7.
Agatha se réveilla aux premières lueurs du jour. Elle s'habilla sans faire de bruit, rangea ses affaires et, entendant des voix à travers le plancher de sa chambre, elle descendit au rez-de-chaussée. John préparait un feu dans la cheminée du salon.
– Déjà debout ? Vous êtes bien matinale.
Question de point de vue, en prison, on cognait aux portes des cellules à 5 h 30, se dit Agatha, mais elle garda cette pensée pour elle.
– Installez-vous dans la salle à manger, ma femme est rentrée, je vais la prévenir. Café ou thé ?
– Café, s'il vous plaît, répondit Agatha.
– Votre filleule dort encore ?
– Oui, elle a besoin de repos.
Et tandis que John se rendait en cuisine, Agatha alla prendre place à la table.
Quelques instants plus tard, la maîtresse des lieux apparut, portant un plateau de petit déjeuner.
– John m'a dit que vous aviez passé une belle soirée, je suis désolée d'avoir été absente. Vous souhaitez des œufs, des pancakes, du pain ? proposa-t-elle avant de relever les yeux.
– Ce qui sera le plus simple pour vous, répondit Agatha d'une voix froide.
Lucy demeura figée, son plateau en mains, soutenant le regard d'Agatha.
John arriva dans son dos.
– Ne reste pas plantée là, sers donc Madame.
Lucy s'exécuta. Elle posa le plateau, dressa le couvert et versa le café.
– La compagnie de ma femme ne vous dérange pas ? dit-il en invitant Lucy à s'asseoir.
– Pas le moins du monde.
– Je retourne à mes fourneaux, qu'est-ce qui vous ferait plaisir ?
– Des œufs, puisque je ne les ai pas goûtés hier, brouillés, et des toasts si ce n'est pas trop demander, répondit Agatha.
John s'éclipsa, laissant les deux femmes seule à seule.
– Qu'est-ce que tu fais ici ? chuchota Lucy.
– C'est amusant, Brian semblait aussi heureux de me voir hier que toi ce matin. En fait non, pour être franche, ce n'est pas très amusant.
– Évidemment que je suis heureuse de te voir, Hanna. Je suis surprise, c'est tout.
– Heureuse ? Est-ce que ta vie l'est aussi ? demanda Agatha.
– On se débrouille. Comme tu peux le constater, ce n'est pas le grand luxe, les fins de mois sont difficiles, surtout en hiver, c'est un combat de tous les jours, mais on arrive à joindre les deux bouts.
– C'est bien plus douillet que les endroits où j'ai vécu ces trente dernières années. Tu n'imagines pas comme Bedford Hills1 manquait de confort.
Lucy baissa les yeux.
– Tu as parlé à John ? s'enquit-elle en se tortillant les doigts.
– De quoi ?
– De nous.
– Ça t'inquiète ?
– Il ignore tout de notre histoire, nous nous sommes rencontrés il y a dix ans, je ne lui ai jamais rien dit.
– Je comprends, répondit Agatha. Ce serait probablement un choc pour lui s'il apprenait que sa femme a du sang sur la conscience.
– Si tu es venue me faire chanter, je n'ai pas d'argent, regarde autour de toi.
– Pour qui me prends-tu, Lucy ?
– Alors qu'est-ce que tu veux ?
– Rendre visite à une amie avec qui j'ai partagé les moments les plus intenses de ma jeunesse, ce n'est pas une raison suffisante à tes yeux ? Y en aura-t-il un dans la bande pour m'ouvrir ses bras, me montrer un peu de sollicitude, des remords ? En tout cas pas toi, sinon tu serais venue me voir... Mais rassure-toi, personne ne l'a fait.
– Parce que le premier à le faire aurait été cueilli au parloir, tu le sais très bien. Mais j'ai pris de tes nouvelles, et je t'ai envoyé des colis.
– Les cinq premières années, une fois l'an à Noël.
– Après je ne pouvais plus, Hanna, c'était bien trop risqué. Si tu as besoin d'un petit coup de main pour repartir dans la vie, je ne suis pas bien riche, mais je peux...
– La seule chose dont j'ai besoin, c'est le carnet de ma sœur, donne-le-moi et je quitterai ta maison aussi vite que j'y suis entrée.
– Je n'ai pas la moindre idée de ce dont tu me parles.
– Elle ne m'a écrit qu'une seule fois, un mois après que ma condamnation a été aggravée, pour m'informer qu'elle avait consigné la vérité dans un carnet. Quelques pages manuscrites et signées de sa main, racontant ce qui s'était vraiment passé. Dans cette lettre, elle me disait avoir confié ce carnet à l'un de vous, sans pour autant le nommer. Peut-être afin que son identité échappe à l'attention des gardiens qui épluchaient le courrier avant de nous le remettre, ou pour me dissuader d'essayer de sortir de mon trou, dans les deux cas, pour se protéger elle-même. Mais elle avait entrepris cette démarche au cas où il lui arriverait quelque chose. Alors celui ou celle à qui elle avait accordé sa confiance devrait remettre ce carnet aux autorités pour que je sois disculpée et enfin libre. Je dois t'avouer avoir souvent prié pour qu'il lui arrive quelque chose. Je n'en suis pas fière, mais c'est ainsi. Cela étant, elle est morte il y a cinq ans, et de toute évidence, son exécuteur testamentaire s'est bien gardé de respecter ses dernières volontés.
– Et pourquoi me l'aurait-elle remis, pourquoi à moi ?
– Elle était tout sauf idiote. Anton, Kieffer et Andrew avaient fait l'objet d'une enquête, ils auraient brûlé le carnet immédiatement pour ne pas risquer que les révélations qu'il contenait tombent entre les mains du FBI. Il n'y pas de prescription pour les crimes fédéraux. Brian a toujours été un vagabond à peine capable de s'occuper de lui-même. Crois-moi, Lucy, j'ai eu le temps de réfléchir, beaucoup de temps. Vous n'étiez que six à qui elle aurait pu le remettre, ma sœur et toi entreteniez une amitié complice, tu étais la candidate parfaite.
– Eh bien, je ne l'ai pas, je te le jure. Et je n'ai jamais revu ta sœur après ton arrestation, ni aucun des copains de la bande, à part Brian justement. Il vit dans la région, nous nous sommes croisés un jour par hasard au marché. De temps à autre, je lui porte des œufs et des légumes, il vit de trois fois rien.
John se présenta, une assiette dans chaque main et les deux femmes se turent sur-le-champ.
– Tout va bien ? demanda-t-il.
– Très bien, répondit Agatha, votre femme était en train de me raconter comment vous aviez monté votre petit hôtel et je lui disais, juste avant que vous n'arriviez, que j'avais merveilleusement dormi.
– « Hôtel » est un grand mot, ce n'est qu'une maison d'hôte. Allez, goûtez-moi ces œufs, vous m'en direz des nouvelles, ils ont été pondus hier.
– Votre café est excellent, puis-je vous en redemander ?
– Si vous l'appréciez, ce sera avec plaisir, dit John avant de se retirer.
– Oublie ce carnet, chuchota Lucy en se retournant pour vérifier que son mari était affairé en cuisine. Si je l'avais, je te le donnerais, bon sang ! Tu as toujours pu compter sur moi, comment peux-tu me soupçonner d'une chose pareille ? Et puis qu'est-ce que ça change maintenant que tu es libre ?
– « Libre » est aussi un bien grand mot, je me suis évadée.
– Oh merde ! souffla Lucy. Mais alors qui est cette jeune femme qui t'accompagne ?
– Une inconnue que j'ai prise en otage. Que veux-tu, je n'avais pas les moyens de louer une voiture.
– Tu déconnes ? balbutia Lucy, la peur au visage.
– Pas le moins du monde, ton offre de m'héberger quelques jours tient toujours ?
Lucy, bouche bée, fixait Agatha qui finit par s'abandonner à un grand éclat de rire.
– Tu devrais voir ta tête, dit-elle en lui prenant la main. Sois tranquille, elle m'a prise en stop, nous faisons juste un bout de chemin ensemble.
– Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ? questionna Milly en entrant dans la pièce.
John apparut dans son dos.
– Je suis content que vous vous entendiez bien. Lucy se plaint sans cesse de manquer de compagnie dans ce trou perdu. Qu'est-ce qui vous ferait plaisir ? demanda-t-il à Milly en l'invitant à s'asseoir.
– Je me contenterai d'un café.
Elle se tourna vers Agatha.
– Si vous en avez terminé avec vos retrouvailles, j'aimerais bien ne pas trop tarder ; à moins que vous ne préfériez que je vous laisse chez votre amie. Nous avons beaucoup de route à faire aujourd'hui.
– Vous vous connaissez ? s'étonna John.
– Pas du tout, rétorqua Agatha, je suppose que Milly faisait allusion à notre âge commun, nous nous amusions justement de nos erreurs de jeunesse.
– Quelles erreurs ? interrogea John piqué par la curiosité.
