Première partie POUR UNE NUIT D’AMOUR...

Florence 1475

CHAPITRE PREMIER LA « GIOSTRA »


– Pas celle-ci ! Ni celle-là ! Et encore moins cette autre : on me l’a vue vingt fois dans les fêtes. Oh ! non ! Pas cette vieille horreur : elle me donne cent ans et avec celle-ci j’ai l’air d’un bébé ! Cherche encore ! ...

Debout au milieu de sa chambre, en chemise, pieds nus, les poings aux hanches et la masse noire de ses cheveux croulant librement sur son dos, Fiora, l’œil orageux, passait la revue des robes que Khatoun, sa jeune esclave tartare, tirait l’une après l’autre, d’un geste nonchalant, des grands coffres de cèdre, peints et dorés qui servaient de garde-robes. Les satins irisés, les velours roses, bleus, blancs, noirs ou bruns, les mousselines brodées, les taffetas et les cendals bruissants, les samits diaprés, enfin tout ce que l’art de la soie florentine et les tissages orientaux pouvaient offrir à la coquetterie comme à la parure d’une jolie femme encombraient déjà la pièce. Ils jaillissaient des cassoni, décrivaient dans l’air une courbe gracieuse puis venaient s’étaler aux pieds de Fiora pour former, sur le parterre bleu d’un grand tapis persan, un massif coloré et chatoyant qui augmentait de volume à chaque instant sans parvenir à dérider sa jeune propriétaire.

Vint le moment où Khatoun, disparaissant jusqu’à mi-corps dans les profondeurs du coffre en ressortit avec un dernier voile et se laissa retomber sur le coussin d’où elle officiait languissamment avec un soupir navré :

– C’est tout, maîtresse. Il n’y a plus rien. Fiora ouvrit de grands yeux incrédules.

– Tu en es sûre ?

– Regarde toi-même si tu ne me crois pas.

– Alors, c’est là tout ce que je possède ?

– Il me semble que c’est déjà beaucoup. Il y a sûrement des princesses qui n’en ont pas autant...

– Simonetta Vespucci en a plus que moi. A chacune de ses apparitions, elle porte une toilette nouvelle. Il est vrai que tout Florence n’a d’yeux que pour elle et qu’on ne cesse de lui offrir des présents...

Sentant des larmes de colère lui monter aux yeux, Fiora tourna les talons et s’en alla, d’un air accablé, s’accouder à la gracieuse fenêtre à colonnettes d’où l’on découvrait le cours paisible de l’Arno étincelant sous le clair soleil de janvier. Sans détourner la tête, elle ordonna :

– Range toute cette friperie ! Je ne sortirai pas.

– Tu ne veux pas aller au tournoi ? gémit Khatoun déçue car elle accompagnait Fiora partout où elle allait et se faisait une joie de voir la fête guerrière.

– Ni au tournoi ni autre part. Je reste ici.

– J’espère que vous allez tout de même vous habiller ? Qu’est-ce que cette façon de parader en chemise à votre fenêtre. Cherchez-vous à prendre froid ou bien à vous faire voir des mariniers du fleuve ?

Dame Léonarde venait de faire son entrée portant sur un plateau du lait chaud et des tartines de miel. Les dix-sept années écoulées depuis le dramatique départ de Dijon n’avaient guère changé la cousine de Bertille Huguet. Elle était seulement un peu moins anguleuse et, grâce à l’existence large et confortable que l’on menait au palais Beltrami, elle avait acquis des formes plus moelleuses et des traits moins accusés. Néanmoins, sa voix conservait les intonations inflexibles du commandement, même et surtout lorsqu’elle s’adressait à Fiora qu’elle adorait mais à qui elle ne passait rien.

A l’issue d’un voyage en mer au cours duquel cent fois elle avait cru rendre l’âme, la Bourguignonne avait découvert Florence, étalée au soleil dans son cadre de douces collines, avec un émerveillement qui ne l’avait pas encore quittée après tant d’années. La ville du Lys Rouge débordait de couleurs et de vie et Léonarde l’avait adoptée aussi spontanément qu’elle s’était mise au service de Francesco Beltrami dont la chaleur et la générosité l’avaient conquise. Elle avait aimé l’élégance sévère du palais que le négociant habitait au bord de l’Arno puis elle était allée ensuite de surprise en surprise. Ainsi, elle avait appris que les échelles de valeurs usitées en Bourgogne et en France n’avaient pas cours dans la grande cité marchande où ce que l’on appelait les Arts majeurs : Calimala, la Laine, la Soie et la Banque tenaient le haut du pavé. La noblesse, si prépondérante partout ailleurs, ne l’était pas sauf si elle réussissait à se faire admettre au « privilège » de tenir commerce. Florence était une république ou du moins se le prétendait-elle bien qu’elle acceptât d’obéir à une reine sans couronne, une dynastie de banquiers puissamment riches mais sans la moindre goutte de sang aristocratique : les Médicis. Et Léonarde avait découvert avec plaisir que son nouveau maître appartenait à la fine fleur de la cité dont il avait toutes chances d’être un jour l’un des prieurs ou même le gonfalonier lorsqu’il aurait atteint ses quarante-cinq ans.

Dans la maison Beltrami, la nouvelle venue avait été adoptée d’autant plus aisément qu’elle avait appris la langue toscane avec une incroyable rapidité. Elle y avait mis son point d’honneur, le fait de parler deux langues -et même trois si l’on tenait compte du latin d’Église – lui semblant une marque de dignité et d’intellectualité on ne peut plus flatteuse. Mais, à Fiora dont elle s’était uniquement occupée dans les premiers temps, elle s’était attachée à ne parler que le français, avec l’accord de Beltrami d’ailleurs, afin que l’enfant conserve au moins cette trace de ses racines. Cela lui avait permis de ne jamais lui adresser l’habituel tutoiement florentin car, pour elle, la petite fille devenue pour tous Fiora Beltrami, fille « naturelle de Francesco et d’une noble dame morte en couches », n’en restait pas moins l’enfant de Jean et Marie de Brévailles, c’est-à-dire un pur produit de la noblesse bourguignonne. Fiora avait assimilé les deux langues avec une égale facilité et même y avait ajouté le latin et le grec.

Cinq ans après l’arrivée de Léonarde, la vieille gouvernante de Francesco, Nanina, s’était endormie dans le sein du Seigneur et la Bourguignonne avait été appelée à la remplacer. Depuis, elle exerçait sans partage son autorité sur les diverses habitations du négociant à leur commune satisfaction. Seul Marino Betti, l’ancien chef muletier, devenu intendant d’un domaine, échappait à son autorité, au soulagement de Léonarde qui devinait en lui sinon un ennemi du moins un adversaire. En effet, seul avec son maître et la gouvernante, Marino connaissait l’origine de Fiora qu’il n’avait jamais admise sincèrement. Aussi Beltrami avait-il jugé bon de lui lier la langue par un serment solennel prêté devant le premier autel de la Vierge rencontré sur la route et d’y ajouter quelques avantages financiers de nature autant convaincante.

Quant à Jeannette, la jeune nourrice, sa fraîcheur blonde avait conquis un fermier du Mugello. Elle était devenue avec bonheur la signora Crespi et, depuis, dispensait son lait aux seuls enfants que, chaque année, ponctuellement, elle donnait à son époux.

Bien sûr, ceux de Florence avaient appris non sans surprise la soudaine paternité d’un des célibataires les plus riches de la ville mais, se voulant héritiers de la pensée et de la philosophie grecques, ils ne s’attachaient guère à la sévère morale chrétienne et la bâtardise n’était pas considérée comme une tare rédhibitoire, surtout si elle s’accompagnait de beauté. L’enfant s’était vite révélée ravissante et les nombreux amis de son père putatif l’avaient accueillie d’un cœur unanime. Les femmes s’étaient montrées plus difficiles, surtout celles qui avaient une fille à marier, mais beaucoup avaient espéré amener Beltrami à l’autel en proclamant qu’il était indispensable que la petite fille eût une mère.

Francesco avait fait la sourde oreille sans pour autant d’ailleurs que les plus tenaces perdissent espoir. Mais il y avait un petit clan d’opposants irréductibles, dont le chef de file occulte était la cousine germaine de Francesco, Hieronyma, qui avait contracté mariage dans la noblesse en épousant un Pazzi. Ses raisons étaient transparentes car, tant que Beltrami ne se mariait pas et n’avait pas d’enfants, elle et son fils Pietro étaient ses uniques héritiers et l’héritage en l’occurrence n’était pas de ceux auxquels on renonce aisément.

Beltrami n’était pas dupe de ses grâces apparentes et ses états d’âme ne le souciaient guère. A mesure que passaient les années il en venait à se persuader que la petite Fiora était réellement sa fille. L’amour qu’un terrible matin d’hiver il avait voué spontanément à une jeune inconnue dont la beauté l’avait bouleversé, il ne l’oubliait pas mais il le reportait sur cette enfant, trouvant une joie profonde à la regarder grandir et s’épanouir dans le nid qu’il lui avait offert. Fiora suffisait à son bonheur en attendant le jour où Dieu, en le faisant passer de l’autre côté du miroir, lui ferait retrouver la belle de ses amours...

Léonarde posa calmement son plateau sur le lit, alla prendre Fiora par un bras et la tira en arrière tout en refermant, de sa main libre, le panneau composé de petites vitres rondes assemblées par des lamelles de plomb.

– Allez-vous enfin être raisonnable ? gronda-t-elle.

– Je n’ai pas envie d’être raisonnable, protesta la jeune fille en se tortillant comme un ver pour échapper à la poigne de la gouvernante. D’ailleurs, cela veut dire quoi, être raisonnable ?

– Cela veut dire se comporter comme une jeune dame digne de ce nom, fit Léonarde habituée depuis longtemps au caractère frondeur de celle que, dans son for intérieur, elle considérait comme son enfant. Cela veut dire manger ce que je vous ai apporté.

– Je n’en veux pas. Je n’ai pas faim.

– Eh bien, faites semblant ! Et puis laissez-vous habiller ! Votre père vous demande. Vous ne prétendez pas vous présenter à lui en chemise ?

Comme par miracle la rebelle se calma. Elle aimait Francesco d’un amour profond, joyeux et confiant. La seule idée de lui causer une peine, même légère, venait à bout de ses pires colères et Léonarde le savait bien. Docilement, Fiora mangea une tartine et but un peu de lait tandis que la jeune Khatoun, sur un signe de la gouvernante, ramassait l’une des robes dédaignées et se préparait à en revêtir sa maîtresse. Un instant plus tard, Fiora apparut dans une tunique de satin blanc puis dans la robe proprement dite faite d’un beau velours couleur de feuille morte qui s’agrafait sous les seins pour laisser voir le satin de la tunique. Les plis lourds qui s’achevaient en une courte traîne étaient ceinturés haut, juste sous la poitrine par un ruban doré qui entourait les épaules et resserrait les manches étroites, si longues qu’elles recouvraient à demi le dessus de la main.

Tandis que Khatoun laçait les manches dont les crevés laissaient passer, à l’épaule et au coude, le satin blanc légèrement bouffant, Léonarde, armée d’une brosse, s’efforçait de remettre de l’ordre dans l’abondante chevelure d’un noir profond qui croulait en désordre sur le dos de la jeune fille. Dans le grand miroir de Venise que Francesco Beltrami avait fait venir à grands frais pour sa fille bien-aimée, Fiora suivait d’un œil désabusé le travail des deux femmes.

– Je suis affreuse ! déclara-t-elle d’un ton dramatique.

– C’est ce que je me dis tous les matins en entrant ici, ricana Léonarde. Comment messer Francesco qui est homme de goût peut-il supporter la présence d’une fille aussi laide et même pousser l’aveuglement jusqu’à s’en réjouir ? ... Ne dites donc pas de sottises !

Fiora était sincère. Élevée dans une ville où les femmes ne rêvaient que blondeur et se donnaient un mal infini pour éclaircir leurs cheveux au moyen d’une multitude d’onguents et en prenant d’interminables bains de soleil, leur chevelure étalée sur un grand chapeau de carton sans fond, elle était incapable d’estimer à sa juste valeur une chevelure souple et brillante sans doute mais regrettablement foncée.

– Mon père m’aime, murmura-t-elle les larmes aux yeux. Il ne me voit pas telle que je suis. Moi je sais que personne ne m’aimera jamais avec cette tignasse. Surtout pas...

Elle se tut brusquement et rougit à l’idée qu’elle avait failli laisser échapper le secret de son cœur. Elle ne savait pas que, ce secret, Léonarde l’avait percé depuis longtemps. Ne voulant pas augmenter le chagrin de l’enfant, elle fit comme si elle n’avait pas entendu.

– Il ne faut pas faire attendre messer Francesco, dit-elle doucement. Nous finirons la coiffure plus tard. Puis, effleurant d’un doigt caressant la joue de la petite, elle ajouta, avec beaucoup de tendresse : si vous n’en croyez pas votre miroir, mon cœur, croyez-en votre vieille Léonarde... et tous ces garçons qui vous font la cour : vous êtes bien plus jolie que vous ne le croyez et je sais que, plus tard, vous serez très belle. Allez, à présent !

Fiora ne répondit pas. Elle n’était pas convaincue. Bien sûr elle ne se jugeait pas horrible : c’eût été de la mauvaise foi ; bien sûr, il ne manquait pas de prétendants empressés autour de la fille du très riche et très puissant messer Beltrami mais justement parce que son père possédait l’une des plus grosses fortunes de la ville, elle n’arrivait pas à croire en leur sincérité et elle eût donné joyeusement toute cette fortune pour posséder les cheveux d’or rouge de Simonetta...

Au seuil de la chambre, elle demanda :

– Où est mon père ?

– Dans son studiolo[i].

Fiora sortit et se trouva dans la large galerie à colonnes qui, au premier étage du palais, faisait le tour du cortile -la cour intérieure – orné de deux statues antiques et d’orangers plantés dans de grands pots de majolique verte et bleue. Bien qu’on fût au cœur de l’hiver, le temps était doux et ensoleillé, la mauvaise saison, en Toscane, se traduisant plus volontiers par de la pluie que par de grands froids, et la neige y était rare. Fiora, qui n’aimait pas vivre enfermée et qui passait au jardin le meilleur de son temps libre, respira cet air léger qui portait avec lui des odeurs de pain chaud et d’épices fines sur un fond de musique lointain. C’était jour de fête aujourd’hui, 28 janvier, parce que Lorenzo de Médicis voulait célébrer avec faste l’accord qu’il venait de signer contre le Turc avec la Sérénissime République de Venise. Il y aurait joute, banquet et danses...

Le chemin que Fiora avait à parcourir n’était pas long : les appartements de Francesco se trouvant au même étage que ceux de sa fille mais de l’autre côté de la cour. Khatoun, qui ne la quittait jamais, trottant sur ses talons, Fiora se dirigea rapidement vers eux.

Khatoun était tartare et avait le même âge que sa jeune maîtresse. C’était une petite créature menue et gracieuse qui, avec son visage triangulaire, ses yeux étirés vers les tempes et son petit nez plat, ressemblait tout à fait à un chaton. Elle en avait la gaieté et le naturel joueur et caressant. Elle aimait la maison Beltrami, Fiora et la vie douillette qu’elle menait auprès d’elle. Le fait d’être née esclave ne la tourmentait aucunement pour l’excellente raison que personne n’aurait eu l’idée de le lui faire sentir, Fiora ne l’aurait pas permis.

Comme dans toute l’Italie, les esclaves étaient nombreux à Florence, surtout ceux du sexe féminin, et l’opulence d’une maison s’estimait à la fois à leur nombre et à leurs qualités, voire à l’étrangeté de leur apparence. Certains étaient rares et on se les disputait, comme ce couple de danseuses mauresques et cette naine noire que la duchesse de Ferrare enviait furieusement à la duchesse de Milan, Bianca-Maria Sforza.

Les bourgeois des villes riches comme Florence, Milan, Venise ou Gênes pouvaient aussi s’offrir ce luxe coûteux qui valait aux esclaves d’être traités plus souvent en familiers qu’en vulgaires domestiques. Les armateurs vénitiens ou génois les importaient des marchés de la mer Noire, d’Asie Mineure, de la péninsule balkanique, d’Espagne où les Maures tenaient encore Grenade, de Russie ou de Tartarie, et leur prix se situait entre cent et deux cents ducats d’or. Naturellement, s’il s’agissait de chanteuses, de danseuses ou d’habiles brodeuses, de musiciennes ou de nourrices, les prix s’envolaient facilement à cinq ou six cents ducats. En ce qui concerne Khatoun, elle n’était encore qu’un bébé à la mamelle quand elle avait été achetée à Trébizonde par le capitaine de la Santa Madalenna que la beauté de sa mère avait ému et qui l’avait ramenée à Florence. Mais Djamal, la mère, était morte quelques mois après son arrivée et le bébé Khatoun avait été élevé par Léonarde avec Fiora dont elle était destinée à devenir à la fois la compagne et la camériste, le premier avatar étant d’ailleurs beaucoup plus important que le second...

Cette histoire d’esclaves avait beaucoup tourmenté Léonarde lors de son arrivée à Florence. Ses convictions chrétiennes s’insurgeaient devant un tel état de choses mais elle avait vite découvert que les esclaves de Florence étaient souvent beaucoup mieux traités, du fait du prix payé, que certains serviteurs à gages, certains valets de fermes ou certaines filles de cuisine dans les maisons d’au-delà des Alpes. Posséder des esclaves ne gênait nullement les étranges sentiments religieux des Florentins qui, tout en professant une dévotion profonde envers le Christ, la Vierge et les saints, en remplissant leurs églises de fresques, de tableaux et d’œuvres d’art admirables, montraient un goût très vif pour la mythologie et la philosophie grecques, Platon occupant de beaucoup la première place. Elle avait fini par excuser ses nouveaux concitoyens en vertu de leur amour profond de la beauté sous toutes ses formes – et cela jusque dans les plus basses classes de la société – et de leur extraordinaire appétit de vivre...

Arrivée devant la porte de son père, Fiora envoya Khatoun remettre de l’ordre dans sa chambre puis, frappant légèrement, elle entra sans en attendre l’autorisation ; ce en quoi elle eut raison car elle aurait pu l’attendre longtemps. Le menton dans la main et le coude appuyé au bras de son siège, Francesco rêvait devant un tableau posé sur un chevalet d’ébène tourné vers lui... Son visage irradiait un si grand bonheur que la jeune fille en fut étonnée.

– Père ! appela-t-elle doucement.

Francesco tressaillit comme quelqu’un que l’on éveille mais sourit aussitôt, de ce rare sourire qui donnait tant de charme à son visage fatigué. Avec les années, il avait pris un peu de poids et quelques rides tandis que ses épais cheveux noirs commençaient à s’argenter, mais il conservait une grande vitalité et une étonnante puissance de travail.

– Viens voir ! dit-il en étendant le bras pour attirer à lui la jeune fille : Sandro vient de me le faire porter et c’est une merveille...

Fiora s’approcha avec empressement. Quelques semaines plus tôt, elle avait posé pour un jeune peintre du voisinage que Lorenzo de Médias avait distingué et qui, jusqu’à présent, n’avait guère travaillé que pour lui, mais Francesco Beltrami dont on savait la passion qu’il portait à la peinture avait su s’attirer l’amitié de ce garçon imaginatif et songeur, fantasque et même parfois versatile qui nourrissait son œuvre de ses rêves et de ceux des poètes florentins. Il était le fils d’un tanneur du quartier d’Ognissanti et s’appelait Sandro Filipepi ; on commençait à le connaître sous le nom de Botticelli qui signifie petit tonneau, surnom qu’il devait à un frère de vingt-huit ans son aîné, grand buveur devant l’Eternel et qui s’était toujours occupé de l’enfant au point qu’on le croyait son père, le véritable passant pour son grand-père. L’enfant étant « devenu » le Sandro du Botticello, était resté Botticelli.

Le tableau que contemplait Beltrami était un portrait que Fiora considéra avec une stupeur où entrait une forte dose de déception :

– Mais... ce n’est pas moi ?

Le panneau de bois peint représentait, en effet, une toute jeune femme d’une éclatante blondeur, vêtue d’une robe de velours gris brodée d’or comme Fiora n’en avait jamais portée parce qu’elle était d’une mode différente. Différent aussi le petit cône tronqué de dentelle blanche qui coiffait l’inconnue comme d’une couronne et d’où partait une légère écharpe cernant le visage.

– C’est vrai, dit Francesco gravement, et c’est pourtant bien toi car les traits sont semblables. Ce portrait, mon enfant, c’est celui de ta mère. La ressemblance n’était pas évidente quand tu étais toute petite mais, à mesure que tu as grandi, elle s’est développée, accentuée...

– Ce n’est pas vrai ! s’écria Fiora prête à pleurer. Tu t’illusionnes, père. Elle est très belle et moi je ne le suis pas...

– Qui t’a mis cette idée dans la tête ? fit Beltrami stupéfait.

– Personne mais aucune femme ne saurait être belle avec des cheveux noirs !

– Ma parole, tu es folle ? Mais je vais te démontrer que tu te trompes...

Se levant, Francesco alla jusqu’à l’une des armoires marquetées en trompe-l’œil qu’il avait disposées contre les murs de son studiolo. Fiora savait, pour les avoir maintes fois admirées, que ces armoires contenaient des merveilles : livres rares aux précieuses reliures, émaux lumineux, objets d’argent, d’ivoire ou d’or, statuettes chryséléphantines ou danseuses d’albâtre translucide et cent autres jolies choses. Il prit, dans l’une d’elles qu’il déverrouilla avec une clef dorée pendue à son cou par une chaînette, un petit coffre d’argent qui ressemblait à un reliquaire et le posa sur une tablette, l’ouvrit et en sortit, avec des gestes qui étaient ceux d’un prêtre touchant l’hostie, le petit hennin de dentelle qui avait été la dernière coiffure de Marie de Brévailles, le regarda un instant puis y posa ses lèvres. Fiora vit que ses mains tremblaient et qu’il y avait des larmes dans ses yeux quand il se tourna vers elle.

– Laisse-moi faire ! murmura-t-il.

Rejetant en arrière la chevelure noire de sa fille, il dégagea son front qui était haut et bien formé, fixa la coiffure presque à la racine des cheveux, enveloppa le visage du pan de dentelle puis, prenant au mur un miroir, il le posa près du portrait et mena Fiora devant ce miroir :

– Regarde ! dit-il seulement.

La dentelle avait un peu jauni mais, ainsi séparé de son cadre habituel, le visage que reflétait le miroir et celui du portrait étaient étrangement semblables. C’était le même teint délicat d’ivoire rosé, la même bouche au pli rieur, le même nez fin et surtout les mêmes yeux d’un gris nuageux.

– Alors ? demanda Francesco, soutiendras-tu encore que tu es laide ?

– N... on. Mais pourquoi ne suis-je pas blonde comme elle ? Si j’avais ces cheveux d’or, je suis sûre que les poètes me chanteraient et peut-être que j’aurais pu être un jour la reine de la giostra...

– Comme madonna Simonetta ? sourit Beltrami, une flamme de gaieté dans les yeux. J’espère que ma petite fille ne va pas s’aviser d’être sottement jalouse ? Certes, tout Florence admire cette ravissante femme mais, avant que notre Lorenzo n’épouse madonna Clarisa...

– Qui est rousse ! précisa Fiora têtue.

– Qui est rousse... et pas très jolie. Avant donc ce mariage, tout Florence n’avait d’yeux que pour la belle Lucrezia Donati que Lorenzo aimait et qui était brune, comme toi.

Avec les mêmes gestes légers et pieux que tout à l’heure, Francesco ôtait la coiffure et s’apprêtait à la serrer quand Fiora l’arrêta :

– Père ! Ces taches brunes sur la dentelle, que sont-elles ?

Francesco devint très pâle et considéra sa fille avec une sorte d’égarement. Soudain fébrile, il acheva de disposer la relique, referma le coffret, le rangea puis revint vers le portrait qui semblait accaparer toute la lumière de ce beau matin et lorsqu’il prit, pour le recouvrir, un grand morceau de velours noir, Fiora l’arrêta :

– Laisse-moi la regarder encore ! pria-t-elle. Je la connais si peu ! Ni toi ni Léonarde ne m’en parlez jamais. Je ne sais qu’une chose : c’était une noble dame du pays de Bourgogne...

– C’est que, vois-tu, l’histoire en est triste, douloureuse même. Nous n’en parlons que très rarement, Léonarde et moi. Quant à toi, tu es encore trop jeune.

– On n’est jamais trop jeune pour apprendre à connaître sa mère. Je n’ai que vous pour m’en parler et, à présent, cette image mais, si je l’interroge, elle ne me répondra pas puisque messer Sandro n’a fait que copier ma figure.

– Tu es capable, toi, à ton âge, de recevoir le message d’un portrait ? dit Francesco surpris.

– Bien sûr. J’ai vu chez elle le portrait de notre cousine madonna Hieronyma Pazzi par cet ancien moine, mort il y a six ans, messer Filipo Lippi. C’est un beau portrait qui rend pleine justice à sa beauté ; il dit aussi qu’elle est vaniteuse, avide, de cœur faux et cruel. Sur cette image-ci, je ne peux rien lire.

Francesco était abasourdi. Que sa Fiora qu’il considérait toujours comme une petite fille et qui, par bien des côtés l’était encore, pût faire preuve d’un tel don de psychologie le confondait... La jeune fille le sentit et voulut en profiter :

– A présent, ajouta-t-elle doucement, réponds, je t’en prie, à la question que je t’ai posée... ces taches brunes ? ... On dirait du sang !

Beltrami se détourna et alla jusqu’à la fenêtre d’où l’on découvrait, par-dessus les toits de la via delle Vigna Nuova, le magnifique palais Rucellai, l’un des plus neufs de Florence et l’un des plus beaux. Fiora le suivit :

– Réponds-moi, père ! je veux savoir !

– J’oubliais que tu sais, aussi, dire « je veux »... Eh bien oui, c’est du sang... le sien. Ta mère est morte, mon enfant, dans de bien terribles conditions...

– Lesquelles ?

– Ne m’en demande pas plus car je ne te répondrai pas. Plus tard, sans doute, je te dirai...

– C’est quand, « plus tard » ?

– C’est quand tu seras une femme. Pour l’instant tu n’es encore qu’une jeune fille et une jeune fille ne doit avoir que des pensées joyeuses. Surtout un jour de fête ! ... Voyons, que vas-tu mettre pour aller au tournoi comme on dit en France ?

Ramenée à ses préoccupations antérieures, Fiora haussa des épaules désabusées :

– Je n’en sais rien. Je t’avoue que je n’ai pas très envie d’y aller.

– Ne pas aller à la giostra, alors que nos places sont marquées dans la meilleure tribune ?

– Derrière la reine. Donc ce que je mettrai a bien peu d’importance. Personne ne me remarquera !

– Excepté Domenico Accaiuoli, Marco Soderini, Tommaso Salviati, Luca Tornabuoni et quelques autres de moindre importance, récita Francesco qui retrouvait son sourire.

– C’est bien ce que je dis : personne !

Elle n’ajouta pas que le seul qui comptât pour elle, le beau, l’irrésistible Giuliano de Médicis ne regarderait que Simonetta Vespucci. Beltrami s’était mis à rire :

– Comme tu y vas ! Je te trouve bien difficile. Il faudra pourtant bien, un jour, te choisir un époux...

Fiora glissa son bras sous celui de son père et, se hissant sur la pointe des pieds, baisa sa joue bien rasée :

– Le seul homme que j’aime ne saurait m’épouser puisque c’est toi !

– Ah ! Voilà une parole qui mérite récompense ! J’ai quelque chose pour toi.

Se dégageant du bras de sa fille, le négociant alla prendre dans un coffre un petit paquet enveloppé de soie et le tendit à Fiora :

– Tiens, je comptais t’offrir ceci pour ta fête mais l’occasion me paraît opportune...

Les yeux de la jeune fille brillèrent. Comme toutes ses pareilles, elle adorait les cadeaux, les surprises et tout ce qui est inattendu. Rose d’impatience, elle déplia la soie blanche et découvrit un de ces cercles d’or comme aimaient à en porter les élégantes florentines. Celui-là était fait de feuilles de gui dont les boules étaient autant de perles. Une autre perle, en poire, était destinée à retomber sur le milieu du front...

– Oh, père ! C’est ravissant ! Qui a fait cela ?

– Le Ghirlandaio[ii]; Je le lui ai commandé depuis longtemps déjà et je ne pensais pas le recevoir de sitôt mais l’artiste quitte Florence pour San Gimignano où il doit décorer la chapelle de Santa Fina. Je suis heureux de pouvoir t’offrir ce bijou aujourd’hui car tu es en âge, à présent, de recevoir et de porter des joyaux. Tu vois que tu n’as plus aucune raison de me laisser aller seul à la fête. A présent quittons-nous. Il faut que je me prépare pour le banquet du palais Médicis...

– Où les dames ne vont pas...

– Où les dames ne vont pas, comme il se doit quand monseigneur Lorenzo reçoit ambassadeurs et hommes politiques. A la giostra et au bal de ce soir, les dames auront leur revanche...

C’était vrai que la fête promettait d’être belle. Il en était toujours ainsi quand le Magnifique – il avait à peine vingt ans qu’on lui attribuait déjà ce surnom prestigieux -décidait que sa ville devait vivre quelques heures de folie car il n’omettait jamais de la faire participer à tous les événements, familiaux, religieux ou politiques de sa propre vie. Cette nuit, personne ne dormirait à Florence. Il y aurait bal au palais de la via Larga et dans quelques riches demeures mais aussi dans les rues et sur les places où le vin coulerait des fontaines...

Quand, flanquée de Léonarde et de Khatoun qui devaient l’escorter jusqu’à la place Santa Croce où avait lieu la giostra et où elle retrouverait son père, Fiora quitta son palais, elle avait oublié sa matinée maussade et ce qu’elle croyait avoir de raisons sérieuses à une mauvaise humeur pour se laisser entraîner par la joyeuse atmosphère de la ville et par son tourbillon de couleurs et de sons. A travers l’air bleu, les cloches de tous les campaniles sonnaient à rompre les bras des sonneurs et, à chaque carrefour, des musiciens, des chanteurs proclamaient à qui mieux mieux la joie d’être jeune, d’aimer et de vivre à Florence, la plus belle ville du monde. Les façades de toutes les maisons disparaissaient sous les toiles peintes, les soieries, les draps rouges et blancs, aux couleurs de la ville, galonnés d’or ou d’argent. On avait l’impression de marcher à travers une immense fresque chatoyante, mais une fresque animée par la foule en habits de fête qui s’en allait joyeusement vers le lieu du grand spectacle. Sur toutes les places, on avait planté de grands mâts de bois doré auxquels pendaient de longues bannières dont les unes portaient le lys rouge, emblème de Florence, et le lion de saint Marc, emblème de Venise.

Les jours de fête, tout le monde allait à pied, pour mieux jouir des décorations et pour ne pas surencombrer les rues étroites livrées à la liesse populaire. Lorenzo de Médicis donnait l’exemple et entraînait à travers la ville ses hôtes illustres, avec d’ailleurs l’arrière-pensée de leur faire estimer sa popularité, qui était immense, à sa juste valeur.

Devant le palais de la Seigneurie qui, de ses murs sévères et de son haut campanile dominait les maisons d’alentour et imposait l’image intransigeante de la foi, Fiora rencontra son amie Chiara Albizzi, une charmante fille de son âge qu’elle connaissait depuis toujours et pour qui elle n’avait pas de secrets... peut-être parce que la jeune Chiara était presque aussi brune qu’elle et regardait choses et gens d’un œil aussi curieux et aussi acéré. Comme Fiora elle-même, Chiara, fille de la noblesse, était escortée d’une gouvernante et de deux serviteurs armés. Quand le vin coule à flots, les mauvaises rencontres sont toujours possibles.

Se prenant par le bras, les deux jeunes filles laissèrent légèrement en arrière leur escorte bienveillante. Léonarde appréciait infiniment la compagnie de la grosse Colomba, la nourrice de Chiara, qui était sans doute la pire commère de Florence et qui portait généralement avec elle un plein sac de nouvelles dont sa fille de lait était toujours, naturellement, la première bénéficiaire.

– Je croyais que tu ne voulais pas venir ? dit Chiara. Qu’est-ce qui t’a fait changer d’idée ?

– Mon père. Il tient beaucoup à ce que je paraisse auprès de lui à la giostra. Il m’a même offert ce bijou pour la circonstance.

– Compliments ! Mais, il a raison : tu es superbe ! déclara la jeune Albizzi en inspectant d’un œil connaisseur la symphonie de brocart et de velours gris clair, de la teinte exacte de ses yeux, qui habillait son amie et le savant édifice de tresses soyeuses, d’or et de perles qui avait demandé à dame Léonarde une petite heure d’efforts.

– Toi aussi tu es superbe, dit Fiora reconnaissante et d’ailleurs sincère. Tu as l’air d’une aurore, Tu es toute rose !

– J’ai surtout l’air de quelqu’un qui veut s’amuser tandis que toi tu parais bien décidée à souffrir. Ne peux-tu vraiment t’ôter Giuliano de Médicis de la tête ?

– Chut ! Et ce n’est pas ma tête qui souffre, c’est mon cœur. On ne peut rien contre les mouvements du cœur, soupira Fiora si tragiquement que son amie se mit à rire.

– J’espère bien que tu en auras d’autres, des mouvements du cœur, et que tu ne vas pas passer ta vie à soupirer après un garçon qui n’a d’yeux que pour une autre. Abandonne Giuliano à ses amours idéales... ou alors prends patience !

– Que veux-tu dire ?

– Ce que tout le monde sait : les amours des frères Médicis ne sont jamais de très longue durée. En outre, Marco Vespucci commence à sécréter de l’aigreur. Un mari jaloux c’est encombrant. Tu devrais savoir cela, toi : votre palais est voisin de celui des Vespucci. Mais, au lieu d’attendre, tu ferais mieux de regarder autour de toi : Luca Tornabuoni est plus beau que Giuliano et il est fou de toi. D’ailleurs... quand on parle du loup...

Le jeune homme en question venait de déboucher d’une rue en compagnie de plusieurs compagnons. Tout de suite, les deux jeunes filles furent entourées par une bande joyeuse et bavarde qui les sépara de leur escorte et les mena triomphalement jusqu’au lieu du tournoi. Luca Tornabuoni avait osé, à la faveur du tumulte, prendre la main de Fiora et la garder dans la sienne après y avoir posé un baiser furtif :

– Vos beaux yeux auront-ils aujourd’hui pour moi un regard plus doux que d’habitude ? pria-t-il en français. Elle lui sourit et pensa qu’en effet il était très beau, avec sa haute taille qui l’obligeait à lever un peu la tête bien qu’elle fût grande, son profil de médaille, ses épais cheveux noirs et bouclés et ses yeux sombres qui étincelaient en la regardant.

– Pourquoi aujourd’hui ? fit-elle taquine.

– Parce que c’est jour de fête, parce qu’il fait beau, parce que vous êtes plus belle que jamais, parce que...

Qui veut être heureux se hâte

Car nul n’est sûr du lendemain...

Il avait achevé sa phrase en fredonnant cette chanson qu’avait composée Lorenzo de Médicis, qui était sa chanson favorite et qui, de ce fait, devenait l’évangile de toute la jeunesse de Florence. Plus bas, il ajouta ardemment :

– Laissez-moi parler à votre père, Fiora ! Acceptez de devenir ma femme !

– Même si j’acceptais, mon père ne dirait pas oui. Il me trouve trop jeune...

– Alors, donnez-moi au moins un espoir, un gage. Je vais combattre pour vous...

Luca était l’un de ceux qui allaient se mesurer à Giuliano de Médicis dans la joute de cet après-midi. Touchée, malgré tout par cette prière passionnée, elle lui tendit son mouchoir qu’il glissa aussitôt sous son pourpoint :

– Merci, ma douce dame, s’écria-t-il joyeusement. Il faut à présent que je remporte la victoire pour vous faire honneur...

– De toute façon, remarqua Chiara, ce n’est pas Fiora qui te couronnerait en admettant que tu gagnes. Ce n’est pas elle la reine de la joute.

– Pourquoi : en admettant ? Doutes-tu de mon courage ?

– Ni de ton courage ni de ta valeur, beau chevalier mais il ne serait pas convenable que Giuliano soit battu puisque sa dame est reine.

Le jeune homme les quitta aussitôt. On arrivait à la place Santa Croce à l’entrée de laquelle des tentes de soie multicolores avaient été dressées pour les combattants Des pages, rouge et or, et des palefreniers donnaient leurs soins aux chevaux superbement caparaçonnés suivant les couleurs de leurs maîtres... C’étaient tous des chevaux de prix venant des écuries célèbres du marquis de Mantoue ou bien des chevaux arabes fournis par Venise. Seul Giuliano de Médicis devait monter un admirable destrier alezan offert récemment, avec une jument de même robe par le roi de France à son frère Lorenzo. Louis XI, dont on disait cependant que la cour était la moins fastueuse d’Europe, était un connaisseur en la matière et savait se montrer royal quand il s’agissait de ses alliés ou de ses amis. Ce cheval en était la preuve.

Devant la façade de brique rose, très simple, de l’église Santa Croce[iii] une grande tribune drapée de pourpre et d’or avait été dressée pour le maître de Florence et ses invités. Le trône de la reine du tournoi en occupait le centre. De chaque côté, se faisant face, de hauts balcons de bois avaient été dressés le long des maisons. Les dames et les demoiselles de la ville y prenaient place dans leurs plus beaux atours, accompagnées de leurs époux, de leurs pères ou de leurs amants. Elles composaient ainsi une double guirlande colorée et scintillante digne d’une cour royale, et le petit peuple qui s’entassait derrière des barrières tendues de soie dans des habits aux couleurs joyeuses ne déparait pas le tableau. Ce n’étaient partout que rubans, banderoles et bannières qu’un vent léger faisait voltiger. Tout cela bruissait, frissonnait, et Florence, en ce beau jour, n’était plus que soie, or et argent comme une immense tapisserie qui se serait mise à vivre par la volonté de quelque tout-puissant magicien.

Justement ledit magicien allait faire son apparition. Annoncé par la sonnerie triomphale des longues trompettes d’argent auxquelles pendait, sur un carré de cendal blanc le lys rouge de Florence, précédé de porte-étendard qui faisaient tournoyer et lançaient en l’air leurs bannières bariolées, un brillant cortège venait de faire son apparition. En tête, vêtu de velours vert sombre ourlé de zibeline, un large collier d’or ciselé au cou et une fortune en perles et en rubis à son bonnet marchait Lorenzo de Médicis, le roi sans couronne de cette étrange république, le maître de vingt-sept ans auquel elle avait donné son cœur bien qu’il fût aussi laid que son frère était beau. Mais de quelle puissante laideur ! Le Magnifique portait sur un long corps maigre et vigoureux un visage quasi simiesque auquel le reflet d’un génie triomphant, d’une intelligence exceptionnelle tenaient lieu de beauté. Les cheveux noirs et raides, le nez long et pointu, les traits fortement accusés et une grande bouche aux lèvres minces ne pouvaient rien contre la fascination qui s’emparait de quiconque le rencontrait ni contre l’attrait que cet aspect énigmatique et sombre exerçait sur les femmes.

Le pouvoir politique avait été dévolu aux deux frères à la mort de leur père, Piero le Goutteux, or cette égalité n’était qu’apparente. Le seul chef c’était cet homme exceptionnel sur les larges épaules duquel reposaient l’une des plus grosses fortunes d’Europe, les responsabilités du pouvoir et les ramifications compliquées d’une politique qui ne s’étendait pas seulement aux relations avec les autres Etats italiens mais aussi avec les grandes puissances telles que la France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Castille et l’Aragon. Banquier des rois qui comptaient avec lui, le Magnifique avait resserré avec la France les liens d’amitié jadis tissés par son père auquel le roi Louis XI avait offert la faveur insigne de graver les fleurs de lys sur l’une des sept balles qui composaient se armes.

Lorenzo arrivait alors au sommet de son pouvoir et en connaissait cependant les faiblesses. Il avait étendu le frontières de Florence, conquis Sarzana, maté les révolte de Volterra et de Prato, vaincu la faction des Pitti envoyé en exil, épousé une princesse romaine et de tout cela 1 peuple lui était reconnaissant. Il avait évincé du Conseil de la république de grandes familles nobles comme le Guicciardini, les Ridolfi, les Nicolini et les Pazzi pour le remplacer par des gens de petite condition et ces gens dont les fortunes étaient encore respectables, rongeaient leur frein et entretenaient une clientèle qui pouvait toujours susciter des remous, armer des assassins. Aussi Lorenzo, sous une apparence joviale et détendue, cachait il une prudence et même une méfiance toujours au : aguets car, même s’il avait succédé à son père et celui-ci son propre père, Cosimo le Vieux, il savait qu’il tenait soi pouvoir du peuple et non du droit divin. Cependant, il régnait, roi sans couronne, tandis que son jeune frère Giuliano se contentait, joyeusement et sans chercher à en obtenir davantage, du rôle aimable du Prince Charmant rôle qu’il remplissait à merveille. Florence l’aimait pou sa jeunesse, sa beauté, son élégance et même pour se folies car il lui offrait d’elle-même une image séduisante...

Répondant d’un sourire et d’un geste de la main aux vivats frénétiques dont la foule saluait son arrivée, le Magnifique s’avança vers la grande tribune, menant par la main celle qui allait être la reine du tournoi, cette Simonetta Vespucci que l’on acclamait presque autan que son guide et que Fiora détestait de toute l’ardeur jalouse de ses dix-sept ans. D’autant plus qu’elle était bien obligée d’admettre, même si cela lui arrachait le cœur, que cette rivale inconsciente était absolument ravissante.

Longue, fine avec un corps souple et charmant qui était la grâce même, un mince cou flexible, un petit nez un peu retroussé et de grands yeux bruns, doux comme ceux d’une biche, Simonetta portait fièrement sa petite tête parfaite alourdie d’un casque de cheveux d’or roux fait de tresses brillantes, retenues par des épingles de perles et entremêlées d’un mince cordon d’or natté qu’achevait, au-dessus du front, une brochetta, un amusant bijou d’or et de perles qui ressemblait à une minuscule aigrette.

