5.

Tom s'éveilla avec le jour. Il rêvait d'un café et regarda sa montre en espérant qu'il n'aurait pas longtemps à attendre.

Vers 8 heures, un taxi vint se garer sur Merwood Lane, Helen sortit de la maison et prit place à bord.

Un peu plus tard, ce fut la porte du garage qui s'ouvrit. En voyant Max s'éloigner à bord d'une berline, Tom ne put s'empêcher de sourire, ravi que son sens de l'observation n'ait pas failli.

La veille, alors que Max lui tournait le dos pour rentrer chez lui, il lui avait bien semblé voir que l'une des deux places du garage était inoccupée.

Dans une banlieue résidentielle où ne passe aucun bus et sans commerces à moins de cinq miles, posséder une voiture est une nécessité. Celle d'Helen pouvait être en réparation, mais Tom ne croyait pas aux coïncidences.

Une vérification dans le fichier des immatriculations lui confirma que Max Pyzer possédait bien deux véhicules.

Tom aurait pu contacter le central avec la radio de bord, mais respectueux des usages, il fit appel à l'inspecteur pour lancer un avis de recherche, lui précisant qu'il ne fallait sous aucun prétexte stopper la Chevy noire ou interpeller son occupant.

Dès qu'il eut raccroché, il tourna le bouton de la radio et guetta la diffusion du message.

*

Moins de deux heures s'écoulèrent avant qu'une patrouille repère la Chevy, garée sur un trottoir en contrebas du Highway 76. Tom s'y rendit sans délai.

La fouille du véhicule ne lui apprit rien qu'il ne supposait déjà. Il n'avait pas de temps à perdre, ni besoin de la police scientifique pour lui confirmer qu'Agatha s'était trouvée derrière ce volant. Il pouvait sentir sa présence, comme si son fantôme était assis sur le fauteuil.

Raconter à Max qu'on avait retrouvé la Chevy et qu'un relevé d'empreintes était en cours le rendrait peut-être plus disert, mais Tom n'en était pas convaincu. Il avait la désagréable impression de tourner en rond, ce qu'il faisait effectivement en balayant le périmètre du regard.

Qu'était-elle venue faire ici ? On ne trouvait aux alentours qu'une station-service et quelques commerces. Il les visita un à un, présentant la photo d'Agatha et obtenant à chaque fois une fin de non-recevoir. Coiffeur, épicier, teinturier ou fripier n'avaient aucun souvenir de cette femme, et le pompiste fut tout aussi formel.

Tom cherchait à comprendre pourquoi Agatha avait abandonné son unique moyen de fuir, de surcroît en un lieu qui n'était pas desservi par les transports publics. Par acquit de conscience, il appela la compagnie de radio-taxis couvrant le quartier et se fit confirmer qu'aucune passagère n'avait été prise en charge récemment, à cette adresse ou dans ses environs. Puis il entra dans la station-service pour chercher le café qu'il n'avait toujours pas bu et en profita pour s'offrir un muffin. Au moment de payer, son regard se posa sur les trois moniteurs vidéo situés derrière le caissier. Sur l'un d'eux, on pouvait voir la zone autour de la caisse, sur l'autre la porte d'entrée de la supérette, le troisième dévoilait un angle élargi du périmètre de la station, on apercevait même au loin la Chevy garée sur le trottoir.

– Ces caméras enregistrent ? demanda Tom à l'employé en lui montrant son insigne de marshal.

– Oui, on change les bandes à la fin de chaque service, on les garde vingt-quatre heures avant de les réutiliser. Après trois vols à main armée l'an dernier, l'assurance a exigé qu'on mette en place un matériel de surveillance.

– J'ai besoin de visionner les cassettes, ordonna Tom.

L'employé le conduisit vers un petit local fermé à clé.

– C'est pour empêcher les braqueurs de partir avec, dit-il, fier de l'ingéniosité du système censé assurer sa protection.

Il installa Tom sur un tabouret face aux moniteurs et lui remit les bandes.

Tom commença par visionner en vitesse accélérée les enregistrements de la caméra filmant l'extérieur et surveilla l'horaire qui défilait au bas de l'écran.

