa du signor Dal Niel pour que vous ne trouviez pas le temps trop long ! Rien de tel qu’un verre avant un voyage ! Le coup de 1’étrier, en quelque sorte !
Restés seuls de nouveau, Marianne et Jason, à quelques pas l’un de l’autre, se regardaient avec une nuance d’étonnement : elle à cause de ce pli buté, inquiétant et dur, qui se creusait entre les noirs sourcils de son ami ; lui, parce que, sous cette grâce tendre et cette fragilité trompeuse, il venait pour la seconde fois de rencontrer une résistance. Il sentait, chez elle, quelque chose d’anormal et, pour tenter de le découvrir, fit effort pour dompter sa mauvaise humeur.
— Pourquoi veux-tu que nous parlions seul à seule, Marianne ? demanda-t-il doucement. Espères-tu me convaincre d’effectuer ce voyage absurde chez les Turcs ? En ce cas, n’y compte pas : je ne suis pas venu jusqu’ici pour subir encore les caprices de Napoléon !...
— Tu es venu pour me retrouver, n’est-ce pas ?... et pour que nous commencions ensemble une vie heureuse ? Qu’importe, en ce cas, où nous devrons la vivre ? Et pourquoi refuser de m’emmener là-bas puisque je le désire et que cela peut avoir tellement d’importance pour l’Empire ? Je ne resterai pas longtemps et ensuite je serai libre de te suivre où tu voudras...
— Libre ? Comment l’entends-tu ? As-tu définitivement rompu avec ton mari, l’as-tu convaincu d’accepter le divorce ?
— Ni l’un ni l’autre, mais je suis tout de même libre parce que l’Empereur le permet. Cette mission qu’il m’a confiée, il en a fait la condition sine qua non de son aide et je sais, qu’une fois remplie mon ambassade, rien ni personne ne s’opposera plus à notre bonheur. Ainsi le veut l’Empereur.
— L’Empereur, l’Empereur ! Toujours l’Empereur ! Tu en parles encore avec autant d’enthousiasme qu’au temps où tu étais sa maîtresse ! As-tu oublié que, moi, je n’ai pas eu tellement à m’en louer ? Je conçois que tu aies gardé une certaine nostalgie de la chambre impériale, des palais et de ta vie fastueuse. Les souvenirs que je garde de la Force, de Bicêtre et du bagne de Brest sont infiniment moins enivrants, crois-moi !
— Tu es injuste ! Tu sais bien qu’il n’y a plus rien depuis longtemps entre l’Empereur et moi et, qu’au fond, il a fait de son mieux pour te sauver sans rompre un difficile équilibre diplomatique.
— Je m’en souviens mais je n’ai pas non plus conscience de devoir encore quoi que ce soit à Napoléon.
J’appartiens à un pays neutre et j’entends ne plus me mêler de sa politique. Il est déjà bien suffisant que mon pays risque sa paix extérieure en refusant de prendre parti pour l’Angleterre...
Brusquement, il se saisit d’elle, la serra contre lui et posa sa joue contre sa tempe avec une infinie tendresse.
— Marianne, Marianne ! Oublie tout cela... tout ce qui n’est pas nous ! Oublie Napoléon, oublie qu’il y a quelque part au monde un homme dont tu portes le nom, oublie comme je l’oublie moi-même que Pilar vit toujours, dans je ne sais quel coin caché de l’Espagne où elle a choisi de résider car elle me croit toujours au bagne et espère bien que j’y mourrai ! Il y a nous deux, rien que nous deux... et il y a la mer, là... tout près... à nos pieds ! Si tu veux, demain elle nous emportera jusque chez moi ! Je vais t’emmener en Caroline, je rebâtirai pour toi la maison incendiée de mes parents à Old Creek Town. Pour tous, tu seras ma femme...