D’autres perles encore – elle n’aimait que les perles mais elle les aimait à la folie – parsemaient ses vêtements d’une blancheur brillante, brodés de fines feuilles d’or et réchauffés d’hermine immaculée. Et elle était si belle ainsi que le cœur de Fiora se serra : jamais elle ne pourrait atteindre à cette perfection ! Simonetta était unique, inoubliable...

– Je reconnais qu’elle est belle, fit Chiara d’un ton mécontent mais il n’empêche que ce culte affiché que lui rendent, non seulement Giuliano dont elle est sûrement la maîtresse, mais aussi Lorenzo qui ne cesse de rimer pour elle et sans compter tous les imbéciles comme le Botticelli ou Pollaiuolo qui se traînent à ses pieds, a quelque chose de choquant. Elle est mariée, que diable ! Et veux-tu me dire où se trouve, à cette heure, Marco Vespucci ?

Car Simonetta était mariée. Née à Porto-Venere au nom prédestiné – le port de Vénus ! – d’une riche famille d’armateurs génois, les Cattanei, elle avait épousé six ans plus tôt et dans sa seizième année Marco Vespucci, l’aîné d’une noble famille florentine dont le palais était voisin de celui des Beltrami. Dès sa première apparition en public, lors des fêtes du mariage de Lorenzo de Médicis avec la princesse romaine Clarissa Orsini, elle avait subjugué, non seulement les deux frères mais aussi toute la ville émerveillée par celle que l’on appelait avec ferveur « l’Etoile de Gênes »...

– J’ai beau chercher, soupira Fiora, je ne le vois pas...

– Parce qu’il n’y est pas. Et pas davantage madonna Clarissa. Elle reste dignement au logis pendant que son époux et son beau-frère donnent des fêtes pour y célébrer leur « Étoile ». Ne t’y trompe pas ! L’ambassadeur de Venise n’est qu’un prétexte... Et, pour l’amour du ciel, cesse de faire cette mine ! Tu devrais porter la tête aussi haut que Simonetta. Quand donc comprendras-tu que tu as le droit d’être fière de toi-même ?

Instantanément, les yeux de Fiora se chargèrent d’éclairs :

– Je suis fière de ce que mon père a fait de moi et du nom que je porte. N’est-ce pas suffisant ?

– Non, il est temps que tu comprennes que tu n’es plus une petite fille mais une jeune fille... très séduisante !

Fiora se mit à rire de bon cœur :

– Mon père et Léonarde disent comme toi. Je vais finir par vous croire tous les trois.

– Et tu feras bien ! D’autres se chargeront d’ailleurs de te convaincre, dès que tu admettras qu’on peut te courtiser pour toi et non pour la fortune de ton père. Je me demande d’ailleurs où tu as pris des idées pareilles ?

– Oh ! cela remonte à loin. Je devais avoir sept ou huit ans quand un jour, donna Hieronyma...

– Ta cousine ?

– Celle de mon père, oui. Elle passait avec une amie dans le jardin où je jouais et elle s’est arrêtée. Elle a prié une mèche de mes cheveux et elle a dit : « Cette petite est vraiment laide ! Une vraie fille d’Egypte ! Sans la dot qu’elle aura, aucun garçon certainement ne voudra d’elle. »

– Et tu l’as crue ? Il est vrai qu’elle est payée pour s’y connaître en laideur : son fils est un monstre.

– Je t’en prie, ne parlons plus de cela ! Ce n’est ni le lieu ni le moment.

La grande tribune s’emplissait. La reine prenait place sur son trône de part et d’autre duquel s’installaient le Magnifique et l’ambassadeur de Venise, Bernardo Bembo. Francesco Beltrami vint rejoindre les deux jeunes filles en compagnie de l’oncle de Chiara, sur le balcon latéral le plus proche de la tribune.

– Eh bien, jeunes dames ? fit-il avec bonne humeur, j’espère que vous êtes satisfaites de vos places ? Rien ne saurait vous échapper de la joute ni de ce qui se passe dans la tribune de la reine.

C’était, en effet, intéressant et les deux amies s’amusèrent un moment à annoncer tous ceux qui y prenaient place. Les prieurs de la Seigneurie d’abord, en bonnets fourrés et dalmatiques de velours pourpre accompagnés du gonfalonier[iv] Petrucci. Puis quelques-uns des hommes les plus nobles ou les plus riches de la ville. Il y avait là aussi l’entourage habituel du maître : le philosophe-médecin Marsile Ficino qui lui avait enseigné la doctrine platonicienne, le poète hellénisant Angelo Poliziano qui était le plus proche compagnon du Magnifique, chargé par lui d’élever son fils, les trois sœurs Médicis, Bianca, Maria et Nannina, le vieux savant Paolo Toscanelli, l’astronome qui avait imaginé une nouvelle technique pour les gnomons[v] et en avait même installé un sur l’église Santa Maria del Fiore, la cathédrale de marbre blanc, rouge et vert, l’admirable Duomo dont les Florentins étaient fiers à juste titre. Toscanelli était en outre conservateur de la Bibliothèque médicéenne et Fiora le connaissait bien pour avoir reçu de lui des leçons d’astronomie comme elle avait reçu d’autres maîtres des cours de grec, de latin, de mathématiques, de chant, de danse, de versification et de toutes ces choses inhabituelles en d’autres lieux qui faisaient, en Italie, de véritables savantes des filles de grandes maisons. Auprès du vieux maître, son élève favori, Amerigo Vespucci, le jeune beau-frère de Simonetta, se rongeait les ongles d’un air vague et ne regardait rien ni personne, mais son goût pour le voyage dans les étoiles était trop connu pour que quiconque s’en souciât.

Un vigoureux coup de coude vint mettre fin à l’exploration de Fiora.

– Regarde ! chuchota Chiara surexcitée : Qui est celui-là ? ...

– Qui donc ?

– Est-ce que tu ne vois pas cet homme qui est en train de prendre place auprès de monseigneur Lorenzo ? Un étranger sûrement car je ne l’ai jamais vu.

Avec un aimable geste d’invitation, le Magnifique faisait asseoir à sa gauche un inconnu de haute taille, qui pouvait avoir de vingt-cinq à trente ans et dont l’allure annonçait à la fois le seigneur et le guerrier. Sur de larges épaules, il érigeait une tête arrogante dont les courts cheveux bruns devaient être plus habitués au port du heaume qu’à celui du chaperon de velours noir, orné d’une large médaille d’or qui les coiffait. Le visage aux maxillaires puissants, au grand nez dédaigneux, aux lèvres minces qu’un pli railleur relevait d’un côté était trop asymétrique pour prétendre à la pureté grecque mais quand il lui arrivait de sourire, cette bouche dure montrait des dents éclatantes et, sous l’abri des sourcils droits, les yeux noisette pétillaient d’intelligence et d’ironie. Le grand manteau que l’inconnu portait négligemment rejeté sur les épaules découvrait un pourpoint de velours noir sur lequel tranchait un large collier d’or auquel pendait un curieux bijou représentant un bélier plié en deux.

– Père, pria Fiora, sauriez-vous nous dire...

– ... qui est cet intéressant étranger ? compléta Beltrami en adressant un sourire moqueur aux deux curieuses. Il se nomme Philippe de Selongey, chevalier de la Toison d’or et envoyé extraordinaire du très puissant duc Charles de Bourgogne que l’on appelle souvent le Grand

Duc d’Occident et plus souvent encore, mais plus bas, le Téméraire à cause de son courage indomptable et de son orgueil effréné qui le poussent parfois dans de bien dangereux chemins ! Il est arrivé ce matin seulement et de là vient que les armes de son maître ne figurent pas aux côtés des nôtres et de celles de Venise. A présent, oubliez-le car voici le tournoi qui commence...

A nouveau les trompettes sonnaient, à nouveau les étendards voltigeaient aux mains habiles de leurs porteurs et le fabuleux cortège des chevaliers qui allaient s’affronter défila sous les acclamations de la foule. Ils ne portaient pas l’habituel harnois de guerre mais des armes dorées, des boucliers ronds et des casques fantastiques ornés de chimères, de dragons, des casques à la grecque comme on imaginait qu’en avait porté Alexandre le Grand, ornés de lauriers ou de ciselures compliquées. Des cascades de plumes aux couleurs différentes tombaient des cimiers... Les demi-cuirasses étaient à l’antique.

Sous la sienne qui était d’argent et d’or, Giuliano portait une tunique de velours rouge et blanc constellée de perles et, sur son bouclier d’or, la Gorgone ciselée arborait au front le Libro, le plus gros diamant des Médicis. Le jeune homme rayonnait de jeunesse et de joie. Il tenait, appuyé à sa cuisse, un grand étendard d’une symbolique tellement obscure qu’elle échappa à la majorité des spectateurs mais qui avait coûté beaucoup de peine à Sandro Botticelli.

C’était un gorifalon en taffetas d’Alexandrie frangé d’or tout autour qui, au sommet, portait un soleil et, au milieu, une figure de Pallas en cothurnes bleus et tunique d’or sur une robe blanche qui ressemblait beaucoup à Simonetta. Cette figure posait les pieds sur des flammes qui brûlaient des branches d’olivier alors que, vers le haut, d’autres branches demeuraient intactes. Elle avait sur la tête un casque bruni à l’antique et des cheveux tout tressés qui volaient au vent. Dans sa main droite, elle tenait une lance et de la gauche le bouclier de Méduse. Auprès d’elle, il y avait une prairie émaillée de fleurs et un tronc d’olivier auquel le dieu d’amour était lié avec des cornes d’or. A ses pieds, Éros avait un arc, un carquois et des flèches brisées. Enfin dans une branche de l’olivier quelques mots étaient écrits en français et en lettres d’or : « La sans par (eille) ». Ladite Pallas regardait fixement le soleil.

Ce monument fit grand effet mais, de sa place, Fiora entendit l’ambassadeur vénitien demander à son voisin, un certain Augurelli de Rimini, ce que cela signifiait. L’autre ne put que hausser les épaules dans un geste d’ignorance. L’explication allait venir cependant quand Poliziano, du haut de la tribune, entama la lecture d’un long poème de son cru qui était censé raconter un songe de Giuliano, cela pendant que les cavaliers évoluaient gracieusement pour faire valoir leur habileté et la beauté de leurs montures :

Il lui semble voir sa dame, cruelle,

Toute sévère et arrogante de visage,

Lier Cupidon à la verte colonnette

De l’heureux arbuste de Minerve,

Armée par-dessus sa blanche robe

Et protégeant son chaste sein avec la Gorgone

Et il semble qu’elle lui arrache toutes les plumes des ailes

Et qu’elle brise l’arc et les traits du malheureux.

Mais dans son rêve Giuliano promet à Pallas de porter ses couleurs sur le champ clos et ainsi s’achève le poème qui fut fort applaudi, non sans soulagement, peut-être. Pour sa part, Fiora afin de se désennuyer observait l’étranger qui l’avait tant intriguée mais elle dut détourner souvent son regard parce que, la plupart du temps, ses yeux et ceux du Bourguignon se rencontraient, ce dont elle éprouvait une bizarre impression de gêne mêlée de plaisir secret.

Le spectacle des joutes finit par retenir l’attention de tous mais c’était plutôt un ballet bien réglé qu’un véritable combat. Les armes en étaient courtoises et le jeune Médicis vint à bout sans grande peine de presque tous ses adversaires. Deux seulement lui donnèrent du fil à retordre.

Le premier fut Luca Tornabuoni au cimier duquel était attaché le petit mouchoir blanc et or de Fiora et qui se donna vraiment beaucoup de peine pour venir à bout du plus jeune des Médicis. Sans y parvenir d’ailleurs. Comme les autres il vida les étriers et Fiora en éprouva un peu d’irritation : elle n’avait pas donné son gage à cet imbécile pour qu’il le fasse traîner dans la poussière...

Le second était inattendu. Alors que Giuliano allait être proclamé vainqueur, un cavalier dont l’armure ordinaire tranchait avec les brillants équipements des autres se présenta et alla frapper de sa lance le bouclier de Giuliano. C’était un homme jeune, laid, courtaud, noir de poil et brun de peau. En l’apercevant, Lorenzo fronça les sourcils.

– Tu arrives bien tard, Francesco Pazzi. Pourquoi n’as-tu pas fait connaître plus tôt ton désir de prendre part à la giostra ?

– Parce que je n’ai pas envie de me déguiser. Je me présente à mon heure, à moins que ce tournoi ne soit pas ouvert à tout appelant ?

– Pourquoi ne le serait-il pas ? Et si tu souhaites te mesurer à mon frère...

– A lui ou à n’importe quel autre, c’est sans importance ! Ce que je veux, c’est recevoir la couronne et le baiser de la main et des lèvres de la belle Simonetta. A moins que ses faveurs ne soient réservées exclusivement à ton frère ?

– Si tu les veux, viens les chercher, gronda Giuliano furieux. Mais tu ne les auras pas sans peine...

– C’est ce que nous verrons !

Le combat qui s’engagea n’avait plus grand-chose de courtois. Pazzi se battait avec hargne, Giuliano avec rage et cela donna lieu à quelques échanges de coups qui attirèrent les applaudissements du public. Pour sa part, Fiora fut assez satisfaite de cette lutte sans concessions car elle avait enfin effacé le demi-sourire ironique de Philippe de Selongey. Jusque-là, cet étranger avait paru considérer la superbe giostra comme un jeu d’enfants.

Enfin Pazzi mordit la poussière et se retira sous les huées de la foule auxquelles Fiora s’associa de bon cœur. Le vaincu était le beau-frère de Hieronyma, sa cousine abhorrée et elle en était venue à détester tous les Pazzi en général. De plus, ceux-ci cachaient à peine leur animosité envers les Médicis et l’on disait que Francesco avait tenté, certain jour, d’obtenir par la force les faveurs de Simonetta. Le voir vaincu était une bonne chose et Fiora en oublia presque d’avoir un peu de peine quand vint le moment que tous attendaient, le clou du spectacle qui était le couronnement du vainqueur par la reine du tournoi.

Giuliano vint s’agenouiller devant Simonetta qui posa sur sa tête une couronne de violettes avant de lui donner un baiser un peu plus long peut-être que ne l’exigeait la circonstance. Ce que voyant, la foule leur fit une ovation ; les hommes hurlaient, les femmes pleuraient d’attendrissement, les bonnets volaient en l’air et l’enthousiasme était à son comble quand un jeune homme dégringola de la tribune et vint se planter près du trône de la reine. C’était un garçon maigre avec, sur un visage osseux, des cheveux blonds indisciplinés qui ressemblaient à du chaume. Ses yeux clairs mais sévères auraient pu appartenir à un moine ou a un prophète,

– Ma sœur, dit-il calmement, ne te semble-t-il pas que ta place est au foyer de ton époux et non là où il n’est pas ?

– Seigneur ! souffla Fiora enchantée, voilà notre Amerigo descendu de ses chères étoiles...

– ... pour s’occuper de celle de Gênes, renchérit Chiara que le moindre incident ravissait toujours. Est-ce que tout n’irait pas pour le mieux chez les Vespucci pour que l’illuminé de la famille s’en mêle ?

Mais déjà le Magnifique interpellait le perturbateur :

– Retire-toi, Amerigo Vespucci ! Simonetta règne sur Florence par sa beauté et les siens devraient en être fiers. S’il n’a pas plu à Marco, son époux, de l’accompagner, nous le regrettons mais nous n’y pouvons rien.

– Il sait trop qu’il ne serait pas le bienvenu ! Je me retire donc puisque tu l’ordonnes mais j’ai tenu à ce que tu saches que la famille n’approuve pas...

Quelqu’un vint le tirer par la manche et Fiora reconnut son peintre. Sandro Botticelli et le jeune Vespucci étaient amis, la maison de l’un et le palais de l’autre étant voisins dans le quartier d’Ognissanti. Cependant Fiora et Chiara s’apprêtaient à prendre hautement le parti d’Amerigo. Leurs père et oncle entreprirent de les calmer.

– Tu devrais savoir que ces gens perdent la tête dès que l’on touche à leur idole, fit Albizzi mécontent. Quant aux Médicis, nous sommes payés pour savoir qu’ils sont rancuniers et je n’ai aucune envie d’être exilé comme mon père.

Francesco, lui, se contenta de sourire à sa fille et de l’obliger à se rasseoir car le spectacle n’était pas encore tout à fait terminé. Elle reprit donc sa place et, machinalement, regarda l’envoyé bourguignon mais elle détourna la tête aussitôt en rougissant jusqu’à la racine de ses cheveux : non seulement l’insolent se permettait de lui sourire mais, du bout des doigts, il lui envoyait un baiser...

Tandis que les chevaliers de légende, plus ou moins bosselés et salis, regagnaient en bon ordre les tentes qui les attendaient, le Magnifique faisait venir devant le trône de Simonetta, pour le féliciter, l’homme qui avait mis en scène le fastueux spectacle, dessiné les costumes et peint les décors : Andrea di Cioni, dit Verrochio. Il était alors le peintre et le sculpteur le plus célèbre de Florence et les élèves se pressaient dans son atelier d’où était sorti Botticelli.

Il vint sous les applaudissements de la foule et, n’étaient ses habits élégants, on l’eût pris sans peine pour un paysan avec sa taille courte et épaisse, sa grosse tête ronde couverte de cheveux noirs et frisés mais, auprès de lui, marchait son élève préféré qui l’avait aidé dans la préparation de la fête et celui-là grand, mince et blond attirait les regards de tous parce qu’il avait l’impassible beauté d’une statue de dieu grec. C’était Hermès revenu sur terre. Et, tandis que Verrochio se confondait en remerciements, le dieu grec reçut les félicitations du maître avec un salut, un sourire et, sans le moindre mot.

– Mon oncle, déclara Chiara, si ce jeune homme est peintre, tu devrais lui demander de faire mon portrait. J’aimerais poser pour lui...

– Jeune folle ! tu demanderas cela à ton époux quand tu en auras un. D’ailleurs, on ne sait même pas son nom...

– S’il n’y a que cela, dit Beltrami, je peux te renseigner. C’est le fils d’un notaire des environs avec qui j’ai eu, naguère, une affaire à traiter. Ce jeune homme s’appelle Leonardo... Leonardo da Vinci et Verrochio en fait grand cas. C’est un garçon étrange mais de beaucoup de talent...

– Leonardo ? Je n’aime pas beaucoup ce nom-là. Il me fait penser à ta gouvernante, fit Chiara avec un sourire moqueur.

Fiora haussa les épaules.

– Qu’est-ce qu’un nom ? D’autant que ce jeune homme est vraiment trop beau pour évoquer dame Léonarde...

La nuit venait rapidement. D’un seul coup, comme sous la baguette d’un magicien, la place s’illumina des flammes de centaines de torches. Les trompettes lancèrent vers le ciel assombri leur appel triomphant et le cortège de la reine se reforma. Lorenzo offrit sa main à Simonetta pour l’aider à descendre de son trône. Dans les lumières mouvantes la jeune femme brillait comme une étoile...

– Mes amis, lança le Magnifique de sa voix rauque, le service des dames nous réclame à présent. Allons danser !

Derrière eux, les invités quittèrent leurs places. Fiora vit alors que l’étranger la contemplait toujours.

CHAPITRE II L’ENVOYÉ DE BOURGOGNE

– Madonna, il faut me croire, j’étais prêt à mourir plutôt que d’être vaincu sous vos yeux...

Luca Tornabuoni priait aux genoux de Fiora, assise entre une tapisserie d’Arras parfilée d’or et une crédence chargée de verreries de Venise aux couleurs chaleureuses et d’orfèvrerie précieuse, dans la plus reculée des salles du palais Médicis où la jeune fille s’était réfugiée pour trouver un peu de tranquillité... Il n’y avait là que peu de monde, la plupart des invités se tenant dans la salle voisine où une alerte romanesca entraînait les danseurs au son des violes, des harpes, des flûtes et des tambours.

Comme tous les Florentins, Fiora adorait la musique mais, ce soir, elle préférait écouter que danser, le spectacle de Giuliano menant le bal en tenant Simonetta par la main ne lui étant pas particulièrement agréable. Elle s’était donc réfugiée dans cette pièce plus paisible. Hélas, il avait fallu que ce grand dadais l’y poursuivît ! Elle le récompensa de sa protestation enflammée par un sourire acide :

– A mourir peut-être... mais pas à déplaire à monseigneur Lorenzo, fit-elle. Tout le monde savait que Giuliano devait être le vainqueur de la journée puisque l’Étoile de Gênes était reine de la giostra. Elle ne pouvait être déçue et qui déçoit Simonetta déplaît à Lorenzo...

– Êtes-vous en train de dire... que je me suis laissé battre ?

– C’est à peu près cela. Voyons, Luca, vous êtes deux fois plus vigoureux que Giuliano et vous avez une demi-tête de plus que lui ! Contre Lorenzo, je ne dis pas. Mais contre son frère, vous deviez vaincre. J’avais espéré que mon gage vous conduirait à la gloire. Comme il n’en fut rien... rendez-le-moi !

Le jeune homme appuya sa main sur sa poitrine pour mieux en défendre le précieux dépôt :

– Vous n’êtes tout de même pas aussi cruelle ?

– Je n’aime pas les vaincus. Allons, rendez-moi mon mouchoir ! Il n’est pas fait pour essuyer des larmes de regrets.

Un éclat de rire fit retourner la jeune fille. Appuyé à la tapisserie, les bras croisés sur sa poitrine toujours ornée du collier au mouton plié en deux, Philippe de Selongey considérait le couple avec un sourire narquois que la jeune fille jugea parfaitement détestable. Quand il vit que Fiora le regardait, l’envoyé de Bourgogne frappa ses mains l’une contre l’autre en un applaudissement moqueur :

– Bravo, demoiselle ! Il semble qu’en dépit de votre jeune âge vous fassiez preuve d’un singulier esprit de pénétration...

– Que voulez-vous dire ? fit Fiora avec hauteur.

– Que vous n’êtes pas dupe – pas plus que je ne le suis – de la comédie martiale qu’on nous a donnée tout à l’heure. Le décor était parfait mais les rôles bien mal tenus.

– Cela signifie quoi ? gronda Luca en marchant vers le perturbateur, ce qui permit à la jeune fille de constater que, si Tornabuoni était plus grand que Giuliano, le Bourguignon était plus grand que Tornabuoni.

– Le sens est clair, il me semble, fit Selongey avec un dédain qui fit monter le rouge aux joues de Fiora, nous avons vu un fort beau spectacle... qui ne ressemble en rien à ce qu’est un tournoi digne de ce nom.

– Qu’en savez-vous ? Nous avons combattu, il est vrai, à armes courtoises...

– Vous appelez cela armes courtoises ? Moi, je dirais plutôt armes symboliques... ou même armes inexistantes. Si vous voulez savoir ce qu’est un véritable tournoi, venez à Bruxelles, à Bruges, à Gand ou à Dijon et vous pourrez constater que nos armes courtoises pourraient servir en temps de guerre... à des gens comme vous !

La colère empourpra soudain le beau visage de Luca et, arrachant la dague pendue à sa ceinture dans une riche gaine de cuir de Cordoue, il s’élança, l’arme haute sur l’homme qui le défiait si insolemment.

– Voilà des paroles que vous allez regretter ! L’autre ne décroisa même pas les bras et considéra l’agresseur avec l’indulgent sourire que l’on réserve aux enfants ou aux irresponsables :

– Que prétendez-vous faire ? Prouver votre valeur en ce lieu, c’est-à-dire hors de propos... ou bien m’assassiner ?

– Je prétends que nous nous mesurions sur l’heure, dans le jardin de ce palais, par exemple, afin de vous montrer si je suis un enfant ou un fou ! Venez-vous ou dois-je vous frapper ?

– Vous y tenez vraiment ?

– J’y tiens... essentiellement !

– Dieu que vous êtes ennuyeux ! Vous avez tellement envie de finir la nuit dans votre lit avec un ou deux trous dans la peau ? Il me semble que, ce soir il y a mieux à faire.

– Quoi par exemple ?

– Mais... vous enivrer, par exemple. Les vins de monseigneur Lorenzo, s’ils ne sont pas de Bourgogne, sont dignes d’estime. Ou encore prier à danser quelque belle dame. Tout ce que je désire, moi, c’est que vous partiez d’ici. Voyez-vous, j’ai grande envie de prendre votre place aux genoux de cette jolie damoiselle à qui personne n’a encore consenti à me présenter...

C’était apparemment le soir des propos interrompus car une voix basse et rauque se fit entendre et la haute silhouette du Magnifique apparut soudain entre les deux hommes qui – il faut le souligner – reculèrent avec respect chacun d’un pas en ébauchant un salut :

– Voilà une lacune que je peux combler aisément, dit Lorenzo en un français parfait. Souffrez, madonna Fiora, que je vous présente le comte Philippe de Selongey, chevalier de la Toison d’or comme vous le pouvez voir et ambassadeur de monseigneur le duc Charles de Bourgogne. Quant à vous, messire Philippe, j’espère que vous apprécierez à sa juste valeur l’honneur qui vous est fait en étant admis à saluer donna Fiora Beltrami, qui est l’un des plus jolis ornements de cette ville et la fille d’un homme que je tiens en grand respect. Etes-vous satisfait ?

– Entièrement, monseigneur !

Et le salut que Philippe offrit à Fiora eût comblé une impératrice.

– Alors, faites-moi la grâce de vous faire conduire dans mon cabinet des médailles. Nous avons à parler. Voici Savaglio qui va vous y mener. Quant à vous, adorable Fiora, m’accorderez-vous la joie de danser avec vous cette piva !

L’atmosphère, si menaçante l’instant précédent, venait de s’alléger comme par enchantement. Les deux adversaires se séparaient : Philippe de Selongey pour rejoindre le capitaine des gardes du palais et Luca Tornabuoni pour offrir sa main à une jeune femme rousse qui venait d’apparaître à point nommé. Fiora se retrouva en route pour la salle de bal, sa main fine logée dans le poing du maître qui l’élevait très haut comme pour mieux faire admirer sa danseuse. Ensemble, ils allèrent prendre place en tête de la double file des danseurs tandis que les musiciens préludaient.

Les figures d’une danse qui exigeait la perfection des gestes les tinrent silencieux durant un court moment.

Fiora s’abandonnait au plaisir d’évoluer au son de la musique avec l’ardeur de sa jeunesse mais aussi avec une pointe d’orgueil. C’était assez grisant de danser avec celui que beaucoup nommaient tout bas « le prince » et d’être ainsi le point de mire de tous ces yeux. La fermeté de la main qui tenait la sienne lui communiquait une étrange assurance. Pour la première fois de sa vie, la jeune fille goûtait la joie de se sentir belle et admirée. Cela lui venait de l’expression toute nouvelle qu’elle pouvait voir dans les yeux sombres de Lorenzo. Il la regardait comme s’il ne l’avait jamais vue et sous ce regard insistant elle se sentit rougir.

– Quel âge as-tu ? demanda soudain Lorenzo.

– Dix-sept ans, monseigneur.

– Vraiment ? Je t’aurais donné davantage. Cela tient sans doute à cette façon que tu as de porter fièrement la tête et de regarder bien droit. La plupart des filles de ton âge baissent les yeux au moindre mot et j’ai toujours pensé qu’il entrait, dans cette attitude, une bonne part d’hypocrisie. Rien de tout cela chez toi ! Tu restes sereine en toutes circonstances... du moins tu en donnes l’impression.

– Parce que je ne me suis pas évanouie d’émotion lorsque le maître m’a invitée ? (Elle se mit à rire, d’un rire musical auquel le timbre chaud de sa voix donnait un charme inattendu.) Quant à ma sérénité, il n’y faut pas croire. Je sais très bien me mettre en colère. Et je sais aussi rougir...

– J’ai vu... et c’est bien joli. Ton père songe-t-il à te marier ?

– Je ne crois pas qu’il le souhaite déjà. Et moi non plus, seigneur Lorenzo, si tu veux la vérité... D’ailleurs, les filles d’ici ne se marient guère avant vingt ans.

– Quelle étrange créature tu es ! Dès l’âge de dix ans, tes pareilles rêvent d’un époux et, d’après ce que j’ai pu voir, tu ne manques pas de soupirants. Quand deux hommes sont prêts à se battre, c’est une preuve, il me semble ? Aucun d’eux ne saurait-il toucher ton cœur ?

– Aucun. D’ailleurs ce n’était pas pour moi que Luca Tornabuoni et l’étranger allaient se battre mais pour la façon dont on conçoit les tournois ici et en pays de Bourgogne...

– Quelle grossièreté ! Si j’avais su cela, je les aurais fait arrêter. A une jolie femme on ne devrait parler que d’elle. En vérité, je suis déçu.

– Pas moi, dit Fiora tranquillement. Vois-tu, monseigneur, je ne suis pas certaine d’être courtisée uniquement pour moi-même... J’entends trop parler de la fortune de mon père et je suis sa fille unique.

Le bras que Lorenzo venait de passer autour de la taille de Fiora resserra un peu son étreinte et sa voix se chargea de sévérité :

– De telles idées ne sont pas de ton âge ! Elles ne devraient jamais effleurer ton esprit. Tu ne devrais songer qu’à la joie d’être jeune et ravissante, au bonheur qui te viendra un jour, aux fêtes que te donnera l’amour. En vérité, je commence à croire qu’il n’y a pas un seul miroir digne de ce nom au palais Beltrami...

Le couple se sépara pour le salut final et Fiora reçut en plein visage le sourire narquois du Magnifique :

– Je t’en enverrai un. A présent, je te rends ta liberté, bel oiseau, et je vais où la politique m’appelle...

Les danseurs s’étaient arrêtés face aux sièges d’apparat où étaient assises Lucrezia Tornabuoni, la mère de Lorenzo et de Giuliano, grande dame imposante dans ses velours noirs givrés d’argent, et Clarissa, la rousse Clarissa Orsini, l’épouse de Lorenzo en brocart brun et toile d’or. Fiora leur offrit une révérence pleine de respect qui lui valut un double sourire puis s’éloigna, cherchant des yeux Giuliano pour voir s’il avait été témoin de ce qu’elle considérait comme son triomphe mais le jeune homme, assis sur un carreau de velours aux pieds de Simonetta qu’une guirlande de poètes entourait, ne prêtait aucune attention à la danse. Il regardait la belle Génoise qui, souvent, se penchait sur lui en souriant.

Tous deux offraient une image si parfaite de cet amour courtois cher aux romans de chevalerie que Fiora en oublia sa jalousie pour admirer, en artiste, le groupe qu’ils formaient, une symphonie de blancheur sur laquelle ressortait le scintillement des joyaux et le doux éclat des perles. Mais il y avait, dans la perfection même de la jeune femme, quelque chose de fragile qui, soudain, frappa celle qui l’observait. La peau si blanche de Simonetta semblait s’être affinée jusqu’à une certaine transparence ces derniers temps et, si le large décolleté de la robe laissait admirer la naissance de seins charmants, le dessin fragile des clavicules y paraissait plus accentué. Quant aux mains dont l’une se posait sur l’épaule de Giuliano, elles étaient d’une blancheur diaphane... Simonetta était-elle malade ?

Bien loin de se réjouir d’une idée dont la réalisation libérerait Giuliano, Fiora éprouva une brusque et profonde pitié. Le Créateur pouvait-il vraiment permettre à une maladie quelconque d’abîmer, en sa fleur, l’une de ses œuvres les plus achevées ? Simonetta était trop jeune, trop rieuse pour que l’on évoque en la regardant les ténèbres du tombeau.

La sensation d’une présence derrière elle fit retourner la jeune fille si brusquement qu’elle heurta un personnage qu’elle n’avait encore jamais vu.

– Oh ! Veuillez m’excusez ! fit-elle en français. L’homme semblait ne s’être aperçu de rien. Les yeux qu’il posait sur le couple Giuliano-Simonetta ne cillaient même pas.

– Et pourtant, dit-il, cela est inéluctable. Vous pensez, jeune fille, que monna[vi] Simonetta est trop jeune pour mourir ? Et que ce serait dommage...

– Comment pouvez-vous savoir cela ? souffla Fiora stupéfaite.

– Je ne le sais pas : je le sens, je l’entends. Il m’arrive de pouvoir entendre les pensées des gens. Quant à cette jeune femme, souvenez-vous de ce que je vous dis ce soir : elle n’a plus que quinze mois à vivre. Alors Florence sera dans l’affliction mais vous ne le verrez pas.

Une soudaine angoisse sécha d’un seul coup la gorge de Fiora.

– Pourquoi ? Est-ce que... je serai... morte, moi aussi ? Les yeux sombres de l’inconnu plongèrent dans ceux de la jeune fille et elle eut la bizarre impression qu’il pouvait lire jusqu’au fond de son âme.

– Non... mais vous le regretterez peut-être car vous serez loin et je ne crois pas que vous en serez heureuse.

– Je serai... loin ? Mais où...

Il l’interrompit d’un geste de sa main osseuse et s’écarta tout aussitôt. Fiora vit sa longue robe noire, semblable à celle que portaient les médecins, s’éloigner parmi les joyeux habits de fête mais elle put suivre son cheminement à travers les salles illuminées car c’était un homme très grand et sa tête coiffée d’un haut bonnet, frappé d’une agrafe d’or, dominait presque toutes les autres. Fiora avait envie de s’élancer derrière lui, pourtant elle en était incapable car les paroles qu’il venait de prononcer l’avaient glacée jusqu’au cœur. Il y avait là une menace imprécise qui l’épouvantait parce qu’elle échappait à l’entendement humain.

La voix familière de Chiara la tira de cette espèce d’accablement et la fit tressaillir.

– Je t’amène un malheureux qui n’ose même plus se présenter devant toi parce qu’il est persuadé que tu le méprises. Je lui ai assuré que ton cœur n’était pas aussi dur que cela.

Fiora regarda sans vraiment les voir son amie et le jeune Tornabuoni qui, tout de suite, devant la pâleur de son visage s’inquiétèrent. Chiara glissa son bras sous celui de son amie pour la soutenir.

– Que t’est-il arrivé ? Tu es malade ? Tu trembles... Va donc lui chercher un verre de vin, Luca ! Elle va s’évanouir.

Le jeune homme fonça en direction d’un des grands buffets disposés à chaque extrémité des salons non sans se retourner plusieurs fois et sans se soucier de ceux qu’il bousculait. Cependant, Chiara conduisait son amie vers l’embrasure d’une fenêtre pour l’y faire asseoir sur un banc garni de coussins. Fiora passa une main encore tremblante sur son front puis sourit au visage inquiet penché sur elle.

– Cela va mieux, rassure-toi. Je ne sais pas ce qui m’a pris, je crois que j’ai eu peur.

– Peur, toi que rien n’effraie jamais ? De quoi, grands dieux ?

– D’un homme que je n’ai jamais vu mais que tu as peut-être remarqué. Il est très grand, un peu voûté. Il a un visage brun encadré d’une courte barbe et de cheveux gris, des yeux de même couleur que son visage. Il porte une longue robe noire et un haut bonnet... Il était ici il y a un instant.

– J’ai vu, en effet, quelqu’un qui ressemble à ta description mais j’ignore son nom. Pourquoi en as-tu peur ?

– Parce qu’il m’a dit des choses terribles. Selon lui, Simonetta mourra l’an prochain. Quant à moi je serai loin d’ici et pas pour mon bonheur.

Une petite flamme s’alluma dans l’œil brun de Chiara.

– Un devin ? C’est une merveille ! Il faut absolument que je lui parle, qu’il me dise... Elle s’élançait déjà. Fiora la retint d’une main ferme.

– Reste ici ! Ce n’est pas un homme sur qui l’on peut se jeter pour lui demander l’avenir. Quand il te regarde, il te glace le sang. Et je t’en prie : pas un mot sur ce que je t’ai confié. Chiara s’inclina mais, à sa mine, Fiora vit bien qu’elle n’était pas convaincue. Heureusement Luca revenait avec un verre de vin de Malvoisie dont Fiora n’avait d’ailleurs aucune envie mais dont elle but tout de même quelques gouttes pour faire plaisir à son amoureux qui la couvait avec des yeux de chien fidèle, heureux de constater qu’un peu de rose revenait aux joues de la jeune fille.

– Cela va mieux, n’est-ce pas ? A présent quels ordres...

– Essaye de savoir qui est certaine personne qui nous intéresse fort ! dit Chiara qui tenait à son idée.

– Quelle personne ?

La jeune fille se lançait dans une description aussi fidèle que possible, car elle était de seconde main, Fiora l’arrêta :

– Ne te fatigue pas ! Je le vois qui parle, là-bas, avec messer Petrucci...

Luca se retourna, regarda dans la direction indiquée et fronça les sourcils.

– Le gonfalonier est la dernière personne avec qui ce sorcier devrait avoir plaisir à s’entretenir. C’est lui qui ouvre le chemin qui conduit au bûcher...

– Un sorcier ? Et tu le connais ?

– Je ne le connais pas, je sais qui il est, précisa Luca avec hauteur ! Ce n’est pas la même chose...

– Peu importe ! Parle, puisque tu sais, au lieu de nous laisser griller.

– Joli mot lorsqu’il s’agit d’un adorateur du diable ! ricana le jeune homme. Eh bien, sachez, belles curieuses, que cet homme s’appelle Démétrios Lascaris. C’est un médecin grec et mon cousin Lorenzo le tient en grande estime à cause de son savoir. Il espère que ce Lascaris, qui prétend descendre des empereurs de Byzance, lui fera recouvrer l’odorat dont il est privé[vii] et il lui a fait présent d’une maison près de Fiesole. Mais on dit qu’il s’y passe d’étranges choses... que l’on y évoque le diable !

La voix de Luca avait baissé de plusieurs tons à mesure qu’il parlait et finit en un chuchotement dramatique. Ce qui eut le don d’agacer Fiora :

– Nous avons une villa[viii] à Fiesole et nous n’avons jamais entendu quoi que ce soit sur ce médecin grec. Dès qu’un homme sort de l’ordinaire, c’est étonnant ce que l’on trouve à clabauder sur lui...

Au prix de sa vie, elle eût été incapable de dire la raison qui la poussait à prendre tout à coup la défense d’un homme qui l’avait si fort effrayée un instant plus tôt. Peut-être parce que élevée par son père à l’école de la philosophie grecque, elle trouvait choquants ces commérages teintés de superstition. L’homme était extraordinaire, cela ne faisait aucun doute, et il semblait posséder un don étrange de divination. Mais de là à l’assimiler à l’un de ces sorciers délirants comme il en fleurissait dans certains villages autour de Florence, il y avait une traite !

– Peut-être vaut-il mieux ne pas colporter ce genre de bruit, ajouta-t-elle. Je serais fort étonnée que monseigneur Lorenzo dont la raison est si claire et l’esprit si profond fasse cas d’une quelconque créature démoniaque !

– Quelle mouche te pique ? protesta Chiara. Regarde ce malheureux que tu ne cesses de maltraiter ! Il en a les larmes aux yeux...

– Alors qu’il me pardonne. Je suis nerveuse, ce soir, un peu irritable peut-être, dit Fiora en se levant. Il y a des jours, comme cela, où rien ne saurait me plaire.

– Le malheur, soupira Luca, c’est que je tombe toujours sur ces jours-là !

Fiora se mit à rire et pour consoler un peu son malencontreux adorateur elle lui caressa la joue du bout du doigt :

– Platon dit que personne n’échappe à sa destinée ! Le bonsoir à vous deux ! Allez donc danser ensemble cette calata que les musiciens attaquent ! Moi je vais rejoindre mon père et le prier de me ramener à la maison... Je suis fatiguée !

La légèreté avec laquelle Fiora virevolta sur ses talons démentait ces dernières paroles mais Chiara aussi bien que Luca savaient qu’il était inutile d’essayer de la retenir quand elle n’en avait pas envie. Avec le même soupir mais des sentiments différents, ils regardèrent sa robe de brocart nacré glisser entre les groupes et quitter la salle des fêtes.

– Eh bien, soupira le jeune Tornabuoni, allons danser puisqu’elle le veut !

– C’est ce que l’on peut appeler une invitation galamment formulée, fit Chiara avec une grimace moqueuse. Après tout, pourquoi pas ? Faire cela ou peigner la licorne, c’est toujours une façon de passer le temps !

Fiora trouva Francesco Beltrami dans la salle de musique. Debout, près de la cheminée où des esclaves noirs ne cessaient d’ajouter des bûches odorantes, il causait avec Bernardo Bembo, l’ambassadeur de Venise, qu’il avait déjà rencontré plusieurs fois lors de séjours au bord de l’Adriatique. Lorsque Fiora s’approcha, c’était ce dernier qui parlait et elle n’osa pas l’interrompre.

– Depuis que le pape Pie II est mort à la peine en essayant de lancer une croisade contre les Turcs, Venise lutte seule face à l’infidèle qui l’a dépossédée de presque toutes ses colonies de Grèce ou d’Asie Mineure. Personne ne semble apprécier à sa juste valeur le danger que fait courir à l’Occident un sultan de la trempe de Mahomet II. Ni le pape Sixte IV uniquement occupé à bâtir dans Rome et à pourvoir richement ses neveux, ni Ferrante de Naples, ni le Sforza de Milan, ni bien sûr Gênes qui se frotte les mains en dénombrant nos pertes en terres, en hommes et en navires. Tout le monde veut oublier que Mahomet à conquis Byzance et que l’étendard du Prophète flotte aussi sur le Parthénon, que seule la largeur de l’Adriatique protège les Etats du pape de la menace des Turcs dont les armées, voici deux ans, ont poussé une pointe jusque dans le Frioul.

– A cette époque, pourtant, Venise donnait une preuve éclatante de courage et de puissance en repoussant l’ennemi des murailles de Scutari, qui se trouvent juste sous son nez.

– Sans doute ! Loredano, avec seulement deux mille cinq cents des nôtres, a rejeté dix mille Turcs à la mer. Mais ce n’est qu’un point entre mille et qui sait si, à l’heure où nous parlons, Scutari est encore à nous ? Les croisières turques attaquent nos navires presque devant les passes du Lido. Et malheureusement notre doge, Pietro Mocenigo, s’il n’a que soixante-huit ans, est affaibli par les nombreuses blessures reçues dans les batailles contre les corsaires ou les janissaires de Mahomet. Il ne durera guère alors qu’il nous faudrait un chef jeune et plein de vie.

– Soit, mais vos marins sont sans rivaux et vous avez en Bartolomeo Colleoni le plus grand condottiere d’Italie...

Un nuage passa sur le visage de Bembo :

– Le Colleoni vient de mourir dans son château de Malpaga. L’éclat de sa renommée était tel qu’il faisait oublier son âge.

