Deuxième partie LE CAUCHEMAR

CHAPITRE VII LE PAIN AMER

La cellule était triste, grise et presque nue : un matelas de paille posé sur deux X de bois avec une couverture trouée, un crucifix au mur dont la blancheur initiale avait subi les atteintes de l’humidité, un escabeau pour s’asseoir, un autre supportant une cuvette et deux serviettes rugueuses, enfin, sous le lit, un vase de nuit en composaient tout le décor. Cela ressemblait tellement à une prison qu’une fois entrée Fiora se retourna pour protester mais, déjà, la porte percée d’un judas grillé se refermait et elle put entendre la clef tourner dans la serrure. Qu’est-ce que cela signifiait ?

La séance dans la grande salle de la Seigneurie avait été des plus houleuses. Devant les prieurs et le gonfalonier réunis en une espèce de tribunal, Hieronyma avait répété son accusation, soutenue par Marino qui, toujours sans oser lever les yeux, rapporta ce qu’il avait vu un lugubre jour de décembre à Dijon. Mais à sa manière fielleuse : Francesco Beltrami aurait tué l’époux de Marie de Brévailles pour lui enlever l’enfant. Léonarde, alors, s’en mêla. Elle traça de Regnault du Hamel un portrait hallucinant de méchanceté qui magnifiait d’autant l’image rayonnante des jeunes amants maudits. Elle dit l’émotion de Francesco Beltrami, sa colère devant le meurtre froidement décidé d’un enfant de quelques jours. Elle parla du vieux prêtre, du baptême de Fiora dans une

chambre de la Croix d’Or et de tous les soins pris par le négociant florentin pour garantir à cette petite fille qu’il avait aimée immédiatement un avenir comme on devrait pouvoir en assurer à tout enfant arrivant dans un monde trop dur pour leur faiblesse. Il avait confiance en ce Marino qui, à présent, le trahissait vilainement en dépit des bienfaits reçus, pour une femme qui, en descendant jusqu’à lui, se déshonorait. Oui, Francesco Beltrami avait voulu que cette enfant de son cœur devînt sa fille aux yeux de tous et, en la déclarant comme telle, il n’avait qu’à peine menti : n’était-elle pas réellement l’enfant bâtarde d’une dame de noble sang ? ... Enfin, en fine mouche qu’elle était, Léonarde Mercet – c’était la première fois que Fiora entendait le nom entier de sa gouvernante – avait achevé sa harangue en appelant sur le serviteur infidèle toutes les foudres du Seigneur et les pires malédictions de l’au-delà. Elle lui avait prédit des nuits sans sommeil, les douze plaies d’Egypte s’abattant sur lui-même et sur ses biens et, pour conclure, la damnation à la fin de ses jours – avec la satisfaction, purement subjective d’ailleurs, de voir le misérable se recroqueviller sous sa parole et perdre contenance jusqu’à se laisser tomber à genoux.

Lorenzo de Médicis s’en était mêlé à son tour, plaidant chaleureusement pour son ami défunt et pour la jeunesse innocente de son enfant élue. Il avait flétri la rapacité de la dame Pazzi et cet étrange comportement qui, après une demande en mariage refusée, lui faisait réclamer hautement justice d’un fait dont elle n’avait pas eu à souffrir. Malheureusement, il avait commis la faute d’englober tous les Pazzi qu’il détestait dans le même anathème et Petrucci l’avait rappelé aigrement à plus de modération.

Pour la Seigneurie qui comptait certes beaucoup d’amis des Médicis mais aussi quelques-uns de leurs ennemis, la situation était confuse et difficile à juger. D’autant que le clergé s’en mêlait en la personne de l’abbé du couvent San

Marco où, cependant, Lorenzo aimait à faire retraite dans l’une des cellules magnifiées par les fresques de l’Angelico mais qui, en bon dominicain, se voulait le grand pourfendeur de Satan et de ses créatures. Or, pour ce moine intransigeant, l’enfant née d’amours incestueuses et adultères ne pouvait être qu’une créature du démon qu’aucun baptême ne pouvait rédimer, l’eau lustrale ne constituant alors qu’un sacrilège de plus.

Sa voix tonnante impressionna les « magnifiques seigneurs » dont quelques-uns étaient des âmes simples, et Fiora, un terrible instant, se demanda si l’on n’allait pas préparer pour elle un bûcher devant le Vieux Palais... D’autant qu’encouragée par une aide inattendue Hieronyma repartit au combat plus venimeuse que jamais, suppliant les prieurs de ne pas permettre qu’un tel scandale s’étalât plus longtemps sous le ciel de Florence qui ne pouvait en retirer que périls et malédictions...

C’était plus que n’en pouvait endurer Fiora. Emportée par la colère, elle s’était dressée devant son ennemie que, d’une voix glacée, elle avait hautement accusée d’avoir fait assassiner son cousin et de vouloir sa perte à elle afin de s’assurer le fabuleux héritage.

Alors ce fut le tumulte, le vacarme, le plus ahurissant tohu-bohu. On s’injuria entre tenants de l’une ou l’autre cause et l’on en vint presque aux mains. Il fallut que Petrucci fît monter la garde pour ramener un peu de calme dans une salle qui, à dire vrai, en avait vu bien d’autres depuis les temps héroïques des Guelfes et des Gibelins. A Florence, on aimait la bagarre presque autant que les fêtes, les cavalcades, les grandes processions et les beaux-arts. C’était une façon comme une autre de se prouver qu’en dépit de la puissance des Médicis on était encore en république.

Quand on retrouva un semblant de silence, les prieurs se décidèrent enfin, après en avoir rapidement délibéré avec Lorenzo. Dans l’impossibilité où ils se trouvaient de trancher une situation qui ne s’était encore jamais présentée à leur sagacité, ils décidèrent que l’ensemble des biens de feu Francesco Beltrami serait mis sous séquestre en attendant qu’intervienne un jugement définitif. D’autre part, un administrateur dont le choix était laissé à la banque Médicis allait être nommé pour assurer la continuation des affaires du négociant défunt, ceci afin de ne pas réduire au chômage ses nombreux employés. Quant à Fiora, qui avait accusé sans preuve, elle était passible de prison ainsi que le lui fit comprendre le froncement de sourcils de Lorenzo. En dépit de sa mise en garde, elle avait été trop loin, et le Magnifique, avec toute son influence, aurait peine à la tirer de là si les prieurs décidaient d’appliquer la loi dans toute sa rigueur. Il y eut alors un instant de flottement mais qui ne dura guère. L’abbé de San Marco revint aussitôt à la charge, poussant devant lui un moine qui portait comme lui la robe blanche, le scapulaire noir et la croix d’argent des dominicains :

– Plaise à vos Seigneuries, nasilla-t-il, que je leur présente Fray Ignacio Ortega qui vient de notre maison de Valladolid en Castille et qui s’est imposé de voyager à travers la chrétienté, comme jadis notre saint fondateur, pour prêcher l’Évangile et traquer les pièges du Malin. Fray Ignacio, qui est orfèvre en matière de diablerie, souhaite vous proposer une solution qui pourrait agréer à tous...

Le nouveau venu se présentait comme un homme d’âge moyen, grand et un peu courbé. Il était presque chauve et son haut front en forme de dôme surplombait l’arche basse de ses sourcils. Il avait le nez puissant, la bouche sévère et des yeux dont, sous le repli de la paupière, il était impossible de saisir le regard. Sa présence avait quelque chose de pesant et de sinistre que tous ressentirent plus ou moins. Invité à s’exprimer, il s’avança, les mains cachées au fond de ses larges manches blanches, salua en homme qui se sait supérieur à ceux auxquels il s’adresse puis attendit.

— Soyez donc doublement le bienvenu, fray Ignacio, dit le plus âgé des prieurs qui faisait office de président. Nous écoutons Votre Révérence avec respect.

Le nouveau venu regarda tour à tour Hieronyma puis Fiora sur le visage de laquelle il s’attarda un instant puis, dans un toscan aisé mais que sa voix âpre rendait curieusement rocailleux, il dit :

– Ces deux femmes se haïssent trop pour qu’il soit possible de leur tirer une vérité mais il existe un moyen de faire éclater cette vérité. Je propose d’en appeler au jugement de Dieu. Soumettons-les l’une et l’autre à l’épreuve de l’eau !

Il y eut un grand silence. Dans cette Florence où la liberté d’esprit et les lumières de la philosophie grecque avaient acquis droit de cité au point d’inquiéter souvent l’Église, l’ordalie n’était guère usitée parce qu’on la considérait comme une pratique d’un autre âge. Tout de suite, d’ailleurs, Lorenzo protesta et chacun put voir, au coup d’œil irrité qu’il lui jeta, que le moine espagnol ne lui plaisait pas plus que sa proposition ;

— Ne pouvons-nous, avant d’en venir à cette extrémité, accorder quelque confiance aux hommes qui, en cette ville, sont chargés de l’ordre et de la justice : à nos magistrats, au bargello[xi] et au gonfalonier Petrucci ? Je les crois capable de découvrir l’assassin de Francesco Beltrami... ou les assassins s’il s’agit d’un exécutant.

Cette flatterie détendit l’atmosphère, les prieurs se trouvant satisfaits que l’on rendît ainsi à leurs mérites ce qu’ils estimaient leur revenir. Lorenzo, encouragé par quelques hochements de tête approbateurs, allait poursuivre pour exploiter son avantage quand Hieronyma s’avança et vint s’agenouiller devant fray Ignacio.

– Je suis prête, en ce qui me concerne, à me soumettre au jugement du Très Haut et j’estime, très révérend père, que vous avez toute raison. Seul Dieu peut me laver d’une accusation infâme mais qui ne m’étonne pas, venant d’une telle créature !

La stupeur, en face de l’incroyable audace de cette misérable, suffoqua Fiora. Méprisait-elle Dieu au point de prétendre l’associer à son crime et en faire son complice ? Mais, en se relevant, Hieronyma déjà triomphante se tournait vers elle.

– A toi, à présent, fille de rien ! Qu’as-tu à dire ?

Ainsi interpellée, Fiora, repoussant doucement Léonarde qui tentait de la retenir, s’avança calmement mais, au lieu d’aller vers le moine étranger, c’est devant la Seigneurie qu’elle s’agenouilla :

– J’accepte, moi aussi, de comparaître devant le tribunal de Dieu et je répète bien haut mon accusation : mon père, que personne ne m’empêchera jamais d’appeler ainsi, a été tué par l’ordre de cette femme et je remercie le vénérable frère Ignacio de me permettre ainsi d’apporter la preuve qui me manque.

Une grande paix était entrée soudain en elle. Bien sûr, elle savait qu’en acceptant l’ordalie elle acceptait du même coup la mort presque certaine : dans deux ou trois jours, en chemise et étroitement liée de cordes qui lui interdiraient tout mouvement, elle serait jetée à l’Arno alors en crue avec bien peu de chances de reparaître à la surface mais, du moins, elle irait rejoindre son père hors d’une vie qui ne l’intéressait plus guère. Le seul être capable de la défendre n’était plus, l’homme qu’elle aimait l’avait bafouée, rejetée sans espoir de retour, enfin elle venait de voir s’écarter d’elle ceux qui disaient l’aimer et la ville entière, qui hier lui souriait et la flattait, se tourner contre elle avec cette joie féroce des médiocres qui voient s’abattre soudain un être jusque-là privilégié.

Une seule chose la consolait : elle mourrait, soit, mais Hieronyma partagerait son sort. A moins que... à moins qu’elle n’eût dans sa cervelle retorse conçu un moyen d’échapper à la noyade. Mais quel moyen ?

Visiblement, le Magnifique se posait la même question.

Son regard sombre ne quittait pas Hieronyma et, pas plus que Fiora, il ne réussissait à comprendre ce qui avait bien pu pousser cette femme à se jeter sur la proposition du moine espagnol comme sur une chance extraordinaire ? Mais à la suite de la double acceptation, le tumulte était reparti. Tout le monde parlait à la fois et il fut bien difficile de ramener le calme. Seuls Lorenzo et les deux moines demeuraient impassibles attendant que le vacarme s’apaisât. Enfin, les membres de la Seigneurie parvinrent à se mettre d’accord et l’on décida qu’après trois jours révolus les deux femmes seraient menées au milieu du fleuve, chacune dans une barque, et jetées à l’eau par la main du bourreau après s’être confessées et avoir entendu messe. La décision de la Seigneurie dépendrait, naturellement, du résultat de l’épreuve. En attendant, elles seraient conduites l’une l’autre au couvent des dominicaines de Santa Lucia pour s’y recueillir et y vivre dans la prière jusqu’à l’heure du jugement.

Fiora cacha sa déception. Elle avait espéré qu’on la laisserait attendre chez elle, dans son cadre familier, l’instant suprême et cela même lui était refusé. Comme pour son père, le voyage entrepris le matin serait le dernier... Dieu, décidément, était parfois bien cruel et la jeune femme n’espérait guère qu’il fît un miracle en sa faveur.

Avec des larmes dans les yeux, elle embrassa Léonarde qui sanglotait sans retenue après qu’on lui eut refusé de suivre le destin de l’enfant qu’elle avait élevée. La gouvernante avait la permission de retourner au palais Beltrami jusqu’au résultat de l’épreuve. On statuerait alors sur son cas.

– Sois sans crainte, murmura Lorenzo de Médicis qui avait réussi à s’approcher de Fiora, je veillerai sur elle si...

Il n’osa pas formuler la fin de la phrase mais la jeune femme comprit que son scepticisme n’attendait pas grand-chose des interventions célestes.

– ... je la prendrai dans ma maison, conclut-il mais Léonarde ne l’entendait pas de cette oreille :

– Si vous permettez que mon enfant laisse sa vie dans ce jugement stupide, déclara-t-elle en français, je ne resterai pas un jour de plus dans cette ville infâme et jusqu’à mon jour dernier je prierai Dieu pour qu’il la couvre de ses malédictions !

– Attendons déjà de voir comment il jugera... soupira Lorenzo impavide.

Mais déjà les soldats s’apprêtaient à conduire les deux ennemies au couvent. Une dernière fois, Fiora embrassa Léonarde qui s’accrochait à elle.

– Veillez sur ma maison et sur tous ceux qui y demeurent. Prenez soin de Khatoun. Elle n’a pas plus de forces qu’un petit chat...

Au-dehors, on retrouva la foule qui, par on ne sait trop quel mystère, savait déjà à quoi s’en tenir. Sa longue attente l’avait rendue plus houleuse encore que durant les funérailles de Beltrami et ce fut au milieu des quolibets, voire des injures que les deux femmes gagnèrent le couvent qui se trouvait non loin de la porte San Niccolo. Pas un visage ami ne se montra durant cette pénible marche, sinon, à l’angle de la loggia dei Priori, la longue silhouette de Démétrios Lascaris dont le regard accompagna Fiora tant que ce fut possible mais il ne fit pas un geste et la jeune femme, se souvenant de l’aide qu’il lui avait offerte quand elle n’en avait nul besoin, pensa que cet homme, pour étrange qu’il fût, était exactement comme les autres : soucieux avant tout de sa propre sécurité. D’ailleurs, en y réfléchissant bien, il n’avait vraiment aucune raison de s’intéresser à elle en particulier... Ce qui n’empêchait pas cette dernière défection de lui être pénible et, quand la lourde porte de Santa Lucia se ferma derrière elle, Fiora eut l’impression d’entendre retomber la pierre de son tombeau...

Assise sur son lit misérable, Fiora revivait sans cesse les heures de cette terrible journée. Elle se sentait lasse et moulue comme si on lui avait tapé dessus avec un bâton. Cette cellule représentait pour elle l’ultime déception car elle savait, pour y être venue en visite deux ou trois fois avec Chiara dont la prieure, Mère Maddalena degli Angeli était vaguement cousine, que les nonnes et les dames qui venaient faire retraite au couvent disposaient d’une chambrette austère sans doute mais d’une parfaite propreté. Ornée d’image saintes et ouvrant sur le cloître au centre duquel fleurissait un beau jardin. L’étroite fenêtre de son logis, à elle, encore rétrécie par deux barreaux en croix, donnait sur la cour de derrière où s’entassaient les détritus et où se trouvaient les latrines. L’odeur en était pénible et, prison pour prison, Fiora regretta qu’on ne l’eût pas enfermée plutôt dans un véritable cachot car cet endroit ignoble donnait la juste mesure de la considération qu’on lui portait.

Ses dernières illusions, si tant est qu’elle en eût encore, s’envolèrent quand, à la nuit tombante, une sœur converse dont la robe constellée de taches proclamait qu’elle travaillait à la cuisine, lui apporta un morceau de pain rassis, une cruche d’eau et une écuelle de soupe aux choux dans laquelle nageait un morceau de lard rance. Avec dégoût, Fiora repoussa l’écuelle :

– La cuisine du couvent n’a pas fait de progrès depuis ma dernière visite, persifla-t-elle. Je pensais avoir droit à un autre traitement ?

– Voyez-moi la mijaurée ! s’écria la sœur qui était une grosse fille rougeaude et moustachue. Notre mère est bien bonne de consentir à recevoir ici et à nourrir une fille du diable comme toi ! Tu devrais l’en remercier à genoux.

– Ah ! Parce qu’à présent je suis une fille du diable ? J’ai pourtant été baptisée. Et, il n’y a pas si longtemps, lorsque je venais ici, on ne ménageait ni les flatteries ni les douceurs à celle en qui l’on voyait la fille du très riche

Francesco Beltrami. Et maintenant je devrais remercier à genoux pour une soupe dont ne voudraient pas les cochons ? Va dire à la mère prieure que je désire lui parler !

– On ne parle pas comme ça à la mère prieure ! Elle est à la chapelle pour unir ses prières à celles de cette sainte dame que l’on nous a envoyée avec toi et qui va souffrir par ta faute.

Entendre traiter Hieronyma de sainte dame était vraiment un comble ! Fiora regarda la grosse religieuse avec un franc dégoût et haussa les épaules :

– N’ai-je pas le droit de prier, moi aussi ? Qu’on me mène à la chapelle !

– Les sorciers se prétendent toujours meilleurs chrétiens que les vrais. Nos sœurs ne veulent pas être souillées par ta présence et, si tu veux prier...

De son gros doigt tremblant de colère elle désigna la croix pendue au mur :

– Tu n’as qu’à prier ici ! Notre-Seigneur est partout mais, bien sûr, tes pareilles ne savent prier que sur des coussins de velours et en respirant le parfum de l’encens...

– Va-t’en ! jeta Fiora excédée. Et remporte cette ignoble soupe. Le pain et l’eau seront suffisants.

Avec un mauvais sourire, la sœur laissa tomber l’écuelle qui se brisa en éclaboussant le bas de la robe noire de Fiora :

– Je dirai que c’est toi qui as fait ça, fit-elle méchamment. J’espère qu’on te donnera le fouet !

– Je ne le conseille pas à tes sœurs sinon dans trois jours lorsque je serai en face de la Seigneurie, je dirai comment j’ai été traitée dans cette maison à laquelle j’ai été confiée. D’ailleurs, je le dirai de toute façon. Je dirai quelle différence on a fait entre moi et la femme qui a assassiné mon père. Je serais surprise que monseigneur Lorenzo en soit satisfait.

La sœur sortit en claquant la porte mais sans oublier de la refermer à double tour. Restée seule, Fiora alla s’asseoir sur son lit. Jamais elle ne s’était senti le cœur aussi lourd. Elle était résignée à mourir mais fallait-il vraiment que ses derniers jours se passent dans la laideur, la crasse et la mesquinerie ? N’était-il pas assez dur, déjà, de n’avoir plus d’espérance que dans la mort, alors qu’elle avait seulement dix-sept ans ?

Alors même qu’elle s’efforçait au détachement des biens de ce monde, la nature en elle demeurait vivace et réclamait son dû. Elle s’aperçut qu’elle avait faim, entama à belles dents le pain qui n’était pas trop dur et but quelques gorgées de l’eau qui était fraîche et pure. Elle se sentit un peu moins misérable mais elle avait froid. La fenêtre n’était qu’une ouverture dans le mur et aucun vitrage ne défendait la pièce contre la température extérieure. Or la pluie, qui avait débuté au moment de l’arrivée à Santa Lucia, tombait à présent par rafales rageuses, poussée par un vent violent venu du nord. Elle pénétrait dans ce qu’il fallait bien appeler une prison, agrandissant la flaque d’eau grasse laissée par l’écuelle brisée.

Fiora eut envie de ramasser les débris de terre cuite et de nourriture qui souillaient le sol pour les jeter par la fenêtre mais son orgueil la retint. Ce n’était pas à elle à faire ce travail de servante. Elle entendait protéger au moins sa dignité autant que faire se pourrait. Après l’ordalie, si elle survivait, il adviendrait d’elle ce qui plairait à une Providence qui ne semblait pas lui montrer beaucoup d’intérêt. Mais, ce dont elle était sûre, c’est qu’elle combattrait jusqu’à l’extrême limite de ses forces pour que justice lui soit rendue.

Isocrate avait écrit quelque part : « Il ne faut pas se décourager quand on doit s’exposer au danger pour une juste cause. » Se souvenir de cette phrase lui apporta un réconfort. Ses chers philosophes grecs savaient toujours ce qu’il fallait dire et ils correspondaient bien davantage à son tempérament combatif que les préceptes résignés de l’Évangile. Platon disait qu’il fallait fuir sans se retourner la compagnie des méchants alors que le Christ recommandait d’aimer son prochain comme soi-même. Or il était impossible à Fiora d’avoir pour Hieronyma des sentiments fraternels. Si elle devait mourir dans trois jours, elle mourrait en la haïssant et elle ne pourrait jamais lui pardonner, pas plus qu’elle ne pardonnerait aux persécuteurs de sa mère ou à l’homme qui, par dévouement pour son prince, lui avait fait à elle tant de mal.

Les douces notes de l’Angélus coulèrent sur cette âme révoltée sans lui apporter l’apaisement. Fiora n’avait même pas envie de prier mais, comme elle avait froid, elle s’enroula dans sa couverture et se coucha pour chercher le sommeil. Qui d’ailleurs ne la fit pas attendre tant son jeune corps épuisé réclamait le repos. Quelques instants après avoir fermé les yeux, Fiora s’endormait profondément.

Impressionné sans doute par l’angoisse de ce qu’elle allait devoir subir bientôt, son esprit l’entraîna dans un mauvais rêve. Elle se vit debout, pieds nus et en chemise au bord d’un fleuve bouillonnant, sulfureux, qui n’avait que de lointaines ressemblances avec le flot familier. Sur l’autre rive, en face d’elle, Philippe de Selongey était debout ; il lui tendait les bras et l’appelait. Elle voulait s’élancer vers lui mais des liens la retenaient, toujours plus nombreux, toujours plus lourds, des liens que des mains cruelles accumulaient. Et Philippe appelait encore... Enfin, elle se sentit poussée violemment et l’eau l’engloutit ; elle réussit à remonter à la surface et le flot la porta mais, sur l’autre berge, Philippe à présent riait, riait des efforts inouïs qu’elle faisait pour le rejoindre. Elle le vit tendre la main vers une femme sans visage qui s’approchait de lui et que, dans son rêve, Fiora savait être très belle. A présent, ils riaient ensemble puis, se détournant, s’éloignèrent en se tenant enlacés. Fiora essaya de crier mais aucun son ne sortit de sa bouche que l’eau emplit...

Une secousse la réveilla. Encore haletante de son cauchemar, elle se dressa sur son séant et vit qu’une religieuse se tenait auprès de son lit et que le jour commençait à poindre. Cette fois, ce n’était plus une converse mais une religieuse de chœur dont la vêture impeccable habillait un corps long et mince. Dans l’ovale étroit laissé par la guimpe blanche, le visage sans âge ne manquait pas d’une certaine beauté due à la régularité des traits mais aucune douceur n’en atténuait la sévérité...

– Lève-toi ! ordonna la dominicaine, et suis-moi ! Machinalement, Fiora obéit et vit alors que la grosse sœur de la veille était agenouillée sur le carrelage et occupée à le nettoyer. Elle releva la tête quand Fiora passa auprès d’elle et cracha avec une telle expression de haine qu’un frisson courut le long du dos de la jeune femme.

– Où me conduis-tu ? demanda Fiora sans obtenir la moindre réponse. La haute silhouette blanche et noire marchait devant elle d’un pas si glissant qu’il n’imprimait qu’un léger mouvement à la robe et Fiora eut l’impression de suivre un fantôme. On traversa ainsi quelques couloirs, on longea la chapelle faiblement éclairée dans laquelle on pouvait entendre les voix accordées des nonnes chantant l’office de l’aube et l’on atteignit le cloître dont Fiora avait gardé le souvenir. Là, son guide ouvrit devant elle la porte d’une cellule qui se trouvait dans l’angle le plus éloigné de la chapelle :

– Pour t’éviter le péché de délation, notre révérende mère a décidé de te loger ici jusqu’au jour du jugement. Bien entendu, tu n’en sortiras pas mais tu trouveras sur la couche des habits propres pour remplacer ton vêtement sali...

– Tu remercieras pour moi la révérende mère, murmura Fiora qui ajouta : Puis-je espérer aussi pouvoir assister aux offices ?

– N’en demande pas trop ! aucune de nos sœurs ne souhaite t’approcher et je t’ai déjà dit que tu ne sortirais d’ici que pour l’ordalie. Repens-toi !

– De quoi ?

– Si tu ne le sais pas, Dieu le sait ! Mais je crois que tu n’en ignores rien. C’est un grave péché qu’accuser une innocente !

– Innocente ? Qu’en sais-tu ?

– Pauvre femme ! Il faut la voir prier, les bras en croix dans notre chapelle, avec des larmes et des supplications afin que la lumière touche enfin ton cœur endurci pour être sûre que son âme est toute pure...

– Parce qu’elle prie pour moi ? articula Fiora sidérée.

– Elle ne fait que cela. C’est pourquoi je dis : repens-toi !

Et sur cette dernière injonction, la religieuse sortit et referma la porte de cette nouvelle cellule aussi soigneusement que l’ancienne, laissant Fiora partagée entre la colère et l’écœurement. Elle n’avait jamais imaginé que l’hypocrisie de Hieronyma pût atteindre de tels sommets. Elle chercha autour d’elle quelque chose sur quoi passer sa fureur mais, s’il était plus confortable et surtout plus propre, ce nouveau logement était aussi dépouillé que le précédent.

Un lit, un vrai lit cette fois bien qu’il fût étroit comme une couchette, occupait, avec ses minces colonnettes à rideaux blancs l’un des côtés ; un lit sur lequel on avait déposé une robe et un voile blanc de novice. Il y avait deux escabeaux et un petit coffre sur lequel étaient placés une aiguière et une cuvette. Au-dessus du coffre une main inconnue, mais inspirée par l’œuvre de Fra Angelico chez les dominicains de San Marco, avait retracé, beaucoup plus laborieusement, la mort de sainte Lucie devant le préfet de Syracuse Paschasius. Debout auprès de la martyre agenouillée qui regardait le ciel en louchant affreusement, le bourreau l’égorgeait, faisant jaillir un flot de sang que le peintre avait enrichi d’or pour bien montrer à quel point il était précieux. Fiora savait que la vie de la sainte, partagée en une série de fresques, ornait certaines cellules des religieuses, les autres racontant la vie du Christ et celle de sainte Agathe sur le tombeau de laquelle Lucie avait été touchée par la grâce.

Poussée par la curiosité et sachant que les nonnes faisaient vœu de pauvreté, Fiora ôta les ustensiles de toilette et ouvrit le coffre mais le referma aussitôt avec un frisson de dégoût : il contenait, en effet, un martinet, une ceinture à pointes de fer et un cilice de crin destinés tous trois à la mortification du corps et au châtiment des pensées impures... Elle se demanda si toutes les cellules contenaient ce genre d’instruments et par quelle aberration des femmes qui se voulaient les épouses d’un Dieu de douceur, d’amour et de miséricorde en arrivaient à utiliser de tels moyens. Quelles amours blessées, quelles passions étouffées pouvaient recourir à la douleur physique pour en effacer le souvenir ? L’amour, tel qu’elle-même l’avait connu entre les bras de Philippe, laissait-il des traces si insupportables ou bien était-ce, au contraire, le regret, pour celles qui entraient vierges dans cette maison, de n’avoir jamais rien connu de semblable ?

Pour sa part, Fiora ne regrettait rien, et dût-elle survivre, elle savait qu’elle ne demanderait jamais à un fouet ou à un cilice d’essayer de lui arracher le souvenir des caresses qu’elle avait connues. Son étrange époux n’avait voulu qu’une nuit d’amour et il la lui avait donnée, inoubliable. Jamais Fiora ne chercherait à en effacer le souvenir, bien au contraire et si, à présent, elle souhaitait tirer vengeance c’était surtout des moyens employés pour obtenir cette même nuit... et la grosse somme en or qui en était le corollaire. C’était parce que Philippe n’avait pas hésité à éveiller l’amour d’une jeune fille en sachant fort bien qu’après l’avoir faite sienne il l’abandonnerait à tout jamais. Il avait fait les affaires de son maître en contentant son propre désir. Quant à cette fable qu’il voulût en mourir, la jeune femme n’y croyait pas. Le seigneur de Selongey aimait bien trop la vie pour songer à la perdre. Il faisait trop bien l’amour pour y renoncer à tout jamais... D’autres femmes recevraient ses baisers, ses caresses et, même si cette pensée lui faisait grincer des dents de rage impuissante, Fiora ne la repoussait pas. Philippe avait trop bien su manœuvrer l’habile commerçant qu’était Beltrami pour ne pas s’encombrer la conscience du souvenir d’un mariage, même déshonorant et qu’il renierait demain. Il était si facile d’oublier celle qu’avec tant de désinvolture il avait condamnée à se faner lentement sans époux, sans enfants, dans la vaine somptuosité d’un palais florentin. Le plus drôle serait qu’il ignorerait sans doute longtemps, sinon toujours, le destin tragique de l’éphémère comtesse de Selongey...

Une idée traversa soudain l’esprit de la jeune femme que la colère et l’impuissance enfiévraient : il lui restait peut-être un moyen, un seul, de déjouer les trames de son époux : sa dot royale Philippe l’avait emportée, elle le savait, sous la forme d’une lettre de change sur la banque Fugger à Augsbourg, une lettre qui, peut-être, n’avait pas encore été payée. Dans deux jours, avant qu’on ne la fasse monter, enchaînée, dans la barque fatale, elle proclamerait hautement, en face des Médicis, ce mariage qui les offensait en demandant seulement, s’il n’était pas trop tard, que la contrepartie en or de la lettre ne soit pas livrée. Ainsi, elle tirerait vengeance à la fois de Philippe et de ce Téméraire auquel il avait osé la sacrifier ! Elle pourrait mourir tranquille !

Dieu sait pourtant que l’idée de cette mort lui faisait horreur. L’espèce d’état de grâce qu’elle avait connu quand, à la suite de Hieronyma, elle avait décidé de se soumettre à l’ordalie s’était enfui. Elle se retrouvait face à elle-même : une fille de dix-sept ans, pleine de santé et que l’on disait belle, une fille qui avait une immense envie de vivre encore, de respirer l’air si doux du printemps, de sentir la caresse du soleil sur sa peau, de rire avec une amie de son âge, de lire de beaux livres, d’écouter les accords du luth et le chant des poètes... d’aimer même si, pour elle, ce mot s’écrivait haïr. Et surtout pas de s’en aller pourrir lentement au fond des eaux, jaunies par les boues de l’hiver, du fleuve qui coulait devant la fenêtre de sa chambre. Une prière trouva soudain le chemin de son cœur à ses lèvres :

– Seigneur, si j’ai raison, faites que je ne meure pas !

Peut-être pour mieux se prouver qu’elle était toujours vivante, elle se sentit prise d’un besoin d’activité, même si l’étroitesse de sa prison ne lui en laissait pas beaucoup. Elle versa de l’eau dans la cuvette, arracha plus qu’elle ne l’ôta sa robe de fin drap noir qui sentait affreusement le chou et entreprit de se laver aussi soigneusement que possible. Ce n’était guère facile dans si peu d’eau, et le savon grossier, fait de suif et de cendre de bois n’avait que de lointains rapports avec les exquises pâtes parfumées que l’apothicaire Landucci faisait venir de Venise mais elle éprouva un réconfort à se sentir propre. Ensuite, avec le peigne qu’elle avait trouvé, elle démêla et lissa longuement ses épais cheveux noirs, où demeurait une trace légère du parfum coûteux que Khatoun y avait mis en la coiffant. Elle le regretta car il n’était pas bon d’évoquer ainsi les images d’un passé agréable puis, s’efforçant de penser à autre chose, elle tressa ses cheveux en une épaisse natte qu’elle laissa retomber sur son épaule gauche. Enfin, elle endossa la robe blanche qu’on lui avait laissée. La laine, tissée au couvent, en était rude mais du moins elle était parfaitement propre et, à tout prendre, agréable à porter...

Le tintement d’une cloche attira Fiora vers la petite fenêtre qui ouvrait, près de la porte, sur les arcades du cloître. Elle vit la longue théorie blanche et noire des religieuses qui se rendaient à la chapelle de ce pas silencieux que leur donnaient les sandales de corde tressée. Aucune ne tourna la tête dans sa direction et elles disparurent derrière les portes de la chapelle en entonnant le Veni Creator...

L’écho de leurs voix s’attarda même après que les portes furent refermées et Fiora resta là, à les écouter, en contemplant l’ordonnance fraîche du jardin intérieur, planté de lauriers, d’ifs et de citronniers qui entouraient les plates-bandes cernées de petit-buis où les nonnes cultivaient des plantes médicinales. Au milieu, il y avait une vasque de pierre avec un mince jet d’eau où les oiseaux venaient boire. Et c’était une image si belle, si apaisante et si douce que la captive resta là un long moment à la contempler. C’était sans doute l’une des dernières qu’il lui serait donné d’admirer mais, du moins, ses yeux pourraient-ils s’emplir de beauté jusqu’au moment du départ. Ensuite, il n’y aurait plus qu’à les lever vers le ciel puis à les fermer... pour ne plus les rouvrir.

Mais, chose étrange, plus Fiora s’efforçait à la résignation, moins elle y parvenait.

