1709
Le festin avait été fidèle à la tradition : joyeux, encore que légèrement guindé dans les débuts, mais copieusement arrosé. Le prince Eugène de Savoie-Carignan, grand maréchal d’empire et commandant en chef des armées impériales, savait recevoir fastueusement. Et ce soir, dans la salle d’honneur de la citadelle de Lille, chef-d’œuvre de Vauban, il avait tenu à traiter tous ceux de ses officiers qui tenaient encore debout après la terrible bataille de Malplaquet qui, le 11 septembre 1709, avait vu s’opposer les forces françaises - inégales : 60 000 contre 110 000 hommes ! - du maréchal de Villars aux impériaux d’Eugène associés aux Anglais du duc de Marlborough. Une bataille sans vainqueur véritable car si la coalition restait maîtresse de la place, c’était bien la balle venue briser le genou de Villars qui avait ouvert le dispositif français. Cependant les soldats de Louis XIV avaient pu se replier en bon ordre sur Valenciennes et Le Quesnoy, laissant dix mille d’entre eux sur le terrain mêlés dans la mort à plus du double des ennemis.
Ce n’en était pas moins une victoire que l’on célébrait à Lille dont le prince Eugène s’était emparé en décembre dernier après un siège de six mois. Les moins enthousiastes n’étaient certes pas les officiers saxons mis par l’ex-roi de Pologne à la disposition du prince, et parmi eux leur chef, le général de Schulembourg, et son élève, le jeune Maurice, tout juste âgé de treize ans mais si grand et si vigoureux qu’on lui en eût donné facilement dix-sept…
Il y avait seulement huit mois que l’adolescent avait été confié au vainqueur de Frauenstadt où la Saxe avait été sauvée d’une subversion totale lors de l’offensive de Charles XII par ce soldat qui commandait la délégation escortant sa mère au moment de sa téméraire entrevue de Livonie.
Vers la fin de l'année précédente, Aurore s’était inquiétée du destin envisagé par Auguste pour le fils qu’il n’avait d’ailleurs pas encore reconnu. En réponse, celui-ci avait demandé qu’on le lui envoie et Maurice, qui séjournait alors à Wierin avec son jeune précepteur Jean d’Alençon, un huguenot français émigré, l’avait rejoint à Dresde.
Là, descendu au Residenzschloss en pleins travaux - les Suédois l’avaient incendié au cours de leur rapide invasion -, il avait été présenté à sa grand-mère. Immédiatement séduite par ce grand garçon dont les yeux d’azur regardaient droit, elle avait noué avec lui des liens privilégiés - Maurice était tellement plus ouvert et plus séduisant que son autre petit-fils, l’héritier de Saxe ! - et passé de longues heures en sa compagnie. Lui avait tout de suite aimé la vieille dame si fière mais chaleureuse et sachant manier l’humour. C’était en effet d’une tendresse féminine qu’il manquait le plus. Sa merveilleuse mère vivait le plus souvent à Quedlinburg et si sa tante Amélie n’était venue le visiter régulièrement, son enfance se fût déroulée en la seule compagnie des hommes, valets, précepteurs, professeurs, avec le seul bémol de la présence bougonne d’Ulrica dont le caractère ne s’arrangeait pas en vieillissant et qui cachait soigneusement sous des épines la tendresse profonde qu’elle avait pour lui… Quant à son père, il ne l’avait pas revu depuis son entrée à Varsovie… douze ans auparavant !
Un matin, le jeune garçon vit entrer dans sa chambre un officier supérieur en grande tenue suivi d’un valet chargé de vêtements :
« Monsieur de Schulembourg entra dans ma chambre, écrivit-il plus tard, et me dit de la part du roi qu’il me destinait au militaire, que je devais aller le remercier et que nous partirions le lendemain, que mon équipage était tout prêt et qu’il ne m’était permis de prendre que mon valet de chambre. Jetais enchanté de toutes ces choses, surtout de n’avoir plus de gouverneur. M. de Schulembourg m’avait fait faire un uniforme de soldat que l’on me mit sur le corps avec un grand ceinturon, une grande épée et des guêtres à la saxonne, et dans cet équipage il me mena baiser la main du roi… »
Un quart d’heure après c’était chose faite et Maurice mit un petit moment à se remettre du choc causé par la vue de son gigantesque géniteur dont la voix profonde semblait venir des entrailles de la terre et dont le redoutable regard l’examinait d’un œil féroce. A la suite de quoi il l’emmena dîner. Un vrai festin copieux en toutes choses et même en vin et bière dont Auguste tint à lui faire boire une quantité inhabituelle. Ce qui lui donna envie de dormir, mais la déclaration que le roi fit au dessert le réveilla :
- Je veux que vous me secouiez ce drôle comme il le faut et sans aucune considération. Cela le rendra dur au mal. Commencez par le faire marcher à pied du rendez-vous jusqu’en Flandre !
Toutes fumées balayées, Maurice trouva l’audace de remarquer :
- Suis-je donc destiné à être fantassin ? La cavalerie est tellement plus belle !
Le terrible regard s’abattit sur lui comme la foudre :
- Qui vous permet de prendre ici la parole ? Sachez que nous n’avons pas besoin de votre avis ! (Puis, revenant à Schulembourg :) Je ne veux absolument pas que vous souffriez que dans la marche on porte ses armes : il a les épaules assez larges pour les porter lui-même. Et surtout qu’il ne paye point de garde pour le remplacer, à moins qu’il ne soit malade et bien malade…
Pétrifié, Maurice eut l’impression que le ciel lui tombait sur la tête : « J’ouvrais les oreilles et trouvai que le roi que je trouvais si bon parlait comme un Arabe. Je quittai Dresde avec beaucoup de plaisir ! »
Après un dernier au revoir à la princesse douairière, on partit donc à l’aube du lendemain… mais en voiture. Schulembourg, pensant peut-être aux cris indignés d’Aurore lorsqu'elle apprendrait le traitement réservé à son fils, trouvait pour sa part qu'il était un peu barbare pour un gamin de treize ans. Aussi décida-t-il de passer outre et Maurice, agréablement surpris, prit place dans sa voiture. On alla ainsi jusqu’à Lützen - le rendez-vous - où se réunissait l’armée. Pour la première fois de sa vie, l’adolescent vit passer une revue et admira l’ordre impeccable dans lequel défilaient les soldats sur le champ de bataille illustre où était tombé Gustave-Adolphe de Suède. Ce fut là que Maurice prêta serment au drapeau. Schulembourg l’embrassa et lui dit :
- Je désire que ce lieu vous soit d’un bon augure. Puisse l’esprit du grand homme qui est mort en ce lieu reposer sur vous ! Puissent sa douceur, sa sévérité, sa justice guider toutes vos actions ! Soyez aussi obéissant envers vos chefs que ferme dans le commandement : jamais de faiblesse, soit par amitié soit par ménagements, alors même qu’il ne s’agirait que de légères infractions. Soyez irréprochable dans vos mœurs et vous dominerez les hommes !
Ce discours l’impressionna si fort qu’il décida de suivre les ordres de son père.
- Je dois faire ce que l’on attend de moi, dit-il au général, mais merci, Monsieur, de votre bonté !
Et, prenant son sac à dos et son fusil, il rejoignit les autres fantassins en route vers la Flandre.
On était en plein hiver et un hiver singulièrement rigoureux. Il gelait à pierre fendre, transformant les habituelles fondrières des chemins en aspérités douloureuses. En dépit du courage de Maurice, lorsqu’on fit étape à Hanovre où d'autres troupes se joignaient à l’armée en marche, la triste réalité apparut : les pieds du gamin étaient en sang et son dos comme ses épaules couverts de bleus par le poids des armes et du sac :
- Vous avez suffisamment montré votre courage, mon garçon, lui dit Schulembourg. Remontez en voiture !
Maurice allait accepter avec soulagement quand il crut discerner des sourires moqueurs sur les figures des autres soldats :
- Vous êtes très bon, Monsieur, mais les ordres sont les ordres ! Avec votre permission j’irai jusqu’au bout !
Et, serrant les dents, il réendossa le pesant sac et le lourd fusil, stimulé par le murmure approbateur qui courut les rangs de ses compagnons de misère. Et l’on continua vaillamment jusqu’à Bruxelles où, en attendant les batailles à venir, Maurice fut extrait de la piétaille et replacé à son rang qui était celui d’enseigne. Sous l’égide de Schulembourg, il fréquenta des salons, fut présenté à la comtesse d’Egmont, au prince héritier de Hesse, à quelques généraux, et surtout au plus important de tous : le prince Eugène.
En cet homme extraordinaire consistait l’une des plus graves erreurs de Louis XIV. Eugène, en effet, était né à Paris, dans le cadre somptueux de l’hôtel de Soissons, cinquième fils d’Eugène-Maurice de Savoie-Carignan, comte de Soissons - ce qui en faisait un cousin du roi -, et d’Olympe Mancini, nièce du cardinal Mazarin, dont on disait quelle avait été la maîtresse de Louis XIV. Laid, petit et frêle, l’enfant destiné à la prêtrise fut aussitôt habillé en abbé, ce qui amusait le Roi-Soleil lorsqu’il venait à l’hôtel de Soissons. Compromise dans l’affaire des Poisons, Olympe dut s’enfuir à Bruxelles et Eugène, expulsé de sa maison natale par sa grand-mère, prit lui aussi la fuite et tomba dans la misère. Habité par la passion des armes, il rejeta la soutane et voulut entrer dans l’armée. Cependant il lui restait une amitié : celle du prince de Conti. Celui-ci le présenta au roi en demandant pour lui un commandement en souvenir des exploits de son père qui, toujours, avait fidèlement servi la France. Le grand roi ne répondit et ne regarda même pas le jeune homme. Alors, le 26 juillet 1683, Eugène quittait ce pays qui ne voulait pas de lui et se faisait présenter à l’empereur Léopold qui l’autorisa à servir dans son armée comme gentilhomme volontaire. C’était le début d’une fulgurante carrière. Louis XIV avait méprisé celui qui fut peut-être avec Turenne le plus grand soldat de son temps. Il le paya cher. Dévoué au service des Habsbourg comme son père à celui des Bourbons, Eugène sauva l’empire décadent et le rétablit à son rang de grande puissance. Il y trouva la gloire et la fortune qui lui permit de construire, entre autres, le palais du Belvédère à Vienne…
Une fois à Bruxelles, Schulembourg ayant apprécié le courage de son protégé craignit qu’il ne soit malgré tout trop jeune pour la vie des camps et estima qu’en outre un supplément de culture ne lui nuirait pas. Aussi forma-t-il le projet de le faire inscrire à l'école des jésuites de la ville, mais auparavant il en écrivit à sa mère afin de lui demander son aval. Aurore jeta les hauts cris. Bonne luthérienne elle redoutait que son enfant ne devînt catholique comme son père :
« Obligée de conscience d'éloigner le changement de religion autant qu’il sera en mon pouvoir, écrivit-elle au général, j’ose vous supplier, Monsieur, de songer à un autre expédient. Le roi ne s'est encore jamais expliqué sur la religion de son fils. Je crois qu’il a voulu voir premièrement comment iraient les conjonctures et en quel pays il pourrait l'établir. Il a souffert en attendant que je l’élève dans la religion luthérienne où il a été baptisé. »
N’osant passer outre, Schulembourg eut un soupir de regret et pourvut Maurice d’un nouveau précepteur, M. de Stöterrogen, un Allemand sévère auprès duquel la vie ne fut guère moins rude que dans un couvent. Cependant le général n’abandonnait pas son protégé qui put, grâce à lui, assister à la bataille de Malplaquet où, simple spectateur, il ne résista pas à l’envie de s’en mêler et de telle façon que le prince Eugène le remarqua. D’où l’invitation au souper de Lille et ces quelques mots lorsque Maurice vint le saluer :
- Jeune homme, apprenez à ne pas confondre la témérité avec la valeur !
Ce compliment à rebours n’en signifiait pas moins que le grand homme l’avait remarqué et Maurice pensa que ce repas était le meilleur qu’il eût mangé de sa vie. Mais une autre surprise l’attendait.
Hôte fastueux, le prince Eugène aimait distraire ses invités en faisant appel à des artistes, chanteurs, danseurs, comédiens, mais il avait été impossible d’en trouver dans une ville qui venait de soutenir un siège long et pénible. Alors il eut l’idée de faire présenter les plus beaux ouvrages sortis des mains habiles des dentellières lilloises. Une théorie de jeunes filles fit donc son entrée après les desserts, portant des corbeilles plates où, sur fond de satin aux couleurs différentes, de véritables merveilles étaient disposées artistement. Elles vinrent les présenter d’abord au prince et à ses généraux puis firent le tour de la société… Elles étaient plus ou moins jolies mais la plus jeune d’entre elles frappa au cœur le fils d’Aurore.
Elle était brune, ravissante et fragile, avec d’immenses yeux clairs et des joues roses où s’attardaient les rondeurs d’une enfance encore proche puisqu’elle n’avait que douze ans mais, formée précocement, elle avait la grâce émouvante d’une fleur à peine entrouverte. Elle s’appelait Rosette Dubosan, originaire de Tournai où son père vivait avec ses trois filles et son fils. La mère était morte un an plus tôt mais elle avait eu le temps de terminer la parure de dentelles - évaluée à deux mille écus ! - que présentait l’adolescente.
Quand celle-ci eut achevé son tour de salle, Maurice n’y tint plus et courut après elle. Il la rejoignit dans une galerie qui lui parut un peu obscure après les lumières du festin.
- Mademoiselle, Mademoiselle ! Un mot s’il vous plaît ?
Elle se retourna, surprise, mais, spontanément, sourit à ce grand et beau garçon qui semblait tellement ému :
- Vous désirez acheter des dentelles, Monsieur ? Son Altesse le prince de Savoie a bien voulu retenir celles-ci mais il y en a d’autres chez ma tante.
- Vous habitez chez votre tante ?
- Oui, afin d’apprendre le métier. Ma mère est morte l’an passé et ne peut plus s’en charger. Mais ma tante est la meilleure dentellière de Lille et je vais vous donner son adresse si vous voulez l’honorer d’une visite…
Dieu qu’elle était jolie ! Oubliant ce que Jean d'Alençon et Schulembourg lui avaient appris concernant sa conduite envers les femmes, Maurice déclara tout de go :
- C’est vous que je veux parce que vous êtes la plus belle fille que j’aie jamais rencontrée. Donnez-moi un baiser !
Avant qu'elle ait pu répliquer, il l’avait prise dans ses bras mais la corbeille, passée au cou de la jeune fille par un ruban de satin, le gênait, il la fit sauter en l’air d’un coup de poing et resserra son étreinte dans un style que n’eût pas désavoué son père.
N’ayant jamais approché une femme il n’avait aucune expérience en la matière et donc improvisa mais il avait apparemment de qui tenir car ce coup d’essai fut un coup de maître : Rosette fondit sous son baiser. Il est vrai qu’elle aussi en était à sa première fois. Et si quelqu’un ne s’était avisé d’emprunter la galerie à ce moment on ne sait trop comment se fût achevé ce premier contact. Rosette s’enfuit mais sans oublier de crier l’adresse de sa tante. Et le séducteur en herbe rentra au logis qu’il partageait avec Stöterrogen la tête pleine d’étoiles et le corps embrasé d’une sensation toute nouvelle pour lui.
Le lendemain, il courait chez la tante qui habitait non loin de la citadelle. Une servante le reçut et lui dit que la dame n’y était pas mais Rosette, elle, y était. Jouant le jeu, il admira les jolies choses qu’on lui montrait et, comme la servante était retournée dans sa cuisine, il voulut reprendre le dialogue là où il l’avait laissé mais la jeune fille était sur ses gardes. Elle se laissa bien prendre un baiser mais s’opposa à la suite espérée avec plus de vigueur que l’on n’en pouvait attendre d’elle. Maurice, désolé, repartit comme il était venu. D’autant plus déçu qu’on lui avait annoncé le retour de la jeune fille à la maison paternelle… à Tournai !
Mais qu’étaient cinq petites lieues pour un fantassin amoureux qui montait à cheval comme un centaure ? Il fit une première visite, plutôt protocolaire mais qui lui permit d’examiner le terrain et les aîtres avec ce sens de la stratégie qui ferait un jour sa gloire. La maison était assez vaste, pourvue d’un grand jardin et de bâtiments annexes. Avec la complicité achetée d’un garçon de ferme, il fut possible à Maurice de se ménager un coin tranquille où il réussit, un beau jour, à entraîner la jeune personne.
« Ce fut ainsi, écrivit plus tard Jean d’Alençon, l’ancien précepteur devenu l’ami et historiographe de son élève, qu’ils se firent mutuel sacrifice de leur innocence… »
Trois mois ! Ce furent trois mois d’un bonheur éperdu, sans le moindre nuage tant les complicités achetées tenaient bon. Les deux jeunes amants s’aimaient comme aiment les enfants, avec une fougue, une tendresse, une fraîcheur et une naïveté bien naturelles à leur âge. Mais justement la nature était tout de même là. Rosette eut des malaises, des tristesses puis finalement des angoisses qu'il fallut bien avouer. Maurice la consola de son mieux en lui jurant qu’il allait prendre soin d’elle. Et d’abord il commencerait par lui faire quitter Tournai.
Grâce à Schulembourg auquel il s’était confessé en ajoutant qu’il tenait à Rosette plus qu’à sa vie, il put l’enlever de chez elle et gagner Bruxelles où il la confia à la veuve d’un drapier laquelle promit d’en prendre soin. Puis il retourna à son service qui n’était plus celui d’un simple spectateur. La guerre était toujours présente et le jeune enseigne s’y conduisit non seulement avec vaillance mais avec éclat…
S’il n’était plus question d’aller voir Rosette à Bruxelles, il n’en écrivit pas moins quelques lettres débordantes d’amour :
« J’ai reçu, ma chère Rosette, la tendre et charmante lettre que vous m’avez fait l’amitié de m’écrire ; on ne peut être plus sensible que je ne le suis à toutes les marques de votre amour dont elle est remplie. Ne doutez point du mien, je vous prie. Je vous aime et vous aimerai toute ma vie ! Fiez-vous à mes serments et à vos charmes ! Que ne suis-je auprès de vous pour essuyer des larmes que je ne verrais couler qu’à regret. Le papier m’en a rendu fidèlement l’empreinte précieuse et je n’ai pu m’empêcher d’y mêler les miennes. Mais vos beaux yeux ne sont pas faits pour devoir pleurer… »
L’orthographe réelle n’était malheureusement pas à la hauteur des sentiments du jeune guerrier. Elle était aussi abominable que l’avait été celle de son oncle Philippe de Koenigsmark et Rosette, qui écrivait mieux que lui, devait parfois sourire mais ce courrier était aussi un vrai réconfort. D’autant plus que, par deux fois, durant les longs mois d’attente, Maurice réussit à venir à Bruxelles retrouver la future mère et lui jurer fidélité…
Malheureusement, s'il espérait pouvoir être auprès d’elle au moment crucial, il dut y renoncer : son père l’appelait à Dresde et cela ne souffrait pas le moindre retard. Toujours flanqué de Stöterrogen, il partit sans imaginer un instant ce qui l’attendait.
Inquiet, en effet, des proportions prises par ce qu’il avait d’abord considéré comme une amourette de gamin et qui risquait de se terminer par un mariage, même secret, Schulembourg avait prévenu la mère.
Au reçu de la lettre, Aurore ne put s’empêcher d’être émue. Ce jeune amour si plein de fraîcheur ne pouvait que la toucher. D’autre part elle connaissait trop la fermeté des décisions de Maurice, voire son entêtement, pour redouter qu’un mariage aussi désastreux ne barre un avenir que de toutes ses forces elle voulait glorieux. Ce serait vraiment stupide !
Sans plus hésiter elle se rendit à Dresde afin de mettre le père au courant. Ce qu'elle avait à dire était simple et elle le fit entendre sans ambages :
- Il n'y a que vous, dit-elle à son ancien amant, qui puissiez l’empêcher de faire cette sottise.
- Pourquoi pas vous ? riposta Auguste II (depuis quelques semaines il avait récupéré son trône polonais, obligeant Stanislas Leczinski à s’enfuir). Il vous admire et il vous aime. Il vous obéira.
- Non, parce que s’il a beaucoup de vous, ce dont je me réjouis, il tient aussi de moi le sens de la fidélité. Pour nous, les Koenigsmark, l’amour est d’une importance extrême. Je crois qu’il aime réellement cette petite !
- A quatorze ans ? Vous voulez rire ?
- Oh non, je n’en ai pas la moindre envie et, je le répète, vous seul pouvez empêcher cette union ridicule.
- Je ne vois pas comment ? biaisa Auguste avec une si évidente mauvaise foi qu’Aurore prit feu :
- Ne me prenez pas pour une sotte, sire ! Je vous ai connu plus subtil. Alors je vais être claire : il est de peu d’importance qu’un bâtard sans autre nom que celui de sa mère épouse une petite bourgeoise, ce qui, en dépit d’une folle bravoure reconnue par tous, le condamnera à végéter dans des grades ou des charges obscurs ! Il n’en va plus de même si le bâtard en question…
- Nous y voilà ! Toujours cette vieille histoire ! Vous voulez que je le reconnaisse ?
- Oui, parce que vous me le devez bien ! Ou la mémoire de Votre Majesté serait-elle sujette à éclipses ?
Elle faisait allusion à plusieurs « services » discrets qu'elle lui avait rendus auprès de princes étrangers où, sans que sa main fine eût laissé la moindre trace, certaines dispositions avaient changé d'orientation. En même temps, son regard bleu, toujours aussi lumineux, observait l’effet de ses paroles sur le visage du roi.
- … j'ajoute, continua-t-elle, que « mon » fils au récent siège de Béthune a fait preuve d’une telle bravoure - on pourrait sans exagérer parler de témérité - que le prince Eugène l’a embrassé et lui a dit qu’il aurait aimé avoir un fils tel que lui ! Apparemment vous n’êtes pas du même avis ! Mais cela ne m’étonne pas de vous !
Elle s’était levée brusquement et, sans saluer, se dirigeait vers la porte, laissant derrière elle le sillage bleu de sa traîne. Dans laquelle le roi manqua de se prendre les pieds en s’élançant derrière elle :
- Non, ne pars pas, pria-t-il en retrouvant les intonations intimes d’autrefois. Tu sais que, même si nos relations ne sont plus ce qu’elles étaient, tu garderas toujours une place dans mon cœur et que je ne supporterais pas de ne plus te voir… malgré ton fichu caractère ! Quant à « notre » fils, il va recevoir l’ordre de revenir ici et je pense que tu seras contente de moi !
Les larmes de colère qu’Aurore s’efforçait de retenir se changèrent en autant d’étincelles joyeuses tandis qu’Auguste laissait ses lèvres s'attarder un instant sur sa main.
- Merci ! dit-elle seulement.
Au mois de mai 1711 c’était chose faite et Mme de Koenigsmark pouvait écrire à Schulembourg :
« Le roi a enfin reconnu le comte de Saxe par une récognition signée de sa main à tous les collèges de Dresde, et communiquée au Conseil privé, au Conseil de cabinet et à la Régence. Il lui donne avec cela un comté de dix mille écus de revenus. Jugez, Monsieur, combien j’ai eu de bonheur dans mon voyage à Dresde !… »
Quant au jeune homme, partagé entre la joie de se nommer à présent Maurice de Saxe et la peine réelle qu’il ressentait de ne pouvoir épouser Rosette, il repartit à francs étriers pour la Flandre, courut à Bruxelles embrasser la toute jeune femme parvenue presque à son terme et rejoignit Schulembourg dont les troupes renforçaient celles du duc de Marlborough au siège de Tournai. C’était la ville de ses amours et il aurait cent fois préféré en investir une autre. Elle tomba après vingt-trois jours et les vainqueurs purent pénétrer dans une cité d’où fuyaient les habitants. Maurice eut une pensée pour M. Dubosan, le père de Rosette, mais n’eut pas le loisir de le rechercher : un courrier de Bruxelles le rejoignait pour lui apprendre qu’il était père d’une petite fille.
La victoire étant acquise, Schulembourg lui accorda une brève permission et il put galoper jusqu’à Bruxelles embrasser la mère et l’enfant que l’on nomma Julie et qu’il reconnut sur l’heure. Après quoi il prit des dispositions pour assurer l’existence de sa petite famille et repartit à Tournai en promettant de revenir dès que possible :
- Si l’on m’a ôté le droit de t’épouser, personne ne peut m'ôter celui de t’aimer aussi longtemps que je vivrai.
Il était sincère mais, quand il put revenir à nouveau, la jeune mère et l'enfant avaient disparu. Dubosan avait fini par retrouver la trace de sa fille et tout ce que Maurice put apprendre c’est qu’il les avait fait entrer dans un couvent dont elles ne sortiraient jamais plus. Mais quel couvent ? Il y en avait une quantité en Flandre. Et le pauvre amoureux eut beau effectuer des recherches, il ne trouva rien. Dubosan qu'il ne retrouva pas non plus y avait veillé… Et puis il y avait la guerre toujours présente et Maurice se jeta dans ses bras comme dans ceux d’une maîtresse… Elle seule pouvait apaiser son chagrin !
Seulement, elle s'éteignait en Flandre et le jeune comte de Saxe alla passer quelques jours auprès de sa mère à Quedlinburg. Il ignorait le rôle occulte qu’elle avait joué dans l’éloignement de Rosette. En outre, elle possédait depuis sa plus tendre enfance l’art de l’éblouir par sa beauté et son élégance. Sans doute partagée entre son couvent et les « relations d’affaires » qu’elle entretenait avec Auguste le Fort avait-elle été une mère à éclipses mais, lorsqu’ils étaient ensemble, tous deux partageaient des moments de tendresse qui effaçaient un peu les trop longues absences auxquelles tante Amélie s’efforçait de pallier…
De son côté, Aurore goûtait intensément ce bonheur dont elle savait qu’il ne durerait pas. Elle mesurait avec un étonnement un peu effrayé la fuite si incroyablement rapide des jours et ce qu’ils emportaient avec eux. Sa correspondance avec Charlotte Berckhoff, chez qui elle s’était rendue deux fois, jalonnait le temps écoulé.
La dernière fois qu'elle était allée à Celle, c’était en 1705, après la mort de Georges-Guillaume qui avait laissé la duchesse Eléonore dans un grand embarras. Son affreux gendre s’était hâté de mettre la main sur le duché qui devait revenir au fils de Sophie-Dorothée en dépit du fait que le duc avait institué sa fille légataire universelle. La mère avait même été chassée de son palais qu’elle avait quitté avec une dignité exemplaire et sans une larme pour se retirer dans son domaine de Wienhauser qui était bien à elle et où elle avait eu la prudence de faire transporter, dès l’agonie de son époux, ses meubles et ses objets les plus chers. Quant à ses bijoux elle les avait envoyés à sa fille. Une joie cependant lui était venue de France : de la façon du monde la plus inattendue, Louis XIV lui restituait le domaine d’Olbreuse resté longtemps en déshérence. Elle avait aussi pris la précaution d’envoyer en Hollande une somme de cent mille thalers, ainsi qu’elle l’avait confié à Aurore quand celle-ci était allée la voir avec Charlotte.
Les trois femmes avaient même effectué ensemble le voyage d’Ahlden. O combien douloureux pour cette mère à qui l’on avait retiré le droit d’approcher sa fille. Elles avaient dû se contenter d’attendre au bord du chemin que vienne l’heure de la promenade quotidienne. Spectacle torturant pour Eléonore et cruel pour ses amies ! Elles avaient vu passer, dans un carrosse vitré enveloppé de cavaliers armés, une raide statue noire coiffée d’une haute fontange et littéralement couverte de diamants sous une écharpe de dentelle noire. Très pâle, Sophie-Dorothée ne regardait rien, ne voyait rien !
Par un valet sensible à l’or, la duchesse avait réussi à savoir que sa fille s'habillait de la sorte pour la promenade et ensuite soupait seule, dans la petite salle à manger d’Ahlden blanchie à la chaux, en robe de cour à grands volants de moire noire, hiératique et muette. Sa « cour » avait augmenté avec son statut d’héritière : une première dame d’honneur lui présentait la serviette, la seconde essayait les plats, cependant que plusieurs valets assuraient le service sous les yeux de verre d’un ours empaillé. Elle ne parlait à personne mais, parfois, elle ébauchait un sourire et ses lèvres remuaient sans émettre un son, comme si elle s'adressait à une invisible présence assise de l’autre côté de la table. Elle était alors plus parée que jamais… Pourtant elle n’était pas folle. Simplement brisée, comme on avait pu s’en rendre compte quand, un incendie s’étant déclaré au château, elle était restée assise, sa cassette à bijoux sur les genoux, refusant de s’éloigner du brasier sans un ordre du gouverneur, indifférente aux flammes si proches…
Les enfants de la prisonnière n’avaient pas non plus réussi à l’approcher. Et son fils avait tâté de la prison pour avoir voulu forcer les barrages. Quant à sa fille Sophie-Dorothée, aussi ravissante qu'elle, en dépit de son mariage avec Frédéric-Guillaume de Prusse qui l'avait faite reine1, elle n'avait pas mieux réussi malgré son statut de souveraine étrangère. Elle et son frère devaient se contenter de haïr leur père… En effet, la mort de l’Electeur Ernest-Auguste en 1706 avait donné tous pouvoirs à « Groin de cochon » pour savourer à son aise la plus cruelle des vengeances…
Tout cela, Aurore le conservait dans son cœur. Elle en parlait de temps en temps avec son fils et avec Nicolas toujours fidèle au poste. Le jeune homme appréciait le chevalier servant de sa mère, heureux qu’il y ait auprès d’elle cet amour silencieux et constant. Ce qui ne l’empêcha pas de s’ennuyer ferme au bout de quelques semaines. Les offices, les psaumes et les harangues des pasteurs l’assommaient. En outre, voir souvent sa mère dans la grande robe noire qu’il jugeait sinistre le révulsait.
Il en était à ne plus savoir que faire en dépit des parties de chasse avec Nicolas quand son père le rappela à Dresde afin de prendre sa part dans l’interminable guerre du Nord contre la Suède qui avait eu de si fâcheux résultats et risquait d’en avoir plus encore : le tsar Pierre préparait sournoisement un envahissement de la Pologne. Et Maurice retrouva la vie des camps avec délices. Au siège de Stralsund - et alors qu’il n’avait pas quinze ans ! - il souleva l’admiration d’Auguste en passant une rivière à la nage, son pistolet entre les dents et sous le feu des canons, et plus tard encore à Pennemünde. Le résultat fut que le roi de Pologne qui commençait à aimer ce gamin héroïque l’autorisa à lever, en son nom, un régiment de cavalerie. Des chevaux, enfin ! Et le grade de colonel par-dessus le marché. Le rêve !
Fou de joie, Maurice passa les premiers mois de 1712 à recruter ses hommes, nommer ses officiers et choisir ses chevaux, tellement content qu’il en négligea les fêtes du Carnaval, qui à Dresde revêtaient toujours une splendeur et une gaieté égalant presque celles de Venise. Au grand dépit de quelques jolies femmes sensibles à la carrure et au charme du jeune colonel.
La seconde capitale d’Auguste vivait d’ailleurs les débuts de sa renaissance. On avait reconstruit plusieurs palais, achevé la terrasse de Moritzburg, tracé les plans du Zwinger, l’extraordinaire palais royal que voulait le roi. En outre, la découverte de la porcelaine dure par un alchimiste nommé Boettger, qu’Auguste tenait quasiment prisonnier dans une forteresse, et l’annonce d’une manufacture dans l’Alberchtburg de Meisen, dernier séjour forcé du malheureux inventeur, faisaient de la ville un point de mire. Enfin on avait célébré les noces du tsarévitch Alexis, fils de Pierre le Grand, avec Charlotte-Christine de Brunswick-Wolfenbuttel, qui avait été élevée par sa tante Christine-Eberhardine… Mais ces faits passaient totalement au-dessus de la tête de Maurice.
Enfin vint pour lui le moment tant attendu du départ pour le Nord. « Les alliés avaient décidé d’enlever au roi de Suède sa dernière possession en territoire germanique : le duché de Brême »… dont la capitale n’était autre que la petite ville de Stade, construite jadis par le maréchal de Koenigsmark et continuée par le palais d’Agathenburg, berceau d’Aurore et d’Amélie. Mais qui ne leur appartenait plus depuis que les Suédois s’en étaient emparés.
Et ce ne fut pas sans émotion qu’au pas lent de son cheval Maurice de Saxe pénétra dans l’enceinte de cette grande demeure totalement pillée et ravagée par les occupants. Seule restait la chapelle trop sévère pour avoir tenté les voleurs. Cependant, elle avait souffert d’un bombardement qui avait endommagé le toit. Les tombeaux, eux, étaient intacts et, durant de longues heures, Maurice s'isola avec ces hommes indomptables qui avaient écrit en lettres de feu le nom des Koenigsmark dans le ciel de l’Europe, s’attardant plus volontiers devant le Grand Maréchal, devant l’oncle « Conismarco » surtout, dont la vie échevelée lui plaisait particulièrement, devant ses parents enfin. Là étaient ses ancêtres, là étaient ses racines. Il pensa qu’Agathenburg lui revenait de droit et le soir même écrivait à sa mère pour qu’elle obtînt d’Auguste II qu’il leur fît rendre les biens ancestraux et surtout cette chapelle dont il venait de découvrir qu'elle lui était chère. Aurore en pleura de joie et se jeta sur sa plume pour demander la restitution des domaines si vaillamment reconquis par son fils…
Hélas, le redoutable Charles XII de Suède n'avait pas encore dit son dernier mot. Il avait reconstitué son armée mise à mal et lui avait donné un chef remarquable, le comte Steinbock. A la fin de l’année, à la bataille de Gadelbuth, il balayait les Saxons. La plupart s’enfuirent. Seul le comte de Saxe tint tête pendant trois heures, eut deux chevaux tués sous lui et vit tomber la moitié de ses officiers, après quoi il conduisit la retraite avec une habileté et une autorité qui firent l’admiration des vieux soldats. Son père le rappela à Dresde en même temps qu’il invitait Aurore à venir y passer l'hiver.
Ravie, elle fit ses bagages et accourut, heureuse de retrouver ce fils dont la gloire naissante lui faisait tellement honneur ! Elle vint à lui les bras tendus et le sourire aux lèvres mais celui-ci s'effaça vite : Maurice avait ressenti d’autant plus douloureusement la défaite de Gadelbuth qu’elle avait décimé son beau « régiment de Saxe » rouge et noir. Avec des difficultés d’autant plus grandes pour le reconstituer qu’il manquait cruellement d’argent. Pour l’excellente raison que les revenus et pensions promis par Auguste II ne lui parvenaient que très irrégulièrement, ou alors amputés.
La prieure de Quedlinburg se livra discrètement à quelques recherches. Elle connaissait suffisamment son ancien amant pour savoir que, fastueux et follement généreux tant qu’il s’agissait de ses plaisirs, de ses fêtes et de ses constructions, il devenait d’une incroyable radinerie pour le reste. Cependant, certains recoupements firent entrevoir à Aurore que les paiements en question subissaient, en haut lieu, des prélèvements dont, avec l’aide de son vieil ami Beuchling, chargé d’ans mais d’esprit toujours aussi vif, elle découvrit la source : Flemming ! Flemming qui avait reporté sur le fils son animosité contre la mère, en y ajoutant un supplément de haine né de la peur que lui inspirait Maurice. Simplement parce que Frédéric-Auguste, le fils de Christine-Eberhardine, faisait pâle figure à côté de lui. Ce dernier était du même âge mais si leurs visages avaient des traits communs, leur ressemblance s’arrêtait là. Son corps déjà empâté n'avait pas grand-chose à voir avec la carrure athlétique du jeune comte. Intellectuellement c’était un bon garçon, sans talent et sans éclat politiques ni militaires. En résumé Maurice le bâtard avait toutes les qualités qui manquaient à Frédéric-Auguste le légitime. Et cela Flemming ne le supportait pas. Alors il rognait sur ce que le Trésor allouait, s’attribuait la moitié des revenus du comté et ne vivait que dans l’attente du jour où la folle bravoure du jeune colonel le laisserait sans vie sur quelque champ de bataille. Jusqu’à présent, hélas, Satan n’avait pas exaucé les espoirs du Premier ministre…
Oubliant la plus élémentaire prudence, Aurore se rendit chez le roi et mit carrément son ennemi en accusation : non content d’avoir voulu enlever Maurice dès après sa naissance et essayé de le réduire à la misère, il était capable de le faire assassiner par une nuit sans lune parce que les premiers rayons de sa gloire naissante lui blessaient la vue !
Malheureusement elle tombait mal. Occupé d’une nouvelle histoire d’amour, Sa polonaise Majesté trouvait reposant, en ce moment, de laisser son Premier ministre se débattre à sa guise avec les soucis du gouvernement.
- En vérité, Madame, vous employez fâcheusement votre temps ! Je ne vous ai pas invitée à séjourner ici pour vous en prendre à mon cher Flemming.
- Votre cher Flemming est un voleur et pourrait bien devenir un assassin ! Ce n’est pas d’hier que je sais que mon fils lui déplaît et le gène. Non content…
Le poing d’Auguste s’abattit sur son bureau avec tant de force que le meuble cria sous le coup et qu’une bougie heureusement éteinte sauta du chandelier placé dessus :
- Il suffit, Madame, je n’en entendrai pas davantage ! Et vous engage à ne pas continuer vos calomnies si vous voulez que nous restions amis. Je vous prie de vous retirer et d’attendre chez vous la suite que j’entends donner à votre conduite…
- Elle est facile à deviner, fit la jeune femme avec un petit rire. Je n’ai plus qu'à retourner à Quedlinburg !
- Certainement pas ! Rentrez chez vous et attendez mes ordres !
Insister eût été maladroit. Bouillante de rage, Aurore rentra chez sa sœur où celle-ci, qu’elle avait négligé de mettre au courant de sa démarche, en accueillit le récit courroucé avec une stupeur totale. Aurore aurait-elle perdu l’esprit ? Depuis le temps qu'elle avait affaire avec lui, ne savait-elle pas que Flemming était indispensable à son maître parce qu’il pouvait se décharger sur lui des soucis de l’Etat ?
- Je le sais ! plaida la jeune femme, mais je ne peux supporter de voir mon fils, incapable qu’il est de reconstituer son régiment, ne s’occuper qu’à courir les filles…
Amélie ne put s'empêcher de rire :
- Ce n’est pas lui qui court ! Ce serait plutôt le contraire. La moitié des femmes d’ici sont folles de lui. Il n’a qu’à choisir !
Soudain radoucie Aurore s’accorda un instant de fierté maternelle :
- C’est vrai qu’il est beau ! Davantage que son père ! Grand sans être immense, solidement bâti, il a une allure folle et possède une force redoutable. Et quels beaux yeux clairs si souvent rieurs !…
- … et quel fier visage, quelle bouche agréablement dessinée… un peu sensuelle peut-être ? continua Mme de Loewenhaupt parodiant sa sœur. Quel beau cavalier et quel esprit vif ! Quelle élégance aussi et… avons-nous oublié quelque chose ?
- Je ne pense pas, fit Aurore en riant à son tour. Il reste cependant que, outre les femmes, il boit…
- Tous les soldats boivent ! coupa la tante résolue à défendre son neveu.
- … et son père plus que les autres ! Qui a dit « Quand Auguste boit toute la Pologne est ivre » ? Ce ne serait pas grave si Maurice n’y dépensait le peu d’argent qu’on consent à lui accorder ! Sans Flemming, je suis persuadée que son père lui aurait donné ce qu’il fallait pour ressusciter son régiment mais il y a ce misérable ! Son plan est facile à deviner : le tenir dans l’inaction pour que, de débauche en débauche, il devienne une épave avant sa majorité !
- Nous pourrions peut-être…
Amélie n’acheva pas sa phrase : un valet entrait porteur d’une lettre pour Mme de Koenigsmark. Une lettre du roi !
Et quelle lettre ! En termes brefs qui n'avaient plus rien à voir avec les tendres épîtres d’autrefois, Auguste II faisait savoir à « Madame la prieure du chapitre de Quedlinburg » qu’elle aurait à présenter des excuses au Premier ministre si elle voulait garder la moindre chance de conserver les bonnes grâces de son souverain !
Retrouvant d’un seul coup une colère seulement assoupie, Aurore froissa le royal papier entre ses mains et l’envoya flamber dans la cheminée en tempêtant :
- Moi ? Des excuses à ce misérable, à ce suppôt de Satan, à ce… Jamais ! Je préfère retourner sur-le-champ au couvent !…
- … et abandonner Maurice à lui-même ? remarqua Amélie qui n’avait pas eu besoin de récupérer l’épître déjà flambante pour comprendre ce qu’il y avait dedans. C’est assez misérable au roi de t’infliger cette humiliation mais tu possèdes suffisamment de finesse et d’habileté pour tourner la difficulté…
- Humiliation ? Difficulté ? Quel langage lorsqu’il s’agit de ma mère !
Maurice venait d’entrer, apportant avec lui le froid et l’odeur du brouillard qui, ce jour-là, montait de l’Elbe et enveloppait la ville. Soudain, le salon parut trop petit tandis qu’il venait embrasser sa mère et sa tante. Amélie connaissant la violence de ses réactions s'efforça de jouer sur le registre de l’apaisement :
- Les mots ont dépassé ma pensée, mon garçon ! Tu sais à quel point les relations entre tes parents sont souvent houleuses. Et tu connais le caractère de ta mère : elle a dit son fait à Flemming devant le roi et… elle s’est montrée un peu trop expansive. Aussi…
- Elle doit demander pardon à ce ladre ? A cause de moi, n’est-ce pas ? ajouta-t-il avec une amertume qui bouleversa Aurore.
