Deuxième partie LES PIÈGES DE ROME

CHAPITRE V LES GENS DU VATICAN

Sa Sainteté Sixte IV n’était pas de bonne humeur. Le mauvais temps qui sévissait à Rome depuis plusieurs jours, froid et humide, rendait plus douloureux ses rhumatismes et réveillait même, par instants, la goutte latente qui le tourmentait si souvent et si cruellement. Pour éviter une nouvelle crise, le pape avait déjeuné très frugalement de légumes et de laitages, sans le plus petit verre de ce vin des Castelli Romani qu’il affectionnait. Aussi son estomac criait-il famine tandis que, deux familiers sur les talons, il profitait de ce que la pluie avait fait trêve pour traverser la cour du Vatican et s’en aller inspecter le chantier de sa chapelle en construction.

Il allait à grands pas, enveloppé d’une cape doublée de renard, le « camauro », ourlé de fourrure, enfoncée jusqu’aux sourcils pour se protéger de l’air froid. Assez grand mais aussi large que haut, les traits durs, le nez dans la ligne du front, le menton agressif, la bouche serrée et l’œil inquisiteur, le poil grisonnant, son visage haut en couleur était rasé de près. Sa silhouette sans élégance, qui lui donnait toujours l’air d’être empaqueté dans ses vêtements, lui conférait tout de même – et il le savait – une impression de force qui n’était pas dépourvue de majesté.

En dépit de ses genoux douloureux, Sixte escalada assez facilement les matériaux qui encombraient le chantier. Le travail n’avançait pas à son gré. Depuis plus de quatre ans que cette chapelle[viii] était commencée, il n’était même pas encore question du toit et le pontife ne s’était déplacé que dans l’intention de dire leur fait aux gens chargés de l’ouvrage. Quand il éprouvait une contrariété, il aurait fallu autre chose que ses vieilles douleurs pour l’arrêter. En outre – et ses familiers le savaient –, il n’aimait rien tant que se mettre en colère.

Pour cette fois, il n’avait pas tort. Cette chapelle, il l’avait entreprise pour donner au Vatican un lieu de culte digne du trône de Pierre, une vaste enceinte où la pompe papale pût s’étaler à l’aise, chose impossible dans la vieille basilique où reposait le tombeau du prince des Apôtres. Ce n’était qu’une vieille église décrépite, à peine plus imposante que l’église d’un curé de campagne avec son clocher de travers et son toit en pente sur trois étages de voûtes en plein cintre. On avait bien effectué quelques réparations, mais l’ensemble demeurait affligeant et surtout plein de courants d’air. La nouvelle chapelle serait noble, très haute pour que la musique et les chants pussent y prendre toute leur ampleur, et magnifiquement décorée afin que les siècles à venir conservassent le souvenir du bâtisseur. Et Sixte, qui avait décidé de l’appeler chapelle de la Conception, espérait, en son for intérieur, que son nom y demeurerait attaché.

En voyant arriver le pape, les ouvriers qui travaillaient à vrai dire assez mollement se mirent à manier la truelle avec ardeur tandis que les grosses pierres s’envolaient au bout des palans. Dans l’espoir évident d’éviter l’orage qui les guettait et ne les manqua pas. Sixte IV se mit à vociférer comme un simple mortel, déployant en furieuses invectives sa voix qu’il avait forte, belle, puissante et douée d’une grande éloquence. Architecte et travailleurs se retrouvèrent bientôt à genoux dans la poussière et courbant humblement la tête en attendant que la bourrasque cessât. Même un pape devait reprendre haleine de temps en temps.

Profitant d’une accalmie, l’architecte Dolci plaida le mauvais temps, source de nombreuses maladies qui s’abattaient sur ses ouvriers.

– Ça suffit ! coupa Sa Sainteté. Tu as toujours de bonnes excuses toutes prêtes, signor Dolci. Mais moi je veux ma chapelle et je la veux vite. Je suis las d’attendre !

– Que Sa Sainteté prenne encore un peu patience. Les fenêtres se terminent ainsi qu’Elle peut s’en rendre compte, et j’espérais qu’Elle en serait satisfaite. Si hautes et si larges, ne sont-elles pas nobles et d’une grande beauté ?