– Des histoires de jeunes filles qui ne regardent pas les garçons ! Milly a raison, il est temps de partir, je monte récupérer notre sac.
– Je m'en occupe, dit John. Lucy va préparer votre note, la comptabilité est son domaine.
Lucy se leva de sa chaise et se rendit dans l'entrée, Agatha la suivit. Milly, qui ne les avait pas quittées des yeux, resta seule à table, buvant son café.
– Combien je te dois pour la nuit ? demanda Agatha sur le pas de la porte.
– Rien, répondit Lucy.
Agatha tira un billet de cent dollars de sa poche et le glissa dans la main de son amie.
– Cela devrait couvrir le vivre et le couvert, ne discute pas, tu en auras plus besoin que moi.
Elle retint sa main et la regarda.
– Quand tu t'endors le soir, tu y repenses parfois ?
– Chaque nuit que Dieu fait, affirma Lucy.
– Tu éprouves des regrets ?
– Un seul, que nous ayons échoué.
Agatha afficha un sourire plein de tristesse.
– Non, murmura-t-elle, toi tu n'as pas échoué, tu vis auprès de quelqu'un qui t'aime.
– Si tu savais ce que j'aimerais que tu m'emmènes avec toi, monter dans cette voiture et reprendre la route, chuchota Lucy.
– Et pour aller où ? soupira Agatha.
Milly reposa sa tasse et quitta la salle à manger. Elle croisa John au bas de l'escalier qui allait mettre le bagage dans le coffre de l'Oldsmobile.
Les adieux se firent sur le parking. John et Lucy attendirent que la voiture disparaisse au loin.
– Vous aviez l'air de bien vous entendre, dit-il.
– Nous avons cru un moment nous être connues à l'université, mais ce n'était pas le cas, expliqua Lucy.
– C'est dommage, cela aurait été sympathique.
– Oui, probablement, répondit Lucy d'un ton laconique.
*
Il n'y avait pas une voiture sur la route. Elles avaient dépassé le sommet du mont Mill et laissé derrière elles la plus grande étoile du monde, bien terne dans la pâleur du matin.
– Pourquoi avoir menti à son mari ? demanda soudain Milly. Quel intérêt de faire autant de route pour retrouver des amis si c'est pour échanger deux mots avec eux et s'en aller ?
– Je n'ai rien dit parce qu'elle ne m'a pas reconnue.
– Vous aviez pourtant l'air de vous amuser.
– Elle plaisantait, je donnais le change, par politesse.
– Le change de quoi ?
– De la peine que cela m'a fait.
– Pourquoi ne lui avez-vous rien dit ?
– À quoi bon ? On vit avec quelqu'un, on s'invente un avenir commun, on dort dans le même lit, on partage ce qu'il y a de plus intime, et une fois séparés, on se recroise un jour dans une rue, l'air gêné, échangeant des banalités comme deux étrangers. Tu parles d'une hypocrisie ! Mieux vaut changer de trottoir, tu ne crois pas ?
– Vous avez eu une histoire d'amour avec elle ?
– Bien sûr que non, idiote, mais l'amitié, c'est pareil, le cul en moins.
– Moi, je crois surtout que ce n'était pas à elle à qui vous pensiez en disant cela, n'est-ce pas ? Cet homme qui a tellement compté pour vous, lui aussi fait partie de ceux que nous allons voir ?
– Peut-être.
– Je suis certaine qu'il vous reconnaîtra, et puis je ne suis pas d'accord avec vous, l'amitié et l'amour, ce n'est pas la même chose. Pourquoi ne vous êtes-vous jamais revus ? finit par lâcher Milly.
– Parce que mon île était lointaine, sauvage, brutale et dangereuse, ce n'était pas le meilleur endroit au monde pour s'aimer et fonder une famille.
– Ça ne me dit toujours pas pourquoi vous vous êtes quittés ?
– Qu'est-ce que ça peut bien te faire ?
– Je voudrais comprendre.
– Parce qu'il m'a trompée, répondit Agatha.
– Et vous ne le lui avez jamais pardonné ?
– J'en étais incapable.
– Je croyais qu'à votre époque coucher avec tout le monde était dans l'air du temps.
– Il n'était pas tout le monde et puis je n'ai pas envie de parler de ça.
– Vous êtes restée amoureuse de lui pendant trente ans sans lui pardonner ?
– Et alors, ce n'est pas incompatible, que je sache !
– Si, c'est totalement incompatible, ça n'a même aucun sens.
– Eh bien, ça en avait pour moi.
– Et lui, à part son élégance, qu'est-ce qu'il avait de si différent ?
– Je n'avais pas la moindre idée de la manière dont vivaient les garçons et les filles de mon âge, ce qu'ils aimaient ou détestaient, la façon dont ils travestissaient tout ou partie de leur identité pour appartenir à un groupe. Je n'étais pas une rebelle, juste quelqu'un souffrant de solitude. Je ne cultivais aucune différence, puisque j'ignorais tout de ce qu'était la normalité, de ces jeunes gens déterminés, à l'allure calme, aux gestes assurés, eux qui avaient reçu une éducation bourgeoise. Peut-être même m'arrivait-il de leur ressembler, peut-être leur arrivait-il de se sentir aussi mal que moi dans leur peau, mais comment le savoir au royaume des murmures ? Quand j'étais près de lui, j'avais l'impression de ne plus être invisible, j'existais. Nous n'avons jamais formé un couple ; une fois, rien qu'une seule, nous nous sommes embrassés, mais quel baiser, inoubliable ! Tu sais, il suffit parfois d'une étincelle pour embraser une vie. Il n'y a pas d'autre explication, c'est ainsi. Je savais que c'était lui et personne d'autre. Le jour où il m'a prise dans ses bras, j'ai vu les portes de mon adolescence se fermer, j'étais une femme.
– Pourquoi ne vous êtes-vous embrassés qu'une fois ?
– La pudeur ? La peur ? On se croisait de temps à autre dans des réunions étudiantes, c'était surtout pour cela que je m'y rendais. Nous ne cessions d'échanger des regards, mais nous gardions nos distances, enfin surtout lui. Est-ce qu'il pensait que j'étais trop jeune, est-ce qu'il redoutait de coucher avec une fille qui n'avait pas encore vingt et un ans ? On pouvait aller en prison pour cela. Avait-il choisi de nous donner le temps de nous connaître vraiment, parce qu'il me respectait ? Je supposais que c'était pour chacune de ces raisons, et je m'en fichais complètement, j'étais prête à patienter le temps qu'il faudrait. Et puis ma sœur a compris le lien qui se tissait entre nous. Elle était mon aînée et mon contraire, moi réservée pour ne pas dire effacée, elle, exubérante, déterminée, combattante et provocante à souhait, une vraie rebelle. D'ailleurs elle s'était vite taillé la part du lion dans le groupe, menant les discussions, décidant des actions. Sa force de conviction me fascinait, je l'admirais pour cela. Elle a tout fait pour le séduire, elle était bien plus belle que moi et avait deux ans de plus. À cet âge, deux ans, c'est beaucoup. Bref, un soir, elle est arrivée à ses fins. Il faut croire que j'étais sotte, je me suis gourée sur toute la ligne. Si la vie s'est donné autant de mal pour nous séparer, c'est que nous ne devions pas être ensemble.
– Leur histoire a duré ?
– Une seule nuit ! Elle ne l'avait mis dans son lit que pour m'emmerder, par jalousie, et aussi pour affirmer son emprise sur moi, son pouvoir.
– Mais quelle salope !
– Je ne te le fais pas dire !
– À quoi ressemblait-il ?
– Prends à gauche, répondit Agatha.
– Nous irions beaucoup plus vite par l'autoroute que nous pourrions rejoindre en tournant à droite.
– Mais on roulerait derrière des camions et tu t'ennuierais au volant. Et si tu nous mettais au grand air ? Il fait doux.
Milly attendit d'être au carrefour pour relever la capote.
– Avec vous, pas besoin de GPS, nota-t-elle en redémarrant, vous semblez connaître la route par cœur.
– Je n'ai aucun mérite, j'ai pris mon temps pour l'étudier.
– J'aimerais bien m'arrêter dans la prochaine ville, je dois téléphoner à Frank.
– Tu ne l'as pas fait hier soir ? J'ai cru t'entendre parler dans ta chambre.
– C'était avec Jo.
– Qu'est-ce qu'il voulait ?
– Rien, prendre de mes nouvelles, répondit Milly. Et votre sœur, vous lui avez pardonné ?