La journée fut longue. La captive la passa presque tout entière à observer le jardin et le vol des pigeons. Encore perdit-il beaucoup de son charme quand elle put apercevoir Hieronyma toujours vêtue de ses draperies funèbres, qui s’y promenait au bras de la mère Maddalena comme si elles se connaissaient depuis longtemps... Et soudain, elle se souvint de ce que lui avait dit Chiara à l’une de leurs visites : la supérieure des dominicaines cousinait sans doute avec les Albizzi mais elle avait eu pour mère une Pazzi. C’était dans cette parenté qu’il fallait chercher la cause du traitement de faveur dont jouissait son ennemie. Celle-ci demeurait un membre de la noblesse florentine alors qu’on lui refusait à elle-même le droit de se dire la fille de Francesco Beltrami. L’autre était reçue comme une amie alors qu’on ne voyait en Fiora qu’une prisonnière.

Cependant, sa menace de dénoncer publiquement le traitement indigne qu’on lui faisait subir avait porté ses fruits avec ce changement de chambre. Et quand, au milieu du jour, on lui porta son repas, celui-ci, sans être fastueux, était convenable : des boulettes de viande accompagnées de pâtes, un morceau de pain blanc. Seule l’eau était toujours la même... Fiora dévora le tout en pensant que la faim n’est pas une bonne compagne de combat et que l’on se bat mieux lorsque l’on est en pleine possession de ses forces. Cette idée lui tint compagnie tout le reste du jour mais, quand le soir tomba, l’angoisse reparut. Il eût été doux alors d’avoir auprès d’elle une amie à qui se confier or, dans ce couvent où naguère encore on lui souriait, aucun visage ne souhaitait plus se tourner vers elle. Pire encore : personne ne voulait plus l’approcher.

Les nonnes étaient de nouveau à la chapelle pour chanter complies, qui est le dernier office du soir quand soudain, celle qui était venue la chercher le matin même reparut, toujours aussi froide, toujours aussi lointaine, une chandelle à la main.

– Pose ce voile sur ta tête ! ordonna-t-elle en désignant le tissu blanc dont Fiora n’avait pas jugé utile de se couvrir, et suis-moi !

– Où allons-nous ?

– Tu le verras bien ! Mais je te conseille une attitude moins arrogante ! Là où je te conduis, un comportement modeste s’impose et non ce regard assuré et ce nez au vent !

– Depuis ma plus tendre enfance, on m’a enseigné à tenir la tête droite... en quelque circonstance que ce soit !

La religieuse haussa les épaules, sortit de la cellule et s’engagea dans la travée du cloître opposée à celle qui menait à la chapelle. Fiora suivit. Le courant d’air qui régnait là couchait la flamme de la bougie, inutile d’ailleurs : la nuit où baignait le jardin clos était claire, suffisamment pour que l’on pût se diriger et Fiora, qui avait été enfermée depuis le matin, en respira les odeurs fraîches avec délice. Mais en fait on n’alla pas loin : juste de l’autre côté du cloître où la nonne ouvrit une porte basse et fit entrer sa compagne. Les deux femmes se trouvèrent au seuil d’une salle assez grande où la voûte romane s’étayait sur de lourds piliers ronds. Là, derrière une table sur laquelle brûlait un flambeau à cinq mèches, deux personnages étaient assis, immobiles sous les plis noirs et blancs de leurs costumes presque semblables : la mère Maddalena degli Angeli et le moine espagnol de San Marco : fray Ignacio Ortega.

– Merci, sœur Prisca ! dit la prieure. Quant à toi, Fiora, approche. Notre vénérable frère Ignacio que voici désire te poser quelques questions. N’oublie pas, en lui répondant, qu’il est un envoyé de notre Saint-Père le pape Sixte que Dieu veuille nous conserver en santé et en sainteté.

Fiora s’inclina sans mot dire mais en se demandant ce que faisait un envoyé du pape dans ce couvent de femmes et à cette heure nocturne. Elle ne voyait pas bien non plus ce qu’il pouvait avoir à lui dire mais, se rappelant que c’était lui qui avait proposé le jugement de Dieu, elle pensa qu’il lui fallait se tenir sur ses gardes.

Il y eut un silence. Adossé à la chaire de bois foncé sur laquelle il était assis, le moine, les yeux à demi fermés, regardait la haute et mince silhouette blanche qui se tenait devant lui droite et digne, sans peur apparente mais sans forfanterie. Les flammes du chandelier ciselaient les traits du délicat visage et mettaient des reflets dorés dans les grands yeux gris sous la blancheur du voile d’où glissait, sur une épaule, l’épaisse natte de cheveux brillants. Fray Ignacio mordilla ses lèvres minces qu’il humecta ensuite du bout de sa langue. Puis, quittant avec un soupir sa pose détendue, il vint s’accouder à la table :

– Tu prétends t’appeler Fiora Beltrami ? demanda-t-il après avoir jeté un coup d’œil à quelques papiers posés devant lui.

– Je ne me suis jamais appelée autrement. La révérende mère ici présente peut l’attester ; elle me connaît depuis longtemps.

– Il semblerait que la révérende mère ait été abusée par toi comme tous ceux de cette ville et que tu n’aies aucun droit à ce nom.

– J’ai le droit que m’a accordé la Seigneurie en contresignant l’acte d’adoption que lui avait remis mon père.

– Mais cet acte d’adoption était un faux puisque ton... père a sciemment trompé la Seigneurie. En réalité, tu es la fille de deux misérables que la justice de Dieu a dû plonger au fond des Enfers.

– Dieu seul peut dire ce qu’est sa justice et je crois, moi, avant tout, à sa miséricorde.

La voix de Fiora demeurait ferme comme son attitude. Relevant tout à fait ses paupières fripées, fray Ignacio la fixa comme si, par l’intensité même de son regard, il eût voulu la réduire à la soumission. Fiora rencontra ces yeux sans couleur définie et ne baissa pas les siens. Une légère rougeur colora les joues maigres du moine espagnol.

– Attitude commode ! Est-ce parce que tu crains cette justice ? Pourtant, tu as accepté bien facilement de te soumettre à la sentence de l’ordalie ? Il est vrai que tu y as été un peu obligée... Ce n’est pas toi qui as accepté la première mais celle que tu as accusée. Si elle est innocente, ainsi que tout porte à le croire, tu vas mourir. Ne crains-tu pas la mort ?

– Je mentirais si je disais que je ne la crains pas. J’ai dix-sept ans, révérend père... Mais si j’ai raison, je ne mourrai pas. Hieronyma, par contre, mourra et c’est à elle qu’il faudrait demander pourquoi elle a accepté si facilement...

– Mais justement, parce que sa conscience est aussi pure que son âme, s’écria la mère Maddalena, et parce que sa foi en Dieu est totale. Je ne suis pas certaine que l’on puisse en dire autant de toi !

Levant la main dans un geste apaisant, fray Ignacio mit fin à l’intervention de la prieure.

– Nous verrons cela plus tard. Qui est ton confesseur ?

Fiora hésita. Elle se confessait assez rarement, tantôt au curé de Santa Trinita tantôt au desservant d’Orsanmichele sans qu’il soit possible de dire lequel avait sa préférence. C’était une question d’heure et d’humeur car n’ayant jamais commis de grave péché, il lui semblait sans intérêt d’aller confier ses plus intimes pensées à un presque inconnu. Elle avoua franchement cette double participation à sa vie religieuse et comprit aussitôt qu’elle venait de scandaliser grandement fray Ignacio en voyant son grand nez se pincer :

– Quoi ? Pas de directeur de conscience ?

– J’ai toujours eu confiance en la sagesse et la droiture de mon père. C’est lui qui était mon directeur de conscience...

– Un homme qui savait si bien mentir ? Et qui, naturellement, ne te poussait guère vers l’Église. C’est à elle que tu aurais dû être confiée dès ta naissance afin que tu puisses expier, dans les rigueurs bienfaisantes d’un couvent, le crime de ta conception et le lourd péché dont le baptême n’a pu suffire à te laver...

– Mon père ne pensait pas qu’il me fallût payer ainsi pour ce que je n’avais pas commis. Il voulait que je me croie, toujours, une fille comme les autres. Il me voulait heureuse...

– C’est sans doute pourquoi, coupa mère Maddalena, il t’a fait élever dans les préceptes impies de ces philosophes antiques dont la pensée infecte cette ville où l’on consacre à ces écrits profanes, aux arts, aux fêtes et au plaisir ce qui devrait n’aller qu’à Dieu.

– Le souverain pontife sait tout cela, ma chère sœur, et s’en soucie grandement Le désordre spirituel de Florence l’afflige d’autant plus que l’exemple déplorable vient d’en haut. Les frères Médicis y font bon marché de la foi chrétienne et de l’honneur des femmes. L’adultère et la débauche s’étalent librement dans leur cour. Ils ont appelé en leurs conseils des gens de petit lieu cependant que par l’exil, la mort ou simplement le dédain, ils en écartaient ceux qui depuis toujours contribuaient à la richesse et au bon renom de la ville... Mais Dieu ne les oublie pas !

Fiora regardait avec stupeur ce moine qui semblait pris d’une sorte de transe. Les yeux fixés à la voûte comme s’il attendait qu’elle s’ouvrît pour livrer passage au châtiment céleste, il s’était dressé et, appuyé des deux poings à la table, il vociférait sa fureur fanatique... et sa haine des Médicis...

– Croyez-vous qu’un jour viendra où l’Antéchrist s’éloignera de nous ? demanda la mère Maddalena, les mains jointes et des larmes dans les yeux.

Fray Ignacio redescendit brusquement sur terre et essuya la sueur qui perlait à son crâne chauve :

– C’est ce qu’espère Sa Sainteté et je n’ai été envoyé ici que pour lui apporter le secours de mes yeux et de mes oreilles. Je suis étranger donc impartial mais ce que j’ai vu et entendu jusqu’à présent me fait regretter que la puissante machine de l’Inquisition, si florissante lorsqu’elle était entre nos mains, ait été finalement confiée aux frères prêcheurs qui ne s’en soucient guère. Il serait cependant souhaitable qu’elle reprenne rigueur dans ces pays et d’ailleurs, la reine Isabelle de Castille par qui j’ai été envoyé à Rome, souhaiterait que le pape en autorisât l’installation dans ses royaumes dont elle poursuit la reconquête sur les Maures infidèles... mais il me semble que nous nous éloignons un peu du cas de cette fille que tout ceci ne saurait concerner. Elle nous regarde avec des yeux ronds qu’il lui faudra apprendre à baisser !

– Pas si éloignés que cela, très révérend frère. N’est-elle pas le pire exemple de ce que produit une éducation où Dieu n’entre pas ?

– Lire des livres n’a jamais empêché quiconque de servir et d’aimer le Seigneur, protesta Fiora indignée. Je crois être aussi bonne chrétienne que...

– Que moi, peut-être ? Tu t’oublies Fiora ! ...

– Laissons cela, ma sœur, et finissons-en ! coupa fray Ignacio sèchement. Pour l’instant, je suis ici pour essayer de sauver une âme s’il en est encore temps. Tu m’as dit tout à l’heure que tu craignais la mort, fille pécheresse ? Je veux bien te croire car tu es, en effet, jeune... et belle, même si cette beauté est l’œuvre du Malin. Alors je te pose une question simple : veux-tu vivre ?

– Je vivrai si Dieu le veut et si le fleuve ne m’engloutit pas, dit Fiora calmement.

– Tu es courageuse, je le reconnais... à moins que tu ne comptes sur l’aide... de l’Autre ?

– L’autre ? Quel autre ?

– Ne fais pas l’innocente car tes yeux n’ont rien d’innocent. Je parle de celui qu’invoquent sorciers et sorcières et tu as tout ce qu’il faut pour en être une. J’ai vu de tes pareilles sourire en face d’un bûcher...

– Ne m’avez-vous fait venir ici que pour m’insulter ? s’écria Fiora révoltée. Je ne suis pas une sorcière, pas plus que ne l’étaient mes malheureux parents dont le seul crime fut d’aimer qui leur était défendu !

– Je ne te conseille pas de les évoquer trop souvent ! Mais soit, je veux bien te croire : tu n’es pas une sorcière, fit le moine d’une voix soudain changée, aussi douce et enveloppante qu’elle avait été dure et coupante. Tu n’es qu’une brebis égarée par de mauvais maîtres. C’est pourquoi je te propose de te sauver.

– As-tu donc le pouvoir de m’éviter d’être jetée à l’eau alors que toute la ville attend cela avec impatience ?

– Je vois que tu n’as guère d’illusions sur ce que tu peux attendre de tes anciens amis ? dit fray Ignacio avec un mince sourire. Cela dit, il ne m’est pas possible de t’éviter l’ordalie. La seule personne qui le puisse, c’est toi-même.

– Moi ?

– Qui d’autre ? Et il suffit de bien peu de chose : reconnais devant moi, ici même, que tu as accusé faussement... peut-être sous l’empire du chagrin – tu vois que je m’efforce de te comprendre ! – cette pauvre femme... Souviens-toi qu’elle a saisi comme une chance la terrible épreuve que j’ai proposée. Elle ne peut donc être coupable. Reconnais que tu t’es trompée et je ferai en sorte d’apaiser ceux d’ici...

– Et, si j’accepte, qu’adviendra-t-il de moi ensuite ?

– Tu resteras d’abord dans le couvent, confiée aux soins de mère Maddalena. Ce sera plus prudent car tu le dis toi-même : ces bons Florentins ne voient plus en toi... qu’une fille de rien. Tu ne pourrais recouvrer les biens de ton père : Médicis sera trop heureux de les garder par-devers lui. Tu serais honnie, jetée au ruisseau...

– Pourquoi serais-je obligée de rester ici ? Je pourrais quitter Florence !

– Mais tu quitteras Florence. Quand les esprits seront un peu apaisés et qu’on t’aura un peu oubliée, je te ferai conduire à Rome où Sa Sainteté, sur ma prière, t’accueillera. Tu pourras alors choisir entre un couvent agréable ou le service de quelque noble dame. La nièce du pape, par exemple : la comtesse Catarina... Elle recevrait certainement avec bonté, une jeune femme indignement abandonnée et spoliée par les Médicis.

Fiora d’abord désorientée par le ton si soudainement amical du moine espagnol et qui ne saisissait pas dans quel dessein il tenait tellement à la faire renoncer à son accusation, comprit d’un seul coup. Venu enquêter sur la dépravation et les exactions supposées de Lorenzo et de Giuliano, fray Ignacio comptait faire d’elle l’un des pions de son jeu. Bien que peu au fait de la politique, elle en savait assez cependant pour ne pas ignorer que Sixte IV, ennemi mortel des Médicis, parce que désireux d’offrir Florence à son neveu Girolamo Riario, l’époux de Catarina Sforza, s’efforçait de réunir autour de lui tous les ennemis du maître de la cité convoitée. Fiora rejoindrait à

Rome Francesco Pazzi le vaincu de la giostra dont on chuchotait que le pape l’intéressait à ses affaires d’argent et qui avait transféré à Rome, avec la bénédiction du vieux Jacopo, la majeure partie de la fortune familiale. Cependant Hieronyma reconnue hautement innocente et pure constituerait une insulte vivante pour Lorenzo qui avait tenté de défendre Fiora... et, très certainement elle réussirait à se faire attribuer par la Seigneurie une bonne part de la fortune des Beltrami.

Voyant que la jeune femme gardait le silence, fray Ignacio s’impatienta :

– Eh bien ? Qu’as-tu à dire à présent ? Je crois que ce que je t’offre est généreux ?

– Je le crois aussi, dit la prieure. J’accepte, pour ma part, de te garder ici où tu seras traitée comme la protégée de l’Eglise que tu vas être...

Fiora les considéra l’un et l’autre : elle, avec ses yeux encore humides d’un stupide attendrissement, lui, avec le tic agaçant de sa bouche qu’il mordillait puis humidifiait. Ils lui répugnaient autant l’un que l’autre.

– Je vous remercie tous deux... bien sincèrement de l’intérêt généreux que vous me portez mais je préfère affronter le jugement de Dieu. J’espère qu’il me permettra de prouver que j’ai raison !

Fray Ignacio qui s’était rassis, jaillit de son siège comme si un ressort s’était soudainement déclenché :

– Pauvre folle ! Tu viens de signer ta condamnation à mort ! hurla-t-il tandis que sa compagne levait les mains et les yeux au ciel.

– Tu n’en sais rien, révérend père ! Je peux survivre à la noyade.

– Mais pas au feu ! J’avais raison : tu n’es qu’une sorcière et si, par malheur, le fleuve te rejette vivante, c’est au bûcher que je te ferai condamner ! Comme j’y ferai peut-être condamner un jour le Médicis et toute sa bande. Je n’ignore pas qu’il garde auprès de lui un médecin grec magicien et voyant qui ne peut être qu’un suppôt de

Satan ! Quand le pape aura étendu sa main sur cette cité maudite, ils brûleront tous... mais toi, tu brûleras avant eux pour la plus grande gloire de Dieu !

Il ne se possédait plus et, dans la lumière ondoyante des chandelles, sa bouche écumante tordue par la rage, et ses yeux flamboyants lui donnaient le masque même d’un démon.

– Il en sera ce que Dieu voudra. Mais tu devrais le laisser se charger lui-même de sa gloire. Il s’y entend certainement mieux que toi !

– C’est ton dernier mot ? Tu refuses ?

– Je refuse. Et maintenant, avec ta permission, je souhaiterais regagner ma cellule. Il se fait tard... et je voudrais prier en paix.

– Sacrilège ! Le feu de l’enfer t’attend après celui des hommes !

Il criait si fort que, craignant sans doute qu’il ne fût entendu par toute la communauté, la mère Maddalena se hâta de rappeler la sœur Prisca en frappant dans ses mains. La religieuse ne devait pas être loin car elle reparut aussitôt. L’instant suivant, Fiora reprenait derrière elle le chemin de son logis. Elle y était à peine revenue qu’elle entendit les nonnes sortir de la chapelle. Fiora perçut leur pas glissant et des chuchotements : les filles de Santa Lucia devaient se demander pourquoi la mère prieure n’avait pas assisté à l’office du soir. Puis il n’y eut plus aucun bruit sinon, dans le voisinage, les aboiements furieux d’un chien et, un peu plus tard, l’appel répété des soldats de garde, qui, sur les remparts, se répondaient d’une tour à l’autre.

Fiora vit qu’en son absence on lui avait apporté son souper. Il se composait de pâtes au fromage avec une sauce au basilic. Mais le tout était froid. Elle en mangea un peu. Trouvant le plat collant, elle se rabattit sur le pain et l’eau. En dépit du fait qu’elle n’avait pas bougé de la journée, elle se sentait fatiguée, mais c’était surtout l’esprit qui était las... Quand les portes du couvent s’étaient refermées sur son passage, Fiora avait espéré goûter au moins un peu de calme. Or depuis qu’elle était entrée dans ce lieu fait pour la prière et la méditation, elle n’avait rencontré que la méchanceté, la mesquinerie, le mépris. Ce soir, il lui avait fallu affronter un couple de fanatiques, décidés à employer tous les moyens pour lui faire servir leurs desseins tortueux. Le moine l’avait même menacée du bûcher. Elle n’avait pas cédé en dépit de la peur que ce moine lui inspirait et elle en était heureuse...

Elle songea qu’il ne lui restait plus que deux jours et son cœur se serra en face du temps qui fuyait inexorablement. Son destin commencé dans une prison devait-il vraiment s’achever dans une autre prison ? Elle pensa à sa mère, à tout ce qu’elle avait enduré. Comme Marie avait dû souffrir, dans son corps et dans son cœur, durant les heures pénibles de l’accouchement, surveillée par des geôliers sans pitié avec l’idée affreuse que ce petit être sorti de sa chair, elle n’aurait pas le droit de le regarder vivre et que, certainement, il serait voué à la mort à brève échéance ! Des jours, des nuits d’agonie peut-être avec le glaive du bourreau pour seule espérance... Mais, au moins, elle était soutenue par son amour tout proche, un amour qu’à l’heure dernière elle avait pu prendre par la main tandis que celui de Fiora criait dans le désert... Comme tout eût été différent si Philippe l’avait aimée vraiment, aimée comme Jean – ce Jean en qui elle ne parvenait pas à voir un père – avait aimé Marie !

Un jour, l’étrange époux apprendrait que cette Fiora à laquelle il avait juré de l’aimer et de la défendre, de la garder en sa maison pour le meilleur et pour le pire, était morte misérablement. Lui donnerait-il seulement un regret, une larme ? Mais non, un Selongey ne devait pas savoir pleurer. Ce qu’il éprouverait serait plus certainement un grand soulagement. La honte n’existait plus, la souillure était effacée... Il pourrait joyeusement se tourner vers une autre femme... une femme qui peut-être occupait déjà sa vie et ses pensées ?

Fiora ne réussit pas à prier, ce soir-là. Dieu était trop loin, trop indifférent puisqu’il permettait que pèse sur une innocente le poids d’une malédiction imméritée. Quant aux représentants de sa gloire et de sa bonté qu’il avait mis sur le chemin de sa victime, il s’en fallait de beaucoup qu’ils eussent montré les doux visages du Crucifié et de Sa tendre Mère... Et ce fut en pleurant que Fiora s’endormit.

La journée du lendemain fut morne. Tôt le matin, une autre sœur converse vint enlever l’écuelle encore pleine et procéder à un rapide nettoyage de la cellule mais elle tint les yeux obstinément baissés durant tout le temps que dura son travail et ne répondit à aucune des paroles que Fiora lui adressa.

Personne ne reparut tant que dura le jour. Constatant qu’on ne lui apportait même pas à manger, Fiora pensa que l’on avait décidé de lui appliquer un sévère régime de pénitence, conséquence évidente de son attitude en face de l’espèce de tribunal que constituaient la veille la prieure et le moine espagnol. Elle s’y résigna, regrettant seulement, quand sonnerait l’heure de l’ordalie, d’affronter l’épreuve avec des forces diminuées.

Elle passa toute la journée pelotonnée sur son lit. Depuis le matin, une pluie fine tombait incessamment, noyant le jardin où il n’y avait plus d’oiseaux et Fiora sentait son cœur s’alourdir à mesure que passait le temps.

A sa grande surprise, la même sœur que le matin revint à la nuit tombante avec du pain, de l’eau et une grande écuelle de soupe épaisse qui sentait bon les légumes frais. Et à sa plus grande surprise encore, on lui parla.

– C’est chaud, dit la converse. Dépêche-toi de manger !

Le ton était presque amical et Fiora sentit son cœur se réchauffer. C’était bien la première créature qui, dans cette maison, s’adressait à elle comme à un être humain.

« Merci », dit-elle avec un sourire qu’on n’alla tout de même pas jusqu’à lui rendre. Mais c’était sans importance. Avec l’appétit de son âge elle attaqua la soupe qui lui parut succulente bien qu’elle eût un goût un peu inhabituel difficile à déterminer. Elle n’eut d’ailleurs pas tellement le temps de se poser de questions à ce sujet car, la dernière cuillerée avalée, l’écuelle s’échappa de ses mains. Ses yeux se fermèrent et Fiora tomba dans un profond sommeil...

CHAPITRE VIII LA VIRAGO

Fiora ouvrit les yeux sur un décor si étranger à celui où elle s’était endormie qu’elle les referma aussitôt en pensant qu’elle était encore en train de rêver mais sa tête lourde et douloureuse, sa bouche sèche et une pénible sensation de nausée la rappelèrent à une pesante réalité. A nouveau elle souleva ses paupières puis essaya de se redresser mais l’élancement soudain qui lui vrilla la tête l’obligea à se recoucher avec un gémissement. Immobile, alors, elle contempla sans rien y comprendre, le cadre invraisemblable au milieu duquel elle se trouvait.

Cela ressemblait à une étuve car il y avait un grand baquet de bois posé sur un sol dallé et creusé d’une rigole d’évacuation des eaux qui aboutissait à un trou percé dans la muraille. Il y avait aussi un brasero, éteint d’ailleurs, mais dont les fumées avaient noirci le plafond grossièrement crépi. Cela ressemblait à une prison car un soupirail l’éclairait de haut et mal, enfin cela ressemblait finalement à une chambre car le lit dans lequel Fiora était couchée, assez grand pour accueillir trois ou quatre personnes, était confortable. Les draps et couvertures étaient propres mais les rideaux qui l’enveloppaient faits d’un tissu à grands ramages criards, rouges et jaunes, passablement effilochés, montraient cependant ici et là des fils brillants, signes d’un passé plus fastueux. Sur un gros coffre vert à la peinture écaillée, un chandelier de fer, alourdi de coulures de cire, supportait six chandelles allumées éclairant le mur en face duquel le lit était placé. Or, ce mur était peint...

Grossièrement sans doute, car il n’avait pas la patte des jeunes génies qui faisaient l’orgueil de Florence mais par contre un grand sens du réalisme et une véritable débauche de couleurs, le peintre inconnu avait étalé sur le mur les amours d’une nymphe dodue et d’un satyre membru. Épouvantée, Fiora devint pourpre et ferma les yeux en les plissant très fort pour ne plus voir la vilaine image.

– Si tu prétends faire semblant de dormir, fit une voix de rogomme, c’est pas la bonne manière !

Rouvrant les yeux avec précaution, Fiora ne vit plus la peinture. Elle était remplacée par une sorte de monstre ; une créature taillée comme un lansquenet dont elle avait la voix râpeuse, avec des mains comme des battoirs à linge, des épaules de portefaix et des bras bosselés de muscles. De la position allongée où se trouvait Fiora, elle apparaissait immense et presque aussi large que haute. Néanmoins il fallait bien se rendre à l’évidence : la créature était une femme ! L’attestaient les seins qui pointaient comme des caronades sous la soie vert cru de la robe et les longs cheveux roux crespelés qui encadraient un visage aux dimensions du reste mais qui, peut-être, n’eût pas été sans beauté s’il avait été débarrassé de sa couche de peinture et si les yeux avaient été plus grands ; ils ressemblaient en effet à deux cailloux verts dont ils avaient à peu près la tendresse. Une profusion de bijoux clinquants achevait le personnage et scintillait à chacun de ses mouvements.

– Je ne fais pas semblant de dormir, dit Fiora, mais je voudrais savoir où je suis.

– Ça, c’est pas difficile : t’es chez moi.

– Où cela, chez toi ? Et qui es-tu ?

La femme s’appuya aux colonnes du lit qui trembla sous le choc, procurant à Fiora un nouvel élancement douloureux.

– Où c’est chez moi, t’as pas besoin de le savoir ! Quant à moi, on m’appelle Pippa, la grande Pippa ou encore la Virago. Comme on fréquente pas le même monde ça ne doit pas te dire grand-chose.

– Non... rien du tout. Mais comment suis-je venue ici ? Je me suis endormie hier soir au couvent.

– Pas hier soir : avant-hier soir. J’ai cru que tu te réveillerais jamais... M’est avis qu’ les nonnes ont eu la main trop lourde avec leur drogue...

– Une... drogue ? Mais pourquoi ?

La Pippa éclata d’un rire hennissant en montrant des dents qui devaient être capables de moudre le blé :

– Par pure bonté. C’est des saintes femmes, tu sais ? Elles devaient penser qu’c’était gâcher d’la belle marchandise que de te jeter à l’eau.

– Tu veux dire.., que ce sont elles qui m’ont apportée ici ?

– Faut rien exagérer ! Tu vois des bonnes sœurs venir ici ?

Et de hennir de plus belle !

– Par pitié, gémit Fiora, tais-toi ! J’ai affreusement mal à la tête... et mal au cœur ! Il me semble que j’ai de la laine dans la bouche.

Pippa s’arrêta net, fronça les sourcils et vint poser sa patte sur le front de la jeune femme :

– C’est bien c’que j’disais : elles ont eu la main trop lourde. On va arranger ça !

Elle revint peu après portant une grande tasse de terre cuite dans laquelle fumait un liquide à l’odeur agréable. Elle la mit entre les mains de Fiora puis, prenant celle-ci sous les épaules, elle la fit asseoir.

– Tu bois tout ! Je sais que c’est très chaud mais ça fait rien.

Fiora se brûla héroïquement. Amère en dépit du miel que l’on y avait ajoutée, la tisane contenait une forte dose de citron, de la menthe et une autre substance indéfinissable. Quand elle eut tout avalé, la jeune femme était rouge jusqu’à la racine des cheveux et transpirait comme une gargoulette. Sans rien vouloir entendre de ses protestations, Pippa la recoucha et empila sur elle tout ce qu’elle put trouver de couvertures dans le coffre en bois.

– Voilà ! fit-elle avec satisfaction. Dans une heure, je viendrai voir où t’en es. Et n’essaie pas de bouger !

Une heure plus tard, le lit était trempé et Fiora n’avait plus mal à la tête ni mal au cœur. En revanche, elle mourait de faim et quand la femme revint avec des draps secs, elle demanda s’il était possible de lui donner quelque chose à manger. Pippa éclata de rire :

– On dirait que ça va mieux ? J’préfère ça. J’aime pas qu’on soit malade chez moi. On t’apportera à manger tout à l’heure. Pour l’instant lève-toi. Faut changer tout ça !

Fiora se leva et constata qu’elle portait toujours la chemise qu’on lui avait donnée à Santa Lucia et que cette chemise était mouillée comme le reste.

– Enlève ça ! ordonna Pippa qui en un tournemain avait allumé le brasero, jeté dessus quelques herbes odorantes et s’attaquait au lit. Le tout dans une atmosphère de tremblement de terre.

– Que vais-je mettre ? demanda Fiora cherchant un quelconque vêtement autour d’elle.

– Enlève toujours ! On verra après ! Allons, vite ! Fiora ôta la chemise et tendit la main vers l’une des couvertures que Pippa venait d’enlever pour s’en vêtir mais la femme l’arrêta d’un brutal :

– Reste tranquille ! Faut tout de même que j’voie à quoi tu ressembles à poil. Une belle gueule c’est bien mais faut qu’ le reste aille avec... Reste tranquille, que j’te dis ! M’oblige pas à aller déjà chercher l’ fouet !

– Le fouet ? s’écria Fiora indignée. Je t’interdis bien de me toucher ! Tu t’imagines que je me laisserais faire ? Je ne te connais pas et je veux sortir d’ici !

Sans se soucier de sa tenue sommaire, elle s’élançait déjà vers la porte mais Pippa la saisit au vol par un bras que Fiora crut pris dans un étau :

– Tranquille, hein ? gronda la femme. Ici, on fait c’que j’ dis et on n’en sort que pour aller où j’ veux ! T’as compris ?

Fiora se tordit sous la terrible poigne et ne réussit qu’à se faire mal. Bon gré mal gré, il lui fallut bien se tenir droite et subir l’examen de la femme en retenant des larmes de rage. L’autre la lâcha et s’écarta de quelques pas pour la voir de pied en cap puis revint, lui prit les seins pour éprouver leur fermeté, toucha son ventre, palpa ses fesses, caressa ses cuisses et finalement soupira en jetant à Fiora une chemise de soie rouge usagée :

– Si j’ fais pas fortune avec toi c’est que je serais vraiment la reine des gourdes ! Par Belzébuth, t’es un vrai morceau de roi ! Le client s’ra content mais faut pas qu’y t’abîmes...

– Le... client ? répéta Fiora abasourdie. Quel client ? Et d’abord, qu’est-ce que c’est que cette maison ? Que veux-tu de moi ?

La Pippa se carra devant elle, les poings sur les hanches, la dominant de toute sa tête :

– Le client, c’est celui qui t’a fait mettre ici, chez la Pippa, la maquerelle la plus fameuse d’la Tyrrhénienne à l’Adriatique ! Il veut te dépuceler et coucher avec toi jusqu’à ce que l’envie lui passe ! Ou jusqu’à ce qu’il ait plus d’argent et j’espère bien que ça sera bientôt parce que maintenant que je t’ai vue, j’ai pas l’intention d’te vendre à n’importe qui. J’ai même déjà une idée...

Contrairement à ce que la Pippa pensait, le fait de découvrir l’horreur de sa situation galvanisa le courage de Fiora :

– Parce que tu t’imagines que je vais me laisser faire ? cria-t-elle. Tu ne sais pas qui je suis...

– Qui tu étais, tu veux dire ? Parce que t’es plus rien maintenant, Fiora Beltrami, moins que rien même : une criminelle en fuite, une sorcière recherchée par l’Église et par les gens du Bargello ! Tu veux que je t’explique pourquoi ?

– Bien sûr, je le veux !

– Alors écoute ! Hier matin, les sœurs d’Santa Lucia se sont aperçues qu’ tu t’étais enfuie de chez elles, par la cour des cuisines et en passant le mur avec une échelle. On a retrouvé ton voile sous l’échelle. Tout le monde croit qu’ t’as pris la poudre d’escampette parce que t’avais la frousse du jugement d’ Dieu. C qui voulait dire qu’ t’étais que d’la mauvaise graine. Comme t’étais pas là, la Seigneurie t’a condamnée. Et il y avait là 1’ prieur d’San Marco avec un moine espagnol et ils ont d’mandé que si on t’ retrouve, tu sois j’tée aux Stinche[xii] en attendant ton jugement... et le bûcher ! T’as compris, cette fois ?

Fiora plia sur ses jambes et se laissa tomber sur le tas de couvertures abandonné sur le sol. Oui, elle avait compris l’infernale machination montée contre elle. Certainement par les Pazzi, le vieux Jacopo et son infâme belle-fille. Elle avait compris pourquoi Hieronyma avait réclamé l’ordalie avec autant de zèle : tout devait être réglé avant que n’eût lieu la scène scandaleuse qui avait eu pour cadre le parvis du Duomo. Les complicités étaient acquises, à commencer par celles du prieur de San Marco et de fray Ignacio Ortega – celui-ci ne venait-il pas de Rome où Francesco Pazzi était bien en cour ? – et Fiora découvrait avec amertume que la puissance des Médicis avait des pieds d’argile, qu’il était possible, sinon facile de la neutraliser en agissant sur le peuple, ce monstre à cent mille têtes aux idées changeantes, et même sur la Seigneurie où, cependant, Lorenzo avait installé des hommes qu’il croyait à lui. Elle, Fiora, venait d’être emportée par cette brusque bourrasque, une autre pouvait entraîner les Médicis eux-mêmes puisque, tenus à l’écart et à demi ruinés, les Pazzi pouvaient encore agir et gagner.

Dressée de toute sa taille devant Fiora, la Virago, les bras croisés sur sa poitrine, jouissait de son triomphe sur cette belle créature qu’elle croyait brisée. Mais elle la connaissait mal et même pas du tout. Brusquement, Fiora se releva, fit face :

– Si l’on me croit en fuite, est-ce que tu ne prends pas de grands risques en me gardant ici ? demanda-t-elle froidement.

