Juliette Benzoni Fiora et le Pape

Première partie UNE AUTRE RAISON D’AIMER

CHAPITRE I LES IRRÉDUCTIBLES

Philippe de Selongey attendait la mort.

Pas comme une ennemie – il l’avait rencontrée trop souvent au hasard des sièges et des batailles pour la confondre avec un quelconque adversaire. Non plus comme une épouvante, car elle pouvait être le suprême visage de la miséricorde. Plutôt comme une visiteuse importune qui s’insinue et s’installe au moment où l’on souhaite le moins sa présence. Elle aurait pu venir sans qu’il y prît vraiment garde, dans une embuscade, un coup de main, au cours de l’interminable siège de Neuss ou sur la plaine de Grandson, dont un hasard providentiel l’avait tiré, sérieusement blessé, lorsque l’armée bourguignonne l’avait laissé sans plus de forces qu’une étoile de mer abandonnée par la marée tandis que ses compagnons s’enfuyaient devant les Suisses. C’eût été normal, logique même, et conforme à cet étrange marché qu’il avait conclu à Florence, un jour de janvier 1475, avec l’un des hommes les plus riches de la ville, Francesco Beltrami : en échange de la main de la ravissante Fiora, sa fille adoptive, et de la dot royale qui l’accompagnait, Philippe avait juré de n’exiger qu’une seule nuit après laquelle il disparaîtrait pour ne jamais revenir.

Il était sincère alors. Pour cette fortune qu’il destinait aux armes du Téméraire et pour quelques heures d’amour, il avait joyeusement jeté sa vie dans la balance du marchand, pensant qu’il dépensait ainsi toute la part de bonheur à laquelle il avait droit en ce monde. Pourtant, le piège de l’amour s’était refermé sur lui et, au lieu de chercher le trépas, Philippe avait tout fait pour l’éviter dans l’espoir de revoir, ne fût-ce qu’une seule fois, le visage de celle qu’il aimait. Et il l’avait revue.

Fiora et lui s’étaient aimés à nouveau alors que résonnait encore le glas du Grand Duc d’Occident et de la Bourgogne souveraine. Ils avaient vécu cette fin et aussi cette aurore d’un temps nouveau dont Philippe pensait qu’ils pourraient la partager jusqu’au bout de leur chemin terrestre. Et puis, tout avait basculé dans le chaos...

Fiora croyait qu’ils allaient connaître l’existence paisible de châtelains uniquement occupés à fonder une famille. Lui savait que cette paix n’était pas possible, la Bourgogne ayant encore à lutter pour sa princesse Marie contre la puissance irrésistible du roi de France. Il espérait que sa jeune femme attendrait sagement son retour à Selongey dans la grande demeure familiale, mais Fiora n’avait pas compris, pas admis qu’il voulût, après tant de tribulations, s’éloigner d’elle afin de mettre son épée au service d’une suzeraine qui n’était pour elle qu’une autre femme. Et puis il y avait eu ce malheureux mot d’obéissance qui avait échappé à Philippe...

Dût-il vivre centenaire – ce qui n’avait plus la moindre chance de se réaliser –, il ne pourrait oublier la dernière image qu’il avait emportée de sa bien-aimée : enveloppée à la hâte dans le drap qu’elle venait d’arracher au lit, ses noirs cheveux en désordre sur ses épaules nues et ses larges yeux gris chargés de nuages d’orage, Fiora était l’image même de la révolte et n’avait pas mâché ses mots.

Jamais son père ne l’avait astreinte à « l’obéissance » ! C’était un terme qui ne faisait pas partie de son vocabulaire. Quant à lui, le mari si fraîchement retrouvé et qui osait parler en maître, il viendrait, s’il voulait la revoir, jusqu’en Touraine, pour la chercher dans le manoir que le roi Louis lui avait offert en récompense des peines endurées à son service.

Une sortie hautaine mais rapide avait sauvé la rebelle d’une violente réaction de colère conjugale. Philippe savait trop quel genre de services Fiora avait rendus à l’astucieux souverain, comment elle avait pris au piège de son ensorcelante beauté le condottiere Campobasso qui, pour la reprendre, avait trahi le Téméraire au jour du dernier combat. Fiora avait regretté ces heures d’aberration, mais Philippe trouvait du dernier mauvais goût qu’elle les lui rappelât en évoquant le paiement qu’elle en avait reçu. Pour cette seule raison, il n’avait pas poursuivi la fugitive. Il avait espéré qu’elle reviendrait, un peu confuse, mais tendre et déjà prête à reprendre avec lui le jeu grisant de l’amour. Elle n’était pas revenue. Une heure plus tard, Fiora quittait Nancy à destination du Plessis-lès-Tours, le château royal, en compagnie de sa vieille amie dame Léonarde Mercet et escortée du sergent La Bourrasque, autrement dit Douglas Mortimer, des Mortimer de Glen Livet, l’un des plus brillants officiers de la fameuse Garde écossaise du roi Louis. Aucune réconciliation n’était possible, car, pour rien au monde, Philippe ne se fût lancé à la poursuite de sa femme dès l’instant que sa route la menait vers le plus redoutable ennemi du défunt duc de Bourgogne. Le lendemain, Philippe quittait à son tour la Lorraine afin de rejoindre, à Gand, la princesse Marie de Bourgogne et la duchesse veuve Marguerite qui s’efforçaient de rassembler leurs fidèles pour faire face à un horizon devenu singulièrement sombre. La politique creusait à nouveau le fossé que l’amour croyait avoir comblé à jamais...

Pour tenter de chasser ce souvenir qui lui ôtait son courage, Philippe voulut se lever, faire quelques pas. Il lui restait peu d’heures à vivre ; il ne voulait pas les user en regrets stériles. Dans le cliquetis des longues chaînes qui reliaient ses poignets à la muraille, il quitta ce qui lui servait de lit, quatre planches scellées dans la maçonnerie, et marcha vers le soupirail d’où venait le jour, en prenant bien soin de ne pas se redresser car la voûte de pierre était trop basse pour sa haute taille.

Sa fenêtre donnait sur la cour intérieure de la maison du Singe, à Dijon, qui renfermait à la fois l’hôtel de ville et la prison. Ce jour d’été l’emplissait d’une large flaque de soleil dont la lumière éclairait les geôles et même les cachots enfoncés dans le sol. Quelques brins d’herbe poussaient devant le soupirail et le prisonnier s’efforça de les atteindre. Il eût aimé les tenir dans ses mains, les froisser pour respirer leur odeur de campagne et s’imprégner encore un peu de ces joies simples qui avaient été celles de son enfance quasi paysanne. Les liens étaient étroits, qui unissaient, entre cinq et dix ans, le fils du châtelain et ceux de ses vassaux. C’était plus tard que la différence s’était fait sentir : les jeunes croquants étaient demeurés attachés à la glèbe, aux cycles des saisons, à leurs fêtes comme à leurs travaux, tandis que le petit noble s’en était allé apprendre à revêtir ce qui deviendrait sa seconde peau – cet assemblage de cuir et de ferraille qui lui permettrait d’affronter le combat – et à remplacer les épées et les lances de cornouiller par les belles lames forgées à Tolède ou à Milan. Dans son caveau de pierre où il voyait une antichambre de celui, définitif, qui l’attendait, le comte choisissait de se tourner vers son enfance, comme les très vieilles gens qui savent que leur chemin va bientôt s’achever. Penser à sa femme lui était trop cruel et il préférait l’oublier. Quant à ce combat ultime pour lequel on l’avait condamné, il comprenait à présent qu’il l’avait toujours su perdu d’avance.

Rien ne restait, ou si peu, des belles armées qu’un sort contraire avait fait fondre en un peu plus d’une année, et ils étaient nombreux ceux de Bourgogne qui souhaitaient la paix à tout prix. L’héritière, Marie de Bourgogne, dont Philippe avait impétueusement embrassé la cause, était à peine moins prisonnière dans son palais de Gand qu’il ne l’était lui-même de sa geôle dijonnaise. La plus turbulente des cités flamandes s’était refermée sur elle et sur la duchesse veuve comme un coffre d’usurier ; elle ne leur rendrait pas de sitôt la liberté. Et, duchesse souveraine par droit de naissance, Marie avait moins de pouvoir que le plus modeste de ses châtelains.

Certes, elle était fiancée au prince Maximilien, héritier d’Allemagne, mais l’engagement serait-il tenu ? Le fils de l’Empereur ne se détournerait-il pas de la Bourguignonne à demi ruinée pour regarder vers des partis plus intéressants ? Comment le savoir ? Les nouvelles des Flandres n’arrivaient plus que difficilement à la poignée de partisans qui entendaient conserver la Bourgogne à la fille du Téméraire.

Dans les tout premiers temps qui suivirent la mort du duc, les choses allèrent assez bien. D’abord, la funèbre nouvelle rencontra beaucoup d’incrédules. On disait que Charles avait échappé à la mort, qu’il se cachait quelque part en Souabe où il se remettait de ses blessures et préparait son retour. On allait d’ailleurs, et pendant longtemps, colporter, sur la fin du dernier Grand Duc d’Occident, des légendes qui auraient la vie d’autant plus dure qu’elles étaient plus fantastiques.

Néanmoins, Dijon, renseignée par ceux qui revenaient de Lorraine, sut assez vite la vérité. Les dames de la ville se rassemblèrent alors et s’en allèrent par les rues en criant « Vive Madame Marie ! » avec beaucoup de joie et d’enthousiasme, enchantées à l’idée de voir une femme sur le trône après tant d’hommes. Les hommes, eux, réservèrent leur jugement.

On apprit ensuite que le roi de France entendait reprendre cette riche Bourgogne jadis offerte par Jean le Bon à son fils Philippe le Hardi, en récompense de sa vaillance à la bataille de Poitiers. Certains pensèrent que c’était justice et qu’en tout état de cause Louis XI, s’il était moins spectaculaire que le Téméraire, était un bon roi pour ses sujets : il leur épargnait guerre et douleurs autant qu’il lui était possible et sous son règne le commerce était florissant. Mais d’autres étaient d’un avis différent et tenaient à ce que la bannière de Marie, déployée sur la tour Saint-Nicolas, y demeurât.

Philippe de Selongey était de ceux-ci et les succès remportés dans la Comté[i] par les frères de Vauldrey, qui avaient réussi à faire reculer les troupes royales de Georges de La Trémoille, sire de Craon, le confortaient dans sa décision. Malheureusement, La Trémoille, remettant cette conquête à plus tard, avait concentré ses forces sur Dijon qu’il avait enlevée avec l’aide de Charles d’Amboise et de Jean de Chalon, l’un des premiers ralliés. La Trémoille avait établi une garnison dans la ville et ordonné la construction d’un fort château destiné à défendre Dijon contre les attaques extérieures... et la garnison contre celles de l’intérieur. Franchement impopulaire, cette décision avait augmenté le nombre des partisans de la duchesse.

Dès le mois de mars, Philippe était de retour dans la ville et s’installait secrètement dans son hôtel familial qui, en apparence, demeura portes et volets clos comme s’il n’y avait personne. La maison était fermée depuis trop longtemps pour que la présence d’un chevalier de la Toison d’or, dont on savait la fidélité au duc Charles, ne parût pas suspecte à l’occupant. De ce refuge, il ne réussit pas moins à rassembler maintes bonnes volontés et maints cœurs courageux parmi ceux qui avaient été plus ou moins alliés à sa famille ou qui l’avaient servie. Une correspondance active avec les partisans des alentours lui permit de mettre au point une attaque nocturne de la ville dont lui-même ouvrirait l’une des portes le moment venu. Mais, pour venir à bout de la garnison française, il fallait beaucoup de monde et la patience s’imposait. Le secret aussi. La situation du rebelle n’était pas sans danger, car une grande partie des échevins et des grands bourgeois commençait à accepter l’idée de devenir sujets du roi Louis si la tranquillité était à ce prix.

Les alliés de Philippe appartenaient surtout à la jeunesse, aux classes populaires et aux anciennes armées du duc à peu près ruinées, mais ils n’étaient pas faciles à manier parce que trop avides de passer à l’action. C’est ainsi que, le 1er juin, une échauffourée éclata à cause d’une femme malmenée par un soldat dans le faubourg Saint-Nicolas. On cria « Vive Bourgogne ! », on écrivit sur les murs quelques injures à l’adresse du roi de France et on jeta des pierres aux hommes d’armes qui ripostèrent. Un peu de sang coula, puis le calme revint assez vite. Et Philippe crut avoir repris le contrôle de ses partisans, ignorant que certains d’entre eux ne voyaient dans la bagarre pour l’indépendance qu’un bon moyen de promouvoir une sorte de lutte des classes.

Le 26 juin, lors d’une absence de La Trémoille, le drame éclata à l’occasion de l’élection du nouveau vicomte-mayeur[ii] de la ville, en présence d’un héraut de Marie de Bourgogne. Les magistrats municipaux s’étaient réunis aux Cordeliers. C’est alors qu’un groupe d’hommes, armés de tout ce qui avait pu leur tomber sous la main, déboucha de la porte Saint-Nicolas. A leur tête marchait, vêtu d’une longue robe « de gris-blanc », un certain Chrétiennot Yvon, jadis riche épicier à présent ruiné, et qui habitait, à Gevrey, un petit manoir appartenant aux moines de Cluny.

A peine entré dans la ville, Yvon obligea les gardiens de la tour Saint-Nicolas à lui livrer les clefs et déchira la bannière royale qui flottait au sommet. Puis lui et ses hommes descendirent vers le cœur de Dijon en appelant aux armes les partisans de la princesse Marie. Dans la foule, quelqu’un cria :

– Allons chercher ces maîtres échevins qui gouvernent la ville et qui se cachent aux Cordeliers !

Cependant l’alarme avait été donnée et les échevins dispersés par les soins de Selongey, conscient que l’on commettait là une folie. Il n’avait que trop raison : quand Yvon déboucha sur la place des Cordeliers, il n’y trouva qu’un vieil homme, Jean Joard, président au parlement de Bourgogne, qui, confiant dans son âge et dans son influence, voulut tenir tête à l’émeute, enjoignant aux rebelles d’abandonner leurs armes et de se disperser.

– Nous sommes ici pour rendre sa ville à Madame Marie, s’écria Yvon. Songe à rendre hommage à ta princesse ou crains pour ta vie !

– Notre duchesse n’a jamais demandé que Dijon lui soit rendue en passant sur le corps des anciens serviteurs de son père, s’écria Selongey en se jetant, l’épée à la main, devant le vieil homme. Ce sont les Français qu’il faut tuer, pas les nôtres !

– Lui et ses pareils sont vendus depuis longtemps au roi Louis. Et toi, tu es comme eux, sans doute ?

– Moi, je suis Philippe, comte de Selongey, chevalier de la Toison d’or et fidèle jusqu’au bout à monseigneur Charles, que Dieu garde en sa protection. Et je n’ai pas renié mon serment d’allégeance.

– C’est facile à dire, fit l’autre avec un gros rire. Le sire de Selongey ici, comme par hasard ? Depuis quand es-tu arrivé ?

– Depuis trois mois. Certains ici le savent, mais toi, tu es en train de détruire ce que j’ai échafaudé.

– Quelqu’un l’a déjà vu, ici ?

Le regard menaçant de l’ancien épicier parcourait les visages et réclamait une réponse, tout en défiant qu’on osât la lui apporter. Personne ne bougea et Philippe comprit qu’il avait en fait bâti sur le sable.

– Bien ! conclut Yvon. Alors nous allons en finir avec tous ces suppôts de Louis XI, et nous partager leurs biens. A la curée, mes enfants !

Un instant plus tard, le vieux président tombait, poignardé par Chrétiennot Yvon, et Philippe lui-même, maîtrisé par cinq ou six garçons bouchers qui lui passèrent au cou l’écharpe de velours rouge de la victime, était contraint de suivre la bande d’énergumènes qui s’en alla d’abord piller la maison du Singe après avoir solennellement proclamé la souveraineté de la princesse Marie.

Lui qui avait tant rêvé d’apporter à sa duchesse les clefs de Dijon, voilà qu’il se trouvait prisonnier de gens qui prétendaient défendre les mêmes couleurs que lui, mais qui, en réalité, ne faisaient qu’assouvir leurs vengeances et leurs appétits personnels. Toute la nuit, la bande pilla, vola, brûla les maisons de ceux que l’on croyait royalistes, comme le receveur général Vurry, le sire Arnolet Macheco et le curé de Fénay. Impuissant et navré, Philippe dut assister à ce déchaînement avant d’être ramené dans sa propre demeure, où Yvon s’installa en compagnie de ses hommes pour festoyer et compter son butin.

C’est là que, quatre jours plus tard, La Trémoille en personne les arrêta, et Philippe avec eux.

– Il est notre chef, déclara Yvon avec un sourire goguenard, messire comte de Selongey, l’un des proches du défunt duc Charles.

– Un noble à la tête d’une bande d’égorgeurs et de pillards, fit le sire de Craon méprisant. Qu’attendre d’autre d’un Bourguignon ?

– Bourguignon, certes je le suis et fier de l’être, mais j’étais prisonnier ici et je ne suis pas leur chef, protesta Philippe.

– Vraiment ? Etes-vous donc de ceux, déjà nombreux, qui sont prêts à faire allégeance au roi, mon maître ? En ce cas...

Philippe n’hésitait jamais entre sa vie et son honneur. Et puis, il y avait le regard plein de défi que lui lançait cet ancien épicier qui venait de l’enrôler contre son gré sous sa bannière.

– Non. Jamais je ne prêterai serment au roi de France. Je suis le féal de Madame Marie, seule et vraie duchesse de Bourgogne.

– Ce refus vous coûtera la tête !

Une heure plus tard, Philippe était écroué dans les prisons de la maison du Singe et n’en sortit, enchaîné, que pour s’entendre condamner à la peine capitale.

Une semaine plus tard, la sentence n’était toujours pas exécutée. Selon le geôlier qui lui portait sa pitance, ce retard n’était dû qu’à sa qualité. On le gardait pour la bonne bouche, il serait en quelque sorte le clou du sanglant spectacle que le sire de Craon donnait à Dijon. Furieux des désordres commis durant son absence, le Français s’en vengeait en faisant régner la terreur. Depuis son retour, tout autre pouvoir que le sien demeurait suspendu et les partisans du roi purent assister au châtiment de ceux qui leur avaient porté tort. On traquait les moindres suspects et le bourreau pas plus que ses aides ne manquaient d’ouvrage. Jehan du Poix, le « carnacier » de la ville, ne cessait de torturer que pour pendre et faire sauter des têtes. Pour varier le spectacle, on trouva même, par hasard, un faux-monnayeur que l’on mit à bouillir dans un mélange d’huile et d’eau...

Décidément, il était impossible d’attraper les brins d’herbe : les chaînes qui reliaient le prisonnier à la muraille étaient trop courtes et, avec un soupir, il revint s’asseoir sur sa planche. Le soir allait tomber. La ville était étrangement silencieuse, comme si elle éprouvait tout à coup le besoin de se reposer après tant de violence. Plus de cris, plus de vociférations, plus de glas sonnant la dernière heure des condamnés ! Philippe pensa qu’il ne restait peut-être plus personne à tuer hormis lui-même. En ce cas, sa mort ne devait pas être très loin. Cette nuit serait-elle la dernière ?

Le fracas des verrous tirés lui fit tourner la tête. Un geôlier entra, portant une cruche d’eau et une miche de pain, mais ce n’était pas celui dont le prisonnier avait l’habitude. Celui-là était un homme âgé qui traînait les pieds et dont la longue barbe, d’un gris pisseux, descendait jusqu’à son estomac.

– Qui es-tu, toi ? demanda Philippe. C’est la première fois que je te vois.

L’homme posa sur lui le regard de deux yeux sans couleur bien définie et bordés de rouge.

– Bien obligé ! grommela-t-il. L’Colin qui s’occupait des sous-sols s’est cassé la jambe en dégringolant d’un toit où il avait grimpé pour mieux voir l’exécution. Alors, on est venu m’rechercher, mais ces escaliers, ça vaut rien à mes douleurs. D’autant que les marches sont glissantes et qu’à mon âge...

– Qui a-t-on expédié aujourd’hui ? demanda Selongey, peu désireux d’entendre la liste des récriminations du vieillard.

– Le Chrétiennot Yvon. L’a fallu l’porter sur l’échafaud à cause d’ses jambes qu’la torture a mis en morceaux mais ça a été du beau travail. Maître Jehan du Poix l’a expédié d’un seul coup de hache et après il l’a coupé en quatre morceaux bien nets pour qu’on les accroche à des gibeteaux aux portes de la ville. La tête est à Saint-Nicolas, la jambe droite à la porte d’Ouche, la jambe gauche...

– Je n’ai pas envie d’en savoir davantage, coupa Philippe, dégoûté et inquiet pour la première fois en pensant que l’on venait peut-être de lui décrire son propre sort.

Mourir n’est rien pour un guerrier, mais s’il fallait qu’on le porte à l’échafaud à l’état de loque brisée par les tourments et débitée ensuite comme viande de boucherie, cette idée-là le révoltait et lui donnait la chair de poule. Il voulait pouvoir regarder le bourreau dans les yeux et dominer de toute sa taille la foule venue là comme au spectacle.

– Sait-on quand mon tour viendra ? demanda-t-il d’une voix cependant ferme.

Le vieil homme haussa les épaules et regarda le prisonnier avec une vague pitié.

– J’sais bien qu’c’est pas agréable à entendre, mais j’crois qu’c’est pour demain. On m’a donné avis qu’un moine viendrait cette nuit pour vous exhorter. Va vous falloir du courage.

– Si je n’en avais pas, je ne serais pas ici.

Le geôlier avait enfin déposé son pain et sa cruche et, comme un bon valet de chambre, secouait la couverture abandonnée sur la couchette.

– Vous avez eu d’la chance jusqu’ici ! On vous a donné la meilleure chambre d’l’étage, celle qu’on a r’faite.

– Refaite ? fit Selongey en considérant les murs salpêtrés, la voûte que l’été bourguignon ne parvenait pas à sécher et la paille à demi pourrie qui couvrait le sol. Il doit y avoir longtemps ?

– Sûr qu’ç’a fait un bail, mais moi qui vous cause, j’ai connu c’te prison sans rien d’autre que d’la paille. Les chaînes étaient vieilles et rouillées et les rats couraient comme chez eux. Pourtant j’ai vu, là-dedans, une pauv’ fille mettre au monde un enfant. Elle avait commis le péché de chair avec son frère et aussi celui d’adultère mais elle était toute jeunette, toute mignonne, et de la voir se tordre dans les douleurs pendant des heures, ça m’a serré le cœur.

Philippe avait pâli et regardait avec horreur, à présent, cette prison qui jusqu’alors ne lui avait pas semblé bien différente de celles qu’il avait pu connaître.

– Elle s’appelait Marie de Brévailles, n’est-ce pas ? murmura-t-il. Et elle est morte cinq jours après...

– C’est ça tout juste ! fit le geôlier éberlué. Vous la connaissiez ?

– Non, mais j’ai connu son frère autrefois, au service de monseigneur de Charolais. C’est une triste histoire, en effet.

– Eh bien, pas si triste que ça, au fond !

– Comment ?

– J’vous explique. Pendant qu’elle faisait son enfant, c’était rien d’autre qu’une pauv’chair souffrante, mais vous auriez dû la voir quand elle est partie pour l’échafaud avec son frère ! Comme ils étaient nobles, on leur avait permis de faire toilette, de revêtir leurs plus beaux habits et ils étaient superbes tous les deux. Avant d’monter dans l’tombereau, il lui a pris la main et ils se sont souri. Z’avaient l’air aussi heureux qu’s’y ils allaient à leur noce. Et si beaux ! Tout l’monde pleurait d’les voir mourir.

– Pourtant, ils laissaient un enfant ?

– Oui. Une p’tite fille qu’on avait portée à l’hospice. C’était l’plus triste parce que c’était un enfant d’péché mortel, mais on raconte que l’Bon Dieu a eu pitié d’elle. Un étranger, un riche marchand, passait par là. Il a vu mourir la mère et il a voulu prendre la p’tite. On sait pas ce qu’elle est devenue, par exemple...

Selongey retint un sourire. Il se demandait quelle tête ferait le bonhomme s’il lui apprenait que l’enfant en question était devenu sa femme. Mais il n’avait pas envie de parler davantage. Puisque le hasard voulait qu’il passât ses dernières heures dans ce cachot où Fiora avait vécu ses premiers instants, c’était pour lui un signe du destin. Il n’aurait pas, comme Jean de Brévailles, la joie de mourir avec celle qu’il aimait et de partager sa tombe, mais il partirait avec, au cœur, l’image de sa belle Florentine. Essayer de la chasser comme il tentait de le faire ces derniers temps était bien inutile. On n’échappait pas au souvenir de Fiora, aux grands yeux de Fiora, au sourire de Fiora. Peut-être qu’en pensant à elle il trouverait la mort moins amère. Au fond, elle avait eu raison de refuser la vie qu’il lui offrait. Que deviendrait-elle, à présent, si elle avait accepté de se laisser conduire à Selongey ? Une veuve désespérée et irritée par la présence d’une belle-sœur aussi sotte que Béatrice, une femme que les gens d’armes chasseraient de chez elle comme il arrive le plus souvent quand il s’agit des biens d’un condamné ? Qui serait peut-être molestée, emprisonnée ? Philippe haïssait de tout son cœur le roi Louis, onzième du nom, et pour rien au monde il n’accepterait de le servir, mais, en cette occasion, mieux valait que Fiora eût choisi de rester auprès de lui et d’accepter le petit château qu’il lui avait offert. Ainsi, même sa mort de rebelle ne porterait pas tort à celle qu’il aimait.

Le geôlier était sorti depuis longtemps, chassé par le mutisme du prisonnier et la nuit qui commençait à tomber. Philippe prit le pain qu’on lui avait apporté et, après avoir, du pouce, tracé un signe de croix sur la croûte brune, il en arracha un morceau et mordit dedans. Il n’avait pas faim, mais, sachant ce qui l’attendait le lendemain, il voulait l’aborder en pleine possession de ses forces. D’ailleurs, pour une fois, le pain était frais et il prit à le mâcher, à le respirer quelque plaisir. L’odeur du pain tout chaud sorti du four avait enchanté son enfance ; elle était restée l’une des senteurs qui lui étaient le plus agréables. La moitié de la miche y passa, accompagnée de quelques gorgées d’eau fraîche. Il convenait d’en garder assez pour le petit matin. On ne lui en rapporterait pas.

La nuit s’installa et les heures commencèrent à couler. Philippe avait envie de dormir, mais hésitait à se laisser aller au sommeil : le geôlier ne lui avait-il pas dit qu’un prêtre viendrait cette nuit ? Se confesser à moitié endormi est chose peu facile. Finalement, et comme le temps coulait sans amener personne, il s’étendit sur sa couchette, ferma les yeux et s’endormit.

Une main qui secouait doucement son épaule le réveilla. Il vit qu’un jour grisâtre glissait dans son soupirail et comprit qu’il avait dormi paisiblement sa dernière nuit. La main appartenait à un petit moine dont la robe grise était celle des Frères mineurs, ordre jadis fondé par saint François d’Assise. Encore englué dans le sommeil, Philippe entendit une voix douce lui murmurer :

– L’heure approche, mon fils. Je suis venu vous assister. Il faut vous préparer à paraître devant votre Créateur...

