1743
- Vous êtes incroyable, mon ami, s’esclaffa le duc de Richelieu. Le roi vous fait l'honneur - rare, croyez-moi ! - de vous appeler auprès de lui. Mieux encore, se souvenant de notre vieille amitié, il m’envoie vous chercher. Et vous n’avez pas autrement l’air satisfait ?
- De vous voir, si ! Ainsi que de passer ce moment avec vous et je vous ai une reconnaissance infinie de vous être dérangé mais, à tout vous avouer, je me suis toujours senti un peu perdu à Versailles ! L’immensité du palais, l’étiquette, l’atmosphère un peu trop solennelle… tout cela me convient mal.
- Dites-vous que cela ne convient pas davantage à Sa Majesté ! Mais, rassurez-vous, il y a du changement…
Dans le carrosse de Richelieu, les deux hommes traversaient le bois de Boulogne en direction de la ville royale et Maurice avait été fort surpris quand vers midi il avait vu atterrir chez lui ce compagnon des folles nuits de la Régence. Leur amitié s’était nouée à ce moment-là. Peut-être parce qu’ils avaient le même âge, le même goût des femmes, des armes et de tous les plaisirs de la vie. La même propension à la rébellion et la même témérité aussi.
Il y avait longtemps qu’ils ne s'étaient vus : Richelieu était gouverneur du Languedoc et lui-même à présent lieutenant général1 revenait de l’Est, ayant établi les quartiers d’hiver de ses troupes à Deckendorf.
Mais l’un, à travers ses différents postes, était demeuré un homme de cour au fait des secrets de couloir et capable de mener simultanément plusieurs intrigues, alors que l’autre, de bataille en bataille, était demeuré soldat avant tout, forgeant son image de stratège et de guerrier d’exception. La guerre de succession de Pologne, où à Philipsbourg il avait eu la gloire de mettre en échec son héros d’autrefois, l’avait comblé. En effet le prince Eugène, contraint de rendre les armes devant celui auquel il avait conseillé jadis de servir le pays dont il s’était lui-même détourné, lui avait dit, au lendemain de la bataille :
- Je ne croyais pas faire à la France un si beau cadeau !
Ensuite il y avait eu la guerre de succession d’Autriche où, en maintes occasions, Saxe avait donné la pleine mesure de ses talents. D’abord à l’armée du Rhin où, sous le maréchal de Berwick2, il avait multiplié les actions brillantes, payant de sa personne et menant à bien des opérations ponctuelles qui lui avaient valu l’enthousiasme de ses soldats dont il savait se faire aimer tant par le soin qu’il prenait d’eux que par sa fougue à charger à leur tête, l’épée à la main, en hurlant comme un cosaque. Ensuite sous le maréchal de Belle-Isle il avait pris Prague, marchant ainsi sur les traces de son illustre ancêtre, le maréchal Jean-Christophe de Koenigsmark. A cette différence que celui-ci, un siècle plus tôt à peu de chose près, avait allègrement pillé la ville aux toits d’or et que Maurice, victoire acquise, interdit tout saccage, tout pillage et toutes voies de fait. Ce dont les habitants reconnaissants vinrent à son camp le remercier en lui offrant un magnifique diamant portant le nom de Prague… Ensuite lorsque les troupes françaises se retirèrent il assura une retraite impeccable, tirant parfois ses hommes de situations difficiles. Passé sous le commandement du maréchal de Broglie remplaçant Belle-Isle tombé malade, il assura le commandement entier de l’armée quand Broglie fut rappelé, disgracié et exilé, et la ramena en France. Il venait à présent prendre les ordres et attendre sa nouvelle mission. Dix ans ! Dix ans qu’il était ainsi sur la brèche, ne rentrant à Paris que pour de brefs séjours et, presque chaque année, faire une cure thermale à Balaruc, en Languedoc, afin d’y soigner les séquelles d’une vieille blessure reçue à Crachnitz qui l’obligeait parfois à user d’une canne. C’était d’ailleurs un plaisir pour lui que ce séjour dans le vieux pays protestant vidé jadis par la révocation de l’Edit de Nantes mais où il retrouvait pourtant des amis grâce à la politique compréhensive du défunt Régent…
- Avez-vous une idée de ce que vous veut le roi ? demanda soudain Richelieu, chez qui les silences ne duraient jamais longtemps.
- Aucune ! Il y a des mois que je ne l’ai vu.
- Pourquoi pas le bâton de maréchal ? Vous le méritez amplement ! D’ailleurs nous le méritons amplement tous les deux, à la réflexion !
- Vous l’aurez certainement avant moi, mon cher ami, fit Saxe en riant. Si même je l’ai jamais. Vous êtes duc, de grande race puisque vous portez ce beau nom de Richelieu, bien en cour en dehors de vos exploits guerriers, et surtout vous êtes catholique, ce que je ne suis pas, Français, ce que je ne suis pas…
- Bah, tant que le cardinal de Fleury était aux affaires, cela pouvait poser problème mais, puisqu’il nous a quittés pour un monde réputé meilleur, que le roi ne veut plus de Premier ministre et entend gouverner à sa guise, cela pourrait s’arranger. Quant à la nationalité française, je vous rappelle que Berwick, dont nous avons salué l’un et l’autre la mort glorieuse à Philipsbourg, était Anglais et même fils naturel de Jacques II, comme vous êtes celui d’Auguste II. Les lettres de naturalité viendront toutes seules. Cela dit et puisque que vous avez évoqué le peu d’attraits que Versailles exerce sur vous, je vous promets une surprise…
- Bonne, j’espère ?
- Oh, excellente ! Vous redoutiez l’atmosphère empesée ? Eh bien elle ne l'est plus : le roi est amoureux fou et de la personne la plus gaie, la plus spirituelle qui soit. Ambitieuse et intelligente de surcroît, elle lui a tenu longtemps la dragée haute mais enfin, à la Noël dernière, elle lui a permis de l’aimer !
- Permis ? Vous avez de ces mots !
- Ils ne sont que trop véridiques. Mme de La Tournelle n’aime pas le roi. Ce qu'elle aime c’est le pouvoir, c'est être la première, la mieux parée, la plus belle, avec le reste du monde à ses pieds !
- Vous allez me prendre pour un paysan - ce que je suis sans doute ! - mais… qui est Mme de La Tournelle ?
- Jamais entendu parler des sœurs de Nesle ?
- Au fin fond de l’Allemagne et de la Pologne les dames de la Cour n’occupent guère les bivouacs…
- Mais beaucoup Saint-Pétersbourg, où vous pouvez être certain que la tsarine Elisabeth les connaît toutes et cela pour une excellente raison : elle rêve d’épouser notre roi depuis toujours. Mais revenons aux sœurs de Nesle, Mmes de Mailly, de Flavacourt, de Vintimille, de Lauraguais et de La Tournelle. La première devint favorite officielle environ en l’an 1735 quand la reine, après avoir mis au monde dix enfants, fit entendre à son époux qu’elle souhaiterait dormir tranquille à l’avenir…
- Elle a refusé le roi ? Elle si timide, si douce !
- On peut la comprendre ! Quatre-vingt-dix mois - sept ans et demi ! - de grossesses quasi ininterrompues ! A peine relevée de ses couches, notre sire la rejoignait dans son lit et il faisait mouche à tout coup ! Cela n’empêche pas la reine d’adorer son époux et je pense qu’il fallait qu'elle soit à bout pour trouver le courage de se refuser. D’autant qu’elle a tout de même sept ans de plus que lui. Arriva alors la marquise de Mailly ! Pas régulièrement belle mais de la branche, de l’élégance, un corps agréable et, surtout, follement, éperdument amoureuse de Louis. Fort pieuse au demeurant, elle céda non sans larmes de repentir et actes de contrition. Comme elle pleurait beaucoup, le roi pleura aussi mais, tenant à honorer la majesté royale jusque dans l’acte de chair, Louise de Mailly, s’il lui fallait bien laisser tomber ses robes de cour avant l’amour, n’en conservait pas moins tous ses bijoux !
La voyant si bien établie, ses sœurs brûlèrent de la rejoindre dans ce pays-ci. Elle eut l’imprudence de faire venir sa cadette, Pauline, qui, elle, ne pleurait pas et ne vit aucun inconvénient à chasser sur les terres de son aînée. Elle eut le roi mais fut très vite enceinte et celui-ci se hâta de la marier au marquis de Vintimille du Luc avant de revenir à Louise de Mailly. Hélas il était évident qu’il se lassait et commençait à chercher autour de lui. Comme il est extrêmement séduisant il n’avait qu’à choisir mais souhaitait plutôt la nouveauté. C’est alors qu’arrivèrent les trois dernières sœurs de Nesle : Hortense de Flavacourt, Diane de Lauraguais et, surtout, Marie-Anne de La Tournelle.
- Ce qui fait cinq, il me semble. Les aurait-il eues toutes ? fit Maurice qui commençait à s’amuser.
- Non. Mme de Flavacourt lui échappa. C’est tout simple : elle aimait son mari, lequel était d’ailleurs fort jaloux… Mais Mme de Lauraguais n’y mit pas tant de façons : c’est une bonne fille, pas très belle mais faite à ravir et aussi gaie que la pauvre Mailly était triste. Elle fut pour le roi un délassement agréable et je crois qu’elle l’est toujours plus ou moins, bien qu’il soit tombé amoureux de Mme de La Tournelle. Et là se cassa les dents ! Ravissante, éblouissante, pleine d’esprit et d’ambition, elle sut se faire longuement désirer, affichant même ses amours avec le duc d’Agenois.
- Et alors ?
- Alors, j’entre en scène. Eh oui, mon cher, pour le plaisir de mon maître je me suis fait entremetteur et ce n’était pas facile. Il fallait entretenir la passion du roi, chapitrer la belle Marie-Anne et, en sortant de chez elle, donner quelques consolations à cette pauvre Mailly qui, elle, ne comprenait pas grand-chose et pleurait plus que jamais. En outre il convenait d'éloigner Agenois, l’amant en titre. Ce fut relativement aisé. Gouverneur du Languedoc, j’obtins facilement pour lui une charge qui le renverrait sur ses terres sans que cela ressemblât à un exil, après quoi j’entrepris Mme de La Tournelle qui me voyait d’un œil assez gracieux. Comme elle n'était pas éprise, elle entendait poser des conditions. D’abord elle voulait être « maîtresse déclarée » et que son royal amant tînt sa cour chez elle. En outre, et c’était ce qui était le plus triste, elle exigeait le départ de sa sœur Louise de Mailly. Elle eut tout cela et rendit enfin les armes. Ainsi que vous allez pouvoir vous en rendre compte, elle règne sur Versailles, détestée par la moitié de la Cour, crainte par l’autre et exécrée par la reine. Mais le roi est fou d’elle. Il ne lui refuse rien… sauf pourtant une chose à laquelle la belle n'a aucun pouvoir : les petites visites qu'il ne peut s’empêcher de rendre à la bonne grosse Lauraguais, pour laquelle il doit éprouver une impression semblable à celle que l’on ressent en chaussant des pantoufles confortables après s’être fait tirer des bottes un peu étroites. Il y tient comme un chien à son os et la favorite l’a si bien compris qu’elle a choisi d’abandonner la question. En échange, elle veut être duchesse. Ce qui ne saurait tarder. On songe à lui donner Châteauroux… mais il en résulte que la Cour naguère mélancolique est devenue fort gaie pour plaire à Mme de La Tournelle qui adore le faste, les joyaux et les plaisirs.
- On s’y amuse ?
- Mon Dieu, oui ! Moins qu’à Paris peut-être mais on s’y amuse. D’ailleurs, en dehors des fêtes chrétiennes, des réceptions protocolaires, des visites de souverains, l’emploi du temps de la Cour est réglé : le lundi, il y a concert, le mardi Comédie-Française, le mercredi Comédie-Italienne, le jeudi tragédie - ce n’est pas follement drôle mais la reine adore ! -, le vendredi les jeux, le samedi re-concert et le dimanche jeux ! Deux fois la semaine il y a bal, chasse un jour sur deux environ quand ce n’est pas plus : à l’exemple de tous les Bourbons, le roi est un grand chasseur, un cavalier émérite. Mais… nous arrivons !
Le carrosse en effet venait de franchir les grilles où veillaient les Gardes-Françaises et se dirigeait vers la cour de Marbre et l’entrée principale. Comme chaque fois qu’il y venait, Maurice éprouva la magie de ce palais sans égal, de cette multiple splendeur si harmonieuse dans sa pureté de lignes et cela en dépit de son immensité. Versailles trouvait le moyen d'être à la fois grandiose et séduisant parce que marqué au coin du génie français et de la majesté de ses rois…
Quand les deux hommes descendirent de voiture, on leur apprit que le roi chassait mais qu’il y avait concert chez la reine. Peu soucieux d’aller s’ennuyer auprès de Sa Majesté, charmante au demeurant mais qui, étant fort pieuse, n’engendrait pas la gaieté - et qui de plus ne l’aimait pas ! -, Richelieu allait proposer à son compagnon une promenade dans le parc pour attendre le retour du roi, quand un garçon bleu3 l’aborda et, avec un profond salut, lui remit un billet que le duc décacheta d’un doigt rapide après en avoir demandé la permission à son ami, après quoi son visage aigu s’éclaira :
- Ah, je préfère cela ! Le roi ne m’ayant pas prévenu qu’il chasserait aujourd’hui, j’ai craint un contretemps mais c’est encore mieux que je ne pensais : le roi, mon cher ami, nous convie à souper dans les Petits Appartement, ce qui prouve en quelle faveur il vous tient !
Et d’expliquer comment, parvenu à sa majorité et réintégré dans Versailles, Louis XV n’avait rien changé au cérémonial institué par son aïeul le Roi-Soleil mais en revanche avait décidé de soustraire une partie de son temps à un protocole sous lequel il respirait mal. Pour ce faire il s’était créé un univers plus proche de ses goûts. En l’occurrence un appartement intérieur en bordure de la cour de Marbre et de la Cour royale doublant les Grands Appartements de parade trop difficiles à chauffer et manquant totalement d’intimité. Il y avait là une chambre à coucher, une salle à manger, une salle de bains et un cabinet de travail. L'éducation qu’avait donnée au jeune souverain le duc de Villeroy en l’enfermant dans une cuirasse glacée, fort éloignée de sa nature, afin de lui faire continuer le rôle de quasi-idole de Louis XIV, n’avait fait que renforcer une timidité naturelle et une horreur du paraître et de cet apparat que prisait tant le grand roi.
Devenu le maître, le jeune homme accepta en apparence les lois de l’étiquette. Ainsi, chaque soir il subissait le rituel du coucher dans la fabuleuse chambre de pourpre et d’or de son arrière-grand-père mais, les portes fermées, gagnait son appartement privé où il dormait dans une couche moins solennelle jusqu’à l’heure matinale où, enfilant une robe de chambre, il regagnait l’immense lit magnifiquement inconfortable pour la minutieuse cérémonie du lever… De même chaque jour il s'obligeait à prendre un repas en public seul ou avec la reine. Le décor de cet appartement, appelé les Cabinets, privilégiait les couleurs douces, gris et vert, plutôt que le doré. En revanche quelques très belles toiles les décoraient : le François Ier du Titien, un Rubens et un Van Dyck dans la chambre et, dans le clair cabinet de travail en angle tendu de damas cramoisi où le roi avait son grand bureau, un Véronèse, deux Poussin, La Sainte Famille de Raphaël et l’Erasme d’Holbein. Dans la salle à manger, le Déjeuner d'huîtres de Troy et le Déjeuner de jambon de Lancret étaient on ne peut mieux choisis.
- C’est donc là que nous allons souper ? émit Maurice.
- Non, ne vous inquiétez pas ! Nous aurons droit aux Petits Appartements réservés aux intimes. Ceux-là se trouvent au second étage et jusque sous les toits. Mais là pas de chambre à coucher. D’abord une bibliothèque et une salle pour les cartes puis une salle à manger, une antichambre, un cabinet pour le café, un atelier…
- Pour quoi faire, mon Dieu ?
- Des tas de choses : le roi est très habile de ses mains. Il y a aussi une distillerie et le petit bureau du chef cuisinier Lazur dont les offices et fourneaux se trouvent à l’étage supérieur avec un garde-manger et un lavoir pour la vaisselle. Tout en haut enfin, sur le toit et invisible du dehors, se trouve un jardin, avec une volière et un poulailler pour compléter l’ensemble ! Voilà ! Cela fait partie des secrets du palais et bien peu nombreux sont ceux que notre sire y invite à souper.
Ce mot de souper réveilla les souvenirs de Maurice de Saxe dont l’air effaré amusa le duc :
- Gageons que vous songez aux « petits soupers » du défunt Régent ?
- Comment l’éviter s’il y a des femmes…
- Il y a toujours une ou deux dames. Pas de femmes ! précisa le duc… et je crois vous avoir dit qu’il n’y avait pas de chambre à coucher. On pourrait y convier une couventine tant le bon ton y est de mise. Ce sont de simples réunions d’amis où l’on parle de tout et de rien, où l’on plaisante dans un cadre charmant - les boiseries sont peintes en vernis Martin - et où le roi n’est plus qu’un gentilhomme au milieu d’autres. A cette différence que la familiarité y serait mal vue. Cela dit, que faisons-nous en l’attendant ? Voulez-vous aller saluer la reine ?
- Je m’en voudrais de gâter son plaisir. Vous savez bien qu’elle ne m’aime guère. La fille de Stanislas Leczinski ne me pardonne pas d’être le fils de mon père.
Richelieu partit d’un grand éclat de rire :
- Et moi elle ne m’aime pas du tout ! Elle voit en moi un suppôt de Satan attaché à la damnation de son époux… Allons plutôt attendre le retour des chasseurs en faisant quelques pas dans les jardins… Ils ne devraient pas tarder : on soupe à six heures !
Peu avant l’heure dite, le duc de Richelieu et Maurice de Saxe, légèrement ému tout de même de se trouver précipité de but en blanc dans l'intimité royale, pénétraient dans le petit salon où quatre hommes attendaient. Il y avait là Louis de Noailles, duc d’Ayen, fils du maréchal de Noailles et aide de camp du roi, le duc de La Vallière, capitaine des chasses, le comte de Coigny, gouverneur de Choisy, et son beau-frère le comte de Croissy, descendant de Colbert, lieutenant général. Tous hommes de guerre comme les deux autres mais on eut à peine le temps d’échanger politesses et compliments : le roi entrait, menant deux dames par la main, juste au moment de passer à table et tous s’inclinèrent :
- Heureux de vous voir, messieurs, dit Louis XV de sa voix basse et enrouée qui n’était pas sans charme. Vous en particulier, comte de Saxe, qui me servez si bien et que je vois si rarement.
- Sire… souffla l’intéressé en se cassant en deux, trop ému soudain pour trouver quelque chose d’intelligent à dire.
Alors qu’en public le roi cachait sa timidité sous une façade courtoise mais plutôt distante, il dégageait lorsqu’il était en son particulier un attrait extraordinaire. Dû d’abord à sa beauté. A trente-trois ans, Louis XV passait pour le plus bel homme de son royaume et cela n’avait rien d’impossible : le front haut, l’arête aiguë du nez avaient de la majesté cependant que le reste du visage, les pommettes saillantes, les joues fermes, le menton légèrement proéminent et la mâchoire solide, les lèvres pleines et sensuelles signaient une virilité qui n’était plus à démontrer mais, surtout, il y avait le regard, les yeux de velours sombre dont les coins se bridaient en remontant vers les tempes. Des yeux à longs cils d’une douceur infinie… quand Louis le voulait bien. Et que son sourire avait donc de charme !
Il n’en fallait pas moins pour que Maurice ne prêtât pas une attention immédiate aux deux dames qu’il amenait. Elles en valaient pourtant la peine. La première était bien sûr la favorite, cette Mme de La Tournelle dont l’éclatante splendeur tenait le roi si évidemment captif, mais ce fut l’autre qui accéléra le rythme du cœur de Maurice :
- Madame la princesse de Conti ! murmura-t-il en portant une jolie main à ses lèvres qui tremblèrent.
- C’est princesse douairière qu’il faut dire, mon cher comte ! fit-elle avec un rire léger. Je suis une vieille dame à présent !
Elle n’en pensait pas un mot et elle avait raison. Les années en passant sur elle n’avaient fait qu’adoucir ce qu’en la prime jeunesse sa beauté avait d’arrogance et Maurice, repris par le sortilège d’autrefois, se prit à penser que son corps resté mince et pulpeux, si l’on en jugeait à la luminosité de la peau, la rondeur des épaules et la gorge à demi dévoilée par le décolleté hardi de la robe en velours prune portée sur une jupe et un devant de corsage en satin blanc constellés de petits diamants, conservait sa séduction. D’autre pierres brillaient à ses poignets, à ses doigts et dans la chevelure chatoyante et à peine touchée de blanc qu’elle tenait de sa grand-mère Montespan.
- A qui le ferez-vous croire, princesse ? murmura Maurice, sincère. Pas à moi en tout cas…
Il peinait à se remettre d’une émotion revenue de très loin - plus de vingt ans ! - et dont il s’étonnait de la retrouver aussi précise que durant cette nuit d’été où, dans l’eau fraîche de la Seine, ils s’étaient aimés pour la première fois. C’était primitif, revigorant - en admettant qu’il eût besoin d’adjuvant pour désirer une femme ! - et parfaitement incongru lors d’un souper royal qui, en effet, n’avait rien à voir avec ceux du défunt Régent, si ce n’était l’atmosphère détendue, aimable et débarrassée de toute la lourdeur du protocole. Dans les Petits Appartements, chacun se plaçait où il le voulait autour du roi encadré des deux seules femmes. On riait, on plaisantait et les mauvaises langues comme Richelieu s’en donnaient à cœur joie. Maurice, lui, restait silencieux, touchait à peine aux plats à la fois simples et raffinés qu’on lui servait, buvait peu - toutes choses contraires à son habitude -, se contentant de regarder Louise-Elisabeth en savourant la joie de ce revoir inattendu et d’autant plus délicieux qu’elle semblait le partager. Lorsque leurs regards se rencontraient, elle lui offrait un léger sourire tandis que ses paupières se refermaient à demi… Oh, être seul avec elle ne fût-ce qu’un instant !…
Le vigoureux coup de pied que Richelieu lui allongea sous la table le ramena à la réalité. Il retomba sur terre juste à temps pour s'apercevoir que le roi lui parlait :
- Vous me semblez bien rêveur, mon cher comte ? reprochait Louis XV avec douceur. Votre verve ne s’exerce-t-elle que dans le fracas des batailles ?…
- Non, sire… du moins dans mes habitudes mais si ce soir je me tais c’est parce que je ressens profondément la faveur particulière dont le roi m’honore. Lorsque les élus entrent en Paradis ils doivent éprouver un sentiment semblable.
- Alors faisons en sorte de vous ramener à votre glorieux quotidien ! Il m’a été rapporté que, durant la dernière campagne, vous est venue l’idée de créer un régiment absolument hors du commun ?
- En effet, sire. Il s’agit de réunir un millier de volontaires choisis parmi ceux qui me sont apparus comme comptant parmi les meilleurs cavaliers d’Europe et les plus durs à la tâche, ceux que je connais le mieux.
- Des étrangers ou des Français ?
- Des étrangers pouvant aller jusqu'à l’insolite : des Courlandais d’abord, des Allemands, des Polonais et aussi des uhlans tartares qui se disent nobles et montent de petits chevaux rapides. L’empereur en emploie depuis assez longtemps déjà et ils sont les meilleurs éclaireurs, sans compter qu’ils savent mener une charge à un train d’enfer. Si le roi y consent, je forgerai avec eux l’une de ses plus redoutables armes de guerre…
- Voilà un sujet bien sévère pour un moment de plaisir pur ? émit Mme de La Tournelle qui n’aimait pas se laisser exclure de la conversation.
- Je vous en demande excuses, Madame, mais le service du roi, le succès de ses armes me tiennent si fort à cœur que je pourrais ne parler que de cela…
- Sans compter que le spectacle d’une belle troupe parfaitement entraînée ne peut être qu’un plaisir pour un roi, reprit Louis XV. Mais dites-moi, comte, vos Tartares, polonais ou pas, ne me paraissent guère catholiques ?