Grisé par la souplesse de ce corps collé au sien et par le parfum qui s’en dégageait, il recommençait à l’envelopper de caresses qui la faisaient frémir. Bouleversée, Marianne ne trouvait plus la force de lutter. Elle se rappelait les heures éblouissantes de la prison, des heures qu’il était si simple de renouveler. Jason était à elle tout entier, la chair de sa chair, l’homme qu’entre tous elle avait choisi et qu’aucun autre ne pouvait remplacer... Pourquoi refuser ce qu’il offrait ? Pourquoi ne pas, dès demain, partir pour son pays de liberté ? Après tout, et même s’il l’ignorait, son mari était mort, elle était libre.
Dans une heure, elle serait à bord de la « Sorcière ». Il serait facile de dire à Benielli qu’elle pre-liait le chemin de la Turquie quand ce serait vers la libre Amérique que voguerait le navire, tandis que, clans les bras de Jason, Marianne vivrait sa première nuit d’amour, bercée par les vagues, tirant un rideau définitif sur sa vie passée. Elle pouvait reprendre sa propre histoire à Selton Hall, au moment où Jason, pour la première fois, l’avait suppliée de le suivre et bientôt, elle oublierait tout le reste : la peur, les fuites, Fouché, Talleyrand, Napoléon, la France et la villa des eaux vives où erraient les paons blancs, mais dont aucun cavalier fantôme, masqué de blanc, ne viendrait plus éveiller les échos...
Pourtant de nouveau, comme tout à l’heure, sa conscience se réveilla, cette conscience qui se révélait tellement plus encombrante qu’elle ne l’avait imaginé. Qu’arriverait-il si, au cours du long voyage qui l’emmènerait en Amérique, elle se découvrait enceinte d’un autre ? Comment alors s’en délivrer dans ce pays où elle ne pourrait échapper un instant à l’œil de Jason, puisqu’elle se refusait absolument à tricher avec lui. En admettant même qu’il n’ait rien deviné au cours d’une traversée au moins deux fois plus longue que celle vers Constantinople !...
Et puis, au fond de sa mémoire, elle crut entendre encore la voix grave d’Arrighi :
« Vous seule pouvez convaincre la Sultane de faire poursuivre la guerre contre la Russie, vous seule pouvez calmer sa colère contre l’Empereur parce que, comme elle, vous êtes cousine de Joséphine ! Vous, elle vous écoutera... »
Pouvait-elle vraiment trahir la confiance de l’homme qu’elle avait aimé et qui avait sincèrement essayé de la rendre heureuse ? Napoléon comptait sur elle. Pouvait-elle, réellement, lui refuser un dernier service, tellement important pour lui et pour la France ? Le moment de l’amour n’était pas encore venu. C’était encore celui du courage.
Doucement, mais fermement, elle repoussa Jason :
— Non, dit-elle seulement. C’est impossible ! Il faut que j’aille là-bas ! J’ai donné ma parole !
Il la regarda d’un air incrédule, comme si, tout à coup, elle avait pris, sous ses yeux, une forme différente. Ses yeux bleu sombre parurent s’enfoncer plus profondément sous les noirs sourcils et Marianne, désolée, y lut une immense déception.
— Tu veux dire... que tu refuses de me suivre ?
— Non, mon amour, je ne refuse pas de te suivre. Au contraire, je te demande à toi de me suivre encore un peu, seulement quelques semaines ! Un simple délai, vois-tu ? Ensuite je n’aurai plus que toi dans la tête et dans le cœur, je te suivrai où tu voudras, au bout du monde s’il le faut, et je vivrai exactement comme tu le désireras ! Mais il faut que j’accomplisse ma mission : c’est trop important pour la France !
— La France ! fit-il avec amertume. Elle a bon dos !... Comme si, pour toi, le mot France ne s’écrivait pas Napoléon !
Blessée par cette jalousie qu’elle sentait toujours latente et qui la soupçonnait encore, Marianne eut un petit soupir plein de tristesse, tandis que l’éclat de ses yeux verts se faisait humide.