Le petit moine avait des yeux clairs, pleins de compassion, dans un visage que la maturité n’avait pas encore griffé. Philippe lui sourit.

– Je suis tout à vous, mon frère. Savez-vous combien de temps il me reste à vivre ?

– L’heure de prime n’est pas encore sonnée. Vous ne mourrez que dans le milieu de la matinée.

Le prisonnier se sentit pâlir.

– Je ne crois pas avoir assez de fautes à avouer pour tout ce temps. Sans doute, avant l’échafaud, vais-je devoir subir la question ?

– Je ne crois pas. Personne ne m’en a rien dit et, normalement, j’en aurais été averti. Je crois, ajouta-t-il avec un demi-sourire, que vous pourrez marcher fermement à la mort, si c’est cela qui vous tourmente.

Philippe ne put retenir un soupir de soulagement. C’était la meilleure nouvelle que l’on pût lui apporter. Rien ne viendrait amollir son courage, et ceux qui se rassemblaient peut-être déjà sur la place du Morimont verraient comment meurt un chevalier de la Toison d’or.

S’agenouillant devant le moine assis sur la planche, il entreprit de vider son âme de tout ce qu’elle avait pu, en quelque trente ans d’existence, accumuler de fautes, lourdes ou vénielles. Ce fut plus long qu’il ne l’avait imaginé car, à mesure qu’il remontait le temps, sa mémoire restituait des souvenirs plus ou moins ensevelis avec les visages de ceux qu’il avait tués, en guerre ou en duel. Le plus difficile fut sans doute d’avouer par quel moyen il avait obligé Francesco Beltrami à lui donner la main de Fiora et la dot fabuleuse qui l’accompagnait.

– Mais cet or, plaida-t-il, je ne le voulais pas pour moi. Il était pour mon prince dont la trésorerie en avait le plus grand besoin.

– J’entends bien, dit le moine sévèrement, c’était pourtant faire bon marché d’une âme innocente. Cette jeune fille, vous ne pouviez pas l’aimer...

– Je le pouvais si bien que je l’aime toujours, qu’elle est ma femme et que je ne cesserai jamais de l’aimer. J’ai été pris à mon propre piège et c’est là mon châtiment. Ma seule douleur est de n’avoir plus d’elle la moindre nouvelle.

Il y eut un silence que troublait seule la respiration oppressée de Selongey. Le moine le regardait sans le voir, absorbé dans un rêve intérieur. Soudain, il tira de sa robe un petit rouleau de papier qu’il mit dans la main du prisonnier.

– Un homme que j’ai vu hier au soir m’a supplié de vous faire tenir ce billet. Il contient, paraît-il, ces nouvelles que vous n’espériez plus.

Philippe prit le message comme il aurait reçu l’hostie. Ses yeux couleur d’or venaient de s’illuminer.

– Cet homme, vous a-t-il dit son nom ?

– Je n’aurais pas accepté autrement. Il m’a dit s’appeler Matthieu de Prame.

Oubliant qu’il devait rester à genoux jusqu’à ce qu’il ait reçu l’absolution, Philippe, envahi d’une grande joie, se releva et marcha vers le soupirail que l’aurore envahissait de sa lumière rose. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine, presque douloureux. Ses doigts tremblaient autour du mince rouleau qu’il n’osait pas ouvrir. Quand, en mars dernier, il s’était séparé, à Gand, de Prame qui avait été son écuyer, mais dont tant d’années côte à côte dans la guerre comme dans la paix avaient fait le meilleur et le plus sûrs des amis, il l’avait envoyé en Touraine pour apprendre ce que devenait Fiora. L’idée de ne plus rien savoir d’elle lui était intolérable et personne mieux que Matthieu ne pouvait mener à bien cette délicate mission : voir sans être vu, apprendre sans que l’on devinât sa présence. L’honneur, et peut-être aussi l’orgueil, interdisait à Selongey de se rendre lui-même auprès de sa femme comme elle lui en avait intimé l’ordre de façon si cavalière, mais il craignait par-dessus tout qu’elle réalisât la dernière menace qu’elle lui avait lancée : faire annuler leur mariage, reprendre sa liberté, sa main et son cœur... peut-être pour les donner à un autre homme. Si cela était, Philippe voulait savoir à qui il lui faudrait lancer un défi de combat à outrance. Même loin de lui, Fiora resterait sa femme à tout prix.

Matthieu n’avait pas paru enchanté de la corvée :

– C’est métier d’espion que tu m’envoies faire là ?

– Métier d’ami serait plus juste. Je ne puis y aller moi-même car entrer en France serait me constituer prisonnier. Louis XI sait que je ne lui rendrai jamais l’hommage et l’occasion serait trop belle de faire de ma femme une veuve. Mais, si je dois défendre mon bien, je saurai te rejoindre. A nous deux, nous pourrions l’enlever.

– Pourquoi ne pas le faire dès maintenant, dans ce cas ?

– Parce que je veux lui laisser encore un peu de temps. Parce que je veux voir ce que vaut son amour. Pour le moment, elle ne me pardonnerait pas un coup de force.

Ronchonnant mais convaincu, Prame était parti. Quelques jours plus tard, la duchesse Marie envoyait Selongey à Dijon, et il n’avait jamais reçu les nouvelles tant attendues.

– Vous ne lisez pas ? reprocha le moine.

Philippe tourna vers lui un sourire incertain. Son hésitation était ridicule, il le savait bien. Elle tenait entièrement à ce qu’il avait peur de lire des mots cruels. Matthieu n’avait rien du chroniqueur et maniait la plume comme un apprenti moinillon. Il ne fallait pas compter sur lui pour orner d’arabesques et de lénifiante douceur la brutalité des choses.

Rassemblant son courage, Philippe déroula enfin le papier. Il contenait en effet peu de mots : « Elle va bien. Il n’est plus du tout question d’annulation car elle attend un enfant pour septembre... Pardonne-moi d’arriver si tard. Je suis ton ami fidèle et je voudrais tant t’aider... Je suis très malheureux... »

Des larmes montèrent aux yeux de Philippe qui ne chercha pas à les dissimuler. Il avait mis son âme à nu devant ce petit moine ; qu’importait alors qu’il le vît pleurer ? Comme il lisait une inquiétude dans les yeux candides, il lui tendit le message.

– Lisez, mon frère ! Vous comprendrez pourquoi je pleure... de joie. Que Dieu, dans sa bonté, m’accorde un fils, car ainsi je ne mourrai pas tout à fait.

– Je prierai pour cela, mais venez recevoir l’absolution et l’hostie car il se fait tard et j’entends du bruit.

– Un mot encore. Vous reverrez Matthieu sans doute. Dites-lui que je défends que l’on apprenne mon sort à ma femme. Pas avant, tout au moins, qu’elle ne soit délivrée. L’enfant pourrait souffrir de son chagrin... car j’espère tout de même qu’elle en aura.

– Soyez en paix ! Je le lui dirai. Agenouillez-vous, à présent, que je vous pardonne au nom de Dieu tout-puissant.

Il était temps. A peine le corps du Christ avait-il touché les lèvres du condamné que la porte s’ouvrait, livrant passage au vieux geôlier qui introduisit un barbier. Dès le prononcé de la sentence, en effet, Selongey avait demandé à être rasé avant d’être conduit à l’échafaud. Il tenait à s’y montrer sous la meilleure apparence possible.

L’opération fut rapidement menée. Le barbier était habile et sa main légère. Il poussa même la complaisance jusqu’à brosser soigneusement les vêtements poussiéreux du prisonnier.

– Je n’ai rien à te donner en paiement, dit Selongey lorsqu’il fut prêt. On ne m’a laissé ni sou ni maille.

– N’ayez pas de souci, messire. Je serai payé... et si je ne le suis pas c’est sans importance. Je suis fier d’avoir pu vous rendre ce service.

– Tu me connais donc ?

– Pas vraiment, mais ma mère est native de Selongey. C’est grande pitié de vous voir quitter le monde sans héritier.

Philippe sourit et posa une main amicale sur l’épaule de ce dernier ami.

– Je crois que Dieu y a pourvu. Si tu veux faire encore quelque chose pour un « pays », prie-Le pour que ma belle épouse qui est loin d’ici, hélas, mais qui est dans l’attente mette au monde un fils. Avec une mère comme la sienne, il saura, je crois, porter dignement notre nom.

Philippe était prêt. Le barbier se retira les larmes aux yeux et fut remplacé par un piquet de soldats qui ne dépassèrent pas la porte. Le vieux geôlier tira une clef de son trousseau et débarrassa le prisonnier des fers qui le retenaient à ses chaînes, remplacés aussitôt par une corde, si bien que, sans même avoir eu le temps de masser ses poignets endoloris, Philippe se retrouva les mains liées derrière le dos. Il protesta :

– Ne puis-je mourir les mains libres ?

– Ce sont les ordres, répondit le sergent qui commandait le piquet d’archers. Allons, à présent, il est l’heure !

Après un dernier regard à cette prison qu’il avait détestée et qui pourtant lui était devenue chère parce qu’il croyait y voir flotter l’ombre claire de Marie de Brévailles, le condamné franchit la porte basse, suivi de son confesseur qui priait tête inclinée, vint se ranger entre les soldats qui l’attendaient, gravit avec eux l’escalier dont les marches de pierre, usées par des milliers de pas ferrés, se creusaient en leur milieu, et sortit enfin dans la rue où attendait un tombereau, le même peut-être qui avait conduit les Brévailles à la mort vingt ans plus tôt, car c’était un vieux véhicule aux planches disjointes. Néanmoins, en l’apercevant, Philippe poussa un nouveau soupir de soulagement. Il avait craint l’humiliation suprême d’être traîné sur la claie, dans la poussière et les détritus, comme on en usait volontiers à Dijon avec les condamnés. Comme il n’en était rien, il se sentit tout à coup beaucoup mieux. Il se rappela qu’il n’avait pas terminé son pain, mais n’en éprouva aucun regret ; il était dispos et en pleine possession de lui-même, ce qui ne pouvait être qu’une grâce. Décidé à oublier la terre, il leva les yeux vers le ciel d’un bleu délicat que l’incandescence du soleil d’été n’avait pas encore blanchi. La journée promettait d’être belle entre toutes. Elle avait ce matin la gloire triomphante de la jeunesse. C’était un temps pour aller courir dans les prés, pour s’installer auprès d’une rivière avec un attirail de pêche et un pot de vin mis à rafraîchir dans l’eau courante, un temps pour lire de jolis vers à l’ombre d’un vieux chêne ou simplement pour respirer les roses en tenant par la main la dame de son cœur, un temps pour le bonheur et la joie de vivre, enfin...

Tandis que le tombereau s’éloignait en cahotant sur les gros pavés de la rue et que, d’un clocher à l’autre, les bourdons des églises commençaient à sonner le glas – ce glas qui ne cesserait qu’au moment où sa vie prendrait fin – Philippe choisit de regarder le sommet des arbres où chantaient des oiseaux et le ciel qui, lui, chantait si bien, ce matin, la gloire de Dieu. La terre, en vérité, n’était pas belle et il préférait l’oublier. Elle était bourdonnante de ricanements, voire d’injures qui se levaient sur le passage de l’attelage. Ce peuple était incompréhensible qui, d’abord, semblait s’être donné à sa princesse héréditaire, et qui à présent huait un homme qui avait voulu l’aider à lui demeurer fidèle. En réalité, ceux qui regrettaient le duc Charles n’étaient guère nombreux et, si l’on n’était pas tout à fait prêt à accueillir la férule du roi de France, celui qui allait mourir avait cependant l’impression affligeante que la mort du Téméraire en avait soulagé plus d’un. Plus de levées d’hommes nouveaux pour boucher les trous que les défaites avaient semés dans l’armée, plus d’impôts forcés pour le trésor de guerre ! On n’était plus obligé de cacher ses biens, de se défier du voisin. Cette ville était faite de bourgeois plus que de nobles, et les bourgeois ont toujours été amis de la paix.

A entendre toutes ces cloches, une idée vint à Selongey et il se pencha vers le petit moine qui, à ses côtés, récitait les prières des agonisants.

– Je croyais, chuchota-t-il, qu’après la bataille de Morat le duc Charles avait ordonné que toutes les cloches de Bourgogne fussent portées aux fonderies de canons ? Il me semble qu’il en reste encore beaucoup ? Je ne crois pas que l’on ait eu le temps d’en fondre de neuves ?

Le frère leva sur lui un regard stupéfait :

– Vous allez, dans un moment, paraître devant Dieu, mon frère ! Ne croyez-vous pas qu’il serait convenable d’avoir d’autres pensées ?

– Je vais quitter la terre. Laissez-moi m’y intéresser encore un peu ! Alors, ces cloches ?

– On a surtout pris celles des villages. Ici, les églises en ont donné aussi, mais les moins belles. Certaines sont de véritables œuvres d’art, avec des voix divines. C’eût été un sacrilège d’en faire des bouches à feu.

– Les humbles cloches des villages avaient autant de valeur pour tous ces paysans dont elles comptaient les heures. Ne rougissez pas, mon frère ! Là où il est... où je vais le rejoindre dans un moment, le duc Charles n’a plus que faire des mesquineries des hommes.

– Croyez-vous être vraiment en mesure de juger, à cette heure ? Oubliez ce que vous avez été pour songer à n’être qu’un homme parmi les hommes, qui a offensé Dieu.

– Je lui en demanderai pardon dans un moment. Plus un mot à présent, mon frère : nous arrivons !

Philippe éprouvait une sensation bizarre. Il venait de quitter le cachot où Marie de Brévailles avait souffert les douleurs de l’enfantement ; à présent, il s’en allait vers la mort dans un vieux tombereau, peut-être celui-là même du dernier voyage des jeunes amants incestueux, et il se sentait tout à coup proche d’eux comme il ne l’avait jamais été. Ce frémissement léger, sur son épaule, était-ce la douce main de sa jeune belle-mère ? Ce chuchotement qui arrivait à son oreille, était-ce la voix de Jean qui, jadis, alors qu’il n’était lui-même qu’un page turbulent, savait si bien le ramener dans le droit chemin et lui éviter les sévères corrections du chambellan ducal ? Nullement superstitieux et peu enclin à s’interroger sur les mystères de l’au-delà, le condamné se sentait pourtant enveloppé d’une sorte de bien-être, environné par quelque chose de chaleureux qui n’avait rien à voir avec l’ardeur du soleil, mais qui réconfortait son âme et soutenait son courage. Et ce fut tout naturellement qu’il murmura :

– Veillez sur eux, je vous en prie ! Sur ma femme et sur mon enfant. Ils vont en avoir besoin. Moi, dans un moment, je vous aurai rejoints...

– Que dites-vous, mon frère ? s’enquit le moine.

– Rien. Je priais.

Comme de coutume lors d’une exécution capitale, la place du Morimont était noire de monde. La ville entière s’y entassait, serrée au point qu’il était impossible de distinguer un visage. Il y en avait sur les toits et dans les arbres et, sur cette mer humaine, l’échafaud tendu de noir ressemblait à un radeau voguant vers la haute tribune, sur laquelle avaient pris place La Trémoille, ses officiers et quelques échevins dont les robes rouges s’accordaient étrangement à la vêture de l’homme en cagoule debout près du billot, appuyé des deux mains sur une longue épée à large lame.

A l’arrivée du tombereau, la foule fit silence. L’aspect du condamné et sa fierté lui en imposaient. On savait qu’il appartenait à l’une des plus nobles familles de Bourgogne, qu’il était chevalier de la Toison d’or et qu’il avait été l’ami du Téméraire. En outre, il était beau, et nombreux furent les yeux de femmes qui se mouillèrent. Pour les hommes, il était l’image d’un passé superbe et fastueux dont beaucoup ne voulaient plus, peut-être parce qu’il les avait conduits aux abords de la ruine, mais qui demeurait prestigieux. Les chaperons, les bonnets quittèrent les têtes tandis que les femmes se signaient.

Le lugubre équipage avançait lentement en fendant la multitude que les hallebardiers ouvraient devant lui. Et, soudain, il y eut un remous. Un homme vêtu de noir et brandissant une épée venait de bondir sur l’échafaud et hurlait :

– Peuple de Bourgogne, es-tu donc devenu assez lâche et assez veule pour laisser égorger sans broncher les meilleurs des tiens ? Cet homme n’a commis aucun crime. Il a seulement voulu que notre vieille terre demeure indépendante. Il a voulu qu’elle reste fidèle à sa duchesse, Madame Marie, qui seule a droit de régner ici et non les hommes du roi de France... Peuple de Bourgogne, tu étais fier et brave, jadis, mais à présent tu ressembles à un troupeau de moutons ! Réveille-toi ! Si tu ne le fais pas, c’est toi qui, demain peut-être, monteras sur cet échafaud...

– Arrête, Matthieu ! cria Philippe. Va-t’en ! Tu n’as aucune chance !

– C’est la tienne qui m’intéresse, hurla Prame qui agitait toujours son épée.

Le bourreau, en effet, n’avait pas bougé, la loi lui interdisant de toucher un homme dont la justice ne lui avait pas remis la vie.

– Allons, les couards ! Secouez-vous ! Aidez-moi !

Ses vifs yeux noirs regardaient partout à la fois, guettant les remous que son discours venait de créer dans la foule, espérant la vague salvatrice, mais seule une troupe de soldats courait vers lui, enveloppait l’échafaud. Sur la tribune, Georges de La Trémoille s’était levé et vociférait des ordres que l’on n’entendit pas, car à présent des cris s’élevaient un peu partout. On hurlait : « Grâce ! Grâce pour Selongey ! », mais personne ne bougeait.

– Va-t’en, Matthieu ! cria Philippe désespéré. Tu vas te faire tuer et j’ai besoin que tu vives !

Matthieu de Prame ne voulait rien entendre. Il commençait à ferrailler contre les soldats qui avaient pris pied sur l’échafaud avec une ardeur née de sa rage. Hélas, il n’était pas de force contre une troupe solide. En un instant, il fut maîtrisé, ligoté et emporté comme un simple paquet sur les épaules de quatre hommes. On ne l’avait pas bâillonné et il hurlait comme un possédé, insultant la foule qui lui avait refusé son aide.

– Vous en aviez assez du duc Charles, bande de pleutres ! Vous allez savoir ce que pèse la main du roi de France ! Adieu, Philippe, adieu ! Dis à monseigneur saint Pierre que je serai bientôt chez lui.

Il disparut au coin de la rue Saint-Jean et le condamné s’efforça d’essuyer, d’un mouvement d’épaule, la larme qui coulait le long de sa joue. Sur sa tribune, le gouverneur français s’était rassis et faisait un geste. L’heure de mourir était venue.

L’attelage vint se ranger contre la plate-forme. Le moine aida le condamné à en descendre, mais Philippe refusa son aide pour gravir les marches. Parvenu en haut, il traversa rapidement le plancher tendu de drap noir pour aller au plus près de la tribune.

– Laissez-lui la vie, messire gouverneur ! C’est mon ami et il voulait me le prouver. Il savait bien qu’il n’avait aucune chance.

– Il a essayé de soulever le peuple. C’est une preuve d’amitié qui mérite la mort !

– Est-ce un crime de vouloir demeurer ce que nous sommes ? Des Bourguignons ?

– La Bourgogne a oublié qu’elle n’est rien qu’un apanage de la couronne de France. Votre prétendue indépendance n’était que trahison et vos ducs l’ont prouvé en s’alliant aux Anglais. A présent, le roi reprend ses droits !

– Ses droits ?

– Imprescriptibles ! Dans peu de jours, votre duchesse va épouser le fils de l’Empereur. Avez-vous tellement envie de devenir allemands ? Nous, les Français, ne le permettrons pas ! Fais ton office, bourreau !

– Songez à Dieu, mon frère ! murmura le moine qui avait rejoint Philippe et offrait à ses lèvres un petit crucifix de bois noir sur lequel, presque machinalement, il posa ses lèvres.

Il se sentait envahi d’une immense tristesse. Ainsi, il s’était battu pour un leurre ! Prise entre l’Empire et la France, la Bourgogne n’avait plus aucun droit à une identité propre. Qu’elle devînt terre d’empire ou province de France, cela n’avait, en fait, plus aucune importance, puisqu’il ne le verrait pas, et quand, tout à l’heure, on le coucherait dans sa tombe, la poussière qui l’ensevelirait ne serait rien d’autre que de la poussière.

Refusant le bandeau que le bourreau lui offrait, le condamné embrassa du regard la place pavée de visages tendus, les grands arbres et plus haut le ciel d’azur que rayait le vol rapide d’une hirondelle. Puis, d’un pas ferme, il marcha vers le billot, releva d’un sourire l’exécuteur qui, un genou en terre, demandait son pardon et s’agenouilla à son tour.

– Fiora ! murmura-t-il. Je t’ai tant aimée et je t’aime tant. Ne m’oublie pas !

Sans trembler, il posa son cou sur la rude pièce de bois et ferma les yeux.

Le bourreau leva son épée...

CHAPITRE II LA MAISON AUX PERVENCHES

Fiora pensait qu’il n’y avait pas au monde d’endroit plus ravissant que son manoir au bord de la Loire. Elle l’avait tout de suite aimé quand il lui était apparu, au détour du chemin de terre qui, hors les murs de Tours, menait du « pavé » au prieuré de Saint-Côme. C’était pourtant par un matin frileux de la fin janvier où la nature, saisie par l’hiver, n’était pas en son mieux. Mais que la maison était donc jolie !

Fait de tuffeau crémeux et de briques roses, le logis, bâti en équerre de part et d’autre d’une tourelle octogone, brillait de toutes ses fenêtres à verres de couleur qui reflétaient l’éclat joyeux des feux allumés à l’intérieur. A l’entour s’étendait un jardin qui, d’un côté, descendait jusqu’au fleuve et, de l’autre, se perdait dans un bois qui rejoignait les murs d’enceinte du Plessis-Lès-Tours, le château royal où, la veille, Fiora et ses compagnons avaient reçu la plus chaleureuse hospitalité. Plus loin, vers le nord, l’îlot qui supportait l’antique prieuré s’enveloppait d’une brume lilas d’où son clocher émergeait mystérieusement, à mi-chemin du ciel, semblable au pieux dessin de quelque peintre angélique.

Le sentier qui menait au petit château était tout juste assez large pour une charrette et il devait être très ancien, car il s’enfonçait dans le sol entre des talus herbeux où se montraient déjà les pousses tendres des primevères et des

violettes. De vieux chênes s’élevaient de chaque côté, tordant sur le ciel d’azur léger leurs branches grises couvertes de lichen. Ils formaient une sorte de voûte qui devait en été donner de la fraîcheur, et au-delà de laquelle toute la maison rayonnait d’amitié et semblait ouvrir ses bras à la voyageuse venue y chercher refuge. Après les brumes glacées de Lorraine et les neiges infinies de Champagne, les doux vallonnements du val de Loire, son air plus léger et la majestueuse splendeur de ses eaux bleutées donnaient aux voyageurs l’impression de passer d’un austère purgatoire au séjour de paisibles élus. La colère et le chagrin de la jeune femme en avaient tiré un certain apaisement. Elle n’avait plus ce visage fermé, tendu, ces yeux lourds de nuages sombres qu’elle avait emportés de Nancy, et Léonarde en avait silencieusement remercié Dieu.

Aussi longtemps qu’elle vivrait, la vieille demoiselle reverrait, deux jours après les funérailles du Téméraire, Fiora surgir dans sa chambre mal chauffée, pieds nus sur les carreaux froids, à peine vêtue d’un drap qu’elle retenait contre sa poitrine, la masse noire de ses cheveux croulant sur ses épaules mais le regard plein d’éclairs. Sans même prendre le temps d’un bonjour, elle avait ordonné, d’une voix tremblante de colère, que l’on fît les bagages, que l’on envoyât voir si l’envoyé du roi de France, Douglas Mortimer, était encore au palais. Si c’était le cas, il fallait lui demander de faire préparer des chevaux afin d’être prêts à partir dans l’heure suivante.

Naturellement, Léonarde ne s’était pas rendue sans combat. Voir sa fille élective aux prises avec une telle fureur alors qu’elle la croyait au plus doux comme au plus ardent des joies de l’amour retrouvé était bien la dernière chose à quoi elle s’attendait. Elle avait demandé des explications. Qu’on ne lui avait pas données tout de suite.

– Ce parchemin que vous m’avez montré, à Grandson, ce titre de propriété d’un petit château donné par le roi Louis, vous l’avez toujours ?

– Il ferait beau voir que je l’aie perdu ! Ce sont de ces choses que l’on serre précieusement. Je le porte cousu sous ma robe. Mais je vous rappelle que vous n’en vouliez pas.

– J’ai changé d’avis. J’accepte. C’est là que nous allons !

– Mais... votre époux ? Messire Philippe ?

– ...viendra m’y chercher quand il sera disposé à vivre avec moi !

Il n’avait pas été possible d’en tirer autre chose, mais, connaissant « son agneau » comme elle le connaissait, Léonarde, laissant Fiora entasser rageusement dans un coffre de cuir le peu de biens terrestres que leur avait laissés leur longue pérégrination à la suite du défunt duc de Bourgogne, s’était lancée à la recherche de Mortimer. Elle l’avait trouvé au moment où il se préparait lui-même à partir, mais n’avait eu aucune peine à le convaincre de les attendre puis de les escorter auprès de Louis XI. Fidèle à lui-même, l’Écossais n’avait fait aucun commentaire, se contentant de lever un sourcil. A certain pétillement de ses yeux bleus, la vieille demoiselle avait compris qu’il n’était pas mécontent du tout de ramener à son maître la jeune Florentine qu’il avait prise en amitié.

De retour au logis, ce qu’elle avait fait sans se presser, Léonarde espérait que l’orage serait passé et que, même si la dispute entre les deux époux était sérieuse, une réconciliation serait au moins amorcée. Il n’en était rien. Elle avait trouvé Fiora tout habillée, son grand manteau fourré sur les épaules, assise près d’une fenêtre, regardant au-dehors avec cet air absent de ceux qui ne voient rien. Ses yeux étaient secs mais ils étaient un peu rouges, et les joues encore brillantes de la jeune femme ainsi que sa poitrine haletante disaient assez qu’elle venait de verser d’abondantes larmes. Sans prononcer une parole, Léonarde remit un peu d’ordre dans le coffre où tout était jeté à la diable, se prépara elle-même, puis toutes deux attendirent, en silence, l’arrivée de Mortimer et des chevaux.

Durant des lieues et des lieues, Fiora ne desserra pas les dents. Elle allait son chemin à travers la bise coupante, les tourbillons de neige et le givre, droite sur sa selle, en apparence aussi insensible qu’une statue et sans prononcer plus de trois paroles par jour. C’est seulement à la halte de Troyes, après une étape particulièrement dure, qu’elle laissa déborder l’amertume qui empoisonnait son cœur. Philippe n’avait rien d’autre à lui offrir que s’enfermer au fond d’un vieux château en compagnie d’une belle-sœur qui la verrait venir sans plaisir, tandis que lui-même s’en irait mettre son épée et sa vie au service de la duchesse Marie ! Alors qu’elle avait cru les combats terminés avec la mort du duc Charles, Selongey ne rêvait que de les faire reprendre de plus belle pour l’indépendance de la Bourgogne... et pour les beaux yeux d’une princesse de vingt ans que l’on disait jolie et séduisante !