– Je ne crois pas qu’le risque soit si grand. Qui aurait l’idée de chercher la fille de Beltrami dans une maison comme la mienne ? De toute façon, le jeu en vaut la chandelle. Je viens d’te dire que j’ compte sur toi pour asseoir définitivement ma fortune...

– En me livrant aux hommes qui viennent chez toi ? Tu n’oublies qu’une chose : beaucoup de gens me connaissent à Florence ; quelqu’un pourrait...

– Te reconnaître ? Tu m’ prends pour une imbécile ? Bien sûr que ça pourrait arriver mais tu ne penses tout de même pas qu’en dehors de celui qui te veut, j’ vais t’ faire coucher avec n’importe qui, au risque qu’un ivrogne t’éventre d’un coup de couteau ? T’es pas d’la marchandise pour marin ivre. Si tu veux tout savoir, ceux qui t’ont amenée ici veulent qu’après ce que tu sais, je t’emmène à Ancône où j’ai des intérêts pour t’y vendre discrètement... mais cher, à quelque pirate turc.

– A Ancône ? Dans les États du pape ? Comme c’est vraisemblable !

– Plus que tu ne le crois. Notre Saint-Père actuel se soucie pas d’une croisade. Il aime surtout l’or. D’ailleurs il sait pas toujours c’ qui s’ passe derrière son dos... Mais rassure-toi, tu n’iras pas là-bas. J’ vais pas risquer les aléas d’une vente à la sauvette avec un Turc alors qu’il y a à Rome un cardinal qui me donnera ton poids en or...

– Un cardinal ? fit Fiora horrifiée.

– Pourquoi pas ? C’est des hommes comme les autres et celui-là est encore plus homme que tous les autres. Faut pas lui en promettre d’ la belle fille. S’appelle Rodrigo Borgia, c’est 1’cardinal-vice-chancelier, un vrai taureau ! Tu verras...

– Je ne verrai rien du tout, cria Fiora. Crois-tu vraiment que je vais rester ici ?

– Tu pourras pas faire autrement !

– Alors je me tuerai !

– T’en auras pas l’occasion. On t’ surveillera ma belle. Mais maintenant assez parlé. J’ croyais qu’t’avais faim ?

– Les charmes de ta conversation me l’ont fait oublier...

Brutalement, la Pippa saisit le visage de Fiora qu’elle serra à lui faire mal :

– Te fous pas d’moi ! Pourrait t’en cuire !

– Allons donc ! Tu n’es pas femme à abîmer la marchandise, tu me l’as dit...

– Y a d’autres moyens que le fouet. Par exemple, avec un piment placé au bon endroit. Va t’ coucher maintenant. On va t’apporter à manger et puis tu dormiras encore. Rien d’tel qu’ le sommeil, le vrai, et une bonne nourriture pour faire une belle peau. Demain faudra être prête à plaire...

Mais Fiora n’avait plus envie de dormir. Livrée à elle-même, elle fit le tour de son nouveau logis, cherchant une issue, un trou dans lequel se glisser pour retrouver la liberté. La Pippa lui avait bien dit que, dehors, elle risquait une prison plus dure que celle-ci et une mort affreuse mais elle pensait que tout valait mieux que rester ici pour y être livrée au caprice d’un inconnu dont elle cherchait en vain qui il pouvait bien être.

Hélas, l’évasion semblait difficile sinon impossible. La porte, basse et rébarbative avec ses pentures de fer et sa grosse serrure était impossible à forcer. D’ailleurs, lorsqu’on l’ouvrait on pouvait entendre claquer les verrous extérieurs. Il était donc impossible de passer par là à moins d’affronter la lutte avec la Virago et cela relevait de la pure folie : on ne se mesure pas à une montagne...

Le soupirail, qu’elle atteignit en montant sur un escabeau, donnait sur une cour intérieure, une sorte de puits qui semblait aveugle mais qui devait tout de même avoir une issue quelconque. La vue qu’elle en eut permit néanmoins à la jeune femme de constater que sa chambre se trouvait au rez-de-chaussée, ce dont elle se doutait d’ailleurs puisqu’un peu de jour filtrait par le trou d’écoulement des eaux. Seulement, pour passer, il aurait fallu scier ou desceller au moins l’un des barreaux qui interdisaient le passage. A tout hasard, Fiora secoua l’une après l’autre les trois barres de fer et constata que l’une bougeait un peu. Mais le fracas des verrous se faisait entendre et elle bondit jusqu’au lit pour ne pas être surprise dans ses tentatives.

Pippa la trouva couchée et eut un large sourire :

– On dirait qu’ tu sais être raisonnable ? Dans c’ cas on pourra s’entendre. Tiens, j’ t’apporte du poulet au zafferano (safran), du pain blanc et des prunes confites ! Demain, t’auras du chianti pour te donner des couleurs et t’échauffer un peu l’ sang...

Elle disposait l’écuelle sur les genoux de Fiora et, à sa grande surprise, lui jeta même une serviette – cette rareté que l’on ne trouvait alors que dans quelques maisons très raffinées ! – sur l’épaule, ajoutant que c’était pour éviter de salir les draps. Puis elle la regarda prendre élégamment les morceaux de volaille du bout des doigts qui touchaient à peine la sauce rousse :

– On voit qu’ t’as été bien élevée ! commenta-t-elle. Une vraie princesse qui sera à sa place dans les plus beaux palais. Dommage qu’on ne t’ait pas appris à faire l’amour aussi bien mais, après l’affaire de demain soir qui sera peut-être pas très agréable pour toi, je t’apprendrai à donner du plaisir à un homme même s’il en a pas envie. J’ suis sûre qu’ t’es douée...

Fiora ferma les portes de sa mémoire au souvenir toujours brûlant de sa nuit de noces. Philippe avait été un merveilleux professeur mais elle ne voulait pas s’en souvenir ici. D’ailleurs, des cris se faisaient entendre dans les profondeurs de la maison et Pippa se précipita hors de la chambre pour aller voir ce qui se passait en clamant qu’il était impossible « dans c’te taule » d’avoir cinq minutes de paix. Mais, quand elle revint, quelques minutes plus tard, elle tenait dans sa poigne implacable un paquet de haillons grisâtres d’où partaient des gémissements. Elle jeta le tout sur le sol près du lit :

– On a trouvé ça qui rôdait autour de la maison depuis déjà un moment. Tu saurais pas qui c’est par hasard ?

Le tas de chiffons s’agita, s’ouvrit et le visage épouvanté de Khatoun apparut. Du sang coulait de son front.

Fiora poussa un cri et, instantanément, se trouva à genoux auprès de la jeune Tartare dont le visage s’illumina.

– Khatoun ! fit-elle. Qu’est-ce qu’on t’a fait ?

Elle voulut la prendre dans ses bras pour l’appuyer contre son épaule et essuyer le sang qui coulait encore mais Pippa la rejeta brutalement en arrière :

– Pas touche ! On répond d’abord à mes questions ! Qui c’est ?

– Elle s’appelle Khatoun. Mon père a acheté sa mère qui était une Tartare alors qu’elle était enceinte. Celle-ci est née au palais et elle est ma compagne depuis toujours.

– Une esclave, hein ?

– Oui mais je ne l’ai jamais considérée comme telle. Je... je l’aime bien. Il faut la soigner, tu vois bien qu’elle est blessée.

– C’est d’sa faute ! Elle s’ débattait comme un chat en colère quand Beppo, mon p’tit frère, a mis la main d’ssus. L’a même griffé. Alors il a cogné. Maintenant, faut savoir ce qu’elle faisait là ?

– Soigne-la d’abord, s’écria Fiora. Tu vois bien qu’elle est en train de mourir !

Khatoun, en effet, avait tenté de se lever mais les forces lui manquant, elle retomba sur le dallage tandis que son petit visage verdissait et que ses narines se pinçaient... Sans répondre à Fiora, Pippa se pencha, la prit dans ses bras et la posa sur le lit en maugréant que les loques dont elle était vêtue allaient gâter ses draps. Mais c’était incontestablement une femme efficace : en un tournemain, sous l’œil inquiet de Fiora, elle lava la blessure, l’enduisit d’une pâte qui arrêta le sang puis promena sous le nez de la malade un flacon de sels qui devaient être particulièrement vigoureux car Khatoun sortit de son évanouissement en éternuant.

– Là ! fit Pippa. Tu vois bien qu’elle est pas morte ! Maintenant, va falloir qu’elle cause ! ...

– Un peu de patience ! s’indigna Fiora. Donne-lui quelque chose à boire ! Un peu de vin !

– Mais, ma parole, elle me donne des ordres ? rugit la Virago qui s’en alla tout de même chercher un flacon de vin dont elle fit boire un fond de gobelet à Khatoun qui, en dehors du fait qu’elle semblait recrue de fatigue, reprit tout à fait ses esprits. Elle raconta alors, comment, dès le lendemain des funérailles de son maître, elle s’était rendue, sous des haillons de mendiante aux abords du couvent de Santa Lucia. Son instinct, aiguisé comme celui d’un animal fidèle, lui soufflait que Fiora était en danger dans cette « sainte » maison. Et elle était restée là, ne s’écartant que pour acheter le peu de nourriture que lui procuraient les piécettes jetées par les passants...

– T’as pas eu d’ennuis avec la confrérie des mendiants ? remarqua Pippa. Tu m’étonnes un peu : les places devant les églises et les couvents sont des places de choix. Ça se paie, en général...

– Je n’ai vu personne, dit Khatoun en levant sur l’immense femme un regard plein d’innocence. Le mendiant habituel était peut-être malade ?

– Peu probable ! C’est solide c’te race-là. On est vivant ou on est mort. Pas de d’mi-mesures. Mais continue ton histoire !

Il restait peu à raconter. La deuxième nuit de sa faction, la petite esclave avait vu la porte s’ouvrir au cœur le plus noir de la nuit. Des hommes masqués s’étaient approchés et avaient reçu un long paquet sombre que l’un d’eux avait chargé sur son épaule. Ils étaient partis silencieusement et Khatoun les avait suivis jusqu’à cette maison où elle les avait vus entrer. Elle était sûre, sans pouvoir expliquer pourquoi, que le paquet n’était autre que Fiora. Elle comprit qu’elle avait raison quand la rumeur coléreuse de la ville lui apprit que le jugement n’aurait pas lieu parce que l’accusatrice s’était enfuie... Dès lors, elle avait été certaine que Fiora se trouvait dans cette maison où elle avait vu entrer les deux hommes...

Les yeux brillants d’espoir, Fiora suivait passionnément le récit de la jeune Tartare mais elle n’osa pas, par prudence, poser la question qui lui brûlait les lèvres. Ce fut Pippa qui la posa, négligemment, comme s’il s’agissait d’une chose sans importance mais en jouant avec la longue épingle qu’elle venait de retirer de sa tignasse.

– Comment ça s’ fait qu’ t’as pas été appeler à l’aide ? T’as pas été chercher du s’cours ?

Khatoun baissa les yeux et l’on put voir des larmes couler lentement sur ses joues couleur d’ivoire.

– Je suis retournée au palais pour prévenir et pour chercher de l’aide mais je n’ai pas pu en approcher. Il y avait des soldats tout autour qui retenaient la foule. Une foule... qui criait « A mort ! ... A mort, la sorcière ! » Il y en avait d’autres à l’intérieur. Ils fouillaient partout et... et ils pillaient ; On entendait craquer les meubles qu’ils jetaient dans la cour... C’était... affreux ! Et moi, je ne savais plus où aller... qui chercher. J’ai pensé à donna Chiara mais le portier m’a chassée. Alors, je suis revenue ici pour essayer... je ne sais pas trop quoi.

La gorge nouée, Fiora avait écouté ces quelques phrases qui lui annonçaient sa ruine totale et la fin de tous ses espoirs. Ce n’était pas du chagrin qu’elle éprouvait – le chagrin, celui si cruel de la mort de son père, on ne lui avait même pas laissé le temps de l’éprouver et elle savait qu’il reviendrait à la charge plus tard – c’était de la fureur, de la rage impuissante. On lui avait tout arraché en lui laissant tout juste l’honneur et, dans quelques heures, cela même n’existerait plus. Elle serait profanée, avilie, irrémédiablement souillée, rendue à la fange dont le bon Francesco Beltrami avait voulu préserver un bébé innocent... Elle finit par exploser :

– Et Lorenzo ? ... Lorenzo de Médicis, le maître de Florence, que faisait-il pendant que l’on me cherchait pour me tuer, pendant que l’on pillait ma maison... que l’on massacrait sans doute ma vieille Léonarde ? Où était-il le Magnifique, le Tout-Puissant ? Dans son jardin de la Badia ou de Careggi ? A regarder fleurir les lauriers en composant des vers à la louange de la beauté ? Ou encore à lire quelque livre rare ? Mon père en avait d’admirables... mais peut-être a-t-il pris soin de les faire enlever pour sa propre bibliothèque ?

Elle criait, pareille à quelque pleureuse antique cependant que des larmes amères jaillissaient de ses yeux... Vivement, Pippa lui appliqua sa grande main sur la bouche :

– Tais-toi donc ! Tu veux donc nous faire tous pendre ? Il y a du monde dans cette maison. Les filles sont au travail et les clients arrivent.

– Qu’as-tu à craindre ? dit Fiora avec amertume. Je viens de te dire que les Médicis ne sont pas si puissants que ça...

– Ils ont tout de même des espions partout. C’est grâce à ça qu’ils sont les plus forts, ça et l’or ! Z’ont pas l’ sang plus bleu qu’ moi et il le sait bien le Lorenzo qu’a été épouser une princesse romaine pour en tirer de la graine de prince. Allez, calme-toi ! Si ça peut t’ faire plaisir, j’te comprends. La poire elle est dure à avaler.

– C’est le moins qu’on puisse dire.

– D’accord mais t’as tout d’même pas tout perdu. Y t’ reste ta belle gueule... et ton corps. Quand j’t’aurai appris à t’en servir tu verras qu’on peut faire de grandes choses avec. A Rome tu t’ feras une fortune et t’arriveras peut-être même un jour à t’ venger. Alors maintenant tu t’ couches et tu dors ! Quant à celle-là...

– Qu’est-ce que tu vas lui faire ? s’écria Fiora déjà sur la défensive en entourant Khatoun de ses bras.

– J’ pensais la tuer parce qu’y a qu’ les morts qui parlent pas mais y a peut-être mieux à faire...

– Quoi ?

– La déballer d’ ses chiffons pour voir c’ qui y a dessous ! Une esclave tartare ça vaut cher. Elle sait faire quoi ?

– Chanter, danser, jouer du luth... Mais je t’interdis de la mettre sur un marché d’esclaves. Elle est à moi et j’ai beaucoup d’affection pour elle. Si tu nous sépares, tu n’obtiendras rien de moi. Je réussirai bien à me tuer !

Sans répondre mais avec un soupir excédé, Pippa fit lever Khatoun et entreprit de la dépouiller. Elle ressemblait à quelque grand singe roux en train d’éplucher une noix fraîche. Trop fatiguée pour seulement songer à réaliser, Khatoun se laissait faire mais elle vacillait sur ses jambes et ses yeux se fermaient d’eux-mêmes en dépit des efforts qu’elle faisait pour les garder ouverts. Sans paraître s’en apercevoir, la Virago la soumit au même examen qu’elle avait fait subir à Fiora. Celle-ci attendait impatiemment qu’elle eût fini mais, soudain, elle sursauta, n’en croyant pas ses yeux ni ses oreilles : entre les mains de Pippa qui glissaient doucement sur son corps, Khatoun gémissait, se tordait, bien réveillée cette fois, en dépit de ses yeux qui à demi révulsés se fermaient. Elle ronronnait comme une chatte sous ce qu’il fallait bien appeler des caresses. Et, soudain, elle se laissa tomber sur ses genoux écartés, ses mains agrippées à ses seins tandis que les doigts de Pippa cherchaient son intimité. Le jeune corps d’ivoire se tendit comme un arc, haletant comme une bête assoiffée puis s’affaissa dans un cri et se tordit en un long spasme... Pippa, qui s’était agenouillée, se releva comme si ce qui venait de se passer était la chose du monde la plus naturelle :

Elle lança à Fiora abasourdie un regard narquois :

– Devrait savoir faire aut’chose que danser et jouer du luth, c’te petite ! T’as jamais fait l’amour avec elle ?

– Tu es folle ? s’écria Fiora indignée ? L’amour, on ne peut le faire qu’avec un homme... et un homme que l’on aime !

– Eh bien, t’as encore pas mal de choses à apprendre ! On peut se rendre de grands services entre femmes, des services bien agréables qui font oublier la brutalité des hommes. Sont rares ceux qui savent donner du plaisir. La plupart s’comportent comme des reîtres dans une ville prise d’assaut. Tandis qu’une autre femme... Tu veux que j’te montre ?

– Non merci ! dit Fiora qui, à présent, regardait avec un peu de dégoût le corps inerte de Khatoun passé sans transition de la volupté au sommeil. Elle avait l’impression que sa petite esclave venait d’être souillée... Pippa éclata de rire, se baissa, ramassa Khatoun sans effort apparent puis la jeta sur le lit :

– Fais pas cette tête-là ! C’est naturel c’qui vient d’se passer, surtout pour une fille d’Asie. Garde-la c’te nuit ! Demain j’la mettrai au travail. Pour l’instant, elle est tellement crevée qu’elle se rappellera même pas c’qui vient d’se passer...

Elle allait sortir quand elle se retourna :

– Au fait ! Toi aussi, d’main soir tu s’ras au travail. Et ça risque d’pas être drôle. Mais j’ t’aiderai !

Cette nuit-là Fiora ne réussit pas à trouver le sommeil. La maison, livrée à l’orgie, résonnait comme un tambour et résonnait aussi la tête de la jeune femme. Les chansons d’ivrognes, les cris, les rires et les râles, elle entendait tout et ce tout lui répugnait. Vers deux heures, des grands coups de pied furent donnés dans sa porte mais la serrure était solide et personne n’entra. Il y eut aussi des injures, des gémissements douloureux et elle comprit ce que Pippa voulait dire quand elle parlait de la brutalité des hommes... En se tournant sur le côté, elle vit Khatoun qui dormait profondément et sentit une profonde pitié l’envahir. Du même coup, elle s’en voulut de l’avoir un instant méprisée. Pauvre petit être qui venait de lui montrer un si grand dévouement, qui s’était livrée volontairement au froid, à la pluie, à la fatigue, à la peur, à la rue, à la nuit et au danger des mauvaises rencontres pour essayer, elle si faible et si pauvre, d’arracher sa maîtresse à un sort affreux ! L’idée que, dès le lendemain, la Virago la ferait entrer dans son enfer, la livrerait aux brutes qu’elle entendait rire et s’injurier l’épouvantait. Elle redoutait cela plus que son propre sort parce qu’elle se sentait à présent une force qu’elle n’avait jamais soupçonnée encore. La haine et la cupidité de Hieronyma l’avaient arrachée à son monde aimable et élégant pour la jeter parmi les fauves et elle savait maintenant que, si elle voulait vivre, il lui faudrait combattre et avec les armes qui lui tomberaient sous la main. Plus encore si elle voulait assouvir un jour ce goût de la vengeance qui enserrait son cœur comme ces mauvaises plantes dont les spires mortelles étouffent lentement leurs sœurs sans autre défense que la main du jardinier. Mais aucun jardinier bienfaisant ne viendrait délivrer ce cœur fait tout entier pour l’amour et qui peu à peu se dessécherait... à moins que l’eau de la tendresse ne lui soit redonnée. Mais le seul capable d’accomplir ce miracle ne s’en souciait et ne s’en soucierait jamais...

Le chant du coq ramena le silence dans la maison de Pippa. Fiora entendit s’éloigner le dernier ivrogne. Il massacrait d’une voix atrocement fausse une chanson que Fiora aimait :

J’allais cherchant à cueillir une fleur

Vous en avez de si belles sur votre blanc visage...

Passant par cette voix hoquetante la romance était à peine reconnaissable. Elle était l’image même de ce qu’était devenue la vie de Fiora : une caricature, un cauchemar, une dérision dont elle ne voyait pas, du fond de ce cloaque où elle était tombée, comment elle pourrait en sortir... et en quel état ! Du moins avait-elle à présent, en Khatoun, une compagne de misère. D’un seul coup, les distances s’étaient abolies – en admettant qu’il y en eût vraiment ! – entre elle et la jeune esclave qui lui devenait une sœur, plus fragile peut-être, et qu’il allait falloir protéger mais avec laquelle il devenait possible d’établir un plan de fuite puisque Khatoun, au moins, savait où se trouvait la maison de Pippa.

Fiora ne s’endormit qu’à la première lueur de l’aube alors que la maison ne résonnait plus que des ronflements de ses habitants...

Un bruit de portes claquées et de chute d’eau la réveilla. Pippa, négligemment vêtue d’une sorte de peignoir de soie bleu vif, était occupée à verser, dans le baquet, le contenu de seaux d’eau qu’elle prenait devant la porte. Apparemment, le côté étuve de l’étrange logis allait servir : Pippa préparait un bain.

Entre ses cils baissés Fiora l’observait. Elle découvrit que cette femme était bâtie comme un homme, à l’exception de deux seins de marbre blanc que le vêtement découvrait par instant. Elle en avait la musculature noueuse qui gonflait ses bras et ses épaules mais sans une once de graisse et la peau, très blanche, semblait aussi lisse que celle d’un enfant sauf sur l’une des épaules où une vilaine cicatrice, trace d’un ancien coup de couteau, parlait d’une existence d’où le danger n’était pas exclu.

Quand elle jugea qu’il y avait assez d’eau, Pippa y trempa son bras pour contrôler la température, disparut un instant, revint avec une boîte où elle prit une poignée de quelque chose qu’elle jeta dans le baquet. L’odeur familière de résine de pin et de feuilles de laurier -Léonarde, rompue aux habitudes florentines en faisait mettre toujours dans les lessives pour parfumer le linge -emplit la pièce. Mais ce n’était pas de lessive qu’il s’agissait ce jour-là...

Sans même s’assurer qu’elle était réveillée, Pippa enleva Fiora de son lit et la plongea dans l’eau où elle disparut jusqu’aux épaules, non sans protester :

– Est-ce qu’il n’était pas plus simple de me dire de me lever et d’entrer dans ce bain ? dit-elle.

– C’est pas certain. Y a des gens qu’aiment pas s’laver. Comme ça j’évite les discussions.

– Mais j’aime me laver et Khatoun aussi. Chez nous, il y a une grande étuve. Je m’y baignais chaque jour !

Pippa renifla d’un air méfiant :

– C’est pas un peu beaucoup ? Un bain tous les jours ça doit user la peau ?

– Tu vois bien que non. J’ai aussi entendu dire que la Zafolina, la fameuse courtisane que se disputent les hommes les plus riches de la ville, en prenait quelquefois deux !

Cette fois Pippa était franchement sidérée. Selon son éthique personnelle, il était impensable que la fille de Francesco Beltrami pût seulement savoir qu’il existait des courtisanes. Fiora lui expliqua alors que la Zafolina était si bien élevée, si discrète, si pieuse et si généreuse qu’il n’était pas rare qu’elle fût reçue dans les meilleures maisons. On admirait ses toilettes, ses bijoux, on aimait l’entendre parler ou chanter. Rien à voir...

– Avec c’qui s’passe ici ? compléta Pippa tout en savonnant vigoureusement la jeune femme : Ben, tu vois, c’est cette vie-là que t’auras si tu fais c’que j’te dis. Seulement ça sera encore plus beau parce que ça s’ra à Rome et qu’tu chanteras pour le pape ! On s’ra riches comme la reine du sabbat...

« de Saba ! » rectifia machinalement Fiora mais la Virago ne l’écoutait pas. Tout en lavant rigoureusement les cheveux de sa nouvelle pensionnaire, elle rêvait tout éveillée, se voyant déjà régnant sur les affaires d’une Fiora couverte d’or et de joyaux par tout le Sacré Collège répandu à ses pieds. Mais, à dire vrai, la jeune femme ne l’écoutait pas davantage.

Elle réfléchissait tout en se laissant aller au simple plaisir de ce bain chaud et parfumé et dont elle avait grand besoin. Un plaisir qu’elle n’avait pas goûté depuis plusieurs jours car la coutume voulait que l’on n’allât pas aux étuves lorsque la mort passait dans une maison...

Après le bain dans lequel Khatoun la remplaça après avoir reçu l’ordre de se débrouiller toute seule, Pippa enveloppa Fiora dans un drap et l’installa le dos au brasero pour faire sécher ses cheveux :

– J’reviendrai t’masser et t’parfumer tout à l’heure ! déclara-elle en quittant la chambre à la grande satisfaction de Fiora qui se rapprocha aussitôt de Khatoun occupée à se savonner avec un soin maniaque.

– Je ne te remercierai jamais assez pour ce que tu as fait, lui dit-elle. Peux-tu me dire, à présent, où nous sommes ?

– Dans le quartier San Spirito, outre Arno. La maison est derrière celle d’un marchand de chandelles vers le milieu d’une petite rue qui débouche en face du grand palais inachevé...

– Le palais des Pitti ? Celui dont ils ont dû abandonner la construction ?

– C’est ça. On entre ici par un long couloir et il n’y a aucune fenêtre donnant sur la ruelle. Il y a une lanterne rouge au-dessus de la porte.

– Autrement dit, ça ne va pas être facile d’en sortir, sinon impossible, Qui viendrait nous chercher ici ?

– Il y a tout de même quelqu’un qui sait... Khatoun baissa la voix de plusieurs tons et agita l’eau du bain pour mieux la couvrir. C’est un vieux mendiant que j’ai rencontré près du couvent. Il a été très bon, très généreux. La femme avait raison : c’est défendu de mendier sans la permission des autres mais lui m’a permis. Il m’avait prise un peu sous sa protection et il était avec moi quand les hommes t’ont apportée ici...

– Tu lui avais dit pourquoi tu t’étais installée près de Santa Lucia ?

– Oui.

– Et il t’a aidée tout de même ?

– Oui mais ensuite il m’a conseillé de rentrer à la maison. Je n’ai pas voulu. Alors, il a disparu en me disant que si je restais là je me ferais prendre...

Tristement, Fiora retourna prendre sa place auprès du feu. Le mince espoir qu’elle avait conçu s’évanouissait comme le mendiant dans la nuit. Il avait eu pitié de Khatoun et c’était tout ! Fonder quelque espérance sur l’intérêt d’un être aussi dépourvu qu’un mendiant relevait de la pure folie. Il faudrait essayer de trouver autre chose. Mais quoi ?

Quand Pippa revint, elle lava les cheveux de Khatoun et la fit sortir de l’eau, ôta la bonde du baquet pour le vider puis revenant à Fiora, la fit étendre sur le lit pour oindre son corps d’une huile parfumée tandis que Khatoun se séchait à son tour. Le nez froncé, Fiora renifla l’odeur qui s’échappait des mains de la Virago.

– Qu’est-ce que ce parfum ? Celui que j’employais était fait d’iris, de verveine et d’un peu de jasmin.

– Ça sent sûrement très bon mais ça ne doit pas valoir grand-chose pour l’amour. Ça, c’est du nard et ça coûte assez cher pour qu’tu fasses pas la grimace. Si tu sais t’en servir, ça rend les hommes fous...

Brusquement, Fiora saisit la main que Pippa approchait de son ventre.

– C’est toujours... pour ce soir ?

– Qu’j’attends celui qui t’veut ? C’est oui mais ne m’demande pas son nom : j’te l’dirai pas. Tu verras bien...

– Et elle, dit Fiora en désignant du menton son ancienne esclave. Vas-tu vraiment la jeter, dans l’enfer que j’ai entendu cette nuit, à des ivrognes, à des brutes ?

– T’inquiète pas ! J’vais la donner à quelqu’un qui saura apprécier. Ça vaut cher une p’tite chose comme elle et on peut en tirer pas mal d’argent. En plus, elle aime l’amour...

– Tu n’as pas peur qu’on la reconnaisse et que, par elle, on remonte à moi ? Les esclaves tartares sont assez rares pour que la mienne soit connue. Laisse-la auprès de moi. Tu l’emmèneras à Rome avec moi. Le cardinal Borgia sera sûrement assez riche pour l’acheter ou bien moi je te la paierai quand j’aurai gagné beaucoup d’or...

Il en coûtait à Fiora de parler ce langage de courtisane mais pour sauver Khatoun d’un sort affreux, elle eût marchandé avec le diable en personne.

– Elle peut pas rester avec toi c’soir, répondit Pippa en malaxant énergiquement les épaules et la poitrine de sa pensionnaire. Et puis elle pass’ra peut-être une bonne soirée. L’client à qui j’vais la donner est un seigneur pour la générosité et il est pas d’ici. Donc rien à craindre...

Fiora comprit qu’il n’y avait rien à faire et se tut, laissant Pippa poursuivre son massage. A présent son corps embaumait comme la boutique de Landucci quand il recevait un chargement de parfums. Au bout d’un moment, elle demanda avec amertume :

– Et moi, dois-je m’attendre à ce que tu appelles une bonne soirée ?

Pippa s’arrêta. Essuyant machinalement ses mains à son vêtement, elle soupira :

– Non. Tu m’as l’air d’une fille assez courageuse pour que j’te dise la vérité et puis vaut toujours mieux être prévenue. T’auras un mauvais moment à passer parce que... parce qu’il est à moitié fou. Mais j’serai là... ou tout au moins pas loin pour éviter l’pire. Quant à toi t’auras qu’à penser à c’que j’tai promis... à ta fortune future !

L’or semblait décidément représenter pour cette femme le bien suprême, le but à atteindre, et Fiora qui, un instant, avait pensé qu’il serait peut-être possible d’attendrir son cœur, y renonça. On avait payé Pippa pour accomplir sa vilaine besogne et, si elle traitait sa prisonnière avec une certaine douceur, c’était uniquement parce qu’en la voyant, elle avait découvert qu’avec des ménagements elle pouvait en tirer beaucoup plus d’or qu’elle ne l’avait cru.

La journée s’étira occupée par les soins que Pippa ne cessait de prodiguer, un repas léger et quelques heures de repos. Quand vint la nuit, la Virago vint habiller – à peine – Fiora d’une ample tunique de mousseline blanche parfaitement transparente et piqua dans ses cheveux des brins de jasmin et quelques boutons d’oranger. Khatoun, vêtue d’une robe de soie rouge qui lui laissait les seins libres, des sequins dans les cheveux, avait disparu...

– T’as presque l’air d’une mariée ! dit Pippa en contemplant son œuvre. Ça va lui plaire. C’t’un gars qu’aime surtout les pucelles. C’est son plaisir d’les ouvrir et j’lui en ai déjà procuré quéqu’s’unes. Y s’en désintéresse assez vite après mais toi c’est pas pareil : t’es tellement belle !

Fiora faillit dire qu’elle n’était plus vierge mais pensa que cela ne la sauverait pas. Si cet homme s’était donné tant de mal pour l’avoir c’est qu’il tenait à elle pour une raison ou pour une autre. Elle avait vainement cherché à imaginer qui pouvait être cet inconnu. Tout ce qu’elle espérait à présent, c’était qu’il fût un être, brutal sans doute, mais peut-être accessible à certains sentiments humains et, s’efforçant de raffermir son courage, elle attendit, à demi étendue sur le lit ouvert dans la lumière douce des chandelles qui faisait briller ses cheveux et caressait le velours de sa peau.

Mais, quand la porte s’ouvrit sous la main de Pippa pour livrer passage au « client », Fiora poussa un cri d’horreur et sautant à bas du lit, se réfugia dans les rideaux qu’elle serra autour d’elle : celui qui entrait c’était Pietro Pazzi, le bossu, le boiteux, l’affreuse créature à laquelle Hieronyma avait donné le jour, le garçon qu’elle prétendait lui offrir pour époux...

Il n’avait que vingt ans mais, en réalité, il était sans âge car les griffes du vice avaient déjà marqué son visage au teint blême. Il avait un long nez aplati du bout, le cheveu rare et plat, de grandes oreilles, le menton en galoche, de petits yeux noirs dont l’un se fermait par instants quand un tic habituel lui remontait un côté du visage. Seules ses dents, très blanches, possédaient quelque beauté.

Jusqu’à présent, Fiora avait plaint de tout son cœur un garçon ainsi disgracié et que l’ironie du sort avait fait naître dans la ville d’Europe où la beauté avait le plus d’importance. On ne le voyait d’ailleurs jamais se mêler aux jeunes gens de son âge dont la cruauté n’avait que railleries et sarcasmes pour sa difformité. Les filles le fuyaient, celles du moins à qui leur nom ou leur fortune le permettait. Ainsi Chiara le détestait et même en avait peur. Elle disait que le diable l’avait engendré et se gardait bien de mettre les pieds au palais Beltrami quand elle savait que le jeune Pazzi devait y venir. Ce qui était rare car il ne quittait guère le domaine de son grand-père à Montughi où l’on disait qu’il s’adonnait à l’alchimie et à l’élevage de chiens féroces.

La terreur de Fiora parut l’amuser car il éclata de rire.

– Eh bien, ma belle fiancée, est-ce là tout l’accueil que puisse attendre un amoureux ? On dirait que je te fais peur ?

Cette voix sarcastique rendit à Fiora sa colère que la peur avait chassée un instant. Sans quitter l’abri de ses rideaux, elle riposta :

– Je n’ai jamais eu peur de toi et tu le sais très bien. Je crois même avoir été toujours aimable...

– Certes, certes ! Aimable... oui. Pourtant tu as refusé de m’épouser. Ton « amabilité » n’allait pas jusque-là, n’est-ce pas ?

– On ne peut donner sa main sans donner son cœur. Je suis désolée Pietro mais je ne t’aime pas.

– Ne sois pas si désolée : moi non plus je ne t’aime pas... et même je crois que je te déteste mais je voulais t’avoir à moi.

– Sois franc ! C’était ma dot que tu voulais et ensuite la fortune de mon père...

