Troisième partie LES PÂQUES SANGLANTES

CHAPITRE XI LA ROUTE DE FLORENCE

La fin du jour approchait quand Fiora, méconnaissable sous un costume masculin, franchit enfin cette porte del Popolo sur laquelle, depuis tant de jours, se cristallisaient ses désirs et ses espérances. Tout s’était passé comme dans un rêve, mais avec la précision d’un ballet bien réglé : le départ matinal de Pazzi et de Hieronyma venus frapper pour un « au revoir » à la porte du jeune couple, mais auxquels le marié avait répondu par des injures et la colère d’un homme arraché trop tôt à son sommeil. Puis la galopade à deux vers la fenêtre pour être bien certains que les Pazzi avaient quitté le palais du Borgo, après quoi Fiora regagna son lit, tandis que Carlo allait enfin ouvrir la porte de la chambre en réclamant à grands cris son déjeuner et son valet. Ensuite, il y eut l’arrivée de l’émissaire de la comtesse Riario demandant la première visite de la nouvelle donna Fiora dei Pazzi, visite que Carlo accepta en grognant et en clamant qu’il irait aussi. Après quoi, étant partis sur des mules en petit appareil – quatre valets et Khatoun – pour le palais de Sant’Apollinario, Fiora, abritée sous un voile épais supposé cacher la trace des sévices endurés durant sa nuit de noces, et Carlo, la mine grognonne, marchant en tête sans cesser de faire cent folies qui faisaient sourire certains passants et hausser les épaules à d’autres.

Arrivé chez Catarina, qui, en effet, était seule, Carlo réclama à boire et on le conduisit, avec révérence, dans l’appartement de Girolamo, tandis que Fiora et Khatoun étaient menées dans la chambre de la jeune comtesse.

Une chambre somptueuse, en vérité, toute tendue de brocart azuré et de toile d’argent, encombrée d’une infinité de coffres peints, de sièges et de tables au milieu desquels trônait un énorme lit tendu de la même toile d’argent et couronné de bouquets de plumes bleues et blanches. Catarina, noyée dans de précieuses dentelles, reçut les visiteuses avec le cérémonial qui convenait, puis congédia les femmes de son service, ne gardant auprès d’elle que Rosario, sa camériste préférée en qui elle avait toute confiance.

Une heure plus tard, Khatoun, grandie par de hauts patins vénitiens, portant la robe de Fiora et enveloppée du fameux voile, quittait le palais en compagnie de Carlo qui avait vidé – le plus souvent dans des pots d’orangers – un certain nombre de flacons. Pendant ce temps, cachée dans l’alcôve ménagée derrière le lit de Catarina, Fiora endossait le costume de daim brun et le tabard armorié frappé de la vipère des Sforza et de la rose des Riario qui avaient été préparés pour elle avec de hautes bottes de cuir souple, un ample manteau de cheval et un haut bonnet emplumé sous lequel ses cheveux, serrés dans une résille, disparurent complètement.

Quand elle fut prête, Catarina lui remit une bourse pleine d’or, dont Fiora distribua une partie dans ses vêtements, et une lettre signée d’un simple C.

– Elle est pour Lorenzo, précisa-t-elle. Je ne veux pas que les Médicis me croient complice des Pazzi... et de mon époux. Quand vous serez au-delà de Sienne, enlevez le tabard et enterrez-le ou cachez-le dans un buisson épais. Prenez garde aussi de ne pas rencontrer ceux qui sont partis ce matin. Vous trouverez dans la bourse un itinéraire qui devrait vous garder de ce désagrément. A présent, embrassez-moi et que Dieu vous garde ! Je vous enverrai Khatoun qui reviendra ici cette nuit dès que ce sera possible.

Avec une émotion profonde, Fiora avait posé ses lèvres sur le beau visage de cette jeune femme qui, malgré un mariage détesté, réussissait à demeurer fidèle à elle-même et au nom qu’elle entendait porter toute sa vie. Elle l’avait fait sans arrière-pensée et sans inquiétude : en dépit de son jeune âge, Catarina Sforza était capable de se tirer des pires situations[xxi] car elle possédait la vive intelligence qui manquait si gravement à son époux et, surtout, le courage dont il était absolument dépourvu. A l’ultime instant, elle mit tout de même Fiora en garde tandis que Rosario accrochait une épée et une dague à la ceinture du faux garçon :

– Si le malheur voulait, car dès demain vous serez poursuivie, que vous soyez reprise, tuez-vous sans hésiter, car vous n’auriez aucun autre moyen d’éviter une mort qui ne viendrait qu’après une éternité de souffrance.

– Soyez tranquille : je m’en souviendrai. On ne me prendra pas vivante.

Tout fut rapide ensuite. Par des couloirs détournés, Rosario conduisit Fiora aux écuries où la jeune femme choisit elle-même et sella un cheval, puis ouvrit devant elle une petite porte. Avec une joie immense, Fiora enfourcha son cheval qui répondait au nom de Titano et piqua des deux pour rejoindre le Corso.

Ayant franchi la porte où les soldats de garde saluèrent son tabard d’un geste familier, elle mit son cheval au galop pour le plaisir trop longtemps attendu de sentir le vent – et la pluie car cette Semaine sainte avait débuté sous la grisaille et les nuages menaçants – fouetter son visage. Elle était libre, enfin libre ! La campagne s’ouvrait toute grande devant elle, coupée par le tracé incertain de l’ancienne via Flaminia, la vieille route romaine qui joignait Rome à l’Étrurie et dont les dalles disjointes indiquaient le chemin, mais le rendaient dangereux pour les jambes des chevaux. Aussi Fiora préféra-t-elle emprunter le large talus herbeux qui courait le long d’anciennes sépultures écroulées. Après quelques minutes de ce train d’enfer, cheval et cavalière passèrent le Tibre en trombe, au pont Milvio, puis Fiora serra les rênes pour calmer l’allure, et même s’arrêta afin de se retourner un instant. En dépit du mauvais temps, elle voulait s’accorder le plaisir de regarder Rome une dernière fois, cette antique cité des Césars, sacralisée par le sang des martyrs et que la présence du pontife suprême aurait dû faire noble, pure et généreuse. Ce n’était qu’un immense cloaque truffé de pièges, et la fugitive pensa qu’elle ne remercierait jamais assez Dieu de lui avoir permis d’y échapper. En même temps, elle envoya une dernière pensée chaleureuse, un regret même, car elle ne les reverrait sans doute plus jamais, à Stefano Infessura dont elle savait qu’il avait recouvré sa liberté, à Anna la Juive qui l’avait soignée, à donna Catarina qui s’était faite son amie contre vents et marées, enfin à Antonia Colonna, la petite sœur Serafina qu’elle avait laissée au couvent de San Sisto poursuivre une attente qui durerait peut-être autant qu’elle. Parce qu’ils respiraient, sans en mourir, l’air de cette ville corrompue, celle-ci était peut-être encore susceptible d’être sauvée, mais à quel prix ?

La pluie rappela à Fiora qu’elle n’avait guère de temps à donner à la philosophie et qu’après tout c’était à Dieu qu’il appartenait de décider si Rome devait vivre ou disparaître dans un déluge de feu comme Sodome et Gomorrhe... D’après les explications précises que lui avaient données Catarina d’une part et Carlo d’autre part, elle savait n’avoir pas à craindre de tomber sur Francesco et Hieronyma. D’abord parce qu’ils avaient au moins douze heures d’avance sur elle, ensuite parce qu’ils allaient bon train, Montesecco ayant disposé pour eux des relais tout au long de la route pour leur procurer des chevaux frais. Enfin parce que, après Sienne, ils n’iraient pas directement à Florence, mais passeraient par Poggibonsi afin de rejoindre, vers San Miniato, le nouveau légat venant de Pise. Ils entreraient ainsi sans danger dans la cité du Lys rouge, mêlés au cortège véritablement princier qui escortait le jeune cardinal Riario.

Les dispositions prises pour eux pouvaient même se révéler utiles à Fiora qui, sous les armes de Catarina, réussirait certainement à se faire passer pour un serviteur attardé et à obtenir à son tour des chevaux frais. Quant au temps dont elle disposait, il était très court : Rafaele Riario devait faire son entrée dans Florence le jeudi saint, et l’on était le mardi soir. Il lui faudrait parcourir quelque soixante-dix lieues en deux jours : une allure à la portée d’un chevaucheur entraîné ayant de bonnes montures, mais beaucoup plus rude pour une jeune femme qui, pendant plus de six mois, avait vécu une existence cloîtrée. Elle serait obligée de s’arrêter pour prendre un minimum de repos. Hieronyma, elle, voyageait dans une confortable litière qui ne s’arrêterait que le temps de changer les chevaux. Elle la troquerait pour une mule avant San Miniato, et quitterait le cortège aux portes de Florence pour gagner directement Montughi, la villa du vieux Jacopo Pazzi.

Cette idée-là rendait Fiora enragée et lui faisait considérer avec dédain les douleurs qu’il lui faudrait subir. Se souvenant de sa chère Léonarde et des innombrables cataplasmes de chandelle dont elle avait usé durant les campagnes du Téméraire, elle se surprit même à rire toute seule, avec la gaieté de son âge que sa liberté nouvelle lui rendait...

A Viterbe, ville papale où elle arriva dans la matinée du mercredi elle avait déjà vingt lieues dans les reins et tout son corps réclamait désespérément un peu de repos. Son cheval aussi, qu’elle échangea contre un nouveau à l’auberge dell’Angelo, regrettant beaucoup de ne pas pouvoir y demander une chambre. C’était l’un des relais Pazzi et il valait mieux ne pas s’y attarder. Fidèle à son rôle de retardataire pressé, elle se contenta d’acheter un fromage, une miche de pain, un pichet de vin clairet et quelques chandelles, puis reprit héroïquement sa route.

Une fois hors de la ville, elle avisa un bâtiment en ruine où poussaient le lierre, les orties et la mélisse, y fit entrer sa monture qu’elle attacha à une solive et s’installa pour manger, boire et prendre un repos de trois heures. Elle ne craignait pas de dépasser ce délai qu’elle se fixait à elle-même car elle possédait la faculté précieuse de s’éveiller quand elle le voulait. Trois heures plus tard, en effet, elle sortait de son sommeil, mangeait et buvait encore un peu, puis décidait de reprendre son voyage. La pluie avait cessé depuis le lever du jour et, si le temps restait gris et froid, il était tout de même beaucoup plus supportable. Hélas, la route, elle, se faisait plus accidentée, moins droite et, bientôt, le galop ne fut plus possible aussi souvent. Cahin-caha, néanmoins, le voyage de Fiora se poursuivit sans trop de peine grâce à la brillante organisation de Francesco Pazzi et de Montesecco. Son tabard armorié faisait merveille.

Après San Quirico d’Orcia, le chemin était tracé au long des doux vallonnements de l’Ombrie, dessinant un calme paysage piqué de cyprès comme les avait aimés le vieux maître Giotto et comme Fiora elle-même les aimait : la campagne commençait à ressembler à sa chère Toscane.

Au bas d’une côte, la route dessina soudain un coude garni de chaque côté par un bosquet touffu et, comme la cavalière s’y élançait, elle faillit donner tête la première dans une charrette chargée de fagots qui tenait toute la largeur du chemin. Le cheval freina si brutalement que Fiora, en dépit de son habileté, faillit passer par-dessus sa tête. A grand-peine elle se maintint en selle, mais sa monture, effrayée, se cabra, l’écume aux lèvres : de l’abri des bouquets d’arbres des hommes dépenaillés, mais armés jusqu’aux dents, surgirent. L’un d’eux jeta une étoffe noire sur la tête de l’animal tandis que les autres se rangeaient autour en pointant des arquebuses.

– Des brigands ! pesta Fiora entre ses dents. Il ne me manquait plus que ça !

Aveuglé, le cheval se calma. L’un des bandits avait saisi la bride et la tenait fermement. Cependant, un homme qui devait être le chef – le seul qui n’eût pas d’arquebuse – se détachait du cercle, un poing sur la hanche et le nez en bataille. Un nez impressionnant. Le personnage était du genre trapu. Il avait une taille plutôt courte, des épaules et des mains énormes. Une barbe poivre et sel assortie aux cheveux mangeait la plus grande partie de sa figure et, dans cette superbe exubérance pileuse, ses yeux bruns brillaient d’un éclat moqueur. Son costume se composait d’un pourpoint de buffle, truffé de nombreuses taches, sur lequel deux ou trois morceaux d’armure faisaient de leur mieux pour lui donner une tournure noble qui eût été risible sans l’interminable colichemarde qui lui battait les jarrets et retroussait élégamment par-derrière un lambeau de manteau rouge. Un bonnet de feutre crasseux, enjolivé d’une plume écarlate, complétait son équipement.

Avec plus d’agacement que de crainte, Fiora considéra le personnage qui, après l’avoir saluée courtoisement, s’emparait d’une main preste de son escarcelle :

– Vous avez été bien mal inspiré en m’arrêtant, seigneur bandit, soupira Fiora. Je suis fort pressée !

Des dents blanches apparurent dans la broussaille de la barbe, tandis que l’homme soupesait gaiement la bourse qui rendait, il est vrai, un son encourageant :

– Voilà qui est fâcheux, mon jeune seigneur, fit-il en riant, car je suis, moi aussi, fort pressé d’avoir ce beau cheval qui remplacera si bien celui que j’ai perdu voici deux jours. Vous me semblez homme de bonne compagnie, si j’en juge par ces belles armoiries qui s’étalent sur votre estomac, et vous comprendrez sans peine que ma dignité de chef m’interdise d’aller à pied plus longtemps. J’y perds de mon prestige.

– Je suis navrée pour vous, mais, comme votre vie n’est pas en danger et que, en revanche, plusieurs existences dépendent des jambes de cet animal, j’aimerais en discuter avec vous.

En disant ces derniers mots et sans qu’une intonation différente ait pu mettre l’adversaire en garde, Fiora dégaina et, avec la rapidité de l’éclair, porta un coup furieux dans la poitrine de son adversaire qui roula à terre ; dans le même moment, elle fit à nouveau cabrer son cheval dont les antérieurs vinrent frapper le bandit qui le maintenait. Mais si elle avait compté sur l’effet de surprise pour venir à bout du reste de la bande, elle avait fait un mauvais calcul, car à peine eurent-ils vu leur chef bousculé que trois bandits, lâchant leurs armes, se ruèrent sur Fiora qu’ils désarçonnèrent et qui se retrouva à terre, à demi aveuglée par les plis de son manteau. Pendant ce temps, le chef se relevait et époussetait son buffle crasseux avec des grâces de petit maître :

– Une cotte de mailles est toujours une bonne précaution quand on fréquente les honnêtes voyageurs, ricana-t-il, mais je te dois un nouveau trou à mon pourpoint et cela va te coûter cher, mon bel ami !

En un clin d’œil, Fiora, persuadée que sa dernière heure venait de sonner, se retrouva troussée comme une volaille et jetée en travers de son cheval sur lequel le chef se hissa avec satisfaction.

– Tu es un peu impulsif, l’ami, fit-il en assénant une claque joyeuse sur les fesses du prétendu messager, mais tu es d’un bon rapport. Ta bourse mérite considération. Par contre... il va falloir que tu me lises ça, ajouta-t-il en pêchant le billet de Catarina et en le retournant entre ses doigts. Je n’ai jamais eu le temps d’apprendre à lire !

– Si tu tiens à ta tête, capitaine, je te conseille de laisser cette lettre tranquille, grogna Fiora dont le nez, à chaque pas du cheval, allait cogner contre le cuir du harnachement. D’ailleurs, le seul fait de m’empêcher de poursuivre mon chemin l’a déjà ébranlée sérieusement.

Il fallait jouer d’audace. Par extraordinaire, ce brigand semblait plus avide que cruel. Il serait peut-être possible de s’entendre avec lui ? Restait à savoir de quel côté penchaient ses sympathies politiques...

– J’ai rarement rencontré des cadavres bavards, tu sais ? fit l’autre. Rassure-toi ! Nous n’allons pas loin et tu vas pouvoir te reposer un peu. Seulement, si tu fais le méchant, il pourrait bien devenir éternel, ton repos...