- C’est qu’ils ne le sont pas. Ils adorent Mahomet mais sont régis par un code de l’honneur inflexible. L’empereur, lui, s’en arrange. Pourquoi pas le roi de France ? Sous le prince Eugène ils ont combattu les Turcs sans le moindre état d’âme !
Il y eut un silence tandis que le roi réfléchissait :
- Ce ne serait pas la première fois, dit-il enfin, que les fils de l’Islam combattraient sous nos drapeaux. Jadis, les Chevaliers du Temple enrôlaient ceux que l'on appelait les Turcopoles… Décidément votre idée me plaît, comte de Saxe, et j’indiquerai à M. d’Argenson, votre ministre, que vous avez toute mon approbation… A présent, Mesdames, passons au café !
Au milieu d’un brouhaha où chacun des invités donnait son avis sur le nouveau régiment, le roi mena les dames dans le petit salon voisin qui était la pièce du café. Les trois valets de service avaient disposé là les tasses et le nécessaire. On s'installa selon sa convenance. Nouvelle surprise pour Maurice. Le roi fit chauffer lui-même son café sur l’un des réchauds, le versa dans une tasse et convia ses hôtes à en faire autant. Seul Maurice, non accoutumé à ce genre d'exercice, se brûla. Ce qui fit rire tout le monde. On bavarda encore un moment de choses et d’autres puis Louis XV salua la compagnie et redescendit chez lui pour la corvée du coucher. Ce qui ne voulait pas dire qu’il allait regagner son lit. Il lui arrivait même de changer de vêtements puis, masqué, de prendre une voiture pour aller danser à Paris au bal de l’Opéra. Ce soir-là Mme de La Tournelle le suivit et chacun se disposa à rentrer chez soi.
- Accepterez-vous l’hospitalité de ma petite maison versaillaise, proposa Richelieu à son ami, ou préférez-vous que l’on vous ramène à Paris ?
- Merci de votre offre mais je préfère rentrer. On m’attend…
Mme de Conti, qui s’entretenait à ce moment avec le duc d’Ayen, se tourna vers eux :
- Je rentre moi-même, proposa-t-elle en agitant doucement son éventail. Confiez-moi notre ami. Il y a une telle éternité que je ne l'ai vu et nous avons beaucoup à nous dire !
- J'aimerais tant vous en dire encore plus, princesse, gémit le duc faussement larmoyant.
- Ne pleurez pas ! Ce sera pour une autre fois…
Tant que l'on n'eut pas franchi les faubourgs de Versailles, le silence régna dans le carrosse dont les mantelets avaient été rabattus. Une veilleuse y entretenait une pénombre bleue à cause de l'intérieur azuré. Le parfum poivré de la princesse emplissait l’air ambiant. Les paniers de sa robe, réduisant l’espace, obligeaient l’invité à rester sagement dans son coin… Les coussins de velours étaient si moelleux et il se sentait si confortable, qu’il était sur le point de s'endormir quand il entendit :
- Est-il indiscret de vous demander qui vous attend ?
Maurice sourit à l'ombre scintillante assise auprès de lui :
- Peut-être…
- C'est une femme, alors ?
- En admettant, cela aurait-il quelque importance à vos yeux, princesse ?
- Plus maintenant. Aucun homme n'est autant encombré de femmes que vous. Au temps de la pauvre Lecouvreur, je ne dis pas. Celle-là vous l'avez aimée, n’est-ce pas ?
- Davantage que je ne m’en croyais capable, murmura-t-il en tournant la tête vers la portière afin de cacher son émotion à des yeux qu’il devinait aux aguets.
Il y eut un silence, puis :
- Avez-vous toujours mon portrait ?
- Naturellement !
- Je ne vois là rien de naturel puisque vous ne m’aimez plus. Rendez-le-moi !
- Non. Quoi que vous en pensiez il m’est infiniment précieux et m’a suivi dans toutes mes campagnes enfermé dans une cassette (il n’ajouta pas « avec les lettres d'Adrienne ») dont je porte la clef à une chaîne autour de mon cou.
- Un trophée comme ces drapeaux vaincus que l’on accroche aux voûtes de Notre-Dame ?
Louise-Elisabeth émit un petit rire, ne faisant qu’accentuer la fêlure de sa voix. Il en fut touché et, en se penchant, chercha la main de la princesse dans le manchon de zibeline assorti à la grande pelisse qui l’enveloppait. Elle ne résista qu’un instant et, après avoir porté cette main à ses lèvres, il la garda dans les siennes :
- N’essayez pas de vous tromper vous-même ! Je n’ai jamais été un orateur, vous le savez, et je sais mal exprimer ce que j’éprouve. Comment vous dire ce que vous avez été et demeurez pour moi ? Un rêve, je crois, dont je ne me suis jamais réveillé.
- Peut-on rêver d’une femme dans les bras d’une autre ?
- C’est une question à laquelle vous devriez pouvoir répondre. Depuis la mort de votre époux - trois ans après notre séparation ? - on a associé votre nom à plusieurs autres, tous illustres…
- Ridicule ! Vous étiez au bout du monde. Comment pourriez-vous être au fait des potins de cour ?
Elle voulut retirer sa main mais il la tenait bien :
- Vous n’imaginez pas à quelle vitesse ils se propagent dans les armées les plus éloignées. C’est une sorte de miracle mais c’est aussi un fait. Dois-je citer des noms ?
- Ne soyez pas insolent. Je les connais mieux que vous. Et serez-vous satisfait si j’avoue… qu’il m’est arrivé d’évoquer ce que nous avons été l’un pour l’autre. Certaines nuits…
Sans la moindre douceur il l’attira contre lui et de sa main libre dégagea son visage du cocon de fourrure :
- Elles peuvent renaître ! Je l’ai senti tout à l’heure quand je vous ai vue paraître en compagnie du roi, aussi belle que dans mon souvenir, aussi…
Il n’acheva pas. Elle venait de s’amollir soudain dans ses bras et leurs lèvres se joignirent avec un naturel étrange. C’était comme s'ils continuaient leur dernier baiser là où ils l’avaient laissé jadis.
Quand il cessa, elle se blottit contre lui, la tête sur son épaule :
- Comment est-ce possible… après tant d’années ? soupira-t-elle.
- Je ne sais pas mais c’est merveilleux ! D’autant que nous sommes plus proches à présent. Vous êtes veuve et je suis célibataire. Vous êtes princesse et je suis de sang royal. J’ai même failli, par deux fois, être tsar de toutes les Russies, ajouta-il en riant avant de conclure : marions-nous !
Il eut à peine prononcé les mots fatidiques qu’il en fut le premier surpris. Et pourtant leur évidence lui parut aveuglante. N’avaient-ils pas, de tout temps, été faits l’un pour l’autre ? Et ce serait à ses pieds qu’il déposerait les lauriers de la gloire qu’il sentait approcher ! Avec elle, les nuits seraient aussi belles que les jours !
Cependant, elle s’écartait, reprenait sa place dans l’autre coin de la voiture :
- C’est impossible ! murmura-t-elle tristement.
- Pourquoi ? Je suis digne de vous et le deviendrai plus encore !
- Je n’en doute pas mais mon fils vous tuerait !
Le nouveau silence qui s’installa était d’une qualité bien différente de celui qui avait précédé. Les quatre mots que Louise-Elisabeth venait de prononcer pesaient comme une pierre tombale. Puis Maurice prononça d’une voix lente :
- Pour vouloir la mort de quelqu’un il faut le haïr et pour le haïr il faut le connaître. Ce qui n’est pas le cas. Tout ce que j’en sais est qu’il a combattu en Bavière sous le maréchal de Belle-Isle lorsque j’y étais moi-même, mais rien de plus !
- Il en sait, lui, sur vous plus que vous ne l’imaginez. D’abord vous êtes fils de l’Electeur de Saxe qui, selon lui, a supplanté son grand-père par la force alors qu'élu roi par la Diète de Pologne il était encore en mer pour venir prendre possession de son trône. Non, ne m’interrogez pas ! prévint-elle en posant vivement sa main sur celle de son compagnon. Nous allons nous perdre dans les méandres de la politique et je n’ai ni le goût ni l’envie de refaire l’Histoire. Les choses sont ainsi, voilà tout ! En outre Louis-François sait qu’il fut un temps où l’on parlait de vous et de moi. Qui l’a renseigné, je l’ignore, mais l'étonnant eût été qu’il n’en entendît pas parler. Seulement il n’est pas sûr que nous avons été amants parce qu’il n’en a jamais eu la preuve. C’est pourquoi je préférerais que vous me rendiez le portrait. S’il le savait en votre possession…
- Eh bien, que ferait-il ? Me provoquer en duel ? A ce jeu-là je suis plus fort que lui.
- Qu’en savez-vous ? Il est très adroit… et plus jeune, donc plus vif !
Le coup porta :
- Me prendriez-vous pour un vieillard ? grogna Maurice, vexé. Je n’ai jamais cessé de faire des armes et…
- J’en suis persuadée. J’essaie seulement de vous faire comprendre les raisons - mauvaises j’en conviens s’il n’y en avait une troisième - dont mon fils nourrit sa rancœur…
- Et quelle est cette troisième ?
- Il croit que vous êtes pour quelque chose dans la mort de son père.
- Moi ? s’écria le comte stupéfait. Mais d’où sort-il cela ? Et d’abord quand exactement votre époux a-t-il rejoint ses ancêtres ?
- Il y a… seize ans. C’était en 1727…
Cette fois Maurice éclata de rire :
- A cette époque, ma chère, je me battais au fin fond de l’Europe pour le duché de Courlande que l’on m’avait donné et que l’on me reprenait bien que j’eusse été élu à l’unanimité ! Tenez… l’idée m’en vient tout juste : comme mon père avait souf-fié la Pologne sous le nez du défunt prince de Conti, votre beau-père ! Cela devrait me valoir l’indulgence de votre fils, en plus du fait que j’étais au diable et y avais d’autres chats à fouetter que vous débarrasser d’un époux odieux !…
- Ne riez pas ! Louis-François est loin d’être stupide… et il prétend que vous seriez venu passer quelques jours à Paris ce printemps-là.
- Grotesque ! Que serais-je venu faire, mon Dieu ! J’avais assez à me dépêtrer du marais politique où je m’étais englué… Au fait, de quoi est mort son père ?
- Je n’en sais trop rien. Il était à son château de l’Isle-Adam où comme d’habitude il terrorisait les servantes quand on m’est venu apprendre son décès… La veille il avait beaucoup mangé, beaucoup bu aussi. Son valet l’a trouvé au matin, dans son lit souillé, sans vie ! On a parlé de poison. Grâce au Ciel j’étais loin moi aussi, sinon j’eusse sans doute été accusée.
- Quand un homme crève de mangeaille je ne vois pas pourquoi il faudrait en rendre responsable un autre que lui-même.
- Certes. Cependant restez sur vos gardes !
Ayant dit, elle s’enveloppa plus étroitement dans ses fourrures et, appuyant sa tête au velours de la tenture, ferma les yeux comme cédant à une soudaine envie de dormir. Maurice ne s’en aperçut pas tout de suite, occupé qu’il était à évoquer la figure du jeune Conti qu’il lui avait été donné d’apercevoir lorsque le conseil de guerre réunissait les plus hauts gradés de l’armée sous la tente du maréchal de Belle-Isle. Il se souvenait de sa surprise quand le marquis de Bligny lui avait désigné pour la première fois un grand garçon de vingt-cinq ans avec un beau visage arrogant, un ton facilement insolent même avec ses supérieurs et, surtout, droit comme un I. Ce qui avait de quoi surprendre quand on avait connu son père, son grand-père et son grand-oncle, affligés tous trois d’une bosse devenue proverbiale, d’un corps plus ou moins tordu et d’une évidente laideur :
- C'est le produit d’un miracle ! Il est vrai que la princesse sa mère possède assez de beauté pour vaincre les pires malédictions !
- Pas de miracle là-dedans, chuchota Bligny, un œil sur le jeune homme. Vous connaissez le marquis de La Fare ?
- Déjà entendu ce nom mais quant à m’en souvenir !
- Dommage, vous comprendriez ! C’est l’un des plus beaux hommes de la Cour et, joint au sang de la légendaire Montespan…
- Ce serait son père ?
- On pourrait presque le jurer et je ne suis pas certain que le garçon n’ait pas été plus ou moins éclairé sur le sujet. Il met à défendre la mémoire de son géniteur officiel une sorte d’acharnement. Ce qui peut se comprendre : Conti était assez monstrueux mais prince du sang ! Cela compte quand on a son caractère… De ce côté-là il fait de son mieux pour l’imiter. Sa pauvre épouse en a su quelque chose !
- Il est marié ?
- Il est même veuf ! Il avait épousé la fille du Régent, l’adorable Louise-Diane d’Orléans, qui n’avait pas quinze ans. Elle est morte cinq ans après en donnant le jour à un enfant mort-né, épuisée par une série de fausses couches… et peut-être aussi de mauvais traitements.
En regardant Louise-Elisabeth qui avait fini par s’endormir réellement, Saxe éprouva un sentiment de pitié pour cette femme toujours superbe qui avait réussi à sortir sans traces visibles d’un enfer conjugal et dont peut-être le parcours maternel n’était pas exempt d’ornières avec ce beau jeune homme aux yeux froids qui tenait tellement à imiter l’abominable gnome !
Lorsque l’on eut franchi la barrière de Paris, la voiture s’arrêta et le valet de pied assis auprès du cocher vint s'enquérir des ordres. Réveillée en sursaut, la princesse, après un coup d’œil à son compagnon, répondit que l’on touche à l’hôtel de Conti et l’attelage repartit.
- Ne me déposerez-vous pas chez moi ? demanda Maurice.
- Etes-vous si pressé de rentrer ? Nous pourrions souper comme autrefois… et sans plus de crainte d’être interrompus.
Son sourire, l’éclat volé de son regard étaient autant d’invites et Maurice n’y résista pas : il l’attira dans ses bras pour reprendre leur tendre marivaudage là où ils l’avaient laissé. Contre ses lèvres elle murmura soudain :
- Mais… n’étiez-vous pas attendu ?
- Non, mentit-il. En fait c’est moi qui attendais… qui espérais cet instant et ceux qui vont suivre…
Malheureusement rien ne suivit. Quand on fut en vue de l’hôtel de Conti, le cocher stoppa ses chevaux et vint à son tour à la portière. C’était un ancien et fidèle serviteur qui avait suivi Louise-Elisabeth depuis sa prime jeunesse à Chantilly.
- Eh bien, Poitevin, qu'y a-t-il ?
- La voiture de Monseigneur le prince ! répondit-il en désignant de son fouet une berline aux lanternes allumées devant laquelle venait de s’ouvrir le portail.
Au regard un peu angoissé de Louise-Elisabeth, Maurice comprit que le voyage au pays des souvenirs était terminé.
- Je suis à deux pas de chez moi, dit-il en baisant la main qu'il n'avait pas lâchée et en recoiffant son tricorne. Dites-moi seulement quand je vous reverrai.
- Pas de sitôt je le crains. La Tournelle va recevoir un prochain jour le titre de duchesse de Châteauroux et je ne veux pas en être. Elle me déteste et je le lui rends au centuple. Dès le printemps je serai sur mes terres de Veretz en pays de Loire…
- C'est une invitation ?
- C'est une… promesse de bien vous accueillir si vous venez jusque-là. Je n'ai jamais réussi à vous oublier, mon ami…
Maurice sauta à terre et, tandis que le carrosse repartait vers l'entrée éclairée de l'hôtel de Conti, il rebroussa chemin le long du quai pour regagner l'hôtel de Châteauneuf qui était toujours sa résidence…
Rentré chez lui, il hésita sur ce qu'il allait faire. Lorsqu’il avait dit qu'il était attendu ce n'était qu’à moitié vrai. Avant l’arrivée de Richelieu il était convenu avec sa nouvelle maîtresse, Marie-Anne Dangeville, de la Comédie-Française, d'aller l’applaudir dans Mérope, la dernière pièce de Voltaire - avec lequel il était resté lié après la mort d’Adrienne -, et l’on devait souper puis, bien entendu, finir la nuit ensemble. Obligé de suivre le duc, il avait fait porter un billet à la jeune femme lui disant qu’il serait peut-être retardé et qu’au pire des cas il la rejoindrait chez elle après le spectacle… Mais, outre qu’il était encore plus tard que prévu, il découvrait qu’il n’avait plus envie, pour ce soir tout au moins, de rejoindre Marie-Anne. Pas avec aux lèvres le parfum de Louise-Elisabeth, d’autant plus doux qu’il lui avait restitué tout le charme d’antan. Sans l’arrivée imprévue du fils, il aurait achevé la nuit dans ses bras.
Un instant il se demanda ce qui se serait passé s'ils étaient revenus de Versailles deux heures plus tôt. A entendre sa mère, le jeune Conti le haïssait encore plus que son détestable père mais lui, elle l’aimait, ce qui était parfaitement naturel. Alors de deux choses l’une : ou bien on aurait tiré l’épée et il se voyait mal plantant deux pouces de fer dans la poitrine de ce garçon, ou bien il renouvelait son exploit de la nuit de Noël mais avec vingt ans de plus, ce qui faisait une sacrée différence !
Après avoir attendu le jour en mettant ordre à ses affaires et en écrivant quelques lettres, il décida de repartir aux armées et, tandis que ses gens s’activaient, se rendit chez son joaillier près du Palais-Royal, y choisit un bracelet de saphirs et diamants qu’il fit porter ensuite, avec un billet d’adieu, chez Mlle Dangeville, rue Richelieu. Puis revint quai des Théatins où Beauvais avait fait merveille. Ses équipages étaient prêts. Il n’eut plus qu’à monter en voiture au moment où l'horloge des Quatre Nations sonnait onze heures. Traversant d'ouest en est la plus grande partie de la ville, Maurice sortit par la porte Saint-Antoine pour prendre la route qui le mènerait en Alsace avec au cœur une excitation joyeuse : il allait faire ce qu’il aimait le mieux au monde à l’exception de la victoire et de l’amour : créer ce beau régiment de cavalerie dont il rêvait depuis tant d’années et qu’il mènerait au feu dès la prochaine campagne.
Au contact de ses soldats - il avait déjà quelques-uns de ces Tartares dont il avait vanté la rapidité - il retrouva son enthousiasme et son activité. Sachant où recruter, il eut tôt fait de réunir le millier d’hommes dont il entendait faire les meilleurs soldats du monde puis les cantonna à Haguenau et à Mirecourt…
Il s'aperçut vite qu'il avait bien fait de quitter Paris plus tôt que prévu.
En ce début d’année 1743, la situation internationale s’était considérablement modifiée. L’Angleterre, sous le prétexte de protéger son Hanovre ancestral, débarquait des troupes considérables sous le commandement du duc de Cumberland4. En même temps George II nouait des alliances avec l’Autriche, la Hollande, la Saxe et la Sardaigne. En France le maréchal de Noailles avait été nommé généralissime, ce qui lui donnait le pas sur les autres chefs. Il se porta au devant de Cumberland dans l’espoir de remporter le succès qui devait dissoudre d’elle-même cette coalition. Malheureusement, le 27 juin, il se faisait battre à Dettingen entre Aschaffenbourg et Francfort et dut retraiter précipitamment, laissant planer une menace sur la frontière française.
Auparavant, Maurice de Saxe, qui commandait en second sous le maréchal de Broglie, avait, le 5 avril, rejoint l’armée du Rhin à Bamberg où, n’ayant rien à faire mais pleinement conscient de la lourde menace que représentait Cumberland, il rongeait son frein : on l’avait commis au commandement des réserves mais il n’avait pas encore vécu le pire : ce poste qu’il jugeait indigne de sa valeur lui fut enlevé brusquement. Le commandement passait… au prince de Conti.
Pour la première fois le fils et l’amant de Louise-Elisabeth se trouvèrent face à face, le second contraint de remettre les réserves à ce garçon arrogant qui n’articula pas trois paroles mais dont le regard triomphant et le sourire plein de dédain en disaient plus qu’un long discours. Il fallut que Saxe fasse appel à tout son empire sur lui-même pour ne pas lui envoyer son poing dans la figure. Rendant mépris pour mépris, il se contenta de hausser les épaules, fit volter son cheval et s’en alla rejoindre ses hommes, ce régiment de Saxe-Volontaires qui n’avait pas encore fait parler de lui.
La revanche allait être rapide : au premier engagement Conti se faisait battre à plate couture par les Autrichiens.
Une aussi complète raclée aurait dû valoir une destitution à l’impudent personnage mais il avait l’oreille du ministre de la Guerre, le comte d'Argenson, et on le confirma dans son commandement… tandis que l’on rappelait son chef, le maréchal de Broglie. Ainsi en allait-il dans ce que l’on appellerait un jour la « guerre en dentelles ». Saxe était déjà loin : le maréchal de Noailles, généralissime, connaissant sa valeur, l’avait rappelé pour lui confier la défense de la frontière mise en péril par la défaite de Dettingen.
Ce nouveau commandement allait en faire rien de moins que le sauveur de la France. En trois mois, avec les « épluchures » de Noailles, il verrouille la frontière en échelonnant depuis Landau jusqu’à Brisach cinquante-huit bataillons parmi lesquels les patrouilles de Saxe-Volontaires feront merveille. En outre, les îles du Rhin sont occupées. Tout cela a fait réfléchir le roi Frédéric II de Prusse - « Frédéric le Grand » - qui connaît bien Saxe et l’apprécie. Des ouvertures discrètes menées en direction de Versailles aboutissent… à l’envoi encore plus discret de Voltaire à Potsdam sous le prétexte officiel d’échapper aux persécutions de l’Eglise, ce qui aboutira au traité de Francfort. Mais Maurice de Saxe, qui a décidément la bougeotte, n’est déjà plus en Allemagne. On lui avait confié la mission de tenter l’impossible : renverser la dynastie de Hanovre et ramener au trône le jeune Charles-Edouard Stuart - Bonnie Prince Charlie -, le plus romantique des prétendants !
C’est une idée assez folle. Réitérer l’exploit de Guillaume le Conquérant n’a rien d’évident mais la nouvelle duchesse de Châteauroux, désormais toute-puissante, y tient : elle aime beaucoup le prétendant ! Maurice aussi qui le rencontre à Dunkerque où Charles-Edouard lui tombe pratiquement dans les bras en pleurant de bonheur. C’est un charmant prince et Saxe voudrait lui faire plaisir - d’autant qu’étriller un Hanovre est toujours une idée séduisante pour qui garde dans ses veines le sang des Koenigsmark ! -, mais cette fois c’est la Nature qui s’en mêle. Certes, il y a à Dunkerque une flotte de solides navires chargés de bons soldats, mais impossible de sortir du port ! A peine les bateaux atteignent-ils la haute mer qu’une furieuse tempête se déchaîne, en disperse quelques-uns, en démolit d’autres… Retour au port ! Une nouvelle tentative - Maurice est monté à bord du vaisseau amiral - n’a pas plus de succès.
- Décidément, grogne-t-il, les vents ne sont pas jacobites !
On décida d’attendre que le temps se calme et, pour ce faire, on s’efforça de réparer les navires endommagés et de soigner ceux qui avaient eu à pâtir des chocs contre les rochers de la côte… Cependant à Versailles les vents tournaient plus vite que ceux de la mer et un courrier du ministre d’Argenson rappela le comte de Saxe à Paris. Les configurations astrales n’étant pas non plus favorables, on abandonna le projet… momentanément tout au moins puisque la guerre officielle était déclarée entre la France et l’Angleterre. Leurs rois respectifs s’étaient adressé des lettres bourrées de revendications, on allait donc en découdre. Mais une belle surprise attendait Maurice à Versailles : le lundi de Pâques 6 avril 1744 il était nommé maréchal de France.
