à Marie-Claire Pauwels
dont une jolie aïeule eut pour le maréchal des « bontés » qui font d'elle une lointaine cousine de George Sand…
1697
« Miséricorde ! pensa Aurore lorsqu’elle fut introduite dans le cabinet où l’abbesse allait la recevoir. Que suis-je venue faire ici ? Cette femme ne m’attendait même pas ! »
C’était une évidence écrite en toutes lettres sur le visage froid de la princesse Anne-Dorothée de Saxe-Weimar alors en charge de la communauté des Dames chanoinesses luthériennes de Quedlinburg. Femme d’âge mûr mais de grand ton, sa haute naissance l’autorisait à ne rien cacher de ses impressions même mauvaises. Cependant sa parfaite éducation corrigeait ce que pouvait avoir d’offensant la surprise qui lui relevait le sourcil :
- Vous me dites, Monsieur de Beuchling, que Son Altesse Electorale le prince Frédéric-Auguste m’a fait l’honneur de m’écrire pour m’annoncer la venue de la comtesse de Koenigsmark ?
Abandonnant l’examen de la nouvelle venue, l’abbesse consacrait à présent son attention à l’ancien chancelier de Saxe dont le visage fleuri par un goût prononcé pour la dive bouteille devenait aussi rouge que les plumes de son chapeau.
- Certes, certes, Votre Grandeur ! Ceci est d’ailleurs destiné à compléter le message en question.
D’une main devenue fébrile, Beuchling venait d’extraire une lettre revêtue du cachet personnel du prince qu’il offrit avec un salut. L’abbesse l’ouvrit d’un doigt nerveux et chaussa des bésicles pour mieux en déchiffrer les caractères cependant que Beuchling, visiblement désemparé, tournait vers Aurore un regard affolé. Elle lui retourna un sourire narquois : la situation commençait à l’amuser même si son orgueil n’y trouvait pas son compte. Elle entrevoyait, en effet, une façon d’en sortir beaucoup plus conforme à ce qu'elle avait espéré en quittant Goslar, c’est-à-dire son retour pur et simple à Dresde.
Il y avait environ un an qu’elle en était partie afin de donner naissance, au fin fond du Harz, à l’enfant que lui avait fait son amant, le prince-électeur Frédéric-Auguste de Saxe. Elle était alors sa favorite hautement déclarée, si passionnément aimée qu’il lui avait promis de divorcer et d’en faire sa femme… jusqu’à ce que l’épouse légitime, la timide Christine-Eberhardine de Brandebourg, n’annonce une grossesse à peu près simultanée à la sienne. D’où l’obligation de s’éloigner. A cette époque d’ailleurs le prince, à la tête de dix mille Saxons, se disposait à gagner Vienne où l’appelait l’empereur pour participer à son interminable guerre contre les Turcs dont il s’agissait de libérer la Hongrie. Aurore avait accepté de bonne grâce un exil qu’elle espérait temporaire bien qu'il ressemblât davantage à un emprisonnement dans la confortable maison du bourgmestre de Goslar, Heinrich-Christophe Winkle, puisqu'il lui était interdit d’en sortir…
Et puis, à l'issue d'un accouchement dramatique l'enfant était né : un superbe petit garçon baptisé Maurice que sa mère avait adoré au premier regard mais dont il lui avait fallu se séparer dès la troisième semaine à peine pour le soustraire aux entreprises du comte de Flemming, chancelier qui faisait la loi depuis le départ en guerre du prince. Grâce à Dieu, Aurore avertie à temps avait pu faire partir son fils pour Hambourg, ville libre où les Koenigsmark possédaient une demeure, mais elle en avait payé le prix : non seulement il n'était plus question de revenir à Dresde, mais la surveillance s'était resserrée autour d'elle. Jusqu'à ce jour - la veille ! - où l'ancien chancelier Beuchling - un ami au demeurant ! - était venu la chercher à grand fracas dans une voiture de la Cour. La liberté enfin ?
Une illusion vite effacée : ce n'était pas à Dresde qu'on la ramenait mais pas plus loin qu'à l'extrémité est du Harz - entre vingt et vingt-cinq lieues - chez les chanoinesses de Quedlinburg où elle devait occuper le poste de prieure et cela à sa « propre demande » selon l'incroyable lettre de Frédéric-Auguste que Beuchling lui avait remise…
Le coup avait été rude. Même si l'entrée dans la célèbre communauté représentait un honneur. Seules les plus nobles dames ou demoiselles y étaient admises et l'abbesse en était toujours une princesse à qui cette nomination donnait un siège à l’assemblée des évêques allemands. En outre, les dames loin d’être cloîtrées menaient une vie aussi mondaine qu’elles pouvaient le souhaiter, voyageaient au besoin et, à l’exception de l’abbesse et de la prieure, avaient la possibilité de rompre leurs vœux et se marier.
Durant le trajet, Aurore s’était donc faite plus ou moins à cette idée. Tout cela pour en arriver à cette scène ridicule ! Que la jeune femme était décidée à ne pas éterniser.
Sa lecture terminée, la révérende mère Anne-Dorothée posa la lettre devant elle sur son bureau puis orna son visage d’un demi-sourire :
- Il semble qu’en effet le précédent message de Son Altesse Electorale se soit perdu… ainsi que ma réponse supposée. Le prince m’écrit comme si tout s’était passé normalement. Il faudra bien nous en contenter.
- Comment Votre Grandeur l’entend-elle ? demanda Beuchling un peu réconforté par le demi-sourire.
- Très simplement. La comtesse de Koenigsmark va prendre rang parmi nous. Ses incontestables titres de noblesse et l’illustration de sa famille lui en donnent le droit absolu… sans compter le souhait nettement exprimé de Son Altesse Electorale. Appartenant à notre chapitre, elle recevra une prébende et une demeure particulière d’où elle pourra sortir à son gré ou recevoir des amis, des parents, à la seule réserve que les visiteurs masculins quittent l’enceinte du couvent avant la clôture vespérale. Dès demain aura lieu la cérémonie de sa réception et c'est désormais chose acquise. Il en va tout autrement pour son accession à la dignité de prieure.
- Comment cela ? Monseigneur désire que…
- Rien du tout ! Il n’a aucun droit en cette matière. Le priorat est électif et doit recueillir les deux tiers des suffrages. Il appartiendra à notre nouvelle sœur de poser sa candidature.
Le ton s’était fait définitif et comme l’abbesse se levait, la conclusion s’imposait : l’audience était terminée. Pourtant le vieux gentilhomme avait encore quelque chose à dire :
- Puis-je au moins demander si le poste est toujours vacant ?
- Certes. L’élection de celle qui va devenir mon bras droit en remplacement de notre chère sœur Leuchtenberg ne saurait se conclure en hâte. J’ajoute que nous avons déjà trois candidates. Toutes femmes de haute vertu ! assena-t-elle en couvrant l’ex-chancelier d’un regard dédaigneux bien propre à le faire rentrer sous terre.
Ce à quoi il ne manqua pas, n’osant plus articuler un mot. Mais c’est Aurore qui réagit à la « haute vertu » en rougissant. L’intention était claire : elle n’avait aucune chance et devrait se contenter de rester dans le rang et peut-être de s’y faire toute petite. Ce qui était aussi contraire à sa nature profonde qu’à son caractère. Elle sortit ses griffes :
- A la réflexion, mon cher ami, fit-elle ignorant cavalièrement l’abbesse, je pense que je vais renoncer à l’honneur que l’on me destinait. Etant une femme essentiellement sociable, j’ai toujours redouté les vertus affichées avec ostentation. Elles rendent l’atmosphère étouffante ! Venez !
Ce disant, elle ébauchait une révérence en direction de la noble dame mais n'alla pas jusqu’au bout : Anne-Dorothée la relevait déjà d’une main solide :
- Il ne peut en être question. Si les lois du prince ne régissent pas l’ordre intérieur de notre maison, il n’en demeure pas moins notre suzerain. A qui nous devons obéissance l’une et l’autre. Il vous veut chanoinesse et vous le serez !
- N’étant pas Saxonne, je ne suis pas sa sujette !
- Votre fils l’est ! Cela tranche la question, il me semble ? Allons, ajouta-t-elle d’un ton plus doux, vous devriez savoir que la rébellion ne mène à rien…
- Je n’ai pas la vocation religieuse !
- Ici nous n’avons aucun point commun avec un carmel catholique. Il suffit d’être bonne chrétienne… Monsieur de Beuchling, conclut-elle sans lâcher le bras d’Aurore, vous pouvez considérer votre mission comme achevée. Faites débarquer les bagages de la comtesse ainsi que ses servantes…
- Une jeune femme de chambre seulement m’accompagne…
- Vous pourrez compléter votre service en faisant venir qui vous conviendra. Pour l’instant vous allez être conduite à votre chambre tandis que M. de Beuchling gagnera la maison des hôtes hors clôture, et pourra assister demain à votre prise d’habit… avant de faire ses adieux.
C’était sans réplique. Aurore et Beuchling se séparèrent sur le seuil, l'une pour suivre une sorte de duègne en robe noire, tablier et imposant bonnet blancs, l’autre un serviteur âgé en livrée grise galonnée de noir chargé de le mener à l’auberge du couvent… Ils se saluèrent sans échanger un seul mot…
Maintenant qu’elle se savait destinée à rester là, Aurore se décida à regarder autour d’elle. Ce quelle n’avait pas fait jusqu’à présent, obnubilée par la colère qui l’avait habitée tout au long du voyage et sa détermination à ne voir en Quedlinburg qu’une étape à brûler. Elle réalisait que ce « couvent » n’était pas vraiment comme les autres et aussi la raison qui y faisait rechercher une admission comme un rare privilège. C’était justement parce que ce n’en était pas vraiment un… ou si peu ! Il s’agissait d’un véritable palais dont le luxe approchait ceux dont elle avait le souvenir : Dresde, Hanovre, Celle ou la somptueuse demeure familiale d’Agathenburg près de Stade. Le seul cabinet de l’abbesse lui avait donné à penser. Ses riches tentures de velours violet brodé d’argent, son plafond à caissons, doré et armorié, ses meubles d’ébène incrustés d’ivoire et l’épais tapis qui en couvrait les dalles auraient dû la frapper mais elle n’avait eu d’yeux que pour la grande femme froide et vaguement dédaigneuse qui la recevait…
Quand, au détour d’un méandre de la vallée de la Bode, elle avait découvert Quedlinburg faisant le gros dos dans l’enceinte de ses vieux remparts sous un ciel grincheux, elle avait à peine accordé un coup d’œil à ce que lui montrait Beuchling, le sommet de la colline que couronnaient une admirable église romane et, autour, un vaste château composé de divers bâtiments et gardant encore l’empreinte de son constructeur, l'empereur Henri l’Oiseleur, aux environs du XIe siècle. Sous les nuages qui roulaient dessus, l’ensemble lui était apparu triste à pleurer en dépit de ses joyeux toits rouge clair. Donc à fuir au plus vite si l’occasion s’en présentait…
Tout en trottant derrière les amples jupes noires de son guide, elle put constater que, semblable à ces étranges fruits exotiques servis sur les tables princières, armés d’épines pour mieux défendre un cœur succulent, les antiques murailles abritaient des bâtiments Renaissance, un délicieux cloître et un magnifique jardin où, pour éclore, les fleurs n’attendaient qu’un rayon de soleil.
La duègne qui était en fait la gouvernante non religieuse de la maison et se nommait dame Gertrude ouvrit enfin devant la jeune femme la porte d’une chambre spacieuse au premier étage où le lit et les tentures étaient blancs et le tapis bleu. Au milieu, assise sur un tabouret parmi un archipel de coffres et de sacs, il y avait Utta toujours recouverte de sa cape, la tête dans les épaules et l’air accablé… Gertrude l’apostropha :
- Hé bien, ma fille, qu’attendez-vous là ? Ne devriez-vous pas être en train de tirer de tout ceci ce dont votre maîtresse a besoin pour ce soir ?
La jeune fille parut sortir de sa léthargie et se releva lentement :
- Est-ce ici que nous allons habiter ? demanda-t-elle au bord des larmes.
Aurore ne put s'empêcher de sourire : Utta comme elle-même pensaient, en quittant Goslar, que l’on allait droit à la cour de Saxe. La déception devait être rude mais, avant qu'elle n’eût ouvert la bouche, dame Gertrude mettait les choses au point :
- Pour cette nuit seulement. Demain, pendant la prise d’habit de ta maîtresse, tu seras conduite au logis que l’on prépare pour elle et tu pourras y ranger ses affaires…
Tandis qu’elle parlait Aurore avait remarqué deux malles de cuir à son chiffre qu’en partant pour le Harz elle avait laissées dans sa maison de Dresde.
- Comment sont-elles arrivées ? demanda-t-elle en les désignant.
- Je ne saurais le dire à Mme la comtesse, répondit Gertrude. Elles ont cependant été descendues de la voiture qui l’a amenée.
- Ouvrez-les ! Je veux voir ce qu’il y a dedans !
Le premier coffre contenait plusieurs toilettes en provenance de sa garde-robe mais le second n’en renfermait que deux : l’une en satin blanc brodé de petites perles accompagnées d’un précieux voile en dentelle de Malines. L’autre était d’épaisse soie noire avec une courte traîne et des manches ourlées d’hermine. Une fraise de mousseline empesée complétait cette tenue à la fois sévère et magnifique, copie exacte de ce que portait l’abbesse à la seule différence de la couleur : un violet profond pour celle-ci mais déjà Gertrude expliquait : Mme de Koenigsmark mettrait la robe de mariée - ce n’était pas autre chose - pour se rendre dans le chœur de l'église à l’occasion de la cérémonie du lendemain à l'issue de laquelle on la revêtirait de la robe noire pour recevoir la coiffe traditionnelle…
Une bouffée de colère fit rougir la jeune femme. Décidément à Dresde on avait tout prévu en lui interdisant le droit au choix…
- Il y a encore ceci, dit Gertrude en lui tendant une lettre qu’elle venait de trouver en dépliant la robe blanche.
Aurore s’en empara dans l’espoir qu’elle était de sa sœur, Amélie-Wilhelmine, comtesse de Loewenhaupt, qu’elle n’avait pas revue depuis qu’à Goslar on les avait séparées en leur ôtant même la possibilité de s’écrire, mais il n’y avait pas de suscription et la gravure du cachet de cire verte - une mouette couronnée - lui était inconnue, aussi se hâta-t-elle de l’ouvrir et ne put retenir une exclamation de surprise : elle était de la princesse douairière de Saxe, mère de Frédéric-Auguste, qui, sous une écorce abrupte, cachait un cœur compréhensif et lui en avait déjà donné plus d’une preuve1. Apparemment elle entendait continuer !
« Ces quelques lignes n’ont d’autre but, ma chère enfant, qu’apaiser la révolte que je devine en vous. C’est moi qui ai demandé à mon fils de vous ouvrir les portes de Quedlinburg à un moment où il songeait à vous marier à un baron aussi riche d’or que d’ancêtres dont vous n’auriez sans doute pas voulu pour vous conduire seulement au bal. Or, il importe que la mère du cher petit mystérieux occupe en Saxe une haute position tout en gardant une certaine liberté. Dans le monde où nous vivons, être chanoinesse représente à mon sens la manière la plus agréable de pratiquer le célibat puisque vous n’êtes pas tenue à résidence continuelle et pouvez mener votre vie à votre guise à condition de respecter les commandements de la Religion. En outre cela vous assure un douaire non négligeable à un moment où vous ne pourrez plus guère compter sur les largesses du prince. Certains y veillent de près… Acceptez donc d’un cœur tranquille ce qui vous est offert. Vous n’en conservez pas moins, ici, votre maison que vous souhaiterez, je pense, revoir un jour proche ainsi que vos amis. J’aurais aimé vous envoyer votre sœur dont la présence doit vous manquer mais Mme de Loewenhaupt est retenue ces temps-ci à Hambourg par je ne sais quel avatar de santé que l’on assure sans gravité mais qui ne saurait s'accommoder des chemins détestables. Ne vous tourmentez donc pas. Vous pouvez à présent écrire autant qu’il vous plaira mais gardez-vous de laisser à votre plume une totale liberté : les postes réservent parfois des surprises… Enfin, lorsque Beuchling rentrera je veillerai à vous envoyer votre voiture et ceux de vos gens dont vous pourriez avoir besoin. Anna-Sophia. »
Cependant Gertrude, après avoir déplié la robe blanche pour la regarder et la passer ensuite à Utta, s’en prenait à la robe noire qu’elle considérait d’un œil perplexe :
- Hé bien ? fit Aurore. Qu’est-ce qui vous préoccupe ?
- Rien, si ce n’est qu’il me faut aller en hâte prévenir que vous avez apporté votre habit et que l’on n’en prépare pas un dont il faudrait rectifier la taille. Il est rare qu’une dame apporte elle-même sa vêture et je ne suis pas sûre que…
- Que ce soit conforme au règlement ! Précisez que celle-ci m’est offerte par Son Altesse Royale Madame la princesse douairière Anna-Sophia.
La gouvernante s’esquiva en annonçant qu'elle allait revenir avec le souper, laissant Aurore en tête à tête avec Utta qui continuait à contempler toutes choses d'un air accablé.
- C'est affreux ! soupira-t-elle à nouveau au bord des larmes. Allons-nous vraiment rester dans cet endroit et vais-je devoir me faire nonne ?…
- Dieu que tu es sotte ! gronda Aurore assez satisfaite de pouvoir passer ses nerfs sur cette désolée perpétuelle. C'est moi seule qui deviens chanoinesse et tu ne seras ni plus ni moins que ce que tu es : ma camériste. Toutes les dames d'ici ont leur train de maison mais si cela ne te convient pas je te renvoie à Goslar puisque je peux faire venir de Dresde ceux de mes serviteurs dont j'aurai besoin ! Choisis mais choisis vite ! A-t-on jamais vu pareille bécasse ?
- Oh non, je ne veux pas retourner chez nous et si Madame la comtesse a dans l'idée de voyager…
Aurore envoya une pensée lourde de regrets à Fatime, l'esclave turque dont Frédéric-Auguste lui avait fait cadeau jadis et dont les talents étaient multiples. Elle comprenait tout à demi-mot mais sa maîtresse ne la récupérerait sans doute jamais, parce que trop exotique pour une communauté religieuse !
- Tu verras bien ! lâcha-t-elle excédée. Pour l’instant contente-toi de sortir ce qu’il me faut pour la nuit. Je vais me débarrasser des poussières du chemin. Pour ce soir, tu souperas avec moi et nous irons au lit. Je suis fatiguée !
Ce n’était pas une vue de l’esprit. Les quelque vingt lieues de route passées à remâcher sa déception et même, au début, à tirer des plans en vue d’une fuite la laissaient éreintée. Et puis elle avait besoin de silence afin d’établir son nouveau plan d’existence et voir quel meilleur parti elle en pourrait obtenir pour l’avenir de son fils et le sien propre. Mais ce fut l’image du bébé qui l’accompagna jusqu’aux portes du sommeil. Il devait avoir six mois à présent et elle brûlait de le revoir plus encore que d’aller compter à Dresde les débris de son amour… en admettant qu’il en restât quelque chose. Pourtant elle savait bien qu’elle n’y résisterait pas longtemps : elle avait trop envie de voir… de savoir ! Malgré tout elle s'endormit…
Les cloches de l’église l’éveillèrent au petit matin juste avant l’entrée solennelle de Gertrude précédant les deux servantes chargées de préparer la « nouvelle » pour la cérémonie d’investiture. On la lava. On brossa soigneusement ses magnifiques cheveux noirs que l’on tressa avant de les enrouler autour de la tête avec des gestes pleins de révérence mais sans dire un seul mot. Ensuite le voile de fine dentelle fut attaché dessus, ponctué d’un piquet de roses blanches fixé par de longues épingles. Puis ce fut le tour de la robe de satin qui lui allait bien sûr à la perfection et que la jeune femme passa avec un plaisir tout neuf. Du moins elle le ressentit ainsi : il y avait tant de mois qu'elle n’avait porté une toilette de fête ! Pas depuis qu’elle avait quitté Dresde, les riches étoffes ne faisant pas partie de la garde-robe d’une quasi-recluse en attente d’enfant ! Enfin elle glissa ses pieds minces dans des bas de soie blanche, retenus au-dessus du genou par des jarretières, et dans des mules de satin blanc à hauts talons. Elle était si belle parée de la sorte que les servantes se permirent un léger murmure vite étouffé sous le coup d’œil sévère de dame Gertrude. Médusée, Utta n’avait participé en rien à cette toilette de cour. C’était bien la première fois qu'elle en découvrait les rites.