Par un sentier qui serpentait à travers un bois de chênes-lièges, la troupe atteignit bientôt l’entrée d’une caverne qui s’ouvrait à flanc de colline, une entrée étroite et masquée par une épaisse végétation.

La nuit tombait. En file indienne, on parcourut un couloir sombre, envahi d’une odeur de fumée qui piqua les yeux de Fiora et la fit tousser, mais déjà le couloir s’élargissait et s’éclairait, tandis qu’une agréable odeur de viande grillée venait chatouiller ses narines. On la posa à terre et elle se retrouva, quelque peu engourdie, auprès d’un feu au-dessus duquel rôtissait un mouton entier. Auprès d’elle, le chef réchauffait ses mains à la flamme.

– Je te rappelle ce que je t’ai déjà dit, fit-elle calmement. Plus le temps passe et plus ta tête est en danger.

– Ça suffit ! gronda l’homme en lui jetant un coup d’œil meurtrier. Il y a des choses que je n’aime pas entendre, même une seule fois. Alors deux ! J’ai bien envie de te faire taire pour toujours.

– Ne te gêne pas ! s’écria Fiora que la colère gagnait en proportion du temps qu’elle perdait. Mais dis-toi que mon cadavre pourrait être encore plus dangereux que ma personne. Tu ne sais pas lire, mais si tu es, comme je le pense, un ancien soldat, tu devrais connaître ces armoiries ?

– Hum ! ... La vipère milanaise, oui... je connais ! mais cette rose qu’est-ce que c’est ?

– Tu n’as pas dû sortir de ton trou depuis longtemps. Si tu veux en savoir davantage, écartons-nous un peu. Tu n’as peut-être pas de secrets pour tes hommes, mais moi, il y a des choses que je ne peux pas dire à n’importe qui.

Vaguement flatté, le chef se pencha, délia les jambes de Fiora puis, prenant le bout de la corde qui attachait ses mains, l’entraîna vers le fond de la grotte. Là de la paille amoncelée et quelques couvertures formaient une litière sur laquelle il se laissa tomber.

– Vas-y ! Cause ! ... Qui est ton maître ?

– Ce n’est pas un maître, c’est une maîtresse : la nièce du pape, donna Catarina Sforza, comtesse Riario. Elle m’envoie à Florence en mission... spéciale, d’où cette lettre. Si je ne réussis pas, je risque ma tête, mais quiconque m’empêche de réussir la risque bien davantage encore. Donna Catarina n’est pas commode, bien que fort jeune.

Le bandit ôta son bonnet pour se gratter la tête, visiblement aux prises avec un problème ardu :

– Déjà entendu parler ! On dit qu’elle est aussi brave qu’elle est belle, et elle a de qui tenir ! Moi qui te parle, j’ai servi sous son grand-père, le grand Francesco Sforza, un rude homme de guerre celui-là ! J’étais encore tout gamin, mais je peux dire que j’ai eu du bon temps avec lui. En voilà un qui savait comment faire plaisir à ses soldats...

Les yeux du bandit brillèrent soudain d’un feu plus vif, tandis que sa voix se chargeait d’une espèce de nostalgie :

– On a saccagé Piacenza ensemble, et jamais tu verras un sac pareil, garçon, ni pareille frairie ! On a étripé tous les hommes, violé toutes les femmes de dix à soixante ans, crevé toutes les futailles et, pour finir, flanqué le feu partout. La ville flambait comme l’enfer qu’on culbutait encore les filles dans les ruisseaux qui charriaient du vin, du sang et des boyaux. Il faisait une chaleur à crever, mais on a bu tout ce qu’on a voulu. Et puis, après, on était riches : de l’argent, des belles étoffes, des vivres, de l’or aussi, voilà ce que Sforza donnait à ses hommes ! On a eu aussi des nonnes... et même des moinillons pour ceux qui aiment ça. Ah ! ... faudrait aller loin pour retrouver un chef comme lui ! Ceux de maintenant ne pensent qu’à s’habiller de soie et à éviter les coups. Ils ont la peau tendre... Sforza, lui, avait du cuir, du bon vieux cuir craquelé, usé par la cuirasse comme le mien et, pourtant, la reine de Naples l’a voulu dans son lit et Milan lui a donné la plus belle de ses princesses...

Fiora avait, sans impatience, écouté le bandit égrener ses souvenirs, sans s’émouvoir non plus de ce qu’elle entendait : elle avait vu la guerre d’assez près pour en connaître les horreurs.

– Je suis dévoué à donna Catarina comme tu l’étais à son grand-père et je peux t’assurer qu’elle est digne de lui. Écoute ! Garde ma bourse, mais laisse-moi repartir avec mon cheval ! Je te jure qu’une fois ma mission accomplie je te le ramènerai et deux autres avec si tu le veux...

– Pourquoi pas une vingtaine ? Ceux qui seront sous les fesses des soldats qui t’accompagneront ? Tu me prends pour un imbécile, gamin ? La parole des gens, j’y crois plus guère et, aussi vrai que je m’appelle Rocco da Magione, il est pas encore né celui qui me reprendra quelque chose... Surtout un dameret qui n’a même pas un poil de barbe. Une vraie fille, ma parole, ajouta-t-il en passant un doigt sur la joue de Fiora qui faillit le mordre, mais décida de jouer son va-tout !

– Mais je suis une fille, dit-elle doucement. Rocco retira son doigt comme s’il s’était brûlé.

– Qu’est-ce que tu dis ?

– C’est facile à vérifier. Enlève mon bonnet !

Le brigand ôta le chaperon de feutre, révélant la résille qui retenait serrés les cheveux de la jeune femme. Celle-ci secoua la tête et un flot de soie noire coula sur ses épaules sous l’œil stupéfait de Rocco.

– C’est pourtant vrai ! Mais qui tu es ?

– Je vais te le dire, mais réponds-moi d’abord. Puisque tu surveilles cette route, tu n’as pas vu passer, la nuit dernière, des cavaliers escortant une litière ?

– Pas la nuit dernière : hier au petit matin. Une drôle de caravane et, crois-moi, c’était pas l’envie qui me manquait de remonter tous mes hommes en chevaux, mais ils étaient un peu trop bien armés pour de modestes brigands comme nous.

– C’est bien dommage ! gémit Fiora. Si tu les avais attaqués, tu aurais sans doute évité un grand malheur...

– Doucement ! Le malheur, il aurait sûrement été pour moi et ces bons garçons qui se sont enrôlés sous ma bannière. Mais revenons où nous en étions : qui es-tu ?

– Je m’appelle Fiora Beltrami et je suis l’amie de donna Catarina. Pour compléter le tableau, j’ajoute que je suis aussi l’ennemie jurée de son rustre d’époux... Oh, et puis, en voilà assez ! Je suis là à faire l’imbécile, à discuter avec un coupeur de bourses alors que les Médicis seront peut-être morts demain !

Elle voulut se lever, mais Rocco l’en empêcha et la renvoya sur la paille. En même temps, il avait poussé un véritable rugissement :

– Qu’est-ce que tu dis là ? Qu’est-ce que cette histoire de mort ?

– C’est un peu long à t’expliquer. Sache seulement que, si je suis si pressée, c’est parce que la comtesse et moi nous voulons essayer de les sauver. Ceux que tu as vu passer hier sont leurs assassins !

Il y eut un silence et Rocco tira de sa ceinture un long couteau aussi peu rassurant que possible, mais il se contenta de couper la corde qui liait les poignets de la prisonnière. Puis il fit quelques pas de long en large, réfléchissant visiblement.

– Si je t’aide, tu crois que je peux espérer une bonne récompense ? fit-il en fourrageant dans sa barbe.

– Sur la mémoire de mon père, assassiné par ces Pazzi que tu as vu passer, je te le jure. Mais pourquoi ferais-tu quelque chose pour les Médicis ?

– Le Magnifique m’a sauvé la vie à Volterra. J’avais tué une fille que Vitelli se réservait et il a voulu me pendre. Lorenzo a coupé la corde et m’a rendu la liberté. Ce sont des choses qu’un homme d’honneur n’oublie pas. Mais assez causé : on aura le temps en route. Je vais avec toi ! Ce sera encore le meilleur moyen de surveiller mon cheval.

– A deux sur son dos ? Ce sera surtout le meilleur moyen de le faire crever ou alors nous devrons aller au pas. Je te dis qu’il faut se hâter !

– Il nous portera bien une petite demi-lieue ? Je sais où on peut en trouver un dès l’instant où l’on a de l’or, ajouta-t-il en caressant la bourse qu’il avait attachée à sa ceinture par les cordons. A présent, viens manger un morceau de ce mouton qui va bientôt brûler... mais recoiffe-toi. Je préfère que tu restes un garçon.

Comme Rocco l’y invitait, Fiora dévora un morceau de l’animal qui était rôti à point et le fit descendre avec un coup de vin râpeux, tandis que le chef, tout en mangeant, haranguait ses hommes – une dizaine tout au plus :

– Je vais accompagner ce garçon car il me propose une affaire intéressante, mais je reviendrai bientôt. Orlando, ajouta-t-il en désignant une espèce de géant chevelu qui devait posséder la force de deux ours, vous commandera en mon absence qui ne devrait pas durer beaucoup plus d’une semaine mais, en attendant, tenez-vous tranquilles et n’attirez pas l’attention sur vous. Je vais vous laisser une partie de l’or de ce garçon, mais je rapporterai de quoi vous vêtir convenablement.

– Pourquoi ? grogna Orlando. On n’sera plus brigands ?

– On sera ce qu’on a toujours été : des soldats. Quand je reviendrai, nous irons à Urbino. On dit que le duc, Federico de Montefeltro, lève une condotta pour une nouvelle guerre, et il y a trop longtemps que nos épées se rouillent ! D’accord ?

Tous étaient d’accord, mais pas Fiora qui se pencha vers Rocco :

– Tu es sûr d’être logique avec toi-même ? Montefeltro est l’un des condottieri au service du pape, et cette armée pourrait se diriger sur Florence.

– Je sais, mais disons que c’est... un pis-aller ! Nous allons voir ce qui va se passer là-bas. Si les Médicis l’emportent, c’est à leur service qu’on se mettra. Sinon... il faut bien vivre, que veux-tu ?

Il n’y avait rien à ajouter. Fiora acheva tranquillement son repas tandis que Rocco procédait à une répartition équitable des pièces d’or. Grâce à la précaution qu’elle avait prise d’en distribuer quelques-unes dans ses bottes et dans divers endroits de ses vêtements, le fait d’avoir perdu sa bourse ne tourmentait pas Fiora, mais elle réclama l’escarcelle qui l’avait contenue. Il n’y restait plus que peu de choses : un mouchoir et le petit flacon donné par Anna. Rocco le considéra un instant.

– Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?

– La possibilité d’échapper à une mort pénible au cas où je serais... pris.

Rocco hocha la tête, remit l’objet dans l’aumônière et la tendit à Fiora qui commençait à trépigner d’impatience. Que de temps perdu ! En outre, elle s’inquiétait un peu de l’effet qu’elle produirait sur la route et dans Florence en compagnie de cet homme déguenillé qui avait un peu trop l’air de ce qu’il était... Mais quand Rocco, qui s’était éloigné un moment, revint, elle se rassura. Il avait troqué son buffle plus que crasseux contre un pourpoint d’épais drap gris, pas très propre sans doute mais plus présentable. Des bottes, un ceinturon de cuir brun et un manteau de même couleur achevaient la transformation que la longue épée et la dague vinrent heureusement compléter.

– Tu as eu peur que je te fasse honte, hein ? fit-il en allongeant un coup de coude dans les côtes de Fiora. Et maintenant, en route.

On sortit de la grotte et il enfourcha le cheval. Fiora monta en croupe et, salués par les vœux de la troupe, ils se dirigèrent vers le grand chemin au pas mesuré que cette double charge rendait nécessaire pour ne pas épuiser l’animal.

La nuit était noire, froide, et il fallait connaître les alentours pour s’y retrouver, mais Rocco savait où il allait et, un moment après, Fiora se trouva dotée d’une nouvelle monture achetée le plus régulièrement du monde chez un fermier qui semblait bien connaître le brigand, et même entretenir avec lui des relations plutôt cordiales.

– C’est les voyageurs qu’on détrousse, expliqua Rocco, pas les voisins ! Sans quoi la vie n’est plus possible. Celui-là n’a jamais eu à se plaindre de moi, au contraire.

Le compagnon de la jeune femme n’avait pas poussé la camaraderie jusqu’à lui rendre son cheval. Il l’avait gardé pour lui, et Fiora n’eut pas à se louer du changement, à beaucoup près. Sa nouvelle monture était une bête de labour plus qu’un cheval de selle. En outre, elle faisait preuve d’une indépendance d’esprit et d’une originalité certaines qui la poussaient à contourner le moindre monticule de terre ou même à reculer si l’obstacle lui paraissait trop fatigant à surmonter. Rocco, qui s’amusait sans vergogne de la fureur croissante de Fiora, finit par prendre l’animal par la bride pour l’entraîner à sa suite. Fiora se consolait en pensant qu’à Sienne, son compagnon et elle pourraient prendre des chevaux frais. Mais il était écrit sur le grand livre du destin qu’elle n’était pas encore au bout de ses peines.

Sur la piazza del Campo, l’auberge della Fontana accueillit les voyageurs avec la considération due à d’aussi nobles visiteurs, mais son propriétaire, maître Guido Matteotti, leur offrit une image de désolation quand ils demandèrent des chevaux frais.

– Où voulez-vous que je les prenne, Messeigneurs ? Je n’en ai plus un seul ! Pas même un tout petit. Tout ce que je pourrais vous offrir, c’est un âne, et encore il a une patte raide. Et puis ma fille l’aime beaucoup !

– Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse d’un âne ? tempêta Rocco. Tu vois bien qui nous sommes ? Mon jeune maître qui appartient à la maison du noble comte Riario est un messager envoyé par Sa Sainteté et, crois-moi, son message est urgent.

– Que je tombe mort à tes pieds, Seigneur, si je ne dis pas la vérité. Il me restait quatre chevaux, quatre chevaux superbes : des bêtes hautes, fortes, solides comme un rempart, l’œil vif et la crinière plus longue que chevelure de femme, mais on me les a prises hier soir ! On me les a prises toutes les quatre...

– Et qui s’est permis ça ? Est-ce qu’ils n’étaient pas réservés pour le service du pape et des siens ?

– Bien sûr, mais j’avais vu passer, déjà, une forte troupe et je n’imaginais pas qu’il pût en venir d’autres. En outre, ceux qui sont venus avaient des arguments contre lesquels je ne pouvais pas grand-chose !

Rocco empoigna le bonhomme par le col de sa chemise et entreprit de le secouer d’importance :

– Et qui c’étaient, ces gens-là ? Tu vas le dire, enfin ?

– Une troupe d’hommes qui venaient de Pise. Des soldats ! Ils ont bu, mangé, pillé mon cellier et ma cave, malmené mes servantes et mes marmitons. Un vrai désastre !

– Je perds patience ! fit Rocco. Tu vas te décider à les nommer ?

– Est-ce que je sais, moi ? Des soldats, je vous ai dit ! Ils allaient rejoindre une troupe qui se forme près d’ici sous le condottiere Sanseverino. Ils ont vu mes chevaux, ils les ont pris, tout simplement. Ah ! Pauvre de moi !

Les sourcils froncés, Fiora réfléchissait. La situation s’aggravait. Rocco avait parlé d’un rassemblement à Urbino sous le duc Frédéric, et voilà qu’une autre condotta se formait sous Sanseverino. L’un à l’est, l’autre au sud-ouest, cela ressemblait diablement à une tenaille prête à se refermer sur Florence. Décidément, Riario avait bien préparé son affaire car, les Médicis abattus, il pourrait lâcher cette meute affamée sur leur ville et l’étrangler avant même qu’elle ait eu le temps de bouger. En outre, derrière le pape, il y avait aussi Ferrante de Naples, alors que les alliés de Florence, Milan et Venise, ne se doutaient peut-être même pas de ce qui se préparait. Sans parler bien sûr du roi de France que la distance rendait peu dangereux pour les conjurés.