Léonarde avait laissé le flot empoisonné s’écouler, se gardant bien de l’arrêter : Fiora avait besoin de ce soulagement. C’est seulement quand, épuisée, elle se laissa tomber à plat ventre sur son lit pour y pleurer toutes les larmes de son corps qu’elle essaya, avec une grande douceur, de la raisonner : les lois de Bourgogne, comme celles de France et de tous les autres pays connus, et même de Florence, voulaient que la femme, gardienne du foyer et productrice d’enfants, restât au logis pendant que le mari vaquait à ses propres affaires et allait où son devoir l’appelait. Il n’était pas normal de vivre toujours sur les grands chemins, livrée au hasard des mauvaises rencontres... et le repos pouvait avoir bien du charme.

– Aussi vais-je me reposer, répondit Fiora, mais chez moi et non dans une maison où je ne serais qu’une intruse. Il est temps que Philippe me prouve son amour car, depuis notre mariage, il ne s’est pas donné beaucoup de mal !

– Vous êtes injuste. Il était cependant revenu à Florence pour vous retrouver. Et, plus tard, ne s’est-il pas battu pour vous, et par deux fois ? Si j’ai bien compris, vous ne lui avez pas laissé de grandes chances quand vous l’avez abandonné dans cette chambre à Nancy ?

– Croyez-vous ? Il me semble, à moi, que je lui en ai donné une belle, au contraire, et qu’il l’a saisie puisqu’il ne m’a pas empêchée de partir.

– Quelle chance ?

– Celle de retrouver sa liberté. Je lui ai dit d’ailleurs que j’irais à Rome pour faire annuler notre mariage par le pape s’il ne venait pas me rechercher en France !

Léonarde, alors, n’avait pu retenir un soupir désolé :

– Fallait-il vraiment que par orgueil pur vous vous fassiez tant de mal, alors que vous veniez tout juste de vous retrouver ? Il n’est jamais bon d’obliger un homme à choisir entre son cœur et son devoir. S’il allait... ne jamais revenir ?

Au silence que Fiora garda durant quelques instants, Léonarde comprit qu’elle venait de toucher le point sensible. Dans les yeux gris elle put lire d’ailleurs une angoisse, mais ce ne fut qu’un instant : les étincelles de la rancune reprirent leurs droits. Fiora tournait comme un fauve en cage dans l’étroite chambre d’auberge qu’elles partageaient, cherchant peut-être quelque chose à casser quand, brusquement, elle s’arrêta devant sa vieille gouvernante :

– A ce qu’il fera je jugerai la valeur de son amour. Et, voyez-vous, Léonarde, je me demande si, avec un homme tel que lui, je ne me l’attacherais pas davantage en le fuyant comme je viens de le faire.

– En voilà une idée !

– Pas si folle ! Je crois que je commence à connaître les hommes. Accepter de rester confinée au logis en attendant leur bon plaisir et les enfants grâce auxquels ils s’assurent de notre tranquillité est peut-être le meilleur moyen d’user l’amour. A devenir trop quotidien, il perd de son éclat.

– L’amour-passion, peut-être ! Mais il reste la tendresse et cette douce trame que tissent les jours enchaînés aux jours. J’ai peur que vous ne vous lassiez vite de nuits trop solitaires.

– Le seraient-elles moins à Selongey pendant que Philippe galoperait à la queue du cheval de sa duchesse ? J’ai envie d’être chez moi, vraiment chez moi. Il y a trop longtemps que je ne sais plus ce que c’est.

Le sujet était clos pour ce soir-là et l’on n’y revint pas. Léonarde avait fini par penser qu’une retraite dans une solitude campagnarde ferait du bien à la trop impulsive jeune femme et l’amènerait peut-être à plus de sagesse et à des réactions moins irraisonnées. Elle fut d’ailleurs séduite, elle aussi, par cette maison que le roi donnait à sa jeune amie et où tout était disposé pour l’agrément de la vie.

Le manoir s’appelait La Rabaudière, mais, depuis longtemps, les gens des alentours l’avaient surnommé la maison aux pervenches à cause des longues traînées bleues qui, au printemps, éclairaient le sous-bois et eussent envahi le jardin si l’on n’y avait mis bon ordre ; elles se rattrapaient en s’accrochant à la terrasse qui, du côté du fleuve, soulignait les fenêtres de la grande salle. Leurs centaines d’étoiles d’azur foncé et leurs feuilles d’un joli bronze clair faisaient chanter la blancheur des pierres de chaînage et les murs couleur d’aurore. Quant au jardin qui ouvrait sur un verger, il avait de grands massifs à bordures de buis, tout débordants de giroflées rouges dont les touffes un peu folles enveloppaient des rosiers, des groseilliers, des romarins et des cassis qui poussaient à leur gré de chaque côté de l’allée conduisant à la volée de pierre d’où l’on gagnait la terrasse.

L’intérieur avait autant de charme que l’extérieur et semblait continuer le jardin. En dehors de la grande tapisserie mille fleurs qui était la gloire de la grande salle, pas de tissus lourds dans cette maison des bois, mais des brocatelles brillantes, des toiles brodées d’animaux familiers et de fleurettes de toutes couleurs qui habillaient les lits et les « carreaux[iii] » disposés un peu partout pour le confort des corps fatigués et le repos des pieds. Les meubles étaient simples, mais d’un goût irréprochable. Ils embaumaient la cire d’abeille et supportaient de superbes étains et des objets dont certains obtinrent de Fiora un sourire attendri, comme de belles coupes en verre rouge de Venise et des majoliques vertes qui avaient dû voir le jour sous le ciel de Romagne. Quant aux nombreux coffres et dressoirs éparpillés dans les différentes pièces, ils renfermaient assez de vaisselle et de linge pour combler une maîtresse de maison, même aussi difficile que l’était Léonarde. Enfin, la cuisine, rutilante de cuivres et abondamment pourvue de jambons, de chapelets d’oignons, d’aulx et de bouquets d’herbes sèches pendus aux solives, acheva de conquérir le cœur de la vieille demoiselle qui, pour la première fois depuis bien longtemps, retrouvait l’impression délicieuse de rentrer chez elle après une trop longue absence. Fiora, elle, était entrée dans sa maison avec la simplicité d’un petit chat perdu qui trouve enfin un foyer et se roule en boule près des cendres de l’âtre pour y passer la mauvaise saison. Elle s’y intégra comme si elle l’avait connue depuis toujours.

Un couple d’âge mûr, Etienne Le Puellier et son épouse Péronnelle, avait été choisi, bien avant l’arrivée de Fiora, pour veiller à l’entretien du petit domaine. Leur maison des bords du Cher avait été emportée par une grosse crue, un an plus tôt, et Louis XI, qui connaissait Etienne depuis l’enfance et les avait recueillis au Plessis, leur avait promis de leur rendre une maison plus belle que la première s’ils acceptaient de s’occuper de La Rabaudière. Ce qu’ils avaient fait de grand cœur car ils se fussent tous deux jetés dans le feu sur un simple signe de leur « bon sire ». Ils habitaient, sous les combles de la maison, une belle chambre dont la fenêtre, couronnée d’un gable en forme de fleur de lys, s’ouvrait dans le brillant manteau d’ardoises qui couvrait la demeure. Bons Tourangeaux solides et affables, ils aimaient le travail et eussent été les gens les plus heureux du monde si le Ciel leur avait accordé un enfant, mais prières, neuvaines et fréquentes visites au tombeau du grand saint Martin, gloire de la ville voisine de Tours, s’étaient montrées inopérantes et, à quarante-cinq ans bien sonnés, Péronnelle savait qu’elle n’avait plus grand-chose à attendre de dame Nature. Elle s’en consolait en régalant son Etienne des trésors d’une cuisine dont la qualité soutenait la comparaison avec celle de maître Jacques Pastourel, qui régnait sur les cuisines royales, et il arrivait que le roi, au retour d’une de ses chasses, vînt s’installer à sa table.

Péronnelle était ronde comme une pomme, avec un visage tout en lignes douces dont la beauté résidait dans deux grands yeux de la couleur exacte de ces pervenches qui avaient baptisé la maison et, jadis, Etienne avait dû cogner plus d’une fois pour empêcher les galants de venir conter fleurette à ces yeux-là. Il s’en était toujours tiré à son avantage car il était aussi carré que sa femme était ronde, et l’usage alterné du filet de pêche, de la bêche et de la cognée l’avait doté de muscles avec lesquels il convenait de compter.

Bien loin de les chagriner, l’arrivée de Fiora et de Léonarde leur causa un vif plaisir assorti de soulagement. Ils ne savaient pas à qui, au juste, le roi avait donné la maison aux pervenches. On leur avait seulement dit que c’était une jeune dame à laquelle Louis XI voulait du bien. Aussi le couple craignait-il qu’il s’agît de quelque favorite, d’autant plus insupportable qu’elle ne serait peut-être pas sortie de la cuisse de Jupiter, et que l’âge du roi rendrait arrogante. Que Louis XI se fût donné une maîtresse alors qu’il avait juré de ne plus toucher autre femme que la sienne – ce qui ne risquait pas d’arriver souvent, la reine Charlotte vivant toute l’année au château d’Amboise à six bonnes lieues du Plessis – était déjà suffisamment préoccupant pour ces braves gens.

La beauté de la nouvelle venue, sa gentillesse et la mine si respectable de Léonarde leur ôtèrent, dès l’abord, le plus gros de leurs inquiétudes et Douglas Mortimer, qu’ils connaissaient bien et que le roi avait chargé d’accompagner la nouvelle propriétaire, acheva de les rassurer : donna Fiora était la fille d’un ancien ami du roi Louis et celui-ci avait décidé de la prendre sous sa protection après les nombreux malheurs dont elle avait été victime. Le plus grave était peut-être d’avoir épousé, jadis, un seigneur bourguignon trop ami du défunt Téméraire pour accepter de devenir français et qui, en dépit des prières de sa jeune femme, entendait reprendre les armes et courir les aventures. Aussi donna Fiora, désolée, avait-elle choisi de se réfugier auprès de son vieil ami dont elle se refusait à trahir la confiance.

Un discours aussi inhabituel chez l’Écossais, qui, en général, ne prononçait guère plus de trois paroles à l’heure, avait fortement impressionné Etienne, guère plus bavard que lui, et fait verser quelques larmes à la sensible Péronnelle. En foi de quoi le couple adopta Fiora et se mit en quatre pour lui faire goûter le bonheur qu’il y avait à vivre en pays tourangeau. Avec d’autant plus d’enthousiasme que l’accord entre Péronnelle et Léonarde avait été immédiat, en dépit d’une certaine différence d’âge. Très pieuses l’une et l’autre, elles surent s’entendre sur l’art de mener à sa perfection le train de la maison car, si Léonarde avait jadis régné sur un palais florentin et une somptueuse villa, elle savait mettre une sourdine à l’espèce de suprématie qu’elle pouvait tirer de ses talents et admirer en toute bonne foi la spécialité dans laquelle Péronnelle était passée maîtresse, c’est-à-dire l’art culinaire. De son côté, Péronnelle appréciait à sa juste valeur le tact de la vieille demoiselle, lui avait remis d’elle-même les clefs des coffres et des armoires et faisait son profit des connaissances rapportées par sa compagne d’au-delà des Alpes. En outre, elle ne se lassait jamais de l’entendre évoquer pour elle les merveilles de cette fabuleuse ville de Florence qu’elle n’avait aucune chance de visiter un jour. Il n’était pas rare de voir, dans la vaste cuisine, Léonarde trier le linge tout en décrivant à sa nouvelle amie, occupée à tourner une sauce, les bruits, les couleurs et les senteurs des marchés du vendredi. D’autres fois, le contraire se produisait, et Péronnelle initiait Léonarde aux us et coutumes tourangeaux ainsi qu’aux potins, bonnes histoires et autres cancans qui couraient la ville et la campagne, car elle avait une sorte de génie pour être toujours au courant de ce qui se passait dans les environs.

Incontestablement, Péronnelle était bavarde et, par ce trait, elle rappelait un peu à Léonarde la grosse Colomba qui était à la fois son amie et sa meilleure source de renseignements à Florence. Mais le débit tumultueux de la gouvernante des Albizzi était bien différent de celui de dame Le Puellier. Celle-ci était une conteuse-née qui savait donner couleur et piquant au récit de la plus banale dispute entre deux paysannes au marché du faubourg Notre-Dame la Riche. En outre, son langage, dépouillé de toute vulgarité, avait une certaine pureté et une élégance dont Léonarde n’avait pu se retenir de lui faire compliment.

– Cela tient, dit Péronnelle, à ce que je suis née dans ce pays. Nous autres, gens de Touraine, sommes connus dans tout le royaume pour être ceux qui parlent le mieux notre langue. Mais ne me demandez pas d’où cela nous vient, je serais incapable de vous répondre. Je pense néanmoins que c’est un peu pour cette raison que notre bon sire le roi Louis aime tant à s’entretenir non seulement avec les grands bourgeois de Tours, mais aussi avec les petites gens comme mon Etienne et moi.

Léonarde en conçut un nouveau respect pour sa compagne, ainsi qu’un peu plus d’amitié pour ce doux pays où il faisait si bon vivre. Elle s’y attachait chaque jour davantage et en vint à redouter les deux événements susceptibles de troubler sa béatitude : l’arrivée subite de Philippe venu rechercher sa femme pour l’emmener de gré ou de force dans sa forteresse bourguignonne, et la réalisation de la menace proférée par Fiora : partir pour Rome afin d’y demander au pape l’annulation de son mariage. Le fait que la jeune femme semblait se plaire dans son nouveau logis et ne prononçait jamais le nom de son époux n’arrivait pas à la rassurer tout à fait : elle connaissait trop son impulsivité et ce besoin de bouger inhérent à sa nature.

Aussi quand, certain matin du mois de mars, Fiora, en se levant, bouda son écuelle de panade au lait miellé, déclara qu’elle avait mal au cœur et s’évanouit avec grâce sur le pavé de la cuisine entre les pieds de Léonarde et de Péronnelle, les deux femmes se regardèrent-elles avec les mêmes yeux brillants comme des chandelles et tombèrent dans les bras l’une de l’autre avant de songer seulement à lui porter secours.

– Un enfant ! clama Péronnelle, notre jeune dame attend à coup sûr un enfant ! Loués soient le Seigneur Dieu et Notre Dame qui ont béni cette maison !

Léonarde pour sa part en pleurait de joie et, une fois la future mère confortablement installée dans son lit, elle courut d’une traite jusqu’au prieuré de Saint-Côme pour y faire aumône et y brûler quelques cierges. Il ne serait plus jamais question de ce démentiel voyage à Rome puisque l’union de Philippe et de Fiora allait porter fruit.

La nouvelle, quand elle en eut conscience, stupéfia Fiora. La pensée que Philippe ait pu, au cours de leurs nuits passionnées de Nancy, lui faire un enfant ne l’avait jamais effleurée. Son amour pour lui, elle l’avait enfoui au plus profond de son cœur, sous une couche de rancune et de jalousie si épaisse qu’il lui arrivait de l’oublier. Et voilà qu’il était en train de pousser un rameau à cet amour étouffé, un rameau qui allait bourgeonner durant le printemps qui s’annonçait et l’été qui suivrait pour fleurir quand mûriraient les raisins. Et le lien qui l’attachait à Philippe allait devenir trop puissant pour être jamais arraché, sinon au prix de sa propre vie.

Le malaise qui s’était emparé d’elle l’avait quittée comme une vague se retire. La maison était calme, chaude et silencieuse, à la seule exception des bruits montant de la cuisine où Péronnelle jouait sur ses casseroles de cuivre une musique triomphale. Fiora alors se leva et, sans même songer à chausser ses pantoufles, alla jusqu’à une longue et étroite glace de Venise, assez semblable à celle que son père avait jadis fait venir pour elle, et qui était la plus grande richesse de sa chambre. Là, elle laissa tomber sa chemise et examina son corps avec l’idée que peut-être elle y trouverait un quelconque changement, mais sa taille était toujours aussi mince, son ventre aussi plat et ses seins exactement semblables à ce qu’ils étaient la veille.

– Il est trop tôt, fit Léonarde qui entrait et la surprit dans cette position. Si nous comptons bien, vous devez être enceinte de deux mois, mon agneau. J’espère que vous êtes contente ?

Bien sûr elle l’était, et c’était une sensation délicieuse, après deux mois de repliement sur soi-même. Apprendre qu’une vie commençait à germer en elle lui ôtait ce sentiment accablant de n’avoir en ce monde aucune utilité, aucun prix réel puisque l’homme qui, un soir d’hiver, lui avait juré de la protéger, de la chérir, de la défendre et de la garder en son lit et en sa chambre jusqu’à ce que la mort les sépare lui préférait la guerre et le service d’une princesse dont on disait qu’elle allait se faire allemande. Désormais, Fiora avait une raison d’être et un but : donner le jour au plus bel enfant du monde et puis, même si le père ne revenait jamais, l’élever, en faire un homme fort et sage pour qui les armes et les fureurs des combats ne représenteraient pas le bien suprême ; un homme qui saurait s’arrêter pour respirer une fleur, pour admirer la beauté d’un paysage ou d’une œuvre d’art, ou simplement pour parler au coin d’une rue avec un ami de choses utiles à l’Etat ou des dernières découvertes de l’esprit humain. Un homme, enfin, qui ressemblerait à Francesco Beltrami beaucoup plus, en fait, qu’à son propre père.

C’était sans doute illogique, et même aberrant, mais l’idée que son fils pût devenir un grand pourfendeur uniquement attaché à la force, voire à la brutalité, lui faisait horreur. Elle avait vu la guerre trop longtemps et de trop près pour n’en être pas dégoûtée, si tant est qu’elle lui eût jamais trouvé le moindre charme.

– Et si c’est une fille ? hasarda Léonarde qui demeurait la confidente des pensées de la jeune femme.

– C’est une idée qui ne m’avait pas encore effleurée. Pour moi, l’enfant de Philippe ne peut être qu’un garçon. Il faut d’ailleurs que ce soit un garçon ! N’allez surtout pas en conclure que je ne saurais pas aimer une petite fille ! Bien au contraire, car elle serait davantage à moi. Il faut toujours, un jour ou l’autre, remettre un jeune mâle à des maîtres. Mais je suis persuadée qu’il faut me disposer à continuer les Selongey.

Elle n’ajouta pas, mais c’était son espoir secret, que l’attrait d’un fils saurait peut-être ramener Philippe à une plus saine compréhension de la vie familiale. Dès lors, elle se prépara à ce grand événement, écoutant sagement les conseils que lui prodiguaient Léonarde et Péronnelle. Cette dernière se mit la cervelle à la torture pour confectionner des mets qui n’inspireraient aucun dégoût à la future mère, et tenteraient même son appétit. On bannit les succulentes mais lourdes cochonnailles dont Tours était fière à juste titre pour des nourritures plus légères. Fiora eut des laitages, des fromages frais, des pâtisseries aériennes, des volailles fondantes et les meilleurs poissons qu’Etienne allait pêcher dans la Loire. Elle eut aussi, tant que durèrent les nausées, des tisanes de mélisse et de menthe, et, quand le printemps couvrit les talus de primevères et fit éclater en énormes bouquets blancs ou roses les arbres fruitiers du verger, Fiora, ce premier temps d’épreuves dépassé, se sentit bien mieux qu’elle ne l’avait été depuis longtemps et prit une part active aux préparatifs de la naissance : la layette à confectionner.

La vie, dans la maison aux pervenches, était très calme, retirée et même assez solitaire. Fiora s’en réjouissait car elle avait craint, un moment, que le voisinage immédiat du château royal ne fût une source d’agitation sinon d’envahissement. C’eût été sans doute le cas si Louis XI avait résidé au Plessis mais, presque au lendemain de l’arrivée des voyageuses, il avait quitté sa demeure de prédilection avec la plus grande partie de sa maison pour rejoindre ses armées du Nord.

Il entendait, en effet, ne confier à personne le soin de recueillir l’héritage du Téméraire et, en fait, il n’avait laissé à son ennemi que peu de chances d’échapper au piège de Nancy : à l’instant même où les glaces de l’étang Saint-Jean se refermaient sur le corps agonisant du dernier des Grands Ducs d’Occident, les armées du roi de France prenaient position aux frontières de la Lorraine, près de Toul, près de Metz, ainsi que sur la Somme, et il y avait beau temps qu’elles n’attendaient qu’un signal pour s’enfoncer en Bourgogne dont les limites étaient déjà franchies. Depuis, la guerre faisait rage en Artois et en Picardie, cependant que les puissantes cités flamandes, plus soulagées que chagrinées d’une mort qui les libérait d’une tutelle dont elles refusaient le poids, laissaient entendre à Marie de Bourgogne que le temps n’était plus où l’on remettait en question leurs anciennes franchises et qu’en tout état de cause elle était, dans son palais de Gand, beaucoup plus prisonnière que souveraine. Pour mieux le lui prouver, on fit tomber les têtes du dernier chancelier de Bourgogne, Hugonnet, et du sire d’Humbercourt qui était l’un des plus solides conseillers de Marie.

Ne sachant plus de quel côté se tourner, l’héritière infortunée avait, sur la fin du mois de mars de cette année 1477, écrit au fils de l’empereur Frédéric, considéré par elle comme son fiancé, une lettre désespérée l’appelant à son secours. C’était à peu près au moment où Philippe de Selongey s’introduisait dans Dijon, la capitale du duché dont il espérait, en l’amenant à la rébellion, faire le foyer de la résistance.

Tous ces événements, Fiora, au fond de son manoir tourangeau gardé par la forêt et par le fleuve, les ignorait. Elle en eut une certaine idée quand, en avril, elle reçut la visite inopinée du sire d’Argenton, Philippe de Commynes, qu’en sa qualité de premier conseiller du roi elle croyait occupé à guerroyer à ses côtés.

Il s’était montré pour elle un ami dans des circonstances difficiles et elle l’accueillit avec le plaisir que l’on éprouve à recevoir quelqu’un que l’on aime bien, lui offrant le repos au coin de la cheminée où brûlait une pile de rondins odorants et le gobelet de vin d’usage dans toute maison accueillante pour l’arrivée d’un voyageur. Pendant ce temps, Léonarde courait sur son ordre prévenir Péronnelle qu’elle eût à mettre les petits plats dans les grands. Commynes était gourmand, elle le savait, et possédait un bel appétit flamand qu’il convenait de contenter. Pourtant toutes ces attentions n’arrachèrent au conseiller royal qu’un gros soupir :

– Vous allez bientôt regretter de vous mettre à ce point en peine pour moi. Vous vous imaginez sans doute que je vous apporte quelque message de notre sire ?

– C’est vrai, avoua Fiora. Je le pense, mais s’il n’en est rien vous n’en êtes pas moins le très bien venu. Est-ce que, depuis Senlis, nous ne sommes pas amis ?

– Je l’espérais et c’est pourquoi, sur le chemin de mon exil, je n’ai pu me retenir de venir passer un moment auprès de vous. Une façon comme une autre de me consoler.

– Le chemin de votre exil ? Vous êtes brouillé avec le roi ?

– Brouillé, c’est peut-être beaucoup dire. Disons que je l’indispose et qu’il souhaite m’éloigner de lui pour un temps. Il m’envoie à Poitiers.

– A Poitiers ? Et qu’allez-vous y faire ?

– Je n’en sais trop rien. Débrouiller je ne sais quelle histoire provinciale avec les échevins de la ville, une misère pour un homme comme moi. Il est vrai que je l’ai fort indisposé avec mes reproches.

– Vous avez fait des reproches au roi, vous ?

– Moi. Et le pire est que je ne le regrette pas et que je suis tout prêt à recommencer.

– Mais pourquoi ?

– Parce que je me demande s’il n’est pas devenu fou ! Par grâce, Madonna, versez-moi encore un peu de ce vin de Bourgueil ! J’en ai grand besoin car j’ai à dire des choses amères. Je ne reconnais plus du tout notre sire. Lui si sage, si prudent, si ménager de la vie d’autrui... voilà qu’il se conduit exactement comme l’eût fait à sa place le défunt duc Charles.

– Vous voulez dire qu’il massacre ceux qui lui résistent ?

– C’est à peu près cela. Pourtant, tout se passait si bien ! Le roi a commencé par intimer l’ordre à René de Lorraine de se tenir tranquille et de ramener ses troupes chez lui. Puis il a acheté Sigismond d’Autriche pour qu’il reste dans son Tyrol et en a fait autant avec les Suisses pour qu’ils acceptent de se contenter de ce qu’ils ont gagné. Et là-dessus, juste après votre arrivée, nous sommes partis pour les pays de la Somme. Alors... !

Et Commynes, avec la prolixité et le luxe de détails d’un homme pour qui la politique est une seconde nature, raconta à son hôtesse comment Louis XI avait pénétré en Picardie et en Artois sous le fallacieux prétexte de protéger les biens de Marie de Bourgogne – qui d’ailleurs était sa filleule –, comme doit en user un bon parrain envers une orpheline. Nombre de villes comme Abbeville, Doullens, Montdidier, Roye, Corbie, Bapaume, etc., s’étaient laissé prendre sans grandes difficultés et n’avaient pas eu à se plaindre ; mais d’autres, mieux tenues en main peut-être par les gouverneurs bourguignons, avaient refusé de se rendre et appelé Marie au secours. Elles surent alors ce que pesait la colère du roi de France : assauts, pillages, exécution des notables, expulsion des habitants et destruction de tout ou partie des villes coupables. Ce n’était plus l’Universelle Aragne tissant patiemment ses fils du fond de son cabinet, c’était Attila menant ses troupes à la curée. Arras, à demi détruite, fut vidée de ses habitants que l’on remplaça par de pauvres gens qui avaient eux aussi tout perdu.

– C’est là, conclut Commynes, qu’est intervenu le dissentiment entre le roi et moi. Je lui ai reproché ces grands excès si peu conformes à sa nature, et il m’a reproché d’être demeuré trop flamand et de nourrir de la sympathie pour ses ennemis. Voilà pourquoi vous me voyez sur la route de Poitiers avec, pour seule consolation, la pensée que je vais pouvoir aller saluer dame Hélène, ma belle épouse, dans sa cité de Thouars.

– Il est vrai que vous ne la voyez pas souvent. Est-il normal qu’une femme vive renfermée sur ses terres avec sa maisonnée tandis que son époux réside à la cour du souverain ? murmura Fiora songeuse. Il semble que vous n’alliez voir la vôtre que lorsque vous ne pouviez pas l’éviter ? Vous me faites l’effet de gens bien étranges, tous tant que vous êtes, Français et Bourguignons ! Chez nous, mari et femme vivent l’un près de l’autre jusqu’à ce que la mort les sépare. Et ne me dites pas que c’est là une vie bourgeoise : monseigneur Lorenzo et donna Clarissa, son épouse, s’ils ne sont pas toujours sous le même toit, demeurent au moins dans la même ville. Mais ici, le roi vit au Plessis et la reine à Amboise ; votre épouse vit à Thouars et vous auprès du roi, et...