Elle courut le prendre dans ses bras :
- Non. Que vas-tu imaginer ? Il est vrai que je ne supporte pas que l’on t’empêche de refaire le régiment qui s’est conduit si vaillamment à Gadelbuth et ailleurs ! Et, pour comble, on ne te paie même pas ce qui t’est dû. C’est insupportable !
- Ce qui l’est pour moi c’est de vous voir vous plier, vous si fière, à d’incessantes réclamations tandis que ce Flemming ne cesse de vous mettre des bâtons dans les roues ! Mais vous n’aurez plus besoin de subir ce tracas : je m’en vais !
- Où donc ? s’exclamèrent les deux sœurs à l’unisson.
- Rejoindre le prince Eugène. Il me connaît et, je crois, m’apprécie. Avec lui la gloire est une affaire sûre. En outre il est généreux.
- Tu vas te battre contre les Turcs, gémit Aurore inquiète.
- Qu'ont-ils de plus que les autres ennemis ? Sabre contre yatagan, je ne vois pas la différence, fit Maurice en riant. Allons, ma mère, cessez de vous tourmenter ! J’ai foi en mon étoile et, auprès d’un chef comme le prince Eugène, elle brillera plus que jamais !
- Et tu pars seul ? demanda sa tante.
- Mon cheval et mon valet, c’est largement suffisant ! Quant à ce coquin de Flemming, faites-le jeter par la fenêtre par vos gens s’il osait pointer ici son vilain museau !
Et il éclata d’un rire joyeux avant de repartir comme il était venu : en coup de vent, laissant aux deux femmes l’impression qu’une tempête venait de passer. Il n’y avait pas à s’en étonner : c’était son allure habituelle.
- Mon Dieu, gémit Amélie, ramenez-le vivant ! Il est si jeune encore !
- Et si fou ! Mais je ne lui donne pas tort ! Il sera mieux auprès du prince Eugène qu’à périr d’ennui sous une marée de femmes dans une cour dont il n’a rien à espérer sinon des rebuffades !
Amélie, qui s’était agenouillée pour une courte oraison, se releva brusquement :
- Quand il reviendra, sais-tu ce qu’il lui faudrait ? Une épouse… très riche de préférence ! Ainsi il n’aurait plus rien à attendre de qui que ce soit !
- J’y ai déjà songé mais, outre qu’il n’acceptera sans doute pas d’aliéner sa liberté, Flemming se mettra en travers…
Elle se tut un long moment et alla s’asseoir dans la bergère afin de mieux réfléchir. Cela lui prit du temps mais elle en arriva à cette conclusion que l’on ne pourrait réussir un beau mariage pour Maurice en restant brouillé avec son père, par conséquent avec l’affreux ministre. C’était une amère potion à avaler mais il pouvait y avoir la manière.
Le lendemain, au lieu d’une de ses élégantes toilettes habituelles, Mme de Koenigsmark choisit la noire vêture de Quedlinburg qui obligerait son adversaire à s’incliner devant elle avant même qu’elle ait proféré une parole, puis alla s’annoncer chez le ministre qui eut la bonne grâce - ou l’habileté ! - de ne pas faire attendre la prieure du plus noble couvent d’Allemagne. On introduisit immédiatement la jeune femme dans le cabinet de travail où Flemming écrivait quelque chose assis derrière un vaste bureau. Il s’accorda cependant la mesquine satisfaction de ne jeter sa plume qu’au moment où elle fut presque devant lui :
- Veuillez excuser une affaire urgente, lâcha-t-il en sautant sur ses pieds pour, enfin, la saluer comme il convenait.
Elle répondit par une brève inclinaison de la tête avant de prendre place, sans y avoir été invitée, dans l’un des deux fauteuils placés devant le bureau. Là, elle lui offrit un sourire moqueur :
- N’intervertissez pas les rôles, Monsieur le ministre. Vous devez avoir une idée de ce qui m'amène ?
- N… on, je ne vois pas. Sauf peut-être l’inquiétude où ne cesse de vous plonger la vie dissolue de votre fils. Qu’a-t-il encore fait ?
Le ton dédaigneux à la limite du mépris agaça Aurore mais elle se contint.
- Absolument pas. On exige que je vous présente des excuses. C’est la raison pour laquelle je viens vous prier d’oublier mes intempérances de langage, déclara-t-elle avec une désinvolture qui fit rougir Flemming sous sa perruque.
- Dans l’esprit du roi il s’agissait d’une repentance… publique.
- Si vous y tenez, faites venir ceux qui travaillent pour vous ici et je recommencerai !
- Vous le faites exprès ? Publique veut dire devant toute la Cour et le roi doit en être témoin !
Sa bouche se pinçait et ses narines frémissaient. Sa visiteuse s’aperçut alors de la curieuse teinte jaune que prenait son visage. Comme si le fiel dont il était plein remontait jusqu'à sa peau. Son sourire à elle s’élargit :
- Par « toute la Cour » entendriez-vous la reine Christine-Eberhardine, Son Altesse Royale la princesse douairière qui me montrent de l’amitié, et sans oublier cette Esterlé que vous aimez tant ?
- Pourquoi pas ? Toute la Cour c’est toute la Cour !
- Alors n’y comptez pas ! Outre que les princesses apprécieraient peu la mise au pilori d’une prieure de Quedlinburg à qui vous devez le respect, je n’ai aucun goût pour ce genre de farce théâtrale. J’ai articulé des excuses, vous n’en voulez pas, tant pis ! C’est avec un vif plaisir que je vais regagner mon couvent… en Prusse ! A ce propos, vous ai-je confié que le roi Frédéric-Guillaume me veut du bien ? Il nous arrive de correspondre.
- Vous m’en voyez fort aise ! Il n’en reste pas moins que votre fils va continuer à glisser sur le chemin de la débauche et qu'au besoin on pourrait l’y aider.
Elle se dirigeait lentement vers la porte. Les dernières paroles la firent se retourner, écartant d’un geste gracieux la traîne ourlée d’hermine que son mouvement contrariait :
- Le comte de Saxe n’a plus rien à craindre des entreprises d’un ministre atrabilaire, laissa-t-elle tomber avec mépris. A cette heure il doit avoir rejoint le prince Eugène à Vienne.
- Seul ?
- Avec son valet. Si d’autres veulent l’accompagner ils sauront bien comment s’y prendre.
- Et… sans la permission du roi ? grinça Flemming.
- Eugène de Savoie-Carignan, prince français, n’a pas demandé lui non plus l’autorisation de Louis XIV qui le dédaignait. Il est à présent l’homme le plus puissant de l’empire. Il admire la bravoure de mon fils et soyez certain qu’il l’aidera à construire une carrière digne de lui !
- Louis n’était pas le père d’Eugène que d’ailleurs la Savoie faisait indépendant, tonna une voix qui avait l’air de sortir du plafond. Ce n’est pas le cas de ce gamin rebelle !
La pièce où travaillait le ministre était en fait une bibliothèque à l’étage de laquelle courait une galerie. Auguste II se tenait appuyé des deux poings à la balustrade, l’œil flambant de colère sous son abondante crinière grisonnante. Il ne lui manquait qu’un éclair à la main pour compléter sa ressemblance avec Jupiter fulminant. Aurore ne put retenir un sourire amusé tandis qu'elle exécutait une parfaite révérence :
- J’ignorais qu’il arrivât à Votre Majesté d’écouter aux portes mais en la circonstance je m’en réjouis !
- Je ne vois pas pourquoi ?
- Parce que si Votre Majesté est là depuis un moment, elle a pu constater que j’ai obéi aux exigences formulées dans la lettre qu’elle m’a fait l’honneur de m’écrire.
- Ce n’est pas ainsi que je voyais les choses mais… laissez-moi votre cabinet de travail pendant un moment, Flemming ! Je désire m’entretenir avec Madame la prieure…
Sans attendre une réponse évidente, il se dirigea vers le léger escalier en colimaçon qui, dans un coin, réunissait la galerie au plancher. Tandis que son ennemi se retirait, Aurore nota qu’Auguste II épaississait et que les marches gémissaient sous son poids. On pouvait entrevoir le vieillard qu’il deviendrait plus tard alors qu’il n’avait pas quarante ans. Cela tenait à ce qu’il mangeait trop, buvait trop et s’adonnait à la luxure, sa maîtresse officielle ne l’ayant jamais empêché de courir indifféremment la gueuse et la noble dame. Et Aurore bénit à cet instant le coup de rébellion de Maurice parti chercher auprès d’un chef prestigieux les lauriers et la fortune qu’on lui refusait.
Enfin ils furent face à face, le père et la mère. Auguste se laissa tomber dans un fauteuil en désignant de la main le plus proche, où Aurore se posa consciente que se dressait entre eux la juvénile mais déjà puissante silhouette de leur fils. Il y eut un silence puis le roi toussa pour s’éclaircir la voix et sans y être parvenu tout à fait demanda :
- Pourquoi est-il parti ainsi, sans un mot ?
- Parce qu’il lui était impossible de continuer à vivre ici selon son rang et surtout dans une inaction génératrice des pires débordements ne pouvant mener qu’à la misère. Il aime la vie militaire, la fraternité des armes, les combats où l’on joue sa vie à pile ou face mais aussi l’espérance de gloire ou de fortune.
- La guerre, nous en sortons ! bougonna Auguste. La paix lui serait-elle insupportable ?
- Je le crois. A moins qu’il puisse s'occuper de préparer la prochaine, qui ne saurait tarder… Que voulez-vous, il porte en lui le sang des Koenigsmark qui durant des années ont rempli l’Europe du bruit de leurs exploits et, tout naturellement, il rejoint le chef prestigieux auprès duquel il fait bon vivre parce qu’il l’admire passionnément !
- Ce que je ne saurais exiger de lui !… Que faudrait-il pour qu’il revienne ?
Aurore fit semblant de réfléchir, prit un petit temps et soudain laissa tomber :
- Pourquoi pas le marier à une jolie fille doublée d'une belle dot ? Il pourrait ainsi ressusciter son cher régiment…
Elle parla longtemps, heureuse d’avoir réussi à retenir son attention et aussi - non sans malignité ! - d’imaginer Flemming faisant les cent pas derrière la porte en se rongeant les ongles. A moins qu’il ne se fût trouvé dans ce logis qui était le sien, un coin tranquille pour écouter. Ce qui ne gênait pas Mme de Koenigsmark : l’important étant qu’elle ait pu faire entendre ce qu’elle avait à dire, et quand, enfin, on se sépara, ce fut d’un cœur plus serein qu'elle rentra chez elle…
Cependant, elle remit à plus tard son retour au chapitre. Il y avait un moyen d’enrichir son fils sans l’obliger à un mariage qui n’aurait peut-être pas l’heur de lui plaire et, surtout, sans peser sur les finances de l’Etat toujours plus ou moins agonisantes selon Flemming : quelques mois plus tôt Auguste II avait fait jeter en prison le comte Ramsdorf pour avoir osé publier un pamphlet : « Portrait de la cour de Pologne » dans lequel il malmenait les débordements sexuels du roi. Et, bien entendu, on avait confisqué sa fortune qui était importante. Or, comme par hasard, Ramsdorf venait de mourir dans son cachot un peu trop subitement pour ne pas donner naissance à d’interminables bruits de couloir.
Regrettant de ne pas y avoir songé lorsqu’elle était en présence d’Auguste, Aurore se hâta de réparer cet oubli en troussant l’une de ces lettres alertes et séduisantes dont elle avait le secret. Ce fut Flemming qui lui répondit dans un style beaucoup moins élégant : la fortune du comte Ramsdorf serait employée au service du royaume plutôt que de remplir les poches trouées d’un bâtard débauché !
- Cette fois, je le tue ! s’écria la mère outrée. Tant que cet homme vivra, Maurice n’aura rien à attendre de son père sinon l’abandon et l’indifférence !
Et naturellement Amélie et Nicolas eurent un mal fou à l’empêcher de courir au palais un pistolet chargé dans la poche de sa pelisse. Il ne s’agissait pas, en effet, d’un propos en l’air : Aurore était fermement décidée à en finir une bonne fois avec l’homme qui lui empoisonnait la vie…
- Tu as envie d’y laisser ta tête ? gronda Amélie. Ne t’y trompe pas, elle tombera si tu fais cela… et c'en sera fait des ambitions de Maurice en Saxe !
- Au diable la Saxe ! C’est l’Autriche qu’il sert en ce moment et elle saura le récompenser selon ses mérites !
- Pas s'il devient le fils d’une régicide ! D’ailleurs j’ai eu tort de te laisser écrire cette lettre, ajouta Amélie, prenant avec diplomatie la faute à sa charge alors qu’Aurore ne lui avait pas demandé son avis. Nous aurions dû d’abord voir la princesse mère ! Et c’est ce que nous allons faire pour tenter de conclure ce mariage auquel je pense depuis un moment !
- N’y pense plus ! J’ai déployé toute l’éloquence dont j'étais capable pour expliquer à Auguste qu’il devrait marier Maurice à quelque princesse !
- Pas de princesse ! coupa Nicolas. Le roi a un héritier à caser et aucune maison royale n’accepterait le comte de Saxe qui… qui est…
- Bâtard ! gronda Aurore. Inutile de tourner autour du pot ! Allez au bout de votre propos, Nicolas !
Aucunement désireuse de voir sa sœur se disputer cette fois avec son fidèle chevalier servant, Amélie se lança dans l’escarmouche à son début :
- Très juste ! Donc pas de princesse… souvent guère fortunées d’ailleurs, mais pourquoi pas la plus riche héritière du pays ?
- A qui penses-tu ?
- Johanna-Victoria de Loeben ! Elle est, en outre, de très bonne naissance puisqu’elle est la fille du maréchal de Loeben et de la marquise de Montbrun.
- Ne rêve pas ! Elle est déjà fiancée !
- Si l’on veut, mais c’est plus compliqué que cela…
Fille unique, en effet, la jeune fille ne manquait pas de prétendants attirés par son énorme héritage. Elle n’avait pas neuf ans qu’un des plus hauts seigneurs du Palatinat, le comte de Friesen, l’avait demandée pour son fils pas beaucoup plus âgé qu’elle. Mais il avait trouvé devant lui un père comme il n’en existait sûrement pas deux dans l’empire : celui-là se souciait en priorité du bonheur de son enfant ! Aussi imposa-t-il une clause draconienne : il s’engageait à donner sa fille en mariage au jeune comte de Friesen pourvu toutefois que ledit comte sût gagner l’affection de l’enfant et la conserver jusqu’à l’époque où elle deviendrait nubile…
Malheureusement, à peine eut-il conclu cet accord que le maréchal mourait subitement… à la satisfaction de sa veuve qui attendit tout juste le délai de viduité pour convoler avec un fringant officier supérieur au service d’Auguste : le colonel de Gersdorff.
Celui-ci qui, en se mariant, n’avait pas perdu de vue l’immense fortune Loeben, obtint aussitôt de sa femme la promesse écrite que la fortune en question ne sortirait pas de sa famille à lui et l’on fiança incontinent Johanna-Victoria à un neveu du personnage qui s’appelait également Gersdorff. Aussitôt le contrat passé avec Friesen fut déclaré caduc mais, pour plus de sûreté, Gersdorff concocta l’enlèvement de la fillette - elle n’avait pas dix ans ! - par son neveu qui la conduisit à Neuendorff, en Silésie, où un pasteur complaisant célébra un mariage à la sauvette, après quoi on ramena Johanna chez sa mère. En raison de son âge il ne pouvait y avoir aucune consommation.
C’était compter sans les Friesen ! Indignés, ils allèrent se plaindre à Auguste II en même temps qu’ils introduisaient une action en nullité de mariage devant les tribunaux ecclésiastiques. On devine l’intérêt avec lequel le souverain considéra cette plainte. Il commença par nommer l’un de ses chambellans, M. de Ziegler, tuteur de la fillette, chargé de veiller « à ce qu’elle ne contracte point avant l’âge une alliance précipitée indigne de sa fortune et de son rang ». Après quoi, un nouvel ordre royal appela à Dresde Mme de Gersdorff et sa fille où elles furent aussitôt séparées. Johanna-Victoria fut confiée à une dame de la Cour, la comtesse de Trutzschler, tandis que sa mère fut renvoyée chez elle avec défense de revoir son enfant, pendant que le Consistoire déclarait nul le mariage clandestin conclu en Silésie. Mais ce n’était pas encore tout !
Le roi alors convoqua le jeune Gersdorff, le régala d’une de ses célèbres colères au cours de laquelle il le traita de tous les noms puis lui extorqua l’engagement écrit de renoncer définitivement à Mlle de Loeben et ensuite le renvoya dans ses foyers.
On en était là quand, laissant à la maison une Aurore dont elle redoutait les incartades, Mme de Loewenhaupt demanda solennellement audience à Auguste II après que sa sœur se fut assurée de l’appui total de la princesse douairière Anna-Sophia. Enchantée par un projet qui lui convenait pleinement pour assurer l'avenir financier d'un petit-fils qu'elle aimait beaucoup, celle-ci accompagna Amélie à l'audience. Qui prenait de ce fait les couleurs d'une affaire de famille dans laquelle le Premier ministre n'avait pas à mettre son nez. Et toutes deux n'eurent aucune peine à obtenir pour le comte de Saxe la main si convoitée de Johanna-Victoria de Loeben.
Restaient deux questions à régler : d'abord la plainte du jeune Friesen qui réclamait hautement l'exécution de l'étrange contrat souscrit par son père. Auguste II la régla en lui offrant la main d'une de ses filles, bâtarde mais reconnue, que le garçon accepta fort galamment. Le second problème, c'était Maurice lui-même…
Une lettre royale au prince Eugène suivie d'un ordre exprès de rentrer au bercail le ramenèrent à Dresde.
De fort mauvaise humeur !
Après l'atmosphère exaltante des entours du prince Eugène, le faste de sa demeure viennoise où il avait pu séjourner quelques jours, la solennité imposante voire un peu sévère des palais impériaux, le retour à Dresde paraissait à Maurice moins séduisant qu'autrefois. Surtout quand il apprit la raison d'un retour si impératif : on le mariait ! Et à qui ? Une gamine de quinze ans - il n'en avait lui-même que dix-sept ! - riche comme un puits sans doute mais dont on n'était pas capable de lui dire si elle était jolie !
- Une femme n'est pas un meuble propre à un soldat ! déclara-t-il à sa mère. A moins qu'il n’éprouve de l’amour, ajouta-t-il, repris soudain par le souvenir de Rosette dont il n’avait jamais réussi à savoir ce qu’elle et sa petite fille étaient devenues.
La blessure laissée par cet amour juvénile était encore sensible et Maurice haïssait l’idée de devoir coucher avec une femme qu’il n’avait pas choisie.
- Tu n’as qu’à fermer les yeux et imaginer que c’est l’une de tes belles conquêtes, lui dit le jeune prince de Reuss qui était alors son confident. D’un certain point de vue toutes les femmes se ressemblent…
- Moi je ne trouve pas et j’ai encore l’espoir qu’elle n’acceptera pas.
Mais Johanna-Victoria accepta. Et même avec enthousiasme si l’on en croit ce qu’elle lui écrivit :
« Je vous assure, en ce qui me concerne, que je vous serai éternellement attachée. Dussé-je être privée longtemps de votre conversation, jamais je ne renoncerai à vous. Je vous prie de m’accorder aussi un peu d’affection et j’ose même dire que je n’en doute pas. Enfin je me recommande à votre constante affection (?) et je reste, Monsieur le comte, votre très fidèle Johanna-Victoria de Loeben… »
Le jeune homme parcourut rapidement le billet, le relut plus attentivement et, pour finir, le fourra dans sa poche :
- Elle s’appelle Victoria ? Eh bien, épousons la victoire !
Aucun prénom n’était en effet capable de le séduire autant et, quand il fut en face d'elle lors de la soirée du contrat, il pensa que la pilule dorée était moins pénible à avaler qu’il ne le craignait… Pas très grande mais bien faite et promettant de l’être plus encore, elle avait des yeux verts, des cheveux châtains traversés d'un reflet roux, des dents légèrement jaunes mais le sourire épanoui de qui attend beaucoup de la vie. C’était le 10 mars 1714. Les deux jeunes gens s’engagèrent irrémédiablement de s’aimer l’un l’autre comme mari et femme en tout honneur et en toute affection jusqu’à la fin de leur vie… et le surlendemain ils répétèrent à peu près le même discours devant le ministre luthérien.
C’était à Moritzburg où l’ex-Frédéric-Auguste avait tenu à célébrer avec faste le mariage de son fils. Et ce ne fut pas sans émotion qu’Aurore remit ses pas dans les traces d’autrefois. Tout le merveilleux passé lui sauta au visage à la seule exception qu’il ne s’était rien passé à la chapelle. Mais que ces noces païennes avaient eu d’éclat au milieu d’une cour triée sur le volet où seule la jeunesse était admise ! Elle revoyait les barques sur l’étang, le pavillon de soie élevé sur l’île où le prince déguisé en sultan lui avait lancé le mouchoir et puis leur retour à deux vers le château où elle avait à son tour changé sa toilette somptueuse pour un caftan scintillant et des voiles orientaux ! Et le souper splendide, le bal qu’ils avaient fui ensemble pour le refuge parfumé de la chambre où enfin elle s’était abandonnée avec une joie qu’elle n’aurait jamais imaginée…
Aussi avait-elle les larmes aux yeux en conduisant la nouvelle épousée vers le lit où elle allait sacrifier sa virginité, comme cela avait été son cas devant les tapisseries relatant les amours de l’Aurore et de Thiton, le beau prince qui allait se « dessécher » pour sa déesse.
Avec Mme de Gersdorff et d’autres dames, elle étendit Johanna-Victoria dans les draps de satin semés de fleurs et quand Maurice apparut à son tour dans une robe de chambre de velours pourpre, elle lui murmura à l'oreille en l’embrassant :
- Soyez doux, mon fils ! N’oubliez pas que c’est une jeune fille !
Il lui rendit son baiser avec un sourire narquois :
- En êtes-vous sûre ? chuchota-t-il un œil sur celle qui l’attendait avec la mine gourmande d’une chatte devant un plat appétissant. A ne rien vous cacher, je me le demande…
Cette nuit de noces ne fut pas d’ailleurs aussi ennuyeuse qu’il l’avait craint. Certes, Johanna était encore vierge mais elle fut pour lui une partenaire non seulement consentante mais active, et il découvrit en elle une sensualité, une ardeur qui réchauffa la sienne et, comme elle avait un joli corps, il prit un réel plaisir à l’initier et à en triompher à plusieurs reprises.
Après tout, il pouvait y avoir du bon dans le mariage !…
Les premiers temps ne manquèrent pas d’agrément. Le jeune couple, dont on avait officiellement avancé la majorité, alla passer sa lune de miel sur le domaine de Schönbrunn, en Lusace, qui appartenait à la nouvelle comtesse de Saxe. Les Loeben étaient, sans doute possible, les plus gros propriétaires du duché et les domaines impartis à la jeune femme - elle était fille unique - assuraient aux nouveaux époux une vie large et même fastueuse qui allait permettre à Maurice de reprendre un régiment, ce qui le rendait infiniment heureux. En outre, Johanna était tombée amoureuse de son mari au point que durant quelques semaines celui-ci cultiva l’illusion d’avoir beaucoup de chance.
Quelques semaines seulement au bout desquelles Johanna se trouva aux prises avec les malaises d’une future maternité, et d’enjoué son caractère tourna au vinaigre : elle ne cessait de réclamer la présence de son époux et fondait en larmes dès qu’il s’éloignait pour faire un tour dans la campagne où il ne tarda pas à s’ennuyer ferme… On rentra donc à Dresde et, certain d’avoir rempli ses devoirs, Maurice retrouva avec soulagement son ami Henri de Reuss et les autres compagnons de ses plaisirs habituels : le jeu et les filles, ne rentrant au logis que le moins souvent possible.
Ainsi, le 21 janvier 1715, alors que sa femme était aux prises avec les douleurs de l’accouchement, lui et Reuss se livraient, en dépit des mises en garde, aux joies d’une partie de traîneau sur l’Elbe gelé : le temps subissait un redoux et l’épaisseur de la glace pouvait être insuffisante. Foin de tout cela ! Voilà les jeunes fous partis au grand galop sur le fleuve sous les regards intéressés des badauds massés le long des rives. Et ce qui devait se produire ne manqua pas : trop fine à certain endroit, la glace se brisa, engloutissant le traîneau et ses occupants.
Au bout d’un instant Maurice fit surface et nagea vigoureusement vers la berge avec deux de ses compagnons mais, arrivé là, il s'aperçut qu’Henri manquait à l’appel. Sans hésiter alors, il plongea de nouveau dans l’eau glacée pour récupérer son ami qu’il ramena à terre sans connaissance. Les chevaux, eux, avaient réussi à se tirer d’affaire tout seuls… Naturellement on entoura les naufragés, on les réchauffa avec des couvertures et des grogs bouillants, après quoi Maurice rentra chez lui afin de changer de vêtements. Entretemps un fils lui étant né, il embrassa sa femme, la remercia, la félicita puis, à l’indignation d’Ulrica venue veiller, en dépit de ses rhumatismes, à la naissance de l’héritier, il partit fêter l’événement au cabaret avec les autres rescapés ! Malheureusement l’enfant ne vécut que quelques jours, victime des incessantes crises de nerfs et de larmes de sa mère.
Maurice vit là un signe du destin. Il n'était pas fait pour le mariage, moins encore pour une vie de famille. Eloigné la plupart du temps d’Aurore et transporté d’une ville à l’autre, d’un gouverneur à l’autre, lui-même n’en avait jamais connu. Ce qu’il aimait c’était le combat, les charges sabre au clair, la vie des camps. D’ailleurs l’interminable guerre contre la Suède reprenait avec le printemps et entrait même dans une phase si aiguë qu’une partie de la Pologne se retrouva menacée. Le comte de Saxe n’eut aucune peine à obtenir de son père l’ordre de rejoindre son régiment déjà en route pour la Poméranie.
Jamais départ ne fut plus enthousiaste. Le jeune colonel était aux anges : il allait se battre et fuyait la vie conjugale ! Et le voilà parti pour Sandomir, point de ralliement des troupes saxonnes et prussiennes, avec cinq officiers et douze soldats.
Or un soir, alors qu’ils approchent d’un petit bourg nommé Crachnitz, la nouvelle parvient qu’un armistice vient d’être signé. La première déception passée, Maurice décide de s’installer dans l’unique auberge pour y attendre d’autres instructions. Et on commence par se mettre à table pour se refaire des forces. La nuit est tombée et le bourg tranquille. Soudain, le silence extérieur vole en éclats au bruit d’une nombreuse troupe à cheval. Un officier se précipite à la fenêtre : un fort contingent de cavaliers suédois cerne l’auberge. Le jeune colonel ne compte autour de lui que dix-huit hommes tan dis que là, au-dehors, ils sont des centaines dont les intentions sont claires. Et l'armistice ? Eh bien c'est tout simplement une fausse nouvelle. Maurice alors se met à rire. Dix-huit contre huit cents lui paraît une bonne proportion et il va donner la pleine mesure de son sang-froid et de sa vaillance.
Quelques soldats sont placés au rez-de-chaussée, les autres postés aux fenêtres du premier étage peuvent tirer tout à leur aise. En outre les planchers sont percés de trous afin d’arroser de balles ceux qui entreront. Ce combat insensé va se poursuivre pendant cinq heures. Le rez-de-chaussée ayant été envahi, Maurice fait remonter ses soldats et c'est à la baïonnette à présent qu’ils harcèlent l'ennemi à travers les trous du plancher. Excédé celui-ci se retire mais en laissant un cordon de sentinelles autour de l’auberge : au jour il faudra bien que les assiégés sortent de leur retraite et capitulent.
C’est justement ce à quoi Maurice se refuse… Il a reçu une balle dans la cuisse mais on ne déplore aucune perte : ses hommes sont vivants même si certains portent des blessures heureusement sans gravité. Il n’y a qu’un seul moyen de s’en sortir : se frayer un chemin tous ensemble à la pointe de l’épée et gagner l’abri d’un petit bois peu éloigné en profitant de la surprise, mais naturellement il faut attendre la nuit.
Quand elle est tombée, la petite troupe s’échappe en silence. Les cavaliers ennemis ont mis pied à terre, rassemblé leurs montures. Maurice et les siens se faufilent dans les rangs des soldats assoupis, s’emparent de quelques armes, des chevaux dont ils ont besoin, libèrent les autres qu’ils font fuir puis au triple galop foncent vers Sandomir… où ils sont reçus par des acclamations…
Le 1er août, le comte de Saxe à la tête de son régiment attaque l'île d’Usedom puis participe activement au siège de Stralsund que défend Charles XII. C'est la seconde fois qu’il se trouve devant cette place et ce dont il rêve est voir ce roi-guerrier devenu légendaire. Il épie toutes les sorties de l’adversaire et se joint à tous les assauts. Enfin, au cours d’une nouvelle attaque il peut voir Charles XII au milieu de ses grenadiers grâce auxquels il va lui échapper non sans avoir répondu courtoisement au profond salut que lui adresse ce jeune homme qui ne l’oubliera plus…
Stralsund capitule le lendemain. Maurice dont la renommée s’est affirmée durant cette campagne et que tous admirent retourne à Dresde pour s’y retrouver désœuvré : c’est maintenant le tour des diplomates et lui, une fois de plus, n’a rien à faire. Que s'amuser ! Si l'on peut dire…
C'est alors que le Destin lui enlève celle qui depuis sa naissance l'a protégé puis soutenu. Anna-Sophia, princesse douairière de Saxe, s'éteint dans les premiers jours de janvier et pour le jeune homme cette perte est cruelle : il aimait la vieille dame qui, au temps de l'enfance, l'appelait son « cher petit mystérieux… » et son départ le laisse désarmé en face de son étemel et tenace ennemi : Flemming !
Pour celui-ci, la mort de la princesse douairière est une aubaine : elle lui livre le « bâtard » en guerre ouverte avec sa femme et dépouillé de sa cuirasse. Il va en profiter et la politique va l'y aider.
En effet, le Danemark et la Prusse s’opposant à présent sur le partage de la Poméranie, le tout-puissant ministre a poussé son maître à se retirer du conflit. Sa couronne polonaise toujours un peu branlante suffisait à ses ambitions. Dès lors il n’était plus utile de conserver entière une armée valeureuse mais qui coûtait fort cher. La dissolution de certains régiments s’imposait d’elle-même. Et, naturellement, le premier qui sauta fut celui du comte de Saxe. Du jour au lendemain il se retrouva oisif… et fou de rage !
Faire intervenir sa mère, il ne pouvait en être question. Son vieil ami le général de Schulembourg pas davantage : celui-ci s’était fixé définitivement à Venise et sa santé n’était pas des meilleures. S’il n’avait écouté que sa colère, Maurice se serait rué chez le ministre pour avoir avec lui une explication musclée mais il gardait assez de bon sens pour sentir que cela n’arrangerait rien. Restait donc une seule solution : le roi !
Après les politesses d'usage, l’entretien prit vite un ton plutôt vif. Maurice déclara sans ambages que si l’on ne lui rendait pas son régiment, il s'arrangerait pour le reprendre seul : ce damné mariage lui en donnait les moyens !
- Ce serait aller contre ma volonté, répliqua Auguste II. Sachez que j'ai personnellement signé sa dissolution et qu'il n'est pas question de revenir en arrière.
- C’est un déni de justice ! C’est la volonté de ce misérable Flemming que vous exécutez, rien d’autre. Il est roi plus que vous !
- Comte de Saxe, vous oubliez à qui vous parlez ! Je suis votre roi !
- Je croyais que vous étiez aussi mon père ! Il n’y paraît guère puisque vous me laissez dépouiller par le premier venu !
- M. de Flemming n’est pas le premier venu ! Votre mère sait que ses démêlés avec lui l’on conduite à Quedlinburg.
- Sire, la comtesse ma mère est une femme, trop faible pour espérer vaincre son pire ennemi, et il n’y a pas, que je sache, d’abbayes pour envoyer en exil les colonels de cavalerie !
- Non, mais il y a le château de Koenigstein où sont détenus les prisonniers d’Etat !
- Pour m’y mener il faudrait me prendre ! Et je cours vite !
Joignant le geste à la parole il s’enfuit à toutes jambes du cabinet royal, enfourcha son cheval en voltige. Le temps de passer chez lui prendre quelque bagage et son domestique, et il quittait Dresde au grand galop. Direction Belgrade, clé de la barrière menaçante que les Turcs ont poussée en Europe - et le prince Eugène. Les divisions ottomanes, fortes de deux cent mille hommes, occupent la ville sous les ordres du Grand Vizir. Il y a là bien des occasions pour le comte de Saxe de déployer sa vaillance. Il est de tous les engagements, de tous les assauts les plus meurtriers. A plusieurs reprises il manque d’être pris, ce qui le sauve d’une mort certaine : les Turcs ne gardent pas de prisonniers. Ceux qui leur tombent sous la main sont envoyés au bourreau, chaque tête étant payée une pièce d’or.
Quand enfin la ville tombe, c'est le signal du reflux des Ottomans. Le prince Eugène va regagner Vienne mais, cette fois, son jeune aide de camp ne le suivra pas.
- Je n’ai pas le droit de priver la Saxe d’un soldat de votre valeur, lui dit-il. Il faut que le roi en prenne pleine conscience. Aussi vais-je lui écrire personnellement en quelle estime je vous tiens !
- Je vous rends grâces, Monseigneur, mais le roi a pris l’habitude de s’en remettre en toutes choses à M. de Flemming et celui-ci a reporté sur moi la haine que lui a toujours inspirée ma mère. Je préférerais continuer à servir sous votre bannière !
- Elle ne vous mènerait pas bien loin, croyez-moi, sourit le prince. La guerre ottomane va prendre fin et moi, je vais enfin profiter de ma belle demeure du Belvédère, m’occuper de mes collections, de mes jardins… de ma santé aussi… qui n’est pas des plus florissantes !
Maurice considéra un instant le maigre petit homme, l’étroit visage où le regard brillait d’une incroyable jeunesse. Il n’y avait pas un pouce de cette frêle silhouette qui ne fût pétri d’énergie. Parti de rien, ou à peu près, Eugène de Savoie-Carignan avait tout gagné, tout arraché à un sort contraire, par sa seule volonté, son courage et son génie militaire. Sur Maurice il avait l’avantage de n’être pas bâtard mais fils légitime. Seulement, sa mère Olympe, lourdement compromise dans la sinistre affaire des Poisons, avait dû fuir la France. Ce qui ne valait pas beaucoup mieux.
- A qui le ferez-vous croire, Monseigneur ? Le génie qui vous habite vous tient lieu de santé ! N'êtes-vous pas en quelque sorte l'arbitre de l’Europe ?
Cette fois Eugène se mit à rire et vint poser sa main maigre sur l'épaule du jeune homme :
- Peut-être justement vais-je l’utiliser pour me mêler de politique. C’est un jeu presque aussi grisant que la guerre ! Quant à vous, si ma lettre ne suffit pas à ouvrir les yeux du roi votre père et si c’est une obscure inaction qui vous attend, alors imitez-moi ! Partez ! Allez chercher ailleurs la gloire qu’on vous refuse.
- … et que j’espérais trouver dans votre sillage… Autrement je ne sais pas où aller.
- En France ! Ce conseil vous surprend venant de moi qui lui ai tourné le dos et l’ai combattue mais là-bas il y a toujours du grain à moudre pour le chef remarquable que vous serez ! Louis XIV est mort et c’est mon cousin Philippe d’Orléans qui est régent. C’est un prince éclairé, intelligent, un fin politique à qui ne manque, pour être grand, qu’un goût moins prononcé pour la débauche. Vous devriez vous entendre ? ajouta-t-il avec dans l’œil une étincelle de malice.
Venant d’un tel homme le conseil ne pouvait qu’être bon et Maurice en regagnant Dresde se promit d’y réfléchir. Au bercail, il retrouva sa femme sans plaisir aucun. Presque aussitôt après la lune de miel, de graves dissentiments s’étaient élevés entre eux. Moins par la faute de Johanna que par la sienne : il était retourné à sa vie dissipée, à ses maîtresses et à son jeu. En fait, il n’avait jamais aimé son épouse. Ce qui lui plaisait en elle c'étaient surtout ses revenus qui lui permettaient de mener l’existence qu'il préférait. Il en avait même quelque peu abusé au point qu’à la fin de 1718 Johanna dut chercher refuge auprès de sa belle-mère. Aurore l'accueillit volontiers ainsi qu’elle en écrivit à Auguste II :
« Pour Madame la comtesse, il y a déjà près de quatre mois qu’elle s’est réfugiée chez moi dans l’abbaye, tous ses revenus étant pour les créanciers. Je lui dois trop d’amitié pour ne pas partager avec elle le peu que j’ai… »
Elle était sincère et plaignait vraiment cette si jeune femme en qui elle ne voyait qu’une enfant amoureuse dédaignée par un époux volage et indifférent. Maurice reçut d’elle diverses mercuriales auxquelles il ne répondit qu’une seule fois :
« Vivez assez longtemps avec elle et vous me direz ensuite ce que vous en pensez ! Je serais fort surpris si vous ne changiez pas d’avis… »
Aurore aurait aimé que son fils s’expliquât plus clairement mais elle comprit vite ce qu’il voulait dire. D’abord, l’humeur de Johanna était soumise à des variations peu agréables. En outre, la prieure découvrit avec horreur que sa bru possédait un tempérament dont, privée de mari, elle assouvissait les exigences avec des amants de bas étage… le plus souvent les palefreniers de l’écurie.
Une telle conduite ne pouvait lui être que néfaste aux yeux d’une communauté où depuis la disparition de l’abbesse, devenue finalement son amie et remplacée par Marie-Sybille de Saxe-Weissenfels, Aurore ne comptait guère de proches. Or, mère Marie-Sybille venait de disparaître et, au lieu de Mme de Koenigsmark, c’est la duchesse Elisabeth de Holstein-Gottorp qui fut élue, les fredaines de sa belle-fille n'ayant pas porté chance à Aurore. Elle pria donc la comtesse de Saxe d’aller chercher des distractions ailleurs… C’était la rupture.
Soudain effrayée parce qu'elle comprenait enfin qu'elle avait joué un jeu dangereux, Johanna-Victoria porta sa plainte à son beau-père :
« Etant unis par un lien si fort, je souhaiterais ardemment de vivre en bonne intelligence avec lui (Maurice) s’il avait seulement un peu de complaisance pour moi. Je serai toujours contente s’il me témoigne un peu d’estime et ne me brusque pas à chaque instant dès que je parle à quelqu’un. Au reste je fais serment à Votre Majesté que je me conduirai de telle manière que personne n’aura rien à me reprocher. »
Auguste II ne pouvait faire moins qu’ordonner au « bourreau » de rencontrer cette pauvre victime. Ce que celui-ci fit deux jours après l’arrivée de la lettre. Ce fut pour tenir à sa femme un langage sans aménité :
- Je sais, Madame, que vous vous plaignez de moi au monde entier. S’il vous plaît que nous nous séparions, j’y consens, mais si vous voulez rester avec moi, je vous préviens que vous serez obligée de vous régler selon ma volonté. Votre conduite ne m’agrée en aucune façon et je saurai bien vous la faire changer. Vous avez jusqu’à demain pour prendre une résolution.
- Il n’est pas difficile de deviner d'où viennent vos injustes préventions. Votre mère ne m’a jamais aimée et si elle m’a accueillie c’est uniquement dans l'intention de me plier à ses volontés afin de me réduire à l’esclavage. C’est le lot des femmes à qui l’on n’accorde d’autres droits que de se soumettre aveuglément à leur époux, mais plutôt que de me rendre à cet état j’aimerais mieux me résigner au pain et à l’eau… Voilà votre réponse. Quant à la séparation : je la refuse !
- J’aimerais savoir pourquoi ! Nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble. Jamais nous ne nous entendrons et je ne vous aime pas…
- Mais moi je vous aime ! C’est ce qui fait toute la différence !
L’éclat de rire du jeune homme donna la mesure de l’effet produit par cette déclaration :
- A qui le ferez-vous croire ? Certainement pas à moi… ou alors dites un peu ce que vous êtes allée faire à Leipzig, pendant votre séjour chez ma mère ? Est-ce pour parler avec lui de ce grand amour que vous avez rejoint ce misérable Iago1, mon ancien page déserteur avec qui l’on vous a vue un peu partout et que vous avez emmené ensuite chez vous à Schönbrunn où vous n’avez pas craint de le traiter en hôte d’honneur indépendamment du fait qu’il couchait dans mon lit !
- Vous prêtez vraiment l’oreille à tous les ragots ! Si j’aimais ailleurs je serais la première à demander la séparation. Or, je n'en veux pas !
- Soyez raisonnable, Johanna ! J’admets volontiers que je ne suis pas fait pour le mariage et que cette expérience m’en éloigne plus encore. Divorçons ! Vous pourrez refaire votre vie avec quelqu’un…
- Ma foi non ! Il me plaît d’être comtesse de Saxe… même si nous ne menons pas la vie quasi royale que j'étais en droit d’espérer.
A nouveau Maurice éclata de rire :
- Quasi royale ? Qu’est-ce qui a pu vous laisser supposer une chose pareille ? En ce cas ce n’est pas moi qu’il fallait épouser mais mon demi-frère. Il sera roi, lui !
- Les rois n’épousent que les princesses. Ce que je ne suis pas hélas ! Mais à défaut le nom de Saxe est une assez belle compensation et j’entends le garder. D’autant que vous lui avez déjà donné une auréole de gloire fort séduisante ! Un jour peut-être vous égalerez le prince Eugène et je serai là pour en profiter.
- Si c’est ce que vous appelez l’amour, ce n’est guère encourageant ! Je vous rappelle que je peux mourir sur le premier champ de bataille qui s’offrira à moi !
- Alors je serai votre veuve ! Quelle perspective exaltante ! Et comme je vous pleurerai bien !