– Etait-il si vieux ?

– Il allait avoir soixante-quinze ans. J’ajoute qu’il a légué à la République une somme de cent mille ducats d’or afin que, mort, il puisse participer encore à la guerre contre les Turcs. Mais il a mis une condition à sa générosité : Venise lui élèvera une statue sur la place San Marco...

– Peste ! fit Beltrami en riant, en plein cœur de Venise !

– Nous avons tourné la difficulté : la statue s’élèvera sur la place de la Scuola di San Marco. Et si je suis ici c’est, sans doute, pour demander l’alliance de monseigneur Lorenzo pour nous aider à protéger nos possessions de terre ferme au cas où le Turc s’en approcherait mais aussi pour passer commande de cette statue équestre à votre plus grand sculpteur, le Verrochio. Si Florence veut bien l’y autoriser !

– L’un comme l’autre en seront certainement ravis. Le ton de Beltrami changea subitement en même temps qu’il attirait à lui Fiora qui se tenait à deux pas en arrière attendant que la conversation fût achevée.

– Quant à cette jeune personne dont vous remarquez certainement qu’elle nous écoute, illustrissime seigneur, souffrez que je vous la présente : ma fille unique, Fiora.

Le visage du Vénitien s’éclaira tandis que la jeune fille lui offrait une gracieuse révérence.

– J’avais en effet remarqué que l’on nous écoutait mais la curieuse est si belle que je me sentais des distractions. J’espère n’avoir pas dit de bêtises.

– Soyez assuré du contraire. Que veux-tu, fillette ? Pourquoi n’es-tu pas à danser après cet honneur que monseigneur Lorenzo vient de t’accorder ?

– Justement parce que après lui aucun danseur ne saurait plus me convenir... Puis, plus bas, elle pria : Père, je voudrais rentrer...

La note pressante qui vibrait dans la voix de sa fille fit comprendre à Francesco qu’elle n’obéissait pas à un simple caprice.

– Comme tu voudras mais accorde-moi encore quelques instants. Nous partirons dès que monseigneur Lorenzo en aura fini avec le Bourguignon. Il se consacrera alors au seigneur Bembo que voici.

Il achevait à peine sa phrase que le Magnifique reparut, en compagnie de Philippe de Selongey. Lorenzo était souriant, affable à son habitude mais le Bourguignon était rouge et ses yeux étincelaient comme sous l’empire d’une colère difficilement contrôlée. Tous deux s’avancèrent assez pour qu’il fût possible d’entendre ce qu’ils se disaient.

– Ce que je vous ai dit ne change rien au fait que vous êtes mon hôte, seigneur comte ! Vous êtes jeune et l’heure est au plaisir des dames.

La voix de Philippe de Selongey sonna comme tout à l’heure les trompettes dans le champ clos ;

– Grand merci, monseigneur, mais je ne saurais me rendre au bal. Comme je vous l’ai dit, le duc Charles, mon noble maître se bat et, avec lui, la Bourgogne tout entière est en guerre. Je suis un soldat, non un dameret, et puisque nous n’avons plus rien à nous dire, souffrez que je me retire...

– Comme il vous plaira. Nous nous reverrons.

– Est-ce bien utile ? fit Selongey avec arrogance.

– Sans doute. Ne convient-il pas que je vous remette une lettre pour le Grand Duc d’Occident puisqu’il m’a fait l’honneur de vous adresser à moi ? Une lettre... et un gage d’admiration.

– D’admiration ? Mon maître n’en a que faire dès l’instant où il n’obtient pas ce qu’il demande. Le Milanais s’est montré plus avisé en écoutant les propositions de la duchesse Yolande de Savoie, alliée de la Bourgogne.

– Contre son propre frère le roi de France ? La voix de Médicis s’était faite soudain coupante. Une princesse peut sans doute renier les racines du sang aux applaudissements de tous. Moi, je reste fidèle à mes alliances familiales. Souvenez-vous que mes armes portent les fleurs de lys ! Il est vrai, ajouta-t-il avec un mince sourire où entrait une part de dédain, il est vrai que Bourgogne les porte aussi mais ne s’en soucie guère... Je vous souhaite la bonne nuit, messire de Selongey ! Ah ! seigneur Bembo, je vous cherchais ! M’accompagnerez-vous, s’il vous plaît ?

Les deux hommes se dirigèrent vers la salle des fêtes. Fiora et son père n’avaient pas bougé pour ne pas gêner le départ de l’ambassadeur bourguignon. Comme tous les escaliers des palais florentins, celui de la superbe demeure médicéenne était étroit et raide. Mais Philippe de Selongey ne bougeait pas. Les poings serrés, il luttait visiblement contre l’envie de suivre Lorenzo et, peut-être, de tirer une vengeance aussi brutale qu’immédiate des paroles dédaigneuses qui venaient d’être prononcées. Il se retint, haussa les épaules et se contenta de lancer assez fort pour être encore entendu du Magnifique :

– Tout n’ira pas toujours à votre plaisir, seigneur Lorenzo ! Quand monseigneur Charles aura vaincu les croquants suisses et fait de la Bourgogne le royaume qu’elle était jadis, vous vous apercevrez de ce que pèse sa colère !

D’un geste, il appela deux hommes qui attendaient dans un coin de la salle et qui faisaient sans doute partie de son escorte. Il allait s’éloigner quand il aperçut les Beltrami et vint droit à eux. Un sourire éclaira son visage, si dur l’instant d’avant :

– Damoiselle Fiora vous êtes tout juste celle que je souhaitais voir avant de quitter ce palais. J’avais dans l’idée, sinon de danser, ce que je ne saurais faire, du moins de causer avec vous un moment. Je crois que je vais différer un instant mon départ.

Il offrait son poing fermé afin que Fiora y posât sa main. Beltrami le repoussa doucement.

– Ne différez pas, messire ! Vous venez de prononcer telles paroles qui rendent votre présence peu souhaitable dans cette demeure. Quant à ma fille, je vois mal quel sujet de conversation vous pourriez avoir avec elle ?

– Mais... toutes ces choses charmantes qui peuvent intéresser une jeune fille et peut-être aussi apprendre d’elle pourquoi son visage m’est presque familier. Il me semble l’avoir déjà rencontrée sans pouvoir dire où ni quand... Ce qui me couvre de honte. Pareille beauté ne saurait s’oublier.

Fiora ouvrait déjà la bouche pour dire que le chevalier avait sans doute rencontré autrefois sa mère, Beltrami ne lui en laissa pas le temps.

– Vous êtes victime d’une illusion, messire. Ma fille n’a que dix-sept ans et n’a jamais quitté ce pays. A moins qu’il ne s’agisse d’un stratagème... souvent employé pour lier conversation avec une inconnue qui vous plaît ! Le bonsoir, messire ! Nous partons.

La voix était courtoise mais le ton sans réplique. Selongey n’insista pas et s’écarta en saluant pour livrer passage au père et à la fille. A la dérobée, Fiora saisit son regard, à la fois songeur et interrogatif. Elle n’éprouva pas, cette fois, l’irritation ressentie à leurs précédentes rencontres mais au contraire une curieuse impression de regret comme cela arrive lorsque l’on doit laisser inachevée une chose intéressante. Toutefois, elle était trop respectueuse des volontés paternelles pour les discuter... autrement que dans l’intimité.

Au bas de l’escalier, ils retrouvèrent leurs serviteurs qui les attendaient pour les escorter jusqu’à la maison avec des torches. Cette nuit-là, il n’était guère besoin d’éclairage car les rues de la ville étaient brillantes de lumières et pleines de musique et de joie. On festoyait jusque sur les places où, sur l’ordre de Lorenzo, on régalait le popolo minuto, le petit peuple et, partout, chanteurs et baladins entraînaient les chœurs ou bien faisaient admirer leurs tours. La nuit étendue sur Florence en fête était belle et étoilée...

Devant les portes de bronze du Baptistère dont les personnages dorés semblaient s’animer sous les lumières dansantes, une bande joyeuse d’étudiants, d’apprentis et de filles enveloppa soudain le négociant et sa fille d’une ronde qui les isola un instant de leurs serviteurs :

– Il tombe des caresses[ix], cette nuit, messer Francesco, s’écria, aussitôt repris en chœur par les autres, l’un des garçons. Il n’est pas encore l’heure de rentrer mais de danser...

– Je n’ai plus l’âge de danser, mes amis, lança Beltrami avec bonne humeur, et ma fille est fatiguée...

– Fatiguée ? Avec ces yeux-là ?

Un garçon, qui portait un luth sur le dos, s’était détaché de la ronde. Il venait mettre un genou à terre devant Fiora amusée et chantait :

Ô rose cueillie sur la verte branche,

Tu fus plantée dans un jardin d’amour...

La chanson était célèbre. Tous la reprirent en chœur et Fiora, souriante, tendit sa main au jeune chanteur qui la baisa. En même temps, Beltrami ouvrait sa bourse, en tirait une poignée de pièces qu’il lança dans le cercle :

– La nuit est encore longue, enfants ! Tirez-en le plus d’amusement possible à notre santé !

On l’acclama et les pièces furent vite ramassées, après quoi toute la bande, au son des luths, des flûtes et des tambourins, escorta le père et la fille jusqu’à leur palais où, sur la permission du maître, les valets porte-torches offrirent à boire avant de repartir danser avec les autres jusqu’au lever du jour. Fiora et son père montèrent chez eux et Beltrami, ayant exprimé l’intention de travailler dans son studiolo sur un manuscrit grec récemment acheté, Fiora l’y suivit. Songeuse, elle s’approcha du portrait dont elle releva le voile pour le regarder encore.

– Ce n’est pas l’heure ! reprocha doucement Francesco. Tu devrais aller dormir...

– Je t’en prie, père, laisse-moi la contempler encore un peu ! Songe que je viens seulement de la découvrir ! Tu ne m’as seulement jamais dit son nom.

– Je t’ai dit qu’elle s’appelait Marie.

– Tant de femmes s’appellent Marie ! C’est insuffisant.

– Il faudra pourtant que cela te suffise pour le moment. Plus tard je te dirai...

– Dans ta bouche cela signifie de nombreuses années, n’est-ce pas ? Et moi je voudrais tant savoir... Cet étranger, ce... Philippe de Selongey, ajouta-t-elle en rougissant soudainement, pourrait-il l’avoir connue ?

– En admettant que ce soit possible, il devait être bien jeune alors...

– Pourtant, cette ressemblance dont il parlait ? Beltrami enferma entre les deux siennes les mains de

Fiora.

– N’insiste pas, mon enfant ! Tu ne me feras pas dire ce que je veux garder pour moi et tu me peineras ! Va dormir, à présent ! D’ailleurs, voici donna Léonarda qui vient te chercher...

La porte venait en effet de faire entendre le grattement habituel à la gouvernante. Elle entra aussitôt.

– Je ne vous attendais pas avant les petites heures du matin. Que s’est-il passé ?

– Rien, c’est moi qui ai voulu rentrer. Je ne m’amusais pas autant que je l’avais espéré, dit Fiora.

– Monseigneur Lorenzo a dansé avec elle et elle se plaint !

Mais Léonarde n’écoutait plus. Elle avait aperçu le portrait que Fiora avait déplacé tout à l’heure pour qu’il soit mieux éclairé par les flammes de la cheminée. Au bout d’un instant, ses yeux agrandis se tournèrent vers Beltrami :

– D’où tenez-vous cette image ? demanda-t-elle d’une voix blanche.

– On me l’a peinte en prenant la ressemblance de Fiora. C’est étonnant n’est-ce pas ?

Il eut un petit rire faussement désinvolte mais Léonarde n’entendait toujours pas.

– Pourquoi avoir fait cela ?

– Simplement parce que je le désirais. N’est-ce pas suffisant ?

Un énorme soupir qui évoquait le bruit d’un soufflet de forge s’échappa de la poitrine de la gouvernante :

– Vous êtes seul juge, messer Francesco, mais vous me permettrez de dire que je n’aime pas cela. C’est tenter le destin... et même le diable que de prendre à un visage vivant la ressemblance avec un autre qui ne l’est plus. Si l’enfant allait...

– Sornettes que tout cela ! Allez-vous mettre de telles idées dans la tête d’une fille qui n’a déjà que trop d’imagination... et de curiosité ? Elle a dit être fatiguée : emmenez-la dormir !

Fiora, qui avait suivi le court dialogue avec l’attention que l’on devine, alla présenter son front au baiser de son père puis se laissa emmener sans protestation, mais le trouble de Léonarde ne lui avait pas échappé et, une fois dans sa chambre, tandis que Khatoun, mal réveillée, et la gouvernante la déshabillaient pour la mettre au lit, elle demanda brusquement, en français, pour être comprise de la seule Léonarde :

– Vous non plus, vous ne voulez rien dire ?

– A quel propos ?

– A propos de ma mère. Pourquoi n’ai-je le droit de connaître que son prénom ?

– C’est bien suffisant quand vous priez pour elle. Si votre père ne dit rien, c’est qu’il a ses raisons. Essayez de dormir à présent !

– Je n’ai pas sommeil et je pense que l’histoire de ma mère est une histoire terrible.

– Qu’est-ce qui a pu vous mettre cela dans la tête ?

– Ce que mon père a fait ce matin...

Et elle raconta ce qui s’était passé dans le studiolo quand Francesco avait voulu lui démontrer qu’elle était aussi belle que celle dont il avait voulu perpétuer le souvenir.

– J’ai remarqué une tache brune sur la dentelle, et mon père a dû convenir que c’était du sang. Le sang de ma mère ! Ne pouvez-vous me dire comment elle est morte ?

Léonarde qui, pendant le récit avait donné des signes d’agitation, se signa à plusieurs reprises :

– Non ! ... non, ne comptez pas sur moi ! Je vous dirai seulement ceci : votre mère était une douce et adorable créature que le malheur a poursuivie tout au long de son existence. L’amour que votre père lui a voué est le seul beau présent que lui ait fait la destinée. C’est pourquoi nous ne cesserons jamais de prier pour elle. Dormez à présent !

Empoignant les rideaux de damas blanc du lit, elle allait les fermer quand Fiora l’en empêcha :

– Vous savez bien que je n’aime pas dormir enfermée. Et j’ai encore quelque chose à dire : ce soir, au palais Médicis, un homme étrange m’a fait une prédiction.

– Voilà bien une autre affaire ! Quelle prédiction ? Elle la lui répéta, ajoutant ;

– Votre amie Colomba, qui sait toujours tout, doit avoir entendu parler de ce Démétrios Lascaris ? J’aimerais bien savoir ce qu’elle en pense.

– Certainement aucun bien ! bougonna Léonarde. Ce ne peut être qu’un charlatan et un mauvais homme ! Aller mettre des idées pareilles dans la tête d’une enfant comme vous ! J’espère bien que vous n’en croyez pas un mot ? Quant à monna Simonetta, tout Florence sait qu’elle n’est pas si bien portante. Qu’un médecin soit capable de voir plus loin, c’est possible, mais il n’avait pas à vous mêler à ses folies. Où pourriez-vous être l’an prochain, grands dieux, sinon ici ou à Fiesole ? ... A moins que votre père n’ait décidé de vous emmener dans l’un de ses voyages auquel cas vous aurez peut-être le mal de mer ? Il ne faut pas chercher plus loin, puisque le maître ne veut pas vous marier de sitôt.

– Vous croyez ? fit, avec soulagement, Fiora qui n’avait pas pensé à cette éventualité.

– Bien sûr, mon oiseau bleu. Oubliez tout cela ! Demain, je dirai à messer Francesco de veiller d’un peu plus près aux gens qui vous approchent quand je ne suis pas avec vous...

Renvoyant Khatoun, qui bâillait sans arrêt, au lit de coussins et de fourrure qu’elle occupait dans un coin de la grande chambre, Léonarde éteignit les chandelles, ne laissant qu’une veilleuse d’huile parfumée au chevet du lit. A la demande de Fiora, elle avait laissé la fenêtre à demi ouverte sur l’air frais de la nuit.

Étendue dans son grand lit, Fiora, qui n’était pas d’une piété extrême, marmotta une courte prière puis, sentant le sommeil alourdir ses paupières, ferma les yeux.

Elle les rouvrit presque aussitôt. Un bruit sec de verre cassé suivi d’un choc sourd la dressa sur son séant puis la fit glisser de son lit. Quelque chose avait heurté le battant de sa fenêtre entrouverte, brisant l’un des petits carreaux et ce quelque chose était tombé sur le tapis.

A l’aide de sa veilleuse, Fiora découvrit une pierre autour de laquelle un morceau de papier était lié, bien serré. Le cœur battant soudain la chamade, elle la ramassa puis jeta un coup d’œil vers Khatoun mais la petite esclave n’avait rien entendu et dormait à poings fermés, roulée en boule dans son nid de coussins.

Fiora revint s’asseoir sur son lit, remit la veilleuse à sa place, rompit avec ses dents le lien qui retenait l’étrange message puis le déplia et le lut. Il ne contenait que peu de mots :

« Demain je vous attendrai durant toute la matinée dans l’église Santa Trinita. Ne pourriez-vous venir y prier ? Il faut absolument que je vous parle ! » Et c’était signé : Ph. de S.

Rouge et confuse comme si l’envoyé bourguignon était entré lui-même dans sa chambre, Fiora tourna et retourna le morceau de papier entre ses doigts sans trop démêler si elle était plus furieuse que troublée. Que cet inconnu eût l’audace de lui donner un rendez-vous la scandalisait mais, sans bien s’en rendre compte, elle éprouvait une sorte de fierté mêlée d’excitation devant cette espèce d’aventure qui se présentait à elle. Une aventure comme -elle l’avait appris en entendant bavarder Léonarde et Colomba – il en arrivait à certaines jeunes femmes et jeunes filles de la ville. La question était de savoir si elle irait ou n’irait pas à Santa Trinita. L’église était toute proche et elle savait pouvoir y aller en la seule compagnie de Khatoun. Léonarde, elle, s’y rendait régulièrement chaque matin pour la petite messe de l’aube et ne jugeait pas utile d’y retourner lorsque, par extraordinaire, Fiora se sentait d’humeur pieuse et disposée à entendre un office un autre jour que le dimanche et les grandes fêtes. La jeune fille ne savait pas, dans sa candeur, que, poser la question de cette façon, c’était déjà y répondre et quand, enfin, elle s’endormit après avoir brûlé le papier mais déposé la pierre là où elle l’avait ramassée, elle avait choisi de se rendre à la rencontre de Philippe de Selongey.

Ladite pierre et la fenêtre abîmée intriguèrent dame Léonarde quand elle les découvrit le lendemain matin. Les airs innocents des deux filles – bien joués de la part de Fiora mais tout à fait authentiques chez Khatoun qui n’avait rien vu ni rien entendu – la convainquirent d’attribuer l’incident à un quelconque ivrogne comme il en fleurissait des centaines durant les nuits de fête. Évidemment, elle n’était pas assez simple pour ignorer qu’une pierre lancée par la fenêtre était un moyen connu de faire parvenir un message mais elle pensa qu’en ce cas Fiora eût fait disparaître la pierre aussi bien que le billet. Et elle se rassura tout à fait en pensant que l’expéditeur, s’il s’agissait d’un galant, ne pouvait être que Luca Tornabuoni ou l’un des autres admirateurs de la jeune fille. Auquel cas, il n’y avait pas grand mal.

– J’enverrai réparer cette fenêtre tout à l’heure quand vous aurez pris votre bain.

– S’il vous plaît, dame Léonarde, faites-le préparer tout de suite. Je voudrais aller entendre messe à Santa Trinita.

– Est-ce que vous êtes souffrante ?

– Si j’étais souffrante, dame Léonarde, je resterais au lit, dit Fiora avec une grande dignité. Mais après tout ce qu’il m’est arrivé hier, je pense qu’il me faut aller prier.

Léonarde n’insista pas mais, ses soupçons éveillés par cette soudaine crise de piété chez une fille qui semblait priser davantage Platon, Hésiode ou Sophocle que les évangélistes, elle se promit – en riant sous cape car si la petite commençait à s’intéresser à un autre garçon que Giuliano de Médicis c’était plutôt une bonne chose – de la surveiller sans en avoir l’air. Et elle envoya Khatoun veiller au bain.

Une heure plus tard, enveloppée d’un grand manteau brun à capuche fourré de menu-vair[x] car le temps avait brusquement fraîchi, Fiora trottait vers Santa Trinita, Khatoun sur ses talons portant un coussin et un livre d’heures. A la mort de sa mère, la jeune Tartare avait été baptisée sous le vocable de Doctrovée qui était la sainte de ce jour-là mais personne ne l’avait jamais appelée comme cela. Khatoun elle était, Khatoun elle restait mais grâce à ce baptême elle pouvait accompagner Fiora dans ses dévotions à l’église.

Santa Trinita, devant laquelle chaque année les dames et les demoiselles de Florence célébraient le retour du printemps, était une sévère et noble église gothique qui eût été sombre sans les nombreux cierges qui brûlaient, dans les différentes chapelles. Sous les voûtes décorées à fresques par Baldovinetti, ceux-ci formaient de grands bouquets de lumières que reflétaient les ors des autels.

Une messe commençait dans le chœur et Fiona décida de la suivre avant d’entendre ce que le chevalier bourguignon avait à lui dire de si important. Elle avait d’ailleurs remarqué tout de suite en entrant sa haute silhouette sombre plantée dans la deuxième chapelle à gauche du chœur devant les fresques de Giovanni da Ponte. Le nez levé vers le magnifique tombeau Federighi sculpté jadis par Luca della Robbia, Selongey semblait en étudier chaque détail avec l’attention d’un connaisseur mais Fiora, hypocritement abritée sous son capuchon, vit qu’il jetait de rapides regards à chaque personne qui entrait dans l’église. Alors, elle découvrit suffisamment son visage pour qu’il la reconnût mais ne fit pas mine de l’avoir aperçu et alla s’agenouiller au plein milieu de la nef, un peu en retrait des quelques personnes qui se trouvaient là... Jamais sans doute messe fut suivie si distraitement. Fiora ne priait pas, n’écoutait qu’à peine, uniquement consciente de cette présence qu’elle sentait derrière elle. Elle savait, sans avoir eu besoin de tourner la tête, que cet homme, encore ignoré vingt-quatre heures plus tôt, était là, tout près et elle en éprouvait un trouble qu’elle ne s’expliquait pas mais qu’elle subissait sans déplaisir... Khatoun qui, elle, n’avait aucune raison de ne pas se retourner, lui chuchota :

– Il y a un beau seigneur juste derrière nous et il n’arrête pas de te regarder, maîtresse !

– Je sais, souffla Fiora. Il nous parlera tout à l’heure mais il ne faudra le dire à personne. Tu promets ?

Sans souci de la sainteté du lieu, Khatoun cracha par terre en étendant la main ce qui était sa façon de prêter serment depuis qu’elle avait vu deux mariniers de l’Arno agir ainsi. Fiora ne put s’empêcher de sourire mais distingua nettement un rire étouffé derrière son dos.

Un rire qui d’ailleurs s’étrangla et s’acheva en une brève quinte de toux.

L’office tirait à sa fin. Manié vigoureusement par un jeune diacre aux cheveux en désordre, l’encensoir jeta quelques éclairs et dispensa d’épaisses volutes de fumée odorante qui emplirent le chœur d’un brouillard où s’estompèrent la chasuble diaprée du prêtre et les précieux objets du culte cependant qu’à genoux Fiora poursuivait une prière plus apparente que réelle. Une voix assourdie lui parvint :

– Je vous attends près du bénitier...

Elle inclina légèrement la tête mais ne bougea pas, s’offrant le plaisir bien féminin de faire patienter un peu plus longtemps l’homme qui l’avait si cavalièrement invitée à venir le rejoindre. Cela lui permit d’attendre que l’église se fût vidée presque entièrement. Il ne restait plus que le bedeau occupé à éteindre les cierges des grands candélabres avec un éteignoir à long manche quand, sur un dernier signe de croix, Fiora se releva enfin. A pas comptés, elle remonta lentement, lentement vers le portail puis, soudain, obliqua pour rejoindre celui qui l’attendait dans l’ombre d’un pilier.

Dès qu’elle fut auprès de lui, Selongey la saisit par la main et l’entraîna vers la chapelle la plus proche qui était aussi celle où il y avait le moins de lumière.

– Cette fille qui nous suit ? demanda sèchement le Bourguignon sans se soucier d’une quelconque formule de politesse. Suffoquée de tant d’impertinence, Fiora commença par libérer sa main :

– C’est Khatoun, mon esclave. Et ne comptez pas que je l’éloigne : elle ne me quitte jamais !

– Une esclave ? Vous en êtes encore là et vous me dites cela tranquillement dans une église ? Quel genre de chrétiens êtes-vous donc ?

– Je ne pense pas que vous ayez des leçons à nous donner sur ce chapitre. Nos esclaves sont, paraît-il, mieux traités que vos domestiques ou vos paysans. Comme nous les payons cher nous les soignons bien !

– Vous êtes véritablement des gens incroyables et...

– Brisons-là, messire ! Vous ne m’avez pas fait venir ici, ce matin, pour disputer de nos us et coutumes ? C’est un chapitre sur lequel je ne souffre pas critiques.

– Pardonnez-moi ! Je ne désirais pas vous froisser. Ce que je souhaitais, c’était d’abord vous poser une question, si vous le permettez.

– Tout dépendra de la question, dit Fiora, toujours sur la défensive. Elle se tenait très droite devant son interlocuteur, son regard fier planté dans celui de Philippe qui soudain sourit et murmura d’une voix changée :

– Vous avez des yeux transparents. Il doit être possible d’y lire les moindres mouvements de votre âme...

– Cela non plus ne méritait pas un dérangement... Alors, cette question ? Si, du moins vous en avez réellement une...

– J’en ai une. On m’a dit que votre mère n’était pas d’ici mais une noble dame étrangère.

Je savais que les langues marchaient vite ici, protesta

Fiora, mais j’ignorais que ce fût à ce point ! Vous venez tout juste d’arriver.

– Et je vais bientôt repartir mais il faut si peu de temps pour s’intéresser à quelqu’un ! ... au point de chercher à tout savoir de ce qui le touche. Si je vous demande le nom de votre mère c’est à cause de cette ressemblance que vous avez avec l’un de mes souvenirs de jeunesse. Lorsque j’avais une douzaine d’années, j’étais page de monseigneur le comte de Charolais devenu depuis duc de Bourgogne.

– Je vous en prie, continuez !

– Monseigneur Charles avait alors pour écuyer un jeune homme très beau... et très triste. Il souriait rarement et c’était grand dommage car son sourire était charmant... tout à fait comme le vôtre. Je n’ai jamais oublié ce garçon qui, d’ailleurs, a disparu brusquement. Il s’appelait Jean de Brévailles, de bonne noblesse bourguignonne mais de peu de fortune. Vous lui ressemblez d’étrange façon, autant qu’une jeune fille peut ressembler à un garçon.

– Et vous avez pensé, apprenant mon histoire, que ce jeune homme était peut-être de ma famille ?

– En effet. C’est pourquoi je vous ai demandé le nom de votre mère au risque de vous paraître indiscret.

– Je vous le dirais volontiers si seulement je le savais mais mon père, soucieux sans doute de préserver ses souvenirs... et peut-être l’honneur d’une famille puisque je suis née hors mariage, n’a jamais voulu me le dire. Je ne sais qu’une chose : elle s’appelait Marie.

Le silence si particulier des églises vides dont les murs opposent autant de frontières infranchissables aux bruits du dehors, silence fait de la majesté divine et du vide énorme qu’abritent les voûtes où le moindre bruit s’amplifie et résonne, ce silence s’établit entre les deux jeunes gens. Reprise par l’émotion éprouvée la veille, Fiora revoyait le doux visage d’une jeune femme blonde, Philippe, lui, regardait Fiora.

De l’autre côté du pilier où elle était restée par discrétion, Khatoun toussa et l’église parut tousser après elle. Fiora, tirée de sa songerie, frissonna et, resserrant autour d’elle les plis de son manteau, leva les yeux vers le chevalier et vit qu’il la regardait toujours sans qu’il fût possible de deviner seulement sa pensée. Son visage brun semblait figé et dans le pli sarcastique de sa bouche, la jeune fille crut lire du dédain.

– Ne vous a-t-on pas dit que mon père n’était pas l’époux de ma mère ? Alors voilà qui est fait. Je suis bâtarde, pour parler plus brutalement. J’ajoute que, chez nous, cela n’a pas beaucoup d’importance. Il est vrai, ajouta-t-elle avec un demi-sourire, que nous sommes, nous autres Florentins, des gens étranges, des demi-sauvages...

Son ironie irrita Selongey.

– Ne dites donc pas de sottises ! Je n’ai jamais rien dit de semblable. D’ailleurs, dans nos grandes familles, la bâtardise n’est pas non plus une marque infamante. Seul compte le sang du père. Ainsi le meilleur capitaine de monseigneur Charles est-il son demi-frère, beaucoup plus âgé que lui d’ailleurs : le Grand Bâtard Antoine...

Cette fois Fiora sourit gaiement, creusant des fossettes dans ses joues et montrant l’humide blancheur de ses dents parfaites.

– Ce n’est pas la peine de prendre un ton furieux pour dire cela, messire. Et, puisque nous sommes d’accord, souffrez que je me retire à présent. Ma gouvernante pourrait trouver la messe un peu longue...

– Etes vous si surveillée ?

– Je le suis autant que doit l’être une fille de mon âge et de ma condition, dit Fiora sévèrement. Vous ne devriez pas y trouver à redire.

– Aussi n’est-ce pas mon propos. Mais, je vous en supplie, ne partez pas encore. Je...

Il semblait hésiter tout à coup et Fiora s’impatienta.

– Auriez-vous encore des questions à poser ? En ce cas, je vous prierai de faire vite. Je suis pressée.

– Ce que j’ai à dire mériterait de longs développements mais puisque vous êtes pressée...

Avant que Fiora ait pu seulement esquisser un geste, il l’avait prise dans ses bras et lui imposait un baiser passionné. Suffoquée, la jeune fille se sentit emporter par une force irrésistible, à la fois brutale et infiniment douce, qui la rendait incapable de la moindre réaction. Alors que la plus petite ébauche de caresse venue d’un de ses soupirants déclenchait chez elle une colère hautaine, elle se laissait emporter dans une sorte d’ivresse par cet homme dont elle sentait le cœur battre lourdement contre sa poitrine. Il sentait le cuir, le grand air, l’herbe mouillée et même le cheval et cette odeur avait quelque chose d’enivrant comme était enivrant ce baiser, le premier qu’elle eût jamais reçu. Il allumait un feu dans son sang, un éblouissement divin dans sa tête. C’était un univers qui s’ouvrait soudain devant elle, celui, flamboyant, de l’amour des hommes qui ne ressemblait guère aux rêves bleus d’une jeune fille et qui ne se nourrissait ni de vers précieux ni de soupirs légers...

Trop innocente pour rendre la caresse, Fiora, vidée de ses forces mais le cœur battant la chamade, se laissait aller dans les bras de Philippe et, quand il la lâcha aussi brusquement qu’il s’était emparé d’elle, la jeune fille faillit tomber. Il la retint et plus doucement, la ramena contre sa poitrine. Lui relevant le menton d’un doigt, il l’embrassa légèrement sur le bout du nez et sur chacun de ses yeux :

– Je t’aime ! murmura-t-il avec une ardeur qui la fit rougir. Je t’aime et je te veux...

Cette fois, il se sépara d’elle puis, sans se retourner, quitta l’église en courant. Fiora, encore sous le coup du rêve où il venait de la plonger, se laissa glisser à genoux. Au-dessus d’elle, une statue de sainte que, dans le trouble où elle était elle eût été bien en peine d’identifier, souriait dans la lumière faible et diffuse de deux chandelles. Et, parce qu’il fallait à tout prix qu’elle retrouvât ses esprits et qu’elle laissât à son cœur le temps de se calmer, Fiora se mit machinalement à prier...

Khatoun alors vint s’agenouiller tout près d’elle et lui prit une main sur laquelle elle posa sa joue :

– Il est tard, maîtresse, chuchota-t-elle. Il faut rentrer.

Fiora la considéra d’un œil légèrement égaré :

– Tu crois ? Je... je n’ai pas envie de rentrer. Pas maintenant ! pas encore !

La jeune Tartare eut un petit rire doux comme un roucoulement de colombe.

– Je sais pourquoi. C’est parce que tu as peur que ça se voie sur ta figure.

– Quoi ?

– Que tu sais maintenant ce que c’est que l’amour...

– Folle que tu es ! Tu crois donc que j’aime cet homme ? Est-ce que tu ne sais pas que celui que j’aime c’est Giuliano.

Elle fut stupéfaite, en prononçant le nom, de ne lui plus trouver de couleur ni de résonance. Ce qu’elle éprouvait naguère pour le jeune Médicis venait de s’effacer comme un rêve dont, au matin, on a peine à retrouver le souvenir.

– Non, dit Khatoun, tu as seulement songé à l’aimer. Mais celui qui vient de te quitter, il t’emporte avec lui... et tu le sais bien.

Fiora ne répondit pas et cacha son visage dans ses mains comme pour mieux s’absorber dans sa prière mais c’était seulement pour ne pas rencontrer, à cet instant, le regard de cette fille venue du fin fond de l’Asie et qui lui parlait de certitude alors qu’elle-même n’en était encore qu’à l’éblouissement.

CHAPITRE III LES SURPRISES DE L’AMOUR

Le lendemain matin, Francesco Beltrami, accompagné de sa fille, se dirigeait vers la boutique du libraire Vespasiano Bisticci. Se tenant par le bras, tous deux allaient d’un pas vif car la température avait encore baissé et il faisait presque froid. Cela n’entamait pas le plaisir de Fiora qui adorait se rendre avec son père – il n’eût pas été convenable qu’elle y allât seule – chez le libraire où se rencontrait l’élite intellectuelle de la ville. Elle considérait cela comme un honneur et son goût des livres trouvait là ample matière à, s’enrichir.

A cette heure de la matinée, la via Larga où Bisticci tenait boutique était très animée. Des ménagères se rendaient au marché, un panier à chaque bras, des dames, la tête couverte d’un voile ou d’un capuchon, sortaient d’une messe à San Lorenzo, l’église voisine du palais Médicis qu’un cloître séparait de la Bibliothèque laurentienne, un chevrier menait son troupeau, des maçons charriaient des pierres sur une charrette faite de grosses branches assemblées, quelques bourgeois passaient en longues robes de serge noire et bonnet à ruban et, dans le recoin d’une maison, des gamins jouaient à la toupie en poussant des cris aigus.

Les saluts, empressés, respectueux ou amicaux jalonnaient le chemin de Francesco Beltrami. Il y répondait avec affabilité et courtoisie, heureux de mesurer à cette aune l’ampleur de sa réputation. Comme le père et la fille allaient atteindre la maison de Bisticci, une troupe de cochons déboucha dans la rue et manqua les jeter à terre tous les deux. Un jeune garçon courait derrière eux. Il devint très rouge en reconnaissant le riche négociant et se jeta à genoux au milieu de la rue :

– Oh pardon, messer Beltrami, mille fois pardon !

Il semblait terrifié et, pour un peu, se serait prosterné :

– Mais, malheureux, dit Francesco en riant, si tu restes ainsi à genoux dans le ruisseau tes cochons vont se perdre. Cours donc après eux, petit imbécile, au lieu de me faire des excuses ! Et tiens ! prends ceci au cas où tu ne les retrouverais pas tous. Il ne faut pas que ton maître te batte...

A l’enfant ébloui il tendait un florin d’or puis entraîna Fiora tandis que le petit porcher, tout joyeux, prenait ses jambes à son cou et déguerpissait.

– C’est à toi que l’on devrait donner le surnom de Magnifique, dit Fiora attendrie. Tu es l’homme le plus généreux de la terre.

– Parce que j’ai donné un florin ? Mais le vrai Magnifique en aurait donné deux. Les choses sont donc bien comme elles sont.

Un instant plus tard, ils atteignaient la boutique du libraire.

Vespasiano Bisticci était à Florence le grand spécialiste des ouvrages antiques et ses correspondants fouillaient sans relâche les cités de Grèce et d’Orient à la recherche de manuscrits rares. Lui-même se présentait sous les traits d’un homme d’une soixantaine d’années, grand et majestueux, très aimable et très érudit. Ses traits étaient nets, bien marqués par un réseau de rides mais ses yeux sombres pétillaient de jeunesse et sa voix était d’une grande douceur.

Il quitta le personnage avec lequel il s’entretenait à l’entrée des Beltrami et vint vers eux avec empressement.

– Sois le bienvenu, ser Francesco, et toi aussi Fioretta ! J’avoue que si j’espérais un peu la visite de ton père, je ne pensais pas que ta présence la rendrait encore plus agréable. Tu es l’image même du printemps...

– Tu vas me la rendre vaniteuse, protesta Francesco. Je viens voir si tu as terminé cette copie des Commentaires que je t’ai demandée.

– Presque. J’ai mis dessus mes meilleurs copistes et je pense te donner bientôt le livre terminé mais j’ai reçu quelque chose qui, je crois, va t’intéresser.

Aussitôt les yeux de Beltrami se mirent à briller.

– Dis vite ! Qu’est-ce donc ?

Il voulut suivre Bisticci qui gagnait les profondeurs de son magasin et, ce faisant, il heurta le personnage à qui le libraire parlait précédemment et aussitôt s’excusa mais l’homme s’était retourné et Fiora reconnut le médecin grec dont elle avait eu si peur au bal des Médicis.

– Vous ne me devez aucune excuse, dit-il de sa voix grave en esquissant un salut courtois, je me trouvais sur votre passage. Et quand je suis ici, je ne fais attention à rien sinon aux ouvrages qui m’entourent...

– Je crois néanmoins vous en devoir. Notre arrivée a rompu votre entretien avec messer Bisticci...

– C’est sans importance ; j’allais partir. J’étais venu en effet pour obtenir copie d’un précieux traité de médecine d’Ibn Sina, que l’on appelle en Occident Avicenne, dont messer Bisticci refuse de me vendre l’original.

– Je vous ai dit que c’était impossible, messer Lascaris, puisque monseigneur Lorenzo l’a retenu mais il consent à ce que l’on en tire copies, fit Bisticci qui revenait, portant un volumineux paquet enveloppé d’étoffe noire. Mon malheur est que mon copiste de langue arabe est au lit avec une forte fièvre et que j’ai dû demander un délai assez long pour livrer le traité.

– L’important est qu’il vienne un jour, dit le Grec doucement. A présent, je me retire et vous laisse causer...

Gênée par sa présence, Fiora s’était écartée et faisait mine de s’intéresser à un évangéliaire grec posé sur un lutrin. Démétrios devait passer près d’elle pour sortir mais, après s’être assuré d’un coup d’œil que le libraire et son client s’installaient près d’un comptoir de chêne ciré au-dessus duquel Bisticci allumait une grosse lampe à huile, il s’approcha de la jeune fille.

– Voilà un texte bien austère pour de si jeunes yeux ! dit-il en excellent français. Lisez-vous donc le grec, mademoiselle ?

Fiora se retourna brusquement et lui fit face. Cet homme lui faisait toujours peur mais c’était une raison de plus pour ne pas reculer.

– En effet. Je lis aussi le latin. Mais vous, messire, lisez-vous toujours dans les pensées comme vous l’avez fait pour moi l’autre soir ?

– Une pensée est aisée à saisir quand elle est née d’une émotion, ou encore quand l’âme de celui ou de celle qui pense est tout à fait pure. Vous seriez sans doute pour moi une élève remarquable si vous n’étiez de haute condition... Néanmoins, je vous prie de vous souvenir de ceci : au cas où le malheur frapperait à votre porte, je serai toujours prêt à vous porter secours. Mon nom est...

– Je sais. On me l’a dit. Mais, messire, c’est la seconde fois que vous m’annoncez des heures sombres. Ne pouvez-vous rien me dire de plus ?

– Pour le moment non parce que votre pensée est tout occupée d’amour et aussi parce que, pendant ce temps, vous ne pourrez que subir votre destinée, mais souvenez-vous de moi quand l’heure en sera venue. Monseigneur Lorenzo m’a fait don d’une maison à Fiesole...

– Nous en avons une aussi.

– Je ne l’ignore pas. Il vous sera donc facile de me trouver.

Après un salut qui le courba légèrement, les mains croisées sur la poitrine, le médecin grec s’éloigna cependant que Fiora, songeuse, rejoignait son père et Bisticci, trop occupés pour s’être seulement aperçus de son rapide entretien avec Démétrios. Usant de précautions, le libraire avait déballé un assez gros livré relié en vieux parchemin, enrichi de ferrures d’argent et d’une croix de même métal où étaient serties des topazes et des turquoises. Fiora entendit qu’il disait :

– Un de mes agents a pu se procurer ce discours de Lysias et j’ai pensé que tu aimerais au moins le voir...

Avec des gestes d’une infinie douceur, Francesco prit le livre, le posa sur un grand lutrin et considéra avec étonnement la croix de la reliure :

– Magnifique ! D’où vient-il ? Je vois ici une croix et des armes qui, si je ne me trompe, sont abbatiales ?

– Tu es toujours aussi curieux, fit Bisticci en souriant. Ce livre vient de l’abbaye d’Einsiedeln mais je ne t’en dirai pas davantage...

Saisi de vénération, Beltrami tourna les épaisses feuilles crissantes sur lesquelles une main habile avait mêlé au texte grec de délicates enluminures.

– Quel que soit le prix que tu en demandes, Vespasiano, je le prends ! Regarde, Fiora : c’est admirable en vérité !

Bisticci se mit à rire :

– J’étais sûr que tu le voudrais. Je verrai pour le prix mais tu peux l’emporter dès maintenant si tu veux.

– Tu ne désires pas en prendre copie ?

– C’est déjà fait. Veux-tu à présent venir voir où en est ton César ?

A regret, Beltrami s’arracha à la contemplation du livre sur lequel Fiora passait une main caressante. Tous deux suivirent Bisticci dans une pièce, à l’arrière de la maison, qui donnait sur le jardin. C’était une longue salle bien éclairée par de larges verrières devant lesquelles une file de lutrins étaient installés. Derrière ces lutrins une dizaine d’hommes s’appliquaient à transcrire fidèlement des manuscrits. Les uns reproduisaient le texte, les autres les grandes lettres enluminées, d’autres encore les miniatures. Certains de ces hommes étaient jeunes, d’autres plus âgés et plusieurs d’entre eux étaient de races différentes. Il y avait un Allemand à la peau blanche et aux cheveux roux, un Grec à barbe noire, un Sicilien aussi brun qu’une châtaigne et même un Noir venu du Soudan. Seul manquait le turban blanc d’Ali Aslam, le copiste arabe et sa place demeurait vide...