– Ne te déprécie pas tant ! fit-il avec un ricanement qui passa comme une râpe sur les nerfs à vif de la jeune femme. Bien sûr, je voulais la fortune des Beltrami et elle me revient de droit puisque tu n’es rien. Mais je te voulais, toi surtout, pour t’apprendre à vivre à ma manière. Pour te soumettre à tous mes désirs, à tous mes caprices... Ah, la belle vie que je t’aurais faite, enchaînée jours et nuits à mon lit, comme une chienne... Tu n’as jamais vu mes chiens, je crois ? ... C’est dommage... Ils sont beaux et forts et ils lèchent mes mains pour avoir des caresses. Tu aurais vécu avec eux, partageant leur pitance... J’avais même déjà fait faire un beau collier de cuir brodé d’argent pour ce joli cou. Ah, comme nous aurions été heureux tous ensemble ! Je te voyais déjà dormant nue sur le tapis de ma chambre auprès de Moloch, mon molosse favori, venant à moi sur un simple claquement de fouet... Ce fouet-là, tu vois ? ... et de sous le manteau noir qu’il portait négligemment jeté sur ses épaules, il sortit une longue lanière de cuir tressé qu’il fit claquer. Mais il n’est pas trop tard, tu sais ? Je vais d’abord t’épouser à ma manière, là, sur ce lit de bordel... et puis, on verra comment réaliser ce beau rêve... Viens à présent, ma douce, viens voir ton maître !

Il était fou, cela ne faisait aucun doute. Avec ses yeux exorbités et sa bouche d’où coulait un filet de bave, Pietro était terrifiant, démoniaque...

– Jamais ! cria Fiora éperdue. Je t’interdis de m’approcher !

– Tu m’interdis ? Tu interdis quelque chose à ton maître ? Tu vas le regretter... J’ai dit ici ! Au pied et à genoux !

Pippa effrayée par la tournure que prenait la scène, intervint :

– Un peu d’patience, seigneur ! Tu t’serviras de ce fouet plus tard, quand elle sera un peu habituée à toi, fit-elle d’une voix paisible et qu’elle voulait lénifiante. Songe que t’as devant toi une douce jeune fille, une vierge pure qu’a encore jamais imaginé les joies d’une union avec toi... Commence par la prendre ! Ensuite, j’en suis persuadée, elle sera douce... et soumise !

Le regard de Pietro vacilla. Il respira deux ou trois fois, très fort, et lâcha son fouet :

– Tu as raison. Célébrons d’abord les noces ! Amène-la-moi !

Pippa ne se le fit pas répéter. En dépit de la défense désespérée fournie par Fiora, elle l’arracha de son abri précaire et la força à se coucher sur le lit où la jeune femme immédiatement se pelotonna sur elle-même. Son cœur cognait éperdument dans sa poitrine car, avec un cri de rage, Pietro avait repris son fouet et lui en cinglait les épaules et le dos qu’elle lui offrait. Il allait frapper encore mais la Virago, comprenant qu’il était capable de tuer sa précieuse pensionnaire, arrêta son bras.

– J’tai déjà conseillé un peu d’patience, seigneur ! Inutile de frapper : le sang te tacherait. J’vais t’la tenir !

– Tiens-la bien alors ! Elle est capable de me griffer !

– Sois sans crainte ! J’y veillerai. Déshabille-toi seulement ! et, tout bas, elle chuchota dans l’oreille de Fiora : Pour l’amour de Dieu, laisse-toi faire ! Il est capable d’te tuer !

Que Pippa invoquât l’amour de Dieu en un pareil lieu et un pareil moment donnait le juste degré de son inquiétude mais elle n’avait pas besoin du secours de quiconque : elle eût tôt fait de briser la résistance de la malheureuse qui se retrouva étendue en travers du lit, les épaules et les bras solidement maintenus.

Cependant Pietro ôtait son grand manteau qu’il jetait dans un coin :

– Je ne me déshabille jamais pour dépuceler une fille. Elles trouvent ce vêtement plus agréable. Il les excite !

Le pourpoint qu’il portait était en effet constellé de petites plaques de fer pointues qui sans causer de blessures graves devait égratigner cruellement la peau de ses compagnes.

– Par tous les diables ! souffla Pippa stupéfaite. Elle savait bien pourtant que le fils de Hieronyma n’était pas normal et, dans sa maison, elle avait rencontré bien des hommes cruels mais celui-ci la confondait.

Voyant qu’il approchait, Fiora ferma les yeux très fort et serra nerveusement les jambes mais le monstre les lui ouvrit d’un violent coup de genou puis, se libérant, entra en elle brutalement... mais se retira aussitôt griffant les seins et le ventre de la jeune femme qui ne put retenir un gémissement :

– Elle n’est plus vierge ! hurla-t-il.

– Elle n’est plus vierge ? répéta Pippa ahurie. Tu dois t’tromper seigneur ! Tu y as été fort !

– Je ne suis pas fou, Pippa, et j’ai toujours su quand une fille était neuve ou pas ! Celle-ci a déjà servi... mais elle va me dire à qui ? Tu entends, sale petite putain ? Avec tes grands airs tu ne valais pas mieux que les filles qui traînent dans les tavernes du fleuve ! Alors tu vas parler !

Il se jeta sur elle à nouveau, saisit sa gorge et commença à serrer, serrer. Pippa poussa un cri :

– Comment veux-tu qu’elle parle si tu l’étrangles ? Lâche-la... Je t’dis de lâcher !

Elle saisissait déjà le monstre aux poignets quand soudain un homme surgit sans qu’elle pût deviner d’où il sortait, un homme drapé de haillons qui lui donnaient l’air d’une chauve-souris si grand et si noir qu’elle crut voir le diable en personne. Mais elle eut à peine le temps d’apercevoir l’éclair de la dague dont par deux fois, il frappa Pietro dans le dos...

Le bossu ne poussa qu’un cri et s’affaissa. Ses mains lâchèrent prise juste à temps pour Fiora qui suffoquait. Pippa, qui se tenait à genoux de l’autre côté du lit pour mieux immobiliser la jeune femme, se releva péniblement.

Ses yeux affolés allèrent du corps inerte à l’homme en haillons qui, d’une main et sans effort apparent, saisissait le mort par le col de son pourpoint et l’enlevait de Fiora sur laquelle il pesait péniblement pour le rejeter à terre avec dégoût comme une chose immonde. Le corps de la jeune femme apparut, couvert de petites griffures où perlait le sang ; il ne remua pas. Les ailes du nez pincées, Fiora respirait avec difficulté...

– T’as fait du beau ! murmura Pippa qui regardait avec horreur la tache de sang s’élargissant dans le dos de Pietro. Et d’abord, qui tu es, toi ?

– Quelqu’un qui t’aurait fait pendre... ou peut-être même brûler si ce monstre avait tué madonna Beltrami chez toi. C’était déjà assez grave de retenir prisonnière une femme enlevée de force de l’asile d’un couvent, dit tranquillement Démétrios qui palpait avec douceur le cou meurtri pour s’assurer qu’il n’y avait rien de brisé. Tu étais complice. Tu lui tenais les bras pendant qu’il l’étranglait.

– J’l’aurais pas laissé aller jusqu’au bout ! J’le jure sur...

– Ne jure pas, la Pippa ! C’est du temps perdu. Tu ferais mieux de la soigner. Il l’a mise dans un bel état !

Le médecin grec tira de sous ses habits crasseux un petit flacon qu’il approcha des lèvres blanches de Fiora ; quelques gouttes glissèrent dans la bouche et, dans les secondes qui suivirent, tout le corps fut parcouru d’un long frisson. Enfin, Fiora ouvrit les yeux et regarda avec une immense surprise le visage barbu penché sur elle. Elle retint à temps une exclamation car Démétrios avait posé vivement un doigt sur sa bouche :

– Cela va mieux ?

– Oui, souffla-t-elle. Oui... merci !

Pippa à présent s’activait, achevait d’arracher ce qui restait de la tunique de mousseline, lavait le corps avec de l’eau d’oranger puis cherchait un petit pot dont elle tira une noisette de pommade qu’elle répartit sur toutes les blessures tout en prodiguant à la victime des paroles apaisantes sans pour autant cesser de guetter du coin de l’œil son étrange visiteur :

– Là, ma colombe, là ! Ça s’ra rien ! Une bonne nuit d’sommeil par là d’ssus et il y paraîtra plus !

– Je suis d’accord pour la bonne nuit de sommeil, fit Démétrios, mais pas ici ! Habille-la avec ce qui te tombera sous la main. Je l’emmène !

Du coup Pippa retrouva toute sa combativité. Sautant sur ses pieds, elle fit face au Grec, les poings sur les hanches, faisant saillir ses muscles, formidable et menaçante :

– T’emmènes rien du tout ! Tu m’as assez fait d’tort comme ça en tuant un bon client. Mais elle, j’me la garde ! t’ as compris ? Après tout, qu’est-ce que t’es ? Rien qu’un mendiant et moi j’ai ici un ou deux bons gars qui m’ prêteraient main-forte. Sans compter que j’ peux appeler à la garde. J’ dirai la vérité : qu’ t’as tué un noble et c’est toi qu’on pendra ! Au fait... pourquoi qu’j’appellerais pas tout d’suite ?

Elle allait crier mais Démétrios étendit un bras, ses doigts écartés dirigés vers les yeux de la femme qui resta la bouche ouverte sur un hoquet. Sans changer de position, le Grec avança d’un pas et Pippa recula d’un pas, ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle soit acculée au mur, aussi raide qu’une planche. Les yeux noirs que Démétrios dardait sur elle flamboyaient comme des chandelles.

– Tu n’appelleras personne, Pippa, dit-il d’une voix calme et sans la quitter des yeux. Au contraire, tu vas m’obéir... Entends-tu ma voix ?

– Oui... oui j’entends ta voix ! Parle ! J’obéirai ! Sa voix, à elle, était toute différente, lointaine...

– Alors, écoute : tu vas habiller cette jeune femme et puis tu nous accompagneras jusqu’à la porte. Ensuite, tu appelleras ton frère et, tout à l’heure, quand ta maison sera vide, vous porterez tous deux ce corps jusqu’au fleuve où vous le jetterez après l’avoir lesté d’une ou deux grosses pierres. Puis vous rentrerez. Alors seulement tu te réveilleras mais tu auras tout oublié de ce qui vient de se passer ici. Quant à ta prisonnière, elle a réussi à s’enfuir pendant que des ivrognes entrés ici se battaient...

Toute sa force semblait concentrée dans son regard et dans la main qui clouait Pippa au mur. Il détachait clairement chaque syllabe comme pour mieux les faire pénétrer dans l’esprit de la femme. Celle-ci avait les yeux grands ouverts et ne bougeait absolument pas. Elle avait l’air d’une grande statue que Fiora regardait avec stupeur. Cependant, Démétrios, après un court silence, demandait :

– Tu as compris mes ordres ?

– Oui.

– Tu les exécuteras ? Sans rien manquer ?

– Sans rien manquer...

– Alors va, obéis ! ajouta-t-il d’une voix forte en laissant lentement retomber son bras. Pippa vacilla comme si un soutien venait de lui manquer puis se mit à l’œuvre avec des gestes bizarres d’automate. Elle habilla Fiora qui n’osait plus bouger, lui passa les vêtements que la jeune femme portait à son arrivée et qu’elle tira du coffre : sa chemise, la robe blanche de novice, les sandales de corde tressée. Démétrios ramassa alors le manteau noir que Pietro avait abandonné et le lui remit pour qu’elle en enveloppât la jeune femme puis tendit la main à celle-ci.

– Viens ! dit-il. Et ne crains rien ! Elle va, comme je le lui ai ordonné, nous accompagner jusqu’à la porte...

Pippa, en effet, aussi indifférente que si elle était seule, allumait une chandelle au candélabre et se dirigeait vers la porte. Mais Fiora résista à la main qui voulait l’entraîner :

– Et Khatoun ? Je ne peux pas partir sans elle !

– La petite Tartare qui t’es si dévouée ? Où est-elle ?

Fiora eut un geste vague :

– Je ne sais pas. Quelque part dans cette maison... avec un homme... un étranger. Pippa a dit qu’elle allait la donner à quelqu’un qui saurait l’apprécier... Il faut la trouver !

Démétrios fronça les sourcils :

– C’est impossible cette nuit. Cette maison est grande et on ne peut pas fouiller partout. De plus, je ne peux pas endormir une foule comme j’ai endormi cette femme. Il faut partir sans elle.

– Non ! dit Fiora. Je me refuse de l’abandonner. Dieu sait ce qui lui arriverait, livrée seule à ces démons !

– Je n’ai pas remarqué que tu puisses grand-chose pour la protéger. Mais, rassure-toi : elle ne risque rien. Pippa connaît trop la valeur marchande d’une jolie fille. D’ailleurs demain je l’enverrai chercher. La Virago ne résiste pas longtemps à l’or et elle en aura. Viens à présent, il faut faire vite !

Pippa attendait au seuil comme une servante bien stylée. Quand Démétrios et Fiora la rejoignirent, elle se mit en marche en les précédant, levant sa chandelle pour éclairer leur chemin. On longea un couloir plongé dans la nuit et qui débouchait sur une cour intérieure, celle-là même sur laquelle donnait la chambre-étuve de Fiora. Des cris et des rires se firent entendre quand on passa sous une voûte où débouchait un escalier. C’était si proche que la fugitive sentit une angoisse à la pensée qu’une porte pouvait s’ouvrir, libérant quelques-uns de ceux qui là-dedans menaient une véritable bacchanale.

– N’aie pas peur, chuchota Démétrios. Avec elle nous n’avons rien à craindre. D’ailleurs, elle a évité la grande salle... Et nous sommes presque dehors...

Au bout d’un dernier couloir, Pippa ouvrit une porte et s’écarta pour laisser passer ses compagnons. Puis referma derrière eux. Avec une joie infinie, Fiora regarda le grand ciel bleu sombre, piqueté d’étoiles, dans lequel l’ombre des maisons rapprochées de la ruelle découpaient un ruban scintillant. Elle respira à pleins poumons l’air humide qui charriait des odeurs de poisson, d’huile et de bois brûlé et serra plus fort la main de Démétrios :

– Gomment te remercier... commença-t-elle, mais il la fit taire.

– Plus tard nous aurons tout le temps de causer. Pour le moment, il faut nous mettre à l’abri jusqu’à la fin de la nuit. Au lever du jour, quand les portes seront ouvertes, je te conduirai chez moi, à Fiesole...

– Où allons-nous ? ...

– Chez l’ami à qui je dois cette défroque... et quelques autres choses...

Ils sortirent de la ruelle avec d’infinies précautions et seulement lorsqu’ils eurent acquis la certitude que le pas de la milice s’éloignait au lieu de se rapprocher. En face d’eux s’étendait ce qui ressemblait à un amas de ruines et qui, en fait, était un chantier inachevé : celui d’un grand palais ne comportant qu’un rez-de-chaussée et une partie de l’étage mais qui n’en était pas moins impressionnant par les pierres énormes, à peine dégrossies, rugueuses, barbares de son appareil[xiii].

Les gens du quartier ne s’en approchaient pas car il avait mauvaise réputation. L’homme qui l’avait voulu, Luca Pitti, l’un des plus riches de Florence, en avait demandé les plans à Brunelleschi, l’architecte génial qui avait érigé le Baptistère et coiffé le Duomo de son énorme bulle corail. Il le voulait le plus grand, le plus riche de la ville, à la hauteur de son ambition effrénée. Après la mort de Cosimo, le grand-père de Lorenzo, Pitti avait conspiré avec Soderini, le gonfalonier d’alors, pour arracher le pouvoir des mains plus faibles de Piero le Goutteux, son fils, mais le complot avait échoué et Pitti, ruiné et exilé, était parti mourir loin de la ville bien-aimée. L’imagination populaire qu’une fin si simple ne satisfaisait pas, prétendait, à mots couverts bien sûr, que les restes de Luca Pitti, assassiné par les gens des Médicis, étaient enfouis sous son palais inachevé et, comme les légendes ont la vie dure, les femmes se signaient en passant devant les murs énormes et les grandes arches vides qui ouvraient les yeux aveugles de leurs fenêtres rectangulaires sur des profondeurs obscures. Personne ne se fût avisé de venir chercher l’une de ces pierres abandonnées que l’on disait maudites. Cela durait depuis trente-cinq ans...

Pourtant Démétrios entraîna sa compagne droit vers le chantier délaissé sans se laisser impressionner par la crainte qu’elle manifestait.

– Une fille dont l’esprit a été éclairé par la lumière grecque ne se laisse pas troubler par une sotte légende ! lui dit-il en manière de réconfort...

L’un tirant l’autre, ils contournèrent le palais, trouvèrent l’ébauche d’un jardin qui aurait dû s’étendre sur une colline puis s’engouffrèrent dans l’une des portes qui n’avaient jamais reçu de vantaux. Tâtonnant dans l’obscurité, Démétrios repéra un mince rai de lumière filtrant sous un assemblage de planches et alla y frapper selon un code particulier. A l’intérieur, une voix rocailleuse demanda :

– Qui est là ?

– Mendici ! [xiv]

Ce qui tenait lieu de porte s’ouvrit, découvrant ce qui aurait dû être une pièce de service. La lumière provenait d’un petit feu allumé au milieu, à même le sol de terre battue. Quant à celui qui accueillait les arrivants, c’était un petit homme squelettique dont le visage parcheminé s’ornait d’une barbe maigre et s’encadrait de longs cheveux gris. Il jeta un rapide coup d’œil à ses visiteurs puis retourna s’accroupir auprès de son feu pour remuer quelque chose dans un pot d’argile :

– Tu as réussi, à ce que l’on dirait ?

– Oui. Grâce à toi, Bernardino. Mais il était temps. J’ai dû tuer Pietro Pazzi. C’est lui qui avait fait enlever Fiora et il allait l’étrangler quand je suis arrivé. A l’heure qu’il est la Pippa et son frère doivent être en train de le jeter dans l’Arno avec quelques pierres pour l’empêcher de remonter.

– Une mauvaise graine de moins ! approuva le vieillard. Quant à toi, jeune fille, sois la bienvenue ! Tu es chez un ami... et d’ailleurs tu me connais car tu m’as souvent fait la charité.

Elle se souvenait, en effet, de ce vieil homme qui mendiait toujours près des portes du Duomo en chantonnant une vieille complainte...

– Je te remercie, dit-elle, mais... je te croyais aveugle et sourd ?

Il rit doucement puis expliqua avec fierté qu’il fallait une grande expérience pour apprendre à ne montrer que le blanc des yeux mais qu’il n’était pas difficile d’être sourd.

– A présent, tu peux dormir un moment car tu dois en avoir besoin. Voici mon lit, ajouta-t-il en désignant l’un des tas de chiffons qui servaient de meubles à sa demeure. Quand le coq chantera, je t’éveillerai...

– Tu m’accueilles chez toi et, de ce fait, tu risques ta vie. Je suppose que tu le sais ?

– Je risque moins que tu ne l’imagines, fillette. Ne t’arrête pas au misérable décor où je vis car je dispose d’une puissance qui ferait envie à bien des princes. La confrérie des mendiants, la plus nombreuse qui soit, se reconnaît, tout autour de la Méditerranée et au-delà par ce seul mot Mendici ! et moi je règne sur ceux de Florence : les estropiés vrais ou faux, les coupeurs de bourse, les mendiants de tout poil. Cela fait une armée dont les coups, pour être portés souvent dans les ténèbres, n’en sont pas moins redoutables. Quand une émeute gronde, nous sommes toujours au cœur de l’agitation.

Mais, vois-tu, cette vie qui m’est chère, je la dois à l’homme qui t’accompagne car son savoir m’a sauvé. Et Bernardino paie toujours ses dettes ! ... Dors à présent et ferme tes oreilles car nous avons à causer, le Grec et moi-Étendue sur le tas de chiffons malodorants comme sur les coussins les plus doux, Fiora, oubliant son corps égratigné et sa gorge douloureuse sombra presque aussitôt dans un profond sommeil. A quelques pas d’elle, accroupis l’un en face de l’autre de chaque côté du feu comme d’étranges oiseaux nocturnes, le médecin grec et le roi des mendiants s’entretinrent à voix basse de leurs souterraines affaires jusqu’aux abords de l’aube. Quand le coq fit entendre son chant, Démétrios tira de sous ses loques une poignée de florins qu’il posa dans la griffe de son compagnon. Puis il se leva et étira ses longs membres :

– Penses-tu y parvenir ? demanda-t-il.

L’autre haussa les épaules et fit couler les pièces d’or d’une main dans l’autre avec délectation :

– C’est l’enfance de l’art. Dans deux heures, le bruit que la jeune fille a été enlevée du couvent et ne s’est pas enfuie courra les parvis et les marchés aussi vite que le vent d’autan.

– Tu es certain que ni toi ni tes frères ne risqueront de tomber sous la main du Bargello ?

– On n’arrête pas le vent. Il naît sans que l’on sache pourquoi ni d’où il vient, il passe mais nous veillerons à ce qu’il ne s’éteigne pas trop vite. Sois sans crainte ! Nous sommes habiles et les commères en auront pour leur argent.

Démétrios hocha la tête, sourit et s’en alla réveiller Fiora. Une heure plus tard, après avoir traversé toute la largeur de la ville au milieu des charrettes de légumes et de volailles qui s’en allaient vers le marché, ils franchissaient, dans l’indifférence générale et sans même que les soldats de garde leur accordassent un regard, la porte a Pinti qui regardait vers Fiesole, longeaient le mur du couvent des Camaldules et celui du merveilleux jardin de la Badia construite jadis par Cosimo de Médicis.

L’air du matin était léger, pur et transparent, avec cette belle lumière irisée qui annonce une journée de soleil mais le cœur de Fiora, s’il était délivré de la peur, demeurait lourd tandis qu’elle cheminait auprès de Démétrios dans la poussière de ce chemin tant de fois parcouru jadis au trot de son cheval ou dans le joyeux carillon des sonnailles d’une mule. Là-haut, il y avait sa maison dont elle pouvait apercevoir le grand toit brun, cette douce maison dans les lauriers où Philippe lui avait donné quelques heures de merveilleux bonheur et elle clignait des yeux, dans la lumière, comme un oiseau de nuit projeté soudain dans le soleil. Les choses n’avaient plus le même visage ni la même couleur et Fiora se retrouvait étrangère, reine déchue devenue mendiante, au milieu de ce beau pays qu’elle aimait de toutes les fibres de son corps, de toute la tendresse de son cœur et qui ne la reconnaissait plus.

Démétrios qui l’observait du coin de l’œil, la voyant buter dans une ravine laissée par les dernières pluies, saisit son bras et ne le lâcha plus :

– La côte est rude et le chemin te paraît amer, Fiora Beltrami, parce que tu es tombée de haut et que tes blessures saignent encore mais sache que celui qui veut atteindre le sommet de la montagne ne peut s’abstenir d’en gravir la pente.

– Crois-tu qu’il existe encore un sommet pour moi ? Je suis lasse, Démétrios...

– Je te l’ai dit : tu saignes encore mais les cicatrices font la peau plus dure. Je vais te guérir et tu pourras alors apercevoir de nouveau l’horizon. Tu découvriras que tu as envie ... d’aimer et d’être aimée.

– Jamais ! Jamais plus je n’aimerai ! Il y a trop d’amertume dans mon cœur pour que l’amour y revienne un jour. Tout ce que je désire, à présent, c’est venger mon père, ma mère et me venger moi-même. Songe que l’on m’a tout pris, que ma maison a été pillée, dévastée, que l’on a tué peut-être celle qui a veillé sur mon enfance, ma chère Léonarde à laquelle j’osais à peine penser dans cette maison dont tu m’as tirée...

– Je peux t’assurer que personne n’a été tué quand le palais Beltrami a été envahi. Les serviteurs qui ne se sont pas enfuis ont été dispersés. Bernardino le mendiant s’est renseigné. Ta Léonarde a trouvé un refuge.

– Où ? Toutes les portes ont dû se fermer devant elle, même celle de Colomba, la gouvernante de mon amie Chiara Albizzi. A moins ... qu’elle n’ait pu aller chez sa nièce, Jeannette, qui a épousé un fermier du Mugello ? Oh ! si je pouvais en être sûre ?

– Je la retrouverai, sois sans crainte ! Quant à la vengeance, il est naturel que tu y songes.

– Je ne pense qu’à cela ! mais je n’ai plus rien pour m’aider à la poursuivre, rien que ces deux mains, ajouta-t-elle avec amertume en étendant devant elle ses doigts minces qui avec leurs ongles cassés, semblaient incroyablement fragiles pour si lourde tâche.

– Ne peux-tu me faire confiance ? Les armes qui te manquent, nous les trouverons ensemble. Garde l’espoir ! Je sais que la route est longue et qu’elle te réserve bien des surprises. J’ai beaucoup à t’apprendre...

Fiora regarda son compagnon avec curiosité :

– Tu es un homme étrange et ce n’est pas la première fois que je m’en aperçois. Je n’ai pas oublié ta prédiction, le soir du bal, au palais Médicis...

– Ni, je l’espère, la promesse que je t’avais faite de te secourir quand tu en aurais besoin ? ...

– Je ne l’avais pas oubliée... mais je n’y croyais pas. Pardonne-moi car tu viens de me sauver d’un sort bien pire que la mort et je ne t’en remercierai jamais assez. Pourtant, je te l’avoue, tu me fais un peu peur. D’où tires-tu ces pouvoirs étranges qui sont les tiens ? Hier, sur un simple geste, tu as changé la Virago en servante obéissante et...

– Chut ! Nous parlerons de cela plus tard. On ne sait jamais jusqu’où le vent peut porter les paroles... Sache seulement ceci : on s’empare assez facilement de l’esprit d’un être quand il est sous le coup d’une émotion...

Ils poursuivirent leur chemin en silence. Abandonnant la route, Démétrios choisit un sentier grimpant entre des murets de pierre sèche qui retenaient la terre sous les vignes et les oliviers. Le soleil montait dans le ciel. Il répandait sa chaleur printanière sur les collines piquées ici et là de grands cyprès noir. Perché dans le feuillage argenté d’un vieil olivier, un merle se mit à siffler. Fiora s’arrêta un instant pour l’écouter et aussi pour se reposer. La sueur perlait à son front, à sa lèvre supérieure et ses pieds, couverts de poussière dans leurs sandales de corde, lui faisaient mal :

– Pourquoi passons-nous par ici ? demanda-t-elle. Ce chemin n’est-il pas plus long ?

– Il est au contraire plus court pour qui se rend chez moi. Et puis... il évite de passer près d’une maison qui doit t’être doublement chère ? N’y es-tu pas devenue l’épouse du comte de Selongey, l’envoyé du Téméraire ?

Foudroyée par ces quelques mots, Fiora leva sur son bizarre compagnon un regard épouvanté et retint de justesse un signe de croix.

– Pour savoir cela, il faut que tu sois le diable en personne ! murmura-t-elle.

Le médecin grec se mit à rire et elle en fut vaguement scandalisée comme si cette manifestation humaine était déplacée chez un personnage aussi singulier qu’elle ne pouvait s’empêcher de trouver un peu sulfureux.

– Non, dit-il tranquillement. Simplement je sais toujours ce que j’ai besoin de savoir. A présent, reprenons, s’il te plaît, notre chemin ! Nous avons tous les deux besoin de vêtements propres, d’un peu de repos... et d’un verre de vin frais !

CHAPITRE IX LE MÉDECIN DE BYZANCE

La maison du médecin grec se dressait à l’écart du bourg de Fiesole, au bout d’une double rangée de hauts cyprès qui dressaient autour du visiteur deux murailles de verdure. Construit deux siècles plus tôt, au temps des luttes fratricides des Guelfes et des Gibelins, c’était un petit castello qui devait, jadis, renforcer la défense des remparts de l’antique cité étrusque. Il avait de hauts murs rougeâtres dont les anciens créneaux étaient coiffés d’un grand toit à faible pente. Une tour carrée, couverte elle aussi, accentuait l’aspect guerrier de la bâtisse mais les jardins qui l’enveloppaient n’avaient rien à envier à ceux des plus riches demeures et adoucissaient ses vieux murs au point de les rendre aimables.

De grands pins parasols au pied desquels coulait une fontaine aux flots paresseux rafraîchissaient un grand bassin carré et formaient une oasis préservée où s’épanouissaient à loisir des haies de lauriers-roses – et de lauriers-sauge ! -, des buissons d’églantines, de grands iris bleus et noirs, des touffes de lavande, de grosses pivoines blanches, des grenadiers à fleurs pourpres, des citronniers et des orangers dans de grands pots de terre rouge et, dans de vastes plates-bandes cernées de cordons de buis, toutes les plantes médicinales, tous les « simples » dont pouvait avoir besoin un médecin. Il y avait aussi des arbres fruitiers : cerisiers, pruniers, poiriers et enfin, derrière un ressaut de la colline, un grand carré de légumes qui rejoignait les bâtiments d’une ferme. En outre, une sorte de terrasse faite d’un ancien mur tassé sous la terre s’étendait derrière la maison à l’ombre d’une vieille vigne encore vigoureuse. Tel était le logis que Démétrios tenait de la générosité de Lorenzo.

– En tant que son médecin, je possède aussi une chambre au palais de la via Larga comme dans ses autres résidences mais il sait que j’aime vivre libre et à l’écart. C’est pourquoi il m’a donné cette maison. Elle n’est ni assez grande ni assez belle pour exciter les convoitises mais je m’y trouve bien et j’y travaille dans une tranquillité d’autant plus grande que les gens d’ici se sont hâtés de me faire une réputation de sorcellerie et se tiennent à l’écart. Il est vrai qu’au bout de mon jardin passe le chemin qui mène à Fontelucente...

Sur ce sujet, Fiora n’avait pas besoin d’explications. Comme tous les habitants de la région, elle savait que les grottes de Fontelucente abritaient une communauté de sorciers aussi célèbre que celle de Norcia, près de Spolète. Jamais Beltrami n’avait permis à sa fille de diriger ses promenades dans cette direction dangereuse. Elle ne connaissait donc pas la maison de Démétrios bien qu’elle ne fût pas éloignée de la villa Beltrami.

Un homme ouvrit devant les arrivants la lourde porte à gros clous de fer rouillé qui fermait la maison. Il était aussi court et trapu que Démétrios était long et maigre. Il avait un visage carré, au nez cassé, à l’expression hardie. Le cou épais, les épaules puissantes, la bouche forte, il était beaucoup plus jeune que son maître et pouvait avoir trente-cinq ans. Des cheveux, noirs, raides et rétifs, complétaient le personnage qui les accueillit avec une joie aussi évidente que son soulagement :

– J’ai cru que tu ne reviendrais jamais, maître ! fit l’homme. Sa Seigneurie de Médicis t’a fait demander par deux fois...

– Qu’as-tu répondu ?

– Ce que tu m’avais dit : que tu te rendais à Prato afin d’y faire toucher à la Sainte Ceinture un baume que tu as composé pour les reins douloureux de madonna Lucrezia, la mère de Sa Seigneurie...

– Et la seconde fois ?

– Que tu n’étais pas encore revenu...

– C’est parfait, approuva Démétrios avec un demi-sourire. Fiora, ajouta-t-il en posant une main sur l’épaule de son serviteur, je te présente Esteban. Il vient de Tolède, en Espagne. C’est là que je l’ai rencontré il y a quelques années. Il est à la fois mon assistant, mon majordome, mon jardinier, l’exécuteur de mes volontés et, parfois aussi, mes yeux et mes oreilles... Tu ne le connais pas mais il te connaît bien. C’est lui qui, certaine nuit d’hiver, a vu quelques personnes se rendre au couvent voisin et en ressortir... dans un ordre différent. Avec Samia, une esclave égyptienne que m’a prêtée le palais Médicis et qui est fort heureusement muette, il compose tout le domestique de cette maison.

Esteban salua avec une souplesse que l’on n’eût pas attendue d’un homme si lourdement charpenté puis frappa dans ses mains. Une grande fille à la peau foncée, vêtue d’une tunique bleu sombre, retenue serrée aux hanches par une écharpe rouge vif, apparut et s’inclina :

– Voici donna Fiora, lui dit le Grec. Tu dois la servir aussi bien que moi-même. Elle est épuisée de fatigue, elle est sale et elle a faim. Tu sais ce que tu dois faire. Tu brûleras les vêtements qu’elle porte sur elle et tu soigneras comme je te l’ai appris les meurtrissures qu’elle a sur le corps. Quant à toi, Fiora, il faut te reposer et, avant tout, te vider l’esprit. Dors aussi longtemps que tu en auras envie. Il n’y a pas de meilleur remède.

Après s’être inclinée de nouveau, Samia vint prendre la jeune femme par la main. Ensemble, elles traversèrent la pièce d’entrée qui était une grande salle blanchie à la chaux sans autre ornement que des voûtes d’arêtes peintes en rouge et bleu. Le sol était fait de petites briques et, aux murs, des harnais de chevaux, des brides, des licols, des fouets étaient accrochés au-dessus d’outils de jardinage posés à terre... Au bout de cette salle, qui avait dû être autrefois une salle de garde, une porte donnait sur une petite cour par où l’on entrait dans l’habitation proprement dite. Samia dirigea sa compagne vers la grande cuisine embaumée par le ragoût qui cuisait dans une marmite au-dessus du feu et par les chapelets d’oignons, d’aulx, de piments et les touffes de thym, de laurier, de marjolaine et de romarin qui pendaient de la voûte.

Sachant toute conversation difficile sinon impossible, Fiora se laissa faire. Samia la dépouilla de ses vêtements qu’elle jeta dans un coin pour les brûler plus à loisir, la mit dans une grande bassine où elle la lava à grande eau, la sécha rapidement, lui passa une chemise de fine toile et des pantoufles de velours un peu trop grandes mais confortables puis l’installa à table pour lui servir une grande écuelle de son ragoût de mouton aux herbes, une large tranche de fromage et des petits gâteaux à la pâte d’amande, le tout arrosé d’un généreux chianti qui ramena des couleurs aux joues de la rescapée des bas-quartiers.

Fiora, qui avait littéralement dévoré ce bon repas, sentit davantage la fatigue de son corps et de son esprit. Elle se laissa emmener docilement dans une chambre de l’étage où elle ne vit qu’une chose : un lit bien blanc l’y attendant, la couverture ouverte. Elle se glissa avec bonheur dans les draps qui sentaient bon la lavande et s’endormit dès que sa tête reposa sur l’oreiller.

Samia resta un instant auprès d’elle puis, constatant qu’elle dormait, tira les rideaux du lit et quitta la chambre pour rejoindre dans la cuisine Démétrios et Esteban qui, à leur tour, venaient se mettre à table. Le médecin grec avait échangé ses haillons pour l’une de ces robes de velours noir qu’il affectionnait après avoir fait une toilette rapide à la fontaine du jardin.

Tandis qu’Esteban taillait de larges tranches de pain dans la miche posée sur la table, Démétrios se versa un plein gobelet de vin qu’il but lentement avec la visible satisfaction d’un homme qui n’a rien dégusté de tel depuis longtemps :

– L’hospitalité de nos amis mendiants est généreuse mais leur ordinaire n’atteint pas les mêmes sommets. Il est bon de se retrouver chez soi...