- Pas de fol espoir ! Je ferai de mon mieux pour ne pas vous donner ce plaisir et je vais, au contraire, faire en sorte de vous enlever ce nom auquel vous tenez tant !
- Vous n’y arriverez jamais ! Je vous garderai, vivant ou mort !
Las de cette discussion stérile, Maurice haussa les épaules et quitta la place pour aller se « désennuyer » chez sa récente maîtresse, une danseuse du Théâtre de la Cour qui s’appelait Mathilda et qui, folle de lui, ne lui coûtait pas cher. Brune avec un corps souple et charmant, elle avait de jolis yeux clairs qui lui rappelaient Rosette. En outre, elle était la gaieté même et il était facile, auprès d’elle, d’oublier une lamentable vie conjugale dont il n’ignorait pas qu’il aurait peine à se défaire. Il savait que sa femme avait eu l’habileté de mettre Flemming de son côté et qui disait Flemming disait le roi !
Ce qu’il était loin d’imaginer c’est que l’idée de veuvage dont il avait débattu si légèrement avec Johanna faisait son chemin dans l’esprit vindicatif du ministre. C’est alors que lui revint à l’esprit le conseil du prince Eugène à qui Johanna venait de faire allusion : partir pour la France, s’y faire une autre vie, devenir quelqu’un par lui-même et pas seulement le bâtard d’un roi doté de quelque génie militaire. La paix semblait, cette fois, bien installée sur la Saxe. On n’y aurait pas besoin de lui avant longtemps sans doute… Et, dans cet esprit, il écrivit à sa mère pour l’informer de son prochain départ.
Tout de suite inquiète celle-ci accourut. C’était loin la France et il n’était guère prudent que Maurice laisse à sa femme le champ libre, non seulement pour le couvrir de ridicule, mais aussi pour achever de le perdre, via Flemming, dans l’esprit de son père. Aurore savait quelle aurait à combattre une détermination dont elle connaissait la fermeté. Avec Maurice, ce qu’il fallait surtout c’était gagner du temps et c’est ce qu’elle allait tenter de faire.
Quelques mois plus tôt, Utta avait quitté son service, non sans regrets, pour se marier. Elle avait repris le chemin de Goslar et une jeune fille de Quedlinburg la remplaçait.
Elle s’appelait Cécile Rosenacker, elle était charmante et Aurore espérait vaguement qu’elle séduirait suffisamment son fils pour le retenir au logis. Le moyen manquait sans doute d’élégance mais à l’âge mûr la prieure de Quedlinburg avait au moins appris qu’il ne fallait rien négliger pour atteindre le but poursuivi et faire attention aux choses les plus anodines. Cette fois elle obtint un résultat diamétralement opposé : Maurice n’accorda à la jeune beauté qu’un coup d’œil distrait et ce fut Johanna qui lui sauta autant dire au cou… Il est vrai qu’elle l’avait déjà rencontrée durant son séjour au couvent et semblait alors prendre plaisir en sa compagnie. Leur âge s’accordant, Cécile avait montré un certain attachement à une épouse aussi cruellement délaissée par le plus séduisant des hommes.
A Dresde leurs relations se firent plus étroites et la comtesse de Saxe obtint que la jeune fille séjourne chez elle durant quelque temps en remplacement de sa dame de compagnie retournée momentanément chez les siens. Aurore accepta en pensant que sa protégée se trouverait plus souvent dans les entours du comte, les deux époux se partageant alors la même maison.
Pour mieux s’attacher Cécile, Johanna commença par faire miroiter à ses yeux un avenir inattendu.
- Savez-vous, lui dit-elle, qu’un grand prince vous a remarquée ?
- Un grand prince, moi ? Madame se moque !
- En aucune façon et vous pourriez trouver auprès de lui un bel avenir. Il s’agit du roi !
- Oh, mon Dieu ! Le roi ? il m’aurait remarquée ?
- Puisque je vous le dis ! Il faut vous préparer à le rencontrer !
A la fois ravie mais vaguement inquiète, la jeune fille courut chez Mme de Koenigsmark qu’elle tenait pour sa directrice de conscience afin d’avoir son avis. Celle-ci ne montra qu’une surprise modérée : Cécile était vraiment mignonne et Aurore connaissait assez son ancien amant pour ne rien voir de surprenant dans le fait qu’il l’eût remarquée :
- En ce cas, dit-elle, il faut faire plaisir au roi. Il est certain qu’il a plus à vous offrir que la prieure d’un couvent. Il est très généreux… mais, quand vous l’aurez rencontré, revenez me le dire ! C’est à moi de vous guider et je saurai le faire mieux que Mme de Saxe…
Mlle Rosenacker promit. Et elle se prépara, non sans anxiété, pour le jour fatidique. Johanna qui espérait entrer davantage dans les bonnes grâces d’Auguste l’avait fait prévenir qu’elle souhaitait lui présenter une amie et rendez-vous avait été pris. Or, le jour venu, le roi ne parut pas à la promenade… et pas davantage les jours suivants. Il était tout simplement reparti pour Varsovie où Flemming appelait son arbitrage mais Johanna qui l’ignorait passa sa colère sur Cécile en lui reprochant d’avoir mis Mme de Koenigsmark au courant :
- C’est elle, j’en suis sûre, qui s’est mise à la traverse ! C’est une femme méchante qui ne peut supporter de n’être plus la favorite du prince ! En outre, je suis sûre qu’elle est furieuse que nous soyons amies. Car vous m’êtes devenue aussi chère qu’une sœur…
Et, là-dessus, elle éclata en sanglots, prenant le Ciel à témoin de toutes les souffrances et avanies qu’elle avait dû supporter depuis que sa mauvaise étoile l’avait mariée au comte de Saxe. Naturellement, la jeune fille essaya de la consoler. Puisqu’elle était si malheureuse, pourquoi ne pas accepter la séparation ?
- Je le voudrais bien, gémit la jeune femme après s’être mouchée, mais c’est lui, ce monstre, qui s’y refuse ! Sans moi il serait aussi pauvre qu’un gueux et il se sert de mon argent pour ses maîtresses, pour le dilapider au jeu et pour faire cent folies qui sont la honte de son malheureux père… et ma ruine ! Il vend mes terres, il vole mes bijoux pour en parer son amie la danseuse. Il n’acceptera de se séparer de moi que lorsqu’il m’aura réduite à la misère !… Oh je le hais autant que je hais sa mère ! C’est une femme abominable et je sais qu’elle veut ma perte ! La vôtre aussi sans doute !
Ce fut le début d’une période de grandes douleurs chez l’épouse de Maurice. Pendant des jours, aux prises en apparence avec une profonde dépression, elle fit de la jeune fille la confidente de tout ce que son époux et sa belle-mère lui avaient fait endurer et continuaient de lui infliger. Celle-ci compatissait de son mieux, s’efforçait de consoler, encore qu’elle ne trouvât pas grand-chose à redire dans la conduite du comte quand il était au logis. Depuis qu’elle y était entrée d’ailleurs, il y revenait plus volontiers et si son appartement et celui de sa femme étaient nettement séparés, il prenait plus souvent avec elle le repas de midi. Parfois aussi, hélas, les échanges entre les deux époux manquaient d’amabilité, après quoi Johanna pleurait pendant des heures en compagnie d’une Cécile de moins en moins apitoyée. Le comte Maurice avait de si beaux yeux bleus et un sourire si séduisant !
Un matin où celui-ci n’était pas apparu parce qu’il avait passé la nuit chez sa maîtresse, Johanna, pensant que le dévouement de Mlle Rosenacker lui était désormais acquis, la fit venir dans le petit salon où elle faisait sa correspondance et la reçut à demi étendue sur un canapé, arborant une mine affreuse.
- Je n’en peux plus, lui confia-t-elle. Ces deux monstres vont me conduire au tombeau si je ne prends mes précautions ! Heureusement j’ai gardé des amis fidèles. L’un d’eux vient de me rapporter ceci de Venise.
« Ceci », c’était un joli coffret de laque chinoise renfermant deux boîtes de porcelaine. Elles contenaient une poudre blanche et fine.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda Cécile.
- Le seul moyen de recouvrer ma liberté et même de sauver ma vie ! Pour cela j'ai besoin de votre amitié…
Et, comme la jeune fille n’avait pas l’air de comprendre, elle ajouta en pleurant :
- J’ai remarqué que, lorsqu’il vient, le comte prend plaisir à recevoir un café de vos mains. Il suffira de vider le contenu de l’une de ces boîtes au fond de sa tasse avant d’y ajouter le breuvage. Cela ne changera pas le goût et n’aura, m’a-t-on dit, assurément aucun effet immédiat. Mais seulement dans trois ou quatre mois une maladie mortelle se déclarera. S’il maintient son projet il sera loin de nous et personne ne songera à nous accuser…
- Et… l’autre ?
- Nous la garderons pour le moment où mon affreuse belle-mère apprendra sa mort, et quand elle s’éteindra on pensera que le chagrin l’a tuée… Je pourrai peut-être refaire ma vie. Quant à vous, soyez sûre que le roi vous aura prise depuis longtemps sous sa protection… Faites-le pour moi, mon amie… et le bien que je vous rendrai sera à la hauteur de ma reconnaissance…
Effarée, la jeune Cécile eut un gémissement :
- Vous voulez que moi… j’empoisonne M. le comte puis plus tard sa mère ?
- Si vous m’aimez autant que vous le dites cela vous sera d’autant plus facile que vous ne risquerez absolument rien…
- Je vous aime… beaucoup, mais cela !… Non ! Non !… Je ne pourrai jamais !… Ce serait offenser Dieu !
- Mais non ! Au contraire ce serait vous substituer à Sa justice ! Rentrez dans votre chambre et songez-y calmement ! Songez surtout que, ces deux-là disparus, nul ne s’opposera plus à votre destin glorieux auprès du roi !
Les jambes flageolantes, la malheureuse regagna ladite chambre… où elle s’aperçut peu après qu’elle était enfermée. La peur la prit. D’autant que, dans la nuit, elle entendit soudain la voix de la comtesse :
- Je vous conseille d’accepter et le plus tôt sera le mieux pour vous ! Sinon, c’est dans votre nourriture que je pourrais verser de cette belle poudre blanche !… Vous avez trois jours pour réfléchir !
Puis la maison retomba au silence de la nuit.
Affolée la jeune fille comprit qu'elle était prise dans un piège qui la dépassait. Elle ne voyait, en effet, aucun moyen d’en sortir : la porte bien épaisse et bien close ne s’ouvrait que pour le plateau qu’un valet goguenard lui apportait deux fois par jour. Quant à la fenêtre, elle était au troisième étage de la maison. Et des étages très hauts : impossible de sortir par là ! Et elle n’avait plus que trois jours !
Elle passa le premier et le deuxième à pleurer, tellement envahie par la peur qu’elle n’essayait pas de mettre deux idées bout à bout. Il est vrai qu’elle n’était pas non plus d’une extrême intelligence et que cela n’avait pas échappé à Johanna. Cependant, pensant qu’il valait mieux garder quelques forces et qu’elle ne risquait rien avant d’avoir rendu sa réponse, elle fit honneur aux plateaux que le valet, toujours le même, lui montait avec un sourire qui lui donnait envie de le griffer bien qu’il ne lui adressât jamais la parole.
Quand vint le troisième, veille du jour fatidique, elle eut la surprise de le voir tirer de sa poche un petit papier et le lui mettre sous le nez. Il y avait écrit : « Ouvrez votre fenêtre à onze heures ! » Rien d’autre ! Quand elle eut lu, il le lui retira aussitôt pour le remettre dans sa poche, attendit qu'elle eut pris le contenu du plateau comme il faisait d’habitude et disparut.
Tremblante, cette fois, d'un espoir qu'elle n'osait pas encore formuler, elle attendit onze heures. Le dernier coup à peine sonné à l’église voisine, elle alla ouvrir sa fenêtre et se pencha sur la rue obscure. Vite accoutumés, ses yeux distinguèrent une silhouette noire qui montait vers elle en escaladant le mur. Au bout de quelques minutes l’homme dont on avait fait son geôlier enjambait l’appui de la croisée puis sans s’intéresser autrement à elle tira sur une ficelle attachée à sa ceinture pour faire monter une échelle de corde qu’il amarra solidement. Cécile l’avait regardé faire avec un mélange très inconfortable de crainte et de curiosité. Pourtant quand il rabattit les panneaux vitrés elle cessa de comprendre. Elle ouvrit la bouche pour demander des explications mais il lui fit signe de se taire… et elle la referma. Juste à temps pour constater qu’il l’avait prise dans ses bras :
- Je cours de grands risques pour vous, chuchota-t-il. Cela mérite bien un merci ?
- Mais je…
- Chut, vous dis-je ! Quand on est aussi belle on doit être généreuse et je veux ma part !
Il était trop fort pour quelle puisse espérer lui échapper à moins de hurler et d’ameuter toute la maison. Une maison dont elle n’avait rien à espérer d'autre qu’un sort définitif. Alors elle se soumit à celui qui s’emparait d’elle avec plus de douceur qu'elle n’en attendait et s’aperçut avec étonnement que ce n’était pas si désagréable, trouvant même un instant de fugitif plaisir.
Quelques minutes plus tard, il l’aidait à se rajuster puis, après un dernier baiser rapide, murmurait :
- Je vais descendre devant vous afin de tendre l’échelle. Il y a un peu de vent, ce soir. Vous pensez y arriver ?
Reprise par la peur, elle hocha la tête et l’observa tandis qu’il dégringolait vers le sol avec agilité. Puis elle sentit que les cordes se tendaient et comprit que le moment était venu de faire preuve de courage. Comme elle l’avait vu faire, elle enjamba l’appui de la fenêtre, toucha du pied les premiers échelons, recommanda son âme à Dieu, ferma les yeux et commença la descente. C’était plus facile qu’elle ne l’avait craint mais elle faillit s’évanouir tant elle avait eu peur et, en touchant terre, dut se raccrocher à son étrange sauveur.
- Vous savez le chemin pour aller chez Mme de Koenigsmark ? demanda-t-il.
- Oui, mais vous, comment allez-vous faire ?
- Moi ? Je vais remonter, ôter l’échelle, laisser votre fenêtre ouverte… et aller me coucher tranquillement !
Il l’accompagna jusqu’au coin de la rue et s’esquiva en courant après lui avoir conseillé d’en faire autant, mais c’était inutile : Cécile était si terrorisée qu’elle galopa jusque chez Mme de Koenigsmark. Elle ne fit aucune mauvaise rencontre, Dresde étant une ville bien tenue. Le plus difficile fut de se faire ouvrir la porte à cette heure tardive. Elle y réussit cependant et l’aventure s’acheva pour elle dans les bras d’une Aurore en robe de chambre où elle s’effondra secouée de sanglots.
Devinant qu'il s’était passé quelque chose de grave, celle-ci la fit asseoir, attendit avec patience la fin de la crise en lui caressant les cheveux, ordonna qu’on apporte une tasse de chocolat chaud parce qu’elle semblait transie, l’aida à boire doucement, après quoi elle l'interrogea : que lui était-il arrivé chez sa belle-fille pour la mettre dans cet état ?
Réchauffée, réconfortée, la pauvre Cécile confessa tout, y compris les conditions qui lui avaient permis de recouvrer sa liberté, et pour finir implora Aurore de ne plus l’envoyer chez une femme aussi dangereuse.
Aurore lui promit de la faire repartir pour Quedlinburg dès le lendemain. Elle était plus qu’inquiète. Si Johanna-Victoria en était à vouloir les éliminer, Maurice et elle, il était urgent d’agir ! Pas pour sa propre sécurité - encore qu’elle ne vît aucune raison de se laisser trucider bêtement ! - mais pour celle de son fils. Et, puisqu’il souhaitait tant gagner la France, elle allait l’y pousser au lieu d’essayer égoïstement de le retenir. Mais elle n’était pas au bout de ses surprises avec sa bru…
Au milieu de la matinée, la comtesse de Saxe arrivait en trombe chez elle, apparemment fort en colère, pour conseiller à Mme de Koenigsmark de se défaire sur l’heure d’une intrigante uniquement occupée de construire sa fortune en détruisant celle des autres. Elle l'avait chassée de chez elle la nuit précédente et suppliait sa belle-mère d’en faire autant.
- C’est une peste que cette créature et elle ne saurait trouver sa place dans aucune maison honnête… Renvoyez-la au ruisseau dont elle n’aurait jamais dû sortir !
- C’est déjà fait ! répondit froidement Aurore. A cette différence près qu’il ne saurait être question de ruisseau. Mlle Rosenacker est issue d’une famille d’honorables bourgeois et je vous serais obligée de tenir cette histoire secrète. Sa propagation ne bénéficierait à personne… A vous moins que toute autre.
- Je ne vois pas pourquoi ?
- Allons, ma fille, réfléchissez ! Je cherche en vain la raison pour laquelle Cécile, pas très futée au demeurant, voudrait supprimer votre époux qui ne l’a peut-être jamais remarquée et moi qui n’ai eu pour elle que de bons procédés. En revanche, vous-même…
- Oh, c’est trop fort ! Oser m’accuser alors que…
- Je ne vous accuse pas. Je vous dépeins seulement ce que l’on pourrait conclure au cas où vous crieriez trop fort ! Les gens sont si méchants…
La visite ne se prolongea pas au-delà. Dès que Johanna eut disparu, Aurore envoya Gottlieb - définitivement passé à son service - à la recherche de Maurice, prit ses dispositions pour renvoyer Cécile dans sa maison du couvent puis s'installa devant son petit bureau pour écrire au roi.
« Des faits nouveaux que je confierai plus tard à Votre Majesté, mais où ma vie est intéressée, m’inclinent à changer mes vues concernant le voyage en France souhaité par le comte de Saxe et j’ose prier instamment le roi de bien vouloir lui accorder son congé… »
La lettre était à peine arrivée au Residenzschloss que Gottlieb ramenait le jeune homme. En quelques phrases, sa mère lui retraça les événements de la nuit et de la matinée puis conclut qu’elle désirait instamment le voir partir pour Paris le plus tôt possible. Naturellement il commença par protester :
- Vous voulez que je fuie devant cette folle qui veut m’empoisonner ? Pour que l’on rie de moi ? Vous n’y pensez pas, ma mère ! Je vais de ce pas corriger cette mégère comme elle le mérite et l’obliger à des aveux écrits grâce auxquels je pourrai obtenir du Consistoire une ordonnance de divorce !
- Elle n’avouera rien et si vous la malmenez trop, c’est vous qui aurez tort et passerez pour une brute !
- Certainement pas quand on aura entendu Mlle Rosenacker !
- Elle est terrifiée et, si elle devait s’exprimer devant une assemblée, il serait impossible de lui arracher une parole. D’ailleurs je l’ai déjà renvoyée à Quedlinburg. J’ai aussi demandé votre congé à Sa Majesté.
- Me l’accordera-t-elle ?
- Je n’en doute pas un instant. Flemming va être trop content de vous voir partir à l’autre bout de l’Europe, caressant l’espoir de ne jamais vous revoir. Au reste, ajouta-t-elle avec une pointe de tristesse, votre père me savait réticente à ce projet parce que je redoute que vous ne vous y plaisiez trop !
- Pas au point de ne jamais revenir vers vous, ma mère ! fit-il ému en l’étreignant. Vous savez combien je vous aime ! Et vous laisser seule aux prises avec la vipère que l’on m’a fait épouser m’effraie…
- Il n’y a aucune raison du moment où vous ne serez plus là ! En outre, elle travaillera sans s’en apercevoir à cette séparation que nous souhaitons. Croyez-moi ! Il faut lâcher la bride à la comtesse. Elle se perdra infailliblement !… Et soyez sûr que j’y veillerai ! Allez commencer vos préparatifs !
- C’est peut-être prématuré ? Si le roi refusait ?
- Il acceptera ! assura-t-elle avec un sourire.
Elle avait une fois de plus raison. Mis au courant par un avis d’Auguste II, Flemming répondit par une simple note :
« En France, le comte de Saxe pourra continuer d’apprendre le métier de la guerre au lieu que chez nous, qui n’avons plus de guerre et qui ne souhaitons pas d’en avoir, il n’apprendra plus rien. »
C’était la porte ouverte à la liberté ! En plus, l’analyse du Premier ministre était juste. L’été précédent, la Quadruple Alliance avait été signée par la France, l’Empire, l’Angleterre où régnait à présent George Ier de Hanovre, le désastreux époux de la malheureuse Sophie-Dorothée toujours enfermée à Ahlden, et les Provinces-Unies, autrement dit les Pays-Bas. Depuis le début de cette année 1720, l’Espagne y adhérait. Enfin, la mort de Charles XII devant Fredericschall avait mis fin à l'interminable guerre du Nord dont la Pologne avait tant eu à souffrir, et le traité de Passarowitz avait renvoyé les Turcs chez eux.
Au fond, la France du Régent étant elle aussi en paix, on ne voyait pas vraiment ce qu'elle pourrait apprendre du côté militaire au comte de Saxe mais elle conservait le rayonnement de Louis XIV, mort cinq ans plus tôt, et il était d’usage en Europe pour un prince éclairé d’y venir séjourner afin de s’imprégner d’une civilisation hors pair qu’allait prolonger ce nouveau siècle, celui des Lumières.
Après des adieux protocolaires à son royal père, très émus à sa mère et à sa tante Amélie arrivée quelques jours avant, un brin grinçants à une épouse qu’il espérait bien ne jamais revoir, tout au moins sous l’avatar de comtesse de Saxe, Maurice prit enfin, vers le milieu du mois d’avril, le chemin de Paris.
Il n’imaginait pas encore que, ce faisant, il calquait son destin sur celui de l’homme qu’il admirait le plus, le prince Eugène, en effectuant le parcours contraire. Eugène avait quitté la France sans esprit de retour, le fils d’Aurore de Koenigsmark quittait la Saxe définitivement, même s’il devait y revenir à plusieurs reprises au simple titre familial. Il ne savait pas qu'au service du roi il écrirait le nom de Maurice de Saxe en caractères de feu sur le front de l'Europe.
Quand, au mois de mai 1720, Maurice de Saxe arrive à Paris, la capitale française « peut se vanter d’avoir neuf cent cinquante rues garnies de vingt deux mille maisons éclairées par cinq mille cinq cent trente-deux lanternes… quarante-quatre collèges, vingt-six hôpitaux, onze séminaires, huit châteaux, plus de cent hôtels considérables, cinquante fontaines publiques, huit portes ou arcs de triomphe, douze ponts, douze marchés, vingt-cinq ports, cinquante-deux boucheries, cinquante boutiques à poissons, quatre foires franches, vingt-cinq abreuvoirs pour les chevaux, quarante-cinq égouts, quatre-vingt-deux tombereaux pour enlever les immondices, huit jardins publics, six académies royales, quatre bibliothèques publiques et trente tribunaux pour l’administration de la justice1 ».
Telle qu’elle était, en dépit d’une voirie quelque peu dépassée par les suites pluvieuses d'un hiver particulièrement rigoureux, la ville lui plut en raison de la vie intense qui exsudait de ses rues, de son peuple, de son fleuve perpétuellement encombré de chalands. En outre, il n'y débarquait pas comme un étranger ne sachant par où s’intégrer à une cité totalement inconnue. Il y était non seulement annoncé mais attendu. D’abord par le comte de Hoym, ambassadeur de Saxe-Pologne, à qui Auguste II avait demandé de s’occuper de son rejeton et surtout de le surveiller. Ensuite par deux amis de son âge avec lesquels il avait lié connaissance au siège de Belgrade et sous les auspices du prince Eugène : Charles de Bourbon-Condé, comte de Charolais, et son cousin Louis-Auguste, prince de Dombes, tous deux petits-fils de Louis XIV et de Madame de Montespan2. Ils avaient le même âge : vingt ans, et avaient formé avec le jeune Saxe, seulement un peu plus vieux, un trio de joyeux drilles qui allait se reconstituer tout naturellement, les deux premiers ouvrant largement devant leur ami les portes de la Cour… ou plutôt de deux cours : celle, un rien tapageuse, du Régent et celle, beaucoup plus silencieuse, du petit roi Louis XV qui avait dix ans.
Le Régent c’était le duc Philippe d’Orléans, fils du défunt Monsieur, frère de Louis XIV, prince hors normes s’il en fut, et de sa seconde épouse, la pittoresque Princesse Palatine. A la mort du Grand Roi, cinq ans avant l’arrivée du comte de Saxe, le duc Philippe avait assumé la lourde charge de la régence durant la minorité d’un petit garçon orphelin qui en avait alors cinq et auquel il entendait se dévouer. Pour commencer il lui avait fait quitter le fabuleux Versailles qu’il trouvait beaucoup trop éloigné de sa résidence, le Palais-Royal, devenu de ce fait siège du gouvernement. Le vieux Louvre étant inhabitable, c’est au palais des Tuileries qu’il l’avait installé, autant dire en face de chez lui, avec son entourage. Singulièrement venimeux d’ailleurs, l’entourage, et qui passait son temps à épier la moindre occasion de crier au loup contre un prince que les anciens et fourbes entours de la marquise de Maintenon, épouse morganatique de Louis XIV, haïssaient d’un cœur unanime et qui, animés par un christianisme perverti jusqu’à la pire bigoterie, voyaient en lui l’Antéchrist en personne, autrement dit le Diable !
En réalité, Philippe d’Orléans était, selon Saint-Simon (la plus mauvaise langue de l’ancienne Cour), un prince « doux, accueillant, ouvert, d’un accès facile et charmant, le son de sa voix agréable et un don de parole qui lui était tout particulier… Sa mémoire était si singulière qu’il n’oubliait ni choses, ni gens, ni dates. Il excellait à parler sur-le-champ et en justesse et vivacité soit aux bons mots, soit de reparties. Avec cela nulle présomption, nulle trace de supériorité d’esprit ni de connaissance, raisonnant comme d’égal à égal et donnant toujours de la surprise aux plus habiles »… Très intelligent, cultivé, s’intéressant aux sciences et aux arts, il détestait la Cour telle qu’on l’entendait à Versailles. Vaillant au combat - quand on lui permettait de s’y montrer, ce qui avait toujours été rare -, il possédait toutes les qualités qui font les grands princes mais il aimait trop les femmes - à l'exception de la sienne qui l’ennuyait à périr ! - et les petites orgies entre amis. Il collectionnait les maîtresses presque autant que les joyaux et les œuvres d’art et, après six heures passées à sa table de travail, il aimait se livrer à tous les plaisirs de la chair en compagnie d’une poignée de joyeux lurons et de jolies filles peu avares de leurs charmes. Ses « petits soupers » le clouaient au pilori des gens honnêtes grâce à la haine agissante de quelques hauts personnages, comme le duc de Bourbon, qui ne lui pardonnaient pas cette régence voulue par Louis XIV à son lit de mort et qu’ils considéraient comme leur dû. Tel était le personnage auquel ses amis avaient décidé de présenter le comte de Saxe en assurant que s'il lui plaisait il serait immédiatement admis dans une intimité aussi perverse que convoitée.
Installé avec ses gens dans l’hôtel de Châteauneuf, quai des Quatre Nations, Maurice eut à peine le temps de se remettre de son long voyage. Le matin suivant, il vit débouler Charolais tout frétillant de la joie d’apporter une bonne nouvelle :
- Monseigneur le Régent vous recevra dès ce tantôt ! Il m’a dit lui-même qu’il serait charmé de rencontrer un homme de votre valeur. Veillez à votre apparence ! Vous serez sûrement présenté à toute la famille !
L’après-midi donc, tiré à quatre épingles, Maurice montait en voiture avec son ami pour se rendre au Palais-Royal. Le chemin était court : il suffisait de traverser la Seine. Pourtant, quand on eut traversé le fleuve, l'atmosphère de la ville changea. Relativement paisible sur la rive droite, elle était presque tumultueuse aux abords de l'élégante résidence construite jadis par le cardinal de Richelieu puis habitée par la famille royale durant la minorité de Louis XIV et devenue enfin l’apanage de la famille d’Orléans : un vaste quadrilatère enfermant de magnifiques jardins et des appartements dont le luxe n’avait pas grand-chose à envier à Versailles.
Contrairement à l’habitude les grilles étaient fermées et bien gardées. Peut-être à cause de ces groupes de gens d’allure bizarre qui se formaient, tenant des conciliabules et hurlant parfois des propos incompréhensibles d’où surgissait un nom étranger : Law ! Apparemment ces gens-là ne lui voulaient pas du bien :
- Qui est-ce ? questionna Maurice.
- Law ? Un homme de finances, un magicien qui nous est venu il y a cinq ans, qui a pris en mains tout ce que produisent les pays et les terres d’Outre-Mer, qui remplace l’or par des billets et qui a fait gagner des fortunes à beaucoup de monde. Comment ? ne me demandez pas car je n'y ai jamais rien compris ! Tout ce que je sais est que les choses vont moins bien depuis le début de l'année, d'où une agitation qui semble se développer. Mais nous n'avons pas à nous en soucier : à Paris le peuple s’agite pour un oui ou pour un non. Ah ! Nous entrons !
La voiture franchissait en effet l’entrée du palais, saluée par les gardes à qui le cocher venait d’annoncer les arrivants. Un moment plus tard ils parcouraient une longue galerie où s’échelonnaient des merveilles : marbres antiques, tapisseries précieuses, toiles de maîtres. Le cabinet du prince s’ouvrait au bout donnant sur les jardins abondamment fleuris où chantaient des oiseaux. Les nouveaux venus y trouvèrent le Régent près d'une fenêtre avec entre les mains ce qui semblait être un morceau de soleil. En fait c’était un magnifique diamant non monté, d’une taille exceptionnelle et dont il tirait des éclairs irisés en le faisant jouer dans la lumière avec un évident enchantement :
- Ah, Charolais ! Venez, mon cousin, venez admirer cette splendeur que l’on vient de m’apporter ! Cent quarante carats ! D’une pureté absolue ! Et voyez cette délicate teinte à peine rosée !… Ah, Monsieur le comte de Saxe ! ajouta-t-il en se tournant légèrement vers Maurice. Je suis heureux de vous voir ! On sait vos exploits et que vous arriviez en même temps que mon beau diamant est un signe des dieux !
- L’accueil de Votre Altesse me comble de joie ! s’écria le jeune homme spontanément. Je n’osais espérer…
- Vous aviez tort ! Votre visite me cause un réel plaisir ! Aimez-vous les belles pierres ? Votre auguste père passe pour les apprécier.
- En effet, Monseigneur, et j’avoue partager ce goût. Encore que je n’aie guère l’occasion de commencer une collection !
- Vous êtes trop jeune, bien sûr, mais cela viendra. Prenez un siège et causons !
- Monseigneur ! Le respect !…
- … ne souffre en aucune façon lorsque l’on s’accorde le plaisir de la conversation…
Les trois hommes prirent place autour d’une petite table de laque rouge qui servait de cadre à un coussin de velours noir sur lequel le prince déposa le joyau et, pendant quelques instants, ils gardèrent le silence, plongés dans la contemplation de la fabuleuse pierre.
- Où l’avez-vous trouvée, mon cousin ? demanda Charolais.
- A Londres, figurez-vous ! Il provient des mines de Partial, aux Indes, et a été remis, brut, au gouverneur anglais Pitt qui l’a envoyé en Angleterre pour le faire tailler. Je l’ai su par… certaines personnes que j’entretiens là-bas et, plutôt que de le laisser saisir par cet affreux George qui se le serait adjugé sans bourse délier, j’ai fait une offre que Pitt a acceptée et le diamant vient d’arriver ! Il porte jusqu’à présent le nom de Pitt mais je pense qu’il mérite mieux…
- Pourquoi pas « le Régent », Monseigneur ? murmura Maurice qui subissait toujours la fascination de la merveille - ce qui lui valut un large sourire du prince. Cela lui irait bien, il me semble.
- J’aimerais beaucoup… mais je le destine à notre jeune roi. Je voudrais qu’il soit enchâssé à la couronne de France le jour de son sacre…
A nouveau, il semblait repris par le rêve et ses deux compagnons respectèrent son silence. Cela permit à Saxe de mieux le regarder.
quarante-six ans, Philippe d’Orléans conservait une bonne partie d’une beauté qui avait fait de lui, au temps du Grand Roi, le prince le plus charmant et le plus séduisant qui soit. A présent, les charges du gouvernement, la haine de ses innombrables ennemis - on ne lui avait rien épargné, pas même l’accusation infâme d’avoir fait empoisonner le duc et la duchesse de Bourgogne, parents du petit Louis XV ! - et aussi les nuits de débauche avec un groupe restreint d’amis et de belles peu farouches, encore qu’il ne supportât pas le vin, avaient posé leurs griffes sur ce noble visage. Il s’était alourdi mais conservait le charme d’un regard et d’un sourire où demeurait un léger reflet de l’enfance. Il y avait autre chose aussi que le jeune observateur n’arrivait pas à définir, une ombre, un voile, un pli douloureux au coin de la bouche bien dessinée…
Philippe d’Orléans s'arracha bientôt à la fascination du diamant pour sourire au nouveau venu :
- Parlons de vous à présent ! Charolais m’a dit que vous souhaitiez servir la France. Cela m’enchante car je sais votre talent mais j’avoue que cela m’étonne : ne fûtes-vous pas enrôlé sous la bannière du prince Eugène ? Que pouvez-vous souhaiter de mieux ?
- Le prince n’a plus rien à combattre pour le moment sinon peut-être l’âge qui approche. J’ajouterai qu’il m’a fait l’honneur de me conseiller vivement de venir offrir mon épée à vous d’abord, Monseigneur, et aussi au roi !
- Etrange que feu mon oncle, si grand souverain cependant, ait permis qu’échappe à la France un tel soldat ! On peut se demander si n’entrait pas dans ce conseil un regret en forme de testament ? Il vous lègue à nous en quelque sorte… Il est vrai que par votre mère vous êtes un Koenigsmark et ceux-ci ont laissé au royaume un magnifique souvenir…
On les évoqua pendant un moment, ce qui permit au Régent de questionner habilement le jeune homme. Ayant servi lui-même - et brillamment - durant la guerre de succession d’Espagne sous le maréchal de Luxembourg, que la vox populi avait surnommé « le Tapissier de Notre-Dame3 », il savait apprécier la qualité d’un homme. La vaillance de celui-là n’était plus à démontrer. En outre il ne manquait pas d’idées sur la façon de mener une bataille, de faire en sorte qu’elle économise le plus possible de vies humaines ainsi que sur les améliorations que l’on pouvait apporter aux armées.
- Demain, je vous mènerai au roi mais, pour l’heure, on va vous conduire chez ma mère. Elle brûle de vous connaître… et de pouvoir parler allemand avec un spécialiste ! Nous nous reverrons ce soir ! Charolais vous conduira souper chez moi en petit comité…
Laissant son ami aller l’attendre dans sa voiture parce qu’il goûtait peu la compagnie de celle qu’une mauvaise langue avait surnommée « le gros Madame » et d’ailleurs la redoutait comme tous ceux issus des bâtards de Louis XIV, Maurice suivit le chambellan jusqu’à un appartement, relativement petit, situé dans l’aile orientale du palais et adossé à l’Opéra. Cette circonstance inhabituelle ne gênait guère Madame, qui adorait la musique et qui d’ailleurs jouait de la guitare. Sauf la nuit où elle faillit griller dans l’incendie dudit Opéra, son logement ayant été miraculeusement sauvé par le vent qui soufflait d’un autre côté.
On ne le fit pas attendre. Tout juste quelques secondes passées à admirer les somptueuses tapisseries de ce logis exceptionnel avant que l’un des dix valets de la princesse n’ouvre devant lui la porte d’une vaste pièce ressemblant davantage à l’antre d’un savant qu'au cabinet d’une dame, fût-elle princesse. Avant que son profond salut ne le courbe vers le tapis, il put entrevoir des bibliothèques, des vitrines, des coffres ouverts et une immense table-bureau en noyer à pieds de biche supportant une écritoire en chagrin vert orné d’argent devant laquelle une grosse femme était assise la plume à la main. En même temps une voix forte assaisonnée d’un furieux accent tudesque barrissait :
- Voilà donc le fils de ce luron d’Auguste le Fort ! Par ma foi, jeune homme, vous lui ressemblez ! Au moins par la carrure, car vous êtes beaucoup plus beau !…
- Madame est trop bonne !
- Non. Madame a des yeux ! Et ne fait jamais de compliments en l’air. Votre mère, je suppose ? On la disait belle à miracle…
- Elle l’est encore… même sous la sévère vêture de prieure des Dames de Quedlinburg !
- Choisir la plus belle façon de servir Dieu, c’est bien ! A présent prenez place ! J’achève cette lettre et je suis à vous !
Maurice s’assit avec satisfaction, celle d’avoir quelques instants devant lui pour examiner discrètement cette princesse hors du commun et ses entours. Incontestablement Elisabeth Charlotte de Bavière, dite Liselotte, dite la Palatine, était laide, trop grosse, avec le nez de travers, des yeux relativement petits - encore que singulièrement vifs -, un teint rougeaud de paysanne, mais l’intelligence et la malice fusaient de sa lourde personne de soixante-huit ans emballée plutôt qu’habillée d’une belle robe de taffetas violet et de dentelles, blanches comme celles du bonnet posé sur son épaisse chevelure grise. Impeccablement coiffée d’ailleurs car Madame détestait le laisser-aller et tenait à se montrer toujours accommodée comme il convenait à une princesse même lorsqu’elle était en son particulier. En revanche elle ne portait aucun bijou, elle qui cependant en possédait de magnifiques4. Mais la main qui tenait la plume, bien que dodue, gardait une jolie forme.
De la femme le regard du jeune homme passa au bureau sur lequel s'empilaient des rames de beau papier de Hollande à tranche dorée, des plumes d’oie neuves, de la poudre d’or, de la cire rouge, un cachet à double écusson ; un chandelier d’argent supportant des bougies allumées, une sonnette pour appeler un valet et acheminer les lettres du jour car elle en écrivait toujours plusieurs, de sa grande écriture carrée qui dévorait les pages. Il y avait aussi, mouchetant le drap vert qui couvrait la table, de nombreuses taches de bougie…
A l'exception du léger grincement de la plume, le silence était total, ce qui représentait un miracle étant donné la situation du palais en plein milieu du centre nerveux de Paris. Madame, sa page achevée, ayant pris une nouvelle feuille, le visiteur s'intéressa au décor. En dehors de la bibliothèque et des vitrines pleines d’une collection de pierres gravées et d’une autre de médailles, il y avait des portraits. Ceux, visiblement allemands, des parents, celui du défunt époux, le ravissant Monsieur, frère de Louis XIV, tout scintillant de pierreries et dont tout le monde savait qu’il préférait les garçons, et qui devait former avec sa Liselotte un bien étrange couple !…
Un soupir à faire tomber les tableaux le tira de sa rêverie. Madame avait fini sa lettre et, tout en la parcourant du regard, revenait à son visiteur, cette fois-ci dans sa langue natale :
- Je viens d’écrire à la reine de Prusse, Sophie-Dorothée, ma cousine que votre mère a dû connaître étant enfant quand, avec son frère, elle était à la cour de Hanovre. Je l’aime bien, d’abord parce qu’elle est la petite-fille de ma chère tante, l’Electrice Sophie de Hanovre, ensuite parce qu’elle a toujours été malheureuse. Toute petite elle a souffert de n’avoir jamais revu sa mère, cette pauvre idiote de Sophie-Dorothée de Celle qui a oublié ses devoirs avec votre sacripant d’oncle Philippe de Koenigsmark et qui continue de végéter dans son château des brouillards. Un sort amplement mérité !
- Votre Altesse Royale est sévère, répliqua Saxe qui évidemment n’ignorait rien de son histoire familiale. Un grand amour…
La Palatine éclata d’un rire féroce :
- Balivernes ! Quand on est mère, on se doit à ses enfants, un point c'est tout, et Sophie-Dorothée n’a pas volé ce qui lui est arrivé, son amant non plus… encore qu’il ne méritait pas un sort aussi ignoble, indigne de ses vaillants ancêtres !
- Madame saurait-elle ce qui lui est arrivé ? Je croyais que seuls ma mère et le défunt Electeur Ernest-Auguste…
- Et son épouse Sophie à qui il s'est confié, naturellement ? Quant à moi j’ai su grâce à elle ce qu’il s’était passé. Même ce qu’il est advenu des Platen. Ce que votre mère ignore peut-être ?
- En effet. Après leur départ de Hanovre, elle n’a rien pu apprendre de leur sort. Et ce n’est pas faute d’avoir cherché.
- Ils ont trouvé refuge près de Vienne, dans un petit bien que l’empereur leur a alloué par charité… Le mari était aveugle et a traîné ainsi durant plus de cinq ans. Quant à la femme, elle est morte en 1706. Elle était atteinte d’une horrible maladie qui lui avait fait perdre ses cheveux et la rongeait peu à peu en lui imposant des douleurs insupportables. Elle avait, en outre, des hallucinations où, à longueur de nuits, ses victimes lui apparaissaient et la plongeaient dans l’épouvante. Mais jamais dans la repentance parce qu'elle n'avait jamais cessé d'aimer l'homme qu'elle avait assassiné. Sa fin a été atroce paraît-il. Vous le direz à votre mère ? Elle trouvera peut-être le courage de prier pour elle. Encore que je ne pense pas que ça serve à grand-chose !
- Mme de Koenigsmark la haïssait trop ! Elle avait juré de la tuer de ses propres mains si elle la retrouvait…
- Mieux valait laisser faire le Seigneur ! Il sait, Lui, ce qui convient !
- Votre Altesse Royale m'autorise-t-elle une question ?
- Pourquoi pas ? demandez !
- Comment a-t-elle pu connaître le sort des Platen ?