Le pape, soudain, se mit à rire :

– C’est bien dans ta manière, ça ! Je te fais des reproches mérités, et tu t’arranges pour me tirer des compliments. Tes fenêtres sont belles, j’en conviens, mais un toit par-dessus me ferait bien plus plaisir. Je suis fatigué de voir la pluie tomber dans ma chapelle.

Les deux personnages qui accompagnaient le pape étaient restés un peu en arrière, à l’abri d’une porte. L’un était le trésorier du Vatican, un financier retors du nom de Meliaduce. L’autre était le cardinal vice-chancelier, un personnage assez remarquable pour que l’on s’y arrête un instant. C’était un prélat de belle mine et de complexion vigoureuse, très brun de peau sous une couronne de cheveux d’un noir de jais, avec de grands yeux très sombres à fleur de tête. Le long nez courbe aux narines sensibles, la bouche bien ourlée mais épaisse et sensuelle dénonçaient le jouisseur, tandis que la splendeur un peu trop voyante des habits de pourpre et d’hermine, les fortes mains brunes et le teint olivâtre signalaient un étranger. En fait, le cardinal Rodrigo Borgia avait vu le jour en Espagne, à Jativa, et y serait peut-être demeuré si son oncle, archevêque de Valence, n’avait été élevé, quelques années plus tôt, au pontificat suprême sous le vocable de Calixte III et n’avait importé avec lui toute sa famille. Ce Rodrigo, habile et énigmatique, avait su mener sa barque mieux que les autres et se retrouvait, à quarante-sept ans, le troisième dignitaire de l’Eglise. Sans compter qu’il était, tout de suite après le cardinal français d’Estouteville, le plus riche du Sacré Collège et pourvu de nombreux biens.

La scène entre le pape et son architecte semblait l’amuser. Il se pencha vers son voisin et murmura :

– Savez-vous, messer Meliaduce, comment ceci va se terminer ? Dolci va pleurer qu’il est à court d’argent, que le travertin et le carrare ne cessent d’enchérir, que le cuivre est hors de prix et qu’en résumé il ne peut faire plus avec ce qu’il a reçu. Le Saint-Père va tonner un peu, puis il vous appellera et on vous demandera d’ouvrir votre caisse.

– Mais elle est presque vide, ma caisse ! Où Votre Grandeur veut-elle que je prenne l’argent ? Hier encore le neveu de Sa Sainteté, le comte Girolamo, s’est fait donner trois mille ducats.

– Vous ne pensez pas m’attendrir avec une pareille misère ? Vous en trouverez, de l’argent, mon ami. D’ailleurs, tenez ! On vous appelle ! Vous voyez que j’avais raison.

Tandis que le trésorier s’en allait, le dos rond et traînant les pieds, rejoindre son maître, le cardinal alla examiner les travaux en cours d’un œil connaisseur. Il avait le goût du faste et, partageant celui du pape pour les bâtiments, il approuvait les nombreux travaux que celui-ci entreprenait un peu partout dans Rome, dont il voulait ressusciter l’antique splendeur.

Laissant son trésorier aux prises avec son architecte, le pape revint vers Borgia :

– Rentrons à présent ! Mes jambes me font de plus en plus mal.

– Votre Sainteté devrait prendre un peu de repos.

– Je suis trop vieux pour prendre du repos. A mon âge on n’a plus de temps à perdre. Conduis-moi à la bibliothèque ! Rien de tel qu’une heure de lecture pour calmer les humeurs.

Solidement étayé par son vice-chancelier, Sixte gagna lentement les grandes salles où il avait installé la Bibliothèque vaticane, son œuvre la plus précieuse jusqu’à ce jour et, à mesure qu’il s’en approchait, son humeur s’améliorait. L’ancien moine franciscain, pauvre et sans naissance, qu’avait été Francesco della Rovere n’aimait rien tant que les lettres et les sciences, si ce n’est l’or et la puissance. Jadis, il avait professé successivement dans les universités de Pavie, de Florence, de Bologne et de Sienne ; il en avait conservé une vaste érudition et un grand appétit de savoir tourné surtout vers l’étude des astres. Les meilleurs moments de sa journée, il les passait au milieu des trésors qu’il avait accumulés, en compagnie du savant humaniste Platina dont il avait fait leur gardien.