Fiora s’était animée en parlant. L’ivoire pâle de son visage avait un peu rougi, cependant qu’une larme scintillait dans ses grands yeux gris. Et sa voix chaude faisait entendre une légère fêlure. Commynes la contempla un instant sans rien dire, se délectant au spectacle de sa beauté qui semblait aller vers la perfection comme une rose sur le point de s’épanouir. Elle était assise dans une haute chaire de chêne sculpté douillettement rembourrée de coussins de brocatelle d’un vert argenté qui mettaient des reflets d’eaux profondes sur la robe de moelleux « blanchet » brodée de menues feuilles de saule et de violettes pâles qui formaient guirlande autour des manches, du profond décolleté qu’une gorgerette de mousseline rendait plus modeste, et du bas de la robe. Ses beaux cheveux simplement tressés d’un ruban formaient une épaisse natte qui glissait contre son long cou gracieux et lui donnait l’air d’une toute jeune fille.

Dans ces simples atours, elle était plus éclatante que jamais. Pourtant, l’œil vif du sire d’Argenton croyait bien remarquer que, sous les amples plis veloutés retenus sous les seins par une large ceinture d’argent, le corps semblait s’être légèrement arrondi. Il la vit alors avec d’autres yeux : elle n’était plus seulement un être d’une exceptionnelle séduction et d’un courage peu commun, elle était aussi une femme rendue fragile par une future maternité qui ne savait sans doute pas grand-chose de l’homme qu’elle aimait ; une femme qui avait, surtout, le plus grand mal à s’adapter à cette forme de vie séparée qu’imposent souvent la vie de cour et les exigences de la guerre. En Italie, la guerre était l’affaire des mercenaires : le prince qui avait su choisir les meilleurs et les plus nombreux avait de fortes chances de l’emporter. Les gens de Florence, comme les autres, payaient pour rester chez eux, quitte à s’y entre-tuer de temps en temps mais, quand un danger quelconque approchait des remparts, c’était toute la population qui se battait, les femmes au coude à coude avec les hommes. Fiora ne comprendrait jamais pourquoi le service d’un suzerain quelconque devrait la condamner à la solitude sur ses domaines.

Doucement, il prit l’une des jolies mains qui reposaient sur les genoux de la jeune femme, la plaça entre les siennes et acheva la phrase qu’elle avait laissée en suspens.

– ... et votre propre couple, plus séparé encore puisque votre époux sert la duchesse Marie et que vous-même êtes attachée à la France.

– Par mes amitiés, mes intérêts puisque le peu de fortune qui me reste se trouve en ce pays, enfin parce que je n’ai aucune raison de combattre le roi Louis qui a été bon pour moi.

– Mais vous attendez un enfant et votre dilemme n’en est que plus douloureux. Que puis-je faire pour vous aider, mon amie ?

Elle était devenue très rouge et les larmes qu’elle ne pouvait retenir glissaient sur ses joues.

– Vous qui savez toujours tout, pouvez-vous me dire où il est ? Depuis bientôt quatre mois que je l’ai quitté, je n’ai eu aucune nouvelle.

– J’aimerais pouvoir vous contenter, mais c’est difficile, même pour moi. Marie de Bourgogne et la duchesse veuve sont tenues par les Gantois en étroite surveillance dans leur palais du Coudenbergh, bien plus otages que souveraines, et nos espions n’ont aucun moyen de savoir ce qui se passe chez elles. Néanmoins, je peux vous dire que, si messire de Selongey est demeuré près d’elles jusque il y a peu, il semble qu’il ait récemment disparu.

– Disparu ?

– Ne l’entendez pas au mauvais sens, Madonna. J’entends qu’il n’est plus à Gand, et je pense que Madame Marie a dû le charger d’une mission, peut-être en Franche-Comté, plus vraisemblablement en Bourgogne où, paraît-il, la nouvelle de la mort du Téméraire n’a pas fait verser d’abondantes larmes. Il aurait alors à réchauffer cet enthousiasme défaillant.

– Autrement dit : il est en danger ! Mon Dieu !

– Calmez-vous, je vous en prie. Ce ne sont que des suppositions. La duchesse a pu aussi bien l’envoyer à son fiancé pour le prier de se hâter. Je vous le répète : nous ne savons rien. Ce que je peux vous promettre, c’est de vous faire parvenir des nouvelles dès que j’en aurai reçu.

– Croyez-vous qu’en Poitou vous en recevrez beaucoup ?

– Voilà que vous remuez le fer dans la plaie ! fit Commynes en riant. Mais soyez bien certaine que je garde, ici et là, quelques bons informateurs et que, de toute façon, je ne resterai pas longtemps à Poitiers. Je vais fort m’ennuyer de notre sire... mais lui s’ennuiera encore plus !

Léonarde, entrant pour annoncer que l’on allait servir, trouva les deux amis en train de rire, ce qui la rassura. Commynes, tout français qu’il était devenu, gardait un petit fumet bourguignon qui n’était pas sans l’inquiéter vaguement, mais au cours du repas qui suivit elle l’oublia. Commynes était toujours un convive aimable, joyeux et disert. Ce jour-là, comblé par un admirable saumon de Loire à la sauce au citron, suivi de boudins blancs à la chair de chapon et d’une succulente fricassée de gelinottes et de bartavelles aux champignons, le tout arrosé des jolis vins de Loire qu’Etienne Le Puellier élevait pieusement dans le cellier de la maison, il fut étincelant, étourdissant de bonne humeur. Fiora riait et Léonarde, heureuse de l’entendre rire, se montra pleine d’attentions pour le visiteur de passage.

Le lendemain, Commynes reprenait le chemin de son exil, laissant derrière lui une Fiora pleine d’espoir. En effet, peu désireuse de servir l’empire allemand, la haute noblesse bourguignonne commençait à regarder d’un œil adouci les mains chargées de présents que le roi Louis tendait vers elle. Les ralliements se succédaient, d’autant que le roi avait payé quelques-unes des rançons que les nobles prisonniers du dernier combat devaient verser au duc de Lorraine. Et, au moment de la quitter, Commynes avait murmuré :

– Le Grand Bâtard Antoine, lui-même, le frère préféré et le meilleur capitaine du défunt duc, songerait à se tourner vers nous. Votre époux ne pourra pas toujours jouer les irréductibles. Un jour, il fera comme les autres : il choisira la France.

Il ne pouvait rien lui dire de plus réconfortant. Si le Grand Bâtard pensait que la Bourgogne devait revenir dans le giron français et se souvenait que ses armes portaient les fleurs de lys, il entraînerait à sa suite ceux qui avaient pour lui estime et amitié. Philippe était de ceux-là. Il bouderait peut-être quelque temps encore. L’important était qu’il n’eût pas commis quelque action irréparable, et Fiora se souvenait trop bien d’avoir réussi, de justesse, à lui éviter l’échafaud pour avoir tenté d’abattre le roi Louis. Évidemment, s’il avait choisi de suivre en Allemagne la duchesse Marie, il était possible qu’il ne revienne pas avant longtemps.

Cette idée, Fiora la repoussait de toutes ses forces. Elle devait garder l’esprit clair et plein d’espérance pour que son enfant hérite à travers elle de ces heureuses dispositions. Après la naissance, peut-être pourrait-on se mettre à la recherche de Philippe. Le roi serait probablement revenu de ses campagnes, son aide serait précieuse. L’enfant ferait le reste.

Peu de temps après la visite de Commynes, un nouveau voyageur vint frapper à la porte du manoir. C’était, venant de Paris, le jeune Florent, l’apprenti banquier d’Agnolo Nardi. Il arriva par un soir de pluie, trempé comme un barbet en dépit du gros manteau à capuche qui l’emballait et s’étalait sur la croupe d’un cheval tout aussi mouillé, mais ses yeux brillaient comme des chandelles et il rayonnait la joie par tous les traits de son visage.

Florent apportait, avec une longue lettre d’Agnolo emplie de détails financiers et d’affection, toute la chaleur amicale des habitants de la rue des Lombards et une bourse assez ronde qui contenait les intérêts de Fiora dans les affaires de l’ancienne maison Beltrami. Fiora s’étonna que l’on eût confié une telle somme à un tout jeune homme lancé au hasard des grands chemins, mais celui-ci ne fit que rire de ses craintes rétrospectives : grâce à Dieu, la police du roi Louis était bien faite et les routes de France où couraient à présent les chevaucheurs de la poste royale aussi sûres qu’il était possible.

– Dans ce cas, pourquoi n’avoir pas remis tout ceci à la poste ? demanda malicieusement Fiora, renseignée depuis longtemps sur la nature des sentiments que lui portait le jeune homme. Je suis confuse que vous ayez pris toute cette peine, Florent. Ce long chemin, et par ce temps...

– D’autant, fit Léonarde en écho, que la belle saison n’est pas pour demain. Les gens de par ici prévoient une assez longue période de pluie. Le retour ne sera pas plus agréable.

Occupé à se brûler héroïquement avec l’écuelle de vin aux herbes bouillant dont l’avait gratifié Péronnelle tandis que son manteau fumait devant le feu de la cuisine, Florent sortit du récipient des joues rouges et vernies comme une pomme d’api et un regard d’épagneul amoureux.

– Avec votre permission, donna Fiora... je ne repartirai pas. Je suis venu pour rester, et maître Nardi le sait !

– Vous voulez rester ici ? Mais, Florent, pour quoi faire ? Je n’ai pas besoin d’un secrétaire !

– Pour être votre jardinier. Vous savez que je n’ai jamais eu le goût des écritures et que, chez maître Nardi, je m’occupais beaucoup plus de fleurs et de légumes que de comptes et de lettres de change.

– Mais votre père ? Il voulait que vous deveniez banquier. Il doit être furieux.

– Il l’a été, dit Florent joyeusement en secouant sa lignasse couleur poussin qui, en séchant, se mettait à ressembler à un petit toit de paille, mais ma mère a pris ma défense. Que je veuille soigner le jardin d’une grande dame lui convient tout à fait. D’autant que mon frère cadet, qui n’aime que la finance, s’est déjà précipité pour prendre ma place. Je suis donc libre de vous servir.

– Vous ne manquez pas de toupet, mon garçon, intervint Léonarde qui faisait de gros efforts pour être sévère. Il ne vous vient pas à l’idée que nous n’avons aucun besoin de vous ?

Les yeux d’épagneul se remplirent de larmes.

– On a toujours besoin d’un bon jardinier dans un domaine, et le vôtre me semble beau. Oh, je vous en supplie, donna Fiora, ne me renvoyez pas ! Laissez-moi rester ici, auprès de vous. Je ferai ce que vous voulez... même le plus gros ouvrage, le plus dur. Je ne tiendrai pas beaucoup de place : un peu de paille dans l’écurie et un peu de soupe. Je ne vous coûterai rien.

– Là n’est pas la question, dit Fiora. Ce qui compte, c’est que je n’ai pas beaucoup d’avenir à vous offrir.

– Un avenir où vous ne serez pas n’offre aucun intérêt pour moi. De toute façon, ajouta-t-il têtu, je ne m’éloignerai pas. Même si vous ne voulez pas de moi, je resterai dans ce pays. Je trouverai bien à me louer quelque part. Je suis jeune et solide.

Tandis que Fiora, émue, interrogeait Léonarde du regard, Etienne, qui, assis dans la cheminée, faisait sécher ses houseaux et ses brodequins en mâchonnant un morceau de saucisse sèche, toussota comme il le faisait toujours dans les rares occasions où il prenait la parole, et déclara :

– Le travail ne manque pas ici. J’ai fort à faire avec la ferme et je m’arrangerais bien d’un aide... surtout pour le jardin qui est vaste !

Ayant dit, il retourna à sa saucisse et à son silence, laissant les femmes démêler le problème comme elles l’entendraient. Pour Péronnelle, d’ailleurs, la cause était entendue. Puisque son seigneur et maître était pour que le garçon reste, elle l’adoptait sans plus de façons.

– On pourrait l’installer dans une soupente ? fit-elle. Ce ne serait pas mauvaise chose qu’un homme dans la maison, puisque Etienne s’est installé dans les communs avec les chiens pour mieux veiller aux rôdeurs.

Florent la regarda comme si elle était sa mère. Elle s’occupait d’ailleurs à le nourrir, étalant sur la longue table de la cuisine un chanteau de pain fraîchement cuit, un jambon entamé, une écuelle de soupe aux choux agrémentée de belles tranches de lard, un grand pot de rillettes, des fromages de chèvre, un pot de confiture de fraises, une petite motte de beurre et un pichet de vin frais. Après quoi elle se tourna vers Fiora, l’œil interrogateur :

– Alors, que faisons-nous, not’dame ? On l’adopte, ou on le rejette dans les ténèbres extérieures, là où tout n’est « que pleurs et grincements de dents » ?

– Ma foi, j’aurais mauvaise grâce à vous contrarier si vous le prenez sous votre aile, dit Fiora en riant. Soyez donc le bienvenu, Florent ! J’espère que vous serez heureux ici et que vous ne regretterez jamais d’avoir quitté maître Nardi.

– N’ayez crainte ! fit-il radieux. Grand merci, donna Fiora. Vous ne regretterez jamais de m’avoir pris à votre service.

– Mon service est un grand mot. Disons que vous figurez désormais parmi ceux qui font vivre cette maison afin qu’elle soit un foyer doux et chaleureux, un cocon douillet et bien protégé pour le petit enfant qui va venir.

– Vous attendez ? ...

La cuillère en arrêt au-dessus de l’écuelle, Florent permit à son regard de considérer la taille de la jeune femme. Il devint très rouge et resta la bouche ouverte, sans plus savoir que dire.

– Eh oui ! dit Fiora en souriant. Je serai mère en septembre. Cela change-t-il quelque chose à vos intentions ? Je ne sais quand je reverrai mon époux, le comte de Selongey... ni même si je le reverrai un jour, car j’ai peur qu’il ne soit en péril, mais je suis sa femme, rien que sa femme, et aucun homme, jamais, ne pourra prendre dans mon cœur la place qui est la sienne, ajouta-t-elle gravement. Chacun ici le sait et j’entends que vous le sachiez aussi. Avez-vous toujours envie de rester près de nous ?

Laissant tomber sa cuillère, Florent se leva et planta son regard bleu dans celui de la jeune femme :

– Si je me suis voué à vous, donna Fiora, je n’ai pourtant jamais osé espérer autre chose qu’un sourire ou un mot d’amitié. Je souhaitais veiller sur vous, mais soyez certaine que je veillerai sur l’enfant avec autant de soin et de dévouement que sur sa mère.

Trouvant sans doute que l’on s’attendrissait beaucoup, Léonarde pesa des deux mains sur les épaules du garçon pour l’obliger à se rasseoir.

– Voilà qui est dit et bien dit ! fit-elle. A présent mangez votre soupe, mon ami. Vous l’avez méritée et la soupe aux choux froide, cela ne vaut rien. Le lard fige !

– Si nous soupions avec lui ? proposa Fiora. Je me sens une petite faim et il doit avoir tant de choses à nous raconter !

Un instant plus tard, tous les habitants de la cuisine étaient installés autour de Florent, mangeant et buvant avec entrain, tandis que le nouveau venu donnait, entre deux bouchées, des nouvelles de Paris en général et des Nardi en particulier. Il avait aussi maintes questions à poser, car plus d’une année s’était écoulée depuis que, renvoyé de Nancy en compagnie de Douglas Mortimer il avait quitté Fiora et Léonarde gardées en otages par le duc de Bourgogne. Fiora laissa Léonarde lui répondre, sachant que celle-ci, avec sa prudence et sa discrétion habituelles, dirait juste ce que leur entourage pouvait entendre et rien de plus.

– Si je comprends bien, dit Florent quand elle eut fini, vous avez été en guerre pendant toute cette année ?

– Eh oui ! Si l’on m’avait dit jadis, quand je tenais à Florence la maison de ser Francesco, que j’aurais un jour des souvenirs militaires, j’aurais ri. Et pourtant, vous voyez, nous en sommes sorties vivantes !

On se sépara sur cette conclusion optimiste. Florent tombait de sommeil après sa longue course et gagna avec gratitude la chambrette que Péronnelle lui avait préparée auprès de son propre logis. La pluie ayant momentanément cessé, Etienne alla faire une ronde avec ses chiens avant de rejoindre son lit, tandis que sa femme couvrait de cendre les braises des cheminées qui, ainsi, reprendraient facilement vie au matin. La maison, comme un poing solide et amical, se refermait sur ce nouvel hôte à la satisfaction générale.

– J’ai un peu honte, dit Fiora tandis que Léonarde l’aidait à se déshabiller pour la nuit, d’accepter que ce petit Florent se voue ainsi à mon service. Il aurait été plus heureux et plus riche s’il ne m’avait jamais rencontrée.

– Heureux, derrière un comptoir ? Souvenez-vous, mon agneau, il passait tout son temps dans le jardin de dame Agnelle. Il ne fait jamais que changer de jardin. Et je vous avoue que sa présence sous ce toit me paraît tout à fait réconfortante. Rien ne vaut un dévouement sincère pour vivre en paix.

Ce soir-là, Fiora s’endormit avec plus de confiance et de joie qu’elle n’en avait éprouvé depuis longtemps, bercée par le crépitement léger de la pluie que le vent d’ouest projetait sur les fenêtres de sa chambre. L’arrivée de Florent lui semblait de bon augure car la simplicité de cœur du jeune homme était de celles qui font naître autour d’eux, sinon le bonheur, du moins cette sorte de contentement intime qui y ressemble un peu. Les deux mains de la jeune femme étaient posées sur son ventre, comme elle avait coutume de le faire pour se sentir plus proche encore de cette petite vie qui palpitait en elle et pour la mieux protéger contre ce qui pouvait tenter de 1 atteindre. Tout était bien en cette nuit de printemps qui venait d’amener un ami...

Dès le lendemain, Florent, tôt levé, prit sa place parmi les us et coutumes du manoir comme s’il y avait vu le jour. En attendant qu’Etienne l’emmène faire le tour du propriétaire, il alla chercher de l’eau pour Péronnelle et renouvela, pour toute la maison, la provision de bois à brûler. Une entente s’était aussitôt établie entre lui et la brave femme qui, au fil des jours, se plut à imaginer qu’un fils, un peu grand peut-être, lui avait été envoyé comme un cadeau du ciel. Quant à Etienne le silencieux, l’ardeur au travail du jeune Parisien, son amour pour la terre, ses plantes et ses animaux eurent tôt fait de conquérir son estime. Il eut plaisir à en faire son compagnon de tous les instants.

Fiora ne le voyait pas beaucoup. Dès le premier jour, Florent mit beaucoup de discrétion dans ses rapports avec la jeune châtelaine, se contentant de l’apercevoir allant et venant dans la propriété et d’échanger quelques mots avec elle lorsqu’elle descendait au jardin. Et Léonarde, qui avait craint un instant de rencontrer sans cesse et à tous les coins de la maison son visage extasié d’amour, lui sut gré d’une conduite aussi sage. Puis il fallut bien admettre que l’ancien apprenti banquier était, en matière de jardinage, une sorte de petit génie : à mesure qu’il leur prodiguait ses soins, les plates-bandes se chargeaient de couleurs et de parfums jusqu’à en déborder. Jamais on n’avait vu si grosses giroflées ni si odorantes, iris et pivoines si florifères. Florent, en courant les environs pour essayer de se procurer de nouvelles plantes, s’était lié d’amitié avec le jardinier du château du Plessis qui lui prodiguait conseils et boutures avec une générosité toute royale. Quand vinrent les longues soirées du début de l’été, Florent, en voyant Fiora et Léonarde s’attarder sur un vieux banc de pierre pour y respirer l’odeur de « ses » roses, de « son » chèvrefeuille et de « son » jasmin, se sentit payé de ses peines et remercia d’un cœur sincère le Seigneur Dieu de lui permettre d’entourer celle qui était à jamais son étoile de toute la magnificence de sa Création...

Ainsi allait la vie dans la maison aux pervenches, infiniment douce et calme, bien loin du vacarme et des fureurs de la guerre, et sans que personne imaginât qu’au même moment se jouait un de ces drames comme se plaît à en susciter la folie des hommes. Fiora préparait tendrement l’enfant de Philippe, sans imaginer un seul instant qu’à Dijon ce même Philippe allait bientôt monter sur ce vieil échafaud du Morimont qui avait vu mourir Jean et Marie de Brévailles. Les flots irisés de la Loire et l’épaisseur fraîche des forêts l’enfermaient à la manière d’un anneau magique sur lequel venaient se briser les bruits lointains du siècle.

CHAPITRE III LE PRISONNIER

A mesure qu’approchait le temps de sa délivrance, Fiora, loin de s’abandonner aux joies du repos et aux douceurs des coussins moelleux, faisait preuve d’un surcroît d’activité. Elle ne tenait pas en place, pour la plus grande frayeur de Léonarde et de Péronnelle qui craignaient à chaque instant un accident dès qu’elles la voyaient trotter dans le jardin et dans le bois, grimper sur sa mule pour aller faire oraison au prieuré de Saint-Côme ou ramasser les œufs à la ferme. Mais il y avait en elle une allégresse qui la poussait en avant. Il lui semblait que plus elle se montrerait forte et plus son enfant serait vigoureux et bien portant.

C’est ainsi que, le vingt-cinquième jour du mois d’août qui était la Saint-Louis, fête patronale du roi de France, elle décida Léonarde à l’accompagner à Tours, pour voir la ville sous ses plus beaux atours et prier, une dernière fois, au tombeau du grand saint Martin. Elle y était déjà venue plusieurs fois et en avait retiré un si grand bien, une telle paix de l’âme qu’elle voulait y puiser une énergie supplémentaire pour l’épreuve qui allait venir.

Léonarde se fit un peu tirer l’oreille. Dans une semaine peut-être l’enfant s’annoncerait, et il n’était guère prudent de s’aventurer dans les remous d’une ville en fête, mais Fiora était si fermement attachée à son idée qu’il fut impossible de l’y faire renoncer. En outre, Florent trancha

la question en disant que l’on mettrait une selle de femme[iv] bien rembourrée sur la plus douce de leurs mules et que, de toute façon, il escorterait ces dames pour les protéger s’il y avait trop grande foule sur les parvis et dans les rues.

Il faisait ce jour-là un temps délicieux, d’une grande douceur, et bien agréable après les fortes chaleurs qui, durant une quinzaine, avaient pesé sur la région, obligeant Florent à une intense activité pour garder à son jardin vie et fraîcheur. Le ciel était d’un bleu profond, semé de petits nuages blancs qui ressemblaient à des agneaux, et toute la nature, lavée à grande eau par la grosse pluie qui avait suivi un vigoureux orage, resplendissait de verdure et de fleurs comme si elle était dans sa plus verte nouveauté.

Tandis qu’il l’aidait à prendre place dans le petit siège fixé au bât de la mule, Florent pensa que Fiora, en dépit de sa taille déformée, était plus belle que jamais. Sa robe de toile fine et son voile fixé à une haute coiffure en forme de croissant étaient du bleu tendre des fleurs de lin qui se reflétait dans ses yeux et faisait chanter son teint délicat. Aucune marque disgracieuse ne déparait son visage et le cerne de ses paupières n’était qu’un charme de plus. Et le brave garçon, dans la simplicité de son cœur, se demandait comment un homme ayant eu l’incroyable chance de la tenir dans ses bras, de baiser ces douces lèvres et de noyer ses mains dans cette chevelure soyeuse pouvait ensuite accepter de vivre, ne fût-ce qu’un seul jour, loin de tant de grâce. Il fallait que ce comte de Selongey fût un rude imbécile, et, pour sa part, Florent espérait bien qu’on ne le reverrait jamais.

On pénétra dans Tours par la porte de La Riche, la plus voisine du manoir, et tout de suite on fut sous le charme. En dépit de l’absence du roi que l’on ne reverrait peut-être pas avant l’automne, la ville s’était parée comme une mariée. On avait mis aux fenêtres les plus beaux draps, les plus belles tentures, et on les avait piqués de toutes les fleurs des jardins. Bien que l’on fût vendredi, chacun arborait ses habits du dimanche. Néanmoins, et parce que c’était le jour du marché, les boutiques étaient ouvertes. Entre deux offices, chacun, ce matin-là, vaquait à ses occupations.

Autour de l’antique basilique Saint-Martin, de son cloître et de ses tours romanes, l’animation était grande car c’était l’un des plus importants lieux de pèlerinage en Europe. Il y avait plus de mille ans que, sur les bords de la Loire et en ce lieu même, le corps de Martin, soldat romain devenu évêque et confesseur par amour pour ses frères humains, de Martin, l’homme du manteau partagé un jour de neige, attirait les foules venues de tous les horizons. On disait que le saint avait ressuscité trois morts et rendu la santé à des milliers de malades incurables. Des lépreux, des infirmes, des déments que l’on appelait des lunatiques, et même des possédés avaient été délivrés de leurs maux et purifiés au simple contact de son tombeau. Aussi les pèlerins venaient-ils toujours nombreux vers cette espérance qui était, en outre, une étape majeure sur le « chemin des Etoiles », la longue route qui, des pays nordiques, menait jusqu’à Compostelle de Galice.

L’église actuelle était la quatrième bâtie au-dessus du sépulcre depuis la mort de Martin survenue vers l’an 400. Il y avait eu d’abord un modeste oratoire de bois, puis une chapelle qui avait péri dans un incendie, sans d’ailleurs que la sainte sépulture fût atteinte. L’évêque Henri de Buzançais, après les terreurs de l’an mil, avait élevé une basilique mais elle avait eu quelques malheurs et il avait fallu rebâtir entre le XIe et le XIIIème siècle, au point d’avoir presque construit une nouvelle église sur laquelle le roi Louis[v] et ses largesses veillaient puissamment. Il en assurait l’entretien, et il ne se passait guère d’année qu’il ne fît un don, bien que le plus fort de sa dévotion allât à Notre-Dame de Cléry ;

Comme d’habitude, l’église était pleine quand Fiora et Léonarde, laissant Florent garder leurs montures, s’efforcèrent d’y pénétrer. Des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants, pèlerins de passage ou malades pour la plupart, s’y pressaient sans brutalité, attendant même assez sagement leur tour d’approcher le tombeau par le déambulatoire qui entourait le chœur. Tous chantaient les louanges de Dieu et la gloire du grand saint Martin tandis que des moines faisaient de leur mieux pour les canaliser et, surtout, convaincre ceux qui étaient arrivés au but de laisser leur place aux autres. Certains, en effet, se cramponnaient aux grilles dorées, prétendant demeurer là jusqu’à ce que leur vœu soit exaucé et suppliant qu’on voulût bien les y laisser. Pourtant, l’ère des grands pèlerinages était passée. Le siècle était d’une foi moins exaltée et l’on ne partait plus aussi souvent pour Rome, plus rarement encore pour Jérusalem. Seule, Compostelle de Galice continuait à entraîner des foules sur les nombreux sentiers qui étoilaient l’Europe, mais les grands départs de Pâques étaient déjà loin en ce mois d’août. Saint-Martin de Tours, comme Le Puy, Conques, le mont Saint-Michel-au-péril-de-la-mer et plusieurs grands centres de piété, gardait pourtant de très nombreux fidèles, ceux qu’une ou même deux centaines de lieues n’effrayaient pas.