Ce fut presque un scandale : on avait osé donner le bâton aux fleurs de lys à un huguenot ? Impensable ! Inadmissible ! Mais Maurice n'était pas fait d'un autre bois que son géniteur. Celui-ci s’était converti au catholicisme pour coiffer la couronne de Pologne, Maurice déclara qu’il était tout disposé à « se faire instruire ». Ce qui ne calma pas la cabale montée par le prince de Conti, outré de voir son ennemi au faîte des honneurs et autorisé, comme lui-même, à s’entendre appeler « mon cousin » par le roi… Il fallut un ordre formel du souverain pour que Conti n'oblige pas Maurice à régler sur le pré leur différend :
- Que cela vous plaise ou non… mon cousin, il en sera selon notre volonté.
- Sire, songez-y ! Le bâton fleurdelisé à ce parpaillot, ce reître, ce bâtard, ce…
- Un mot de plus, prince de Conti, et c’est la Bastille ! Quiconque offense le maréchal de Saxe offense le roi !
- Sire ! Cet homme a déshonoré ma mère, pris sa part de la mort de mon père et…
- Vous avez des preuves ?
- N… on. Non !
- En ce cas, ayez-en et peut-être alors vous écouterons-nous. En attendant oubliez même l’idée d’un duel ! C’est un ordre !
Comprenant qu’il était battu, Conti se retira… pour porter sa plainte à la duchesse de Châteauroux. La favorite n’aimait pas Saxe. En revanche elle appréciait son ennemi. Elle promit son aide mais cette fois n'obtint rien. Certes, elle était chère à Louis XV mais, comme tous les timides, il compensait par une obstination tenace sur certains points. Maurice de Saxe était de ces points-là parce que Louis n’ignorait pas qu'une partie de l’Europe le lui enviait. La nomination fut maintenue et l’on se contenta de la déclaration de bon vouloir de l’intéressé sans pousser jusqu’à l’abjuration. Bien plus, le roi accueillit alors dans ses armées un autre étranger déjà fameux que lui recommandait le nouveau maréchal dont il était l’ami : Ulric-Frédéric-Valdemar comte de Lowendal, dont le parcours offrait bien des analogies avec celui de Saxe. Né Danois, il avait comme lui porté le harnachement et le fusil à treize ans, s’était engagé au service de la Saxe, puis de la Russie d’Anna Ivanovna pour laquelle il avait chassé les Tartares d’Ukraine… A peu près du même âge, les deux hommes sont complémentaires, s’entendent à merveille et il y a du grain à moudre !
A la fin du mois d’avril, Maurice est à Valenciennes avec l’armée de la Moselle qu'il commande directement, l'autre manœuvrant sous Noailles avec, d'ailleurs, une parfaite entente entre les deux chefs… Saxe et ses cavaliers pratiquent une guerre d'usure et de harcèlement plus efficace que celle, trop statique, de siège. Le 7 mai, il prend Menin puis, sous les yeux du roi qui l'a rejoint, Courtrai, Ypres et Fumes. Une mauvaise nouvelle tombe à ce moment : Charles de Lorraine a franchi le Rhin et pris Lauterbourg. Alors, laissant le maréchal garder les Flandres à lui tout seul, le roi et Noailles galopent au secours de l’Alsace. Le 4 août, Louis XV est à Metz… et c’est la catastrophe !
Dans la nuit du 7 au 8 août, il tombe si gravement malade que comme une traînée de poudre la nouvelle court à travers la France, générant la consternation et la douleur. De toutes parts les églises, où commencent les prières de quarante heures, regorgent de fidèles. On implore le Ciel d’épargner ce jeune roi que l’on adore au point qu’on le surnomme le Bien-Aimé. Lui pendant ce temps se bat contre la mort. Mme de Châteauroux et sa sœur Lauraguais ne le quittent pas et pourtant elles vont devoir s’éloigner : le roi doit être « administré », et avant tout renoncer à ses péchés. L’évêque de Soissons et le duc de La Rochefoucauld s’emparent de sa chambre que gardaient trop bien les deux sœurs. Elles doivent quitter Metz sous les huées du peuple tandis que, faisant le chemin inverse, la reine, acclamée tout au long de la route, accourt de toute la vitesse de ses chevaux. Mais ce n’est pas encore assez pour l’évêque et son associé : il faut que le mourant fasse une confession publique, une espèce d’amende honorable rédigée dans les termes les plus avilissants. A l’exception du bas peuple, la Ville et la Cour vont l’entendre. Et aussi le Dauphin qui arrive. Les dévots réduits depuis longtemps à la seule cour de Marie Leczinska prennent leur revanche et la veulent éclatante. Ce qu’elle sera… et que Louis XV, revenu à la conscience, ne leur pardonnera jamais !
Car il guérit soudain. Contre toute attente, il ressuscite littéralement et la joie du peuple déferle comme une grande marée. On chante, on danse dans les rues tandis que les Te Deum éclatent dans les églises. On ne remerciera jamais assez le Seigneur… Le roi, lui, s’en va passer quelques jours chez son beau-père, Stanislas Leczinski, au château de Lunéville, puis à Strasbourg d’où il rejoindra le maréchal de Noailles qui assiège Fribourg. Louis XV lui-même emportera la place sous une pluie battante avec le soutien de Lowendal qui sera blessé durant le dernier assaut. Mais quand, deux mois plus tard, il regagne Versailles en triomphateur au début de la mauvaise saison qui arrête les combats, il va régler ses comptes : La Rochefoucauld et le duc de Châtillon qui s’était « donné des airs de maire du palais » durant la maladie sont exilés sur leurs terres, l’évêque de Soissons consigné dans son évêché avec interdiction d’en sortir. Plus jamais le soleil de Versailles ne brillera pour ces trois-là. Et, bien entendu, la duchesse de Châteauroux et Mme de Lauraguais sont rappelées.
Pas pour longtemps. Début décembre, dans son hôtel de la rue du Bac à Paris, Mme de Châteauroux tombe malade et meurt en si peu de temps que le bruit du poison se propage. Le chagrin du roi est extrême. D’abord réfugié dans son château de La Muette il ne rentre à Versailles que pour s'enfermer au Grand Trianon… Bientôt cependant une très jolie femme va paraître dans sa vie avec la volonté affirmée de se faire aimer du roi. Elle est toute jeune, élégante, ravissante, pleine d’esprit et de charme. Elle s'appelle Mme Le Normand d'Etioles, belle-fille d’un fermier général, Le Normand de Tournehem, dont on chuchote qu’il pourrait être son vrai père, et ce n'est qu’une bourgeoise, pourtant Versailles abasourdi découvrira en elle un astre singulièrement brillant…
Que devenait pendant ce temps-là le maréchal de Saxe ?
Chargé de garder la Flandre avec un effectif de quarante mille soldats il tenait en échec, depuis Courtrai, un adversaire de beaucoup supérieur en nombre. Ne se livrant guère qu’à de rares escarmouches, il en profitait pour instruire ses régiments au maniement de nouvelles armes : fusil à baguette de fer, cartouches à balle, canon suédois pouvant tirer jusqu’à dix coups en un temps record, qui allaient lui permettre d’affiner les plans de stratégie déjà développés dans ses Rêveries. Des principes qui prouveront leur efficacité dans la campagne de l’année suivante avant de devenir règles de bataille dans l’armée française durant les guerres de la Révolution et de l'Empire. Il s’attarda même une partie de l’hiver pour une raison où la guerre n’avait pas grand-chose à voir. Une opération aux environs de Courtrai lui permit de pousser une avance à Lille… et de se retrouver au rendez-vous des souvenirs !…
Le maréchal de France céda soudain la place à un petit lieutenant de quinze ans à qui Schulembourg enseignait la guerre et qu’il tentait de convertir aux bienfaits de la vertu. Un gamin monté en graine subjugué par la grâce d’une petite dentellière de douze ans. Tout lui revenait. En revoyant la grande salle du château il évoqua sans peine le banquet du prince Eugène, la gaieté de la fête qu’avait couronnée l’apparition de jeunes filles portant des corbeilles de dentelles. Il revoyait Rosette si ravissante avec ses yeux clairs, son teint de fleur et son sourire ! Une bouffée de nostalgie lui remonta du cœur avec le désir fou de la revoir ou du moins de savoir ce qu’il était advenu d’elle. A l’époque il n’avait aucun moyen de faire des recherches mais à présent il disposait d’un véritable service de renseignements. Il le lança sur les faibles traces qu’il avait pu relever, offrant même une récompense à qui la retrouverait. Mais c’était une vieille histoire et, si remarquable que fût l’habileté de ses limiers, ils en vinrent à la même conclusion : il semblait que ni Rosette ni sa petite Julie ne fussent sorties vivantes du couvent où le père Dubosan les avait enfermées. Hélas, on ne put lui dire où se trouvait leur tombe. Et, cette nuit-là, le maréchal de Saxe pleura comme avait pleuré le gamin d’autrefois lorsqu'on lui avait appris qu’il devait renoncer.
Malgré tout il se rendit au couvent en question et demanda à parler à l’abbesse, mais elle ne le reçut même pas entre deux portes. Outre qu’il était l’ennemi, sa réputation de coureur de jupons l’avait précédé. On l’éconduisit sans plus de façons. En quittant le couvent, il se sentit tout à coup si las qu’il ne prit pas garde à la violente rafale de pluie venue soudain s’abattre sur la ville. Tandis que d’un pas pesant il allait rejoindre sa voiture, il ne vit pas une jeune femme qui, la tête enveloppée d’un châle, courait à perdre haleine à travers les flaques d’eau pour échapper à l’averse. Elle le heurta de plein fouet, manquant le faire tomber, mais il pesait trop lourd pour être si facilement déraciné. Ce fut elle qui perdit l’équilibre et instinctivement se raccrocha à lui :
- Oh, pardon ! s’excusa-t-elle. Je ne vous avais pas vu, Monsieur !
- Vous devriez porter des bésicles, jeune dame, car je suis haut et lourd et n’ai rien d’un pur esprit…
Avec un sourire contrit elle voulut poursuivre son chemin mais il la retint :
- Vous allez loin ?
- Assez, oui… et j’ai été surprise par la pluie…
- En ce cas, permettez-moi de vous accompagner. Ma voiture est là et sans doute la pluie vous empêche-t-elle aussi de la remarquer ?
- Non… et j'accepte avec plaisir ! Je suis trempée…
Il l’aida à monter puis s’installa près d’elle et se découvrit pour la saluer, heureux de cet aimable intermède surgi au milieu de sa peine. Elle était toute jeune, charmante… et même elle ressemblait un peu à Rosette ! Quand elle lui eut appris qu’elle était dentellière, il ne douta plus qu’elle ne fût envoyée par le Ciel pour adoucir le chagrin revenu de si loin ! Pour elle il déploya l’arsenal de sa séduction et quand il le voulait il savait être irrésistible. Aussi ne résista-t-elle pas longtemps. Elle s’appelait Mathilde et, pour elle, Maurice prolongea son séjour en Flandre…
- Ne croyez-vous, mon cher ami, que vous devriez vous ménager ?
Venu de sa chère Avignon afin d’assister aux fêtes du mariage du Dauphin avec l'infante Maria-Raffaela, le chevalier de Folard observait avec une pointe d’inquiétude la démarche de son ami Saxe avec lequel il faisait une promenade dans le parc de château du Piple, à Boissy-Saint-Léger, que le maréchal venait d’acheter… Le pas avait sans aucun doute pris de la lourdeur bien que Saxe s'efforçât de manier avec désinvolture sa canne à pommeau d’or. Il ne répondit d’ailleurs pas tout de suite et Folard, avec un rien de sévérité, reprit :
- Quel âge avez-vous ?
- Quarante-neuf ans ! grogna le maréchal. Et ne commencez pas à jouer les mentors sous le prétexte qu’à… soixante-quinze ans…
- Soixante-seize !
- De mieux en mieux ! Qu’à soixante-seize ans donc vous voltigez comme un danseur de ballet ! Vous savez bien que ma vieille blessure de Crachnitz me taquine toujours sinon je n’irais pas me morfondre tous les étés prendre les bains de Balaruc au fin fond de la France ! Que j’éprouve… parfois un peu de peine à marcher est tout à fait naturel et, dans mon cas, les jambes sont moins importantes que le cheval !
- Je vous trouve tout de même le souffle un peu court ! poursuivit l’autre, impitoyable.
- Et que préconisez-vous, docteur Folard ? Que j’aille faire des galipettes au cimetière Saint-Médard sur la tombe de ce malheureux diacre Pâris, comme vous le fîtes jadis ?
- Vous pourriez faire plus mal ! Quant à moi, j’en ai ressenti un grand bien. Cela dit, revenons à notre propos initial : je sais que vous travaillez trop… et l’on vous prête beaucoup trop de maîtresses !
Maurice éclata de rire, sa mauvaise humeur envolée :
- On ne prête qu’aux riches, mon cher. C’est vrai que j’aime les femmes ! Mieux, j’en ai besoin comme d’une drogue et cela tient de famille ! N’oubliez pas que je suis fils d’un homme qui eut, dit-on, trois cent soixante-cinq bâtards, donc au moins autant de maîtresses !
- Sans doute, mais le roi Auguste n’était pas toujours sur la brèche comme vous-même. Vous n’êtes rentré des Flandres que fin novembre, nous voici en mars et je gage que…
- Que je vais repartir ? Bien sûr et dans peu de jours.
- Alors à quoi bon ceci ? fit le chevalier en enveloppant d’un geste large le parc aux cent hectares et le joli château, neuf car il n’y avait guère plus de vingt ans que le fermier général Cantorbe l’avait bâti avant d'être obligé de le céder précipitamment à un autre propriétaire1.
- Justement parce que j’ai senti la nécessité de respirer hors de Paris et surtout d’y être tranquille…
- Tranquille ? Pas de châtelaines épisodiques alors ?
- Pas encore ! Je viens d’acheter le Piple, j’y fais des travaux, j’y prends mes aises… et je le présente à mes amis. Voltaire est venu hier et, tenez, lui aussi s’inquiète de ma santé.
- Il est plus sage que je ne pensais… mais il continue à vous présenter des comédiennes…
- Je n’ai pas besoin de lui pour cela ! La Comédie, l’Opéra sont pour moi autant de corbeilles de fleurs où je n’ai qu’à cueillir…
- Qui est la sultane du moment ?
- Allons, Folard ! Ne m’obligez pas à être indiscret !
C’était montrer bien de la vertu sur un sujet qui relevait du secret de Polichinelle. Les aventures du maréchal de Saxe défrayaient la chronique amoureuse de Paris. Après Mlle Dangeville prise au marquis de Mirabeau et qu’il lui avait rendue, il y avait en ce moment la charmante Mlle Navarre, de la Comédie-Française, et en même temps « une petite Gélin qui me joue de mauvais tours. J’ai été tenté deux ou trois fois de la noyer ! ». Ce qui nel’empêchait pas de fréquenter le « salon » légèrement faisandé de Mme de La Popelinière, fille du comédien Dancourt et épouse séparée d’un fermier général grâce à une liaison avec le duc de Richelieu. Maurice de Saxe était un pilier de ce salon qui n’avait pas grand-chose à voir avec ceux de Mme Du Deffand ou de la marquise d’Epinay. En outre, lorsque revenait la saison de la guerre, il emmenait à sa suite trois ou quatre courtisanes pour son service quotidien… Sans oublier les beautés locales ! Il en venait à un point où il ne pouvait se passer de femmes, au pluriel, la diversité augmentant son appétit… Honnête avec lui-même, il convenait en son for intérieur que de tels excès pouvaient avoir des conséquences fâcheuses sur un homme plus de première jeunesse et dont le métier était déjà éreintant… Mais il refusait de s’y arrêter.
Folard reparti, Maurice alla se coucher, épuisé par l’effort qu’il venait de produire durant la visite de son ami pour être « à la hauteur ». Il se sentait même si mal qu’il appela Senac, le médecin attaché à sa personne par ordre du roi et qu’il s'efforçait de consulter le moins possible parce que, en dehors des saignées, des pilules et autres clystères, il n’appréciait pas ses prescriptions.
Celui-ci diagnostiqua une crise d’hydropisie déterminée par un accident vénérien générateur de vives douleurs. Il s’essaya à la sévérité, ce qui n’était pas facile avec ce diable d’homme :
- Si vous voulez vivre longtemps, Monsieur le maréchal, il va falloir être prudent.
- Qu’appelez-vous être prudent ?
- Rester couché d'abord… et tout seul !
- Rester couché ? s’écria le malade, ignorant superbement l’autre moitié de la recommandation. Mais je dois rejoindre mon commandement en Flandre la semaine prochaine !
- Eh bien faites-vous porter en litière !
- Un soldat en litière ? vous vous moquez de moi, Senac ?
- Quand on est malade on est malade ! Le cardinal de Richelieu n’y regardait pas de si près et il a donné ses lettres de noblesse à la litière !
- C’était un homme d’Eglise ! Moi, je suis un homme de guerre !
- Il faut savoir si l’homme de guerre veut vivre !
- Il ne s’agit pas de vivre mais de partir ! brama Maurice. Faites quelque chose ! Soulagez-moi, que diable !
- C’est ce que je vais faire. Vous avez le bas-ventre rempli d’eau. Je vais donc ponctionner… mais ensuite : repos ! ajouta-t-il avec un regard éloquent vers le plafond au-dessus duquel on entendait claquer des talons de mules et parfois des bribes de chanson.
Le malade eut un petit rire enroué :
- D’accord pour ce soir, en tout cas, je souffre trop !
- Allons ! C’est toujours autant de gagné !
La semaine suivante, comme prévu, on partit pour la Flandre où l’armée attendait son commandant en chef. Soucieux de conserver le mieux qui se faisait sentir, Maurice avait fini par admettre le point de vue de son médecin et fit le chemin en litière, le pas accordé des chevaux étant moins douloureux que les cahots des roues de carrosse. Et dans cet équipage il gagna Maubeuge où il s’installa dans une maison confortable… que Senac fit garder militairement. Le médecin n’ignorait pas que dans un autre logis trois ou quatre jolies filles attendaient le bon plaisir du maréchal…
Non sans raison : le 18 mars une nouvelle crise se produisit, violente au point que l'on craignit un instant de perdre l’illustre malade. Senac ponctionna, donna des calmants et la douleur reflua, laissant place à la stratégie… De la chambre, les ordres fusèrent : l’armée, de soixante mille hommes, fut répartie de Maubeuge à Warneton. La gauche fut ramenée vers Lille et Orchies cependant que le centre et la droite descendaient l’Escaut sur les deux rives. Dans la nuit du 30 avril au 1er mai Tournai fut assiégé une fois de plus. Le dispositif est à peine en place que les espions annoncent que le duc de Cumberland, avec soixante mille hommes - Anglais et Hollandais -, lui aussi concentre ses troupes à Soignies, coupant ainsi aux Français la route de Valenciennes et de Condé.
Le maréchal a compris le danger. Laissant vingt mille hommes sous Tournai il dirige les quarante mille restants vers Leuze où, le 8 juin, le roi et le Dauphin viennent le rejoindre. La bataille est imminente. Elle portera le nom de Fontenoy, le village sur lequel s’appuient les Français disposés en équerre.
« Trois redoutes élevées en avant du front croisent leurs feux avec ceux du village. Le maréchal a fait creuser, en avant de Fontenoy, un vaste fossé pour en défendre l’abord. De loin, cette chaussetrappe est invisible. De grands arbres barrent les chemins. Le clocher du village devenu donjon domine la plaine… Les troupes sont disposées le long du petit bras de l’équerre : d'abord les Gardes-Françaises et Suisses puis deux lignes de cavalerie. Au-delà, prolongeant en profondeur cette triple ligne, se tiennent quelques solides régiments d'infanterie puis les escadrons de la Maison du Roi, les Gardes du Corps, les gendarmes, les grenadiers, les mousquetaires, enfin les cuirassiers et les carabiniers… »
A cheval auprès de Louis XV, le comte de Lowendal ne cache pas son admiration :
- Sire, voilà une belle journée pour le roi ! Ces gens-là ne sauraient échapper au maréchal ! s’écrie-t-il en désignant les Anglais que l’on peut apercevoir.
Cependant il y a là quelqu'un d’autre et ce quelqu’un éclate de rire : Saxe, qui a sillonné le futur champ de bataille, vient saluer le roi. La douleur étant revenue dans la nuit, il a pris place dans une légère voiture d’osier attelée en poste à quatre chevaux :
- C’est beau, la foi ! ricane le prince de Conti. Votre Majesté pense-t-elle réellement que ce débris soit capable de gagner quoi que ce soit… sinon la frontière au triple galop ?
Autour de lui ses amis font écho… Le roi a froncé le sourcil. Suivi du Dauphin, il vient ranger son cheval devant l’équipage :
- Monsieur le maréchal, dit-il froidement, en vous donnant le commandement de mon armée j’ai entendu que tout le monde vous obéît. Je serai le premier à donner l’exemple !
Et, tirant son épée, il se range près de la voiture.
- Sire, grand merci ! murmure le malade qui a blêmi sous l’insulte mais dont les yeux se mouillent.
Pour ce geste, pour cette confiance il se jure alors de vaincre ou de mourir.
- Faites tirer vos gens, Monsieur !
Droit comme une lame d’épée devant le front bleu et blanc des Gardes-Françaises, le comte d’Anterroche ôte lentement son tricorne empanaché, salue lord Hay qui lui fait face devant les lignes anglaises :
- Nous ne tirons jamais les premiers ! Tirez, Messieurs les Anglais.
La phrase est splendide mais, du haut du mamelon d’où il surveille l’engagement de la bataille, Maurice jure dans un allemand furieux ! Cet imbécile vient de faire abattre la première ligne des Gardes-Françaises. Mais ensuite il n’a plus de temps pour ses états d’âme. Le combat se déchaîne avec une violence inouïe. La belle parole a ouvert dans le dispositif français une brèche par laquelle se ruent les Anglais… En peu de temps le danger est extrême. Alors le maréchal se dresse dans sa voiture et hurle :
- Mon cheval !
L’appel masque un cri de souffrance mais il poursuit, se hisse aidé d’un écuyer sur le puissant animal puis réclame une balle de plomb qu’il met dans sa bouche et mâche pour mieux saliver et aussi éviter que la douleur ne lui fasse mordre sa langue, tire son épée et fonce, menant la charge furieuse du Saxe-Volontaires et des cavaliers de réserve.
Six heures, six heures de combat acharné. Son adversaire, le duc de Cumberland, troisième fils du roi d’Angleterre, porte en lui en bon Hanovre toute la brutalité du sang allemand et un mépris viscéral pour la vie des hommes2.
Les Anglais sont entrés plus tôt que prévu dans la faille ouverte devant eux. Les canons du maréchal suivis de sa charge forcenée en viennent enfin à bout et c’est dans les rangs ennemis qu’à son tour se perce une énorme trouée. C’est une magnifique victoire et rentré sous sa tente, épuisé, Maurice déclare à ses officiers qui l’entourent :
- Messieurs, vous me voyez dans un état d’anéantissement que je ne puis vous exprimer mais je suis si content de la journée d’aujourd’hui que j’en espère la santé !
Et le plus fort c’est qu’il a raison : trois jours plus tard il marchera sans aide et sans canne. Le roi venu l’embrasser après une bataille où il a payé de sa personne lui en fera compliment :
- Monsieur le maréchal vous gagnez à cette guerre plus que nous tous : vous étiez enflé de tous vos membres et vous paraissez à présent de la meilleure santé.
- En effet, renchérit Noailles qui l’accompagne, Monsieur le maréchal de Saxe est le premier homme que la gloire ait désenflé !…
Au soir de la bataille, cependant, le roi mènera son fils sur le champ qui, sous la nuit tombante, se fait plus tragique encore. Désignant les cadavres répandus, il dira :
- Voyez, mon fils, tout le sang que coûte un triomphe. Le sang de nos ennemis est toujours le sang des hommes : la vraie gloire est de l’épargner.