Quand les gardes ouvrirent devant le pape et le cardinal les portes de la longue galerie entièrement tapissée d’armoires peintes et dorées et meublée de larges tables où s’entassaient manuscrits et instruments d’optique, Platina s’avança à sa rencontre, étayant sur une canne sa mauvaise jambe[ix]. Il voulut s’agenouiller pour baiser l’anneau du Pêcheur mais Sixte l’en empêcha, sachant que toute génuflexion lui était une souffrance, et le prit familièrement par le bras pour l’entraîner vers un pupitre. Là était posé un grand livre relié de velours cramoisi, avec des ferrements d’argent, que l’on avait délivré de la chaîne qui l’attachait à l’une des armoires :

– Je vois que tu as sorti le Saint Augustin. Montre-moi vite ces passages qui t’ont paru si étonnants !

D’un petit geste désinvolte, il avait congédié le cardinal Borgia, mais il était écrit que, ce jour-là, le pape n’aurait pas droit à sa récréation. Au moment même où Borgia allait franchir la porte, un nouveau personnage s’y glissa : le cérémoniaire de la cour pontificale, Agostino Patrizi, dont le long visage pâle semblait souffrir de perpétuelles offenses. Confit dans les règles d’une étiquette sévère à laquelle il croyait plus qu’à la loi divine, Patrizi avait le génie de déranger le pape au moment le plus inopportun, mais il lui était si aveuglément dévoué que celui-ci lui passait bien des choses, quitte à le faire bénéficier d’une de ses célèbres colères quand il dépassait les bornes. Ce qui faillit advenir ce jour-là.

– Qu’est-ce que tu veux encore ! lui jeta le pape du plus loin qu’il l’aperçut.

L’autre se jeta à genoux :

– Très Saint-Père, bafouilla-t-il, voici plusieurs semaines déjà vous m’aviez dit de vous prévenir, en quelque lieu que vous soyez, lorsque Gian-Battista de Montesecco viendrait au palais.

Sixte tourna aussitôt le dos à Saint Augustin :

– Il est là ?

– Oui, Votre Sainteté !

– Seul ?

– Non. Votre esclave nubien Domingo est avec lui... et il y a aussi une femme.

– Quel genre de femme ? Ne fais pas cette tête-là ! Décris-la-moi !

L’air offensé de Patrizi était en effet plus évident que jamais. Il leva les yeux au ciel et soupira :

– Jeune, brune... et je crois qu’on peut dire qu’elle est très belle. Du moins elle le serait si elle n’avait pas l’air si fatigué.

– Tiens donc ? souffla Borgia entre ses dents. Tu joues les maquereaux à présent, monsignore ! Où l’as-tu dénichée, celle-là ?

Dédaignant de répondre, Patrizi fit le geste de chasser une mouche importune et marcha au-devant du pape qui clopinait vers lui.

– Fais-les attendre dans la salle du Perroquet dont tu feras fermer les portes soigneusement. Ah ! j’oubliais : fais prévenir le cardinal camerlingue[x] mais qu’il vienne seul ! Donne-moi ton bras, Rodrigo !

Borgia se fit d’autant moins prier que ce préambule l’avait alléché et qu’il grillait de curiosité. Dès qu’il était question d’une femme, et surtout d’une inconnue, l’appétit proverbial du beau cardinal espagnol se manifestait. Toujours « merveilleusement disposé à l’amour », il entretenait, outre une maîtresse en titre dont il avait deux enfants, de nombreuses courtisanes qui contribuaient à l’agrément du somptueux palais qu’il possédait à la Zecca. Flairant d’autre part une odeur de mystère car Montesecco, l’homme de main du pape, avait disparu du Vatican depuis plusieurs mois, il eût porté Sa Sainteté dans ses bras si Celle-ci en eût manifesté l’intention.

Hélas, à sa grande déception, une fois arrivé dans ses appartements, Sixte IV le remercia benoîtement de son aide, puis lui donna sa bénédiction et un rendez-vous pour le lendemain.

Dire que Fiora était fatiguée relevait de l’euphémisme. Jamais elle n’avait connu pareille lassitude, même après la naissance de cet enfant à qui elle n’osait plus penser pour ne pas sombrer dans le désespoir, même dans cette vie épuisante qu’elle avait connue l’an passé en suivant les pas du Téméraire.