Voyant tant de monde, Léonarde voulut ramener Fiora pour lui éviter une trop longue attente debout, mais la jeune femme résista. Elle avait décidé qu’aujourd’hui elle irait demander la protection du saint et aucune force humaine ne l’empêcherait de prendre sa place dans la file d’attente. D’ailleurs, s’apercevant de son état, une dame pèlerine et un vieux moine qui dirigeaient un groupe de fidèles venus de Normandie s’employèrent à lui faire place et elle put approcher la châsse qui, pareille à un soleil, irradiait le chœur du vénérable sanctuaire. Les centaines de cierges qui l’entouraient allumaient des éclairs sur le revêtement d’or et d’argent et dans les profondeurs des pierres précieuses de diverses couleurs qui y étaient enchâssées.

Fiora s’agenouilla près du tombeau, tendit la main à travers la grille pour atteindre l’une des plaques d’or ciselé. Ses doigts rencontrèrent une grosse topaze lisse qu’ils caressèrent. En même temps, elle adressait à l’habitant du précieux sarcophage une fervente prière, la plus ardente peut-être qu’elle eût formulée depuis longtemps. Certes, la foi perdue pendant des mois lui était revenue avec la certitude d’être seule dans le cœur de Philippe, mais elle n’avait jamais pu atteindre le degré de dévotion, confiante et pleine de certitudes, qui était celui de Léonarde. Pour la vieille fille, il n’y avait qu’une seule solution aux problèmes qu’elle ne pouvait vaincre par elle-même : le recours à Dieu, à la Vierge ou au saint le plus apte, de par sa spécialité, à l’exaucer. Ce jour-là, et parce qu’elle priait pour son enfant, Fiora pria de toute son âme.

En quittant l’église, elle se sentit plus sereine. Le bébé pouvait venir au monde. Elle l’avait confié à saint Martin et elle était à présent certaine qu’il serait beau, fort et pur de tout mal. Aussi fit-elle largement aumône aux mendiants qui sollicitaient sa charité, heureuse d’entendre les bénédictions dont ils la couvraient et les vœux qu’ils formaient pour sa maternité.

Au bras de Léonarde, elle s’attarda un instant à suivre les évolutions d’un baladin qui voltigeait sur une corde tendue entre deux piquets. Le garçon était jeune, souple, souriant et, dans son costume bariolé, il ressemblait à une flamme voletant dans l’air par la volonté d’un invisible magicien.

– Si vous voulez faire des achats, il faut nous hâter un peu, conseilla Léonarde. Allons rejoindre Florent.

En s’approchant de l’endroit où l’on avait laissé les mules, les deux femmes virent que le jeune homme était en train de causer avec un étranger. Ceux-ci n’étaient pas rares à Tours, comme dans les autres lieux saints, mais l’interlocuteur de Florent présentait un aspect assez particulier pour attirer l’attention. Long, maigre et même osseux, son visage en lame de couteau montrait un teint bronzé et des yeux noirs de Méditerranéen. Son costume était celui d’un marchand aisé, mais il avait certaine façon de porter machinalement la main à sa ceinture, comme s’il y cherchait le pommeau d’une épée, qui frappa Fiora.

En les voyant approcher, il salua profondément les deux femmes, adressa un au revoir désinvolte, du bout des doigts, à Florent, puis se perdit dans la foule.

– Qui est cet homme ? demanda la jeune femme.

– Un marchand. Il est venu acheter ici des soieries, mais ce qui est amusant, c’est qu’il est de vos compatriotes, donna Fiora.

– C’est un Florentin ? Il me semble que si je l’avais déjà vu je m’en souviendrais !

– Non. Il n’est pas de Florence mais d’une autre ville dont j’ai oublié le nom. Ne me demandez pas non plus le sien, je l’ai mal compris et serais incapable de vous le répéter...

– C’est intéressant, fit Léonarde goguenarde. Pouvez-vous au moins nous dire ce qu’il voulait ?

– Oui. Il a remarqué la beauté de nos mules et souhaitait en acheter une pour remplacer celle que la maladie vient de lui enlever. Vous pensez bien que j’ai refusé sans lui laisser le moindre espoir. C’est pourquoi il s’est éloigné en vous voyant approcher, afin sans doute de ne pas être importun.

– Ce qui suppose une grande délicatesse, fit Léonarde. C’est curieux, mais je trouve qu’il n’a pas une tête à cultiver de tels scrupules.

Fiora, elle, ne dit rien. Elle n’avait pas aimé le regard que l’inconnu avait posé sur elle. Il ne ressemblait en rien à ceux auxquels l’avaient habituée les autres hommes. Aucune admiration là-dedans, aucune douceur, mais une cruauté froide jointe à une expression triomphante qui lui avait fait froid dans le dos. C’était comme si, sortant d’un lieu de lumière, elle s’était trouvée soudain en face d’un abîme au fond duquel rampaient des bêtes imprécises.

– Vous êtes toute pâle ! remarqua Léonarde tout de suite inquiète. Voulez-vous que nous rentrions ?

– Non, non, cela va très bien ! Je ne veux pas repartir sans avoir fait mes emplettes.

L’impression pénible disparaissait d’ailleurs dans la chaude lumière du soleil et dans la gaieté générale. Les cloches déversaient sur la ville un carillon plein d’allégresse et Fiora adorait le son des cloches : elle attribua vite ce qu’elle venait d’éprouver à un surcroît de nervosité dû à sa grossesse, et ce fut assez joyeusement que l’on reprit les mules pour parcourir la Grand-Rue qui traversait la ville d’est en ouest sur toute sa longueur, de la porte Billault ou porte d’Orléans à la porte de La Riche.

Le spectacle de la rue, même lorsqu’il ne s’agissait pas d’un jour de fête, était toujours distrayant. Un peu partout, on abattait les plus vieilles bâtisses pour en construire de nouvelles, et il n’était pas rare de voir une belle maison à colombages et à pignon flambant neuve, avec son magasin ouvert au rez-de-chaussée et son jardin sur l’arrière, voisinant avec un terrain encore vague ou une masure qui n’avait pas encore reçu le coup de pioche des démolisseurs. Le roi Louis, qui aimait cette ville beaucoup plus que sa capitale, ne cessait de s’en occuper : il la voulait riche, puissante, superbe et mieux construite que n’importe quelle autre. C’est lui encore qui avait établi à Tours des fabriques d’étoffes de soie, de draps d’or et d’argent dont la réputation commençait à s’étendre au-delà des frontières, et les divers ports établis sur la Loire, au bas des hautes murailles qui encerclaient la ville, jouissaient d’une incessante activité. Car la soie brute dont Florence était naguère l’unique fournisseur, les navires français allaient à présent la chercher jusqu’en Orient. Et les bourgeois de Tours, qui, dans les débuts, s’étaient insurgés contre la présence d’ouvriers venus d’au-delà des Alpes, avaient fini par comprendre qu’une fois de plus leur roi avait eu raison et que sa vision à long terme lui avait toujours permis de devancer les événements et de produire de la richesse.

Pour sa part, Fiora, oubliant que ce commerce concurrençait la cité de son enfance, aimait à se rendre chez maître Guin de Bordes qui passait pour fournir les plus beaux taffetas, surtout cette faille épaisse que l’on commençait à appeler le « gros » de Tours. La boutique, avec ses boiseries sombres admirablement cirées et ses armoires débordantes de merveilles, lui plaisait par son élégance, et Fiora y retrouvait un ton de bonne compagnie et une courtoisie qui lui rappelaient ceux des magasins d’autrefois.

Elle avait envie d’une robe neuve, comme il arrive en général quand on a vécu plusieurs mois avec une taille déformée, et acheta quelques aunes d’un taffetas d’un beau rouge corail, puis choisit du velours couleur de prune pour Léonarde et un joli drap fin d’un bleu chaud qu’elle destinait à Péronnelle. Florent chargea le tout sur sa propre mule, puis l’on se dirigea vers le Carroi-aux-Herbes, proche du château, et qui commandait l’immense pont étendu sur la Loire et ses îles jusqu’au faubourg de Saint-Symphorien. Il y avait là certaine auberge célèbre pour ses pâtés de brochet et Fiora, comme cela lui arrivait fréquemment depuis qu’elle était enceinte, mourait de faim. On s’installa donc sous une treille attenante à l’auberge pour y réparer les forces de la future mère.

L’endroit était charmant, un peu en retrait de la rue qui, prolongeant le pont aux vingt-cinq arches, était toujours très animée. A travers les pampres déjà mûrissants de la vigne, on apercevait les poivrières bleues, les girouettes dorées du château, et la flèche de la chapelle où Louis XI avait épousé Charlotte de Savoie et où ses parents, Charles VII et Marie d’Anjou, s’étaient mariés. Ces événements n’avaient pas suffi à attacher le roi à cette bastille élégante, et il lui avait préféré le Plessis.

Après avoir dégusté leur pâté arrosé d’un excellent vin de Vouvray, les trois compagnons s’accordèrent un moment de détente en grignotant des prunes confites. La verdure où ils s’abritaient les protégeait du soleil qui chauffait les toits des maisons et illuminait le Carroi, mais c’était une chaleur normale pour la saison et non la canicule dont on avait eu à souffrir. Fiora et Léonarde se sentaient fondre dans cette sensation de bien-être qui en général débouche sur le sommeil.

– Est-ce que nous ne devrions pas rentrer ? dit la seconde. Ce n’est guère un endroit pour faire la méridienne !

– On est si bien ! plaida Fiora. Encore un petit moment.

Au prix de sa vie, elle eût été incapable de dire pourquoi elle tenait à s’attarder. Peut-être à cause de cette paix profonde, totale qui la baignait, une paix d’autant plus précieuse quand on devine obscurément qu’elle ne va pas durer, qu’il va se passer quelque chose et que le combat va reprendre bientôt. Evidemment, elle n’imaginait pas que ce combat pût être autre que celui de l’accouchement et pourtant...

La quiétude dans laquelle la ville entière semblait s’être assoupie vola soudain en éclats. Il y eut des cris que l’on ne comprit pas, des bruits divers et le claquement de centaines de pieds qui couraient sur le pavé de la rue. L’aubergiste sortit sur sa porte pour demander ce qui se passait et vit que tout ce monde galopait vers le pont. Quelqu’un brailla :

– Un prisonnier ! On amène un prisonnier dans une cage ! Il est sur le pont !

Aussitôt Fiora fut debout, mue par une force intérieure qu’elle ne pouvait contrôler.

– Allons voir !

– Vous êtes folle ? protesta Léonarde. Qu’avez-vous besoin d’aller contempler un malheureux ?

– Je ne sais pas, mais il faut que j’y aille. Pour qu’on l’ait mis en cage, il faut que ce soit un captif d’importance.

– C’est insensé ! Cela n’est bon ni pour vous ni pour l’enfant. Aidez-moi donc, vous ! ajouta-t-elle à l’adresse de Florent qui s’était levé aussi et regardait la jeune femme avec inquiétude.

Mais celui-ci hocha la tête sans répondre. Il connaissait assez Fiora pour savoir que, lorsqu’elle plissait le front et serrait les lèvres, il était impossible de la faire revenir sur la décision qu’elle venait de prendre. Cette fois, elle se contenta de tourner les yeux vers son jardinier.

– Venez avec moi, Florent ! dit-elle. Vous devriez suffire à me protéger de la foule. Dame Léonarde nous attendra ici !

– Il ferait beau voir ! protesta celle-ci. Je commence à être fatiguée de vous répéter que là où vous allez je vais aussi. J’exige tout de même que nous prenions les mules. Aller à pied serait de la démence. Mais je continue à soutenir qu’un tel spectacle n’est pas fait pour une femme près de son terme... ni d’ailleurs pour aucune femme !

Un instant plus tard, juchée sur sa mule que guidait Florent – il avait jugé plus prudent de laisser la sienne à l’auberge avec leurs achats – Fiora avançait avec peine au milieu du rassemblement qui s’était formé dès les premiers cris et qui se bousculait pour franchir la porte Saint-Genest ouvrant directement sur le pont. Le flot s’écoulait lentement car, à cet endroit, le Carroi-aux-Herbes, séparé du château par un profond fossé alimenté par la Loire, se rétrécissait. Bientôt, il ne s’écoula plus du tout. Découragé, Florent se tourna vers Fiora. Fiora qui donnait des signes d’impatience.

– Nous ferions mieux d’attendre ici ! Ce prisonnier ne va pas rester sur le pont. Il va sûrement entrer en ville. Nous le verrons au passage.

Avant que la jeune femme ait pu répondre, il interpella l’un des soldats qui gardaient le pont-levis du château.

– Savez-vous où l’on conduit l’homme qui arrive ?

– Au château de Loches, peut-être... à moins que ce ne soit au Plessis... ou alors chez quelque notable !

– Chez un notable ? Pour quoi faire ?

– Mais pour qu’il le garde ! C’est un signe particulier de la bienveillance de notre sire que confier un prisonnier à quelqu’un qu’il tient en estime, répondit l’homme amusé par la mine ahurie du jeune homme, qui d’ailleurs ne s’estimait pas satisfait et tenait à aller au fond des choses :

– Il faut qu’il ait une bien grande porte, votre notable, si l’on rentre la cage avec son occupant ?

– C’est bien plus simple que ça, expliqua l’autre imperturbable, on démolit un pan de mur et on le reconstruit ensuite. On prévient les maçons à l’avance. Vous vouliez traverser le pont ? ajouta-t-il en coulant un œil admiratif vers Fiora. La jeune dame habite peut-être Saint-Symphorien ?

– Non pas ! Nous voulions seulement voir le cortège. Nous habitons au Plessis, ajouta-t-il d’un air négligent.

– Alors restez près de moi. Vous ne pouvez le manquer. D’ailleurs, voilà la foule qui reflue.

Galamment et après avoir, d’un clin d’œil, pris l’avis de l’autre sentinelle, il fit garer les deux mules sur le pont-levis du château, ce qui assurait aux deux femmes un emplacement rêvé à l’abri de la bousculade. Il était temps. Tous ceux qui n’avaient pu franchir la porte dont la haute ogive se découpait sur le ciel fulgurant étaient repoussés en arrière par une force contre laquelle ils ne pouvaient rien, alors que ceux qui étaient sur le pont ne pouvaient plus revenir sur leurs pas, le cortège du prisonnier leur coupant la retraite. Certains étaient tombés à l’eau, sans doute, car on avait entendu des cris et des « plouf » retentissants. Fiora sentit que son cœur se serrait, elle craignait éperdument que ce prisonnier de marque ne fût son époux. Cela tenait à certains bruits qui venaient jusqu’à elle :

– Paraît que c’est un rebelle bourguignon ! Il s’est battu contre notre roi ! L’un des hommes de ce maudit Téméraire !

Des bruits venus de n’importe où, des cris poussés par des gens qui au fond ne savaient rien, des injures stupides, gratuites et trop faciles en face d’un homme réduit à l’impuissance. Enfin, sous l’arche en fer de lance, la cage apparut, dominant la houle des têtes. Cahotant sur les cailloux du fleuve qui pavaient la rue, une sorte de plateforme grossière s’avançait avec difficulté au milieu d’un groupe de cavaliers, la lance au poing, et, sur cette espèce de plateau, il y avait une cage assez haute pour qu’un homme pût s’y tenir debout, une cage faite de grosses lattes de bois armées de coins en fer dans laquelle un homme, accablé peut-être par la chaleur du soleil dont rien ne le protégeait, était assis.

On ne pouvait voir son visage, car sa tête était cachée dans ses bras posés sur ses genoux, peut-être pour donner moins de prise aux projectiles de toute sorte que lui lançait la populace avec des cris de mort. Cet homme était un de ces Bourguignons contre lesquels il avait fallu combattre durant près d’un siècle et, même au pays de la douceur de vivre, on avait la rancune tenace. A mesure que le char avançait, la foule hurlait plus fort et les gardes durent faire usage de leurs lances pour la tenir à distance. Sans cela, elle eût peut-être, sans rien savoir de ce captif, pris la cage d’assaut.

Un soupir de soulagement dégonfla la poitrine de Fiora. Philippe était brun et les cheveux de celui-là, bien que fort sales, étaient d’un blond de blé. Le dégoût lui serra la gorge. De tout son cœur, elle détesta ces gens, si aimables et si paisibles en temps normal, et que la seule vue d’un inconnu dont on leur disait qu’il était un ennemi suffisait à changer en une horde de loups. Elle regardait cette scène cruelle sans parvenir à en détacher son regard, et une immense pitié se levait en elle pour ce malheureux qui devait souffrir mille morts par ce jour d’été et sans une goutte d’eau à boire. Son regard vrilla Florent :

– Va me chercher une pinte de vin frais à l’auberge ! Le ton était de ceux auxquels on ne résiste pas.

Comprenant que, s’il n’obéissait pas, il risquait d’être chassé sur l’heure, Florent ne discuta pas, s’esquiva rapidement et revint peu de minutes après avec un pichet qu’il remit en tremblant à la jeune femme.

– Que prétendez-vous faire ? murmura Léonarde qui cependant avait déjà compris.

Fiora néanmoins consentit à s’expliquer :

– Nous avons peut-être rencontré cet homme l’an passé au camp du duc Charles. Je veux lui porter secours...

Et, sans attendre davantage, elle poussa sa mule dans la foule en direction de la cage.

– Dame ! Où allez-vous ? cria le soldat qui lui avait offert le refuge du pont-levis.

– Là où je dois aller ! Cet homme est un prisonnier. Pas un condamné !

Devant le poitrail de l’animal, la foule s’ouvrit presque sans protester. Cette femme si belle et si visiblement près de son terme lui en imposait. Mais l’un des lanciers voulut s’opposer :

– Que faites-vous ? Hors d’ici !

– Je suis une amie du roi Louis dont c’est aujourd’hui la fête et je veux offrir un peu de vin à ce malheureux. Avez-vous des ordres pour vous y opposer ?

– N...on, mais...

– Avez-vous des ordres qui vous empêchent de recevoir ceci ? Vous aussi devez avoir soif, ainsi que vos camarades. Votre tâche achevée, vous boirez à ma santé. Je ne vous demande qu’un instant !

De l’or brillait au bout de ses doigts fins. Le soldat la dévisagea, émerveillé.

– Qui êtes-vous ? balbutia-t-il. Vous êtes belle comme la Vierge Marie, notre douce dame !

– Peu importe qui je suis. Ma tâche est de secourir ceux qui en ont besoin. Puis-je approcher ?

La foule qui avait grondé tout d’abord se calmait, séduite par l’image extraordinaire de cette jeune femme vêtue d’azur dont l’autorité était celle d’une princesse et dont le calme regard gris se posait sur elle. Cette scène, après tout, était plus intéressante que celle qui consistait à pousser des hurlements en jetant des trognons de choux à un homme enchaîné qui semblait insensible. Le sergent s’écarta :

– Faites à votre gré, noble dame... mais rien qu’un instant !

Fiora était déjà près de la cage. Sa mule la mettait à la même hauteur que le prisonnier et, pour immobiliser sa monture, elle saisit l’un des barreaux :

– Prenez ce vin, mon ami, et buvez ! Vous en avez grand besoin !

Le son de sa voix chaude réussit à percer l’épaisse couche de volonté farouche dont l’homme s’enveloppait pour ne rien entendre et ne rien voir. Sa tête courbée décolla du cercle de ses bras et se releva, montrant un visage émacié mais, pour Fiora, trop reconnaissable.

– Matthieu ! balbutia-t-elle tandis que les mains avides saisissaient le pichet embué et que le prisonnier y buvait goulûment. Matthieu de Prame ! Mais comment êtes-vous ici ? Où est Philippe ?

En entendant son nom, il tressaillit et, à présent, il la regardait par-dessus le bord du pichet avec des yeux pleins de douleur.

– Mort ! ... fit-il enfin. Il a été pris... comme rebelle à Dijon... et exécuté. Moi, j’ai voulu soulever la foule pour l’arracher à l’échafaud. C’est pour ça que l’on m’a arrêté.

Un instant, ils furent au creux profond d’un énorme silence. Le cœur arrêté, Fiora regardait l’homme enchaîné. Sa voix, curieusement détimbrée, lui parut venir de très loin.

– Mort ? Vous voulez dire... qu’on l’a tué ?

– Les hommes du roi, oui ! Le gouverneur de Dijon, le sire de Craon ! Je ne l’ai pas vu mourir car on m’a emmené avant... mais il était déjà au pied de l’échafaud... Pardonnez-moi ! Vous m’avez été secourable et moi je vous meurtris.

Fiora n’entendait plus rien. Tout basculait autour d’elle : le ciel indigo, les reflets du fleuve à l’intérieur de la vieille porte, les girouettes du château, les barreaux de la cage et le jeune visage pathétique du prisonnier qui, les yeux agrandis, la regardait blêmir sans pouvoir rien faire pour l’aider. Mais Léonarde n’était pas loin. Instantanément, sa mule fut contre celle de Fiora qu’elle reçut dans ses bras.

– Aidez-moi ! cria-t-elle. Vous voyez bien qu’elle s’évanouit ? ou bien n’avez-vous que des cœurs de pierre insensibles à toute détresse ?

Le sergent vint à son secours et, déjà, dans la foule, des femmes jouaient des coudes pour la rejoindre.

– Je n’aurais pas dû laisser faire ! regretta le soldat.

– Vous n’avez jamais rien fait de mieux, mon ami ! Mais il faut admettre que, dans son état, le spectacle de ce malheureux n’est pas ce qu’il convient. Ne pouvez-vous offrir un peu plus d’humanité à vos prisonniers ?

Visiblement ennuyé, l’homme jeta autour de lui un regard inquiet puis, se penchant vers la vieille demoiselle, il murmura très vite :

– Elle connaît cet homme ? C’est un ami ?

– Oui, mais qu’est-ce que ça peut vous faire ?

– Vous occupez pas ! Dites-lui que j’essayerai de l’aider un peu. Pour qu’elle se souvienne du sergent Martin Venant. Allez la rejoindre, à présent. Il faut que nous repartions !

Portée par des dizaines de bras secourables, Fiora avait été enlevée de sa selle et acheminée vers l’auberge du Carroi où elle avait pris son repas. Florent, éperdu d’angoisse, tenait l’une de ses mains froides. Tandis que le sergent donnait ses ordres, Léonarde se retourna vers lui :

– Où emmenez-vous cet homme ? Vous le savez ?

– Au château de Loches ! Dieu vous garde ! Léonarde ne répondit pas au souhait qu’on lui adressait. Elle était déjà partie vers l’auberge où l’on avait étendu Fiora sur un banc, un oreiller sous la tête. L’hôtesse lui tapait dans les mains et Florent lui bassinait les tempes avec du vinaigre, mais rien n’y faisait : le nez pincé, les joues blanches et les yeux clos, la jeune femme ne réagissait pas. Elle respirait avec peine, mais elle respirait, et à cela seulement on voyait que le coup ne l’avait pas tuée.

En dépit de la peur qui lui mordait le ventre, Léonarde s’efforça de garder son calme. Elle tâta les mains et les pieds de Fiora aussi glacés les uns que les autres, puis ordonna :

– Donnez-moi de l’eau-de-vie et faites chauffer une brique pour lui mettre aux pieds ! Une couverture aussi ! Nous paierons ce qu’il faut !

– Vous ne voulez pas qu’on lui prépare une chambre ?

– Non, merci. Il vaut mieux essayer de la ramener chez elle. Nous habitons le manoir de La Rabaudière aux Montils.

– La maison aux pervenches, fit la femme avec un demi-sourire. Je la connais. Une bien jolie demeure !

– Oui, mais pour l’instant elle m’a l’air d’être au bout du monde ! Allons, Florent, remuez-vous au lieu de regarder votre maîtresse avec de grands yeux noyés ! Tâchez de trouver une litière, un brancard, je ne sais pas, moi !

Tout en parlant, elle introduisait avec précaution et non sans difficulté une cuillerée d’eau-de-vie de prune entre les dents serrées de la malade. Une servante apporta la brique chaude et la couverture dont on enveloppa le corps qui, brusquement, se mit à trembler comme si une bise glaciale était entrée dans la salle. Le vigoureux cordial commençait aussi à faire son effet : Fiora s’étrangla, toussa plusieurs fois. Léonarde la redressa et lui tapa dans le dos. La toux se calma et un peu de couleur revint aux joues trop pâles.

Ouvrant enfin les yeux, Fiora vit des visages inconnus penchés sur elle, mais s’aperçut tout de suite qu’elle était dans les bras de Léonarde. Elle essaya de s’asseoir, sans y parvenir.

– Qu’est-ce que je fais ici ? demanda-t-elle d’une voix encore étranglée par la quinte de toux.

Mais elle était de celles dont les réveils sont rapides et, tout de suite, la mémoire de ce qui venait de se passer lui revint. Elle éclata en sanglots et cacha son visage contre l’épaule de sa vieille amie.

– Emmenez-moi d’ici ! supplia-t-elle. Vite ! Vite ! Je veux rentrer !

Heureusement, Florent revenait avec une bonne nouvelle : l’abbesse d’un couvent voisin possédait une litière et la mettait volontiers au service d’une noble dame en difficulté. Le véhicule arrivait.

Léonarde remercia les aubergistes de leurs soins qu’elle voulut payer, ce qu’on lui refusa :

– Pauvre jeune dame ! fit l’hôtesse apitoyée. Il faut qu’il lui soit arrivé une bien grande douleur pour la mettre dans cet état ! Elle était si joyeuse tout à l’heure et elle mangeait son pâté de si bel appétit ! Vous n’aurez qu’à me rapporter la couverture un jour prochain ! Prenez bien soin d’elle !

C’était une recommandation superflue et, tandis que la litière abbatiale les ramenait toutes deux vers le manoir, Léonarde se demandait avec angoisse comment elle allait pouvoir panser cette nouvelle et terrible blessure que le sort infligeait à son enfant chérie. Une fois déjà, après la bataille de Grandson où l’on avait vu tomber Philippe de Selongey, Fiora l’avait cru mort, mais peut-être alors restait-il, au fond d’elle-même, une faible lueur d’espoir : au combat, il arrive qu’un blessé, laissé pour mort, revienne à la vie. C’est ce qui s’était passé pour Philippe : la chance lui avait envoyé Démétrios Lascaris, l’un des meilleurs médecins de la chrétienté, et Fiora avait vu son époux revenir vers elle bien vivant. Mais quel espoir, même insensé, garder après une exécution capitale ? Léonarde, navrée, s’efforçait de calmer ces sanglots déchirants qui semblaient devoir ne jamais cesser. Fiora, enfouie dans le puits de sa douleur, avait l’air de s’y enfoncer un peu plus d’instant en instant et n’entendait aucune des paroles apaisantes que sa vieille gouvernante lui prodiguait. Peut-être pensait-elle qu’après les pleurs viendrait le sang, et après le sang la vie ?

Elle pleura ainsi tant que dura le chemin et, si les larmes coulaient moins, des spasmes la secouaient encore quand Etienne et Florent, précédés d’une Péronnelle éperdue et incapable de comprendre ce qui se passait, l’emportèrent dans sa chambre et la déposèrent sur son lit.