La nouvelle de la victoire se répand comme une traînée de poudre. Voltaire qui vient de l’apprendre par une lettre du duc d’Argenson exulte :
« Il y a trois cents ans que les rois de France n’ont rien fait de si glorieux. Je suis fou de joie. Bonsoir Monseigneur ! »
Et sans désemparer il écrit un « Poème à Fontenoy » qu’il dédie à son ami Maurice de Saxe. De son côté, son autre ami Frédéric II de Prusse lui écrira :
« Jamais bataille n’a fait plus d’honneur à un général que celle où le général était à la mort quand il la livra… »
Toute la France chante et danse de joie. Un Te Deum est clamé à Notre-Dame tandis que, rentré à Versailles, Louis XV couvre son héros de récompenses. Saxe a désormais le droit d’entrer au Louvre en carrosse, le droit de s’asseoir sur un tabouret devant Leurs Majestés et les Enfants de France, privilèges accordés également à la dame son épouse s’il vient à se remarier et qui passeront le cas échéant à l’aîné de ses enfants et descendants mâles nés en légitime mariage. On lui accorde une pension de quarante mille livres à laquelle viennent s’ajouter les vingt mille livres du gouvernement d’Alsace laissé vacant par la mort du maréchal de Broglie. Enfin le château de Chambord, la merveilleuse résidence construite par François Ier en Val-de-Loire, lui est donné avec toutes ses dépendances.
Cependant la victoire de Fontenoy ne termine pas la guerre. Le maréchal de Saxe s’est fixé un programme qu’il entend mener à bien… Dix jours après Fontenoy, Tournai tombe tandis que le roi, du haut du mont de la Trinité, surveille les opérations. Ensuite c’est Gand que Lowendal va enlever à l’escalade comme jadis son ami Maurice de Saxe fit de Prague. Le maréchal va y établir son quartier général mais on ne s’arrête pas là. Ninone et Alost tombent à leur tour. Puis c’est Bruges, la merveille qui se rend sans combat, Oudenaarde que prend Lowendal. A Dendermonde, c’est le duc d’Harcourt qui triomphe. Quinze jours plus tard, Ostende se rend à Lowendal qui, encore quinze jours après, entre dans Nieuport. Trois mois de succès ininterrompus qui rejettent l’Angleterre hors de ce qui n’est pas encore la Belgique.
Le 1er septembre, laissant le maréchal poursuivre la conquête depuis Gand, Louis XV a repris le chemin de Paris où l’attendait une formidable explosion de joie et de Versailles où l’attendait une autre forme de joie : les bras si doux de Mme d’Etioles dont, dans l’euphorie de Fontenoy, il avait fait une marquise de Pompadour, terre limousine en déshérence qu’il avait fait acheter pour elle parce qu’il trouvait le nom joli. Il y avait dessus un château où d'ailleurs la belle ne mit jamais les pieds. Du même coup le Châtelet de Paris prononça la séparation d’avec son mari…
L’énorme mare à grenouilles qu’était alors la Cour apprit toutes ces « bonnes nouvelles » en même temps et on commença d’aiguiser ses griffes. Les peintres et les tapissiers du palais s’activant à rénover l’ancien appartement de feue la duchesse de Châteauroux, il ne faisait de doute pour personne que la nouvelle « marquise » serait prochainement « présentée » au roi, à la reine, au Dauphin et à ses sœurs, ce qui l’implanterait définitivement à Versailles. La grande question tenait en trois mots : qui la présenterait ?
Il fallait, en effet, une marraine - deux en réalité mais seule comptait réellement la première ! - très noble, très titrée pour détenir le privilège de présentation. Une duchesse ou une princesse par exemple, mais parmi les grandes dames toutes se récusaient. Présenter une bourgeoise, fille d’une femme à la réputation douteuse, et même si elle était bien élevée, pleine de grâces et de talents, introduite dans les plus fameux salons parisiens, élégante, artiste car elle chantait à ravir, c’était tout simplement impensable ! Et, dans les coteries de la reine, du Dauphin, des princesses, l’espoir revenait : s’il n’y avait personne que la pauvre Mme d’Estrades, qui était la cousine de celle que l’on appelait « la caillette », la présentation n’aurait pas lieu et le roi n’y pourrait rien. Voilà tout !
La date prévue était le 14 septembre. Le 10 le mystère restait entier. Ce matin-là, alors qu’à la suite du roi et de la reine on sortait de la chapelle et que les conversations reprenaient leur train, un petit groupe, autour de Louis-François de Conti et de sa mère, semblait plus animé encore que les autres. Quelqu’un venait de lancer l’idée de faire des paris sur l’événement. L’abbé d’Aydie lança à la cantonade :
- Il faudrait savoir d’abord qui est la p… susceptible d’être la marraine d’une telle femme ?
La princesse, alors, éclata de rire et, frappant du bout de son éventail le nez du personnage :
- Ne cherchez pas l’abbé, ce sera moi !
- Vous, Madame ?
- Seriez-vous sourd ? J’ai dit que ce serait moi !
Soudain blanc de colère son fils lui avait saisi le bras et serrait si fort qu’elle en eut les larmes aux yeux :
- Vous plaisantez, j’espère ? siffla-t-il entre ses dents. Autrement il faudrait que vous fussiez devenue folle !
- Ni folle ni attardée ! Simplement le roi m’honore d’une amitié à laquelle je tiens et je ne vois pas pourquoi je lui aurais refusé une satisfaction qui ne fait de mal à personne… et lâchez-moi, vous me faites mal !
- A personne sauf à moi ! Vous déshonorez le nom de mon père !
- Il n’avait pas besoin de vous pour cela ! Lâchez-moi, vous dis-je.
Un rugissement lui répondit cependant que la prise se desserrait. Sorti de nulle part, le maréchal de Saxe, formidable de colère, venait d’enserrer le poignet de Conti entre ses doigts de fer et menaçait de le briser. Il fut obéi aussitôt et la princesse que la douleur avait courbée se redressa et voulut s’interposer entre les deux hommes car, libéré aussi, Conti levait déjà la main pour gifler l’importun mais ce fut le roi, alerté par le vacarme, qui se dressa devant lui :
- Hé bien, mon cousin ? Que de bruit ! On dirait que vous perdez la mesure et nous allons en parler vous et moi… Oh, Monsieur le maréchal de Saxe ! Je ne vous savais pas de retour.
- Je ne fais que toucher terre à Versailles et je repars, sire ! fit Maurice avec un grand sourire. Je tenais à porter moi-même à Votre Majesté le présent de la ville de Gand où j’ai établi mon quartier général…
Et il s’écarta pour laisser voir deux soldats portant entre eux un énorme panier dans lequel, enveloppée de serviettes blanches, reposait une magnifique pièce de viande saluée par des éclats de rire :
- Qu’est-ce ? demanda le roi surpris.
- Une longe de veau ! C’est la spécialité de Gand envoyée par ses échevins et je peux assurer Votre Majesté qu’elle n’en aura jamais mangé de pareille.
L’incident se terminait donc au milieu de la gaieté générale. Louis ordonna que le veau fût porté aux cuisines, prit son maréchal par le bras pour qu’il lui rende compte de la situation actuelle des armées puis, s’adressant à Conti :
- Suivez-nous, mon cousin ! J’aurai à vous parler quand j’en aurai fini avec le comte de Saxe.
Une heure plus tard, celui-ci repartait pour Gand et son adversaire pour l’armée du Rhin dont il recevait le commandement. En contrepartie le roi avait exigé du jeune homme la promesse formelle de ne chercher querelle au comte de Saxe sous aucun prétexte :
- La France a trop besoin de lui !
- Il a déshonoré ma mère, tué mon père !
- Vous n’en avez pas la moindre preuve. Alors veillez à vous tenir tranquille ! Pas de duel ! Jamais !…
Conti dut s’incliner.
Quatre jours plus tard, à six heures du soir, les portes du Cabinet du Roi s’ouvraient devant Jeanne Poisson, marquise de Pompadour, en grand habit de cour à longue traîne menée par Mme la princesse douairière de Conti et la comtesse d’Estrades. Au seuil, la jeune femme, dont le cœur battait à tout rompre dans la crainte de la plus minime maladresse, exécuta une première révérence ; avança de quelques pas pour en faire une deuxième et finalement vint exécuter la troisième aux pieds mêmes du souverain qui l'en releva avec des mots de bienvenue auxquels la « nouvelle » répondit très bas et en rougissant. Ensuite il lui fallut partir à reculons avec les mêmes révérences et sans se prendre les pieds dans sa traîne à laquelle veillait Mme de Lachau-Montauban. Après cela, elle refit chez la reine la même manœuvre à cette différence près qu’arrivée devant Marie Leczinska, elle ôta un gant pour porter à ses lèvres le bas de la robe royale après avoir assuré la reine de son profond respect et de son désir de lui plaire. Elle reçut en échange une phrase sans intérêt et partit comme elle était venue en direction de l’appartement du Dauphin où elle ne reçut d’autre accueil qu’un dédain glacial, mais l’épreuve n’était pas terminée. Il fallait recommencer chez la Dauphine, une Espagnole pratiquement statufiée de mépris, et enfin chez les filles du roi, Mesdames Henriette et Adélaïde, qui n’eurent même pas l’air de s’apercevoir de sa présence. Le tout, évidemment, sous les centaines de regards qui l’épièrent tout au long de ce calvaire d’un nouveau genre dont elle se tira avec les honneurs. Le plus sourcilleux des maîtres de cérémonies n’aurait pu relever la moindre faute. Pas un instant la nouvelle marquise ne perdit si peu que ce soit de sa grâce, de son élégance ni d’une aisance mondaine recueillie dans les nombreux salons parisiens qu'elle avait fréquentés, affûtée par l’abbé de Bernis, son conseiller et ami…
Mais de ce jour Versailles vit se lever un nouvel astre qui durant quinze années ne cessa de briller d’un vif éclat.
Rentré à Gand, Maurice de Saxe entreprit d’y passer agréablement l’hiver et surtout de donner, aux espions ennemis, l’impression durable qu’il songeait seulement à ses plaisirs. Ainsi, se passionnant pour les combats de coqs, il fit venir des champions d’Angleterre. Et surtout il eut son théâtre qui le suivait partout. Etait-ce en mémoire d’Adrienne Lecouvreur ? il lui arrivait parfois, dans le silence de sa chambre, de relire ses lettres. Toujours est-il que, depuis une année environ, il avait réuni une troupe confiée à un directeur et destinée à la distraction de l’armée, de ses officiers et de lui-même. Ce « Théâtre aux armées » lui fournissait aussi un appétissant contingent de jolies femmes, chanteuses, danseuses ou comédiennes, avec lesquelles il jouait au sultan avec délectation. Mais, grand seigneur jusqu’au bout des ongles, il ne voyait aucun inconvénient à laisser sa troupe aller distraire l’ennemi durant les trêves hivernales. Somme toute on se faisait la guerre entre gens de bonne compagnie !
Bien qu’il ne fût pas encore las de Marie-Anne Navarre, le bouillant maréchal avait alors pour favorite Mlle Beauménard, qui de l’Opéra était passée à la Comédie-Française, mais, peu satisfait de sa troupe actuelle, il avait décidé d’y insuffler un sang nouveau et dans ce but, à la fin de cette année 1745, il envoya son secrétaire des commandements, M. de Bercaville, en mission à Paris, chez un certain Charles Favart alors directeur de l’Opéra-Comique et de la Foire Saint-Germain dont les tréteaux étaient très courus. Moyennant une somme alléchante, Favart était prié de rejoindre le maréchal en Flandre avec sa troupe dès que l’hiver céderait suffisamment pour rendre le voyage praticable. Il était aussi spécifié que la présence de Mlle Chantilly était particulièrement souhaitée, le maréchal ayant eu le plaisir de l’entendre à l’Opéra et en ayant été charmé.
Les finances de Favart n’étaient pas au mieux à l’époque, la proposition du grand soldat lui fit l’effet de la manne céleste tombant dans le désert. Il accepta d’autant plus volontiers d’emmener Mlle Chantilly pour l’excellente raison qu’étant tombé amoureux d’elle il l’avait épousée peu avant Noël, le 12 décembre 1745.
- Enfin, dit-il à sa femme en lui montrant la lettre remise par Bercaville et les écus qui l’accompagnaient. Enfin nous allons avoir la possibilité de conquérir à la fois le succès et la fortune ! Le maréchal de Saxe est l’homme le plus généreux de la terre !
- L’important c’est que nous soyons ensemble, répondit la jeune femme… Si tu n’étais pas là je ne crois pas que j’aurais accepté : le maréchal a si mauvaise réputation !
- Auprès des femmes vertueuses seulement, mon cœur. Les autres l’adorent tout au contraire ! En outre nous nous aimons. Il n’y a donc rien à craindre ! conclut-il en l’embrassant.
Tous deux formaient, en effet, un vrai couple d’amoureux en dépit d’une différence d’âge de dix-sept ans. Fils de pâtissier, pâtissier lui-même, Charles Favart s’était découvert un double talent de poète et de musicien en même temps qu’il prenait feu pour le théâtre de la Foire Saint-Germain et de la Foire Saint-Laurent. Très vite il y connut le succès grâce à ses œuvres aussi gaies que charmantes3. Et il avait trouvé l’interprète idéale dans la jeune Justine Duronceray.
Née en Avignon d’un père musicien et d’une mère engagée dans une troupe de comédiens ambulants, la jeune fille habitée par la passion du théâtre s’était retrouvée à dix-sept ans à la Foire Saint-Laurent où Charles Favart eut tôt fait de la découvrir et de l’enlever. Comme il était aussi un homme plein de charme et aussi délicieux que ses œuvres, Justine qui se produisait alors sous le nom de Mlle Chantilly en tomba amoureuse sans la moindre peine. En fait on ne sait lequel des deux succomba le premier et sans doute s’agit-il d’un double coup de foudre. Petite, les cheveux bruns, le nez légèrement retroussé, les yeux noirs vifs et rieurs, Justine possédait la beauté du diable et rachetait quelques défauts par une incroyable vitalité, un esprit et une grâce extrêmes. On aurait pu dire d’elle qu’elle était une jolie laide, et ce sont peut-être les femmes les plus dangereuses…
L’heureux couple attendit avec impatience le moment de rejoindre celui dans lequel il voyait une aimable corne d’abondance.
Si Maurice ne les avait pas fait venir aussitôt c’est parce que sous l’apparence détendue et même un peu folle de sa vie quotidienne il cachait un projet conçu dès après la dernière victoire : celui d’une expédition surprise vers Bruxelles, la capitale, cette perle conservée trop longtemps à son goût par la couronne autrichienne posée sur la tête de l’impératrice Marie-Thérèse. Ce qu'il guettait c'était un moment favorable et ce moment lui semblait venu grâce au jeune Charles-Edouard Stuart, le prétendant que les tempêtes de la Manche l’avaient empêché naguère de faire passer en Ecosse et qui, quelques mois plus tôt, réussissait à y entrer et à fédérer les chefs de clans, ce qui n’était pas une mince affaire. A l’issue du grand bal qu’il avait donné au château de Holyrood il avait entamé tout simplement la conquête de l’Angleterre. Avant la fin de l’année il prenait Manchester puis Derby. Aussi, jugeant la situation sérieuse sinon dramatique, le roi George II se résolut-il à rappeler son général le plus efficace : son fils, le duc de Cumberland, dont l’armée dut évacuer la Flandre… C’était l’occasion qu’attendait le maréchal de Saxe pour porter un coup décisif à la coalition austro-anglaise. Il avait dressé ses plans dans le plus grand secret même envers son état-major, sachant qu’il disposait de peu de temps, que le jeune Stuart ne pèserait pas lourd en face de Cumberland et que tôt ou tard celui-ci reviendrait. Il fallait donc se hâter mais des pluies abondantes ayant rendu impraticable la région marécageuse entre Gand et Bruxelles, on dut encore attendre la première gelée.
Elle se produisit le 15 janvier 1746 et, ce jour-là, après avoir envoyé un courrier à Versailles pour annoncer son intention d’attaquer Bruxelles, le maréchal donna l’ordre de marche à la stupeur générale. Personne n’était au courant, pas même Lowendal, l’ami et la meilleure arme, parti à Versailles recevoir le cordon bleu que lui décernait le roi…
Le départ de l’armée fut vite su par les Autrichiens dont le commandement était passé du prince Charles au comte de Kaunitz, Premier ministre qui, s’il promettait de devenir un diplomate d’envergure, ne possédait aucune des qualités nécessaires pour devenir un chef militaire. Naturellement il fit mettre la ville en défense et se proposa d’incendier les faubourgs pour rendre cette défense plus efficace. A sa surprise et avant même qu’il eût donné des ordres, il recevait du maréchal de Saxe l’épître suivante :
« J’ai cru que Votre Excellence ne désapprouverait pas la liberté que je prends de lui en écrire pour l’engager à conserver un si bel ornement à la ville de Bruxelles. La destruction des faubourgs d’Ypres, de Tournai et d’Ath n’en ont pas rendu la prise plus difficile et c’est une erreur de croire que les bâtiments au-delà du glacis puissent être de quelque avantage aux assiégeants ; ils ne peuvent nuire à une place que dans le cas de surprise contre laquelle il y a d’autres moyens de se garantir.
« Votre Excellence ne doit pas soupçonner cette lettre d’artifice si elle veut se souvenir de ce que j’ai fait pratiquer moi-même à Lille lors de la dernière campagne ; l’armée combinée était campée dans la plaine de Cysoing ; mon premier soin fut de défendre à l’officier général qui commandait à Lille d’en brûler les faubourgs et assurément je n’aurais pas pris sur moi une démarche si contraire à l’usage si je n’avais cru pouvoir en prouver. »
Kaunitz allait mettre un moment à se remettre d’une aussi incroyable épître mais il était trop intelligent pour ne pas accepter avec élégance la leçon de stratégie de son ennemi : les faubourgs ne furent pas brûlés… d’autant que Saxe avait profité de l’effet de surprise créé par sa prose pour envahir tranquillement lesdits faubourgs.
La lettre était du 28 janvier. Ses réflexions achevées, Kaunitz propose le 11 février de rendre la place avec les honneurs de la guerre et la liberté de la garnison. Maurice répond qu'il n'est pas certain de pouvoir empêcher le pillage par ses soldats, ces « fourmis désobéissantes », s'il lui faut prendre la ville d'assaut. Et là-dessus Kaunitz lui envoie des parlementaires pleins de morgue :
- Ne croyez pas que tout soit perdu pour nous, disent les Autrichiens. Nous attendons des renforts !
- Voilà qui est bien et je vous approuve : des gens de cœur qui attendent du secours ne doivent pas se rendre. Retournez donc derrière vos remparts et défendez-vous ! leur déclare-t-il avec un sourire épanoui.
Kaunitz alors accepte de capituler et que la garnison soit prisonnière mais il demande quatre jours pour faire évacuer la ville. Cependant il triche, pensant que son adversaire ignore la présence à Anvers d'un corps d'armée commandé par le prince de Waldeck. Ce qui n'est pas le cas : il y a beau temps que le maréchal a fait garder la route d'Anvers. Kaunitz battu à plates coutures n'insiste pas. Le 20 février, après quelques coups de canon et une perte minime en hommes, Maurice de Saxe entrait dans Bruxelles intacte après avoir traversé des faubourgs en bon état. La garnison fut emprisonnée mais pas maltraitée. Et le vainqueur d'écrire aussitôt à son roi pour lui faire hommage de la ville. Mais il ne s'en tint pas là et c'est en personne qu'il partit pour Versailles afin de porter lui-même au roi, outre les cinquante-deux drapeaux pris à l'ennemi, un souvenir exceptionnel, trouvé dans la salle d’armes du palais du gouverneur : l'oriflamme de François Ier prise à Pavie par Charles Quint.
Cette fois le triomphe est encore plus grand. Tout au long du chemin qui le ramène vers Paris, le maréchal est acclamé aussi bien par les paysans que par les citadins. Le roi l’embrasse sur les deux joues, le présente à la marquise de Pompadour qui le reçoit avec beaucoup de grâce et décide qu’ils seront amis, lui accorde les Grandes Entrées qui sont la plus haute distinction de la Cour puisque cela permet de rejoindre le roi partout où il se trouve. Enfin - et c’est le symbole qui rattache définitivement à la France ce Saxon couvert de gloire -, il lui donne les lettres de naturalité. Maurice de Saxe est désormais Français !
Paris ne sera pas en reste avec le Palais. Après l’avoir acclamé abondamment, c’est l’Opéra qui consacre son triomphe et cela en présence de Louis XV et de la Cour. Le 18 mars, on joue Armide. Au prologue paraît Mlle Metz qui incarne la gloire et qui chante :
Tout doit céder dans l'univers
A l’auguste héros que j’aime…
Tout en chantant elle s’approche de la loge d’avant-scène où ledit héros assiste à la représentation avec quelques amis et lui tend une couronne de laurier. Qu’il refuse d’ailleurs en riant mais aussi en rougissant. Et la salle entière de clamer :
- Prenez-la, prenez-la !
Tout le monde est debout. Saxe réitère son refus, alors le duc de Villeroy prend la couronne des mains de la chanteuse et l’en coiffe aux applaudissements enthousiastes du public4.
L’engouement tournait presque à la folie. L’Académie française lui offrit même un siège dans son auguste enceinte. N'avait-il pas écrit Mes rêveries? Cette fois Maurice accueillit la proposition par un éclat de rire :
« Cela m'irait comme une bague à un chat, écrivit-il au maréchal de Noailles. Je ne sais même pas l’orthographe. »
Le texte autographe étant : « Je repondu que sela m’alet comme une bage à un cha… » On veut bien le croire !
Il est certain que cette débauche de faveur ne remportait pas l’unanimité. Il y avait les envieux, les jaloux, les aigris qui ne supportaient pas le triomphe de celui en qui ils s’obstinaient à voir un reître mal dégrossi. En tête de tous, le prince de Conti, dont la haine latente occultait souvent les très réelles qualités de chef de guerre. Il exécrait d’autant plus Saxe qu'il était tenu par le serment que le roi avait exigé de lui mais se vengeait d’une manière assez basse. Ainsi, ayant entendu Mme de Pompadour chanter les louanges du héros qu'elle n'appelait plus que « Mon Maréchal », s’en prit-il à elle. Un matin où, dans son appartement de Versailles, la marquise était encore couchée, Conti entra chez elle sans plus de façons et sans saluer prit place au pied du lit de la favorite :
- Voilà un bien beau lit ! apprécia-t-il. Trop beau pour une femme telle que vous !
Après quoi, se relevant, il examina ce qu'il y avait dans la chambre comme quelqu’un qui visiterait un musée, regarda la jeune femme que la stupeur avait pétrifiée, ajouta :
- Le reste aussi d’ailleurs !
Et sortit comme il était venu…
Le mécontentement du roi vaudra à l’impudent personnage une verte mercuriale et un exil de quelques mois d’été dans son château de l’Isle-Adam mais ne l’apaisera pas pour autant. Il continuera par écrit à remonter contre son ennemi le ministre de la Guerre, d’Argenson, qui, détestant déjà le maréchal, n’avait guère besoin d’être excité. Des propos perfides cherchèrent à entamer l’auréole du vainqueur : on le disait pourri par la débauche, enflé par le succès au point de perdre toute mesure, ne songeant au combat qu’à se préserver en faisant tuer ses soldats, atteint d’une maladie honteuse et même de gâtisme !…
Indifférent à tous ces bruits malsains qu’il prisait à leur juste valeur, le maréchal s’en alla visiter son beau château de Chambord qu’il ne connaissait pas.
Il s’y rendit le 1er avril accompagné de son ami Lowendal, de son aide de camp le marquis de Valfons et du directeur général des Bâtiments du Roi, Le Normand de Tournehem, qui se trouvait être le père nourricier et peut-être bien le père réel de la marquise de Pompadour. Le voyage était agréable, le temps frais mais ensoleillé donnait toute sa grâce à cette terre de Touraine dont on lui avait dit qu'elle était « le jardin de la France » et qui pour le moment croulait sous les arbres fruitiers en fleurs. On lui avait dit aussi que Chambord était, après Versailles, le plus beau des châteaux et il avait souri, pensant que l’on cherchait à valoriser le cadeau royal, mais en découvrant ce madrépore immense, cette merveille de blancheur lumineuse et d’ardoises bleues au bout d’une large avenue tranchée à travers une forêt dense, toute bruissante de chants d’oiseau, il fut ébloui, fit arrêter la voiture et descendit jusqu’à la tête des chevaux pour mieux contempler. Jamais il n’avait rien imaginé de pareil ! Jamais il n’avait rêvé décor plus grandiose pour sa gloire…
Le Normand de Tournehem qui l’avait suivi toussota pour attirer son attention :
- Je me dois de vous avertir, Monsieur le maréchal, que Chambord est vide. Le roi Stanislas Leczinski, à qui sa Majesté l’avait prêté, y campait plutôt qu’il ne l’habitait et…
- Que me chantez-vous là ? Il est vide ? Tant mieux ! N’y entrera que ce que j’aurai choisi !