Durant des semaines, la caraque avait tracé son chemin difficile au long des côtes de France, d’Espagne et du Portugal, emportée par les tempêtes d’équinoxe où la prisonnière avait pensé périr cent fois. En passant les anciennes colonnes d’Hercule, on n’avait dû qu’à un brouillard soudain d’échapper à un pirate maure et c’est seulement une fois entré en Méditerranée que le courageux navire avait connu un peu de calme. Mais l’automne était là, et il avait fallu lutter contre un grain furieux qui s’était levé au large de la Corse et l’avait jeté à la côte, heureusement assez près de Civita Vecchia pour qu’il pût entrer au port en évitant le naufrage.

Tout ce temps, Fiora l’avait passé enfermée dans sa cabine sans voir quiconque, sinon Domingo qui veillait sur elle avec une constance qui avait fini par la toucher. Il lui apportait à manger, lavait son linge et même lui racontait les menus faits qui se passaient sur le bateau. Bien sûr, il avait soigné le mal de mer qui l’avait laissée sans forces au fond de sa couchette, souhaitant éperdument que cet infernal vaisseau s’engloutît corps et biens pour que cesse son supplice. Mais, après deux bonnes semaines, les nausées s’étaient retirées et Fiora, qui n’avait guère pu avaler pendant tout ce temps que des tisanes de menthe froides et sucrées, put s’alimenter un peu mieux. Les bouillies de céréales et la viande séchée n’étaient pas vraiment susceptibles d’ouvrir l’appétit, mais il fallait vivre. Une courte escale que l’on fit à Cadix permit d’embarquer des vivres frais, des œufs et des oranges, et de poursuivre le voyage sans trop de dommages. Fiora d’ailleurs n’était pas seule victime du mal de mer. Montesecco en avait souffert sévèrement et, de ce fait, n’avait visité sa prisonnière que deux fois. Ce dont elle ne s’était pas plainte.

A fréquenter quotidiennement le grand Nubien, Fiora avait fini par apprendre de lui certaines choses. D’abord que, s’il jouissait de la confiance du pape, il n’en était pas moins un esclave attaché à sa maison particulière. Le Saint-Père appréciait sa force, sa sagesse et son goût du silence. S’il l’avait envoyé avec Montesecco, c’était pour être bien certain que la prisonnière aurait une chance d’arriver à destination sans avoir été trop molestée.

– C’est étrange, dit alors la jeune femme. Lorsque tu m’as sauvée de lui sur la barge, il venait de me menacer, si je ne lui obéissais pas en tout, de m’attacher à fond de cale et de me livrer à ses hommes qui étaient au nombre de dix dont un Tartare et un Noir. Y a-t-il un autre Noir que toi ?

– Non. Je suis le seul et c’était pure vantardise. Il voulait te terrifier dès le premier abord.

– Pourquoi, alors, te laisse-t-il t’occuper seul de moi ? Il ne craint pas que...

Pour la première fois, la jeune femme entendit rire Domingo. Un rire à sa taille qui fit vibrer les petits carreaux de la fenêtre.

– Je n’ai aucune honte à l’avouer, fit-il alors. Il y a dix ans que les Turcs m’ont privé de ma virilité. Une cruelle épreuve alors, mais à laquelle je dois bien des compensations : par exemple d’avoir été offert au pape par le seigneur Ramon Zacosta, grand maître des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. C’est lui qui m’a baptisé Domingo après avoir fait pendre à Rhodes le reis qui me tenait captif sur sa galère avec d’autres esclaves. Mon nouveau maître n’était pas encore devenu le souverain pontife, mais il m’a bien traité parce que je suis un lettré. Je lui suis tout dévoué.

– Alors, sais-tu pourquoi il m’a fait enlever ? Ai-je donc tant d’importance pour qu’il envoie en France une bande de coupe-jarrets et surtout qu’il se prive d’un serviteur de ta valeur ?

– Je ne sais rien, sinon qu’il a promis de l’or si nous te ramenons à Rome. Mais ses ordres étaient formels : on ne devait te faire aucun mal et, je te le répète, Montesecco a voulu te faire peur. Tu es belle et il espérait, en faisant de toi sa maîtresse, réussir un coup double.