Elle n’avait rien dit, mais Rocco avait dû suivre le cheminement de sa pensée car il posa sur son bras une main qui se voulait rassurante et elle l’en remercia d’un regard.

– Eh bien, fit-il, nous rejoindrons les autres à Florence et il faudra bien que nos bêtes tiennent jusque-là. Est-ce qu’au moins, dans ton cellier pillé et ta cave ravagée, il reste de quoi nourrir et abreuver deux honnêtes soldats ?

Maître Guido qui s’attendait aux pires sévices parut renaître comme une fleur restée trop longtemps au soleil et qu’un jardinier compatissant arrose d’une pluie fine et fraîche.

– Bien sûr, Vos Seigneuries, bien sûr ! Venez ! Je vais vous préparer moi-même une bonne omelette et sortir pour vous les quelques provisions que je gardais à l’abri pour moi et les miens... Par ces temps terribles, il faut être prévoyant...

– Tu es bien certain de n’avoir pas mis un ou deux chevaux de côté, pendant que tu y étais ? fit Rocco mi-figue mi-raisin ? En attendant, fais soigner les nôtres ! Qu’on leur baigne les jambes dans du vin et qu’on leur donne double ration ! Et qu’on nous apporte un pichet en attendant le repas !

Fiora et lui entrèrent dans la salle de l’auberge qui, en effet, semblait avoir subi un ouragan, et remirent sur pied deux tabourets pour s’y installer :

– Rien n’est perdu ! souffla le brigand à Fiora qui, la tête dans les mains, semblait sur le point de s’évanouir. Il ne nous reste qu’une vingtaine de lieues à parcourir. Je suis sûr que nous pouvons encore arriver à temps.

– Avec des chevaux qui vont nous lâcher à mi-chemin ? Il nous faudra continuer à pied... et je suis morte de fatigue !

– Alors reposons-nous ! Quelques heures seulement, mais cela permettra à nos bêtes de continuer. Mangeons, puis tu iras dormir dans une chambre. Pendant ce temps-là, j’irai voir dans la ville si je peux trouver...

– Rien du tout ! Si je me repose, tu te reposes aussi et je t’attacherai à moi.

– La confiance règne, à ce qu’il paraît ? Au fond, je ne peux pas t’en vouloir. Il n’y a pas longtemps que nous avons fait connaissance. On fera comme tu veux, mais d’abord mangeons ! Je crève de faim, moi !

– Déjà ? Le mouton n’est pourtant pas si loin ?

– Peut-être, mais vois-tu, les contrariétés m’ouvrent l’appétit ! Au fait... tu es bien sûre qu’il ne te reste pas quelques pièces pour payer notre aubergiste ?

– M’as-tu pris ma bourse, oui ou non ?

– Oui... oui bien sûr, mais j’ai une espèce de sixième sens qui me fait renifler l’or comme un cochon les truffes. Et tu m’as bien dit que tu t’appelais Beltrami ?

– Je l’ai dit, mais est-ce que cela signifie quelque chose pour toi ?

– La seconde fortune de Florence ? Ça signifie quelque chose pour n’importe quel enfant de l’aventure, en Italie.

– Ça signifiait ! Mon père est mort et...

– Je sais, mais je suis persuadé qu’il te reste un petit quelque chose, et une fille de banquier ça ne doit pas mettre tous ses œufs dans le même panier.

En dépit de sa fatigue, Fiora se mit à rire.

– Il faut aller à Florence pour le savoir, Rocco. Sois sans crainte : tu auras la récompense que je t’ai promise, même si ce n’est pas Lorenzo de Médicis qui te la donne...

Les deux compagnons quittèrent Sienne à la tombée de la nuit, juste avant la fermeture des portes. Les rues étaient pleines d’ombres silencieuses qui, sous des habits de deuil, revenaient d’entendre l’office des Ténèbres. D’autres veilleraient toute la nuit dans les églises tendues de noir et dépouillées de tout apparat pour déplorer la mort du Christ sur le Calvaire. Les cloches qui s’étaient tues le jeudi saint laissaient, par l’absence de leurs voix familières, la ville désorientée et livrée à la pénitence. Le ciel lui-même participait à l’ambiance sinistre en déversant, depuis midi, une pluie fine et désespérante. Cette nuit, l’immense cathédrale blanc et noir, couchée comme un tigre sur la ville, ferait peser sur elle le lourd fardeau de la mort d’un dieu...

Au moment où ils quittaient sa maison, maître Guido avait tenu à faire aux voyageurs une dernière recommandation :

– Un mot encore, Vos Seigneuries ! Si vous voulez arriver à bon port avec vos chevaux, évitez donc San Casciano in Val di Pesa !

– Pourquoi ? demanda Rocco goguenard. Est-ce qu’il y aurait des bandits ?

– C’est ce qu’ont dit des voyageurs qui en venaient. Il paraît même qu’il y a huit jours, on y a égorgé deux frères prêcheurs... Alors, prenez garde à vous !

– Merci du conseil ! Des assassins doublés de mauvais chrétiens, ça mérite que l’on veille au grain. Heureusement, nous sommes mieux armés que des moines errants...

Néanmoins, tandis que, suivant Rocco qui avait repris la bride de sa fantasque monture, Fiora descendait des collines argileuses où s’étalait la cité, elle avait peine à lutter contre le mauvais pressentiment qui s’était emparé d’elle depuis qu’elle avait su l’impossibilité de changer de chevaux. Les contretemps semblaient s’accumuler à plaisir sur cette route où elle s’était engagée avec tant d’espoir et de détermination. Pourtant, rien n’était encore perdu et, si tout allait bien, elle atteindrait Florence demain samedi dans la journée, pas bien longtemps après le cortège du jeune cardinal légat. Elle n’arrivait pas à secouer l’angoisse qui serrait sa gorge. L’immonde Hieronyma et les siens allaient-ils encore gagner et fallait-il vraiment qu’après Francesco Beltrami, les deux frères Médicis fussent immolés à sa frénésie de meurtre et à la rapacité de Riario ? Dieu ne pouvait tout de même pas donner raison au pape dès l’instant où celui-ci osait lancer des assassins sur une cité chrétienne, même si Florence semblait préférer Platon aux quatre évangélistes ? Il fallait à tout prix arriver à temps ! Hélas ! la nuit était bien noire, et elle ne connaissait pas cette route...

CHAPITRE XII MEURTRE DANS LA CATHÉDRALE

Rocco non plus, d’ailleurs, et celle-ci leur réserva tous les traquenards possibles. C’est seulement à l’aube du dimanche que les deux voyageurs, épuisés et réduits à un seul cheval, virent se dresser dans un ciel rose et enfin dépourvu de nuages les murs et les tours de la chartreuse de Galluzzo, aux portes de Florence. Une rivière en crue leur avait barré le passage et les avait obligés à un long détour. En outre, pour éviter le danger signalé par l’aubergiste de Sienne, ils avaient encore rallongé leur chemin et ils s’étaient perdus. Enfin le cheval de Rocco, butant sur un rocher affleurant, avait désarçonné son cavalier et s’était cassé la jambe. Il avait fallu l’abattre. Quant à celui de Fiora, peu habitué aux longues courses, il avait montré des signes de fatigue qui le rendaient incapable de supporter deux cavaliers. Rocco, galamment, se résigna à marcher, laissant la jeune femme en selle, si inconfortable que ce fût. De temps en temps, elle choisissait de cheminer auprès de lui, sans beaucoup parler car l’espoir de sauver les Médicis diminuait à mesure que passait le temps. Elle accepta finalement de s’arrêter à la chartreuse comme le proposait Rocco. A cette heure matinale, les portes de la ville n’étaient pas encore ouvertes. En outre, on y aurait certainement des nouvelles. Si les Pazzi avaient déjà frappé, il faudrait décider de ce que l’on ferait car, alors, entrer dans la cité serait une folie.

Enfin, les deux voyageurs avaient grand besoin de se restaurer.

Le sourire du frère portier rendit courage à Fiora. Si Florence avait été, la veille, le théâtre d’une catastrophe, le moine n’arborerait certainement pas cette mine paisible. Tandis que les nouveaux venus s’attablaient dans la salle des hôtes devant un fromage et une miche de pain, il répondit de bonne grâce à leurs questions : la ville avait été en fête la veille, et jusqu’à une heure sans doute assez avancée dans la nuit. Le frère chargé des commissions était revenu émerveillé par le cortège du jeune cardinal légat et par le grand accueil que lui avaient fait leurs seigneuries de Médicis. En ce jour de Pâques, le grand événement serait la messe que Mgr Riario présiderait dans le Duomo en présence des nobles de la ville et de tout ce que la cathédrale pourrait contenir de peuple...

Pendant que le moine allait chercher un nouveau pichet d’eau fraîche, Rocco interrogea Fiora :

– Les portes doivent être ouvertes. Te sens-tu capable de continuer ?

– Il le faut. Certes, il n’y a rien à craindre durant la messe, mais plus tôt Lorenzo sera prévenu et mieux cela vaudra.

– Je suis d’accord, d’autant plus que la messe ne m’inspire pas tellement confiance...

– Tu es fou ?

– Non, mais j’ai des souvenirs. Dans ma vie, j’ai forcé les portes de trop de couvents et violé assez de moniales pour savoir ce que pèse la crainte de Dieu quand la puissance est en jeu. Mais nous avons encore une grande demi-lieue à couvrir avant les portes de Florence... et il va falloir les faire à pied.

En dépit des efforts de Fiora pour obtenir une monture quelconque, il leur fallut se résoudre, malgré la fatigue, à continuer avec leurs seuls moyens. Mais, en voyant la foule qui, venue de partout, commençait à cheminer vers la ville, Fiora en vint à penser qu’il eût été impossible d’aller plus vite, à moins d’écraser du monde. De toutes les campagnes, des paysans marchaient vers Florence comme vers une nouvelle Jérusalem pour tenter d’apercevoir l’envoyé du Saint-Père. Cette affluence tenait beaucoup à ce que le mauvais temps avait cessé brusquement. Le soleil, un vrai soleil pascal, dorait tout le pays où les clochers, l’un après l’autre, s’éveillaient de leurs voix de bronze pour proclamer à la face de cette terre des trahisons, des guerres, des meurtres, de la nuit et de la peur, que le Fils de l’Homme venait de ressusciter et ramenait avec lui l’espoir d’une vie éternelle...

Au cours de la dernière nuit, Fiora avait définitivement abandonné son tabard armorié qu’elle avait jeté dans une rivière après l’avoir solidement noué autour d’une grosse pierre, mais son justaucorps de daim, cependant délacé pour mieux respirer, lui semblait lourd à porter et elle eût avec joie échangé ses hautes bottes contre une paire de sabots. Le flot enthousiaste qui avait vidé les villages porta les deux voyageurs jusqu’aux remparts de Florence que Fiora, oubliant fatigue et angoisse, regarda monter vers elle avec une joie qu’elle ne pouvait retenir. Il y avait si longtemps qu’elle attendait le moment, béni entre tous, qui lui permettrait de revoir la ville bien-aimée de sa douce enfance ! Et Florence l’accueillit au carillon de toutes ses cloches et dans la joie tumultueuse de ses rues pavoisées.

A mesure que l’on avançait par les rues, le flot devenait plus puissant, plus violent aussi.

– Nous ne pourrons pas en sortir, murmura Rocco qui n’aimait pas se sentir bousculé. Est-ce que nous allons vers le palais Médicis ? demanda-t-il tandis que la vague se rétrécissait pour franchir le Ponte Vecchio entre sa double rangée de boutiques aux volets clos.

– Oui et non. Nous allons d’abord au Duomo. Le palais est un peu plus loin...

En jouant des coudes et des pommeaux de leurs épées, ils parvinrent à gagner du terrain et débouchèrent sur cette place que Fiora connaissait pour y avoir vu s’écrouler son univers au jour terrible des funérailles de son père. Mais ils s’aperçurent alors qu’il était impossible d’aller plus loin. Des cordons de soldats gardaient l’entrée de toutes les rues.

– J’arrive de Rome et j’ai un message pour monseigneur Lorenzo, dit Fiora à l’un des sergents. Laisse-moi passer ! Il faut que j’aille au palais...

– Tu iras plus tard, mon garçon ! Tu n’as donc pas entendu les cloches ? La messe est commencée et monseigneur Lorenzo y assiste avec son frère et ses amis... Attends ! ajouta-t-il, apitoyé par ce mince visage poussiéreux et si visiblement fatigué, je vais te faire entrer dans l’église. En te faufilant, tu pourras peut-être arriver jusqu’à lui.

Entraînée par la poigne solide du soldat, Fiora se retrouva bientôt sous le portail du Duomo dont les portes monumentales, largement ouvertes, laissaient sortir des flots d’harmonie. Rocco avait suivi, collé à ses talons :

– Comme tu vois, fils, l’église est pleine. A toi de t’arranger comme tu pourras ! fit le sergent. Je retourne à mon poste avant que la foule m’empêche de le rejoindre.

Approcher de l’autel auprès duquel devaient se tenir les frères Médicis, leur famille et leurs amis, semblait difficile car il y avait du monde jusque dans l’allée centrale laissée vide, habituellement, pour marquer la frontière entre les hommes et les femmes. Mais, cette église, Fiora la connaissait depuis l’enfance et elle entreprit de se glisser par les bas-côtés en murmurant à ceux qui tentaient de l’empêcher de passer et en agitant la lettre de Catarina :

– Un message pour monseigneur Lorenzo ! Un message pour monseigneur Lorenzo !

Il faisait une chaleur de four. La foule qui se pressait entre les murs de Santa Maria del Fiore était si dense qu’elle restituait dans l’immense vaisseau de marbre la chaleur qui commençait à grandir sur la ville, séchant enfin les ruisseaux et les flaques boueuses que les pluies incessantes de la Semaine sainte avaient grossis. L’odeur de l’encens, si généreusement brûlé que ses épaisses volutes montaient jusqu’en haut de l’immense dôme, se mêlait à celle, plus fade, des centaines de cierges brûlant autour de l’autel et à la senteur des fleurs dont on avait composé un tapis et qui mouraient lentement.

Dans la nef s’entassait une brillante assistance, toute de satin et de velours, dorée, constellée de pierreries et plus proche de la cour frivole d’un prince terrestre que d’une assemblée de dévots chrétiens réunis pour célébrer le Saint Sacrifice. On se saluait, on bavardait, on se passait, à voix à peine feutrée, le dernier potin, le plus récent poème. On s’examinait. On critiquait toilettes et coiffures. Derrière cette foule chamarrée, le petit peuple bataillait de son mieux pour apercevoir, dans le chœur, les deux maîtres de la ville. Lorenzo, tout de noir vêtu mais portant à sa toque un diamant qui valait un royaume, et Giuliano, tout de pourpre et d’or, beau et rayonnant comme une statue d’Apollon et joyeux comme un page en vacances.

Quand elle les vit enfin, Fiora sentit son cœur chanter de joie. Ils étaient vivants, bien vivants et, dès que l’office prendrait fin, elle pourrait délivrer son message. Dieu avait permis qu’en dépit de sa route impossible, elle n’arrivât pas trop tard ! Et c’était si bon de revoir enfin ces visages qui lui avaient été chers... et qui l’étaient encore.

Dans le chœur, quelqu’un d’autre leur disputait, ce matin, la curiosité du public. On se montrait, mince et pâle, si jeune sous ses dentelles et sa pesante pourpre cardinalice, ce jeune prince de l’Eglise de dix-huit ans qui semblait grandi trop vite. Le moindre de ses gestes allumait des feux sur sa mitre de drap d’or givrée de pierres précieuses et sur les soleils d’or brodés sur ses gants d’écarlate. A vrai dire, Rafaele Riario n’avait pas l’air très à son aise, mais chacun mettait cette attitude sur le compte de la timidité, seyante et même touchante chez un jeune homme chargé d’une telle grandeur. Les femmes le trouvaient charmant, à cause de ses yeux languides et des fréquentes rougeurs qui fardaient ses pommettes, mais les hommes, devant son évidente fragilité, bombaient le torse et se sentaient confirmés dans leur supériorité de mâles ; contents d’eux, ils l’étiquetaient avec une satisfaction un brin dédaigneuse : un blanc-bec !