— Pourquoi ne veux-tu pas me comprendre, Jason ? Que tu le veuilles ou non, j’aime mon pays, ce pays que je connaissais à peine et que j’ai découvert avec émerveillement. C’est un beau pays, Jason, un noble et grand pays ! Et, cependant, je le quitterai sans remords et sans regrets quand l’heure sera venue de m’en aller avec toi !
— Car cette heure n’est pas encore venue ?
— Si... peut-être, si toi tu consens à m’emmener là-bas pour y rencontrer cette étrange sultane née si près de chez toi !
— Et tu dis que tu m’aimes ? fit-il.
— Je t’aime plus que tout au monde car, pour moi, tu es non seulement le monde mais la vie, la joie, le bonheur. Et c’est parce que je t’aime que je ne veux pas m’enfuir comme une voleuse et que je veux rester cligne de toi !
— Des mots que tout cela ! riposta Jason avec un haussement d’épaules rageur. La vérité est que tu ne peux te résigner, n’est-ce pas, à abandonner d’un seul coup et sans retour la vie brillante qui était la tienne dans l’orbite de Napoléon ! Tu es belle, jeune, riche, tu es... Altesse Sérénissime – un titre stupide mais imposant ! — et maintenant, l’on t’investit d’une ambassade auprès d’une reine ! Qu’ai-je à t’offrir en échange ? Une vie relativement modeste, quelque peu irrégulière par surcroît tant que nous ne serons pas libérés, l’un et l’autre, des liens conjugaux ! Je comprends que tu hésites et que tu souhaites des délais !
Elle le regarda tristement.
— Comme tu es injuste ! Tu as donc oublié que, sans Vidocq, j’aurais abandonné tout cela sans le plus petit regret ! Et ce voyage, crois-moi, ce n’est ni un prétexte ni une échappatoire, c’est une nécessité ! Pourquoi le refuses-tu ?
— Parce que c’est Napoléon qui t’y envoie, comprends-tu ? Parce que je ne lui dois rien, si ce n’est la honte, la prison, la torture ! Oh, je sais : il m’avait donné un ange gardien. Mais si le bâton des gardes-chiourme m’avait assommé, si j’étais mort de mes blessures, crois-tu qu’il m’aurait beaucoup pleuré ? Il aurait exprimé un regret... poli ! Et sera il passé à une autre affaire ! Non, Marianne, je n’ai aucune raison de servir ton Empereur. Bien plus, si j’acceptais, je me sentirais grotesque... ridicule ! Quand à toi, sache bien que si tu n’as pas, maintenant, le courage de dire un non définitif à tout ce qui a été la vie jusqu’à présent, tu ne l’auras pas davantage demain. Et, ta mission accomplie, tu en trouveras une autre... ou on t’en trouvera une autre ! J’admets volontiers qu’une femme telle que toi soit précieuse.
— Je te jure que non ! Je partirai aussitôt après !
— Comment te croire ? Là-bas, en Bretagne, tu ne souhaitais que fuir cet homme que, maintenant, tu veux servir à tout prix ! Es-tu seulement la même que cette nuit-là ? La femme que j’ai quittée était prête à n’importe quelle folie pour moi... celle que j’ai retrouvée est soucieuse de respectabilité et craint l’entrée d’une femme de chambre quand je l’embrasse ! Ce sont des choses qui frappent, tu sais !
Elle s’affola :
— Que vas-tu chercher ? Je te jure que je t’aime, que je n’aime que toi, mais il faut que tu me conduises en Turquie !
— Non !
Prononcé sans colère, le mot n’en claqua pas moins. Douloureusement, Marianne murmura :
— Tu refuses ?
— Exactement ! Ou plutôt non ! Je te laisse le choix : j’accepte de te conduire là-bas mais, ensuite, je repartirai seul pour mon pays !