Quand la jeune comtesse fut prête, dame Gertrude lui offrit un verre d’eau. La prise d’habit s’apparentant aux anciens rites de la chevalerie, il convenait d’arriver à jeun au pied de l’autel… La gorge serrée par une émotion inattendue de sa part, Aurore n’en but qu’une gorgée et reçut enfin les longs gants blancs et une bible reliée de maroquin noir. Les cloches sonnèrent à nouveau, sur un rythme particulier, au moment où l’on se mettait en route pour se rendre à l’église, qu’une courte galerie reliait au palais abbatial.
Portant l’austère et beau costume de soie et d’hermine, une femme à la mine guindée attendait là en compagnie du garçon chargé de porter sa traîne.
- Je suis la comtesse Béatrice de Mersburg, déclara-t-elle du haut de sa tête, et je vais avoir l'honneur de vous présenter aux très nobles dames qui vont devenir vos compagnes.
Aurore esquissa une révérence et sourit :
- C’est un privilège, comtesse, d’être guidée par vous et je vous suis reconnaissante de vous être offerte…
- Je ne me suis pas offerte, Madame, j’ai reçu un ordre, rectifia la dame. Veuillez prendre ma main et allons ! ajouta-t-elle d’une voix forte.
Devant elles la porte de l’église s’ouvrit d’elle-même, déclenchant un appel de trompettes. Mme de Mersburg leva la main soudain glacée d’Aurore et les deux femmes s’avancèrent lentement vers le chœur où, de chaque côté de l’autel de pierre, un grand cierge brûlait dans une gaine de bronze tandis que s’élevaient les voix des chanoinesses alternant avec un sublime sens de la mélodie les phrases harmonieuses du plain-chant. Elles semblaient posséder des voix angéliques, offrant par ailleurs un spectacle de grâce majestueuse.
Elles étaient une vingtaine à occuper les stalles latérales toutes semblables tandis que l’abbesse était assise dans une cathèdre surélevée d’une marche et abritée d’un dais. Les trames noires et blanches des robes de chœur s’épanouissaient devant chaque siège en contraste absolu avec la raide silhouette d’un pasteur debout les mains croisées sur sa poitrine, le regard perdu dans les vénérables voûtes romanes de la nef plus anciennes que les ogives gothiques dont se coiffait le chœur. Le psaume achevé, le ministre demanda :
- Qui vient frapper aux portes du Seigneur ?
La compagne d’Aurore répondit :
- Une âme en peine, Marie-Aurore comtesse de Koenigsmark, qui souhaite partager à l'avenir la paix et le recueillement de notre saint chapitre.
- Est-elle de cœur pur et d’indéniable volonté de servir Dieu ?
Cette fois ce fut la voix d’Aurore qui s’éleva :
- Je le suis. Avec l’aide de Dieu…
Le pasteur se tourna alors vers l’abbesse :
- Le saint chapitre est-il prêt à accueillir cette nouvelle sœur ?
- Il l’est par la grâce de Dieu !
- En ce cas, vous pouvez la revêtir !
Tandis que sa compagne conduisait Aurore à la vieille sacristie où elle allait changer d’habit, les chanoinesses entonnaient un nouveau psaume avec le même art que tout à l’heure. Aurore le connaissait mais jamais encore ne l’avait entendu interpréter avec une telle maîtrise :
- C’est splendide ! murmura-t-elle. Pensez-vous, comtesse, que je puisse y joindre ma voix ?
L’œil d’aigle de la dame se fit plus doux :
- Vous aimez la musique ?
- Beaucoup. Je joue du clavecin, de la harpe, de la guitare… et j’aime chanter mais les voix que nous entendons sont magnifiques !
- Ce sera à notre sœur maître de chant d’en juger. En principe tout le monde doit chanter. Sauf si le ton est faux. En ce cas vous ferez seulement semblant : la princesse Anne-Dorothée tient essentiellement à l’homogénéité du chœur…
Béatrice de Mersburg et dame Gertrude procédèrent au changement de toilette : le satin blanc et le voile de dentelle furent remplacés par l’épaisse soie noire à laquelle le tomber lourd et les bandes d'hermine conférèrent une soudaine majesté.
- Cette robe est parfaite ! chuchota la comtesse avec un rien d'aigreur. On dirait qu’elle a été faite pour vous !
- Mais elle a été faite pour moi, sur l’ordre de Son Altesse Royale Anna-Sophia, répondit Aurore.
- Oh je vois ! Eh bien, allons à présent.
La néophyte fut ramenée dans le chœur à l’instant précis où le psaume s’achevait. L’abbesse alors quitta son siège suivie d’un page portant sur un coussin une croix d’or et d’émail au bout d’un large ruban d’azur, ainsi que la légère mais gracieuse coiffe rituelle faite d’une bande de mousseline blanche plissée comme la fraise et chenillée de noir. Aurore s'agenouilla pour recevoir l'ornement de tête d'abord - elle ne le porterait que durant les offices - puis la médaille frappée d'une croix et des armes de l'abbaye qu'elle ne quitterait plus. Le pasteur traça sur elle une bénédiction après quoi, relevée, on la conduisit à l'une des deux stalles encore vides. On chanta ensuite un hymne tandis que le pasteur montait en chaire.
La nouvelle chanoinesse n'entendit pas grand-chose d'un discours aussi interminable que sensiblement ronronnant sauf quand il s’agissait de décrire, avec un luxe de détails, les souffrances in inferno des âmes assez téméraires pour oser s’aventurer hors de l’étroit chemin de la plus austère vertu… Sa voix tonna au point d’arracher Aurore à un début d’assoupissement juste à temps pour qu’elle réalisât qu’en fait c’était elle qu’il admonestait en adjurant « l’orgueilleuse pécheresse adonnée aux plaisirs du monde et aux amours illicites fussent-elles royales de renoncer d'un cœur sincère aux tentations frivoles pour accueillir les dons de l’Esprit Saint et se laisser mener par Lui jusqu’au trône éclatant du Seigneur Dieu ! ». Elle vit d'ailleurs que tous les yeux étaient braqués sur elle, certains visiblement amusés. A l’évidence, on attendait sa réaction. Elle prit le parti de faire comme si cette diatribe ne la concernait en rien. Elle ouvrit sa bible, étouffa un discret bâillement, se plongea dans sa lecture… et crut percevoir l'écho léger d'un rire étouffé. Allons, elle n'avait pas que des ennemies dans cette noble assemblée !
Le prône achevé - si l'on pouvait l'appeler ainsi - on chanta un dernier hymne auquel, cette fois, Aurore participa puis le lent cortège des chanoinesses quitta l'église, en une procession qui ne manquait pas d'allure, pour se rendre dans les appartements de l'abbesse. En l'honneur de l'arrivante, Anne-Dorothée de Saxe-Weimar conviait à dîner l'ensemble de la communauté en vue de présenter à Mlle de Koenigsmark celles qui devenaient ses compagnes. Pour ce faire elle se tint avec la nouvelle chanoinesse à l'entrée d'un vaste salon où la table était dressée. Ce fut un défilé plein d'enseignements bien que l'abbesse prît la précaution de nommer Aurore avant celle qui s'avançait :
- Comtesse Marie-Aurore de Koenigsmark… comtesse Marie de Salzwedel ! Comtesse Marie-Aurore de Koenigsmark… comtesse Erica de Dannenberg.
On se saluait cérémonieusement mais sans qu’une main se tendît. Les regards restaient froids en croisant celui de la jeune femme ou alors se détournaient, à l’agacement évident de l’abbesse. Peut-être se demandait-elle où était passée la charité chrétienne dont il eût été normal de faire usage dans une communauté religieuse. Pour Aurore le constat était limpide : elle n’était la bienvenue pour aucune de ces femmes !
Ce fut pis encore avec les deux dernières. Elles comptaient assurément parmi les plus âgées ainsi que l’attestait leur chevelure grise. La première, de taille moyenne, portait aussi haut qu’elle le pouvait un nez en bec d’aigle et un menton têtu. La seconde, plus grande et gardant des traces indéniables de beauté, s’appuyait à son bras d’un côté et de l’autre sur une canne à pommeau d’or. Quand elles s’arrêtèrent à leur tour, l’abbesse n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche. Déjà la première déclarait :
- Inutile, Votre Grandeur ! La princesse et moi n’avons aucune intention de frayer si peu que ce soit avec cette… cette dame ! Nous rappelons respectueusement à Votre Grandeur que cette maison dans la crypte de laquelle repose un empereur2 a été fondée pour n’accueillir que des dames d’une noblesse aussi haute que leur vertu. Nous sommes seulement venues vous saluer et vous dire que nous ne saurions prendre place à la même table.
Sans attendre de réponse, les deux femmes repartirent en sens inverse. Devenue livide Aurore demanda :
- Qui est-ce ?
- La comtesse de Schwartzburg et la princesse de Holstein-Beck, répondit Anne-Dorothée visiblement gênée. Je vous prie de leur pardonner des paroles que la sainteté de cette maison devrait interdire…
- Mais qui n’en sont pas moins fort explicites. Sans doute traduisent-elles la pensée profonde des autres dames. C’est pourquoi je vous demande la permission de me retirer dans le logis qui m’est attribué…
- Je ne saurais l’admettre ! Ce repas est donné en votre honneur. Si vous n’y assistez pas c’est moi que vous offensez !
- Loin de moi la pensée de déplaire à Votre Grandeur ! fit Aurore en s'inclinant. Je viens mais j’espérais un autre accueil.
Et elles gagnèrent leurs places à table.
Avec un tel préambule, le repas fut ce qu’il devait être : guindé à la limite du glacial. En dépit des efforts de l’abbesse pour engager une vague forme de conversation, toute tentative tombait à plat. Assise auprès d’elle Aurore ne voyait guère que des profils plus ou moins réussis penchés sur la nourriture qui, à sa surprise, était excellente. Elle en fit compliment.
- Nous ne sommes pas dans un couvent, encore que certains d’entre eux prennent à tâche de produire pâtes de fruits, confitures, fromages ou autres spécialités, lui fut-il répondu. En cette matière nous préservons jalousement notre réputation. Surtout celle de la pâtisserie. J’espère que vous apprécierez au moins cela…
Aurore approuva d’un sourire et demanda la permission de se retirer. Elle avait hâte à présent d’échapper à cette atmosphère d’aversion irrespirable pour elle, de voir autre chose que des visages hostiles et d'ôter cette robe à la fois médiévale, somptueuse et écrasante. Enfin de faire connaissance avec son nouveau logis. Dame Gertrude l’y conduisit sans plus tarder à travers le jardin qui remplaçait l’ancien cloître. Les demeures des chanoinesses s'égrenaient autour, toutes à peu près semblables avec leur crépi blanc, les colombages et leurs grands toits d’un même rouge ancien patiné par le temps.
Aurore aima d’emblée la sienne, ses boiseries claires de deux tons de gris rechampi d’or, sur lesquels ressortaient à merveille le jaune doux des tentures et autres rideaux. La même couleur ensoleillée habillait les sièges et les tables, la chanoinesse qui l’avait précédée semblait nourrir une passion exclusive pour cette couleur.
- Celle qui habitait ici avant vous est morte sans laisser d’héritiers, expliqua Gertrude. On a gardé les lieux dans l’état mais, si vous désirez un autre mobilier, le palais abbatial en regorge. Vous pourrez choisir, à moins que vous ne préfériez en faire venir de chez vous !
- Inutile ! Tout ceci me convient pleinement mais… cette dame…
- Madame la baronne Louise de Bitterfeld, précisa Gertrude avec une note de respect qui n’échappa pas à Aurore. On peut dire qu’elle est morte en odeur de sainteté !
- Je m’en souviendrai… Cependant je croyais savoir quelle était prieure de l’abbaye ?
- Elle l’était et, comme telle, avait droit à un appartement voisin de celui de notre abbesse, mais elle préférait cette maison parce qu’elle était plus modeste et puis il y avait le jardin…
Aurore n’en demanda pas davantage. Elle se sentait soudain plus proche de cette femme inconnue. Une autre raison de ne rien changer à ce qui avait été sa demeure. Elle n’eut cependant pas le temps de s’appesantir sur le sujet. Gertrude venait de s’élancer à l’appel de la cloche d’entrée. Un instant plus tard, elle introduisait Beuchling venu saluer Aurore avant de reprendre son chemin vers Dresde mais, à vrai dire, il n’avait pas l’air très à son aise, et la jeune femme savait pourquoi :
- Eh bien, mon ami ? On dirait que les choses ne se présentent pas sous les couleurs séduisantes dont vous les aviez parées ? L'abbesse m’a reçue du bout des lèvres, comme vous avez dû le remarquer. Quant à mes nouvelles « sœurs », elles semblent décidées à m'abreuver d’injures ! Sans compter l’admirable homélie du pasteur ! Que deviennent dans tout cela les ordres de Son Altesse Electorale ?
- J’avoue ne pas comprendre plus que vous. En allant la saluer j'en ai touché un mot à Sa Grandeur…
- Et alors ? Elle vous a envoyé promener ?
Sous la raillerie il se rebiffa :
- Vous oubliez que je suis l'ancien chancelier de Saxe et que la Très Révérende Mère Anne-Dorothée sait son monde. Vous serez peut-être heureuse d’apprendre qu’elle est fort contrariée par l'attitude des dames du chapitre et qu’elle a promis de leur faire entendre son opinion. Elle attache beaucoup de prix à ce que l’harmonie continue de régner dans sa communauté…
- C’est pourquoi elle prendra garde de ne pas révéler l’étendue des volontés de Monseigneur ! Si elle avait seulement prononcé le mot de prieure, ces belles âmes auraient sans doute mis le feu au couvent !
- N’exagérons rien ! Voyez-vous, je pense qu’en cette affaire la patience se révélera profitable. Vous avez déjà gagné quelque chose…
- Quoi, mon Dieu ? Dites vite !
- L'abbesse ne vous est plus hostile.
- Elle ? Vous voulez rire !
- Ma foi non. Vous manquez de confiance en vous, ma chère comtesse, ou avez-vous oublié le pouvoir de votre charme et la facilité avec laquelle vous avez su vous attirer l’amitié de la princesse douairière ? Celle-là est encore plus difficile à séduire que notre abbesse… et pourtant ! Croyez-moi ! sans aller jusqu’au penchant, elle reconnaît en vous une femme de qualité…
- Ah !… C’est assez surprenant, mais si vous le dites…
- Et je suis prêt à le répéter ! Prenez patience, chère comtesse ! Vous êtes entièrement capable de gagner cette bataille-là ! Souffrez à présent que je prenne congé. Ma route est encore longue.
Il s’inclina sur la main qu’elle lui tendait. Elle remarqua alors la grimace qui lui échappa quand il se courba. L’alerte complice de ses anciennes folies amoureuses lui parut soudain bien las… bien vieux ! Spontanément, elle le prit aux épaules pour l’embrasser :
- Songez un peu à vous, mon cher comte, et abstenez-vous de faire à Monseigneur un rapport trop dramatique ! Dites-lui que je suis arrivée à bon port et que j’ai été intronisée sur-le-champ ! Cela suffira et tel que je le connais il n’en demandera pas davantage !
- Et s’il pose tout de même des questions ?
- Soyez évasif… et ménagez-vous ! Ah… pendant que j’y pense, voulez-vous m’envoyer ma voiture, mes chevaux et mon cocher ?
Il sursauta et s’inquiéta :
- Vous… vous voulez aller à Dresde ?
Il avait l’air si effaré qu'elle se mit à rire :
- Je m’y rendrai sans doute un jour ou l’autre mais pas maintenant. Puisque je suis désormais libre d’aller où il me plaît, quand il me plaît, ne trouvez-vous pas naturel que j’aie envie de revoir mon fils ?
Beuchling la regarda un instant sans rien dire mais avec un air de confusion où se mêlait une tendresse :
- Pardonnez-moi ! Je suis une vieille bête… et vous aurez vos chevaux !
Dans les jours qui suivirent Aurore s'efforça de s'intégrer autant que possible à la vie de la communauté. Elle se montrait exacte aux offices où sa voix, chaude et souple à la fois, s’intégra d’une façon quasi naturelle à celles des autres, ce qui lui valut la sympathie du maître de chapelle, un petit bonhomme uniformément gris, d’un âge indéterminable parce que à part lui-même nul n’était capable de le situer sur un éventail allant de cinquante à quatre-vingt-dix neuf ans. Il était tellement sec et maigre que lorsqu’il se penchait on s’attendait toujours à entendre ses os craquer. Pourtant son œil noir, gros comme un pépin de pomme, brillait de vivacité et, alors qu’il ne se déplaçait qu’appuyé sur une canne, il lui arrivait lorsque la musique l’emportait de se laisser aller à des contorsions dignes d’un danseur de ballet. Il s’appelait Elzear Trump et entretenait avec l’abbesse, elle-même férue de chants religieux, des relations de respect et d’une certaine considération de la part de la grande dame parce qu’il arrivait à Herr Trump de s’abandonner, à l’orgue, à des compositions si belles que seuls les anges avaient pu les inspirer.
La voix de la nouvelle venue l’enchanta. Il le fit hautement savoir, ce qui contribua à rapprocher la jeune femme d’Anne-Dorothée mais renforça l’antipathie de celles qui, dès l’abord, lui avaient déclaré la guerre : la comtesse de Schwartzburg et la princesse de Holstein-Beck. Pour ces deux-là Aurore découvrit rapidement qu’elles formaient le cœur d’une coterie d’une demi-douzaine de chanoinesses particulièrement austères qui s’efforçaient de ramener la vie semi-mondaine de certaines à une sévérité et à un dépouillement que n’eût pas désavoués sainte Thérèse d’Avila, créatrice des carmels catholiques.
Heureusement elles étaient une minorité contre laquelle les autres dames, soutenues en secret par l’abbesse, menaient une discrète guerre de tranchées, l’élévation de leur rang et de leurs alliances s’opposant au combat en rase campagne. Aurore comprit vite le parti qu’elle pourrait en tirer dans l’avenir, se satisfaisant pour le présent de noter à son profit un léger réchauffement de la température ambiante. A l’exception de ceux des irréductibles, les visages ne se fermaient plus à sa vue, on répondit à ses saluts et il arriva même que l’on échangeât quelques mots…
On en était là quand la voiture de Mme de Koenigsmark arriva de Dresde. La jeune femme en éprouva une vraie joie, Beuchling avait tenu parole en lui envoyant ce qui, pour elle, représentait la clef de la liberté. Dans le confortable véhicule de voyage que Frédéric-Auguste avait commandé pour elle à Berlin - où il commençait à faire fureur et que l’on n’allait pas tarder à appeler une « berline » -, attelé à de vigoureux mecklembourgeois gris pommelé, elle pourrait sillonner les routes allemandes et revoir tous ceux qu’elle aimait. D’autant qu’il n’y en avait pas tellement ! En outre - comble de bonheur ! - elle découvrit que le cocher n’était autre que Gottlieb Haas, jusque-là au service de sa sœur Amélie, que celle-ci lui avait souvent prêté et dont elle connaissait le dévouement, la solidité et le caractère entier. Parfois un peu trop mais, menée par lui, elle se sentait capable d’aller jusqu’au bout du monde. Aussi ne lui cacha-t-elle pas son plaisir :
- Par quel miracle vous retrouvé-je juché sur le siège de ma voiture ? demanda-t-elle. Vous n'êtes pas je l’espère brouillé avec Mme de Loewenhaupt ?
- Au contraire, Madame la comtesse ! Inquiète de ce qui risquait de se produire dans votre demeure de Dresde pendant votre si longue absence, Madame Amélie m’a chargé de veiller au grain afin que les domestiques ne se transforment pas en cambrioleurs. Il n’y en a plus guère d’ailleurs !
- Ah non ? Comment est-ce possible ?
- Le Palais a décrété qu’un aussi grand train pour une maison vide était une dépense excessive. Outre le concierge, moi et un valet d’écurie, il ne reste que la gouvernante, Anna Schmidt, deux caméristes et un homme pour le gros ouvrage… A la cuisine il n’y a plus personne.
- Et Fatime ? Est-elle encore là ?