Ordinairement Fiora aimait beaucoup regarder travailler les copistes de Bisticci mais cette deuxième rencontre avec Lascaris renforçait l’impression laissée par la première et lui faisait éprouver une vague angoisse. Aussi regarda-t-elle sans vraiment les voir les doigts habiles dessiner des arabesques, étendre les couleurs fines et mettre en place les fragiles rehauts d’or. Heureusement, son père, penché carrément sur les épaules des artistes et pris tout entier par son amour des livres, louait leur travail en termes si chaleureux que la plupart des visages s’éclairaient d’un sourire. Surtout, bien sûr, le vieux copiste qui achevait de transcrire les Commentaires de César pour le riche négociant et qui reçut à titre d’encouragement une belle pièce d’or.

En revenant dans la boutique, Beltrami baissa la voix :

– As-tu enfin réussi à te procurer ce fameux Psautier de Mayence pour lequel Johannes Fust a volé les caractères mobiles de Gutenberg ?

– Non. Le Psautier doit être caché quelque part et il est impossible de mettre la main dessus. Je ne suis pas certain qu’il en existe seulement une copie. Cet ouvrage paraît encore mieux défendu que la fameuse Bible à quarante-deux lignes qui est la première œuvre de Gutenberg. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi...

– Mais enfin, des copies, on doit en trouver puisque aussi bien ce procédé nouveau est fait pour cela ? Evidemment, rien ne vaudra la main d’un artiste mais on peut considérer cela comme une curiosité et c’est à ce titre que je m’y intéresse...

– Moi aussi. Je pense néanmoins qu’il sera possible de contenter bientôt notre curiosité à tous deux. Voici trois ans, environ, deux hommes sont arrivés à Venise : le Français Nicolas Jenson et l’Allemand Jean de Spire et j’ai la certitude qu’ils apportaient avec eux le procédé de Gutenberg...

– Alors comment se fait-il qu’ils n’aient encore rien publié ?

– L’Église sans doute... et peut-être aussi le Conseil des Dix. On n’aime pas beaucoup les nouveautés à Venise. Mais je compte m’y rendre prochainement afin de voir par moi-même ce qu’il en est.

– Sois prudent alors ! Il n’est jamais bon, même pour un étranger, d’avoir affaire au Conseil des Dix...

Deux nouveaux clients venaient de pénétrer dans la boutique et Bisticci s’empressa auprès d’eux car il s’agissait de Lorenzo de Médicis et de son ami Poliziano, venus en voisins. On échangea saluts et politesses de toutes sortes mais Beltrami tenait bien caché sous son manteau le manuscrit d’Einsiedeln...

– Il était temps que nous venions, souffla-t-il à Fiora. A quelques minutes près, le Lysias pouvait m’échapper...

– Messer Bisticci n’a-t-il pas dit qu’il te le réservait ? – Paroles de marchand. Quand il s’agit de clients aussi importants que Lorenzo et moi, c’est toujours le premier arrivé qui l’emporte...

– Cela veut-il dire que tu vas le payer très cher ?

– Bien sûr mais c’est sans importance. L’argent n’est qu’un moyen d’enrichir sa vie par la compagnie des choses les plus belles et les plus rares. Lorsque je mourrai, tu recueilleras un superbe héritage.

– Si superbe qu’il soit, il n’aura jamais autant de prix que ta présence, dit Fiora en serrant plus étroitement le bras de son père qu’elle avait repris. En tout cas, je vais contribuer moi aussi à nos richesses avec ce sonnet de Pétrarque dont messer Bisticci m’a fait présent au moment où nous partions.

– Montre !

Elle déroula la mince feuille de parchemin décorée de rinceaux et de feuilles de laurier comme il était d’usage pour les œuvres du grand poète et lut ce qui tombait sous ses yeux :

Si ce n’est pas l’amour qu’est-ce donc que je sens ? Mais si c’est l’amour, pour Dieu, qu’est-ce que l’amour

[peut être ?

S’il est bon, pourquoi son effet est-il âpre et mortel ? S’il est mauvais, pourquoi tous ces tourments ont-ils l’air si

[doux ?

En lisant, Fiora se sentit rougir. Le poète répondait trop bien aux questions qui hantaient son esprit depuis la veille et qui, une grande partie de la nuit, l’avaient empêchée de trouver le sommeil. La minute vécue entre les bras de Philippe avait été divine mais, rendue à la solitude, la raison et la logique si chères à ses amis les philosophes s’étaient efforcées de combattre et d’apaiser l’affolement de son cœur pris par surprise. En dépit de ce que disait Khatoun qui avait vu dans le geste passionné du chevalier bourguignon une sorte de révélation venue d’en haut, Fiora avait fini par se persuader que Selongey n’avait obéi qu’à une impulsion passagère, au désir d’emporter un souvenir agréable d’une cité qui ne lui avait pas accordé ce qu’il était venu y chercher...

– Pourtant, insistait Khatoun, il a dit qu’il te voulait.

– Il l’a dit mais cela ne signifie pas qu’il aille demander ma main à mon père. Je suis presque certaine qu’il repartira sans que nous l’ayons seulement revu...

Elle savait bien qu’elle n’en pensait pas un mot et qu’elle essayait de se mentir à elle-même mais c’était une façon comme une autre d’essayer de se préserver de la douleur au cas où, effectivement, Philippe repartirait sans qu’elle ait pu le revoir,

En attendant, elle souhaitait apprendre sur lui le plus de choses possible et, dans l’après-midi, elle réussit à convaincre Léonarde de la conduire au palais Albizzi pour y passer un moment avec Chiara. Sans trop de peine en vérité, car la perspective de passer une ou deux heures en compagnie de l’intarissable Colomba n’était pas pour déplaire à la gouvernante. Sans compter le plaisir qu’il y avait à goûter les prunes confites que la grosse Colomba réussissait comme personne.

Malheureusement, Fiora n’apprit pas grand-chose : l’envoyé du Téméraire avait pris logis avec son escorte dans la meilleure auberge de la ville, à la Croce di Malta, sur le Vieux Marché. Il y menait train de prince, buvant les meilleurs vins – qui n’étaient jamais assez bons pour lui ! – et faisant grande chère mais il n’était sorti de son appartement qu’une ou deux fois et encore pour un laps de temps assez court.

– Tu sembles t’intéresser beaucoup à cet étranger ? remarqua Chiara.

– Peut-être parce que je le trouve intéressant. Pas toi ?

– Si, bien sûr, mais un peu comme une curiosité. Certes, il est de belle allure et son visage n’est pas de ceux que l’on oublie facilement mais je crois qu’il me fait un peu peur...

– Pourquoi peur ? Il n’a rien de terrifiant.

– Il sent la guerre. J’ai eu la même impression en rencontrant l’an passé le condottiere Guidobaldo da Montefeltro. Ce sont de ces hommes qui ne vivent que d’elle et pour elle. Et puis ces gens du Nord ne sont pas comme nous, ils n’aiment pas ce que nous aimons...

– On dit pourtant que la cour du duc de Bourgogne est la plus brillante d’Europe comme il est, lui, l’homme le plus riche...

– En ce cas pourquoi a-t-il envoyé messire de Selongey emprunter de l’argent aux Médicis ? Mon oncle, qui en parlait hier, disait que le duc Charles veut devenir roi, qu’il ne cesse de guerroyer dans ce dessein et que, depuis trois mois, il assiège la forte ville de Neuss, en terre d’Allemagne. La guerre coûte plus cher que les fêtes...

– Est-ce que nous ne la faisons jamais ? As-tu oublié le siège de Volterra, il y a peu d’années, et comment notre Lorenzo a traité la ville rendue ?

Chiara se mit à rire.

– Voilà que nous discutons toutes deux comme si nous avions en charge la cité. Décidément, tu t’intéresses beaucoup à messire de Selongey. Il est vrai qu’il t’a beaucoup regardée l’autre jour... L’aurais-tu revu ?

– Non, dit Fiora sans hésiter devant un si gros mensonge mais elle ne voulait partager avec personne le moment vécu à Santa Trinita. Ces quelques minutes étaient à elle seule. C’était comme un trésor caché qu’il ne fallait pas dilapider même avec une amie aussi chère que Chiara. Khatoun suffisait pour pouvoir parler de Philippe quand il serait retourné vers son maître, le Grand Duc d’Occident...

– Alors, essaie de n’y plus penser puisqu’il repart bientôt et que, selon toute vraisemblance, tu ne le verras plus jamais. Au moins aura-t-il servi à t’ôter Giuliano de la tête et tu finiras peut-être par t’intéresser à ce pauvre Luca Tornabuoni qui se dessèche pour toi. Ne ferait-il pas un excellent époux ?

– Que ne l’épouses-tu toi-même puisque tu le trouves si bien ?

– D’abord parce qu’il ne m’aime pas, ensuite parce que nous sommes de trop vieux amis, enfin parce que je suis, tu le sais bien, pour ainsi dire fiancée à mon cousin Bernardo Davanzati. Dans deux ans, on nous mariera puisque ainsi en ont décidé nos familles. Bien sûr, je ne le vois pas très souvent puisqu’il représente, à Rome, les intérêts de sa maison mais je sais qu’il m’aime.

– Et toi ? L’aimes-tu ?

– Il ne me déplaît pas. Aussi n’y a-t-il aucune raison de changer quoi que ce soit aux projets que l’on a élaborés pour nous. Je pense que nous formerons un couple très convenable, ajouta Chiara en souriant.

C’était sans doute une bonne chose que de voir la vie tracée ainsi devant soi en une belle ligne droite. Cependant Fiora, à la lumière de sa récente expérience, n’envisageait plus l’existence de la même façon.

– Es-tu certaine, dit-elle soudain, de ne jamais rencontrer un homme qui fera beaucoup mieux que ne pas te déplaire ? Qui fera battre ton cœur plus vite... et que tu auras envie de suivre jusqu’au bout du monde ?

Chiara ne répondit pas tout de suite. Ses yeux bruns s’étaient fixés sur Fiora avec affection mais aussi avec inquiétude. Pour laisser s’éteindre l’écho des paroles révélatrices de son amie, elle alla prendre sur un dressoir une coupe de verre bleu contenant des prunes confites et vint la déposer devant Fiora qui en prit une. Elle-même considéra un instant le fruit sucré qu’elle tenait au bout de ses doigts fins et soupira :

– Si tu veux mon avis, il est grand temps que certain seigneur de Bourgogne regagne ses brumes du Nord !

Fiora n’eut pas le loisir de protester. L’entrée de Léonarde et de Colomba, qui s’étaient attardées à la cuisine où la gouvernante de Chiara fignolait une nouvelle recette pour farcir les pigeons, mit fin à la conversation. Colomba venait proposer aux deux jeunes filles de reconduire Fiora jusque chez elle en passant par la boutique de l’apothicaire Landucci où elle désirait s’approvisionner en un certain onguent à la citronnelle, miraculeux pour la blancheur des mains.

– C’est une bonne idée, dit Léonarde car nous n’en avons plus guère nous non plus.

On partit par les rues, les deux amies marchant devant. En bonnes Florentines, elles aimaient se promener ainsi, à travers le bruit et l’agitation d’une ville dont les habitants vivaient plus volontiers dehors qu’à l’intérieur de leurs maisons. Les femmes causaient d’une fenêtre à l’autre ou sur le pas des portes. Les hommes, quand le jour tirait vers sa fin, sortaient afin de se réunir entre eux pour discuter des affaires de la cité, se raconter des histoires ou échanger des plaisanteries. Les marchands et les artisans se groupaient au Vieux Marché, les jeunes élégants de la ville sur le pont Santa Trinita d’où ils regardaient le jour s’éteindre dans les eaux du fleuve ; quant aux hommes importants, on les trouvait sous les arcades de la Loggia dei Priori, à l’ombre même de la Seigneurie, et il n’était pas rare que le Magnifique vînt se joindre à eux. Il n’était pas rare non plus, quand le temps était beau, de voir sortir devant les maisons des tables où l’on s’installait pour jouer aux échecs. Cependant, les femmes vaquaient au repas du soir ou causaient entre elles quand la besogne était achevée. Quant aux enfants – uniquement les garçons, bien sûr – leurs cris et le bruit de leurs jeux emplissaient les rues et les places... Puis, à l’appel de l’Angélus, chacun rentrait chez soi car il ne faisait pas bon errer, à la nuit close, hors de son logis.

La Florence respectable s’endormirait entre ses murailles aux soixante-huit tours de guet ou de défense, gardée par ses soldats tandis que l’autre, celle du plaisir et du crime, celle des filles publiques et des coupe-jarrets commencerait à vivre, sortirait de ses repaires et s’infiltrerait comme une marée trouble au long des rues à peine éclairées, de loin en loin, par un brûlot de fer pendu au portail d’un palais.

Hors de l’enceinte, ce serait la paix des douces collines, le vent léger de la nuit aux branches d’un cyprès, la prière nocturne d’un oiseau dans les olivaies ou dans les vignes de San Miniato et de Fiesole, répondant à la cloche grêle d’un monastère de campagne mais, dans la ville, la débauche, la terreur et la mort rôderaient jusqu’à ce que le chant des coqs chassât les oiseaux de nuit et les rejetât, apeurés et clignant des yeux, dans leurs trous équivoques. Et si, pendant les heures nocturnes, un cri déchirait l’ombre entre les rondes de la milice, les bourgeois de Florence n’en dormiraient pas d’un sommeil moins paisible, confiants en la puissance de leur ville et en la protection de Santa Reparata, sa patronne : le sang du ruisseau ne ferait pas plus rouge le lys de Florence.

Cette Florence-là, ni Fiora ni Chiara ne la soupçonnaient, abritées qu’elles étaient par les murs épais de leurs palais gardés par de nombreux serviteurs. Elles n’en connaissaient que l’aimable image diurne, que les heures de soleil qui chauffaient les marbres polychromes du Duomo, l’admirable cathédrale Santa Maria del Fiore à qui la superbe coupole de Brunelleschi avait valu ce surnom.

Les promeneuses s’attardèrent un moment devant les cages des lions installés derrière la Seigneurie. Les animaux royaux étaient les fétiches de la cité qui veillait sur eux avec un soin jaloux et il suffisait que l’un d’eux manquât d’appétit pour que les gens bien informés se missent à prophétiser une catastrophe prochaine ; et, si l’un d’eux mourait, la Vacca, la grosse cloche de la Seigneurie qui ne sonnait que le tocsin, s’ébranlait comme pour une rébellion.

Musant, bavardant, répondant aux nombreux saluts rencontrés en chemin, on finit par arriver au Canto dei Tornaquinci où l’apothicaire tenait boutique. C’était un carrefour continuellement animé grâce à la maison des pompes funèbres qui y était installée et dont les employés jouaient au palet devant la porte en attendant le client.

D’un geste assuré, Colomba poussa une porte basse au rez-de-chaussée d’une maison de belle apparence, avec loggia et colonnettes de marbre, où une grande enseigne peinte de couleurs gaies annonçait : « Aux Étoiles... Ser Luca Landucci apothicaire. » Et les quatre femmes pénétrèrent dans une grande pièce en contrebas, sous un beau plafond sculpté et enluminé car Landucci était un homme riche et considéré qui jouait son rôle dans l’administration de la cité. C’était aussi un ami de Francesco Beltrami et Fiora aimait aller chez lui plus encore que chez Bisticci parce qu’il était aimable et gai et parce que, dans sa maison, on respirait de merveilleuses odeurs de plantes séchées et d’épices fines.

Sa boutique, avec ses rangées de pots de majolique bleue et verte, de fioles étroites aux longs cols de verre translucide, ses mortiers de pierre et de bronze, ses boîtes d’argent ou de bois exotiques et les grandes balances de cuivre disposées sur le comptoir de beau chêne sombre admirablement ciré, respirait l’ordre et, en général, la tranquillité qui convient aux hommes de savoir. Or quand la petite troupe y pénétra, la maison retentissait des éclats d’une violente dispute : deux femmes, qu’à leurs vêtements élégants on pouvait classer dans les bons rangs de la société, s’y querellaient avec l’ardeur et l’impétuosité verbale des poissonnières du Mercato Nuovo.

– Espèce de vieille ânesse, clamait l’une, je t’apprendrai qui je suis !

– Il y a longtemps que je le sais. Si tu étais un bœuf au lieu d’être une vache nous pourrions faire une crèche...

– Mauvaise que tu es ! Ta bouche est pleine de fiel, c’est pour ça que tu as le teint si jaune !

– Moins jaune que le tien ! C’est vrai que ton défunt te pissait dessus tous les matins !

Celle qui venait de recevoir cette dernière injure n’était autre que Hieronyma Pazzi. Folle de rage, elle chercha quelque chose à envoyer à la tête de son adversaire, trouva un bocal de guimauve que l’autre évita de justesse mais qui alla se fracasser sur le dallage. Ce que voyant, l’apothicaire se lança courageusement dans la bataille et chercha à apaiser les deux femmes qui, à présent, en venaient aux mains.

– Venez m’aider, vous autres ! cria-t-il à ses deux garçons de magasin qui, accoudés à un comptoir, dégustaient la scène en connaisseurs. Ils s’exécutèrent mollement, peu désireux, au fond, de voir cesser le combat entre la dame Pazzi et la noble Cornelia Donati, surtout un combat qui commençait si bien. Les deux femmes se haïssaient depuis toujours pour une question de rivalité amoureuse dans laquelle Cornelia avait eu le dessus en soufflant à Hieronyma l’homme qu’elle souhaitait épouser. Depuis, Hieronyma avait pris une certaine revanche car Augusto Donati trompait sa femme avec tout ce qui, vêtu d’un jupon, passait à portée de ses mains mais l’animosité n’avait pas faibli pour autant et, chaque fois que les deux femmes se rencontraient, une querelle éclatait sur le moindre prétexte. Ce jour-là, le brandon de la guerre était un innocent petit pot de pommade d’incarnat pour les lèvres, chef-d’œuvre de l’officine de Landucci, et que chacune des deux adversaires prétendait s’approprier, le malheur voulant qu’il n’y en eût plus qu’un seul.

On parvint enfin à séparer les deux combattantes qui, l’une comme l’autre, avaient laissé quelques plumes dans l’engagement et, tandis qu’elles reprenaient haleine, l’apothicaire trancha le débat en déclarant sévèrement :

– Je ne vendrai cet incarnat à aucune de vous deux ! Madonna Catarina Sforza, l’illustrissime nièce de Sa Sainteté le pape Sixte IV vient justement de m’en faire demander car la réputation de cet onguent est allée jusqu’à elle. C’est donc à Rome que je vais l’envoyer !

Et, d’un geste plein de majesté, il ramassa le pot oublié sur le comptoir et le renferma dans l’une de ses armoires à pentures de fer. Puis il déclara :

– Ce qui n’empêche, madonna Hieronyma, que vous ne me deviez le prix de ce bocal que vous avez brisé et de la guimauve qu’il contenait qui ne saurait plus servir. Je vais faire établir le compte par mon scribe...

– Je n’aurais pas brisé cet objet si cette harpie ne m’avait mise hors de moi, s’écria la dame Pazzi. Elle doit payer autant que moi !

En dépit d’un œil au beurre noir, Hieronyma avait repris toute son assurance. C’était une belle femme de trente-cinq ans qui gardait beaucoup de fraîcheur. Son corps bien en chair demeurait appétissant et l’on chuchotait qu’elle trouvait à son veuvage des compensations avec des hommes discrets ou des hommes qui avaient encore plus d’intérêts à garder ses amours secrètes c’est-à-dire des serviteurs de la maison. Le vieux Jacopo Pazzi, le patriarche qui régnait sur la tribu, passait en effet pour avoir la main singulièrement lourde envers ceux de sa maisonnée qui se conduisaient mal. On parlait – sous le manteau bien sûr – d’un serviteur indélicat, si cruellement mordu par les molosses de chasse, qu’il en était mort, d’une servante trop bavarde enterrée dans un bois, la bouche pleine de terre après avoir été auparavant étranglée, d’une jeune cousine engrossée malencontreusement et morte d’une étrange maladie de langueur, due au fait qu’on l’avait soigneusement vidée de son sang. Et si ce que l’on disait de Hieronyma était vrai, celle-ci risquait gros mais elle était rusée et savait prendre son beau-père sur qui elle avait acquis un grand ascendant parce qu’ils étaient habités tous deux par la même passion : l’argent.

Avec colère, Hieronyma jeta une pièce sur le comptoir et se disposait à partir quand Fiora l’arrêta :

– Tu ne peux sortir ainsi, cousine ! Demande au moins à messer Landucci un onguent pour dissimuler cet œil. Il en a de miraculeux... fit-elle innocemment.

Hieronyma ne le prit pas ainsi. Toisant la jeune fille, elle jeta si furieusement que l’on crut entendre siffler une vipère :

– Mon voile devrait y suffire. Quant à toi, vile bâtarde qui te permet de me traiter en égale, ôte-toi de mon chemin !

Fiora n’était pas fille à se laisser insulter sans répondre :

– Tu n’oserais pas répéter cela devant mon père ! Avec lui tu es sucre et miel et ici tu es chez un ami de mon père.

– Écoutez-la jacasser ! ricana l’autre. C’est une princesse que cette fille, ma parole...

– Je suis plus qu’une princesse puisque je suis la fille de Francesco Beltrami...

– Tu en es bien sûre ?

Si la question perfide troubla Fiora, elle n’en laissa rien paraître. Redressant fièrement la tête, elle lança :

– Mon père, lui, en est sûr ! C’est plus que n’en pourraient dire certains autres hommes...

Cornelia Donati qui s’était remise du choc du bocal vint se ranger aux côtés de la jeune fille.

– Ne te mêle donc pas de discuter avec cette vipère, petite ! Ton père est homme de bien, on le sait. On l’estime. On n’en dit pas toujours autant des Pazzi. Passe ton chemin, Hieronyma ! Nous t’avons assez vue.

– Je pars mais nous nous retrouverons, Cornelia Donati ! Quant à celle-là, le jour est proche où je la tiendrai à merci dans ma maison et où elle saura ce qu’il en coûte de me défier publiquement.

Et elle sortit dans un grand envol de voiles et de drap violets, sa couleur favorite parce qu’elle estimait qu’elle seyait particulièrement à son opulente blondeur. Laissés à eux-mêmes, les occupants de la boutique s’entre-regardèrent stupéfaits par la dernière sortie de Hieronyma :

– Qu’est-ce qu’elle a voulu dire par là ? demanda Chiara. Je ne vois pas bien comment elle pourrait tenir Fiora en sa maison ?

– A moins de lui faire épouser son fils ? susurra Cornelia...

– Cet affreux gnome, bossu et bancal ? s’indigna Chiara. Il faudrait que messer Francesco fût devenu fou... ce qu’il ne sera jamais.

– C’est pourtant ce qu’elle souhaite, dit la grosse Colomba. Une de ses servantes m’en a touché deux mots l’autre jour chez le marchand de chandelles. Donna Hieronyma estime que c’est le meilleur moyen pour que la fortune des Beltrami demeure dans la famille. Chacun sait, en effet, que donna Fiora est l’héritière de son père...

– Ce qui n’est que justice ! affirma Cornelia Donati. Mais je conçois que la Hieronyma guigne cette fortune qui, sans Fiora, lui revenait. On ne se résigne pas facilement à une telle perte. D’autant que son défunt époux n’étant pas le fils aîné, elle n’a pas grand-chose à attendre du vieux Jacopo. La part qu’il laissera ira au malheureux Pietro. Cela ne fera pas grand-chose pour lui et sa mère...

Fiora ne disait rien. Elle était figée d’horreur à la simple pensée de ce qu’elle pourrait devenir aux mains de cette femme. De cette femme qui avait parlé comme si elle était sûre de son fait. Heureusement, Léonarde s’en aperçut et entoura ses épaules d’un bras protecteur :

– N’allez pas vous mettre martel en tête, mon cœur ! Il arrive à tout le monde de faire des rêves impossibles. Celui de donna Hieronyma restera ce qu’il est : un rêve...

Mais elle n’était pas trop rassurée elle-même car elle n’avait pas aimé la petite phrase qui laissait supposer que Beltrami pourrait n’être pas le père de Fiora. Elle se rassura cependant : pour savoir la vérité, il faudrait que cette Hieronyma fût le diable, ou tout au moins sa fille. Elle se promit tout de même d’en dire un mot à Beltrami.

Désireux d’alléger une atmosphère qu’il jugeait tout à fait néfaste à son commerce, le bon Landucci offrit à ces dames un doigt de vin de Chypre pour leur faire oublier le moment désagréable qu’elles venaient de vivre chez lui.

– Moi j’ai trouvé cela plutôt amusant, dit Chiara.

– Pas moi ! fit l’apothicaire. Donna Hieronyma pourra se chercher un autre fournisseur. Je ne la recevrai plus.

– Dans ce cas, il n’y a vraiment aucune raison pour que je n’achète pas cet incarnat ? fit Cornelia qui ne perdait pas de vue la cause de la bataille. Je l’ai conquis de haute lutte, il me semble.

– Il me semble à moi aussi, dit Landucci en riant. Et il ordonna à l’un de ses garçons d’emballer le petit pot.

Leurs achats terminés, Fiora et Léonarde, Chiara et Colomba se séparèrent. Il était déjà tard et, si le palais Beltrami était proche, le chemin était encore assez long pour les habitantes du palais Albizzi. La nuit allait venir.

Cornelia Donati partit avec Chiara et Colomba tandis que l’apothicaire donnait à ses valets l’ordre de fermer boutique. Lui-même avait à faire à la Seigneurie afin d’y rencontrer le prieur de son quartier pour une question délicate : son voisin des pompes funèbres s’était arrogé le droit de vendre certaines drogues destinées à l’embaumement de ses clients, drogues qui étaient du ressort exclusif de l’apothicaire. Landucci devait se dépêcher car ce prieur était son ami et ne serait peut-être plus apte à le secourir dans quinze jours. En effet, les prieurs n’étaient élus que pour deux mois, circonstance qui faisait vivre Florence dans une perpétuelle agitation électorale...

– Il faut aussi que je voie messer Francesco, confia-t-il à Fiora en guise d’adieu, mais j’irai demain à ses entrepôts de la via Calimala... Il m’appuiera certainement.

L’Angélus sonnait, accompagné du claquement de centaines de volets de bois qu’un peu partout les commerçants ou leurs garçons appliquaient sur les boutiques. Les élégants promeneurs du pont Santa Trinita commençaient à quitter la place pour se rendre vers d’autres lieux d’agrément. Un groupe bruyant entourait un jeune homme petit et mince mais vêtu avec une incroyable recherche d’une casaque de satin blanc sur des chausses de velours blanc cousues de dentelles d’argent. Une cape, des bottines et un béret de velours rose, ce dernier agrémenté d’une longue plume de héron, composaient un costume devant lequel tous les autres s’extasiaient. Une chaîne d’or soutenant une lourde médaille, des bagues à tous les doigts, le jeune élégant s’avançait à pas comptés, tournant la tête de tous côtés pour voir s’il récoltait un suffisant tribut d’admiration.

Fiora, elle aussi, avait vu. Tirant brusquement Léonarde par la manche, elle la fit entrer avec elle sous l’arche d’une maison qui abritait l’entrée d’une étroite ruelle.

– Qu’est-ce qui vous prend ? protesta la vieille dame.

– Ne voyez-vous pas ce qui nous arrive là ? Ce fat de Domenico Accaiuoli avec sa bande de courtisans.

– Que vous a-t-il fait ? Je croyais qu’il était de vos amis ? Ne vous fait-il pas la cour ?

– Est-ce que cette sorte de garçons sait faire la cour à une fille ? Il me la ferait de meilleur cœur si j’étais un garçon comme lui. Il veut une épouse fortunée, sans doute, mais je ne suis même pas certaine qu’il saurait lui faire des enfants. En tout cas, la pauvre ne le verrait pas souvent franchir le seuil de sa chambre...

Abasourdie, Léonarde regarda Fiora avec la mine d’une poule qui s’aperçoit soudain qu’elle a couvé un canard :

– Où allez-vous chercher cela ? Ce n’est tout de même pas moi qui vous l’ai appris ?

Fiora se mit à rire et serra plus fort contre elle le bras de sa gouvernante.

– Vous êtes bien trop convenable ! C’est Chiara qui me l’a dit. Son cousin Tommaso fait partie de la bande de Domenico. Et, entre filles, on parle..,

– Je vois qu’en effet vous êtes plus savante qu’on ne le pourrait croire, fit Léonarde vaguement scandalisée.

– Ne faites pas cette mine ! Vous n’aimez pas plus Domenico que je ne l’aime. Soyez certaine que, lorsque je me marierai, ce sera avec un homme digne de ce nom.

Instantanément, son esprit évoqua la puissante silhouette de Philippe de Selongey et, au souvenir du baiser qu’elle en avait reçu, elle ressentit un petit frisson devenu familier. Elle l’éprouvait chaque fois qu’elle évoquait cette minute inoubliable qui l’avait bouleversée, cette minute qu’elle ne revivrait sans doute jamais plus...

– Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous pourrions peut-être rentrer, à présent, bougonna Léonarde, le chemin paraît libre. Et il fait diantrement froid dans cette ruelle ; sans compter les odeurs de latrines qu’on y respire. Au moins, messer Domenico sent bon.,.

Elles sortirent de leur cachette et reprirent leur chemin :

– Trop bon, dit Fiora. Sa mère et ses sœurs ne sont pas si parfumées. Un homme, cela doit sentir le savon sans doute mais aussi le cuir, l’herbe fraîche... et même un peu le cheval, ajouta-t-elle rêveusement, donnant libre cours à ses souvenirs et ayant oublié qu’elle n’était pas seule.

– C’est aussi donna Chiara qui vous a enseigné cela ? fit Léonarde de plus en plus sidérée.

– Non, dit Fiora en souriant ingénument à son doux souvenir. C’est seulement ce que je crois.

Pendant ce temps, dans une grosse maison occupant l’angle de la via Calimala et du Mercato Nuovo, une scène étrange se jouait au premier étage, dans la grande pièce sévèrement lambrissée de chêne sombre d’où Francesco Beltrami dirigeait ses nombreuses et importantes affaires ; une de ces scènes où le frein de la courtoisie retient la violence des sentiments et ne lui permet qu’à peine de se traduire en paroles. Assis sur un siège de cuir à haut dossier derrière sa longue table éclairée par un chandelier de bronze à six branches, le négociant affrontait Philippe de Selongey qui, les bras croisés sur la poitrine, se tenait debout simplement adossé à une armoire.

Les deux hommes s’observaient comme des duellistes, les yeux de l’un, dorés par le reflet des flammes, plongés dans ceux de l’autre, sombres et soucieux. Et, depuis un moment, le silence régnait, coupé de loin en loin par le roulement d’une charrette, le pas d’un cheval ou les cris des enfants qui jouaient sur la place... Beltrami semblait écouter mourir en lui-même l’écho des dernières paroles du chevalier bourguignon. Enfin, avec un soupir, il se leva et se dirigea vers la cheminée de pierre grise et s’y chauffa les mains, les frottant doucement comme s’il les lavait au-dessus des flammes...

– C’est une curieuse histoire que vous m’avez contée là, seigneur comte, dit-il doucement, et nous autres gens de Florence aimons à entendre de beaux récits... mais je ne vois pas en quoi elle me concerne.

– Elle vous concerne au premier chef : c’est écrit clairement dans les traits du visage de votre fille.

– Veuillez laisser ma fille en dehors de cet entretien ! Il a commencé, si je me souviens bien par... l’embarras où vous vous trouviez de rejoindre monseigneur de Bourgogne sans le prêt d’argent qu’il sollicitait...

– Monseigneur Charles ne sollicite jamais ! gronda Selongey.

– Pardonnez-moi ce mot qui manque, en effet, aux lois élémentaires de la diplomatie ! Disons : qu’il souhaitait obtenir de la banque Médicis pour lever en Italie des troupes mercenaires. Prêt que monseigneur Lorenzo a dû refuser par loyauté envers le roi Louis de France avec qui, dès longtemps, sa famille a conclu alliance. Et vous souhaitiez établir avec moi un accord analogue. J’ai dû alors vous rappeler que je ne dirige pas, moi, une grande maison de banque et...

– Vous ne m’abuserez pas, Beltrami ! Vous êtes aussi banquier, comme vous êtes aussi armateur. Pour être moins voyante, votre fortune est peut-être aussi grande que celle des Médicis. Mais nous avons réglé cette question et je ne vois pas pourquoi vous y revenez. Attachons-nous plutôt à cette histoire déjà ancienne que j’ai eu l’honneur de vous raconter...

– Et que j’ai appréciée mais que...

– Trêve de finasseries, messire Francesco ! Elles sentent trop la boutique pour me plaire. Répondez seulement à cette question : Étiez-vous à Dijon, il y a un peu plus de dix-sept ans, le jour où, sur la place du Morimont, tombaient les têtes de Jean et Marie de Brévailles ? Et songez que je fais appel à votre honneur qu’un mensonge entacherait... un mensonge inutile.

Le visage de Beltrami se figea jusqu’à n’être plus qu’un masque tragique derrière lequel son esprit s’affolait. Dès l’instant où ce jeune homme était entré dans cette maison, il avait deviné, pressenti qu’il portait avec lui le malheur. Mais il fallait répondre...

– J’y étais, en effet, dit-il fermement. J’ai souvent fait étape à Dijon au cours de mes voyages vers Paris et les cités flamandes. Il se trouve que j’aime cette ville bien que je n’y séjourne jamais longtemps. Je repars toujours le lendemain.

– Mais cette fois vous n’êtes pas parti seul. Vous emportiez avec vous un enfant nouveau-né, une petite fille abandonnée. Celle que vous appelez maintenant votre fille. Le nierez-vous ?

Une brusque colère s’empara de Beltrami, balayant toute cette retenue qu’il s’imposait depuis de longues minutes :

– Et si cela était ? Je ne crois pas que cela vous regarde en quoi que ce soit ! De quoi vous mêlez-vous, à la fin, avec vos sous-entendus, vos questions qui, elles, sentent la basse police ? Qu’avez-vous à faire de ces deux malheureux qu’un peu de pitié eût laissé vivre, de cette enfant à qui un peu d’humanité eût conservé au moins une mère et que j’ai sauvée de la haine d’un homme infâme qui allait l’écraser sur la tombe ignoble où la prétendue justice de vos ducs avait jeté ses parents ? Me croyez-vous assez simple pour ne pas lire clairement dans votre jeu ? Depuis que vous êtes entré ici, vous m’avez parlé argent puis, tout aussitôt, vous m’avez raconté cette affreuse histoire que vous avez déterrée le diable seul sait où...

– Ce qui veut dire ?

– Qu’en dépit de vos éperons d’or de chevalier, en dépit de cet ordre illustre dont l’insigne pend sur votre poitrine, vous n’êtes rien d’autre qu’un maître chanteur, messire de Selongey !

Philippe devint blême et, machinalement, porta la main à la garde de l’épée qui pendait à son côté :

– Vous m’insultez !

– Non. Je vous traite selon vos mérites ! A présent, sortez ! Vous n’aurez pas de moi un seul florin !

Dressés face à face, ils étaient si proches que l’un pouvait sentir le souffle un peu haletant de l’autre mais le but de Selongey n’était pas de pousser cet homme à bout. Il se détourna, s’éloigna vers la fenêtre qui donnait sur la place presque sombre à présent et, un instant, regarda aller et venir les habitants de cette ville étrange où la noblesse de la naissance ne signifiait rien et n’accordait pas un droit obligatoire au respect. Seul l’argent comptait et l’homme qui était en face de lui était l’un .des plus riches.

– Je vous ai dit de sortir ! répéta Beltrami d’une voix où se sentait la lassitude...

– Non. Je me suis mal exprimé et je vous en demande excuses. J’espérais, en effet, intéresser l’homme d’affaires que vous êtes à celles de mon maître qui est le plus noble prince de tout l’Occident. Il vous en aurait eu une royale reconnaissance... à la hauteur de la couronne qu’il coiffera un jour. Mais ce n’est pas uniquement cela que j’étais venu vous demander ce soir...

– Que voulez-vous donc ?

– Que vous m’accordiez la main de votre fille. Je veux l’épouser...

La stupeur laissa le négociant sans voix avec l’impression désagréable que les murs se mettaient à tournoyer autour de lui. Il alla jusqu’à une armoire dissimulée dans la boiserie, y prit un flacon de vin de Chianti et un gobelet d’argent qu’il remplit et vida presque du même mouvement. Alors il se sentit mieux pour affronter la nouvelle bataille qui ne pouvait manquer de venir.

– Vrai dieu ! remarqua Philippe avec un demi-sourire. Je ne pensais pas vous causer une telle émotion !

– Laissez-là mon émotion. Vous voulez épouser Fiora ? Vous ?

– Moi, oui !

– Alors que vous m’avez laissé entendre que vous n’ignorez rien de ses origines, nobles sans doute mais entachées d’infamie par la main du bourreau ? ... Tout au moins selon les lois de votre pays et de votre caste.

– Selon les lois de tous les pays et de toutes les castes. Croyez-vous que votre fortune pourrait la sauver du mépris si l’on savait ici, dans cette incroyable république, qu’elle est le fruit d’un inceste doublé d’un adultère qui s’est achevé sur un échafaud, condamné à la fois par l’Église et par le prince ?

Francesco Beltrami sentit un frisson glacé courir le long de son échine et retourna vers le feu comme vers un ami secourable. Ce démon avait raison et il le savait bien.

– Et vous, fit-il amèrement, investi de la confiance d’un grand prince, vous comte de Selongey, chevalier de la Toison d’or, vous qui êtes sans doute l’un des premiers dans votre pays, vous voulez pour femme cette enfant dont vous dites vous-même que sa naissance est marquée d’infamie. Pourquoi ?

– Je ne chercherai pas à vous dissimuler la vérité, dit Selongey rudement. D’abord parce que je l’aime...

– Allons donc ! Vous n’avez fait que l’entrevoir par deux fois : à la giostra et au palais Médicis...

– Je l’ai rencontrée une troisième fois dans l’église de la Sainte Trinité. Mais une seule rencontre suffisait. Sa beauté... m’a serré le cœur. C’est comme un charme qui s’est emparé de moi...

– Et vous pensez que c’est cela l’amour ? Qu’il suffit d’un instant pour...

– Changer la vie d’un homme ? Vous devriez être le dernier à en douter. Ou alors expliquez-moi pourquoi vous, jeune, riche, libre de toute attache, vous avez chargé votre vie de l’enfant de gens que vous ne connaissiez pas, que vous n’avez fait qu’entrevoir à l’heure de la mort ? Marie de Brévailles était très belle, n’est-ce pas ? Et vous l’avez vue mourir...

Beltrami ferma les yeux, essayant de retenir les larmes qui lui venaient au souvenir de cette heure terrible où l’amour de sa vie avait été foudroyé. II les essuya d’un revers de main rageur...

– Vous parliez de deux raisons... Quelle est la seconde ?

– Je veux sa dot pour les armes de monseigneur Charles !

Il y eut un silence que rompit au bout d’un instant le rire sans gaieté de Beltrami :

– Voilà donc le grand mot lâché et nous en revenons à l’argent ! Mais je ne vous donnerai pas Fiora. Je ne vous laisserai pas l’emmener dans votre pays barbare qui ne saurait que la broyer. C’est une fleur délicate, élevée sous le soleil avec des soins infinis. Elle n’a connu jusqu’ici que la joie, la beauté, les arts, les lettres et même les sciences. Elle a le savoir et le cœur d’une reine. Moi vivant, cet ouvrage de mes mains et de ma tendresse ne sera pas détruit. Je refuse de m’en séparer.

– Mais je ne vous en séparerai pas. Telle n’a jamais été mon intention, dit Philippe doucement.

– Je ne vous comprends pas. Comment l’entendez-vous ?

– Nous somme en guerre et cette guerre est sans merci. Bourgogne vaincra ou disparaîtra. Dans de telles conditions, il est impossible d’emmener une femme avec moi. Où serait-elle mieux qu’auprès de son père ? Si vous me l’accordez, nous serons mariés secrètement mais sans qu’il soit possible de contester le mariage. Dès le lendemain, je repartirai... et vous ne me reverrez sans doute plus.

– Je comprends de moins en moins ! Il y a un instant vous parliez de votre amour...

– Qui est profond... et ardent mais dont sans doute je mourrai. Voulez-vous que je traduise plus clairement les termes du contrat que je veux passer avec vous ? Fiora aura mon nom qui la mettra à l’abri d’une autre reconnaissance toujours possible. Elle sera comtesse de Selongey mais elle vivra auprès de vous et portera mon deuil quand le temps en sera venu...

– Et vous, qu’aurez-vous donc puisque vous voulez porter sa dot à votre duc ?

– Une nuit d’amour ! Une seule nuit dont j’emporterai le souvenir comme un trésor ou qui peut-être m’exorcisera d’une passion qui me brûle. Vous déclarerez le mariage quand bon vous semblera. Assez tard sans doute si vous souhaitez éviter le ressentiment des Médicis que leur attitude fait ennemis de Bourgogne. C’est pourquoi j’ai parlé d’un mariage secret. Après ma mort, Fiora pourra, si elle le veut, se remarier...

– Votre mort, votre mort ! Elle n’est pas encore écrite. Pourquoi tenez-vous tellement à mourir ?

– Pour effacer de mon sang la tache dont je vais souiller mes armes en épousant la fille de Jean et Marie de Brévailles. Cette tache je serai seul à la connaître car je n’ai aucune famille. Elle disparaîtra avec moi et je donnerai en quelques heures tant d’amour à celle qui sera ma femme qu’elle n’en saura jamais rien. Sa vie demeurera inchangée auprès de vous et moi j’aurai eu tout ce que je pouvais espérer en ce monde...

– Vous n’oubliez qu’une chose ; un enfant peut naître de cette seule nuit ?

– En ce cas, vous l’élèverez jusqu’à ce qu’il soit d’âge à porter les armes et à servir ses princes. Alors vous l’enverrez au château de Selongey avec tous les moyens de se faire reconnaître et je serai en paix car ce sera le signe que mes ancêtres m’ont pardonné ce que je vais faire...