- Le fil conducteur a été Mlle de Knesebeck, la suivante de Sophie-Dorothée. Réfugiée à Vienne elle s’y est mariée et le hasard a voulu que son mari possède une propriété proche de la maison des Platen. Dès qu’elle a appris le mariage prussien de la jeune Sophie-Dorothée, elle est entrée en correspondance avec elle et lui a tout raconté. La jeune reine s’est confiée à moi : l’affaire Koenigsmark avait suscité en son temps énormément de curiosité à Versailles, mais une fois renseignée j’ai préféré le garder pour moi. Jusqu’à ce jour.
- Je remercie Madame de sa confiance mais… Votre Altesse Royale n'a-t-elle pas dit que la reine de Prusse est malheureuse elle aussi ?
- Quel sorte de bonheur peut-on trouver auprès d’un homme qui transforme son palais en caserne, fait vivre les membres de sa famille comme s’ils étaient des recrues ignares et lésine sur toutes choses ? Il a une mentalité de sergent-major !… Il n’aime que ses gigantesques grenadiers !
Pour laisser s’apaiser l’émotion causée par ses révélations, Madame et son visiteur bavardèrent encore un moment. Parler sa langue était pour la vieille princesse un pur plaisir. Quand enfin elle rendit sa liberté à Maurice, elle lui offrit à baiser une main quelque peu tachée d’encre et lui fit promettre de revenir.
- J’aurai toujours plaisir à vous voir, mon garçon ! conclut-elle familièrement. Nous boirons ensemble quelques chopes de notre bonne bière et je vous donnerai des conseils ! A propos de bière, vous soupez ce soir chez le Régent ?
- Je vais avoir en effet cet honneur… et ce plaisir !
- Pour le plaisir n’y comptez pas trop ! Oh, je sais les bruits que l’on colporte sur les fêtes intimes de mon fils et de ceux de ses amis que l’on surnomme les « roués ». Bruits malheureusement exacts que je n’ai cessé de déplorer. Mais l’été dernier ma petite-fille, Mme la duchesse de Berry, est morte à vingt-quatre ans, usée par ces débauches paternelles dont elle prenait sa large part. Il y avait entre mon fils et elle une complicité, une même envie de goûter à tout, même au moins avouable ! Sa mort - horrible elle aussi ! - a brisé le prince. S’il croyait en Dieu, il y verrait un châtiment, mais ce n’est pas le cas. Cependant le plaisir n’a plus pour lui la même saveur ! Alors, n’espérez pas trop !
- Ce que j’espère surtout c’est plaire à Monseigneur afin d’obtenir de lui un commandement !
- Cela tout au moins me paraît une bonne voie !…
A ce moment, trois petits chiens, menés en laisse par un valet et revenant visiblement de promenade, firent une entrée bruyante et se précipitèrent dans les jupes de la princesse.
- Ah, voilà mes amours ! s’écria celle-ci revenant au français. Aimez-vous les animaux, Monsieur de Saxe ?
- Beaucoup, Madame ! Avec une légère préférence pour les chevaux !
- Alors, vous êtes un brave homme ! J’avais raison…
Elle eut encore raison le soir même. Maurice, outre Charolais, rencontra autour de la table princière quelques-uns de ces « roués » dont Paris faisait des gorges chaudes : les ducs de Canillac, de Brancas, de Noailles, de Broglie, de Richelieu, tous gens fort gais, fort galants et fort spirituels. Sans compter le récent évêque de Cambrai, l’ex-abbé Dubois, petit bonhomme vif, à la langue bien pendue, qui avait été le mentor du prince puis son agent secret avant d’être son ministre. Comme son maître, c’était un bourreau de travail mais il n’en appréciait pas moins les jolies filles et la bonne chère. Le nouveau venu découvrit avec stupeur que la cuisine était faite par certains invités : ce soir-là par ledit Dubois dont la spécialité était l’omelette aux truffes et par Brancas auteur d’un plat espagnol où le piment ne manquait pas. Mais aucune femme ne vint partager la fête. Il y avait ce soir bal à l’Opéra et le Régent expédia son monde en s’excusant d’un travail urgent. Charles de Charolais et Maurice de Saxe rentrèrent sagement au logis : le lendemain le Régent présenterait lui-même le fils d’Aurore au jeune roi.
En pénétrant aux Tuileries, Maurice n’attachait pas tellement d’importance à cette visite. Il savait qu’il allait saluer un marmot de dix ans, sans doute grincheux, à moins que ce ne soit rien d’autre qu’une marionnette empesée débitant mécaniquement la leçon serinée par un gouverneur autoritaire. En somme une franche corvée dont il espérait qu’elle ne durerait pas trop longtemps. En fait il ne devait jamais l’oublier…
Franchie l’entrée d’honneur et la salle des Cent-Suisses prises dans le vieux palais jadis construit par Catherine de Médicis - et qu’elle n’avait jamais habité -, remis en état par Louis XIV, le Régent flanqué de Charolais et de Saxe traversa la première galerie, le pavillon de Bullant puis la petite galerie débouchant sur le pavillon de Flore où étaient les appartements royaux. Sans doute les plus agréables car ils avaient vue sur la grande terrasse, les jardins et la Seine. Là se déployait l’apparat de la royauté gardée par les uniformes rouges des Cent-Suisses et bleus des Gardes du Corps. L’atmosphère y était plus solennelle qu’au Palais-Royal, reflet du côté plus accessible voire plus familier du Régent.
L’heure choisie par celui-ci était celle du retour de la messe. Il y avait dans la petite galerie nombre de personnes porteuses de placets et d’autres qui voulaient seulement voir le roi et le saluer. Les trois hommes traversèrent cette petite foule et gagnèrent le cabinet-bibliothèque servant de salle d'études ainsi que l’indiquaient les cartes de France, d’Europe et l’imposante mappemonde sur pied de bronze placée devant une fenêtre. Le Régent s'assit, les deux autres restèrent debout. Après un moment d'attente, un brouhaha se fit entendre puis se rapprocha. La double porte s'ouvrit sous la main des laquais en grande livrée et le roi parut encadré de deux gardes de la manche5 et suivi du maréchal de Villeroy qui était son gouverneur. Un homme d'un certain âge, de haute taille, de belle allure, qui ne devait pas être facile à vivre tous les jours, mais Maurice ne le remarqua pas, séduit d'emblée par ce garçon de dix ans sur la tête duquel reposait une si lourde couronne et dont cependant le maintien se révélait déjà plein de naturelle majesté. Et qu'il était donc ravissant avec son teint délicat, ses grands yeux noirs ourlés de cils très longs, son nez fin qui s'affirmait déjà résolument bourbonien. Et quel charmant sourire tandis qu'il avançait les mains tendues vers Philippe d'Orléans sans rien perdre d'une précoce majesté :
- Monseigneur le Régent de France ! s'écria-t-il, une lueur malicieuse dans le regard. C'est toujours un plaisir de vous recevoir mais c'est avec une vraie joie que je vois venir mon cousin ! Et qui donc m'amenez-vous ?… Oh, bonjour, comte de Charolais. Quant à vous, Monsieur…
- Avec sa permission, je suis heureux de présenter au roi le comte Maurice de Saxe, fils de Sa Majesté le roi de Pologne. Le comte admire la France et souhaite mettre à son service une épée valeureuse dont les preuves ne sont plus à faire.
- Quelle bonne idée ! Vous êtes donc soldat, Monsieur ?
- Oui, sire. Depuis l'âge de treize ans.
- Sous qui avez-vous servi ?
- Le général de Schulembourg qui fut mon initiateur… et le prince Eugène de Savoie-Carignan.
- Le plus valeureux de nos ennemis…
- Un traître, sire ! intervint Villeroy avec sévérité.
- Si j’ai bien retenu vos leçons, Monsieur le maréchal, on ne lui a pas laissé le choix et c’est grand dommage ! Mais, si l’élève vaut le maître, le royaume aura moins de regrets !
- Avec la permission de Votre Majesté, émit Maurice d’une voix enrouée par l’émotion, c’est le prince Eugène qui m’a conseillé le service de la France !
- En ce cas, faites en sorte de lui mériter une absolution dont il n’a sans doute que faire.
- N’y aurait-il pas l’ombre d’un regret dans ce conseil, sire ? murmura le duc d’Orléans.
- C’est possible ! Monsieur le Régent, voulez-vous faire en sorte d’exaucer la prière du comte de Saxe… que je reverrai très volontiers.
- A condition que le roi Auguste II donne son accord ! coupa sèchement le gouverneur qui décidément n’aimait pas les seconds rôles.
- Cela va sans dire ! riposta le Régent qui, lui, n'aimait pas du tout Villeroy, auquel il reprochait de trop tourner l’éducation de son élève vers la représentation en prônant sans cesse l’exemple de Louis XIV dont il avait été l’ami et qui laissait le souvenir d’une idole scintillante de diamants se tenant à mi-chemin entre les élus célestes et les malheureux terriens.
C’était la fin de l’audience. Le Régent abandonna ses deux compagnons dès la sortie du cabinet royal pour aller s’occuper de ses propres audiences. Charles de Charolais en profita pour présenter le comte de Saxe à plusieurs personnes que d’ailleurs celui-ci salua machinalement et sans même entendre leurs noms. Son attention venait de se fixer sur un couple disparate et somptueux qui remontait la galerie au milieu des saluts. L’homme devait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans, laid, bossu et contrefait, mais il le vit à peine, ébloui qu’il était par la jeune femme qui se tenait à son côté. Elle était jolie à damner un saint, fine et infiniment gracieuse, avec un teint éblouissant, des yeux clairs pailletés d’or comme sa chevelure châtain où passaient des reflets lumineux. Elle avait aussi un sourire facilement moqueur et ne prêtait aucune attention à son époux.
Maurice tira Charolais par la manche :
- Qui est-ce ? demanda-t-il, les yeux sur l’adorable créature.
- Le prince et la princesse de Conti ! Lui est méchant comme la gale, teigneux et aime l’or pardessus tout, ce qui ne l’empêche pas d’être jaloux… Il fait partie du Conseil de régence et il spécule tant qu’il peut chez Law.
- Et elle ? Je n’ai jamais vu de femme aussi éblouissante…
- Cela joue en faveur de votre goût, mon cher ! dit Charolais en riant. Ce n’est pas moi qui vous dirai le contraire : c’est ma sœur ! Venez ! Je vais vous présenter !
Les deux beaux-frères ne s'aimaient guère, pour ne pas dire qu'ils se détestaient franchement, bien que la franchise ne fût certainement pas la vertu principale du prince de Conti. Il suffisait de voir ses yeux qui glissaient sous la paupière à demi close. L’abord s’en ressentit : un salut sec de part et d’autre, après quoi l’aimable altesse tourna le dos à ces importuns sans même prêter attention au nouveau venu qu’on lui présentait. Humilié, celui-ci rougit tandis que sa main cherchait machinalement le pommeau d’une épée, absente puisque l’on n’en portait pas chez le roi. Un éclat de rire le ramena à la réalité. La princesse en était l’auteur :
- Vous êtes étranger ici, Monsieur, et cela se voit ! Sinon vous sauriez, comme tout un chacun, que mon époux est un rustre ! énonça-t-elle d’une voix haute et claire tandis que Maurice s’inclinait sur une petite main chargée de diamants. C’est aussi un lâche, ajouta-t-elle un peu plus bas. Il se réfugie derrière sa parenté avec le roi pour insulter les gens sans qu’il soit possible de l’amener sur le pré ! Cela dit, je vous connais déjà, Monsieur de Saxe. Mon frère est intarissable à votre sujet… et j’espère que nous vous garderons longtemps ?
Dieu qu'elle était belle ! Et tentante ! Sous l’apparat de la robe de cour Maurice devinait un corps fait pour l’amour qu’il se sentit brûler de découvrir. Comment ignorer aussi le scintillant regard qui se voilait et le lent sourire qui épanouissait les lèvres fraîches si délicatement ourlées ?
- S'il ne tient qu’à moi, Madame, je tombe à vos pieds et je n’en bouge plus…
Il sentait qu’il lui plaisait. C’était comme un courant impalpable soudain établi entre eux et peut-être, ayant tout oublié des alentours, Maurice se fût-il laissé emporter par son bouillonnement intérieur si Charolais n’avait glissé son bras sous le sien.
- Je vous l’amènerai chez vous, ma sœur, dès que vous serez de retour, puisque vous partez ce soir pour Chantilly.
- Vous le jurez ?
- Non, fit-il en l’embrassant le plus bourgeoisement du monde, c’est une promesse ! Pour l’instant, ma chère Elisabeth, vous devriez rejoindre votre délicieux mari, sinon il va entrer sans vous chez le roi…
Avec un gracieux geste d’adieu, elle glissa sur le parquet dans un froissement de soie, laissant derrière elle un sillage parfumé et à Maurice l’impression qu’on lui enlevait quelque chose d’essentiel. Surtout qu’il manquerait une lumière à sa vie s’il ne possédait pas cette étoile.
- Vous la reverrez, chuchota Charolais. Vous lui avez plu au premier regard. C’est donc une affaire sûre mais je vous préviens qu’elle a déjà un amant…
- Je le tuerai !
Le rire du jeune comte résonna dans toute la galerie…
- Pas moins ? Ce n’est pas le moment de vous mettre dans un mauvais cas. C’est notre cousin Clermont, lui aussi de sang royal ! Alors un peu de patience !…
Dans les jours qui suivirent, le comte de Saxe devint un habitué du Palais-Royal, un proche du Régent et sans doute l’homme le plus recherché des salons, des tables de jeux où des fortunes changeaient de main au lansquenet, au pharaon et au reversi, des bals de l’Opéra… et aussi des danseuses. La princesse de Conti n’étant toujours pas rentrée, il se consola avec quelques-unes d’entre elles. En résumé, mena la vie seigneuriale qu’il aimait, devint la coqueluche de Paris. Même de la duchesse d’Orléans, la languissante épouse du Régent qui ne quittait guère la position allongée. Trois ans plus tôt, la petite vérole et un certain empâtement avaient modifié l’aspect physique de la princesse, entamant sans la faire disparaître entièrement la beauté de la fille légitimée du Roi-Soleil et de l’exquise La Vallière. Perpétuellement « fatiguée », elle passait ses jours sur un divan où elle s’enivrait environ trois fois par semaine au milieu du luxe le plus raffiné. Mais ces fantaisies coûtaient fort cher. D’autant que les premiers craquements sérieux du système Law généraient un agiotage effréné qui faisait bouillir le quartier du Palais-Royal comme un chaudron de l’Enfer. Maurice ne cessait de réclamer de l’argent à ses parents. Au point d’inquiéter le comte Watzdorf, ministre de Saxe à Paris, qui écrivit pour demander son rappel. Le roi, secrètement enchanté de savoir son fils dans l’intimité du Régent, se contenta d’une douce mercuriale épistolaire.
C’est alors qu’arriva un grand parchemin portant le sceau royal et ainsi libellé :
« Aujourd’hui, septième jour d’août 1720, le roi étant à Paris et voulant donner les moyens au sieur comte de Saxe d’entrer au service de Sa Majesté dans un rang proportionné à sa naissance et lui marquer du même temps la parfaite considération qu’elle a pour son père, Sa Majesté, de l’avis de Monsieur le duc d’Orléans, Régent, l’a retenu, ordonné et établi à la charge de maréchal de camp6 en ses armées pour dorénavant en faire les fonctions, en jouir et user, aux honneurs, autorité et prérogatives et prééminences qui y appartiennent, tels et semblables dont jouissent ceux qui sont pourvus de pareilles charges et aux appointements qui lui seront ordonnés par les Etats de Sa Majesté, laquelle, pour témoignage de sa volonté, m’a recommandé de lui en expédier le présent brevet qu’elle a signé de sa main et fait contresigner par moi son conseiller secrétaire d’Etat et de ses commandements et finances. » Signé « LOUIS » et, plus bas, « Le Blanc »… Les dits appointements se montaient à dix mille livres.
Ce qui n’était pas le Pérou mais Maurice ne s’en précipita pas moins chez le Régent afin de le remercier. Il était fou de joie mais, tandis qu’ils partageaient une bouteille de champagne à l’avenir du nouvel officier général, le prince lui rappela qu’avant d’être tout à fait investi il lui fallait l’autorisation paternelle.
- Je pars pour Dresde dès demain. Il faut que j’y règle certaines affaires laissées trop longtemps en attente…
En parlant ainsi, il pensait à l’annulation d’un mariage devenu un intolérable fardeau auquel d’ailleurs il n’avait jamais fait la moindre allusion devant qui que ce soit. Ce qui lui valait d’être recherché par nombre de mères ayant filles à marier et de jeunes veuves sensibles au charme de ce superbe garçon qui, à l’instar de son père, pliait un fer à cheval entre ses deux mains…
- Ne revenez pas trop tôt ! ajouta soudain le Régent dont la mine venait de s’assombrir.
- A cause de l’agitation qui règne à Paris ? J’avoue n’avoir jamais rien compris à l’ouvrage de M. Law mais ce que j’en sais est que les choses ont l’air de mal tourner. En ce cas si l’émeute se levait je préférerais différer mon départ afin de me mettre entièrement à votre service, Monseigneur !
- Je ne doute pas de votre amitié et encore moins de votre courage mais une menace plus grave pèse sur le royaume depuis qu’en juillet dernier un vaisseau venant des Echelles du Levant, le Grand-Saint-Antoine, est arrivé à Marseille apportant dans ses flancs la peste. Le mal ne cesse de grandir. Les ravages sont déjà effrayants. La ville n’est plus qu’un immense lazaret où plus personne n’est sûr d’être encore vivant le lendemain matin…
- C’est loin, Marseille, remarqua Maurice qui n’ignorait pas la géographie.
- Mais c’est la plus grave épidémie jamais constatée. Les rapports disent qu’elle est arrivée au nord de la ville. Si elle remonte la vallée du Rhône, la moitié du royaume pourrait être contaminée. De toute façon vous aurez besoin de quelques mois en Saxe…
C’était sans doute la sagesse. Maurice promit d’attendre des nouvelles. L’après-midi il galopa jusqu’au ravissant château de Saint-Cloud saluer Madame qui s’y retirait chaque été pour y respirer l’air de la campagne. Elle le félicita de sa nomination mais ajouta :
- Puisque vous allez servir la France, n’oubliez pas complètement notre vieille Allemagne !
- Oublie-t-on jamais son pays natal ? Il me manquera certainement mais, si elle veut bien me continuer son amitié, Madame sera là et nous pourrons continuer à en parler.
- Alors ne tardez pas trop, mon garçon ! Je me sens vieillir chaque jour et j’ignore s’il en reste beaucoup à ma disposition. Je suis lasse aussi…
- J’ai trop envie de revoir Madame pour que le Seigneur ne m’exauce pas.
Une étincelle de malice s’alluma dans l’œil de la princesse :
- Et… bien sûr vous passez votre temps à prier ?
- Non, je le confesse, mais il n’est aucune montagne que je ne sois prêt à gravir pour l’amour de Madame !
- Venez m’embrasser ! conclut-elle en riant. Et, quand vous reviendrez, n'oubliez pas de me rapporter des saucisses !
En quittant Paris le lendemain, Maurice de Saxe emportait un regret : il n’avait pas revu la belle dame dont l’image le hantait en dépit de ses nombreuses bonnes fortunes. Elle s’attardait à Chantilly, le domaine de ses pères, et ne reviendrait qu’à l’automne.
En dépit de la mise en garde de Philippe d’Orléans, Maurice avait hâte d’être sur la route du retour. Mais, avant tout, en finir avec ce stupide mariage ! Il se voulait libre, libre !…
A son arrivée à Quedlinburg, il eut l’agréable surprise de trouver sa tante Amélie auprès de sa mère. Veuve depuis plusieurs années déjà, Mme de Loewenhaupt, laissant à ses fils les domaines paternels, s’était retirée d’abord dans la maison familiale de Hambourg mais, s’y trouvant trop seule, faisait de fréquents séjours chez sa sœur.
La nouvelle qu’apportait Maurice les remplit de fierté mais aussi de tristesse :
- Ainsi tu as définitivement choisi la France, mon fils ? lui dit Aurore. Cela veut dire que nous ne te verrons plus ?
- Ne plus vous voir ? Jamais je n’y consentirai, mes chéries ! Vous êtes toute ma famille !
- Tu oublies ton père ? fit Amélie.
- Oh non, puisqu’il demeure le maître de ma vie et que je ne pourrai servir le roi Louis que s’il y consent… mais il ne s’est guère montré très paternel depuis que j’existe. Et moi, si je l’admire je ne suis pas sûr de l’aimer…
- Et si nous parlions de ton épouse ? dit Aurore avec un demi-sourire. Tu ne l’as pas oubliée, tout de même ?
- Je l’ai si peu oubliée que je veux à présent retrouver ma liberté. Vous m’aviez laissé entendre, ma mère, que vous vous en occuperiez. Où est-elle ?
- Chez elle, à Schönbrunn, d’où le beau Iago n’est jamais fort éloigné. Elle est persuadée que tu ne reviendras plus et elle s’autorise de ce départ pour vivre comme elle l’entend…
- Elle pourra agir comme il lui plaira lorsqu’elle ne sera plus comtesse de Saxe. Le roi est-il à Varsovie ?
- Il aime tellement mieux Dresde ! Il faut avouer que la ville gagne chaque mois en beauté ! Il veille à l’achèvement du Zwinger, son nouveau palais, et s’intéresse de près à sa manufacture de porcelaine de Meissen. L’inventeur, le pauvre Boettger, est mort l’an passé à trente-sept ans seulement. Sa santé était ruinée à la suite de ses treize années d’emprisonnement - il n’y a pas d’autre mot ! - dans son officine souterraine…
Mais Maurice ne se sentait guère concerné par cet homme qui avait eu le génie de retrouver le secret des Chinois pour la plus grande gloire d’un maître ingrat. Qu’Auguste II soit à Dresde lui convenait parfaitement : c’était moins loin !
Il y fut quelques jours après. Or, à son étonnement, si le roi montra quelque fierté de la nomination de son fils, il s’inquiéta subitement de le voir s’éloigner de lui, de sa mère et de son épouse. En outre, son nouveau grade supposait un train de vie pour lequel les dix mille livres allouées ne suffiraient sans doute pas.
Secrètement amusé par cette crise de sollicitude, Maurice le rassura ; il réduirait sa maisonnée au minimum… et ne ferait appel aux deniers de son père que dans les circonstances les plus exceptionnelles. Quant à sa mère, elle avait suffisamment de force de caractère pour ne pas s’opposer à ce qui devait être sa destinée. Enfin, pour ce qui était de sa femme, il entendait s'en débarrasser au plus vite, ne voulant pas continuer à couvrir de son nom des débordements dont tout un chacun pouvait se rendre compte.
Dans cette intention, il adressa aussitôt à Johanna-Victoria une longue lettre où il détaillait ses reproches mais promettait de cacher ses désordres et même de prendre la faute sur lui si elle acceptait de bonne grâce le divorce. Il pensait en faire ainsi une simple formalité… Or, nouvelle surprise, celle-ci envoya en retour une missive pleine de repentance. Elle reconnaissait ses erreurs mais ajoutait en conclusion qu’« une jeune femme peut bien faire une faute pourvu qu’on s’en repente et se corrige ». Et, sur ce, elle annonçait son retour à Dresde.
Lorsqu’il se retrouva en face d’elle, Maurice eut peine à garder son calme. Toute souriante, pimpante, coquette, elle courut à lui déjà prête à l’embrasser…
- Pourquoi m’avoir abandonnée si longtemps, mon cher époux ? Ne saviez-vous pas à quel point je tenais à vous ?
- Ah oui ? gronda Maurice en croisant les bras sur sa poitrine pour éviter un contact plus étroit qu'il ne l'aurait voulu. En vérité, Madame, on croit rêver ! Oserai-je vous rappeler que depuis des mois vous me ridiculisez autant dire publiquement avec votre Iago !
- Ne soyez pas trop sévère et essayez de me comprendre. Seule, délaissée, sans famille, j’avais besoin d’un bras pour me soutenir, d'un cœur où épancher mes douleurs… (Et soudain elle se mit à pleurer :) « En dépit des mauvaises langues, Iago a été surtout pour moi un ami, un frère qui m'aidait à supporter ma solitude…
- Solitude ? Alors que vous avez une demi-douzaine de femmes pour vous tenir compagnie et vous servir ?
- Ne dites pas de sottises ! cela ne remplacera jamais l’amour d’un homme !
- Vous avez eu celui de Iago.
Elle leva sur lui un regard implorant :
- Je ne le nie pas. Iago m'aime peut-être plus qu'il ne conviendrait et… je l'avoue, il m'est arrivé une fois… une seule fois, de céder à cet amour. Mais je me suis vite reprise !
- A qui ferez-vous croire ces sottises ? Certainement pas à moi ni à ceux qui vous ont vus ensemble à Leipzig, puis chez vous et en d'autres lieux.
Elle baissa les yeux, se moucha, prit un air malheureux et se remit à larmoyer :
- Et pourtant cela est ! Je vous aime, Maurice, comme au premier jour de notre mariage. Mon cœur n'a pas changé en dépit des apparences et je donnerais ce qu’il me reste à vivre pour vous reconquérir…
- Ce serait difficile. Vous ne m’avez jamais conquis !
- Que vous êtes cruel ! Eh bien soit, je serai votre fidèle et silencieuse compagne, je ne vous ferai plus jamais de reproches et je suis certaine que vous finirez par me rendre votre amour… Je suis revenue pour rester, car nous allons reprendre notre vie commune, n’est-ce pas ? Le temps de Noël qui n’est plus loin nous y aidera ! Nous allons vivre une renaissance sous le regard de l’Enfant Dieu. Tout s’apaisera, vous verrez, et quand vous repartirez pour la France je vous suivrai sans protester, sans aucun regret d’abandonner ma terre natale… Il n’est rien que je ne sois prête à faire pour vous.
La stupéfaction laissa, un instant, le mari sans voix. Cette diablesse ne manquait pas d’audace ! Mais son jeu, à présent, était devenu clair : elle voulait le suivre en France où l’Europe entière savait que la vie était plus joyeuse et plus agréable que partout ailleurs. Il donna libre cours à sa colère :
- Jamais, vous entendez ? Jamais ! J’aimerais mieux rendre ma nomination au Régent de France que partir avec vous !
Il sortit en claquant la porte et courut au palais, donnant au passage une pensée tendre à sa grand-mère défunte Anna-Sophia qui l’avait si souvent aidé. Malheureusement elle n’était plus là pour le conseiller. En revanche son père le reçut aussitôt et, pour une fois, lui donna raison. Auguste le Fort, s’il était faible avec les femmes, savait d’expérience comme il est parfois difficile de s'en débarrasser quand on n'en a plus rien à faire. Aussi prêta-t-il à son fils une oreille compréhensive.
- Je suis prêt, clama Maurice, à prendre tous les torts à ma charge alors qu'elle n'a jamais cessé ses relations avec son Iago ! Et voilà qu’elle découvre qu’elle m’adore et jure de devenir une épouse modèle ! Ce qu'elle veut, c'est aller à Paris ! Je n'y vois pas d'inconvénients à condition qu’elle ne porte plus mon nom. Si je ne peux m’en défaire, je ne repartirai pas !
Le roi n’eut pas le temps de répondre, Flemming qui avait ses entrées chez lui de jour comme de nuit faisait son apparition et, naturellement, n’avait rien perdu de la conversation :
- Il y a un moyen, Monsieur le comte, c’est de vous faire surprendre en flagrant délit d’adultère par votre épouse et cela en présence de plusieurs témoins. Si elle veut éviter le ridicule elle ne pourra faire autre chose que porter sa plainte devant le roi et devant le Consistoire…
- Un moment, Flemming ! coupa Auguste. Vous oubliez qu’en cassant le mariage, la loi polonaise que nous avons adoptée punit de mort le coupable ? Je n’ai nulle envie de perdre mon fils pour un jupon qui n’est pas assez blanc pour avoir le droit de se plaindre.
- Voilà qui explique une attention aussi soudaine ! ricana Maurice. M. le comte de Flemming vient de trouver le meilleur moyen d’être délivré de moi ! Et, comme ma mère ne le supporterait pas, il en aurait fini définitivement avec les Koenigsmark !
Une lueur mauvaise s’alluma dans l’œil du ministre et n’échappa pas au souverain :
- Je suis le roi ! barrit-il. Et le droit de grâce est mien ! Il ferait beau voir que l’on empêche le nom de Saxe de se couvrir de gloire en France !
Et l’on passa à l’exécution du plan paternel. Il ne fut pas difficile à Maurice de « séduire », avec son accord, la plus jolie des chambrières de sa femme - elle était d’ailleurs toute séduite mais il ne voulait pas la laisser dans l’embarras ! - et, une belle nuit, la suivante préférée de Johanna, qui était aussi sa confidente, la conduisit dans la chambre de la belle où la comtesse put surprendre son mari en pleine action. La complice de celui-ci se livra alors à un désespoir particulièrement bruyant qui attira l’ensemble de la maisonnée. Le scandale était public, l’épouse bafouée ne pouvait plus que porter plainte. Avec rage elle jeta à Maurice :
- Cela vous vaudra la mort, Monsieur, et nulle n’en sera plus aise que moi !
- Celina est assez belle pour que l’on accepte de mourir pour elle, ironisa galamment le coupable. Aussi soyez donc assez aimable pour vous retirer ! J’ai encore bien des choses à lui dire et cela adoucira mon trépas.
Et, mettant tout le monde à la porte, il reprit en riant son amoureux dialogue. Le soir même, en soupant chez son père, il trouva sa grâce sous sa serviette. Sa jeune complice passa aussitôt au service d’une amie de Maurice et reçut en outre une somme rondelette en manière de dot.
Battue sur toutes les coutures, Johanna-Victoria adressait, le 21 mars 1721, au Consistoire supérieur de l’Eglise réformée, une requête en annulation de mariage. Le 26 eut lieu la tentative légale de conciliation. La plaignante déposa la première, affirmant qu'un rapprochement n’était plus possible et énumérant ses griefs, puis Maurice vint à son tour, lut la déclaration de sa femme, et comme le président lui demandait s’il avait quelque chose à dire pour sa défense :
- Absolument rien ! J’avoue que notre affection mutuelle n’a jamais été bien vive et que les faits dont se plaint la comtesse sont parfaitement exacts.
Il ne restait plus au Consistoire qu’à déclarer dissous légalement et religieusement le mariage de Maurice de Saxe et de Johanna-Victoria de Loeben au bénéfice de la plaignante, ce qui lui laissait la possibilité de se remarier. On se sépara en s’adressant une profonde révérence comme il sied entre gens du monde. Puis l’ex-comtesse de Saxe partit aussitôt pour son château en Lusace.
Rentré chez lui, Maurice, fou de joie, écrivit à son père une longue lettre qu’il terminait ainsi : « Après que le président eut prononcé, avec toute la politesse du monde, une sentence qui d’ordinaire n’est guère polie, le surintendant voulut me régaler d’un plat de son métier car les prêtres veulent toujours se mêler de tout. Mais j’abrégeai la harangue en disant : Monsieur, je sais ce que vous voulez dire. Nous sommes tous de grands pécheurs, cela est vrai, la preuve en est faite. Je fis la révérence et je laissai ce qu’on appelle le Consistoire supérieur dans la méditation de la grande vérité que je venais de dire. »
Joyeux comme un collégien en vacances, Maurice demanda ses bagages, fit de tendres au revoir à sa mère, à sa tante et à la vieille Ulrica qui achevait douillettement ses jours à Quedlinburg, et prit à bonne allure le chemin de Paris. Il avait à conquérir la plus belle des princesses et chaque minute comptait…
Ce fut le 30 juillet que Maurice de Saxe retrouva la princesse de Conti. Ce soir-là, le Régent donnait une fête somptueuse en l’honneur de sa nouvelle maîtresse, la jeune et ravissante Sophie d’Averne, dans l’ancienne propriété de l’électeur de Bavière près du pont de Saint-Cloud. C’était la fille d’un conseiller au Parlement et l’épouse d’un lieutenant aux Gardes-Françaises, épileptique, qu'elle avait trompé jusque-là avec le petit-fils du maréchal de Villeroy. Ce n’était donc pas une vertu mais elle était si fraîche que Philippe d’Orléans, las et déjà malade, s’enflamma pour elle. Après la rude secousse qu’avait été la fin du système de Law, véritable tempête déchaînée sur la France, l’éclatante jeunesse de Sophie lui faisait l’effet d’un bain de jouvence. Et c’était ce renouveau qu’il fêtait avec toute la Cour.
La nuit chaude était magique. Le coup d’œil aussi. Au souper que présidaient les amants - elle dans une robe de cent mille livres -, les convives arboraient tous des habits d’or et d’argent que faisaient briller les quatorze mille lanternes disséminées dans le parc jusqu'à Seine. Et soudain le ciel s’illumina des premières fusées d’un fabuleux feu d’artifice qui allait éclairer les alentours jusqu’à Boulogne.
Lorsque l’on sortit de table, Maurice vit la princesse descendre vers le fleuve au bras d’une amie. Il hésitait à la suivre, non à cause de son époux bienheureusement absent mais parce qu’il ne savait pas trop comment il serait reçu. En effet, elle l’avait à peine regardé pendant le festin.
- Est-ce que tu restes là ? pressa Charolais déjà à moitié ivre. Va ! Suis-la ! Ne vois-tu pas qu’elle t’attend ?
- Tu rêves ! Ou plutôt tu as trop bu. Elle n’a pas paru s’apercevoir de ma présence et elle est avec une amie…
Le jeune pochard eut un rire bêlant, étouffa un hoquet mais poursuivit :
- La Saint-Aubin sait à merveille son rôle de confidente. Elle va… disparaître ! Sois tranquille !
- Tu crois ?
- Morbleu ! Aurais-tu peur, par hasard ?… Oh, et puis… fais donc ce que tu veux ! Moi… j’ai encore soif !
Et virant sur ses talons rouges Charolais revint d’un pas incertain vers les tables où quelques confrères s’attardaient à parachever leur cuite. Maurice alors n’hésita plus et se lança sur la trace de la robe argentée comme un clair de lune qui allait s’évanouir dans l’ombre. Quand il la rejoignit, la compagne avait disparu. La princesse était seule, appuyée à la balustrade de pierre, regardant le ruban scintillant de la Seine.
- Madame !… commença-t-il tandis que le bruit de son cœur battant la chamade emplissait ses oreilles.
Elle se retourna et il put voir qu'elle tremblait.
- Vous vous êtes fait attendre, murmura-t-elle d’une voix basse et émue. Pourquoi ? Vous êtes là depuis deux mois et vous n’êtes pas venu ? Ne saviez-vous pas…
- Que pouvais-je espérer… On m’a dit que vous aimiez ailleurs.
- J’ai aimé ailleurs mais notre rencontre chez le roi a effacé cet ailleurs.
Les étoiles dans sa chevelure la nimbaient d’une lueur un peu mystérieuse. Elle était belle comme un rêve… Maurice n’eut qu’un pas à faire pour être contre elle et, tout naturellement, elle vint dans ses bras qu’il resserra en cherchant ses lèvres, puis son cou, sa gorge. Sous le tissu froid de la robe, sous les pierres scintillantes glissant jusqu’à la naissance des seins, sa peau était infiniment douce et brûlante. Sentant la jeune femme vaciller, il comprit qu’elle le désirait autant que lui et peut-être depuis aussi longtemps… et, reprenant sa bouche, il chercha des yeux le nid qui pourrait les accueillir. Alors, il l’entendit rire doucement.
- Viens ! souffla-t-elle à son oreille.
Elle voulut lui prendre la main pour le guider mais, refusant de l’écarter de lui si peu que ce soit, il la glissa autour de sa taille. Ainsi enlacés, ils descendirent sur la berge du fleuve par une petite grille. Il y avait là une barge supportant une sorte de pavillon de bois qui s’ouvrit, découvrant, sous la lumière douce d’une veilleuse, un large divan et des coussins de soie… le nid que Maurice désespérait de trouver ! Un seul inconvénient : il y faisait une chaleur de four… A peine entré, Maurice sentit qu’il transpirerait mais à nouveau elle rit tout en se détachant de lui :
- Allons nous baigner d’abord !
Avec une incroyable rapidité, elle laissa tomber ses robes, lui offrant l'éclair laiteux de son corps encore paré de ses bijoux avant de se glisser dans l’eau noire. Un instant plus tard il la rejoignait pour renouer leur étreinte. L’eau était délicieusement fraîche mais pas assez pour éteindre le feu qui les brûlait. Ils y firent l’amour pour la première fois avant de revenir sur l’herbe de la berge afin d’y retrouver leur souffle. Ils s’enlacèrent de nouveau, vite repris par ce désir qu’ils portaient en eux depuis tant de mois mais, avec l’approche du jour, la nuit fraîchissait et Maurice enleva Louise-Elisabeth dans ses bras pour la rapporter dans la cabine où le lit les accueillit. Le lit… et la lumière, et pendant de longues minutes le comte découvrit toute la beauté de ce corps qui se soumettait si tendrement à lui. Avec tous ces diamants, Louise-Elisabeth ressemblait à une idole à laquelle il ne pouvait rendre que le plus païen des cultes…
- Quand vous reverrai-je ? murmura-t-il le cœur soudain serré tandis qu’elle lui échappait pour revêtir ses atours de fête.
- Mais ce soir, chez moi !… Oh, par pitié, venez m’aider ! Ces robes sont pleines de pièges et je ne sais comment m’y prendre. Alors qu’il est si facile de les ôter !
Ce fut un autre jeu, ponctué de baisers, de caresses et de rires. La chambrière occasionnelle semblait prendre un malin plaisir à compliquer la tâche. Louise-Elisabeth fut prête, la coiffure un peu en désordre mais, à la fin d’une fête chez le Régent, il ne se trouverait personne pour s’en étonner… Maurice la vit remonter vers le château, disparaître sous les arbres. Il s’étira longuement, envahi d’un délicieux bien-être… et aussi d’une grande envie de dormir. Alors, comme il était toujours nu, il replongea dans la Seine en se demandant s’il n’allait pas y rester toute la journée. Le soleil qui se levait enveloppé d’une brume de chaleur annonçait une température torride et les rues de Paris allaient devenir brûlantes.
Néanmoins, pensant qu’un billet arriverait sans doute chez lui pour compléter les indications du rendez-vous, il sortit de l’eau, se sécha, s’habilla et s’en alla à la recherche de sa voiture…
Il rentra donc à l’hôtel de Châteauneuf pour y dormir dans l’attente de la prochaine nuit mais, vers cinq heures, son valet l’éveilla en lui apportant un billet : il fallait ajourner. Le mari qui devait s’absenter demeurant à Paris pour une grave raison. Le petit roi était très mal…
Plus qu’inquiet parce qu’il savait ce que signifierait la mort du jeune Louis XV - l’écroulement de la Régence et un hallali féroce de ses innombrables ennemis sur le duc d’Orléans… et ses proches -, Maurice se précipita au Palais-Royal. L’imminence de la catastrophe y était peinte sur tous les visages et il n’eut aucune peine à apprendre ce qui s’était passé. Le matin même, tandis qu’il assistait à la messe à Saint-Germain-l’Auxerrois comme d’habitude, l’enfant s'était évanoui. La chaleur sans doute mais, ramené aux Tuileries, ses médecins constatèrent qu'il avait une forte fièvre laissant tout à craindre, même le pire.
- Allez faire un tour aux Tuileries ! lui conseilla son ami Canillac, le capitaine des mousquetaires. Vous en entendrez de belles !
- Quoi par exemple ?
- Mais… que Monseigneur Philippe a empoisonné le roi, tout simplement ! Cette folle de duchesse de La Ferté le clame à tous les échos sans rencontrer le moindre contradicteur. Quant au vieux Villeroy, non seulement il opine mais il laisse entendre que, sans ses soins, le drame se serait produit beaucoup plus tôt !
- C’est insensé !
- Sans doute, mais si vraiment nous perdons le roi, notre ami n’aura pas trop de nous tous, qui lui sommes fidèles, pour empêcher qu’on le massacre. Quitte à faire pendre ou rouer quelques clampins qui ne seront pour rien dans ce meurtre.
Pendant deux jours Paris retint son souffle. Aucun mieux ne se manifestait. On avait commencé, dans les églises, les prières de quarante heures et le cardinal de Noailles faisait exposer la châsse de sainte Geneviève protectrice de Paris afin de condenser sur elle la ferveur d’un peuple désorienté qui n’était pas loin de perdre la tête. Le duc de Richelieu, Canillac, Saxe, Charolais et quelques intimes campaient au Palais-Royal, prêts à faire de leurs corps un ultime rempart au Régent.
Et puis, un beau matin, tandis qu’un bienfaisant orage abattait la canicule et transformait la ville en bourbier, tout s’arrangea. Alors que la Faculté errait toujours lamentablement, un jeune médecin suisse nommé Helvétius1 prit sur lui d'administrer au petit malade une forte dose d’émétique, déchaînant une « évacuation charmante » qui le ressuscita comme par magie. Le lendemain, Louis pouvait, depuis son balcon, saluer une foule en délire qui se livra par la suite à toutes les manifestations d’une joie folle. Seul le pauvre Philippe d’Orléans resta en dehors de ces festivités. Dans l’opinion commune, l’accusation d’empoisonnement - qui avait déjà fait surface au moment de la double mort du duc et de la duchesse de Bourgogne, parents de l’enfant roi - ne perdit pas une voix.
Pendant ce temps, dédaignant les nombreuses manifestations de la liesse populaire ainsi que le Te Deum à Notre-Dame, Maurice et Louise-Elisabeth se laissèrent emporter durant deux jours entiers par leur passion mutuelle, bien cachés dans une dépendance du château de Choisy qui avait appartenu à la défunte princesse de Conti. Mais la bienheureuse période de quasi-folie générale ne dura pas longtemps. Le mari, qui s’était rendu en Angleterre pour se hâter de mettre à l’abri les millions qui, joints à ceux de son beau-père le duc de Bourbon, avaient déstabilisé le système de Law, rentrait et sa jalousie allait obliger les amants à plus de prudence. Choisy les vit moins, ce qui donnait un prix infini à leurs étreintes secrètes.