Comme s’il venait de la frapper, elle recula, heurta un guéridon qui s’effondra, entraînant dans sa chute une fragile verrerie de Murano, et alla tomber sur la chaise longue qu’elle avait quittée tout à l’heure... un siècle plus tôt ! Les yeux agrandis, elle regardait Jason comme si elle le voyait pour la première fois ! Jamais elle ne l’avait vu si grand, si séduisant... ni hélas si cruel ! Elle avait cru que son amour, à lui, était semblable au sien, c’est-à-dire prêt à n’importe quelle folie, prêt à tout accepter, à tout subir pour quelques heures de bonheur... à plus forte raison pour une vie d’amour. Et voilà qu’il trouvait le courage de lui offrir cet impitoyable marché !
Incrédule, elle demanda :
— Tu pourrais me quitter... volontairement ? Me laisser là-bas et repartir sans moi ?
Il croisa les bras sur sa poitrine et la regarda, sans colère mais avec une effrayante fermeté :
— Ce n’est pas à moi de choisir, Marianne, c’est à toi. Je veux savoir qui s’embarquera demain, à bord de la « Sorcière » : la princesse Sant’Anna, ambassadrice officieuse de Sa Majesté l’Empereur et Roi... ou Marianne Beaufort !...
Le nom inattendu, et dont elle avait rêvé, la toucha au plus sensible. Elle ferma les yeux et devint aussi pâle que sa robe. Ses doigts, crispés, griffèrent la soie du siège, luttant à leur manière contre la crise de nerfs qu’elle sentait venir.
— Tu es impitoyable..., balbutia-t-elle.
— Non ! Je veux absolument te rendre heureuse, malgré toi s’il le faut !
Elle eut un petit sourire triste. L’égoïsme masculin ! Même chez cet homme qu’elle adorait, elle le retrouvait comme elle l’avait trouvé chez Francis, chez Fouché, chez Talleyrand, chez Napoléon et chez l’immonde Damiani ! Cet étrange besoin qu’ils avaient tous de décider du bonheur des femmes et de s’imaginer qu’en cette matière, comme en bien d’autres, eux seuls détenaient la vraie sagesse et la vérité ! Ils avaient tant souffert, l’un et l’autre, de tout ce qui les avait séparés ! Fallait-il que les obstacles vinssent désormais de Jason lui-même ? Et ne pouvait-il, par amour, faire taire son impérieux orgueil ?
A nouveau la tentation revint, si violente que Marianne pensa en défaillir, la tentation de tout abandonner, d’aller se jeter dans ses bras et de se laisser emporter sans plus réfléchir. Elle avait tant besoin de sa force, de sa chaleur d’homme ! Car, malgré la douceur de la nuit qui venait, elle se sentait glacée jusqu’au cœur ! Mais, peut-être parce qu’elle avait trop souffert pour retrouver enfin cet amour, sa fierté la retint au bord de la capitulation !
Le pire était qu’elle ne pouvait même pas lui en vouloir et qu’à son point de vue d’homme il avait raison. Mais elle non plus ne pouvait pas revenir en arrière... à moins de tout dire ! Et encore ! Jason détestait tellement Napoléon maintenant !
Déçue et malheureuse, Marianne choisit cependant la solution la plus conforme à sa nature : celle du combat.
Redressant la tête, elle planta son regard bien droit dans celui de son amant :
— J’ai donné ma parole, fit-elle. Cette mission est mon devoir. Si j’y manquais, tu m’aimerais sans doute autant... mais tu m’estimerais moins ! Chez les miens... comme je crois chez les tiens, on a toujours fait passer le devoir avant le bonheur. Mes parents en sont morts ! Je ne faillirai pas !
Ce fut dit simplement, sans forfanterie. Presque une simple constatation.
A son tour, Jason pâlit. Il ébaucha un geste vers la jeune femme mais se contint et, sans un mot, s’inclina brièvement devant elle. Puis, traversant la pièce en quelques enjambées, il alla ouvrir la porte et appela :
— Lieutenant Benielli !