Quel étrange garçon ! Francesco se sentait confondu par ce mélange de cynisme et d’innocence, par cette âme féodale pleine de passion et de certitude, capable de tout sacrifier à son maître et à ses propres désirs mais décidée à en payer le prix, ce prix fût-il celui de sa vie...

– Ce que vous allez faire ? Je n’ai pas encore accepté votre pacte.

– Mais vous l’accepterez. Sachez que je suis prêt à tout, vous entendez, pour obtenir Fiora, pour qu’elle soit mienne. Moi vivant, elle ne sera à personne qu’à moi.

– Jusqu’où iriez-vous ? Jusqu’à faire connaître à tous la vérité de sa naissance ? Vous vous feriez écharper sur place..,

– Peut-être, mais vous ne vous en relèveriez pas. Vous seriez obligé de l’enfermer dans un couvent. Mieux vaut accepter, messire Beltrami, et vous le savez bien. Vous êtes sûr ainsi qu’elle ne vous quittera jamais. Cela doit avoir du prix à vos yeux...

Francesco se sentit rougir. Cet homme avait touché du doigt le point sensible, cette répugnance qu’il avait à l’idée de voir, un jour, son enfant bien-aimée s’en aller loin de lui peut-être, au bras d’un époux qui ne saurait jamais l’aimer comme l’aimait son père... Il savait déjà que le chevalier bourguignon avait gagné mais il ne voulait pas encore venir à composition :

– C’est un terrible amour que le vôtre, seigneur comte ! Je n’ai aucune raison de supposer que ma fille pourrait s’en accommoder. Et je ne la contraindrai jamais...

– Pourquoi ne pas le lui demander ? Si elle accepte...

– Alors moi aussi j’accepterai, dit Beltrami gravement, mais sachez que vous serez lié par un engagement qu’il vous sera impossible de rompre au cas où... plus tard, vous changeriez d’avis.

– Voilà le marchand qui reparaît ! fit Selongey avec un sourire de dédain. Je n’ai qu’une parole, sachez-le, messire Beltrami. Jamais je ne l’ai reprise une fois donnée...

– En ce cas, allons chez moi !

Côte à côte, ils marchèrent par les rues, Philippe tenant en bride le cheval qu’il avait laissé à la porte de la maison de commerce. Jamais il n’avait autant marché que depuis son arrivée à Florence, les gens de cette ville semblant préférer la marche à tout autre moyen de locomotion. Il est vrai que les rues, pavées en leur milieu avec un ruisseau de chaque côté, demeuraient propres la plupart du temps mais il était curieux de voir les hauts hommes de la cité s’y déplacer sans plus de décorum que les gens du petit peuple. Cela devait tenir surtout à ce goût extrême qu’ils avaient tous pour la conversation. On ne devait jamais être sûr du temps que l’on mettrait pour aller d’un point à un autre car on ne savait jamais quelle personnes on rencontrerait et le nombre de minutes qu’on leur consacrerait.

Entre le Mercato Nuovo et le palais des bords de l’Arno, le Bourguignon entendit, plus de vingt fois, des passants saluer son compagnon.

– La bonne nuit à toi, messer Francesco ! Dieu te garde et te maintienne en prospérité ! – Salut à messer Beltrami et à tout ce qu’il aime ! ... Les formules étaient diverses mais toutes reflétaient le respect, voire l’affection.

– Je ne vous savais pas si populaire, remarqua Selongey, mais comment se fait-il que tout le monde se tutoie ici ?

– Se disait-on vous à Rome ? Le latin ignore le vouvoiement et le latin demeure ici la langue des poètes et des savants. Notre langue vulgaire n’est qu’un dérivé du latin, comme la langue française d’ailleurs et monseigneur Lorenzo qui s’est mis à poétiser en toscan s’efforce de lui donner ses lettres de noblesse. Il ne fait aucun doute qu’il y réussira car c’est un grand artiste en toutes choses...

– L’est-il aussi en politique ? J’en doute. C’est faute grave qu’opposer un refus au tout-puissant duc de Bourgogne...

– Je ne voudrais pas vous faire de peine, messire de Selongey, mais ce serait plus grande faute encore que rompre l’alliance avec le roi Louis de France qui est peut-être le plus fin politique de son temps !

– Ce piètre sire ? fit dédaigneusement le comte. Ce n’est pas un chevalier.

– Quand on a charge d’un royaume qui, durant cent ans, a connu l’occupation anglaise, il vaut mieux être un grand diplomate qu’un chevalier sans reproche. Le roi

Louis n’est pas sans courage. Il l’a montré en maintes occasions.

– Je vois que vous l’admirez fort. Puis-je vous conseiller, ... en futur gendre, de changer vos amitiés quand il en est temps encore ? En juillet dernier, le roi Edouard IV d’Angleterre a signé avec le duc Charles un traité par lequel l’Anglais s’engage à revenir en France avec une armée cependant que la Bourgogne viendra se joindre à lui avec dix mille hommes avant le 1er juillet prochain. Messire Louis sera balayé et Edouard sera couronné roi de France à Reims comme le veut la raison.

– Mais non l’Histoire ! Votre maître laisserait l’Anglais coiffer la couronne de Saint Louis dont lui-même descend ? Ce serait à mon avis une faute grave. Avoir reconnu jadis le jeune Henri au détriment de Charles VII n’a guère porté chance au duc Philippe le Bon... Le ciel pourrait peut-être susciter une autre Jeanne d’Arc... et, de toute façon, il n’est jamais bon de se tromper de roi. Enfin, Louis XI n’a pas dit son dernier mot. Soyez sûr que, de tout cela, monseigneur Lorenzo n’ignore rien... et il a refusé d’aider votre maître !

– Eh bien, il se trompe ! Songez encore que la propre sœur de Louis XI, la duchesse Yolande de Savoie, est l’alliée de Bourgogne au profit de qui elle a conclu alliance avec le duc de Milan... qui est votre allié.

– Mais non notre ami. Le bel allié que vous aurez là ! Galeazzo-Maria est une tête vide qui n’a de Sforza que le nom mais aucune ressemblance avec son père le grand Francesco qui était l’ami de Louis XI. Toutes ses pensées tournent autour de sa favorite, la belle Lucia Marliani, et dans les lettres qu’il écrit à monseigneur Lorenzo il n’est question que de certain rubis pâle qui appartient aux Médicis et que le Milanais convoite pour sa maîtresse. Votre duc aura des surprises...

– Qui n’en a lorsqu’il s’agit de femme ? Conscient tout à coup de ce qu’il disait, Selongey rougit et se tut. Les deux hommes arrivaient en vue du portail du palais Beltrami éclairé par deux pots à feu brûlant dans des cages de fer et dont les flammes se courbaient et se divisaient au vent froid qui soufflait par les rues. Francesco souleva le lourd heurtoir de bronze représentant une tête de lion. En retombant, il rendit un son ample et profond. Puis, comme la porte s’ouvrait aux mains d’un valet, il s’effaça pour laisser passage à cet hôte inattendu :

– Reste à savoir à présent pour lequel de nous deux sera la surprise, dit-il gravement.

L’heure du souper approchait et Fiora attendait son père dans la grande salle où, devant le feu flambant de la cheminée, le couvert était dressé. Assise près d’un échiquier d’ébène, d’ivoire et d’or, elle jouait avec Khatoun dans le religieux silence qu’imposait le plus savant des jeux et n’entendit même pas le très léger grincement qu’émit la porte en s’ouvrant devant les deux hommes. Seule, Léonarde qui brodait près des deux jeunes filles leva la tête mais, d’un geste, Beltrami lui imposa silence afin de contempler un instant le charmant tableau que composaient les joueuses...

Le feu accrochait ses reflets vivants aux tresses lustrées de Fiora, au bijou d’or qui pendait sur son front, aux cassures des plis de sa robe de cendal d’un rouge profond. Ses cils noirs, doucement recourbés, mettaient une ombre tendre sur le velouté de ses joues et ses dents blanches, qui mordillaient un de ses doigts effilés, brillaient par instants entre ses lèvres fraîches. En face d’elle, Khatoun, vêtue d’une tunique et d’un voile d’un joyeux bleu canard ressemblait à un petit génie de conte oriental.

Beltrami, le cœur étreint d’une subite angoisse, aurait voulu retenir indéfiniment cette minute de paix, cet instant de lumière qui protégeaient encore la quiétude de sa vie de père comblé. Il n’avait pas besoin de se retourner pour deviner de quels yeux ardents l’étranger regardait son enfant. Se pouvait-il qu’à peine sortie de l’enfance elle eût suscité la passion d’un homme ? ... Pour la première fois, il regardait Fiora avec des yeux différents, s’attachant à la finesse de la taille, à la rondeur exquise de la gorge moulée par le tissu chatoyant, à l’ivoire si doucement rosé de la peau soyeuse, à la délicatesse d’une main fine maniant une pièce précieuse... La pensée qu’un homme pouvait prétendre posséder ce miracle de grâce et de beauté lui fut soudain intolérable. Il ressentit l’envie brutale d’appeler ses gens, de faire jeter dehors l’insolent prétendant... mais Khatoun avait vu les deux hommes et d’un geste léger les désignait. Fiora leva les yeux et repoussa son siège...

– Père, reprocha-t-elle gaiement, il me semble que tu rentres bien tard et que...

Elle reconnut soudain Philippe, dont la haute taille dominait celle de Beltrami, et une vague de sang empourpra ses joues. Pour cacher son trouble, elle esquissa une révérence.

– J’ignorais que nous eussions un hôte, murmura-t-elle. Tu aurais dû nous faire prévenir.

– Ma visite est tout à fait impromptue, dit doucement Philippe, et je vous supplie, demoiselle, de me pardonner si elle vous prend au dépourvu. Il se peut d’ailleurs que je ne sois pas votre hôte... très longtemps.

– Veuillez nous laisser, dame Léonarde, dit Beltrami brièvement. Toi aussi Khatoun...

Les yeux pleins de muette interrogation, les deux femmes sortirent sans un mot, laissant Fiora seule face aux deux hommes. Quand la porte se fut refermée sur elles, Beltrami vint prendre sa fille par la main et la conduisit jusqu’au siège qu’elle venait d’abandonner.

– Assieds-toi, mon enfant, dit-il doucement. Ce que nous avons à te dire est grave... d’une extrême importance pour l’avenir...

– Ce que... vous... avez à me dire ? Êtes-vous donc deux à parler à cette heure ?

– En effet...

Beltrami sentit sa gorge se serrer et déglutit nerveusement. L’instant terrible était venu, cet instant qu’il s’était laissé imposer parce que cet homme connaissait son secret... Et tout à coup, il eut hâte d’en finir. Tout valait mieux que l’incertitude. D’ailleurs Fiora connaissait à peine Selongey, elle n’accepterait jamais de l’épouser... Elle allait, avec un sourire, le refuser comme elle refusait les hommages de Luca Tornabuoni. N’avait-il pas cru s’apercevoir qu’elle était amoureuse de Giuliano de Médicis ? Alors, d’une voix claire, il lança.

– Messire Philippe de Selongey que voici est venu, ce soir, me demander ta main...

Ces paroles à peine prononcées, il eut envie de les retirer. Fiora les accueillait avec dans les yeux une immense surprise mais, déjà, une lumière s’y allumait, une lumière qui lui fit mal...

– Vous voulez... m’épouser ? demanda la jeune fille. Vivement, Selongey mit genou en terre devant elle :

– Il n’est rien que je désire davantage, dit-il d’une voix vibrante. Ce que votre père n’a pas dit, Fiora, c’est que je vous aime et n’aimerai jamais que vous.

– Jamais ? ... Que moi ?

– Tant que je vivrai ! J’y engage ma foi de chevalier devant Dieu qui recevra nos promesses si vous acceptez de devenir mienne !

Fiora regarda le visage arrogant tendu vers elle, ces yeux dont la flamme la brûlait, ces lèvres dont le baiser la hantait, cette grande main qui se tendait vers la sienne. Elle chercha le regard de son père mais Beltrami détournait les yeux. Philippe d’ailleurs ajoutait, plus bas mais plus ardemment :

– Répondez, Fiora ! Voulez-vous être ma femme ? Une joie immense envahit la jeune fille. C’était comme

une de ces grandes vagues bleues, délicieuses et tièdes dans lesquelles, à Livourne, elle s’était baignée, un jour d’été. Le rêve commencé sous les voûtes sévères de Santa

Trinita se continuait et, cette fois, il n’aurait plus jamais, jamais de fin. D’un geste charmant et spontané elle mit ses deux mains dans celle qui s’offrait :

– Oui, dit-elle fermement... oui, je le veux ! Francesco Beltrami ferma les yeux un instant pour ne pas voir Philippe baiser tendrement les doigts menus de celle qui était à présent sa fiancée. Tout était dit et il faudrait que ceci allât jusqu’au bout. La surprise avait été pour lui... Frappant soudain dans ses mains, il appela d’une voix forte :

– Du vin ! Que l’on apporte du vin !

Ne convenait-il pas de célébrer par une libation le prochain mariage de Fiora ? Mais, pour la première fois depuis bien longtemps, Francesco Beltrami avait envie de pleurer...

CHAPITRE IV LA NUIT DE FIESOLE

Le surlendemain, à la même heure, Fiora, le cœur battant, attendait le moment où, pour jamais, elle serait unie à l’homme qu’elle aimait et qui était entré dans sa vie à la manière d’un ouragan. Tout avait été si rapide que la tête lui tournait un peu...

Quand elle avait donné sa main à Philippe, elle pensait que l’on allait célébrer leurs fiançailles puis que son futur époux repartirait pour combattre aux côtés de son duc. La guerre achevée, il reviendrait pour consacrer leurs épousailles et finalement l’emmener dans son pays afin de la présenter à la cour du Grand Duc d’Occident. Elle imaginait déjà les noces fastueuses qui seraient celles de la fille unique du riche Francesco Beltrami...

Et voilà que rien ne ressemblait à ses rêves d’enfance, que rien ne serait même conforme à la tradition. Il n’y aurait pas de grand souper pour la remise de l’anneau, symbole de l’engagement, et pas d’échange de cadeaux. Les jeunes gens ne viendraient pas tendre, à travers sa rue, le ruban ou la guirlande de fleurs cependant que l’un d’eux, le plus beau, viendrait lui offrir un bouquet, après quoi le fiancé pourrait rompre le fragile obstacle. Il n’y aurait pas de cavalcade de dames pour escorter la mariée jusqu’au Duomo tandis que, dans la loggia del Bigallo, près du Baptistère, les trompettes sonneraient le triomphe de l’amour. Il n’y aurait pas de grand banquet au son de

la musique, pas de bal, pas de noix jetées sur le dallage près de la chambre nuptiale pour empêcher que l’on entende ce qui s’y passait, pas de plaisanteries, pas de rires, pas de chante-fables pour égayer la société, pas de romances...

Tout allait se passer dans la grande villa que Beltrami possédait à Fiesole, de nuit, et comme en secret pour que les Médicis ignorent ce mariage qui pouvait offenser leurs amitiés et leur choix politique. Et puis Philippe était pressé. Il aimait trop Fiora pour accepter de s’éloigner d’elle sans s’être assuré qu’aucun autre homme, jamais, ne pourrait la lui prendre...

– Il en eût été de même après des fiançailles, avait fait remarquer la jeune fille, et même sans aucun autre engagement qu’une parole. Il eût suffit que vous me demandassiez d’attendre. J’aurais attendu... ma vie entière.

– Peut-être m’attendrez-vous durant votre vie entière. Je peux être tué, Fiora, et ne jamais revenir. C’est pourquoi j’ai voulu ce mariage dont la rapidité vous effraie peut-être. Je veux, en repartant, être certain que vous êtes à moi. Regrettez-vous tant les fastes d’un mariage au grand jour ?

– Je regretterais surtout que vous n’ayez pas cette hâte. Je regretterais si je ne vous aimais pas...

Tout était dit. Depuis une heure, Beltrami et son futur gendre étaient enfermés dans le cabinet du négociant avec un notaire qui était un ami sûr. Ils discutaient le sévère contrat que Beltrami entendait assurer à sa fille. Dans sa chambre, Fiora était livrée aux soins de ses femmes. Léonarde, le visage hermétique, et Khatoun dont les doigts tremblaient d’excitation l’avaient revêtue d’une grande robe de satin blanc toute brodée d’or. Dans la masse de ses cheveux, haut coiffés, elles avaient piqué des étoiles d’émeraudes et tressé une fine guirlande d’or et, au bord du décolleté, entre les seins juvéniles, Léonarde avait agrafé une chimère aux yeux d’émeraudes dont les ailes étendues étaient diaprées des mêmes pierres. Tout à l’heure, elles poseraient sur sa tête le grand voile que l’on avait fait bénir le matin même au monastère voisin, selon la règle...

Depuis qu’on lui avait annoncé le mariage de Fiora, la vieille gouvernante n’avait presque pas desserré les dents mais elle avait passé de longues heures à l’église. A Fiora qui lui reprochait de ne pas montrer plus de joie de la voir s’unir à un grand seigneur de la Bourgogne qui était son pays à elle, Léonarde avait répondu :

– Je sais que c’est un grand seigneur et je connais bien le château de Selongey qui est une puissante forteresse et une noble demeure. Je sais que vous épousez un homme vaillant et qu’auprès de lui vous aurez une haute position. Je sais...

– Savez-vous que je l’aime... et qu’il m’aime ?

– Il faut bien qu’il en soit ainsi pour bâcler un mariage en deux jours et, je vous l’avoue, je comprends mal votre père, un homme si sage, si mesuré, de donner son accord à pareille...

– Folie ? Il faut croire que mon père sait que d’une folie apparente peut naître un grand bonheur.

Léonarde n’avait rien répondu mais elle avait rougi un peu. Mieux que quiconque, elle savait que Francesco Beltrami était capable d’actes apparemment insensés et elle avait essayé de lui parler mais, se dérobant à une explication, le négociant avait été impossible à atteindre, comme s’il fuyait. Aussi, la vieille dame avait-elle choisi le silence... mais Khatoun parlait pour deux.

La petite Tartare ne cessait de vanter la magnificence du fiancé et de prédire à sa jeune maîtresse un univers d’amour partagé que pour chanter, en s’accompagnant d’un luth, toutes les chansons de son répertoire. Elle avait, sans hésiter, promis de ne révéler à personne ce qui allait se passer et Fiora savait qu’elle se ferait tuer plutôt que trahir un secret confié à son cœur.

Le plus pénible, pour Fiora, était de ne rien pouvoir dire à son amie Chiara. Elle eût aimé, au moins, avoir auprès d’elle cette charmante fille à l’heure où son mariage serait bénit. Elle eût aimé pouvoir partager avec Chiara toute cette joie, tout ce bonheur dont son cœur débordait mais Beltrami s’était montré intraitable :

– N’oublie pas que sa Colomba est la langue la plus agile de toute la ville ! Lui confier un secret c’est le partager avec les courants d’air. En outre, il faut te souvenir que les Albizzi ont été longtemps plus riches et plus puissants que les Médicis, qu’ils ont été exilés et ce serait, peut-être, les mettre dans un mauvais cas que les mêler à ce mariage. D’aucuns pourraient trouver cela étrange.

– N’aurai-je donc jamais le droit de porter devant tous, le nom de mon époux ? J’aimerais tant...

– Que l’on te sache comtesse ? fit Beltrami en souriant.

– Non. Que l’on sache que je suis « sa » femme...

– Cela viendra, sois sans crainte ! Et plus vite peut-être que tu ne le crois. Je veux seulement prendre mon temps pour l’annoncer moi-même au Magnifique. Ce sera plus facile s’il peut croire que tu t’es mariée... à mon insu !

Cette fois Fiora avait compris. Elle connaissait assez les Médicis pour savoir à quel point ils étaient soucieux de leur autorité et cela d’autant plus qu’elle ne leur était pas légalement accordée. Et elle se laissa aller à la joie d’être bientôt à Philippe. Mais, à mesure que l’heure en approchait, son cœur battait sur un rythme plus rapide...

Elle rêvait, debout auprès d’une fenêtre d’où l’on découvrait le jardin en terrasses et, plus bas, Florence tout entière étendue comme un tapis gris et rose au pied de l’ancienne acropole étrusque et romaine qu’avait été Fiesole. De la splendeur d’autrefois il ne restait qu’une enceinte de murailles cyclopéennes, enceinte à demi-écroulée, et beaucoup de pierres anciennes provenant de ce qui avait été un théâtre. Il y avait des vestiges dans presque tous les jardins et, des jardins, il y en avait partout car, si Fiesole avait cessé d’être une cité guerrière, elle demeurait un lieu de plaisance et certainement l’endroit le plus charmant des environs de Florence. Même quand les jardins, comme en ce début de février, n’avaient plus de fleurs, il restait la douceur des vallonnements que soulignaient les fuseaux noirs des cyprès et des ifs, les teintes assourdies de la terre et des oliviers argentés dont les murets de pierres rousses retenaient les racines tordues, l’élégance des quelques demeures patriciennes et, sur la petite place de ce qui n’était plus qu’un gros village, le charme contrasté d’une vieille cathédrale romane à campanile crénelé auprès d’un gracieux palais neuf.

Le soleil s’était couché dans une gloire pourpre annonciatrice de vent dont il demeurait un reflet aux toits du petit couvent franciscain qui couronnait la colline et où l’on conservait le corps du grand saint Antonin, que tout Florence vénérait. C’était dans sa chapelle qu’à la nuit close Fiora et Philippe seraient mariés par le vénérable abbé...

Selongey, son écuyer Mathieu de Prames qui lui servirait de témoin et les quelques hommes qui composaient son escorte avaient franchi les portes de Florence au matin sans esprit de retour. Par un chemin détourné, ils avaient gagné la villa de Beltrami et y étaient entrés par le porche des communs où ils allaient attendre leur vrai départ prévu pour le lendemain matin au petit jour. Seuls, les deux nobles avaient pénétré dans la maison mais, ce que Fiora ignorait c’est que, dans le coffre de son père, reposait déjà une lettre de change de cent mille florins d’or payables chez les banquiers Fugger d’Augsbourg et qui représentaient sa dot quasi royale...

Longtemps, Fiora resta là, regardant mourir le jour et la nuit envahir peu à peu le merveilleux tableau ne laissant plus visibles que des points lumineux, feux sur les remparts ou lumières diverses. Ils composaient un prolongement du ciel où s’allumaient quelques étoiles. Ce soir qui tombait tirait un rideau sur les jours insouciants d’une enfance heureuse et, demain, quand reviendrait le jour, il éclairerait un être nouveau, né de la mystérieuse magie de l’amour.

Comme la plupart des filles de son temps, Fiora savait que ce n’était pas la bénédiction nuptiale qui faisait éclore la femme mais l’union de deux corps et que cette union, au début tout au moins, pouvait être douloureuse, insupportable parfois quand l’acte d’amour devenait viol comme elle l’avait entendu raconter dans les récits de saccages de Volterra et de Prato, peu de temps auparavant, par les mercenaires de Florence. Elle ne craignait rien de semblable de la part d’un homme qui l’aimait et auquel elle était heureuse de s’offrir puisqu’il lui avait suffi d’un baiser pour la conquérir.

L’entrée, silencieuse pourtant, de Léonarde, vint mettre fin à sa rêverie. La gouvernante apportait avec elle le voile dont elle enveloppa la jeune fille, et une grande mante noire à capuchon sous laquelle disparut la robe brillante.

– C’est l’heure ! dit-elle. Venez ! On nous attend... Puis, brusquement, elle saisit Fiora aux épaules et l’embrassa avec une grande tendresse.

– J’espère que vous serez heureuse, mon agneau, et surtout que vous le serez longtemps.

– Je n’ai jamais été aussi heureuse ! murmura Fiora, sincère. Messire Philippe n’a-t-il pas tout ce qu’il faut pour assurer ce bonheur ?

– Certes, mais c’est un soldat et cela ne simplifie pas les choses. Vous aurez à subir de longues absences...

– Les retours n’en seront que plus merveilleux ! Allons, à présent, puisque l’on nous attend.

Léonarde ne répondit pas, se contentant d’ouvrir la porte devant cette enfant qu’elle croyait si bien connaître et qui semblait changer d’instant en instant. Ce mariage, décidément, lui plaisait de moins en moins mais elle se savait impuissante à freiner la roue du destin si brusquement mise en marche.

Quatre silhouettes noires, celles de Beltrami, de Philippe, de son ami Prames et du notaire Buenaventura attendaient sous le portique d’entrée. Quand les deux femmes les rejoignirent, le négociant prit la main de sa fille et se dirigea vers l’entrée des jardins plongés dans l’obscurité. Aucune lumière n’éclairait le chemin mais la nuit n’était pas trop sombre et permettait de se déplacer sans accidents.

Franchies les limites de la propriété, on trouva vite le sentier qui montait au monastère. Aucun bruit ne se faisait entendre. La campagne alentour était silencieuse comme si elle retenait son souffle. On n’entendait ni le vol d’un oiseau, ni l’aboiement d’un chien, ni le passage dans l’herbe d’un des nombreux habitants des champs. Dans les amples manteaux qui les recouvraient, les six promeneurs ressemblaient à une théorie de fantômes... Fiora, elle, se déplaçait comme dans un rêve...

Comme dans un rêve, elle vit s’ouvrir la porte de la petite chapelle à peine éclairée par un gros cierge posé à terre dans un chandelier d’argent et par deux bougies à chaque bout de la vieille pierre d’autel recouverte d’une nappe immaculée. Il faisait sombre et froid. Aucun apparat pour cette messe nocturne, seuls les vases sacrés étaient de précieuses pièces d’orfèvrerie et la chasuble du moine qui allait officier plus dorée encore que la robe de la mariée.

Comme dans un rêve, elle entendit se dérouler le rituel, elle offrit sa main au lourd anneau d’or qu’y passa Philippe. Les paroles du prêtre et les reniflements de Léonarde qui se laissait aller à pleurer troublaient seuls le silence où s’enveloppait le couvent. La réalité revint avec, au sortir de l’église, le retour vers la maison au bras de Philippe et le visage crispé de Francesco Beltrami quand, à l’instant de monter, avec Léonarde et Khatoun, vers la chambre préparée pour la nuit de noces, Fiora offrit son front à son baiser et à sa bénédiction... A l’instant où sa fille le quittait pour rejoindre non son lit de jeune fille mais celui d’un homme, Beltrami, pâle jusqu’aux lèvres, avait la figure d’un martyr dans les tourments. Mais quelles tortures pouvaient être pires que ce qu’il éprouvait ? A l’humiliation d’avoir dû céder à un chantage, se joignait une dévorante jalousie. A cet instant, il avait envie de tuer cet homme trop séduisant qui n’avait eu besoin que d’un moment pour conquérir le cœur de Fiora et qui, à présent, avait le droit d’entrer en maître dans sa chambre et de posséder son corps.

Parce qu’il était honnête, il se demanda si tous les pères éprouvaient cet affreux sentiment de frustration, cette douloureuse tension charnelle ? Les souvenirs qu’il gardait d’autres épousailles lui répondirent par la négative et il eut honte des pensées qui l’avaient envahi, des images que son imagination enfiévrée lui avait montrées. Si Fiora avait été réellement son enfant tout ceci lui eût sans doute été épargné mais elle n’était pas sa fille selon la chair et lui-même réagissait comme un homme à qui l’on vient de prendre la femme qu’il aime. C’était Marie qu’il perdait pour la seconde fois...

Cette nuit-là, le sage Francesco Beltrami but un peu plus que de raison en attendant le jour, ce jour triomphal qui lui apporterait la fin du cauchemar, qui verrait partir sans espoir de retour le Bourguignon détesté et qui lui laisserait Fiora pour tout le temps qui lui resterait à vivre. Pour l’instant, il était trop pénible de s’avouer que c’était cette seule circonstance qui l’avait incité à accepter la demande insensée de Selongey. Le comte n’aurait qu’une seule nuit. Lui, il aurait toute la vie, ce qui n’eût jamais été possible avec un époux florentin...

Pendant ce temps, dans la grande chambre d’apparat doucement chauffée, parfumée et ornée de fleurs et de feuillages, Léonarde et Khatoun préparaient Fiora pour la nuit. Elles défirent l’édifice compliqué de sa coiffure puis peignèrent, brossèrent, lustrèrent ses longs cheveux noirs jusqu’à ce qu’ils fussent aussi brillants, aussi doux que du satin. Elles la dépouillèrent de ses bijoux, de sa robe somptueuse, de son linge, massèrent doucement son corps et ses jambes d’une huile légère et parfumée qui sentait la forêt et l’herbe fraîchement coupée. Puis, la prenant chacune par une main, elles la conduisirent nue jusqu’au grand lit à colonnes drapé de velours pourpre à crépines d’or qui, massif comme un autel de sacrifices, occupait tout le centre de la pièce.

Elles l’étendirent entre les draps soyeux que l’on avait bassinés après avoir étalé, sur l’oreiller, ses cheveux en une noire et brillante auréole. Puis Léonarde alluma la veilleuse du chevet, embrassa Fiora sur le front et ferma les rideaux du lit avant de se retirer avec Khatoun qui chantonnait en s’accompagnant de son luth...

Le son de l’instrument s’éteignit peu à peu et Fiora, le cœur battant follement dans la poitrine, demeura seule dans la lueur rougeoyante de la veilleuse...

Elle n’eut pas longtemps à attendre. Il y eut le léger grincement de la porte, un bruit de pas atténué par les tapis, enfin le glissement des rideaux écartés à deux mains. Fiora ferma les yeux mais les rouvrit presque aussitôt ne voulant perdre aucune image de cette nuit unique. Elle vit Philippe. Debout auprès du lit, les mains encore accrochées aux courtines de velours, il la regardait et ses yeux étincelaient dans son visage bronzé. A l’exception d’un court caleçon blanc, il était nu et la flamme vacillante de la lampe à huile faisait vivre les muscles puissants mais sans lourdeur de ses cuisses, de sa poitrine, où frisait une courte toison, et de ses bras.

Fascinée, Fiora le regardait, pensant qu’il était plus beau encore que cette statue d’Hermès dont Lorenzo de Médicis était si fier mais, déjà, il avait saisi le drap et la couverture et d’un geste vif les rejetait au pied du lit... Les joues soudain brûlantes, Fiora referma les yeux attendant qu’il parlât, qu’il dît quelque chose, n’importe quoi, qu’il fit un geste mais Philippe ne se pressait pas. Il avait pris la veilleuse et l’élevait au-dessus du corps nerveusement raidi de la jeune fille. Il vit qu’elle tremblait et sourit :

– De quoi as-tu peur ? Ton miroir ne t’a-t-il jamais dit que tu étais belle ? ... Si belle ! ... si douce ! ...

Il reposait la veilleuse et, se laissant tomber à genoux, posa ses lèvres sur le ventre de Fiora qu’un long frisson parcourut. Il le sentit et eut un rire léger :

– Bel instrument, murmura-t-il en enveloppant d’une longue caresse les jeunes seins frémissants, quel merveilleux chant d’amour je vais pouvoir jouer sur toi...

Sans quitter sa pose agenouillée, il couvrit tout son corps de baisers légers, léchant doucement les pointes roses qui se dressaient sous ses lèvres cependant que ses mains exploraient les courbes des hanches, les plans soyeux du ventre tendu. Sa bouche suivit ses mains, descendit, descendit encore jusqu’à une douce toison qu’elle ouvrit délicatement. Les yeux grands ouverts, le cœur affolé, Fiora sentait s’éveiller en elle une tempête, une ardeur dont elle ignorait qu’elle fût capable... Tout son corps criait vers cet homme qui jouait en effet de lui comme d’un instrument, en arrachait des soupirs, des plaintes douces, qui appelaient elle ne savait encore quel accomplissement... Enfin, il glissa sur elle, l’enferma dans ses bras et prit sa bouche qu’il fouilla d’un baiser dévorant sous lequel elle défaillit... Son corps se tendit, s’arqua comme s’il voulait échapper au poids qu’on lui imposait mais sans brutalité, Philippe maîtrisa sa révolte et, soudain, elle sentit qu’il entrait en elle...

Une brève, une légère douleur dont il étouffa le cri sous un baiser. Un moment, Philippe resta immobile puis, les mains noyées dans les flots soyeux de la chevelure dont le parfum l’enivrait, il commença doucement, tout doucement sa danse d’amour à laquelle bientôt Fiora s’accorda passionnément... La vague brûlante du plaisir les emporta, les roula jusqu’à l’ultime paroxysme qu’ils atteignirent ensemble en un double râle... Puis la vague retomba, les laissant haletants, naufragés sur la plage froissée des draps qu’étoilaient quelques gouttes de sang... Mais les bras de Philippe ne desserrèrent pas leur étreinte...

Cet être neuf qu’il venait d’éveiller à l’amour venait de lui offrir sans le savoir la plus bouleversante des révélations : celle des profondeurs inattendues de son cœur. Il avait cru aimer Fiora comme il avait déjà aimé souvent. Cette fois, le chasseur était pris à son propre piège et, de ce piège, il n’avait plus envie de s’éloigner. Pourtant il le faudrait bien, quand reviendrait l’aurore. Il devrait partir, prisonnier de sa propre parole et laisser sa femme, celle qu’il n’aurait jamais cru pouvoir trouver, poursuivre sans lui une vie qui lui était totalement étrangère. On ne lui permettrait plus de rien changer au pacte qu’il avait conclu avec Beltrami, surtout pas celui-ci. Philippe l’avait compris au regard meurtrier dont le négociant l’avait suivi au moment où il l’avait quitté pour rejoindre Fiora...

– Je t’aime ! murmura-t-il, la bouche dans ses cheveux. Tu ne sauras jamais à quel point je t’aime...

– Pourquoi ne le saurai-je jamais ? Ne pourras-tu pas me le prouver durant toutes ces années que nous avons à vivre ensemble ?

– Savons-nous seulement si nous avons des années devant nous ? Je vais partir, te laisser puisque je ne peux t’emporter avec moi.

– Après tout, pourquoi ne le peux-tu pas ?

– Tu le sais bien. On n’emmène pas une femme à la guerre.

– Elle saurait peut-être s’y comporter au point de t’en étonner ? Pour te suivre, pour être auprès de toi sans cesse, je crois que j’accepterais bien des dangers.

– Ai-je donc épousé une jeune lionne ? fit-il en l’embrassant. Tu ne fais qu’aviver mes regrets, mon cœur, ma fleur... mon doux amour. Mais tu dois rester... ne fût-ce que pour ne pas mettre ton père en danger. On dit que la rancune du magnifique Lorenzo peut être d’autant plus redoutable qu’il a moins de droits légaux d’exercer le pouvoir. Et je n’ai guère de doute sur ses sentiments envers mon duc. S’il apprenait, maintenant, que ton père t’a donnée à moi sans même lui demander son avis, les conséquences, si j’ai bien jugé l’homme, pourraient être... désagréables pour vous deux.

– Je t’attendrai donc, soupira Fiora, mais ne durera-t-elle qu’une semaine, elle me sera longue cette attente... Dois-tu vraiment partir au matin ? ...

– Je ne peux pas faire autrement...

– Alors, il ne faut pas perdre une minute de cette nuit que le destin nous accorde. Aime-moi ! Philippe, aime-moi encore et encore afin que je puisse vivre de souvenirs durant tous ces jours et toutes ces nuits que je vais passer sans toi.

Philippe n’attendait que cette prière car le désir s’était déjà réveillé en lui mais il craignait, en lui donnant libre cours, d’effrayer et peut-être de blesser cette enfant qui s’était abandonnée à lui avec tant de confiance. Néanmoins, il s’écarta un peu.

– Il ne faut pas aller trop vite, ma douce... Tu es si jeune, si neuve... J’ai si peur de te faire mal !

– Tu ne pourras jamais me faire mal puisque c’est moi qui t’appelle. C’est si doux d’être à toi...

Il la regarda, ébloui, émerveillé... La veilleuse sculptait son corps d’ombres tendres, dorait les rondeurs exquises de sa poitrine, glissait un rayon vers le double fuseau des cuisses à la fois rondes et fines. D’une main, il releva vers lui le beau visage si pur dont les lèvres s’entrouvraient, s’offraient tandis que défaillaient déjà les larges prunelles claires. Jamais pareille beauté ne lui avait été donnée et son cœur se serra en pensant qu’elle allait s’épanouir encore loin de ses yeux :

– Tu le veux ? demanda-t-il d’une voix qui s’enrouait. Tu le veux vraiment ? ...

Alors, le rire de Fiora éclata en cascades joyeuses, enfantines et cependant troublantes :

– Bien sûr que je le veux ! Platon dit qu’il est bon de répéter deux ou trois fois les belles choses !

La stupeur le laissa sans voix. Platon était, certes, la dernière personne dont il attendait l’intrusion dans son lit nuptial. Mais comment imaginer que cette adorable fille, tout juste sortie de l’enfance, soit nourrie de philosophie grecque ? Sa culture à lui n’allait pas au-delà des Commentaires de César et il se sentit un peu vexé...

– Et qu’est-ce que Platon dit de l’amour ? dit-il, tandis que ses doigts recommençaient à glisser sur la peau douce.

– Il... il n’en parle guère, haleta Fiora tandis que son regard se noyait... Mais il dit : ... « Donne, et tu recevras ! » Je... je me donne à toi pour toujours ! Et je te veux à moi, tout entier...

Alors il s’empara d’elle, brutalement, comme il eût fait d’une fille dans une ville conquise. Elle cria sous lui et il étouffa ses cris. Il sentit des larmes couler sur son visage et comprit qu’il lui faisait mal mais il en éprouva une joie mauvaise doublée de la pensée terrible que cette fille née d’un inceste et nourrie d’une philosophie hérétique n’était peut-être, après tout, qu’une envoyée du diable. Il eut envie de la tuer, pour se libérer des chaînes qu’insensiblement elle tissait autour de son âme. Déjà ses mains s’attachaient autour du cou fragile ; il allait même le serrer quand elle ouvrit tout grand ses immenses yeux couleur de nuages que les larmes faisaient étinceler et tendit vers son baiser ses lèvres gonflées...

– Philippe ! murmura-t-elle, mon amour, mon maître...

– C’est le démon qui est ton maître ! gronda-t-il. Pareille beauté ne peut avoir été voulue par Dieu...

Brusquement dégrisée, elle voulut s’arracher à lui :

– Si démon il y a, c’est toi qui l’as fait naître, dit-elle si douloureusement qu’il eut honte. Les larmes qui coulaient à présent n’étaient plus des larmes de bonheur. Il les recueillit une à une avant de baiser longuement cette bouche tremblante tandis qu’à nouveau il faisait exploser le plaisir dans le corps de la jeune femme avant de donner libre cours à son propre assouvissement.

– Pardonne-moi ! souffla-t-il enfin. Je crois que tu me rends fou..,

– Alors, nous sommes fous tous les deux, conclut Fiora, consolée, en nichant sa tête au creux de l’épaule de son époux...

Elle était lasse à présent mais elle ne voulait pas dormir encore. Elle aurait bien le temps de s’abandonner au sommeil quand Philippe ne serait plus là, quand son lit serait vide et froid...

– J’ignorais, soupira-t-elle, que l’amour pût donner tant de joie et je voudrais pouvoir t’en donner autant que tu m’en donnes...

– Ne sens-tu pas à quel point tu me rends heureux ?

– Peut-être... mais il y a un moment, il m’a semblé que tu me détestais...

– Ne crois pas cela... Ce qui est vrai c’est que tu es trop belle et que ta beauté me fait peur.

– Pourquoi, puisque tout ce qui est moi t’appartient entièrement ? Oh ! mon amour, apprends-moi à t’aimer... Enseigne-moi comment te donner moi aussi du plaisir...

– Ce sont des choses que l’on n’apprend pas à une femme honnête, dit-il avec une fausse sévérité...

– Qu’ai-je à faire d’être une femme honnête cette nuit ? Je vais avoir tout le temps pour cela. Je ne veux être que ta femme...

Attendri, il guida ses premiers gestes mais l’élève était digne du maître et un silence peuplé de longs soupirs s’installa sous les courtines pourpres qui enfermaient les deux amants comme au cœur d’un fruit mûr. Et, par trois fois encore, Philippe triompha de ce jeune corps qui semblait insatiable jusqu’à ce qu’enfin, Fiora, foudroyée, s’endormît d’un seul coup, la tête pendant hors du lit et ses longs cheveux trempés de sueur traînant sur le tapis. Philippe, le cœur cognant lourdement dans la poitrine, s’effondra à plat ventre, le visage enfoui dans les oreillers et sombra aussi dans le sommeil.

Mais l’aube n’était plus loin. Quelque part dans la campagne, un coq chanta, relayé par d’autres aux quatre points de l’horizon... La porte de la chambre nuptiale s’ouvrit silencieusement sous la main de Léonarde qui resta un moment immobile, au seuil, fascinée par le spectacle que lui offrait, dans la lueur déclinante de la veilleuse, la coquille rougeâtre de l’alcôve ouverte avec ces deux corps nus que l’amour semblait avoir foudroyé. Celui de Fiora, dans sa pose impudique avait l’air du cadavre d’une bacchante et Léonarde, le sourcil froncé, se signa deux ou trois fois avant de marcher, sans faire le moindre bruit, vers ce lit où, un siècle plus tôt, elle avait couché une vierge innocente...

Doucement, en prenant bien soin de ne pas l’éveiller, elle redressa la jeune femme qui, du fond de son sommeil, murmura des mots indistincts, sourit mais une fois sur l’oreiller, se pelotonna comme une chatte heureuse de retrouver son coussin. Léonarde la recouvrit puis, faisant le tour du lit, s’approcha de Philippe, posa une main sur son épaule et le secoua doucement tout en se penchant vers son oreille.

– Messire, chuchota-t-elle. Il faut vous lever ! Il est l’heure...

Habitué, dès l’enfance, par le dur entraînement chevaleresque à dormir n’importe où et à s’éveiller au premier appel, Philippe se retourna aussitôt et considéra la gouvernante d’un œil presque entièrement lucide...

– Que dites-vous ? grogna-t-il.

– Chut ! ... Je dis que le jour va se lever et que votre escorte s’apprête. Messire de Prames est en train de déjeuner.

– Déjà ? ... Pourquoi faut-il partir si tôt ?