C’est seulement une fois couchée qu’elle se calma progressivement pour arriver à une sorte de prostration, plus effrayante peut-être que le violent désespoir qui précédait. Elle resta là durant des heures, immobile, insensible en apparence, n’entendant rien mais les yeux grands ouverts, le regard fixé sur un même point des rideaux qui entouraient son lit. Elle respirait à petits coups avec, de temps en temps, un halètement douloureux que Léonarde écoutait, le cœur déchiré, terrifiée à l’idée que sa petite Fiora était peut-être en train de perdre la raison.

Il avait bien fallu mettre Péronnelle plus ou moins au courant et celle-ci, tout de suite, proposa d’aller chercher le prieur de Saint-Côme qui, en bon disciple du saint patron de sa maison, jouissait d’une grande réputation médicale dans les cas de folie, et d’exorciste en cas de possession diabolique. Ce dernier mot déplut à Léonarde :

– Nous n’en sommes pas là ! fit-elle d’un ton sec. Notre jeune dame est sous le coup d’une grande douleur qui l’a envahie au point de lui retirer le sens. Je vais la veiller cette nuit et si, demain, elle est encore dans le même état, nous verrons ce qu’il conviendra de faire. Pour ce soir, nous nous contenterons de lui faire boire un peu de tilleul avec du miel.

Tandis que la brave femme, docile, allait chercher ce qu’on lui demandait, Léonarde s’établit au chevet de

Fiora, comme elle l’avait fait si souvent, jadis, lorsque l’enfant était souffrante ou simplement fiévreuse, et, prenant sa main abandonnée sur le drap, la porta à ses lèvres sans plus chercher à retenir les larmes que, depuis le drame, elle s’efforçait de contenir :

– Mon Dieu, priait-elle en silence, ne me la prenez pas, je vous en conjure ! Ne permettez pas que son esprit s’en aille à la suite de celui qu’elle a trop aimé et se perde dans les brumes de la folie. Il y a cet enfant qui va naître et qui déjà n’a plus de père. Ne lui enlevez pas sa mère ! Je sais bien qu’elle va encore souffrir, je sais bien qu’elle est au pied d’un nouveau calvaire et que l’inconscience peut être une miséricorde, mais...

Elle s’interrompit. Fiora venait de pousser un gémissement et Léonarde, en relevant la tête, vit qu’elle la regardait avec de grands yeux pleins d’angoisse.

– J’ai mal ! chuchota-t-elle. C’est comme un coup de couteau, là, dans mon ventre !

Une douleur aiguë, brutale, était venue la chercher dans l’abîme au fond de quoi elle se sentait descendre pour la ramener à la surface de la vie. Afin de lui échapper, elle se tourna sur le côté, ramenant ses jambes contre elle, mais la souffrance ne s’apaisait pas. C’était comme une onde brûlante qui parcourait ses entrailles et, dans son esprit épuisé par le chagrin, elle ne comprenait pas d’où cela pouvait lui venir.

Déjà Léonarde avait rejeté draps et couvertures et examinait le corps recroquevillé, passant sur le ventre tendu des mains prudentes. Cherchant un réconfort, le regard de Fiora ressemblait à celui d’une bête prisonnière. Soudain, comme par miracle, la douleur s’apaisa sous les mains de Léonarde et Fiora sentit que ses draps étaient humides...

– Qu’est-ce que... qu’est-ce que j’ai ? murmura-t-elle. Au travers des larmes qui l’inondaient, le visage ridé de

Léonarde lui apparut, rayonnant :

– Rien, mon agneau, rien que de très naturel ! L’enfant va arriver. Il va vous falloir un peu de courage.

– Du courage ? Je n’en ai plus et je crois que je n’en aurai plus jamais ! Philippe ! mon Philippe !

La douleur qui renaissait balaya momentanément le chagrin pour ramener Fiora au simple état de chair souffrante. Péronnelle qui revenait avec le tilleul comprit au premier coup d’œil ce qui se passait :

– L’enfant arrive ? s’écria-t-elle joyeusement. Je vais préparer tout ce qu’il faut !

Elle se mit, incontinent, à faire dans la cheminée de la chambre un feu d’enfer sur lequel elle installa une marmite d’eau. Il y en avait déjà à la cuisine, mais elle pensait qu’il n’y en aurait jamais trop. Après quoi elle fit chauffer des draps pour remplacer ceux de Fiora et empila une infinité de linges et de serviettes. Léonarde, elle, ne quittait pas le chevet ni la main de la future mère qui se cramponnait à elle.

Combien de temps dura la tempête de douleur qui ensevelit Fiora ? Celle-ci eût été incapable de le dire, mais il lui parut une éternité. Le temps s’effaça et, avec lui, la conscience de tout ce qui n’était pas la torture de son corps. Même son chagrin s’en trouvait aboli. Bientôt la douleur ne lui laissa plus trêve ni repos. C’était comme si l’enfant, tel un géant secouant les murs de sa prison, faisait tout éclater en elle pour venir plus vite à la lumière. La seule chose réelle, en dehors des affres du supplice, était le visage anxieux de Léonarde éclairé par les flammes de la cheminée, la main de Léonarde qui tenait la sienne bien fort et la voix de Léonarde qui murmurait des paroles d’encouragement.

A présent, Fiora ne criait plus, mais un gémissement continu s’échappait de ses lèvres sèches que Péronnelle humectait de temps en temps. Elle haletait, prise au piège de cette souffrance sans rémission qu’aucune force humaine, aucune magie ne pourrait faire cesser et qu’il fallait endurer jusqu’à son terme normal. Par instants, Léonarde passait sur son front en sueur un linge imbibé d’eau de la reine de Hongrie et l’odeur fraîche ranimait un instant la parturiente, puis l’enfant revenait à la charge et replongeait sa mère dans le martyre.

Epuisée déjà par les larmes abondantes qu’elle avait versées, Fiora souhaitait désespérément un instant, un seul, de rémission qui lui eût permis de se laisser aller à son immense fatigue. Elle avait tellement envie de dormir ! ... Dormir ! Cesser de souffrir ! oublier... est-ce que cette terrible douleur cesserait un jour ? Est-ce qu’elle pourrait à nouveau dormir ?

Péronnelle, qui savait décidément tout faire et n’ignorait rien de la manière de conduire un accouchement, examinait de temps en temps Fiora, qui la suppliait de la laisser tranquille. Ensuite, elle chuchotait à Léonarde les progrès qu’elle constatait.

Vers la fin de la nuit, la conscience claire de la jeune femme commençait à s’embrumer quand Péronnelle, qui avait même écarté Léonarde, lui ordonna d’aider le travail et de pousser.

– Je ne peux pas... Je ne peux plus... sanglotait Fiora. Laissez-moi mourir !

– Vous n’allez pas mourir et l’enfant va être là dans quelques minutes. Encore un peu de courage, ma mignonne !

Du courage ? Fiora ne savait même plus ce que c’était. Elle obéit néanmoins, presque machinalement, et, soudain, il y eut une douleur plus forte que toutes les autres, une douleur au sommet de toutes les douleurs qui lui arracha un véritable hurlement. Dans le jardin où il attendait, Florent se jeta à genoux, les mains sur les oreilles. Mais ce fut le dernier. L’instant suivant, Fiora, délivrée, plongeait enfin dans cette bienheureuse inconscience qu’elle avait tellement désirée. Elle n’entendit ni le chant enroué du coq, ni le piaillement rageur du bébé dont Péronnelle claquait les fesses d’une main experte, ni le cri de joie de Léonarde :

– C’est un garçon !

Elle avait choisi de s’évanouir.

Quand elle revint à elle, il lui sembla flotter à travers une brume légère. Son corps n’existait plus. Il avait miraculeusement rompu les amarres qui le retenaient à une terre cruelle et sans pitié, au point que Fiora crut, un instant, qu’elle avait atteint le séjour des bienheureux. Pourtant, la voix familière de Léonarde lui démontra qu’elle figurait toujours au nombre des vivants :

– Elle a ouvert les yeux, disait cette voix. Apportez-moi vite un œuf battu dans du lait, Péronnelle ! Il faut lui rendre des forces.

Instinctivement, Fiora laissa ses mains glisser le long de son corps et constata qu’il était redevenu plat, presque comme par le passé. Elle se souvint alors de ce qu’elle avait enduré et demanda, d’une voix encore faible :

– L’enfant ? Est-ce qu’il est né ?

– Bien sûr qu’il est né ! Tiens ! Le voilà !

Entre les mains de Léonarde, il y avait un paquet blanc de linges fins que la vieille demoiselle, avec des gestes pieux, vint loger entre le bras de la jeune mère et sa poitrine. Fiora se souleva un peu et vit un petit visage rouge et fripé dans l’encadrement neigeux d’un béguin de batiste brodée, deux poings minuscules et cependant parfaits qui se serraient près du tout petit nez. Elle écarta un peu son bras pour mieux le tenir et, instinctivement, sourit à ce bébé qui était le sien.

– Dieu qu’il est laid ! souffla-t-elle en caressant d’un doigt précautionneux l’une des menottes.

– Vous voulez dire qu’il est superbe ! claironna Péronnelle qui arrivait avec le lait de poule. Ce sera un beau gaillard, vous pouvez m’en croire ! En revanche, il n’a pas l’air de vous ressembler beaucoup...

Un coup de coude de Léonarde lui coupa la parole, mais Fiora examinait à présent les traits menus tandis que la vague amère du chagrin, un moment repoussée par les affres de l’accouchement, s’emparait d’elle à nouveau :

– Il ressemble à son père... à son père qui ne le verra jamais !

Il fallut encore bien des soins et bien des paroles à Léonarde pour venir à bout de cette nouvelle crise de larmes. Fiora finit par se calmer, accepta de prendre un peu de nourriture, après quoi elle s’endormit de ce sommeil réparateur qu’elle avait appelé durant l’épreuve de la nuit. Léonarde ôta le bébé qu’elle avait gardé contre elle et alla le coucher dans le berceau qu’elle avait placé dans sa propre chambre, afin que la mère pût reposer en paix.

Gomme il s’était endormi lui aussi, elle alla chercher de l’eau pour faire une toilette que sa nuit de veille rendait indispensable, mit une robe propre, une cornette fraîchement repassée, et descendit à la cuisine pour prendre un déjeuner dont elle sentait l’urgence.

Péronnelle était occupée à vanter à son Etienne les innombrables qualités de celui qu’elle appelait déjà « notre enfant », mais elle se hâta tout de même de lui servir une grande écuelle de panade au lait et à la cannelle et des gaufres bien chaudes, tout en le gratifiant de son inlassable bavardage. Etienne pensa que c’était là une excellente occasion de filer, avala d’un trait un grand gobelet de cidre de ménage et gagna le large.

On en était à débattre des noms que le petit garçon allait recevoir au baptême quand Florent revint du verger, un grand panier de prunes au bras. Sa mine sombre frappa les deux femmes :

– Il ne faut pas faire cette tête, mon garçon ! dit Péronnelle. Notre jeune dame est heureusement délivrée et c’est tout ce qui compte. Pour l’instant, elle prend un repos bien gagné.

– Vous oubliez un peu vite ce qui est arrivé hier, coupa le jeune homme. Elle a souffert toute la nuit et à présent elle dort, mais elle ne dormira pas toujours. Que va-t-il se passer quand elle se retrouvera en face de la réalité ?

– Croyez-vous que je n’y pense pas ? fit Léonarde. Déjà, tout à l’heure, elle s’est remise à pleurer alors que je croyais qu’elle n’avait plus une seule larme dans le corps. Il faudra veiller sur elle de près et, surtout, espérer qu’elle reportera sur son fils tout cet amour qu’elle avait donné à messire Philippe. Mais il est certain que nous sommes tous dans la main de Dieu, nous qui l’aimons...

– Sans doute, mais il n’y a pas que ça ! Vous vous souvenez, dame Léonarde, de ce marchand qui voulait m’acheter une mule, hier, sur le parvis de Saint-Martin ?

– Cet étranger dont le visage ne me revenait guère ?

– Oui. Eh bien, je viens de le trouver dans l’allée des chênes. Il venait par ici.

– Pour quoi faire ?

– Je le lui ai demandé. Il m’a répondu qu’il cherchait le château de notre sire le roi...

– Quelle sottise ! N’est-il pas passé devant le Plessis et n’a-t-il pas vu les gardes de l’entrée ?

– C’est ce que je lui ai fait remarquer. Il m’a répondu que les gardes, justement, l’avaient reçu avec grossièreté et qu’il cherchait s’il n’y avait pas une autre entrée moins rébarbative. J’avoue n’avoir pas été beaucoup plus aimable que les sentinelles. « Le roi, lui ai-je dit, n’est pas encore rentré de guerre et les étrangers n’ont rien à faire chez lui. » Il a dit alors qu’il le savait bien, mais qu’on lui avait tant vanté les merveilles de ce château qu’il désirait l’admirer avant de rentrer dans son pays. Il pensait que, peut-être, il y avait une porte de communication entre le parc royal et celui-ci. Pour finir, il a même mis la main à l’escarcelle. Me donner de l’argent, à moi, pour que je le laisse entrer chez nous ! conclut Florent rouge encore d’indignation. Vous vous rendez compte ?

– Qu’en avez-vous fait ? dit Léonarde en tartinant une cuillerée de miel sur sa gaufre.

– Je lui ai dit que je ne mangeais pas de ce pain-là et qu’il ait à passer son chemin. Ce qu’il a fait d’ailleurs, en haussant les épaules, mais avec un sourire que je n’ai pas aimé. Il s’est retourné plusieurs fois en s’en allant pour regarder encore notre maison. J’ai peut-être tort, mais il m’a laissé une vilaine impression.

Péronnelle, en qui sommeillait l’âme d’un chien de garde, déclara alors qu’elle non plus n’aimait pas cette histoire et que, pas plus tard que tout à l’heure, elle enverrait Etienne au Plessis, voir messire Etienne Le Loup, valet de chambre du roi, qui veillait sur sa demeure en son absence afin de l’avertir de l’incident. Non qu’elle craignît qu’un étranger solitaire pût causer quelque dommage au domaine royal toujours puissamment gardé, mais pour que Le Loup consentît à étendre sa surveillance sur la maison aux pervenches.

Léonarde admit que c’était une bonne idée, et demanda que la surveillance fût assez discrète pour ne pas inquiéter Fiora, celle-ci ayant reçu en deux jours plus que son content de douleur et d’angoisse.

– Nous faisons peut-être une montagne d’une taupinière, conclut-elle. Il se peut que cet étranger ne soit qu’un curieux.

– Derrière un curieux peut se cacher un espion, affirma Florent qui ne désarmait pas. Ou pis encore : un amoureux !

– Pourquoi donc un amoureux serait-il pire qu’un espion ? demanda Léonarde qui ne put s’empêcher de rire.

– Je me comprends. Je sais bien qu’ils sont nombreux les hommes qui admirent donna Fiora, et qu’il en viendra toujours d’autres, mais je n’aimerais pas qu’elle ait à faire face à l’amour d’un personnage comme celui-là. Vous n’avez pas vu ses yeux ? Ils sont froids et cruels. D’ailleurs, je ne crois pas qu’il soit un marchand. Il pue l’homme de guerre à quinze pas.

Cette fois, Léonarde ne dit rien. Le souvenir qu’elle gardait de l’étranger lui soufflait que Florent, inspiré peut-être par son amour sans cesse en éveil, pourrait bien avoir raison. D’autant que l’inconnu venait d’Italie et que Léonarde savait d’expérience que les gens de sac et de corde y florissaient plus aisément qu’au royaume de France, où la rude poigne du roi Louis et la police de son grand prévôt Tristan L’Hermite faisaient régner chez les truands une crainte salutaire. De toute façon, cela ne ferait de mal à personne que la maison fût un peu mieux gardée. Au moins jusqu’au retour du roi qui ne saurait tarder.

Pourtant les jours s’écoulèrent sans que l’on revît l’inquiétant personnage.

CHAPITRE IV L’ATTENTAT

Contrairement à ce que craignait son entourage, Fiora se remit très vite de son accouchement. Cinq jours après, elle était debout et la santé parut lui être revenue, mais elle n’avait pas de lait à offrir au petit Philippe. Il fallut recourir sans attendre à la nourrice dont, heureusement, Léonarde et Péronnelle s’étaient à l’avance assuré les services en prévision de ce genre d’incident toujours possible. C’était une forte fille du village voisin de Savonnières qui, laissant son dernier-né aux soins de sa mère et du troupeau de chèvres familial, vint s’installer au manoir avec une évidente satisfaction. Au demeurant, c’était une acquisition plutôt agréable car elle était toujours de bonne humeur, placide et silencieuse, adorant visiblement les enfants, et elle s’attacha instantanément à celui qu’on lui confiait. Le gîte douillet et les menus copieux de Péronnelle achevèrent sa conquête et Marcelline – c’était son nom – prit place parmi les habitants de la maison aux pervenches avec l’intention bien arrêtée d’y rester le plus longtemps possible. Elle s’entendit tout de suite avec la maisonnée et, si Fiora l’impressionna, cela lui parut la chose du monde la plus normale puisqu’elle était la châtelaine. Elle n’imagina pas un instant qu’un drame se jouait sous ses yeux.

Fiora, en effet, n’était plus la même, et ceux qui vivaient à ses côtés avaient peine à la reconnaître quand elle apparaissait, mince et longue silhouette noire que les voiles du deuil faisaient fantomale. Elle ne riait plus, parlait à peine et passait de longues heures assise dans l’encoignure d’une fenêtre à regarder couler la Loire au bout de son petit domaine sans plus toucher aux travaux d’aiguille qui l’avaient distraite pendant sa grossesse, ses longues mains oisives abandonnées sur le tissu noir de sa robe. Elle n’avait apparemment plus de larmes et pas une seule fois elle ne prononça le nom de son époux. Bien plus, quand Léonarde essaya d’approcher la blessure qu’elle devinait avec des mots apaisants, elle coupa court.

– Non ! Par pitié, ne me dites rien ! Ne m’en parlez jamais. Il est mort loin de moi... et c’est entièrement ma faute !

Elle quitta alors la salle comme on s’enfuit et descendit au jardin pour aller s’asseoir sous un petit berceau de roses mousseuses, chef-d’œuvre de Florent. Celui-ci n’était pas loin, d’ailleurs, occupé à nettoyer un massif de giroflées que des chats avaient mis à mal en s’y battant une nuit de pleine lune. Son premier mouvement fut de venir vers la jeune femme, mais il aperçut son visage immobile, son regard sans vie, et il n’osa pas, craignant une rebuffade qui l’eût blessé. Sa belle dame semblait avoir perdu son âme.

C’était vrai, en un sens. Fiora accrochait son désespoir et ses regrets à cet instant démentiel, insensé, où elle s’était arrachée des bras de Philippe pour s’éloigner de lui, murée qu’elle était dans son orgueil blessé et dans sa déception. Pourtant, les avait-elle attendues, cherchées, ces heures de bonheur qu’elle venait d’interrompre ! Et tout cela parce que Philippe, au lieu de se consacrer à elle, prétendait continuer à mener sa vie habituelle, vouée tout entière au service du suzerain, après l’avoir reléguée dans son château bourguignon. Sur le moment, l’idée lui avait paru absurde et, quand il avait prononcé le mot d’obéissance, tout son être s’était révolté. La vie qu’il lui offrait, elle n’en voulait pas. N’était-ce pas à lui, qui avait eu envers elle de si grands torts, de prouver enfin qu’il l’aimait plus que tout au monde et d’essayer de la rendre heureuse ? Oui, elle le pensait, et elle l’avait pensé à chacun des instants qui avaient suivi, jusqu’à cette minute affreuse où Matthieu de Prame lui avait appris ce qui s’était passé à Dijon, un jour de ce mois de juillet où, dans la douceur de ce même jardin, elle se laissait aller au bonheur de porter « son » fils en caressant l’espoir de l’y voir venir un jour.

Les pensées torturantes continuaient leur ronde. Si elle avait accepté de se laisser conduire à Selongey, de vivre l’existence qu’il lui offrait, les choses auraient-elles été différentes ? Serait-il resté auprès d’elle ? Sa raison lui soufflait qu’elle en serait alors au même point, que tout se serait déroulé dans la vie de Philippe comme il en avait décidé, qu’il aurait continué cette lutte insensée pour une Bourgogne indépendante qui n’était plus qu’un leurre, et qu’il n’aurait pas davantage évité l’échafaud.

L’échafaud ! Quelle malédiction traînait donc après lui ce vieil assemblage de pierre et de bois qui, après avoir bu le sang de ses parents, venait de boire celui de l’homme qu’elle aimait ? Tout ce qui faisait sa vie devait-il obligatoirement achopper sur ces affreux bois de justice ? Peut-être que si elle avait noué ses bras assez fort autour de Philippe elle aurait réussi à le garder près d’elle, à l’empêcher d’aller vers ce destin atroce et tellement inutile !

Si écartée du bruit du monde que fût la maison aux pervenches, quelques nouvelles y parvenaient de temps à autre, celles que Péronnelle rapportait du marché ou que Florent glanait en ville. On avait ainsi appris que, le 18 août, à Gand, Marie de Bourgogne avait épousé Maximilien. Elle serait un jour impératrice d’Allemagne et n’avait plus besoin de la Bourgogne que la conduite dangereuse du défunt duc avait d’ailleurs à demi détachée de lui. Philippe était mort pour rien, pour rien, pas même pour une idée. On ne lutte pas contre l’Histoire, mais il ne voulait pas le savoir : ce qu’il voulait, c’était conserver à « sa » princesse l’héritage ancestral, et Fiora à présent ne savait plus très bien qui elle haïssait davantage, de cette Marie qui avait mené Philippe à sa perte ou du gouverneur de Dijon – comment s’appelait-il, déjà ? le sire de Craon ? – qui avait signé l’ordre d’exécution.

Les seuls instants de paix que le tourbillon de ses pensées laissait à Fiora, elle les trouvait auprès de son fils. Le bébé était superbe. Le lait de Marcelline semblait lui convenir à merveille et il promettait d’être grand, fort et peut-être heureux de vivre : s’il gazouillait beaucoup il pleurait peu, et même pas du tout car, lorsqu’il piquait une colère, ses yeux à la nuance encore incertaine demeuraient secs. Devant lui, Fiora n’était plus qu’adoration et, quand elle le tenait dans ses bras et caressait, du bout d’un doigt, le léger duvet brun de sa petite tête, une telle vague d’amour l’enveloppait qu’elle oubliait un instant de souffrir. Elle s’attardait alors un moment près du berceau, barque fragile à laquelle, comme si elle était en train de se noyer, elle s’accrochait pour ne pas devenir folle. Dès qu’elle s’en écartait, les pensées amères affluaient.

On approchait des vendanges quand, tout à coup, le pays s’anima. Le Plessis, qui semblait un peu assoupi en l’absence de son maître, se réveilla. On faisait le ménage à fond et l’on réapprovisionnait les cuisines, tandis que commençaient à arriver des porteurs d’ordres et quelques chariots de meubles : en un mot, Louis XI revenait.

On sut qu’il n’était plus loin quand arrivèrent les objets de sa chapelle qui ne le quittaient jamais. En fait, il se trouvait à Amboise pour y visiter la reine Charlotte, son épouse. Celle-ci préférait de beaucoup au Plessis son beau château dressé sur le coteau devant lequel coulait la Loire. Mais le roi n’y restait jamais bien longtemps et, deux jours après l’arrivée de la chapelle, on entendit sonner les trompettes d’argent qui annonçaient son approche.

Ce soir-là, pour la première fois depuis la naissance de son fils, Fiora sortit de son mutisme et, au lieu de remonter dans sa chambre après le souper comme elle en avait pris l’habitude, resta dans la salle et demanda à Léonarde d’y rester avec elle. La soirée étant un peu fraîche, Florent avait allumé dans la cheminée une brassée de branches de pin dont la résine crépitait joyeusement et embaumait la grande pièce silencieuse. La jeune femme rêva un instant en regardant les flammes, puis ramena sur Léonarde son regard las.

– Je vous demande, dès à présent, pardon de ce que je vais faire, ma chère Léonarde. Croyez qu’avant de m’y décider j’ai longuement réfléchi. L’absence du roi m’en a laissé le temps mais, puisque le voilà revenu, je ne peux différer davantage.

– J’ignore de quoi vous souhaitez me parler, Fiora, mais sachez que la seule chose qui compte pour moi, à cette heure, c’est justement que vous me parliez enfin. Ce long silence me désespérait. Il me semblait... que je ne comptais plus pour vous puisque je n’étais plus la confidente de vos peines et...

La voix buta sur un sanglot que la vieille demoiselle ravala courageusement, mais une larme brilla tout de même dans ses yeux bleus qui semblaient conserver une éternelle jeunesse. La main de la jeune femme vint se poser sur celle de sa fidèle compagne.

– Qu’aurais-je pu vous dire que vous ne sachiez déjà ? Je vous sais gré, au contraire, de m’avoir laissée à mon silence. Je ne pouvais entendre d’autres voix que celles de ma douleur et de mes remords.

Le mot fit bondir Léonarde et sa tristesse s’en trouva balayée :

– Je savais bien qu’il s’agissait de cela ! Des remords ? Pourquoi ? Parce que vous n’avez pas permis à messire Philippe de vous enfermer à Selongey où il ne serait resté que peu de temps, pressé qu’il était de retourner au combat ? Voulez-vous me dire ce que cela aurait changé à l’abominable suite des événements et si vous seriez moins malheureuse dans son château que vous l’êtes ici ?

– Sans doute rien, mais je serais à Selongey, comme il le voulait, et c’est toute la différence. Léonarde, l’homme qui a fait tuer mon époux est gouverneur de Dijon « pour le roi »... et moi je ne me reconnais pas le droit d’élever son fils dans une maison donnée par le roi.

– Doux Jésus ! gémit la vieille demoiselle qui changea de couleur, ne me dites pas que vous allez vous lancer, à nouveau, à la poursuite de je ne sais quelle vengeance insensée ? Ne me dites pas que tout va recommencer comme durant ces deux années affreuses que nous avons vécues, vous et moi ? Devant Dieu qui m’entend, je jure que je ne pourrais pas le supporter. Non, je ne pourrais pas !

Cette fois, elle éclata en sanglots et enfouit son visage dans ses deux mains qui tremblaient. Navrée de ce chagrin dont elle était la cause, Fiora se laissa glisser à genoux près d’elle comme elle le faisait quand elle était enfant et qu’elle avait quelque chose à se faire pardonner, puis l’entoura de ses bras.

– Calmez-vous, mon cœur, fit-elle doucement, je vous jure sur tout ce que j’ai de plus sacré que l’idée de vengeance ne m’a jamais effleurée et qu’il ne saurait plus en être question. Je sais ce que vous avez souffert et, bien souvent, j’en ai eu du remords. D’ailleurs, je n’ai pas été au bout de mon dernier projet. Pas plus que Démétrios ! Les meules du Seigneur broient lentement mais sûrement, et les grains de sable que nous sommes faisaient preuve d’une trop grande présomption ! Plus de vengeance, ma Léonarde, plus jamais !