Une partie du clergé et les prêtres de sa suite entouraient l’espèce de trône où on l’avait assis et où il s’assoupissait un peu en dépit des clameurs de l’orgue et des chants d’une chorale dont les gosiers semblaient particulièrement vigoureux. En fait, dans tout ce monde, seuls les deux Médicis et quelques-uns des amis groupés derrière eux – Fiora reconnut le grand nez d’Angelo Poliziano, les lunettes de Marsile Ficino et les yeux rêveurs du Botticelli – semblaient suivre l’office de Pâques.

A l’autel, le prêtre et ses acolytes continuaient à dérouler le lent et solennel rituel de la messe. Ce fut la Consécration, puis l’Elévation. Une clochette fut agitée avec une énergie inhabituelle. Les chants moururent, les conversations cessèrent, seul l’orgue continua de jouer en sourdine. Comme un champ de fleurs courbées par un vent soudain, hommes et femmes s’agenouillèrent. Devant la table sainte, flamboyante de lumières, l’officiant, levant très haut l’hostie qu’un reflet de vitrail teinta de rouge, sembla grandir dans sa chasuble d’or frisé. Les cloches s’étaient remises à sonner et un affreux tumulte se déchaîna. Fiora devint blême...

– Ce n’est pas possible ? Pas ici...

– On y va ! fit Rocco qui dégainait son épée.

Elle le suivit, ayant elle aussi tiré son arme par mimétisme, et ils se forcèrent un chemin à travers la foule hurlante qui s’affolait et perdait la tête. Ils parvinrent ainsi au chœur.

On se battait devant l’autel sur les marches duquel le prêtre épouvanté avait laissé tomber le calice. Le vase sacré rebondit jusqu’à un grand corps rouge et or, étendu sans vie sur les dalles de marbre noir au milieu d’une flaque de sang qui allait s’élargissant : Giuliano de Médicis, le beau, le gai, le charmant Giuliano était sans doute déjà mort, mais malgré cela un homme vêtu de brun, à demi couché sur son corps, le lardait encore à coups de dague. Rocco arriva sur lui comme la foudre et frappa. Touché à la cuisse, l’assassin se releva, voulut sauter sur cet agresseur, mais une violente poussée en avant de la foule terrifiée emporta l’assassin et repoussa le cadavre sur les marches du chœur où Fiora se précipita. Pendant ce temps Rocco, subitement empêtré d’une femme gémissante qui venait de s’accrocher à son cou, regardait sans rien pouvoir faire le meurtrier disparaître dans la cohue comme une couleuvre dans un trou de rocher.

Tandis que Fiora, refusant l’évidence, cherchait désespérément quel secours elle pourrait apporter à ce jeune homme qu’elle avait aimé, quelqu’un s’agenouilla auprès du corps et elle vit une longue main sèche toucher le cou du cadavre.

– Il est au-delà de tout secours, dit Démétrios Lascaris. Les conjurés ont bien mené leur affaire. J’avais remarqué, dans les premiers rangs, des figures que je n’aimais pas...

– Toi ? souffla Fiora, stupéfaite. Mais que fais-tu ici ?

– Je pourrais te poser la même question... Viens ! Il ne faut pas rester.

Le combat, en effet, continuait autour d’eux. Rocco ferraillait contre une espèce d’estafier au visage couvert de cicatrices. Ils cherchèrent des yeux Lorenzo et le virent. Devant le trop joli petit cardinal, aussi pâle et frissonnant que ses dentelles, le maître de Florence, son manteau noir enroulé autour de son bras gauche, se défendait courageusement au moyen de sa seule épée de parade contre les deux prêtres armés de dagues qui l’avaient assailli simultanément quand l’Élévation avait courbé les têtes, tandis que Pazzi et un certain Bandini attaquaient Giuliano. Le sang coulait d’une blessure qu’il avait au cou, mais il ne semblait pas abattu et, tandis qu’il se battait pied à pied au milieu des candélabres renversés, de la cire écrasée et des objets du culte roulant de tous côtés, son œil noir, brûlant d’un feu fiévreux dans son visage olivâtre, dénombrait les ennemis qui l’entouraient et ceux qui cherchaient encore à franchir la balustrade du chœur pour l’atteindre. Attaqués eux aussi, ses amis se battaient au-delà de celle-ci et ne pouvaient l’aider. Le danger était extrême.

– A moi Médicis ! ... Palle ! Palle ! hurla-t-il, et le vieux cri de ralliement de sa famille tonna jusqu’aux voûtes du sanctuaire.

Seuls quelques cris épars lui répondirent. Fiora, épouvantée, comprit qu’il était perdu. Il tenait maintenant tête à quatre adversaires et son souffle s’écourtait. Elle allait courir vers lui pour qu’il eût au moins une épée convenable, cependant que Rocco achevait son adversaire, quand, tombant des stalles qu’ils avaient escaladées, les deux frères Cavalcanti arrivèrent comme des boulets de canon et dégagèrent leur ami. Lorenzo put respirer, d’autant plus que, devant ce secours inattendu, les deux prêtres – Antonio de Volterra et Stefano, précepteur chez les Pazzi – abandonnèrent la partie, leurs dagues n’étant plus de taille contre des épées de combat. Fiora en profita pour courir vers Lorenzo et, prenant son épée par la lame, elle la lui tendit :

– Tiens ! Tu te battras mieux avec ça et moi je ne sais pas m’en servir !

– Fiora ! murmura-t-il avec une soudaine douceur qui fit chaud au cœur de la jeune femme, mais déjà il lui criait de s’écarter, de se mettre à l’abri. Par la droite du chœur, une troupe armée à la tête de laquelle Fiora reconnut Francesco Pazzi accourait à la curée. Cette fois, ils étaient au moins vingt !

Tandis que Démétrios, qui avait crié « Je m’en charge ! », traînait la jeune femme à l’écart, Rocco franchit la balustrade d’un bond léger et tomba face au banquier :

– Je commence à t’avoir un peu trop vu, toi ! cria-t-il en attaquant furieusement. Mais, sorti on ne savait trop d’où, un beau jeune homme, superbement vêtu, vint s’interposer entre les deux hommes au risque d’être embroché :

– Laissez-moi ce chien puant, messer ! cria-t-il en tombant en garde. Le sang qui est sur mon épée est celui de Giuliano. Je viens de l’y tremper en jurant que son assassin ne mourrait que par moi. Je me nomme Francesco Nori !

Pour ne pas le gêner, Rocco s’écarta et se trouva en face de deux autres adversaires.

– Faites, jeune homme, mais ne le manquez pas et ne glissez pas dans le sang ! Il y en a partout... et, pardieu ! ajouta-t-il en embrochant son premier ennemi, nous allons veiller à ce qu’il y en ait davantage.

Malgré l’aide reçue, le combat demeurait très inégal. Le Magnifique faiblissait et sa maigre poitrine se soulevait avec un bruit de soufflet de forge. On l’avait repoussé hors du chœur et il risquait d’être pris à revers.

– Dans la sacristie, Monseigneur ! clama Démétrios qui, laissant Fiora à l’abri d’un pilier, escrimait lui aussi avec sa dague. Enfermez-vous dans la sacristie en attendant les secours !

Lorenzo bondit en arrière puis, ralliant en triangle serré les quelques hommes qui se battaient pour lui, il commença à battre en retraite, abattant deux ennemis sur son passage.

– Bravo, apprécia Rocco en connaisseur.

Il venait pour sa part d’en coucher un sur les dalles noires. Le cercle des assaillants eut alors un instant de flottement et le groupe de Médicis, profitant de cette faiblesse momentanée, s’échappa, gagna en courant la nouvelle sacristie dont la lourde porte en bronze, œuvre récente et admirable de Luca della Robbia, se referma sur eux. Leurs poursuivants vinrent s’y briser les poings.

– Viens, souffla Démétrios. Il faut songer à nous mettre à l’abri nous aussi.

Il n’y avait rien d’autre à faire. Rocco, emporté par la bataille, avait suivi Lorenzo dans la sacristie que les conjurés assiégeaient. Gagner la sortie était impossible car on se battait sur toute la longueur de la nef. S’en remettant à Démétrios, Fiora disparut à sa suite derrière l’autel sur lequel, à demi couché, le jeune Riario, plus mort que vif, étreignait en sanglotant le grand Christ d’argent massif. Personne ne faisait attention à lui.

Arrivés là et abrités sous la nappe brodée, les deux compagnons examinèrent la situation. Le plus gros de l’agitation avait la sacristie pour centre et la nef commençait à se vider, certains des combattants choisissant de s’enfuir. Le flot se retirait, abandonnant ses épaves : corps sanglants, épars au milieu des armes inutiles, des voiles de femmes déchirés et piétinés, des fleurs écrasées, des bijoux brisés que des mendiants, rampant comme autant de larves, se hâtaient de récolter. Par les portes monumentales, on apercevait la place ensoleillée d’où venait un effroyable vacarme, preuve que l’on s’y étrillait ferme. On aurait pu croire que toute la ville était là.

– Comment se fait-il que les Médicis soient venus sans gardes ? chuchota Fiora. Où sont Savaglio et ses hommes ? Où est le gonfalonier de justice ? C’est toujours Petrucchi ?

Démétrios haussa les épaules :

– Personne n’aurait imaginé une attaque pendant la messe. Savaglio doit être au palais. Quant à Petrucchi, si j’en crois la Vacca[xxii] qui se met en branle, il doit être à la Seigneurie, portes bien closes... Viens, j’ai une meilleure cachette pour attendre la fin de tout cela.

Entraînant toujours la jeune femme, le Grec se mit à courir, à demi courbé, tout le long du bas-côté jusqu’au petit escalier sombre qui menait à la Cantoria, la tribune où chanteurs et musiciens se rassemblaient auprès de l’orgue. Celle-ci était vide, mais son désordre proclamait le départ précipité de ses occupants. Les instruments de musique jonchaient le sol, pêle-mêle avec des partitions. Sur un grand lutrin de bronze était étalée la musique d’un motet dont les notes avaient dû s’étrangler dans le gosier des chantres : une bien belle œuvre pourtant, écrite tout récemment par messire Jean Ockeghem, maître de chapelle du roi de France, et envoyée par celui-ci à Lorenzo pour la fête de Pâques. Tout cela abandonné.

– Si l’on s’est battu ici, commenta Démétrios, ce devait être à qui atteindra l’escalier le premier ! Asseyons-nous, si tu veux ? ajouta-t-il avec une soudaine humilité. J’aimerais savoir par quel miracle je te retrouve à Florence... si toutefois tu veux bien me le dire ?

Fiora tira son mouchoir pour essuyer sa figure où la sueur collait la poussière. Il y avait beau temps que son chapeau avait disparu dans la foule et la résille avec le poids de ses cheveux était lourde à porter. Ses yeux gris se posèrent sur le Grec avec une curiosité où entrait de l’amusement. Il avait vieilli ces derniers mois et ses yeux sombres étaient pleins de mélancolie :

– Pourquoi ne le voudrais-je pas ? fit-elle doucement en posant ses doigts sur le poignet noueux de son ancien ami : le sang qui coule ici a-t-il été changé ?

– Je l’ai cru un moment, mais j’en ai été puni car je traîne après moi des regrets qui sont presque des remords !

– Je sais à quoi tu penses. Tu penses à cette malheureuse scène de Morat où nous nous sommes entredéchirés dans la tente vide du Téméraire.

– Bien sûr !

– Il faut l’oublier comme je l’ai oubliée moi-même, Démétrios. Tant d’eau a coulé dans les rivières, tant de nuages ont couru d’un bout à l’autre de mon horizon ! Tu as été content, tout à l’heure, en me revoyant ?

– Quelle question !

– Moi aussi, j’ai été très heureuse. C’était un peu de soleil après les jours noirs que je viens de vivre. Alors, tu vois, c’est la seule chose importante ! Tu es toi, je suis moi, et nous sommes à nouveau l’un près de l’autre.

Sans répondre mais les larmes aux yeux, il mit ses grands bras autour d’elle et la serra contre sa poitrine. Ils restèrent là un instant, sans bouger, attendant que leur commune émotion s’apaise. Jamais encore Démétrios n’avait eu pour Fiora ce geste de père qui retrouve l’enfant qu’il croyait perdu. Leur affection, jusque-là, se passait des gestes et plus encore des mots. Il avait fallu que vienne l’épreuve pour que le Grec comprît la place que cette jeune créature avait prise dans son cœur.

– Et Esteban ? demanda Fiora le nez contre la robe noire du médecin. Sais-tu ce qu’il est devenu ?

– Il est ici avec moi. J’ai cru que je l’avais perdu lui aussi et, après l’anathème dont m’avait frappé dame Léonarde – justifié d’ailleurs ! –, je suis parti droit devant moi sans bien savoir où j’allais.

– Pourquoi n’as-tu pas rejoint le duc de Lorraine ? Ou le roi Louis ?

– Ni l’un ni l’autre n’avaient besoin de moi et je n’aime pas imposer ma présence. Esteban, lui, a deviné ma détresse. Il m’a rejoint sur la route et il m’a dit : « Si on retournait voir ce que deviennent notre jardin de Fiesole et les tavernes des bords de l’Arno ? » Alors, nous sommes revenus ici...

– Tu n’as pas craint de retrouver ce danger qui nous avait chassés, toi et moi.

– Pas vraiment, car je connais les peuples. La foule en général est versatile, changeante, facile à retourner, et celle de Florence l’est, je crois, plus que toutes les autres. Deux années s’étaient écoulées... et puis, mourir là ou ailleurs ? Je n’avais plus rien à perdre.

– Qu’est-il arrivé alors ?

– Rien. Le seigneur Lorenzo m’a reçu comme un ami retrouvé, logé d’abord à la Badia, puis... chez toi.

– Ai-je donc encore un chez moi ici ?

– Tu as toujours ta villa de Fiesole que Médicis t’a gardée. Nous avons souvent parlé de toi, tu sais, et je crois qu’en dépit de ce que tu as souffert ici, il a toujours espéré que tu reviendrais un jour.

– Et les gens de là-haut t’ont bien accueilli ?

– D’autant mieux qu’une brève épidémie de peste, l’été dernier, m’a permis de me dévouer pour eux. Ceux de Fiesole ne jurent plus que par moi et aussi quelques autres, à Florence... mais, je t’en prie, assez parlé de moi. C’est ton histoire à toi que je désire entendre.

– Aucune vision ne t’a donc visité à mon sujet ? Toi qui savais voir à travers le temps et l’espace ?

– Si, parfois. Mais c’était toujours assez vague parce que tu étais loin de moi et que mon amitié pour toi interprétait mal. Parle, s’il te plaît !

Le silence, à présent, entourait les réfugiés de la Cantoria. Les assaillants de la sacristie n’étaient plus que quelques-uns qui tournaient devant la porte close, se parlant tout bas, comme des loups qui cherchent comment attaquer. Il n’y avait plus personne dans la nef que les rayons crus du soleil de midi pénétraient profondément. Du haut de son refuge et en allant s’adosser à la balustrade, Fiora jeta un regard au tragique spectacle de ces corps abandonnés sur le marbre noir autour de deux larges taches pourpres : le cadavre de Giuliano déjà raidi par la mort dans ses habits de fête et, tout au fond, la forme presque aussi rigide du jeune cardinal foudroyé au pied de cette croix scintillante qu’il étreignait encore... Fiora soupira.

– Jusqu’à ce jour où tout va peut-être s’écrouler de ton univers, tu as au moins trouvé la paix, toi. Ma route, à moi, n’a guère connu que les épreuves mais aussi une grande joie : la naissance de mon petit Philippe.

Une flamme, toute semblable à celle d’autrefois, s’alluma dans les yeux ternis du Grec, et son visage s’illumina :

– Un fils ? Tu as un fils ? Oh, Dieu... quel bonheur !

– Oui. Mais il est possible que je ne le revoie jamais. Se laissant glisser assise contre la balustrade, Fiora entreprit de retracer aussi succinctement que possible ce qu’avait été sa vie depuis que, devant Nancy, s’étaient effondrées la puissance et les armes du dernier Grand Duc d’Occident.