– Vous devriez le savoir. Afin de ne pas éveiller l’attention. N’en aviez-vous pas décidé ainsi avec messire Francesco ? ...

– En effet... mais c’était avant...

Il se penchait sur Fiora pour l’embrasser mais Léonarde le retint :

– Ne l’éveillez pas ! Ce sera plus facile...

– Vous voulez que je parte... sans lui dire adieu ?

– Oui. Ce sera mieux pour elle... et pour vous ! A moins que vous ne préfériez garder le souvenir d’un visage défiguré par les larmes ?

– Non ! ... Non, vous avez raison...

Il se leva d’un mouvement souple qui n’ébranla pas le lit, bâilla en s’étirant largement sans songer le moins du monde à cacher un corps où se voyaient les traces d’anciennes blessures et les légères griffures que lui laissaient les ongles de Fiora. Avant de ramasser la robe d’intérieur avec laquelle il était entré, la veille, dans cette chambre, il se tourna vers la jeune femme qui dormait paisiblement dans la masse noire de ses cheveux défaits, une joue sur sa main et s’accorda une ultime minute de contemplation... Avec les larges cernes bleuâtres qui marquaient ses beaux yeux aux paupières closes, elle lui parut plus belle que jamais et, à l’idée qu’il ne la reverrait plus, quelque chose se serra dans sa gorge... Il eût été doux de passer une vie entière auprès d’elle mais le pacte dont il avait lui-même dicté les clauses ne lui accordait qu’une seule nuit... Se penchant vivement, il prit doucement une des longues mèches noires et y posa ses lèvres...

– Adieu ! ... murmura-t-il... adieu, mon doux amour ! En se redressant, il vit que Léonarde, avec un air bizarre, lui tendait une paire de ciseaux... Il les prit avec un sourire qui bouleversa la vieille dame. Elle n’imaginait pas que cet homme dont elle ne pensait rien de bon, pût avoir ce sourire d’enfant émerveillé.

– Merci ! dit Philippe.

Il coupa une petite mèche qu’il garda au creux de sa main puis, rendant les ciseaux à Léonarde, prit son vêtement et quitta la chambre sans se retourner. Restée seule avec Fiora endormie, Léonarde tira doucement les rideaux du lit afin que la lumière du jour qui commençait à poindre n’éveillât pas la jeune femme puis quitta la pièce sur la pointe des pieds...

Cependant, dans le grand vestibule, dallé de marbre blanc et noir, Philippe de Selongey se disposait à prendre congé de Beltrami qui l’attendait au pied de l’escalier.

En se trempant la tête dans une cuvette pleine d’eau froide, ainsi que l’attestaient ses cheveux encore humides, Francesco avait réussi à chasser les fumées de l’ivresse mais ses yeux étaient encore injectés de sang quand ils regardèrent le Bourguignon, botté et enveloppé de son grand manteau de cheval descendre les dernières marches, notant avec colère qu’il avait la mine d’un homme qui n’a guère dormi et que son pas semblait alourdi... Apparemment, cette unique nuit que Selongey avait exigée, il l’avait bien remplie, et Beltrami sentit s’enfler en lui une fureur insensée. Il eut envie de grimper jusqu’à cette chambre où sa belle Fiora gisait peut-être brisée, sanglotante, malade de dégoût après avoir servi de jouet durant des heures à l’impitoyable lubricité de cet homme mais il aperçut Léonarde qui, dans les ombres denses de l’étage, descendait lentement et il se contint au prix d’un violent effort. Une seule chose était urgente : que cette brute disparût à jamais de son horizon ! A force de tendresse, il saurait bien faire oublier à l’enfant ce qu’elle avait souffert.

D’une voix qui s’efforçait de ne pas trembler, il demanda :

– Vous lui avez dit adieu ?

– Non... Elle dort et je ne l’ai pas éveillée. Vous lui direz adieu pour moi... Vous lui direz...

– Quoi donc ? aboya le négociant.

Philippe eut son drôle de petit sourire qui lui tirait la bouche d’un seul côté et haussa les épaules.

– Rien ! Vous ne sauriez pas...

– De toute façon, je ne lui aurais rien dit ! Et je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour qu’elle vous oublie... le plus vite possible ! Vous avez voulu une nuit, vous l’avez eue. A présent, il vous reste à tenir votre promesse et à vous faire tuer !

– L’ai-je promis ? fit Selongey avec hauteur.

– Il me semble, oui ! Avez-vous oublié vos paroles : après la souillure qu’un mariage avec ma fille impose à votre honneur, vous n’avez d’autre ressource que de laver cette tache dans votre sang. Y a-t-il quelque chose de changé ?

– Rien n’est changé ! Comment présenter à la cour de monseigneur Charles une épouse qui ressemble trait pour trait à une mère exécutée pour inceste et adultère ? ... Non, rien n’est changé mais vous n’imaginez pas à quel point je le regrette !

– Apparemment, cette nuit n’était pas assez longue ? fit Beltrami avec un sourire sarcastique. Peut-être souhaitez-vous que je vous invite à revenir ?

Philippe regarda un instant, en silence, cet homme dont il comprit soudainement ce qu’il avait souffert et ce qu’il souffrait encore pour lui avoir livré Fiora. Il devina ce que ces noces étranges avaient soulevé de dépôt trouble dans le fond de cette âme. Sans doute le Florentin venait-il de découvrir que son amour paternel ne l’était pas autant qu’il l’imaginait et Philippe en éprouva plus de pitié que d’irritation :

– Soyez sans crainte ! Je ne chercherai pas à revenir car j’y perdrais mon âme. Sachez-le, j’ai vécu en quelques heures tout ce que je pouvais espérer de bonheur. Jamais je n’oublierai cette nuit... et j’espère que Fiora ne l’oubliera pas non plus ! A présent, adieu, messer Beltrami ! Veillez bien sur elle !

Enfilant les gros gants de cuir qu’il portait à sa ceinture, Philippe se dirigea vers la porte mais Beltrami l’arrêta et, sortant de sa longue robe de velours noir un rouleau de parchemin scellé, il le tendit au jeune homme.

– Un instant, seigneur comte ! Vous oubliez ceci. N’est-ce pas cependant le prix de cette fameuse tache qui gêne si fort votre honneur ?

Philippe pâlit et esquissa le geste de refuser. Il hésita :

– Je voudrais pouvoir vous la jeter à la figure, votre lettre de change, gronda-t-il, mais monseigneur Charles a trop besoin de cet or. Rassurez-vous cependant ! Cette somme vous sera rendue et davantage encore quand ma femme, après ma mort, héritera de mes biens.

Rageusement, il arracha le rouleau des mains de Beltrami, le glissa dans son pourpoint et sortit en courant, poursuivi par le ricanement ironique du négociant. Traversant une partie du jardin que le petit jour grisaillait, il rejoignit les communs où ses hommes l’attendaient et où Prames l’avait précédé.

Debout dans la zone d’ombre de l’escalier où l’avait figée l’altercation des deux hommes, Léonarde fit un rapide signe de croix en écoutant décroître le bruit des pas de cet étrange époux que l’on avait donné à Fiora. Ce qu’elle venait d’entendre lui expliquait beaucoup de choses et elle entrevoyait à présent les termes de ce contrat par lequel une enfant avait été jetée dans les bras d’un homme qu’elle n’avait jamais vu. Elle descendit lentement les dernières marches et rejoignit Beltrami qui, au seuil de sa maison, montrait un poing furieux à un jardin vide.

– Il savait donc ? demanda-t-elle doucement. Francesco, qui avait oublié sa présence, tressaillit et la regarda sans rien dire. Son bras retomba, sans force, le long de sa robe. Haussant les épaules, il soupira enfin :

– S’il n’avait pas su, croyez-vous que je lui aurais donné Fiora ? Lorenzo de Médicis lui a refusé l’emprunt qu’il venait contracter pour le duc de Bourgogne. La main de ma fille... et sa dot ont été le prix de son silence. Un beau prix comme vous voyez !

– Un homme de son nom et de sa qualité, s’abaisser à ce vil marchandage ? J’ai peine à le croire. Les Selongey ont toujours été gens au caractère rude, difficiles à vivre souvent mais d’une loyauté sans faille envers leurs ducs et incapables d’une bassesse. Et pour quoi ? Pour de l’or ? Ils n’ont jamais été pauvres et leur faveur doit être entière...

– C’est sa seule excuse : il ne voulait pas cet or pour lui-même. Vous l’avez entendu ? Grâce à Dieu, il est parti, à présent et pour toujours ! Jamais nous ne le reverrons !

– Jamais ? A-t-il donc l’intention d’abandonner une jeune épouse dont il semble pourtant fort amoureux...

– Non, mais il a l’intention de se faire tuer à la guerre. Il aime Fiora, du moins il le dit, et c’est peut-être vrai mais il estime qu’en épousant la fille de gens déshonorés il a lui-même porté atteinte à la grandeur de son nom.

– Il a épousé la fille d’un des plus hauts hommes de Florence. Il n’a pas à en rougir, il me semble, tout Selongey qu’il soit ? Personne, ici, n’a jamais entendu parler des Brévailles...

– Sans doute mais lui sait à quoi s’en tenir. Cela suffit pour que la souillure lui soit insupportable.

– Comment a-t-il su ?

– D’honneur, je n’en sais rien. Il dit avoir été frappé par une ressemblance. Frère et sœur, les jeunes Brévailles se ressemblaient beaucoup. Leur fille est le portrait de l’un aussi bien que de l’autre. A présent, je vous en prie, dame Léonarde, ne parlons plus de ce personnage que je souhaite oublier le plus vite possible.

– Croyez-vous pouvoir en faire autant pour Fiora ? Elle s’est donnée à lui trop spontanément pour que son cœur ne soit pas pris et elle est de celles qui n’aiment pas deux fois, j’en jurerais. Elle va souffrir...

– Pas maintenant ! Pas déjà ! Elle sait qu’il doit partir seul pour rejoindre son duc devant Neuss. Elle va l’attendre. C’est quand elle apprendra sa mort qu’elle aura du chagrin. J’espère seulement que l’attente ne sera pas trop longue : la douleur sera peut-être violente mais plus brève...

– Cela peut être long. Un chevalier n’a pas le droit de se donner la mort sous peine d’y perdre son âme et, d’une certaine façon, son honneur. Il faut qu’il se fasse tuer en se défendant, qu’il trouve plus fort que lui. Si j’en crois les récits de son écuyer, un tel adversaire n’est pas facile à rencontrer... Vous avez conclu là un étrange marché, ser Francesco ! Dieu pourrait prendre plaisir à le contrarier...

– Nous verrons bien. Pour l’instant, il faut nous réjouir de ce que notre Fiora ne nous sera jamais enlevée. Nous pourrons continuer à l’entourer, à la chérir.

– Ne portera-t-elle donc jamais le nom de son époux ?

– Bien sûr que si. Dès que la conjoncture politique le permettra sans crainte d’offenser les Médicis, nous déclarerons le mariage.

– Et si l’on pouvait le déclarer en même temps que la mort de l’époux, ce serait encore mieux, n’est-ce pas ? fit Léonarde avec une amertume qu’elle n’arrivait plus à retenir. Elle venait de comprendre que, si Philippe n’avait pas exigé de vivre sa nuit de noces, Beltrami eût trouvé l’incroyable marché tout à fait à son goût et elle découvrait que le meilleur des hommes pouvait se laisser aller à un égoïsme impitoyable. Francesco Beltrami avait dû souffrir mort et martyre durant cette nuit qui livrait Fiora au désir d’un homme mais, maintenant, il ne voulait plus penser qu’au bonheur de garder sa fille auprès de lui pour toujours...

– Eh bien, voilà qui est parfait ! soupira-t-elle. Mais il est temps pour moi de monter auprès d’elle pour surveiller son réveil. Il est possible qu’elle ne trouve pas ce matin aussi heureux qu’il vous apparaît...

Léonarde avait peine à dissimuler sa colère. De combien de larmes son enfant allait-elle payer un bonheur qui n’avait duré que trois jours et une nuit ? Beltrami ne comprenait-il pas qu’elle ne serait plus jamais la même une fois passé le seuil de l’amour physique ? Et si un enfant s’annonçait ?

– Je ne crois pas que ce soit à souhaiter, répondit-elle en elle-même. Si elle était mère, Fiora ne pourrait plus jamais oublier cet époux de quelques heures et l’oubli, c’est encore ce que l’on peut lui souhaiter de mieux.

Mais elle n’y croyait pas. Lentement, en prenant les mêmes précautions, elle regagna la chambre où la jeune femme dormait toujours et tira une chaise auprès du lit pour y attendre son réveil. Elle ne voulait pas que celle-ci ouvrît les yeux sur une chambre vide. Et, en effet, quand Fiora s’éveilla, ce fut le visage familier de Léonarde qu’elle aperçut. Elle lui offrit un rayonnant sourire :

– Vous étiez là ? Est-il donc si tard ?

– Près de midi. Vous avez bien dormi ?

Mais Fiora, déjà, cherchait quelqu’un dans ce lit devenu soudain si grand mais qui gardait encore l’empreinte d’un corps :

– Philippe ! ... Où est-il ?

Léonarde quitta son siège et vint s’asseoir tout près de la jeune femme.

– Il est parti, dit-elle aussi doucement qu’elle put, effrayée soudain de voir les yeux de Fiora, encore embrumés l’instant précédent, s’éclairer d’un seul coup et s’agrandir.

– Parti ? ,.. Pas parti pour...

– Pour rejoindre monseigneur le duc de Bourgogne. Il a quitté cette maison...

– Et vous m’avez laissée dormir ?

Jamais Fiora n’avait regardé sa vieille amie avec ces yeux brûlants de colère.

– Il n’a pas voulu que l’on vous réveillât. Il craignait, je crois, l’instant toujours difficile du départ. Il a seulement coupé, pour l’emporter, une mèche de vos cheveux...

– Devait-il vraiment s’éloigner si vite ? Ne pouvait-il attendre au moins quelques heures ? Nous avons été si heureux ensemble ! .., mais il n’est peut-être pas encore très loin...

Fiora jaillit du lit bouleversé et, sans même songer à se couvrir d’un vêtement, courut jusqu’à la fenêtre qu’elle ouvrit en grand. Le ciel était gris et le vent balayait la fine pluie qui tombait depuis le milieu de la matinée mais Fiora ne s’en souciait pas :

– Philippe ! appela-t-elle de toute sa voix, Philippe ! Reviens !

Beltrami qui faisait quelques pas dans le jardin pour achever de chasser les fumées de sa nuit maudite, entendit ses cris, leva la tête et resta interdit devant ce qu’il voyait : une femme nue, échevelée qui, dans le vent mouillé lançait des appels désespérés. Une femme qui n’était pas, qui ne pouvait pas être sa fille. La voix, chaude et douce de Fiora ne pouvait émettre cette clameur rauque de lionne appelant son mâle...

Les cris ne cessaient pas, l’image impudique et affolante ne s’effaçait pas. Alors, en aveugle, les deux mains sur ses oreilles pour ne plus rien entendre, le malheureux s’enfuit droit devant lui à travers les massifs dépouillés par l’hiver jusqu’à l’abri précaire mais sourd d’une petite grotte de rocailles ou, dans un bassin, coulait une fontaine à tête de lion. Là, couché de tout son long sur la terre humide, Francesco Beltrami pleura ses illusions perdues. L’étranger n’avait demandé qu’une nuit et cette seule nuit lui avait suffi pour faire de Fiora une autre femme, « sa » femme à lui. Et l’enfant de naguère ne reparaîtrait jamais plus...

CHAPITRE V HIERONYMA

– Tu as changé, Fiora... Voilà des jours et des jours que je t’observe et chaque fois que je te revois, cela me paraît plus évident. Aujourd’hui, il fallait que je te le dise.

Fiora sourit à son amie. Le gentil visage de Chiara portait en effet un pli soucieux qui lui était bien inhabituel et qui lui donnait une sorte de gravité.

– En quoi ai-je tellement changé ?

– Tu ris moins qu’autrefois et je vois bien que, parfois, lorsque nous sommes ensemble, tu as l’air de penser à autre chose. Tu ne réponds pas aux questions que je te pose, ou alors tu y réponds tout de travers. Mais il y a plus grave...

– Plus grave ? Quoi donc, Seigneur ?

– Avant-hier, alors que, près du Baptistère, nous étions à écouter l’histoire que contait le vieux chante-fables, Giuliano de Médicis qui passait par là avec des amis est venu nous saluer. D’habitude, quand tu le voyais, tu devenais rouge comme une pivoine. Cette fois, c’est tout juste si tu l’as regardé et je crois bien que tu l’as vexé.

– Eh bien, il se dévexera. Qu’a-t-il besoin de l’attention, de l’admiration de toutes les femmes alors que les siennes vont exclusivement à Simonetta ? C’est de la fatuité et rien d’autre !

– En voilà un langage ? Est-ce que tu ne l’aimerais plus ?

– L’ai-je aimé ? Je crois... qu’il me plaisait assez. Mais à présent il ne me plaît plus... plus autant tout au moins.

Plantant là son amie abasourdie, Fiora fit quelques pas vers le muret de pierres sèches d’où l’on découvrait tout le panorama de Florence et bien au-delà. Les deux amies, escortées de leurs gouvernantes et de Khatoun étaient sorties à cheval pour se rendre à San Miniato comme elles avaient coutume de le faire chaque fois que revenait le printemps pour cueillir des violettes et des aubépines qui poussaient à foison autour de l’église San Miniato al Monte et du palais des Évêques. Elles disaient qu’elles étaient plus belles à cet endroit bénit que partout ailleurs et que, de là-haut, on avait l’impression que toute la ville s’épanouissait comme une gigantesque fleur. Dans la lumière neuve du printemps, Florence semblait accumuler de la beauté comme un avare accumule son or : un peu n’importe comment pourvu qu’il y en ait beaucoup...

Cette promenade traditionnelle, Fiora aurait voulu la faire avec Philippe, contempler avec lui, derrière la longue mèche blonde de l’Arno, nouée de ponts qui avaient l’air prêts à s’effondrer sous l’entassements des boutiques qui les bordaient, le fouillis de tuiles roses posées sur l’ocre chaud, le gris doux ou le blanc laiteux des murs. C’était comme un tapis de roses d’où émergeaient des joyaux : une bulle de corail posée sur une marqueterie étincelante qui était le Duomo, un lys d’argent qui n’éclorait jamais tout à fait au-dessus du palais des Seigneurs, des tours de cornaline dont les créneaux avaient l’air de papillons et des campaniles qui ressemblaient à des cierges de Pâques dans la gaieté de leurs marbres polychromes. Et puis, un peu partout jaillissait la verdure nouvelle des jardins où s’épanouissaient déjà les glycines et les lilas, les lauriers et les camélias car nulle part, au monde, le printemps n’était plus beau qu’à Florence... et il eût été doux de l’admirer, sa main serrée dans la grande main de son époux puis de revenir avec lui dans le soir tombant et dans la gloire d’un soleil couchant semblable à celui de Fiesole qui serait le prélude d’une nuit d’amour. Mais Philippe était loin, à des centaines de lieues de ses bras et Fiora n’avait même pas la consolation de savoir où il se trouvait exactement.

Il y avait maintenant deux mois qu’il avait quitté la villa Beltrami, deux mois qui auraient aussi bien pu être deux siècles car jamais Fiora n’avait trouvé le temps si long. Après les trois jours qu’elle avait passés enfermée dans sa chambre sans consentir à descendre, sans voir personne d’autre que Khatoun qui lui montait les repas, sans permettre même que l’on changeât les draps de ce lit où Philippe l’avait aimée, elle avait enfin consenti à paraître quand Léonarde était venue lui dire que son père s’apprêtait à partir pour Venise. Elle ne pouvait le laisser s’éloigner sans l’embrasser.

Quand elle le retrouva et vit se tourner vers elle ce visage pâle aux yeux tristes qu’elle ne lui avait jamais vu, elle eut honte d’elle-même et de son égoïste réclusion. Devait-elle le punir parce que son bonheur à elle s’en était allé ? Alors, cédant à l’impulsion de sa tendresse filiale, elle s’était jetée dans ses bras et ils étaient restés un long moment embrassés, pleurant tous deux des larmes différentes mais qui les unissaient tout de même...

– Tu l’aimes donc tant ? avait demandé Francesco d’une pauvre voix sans couleur. Tu l’aimes... au point de ne plus m’aimer ?

– Ne plus t’aimer ? Oh, père, j’espère que tu n’as jamais cru pareille chose ? Personne, jamais, ne pourra prendre dans mon cœur la place qui est la tienne. Lui, c’est différent... il est mon époux. Ce n’est pas la même chose. Et je te demande pardon pour ces trois jours mais je ne voulais pas que tu me voies pleurer...

– Mais tu pleures en ce moment, Fiora... et moi aussi.

Ne crois-tu pas que le chagrin est plus doux quand on peut le partager ?

– C’est pour cela que tu pars ? Pour mieux le partager ? Où bien veux-tu me punir ?

– Non. C’est parce que Lorenzo de Médicis, ayant découvert mon amitié pour Bernardo Bembo, m’a demandé de me rendre là-bas pour quelques jours. Ne me demande pas de te dire pourquoi...

Il en eût été bien incapable. Ce voyage, en effet, n’était qu’un prétexte pour s’éloigner quelque temps de Fiora, pour essayer de redevenir lui-même loin d’un regard qui pouvait être trop clairvoyant. Il avait besoin de prendre un peu de distance pour mieux s’habituer à cette nouvelle Fiora qu’il avait entrevue dans la pluie d’un matin de douleur : une femme ardente et passionnée, donnée corps et âme à un autre...

De son côté, la jeune femme accueillait avec une secrète satisfaction cette courte séparation. Elle avait deviné que ce mariage était peu agréable à son père et qu’il n’aurait aucun plaisir à l’entendre, elle, chanter à longueur de journée les louanges d’un époux trop parfait.

Beltrami partit donc et Fiora, revenue comme il le désirait au palais des bords de l’Arno, put s’en donner à cœur joie de chanter son amour pour Philippe au bénéfice des seules oreilles de Léonarde et de Khatoun. Puis elle se calma. Après le chagrin du départ et la joie rétrospective, Fiora entra dans l’attente d’un retour qu’elle souhaitait proche ou tout au moins d’un message. Elle resta de longues heures dans sa chambre ou au jardin, écoutant Khatoun qui chantonnait pour elle et contemplant le gros anneau d’or frappé aux armes des Selongey que Philippe avait glissé à son doigt en la prenant pour femme. Il était trop large pour son doigt mince et comme il n’était pas possible de le faire rétrécir par un joaillier, pas plus d’ailleurs que de le porter en public, la jeune femme l’avait passé à une mince et longue chaîne d’or qui lui permettait de le dissimuler sous ses robes. La bague pendait entre ses seins et elle aimait, quand il ne lui était pas possible de la sortir, appuyer sa main dessus pour mieux sentir sa présence.

Lorsque Francesco était revenu de son voyage, elle avait offert à son baiser un front serein, et la vie avait repris, comme par le passé, dans la maison des Beltrami. Seule, Léonarde avait poussé un soupir de soulagement en constatant qu’après plus d’un mois la jeune épousée n’annonçait aucun signe de maternité...

Chiara respecta durant un moment la méditation de son amie. Elle-même d’ailleurs avait besoin de remettre de l’ordre dans ses idées. Elle en profita pour augmenter encore le gros bouquet de violettes qu’elle tenait déjà dans ses mains puis, jugeant que le silence avait assez duré, elle jeta un coup d’œil à Léonarde et à Colomba qui, assises sous un pin parasol, bavardaient sans discontinuer en occupant vaguement leurs doigts d’un travail de broderie. Et revint glisser son bras sous celui de son amie :

– As-tu suffisamment rêvé ? fit-elle gaiement. Tu contemples notre bonne ville comme si tu la voyais pour la dernière fois.

– Tu devrais dire comme si je la voyais pour la première fois. Nous sommes venues souvent ici à pareille époque mais cette année, Florence a un charme différent. Même les remparts et les tours de guet semblent participer à la beauté générale. J’aimerais...

– Etre ici avec quelqu’un d’autre qu’une vieille amie ! C’est bien ce que je pensais : tu n’es plus amoureuse de Giuliano parce que tu es amoureuse d’un autre... d’un autre qui est loin ! Je parie pour messire Philippe de Selongey !

Inattendu, ce nom qui était désormais le sien frappa Fiora si soudainement qu’elle tressaillit et devint très rouge.

– Parle plus bas, je t’en prie ! Ou mieux encore : ne parle plus du tout !

– C’est si grave que cela ? murmura Chiara édifiée. Pardonne-moi ! Je pensais seulement à une amourette passagère comme il nous en vient et qui s’en vont avec le vent, comme ton penchant pour Giuliano. Sais-tu seulement si tu le reverras jamais ?

– Je le crois, fit Fiora avec un sourire qui s’adressait davantage à ses propres pensées qu’à son amie. A présent, parlons d’autre chose ! D’ailleurs, est-ce qu’il n’est pas temps de rentrer ? Nous avons assez de fleurs pour deux ou trois églises !

Elles avaient coutume, en effet, d’offrir chaque année leur récolte à Santa Maria del Fiore en joignant à leur offrande parfumée une généreuse aumône pour les enfants pauvres dont s’occupaient les desservants de la cathédrale. Elles allaient donc rejoindre Colomba et Léonarde qui, de leur côté, pliaient bagages quand, soudain, Fiora retint son amie.

– Attends ! dit-elle d’une voix oppressée..,

– Qu’y a-t-il ? Tu es malade ?

– Non... non, mais j’éprouve une sensation bizarre... Tout à l’heure tu as dit que je regardais la ville comme si je la voyais pour la dernière fois...

– En effet... mais c’était une plaisanterie. J’ai dit cela parce que tu avais une expression d’avidité... comme si tu voulais absorber tout cela avec tes yeux. Et tu m’as répondu...

– Je sais... mais à présent je me demande si tu n’avais pas raison. Il y a en moi quelque chose qui dit que... je ne reviendrai jamais à cet endroit !

– Quelle folie ! Tu penses encore à la prédiction du médecin grec ?

– Non. Je te jure que non... c’était même très loin de ma pensée... mais j’ai eu comme un pressentiment, comme si Florence me devenait soudain hostile... me rejetait, moi qui l’aime tant !

– Tu crois qu’elle t’en veut parce que tu te permets d’aimer un étranger quand tant de ses fils soupirent après toi ? Chasse de pareilles idées ! Tu as vécu trop retirée ces derniers temps. Ce qu’il te faudrait c’est une belle fête où tu brillerais de tous tes feux et où le grand Médicis danserait encore avec toi ! Tiens ! Voilà tout justement ce qu’il te faut !

En effet, un groupe de jeunes gens, menés par Luca Tornabuoni en joyeuse cavalcade, débouchait sur le petit parvis de l’église.

– J’étais certain de vous trouver ici, dit le jeune homme en sautant à terre et en ôtant son chaperon. N’est-ce pas le jour de l’année où vous venez cueillir des fleurs pour la Madone ?

– Vous venez nous aider ? fit Chiara en riant.

– A porter tout cela ? Bien sûr. Et aussi vous escorter jusqu’au Duomo pour joindre nos prières aux vôtres !

– Vous voilà bien pieux, ser Luca ! dit Léonarde qui rejoignait le groupe. Je vous croyais un fidèle disciple de Platon et voilà que vous parlez de la Madone comme si vous vouliez entrer au couvent.

– Je n’ai jamais rien souhaité de pareil et il y a un temps pour Platon et un temps pour prier. Il me semble, ajouta-t-il en regardant tendrement Fiora, qu’en allant m’agenouiller à ses pieds en compagnie de certaine jeune fille, elle entendra mieux mes prières...

Il s’attendait à un éclat de rire de la jeune femme mais elle détourna les yeux, gênée par l’image qu’il évoquait et fit comme si elle n’avait pas entendu. Pensant alors qu’il s’était montré trop hardi, il alla prendre par la bride le cheval de Fiora et l’aida à se mettre en selle :

– Quelque chose me dit que je suis mal inspiré, aujourd’hui, Fiora, murmura-t-il en cherchant son regard, mais je voudrais tant que vous m’autorisiez à envoyer mon père auprès du vôtre ! Je sais qu’il vous trouve trop jeune mais si, au moins, nous étions fiancés... j’attendrais tout le temps que vous voudriez ! On a tous les courages quand on sait que l’on peut espérer !

Pour la première fois, elle le regarda avec une sorte de tendresse. Elle qui ne vivait plus que d’espoir pouvait comprendre ce que ressentait le jeune homme mais elle n’avait plus le droit de lui laisser la plus petite espérance.

– Ne me parlez plus de cela, Luca ! Vous perdez votre temps et votre cœur avec moi. Je ne veux pas quitter mon père et je...

– ... et vous ne m’aimez pas ! Vous voyez, je complète votre phrase. Je dis ce que vous n’osiez pas dire. Mais, si vous ne m’aimez pas à présent, vous m’aimerez peut-être plus tard. Vous l’avez dit vous-même : vous êtes encore très jeune... Non ! ne dites rien de plus ! C’est le printemps et il fait beau. Laissez-moi rêver encore !

Il retourna vers son cheval, et la petite troupe chargée de gros bouquets et de branches embaumés redescendit vers la ville tandis que l’un des garçons chantait une romance en l’honneur du printemps. On reprit le refrain en chœur, on rit beaucoup mais Fiora ne réussit pas à se mettre au diapason. A mesure que l’on avançait, la tristesse qui s’était emparée d’elle à San Miniato s’accentuait. S’y joignait une impression de danger imminent. Superstitieuse comme toute bonne Florentine, elle songea que Philippe était à la guerre donc en perpétuel danger mais que, peut-être, il courait en ce moment un péril plus grave et son amour à elle le ressentait comme une prémonition... Bientôt, toute cette gaieté qui l’entourait lui fut insupportable et quand on eut passé le Ponte Vecchio où, à cette heure du jour, les boutiques des bouchers étaient fermées, elle prétexta un soudain malaise et, sans permettre même à Chiara de la raccompagner -ne fallait-il pas qu’au moins une des cueilleuses allât porter les fleurs ? – elle reprit avec Léonarde et Khatoun le chemin de la maison. Elle avait hâte de rentrer, à présent, sans pouvoir dire d’où lui venait cette impatience. C’est tout juste si elle répondit au joyeux salut que lui adressait Gian-Battista di Rinaldo, un batelier du fleuve que Beltrami avait sauvé de la ruine et dont elle était marraine d’un des enfants.

– Il ne faut pas lui en vouloir, cria Léonarde désireuse d’effacer ce que le brave homme pouvait considérer comme une offense, donna Fiora est souffrante et je la ramène à la maison !

– Que Dieu la bénisse et lui rende la santé. On priera pour elle ce soir, chez nous !

– De toute façon, quelques prières ne nous feront pas de mal, marmotta Léonarde en couvant Fiora de son regard inquiet. Que vous arrive-t-il, mon enfant ? Vous êtes réellement malade ? Il est vrai que vous êtes bien pâle...

– Oui... non... je ne sais pas. Mais il faut que je rentre. Je voudrais voir mon père !

– Vous vous tourmentez parce qu’il vous a dit ce matin qu’il se sentait un peu fatigué ? Je crois que vous exagérez...

Fiora ne répondit pas. A quoi bon ? Si elle disait qu’elle avait le pressentiment qu’un malheur l’attendait au palais, Léonarde avec son solide bon sens s’efforcerait de lui démontrer qu’elle avait tort. D’ailleurs on arrivait...

– On dirait que votre père a des visiteurs ! remarqua Léonarde en désignant une mule élégamment harnachée de rouge et deux autres plus modestes qui attendaient placidement attachées près du montoir à chevaux. Dieu me pardonne ! Je crois bien que c’est là l’équipage habituel de votre cousine Hieronyma. Que vient-elle faire ? Ses visites n’amènent jamais rien de bon, ajouta la gouvernante qui gardait en mémoire les menaces formulées contre Fiora dans la boutique de l’apothicaire Landucci.

– En effet, dit Fiora, mais nous n’allons pas tarder à le savoir.

Sautant à terre sous la voûte du palais, Fiora jeta sa bride à un valet et traversa rapidement la cour intérieure où, en effet, attendaient la suivante habituelle de Hieronyma et l’un de ses valets. Elle monta l’escalier en courant et heurta presque le vieux Rinaldo qui était le serviteur particulier de Francesco Beltrami après avoir été celui de son père.

– Où est mon père ? demanda-t-elle.

– Dans la salle de l’Orgue, donna Fiora, mais il n’est pas seul.

– Je sais avec qui il est. Merci Rinaldo ! ... dit la jeune femme un peu surprise car la salle en question, comme le studiolo, était l’un des endroits privilégiés où le négociant aimait se retirer. Il avait appris tout enfant à jouer de l’orgue et, de temps en temps, il s’isolait dans cette grande pièce qui, avec ses murs peints à fresques et son dallage de marbre sans tapis, avait la résonance d’une chapelle. Qu’il y reçût une cousine qu’il aimait peu était tout à fait inhabituel mais peut-être avait-il été surpris par l’arrivée inattendue de la dame.

Quand elle approcha de la porte, Fiora entendit des éclats de voix et ralentit son allure. S’il se disputait avec Hieronyma, Beltrami ne serait peut-être pas content de voir arriver sa fille... Alors, doucement, tout doucement, la jeune femme entrouvrit la porte et la voix de son père, vibrante de colère, arriva aisément jusqu’à elle :

– Jamais, tu entends, jamais je ne donnerai ma fille à ton fils ! Je plains de tout mon cœur ce malheureux garçon qui n’est pas responsable de son physique mais on ne peut demander à une femme jeune et belle de passer sa vie avec un mari tel que lui.

– Parce qu’il est boiteux et contrefait ? Du moins, Pietro est noble et de naissance pure. Ce n’est pas un bâtard, lui !

– Il n’est jamais venu à l’idée de personne de reprocher à Fiora sa bâtardise et je crois que tout le monde le sait !

– En effet... mais tout le monde ne sait pas tout...

Il y eut un silence au fond duquel Fiora crut entendre la respiration soudain plus forte de son père. Elle eut envie d’entrer et en fut incapable, retenue par une force plus puissante que sa volonté. La curiosité sans doute mais il s’y mêlait une sorte de terreur... Enfin, Beltrami soupira et, avec la légère insolence d’un homme que l’on importune, reprit :

– Cela veut dire quoi, ce tout ?

– Faut-il vraiment que je m’explique ? Tu as pâli, Francesco, cela veut dire que tu as deviné de quoi je veux parler ! Tu ne me crois pas ? Tu hausses les épaules ? ... A ton aise : je vais parler clair. Ta précieuse Fiora que tu élèves comme une princesse n’est pas ta fille. Tu n’as jamais eu d’aventure avec quelque dame que ce soit en dehors de notre pays. C’est le fruit d’amours incestueuses et adultères, la fille de gens condamnés à mort par la justice de Bourgogne à cause de leurs crimes et tu l’as ramassée dans la boue...

La maison s’effondrant sur sa tête n’eût pas foudroyé davantage Fiora. Elle dut se retenir à une tenture d’abord, au dossier d’un siège voisin ensuite pour ne pas s’écrouler. La voix mauvaise de Hieronyma sifflait encore dans ses oreilles avec toute la charge de haine qu’elle distillait. Celle de Beltrami, cependant, demeurait froide :

– Et, naturellement, tu as des preuves de ce que tu avances ?

– J’ai mieux : un témoin... oculaire. Quelqu’un qui est prêt à tout dire pour me complaire.

Beltrami venait de comprendre. Son esprit rapide avait déjà fait le rapprochement. Hieronyma vivait le plus souvent à Montughi, dans la propriété de son beau-père et, près de ce même Montughi, Marino, qui avait été investi de toute sa confiance, dirigeait son domaine agricole. Marino qui, jamais, n’avait admis l’adoption de l’enfant et dont il avait cru enchaîner la langue par un serment prêté sur un autel et par de nombreux bienfaits. En même temps, lui revenaient certains bruits, très discrets, à vrai dire, et qu’il avait repoussés avec dédain, sur la conduite de cette veuve pulpeuse qui, privée d’époux, se cherchait des consolations. Elle était belle encore et pouvait séduire un homme tel que l’ancien chef muletier...

Hieronyma prit son silence pour de l’abattement et ironisa :

– Je vois que tu as compris, mon beau cousin. Tu sais à présent que je me montre fort généreuse en proposant un mariage entre mon fils et ta bâtarde qui, ainsi, pourra jouir encore de ta fortune jusqu’à la fin de ses jours. Sa chance, vois-tu, c’est que mon Pietro soit amoureux d’elle et la veuille pour femme. Et moi, je ne veux pas que mon fils soit malheureux. Il oubliera sa disgrâce dans les bras de ta jolie sorcière qui n’aura rien d’autre à faire que lui donner de beaux enfants...

– Et si je refuse ?

– Tu ne refuseras pas. Tu sais trop bien que je pourrais, dès demain, déposer une plainte contre toi pour avoir menti et bafoué la Seigneurie en osant faire une Florentine d’un déchet de l’humanité qu’on aurait dû détruire dès sa naissance.

Incapable de se contenir plus longtemps, Francesco laissa la colère l’emporter :

– Et tu produiras ton témoin ? Tu n’oublies qu’une chose Hieronyma. Des bruits courent sur toi. On dit que tu ne respectes pas plus ton veuvage que la maison de ton beau-père. Il suffirait de faire avouer à Marino Betti qu’il est ton amant et tu pourrais apprendre ce que pèse la justice personnelle du vieux Jacopo. Il ne badine pas sur le chapitre de l’honneur.

– Mais il serait peut-être heureux de voir tomber sur les Pazzi une fortune de l’importance de la tienne. Il n’est plus aussi riche et il le supporte mal. Je crois qu’il m’aiderait, au contraire, de toutes ses forces... mais bien sûr, il ne serait plus question de mariage. Il ne l’admettrait pas. Simplement, après ta condamnation et la privation de tes biens qui me seraient remis comme à ton héritière naturelle, ta Fiora serait livrée à Pietro pour qu’il s’en amuse... après quoi on s’en débarrasserait en la jetant dans un bordel. Tu vois que tu as tout intérêt à accepter ma proposition. Ensuite, je te promets que nous formerons une famille heureuse... et sans histoire !

– Va-t’en ! ... Hors de ma vue !

– Décidément, tu n’es pas raisonnable. Mais je pense qu’une longue nuit de réflexion te fera voir où est ton intérêt. Demain, vers cette heure-ci, je reviendrai chercher ta réponse. Je te souhaite le bonsoir.

Un frisson d’horreur galvanisa Fiora et lui rendit ses forces. Comprenant que la femme allait sortir et ne voulant pas être surprise par elle écoutant à la porte, elle se dissimula derrière une tapisserie, comprimant de son mieux les battements affolés de son cœur. Une sueur froide mouillait son front et son dos comme si l’abîme terrifiant de l’enfer venait de s’ouvrir devant elle. En écartant légèrement la lourde tenture, elle vit Hieronyma sortir de la salle de l’Orgue sans se presser. Sûre de sa victoire, elle se pavanait avec arrogance, posant sur les meubles et les objets précieux au milieu desquels elle passait, un regard avide qui était déjà celui d’une propriétaire.

Pour la première fois de sa jeune vie, Fiora connut l’envie de tuer, d’anéantir cette femme odieuse dont elle comprenait à présent pourquoi elle l’avait menacée chez Landucci. Sortant sans bruit de sa cachette, elle saisit un lourd candélabre de bronze et s’avança lentement vers Hieronyma qui s’était arrêtée pour admirer les pièces d’orfèvrerie disposées sur une crédence mais, comme si elle avait deviné qu’un danger approchait, la dame Pazzi sortit brusquement de la salle sans se retourner au moment même où Beltrami y entrait.

Il vit Fiora ainsi armée prête à s’élancer derrière Hieronyma et comprit ce qu’elle voulait faire. Il s’écria :

– Non, Fiora ! Ne fais pas cela !

– C’est elle ou nous, père ! Laisse-moi faire !

Il courut alors à elle, lui arracha le candélabre et le reposa sur un coffre. Désespérée, Fiora vit qu’il avait vieilli de dix ans et qu’il y avait des larmes dans ses yeux. Alors, elle se jeta à son cou et le tint serré contre elle, pleurant avec lui sur tout ce que l’abominable Hieronyma venait de briser, de souiller. Ce fut là que Léonarde, qui cherchait Fiora, les trouva au bout d’un instant.

– Que s’est-il passé ? demanda-t-elle. Je viens de croiser donna Hieronyma et elle m’a ordonné, en me traitant de vieille maquerelle, de commencer à faire mes paquets !

– Nous sommes au bord de la catastrophe, ma pauvre Léonarde, dit Beltrami. Cette femme est devenue la maîtresse de Marino. Il lui a tout dit et il est prêt à témoigner contre moi... à moins, évidemment, que je ne marie Fiora à son fils !

– Mais elle est déjà mariée, il me semble ? Il fallait le lui dire.

– C’était la dernière chose à faire. Il me reste un faible espoir de nous sauver en allant tout raconter à monseigneur Lorenzo. Il a du respect et de l’amitié pour moi alors qu’il déteste les Pazzi. Evidemment, le mariage le rendrait furieux, mais cela je ne le dirai pas...

Fiora qui était restée blottie contre Beltrami, s’écarta de lui et le regarda avec des yeux pleins d’angoisse :

– Père ! ... Est-il vrai que je ne sois pas ta fille ? Est-il vrai que je suis née...

– Tu as donc entendu ?

– Tout ! J’étais là, près de la porte que j’avais entrouverte. Oh, père ! c’était épouvantable et je crois qu’à présent cela est pire encore ! Moi qui étais si heureuse d’être ta fille ! Et voilà que je ne suis rien... moins que rien ! Que le plus pauvre mendiant est en droit de me mépriser, que...

– Tais-toi, Fiora ! Pour l’amour du ciel, tais-toi ! Tant que tu ne sauras pas tout, tu ne pourras pas juger. Quant à moi, tu es bien ma fille parce que je t’ai voulue, reconnue... et parce que je t’aime ! Viens, viens avec moi !

Allons dans le studiolo ! C’est devant l’image de ta mère que je veux t’apprendre la vérité. C’est une triste et douloureuse histoire que Léonarde connaît bien mais qu’à présent je dois te faire savoir. Viens, mon enfant !