– Ne pas le faire serait revenu à lui avouer les sentiments que je portais à l'homme qu'elle m'avait volé. En me comportant comme si de rien n'était, je lui infligeais la pire des revanches : la priver de sa victoire. Et puis, nous avions pris la route ensemble, je lui devais de m'être émancipée de notre mère, je lui devais ma liberté. Le jour où elle a annoncé qu'elle quittait la maison, je l'ai suppliée de m'emmener. Notre mère hurlait, nous jetait nos affaires à la figure, allant jusqu'à se mettre bras en croix devant la porte pour nous empêcher de partir. Ma grande sœur m'a prise par la main, elle a repoussé maman et m'a entraînée avec elle. Je dois t'avouer que j'ai vécu en sa compagnie des années magnifiques, elle m'a fait découvrir des choses que je n'aurais même pas pu concevoir si elle m'avait abandonnée derrière elle. Sur ces chemins de vagabonds que nous parcourions ensemble, nous étions soudées, enfin, comme deux sœurs. C'était un sacré numéro, je n'ai jamais vraiment compris ce qui lui passait par la tête. Pouvait-on être idéaliste à ce point ? Elle ne rêvait que de fraternité, se battait contre la pauvreté, les discriminations raciales, luttait pour les droits des femmes, et tout cela à une époque où agir comme nous le faisions était souvent dangereux.
Agatha se mit à rire toute seule.
– Qu'est-ce qu'il y a de drôle ? demanda Milly.
– Rien, je viens de me souvenir d'une de ses âneries. Au collège, l'un de ses professeurs avait fait une remarque raciste en cours, je ne sais plus laquelle, une plaisanterie d'aussi mauvais goût qu'il était lâche. Nous vivions dans un patelin du Sud et il n'y avait aucun élève noir dans notre école, le prof ne courrait pas beaucoup de risques. Ma sœur n'en fichait pas une, mais elle était douée et avait donc sa place au premier rang. Le lendemain, elle s'était présentée en classe coiffée d'une perruque afro et vêtue d'un tee-shirt où elle avait dessiné le visage de Martin Luther King. Tu imagines la tête du prof quand il est entré dans la salle. Et comme si cela ne suffisait pas, elle s'est mise à fredonner « Summertime ». Ma sœur était une garce, mais une garce géniale, alors comment voulais-tu ne pas lui pardonner ?
– Vous n'aviez pas de père ?
– Oh que si ! C'était un personnage extraordinaire, un menuisier rêveur, que la guerre avait bien esquinté et pourtant, derrière ses cicatrices, il rayonnait de tout son être. Affable, bienveillant, toujours à l'écoute des autres, rendant mille services, il ne se plaignait jamais, et quel artiste ! Tous nos jouets, c'est lui qui les fabriquait de ses mains. Les heures qu'il a passées dans son atelier à nous construire une maison de poupées. Elle était immense ! À chaque anniversaire, chaque Noël, il y ajoutait des petits éléments de mobilier qu'il avait assemblés, des détails d'une justesse inimaginable. Sa femme et ses filles étaient tout pour lui, même si je l'ai souvent soupçonné d'avoir une préférence pour ma sœur, parce qu'elle était l'aînée. Après sa mort, la vie n'a plus jamais été la même. Maman était inconsolable. Ils formaient un couple uni où l'amour n'était pas de façade. Ce qu'ils pouvaient s'aimer, ces deux-là, à ce point que ma sœur et moi nous moquions souvent de leurs roucoulades. Nous étions leur seul sujet de dispute, papa prenait toujours notre défense et cela mettait maman hors d'elle. S'il était resté parmi nous, ma sœur et moi aurions eu un tout autre destin.
– Moi, mon père a été l'homme de ma vie, enchaîna Milly, et c'est absurde, car je ne l'ai pas connu. Je ne sais même pas qui il est. La mienne, de mère, n'a jamais voulu me le dire.
– Pourquoi ? demanda Agatha.
– Si je le savais ! Combien de fois je l'ai appelé la nuit en cherchant le sommeil, combien de monologues lui ai-je tenus. Je l'imaginais partout, dans l'habit d'un maître d'école, dans celui du père d'une de mes amies, une année, je m'étais mis en tête qu'il était le chef des pompiers, après avoir visité la caserne avec ma classe. L'année suivante, c'était le propriétaire du cinéma, parce qu'il aimait bien ma mère et ne lui faisait jamais payer ma place. Ensuite ce fut au tour de l'épicier, j'avais appris qu'il effaçait notre ardoise quand maman n'avait pas de travail. Et puis j'ai fini par me dire que si elle s'obstinait tant à refuser qu'on parle de lui, c'est qu'il devait être mort. Alors je me suis mise à le voir dans les nuages, dans la cime des arbres, dans des flaques d'eau. Ça tournait à l'obsession. J'étais fille unique et j'avais pour confident une ombre. L'avantage, c'est qu'elle ne me contredisait jamais. Et puis un jour, j'en ai eu assez. J'ai accepté la vie pour ce qu'elle m'offrait au lieu de la détester pour ce qu'elle n'avait pas voulu me donner. Reste un manque que je ne comblerai pas, et une question : est-ce qu'il m'aurait aimée ?
– Que tu es sotte, évidemment qu'il t'aurait aimée !
– Alors pourquoi est-il parti avant ma naissance ?
– C'est ta mère qui t'a dit ça ?
– Oui, qu'il n'avait voulu ni d'elle ni de moi.
Un bruit de crevaison se fit entendre, la voiture tangua, mais Milly réussit à la maintenir sur la route jusqu'à l'arrêt complet.
Agatha leva les yeux au ciel, la mâchoire serrée.
– La jante est intacte et je crois que le pneu est réparable, dit Milly agenouillée en constatant l'étendue des dégâts. J'ai une roue de secours dans le coffre, je vais la changer et nous nous arrêterons à la prochaine station-service.
Mais, l'opération se révéla plus complexe. Milly avait beau appuyer de tout son poids sur le manche de la clé, l'un des écrous refusait de tourner. Elle promena son téléphone portable dans toutes les directions pour appeler une dépanneuse, sans résultat, elle ne captait aucun signal.
Elles patientèrent une heure au milieu de nulle part avant qu'une camionnette apparaisse enfin à l'horizon. Milly se leva d'un bond et se mit en travers de la route, forçant le conducteur à s'arrêter.
Les deux gars qui en descendirent devaient arriver d'un patelin voisin. Ils portaient des chemises à carreaux, des jeans rapiécés, des chapeaux de vachers et, sur leurs visages, les stigmates de l'alcool qu'ils avaient bu la veille.
Milly leur demanda s'ils pouvaient l'aider à débloquer ce satané écrou, elle n'en avait pas la force mais des gaillards comme eux en viendraient à bout sans trop de difficulté.
L'un des deux hommes s'approcha de l'Oldsmobile et caressa la portière, sifflant avec une nonchalance vulgaire. L'autre posa sa main sur l'épaule de Milly, arborant un sourire édenté.
Il cracha son chewing-gum et se rapprocha d'elle.
– Bien sûr qu'on pourrait vous aider, mais ce serait quoi la récompense ? dit-il en resserrant son emprise.
Soudain, il sentit la froideur du canon qu'Agatha appuyait sur sa nuque.
– J'hésite encore, lança-t-elle d'un ton goguenard. Commence par changer cette roue, puisqu'on te l'a demandé poliment, et je verrai ensuite si je te laisse repartir avec tes deux roupettes ; et dis à ton petit camarade avec son air de demeuré qu'il se mette au travail s'il veut rentrer chez lui ce soir.
S'il avait eu un doute sur la détermination de cette femme qui le mettait en joue, la mine apeurée de son complice l'effaça dans l'instant.
– On rigolait, m'dame, faut pas s'énerver comme ça, bafouilla-t-il.
– Mais c'était en effet très drôle, répondit Agatha en le giflant avec son revolver, regarde comme on se marre bien ensemble.
L'homme vacilla et toucha sa joue ensanglantée.
– Mais vous êtes tarée !
– Dépêche-toi avant que je te montre à quel point je suis tarée, ajouta-t-elle en lui décochant une seconde gifle.
La douleur qui cingla sa mâchoire eut raison de ses dernières résistances, son acolyte le supplia de l'aider pour qu'ils se tirent de là au plus vite.
Quand le travail fut accompli, Agatha ordonna à Milly de reprendre le volant et aux deux hommes de reculer de cent pas.
Elles remontèrent à bord de l'Oldsmobile et foncèrent sur la route.
Milly serrait le volant si fort que ses phalanges avaient blanchi, il suffisait de la regarder pour voir à quel point elle était furieuse.
– Je leur ai fichu une belle trouille, finit par lâcher Agatha.
– Pas qu'à eux ! Et à votre avis, combien de temps vous nous donnez avant qu'ils nous rattrapent et jouent aux autos tamponneuses ?
– Un certain temps, répondit Agatha, malicieuse, en jetant les clés de leur camionnette par la vitre.
– Qui êtes-vous pour être capable d'une violence aussi froide ? interrogea Milly qui ne décolérait pas.
– Quelqu'un qui vient de t'éviter de passer un sale quart d'heure.
– Le mettre en joue ne suffisait pas, il fallait que vous le frappiez, et à deux reprises ?