Bien souvent, au cours de l’interminable voyage, Fiora avait retourné ces pensées dans sa tête sans parvenir à leur trouver un sens, puis elle avait fini par y renoncer. La claustration forcée altérait sa santé bien que Domingo ouvrît sa fenêtre matin, soir, et aussi souvent que le temps le permettait pour que l’air de la mer pût assainir la cabine. La nourriture aléatoire et le manque d’exercice, joints aux regrets incessants de ceux qu’elle avait laissés derrière elle, faisaient le reste et quand, enfin, elle put quitter le navire, Domingo demanda que l’on restât deux ou trois jours au château papal de Civita Vecchia pour que la prisonnière se remît un peu de la traversée : elle avait une mine effroyable et le pape ne serait pas content.

Il obtint sans peine cette faveur, car Montesecco et sa bande n’étaient pas beaucoup plus frais. Et ce n’est que deux jours après avoir touché terre que le Nubien fit monter Fiora dans la litière aux armes papales qui devait la conduire enfin à Rome.

En dépit de sa situation dramatique, celle-ci avait senti comme un frémissement de joie en touchant à nouveau du pied la terre italienne. Tout au long des quelque vingt lieues qui séparaient de la mer l’antique cité des Césars, et malgré les rafales de pluie qui noyaient la campagne, elle respira avec une sorte d’avidité l’air qui soufflait des Apennins. Ces nuages qui volaient si bas avaient peut-être survolé Florence, sa Florence jamais oubliée, jamais reniée et dont seulement soixante-dix lieues la séparaient, mais le plat pays que l’on traversait n’évoquait en rien les douces collines toscanes. Ce n’étaient qu’étangs glauques qui sous le ciel gris semblaient faits de mercure, maigres boqueteaux, et par endroits l’imposante et noire silhouette d’un grand pin parasol. Ce pays était celui de la fièvre qui revenait chaque été et Fiora pensa que, même sous le soleil, il devait dégager une profonde mélancolie. Aussi fut-ce avec un vague soulagement qu’elle vit se profiler sur les lointains les formes amples des monts Albains. Rome, qu’annonçaient déjà nombre de ruines antiques, n’était plus loin.

A présent, assise sur un tabouret de velours, auprès de la fenêtre d’une petite antichambre peinte à fresques dont le sol de marbre était en partie couvert par un tapis du Khorassan, elle regardait, en bas dans la cour qu’elle venait de traverser, et sans vraiment s’y intéresser, le va-et-vient des soldats armés de longues pertuisanes et des équipages d’où sortaient des simarres pourpres ou violettes et même des robes plus modestes. Un profond sentiment d’absurdité occupait son esprit. Que faisait-elle là, dans ce palais dont la somptuosité se voulait offerte à Dieu, mais s’adressait surtout à un homme dont la puissance, il est vrai, s’étendait jusqu’aux limites de la Chrétienté. Son sort allait dépendre de cet homme dont elle était la captive. Elle ne savait même pas pourquoi on lui avait fait parcourir un bon tiers du tour de l’Europe.

Montesecco allait et venait devant elle, creusant la laine du tapis d’un talon impatient. Remis de ses malaises, il avait hâte à présent de toucher le prix de son exploit, mais les regards triomphants que, de temps en temps, il laissait peser sur sa prisonnière la laissaient de glace. Ce ruffian ne l’intéressait pas parce que son propre sort ne l’intéressait pas vraiment. Tout ce qu’elle souhaitait, c’était dormir, dormir à n’en plus finir, fût-ce au fond d’un tombeau et, au cas où le pape l’aurait fait enlever pour la mettre à mort, il ne ferait que lui rendre service en lui permettant au moins de rejoindre les deux hommes qu’elle avait aimés : son père et Philippe.

Le long cérémoniaire blême qui semblait se déplacer en flottant comme une algue dans l’eau vint mettre fin à l’attente. Le pape les attendait. Tandis qu’il les conduisait vers la porte couverte de plaques d’argent ciselé où veillaient des gardes, Patrizi jeta sur Fiora un coup d’œil mécontent :

– Vous n’êtes guère en état d’être présentée au Saint-Père ! fit-il du bout des lèvres. Ne pouviez-vous faire quelque toilette avant de venir ?