- Quatre cents salles et chambres, songez-y.
- Tiens ? J’aurais cru davantage. Mais on s’en suffira…
- D’ici on ne se rend pas vraiment compte mais il y a des travaux à faire tant au château que dans les six pavillons qui sont sur le domaine !
- On fera ce qu’il faut ! N’êtes-vous pas là, Monsieur de Tournehem, afin d’établir avec moi la liste de ce qu’il faut pour que l’habitation soit en harmonie avec l’extérieur ? En vérité je ne remercierai jamais assez le roi de ce présent inouï ! Le roi de Pologne mon frère ne possède rien de comparable ! A présent, allons voir de plus près mon beau château !
Pendant les six jours que le maréchal passa à Chambord, Tournehem trotta derrière lui, un carnet et un crayon à la main, notant inlassablement mais de plus en plus inquiet. Le rêve de pierre de François Ier avait toujours coûté cher à la Couronne - quand elle consentait à s'en occuper ! - mais ce diable d’homme était bien capable de la ruiner. Outre l’intérieur où quelques réparations étaient nécessaires et qu’il fallait remeubler, le nouveau seigneur indiquait les premiers « travaux d’urgence » pour l’extérieur : curer les douves, modifier les canaux qui les nourrissaient afin d’éviter les inondations d’hiver, plus vingt routes à créer dans ce qui était sans doute le plus vaste domaine de chasse en Europe, sans oublier d'entretenir celles déjà tracées, plus la remise en état des pavillons de la forêt mais surtout aménager les communs et les écuries et même agrandir celles-ci, le maréchal songeant à demander au roi la permission de cantonner Saxe-Volontaires sur le nouveau domaine. Il y avait aussi le village attenant que le dernier hiver avait malmené, etc.
Au bout des six jours Tournehem avait rempli son carnet, en avait entamé un autre et s’interrogeait sur le saint qu’il convenait d’invoquer pour lui permettre de sortir non seulement vivant mais sans y laisser la raison d’une aventure qu’il n’avait jamais imaginée aussi dispendieuse.
Avant de quitter le château, Maurice s’était attardé devant la vitre sur laquelle le roi François Ier avait gravé à l’aide d’une bague en diamant : « Souvent femme varie, bien fol qui s’y fie… » Il voyait là un bon augure pour ses relations futures avec l’actuelle dame de ses pensées, la délicieuse Chantilly qui, sous prétexte qu’elle avait épousé Favart, son directeur, prétendait lui rester fidèle et l’accueillait, lui, en riant quand il s'avisait de lui tourner un compliment !…
Aussi fut-il assez satisfait, de retour à Paris, d’apprendre qu’il n’aurait guère le temps de s’y attarder. L’hivernage prenait fin pour les armées stationnées en Flandre et sur le Rhin, et si l’on avait pu espérer un moment qu’après la chute de Bruxelles l’Autriche se tiendrait tranquille, un événement fortuit venait de lui rendre espoir : Charles-Edouard Stuart, dont les succès écossais avaient rendu nécessaire le retrait de Cumberland, avait fait une irréparable sottise : au lieu de conforter ses assises et de s’établir solidement dans les Highlands, il était descendu de ses montagnes pour affronter le « duc rouge » en rase campagne. A Culloden, celui-ci l’écrasait dans le sang, mettant fin à tous ses espoirs de reconquérir le trône. Seul - ou à peu près - il réussit à fuir la boucherie avec une poignée de compagnons et à passer en Bretagne. C’était le 16 avril et Cumberland, après avoir signé le martyre de l’Ecosse, était libre de revenir épauler les Autrichiens de Marie-Thérèse…
Le maréchal de Saxe, bientôt suivi par le roi, reprit le chemin de Bruxelles. Il se trouvait alors à la tête de cent quatre-vingt mille hommes avec lesquels il pouvait espérer venir à bout de n’importe quelle formation ennemie et conquérir définitivement les Pays-Bas autrichiens.
Tout eût été pour le mieux si la cabale qui avait couvé tout l'hiver à Versailles n’eût montré son visage à nu, quand reprirent les opérations, par le truchement de ses chefs : le comte de Clermont et, surtout, le prince de Conti. Deux princes du sang donc cousins qui, de plus, avaient l’appui d’Argenson, le ministre.
Le premier, Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont et frère de Charolais, n’aimait pas Maurice de Saxe auquel il reprochait de l’avoir évincé du cœur et du lit de sa cousine, Louise-Elisabeth. Il ne cessait de se répandre en propos pour le moins discourtois sur ses aventures galantes à Bruxelles. Tant et si bien que le bruit en revint aux oreilles de l’intéressé qui, sans autre forme de procès, lui enleva la plus grande partie de son commandement, le réduisant à l’état de chef de brigade. Une humiliation qui ne passa pas. Clermont voulut démissionner en criant bien haut qu’il était trop humiliant pour un prince du sang d’obéir à un bâtard étranger. C’était le duel à coup sûr mais quelqu’un sauva la situation. Le marquis de Valfons, le nouvel aide de camp du maréchal, avait servi sous Clermont et entretenait avec lui des relations d’amitié : il sut convaincre celui-ci de la sottise qu’il avait commise et lui proposa d’écrire un mot à Saxe en vue d’un entretien privé, porta lui-même la lettre et mit en scène un arrangement diplomatique : Saxe, en passant une inspection de l’armée, s’arrêterait chez Clermont comme chez les autres à une heure où, comme par hasard, le comte serait prêt à se mettre à table. Et tout se déroula comme l'avait prévu Valfons. Le maréchal feignit d’être contrit d’arriver à un si mauvais instant, l'attribuant au fait qu’il ne pensait pas qu’il était si tard.
- Assez, répondit l’autre, pour que vous ne puissiez aller dîner chez vous. Faites-moi donc l’honneur de prendre place !…
Et tout se passa pour le mieux, chacun des convives se gardant d’évoquer les choses qui fâchent. Ce fut même très gai et Clermont reçut dès le lendemain les effectifs qui lui rendaient l’intégralité de son commandement, avec même en prime vingt pièces de canon ! Affaire terminée.
Ce ne fut pas le cas avec Conti, bien au contraire !
Pour une fois d’accord avec le ministre, le maréchal en exposant les plans de sa campagne d’été à Bruxelles avait proposé d’alléger le contingent de l’armée du Rhin que commandait le prince, trop conséquent dans l’état actuel de la campagne, mais d’ajouter à ce qu’il en restait les troupes disposées à l’est des Flandres augmentant ainsi son commandement. Buté, Conti se déclara offensé et, bien que Saxe l’eût, non sans élégance, laissé prendre Mons et Charleroi, il se déroba lorsque son chef lançait le premier assaut contre Namur, le laissant face à l’ennemi dans une situation délicate. L’excuse : il devait rentrer d’urgence à Versailles parce qu’il voulait reprendre les droits de son père à la couronne de Pologne que les ennuis de santé du roi Auguste III, demi-frère de Saxe, pouvait rendre vacante. Le prétexte était mauvais et l’abandon de poste flagrant : Conti méritait le Conseil de guerre. Le maréchal n'en fit rien :
- Je suis trop bon serviteur du roi pour rendre au prince de Conti ce qu’il vient de faire !
C'était en juillet. Rentré à Versailles en juin pour voir mourir sa belle-fille, l'infante Maria-Raffaela, Louis XV sanctionna cependant en retirant la totalité de son commandement à Conti pour le joindre à l’armée de Saxe… Ce qui ne fit qu'ajouter à sa haine. Furieux, le prince ne rêva plus que de se procurer les preuves des relations adultères de sa mère avec le « bâtard » et, ce qui serait mieux encore, celles de sa participation à la mort de son père…
Tandis que se poursuivait le siège de Namur, le maréchal avait établi son quartier général à Tongres, accompagné, bien entendu, de son théâtre aux armées, sa meilleure distraction et, comme d'habitude, une agréable réserve de jolies filles parmi lesquelles il n'avait qu'à choisir. Il y en avait toujours une en fonction auprès de lui, pourtant cet été-là son regard se braquait sur la Chantilly - Justine Favart ! - qui, après avoir accepté d'emblée puis s'être ravisée, venait de se résoudre à quitter l’Opéra pour rejoindre la troupe de son époux. Ce qui n'avait pas été sans longues hésitations.
Tant qu'avait duré la dernière campagne, Charles Favart s'était vu l'objet de toutes les attentions de son mécène. Il n'y avait rien que celui-ci ne fût prêt à offrir à son directeur pour le confort de sa vie quotidienne et il se montrait particulièrement généreux :
« Si chaque mois de l’année me produit autant que le dernier et le commencement de celui-ci, écrit-il à sa femme, je retournerai à Paris avec cinquante mille francs de bénéfice. Et j’ai encore pour ressource la bourse de M. le maréchal, lequel m’a engagé à y puiser toutes les fois que mes besoins me le commandent. »
Cependant plein d’esprit et avisé, Favart se croit en Paradis et n’imagine pas un instant que toutes ces générosités n’ont pour but qu’appâter Justine. Sa troupe qui suit l’armée de camp en camp remporte de vifs succès et il compose des chansons que les mousquetaires rouges chantent en montant à l’assaut.
Lorsque enfin la Chantilly le rejoint, en juillet, la vie devient encore plus belle… Le maréchal envoie un lit de camp couvert de satin rayé pour rappeler la chambre que les époux occupent à Paris. Il envoie aussi des chevaux pour leur voiture personnelle, des bouteilles de bons vins et encore une foule d’autres choses. Tout cela ne manque pas de toucher la jeune femme, envers laquelle Maurice évite de jouer les hussards ! Il la traite avec tout le respect possible et s’il lui fait la cour c’est avec une discrétion plus qu’inhabituelle chez lui. Peut-être parce que depuis longtemps il se retrouve amoureux comme autrefois, à cette différence près qu’il est conscient que ses vingt ans sont loin, même si le caractère primesautier de Justine, ses reparties, ses rires aussi lui donnent parfois l’impression de les retrouver. Elle fait couler un sang plus vif dans ses veines. Autrefois il l’eût prise d’assaut sans tenir compte de ses protestations - en admettant qu'elle en eût émises ! Cette fois il pratique la guerre de siège et, la sachant encore amoureuse de son époux, il préfère patienter. Le tigre rentre ses griffes et fait pattes de velours.
Il est vrai que Mme Favart n'est pas seule à occuper ses pensées. De toutes parts on ne parle que du remariage du Dauphin puisque, morte en couches, l'infante n’a pas laissé d’enfant. Une idée alors est venue au maréchal : faire de sa nièce Marie-Josèphe de Saxe une future reine de France. Elle n’a que quinze ans et toutes les qualités morales qui conviennent. En plus elle est charmante : blonde avec de jolis yeux bleus. Enfin, elle est d’une douceur et d’une patience infinies, vertus souhaitables pour épouser un prince que l’on dit inconsolable… Et puis - et c’est ce que le maréchal souligne à l’intention du comte de Loos, ministre de Pologne et de Saxe à Paris - une telle alliance détacherait de ce fait la Saxe de l’étouffante tutelle autrichienne. Cela mérite d’y réfléchir !
Quand l’idée de Maurice devient bruit et que ce bruit voltige sous les sublimes plafonds de Versailles, tout de suite les ennemis du maréchal prennent feu et en première ligne, comme de juste, Louis-François de Conti… Celui-ci, que son inactivité enrage, ronge son frein. On dit la marquise de Pompadour favorable au mariage. Conti alors assiège sa mère. La Pompadour lui doit sa présentation à la Cour. Il serait temps qu’elle s’en souvienne, avant que Versailles ne soit entièrement repeint aux couleurs de la Saxe.
- Je ne supporterai pas de voir ce bâtard qui m'a chassé de l’armée se pavaner et faire la loi sous le prétexte qu'il sera l’oncle de la future reine !
- Ce n’est pas la favorite qui prend les décisions en ce qui touche une affaire de famille aussi importante, répondit la princesse. D’ailleurs la reine pourrait ne pas apprécier de voir la petite-fille d’Auguste II trôner en ce pays…
- Le roi n'écoute plus guère son épouse mais il fait grand cas de sa greluche ! Celle-là a une dette envers vous et moi j’entends au moins que l’on me rende un commandement qui me donne le pas sur ce maréchal de carton !
Louise-Elisabeth pensa qu’elle n’avait encore jamais vu un carton de cette trempe mais se retint de l’exprimer. Elle connaissait trop le caractère emporté de son fils, sa violence capable de se retourner contre elle-même. Trop semblable à celle de son défunt père. Elle demanda ses chevaux et se rendit chez la marquise. Trois jours plus tard, Louis-François de Conti était nommé généralissime des Armées du Roi, un grade qui lui conférait l’autorité absolue sur les troupes… et sur les maréchaux eux-mêmes.
La nouvelle fit un bruit assourdissant à la Cour mais ce ne fut qu’une simple risée à côté de la tempête qu'elle déchaîna au camp de Tongres. Fou de rage, le maréchal piqua la plus belle colère de sa vie, tonnant des imprécations à faire trembler les murailles de la ville :
- Jamais je n’accepterai de me soumettre à ce blanc-bec prétentieux qui se croit du talent parce qu’il est prince du sang ! Jamais !… Et, pour commencer, je vais envoyer ma démission au roi ! S’il ne sait pas faire la différence entre un soldat expérimenté et un apprenti, la suite de la guerre la lui enseignera ! Moi, je vais voir où en sont mes travaux de Chambord !
Quand, après avoir bien donné de la voix, il s’assit à sa table de travail, balayant les cartes étalées dessus pour mettre sa menace à exécution, Valfons, seul témoin de l’ouragan, toussota et émit :
- Si j’étais vous, Monsieur le maréchal, je ne me presserais pas d’écrire cette lettre !
- Et pourquoi, s'il vous plaît ? Lorsque je prends une décision je n’ai pas l’habitude de la remettre au lendemain !
- Sans doute… mais je crains fort que vous n’y soyez obligé !… A moins que vous ne soyez tenté d’imiter le prince de Conti : par une désertion devant l’ennemi…
- Moi ? Déserter ? brama le maréchal. Ou bien vous devenez fou, Valfons, ou bien vous m’insultez et en ce cas…
- Ni l’un ni l’autre. Je vous apportais seulement un avis : le prince Charles de Lorraine vient de franchir la Meuse à la tête de cinquante mille Autrichiens et il va camper entre nous et la ville de Liège et…
- Vous ne pouviez pas commencer par ça au lieu de me rebattre les oreilles des ingratitudes de Versailles ? Mes cartes ! Je vais leur montrer, moi, ce que je sais faire !
Puis, après avoir consulté les relevés de la région, il déclara :
- Nous allons nous porter à leur rencontre et nous les attaquerons… ici, à Rancoux ! ajouta-t-il en pointant l’index sur un point. Veillez à ce que l’on soit prêts à se mette en marche mais ne dites rien !
Au soir du 10 octobre il fit appeler Charles Favart :
- Demain je vais livrer une grande bataille, lui dit-il, mais personne ne s'en doute et je vous sais gré de garder le secret jusqu’à ce soir. Quand le spectacle sera terminé vous annoncerez : « Demain relâche à cause de la victoire ! » Mettez ce que je viens de vous dire en vers que votre femme chantera sur un air militaire…
Un peu abasourdi tout de même, le directeur ne tenta pas la moindre réflexion, rentra chez lui, se mit au travail et, le soir venu, après la représentation, Justine, jolie à croquer dans une robe bleu de France, vint devant le rideau et se mit à chanter :
Nous avons rempli notre tâche
Demain nous donnerons relâche
Sans que notre public s’en fâche
Demain jour de la victoire !
Que dans les fastes de l’Histoire
Triomphe encore le nom français
Dignes d’éternelle mémoire
Revenez après ce succès
Jouir des fruits de notre victoire !
Elle fut acclamée, on la porta en triomphe. On but à la victoire annoncée avec tant de crânerie. Puis on se prépara pour cette bataille que tous attendaient depuis longtemps. Enfin en rase campagne on allait affronter l’ennemi !
Le lendemain on s’ébranla à la pointe du jour. A la nuit tombante l’ennemi était en fuite et l’armée acclamait le maréchal de Saxe en lui présentant les drapeaux, les canons et les prisonniers.
- Vivent le roi et le maréchal de Saxe !
Ce soir-là, le théâtre Favart joua Cythère assiégée avec le succès que l’on devine…
Le marquis de Valfons reçut la mission d’aller porter au roi les onze étendards saisis à Raucoux avec la nouvelle de la victoire. Lui aussi fit un succès et la plus enthousiaste fut Mme de Pompadour.
- Le maréchal doit être très content, dit-elle à Valfons quand il eut achevé le récit de la victoire. Qu’il doit être beau à la tête d’une armée sur un champ de bataille !
- Oui, Madame. Il y fait l’impossible pour se rendre encore plus digne de votre amitié.
- Vous pouvez lui écrire que je l’aime bien…
Le 14 novembre, le roi recevait le héros à Fontainebleau et lui faisait don de six canons pris à l’ennemi pour les mettre à Chambord. Un rare privilège qui n’avait été accordé jusque-là qu’à Vauban après Philipsbourg et au maréchal de Villars après Denain.
Un peu repentante de ce qu’elle avait dû faire pour contenter la princesse de Conti, la marquise de Pompadour mit tous ses soins au service du mariage de la nièce du grand homme…
Le début de l’année 1747 fut un véritable rêve pour Maurice de Saxe : le 11 janvier Louis XV le faisait maréchal général, un titre prestigieux - l’équivalent de connétable de France - que seul Turenne avait porté avant lui. Ce qui effaçait la brûlure d’orgueil causée par le généralissimat de son ennemi Conti. Et puis il y avait le mariage de sa nièce avec le Dauphin Louis qui devait avoir lieu le 9 février.
En attendant tout Versailles était en ébullition et Maurice au premier rang. Il se mêlait de tout, même de ce qui ne le regardait pas. C’est ainsi qu’il écrivit à la mère de la fiancée, Marie-Josèphe de Habsbourg, sa belle-sœur, une lettre qui, venant d’un tel foudre de guerre, fait sourire :
« … Je suis informé du trousseau… En général tout ce qui est garde-robe appartient à la dame d’atour qui est Mme la duchesse de Lauraguais ; elle fournit toutes les parures, linge, dentelles et reprend ce qui ne sert plus. C’est le plus grand bénéfice de sa charge. Quant aux bijoux, diamants et pierreries, il y en a une quantité considérable pour le service de Madame la Dauphine mais dont elle ne peut disposer et qui sont pierreries de la Couronne. Quant à celles qu'on lui apporte ou qu’elle acquiert, elle peut en disposer comme bon lui semble et cet article ne va pas à la dame d’atour.
« Votre Majesté ferait bien de donner à la princesse quelques pièces d’étoffe de Hollande, s’il y en a de belles, fond de satin et or, dans le goût des étoffes des Indes ou de Perse parce que ici il n’y en a pas. S'il s’en trouvait de belles chez les Arméniens à Varsovie, il serait bon d’en faire acheter.
« Comme on ne trouve pas de belles fourrures ici, il serait bon de donner à la princesse une belle palatine doublée de martre zibeline comme on les porte en Russie, qui sont longues et chaudes et font un bel ornement avec le manchon assortissant. L'on ne fait nulle part les tours des robes et des corsets aussi bien qu'à Dresde. Il faudra donc en donner quelques-uns qui pourront servir de modèles par la suite.
« Il faut seulement observer une chose qui est que le tailleur ne fasse pas la taille trop longue. C'est un défaut dans lequel nos tailleurs tombent souvent, ce qui donne un air gêné et rend les jupes trop courtes, ce qui n’est pas dans le goût du maître de ce pays-ci. Je ne sais si je me fais entendre en parlant ajustements et ma façon de m’exprimer paraîtra peut-être ridicule à Votre Majesté mais je la supplie de m’excuser de ma bonne volonté… »
Cette lettre pour le moins surprenante n’étonna guère la reine de Pologne. Comme toute l’Europe elle n’ignorait rien des retentissantes aventures galantes de son beau-frère. Il connaissait trop bien les femmes pour ne pas savoir les habiller aussi bien qu’il les déshabillait. Et, surtout, il tenait à ce que, en face de la Cour la plus brillante d’Europe, la famille de Saxe ne fît pas figure de provinciale. Autant valait le faire savoir.
Quoi qu’il en soit, le 6 février suivant, le roi et sa cour attendent, sur la route de Nangis, la princesse étrangère qui va devenir Dauphine.
Le roi, la Cour - une partie tout au moins - mais pas le futur époux ! Louis est bien parti avec tout le monde mais il traîne derrière et on ne le retrouvera que le lendemain à Brie-Comte-Robert. Le maréchal, tout joyeux et même un peu ému, est au premier rang après Louis XV. Ni l’un ni l’autre d’ailleurs ne sont inquiets au sujet du physique de la jeune fille : ses portraits sont charmants et l’on sait quelle éducation soignée elle a reçue chez les Dames du Saint-Sacrement à Varsovie. Tous deux se tourmenteraient plutôt sur la façon dont va se comporter le Dauphin en face de sa nouvelle épouse alors qu’il n’a pas encore fini de pleurer son infante. Il n’a même pas voulu venir jusqu’à Nangis, alléguant qu’il verrait sa fiancée bien assez tôt. Pas très encourageant !
De son côté, dans la berline qui l’amène, la petite Marie-Josèphe de quinze ans est morte de peur. Elle n’ignore pas qu’elle va s’unir à un veuf qui se veut inconsolable. Quel accueil va-t-il lui réserver ? De temps en temps elle contemple la miniature le représentant que sa dame d’honneur, la duchesse de Brancas, lui a offerte à la frontière et qu'elle porte à son poignet droit. Il est charmant, ce jeune prince, et le duc de Richelieu, qui a épousé par procuration, assure que le portrait est fidèle !
Mais voici que sa voiture s’arrête. Là-bas une foule scintillante barre la route avec des carrosses dorés, des chevaux empanachés. Mme de Brancas fait alors descendre Marie-Josèphe en lui désignant le roi devant qui elle doit s'agenouiller. La jeune fille a si peur d'apercevoir le modèle de la miniature avec une mine sinistre qu’elle se précipite avec toute l’ardeur de sa jeunesse, s’affale aux pieds de Louis XV et supplie :
- Sire !… Je vous demande votre amitié !
Celui-ci sourit comme il sait le faire quand il veut, relève cette jolie blondinette qu’il trouve délicieuse, l’embrasse et l’assure que, cette amitié, elle vient de l’acquérir et pour toujours. Il est très heureux de la voir arriver à si bon port et elle peut être certaine de trouver en lui un véritable père. Quant au Dauphin… eh bien on le rencontrera demain ! Il était souffrant la veille mais il a écrit une lettre que l’on donne à la princesse.
Or, elle n’était pas pour elle, cette maudite lettre, mais pour Mme de Brancas et on s’en aperçoit trop tard quand Marie-Josèphe éclate en sanglots : Louis y confie à la dame d’honneur que personne au monde ne réussira à lui faire oublier sa première femme…
C’est la catastrophe ! Le roi est fort mécontent. On s’indigne et plus fort que tous l’oncle Maurice qui, après s’être incliné devant celle qui est déjà la Dauphine, l’a embrassée et réembrassée avec enthousiasme et qui s’efforce de la consoler. Il tordrait volontiers le cou à ce galopin stupide qui ne pèserait pas lourd dans des mains capables de faire un tire-bouchon avec un clou !