– S'il m'avait donné l'occasion de lui en coller une troisième, je l'aurais fait avec un grand plaisir. Je ne supporte pas ces brutes qui jouent de leur pouvoir parce qu'ils ont la force pour eux. Ces imbéciles n'ont eu que ce qu'ils méritaient et ça les fera peut-être réfléchir la prochaine fois qu'ils auront envie de s'en prendre à une femme. Pense à toutes celles dont ils ont abusé. Je leur ai rendu justice. Cela étant, on va quand même attendre de s'être éloignées de ce coin avant de faire réparer ta roue.
Milly profita que la route s'étirait en ligne droite pour se retourner vers Agatha.
– Où se trouvait votre île ? Qu'est-ce qui vous y a retenue aussi longtemps ?
– Il me semblait t'avoir déjà répondu.
– Alors, pourquoi Jo a-t-il reçu l'appel d'un marshal qui vous recherche ?
– Ton Jo ? Quand a-t-il reçu cet appel ? questionna froidement Agatha.
– Hier, et qu'est-ce que ça change ?
– Certaines choses, répondit Agatha, troublée.
– Cette fois, je veux la vérité ou je vous jure que je vous laisse au prochain village, et vous poursuivrez votre voyage sans moi.
Le ton de Milly était sans appel.
– Mon île s'appelait Bedford Hills, ce n'était pas une île, mais une prison d'État, située au nord de New York. La pire de toutes. J'y ai passé vingt ans avant que l'on me transfère dans le centre correctionnel dont je me suis évadée il y a quelques jours.
– Vous êtes en cavale ? Alors non seulement vous m'avez menti, dit Milly en tapant rageusement sur le volant, mais vous avez fait de moi votre complice. Vous savez ce que je risque ?
– Tu ne risques rien puisque je t'ai prise en otage.
– Je fais une otage drôlement docile.
– Je te le concède, mais sois tranquille, d'abord nous ne nous ferons pas prendre, et quand bien même, je dirais que tu m'as prise en stop et que tu ignorais tout de ma situation.
Agatha rangea son arme dans la boîte à gants et se tourna vers Milly en soupirant.
– Tu as raison, je n'ai pas le droit de te faire courir ce risque, tu as déjà fait beaucoup pour moi, dépose-moi où tu veux, je saurai me débrouiller.
Peur, incrédulité, curiosité et excitation se bousculaient dans l'esprit de Milly, la plongeant dans une telle effervescence qu'elle avait accéléré sans même sans rendre compte.
– Tu ferais bien de ralentir, ordonna Agatha, je te rappelle que nous roulons avec un vieux pneu qui n'a pas servi depuis longtemps. Et ce serait dommage de se faire coincer par le shérif du coin pour un bête excès de vitesse.
– Quelle est la prochaine étape ?
– Nashville, confia Agatha. Si tu continues à appuyer sur le champignon comme ça, nous y serons en début d'après-midi.
Elles parcoururent cinquante miles sans s'adresser la parole. Pas un mot durant l'arrêt qu'elles firent dans un garage pour faire réparer la roue. Et une heure après cela, elles n'avaient toujours pas échangé une parole.
– Très bien, lâcha soudain Milly, je vous conduis à Nashville et nos chemins se séparent.
– Comme tu voudras, répondit Agatha, le regard perdu. En attendant, si tu voulais bien prendre à droite, il y a un temple de la musique à quinze miles d'ici où se trouverait la plus grande guitare du monde, ce serait dommage...
– ... de passer à côté sans aller le visiter ? Vous n'êtes pas sérieuse ?
– Oh que si !
– Ces types avaient raison sur un point tout à l'heure, vous êtes folle à lier.
– J'avais vingt-deux ans quand ils m'ont enfermée, j'en ai trente de plus. Trente années pendant lesquelles mon quotidien était réglé par des ordres. Le réveil, la douche, les repas, le travail à la lingerie, les sorties dans la cour. Dix mille neuf cent cinquante-trois journées de vie volées. Je ne sais pas combien de temps je resterai libre, mais je peux t'assurer que jusqu'à ce que l'on me reprenne, je vais réaliser toutes les choses que je n'ai pas encore faites, aussi bêtes et futiles soient-elles. Et comme tu ne veux surtout pas me ressembler quand tu auras mon âge, alors n'attends pas trente ans de plus pour t'en donner à cœur joie. En tout cas, réfléchis-y. Parce que même si tu es un peu en pétard depuis tout à l'heure, reconnais au moins qu'on s'amuse drôlement bien toutes les deux. Repense à ces deux couillons en train de chercher les clés de leur camionnette.
– Nous ne sommes pas Thelma et Louise !
– Connais pas, ce sont des amies à toi ?
– Laissez tomber, soupira Milly en bifurquant à droite.
*
En arrivant sur le parking, Milly dut reconnaître qu'elle n'avait jamais rien vu de tel. La partie gauche du bâtiment était haute de trois étages, son toit, galbé comme une éclisse, formait la caisse de résonance d'une guitare géante. En son centre, une grande lucarne imitait la rosace. L'autre moitié du bâtiment, bien plus basse, se prolongeait de façon à représenter le manche. Des fenêtres étroites évoquaient les frettes, et des câbles électriques tendus sur toute la longueur, les cordes.
– Avoue que ce n'est pas banal, siffla Agatha en sortant de la voiture.
Milly poussa la porte de cet étrange endroit et découvrit un décor qui ne ressemblait en rien à ce qu'elle avait imaginé. Derrière deux vitrines poussiéreuses, où dormaient des guitares, apparaissait dans une semi-obscurité la salle déserte d'un country-bar. Tables et chaises faisaient face à la scène sur laquelle se détachaient un tabouret et un micro aux chromes étincelants.
Agatha souleva le couvercle d'une vitrine et s'empara d'une Gibson.
– Vous n'allez pas la voler ? chuchota Milly.
Agatha ne lui répondit pas et avança vers la scène. Sous le regard médusé de Milly, elle alla prendre place sur le tabouret, effleura les cordes, ajusta les chevilles et plaqua les premiers accords d'une chanson.
D'une voix rauque et juste, elle se mit à fredonner sur un célèbre air de folk :
If you miss the train I'm on, you will know that I am gone.
You can hear the whistle blow a hundred miles,
a hundred miles, a hundred miles, a hundred miles, a hundred miles.
You can hear the whistle blow a hundred miles.
Lord I'm one, Lord I'm two, Lord I'm three, Lord I'm four,
Lord I'm five hundred miles from my home.
500 miles, 500 miles, 500 miles, 500 miles.
Lord I'm five hundred miles from my home.
Not a shirt on my back, not a penny to my name.
Lord I can't go a-home this a-way
This a-way, this a-way, this a-way, this a-way.
Lord I can't go home this a-way.
If you miss the train I'm on you will know that I am gone.
You can hear the whistle blow a hundred miles.
Un homme, sorti de l'ombre, s'approcha dans le dos de Milly, se tenant silencieux à ses côtés pour écouter Agatha reprendre le refrain.
Milly voulut lui parler, mais d'un doigt posé sur les lèvres il lui fit signe de se taire. Sur la scène déserte, ce n'était pas Agatha qu'il voyait chanter, mais la silhouette d'une jeune femme resurgie du passé.
Il s'essuya les paupières d'un revers de la main et, lorsqu'elle reposa la guitare, il applaudit. D'abord lentement, puis à bâtons rompus.
– Pour une surprise, c'est une foutue surprise ! s'exclama-t-il en s'élançant vers elle.
Il la prit dans ses bras, la souleva de terre et la fit tourner dans les airs. Il s'arrêta soudain, leva les yeux vers la mezzanine et se mit à gueuler :
– José, tu vas m'allumer ces putains de lumières, pour une fois qu'on a une grande dame sur scène ! Je te paye à quoi, bon à rien ?
On entendit les jurons d'un homme qui se frayait un chemin à travers le capharnaüm qui encombrait la mezzanine, et la scène s'éclaira.
– J'aurais préféré rester dans le noir, chuchota Agatha, et repose-moi, tu m'étouffes, Raoul.
– Attends, laisse-moi te regarder ! Bon Dieu que tu es belle, lui dit-il avec un accent mexicain à couper au couteau.
– Bon Dieu que tu es con, Raoul, mais qu'est-ce que je t'adore !
– Tu m'adores, mais tu n'as jamais voulu de moi. Et ce n'est pas faute de t'avoir fait la cour. Tu sais qu'il n'est pas trop tard, un mot de toi et je quitte mes moutons et te suis jusqu'au Venezuela.
– Qu'est-ce que vient faire le Venezuela là-dedans ? dit-elle en rigolant, et qu'est-ce que c'est que cet accent espagnol ?
Raoul lui chuchota à l'oreille dans un américain parfait :
– Chut, José n'est pas au courant, personne ici n'est au courant, ça fait trente ans que je me fais passer pour un Vénézuélien, c'était le camouflage idéal, même les flics du coin y croient dur comme fer.
Agatha se mordit les lèvres.
– Compris, et moi, je m'appelle désormais Agatha.
– Mi beldad Agatha ! s'exclama Raoul. Tu as faim ? Et qui c'est la petite ?