Quand elle eut fini, Démétrios ne dit rien : il semblait changé en pierre et, tel qu’il était, assis très droit dans sa robe noire souillée de poussière, les jambes croisées, il ressemblait à ces vieux sages qui, accroupis sur la terre rouge des marchés d’Orient, chantent la gloire du Prophète, les hauts faits des califes ou de leurs cavaliers légendaires et font entendre parfois des paroles nées d’une antique sagesse ou d’une vision d’avenir. Il semblait si loin, tout à coup, que Fiora, inquiète, se pencha et, posant une main sur son épaule, le secoua doucement.

– Démétrios ! M’as-tu seulement entendue ?

Il ne bougea pas, et ses yeux demeurèrent fixés dans un lointain qui effaçait les murs brillants de Santa Maria del Fiore.

– Oui... Mais, Fiora... je ne crois pas que ton époux soit mort.

Le cœur de la jeune femme s’arrêta, tandis que sa gorge se serrait, que sa bouche devenait sèche :

– Qu’est-ce que tu dis ?

Il eut un long frisson qui le secoua tout entier et le tira de l’espèce de transe où il avait sombré. Il la regarda et eut un faible sourire :

– Tu me crois fou ?

– Non... Je connais ta clairvoyance, mais cette fois tu te trompes, Démétrios ! Philippe est monté sur l’échafaud aux yeux de toute une ville, ce même échafaud où sont morts mon père et ma mère. On n’en redescend jamais et Matthieu de Prame savait de quoi il parlait lorsqu’il m’a annoncé son exécution.

– Certes, j’ai vu le glaive levé... pourtant, je n’ai pas vu le sang.

Avec une profonde tristesse, Fiora pensa qu’en vérité Démétrios avait vraiment vieilli et que son esprit, si brillant naguère, s’usait en même temps que son corps. Tout était mort à présent de cet autrefois dangereux sans doute, haletant et passionné, mais qui avait son charme. Mort avec Philippe !

La voix de bronze de la Vacca tonnait toujours et, au-dehors, on entendait des cris, des galopades puis le grand vaisseau de Santa Maria del Fiora s’emplit du bruit si caractéristique d’une troupe en marche. Une voix retentit qui précipita Fiora et, plus lentement, Démétrios à la balustrade :

– Ouvre, Monseigneur ! C’est moi, Savaglio ! Tu n’as plus rien à craindre et la ville est à toi !

C’était, en effet, le capitaine des gardes de Lorenzo, à la tête d’une compagnie dont les armures se couvraient de cottes d’armes frappées du Lys rouge. Derrière eux, la foule revenait, rassurée pour une partie, repentante peut-être pour une autre.

La porte de bronze s’ouvrit. En voyant paraître la haute silhouette maigre et le sombre visage de ce maître qui avait toujours été son ami, le peuple poussa un hurlement de joie qui ébranla les lustres de cuivre et roula comme le tonnerre. Une brusque poussée, venue de ceux du parvis qui essayaient d’entrer, jeta en avant quelques gardes, et Savaglio dut faire intervenir les lances pour sauver son seigneur de la mort par étouffement :

– Reculez ! hurla-t-il. Reculez tous ou je vous charge ! Si vous n’obéissez pas, c’est qu’il y a encore des assassins parmi vous. Alors, gare !

La foule recula, ouvrant un passage dans lequel Lorenzo et ses amis s’avancèrent, salués par des vivats frénétiques auxquels le Magnifique répondit d’un geste de la main. Mais soudain, il s’arrêta :

– Giuliano ! s’écria-t-il. Qu’a-t-on fait de mon frère ?

– Le voici, Monseigneur ! fit Savaglio en montrant, de l’épée, un groupe d’hommes qui, à cet instant même, enlevaient sur leurs épaules un brancard recouvert d’une tenture de soie arrachée sans doute à une fenêtre de la place. Sous le cendal pourpre, la forme du corps se dessinait.

Rapidement, Lorenzo les rejoignit et, d’un geste brusque, rejeta l’étoffe à terre :

– Je veux que Florence voie, de ses yeux, ce qu’on a fait de lui ! Levez-le ! Levez aussi haut que vous le pourrez afin que sa mort crie vengeance jusqu’au ciel ! Et que justice soit faite !

Le cadavre apparut, exsangue dans ses vêtements de joie. Il ne restait plus du beau Giuliano qu’un corps sans vie, troué de trente coups de poignard tant les assassins s’étaient acharnés sur celui qui avait été l’heureux amant de Simonetta Vespucci, une pauvre dépouille sur la main pendante de laquelle Lorenzo, les larmes aux yeux, vint poser ses lèvres. Mais, comme le triste cortège allait s’ébranler, il l’arrêta une fois encore :

– Où est le cardinal Riario ? demanda-t-il. Savaglio fit un geste d’ignorance, mais un gamin qui portait le costume des chantres de l’église sortit de derrière un pilier et s’avança :

– Les chanoines du Duomo l’ont recueilli, illustrissime Seigneur. Ils l’ont trouvé à moitié mort de peur devant l’autel et l’ont emmené pour le réconforter. Il doit être dans la salle du chapitre.

– Qu’on aille le chercher !

– Que veux-tu en faire ? demanda Politien en se penchant sur l’épaule de son ami. Pourquoi ne pas l’abandonner à son destin ? Le peuple n’en fera qu’une bouchée...

– C’est ce que je veux éviter. La foule l’écharperait et en ferait un martyr que le pape se hâterait de canoniser. Et c’est un trop précieux otage que ce blanc-bec pour l’abandonner ainsi à la fureur d’une aveugle populace.

Comme il finissait de parler, un groupe lamentable et vaguement grotesque émergea de la droite du chœur. C’était, étayé par deux chanoines grassouillets qui roulaient des yeux effarés, le petit cardinal qui faisait une apparition sans gloire. Le malheureux croyait sans doute sa dernière heure venue. Mais quand il reconnut le Magnifique à la tête de cette troupe armée, il fit un visible effort pour retrouver un peu de dignité.

– J’ai... j’ai le cœur navré... de ce drame qui ensanglante le saint jour de la Résurrection et je ne veux pas... rester ici plus longtemps ! Je veux partir... tout de suite !

Lorenzo le toisa du haut de sa taille avec un dégoût teinté de pitié :

– Il ne saurait en être question. La présence de Ta Grandeur en ce jour terrible a montré à tous d’où vient le coup qui a frappé mon frère et qui a failli me tuer. Tu resteras ici, dans ma propre demeure, et pour aussi longtemps qu’il me plaira de t’y garder.

– C’est violer le droit de l’Eglise ! Je suis légat du Saint-Père et comme tel ne puis être retenu contre mon gré. Tu n’oseras pas, je pense, porter la main sur un prince de l’Eglise ?

– Moi ? Jamais... Après tout, tu es libre, comme tu le dis. Va ton chemin ! Voici les portes grandes ouvertes...

Le jeune prélat regarda tour à tour le visage sarcastique du Médicis, le corps hissé sur ses cariatides humaines, les masques figés des gardes vêtus de fer et, plus loin, la foule, la foule qui grondait et qui même, hors les murs de l’église, hurlait déjà sa condamnation : A mort les Pazzi ! A mort les Riario ! et même « A mort le pape ! »

Malgré la chaleur il frissonna sous sa pourpre, baissa la tête et murmura, vaincu sans avoir combattu :

– Je m’en remets à toi, seigneur Lorenzo !

Sans ajouter un mot, celui-ci lui fit signe de le suivre, tandis qu’il allait prendre place devant le cadavre et marchait vers la sortie. La foule se tut et s’ouvrit devant lui. Sous le porche, quand le corps de Giuliano apparut, le soleil fit étinceler l’or de ses vêtements et une fois encore ce fut le silence. Les cloches du campanile se mirent à tinter en glas et le battement funèbre tomba sur la ville qui semblait retenir sa respiration.

Soudain, d’un seul élan et comme si un mot d’ordre mystérieux avait couru ses rangs, la foule se déchaîna : un monstrueux hurlement monta à l’assaut du ciel. Une clameur immense qui semblait jaillir des entrailles mêmes de la terre. Le cortège funèbre fut enlevé, entraîné par un raz de marée qui l’emporta et qui, dans sa fureur, changea cette heure de deuil en une heure de triomphe, le mort en un vainqueur acclamé follement et le malheureux cardinal légat, toujours soutenu par ses chanoines, en un vaincu traîné au char glorieux et auquel manquaient seulement les chaînes et les fers.

– Viens ! dit Démétrios à Fiora. Il est grand temps que tu prennes un peu de repos.

– Où m’emmènes-tu ? Au palais Médicis ?

– Non. Nous ne pourrions même pas l’aborder dans l’état actuel des choses. D’ailleurs, Esteban m’attend avec nos mules à cette taverne de mariniers, près de la Seigneurie, qu’il affectionne toujours.

– Mais mon compagnon ? Je ne peux l’abandonner.

– Il est parti avec Lorenzo et ses amis. Quand je t’aurai ramenée à Fiesole, je redescendrai au palais et m’enquerrai de lui. En même temps, je dirai que tu es revenue.

– Lorenzo le sait. Il m’a vue quand je lui ai donné mon épée.

– Raison de plus pour que je lui parle ce soir. Allons à présent !

Quand ils sortirent de l’église, clignant un peu de l’œil dans l’aveuglante lumière, la place était vide, mais, quand ils se dirigèrent vers la Seigneurie, ils virent que toute la ville n’avait pas suivi le cortège des Médicis et qu’une foule nombreuse encombrait les abords du vieux palais.

– Nous n’allons jamais pouvoir traverser, gémit Démétrios. Et pourtant, il le faut bien si nous voulons rejoindre Esteban.

En effet, une mer humaine, une mer en furie, hurlante et déchaînée, battait les puissantes murailles de la Seigneurie. Certains tentaient follement d’escalader les pierres cyclopéennes dont était construite la base, dans l’espoir insensé d’atteindre les fenêtres percées bien trop haut pour cela. D’autres s’écorchaient les mains aux larges clous de la porte bardée de fer devant laquelle les gardes des prieurs, vêtus de vert, faisaient de leur mieux pour les repousser. Toutes les bouches se distendaient sur des cris féroces et, juché sur le Marzocco, le lion de pierre symbole de la république, un énergumène échevelé poussait des clameurs sauvages en agitant son bonnet. Naturellement, la Vacca tonnait par-dessus tout ce vacarme, du haut de sa tour vertigineuse au sommet de laquelle flottait l’étendard au Lys rouge.

– C’est invraisemblable ! dit Démétrios qui regardait sans comprendre. Qu’est-ce que ces gens font ici à hurler à la mort ?

La fin de sa question se perdit dans une énorme clameur de joie : la fenêtre principale du palais, celle donnant sur un balcon de fer, venait de s’ouvrir et deux soldats en tunique verte parurent, traînant un homme ligoté qui hurlait de terreur. La foule se tut, attendant la suite. Ce fut rapide. L’un des hommes d’armes plongea une dague dans la poitrine de la victime puis, tandis qu’il retirait l’arme, son compagnon saisit le corps fléchissant, l’éleva à bout de bras dans un effort herculéen et le jeta sur la place où il s’écrasa. La foule s’écarta, avec quelque chose qui ressemblait à un soupir de volupté...

Sur le balcon, la scène se renouvelait et un autre corps poignardé était jeté à la foule tandis qu’entre les créneaux, la bannière de Cesare Petruccci, gonfalonier de justice, était déployée pour indiquer que force restait à la loi et que c’était à présent l’heure des représailles...

Démétrios n’eut pas le temps de demander une fois de plus ce que tout cela signifiait, occupé qu’il était à se débarrasser d’un gamin qui, sous prétexte de se hisser sur une fenêtre de la maison à laquelle il était appuyé avec Fiora, l’escaladait bravement. Une aide lui vint en la personne d’Esteban qui, l’ayant aperçu, avait joué vigoureusement des coudes et des pieds pour le rejoindre. Empoignant le garçon qu’il accrocha braillant et gigotant à l’un des porte-torches de ladite maison, le Castillan allait tirer son maître après lui pour le sortir de là quand il reconnut Fiora.

– Oh ! C’est pas vrai ? ... Je rêve !

– Eh non, mon cher Esteban, c’est bien moi !

– Por Dios !

Emporté par sa joie, Esteban prit la jeune femme dans ses bras et l’embrassa sur les deux joues. Mais déjà le mouvement de la foule les repoussait contre le mur, bouchant le fragile passage qu’il avait réussi à se faire pour rejoindre son maître.

– Impossible de bouger, mon garçon ! soupira le Grec. Il faut rester là. Si encore nous savions pourquoi ?

– Oh, moi je sais... C’est une véritable histoire de fous. Il expliqua de son mieux. Tandis qu’une partie des conjurés assaillaient les Médicis dans la cathédrale, une autre, avec à sa tête l’archevêque de Pise Salviati, avait reçu pour mission de s’emparer de la Seigneurie. Quand les cloches sonnèrent pour l’Élévation, ces gens crurent que les deux frères étaient morts et ils coururent s’enfermer dans le palais des prieurs, ignorant que les portes en question ne pouvaient s’ouvrir que de l’extérieur pour qui n’en possédait pas les clefs. Ils se retrouvèrent donc enfermés avec tous ceux que contenait le palais. Salviati, alors, demanda Petrucci, qui était à table et que cette visite importunait. Il reçut fort mal le prélat guerrier et celui-ci s’embrouilla dans un discours confus. Semblant ne pas tenir en place, il toussait très fort à chaque instant comme pour donner un signal.

Au même moment, le vieux Jacopo Pazzi, croyant que ses affaires allaient au mieux, déboucha sur la place avec quelques hommes en criant « Liberté ! Liberté ! ». Le gonfalonier qui regardait déjà Salviati d’un œil méfiant comprit tout de suite de quoi il retournait et, comme l’un des conjurés arrivait chez lui, venant tranquillement aux nouvelles, il l’attrapa par les cheveux et le fit tournoyer plusieurs fois sur lui-même, sous l’œil ahuri de l’archevêque, avant de l’envoyer tout droit dans les bras d’un garde en glapissant l’ordre de l’arrêter. Et, là-dessus, de crier « Aux armes ! A l’aide ! » avec tant de force que les huit prieurs et tout le personnel de la Seigneurie accoururent. Puis, comme les gardes seuls avaient des armes et que Petrucci se croyait en face d’une révolution, tout le monde se précipita aux cuisines pour y prendre des couteaux, des broches et des hachoirs avant de remonter dans la tour pour s’y retrancher et attendre les événements.

Pendant ce temps, les quelques conjurés enfermés dans la Seigneurie tournaient en rond à la recherche d’une impossible issue. Ils comprirent que tout était perdu, quand arrivèrent les archers et les serviteurs des Médicis qui escortaient les prisonniers faits à la cathédrale. Les prieurs, soulagés d’un grand poids, redescendirent enfin de leur tour pour se constituer en tribunal.

– A présent, Petrucci règle ses comptes en même temps que ceux de monseigneur Lorenzo ! conclut Esteban en désignant ce qui se passait sur le balcon.

On pouvait dire que sa justice était expéditive, et Fiora frissonna en se souvenant de la hargne avec laquelle le gonfalonier de justice l’avait traitée au moment du scandale causé par Hieronyma. Puis elle détourna la tête pour ne plus voir, écœurée par le spectacle.

A peine les hommes précipités du balcon touchaient-ils terre que la foule les mettait en pièces et hissait sur des piques, des fourches ou même des bâtons épointés ces affreux débris pour les promener par la ville...

– Allons-nous-en ! supplia Fiora. Ce n’est pas supportable !

– Je voudrais vous emmener, fit Esteban, mais il faut rester encore. Vous voyez bien que nous ne pouvons pas traverser cette populace qui est déjà ivre de sang et qui va l’être de vin !

En effet, des pichets dégoulinants commençaient à naviguer au-dessus des têtes. On se les passait pour encourager à l’ouvrage ceux qui dépeçaient les corps, non sans prélever une gorgée ou deux au passage.