Le comte de Saxe devait d’ailleurs s’occuper d’acheter un régiment, complément obligatoire du grade de maréchal de camp, un général sans soldats n’étant pas d’une grande utilité. Justement il y en avait un dont le propriétaire souhaitait se démettre : Sparre-Infanterie, régiment étranger - germano-suédois ! - comme il en existait plusieurs en France. Celui-là avait combattu avec honneur à Malplaquet et à Denain. C’était une magnifique unité, seulement elle coûtait cher, et son prétendant dut retourner brièvement à Dresde afin de convaincre son père de lui donner un coup d’épaule. Mais, fidèle à son vieux principe d’économie dès qu’il s’agissait des autres, fût-ce de son fils préféré, Auguste II se fit tirer l’oreille jusqu’à ce que lui vienne l’idée de vendre la terre de Skoelden qui était de l’apanage de Maurice. On est royal ou on ne l’est pas !
Un peu déçu tout de même mais talonné par la hâte de prendre possession de son beau régiment, de se mettre au travail pour en faire l’unité d’élite… et aussi de revoir sa princesse, Maurice, après un bref arrêt chez sa mère, dévora la route et entra dans Paris le 27 novembre. Pour s’apercevoir que la moitié de la ville était autant dire vide, l’autre moitié s’entassant sur la place de Grève afin d’assister à l’exécution de Cartouche, le célèbre bandit. Une exécution qui allait se prolonger pendant presque toute la nuit : en arrivant sur l'échafaud, le condamné qui espérait être enlevé au bourreau par ceux de sa bande put constater avec fureur que personne ne levait le petit doigt pour lui éviter d’être rompu vif. Il s'était alors fait ramener à l’Hôtel de Ville pour dénoncer ses acolytes. Et ils étaient nombreux.
Trouvant sa maison vidée par ce spectacle de choix, Saxe décida de se rendre à l’hôtel de Conti voisin dans l’espoir que même si le vilain mari y était, il aurait, à défaut de souper, au moins la joie de baiser une jolie main. Mais il ne trouva qu’un portier mélancolique : il était autant dire seul au logis, tout le monde étant au lieu du supplice, y compris Mme la princesse entraînée par des amis…
Dépité, Maurice tourna le dos à cet homme qui attendait peut-être un commentaire et préféra rentrer chez lui où, en compensation, il aurait le plaisir de se défouler en rossant ses valets dès leur retour. Il ne comprenait pas quel plaisir une jeune femme belle et raffinée pouvait trouver à un spectacle aussi grossier. Lui-même n’était pas un tendre mais il n’était pas cruel, n’ayant jamais pu vraiment s’habituer aux horreurs de la guerre. Quant à Cartouche, il aurait plutôt eu tendance à le plaindre. Tant d’histoires couraient sur son compte qu’une espèce de légende s’était tissée autour de lui. C’était sans doute un bandit mais il était brave !
Comme il faisait froid, il enroula son ample manteau autour de lui, enfonça son tricorne sur sa tête, sortit de l’hôtel en courant, reçut un choc et se retrouva dans la boue tandis qu’éclataient le hennissement affolé d’un cheval, le juron d’un cocher et le cri d’une femme : il avait failli être écrasé par une voiture roulant le long du quai à vive allure…
Un peu étourdi, il cherchait à rassembler ses esprits quand il entendit :
- Mon Dieu, Monsieur, que d’excuses ! Etes-vous blessé ?… Allons, Martin, venez à son secours !
Il crut entendre chanter les anges tant cette voix, douce et chaude à la fois, avait d’exquises inflexions… Sans prêter attention au domestique - qui grognait en vouant à tous les diables les bourgeois qui ne savaient pas regarder où ils mettaient les pieds ! - il sourit au charmant visage qui venait de lui apparaître, encadré d’un large capuchon ourlé d’hermine. Il retint surtout des yeux magnifiques, pleins d’inquiétude, et une bouche ravissante :
- Je pourrais dire plus de peur que de mal, Madame, si j’ai eu la moindre crainte, fit-il en riant.
- Oh ! Vous êtes étranger ?
- Mon accent le révèle !… Mais par grâce veuillez vous écarter : je crains de vous couvrir de boue en me relevant. J’en ai jusqu’aux yeux. Allons, l’ami, un coup de main ! C’est diantrement glissant ici !
Le cocher était solide mais l’accidenté était lourd et l’homme eût peut-être lâché prise si l’inconnue n’avait apporté son aide.
- Dieu, que vous êtes grand ! apprécia-t-elle quand il fut debout. Prenez à présent la peine de monter dans ma voiture : je vais vous ramener chez vous !
- Je vous baise les mains, Madame, mais c’est bien inutile ! J’habite à deux pas ! Comte Maurice de Saxe, pour vous servir !
- Ah, c'est vous ?
- Mon Dieu oui. Aurais-je le bonheur d’être connu de vous ?
- Comme de tout ce qui compte à Paris ! Surtout les entours de Monseigneur le Régent !
- Ah !… Ce qui veut dire que ma réputation n'est pas des meilleures ?
Elle se mit à rire cependant que ses yeux brillaient davantage encore :
- Ce n’est pas à moi d’en juger… Eh bien, je vous souhaite le bonsoir !
Elle remontait déjà dans sa voiture. Il voulut la retenir mais sans oser la toucher, à cause de ses vêtements maculés :
- Me direz-vous au moins à qui je dois…
- Un bain de boue et quelques contusions ?… Cela ne me paraît pas important !
La portière claqua, le cabriolet reprit son chemin et disparut au coin du Collège des Quatre Nations… Boueux, trempé mais rêveur, Maurice rentra chez lui où ses gens rentraient l’un après l’autre pour constater avec horreur que le maître était revenu pendant leur absence alors qu’on l’avait un peu oublié. Or, à leur vif étonnement, non seulement il ne les abreuva pas d’injures mais il calma son secrétaire :
- On verra demain ! Pour l’instant j’ai besoin d’un bain et d’un souper que nous partagerons…
La nuit durant il fut occupé de l’inconnue, de son visage si doux, de ses yeux pleins d’étoiles, de son charmant sourire et surtout de cette voix, à aucune autre comparable. En y pensant des frissons couraient le long de son dos mais, le lendemain, un court billet de Louise-Elisabeth l’appelait auprès d'elle. Conti était allé à son château de L’Isle-Adam d’où il ne rentrerait que dans deux jours : elle l'attendrait pour un souper en tête à tête. Repris par l’éblouissement de leur passion commune, il oublia l’inconnue…
D'autant plus vite que dès le lendemain, après avoir salué le Régent et Madame, il se hâtait de reprendre langue avec le comte de Sparre, toujours propriétaire du régiment convoité. Cette fois tout alla très vite et le nouveau maréchal de camp put aller à Fontainebleau prendre possession de huit compagnies composant ce qui s’appellerait dorénavant le Saxe-Infanterie. Presque pas de Français dedans : une majorité d’Allemands de toutes provenances mais aussi des Hongrois, des Bohémiens, des Hollandais, des Flamands, des Polonais et des Suisses. Une vraie Légion étrangère avant la lettre, composée pour la majeure partie de protestants, luthériens ou calvinistes, comme le général lui-même, mais la révocation de l’Edit de Nantes, si elle avait chassé de France une part importante de la population - et pas la moins intéressante -, avait exclu ceux qui servaient dans l’armée. A Saxe-Infanterie tout le monde parlait allemand et les commandements étaient donnés dans cette langue.
Heureux comme un gamin qui reçoit le cadeau de ses rêves, Maurice se jeta à corps perdu dans la réorganisation de son beau régiment et, par force, consacra moins de temps à ses amours…
Vinrent les fêtes de fin d’année.
Au soir de Noël, une violente dispute opposa Conti à son épouse. Dispute où il tint le rôle principal, Louise-Elisabeth opposant le plus souvent à ses fureurs un dédaigneux silence. Néanmoins il était maître chez lui et elle ne put que hausser les épaules quand il lui signifia l’interdiction de sortir même pour la messe de minuit.
- Quant au réveillon, ma chère, vous devrez le faire avec vos seules femmes. Aucun homme ne vous approchera !
Et il partit festoyer dans certaine maison du Marais dont il avait fait le centre de ses divertissements. Ce départ en fanfare n’avait arraché à la jeune femme qu’un sourire de dédain. Elle savait pouvoir compter sur ses serviteurs parce que plus généreuse et plus agréable à servir que ce vilain bonhomme atrabilaire et facilement cruel. N’importe comment, elle n’avait pas l’intention de sortir ce soir-là, sachant pertinemment que rien n’empêcherait Conti d’aller se vautrer dans la débauche, en évitant l’église où il ne mettait jamais les pieds sauf en cas de cérémonie officielle. Aussi attendait-elle son amant que Louison, sa femme de chambre préférée, était chargée d’attendre, à onze heures, à la petite porte des jardins donnant sur la rue Guénégaud2 et de l’accompagner jusqu’à sa chambre où tout était disposé pour une nuit délicieuse…
Elle était largement entamée, cette nuit - il pouvait être deux heures du matin et le calme régnait dans l’hôtel plongé dans l’obscurité - quand le roulement d’un carrosse résonna sur les pavés de la cour et, presque aussitôt, Louison se précipita dans la chambre éclairée par une veilleuse, où, au milieu du lit dévasté, Louise-Elisabeth et Maurice se partageaient une coupe de champagne en y buvant alternativement entre deux baisers.
- Madame la princesse, vite ! C’est Monseigneur ! Et il n’est pas seul !
Louise-Elisabeth eut une exclamation de colère :
- Mon Dieu ! Il nous a tendu un piège ! Quelqu’un a dû nous trahir !
Mais déjà elle avait sauté du lit et se hâtait de couvrir sa nudité d’un ample déshabillé de soie blanche et de dentelles. Maurice aussi s’était levé et précipité sur ses vêtements répandus un peu partout sur le tapis :
- La peste soit de ce mari qui rentre sans avoir la galanterie de prévenir ! fit-il en riant. Nous allons devoir en découdre dans votre chambre, ma chère.
- Il ne vient pas pour se battre mais pour vous tuer puisqu'il amène du monde. Vous connaissez sa lâcheté !
Sans cesser de parler elle retapait le lit tandis que Louison faisait disparaître dans un coffre le couvert et le verre dont s’était servi Saxe.
- Comment faire sortir M. le comte, Madame ? chuchota la jeune fille terrifiée. Monseigneur a mis à coup sûr des gens dans la cour et du côté jardin ! Oh Miséricorde ! Il est déjà dans l’escalier…
- Il me reste le côté du quai, jeune fille ! Grâce au Ciel il y a des fenêtres ! répliqua Maurice tranquillement.
- Vous n’y pensez pas ! protesta Louise-Elisabeth. Elles sont trop hautes et vous allez vous rompre le cou !
- Pour un de vos baisers je donnerais cent fois ma vie ! Il est seulement dommage que je n’en aie qu’une à vous offrir ! N’ayez crainte : il y a un dieu pour les amoureux… et je suis fou de vous !
A moitié vêtu seulement mais emportant le reste de ses habits et en gardant son épée nue à la main en cas de surprise, il suivit Louison qui, armée d’une chandelle, le guida jusqu’à la galerie du bord de l’eau. Là, elle ouvrit une fenêtre au-delà de laquelle on voyait briller les lumières du Pont Neuf où, en dépit du froid, se tenait une sorte de festivité nocturne. La hauteur qu'elle découvrit la fit frissonner :
- Il n’y a personne mais c’est terriblement haut ! Vous risquez de vous tuer, Monseigneur !
- Mais non ! Je suis comme les chats : j’y vois clair la nuit et je retombe toujours sur mes pattes. Jetez ce qui reste de mes habits après moi, éteignez la bougie et refermez la fenêtre ! Le temps presse !
En effet, l’hôtel s'emplissait de bruit. Maurice se signa, enjamba l’appui qu’il empoigna en se tournant le dos au fleuve. Louison le vit se suspendre puis se laisser tomber…
En dépit de sa peur, la jeune fille, entendant un gémissement, se pencha, vit une masse immobile et le crut mort. Elle avait soufflé la chandelle et son regard s’accoutumait à l’obscurité. Un instant, elle s’affola, ne sachant que faire pour porter secours, puis, soudain, quelque chose bougea. Elle vit le comte se redresser, endosser sa pelisse et enfin se remettre en marche en longeant la Seine… et en clopinant. Un peu rassurée, elle referma et rejoignit l’appartement de sa maîtresse.
Pendant ce temps Louise-Elisabeth avait repris son sang-froid et lorsque Conti, l’épée à la main, s’engouffra dans sa chambre, il la trouva assise à la table du souper et grignotant une pâtisserie, un verre de champagne dans l’autre main. Sans attendre elle le prit de haut :
- Voilà des façons de rustre, Monsieur ! Qu’est-ce qui vous prend d’entrer chez moi à pareille heure et armé de cet objet dont vous n’avez jamais su vous servir ?
La mine fermée, Conti se mit à fouiller partout, ouvrant les tiroirs, les armoires, regardant sous le lit qu’il défit complètement, alla inspecter le cabinet voisin où étaient les robes de la princesse.
- Puis-je savoir ce que vous cherchez ? demanda-t-elle, agacée. Auriez-vous perdu quelque chose ? Je ne vois vraiment pas ce que cela pourrait être… sinon peut-être votre tête ?
Le ton moqueur de la jeune femme arrêta le prince :
- Il y a un homme ici, Madame, et je le sais…
Elle ironisa :
- Allons donc ! Si vous aviez pensé qu’il y eût un homme, un vrai, chez moi, vous vous seriez bien gardé d’y paraître !
Les deux époux se mesurèrent du regard, elle dédaigneuse, lui bouillant de colère et contenant à grand-peine son envie de tuer. Mais elle était sa cousine germaine et s’il se laissait aller à des voies de fait toute la maison de Condé lui tomberait dessus. Sans compter le Régent qui le détestait. Lentement, il remit son épée au fourreau et prit une longue respiration afin de se calmer.
- Vous ne gagnerez pas toujours à ce jeu, Madame, un jour vous irez trop loin et j’aurai ma revanche.
Détournant gracieusement la tête, la princesse étouffa un bâillement :
- Voilà que vous parlez par énigmes maintenant ? Comment faites-vous pour être aussi intelligent à cette heure de la nuit ? De toute façon, si je voulais vous tromper j’aurais toujours le dessus parce que j’ai sept moyens de vous berner !
Et, posément, elle en énuméra six puis conclut :
- Quant au septième, je ne vous le dirai pas : c’est celui dont je me sers.
Cette ironie mordante était une imprudence mais Louise-Elisabeth avait tellement peur pour Maurice qu’elle eût dit n’importe quoi pour retenir l’attention de son mari. Celui-ci en avait déjà entendu d’autres mais cette fois la coupe déborda. Par chance il avait lâché son épée sinon il l’eût transpercée mais, saisissant le chandelier d’argent qui avait éclairé le souper, il l’en frappa en aveugle. Elle s’écroula tandis que l’une des bougies mettait le feu au tapis. Ce qui n’émut pas Conti. Se penchant sur sa femme inerte dont le front saignait, il cracha :
- Maudite garce ! Il y a longtemps que j’aurais dû faire ça !
Et il s’élança hors de la chambre en claquant la porte derrière lui. L'instant suivant, il dévalait l'escalier, renvoyait la troupe d'estafiers qui gardait les portes de l’hôtel puis remontant dans son carrosse et s'en retourna finir sa nuit au Marais. Mais, dès qu'il fut descendu, Louison, qui guettait cachée derrière un coffre de la galerie, se précipita chez sa maîtresse, jeta un pot d'eau sur le feu. Nourri de la laine du tapis il brûlait mal mais fumait beaucoup en répandant une odeur pénible. Puis, ayant entendu le roulement de la voiture, elle appela au secours. On allongea la princesse sur son lit. Sa blessure au front saignait et bleuissait mais elle n'était pas morte et même reprit assez vite connaissance…
Une heure plus tard, soutenue par Louison, elle quittait à son tour l'hôtel de Conti pour se réfugier chez sa grand-mère, la princesse de Condé.
Les bruits se répandaient vite à Paris, comme si les murs formaient une caisse de résonance. Dès le matin on colporta que le comte de Saxe s'était battu avec le prince de Conti et que celui-ci l'avait blessé. Chez le Régent qui recevait le jour de Noël, c'était, évidemment, le sujet des conversations encore que les avis fussent partagés, une bonne moitié de ceux qui étaient là refusant l'idée que Conti se fût battu lui-même.
- Il aura fait appel à des spadassins, auquel cas le pauvre Saxe doit être mourant à cette heure, émit la belle Mme de Parabère, actuelle maîtresse du prince, qui avait un faible pour le Saxon.
Mais avant qu’elle eût achevé sa phrase, on annonçait le comte de Saxe et il se fit un silence tandis que s'ouvraient les rangs des courtisans. Il apparut, pâle mais souriant, vêtu de velours et de satin noirs qui faisaient ressortir la blancheur de ses manchettes et de sa cravate de dentelle sous laquelle se cachait une sorte de minerve qui lui maintenait le cou. Il étayait sur une canne une boiterie assez prononcée. Mais aucune trace de blessure.
Avec sa bonhomie habituelle, Philippe d’Orléans lui évita la moitié du chemin et vint le prendre par le bras :
- Hé bien, mon pauvre Saxe, que t'arrive-t-il ? Tu es blessé ?
- C'est beaucoup moins glorieux que cela, Monseigneur ! Simplement les marbres des Tuileries sont trop bien cirés : j’ai chu dans l’escalier en sortant de chez le roi. Résultat : je me suis tordu le cou et foulé la cheville. Votre Altesse voit que ce n'est pas bien méchant ! La seule chose que je ne puisse faire c’est danser… Et, comme je n’y ai jamais excellé, la perte ne sera pas grande !
Le Régent l’emmena saluer sa femme qui lui tendit une main languissante, puis sa mère qui l’accueillit d’un froncement de sourcils en lui désignant un siège auprès de son fauteuil :
- Asseyez-vous là et causons ! Vous pouvez nous laisser, mon fils ! Je vais lui expliquer comment il faut descendre les escaliers !
Et, sans autre transition que le maniement énergique de son éventail, elle émit en allemand :
- A présent, mon garçon, dites-moi tout !
Il considéra un instant avec amusement l’imposante princesse parée de fausses perles dont les moires épiscopales s’étalaient sur une vaste surface :
- Avec la permission de Madame : tout quoi ?
- Je veux la vérité. Cette histoire de duel ne tient pas : si cet imbécile savait se servir d’une épée cela se saurait. En revanche il est parfaitement capable de monter une embuscade à l’aide de malandrins grassement payés pour se débarrasser de vous !
- Cela aurait pu se passer ainsi mais je n’ai pas rencontré le prince depuis des semaines.
- Mais… vous avez vu sa femme ? Ne mentez pas !
- J’ai trop de respect et d’affection pour Votre Altesse Royale pour lui mentir. J’ai vu la princesse mais pas aussi longtemps que je l’aurais souhaité. Mais il n’y a eu ni duel… ni escalier ! Et, baissant la voix : j’ai sauté par une fenêtre sur le quai. C’était plus haut que je ne pensais…
- Il n’empêche que vous jouez avec le feu, cette folle et vous. Jusqu’ici vous avez eu une chance qui pourrait ne pas se renouveler. Conti est mauvais comme la gale. Votre belle amie l’a si bien compris qu’elle a quitté sa demeure pour se réfugier chez sa grand-mère. Et je vous conseille fortement de cesser de vous voir, sinon votre prochain rendez-vous pourrait être à la porte de l’Enfer !
- Oh ! fit Maurice, offusqué. Pourquoi pas le Paradis ?
- Parce qu’il me paraît la destination normale de ceux qui commettent l’adultère. « Tu ne convoiteras pas le bien d’autrui », a dit le Seigneur. Et…
- Je l’aime ! murmura Maurice, le regard planté dans celui de la Palatine.
- Alors aimez-la de loin si vous voulez vivre vieux tous les deux. Comme tous les braves il vous est impossible d’imaginer qu’un couard puisse être dangereux. Celui-là est d’autant plus rusé et mauvais qu’il est laid et que sa femme ne l’aimera jamais. Je ne sais même pas comment elle a pu lui donner un fils. Si vous vous obstinez, il faudra prendre garde à tout : les ruelles, les ombres, les plats trop épicés, le cheval qui devient fou, le médecin qui vous saigne, la balle venue de n’importe où…
- Autrement dit, il faut vivre cloîtré en ne voyant personne et en faisant goûter sa cuisine ? Quelle abomination !
- Alors, séparez-vous d’elle ! Renoncez en songeant qu'elle est encore plus exposée que vous et que le mépris n’a jamais constitué une cuirasse.
- Je ne pourrai jamais !
- Eh bien faites semblant ! Courtisez une autre femme ! Cela ne doit pas vous être difficile ? Elles sont une meute qui ne demande qu’à se déchaîner sur vous.
Et, comme il faisait la grimace, elle devina sa pensée.
- Dans cette affaire de cour cela vous ennuie parce que ce serait sous ses yeux ?
- J’avoue, oui !
- Alors essayez le théâtre, l’Opéra, la Comédie, que sais-je ? Vous n’aimez pas les danseuses ni les actrices ?
- Je vais souvent à l’Opéra car j’aime la musique et la danse où je suis si maladroit… et aussi les danseurs. La Comédie m’ennuie avec ses envolées lyriques, ses tirades…
- Avez-vous déjà vu… et entendu la Lecouvreur ? Comédie, tragédie, tout lui est bon et tout en elle est parfait ! Je vous la recommande dans Phèdre où elle atteint au sublime. En outre elle est charmante, faite au tour, fort bien éduquée et reçue dans la meilleure société. Elle est l’ornement du salon de la marquise de Lambert.
- Dans le monde ? Une comédienne ?
- Eh oui ! Toutes les femmes nobles ne sont pas idiotes et Mme de Lambert qui est pourtant l’égérie de l’Académie la reçoit. Cela n’étonnerait personne que vous tombiez amoureux d’elle. Au moins en apparence. Elle a tellement de soupirants ! Vous ne serez qu’un de plus… D’ailleurs elle ne vous remarquera peut-être pas, conclut-elle en faisant signe à un valet porteur d’un plateau chargé de verres.
La finaude savait bien ce qu’elle faisait. Au cours de sa déjà longue existence elle avait trop étudié les hommes pour ne pas avoir percé à jour celui-là dès leur première rencontre. Sans être arrogant, il était plutôt content de lui et ses nombreuses conquêtes féminines ne le prédisposaient pas à la modestie. Fût-ce au moins à cause de sa taille, il ne concevait pas qu’on ne pût le distinguer au milieu d’un troupeau d’hommes.
- Votre Altesse Royale dit qu’elle s’appelle ?…
- Adrienne Lecouvreur. Tout Paris ne parle plus que d’elle et si vous n’avez jamais entendu son nom c’est que vous devenez sourd ! Dans ce cas il faut consulter !
En réalité, elle s'appelait Couvreur, née à Damery, près d’Epemay, d’un honnête chapelier et d’une blanchisseuse qui vinrent s’installer à Paris pour avoir une meilleure pratique et pour que leurs enfants eussent une meilleure chance dans la vie. La jeune Adrienne avait même été confiée aux Filles de l’Education chrétienne, rue du Gindre, où elle prit le goût de la littérature et surtout celui des grands textes de Racine, Corneille et autres, ce qui la fit rêver de théâtre. Le hasard voulut qu’en se rendant assez fréquemment chez l’épicier de la rue Férou elle y fit connaissance d’une troupe de jeunes comédiens amateurs auxquels le brave homme prêtait sa cave. Là, au milieu des sacs de haricots, de pois, de cassonade, de noix, des tonneaux de vinaigre et des odeurs de safran, de muscade, de poivre et de cannelle, on avait entrepris de mettre en répétition Polyeucte de M. Racine. C’était en 1705 et quand Adrienne les rejoignit, on obtint - ô merveille ! - de donner une représentation chez Mme la présidente du Gué dans un des salons de son bel hôtel de la rue Garancière3. Elle impressionna tellement ses compagnons qu’on lui confia le rôle de Pauline.
Il y avait évidemment plus de bonne volonté et de passion que de réel talent dans la petite troupe mais - fut-ce le timbre exceptionnel de sa voix ? - tous tombèrent d’accord sur le fait qu’Adrienne avait du génie. D’ailleurs, la représentation fut un succès en dépit de la présence du doyen des Comédiens-Français, venu là en principe empêcher un spectacle dont l'exclusivité appartenait à sa troupe mais que l’ascendant de Mme du Gué et de certaines de ses relations avait réduit au rôle de spectateur - très attentif ! - et que la jeune Adrienne séduisit sans peine au point qu’il proposa aussitôt d’être son professeur. Un professeur singulièrement compétent bien que n’ayant jamais joué les premiers rôles et, trois ans plus tard, à dix-sept ans, la jeune fille, devenue Lecouvreur, partait pour Lille avec la troupe que venait de former Elisabeth Clavel, transfuge toute récente des Comédiens-Français mais toujours sous la houlette de Legrand. Les débuts eurent lieu au Grand Théâtre de Lille alors que la ville était assiégée par les impériaux, parmi lesquels se trouvait un jeune soldat nommé Maurice de Saxe et, au moment même où celui-ci découvrait l’amour avec la mignonne Rosette Dubosan, la comédienne en faisait autant avec le frère de sa directrice, Louis Clavel, un modeste auteur.
S’il fut l’initiateur, Clavel ne dura guère : il était de goûts modestes alors qu’Adrienne voulait tout ce que la fortune peut offrir à une jolie femme. Elle quitta Lille pour le théâtre de Lunéville où régnait le duc Charles de Lorraine, et où elle crut rencontrer le véritable amour avec Philippe Le Roy, un officier du prince… Mais cette aventure elle non plus ne dura guère : à peine le temps de mettre au monde une petite fille nommée Elisabeth. Adrienne s’était déjà éprise d’un autre admirateur, le baron de Danne. Plus que tout autre il lui plaisait, au point qu'elle songea à tout quitter pour le suivre là où il lui plairait de l’emmener. Sans doute le début d’un grand amour auquel le destin mit une fin tragique : Danne fut tué à la bataille Ramillies et Adrienne crut mourir de douleur. Elle partit pour Strasbourg où Legrand, qui veillait sur elle comme sur sa fille, l’avait fait engager sans tarder. A nouveau le succès, à nouveau une aventure à laquelle la jeune femme trouva la douceur d’une consolation : c’était le comte de Kingling dont elle eut une autre fille, Françoise. Il était fort épris mais la famille veillait au grain : on concocta un riche mariage et Kingling dut quitter sa maîtresse4.
A nouveau au désespoir, Adrienne écrivit alors à son amie Elisabeth Clavel :
« Je sais par expérience qu’on ne meurt pas de chagrin. Il est des erreurs bien douces où je ne peux plus me livrer. De trop tristes expériences on éclairé ma raison : je suis excédée de l’amour et tentée de rompre avec lui pour toujours, car enfin je ne veux ni mourir ni devenir folle… »
L’irremplaçable Legrand lui avait fait comprendre que seul le théâtre - et aussi ses filles qu’elle confiait à leur grand-mère - était capable de remplir le cœur et la vie de l’immense actrice qu’elle était en train de devenir. On dit adieu à Strasbourg. Paris, où Legrand s’était occupé de la faire engager chez les Comédiens-Français, l’attendait.
Le 27 mars 1717, elle occupait pour la première fois une scène qui allait retentir de ses succès, dans le rôle d’Angélique du Georges Dandin de Molière. Et en présence du Régent et du tsar Pierre de Russie ! On lui fit un triomphe. Chacun des spectateurs avait compris, en l’écoutant, qu’il se passait quelque chose d’important pour le théâtre : Adrienne Lecouvreur avait abandonné le ton emphatique alors en faveur et, jouant à merveille d’une voix exquise, apportait à ses rôles une simplicité et un naturel profondément émouvants.
Elle devint le point de mire de tous les auteurs à la mode. Parmi eux un certain François Arouet, fils de notaire, dont elle créa L’Indiscret, sa première comédie. Au cours de la première représentation, le jeune homme transporté par son jeu l’applaudit et l’acclama avec tant d’ardeur qu’il indisposa l’un des spectateurs, le chevalier de Rohan, qui, en le toisant, demanda bien haut qui était ce petit monsieur si bruyant.
- C’est, riposta le futur Voltaire, un homme qui ne traîne pas un grand nom mais qui sait honorer celui qu’il porte !
Et il tira son épée, mais un Rohan ne se battait pas avec ce qu’il considérait comme un croquant : il se contenta de lever sa canne et, deux jours plus tard, faisait bâtonner l’imprudent par ses laquais. Après quoi, François Arouet dut aller soigner ses contusions à la Bastille. Voltaire naîtra de cette injustice… et recevra d’Adrienne la plus douce des consolations. Liaison passagère où le cœur profond ne s’engage pas, ce cœur qu’elle ne voulait plus donner à qui que ce soit. Et pourtant…
En dépit de la crânerie affichée au soir de Noël chez le Régent, Maurice broyait du noir. D’abord il se sentait moulu et courbatu, ce qu’il avait en horreur, ensuite il détestait devoir se séparer de sa princesse, ce qui ne le mettait guère en forme pour faire des ronds de jambe devant une jolie comédienne, si célèbre fût-elle. Et il n’aimait pas davantage l’idée de feindre un attachement qu’il n’éprouvait pas. Ce serait indigne d’une jeune femme dont il n’ignorait pas l’estime que le monde lui portait et, se sentant peu doué pour la comédie, il se voyait mal dans ce rôle de faux amoureux. Même si la belle lui inspirait quelque désir, car il se connaissait assez pour n’avoir à craindre aucune défaillance, mais le cœur n’y serait pas… Le sien berçait sa mélancolie en contemplant une miniature représentant Elisabeth qu’il avait reçue de la plus romantique des façons. Un billet remis par Charolais l’avait prié de se trouver certain soir, entre onze heures et minuit, à une croix de chemins dans la forêt de Montmorency.
Un tout petit billet glissé à Charles par la camériste de la princesse à son frère alors que, sur l’ordre de l’affreux Conti, elle devait quitter l’hôtel de Condé pour les terres de son mari et son château de L’Isle-Adam.
Charolais, qui haïssait son beau-frère, avait accompagné Maurice au rendez-vous afin de lui éviter toute mauvaise surprise. Là, ils avaient attendu un moment avant de voir passer une berline armoriée, entièrement fermée, d’où, au passage et en ralentissant à peine, une main avait jeté un paquet devant les jambes d’un des chevaux. Il contenait un médaillon d’or et de petites perles sertissant le ravissant visage de la princesse et une lettre :
« Je ne sais s’il me sera donné un jour de vous revoir mais je veux que vous sachiez que je vous aime plus que je n’ai jamais aimé… »
Il avait pleuré en recevant ces quelques mots et depuis la miniature ne quittait plus sa poitrine, pendue à son cou. Et pour tenter d’oublier il s’était mis au travail…
Depuis son retour en France, il étudiait avec passion le génie, l’art des fortifications porté si haut par M. de Vauban, les mathématiques surtout pour lesquelles il avait de grandes dispositions encore peu exploitées. Et, depuis qu’il possédait son régiment, il inventait pour lui des règlements plus humains qu’ailleurs et avait mis au point une technique de manœuvres qui avait attiré sur lui l’attention du chevalier de Folard, un maître en ce qui touchait le militaire. Une amitié solide s’était nouée entre lui et ce Provençal d’une cinquantaine d’années qui, enthousiasmé par les Commentaires de César, s’était engagé à dix-huit ans, avait servi sous le duc de Vendôme puis sous le duc d’Orléans, retour chez Vendôme, blessé assez sérieusement à Malplaquet pour craindre la retraite, ce qui lui avait permis de devenir ingénieur en fortifications. Il n’en avait pas moins combattu encore chez les chevaliers de Malte puis sous Charles XII de Suède qu’il avait quitté à sa mort pour revenir en France où il avait été nommé mestre de camps, ce qui constituait son bâton de maréchal ; mais les Commentaires qu'il écrivait à son tour lui avaient formé une réputation. C’est alors qu’il avait voulu rencontrer le comte de Saxe auquel le liait déjà une véritable amitié épistolaire. Au physique c’était un homme de taille moyenne, sec comme un sarment, avec un visage ouvert, facilement souriant, des yeux bruns et vifs, appuyant sur une canne à pommeau d’or une boiterie prononcée, souvenir de Malplaquet. Au cours de sa carrière il avait appris à aimer les beaux textes et adorait le théâtre. Ce fut lui qui emmena Maurice à la Comédie-Française.
- Ce soir, la Lecouvreur joue Phèdre. Elle y est sublime… et vous semblez avoir grand besoin de sublime.
- Je n’ai guère envie de sortir. Je boite encore, expliqua Maurice étourdiment mais réalisant aussitôt : Oh, je vous demande pardon !
- Pourquoi donc ? dit Folard en riant. Claudiquer est devenu chez moi une habitude. Il faut seulement y mettre la bonne humeur qui tient lieu de grâce. Et pour une fois nous serons deux ! Et comme vous ne pouvez manquer de faire sensation où que vous vous rendiez, je profiterai de votre gloire !
C’est ainsi que sur le coup de cinq heures et demie, les deux amis descendaient de voiture rue des Fossés-Saint-Germain5 devant la belle façade construite à la fin du siècle précédent par Orbay avec son fronton triangulaire où s’alanguissait une Minerve au-dessus des armes de France et d’un cartouche portant en lettres dorées « Hôtel des Comédiens du Roy entretenus par Sa Majesté ». L’intérieur, gris, bleu et or était élégant et nouveau avec son amphithéâtre relevé entre le parterre et les premières loges6, et ses grands lustres en forme de roue supportant une foule de chandelles.
En véritable amateur de théâtre, le chevalier de Folard n’appréciait pas la manie des spectateurs - surtout les jeunes ! - nobles, fortunés ou les deux d’arriver en retard, parfois après le premier acte, et de s'installer bruyamment à leurs places sans se soucier de déranger les comédiens ou même le public. Il tenait à être à l'heure et l’on frappait tout juste les trois coups lorsque les deux hommes pénétrèrent dans la salle, déjà bien remplie. Le chevalier sourit avec satisfaction :
- C’est toujours ainsi quand la grande Adrienne joue. On sait sa répulsion à être troublée. Il lui est même arrivé de sortir de scène.
- Une comédienne ? Elle a osé ?
- C’était pourtant en présence du Régent et il lui a donné raison. C’est que ce n’est pas une actrice comme les autres. Vous verrez !… Voulez-vous monter sur scène ?
Trois rangs de banquettes l’encadraient en effet ; y prenaient place uniquement des hommes appartenant à la jeunesse dorée7 de la Cour et de la Ville.
Maurice refusa. Sa haute taille attirait suffisamment les regards sans qu'il eût la moindre envie de se faire remarquer davantage. D’ailleurs on le reconnaissait et son ami Louis-Auguste de Dombes qui se trouvait là fit faire place aux arrivants, le tout sans bruit. Sur la scène Hippolyte venait de paraître en compagnie de Théramène, son gouverneur :
Le dessein est pris, je pars, cher Théramène
Et quitte le séjour de l’aimable Trézène
Dans le doute mortel où je suis agité
Je commence à rougir de mon oisiveté…
Maurice écouta poliment les raisons pour lesquelles ce beau jeune homme voulait abandonner sa terre natale et qu’il ne trouvait pas tellement valables mais les vers étaient magnifiques et fort bien dits. Par choix personnel il préférait la comédie aux spectaculaires douleurs qui avaient déchiré les gens d’un monde antique mais il était venu pour la Lecouvreur, il attendait la Lecouvreur. Et soudain, annoncée par sa confidente Œnone comme étant au bord du trépas, Phèdre apparut, somptueusement vêtue de pourpre sombre et d’or sous des bijoux magnifiques mais se soutenant à peine. La salle éclata en applaudissements qu’elle calma d’un geste de la main :
N’allons point plus avant. Demeurons, chère Œnone.
Je ne me soutiens plus, ma force m’abandonne…
Cette voix ! Cette voix inoubliable que Maurice désespérait d’entendre à nouveau et qui avait su l’émouvoir jusqu’au plus profond ! Et ces yeux d’un bleu violet pailleté d’or où les larmes allumaient des étincelles ! Ces gestes pleins de grâce en dépit de la souffrance exprimée ! C’était elle, la jeune dame à l’hermine dont la voiture lui avait fait prendre un bain de boue ! Dieu qu’elle était exquise et émouvante ! Fasciné, Maurice se leva pour mieux la voir… soulevant des protestations indignées. Alors il se rassit et resta suspendu aux lèvres fraîches, frappé d’éblouissement, bercé par la noble musique des alexandrins, vivant un moment d’émerveillement absolu.
A la fin du premier acte, il voulut s’élancer dans les coulisses mais le chevalier de Folard se suspendit aux basques de son habit pour l’obliger à rester tranquille :
- Pour féliciter les comédiens il faut attendre la fin de la pièce.
En effet, même les occupants des insupportables banquettes restaient à leur place. Le spectacle d’ailleurs reprit bientôt.
Les quatre premières scènes laissèrent Maurice indifférent : à la limite il n’essayait même pas de comprendre ce qui se passait : il attendait Phèdre. Mais enfin elle parut sous les voiles noirs du deuil d’un époux et l’enchantement reprit pour atteindre soudain un point extrême : la reine venait de s'avancer jusqu'au bord de la scène, tournant franchement le dos à Hippolyte à qui cependant elle révélait son amour sous l’apparence de ce qu’avait été celui porté au défunt Thésée. Son beau regard planté hardiment dans celui de Maurice, elle soupira sur le ton de la passion :
Je l’aime. Non point tel que l’ont vu les Enfers,
Volage adorateur de mille objets divers
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche
Mais fidèle, mais fier et même un peu farouche
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi
Tel qu’on dépeint nos dieux… ou tel que je vous vois…
Une rumeur de surprise voltigea sur la salle cependant que le prince de Dombes s'exclamait :
- Morbleu ! Si ce n'est pas une déclaration je veux bien être pendu ! Elle t'aime ?
Contenant avec peine son émotion, Maurice murmura, les yeux attachés sur la comédienne qui revenait à Hippolyte :
- Je n'aurais jamais osé l'espérer mais je crois que moi aussi je l'aime…
Plus discret, le chevalier de Folard ne fit aucune remarque. Avec sa finesse habituelle il devinait que quelque chose venait de se passer et que son jeune ami énonçait une vérité toute neuve qu'il ignorait encore en entrant à la Comédie…
Il ne put cependant retenir sa surprise quand, le spectacle achevé sous un tonnerre d'applaudissements, plusieurs rappels et un déluge de fleurs, le comte ne se joignit pas à la ruée des admirateurs partis à l'assaut des coulisses :
- Vous n'allez pas la féliciter ?
- Non. Elle ne m'attend pas d'ailleurs. Dites-moi seulement, mon cher ami, où elle habite…
- Rue des Marais-Saint-Germain, pas loin d’ici. Je vais vous conduire…
C’était une rue étroite, obscure en dépit de la lanterne placée à chaque extrémité8. Les voitures n’y pouvaient passer qu’une à la fois. Celle de Folard déposa Saxe vers le milieu, devant un profond porche formant une sorte de caverne encore plus obscure que les fenêtres de la rue où s’abritait une belle porte de chêne à ferrures de bronze.
- C’est un boyau, grogna Maurice.
- Mais combien séduisant ! Tenez, le grand Racine est mort là, juste en face, et l’hôtel de Mlle Lecouvreur est charmant ! Alors, je vous laisse ou bien vous avez peur dans le noir ? ironisa le chevalier. Je peux aussi vous ramener chez vous ? C’est à côté et…
- … l’hôtel de Conti est à deux pas, je sais ! Vous me laissez ici, mon cher Folard ! Cette attente dans l’obscurité en prendra un air espagnol tout à fait romantique !
Et, avec un bonsoir rapide, Maurice sauta à bas du véhicule, s’enroula jusqu’aux yeux dans son ample cape noire et alla s’appuyer contre le chambranle du portail où il disparut, avalé par la nuit. Folard le salua d’un geste de la main puis ordonna au cocher de continuer. Le jeune homme resta seul, pensant qu’il devait avoir assez l’air d’un malandrin embusqué dans l’attente d’un mauvais coup et cela l’amusa. La victime qu’il guettait était de tout autre sorte, si douce et si fière à la fois ! Il n'avait même pas besoin de fermer les yeux pour la revoir telle qu'elle était tout à l’heure quand elle s’était avancée vers lui pour lui dire qu’elle l’aimait à la face du Tout-Paris. Demain on en ferait des gorges chaudes mais cela en valait la peine : il fallait que cette nuit elle soit à lui !
Comme il faisait de plus en plus froid, il se mit à marcher de long en large. Le temps s’éternisait et à mesure qu’il passait sa belle humeur s'effilochait. Il en vint à se traiter d'idiot ! Cette femme était célèbre, la reine de Paris en quelque sorte. Il avait vu une véritable meute se presser autour d'elle. Sans doute s’était-elle rendue à une fête dont seule l’aurore la chasserait et lui était là à se geler ! Si encore il était en bottes ! Mais l’élégance voulait que l’on se rendît au théâtre, ou n’importe où dans le monde, en bas de soie et souliers fins à talon rouge dans lesquels ses pieds se glaçaient lentement. La moutarde commença à lui monter au nez - un parfum dont ne s’accommodaient pas les rêves ! -, son piétinement s’accéléra et il allait enfin quitter son porche pour retourner chez lui quand une voiture, lanternes allumées, s’engagea dans la rue. Il la reconnut au premier coup d’œil.