Il attaqua avec appétit le ragoût que lui servait son esclave, but encore un verre puis se tourna vers Esteban :

– As-tu fait ce que je t’avais ordonné ?

– Oui, maître... L’autre jour, quand les deux femmes sont parties pour le couvent Santa Lucia, je me suis approché de l’homme que tu m’avais désigné...

– Marino Betti, celui qui, en dépit de son serment, avait raconté l’histoire de Beltrami en Bourgogne à la dame Pazzi ?

– Sois tranquille, je n’ai pas commis d’erreur. Je l’ai abordé. Au milieu de ces gens qui parlaient tous à la fois, il avait l’air désorienté. Alors, j’ai joué les enthousiastes. Je lui ai dit combien je l’admirais d’avoir fait passer son devoir de citoyen de Florence, et même de chrétien en dénonçant la fraude commise par feu Beltrami au mépris de ses propres intérêts puisqu’il allait perdre, de ce coup, une intendance qui devait lui rapporter pas mal d’argent... Mes paroles ont eu l’air de lui remonter le moral, d’autant que les autres avaient plutôt tendance à s’écarter de lui. Nous sommes partis ensemble...

Esteban s’interrompit pour boire un coup.

– Ensuite ? fit Démétrios.

– On est allés dans une taverne de mariniers au bord du fleuve et j’ai commandé à boire. Il a vidé deux gobelets coup sur coup comme quelqu’un qui en a grand besoin. Naturellement, je l’ai resservi tout en essayant de le faire parler mais il ne me répondait que par monosyllabes et il y avait de la peur dans son regard fixé dans le vague par-dessus mon épaule. Il s’était remis à boire, plus lentement. Alors j’ai commandé du pain, du jambon, du fromage en disant que ce n’était pas bon de boire avec un estomac vide et là encore il a été d’accord. On s’est mis à manger. J’avais sorti mon couteau et lui le sien. C’était un couteau à peu près de la forme de celui que vous m’aviez confié...

– Celui du meurtrier !

– Oui, mais celui-là avait un manche de bois au lieu d’un manche de corne. On a bu encore et j’ai feint d’être pris de boisson.

– Et lui ?

– C’est un ancien muletier : il tient bien le coup mais, tout de même, il commençait à vaciller un peu et j’ai pensé que c’était le moment. Je m’étais mis à faire de grands gestes et le couteau est tombé de la table. Je me suis baissé pour le ramasser et là, je l’ai échangé contre l’autre couteau. Il ne s’est pas aperçu tout de suite de la substitution. Et puis, soudain, il a vu. Il est devenu tout pâle et j’ai cru que ses yeux allaient lui sortir de la tête. Il s’est levé brusquement et il a saisi l’arme pour m’en frapper mais je me tenais sur mes gardes et j’ai esquivé le coup. La table s’est effondrée entre nous et on s’est retrouvés face à face, armés tous les deux. Il me regardait avec des yeux de fou mais je l’attendais. Je me suis mis à rire et j’ai dit : « On m’a raconté que les gens d’ici ont une peur bleue des fantômes. Quelque chose me dit que tu ne dormiras plus aussi bien qu’autrefois ? Un maître trahi et assassiné, ça devrait faire un spectre bien altéré de vengeance ? » Je ne pensais pas lui faire un tel effet. Si jamais j’ai vu l’épouvante sur le visage d’un homme c’est bien sur celui-là. Il a reculé comme si le fantôme en question se dressait entre lui et moi, et puis il a pris ses jambes à son cou et il s’est enfui comme si tous les diables de l’enfer étaient à ses trousses.

– Et toi, qu’as-tu fait ?

– Je l’ai laissé filer... et j’ai payé la casse, conclut Esteban avec philosophie. J’ai bien pensé un moment à courir après et à le tuer mais, en pleine rue...

– Tu as bien fait. La vie de ce misérable c’est à celle qui dort là-haut qu’elle appartient...

– Sans doute mais c’est une dame et je la vois mal brandir le couteau. Note que je suis tout prêt à faire ça à sa place !

– Elle ne reculera pas car elle est assoiffée de vengeance. Son horoscope, que j’ai tiré, m’a appris qu’en cette belle jeune femme, faite pour l’amour et pour le bonheur paisible que donne une belle fortune jointe à toutes les grâces, repose une impitoyable Némésis. Songe qu’il a suffi d’un peu plus d’une semaine à la haine et à la cupidité d’une femme pour lui arracher tout ce à quoi elle tenait, à commencer par son père et sa fortune... et en finissant par sa fierté de femme et son honneur. C’est chez la Pippa, la maquerelle du borgo San Spirito, que je l’ai retrouvée au moment où Pietro Pazzi, le bossu, allait l’étrangler après l’avoir violée. J’ai tué cette pourriture... A propos de la Pippa, tu vas seller ton cheval et te rendre chez elle pour lui racheter une petite esclave tartare nommée Khatoun qui appartient à donna Fiora et qui s’est fait prendre en essayant de la libérer. Emporte de l’or !

– Pour quoi faire ? J’ai une épée et une dague. Cela doit suffire comme moyens de négociation...

– Je préfère l’or. La Virago est peut-être plus forte que toi ! Elle est dangereuse et elle a des protecteurs. En outre, elle doit mourir de peur depuis qu’un Pazzi a été tué chez elle. Si elle ameute ses gens et ses clients contre toi, tu n’auras peut-être pas le dessus. Avant de partir, selle ma mule. Le Magnifique m’a assez attendu... Au fait, sais-tu où il est ?

– Il était à la Badia mais il a dû rentrer au Palais pour recevoir un émissaire du roi Edouard d’Angleterre.

Comme chaque fois que le temps le permettait, Lorenzo de Médicis était dans son jardin. Poète autant qu’homme d’État, il aimait reposer ses yeux et son esprit sur la foisonnante verdure, entendre le chant des oiseaux et ne sentir au-dessus de sa tête que l’azur infini du ciel. Dans l’espace forcément restreint qu’autorisait un palais urbain, ses jardiniers, préférant le buis à toute autre plante, l’avaient sculpté en forme de chiens, de cerfs, d’éléphants. Il y avait même une galère aux voiles déployées, tout cela ordonné autour d’un chef-d’œuvre : la Judith de Donatello qui s’élevait sur une grande coupe de granit. Sous la colonnade qui donnait accès au jardin, on pouvait voir trois sarcophages romains, un antique Marsyas habilement restauré et l’admirable David de Donatello.

Lorsque Démétrios arriva, il s’arrêta sous cette colonnade et chercha même abri à l’ombre du Marsyas. Le Magnifique, en effet, n’était pas seul : en face de lui et de la Judith à laquelle il s’appuyait, se dressaient la robe blanche et le scapulaire noir de fray Ignacio. Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’un entretien secret car la voix du moine sonnait comme la trompette du jugement dernier dans l’intention d’être entendue par le plus de monde possible. Démétrios, derrière son satyre, n’avait donc aucun besoin de tendre l’oreille :

– As-tu connaissance de ce bruit, venu on ne sait d’où et qui court la ville depuis ce matin ? claironna l’Espagnol. La fille qui devait être soumise à l’ordalie et qui s’est enfuie du couvent Santa Lucia ne se serait pas sauvée, ce qui, je ne te le cache pas, me surprenait un peu : elle aurait été enlevée.

– Je sais cela. Madonna Lucrezia, ma mère, en revenant ce matin de la messe, m’a rapporté ce propos. Mais tu le dis toi-même : on ne sait d’où il vient. Il est donc difficile d’en tenir compte.

– On dit, chez nous, qu’il n’y a pas de fumée sans feu...

– On le dit aussi chez nous mais ce que tu ignores, puisque tu n’es pas de ce pays, c’est qu’aucun peuple n’a plus d’imagination que celui de Florence. Il aime le merveilleux, le fantastique et il sait aussi bien conter les vieilles histoires qu’en inventer d’autres...

Dans sa robe blanche, le corps maigre du moine se raidit encore.

– Il me semble que tu prends cette affaire bien légèrement ? Ne crois-tu pas que des recherches s’imposent ?

– J’ai déjà fait rechercher Fiora Beltrami et cela sans résultat. La Seigneurie également et sans plus de succès. La pauvre enfant a dû quitter la ville...

– Tu appelles pauvre enfant ce que je nomme moi sorcière ! Cette créature du diable possède ici même, dans ta ville et peut-être même dans ton palais, des appuis qui l’ont soustraite à la justice de Dieu comme à celle des hommes.

Un éclair traversa les yeux sombres du Magnifique :

– Dans mon palais ? Insinuerais-tu que je suis l’auteur de cet enlèvement et que je la cache ici ?

Devant la colère qui vibrait dans la voix rauque de Lorenzo, fray Ignacio battit en retraite :

– Pardonne-moi si je me suis mal exprimé et songe que seul le zèle que m’inspire le service de Dieu m’anime. Je n’ai pas parlé de toi. Il y a beaucoup de monde dans ton palais et tu ne peux savoir tout ce que font tes nombreux amis... des amis qui ne sont peut-être pas toujours ceux qu’il conviendrait de voir autour d’un grand prince...

– Je ne suis pas prince mais seulement le premier des citoyens de cette ville. Nous sommes ici en république, fray Ignacio ! J’ai donc droit de choisir les amis qui me plaisent !

– Ne joue pas sur les mots. Si tu n’es pas prince, ton épouse l’est et tes fils le seront et il ne convient pas que des enfants de haute naissance, voués aux grandes destinées, soient élevés hors de la religion chrétienne. Or tu leur as donné pour maître un traîne-misère sorti on ne sait d’où mais qui parle grec et qui leur offre pour modèle les démons que les anciens appelaient des dieux...

– Ne pouvons-nous nous en tenir à un seul sujet ? fit Lorenzo d’une voix coupante. De quoi au juste es-tu venu me parler, moine ? De l’enlèvement éventuel d’une malheureuse dont je cherche en vain pourquoi tu la poursuis d’une telle hargne... ou de l’éducation de mes enfants ?

– Je suis venu te parler de ta ville, dit fray Ignacio avec emphase, de ta ville qui oublie le Christ et qui est moins ardente à entendre sa parole qu’à écouter des chansons, de ta ville que tu entraînes sur le chemin de la perdition. C’est là le souci majeur de Sa Sainteté...

– Je t’arrête tout de suite, moine ! Sa Sainteté comme tu dis est surtout soucieuse de faire tomber Florence et sa région entre les mains de son neveu Riario, l’ancien douanier. De là ce grand intérêt qu’il lui porte.

– Honte et malheur sur toi, Lorenzo de Médicis, si tu ne te résous pas à entendre l’appel de Dieu que je t’apporte ! Le pape Sixte IV m’envoie...

– Le pape dispose de quarante cardinaux, d’une armée d’évêques et d’abbés, pourquoi donc t’envoie-t-il toi, un Espagnol, porter ici sa parole ?

– Pour juger de ce que valent mon courage et mon ardeur à servir Dieu en face d’une cité de perdition avant de me renvoyer dans mon pays où la tâche qui m’attend est immense. C’est du moins ce que je pense. La reine Isabelle de Castille est soucieuse, en effet, des désordres que créent dans son royaume les juifs et les conversos et elle a demandé, par ma voix, l’aide de Sa Sainteté qui lui veut du bien.

Un sourire sarcastique plissa la grande bouche de Lorenzo et rapprocha son long nez de son menton :

– Il me semble que la reine Isabelle a de plus graves soucis que l’état de l’Église ? Couronnée reine de Castille en décembre dernier à Ségovie, contre la volonté de la moitié de ses grands et sans avoir jugé bon d’associer à ce sacre son époux, le prince Ferdinand d’Aragon, elle est aujourd’hui en guerre contre le roi Alphonse V de Portugal qui a épousé la fille – bâtarde dit-on ? – du défunt roi de Castille Henri IV dont Isabelle n’est que la sœur. Tu vois que je suis au courant... comme d’ailleurs de tout ce qui se passe en Europe.

– J’imagine que tu as des espions partout mais ils te renseignent mal. La reine Isabelle place Dieu au-dessus de tout. Elle entend, en Son nom, reconquérir tout ce que le Maure tient encore sous sa griffe noire et elle espère pouvoir établir enfin dans ses royaumes la Sainte Inquisition...

– Dont tu aimerais être le chef ! Je reconnais que tu sembles fait pour cela... mais Florence n’a pas besoin d’un Grand Inquisiteur. Aussi, fray Ignacio, je te prie de cesser de te mêler de nos affaires... et, mieux encore, de retourner à Rome. Je te remettrai, pour le pape, une lettre attestant de ton zèle comme de tes capacités.

– Je partirai lorsque la fille d’iniquité aura subi, comme elle l’avait accepté, le jugement de Dieu. Fais fouiller cette ville rue par rue, maison par maison... sans oublier celle de tes amis... et ta propre demeure ! Trouve-la et je m’estimerai satisfait... pour le moment. Seule l’Église sait comment il faut traiter les êtres de cette sorte.

– Elle... ou sa fortune ?

– La robe que je porte devrait m’épargner ce genre d’insinuation. Que m’importe cette fortune ?

– A toi, je veux bien le croire mais elle intéresse fort un proche ami de notre Saint-Père, un certain Francesco Pazzi.

– Je ne connais pas cet homme.

– Tant mieux pour toi. Quoi qu’il en soit... et au cas où tu le rencontrerais plus tard, dis-lui que la fortune des Beltrami n’ira jamais enrichir les Pazzi. Que l’on retrouve Fiora ou non !

– Donna Hieronyma y a tous les droits !

– Donna Fiora a été adoptée officiellement. Sur un faux peut-être mais il y a là un point de droit qui doit être longuement discuté et qui peut-être ne sera jamais tranché. En attendant, la banque Médicis assumera la garde et le développement de cette fortune. Sous le contrôle de la Seigneurie, bien sûr, ajouta Lorenzo avec un sourire qu’un observateur non prévenu eût peut-être qualifié de diabolique. Mais le visage de fray Ignacio était encore moins agréable à contempler. Sa figure devint plus jaune comme si la bile, quittant ses voies naturelles, s’infiltrait dans son sang. Ses yeux fulgurèrent et, levant vers le ciel son bras maigre que la large manche découvrit :

– Prends garde de lasser la patience de Dieu, Médicis ! fulmina-t-il. Un jour...

L’entrée en scène de Démétrios lui coupa la parole. Le Grec, pensant que son arrivée débarrasserait peut-être Lorenzo du moine espagnol, s’était décidé à quitter l’abri de son Marsyas. Le sourire de Lorenzo lui fit comprendre qu’il avait pensé juste.

– On m’a dit que tu me faisais chercher, seigneur ? Es-tu souffrant ? Puis, adressant au moine un salut cérémonieux : Pardonne-moi de t’avoir interrompu, saint homme. Il faut n’y voir que ma hâte de porter secours à qui en a besoin. Tu disais ?

Fray Ignacio avait laissé retomber son bras menaçant et glissait à présent ses mains dans ses manches mais ses yeux avaient pris la dureté du granit en considérant l’importun. Avec une grimace de dégoût, il jeta :

– Qu’un jour la foudre s’abattra sur ce nid d’hérétiques ! Comment oses-tu adresser la parole à un homme de Dieu, sorcier, suppôt de Satan ? Arrière ! Ton souffle seul empuantit l’air...

– C’est à celui qui se sent incommodé de se retirer, dit calmement Lorenzo. Je te donne le bonsoir, fray Ignacio !

Ainsi formellement congédié, le dominicain s’éloigna sans saluer, mâchant des malédictions entre ses dents serrées. Les deux hommes le regardèrent franchir la colonnade, puis le cortile et finalement le portail du palais.

– Le vilain oiseau que voilà ! grogna Démétrios. Qu’est-il venu chercher ici ?

Lorenzo éclata de rire, un rire jeune et joyeux mais tonitruant et qui fit envoler un couple de tourterelles grises et roses qui s’étaient perchées sur l’épaule de Judith :

– Allons, Démétrios ! Tu le sais aussi bien que moi. Crois-tu que je ne t’ai pas aperçu, tout à l’heure, quand tu t’es réfugié derrière Marsyas ? Tu as bien fait d’ailleurs.

Quittant enfin l’appui de la statue, il resserra autour de ses reins la ceinture de cuir qui retenait les plis lourds de sa longue robe de velours brun garnie d’une bande de martre et glissa son bras sous celui du médecin :

– Rentrons, à présent, mon ami. Ce moine a gâché pour aujourd’hui le charme du jardin. Allons dans mon studiolo...

Côte à côte, les deux hommes gravirent le raide escalier qui menait à l’étage. Lorenzo marchait en regardant ses pieds et ne disait rien. Le médecin respectait son silence, devinant en partie les pensées qui s’agitaient sous ce grand front intelligent. Ensemble, ils parcoururent les salles de réception bourrées d’œuvres d’art, réchauffées de tapisseries précieuses et de tapis chatoyants venus des lointains marchés d’Orient et atteignirent enfin une grande pièce entourée d’armoires de chêne aux solides pentures de fer dont certaines, ouvertes, laissaient voir qu’elles étaient remplies de livres reliés de velours ou de cuir d’Espagne mais tous richement décorés. Un petit homme entre deux âges, vêtu comme un chanoine et portant des lunettes sur le bout de son nez, travaillait devant l’une de ces armoires, assis à une table marquetée.

Il leva les yeux à l’entrée des deux hommes, sourit et voulut se lever mais la main de Lorenzo le maintint sur son siège :

– Reste là, Marsile ! C’est l’ami que je reçois plus que le médecin et ta sagesse peut nous être d’un grand secours.

– Elle est tout entière à ton service, dit le petit homme et il se rassit... Marsile Ficino, philosophe platonicien, médecin et chanoine de l’église San Lorenzo – triple fonction dont il se tirait avec originalité en vivant comme un sybarite, en laissant la médecine aux autres et en prêchant Platon en chaire – était l’un des plus proches commensaux du Magnifique.

Celui-ci alla s’asseoir auprès d’une table sur laquelle brillait un extraordinaire vase taillé dans une énorme améthyste et serti de perles. Il ne disait toujours rien mais Démétrios nota l’air las avec lequel il chercha l’appui de la table.

– Tu souffres, seigneur, dit-il. Se peut-il que tu aies eu réellement besoin de ton médecin, toi qui es jeune et si solidement bâti ? En ce cas, pardonne le retard que j’ai mis à te rejoindre !

– Ma gorge m’a fait un peu mal mais cela va mieux. On m’a dit d’ailleurs que tu étais en mission sainte pour le compte de ma mère, ajouta-t-il avec un sourire moqueur. Tu aurais jugé utile de faire approcher la ceinture de la Vierge à certain baume destiné à ses reins douloureux ? Toi qui ne crois ni à Dieu ni à diable ? J’espère que mon oncle Paolo qui est grand prévôt de la cathédrale de Prato t’a réservé bon accueil ? Un mécréant de ta hauteur !

– J’avais ordonné que l’on fît cette réponse au cas où tu me demanderais. J’ignorais quel serviteur tu chargerais de ton appel. Le recours au miracle est toujours bien vu du petit peuple...

– Sagement pensé ! Mais si tu n’étais pas à Prato où donc étais-tu ?

– Je travaillais pour la justice pendant que mon serviteur traquait l’assassin de Francesco Beltrami.

Lorenzo tressaillit et se redressa, l’œil allumé :

– L’a-t-il trouvé ?

– Oui. C’est Marino Betti, l’intendant de Beltrami, celui qui l’a trahi pour les beaux yeux de la dame Hieronyma. Je m’en doutais d’ailleurs...

– Tu as des preuves ?

– Non mais une certitude absolue...

Et Démétrios raconta ce qui s’était passé dans la taverne au bord du fleuve.

– Il ne l’a pas tué estimant que ce n’était pas à lui de faire justice, ajouta-t-il.

– Sans preuves, la Seigneurie n’acceptera jamais de le faire arrêter. Elle a été trop contente de livrer le palais Beltrami au pillage de ses sbires et, si je n’étais pas là, elle aurait déjà mis la main sur le fabuleux héritage... Chacun réclame sa part de la curée.

– Esteban ne pensait pas à cette justice-là mais à celle qu’est en droit d’exercer la fille de la victime !

– Fiora ? fit Lorenzo avec un haussement d’épaules. Encore faudrait-il savoir ce qu’elle est devenue ? Les bruits les plus contradictoires courent depuis ce matin. On la croyait en fuite, ce qui m’étonnait d’elle. On parle à présent d’enlèvement et tout à l’heure j’ai reçu la visite de la jeune Chiara Albizzi. Elle réclamait justice pour son amie et criait encore plus fort que le moine espagnol. Elle allait même jusqu’à dire que, selon elle, Fiora Beltrami aurait été assassinée comme son père.

– Une amie fidèle, soupira Démétrios, quel présent des dieux ! Cela suppose du courage quand une ville entière se transforme en meute assoiffée de sang, lancée sur la trace d’une pauvre biche.

– Tant que les philosophes ne seront pas rois dans les cités, cita Marsile Ficino, il n’y aura pas de cesse aux maux des hommes...

– Le goût du sang et l’amour de l’argent sont des maux incurables que l’on soit philosophe ou pas ! dit Démétrios. Et Platon n’a pas toujours raison. Quant à la petite Albizzi, elle a vu juste en craignant le pire : donna Fiora a bien failli être assassinée...

– Quand ? Par qui ? Et comment le sais-tu ?

– Quand ? La nuit dernière. Par qui : Pietro Pazzi. Où ? – car tu as oublié de demander où – chez la Virago...

Lorenzo bondit de son siège. Son visage s’empourpra.

– Chez cette femme ? ... mais qu’est-ce que...

– Qu’est-ce que la fille chérie de Francesco Beltrami faisait là-dedans ? Voilà une bonne question à laquelle je vais me faire un plaisir de répondre parce que c’est moi qui, en le poignardant, ai empêché le bossu d’étrangler donna Fiora ! Assieds-toi, seigneur, pour éviter le vertige car je vais ouvrir devant toi un cercle de l’enfer que Dante a oublié...

Tirant pour lui-même un escabeau sur lequel il établit sa longue personne, Démétrios retraça pour ses auditeurs ce qu’avait été le calvaire de Fiora depuis qu’on l’avait arrachée à son chagrin pour l’obliger à défendre sa propre vie. Il le fit sans emphase, en phrases courtes, précises et d’autant plus frappantes. Il savait que l’imagination des deux autres ferait le reste. Mais bien avant la fin de son récit, Lorenzo, rejetant son siège qui s’abattit sur le dallage précieux sans qu’il songeât à le relever, s’était mis à arpenter la pièce, tête basse et les mains nouées derrière le dos. Quand Démétrios se tut, il explosa :

– Les moniales de Santa Lucia capables de livrer ainsi un être qui leur a été confié ! Les Pazzi tramant leurs complots ignobles dans ma ville, sous mon nez ! Fiora, si belle, si pure... livrée à la prostitution !

Il arrêta brusquement sa promenade agitée en face du médecin grec :

– Et, naturellement, elle est chez toi ?

– Où veux-tu qu’elle soit ? J’espère seulement, ajouta Démétrios avec un sourire, que tu n’iras pas confier cela à ton ami fray Ignacio ? Il nous jetterait tous les deux sur le même bûcher...

Au regard que lui lança Lorenzo, il comprit qu’il avait été trop loin et s’excusa, mettant sa phrase malheureuse sur le compte de l’indignation ressentie tout à l’heure en écoutant le moine espagnol. Il ajouta en manière de conclusion :

– Il te reste à me dire ce que je dois en faire. Lorenzo ne répondit pas. Il réfléchissait. Mais le chanoine-philosophe prit la parole.

– Une chose m’intrigue, Démétrios, et je te prie de me pardonner si je te parais indiscret. Tu es un homme d’âge déjà, un homme de science fort éloigné des folies de la jeunesse. Pourquoi t’intéresses-tu tellement à cette jeune fille ? Pour sa beauté ? Cela peut s’expliquer chez un Grec...

– Il est vrai que je ne supporte pas de voir abîmer une œuvre d’art. Mais en ce qui concerne donna Fiora, il y a autre chose. ... Tu sais que je consulte les astres et qu’il m’arrive d’avoir, de l’avenir, certaines visions inexplicables. Or, j’en ai eu une, lorsqu’au soir de la giostra j’ai rencontré cette jeune fille...

– Qu’as-tu vu ? demanda Ficino avec curiosité.

– Je préfère ne pas le dire. Mais, à la suite de cela, j’ai réussi à obtenir la date et le lieu de sa naissance et j’en ai tiré un horoscope qui, par certains côtés, se rapproche du mien. J’ai su, de façon certaine, qu’elle allait perdre prochainement son défenseur naturel, qu’elle aurait besoin d’aide et j’ai décidé de m’attacher à une étoile dont la lumière demeurait incertaine mais qui peut-être jettera un jour de grands feux...

Lorenzo, qui s’était rapproché, avait écouté les paroles du Grec. Il posa une main sur son épaule :

– Puisque tu connais son destin, pourquoi me demandes-tu ce que tu dois en faire ?

– Je ne sais pas tout... et tu es le maître. Tu connais à présent la vérité en ce qui la concerne. Pourquoi ne pas lui faire rendre justice ? Son père n’a eu à se reprocher qu’un mensonge bien naturel et elle est tout à fait innocente. N’a-t-elle pas assez souffert ?

– Si tu entends par rendre justice la rétablir dans son palais, ses biens et remettre les choses dans l’état où elles se trouvaient naguère, c’est impossible. Le peuple ne le permettrait pas. L’image qu’il a d’elle est celle d’une créature diabolique. Il faudrait la faire garder jour et nuit. Et puis... Je suis moins sûr que je ne l’étais de la loyauté de défunt Beltrami...

– Comment est-ce possible ? s’indigna Marsile Ficino. Il était l’homme le plus généreux, le plus franc et le plus honnête que je connaisse... après toi !

– Alors comment expliques-tu ceci ?

Lorenzo alla prendre dans une armoire un coffret de malachite, l’ouvrit et en tira un rouleau de parchemin qu’il déroula et tint devant lui entre ses deux mains :

– Angelo Donati à qui j’ai confié, d’accord avec la Seigneurie, l’administration provisoire des affaires de Beltrami a reçu, de la banque Fugger, à Augsbourg, la demande de remboursement d’une lettre de change, remise par Francesco Beltrami à messire Philippe de Selongey, lettre d’une valeur de cent mille florins d’or...

– Peste ! dit Ficino : la belle somme ! Une rançon royale !

– Pour quel prisonnier ? Le plus curieux est, qu’à la demande de Selongey, la somme a été versée directement au trésor du duc Charles de Bourgogne. Voilà pourquoi, aujourd’hui, je doute de la loyauté de Beltrami. Il savait mon étroite alliance avec le roi Louis de France et cependant il a contribué – et en quelles proportions ? – au trésor de guerre de son ennemi qui, de ce fait, est le nôtre. Si le Téméraire menait à bien son rêve d’empire, la guerre éclaterait aussitôt entre nous, la Savoie et Milan, ses alliés, devenus tout-puissants... Moi j’appelle cela de la trahison !

– Ne juge pas tant que tu n’as pas en main toutes les données du problème, fit Démétrios. Il doit y avoir à cela une raison... simple mais qui t’échappe pour le moment.

Fais crédit à ce mort que tu aimais et dis-moi ce que tu décides pour sa fille ! – Garde-la chez toi ! C’est encore là qu’elle sera le plus en sécurité à condition qu’elle n’en sorte sous aucun prétexte et qu’elle s’arrange pour n’être vue de personne.

On la connaît à Fiesole. Pour la suite, nous verrons : il faut que je réfléchisse !

Le ton était sec et Démétrios pensa qu’il eût été maladroit, voire dangereux, d’insister. Lorenzo, il le savait, pouvait se montrer impitoyablement cruel s’il se croyait trahi et les profondeurs de son âme avaient des obscurités insoupçonnées. Il se leva pour partir et salua profondément :

– Je rapporterai tes paroles à donna Fiora mais, avant de te quitter, puis-je te demander une faveur ?

– Demande !

– Cette pauvre enfant est en peine d’une certaine Léonarde qui l’a élevée et à qui elle est très attachée. Cette femme a disparu le jour où le palais a été pillé. Il se peut que donna Chiara Albizzi sache où elle se trouve. Or je ne peux me rendre chez elle sans éveiller les soupçons et déplaire peut-être à sa famille...

– Si Chiara sait quelque chose, je le saurai. Va en paix !

Comme il disait ces mots, le silence qui enveloppait le palais Médicis éclata sous les accents d’une joyeuse musique et de l’écho d’une chanson qui accompagnaient le pas des chevaux et les sonnailles des mules. Une brillante cavalcade encombrait la rue et se bousculait pour pénétrer dans la cour du palais. Giuliano et ses amis revenaient d’une partie de campagne et emplissaient la via Larga d’une étonnante fresque colorée. Les costumes étaient roses, blancs, corail, vert pâle ou jaune soleil et c’était comme si le vent, passant sur tous les jardins de Florence, avait emporté les pétales des fleurs pour les déposer au cœur de la ville. Les montures étaient harnachées de rouge ou de bleu liseré d’or ; les jeunes femmes portaient toutes de grands bouquets de lilas blanc dont le parfum sensuel les enveloppait d’une nouvelle séduction. Tous les visages avaient la fraîcheur du printemps, tous les visages souriaient autour de Giuliano et de Simonetta, lumineuse et diaphane à son habitude, qui ne regardaient qu’eux-mêmes... Les flûtes et les violes semblaient ne jouer que pour eux...

Démétrios qui descendait l’escalier embrassa d’un coup d’œil la troupe turbulente, nota l’absence de Chiara Albizzi, ce qui n’avait rien d’étonnant puisque la jeune fille était venue au palais dans l’après-midi, mais remarqua, par contre, la présence de Luca Tornabuoni. Superbe dans une courte tunique jaune brodée d’argent, les boucles noires de ses cheveux brillant dans la lumière du soleil déclinant, le jeune homme assiégeait visiblement de ses attentions et de ses sourires une blonde enfant aux yeux bleus qui riait en lui promenant sous le nez la hampe parfumée d’une branche de lilas... Puis tous descendirent de cheval et le Grec remarqua encore qu’en aidant sa compagne Luca la gardait contre lui un peu plus longtemps qu’il ne le fallait...

Obéissant à une impulsion, Démétrios s’approcha des deux jeunes gens et, s’adressant à la jouvencelle :

– Ne laisse pas prendre ton cœur par ce garçon, demoiselle, car il est le plus inconstant qui soit au monde !

Le jeune Tornabuoni devint rouge de colère :

– La faveur dont t’honore mon cousin Lorenzo ne te donne pas le droit de m’insulter.

– T’ai-je insulté en énonçant une simple vérité ? Tu en aimais une autre, il y a une semaine, mais ta flamme n’a pas résisté une heure, rien qu’une heure au vent du malheur. Et tu prétends être un homme... Prends garde que le destin ne te frappe, un jour, et que tu voies tes amis se détourner de toi !

De pourpre qu’il était, Luca, sous le regard scintillant du médecin, devint blême :

– Que veux-tu dire ? Es-tu sorcier ? As-tu le pouvoir de lire dans l’avenir ?

– Peut-être... mais c’est sans importance. Toi aussi tu es sans importance. Vis ta vie douillette, mon garçon, tu n’es pas fait pour autre chose ! De toute façon, ajouta-t-il avec un sourire sardonique, elle ne t’aimait pas.

Et tournant les talons, il alla reprendre son cheval attaché à l’un des gros anneaux de fer qui pendaient à cet effet aux murs du palais. Il éprouvait une joie cruelle d’avoir éteint celle de ce couple insouciant. Leur bonheur lui avait fait l’effet d’une injure de plus adressée à celle qui, dépouillée de tout, n’avait même plus de destin et attendait, là-haut, qu’une foule imbécile voulût bien l’oublier. C’était, de sa part, une façon comme une autre de lui rendre hommage.

Il était mal satisfait aussi des réactions de Lorenzo car il avait l’impression que la lettre de change des banquiers d’Augsbourg était arrivée bien à propos pour justifier la mise sous contrôle d’une fortune qui était le bien propre de Fiora et de personne d’autre. Sous la torture, Marino Betti eût avoué son crime et sans doute dénoncé Hieronyma mais Lorenzo ne voulait même pas l’arrêter par crainte des réactions de la Seigneurie et plus encore de celle d’un peuple dont il connaissait le caractère versatile et cruel. Qui pouvait dire si, à cette crainte, ne se mêlait pas l’intime satisfaction de contrôler désormais des biens qui eussent dû lui demeurer étrangers ? Que le Magnifique eût peur de cette foule qui cependant l’acclamait et l’encensait, cela ne faisait aucun doute pour Démétrios. Il savait que, lorsqu’il allait à pied par les rues, Lorenzo glissait une chemise de mailles sous ses robes de velours ou de drap fin. Il était le premier d’une ville qui se voulait libre et non le tyran d’une cité soumise par la force, même s’il en avait les instincts...

Laissant sa bride sur le cou de son cheval, Démétrios remonta la via Larga au pas. C’était l’heure où les boutiques se fermaient, celle aussi de la conversation. De petits groupes se formaient sur le pas des portes, d’autres – les hommes surtout – se dirigeaient seuls ou en compagnie vers les places où ils étaient sûrs de rencontrer leurs habituels commensaux. Démétrios chassa, du revers de la main, une mouche précoce qui annonçait un été chaud mais acheva son geste en salut : du seuil de sa boutique, le libraire Bisticci lui faisait signe. Il s’approcha :

– As-tu des nouvelles pour moi ?

– Oui... et d’excellentes ! J’ai trouvé un jeune Arabe qui a une écriture superbe. Le traité d’Ibn Sina est à la copie. Tu l’auras dans un mois ou deux !

Démétrios montra une joie d’autant plus vive qu’il ne la ressentait pas vraiment. Il avait trop attendu ce livre... et puis, dans deux mois, où serait-il ? Un de ces pressentiments qui lui tenaient parfois lieu de seconde vue lui soufflait qu’à cette époque le castello sous l’épaulement de la colline serait vide et que lui-même serait loin. Mais où ? ... Il s’en souciait peu d’ailleurs car, depuis sa jeunesse, sa vie avait été une longue errance à la recherche du savoir mais l’entrée de Fiora dans son existence lui laissait entrevoir une possibilité d’accéder enfin à un vieux rêve : voir un jour à ses pieds le cadavre du dernier de ces ducs de Bourgogne, de ces Grands Ducs d’Occident qui emplissaient le monde de leur splendeur, de leur puissance et de leur orgueil mais dont la vantardise avait tué son jeune frère Théodose aussi sûrement que le bourreau turc qui l’avait empalé ! Son petit frère ! Le seul être qu’il eût jamais aimé !