Gottlieb secoua la tête :
- C’est la première qui est partie. Je ne suis pas certain mais je crois qu’on l’a mise chez Son Altesse Electorale, la princesse Christine-Eberhardine…
Incroyable ! C’était proprement incroyable pour ne pas dire scandaleux ! Qu’est-ce que la pauvre petite épouse de Frédéric-Auguste, un rien dévote et timide comme une souris, allait pouvoir faire d’une esclave turque experte en soins de beauté, en art d’accommoder les plantes et autres recettes d’amour telles qu’en usaient quotidiennement les femmes de harem ? Toutes pratiques fleurant le fagot qui ne devaient certainement pas trouver grâce auprès de Christine-Eberhardine alors qu’Aurore ne cessait de les regretter. Fatime et ses mains miraculeuses sachant chasser la douleur, apaiser les nerfs surexcités et apporter un merveilleux bien-être à un corps féminin ! Celui d’Aurore, meurtri par le terrible accouchement, en aurait eu tellement besoin !… Inutile de demander d'où venaient ces mesures misérables destinées à lui faire comprendre, semblait-il, que l’on souhaitait l’éliminer peu à peu jusqu’à faire disparaître même la trace de son souvenir ! Flemming ! L’odieux chancelier qui n’hésitait plus à se déclarer ouvertement son ennemi !
« En ce cas, pensa-t-elle avec rage, nous allons être deux à jouer ce jeu-là ! »
Inquiet d’un silence qui durait, Gottlieb demanda :
- Je suppose que si Madame la comtesse a demandé ses chevaux c’est dans l’intention de les utiliser ?
- Oh sans aucun doute ! Préparons-nous à faire pas mal de chemin ! Allez vous reposer, mon ami, et prendre vos quartiers aux écuries du palais abbatial. Nous partons dans deux jours ! Pour Hambourg ! Je veux embrasser mon fils et ma sœur ! Ensuite seulement nous reviendrons à Dresde… A ce propos, le prince y est-il rentré ?
- Il y était quand je suis parti mais, depuis la mort du roi de Pologne en juin dernier, il est candidat à sa succession et se rend souvent à Varsovie.
- C’est vrai, j’avais oublié ce désir qu’il a d’être roi…
En fait, dans son exil de Goslar, elle n’avait pas appris la mort, survenue le 17 juin dernier, de Jean Sobieski, roi de Pologne qui, à Vienne, avait sauvé l’Occident de la menace turque. A cette époque d’ailleurs, Frédéric-Auguste avait répondu à l’appel de l’empereur pour repousser les mêmes Turcs hors de Hongrie. Elle en était restée là et durant les mois pénibles qui avaient suivi n’avait pas cherché à en savoir davantage. Mais dans son sens c’était une bonne chose expliquant la trop grande liberté laissée au chancelier Flemming. Pris entre le commandement de son armée et la défense de ses intérêts auprès de la Diète polonaise - la royauté y était élective ! - Frédéric-Auguste avait eu d’autres chats à fouetter que s'occuper d’elle. C’était à tout prendre réconfortant et quand elle regagnerait Dresde ce serait avec l’espoir renouvelé de reconquérir sa place auprès de lui, chanoinesse ou pas ! Mais d’abord courir embrasser son petit Maurice !
A sa surprise, quand, après vêpres, elle annonça son départ à l’abbesse, celle-ci parut contrariée :
- Vous n’êtes avec nous que depuis peu et vous voulez déjà nous quitter ?
- Votre Révérence n’ignore que peu de chose de ma vie passée. Elle devrait comprendre que j’aie hâte de retrouver ceux qui me sont chers et que je n’ai pas vus depuis de longs mois. En outre je ne m’absente que pour un temps et enfin je ne pense pas laisser derrière moi de vifs regrets.
- Il est certain que votre arrivée n’a pas soulevé énormément d’enthousiasme, reconnut Anne-Dorothée avec l’ombre d’un sourire. Mais, depuis, un certain revirement se produit. A commencer par moi et je reconnais bien volontiers que votre charme et votre gentillesse changent peu à peu les esprits. Pas tous, évidemment ! Mais quelques-uns tout de même ! Alors ne restez pas trop longtemps absente !…
Cela aussi c’était réconfortant et Aurore emporta ces bonnes paroles comme une sorte de viatique. Au moins elle était sûre que la noble maison ne pousserait pas un « ouf » général de soulagement en regardant retomber la poussière soulevée par les roues de sa voiture. Le temps était à l’unisson. Ce début de mai était ravissant : sous le bleu léger du ciel, l’herbe neuve était d’un joli vert tendre, les pommiers croulaient sous les fleurs et les forêts sentaient bon. Les chemins ne s’étaient guère améliorés durant la mauvaise saison mais du moins étaient-ils secs. Et puis la jeune femme était si heureuse de revoir ceux qu’elle aimait qu’elle se fût accommodée des pires circonstances.
En remontant vers Hambourg, sa première visite fut pour la chère baronne Berckhoff. C’était sur son chemin. Quelques minutes après avoir franchi les remparts de Celle, la berline embou-quait la voûte menant à la cour de sa maison dont Gottlieb avait agité la cloche d’entrée. Un instant plus tard les deux femmes tombaient dans les bras l’une de l’autre.
- Mais quelle merveilleuse surprise ! s’écria la baronne. Moi qui craignais tant de ne jamais vous revoir ! Tant de bruits courent les grands chemins !
- A certain moment il s’en est fallu de peu ! Quant aux bruits ils sont parfois en dessous de la vérité !
- Entrez, entrez vite ! Vous avez tellement à me raconter ! Et le souper sera servi dans dix minutes !
Tandis que son amie donnait des ordres pour que l’on prît soin des chevaux, de la voiture et naturellement du cocher, Aurore pénétra dans la maison et revit avec plaisir la grande pièce chaleureuse avec ses tapisseries à personnages, ses dressoirs chargés de cristaux et d'argenterie, ses confortables fauteuils garnis de coussins rouges et sa vaste cheminée armoriée dont la chaleur était si réconfortante en hiver et l'était presque autant en cette soirée de mai dont la fraîcheur jointe à l’épaisseur des murs réclamait au moins une flambée. Celle-ci, de pin et de genévrier, répandait une agréable senteur de forêt. La table était déjà mise pour une personne en face d’un bouquet de lilas qu’un valet se hâta d’enlever pour le poser sur une desserte et dresser un couvert à la place…
Aurore aimait cet endroit où elle s’était toujours sentie à l’aise. Elle abandonna sa cape de voyage pour se jeter dans l’un des fauteuils dont ses mains dégantées caressèrent les têtes de lion des accoudoirs comme elle eût caressé la joue d’un enfant. Elle avait tellement souhaité revenir ici lors de sa semi-captivité à Goslar ! A présent elle y était et c’était divin !
- Comme on est bien chez vous, Charlotte ! s’exclama-t-elle quand la baronne la rejoignit armée de deux verres de vin d’Espagne dont elle lui tendit l’un. Mais d’abord donnez-moi des nouvelles de votre santé, bien qu’elle me semble florissante !
C’était l’évidence ! La quarantaine largement dépassée, la baronne Berckhoff, dame d'honneur préférée de la duchesse Eléonore de Celle, conservait un aimable et frais visage exempt de rides, à l’exception des coins de la bouche qu’un sourire relevait souvent. Au temps de l’enfance, lorsqu’elle habitait Hambourg, elle avait été l’amie de Christine de Wrangel, la mère des jeunes Koenigsmark. Et, quand le hasard l’avait remise en face d’Aurore, une amitié spontanée s’était nouée entre elles :
- Je n’ai aucune raison de me plaindre ! fit-elle avec bonne humeur. Buvons à votre joyeux retour !
Aurore se releva pour choquer les verres. Mme Berckhoff remarqua alors le ruban d’azur et la médaille qui barraient le corsage de soie outremer garni de dentelles mousseuses, eut un haut-le-corps, regarda mieux et les sourcils relevés par la surprise articula :
- Chanoinesse ? Vous ?
- Hé oui ! A Quedlinburg !
- Mais par quel concours de circonstances ? Le mot hasard serait sans doute malvenu pour une aussi noble maison…
- Dites la volonté du prince, vous serez plus près de la vérité. Encore qu’il ait prétendu acquiescer à une demande venue de moi. En fait je crois qu’il ne savait plus trop que faire de ma personne après les naissances quasi simultanées de son fils et du mien. Il avait bien promis de m’épouser mais cela devenait difficile pour quelqu’un dont la femme accouchait et surtout pour un prétendant au trône de Pologne.
- Cela je le sais et je me demande comment il va s’en tirer s’il acquiert les voix de la Diète. Elles n’iront jamais à un luthérien, un roi de Pologne se devant d’être catholique.
Aurore vida son verre et le reposa :
- Je suppose qu’il doit en débattre avec sa conscience mais il a une telle envie d’être roi ! Quant à moi, après un moment de révolte, j’ai compris qu’entrer au chapitre de Quedlinburg était la meilleure solution. Elle préserve ma liberté beaucoup plus qu’un mariage avec un quelconque seigneur trop obéissant. Que je n’aurais pas accepté, soit dit en passant !
- Ce qui signifie, je pense, qu’il vous aime toujours.
- Je n’en sais rien. Peut-être en effet…
- Et vous ? L’aimez-vous encore ?
- Oh, c’est sans importance ! Ce qui compte aujourd'hui c’est mon fils et l’avenir que j’entends lui préparer…
On annonçait le souper. Elles se lavèrent les mains et passèrent à table. Charlotte dit les grâces et l'on attaqua en silence le potage aux quenelles qui s’accommodait mal de la conversation. Ce fut seulement quand on eût servi les filets de hareng à la crème qu’Aurore entreprit de satisfaire la curiosité de son amie mais commença par une question :
- Avez-vous eu la lettre que j’ai remise l’an passé à Nicolas d’Asfeld ?
- Une bonne et longue lettre dans laquelle vous me confiiez les débuts de votre amour et votre vie à Dresde. Vous étiez heureuse…
- Certes je l’étais mais… c’est peu après ce moment que mon bonheur a faibli. Je me suis retrouvée enceinte et mon prince a rejoint l’empereur dans sa guerre contre les Turcs. Le nouveau chancelier Flemming en a profité pour s’arroger le droit de régenter ma vie. J’ai dû quitter Dresde pour Goslar…
Calmement, en s’efforçant de minimiser les moments dramatiques, s’arrêtant pour boire du vin quand les domestiques servaient ou desservaient, Aurore dépeignit pour son amie sa vie à Goslar, son cruel accouchement adouci par la beauté et la vigueur de son petit Maurice et la joie de le tenir enfin dans ses bras, son angoisse quand Beuchling était arrivé tel un ouragan avec une lettre de la princesse douairière Anna-Sophia afin d’emmener et de mettre en lieu sûr le bébé et la nourrice dont Flemming voulait s'emparer sous le prétexte d'un ordre de Frédéric-Auguste. Puis les représailles qu’il avait osé exercer contre elle jusqu’à ce que Beuchling revienne la chercher avec une lettre du prince, pour cette fois la conduire à Quedlinburg, et la façon dont elle avait été reçue…
- Voilà où nous en sommes, ma chère Charlotte, conclut-elle, et vous me voyez en route pour rejoindre mon petit prince…
- Et vous ne retournerez pas à Dresde ?
- Si. Après !… Maintenant à vous de me donner des nouvelles. Comment va la duchesse ?
- Mieux qu’on ne l’aurait cru l’an passé où - vous vous en souvenez - elle était sujette à de fréquents malaises. Elle a repris toute sa combativité et ne cesse de harceler son époux pour obtenir que soit rayée de l’acte de divorce la clause qui interdit à sa fille de se remarier. L’électeur Ernest-Auguste de Hanovre est très souvent malade, sa santé décline rapidement. Or il était le seul à Hanovre capable de se laisser attendrir sur le sort de Sophie-Dorothée3. S’il meurt c’est Georges-Louis, l’époux « trahi », qui va régner et de ce rustre cruel et stupide le pire est à prévoir. Aussi notre duchesse Eléonore met-elle les bouchées doubles. Surtout depuis qu’elle a appris - voici peu - la fuite de la confidente de Sophie-Dorothée !
- Mlle de Knesebeck a réussi à s’évader de la forteresse de Scharzfeld ?
- Il y a un peu plus d’un mois. Oh, c’est une histoire incroyable ! Dont on peut déduire qu’elle a gardé des amis ! L’un d’eux s’était établi dans le village près du château. Ayant appris que l’on cherchait un couvreur pour réparer le toit de la tour où était enfermée la jeune femme, il a offert ses services. Au lieu de réparer il a fait un trou dans les tuiles, puis dans le plafond, et au moyen d’une corde il est descendu dans la prison et a hissé Knesebeck sur le toit. Ensuite, il l’a aidée à glisser le long de la muraille jusqu’au pied de la tour. Une descente de cent quatre-vingts pieds4 !
- Seigneur ! Je la savais courageuse mais pas à ce point !
- L’envie de liberté peut susciter tous les courages… Toujours est-il qu'elle a réussi son évasion et que personne ne sait où elle est ! Malheureusement il y a eu un contrecoup : la surveillance de la prisonnière d’Ahlden a été renforcée !
- C’est bien inutile. Comme sont inutiles les efforts de la duchesse pour faire annuler la clause du divorce : jamais Sophie-Dorothée n'acceptera de se remarier ! De même qu'elle ne tentera rien pour quitter son sinistre duché-prison. A moins qu’elle riait changé…
- Non. Selon sa mère qui est allée la voir à la Noël, elle reste enfermée dans sa douleur. Elle vit - si l’on peut appeler cela vivre ! - dans le souvenir du comte Philippe, votre frère… Pourtant la duchesse Eléonore ne désespère pas. Si elle réussissait cela équivaudrait à ouvrir les portes d’Ahlden pour une autre résidence… moins inhumaine. Songez que lorsque son père mourra, Sophie-Dorothée n’héritera pas du duché de Celle qui reviendra au Hanovre, mais elle sera sans doute l’une des femmes les plus riches d’Europe, fortune dont seuls hériteront ses enfants…
- On ne lui a toujours pas permis de les revoir ?
- Non et je sais qu’ils en sont malheureux !
- C’est déplorable ! A présent… sauriez-vous des nouvelles de ce cher Nicolas ? Il y a si longtemps que je ne l’ai vu !
- Il n’est plus ici. Voici environ six mois… un peu plus même. C’était juste avant la Toussaint, un messager est venu lui annoncer que son père était à l’agonie. Il a aussitôt demandé son congé et il est parti pour Asfeld. Il n’en est pas revenu…
- Comment est-ce possible ? II… il ne lui est rien arrivé, j’espère ? demanda Aurore saisie d’une inquiétude qui accéléra les battements de son cœur.
- Pas que je sache mais, le baron ayant succombé à sa maladie, il se retrouve chef de famille et à la tête d’un domaine relativement important que sa mère est incapable d’assumer. Je ne l’ai rencontrée qu’une fois : c’est une femme charmante mais fragile… d’esprit instable. La mort d’un époux qu’elle adorait visiblement lui a donné, à ce qu’il paraît, un choc terrible ! Elle est incapable de gérer l’héritage de son fils. Nicolas alors a envoyé sa démission…
- Il n’a pas de frère ?
- Non. Il est seul à porter le nom d’Asfeld… et il y a une mine d’argent sur ses terres. Il devra se marier pour continuer son nom…
En écoutant son amie, Aurore éprouvait le curieux sentiment que l’on venait de lui prendre quelque chose. Nicolas ! Son compagnon d’aventures lorsqu'elle cherchait désespérément les traces de son frère disparu à Hanovre dans la nuit du 1er juillet 1694 ! Nicolas éperdument amoureux d’elle et qui ne le cachait pas assez ! Cela l’agaçait à cette époque mais maintenant - et en dépit de leur séparation à Dresde sans grand espoir de retour ! - elle découvrait qu’elle aurait aimé retrouver parfois à ses côtés sa présence rassurante…
Elle s’apercevait aussi, pour le regretter, qu’elle ne savait pratiquement rien de lui pour la simple raison qu’elle ne lui avait guère posé de questions.
- Dans quelle région se situe Asfeld ? demanda-t-elle négligemment.
Charlotte, occupée à achever sa tourte aux pommes, reposa son couvert, but quelques gouttes et, après s’être essuyé les lèvres :
- Dans le Harz… et, maintenant que vous m’y faites penser, ce n’est pas tellement éloigné de Quedlinburg. Il sera heureux d’apprendre que vous êtes pour ainsi dire voisins.
Elle termina le dessert où elle avait l’air de découvrir une source de réflexions puis déclara :
- Vous avez une très belle voiture. Si quelqu’un s’était donné à tâche de vous suivre cela ne devrait pas lui être bien difficile. Ne croyez-vous pas qu’il y ait là une imprudence ?
- Comment l’entendez-vous ?
- Si vous allez à Hambourg en cet équipage, vous désignerez vous-même le lieu où est caché votre fils.
La jeune femme prit le temps de réfléchir. Posant ses coudes sur la table et son visage dans ses mains, elle parut entrer dans une profonde méditation. La remarque de son amie était des plus judicieuses. Même perdus au cœur du grand port hanséatique autonome, Maurice et ses gardiens n’étaient pas entièrement à l’abri des recherches d’un espion. Ce serait un comble si, elle, sa mère, désignait la cachette avec cette voiture trop facilement reconnaissable !
- Je crois que vous venez de m’éviter une faute grave, ma chère amie, convint-elle. Le mieux ce serait sans doute que je laisse la berline chez vous et que je me procure un équipage plus modeste ?
- Ce serait sage ! Prenez une de mes voitures et agissez comme si vous prolongiez votre séjour ici… Vous pourriez être souffrante, ce qui justifierait un arrêt prolongé tout en écartant les curieux ?
- Vous êtes décidément une amie comme on n'en fait plus !
Le lendemain, dès l'aube, Mme de Koenigsmark prenait le chemin du Nord dans l’un des équipages de Charlotte mené tout de même par Gottlieb. Sans lui Aurore se serait sentie trop seule.
Lorsque à Hambourg Gottlieb arrêta ses chevaux sur le Binnenalster devant l’hôtel familial où elle avait passé une partie de son enfance et de son adolescence, Aurore eut l’impression de recommencer une vie nouvelle. Tout était comme par le passé : l’eau calme du bassin intérieur animée par les nombreux petits bateaux assurant la liaison avec les canaux de la vieille ville et le grand port, la beauté des demeures qui le bordaient sur trois côtés séparées du lac salé par deux rangées d’ormes centenaires plantés sur les quais, composant ainsi une promenade agréable. Les cygnes du bassin étaient au rendez-vous comme le vol rapide des hirondelles rayant le ciel turquoise. Tout autour c’était l’activité incessante de la grande cité maritime générant une rumeur vaguement mélodieuse rythmée par le son des cloches et les appels de trompes. Elle comprit cependant qu’elle-même avait changé en constatant plus de respect dans le salut des gens de sa maison, à commencer par celui de Potter, le majordome, qui s’inclina bien bas devant elle. Puis ce fut Ulrica, son ancienne nourrice accourue à sa rencontre depuis le haut de l’escalier avec l’intention de l’embrasser et qui se figea au bas des marches avec une révérence à laquelle Aurore n’était pas habituée.
La réponse à sa surprise lui vint de sa sœur aînée Amélie, comtesse de Loewenhaupt, sortie du premier salon et qui elle aussi s’arrêta stupéfaite :
- Toi ? Chanoinesse de Quedlinburg ? C’est à n’y pas croire !
- J’aimerais savoir pourquoi ? C’est un état convenable, il me semble.
- Plus que convenable ! Serais-tu en marche vers la sainteté ?
- Tu ferais mieux de m’embrasser au lieu de dire des sottises ! Et si tu veux savoir le fin fond de l’histoire : « on » a choisi pour moi ! « On » désirait même que je sois prieure en attendant la crosse d’abbesse !
Amélie, les yeux au plafond, joignit les mains :
- Ce qui te donnerait rang de princesse ! C’est magnifique, magnifique !… Et tellement inattendu !
- N’est-ce pas ? Moi-même je ne suis pas encore habituée !
On s’embrassa avec toute la chaleur d’une affection sincère. Puis ce fut le tour d’Ulrica, parvenue entre-temps à l’état béat de ceux qui ont vu la lumière. Elle n’avait rien entendu des paroles échangées entre les deux sœurs et, quand Aurore lui eut donné une sorte d’accolade, elle voulut saisir sa main pour la baiser :
- Il suffit, Ulrica ! protesta la jeune femme. Je ne suis pas encore canonisée ! Reviens à toi et conduis-moi plutôt auprès de mon fils !
Avec un soupir de bonheur, la vieille nourrice obliqua vers l’escalier en clamant :
- Le Seigneur a entendu mes prières ! Que Son saint nom soit béni à travers les générations ! Grâce à Sa bonté, nous en avons terminé avec le stupre et les tentations démoniaques !…
- Elle est folle, non ? exhala Aurore qui s'écria ensuite : Que j’entende encore ce genre d’invocation et je t’envoie à Agathenburg1. A moins que tu ne préfères un couvent !