Quand elle s’arrêta pour se faire ouvrir le portail, il laissa tomber le pan de son manteau remonté jusqu’aux yeux et vint à la portière à l’instant précis où la comédienne s’y penchait :
- Vous étiez là ? se désola-t-elle. Vous étiez là et je n’en savais rien !
- Auriez-vous quitté la fête plus vite si vous l’aviez su ?
- Quelle fête ? L'une de mes camarades s’est évanouie dans sa loge. Je l’ai ramenée chez elle pour lui donner quelques soins. Mais montez, la voiture a juste la place pour entrer dans la cour.
Elle lui tendit une main, chaude encore du manchon de zibeline d’où elle sortait, et il se retrouva assis à ses côtés sur les coussins de velours dans la tiède atmosphère de cet espace embaumé du parfum d’Adrienne. Dans l’ombre du véhicule, il vit scintiller les beaux yeux qui le fascinaient :
- Vous m’attendiez, vous ? murmura-t-elle en proie à une émotion qui la faisait trembler.
- Il me semble que je vous attends depuis toujours, souffla-t-il en la prenant dans ses bras.
Ce n’étaient pas propos de galant homme mais une évidence qui venait de se révéler à lui. Adrienne était celle qu’il avait cherchée à travers toutes les autres, la seule auprès de qui il retrouvait, intacte, la fraîcheur de son premier amour. Et ce fut en la serrant contre sa poitrine comme un trésor qu’il lui fit franchir le seuil du délicieux petit hôtel particulier qu’elle habitait et l’emporta jusqu’à la grande chambre où le feu flambait joyeusement dans la cheminée de marbre…
En s’éveillant, le matin suivant, dans la chambre d’Adrienne, Maurice eut l’impression d’avoir changé de planète. D’abord ce n’était pas une chambre comme les autres. Toutes celles qu’il avait connues, hormis la sienne, n’étaient que des écrins à falbalas, des espaces soyeux et parfumés voués entièrement à la féminité. Celle-là c’était différent…
D’abord elle tenait presque tout le premier étage de l’hôtel - avec la petite pièce réservée au bain. Elle était vaste et claire avec ses hautes fenêtres donnant en partie sur une terrasse fleurie en été sous laquelle étaient les écuries, mais à l’exception du lit-tombeau habillé de soie blanche à bouquets cramoisis qui se fondait dans le décor, c’était un salon tendu de belles tapisseries ordonné autour d’un clavecin de bois précieux peint à la chinoise accompagné de deux canapés de damas vert et de petits fauteuils blancs et rouges. Près de la cheminée surmontée d’une glace trumeau dont le cartouche représentait des amours folâtrant, il y avait deux confortables bergères en soie dorée et argentée à galons verts ainsi qu’une chaise longue protégée par un paravent à dix feuilles à sujet chinois. Une pendule de parquet en marqueterie complétait l’ameublement avec, près d’une fenêtre, une table à écrire en marbre blanc et bois doré assortie à une console supportant deux vases de Chine et un grand chandelier d’argent. En fait, la femme raffinée qu’était Adrienne avait ressuscité à son usage ces « ruelles » du siècle précédent où l’on se rassemblait pour discuter les nouvelles du jour, faire de l’esprit et parler littérature. Introduite dans le monde et lettrée, la jeune femme aimait y recevoir ses nombreux amis : Voltaire, Fontenelle, Dumarsais, le marquis de Rochemore, le comte de Caylus, Charles d’Argental qu’elle aimait particulièrement et qui l’adorait et d’autres encore. Un univers ô combien différent pour un soldat habitué à la vie des camps, au faste des palais ou aux lieux de débauche distinguée ou non. Cela le séduisit plus qu’il ne l’eût imaginé. Peut-être parce que, ce fameux matin, il se découvrait passionnément amoureux d’une femme exquise qui se donnait à lui corps et âme.
Pendant des jours qu’ils ne comptèrent pas, ils vécurent cloîtrés, dans l’émerveillement absolu de se révéler l’un à l’autre.
- Il me semble que je viens seulement de rencontrer l’amour ! Avant vous je ne savais pas ce que c’était qu’aimer… et c’est merveilleux !
- Je l’ai découvert avant vous. Savez-vous que je vous aime depuis un an ?
- Un an ? Ce n’est pas possible !
- Oh si ! C’était avant que vous repartiez pour Dresde. Vous êtes venu chez la marquise de Lambert et elle nous a présentés… mais vous ne m’avez même pas vue !
- Quoi ?… Vous devez confondre ! Comment aurais-je pu ne pas vous voir ?
- Simplement parce que votre esprit était ailleurs. Peut-être auprès de cette belle dame devant la porte de qui ma voiture vous a jeté dans la boue ?
- Cette boue qui m’a ouvert les yeux comme celle dont le Christ s’est servi pour guérir l’aveugle ! Jetais à la fois furieux, humilié et ébloui… comme je le suis toujours, ajouta-t-il en la reprenant dans ses bras. Oh mon cœur, qui suis-je pour qu’une étoile du ciel soit venue jusqu’à moi ?
Un silence peuplé de soupirs avait suivi et bien d’autres encore au long des nuits et des jours aux couleurs du printemps en train d’éclore et s’épanouir comme la fleur de leur amour. Les premiers moments de leur intimité furent tissés d’insouciance, de gaieté, de bonheur. Elle oubliait le théâtre, lui ses ambitions. Tous deux cultivaient le secret, les portes closes, la chaude complicité au coin du feu quand Adrienne ne jouait pas. Il avait bien fallu qu'elle reparût à la Comédie sous peine de voir les murs de sa maison battus par une émeute, mais son rôle achevé elle se hâtait de rentrer sans laisser quiconque franchir son seuil. Maurice, lui, lisait beaucoup dans la bibliothèque établie au second étage où l’on avait placé une table à écrire pour qu’il pût travailler et jeter les premières bases d’un ouvrage sur la stratégie apportant des idées nouvelles concernant le bon état des régiments. Le sien était cantonné à Fontainebleau où il se rendait parfois pour de brèves visites. Souvent avec le chevalier de Folard, seul admis à travailler avec lui. L'Europe, pour une fois, était en paix et les généraux en vacances. Les deux amants consacrèrent à leur amour la quasi-totalité de cette année 1722.
Pourtant la vie changeait autour d’eux. En mars, Paris avait accueilli en grande pompe l’infante Maria Victoria, une enfant encore mais destinée à épouser plus tard le jeune Louis XV. On l’avait logée au Louvre où, le long de la Seine, on avait créé pour elle un jardin clos de murs comme il se devait1. Entre les Tuileries et le vieux palais, la distance était courte. Elle s’allongea singulièrement en juin quand le roi et la Cour regagnèrent Versailles… Le sacre approchait et il fallait que la royauté retrouve ses assises avant la passation de pouvoir qui aurait lieu au début de l’an prochain à la majorité de Louis XV. La capitale se retrouva orpheline, à l’écart des grandes affaires, ne gardant qu’un Régent à la veille de redevenir seulement le duc d’Orléans.
Ce qui ne le chagrinait guère. Le Premier ministre c’était à présent son vieil ami le cardinal Dubois, débauché mais fin politique, et lui-même se sentait las. Pour partir en beauté, il offrit à son jeune souverain, retour du sacre de Reims, une fête magnifique dans son château de Villers-Cotterêts. C’était le 3 novembre et, malheureusement, le temps était plus que frais. Madame Palatine, sa mère, y prit un froid fatal…
Le bruit courut bientôt qu’elle était mourante et peut-être les deux amants n'en eussent-ils pas eu connaissance tant ils étaient occupés d’eux-mêmes si la vieille princesse n’avait fait appeler le comte de Saxe.
Il courut au palais de Saint-Cloud, pensant la trouver au fond de son lit. Il n’en fut rien. Elle le reçut dans le cabinet où il avait coutume de la voir, assise dans un vaste fauteuil, et elle trouva un sourire quand il s’inclina sur sa main amaigrie :
- J’ai voulu vous dire adieu avant de partir, dit-elle d’une voix basse, un peu enrouée qui traduisait son épuisement. Vous allez pouvoir me regretter car j’ai toujours été de vos amies…
- Je l’ai ressenti profondément, Madame, et avec quelle gratitude !…
- On ne vous voit plus beaucoup ces temps-ci mais on vous dit heureux ?
- Infiniment, et je ne remercierai jamais assez Votre Altesse Royale du conseil qu’elle m’a donné certain soir.
- Plus de Conti ?
- Plus de Conti2. Le bonheur s'écrit Adrienne…
- Alors il faut le conserver. Lisez-vous la Bible ?… Non, je pense !
- Pas souvent, je l’avoue. Mais j’en possède une.
- Bien ! Lisez le troisième chapitre de l’Ecclé-siaste. Il contient tout et c’est le dernier conseil que je puisse vous laisser… Adieu, mon cher enfant… Adieu !
Sa voix faiblissait encore. Genou en terre, il baisa avec un tendre respect la main que l’on n’avait plus la force de soulever et quitta le palais.
Rentré chez lui, il chercha le Livre saint dont, comme tout Allemand, il conservait un exemplaire, le feuilleta jusqu’au passage indiqué et s’assit sur un coin de son bureau :
« Toutes choses ont leur temps et tout passe sous le ciel après le terme qui lui a été prescrit. Il y a temps de naître et temps de mourir, temps de planter et temps d’arracher ce qui a été planté. Il y a temps de tuer et temps de guérir, temps d’abattre et temps de bâtir. Il y a temps de pleurer et temps de rire, il y a temps pour l’amour et temps pour la haine… J’ai vu sous le soleil l’impiété dans le lieu du Jugement et l’iniquité dans le lieu de la justice et j’ai dit en mon cœur : Dieu jugera le juste et l’injuste et ce sera le temps de toutes choses… »
Il ne comprit pas le message en forme d’avertissement que la Palatine lui adressait par-delà la mort :
- Curieux ! pensa-t-il à voix haute. Ce sage d'Orient désabusé du monde y étale une singulière indifférence des œuvres humaines…
Et il retourna auprès d’Adrienne afin d’effacer dans les joies de l’amour la peine que lui causait la fin de sa vieille amie.
Cette félicité allait durer environ trois ans. Trois ans de vie délicieuse partagés entre le théâtre pour elle et les études qu’il entreprenait parallèlement, mais coupés d’obligatoires voyages en Saxe. Des amis venaient que Maurice appréciait : Voltaire et son esprit si vif que l’on avait parfois de la peine à le suivre, Fontenelle et un nombre restreint admis à partager un moment de leur intimité. En fait, les gens heureux n’ont pas d’histoire…
La grande histoire coulait près des deux amants sans qu’ils parussent s’en soucier. Pourtant leur monde, celui qu’ils connaissaient si bien, était en train de changer et ce furent les cloches sonnant pour la mort de Madame Palatine qui en donnèrent le signal. Deux mois après, le 16 février marquait la majorité royale donc la fin de la Régence et en même temps celle de son dernier Premier ministre, l’incroyable cardinal Dubois. Louis XV, alors, demanda à Philippe d’Orléans de le remplacer et celui-ci se remit aux affaires avec une sorte d’acharnement et reprit le gouvernail d’une main ferme. En une année, en effet, Dubois, qu’il avait laissé agir par faiblesse et désenchantement, avait mis une jolie pagaille. Hors frontières certes la France était grande, puissance garantie de toute aventure par sa double et paradoxale alliance avec l’Espagne et l’Angleterre, mais à l’intérieur on n’était pas loin du désastre : l’écroulement du système de Law, la peste, le brigandage et une certaine chute des valeurs morales laissaient quantités de ruines. Le prince s’attela à la tâche avec l’énergie que son âge autorisait - quarante-neuf ans ! - mais en reprenant le collier il recommença à chercher le délassement dans les fameux soupers « entre amis » qui en réalité l'épuisaient. Cependant, Chirac, son médecin, l'avait prévenu :
- Si vous ne changez d'habitudes, Monseigneur, vous mourrez au moment où vous vous y attendrez le moins…
- Aucune importance : c’est ce que je désire.
Une belle réponse qui ne reflétait pas la vérité. Malheureusement le médecin allait avoir raison : au matin du 2 décembre, après être allé prendre son chocolat chez sa femme, Philippe d’Orléans s'écroula sans que Chirac pût le ranimer. A sept heures du soir c’était fini…
Bien peu le pleurèrent. Pourtant il avait sacrifié sa popularité et ses rancunes personnelles à l’union des Français, arrêté les persécutions envers les protestants, ouvert les bibliothèques, se faisant en même temps le protecteur des arts et des sciences, sans compter l’image du royaume qu’il laissait à l’étranger.
Maurice de Saxe regretta sincèrement l’ami qu’il avait été pour lui, ce fut la fin de cette période de tranquillité où l’amour tenait lieu de tout. Il se retrouvait maître d’un beau régiment sans doute, mais sans emploi. Ceux qui à Versailles entouraient le jeune roi n’étaient pas ses amis. Certains lui reprochaient même ses relations avec le Régent. Il lui fallait à nouveau se construire un avenir. Il alla à Dresde prendre l’avis de son père. Celui-ci lui proposa le mariage avec une princesse de Holstein-Sonderburg.
- Sire, avec tout le respect que je vous dois, je n’ai nulle envie de recommencer une expérience conjugale. La dernière m’a laissé un trop mauvais souvenir et je ne vois pas vraiment à quoi une autre pourrait me servir.
- A devenir prince… et fort riche !
- Le sang qui coule en moi est royal. Cela suffit à mon orgueil. Quant à la richesse, je saurai la conquérir seul !
Encore qu’après l’aventure Johanna-Victoria elle approuvât son fils, Aurore ne fut pas moins désolée de le voir repousser cette chance de revenir au pays, donc auprès d’elle. La mère se sentait vieillir et c’était si loin la France !
- Mais c’est tellement agréable d’y vivre ! Vous devriez y venir et vous comprendriez…
- Crois-tu ? Ne la trouves-tu si aimable qu’à cause de cette comédienne dont on te dit amoureux ?
- On a raison de le dire parce que c’est vrai ! Elle est exquise et auprès d’elle on se sent tout autre… Depuis qu’elle est entrée dans ma vie, elle a fait de moi un homme civilisé, ce que je n’étais guère. Grâce à elle j’aime maintenant le théâtre, la lecture, les arts, le contact des hommes d’esprit.
- Ouvre les yeux ! Ton père est en train de faire de Dresde une capitale des arts ! Et nous ne manquons ni d’acteurs de talent ni de gens spirituels.
- Vous ne comprenez pas, mère ! J’avoue que c’est difficile à expliquer. C’est quelque chose dans l’air que l’on respire…
- Pourtant ce mariage te permettrait…
- Par grâce n’insistez pas ! De toute façon si je n’avais pas dit non quelqu’un s’en serait chargé pour moi.
C’était fort judicieusement vu. Flemming, en effet, avait déjà fait entendre à son maître qu’un tel mariage pourrait placer le comte de Saxe à même hauteur que son demi-frère, l’héritier, ce qui risquait d’être dangereux… Pour consoler un jeune homme qui n’en avait pas autrement besoin, Auguste II le chargea de plusieurs missions dont une en Angleterre auprès du roi George Ier qui avait été l’exécrable époux de Sophie-Dorothée de Celle. Il y fut reçu au mieux par ce souverain qui détestait son royaume ainsi que tous ses sujets et passait son temps à regretter son cher Hanovre et à bâfrer en compagnie de ses deux maîtresses teutonnes, l’inusable Schulenburg devenue énorme et la Kilmannseg, son contraire absolu… Et si l’envoyé de Pologne fut convenablement accueilli, en dépit du fait qu’il était le neveu de Koenigsmark l’assassiné, c’était uniquement parce qu’il était allemand ! Quant à la mission dont on l’avait chargé, elle est demeurée secrète. Même pour Maurice puisqu’il s'agissait de remettre en mains propres une lettre et de répondre à quelques questions.
Peu séduit par les Anglais, le jeune comte la mena tambour battant et se hâta de rentrer à Dresde : l’air que l’on respirait à Londres lui était apparu malsain autour d’un roi vivant dans la terreur d’apprendre la mort de la captive d’Ahlden : jadis, une certaine Déborah, voyante française venue à Hanovre, lui avait prédit que si sa femme mourait il la rejoindrait au tombeau dans les douze mois à venir3…
Pendant ce temps que faisait Adrienne, privée de l’homme qu'elle adorait ? Elle lui écrivait presque chaque jour, assise à sa petite table de marbre blanc dans sa belle chambre chaleureuse qui lui semblait si vide…
« Si vous saviez quel plaisir me feraient vos lettres vous ne négligeriez pas tant de m’écrire… J'ai le cœur plein de cent choses que je n’aurai pas le loisir de vous exprimer… J’aurais encore à vous écrire d’ici à demain si je m’en croyais, et je vous dirais toute ma vie, si vous vouliez, que je vous aime de tout mon cœur… »
Son cher comte ne répond pas régulièrement et par de courts billets : s’il parle bien le français il l’écrit d’une façon abominable et il déteste l’idée qu’Adrienne pourrait rire de lui mais ce qu’il dit exprime une profonde tendresse. Car il l’aime toujours autant même si, pour les exigeants besoins de son corps vigoureux, il s’offre des « passades ». Elle lui manque même tellement qu’il se prépare à rentrer en France sans autre raison, quand, miracle, Auguste II le charge de le représenter au mariage de Louis XV et de Marie Leczinska. Le voilà ambassadeur !
Il est tellement heureux qu’il ne remarque même pas que c’est un cadeau empoisonné : la future reine de France est la fille de ce Stanislas Leczinski devenu roi de Pologne quand la Diète s’était débarrassée d’Auguste II mais que, plus tard, celui-ci avait eu le plaisir de mettre en fuite en récupérant son trône. Qu’importe ! Maurice compte sur son charme personnel et l’espoir que la princesse ne se montrera pas rancunière. Et puis, surtout, il va retrouver Adrienne !
A peine arrivé à Paris, il ne fait que toucher terre à son hôtel, y laisse ses gens, saute à cheval et, sans prendre le temps de se changer, se précipite rue des Marais-Saint-Germain, éperonné par la hâte de la tenir dans ses bras, toute tiède, toute douce, et d'emplir son cerveau de ce parfum de rose fraîche qui n'est qu’à elle.
Le temps de ces premiers jours de septembre ressemble à celui d’un novembre désastreux. Il pleut et, même si la distance est courte, elle suffit à la course du cheval pour tremper et botter de boue son cavalier… Arrivé dans la cour, il jette les rênes à un valet accouru, saute dans une flaque d’eau et se précipite dans l’escalier, attiré par la voix divine qui chante accompagnée au clavecin. Or, son entrée en trombe génère un silence soudain et toutes les têtes se tournent vers lui. Car il y a là une dizaine de personne réparties dans les fauteuils, écoutant la jeune femme qui, en effet, chante accompagnée par d’Argental… Et tout de suite, déçu, frustré, furieux, il tourne les talons pour s’enfuir mais le chant s’est arrêté net, immédiatement remplacé par un cri :
- Vous ! Enfin !…
Et elle s’élance vers lui pour se blottir dans ses bras sans plus se soucier de ses visiteurs, ni de mouiller le taffetas couleur de rose mourante de sa robe. Mais les visiteurs sont de vrais amis : tandis que s’étreignent les deux amants, ils s’esquivent l’un après l’autre sur la pointe des pieds. Le dernier à partir est Charles d’Argental. Il a refermé discrètement le clavecin puis, avec un soupir et les larmes aux yeux, il s’en va à son tour, emportant le frêle espoir que la longueur de l’absence - elle a duré près d’une année ! - lui ramènerait celle qu’il n’a jamais cessé d’adorer…
Dans la chambre fleurie où brûle le premier feu d’un automne précoce, Adrienne et Maurice retrouvent l’éblouissement des premiers jours.
Deux nuits et un jour, trente-six heures environ à se prouver leur passion mutuelle et Maurice repartait à francs étriers pour Fontainebleau où allait avoir lieu le mariage royal afin de prendre rang parmi les ambassadeurs. Sur ses lèvres, dans ses yeux et dans son cœur il emportait Adrienne, maudissant la « corvée » qui l’avait arraché à elle. Pourtant il ne put s’empêcher d’être fasciné par la splendeur du mariage royal et l’atmosphère de bonheur qui s’en dégageait. Peut-être parce que c’était une sorte de conte de fées renouvelé de Cendrillon…
L’infante que le jeune roi devait épouser avait été renvoyée à Madrid à la suite d’une maladie de son fiancé qui avait donné des craintes sur la durée de sa vie. Au duc de Bourbon - dit Monsieur le Duc - régentant alors les affaires, comme au cardinal de Fleury Premier ministre, il était apparu que, si Louis XV ne procréait pas avant de mourir, la couronne passerait au nouveau duc d’Orléans. Or, l’infante n’était même pas nubile. Donc il fallait la rendre à sa famille - pas trop contente évidemment ! - et conclure au plus vite une union avec une princesse capable d’avoir des enfants.
On en trouva quatre-vingt-deux. Après un second examen, il en resta cinq dont la fille du tsar Pierre le Grand, Elisabeth, mais elle était née d’un père ivrogne, à peu près barbare et passait pour déséquilibrée. C’est alors que le futur fiancé trancha la question : il voulait des portraits car, malgré ses quinze ans, il avait des goûts affirmés et ne voulait pas acheter chat en poche. Parmi eux, il y avait celui d’une jeune fille dont Louis s’empara sur l’heure pour le faire installer dans sa chambre : c’était celui de Marie Leczinska.
Le parti n’avait rien de brillant. Roi détrôné, Stanislas menait avec sa famille une vie plus que médiocre dans une modeste maison de Wissembourg. Ses biens avaient été confisqués, plus aucun secours n’arrivait de Varsovie et les diamants de sa femme, Catherine (Opalinska), étaient chez un usurier de Francfort.
La jeune fille n’était pas non plus d’une foudroyante beauté mais elle avait une jolie taille, des yeux expressifs, un sourire charmant et un teint éblouissant. Beaucoup de grâce aussi, réchauffée de l’intérieur par un cœur généreux, charitable, une grande bonté et une gaieté naturelle que n’avaient pas entamées les vicissitudes de l’existence. Comme à ces qualités elle ajoutait une allure vraiment royale et la pratique du chant, de la danse et du clavecin, on pouvait dire qu'elle avait tout ce qu'il fallait pour faire une bonne épouse et une excellente reine. Louis XV, lui, fut conquis dès qu'il eut vu le portrait et n'en démordit pas : ce serait elle ou aucune autre ! Le 4 septembre, vêtue d'une robe de velours violet bordée d'hermine semée de fleurs de lys d’or au devant couvert de diamants, Marie Leczinska devenait la reine d’un prince charmant habillé de drap d'or, un énorme diamant - qui était « le Régent » ! - relevant le bord de son chapeau à plumes blanches. Ce fut une journée de joie couronnée par une nuit dont le couple sortit rayonnant…
A contempler cet éclat, cette jeunesse, Maurice, qui avait eu la surprise de voir le lendemain Adrienne Lecouvreur et les Comédiens-Français venir jouer Molière devant les nouveaux mariés, pensait que c’était bien beau d’être roi. N’étant que bâtard il n’avait droit à aucun trône où que ce soit, pourtant il se sentait taillé pour ce rôle-là et capable de le jouer avec talent. Jusque-là il avait lutté afin de faire reconnaître sa valeur et se forger un destin digne de ses ancêtres, mener les hommes au combat en s’efforçant de les ménager au mieux, devenir un grand stratège. A présent, il lui semblait que le rideau de brume masquant l’avenir se faisait plus transparent pour laisser deviner les ors d’un chemin de lumière…
Il y rêvait le lendemain, tôt le matin, près de la pièce d’eau des carpes, quand Adrienne vint le rejoindre - les comédiens avaient été logés dans les communs du château. Pour ne pas troubler une rêverie qui apparemment ne le remplissait pas de joie, elle s’était approchée à pas de loup mais son parfum la dénonçait et, avant même qu’elle eût dit un mot, il avait passé un bras autour de sa taille, sans cesser de regarder l’eau. Puis soudain il lui fit face pour l’embrasser longuement ; ensuite elle s’écarta afin de scruter son visage :
- Vous souffrez… et je crois deviner de quoi.
Il s’efforça de sourire :
- Une simple migraine. Trop de libations hier au soir qui m'ont empêché de vous rejoindre…
- N’essayez pas de me donner le change ! Je vous connais trop et je vous aime trop ! L’éclat de ce beau mariage vous fait mesurer sans doute une oisiveté qui vous irrite mais c’est surtout votre sang royal qui vous fait mal. Vous êtes prince sans en avoir le titre, vous devriez être promis au trône…
- Comme tu me connais bien ! murmura-t-il les lèvres dans ses cheveux en la serrant plus fort contre lui. Malheureusement il n’y a pas de réponse aux questions que je me pose.
- Qui peut savoir s'il n’y en aura jamais ? Dieu m’est témoin que dans mon égoïsme je redoute l’aventure glorieuse qui vous emporterait loin de moi mais, si elle se présentait, je ne ferais rien pour vous en détourner. Au contraire je vous y aiderais de toutes mes forces car j’aimerais mieux me déchirer le cœur que vous voir malheureux !
- Tant que vous serez à moi, je ne le serai jamais ! Emmenez-moi avec vous à Dammartin4 ! Allons nous aimer loin de cette Cour où je n’ai d’autre occupation que regarder, saluer, dire des fadaises et encore regarder !
- C’est impossible. Je repars pour Paris où demain je joue au théâtre…
- Alors j’y serai avec vous pour vous applaudir… et ensuite vous enlever !
Mais, le lendemain soir, il n’était pas au théâtre et, quand elle le retrouva chez elle où il était allé l’attendre, elle sut tout de suite qu’il s’était passé quelque chose. Plus aucune trace de mélancolie ! Maurice rayonnait positivement. Sans même lui laisser le temps de poser une question, il la couvrit de baisers, la déshabilla en un tournemain et lui fit l’amour avec une ardeur nouvelle, une sorte d’enthousiasme qui fit presque peur à la jeune femme. Et ce fut seulement quand il alla chercher le plateau du souper pour le poser entre eux sur le lit, qu’il annonça :
- On dirait que l’avenir n’a pas de secrets pour vous, ma douce, et que vos beaux yeux savent en percer le voile. L’aventure glorieuse que vous évoquiez hier, je crois bien qu’elle se présente : en rentrant chez moi j’ai trouvé une lettre du comte de Friesen, mon beau-frère.
Henri-Frédéric de Friesen, grand chambellan et grand fauconnier d’Auguste II, n’était pas un inconnu pour Maurice, loin de là, mais il n’avait lié amitié avec lui que durant le dernier séjour à Dresde. C’était ce même Friesen qui, fiancé à Johanna-Victoria, s’était vu enlever sa promise pour la marier illégalement au jeune Gersdorff, après quoi le mariage avait été cassé au bénéfice du comte de Saxe. Si l’évincé avait montré quelque humeur à l’époque, les aventures conjugales du couple l’avaient abondamment éclairé sur le sort auquel il avait échappé et leurs relations avaient pris un tour plus cordial. Et quand Frédéric-Henri avait épousé Augusta de Cosell, fille de la comtesse du même nom et d’Auguste II5, les liens avaient pris un tour chaleureux. Les deux hommes s’estimaient et partageaient un égal amour de la vie et de la bonne humeur.
Et que disait la lettre de Frédéric-Henri ? Qu’une couronne de prince souverain se présentait à l’horizon et qu’il y avait là une chance à saisir : celle de la Courlande. Mais qu’est-ce que c’était que la Courlande ?
Au nord de l’Europe, sur la Baltique, étroitement enserré entre la Prusse, la Lituanie et la Livonie, c’était un petit pays plat, dont le point culminant ne dépassait pas deux cents mètres, peu fertile, très humide du fait de ses innombrables rivières et de ses trois cents lacs, enveloppé de brouillard les trois quarts de l’année et dont le demi-million d’habitants vivait d’élevage, d’un peu d’agriculture et de pêche. La capitale en était Mittau, une ville modeste fondée au XIIe siècle par les chevaliers Teutoniques. S’ajoutait au pays le duché de Semigalle encore plus obscur.
Quoi qu’il en soit, le dernier grand maître des chevaliers à la croix noire, Gothard de Ketteler, désireux de sauver le pays du chaos, s’était fait séculariser pour lui donner des héritiers…
Dans les débuts du XVIIIe siècle le tenant du titre, Frédéric-Guillaume de Ketteler, un noble vieillard, avait épousé sur le tard la nièce du tsar Pierre le Grand : Anna Ivanovna, dont, bien sûr, il n’avait pas eu d’enfant. C’était pour l’heure présente une veuve encore jeune à laquelle il fallait un époux car, si elle n’avait pas le droit de régner seule - le titre ducal avait été donné provisoirement au frère du défunt, Ferdinand de Ketteler, valétudinaire et gâteux -, elle pouvait transmettre et le pouvoir et le titre. Pour terminer le tableau, ajoutons que l’Etat avait pour suzerain la Pologne, à laquelle la mort du duc donnait des idées d’annexion pure et simple. Or, la courageuse petite Courlande entendait défendre ses libertés : vassale peut-être - et encore ! - mais pas province !… En outre la veuve bien que née russe ne voulait à aucun prix du prétendant que Saint-Pétersbourg lui offrait. En l’occurrence le « prince » Mentchikov, ancien pâtissier et amant de sa tante, l’impératrice Catherine, elle-même ex-servante. Conclusion : comment convaincre Russes et Polonais de rester chez eux sans offenser personne ? Et la réponse était apparue, aveuglante : le comte de Saxe, guerrier exceptionnel, de sang princier et pourvu d’une réputation de séducteur telle qu’il pourrait être tout à fait normal que l’on s'éprît de lui. Dans ce but, la duchesse s’adressa en secret au ministre de Pologne à Saint-Pétersbourg, Lefort, afin qu’il fît en sorte de sonder l’intéressé. Ravi de la solution proposée, ledit Lefort s’aboucha aussitôt avec le comte de Friesen. Le résultat final en était la lettre qui venait d’arriver à Paris.
Elle transporta Maurice de joie. Une couronne ! Enfin une couronne s’offrait à lui ! Qu’importe qu’elle fût seulement ducale puisqu'elle était souveraine et ferait de lui le neveu de Pierre le Grand ! Il allait avoir un pays à lui, des terres, des sujets ! C’était tellement inespéré qu’il avait peine à y croire !
- Je pars ! clama-t-il de toute sa voix en enlevant de terre Adrienne pour la faire tournoyer. Dès demain il faut que je sois en route ! Oh mon cœur, vous êtes ma chance, ma bonne étoile ! Vous avez foi en mon destin plus que moi-même ! Je vous adore !
Il lui criait son amour, fou de joie comme un gamin qui reçoit un cadeau rêvé depuis longtemps, en dansant à travers la chambre alors que son cœur à elle se serrait à lui faire mal. Il était bien vrai qu’elle avait essayé de lui faire oublier, dans ses bras, sa naissance semi-royale. Mais vrai aussi qu’au fond elle redoutait ce qui arrivait. Il allait partir, une fois de plus, pour ne plus revenir. Ou si peu ! Cela faisait affreusement mal… pourtant elle l’aimait trop pour lui laisser voir à quel point elle souffrait. Elle fit appel à tout son talent de comédienne et, quand il la reposa à terre, elle souriait sans se rendre compte qu’elle avait les larmes aux yeux. Mais lui s’en aperçut :
- Vous pleurez quand je suis heureux !
- Sans doute. Mais vous ne savez pas que l’on peut pleurer de joie ! Vous allez régner, mon ami. Vous allez réaliser votre plus beau rêve ! Je vous aime assez pour partager ce grand bonheur !
Sérieux, tout à coup, il la prit aux épaules afin de scruter ce doux visage si sensible :
- Et moi je vous aime trop pour renoncer à vous ! Lorsque je serai duc de Courlande, vous viendrez me rejoindre. Vous serez la reine du théâtre que je construirai pour vous ! Vous aurez un palais, des chevaux…
- … et vous une épouse ! Cela pourrait ne pas lui plaire ?
- Dans quel pays avez-vous vu un souverain se soucier de sa femme pour gouverner sa vie ? Croyez-moi, Adrienne ! Nous avons devant nous tant de beaux jours !… Et tant de nuits ! ajouta-t-il en enfouissant son visage dans le cou de la jeune femme. Je t’aime, tu sais…
Il lui en donna sur-le-champ une preuve supplémentaire et elle se laissa emporter par la vague de leur désir mutuel.
Quand il la quitta enfin, elle était presque heureuse. N’avait-il pas promis d’écrire, de tout lui raconter, et il s'entendait si bien à bâtir un avenir étincelant qu'elle rêvait déjà d'y participer. Ils allaient être séparés un peu de temps sans doute mais après… Ce diable d'homme avait le talent de vous cheviller au corps ses convictions…
Le lendemain, Monsieur l'ambassadeur de Saxe aux noces de Sa Majesté Très-Chrétienne prenait la route de Varsovie en compagnie de son secrétaire Saint-Laurent et de son valet Beauvais ; le premier enchanté devant les nouvelles perspectives ouvertes à son désir de faire fortune, le second beaucoup moins enchanté. Il fallait qu'il aime fort son maître pour le suivre dans cette entreprise qui allait fixer leur résidence au pays des neiges. C'était un homme qui craignait le froid et, en plus, l’hiver approchait…
A Varsovie, Frédéric-Henri de Friesen attendait Maurice avec impatience. Ses affaires étaient en bonne voie. La duchesse de Courlande avait envoyé une délégation composée de seigneurs locaux un peu rustres mais pleins de bonne volonté et contents à l’idée d’avoir un maître jeune, vigoureux, guerrier infatigable et célèbre. Ils avaient apporté une lettre d’Anna Ivanovna qui invitait le comte de Saxe à venir lui rendre visite à Mittau.
- Si tu lui plais, expliqua Friesen à son demi-frère, tu as la couronne. Certes, la Courlande possède une Diète chargée de l’élection mais, si la duchesse la met devant le fait accompli, elle ne pourra qu’entériner.
- Et… notre père ? Avant d’aller là-bas, j’aimerais avoir son sentiment ?
- Tu ne le verras pas à moins que tu ne l’attendes. Il est parti pour Dresde mais rentrera bientôt…
Maurice décida d’attendre. Il en profita pour lier connaissance avec le baron de Bracken, ambassadeur de Courlande à Varsovie, qui le remercia d’avoir accepté l’invitation à se rendre à Mittau et lui conseilla de ne pas trop faire traîner les choses.
- Elles peuvent changer en si peu de temps ! Songez à toutes les convoitises que suscite notre duché ! Je sais que de nombreux notables se dirigent vers la frontière pour vous accueillir et vous escorter comme il convient jusqu’à Mittau où la duchesse vous espère avec impatience…
- De toute façon, intervint Friesen, Sa Majesté ne peut qu’être d’accord…
La délégation courlandaise étant d’avis qu’au lieu d’attendre une confirmation il fallait au contraire se presser, Maurice décida son départ pour le lendemain. Or, au moment même où, en tenue de voyage, botté, le chapeau sur la tête et une cravache à la main, il s'apprêtait à quitter sa chambre, un personnage hors d’haleine s’y rua après avoir bousculé Beauvais.
- Ah, Monsieur le comte, vous êtes encore là ! Dieu soit loué, j’arrive à temps !
Sourcils déjà froncés, Maurice, qui n’augurait rien de bon de cette entrée fracassante, considéra avec méfiance le nouveau venu qui se trouvait être un notable peu coutumier de ce genre d’irruption : le comte de Manteuffel, ministre de son père.
- A temps pour quoi, Monsieur ?
- Pour vous retenir de commettre une grosse faute : Sa Majesté vous fait savoir… non, je dois m’exprimer selon ses propres termes : Sa Majesté vous interdit de prendre la route de Courlande. Vous n’avez plus rien à y faire.
- Est-ce un ordre ?
- Sans aucun doute dès l’instant où le roi interdit.
- Alors écoutez ceci : je n’aurais garde de désobéir au roi en toute autre chose mais si je ne pars pas maintenant tout est perdu pour moi. Laissez-moi passer !
- Vous ne pouvez le faire ! Songez qu’en refusant d’obtempérer vous devenez rebelle et, comme tel, passible…
- De quoi ? De prison ?
Puis, éclatant soudain de ce grand rire qu’il tenait d'Auguste :
- Ce sera un bon coureur celui qui me rattrapera !
Et, repoussant Manteuffel, il s'élança dans l’escalier, sauta à cheval et, rameutant les Courlandais déjà prêts à partir :
- En selle, Messieurs ! Une dame m’attend !
Une sorte de hurlement sauvage lui répondit et il partit au galop « avec sa bande de furieux »…
Il n’avait même pas pris le temps de demander à Manteuffel la raison du revirement paternel mais, au fond, il avait aussi bien fait parce qu’on ne la lui aurait pas donnée. Elle tenait en peu de mots : fermement décidée à mettre la main sur le double duché via son favori Mentchikoff, la tsarine venait de proposer au fils d’Auguste II la main de sa fille Elisabeth et, comme ledit Auguste devait plus ou moins à la Russie de Pierre le Grand d’avoir récupéré son trône polonais, il ne pouvait être question pour lui de causer une peine, même légère, à sa puissante voisine. D’où l’interdiction.
Mais de tout cela Maurice ne se soucie guère : l’accueil triomphal que lui a réservé le peuple de Courlande le ravit. Ce sont des gens solides, les hommes comme les femmes, grands buveurs de bière et durs à l’ouvrage dans un pays où la nature exige qu’on la prenne à bras-le-corps : en résumé, des sujets à sa taille. Ils le « portent » littéralement jusqu’à Mittau. C’est, presque au confluent de l’Aa et du fleuve Mutza qui vont se jeter dans le golfe de Riga, une ville quasi médiévale avec un château de briques rouges hérité des chevaliers Teutoniques. C'est là que réside le duc quasi fantôme mais la duchesse douairière n’y est pas. Elle habite non loin de là une demeure plus agréable nommée Annenhof, ce dont se réjouit son prétendant qui ne doute pas un instant de pouvoir la séduire. Les femmes l’ont trop gâté jusqu'à présent pour qu’il ne soit certain de réussir.
Quant à être lui-même séduit c’est une autre affaire et, quand il se trouve devant elle, il retient un hoquet de surprise. Bien qu’elle ne soit que la nièce de feu Pierre le Grand, elle en a les dimensions : d’une taille impressionnante, le ventre rebondi, la poitrine opulente, un visage soufflé, déjà bouffi par la graisse, surmonté d’une abondante chevelure brune. Quant à ses yeux, ils sont d’un bleu vif dont la hardiesse manque faire perdre contenance à son invité. Une fois expédiées les politesses de la porte, elle se met à l’examiner de la tête aux pieds comme s’il était un cheval. Tout juste si elle ne lui demande pas de faire un tour sur lui-même et de montrer ses dents.
« Seigneur ! pense Maurice légèrement refroidi, coucher avec cette femme ne sera pas une partie de plaisir ! »
Il faut bien qu’il s’y attende car, de toute évidence, l’examen est concluant - il plaît à la dame :
- Mon cher comte, émet-elle en allemand (elle parle à peine le français qui est cependant la langue non seulement diplomatique mais élégante de toute l’Europe), je crois que nous allons nous entendre à merveille ! J’aime qu’un homme ait l’air d’un homme. On voit tout de suite que vous en êtes un vrai. Passons à table !
Dans l’immédiat Maurice ne demandait pas mieux : les longues chevauchées lui donnaient toujours de l’appétit, mais il lui fallut admettre que son hôtesse lui en remontrait aussi sur ce plan-là. Elle aimait manger et mangeait en conséquence. Elle aimait boire et buvait en proportion. Elle aimait aussi rire et le repas où les poissons, le porc sous presque toutes ses formes, les volailles, les pâtisseries, les crèmes et les confitures abondaient fut émaillé de « bonnes plaisanteries » dont certaines n’eussent pas été déplacées dans un corps de garde.
A la fin, les yeux de Son Altesse papillonnaient. Elle rota bruyamment, bâilla et déclara en se levant de table, étayée par deux de ses plus solides suivantes :
- Il se fait tard, comte, et je me sens lasse. Pour ce soir, nous nous en tiendrons là ! A demain les choses sérieuses !…
En baisant sa main au moment de lui souhaiter une bonne nuit il crut déceler une bizarre odeur évoquant l’étable et ses narines palpitèrent. L’une des deux jeunes filles - ou jeunes femmes : on ne lui avait présenté personne - qui entouraient la duchesse pour la soutenir, retint une évidente envie de rire qui fit briller de bien jolis yeux noisette. Elle s'arrangea pour rester en arrière. Puis prenant un air doctoral chuchota :
- Son Altesse n’emploie que du beurre fondu sur sa peau trop délicate pour supporter le savon !
Maurice ne put retenir un éclat de rire qu'Anna Ivanovna, déjà éloignée, n’entendit pas. C'était un comble en vérité : non seulement il allait devoir épouser une femme taillée comme un lansquenet, donc à cent lieues de son idéal féminin, mais ses nuits seraient parfumées au beurre rance ? Habitué à la vie des camps et aux odeurs souvent déplaisantes voire affreuses des champs de bataille, il n’était pas un homme délicat mais, partisan convaincu du savon et de l’eau froide qui tonifie les muscles, il n’en appréciait que mieux certains parfums de femmes. Celui de rose et d’oranger qu’employait Adrienne était délicieux et le souvenir qu’il gardait de Louise-Elisabeth de Conti ramenait à son nez la senteur légèrement poivrée de l’œillet mélangé à l’iris et à une fragrance inconnue dont par-delà le temps et la distance il éprouvait encore les vertus aphrodisiaques. Qu’allait-il bien pouvoir faire d’une motte de beurre ? C’était peut-être cher payer une couronne ?