– Une amie.
– Une amie ! cria Raoul, elle a faim cette amie ? Bien sûr qu'elle a faim, elle est toute maigre et toute pâlotte ! Ah là là là là, il était temps que Raoul arrive. José ! hurla-t-il d'une voix tonitruante, éteins-moi ces putains de lumières, tu vois bien que la dame ne chante plus ! Attends une seconde José... Tu veux encore en chanter une, Agatha ? Parce que tout à l'heure c'était merveilleux ! ajouta-t-il, l'index pointé vers le micro pour témoigner de sa sincérité.
– L'idée d'un petit repas n'est pas pour me déplaire.
– José ! Les lumières ! Mais quel empoté !
Raoul prit Agatha par l'épaule. À côté de cette force de la nature, elle semblait toute frêle.
– Elle vous a parlé de moi ? demanda-t-il à Milly, en l'entourant de son autre bras. Elle vous a dit que quand j'étais jeune, quoique je ne sois pas vieux, mais bref, quand j'étais plus jeune, j'étais fou d'elle ? Attention, ajouta-t-il, en les entraînant toutes deux vers la porte, je suis toujours fou d'elle. Une femme comme ça, on n'en guérit jamais.
Milly s'abstint de répondre, buvant chaque parole de Raoul, dont l'énergie n'avait d'égal que l'humeur éclatante.
Arrivé sur le parking, Raoul resta en arrêt devant l'Oldsmobile.
– C'est la tienne ?
– Elle est à la petite, répondit Agatha.
– J'ai trente et un ans, vous pourriez peut-être m'appeler par mon prénom ?
– Elle a raison ! clama Raoul. Si je t'avais appelée « la petite », qu'est-ce que j'aurais pris. Et c'est quoi votre prénom ? Agatha, les présentations alors !
– Milly, déclara l'intéressée.
– Raoul Alfonso de Ibanez, susurra le colosse en s'inclinant pour lui faire un baisemain. Je peux conduire ?
– Non, dit Milly, c'est une voiture très spéciale...
– Ma petite, des automobiles comme la tienne, à La Havane, j'en caressais déjà les volants à quinze ans. Il n'y a que ça là-bas.
– Tu es vénézuélien, non ? reprit Agatha.
– Cuba... Venezuela... à l'époque c'était pareil ! s'exclama Raoul.
Agatha ne lui donnait pas une chance sur mille, et pourtant Milly lui tendit ses clés et alla s'installer sur la banquette arrière.
– Ce soir, c'est la tournée des grands-ducs... on peut mettre la radio ?
Et avant que Milly ne réponde, Raoul tourna le bouton.
– Qu'est-ce que c'est ? dit-il interdit en entendant un adagio de symphonie.
– Brahms, précisa Milly.
– Tu es venue m'annoncer que quelqu'un est mort ? Qui ? supplia Raoul.
Agatha lui répondit d'un sourire complice.
– Ah, j'ai eu peur !
Et Raoul changea de fréquence, jusqu'à ce que la trompette de Miles Davis sonne le départ.
*
Tom pensait depuis longtemps qu'en incitant quelqu'un à parler on apprenait souvent plus de choses qu'en l'y contraignant. Il préférait interroger Brian chez lui plutôt que sur son lieu de travail et se rendit à la première adresse indiquée sur sa liste.
Après avoir tourné plusieurs fois sur lui-même, il s'étonna de ne voir au bout de ce chemin sans âme qu'un talus, au haut duquel se trouvait un car scolaire à l'abandon dont les essieux reposaient sur des parpaings. S'il n'y avait eu cette fumerolle s'échappant d'un tuyau qui traversait la toiture, il n'aurait jamais supposé qu'un homme eût élu domicile à l'intérieur. Il s'approcha sans faire de bruit.
On entrait dans ce nid étrange par la porte à soufflet qu'empruntaient jadis les écoliers. En lieu et place du siège du conducteur, un fût récupérait les eaux de pluie qui s'écoulaient le long d'une gouttière passant par un trou découpé dans la vitre. Derrière cette citerne de fortune, un poêle à bois boulonné dans le sol assurait le chauffage et la cuisson des aliments. Les banquettes avaient été alignées le long des parois. Le reste du mobilier se composait d'objets de récupération : un lit de camp placé au fond du bus, une table en formica, un fauteuil en cuir, une armoire métallique, un garde-manger et des piles de livres.
Brian, plongé dans une lecture, releva la tête en découvrant l'homme qui pénétrait chez lui.
Pour toute présentation, Tom ouvrit son blouson, faisant apparaître son insigne accroché à la ceinture. Il invita son hôte infortuné à bien vouloir répondre à ses questions.
Brian ne brillait pas pour sa bravoure, mais il avait des principes. Avec ses maigres appointements de guide, il n'aurait pas subsisté sans Lucy. C'était à sa générosité qu'il devait de n'avoir jamais recouru à la mendicité pour se nourrir ou se vêtir en hiver. Lucy avait toujours été là pour lui, et il se refusait à lui attirer des ennuis. Il ne la nomma pas et jura sur tous les saints ne plus être en contact avec ses anciens camarades ; il suffisait d'ouvrir les yeux pour voir combien sa vie était solitaire. Après que Tom eut énoncé les peines encourues s'il se faisait complice d'une fugitive, il finit par reconnaître qu'Agatha lui avait rendu visite. Il nia avoir la moindre idée de l'endroit où elle comptait se rendre. Leur entretien n'avait duré que quelques minutes. Elle cherchait un carnet dont il ignorait jusque-là l'existence autant que le contenu, elle n'avait rien voulu confier d'autre et s'était évanouie dans la nature aussi soudainement qu'elle était apparue.
Tom contempla cet homme, il lui inspirait un certain respect, peut-être parce que sa façon de vivre n'était pas si éloignée de la sienne.
– Je n'ai pas grand-chose à vous offrir, dit Brian. Sur mon réchaud mitonne un ragoût de lièvre, je les attrape au collet, ce n'est pas très légal, mais les flics du coin ont d'autres soucis en tête que de faire la chasse au braconnier. Si vous avez faim, il y en a assez pour deux.
Dans le monde où il vivait, refuser de partager un repas revenait à offenser celui qui vous l'avait proposé. Tom prit place sur une banquette et se laissa servir une portion du ragoût dans la gamelle que lui tendait Brian.
Au cours de la demi-heure qui suivit, sa théorie se vérifia. Brian finit par en dire un peu plus sur le carnet qu'Agatha recherchait.
Lorsqu'il eut terminé sa gamelle, Tom le remercia, regagna sa voiture et prit la direction de Nashville.
Il s'arrêta dans la première agglomération qu'il traversa pour boire un café, il en avait le plus grand besoin, et, profitant de cette halte, il téléphona au juge.
– Dis-moi que tu as de bonnes nouvelles à m'annoncer, dit Clayton.
– Je ne m'étais pas trompé, elle a bien pris contact avec l'un de ses anciens amis, je fais route vers le prochain sur la liste, et je gagne du terrain, c'est déjà ça.
– De mon côté, les nouvelles ne sont pas joyeuses, répondit Clayton. Le directeur du centre correctionnel perd patience. Il rechigne à garder plus longtemps le secret.
– Qu'est-ce qui l'a fait changer d'avis ? demanda Tom.
– La même raison qui l'avait poussé à se taire, il craint pour sa carrière. Je lui avais promis que nous lui ramènerions sa prisonnière sans délai. Sur le moment, il préférait couvrir son évasion que devoir expliquer les failles de la sécurité de son établissement. Hélas, il a tout déballé à sa femme et elle l'a convaincu de ne pas courir ce risque. J'ai pu le calmer, mais je crains bien que ce soir, madame en remette une couche et fasse tomber ses dernières résistances. Dans le meilleur des cas, je nous donne deux jours de répit tout au plus.
– Si je roule vite, je devrais pouvoir arriver à Nashville avant qu'elle n'en reparte.
– Alors fonce mon vieux, le temps nous est compté avant que le FBI se mêle de nos affaires.
– J'aurai toujours une longueur d'avance sur eux.
– Ne joue surtout pas à ce jeu-là, si tu ne collaborais pas, c'est toi qui aurais de sérieux ennuis et je ne pourrais pas te couvrir, c'est bien trop risqué.
– Elle recherche un carnet d'un genre particulier, lâcha Tom.
Il entendit dans le combiné la respiration du juge qui restait silencieux.
– Tu as lu ce qu'elle avait laissé sous son matelas ? poursuivit Tom.
Le juge s'abstint de répondre.
– Ce carnet prouverait la véracité de ce qu'elle a écrit dans son journal intime. Alors s'il existe vraiment, je pense qu'il serait préférable pour toi que je sois le premier à le retrouver.
– Tu cherches à me forcer la main ?
– Si telle était mon intention, Votre Honneur, vous ne vous poseriez pas la question. Débrouille-toi pour rassurer cet imbécile, et s'il craque, use de tout ton pouvoir pour retenir la meute. Maintenant je te laisse, j'ai du chemin à faire.