Son cœur tambourina quand il vit entrer dans le champ une voiture noire qu'une silhouette poussait depuis la bretelle de sortie vers le trottoir. Et il se mit à battre plus fort encore quand cette silhouette apparut plus distinctement alors qu'elle marchait vers la station-service. Elle disparut de l'écran dès qu'elle passa sous l'auvent.

– Cette femme, dit Tom au pompiste, vous vous souvenez d'elle ?

– Franchement on ne voit pas grand-chose, c'est pas de la haute définition. Mais avec le matériel moderne que vous avez dans la police vous pourrez améliorer la netteté, non ?

Tom lui repassa la séquence.

– Peut-être bien ! s'exclama le pompiste. Je crois que c'est elle qui est venue me demander de l'aide, pendant que je servais un client. Sa voiture était en panne, elle voulait que je lui remplisse un jerrican d'électricité. J'ai cru qu'elle se foutait de moi, mais non, elle était tout ce qu'il y a de plus sérieux. Je vous jure, il y a des gens, on se demande s'ils n'ont pas débarqué de la lune le matin même.

– Vous n'êtes pas loin du compte. Et ensuite, qu'est-ce qu'elle a fait ?

– Aucune idée, répondit le pompiste. Je lui ai proposé d'appeler un dépanneur, elle a refusé et elle est repartie.

Ce qu'attestaient les images qui défilaient devant Tom. Mais pourquoi Agatha restait-elle dans la voiture ? se demanda-t-il.

Il continua de faire avancer l'enregistrement et écarquilla les yeux en la voyant ressortir deux heures plus tard, revenir vers la station et disparaître à nouveau sous l'auvent pour ne jamais réapparaître.

Il sortit la cassette du magnétoscope et lui substitua l'enregistrement effectué dans la supérette, qu'il fit défiler jusqu'au même horaire, priant pour qu'Agatha soit entrée.

Sans vouloir se l'avouer, il espérait plus que tout reconnaître ses traits, revoir son visage.

Hélas, la seule personne présente à l'image était une femme bien plus jeune et plus grande qu'Agatha. On la voyait, une canette de soda à la main, payer le pompiste et s'en aller.

– C'est une habituée. Une drôle de cliente, elle vient chaque soir, à peu près à la même heure, mettre deux gallons dans sa voiture, un Coca dans son gosier et bonsoir monsieur.

– Elle est repartie seule ?

– Dites, c'est vous le flic, pas moi. Elle l'était quand je l'ai saluée, après, je n'ai pas fait attention.

Tom appuya sur le bouton du magnétoscope. Il visionna trois fois la séquence, changea encore de cassette et réitéra l'exercice en étudiant les images prises à l'extérieur. Entre le moment où la jeune femme était sortie de la supérette et celui où sa voiture réapparaissait dans le champ, sept minutes s'étaient écoulées. La conductrice avait pu passer un appel, se remaquiller dans le rétroviseur, peut-être les deux. À moins, pensa-t-il, que quelque chose d'autre se soit produit.

L'immatriculation était illisible, mais le modèle de la voiture assez rare pour que Tom espère retrouver rapidement sa propriétaire.

– Est-ce qu'elle a utilisé une carte de crédit pour vous payer ? demanda Tom.

– Pour deux gallons d'essence et un Coca ? Du cash, rigola le pompiste, et jamais de pourboire, elle fait le plein toute seule.

Tom lui restitua les bandes et s'en alla.

Il n'y avait aucune Oldsmobile rouge répertoriée au fichier du département des Véhicules de Pennsylvanie et il lui était difficile d'élargir ses recherches à d'autres États du pays sans faire appel au bureau des marshals. Tom préférait renoncer à prendre ce risque. Sur les dernières images de l'enregistrement, la voiture s'éloignait vers le Highway 76.

*

Lorsque Milly ouvrit les yeux, Agatha la regardait fixement. Elle s'étira et bâilla longuement.

– Vous m'observez depuis longtemps ?

– Tu semblais si paisible dans ton sommeil.

– C'est étrange, parce que je rêvais que je m'étais fait enlever par une inconnue, répondit Milly du tac au tac.

– Je ne t'ai pas enlevée, je t'ai demandé un service.

– En me braquant avec un revolver, appelez cela comme vous voulez.