Cependant, la jeune fille s'attardait et suivait visiblement d’un air amusé le fil de ses pensées en maniant doucement un éventail d’ivoire. Décidément elle était charmante avec sa couronne de tresses rousses et son petit nez retroussé. Bien que vêtue modestement de velours brun, découvrant un sage décolleté encadré de dentelle blanche, elle trouvait le moyen d’être infiniment plus élégante que sa maîtresse dans ses falbalas rouges et jaunes démodés. Maurice pensa quelle pourrait être un agréable contrepoint à l’austère devoir conjugal :
- Comment vous appelle-t-on, belle enfant ?
- Dorothea, Monseigneur. Dorothea Belling. Mon frère a fait partie de l’escorte qui est allée quérir Votre Excellence à Varsovie mais nous ne sommes pas de ce pays.
- Non ? Duquel alors ?
- De Hollande. Venu chercher fortune ici notre père s’y est fixé. Nous serions tous les deux très heureux si vous deveniez l’époux de Son Altesse !
- Plus que moi peut-être mais… si nous étions amis, j’y trouverais sans doute plus de charme. Qu’en pensez-vous ?
Elle eut son joli rire clair puis, se haussant sur la pointe des pieds, elle posa sur la bouche de Maurice un baiser léger avant de s’enfuir dans un envol de jupons blancs. Celui-ci pensa qu’elle lui plaisait vraiment beaucoup…
Dans les jours qui suivirent, il découvrit que sa « fiancée » avait des goûts bizarres : il y avait des fusils chargés à presque toutes les fenêtres de ses appartements et, de temps en temps, Anna Ivanovna en ouvrait une, prenait l’arme et abattait un oiseau en vol ou quelque autre animal aventuré près du château. Il lui arrivait même d’obliger une de ses suivantes à en faire autant. Certaines s’exécutaient sans broncher mais d’autres, dont la petite Belling, faisaient tous leurs efforts pour y échapper. La duchesse adorait aussi les toupies hollandaises que l’on actionne à coups de fouet et s’y montrait experte, ce qui constituait un curieux exercice pour une femme. En dehors de ces activités elle passait des heures étalée sur son lit à grignoter des pâtisseries en écoutant conter les vieilles légendes du pays, ou encore à installer ses filles d’honneur à leur broderie dans la pièce attenante à sa chambre en leur ordonnant de chanter. Et malheur à celle qui ne s’exécutait pas : Son Altesse réveillait son enthousiasme avec un vigoureux soufflet qui lui laissait la joue rouge pour un moment.
Pourtant, au contraire de ce que redoutait son prétendant, elle ne l’avait pas encore invité à la rejoindre dans sa chambre. Ce qui était pour lui un soulagement, quoiqu’il se le reprochât : s'il voulait être duc de Courlande il faudrait en passer par là tôt ou tard. En attendant il se donnait du courage en badinant avec la jeune Dorothea qui se montrait chaque jour davantage sensible à ses attentions. La conclusion n’allait pas tarder.
D’autre part, le franc succès rencontré auprès des Courlandais par l’arrivée de Maurice se poursuivait aussi bien auprès du peuple que des seigneurs. Ceux-ci reconnaissaient en lui l’un des leurs, capable de leur tenir tête tant aux armes que dans les beuveries dont ils faisaient leur principale distraction avec la chasse. La duchesse de son côté se montrant de plus en plus aimable - elle avait même écrit à Saint-Pétersbourg pour faire part de sa décision d’épouser -, la Diète de Courlande élut solennellement Maurice de Saxe duc de Courlande et Semigalle. Les cloches du mariage allaient bientôt sonner. Anna Ivanovna s’en montra si contente et si « affectueuse » soudain que Maurice rassembla son courage : ce serait pour cette nuit !
Hé bien non ! L’alcôve ducale ne l’accueillit pas, au contraire de ce que les yeux mourants de la duchesse lui avaient laissé supposer durant le souper. Il s’en ouvrit à Dorothea qui partit d’un éclat de rire :
- Oh, vous ne l’aurez pas avant la nuit nuptiale ! Cela ne veut pas dire qu’elle n’en a pas envie. Vous lui plaisez tellement ! Mais il veille au grain.
- Il ? Qui ça, il ?
- Bühren, le chef de ses écuries, qui n’est jamais à plus de trois pas d’elle. Vous ne l’avez pas remarqué ?
- Une tête patibulaire sur un corps d’ours qui me regarde toujours d’un œil féroce ?
- C’est lui. J’ajoute qu’il est aussi son amant et qu’il la tient solidement en bride. Il ne la lâchera pas avant le mariage contre lequel, d’ailleurs, il travaille d’arrache-pied !
Maurice haussa des épaules désinvoltes :
- Il sera bien obligé de se rendre à l’inéluctable ! Ainsi Anna Ivanovna a un amant ?… A ce propos, quand serai-je le vôtre ? murmura-t-il en attirant la jeune fille à lui - elle lui plaisait de plus en plus.
- Oh ! Monseigneur !
Après un temps de silence que Maurice occupa en baisers variés, elle lui expliqua qu’elle était toute prête à lui céder mais que la difficulté résidait dans le moyen de se rejoindre. Elle habitait, à l’instar de ses compagnes, le rez-de-chaussée du palais d’où il était impossible de sortir la nuit, les portes étant gardées. Le futur duc logeait dans un pavillon situé au milieu du parc :
- Nous sommes deux votre chambre ?
- Nous sommes deux et bien que Sophia soit mon amie vous ne pouvez venir chez nous !
- Alors il faut que vous veniez chez moi. Ce soir soyez à votre fenêtre à onze heures, je viendrai vous chercher et je vous ramènerai avant le lever du jour. Ainsi personne ne saura rien, à l’exception de votre amie. Mais peut-on compter sur elle ?
- Entièrement !
La nuit suivante, on fit comme il était convenu et durant quelques heures Maurice découvrit que Dorothea était encore plus délicieuse qu’il ne l’imaginait. Non seulement elle se donna spontanément mais aussi elle avait de l’amour la même conception que lui : cela devait se faire joyeusement et, n’étant pas son initiateur, il prit un plaisir infini à une aventure qui lui semblait rafraîchissante. Quand il la ramena chez elle il se découvrit un peu amoureux d’elle…
L’euphorie de l’élection ne dura guère et en vérité Dorothea en offrant à Maurice le repos du guerrier lui fut plus secourable qu’il ne le pensait. Les difficultés, en effet, commencèrent quand il annonça son élection au roi son père avec d’ailleurs une certaine modestie : « La Courlande n’a penché en ma faveur que parce qu'elle a pensé qu’il n’y avait point de sujet qui pût être plus agréable au roi, ni causer moins d’ombrage à la Pologne et à ses voisins… » Il y joignait un plan de gouvernement, plutôt novateur pour l’époque, dans lequel il proposait entre autres de bâtir des écoles, de favoriser le commerce et l’industrie en faisant des économies sur le train de vie des souverains. « Je me propose avec cela de vivre fort simplement… Je ne donnerai jamais dans le faste ; j’ai toujours abhorré celui des petites cours car il me semble qu’il n’y a rien de plus ridicule que cette sotte grandeur qui attire la raillerie des petits et le mépris des grands… »
Auguste II ne répondit pas tout de suite. En revanche, la Russie, elle, se manifesta. Elle n’admettait pas qu’Anna Ivanovna épouse le comte de Saxe quand elle pouvait avoir un prince russe (fût-il ancien pâtissier). Néanmoins, afin de ne pas désobliger le roi de Pologne, on offrait à son fils bâtard la princesse Elisabeth. Anna Ivanovna répondit sèchement qu’elle était assez grande pour savoir ce qu’elle voulait et ce qu’elle voulait c’était le comte de Saxe. Là-dessus Catherine fit partir Mentchikoff avec une petite armée. En même temps Auguste II toujours cornaqué par l’affreux Flemming envoyait à Maurice une lettre très raide lui intimant l’ordre de laisser tomber la Courlande et de rentrer à la maison. Faute de quoi on le délogerait par les armes… Autrement dit c’était la guerre sur deux fronts. Trois même si l’on comptait les Courlandais eux-mêmes et leur moral fluctuant. Résultat, il fallait de l’argent et Maurice en manquait cruellement.
Il appela au secours sa mère, ses amis… Adrienne même. Et celle-là fut sublime. Tandis qu’Aurore raclait ses fonds de tiroir à Quedlinburg, la comédienne vendit tous ses bijoux et envoya quarante mille livres, c’est-à-dire une somme considérable. Maurice lui écrivit aussitôt pour la remercier en lui promettant de tout lui restituer.
« Cela ne presse pas, répondit-elle. Songez d'abord à vous et à ceux qui vous aiment. Personne ne saurait le faire mieux que moi… »
Cela il le savait car elle lui écrivait régulièrement des lettres pleines de passion. Il lui répondait d’ailleurs sur le même ton car en dépit de son amourette avec Dorothea il n’avait pas cessé de l’aimer et toutes ces feuilles de papier échappées du cœur d'Adrienne représentaient pour lui le meilleur des viatiques, une véritable source de réconfort. Il en avait grand besoin.
Mentchikoff en effet arrivait à Mittau avec mille huit cents hommes d’armes, décidé à tout bousculer. Duc de Courlande, Maurice payant d’audace se rendit chez lui pour lui demander ce qu’il venait faire. L’ancien pâtissier voulut le prendre de haut :
- L’intention de Sa Majesté Impériale est que les Etats de ce pays se rassemblent afin de procéder à une nouvelle élection. Le choix de la Diète ne peut tomber que sur moi, prince Mentchikoff, et je suis venu à Mittau pour en finir avec cette affaire !
Froid comme la glace, un sourire insolent aux lèvres, Maurice répondit :
- Votre dessein me paraît impossible dans son exécution si vous ne respectez pas les voies de droit et, à ce propos, je vous signale que, la Diète m’ayant donné l’assurance formelle de me maintenir dans mes privilèges, elle ne peut, sans illégalité, procéder à un autre choix…
Là-dessus, Anna Ivanovna, secouant pour une fois sa paresse, fit savoir qu’elle ne voulait d’autre protection que celle du roi de Pologne et que, la Courlande ayant le droit d’élire son souverain, elle ne pouvait sans y renoncer se soumettre à un prince venu chez elle en armes. Conclusion : elle n’avait aucune envie de recevoir Mentchikoff et lui souhaitait bon retour.
Furieux, l’envoyé de la tsarine tourna les talons mais non sans avoir déclaré aux députés courlandais qu’il leur donnait dix jours pour changer d’avis et se prononcer en sa faveur. Puis il fit mine de s’éloigner mais en laissant derrière lui quelques-uns de ses hommes avec des ordres secrets… et par deux fois Saxe échappa de justesse à un attentat singulièrement dangereux. Le second surtout, où les Russes grimpés sur le toit de sa maison entreprirent d’y mettre le feu, lui eût été fatal s’il avait possédé moins de sang-froid. Son premier souci fut de protéger Dorothea qu’il confia à Beauvais pour qu’il la fît sortir, habillée en garçon. Lui-même rejoignit l’ennemi sur le toit déjà en flammes, et tua trois hommes avant de sauter de la partie encore intacte. La chance voulut qu’il tombe sur de la terre fraîchement retournée, ce qui adoucit sa chute et lui permit de prendre la fuite.
Pour le coup, la duchesse se fâcha, offrit à son « fiancé » - on se demande d’ailleurs pourquoi le mariage n’avait pas encore eu lieu ! - l’asile de son palais, emprisonna les incendiaires qui n’avaient pas réussi à s'esquiver assez vite et envoya à la tsarine une énergique protestation :
« Gardez votre Mentchikoff, ma cousine ! Je n’en veux à aucun prix. Quant au comte de Saxe, sachez que je donne ce jour les ordres pour que l’on active les préparatifs du mariage ! »
Pourquoi fallut-il alors qu'au lieu d’en finir avec Dorothea, Maurice continue à la voir et, cette fois, dans la demeure même de sa future épouse ? Une telle folie méritait du sort une sanction et vint le moment où la chance sur laquelle il ne cessait de s'appuyer l'abandonna.
Dans la nuit du 21 janvier 1727 la neige enveloppa le pays d'une épaisse couche de neige venue si subitement que les deux amants ne s'en aperçurent qu’au moment de ramener la jeune femme chez elle. Il était six heures du matin mais, le soleil se levant tard en hiver, l’obscurité est profonde. Tout était silence et tranquillité. On ne s’inquiéta donc pas mais, pour éviter à sa maîtresse de patauger et de rentrer trempée, Maurice la fit monter sur ses épaules :
- Comme cela vos jolis pieds ne seront pas mouillés et vous ne prendrez pas froid, fit-il en riant.
Et les voilà partis en direction de la fenêtre de Dorothea, plus amusés qu’inquiets de l’aventure. Soudain surgit du bois une vieille femme armée d’une lanterne qui, en apercevant vaguement une forme qui lui parut fantastique, se crut en présence d’un monstre et se mit à hurler tout en élevant son quinquet pour mieux y voir. Maurice voulut alors donner un coup de pied dedans mais, ce faisant, il perdit l’équilibre et s’affala avec Dorothea sur la vieille qui brailla de plus belle. Les sentinelles de garde aux portes de la résidence accoururent et tout fut découvert. Tandis que Dorothea en larmes était portée chez elle, on reconduisit à son logis le comte de Saxe que tout Mittau connaissait. Avec les honneurs dus à son rang mais sans se soucier d'éviter le bruit. En un rien de temps l'affaire courut le palais et la ville. Maurice venait de gâcher sa chance d’épouser la duchesse et, par malheur, c'était la dernière…
Il ne s'en était pas rendu compte, mais seule la volonté farouche d'Anna Ivanovna le protégeait de ses ennemis. Averti, Auguste II pesa sur la Diète pour qu'elle annule l'élection de son fils, exigeant même qu'il restitue le document attestant son titre de duc de Courlande. Non seulement Mentchikoff reparut avec encore plus de troupes mais les Courlandais se détournèrent de Maurice, à de rares exceptions près. Après avoir subi les fureurs de sa « fiancée » il dut s’enfuir et ce fut tout juste si l’on ne mit pas sa tête à prix !
Pour échapper à la meute, il alla se retrancher avec ses fidèles dans l’île d’Ugmaïs au milieu d’une lagune de la Baltique. Quelque trois cents hommes l’accompagnaient et sa situation était critique. Pourtant il écrivit à sa chère Adrienne : « Me voici dans mon île comme Sancho Pança (il se confondait volontiers avec Don Quichotte dont la lecture faisait ses délices !). Dieu veuille que mon gouvernement dure plus longtemps que le sien !… Ce matin en faisant mes dispositions militaires j’ai jeté les yeux sur une petite île voisine et tout à fait charmante. Je pensai à vous et formai le projet d’une charmante habitation, me flattant qu’un jour vous pourriez l’habiter. Si je ne réussis pas, je vous reverrai plus tôt et en serai content. Les événements ne sont rien et vous vous êtes tout. »
Bientôt il est enfermé dans son île que Mentchikoff fait assiéger par dix mille hommes, sans compter les renforts qu’il attend… Ce qu'il ignore c’est que la tsarine Catherine vient de mourir et que, pour le moment, Mentchikoff est le seul maître de l’empire russe en attendant une succession encore incertaine. Et Maurice n’a que trois cents hommes avec lui. Il écrit alors à Adrienne : « Il n’est plus temps. Les Russes sont à portée du canon. Je suis sans armes et il faut bien quitter la partie. Demain, je ferai une bonne sortie et je percerai au travers s'ils se trouvent dans mon chemin. Je les éviterai pourtant si je le puis. Adieu ! Aimez-moi ! Si je péris vous perdrez quelqu’un qui vous a sincèrement aimée… »
Maurice est trop réaliste pour ne pas comprendre qu’il est perdu et, en dépit de ce qu’il a écrit, il voudrait préserver ceux qui lui ont fait confiance et acceptent de mourir pour lui, avec lui. Un instant il est tenté par une vision pleine de panache : charger à la tête de ses fidèles et se faire tuer le premier. La belle image ! La belle fin pour le roman de sa vie !…
Pourtant, à la sauvage violence des guerres, cette époque mêlait un sens de la courtoisie difficile à saisir de nos jours. Le général Lascy, qui commande les troupes russes, demande au « duc de Courlande » de lui accorder un moment d’entretien avant de lancer l’assaut. Là, il lui dit que s’il refuse de se rendre, lui seul, l’attaque aura lieu dès son retour sur la terre ferme.
- Je demande à réfléchir. Disons… une dizaine de jours !
- Impossible, Monseigneur ! Sachez que derrière nous il y a une armée polonaise envoyée par le roi votre père. Je ne peux vous accorder que quarante-huit heures.
- C’est déjà bien et je vous en remercie. Un mot encore : qu’adviendra-t-il de mes hommes ?
- Aucun mal. Ils ne seront pas traités en rebelles mais en prisonniers de guerre et il se peut que, dès la montée au trône du nouveau tsar, on les renvoie chez eux.
- Qui va régner sur la Russie ?
- Je l’ignore. Plusieurs candidats sont en ligne. Alors ? Que décidez-vous, Monseigneur ?
- J’accepte le délai que vous m’accordez !
Ce soir-là, il réunit ses officiers pour leur dire adieu puis s’enferma avec son valet Beauvais à qui il remit ce qu’il possédait alors de plus précieux après son épée : le décret de la Diète de Courlande qui faisait de lui un prince. Tant que le document n’était pas rendu, il ne pouvait être valablement rapporté :
- Si je suis pris, il sera détruit. Garde-le pour moi. On n’ira pas le chercher sur toi !
- Sauf votre respect, Monseigneur, j’aimerais mieux partir avec vous.
- Moi aussi, mais ce chiffon de papier courrait le même risque. Prends soin de toi ! Tu me rejoindras à Memel6. Bonne chance !
Entièrement vêtu de noir pour se confondre avec la nuit, il alla chercher son cheval, le sella sans oublier les sacoches contenant les maigres biens qui lui restaient, y joignit l’épée qu’il se refusait à rendre et les bottes d’Adrienne puis, tenant son destrier en bride, il descendit sur une petite plage et entra dans l’eau sans faire le moindre bruit. Tantôt nageant, tantôt traversant à gué les endroits où la mer était basse, il vint aborder près de Windau, épuisé mais hors de danger…
Quelques jours plus tard, des courriers galopaient à travers l’Europe pour annoncer aux diverses chancelleries l’accession au trône de Pierre le Grand de la duchesse de Courlande Anna Ivanovna ! La nouvelle étourdit Maurice, mesurant un peu tard que pour une banale aventure amoureuse il avait gâché la chance inouïe qui aurait fait de lui non seulement le maître du double duché mais aussi le tsar de toutes les Russies…
Evidemment on ne peut pas tout prévoir !
- Pourquoi m’a-t-il fait cela ? Pourquoi m’a-t-il non seulement abandonné mais condamné, attaqué ?
En dépit du tapis, le parquet criait sous les bottes de Maurice qui ne cessait d’aller et venir. Arrivé à Dresde depuis une heure avec le seul Beauvais récupéré à Memel, il était tombé comme la foudre sur la demeure de son ami Frédéric-Henri de Friesen à l’heure du petit déjeuner, y créant une vive émotion. Mais il en fallait davantage à la maîtresse de maison, Constance, pour lui faire perdre son calme. Fille d’Auguste II et de la comtesse de Cosell, la jeune femme avait trop l’habitude de ces hommes aux dimensions hors normes pour s’en trouver perturbée. Elle s’était contentée de réclamer aux cuisines un large supplément de chocolat et de ce qui allait avec puis, après avoir mené son fils, le petit Henri, embrasser un parrain qui ne sentait pas bon du tout, elle était sortie ordonner qu’on lui prépare une chambre… et un bain.
- On dirait que vous sortez de prison, mon cher comte, lui avait-elle déclaré avec un sourire pour corriger cette évidence.
- Vous avez sûrement raison ! A cela près que je traîne derrière moi un fumet de hareng mélangé à la bouse de vaches ! Jamais nous n’avons voyagé dans de telles conditions, Beauvais et moi.
En effet, à Memel, les deux hommes s’étaient embarqués sur un bateau de pêche qui les avait conduits à Dantzig où ils avaient retrouvé à la fois la terre et des chevaux afin de fuir la Pologne où le comte de Saxe ne savait plus très bien quel était à présent son statut : fils du roi ou rebelle dont la tête était mise à prix ?
Maintenant, lavé, rasé, vêtu d’un habit qu’il avait réussi à sauver dans son portemanteau et de ses bottes impeccablement cirées, il s’était établi dans le cabinet de Frédéric et il essayait de savoir où il en était. Mais comme, depuis sa fuite d’Usmaïs, il laissait s’accumuler en lui une énorme charge de colère et de déception, il pouvait s’en libérer sans retenue en face de son beau-frère dont il connaissait la sagesse et la solidité.
Assis placidement derrière son bureau, Friesen, les mains croisées sur un ventre confortable, regardait et écoutait sans rien dire, attendant l’accalmie qui ne pouvait manquer de suivre. Quand Maurice eut fini de déverser sa bile et qu’ensuite il se contenta d’allumer sa grosse pipe de terre, il comprit que son tour était venu :
- Vous avez toujours fait mauvais ménage, la politique et toi. En outre, vous vous ressemblez trop, toi et le roi.
- Tu es en train de me dire que mon père n’y connaît rien non plus ? répliqua Maurice en crachant un brin de tabac.
- Ce n’est pas ce plan-là que j’évoquais. En dehors de ses ambitions personnelles que je pense satisfaites il laisse faire Flemming et voilà tout. Cela lui laisse le temps d’être un protecteur des arts, un grand mécène ! Il est en train de faire de Dresde la perle de l’Europe centrale.
- Je l’imiterais volontiers si j’en avais les moyens mais me voilà gueux comme un rat…
- Sérions les questions, si tu veux bien ! Nous en étions à ton père. Tu sais parfaitement que s’il veut conserver sa couronne polonaise, il ne le peut qu’avec l’aide de la Russie. Dans ce coin du monde c’est elle qui tient les rênes… Et rappelle-toi qu’il t’avait défendu d’occuper la Courlande et que tu es passé outre…
- Tu n’étais pas contre à ce moment-là.
- Sans doute… mais pouvais-je imaginer que tu gâcherais toutes tes chances auprès d’Anna Ivanovna ? Cette femme était prête à t’épouser envers et contre Saint-Pétersbourg tout entier. Elle l’a fait savoir bien haut. Et toi qu’est-ce que tu fais ?…
Sans répondre Maurice alla vider sa pipe dans le cendrier du poêle de faïence qui occupait le coin de la pièce, chercha un cure-pipe et se mit à la nettoyer en mâchonnant quelques mots incompréhensibles. Friesen le laissa un instant à son manège puis reprit :
- C’est tout ce que tu trouves à répondre ?
- Tu as déjà vu la duchesse de Courlande ?
- Non. Pourquoi ?
- Tu me comprendrais mieux ! Un homme normalement constitué ne saurait s'accommoder d’une telle femme sans s’accorder un… rafraîchissement de temps à autre !
- Entre un… rafraîchissement et une liaison, il y a une marge. Tu aurais pu attendre d’être marié. Tu ne l’avais jamais… touchée ?
- Elle n’en a pas manifesté le désir. Il faut dire qu'elle a un amant ! Une sorte de palefrenier haut comme une maison et méchant comme la teigne. Ce que l’on peut comprendre : elle était veuve depuis seize ans !
Frédéric-Henri se mit à rire :
- Justement : elle pouvait souhaiter un peu de changement ! Et ne va pas me raconter que tu ne lui as pas plu ! Tu m’as écrit le contraire. Alors ? Réponds, sacrebleu ! Il faut t’arracher les paroles. Tu ne lui as pas fait le plus petit brin de cour ?
- Je me réservais pour la nuit de noces, grogna Maurice. Cela demandait une longue préparation psychologique : cette femme est grasse comme truie et se parfume au beurre rance.
- Une couronne n’a pas de prix ! A ce propos, tu pourras encore épouser la fille de Pierre le Grand. Elisabeth Petrovna est plutôt belle, à ce que l’on assure.
- On la dit aussi bizarre. Et, d’autre part, je ne vois pas quelle couronne elle m’apporterait. Elle n’est pas la première sur la liste de succession.
- Il n’empêche qu’elle s’intéresse à toi. Tu es même invité à te rendre auprès d’elle. Lefort sachant nos liens me l’a écrit.
- Vraiment ? Montre-moi sa lettre !
- Tu n’as plus confiance en moi ? sourit Friesen.
- Si, mais je veux savoir ce qu’il veut au juste. J’ai appris qu’il y a de nombreuses façons de lire une lettre. Surtout entre les lignes. Alors donne-moi le poulet. Justement parce que tu n’as pas envie que je le lise, je soupçonne quelque chose…
- C’est ridicule, Maurice ! Crois-moi ! Le style de Lefort ne donne pas dans la délicatesse, tu le sais. Il dit les choses…
- Probablement comme elles sont ! La lettre ou je sors d’ici et tu ne me revois plus !
- Après tout il n’arrive jamais que ce qui doit arriver ! soupira Friesen en ouvrant un tiroir pour en sortir la fameuse lettre.
Elle était assez brève. L’ambassadeur saxon y écrivait que « la princesse Elisabeth est résolue de ne s’engager avec aucun médiateur avant de voir celui qui doit la posséder. Elle veut voir la marchandise »…
Maurice éclata de rire et rendit la feuille de papier à son beau-frère :
- Ces Russes ne doutent de rien ! Remarque, ce pourrait être amusant de la dresser, celle-là, mais décidément non ! qu’on ne me parle plus de mariage ! Il y a en France une femme jeune, belle, généreuse et tendre qui m’attend et qui a vendu ses bijoux pour m’aider ! C’est elle que j’ai envie de revoir. Aucune autre et surtout pas cette pimbêche à moitié sauvage…
Il était profondément sincère. Depuis qu’il avait quitté son île du bout du monde et tandis qu’il peinait sur les mauvais chemins pour au moins revenir à la civilisation, c’était l’image d’Adrienne qui le soutenait. En fermant les yeux, il s efforçait d'imaginer le retour dans l’atmosphère tiède, douillette et parfumée de la chambre ouverte sur les fleurs de la terrasse, le vaste lit aux draps fins où l'attendait une créature exquise entre toutes qui savait charmer à la fois ses sens et son cœur. Oh oui, la revoir et le plus tôt possible, afin de la consoler, de la rassurer, de lui dire encore et encore qu’il n’aimait qu’elle seule ! Ses lettres, protégées par une toile cirée, étaient le seul bien qu’il eût emporté en se jetant dans les eaux glaciales de la Baltique. Il n’avait même plus envie de rencontrer un père dont il doutait qu’il l’eût jamais aimé, qui ne voyait en lui qu’un pion, même pas une pièce maîtresse, sur l’échiquier d’une vie sans cesse bouleversée par le peu de cas que l’on faisait de lui et par la haine de Flemming.
Son parti était pris. Non seulement Adrienne, mais aussi son régiment qu’il eût fait venir s’il avait épousé Anna Ivanovna, souhaitaient son retour. Il servirait désormais le jeune roi de France et lui seul. Finalement celui-ci n’avait-il pas une épouse polonaise ? Et puis en passant il irait rendre visite à sa mère dont il n’avait pas de nouvelles.
Le temps était abominable avec ses tempêtes de neige, ses vents furieux et ses chemins verglacés ; Maurice s’attarda un moment à Dresde dans ce foyer fraternel où l’on ne souhaitait que le garder assez longtemps pour tenter un rapprochement avec Auguste II. Le roi était encore à Varsovie mais ne manquerait pas de revenir à Dresde à l’occasion du Carnaval, qui était sa fête préférée… Son humeur serait alors charmante et, comme il avait de l'affection pour Constance et aimait le climat familial qu’elle s’entendait si bien à créer, la réconciliation viendrait d’elle-même.
Cependant Maurice s’impatientait. Ce rude hiver était peu favorable au passage du courrier, pourtant l’absence de nouvelles venues de Quedlinburg commençait à l’inquiéter… Non sans raisons : quand le temps se radoucit et que l’épaisseur de la neige diminua, deux lettres d’Amélie de Loewenhaupt lui parvinrent simultanément : la première signalait qu’Aurore était malade ; la seconde la disait très mal et suppliait Maurice de se hâter s’il voulait la revoir vivante. Celle-là datait de quatre jours.
A l’angoisse qui lui serra le cœur, Maurice réalisa à quel point il aimait sa mère. S’y mêlait un sentiment d’incrédulité. Toujours belle en dépit de quelques mèches blanches qui lui allaient à ravir, toujours mince, élégante et pleine de vitalité, elle ne pouvait pas disparaître ainsi ? Si Amélie la disait très mal… elle n’était pas…? Non, jamais le mot terrible ne pourrait s’accorder au nom d’Aurore de Koenigsmark !
Une heure après avoir reçu le désastreux billet, Maurice galopait vers Quedlinburg, Beauvais sur ses talons. Une voiture l’eût trop ralenti tandis qu’un cheval passait partout ! Mais, quand après deux jours et deux nuits d’un voyage harassant, coupé seulement par les arrêts aux relais pour changer de monture et avaler quelque chose, les deux hommes fourbus mirent pied à terre devant le portail de l’antique abbaye. Quand ils se furent fait connaître, ils virent accourir la comtesse Amélie entièrement habillée de noir. Elle se jeta en pleurant dans les bras de son neveu qu'elle tint serré contre elle si étroitement qu’il put percevoir les battements de son cœur. Le sien se serra :
- J’arrive trop tard, n'est-ce pas ?
- Elle est au tombeau depuis deux jours. Mais viens d’abord te réchauffer et te réconforter ! Tu es trempé… et ton valet ne vaut guère mieux.
Un palefrenier vint prendre les chevaux et le léger bagage tandis que l’on se dirigeait vers la maison d’Aurore. Une servante emmena Beauvais à la cuisine et Amélie fit entrer Maurice dans l’agréable salon dont il connaissait chaque meuble, chaque objet… Le feu ronflait dans le poêle de faïence blanche : il y faisait bon et les jacinthes bleues s’épanouissaient dans des petites vasques de céramique, exhalant le doux parfum boisé qu’Aurore aimait tant. Tout d’ailleurs était semblable au souvenir que gardait Maurice de sa dernière visite et l’on aurait pu croire que la prieure des chanoinesses allait entrer d’un instant à l’autre, s’asseoir devant le métier à tapisser dont le siège gardait son empreinte, et les soies diversement colorées jetées sur le cadre semblaient attendre le choix de sa main. Il y avait même, au dos d’une bergère, la grande écharpe de laine blanche dont elle enveloppait ses épaules quand elle sentait un peu de frais.
Maurice s’en empara, y enfouit son visage et se laissa tomber dans le fauteuil abandonné pour pleurer cette mère qu’il avait adorée sans jamais le lui dire.
- Comment est-ce arrivé ? demanda-t-il. Le mal dont elle souffrait n'était pas si grave ? Elle n’avait pas soixante ans !
- Elle était plus malade que nous ne le pensions. Mais elle avait trop d’orgueil pour le laisser voir. Même à moi ! Ulrica seule savait et ne m’a confié le secret qu’à son heure dernière. Sur la fin elle souffrait énormément en dépit des grains d’opium que l’apothicaire du couvent lui faisait absorber dans du lait. Et puis ces derniers temps elle s’est tellement tourmentée pour toi ! Cette aventure courlandaise était insensée…
- Ne me dites pas qu’elle n’a pas été fière quand j’ai été élu duc de Courlande ?
- Certes, elle le fut. Pourtant elle était inquiète, connaissant ton goût pour les jolies femmes… et sachant à quoi ressemblait Anna Ivanovna. Ces Russes sont impossibles, vraiment ! Veux-tu prendre du repos maintenant ou préfères-tu voir ta mère ?
- La voir ? Mais ne m’avez-vous pas dit qu’il était trop tard ?
- Pour l’embrasser, oui, mais, viens avec moi, tu comprendras…
Elle le conduisit à l’église, vide à cette heure où aucun office n’avait lieu, et le fit descendre dans la crypte où étaient les tombeaux des chanoinesses. Maurice s’immobilisa devant l’étonnant spectacle qui s’offrait à lui, éclairé par quelques cierges : sa mère était là, en effet, et très visible dans un cercueil vitré comme un carrosse. On l’avait revêtue d’une somptueuse robe de damas bleu garnie de volants au point d’Angleterre et de Malines. Les flammes tremblantes des longues bougies faisaient briller les bijoux qu’elle portait au cou, aux oreilles, sur la poitrine, aux poignets et aux doigts. La mort en passant sur elle avait effacé les traces de la souffrance, de la maladie et même de l'âge : les mèches blanches des cheveux étaient une parure de plus et Aurore, dans sa beauté retrouvée, semblait dormir comme la princesse du conte de Perrault1.
- Aucun prince ne viendra la réveiller, murmura derrière Maurice la voix d’un homme dont il n’avait pas remarqué la présence parce qu’il était rentré dans l’ombre d’un pilier au bruit de ses pas, mais quand, au dernier jour, la trompette de l’Ange se fera entendre, elle se relèvera, belle parmi les plus belles, pour aller vers le trône de Dieu !…
Se retournant, le comte reconnut le baron d’Asfeld, cet homme hors du commun qui avait voué sa vie à Aurore, l’unique femme qu’il eût aimée. Il s’était fait son chevalier dans la grande tradition des pures amours des chansons de geste et ne l’avait plus quittée, se contentant de vivre dans une maison proche du couvent, l’escortant lorsqu’elle s’absentait, attaché au seul bonheur de la voir chaque jour.
- Nicolas ! reprocha doucement Amélie. Vous n’allez pas rester dans cette crypte jusqu’à la fin de votre existence ?
- Pourquoi non ? Mon bonheur est auprès d’elle et tant que mes yeux pourront la voir je ne souhaite rien d'autre que rester au poste que je me suis choisi il y a longtemps déjà ! Elle a été, elle reste ma lumière…
Tandis qu’il parlait des larmes lentes coulaient sur son visage balafré que creusait la douleur… Emu, Maurice le prit aux épaules pour l'embrasser :
- Vous la connaissiez mieux que moi et je ne vous dirai jamais assez de mercis. Mon égoïsme se satisfaisait de vous savoir à ses côtés et, grâce à vous, je n'ai jamais eu de soucis à son sujet. Entre tante Amélie et vous je la savais protégée…
- Elle le sera encore ! Je vais continuer ma veille tant qu’il me restera des forces et Dieu m’accordera peut-être la faveur de mourir à ses pieds.
Maurice s'agenouilla et se recueillit un long moment, le visage dans les mains, puis, s’arrachant à la contemplation de cette morte fabuleuse qui lui avait donné la vie, il salua Nicolas d’Asfeld et sans attendre Amélie remonta à la lumière du jour. Sa tante le rejoignit à mi-chemin de la maison et, glissant son bras sous le sien :
- Quel homme étonnant, n’est-ce pas ? Et combien attachant !… C’est lui qui a exigé qu'elle soit embaumée avec un soin particulier. Lui encore qui a voulu qu'on la pare de sa plus belle robe et de ces joyaux qu'elle aimait et qui lui rappelaient ces jours de splendeur où l'amour de ton père la faisait presque reine…
- Presque ! souligna Maurice, amer. C'est ce qui fait toute la différence. Des reines comme elle, la Saxe en a vu défiler une multitude… et ce n'est pas fini ! Je suis déjà l’aîné d’une vaste famille de bâtards, garçons et filles.
- Mais il n’en a aimé aucune autant qu’Aurore ! affirma Amélie, les yeux soudain lourds de larmes.
Maurice se calma aussitôt, honteux d’ajouter ainsi à son chagrin. A quoi bon lui dire qu’à d’autres Auguste II avait donné des terres, des titres à qui en manquait, qu’il avait construit Pillnitz pour la Cosell alors qu’à sa mère on avait repris la belle demeure de Dresde et que, sans celle de Mme de Loewenhaupt, la comtesse de Koenigsmark, lorsqu’elle y venait, aurait dû se contenter d’une location ou d’une auberge ! Il avait donné des diamants, des perles, mais à laquelle de ses maîtresses n’en avait-il pas donné ? Et le plus beau de tous, le fabuleux diamant vert, avait brillé de tous ses feux dans la chevelure blonde de la comtesse Orselska, sa dernière maîtresse ! Du moins dans l’état actuel des choses ! Les amours d’Auguste II, souvent tapageuses, étaient, plus souvent encore, fugitives.
- A tout prendre, murmura-t-il poursuivant sa pensée à haute voix, l’homme que nous avons laissé en prières auprès d’elle lui a donné infiniment plus que mon père : lui il n’a rien reçu en échange…
- Une profonde tendresse ! répondit Amélie. Je me demande si elle n’en était pas venue à l’aimer vraiment ? Sur le plan spirituel bien sûr parce que de l’autre il n’a jamais été question !
- Comment pouvez-vous en être certaine ? Et pourquoi ? Une chanoinesse n’est pas une carmélite : elle ne fait pas vœu de chasteté !
- Ta mère, si ! Ou, plutôt, la nature en avait décidé pour elle.
- Comment cela ?
- Ta naissance l'avait blessée de façon irrémédiable. L’amour physique était pour elle une souffrance. Oh, elle était trop belle pour ne pas avoir de prétendants ! Elle éconduisit deux princes et un duc. Ton père les avait déjà refusés d’ailleurs, toujours poussé par Flemming…
- Celui-là ! J’aimerais savoir ce qu’il avait à lui reprocher.
- La pire des offenses pour un homme d’un tel orgueil : elle s’était refusée à lui avant que tu viennes au monde. Depuis sa haine vous a poursuivis, elle et toi. De toute façon, conclut Mme de Loewenhaupt, si elle avait dû « couronner la flamme » de quelqu’un, comme disent les beaux esprits, c'eût été celle de ce petit baron d’Asfeld.
Côte à côte, la main d’Amélie reposant sur le bras de son neveu, ils cheminèrent en silence. L’approche du printemps se faisait sentir. La neige n’apparaissait plus qu’en de rares taches, laissant place aux fines pousses vertes de l’herbe. L’air était plus doux… En abordant la maison Maurice demanda :
- Que va-t-il se passer à présent ? Allez-vous demeurer ici ?
- Je ne le pourrais qu’en devenant chanoinesse à mon tour. Ce qui ne me tente pas. J’ai le choix entre la Suède et notre vieille maison de Hambourg. Ce sera Hambourg : je l’ai toujours aimée et j’y suis chez moi. Et toi ?
- Je regagne la France où l’on m’attend ! Mon père et moi n'avons plus rien à nous dire. Que voulez-vous que je fasse dans ces conditions ?
- C’est trop naturel ! approuva-t-elle en détournant les yeux pour lui cacher sa tristesse à l’idée que sans doute elle ne le reverrait plus, mais il avait déjà compris et posa sa main sur celle accrochée à son bras :
- La France n’est pas si loin pour les jambes rapides de mes chevaux. Je viendrai. Et puis… pourquoi ne feriez-vous pas le voyage au moins une fois ? J’ai une maison pour vous recevoir… et Versailles mérite que l’on se déplace pour l’admirer… Vous verriez le roi et notre jeune reine !
Ils en parlèrent longuement à la veillée. Maurice avait le verbe pittoresque, évocateur. Amélie se surprit à considérer avec plaisir un projet qui, finalement, n’était pas si fou ! Rien n’est meilleur pour combattre le chagrin que le dépaysement. D’autant qu’à plus de soixante-cinq ans Amélie continuait de jouir d’une belle santé et ignorait les rhumatismes…
En attendant, elle prit les mesures nécessaires pour faire transporter à Hambourg ceux des meubles et objets de sa sœur lui appartenant en propre et non au couvent. Maurice se rendit à l’invitation de l’abbesse pour en recevoir la succession en numéraire de sa mère, soit cinquante-deux écus ! Pas un thaler de plus. Dire que toute sa prime jeunesse avait été bercée par l'évocation - assez fumeuse évidemment - de l’énorme fortune des Koenigsmark ! Même le fameux rubis « Naxos » rejoignait les lointains flous de la légende ! Et, comme il ne reposait pas dans le cercueil de verre, Maurice se disposait à en parler avec Amélie quand un court message de Friesen le précipita aux écuries en criant à Beauvais de faire leur bagage :
« Reviens ! Flemming est en train de mourir et le roi est rentré ! »
La nouvelle stupéfia Amélie plus encore que son neveu. Ainsi il s’en allait vers son Jugement, celui qui n’avait cessé de poursuivre Aurore et son fils d’une vindicte aussi patiente qu’acharnée, simplement parce que la jeune femme dans l’épanouissement de sa beauté avait refusé de partager avec lui les « faveurs » qu’elle accordait à son maître. Il n’avait jamais voulu comprendre qu'elle s’était donnée par amour et que dans cette passion il n’avait pas sa place.
- Il faut prier pour ses ennemis, soupira-t-elle, mais je ne me sens pas encline à m’y résoudre. Je craindrais trop que mes prières l’aident à éviter un Enfer largement mérité !
La dernière des Koenigsmark ne devait pas être la seule à penser de la sorte. L’accueil que Maurice reçut de Friesen fut carrément enthousiaste :
- La cause de tes malheurs vient enfin de disparaître : je suis persuadé qu’à présent le roi aura envers toi une attitude diamétralement opposée… Lui et toi allez vous revoir et surtout mettre un terme à la suite de malentendus que Flemming avait tissés pour vous séparer…
- Pas si vite ! Je n’ai nullement l’intention de me présenter au palais pour essuyer une fin de nonrecevoir !
- Jamais de la vie ! triompha Frédéric-Hemi en tirant une lettre de sa poche. Dès que mon message eut pris la route de Quedlinburg, je suis allé voir le roi pour lui annoncer ton retour… et aussi la mort de la comtesse Aurore. Il m’a entretenu entre deux portes mais je l'ai vu pâlir quand j’ai prononcé le nom de ta mère. Certes il n’a fait aucun commentaire mais hier soir on m’a fait parvenir ce pli : « Dites au comte de Koenigsmark que je le recevrai le lendemain de son arrivée. Vous l’accompagnerez… »
Cette dernière phrase renforça la satisfaction d’être certain d’une audience mais Maurice l’aurait préférée seul à seul, même si l’amitié qui le liait à Friesen était sincère et la confiance absolue. Sa présence allait donner une tonalité officielle à un entretien que Maurice souhaitait sans témoin.