Tom sortit du café sous une pluie fine qui tombait avec la nuit. Il s'installa au volant, se frictionna les joues pour chasser la fatigue et prit la route.
*
Agatha avait promis à Milly de lui offrir de quoi se changer, mais elle s'octroyait le droit du choix vestimentaire.
– Il est grand temps que tu adoptes un nouveau look, avait-elle décrété, incitant Raoul à la soutenir.
– Mon look me convient parfaitement ! rétorqua Milly, en appelant à son tour Raoul à la rescousse.
– Puisque c'est Agatha qui paye, répondit-il en poussant la porte de la boutique vintage, voyons au moins ce qu'elle propose, nous déciderons ensuite.
Il céda le passage aux deux femmes et attendit qu'elles lui tournent le dos pour faire un clin d'œil à la vendeuse avant de lever les yeux au ciel.
Agatha flâna devant les rayonnages, choisit trois jupes, des paires de collants de différentes couleurs, des bodys, deux chemises, trois pantalons en toile, dont un à pattes d'éléphant que Raoul lui ôta immédiatement des mains, deux pulls légers à col en V, mit le tout dans les bras de Milly et l'entraîna vers la cabine d'essayage.
– Pas question que je porte ça ! s'insurgea Milly en lui rendant les vêtements, mais la mimique suppliante de Raoul la fit changer d'avis. Elle reprit les affaires, non sans manifester son mécontentement et tira le rideau derrière elle.
On l'entendit dire successivement : « Formidable, j'ai l'air d'une pute ! » ; « Une poule de luxe, maintenant ! » ; « Et puis quoi encore ! » tandis que jupes, collants et bodys valdinguaient au-dessus du rideau de la cabine. Agatha les récupérait chaque fois et présentait les tenues à Raoul dont la moue semblait toujours donner raison à Milly.
Presque tout le magasin y passa. Une heure plus tard, sous l'œil d'un Raoul à bout de forces, le silence se fit dans la cabine d'essayage. Milly, habillée d'un pantalon beige et d'un tee-shirt rayé sur lequel elle avait enfilé une chemise ouverte se contemplait, agréablement surprise par son reflet dans le miroir.
Agatha doubla le pantalon d'un modèle identique de couleur bleue, tripla le tee-shirt dans des déclinaisons de rouge et de blanc, acheta d'office autant de pulls en V et alla vers la caisse. Elle surprit le regard de Milly posé sur une paire de bottes en cuir.
– Essaye-les ! dit-elle.
– Non, elles doivent être hors de prix et je n'en ai pas besoin.
Agatha fit signe à la vendeuse qui se précipita.
Devant la glace en pied, Milly, plus haute de deux pouces, se découvrit une nouvelle silhouette.
– On les prend ! ordonna Agatha.
– Non, je ne peux pas accepter.
– Ce que tu ne peux pas, c'est passer à côté d'une paire comme celle-ci, on n'a qu'une vie, allez, ne discute pas.
Le visage agonisant de Raoul mit fin au débat.
En sortant de la boutique, Milly, radieuse, pensa à la tête que ferait Frank en la voyant ainsi. Elle eut envie de se faire prendre en photo et tendit son portable à Agatha.
Agatha regarda le téléphone et trouva la chose absurde. Un téléphone était fait pour téléphoner. Raoul s'empara de l'appareil et Milly adopta une posture volontairement provocante.
– Et tu vas envoyer cette image depuis ce tout petit truc ? demanda Agatha, incrédule.
Milly était censée être partie régler des affaires de famille, non pour s'amuser. La photo qu'elle observait prouvait tout le contraire. Elle hésita, avant de renoncer à l'envoyer, rangea son téléphone dans sa poche et prit Agatha par le bras pour l'embrasser sur la joue.
– Je ne sais pas comment vous remercier.
– C'est moi qui voulais te remercier de tout ce que tu as fait pour moi. Demain matin, nos routes se sépareront, mais chaque fois que tu enfileras ces bottes, tu repenseras à notre petite virée, et tu n'en garderas pas que de mauvais souvenirs.
Avant que Milly ne lui réponde, Agatha montra du doigt un magasin de lingerie ; Raoul fut catégorique et refusa d'y entrer. Il attendrait dehors.
Les emplettes terminées, il rangea les sacs de vêtements dans le coffre et reprit le volant.
– Vous, je ne sais pas, mais moi, je pourrais manger un bœuf ! Ce soir, nous dînerons en musique, et pas n'importe laquelle, je vous emmène dans un endroit qui n'est pas pour les touristes.
*
Milly s'attendait à de la country, mais dans le cabaret où Raoul les avait conduites, on jouait du Charlie Parker et du Miles Davis.
Il y avait toutes sortes de clients dans la salle où se promenaient des serveuses aux tenues aguicheuses. Des habitués et aussi des touristes, en dépit de ce que Raoul avait prétendu. Il les ignora, comme s'il les avait en horreur et désigna une table proche de la leur où un couple dînait en compagnie d'un homme à l'allure indigente.
– Tu vois ces deux-là, dit-il à Milly, ils viennent très souvent, et une fois par semaine ils invitent un vagabond à dîner. Il n'y a qu'ici qu'on voit des choses pareilles. Ce qui compte pour ce gars, ce n'est pas tant le repas, mais le temps et l'écoute qu'ils lui offrent. Quand on fait la manche, on devient transparent, comme si on rétrécissait de jour en jour. Ceux qui passent devant toi t'ignorent, à croire que la misère pourrait être contagieuse, et les plus généreux affichent une mine pleine de compassion qui te dépossède de la seule chose qui te reste encore en poche : cet amour-propre auquel tu t'accroches comme un diable, même quand tu es crade à salir le trottoir sur lequel tu fais appel à la bonté de ceux qui ont un toit.
Milly interrogea Agatha du regard et devina que Raoul connaissait son sujet.
Le patron de l'établissement vint les saluer. Le respect qu'il portait à Raoul était presque palpable, rien qu'à la façon dont il lui avait demandé s'il voulait bien grimper sur l'estrade pour pousser la chansonnette. Raoul se fit un peu prier et accepta de bonne grâce.
Il s'entretint un instant avec les musiciens et de sa voix grave entonna un air de blues, accompagné d'une trompette bouchée et d'une contrebasse.
Milly remarqua sur-le-champ que quelque chose en lui avait changé. Ce n'était plus le personnage affable qu'elle avait rencontré qui chantait devant elle, mais un homme dont les yeux semblaient porter d'autres vies que la sienne. Alors, Agatha se pencha vers Milly et lui raconta son histoire.
À l'âge de quinze ans, Raoul était arrivé en Californie dans un camion qui transportait les ramasseurs de fraises venus pour la plupart du Mexique. Ce n'était pas les champs de coton du Sud, mais les conditions de vie réservées aux cueilleurs de fraises n'avaient rien à leur envier. Débardeur, routier, gardien de parking, veilleur de nuit, portier de club, puis d'hôtel, il avait promené sa salopette usée aux quatre coins de l'État, jusqu'à ce qu'un jour un professeur de musique qui enseignait à Berkeley le repère. Herriman se faisait appeler « maître ». Ce grand type blond, maigre et guindé, appréciait la compagnie des beaux garçons et savait déceler ceux qui avaient du talent. Raoul avait de l'allure, une prestance imposante et une voix de bluesman qui, si vous fermiez les yeux, vous aurait laissé volontiers imaginer qu'il était né à La Nouvelle-Orléans. Comment Raoul avait réussi à se débarrasser de son accent relevait du mystère, sauf pour lui. Il avait une oreille musicale incroyable et savait imiter tout ce qu'il entendait. Son truc préféré pour draguer les filles était de prétendre à une érudition hors pair et de leur faire croire qu'il parlait presque toutes les langues. Après avoir prêté main-forte aux vendeurs de canards laqués dans les rues de Frisco, il était devenu aussi éloquent qu'eux en chinois, le vocabulaire en moins. Son faux allemand, il l'avait emprunté à Herriman dont les origines germaniques n'étaient un secret pour personne, son français était teinté d'un accent québécois pour avoir flirté avec l'une des plus jolies filles qu'il ait vues dans sa vie et qui avait fui Montréal et ses neiges pour venir cueillir des oranges au soleil.
Herriman avait repéré son nouvel élève dans un club de jazz où, alors que s'en allait la nuit, Raoul finissait de boire tout ce qu'il avait gagné.