– Elle est comme elle est, coupa Montesecco. Mes ordres étaient de l’amener dès l’arrivée. Tu peux être certain que Sa Sainteté ne s’attend pas à la voir couverte de satins et de brocarts.

Quand les portes s’ouvrirent, Fiora pensa que, depuis la grande tente du Téméraire, elle n’avait rien vu d’aussi fastueux que cette salle où on l’introduisait. La décoration, outre les fresques des parois, le plafond à caissons dorés, les stucs et les marbres des consoles et des cadres, comportait des tentures de soie tissées d’or disposées sous les peintures et, sur le pavage de marbre d’une éclatante blancheur, de nombreux tapis d’Orient. Soigneusement rangés, des tabourets, des fauteuils et des coussins s’étageaient autour de l’espèce de trône où était assis le souverain pontife. Mais dès que la jeune femme eut posé les yeux sur lui, elle ne vit plus rien. Un seul regard lui avait suffi pour comprendre qu’elle n’avait à attendre de lui nulle bénignité. Tapi au fond d’un grand fauteuil de velours rouge, clouté d’or et orné de gros pompons, la mosette écarlate tranchant sur la blancheur de ses robes, le sourcil agressif et l’œil venimeux, il ressemblait à quelque batracien hargneux sorti tout droit d’un conte fantastique. Sous l’arcade rectiligne des sourcils gris, la prunelle avait le reflet sourd des eaux dormantes de la maremme, couveuses incessantes de bêtes visqueuses.

– Allez vous agenouiller devant la dernière marche du trône ! souffla Patrizi. Puis, vous vous prosternerez.

– Celui que je vois là est-il le souverain pontife, ou quelque idole barbare ? riposta la jeune femme à mi-voix. Je m’agenouillerai parce que le protocole le veut ainsi, mais ne m’en demandez pas plus.

D’un pas redevenu, comme par miracle, singulièrement ferme, elle marcha vers le trône de Pierre. Une voix de bronze qui avait les sonorités d’un faux-bourdon la cueillit à mi-chemin :

– Fille d’iniquité ! Comment oses-tu venir vers Nous de ce pas assuré quand tu devrais ramper dans la poussière pour tenter de détourner Notre juste colère ?

Du coup, Fiora s’arrêta où elle était :

– On ne m’a jamais appris à ramper, Très Saint-Père, et pourtant il m’est arrivé de me trouver devant le trône des plus puissants princes de ce temps. Je sais ce que je dois au vicaire du Christ, mais je suis dame noble et non esclave enchaînée en dépit du traitement que j’ai subi depuis deux mois, au mépris du droit des gens et du fait que je me trouvais sur les terres personnelles du roi de France. Donc sous sa protection.

Sans accélérer le moins du monde son allure, elle poursuivit son chemin à travers l’archipel rutilant des tapis. Puis, arrivée au bas des marches, elle prit sur la dernière un coussin de brocart qu’elle plaça sous ses genoux avant de s’y laisser tomber.

– Puis-je savoir, articula-t-elle calmement, ce qui me vaut l’honneur d’être admise, à cette heure, à m’agenouiller devant Votre Sainteté ?

Tant de tranquille courage, tant d’audace aussi parurent désarmer un instant la colère de Sixte, colère toute artificielle d’ailleurs sous laquelle il s’efforçait de cacher la joie qu’il éprouvait à voir, ainsi réduite à sa merci, cette femme en laquelle il voyait une ennemie irréductible. Un moment, il la considéra, mécontent de trouver tant de rigidité dans cette mince forme féminine visiblement éprouvée par le trop long voyage. Sous les habits grossiers, le corps semblait diaphane et le visage avait la pâleur d’un ivoire, mais l’allure demeurait celle d’une altesse et le pape dut s’avouer que peu de princesses gardaient devant lui cette contenance fière.

– Tu as le caquet bien relevé pour une fille née sur la paille pourrie d’une prison !

Souffletée par ce rappel aux malheurs de sa naissance, Fiora se sentit rougir, mais ne faiblit pas :

– Je suis surprise, dit-elle, que le souverain pontife soit éclairé à ce point sur l’histoire d’une femme qui ne devrait pas intéresser le successeur de saint Pierre. Née en prison sans doute, mais noble tout de même, j’ai, en outre, été élevée par l’un des plus hauts hommes de Florence. De plus...