Mais Ulrica était au-delà de tout raisonnement et poursuivit ses louanges au Très-Haut en s’abstenant toutefois d’y mêler une allusion à la vie passée de la nouvelle chanoinesse… Celle-ci d’ailleurs ne l'écoutait plus, elle se précipitait vers la porte ouverte d’une chambre d’où sortaient les protestations indignées d’un bébé mécontent. Le tableau qu’elle découvrit l’emplit de joie : assise sur une chaise, Johanna, la nourrice, était en train de donner la tétée au jeune Maurice. Les hurlements de celui-ci étaient motivés par le fait qu’elle lui avait retiré son sein droit pour le passer à gauche. Ils s’apaisèrent aussitôt que le petit goinfre eut ce qu’il voulait mais pour repartir de plus belle : surprise par l’entrée d’Aurore, Johanna voulut se lever afin de saluer l’arrivante. Celle-ci se mit à rire :
- Reste tranquille ! Il ne faut pas déranger Monsieur mon fils !
Tandis que la petite bouche avide s’emparait à nouveau du mamelon rose, Aurore tirait un siège près de la nourrice pour mieux la contempler :
- Il est magnifique ! souffla-t-elle émerveillée. Et il n’a que six mois !
- Nous avons dû faire appel à une autre donneuse, expliqua Ulrica redescendue des hauteurs célestes. Celle-ci ne suffisait plus…
L’enfant en effet était superbe : potelé, doré - il avait hérité du teint brun de son père ! -, son corps vigoureux et sa frimousse ronde se couronnaient de courtes mèches brunes. Quant à ses yeux du bleu maternel, ils posaient sur choses et gens un regard assuré déjà dominateur.
Lorsque enfin il se déclara repu, Aurore l’enleva dans ses bras en lui tapotant le dos pour obtenir la première manifestation d’une heureuse digestion mais cela fait le bébé s’écarta un peu pour la voir plus à son aise. Pendant un instant il se contenta de la considérer d’un œil critique.
- Grrre !… déclara-t-il gravement avant d’essayer d’introduire un doigt dans le nez de sa mère mais elle saisit la menotte au vol pour l’embrasser avant de couvrir l’enfant de baisers en pluie qui semblèrent lui plaire car il éclata de rire.
Aurore en fit autant et pendant un instant mère et fils s’adonnèrent à la plus franche gaieté. A laquelle Ulrica mit fin avec autorité :
- Il faut qu’il dorme ! décréta-t-elle en prenant le jeune Maurice pour le coucher dans son berceau… dans lequel il se redressa aussitôt en poussant des cris de protestation.
Auxquels sa mère mit fin en le reprenant et l’asseyant sur ses genoux :
- Tu vois bien qu’il n'a pas envie de dormir ! Laisse-le-moi un peu ! Il y a si longtemps que je rêve de le tenir dans mes bras !
Ce fut alors un festival de baisers, de cris de joie, de caresses et de rires qu’Amélie contemplait avec une indulgence teintée de tristesse.
- As-tu réfléchi que ce ruban et cette médaille t’interdisent de vivre avec lui ? Aucun mâle, quels que soient sa taille ou son âge, ne peut dormir sous le toit d’une chanoinesse.
- Dans sa demeure du couvent, je sais, mais ailleurs c’est tout à fait normal. Et tu ne t’imagines pas que je vais aller coucher à l’auberge ? Allons, rassure-toi ! Je ne suis pas venue pour l’emmener mais seulement pour quelques jours de bonheur. J’en ai besoin, tu sais ? D’abord j’ai été la première surprise de me retrouver à Quedlinburg et ensuite on ne peut pas dire que ces dames aient tué le veau gras en mon honneur ! Seule l’abbesse s’est efforcée à la courtoisie mais il y en a au moins deux pour qui je suis aussi fréquentable qu’une pestiférée. C’est bon, vois-tu, de retrouver l’air libre !
Pour unique réponse Amélie étreignit sa sœur :
- Pardonne-moi ! Cela tient à ce que je suis toujours inquiète pour Maurice. J’ai craint…
- Que mon arrivée ne révèle sa cachette et n’amène ceux qui lui veulent du mal ? Je me suis arrêtée à Celle où j’ai laissé ma voiture et j’ai emprunté la sienne à Charlotte Berckhoff. Mais…
Aurore se figea : elle venait de remarquer que sa sœur était nettement plus volumineuse qu’à leur dernier revoir :
- Tu as grossi… ou bien tu es…
- Enceinte, oui ! Et j’espère que cette fois ce sera une fille !
Aurore retint une exclamation de contrariété. Les dernières couches de sa sœur, déjà pourvue de plusieurs fils, s’étaient mal passées. Au point que le médecin n’avait pas caché qu’une nouvelle grossesse pourrait être hasardeuse et qu’il serait préférable de l’éviter, mais allez donc faire entendre raison à un homme pour qui la guerre avait toujours été la grande affaire et qui considérait que c’était offenser Dieu que prendre, dans l’amour, certaines précautions. Malheureusement le mal était fait et faire connaître à Amélie le fond de sa pensée ne servirait qu’à l’alarmer inutilement.
- C’est pour quand ? se contenta-t-elle de demander.
- Dans cinq mois je pense. Encore trois ou quatre semaines et je rentrerai à Dresde. Frédéric ne veut pas que je retourne à Agathenburg où selon lui je serais trop seule !
- Et moi ! protesta sa sœur. J’existe, il me semble ? Je peux y aller avec toi…
- Evidemment… mais il préfère que je revienne auprès de lui…
« Il préfère surtout, pensa Aurore, s’éviter les sévères remontrances du Dr Cornelius qui ne lui mâcherait pas sa façon de penser, à cet égoïste ! » et tout haut elle émit :
- Pourquoi ne pas faire la route ensemble dans ce cas ? Plus tu attendras et plus elle sera pénible. En outre, la voiture qui m’attend à Celle est l’une de ces nouvelles « berlines » tellement plus confortables que nos carrosses !
Le visage de Mme de Loewenhaupt s’éclaira. La proposition la tentait :
- J’aimerais beaucoup mais… tu veux aller à Dresde ? Pour quoi faire ?
- Un certain nombre d'affaires à régler ! Et puis, il est temps de songer à l’avenir de mon fils ! Il n’est pas question de le cacher pendant des années. Il est né d’un grand prince et celui-ci doit lui assurer un sort conforme à sa naissance ! Ce sera désormais le but de mon existence.
- Je ne peux pas te donner tort : les situations les plus claires sont toujours les meilleures mais, je t’en conjure, ne te laisse pas emporter par tes impulsions ! Il se peut que tu trouves plus de changements que tu ne crois…
- Je m’y attends mais j’ai besoin de savoir sur quoi… ou sur qui je puis encore compter, ainsi que l’étendue actuelle du pouvoir de Flemming…
- Là je peux te répondre : il est chancelier et, si Frédéric-Auguste devient roi de Pologne, il sera Premier ministre. Autant dire vice-roi de Dresde tandis que son maître régnera à Varsovie !
- Cela ne me fait pas peur, affirma Aurore avec un sourire. Le jeu pourrait même être amusant lorsque je saurai ce qui reste de mon pouvoir sur un homme qui ne m’a pas vue depuis toute une année ! Va-t-il me trouver laide ?
La question s’adressait moins à Amélie qu’au miroir placé au-dessus d’une console et qui reflétait la lumière de deux chandeliers à neuf branches d'argent mais ce fut Mme de Loewenhaupt qui traduisit la réponse :
- Rassure-toi ! Tu es toujours aussi belle et il ne subsiste aucune trace visible de ce que tu as souffert à Goslar. Ton prince te retrouvera telle qu’il t’a quittée. Ton teint, tes cheveux, tes yeux, tout est parfait…
- Mais pas mon corps, murmura la jeune femme en se détournant pour s’adosser à la console. Il n’est plus hélas qu’une apparence !
- Tu continues à souffrir de ta blessure ?
- Moins, j’en conviens, mais elle reste présente et je redoute l’acte d’amour plus encore que je ne le désire ! Tu ne sais pas l’ardeur de ses assauts… Tu vois, ajouta-t-elle en prenant, sur une table, une délicate porcelaine chinoise, je suis comme ce vase où l’on ne met jamais d’eau. Sa forme garde sa pureté, ses couleurs leur éclat, mais la fêlure quasi invisible qu’il porte n’en existe pas moins !…
La lendemain, Aurore repartait après avoir longuement serré son enfant dans ses bras sans pouvoir retenir ses larmes. Dieu seul savait quand elle le reverrait ! Mais elle repartait seule, Amélie ayant jugé plus prudent de rentrer en Saxe par ses propres moyens. On se retrouverait à Dresde dans deux ou trois semaines…
Quinze jours plus tard, Aurore était de retour dans sa chère capitale de la Saxe mais choisit sagement de descendre chez les Loewenhaupt plutôt que dans la belle demeure qu’elle devait à la générosité de son amant princier et qui d’ailleurs, selon Amélie, n’était guère prête à la recevoir, la plupart des domestiques en ayant été enlevés. Elle voulait d’abord se montrer à la Cour afin de voir comment elle serait reçue. Et, son beau-frère s’étant rendu aux environs de Leipzig où il avait des terres, elle se trouva maîtresse de maison.
Après s’être donné quarante-huit heures pour se remettre des fatigues de la route, elle choisit intentionnellement la robe qu’elle avait portée lors de sa première visite à la Cour - satin blanc, velours noir avec des agrafes de rubis et de perles accompagnés de mignons souliers de satin rouge. Ce qui lui permit de constater qu'elle était aussi mince qu’avant sa maternité et que cette toilette lui allait toujours à la perfection. Puis elle commanda ses chevaux et se fit conduire au Residenzschloss à l'heure où la princesse douairière Anna-Sophia de Danemark, dont elle avait été fille d’honneur, tenait sa cour.
Il y avait affluence dans le salon d’apparat où la mère de Frédéric-Auguste avait coutume de recevoir en compagnie, la plupart du temps, de sa belle-fille Christine-Eberhardine de Brandebourg qu’une incurable timidité rendait incapable d’assumer ce genre de réunion.
Quand, porté par la voix puissante du chambellan, le nom de la comtesse Aurore de Koenigsmark retentit à l’entrée des appartements, il se fit un silence total tandis que l’assemblée s’écartait pour dégager le passage vers les fauteuils à haut dossier où siégeaient les princesses. Le sourire aux lèvres, un éventail à la main, Aurore s’avança entre les deux groupes vite animés de chuchotements dont l’arrivante n’avait aucune peine à démêler le sens : la favorite que l’on avait crue écartée revenait, plus belle peut-être que par le passé parce que parée d’une beauté adoucie et donc moins provocante. En outre, il y avait ce ruban d'azur qui exigeait le respect…
Parvenue à trois pas des princesses, Aurore laissa retomber l’éventail au bout de sa bélière et plongea dans une profonde révérence où elle s'efforça d’exprimer la déférence et l’affection que lui inspirait la vieille dame à cheveux blancs qui la regardait venir un sourire au fond de ses yeux bleus :
- Quelle joie de vous revoir ici, Madame la chanoinesse de Koenigsmark ! s’écria-t-elle en lui tendant une main qu’elle baisa. Une joie dont la Princesse Electorale et nous-même souhaitons savourer les premiers instants en privé, ajouta-t-elle en élevant la voix d’un ton.
En même temps elle se levait pour gagner un salon plus intime où sa belle-fille et Aurore la suivirent… A peine les portes se furent-elles refermées que la Princesse Electorale, Christine-Eberhardine, lui tombait dans les bras en pleurant :
- Que je suis aise de votre retour, ma chère ! hoqueta-t-elle à travers ses larmes. Grâce à Dieu vous êtes toujours aussi belle et vous me rendez l’espoir !
- Votre Altesse me touche profondément, émit la jeune femme à cent lieues de s’attendre à un tel accueil. Je ne pensais pas qu’elle eût pour moi tant d’amitié ?
- Oh si j’en ai ! fit l’épouse de Frédéric-Auguste après un reniflement tragique. Vous ne pouvez vous en rendre compte mais je n’ai cessé de vous regretter. De votre temps j’étais tellement plus heureuse !
- De mon temps ?…
Les mots avaient sonné désagréablement à l’oreille d’Aurore mais déjà Anna-Sophia faisait asseoir la désolée et lui mettait dans les mains un mouchoir où elle enfouit son joli visage douloureux :
- Allons, ma chère fille, calmez-vous ! Il ne sert à rien de vous tourmenter de la sorte. Cette femme passera comme…
Elle s'interrompit avec un coup d’œil à la visiteuse en lui désignant un siège mais celle-ci avait compris qu’elle avait failli dire « comme les autres ». Ce qui ne pouvait se traduire que d’une seule manière : Frédéric-Auguste avait une autre maîtresse !
Elle était trop intuitive pour ne pas l’avoir deviné plus ou moins à travers les étranges décisions qu’il avait prises pour elle et dont la plus significative était son entrée chez les hautaines dames de Quedlinburg. Cependant, elle ne prolongea pas davantage ses réflexions : après avoir fait appeler une dame d’honneur pour lui confier sa bru en proie à une nouvelle crise de larmes, Anna-Sophia revint s’asseoir près d’elle et prit sa main tandis que l’épouse bafouée quittait le salon :
- Parlez-moi du cher petit mystérieux, ma chère ! Vous n’imaginez pas à quel point il m’occupe !
- Cela tient en peu de mots, Madame : il est très beau, très fort, très joyeux… et très volontaire ! Je viens de le voir et ne l’ai quitté qu’avec des regrets d’autant plus vifs que je ne pourrai jamais le faire venir à Quedlinburg.
- Je ne vous demanderai pas où il est. Ces palais sont pleins de courants d’air et chacun aboutit inexorablement à une oreille plus ou moins bien intentionnée. J’espère seulement qu’il est en sûreté. Encore que le danger que nous redoutions toutes deux semble s’éloigner…
- Si Votre Altesse voulait m’expliquer ?
- Oh, c’est fort simple, son demi-frère, l’héritier du trône, est lui aussi plein de santé, au contraire de ce que nous avons craint d’une mère aussi larmoyante que ma pauvre bru. Et à supposer qu’elle ne lui donne pas de frères il devrait pouvoir succéder à mon fils sans difficultés ! Néanmoins je n’ai pas cessé de faire surveiller Flemming…
- Il doit tout de même avoir d’autres chats à fouetter ? Puis-je demander où en est l’affaire de la succession de Pologne ?
- En bonne voie, je crois ! Les premiers candidats comme le grand-duc de Bade se sont retirés faute de moyens pour acheter les voix des électeurs de la Diète polonaise2. Evidemment, il reste le plus dangereux : le roi de France, qui soutient la candidature de son neveu le prince de Conti, fort bien vu des Polonais depuis sa brillante conduite dans la guerre contre les Turcs. Mais mon fils est soutenu par la Russie et l'empereur d’Autriche. Les jours prochains vont certainement se révéler décisifs.
- L’avantage du prince de Conti est qu’il est catholique. Un roi de Pologne ne saurait être luthérien.
- Assurément. Mais que ne ferait-on pas pour une couronne ? marmotta la douairière.
- Et… Votre Altesse Royale approuve ?
- Quelle question ! Naturellement non ! s’indigna-t-elle en haussant les épaules. Et je redoute que les gens de Saxe ne se sentent lésés, repoussés au second plan… sans compter les haines qui peuvent en découler, mais Flemming balaye tout cela d’un revers de main : être roi, voilà ce qui compte !
- Pour une fois je ne lui donne pas tort ! L’important n’est-il pas de se sentir vraiment chrétien, que l’on prie Dieu en saxon ou en latin ? Et une couronne, c’est splendide ! Votre Altesse qui est fille de roi devrait le savoir mieux que moi…
La vieille dame se mit à rire :
- Quel langage pour une chanoinesse de notre Sainte Eglise ! Il est vrai que votre chapitre occupe un ancien couvent bénédictin ! Les miasmes doivent être encore sensibles…
- Cela vient sans doute de ce que nous gardons, dans la crypte de l’église, le tombeau de l’empereur Henri Ier dont on vénère le souvenir à Quedlinburg. Celui-ci aurait peut-être fait pendre Luther sur les remparts de Wittenberg !… Ne me tenez pas rigueur de ma franchise, Madame ! Je pense d’abord à la gloire du prince. C’est à elle que je veux travailler désormais parce que ce faisant je travaillerai à celle de mon fils.
Elle s’était un peu exaltée en parlant. Anna-Sophia leva délicatement un sourcil :
- Belles paroles ! apprécia-t-elle. Cela veut-il dire que vous ne l’aimez plus ?
Il y eut un silence durant lequel le regard de la douairière chercha celui, vite détourné, de la jeune femme :
- Répondez-moi, Aurore ! Vous ne l'aimez plus ?
- Si, hélas ! Pour ma punition je l’aime plus que jamais. Et il a fait de moi une chanoinesse ! ajouta-t-elle en réprimant un sanglot.
- Eussiez-vous préféré qu’il vous marie ?
- Non ! Jamais je n’aurais accepté ! Par grâce, Madame, apprenez-moi l’étendue du malheur que je devine sous des phrases inachevées, des paroles retenues : il en aime une autre ?
- Je ne sais pas s’il l’aime parce que je me demande depuis longtemps déjà si ce mot a pour lui une signification quelconque, mais si vous entendez par là qu’une autre a pris votre place, la réponse est oui !
Aurore reçut le coup sans broncher : elle le redoutait depuis son départ de Goslar :
- Merci, Madame. La vérité est préférable à l’illusion. Puis-je savoir qui elle est ?
- Votre contraire : une jolie poupée de dix-neuf ans, blonde, rose, dodue, des fossettes partout, des yeux bleus pleins d’innocence mais des lèvres pulpeuses qui plaident coupable. Il l’a rencontrée à Vienne et elle ressemble à l’une de leurs pâtisseries poudrées de sucre glace. Elle me fait penser toujours à une friandise et n'a guère plus de cervelle mais elle rit de tout, de tous et ne respecte rien. Surtout pas ma belle-fille qui l'exècre. Et c'est pourquoi Christine est si heureuse de votre retour ! Vous avez su être parfaite avec elle.
- Ai-je une chance ?
- En vérité, je n'en sais rien ! Vous êtes toujours aussi belle, ma chère.
Elle n'ajouta pas qu'il y manquait le rayonnement irrésistible de l'amour comblé mais cela Aurore en avait conscience. Afin de n'être pas importune elle demanda la permission de se retirer :
- J'espère que vous nous restez quelques temps ? s'enquit la princesse mère en lui tendant la main. Avez-vous rouvert votre maison ?
- Non. Je suis chez ma sœur qui va arriver ces jours-ci et je m'y trouve bien. Quant à la maison il y manque la majorité des serviteurs et il se peut que je la vende…
- N'était-ce pas un présent d'amour ?
- Si l'amour n'existe plus elle ne signifie plus rien… Oh, puis-je me permettre de demander à Votre Altesse Royale des nouvelles de Mme de Mencken ? Nous étions très proches et, depuis mon départ pour Goslar, je n'ai plus rien su d'elle… J'avoue en avoir ressenti de la peine.
Sous la dentelle noire couvrant à demi les cheveux blancs, attachée par deux étoiles en diamant, l'aimable visage se chargea de tristesse :
- Hélas, ma pauvre enfant, il me faut vous en faire davantage : Elisabeth n'est plus. Cet hiver, sa voiture a glissé sur une plaque de verglas et ricoché contre un rocher qui l'a envoyée dans l'Elbe. Elle était morte quand on l’en a sortie.
- Oh, mon Dieu !…
Aurore esquissa une révérence puis, joignant les mains devant son visage pour ne pas éclater en sanglots devant des gardes… et des courtisans agréablement surpris d’une telle issue, elle se précipita dans l’escalier, pressée de retrouver sa voiture, sa chambre afin d’y subir seule et dans le silence ce nouveau coup du sort, cette douleur inhérente à la perte d’une amie chère, Elisabeth si gaie, si pleine de vie ! Le témoin amusé mais aussi la conseillère judicieuse de ses folles amours ! Celle à qui l’on pouvait tout dire et qui comprenait tout ! Fallait-il que celle-là aussi lui soit enlevée ?…
Emportée par son chagrin, la jeune femme dévalait sans précautions les degrés de marbre. Ce qui devait arriver arriva : elle glissa, se fût peut-être blessée plus gravement si une poigne solide ne l’avait retenue :
- Tudieu, Madame, vous cherchez à vous tuer ?