À cette époque, Raoul dormait rarement deux fois de suite au même endroit. Trouver un lit était une préoccupation quotidienne, aussi quand le professeur de musique lui avait proposé un toit et une éducation, le jeune homme avait vu passer la chance de sa vie devant lui à la vitesse d'un train qui traverse la plaine. Il n'était pas dupe des goûts de Herriman, mais jamais ce dernier n'avait eu le moindre geste déplacé, si bien qu'en ces temps affranchis Raoul avait fini par en déduire que le maître de musique n'avait d'appétit sexuel d'aucune sorte. Sa drogue à lui était de prolonger sa jeunesse en s'entourant de ceux qui la possédaient encore. Herriman était un aumônier d'un genre étrange, qui s'était fixé pour mission de sauver des âmes et de changer des destins. Avec une ténacité admirable, il avait souvent échoué et parfois réussi. À Berkeley, une dizaine de jeunes gens lui devaient d'avoir une nouvelle existence. Raoul était l'un d'eux. Herriman lui avait appris à s'habiller, à se coiffer, à parler correctement et surtout à utiliser son don à d'autres fins que de mettre des filles dans son lit. Au cours des vingt-quatre mois durant lesquels il avait vécu chez son professeur, Raoul, entré en rédemption, n'avait plus caressé une paire de seins ou de fesses, sauf de temps en temps du regard, mais ça ne comptait pas.
Agatha l'avait connu alors qu'elle entrait à la fac, c'était Max qui les avait présentés et l'amitié entre eux était née aussitôt.
Raoul ne suivait pas un cursus complet, mais fréquentait assidûment les cours de Herriman, où il excellait, et ceux de quelques-uns de ses collègues qui acceptaient de fermer les yeux sur la présence dans leur classe des protégés du maître.
Bien qu'il doive tout à l'Amérique, la condition de son enfance l'avait rendu sensible au sort des opprimés. Lutter contre la guerre, s'opposer à la politique impérialiste du pays, à la ségrégation, étaient pour lui des engagements nécessaires et sa voix grave l'avait porté au-devant des pieds de grève comme en première ligne des cortèges de manifs. Très vite Raoul s'était promené aux lisières de la loi, les franchissant allègrement dès qu'il fallait aider quelqu'un malmené par les flics. Et puis, de combat en combat, il avait dû un jour entrer dans la clandestinité. Comme la plupart de ses copains, il avait traversé le pays. Arrivé à New York, il avait vécu de petits expédients, tantôt dans le Bronx, tantôt dans les bas quartiers de Manhattan, peu lui importait du moment qu'il trouvait un boulot et un endroit où dormir. Mais dix années plus tard, Raoul avait encore la nostalgie du Sud, de ses journées aux lumières éclatantes. Dix hivers le long de l'Hudson River avaient été pour lui une véritable pénitence. À force de petites économies et de quelques larcins, il avait amassé assez d'argent pour sortir de l'ombre. Un matin de janvier où la température chuta si bas que les rues de TriBeCa avaient blanchi sans qu'il tombe de neige, Raoul plia bagage. Il donna la clé de sa piaule à un copain, contre la promesse qu'un de ses cousins lui trouverait du travail à San Antonio, parcourut trente blocs à pied et embarqua dans un bus à la gare routière de la 34e Rue.
Mais Raoul avait gardé dans son cœur une place pour Herriman que personne ne prendrait. Pendant que le pays défilait à nouveau derrière les vitres du Greyhound, il avait réfléchi à la façon de l'honorer. Cette préoccupation avait occupé ses pensées durant les deux premières nuits du trajet, l'empêchant de trouver le sommeil. Lorsqu'il vit un panneau qui annonçait Nashville, ce fut comme une révélation. Ce que Herriman avait fait pour lui, il le ferait pour d'autres ; il dénicherait des talents et les révélerait au grand jour. Raoul deviendrait agent d'artistes et, pour commencer cette nouvelle carrière, quel plus bel horizon que cette terre promise aux amoureux de la musique.
Il commença par louer un terrain et aménagea le hangar qui s'y trouvait en salle de spectacle, puis il sillonna les bars pour se faire des copains, offrit à tous les musiciens qui accepteraient de venir jouer chez lui l'espoir d'un avenir. Mais son trait de génie fut de mobiliser une bande d'ouvriers mexicains qui, contre des places de concert et des boissons gratuites, avaient bien voulu marteler et peindre la structure de son hangar jusqu'à lui donner l'apparence d'une immense guitare. Raoul n'avait jamais découvert de prodige pas plus que sa salle ne connut la gloire du Moody Blues ou du Village Vanguard, mais avec son architecture originale, elle avait fini par se tailler une belle réputation dans la région.
– Tu vois cet homme sur la scène, dit Agatha en concluant son récit, il m'a écrit à chacun de mes anniversaires, et il n'en a raté aucun.
Milly regarda Raoul reposer le micro sous des applaudissements nourris, et étrangement, elle se sentit privilégiée de se trouver en sa compagnie, fière qu'il eût été si attentionné à son égard quand elle choisissait ses vêtements. En repensant à ce qu'avait accompli un certain maître de musique, elle se jura de conduire un jour Jo jusqu'ici et de faire entendre à Raoul les compositions qu'il jouait au piano.
Raoul revint s'asseoir à la table.
– Tout à l'heure, dit-il à Agatha, nous en chanterons une ensemble.
– Sûrement pas ! répondit-elle.
– Si tu me refuses ça, après ce que j'ai entendu dans mon club, je te porte jusqu'à la scène.
– Tu ne devrais pas y être ce soir, dans ton club ?
– On tourne un peu au ralenti en ce moment, José saura se débrouiller et puis tu es là.
Et Milly devina dans le silence qui suivit que deux amis qui ne s'étaient pas revus depuis longtemps avaient des choses à se dire qui ne regardaient qu'eux. Sous prétexte de devoir passer un appel à Frank, elle s'excusa et les laissa un moment.
Raoul la suivit des yeux jusqu'à ce qu'elle ait quitté la salle.
– C'est incroyable ce qu'elle lui ressemble, dit-il. Tout à l'heure au club, il faisait trop sombre pour que je m'en rende compte, mais quand nous sommes sortis, je t'avoue avoir eu un choc.
– J'y étais préparée, Max m'avait montré des photos, et pourtant lorsque je me suis invitée dans sa voiture, j'ai eu l'impression d'être revenue trente ans en arrière et de voir son fantôme.
– Elle est au courant ?
– Non, elle ne sait absolument rien, à part que je me suis évadée, et elle l'a très mal pris. Elle veut rentrer chez elle. Il faut que j'arrive à la convaincre de rester auprès de moi.
– Raconte-lui tout, je suis sûr qu'elle changera d'avis.
– C'est hors de question, elle ne doit rien savoir de ce qui la concerne, il est encore trop tôt.
– Comment as-tu réussi à te faire la belle ?
– Avec beaucoup de patience et d'observation.
– Tu vas rester cachée chez moi, le temps que ça se calme.
– Justement, tout est bien trop calme. Ils n'ont même pas parlé de mon évasion, je n'ai pas trouvé le moindre entrefilet dans un journal.
– Ils ont peut-être décidé de te laisser enfin tranquille ?
– J'en doute, je ne vois qu'une seule explication : ils sont en train de me tendre un piège.
– Tu as dit à quelqu'un où tu comptais aller ?
– Je ne le savais pas moi-même avant de revoir Max.
– Alors, reste ici, c'est ce qu'il y a de plus prudent.
– Tu m'écrivais en prison, tôt ou tard ils viendront t'interroger, je ne te ferai pas courir ce risque.
– S'ils avaient voulu me mettre le grappin dessus, ce serait fait depuis longtemps. Et puis, je suis vénézuélien maintenant ! rigola Raoul.
– Non, ils t'ont fichu la paix parce qu'ils n'avaient pas de preuve contre toi et parce qu'ils détenaient leur coupable. J'ai payé pour tout le monde.
– Hanna, tu as payé pour Agatha, pour ceux qui ont planifié cette folie avec elle. Ton idée d'emprunter son prénom relève du masochisme. De plus, ce n'était pas pour toute la bande, mais quelques-uns seulement. Ceux qui n'y étaient pour rien ont dû fuir et vivre des années dans la clandestinité, rien de comparable avec la prison, mais nous avons connu des moments difficiles.
– Je sais Raoul, j'ai lu tes lettres.
– Qu'est-ce que je peux faire pour toi, Hanna ? Demande-moi ce que tu veux.
– Continue de m'appeler Agatha, surtout devant la petite !
Elle lui parla du carnet qu'elle recherchait et ajouta :
– Je suis venue te voir parce que tu étais celui à qui tout le monde se confiait...
– Ma chérie, si j'avais su que quelqu'un détenait de quoi t'innocenter, je serais allé le lui reprendre, avec une batte de baseball au besoin, et toi, tu serais sortie de prison depuis longtemps, et par la grande porte. Mais maintenant que tu me l'apprends, je vais mener mon enquête. Pourquoi Agatha aurait-elle confié ses aveux à quelqu'un ?
– Pour que je puisse sortir et prendre le relais s'il lui arrivait quelque chose. Mais celui ou celle à qui elle avait accordé sa confiance s'est bien gardé de respecter ses dernières volontés.
– Quel genre de relais ?
– La petite !
Raoul regarda longuement son amie dans le plus grand silence.