– Tu aurais accepté, sinon ?

– Pour le savoir, il aurait fallu me le demander. Et si maintenant je refusais d'aller plus loin, si, parce que je suis bonne poire, je me contentais de vous déposer à la première gare ? Il n'y a pas de portique de sécurité pour monter dans un train, vous pourriez vous installer avec votre joujou dans votre sac.

– Et si je t'emmenais prendre un bon petit déjeuner avant que nous décidions de notre avenir commun ?

Milly ne répondit rien et fit démarrer le moteur.

Le vieux pont de chemin de fer disparut bientôt.

– La route 30 n'aura jamais connu la gloire de la route 66, et c'est injuste car elle fut la première à traverser le pays, dit Agatha, cherchant à rompre le silence.

Un buggy tiré par un cheval au trot arrivait en face d'elles.

– Nous voilà rendues en territoire amish, ajouta Agatha.

Mais Milly restait silencieuse. Elles traversèrent un village rural, et Milly eut l'impression d'avoir franchi les lisières d'un temps revenu trois siècles en arrière. Dans un champ, un fermier labourait à l'attelage, aucun poteau électrique n'apparaissait aux abords des maisons, aucune antenne sur les toits. Le linge qui pendait aux cordes ne coloriait en rien ce paysage terne et les tenues des villageois laissaient imaginer que la population entière portait le deuil.

– Comment peut-on vivre ainsi à notre époque ? soupira Milly.

– En refusant de se conformer au monde qui nous entoure, c'est la première de leurs règles. J'ai connu un sentiment semblable, pas de cette manière, mais à vingt ans je partageais un idéal qui n'était pas si éloigné du leur. Chez les amish, chacun travaille et mange à sa faim, leur mode de vie est simple, mais il les protège de l'injustice. Ce sont des gens aussi austères que généreux.

– Peut-être, mais ça ne doit pas être très marrant chez eux le samedi soir.

– Qu'est-ce que tu en sais, rétorqua Agatha, ils t'ont déjà invitée à leur table ?

Milly doubla la calèche et accéléra. Le virage suivant la ramena dans son siècle. Près des échoppes où l'on vendait les produits de l'artisanat amish se trouvaient des commerces modernes et plusieurs restaurants. Agatha demanda à Milly de se garer sur le parking d'un diner1.

La salle était bondée, éclatante de vie. Keesha Lyndon, la serveuse dont le nom était brodé sur son tablier rose, leur indiqua le seul box libre.

Agatha ignora le menu et commanda pour deux, des œufs brouillés, accompagnés d'une galette de pommes de terre et de pain toasté, ne laissant à Milly que le choix d'un café ou d'un thé. Milly opta pour le café et regarda malicieusement les hommes installés au comptoir.

– Je suis certaine qu'un de ces types se ferait une joie de vous déposer à la gare, et qui sait si l'un d'entre eux n'aurait pas suffisamment de temps à lui pour vous conduire jusqu'à San Francisco.

Agatha posa sa main sur celle de Milly et la regarda droit dans les yeux.

– Dis-moi que tu t'es ennuyée une seconde avec moi, ou que tu avais déjà traversé un village aussi surprenant que celui-ci à bord de ta belle voiture ?

– Il y a quelques années, j'ai parcouru le pays de Santa Fe jusqu'à Philadelphie.

– Par l'autoroute !

Milly baissa les yeux.

– Tu as déjà eu l'occasion d'accomplir quelque chose d'important, quelque chose qui te coûte, une action qui t'oblige à donner de ta personne, à partager ce dont tu as le plus besoin ? Ce voyage est l'aboutissement de ma vie, je l'ai rêvé chaque nuit depuis tant d'années. Je te propose que nous le fassions ensemble, je t'offre de rencontrer des gens que tu ne connaîtras jamais sans cela, des gens qui changeront peut-être ta destinée. Tu n'as jamais cru au destin ?

Cette phrase fit mouche. Le destin, Milly l'avait guetté si longtemps, qu'elle avait fini par douter en avoir un, et à travers les mots qu'Agatha venait de prononcer, elle entendit un vent de liberté souffler à ses oreilles.