Entourant de son bras les épaules de Fiora, Francesco l’entraîna doucement au long de la galerie jusqu’à la petite pièce intime et accueillante sur laquelle régnait le sourire de Marie de Brévailles. Léonarde les suivit et renvoya Khatoun qui attendait à la porte, l’anxiété peinte sur son joli visage parce qu’il y avait des larmes dans les yeux de Fiora et que Fiora ne pleurait jamais :

– Va l’attendre dans sa chambre ! Elle t’y retrouvera tout à l’heure. Je te suis dans un instant.

– J’aimerais mieux que vous veniez avec nous, Léonarde, dit Beltrami. Deux mémoires valent mieux qu’une lorsque l’on souhaite ne rien oublier...

Ensemble donc, ils entrèrent dans le studiolo. Francesco alla ôter la pièce de velours noir qui recouvrait le portrait de Marie puis revint s’asseoir derrière sa table en désignant un siège à Léonarde. Fiora choisit de s’installer sur un coussin aux pieds de son père.

– Il va te falloir du courage, mon enfant, car je vais t’apprendre une terrible histoire mais c’est aussi une belle et touchante histoire dont la hargne de Hieronyma n’a retenu que les traits les plus affreux... Tu te souviens de cette coiffe de dentelle que je t’ai montrée et que Sandro Botticelli à reproduite sur ce portrait ? Tu avais remarqué des taches de sang et je n’ai pas voulu alors répondre à tes questions.

– Tu disais que tu me répondrais plus tard, quand je serais devenue une femme. Je suis une femme à présent.

– Je n’y suis pas encore habitué, dit Francesco en caressant les cheveux soyeux. Mais ce jour-là, je t’ai menti. Je n’avais pas l’intention de t’apprendre la vérité, à quelque époque que ce soit parce que je voulais qu’elle disparaisse avec moi et avec Léonarde. Entre nous deux, cette vérité était bien gardée. Il a fallu la trahison d’un homme que je croyais fidèle...

– Les gens de Montughi et de la région chuchotent que cette Hieronyma a le feu au derrière, grogna Léonarde. Nous en avons parlé, parfois avec Jeannette mais son époux nous faisait taire par peur du beau-père. Ce serait peut-être une bonne chose de le renseigner sur la conduite de sa belle fille ?

– J’en ai menacé ma cousine mais elle n’a pas eu peur. Elle sait bien qu’entre son inconduite et la perspective de mettre la main sur mes biens, le vieux forban n’hésiterait pas... quitte à châtier la pécheresse un peu plus tard. Une chose à laquelle, tout de même, elle devrait penser. Mais pour nous le mal serait fait.

– Père, pria Fiora, laissons un peu cette femme où elle est ! Vous m’avez fait venir ici pour me raconter l’histoire de ma mère et tout ce que j’en sais est qu’elle est morte tragiquement. Me direz-vous comment ?

– Sur l’échafaud, le col tranché en même temps que celui de ton véritable père. Ils s’appelaient Marie et Jean de Brévailles...

– J’ai déjà entendu ce nom...

– S’il te plaît, Fiora, ne m’interromps plus. C’est déjà assez pénible de revivre ces heures où tout a changé pour moi.

En signe de repentir, Fiora posa un baiser sur la main de son père puis garda cette main entre les siennes cependant que celui-ci, les yeux sur le portrait, commençait son récit :

– Dans les nuits sans sommeil, j’ai si souvent revu les détails de ce jour de décembre gris et froid ou je suis entré dans la ville de Dijon qui est la capitale des ducs de Bourgogne. Une belle ville que je connaissais bien et où j’aimais faire halte...

Peu à peu, la voix du conteur, d’abord un peu étouffée, s’affermit et reprit ses couleurs. Poète comme presque tous les Florentins, Francesco avait le don de la parole et le sens de l’évocation. Devant les yeux des deux femmes qui l’écoutaient, il traça, avec une étonnante sûreté de traits, le tableau de cette place couverte d’une foule silencieuse tandis que sonnait le glas. Avec une douleur qui faisait vibrer sa voix, il évoqua le couple de jeunes condamnés, si beaux, si rayonnants dans le misérable tombereau du bourreau qu’ils semblaient « marcher à leur triomphe », la silhouette affligée du vieux prêtre, celle, sinistre, du bourreau masqué, l’émotion des assistants et le bouleversement de son âme à lui face à la mort de cette exquise jeune femme. Il parla de Regnault du Hamel dont le nom emplit au passage sa bouche d’un goût amer, de sa haine et de son impitoyable cruauté. Il répéta le récit d’Antoine Charruet avec une émotion qui fit trembler sa voix à l’évocation du calvaire gravi par Marie dans la maison de son époux et à celle des efforts désespéré de sa mère pour obtenir une grâce qui lui avait été, et par deux fois, impitoyablement refusée. Enfin, il dit comment il avait sauvé un bébé de la mort, comment il avait décidé d’en faire son enfant et comment Léonarde spontanément avait offert de veiller désormais sur la petite fille privée de sa mère.

Quand il eut fini, Léonarde pleurait mais les yeux de Fiora étincelaient de colère et d’indignation :

– Tous ces gens méritaient la mort plus que... mes pauvres parents ! Ce du Hamel d’abord qui n’est qu’un misérable, et puis ce père qui n’a pas voulu défendre ses enfants. Enfin ce duc Philippe et ce comte de Charolais qui n’ont pas su avoir pitié, qui ont voulu cette exécution publique, cette fosse ignoble, cette honte !

– Le duc Philippe est mort, Fiora. Quant au comte de Charolais, il est à présent le duc Charles, ce Téméraire à qui messire de Selongey a voué une fidélité absolue...

Le rappel au nom de son époux ramena Fiora à l’heure présente.

– Philippe ! ... C’est lui qui m’a parlé de Jean de Brévailles ! Il l’a connu jadis, alors qu’il était lui-même page du comte de Charolais et sa ressemblance avec moi l’avait frappé... Est-ce que... est-ce qu’il savait lui aussi ?

– Oui... C’est même parce qu’il savait tout que j’ai accepté de vous marier.

Fiora se releva si brusquement qu’elle bouscula la table d’où tombèrent quelques papiers :

– Ne me dites pas qu’il a employé le même moyen que cette affreuse Hieronyma pour obtenir ma main, ce chantage indigne ?

Beltrami chercha des yeux le secours de Léonarde. Après tout ce qu’il venait de raconter à Fiora, pouvait-il encore lui assener cette vérité-là ? Elle était encore bien jeune pour la supporter... Mais Léonarde, qui avait séché ses yeux, se levait elle aussi et se tenait debout derrière la jeune femme comme si elle craignait de la voir s’évanouir sous le choc.

– Il faut lui dire toute la vérité, ser Francesco. Elle a l’âme bien trempée. Il y a des choses qu’elle ne doit pas découvrir par elle-même. Ce serait plus dur encore.

– Vous avez raison, soupira Beltrami. Je vais tout lui dire ; c’est vrai, Fiora, messire de Selongey a bien employé ce moyen. Il te voulait à tout prix et il m’a dit être prêt à n’importe quelle action, fût-elle vile pour t’obtenir. La ressemblance l’a frappé, certes, mais surtout, il cousine avec les Brévailles et il a réussi à apprendre, je ne sais comment, ce qui s’était passé ce jour de malheur. Il savait que la fille de Marie vivait à Florence auprès d’un riche marchand qui en avait fait sa fille. Quand il t’a vue, il a su tout de suite qui tu étais et il ne t’a parlé du jeune écuyer que pour voir si tu savais...

De tout cela, Fiora ne retenait qu’une chose : Philippe pouvait, pour elle, aller jusqu’au crime ! Un bonheur infini illumina son visage.

– Il m’aime donc à ce point ! Oh ! Philippe ! Une autre te reprocherait peut-être d’avoir employé un tel moyen, moi je t’en remercie car il m’a permis d’être à toi, ta femme jusqu’à ce que la mort nous sépare.

Beltrami, soudain, ne put supporter ce regard extasié, cette passion qui vibrait dans la voix de sa fille. La jalousie l’emporta plus loin peut-être qu’il ne l’aurait voulu.

– Tu ne le reverras jamais, Fiora ! Jamais, comme tu le crois, il ne viendra te chercher pour te mener à son château et à la cour de son maître. Il ne voulait de toi qu’une nuit, une seule pour assouvir l’ardeur que tu lui inspirais mais toi, tu dois passer ta vie ici, auprès de moi !

Comme un nuage éteint le soleil, le visage de Fiora perdit toute lumière. Elle vacilla sous le coup. Croyant qu’elle allait tomber, Léonarde voulut la prendre dans ses bras mais Fiora la repoussa doucement.

– Je ne sais pas encore tout, n’est-ce pas ? Le notaire, la bénédiction au couvent, tout cela n’était donc que comédie, faux-semblant.

– Non. Tu es bien véritablement la comtesse de Selongey et rien ne peut plus être changé à cet état de choses... sauf par la mort ! Ton époux ne reviendra pas parce qu’il va la chercher sous les armes du duc de Bourgogne.

– Il veut mourir ? Mais pourquoi ?

Cette fois, Beltrami hésita. Ce qu’il avait encore à dire était trop affreux... mais Fiora le tenait sous son regard devenu d’une dureté minérale. Elle répéta, criant presque :

– Je veux savoir pourquoi !

N’osant plus supporter ce regard terrible, Beltrami tourna la tête vers le portrait comme pour lui demander du secours. La voix nette de Léonarde lui parvint comme dans un rêve :

– Il faut aller jusqu’au bout, ser Francesco ! Il faut vider l’abcès. La blessure guérira plus vite.

Alors, sans regarder Fiora, Beltrami livra la vérité :

– Il veut se punir d’avoir souillé son nom en épousant la fille de Jean et Marie de Brévailles...

– Pourquoi l’a-t-il fait alors ? J’étais tombée follement amoureuse de lui. Je crois, Dieu me pardonne, qu’il aurait pu m’avoir sans cette comédie !

– Mais il n’aurait pas pu avoir ta dot ! Et il la convoitait pour financer la guerre de son maître auquel Lorenzo avait refusé de prêter de l’argent... Bien sûr, j’en serai remboursé sur ses biens quand tu seras veuve. Tu auras alors le droit de porter son nom... mais pas d’aller vivre chez lui.

– Et si j’avais eu un enfant ?

– Nous devions l’élever jusqu’à ce qu’il soit en âge de servir. Alors, il nous aurait quitté pour rejoindre la Bourgogne, y recevoir son héritage et y apprendre son métier de chevalier...

– A condition qu’il s’agisse d’un garçon ! Et si c’était une fille, que devions-nous en faire ? La jeter à la rivière sans doute ?

Et Fiora, tournant les talons, sortit en courant du studiolo pour rejoindre le refuge de sa chambre. On entendit la porte claquer derrière elle.

– Laissons-la ! soupira Léonarde. Elle va sans doute pleurer jusqu’à épuisement et, dans ce cas, la douceur de Khatoun sera un meilleur baume que tous mes raisonnements. Mais il faut en revenir à donna Hieronyma. Que comptez-vous faire, ser Francesco ?

– Vous avez raison. Il faut tenter d’oublier le passé pour songer à l’avenir. Je crains que vous ne dormiez pas beaucoup cette nuit, dame Léonarde, car vous allez préparer les bagages de Fiora et les vôtres. Ceci afin qu’ils soient prêts à être emportés rapidement... Ne m’interrompez pas ! Vous partirez avec Fiora et Khatoun sous la garde de deux valets : Jacopo, le fils de mon vieux Rinaldo, et son cousin Tommaso en annonçant que vous allez prier à la chartreuse de Vallombrosa mais quand vous aurez franchi les portes, vous ferez un léger détour pour rejoindre Livourne où vous prendrez place à bord de la Santa Maria del Fiora. Je vous donnerai une lettre pour le capitaine. Et là vous attendrez de mes nouvelles. N’emportez que peu de chose comme il convient à des dames qui ne partent que pour une journée. Je vous ferai parvenir le reste...

– Nous partirons de bonne heure ?

– Non. Vous attendrez mon retour jusqu’à midi. Demain matin, je me rendrai au palais de la via Larga, je verrai Lorenzo de Médicis et, hormis le mariage de Fiora, je lui dirai tout. Il est le maître, après tout et, ici, chacun lui obéit. En outre, il aime les histoires d’amour. La mienne saura peut-être le toucher...

– En ce cas, pourquoi nous envoyer à Livourne ?

– Parce que je ne suis pas sûr de son aide. C’est un homme imprévisible. Il peut être la bonté même ou de la plus froide cruauté. Ses vues sont lointaines parce qu’il est un grand politique et l’on ne peut jamais savoir comment il accueillera une requête... ou une confession. Cela dépend souvent de la place que l’affaire peut prendre dans la mosaïque minutieuse que compose sa politique. Peut-être ne partirez-vous pas du tout mais peut-être aussi devrez-vous quitter la ville au plus vite. Je vous demande seulement d’être prête.

– Nous le serons, soyez sans crainte.

– C’est bien ! Après le souper, je vous demanderai de revenir ici afin que je règle, avec vous, certaines affaires qui me tiennent à cœur. Il me faut prévoir le cas... où je ne reverrais plus Fiora. Son cas est de ceux qui ne peuvent qu’attirer l’anathème de l’Eglise.

– Je croyais que l’Église importait peu au seigneur Lorenzo ? fit Léonarde, sarcastique. Seuls les philosophes, les poètes et les dieux grecs ont droit à sa vénération...

– ... mais il lui arrive de faire retraite dans l’une des cellules de San Marco. Il est vrai que je l’ai souvent soupçonné de n’y aller que pour contempler à son aise les peintures divines de l’Angelico car il demande chaque fois une cellule différente. Mais le fait est qu’il y va, qu’il montre beaucoup d’humble respect au prieur et qu’il entretient avec l’évêque les meilleures relations. Il faut nous méfier...

Après le souper qu’il prit seul en compagnie de Léonarde, Francesco Beltrami s’enferma avec elle dans le studiolo où la chandelle brûla une grande partie de la nuit. Avant la partie difficile qu’il allait jouer, l’homme le plus riche de Florence après les Médicis mettait ses affaires en ordre avec cette vieille fille rencontrée jadis par hasard mais qui était désormais la seule personne, peut-être, au monde à qui il fît entièrement confiance, en dehors de sa fille.

Pendant ce temps, étendue sur son lit et les yeux grands ouverts, Fiora, qui n’avait pas versé une larme, réfléchissait. Sous le coup des révélations de son père, elle avait vu s’écrouler son enfance, ses croyances, ses rêves et ses espérances. Elle se croyait née d’un des hommes les plus riches d’Europe et elle n’était que le fruit d’amours maudites, elle croyait à l’amour d’un homme et cet homme ne voulait d’elle que son corps et sa dot, elle était mariée et pourtant elle n’avait pas le droit de porter son nom d’épouse parce que celui qui le lui avait donné la méprisait au point de préférer la mort à la vie à ses côtés. Il se voulait un chevalier sans peur et sans reproche, il portait au cou la Toison d’or que bien des princes enviaient et, cependant, il avait abusé impitoyablement de son cœur, de son innocence et de sa confiance. Il était parti sans même un dernier baiser en sachant bien qu’il ne reviendrait pas et que cette épouse d’une nuit l’attendrait indéfiniment jusqu’à ce qu’elle n’eût plus de larmes et que ses cheveux blanchissent. Il avait éveillé en elle la passion, le goût de l’amour mais il n’avait consenti à lui donner qu’une seule nuit en échange d’une énorme masse d’or qu’il s’en était allé porter à son maître bien-aimé. Ce maître qui n’avait pas eu pitié de son jeune écuyer et qui l’avait laissé mourir misérablement sur quelques planches tendues de noir, damné à la face du ciel en compagnie de cette sœur trop charmante et qu’il aimait plus que tout au monde...

A mesure que coulaient les heures de cette nuit de désespoir, Fiora faisait le lent et amer apprentissage de la haine. Lasse d’avoir vainement tenté de lui arracher une parole, Khatoun avait fini par s’endormir, roulée en boule au pied du grand lit, son luth inutile entre ses bras. Elle semblait si petite, si fragile et si perdue que Fiora, émue, se leva pour étendre sur elle une chaude couverture. La tendresse de son cœur, Fiora était décidée à la garder pour ceux qui étaient faibles et qui pouvaient avoir besoin d’elle.

Il était une heure après minuit environ quand Léonarde pénétra chez elle sur la pointe des pieds pensant la trouver endormie, épuisée par les larmes versées. Elle sursauta en découvrant, dans la lumière jaune de sa chandelle, Fiora debout au pied de son lit comme une blanche apparition...

– Vous ne dormez pas ? fit-elle sans trop songer à ce qu’elle disait.

– Il me semble que c’est évident...

– Alors, vous allez m’aider. Et Khatoun...

– Laissez-la dormir ! Elle a beaucoup pleuré, ce soir...

– Plus que vous, à ce que l’on dirait, Fiora ? Pourtant...

– Je ne peux pas pleurer. Je crois, pourtant, que j’aimerais, que cela me ferait du bien mais c’est impossible. Il me semble que mon cœur s’est desséché d’un seul coup, fit-elle d’une voix plaintive. C’est peut-être parce que je ne sais plus sur qui ou sur quoi pleurer : sur mes parents si vilainement assassinés, sur mon père qui est à présent en danger, sur moi-même qui...

– ... qui êtes en danger autant que lui ! Nous philosopherons sur la valeur et l’intérêt des larmes une autre fois. Pour cette nuit, nous avons mieux à faire...

Elle retournait à la porte, en revenait, tirant après elle un coffre de voyage en cuir clouté qu’elle amena au milieu de la chambre avant d’aller en chercher un autre, puis un troisième et enfin un quatrième beaucoup plus petit et qui devait tenir aisément à l’arçon d’une selle...

– Que prétendez-vous faire ? demanda Fiora.

– Vos bagages. Demain à midi nous partons pour Livourne où nous attendrons des nouvelles de votre père...

Tout en pliant dans les malles les robes, les manteaux le linge et les souliers de Fiora, Léonarde fit part à la jeune femme des décisions de Beltrami : il fallait que sa fille fût loin de Florence au moment où Hieronyma lancerait sa dénonciation. Fiora s’efforçait de l’aider mais n’était visiblement pas à ce qu’elle faisait et Léonarde finit par lui arracher la robe qu’elle tenait pour la ranger elle-même.

– Laissez-moi faire ! J’irai plus vite sans vous !

– Mais si mon père ne nous rejoint pas à Livourne, que ferons-nous ?

– Le capitaine de la Santa Maria del Fiore aura des ordres. Si, au bout de quarante-huit heures, messer Beltrami ne nous a pas rejointes, il devra mettre à la voile pour nous conduire en France. Ce sera un long voyage car nous irons, par mer et fleuve jusqu’à Paris où nous prendrons logis chez le frère de lait de votre père, Agnolo Nardi, qui tient là-bas le comptoir de la maison. Et puis nous verrons... A présent dépêchons-nous...

– C’est inutile. Je ne veux pas quitter mon père. Nous partirons avec lui ou pas du tout.

Léonarde qui venait de boucler les courroies d’un coffre se redressa et, les mains sur ses reins douloureux, demanda :

– Vous aimez votre père ?

– Quelle question ! Naturellement je l’aime !

– Alors obéissez-lui sans chercher à faire de l’héroïsme ! S’il a décidé cela, c’est parce qu’il pense que c’est la meilleure chose à faire. Vous trouvez qu’il n’est pas assez malheureux avec ce démon femelle qui prétend mordre au plein de sa chair ? Vous trouvez qu’il n’a pas assez peur ?

– Je ne veux pas aggraver ses soucis mais ne ferions-nous pas mieux de fuir tous ensemble ? Nous aurions pu partir hier soir...

– Fuir, c’est s’avouer coupable ou tout au moins avouer que l’on a peur. Peut-être ne partirons-nous jamais pour la France. Cela dépend du Médicis ! Imaginez que, pour éviter le scandale, il décide de vous marier au cousin Pietro ? Au moins votre père pourra dire que vous vous êtes enfuie et qu’il ignore où vous êtes. Mais si le cousin Pietro vous tente...

– Comment osez-vous me parler de la sorte ? Je suis mariée et vous le savez.

– Je sais surtout qu’un mariage, surtout secret, peut s’annuler. C’est souvent une question d’argent. Et l’on dit que le pape Sixte IV aime l’argent plus qu’il ne convient à un souverain pontife. Alors, vous avez compris ?

– Oui. Finissons cela et puis essayons de prendre un peu de repos. Vous êtes bien pâle, Léonarde !

– Si vous voulez tout savoir, je suis morte de fatigue. Et je serai contente en effet de me coucher une heure ou deux. Surtout si demain il faut passer la moitié de la journée à cheval.

Les bagages étaient terminés. On n’avait gardé que les vêtements pour le lendemain. Ce qui était nécessaire pour la route était rangé dans le petit coffre. Les autres furent poussés dans une pièce de débarras attenante à la chambre de Fiora. Avant de se retirer, Léonarde prit la jeune femme aux épaules pour l’embrasser mais ne la lâcha pas aussitôt :

– De quoi souffrez-vous le plus, Fiora ? demanda-t-elle gravement. De la révélation de votre origine... ou de la conduite de votre époux ?

– C’est sans commune mesure. J’aimais ma mère sans la connaître et je crois que je l’aime plus encore pour tout ce qu’elle a souffert. Quant à Philippe de Selongey... oh ! je voudrais le voir mort !

– Et pourtant vous pleurerez, le jour où vous apprendrez qu’il a été tué. Me croirez-vous si je vous dit qu’il vous aime plus qu’il ne l’a cru lui-même, qu’il a été pris à son propre piège ?

– Je vous ai toujours crue... mais cette fois, il me faudrait une preuve éclatante ! Encore n’est-il pas certain que je lui pardonnerais... Allez dormir !

Léonarde se disposait à sortir quand Fiora la retint :

– Un instant, s’il vous plaît !

Avec des doigts qui ne tremblaient pas, elle tira la chaîne pendue à son cou, sous sa chemise, l’ouvrit, y prit l’anneau d’or que lui avait donné Philippe et le tendit à la vieille demoiselle :

– Tenez ! Faites-en ce que vous voulez ! Je n’ai plus envie de le porter...

Léonarde la regarda au fond des yeux et y lut sans doute une volonté absolue car elle prit la bague sans rien dire puis sortit.

Restée seule, Fiora se recoucha mais ne réussit pas à trouver le sommeil en dépit de sa lassitude. L’angoisse qui s’était emparée d’elle à San Miniato revenait depuis que Léonarde était sortie, si douloureuse que Fiora dut lutter pour ne pas courir après la vieille demoiselle afin de lui demander de la laisser dormir auprès d’elle comme elle l’avait fait si souvent quand elle était enfant. Son orgueil la retint. A sa propre surprise d’ailleurs : pouvait-il vraiment lui rester encore une once d’amour-propre après tout ce qu’elle avait entendu dans la soirée ?

Elle se leva, alla boire un peu d’eau miellée, s’approcha de la fenêtre pour regarder la nuit qui s’étendait au-dessus de la ville, constellée comme un manteau royal, écouta un moment les bruits familiers, les pas de la milice raclant les pavés, le grincement d’une rame sur le fleuve, le cri d’un oiseau de mer, la cloche d’un couvent sonnant matines. La pensée que, demain sans doute, elle ne les entendrait plus lui fut pénible : elle découvrait qu’elle était attachée à ces humbles choses. A moins que Lorenzo ne se montrât magnanime et n’agît en ami véritable, ce dont elle ne pouvait s’empêcher de douter, elle coucherait demain dans quelque auberge du chemin et, le soir suivant, à bord de la Santa Maria del Fiore, ce navire qui jadis l’avait amenée de France avec sa nourrice et Léonarde et qui bientôt peut-être la conduirait vers un inconnu qui l’effrayait un peu mais uniquement parce qu’elle craignait de l’affronter sans le bras rassurant de son père. Si Francesco la rejoignait, tout serait tout de suite beaucoup plus facile...

Brusquement, le souvenir de la prédiction de Démétrios traversa son esprit. Le médecin avait dit qu’elle serait loin de Florence et qu’elle ne serait pas heureuse quand la mort emporterait Simonetta, et ce fut pour elle d’une évidence aveuglante. Elle allait partir, pour toujours peut-être et son père ne serait pas avec elle puisqu’elle aurait cessé d’être heureuse...

– Je ne partirai pas ! décida-t-elle tout haut, Léonarde pourra dire ce qu’elle voudra : je resterai avec mon père. Il arrivera ce qu’il arrivera ! Le désastre ne peut pas être plus grand qu’il n’est...

Forte de cette résolution, elle regagna son lit où Khatoun dormait toujours protégée par sa bienheureuse innocence, ferma les yeux... et sombra d’un seul coup dans le sommeil.

Quand elle s’éveilla, il était déjà très tard et elle houspilla Khatoun qui l’avait laissée dormir jusqu’au milieu de la matinée :

– Dame Léonarde a ordonné ! plaida la petite. Mais Fiora ne l’écouta pas. Elle s’était promis, dans la nuit, d’avoir un entretien avec son père avant qu’il ne parte pour le palais Médicis et, espérant qu’il n’était pas encore trop tard, elle s’élança hors de sa chambre. Rinaldo, qu’elle rencontra dans la galerie chargé de plusieurs vêtements qu’il voulait nettoyer, lui apprit que Francesco était parti depuis une grande heure... Elle se mit alors à la recherche de Léonarde mais celle-ci était aux cuisines et Fiora avait défense d’y descendre autrement qu’en la compagnie de la gouvernante quand celle-ci lui enseignait les devoirs d’une bonne ménagère et les secrets de la conduite d’une grande maison. D’autre part, elle n’avait pris le temps d’enfiler sur sa chemise qu’une légère robe d’intérieur et elle était pieds nus.

Pensant qu’elle n’avait rien d’autre à faire, elle remonta dans sa chambre pour procéder à sa toilette. Une fois qu’elle serait habillée elle aurait plus de dignité pour faire entendre sa décision qui était d’attendre, quoi qu’il arrive, le retour de Beltrami... Il était regrettable de n’avoir pu lui parler avant qu’il ne sorte mais Fiora, bien décidée à ne pas partir sans avoir revu son père, pensait qu’il n’était pas trop tard...

Elle comprit qu’elle se trompait et qu’il était déjà beaucoup trop tard quand, quelques minutes plus tard, une troupe hurlante et gesticulante ramena au palais le corps de Francesco Beltrami. Alors qu’il échangeait quelques mots avec un client dans la bousculade du Marché Neuf, une main inconnue lui avait planté un poignard dans le dos.

CHAPITRE VI REQUIEM POUR UN HOMME DE BIEN

Les hommes qui portaient le corps de Francesco Beltrami le déposèrent sur son lit tandis que les valets faisaient refluer à grand-peine la foule volubile et excitée qui lui avait servi d’escorte. Le palais résonnait de bruyantes lamentations et de menaces de mort, sincères d’ailleurs, car le riche négociant était respecté pour sa richesse et aimé pour sa charité. Léonarde qui ne perdait jamais son sang-froid remercia du haut de l’escalier, fit appel aux prières de tous ces braves gens et, finalement, ordonna qu’on leur servît du bon vin pour les réconforter dans la profonde douleur dont ils faisaient étalage. Elle fit aussi distribuer quelques pièces aux mendiants qui se trouvaient là et tous se retirèrent en louant la générosité des dames de la casa Beltrami et en se lamentant de la perte cruelle qui les frappait.

Après quoi, la gouvernante remonta vivement auprès de Fiora qui, agenouillée auprès du lit, sanglotait éperdument, le visage enfoui dans la couverture de velours sur laquelle reposait son père. Mais la jeune femme n’était pas seule dans la chambre et, en y pénétrant, Léonarde vit qu’il y avait là un homme, grand et maigre, dans une longue robe de velours noir à manches pendantes mais dont le haut col droit se fermait par une riche agrafe d’or. Une calotte assortie coiffait des cheveux gris qui rejoignaient une courte barbe. Les bras croisés sur la poitrine,

il regardait Fiora sans mot dire, respectant sa douleur mais, au bruit que fit Léonarde en entrant, il se tourna vers elle.

– Je suis resté parce que j’ai des choses à dire, fit-il répondant à la muette interrogation de la vieille demoiselle et en français, ce qui ne manqua pas de la surprendre. J’ai assisté au crime...

– Et vous n’avez pas arrêté le criminel ? C’était, il me semble, la première chose à faire ?

– Non. La première chose à faire était de s’assurer que messer Beltrami était déjà au-delà de tout secours humain. Je suis médecin et cette jeune femme me connaît, ajouta Démétrios en désignant Fiora d’un geste du menton. Le meurtrier devait suivre sa victime. Il a profité d’une violente dispute entre deux marchandes de volailles et deux poissonnières qui a dégénéré en bagarre et créé un attroupement. Je ne l’ai pas vu frapper mais j’ai soudain aperçu un couteau planté dans le dos de votre maître qui, d’ailleurs, n’a pas crié. Quant à l’assassin, il a disparu dans la foule, peut-être en se faufilant entre les jambes des gens et les étalages dont certains étaient renversés. Mais je le retrouverai... grâce à ceci !

De sa manche, le Grec tira une lame large, à la pointe acérée, un couteau à manche de corne polie sans aucune marque distinctive que Léonarde considéra avec dégoût.

– J’ai retiré cette arme de la blessure et je vous demande permission de la garder. Je ne pense pas que sa contemplation soit agréable à donna Fiora...

– Je ne le pense pas non plus mais pourquoi voulez-vous la garder ? Le gonfalonier va certainement venir. N’est-ce pas à lui qu’il faudrait la remettre ?

– Il ne saurait qu’en faire tandis que je peux la faire parler. L’arme d’un assassin peut être plus bavarde que vous ne l’imaginez.

– En ce cas, prenez-la ! Si vous réussissez à faire arrêter le misérable, tous ici vous béniront...

Sans répondre, il enveloppa de nouveau le couteau dans son mouchoir et le dissimula dans sa manche. Puis il s’avança vers Fiora, trop abîmée dans la douleur pour s’être seulement aperçue de sa présence. Il se pencha et posa sur son épaule une main ferme sous la pression de laquelle la jeune femme se redressa. Elle tourna vers lui un visage ravagé par les larmes, des yeux qui ne voyaient plus rien :

– Que me veux-tu ? ... Ne puis-je pleurer en paix ?

– Il faut que je te parle, fit Démétrios employant le toscan puisqu’elle avait parlé dans cette langue. Souviens-toi ! Je t’ai dit que si tu avais besoin d’aide, tu pourrais m’appeler...

– Je me souviens. Le médecin grec ? On te dit savant mais tu ne peux pas ressusciter mon père et rien d’autre ne m’intéresse.

– Je ne suis pas Dieu, en effet, mais j’ai plus de puissance que tu ne crois. Et je viens te dire que tu n’as pas de temps pour les larmes. Il faut fuir et le plus vite possible car un danger te menace, un danger qui vient d’une femme...

Fiora se releva pour lui faire face :

– Si tu sais tout cela, tu dois pouvoir empêcher cette femme de me nuire ? Ne vient-elle pas de le faire d’ailleurs ? Je suis sûre que c’est elle qui a ordonné le meurtre...

– Je ne peux empêcher ce qui est déjà en marche. En outre, je suis étranger à cette ville dont je connais cependant la versatilité. Demain tu pourrais avoir autant d’ennemis que tu as d’amis aujourd’hui. Alors, éloigne-toi ! Ne fût-ce que pour te donner le temps de la réflexion.

– Nous devions partir à midi, fit Léonarde.

– Moi, j’étais décidée à ne pas partir sans mon père, dit Fiora en essuyant d’un geste machinal ses yeux et son visage. Pardonnez-moi d’avoir changé d’avis, chère Léonarde, mais tout à l’heure je vous cherchais pour vous l’apprendre et puis... ceci est arrivé et il ne saurait plus être question de départ pour moi. Tu dis que cette ville peut se retourner contre moi ? Elle le fera peut-être mais elle le ferait certainement si je m’en allais, abandonnant à des étrangers le corps de mon père. Je veux lui rendre les derniers devoirs d’une fille aimante... et je veux le venger !

– S’il t’arrive malheur, comment pourras-tu mener à bien cette vengeance ? Va-t’en !

– Non. Je veux rester. Plus tard, quand mon père pourra reposer en paix, je partirai sans doute... car cette justice que je veux rendre n’est pas la seule qui me réclame.

L’entrée du vieux Rinaldo l’interrompit. Il venait annoncer l’arrivée du gonfalonier qui, un instant plus tard, pénétra dans la chambre.

Cesare Petrucchi était un homme d’une soixantaine d’années, petit et râblé, qui portait avec une majesté voulue la robe écarlate de sa fonction. Né d’une antique famille originaire de Sienne, il avait réussi grâce à sa volonté tenace et à une absence totale de mansuétude à s’élever jusqu’à la Seigneurie où l’on disait qu’il régnait par la crainte sur les autres « seigneurs ». Il les tenait fermement dans sa main depuis certain Conseil où, ne pouvant obtenir un vote qui tranchât une question épineuse, il s’était fait apporter les clefs de la salle et s’était assis dessus en déclarant que l’on ne sortirait qu’après avoir voté convenablement. Tout ce qu’il consentait à faire était de nourrir ses collègues jusqu’à ce qu’ils fussent venus à bout de leurs hésitations...

Fiora savait qu’il n’aimait pas son père auquel il reprochait une trop grande fortune sans oser pour autant formuler d’accusations précises mais qu’il eût été enchanté de le trouver en défaut sur quelque point que ce soit. Elle savait aussi qu’elle n’avait à attendre de lui ni compassion ni aide véritable d’aucune sorte et que, de son côté, Francesco Beltrami méprisait un peu ou tout au moins se méfiait du gonfalonier de justice.

Quand il entra, précédé de gardes en casaques vertes -les couleurs de la Seigneurie – Fiora le salua comme il convenait et attendit qu’il parlât. De son côté, Petrucchi commença par s’incliner devant le corps puis vint à son chevet pour le considérer de plus près.

– S’est-on assuré du meurtrier ? demanda-t-il d’un ton important.

– Non, magnifique seigneur, répondit Fiora. Et ceux de cette maison mettent désormais tous leurs espoirs dans la justice de Florence dont tu es l’incarnation !

– Tu peux être certaine que nous nous emploierons à cette justice que tu réclames. Ton vénéré père, que Dieu ait en sa Sainte Garde, se connaissait-il des ennemis ?

– Quel homme riche n’en a pas ? Nous n’imaginions pas, pourtant, qu’il pût s’en trouver d’assez lâche pour frapper à mort et par-derrière un homme qui s’est efforcé au bien durant toute sa vie. Un homme...

Sa voix se fêla. Cette comédie protocolaire à laquelle on l’obligeait lui était insupportable mais il était impossible de s’en dispenser, le « magnifique seigneur » étant de ceux qui, venus du commerce, étaient le plus attachés aux formes extérieures dues à sa fonction. Heureusement, Petrucchi, peu soucieux de sa douleur, se tournait vers Démétrios Lascaris qui, impassible, et les mains au fond de ses manches, le toisait du haut de sa taille :

– Que fais-tu ici ? demanda aigrement le magistrat. Appartiens-tu à cette famille ? Es-tu un ami proche ?

– Ni l’un ni l’autre et tu le sais très bien, magnifique seigneur, répondit le médecin dont la voix profonde laissa percer une note sarcastique. Je suis venu céans porté par la foule indignée, dont tu peux encore entendre d’ici les clameurs. (En effet, des bruits montaient du dehors prouvant que la cohue stationnait toujours devant le palais Beltrami.) Il se trouve que j’étais au Mercato Nuovo quand messer Beltrami a été frappé et j’ai voulu lui donner mes soins malheureusement inutiles car il est mort sur le coup. Enfin...

– Peut-être serait-il bon que nous t’entendions ? coupa Petrucchi. Tu es un témoin précieux...

– Mais qui ne pourra t’en dire plus que tous ceux qui étaient présents. Enfin, disais-je, j’ai pensé que monseigneur Lorenzo serait heureux qu’un de ses amis se trouvât là pour porter, sur-le-champ, un peu de réconfort à celle qu’un crime vient de rendre orpheline et dont la douleur force le respect. A cette heure, donna Fiora a besoin d’amis plus que de magistrats.

Petrucchi devint aussi rouge que sa robe sous ce double rappel aux convenances et à la puissance du Médicis. Il marmotta quelques vagues paroles de condoléances et se retira avec un grand air de dignité. Son pas, qui se voulait la solennité de la loi, résonna dans la galerie puis s’éteignit. Alors Fiora qui avait envie d’être seule, se tourna vers Lascaris :

– Merci ! dit-elle, sincère. Je ne sais pas pourquoi tu t’intéresses ainsi à moi mais je t’en suis reconnaissante... comme de ce que tu as dit à ce vaniteux personnage,

– Tu ne veux toujours pas suivre mon conseil ?

– Je ne le peux, ni ne le veux. Il adviendra de moi ce qu’il plaira à Dieu...

– Je sais depuis longtemps qu’on ne peut aller contre son destin et qu’il est plus difficile encore de retenir l’homme sur la pente qu’il a choisie. Quant à la femme... Souviens-toi cependant de ce que je t’ai dit : appelle-moi quand tu ne sauras plus de quel côté te tourner...

Il salua et disparut comme une ombre, laissant Fiora désorientée. En vérité, elle ne savait que penser. Cet homme semblait posséder le don de lire dans l’avenir mais sans en distinguer les détails. En outre, la jeune femme n’arrivait pas à comprendre quel but il poursuivait en s’attachant ainsi à elle, jeune Florentine parmi beaucoup d’autres. Enfin, elle ne parvenait pas à faire tout à fait confiance à ce personnage bizarre ni d’ailleurs à éprouver pour lui une vraie sympathie. Il y avait en Démétrios quelque chose qui l’attirait et la repoussait à la fois. Mais quoi ?

Léonarde, qui était sortie pour donner quelques ordres, revint et la trouva seule contemplant douloureusement la longue forme immobile, si pâle sur la pourpre du lit, cette apparence qui avait été, deux heures plus tôt, un homme plein d’intelligence et de vie, un homme qui voulait lutter pour le bonheur de celle qu’il avait élue pour fille. Elle la prit doucement par le bras.

– Venez, mon enfant, il faut me laisser vaquer, avec les serviteurs, à la toilette de votre père. Vous-même devez vous préparer car la journée sera longue et pénible, comme celle de demain et celle d’après-demain. J’ai disposé dans votre chambre où Khatoun vous attend ce qu’il vous faut... Mais reposez-vous un peu ! Vous allez en avoir besoin.

Une heure plus tard, Fiora, habillée jusqu’au menton de noir mat, un voile sur ses cheveux sévèrement tressés, attendait auprès de son père dans la chambre que l’on avait tendue de noir, la visite annoncée du maître de Florence.

Selon la coutume de la République qui voulait tous ses citoyens égaux devant la mort, le corps de Francesco Beltrami avait été habillé de simple étamine blanche fourrée de taffetas et coiffé d’un bonnet sans aucun ornement. Pas de bijoux, pas le moindre signe de richesse. On avait glissé sous lui la paillasse obligatoire mais cette paillasse était posée sur le grand lit pourpre qui, dans le décor funèbre, éclatait comme une énorme tache de sang dont la blancheur du défunt figurait le reflet. Deux cierges seulement, mais très gros, brûlaient de chaque côté du lit devenu catafalque. Ils brûleraient ainsi jusqu’à l’heure des funérailles où le corps, uniquement recouvert d’un drap blanc, serait porté à sa sépulture. Seule dérogation à la loi qui faisait du charnier communal le lieu du dernier repos, Beltrami, le plus puissant de ceux de l’art de Calimala, serait enterré dans l’église d’Orsanmichele qui était celle de la corporation.

Fiora ne pleurait plus. Le feu qui brûlait en elle avait séché ses larmes et ne leur permettrait plus de couler. Quand le Magnifique entra, accompagné de ses amis Poliziano et Ridolfi, la jeune femme alla se jeter à ses pieds :

– Justice, seigneur Lorenzo ! Justice pour mon père assassiné au milieu de ta ville ! Moi, sa fille, je n’aurai ni trêve ni repos jusqu’à ce que le meurtrier ne tombe sous ta main souveraine !

Courbant sa haute taille, le Magnifique prit les doigts suppliants qui se tendaient vers lui.

– Moi, Lorenzo, je n’aurai trêve ni repos jusqu’à ce que le criminel se balance, pendu par les pieds, au balcon de la Seigneurie ! Relève-toi, Fiora ! Ton père était l’un des meilleurs de notre cité et il était mon ami. Je te promets vengeance...

Tenant toujours Fiora par la main, il s’avança vers le corps qu’il contempla un instant. La flamme des cierges ciselait le profil net de Francesco qui, dans la mort, semblait avoir retrouvé sa jeunesse.

– Qui veut être heureux se hâte, murmura-t-il, car nul n’est sûr du lendemain ! Francesco possédait tout ce qui fait l’homme heureux et cependant il s’est trouvé une main assez criminelle pour frapper dans le dos, comme un lâche, celui qui n’avait jamais fait de mal à personne. Qui peut-il être celui-là ?

– Tu viens de le dire, seigneur : un lâche qui, sans doute n’a pas agi pour son propre compte.

– Ce qui signifie ?

– Que l’on peut armer une main lorsque l’on n’ose pas frapper soi-même. Les rufians ne manquent pas, dit-on, dans les bas-quartiers et tout s’achète, même la vie humaine. Tout dépend du prix que l’on y met...

Lorenzo regarda Fiora avec une attention qui plissa ses yeux myopes :

– Penses-tu à quelqu’un ? Tu sais qu’une accusation sans preuves est chose grave qui peut être punie par la loi ?

– Aussi n’accuserai-je personne jusqu’à ce que j’aie une certitude. Mais alors...

– Alors c’est moi que cela regardera, dit Lorenzo sévèrement. Puis, plus doucement : « Tu es seule à présent, Fiora, et bien jeune pour la solitude. Ton père ne souhaitait pas te marier encore mais à présent il te faut un compagnon. D’autant que tu hérites d’une grande fortune mais aussi d’affaires complexes. L’affinage des draps ne suffisait pas à Francesco. Il y a joint une banque, des navires dont deux sont basés à Venise sans compter la Santa Maria del Fiore, son bateau personnel, qui mouille dans ce petit port de Livourne dont je sais qu’il souhaitait faire un grand port marchand, une mine d’alun à Volterra et aussi ses comptoirs de Paris, de Londres, de Bruges... et peut-être d’autres choses encore que j’ignore. Il faut un homme à la tête de tout cela... et je sais que mon jeune cousin Luca Tornabuoni est profondément épris de toi. Veux-tu y songer... plus tard, quand ta douleur sera moins vive ? »

– Plus tard... peut-être. Pour l’instant je ne désire pas me marier.