Un nouvel acte du drame se préparait. Trois hommes étroitement ligotés venaient d’apparaître sur le balcon. L’un d’eux était vêtu d’une longue robe violette.

– L’archevêque Salviati ! murmura Démétrios. Vont-ils donc, lui aussi, l’égorger sans jugement ?

Mais il n’était plus question de poignard. Les trois condamnés – les deux autres étaient le frère de l’archevêque et un certain Bracciolini – furent pendus par les pieds au balcon de fer. C’était alors un mode d’exécution fort prisé à Florence, parce qu’il permettait au peuple de jouir d’une longue agonie. Et la foule hurla de joie en voyant la robe du prélat se retourner jusqu’aux cuisses et envelopper le reste du corps. Mais comme, justement, elle cachait le visage, il y eut une poussée en avant pour mieux voir, en même temps que certains réclamaient que l’on remontât Salviati pour le pendre à nouveau par le cou... Esteban décida de profiter de ce que lui et ses compagnons se trouvaient moins serrés. Il empoigna Fiora par le bras et l’entraîna à sa suite. Démétrios fermait la marche. Dans sa hâte de soustraire Fiora à la dangereuse cohue, Esteban s’en alla heurter violemment un homme d’une quarantaine d’années qui, avec sa taille courte et épaisse, sa grosse tête couverte de cheveux noirs courts et frisés, avait tout l’air d’un paysan. Mais il possédait un haut front intelligent, des yeux sombres particulièrement perçants et ses habits, bien qu’émaillés de nombreuses taches, étaient faits de beau tissu. Les bras croisés, il regardait le spectacle avec une parfaite impassibilité quand Esteban manqua le jeter à terre et reçut, en échange, un coup de poing asséné avec une rapidité fulgurante.

– De tous les ruffians malappris ! commença-t-il, prêt à poursuivre le combat, quand Démétrios le reconnut :

– Excuse mon serviteur, ser Andrea ! S’il t’a bousculé c’est parce que nous avons hâte de quitter cet endroit.

– Pourquoi ? Trouverais-tu par hasard, médecin, que le traitement est trop rude pour ces assassins ? Pour ma part...

Il n’acheva pas sa phrase. Son regard venait de s’arrêter sur Fiora et se chargea d’une douceur inattendue. La jeune femme, elle, aussi l’avait reconnu. C’était le Verrocchio, le sculpteur le plus célèbre de Florence, un peintre de talent aussi et un fervent ami des Médicis. Il n’avait pas changé depuis la fameuse « giostra » du 23 janvier 1475 dont il avait été le génial maître d’œuvre... et où, pour la première fois, elle avait aperçu Philippe de Selongey.

– Ce jour devrait te réjouir, Fiora Beltrami, car ce sont les ennemis de ton père que l’on exécute. Pourtant je te trouve bien pâle ?

– Je viens d’arriver, ser Andrea, et je ne m’attendais guère à tomber dans un bain de sang...

– Celui de Giuliano ne se paiera jamais assez cher ! Tiens, regarde ! C’est le tour de Francesco Pazzi. On l’a pris en chemise, sur le lit d’une femme...

C’était lui, en effet. Sous les cordes qui le liaient et les traces de sang qui avait coulé de ses blessures, il était nu, mais il n’avait rien perdu de sa hargne. Les huées de la foule couvraient les imprécations dont il abreuvait ses bourreaux. Le peuple, exaspéré, sachant qu’il avait lui-même frappé Giuliano, réclamait qu’il lui soit livré. Un instant plus tard, lié par les chevilles, il se balançait à côté de Salviati, trop haut pour être atteint par autre chose que des projectiles. Les pierres alors se mirent à pleuvoir sur lui...

Cette fois, Fiora ne détourna pas les yeux. Le sort de cet homme dont la main, quelques jours plus tôt, touchait la sienne pour la mener à la chambre nuptiale, lui était indifférent. En le regardant subir son supplice, elle n’avait qu’une pensée : où donc pouvait être Hieronyma ?

Elle entendit, derrière elle, Démétrios demander au sculpteur ce qu’était devenu le vieux Jacopo, le patriarche des Pazzi, et s’il avait été pris, lui aussi.

– Non. Il a réussi à s’enfuir avec quelques hommes, mais Petrucci a envoyé à sa poursuite. Eh bien, en voilà vingt-six d’expédiés, si j’ai bien compté ! Il est temps pour moi de regagner mon atelier.

– Ce qui m’étonne, fit Démétrios en riant, c’est que tu l’aies quitté ?

– Que faire d’autre ? Tous mes élèves se sont enfuis comme une volée de moineaux aux premiers tintements de la Vacca et je me suis retrouvé tout seul avec ma glaise et mes pinceaux. J’ai fait comme eux, mais à présent je retourne car j’ai à faire.

– Toujours la statue du Colleone ?

– Bien sûr. Je crois néanmoins tenir le sujet définitif mais, ajouta-t-il en se tournant vers Fiora, je crois que je trouverai du temps pour toi, belle Fiora. J’ai dans la tête un bronze représentant Artémis et aucun de mes modèles n’est digne de m’inspirer la déesse. Il faudra que j’en parle au seigneur Lorenzo.

Il s’éloigna, fendant la foule comme un petit bateau têtu qui a décidé de franchir une barre dangereuse. Les trois autres le suivirent des yeux, puis Démétrios glissa son bras sous celui de Fiora.

– Tu avais oublié, n’est-ce pas, ce qu’était Florence ? fit-il devinant ce qui se passait dans sa tête. Les pires scènes de massacre n’y empêcheront jamais un artiste de penser d’abord à son œuvre. Quant à toi, tu vois qu’en dépit de ce qui s’est passé, tu n’as jamais cessé de lui appartenir. Pour le Verrocchio, ces trois ans n’ont pas compté.

– Je crois que tu as raison. Il m’a parlé comme si nous nous étions rencontrés hier. Pourtant, au milieu de ce drame...

– Ceux d’ici aiment le drame, surtout quand ils peuvent y jouer un rôle. Mais le sang lavé, les corps dispersés, ils retourneront comme si de rien n’était à leur commerce, leurs amours, leurs livres, leurs collections et chanteront la douceur de vivre d’un cœur aussi sincère qu’ils ont mis d’ardeur à se changer en loups pour hurler à la mort...

– Cette fois, cela pourrait durer plus longtemps, dit Esteban. Ils auront du mal à oublier Giuliano.

– Sans doute, mais ils n’en aimeront Lorenzo que plus ardemment.

Un moment plus tard, cheminant vers Fiesole au pas paisible des mules que l’on avait retrouvées dans l’étroite écurie de la taverne des mariniers, Fiora pensait que Démétrios n’avait pas entièrement raison. Que les gens de Florence fussent versatiles, oublieux et vite emportés vers les excès de l’enthousiasme ou de la cruauté, elle le savait depuis longtemps, mais aujourd’hui, elle avait cherché vainement, au milieu de cette fureur dont elle avait failli être la victime jadis, le visage familier de la ville qu’elle aimait.

Peut-être l’avait-elle trop idéalisée au cours de ces longs regrets qu’elle lui avait donnés ? Peut-être aussi ces trois années, en la marquant de traces indélébiles, l’avaient-elles vieillie ? Ou bien était-ce simplement parce que, même si elle s’était toujours voulue florentine jusqu’au bout des ongles, elle ne l’était pas vraiment ?

Pourtant, une chose était certaine : tout le sang des Pazzi et de leurs alliés qu’elle avait vu couler ne lui suffisait pas parce qu’il en manquait un : celui de Hieronyma. Tant que ce monstre respirerait sous le même soleil qu’elle, Fiora savait qu’elle n’aurait ni trêve ni repos.

Alors ? N’était-il pas typiquement florentin, ce goût de la vengeance qu’elle avait toujours porté en elle ?

CHAPITRE XIII LORENZO

Debout derrière la fenêtre de son ancienne chambre d’où elle avait tant de fois, jadis, admiré ses jardins en terrasses et, plus bas, le captivant panorama de sa ville qui ressemblait à un bouquet de toutes les roses ceinturé par le ruban d’argent de l’Arno, Fiora cherchait à retrouver son âme d’antan. D’ordinaire et quand arrivait la nuit, le bouquet devenait tapis en camaïeu de gris et de bleu, piqué ici et là d’une minuscule étoile, l’un des rares feux allumés dans les rues.

Ce soir, tout était changé. Ce soir, Florence qui refusait de s’endormir rougeoyait d’une vie violente et instinctive comme celle d’un creuset de fondeur. Jadis, du haut de la tour de Démétrios, Fiora l’avait déjà vue prendre son mauvais visage et gonfler sa colère, mais c’était peu de chose en comparaison de ce qu’elle voyait aujourd’hui parce que, en Giuliano, Florence venait de perdre, avec son Prince Charmant, une partie de son cœur : la plus tendre. Et, dans l’espèce de grondement assourdi par la distance qui montait jusqu’à Fiesole, la jeune femme croyait distinguer les cris de mort, les malédictions et les longs gémissements des femmes en pleurs. On brûlait, on pillait les maisons des Pazzi et de leurs alliés dont peut-être à l’aube il ne resterait rien. C’était comme un holocauste d’amour que la cité, furieuse et désespérée, offrait à son enfant chéri.

En ce jour, Giuliano avait rejoint Simonetta et, peut-être, était-ce bien ainsi ? Peut-être que, la main dans la main, ils contemplaient du haut du ciel le décor qui avait été celui de leurs amours, mais une chose était certaine, et cela Fiora le sentait par toutes les fibres de son être : jamais plus Florence ne serait ce qu’elle avait été au temps où ils s’aimaient, contre les lois des hommes – et même celles de l’Église puisque l’Étoile de Gênes était mariée –, mais protégés par leur beauté, leur jeunesse éclatante et toute cette joie qu’ils faisaient naître sur leur passage. Le peuple les adorait comme le symbole de la grâce et de la douceur de vivre dans une cité exceptionnelle.

Plus rien d’ailleurs ne serait jamais comme avant. Fiora l’avait ressenti en pénétrant dans cette maison où elle avait connu, jadis, le plus grand bonheur dans les bras de Philippe. Et cela tenait moins à ce que le décor intérieur n’était plus le même – pillée au moment du drame, la villa avait été remeublée par les soins de Lorenzo – qu’à une question d’atmosphère, à une qualité de silence.

Celui que Francesco Beltrami réclamait souvent quand il se retirait dans son « studiolo » était vivant. Il était fait des paroles chuchotées, des pas assourdis, des gestes mesurés de vingt personnes attentives à ne pas troubler le maître dans son travail ou dans son repos. A présent, c’était le silence du vide... Démétrios occupait cependant cette maison, avec Esteban, mais ce qui manquait, outre Francesco lui-même, c’était Léonarde dont la seule présence aurait suffi à communiquer une âme à une hutte de charbonnier, c’était Khatoun, le petit chat toujours ronronnant, et c’étaient aussi tous ces serviteurs qui semblaient, comme la maison elle-même, avoir pris racine dans la terre de Fiesole mais que la tempête avait dispersés. A présent, c’était la noire et discrète Samia qui régnait sur la cuisine et le ménage avec l’aide de deux esclaves, Samia au pas de velours qui, autrefois, servait de gouvernante au castello du médecin grec et qui, tout naturellement, était venue reprendre sa place.

Fiora aimait bien Samia qui était douce et ordonnée et qui l’avait bien soignée lorsque Démétrios l’avait ramenée chez lui à la fin du cauchemar, mais elle n’avait jamais appartenu à son univers d’adolescente heureuse et comblée. Elle n’était apparue qu’au temps de l’épreuve.

Il était près de minuit, à présent. Pourtant, en dépit de la journée harassante qu’elle venait de vivre, consécutive à quelques autres qui ne l’étaient pas moins, Fiora n’arrivait pas à dormir. Elle ne pouvait même pas rester étendue dans ce lit habillé de soie blanche comme la couche d’une vierge, mais qui n’avait jamais été le sien. Elle préférait rester là, pieds nus sur un tapis, regardant, attendant elle ne savait trop quoi.

Démétrios, après l’avoir conduite à Fiesole, était redescendu, comme il l’avait promis, pour tenter de voir Lorenzo. Il était revenu au crépuscule, ramenant avec lui un Rocco à moitié mort de fatigue que Samia avait nourri abondamment avant de l’envoyer se coucher. Il dormait à présent dans une chambre proche de celle de Fiora et, dans le couloir, on pouvait entendre, en passant devant sa porte, ses ronflements puissants d’homme harassé.

A la question de Fiora touchant le Magnifique, le Grec avait répondu :

– Tu le verras bientôt... Te retrouver a été, pour lui, le seul adoucissement à sa douleur qui est profonde. La mort de Giuliano l’ampute d’une partie de lui-même.

Il raconta ensuite les soins dont on avait entouré le corps du jeune homme. Lavé, parfumé, vêtu de drap d’or sous son armure de parade, Giuliano, mains jointes et les yeux clos, reposait à cette heure, dans la chapelle du palais familial, sur un extraordinaire lit funèbre tendu du même tissu précieux semé d’énormes bouquets de violettes, ces violettes qui étaient les fleurs préférées de son frère et que celui-ci faisait cultiver dans ses jardins. Aux pieds du jeune mort, son casque empanaché de blanc, ses gantelets et ses éperons d’or gisaient sur un grand coussin de velours pourpre.

La chapelle, en elle-même, était une œuvre exquise, et Fiora n’avait qu’à fermer les yeux pour la revoir. Tout autour de ses murailles, une grande fresque représentant le cortège des Rois mages allant vers l’Étoile déroulait un faste inouï et des couleurs d’un rare éclat, dans un délicieux paysage toscan semé de châteaux, de cyprès et de buissons fleuris. Ce n’étaient que chevaux richement caparaçonnés, vêtements brodés d’or, couronnes de pierreries, serviteurs parés et joyeux tenant en laisse des léopards, des lévriers de Karamanie, ou portant des présents. Lorenzo lui-même y apparaissait, mais sous la forme d’un bel adolescent blond et bouclé qui avait beaucoup amusé Fiora, car il fallait vraiment savoir que le beau Roi mage était censé représenter l’aîné des Médicis pour y croire. Lorenzo s’en amusait le premier et aimait à dire que Benozzo Gozzoli, le peintre, l’aimait tellement qu’il s’obstinait à voir en lui l’ange qu’il ne serait jamais...

Une autre merveille enrichissait cette chapelle joyau : une adorable Nativité, placée au-dessus de l’autel, œuvre d’un moine défroqué dont la vie tumultueuse avait scandalisé Florence vingt ans plus tôt. Mais Filippo Lippi avait tant de talent qu’on lui pardonnait... même d’avoir donné à la Madone le ravissant visage de la jeune nonne dont il était amoureux.

Oui, cette chapelle était bien le cadre digne de recevoir le corps du jeune prince, et Fiora regretta de ne pouvoir y aller prier car elle n’était pas certaine que les femmes de la maison, Lucrezia, la mère des Médicis, et Clarissa l’épouse de Lorenzo, fussent bien disposées envers une revenante qui, jadis, avait été l’objet d’un scandale. Elle eût aimé pourtant offrir ce tribut de larmes à celui qui avait été son premier amour comme il avait été celui de Catarina Sforza. Comment l’épouse de Girolamo Riario recevrait-elle la nouvelle de cette mort qu’elle souhaitait tellement éviter ? Parviendrait-elle à cacher son chagrin ? Après tout, Riario lui-même ferait grise mine puisque le complot avait échoué dans son but principal : abattre le maître de Florence. Et le maître de Florence était encore en vie et plus puissant, plus aimé que jamais !

Soudain, Fiora tendit l’oreille. Le galop d’un cheval résonnait dans la nuit, se rapprochait, se rapprochait encore... Elle entendit un bruit de voix : celle d’Esteban et une autre, plus sourde, qu’elle n’identifia pas. Qui pouvait venir à cette heure ?

Vivement, Fiora enfila sur sa chemise une sorte de dalmatique ouverte et sans manches qu’elle avait portée jadis et que, par une espèce de miracle, Samia avait retrouvée, avec quelques vêtements, dans un coffre du grenier. A la veilleuse qui brûlait sous les rideaux de son lit, elle alluma un flambeau, sortit dans la galerie et alla jusqu’à l’escalier. Là, elle s’arrêta, élevant au-dessus de sa tête le bouquet de flammes.