Mais enfin on ne peut rester indéfiniment sur cette route glaciale. On repart. Cette fois la princesse est au côté du roi… Le lendemain à Brie, le premier contact avec le futur époux n’a rien pour arranger les choses. Il a les yeux rouges et se montre tout juste poli. Tout le temps que dure le voyage jusqu’à Versailles, c’est Louis XV qui essaie d’arranger la situation. Lui, il est gai, enjoué. Chemin faisant, il montre à l’adolescente tout ce qui peut l’intéresser. Celle-ci lui en est reconnaissante car sa gentillesse rend un peu moins pénible le silence obstiné de Louis qui regarde par la portière et s’occupe beaucoup plus des foules assemblées sur la route que de sa fiancée. Le peuple, lui, est enthousiaste et acclame sa nouvelle princesse.
Deux jours plus tard, le 9, c’est la cérémonie du mariage.
Les dames de la Dauphine l’ont revêtue d’une robe tissée d’or et rebrodée d’or qui pèse soixante livres. Le maréchal qui l’a soupesée a hoché la tête en contemplant la silhouette gracile de sa nièce :
- Elle pèse plus lourd qu’une cuirasse ! ronchonne-t-il.
Et c’est en fait ce qu’elle est pour la fiancée du désespéré : une cuirasse qui la tient bien droite en gardant haut sa tête couronnée de diamants durant l’interminable cérémonie, le festin et le bal qui suivent.
Versailles ce soir brille de tous ses feux comme un palais de rêve.
Le Dauphin a consenti à ouvrir le bal avec sa femme puis il a disparu… Cependant, il s’agit d’un bal masqué voulu par le roi pour amuser sa belle-fille. Des dominos de toutes les couleurs s’y croisent mais bientôt l’on remarque certain domino jaune qui n’arrête pas de visiter les buffets dressés dans les premiers salons des Grands Appartements. Il s’empiffre, repart, revient, recommence à manger et à boire comme s’il était encore à jeun, repart encore, revient de nouveau… Son manège intrigue le roi qui le fait surveiller. Qui peut bien être ce goinfre ?… Quand on découvre le pot aux roses c’est un éclat de rire général : le domino jaune sert d’abri aux Gardes-Suisses de la Maison du Roi qui viennent à tour de rôle manger et boire à la santé des mariés.
Seul le Dauphin n’a pas ri. L’heure tragique est venue pour lui. Il est temps d’aller au lit où vont l’accompagner la famille royale, la marquise de Pompadour et, bien entendu, le maréchal qui se contient à grand-peine et qui, dès le lendemain, rendra compte à son frère Auguste III :
« A quinze ans il n’y a plus d’enfants dans ce monde-ci et, en vérité, elle m’étonne. Votre Majesté ne saurait croire avec quelle présence d’esprit Madame la Dauphine s’est conduite. Monsieur le Dauphin paraissait un écolier auprès d’elle. Une fermeté noble et tranquille accompagnait toutes ses actions et, certes, il y a des moments où il faut toute l’assurance d’une personne formée pour soutenir ce rôle avec dignité. Il y en a un, entre autres, qui est celui du lit où l’on ouvre les rideaux lorsque l’époux et l’épouse ont été mis au lit nuptial, ce qui est terrible car toute la Cour est dans la chambre. Et le roi me dit, pour rassurer la Dauphine, de me tenir auprès d’elle.
« Elle soutint tout cela avec une tranquillité qui m’étonna. Monsieur le Dauphin se mit la couverture sur le visage mais la princesse ne cessa de parler avec une liberté d’esprit charmante, ne faisant pas plus attention à ce peuple de Cour que s’il n’y avait eu personne dans la chambre. Je ne l’ai quittée et ne lui ai souhaité la bonne nuit que lorsque les femmes eurent refermé les rideaux. Tout le monde sortit avec une espèce de douleur car cela avait l’air d’un sacrifice et elle a trouvé le moyen d’intéresser tout le monde pour elle…
« Votre Majesté rira peut-être de ce que je lui dis là mais la bénédiction du lit, les prêtres, les bougies, cette troupe brillante, la beauté, la jeunesse de cette princesse, enfin le désir que l’on a qu’elle soit heureuse, toutes ces choses ensemble inspirent plus de pensées que de rires. Il y avait dans la chambre tous les princes et toutes les princesses qui composent cette Cour, le roi, la reine, plus de cent femmes couvertes de pierreries et d’habits brillants. C’est un coup d’œil unique et, je le répète, rien n’a plus l’air d’un sacrifice… »
Dans ces derniers mots tient toute la tendresse que le rude soldat voue d’instinct à cette petite princesse qui commence si mal sa vie conjugale et, tandis qu’il regagne son logis, il donnerait cher pour savoir ce qui se passe derrière les rideaux qui viennent de se refermer.
Ce qui s'y passe, il vaut mieux que le bouillant maréchal ne le voie pas, du moins au début. A peine la chambre s’est-elle vidée que le Dauphin a éclaté en sanglots comme un enfant perdu dans le noir. D'abord interdite par ce bruyant chagrin, Marie-Josèphe se laisse gagner peu à peu par l’ambiance. Bientôt les larmes lui viennent à elle aussi, se met à pleurer puis sanglote à l’unisson. Et voilà les deux jeunes époux, chacun le nez dans son oreiller, qui pleurent à qui mieux mieux…
La Dauphine pleurait-elle à contrepoint de son époux ou bien le prince prit-il conscience des légères secousses imprimées au lit par leur double chagrin, toujours est-il qu’entre deux reniflements il parvient à articuler :
- Par… Pardonnez-moi… Madame… de vous do… donner une telle image !
Seigneur ! Il a parlé ! Du coup les larmes de la jeune fille se tarissent comme par enchantement. Elle essuie ce qu’il en reste à l’aide d’un mouchoir puis, avec beaucoup de gentillesse, se tourne vers son larmoyant conjoint :
- Laissez couler vos larmes, Monsieur, et ne croyez pas que j’en sois offensée. Elles me prouvent au contraire ce qu’il m’est permis d’espérer si je sais, un jour, mériter votre estime. C’est le propre d’un noble cœur que la fidélité au souvenir et je sais trop ce qu’il a dû vous en coûter d’accepter ce mariage…
Cette voix douce, compatissante, agit comme un baume. A son tour Louis se calme. Pour la première fois il regarde vraiment sa jeune femme. Elle est bien mignonne avec ses beaux cheveux blonds, ses jolis yeux bleus pleins de compassion et son petit nez rougi par les pleurs. Alors il tente un sourire, le réussit presque et murmure :
- Merci, mon petit cœur…
Bientôt Marie-Josèphe sera le « petit cœur » de toute la famille royale conquise par sa bonté, sa patience et sa gentillesse. Pour l’heure présente, les époux finissent par s’endormir chacun dans son coin. Ils sont exténués car la journée a été rude. Et quand, au matin, les dames de la Dauphine viendront examiner les draps, elles n’y trouveront pas ce qu’elles sont venues chercher mais s’interrogeront sur l’étrange fait que les deux oreillers sont humides.
Le roi, lui, fronça le sourcil tandis que le maréchal jurait entre ses dents mais d’un accord tacite ils jugèrent préférable de ne faire aucun commentaire et de s’en remettre à la nature en constatant que non seulement les jeunes gens ne se tournaient plus le dos mais se souriaient de temps en temps. C’était la sagesse : cette nuit si abondamment trempée marqua le début d’une affection que nous dirons fraternelle mais qui, peu à peu, se fit plus tendre. Le Dauphin découvrit rapidement une vraie communauté dans leurs goûts. Tous deux aimaient la lecture, l’étude, la piété, la musique, les fleurs et une vie quotidienne tournée vers la simplicité. Leurs appartements devinrent une sorte d’îlot paisible au milieu d’une Cour frivole et brillante.
On ne sait trop à quel moment le Dauphin Louis cessa de considérer son épouse comme une jeune sœur. Cela prit un certain temps puisque c’est seulement au début de l’année 1750 que la Dauphine se déclara enceinte1, à la joie générale et à celle du maréchal en particulier, car jusqu'à la fin de ses jours il ne cessera de témoigner le plus tendre intérêt à celle qu’il appelait sa « petite Dauphine » ou sa « divine princesse ». Une affection qu’elle lui rendait largement.
Cependant, la fin de l'hiver ramenait le temps des combats et le maréchal à Bruxelles afin d’y parachever son ouvrage. Il avait conquis sur les impériaux le territoire de l’actuelle Belgique, ou peu s’en fallait, mais pour obtenir une paix durable il fallait soumettre la Hollande en s’emparant de Maastricht, ce qui renverrait définitivement chez eux les Anglais de Cumberland.
Au mois de mars Maurice était donc de retour dans l’atmosphère qu’il aimait. A Bruxelles, en effet, l’on menait joyeuse vie et le théâtre aux armées fonctionnait à plein rendement cependant que les aventures galantes s’y multipliaient. Celles que l’on pourrait appeler les maîtresses habituelles du maréchal, Mlles Beauménard et Navarre, y faisaient florès mais celle qui remportait tous les suffrages était toujours la Chantilly qui, d’ailleurs, ne s’appelait plus vraiment ainsi. En retrouvant en Maurice son platonique mais tenace amoureux, Justine tenta d’officialiser son mariage : elle était Mme Favart, un point c’est tout. Mais elle avait trop d’esprit et d’espièglerie pour ne pas goûter la guerre à fleurets mouchetés qu’ils se livraient sans se rendre compte qu’elle attisait le désir d’un homme à qui personne n’a jamais dit non. Ce n’étaient que feintes et échappatoires d’une jolie abeille dorée qui prenait plaisir à s'approcher d’un flambeau allumé parce que sa lumière la faisait étinceler, sans imaginer qu'elle risquait de s’y brûler les ailes.
Maurice lui est vraiment épris… Il a retrouvé intacts les sentiments que lui inspiraient celle qu’il appelle sa « sorcière » mais plus le temps passe et plus sa patience s’use. Il sait - et cela l’enrage - qu’il a en face de lui une femme honnête qui aime son mari, à qui l’on ne prête aucune aventure et c’est ce qui le retient au bord d’une attaque brutale. Il voudrait tant qu'elle vienne d’elle-même ou, tout au moins, qu’elle se laisse amener doucement dans ses bras. Il ne supporte pas l’idée qu’elle puisse lui rire au nez quand il lui avouera qu’il ne cherche pas une aventure de plus mais une passion partagée.
Pourtant il n’a guère le loisir de s’appesantir sur cet amour. La coalition d’ennemis que Versailles lui tient en réserve est plus active que jamais depuis le mariage de sa nièce. On l’accuse de perdre du temps, de se complaire dans une inaction qui lui permet de jouer au potentat et même de s’emplir les poches. Tant et si bien que le roi, qui cependant lui garde son estime, se décide à en juger par lui-même en dépit des larmes de Mme de Pompadour qui n’aime pas le voir s’éloigner d’elle…
La présence de Louis XV, qui souhaite une grande et prompte victoire pour faire taire les cabales, oblige le maréchal à mettre en veilleuse sa petite guerre en falbalas. C’est alors que lui vient l’idée de se déclarer nettement tout en annonçant qu’il abandonne le terrain. Il pense que Justine prend trop de plaisir à leurs passes d’armes pour ne pas chercher à les retrouver. Et il écrit :
« Mademoiselle de Chantilly, je prends congé de vous ; vous êtes une enchanteresse plus dangereuse que feue Mme Armide. Tantôt en Pierrot, tantôt travestie en Amour et puis en simple bergère, vous faites si bien que vous nous enchantez tous. Je me suis vu au moment de succomber moi aussi dont l’art funeste effraie l’univers. Quel triomphe pour vous si vous aviez pu me soumettre à vos lois ! Je vous rends grâces de n’avoir pas usé de tous vos avantages ; vous ne l’entendez pas mal pour une jeune sorcière avec votre houlette qui n’est autre que la baguette dont fut frappé ce pauvre prince des Français que l’on nommait Renaud, je pense. Déjà je me suis vu entouré de fleurs et de fleurettes, équipage funeste pour tous les favoris de Mars. J’en frémis. Et qu’aurait dit le roi de France et de Navarre si, au lieu du flambeau de la vengeance, il m’avait trouvé une guirlande à la main ? Malgré le danger où vous m’avez exposé je ne puis vous savoir mauvais gré de votre erreur, elle est charmante ! Mais ce n’est qu’en fuyant que l’on peut éviter un péril si grand.
Adieu divinité du parterre adorée
Faites le bien d'un seul et les désirs de tout
Et puissent vos amours égaler ta durée
De la tendre amitié que mon cœur a pour vous.
« Pardonnez, Mademoiselle, à un reste d’ivresse cette prose riméatique que vos talents m’inspirent ; la liqueur dont je suis abreuvé dure souvent, dit-on, plus longtemps qu'on ne pense… »
Quand Germain, le secrétaire qui écrivait sous sa dictée lorsqu’il voulait éviter ses énormes fautes d’orthographe, eut achevé, Maurice relut cette lettre en espérant que Justine saurait entendre la voix de l’amour sincère sous le ton plaisant des propos. Puis il la signa et la fit porter à destination. Il avait attendu pour l’écrire que la bataille souhaitée par le roi afin d’ouvrir la route de Maastricht fut proche. Il n’aurait donc la réponse qu’au retour… S'il revenait. Et s’il ne revenait pas tout serait dit ! Il emporterait avec lui le rire léger de la jeune femme, le parfum de rose et d'iris dont elle usait et cette façon qu’elle avait de pencher la tête en arrière mais un peu de côté quand elle le regardait en souriant et en jouant de l’éventail. A ces moments-là il croyait bien lire dans les jolis yeux rieurs quelque chose qui ressemblait à de la tendresse…
Le lendemain, 2 juillet, près du village de Lawfeld où était retranché Cumberland, le maréchal de Saxe livrait en présence du roi la bataille qu’on lui demandait sous un temps abominable. On avait beau être en été, le ciel déversait des trombes d’eau qui transformaient chaque chemin en bourbier et chaque champ en éponge. Et, du coup, on n’avançait guère.
- Que penses-tu de ceci ? demanda le maréchal à Valfons. Nous débutons mal ; les ennemis tiennent bon !
- Souvenez-vous, Monsieur le maréchal, répondit celui-ci avec bonne humeur. Vous étiez mourant à Fontenoy et vous les avez battus. Vous étiez convalescent à Raucoux et vous les avez vaincus. Vous vous portez trop bien aujourd'hui pour ne pas les écraser !
- J’accepte l’augure !
Après quatre charges on emporta Lawfeld mais Cumberland revint à l’attaque avec une fureur dévastatrice. Oubliant alors ce qu'il était, Saxe se retrouva le jeune Maurice d'autrefois et, tirant son épée, emmena lui-même à la charge sa cavalerie en hurlant :
- Comme au fourrage, mes enfants !
Son dispositif enfoncé, le duc de Cumberland ordonna une retraite qui ressemblait à un sauve-qui-peut. La bataille était gagnée et Maurice passant au galop sur le front rassemblé des troupes vint l'offrir à Louis XV.
Le soir même, celui-ci écrivait au Dauphin :
« Mon fils, je viens de gagner une grande victoire et jamais notre grand maréchal n'a été plus grand qu'aujourd’hui. Ne lui en faites pas compliment mais dites à la Dauphine de le gronder pour s’être trop exposé… »
Cependant, tandis que les Anglais se faisaient tailler en pièces, les Autrichiens, eux, refluaient sur Maastricht devant laquelle il n’y avait plus d’autre solution que mettre le siège. Un siège qui allait durer.
Pendant ce temps, à l’autre bout du pays et quelques jours après Lawfeld, le maréchal de Lowendal investissait la place forte de Berg-op-Zoom, la clef de la Hollande vers la mer… et s’en emparait. Malheureusement, au lieu d’imiter la retenue de son ami Saxe, il laissa ses soldats mettre à sac la riche cité. Ce qui, non sans raison, souleva l’indignation. A Versailles en tout premier lieu où Conti et ses amis accolèrent joyeusement le nom du pillard à celui de Saxe dont on le savait proche. Cela ne troubla pas le maréchal que, d’ailleurs, le roi allait nommer gouverneur général des Pays-Bas à la fin de la campagne.
En revanche, ce qui l’avait troublé et même secrètement peiné, ce fut, en regagnant le camp de Tongres après Lawfeld, de ne trouver aucune réponse à sa lettre d’amour. Rien ! Pas un mot ! En outre, il s’aperçut vite que Justine n’était plus à l’affiche du théâtre. Ce dont il demanda des explications à Charles Favart.
- Où est passée la Chantilly ?
Se fondant sur les excellentes relations entretenues jusque-là avec son mécène, l’époux de Justine prit un air désolé. Mais exempt de toute inquiétude :
- Elle est partie, Monsieur le maréchal, et quand vous m’avez fait appeler je me disposais à venir vous en parler…
- Partie ? Mais pour où et pourquoi ?
- Permettez que je réponde d’abord à la seconde question ! Parce qu’elle s’est soudain sentie souffrante. Un coup de froid sans doute…
- En plein été ?
- Un été qui ne se ressemble guère, avec toute cette pluie ! Justine a la gorge fragile. Elle a commencé par se sentir lasse, puis elle s’est mise à tousser, enfin la fièvre est venue et, un moment, nous avons même craint que ce ne soit grave. Or ici nous ne disposons que de médecins militaires. Les soins d'un homme de l’art étant nécessaires, je l'ai mise en voiture avec sa camériste… afin qu'elle puisse bénéficier de ceux d'un célèbre praticien de Bruxelles. Celui qui soigne Mme la duchesse de Chevreuse. Cette grande dame aime beaucoup mon épouse et je suis sûr qu’elle sera bien soignée…
- Ainsi elle est à Bruxelles ?
- Mais… je le pense. Pourquoi serait-elle ailleurs ?
- Avec les femmes on ne sait jamais ! Eh bien nous allons prendre des nouvelles en espérant qu’elles seront bonnes et que notre étoile nous reviendra promptement. Nous avons une belle victoire à fêter et mes soldats seront très heureux qu'elle chante pour eux. Veillez à me tenir au courant !
Il n'y avait rien à ajouter et Favart sortit sans retenir un soupir de soulagement, persuadé qu'il était d'avoir adroitement mené sa barque. Si le maréchal envoyait un messager Justine l'écouterait et jugerait ensuite à quelle conduite elle devrait se ranger. Or, il fut le premier surpris d'apprendre par le maréchal que sa Justine n'avait fait que passer à Bruxelles où elle n'était restée que deux jours avant de repartir. Sans dire où elle allait ! Autrement dit : elle avait disparu.
La nouvelle blessa Maurice. La lettre dans laquelle il avait mis tant d'espoirs retombait comme un pétard mouillé. Non seulement elle ne lui ramenait pas Justine mais elle l’avait fait fuir. L’amour que l’on éprouvait pour elle ne trouvait aucun écho dans son cœur. Elle le dédaignait tout simplement et cela c’était nouveau pour un homme autour de qui les femmes se pressaient et qui n’avait qu’à tendre la main pour en attirer une. Jamais il n’avait essuyé de refus. A plus forte raison, jamais on ne l’avait fui comme la Chantilly venait de le faire ! Se joignait à cette déception une sorte d’amertume née de l’impression que l’on se moquait de lui.
Favart, en effet, ne semblait pas particulièrement inquiet de la disparition de sa femme. Il continuait de diriger son théâtre comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Et quand le maréchal lui demanda de nouveau s’il avait des nouvelles - pensant que Justine était retournée à Paris, il l’avait envoyé chercher dans leur appartement de la rue de Richelieu mais sans plus de succès -, il s’entendit répondre que Mme Favart était sujette à des escapades, à des besoins de campagne pour s’y reposer de l’extrême fatigue nerveuse de la scène surtout lorsque celle-ci se trouvait aux abords de la guerre.
- Mais enfin vous ne savez rien d’elle et vous restez ici tranquille à vous occuper de vos travaux ?
- Monsieur le maréchal, répliqua Favart avec autant de respect qu’il en disposait, j’ai la plus grande confiance en Justine parce qu’elle ne m’a jamais trompé. Pour être franc, je dirai qu’elle m’a fait tenir un billet me disant que même Paris augmentait sa lassitude et qu'elle allait se reposer chez une amie en province…
- Quelle amie ? Quelle province ?
- Elle ne me l’a pas dit et c'est sans importance puisque c’est pour son bien. Elle donnera des nouvelles plus tard et, quand elle se sentira mieux, elle me rejoindra. Cela semble peut-être difficile pour un prince tel que vous, Monseigneur, mais nous sommes de petites gens auprès de vous qui êtes notre bienfaiteur…
- Vous êtes en train de me le faire regretter ! Assez de palinodies : elle est vraiment malade ou bien je lui fais horreur au point qu’elle ne veuille plus me voir ?
- Comment pouvez-vous penser cela ? Elle a beaucoup d’amitié pour vous et, pensant - peut-être est-ce bien téméraire ? - que vous en avez aussi, elle pense que vous comprendrez le besoin qu’elle éprouve de… de prendre des vacances ?
L’œil sombre du maréchal n’était guère annonciateur d’une quelconque tendance à la compréhension :
- Des vacances, hein ? Est-ce que j’en prends, moi ? Arrangez-vous comme vous le voudrez mais faites en sorte qu’elle revienne ! Le Théâtre aux armées est sinistre sans elle !
- Oh ! Monsieur le maréchal est injuste ! Nous avons une troupe de valeur, des comédiennes charmantes… jusqu’à présent appréciées de tous… et même de vous ?
- Parlons-en ! La Beauménard est rentrée à Paris, la Navarre s’est reprise d’amour pour son cher Mirabeau et l’a suivi, pensant se faire épouser, l’idiote ! De toute façon, je retourne à Bruxelles et le théâtre aussi ! Débrouillez-vous pour que nous ayons des gens présentables ! Et surtout la Chantilly !
Rentré sous sa tente meublée dans le style militaire mais avec presque autant d’élégance que son hôtel de Paris ou son château du Piple, Maurice y trouva son neveu qui arpentait les tapis en l’attendant. Le fils de ses amis Frédéric-Henri et Constance de Friesen était arrivé à Paris dans les bagages de la Dauphine. C’était à présent un beau jeune homme ne rêvant que plaies et bosses, sympathique et enchanté de pouvoir servir un oncle aussi prestigieux. Admis parmi ses aides de camp, il entretenait autour de son maréchal une atmosphère de bonne humeur quasi permanente et savait le distraire quand ses idées noires le prenaient. Ne fût-ce qu’en lui parlant de Dresde, de ses parents et de leurs nombreux amis communs.
- Pourquoi tant d’agitation ? bougonna l’oncle. Il t’est arrivé quelque chose ?
- A moi non, mais à vous oui. J’ai chez moi deux femmes qui attendent que je les introduise auprès de vous.
- Deux femmes ? Quelle sorte de femmes ? Pas des dames tout de même ?
- J’aurais dû dire une femme - très quelconque ! - et une jeune fille… la plus jolie que j’aie jamais vue. La femme prétend que vous la connaissez… et que son époux a un poste dans les fournitures des armées. Enfin, elle parle aussi de sa fille aînée, une certaine Geneviève…
Maurice éclata de rire, ce qui dans l'état où il était lui fit tous les biens du monde.
- La mère Rinteau !… Mais pourquoi toutes ces périphrases ? Elle n’avait qu'à dire son nom.
- C'est que… elle n'osait croire que vous vous en souviendriez.
- Elle est inoubliable ! Va la chercher !
Un moment plus tard, Friesen ramenait les visiteuses. La première armait d'un sourire épanoui un visage déjà en voie de perdition dont un épais maquillage s'efforçait de colmater les brèches. En contraste complet avec une vêture que n'eût pas désavouée une duègne espagnole, la seconde, toute jeune, était tout simplement exquise…
- Madame Rinteau ! émit Maurice avec la courtoisie dont il ne se départait jamais quelle que soit son interlocutrice. Qu'est-ce qui me vaut l'honneur de votre visite ?
Elle feignit la confusion et minauda :
- L’honneur ? Oh, Monseigneur est trop bon et…
- Je ne suis pas évêque, ni prince du sang ! Appelez-moi Monsieur le maréchal ! Vous ne venez pas, je l’espère, me parler de votre époux ? Des bruits sont venus jusqu’à moi touchant certain marché qui..