– Vraiment ?

– N’avez-vous plus confiance en moi ? Si, tout à l’heure, je vous ai demandé pardon de ce que je vais faire, c’est uniquement parce que je sais que vous êtes heureuse ici, que vous êtes attachée à cette maison, comme je le suis moi-même d’ailleurs. Cela va être dur de s’en séparer, mais il faut me comprendre : même si je ne garde pas rancune au roi d’une condamnation dont il n’a probablement même pas été informé, ce sire de Craon a jugé en son nom. Rester ici serait approuver tacitement ce qui a été fait. Mon fils me le reprocherait plus tard.

Fiora s’était relevée et marchait lentement le long de la cheminée, les mains au fond de ses larges manches. Léonarde la suivait des yeux avec une sorte d’accablement. Puis son regard glissa sur le décor qui les environnait et dont, à son cœur qui se serrait, elle comprit qu’il lui était devenu cher et qu’elle avait espéré y achever ses jours. Enfin, elle parla :

– Pensez-vous donc élever cet enfant dans l’amour exclusif de la Bourgogne et la haine de la France ?

– Non. Bien sûr que non, mais...

– Quand il aura vingt ans, il y aura longtemps sans doute que la Bourgogne sera devenue province française. Le roi Louis ne sera peut-être plus de ce monde, mais son fils régnera et le vôtre sera l’un de ses sujets. Voulez-vous dès à présent le ranger dans un camp rebelle qui, en outre, n’existe presque plus, puisqu’il s’agit, pour les anciens sujets du duc Charles, de choisir entre France et Allemagne ? Il faut songer à son avenir. Où le voyez-vous, cet avenir, si vous offensez le roi en lui rendant le présent qu’il vous a fait ?

– Le roi est un homme sage. Il me comprendra certainement. Il est plus normal que j’emmène mon fils à Selongey.

– Etes-vous seulement certaine qu’il existe encore un château de Selongey ?

Fiora s’était arrêtée et fixait à présent Léonarde d’un œil stupéfait :

– Pourquoi n’existerait-il plus ?

– Parce que dans tous les pays du monde, lorsqu’un homme a été condamné pour rébellion, ses biens sont récupérés par la Couronne, ses défenses abattues. Il se peut que le château ait été rasé. Si notre petit Philippe n’avait plus rien d’autre que ce manoir que vous voulez rendre ?

– Oubliez-vous qu’Agnolo Nardi fait fructifier la part de fortune qui m’a été laissée ? Il aura au moins cela !

– Peu de chose pour le grand seigneur qu’il a le droit d’être. Pourquoi, au lieu d’aller jeter, demain, vos titres de propriété à la tête du roi Louis, n’allez-vous pas plutôt lui porter votre plainte ? Il vous a montré que vous pouviez avoir confiance en lui et qu’il avait pour vous une véritable amitié. En outre, comme vous le disiez tout à l’heure, c’est un homme sage... mais n’oubliez pas non plus ce que nous a dit messire de Commynes lors de sa dernière visite : il a changé et il semble prendre plaisir à présent à cette guerre qu’il détestait. Il a même exilé son plus sage conseiller...

– A Poitiers ? Ce n’est pas un grand exil.

– Sans doute, mais le sire d’Argenton pensait en revenir vivement, et nous ne l’avons toujours pas revu. Craignez d’offenser le roi, Fiora ! La profondeur de son esprit cache peut-être des abîmes insondables. Où pensiez-vous aller en partant d’ici alors que l’hiver sera bientôt là ? Tout droit à Selongey ?

– Non, pas tout de suite. A Paris d’abord, chez nos amis Nardi qui seraient, j’en suis sûre, très heureux de nous accueillir et qui...

– ... et qui le seraient peut-être moins si nous arrivions chez eux en indésirables, peut-être en proscrites ? Où irions-nous alors avec un bébé de quelques semaines dans les bras ? Cette maison est à vous, Fiora, et vous n’en avez plus d’autre ! Pensez-y quand, demain, vous aborderez le roi !

– Vous avez une terrible logique, Léonarde, et il se peut que vous ayez raison, mais il me semble que, là où il est, Philippe me chasse d’ici, me crie que ma place et celle de son fils ne sont pas auprès d’un roi qu’il haïssait.

– Là où il est ? Que pouvez-vous savoir des volontés de ceux qui ont quitté cette terre ? Il me semble que l’on doit songer d’abord à obtenir grâce et pardon pour toutes les fautes que l’on a commises. Faites à votre guise, mon agneau, c’est de votre vie et de celle de l’enfant qu’il est question, et pour ma part je suis toujours prête à vous suivre là où vous le jugerez bon, l’important étant d’être à vos côtés. Mais il y a aussi cette bonne Péronnelle et son époux. Ils sont déjà attachés au petit Philippe. Vous allez leur briser le cœur.

Fiora ne dormit guère cette nuit-là. Elle tournait et retournait dans sa tête ce que lui avait dit Léonarde, sans parvenir à une solution valable. Bien sûr, Léonarde avait raison sur bien des points, mais la même idée fixe revenait : rester ici serait trahir le souvenir de Philippe, et Fiora se reprochait déjà trop de choses pour en ajouter de nouvelles. Néanmoins, elle se promit d’user de diplomatie pour éviter de changer un Louis XI amical en un ennemi courroucé.

Elle avait décidé de se rendre au Plessis dès le matin, aux environs de l’heure où le roi sortait de la messe. Mais, au moment où elle allait se mettre en route, elle entendit les abois de chiens et les trompes qui annonçaient un départ pour la chasse. Ainsi, à peine rentré chez lui, le souverain se hâtait-il vers son délassement favori, qui était chez lui une véritable passion. Mieux valait ne pas risquer de le retarder, car c’est alors qu’il serait de mauvaise humeur.

C’est donc vers la fin de l’après-midi que, dans une robe de velours noir, une haute coiffure en toile argentée soutenant ses mousselines funèbres, elle monta sur sa mule. Suivie de Florent dans ses meilleurs habits, elle se dirigea vers le château et gagna le « Pavé », le chemin couvert de grosses pierres qui joignait la ville de Tours à la demeure de son souverain. Si la chasse avait été bonne, la jeune femme avait toutes chances d’être reçue avec affabilité. Quoi qu’il en soit, il était normal qu’elle vînt saluer le roi pour le féliciter de son bon retour chez lui. Et Fiora partit sans tourner la tête pour ne pas voir Léonarde et Péronnelle, celle-ci tenant le bébé dans ses bras, qui la regardaient s’en aller. Les yeux rougis de Péronnelle, mise sans doute au courant par Léonarde, lui causaient une impression pénible et la gênaient au point que, en arrivant devant la première enceinte du Plessis-lès-Tours, elle faillit tourner bride et rentrer chez elle en se demandant de quel droit elle allait causer tant de peine à de si braves gens. Mais cela faisait partie de sa nature d’aller au bout de ses décisions et, après un court temps d’arrêt, elle s’avança vers le portail flanqué de deux tours crénelées que gardaient des archers de la Garde écossaise.

L’amitié déjà ancienne qui liait Fiora au sergent Douglas Mortimer était connue de tous et, loin de l’empêcher d’entrer, les soldats saluèrent la jeune femme en y ajoutant ce grand sourire que tout homme normalement constitué réserve à une jolie créature. Dans la basse-cour régnait l’activité des réemménagements. D’un côté, il y avait les logis de la Garde où les varlets mettaient de l’ordre tandis que des filles de service emportaient le linge vers le lavoir. Vers l’ouest, près de la toute petite chapelle consacrée à Notre-Dame de Cléry, que le roi appelait sa « bonne dame » ou sa « petite amie » car elle avait sa préférence, les soldats chargés de garder la grande tour carrée qui se dressait à l’écart des murailles et que l’on appelait la « Justice du Roi » se chauffaient au soleil de cette fin de journée ou jouaient aux dés. De l’autre côté, une autre église, dédiée à saint Mathias, servait de paroisse à la population du château et de chapelle au petit couvent enfermé dans ses murs. On se serait cru sur la place d’un village, mais ce village s’achevait par des douves larges et profondes, enjambées par un grand pont-levis qui donnait accès à la cour d’honneur, centre du véritable château.

Celui-ci, que l’on découvrait à gauche en entrant, se composait d’un grand logis orné d’une galerie aux arcades joliment sculptées supportant une terrasse plantée de statues sur laquelle ouvraient de hautes fenêtres à double meneau. D’élégantes lucarnes aux gables fleuronnés animaient le grand toit d’ardoises et couronnaient superbement ce logis royal qui n’avait en vérité aucun rapport avec les descriptions sinistres qu’en donnaient les ennemis du roi. Une tour octogone coiffée d’une haute poivrière enfermait l’escalier et, face aux fenêtres du logis, s’ouvraient largement les jardins et les vergers toujours admirablement entretenus, car l’eau leur était fournie, comme à tout le château, par des tuyaux de plomb ou de poterie reliés à la fontaine de la Carre. Néanmoins, dans cette cour comme dans la précédente, il y avait un puits et un abreuvoir[vi].

L’endroit, contrairement à celui qui précédait, était tranquille, silencieux et presque désert. Le roi, quand il était au Plessis, tenait avant tout à s’assurer le calme nécessaire à la réflexion. Seuls deux archers étaient en poste au bas de l’escalier et Fiora, qui cherchait Mortimer, s’apprêtait à leur demander s’ils savaient où il était quand elle vit apparaître Etienne Le Loup qui se disposait à traverser la cour. Reconnaissant la jeune femme, il vint vers elle et la salua courtoisement :

– Notre sire est parti pour la chasse tôt ce matin, donna Fiora. Vous ne risquez pas de le rencontrer ici.

– Je sais. Je l’ai entendu partir, mais je pense que l’heure n’est pas éloignée de son retour, et c’est ce retour que je suis venue attendre pour le saluer et prendre nouvelles de sa santé.

– Si l’on tient compte de la vie épuisante qu’il a menée ces derniers mois, elle est excellente. D’ailleurs, vous voyez qu’à peine arrivé il s’est lancé à la chasse. Il en a été fort privé tous ces temps. Mais je ne saurais trop vous conseiller de rentrer chez vous, car le roi ne rentrera pas ce soir.

– Est-il donc parti si loin ?

– Encore assez. Il chasse en forêt de Loches. Il passera donc cette nuit au château de cette ville. Peut-être même y restera-t-il plusieurs jours si les piqueux ont fait bon ouvrage.

Loches ! Le nom sonna sinistrement dans la mémoire de Fiora. C’était vers cette forteresse que l’on emmenait l’autre jour Matthieu de Prame prisonnier de sa cage, et peut-être le roi, sous couleur de chasse, n’y allait-il que pour l’interroger ? D’autres captifs, elle le savait, y étaient enfermés, à commencer par Fray Ignacio Ortega, le moine castillan qui l’avait poursuivie de sa haine et qu’elle avait empêché, de justesse, à Senlis, de tuer Louis XI. On l’avait envoyé à Loches, lui aussi, pour expier son forfait dans une autre cage. Il y avait encore un cardinal dont Fiora avait oublié le nom, mais il semblait que le roi eût fait de Loches le lieu de prédilection de ses redoutables justices. Les hommes y étaient traités comme des fauves, moins bien sans doute, et si Fiora ne s’attendrissait guère sur le sort du moine espagnol, son cœur se serrait au souvenir du jeune écuyer, enchaîné et misérable sous les rires et les injures d’une foule rendue plus cruelle encore par les libations d’un jour de fête.

– Il faut que je parle au roi ! dit-elle enfin. Le mieux serait peut-être que je me rende à Loches, moi aussi ?

Elle vit les yeux ronds du chambellan devenir presque ovales à force de stupeur. Il bredouilla :

– Aller... à Loches ?

Mais il n’eut pas le temps de continuer et se plia en deux pour un profond salut, cependant qu’une voix jeune et douce prenait sa suite :

– Ce serait folie si vous voulez bien me permettre cet avis, Madame. Le roi ne reçoit jamais personne quand il va là-bas car c’est le séjour des prisonniers politiques et quiconque ose enfreindre sa défense encourt sa colère. Souhaitez-vous connaître sa colère ?

La voix appartenait à une enfant, une toute jeune fille qui pouvait avoir treize ou quatorze ans, derrière laquelle une grande femme vêtue comme une dame de la cour se tenait debout, les mains sur son giron dans une attitude pleine de dignité. Quant à la fillette, Fiora, apitoyée, pensa qu’elle n’avait jamais vu adolescente plus disgraciée... ni plus imposante. Sous le velours bleu paon de la robe brodée de menues fleurs de lys d’argent, les épaules paraissaient inégales, le corps contrefait. Le visage, au nez trop grand, à la bouche triste et aux yeux légèrement globuleux, semblait s’être trompé de corps et appartenir à une femme beaucoup plus âgée. Mais que ce regard brun, presque douloureux, avait donc de douceur et de lumière ! Ne sachant que dire tant cette fillette l’impressionnait ; Fiora hésitait sur la conduite à tenir quand la dame qui accompagnait la renseigna, non sans une certaine sévérité.

– Inclinez-vous, Madame ! C’est Madame Jeanne de France, duchesse d’Orléans, qui vous fait l’honneur de vous adresser la parole !

Fiora, confuse, plongea aussitôt dans sa révérence. Ainsi cette enfant était la plus jeune fille du roi, celle que, l’an passé, il avait obligé le jeune duc d’Orléans son cousin à épouser en confiant cyniquement à l’un de ses proches qu’il tenait à ce mariage parce que les enfants des jeunes époux « ne leur coûteraient guère à nourrir ». Une façon comme une autre d’en finir avec la branche rivale du vieux tronc capétien. Péronnelle avait, un soir d’hiver, raconté l’histoire avec force détails et force soupirs, et ses auditrices n’avaient pu démêler qui elle plaignait le plus, du jeune duc d’Orléans que l’on disait beau et bien fait, contraint d’épouser un pareil laideron, ou bien de la pauvrette que son sang royal ne sauvait pas de la pire des humiliations : celle d’être imposée de force à un garçon dont on disait qu’elle l’aimait de tout son cœur. Elle avait vécu son enfance au château de Linières, en Berry, où personne, pas même sa mère, ne venait la voir et, depuis son mariage, elle y était retournée, confiée à la garde des Linières qui l’avaient élevée[vii]. Il était bien rare qu’on la vît dans les demeures royales qu’elle n’aimait pas, d’ailleurs, car elle savait que sa présence n’y était pas désirée.

– Madame, murmura Fiora, je supplie Votre Altesse de me pardonner mon ignorance. Quant à la colère du roi notre sire, croyez bien que je la redoute autant que quiconque, mais je souhaite lui faire entendre des faits d’une si grande urgence...

– Que vous êtes prête à braver tous les courroux du monde, même le sien ? Me direz-vous qui vous êtes ? Si je vous avais déjà rencontrée, je m’en souviendrais car vous êtes bien belle. Vous êtes étrangère, peut-être ?

– De Florence, Madame. Je m’appelais Fiora Beltrami et...

– Ah ! Je sais qui vous êtes ! On m’a parlé de vous ! s’écria Jeanne avec un sourire charmant qui lui rendit son âge et illumina son visage ingrat. Le roi mon père vous tient en grande estime et amitié. Mais... êtes-vous en deuil ?

– Oui. De mon époux, le comte Philippe de Selongey, mis à mort il y a deux mois à Dijon, pour rébellion. Il était... familier du défunt duc Charles.

– Oh ! Pardonnez-moi si je vous ai blessée, vous devez être très malheureuse. C’est vous qui habitez le manoir de La Rabaudière ?

– Oui. Et je souhaitais que notre sire me permette de le lui rendre. Je viens d’avoir un fils et...

– N’expliquez rien. Je crois que j’ai compris. J’ai peu de crédit, hélas, et ne puis vous être d’un grand secours. Tout ce que je peux vous offrir, c’est un conseil, si vous voulez bien l’accepter.

– Avec reconnaissance, Madame.

– N’affrontez pas mon père en ce moment ! Il est revenu encore tout bouillant de cette difficile reconquête des pays du Nord. Vous voyez, il n’a pu tenir en place plus de quelques heures. Laissez-lui le temps de retrouver sa sérénité... et surtout sa sagesse. Dans quelques jours tout ira mieux et vous pourrez parler avec lui. Mais je vous en conjure, faites très attention.

– Pourquoi ?

– Parce que vous allez sans doute l’offenser. Il lui est déjà arrivé de reprendre un présent si celui qui en avait été l’objet l’avait déçu, mais je crois que, jamais, quelqu’un ne lui en a rendu un spontanément. Il se peut qu’il n’apprécie pas. Ne brusquez rien et profitez de ce répit obligé pour réfléchir encore !

– J’ai déjà beaucoup réfléchi, Madame.

– Alors, c’est de Dieu qu’il faut prendre conseil. Moi, je prierai pour vous.

Sans laisser à Fiora le temps de la remercier, la petite princesse allait s’éloigner d’un pas inégal qui serra le cœur de son interlocutrice, quand, soudain, elle se ravisa :

– Je comptais rentrer à Linières demain, pourtant je vais rester ici encore quelques jours si vous me promettez de ne rien précipiter.

– Votre Altesse consentirait-elle à m’aider ?

– Je vous l’ai dit : j’ai peu de pouvoirs, mais je voudrais mettre ce peu à votre service. Rentrez chez vous et surtout n’en bougez pas avant que je vous envoie chercher. C’est promis ?

– C’est promis... mais je ne sais comment vous dire...

– Non ! Ne me remerciez pas. C’est moi qui, au contraire, devrais le faire.

Comme Fiora visiblement ne comprenait pas, Jeanne ajouta avec ce beau sourire qui faisait oublier sa laideur :

– Vous venez de me prouver que l’on pouvait être à la fois belle comme le jour et profondément malheureuse. Quand j’aurai envie de me plaindre, je penserai à vous !

Elle posa un instant sa main menue, fragile comme une patte d’oiseau, sur celle de Fiora que sa révérence agenouilla presque puis, prenant le bras de Mme de Linières, elle se dirigea vers la basse-cour, saluée comme il convenait par les gardes des portes. Fiora la vit se rendre à la chapelle vouée à Notre-Dame de Cléry où elle entra.

– Quand on pense à une princesse, dit Florent qui la suivait des yeux, on imagine toujours une grande et belle dame, superbement habillée et parée de toutes les grâces.

Je n’imaginais pas que le roi pût avoir une fille aussi affreuse.

– Taisez-vous donc ! Vous ne savez pas ce que vous dites ! Affreuse ? avec ce regard lumineux, avec ce sourire qui semble contenir toute la douceur du monde ? Je suis bien sûre que Dieu, lui, n’est pas de votre avis ! Rentrons !

Comme elles avaient assisté à son départ, Léonarde et Péronnelle guettaient son retour. Quand elles apprirent que Fiora n’avait pu rencontrer le roi, elles eurent toutes les peines du monde à cacher leur soulagement. Quelques jours, ce n’était pas grand-chose, mais c’était toujours un répit. Et que cette rencontre avec la jeune duchesse d’Orléans était donc réconfortante ! Fiora avait promis de remettre sa démarche jusqu’à ce qu’elle l’y autorisât, en quelque sorte. Léonarde reprit courage.

– Quelque chose me dit que nous n’allons pas quitter cette chère maison avant longtemps, confia-t-elle à Péronnelle. J’espère beaucoup que notre sire saura convaincre donna Fiora de ne pas s’éloigner et que nous allons passer ensemble le plus délicieux des hivers.

– Vous croyez ?

– Oui, je le crois. Ce que je craignais par-dessus tout, c’était que notre jeune châtelaine ne tombe sur le roi comme la foudre et ne s’attire son ressentiment. Je pense à présent que les choses devraient se passer au mieux, et que nous resterons tous ensemble.

Ces quelques phrases pleines d’espérance, la pauvre Léonarde devait y penser souvent, au cœur des interminables nuits sans sommeil qui allaient être son lot durant ce même hiver qu’elle avait espéré si doux.

Sous les rideaux de brocatelle fleurie qui enveloppaient son lit, Fiora sommeillait. Une grande fatigue s’était emparée d’elle à son retour du Plessis. Après avoir accepté de Péronnelle une écuelle de bouillon de légumes, elle avait regardé Marcelline donner le sein au petit Philippe, puis elle s’était retirée chez elle, sans accepter qu’on l’aidât à se dévêtir. Une fois de plus, elle était aux prises avec ce grand désir de solitude qui désolait tant Léonarde, la seule idée de parler, d’écouter, de répondre lui étant presque insupportable. Il lui semblait être un fétu de paille, un bouchon emporté sur les eaux tumultueuses du destin sans qu’il soit accordé à sa volonté propre la moindre chance de s’exprimer. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’essayer de trouver un peu de repos et, jetant ses vêtements autour d’elle sans se soucier de l’endroit où ils tombaient, elle alla se glisser dans ses draps frais qui fleuraient bon l’iris et laissa son corps s’y détendre jusqu’à ce que la nuit, s’insinuant entre les branches de la croix que formait le meneau de sa fenêtre, eût fondu dans la grisaille les vives couleurs du tapis de Smyrne étendu sur le dallage et envahi la pièce en y laissant pénétrer une fraîcheur annonciatrice de l’automne.

Fiora n’avait pas permis qu’on allumât le feu, toujours préparé dans toutes les cheminées de la maison, pas plus que la veilleuse disposée à son chevet. Elle n’avait pas envie de lire, bien que le volume disposé auprès d’elle fût l’un des discours de Platon qu’elle avait le plus aimés dans son enfance studieuse. A quoi pouvait lui servir la sagesse grecque, au fond d’un manoir perdu entre fleuve et forêt, quand son cœur et son esprit flottaient à la dérive sans plus savoir de quel côté il convenait de se tourner ? La seule chose vivante, dans cette chambre, était la brise du soir qui passait par l’un des vitraux ouverts de sa fenêtre et lui apportait l’odeur de feuilles mouillées qu’une pluie récente avait étendue sur le jardin.

L’un après l’autre, les bruits familiers de la maison s’éteignirent. Fiora entendit Florent tirer de l’eau au puits de la cour pour que Péronnelle en eût quand, au matin, elle réveillerait le feu de la cuisine. Puis ce fut le pas d’Etienne qui faisait une dernière ronde et sifflait ses chiens avant de regagner son lit dans les communs, aux abords du chemin creux ; celui des portes que Léonarde fermait l’une après l’autre en tirant les verrous ; le craquement léger de l’escalier de bois du second étage sous le poids de Péronnelle qui rejoignait sa chambre, suivi de celui – plus léger – de Florent. Enfin, le faible grincement de sa propre porte quand Léonarde l’entrouvrit pour s’assurer que Fiora dormait. Dans la chambre voisine, le bébé pleura un peu et Marcelline fredonna quelques mesures d’une vieille berceuse pour l’endormir, puis Fiora entendit craquer le lit sous le poids de la nourrice. C’était fini : la maison avait cessé de vivre pour laisser entrer les bruits nocturnes de la campagne environnante. Tout était en ordre, chacun des habitants du manoir ayant emporté avec lui, pour la déposer jusqu’au retour du jour, sa charge de soucis et de peines. Seule Fiora n’avait rien déposé, bien qu’elle essayât de toutes ses forces. C’eût été si bon d’oublier les peines, les devoirs, les obligations que lui créaient son veuvage et l’honneur du nom qu’elle portait, pour n’être plus que ce qu’elle était : une très jeune femme qui n’avait pas vingt ans, un corps fait pour l’amour et qui ne connaîtrait plus jamais les caresses ni le soleil rouge du plaisir, une âme trop tôt meurtrie qui voulait vivre bien qu’elle n’en eût plus vraiment le courage. Qu’attendre d’une vie où il n’y aurait plus le rire de Philippe, les mains de Philippe, la bouche de Philippe, le corps de Philippe dont elle croyait sentir encore, en fermant les yeux, le poids impérieux et doux quand il l’obligeait à s’ouvrir pour lui...

La pensée de la mort lui revint, comme elle lui venait trop souvent depuis qu’elle avait rencontré Matthieu, et, ce soir, elle s’imposait avec plus de force que jamais. Si Fiora disparaissait, ceux qu’elle aimait, les rares êtres que la vie lui eût laissés, pourraient continuer à vivre dans cette maison où ils se sentaient si bien. On l’enterrerait dans l’île, près du prieuré Saint-Côme, afin qu’elle pût reposer en terre bénite, et Léonarde, chaque matin, viendrait fleurir sa tombe avec des bouquets de lilas, de pivoines, de roses et de chèvrefeuille, d’œillets, de pervenches ou de perce-neige, selon les saisons. Entre ses mains, le petit

Philippe serait bien gardé, bien élevé et, certainement, le roi ne lui ménagerait pas sa protection. Oui, ce serait la meilleure des solutions, à condition que la mort vînt naturellement. Un suicide ne ferait que jeter l’opprobre sur ceux qu’elle aimait, à moins que sa mort ne ressemblât à un accident ? Les pêcheurs du pays disaient que la Loire avait d’étranges tourbillons, des courants violents et des creux profonds. Plus d’un imprudent s’y était perdu en se baignant.

Bien sûr, la saison n’était plus guère à la baignade. Les matins étaient frais et déjà brumeux si les couchers de soleil gardaient un peu de chaleur dans leurs pourpres et leurs ors. Ce serait tellement simple, tellement facile ! Presque agréable ? Juste un peu de courage pour faire les premiers pas, et puis s’étendre dans l’eau fraîche et se laisser emporter, rouler par elle jusqu’aux portes de l’infini.

Fiora ferma les yeux pour mieux savourer l’idée qu’elle se faisait de cette façon de quitter le monde et ne s’aperçut pas que, à force de s’imaginer dans l’anéantissement fatal, elle finissait par s’endormir...

Une angoisse subite la réveilla et la dressa assise sur son lit, le cœur battant et la sueur au front. La chambre était obscure, mais le vent s’était levé et le battant de la fenêtre tapait contre le mur. Fiora rejeta le drap qu’elle avait gardé serré contre elle et voulut se lever pour aller refermer. Elle n’eut pas le temps de mettre les pieds à terre : le choc étouffant d’une couverture s’abattit sur elle et, aussitôt, elle sentit que des bras l’encerclaient et s’efforçaient de la maintenir tandis qu’une corde se resserrait sur ses bras. Elle se débattit avec une énergie sauvage, hurla :

– Au secours ! ... A l’aide ! ... Haaaaa !

Cherchant sa gorge à tâtons, des doigts étouffèrent ses cris, mais d’autres leur faisaient écho. Elle entendit hurler Marcelline et aussi Léonarde qui suppliait le ou les agresseurs de libérer Fiora. Il y eut aussi un bruit de lutte suivi d’un gémissement de douleur, puis une voix hargneuse :

– Tenez-vous tranquille ou je saigne le gamin comme un poulet !

– Non ! hurla Léonarde ! Pas l’enfant, pas l’enfant... pour l’amour de Dieu !

– Laissez Dieu tranquille et dites à l’homme qu’il aille enfermer ses chiens s’il ne veut pas qu’on les égorge. On va l’accompagner pour qu’il ne s’égare pas...