Les larmes lui brouillaient les yeux mais elle sut immédiatement qui la maintenait : l’odeur familière, la voix profonde, la force des mains… Lui avait déjà identifié cette femme en larmes :
- Vous ?… Mais comment êtes-vous ici ?
La froideur vaguement mécontente de la question la rendit brutalement à elle-même. Elle se redressa, s’écarta et tira de sa manche pour s’en essuyer les yeux un petit mouchoir en dentelles qui n’essuyait rien du tout et que d’ailleurs il lui enleva pour lui donner le sien :
- Je n’ai jamais compris à quoi pouvaient bien servir ces petites choses ridicules ? A moins que ce ne soit pour les laisser tomber ou les jeter à la figure de quelqu’un…
Moqueur il lui barrait le passage et une bouffée de colère acheva de calmer Aurore :
- J’aimerais pouvoir saluer comme il convient Votre Altesse Electorale, dit-elle, mais révérence et marches d’escalier ne font pas bon ménage…
- Disons que je vous en tiens quitte ! Pourquoi ces larmes ?
- La princesse douairière vient de m’apprendre la disparition de ma plus chère amie…
- Mme de Mencken ? Comment ne l’avez-vous pas su ?
- Il eût fallu qu’un courant d’air me l’apprît. Là où j'étais on veillait soigneusement à ce que j’ignore tout du monde extérieur ! Et comme ce sont vos ordres, Monseigneur, qui me valaient ce traitement, c’est de l’hypocrisie… ou à tout le moins de l’audace que me le reprocher !
- Venez avec moi !
La saisissant par un bras il lui fit remonter les marches précédemment descendues et l’entraîna au pas de charge jusqu’à son cabinet de travail où il la déposa dans un fauteuil.
Furieuse d’un traitement aussi désinvolte, elle se désintéressa de lui pour s’occuper de sa cheville qui la faisait souffrir. Soulevant sa robe, elle ôta son soulier de satin rouge et massa sa cheville douloureuse qui d’ailleurs enflait, mais surtout elle se sentit humiliée par une situation d’un tel ridicule !
- On dirait que cela fait vraiment mal ?…
Frédéric-Auguste venait de s’agenouiller devant elle et enfermait le pied douloureux entre ses grandes mains qui soudain se firent très douces. Avec l'adresse née d’une habitude déjà longue il dénoua la jarretière et fit glisser le bas de soie afin de pouvoir masser la cheville froissée. Ce faisant il ne la regardait pas mais demanda :
- Pourquoi êtes-vous revenue ?
- Pour savoir quelle mouche vous a piqué de m'envoyer au chapitre de Quedlinburg. La vie monastique ne m’a jamais attirée et vous ne l’ignoriez pas. Alors pour quelle raison ?
- Dans le but de vous mettre hors d’atteinte parce que au-dessus des autres. Il me déplaisait de vous marier !
- Qui vous le demandait ? Certainement pas moi !
- Sans doute mais je l’ai redouté ! Les prétendants ne manquaient pas !… Dieu que votre peau est douce !…
Il changeait de ton et ses mains remontaient le long de la jambe vers le genou rond et peut-être plus loin… Le regard se faisait trouble. Aurore rabattit sa robe. Elle le connaissait trop ! Si elle laissait les choses aller, dans un instant il s’emparerait d’elle…
- Merci de vos soins, Monseigneur, mais je ne souffre que de ma cheville !
Il se releva vexé :
- Voilà bien des façons ! Je vous croyais toujours à moi.
- Dans ce cas il ne fallait pas me donner à Dieu ! lança-t-elle ravie au fond de constater qu’elle pouvait encore émouvoir son insatiable sensualité et ainsi conserver quelque pouvoir sur lui.
Même si elle en avait eu envie, céder eût été la dernière chose à faire. L’œil rancunier il la regardait remettre son bas, nouer le ruban au-dessus du genou…
- Dieu ne réclame que nos plus hautes pensées et nous sommes toujours liés l’un à l’autre. Ne fût-ce que par cet enfant que vous m’avez donné…
- Parlons-en, de cet enfant ! Vous vous en souciez comme d’une guigne ! Sans votre noble mère qui l’a sauvé des entreprises de votre chancelier, je porterais son deuil !
- Comment ?… Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Vous avez eu à vous plaindre… d’une quelconque tentative ?…
- Pourquoi croyez-vous que je cache celui que la princesse douairière appelle le « cher petit mystérieux » ?
- Vous le… cachez ? Racontez-moi !
Ce fut vite fait. Aurore avait à présent hâte de rentrer chez elle. Quand ce fut fini Frédéric-Auguste leva sur elle un regard plein de tristesse, comme elle ne lui en avait jamais vu.
- J’espère que vous n’avez pas cru que j’étais à l’origine d’une pensée aussi vile ?
- Vous combattiez les Turcs et je n’ai rien pensé de tel. D’autant moins que j’ai été prévenue par votre mère…
- Merci. Je ferai en sorte que cela ne se reproduise plus. Où est-il ?
Elle hésita à répondre. Voyant ses yeux faire le tour de la pièce avec une inquiétude qu'elle ne cherchait pas à cacher, il rugit :
- Aurore ! C’est mon fils ! Quiconque y toucherait aurait à m’en répondre sur sa tête !…
- Il est à Hambourg, dans notre demeure familiale.
- C’est trop loin de Dresde ! Je vais peut-être me rendre à Berlin négocier l’appui de Frédéric-Guillaume pour mon élection au trône de Pologne. Dans ce but je compte accéder à son souhait déjà ancien de récupérer Quedlinburg et surtout son abbaye qui faisaient partie de ses droits ancestraux…
- Vous voulez lui vendre Quedlinburg en échange de son aide ? Mais cela va faire une révolution là-bas…
- Eh bien, vous y serez pour faire passer la pilule. N’en êtes-vous pas prieure ?
- Je ne suis rien du tout sinon simple chanoinesse. La prieure doit être élue par le chapitre et je peux vous assurer que personne ne votera pour moi !
- Raison de plus pour que je me débarrasse de domaines importants sans doute mais où l’on tient ma volonté pour lettre morte ! Rentrez à Quedlinburg pour leur annoncer la nouvelle !
- Vous avez vraiment envie qu’elles m’arrachent les cheveux ?
- Elles s’en garderont bien parce que aussitôt après vous proposerez de vous rendre à Berlin afin de négocier pour moi l’aide de l’Electeur et ensuite que l’abbaye ne soit pas sécularisée. Ce qu’elles vont redouter par-dessus tout ! Naturellement vous réussirez et ce serait le diable si ensuite vous n’étiez pas nommée prieure !
- Vous croyez ? fit Aurore à qui cette combinaison semblait abracadabrante.
- J’en suis d’autant plus certain que je vais devoir me convertir au catholicisme : elles finiront par être ravies de ne plus appartenir à un hérétique, fût-il roi de Pologne ! Quand vous serez à Berlin faites venir votre fils et attendez l’élection. Vous me l’amènerez lors des fêtes du couronnement.
- Vous parlez comme si vous étiez sûr d’être élu. On chuchote pourtant que le prince de Conti a de plus grandes chances parce qu’il a combattu contre les Turcs, lui aussi… et que Louis XIV est beaucoup plus riche que vous. En outre les Polonais adorent la France.
- Ils m’adoreront moi ! Et d’autant plus lorsqu’ils sauront que j’aurai quelques milliers d’hommes à la frontière…
Il n’y avait rien à répondre à cela. Un peu désorientée tout de même, Aurore se donnait le temps de la réflexion.
- C’est un argument, en effet, mais peut-être pas pour gagner des amis et par conséquent des voix ?
- Je me ferai aimer après ! Ferez-vous ce que je vous demande ?
- Vous ai-je déjà refusé quelque chose ? J’irai donc à Berlin, encore que je n’y connaisse pas grand monde !
- Mon épouse y veillera. Vous aurez une lettre d’elle ! Il paraît qu’elle vous aime énormément. C'est étrange, non ?
- Pas tellement ! Je dirai qu’elle m’aime par comparaison.
Cette fois le prince fronça le sourcil :
- Comment l’entendez-vous ?
- Il n’y a pas si longtemps, Monseigneur, nous nous entendions à demi-mot. Est-ce à Vienne que l’on vous a fait perdre le sens de l’humour ? demanda-t-elle en riant.
Ce rire le dérida et il fit chorus, sa bonne humeur retrouvée. Prenant la main d’Aurore il en baisa la paume, comme autrefois, refermant ensuite les doigts de la jeune femme sur son baiser.
- En vérité, comtesse, je crois qu’aucune femme au monde ne vous est comparable !
Il ne restait plus à Aurore qu’à se retirer. Sa profonde révérence fut un chef-d’œuvre de grâce mais elle eut à peine le temps de l’achever : la porte venait de s’ouvrir brusquement sous la main impatiente d’une très jolie - et très jeune ! - femme blonde dont la peau laiteuse ne retenait pas les ombres. Les yeux énormes avaient la couleur exacte de ces belles prunes violettes que l’on appelait quetsches cependant que la bouche, minuscule et rouge, avait l’air d’une cerise. Blonde comme les blés, la belle enfant portait une robe de satin rose et de dentelles blanches qui n’aurait pas laissé ignorer grand-chose des épaules et d’une gorge rondes et soyeuses n’eût été la parure de perles et de diamants ornant le cou délicat et les petites oreilles. La princesse douairière avait raison : crème fouettée et pétales de rose givrés, l'apparition ressemblait assez à un gâteau savoureux tout à fait propre à exciter l’appétit vorace de Frédéric-Auguste. Mais c'était une pâtisserie qui ne manquait pas de caractère :
- Hé bien, Monseigneur ? s’écria-t-elle le seuil à peine franchi. A quoi donc pensez-vous ? Voilà une demi-heure que je vous attends !
Les sourcils d’Aurore remontèrent au milieu de son front devant une entrée aussi fracassante et qu’en son temps elle ne se serait jamais permise. Or, au lieu de mécontenter le prince, elle amena sur son visage un sourire réjoui à la limite de la béatitude :
- Je viens, je viens, ma chère ! Vous n’ignorez pas que…
Mais la jeune personne avait détourné son attention en direction d’Aurore dont la découverte ne semblait pas lui agréer :
- Qui est-ce ? demanda-t-elle avec un mouvement du menton qui donna aussitôt à celle-ci l’envie de la gifler.
Cependant Frédéric-Auguste toujours aussi attendri répondait :
- Une amie précieuse ! Il est vrai que vous ne vous êtes pas encore rencontrées. Ma chère Aurore, je vous présente la comtesse Maria d’Esterlé que j’ai eu le plaisir de connaître à Vienne. Maria, voici la comtesse Aurore de Koenigsmark, chanoinesse de Quedlinburg !
- Oh, une nonne ! On ne le dirait pas…
- Monseigneur, coupa Aurore froidement, vous me permettrez de me retirer ! Je comprends de mieux en mieux la princesse votre épouse !
Sans attendre de réponse et estimant qu’ayant salué une fois c’était suffisant pour la journée, elle se dirigea rapidement vers la porte, l’ouvrit et disparut en la claquant derrière elle d’une façon aussi peu protocolaire que possible, et peu importait ce que pourrait en penser l’amant princier de cette dinde ! Pour la première fois elle lui avait trouvé quelque chose de bovin dans l’expression.
Elle redescendait l’escalier en s’efforçant de masquer sa colère - ce qui n’était pas facile parce que son pied était encore douloureux - sous une grande dignité apparente quand elle entendit derrière elle un petit rire qui la suivit jusqu’au bas des marches. Là, elle se retourna et reconnut Flemming.
- Ne vous fâchez pas ! se hâta-t-il de dire en recevant son regard furieux en plein visage. Ce n’est pas de vous que je ris, comtesse !
- De qui alors ?
- De la situation que vous venez d’affronter. Vous venez de faire la connaissance de la mignonne Esterlé, le joli joujou de Son Altesse…
- Joujou ? Si quelqu’un est le joujou de l’autre, ce n’est certes pas elle ! Où cette pimbêche a-t-elle été élevée ? Et il accepte cela ?
- Disons… que cela le change, donc l’amuse. Quant à savoir si l’amusement durera longtemps…
- Je vais vous le dire, moi ! Jusqu’aux premières nausées d’une grossesse. Ce genre de poupée ne les supportera pas sans aigreurs et tel que je connais le prince…
- Oh, je compte veiller à ce quelle ne devienne pas trop envahissante ! Le pouvoir d’une maîtresse ne devrait pas s’exercer au-delà de la chambre à coucher. A ce propos, comtesse…
- C’est justement un propos que je refuse de débattre avec vous, Monsieur le chancelier !
- Pourquoi donc ? Je songeais à vous offrir une sorte… d’armistice !
- Tout armistice suppose un combat préalable, fit la jeune femme avec une désinvolture où entrait quelque mépris. Quand nous sommes-nous affrontés ? Ah si, je crois me souvenir de vous avoir giflé. C’est d’une belle âme si vous l’avez oublié. Il faut dire que vous m’aviez gravement offensée… Ne m’aviez-vous pas menacée de me le faire payer ? Ce à quoi vous n’avez pas manqué… Alors de quoi parlons-nous ?
Flemming eut un mince sourire qui n’atteignit pas ses yeux froids :
- Peut-être de placer nos relations sur un plan moins abrupt ? Surtout si vous souhaitez tenter de reprendre ce qui vous appartenait. En ce cas je vous aiderai. Cette femme est si avide qu’elle est capable de dévorer la trésorerie de la Saxe. Et cela à un moment où nous briguons la couronne de Pologne…
Elle posa sur lui son beau regard grave :
- Je n’ai pas l’intention de faire la moindre tentative dans le but d’évincer la dame en question. Son Altesse et moi sommes d’accord pour garder à nos relations les couleurs de l’affection. Le statut de favorite ne saurait convenir à la prieure de Quedlinburg. En revanche son dévouement est entièrement acquis au prince qu’elle entend servir de son mieux chaque fois qu’il le lui demandera. Si vous êtes attaché à sa gloire comme on le dit, nous devrions nous retrouver dans le même camp. A présent souffrez que je vous quitte ! Dès demain je repars pour mon couvent.
- Vous ne restez pas à Dresde ? émit-il sincèrement surpris.
- Pour y faire quoi ? Servir de cible à la nouvelle élue, ce que je ne saurais supporter, et obligerait Son Altesse à des arbitrages aussi déplaisants pour elle que pour moi ? Laissons Monseigneur à sa lune de miel et faisons notre possible pour l’aider à devenir roi de Pologne ! C’est bien ce que vous voulez ?
Flemming recula de deux pas comme s’il souhaitait prendre la mesure de ce nouveau personnage qu’on lui montrait :
- Absolument !…
Puis il se cassa en deux pour un profond salut :
- Veuillez me pardonner, comtesse ! Je vous avais mal jugée.
- Si vous le pensez réellement, c’est parfait, Monsieur le chancelier, conclut-elle avec un sourire.
Là était la question : avait-elle réellement réussi à le convaincre ? Il était méfiant comme un chat et sans doute capable des pires fourberies mais, pour l’instant, elle préférait le croire, ce qui lui assurait - au moins pour un temps - une certaine tranquillité d’esprit de ce côté-là !
En regagnant sa communauté quelques jours plus tard, elle sut que les nouvelles avaient couru plus vite que ses chevaux. Le bruit de la cession au Prince-Electeur de Brandebourg avait mis la volière en ébullition. Le retour d’Aurore déclencha une sorte de révolution. Lorsqu’elle reparut au chapitre, elle eut à peine le temps de prendre place dans sa stalle : la vieille Schwartzburg lui sauta littéralement à la figure :
- Vous ne manquez pas d’audace d’oser reparaître dans cette sainte maison après ce que vous avez fait !
Aurore leva un sourcil délicat :
- Ce que j’ai fait ? Je serais fort aise de l’apprendre.
- Ne faites pas votre mijaurée ! On sait des choses et surtout à qui nous sommes redevables de cette cession immonde que l’on fait de nous à l’Electeur de Brandebourg. C’est une honte, une infamie et nous ne supporterons pas plus longtemps la présence parmi nous d’une traîtresse qui, pour se venger de s’être vu refuser le priorat, est allée s’en plaindre à son amant ! Aussi veuillez sortir d’ici sans attendre que l’on vous chasse…
Sans lui répondre Aurore se tourna vers l’abbesse qui semblait plutôt mal à l’aise :
- Mme de Schwartzburg a-t-elle été mandatée par Votre Grandeur ou bien n’assistons-nous qu’à une crise de cette humeur noire qui est son état naturel ?
- Je n’ai mandaté personne et notre vénérable sœur n’exprime que sa propre opinion. Je reconnais cependant que le doute nous a effleurées toutes en apprenant votre présence à Dresde au moment même où le prince prenait cette fâcheuse décision…
- J’y étais en effet mais la décision était prise avant mon arrivée. Son Altesse Electorale souhaite s’attirer l’amitié de l’Electeur de Brandebourg en accédant à son désir maintes fois exprimé de récupérer la terre et le tombeau de ses ancêtres !
- Touchante sollicitude ! ricana Schwartzburg. Et pour obtenir quoi en échange ?
- Je n’ai pas à vous l’apprendre. Sachez seulement que Son Altesse n’a pas encore fait savoir sa décision à Berlin et qu’elle m’a chargée de m’y rendre afin d’y porter notre voix : la cession ne se fera que si l’Electeur s’engage formellement à ne pas nous séculariser.
Si elle pensait calmer la mégère, elle se trompait. Celle-ci n’en cria que plus fort :
- Et c’est vous qu’il envoie ? Vous la moins qualifiée d’entre nous ? Pense-t-il que sa maîtresse aura plus de poids que notre mère abbesse qui est princesse de Saxe-Weimar ?
- Elle est justement de trop haute naissance pour se commettre dans des discussions d’ordre politique et je ne suis venue que pour lui demander de m’investir…
- … de la charge de prieure, évidemment ! Votre histoire, la belle, est cousue de fil blanc !
- Et vous, tâchez donc de rester polie comme je le suis ! Dans l’esprit du prince, mon accession au priorat pourrait être ma récompense si je réussis. A présent, si vous voulez faire vous-même le voyage de Berlin, je n’y fais pas obstacle, mais peut-être conviendrait-il de réformer votre langage juste bon à débattre du prix d’une volaille ou d’un veau sur un marché !
- Vous osez ? espèce de…
Aurore ne sut jamais de quelle épithète on allait la gratifier. Les voisines de la Schwartzburg s’employaient à la retenir pour l’empêcher de se jeter sur son ennemie. L’abbesse se leva et frappa le sol de sa crosse afin de rétablir le silence :
- En voilà assez ! J’autorise sur l’heure notre sœur Aurore de Koenigsmark à faire entendre notre voix à Berlin. Si elle réussit, elle aura droit à notre gratitude et nous voterons alors sa nomination… au rang de prieure ! Maintenant, mettons fin à cet épisode scandaleux en nous tournant vers Dieu et en L’implorant de nous le pardonner et de nous éclairer !
Il n’y avait rien à ajouter.
Tandis que les voix des chanoinesses s’élevaient harmonieusement dans la grande église pour solliciter la protection du Saint-Esprit dans les jours incertains qu’allait vivre la communauté, Aurore se demandait si un jour elle trouverait vraiment sa place au milieu de ces femmes dont la plupart lui étaient hostiles. Il fallait bien admettre que la décision de Frédéric-Auguste tombait aussi mal que possible et la mettait dans une situation difficile. Que se passerait-il si le Brandebourgeois s’obstinait à séculariser le vieux couvent, si elle revenait bredouille de sa mission ? Il lui resterait à regagner Hambourg pour y vivre auprès de son fils sans beaucoup d’espérance de lui préparer l’avenir glorieux dont elle rêvait. Dans la clameur que ses compagnes adressaient au Ciel en le priant d’écarter le malheur de leur sainte maison et d’en chasser les mauvais esprits, elle croyait déceler une vague menace… Aussi pensa-t-elle que plus tôt elle partirait et plus vite elle serait fixée. D’ailleurs ne devait-elle pas attendre à Berlin que son prince volage ait réussi à mettre la main sur la Pologne ?
Rentrée dans sa maison, elle y donna les ordres nécessaires. Elle envisageait son départ pour le surlendemain afin de s’accorder au moins vingt-quatre heures de répit et écrire quelques lettres à sa sœur afin de la mettre au courant de ce dernier avatar. Elle remit à plus tard celle destinée à Ulrica lui ordonnant de lui amener Maurice. Ne connaissant personne à Berlin il faudrait d’abord savoir où elle-même allait loger.