Quinze années les séparaient et, après la mort de leurs parents, ils étaient restés seuls dans le grand palais du Phanar, à Byzance, où Théodose était né. Démétrios, lui, avait vu le jour dans l’île de Cos, patrie d’Hippocrate, où son père avait des propriétés. Sa vocation était née là.

Quand, en 1453, le sultan turc Mahomet II était venu mettre le siège devant les murs de Byzance, Démétrios avait trente-cinq ans et Théodose vingt. L’un était déjà un savant médecin, l’autre appartenait à la jeunesse dorée comme il convenait au descendant d’une riche et ancienne famille qui avait, un jour, accédé au trône, et l’aîné souriait avec indulgence aux folies du plus jeune. Et puis, il avait fallu se battre. Tous deux l’avaient fait, chacun à sa place : Théodose sous le casque d’argent des gardes de l’empereur Constantin auquel il vouait une véritable dévotion, Démétrios dans l’hôpital qu’il avait improvisé sous son propre toit pour les dizaines de blessés qui affluaient chaque jour...

La ruée des Turcs, ce triste matin du 23 avril où les Byzantins effarés s’étaient aperçus que les galères de l’ennemi flottaient à présent dans la Corne d’Or après avoir franchi une colline, était passée comme une tempête sur le palais-hôpital. Démétrios alla rejoindre les derniers combattants. Le 29 mai, près de la porte Saint-Romain, il vit tomber le Basileus[xv] qui n’avait gardé des signes extérieurs de l’empire que ses campagia de pourpre, ses brodequins ornés de l’aigle bicéphale. Il réussit à entraîner Théodose qui voulait mourir là.

Au prix de mille difficultés, les deux Lascaris réussirent à quitter la ville en feu, à trouver un bateau et à gagner Venise où la nouvelle de la catastrophe pesait comme un suaire. Tout l’Occident chrétien s’indignait, réclamait la guerre contre le sultan et plus fort, plus haut peut-être que les autres princes, le duc Philippe de Bourgogne. Théodose, qui ne rêvait que revanche, avait entraîné son aîné à la cour de Bourgogne où ils avaient reçu grand accueil. On fêtait les rescapés de Byzance, on se les disputait, surtout le plus jeune car Démétrios lui, avec sa clairvoyance, pressentait tout ce que cette agitation pouvait avoir de factice. Mais Théodose y croyait.

Il y crut plus encore lorsqu’il fut donné aux deux frères d’assister, à Lille, à la plus fabuleuse fête qui eût jamais été donnée, à celle dont l’Histoire se souviendrait sous le nom de « vœu du Faisan »...

Il s’agissait d’un antique usage : lorsque seigneurs et chevaliers s’engageaient pour une plus grande action et voulaient conférer à leur serment une importance particulière, ils aimaient à le prêter sur un oiseau noble, tel que le paon, par exemple. Au cours d’un festin solennel, l’oiseau était apporté rôti et paré de ses plumes. Un chevalier le découpait de telle façon que chacun des jureurs en reçut un morceau établissant ainsi une alliance mystérieuse entre compagnons d’armes où se retrouvaient le souvenir de la Cène et celui de la Table Ronde.

Le 17 juin 1454 vit cette fête du Faisan pour laquelle on employa les costumes et les décorations les plus magnifiques, les machineries les plus singulières. Sur un superbe oiseau portant collier d’or et de pierreries, le duc Philippe, son fils Charles, les chevaliers de la Toison d’or et les plus hauts seigneurs présents jurèrent de partir en croisade contre Mahomet II et de lui arracher Byzance...

Dès lors tout était dit pour Théodose qui pleura de joie et qui, nanti des encouragements des Bourguignons, voulut repartir toutes affaires cessantes afin d’annoncer la bonne nouvelle à ce qui restait du peuple de ses ancêtres et les préparer à la lutte. Démétrios, en proie pourtant aux pires pressentiments, repartit avec lui. Pendant des mois, ils parcoururent les terres et les îles grecques, annonçant la venue de la croisade comme un nouvel Évangile mais rien ne venait... Théodose refusait l’évidence : le vœu du Faisan n’avait été que l’occasion de fabuleuses réjouissances. Le duc Philippe ni son fils n’avaient envie de quitter ce qui était presque un royaume pour aller chercher querelle à un lointain ennemi même si, cet ennemi, ils le considéraient comme l’Antéchrist. Ils n’avaient fait que se faire plaisir à eux-mêmes en ressuscitant ainsi ces antiques traditions chevaleresques auxquelles l’un comme l’autre se proclamaient si fort attachés. Rien de plus !

De tout cela, Théodose ne croyait rien. Il avait foi en un serment solennel qui ne pouvait être violé sans manquer à l’honneur. Installé à Athènes avec son frère, il attendait la venue des croisés ; il prêchait l’espoir, la résistance.

Hélas ! Ce n’était pas la brillante armée de la croisade qu’il avait vue venir, c’était encore et toujours le Turc invincible. En 1456, Athènes tombait à son tour et Théodose avait été pris. Démétrios, occupé à soigner des blessés en un autre point de la ville, n’était pas auprès de lui mais il l’avait vu mourir et de cette mort atroce parce que, prisonnier, il continuait encore à annoncer que le Grand Duc d’Occident viendrait bientôt châtier les ennemis du Christ. Démétrios avait cru devenir fou. La nuit venue, il avait poignardé Théodose pour abréger ses souffrances puis il s’était enfui. C’est de ce jour qu’il avait cessé de croire en Dieu et qu’il s’était juré de tirer vengeance de ceux par la faute de qui son jeune frère était allé vers une fin abominable. Mais la Bourgogne était loin, elle était riche, puissante, ses princes étaient bien défendus et lui n’avait plus rien que la besace où il rangeait les quelques instruments dont il pouvait avoir besoin.

Alors, pendant des années, Démétrios s’était efforcé d’acquérir toujours plus de savoir car, de ce savoir, il espérait tirer la puissance qui lui manquait. Il l’avait cherché partout : en Egypte et dans les sables de l’Arabie, en Afrique et dans le dernier royaume maure d’Espagne, auprès des juifs de Tolède où il avait été initié à la Kabbale, dans l’université célèbre de Montpellier où demeurait le souvenir des grands Arnauld de Villeneuve et Guy de Chauliac ; il l’avait cherché aussi dans les antres noirs des sorciers et des magiciens. Il avait étudié la course des astres et leurs rapports avec la destinée humaine. Il avait développé, par le jeûne – souvent obligatoire ! – ses dons de voyance et appris, d’un médecin juif de Malte, les étranges pouvoirs d’un regard joint à une volonté inflexible. Pensant alors qu’il détenait enfin cette puissance tant désirée, il s’était embarqué, avec Esteban qui s’était attaché à lui en Castille, pour Marseille. Une tempête les avait jetés tous deux au fond du golfe de Gênes plus démunis que jamais, malades de surcroît. Un marchand les avait recueillis, réconfortés et avait appris à Démétrios qu’un sien cousin, Constantin Lascaris, célèbre grammairien, était attaché à la cour du duc de Milan. Il pourrait certainement apporter une aide à un médecin de si grande valeur.

Le cousin Constantin s’était montré aimable mais, de toute évidence, il ne souhaitait pas voir s’étoffer la famille Lascaris à Milan et il avait obtenu de son duc une belle lettre de recommandation – qu’il avait d’ailleurs écrite lui-même ! – pour Lorenzo de Médicis toujours avide d’accueillir les hommes de grande culture venus des terres grecques.

Démétrios était las. Il souhaitait un peu de repos. Il l’avait trouvé à Florence où le Magnifique l’avait traité en ami et installé selon ses souhaits et même au-delà. Dans son castello de Fiesole, l’errant se trouvait bien. Il travaillait à un ouvrage sur la circulation sanguine dans lequel il réfutait vigoureusement les théories de Galien, le tout-puissant, l’enfant chéri de l’Eglise qui avait élevé ses œuvres à la hauteur d’un article de foi. Qui n’était pas d’accord avec les idées du défunt médecin de Pergame risquait d’être accusé d’hérésie. Mais dans cette Florence tout imprégnée d’humanisme, Démétrios ne craignait pas les foudres de l’Église. Il s’adonnait avec ardeur à sa tâche de savant et, dans cette passion qui l’habitait, le goût de la vengeance s’était un peu estompé. Et puis, le même jour, il avait rencontré Fiora et cet envoyé du Téméraire dont la présence avait réveillé la vieille haine. Il avait espionné ce dernier, vu se dérouler son bref roman avec la jeune Florentine qui lui avait inspiré quelques visions.

La révélation du secret de sa naissance ne fit que confirmer ce que lui avait appris le thème astral de la jeune fille qu’il compara, poussé par l’une de ses intuitions, à celui de Charles de Bourgogne. Il comprit alors qu’il tenait peut-être avec elle l’arme qu’il n’espérait plus trouver. Et il s’était attaché à la sauver coûte que coûte.

Le cri perçant d’un freux qui s’envolait d’un buisson tira Démétrios de son amère songerie. Il se secoua, vit qu’il était à présent sur la route et que les portes de la ville étaient déjà loin derrière lui. La nuit s’annonçait dans les derniers reflets mauves et orangés du soleil. Le médecin pressa un peu sa monture. Il avait hâte à présent de rentrer chez lui car il n’avait pas pris de repos depuis au moins trente-six heures.

Il trouva Fiora sous la vigne de la terrasse. Elle portait une tunique de soie pourpre appartenant à Samia et Démétrios en conclut qu’il faudrait lui procurer quelques habits, tout en constatant malgré tout que ce simple vêtement convenait à merveille à sa beauté pure. Avec ses cheveux simplement relevés d’un ruban, elle ressemblait à une jeune Grecque.

Esteban était assis près d’elle et semblait sous le charme. Il est vrai que la jeune femme s’entretenait avec lui en castillan et que l’ancien batteur d’estrade était sensible à tout ce qui lui rappelait un pays qu’il aimait en dépit de ce qu’il y avait souffert. En s’approchant, Démétrios comprit aux paroles échangées et aux larmes qui brillaient dans les yeux de Fiora qu’Esteban rendait compte de sa mission chez Pippa et que cette mission devait se solder par un échec.

– Tu ne l’as pas ramenée ? demanda-t-il. La Virago a refusé ? Je t’avais pourtant dit ce qu’il fallait faire.

– La Virago n’a rien refusé du tout. Elle m’aurait même donné son âme si je la lui avais demandée tant elle avait envie de ce que j’offrais mais la fille Tartare n’est plus chez elle. Le client avec qui elle a passé la nuit en est tombé amoureux au point d’avoir voulu à tout prix l’acheter. Comme il donnait une belle somme, Pippa s’est laissé convaincre. D’autant plus facilement qu’elle ne tenait plus guère à garder un témoin si compromettant...

– Elle avait parlé d’un étranger, dit Fiora. A-t-elle au moins dit son nom et où il allait ?

– A Rome, mais elle ne connaît pas son nom. Elle sait seulement que c’est un médecin qu’elle appelait ser Sebastiano... Elle a dit aussi... que la fille semblait heureuse de partir avec cet homme qui est jeune... et pas laid !

Fiora ne dit plus rien. Elle se sentait désorientée... Se pouvait-il que Khatoun eût trouvé le bonheur dans un endroit tel que la maison de Pippa ? Ou bien, se croyant abandonnée par Fiora, avait-elle choisi délibérément la première planche de salut qui s’offrait à elle ?

– De toute façon, soupira Démétrios qui avait suivi le cheminement de sa pensée, il nous est impossible de nous lancer à sa poursuite. Et puis, si elle était consentante, pourquoi ne pas lui laisser une chance d’être heureuse ?

– Peut-on faire confiance au récit d’une femme comme la Pippa ? demanda Fiora.

– Pourquoi pas ? Elle n’avait aucune raison de mentir dès l’instant où on lui offrait de l’or. Allons souper à présent ! Je suis... très las.

Trop las même pour raconter, dès ce soir, à Fiora ce qui s’était passé entre Marino Betti et Esteban. Cela pouvait vraiment attendre... Il y avait longtemps qu’il ne s’était senti aussi fatigué. Pour la première fois, il pensa qu’il n’était plus jeune...

Fiora, elle, resta longtemps au jardin. Ayant dormi une partie de la journée, elle n’avait pas sommeil et la nuit était magnifique. Elle regarda longuement les étoiles, ces étoiles dont Démétrios connaissait le langage mais qui, pour son ignorance, n’étaient qu’un merveilleux spectacle. Elle eût aimé pourtant savoir laquelle était la sienne... et si elle rejoindrait un jour celle de cette petite Khatoun, sa dernière amie, dont, l’ayant perdue, elle sentait combien elle lui était devenue chère.

CHAPITRE X DESCENTE AUX ENFERS

– Que vas-tu faire de moi ? demanda Fiora. Occupé à écrire, assis devant une grande table chargée de volumes plus ou moins poussiéreux, de papiers couverts de chiffres et de dessins étranges, Démétrios leva les yeux, et regarda la jeune femme.

– Tu t’ennuies déjà ?

– Non. Et, je ne voudrais pas te paraître ingrate mais je ne peux pas rester indéfiniment assise dans ton jardin à regarder voler les oiseaux ou dans ta cuisine à observer Samia tandis qu’elle prépare les repas. J’ai besoin de faire quelque chose. Ne fût-ce que pour essayer d’oublier que, de tous ceux que j’aime, il ne me reste personne.

– Hier, fit Démétrios avec un soupir, j’ai posé au seigneur Lorenzo la question que tu viens de formuler.

– Et qu’a-t-il répondu ?

– Que tu ne bouges surtout d’ici sous aucun prétexte et que tu ne te laisses voir par personne du pays.

Fiora haussa les épaules avec agacement. Ne rien faire... attendre ! Alors qu’elle brûlait de se lancer sur la trace de ses ennemis, d’attaquer à son tour...

– Souviens-toi de tes paroles ! Ne m’as-tu pas promis de me donner les armes qui me manquent pour venger les miens ?

– Je te l’ai promis et je tiendrai parole. Mais sache ceci : la première de ces armes, c’est la patience. J’ai peur que tu n’aies beaucoup de peine à l’apprendre et c’est normal : tu es jeune, impulsive. Tu ressembles à un oiseau que l’on vient d’installer dans une cage pour le mettre à l’abri du chat qui le guette. Il ne comprend pas et vole de tous les côtés mais ne réussit qu’à se blesser aux barreaux de la cage. Toi tu sais que tu es en danger. Alors laisse aux esprits le temps de se calmer !

– Et à Hieronyma le temps de triompher ?

– Pourquoi pas ? Rien de plus dangereux que le triomphe ! Il rend aveugle, il émousse les facultés, relâche les défenses, endort dans une sécurité trompeuse... Laisse cette femme se croire victorieuse et sûre de l’impunité ! Tu ne l’atteindras que plus aisément. Elle est déjà atteinte, même si elle l’ignore encore puisqu’elle a perdu son fils... Mais c’est cela la patience : attendre ! Savoir attendre dans l’ombre, dans la nuit, dans la ruelle. Moi il y a bientôt vingt ans que j’attends !

– Et quoi donc ?

– La même chose que toi : une vengeance ! Tu m’as demandé pourquoi je m’intéressais à toi depuis que je t’ai rencontrée et pourquoi je t’ai, tout de suite, proposé mon aide ? Tu t’es imaginé peut-être que j’avais des intentions équivoques, que ta beauté m’attirait ?

– Je n’ai jamais rien imaginé de tel ! fit Fiora en haussant les épaules.

– Et tu as eu raison. Je n’éprouve rien pour toi : ni désir ni amour. Peut-être, à présent, un peu d’amitié parce que tu es courageuse. Non, je t’ai offert mon aide parce que je savais que tu allais en avoir besoin mais avec l’arrière-pensée d’obtenir ensuite ton assistance pour mes propres projets. Les astres m’ont dit que cela était possible.

– Les astres ? S’occupent-ils à ce point des humains ?

– Ils ne s’en occupent pas mais ils sont et leurs positions au moment de la naissance, leurs évolutions permettent aux initiés de lire bien des choses dans ce grand livre qu’est le ciel. Tiens !

Démétrios fouilla dans une armoire placée derrière le dossier de sa cathèdre et en tira des rouleaux de parchemin. Il en déroula deux qu’il fixa sur la table avec divers objets :

– Voici mon thème astral et voici le tien. J’ai eu beaucoup de mal à obtenir la date exacte de ta naissance et il m’a été impossible d’en découvrir l’heure, bien entendu. C’est pourquoi ton horoscope est incomplet et un peu vague mais les lignes essentielles y sont. Et j’y trouve certaines concordances avec le mien. Nos destinées s’unissent pendant un certain laps de temps...

– Et celui-là ? dit Fiora en désignant le troisième parchemin encore enroulé sous son ruban rouge :

– Nous y viendrons plus tard, si tu le veux bien. A présent... toujours si tu le veux bien et puisque tu n’as rien à faire, ajouta le Grec avec un de ses rares sourires, je désire te raconter une histoire ; mon histoire ! Ensuite tu me diras si tu acceptes de souscrire au pacte que je t’offrirai.

– Et si je n’accepte pas ?

Démétrios considéra un instant la jeune femme puis sourit à nouveau :

– Pour le simple plaisir de refuser, n’est-ce pas ? Cela m’étonnerait mais si cela était, tu resterais ici le temps qui te plairait puis je te remettrais un peu d’argent, un cheval et j’ouvrirais la porte devant toi pour que tu ailles où bon te semblerait.

Fiora débarrassa un escabeau des livres qui l’occupaient et s’assit :

– J’ai toujours aimé les histoires, dit-elle simplement. Je t’écoute !

Démétrios reprit place sur son siège, s’appuya sur les accoudoirs et ferma les yeux :

– Je n’ai pas toujours été cet oiseau de nuit que je suis devenu et qui fait peur aux petits enfants... et à d’autres. J’ai été jeune, riche, prince car les Lascaris ont régné sur Byzance. J’avais un palais, comme toi, et j’avais un jeune frère...

Et devant les yeux, d’abord froids et indifférents puis de plus en plus attentifs de la jeune femme, Démétrios déroula sa vie comme une longue tapisserie à personnages. Sa voix profonde possédait une étonnante puissance d’évocation et sa jeune auditrice oublia bientôt le décor qui l’entourait, la grande pièce aux murs blanchis à la chaux avec ses armoires de bois sombres, le fourneau en terre réfractaire qui en occupait un coin sous une sorte d’entonnoir renversé de tôle noircie, le grand soufflet en peau de chèvre et les rayonnages où s’alignaient des pots d’apothicaires, des paquets d’herbes sèches et tout un fatras de cornues, de fioles et de mortiers. A leur place, elle vit Byzance, d’azur et d’or, posée comme un joyau sur le Bosphore et la Corne d’Or, agrafe précieuse entre l’Europe et l’Asie, elle vit les voiles rouges du sultan infidèle, et puis la guerre, le sang, le massacre. Elle vit Théodose qui lui sembla un héros selon son cœur avec son courage et sa folie. Elle vit le faste délirant de la fête du Faisan et, dressés sur cette toile de fond scintillante, les visages de deux hommes qu’elle avait déjà appris à détester : le duc Philippe et son fils Charles, cet homme qui ignorait la pitié, ce chevalier qui n’accomplissait pas ses vœux, ce prince enfin pour les armes duquel Philippe l’avait cueillie et rejetée...

Mais autant le conteur avait mis de flamme et de couleur pour faire vivre son récit jusqu’à la mort de Théodose, autant il se montra concis pour les événements de sa propre vie qu’il résuma en quelques phrases. Ce qu’avaient été ses études, ses découvertes et ceux auxquels il les devait, il n’en parla pas. C’était son domaine réservé et il n’entendait pas laisser Fiora y pénétrer. Celle-ci d’ailleurs ne posa pas de questions. Quand Démétrios se tut, elle se contenta de désigner du doigt le rouleau de parchemin qu’il n’avait pas ouvert.

– Cet horoscope, c’est celui du duc de Bourgogne, n’est-ce pas ?

– Tu es intelligente. Je n’en ai jamais douté.

– Et ce pacte dont tu parlais tout à l’heure ?

– Je crois que tu as déjà compris : je t’aiderai dans ta vengeance si tu m’aides dans la mienne.

– D’autant plus volontiers que j’ai, moi aussi, un compte à régler avec celui que l’on appelle le Téméraire. Mais je t’avoue que je ne vois pas très bien comment cela sera possible ?

– Et pourtant cela sera ! J’en ai eu la certitude quand j’ai vu l’envoyé de Bourgogne se diriger vers toi, te rechercher et enfin t’épouser...

– Ne me parle pas de lui ! s’écria Fiora prise d’une colère subite.

– Et pourtant, il faudra en parler. Tu es, bien réellement, la dame de Selongey, sa femme, et il faudra bien qu’il t’accueille. Mais laissons cela pour le moment. Acceptes-tu le traité que je t’offre ?

– D’autant plus volontiers que tu en as déjà accompli une part. N’as-tu pas tué Pietro ? Dois-je écrire mon engagement sous ta dictée ?

– Non. Le lien du sang me paraît plus solide qu’un chiffon de papier. Il fera de toi ma sœur, une sœur que je saurai rendre redoutable, je t’en fais le serment.

Les yeux noirs et les yeux gris se croisèrent comme deux mains qui se serrent.

– J’accepte ! dit Fiora.

Démétrios tira le stylet pendu à sa ceinture dans une gaine de cuir.

– Donne-moi ta main gauche !

La jeune femme obéit. D’un coup léger, le médecin lui fit, au poignet, une petite blessure où le sang perla. Puis, il entailla son bras droit et appliqua les deux estafilades l’une sur l’autre.

– Nos sangs se sont mêlés, dit-il. Désormais nous sommes unis dans le bien comme dans le mal !

Cherchant un flacon, il en fit couler quelques gouttes sur le poignet de Fiora. Le sang s’arrêta. Il fit de même pour lui. Fiora regardait, fascinée :

– M’apprendras-tu certains de tes secrets ? demanda-t-elle.

– Je t’apprendrai beaucoup de choses. L’art des philtres qui enchaînent et des poisons qui tuent, l’art de lire un caractère sur les traits d’un visage, l’art de...

– Je t’arrête ! Pourquoi les poisons ?

– Cela peut être fort utile...

– Pas à moi ! Connaître les drogues qui procurent le sommeil, oui, pas le poison. Je préfère d’autres armes : celles des hommes par exemple. Je suis bonne cavalière, je crois, mais j’aimerais savoir tirer l’épée, me servir d’une dague...

Pour la première fois, Fiora entendit rire Démétrios :

– Cela, c’est le domaine d’Esteban. Il y est d’une extrême habileté et il se fera un plaisir de t’enseigner : je crois que tu l’as séduit...

En vertu de l’adage qui veut que lorsque l’on parle du loup on en voie les oreilles, le personnage en question entra brusquement dans le cabinet...

– Maître ! Il y a deux moines qui viennent ici !

– Des moines ? De quelle sorte ?

– D’après leurs robes, ce sont des frères prêcheurs, comme ceux de là-haut, expliqua Esteban avec un mouvement de tête qui désignait approximativement la direction du couvent où Fiora s’était mariée...

– Ils ont dû se tromper de route. Va au-devant d’eux et remets-les dans le bon chemin ! De toute façon, je vais aller voir.

Démétrios quitta la pièce sur les talons de son serviteur et Fiora suivit jusqu’à la salle d’entrée. Par la porte ouverte, elle aperçut dans la lumière rouge du soleil couchant et, au milieu de l’allée de cyprès deux moines qui, le capuchon sur le nez, s’avançaient au pas paisible de leurs mules. L’un des moines était mince mais l’autre, celui qui marchait en tête, devait être gras à souhait car son froc était beaucoup plus rempli que celui de son compagnon. Fiora vit Esteban courir à leur rencontre en faisant de grands gestes pour expliquer à ces voyageurs qu’ils se trompaient de chemin mais les moines refusèrent de le rebrousser. Après avoir échangé quelques mots, tout le monde se remit en marche en direction de la maison.

– Cache-toi ! ordonna Démétrios à la jeune femme. Je vais voir ce que l’on nous veut.

A regret, Fiora se retira dans la cour intérieure mais de façon à garder un œil sur ce qui se passait devant la maison. Démétrios aborda les deux cavaliers qui, à sa vue, relevèrent leur capuchon... Avec un cri de joie, Fiora, oubliant toute prudence, s’élança à son tour : le gros moine c’était Colomba et l’autre c’était Léonarde...

Riant et pleurant tout à la fois, elle tomba dans les bras de sa vieille gouvernante qui s’était vivement laissée glisser à terre pour la recevoir. Les deux femmes s’étreignirent au seuil de la porte sans paraître s’apercevoir des efforts de Démétrios qui les poussait à l’intérieur...

– Vous ? balbutiait Fiora retrouvant automatiquement la langue française, vous, ma Léonarde ? Je n’espérais plus vous revoir... Je craignais... je croyais... oh ! mon Dieu ! Je dis n’importe quoi ! fit-elle en s’écartant pour mieux regarder celle qui lui revenait. Mais par quel miracle ?

– Pas de miracle, donna Fiora, zozota Colomba, simplement des précautions ! Dès le lendemain de ton emprisonnement à Santa Lucia – la pauvre ! En voilà une qui est mal servie ! Il faudra que je lui brûle quelques cierges ! – qu’est-ce que je disais ? Ah oui ! ... Dès le lendemain donc, nous sommes allées chez toi avec donna Chiara et nous avons emmené donna Léonarda. Nous savions qu’il lui arriverait malheur si elle restait seule au palais. Les domestiques étaient tous morts de peur... et d’ailleurs nous avons eu raison. Quand on pense à ce qui s’est passé ! Ces soldats abominables, cette belle demeure mise à sac ! Il y a vraiment des gens qui ne craignent ni Dieu ni diable !

Lorsque Colomba était lancée, il était aussi difficile de l’arrêter que de retenir le flot tumultueux d’un torrent. Mais Fiora, cette fois, l’écoutait avec ravissement, guettant le court silence qui lui permettrait d’exprimer sa gratitude. Elle tenait Léonarde par un bras comme si elle craignait de la voir disparaître tout à coup. La vieille demoiselle cependant la considérait avec stupeur :

– Mais comme nous voilà vêtue, mon ange ? dit-elle enfin. Cette chose rouge... alors que vous êtes en grand deuil ?

– Cette tunique appartient à Samia, la servante de Démétrios. Je n’ai rien d’autre à me mettre. Ma robe noire est restée au couvent...

– Donna Chiara y a pensé, reprit Colomba. Nous avons avec nous une mule chargée de vêtements pour toi et Léonarda et de quelques petites choses que nous avons pu emporter. Poveretta ! Tant de malheurs à la fois ! On ne t’a même pas laissé pleurer tranquille... Et maintenant, on va te faire pleurer encore-Quelque chose de glacé coula sur la joie de Fiora, sans réussir à l’éteindre tout à fait mais en faisant renaître cette angoisse qui avait été sa compagne durant tous ces jours passés. Son regard chercha celui de Démétrios comme pour lui demander secours. Cependant Léonarde réprimandait son amie :

– Faut-il parler déjà de cela ? Nous venons à peine d’arriver...

– Et vous avez besoin de prendre du repos et de la nourriture, enchaîna le médecin. Venez dans la cuisine ! L’heure du repas approche et Samia ajoutera ce qu’il faut. Esteban va mettre vos mules à l’écurie car je ne pense pas que tu redescendes ce soir, donna Colomba ? Ce ne serait pas prudent et puis les portes de la ville seront fermées dans quelques instants...

Ce flot de paroles tellement inhabituel chez Démétrios réussit à réduire l’excellente femme au silence. Elle marmotta que donna Chiara ne l’attendait que le lendemain et qu’elle serait contente de manger un petit quelque chose.

Le médecin poussa tout le monde dans la cuisine : Samia, prévenue par Esteban, s’activait, mettait deux poulets à la broche et commençait à tailler d’épaisses tranches dans un jambon qu’elle avait décroché d’une solive. Colomba considéra tous ces préparatifs avec satisfaction et s’installa même auprès du feu en proposant de tourner la broche si l’on voulait bien lui donner un doigt de quelque chose « d’un peu réconfortant » car le pas de sa mule lui avait donné mal au cœur. Démétrios se hâta de la satisfaire en allant décrocher une fiasque enveloppée d’un tressage d’osier qu’il laissa d’ailleurs sur la table après que sa replète visiteuse eut avalé d’un trait un demi-gobelet de grappa... Il disposa même d’autres gobelets en proposant à Léonarde de goûter au réconfortant breuvage. La pauvre femme montrait, en effet, une mine défaite et des yeux rougis par des larmes récentes, ce dont, dans la joie des retrouvailles, personne ne s’était encore avisé. Elle refusa ;

– Tout à l’heure, peut-être. Ce que j’ai à dire est tellement affreux ! Fiora, elle aussi, pourrait en avoir besoin...

– Mais enfin, interrogea la jeune femme, que s’est-il passé ?

– Une horreur qui n’a de nom dans aucune langue, mon agneau. Je n’aurais jamais cru les gens d’ici capables d’une telle infamie, d’un sacrilège aussi abominable—

En quelques phrases rapides qu’elle semblait cracher de peur que les mots n’empoisonnassent sa bouche, elle raconta. Ce matin, en entrant dans l’église d’Orsanmichele pour préparer l’autel à la première messe, le sacristain avait découvert un spectacle qui l’avait jeté dans la rue, hurlant de terreur : la tombe encore fraîche de Francesco Beltrami avait été ouverte. Des mains criminelles en avaient tiré le corps qui avait été coupé en quartiers et abandonné là sans même essayer de dissimuler si peu que ce soit l’abominable ouvrage...

Blanche jusqu’aux lèvres et les yeux pleins d’épouvante, Fiora s’était dressée :

– Pourquoi ? ... mais pourquoi ?

– Pour prendre le cœur, répondit Colomba. C’est une vieille idée de par ici : afin d’empêcher le fantôme d’un mort de venir troubler les nuits des vivants, on fait ça. J’ai expliqué à Léonarda : il faut brûler le cœur et jeter les cendres au vent... C’est sûrement l’assassin qui l’a pris.

Cela ne faisait aucun doute pour Démétrios qui se souvenait de la menace dont Esteban avait couvert la fuite de Marino Betti à la taverne... Mais voyant que Fiora tremblait de tous ses membres, il la fit asseoir doucement et l’obligea à absorber un peu de grappa.

– A-t-on trouvé des cendres dans l’église ? demanda-t-il.

– Non, répondit Colomba, l’homme a dû avoir peur d’être découvert s’il faisait du feu dans l’église. Il l’a emporté. Mais la ville est sens dessus dessous et, comme on ne sait pas à qui s’en prendre, on court dans tous les sens en criant « à mort ! » sans bien savoir pourquoi.

– Il n’y a pourtant aucun mystère dans cette abomination, dit Démétrios. Le meurtrier de ser Francesco craignait pour la tranquillité de ses nuits...

– Mais personne ne sait qui il est ? fit Léonarde cependant que Fiora levait sur le Grec un regard plein de reproches.

– Je croyais que le couteau devait te parler ? Tu avais promis de retrouver l’assassin de mon père.

– Je l’ai retrouvé. Ou plutôt Esteban l’a retrouvé pour moi. Si je ne te l’ai pas encore dit c’est parce que je voulais que tu prennes ici les quelques jours de repos dont tu as le plus grand besoin...

– Je me suis assez reposée ! Qui est-ce ?

– Qui veux-tu que ce soit ? Marino Betti, bien sûr. Il a tué sur l’ordre de la dame Pazzi.

Et il raconta comment Esteban avait, dans la taverne du fleuve, acquis la certitude de la culpabilité de l’intendant. Aussitôt, la décision de Fiora fut prise.

– Donnez-moi cette robe de moine, chère Léonarde, ordonna-t-elle et toi Démétrios, donne-moi une arme et un cheval ! Notre domaine n’est qu’à une petite lieue d’ici et je ne veux pas que ce misérable qui craint tant les fantômes, voie se lever une autre aurore !

– Doucement ! fit Démétrios en appuyant sa main sur l’épaule de la jeune femme. Il faut à ce genre d’affaire un peu de préparation. L’homme est plus fort que toi. As-tu envie de mourir cette nuit, toi aussi ? Montughi est tout près de la ville. S’il y a eu tant de vacarme, ce Marino doit en être informé. Gomme il a peur, il se tient sur ses gardes. Peut-être même se cache-t-il ?

– Eh bien, il faudra le trouver. Sinon lui, du moins sa complice qui est plus criminelle encore que lui. Je veux y aller !

– Nous irons, toi, moi et Esteban, mais seulement la nuit prochaine.

Léonarde prit Fiora dans ses bras, non sans peine car elle était raide comme une planche :

– C’est la sagesse qui parle par sa voix. Écoutez-le, mon ange, et accordez-moi ce soir où nous nous sommes retrouvées. Tout a été fait pour votre pauvre père sur l’ordre de monseigneur Lorenzo. Le corps à nouveau bénit et encensé a été remis au tombeau. Des gardes veillent même autour de l’église profanée que l’évêque viendra purifier demain. La colère gronde chez ceux de Calimala dont elle est le sanctuaire. Je suis sûre que si monseigneur Lorenzo savait qui a tué notre bon maître...

– Il le sait, coupa Démétrios. Je le lui ai dit hier... Il s’approcha de Fiora qui, dans les bras de Léonarde, demeurait aussi rigide qu’une statue. Elle semblait ne rien voir, ne rien entendre, plongée par l’horreur de ce qu’elle venait d’entendre dans une sorte de transe. Il se pencha vers elle et, plongeant son regard dans celui de la jeune femme, il prit sa tête entre ses deux mains, les pouces sur le front et se mit à masser doucement ce front, ces tempes en murmurant quelques paroles que personne ne comprit. Puis, doucement, il ajouta :

– Reviens à toi, Fiora ! Reviens à nous ! Laisse ton corps se détendre et s’apaiser ! Apaise aussi cette flamme qui te brûle ! Demain, je te mènerai vers ton ennemi et il devra payer pour ses crimes... Demain, Fiora, demain...

Un long frisson parcourut le corps de la jeune femme et la vie revint dans son regard :

– Demain... murmura-t-elle.