Elle fut surprise de la fermeté avec laquelle ce mensonge venait de passer par sa voix. Elle n’avait même pas rougi en laissant espérer au Magnifique ce mariage impossible avec son cousin mais, d’autre part, elle était un peu choquée de la hâte mise par Lorenzo à pousser ainsi la candidature de Luca. Le chagrin, pour lui, était une chose, les affaires une autre, et il souhaitait évidemment voir le petit royaume de Beltrami rejoindre les biens, déjà immenses, de sa famille.

Après s’être incliné à nouveau devant la dépouille mortelle de son ami, Lorenzo salua Fiora et se dirigea vers la porte mais, soudain, se ravisa :

– Aurais-tu quelques raisons de craindre pour ta propre vie, toi qui es l’unique enfant de Francesco ?

– Je n’en avais pas jusqu’à ce matin, répondit la jeune femme. À présent, je ne sais plus.

– Toutes les précautions sont bonnes à prendre. Je vais t’envoyer Savaglio avec quelques gardes.

– Je te remercie mais est-ce bien utile ? Tu ne peux faire garder indéfiniment cette maison. Et je suis entourée de serviteurs fidèles. Du moins, je le crois...

– De toute façon, la présence d’hommes d’armes est de nature à décourager certaines tentatives, et il faut nous donner le temps de retrouver le meurtrier. Ne sors pas jusqu’aux funérailles qui auront lieu après-demain. Naturellement, nous y serons tous...

– Je t’en remercie du fond du cœur. Ta protection et ton amitié me sont précieuses, seigneur Lorenzo...

– Elles pourraient être impuissantes à te préserver si tu ne choisis pas promptement un mari...

Il n’en dit pas plus mais Fiora le savait tenace. Il reviendrait certainement à la charge et il faudrait bien en venir, un jour, à lui dire la vérité. D’autre part, il avait raison quand il disait qu’un homme était nécessaire à la tête des affaires de Beltrami et Fiora regretta son ignorance. Si elle eût été un garçon, son père, depuis deux ou trois ans déjà, eût commencé à l’initier à son ouvrage afin qu’il pût assumer plus tard la succession mais elle, si savante en d’autres matières, ne savait pas grand-chose des difficiles tractations commerciales. La mort si brutale et si prématurée de son père la laissait désarmée...

– Le seigneur Lorenzo est sage et ne veut que votre bonheur, fit derrière elle la voix tranquille de Léonarde...

– A condition que ce bonheur s’accorde avec les intérêts des siens. En d’autres termes que j’épouse Luca...

– Ce qui est impossible à présent mais il y aurait peut-être une solution. Pourquoi ne pas demander au seigneur Lorenzo d’installer quelqu’un de sage, quelqu’un de toute confiance à la direction de vos affaires ? Il en serait certainement flatté et cela vous permettrait d’éluder assez longtemps son projet de mariage. D’ailleurs votre deuil ne permet pas d’allumer, avant plusieurs mois, les flambeaux des épousailles.

– Le conseil est sage. Dès que mon père... aura quitté cette maison pour toujours, j’en ferai part à Lorenzo de Médicis.

Le lugubre protocole mortuaire était déjà en place. Les annonceurs de mort parcouraient la ville, s’arrêtant aux carrefours pour proclamer le décès de Francesco Beltrami cependant que les employés des pompes funèbres choisissaient des pleureurs parmi les pauvres des bas-quartiers. On leur remettrait de grandes robes à capuchon d’étoffe noire tout juste cousues afin que l’on pût ensuite en faire des habits convenables mais aucun faste ne devait présider aux obsèques car il ne convenait pas d’illuminer pour les morts comme pour une fête. Tout l’éclat de la cérémonie résiderait dans la qualité de ceux qui allaient y assister et l’on ne servirait, au repas traditionnel, que deux plats.

Dans la maison même les visites affluaient. Amis et simples curieux arrivaient sans discontinuer car la nouvelle de la mort tragique du négociant n’avait pas attendu les annonceurs pour se diffuser. Elle avait parcouru la ville à la vitesse du vent et l’on se pressait dans la rue pour saluer le corps et, pour ceux qui n’avaient jamais eu l’occasion de pénétrer au palais Beltrami, dans la simple intention de satisfaire l’envie d’en découvrir la richesse. Heureusement pour Fiora, le capitaine Savaglio, que Lorenzo avait commis à la garde de la demeure, effectuait un tri qui n’était pas toujours exempt d’une certaine brutalité.

– Si je n’y mettais bon ordre, confia-t-il à Léonarde qui lui en faisait la remarque, toutes les putains et tous les rufians de la ville défileraient chez vous. Ils passent, à tour de rôle, un costume convenable qu’ils se prêtent puis ils arrivent benoitement car c’est une trop belle occasion de visiter une riche maison. Malheureusement pour eux, je les connais presque tous !

Luca Tornabuoni accourut sur les traces du Magnifique. Fiora, déjà sur la défensive, s’attendait à de grandes protestations d’amour et même à une immédiate demande en mariage mais le jeune homme, après avoir salué le défunt, vint s’incliner profondément devant la jeune femme, se contentant de lui dire :

– Appelez-moi si vous avez besoin des services d’un fidèle ami qui aimerait infiniment pouvoir apaiser, si peu que ce soit, votre chagrin.

Elle lui en fut reconnaissante et, spontanément, lui tendit la main.

– Merci Luca ! Je m’en souviendrai...

A sa grande surprise, Simonetta et Marco Vespucci, flanqués du cousin Amerigo, vinrent très vite. Blanche et rayonnante à son habitude en dépit de la robe sombre qu’elle avait revêtu par respect, l’Etoile de Gênes vint embrasser Fiora avec une gentillesse et une émotion qui touchèrent la jeune femme.

– Vous allez bientôt vous trouver très seule dans ce grand palais, lui dit-elle. Pourquoi ne viendriez-vous pas vivre quelque temps auprès de moi ? Nous ne nous sommes jamais beaucoup parlé mais j’aimerais que vous voyiez en moi une sœur aînée ou tout au moins une véritable amie...

Fiora lui rendit son baiser avec sincérité et même un peu de honte. Comme elle avait détesté cette merveilleuse jeune femme en qui elle s’obstinait à voir une rivale deux mois plus tôt ! ... ou deux siècles plus tôt ! En vérité, rien n’empêchait plus l’épouse, même dédaignée, de Philippe de Selongey de devenir l’amie de Simonetta. Et elle éprouva soudain un grand chagrin au souvenir de la prédiction du Grec, souhaitant de tout son cœur qu’elle fût erronée...

Marco Vespucci appuya l’invitation de sa femme mais le cousin Amerigo, toujours à mi-chemin des étoiles, causa une légère perturbation en tournant le dos à Fiora pour baiser dévotement la main de Léonarde qui étouffa de son mieux un éclat de rire. Simonetta, levant vers le plafond un regard accablé, sauva la situation en entraînant l’étourdi hors de la chambre mortuaire au pas de charge.

Chiara, que son oncle avait emmenée tôt le matin à sa vigne de San Gervasio, arriva comme une bombe, remorquant après elle la grosse Colomba et un valet chargé d’un coffre à vêtements.

– Je ne te quitte plus ! déclara-t-elle à Fiora en l’embrassant. Je m’installe auprès de toi jusqu’à ce que tu en aies assez. Et n’essaie pas de m’en empêcher. Quelque chose me dit que tu pourrais bien avoir besoin de secours avant qu’il ne soit longtemps.

Sans attendre de réponse, elle alla s’agenouiller auprès du lit et, les mains sur son visage, s’absorba dans une profonde prière. Le cœur réchauffé par cette tendresse spontanée, Fiora la regarda prier un instant puis revint à l’épuisant devoir qui l’obligeait à accueillir tous ceux qui se présentaient en dépit d’une lassitude grandissante. Elle savait néanmoins que le plus dur allait venir, qu’à moins d’un miracle, il lui faudrait tout à l’heure recevoir l’odieuse Hieronyma dont elle était persuadée qu’elle avait fait assassiner son père... Son seul espoir résidait dans le fait qu’au milieu de tout ce deuil la dame n’oserait pas réclamer la réponse à la scandaleuse offre de mariage qu’elle avait formulée la veille. Mais c’était mal la connaître...

Elle vint avec le soir et les échos du palais s’emplirent des clameurs et des sanglots d’une bruyante douleur qui hérissa l’épiderme de Fiora. Sortant de la chambre où, depuis une grande heure, le peintre Sandro Botticelli, assis dans un coin, crayonnait, silencieux, et les yeux brouillés de larmes, l’ultime effigie d’un homme qui croyait depuis toujours à son génie, elle alla attendre, dans la galerie, l’arrivée de son ennemie. Son intention était de lui interdire l’accès de cette pièce où reposait son père.

La vue de Hieronyma, emballée de draperies funèbres comme une matrone de la Rome antique et le visage ruisselant de larmes, lui souleva le cœur. Elle allait crier, ordonner que l’on jetât dehors ce monstre d’hypocrisie mais Chiara la retint :

– Même si tu as raison de croire ce que tu crois, tu dois la recevoir.

– Je ne veux pas qu’elle approche mon père !

– Tu ne peux pas l’en empêcher. Elle est de la famille. Tu ne dois donner prise à aucune critique.

Silencieuse mais rongeant son frein, Fiora salua d’une inclination de tête et ouvrit elle-même devant la visiteuse, la porte de la chambre où celle-ci s’élança en criant :

– Où es-tu, Francesco ! Mon cousin fraternel... mon frère ! Tu ne sauras jamais à quel point tu m’étais cher, à quel point...

– Je crois qu’au contraire, là où il est, mon père sait parfaitement à quoi s’en tenir sur les sentiments de chacun ! dit sèchement Fiora, incapable de se taire plus longtemps. Mets, je t’en prie, un frein à l’expression de... ta douleur, cousine ! Mon père n’aimait pas que l’on extériorise ses sentiments.

– Tu parles de ce que tu ignores ! Nous autres Florentins aimons donner libre cours à nos joies comme à nos douleurs. Mais, pour nous comprendre, il faut être de notre sang...

Elle alla s’agenouiller à la tête du lit, cachant ainsi à Botticelli la tête du défunt. Avec un soupir, le peintre s’arrêta. Il dut attendre de la sorte un grand quart d’heure. L’oraison de Hieronyma, mêlée d’invocations à l’âme de Francesco, se prolongeait, irritante au plus haut point pour Fiora, qui, debout de l’autre côté du lit, observait sa cousine. Finalement celle-ci se pencha, posa un baiser sur le front froid et déclama sur un ton mélodramatique :

– Repose en paix, Francesco ! Je reprends ta charge ! Désormais c’est moi qui veillerai sur tout ce qui t’était cher, je t’en fais le serment !

Elle se relevait, péniblement empêtrée qu’elle était dans ses voiles funèbres. L’œil glacé de Fiora suivait chacun de ses mouvements :

– Serment inutile, cousine ! Personne, ici, ne te mande rien et mon père moins encore que quiconque !

– Je suis la plus aînée de la famille. C’est moi qui, désormais, en suis le chef et je saurai le prouver. Néanmoins, je consens à te donner le choix pour les jours à venir. Préfères-tu venir habiter sous mon toit ou que nous venions, moi et les miens nous installer ici ?

L’impudence de Hieronyma faillit couper le souffle de Fiora mais la haine et la cupidité qu’elle voyait luire dans les yeux sombres de la femme la galvanisèrent.

– Ni l’un ni l’autre ! Comment oses-tu disposer ainsi de ce qui ne t’appartient pas et, en outre, de ma personne ?

– Ce qui ne m’appartient pas encore ne va pas tarder à être mien. Quant à toi, il serait temps que tu oublies tes airs de princesse. Bientôt tu ne seras plus que l’épouse soumise de mon fils Pietro... comme nous l’avions décidé, mon cousin et moi !

– Comment oses-tu, alors qu’il est toujours présent et qu’il nous entend, proférer de tels mensonges ? Crois-tu que j’ignore ce qui s’est dit hier, dans la salle de l’Orgue ? Mon père a repoussé avec dédain un mariage qui l’offensait...

– ... mais qu’il ne pouvait éviter. Et il était trop intelligent pour ne pas le comprendre. Dès la fin du deuil, nous procéderons aux fiançailles.

– Jamais ! Tu ne pourras me forcer ! J’en appellerai à monseigneur Lorenzo !

Hieronyma, soudain, éclata de rire : Ton seigneur ne pourra rien. Nous sommes encore en république en dépit des grands airs qu’il se donne. Il faudra bien qu’il cède devant la volonté du peuple ! Tu verras, tu verras.... Et de rire de plus belle.

Alors, lâchant papier et fusain, Botticelli, pâle de colère, s’élança sur elle pour l’entraîner dehors.

– Es-tu folle ? gronda le peintre. Oser rire, oser menacer dans la chambre d’un mort ? Cela ne porte pas bonheur, donna Hieronyma, et tu devrais craindre davantage la colère de Dieu !

– Lâche-moi, maudit barbouilleur ! Il te va bien d’invoquer les foudres du ciel, toi qui vis, comme tes pareils, dans le vice et la luxure !

– C’est sans doute pour cette raison qu’églises et couvents ne cessent de nous passer commandes. Retire-toi sans plus de bruit, donna Hieronyma ! Tu n’as personne à convaincre ici et tu troubles la paix d’un mort !

D’un geste furieux, Hieronyma arracha son bras de la main du peintre, remit de l’ordre dans sa toilette et, après avoir fait peser sur tout ce qui se trouvait là un regard lourd de menaces, franchit la porte que Léonarde lui tenait grande ouverte :

– Bientôt, je rirai encore et beaucoup plus fort qu’aujourd’hui et ici même et sans que personne puisse m’en empêcher ! Tu me reverras, Fiora ! Et avant qu’il soit longtemps !

– C’est la seconde fois qu’elle menace ainsi, remarqua Chiara qui avait suivi la scène sans mot dire. Où donc en prend-elle le droit ?

Fiora ne répondit pas tout de suite, hésitant encore à confier à une étrangère le drame qui souillait sa naissance et scrutant l’aimable visage pour essayer d’en deviner la qualité profonde. Chiara était-elle assez son amie pour passer outre ou bien s’éloignerait-elle avec dégoût ? Et, soudain sa décision fut prise. L’épreuve valait d’être tentée et si la fille des nobles Albizzi ne la supportait pas, Fiora n’en tirerait qu’un peu plus de solitude en face du désastre où sa vie sombrait davantage chaque jour :

– Viens ! dit-elle. Tu vas savoir...

Allumant une chandelle à la flamme d’un des deux cierges, elle prit la clef du studiolo dans le coffret où son père avait coutume de la ranger et, après un dernier regard à la blanche enveloppe qui avait abrité une âme si forte et si généreuse, Fiora guida son amie dans la galerie mal éclairée par les torches qui, dans la cour, brûlaient à des griffes de fer.

La porte s’ouvrit sans un grincement, découvrant le miroitement des marqueteries précieuses. Fiora fit entrer Chiara, referma soigneusement puis alla droit au portrait. D’une main, elle ôta le velours protecteur cependant que, de l’autre, elle éclairait le visage blond qui, soudain, parut reprendre vie...

– Mais, fit Chiara, c’est toi ! ... et pourtant, ce n’est pas vraiment toi... Cela vient peut-être de ces cheveux blonds...

– C’est moi qui ai posé, sans m’en douter d’ailleurs, mais ce portrait est celui de ma mère, Marie de Brévailles.

– Je croyais que tu ne savais même pas son nom ?

– C’était vrai. Je ne l’ai appris qu’il y a bien peu de temps. A présent je vais, si tu le veux, te raconter son histoire. C’est pour cela que je t’ai amenée ici... Le veux-tu ?

En guise de réponse, Chiara s’installa sur l’un des sièges, croisa les mains et attendit cependant que Fiora allumait l’une après l’autre les bougies du grand chandelier.

– Pourquoi tant de lumière ? demanda Chiara.

– Parce que je vais ouvrir devant toi un abîme sanglant. Les ombres en seront moins denses, même pour moi. Songe que c’est seulement hier que mon père m’a tout raconté ! Hier... et cependant il me semble à présent que j’ai toujours su...

– As-tu vraiment envie de parler ? Tu peux te taire encore si tu le préfères ?

– Non. Je vais te dire mais je ne m’assiérai pas auprès de toi. Je vais me tenir là, près de cette fenêtre afin que tu ne me voies pas. Ensuite... lorsque j’aurai fini, tu pourras quitter cette pièce et cette maison sans te retourner si tu le juges bon !

– Mais...

– Ne dis rien ! Tant que tu ne sais pas, tu ignores ce que tu penseras alors et moi je veux te laisser libre. J’ajoute seulement que si tu pars, je ne t’en voudrai pas !

Lentement, Fiora s’éloigna de la zone lumineuse. Sa robe noire se fondit dans les ombres de la pièce. Impressionnée, Chiara serra ses mains l’une contre l’autre et ferma les yeux, attendant ce qui allait venir avec une angoisse dont elle ne pouvait se défendre. La voix, chaude et calme, de Fiora lui parvint alors comme du fond des âges.

– Chacun croit ici que je suis née secrètement dans les draps de fine toile d’un château français. Rien n’est plus faux ! J’ai ouvert les yeux, à Dijon, sur la paille de la prison où ma mère attendait la mort... et je ne suis pas la fille de Francesco Beltrami.

Ignorant le « oh ! » stupéfié de son amie, Fiora, avec une étonnante sûreté de mémoire, refit pour elle le récit de son père sans en omettre le moindre détail ; mais, en passant par cette jeune voix, tour à tour assourdie ou vibrante, le roman tragique de Jean et Marie de Brévailles se para de couleurs d’une rare intensité. Les yeux rivés au portrait, Chiara osait à peine respirer, suspendue qu’elle était à cette voix de l’ombre qui faisait renaître pour elle les flammes d’une passion irrésistible, allumée sur la grisaille d’un quotidien sordide, la fuite vers l’impossible vie commune, la traque, enfin la sentence de mort, l’exécution et ses détails ignobles contre lesquels s’était dressé l’amour soudain et total, absolu, d’un passant. La jeune Florentine croyait entendre l’un de ces récits fantastiques comme en contaient, dans les carrefours, les chante-fables mais celui-là avait les résonances inimitables de la vérité. Et le charme subsista un moment après que la voix de Fiora se fut éteinte. Un silence suivit, si profond, qu’il devint bientôt insupportable à la conteuse. L’attente d’un verdict qui, à présent, lui faisait peur, serra sa gorge. Cependant, Chiara ne réagissait toujours pas. Ses traits s’étaient figés et ses yeux agrandis contemplaient le néant. Elle ne disait rien.

Soudain elle se leva d’un mouvement brusque et le cœur de Fiora manqua un battement... Mais au lieu d’aller vers la porte, Chiara vint droit à son amie :

– Pourquoi pensais-tu que j’allais te tourner le dos ?

– Cela tombe sous le sens, il me semble ?

– Pas pour moi. Réponds d’abord à une question : qu’éprouves-tu lorsque tu penses à tes parents ? De la honte ?

– Non... oh non ! Une grande pitié dans laquelle il y a de la tendresse. J’ai presque l’âge de ma mère quand elle est morte et j’imagine mal que je puisse être sa fille. Mes parents, je les sens tous deux proches de moi comme un frère et une sœur. Quant à ceux qui les ont menés à l’échafaud, je ne peux les évoquer sans colère : ce mari abominable, ce père qui non seulement a livré sa fille à un tel homme mais n’a pas osé lutter contre une mort publique qui, cependant, le déshonorait. Et puis ces princes sans pitié, ce duc Charles surtout que Jean de Brévailles avait servi si loyalement, qu’il aimait comme...

Elle se mordit les lèvres. Elle allait dire « comme Philippe l’aime... » mais elle ne souhaitait pas parler de cet homme qui l’avait liée à lui par un mariage mensonger et elle reprit, très vite ;

– Pour ceux-là, je n’ai que haine et désir de vengeance...

– De vengeance ? Comment le pourrais-tu ? Le duc Philippe est mort et tu ignores si le seigneur du Hamel et ton grand-père sont encore vivants ?

– Ne l’appelle pas comme ça ! Il n’y a aucun droit. Tant que je vivrai, Francesco Beltrami demeurera mon père, le seul que j’aie connu et aie eu le loisir d’aimer. Mais, je crois qu’un jour, bientôt peut-être, j’irai en Bourgogne afin d’y régler mes comptes. Et si Dieu n’a déjà disposé de leurs vies, j’y mettrai ordre. D’ailleurs, il reste un coupable : le duc Charles !

– Es-tu folle ? Tu veux t’en prendre à un prince que l’on dit plus puissant que tous les autres ? Tiens-tu tellement à mourir comme ta mère ?

– Nous n’en sommes pas là, de toute façon. J’ai d’abord à tirer vengeance du misérable... ou de la misérable qui a fait tuer mon père. C’est son sang qui crie le plus fort ! Les autres viendront à leur tour.

Chiara frissonna comme si le froid de la mort était entré subitement dans la pièce élégante et douillette :

– Ton chagrin t’égare, Fiora ! Laisse la justice à ceux qui en ont la charge ! Lorenzo de Médicis n’a aucune envie de laisser impuni l’assassin de messer Beltrami et tu peux lui faire confiance. Quant à cette malheureuse histoire qui dormait dans le cœur de ton père depuis dix-sept ans, tu ferais mieux d’y penser le moins possible et je suis certaine que s’il vivait encore...

– Mais réfléchis à ce que tu dis ! As-tu oublié Hieronyma ? Crois-tu que, possédant cette arme contre moi elle ne voudra pas s’en servir ? Je viens de refuser, comme mon père l’avait fait, un mariage avec son fils... et tu l’as entendue.

– C’est vrai. Je l’avais oubliée. Il ne te reste alors qu’une solution, celle que ton père voulait tenter : tout dire à Lorenzo ! Ou je me trompe fort, ou il t’aidera !

Fiora alla reprendre la couverture de velours et, avec des gestes très doux, la replaça sur le portrait...

– Je suivrai ton conseil. Dès le soir des funérailles, je lui demanderai de m’entendre...

Tout Florence était dans la rue quand, le surlendemain, Francesco Beltrami quitta sa demeure pour son dernier voyage, couvert d’un drap blanc sur une civière portée par six hommes, les plus puissants de l’art de Calimala. Le cortège funéraire, comme le voulait la loi, était modeste : quatre moines portant des cierges précédaient le corps que suivaient une vingtaine de pleureurs consciencieux dans leurs draperies noires mal cousues. Enfin Fiora, longue forme noire encadrée de Léonarde et de Chiara, venait en tête de tous ses serviteurs et de tous ceux qui, dans ses diverses maisons, avaient travaillé pour le grand négociant. Pas de musique, pas de chants mais, tombant du ciel gris où couraient les nuages, où passait le vol rapide des hirondelles, le glas accordé de toutes les cloches de Florence. Ainsi en avait décidé le Magnifique...

Il avait ordonné aussi, afin que tous pussent y assister, que la cérémonie religieuse aurait lieu au Duomo avant que le défunt ne fût porté à l’église d’Orsanmichele où il serait inhumé.

Sur le chemin, une foule disparate se pressait mais, autour du fabuleux Baptistère et aux abords de la cathédrale polychrome, tout ce qui comptait dans la ville était rassemblé : les Arts majeurs : Calimala, la Laine, la Soie, la Banque, les Juristes, les Apothicaires et les Pelletiers, chacun avec sa bannière particulière, puis les Arts mineurs : bouchers, forgerons, cordonniers, charpentiers, cabaretiers, hôteliers, tanneurs, marchands d’huile, sel et fromages, armuriers et enfin boulangers qui formaient la corporation la moins prisée de la ville parce que la plus accessible... La Seigneurie au grand complet se tenait à la loggia del Bigallo, face à la porte sud du Baptistère. Enfin aux abords mêmes du Duomo, Lorenzo et Giuliano de Médicis, vêtus de velours noir et entourés de leur famille, de leurs amis. Pas un poète, pas un philosophe, pas un peintre qui ne fût présent ! Sandro Botticelli était là et aussi le Verrocchio avec ses élèves : le Pérugin, Léonardo da Vinci, et aussi les apprentis qui broyaient les couleurs, nettoyaient les pinceaux et veillaient au ravitaillement de l’équipe. Il y avait... mais il était impossible de mettre un nom sur tous les visages.

La splendeur venait tout entière de l’église. Devant les portes ouvertes de la cathédrale au fond de laquelle brasillait une forêt de cierges, les chapes d’or, les robes de pourpre, les mitres scintillantes de l’évêque et des abbés de plusieurs monastères composaient une fresque fabuleuse évoquant la magnificence inouïe de ce paradis vers lequel s’avançait l’âme de Francesco Beltrami.

Le son des cloches tombait de toute la hauteur du campanile élancé, dont la grisaille de ce jour n’arrivait pas à éteindre les riches couleurs, cependant qu’à l’intérieur de l’église s’élevait la voix profonde des orgues que celles d’une trentaine de jeunes chantres rejoindraient dans un instant, quand le défunt pénétrerait dans le sanctuaire.

Les porteurs s’avançaient déjà pour suivre le clergé qui commençait à rentrer quand, soudain, une femme drapée de voiles noirs se dressa devant eux, les bras écartés :

– Arrière ! L’homme que vous portez vers ce saint lieu est mort en état de péché ! Il n’entrera pas tant que la vérité ne sera pas connue de tous !

– Hieronyma ! gémit Fiora. Mon Dieu, que va-t-elle faire ?

– J’ai bien peur de m’en douter, murmura Léonarde. En tout cas elle ne manque pas d’audace ! Si messer Francesco est mort sans confession elle y est sûrement pour quelque chose !

– J’en suis sûre ! Malheureusement, nous n’avons aucune preuve pour l’accuser et elle le sait...

Cependant, des remous se formaient dans la foule d’où s’élevait un murmure dont il était impossible de démêler s’il était de colère ou de scandale. Le capitaine Savaglio qui avait suivi en longeant la foule la marche de Fiora, s’élança pour repousser la perturbatrice qui se débattit vigoureusement en hurlant :

– On ne me fera pas taire ! Il faut que justice soit rendue et que le scandale cesse !

– Tiens-toi tranquille, femme et sors d’ici ! tonna Savaglio. C’est ta conduite à toi qui es scandaleuse et sacrilège ! S’il y a quelqu’un ici qui ait droit de réclamer justice, c’est ce mort que l’on a vilainement occis...

Il appelait d’un geste, ses hommes à la rescousse quand le gonfalonier le rejoignit :

– Lâche cette femme ! C’est la loi et c’est l’honneur de notre ville que chaque citoyen puisse s’y exprimer librement.

– Librement, oui, mais pas n’importe quand !

– C’est aussi mon avis, dit la voix rauque de Lorenzo de Médicis qui intervenait à son tour. Nous sommes ici pour un dernier adieu à l’un des nôtres, l’un des meilleurs et ceci est indécent ! Retire-toi, Hieronyma Pazzi. Si tu as une plainte à formuler, elle sera entendue mais plus tard ! On ne fait pas attendre un mort devant la maison de Dieu !

Mais Hieronyma savait bien que, parmi ces gens, il y en avait qui avaient jalousé et détesté Francesco Beltrami, que, d’autre part, en parlant de scandale elle éveillait bien des curiosités malsaines. De toute la force de sa voix, elle cria :

– Ce mort est de mon sang. Pourtant j’en appelle contre lui au jugement du peuple car il a usé de mensonge et de dissimulation ! Il ne mérite pas la pompe qui l’attend ici. Il a trahi Florence et avili la qualité de citoyen de notre république en faisant passer pour sa fille une créature née dans les circonstances les plus déshonorantes !

– Te tairas-tu ? gronda Lorenzo. Ta vertueuse indignation, qui me paraît un peu tardive puisque Fiora Beltrami n’était qu’un bébé quand Francesco l’a ramenée ici, ne viendrait-elle pas plutôt d’un vif désir de te faire attribuer un héritage intéressant ?

– Je n’ai découvert la supercherie que depuis peu et...

– Sornettes ! Nous savons tous que donna Fiora est née des amours de Francesco avec une noble dame française !

– Tu dis sornettes et moi je dis mensonge ! Mon cousin Beltrami a ramassé cette fille dans le sang de l’échafaud où venaient de périr son père et sa mère pour le double crime d’inceste et d’adultère !

Elle avait hurlé si fort que Lorenzo eut un mouvement de recul comme si le souffle de la femme eût été celui-là même de l’enfer. Le gonfalonier Petrucci en profita pour prendre la parole, conscient de l’imperceptible changement qui commençait à se produire dans la foule, cette foule florentine passionnée et versatile, capable sur un mouvement d’humeur d’envoyer à l’échafaud le soir celui-là même qu’elle idolâtrait le matin. C’étaient de ces courtes vagues rapides qui se lèvent soudain sur une mer calme, frissons qui annoncent la fièvre et qui présagent la tempête...

– Monna Hieronyma dit-il, les paroles que tu viens de prononcer sont bien graves et tu comprendras que la Seigneurie ne puisse les accepter sans preuves. Ces preuves, les as-tu ?

– Oui. J’ai reçu les confidences d’un homme qui était présent à Dijon, en Bourgogne, le jour de la double exécution, le jour où mon cousin a adopté cette... cette pourriture ! Il y a d’ailleurs, ici même, un autre témoin : cette femme, ajouta-t-elle en désignant Léonarde du doigt, qu’il a ramenée alors avec lui pour s’occuper de cet être que l’on aurait dû jeter à l’égout mais certes pas couvrir du beau nom de Florentine et qui est là, derrière le corps de mon malheureux cousin, se parant du nom de fille qu’elle n’a pu devoir qu’à une machination du diable...

Cette fois, la foule gronda. Hieronyma savait ce qu’elle faisait en évoquant les pratiques de la sorcellerie et, avec une joie mauvaise, sentit qu’elle était en train de gagner. Avec un peu de chance, la multitude allait prendre feu, se jeter sur cette Fiora qu’elle haïssait et qui, les mains sur son visage, s’efforçait de ne plus rien voir, pour la mettre en pièces... Mais Lorenzo, d’abord surpris, n’entendait pas se laisser ainsi mener par une femme hystérique ni dicter son devoir par un peuple qui reconnaissait son autorité parce qu’il le faisait riche. Enfin, il détestait depuis toujours les Pazzi dont il se méfiait comme de la peste.

– En voilà assez ! cria-t-il. J’ai déjà dit et je répète que cette scène devant une église est scandaleuse, que les funérailles d’un homme toujours respecté et admiré ne doivent pas servir de prétexte à règlement de comptes. Si Francesco Beltrami a, sur ce qui n’a pu être qu’un élan du cœur, manqué aux lois de notre cité, nous en jugerons par la suite... Pour le moment...

– Je te prie de m’excuser, coupa Petrucci, mais qu’entends-tu lorsque tu dis « par la suite » ?

– J’entends lorsque Francesco Beltrami reposera dans le tombeau qui l’attend.

– Tu acceptes donc qu’aussitôt après celle que nous appelions sa fille, la gouvernante et l’accusatrice ainsi que le témoin de celle-ci soient menés à la Seigneurie pour y être entendus et confrontés ?

Le Magnifique hésita. Son regard sombre parcourut le groupe de ses amis, de ses gardes puis passa sur toutes ces têtes, tous ces visages où. il pouvait lire la même attente. Il vit Fiora en larmes, soutenue par une Léonarde blême et par une Chiara Albizzi dont les yeux étincelaient de colère mais des cris fusaient d’un peu partout :

– Justice ! Il faut faire selon le droit ! – et même, hélas – A mort la sorcière !

Il comprit qu’il ne gagnerait rien à s’opposer à la demande du gonfalonier. Il savait trop qu’il devait son pouvoir à l’adhésion du plus grand nombre et qu’une affaire comme celle-là risquait d’être un excellent prétexte à une rébellion.

– Soit ! dit-il enfin. Il en sera fait selon le droit de notre cité.

– En ce cas, gardes de la Seigneurie, assurez-vous de ces femmes et menez-les au palais où elles attendront qu’il soit statué sur leur sort !

Comprenant alors qu’on allait lui voler le droit d’accompagner son père bien-aimé jusqu’au bout du chemin, Fiora se révolta :

– Je veux, cria-t-elle, assister aux funérailles de mon père ! Il était ce que j’avais de plus cher au monde..,

– S’il n’est pas ton père, ricana Petrucci, tu n’as rien à y faire !

– J’ai été légalement adoptée devant cette même Seigneurie.

– Mais apparemment sur une fausse déclaration. Et nous n’aimons pas les fausses déclarations !

– Peut-être. Pourtant vous acceptez comme paroles d’Évangile les accusations de cette femme qui, hier encore, demandait à mon père d’accorder ma main à son fils ! L’ignominie de ma naissance ne semblait pas la gêner beaucoup en comparaison de la fortune qu’elle espérait.., et qu’elle espère encore s’attribuer !

– Est-ce vrai ? demanda sévèrement Lorenzo à Hieronyma.

– C’est faux, brailla celle-ci. Rien n’est plus faux ! Moi, appartenant à une noble famille...

– Tu voulais que j’entre dans ta maison comme belle-fille. Ta dernière visite, la veille même de la mort de mon père a eu des témoins. En dépit des menaces que tu proférais, il a refusé de me marier à ton Pietro..., et, le lendemain, il était assassiné !

Hieronyma hurla comme si un serpent venait de dérouler ses anneaux à ses pieds.

– Tu oses m’accuser, toi, une misérable larve qui retourneras bientôt à la fange dont tu es venue ?

– Je n’ai accusé personne, dit Fiora. Mais si tu t’es reconnue, ce n’est pas ma faute ! Quant à ton témoin, va donc le chercher ! Je sais qui il est : c’est Marino Betti, l’intendant de notre domaine, un homme que mon père croyait fidèle parce qu’il l’avait comblé de ses bontés mais dont la rumeur dit qu’il est ton amant.

Déchaînée, prête à se battre devant tous contre cette femme ignoble qui venait de jeter sa boue sur le suaire immaculé de son père, Fiora allait s’élancer sur elle, toutes griffes dehors, quand Lorenzo la prit à bras-le-corps et l’obligea à se tenir tranquille :

– La colère t’aveugle, Fiora. Tu dois à présent comprendre que tout ce qui vient d’être dit est d’une extrême gravité et qu’avec la meilleure volonté du monde nous ne pouvons plus laisser les choses dans leur état primitif. Soumets-toi de bon gré au jugement des prieurs ! Je serai là, sois-en certaine.

– Alors, toi aussi, tu me refuses le droit de rester auprès de lui jusqu’au dernier instant ? fit-elle douloureusement en désignant le corps que les six notables, rigides comme s’ils eussent été changés en pierre, soutenaient toujours sur leurs épaules.

– Laisse-moi te remplacer ! Quand tout sera rentré dans l’ordre tu pourras prier sur sa tombe autant que tu le voudras...

Elle le regarda droit dans les yeux avec un tout petit sourire.

– Après ce que tu viens d’entendre, seigneur Lorenzo, souhaites-tu toujours que j’épouse ton cousin ? murmura-t-elle de façon à n’être entendue que de lui seul. Luca prétend m’aimer... pourtant, il va me laisser aller seule à un combat dont dépend ma vie...

Fiora ne parlait pas sans raison. Tout à l’heure, en arrivant devant le Duomo, elle avait aperçu Luca Tornabuoni qui se tenait à la gauche de Giuliano de Médicis. Il la couvait alors de regards pleins d’amour et cependant, à cette minute, il avait disparu. Lorenzo à son tour chercha le jeune homme des yeux et rougit, brusquement, de ne pas le trouver :

– Je te demande pardon, fit-il à voix basse. Il se peut que je me sois trompé... Peut-être n’était-il pas là.

– Tu mens bien mal, seigneur Lorenzo...

– Il était là, en effet, fit soudain la voix paisible de Démétrios qui venait d’apparaître derrière le Magnifique. Mais je l’ai vu partir soudainement quand cette femme a parlé de ta naissance, donna Fiora. Je pense qu’il a dû se rappeler tout à coup qu’un de ses chevaux était souffrant et réclamait ses soins...

– Alors, que faisons-nous ? s’impatienta Petrucchi. Fiora se tourna vers lui après avoir appelé Léonarde auprès d’elle.

– Fais-nous conduire à la Seigneurie... magnifique seigneur ! J’y attendrai la décision des nobles prieurs. Mais n’oublie pas d’exiger de cette femme qu’elle produise son témoin !

Le témoin en question n’était naturellement pas bien loin. Il sortit de la foule, les yeux à terre et vint se ranger auprès de celle dont on disait qu’elle était sa maîtresse. Fiora lui lança, sarcastique :

– Tu ne crains pas que l’ombre de mon père vienne tourmenter tes nuits, fidèle Marino ? A ta place je ne serais pas fier...

L’homme ne répondit pas et parut se replier sur lui-même. Mais déjà, les gardes de la Seigneurie les entouraient, lui et Hieronyma, comme ils entouraient aussi Fiora et Léonarde. Le clergé, désorienté par ce qui venait de se passer, réapparut sous le porche pour reprendre la tête du cortège. Les porteurs, visiblement fatigués, se remirent en marche et Fiora, immobile au bras de Léonarde entre quatre soldats, regarda disparaître sous le marbre du portail la forme blanche de son père qu’il lui fallait laisser partir ainsi, dépouillé du seul amour réel qui lui eût jamais été donné d’inspirer.

Le sergent qui commandait les soldats attendit que l’église se fût emplie mais elle ne pouvait contenir cette énorme foule et l’on dut laisser les portes ouvertes. Non sans peine, Fiora réussit à renvoyer Chiara. Outrée de ce qu’elle venait de voir et d’entendre, la jeune fille se refusait farouchement à quitter son amie. Elle prétendait être conduite, elle aussi, à la Seigneurie comme témoin, et peut-être Fiora ne fût-elle pas vraiment parvenue à l’éloigner si son oncle Giorgio Albizzi n’était venu la prendre par le bras :

– Viens ! ordonna-t-il sèchement. Ta place n’est pas ici.

En dépit de son courage, Fiora sentit les larmes lui monter aux yeux en face de cette froide manifestation de mépris. Albizzi avait été l’ami de Francesco et cependant, à la première accusation, il se retirait, enlevant à Fiora l’un de ses plus fidèles soutiens. A travers un humide brouillard, la jeune femme vit disparaître dans la foule qui la regardait à présent, avec la curiosité réservée habituellement à la cage des lions, le petit visage en pleurs de sa seule amie.

Elle s’en détourna puis, s’adressant au sergent qui commandait sa garde :

– Eh bien ? fit-elle rudement. Qu’attends-tu pour nous emmener ?

Cette superbe créature avait tellement d’autorité que le soldat, éberlué, se surprit à lui répondre :

– A tes ordres !

On se mit en marche à travers la foule qui s’effaçait devant eux. Par les portes ouvertes du Duomo, les bouffées orageuses du Requiem venaient déchirer l’air.

Après un instant d’hésitation, la plus grande partie de l’assistance, délaissant des funérailles bien moins intéressantes que ce qui allait suivre, leur emboîta le pas. Le chemin n’était pas long du Duomo au Vieux Palais, siège de la Seigneurie, qui approchait de ses deux siècles et, par la via Calzaiuoli – la rue des Chaussetiers – on l’eut vite parcouru. Appuyée au bras de Léonarde, Fiora sentait se renforcer en elle l’impression absurde d’avoir quitté un monde agréable, doux et soigneusement agencé, pour un autre, menaçant et étranger, peuplé de visages hostiles et de gosiers crachant l’injure. Tous ces gens qui, hier, la saluaient d’un compliment, d’un sourire ou même de quelques vers, s’étaient mués, à la voix vindicative de Hieronyma, en autant d’ennemis qui peut-être l’eussent lapidée sans la barrière de fer dont on l’avait entourée.

– Pourquoi, murmura Léonarde qui s’efforçait de ne pas entendre les injures qui jalonnaient leur route, pourquoi ne pas leur dire que vous n’êtes plus de cette ville, que, par votre mariage, vous êtes une noble dame de notre Bourgogne ?

– Parce que je n’ai aucune preuve de mon mariage. Je ne sais où mon père les a rangées...

– Moi je le sais. La nuit qui a précédé sa mort, votre père m’a appris bien des choses...

– Dont vous ne pourrez peut-être pas vous servir. Nous ne pouvons savoir ce qu’il va advenir de nous et c’est pour vous que je crains le plus...

– Parce que je peux raconter l’histoire autrement que ne le fera Hieronyma ? N’ayez crainte, je sais me défendre. Et puis, je crois sincèrement que vous pouvez compter sur le seigneur Lorenzo. Il semble décidé à vous soutenir en défendant la mémoire de votre père...

– C’est pourquoi je ne peux proclamer mon mariage avec Philippe. Ce serait risquer de perdre mon dernier défenseur. Et le plus puissant. Mais j’y pense : savez-vous où est Khatoun ? Je ne l’ai pas vue depuis que nous avons quitté la maison...

– Elle doit y être encore. Elle ne voulait pas assister à l’enterrement de messer Francesco parce qu’elle craint l’appareil de la mort presque autant que la mort elle-même...

– J’aime autant cela. Cette abominable Hieronyma, qui n’a jamais été assez riche pour s’offrir une esclave, aurait été capable de la faire vendre aux enchères publiques dès demain, ou pire encore en l’accusant elle aussi de sorcellerie...

On arrivait. La silhouette écrasante du Vieux Palais avec ses bossages de pierre brute, son chemin de ronde et sa haute et mince tour d’Arnolfo qui évoquait vaguement la forme d’un lys encore en bouton se dressa devant celles qu’il fallait bien appeler des prisonnières. Des valets en livrées vertes ouvrirent les portes et l’on s’engagea dans l’étroit escalier qui menait à la salle du Conseil où, tout à l’heure, se jouerait le destin de Fiora et de ceux qui lui demeuraient fidèles.

En franchissant la porte basse de la grande salle, Léonarde se signa et Fiora, presque machinalement, l’imita. A présent, il fallait aller jusqu’au bout. Mais où était le bout ?

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