A travers l’épaisseur de la couverture, Fiora entendit encore la voix aiguë de Péronnelle qui hurlait des paroles sans suite et, comme la pression qui la maîtrisait semblait s’être relâchée, elle essaya de se débarrasser de l’épaisse étoffe.

Elle voulut crier de nouveau mais, au premier son, les doigts qui avaient lâché sa gorge se resserrèrent, étranglant le cri. Elle suffoqua, cependant qu’un voile rouge tombait devant ses yeux. Avec un brutal désespoir, elle pensa qu’elle allait mourir là, étranglée par un quelconque bandit, bien que la voix qu’elle avait entendue menacer avec un léger accent étranger ne lui fût pas tout à fait inconnue. C’était trop bête de finir ainsi ! Elle trouva tout juste la force d’un dernier gémissement avant de sombrer dans une totale inconscience.

Le froid de l’eau qu’on lui jetait au visage ranima Fiora. Elle toussa et voulut porter les mains à son cou qui la brûlait, mais les liens qui lui maintenaient les bras écartés l’en empêchèrent. Ouvrant péniblement les yeux, elle vit qu’elle se trouvait dans une petite pièce obscure et entièrement faite de planches qui lui donnaient assez l’air d’une boîte. Une chandelle posée sur un tonneau coulait et fumait en dégageant une odeur âcre et, découpée dans l’un des côtés, une petite ouverture carrée laissait passer un peu de brume. Elle était couchée sur une paillasse, toujours vêtue de la chemise dans laquelle elle dormait, et une couverture – peut-être celle dans laquelle on l’avait ficelée – recouvrait le tout.

L’eau coulait le long de ses joues et de son cou, mouillant désagréablement ses cheveux. Elle tourna la tête pour voir d’où elle lui était venue et poussa un cri de frayeur en essayant de se reculer le plus loin possible dans le lit qui la supportait : ce qu’elle découvrit n’avait pas de visage, mais un long bec blanc et de gros yeux globuleux entourés d’une large bande rouge...

– Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

– Causer, ma belle, simplement causer. Nous avons une longue route à faire ensemble. Elle sera ce que tu décideras : relativement agréable... ou très pénible. De toute façon, tu seras gardée étroitement et je ne te laisserai pas la moindre chance d’évasion.

– Encore une fois, qui êtes-vous et où m’avez-vous amenée ? On dirait que nous sommes dans un bateau ?

En effet, le cadre de bois qui retenait sa paillasse bougeait légèrement et l’on entendait au-dehors un friselis léger qui pouvait être celui de l’eau glissant contre une coque.

– Bien deviné ! Nous sommes, en effet, sur une barge qui descend la Loire, une honnête barge de marchand sur laquelle personne n’aura l’idée de nous chercher, en admettant que l’on coure après nous !

Le ton sarcastique de l’homme-oiseau passa comme une râpe sur les nerfs tendus de Fiora :

– Ceux de ma maison ? Qu’en avez-vous fait ? Mon enfant n’est pas...

– Mort ? Pour qui me prenez-vous ? Quant à ceux de votre maison, comme vous dites, à l’exception d’un jeune énergumène aux cheveux filasse qu’un de mes hommes a blessé, ils se portent aussi bien que l’on peut se porter quand on est ficelé comme saucissons. J’espère pour eux qu’au jour quelqu’un viendra les délivrer.

– Florent est blessé ? Est-ce grave ?

– Ne m’en demandez pas trop ! Je n’en sais rien. Et si j’ai un conseil à vous donner, c’est d’oublier tous ces gens. Il passera beaucoup de temps avant que vous ne les revoyiez... si même vous les revoyez un jour !

Fiora se tordit pour essayer de libérer une de ses mains, mais réussit seulement à se faire mal. L’homme au masque – car c’était tout juste l’un de ces masques dont s’affublent les médecins en temps de peste – se pencha sur elle :

– Si vous êtes prête à vous tenir tranquille, je libérerai vos mains. D’ailleurs, je vous l’ai dit, vous serez surveillée sans arrêt.

– Alors, pourquoi m’avoir attachée ?

– Pour que vous compreniez mieux ce que vous risquez !

Enlevant d’une main la couverture qui couvrait la jeune femme, il tira une dague de l’autre main et fendit la chemise depuis le haut jusqu’en bas. Le tissu soyeux glissa de chaque côté, révélant le corps de Fiora dans son entière nudité. Instinctivement, elle ferma les paupières en les serrant très fort pour ne plus rien voir : ce qui était une réaction infantile. Elle ne voyait rien, en effet, mais elle sentit... Elle sentit les doigts durs de l’homme autour de ses seins puis le long de son ventre et plus bas encore, se livrant à une indiscrète exploration. Elle se tordit pour échapper à ces mains qui prenaient possession d’elle et hurla :

– Laissez-moi ! Je vous défends de me toucher.

– Tais-toi, sinon ce sera le bâillon ! Tu es belle, la fille, mais ça je le savais déjà. Alors j’ai décidé ceci, car je dois te livrer vivante et en aussi bon état que possible : ou bien tu te montres soumise, tranquille, et tu ne seras qu’enfermée chez moi. Ou bien tu me causes des ennuis et tu vivras enchaînée sur la caraque qui nous attend à Nantes et chaque soir je te livrerai à mes hommes. Ils sont dix dont un Tartare et un nègre du Soudan. Mais, bien sûr, je passerai le premier... et par tous les diables de l’enfer, je me demande bien pourquoi je m’en priverais ! A moi l’étrenne !

Il arracha le masque qui avait dû servir à effrayer les gens du manoir et Fiora, sans véritable surprise car elle s’y attendait plus ou moins depuis quelques instants, reconnut l’étranger du parvis Saint-Martin, celui que Florent avait vu rôder autour de la maison. Elle l’avait trouvé laid et inquiétant lors de leur première rencontre, mais cette fois son visage enflammé par la lubricité lui parut l’image même du démon. Comprenant qu’il allait la violer sans plus attendre en dépit de ce qu’il avait dit, elle poussa un long hurlement qui dut résonner d’une rive à l’autre du fleuve. Furieux, il lui appliqua sur la bouche une main brutale qu’elle mordit. A son tour il cria puis, de toutes ses forces, il la gifla à plusieurs reprises, ajustant ses coups pour qu’ils fassent le plus mal possible.

La tête de Fiora allait et venait. Elle ne criait plus mais gémissait, et des larmes de douleur coulaient sur sa figure qui devenait brûlante. Et puis, quelque chose se passa. Quelqu’un entra dans la cabine et empoigna son tourmenteur. A demi assommée, elle ne vit rien d’abord qu’une ombre qui lui parut gigantesque à travers ses larmes. Puis de cette ombre vint une voix extraordinaire. Profonde comme la mer, elle avait l’épaisseur onctueuse d’un baume.

– Le maître a dit : vivante et en bonne santé ! Pas de blessures, pas de mauvais traitements, sinon il ne paie pas. Et regarde ! elle saigne !

– Elle m’a mordu, la garce ! Elle a crié, crié...

– Domingo a entendu. Laisse-le faire et pense à la récompense ! Cette femme vaut beaucoup d’or. Va !

La porte grinça de nouveau pour saluer la sortie de l’étranger. Fiora vit alors que ce qu’elle avait pris pour une ombre était une sorte de colosse noir dont le visage et les mains se distinguaient mal des vêtements sombres et du turban couleur lie-de-vin qu’il portait. Quand il approcha du lit, la flamme de la chandelle révéla le blanc laiteux des gros yeux bruns et celui, éclatant, des dents qui apparaissaient entre les lèvres semblables à deux bourrelets de cuir rougeâtre. Il considéra un instant la jeune femme liée à sa paillasse, comme la victime expiatoire de quelque monstrueux sacrifice, et haussa les épaules. Les yeux de Fiora n’étaient plus qu’une interrogation angoissée. Elle tremblait à la fois de froid et de peur, car ce sombre visage n’avait rien de rassurant, pourtant ses mains avaient beaucoup de douceur quand il ramena sur elle les deux morceaux de la chemise et, ramassant la couverture, l’en recouvrit. Puis, tirant de la grande ceinture qui lui drapait le ventre un long poignard à manche courbe, il coupa les liens des poignets. Fiora soupira de soulagement et frotta ses chairs meurtries avant de glisser ses bras au chaud de l’épais tissu laineux.

– Merci, murmura-t-elle, et merci aussi pour ce que vous avez fait il y a un instant. Me direz-vous qui vous êtes et quel...

– Ne parle pas ! Dors !

– Comment pourrais-je dormir dans la situation où je me trouve ? Ne comprenez-vous pas...

– Tu vas dormir. Avec ça.

Le Noir tira de sa tunique une petite boîte d’argent d’où il sortit une pilule brune qu’il mit dans la bouche de la jeune femme. Puis, prenant un pot d’eau posé dans un coin, il lui en fit boire une gorgée.

– Dors ! répéta-t-il, Domingo reste ici.

La drogue devait être puissante car à peine l’eût-elle avalée que Fiora sentit son corps se détendre sous l’influence d’une torpeur qui n’était pas désagréable. Avant de fermer les yeux, elle eut le temps de voir le Noir s’asseoir en tailleur près de l’étroite ouverture par où entrait l’air et faire glisser entre ses doigts les grains d’un court chapelet d’ambre.

Quand elle rouvrit les yeux après un temps impossible à évaluer, l’étroite cellule de bois était éclairée par un rayon de soleil rouge et horizontal qui annonçait le couchant. L’homme noir avait disparu et Fiora vit qu’elle était seule. En se redressant, elle découvrit des habits posés sur ses pieds et se hâta de les revêtir. Il y avait une chemise et des caleçons d’une toile de Flandre d’assez belle qualité, une robe de tiretaine grenat avec une ceinture de cuir tressé et des manches lacées, enfin des bas et des chaussures qu’elle reconnut pour être celles qu’elle avait ôtées la veille en se couchant. C’était loin d’être élégant, mais ainsi vêtue Fiora se sentit mieux, et surtout plus en sécurité. Un voile de tête et un grand manteau noir à capuche complétaient l’équipement. Elle les laissa de côté pour le moment et s’approcha de l’ouverture qui laissait entrer la lumière pour aspirer l’air tiède déjà chargé de senteurs marines.

La barge avançait toujours, poussée par les longues rames dont elle pouvait entendre le clapot régulier et aidée par le courant du fleuve. Une rive couverte de hautes herbes et bordée de roseaux défilait lentement à la hauteur de ses yeux. Elle était toute proche et Fiora fut saisie de l’envie irrésistible de la toucher, de la rejoindre. Il fallait qu’elle trouve un moyen de quitter ce bateau et d’échapper à ces ennemis inconnus qui l’emmenaient Dieu sait où. Peut-être en Afrique ? L’homme, hier, avait parlé d’une caraque attendant à Nantes et le Noir Domingo avait dit qu’elle valait beaucoup d’or. Se pouvait-il que ces gens l’eussent enlevée pour la vendre comme esclave à quelque Sarrasin ?

Pour évaluer ses chances, elle alla près de la porte. Elle était fermée à clef, bien sûr, mais ne semblait pas très solide. Elle avait cet aspect fragile, un peu branlant des battants qui ne tiennent que par un loquet. Peut-être serait-il possible de le soulever en introduisant un objet long et mince dans la rainure ? Et Fiora commença une inspection minutieuse de sa prison, dans l’espoir de trouver ce qu’il fallait pour s’en servir quand la nuit serait venue.

Évidemment, elle ne savait pas sur quoi donnait cette porte ni ce qu’elle trouverait derrière. Le faux marchand avait bien parlé de dix hommes, mais Fiora avait besoin de cette activité qui lui permettait de rêver sa prochaine libération pour ne pas sombrer à nouveau dans le désespoir.

Le cadre du lit tenait par des pentures de fer plates dont l’une avait du jeu. Agenouillée, Fiora essayait de la détacher quand la basse profonde de Domingo la fit tressaillir. En dépit de sa taille et de son poids, le Noir était entré sans faire plus de bruit qu’un chat :

– Tu vas abîmer tes mains pour rien, jeune femme ! Tu n’as aucune chance de nous échapper. Mange plutôt ce que Domingo t’apporte !

Il tenait une écuelle d’où s’échappait une odeur de viande et d’épices chaudes qui rappela à la captive qu’elle avait faim. Docilement, elle s’assit sur son lit pour recevoir ce qu’on lui apportait et dévora sans se faire prier le ragoût de viandes et de raves contenu dans le récipient. Puis elle vida d’un trait un gobelet de vin qui acheva de lui rendre ses forces et ce goût du combat qu’elle croyait ne plus jamais retrouver, accablée qu’elle était par la douleur et les regrets. Elle leva alors les yeux sur le géant noir qui la regardait :

– Puis-je enfin poser des questions ? fit-elle.

– Que veux-tu savoir ?

– D’abord, qui êtes vous ?

– Rien. On m’appelle Domingo, c’est tout.

– Ce n’est pas beaucoup, en effet. L’homme de cette nuit, celui qui portait un masque d’oiseau blanc et que vous avez empêché de... Quel est son nom ?

– Il te le dira lui-même, s’il le juge bon. Domingo peut seulement dire qu’il est le chef.

Se rappelant la façon dont Domingo l’avait chassé de la cabine, Fiora pensa que c’était là un drôle de chef mais, sentant qu’elle n’en saurait pas plus, elle changea de sujet.

– Pourquoi m’avez-vous enlevée ? Où m’emmenez-vous ?

Le Noir hocha sa tête enturbannée et haussa les épaules dans un geste d’impuissance, mais ne répondit rien. Reprenant les ustensiles qui avaient servi au repas, il se dirigea vers la porte. Ce fut seulement sur le point de sortir qu’il murmura :

– S’il veut te le dire, il te le dira. Repose-toi en attendant ! ...

– Je me suis assez reposée ! s’écria Fiora qui commençait à perdre patience. Va lui dire que je veux le voir !

– Tu n’as aucun intérêt à dire : je veux !

Des heures passèrent, interminables pour celle qui n’avait aucun moyen de les mesurer. Le soir tomba, puis la nuit. Rivée à l’étroite fenêtre, Fiora vit que la berge s’éloignait, sans doute parce que le fleuve s’élargissait. Une odeur de vase dominait à présent celle de l’eau. De temps en temps, des voix se faisaient entendre, mais elles s’exprimaient dans un langage inconnu. De guerre lasse, Fiora finit par rejoindre sa paillasse où elle se roula en boule après s’être enveloppée de son manteau. Elle ignorait où se trouvait cette ville de Nantes où le navire de haute mer les attendait. Elle savait seulement – et pour cause ! – que c’était un port, et aussi qu’elle n’y serait plus sur les terres du roi de France, mais sur celles du duc de Bretagne. C’est dire que le secours devenait de plus en plus difficile, sinon impossible.

Un peu avant l’aube, Domingo vint la réveiller. La barge n’avançait plus, elle roulait un peu. A la lumière de la chandelle, Fiora vit que l’ouverture de sa cellule avait été bouchée avec un tampon de bois taillé tout exprès pour s’y encastrer.

– Sommes-nous à Nantes ? demanda-t-elle.

– Ne pose pas de questions. Je dois te bander les yeux, ensuite je te porterai.

Il n’y avait aucun moyen de refuser, le rapport des forces n’étant vraiment pas en sa faveur. Fiora se laissa bander les yeux, puis se sentit soulevée de terre et emportée comme un simple paquet. A travers le tissu du bandeau, elle perçut vaguement la lumière et la chaleur d’une torche. Elle entendit quelques voix, s’exprimant toujours dans cette langue inconnue, dont celle du faux marchand. A l’intonation, elle comprit qu’il donnait des ordres.

Le voyage dura un certain temps. En quittant la barge,

Fiora sentit qu’on la déposait dans une barque dont les rames grinçaient un peu. Puis Domingo la reprit, mais, au lieu de la tenir dans ses bras, ce qui était relativement confortable, il la jeta sur son épaule comme un sac de grains et, avec elle, monta une échelle qui devait être placée au flanc d’un bateau. A l’odeur de vase se joignaient à présent celles du bois humide et du goudron. Il y eut un bruit de pas sur les planches d’un pont, puis un escalier, une porte que l’on ouvrit et, finalement, Fiora fut posée sur un matelas ou sur des coussins qui lui parurent assez doux après la paillasse de la barge dont la toile laissait percer quelques brins de paille. Elle espéra qu’on allait lui enlever le bandeau, mais, au contraire, Domingo lui lia soigneusement les mains et les pieds. Elle protesta :

– Pourquoi me ligoter ? Je ne me suis pas défendue, il me semble, et je n’ai pas crié !

– Sans doute, et tu diras à Domingo s’il te serre trop, mais sois sans crainte, cela ne durera pas. Seulement jusqu’à ce que le bateau soit assez éloigné de la terre. Domingo viendra te délivrer et te porter à manger.

– Cela risque d’être long. Quand partons-nous ?

– Bientôt. La marée est là ! Reste tranquille. Domingo va rester devant la porte.

Demeurée seule, Fiora, en dépit des ordres du grand Noir, se tortilla pour essayer de se libérer. Ce n’était pas facile : ses mains étaient liées derrière son dos et, si Domingo n’avait pas serré très fort, les nœuds étaient bien faits, et plus Fiora tirait dessus, plus ils semblaient se resserrer. Mais, à s’agiter ainsi, le bandeau glissa de ses yeux et, bien qu’on ne lui eût laissé aucune lumière, elle vit qu’elle se trouvait, comme elle l’avait supposé, dans le château arrière d’une caraque.

Ce type de navire était familier à la jeune femme. Les deux bateaux de son père, la Santa Maria del Fiore et la Santa Madalena, étaient du même genre et elle les avait trop souvent visités pour ne pas les connaître à fond. Elle savait que ces navires, dont beaucoup étaient construits à Gênes et à Venise, comportaient deux ponts et deux châteaux à la manière des nefs romaines. Celui de l’arrière, à peine plus élevé que l’avant, renfermait les chambres du capitaine et des passagers de marque. C’était dans l’une de celles-là qu’on l’avait transportée, et elle savait comment s’ouvrait le panneau à petits carreaux sertis de plomb qui prenait jour au-dessus du gouvernail. Si elle parvenait à se libérer, elle pourrait se jeter à l’eau en dépit de la hauteur et nager dans le port assez loin pour n’être pas reprise. La suite appartiendrait à la chance...

Son corps mince ayant toute la souplesse de la jeunesse, elle réussit, non sans peine il est vrai, à faire passer son torse et ses jambes dans l’anneau formé par ses bras puis, ayant amené ses mains à la hauteur de sa bouche, elle attaqua les nœuds avec ses dents. Le jour se levait et grisaillait le vitrage. Sur les ponts, on entendait le claquement des pieds nus de l’équipage qui courait aux manœuvres. Il y eut le long grincement d’un cabestan. Le bateau bougeait sous l’assaut de la marée et tirait sur son ancre comme un chien sur sa laisse. Les commandements se succédaient, hurlés d’une voix forte en italien. Fiora s’activa davantage encore et dut retenir un cri de joie quand enfin les liens cédèrent. Délivrer ses jambes fut l’affaire de quelques instants et, sautant à bas de la couchette, elle courut vers la fenêtre, cherchant à ouvrir le crochet, quelque peu rouillé hélas, qui la maintenait fermée. En bas, elle apercevait l’eau grise et plus loin une forêt de mâts derrière lesquels montaient les toits pointus d’une ville, les flèches des églises et les tours d’un puissant château.

Fiora s’énervait, la proximité de la liberté la rendait maladroite. Le bateau, elle s’en rendait compte, était en train de quitter son mouillage. Il fallait faire vite. Sur le fer rugueux, ses doigts s’écorchaient... et puis la porte s’ouvrit et Domingo parut. Avec une rapidité surprenante chez un homme de sa corpulence, il bondit sur la jeune femme, la maîtrisa et la rapporta sur sa couchette en rattachant hâtivement ses mains :

– Folle que tu es ! souffla-t-il. Le chef arrive. S’il t’avait découverte avant Domingo...

Il n’acheva pas. Elle avait compris et, se rappelant les menaces que l’homme avait fulminées, elle se laissa faire sans chercher à lutter. L’occasion était perdue. Mieux valait patienter, attendre peut-être une circonstance plus favorable... La patience ! Cette vertu des vertus que son ancien ami Démétrios lui avait si souvent prônée ! En vérité, elle se sentait lasse comme après une longue course. Aussi, quand son ravisseur fit sonner le plancher sous le talon ferré de ses bottes, était-elle parfaitement calme et immobile.

Il vint se planter devant elle, plastronnant, les jambes écartées et les mains crochées dans le large ceinturon de cuir qui lui serrait la taille, avec la satisfaction arrogante du brigand qui a réussi un beau coup. Fiora se demanda un instant si elle allait devoir subir à nouveau ses assauts, mais Domingo ne semblait pas décidé à céder la place et demeurait debout auprès d’elle comme un énorme chien de garde. Ce fut à lui que l’homme s’adressa en premier :

– Tu as bien travaillé. Grâce à toi, nous voici en sûreté sur ce bateau et notre belle prisonnière n’a plus aucune chance de nous échapper. Tu peux la délier. Puis tu nous laisseras.

Sans un mot, le grand Noir débarrassa Fiora de ses liens, mais reprit sa place au chevet de la couchette avec une fermeté qui ne laissait aucun doute sur sa détermination. L’autre fit la grimace :

– Eh bien ? tu n’as pas entendu ? Je t’ai dit de nous laisser !

– Non. Domingo a été envoyé avec toi uniquement pour veiller sur la prisonnière. Il doit en répondre. Domingo veille et veillera.

– Mais enfin, s’insurgea Fiora qui, en retrouvant sa liberté de mouvement, se sentait beaucoup plus forte, me direz-vous enfin où vous m’emmenez ? Cet homme a dit hier que je valais beaucoup d’or. Qui doit donner cet or ? Vous n’allez pas, j’espère, me livrer à quelque pirate sarrasin ?

– Rassurez-vous ! Ces gens-là ne sont pas assez riches, et il est vrai que vous valez cher.

– Alors qui ? Pour qui Domingo veille-t-il sur moi ? A qui doit-il répondre de moi ?

– Au pape !

Fiora crut à une boutade et haussa les épaules :

– Vous n’êtes pas drôle ! Répondez-moi sérieusement. Qu’est-ce que vous risquez, à présent ?

– Mais je vous réponds sérieusement.

– Alors vous mentez ! Le pape habite Rome. Si vous m’y emmeniez, je devrais être à cette minute liée au fond de quelque litière ou de quelque chariot en route vers Marseille ou tout autre port de la côté méditerranéenne. Or, on m’a appris assez de géographie pour savoir que nous voguons sur le grand océan.

– Peste ! Vous êtes savante. Eh bien, ma chère, sachez que nous allons tout de même à Rome. Le voyage en contournant l’Espagne est sans doute plus long, mais plus sûr. Rien à craindre sur cette caraque des surveillances du roi Louis. Sur terre, nous risquions de laisser des traces. Pas ici. De toute façon, Sa Sainteté n’est pas pressée. Elle m’a dit : « Gian-Battista, prends le temps qu’il faut afin de mener à bien ta mission. Si tu reviens pour la fin de l’année, Nous en serons satisfait... »

Abasourdie, Fiora n’arrivait pas à en croire ses oreilles.

– Le pape ! répéta-t-elle. Mais qu’est-ce que le pape peut vouloir de moi ? Vous êtes certain de ne pas vous tromper ?

– Tout à fait certain. Vous êtes bien donna Fiora Beltrami ? Votre ami Nardi à qui nous avons rendu visite à Paris nous a donné là-dessus toute assurance quand nous l’avons... convaincu de nous dire où vous étiez cachée.

Un désagréable filet glacé coula le long de l’échine de Fiora. Ce misérable avait appuyé sur le mot « convaincu » au point de lui faire peur.

– Je n’étais pas cachée, mais je m’étonne tout de même qu’Agnolo Nardi vous ait fait ses confidences.

– Il n’y était guère disposé. Il s’est même laissé griller quelque peu la plante des pieds. Pas trop, rassurez-vous ! Nous avons eu une bien meilleure idée en menaçant de faire subir le même sort à sa femme. Il est devenu beaucoup plus bavard ! Et, bien sûr, nous avons veillé à ce que l’on ne vous envoie aucun message. C’est à la suite de cela que j’ai eu le plaisir de vous voir à Tours.

Horrifiée, révulsée d’horreur et de dégoût, Fiora, toutes griffes dehors, bondit comme une panthère furieuse à la gorge du misérable.

– Vous avez osé ça ? En plein Paris ! Attaquer le meilleur des hommes, la plus douce des femmes ! Qu’en avez-vous fait ? Répondez-moi ! Je veux savoir.

Surpris par l’attaque, l’homme qui étouffait déjà se défendait mollement. Les forces de la jeune femme étaient décuplées par la rage et elle eût peut-être eu raison de son ennemi si Domingo ne l’avait arrachée à temps. L’homme se laissa tomber sur le sol en massant sa gorge douloureuse. D’une voix enrouée, il déversa sur la jeune femme un torrent d’injures italiennes auxquelles, faisant appel à ses souvenirs, elle répondit avec brio. Un instant, la cabine se mit à ressembler à quelque marché de la péninsule où les disputes sont le pain quotidien. Fiora, un peu étonnée de ce vocabulaire imagé qui lui venait tout seul, se retrouvait florentine jusqu’au bout des ongles et Domingo eut beaucoup de mal à empêcher les deux adversaires de se colleter de nouveau.

– Foi de Montesecco ! hurla Gian-Battista, a-t-on jamais vu pareille mégère ? Une panthère ne serait pas plus méchante.

– Tu oses parler de méchanceté, misérable ruffian ? Je veux savoir ce qu’il est advenu de mes amis !

– Ils se portent comme toi et moi, mieux que moi peut-être. Dès l’instant où je savais ce que je voulais, ils ne m’intéressaient plus. Sois tranquille, ils pourront encore voler leurs clients. Quant à toi... estime-toi heureuse que je ne t’envoie pas à fond de cale. Tu vas rester avec elle, Domingo ! Si elle réussissait à s’échapper, sois certain que je ferais voler ta grosse tête noire, même si le pape la considère comme précieuse. Moi, je vous ai assez vus tous les deux.

Il sortit en titubant un peu, à la grande mais fugitive satisfaction de sa prisonnière, vite reprise par l’anxiété. Que pouvait lui vouloir le « vicaire du Christ » ? Pas grand-chose de bon, elle le redoutait. Elle avait fait échouer ses plans sur Florence et envoyé dans une cage de fer l’homme que Sixte IV avait chargé de poignarder le roi de France. Ce n’était certainement pas pour la couvrir de fleurs qu’il avait pris la peine de monter cet enlèvement. Peut-être le temps que durerait ce voyage mesurait-il celui qui lui restait à vivre ? Quelle autre vengeance que la mort pouvait exercer un pape ?

Soudain, une violente nausée souleva l’estomac de Fiora. Le lourd bateau qui atteignait la haute mer tanguait et roulait sur la longue houle atlantique. La jeune femme, aux prises avec un mal de mer aussi subit qu’imprévu, trouva tout juste la force d’aller se jeter sur sa couchette.

Certain désormais qu’elle ne bougerait même pas un doigt, Domingo sortit pour aller chercher de l’eau.

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