Puis, sans transition, elle s’écroula dans les bras de Léonarde, secouée de sanglots et pleurant comme une fontaine.

– Laisse-la pleurer autant qu’elle voudra, dit Démétrios, les larmes vont emporter la menace qui vient de peser sur elle.

– Quelle menace ? demanda Léonarde à voix basse...

– La folie ! Elle en a trop enduré... Il serait temps que cela s’arrête...

Le lendemain, à la nuit tombée, trois cavaliers quittaient le castello, bottés et armés. Démétrios avait abandonné ses longues robes pour des chausses collantes et un pourpoint noir. Quant à Fiora, elle avait découvert avec surprise parmi les vêtements que son amie Chiara lui avait envoyés, un costume de garçon d’un joyeux vert feuille sur lequel était épingle un morceau de papier portant ces simples mots : « Tu pourrais en avoir besoin ! Je t’aime bien... ». Et, en les endossant, ce soir, elle avait rendu grâces, de tout son cœur, à la prévoyance dictée par sa sincère amitié à cette tête folle de Chiara...

Fiora allait en tête car elle connaissait par cœur le chemin qui, à travers les collines et la vallée du Mugnone que l’on traversa près de la Badia allait, en quatre lieues environ, de la villa de Fiesole au domaine agricole que dirigeait Marino. Cette nuit d’avril était belle et douce. Toutes les étoiles étaient présentes et enveloppaient la campagne d’un somptueux manteau de velours bleu piqué d’une multitude de petits diamants. Cela sentait le lilas et le pin, la terre encore humide d’une petite pluie brève qui était venue en fin de journée. Par endroits et selon les caprices du chemin, elle apercevait les murailles de Florence où brûlaient les pots à feu des sentinelles, les campaniles et les dômes qui semblaient faire sourdre leur propre lumière. La ville se rapprochait à mesure que l’on avançait, mais après un détour de la route, on ne la vit plus.

A quelque distance du hameau de la Pietra où tout dormait, Fiora engagea sa monture dans un chemin qui s’enfonçait entre deux haies d’arbustes et le suivit pendant quelques minutes jusqu’à ce que se dessine dans la nuit la silhouette noire de grands bâtiments de ferme précédés d’un immense pin dont la large cime étalait une tache d’encre sur le ciel. La jeune femme les désigna du bout de sa houssine :

– Nous y sommes, chuchota-t-elle. Tout doit dormir. On ne voit aucune lumière.

– Laissons tout de même les chevaux ici, fit Esteban qui commandait l’expédition ayant davantage l’habitude des coups de main que son maître. Celui-ci approuva silencieusement.

Les trois cavaliers mirent pied à terre, attachèrent leurs montures à un arbre puis s’avancèrent en faisant le moins de bruit possible. Le chemin sablé leur facilitait d’ailleurs la tâche :

– Il n’y a pas de chiens ? demanda Démétrios.

– Si, répondit Fiora, mais ils sont dans la cour de la ferme et d’ailleurs ils me connaissent...

– Je ne m’y fierais pas, à ta place. Tu portes des vêtements dont ils n’ont pas l’habitude. Quant à nous, ils ne nous connaissent pas du tout... Mais rassure-toi, j’ai ce qu’il nous faut.

– C’est tout de même étrange, reprit la jeune femme, un instant plus tard. Si peu de bruit que nous fassions, ils devraient nous entendre. Or, ils n’aboient pas... Et, regardez ! Le portail est grand ouvert !

En effet, la double porte qui défendait l’accès de la propriété béait largement, laissant apercevoir une grande cour vide et au bout, une maison basse dont la porte était ouverte elle aussi et qui ne montrait aucun signe de vie.

– Mais on dirait qu’il n’y a personne ? souffla Fiora. Où sont les chiens et...

Soudain Esteban, qui avait pris la tête, fit volte-face, revint vers Fiora et se plaça devant elle, les bras écartés pour lui interdire d’avancer :

– Ramène-la aux chevaux, maître ! Je viens d’apercevoir quelque chose qui n’est pas fait pour les yeux d’une jeune dame...

– Quoi que ce soit, je veux le voir, protesta celle-ci. Tu oublies que nous sommes ici chez l’assassin de mon père et que je suis venue pour le tuer de ma main.

– Tu n’auras pas cette peine : c’est déjà fait ! Je me disais aussi que cette odeur n’était pas naturelle même aux abords d’une ferme.

En effet, depuis un moment, des effluves fades et écœurants chassaient le parfum frais de la campagne. Esteban s’écarta, à regret, puis tendit le bras vers le grand pin qui ombrageait l’entrée du domaine. A l’une de ses branches basses pendait un fruit abominable : le corps éventré de Marino Betti. L’odeur était celle du sang et de la mort.

A l’inverse de ce qu’Esteban avait craint, Fiora regarda sans faiblir l’affreux cadavre. Son bourreau l’avait ouvert du sternum au bas ventre et d’une hanche à l’autre. Les entrailles pendaient. En outre, on lui avait coupé le poing droit... Démétrios tira de sa poche un briquet et une sorte de rat-de-cave et battit l’un pour enflammer l’autre mais ordonna à Esteban :

– Emmène-la à présent ! Elle en a assez vu mais moi, il y a certaines choses que je désire examiner...

Contrairement à ce qu’il appréhendait, Fiora se laissa emmener sans résistance. En face de cette justice barbare, elle avait éprouvé une poussée de joie sauvage mais incomplète : la main qui avait frappé son père avait été abattue mais la tête restait. Néanmoins, elle ressentait une sorte de soulagement bien naturel. N’ayant jamais tué personne jusqu’à présent, elle se méfiait d’elle-même et elle avait craint, durant tout le chemin, de faiblir au moment de frapper. Grâce à Dieu, Marino avait trouvé son châtiment sans qu’elle eût à se salir les mains mais peut-être la Providence ne ferait-elle pas toujours la besogne à sa place ? Il allait falloir faire en sorte, à l’avenir, d’être certaine de ne jamais céder à sa naturelle sensibilité de femme.

– Eh bien ? demanda-t-elle quand Démétrios les rejoignit en achevant d’essuyer ses doigts à son mouchoir. Qu’as-tu découvert ?

– L’homme a été torturé, dit-il. On lui a brûlé les pieds. En outre on lui a enlevé le cœur.

– Dès l’instant où je n’y suis pour rien, je me demande qui a bien pu faire ça ? fit Esteban. On dirait le travail d’un boucher ou d’un chirurgien tant les incisions sont nettes...

– Ou de n’importe quel homme habitué à manier des armes ! coupa Fiora. Qu’est-il besoin de chercher tant de détails ? La justice de Dieu a frappé, voilà tout !

– Tu n’es pas curieuse, remarqua Démétrios. Je pencherais plutôt pour la justice de Lorenzo de Médicis. Une justice discrète mais assez dans sa manière quand il ne peut pas faire autrement. Son capitaine, Savaglio, ne connaît ni hésitation ni pitié quand il s’agit du service de son maître. En outre, comme tu l’as dit, Fiora, il manie les armes en virtuose. Oui, ce pourrait être cela... s’il n’y avait ce cœur arraché ?

– N’a-t-il pas arraché celui de mon père ? C’est justice,

il me semble ?

– Peut-être... mais en ce cas, on n’avait aucune raison de le conserver or je n’en ai pas trouvé trace. Il est vrai que Marino a dû être tué la nuit dernière, que des chiens ont pu passer par là... Personne ne pourra nous renseigner. Il n’y a plus âme qui vive dans cette ferme. La terreur a fait fuir tout le monde...

Le médecin pensait tout haut, sans plus s’occuper de ses compagnons :

– Oui... c’est sans doute cela, poursuivit-il. A moins encore que Savaglio, si c’est lui, n’ait voulu rapporter à son maître cette preuve de l’exécution ? C’est encore possible, bien sûr... pourtant je n’arrive pas à y croire.

– Pourquoi ? demanda Fiora impatientée par ces cogitations pour elle sans objet...

– Parce que nous sommes le 28 avril...

– Et alors ?

– Après-demain ce sera le 30.

– C’est l’évidence même. Mais encore ?

– Sache ceci : la nuit qui va du dernier jour d’avril au premier jour de mai est une grande nuit pour les sorciers de tous les pays. En Allemagne, dans les montagnes du Harz où se tient le grand sabbat, on l’appelle Walpurgisnacht, la nuit de Walpurgis. Après-demain, les sorciers de Norcia seront au rendez-vous... et aussi ceux de Fontelucente !

– Je ne vois toujours pas le rapport avec ce que nous venons de voir ?

Sans répondre, Démétrios se dirigea vers son cheval, le fit tourner et se hissa en selle. Puis attendit que les autres le rejoignissent.

– J’ai toujours été curieux de nature, dit-il tranquillement. Et quelque chose me dit qu’il sera peut-être intéressant de savoir ce qui se passera cette nuit-là...

L’aube n’était plus très éloignée quand on rentra au castello. Léonarde, qui partageait le lit de Fiora et n’avait pu trouver le sommeil, attendait, penchée à la fenêtre. Mais ses yeux seuls interrogèrent la jeune femme quand elle entra dans la chambre en ôtant le chaperon à la mode française qui dissimulait ses cheveux et le jeta sur un coffre. Depuis que son « enfant » l’avait quittée en annonçant son intention de tuer Marino Betti, la pauvre femme ne vivait plus... Fiora eut pour elle un demi-sourire :

– Quand nous sommes arrivés, il était déjà mort, dit-elle. Je n’y suis pour rien...

– Dieu soit loué ! Je ne supportais pas l’idée que vous, mon ange, puissiez...

– Léonarde ! Léonarde ! je vous en prie... Il faut que vous compreniez que rien n’est plus comme avant et ne le sera jamais plus. Vous savez à présent ce qui s’est passé depuis que nous nous sommes quittées. Je ne suis plus cette innocente Fiora que vous avez bercée et regardé grandir. Je suis une autre... une autre qu’à dire vrai je ne connais pas encore très bien et qui peut-être, un jour prochain, vous fera horreur.

– Jamais ! jamais, quoi que vous fassiez ! Vous êtes l’enfant de mon cœur et rien ni personne... pas même vous, n’y pourra changer quoi que ce soit. Songez seulement que la vengeance, si elle a quelque chose de grisant, laisse toujours un goût amer et que Dieu...

– Ne me parlez pas de Dieu ! Ne m’en parlez plus jamais ! s’écria Fiora. Il ne cesse de frapper sur moi à coups redoublés alors que je n’ai jamais commis le mal. Il me traite en ennemie, en réprouvée ! Qu’est-ce que tous ces crimes, toutes ces abominations qui ne cessent de s’étaler devant moi ? La volonté de Dieu ? Je le croyais bon et miséricordieux...

– N’a-t-il pas lui-même accepté la souffrance en permettant que son fils endure le supplice de la croix ? dit Léonarde avec une grande tristesse.

– La souffrance d’un dieu est-elle la même que celle d’un homme ou d’une femme ? Peut-il seulement être atteint par la douleur, lui qui est immensité ? Non, Léonarde : je vous en prie, laissez-moi à la tâche que je me suis donnée et ne me parlez plus de Dieu !

– Comme vous voudrez ! Mais vous ne m’empêcherez pas de Lui parler de vous...

Le surlendemain, quand Démétrios, après le souper, se prépara pour se rendre chez les sorciers, Fiora lui déclara qu’elle entendait l’accompagner. Il lui jeta alors un regard oblique :

– Je ne suis pas certain que ce soit un spectacle pour toi. Il s’y passe des choses déplaisantes et, en outre, c’est dangereux.

– Cesse de vouloir épargner mes yeux ! Ou de faire semblant. Quand tu as parlé de cette réunion, tu savais très bien que j’irais avec toi.

– Oui... oui, je le savais mais je regrette à présent de t’en avoir parlé. Ne vaudrait-il pas mieux t’arrêter un moment et ne pas poursuivre jusqu’au fond cette descente aux Enfers que tu as commencée ? Je voudrais que tu t’épargnes toi-même...

– C’est le premier pas qui coûte. Je verrai au moins si Dante a raison qui, dans son enfer, montre les sorciers la tête tordue en arrière de façon que leurs larmes coulent sur leur dos...

Fontelucente jouissait d’une détestable réputation. C’était, de notoriété et de terreur publiques, le plus fier repaire de sorciers de toute la Toscane. Il y avait là des amoncellements rocheux, une grotte et des cabanes où vivaient des créatures qui n’avaient d’humain que la forme extérieure. C’étaient pour la plupart des malheureux réduits par la misère, la maladie ou la bêtise des gens à une forme quasi larvaire et qui avaient puisé, dans leur dénuement et dans la nature environnante de bizarres recettes. Chassés, traqués de partout, ils se détournaient du ciel et d’une miséricorde à laquelle ils ne croyaient plus pour tenter d’entretenir, avec les puissances infernales, un commerce qui les vengeât et leur permît de semer une peur qui les protégeait. Ils y réussissaient parfaitement et la crainte qu’ils inspiraient avec leurs incantations et leur magie était telle que le désert s’était fait autour de ce lieu, riant et fertile, mais que l’on disait maudit. Pourtant, une source pure, une source brillante prenait naissance à cet endroit, entretenant une végétation épaisse et variée mais il suffisait que cette eau prît naissance dans ce site réprouvé pour que l’on s’en écartât par crainte des sortilèges.

Cependant, il arrivait, par les nuits sombres, qu’une forme masquée et enveloppée d’un manteau sombre, se glissât jusqu’à Fontelucente. Fille qui cherchait à cacher le fruit d’amours coupables, femme jalouse acharnée à la perte d’une rivale, garçon amoureux dédaigné par sa belle ou même noble dame, réduite par ses passions à chercher d’infâmes secours royalement payés. Ceux-là puisaient dans leur crainte, leur haine ou leur amour, le courage d’aller vers les sorciers dont certains étaient plus riches qu’ils n’en avaient l’air.

A vivre ainsi, au sein de la nature, ces gens avaient découvert bien des secrets. S’y ajoutaient les recettes abracadabrantes, les compositions redoutables ou répugnantes, les philtres et les charmes qu’ils vendaient à leur clientèle. Parfois, leurs recettes se révélaient efficaces et le malade guérissait. Alors, la reconnaissance leur tenait lieu de sauvegarde presque autant que la crainte.

A des dates précises mais le plus souvent à la lune nouvelle, les sorciers se réunissaient avec des confrères disséminés dans la région et même avec d’autres, venus de beaucoup plus loin pour festoyer et vénérer leur protecteur, le dieu de ténèbres, leur prince du mal, celui dont les humbles n’osaient pas prononcer le nom et que les gens d’Église nommaient Satan en se signant. Mais, par prudence, le lieu de réunion changeait chaque fois et le mot était donné par des messages d’apparence innocente qui couraient les chemins et les marchés. Ainsi, Démétrios, descendu ce matin-là en ville, l’avait reçu de Bernardino qui mendiait, comme d’habitude, devant le Duomo et qui le lui avait soufflé contre une belle pièce d’argent.

Cette fois, il s’agissait d’un champ, au flanc du mont Ceceri, adossé à un petit bois et enclos, loin de toute habitation, dans les vieux murs écroulés d’un ancien prieuré abandonné..

Il était près de minuit quand Démétrios, Fiora et Esteban arrivèrent aux abords du champ. Par prudence, ils étaient venus à pied et par un chemin difficile qui serpentait entre les buissons et des quartiers de roche. Le Grec allait d’un pas sûr, en homme qui sait où il va. Il s’arrêta enfin derrière l’un des murs ruinés qui formait à cet endroit une petite excavation couronnée d’une épaisse végétation.

– D’ici, nous verrons tout sans risquer d’être vus. Je connais bien cet endroit où il m’est arrivé de venir méditer...

Il fit asseoir Fiora sur une grosse pierre et lui montra comment, en écartant légèrement les branches d’un épais cornouiller, doublé d’un roncier, elle aurait une vue satisfaisante. Par surcroît de précautions, la jeune femme, comme ses compagnons, portait le masque noir et les gants épais préconisés par Démétrios. Ils étaient ainsi invisibles et suffisamment protégés contre les épines des ronces. En face d’elle, le champ formait un large espace découvert au milieu des ruines d’anciens bâtiments conventuels, une grande nappe sombre entre des formes incertaines. Aucun bruit ne se faisait entendre sauf, venu du bosquet voisin, le ululement d’une chouette qui résonna par trois fois et il y eut, dans le champ, comme une sorte de grand soupir.

Soudain, un homme sortit des ruines, portant une torche à l’aide de laquelle il alluma rapidement deux bûchers préparés à droite et à gauche du pré dont cette partie s’éclaira d’un seul coup comme une scène de théâtre découvrant un effrayant décor. Entre les deux bûchers se dressait une table grossière faite de deux pierres et d’une dalle disposées devant un petit tertre habillé de lierre qui supportait une statue peinte d’une manière si réaliste que

Fiora sentit ses tempes se resserrer et ses cheveux se dresser sur sa tête.

C’était, sur des pattes de bouc repliées en tailleur, un corps d’homme nu surmonté d’une tête hideuse. Les oreilles pointues, les longues cornes enroulées et la barbe filandreuse étaient d’un bouc mais le long nez crochu, la bouche rouge et grimaçante, les yeux luisants blancs et rouges étaient presque humains. Entre les cornes, trois chandelles étaient posées que l’homme alluma cependant que, dans l’une de ses mains griffues, la statue tenait une faux et dans l’autre une coupe dorée..,

– Le diable ! souffla Fiora qui, machinalement, se signa. Mais déjà Démétrios lui appuyait sur la bouche une main péremptoire :

– Plus un mot ! chuchota-t-il à son oreille. Tu risques de nous faire prendre...

En effet, la mise à feu des bûchers avait révélé, autour du hideux simulacre, une rangée de fantômes enveloppés de tissus sombres qui, d’un même mouvement, rejetèrent leurs manteaux et firent apparaître, vêtue d’oripeaux bariolés, la plus étrange collection de figures de cauchemar que puisse rêver un cerveau pris par la fièvre : vieilles édentées aux lèvres rentrées, hommes contrefaits aux yeux luisants sous des tignasses sales, femmes encore jeunes mais flétries par la débauche, ceux de Fontelucente et quelques-uns de leurs pareils se tenaient là, immobiles et silencieux comme des gargouilles de cathédrale, à peine moins repoussants que le maître qu’ils s’étaient donnés.

Cependant, l’homme à la torche la plantait en terre, s’éloignait et reparaissait avec un drap noir qu’il jeta sur la pierre puis deux chandeliers de fer, garnis de gros cierges en cire noire qu’il alluma. Une épaisse fumée âcre se dégagea et monta vers la tête de l’idole. Alors une mélopée se fit entendre, émise par les bouches closes des sorciers, sourde d’abord mais qui allait en s’amplifiant et sur son rythme lent, hommes et femmes se mirent à se balancer avec ensemble, de gauche à droite, sans cesser de tenir leurs regards fixés devant eux et leurs mains croisées sur leurs genoux. Cela donnait un grondement vaguement musical qui s’étendait sur la prairie avec les lourdes volutes de fumée. Peu à peu le champ commençait à s’animer...

Par deux, par trois ou isolément, des gens masqués sortaient des bois et des murailles effondrées. Quand ils ouvrirent leurs manteaux, Fiora dont les yeux dilatés ne manquaient pas un détail, vit qu’il y avait là des paysans, hommes ou femmes, des vieillards en robes noires et usagées dont les fronts dégarnis et les yeux fatigués trahissaient les longues veilles à la recherche d’introuvables secrets, des mendiants parmi lesquels elle crut bien reconnaître Bernardino, des garçons jeunes et robustes et quelques jolies filles. Avec stupéfaction, elle nota aussi la présence de trois femmes masquées dont les vêtements luxueux trahissaient une haute condition et de quelques hommes, masqués eux aussi, en habits brodés. Mais le plus extraordinaire était l’espèce de fraternité qui mêlait tous ces gens, une dame entre un mendiant loqueteux et un paysan avec, au fond de leurs yeux, la même attente.

Les flammes des bûchers dans lesquelles on avait jeté de la résine donnaient une lumière jaune qui uniformisait les visages. Impassibles, les sorciers se balançaient toujours en chantant leur mélopée lente et lugubre et qui semblait n’avoir pas de fin mais que les arrivants reprenaient avec eux en même temps que le balancement qui devenait général. Fiora, fascinée, dut se cramponner aux branches qui la masquaient pour ne pas faire comme eux mais l’épine d’une ronce en traversant son gant secoua cette espèce d’envoûtement...

Soudain, un son grave et profond se fit entendre, semblable à celui que produit un gong et, instantanément, le silence se fit. Un cortège sortait des ruines...

En tête, portant une croix à laquelle était attaché le cadavre d’un chien venait un Noir athlétique vêtu d’une chasuble écarlate dont les fentes laissaient entrevoir son corps luisant comme un bronze. Derrière lui venaient deux jeunes filles à peine vêtues de tuniques blanches transparentes. Elles étaient couronnées de lierre et l’une portait un encensoir cependant que l’autre élevait entre ses mains une coupe pleine de grains de blé et d’olives noires. Un homme qui avait l’air d’un prêtre fermait la marche.

Il portait une réplique exacte de la chasuble d’un officiant chrétien. La sienne était blanche, doublée d’écarlate et brodée de longues flammes noires. La croix y était remplacée par une tête grimaçante. Une sorte de casque noir, étroit, orné de deux cornes enserrait sa tête barbue et il tenait en main un calice recouvert d’un voile rouge. Sur son passage, les sorciers se levaient et s’inclinaient. Ils s’écartèrent de l’autel, puisqu’il fallait bien l’appeler ainsi, pour se ranger en deux lignes aux deux ailes de l’assistance.

Le prêtre alla poser son calice sur l’autel puis, tombant à genoux, leva les deux bras vers la statue démoniaque et s’écria d’une voix forte :

– Père du mal et du péché, père du vice et du crime, Satan, dieu du plaisir et de la richesse, source éternelle de virilité et des passions interdites, maître des luxurieux et des fornicateurs, visite-nous en cette nuit, en ce lieu où nous sommes réunis pour t’honorer et t’adorer ! ...

En dépit des recommandations de Démétrios, Fiora ne put s’empêcher de demander tout bas :

– Qui est cet homme ?

– Un moine défroqué. Il faut avoir été prêtre pour pouvoir célébrer la messe vaine...

– Il va...

– Oui, mais tais-toi et, quoi que tu puisses voir, ne dis plus rien !

Une nouvelle phase du cérémonial se déroulait : les sorciers d’abord, puis les assistants s’avancèrent deux par deux, un homme et une femme, pour saluer le démon. Ils se prosternaient devant l’autel et la statue puis revenaient se ranger comme les fidèles à l’église. Une femme restait seule, qui vint la dernière, l’une des trois qui devaient appartenir à la haute société. Elle portait entre ses mains une sorte de patène d’argent sur laquelle il y avait quelque chose d’indistinct. En s’agenouillant, elle tendit le petit plat au prêtre qui l’éleva vers l’idole :

– Accepte, ô père du mensonge et du crime, ces cœurs, arrachés à un menteur et à un assassin et que t’offre ta servante pour que tu la couvres de tes bienfaits ! Elle s’offre aussi elle-même pour que le sacrifice que nous allons célébrer soit accompli sur son corps.

Démétrios, sentant trembler Fiora, mit un bras autour d’elle et à nouveau, plaqua sa main sur sa bouche par crainte d’une manifestation involontaire.

– Je t’ai dit, souffla-t-il, que ceci était une descente aux Enfers... Courage !

Cependant, dans la lumière des brasiers, la femme se dévêtait entièrement et, nue, allait s’étendre sur l’autel. En dépit de son masque, Fiora, horrifiée, avait déjà reconnu Hieronyma. Le calice, un instant ôté, fut posé sur son ventre blanc. En dépit du fait qu’elle n’avait plus vingt ans, elle avait un corps plantureux mais ferme qui devait attirer le désir de bien des hommes et expliquait l’emprise qu’elle avait fait peser sur Marino Betti.

La messe, si l’on pouvait appeler ainsi cette suite d’imprécations et de sacrilèges, commença. Fiora, les oreilles bourdonnantes, n’en entendit pas grand-chose. Elle était hypnotisée par cette femme nue dont les longs cheveux artificiellement blondis, traînaient jusqu’à terre.

Soudain, il se passa une chose si odieuse que Fiora, sous la main de Démétrios, se mordit les lèvres au point de se faire saigner. Des premiers rangs de l’assemblée, une femme venait de sortir avec au fond des yeux, une extase imbécile. Elle portait, sur ses mains étendues, un enfant nouveau-né qu’elle tendit à l’officiant. Celui-ci le prit, le posa sur le corps de Hieronyma et d’un rapide coup de couteau lui ouvrit la gorge. Il n’y eut qu’un tout petit cri mais une sorte de frisson courut sur tous ces gens. Fiora crut que c’était d’horreur mais ne vit, sur tous les visages qu’une joie stupide, une cruauté bestiale, un plaisir trouble. Le sang apportait à cette monstruosité l’élément qui lui manquait.

Le prêtre l’avait recueilli dans le calice. Il y trempa ses lèvres, en marqua les seins de Hieronyma puis le passa à l’une de ses acolytes pour qu’elle fît circuler le vase au premier rang. En même temps, l’autre fille apportait une jarre pleine d’un vin dans lequel on avait mélangé une décoction qui en décuplait l’action. Tous burent et mangèrent des galettes que l’on distribua aussitôt. Puis se mirent à danser au son de la flûte dans laquelle soufflait le grand Noir. Ils dansaient en se tenant dos à dos, les mains unies et la tête tournée de façon à joindre leurs joues.

L’office sacrilège s’achevait. L’officiant, se débarrassant de sa chasuble sous laquelle il était nu, se coucha sur Hieronyma. Ce fut le signal d’une invraisemblable scène de débauche dans la lumière rouge des brasiers qui faiblissaient. Les couples roulèrent un peu partout, au hasard, sans distinction d’âge ou de rang social, le vieil homme avec la jeune fille, la grande dame avec le valet de ferme. Fiora qui se sentait devenir folle ferma les yeux. Démétrios, alors la lâcha :

– Ne bouge surtout pas ! souffla-t-il. Je te laisse avec Esteban. Je reviendrai vous chercher...

– Où vas-tu ?

Pour toute réponse il posa un doigt sur sa bouche et s’évanouit dans l’ombre sans faire seulement bouger une branche. On n’entendait plus ni le chant ni la flûte ; simplement des soupirs, des râles, des bruits d’étoffe déchirée. Fiora n’osait même pas tourner les yeux vers Esteban, dont elle entendait, auprès d’elle, la respiration écourtée. Et, soudain, il y eut un grand cri :

– La milice ! Sauve qui peut !

Ce fut la panique. Chacun, oubliant son compagnon ou sa compagne d’un instant, ne songeait plus qu’à fuir. Le prêtre maudit s’arracha de Hieronyma et disparut dans la nuit cependant que son acolyte et les deux filles emportaient le diable de bois peint. Fiora vit Hieronyma, qui avait ôté le masque qui l’étouffait, essayer de se relever mais une haute silhouette noire se dressa soudain devant elle, un bras étendu, trois doigts pointés vers ses yeux affolés... Elle tenta vainement de lutter contre le pouvoir invisible de cet homme et retomba sur l’autel, inanimée...

Démétrios se pencha, saisit le petit corps de l’enfant sacrifié qui avait été rejeté à terre, le posa sur celui de la femme déjà souillé de son sang et s’éloigna en courant. La lueur de nombreuses torches et l’écho de pas ferrés se faisaient entendre...

Un instant plus tard, Démétrios avait rejoint Fiora et Esteban :

– Venez ! ordonna-t-il. Et venez vite ! Nous avons juste le temps de fuir...

– C’est vraiment la milice qui arrive ? demanda Fiora.

– Oui. Juste à l’heure que j’avais indiquée. Le seigneur Lorenzo a bien suivi mes explications.

– Qui a donné l’alerte ?

– Moi, bien sûr. Je ne voulais tout de même pas que tous ces malheureux qui cherchent une compensation à leur misère soient voués à la prison, à la torture et au feu... La dame Hieronyma finira la nuit au cachot en attendant d’être livrée au bourreau...

– Mais comment pouvais-tu savoir qu’elle serait là, cette nuit ?

– Je t’ai déjà dit que je sais toujours ce que j’ai besoin de savoir... Pressons-nous un peu, à présent. Je ne me soucie pas que l’on nous coure après...

Une heure plus tard, ils étaient de retour au castello où Léonarde, qui avait envoyé Samia se coucher, les attendait. Ignorant ce qu’était au juste cette mystérieuse expédition dans laquelle ils se lançaient, elle les accueillit sans un mot mais leur servit aussitôt du vin chaud à la cannelle qui mijotait doucement dans les cendres de la cheminée. Elle regardait Fiora dont le visage pâle et les traits tirés disaient assez qu’elle n’avait pas vécu des moments très agréables mais la jeune femme, en entourant de ses doigts glacés le bol empli du liquide brûlant, lui sourit avec tant de tendresse que la gouvernante, vexée de n’avoir pas été tenue au courant, n’y tint plus :

– Vous semblez bien lasse, mon agneau, mais il y a longtemps que je ne vous ai vu ce sourire. Êtes-vous heureuse, cette nuit ?

– Oui... et pour la première fois depuis longtemps ! La mort de mon père est vengée, ma chère Léonarde, ainsi que tout ce que j’ai eu à souffrir à cause de Hieronyma. Je vous dirai tout demain mais, pour l’instant, je meurs de sommeil...

– S’il en est ainsi, justice vous sera-t-elle rendue et pensez-vous pouvoir, enfin, rentrer chez vous ?

– Je n’en sais rien... Peut-être, puisque à présent mes ennemis sont abattus...

– Il en reste toujours, dit sévèrement Démétrios qui chauffait à la flamme ranimée ses longues mains pâles. Mais est-ce vraiment là ce que tu souhaites : rentrer chez toi, retrouver ta fortune et ne plus penser à rien ? As-tu oublié que...

– Que nous avons conclu un pacte ? Je l’oublie d’autant moins que je désire à présent retrouver l’homme qui m’a abandonnée au lendemain de notre mariage et tirer vengeance de ceux qui ont mené mes parents à l’échafaud. Mais j’avoue que j’aimerais, pour un temps, retrouver la paix de ma maison, revoir mon amie Chiara, pouvoir, comme naguère, passer dans les rues de Florence sans entendre des cris de mort ou recevoir des pierres, aller fleurir le tombeau de celui qui sera toujours mon père, laisser s’apaiser cette fureur qui m’habite depuis tant de jours, être encore une Florentine comme les autres et acquérir la certitude qu’au retour des voyages que j’entreprendrai, je pourrai m’y retrouver chez moi... Est-ce trop demander ?

Démétrios détourna les yeux de ce regard qui implorait une réponse et quitta la cuisine. On entendit son pas dans l’escalier de la tour au sommet de laquelle il aimait se retirer pour observer les étoiles et en écouter le langage. Mais en cette fin de nuit, car l’aube allait bientôt paraître, il se détourna du ciel pour regarder la ville endormie. Il savait que Florence ne voulait plus de Fiora Beltrami mais il n’avait pas le courage de le lui dire...

CHAPITRE XI « AVANT QUE J’ATTEIGNE À LA RIVE ESPÉRÉE... »

Le bruit, parti du fleuve où les mariniers s’affairaient, fila par les rues et les places, atteignit d’abord la milice que l’on avait tout de suite appelée, le Bargello et la Seigneurie puis tout le reste de la ville à la façon d’un brandon lancé dans une botte de paille : un pêcheur avait retiré de l’Arno le corps de Pietro Pazzi, poignardé entre les deux épaules...

Esteban, descendu faire le marché comme il le faisait trois fois la semaine au Mercato Vecchio, l’entendit alors qu’il achetait des fromages, le retrouva chez la marchande de volailles et en eut les oreilles emplies quand il atteignit l’étal du boucher mais avec des variantes car la fête aux « on-dit » était lancée. Chacun prétendait en savoir plus que son voisin et les versions les plus fantaisistes commençaient à circuler...

Esteban n’aimait pas les bavardages. Là-bas, en Castille, ils avaient causé la mort de sa mère accusée par un voisin d’avoir empoisonné l’eau de son puits et d’avoir noué l’aiguillette de son fils. Bien que bonne chrétienne, la vieille femme avait été conduite au bûcher et son fils, désespéré, avait donné tout ce qu’il avait d’argent au bourreau pour qu’il l’étranglât avant les flammes. Ensuite il avait tué le voisin, son fils, et mis le feu à leur ferme. Démétrios Lascaris qui venait d’arriver dans le pays, l’avait emmené avec lui juste avant qu’on ne vînt l’arrêter, lui sauvant ainsi la vie et s’attirant à tout jamais son dévouement et sa reconnaissance...

Non, Esteban n’aimait pas les commérages. Il les haïssait presque autant que les prêtres qui, de compte à demi avec l’alcade du pays, avaient condamné sa mère parce que l’accusateur était riche et elle pauvre... Le service du médecin grec, philosophe, astrologue et magicien lui convenait tout à fait car, en dehors de menues besognes quotidiennes, il y trouvait une certaine forme de liberté : jamais Démétrios ne lui avait reproché d’aimer le vin et les filles et il les aimait autant que le combat, les armes et la guerre qui avaient été sa vie depuis l’âge de douze ans...

Décidé à obtenir des informations aussi claires que possible, il confia sa mule déjà chargée à l’auberge de la Croce di Malta où on le connaissait et se dirigea vers le palais de la Seigneurie et son complément, la loggia dei Priori, où l’on était toujours certain de trouver trois ou quatre notables en train de discuter. Cela lui permit de voir arriver le vieux Jacopo Pazzi qui occupait alors sa demeure florentine et qui entra en tempête, chargeant comme un taureau furieux, dans le vieux palais. Il en ressortit un moment plus tard, escorté du Bargello et d’une escouade de gardes. Un frémissement courut alors sur la place : le patriarche était-il arrêté ? Mais ce ne fut qu’un instant. La troupe se dirigea vers le Ponte Vecchio. Esteban suivit avec la petite foule qui s’était aussitôt formée. Cela lui permit d’assister à l’arrestation de la Virago et de son frère. Pippa fournit une défense si vigoureuse qu’il fallut cinq hommes pour en venir à bout. On l’emmena finalement vers les Stinche, la prison de la ville, vociférant et hurlant des imprécations et des injures auxquelles les assistants se hâtèrent de répondre car, même lorsqu’ils ignoraient de quoi il était question, les Florentins ne laissaient jamais passer une occasion de se faire entendre et de manifester. Quand on emmenait quelqu’un en prison, on pouvait toujours crier « A mort ! » à tout hasard avec une chance de ne se tromper qu’une fois sur deux.