– Donnant, donnant, dit-elle. Vous me révélez d'abord la vérité. Pourquoi ce revolver ? Pourquoi ce voyage est-il si important pour vous ? Et je prendrai ma décision ensuite.

– Donnant, donnant, répliqua Agatha. Tu prends ta décision d'abord et je te dis la vérité.

Milly la dévisagea et acquiesça d'un signe de la tête.

– Dès que nous serons reparties, je te raconterai, enchaîna Agatha alors que la serveuse apportait leurs petits déjeuners.

– Vous êtes venues visiter le pays amish ? demanda Keesha en posant les assiettes sur la table.

– Oui, répondit Milly, laconique.

Keesha avait des cheveux teints, d'un roux presque orangé, et un maquillage tout aussi prononcé.

– C'est chez nous en Pennsylvanie que les premiers se sont installés. La plupart sont arrivés d'Alsace au XVIIIe siècle. C'est pour cela qu'ils parlent allemand entre eux, et ils sont si nombreux qu'on s'y est mis nous aussi, sinon on ne pourrait pas communiquer.

Elle lança un regard éperdu d'amour à son mari affairé derrière le comptoir et raconta qu'ils s'étaient embrassés pour la première fois à l'école. Leurs parents respectifs étaient fermiers, et quand ils étaient jeunes, il leur arrivait, à la tombée du soir, de parcourir sept miles à pied pour se retrouver. À force de travail, ils avaient réussi à mettre assez d'argent de côté pour acheter ce restaurant, il leur faudrait encore vingt ans pour rembourser leurs dettes, mais le Lyndon Diner était toute leur vie.

– C'est délicieux, commenta Agatha, la bouche pleine.

– Vous venez d'où ?

– De Philadelphie, répondit Milly.

– C'est votre voiture dehors ? questionna Keesha en faisant un clin d'œil à Agatha.

– La mienne, corrigea Milly.

– Vous devez en faire tomber des garçons avec un engin pareil ! Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle ne passe pas inaperçue.

Keesha posa l'addition et s'en alla converser avec d'autres clients.

Milly s'essuya la bouche, jeta sa serviette sur la table et se leva.

– Finissez tranquillement. Je vais acheter le journal et vous attendre dans mon carrosse de pute, dit-elle en s'éloignant de fort mauvaise humeur.

Agatha paya la note. La dernière chose qu'elle souhaitait était que Milly découvre son identité en première page d'un quotidien.

Elle se précipita dehors et la vit entrer dans le bazar voisin.

Elle la rejoignit et s'approcha d'elle.

– Susceptible ? dit-elle d'un ton détaché en examinant une breloque.

– Vous avez vu comment m'a traitée cette conne ?

– Très susceptible ! Je ne crois pas qu'elle pensait à mal en disant cela, je suppose même que, dans sa bouche, c'était un compliment.

– Quel compliment ? J'ai séduit Frank avec ma belle carrosserie ou il a été plus aguiché par ma voiture que par moi ? dit Milly en imitant le timbre perché de la voix de la serveuse.

– C'est elle ou toi qui pose cette question ? Ce qui est certain, c'est que ce n'est pas ton style vestimentaire qui l'a fait succomber.

– Qu'est-ce que ça veut dire ? Réfléchissez bien à ce que vous allez répondre, nous sommes encore loin de la Californie.

– Qu'avec ton jean usé et ton pull informe, tu ne fais aucun effort pour te mettre en valeur.

– Eh bien, au moins cela contraste avec ma voiture !

Milly renonça à acheter le journal et tourna les talons. Elle se rendit à la caisse, prit deux barres chocolatées, un paquet de chips, paya et sortit du magasin.

Agatha ne put s'empêcher de sourire. Elle la rejoignit dans l'Oldsmobile dont le moteur tournait déjà.

– Prends la direction de Gettysburg, dit-elle en allumant le poste de radio que Milly coupa aussitôt.

– Je vous écoute ! répondit-elle en s'élançant sur la route.

Agatha soupira.

– Par où veux-tu que je commence ?

– Par le début, nous avons le temps.

– J'ai quitté le pays il y a trente ans, je n'étais pas revenue depuis.

– C'est pour cela que vous n'avez pas renouvelé votre permis de conduire ?

