VINGT-SEPT ANS PLUS TARD

Vingt-sept ans plus tard, le sculpteur vient d'achever son œuvre.

On est en août 1777. Louis XV est mort, le Dauphin est mort de la variole et aussi la douce Marie-Josèphe de Saxe, laissant cinq enfants. Depuis trois ans, le roi c’est Louis XVI. Il n'a pas connu ce grand-oncle devenu légendaire, disparu quatre ans avant sa naissance mais qu’aimait tant sa mère. Et c’est lui qui va parachever l’hommage rendu par son grand-père.

Le 17 le baron de Tricornot, lieutenant-colonel du régiment de Schomberg-Dragons cantonné à Sarrebourg et issu des dragons de Saxe-Volontaires, reçoit un ordre royal. Le choix de cet officier n’est pas indifférent : il est le neveu de ce Chollet qui commandait l’escorte de cent dragons partis de Chambord un matin d’hiver et c’est lui qui raconte :

« Le roi ayant ordonné que le corps du maréchal de Saxe soit transféré du temple neuf à celui de Saint-Thomas pour être déposé dans le superbe monument que Louis XV lui a fait construire, le régiment fut choisi comme ses enfants pour lui rendre ce dernier devoir, ayant été créé par lui… En conséquence, on forma un détachement des cent plus beaux hommes et des cent plus beaux chevaux tous habillés et équipés de neuf ; je pris le commandement de ce détachement et nous partîmes de Sarrebourg.

« Le 20, jour fixé pour la cérémonie, je demandai que le corps du maréchal enfermé dans trois cercueils fût pesé et le poids se trouva être de dix-sept cents livres. En conséquence je choisis les vingt-quatre dragons les plus robustes pour le porter, les douze premiers devant être relevés par les douze autres alternativement.

« A huit heures du matin, on sortit le corps du temple neuf et on l’exposa sous un portique construit à cet effet à une des portes et disposé en chambre ardente tendue de noir, décorée d'ornements funèbres, dans laquelle brûlaient une multitude de cierges. Une garde de douze dragons du détachement vint disposer le guidon aux pieds du corps ; quatre dragons y restèrent en sentinelle et deux vedettes1 furent posées en avant, le fusil haut placé sur la cuisse et la baïonnette au canon. A midi le corps des officiers se rendit à la parade.

« Un peu avant quatre heures la marche du convoi s'ouvrit par le régiment du Colonel-général-Cavalerie, celui de Jarnac-Dragons suivait à pied ; ensuite les régiments de Salis-Grisons, Royal-Suède, Beauce, le régiment d’artillerie de Grenoble, enfin ceux d’Alsace et Lyonnais. Toutes ces troupes défilèrent devant le corps par pelotons, le fusil sous le bras gauche. Les officiers supérieurs et les drapeaux saluèrent.

« Après la garnison marchait l’université luthérienne et son clergé chantant des cantiques accompagnés d’une musique lugubre et nombreuse ; ensuite venait le deuil en grands manteaux, les cheveux épars conduits par les deux MM. de Loewenhaupt, petits-neveux du maréchal ; M. le comte de Goré, gentilhomme de la princesse Christine de Saxe, portait son cœur ; puis les hérauts d’armes en grand deuil portaient la couronne ducale, le bâton de maréchal de France et l’épée. Suivait le corps porté sur un brancard par douze dragons ; ils étaient ainsi que les officiers du détachement en gants blancs avec des crêpes au bras gauche. Nos casques étaient enveloppés de grands crêpes flottant jusque sur nos épaules. Les quatre coins du poêle étaient portés par le prince Xavier de Saxe, neveu du maréchal, et par les comtes de Vaux, de Waldner et le baron de Wurmser, lieutenants-généraux. Autour du corps marchaient les officiers du régiment ; le détachement sur deux files, le fusil sous le bras gauche, formait escorte.

« M. le maréchal de Contades, commandant de la province, marchait immédiatement après et était suivi de plusieurs officiers généraux et d’une foule d’officiers tant des garnisons voisines que d’anciens qui avaient servi sous le maréchal, parmi lesquels je remarquai le vieux baron Le Fort qui avait été lieutenant-colonel du régiment et qui pleurait comme un enfant à l’enterrement de son père. On y voyait aussi beaucoup d’officiers étrangers, Anglais et Allemands, ayant tous un crêpe au bras.

« Dès la pointe du jour on avait tiré un coup de canon de demi-heure en demi-heure ; pendant la cérémonie on tira trois volées de douze pièces et la garnison fit trois décharges. L’affluence des étrangers et des spectateurs était si grande que le convoi avait peine à passer quoique les troupes formassent la haie. On fait monter le nombre des premiers à près de quinze mille et il eût été bien plus considérable si on n’avait pas fermé les portes de la ville à deux heures après midi.

« Vers les cinq heures, le convoi arrive au temple de Saint-Thomas à la porte duquel étaient placées deux vedettes du détachement. Tout ce temple était tendu de noir, illuminé, orné, en dehors d’un portique et en dedans de décorations funèbres et des armes du maréchal. Le corps ayant été placé sur une estrade devant le mausolée je mis douze dragons tout autour et je déposai le guidon aux pieds ; il faisait une si grande chaleur que cinq dragons se trouvèrent mal ; on les porta dans une sacristie voisine et on les rétablit promptement avec quelques verres de vin.

« Toute la musique réunie de Strasbourg exécuta divers morceaux à une ou plusieurs voix qui furent terminés par un chœur ; ensuite M. Blessig, jeune lévite luthérien, prononça en français l’oraison funèbre dans laquelle il n’oublia pas de faire l’éloge du régiment ; il fut applaudi par un battement de mains général et très long, plus convenable sur un théâtre que dans une église même luthérienne. On descendit ensuite le corps du maréchal dans le caveau qui est sous le mausolée ; il était pour lors sept heures du soir…

« A neuf heures, je me rendis à l’hôtel du prince Max de Deux-Ponts, colonel du régiment d'Alsace, qui m’avait invité et je n’ai jamais vu une orgie (de champagne) pareille ! »

Cette fois tout était dit. Rien ne manquait plus, même le champagne dont Maurice avait été si friand…

Derrière les portes closes du temple Saint-Thomas rendu au silence, à l’obscurité, il paraît cependant vivre encore, sa haute statue de marbre blanc couronnée de lauriers, cuirassée - incroyablement ressemblante ! -, descendant les marches d’une pyramide. Magnifique et altier, le maréchal semble attendre que revienne sur lui le soleil annoncé par la plus belle aurore…

Saint-Mandé, le 14 février 2007

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