Beaucoup plus froid, Esteban jugea qu’il en avait assez vu et qu’il était grand temps pour lui d’aller prévenir son maître de ce qui se passait, d’autant que le cortège de Pippa, en refranchissant le pont, s’était augmenté d’une unité : fray Ignacio qui rejoignait le vieux Pazzi et se mit à son pas en lui parlant avec volubilité. Or, le Castillan avait détesté d’instinct son compatriote qu’il jugeait faux, cruel et perfide, ce en quoi il ne se trompait pas de beaucoup. Le rapprochement de ces deux hommes lui parut des plus inquiétants...

Jouant des coudes pour se dégager de la foule, il alla rechercher sa mule au chargement de laquelle il ajouta une petite jarre d’huile d’olive, alla boire son coup de vin habituel pour ne pas soulever de curiosité et quitta la ville au plus vite mais non sans remarquer le rassemblement qui se formait déjà devant le palais des Médicis et faisait un bruit affreux car tout le monde parlait en même temps et en faisant force gestes.

En rentrant à Fiesole, il trouva Démétrios dans son cabinet, occupé à emballer soigneusement quelques livres dans des morceaux d’étoffe et à les ranger dans un petit coffre posé sur un escabeau. A un coin de la table, sur un morceau de daim, étaient alignés, dans un ordre parfait et tout brillants d’un récent astiquage, les instruments de chirurgie, lancettes, scalpels, trépans, aiguilles droites ou courbes, pinces et autres qui avaient suivi le médecin depuis Byzance et qu’il avait réussi à conserver quelles qu’eussent été les vicissitudes de ses longues pérégrinations. Le vieux sac de cuir qui les contenait habituellement était posé à côté et tout ouvert.

Esteban embrassa d’un regard rapide ces préparatifs :

– Maître, dit-il, est-ce que tu t’apprêtes à partir ?

– Il faut toujours être prêt à partir, mon garçon. Mais toi, dis-moi pourquoi tu es revenu plus vite que d’habitude ? Je vois à ta mine que tu as quelque chose à raconter.

– C’est vrai et c’est vrai aussi que je suis inquiet.

Le Castillan n’était pas l’homme des grandes narrations. En quelques phrases, il eut rapporté ce qu’il avait vu et entendu, tout en guettant sur le visage du Grec l’effet de ses paroles. Mais Démétrios, qui avait fini de remplir son coffre, se contenta de le fermer et de dire :

– Ah !

Puis s’approchant de ses instruments, il les essuya soigneusement l’un après l’autre puis les roula dans la peau de daim qu’il introduisit ensuite dans son sac. Esteban le regardait faire en silence, devinant qu’il réfléchissait. Au bout d’un moment, Démétrios leva les yeux sur lui :

– Va me chercher donna Fiora ! Elle est au jardin en train de donner à manger aux pigeons...

Fiora entra un instant plus tard, mince silhouette noire et blanche, nette et conventionnelle. L’échappée du couvent en bure blanche et sandales de corde, la jeune Grecque en tunique pourpre, le page en pourpoint vert avaient disparu pour laisser place à cette jeune femme en deuil, aux nattes sages, et Démétrios se surprit à le regretter mais les grands yeux gris pâle étaient toujours les mêmes et le Grec savait qu’ils pouvaient refléter tous les orages du ciel et que cette apparence élégante et sereine cachait les flammes d’un cœur ardent et d’un caractère fier et courageux. Tout comme si elle eût été en visite, Léonarde l’avait accompagnée et se tenait près de la porte, les mains nouées sur son giron comme il convenait à la suivante d’une noble dame. Démétrios eut la tentation de la prier de les laisser seuls mais pensa qu’en agissant ainsi il rejoindrait le terrain des conventions sociales qui l’agaçaient si fort. En outre, Léonarde était désormais embarquée sur cette galère, battue des vents et sans cesse menacée, qui était celle de son élève. Il était inutile de lui cacher quoi que ce soit, d’autant qu’elle serait très vite mise au courant. Le Castillan était entré derrière elle...

– Esteban vient de rentrer avec des nouvelles que je juge inquiétantes, fit Démétrios. Il faut que tu les entendes.

Elle les entendit et n’en parut pas autrement troublée. Seule, la mention du moine espagnol lui fit froncer les sourcils.

– Encore cet homme ! soupira-t-elle. Comment se fait-il qu’il s’attache à ce point à la cause des Pazzi ? Il semble vouloir les défendre envers et contre tout...

– S’il est vraiment l’envoyé secret du pape Sixte IV, cela s’explique car il est certainement aussi le mandataire de son favori, Francesco Pazzi... Je croyais que tu avais compris cela ?

– Sans doute ! Mais il est l’un de ces prêtres fanatiques dont le diable est l’obsession et qui voient des sorciers partout. Or, la milice, l’autre nuit, à dû trouver Hieronyma dans l’état où nous l’avons laissée : nue, étendue sur un autel satanique, marquée du sang du sacrifice avec, sur elle, le corps d’un enfant égorgé. Il me semble que cela devrait intéresser fray Ignacio au premier chef ? Et pourtant Esteban l’a vu parler à Jacopo Pazzi comme à un ami !

– Tout à fait comme à un ami ! approuva Esteban en écho.

– Tu as raison, c’est étrange ! dit Démétrios qui se tourna vers son serviteur : Au fait, tu n’as pas rendu entièrement compte de ta mission. As-tu entendu, par la ville, les gens parler de la dame Hieronyma que la milice a dû jeter en prison ?

Le Castillan secoua sa tête aux cheveux hirsutes :

– Non. Je n’ai rien entendu dire. Je venais d’arriver au marché quand j’ai appris que le corps de son fils venait d’être tiré de l’eau. Tous ne parlaient que de ça...

– Bizarre ! La ville devrait en être bouleversée. Quant au moine, pour une pareille affaire, il devrait réclamer la tête de toute la famille... et il parle amicalement avec le patriarche ? Difficile à comprendre ! ... Mais il faut savoir ! Selle la mule, Esteban !

– Où veux-tu aller ? demanda Fiora.

– Voir le seigneur Lorenzo. C’est avec lui que j’avais réglé l’intervention de la milice au mont Ceceri. Il doit tout de même savoir ce qui s’est passé ensuite ?

– N’y va pas ! Quelque chose me dit que tu serais en danger, pria la jeune femme avec angoisse. Tu vois, c’est moi qui, aujourd’hui, ai un pressentiment. Ils ont pris Pippa. Dieu sait ce que cette femme va dire !

– Elle ne peut rien dire. Elle n’a vu qu’un mendiant...

– Doué de pouvoirs peu communs. Es-tu bien certain qu’aucun souvenir ne subsiste quand on s’éveille de ce sommeil que tu provoques ? La Virago est habile, rusée ; pour sauver sa vie, elle dira n’importe quoi, elle accusera n’importe qui...

– Ou elle dira qu’elle ne sait rien. Que le jeune Pazzi est sorti de chez elle comme il y était entré...

– Peut-être mais une chose est certaine : le vieux Jacopo savait tout et pourquoi son petit-fils allait ce soir-là chez Pippa. Reste ici, je t’en prie ! Attendons un peu ! Lorenzo te fera peut-être savoir de ses nouvelles...

Elle tremblait, tout à coup, et son émotion frappa Démétrios. D’ailleurs, Esteban venait à la rescousse :

– Elle a raison, maître. Rien ne presse. Laissons finir le jour et passer la nuit. Demain, si tu veux, j’irai aux nouvelles dès l’ouverture des portes. Tu pourras me donner une lettre que je porterai au seigneur Lorenzo... Toi qui jamais ne te laisses gagner par l’impatience, je ne te reconnais plus.

Le médecin haussa les épaules et passa sur son visage une main un peu fébrile. Il alla vers le sac de cuir qu’il avait fermé tout à l’heure et s’y appuya comme s’il cherchait à en tirer un renouveau de forces. Puis, se retournant, il regarda Léonarde qui était toujours debout près de la porte aussi muette et immobile qu’une statue :

– Et vous, dame Léonarde, fit-il en français, quel est votre conseil ?

– Je ne pensais pas que mon avis pût avoir une importance à vos yeux mais je suppose que vous vous attendiez à un événement quelconque depuis ce matin... un événement qui pourrait vous obliger à partir. Sinon pourquoi ce coffre, ce sac, ces rangements que vous n’avez cessé de faire ?

– Je devrais savoir qu’aucun détail de ce genre n’échappe aux regards d’une bonne maîtresse de maison, fit-il avec un sourire. C’est vrai : depuis cette nuit je m’attends à quelque chose mais je ne saurais dire à quoi. Il me semble que l’heure approche où il va falloir quitter cette maison.

– Alors que ce soit au moins librement ! Suivez le conseil d’Esteban ! Quelques heures de plus ou de moins ne changeront rien...

Démétrios hocha la tête puis, sans rien ajouter, quitta la pièce. Fiora le suivit. L’un derrière l’autre et sans échanger seulement un mot, ils montèrent au sommet de la tour. La jeune femme cherchait encore à comprendre pourquoi, tout à l’heure, elle s’était opposée si vivement au départ du Grec mais une chose était certaine : à cet instant, elle avait su, aussi clairement que si une voix secrète le lui avait crié, que si Démétrios se rendait à Florence, il n’en ressortirait pas vivant. Et l’idée de perdre ce dernier ami qui, pour l’aider, avait été jusqu’à tuer, lui était devenue insupportable. Cet homme étrange et curieux, dont elle avait eu peur jadis, lui tenait au cœur à présent. Ce n’était ni la profonde tendresse éprouvée pour son père, ni l’amour brûlant que lui avait inspiré Philippe et qu’elle soupçonnait de couver encore sous les cendres, ni l’affection qu’elle vouait à sa vieille Léonarde et dont Khatoun avait emporté une part, ni la joyeuse amitié qui la liait à Chiara Albizzi, c’était un sentiment fait de reconnaissance, d’amitié et aussi de respect un peu craintif assez semblable à celui qu’elle portait autrefois à ces maîtres qui avaient ouvert son esprit à la culture et à la beauté. C’était, en résumé, quelque chose de solide et de fort. Tous deux n’étaient-ils pas liés d’ailleurs par ce pacte qu’ils avaient conclu et où leurs sangs s’étaient mêlés ? ... Quand ils furent en haut de la tour, Fiora s’approcha de Démétrios qui s’appuyait, d’un geste familier, au vieux créneau et posa sa main sur la sienne.

– Nous n’avons plus beaucoup de famille, toi et moi, dit-elle doucement.

– Tu as un mari...

– Non. C’est un rêve que j’ai fait et qui s’est tourné en dérision. Si je souhaite le retrouver c’est pour lui faire payer ma souffrance et son mépris. Il a tout pris de moi sans rien donner, qu’un nom que je ne porterai jamais. Toi, tu m’as sauvée et même, au prix de ta sécurité, tu as assumé ma vengeance. Et puisque nous avons mêlé nos sangs, j’aimerais que tu voies en moi... une fille.

– Une petite-fille ! Je pourrais être ton grand-père, Fiora. Mais vois-tu, nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve...

– Même toi ?

– Même moi ! Le voile du destin ne se lève pas toujours et le cours des étoiles oublie bien des détails. Peut-être vaut-il mieux ne pas nous laisser prendre au piège de l’affection ? Nous pourrions avoir à en souffrir. Nous nous sommes unis pour être compagnons de combat : essayons de nous en contenter mais je veillerai sur toi... comme un grand-père. Et je n’oublierai jamais ce que tu m’as offert aujourd’hui : mon premier instant de joie depuis la mort de Théodose...

A son tour, il prit la main de Fiora, y posa un baiser léger puis glissa cette main sous son bras :

– C’est l’heure du repas. Descendons pour éviter à Esteban de grimper jusqu’ici nous chercher.

Vers la fin du jour, ils remontèrent à la tour. Une rumeur montait de la ville avec des nuages de poussière. Il se passait quelque chose qui déchaînait l’agitation populaire, toujours à fleur de peau chez les Florentins. Ce n’était pas l’émeute car la Vacca, la grosse cloche de la Seigneurie qui ne servait que pour sonner le tocsin, restait muette. Soudain, des appels de trompettes se firent entendre et Démétrios se pencha, abritant ses yeux de sa main :

– Regarde ! Le soleil n’est pas encore couché et cependant on ferme les portes...

C’était vrai. Même à cette distance on pouvait entendre le bruit des herses qui retombaient, le grincement des pont-levis qui remontaient. L’œil aigu de Démétrios, servi par la pureté de l’air des collines, avait même aperçu ces mouvements. La ville se refermait plus tôt que d’habitude. Il semblait même qu’il y eut plus de soldats aux remparts...

– Est-ce qu’un ennemi marcherait sur nous ? demanda Fiora.

– En ce cas, la Vacca sonnerait pour l’appel aux armes. Non c’est à l’intérieur que cela se passe et l’on veut éviter que l’agitation se répande dans la campagne... Mais regarde encore ! Il y a quelque chose qui brûle là-bas...

En effet, en un point de la ville, vers le fleuve, une épaisse fumée noire, traversée d’éclats rouges, montait...

– Mon Dieu ! gémit Fiora, c’est folie que d’allumer un feu en ville où il y a encore bien des maisons de bois ! Et, on dirait que c’est près de chez nous...

Démétrios ne répondit pas. Tous deux restèrent là un moment, regardant monter cette fumée au sud et le soleil s’enfoncer vers la mer. La campagne devint violette et le calme du soir permit de mieux distinguer le tintamarre qui régnait dans la ville close... Fascinés, le Grec et la jeune femme ne pouvaient détacher leurs yeux de cette espèce de marmite bouillonnante où les toits mêmes, dans la poussière et la lumière incertaine, semblaient bouger à la manière des vagues. La voix essoufflée d’Esteban qu’ils n’avaient pas entendu venir éclata soudain auprès d’eux :

– Maître ! Le seigneur Lorenzo est là ! Il veut te voir, toi et donna Fiora ! Vite !

Ils descendirent en hâte, croyant à peine le témoignage de leurs oreilles. Mais Lorenzo était bien là. Dans la robe verte qu’il affectionnait, il se tenait debout près de la fenêtre dans le cabinet de Démétrios en compagnie de son ami Poliziano qui jouait avec ses gants, adossé à l’une des armoires. Le souci marquait son maigre visage mais il parut à Fiora plus grand qu’à leur dernier revoir, sous les voûtes de la Seigneurie. Les entendant entrer, il abandonna la fenêtre et leur fit face :

– Toi ici, Seigneur ? fit Démétrios en s’inclinant tandis que sa compagne ployait légèrement le genou pour le plus raide des saluts. C’est un grand honneur.

– Il fallait que je vienne car le temps presse. Tout à l’heure, j’ai quitté la ville pour la Badia où se tient une réunion de notre Académie platonicienne mais en donnant l’ordre de fermer les portes derrière moi. Elles ne s’ouvriront qu’à l’heure habituelle demain matin. Il faut que cette nuit vous mettiez le plus possible de chemin entre vous et ceux qui veulent votre mort !

– Nous diras-tu ce qui se passe, seigneur ? demanda Fiora d’une voix glacée. Nous savons que le corps de Pietro Pazzi a été repêché dans l’Arno, que la Pippa a été arrêtée mais je ne vois pas pourquoi l’on voudrait nous tuer, nous ?

– Parce que cette femme a parlé. Elle t’accuse d’avoir poignardé le bossu avec l’aide d’un sorcier habillé comme un mendiant...

– Moi ? Et comment suis-je censée être entrée chez elle ?

– Elle dit qu’elle te connaissait depuis longtemps, que tu... venais chez elle pour y rencontrer des hommes et que, tout naturellement, c’est dans sa maison que tu es venue chercher refuge après ta fuite du couvent... Pietro était... l’un de ceux que tu venais rencontrer parce qu’il était très amoureux de toi...

– Et quoi encore ? s’écria la jeune femme. Peut-on vraiment dans cette ville, ta ville, raconter n’importe quoi sur n’importe qui ? On l’a crue, bien entendu ?

– On croit toujours ce qui plaît à la populace.

– Vraiment ? Alors dis-moi comment la populace a reçu la nouvelle de l’arrestation de Hieronyma ? Comment il se fait que son beau-père fasse le jour et la nuit à la Seigneurie ?

– Le peuple n’a rien su de cette arrestation.

Lorenzo détourna les yeux de ce jeune visage flamboyant de colère et sa voix rauque parut s’assourdir encore lorsqu’il dit :

– Hieronyma s’est enfuie des Stinche avant que la nouvelle ne soit sue. Elle est en fuite à présent et l’on ne sait où elle est...

– Quoi ? crièrent d’une même voix Fiora et Démétrios mais ce fut le Grec qui reprit la parole :

– Comment est-ce possible ?

– Dans la milice il y avait deux clients des Pazzi. Ils ont prévenu aussitôt le vieux Jacopo. Il est venu lui-même, avec ses gens et le moine espagnol chercher sa belle-fille qui était encore inconsciente d’ailleurs. Cela leur a permis de dire qu’elle était victime d’une affreuse machination et d’un sortilège... Le repêchage du corps de Pietro et les aveux de la Virago ont mis le feu aux poudres. Ce fray Ignacio a prêché, tout le jour, sur les places et dans les carrefours pour que l’on s’empare de toi, Fiora, et de Démétrios...

– Et toi, lança Fiora, que faisais-tu pendant tout ce temps ? Toi le maître de Florence, le tout-puissant, le Magnifique ? Que faisais-tu pendant que l’on assassinait ton ami, mon père, que faisais-tu pendant que l’on me mettait en accusation à Santa Lucia, pendant que l’on m’arrachait du couvent pour me jeter à la Virago, livrée à n’importe qui et, surtout, à ce misérable Pietro qui avait commencé à m’étrangler ? Je serais morte sans Démétrios parce que toi, tu ne faisais rien. Tu me laisses dépouillée de tout, tu laisses...

– Mettre le feu au palais Beltrami, fit doucement le Grec. C’est bien lui qui brûle, n’est-ce pas ?

Fiora se retourna et le regarda avec horreur ;

– C’est... ma maison ?

– Oui Fiora, dit Lorenzo, c’est ta maison. Quand comprendras-tu que nous sommes en république et que je n’ai de pouvoir qu’autant que je fais cette république riche, heureuse et puissante ?

– Je vois. Tu préfères laisser un moine étranger manier les foules pendant que tu discutes avec les rois et les grands de ce monde ? Mais sais-tu seulement que cet homme, cet envoyé occulte d’un pape qui te hait, est ton ennemi plus encore que le mien ? Je suis un pion, sur son échiquier, un prétexte.

– Qu’en sais-tu ?

– J’en sais plus que toi...

Et rapidement, elle raconta ce qui s’était passé dans la salle capitulaire de Santa Lucia.

– Laisse le moine achever son ouvrage ! ajouta-t-elle avec mépris, et bientôt le neveu de Sixte IV sera le maître de Florence, un maître qui, lui, saura imposer sa volonté !

A mesure qu’elle parlait, le visage simiesque et cependant séduisant de Lorenzo avait verdi comme si sa robe de velours avait soudain déteint sur lui.

– Le moine loge à San Marco. Cette nuit même, il y sera arrêté et conduit sous bonne escorte aux frontières de Florence. Je te remercie d’avoir apporté une preuve de ce que je craignais déjà. Démétrios peut te le dire...

– Sans doute ! fit celui-ci avec ironie, mais nous n’en sommes pas moins désignés à la vindicte publique... alors que la dame Pazzi court les grands chemins.

– Je te promets de la faire rechercher mais il est vrai que je ne peux rien pour vous, sinon vous faire partir et vous mettre en lieu sûr...

Je la chercherai bien toute seule, lança Fiora farouchement. Ne t’occupe pas de moi puisque tu n’as même pas su venger mon père assassiné et souillé...

– Marino Betti est mort. Et c’est moi qui l’ai fait tuer par Savaglio.

– Mais de nuit, mais chez lui et pas en plein jour et sur la place publique ! Ce qui fait qu’aux yeux de tous mon père passe toujours pour un misérable, un menteur et pourquoi pas un traître ?

– Pourquoi pas, en effet ? fit Lorenzo que la colère gagnait. J’ai tout lieu de supposer qu’il trahissait la république en favorisant, de son or, les armes du duc de Bourgogne. Les Fugger ont réclamé le remboursement d’une lettre de change de cent mille florins payés au trésor de Bourgogne pour le compte de messire Philippe de Selongey. Qu’as-tu à dire à cela ?

– Rien... si ce n’est une question ; la somme a-t-elle été payée ?

– A la banque Fugger ? Certainement pas. Ton père est mort et ses biens sous contrôle...

– Ton contrôle ! Et sans le moindre droit !

– C’était la seule façon de les empêcher de tomber aux mains des Pazzi et ton adoption est entachée de faux ! Quant aux Fugger tant pis pour eux ! Ils s’arrangeront avec le duc de Bourgogne...

– Ainsi, dit Fiora lentement, mon père passe pour un misérable et un menteur mais aussi pour un homme malhonnête, lui dont la parole n’a jamais été mise en doute ? Cet argent était ma dot !

– Ta dot ?

– Mais oui. Dans la nuit qui a précédé son départ j’ai, ici même, dans la chapelle du couvent voisin, épousé l’envoyé de Bourgogne. Il savait la vérité sur ma naissance et il a exigé ce mariage parce que tu avais refusé d’aider son maître. Je suis la comtesse de Selongey.

– Des preuves ! Tu as des preuves de cela, s’écria Lorenzo dont la figure après avoir été trop pâle s’empourprait. Fiora allait répondre qu’elle ne savait, à présent, où se trouvaient ses preuves quand une autre voix se fit entendre :

– Les voici, seigneur ! dit tranquillement Léonarde qui s’avança, un rouleau d’où pendait un ruban vert entre les mains. Tu trouveras là les actes d’adoption de donna Fiora, son contrat de mariage signé et scellé de son époux, la copie de la lettre de change et même une attestation portant la signature et le sceau du padre Antonio le prieur du couvent. Ser Francesco Beltrami, à la veille de sa mort, et parce qu’il se savait guetté par ses ennemis, m’a remis tout cela...

Le Magnifique prit le rouleau, le tendit à Poliziano qui perdit aussitôt son immobilité de statue puis, d’un pas soudain alourdi, il alla s’asseoir dans la haute chaise à bras qui avait été celle de Démétrios.

– Lis ! dit-il seulement.

Le poète dénoua le ruban et parcourut les documents d’un œil habitué puis les roula de nouveau :

– Tout est en ordre, seigneur.

– Il y a encore une autre preuve, dit Léonarde. Et, tirant de son corsage l’anneau d’or aux armes des Selongey, elle le montra à Lorenzo puis, avec un rien de solennité dans la démarche, alla glisser la bague au doigt de Fiora qui referma sa main sur elle sans pouvoir se défendre d’un frémissement.

– Ainsi donc, murmura Lorenzo, tu es la femme d’un des hommes les plus importants de Bourgogne ? Il eut un petit rire sans gaieté et ajouta : Alors, pourquoi donc ton époux n’est-il pas venu, quand il en était temps, te réclamer hautement devant ceux qui t’accusaient ? Pourquoi n’a-t-il pas réclamé réparation par les armes pour l’offense involontaire faite à son nom ?

– Parce qu’à cette heure, dit Fiora avec amertume, je suis sans doute veuve. Messire de Selongey était décidé à mourir pour se punir d’avoir, en m’épousant, infligé une souillure à son nom... Il s’est vendu pour aider le Téméraire !

Lorenzo se redressa, fit quelques pas pour retrouver un peu de calme puis s’arrêtant devant Fiora dont les larmes coulaient en silence sur son visage immobile :

– Pauvre enfant ! fit-il avec une infinie douceur. Pourras-tu un jour croire, à nouveau, à la loyauté et à l’amour d’un homme ?

Incapable d’articuler une parole et se sentant infiniment lasse tout à coup, elle hocha la tête, négativement.

– En tout cas, enchaîna Lorenzo, si ton époux est mort, c’est tout récent. Le jour où ton palais a été mis à sac, il était là !

Le sang monta d’un seul coup aux joues de Fiora :

– C’est impossible ! fit-elle d’une voix éteinte...

– Non, dit Poliziano, c’est la vérité. Je l’ai vu et d’abord j’ai hésité à le reconnaître parce qu’il était vêtu comme n’importe quel homme de petite condition. Il se tenait dans la foule ; il regardait. J’ai vu qu’il parlait à quelqu’un. Sans doute demandait-il ce que cela voulait dire. Moi, je ne savais pas ce qui l’attirait là et j’ai hésité un moment à l’aborder. Quand je me suis décidé, la foule m’a empêché de l’approcher et il a disparu sans que je puisse seulement retrouver sa trace...

– J’ai cru qu’il venait espionner, reprit Lorenzo. J’ai fait fouiller les auberges, les tavernes mais personne ne l’avait vu, personne n’a pu dire ce qu’il était devenu...

Fiora, les yeux pleins de lumière, écoutait ces paroles comme elle eût écouté chanter les anges :

– Il est revenu ! soupira-t-elle. Il est revenu alors qu’il avait juré de ne plus me revoir...

– Pardonne-moi ce que je vais dire, Fiora, dit Lorenzo, mais es-tu certaine qu’il cherchait à te revoir ?

– Et qui d’autre ? s’écria-t-elle avec une soudaine violence.

– Ton père ! ... La ville de Neuss tient toujours contre le Bourguignon et avant-hier, premier de mai, la trêve signée voici trois ans entre France et Bourgogne et prorogée par deux fois, a pris fin... définitivement !

– Oses-tu insinuer qu’il venait encore chercher de l’argent ?

– Quoi d’autre ? Il a dû savoir ce qui t’est arrivé, s’il a questionné les gens de la rue... et pourtant il est reparti, il ne t’a pas cherchée. Voyant Fiora osciller sur ses jambes comme une grande fleur secouée par le vent, Démétrios intervint et, offrant à la jeune femme l’appui de son bras :

– Ne peut-on au moins lui accorder le bénéfice du doute ? reprocha-t-il. Doit-elle vraiment partir désespérée ? Je te rappelle respectueusement qu’en arrivant ici tu as insisté sur l’urgence qu’il y avait pour nous à fuir cette ville. Voilà beaucoup de paroles, il me semble et puisque l’on nous chasse...

– Je ne vous chasse pas, fit Lorenzo avec lassitude, j’essaie de vous sauver car même si vous refusez de le croire, vous m’êtes chers, l’un et l’autre. La preuve, la voici !

Il tira de sa robe une lettre scellée à ses armes qu’il tendit à Démétrios :

– Cette lettre est pour le roi Louis de France à qui je t’envoie. Il accueillera l’habile médecin que tu es car il souffre, sans pouvoir en guérir... de fort gênantes hémorroïdes. En outre, je lui dis que tu es mon ami.

– Je t’en remercie. Et... elle ? fit Démétrios en désignant de la tête Fiora que Léonarde avait fait asseoir.

– Je pensais que tu pourrais la conduire à Paris où elle... ou Beltrami avait un cousin qui tenait son comptoir. Elle n’y manquerait de rien puisque Donati qui gère actuellement les affaires de son père doit y veiller. Mais ce que je viens d’apprendre change bien des choses. Donne-moi de quoi écrire pendant que vous vous préparerez au départ...

– Tout est prêt en ce qui me concerne, fit Démétrios.

– Nous aussi ! dit Léonarde.

Le médecin avait disposé sur la table ce qu’il fallait pour écrire et Lorenzo prenait déjà la plume quand Fiora l’arrêta ;

– Que veux-tu faire ?

– Te recommander au roi Louis afin que...

– ... La femme de Philippe de Selongey puisse lui servir d’otage ? Tu viens de dire toi-même que je ne saurais compter pour l’homme auquel j’ai été unie.

– Non, fit Lorenzo gravement. Lui dire que je lui envoie la fille... malheureuse de Francesco Beltrami, l’ami que j’ai perdu. Son nom est connu à la cour de France.

Il allait se mettre à écrire mais elle saisit la page encore vierge et la déchira :

– Laisse-moi mener à ma guise ma destinée ! Tant que je n’aurai pas été reconnue innocente de tout ce que l’on m’a imputé et rétablie aux yeux de tous dans mes droits... et cela par toi-même, je n’ai que faire de tes recommandations.

– Fiora, je t’en supplie : laisse faire le temps !

– Le temps ? Dans quel poème Pétrarque a-t-il écrit : « Avant que j’atteigne à la rive espérée, on trouvera le laurier sans feuilles vertes... » ? Jamais tu n’oseras aller contre la volonté du peuple, Lorenzo... mais prends garde au jour où il se laissera attirer par une nouvelle idole ! Et prends garde au pape !

Droite et fière, la tête haute comme si elle marchait à la gloire au lieu de faire ses premiers pas dans une direction dont elle ignorait encore où elle la conduirait, Fiora tourna le dos au Magnifique, à cet homme en qui s’incarnait toute la grâce et toute la splendeur de sa jeunesse... et sortit de la pièce.

Un quart d’heure plus tard, cependant, vêtue du pourpoint vert que lui avait donné Chiara, elle posait le bout de sa botte sur l’étrier que lui tenait Lorenzo. C’était son propre cheval qu’il lui donnait, comme Démétrios et Léonarde recevaient les chevaux qui avaient amené

Poliziano et Savaglio. Les trois hommes redescendraient à pied à la Badia. Esteban avait sa monture habituelle et la mule, qui servait indistinctement à lui et à son maître, portait les quelques bagages.

Démétrios, avant de le quitter, regarda le petit castello qui lui avait offert sa première halte paisible et douce après tant d’années d’errance. Il allait être fermé – à moins que la foule furieuse n’y mît le feu demain ! – et la belle Samia regagnerait la Badia ou le palais de la via Larga. Le Grec savait qu’il laissait tout de même derrière lui des amitiés : Poliziano l’avait embrassé en pleurant et Lorenzo lui-même l’avait serré dans ses bras... en lui murmurant qu’il y avait de l’or dans les sacoches de son cheval comme dans celles de la monture de Fiora... Mais, le médecin n’était pas triste : il pensait à sa vengeance qui allait enfin devenir possible grâce à cette belle femme dont le ciel... ou le diable avait fait sa compagne et peut-être sa complice... Et puis il était trop habitué aux départs fréquents pour que celui-là lui fût pénible.

Sans vouloir l’avouer, Léonarde était heureuse. Elle avait retrouvé son enfant et elle allait revoir sa terre natale, ce pays de Bourgogne que la beauté de Florence n’avait jamais réussi à lui faire oublier. C’était au moins un vrai pays chrétien où l’on ne chantait pas la messe après avoir louange des divinités païennes !

Esteban ne pensait à rien. Il allait où allait le maître auquel il s’était attaché mais il était tout de même satisfait de partir. Il aimait trop l’aventure et la bagarre pour se satisfaire vraiment des plaisirs du marché et d’une vie paisible au sein d’une nature aimable. Certes, les choses étaient devenues plus passionnantes avec l’entrée dans cette vie de celle qu’il appelait en lui-même « la madone aux yeux gris » mais il était bien que l’on allât maintenant vers d’autres horizons... Des horizons où l’on faisait la guerre.

Fiora écoutait la nuit. Le vent s’était levé et portait avec lui les rumeurs de la ville qui ne se calmeraient pas. Elle pouvait apercevoir les lueurs mouvantes et les fumées légères qui serrées dans la ceinture des remparts évoquaient le cratère d’un volcan qui s’éveille... C’était sa mort que l’on appelait là-bas et elle devait laisser toute espérance d’y revenir jamais. Pourtant, en dépit de ce qu’elle avait souffert, les racines de son cœur demeuraient enfouies dans la cité du Lys Rouge. La voix de Lorenzo, qui retenait encore les rênes du cheval, lui parvint comme dans un songe...

– Ne me diras-tu pas adieu, Fiora ? Même si tu me détestes, je veux que tu saches que rien ne sera plus comme avant. Tu emportes un peu de la beauté de cette ville...

– Adieu, seigneur Lorenzo ! Si tu tiens tant à la beauté de ta ville, veille sur Simonetta Vespucci... Tu pourrais la perdre aussi... dit-elle, se souvenant de la prédiction de Démétrios.

– Qu’importe Simonetta ! Ce n’est pas moi qu’elle aime... et toi, il me semble à présent que j’aurais pu t’aimer...

Il lui rendit les rênes et elle les prit d’une main ferme. Dans l’obscurité, elle vit briller les yeux sombres de Lorenzo et, soudain, obéissant à une soudaine impulsion, elle se pencha et, un court instant, posa ses lèvres sur celles du Magnifique :

– Alors... regrette-moi, monseigneur ! Pense à moi ! Elle allait s’élancer ; il retint le cheval avec une force que sa maigre silhouette ne laissait pas soupçonner.

– Qui m’a donné ce baiser ? Est-ce Fiora Beltrami, est-ce la dame de Selongey ?

– Ni l’une ni l’autre. Une fille de ce pays : une Florentine... une simple Florentine !

Et parce qu’elle ne voulait pas qu’il devinât les larmes qui lui venaient aux yeux, elle enleva son cheval et partit au galop dans la longue allée de cyprès mais, parvenue au bout, elle retint la bête pour attendre ses compagnons. Démétrios la rejoignit le premier.

– Nous devons aller chercher la route de Prato, dit-il de sa voix basse et rassurante. Il faut passer par les collines... Laisse-moi te guider !

Elle lui sourit :

– Seulement si tu me mènes là où je veux aller ! ... Hieronyma s’est échappée mais un jour je la retrouverai. En attendant, nous avons d’autres comptes à régler.

Pour sentir encore une fois l’air des collines dans ses cheveux, elle ôta son chaperon et leva la tête. La nuit était belle et douce, pleine de toutes les senteurs du printemps. Une nuit faite pour le bonheur et qui, pourtant, était pour elle la nuit de l’exil... Rendue plus grêle encore par l’éloignement, la cloche du couvent de Fiesole sonna le dernier office du soir. Fiora ferma les yeux pour mieux en graver l’écho dans sa mémoire. En même temps, sa main cherchait sous son pourpoint l’anneau d’or qui avait repris sa place au bout de sa chaîne :

– Philippe, murmura-t-elle pour elle seule et si bas que le vent lui-même ne l’entendit pas, Philippe... pourquoi es-tu revenu ?

Saint-Mandé, 1ermars 1988.

Загрузка...