Elle en était là de ses préparatifs quand Utta lui annonça une visite :
- Monsieur le baron d’Asfeld demande si Madame la comtesse peut le recevoir. Il attend dans le petit salon.
Aurore faillit crier de joie et dut faire appel à tout son sang-froid pour ne pas se précipiter en courant vers ledit salon. La réapparition de celui qu’elle considérait comme son plus fidèle ami, lui semblait une merveilleuse réponse aux questions qui encombraient son esprit.
Prenant le temps d’un coup d’œil au miroir, elle descendit rapidement, trop heureuse pour emprunter l’allure compassée propre à une chanoinesse. Se rappelant d’ailleurs leur dernier revoir à Dresde où elle l’avait fait passer pour son cousin afin d’éviter la colère de Frédéric-Auguste, elle entra vivement dans la pièce en s’écriant :
- Cousin Nicolas ! Mais quelle joie de vous revoir !
Le curieux visage du jeune homme creusé par deux cicatrices, souvenirs de duels déjà anciens, s’illumina :
- Vrai ? Cela vous fait plaisir ?
- Bien plus encore ! J’ai eu de vos nouvelles par la baronne Berckhoff. Elle m'a dit que vous aviez quitté l'armée, que vous vous étiez retiré sur vos terres. N'est-ce pas un peu tôt pour prendre une retraite ?
- Non. Je ne pouvais plus rester chez le duc de Celle. Pendant des mois on n'a rien su de vous et j’en devenais fou. J'imaginais Dieu sait quoi. Le bruit courait même que vous étiez morte en donnant le jour à un enfant.
- Il est exact que j'ai un fils mais je n'y ai pas laissé la vie. En revanche j'ai dû le cacher : il me fallait le soustraire aux entreprises du chancelier Flemming. Quant à ma liberté je ne l'ai retrouvée qu’en acceptant de revêtir ce costume et me voici chanoinesse !
- Vous avouerai-je que j’en suis ravi ? Quedlinburg est une bonne protection… et en plus nous sommes voisins. Bien sûr j’ai été déçu en apprenant que vous étiez déjà repartie. Pour Dresde évidemment, ajouta-t-il avec un rien d’amertume qui fit sourire Aurore ; apparemment il n’était pas guéri de cette maladie d’amour qu’elle lui avait inspirée.
- J’ai fait quelques visites d’abord puis, en effet, je suis retournée là-bas mais n’y suis guère restée. Et je vais repartir dès demain.
- Si promptement ? mais pourquoi ?
- Je suis investie d'une mission auprès de l’Electeur de Brandebourg et je me rends à Berlin.
- Seule ?
- Si l’on excepte ma femme de chambre et mon fidèle cocher, oui, je pars seule mais…
- Laissez-moi vous accompagner ! Les routes ne sont pas sûres… et je ne sais que faire de mes journées…
- Mais vos terres… et surtout votre mère ? On m’a dit qu’elle était de santé fragile, qu’elle avait besoin de vous ?
- Depuis un mois elle n’a plus besoin de rien, hélas…
- Oh, je suis désolée, Nicolas !
- Ne le soyez pas. Elle est allée rejoindre mon père dont elle ne cessait de déplorer la perte. Pour elle c’est une délivrance… Quant à mes domaines ils sont aux mains d’un excellent régisseur. Je suis donc entièrement libre… et tout à votre service si vous m’acceptez comme chevalier servant !
Aurore réfléchit un instant. L’idée d’avoir auprès d’elle sur les longs chemins un défenseur de cette trempe était plus que réconfortante ! Surtout si Asfeld consentait à reporter sur le petit Maurice un peu de ce grand dévouement qu’il lui offrait ?… A l’heure actuelle, l’enfant était en sécurité au cœur de la vieille maison familiale pleine de serviteurs dévoués et sous l’égide d’Ulrica, mais qu’en serait-il quand il prendrait la route de Berlin ? Certes Flemming avait rendu les armes. Pour un moment du moins mais, avec un tel homme, qui pouvait dire si, dans la suite des temps, il s’en tiendrait à cette sagesse toute neuve ? En outre, la mère de Maurice ignorait si d'autres ennemis inconnus ne se manifesteraient pas. A commencer par le « corbeau » qui, au temps de sa splendeur, lui adressait de si venimeuses lettres anonymes et dont l’identité demeurait mystérieuse. Il devait se cacher quelque part, celui-là, et nul ne pouvait prévoir s’il ne reparaîtrait pas un jour ou l’autre. Surtout si Frédéric-Auguste coiffait la couronne polonaise.
- Vous ne répondez pas, murmura Nicolas. Ma proposition vous déplaît ?
- En aucune façon, au contraire, mais à une condition…
- Quelle qu’elle soit je l’accepte.
- Seriez-vous devenu imprudent ?
- De vous je suis prêt à accepter n’importe quoi !
Dieu que c’était agréable à entendre ! Restait à le mettre à l’épreuve…
- Il y a quelqu’un qui a besoin de protection beaucoup plus que moi : c’est un petit enfant de quelques mois qui a déjà couru de grands périls…
- Votre fils ?… Depuis que je sais qu’il existe, l’idée ne m’est jamais venue de le dissocier de votre personne ! Il me sera aussi cher que s’il était mien.
Aurore prit le jeune homme aux épaules, se hissa sur la pointe des pieds et l’embrassa comme elle eût embrassé son frère :
- Merci !… Alors demain vous partirez pour Hambourg et vous me rejoindrez ensuite avec lui à Berlin… Je vous le confie !
En arrivant à Potsdam, qui était à Berlin ce que Versailles était à Paris, c’est-à-dire - en moins somptueux - le palais d’été des Electeurs de Brandebourg, ducs de Prusse, Aurore n’eut aucune peine à obtenir une audience grâce à la lettre que lui avait remise, pour son frère, la pauvre Christine-Eberhardine. En pleurant d’ailleurs : l’épouse de Frédéric-Auguste était toujours aussi désolée de voir repartir l’ancienne maîtresse de son époux :
- Je comptais tellement sur vous pour me débarrasser de cette pécore ! Vous n’imaginez pas à quel point elle m’insupporte ! Au moins revenez bientôt !
- Soyez sans crainte ! Je ne manquerai pas de venir saluer Votre Altesse Electorale lorsqu'elle sera devenue Sa Majesté la reine de Pologne !
- C’est que, voyez-vous, je ne suis pas certaine d’en avoir envie…
- Oh, Madame ! On dit pourtant que les Polonais sont des gens charmants…
- Et que dit-on des Polonaises ? Devenu roi mon noble époux n’aura plus que l’embarras du choix ! Je vais vivre des jours affreux !
- Pourquoi donc ? Ce sera peut-être la fin de la comtesse Esterlé ? Je ne crois pas Monseigneur capable d’une longue fidélité1. Disons que… c’est une habitude à prendre. Une fois reine, Votre Altesse verra cela du haut d’un trône. C’est plus difficile à atteindre et cela l’aidera !
- Dieu vous entende ! En tout cas, à Berlin, méfiez-vous de ma belle-sœur ! Si vous pouvez éviter de la voir ce n’en serait que mieux !
Aurore le croyait volontiers : la princesse de Prusse n’était autre que Sophie-Charlotte de Hanovre, la belle-sœur - aussi ! - de la prisonnière d’Ahlden, et la comtesse de Koenigsmark n’était pas une inconnue pour elle. En digne fille de la redoutable Electrice Sophie, elle était de ceux qui avaient pourri la vie de la malheureuse Sophie-Dorothée de Celle, contribuant ainsi à la jeter dans les bras de Philippe de Koenigsmark pour, après l’assassinat du jeune homme, l’écraser de son mépris. A y réfléchir l’ambassadrice de Quedlinburg trouvait que son ex-amant avait eu une drôle d’idée de l’envoyer, elle, défendre les intérêts du chapitre alors qu’elle n’était qu’une simple chanoinesse. Cela revenait à l’abbesse en personne. Et pourquoi donc pas à la redoutable princesse de Holstein-Beck, l’amie de cœur de la Schwartzburg ?
Cette question, elle l’avait posée à Christine-Eberhardine avant de la quitter. Celle-ci, cessant un moment de larmoyer, lui avait décoché :
- Vous les avez déjà regardées à deux fois ? Elles ne sont pas loin de tomber en ruine, ce qui, Dieu merci, n’est pas votre cas. Et il se trouve que mon frère, même s’il est marié à une mégère, sait apprécier une jolie femme…
Aurore n’avait pas osé demander jusqu’à quel point. Aussi quand elle eut reçu une réponse favorable à sa demande d’audience choisit-elle de porter la somptueuse mais sévère robe de chœur en épaisse faille noire dont les larges manches et la traîne s’ourlaient d’hermine. Ne venait-elle pas demander - officiellement - que l’on n’impose pas une sécularisation qui détruirait la communauté ? Aussi s’était-elle interdit toute fantaisie.
Son cœur n’en battait pas moins la chamade quand, par une belle matinée ensoleillée, sa voiture la déposa au palais de Potsdam gardé par d’imposants grenadiers. La demeure en elle-même n’avait rien d’exceptionnel. C’était plus un gros château campagnard qu’une demeure princière mais les jardins très fleuris étaient beaux et l’intérieur nettement plus orné : tapis, miroirs, meubles précieux et tableaux de valeur plaidaient en faveur du goût de l’Electrice…
Un officier aussi raide que les sentinelles la conduisit à travers une enfilade de salons jusqu’à une pièce abondamment garnie de livres qui était le cabinet de travail du prince. Celui-ci s’y tenait debout derrière une longue table chargée de papiers et de boîtes à courrier, tenant dans ses mains un manuscrit ancien dont il examinait les illustrations… Au physique c’était un homme de belle taille mais qui ne semblait pas jouir d’une santé excellente. Dans son visage pâle on remarquait surtout le nez en bec d’aigle et, sous des sourcils arqués, les yeux noirs et vifs. Doté par la nature de cheveux hirsutes il les dissimulait sous une perruque à la Louis XIV qui lui permettait en outre de cacher une déformation à la base du cou, due à une chute des bras de sa nourrice lorsqu’il était enfant. Durant des années il avait été obligé de porter un corset rigide et en gardait un aspect contrefait qui le faisait paraître plus chétif qu’il ne l’était en réalité…
Il répondit par un sourire incertain à la profonde révérence de sa visiteuse et d’une voix légèrement tremblante la pria de s'asseoir. En effet cet échantillon des arrogants Hohenzollern souffrait d’une timidité résultant d’une enfance malheureuse aux mains d’une belle-mère odieuse grâce à laquelle il avait vécu plus souvent dans d’autres cours allemandes que dans la sienne. Après avoir considéré Aurore avec une certaine surprise, il toussota, s’assit derrière son bureau et finalement déclara :
- C’est un plaisir rare, comtesse, que de recevoir l’une des nobles dames de Quedlinburg. Inattendu aussi… et d’autant plus apprécié. Aurai-je le bonheur que votre sainte communauté ait besoin de moi ?
Le ton était confit et la « sainte communauté » faillit déclencher un éclat de rire. La sainteté convenait aussi mal que possible à l’agglomérat de femmes hautaines et le plus souvent acariâtres qu’Aurore représentait mais ce n’était pas le moment de se laisser aller à une gaieté intempestive. Au contraire elle baissa les yeux et plia sa voix à une vague hypocrisie :
- Je suis infiniment heureuse, Monseigneur, que Votre Altesse Electorale ait si bonne opinion de notre modeste maison. Cela rend ma mission plus facile.
- Votre mission ?
- Dont je suis fière ! Notre mère abbesse me l’a confiée avec un vif regret alors qu’elle eût souhaité venir elle-même. Malheureusement sa santé n'est pas des meilleures sinon elle ne laisserait à personne la joie de venir faire allégeance à Votre Altesse.
Frédéric III ouvrit de grands yeux :
- Vous avez dit « allégeance » ? Cela signifie-t-il que mon cousin de Saxe est prêt à me rendre Quedlinburg ?
- C’est ce qu’il m’a laissé entendre car, à dire la vérité, Monseigneur, je suis son envoyée au moins autant que celle de mère Anne-Dorothée. En fait, le prince de Saxe, luthérien de confession, tient chèrement à une abbaye qui est sans doute la plus noble de l’empire, mais un roi de la Pologne catholique ne saurait que faire de ce joyau… haut lieu de la pensée réformée… Ce qui le met dans un énorme embarras.
- Ah !
Il y eut un silence au cours duquel chacun des deux personnages observa l’autre. Enfin, au bout d’un moment qui parut à Aurore durer un siècle, le prince laissa tomber :
- Je serais, vous n'en doutez pas, fort heureux de retrouver Quedlinburg mais, si je vous ai bien comprise, je ne l’aurai que si l’Electeur de Saxe reçoit l'antique trône des Jagellons ? Ce qui est en dehors de mon pouvoir !
- Vous êtes prince riverain comme le tsar Pierre et l’empereur Léopold. Votre soutien est donc primordial.
- Si j'en assure Frédéric-Auguste, j'aurai Quedlinburg ?
- J'en réponds… non sans faire entendre une… condition à laquelle mon prince attache du prix.
- Laquelle ?
- Que nous ne serons pas sécularisées.
- C’est important ?
- Très !
- Alors vous avez ma parole. Et c’est avec joie que je m’y rendrai pour m’incliner au tombeau de l’empereur Henri et rassurer vos nobles sœurs en Jésus-Christ, comtesse. Quant à mon appui, il est tout acquis à l’Electeur de Saxe… mais je me demande s’il lui sera très utile ?
- Son Altesse le considère comme essentiel.
- Sans doute, sans doute, mais le bruit court que la Diète polonaise aurait déjà arrêté son choix sur un Français, le prince de Conti, et que celui-ci aurait pris la mer pour venir se faire couronner…
En laissant tomber ces paroles avec une sorte de négligence le Prussien releva soudain les paupières qu’il tenait baissées et Aurore reçut en plein visage un regard si pétillant d’ironie qu’elle en fut sidérée. L’autre en profita pour enfoncer le clou :
- Peut-être… conviendrait-il de se hâter ? Le voyage est long par mer et la frontière polonaise n’est pas très éloignée de Dresde…
Aussitôt Aurore fut sur pieds :
- Il convient en effet de se hâter ! Daigne Votre Altesse Electorale recevoir mes vifs remerciements pour son judicieux conseil !
Elle était au plus profond de sa révérence quand elle l’entendit toussoter puis ajouter :
- Hum !… L’Electeur de Saxe est vu favorablement par l’empereur Léopold. S'il réussit dans son entreprise, il pourrait peut-être soutenir notre cause ? Voilà un moment déjà que j’ai… suggéré l’idée de changer mon duché de Prusse en royaume…
Tiens donc ! Voilà qui était nouveau, pensa Aurore qui se hâta de dire :
- Une excellente idée, Monseigneur ! Et je ne doute pas qu'elle rencontre en Saxe un écho favorable…
L’instant suivant elle avait disparu et le futur monarque écoutait décroître le claquement rapide de ses talons avec un sourire béat. En fait, Aurore, sa traîne ramassée sur son bras, courait littéralement vers sa voiture, dévalant le grand escalier à une allure qui capta l’attention des gigantesques soldats de garde : c’était bien la première fois qu’il leur était donné d’apercevoir les chevilles d’une chanoinesse !
Au logis qu'elle avait loué aux approches du palais, elle lança sans tarder le branle-bas de combat. Après avoir ordonné à Gottlieb de préparer ses chevaux et lui-même à un voyage, elle changea de vêtements tandis qu'Utta lui préparait un bagage léger :
- Même si je dois aller jusqu’à Dresde je ne serai pas longtemps absente, dit-elle à la jeune fille déjà affolée. Toi tu restes ici pour y attendre Ulrica et mon fils et vous n’en bougerez qu'à mon retour !… Et ne commence pas à pleurer, je ne t’abandonne pas en plein désert !
Ayant dit, elle eut un bref entretien avec Mme Brauner, la propriétaire de la maison qui officiait aussi comme gouvernante, monta en voiture et reprit la route de Dresde.
Elle y fut au soir du surlendemain, constata qu’il n’y avait toujours personne chez les Loewenhaupt, se rendit au Residenzschloss… pour y apprendre que Frédéric-Auguste était parti pour Varsovie le jour où elle-même quittait Berlin… et demanda si la princesse douairière pouvait lui accorder une audience en dépit de l’heure qui se faisait tardive. Cinq minutes plus tard elle s’inclinait devant la vieille dame. Celle-ci, son souper achevé, était aux mains de ses femmes pour sa toilette du soir mais elle les renvoya aussitôt. Aurore la trouva en robe de chambre et bonnet de nuit - un étonnant échafaudage de dentelles et de rubans sous lequel disparaissait sa chevelure -, assise dans un fauteuil près d’une fenêtre ouverte sur le jardin nocturne, une bible dans les mains. Elle reçut sa visiteuse avec un chaleureux sourire :
- Ma chère enfant, je n’espérais pas vous revoir si tôt !
- Moi non plus, Votre Altesse Royale, et je demande excuse pour avoir osé vous déranger dans vos oraisons d'avant le coucher… mais il m’est apparu que l’affaire était d’importance. J’avoue que…
Elle ne savait plus, tout à coup, comment tourner sa phrase. Anna-Sophia s’en chargea pour elle :
- … que vous êtes un peu déçue de ne pas rencontrer mon fils ? On vous a dit qu’il se rend en Pologne ?
- En effet, mais j’ai cru comprendre qu’il avait emmené une partie de sa cour ? Ce qui signifierait qu’il ne se presse pas ?
- C’est exactement cela. Le beau temps l’y a décidé. Il pense faire une entrée… aimable chez ses futurs sujets ainsi qu’aux fêtes qui ne manqueront pas de se dérouler pour le couronnement.
- C’est que, justement, le couronnement pourrait ne pas avoir lieu s’il ne se dépêche pas. Ce n’est vraiment pas le moment de batifoler en route !
La colère qui vibrait dans la voix d’Aurore, bien qu’elle tentât de la juguler, inquiéta la princesse.
- Mon Dieu ! Vous m’effrayez ! Que se passe-t-il ?
La jeune femme raconta alors sa visite à l’Electeur. Elle avait à peine achevé qu’Anna-Sophia se levait pour aller vers un petit secrétaire où il y avait le nécessaire pour écrire :
- Asseyez-vous là, Aurore, et écrivez-lui ce que vous venez de me raconter ! Pendant ce temps, je vais faire chercher le plus rapide des courriers de la Cour. Il aura vite fait de le rejoindre !
- C’est que… j’aurais préféré le lui dire de vive voix, hasarda Aurore en prenant place devant une feuille de papier qu’elle lissa machinalement.
- Vous avez vu votre tête ? fit rudement la vieille dame. Vous êtes recrue de fatigue et cela se voit. Avez-vous vraiment envie de donner matière à comparaisons ?
- Ah !… Il l’a emmenée ?
- La d’Esterlé ? Evidemment. Son épouse, elle, se morfond entre ces murs. On ne l’a pas invitée sous le ridicule prétexte qu’il pourrait y avoir du danger… Sottises ! Inepties ! Comme si ce n’était pas sa place de marcher aux côtés de son mari sur le chemin d’un trône ! Cette chipie viennoise n’est qu’une dinde prétentieuse…
- Mais il l’aime ! soupira douloureusement Aurore.
- Je ne suis pas certaine que ce soit de l’amour. Elle ne cesse de l’exciter et c’est à peine s’ils ne batifolent pas en plein Conseil ! Une chose est certaine, en tout cas : elle exaspère Flemming qu’elle traite comme un valet ! A mon avis cela ne durera pas, ajouta-t-elle en glissant un coup d’œil vers sa visiteuse occupée à écrire. Sans s’interrompre, celle-ci sourit :
- Vous êtes infiniment bonne pour moi, Madame, mais je suis résignée à présent.
- C’est un tort ! La résignation ne convient pas à une femme telle que vous !