Au bas des marches, un homme tout vêtu de noir, sans chaperon et les mains nues, la regardait sans dire un mot et cet homme était Lorenzo...

Jamais elle ne lui avait vu ce visage ravagé, raviné, creusé par les larmes et la souffrance, ni ce regard ardent qui suppliait et exigeait tout à la fois. Dans l’ombre du vestibule, derrière lui, la robe sombre de Démétrios glissa sans bruit sur les dalles de marbre et disparut.

D’un pas lent, comme s’il craignait qu’un mouvement brusque fît s’évanouir l’apparition ou ne l’effrayât, Lorenzo monta vers Fiora. Le cœur de la jeune femme s’était mis à battre sur un rythme inhabituel qui emplissait sa poitrine, mais sans qu’aucune angoisse vînt la troubler. Ce qu’elle éprouvait ressemblait davantage à de la joie car elle sut, tout à coup, que ce qui allait suivre était inscrit au livre de sa vie depuis toujours et que, peut-être, sans même en avoir eu conscience, elle l’avait désiré.

Doucement, elle posa le chandelier sur la rampe de l’escalier. Lorenzo montait toujours. A présent elle pouvait entendre son souffle, elle pouvait voir, sous le pourpoint noir et la chemise ouverte laissant apparaître la blancheur d’un pansement, se soulever sa poitrine maigre.

Quand il fut devant elle, la dominant de sa haute taille, elle ne fit pas un geste, ne dit pas un mot, mais leva la tête vers lui, offrant seulement ses lèvres entrouvertes sur lesquelles, doucement, en fermant les yeux comme l’on fait pour mieux savourer un plaisir rare et longtemps attendu, il posa les siennes sans la toucher autrement. Ce fut un baiser long mais léger, délicat, presque timide, comme s’il buvait au calice d’une fleur...

Puis Fiora sentit les mains de Lorenzo sur ses épaules, et ces mains tremblaient. Alors, elle le repoussa avec douceur, mais lui sourit tendrement en voyant son visage se crisper de douleur. Elle prit l’une de ses mains, enleva le chandelier de la rampe et marcha vers la porte de sa chambre.

– Viens ! dit-elle seulement.

Tandis que d’un geste machinal, il fermait le vantail, Fiora alla placer la lumière sur un coffre et, l’une après l’autre, elle souffla les bougies. La chambre ne fut plus éclairée que par la lueur de la veilleuse qui dorait à peine l’intérieur des courtines blanches. Immobile, Lorenzo suivait des yeux chacun des gestes de la jeune femme. Alors, elle laissa tomber à terre le manteau sans manches, délia le ruban de sa chemise qui glissa jusqu’à ses chevilles. L’instant d’après, elle était dans ses bras et il l’emportait sur le lit où il se laissa tomber avec elle...

Ils firent l’amour en silence parce qu’ils n’avaient pas besoin de mots. Le vocabulaire de la passion n’avait rien à faire ici, ils savaient tous deux que leur union prenait racine dans un passé de longue admiration mutuelle, sans doute, mais aussi dans une sorte d’instinct qui les avait poussés à se joindre. Lorenzo était venu vers Fiora comme le voyageur perdu qui découvre soudain une étoile dans son ciel noir et Fiora l’accueillait parce qu’elle avait senti en le voyant que le don d’elle-même était le seul apaisement qu’elle pût offrir à ce désespoir mêlé de colère qui empoisonnait son âme. En outre, affublée du nom exécré des Pazzi, elle éprouvait une délectation secrète à donner au Magnifique cette nuit de noces qu’elle n’eût jamais accepté de subir.

Rapprochés dans de telles conditions et sans le secours d’un véritable amour, Lorenzo et Fiora auraient pu connaître un échec, ou tout du moins une déception, mais ils découvrirent avec émerveillement que leurs corps unis vibraient à l’unisson, réalisaient l’accord parfait si rare entre les amants. Chacun savait d’instinct ce qui pouvait combler l’autre et c’est ensemble qu’ils atteignirent à la volupté suprême, à un plaisir d’une telle intensité qu’en s’apaisant, il les rejeta pantelants dans la soie froissée des draps. Après quoi, ensemble toujours, mais dans les bras l’un de l’autre, ils sombrèrent dans ce sommeil dont ils avaient tant besoin et qu’ils n’avaient pas réussi à trouver dans leur solitude.

A l’aube, Lorenzo se leva. Fiora dormait de si bon cœur qu’il hésita à la réveiller, mais, avant de replonger dans l’enfer qui l’attendait, il lui fallait puiser dans ses yeux et sur ses lèvres une force nouvelle. Alors, il l’a reprit dans ses bras et baisa son visage jusqu’à ce qu’elle relève enfin des paupières qui s’ouvraient avec peine.

– Je ne voulais pas partir comme un voleur, murmura-t-il contre sa bouche. Et puis... veux-tu me permettre de revenir... la nuit prochaine ?

Elle lui sourit, s’étirant avec une délicieuse sensation de bien-être :

– Tu as besoin d’une permission ?

– Oui... Ce que tu m’as donné était si beau que j’ose à peine y croire encore.

Cette fois, elle se mit à rire :

– Auprès de toi, saint Thomas était un croyant aveugle. Ou alors dis-moi pourquoi nous nous retrouvons tous deux, nus, et dans le même lit ?

– Peut-être parce que c’était comme dans un rêve et que je veux rêver encore ? J’ai besoin de t’aimer, Fiora, de prendre ta chaleur et de te donner la mienne. Tu es comme une source longtemps espérée et qu’un miracle a fait jaillir du rocher le plus noir et le plus aride. Ne plus y boire serait pour moi une cruelle souffrance. Veux-tu encore de moi ?

Elle s’agenouilla sur le lit pour prendre entre ses mains cette tête rude, ce visage si laid et si attirant :

– Oui, je te veux ! dit-elle d’une voix basse et un peu rauque qui le fit frissonner. Reviens ! Je t’attendrai.

Elle l’embrassa longuement puis, glissant prestement entre les mains avides qui tentaient de la saisir, elle s’enroula dans les draps et mit un oreiller entre ses bras...

– Mais, à présent, il faut que tu me laisses dormir !

Quand Fiora se réveilla de nouveau, le ciel était gris et la pluie, qui avait fait trêve deux jours, recommençait de plus belle. Le jardin était noyé sous un brouillard liquide qui détrempait les allées et dégouttait des statues, mais la jeune femme n’accorda au paysage brouillé qu’un soupir agacé et un haussement d’épaules. Après tant d’épreuves, la nuit qu’elle venait de vivre lui faisait l’effet d’un bain de jouvence. Lorenzo était un amant comme chaque femme rêve d’en rencontrer et ses caresses avaient lavé son corps de toutes les concupiscences et de toutes les douleurs qu’il avait dû supporter. Et la jeune femme ne s’interrogea même pas sur les sentiments qu’il pouvait lui inspirer : elle était bien avec lui et, pour l’instant, c’était tout ce qui comptait. Néanmoins, ce fut avec une sorte de colère qu’elle repoussa l’unique pensée qui la gênât : même si les meubles avaient changé, cette chambre était tout de même celle où Philippe avait fait d’elle une femme.

– C’est ta faute ! cria-t-elle à cette ombre qui revenait inopportunément s’imposer à son souvenir. Il ne fallait pas me laisser partir pour aller jouer les preux chevaliers auprès de ta princesse ! C’est toi qui as fait s’installer entre nous l’irréparable. Et moi je n’ai que vingt ans ! J’ai le droit de vivre !

Elle avait complètement oublié qu’elle avait, bien peu de temps auparavant, souhaité mourir, tant les charmes de l’amour peuvent avoir d’emprise sur un être jeune. De toutes ses forces, elle voulait rejeter les contraintes et l’austérité. Elle avait vécu captive durant des mois, et voilà que sa prison venait de s’ouvrir sur quelque chose qui ressemblait au bonheur, même si ce n’était qu’une apparence... Ce fut d’un œil plein de défi qu’après le repas servi dans sa chambre par Samia, elle alla affronter le regard de Démétrios lorsqu’elle le rejoignit dans l’ancien studiolo de son père.

Mais il la connaissait trop bien pour ne pas pénétrer ses pensées et ces grands yeux gris chargés de nuages d’orage lui arrachèrent un sourire. Fiora, pensa-t-il, cherchait un prétexte pour se mettre en colère, espérant se débarrasser ainsi de la gêne qu’elle éprouvait. Il ne se trompait pas :

– Pourquoi ce sourire ? fit-elle nerveusement, et pourquoi me regardes-tu ainsi ? Ai-je quelque chose de changé ? Oui, je me suis donnée à Lorenzo ! Je me suis même offerte à lui ! Et, cette nuit, il reviendra et je me donnerai encore à lui !

Otant les besicles qu’il portait de plus en plus souvent, à présent, Démétrios s’éloigna du lutrin sur lequel il avait ouvert un manuscrit hébraïque, vint à la jeune femme et posa ses mains sur ses épaules qu’il sentit se raidir.

– Loin de moi l’idée de te faire le moindre reproche, Fiora ! Ce qui s’est passé cette nuit entre Lorenzo et toi était écrit depuis longtemps. Il m’a souvent parlé de toi, depuis mon retour, et j’ai compris sans peine que tu étais son regret le plus secret. Il était normal qu’il vienne vers toi du fond de son désarroi.

– Crois-tu donc qu’il m’aime ?

– Tu es comme toutes les femmes : tu simplifies trop les sentiments. Lorenzo était semblable à un jardinier qui a vu un voleur s’enfuir avec la plus belle fleur de son jardin, sans même lui laisser le temps de la respirer. Hier, sa fleur est revenue, mais plus belle que jamais et dégageant un parfum trop capiteux pour qu’il renonce à s’en griser. Quant à toi...

– Eh bien ? Moi ?

– Cesse de te rebeller ainsi, Fiora ! Tu n’as commis aucun crime. L’amour t’a simplement rendu le goût de la vie que tu avais perdu.

– L’amour ? Je ne sais même pas si j’aime Lorenzo. Pourtant, ce serait tellement plus simple !

– Plus commode surtout, parce que tu es toute pétrie de morale chrétienne, en dépit de ton éducation platonicienne, et cela tu le dois à notre chère Léonarde.

– Ne me parle pas d’elle, sinon je vais me sentir malade de honte !

– Tu as raison, j’ai eu tort d’en parler. Quant à la honte, c’est un mot stupide, même si tu n’aimes pas vraiment Lorenzo. Ce que tu aimes en lui, c’est d’abord l’amour qu’il te donne, je sais qu’il y est une sorte de... virtuose. Mais aussi sa légende et, tout au fond de toi, il y a toujours une petite Florentine pour qui le Magnifique emplissait l’horizon. Sans le savoir, tu étais plus ou moins amoureuse de lui...

– Non. C’était Giuliano que j’aimais.

– Que tu croyais aimer ! La preuve en est que tu l’as chassé très vite de ton esprit. Mais tu oublies qu’à ce fameux bal, où nous nous sommes rencontrés pour la première fois, je t’ai vue danser avec Lorenzo et, si j’ai jamais vu visage illuminé de joie, c’était bien le tien.

– C’est vrai, j’étais très heureuse... très fière surtout !

– Comme tu es fière, aujourd’hui, de l’avoir enchaîné à tes pieds. Il est venu à toi comme un pauvre qui demande la charité, les mains vides, nues et suppliantes, lui qui a toute puissance, et j’ai tout de suite compris que, ces mains tendues, tu allais les combler de richesses. Alors que tu l’aurais repoussé s’il était venu en prince et en maître. J’ai raison ?

Toute colère envolée, Fiora se mit à rire.

– Tu as trop souvent raison, Démétrios ! Que vais-je faire, à présent ? Il faudrait que je reparte...

– Pas maintenant. Tu n’en as pas vraiment envie, d’ailleurs. Laisse-toi aimer ! C’est le meilleur des remèdes, non seulement pour un corps, mais aussi pour un cœur qui vient de beaucoup souffrir. Cependant...

Il prit un temps et Fiora vit qu’une inquiétude lui venait à l’esprit.

– Cependant ?

– Avez-vous beaucoup parlé, tous les deux ? Il a dû te poser des questions...

La jeune femme devint pourpre et, se détournant, alla examiner le livre posé sur le pupitre.

– Nous... nous n’avons pas parlé du tout !

– Félicitations ! fit Démétrios qui ne put s’empêcher de rire devant l’air confus de ce jeune visage. Et si tu veux le savoir, j’en suis heureux, mais vous parlerez. Alors, écoute-moi bien et, surtout, ne lui dis pas que l’on t’a mariée à un Pazzi !

– Carlo a tout fait pour m’aider.

– Sans doute, mais Lorenzo est trop profondément blessé pour supporter l’idée que tu portes ce nom-là ! Si grand que soit son désir, il s’écarterait de toi avec horreur. Et les conséquences pourraient être dramatiques. Tu m’as bien compris ?

– Sois sans crainte ! Je ne dirai rien.

D’un doigt précautionneux, elle tourna quelques-unes des pages craquantes du manuscrit qu’elle ne pouvait pas lire, se contentant d’admirer la beauté un peu mystérieuse des caractères.

– C’est une étrange chose que le destin, soupira-t-elle. Le mien semble se complaire à me faire contracter des mariages que je dois cacher à Lorenzo. Souviens-toi !

– Tu as raison, mais la situation est différente. Ce mariage-là, tu ferais aussi bien de l’oublier. Il ne compte pas, parce que...

– Parce que ?

– Rien. Essaie de ne plus y penser ! Pense seulement à l’homme qui viendra ce soir chercher auprès de toi le refuge dont il a tant besoin.

Ce soir-là, pourtant, Lorenzo ne vint pas. Il envoya un billet par Esteban qui était descendu en ville prendre le vent. Les funérailles de Giuliano étaient fixées au lendemain et Lorenzo veillerait le jeune mort pour cette dernière nuit.

Les nouvelles que rapporta le Castillan restaient dramatiques. La traque des Pazzi et de leurs parents et alliés continuait. On en avait pris deux dans la cité dont l’un, déguisé en femme, se cachait dans l’église Santa Croce, trois autres avaient été arrêtés sur des chemins de campagne. Quant au vieux Jacopo que les cavaliers de la Seigneurie avaient rattrapé sur la route d’Imola, il devait être en route pour Florence dans une litière fermée. On le hisserait sur le balcon de fer à la minute où Giuliano serait porté en terre.

D’autres encore avaient été précipités de là-haut, pendus ou abandonnés au peuple et, devant le Vieux Palais, le nombre des morts plus ou moins dépecés se montait à soixante-dix. Mais il n’y avait que des hommes, Lorenzo ayant formellement interdit de molester les femmes qui, en fait, n’avaient pas participé directement au meurtre.

– Et Hieronyma ? dit Fiora avec amertume. Elle n’a rien fait, peut-être ?

– C’est la seule dont le Magnifique a ordonné que l’on se saisisse, dit Démétrios.

– Comment a-t-il su qu’elle était là ?

– C’est moi qui le lui ai dit hier, quand je suis redescendu à la via Larga après t’avoir menée ici. Tu peux être sûre qu’il la fait rechercher activement.

– Rien n’est plus vrai, reprit Esteban. J’ai interrogé Savaglio, le chef des gardes qui mène la traque, et s’il trouve ce démon femelle, il l’abattra sur place, mais il a fouillé toutes les maisons des Pazzi, depuis leur palais près de Santa Croce jusqu’à la villa de Montughi. Il a trouvé beaucoup de femmes en pleurs et la tête couverte de cendres, mais aucune n’était Hieronyma.

– Quand elle a vu le coup manqué, elle a dû repartir pour Rome, soupira Démétrios.

– Il faut pouvoir. Toutes les routes, tous les chemins sont gardés et personne ne peut sortir de la ville.

– Mais elle n’était pas en ville. Elle était justement à Montughi et, si on ne l’a pas trouvée, c’est qu’elle aura réussi à s’enfuir...