L’interpellé parut aussitôt, flanqué de Jolival dont le regard inquiet alla, tout de suite, chercher celui de Marianne qui détourna les yeux. La grappa du signor Dal Niel devait avoir plu au lieutenant car il était notablement plus rouge qu’à sa précédente apparition, mais il n’avait rien perdu pour autant de son maintien raide.
Jason le toisa du haut de sa grande taille et, avec une colère froide, à peine contenue :
— Vous pouvez rejoindre le duc de Padoue sans inquiétude, lieutenant ! Demain, au lever du jour, je mettrai à la voile pour le Bosphore où j’aurai l’honneur de déposer la princesse Sant’Anna !
— Vous m’en donnez votre parole ? fit l’autre imperturbable.
Jason serra les poings, poussé par une visible envie de casser la figure de ce petit Corse arrogant qui lui en rappelait peut-être un peu trop un autre qu’il ne pouvait atteindre.
— Oui, lieutenant, gronda-t-il les dents serrées, je vous la donne ! Et je vais en outre vous donner un conseil : filez d’ici et un peu vite avant que je ne me laisse aller à mes instincts !
— Qui sont ?
— De vous jeter par la fenêtre ! Ce serait d’un effet déplorable pour l’uniforme que vous portez, pour vos camarades et pour le confort de votre voyage. Vous avez gagné, n’abusez pas de ma patience !
— Partez, je vous en prie ! murmura Marianne qui craignait de voir les deux hommes en venir aux mains.
D’ailleurs, Jolival, déjà, tirait discrètement Benielli par le bras. Celui-ci mourait visiblement d’envie de se jeter sur l’Américain, mais il eut le bon esprit de regarder tour à tour les visages de ses interlocuteurs. Il vit Marianne pâle et les yeux gros de larmes, Jason crispé, Jolival inquiet, et devina qu’un drame se jouait là. Avec un peu moins de raideur, peut-être, il salua la jeune femme :
— J’aurai l’honneur de rapporter à Monsieur le duc de Padoue que la confiance de l’Empereur est bien placée, Madame, et j’offre à Votre Altesse Séré-nissime mes vœux de bon voyage.
— Je vous en souhaite autant. Adieu, Monsieur !
Déjà elle tournait vers Jason un visage suppliant, mais, avant même que Benielli n’eût disparu, il s’inclinait froidement :
— Mes respects, Madame ! Si cela vous convient mon navire lèvera l’ancre demain vers 10 heures ! Il vous suffira d’être à bord une demi-heure avant. Je vous souhaite une bonne nuit !...
— Jason !... Par pitié !...
Elle tendait vers lui un bras, une main qui implorait qu’on voulût bien la prendre, mais il était enfermé dans sa colère et sa rancune et ne vit rien, ou ne voulut rien voir. Sans un regard, il se dirigea vers la porte, la franchit et la laissa retomber avec un bruit qui résonna jusqu’au fond du cœur de la jeune femme.
La main offerte retomba et Marianne, désespérée, se laissa tomber de tout son long sur la méridienne en sanglotant.
C’est là qu’un instant plus tard, Jolival qui accourait, pressentant la catastrophe, la trouva à demi étouffée par les larmes.
— Mon Dieu ! s’affola-t-il, c’est à ce point ? Mais que s’est-il donc passé ?
Avec beaucoup de peine, beaucoup de larmes et des mots entrecoupés, elle le lui dit tandis qu’à l’aide d’une serviette trempée dans l’eau fraîche, il tentait de lui rendre figure humaine et d’apaiser ses suffocations.
— Un ultimatum ! hoqueta Marianne finalement... un chan... tage ! Il... il m’a donné... à choisir ! Et il dit... que c’est... pour mon bonheur !