La demi-heure suivante, un courrier à cheval franchissait au galop les portes de Dresde et Aurore, après une brève visite à Christine-Eberhardine qui la reçut, comme d’habitude, en pleurant, rentrait à la maison Loewenhaupt afin d’y prendre un repos largement mérité. Mais, le lendemain, elle repartait pour Potsdam…
Une vraie joie l’y attendait : tout le monde était là, y compris Amélie qui s’apprêtait à quitter Hambourg quand Nicolas d’Asfeld était arrivé. Pour sa plus grande satisfaction. Jusqu’à présent, elle n’avait encore jamais rencontré le compagnon d’aventures de sa sœur mais elle en avait trop entendu parler pour ne pas lui accorder une sympathie immédiate. Ils s'entendirent d’autant mieux que le jeune Maurice accorda d’emblée à Nicolas la plus flatteuse attention. Surtout après qu’il eut chanté pour lui un soir de mauvaise humeur où, aux prises avec ses premières dents, il refusait de s’endormir et emplissait la maison de ses clameurs. Le jeune homme prit sa guitare, s'installa auprès du petit lit et à mi-voix entama une berceuse tandis qu’Ulrica frottait doucement les gencives douloureuses avec de la guimauve. L’effet fut miraculeux : en peu de temps le bébé se calma et s’endormit en suçant son pouce.
Après toutes ces allées et venues, Aurore apprécia de rester quelque temps sous les beaux ombrages de Potsdam, une halte de simple vie familiale à l’écart de la politique et de ses bouleversements. Par Nicolas qui avait des cousins à Berlin et des relations au palais, on était tenu au courant, presque jour par jour, de ce qui se passait à la frontière de l’Est et au-delà. Ce qui n’était pas simple et même plutôt inquiétant. L’Electeur de Saxe était en effet entré en Pologne, non plus escorté par des courtisans et de jolies femmes mais bien à la tête d’une armée, et marchait sur Cracovie, la vieille cité universitaire où les rois de Pologne étaient traditionnellement couronnés dans l’église Saint-Jean où reposaient leurs prédécesseurs. Si Frédéric-Auguste s'attendait à être accueilli avec des fleurs, il dut déchanter. Fidèle à ses habitudes, la Diète n’avait pas encore fini de débattre sur le choix du futur souverain. En apparence Conti était déjà élu, mais en réalité ce n’était pas tout à fait cela. Scindée en deux partis la Diète n’était pas loin d’en venir aux armes dans l’enclos de Vola, près de Varsovie, où elle se réunissait.
« Les deux camps, rapporte un chroniqueur local, devenus d’une force à peu près égale se contemplèrent longtemps avec une haine sinistre. Ils se menacèrent, s’injurièrent, brandirent leurs armes pour un combat fratricide et l’arène des lois fût devenue une arène de carnage si les chefs les plus influents dans les deux partis n’eussent été effrayés de leur rôle et n’eussent senti l’énorme responsabilité qu’en cette conjoncture fatale leur léguait la Providence. Les “Contistes” espérant en imposer par leur audace s’attroupèrent autour du Primat de Pologne Radzielowski en le suppliant d’en finir. Celui-ci protégé par tous ses amis se trouva enfin obligé d’hasarder ce jour qu’il aurait pu légaliser la veille. Le 27 août, vers six heures du soir, il proclama roi de Pologne François-Louis de Bourbon prince de Conti, puis se rendit à la cathédrale Saint-Jean, s’en fit ouvrir les portes et y entonna le Te Deum dans l’obscurité et sans aucune des cérémonies usitées dans les élections royales. Quelques heures plus tard, le parti de Saxe ayant en tête l’évêque de Culavie se rendit à son tour à Saint-Jean où le prélat opposant proclama Auguste II roi de Pologne à la lumière des torches et chanta l'hymne de louange auquel répondirent les acclamations de la foule et soixante-dix coups de canon. La Pologne avait deux rois… »
Il y avait tout de même cette différence due aux faits que Conti était encore en mer avec les navires de Jean Bart et beaucoup d’argent dans les cales tandis que Saxe arrivait à pied d’œuvre et que des chariots chargés de numéraire étaient bien arrivés dans l’enceinte de Vola. Résultat : à la fureur de l’ambassadeur de France, Polignac, et après que Flemming eut réglé avec eux… certains détails, un cortège mené par l’évêque de Culavie et le prince Lubomirski partit pour Tarnowitz où Frédéric-Auguste patientait et le conduisirent à Cracovie où le 15 septembre il fut couronné roi, sous le vocable d’Auguste II - et c’est ainsi que nous l’appellerons désormais ! -, par le primat qui l’avait déjà proclamé à Varsovie…
Cette nouvelle fut pour Aurore et les siens le signal du départ. Le nouveau roi devant séjourner quelques semaines à Cracovie, cela leur laissait le temps de gagner la capitale. On y arriva au tout début d’octobre et Nicolas, qui s’était institué le fourrier des Koenigsmark mère et fils, les logea dans une maison petite mais agréable, dépendance du palais Krasinski et située dans la rue principale de la ville, la Krakowieskie Przedmiescie, qui, comme son nom l’indiquait - en y mettant un peu de bonne volonté ! -, se situait en direction de Cracovie. Lui-même et son valet Josef s’installèrent naturellement dans la meilleure auberge…
Une fois à destination l’attente parut longue : le nouveau roi n'en finissait pas d’arriver. Enfin, vers Noël les trompettes d'argent annoncèrent le cortège qui amenait le souverain. On se hâta alors de gagner le Rynek, la place principale de Varsovie où battait le cœur de la ville. C’était une très belle place où se tenaient régulièrement les marchés. Tout autour, de hautes maisons à pignons de style Renaissance arboraient des couleurs diverses et des peintures à fresque qui en faisaient une sorte de grand livre d’images. Elle était déjà pleine d’une foule nerveuse et impatiente à laquelle il eût été peut-être dangereux de se mêler. Aussi Nicolas d’Asfeld choisit-il de conduire Aurore dans son auberge dont les fenêtres donnaient sur la place. Il y en avait d’ailleurs à toutes les autres et jusque sur les toits. En face d’eux s’ouvrait une rue étroite flanquée de deux tourelles et habituellement fermée par une barrière où veillaient deux hommes d’armes : le ghetto. Mais pour ce jour de fête la barrière était ouverte et une importante délégation de Juifs de la ville s’y massait, escortant la Thora d’or où était écrite la loi hébraïque. La richesse diversement colorée des costumes traditionnels faisait ressembler la place à un champ de fleurs ondulant devant une estrade au sol couvert de tapis où était un trône doré qu’abritait un dais de pourpre à crépines d’or.
Et soudain la foule fut parcourue par une sorte de frisson annoncé par les tambours et la clameur des trompettes : le roi arrivait. Quand il parut sur son cheval blanc richement caparaçonné, Aurore sentit une émotion lui serrer la gorge. Auguste II était en grand costume de sacre, le manteau de pourpre et d'or sur les épaules et, sur sa tête, la couronne dont les pierres étincelaient sous le pâle soleil hivernal. Incontestablement il faisait un beau roi. Il avait si fière allure que des acclamations spontanées montèrent vers lui tandis qu’il allait prendre place sur le siège royal. Se conformant aux usages locaux, il se releva pour recevoir le bourgmestre et ses échevins portant les clefs de la ville. Ils vinrent s’agenouiller devant lui en offrant le coussin de velours rouge où elles étaient déposées. Le nouveau souverain les reçut avec sa bonne grâce habituelle puis entama courageusement une allocution en polonais. Il n’en connaissait pas le premier mot mais avait appris le texte par cœur et remporta un vif succès. Ensuite, retourné s'asseoir sur le trône, il prit le parchemin orné d’un ruban et d’un large cachet de cire rouge qu’on lui tendait et commença à lire les noms de ceux qui composeraient sa Milice Dorée. Ceux qu’il appelait gravissaient tour à tour les quelques marches et venaient s’agenouiller devant lui pour recevoir une sorte d’adoubement. Quand ce fut fini, Auguste remonta sur son cheval afin d’aller faire allégeance à Dieu dans la cathédrale Saint-Jean où le primat l’accueillit, pria avec lui et finalement le bénit - quinze jours avant son entrée à Cracovie, il s’était converti au catholicisme -, puis le raccompagna jusqu’au Zamek, le vieux château royal dont les tours dominaient la ville et où le banquet était servi. Le nouveau roi allait y demeurer quelques jours, le temps pour ses gens d'installer à sa convenance le palais de Wilanow dont la veuve de Jean Sobieski, née Marie-Casimire de la Grange d'Arquien, avait emporté les choses les plus précieuses avant de s’enfuir pour Dantzig. Elle y attendait le prince de Conti dont elle espérait qu’il la rétablirait dans un statut de reine douairière. Bien qu’elle n’y eût aucun droit car, si elle avait trois fils de feu Sobieski, la Diète n’avait voulu à aucun prix de l’aîné, Jacques - les deux autres n’étant encore que des enfants -, pour la simple raison qu’il était né d’une intrigante généralement détestée2.
Ce qui avait frappé Aurore tandis qu’elle assistait à l’intronisation d’Auguste, c’était que Christine-Eberhardine n’y était pas. Elle était à présent reine de Pologne et cependant elle n’accompagnait pas son époux. Il y avait même gros à parier qu’elle n’avait pas non plus pris sa part du sacre de Cracovie.
- Sans doute n’a-t-elle pas voulu abjurer sa religion. Il doit en être pareillement pour la princesse douairière ?
- C’est possible car, si Anna-Sophia estime comme jadis le roi Henri IV de France que Paris vaut bien une messe, cette opinion n’est valable que pour son fils. Et je vois mal l’épouse royale si totalement soumise à son mari refuser de le suivre sur le chemin qu’il a choisi. Elle n’en aurait jamais le courage…
- De toute façon elle finira pas être obligée d’y venir, ne serait-ce que pour son enfant s’il doit succéder à son père sur le trône.
- Nous n’en sommes pas encore là, estima Aurore. En attendant, dès ce tantôt nous allons monter au château lui présenter Maurice.
La journée était froide, aussi le petit garçon de quinze mois fut-il chaudement enveloppé d’une pelisse d’hermine à capuchon quand dans les bras d’Ulrica il prit place dans la voiture auprès de sa mère - on avait laissé Amélie au logis -, dont la somptueuse toilette disparaissait sous une ample cape de velours noir doublée de zibeline. Gottlieb sur le siège et Nicolas à cheval à la portière, on prit le chemin du château à travers Varsovie illuminée mais où l’atmosphère de fête était moins sensible que le matin. S’il y avait les chants avinés des étemels ivrognes pour qui l’heure n’existait pas - il était à peine cinq heures -, les maisons éclairées étaient silencieuses pour la plupart. Etait-ce le fait de la neige qui commençait à tomber ou la présence des soldats saxons qui déambulaient un peu partout, mais Varsovie n’offrait pas le visage épanoui habituel aux couronnements et autres joyeuses entrées.
En revanche, le vieux château semblait ressusciter. En pénétrant dans la cour intérieure, où étaient de nombreuses voitures, on pouvait entendre les violons et, par les fenêtres vivement éclairées, apercevoir ceux qui se pressaient à l’intérieur.
- Peut-être auriez-vous dû attendre demain ? hasarda Nicolas inquiet de voir cette foule qu'il allait falloir traverser.
- Pourquoi donc ? riposta Aurore avec un rien d’énervement. Les présentations ont lieu maintenant - je me suis renseignée. Ensuite ce sera le banquet et après… qui peut dire si le roi (Dieu que c’était agréable à prononcer) aura encore les idées assez claires !
L’attelage arrêté, deux valets vinrent ouvrir la portière et abaisser le marchepied tandis qu’un autre s’enquérait de l’identité des visiteuses. Mais, en haut de l'escalier, la jeune femme avait déjà repéré Haxthausen qui était l’introducteur habituel d’Auguste. Reconnaissant l’arrivante, il dégringola plus qu’il ne descendit vers elle :
- Vous, Madame la comtesse ?… Est-ce que Sa Majesté vous attend ?
- Sa Majesté m’a dit elle-même qu’elle souhaitait me voir à Varsovie au moment des fêtes. Voulez-vous m’annoncer ?
Peut-être l’envie ne manquait-elle pas à l’intendant de discuter mais il connaissait trop l’ex-favorite pour hasarder une remarque. Il la précéda donc jusqu’à la grande salle dont les murs de pierre se réchauffaient de tapisseries et bannières aux couleurs passées, et les anciennes dalles de tapis orientaux. Un tronc d’arbre flambait dans la vaste cheminée. A l’opposé Auguste II, assis sur ce qui était plus un fauteuil surélevé qu’un trône, faisait présenter l’élite de ses nouveaux sujets. Femmes en robe de cour et officiers chamarrés se succédaient annoncés par le maître des cérémonies, long personnage au visage morne qui débitait des noms souvent imprononçables avec l’automatisme d’un robot. Haxthausen se chargea lui-même d'annoncer les nouveaux arrivants sans se soucier de la mine offensée du personnage :
- Sire, dit-il, Mme la comtesse de Koenigsmark… et le petit comte sont venus offrir leurs vœux à Votre Majesté.
Il s’écarta alors pour faire place à la jeune femme dont l’entrée fit sensation. Somptueusement vêtue de drap d’or, de velours noir et de satin blanc, le rubis « Naxos » étincelant sur la blancheur de sa gorge - elle ne portait que ce seul bijou ! -, elle fit avec grâce les trois révérences rituelles pour un monarque. Avec un sourire, le roi quitta son siège pour la relever de la troisième.
- Je suis infiniment heureux de votre visite, ma chère Aurore ! Vous êtes belle à miracle ce soir mais j’espérais, je l’avoue, vous voir au couronnement !
Heureuse de retrouver la flamme d’autrefois, elle lui sourit de tout son cœur puis, se retournant, prit l’une des menottes de son fils qu’Ulrica posait à terre en gardant l’autre.
- Puis-je présenter à Votre Majesté mon fils Maurice ?
Solidement étayé de chaque côté, le bambin exécuta alors une sorte d’entrechat qui pouvait passer pour une vague ébauche de révérence tout en riant et en faisant entendre quelques sons destinés de toute évidence à exprimer sa satisfaction.
D'abord surpris et même légèrement mécontent, Auguste II ne résista pas au charme du petit bonhomme. Se penchant, il l’enleva dans ses bras puis, plantant là ses invités, fila vers une porte que deux gardes ouvrirent devant lui :
- Venez avec moi, comtesse !
Suivi d'Aurore et d’Ulrica, courant presque, il gagna la pièce qui allait lui servir de cabinet de travail quand il serait au Zamek et sans le lâcher posa l’enfant sur le bureau où celui-ci recommença ses gambades en poussant des gloussements ravis.
- Savez-vous qu’il est magnifique, comtesse ? Quel âge a-t-il ?
- Quinze mois, sire !
- Par tous les saints du Paradis, il est plus grand et plus fort que le prince royal, son demi-frère !
- Il a de qui tenir, sire ! Je crois qu’il ressemblera beaucoup à Votre Majesté !
- Il sera plus beau que moi. Il est vrai qu’avec une mère telle que vous…
Brusquement, il le reprit contre sa poitrine pour l’embrasser. Ceci fait, il tendit l’enfant à Ulrica qui considérait le roi d’un œil méfiant :
- Tenez ! Allez attendre tous les deux dans la pièce voisine. Il faut que je parle à la comtesse !
A peine, un laquais, apparu à son coup de sonnette, les eût-il emmenés, qu’il saisit Aurore dans ses bras :
- Merci ! murmura-t-il en la regardant au fond des yeux. Je n’aurais jamais cru être aussi heureux de le voir. Il est comme toi… irrésistible !
L’instant suivant, elle crut défaillir sous un baiser qui n’avait pas grand-chose à voir avec la reconnaissance. Une onde de bonheur l’envahit. La belle histoire allait-elle recommencer ? De ses lèvres, en effet, Auguste glissait à son cou, à sa gorge, dégageant même un sein de son nid de satin. Incapable de résister à ces caresses qui lui rendaient le temps merveilleux de leurs amours, elle le laissa l'emporter dans la chambre contiguë, l’allonger sur le lit, relever ses robes et s’étendre sur elle. Elle retrouvait les sensations exquises d’autrefois, heureuse d’avoir envie de lui autant qu’il la désirait.
Hélas, quand il la prit, la douleur qui la transperça lui arracha un cri qu’elle réussit à traduire en un gémissement sur lequel il se trompa, croyant qu’il exprimait le plaisir, et n’en poursuivit qu’avec plus d’ardeur sa danse amoureuse. Aurore serra les dents, ferma les yeux sans pouvoir retenir les larmes que lui arrachait la souffrance. Quand enfin il se retira elle était au bord de l’évanouissement mais il ne s’en rendit pas compte… Rejeté sur le lit, il goûtait le repos délicieux - mais souvent bref chez lui ! - qui suivait l’amour. Aurore en profita pour se relever. Il s’en aperçut, se redressa sur un coude :
- Quoi ? Déjà ?
- Sire, vous avez oublié que vous venez à peine de faire votre entrée dans votre nouvelle capitale et qu’ils sont nombreux ceux qui vous attendent…
- Tu as raison… Tu as toujours raison… mais c’est tellement bon de te retrouver !
Il se rajustait tandis qu’elle en faisant autant en priant qu’il ne vît pas les traces de sang qui marquaient ses jupons. Il y mettait d’ailleurs une certaine hâte, indiquant qu’il était plutôt satisfait qu’elle l’eût rappelé à ses devoirs… Une fois prêt il observa :
- L’enfant est vraiment superbe. Le temps venu je veillerai à sa carrière. En attendant je lui ferai une pension de trois mille thalers pour les frais de son éducation…
Obligée de remercier, Aurore n’en ressentit pas moins douloureusement ce don d’argent au sortir du lit. Elle aurait préféré qu’Auguste accepte de reconnaître son fils. Cela lui tenait même trop à cœur pour qu’elle se résigne au silence :
- Doit-il toujours porter le nom des Koenigsmark ?
Il releva un sourcil ironique :
- N’est-ce pas pour vous le plus beau nom de la terre… ou serait-ce que vous avez changé d’avis ?
- Non pas mais…
- Vous souhaitez que je le reconnaisse ? Cela pourrait se faire… mais plus tard, lorsqu’il aura donné quelques preuves de l’homme qu’il deviendra… Pensez-vous rester longtemps parmi nous ?
- Le temps qu’il plaira à Votre Majesté, murmura-t-elle plus désagréablement impressionnée encore.
Souhaitait-il son départ ? Mais il eut soudain le grand sourire de gamin heureux qui lui donnait tant de charme :
- « Votre Majesté » ! Avouez que c’est agréable à entendre ! Mais revenons à vous ! La mission que je vous ai confiée a été parfaitement remplie et ces dames de Quedlinburg ne devraient plus barguigner à vous nommer prieure.
- Sans aucun doute mais… je ne me sens guère une vocation de vie religieuse.
- Ce n'en est pas vraiment une. D’autre part, il se peut que je fasse encore appel à vos talents… diplomatiques par la suite. Vous êtes une auxiliaire précieuse, ma chère Aurore. Votre nom et votre beauté vous ouvrent toutes les portes… et votre charme fait le reste.
Cette fois Aurore ouvrit de grands yeux. Voilà qui était nouveau ! Aurait-il par hasard dans l’idée de faire d'elle un agent secret ? Cela conviendrait assez à son goût de l’aventure quoi que cela parût difficile à concilier avec ses fonctions de prieure et de mère.
- Je serai toujours la fidèle servante de Votre Majesté, dit-elle avec une petite révérence, mais que devient mon fils dans cette histoire ? Dois-je le renvoyer à Hambourg ?
- Non. C’est beaucoup trop loin et à Dresde c’est impossible. Peut-être pourrait-il rejoindre les enfants de votre sœur ?
- Ils sont en Suède, sire. C’est encore plus loin !
- C’est vrai et je ne veux pas de cela… Il faut que j’y réfléchisse, ajouta-t-il avec une soudaine irritation… Je m’en occuperai à Wilanow où je vais m’installer dès demain. Cette énorme bâtisse a quelque chose de cauchemardesque… Tout compte fait, ne précipitez pas votre départ ! Quand j’aurai arrêté une décision je vous le ferai savoir !
- A vos ordres, sire ! Puis-je encore demander si la reine va bientôt rejoindre Votre Majesté ?
- La… Oh oui, mon épouse ! Eh bien figurez-vous qu'elle me cause des soucis ! Elle si douce, si effacée, voilà qu'elle refuse la religion catholique. Or les Polonais n’accepteront jamais de couronner une luthérienne ! Vous avez une solution à ce problème, vous ?
- Dans l’immédiat, non, sire, fit Aurore en dissimulant le sourire de satisfaction qui lui venait - la timide Christine-Eberhardine aurait-elle plus de caractère qu’on ne l’imaginait ? Mais peut-être n’y a-t-il pas urgence ? Attendre et réfléchir dans le calme apportent souvent une solution… Est-elle arrivée en Pologne ?