– Oui.

– Dans quel coin du monde viviez-vous ?

– Une île isolée de tout.

– Au milieu de quel océan ?

– Tu vas m'interrompre toutes les deux secondes ? Et regarde la route s'il te plaît !

Milly doubla une calèche conduite par un jeune amish. Elle lui fit un signe de la main auquel il répondit d'un sourire, en ajustant son chapeau.

– Beau garçon ! siffla Agatha.

– Continuez ! Pourquoi étiez-vous partie si loin ?

– J'ai cru que je réussirais à les oublier. Je m'en suis convaincue pendant des années, mais je me trompais. Lorsqu'on rompt les amarres et que l'on tourne le dos à ce qu'on a été, c'est soi-même qu'on oublie. Et toi, tu retournes de temps à autre à Santa Fe ?

– Non, assura Milly, sauf une fois, pour l'enterrement de ma mère.

– Pourquoi ?

– Trop de souvenirs et pas seulement des bons.

– Ton enfance n'a pas été heureuse ?

– Joyeuse oui, heureuse je n'en sais rien. Je rêvais d'une autre vie, d'être née dans une grande ville, d'avoir connu mon père, de fréquenter des gens cultivés. J'aimais l'école et je détestais les vacances. L'été était pour moi synonyme d'ennui. Je sais, vous devez penser que j'ai un grain. Et encore, quand je vous aurai dit que petite fille, je rêvais de me marier avec un professeur...

– ... un toubib ?

– Non, rigola Milly, je ne supporte pas la vue du sang, et puis avec maman j'ai eu mon compte de maladies.

– Ta mère est morte d'une maladie ?

– Elle s'est tuée dans un accident, mais elle était hypocondriaque, elle avait toujours un pet de travers. Avec ce que nous coûtaient son gourou et ses médecines douces, j'aurais pu aller étudier à Harvard ! J'étais folle amoureuse de mon professeur d'anglais. M. Richard était l'homme le plus patient que je connaisse. J'avais dix ans, lui quarante ; consciente qu'entre nous se dressait un sérieux obstacle, je m'étais fait le serment d'épouser un jour un homme comme lui.

– Frank est enseignant ?

– Avocat.

– Ah ! s'exclama Agatha.

– Mandela et Gandhi étaient avocats.

– Je ne portais aucun jugement, j'en ai connu un formidable.

– Dans quelles circonstances ? demanda Milly.

– Tu le rencontreras un jour, bredouilla Agatha, et maintenant, je ne sais plus où j'en étais.

– Sur votre île au milieu d'un océan inconnu. Qu'est-ce qui vous a décidée à rentrer ?

– Les amis que nous allons rencontrer.

Agatha abaissa le pare-soleil et se regarda dans le miroir de courtoisie.

– Tout à l'heure, je te faisais la leçon, mais je pourrais tout autant me l'appliquer. Tu sais où j'aimerais que nous nous arrêtions ? Dans un drugstore. Je pourrai acheter de quoi me maquiller, je ne l'ai plus fait depuis très longtemps, sauf avant-hier, mais ce n'était qu'un peu de blush.

– C'est parce que nous arrivons bientôt chez l'un de vos amis, que vous voulez vous refaire une beauté ?

– Non, pas encore, mais on ne s'arrange pas seulement pour les autres.

– S'il n'y avait pas de produits de maquillage sur votre île, alors j'aurais pu y vivre. Je n'en mets jamais.

– Tu devrais.

– Frank m'aime telle que je suis.

– Attends quelques années et tu comprendras...

Agatha s'interrompit au milieu de sa phrase, bouche ouverte et regard fixe, alors qu'apparaissait en haut d'un mât sur le bord de la route un grand panneau publicitaire qui indiquait la proximité du Centre national de Noël, une sorte de grand magasin d'antiquités dédié à cette célébration.

– Vous avez vu la Vierge Marie ? demanda Milly.

– Je veux aller le visiter, souffla Agatha d'une voix tremblante.

– Nous sommes au mois de mars, Noël est dans neuf mois !

– Le prochain oui, mais les trente derniers ?