Brusquement, elle s’agrippa aux revers d’Arcadius et supplia :
— Je ne peux pas... je ne peux pas supporter cela !... Allez le trouver... mon ami... par pitié ! Allez lui... dire...
— Quoi ? Que vous capitulez ?
— Ou... i ! Je l’aime !... Je l’aime trop !... Je ne pourrai jamais..., délira Marianne qui ne savait plus ce qu’elle disait.
Dans ses deux mains, Jolival emprisonna les épaules tremblantes de la jeune femme et l’obligea à lever la tête vers lui :
— Si ! Vous pourrez ! Moi, je vous dis que vous pourrez parce que vous avez raison ! Jason, en vous imposant ce choix, abuse de sa force parce qu’il sait combien vous l’aimez. Ce qui ne veut pas dire que, de son point de vue, il n’ait pas raison. Il n’a guère eu à se louer de l’Empereur !...
— Et lui... ne m’aime pas !
— Mais si, il vous aime ! Seulement, ce qu’il ne peut pas comprendre c’est que, justement, la femme qu’il aime, c’est vous, telle que vous êtes, avec vos incohérences, vos folies, vos enthousiasmes et vos rébellions ! Changez, devenez la femme obéissante et posée qu’il semble souhaiter et je ne lui donne pas six mois pour cesser de vous aimer !
— Vous croyez ?
Peu à peu, la force de persuasion de Jolival pénétrait au cœur du marasme où se débattait Marianne, en perçait le brouillard d’une lueur à laquelle lentement, inconsciemment, elle se raccrochait déjà.
— Oui, Marianne, je le crois ! fit-il gravement.
— Mais, Arcadius... songez à ce qui va se passer à Constantinople ! Il me quittera, il m’abandonnera et je ne le verrai plus, plus jamais !
— Peut-être... mais, avant, vous allez vivre auprès de lui, presque contre lui dans cet espace réduit que l’on appelle un vaisseau et cela pendant pas mal de jours ! Si vous n’avez pas réussi à le rendre fou d’ici là, c’est que vous n’êtes plus Marianne ! Laissez-le à sa mauvaise humeur, à son orgueil de mâle vexé et jouez le jeu qu’il vous impose ! Ce n’est pas vous qui endurerez l’enfer, je vous l’assure !
A mesure qu’il parlait, la lumière peu à peu revenait dans les yeux de Marianne tandis que cette autre lumière, l’espoir, renaissait en elle. Docilement, elle but le verre d’eau additionnée de cordial que son vieil ami portait à ses lèvres puis, s’appuyant sur son bras, elle fit quelques pas dans la pièce, gagna la fenêtre.
La nuit était venue mais, partout, des lanternes allumées mettaient des points d’or que reflétait l’eau noire. Une odeur de jasmin entra sur un air de guitare. En bas, sur le quai, des couples erraient lentement, rapprochés, double silhouette noire confondue. Une gondole pavoisée passa guidée par un svelte danseur et le rire joyeux d’une femme s’échappa des rideaux tirés où filtrait une lueur d’or. Là-bas, derrière la Douane de Mer, les mâts éclairés des navires bougeaient doucement.
Marianne soupira tandis que sa main se crispait un peu sur la manche de Jolival.
— A quoi pensez-vous ? chuchota-t-il. Cela va-t-il mieux ?
Elle hésita, confuse de ce qu’elle allait dire mais, auprès de cet ami sûr, elle était au-delà de toute hypocrisie :
— Je pense, dit-elle avec regret, que c’était une belle nuit pour s’aimer !
— Sans doute ! Mais songez aussi que cette nuit manquée donnera plus de saveur à celles qui viendront ensuite ! Les nuits d’Orient sont sans rivales, ma chère enfant, et votre Jason ne sait pas encore à quoi il s’est condamné !
Puis, fermement, Jolival ferma la fenêtre sur cette trop douce nuit et entraîna Marianne vers le petit salon rococo où le souper était servi.