- Oh non, Monsieur le maréchal ! Pas du tout. Je laisse à M. Rinteau le soin de ses affaires. Moi je ne m’intéresse qu’à ma famille. Vous avez peut-être gardé dans votre mémoire le souvenir de ma fille Geneviève ?
- Naturellement. Elle est trop charmante pour qu’on l'oublie ! Elle va bien ?
- Très bien. Aussi n’est-ce pas d’elle que je viens vous entretenir. Le bruit court que Mlle Chantilly a quitté le théâtre pour se soigner et il semblerait qu’il s'agisse d’un mal opiniâtre… De tout cela il découle que ses rôles sont vacants, aussi avons-nous pensé, M. Rinteau et moi, que notre autre fille Marie, que voici, pourrait la remplacer, elle n’a que dix-sept ans mais elle a déjà fait, au printemps dernier, ses débuts à l’Opéra…
- Comme chanteuse ou comme danseuse ? demanda Maurice, les yeux sur la jeune fille devenue écarlate sous son regard appréciateur.
- Elle chante à ravir…
- En ce cas pourquoi ne reste-t-elle pas à l’Opéra ? Le Théâtre aux armées n’est guère fait pour des débutantes…
Mme Rinteau fit toute une affaire de chercher son mouchoir dans sa manche, se moucha d’un air embarrassé et réussit même à rougir sous son plâtre :
- Sans doute, sans doute, mais… oh, c’est difficile à dire !… Le public de l’Opéra n’est pas celui que souhaite Marie. Elle est encore un peu timide comme vous pouvez le voir et, en outre, sa sœur lui a tellement parlé de vous ! En conséquence c’est vous seul qu’elle voudrait charmer.
Maurice se tourna vers la jeune fille :
- Est-ce vrai ? Vous voulez chanter pour moi ?
- Oh oui !…
Cette fois elle avait retrouvé la couleur habituelle d’un teint délicat et elle regardait Maurice bien en face avec dans ses yeux d’aigue-marine une expression qui lui fit passer un frisson le long du dos. Sans détourner les yeux, il dit :
- Voulez-vous nous laisser seuls un instant, Madame Rinteau ? Je voudrais qu'elle réponde à quelques questions hors de votre présence…
- Oh, mais c’est tout naturel !
Dès qu'elle se fut éclipsée, Maurice s’approcha de Marie :
- Jusqu’à quel point souhaites-tu me plaire ?
- Jusqu’où il vous plaira de me conduire. Je vous aime !
- Quelle folie ! Je ne suis plus jeune ; je ne supporte pas que l’on me trompe ; et je suis parfois brutal !
Ce fut elle qui fit le dernier pas pour venir contre lui :
- Si vous saviez combien j’ai envié Geneviève au temps de vos amours ! Au point de la détester ! Si vous voulez de moi je serai toute à vous…
En refermant ses bras sur Marie, Maurice eut l’impression d’enlacer un bouquet de fleurs et sentit une griserie légère monter en lui. C’était délicieux ! Un bain de fraîcheur s’offrit à lui aussi simplement qu’Eve s’était approchée d’Adam au milieu du jardin d’Eden. Il allait pouvoir y laver son cœur des égratignures laissées par Justine.
Quand Mme Rinteau quitta le camp, elle faisait tous ses efforts pour masquer sa satisfaction. Marie allait réussir ce que Geneviève n’avait pas su faire : s'attacher par les liens de la passion l’homme le plus célèbre de France après le roi… Le soir même, en effet, elle devenait la maîtresse du maréchal.
L’arrivée dans son théâtre à demi sinistré de Marie Rinteau, rebaptisée Mlle de Verrières, enchanta Favart. La petite chantait gentiment - sans plus ! -, n’était pas très bonne comédienne mais elle était tellement jolie à regarder que l’on pouvait passer sur bien des choses ! Mais s’il pensait qu’elle allait faire oublier Justine à son mécène, il se trompait. Régulièrement on lui demandait de ses nouvelles et surtout d’un ton toujours plus menaçant…
La Chantilly revenait-elle oui ou non ? Etait-elle à l’agonie, pour ne pas donner la moindre nouvelle ? Des questions auxquelles le malheureux s’évertuait à répondre de son mieux. Avec un homme aussi obstiné, la plus brillante imagination rendait les armes. Il finit par avouer, en rougissant jusqu’aux oreilles d’un si gros mensonge, que… eh bien que les choses n’allaient pas fort entre sa femme et lui. Qu’il y avait un peu de brouille. Ce à quoi le maréchal répondit qu’il se chargeait d’arranger cela : il suffisait de donner l’adresse de la fugitive !
On s’était réinstallés à Bruxelles dans le palais d’où les princes espagnols puis les Autrichiens avaient gouverné les Pays-Bas pendant si longtemps. Marie de Verrières l’illuminait de sa grâce et de sa gaieté. Elle était heureuse et cela se voyait… Aussi, nombreux étaient ceux qui enviaient à Maurice cette si jeune et si jolie femme. On admettait que la cinquantaine lui seyait. Sa prestance, son charme demeuraient et aussi son appétit de vivre mais on se plaisait à rappeler les maux dont il avait souffert et qui ne pouvaient que laisser des traces… Il était d’un âge où les traces des excès en tout se supportaient de plus en plus mal… etc.
Tout cela Maurice le savait et il n'était pas assez fat pour ne pas remarquer, lorsqu'il lui arrivait de rencontrer un miroir, qu’il commençait à épaissir, qu’il était moins souple qu’autrefois, que sauter à cheval en voltige était un exercice périmé et que ses traits s’accusaient dans son masque bronzé, mais l’amour juvénile que lui donnait Marie le rassurait sans pour autant effacer la brûlure infligée par le dédain de Justine Favart. Il ne parvenait pas à s’en déprendre et croyait voir partout son visage espiègle, ses yeux rieurs. Si encore le fracas des batailles lui avait permis de s’y plonger au risque d’y laisser la vie, c’eût été plus facile, mais on en était aux pourparlers de paix. Lui-même avait rencontré Cumberland afin de délimiter la position des troupes. Le comte de Puyseux et lord Sandwich s’étaient vus à Aix-la-Chapelle pour poser les bases d’une entente qui butait sur un seul point : Maastricht.
« La paix, a dit le maréchal, passe par Maastricht. » Et, durant cet hiver où il séjourne au siège de son gouvernement, il jette les grandes lignes du dispositif qui lui livrera la clef des Flandres…
La campagne reprend en mars et le siège est mis en avril devant la ville qui sera emportée le 7 mai suivant. Mais, dès avant la reprise des hostilités, Maurice avait accompagné Marie à son château du Piple pour une bonne raison : elle attendait un enfant de lui. Ce qui le rendait incroyablement joyeux :
- Voilà que je repeuple le royaume ! déclara-t-il à Valfons.
Naturellement la jeune femme n’avait effectué au théâtre Favart qu’un court passage : la maîtresse du gouverneur devait être auprès de lui et l’afficher était un vrai plaisir car elle-même en éprouvait beaucoup de fierté. La nouvelle de sa grossesse enchanta Favart qui se crut enfin délivré. Il l’écrivit à sa femme car, bien entendu, il avait toujours su où elle s’était retirée : tout simplement à Paris puisque l’on n’est jamais mieux caché que dans la plus grande ville ! L’avenir allait lui démontrer qu’il se trompait une fois de plus…
Le 18 octobre la paix, après toutes ces années de guerre, était signée à Aix-la-Chapelle… au moment même où Marie donnait le jour à une jolie petite fille baptisée à l’église Saint-Gervais-Saint-Protais sous le nom d’Aurore, fille de Marie Rinteau et d’un bourgeois de Paris nommé Jean-Baptiste de La Rivière. Le parrain étant le marquis de Sourdis, ami du maréchal, et la marraine Geneviève Rinteau, ceux-ci, avec la protection de la Dauphine, purent obtenir sans peine, six ans plus tard, la rectification d’état civil et l’enfant devint Marie-Aurore de Saxe2.
Cette paix d’Aix-la-Chapelle est un désastre en dépit du fait que la France soit dans une situation optimale pour dicter ses conditions mais le comte de Saint-Séverin qui la représente a les mains liées par la volonté du roi : Louis XV veut traiter en roi, non en marchand. Il a ordonné de satisfaire en tout ses alliés d’Espagne et d’en finir vite ! Le résultat est effarant : la France restitue toutes ses conquêtes : Savoie, Comté de Nice et Pays-Bas. Il n'y aura pas de port de guerre à Dunkerque et tout sera rétabli comme avant les hostilités… On croit rêver ! Le maréchal, lui, cauchemarde !
Le déclin de la popularité de Louis XV commence avec ce traité. Tant de gloires acquises, tant de sang versé, et tout cela pour rien d’autre que les drapeaux pendus aux voûtes de Notre-Dame ! Le peuple, d’abord soulagé de voir finir la guerre, ne s’y trompe pas et fabrique le « Conte des Quatre Chats » : le roi a vu en rêve quatre chats se battre : un maigre, un gras, un troisième borgne et le quatrième aveugle. Quand le roi en demande l’explication, on lui explique : « Le chat maigre est votre peuple, le gras le corps des financiers, le borgne votre Conseil et l’aveugle Votre Majesté ! »
Maurice de Saxe en pense à peu près autant :
« La France en rendant ses conquêtes s’est fait la guerre à elle-même… » Puis il ajoute, amer : « Allons ! Il faut nous résigner à l’oubli ! Nous ressemblons aux vieux manteaux, nous autres : on ne songe à nous que les jours de pluie… »
Pourtant le roi l’a récompensé une fois encore : il a désormais rang de prince souverain avec l’autorisation d’avoir sur ses terres son propre régiment ! Le Saxe-Volontaires, cantonné à Saint-Denis, va prendre le chemin de Chambord où d’ailleurs on prépare pour lui des casernes modèles. Mais, avant de l’emmener, le maréchal entend le présenter au roi au cours d’une grande revue dans la plaine des Sablons.
Le 29 novembre 1748, devant le roi, la reine, Mme de Pompadour, la Cour et une énorme foule de ces Parisiens dont il est le héros préféré, il monte à cheval en uniforme de colonel des uhlans et prend la tête du défilé. Le temps un peu gris, un peu brumeux, va créer à ces soldats exceptionnels une espèce d’auréole de légende car ils ont l’air de sortir d’un léger nuage. Et ils sont impressionnants.
D’abord la brigade colonelle que commande Babasch, un géant turc. Elle est composée uniquement de Noirs montés sur des chevaux blancs. Tous ont le casque doré à crinière blanche, la veste festonnée de rouge à manches ouvertes à la saignée. La culotte tartare d’un vert sombre fait ressortir les autres couleurs. Vêtues de la même façon, d’autres brigades composées de Tartares, de Valaques, de Polonais et d’Allemands. Viennent ensuite les dragons, en rouge, le casque à l’antique ceinturé d’un turban en peau de panthère. Tous brandissent de longues lances ornées d’un fanion blanc. Ils sont étranges, surprenants, magnifiques, et la foule qui les regarde passer suivis du tonnerre de leur artillerie les acclame follement… mais ne les reverra plus. Cependant ils resteront dans les mémoires, image fugitive mais fulgurante de peuples inconnus, de terres lointaines balayées par le vent des steppes ou celui des savanes… Et ils sont invaincus !
Quelques jours plus tard, c’était au tour des paysans et des forestiers de Chambord de les découvrir avec un rien de stupeur émerveillée. Le fabuleux château recevait un maître à sa mesure car si le bon Stanislas, père de la reine, y avait vécu petitement, ce n’était certes pas le cas de ce soldat hors normes, déjà légendaire, qui allait renouveler les fastes du bâtisseur et éblouir tout le pays. Et contribua à son repeuplement, les filles de Chambord n'étant pas indifférentes au charme de certains de ses hommes…
D’énormes travaux avaient été entrepris pour rendre habitable ce décor de pierre pour féerie. Les appartements étaient aménagés avec faste et aussi les casernes où logèrent les escadrons que chaque matin le maréchal faisait manœuvrer sur l’immense esplanade… Un nombreux personnel assurait le service d’environ cent cinquante personnes, invités de passage ou amis venus séjourner, à qui l’on offrait la cuisine sublime du chef Rôtisset, auteur de la célèbre recette de la « carpe à la Chambord », mais le plus impressionnant était peut-être les écuries renfermant vingt-quatre étalons, cent quatre-vingt-douze poulinières, cent dix-huit poulains, sans compter les quatre cents chevaux d’attelage. Rythmée par les trompes de chasse, les sonneries militaires et les violons des bals, la vie de Maurice de Saxe à Chambord allait être plus royale que seigneuriale.
De partout on viendrait jouir, un moment, quelques heures ou quelques jours, d’une fastueuse hospitalité, bien dans la note du défunt Auguste II. Des femmes, bien entendu - et beaucoup ! Parfois venues de loin comme la comtesse Orzelska, une ravissante nièce - mais aussi des hommes de qualité tels Lowendal établi non loin de Chambord, au château de La Ferté Saint-Aubin, le maréchal-duc de Richelieu, ou plus récents mais fidèlement attachés à l'exemple du baron de Grimm, un lettré allemand ouvert aux idées nouvelles arrivé avec Henri de Friesen dont il était le mentor et fort introduit depuis dans les salons. Tout ce monde faisait de la demeure du maréchal un centre attractif pour la région sans doute mais aussi pour la Ville, la Cour et même un peu de l’Europe. Enfin des comédiens, des actrices, des musiciens, des chanteurs, des danseuses… Le maréchal n’avait-il pas fait construire dans l'une des énormes tours un théâtre pour un millier de spectateurs ?
Un théâtre ! En souvenir de la sublime Adrienne jamais oubliée ou dans l’espoir d’y attirer un jour une « jeune sorcière » dont l’image hantait les nuits du maître ?
Le règne de Marie Rinteau était déjà fini. Pendant un rapide voyage que le maréchal avait fait en Saxe et à Berlin où Frédéric le Grand l’avait reçu pour lui exprimer son admiration, la jeune femme, pour faire meilleure figure au théâtre, avait souhaité prendre des leçons de chant. Maurice lui avait amené le jeune et aimable Marmontel. Lui et Marie s’étant avisés d’un moyen plus agréable de charmer les longueurs de l’absence, l’amant en titre avait à son retour piqué une furieuse colère et rayé de sa vie la mère, l’enfant et surtout l’imprudent Marmontel qui, entre parenthèses, s’était déjà chargé, naguère, de consoler Mlle Navarre !
Au fond Marie n’avait été qu’un joli intermède, un écran de fumée parfumée qui avait rendu moins cuisant l’affront infligé par la fuite de Mme Favart… En réalité Justine ne lui était jamais sortie de l’esprit. En outre, il ne pouvait supporter une défaite. Aussi, l’esprit libre à présent, se jura-t-il de l’amener à composition et, dans ce but, bâtit un raisonnement simple sinon noble : puisqu’elle aimait tant son Favart, c’était à lui qu’il fallait s’en prendre pour la faire sortir du trou où elle se cachait depuis plus d’un an.
Le mari, lui, était resté à Bruxelles où, à défaut des armées reparties, il s’était refait un public des plus satisfaisants. Il y avait loué une salle, propriété de deux demoiselles, et bien entendu en avait payé le prix grâce aux libéralités du maréchal. Puis ne s’était plus préoccupé de la question financière. Son bail était dépassé qu’il continuait à jouer. On lui en réclama le prix. Il en paya une partie mais s’entendit bientôt réclamer la totalité sans tenir compte de la somme déjà versée. Il cria au voleur… et se retrouva devant un tribunal qui le condamna à verser tout dans un délai plutôt court.
Toujours naïf et ignorant d’où venait le coup, il appela Maurice de Saxe à son secours. En réponse, celui-ci lui adressa une bien étrange lettre dans laquelle il lui proposait un emploi en Pologne tout en l’assurant que son épouse ne manquerait de rien, dès que l’on saurait où elle était, et qu’une confortable pension lui serait versée. Cette fois, Favart comprit. Et surtout que s'il voulait échapper à la prison il ne lui restait qu’une solution : la fuite. Et il s’éclipsa ainsi jusqu’à Strasbourg où il se mit à peindre des éventails pour gagner sa vie… Là au moins il était hors d’atteinte.
A Paris - dont elle n’avait jamais bougé - Justine, persuadée par l’affaire Rinteau d’être enfin tranquille, venait de signer avec les Italiens3 où elle rencontrait un vif succès, et s'aperçut avec fureur qu’on ne l'avait pas oubliée. Si tout Paris se presse pour l'applaudir, elle découvre vite, au premier rang, le maréchal de Saxe pour les chevaux duquel quarante lieues ne sont pas un handicap… Malheureusement il ne se contente pas d’applaudir. Il hante la loge de la chanteuse.
Maniant à nouveau les fleurets mouchetés de naguère, Justine lui tient tête : elle affronte le fauve en s’efforçant de cacher l’inquiétude qui la gagne, sachant que s’avouer terrifiée, c’est s’avouer vaincue. Et elle écrit à Charles :
« On me menace de me faire beaucoup de mal mais je m’en moque. J’irai de grand cœur demander l’aumône avec toi. Je suis pour toujours ta femme et ton amie… »
Néanmoins sa peur s’accentue quand, dans les premiers jours d’octobre, la Comédie-Italienne reçoit une invitation à se produire devant le roi et la Cour au château de Fontainebleau. A Paris où elle ne vit pas isolée et où un enlèvement ferait trop de bruit, elle sait n’avoir rien à craindre, mais là-bas où les comédiens font plus ou moins du campement, où la forêt est omniprésente, elle redoute qu’il se passe quelque chose, sans d’ailleurs pouvoir préciser ce que c’est.
Une fois sur place et alors que les répétitions vont leur train, elle apprend l’arrivée du maréchal avec une escorte de uhlans noirs qui impressionne les gens du coin. Et cette fois Justine va céder à la panique. Persuadée que sa vertu ne sortira pas intacte de l’aventure, elle reprend le scénario de Tongres, se déclare malade mais se garde bien de rester au lit. Emballée dans une infinité de coiffes et de couvertures, elle prend une voiture de louage et rentre à Paris sans perdre une seconde.
Mais elle ne s’en tient pas là. La distance n’est pas suffisante pour le centaure affamé qu’elle sent sur ses talons. Sans prendre le temps de se reposer, elle griffonne fiévreusement quelques lignes à l’intention de Charles en le suppliant d’abandonner ses éventails et de venir la rejoindre à Lunéville, auberge du Château, où elle a l’intention d’arriver sous peu. Cela fait elle envoie sa femme de chambre à la Poste aux lettres, rue du Coq-Héron, puis se consacre à ses bagages. Et le lendemain qui est par chance un jeudi, jour de départ de la diligence pour l’Est, elle prend place à midi dans le lourd véhicule, suffisamment voilée pour n’être pas reconnue.
Le voyage long et fatigant se passe sans encombres et à l’arrivée Justine a enfin le bonheur de tomber dans les bras d’un époux qu’elle n’a pas vu depuis des mois… L’auberge du Château va abriter le couple le plus heureux de la terre :
- Le maréchal sera bien malin s’il parvient à nous retrouver ici, exulte Justine. Nous ne sommes plus en France mais en Lorraine !
C’est compter sans les talents de chasseur du maître de Chambord et cette seconde lune de miel que les époux entament ne durera que… vingt-quatre heures au bout desquelles le poing solide d’une paire de policiers vient sonner le glas de leurs espérances sur la porte de leur chambre. Les intrus portent un ordre royal et sont chargés de ramener Mme Favart à Fontainebleau pour tenir son rôle au milieu de ses camarades. On ne fausse pas compagnie au roi de cette façon et Justine a beau rappeler quelle est partie pour cause de maladie, on lui fait remarquer que pour une malade elle a fait bien du chemin et que, si elle n’obtempère pas, on est autorisé à employer la force. Il faut donc se séparer.
Pour ranimer le courage de sa femme, Charles émet l’opinion que le roi n’est certainement pour rien dans leur malheur et qu’au fond la solution serait peut-être, dès l’arrivée à Fontainebleau, d’en appeler à lui en expliquant toute l’histoire.
L’idée n’est pas mauvaise. Louis XV - et Mme de Pompadour ! - aime les artistes et leur montre beaucoup d’indulgence. Partagée entre la crainte et l’espoir, Justine suit ses gardiens en préparant dans sa tête la défense qu’elle va prononcer devant le souverain.
Malheureusement elle est le jouet d’une vilaine manœuvre et s’en aperçoit quand, au lieu de la conduire à Fontainebleau, son escorte l’emmène à l’ouest de Paris, au Grand-Andely, et la dépose au couvent des Ursulines. Elle y apprend qu’elle a été arrêtée sur lettre de cachet obtenue… par son père ! Le noble M. Cabaret, dit Duronceray, arguant que le mariage avec Favart n’a pas reçu son autorisation et qu’il doit être annulé.
Justine ne s’y trompe guère : le bonhomme s’est laissé acheter par le maréchal. Assez cher sans doute quand on le connaît !
Outrée mais décidée à se conduire en Romaine de la grande époque, elle trouve le moyen de faire parvenir à son mari un court billet qui s’achève par : « Les plus grands supplices ne me feront jamais manquer à ma vertu ! » C’est bel élan du cœur mais c’est compter sans le vieux proverbe : « Il ne faut jamais dire fontaine je ne boirai pas de ton eau ! » S'il est toujours acharné à poursuivre sa sorcière, Saxe n'a aucune intention de la livrer à des sévices quelconques. Ainsi qu’il le lui écrit. Justine pense alors l’attendrir en lui envoyant une lettre le suppliant de prendre en pitié un époux bien innocent dans les méandres de cet étrange débat. En retour elle reçoit l’épître suivante :
« Je n’ai point entendu parler de Favart. Il doit être bien flatté de voir que vous lui sacrifiez fortune, agrément, gloire, enfin tout ce qui eût fait le bonheur de votre existence, pour le suivre dans le genre de vie que la seule nécessité fait embrasser. Je souhaite qu’il vous en dédommage et que vous ne sentiez jamais le sacrifice que vous lui faites. Vous n’avez point voulu faire mon bonheur, peut-être ferez-vous votre malheur et celui de Favart. Je ne le souhaite pas mais je le crains. »
Exaspérée, Justine répond que rien ne la fera changer d’avis et que son tourmenteur perd son temps. Ce qui est à la fois héroïque et maladroit. Non seulement celui-ci n’aime pas qu’on lui résiste mais il a horreur qu’on lui fasse sentir qu’il a tort. Du coup, la rebelle se voit transférer du Grand-Andely à Angers dans un couvent dont la règle est plus sévère que celle du précédent. Quant à Favart, poursuivi par la police, il a trouvé refuge dans la cave d'un curé de campagne d’où - ô merveille car on se demande comment il a fait - il réussit à écrire à sa femme :
« La plupart de mes amis m’ont abandonné. Il n’y a que l’infamie qui puisse me tirer du précipice où je gis mais j’y resterai. Nos malheurs me sont chers ! » Encore plus romain que Justine !
Celle-ci est trop fine cependant pour ne pas deviner ce qu'il y a entre les lignes. Charles aime-t-il autant son précipice qu'il veut bien l'écrire et n'en viendrait-il pas à souhaiter tout doucement une capitulation qui mettrait fin à leurs tribulations, lui permettant de revenir à son métier de directeur de théâtre et à la lumière du jour ? Si brave que soit le bon curé, sa cave ne doit pas être très confortable… Et puis, en vérité, Justine elle-même commence à être fatiguée de la vie insensée qu’elle mène sans en tirer d’ailleurs le moindre profit moral, la vie des comédiennes étant réputée sujette à caution… Cela fait trop longtemps que cela dure !
Une dernière fois, elle écrit à son bourreau une lettre sans doute bien lasse et bien découragée car il lui répond :
« Vous me dites que vous souffrez et je le crois. Vous dites que j’ai des griffes et qu’il n’est pas facile de s’en tirer, je le crois encore, mais je ne vous ai jamais fait que patte de velours et ces griffes ne vous feront jamais de mal si vous ne vous en faites pas vous-même… »
Y eut-il une suite à cette correspondance ? C’est possible et même probable. Toujours est-il qu’en février 1750, après trois ans de valeureux combats, Justine se rendit à l’ennemi et fit son entrée à Chambord. Avec les honneurs de la guerre !