Frédéric-Henri était trop fin pour ne pas deviner la pensée de son beau-frère. Aussi ajouta-t-il sans avoir l’air d’y toucher :
- Je pense qu’en m’invitant avec toi, Sa Majesté a jugé opportun de placer entre vous un tiers bienveillant. Il te connaît et se connaît lui-même.
- Et alors ?
- Une phrase malheureuse est si vite arrivée quand deux soupes au lait se rencontrent ! soupira-t-il. En outre nous avons ici le roi de Prusse. Mieux vaut qu’avec un étranger dans nos murs les affaires de famille restent sereines…
- Sois tranquille, sourit Maurice, je saurai me conduire.
L’entrevue eut lieu dans le cabinet de travail du vieux palais où Aurore avait résisté si vaillamment aux premières entreprises amoureuses de celui qui était à l’époque l’Electeur Frédéric-Auguste de Saxe. Tiré à quatre épingles mais le cœur battant la chamade, Maurice s'inclina juste ce qu’il fallait devant son père. Debout près d’une fenêtre, les mains derrière le dos, celui-ci le regarda venir en mâchonnant une pâte de fruits. Il avait sa tête des mauvais jours, ce qui ne laissa pas d’inquiéter le « trait d’union ».
- Heureux de vous voir, Friesen ! Pensez-vous que nous ayons encore quelque chose à nous dire, ce personnage et moi ?
L’attaque désarçonna l’interpellé qui ne s’y attendait pas.
- Mais sire…
- Ne te fatigue pas ! coupa Maurice devenu pourpre. Sa Majesté t’a seulement invité à constater la rancune qu’elle me garde ! Je n’ai à attendre qu’une bordée d’injures inacceptable par un homme d’honneur et a fortiori quand elle s'adresse à un duc de Courlande doublé d'un officier général du Roi Très-Chrétien, Louis de France, quinzième du nom ! Et comme je n'ai nulle envie d'en entendre davantage…
Il rectifia la position, salua de la tête en cassant le cou et tourna les talons pour gagner la porte.
- Restez ! C’est un ordre ! En admettant que vous ayez encore droit à ce titre, le duc de Courlande est vassal du roi de Pologne ! Quant au maréchal de camp des armées françaises, il n’en est pas moins Saxon. Jusqu’à présent tout au moins !
- Ce qui ne saurait durer ! Je vais demander la nationalité française.
- Vous oubliez l’Edit de Nantes ! Il vous faudra abjurer votre religion !
- Qu'avez-vous fait d'autre pour obtenir la couronne de Pologne ?
- Vous auriez blessé cruellement votre mère !
Le plafond doré renvoya l’éclat de rire de Maurice :
- Venant de vous c’est impayable ! Vous qui n'avez jamais cessé de la blesser ? Sauf peut-être pendant une seule année…
Un rugissement lui répondit. Rendu furieux Auguste se rua vers son fils les mains en avant, prêt à l’étrangler. Le sang affluant à son visage lui donnait une curieuse teinte violacée. La main sur la garde de son épée, Maurice recula d’un pas, prêt à dégainer, mais avec un cri horrifié Frédéric de Friesen s’était porté entre eux, les bras écartés, pour les tenir à distance l’un et l’autre :
- Sire, par grâce !… Maurice, par pitié pour toi-même !
Il était plus fragile que ces deux hommes possédant une égale force herculéenne et risquait d’être écrasé au cours de l’affrontement. Le temps d’un éclair Maurice s’en rendit compte, recula vivement et s’écarta… laissant son père poursuivre son élan jusqu’à un fauteuil qui s’effondra sous son poids… Il eut aussi assez de sang-froid pour retenir un éclat de rire et se détourner tandis que Friesen aidait le roi à se relever. Mal lui en prit : celui-ci lui envoya une bourrade qui l’assit sur le tapis.
- Laissez-moi donc tranquille, Friesen ! Voilà des années que je brûle d’envie d’administrer à ce galopin la raclée qu’il mérite !
- Vous pourriez tomber sur plus fort que vous, sire ! fit Maurice qui, son calme retrouvé, attendait la charge les mains derrière le dos…
- C’est ce que nous allons voir sur l’instant ! riposta Auguste en commençant à déboutonner son justaucorps.
- Vous n’allez pas vous battre ? gémit Friesen affolé. Le père contre le fils ?
- Pourquoi non ? riposta le dernier… Ce pourrait être amusant !
Mais ni l’un ni l’autre n’eurent le temps de se mettre en place. Un homme visiblement dans tous ses états venait de se précipiter dans le cabinet, écarlate d’avoir couru, la perruque de travers et presque en larmes :
- Sire, sire ! C’est épouvantable ! Jamais je n’ai vu chose pareille chez des gens civilisés… Cette horrible femme !
- Remettez-vous, Manteuffel ! fit Auguste en se rajustant. Et d’abord reprenez votre souffle !… Bien !… A présent dites un peu qui est cette horrible femme ?
- La… la comtesse de Flemming ! Je viens… de chez elle pour les dernières formalités et… oh, c’est abominable !
Au mépris de tout décorum le nouveau Premier ministre s’affala sur un siège en offrant les prémices d’un probable évanouissement.
- Manteuffel ! rugit le roi, vous n’allez pas vous pâmer comme une femmelette ?
Et il lui appliqua deux claques à tuer un ours que l'autre encaissa d’ailleurs sans broncher car, sans atteindre la taille du monarque, c’était un homme solide. Il se contenta de rougir tel le homard plongé dans l’eau bouillante mais accepta avec reconnaissance le verre de schnaps que Maurice compatissant lui tendait. Les bras croisés sur la poitrine, Auguste II guettait le résultat du traitement :
- Alors ? reprit-il quand son ministre fut un peu remis. Si vous nous expliquiez ?… Restez assis !
Et Manteuffel raconta comment, venu assister à la mise en bière de son prédécesseur, il avait eu droit à une scène cauchemardesque : le cercueil destiné à contenir la dépouille de Flemming s’était révélé trop court.
- Je pensais que la comtesse allait ordonner que l’on en fît un autre. Au lieu de cela, elle a exigé que l’on rompe les jambes de son malheureux époux afin de pouvoir les replier ! Oh, sire, c’était abominable et j’aurai encore longtemps dans la tête ce bruit d’os brisés…
A la stupeur générale, Maurice s’esclaffa :
- Cette femme rend à son mari mort la justice que Sa Majesté aurait dû lui rendre de son vivant : elle l’a raccourci !
- Comte de Saxe ! gronda le roi, on ne doit jamais se venger sur la mémoire de son ennemi !
- Votre Majesté admet donc qu’il était mon ennemi ?
- Votre vie dissipée lui en donnait largement des raisons.
- Ma vie dissipée ? Cet homme me haïssait tandis que je n’étais qu’un marmot de quelques semaines. Quant à ma mère, il la détestait parce qu'elle n’avait pas voulu de lui. Et, comme il devait être un mari odieux, j'estime que sa femme a fort bien fait !
- Vraiment ? En ce cas vous me voyez ravi de vous savoir d’accord avec elle. L’idée m’est venue de vous la faire épouser !
- Quoi ? Me la faire épouser ? Une pareille mégère !
- Ne soyez pas stupide ! Vous seriez parfaitement de taille à la mater. En outre elle est jeune puisqu’elle a trente ans de moins que le défunt. Il l’avait épousée après avoir divorcé de la comtesse Sapieha et c’est une princesse Radziwill. Enfin elle est plutôt jolie et fort riche. Ce serait pour vous qui êtes toujours à court d’argent un excellent établissement : vous deviendriez plusieurs fois millionnaire !
- Jamais ! Johanna de Loeben était folle mais celle-là est dangereuse. Une union avec elle serait infamante !
Le poing du roi s’abattit sur son bureau :
- Ah, vous trouvez ? Je vous conseille cependant d’y réfléchir encore car vous lui plaisez ! A ce prix peut-être je vous rendrai ma bienveillance !
Cette fois, la colère qui sonnait dans la voix du roi de Pologne ne trouva pas d’écho chez son fils. Il comprit que quelque chose s'arrêtait net et que cet homme ne l’avait jamais aimé. Avait-il seulement aimé sa mère comme elle méritait de l’être : avec son cœur et non avec l’insatiable appétit sexuel qu’il lui avait d’ailleurs transmis jusqu’à un certain point ? Avait-il jamais éprouvé ce que lui-même avait ressenti pour Rosette Dubosan, pour Louise-Elisabeth de Conti et surtout pour Adrienne Lecouvreur ? Certainement pas !
La découverte était cruelle mais ce n’était à tout prendre qu'une déception de plus. En revanche l'image de la comédienne s’imposait à présent. Il savait par ses lettres qu’elle ne cessait de l’appeler. Elle avait foi en lui, en son étoile qu’une sorte de seconde vue lui annonçait brillante : « Revenez, revenez, mon cher comte, vers celle qui est toute à vous et aussi vers cette gloire qui vous attend en France… » Il était plus que temps de tourner le dos à sa terre natale pour aller vers un autre destin…
- Sire, dit-il en regardant Auguste au fond des yeux, je ne saurais acheter ce qui ne m’a jamais été accordé, surtout à ce prix. Avec la permission de Votre Majesté, je prends d’elle un congé définitif. Je souhaite au roi un règne long et glorieux mais ma gloire à moi, je vais la chercher ailleurs ! C’est en France qu’elle m’attend !
Dans un silence total, Maurice salua militairement son père, tourna les talons et sortit du cabinet sans qu’aucun des trois hommes soudain pétrifiés eût trouvé à redire.
Il avait déjà repris son cheval et s’éloignait au galop quand Frédéric de Friesen arriva dans la cour…
Un matin d’automne, Adrienne, assise en déshabillé du matin à son petit bureau, écrivait à son ami d’Argental :
« Une personne, attendue depuis très longtemps, arrive enfin ce soir en bonne santé selon les apparences. Un courrier vient de devancer parce que la berline est cassée à trente lieues d'ici. On a fait partir une chaise et on sera ici ce soir… »
Le bonheur irradiait la jeune femme, se communiquant à toute la maison livrée au grand ménage et aux préparatifs du retour. Elle-même se sentait une autre. Finis, ces jours d’inquiétude, ces nuits de solitude où, incapable de trouver le sommeil, elle épiait les rares bruits venus du dehors, espérant contre toute logique le grincement du portail, le roulement d'une voiture, le pas d’un cheval suivi, dans l’escalier de marbre, de celui, sonore, d’un homme pressé de la rejoindre ! S’il n’y avait eu la Comédie où elle ne cessait de triompher, elle se fût peut-être laissée périr d’angoisse, de douleur, de la crainte de ne le revoir jamais. Alors, elle enfilait un peignoir et se précipitait à sa table pour écrire, écrire et encore écrire des lettres débordantes de son amour :
« Je vous aime, je vous aime plus que jamais. J’aime vous aimer et je suis heureuse que cette tendresse soit pleine et entière comme en ce moment… »
Ce moment seulement ? Alors que, de ces trois années interminables, il n’y eût pas un battement de cœur qui ne soit dédié à l’amant ! Elle savait qu’il connaissait d’autres femmes. Pouvait-on demander à ce fauve une si longue abstinence ? D’ailleurs n’était-il pas parti pour se marier ? Elle avait éprouvé un soulagement quand il lui avait fait le portait d’Anna Ivanovna. Et même elle en avait ri. Et, quand il s’était agi d’Elisabeth de Russie que l’on disait complètement folle mais aussi jeune que belle, elle n’eut pas d'inquiétude : au fond, elle savait que Maurice l’aimait, elle, autant qu’il pouvait aimer. Il suffisait de relire ses lettres, moins nombreuses que les siennes - il s’en fallait ! -, où il laissait parler son cœur.
Quand elle sut qu’il allait enfin revenir, c’est son miroir qu’elle ne cessa d’interroger, craignant d’y voir, trop nettes, les marques d’une aussi longue absence. Son amie Aïssé, la belle Circassienne qui avait connu à quatre ans le marché aux esclaves des Turcs et qui poursuivait une nonchalante carrière théâtrale, la rassurait :
- Je ne vois à vos traits que plus d’expression. La passion peut magnifier un visage ou le détruire à jamais ! Vous avez atteint le premier stade, méfiez-vous du second !
- Je suis plus âgée que lui !
- Personne ne s’en douterait et lui doit toujours l’ignorer ! N’oubliez pas que le théâtre vous a faite reine, alors restez sur votre trône ! Consolez-le, aimez-le mais pas au point de devenir son esclave !
- Je l’aime tant !
- A merveille !… Mais qu’il n’en soit pas trop sûr !
Adrienne souriait, promettait et retournait à son miroir. Puis ce fut d’Argental qui vint comme d’habitude pour sa visite du matin. Pour lui le retour du guerrier était bien la pire nouvelle car au fil des jours, des mois et des années il avait fini par espérer qu’une couronne quelconque retiendrait Saxe dans les brumes du Nord et que lui pourrait continuer de jouer ce rôle du consolateur distillant un réconfort parfaitement hypocrite parce qu’il ne désespérait pas de trouver, un beau matin, la jeune femme en larmes. Il serait si doux de reprendre la place d’amant de cœur dont le barbare saxon l'avait chassé !
Ce jour-là, il la trouva rayonnante, fourrageant dans sa garde-robe pour choisir celle qui conviendrait le mieux pour renouer avec le bonheur. Elle prenait une robe des mains de Fanchon, sa femme de chambre, l’appliquait contre elle devant la glace puis la rejetait :
- Je n’ai plus rien à me mettre ! déclara-t-elle, dramatique à souhait. Il va me trouver affreuse !
- Comment une femme aussi fine que vous peut-elle émettre de telles sottises ! Qu’avez-vous à vous soucier de vos robes ? Mettez seulement une rose dans vos cheveux… et rien d’autre ! Il se prosternera devant votre beauté comme je le ferais moi-même si j’avais le bonheur inouï de vous reconquérir !
Attendrie, elle vint prendre son visage entre ses mains et posa sur sa bouche un baiser léger :
- Vous m’êtes plus cher que jamais, Charles ! Même quand nous étions amants, je ne vous aimais pas autant. Ne pouvez-vous vous en contenter ?
- Il le faudra bien car je mourrais si je ne devais plus vous voir ! Quant à cet heureux homme, recommandez-lui de se garder de vous faire pleurer comme vous le fîtes trop souvent ! Qu’au moins son retour vous donne le bonheur que vous méritez…
Lorsque la chaise de poste boueuse qui ramenait Maurice franchit le portail et pénétra dans la cour, non seulement la maison n’était pas illuminée comme le voyageur s'y attendait mais elle était presque obscure… Seul un chandelier posé sur la table du vestibule éclairait l'escalier, relayé par un autre à l'étage. Les volets de la chambre étaient clos mais la porte du perron grande ouverte. A l'exception du portier aucun serviteur n’était en vue.
- Mademoiselle est-elle absente ? demanda l’arrivant.
- Je ne crois pas, Monsieur le comte. Mademoiselle est là !
Mais déjà, lancé dans l’escalier, il en franchissait les degrés quatre à quatre, se ruait sur la porte de la chambre qu’il connaissait si bien… et se crut en Paradis !
Ce fut le parfum d’Adrienne qu’il découvrit en premier. Il emplissait l’air tiède. Puis les bouquets de longues bougies roses placés aux bons endroits afin de ménager des zones d’ombre dorée. L’un éclairait la table fleurie où attendait un souper froid. Deux autres caressaient le vaste lit de satin blanc où Adrienne appuyée sur un coude était à demi étendue. Ses beaux cheveux dénoués sur lesquels une rose était piquée formaient son seul vêtement et la lumière allumait tendrement des reflets sur son corps, plus ravissant encore que dans la mémoire de celui qui revenait. De sa main libre, elle offrait une flûte de cristal pleine de fines bulles…
D’abord pétrifié par un spectacle aussi troublant, Maurice, planté au milieu de la pièce, jeta son chapeau, son manteau et, le regard fixé sur la tentatrice, arracha son habit, son linge plus qu’il ne les quitta puis se précipita à genoux sur le lit, prit le verre qu’il vida d’un trait et se laissa tomber sur la jeune femme :
- Toi !… toi, enfin !
Ah qu’ils furent merveilleux les premiers moments de cet amour qui se retrouvait ! Entre deux baisers, entre deux étreintes, les amants se racontaient, par bribes coupées de rires et de voluptueux silences, leur longue séparation. On ne quittait le lit que pour se baigner dans la petite salle voisine, dévorer à belles dents le contenu des plateaux que montait Fanchon, ranimer le feu sur lequel Adrienne versait des gouttes de parfum. Le jeu se continuait alors sur le tapis dans la chaleur des flammes qui excitait leur désir commun. Parfois Maurice habillait sa maîtresse comme il eût fait d’une poupée, pour le plaisir de la dévêtir ensuite. Les portes de l’hôtel demeuraient fermées à toute vie extérieure et les clameurs des Comédiens-Français réclamant leur vedette restaient sans réponse. Agacée, Adrienne proposa de partir pour Dammartin mais Maurice poussa des cris de protestation. Dammartin en novembre avec son ciel bas, ses bois trempés d’eau, le froid et l’humidité obligatoires dans une maison longtemps fermée ; une sorte de purgatoire en échange du paradis chaleureux de la rue des Marais-Saint-Germain ? Il fallait être fous, en vérité !
Cette félicité dura huit jours et autant de nuits jusqu’à ce qu’un matin Beauvais, parti seul rouvrir le logis de son maître - et qui s’y ennuyait ferme ! -, accourut avec une lettre urgente du duc de Richelieu : le roi ayant appris le retour du comte de Saxe avait exprimé le souhait de le voir à Versailles. C’était sans appel et Maurice rentra chez lui en jurant de revenir le soir même. Mais par la faille ouverte à l’ordre royal s’engouffra le directeur de la Comédie qui vint se jeter aux pieds de sa principale interprète en la suppliant de revenir au théâtre qui sans elle, à l’entendre, menaçait ruine. Ce qui n’était absolument pas l’avis de certaines comédiennes espérant contre toute vraisemblance que la Lecouvreur se ferait dévorer par son Saxon et ne reviendrait jamais.
Chacun d’eux alla où le devoir l’appelait… et ce ne fut plus jamais pareil. Sans qu’il s’en rendît compte l’intermède courlandais avait changé Maurice de Saxe comme il avait aussi changé Adrienne à son insu. Lui était tombé de ses rêves de couronne souveraine et, dans cette France en paix autant que la Saxe, se cherchait un avenir. Quant à la comédienne, la longue conversation épistolaire entretenue entre eux pendant tout ce temps l’avait habituée à un rôle différent de celui de maîtresse. A force de veiller sur lui, de l’aider, de le conseiller même, elle s’était glissée peu à peu dans la peau d’une épouse. Sans bien sûr imaginer qu’elle pût l’être réellement un jour à venir. Une fois descendus de leurs nuages, leur comportement respectif s’en ressentit…
Désœuvré Maurice se tourna vers des recherches mécaniques style Léonard de Vinci : il s’agissait de construire une sorte de galère sans voiles ni rames dont la réalisation coûterait les yeux de la tête mais, comme il n'était pas homme à blanchir vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur des plans, il retrouva ses amis de naguère et se laissa entraîner sans trop de résistance vers les plaisirs qu’offrait Paris : le jeu, les soupers fins, les femmes. Certes, il aimait toujours Adrienne - en fait il ne cessera jamais de l’aimer - mais la passion dévorante des premiers temps s’était usée imperceptiblement, même si leur revoir flamboyant n’en avait rien laissé deviner. Quant à Adrienne, si elle souffrit des « passades » qu’il s’offrait, elle ne le montra pas, ou si peu. En revanche elle redoubla de soins, veillant à sa santé, s’inquiétant à la moindre toux, lui recommandant de se couvrir chaudement quand il faisait froid, se transformant en infirmière pour la plus petite égratignure. En fait accumulant tout ce qu’il ne fallait pas faire avec un tel homme. Sa propre santé n’était d’ailleurs pas des meilleures mais elle s’efforçait de le cacher, sachant qu’une femme malade est plus insupportable encore qu’une femme qui pleure à un homme de sa trempe. Et elle avait tellement peur de le voir s’éloigner !
La première alerte vint d’une certaine Marie Carton, une fraîche ballerine de dix-huit ans qui dansait à l’Opéra où l’on vit beaucoup le comte Maurice qui, du coup, se montra moins assidu rue des Marais-Saint-Germain. Adrienne, évidemment, apprit vite son infortune. Elle en souffrit mais se tut : une Adrienne Lecouvreur ne se montre pas jalouse d’une Marie Carton. Elle eut raison car l’affaire ne dura pas et bientôt Maurice revint à sa charmante maîtresse. Les choses rentrèrent dans l’ordre et Adrienne se hâta d’oublier. Cependant un nouveau danger, autrement redoutable, se dessinait à l’horizon.
Louise-Françoise-Henriette d’Harcourt-Lorraine, duchesse de Bouillon, était à la fois une très haute dame et une fort jolie femme. Elancée, brune, l’œil noir et la bouche en fruit rouge, une « mouche » insolente au coin des lèvres, elle attirait les regards masculins - les autres aussi pour d’autres raisons ! - et, comme elle possédait en outre ce que l’on appelle un « tempérament », elle ornait la tête de son époux d’une forêt de cornes. Avec cela capricieuse, violente, emportée, jalouse jusqu’à la cruauté et d’un orgueil démesuré, telle était la femme que le Destin allait donner pour rivale à l’exquise Adrienne, et, de ce combat qui serait sans merci, l’incomparable comédienne allait mourir.
Pourtant, dans les débuts les choses se passèrent sans trop de fracas. Follement amoureuse du comte de Saxe, la duchesse pour mieux l’attirer chez elle commença par faire bon visage à l’actrice que tout Paris adorait. Elle invita même dans son particulier cette familière de la marquise de Lambert. Mais c’était pure cruauté : Maurice était son amant depuis peu et elle voulait l'amener à des comparaisons. Il n’y avait pas manqué et Adrienne, bientôt, ne douta plus de son malheur… Il s’éloignait d’elle et quand il leur arrivait de se rencontrer il se montrait à peine aimable. Elle s’en plaignit doucement :
- Au nom de Dieu ne poussez pas loin cette fantaisie ! Les autres peuvent me donner de l’humeur mais, cette fois, vous me réduisez au désespoir…
Quel homme aime les reproches ? Elle ne reçut pas de réponse. Maurice ne venait plus et dans le cœur de la jeune femme la colère remplaça peu à peu la douleur. Un soir, où elle joue Phèdre, elle le voit entrer au théâtre. En retard, bien sûr, et sans se soucier de déranger il bavarde tranquillement avec son ami Charolais. C’est le moment où Phèdre dit à Hippolyte :
« A défaut de ton bras, prête-moi ton épée ! »
Le jeune comédien qui joue le prince tend naturellement le glaive qu’on lui demande. Alors, déesse outragée jusque dans son temple, Adrienne s’en empare et de toute sa force le lance sur celui qui vient de l’offenser si gravement par son attitude. Puis elle sort de scène sans se soucier du tumulte que son geste vient de soulever.
Charles d’Argental, qui ne manque aucune de ses représentations, a compris qu’elle avait grand besoin d’une épaule pour pleurer et s’est lancé à sa suite. Il arrive juste à temps pour barrer le passage à Maurice qui vient exiger des explications.
- Vous ne savez que lui faire du mal ! Laissez-la en paix !
Le ton est rude. Le réflexe de Maurice est de porter la main à son épée :
- De quoi vous mêlez-vous ?
- De ce qui regarde un homme de cœur quand un rustre se croit autorisé à bafouer publiquement la plus adorable des femmes ! Allez retrouver votre duchesse ! C’est une garce et vous allez bien ensemble !
- Pour ces mots je vais vous tuer !
- Si vous voulez… mais demain matin ! Pour l’instant j’ai mieux à faire !
Et Charles claqua la porte de la loge de la comédienne au nez de Saxe.
Le duel pourtant n’aura pas lieu. Maurice a assez d’honnêteté pour ne pas admettre que Charles a raison. En outre, il a réalisé qu’il aimait encore trop Adrienne pour lui tuer son plus fidèle ami, car pour lui l’issue du combat ne faisait aucun doute. Alors il fait porter un mot à son adversaire : « Oublions cela ! C’est vous qui êtes dans le vrai ! »
Dès lors il ne songea plus qu’à reprendre la place qu’il croyait perdue dans le cœur de la jeune femme. Sans beaucoup de peine : elle ne demandait qu’à lui ouvrir les bras. De ce fait il délaissa Mme de Bouillon. Qui, bien entendu, le prit très mal. Or, chez elle, la jalousie pouvait atteindre des profondeurs insondables et provoquer d’étranges réactions…
Le dimanche 24 juillet 1729, Adrienne revenant de la messe à Saint-Sulpice - elle s’y rendait régulièrement bien qu’une comédienne n’eût pas droit aux sacrements ! - trouva chez elle un billet qu’un messager anonyme venait de déposer :
« Vous serez surprise qu’une personne que vous ne connaissez pas vous écrive pour vous prier de vous trouver, demain lundi à cinq heures et demie du soir, sur la grande terrasse du Luxembourg. Vous y trouverez une personne qui vous instruira plus amplement. Vous la reconnaîtrez à ce signe : un abbé vous abordera en frappant trois coups sur son chapeau… »
Le lendemain, à l’heure dite, la comédienne est au rendez-vous, accompagnée d’une amie, Mlle de La Motte, et de sa femme de chambre. Elle voit alors venir à elle un petit prêtre bossu, jeune mais ne payant vraiment pas de mine, qui, après le signe de reconnaissance, lui déclare que « l’on veut lui jouer un tour qui ne lui sera pas avantageux ». Et, comme elle riposte qu'elle ne se connaît pas d’autre ennemi que la duchesse de Bouillon, l’abbé prend un air épouvanté et la prie de lui donner un autre rendez-vous dans un endroit moins fréquenté.
- En ce cas venez chez moi ! Vous ne trouverez pas d’endroit plus tranquille.
A sa surprise, car elle n’y croit guère, il accepte : il viendra le lendemain vers sept heures du soir…
A peine rentrée, Adrienne envoie au comte de Saxe un valet porteur d’une courte lettre mais celui-ci revient avec lui visiblement inquiet :
- Vous ne le recevrez pas seule. Je veux être là et le mieux serait que vous me cachiez de façon à ce que je puisse tout voir et tout entendre.
A l’heure convenue, l’abbé Mouret - c’est son nom - se présente comme étant aussi un miniaturiste de quelque talent :
- J’exécute actuellement le portrait de Mme la duchesse de Bouillon qui me connaît depuis longtemps. Or, à notre dernière séance de pose, elle m’a ordonné de m’introduire chez vous sur la recommandation d’une amie afin de reproduire aussi votre image. Elle a ajouté qu’il me serait facile alors de vous faire absorber un philtre dépourvu de goût mais destiné à détourner votre cœur et votre esprit de certaines amours qui blessent Madame la duchesse…
- Un philtre ? Moi ? Et vous avez accepté ? Vous, un prêtre ?
- Oh je n'ai que le petit collet ! Naturellement j'ai refusé. Alors Madame a fait appel à deux hommes pourvus de mines affreuses et destinés à m'effrayer en m'annonçant une mort horrible si je n'obéissais pas. Forcément j'ai accepté… Je ne suis pas très courageux et surtout je n'ai pas la vocation du martyre. Je dois me rendre tout à l'heure sur la terrasse des Feuillants pour y recevoir d'eux certaines pilules dont on m'a juré qu'il ne s’agissait pas de poison…
- Cela me paraît compliqué. Pourquoi ne pas vous les avoir remises elle-même ?
- J'avoue ne pas avoir compris non plus mais pour le moment j'en suis là ! Et j'ai très peur !
- Ce qui se conçoit aisément. Le mieux, je pense, est que vous alliez au rendez-vous…
- Et rapportiez ça ici ! déclara Maurice en sortant de sa cachette. A sa vue, l'abbé Mouret poussa un cri de frayeur :
- Monsieur le comte de Saxe ! Oh mon Dieu je suis perdu !
- Vous le serez sans aucun doute si vous ne faites pas ce que l'on vous dit. De toute façon ces pilules sont bien destinées à Mlle Lecouvreur ?
- Oui… oui.
- Hé bien c'est à merveille. Vous ne m'aurez pas vu et voilà tout ! Mme de Bouillon a-t-elle prévu pour vous un… repli stratégique une fois que vous aurez « persuadé » Mlle Lecouvreur d’avaler vos pilules ?
- Oui… Une chaise de poste viendra me prendre aussitôt pour me conduire vers la frontière. Avec de l’argent naturellement !
- Alors ne changeons rien au programme ! Allez recevoir votre drogue, revenez ici demain dans la journée comme pour une séance de pose puis réclamez votre carrosse et filez ! Le reste me regarde !
- Vous, vous croyez ?
- Absolument. Et ne vous avisez pas de vous écarter d’une ligne du chemin que je vous ai tracé car c’est à moi que vous auriez affaire et, où que vous soyez, je vous retrouverais !
Le lendemain, l’abbé rapportait un petit flacon contenant une dizaine de pilules puis disparaissait sans esprit de retour. Aussitôt Maurice fit monter Adrienne en voiture et les fit conduire chez le lieutenant général de police qui était alors M. Hérault de Fontaine. Celui-ci reçut le couple avec beaucoup de courtoisie, prit le flacon et annonça qu’il allait le remettre à l’apothicaire Geoffroy qui avait l’habitude de travailler avec la police dans les affaires de poison.
L’homme de l’art rendit un verdict mi-chèvre mi-chou : certaines pilules semblaient douteuses mais, au fond, on ne pouvait rien affirmer. En fait, Hérault et son apothicaire n’avaient aucune envie de se créer une affaire avec la puissante famille de Bouillon. On n’en était plus au temps de M. de La Reynie, le lieutenant de police de Louis XIV qui frappait aussi haut qu’il le fallait. Il semblerait néanmoins… qu’un chien eût trépassé d’avoir avalé le prétendu philtre. Quoi qu’on puisse lui dire cependant le siège d’Adrienne est fait : la duchesse veut sa mort. Maurice en pense autant et de cet instant il rompt toute relation avec elle. Ce qui n’est pas fait pour apaiser la jalousie de Mme de Bouillon. Et moins encore l’incident qui, le 10 novembre, aura pour cadre la Comédie-Française.
Ce soir-là Mlle Lecouvreur, qui vient d’être un peu souffrante, reprend son rôle fétiche de Phèdre. La salle est comble. Dans un silence religieux on écoute les beaux vers de Racine. Jamais l’artiste n’a été aussi émouvante. Même Maurice de Saxe, qui connaît la pièce presque par cœur à présent, se retrouve sous le charme. C’est un moment de pure beauté…
Soudain, la duchesse de Bouillon, entourée d’amis, fait dans sa loge une entrée sans discrétion. Le moins qu’on puisse dire est qu’elle tombe mal, aussi bien pour le public que pour elle-même. C’est Racine qui va lui donner la leçon qu'elle mérite : Phèdre vient de s’avancer sur le devant de la scène et tend un bras en direction de son ennemie qu'elle désigne à tous :
« … Je sais mes perfidies,
Œnone, et ne suis pas de ces femmes hardies
Qui goûtant dans le crime une tranquille paix
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais ! »
Le scandale est énorme mais le public applaudit frénétiquement. La duchesse, elle, n’a pas bougé. Elle évente seulement avec nervosité son visage devenu singulièrement pâle sous le rouge et une fois de plus la représentation s’achève en triomphe, mais quelques jours plus tard la duchesse envoie ses valets siffler et huer Adrienne dans Andronic tandis que son duc exige les excuses du doyen de la Comédie. Une guerre qu’Adrienne n’aura pas la force de soutenir. En effet, sa santé, chancelante depuis quelque temps, se dégrade de jour en jour… Elle souffre d’un mal contre lequel les médecins se déclarent impuissants, ce qui naturellement nourrit une sombre rumeur. A mots couverts on parle d’un lavement néfaste et aussi d’un bouquet de fleurs…
Plus qu’inquiet Maurice la quitte le moins possible et l’entoure de ce qu’il peut donner comme soins. Un autre est là aussi : le fidèle d’Argental qui ne sort guère de la maison et n’a pas hésité à jeter au visage de Maurice qu’il le tient pour responsable de l’état d’Adrienne. Seule la défense formelle de la jeune femme empêche le duel.
Le 15 mars 1730, en dépit de son épuisement, elle tient à jouer Jocaste dans l’Œdipe de Voltaire. Elle est si mal qu’il lui faut sortir de scène une vingtaine de fois pour s’isoler car elle perd du sang. Cependant, par un effort de volonté elle ira jusqu’au bout de ce rôle difficile qu’elle joue comme d’habitude à la perfection mais, après le spectacle, elle gagne son beau lit de damas fleuri… et ne s’en relèvera pas.
Quatre jours plus tard, alors qu’on la croyait un peu mieux, elle meurt dans les bras de Maurice. Il y a là le chirurgien Faget mais aussi Voltaire et d’Argentai, tous deux bouleversés. Son amie Aïssé accourue à son chevet écrivit quelques jours plus tard à la marquise de Lambert :
« … La pauvre créature mourut lorsqu’on la croyait tirée d’affaire. Elle eut des convulsions, chose qui n’arrive jamais dans les dysenteries. On lui a trouvé les entrailles gangrenées. On prétend qu’elle a été empoisonnée par un lavement… »
Voltaire, en effet, avait convaincu Faget de pratiquer une autopsie avec le résultat que l’on sait. Cela contre la volonté de Maurice qui ne pouvait supporter l’idée sacrilège qu’on allait taillader ce corps charmant auquel il devait tant de belles heures. Il s’enfuit afin au moins de ne pas être présent pendant cette horreur.
Une horreur qui allait bientôt se prolonger sous une autre forme. Bien qu'Adrienne eût été sa vie durant une fidèle chrétienne, le curé de Saint-Sulpice, Loguet de Cergy, déclara que sa dépouille n’entrerait pas dans son église parce que, avant de mourir, la comédienne n’avait pas renié un métier considéré comme infamant. Il fallait se résigner à un enterrement civil à moins que le gouvernement n’intervînt. Mais le chancelier Maurepas répondit qu’il s’en rapportait au curé de Saint-Sulpice.
Aussi lorsqu’au matin suivant les amis d’Adrienne se massèrent devant sa maison pour assister aux funérailles, ils apprirent avec une stupeur indignée que, dans la nuit, le cadavre, dont le cercueil n’avait pas encore été livré, avait été enveloppé d’un drap et emporté vers une destination inconnue, probablement dans quelque terrain vague, pour y être enfoui dans de la chaux vive. Une escouade du guet conduite par un certain Laubinière s'était chargée de la vilaine besogne…
Furieux, Voltaire écrivit alors à sa mémoire une ode, vite interdite mais cependant célèbre :
Sitôt qu’elle n’est plus elle est donc criminelle ?
Elle a charmé le monde et vous l'en punissez…
Il fut prié de faire moins de bruit. Le siècle des Lumières n’en était encore qu'aux bouts de chandelles ! Cependant l’abbé Mouret avait été repris et conduit à la Bastille. On le garda un an en prison. Encore ne le relâcha-t-on qu’après qu’on eut obtenu de lui qu’il avoue avoir inventé cette histoire de pilules afin de s’introduire auprès de la comédienne dont il était tombé amoureux. On croit rêver !
Objet de la vindicte publique, la duchesse de Bouillon se retira sur ses terres en compagnie de son vieil époux qui eut le bon goût de la laisser veuve peu après, mais de cette liberté elle ne profita guère : elle-même devait suivre Adrienne dans la tombe sept ans plus tard. Elle aurait à son heure confessé une collection de fautes mais nié avoir voulu empoisonner la grande artiste… Il se peut que la famille ait voulu en le proclamant détruire cette vilaine résurgence de l’affaire des Poisons et blanchir une mémoire douteuse…
Maurice de Saxe s’enferma chez lui avec une douleur d’autant plus cuisante qu’elle se teintait de remords. Celui qui fut le plus fidèle à la mémoire de la jeune femme, ce fut le comte d’Argental. Durant des années et des années, avec une obstination de limier, il chercha la sépulture de celle qu’il avait tant aimée. A force d’or, il finir par acquérir la certitude qu’Adrienne Lecouvreur était enfouie sous une demeure nouvellement construite : l’hôtel de Sommery, situé à l’angle de la rue de Bourgogne et de la rue de Grenelle. Il ne pouvait être question, évidemment, de faire démolir la maison mais il réussit à obtenir d’apposer sous le porche une plaque de marbre :
Ici l’on rend hommage à l’actrice admirable
Pur esprit par le cœur également aimable.
Un talent vrai, sublime en sa simplicité
L’appelait par nos vœux à l’immortalité
Mais le sensible effort d’une amitié sincère
Put à peine obtenir ce petit coin de terre
Et le juste tribut du plus pur sentiment
Honore enfin ce lieu méconnu si longtemps…
De ces recherches, Maurice ne sut rien. Aux prises avec une souffrance dont il était le premier surpris, il se jeta d’abord dans le travail et rédigea, après de longues méditations, un ouvrage extraordinaire intitulé Mes Rêveries où il rassemblait d’abord toutes ses connaissances d’homme de guerre avant d’y développer des principes quasi visionnaires qui devaient revêtir une importance considérable dans l’histoire de la stratégie et jetaient même les bases de ce que seraient les guerres modernes. Napoléon lui-même qui le lut avec attention devait s’en inspirer avant Austerlitz… Le chevalier de Folard, seul à partager la semi-réclusion de son jeune ami, ne cacha pas son admiration, touché surtout par le souci extrême que prenait Saxe de la vie quotidienne des soldats et d'une exigence à économiser leur sang. « Il vaut mieux différer de quelques jours une bataille plutôt que de perdre inutilement un grenadier qu'il faut vingt ans pour former… »
Quand, fatigué d’écrire, il rejetait sa plume, il ouvrait devant lui certain coffret de marqueterie dans lequel il conservait toutes les lettres qu’Adrienne lui avait envoyées en Courlande ou ailleurs, et en relisait quelques-unes. C’était toujours tard dans la nuit, quand tout dormait autour de lui et que rien ne viendrait troubler l’évocation du cher fantôme. Il ne tolérait pas l’idée que l’on pût le voir pleurer…
Le vide affectif laissé par cet amour le ramena par deux fois à Dresde. La première pour savoir quels espoirs lui étaient encore permis de récupérer la couronne de Courlande à présent qu’Anna Ivanovna était devenue tsarine. Il avait aimé ce peuple et pensait qu’il y retrouverait un peu de bonheur. Il fut déçu mais du moins eut la possibilité, avec l’aide de Friesen, de se réconcilier avec son père. La seconde, appelé justement par le père en question qui avait lu ses Rêveries et souhaitait lui confier la réorganisation de ses armées. Mais ils ne devaient jamais se revoir. Comme Maurice arrivait à Dresde, le roi venait de partir pour Varsovie afin d’assister à l’ouverture de la Diète polonaise et cela en dépit d’un état de santé précaire. Il eut un malaise au cours du voyage mais, au lieu de s’arrêter comme le demandait son médecin, il ordonna au contraire de presser l’allure. Malheureusement, quand on fut à Varsovie et qu’Auguste voulut descendre de voiture, il se prit les pieds dans son ample pelisse fourrée et tomba lourdement en s’ouvrant le pied droit sur l'une des marches de fer de la berline. La blessure était d’autant plus grave qu'elle lui fit perdre beaucoup de sang. La gangrène s’y installa et, en peu de jours, le roi fut à toute extrémité. Le 2 février 1733 à cinq heures du matin, il s’éteignait à l’âge de soixante-trois ans. Maurice put seulement assister aux funérailles…
Son demi-frère Frédéric-Auguste II devenait automatiquement Prince Electeur de Saxe mais, en ce qui concernait la Pologne, c’était une autre histoire, le souverain devant être élu par la Diète. Or la vacance de ce trône électif ouvrit une crise européenne qui ne se fût peut-être pas produite si Stanislas Leczinski, ex-élu au trône de Pologne, n’avait été le père de la reine de France. Ses ambitions se réveillèrent et il partit pour Cracovie déguisé en marchand. La Diète l’acclama et il fut proclamé roi tandis que la Russie, bien décidée à garder l’espèce de tutorat qu'elle exerçait sur Auguste II, prétendait continuer avec son fils. Alliée à l’Autriche elle envoya des troupes afin d’expédier une fois de plus le pauvre Stanislas dans ses foyers. La guerre de succession de Pologne allait commencer.
Pris entre deux feux - un demi-frère qu’il n’aimait guère et la France à laquelle il s’était attaché - Maurice de Saxe opta, et cette fois de façon définitive, pour Versailles.
En y revenant pour y prendre ses ordres, il apprit une autre mort qui lui fut sensible. La charmante Aïssé, la belle Circassienne jadis enlevée au harem du sultan ottoman par le comte de Ferriol, que Paris avait applaudie, adulée, qui avait repoussé l’amour du Régent - sans qu'il lui en gardât rancune - par amour pour le chevalier d’Aydie, qui avait été l’amie d’Adrienne et auprès de qui enfin Maurice avait trouvé quelques doux instants de consolation, venait de mourir tournée vers Dieu. Ils avaient le même âge et Maurice l’aimait bien…
Au fond cette guerre tombait à point nommé pour lui remettre les idées en place. En appliquant à ses soldats les préceptes de ses Rêveries, en veillant à ce qu’ils vivent mieux et à ce qu’on lui en tue le moins possible, il oublierait peut-être qu’il avait pleuré d’amour…