– Si c'était moi que tu avais aimé, rien de tout cela ne serait arrivé.
– Je sais, c'est la faute à pas de chance, mais j'en aimais un autre.
– Ne me dis pas que c'est toujours le cas ?
– N'évoque même pas son nom, s'il te plaît.
– Tu as su ce qu'il est devenu ?
– Non, comment l'aurais-je appris ? répondit Agatha. Comme nous, il a dû prendre un coup de vieux... Mais lui a probablement fondé une famille...
– Je n'ai plus jamais entendu parler de lui, si c'est ce que tu voulais savoir.
– Peut-être pas, soupira Agatha.
– Et maintenant, quels sont tes projets ?
– Si je parviens à mettre la main sur ce carnet avant qu'on me rattrape, je me rendrai et j'attendrai la révision de mon jugement.
– Et si tu ne le trouves pas ?
– Je ne retournerai pas en prison, Max m'a confié un revolver, j'ai gardé une balle, pour moi.
Le regard de Raoul exprima un sentiment de tendresse mêlé de regrets.
– Je ferai tout ce que je peux, murmura-t-il, et toi, ne dis pas de bêtises. Reste ici, au moins le temps que j'enquête.
– Merci, mais c'est à moi de mener cette enquête, je dois trouver les autres, et puis appelle cela de l'instinct ou de la paranoïa, mais je flaire le danger et je préfère rester en mouvement.
– Ça ne servira à rien sinon à te faire courir encore plus de risques. Les temps ont changé. De nos jours, localiser quelqu'un est devenu un jeu d'enfant, tout est surveillé ou écouté. Un courrier électronique, un paiement par carte de crédit, un téléphone portable, même éteint, permettent de savoir où tu te trouves.
– Allons, Raoul, tu ne crois pas que tu exagères un peu ? Le FBI n'est tout de même pas la Stasi et nous n'avons pas encore sombré dans la dictature, à ce que je sache ?
Raoul afficha un air désolé.
– Nos identités, nos parcours, nos opinions, nos goûts et nos choix, ce que l'on achète ou regarde à la télévision, une place de cinéma, les articles et les livres que nous lisons, nos vies entières dans leurs moindres détails sont fichées, répertoriées. La NSA collecte plus de données qu'elle ne réussit à en traiter. Aujourd'hui, Orwell serait accusé d'être un traître à la nation et poursuivi.
Le visage d'Agatha exprimait incrédulité et dégoût.
– Je ne peux pas te croire. Vous qui étiez libres, comment avez-vous pu laisser faire ça ?
– Les méthodes évoluent, mais les justifications sont toujours les mêmes. On agite la peur de l'autre, du désordre, de l'ennemi invisible. Ça ne te rappelle rien ? Hier, les mouvements d'opposition que nous formions, quand ce n'était pas le communisme ou la bombe atomique, aujourd'hui le blanchiment d'argent des narcotrafiquants, les extrémistes, la violence omniprésente, et comme les menaces sont réelles on apaise les consciences en faisant valoir que celui qui n'a rien à se reprocher n'a rien à cacher. Ce qui n'est pas ton cas, et il va falloir apprendre à te méfier de tout, à rester en permanence sur tes gardes, bien plus qu'à l'époque. Tu dois te mettre à penser comme eux, de la même façon qu'ils essaieront de penser comme toi et chercheront à anticiper chacun de tes mouvements.
Agatha se retourna soudain vers la porte du cabaret, l'air inquiet.
– Qu'est-ce qu'elle fait ? Elle est partie depuis longtemps.
Raoul prit sa veste et se leva.
– Allons voir, de toute façon il est temps de rentrer.
Milly les attendait sur le parking, adossée à sa voiture.
– C'est tout ce que vous aviez à vous dire ? demanda-t-elle en écrasant sa cigarette.
Agatha et Raoul échangèrent un regard interloqué.
– Vous faites une drôle de tête, quelque chose ne va pas ?
– Tout va très bien, répondit Raoul, à part qu'il va pleuvoir cette nuit.
*
Tom s'était résigné à faire un nouvel arrêt. La fatigue l'accablait, il lui restait une bonne centaine de miles à parcourir et, une fois à Nashville, il faudrait qu'il soit suffisamment lucide pour agir.
Il consulta sa carte routière et réfléchit à la façon dont il procéderait pour interpeller Agatha. Elle était accompagnée et il tenait à l'appréhender quand elle serait seule. Une question lui traversa l'esprit : pourquoi la propriétaire de cette Oldsmobile acceptait-elle de la conduire à travers le pays ? L'idée lui vint qu'elle pouvait avoir été prise en otage, et il se sentit stupide d'avoir foncé tête baissée sans y avoir songé plus tôt.
Si Agatha avait une arme, cela changeait radicalement la donne. Il était plus qu'urgent de mettre un terme à cette folle escapade.
Il ouvrit sa Thermos, se servit un gobelet de café et redémarra. Le tonnerre grondait dans le ciel devenu noir. En roulant prudemment, il arriverait d'ici deux heures.
*
En sortant du cabaret, Raoul lança à Milly les clés de l'Oldsmobile. Il avait un peu trop célébré le retour d'Agatha. Milly reprit le volant tandis que les deux compères s'installaient sur la banquette arrière, entonnant une autre chanson de Peter, Paul and Mary dans un chœur joyeux. C'était la première fois depuis le début de ce voyage que Milly voyait Agatha dans cet état. Elle aurait aimé se joindre à eux, mais elle ne connaissait pas les paroles.
*
Une dizaine de voitures étaient encore parquées devant le club de Raoul. Il demanda à Milly d'en faire le tour et d'aller jusqu'au garage, à l'arrière du hangar. Il n'avait aucune envie de voir José ce soir, et les éclairs qui striaient la nuit annonçaient une grosse pluie.
La voiture remisée, Raoul fit entrer ses invitées. Un escalier montait vers un loft que Raoul avait aménagé au-dessus de la salle de spectacle. Raoul n'avait que deux chambres à offrir, il donna la sienne à Agatha, et à Milly celle qu'il réservait aux amis et musiciens de passage. Lui dormirait sur le canapé, ce n'était pas la première fois.
Milly alla se coucher, laissant Agatha et Raoul au salon.
– Il n'y a pas de femme dans ta vie ? demanda Agatha alors que Raoul lui servait un dernier verre.
– Il y en a eu beaucoup, puis une, qui est partie. Depuis je suis seul. Ce n'est que justice, j'ai brisé des cœurs, jusqu'à ce que l'on me rende la pareille.
– Qui était-elle ?
– Une merveilleuse musicienne, une artiste exceptionnelle que j'avais vue chanter dans un bar. Ce fut un vrai de coup de foudre. Nous avons partagé de belles années, mais elle avait trop de talent pour rester ici. Tu vas me traiter de fou, mais c'est moi qui l'ai poussée à s'en aller. Je l'ai presque mise dehors. Je l'aimais tellement que lorsque je me regardais le matin dans la glace je ne voyais plus que l'homme qui la faisait passer à côté de sa vie. Nous avions vingt ans d'écart et elle m'avait déjà beaucoup offert.
Agatha ôta le verre des mains de Raoul, lui caressa la joue et l'entraîna vers la chambre.
– Viens, murmura-t-elle, toi et moi nous avons presque le même âge.
La porte claqua derrière eux. Milly passa une tête dans le salon et sourit en le voyant désert. Elle entendit, à travers le plancher, les derniers clients quitter l'établissement et José qui rangeait les tables et les chaises. Peu de temps après, les lumières de la façade s'éteignirent et ce fut le silence.
*
Le rugissement d'un klaxon sortit Tom de sa torpeur. Ébloui par les phares d'un camion, il donna un coup de volant et fit une embardée. Les roues mordirent le bas-côté et la voiture sortit de la route, s'enfonçant dans un champ avant qu'il n'en reprenne le contrôle et réussisse à s'arrêter. Il sortit au grand air pour recouvrer son calme. Un coup de tonnerre lui fit lever les yeux et voir s'abattre sur lui les premières gouttes d'une averse, si violente qu'il retourna aussitôt se mettre à l'abri sur son siège.
La pluie fouettait le pare-brise, il n'entendait plus que son claquement assourdissant dans l'habitacle. Tom relança le moteur et tenta de rejoindre le ruban d'asphalte qu'il discernait à peine.
La terre s'était gorgée d'eau. Les roues patinaient dans la boue, la voiture zigzaguait plus qu'elle n'avançait et l'odeur de caoutchouc brûlé n'augurait rien de bon. À ce train-là, l'embrayage rendrait l'âme avant qu'il ait atteint la route. Tom leva le pied de l'accélérateur et se rendit à l'évidence. Quand bien même il arriverait à joindre une dépanneuse, il serait incapable de lui indiquer sa position.
Pour pouvoir sortir de ce bourbier, il devrait patienter jusqu'au matin.
1. Bedford Hills Correctional Facility est la seule prison de haute sécurité pour les femmes, située dans l'État de New York.