Non seulement Maurice ne la jeta pas dans son lit mais il la reçut en reine, lui fit donner un bel appartement proche du théâtre sur lequel elle devait régner. Surtout il la laissa libre de rester ou de partir et c’est volontairement que Justine resta, surprise de découvrir que le fauve dont elle avait si peur n’était au fond qu’un homme cherchant désespérément, après tant d’années, à retrouver le bel amour d’Adrienne Lecouvreur, celui peut-être aussi de la princesse de Conti dont le portrait avait disparu quand il s’était installé à Chambord. Un homme couvert de gloire mais secrètement blessé. Et ce fut d’elle-même qu’un soir sa sorcière vint le rejoindre…
Comme s'il ne parvenait pas à y croire, le roi lut le message pour la troisième fois, puis le laissa retomber sur son bureau tandis qu’il relevait les yeux sur son ministre, le comte d’Argenson :
- Qu’est-ce là ? On me dit que le maréchal de Saxe est mort hier à Chambord. Quoi ? Comme cela ? Tout de go ?
- Sire, il était fort malade depuis quelques jours. Une fluxion de poitrine. Le 26 novembre il s’est mis au lit et ne s'en est pas relevé. Voilà tout !
Sous sa manchette de dentelle, le poing royal s’abattit sur le cuir du meuble :
- Voilà tout ? En vérité, Monsieur, c’est d'une étrange inconscience. Le plus grand soldat de mon royaume, celui qui nous a gagné tant de batailles, le sauveur de la France et l'oncle de Madame la Dauphine tombe malade et meurt sans que l'on juge bon de nous en avertir ? En vérité c'est à n'y pas croire ! Si vous saviez la maladie du maréchal, votre devoir était de le dire ! J'eusse envoyé vers lui, ajouta Louis oubliant dans son émotion le pluriel de majesté, mais je ne l'eusse pas laissé quitter ce monde sans l’assurer une dernière fois de mon amitié ! Grâce à vous j'ai commis une faute que je ne vous pardonne pas !
Tout en parlant, il se levait pour arpenter, les mains derrière le dos, le tapis de son cabinet de travail à Fontainebleau, une pièce magnifique où de hautes glaces se renvoyaient l'élégante silhouette du roi dont les yeux sombres s’étaient chargés de nuages. Il se mettait rarement en colère mais cette fois il y était vraiment et le ministre fit le gros dos sous l'orage :
- Sire, murmura-t-il, je ne pensais pas qu’un rhume du maréchal valût la peine d’être rapporté au roi…
- Un rhume qui tue en quatre jours ? Vous vous moquez ! Le comte de Saxe était bâti pour vivre cent ans. Il me dépassait d’une bonne demi-tête et je l’ai vu tordre un clou pour en faire un tire-bouchon !
- Mais sa santé laissait à désirer depuis des années ! Votre Majesté sait bien qu’il était hydropique et…
- … et que vous le détestiez ! Ce n’est un secret pour personne, d’où cette grande réserve. Mais retenez ceci : le maréchal m’était cher et je l’admirais. Aussi j'entends n'ignorer aucun détail d'une mort si soudaine, je dirais même si étrange, touchant un homme comme lui. En septembre dernier il était à Versailles et tout à fait égal à lui-même. Qui se trouvait à Chambord au moment de ce malheur ?
- Peu de monde, je crois, mais à coup sûr son neveu, le comte de Friesen, et le baron de Grimm… Et peut-être…
- Grimm ? Faites-le chercher !
Inquiet, le ministre tenta de protester :
- Sire ! le baron est ouvert aux idées les plus avancées. Il fréquente Voltaire, Diderot, et Mme d’Epinay l’a pris pour amant…
- Cela suffit ! Je veux le voir. Ne m'obligez pas à me répéter ! Mais je ne vous empêche pas d’entourer cette visite de toute la discrétion qui vous semblera convenable !
Maté, le ministre salua et sortit à reculons.
Resté seul, Louis XV revint s’asseoir à sa table de travail, s’y accouda en prenant sa tête dans ses mains. La mort de cet homme bizarre et démesuré, de ce serviteur irremplaçable qui, né étranger, était devenu plus français que tant d’autres, lui causait une peine plus profonde qu’il ne l’eût supposé. Saxe était le génie des batailles. La logique, la gloire aussi eussent voulu qu’il mourût au milieu de leur tumulte à l’un des moments où il s’exposait en personne à la mort avec une si folle témérité ! Pourtant il s’en allait bêtement, obscurément, victime d’une stupide maladie de vieillard à cinquante-quatre ans ! Une larme glissa soudain sur la joue de Louis…
La nuit tombait déjà éteignant le jour gris qui enveloppait le palais et la forêt de brume et de froidure. On était le 1er décembre 1750…
Trois jours plus tard, à la même heure et au même endroit, un homme d’une trentaine d’années, de taille légèrement au-dessus de la moyenne, assez replet, dont le visage frappait par la hauteur de son front et les dimensions de son nez, s’inclinait devant le roi. Debout près d'une fenêtre, silencieux et le front sévère, celui-ci le regardait :
- J'ai voulu vous voir, baron de Grimm, pour que vous me donniez des nouvelles de la mort malheureuse de mon cousin de Saxe. Vous étiez auprès de lui, m’a-t-on dit ?
- J’y étais, sire.
L'attitude du baron allemand était à la fois pleine de respect et de retenue. Il attendait simplement ce qui allait suivre. Et qui vint.
- Si je vous ai fait venir, c’est que dans cette affaire de maladie quelque chose m’intrigue. Est-il vrai, tout d’abord, que le maréchal fut souffrant depuis quatre jours ?
- Il avait pris froid, sire, et a dû se mettre au lit.
- Mais pas au point d’en mourir, tout de même ? Je n’ai pas ajouté foi à cette histoire de fluxion de poitrine. Lui qui a combattu en Bohême, en Flandre, en Pologne et Dieu sait où sous la neige, la glace et les bourrasques, on veut me faire accroire qu’un clément hiver de Touraine a réussi un tel exploit ? Non ! Il y a autre chose. Je sens autre chose… et c’est cela que je veux savoir !
- Sire, je ne puis dire que ce que Votre Majesté sait déjà : le 30 novembre le maréchal a cessé de vivre… Le site de Chambord est très humide, les étangs voisins…
- Ne jouez pas au plus fin avec moi, baron ! Oseriez-vous me donner votre parole que cette mort a été entièrement naturelle ?
Pris de court, Grimm baissa la tête et le roi put voir ses mains se serrer l’une contre l’autre.
- Sire, murmura-t-il enfin après un silence plus éloquent qu’il ne le croyait, si secret il y a, je supplie le roi de considérer que ce secret n’est pas le mien. Le maréchal lui-même a ordonné qu’il fût gardé.
- Ainsi donc j’avais raison…
Louis XV fit le tour de son bureau, vint vers son visiteur et lui désigna un tabouret :
- Asseyez-vous !
- Mais, sire, le respect…
- Il n’est pas en cause et nous avons à parler, et c’est pourquoi j’ai voulu vous recevoir seul. Prenez place sans barguigner !
Attirant à son tour un fauteuil, Louis XV considéra un moment son visiteur, visiblement mal à l’aise.
- Monsieur de Grimm, dit-il enfin, je suis ce roi que Saxe avait choisi de servir. Je l’admirais et d’une certaine manière je l’aimais. Je pense avoir le droit d’exiger la vérité et vous ne devez la refuser ni au monarque, ni à l’ami. Roi par la grâce de Dieu, j’ai le pouvoir de vous délier d’un serment, même fait à un mort. Bien que vous ne soyez pas de mes sujets…
- Je le suis de cœur, sire !
- Alors, parlez avec la certitude que ce que vous direz ne sortira pas de cette pièce où nous sommes seuls ! A un autre, je dirais que je l’exige. A vous, je dirai seulement que je vous en prie.
Grimm baissa la tête comme pour se recueillir puis, la relevant :
- Que le roi m’interroge ! Je répondrai.
- Bien. Alors dites-moi de quoi est mort le maréchal de Saxe ?
- D’un coup d’épée, sire !
- Un meurtre ou un duel ?
- Un duel.
- Contre qui ?
- Sire, pria le baron, j'implore Votre Majesté de se souvenir que le maréchal ne voulait pas qu’on le sût. Que nous avons juré…
- Je m’en souviendrai et il n’y aura pas de représailles mais je veux savoir qui l’a tué.
- Le prince de Conti.
- Ah ! J’aurais dû m’en douter ! Ainsi il a fini par manquer à sa parole…
Grimm leva sur le souverain un regard qui interrogeait sans oser toutefois s’exprimer. Louis XV sourit et son visiteur ressentit une nouvelle fois le charme de ce sourire. Puis il soupira :
- J’avais exigé de mon cousin Conti la promesse formelle de ne jamais s’en prendre au maréchal. Sauf peut-être s’il obtenait des preuves accréditant ses griefs. Il était persuadé que sa mère avait été la maîtresse de Saxe, qu’elle l’était peut-être encore et, en outre, qu’il avait trempé dans la mort suspecte de son père… Il croyait au poison !
Grimm réagit aussitôt :
- Ça non !… C’est impossible ! Jamais Maurice de Saxe n’aurait employé un moyen aussi vil ! S’il avait tué l’époux de la princesse, il l’eût fait l’épée à la main et en plein jour. Au besoin en plein Versailles et sous les yeux de toute la Cour !
- Calmez-vous ! Je sais tout cela, il ne peut donc être question d’une quelconque preuve de crime. Au surplus le prince Louis-Armand s’était attiré trop de haine, à commencer par celle de sa femme. En revanche, que celle-ci ait eu jadis avec le comte de Saxe une liaison comme le bruit en a couru…
- Et malheureusement le prince, cette fois, a trouvé ce qu’il cherchait. Pendant que sa mère assistait aux funérailles de la princesse de La Roche-sur-Yon, sa grand-tante, une servante congédiée lui aurait livré des lettres, anciennes mais explicites. En outre il aurait réussi à se procurer un petit portrait que conservait le maréchal.
- Je sais qu’il est habile et ne manque pas d’idées… Cela dit, baron, racontez-moi ce que vous savez sur cette triste affaire. Mais d’abord cette maladie si funeste ? Un rideau de fumée ou…
- Non, sire, une réalité.
Depuis deux jours, le maréchal, qui avait pris froid au cours d’une promenade, se sentait fatigué. Il se plaignait de maux de tête et d’une certaine difficulté à respirer. La fièvre s’y était jointe, Senac, son médecin, le saigna et l’obligea à rester au lit. Ce qui le mit en colère : il détestait « paresser » dans ses draps. En outre, il aimait particulièrement cette saison d’automne où le parc et la forêt se paraient d’une telle magnificence. Délaissant ses fastes habituels il se plaisait à de paisibles soirées en la seule compagnie d’amis chers comme le maréchal de Lowendal, et son neveu Henri de Friesen, ainsi que Grimm lui-même dont il appréciait l’esprit et la culture. L’immense château parais sait alors s’assoupir dans un silence troublé seulement à heures fixes par la relève de la garde et les commandements militaires.
Ce 26 novembre, tôt le matin, une chaise de poste précédée d'un courrier sans marques distinctives pénétra dans le parc par la porte des Muides et s’arrêta au bout du parterre. Deux personnes en descendirent et s’enfoncèrent sous les arbres tandis que le courrier se rendait au château porteur d’une lettre urgente pour le maréchal de Saxe. On lui répondit qu’il était couché mais il insista pour que le message lui soit remis sur-le-champ. Ce dont se chargea Mouret, le valet de chambre qui, depuis quelque temps déjà, assistait Beauvais.
Le malade venait de se réveiller tout juste :
- Qui a porté cette lettre ? demanda-t-il.
- Un courrier, Monsieur le maréchal, mais il n’a pas dit qui l’envoyait…
Maurice de Saxe regarda le vieux serviteur puis la lettre qu’il tenait à la main. Finalement il haussa les épaules :
- Donne.
Le pli ouvert il le lut, le relut et, soudain, rejeta ses couvertures et se leva :
- Habille-moi, ensuite tu iras prévenir mon aide de camp !
Mouret ouvrit de grands yeux et voulut protester :
- Vous êtes malade, Monsieur le maréchal ! Le docteur Senac vous a interdit de vous lever. Vous avez encore toussé une bonne partie de la nuit et si…
- Je te coupe les oreilles si tu le préviens ! Allons, fais vite ! Le temps presse !
En maugréant, le vieil homme aida son maître à passer ses vêtements et alla chercher l’aide de camp. Quand celui-ci entra, le malade était en train d’accrocher son épée à son baudrier mais on ne lui laissa pas le temps de s’étonner :
- J’ai besoin de vous, mon garçon ! Affaire d’honneur !
Que répondre à cela. Louis de Taffat s’inclina. Suivis de Mouret plus qu’inquiet, tous deux quittèrent la chambre et descendirent par un escalier dérobé qui menait hors du château dans les douves. Le jour se levait avec difficulté. Un jour bas et gris de novembre, plein de brumes et de nuages sombres.
- C’est de la folie ! protesta Mouret, incapable de se taire en constatant que son maître frissonnait. Vous allez reprendre un coup de froid.
- Tais-toi ! Tu es un âne !
Sous les arbres, à quelque distance, deux hommes enveloppés de manteaux noirs attendaient en faisant les cent pas. Le maréchal et Taffat les rejoignirent tandis que, resté en arrière, Mouret observait la scène. Il vit l’un des hommes jeter à terre son chapeau, enlever son manteau. Les épées furent tirées et l’on croisa le fer. Dans le jour à peine levé les armes luisaient d’un éclat terne et sinistre. La différence d’âge et de forme se fit sentir et la rencontre fut brève. Après quelques passes, le maréchal, dont la fièvre gênait le souffle et qui ne se battait que mollement alors que son adversaire se lançait dans le combat avec furie, chancelait et tombait, atteint à la poitrine. Mouret accourut et avec lui le père Desfri, l’un des fermiers de Chambord. Ils purent entendre le blessé ordonner d’une voix faiblissante :
- Vous voilà satisfait ? Partez… mais partez vite ! Le secret vous sera gardé… Avant, rendez-moi ces lettres !
Ce qui fut fait. Après quoi, sans plus insister, les inconnus s'enveloppèrent dans leurs manteaux, remontèrent dans leur voiture qui s'éloigna au grand trot. Le blessé les suivit des yeux. Quand ils eurent disparu sous les arbres mouillés, il ordonna :
- Ramenez-moi ! Je ne me sens pas bien…
Soutenu d’un côté par Mouret et de l’autre par Taffat, on revint vers le château. La blessure ne saignait presque pas. En chemin, on rencontra Henri de Friesen qui arrivait affolé :
- Mon oncle !… Qu’est-ce que cela veut dire ?
- Chut ! Absolument rien !… De toute façon tu n’as rien vu…
Quelques minutes plus tard il était recouché. Senac, appelé en hâte, put constater que la blessure n’était pas grave, la lame ayant glissé sur une côte, mais que le refroidissement, lui, l’était devenu singulièrement.
- Quelle folie !… Sortir par ce temps ! Et pour aller vous battre comme un gamin !
La main du maréchal se leva et se posa sur le bras du médecin :
- Non, Senac ! J’avais trop chaud et j’ai seulement voulu respirer un peu d’air frais. Il n’y a pas eu de duel et je ne suis pas blessé ! Personne ici n’a rien vu, rien entendu ! J’exige, vous entendez… J’exige votre parole à tous que le secret soit gardé ! Il n’appartient qu’à moi !
Tous jurèrent…
- La suite, le roi la connaît, reprit Grimm avec une profonde tristesse. Le 30 novembre au matin, le maréchal de Saxe s’est éteint sans souffrance apparente et même avec une certaine sérénité. Avant de mourir il a dit : « La vie n’est qu’un rêve. Le mien a été beau mais il est court… »
La voix du baron se tut, laissant place à un silence. Louis XV songeait, le menton dans la main. Avec stupeur Grimm crut voir une larme chassée d’un geste rapide et détourna les yeux, s’attendant à un commentaire. Il entendit :
- Dites-moi encore, baron ! Comment était Chambord de son vivant ?
- Magnifique, sire ! Aussi beau je pense qu’au temps du roi François Ier. Les pièces sont meublées et décorées avec un luxe extrême… Aux murs des tapisseries des Gobelins ou des Flandres, des tableaux, beaucoup de glaces de Venise et des tentures de velours ou de brocart sur les boiseries blanc et or. Des plafonds pendent des lustres à cristaux ou en cuivre et il y a des candélabres partout. Il adorait la lumière. Cependant, lorsque l’on arrivait on avait l’impression d’aborder une place forte. Au faîte de la lanterne centrale flottait le fanion du maréchal et sur la terrasse qui borde la rivière s’alignaient les six canons que Votre Majesté lui avait offerts après Raucoux. A la porte Royale, cinquante uhlans armés de piques montaient la garde de jour comme de nuit. Il l’avait d'ailleurs exigé. Beaucoup de fusils et de baïonnettes dans ses salles d’armes et pas de chambellans dans ses antichambres. Lorsqu’il paraissait les tambours battaient aux champs…
- Comme pour un souverain ! Je sais que son rêve était de devenir roi quelque part dans le monde. Peut-être parce qu’il ne parvenait pas à oublier la Courlande, il avait pensé un moment se faire un trône à Madagascar puis dans l’île de Tobago ! Au bout de la terre ! Loin derrière l’horizon… Un rêve d’enfant ?
- Sans aucun doute ! Dans le charmant théâtre que lui avait aménagé Servandoni, sa place est marquée par un haut fauteuil sous un dais en drap d’or…
- Je vois ! Et… à propos de théâtre, qu’en est-il de Mme Favart ? Y est-elle restée ?
- Non, sire ! Le maréchal l’a rendue à son public, à Paris, à son époux enfin qui a pu sortir de la cave de son curé. Ensemble ils connaissent un succès toujours grandissant… mais l’aimable Justine est, à plusieurs reprises, revenue à Chambord sans qu’on l’y demande…
- Aurait-elle fini par l’aimer ?
- En vérité, j’en ai l’impression ! Il possédait ce rien indéfinissable, plus puissant que tout que l’on nomme le charme. Cela ressemble, je pense, à une mystérieuse lumière intérieure capable de vaincre les plus denses obscurités. Il devait le tenir de sa mère…
- Un fils de l’Aurore ! J’aime cette idée, baron. La trace qu’il laissera dans l’Histoire sera éclatante. J’y veillerai !
- Le roi m'autorise-t-il à demander ce qu’il va faire ?
Louis XV se leva et vint près de son visiteur qu’il regarda au fond des yeux :
- A Fontenoy, baron de Grimm, je lui ai obéi… Aujourd'hui je vais lui obéir encore. On ne saura rien de ce qui s'est passé dans le parc de Chambord. On ne saura même pas que je me suis entretenu avec vous, ce qui vous évitera l’assaut des curieux. Pour tous, le maréchal de Saxe est mort d’une fluxion de poitrine. Ne fût-ce que pour la princesse de Conti. Elle est, j’en suis persuadé, de celles qui vont pleurer. Je n’ajouterai pas à ce chagrin la certitude que leur amour a fini par le tuer sous l’épée de son fils. Quant à celui-ci, je ne lui ferai pas sentir ma colère. Quelque envie que j’en aie. D’abord parce que je viens de vous le promettre, ensuite parce qu’il brigue le trône de Pologne. Donc je ne peux et ne dois rien faire… Mais… je vous remercie, baron de Grimm ! conclut le roi en tendant une main sur laquelle Grimm s'inclina.
Le lendemain, Louis XV écrivait à Auguste III :
« La perte que je viens de faire du maréchal de Saxe me pénètre de la plus vive douleur. Son attachement pour ma personne me la fait sentir encore plus vivement. Ses qualités supérieures le rendaient bien digne du sang dont il sortait. Je partage bien sincèrement avec Votre Majesté les regrets qu’un si triste événement à tous égards lui causera en l’assurant de toute l’amitié avec laquelle je suis, Monsieur mon frère, de Votre Majesté le bon frère… »
La tristesse visible du roi, la peine de la Dauphine imposèrent à la Cour un deuil d’une semaine. La reine, qui avait fini par s’attacher à cet homme étonnant, s’écria :
- Quel chagrin de ne pouvoir dire un De Profundis pour un homme qui nous a fait chanter tant de Te Deum!
Seule Mme de Pompadour, qui se disait pourtant son amie, eut ce mot peu élégant :
- Ce pauvre Saxe est mort dans son lit comme une vieille femme. Ne croyant rien, n’espérant rien…
Le roi qui avait entendu riposta sèchement :
- Le destin n’accorde pas toujours à un héros la mort qu’il mérite, Madame. Mais le maréchal de Saxe était assez grand pour ennoblir n’importe quelle mort !
Cependant se posait le problème des obsèques voulues grandioses par Louis XV. En effet, même s’il avait accepté de « se faire instruire », Maurice de Saxe n’avait jamais abdiqué publiquement la religion réformée. En ce cas, où enterrer, en France et en terre chrétienne, ce mort hors du commun ? On s’arrêta finalement à l’Alsace qui bénéficiait d’un statut particulier puisque, en raison de sa proximité avec l’Allemagne, le culte protestant y était toléré.
Pendant ce temps, à Chambord, les soldats montaient une garde d’honneur dans les appartements comme si le maréchal vivait encore. Les officiers avaient pris le deuil et, de demi-heure en demi-heure, un canon tirait une salve. Cela allait durer cinq semaines. Au château comme sur tout le domaine et même alentour la peine était unanime…
Dans ses dernières volontés, Maurice avait exprimé le désir que son corps soit enterré dans la chaux vive « afin qu’il n’en reste nulle trace sur la terre ». Poignante pensée destinée à le rapprocher de son plus grand amour, Adrienne Lecouvreur, ensevelie ainsi comme une pestiférée. Et comme l’avait été, cinquante-six ans plus tôt, son oncle, le comte Philippe de Koenigsmark…
Néanmoins il ne fut pas obéi. Louis XV ne l’entendait pas ainsi. Le corps embaumé sur une table à gibier1 fut placé dans un triple cercueil - de bois, de plomb et de cuivre -, exposé sur un catafalque placé dans la salle d’honneur et gardé militairement. On avait prélevé le cœur, déposé dans une urne en vermeil. Ensuite on l’exposa à la vue de tous ceux qui, en dépit d’un froid glacial, cheminaient vers le château en files interminables, endeuillées, désireuses d’offrir un ultime hommage, un dernier salut…
Au matin du 8 janvier le maréchal quittait son château de Chambord sur la lanterne duquel son fanion était en berne. A travers la France enneigée, cent dragons de Saxe-Volontaires aux ordres du comte de Chollet, un crêpe à leurs casques et les armes retournées, vont l’escorter, et tel est son renom que, cette fois, c’est toute la France de l’Est qui va s’agenouiller devant lui au long des chemins.
Un mois. Le voyage va durer un mois. Le 7 février la flèche de la cathédrale de Strasbourg est en vue et c'est tambours battant, cloches carillonnant - celles des églises luthériennes -, canons tonnant que le héros fit son entrée dans la grande cité du Rhin en présence d'une foule immense qui défila devant le catafalque érigé devant l’hôtel du gouverneur. Après quoi on le porta dans une chapelle d’un temple neuf entièrement tendue de velours noir.
Pour un homme qui n’avait souhaité qu’un peu de chaux vive et la sympathie de quelques-uns, c’était raté. Maurice de Saxe, tout au long de sa vie, avait rêvé d’être roi sans y parvenir jamais. Louis XV lui en offrait les funérailles. Et, qui plus est, celles d’un souverain adoré de ses sujets. Les funérailles que lui-même n’aurait jamais.
Pourtant ce n’était pas encore assez…
Au sculpteur Pigalle, il commanda le plus beau tombeau de marbre qui se pût concevoir.
Mais l’histoire ne finit pas là…