Lorsqu’il vint le lendemain soir, après avoir confié la dépouille de son jeune frère au tombeau familial, dans la Vieille Sacristie de San Lorenzo où reposaient déjà son père, Piero le Goutteux, et son grand-père, Cosimo l’Ancien, Lorenzo confirma cette vue pessimiste. Certains Pazzi avaient glissé entre les doigts des soldats. Bien sûr, Antonio et Stefano, les deux clercs qui l’avaient attaqué étaient morts après avoir, sous la torture, livré tous leurs complices ; c’est ainsi que l’on avait arrêté Montesecco qui, cependant, avait reculé au dernier moment devant l’horreur d’un sacrilège. Il avait eu la tête tranchée. Bien sûr, Francesco Pazzi avait reçu le châtiment qu’il méritait, mais Bandini, l’homme qui s’était acharné sur le corps de Giuliano, avait pu s’enfuir. Poursuivi sur la route de Venise, il avait par un miracle réussi à disparaître dans la nature.

– Mais je le retrouverai, affirma Lorenzo. Où qu’il aille et, même s’il se réfugie chez les Turcs, je mettrai la main sur lui[xxiii].

– Cela fait beaucoup de morts, dit Fiora. Es-tu certain qu’ils aient tous été coupables ?

– Bien sûr que non, mais je ne peux retenir la fureur du peuple. J’ai déjà assez de mal à l’empêcher de prendre d’assaut mon propre palais pour en extirper le cardinal Riario...

– Que vas-tu en faire ? Lorenzo haussa les épaules :

– Rien du tout ! Quand la ville s’apaisera, je le renverrai à Rome sous bonne escorte... ou à Pérouse puisqu’il y a été nommé en tant que légat. Si tu le voyais : il meurt de peur et je suis bien certain que, s’il avait seulement soupçonné ce qui allait se passer à Santa Maria del Fiore, il n’y aurait jamais mis les pieds. Mais, je t’en prie, ma douce, ma belle, ma précieuse, cessons de parler de cette horreur ! Auprès de toi je ne veux être que désir et amour...

Cette nuit-là, tous deux s’aimèrent longuement, ardemment comme s’ils ne pouvaient se rassasier l’un de l’autre. Pourtant, Lorenzo finit par trouver le sommeil, vaincu par l’écrasante fatigue supportée depuis la tragédie de Pâques. Fiora, elle, ne pouvait dormir. Assise dans le lit, les coudes aux genoux, elle contempla longtemps le grand corps brun, à la fois maigre et musclé, qui gisait auprès d’elle, semblable à ces transis qu’elle avait vus sur certains tombeaux. L’épuisement l’avait foudroyé et il reposait, bras et jambes écartés sur la couche en désordre, l’un de ses poings enroulé dans une des longues mèches noires de la jeune femme.

Elle essaya de dégager ses cheveux, mais Lorenzo les tenait bien et elle y renonça pour ne pas le réveiller. Alors, elle finit par s’allonger contre lui après avoir un instant posé ses lèvres sur le cou blessé dont le pansement s’était déplacé.

Une fois de plus, elle se demanda si elle l’aimait sans que son cœur lui fournît de réponse. Elle avait envie de lui et, dans ses bras, elle était heureuse, mais quand le silence retombait entre eux Fiora ne pouvait s’empêcher d’entendre, au fond d’elle-même, une voix douloureuse qui était celle de ses regrets. Si merveilleuses que soient les heures vécues avec Lorenzo, elles ne parviendraient jamais à étouffer le souvenir de son amour pour Philippe... pour Philippe à jamais perdu en dépit des vaticinations fumeuses de Démétrios. Et sans même s’en rendre compte, Fiora laissa couler d’abondantes larmes contre l’épaule de son amant endormi.

Quand il s’éveilla, elle n’avait pas réussi à s’assoupir un seul instant. Plusieurs idées s’étaient mises à tourner dans sa tête. Et tandis que Lorenzo se rhabillait dans la fraîcheur d’un petit matin chargé de pluie, elle lui fit part de son désir d’aller prier sur la tombe de son père, dans l’église corporative d’Or San Michele.

– C’est impossible pour le moment, mon amour. Je ne veux pas que tu descendes en ville tant que le peuple ne sera pas calmé. Le spectacle est abominable. L’odeur aussi, et je ne voudrais pas être à la place de Sandro Botticelli...

– Pourquoi donc ?

– La Seigneurie lui a commandé de peindre, sur ses murs, l’image des corps suppliciés que l’on a pendus au balcon. Le malheureux passe des heures, mal abrité par une bâche, à faire des croquis.

– Pauvre Sandro ! Lui qui n’aime que la beauté... Eh bien, je me contenterai de me promener autour de la maison. Mais, au fait, peux-tu me dire ce qu’est devenue notre métairie ?

– Celle que vous possédiez près de Montughi ? Je crois qu’elle est toujours à toi, personne ne veut s’y installer et le domaine est à l’abandon.

– Pour quelle raison ?

– La mort de Marino Betti, l’assassin de ton père, a fait fuir tout le monde. Nos paysans sont superstitieux, tu sais, et ils ont une peur affreuse des fantômes. Il faudra tout de même que nous essayions d’en faire quelque chose. Peut-être qu’en brûlant l’arbre où il a été pendu et en rasant la maison qu’il habitait ?

– Nous en parlerons plus tard. Rien ne presse, en effet...

– Nous avons beaucoup de temps devant nous, fit-il tendrement en se penchant sur sa bouche.

Comme il allait sortir, elle le rappela :

– Il vaudrait mieux que tu ne viennes pas ce soir, dit-elle.

– Pourquoi ? fit-il l’œil tout de suite assombri. Tu es déjà lasse de moi ?

– Comment peux-tu dire de telles sottises ? Non, Lorenzo mio, je ne suis pas lasse de toi mais il y a, dans la vie d’une femme, des nuits qu’elle doit passer seule. Tu as compris ?

Il se mit à rire et la prit dans ses bras pour couvrir son visage et son cou de baisers.

– Soit, créature impure ! Au moins tu pourras dormir ! Et ma mère aussi. A cause de ce qui s’est passé, elle s’inquiète de mes sorties nocturnes. Mais ne crois pas que tu pourras me tenir longtemps à distance !

Une heure après son départ, Fiora entra chez Démétrios pour lui faire part de l’idée qui lui était venue. Il l’écouta sans mot dire et quand elle eut fini, il demanda :

– Sais-tu quel jour nous sommes ?

– Le 28 d’avril je crois... oh mon Dieu ! C’est la même date ?

– Oui. Il y a trois ans, jour pour jour, que nous sommes allés là-bas pour punir un assassin. Tu crois que Hieronyma pourrait se cacher dans la vieille ferme ?

– Bien sûr ! C’est une excellence cachette pour elle que la maison de son complice. Et surtout une maison défendue par la terreur. Ce démon n’a jamais eu peur de rien et encore moins des fantômes.

– Il se peut que tu aies raison, Fiora ! ... Oui, je le pense. En tout cas, cela ne nous coûtera guère d’y aller voir.

Si le jour était le même, la nuit était bien différente. Plus d’étoiles au ciel, plus de frais parfum de la terre en son printemps ! Un ciel noir qui déversait des trombes d’eau, des chemins détrempés, ravinés, dangereux pour qui ne les connaissait pas. Mais Fiora eût reconnu sa route les yeux fermés et sous un tremblement de terre, tant elle lui était familière. Au pas sûr de sa mule, elle chevauchait botte à botte avec Démétrios, courbant le dos sous l’averse dont la protégeait une grande mante noire à capuche, mais elle ne sentait pas la pluie et elle eût aussi bien traversé les flammes pour atteindre son but tant était grande sa certitude que ce chemin la menait enfin à sa vengeance.

Derrière elle venaient Esteban et Rocco, armés jusqu’aux dents. L’ancien bandit de grand chemin avait tenu à participer à l’expédition quand il avait su de quoi il était question :

– Je te dois bien ça, dit-il à Fiora. Grâce à toi, je vais redevenir un vrai soldat et servir un maître qui me plaît.

Le lendemain, il repartait pour sa grotte de San Quirico d’Orcia, afin d’y récupérer ses hommes que Lorenzo engageait à son service et sous ses ordres. Il était plus que certain, en effet, que la guerre avec le pape éclaterait bientôt et le Magnifique connaissait à son juste prix la valeur d’une troupe bien entraînée. En outre, Rocco avait reçu de lui une belle somme pour s’être battu à ses côtés dans la cathédrale. Aussi se sentait-il le cœur plein de joie et, de temps en temps, Fiora pouvait l’entendre siffloter une romance.

Arrivée à destination, elle retrouva sans peine le sentier bordé de haies vives et, plus loin, la masse sombre des bâtiments de ferme, et le grand pin dont la tête immense ombrageait les piliers de pierre à l’entrée de la cour. Le grand pin où le corps martyrisé de Marino Betti avait été pendu...

Comme autrefois, les cavaliers mirent pied à terre à quelque distance et attachèrent leurs montures aux cyprès plantés en coupe-vent puis, étouffant leurs pas autant qu’il était possible, ils remontèrent vers le domaine.

– C’est grand ! souffla Rocco. Si nous voulons tout explorer, nous devrions peut-être nous séparer mais, à première vue, il n’y a personne.

Les bâtiments à l’abandon se dessinaient à peine dans la nuit obscure et l’on n’entendait rien, sinon le grincement d’une porte mal fermée qui battait dans la bourrasque.

Sans répondre, les trois autres continuèrent à avancer, scrutant ces ombres denses qui, jadis, contenaient tant de vie : celle du bétail, des valets, des chiens gardiens de la ferme, et qui n’étaient plus que silence. Soudain, Esteban saisit le bras de Fiora :

– Regarde ! chuchota-t-il. Là ! ... vers le bout de la maison de l’intendant ! Il y a une cheminée qui fume un peu !

Depuis le temps qu’ils étaient en route, les yeux des quatre compagnons s’étaient accoutumés à l’obscurité et Fiora distingua vite la mince spirale grise. Le cœur lui battit plus fort : un feu signifiait une présence humaine...

– C’est peut-être un berger qui a cherché là un refuge, fit Démétrios. Ou encore un voyageur égaré ? On s’abriterait chez le diable par une nuit pareille.

– Non, dit Fiora. C’est elle ! Je suis sûre que c’est elle.. Sans attendre les autres, elle se dirigea vers cette partie de la maison, prenant toujours soin de ne pas faire de bruit. En approchant, elle distingua un faible rai de lumière sous un volet clos. A côté, il y avait une porte dont le bas se cachait dans les herbes qui gardaient la trace d’un passage...

Cette maison, elle la connaissait par cœur pour y avoir joué mille fois quand elle était enfant. Elle en savait toutes les issues et tous les détours. Elle savait que la porte de cette pièce, qui avait été la cuisine de l’intendant, ne fermait que par un loquet, mais qu’à l’intérieur on pouvait la renforcer d’une barre. Si celle-ci était mise, la seule chance d’entrer serait d’arracher le volet.

Doucement, très doucement, elle appuya sur la clenche qui joua sans bruit. Retenant son souffle, elle poussa le vantail avec la crainte de sentir la résistance de la barre, mais la personne qui se trouvait à l’intérieur devait se croire suffisamment gardée par la terreur qu’inspirait la ferme abandonnée. Et la porte s’ouvrit...

Assise sur un escabeau auprès d’un maigre feu, une femme enveloppée d’un manteau noir brodé d’argent, que Fiora reconnut aussitôt, mangeait, appuyée des deux coudes sur une table, une sorte de bouillie. Elle tournait presque le dos à la porte et ne la vit pas s’ouvrir.

– Bonsoir, Hieronyma ! dit seulement Fiora.

La femme sursauta si violemment que la table, bancale, se renversa, entraînant l’écuelle. Quand elle lui fit face, Fiora sourit, goûtant déjà le plaisir violent de la vengeance. C’était le visage même de la peur qu’elle avait en face d’elle. Hieronyma avait dû souffrir pendant ces trois jours. Sa peau était grise, ses paupières plombées et des poches s’alourdissaient sous ses yeux. Il ne restait rien de la beauté plantureuse qu’elle étalait si insolemment naguère et ses mains tremblaient. Mais la haine lui rendit courage et Fiora vit se rétrécir ses pupilles quand elle jeta :

– Qu’est-ce que tu fais là ? ... Tu n’es pas à Rome ?

– C’est l’évidence, il me semble ? J’en suis partie quelques heures seulement après toi.

– Comment as-tu fait ?

– Tu n’imagines pas, tout de même, que je vais t’en faire confidence ? L’heure est venue de payer tes crimes ! Trop d’hommes sont morts par ta faute, mais c’est surtout le sang de mon père qui crie vengeance. Je suis venue te tuer !

Hieronyma ricana.

– Me tuer ? Avec quoi ? ... Oh, je vois ! Tu n’es pas venue seule ? Tu n’as pas eu le courage de m’affronter sans témoins !

– Pourquoi l’aurait-elle fait ? gronda Démétrios. Tu es plus forte qu’elle et surtout plus habile à manier le couteau. Au surplus, ce n’est pas elle qui va te tuer. Ton sang salirait ses mains !

– Non, Démétrios ! Laisse-moi faire ! Elle sait qu’elle ne peut pas nous échapper. J’ai là ce qu’il faut.

A sa ceinture, Fiora prit une petite gourde et un gobelet qu’elle y avait accrochés. Le flacon renfermait un peu de vin et le poison que lui avait remis Anna la Juive. Elle emplit le gobelet et le tendit à son ennemie :

– Bois ! Le venin a toujours été ton arme favorite et il est juste que tu meures par le poison...

– Jamais ! Jamais je ne boirai ça !

– Mes compagnons peuvent t’y forcer. S’il te reste le souvenir de quelque prière, dis-la, mais dis-la vite ! Je n’ai plus de patience pour toi ! Bois !

– Va au diable !

Avant que Démétrios et Esteban aient pu s’emparer d’elle, Hieronyma d’un revers de main avait poussé le gobelet qui se renversa.

– Tu as eu tort, dit Fiora. Ce n’était pas un poison rapide. Il t’aurait accordé le temps de te repentir.

Mais déjà Hieronyma, emportée par sa haine furieuse, s’était jetée sur elle, griffes en avant, visant le cou de la jeune femme sur lequel ses doigts se refermèrent. Fiora tomba en arrière, à demi étouffée sous le poids de son ennemie qui commençait à l’étrangler. Tout contre son visage, elle voyait la figure convulsée, démoniaque, qui continuait à cracher sa haine :

– C’est toi qui vas crever ! Tu entends ? ... Sale petite putain... Tu vas cre...

Soudain, le corps de Hieronyma se raidit, tétanisé, tandis que sa bouche s’ouvrait sur un râle et que ses yeux s’exorbitaient. Les mains meurtrières lâchèrent prise. Fiora eut juste le temps de se dégager pour ne pas recevoir le sang qui jaillit des lèvres distendues. Elle se releva avec l’aide de Démétrios et s’accrocha à son épaule pour ne pas tomber. Hieronyma, couchée face contre terre dans ses velours souillés, ne bougeait plus. Seule dépassait, plantée entre ses épaules, la poignée d’une dague.

Esteban mit un genou en terre pour la retirer, mais Rocco l’arrêta.

– Je sais bien que le bourreau reprend toujours sa hache, dit-il, mais après avoir trempé dans un sang aussi pourri, ma dague ne serait plus jamais propre !

– Je te donnerai la mienne ! dit Esteban. Tu as été plus rapide que moi.

Avec une infinie tendresse, Démétrios attira Fiora contre lui, l’enveloppant de son propre manteau :

– Viens, ma fille, retournons vers les vivants ! Tu es à jamais délivrée des poisons de la vengeance...

Esteban éteignit le feu sous son talon et sortit le dernier, laissant la porte ouverte. Au-dehors, la pluie avait cessé. Les nuages s’écartèrent juste assez pour qu’une étoile, une seule, glissât vers la terre un œil curieux. Un moment plus tard, les cavaliers s’éloignaient. Le domaine abandonné retournait au silence...

Saint-Mandé, 10 mai 1989.

Загрузка...