- Non. Elle est restée à Dresde… Au fait vous pourriez aller la voir ? Elle vous aime bien je crois et ma mère fait grand cas de vous…
Aurore, chanoinesse protestante, se voyait mal aller prêcher le catholicisme à une épouse rebelle ! Elle choisit de rompre les chiens :
- Puis-je rappeler à Votre Majesté qu’elle est attendue et qu’il se fait tard ?
- On oublie trop facilement le monde auprès de vous ! A vous revoir, ma chère ! Haxthausen va vous raccompagner !
Et il disparut aussi soudainement que si une trappe l’avait avalé… sans même prendre le temps de l’embrasser ou seulement de lui baiser la main ! Ce qu’elle ressentit avec un peu de tristesse. Allons, les temps avaient changé et sans doute faudrait-il, à l’avenir, se contenter du rôle d’amie, de conseillère, voire d’espionne ? Mais elle était décidée à tout accepter. Tout jusqu’à ce qu’il reconnaisse son fils et lui mette le pied à l’étrier…
Tandis qu’avec l’intendant elle rejoignait sa voiture, elle lança comme par inadvertance :
- Comment se fait-il que je n’aie vu aucune femme de la Cour ? A commencer par la reine… et la comtesse d’Esterlé ?
- Oh, pour celle-là elle n’est pas loin ! Il y a deux jours qu’elle attend le roi à Wilanow. Quant à la reine, il paraît qu’elle ne veut pas venir.
- Elle n’a peut-être pas entièrement tort ! fit entre ses dents Aurore chez qui la déception se mêlait à la colère.
Il était difficile de constater qu’en devenant roi, le prince de ses rêves et de son cœur eût fait place à un homme ordinaire… un homme comme les autres ! Elle avait honte à présent de s’être soumise à son regain d’appétit pour elle et jura que cela ne se reproduirait plus…
Dans les jours qui suivirent et où elles n’eurent rien d’autre à faire qu’écouter et regarder, Aurore, Amélie et aussi Nicolas s’aperçurent vite que le nouveau règne menaçait d’être houleux. Après les fastes du couronnement puis de l’entrée et de l’installation à Varsovie, il fut vite évident qu’une sorte de gêne et même de défiance s’introduisait entre Auguste II et ses nouveaux sujets. Les membres de la Diète qui lui avaient donné la couronne dans un moment d’« enthousiasme irréfléchi » suscité surtout par la présence de ses troupes aux frontières ne l’eurent pas plus tôt vu assis sur leur trône au milieu d’une soldatesque étrangère qu’ils se repentirent de leur choix. Un choix quelque peu contraint puisqu’il les avait obligés à annuler l’élection du prince de Conti. Le caractère altier du nouveau roi, la dissolution de ses mœurs, son ignorance des lois, des coutumes, de la langue et de la susceptibilité native du pays et surtout son entourage militaire blessèrent la noblesse aussi bien que le peuple. L’élévation de Flemming à la charge de Premier ministre n’arrangea rien. Sa nomination était pour celui-ci le gage de son influence sur le roi, une influence qu’il comptait étendre jusqu’à s’adjuger la totalité du gouvernement, ce qui lui permettrait de réaliser ses ambitions déjà anciennes de conquête des pays du Nord. Pour ce faire le meilleur outil était l’armée. Pas très nombreuse mais solide, bien entraînée, dressée à une obéissance absolue en face d’une armée polonaise moins disciplinée, elle devait permettre tous les espoirs. Dans ce but Auguste et son ministre prirent soin de la flatter en la laissant se conduire en Pologne comme en pays conquis, semant un levain de révolte qui grandirait plus rapidement qu’on ne l’imaginait.
Conscient de mal respirer dans une atmosphère déjà lourde, Nicolas d’Asfeld souhaitait que les sœurs Koenigsmark s’éloignent de Varsovie mais, naturellement, Aurore s’y opposait.
- Je ne peux m'éloigner avant d’avoir reçu les instructions du roi. Il m’a personnellement priée de les attendre…
- Que n’allez-vous les chercher vous-même ? Wilanow n’est pas si loin…
- Aller là-bas ? Non, je n’en ai pas la moindre envie !
Difficile d’expliquer qu’elle ne voulait à aucun prix se retrouver en face de Maria d'Esterlé mais Nicolas savait à quoi s’en tenir :
- Pourquoi ne pas m’envoyer moi ? Je n’ai pas d’états d’âme et comme je ne connais personne je n’ai à redouter aucune rencontre…
- Ai-je dit que j’en redoutais une ? s’emporta Aurore enfourchant ses grands chevaux.
Amélie qui partageait l’avis du jeune homme jugea bon de s’en mêler :
- Il a raison, Aurore ! Nous ne pouvons pas rester ici éternellement à attendre une lettre qui risque de ne pas venir. On dit que le roi se dispose à rejoindre Dresde afin d’y rencontrer le tsar Pierre et peut-être de tenter d’amener Christine-Eberhardine à composition. Les Polonais s’obstinent à refuser l’appartenance de leur reine à une religion différente. En outre… je vais devoir te quitter : mon époux m’appelle à Leipzig où il commande la garnison…
Aurore reconnaissait volontiers qu’ils avaient raison tous deux et pourtant elle n’arrivait pas à se décider quand arriva enfin un messager apportant la lettre d’Auguste II. Enfin elle allait savoir ce qu’il attendait d’elle !
La déception fut à la mesure de l’espérance : en quelques lignes au ton aussi officiel que possible, Auguste lui faisait savoir qu’il n’avait pas besoin dans l’immédiat de ses services et qu’il désirait qu'elle retourne à Quedlinburg, car il voulait savoir où la chercher éventuellement. Quant à l’enfant, et puisque Quedlinburg appartenait désormais à la Prusse, on pouvait l’installer à Berlin, dans la maison d’un certain Rousseau, protestant français émigré qui avait été valet à Versailles et à qui on pouvait se fier. Il ne serait peut-être pas mauvais qu’au moyen de son fils Mme de Koenigsmark conforte ses relations avec l’Electeur de Brandebourg. Suivaient de très protocolaires salutations…
Aurore entra en fureur :
- Confier Maurice à un inconnu ? L’abandonner à Berlin tandis que je retourne m’enfermer dans mon couvent ? Voilà donc le destin que ce noble souverain nous réserve à l’un comme à l’autre ? Il ne saurait en être question et je vais, de ce pas, lui faire entendre ce que je pense de lui !
On eut toutes les peines du monde à la retenir au bord de son expédition vengeresse. Elle criait qu’il n’était pas difficile de deviner d’où lui venait ce mauvais coup. Flemming naturellement ! Encore et toujours Flemming qui, s’il était prêt à la soutenir pour se débarrasser de la Viennoise, ne voulait à aucun prix qu'elle soit mêlée de près ou de loin à une politique qui devait être la sienne et de personne d’autre !
Mme de Loewenhaupt connaissait assez sa sœur pour laisser passer l’orage. Quand, la colère épuisée, Aurore s’abattit sur son lit en pleurant toutes les larmes de son corps, elle accorda quelques minutes au chagrin puis, au moment où elle jugea qu’il en était temps, elle redressa la désespérée pour la serrer dans ses bras :
- Si nous essayions de raisonner ? Si Flemming est l’instigateur de cette lettre…
- Je le soupçonne de l’avoir dictée !
- … tu ne gagneras rien à t’en prendre directement à Auguste ! Tu sais qu’au fond c’est un faible qui a besoin d’une ferme volonté auprès de lui. Il ne te recevra peut-être même pas puisqu'il est occupé d’une nouvelle maîtresse…
- Mais de celle-là aussi Flemming veut se débarrasser !
- Pour le moment il ne semble pas y réussir. Alors écoute au moins ce que je te propose…
- Dis toujours !
- Tu vas rentrer bien sagement dans ton couvent pour y cueillir les lauriers que tu as mérités. De là, tu pourras entretenir une correspondance avec le Prussien.
- En lui envoyant mon fils en otage ? Sûrement pas. D’ailleurs, si Flemming veut l’expédier là-bas, c’est que j’aurai le pire à redouter pour lui !
- Tu as peut-être raison mais, en ce cas, la solution est toute trouvée : j’emmène Maurice à Leipzig. Frédéric y fait venir nos fils et sera enchanté de l’avoir. Et toi tu seras pleinement rassurée : au milieu de nous il n’aura rien à craindre.
C’était la solution. Aurore essuya ses larmes et embrassa sa sœur :
- En vérité, je ne sais ce que je deviendrais sans toi, soupira-t-elle.
C’était un vrai soulagement d’autant que Leipzig se trouvait à égale distance environ de Dresde et de Quedlinburg. Aurore pourrait revoir son fils aussi souvent qu’elle le voudrait. On ferait ensemble la majeure partie d’un chemin encore encombré des boues et neiges fondues de l’hiver à son déclin. Le printemps approchait mais du diable si l’on s’en serait rendu compte tellement le temps était mauvais. Enfin on parvint à destination. Amélie retrouva avec une joie mesurée - les grandes démonstrations n’étant guère le fait du couple ! - son mari et ses enfants qui firent, en effet, bon accueil au jeune Maurice. Aurore n’en éprouva pas moins un pincement au cœur au moment où avec Utta elle remontait en voiture pour la dernière étape dans la seule compagnie de Nicolas. Ulrica bien sûr continuerait à s’occuper du petit garçon qui, maintenant sevré, n’avait plus besoin de nourrice. Celle-ci avait été renvoyée à Goslar avec un joli pécule.
En outre la nouvelle chanoinesse n’était guère séduite par l’idée de revoir le couvent et sa population féminine. Passe encore pour l’abbesse, mais les autres…
- Vous avez tort de vous tourmenter, lui assura Nicolas. Je parierais qu’elles vont vous recevoir comme il convient : ne revenez-vous pas avec les honneurs de la guerre ?… Et puis je suis là !
- Je sais, mais il y a tout de même quelques lieues entre Asfeld et Quedlinburg…
- Beaucoup moins que vous ne le pensez ! Par mon intendant, j’ai fait acheter une maison sur la place du Marché. Vous pourrez m’appeler quand vous le désirerez.
- Vous avez fait cela ? murmura-t-elle, touchée. Mais, Nicolas, vous avez votre propre existence à vivre. Vous êtes jeune et vous devez à vos ancêtres de continuer leur lignée. Il faut vous marier, avoir des enfants. Je ne peux pas remplir votre vie…
- Et pourtant c’est ainsi. Du jour où je vous ai vue vraiment, en vous quittant à la frontière de Celle, j’ai su qu’il n’y aurait jamais d’autre femme dans ma vie. Vous la consacrer fera mon bonheur et je ne vous demanderai jamais rien en contrepartie.
- Mais enfin pourquoi ?
- Tenez-vous vraiment à ce que je le répète ? Je vous exaspérais naguère quand je disais que je vous aimais. Je ne le dirai plus et me contenterai d’être votre chevalier, comme au Moyen Age. En résumé je me suis voué à vous et je sais que j’ai raison parce que vous êtes trop seule !
Que répondre à cela sinon…
- Merci ! dit-elle les larmes aux yeux en lui tendant une main qu’il appuya contre ses lèvres.
Pour cette femme de trente ans, à la beauté intacte mais pour qui l’amour charnel était devenu un supplice, c’était infiniment doux à entendre même si c’était profondément injuste au cas où Nicolas cultiverait quelque espoir. Elle aurait dû lui dire que non seulement elle ne pourrait plus avoir d’enfants mais encore qu’elle n’avait plus de femme que l’apparence. Seulement cet amour était exactement ce dont elle avait besoin à cet instant et, en silence, elle accepta humblement le beau cadeau qu’il lui faisait.
A sa surprise, son retour au chapitre fut quasi triomphal. Elle fut entourée, applaudie, félicitée et même l’irascible Schwartzburg, flanquée de son inséparable princesse de Holstein-Beck, vint lui serrer la main. Naturellement elle fut élue prieure et on poussa la reconnaissance jusqu’à lui proposer de devenir coadjutrice de l’abbesse, autrement dit son bras droit, ce qui lui assurait d’avance la crosse abbatiale à la mort de mère Anne-Dorothée et ferait d’elle l’égale des princesses de l'empire, mais elle eut la sagesse de refuser : il n’était pas bon d’enlever aux autres toute perspective d’avancement. Cela lui vaudrait - l’euphorie présente envolée - presque autant d’ennemies qu’elle se découvrait d’amies. Naturellement on festoya et au cours d’une cérémonie solennelle, Aurore de Koenigsmark fut intronisée et commença d’assumer ses fonctions. Rassurées sur leur avenir les dames de Quedlinburg semblaient converties à l’angélisme et la prieure vécut quelques mois de sérénité. D’autant plus que la maison n’appartenait plus au territoire saxon, ce qui, bientôt, allait présenter un certain avantage.
A Varsovie, en effet, Auguste II et Flemming - ou plus exactement Flemming et Auguste II - décidaient d’étendre leur pré carré en récupérant les territoires nordiques annexés depuis nombre d’années par la Suède. Singulièrement ceux de la riche et vaste Livonie. Après avoir conclu un traité d’entente avec la Russie de Pierre le Grand et le Danemark, on pénétra en Livonie avec d’ailleurs l’assentiment de la noblesse locale dépossédée d’une partie de ses biens par la couronne suédoise.
C’était compter sans le jeune roi Charles XII à qui l’initiative polonaise allait permettre de montrer ce dont il était capable… Au tout début du siècle, en 1700, il allait écraser coup sur coup les Danois à Copenhague même et les Russes à Narva. Résultat : Auguste II et son ministre se trouvèrent seuls affrontés à l’un des plus grands capitaines de l’Histoire ! Non seulement Charles XII les battait à plates coutures mais il leur donna la chasse et envahit leur territoire. C’est alors que les deux compères eurent une idée quelque peu étrange qui leur parut lumineuse. Un beau soir, Aurore eut la surprise de voir son ennemi débarquer au couvent.
Ce qu’il venait lui demander la stupéfia : le roi de Suède aimait les femmes. Elle comptait parmi les plus célèbres beautés de l’époque. En outre, elle était toujours suédoise ; les Koenigsmark, s'ils avaient souvent mis leur épée au service de souverains étrangers, n’en relevaient pas moins de la couronne suédoise. Et pas seulement eux, mais aussi les Loewenhaupt dont le domaine héréditaire de la Gardie se trouvait à Loevebröd. La conclusion venait d’elle-même… Après avoir négocié la neutralité bienveillante de l’Electeur de Brandebourg, Aurore devait à présent se rendre auprès de son « souverain naturel » pour négocier avec lui une paix qui ne fût pas honteuse.
Un peu désorientée par la lourde responsabilité que l’on faisait peser sur ses épaules, Aurore n’en accepta pas moins la difficile mission et partit pour la Livonie. « Elle devait avoir l’honneur, écrivit plus tard Barbey d’Aurevilly, de jeter la peur d’aimer dans le cœur de glace polaire de Charles XII. »
En effet, parvenue au camp de Riga avec un apparat digne d’un véritable ambassadeur, elle y fut reçue avec tous les honneurs par le comte Piper, Premier ministre suédois, qui, tombé aussitôt sous son charme, lui promit une rapide audience avec le jeune roi. Malheureusement celui-ci n’ignorait pas à qui il allait avoir affaire et jugea déplaisant et même incongru l’emballement visible de son ministre pour cette femme qui l’avait ébloui. Et, sans plus de façons, il lui fit entendre qu’il n’avait aucune envie de recevoir Mme de Koenigsmark. En outre le procédé d’Auguste lui déplaisait :
- Que ne vient-il lui-même au lieu d’envoyer sa maîtresse ? Il est mon cousin et devrait me connaître mieux : Vénus en personne ne saurait me faire dévier du chemin que j’ai choisi. Dites-le-lui et saluez-la en mon nom comme il convient !
Aurore ne se formalisa pas de cette fin de non-recevoir et en tira la conclusion logique : le jeune vainqueur avait peur d’elle. Mais ne se tint pas pour battue. Obtenir de Piper des renseignements sur le mode de vie du roi fut pour elle un jeu d’enfant. Ainsi elle apprit que chaque matin il avait coutume de faire, seul, une promenade à cheval et suivait presque toujours le même itinéraire.
Le jour suivant, en selle sur une superbe jument blanche dont la robe contrastait si bien avec le velours noir de son « amazone » à col et manchettes de guipure d’un blanc éclatant comme les gants couvrant ses mains fines, un tricorne ourlé de plumes neigeuses posé cavalièrement sur sa chevelure noire et lustrée, elle fit en sorte de se trouver nez à nez avec lui dans un sentier resserré entre des haies vives.
Quand ils furent face à face, elle mit pied à terre pour offrir, sans rien dire, la plus gracieuse des révérences. Droit sur son cheval, son regard bleu pâle fixé sur cette femme si belle, Charles XII semblait pétrifié. Durant un court moment ils restèrent ainsi l’un devant l’autre. Puis, à l’instant même où Aurore allait briser le silence, elle lut dans les yeux du roi une sorte d’angoisse. Vivement, alors, il ôta son chapeau, s’inclina profondément sur l’encolure de sa monture puis, faisant volter l’animal, repartit au galop. Comme on fuit…
Il ne restait plus à Auguste II et à son ministre qu’à accepter d’en passer par les conditions du vainqueur. Les Polonais, eux, ne l’entendaient pas de cette oreille. Cette armée saxonne qui les avait envahis, plus ou moins pillés et qui n’était pas capable de les défendre contre l’envahisseur, ils n’en voulaient plus. Et, tandis que les Suédois s’avançaient sur leur territoire, ils déposèrent Auguste II qui, redevenu momentanément Frédéric-Auguste, eut juste le temps de fuir afin de protéger au moins la chère Saxe des appétits suédois… A sa place, la Diète mit sur le trône le jeune palatin de Poznanie, Stanislas Leczinski, dont le courage l’avait séduite : n'avait-il pas conseillé la résistance ? Et aussi qu’une bataille perdue ne signifiait pas la fin de la Pologne.
Cependant le souverain détrôné n’avait pas admis d’être si cavalièrement renvoyé dans ses foyers. Il laissait des partisans à Cracovie qui s’employèrent à mettre des bâtons dans les roues au nouveau roi en attendant qu’Auguste revienne.
Celui-ci avait fort à faire. Les Suédois lui barraient la route du retour vers sa capitale. Il dut livrer bataille. Le comte de Schulembourg, son généralissime, réussit à battre Charles XII, ce qui permit à l’ex-roi de rentrer à Dresde. Ce ne fut qu’un répit. Peu après le Suédois battait Schulembourg et Auguste se repliait sur Leipzig… où son ennemi le suivit et vint établir son camp à Lützen, un lieu sacré pour lui : son aïeul Gustave-Adolphe y avait trouvé une mort glorieuse… De là le même Suédois saigna à blanc la Saxe pour reconstituer ses forces afin de faire face au danger que représentait pour lui le tsar Pierre le Grand. Quand enfin il quitta le pays, il s'offrit le luxe téméraire de se rendre seul à Dresde pour y rencontrer son cousin vaincu. Les deux hommes eurent alors une longue conversation, après quoi Auguste fit seller son cheval et raccompagna personnellement son hôte inattendu à ses avant-postes. Incroyable geste de chevalerie accompli contre l’avis de Flemming qui brûlait d’envie de sauter sur l’ennemi imprudemment aventuré pour le jeter en prison, mais bien dans la nature d’un prince capable des plus beaux gestes comme d’autres moins élégants.
Pendant ce temps que devenait Aurore ?
En récompense de sa visite à Charles XII, Auguste lui avait donné les moyens d’acheter le joli domaine de Wilren, près de Breslau, en Silésie encore indépendante, à mi-chemin entre Dresde et Varsovie où elle aurait le loisir d’installer son fils. A sa surprise, elle y reçut une demande en mariage, celle du duc Christian-Ulrich, un prince aimable, riche et fort amoureux d’elle. Un moment elle fut tentée d’accepter, une chanoinesse ayant toujours la possibilité de renoncer à son état pour se marier. Mais, outre qu’elle redoutait à présent d’entrer au lit d’un homme, quelqu’un s’y opposa : l’ex-roi, bien entendu, qui s’obstinait à la considérer comme liée à lui et la préférait à Quedlinburg où elle fut priée de retourner au plus tôt.
Chose étrange, elle ne se révolta pas, croyant discerner dans cette incroyable preuve d'égoïsme le signe d’un attachement que rien ne pourrait rompre. Elle repartit donc pour son chapitre, toujours sous la protection attentive de Nicolas d’Asfeld.
Pendant ce temps, Maurice grandissait…