L'expression d'Agatha avait changé en un instant. Milly eut l'impression de voir sur le siège de sa passagère l'ombre de la petite fille qu'Agatha avait été. Ses traits s'étaient tant adoucis que Milly en fut déconcertée.

Sans que les mots soient nécessaires, il lui semblait comprendre ce qu'elle essayait de lui dire. Cette femme, pour des raisons dont elle ignorait tout, avait renoncé aux choses qui remplissent une vie.

Des Noëls, Milly aussi en avait manqué quelques-uns, non que sa mère les ait oubliés, mais à dire vrai, certaines années elles étaient si fauchées qu'il était préférable de jouer la comédie et de prétendre que ce soir-là était semblable aux autres. « L'an prochain, nous ferons une grande fête et je t'offrirai un cadeau », lui disait-elle.

Le regard de Milly voguait entre la route et le visage d'Agatha ; elle se souvint de celui de sa mère, si talentueuse et brave.

Au repas de Noël, quand il n'y avait ni famille ni paquets enrubannés, Milly la prenait dans ses bras et lui jurait qu'avoir une maman comme elle était bien suffisant. Sa mère lui répondait qu'elle était tout son monde et que peu importait que passent les hivers tant qu'elles étaient ensemble – même si, en vérité, le seul présent qui manquait à Milly était l'amour d'un père.

Elle actionna son clignotant et bifurqua sur le chemin qui filait vers cette promesse de retrouver les Noëls perdus. Agatha semblait heureuse.

Elles se garèrent sur le parking et entrèrent dans cet étrange magasin installé dans une grange.

Le long d'un parcours délimité par des barrières enguirlandées se mêlaient tables, armoires et rayonnages emplis à foison de jouets anciens. Des boules de toutes les couleurs, des bonshommes de neige, des pères Noël usés, des soldats de bois en tunique rouge et toque noire, de vieux tambours et mirlitons, des poupées par dizaines. Milly s'arrêta devant un manège de fête foraine miniature. Un wagonnet grimpait à une montagne russe. Arrivé au sommet, il dévalait la pente, empruntait un virage et filait en ligne droite avant de s'arrêter devant une minuscule guérite où quatre figurines en plomb attendaient leur tour. Sous le rail, un crochet agrippait le wagonnet pour l'entraîner à nouveau dans un cliquetis régulier.

Pendant que Milly admirait l'automate, Agatha s'approcha d'une petite voiture en métal des années 1950. Avec sa carrosserie toute cabossée et sa peinture écaillée par endroits, l'objet n'avait pas belle allure, mais c'était un jouet heureux, l'un de ceux qui semblent vous sourire.

Elle l'emporta vers la caisse, et le glissa en chemin dans sa poche. Elle s'arrêta devant un carrousel, donna un tour de clé et regarda s'animer les petits chevaux de bois.

– J'ai possédé ce jouet quand j'étais enfant, je m'en souviens, c'est à peine croyable, dit-elle émerveillée à Milly qui venait vers elle, une boîte à la main. Qu'as-tu acheté ?

– Une très jolie maquette, c'est une reproduction du bureau de Dickens.

– Tu avais beaucoup de jouets quand tu étais gosse ? demanda Agatha en continuant d'admirer le carrousel.

– J'étais fille unique, répondit Milly, maman n'avait que moi à gâter.

– C'est pour toi ce cadeau ?

– Non, pour Jo, je ne sais jamais quoi lui offrir à Noël, il sera ravi. Finalement c'était une bonne idée de faire ce détour.

– Moi aussi, je suis ravie, s'exclama Agatha, je pourrais rester des heures ici, mais nous avons de la route à faire.

Elles sortirent toutes les deux de la grange et marchèrent jusqu'à la voiture. Milly rangea sa boîte dans le coffre et s'installa au volant. Agatha referma la portière et abaissa la vitre.

– Qui est ce Jo ? s'enquit-elle alors qu'elles reprenaient la route.

– Mon meilleur ami.

1. Les diners sont des restaurants typiques du nord-est des États-Unis, installés à l'origine dans des wagons ou roulottes. On y sert un vaste choix de mets, 24 heures sur 24. Devenus après la Seconde Guerre mondiale le lieu de prédilection de la restauration familiale, les diners ont été consacrés par le cinéma des années 1950 et 1960.

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