– En voilà assez ! Je sais qui tu es, femme ! A cause de toi l’un de nos meilleurs serviteurs, un saint homme, subit la plus dure des captivités dans une prison inhumaine...

– Si c’est fray Ignacio Ortega que Votre Sainteté canonise ainsi, un peu à la légère, le Paradis doit être d’un accès singulièrement plus facile qu’on ne me l’avait dit. Suffit-il donc de tuer un roi pour y accéder sans encombres ? Fray Ignacio a tenté d’assassiner le roi Louis de France et, si j’ai pu l’en empêcher, vous devriez, Très Saint-Père, m’en remercier : le sang des rois aurait marqué d’une tache indélébile la blancheur de l’Agneau dont vous êtes le représentant visible...

– Quel conte est-ce là ? s’écria Sixte dont les gros doigts nerveux réduisaient en charpie les pompons de ses accoudoirs. Fray Ignacio était chargé d’obtenir la libération d’un prince de l’Église retenu en dure prison, au mépris de tout droit, par le roi Louis. Il n’est pas notre serviteur, mais celui de la reine Isabelle de Castille qui le réclame. Au surplus, ce n’est pas la première fois que nous te trouvons en travers du chemin de la vraie foi et de l’honneur du Christ-Roi ! Déjà à Florence, voici deux ans, tu causais horreur et scandale par tes turpitudes.

– Est-ce turpitudes que vouloir défendre la mémoire de son père assassiné ? Et si scandale il y avait, j’en étais infiniment moins responsable que ceux qui, devant l’enfant sans défense que j’étais, avaient accumulé pièges et chausse-trapes. Était-ce pour la gloire de la reine Isabelle que fray Ignacio, affilié aux Pazzi, complotait la perte des Médicis ?

Le bruit des pertuisanes frappant sur le dallage coupa court à la philippique dans laquelle se lançait Fiora qui, hors d’elle, avait décidé de jouer le tout pour le tout. Un nouveau personnage faisait son entrée, une entrée singulièrement majestueuse dont elle suivit la progression avec une sorte d’émerveillement. Si quelqu’un avait mérité le titre de prince de l’Église, c’était bien l’homme qui venait d’entrer et qui traînait d’un tapis à l’autre, dans un bruissement de feuilles mortes, la splendeur de ses moires pourpres.

Qu’il fût âgé ne faisait de doute pour personne, mais à soixante-quinze ans, Guillaume d’Estouteville, cardinal camerlingue et archevêque de Rouen, gardait une jeunesse d’allure que beaucoup lui enviaient, à commencer par le pape. Grand, mince, racé jusqu’au bout des mains qu’il avait admirables, de vraies mains de prélat, il était le plus riche cardinal du Sacré Collège et le plus fastueux. Rome lui devait d’avoir arraché à la ruine certaines églises et d’avoir répandu ses largesses sur nombre de foyers misérables, car c’était aussi un homme de bien. Quant au pape, il respectait dans cet ancien moine bénédictin issu d’une haute famille normande le sang royal de France – la grand-mère maternelle du cardinal était sœur du roi Charles V –, la vaste culture et l’esprit délié du diplomate. Doué en outre d’une grande éloquence et d’idées nettement en avance sur son siècle, Estouteville, au cours d’une légation en France, avait réformé profondément la Sorbonne et réclamé la révision de l’inique procès de Jeanne d’Arc. Sa position à Rome était assez exceptionnelle pour qu’il arrivât au pape de la lui envier.

Ses jambes ne devaient pas lui causer le moindre souci en dépit de son âge, car il s’agenouilla pour baiser l’anneau avec une parfaite aisance mais, en se relevant, c’est sur Fiora qu’il posa le regard interrogateur de ses yeux qui avaient la couleur candide des fleurs de lin. Du fond de son fauteuil rouge, Sixte IV croassa :

– Voyez cette femme, mon frère ! C’est à son propos que nous vous avons fait prier de venir jusqu’ici. La connaissez-vous ?

– Pas du tout ! fit le cardinal, qui ajouta, avec un demi-sourire : si c’était le cas, je crois que je m’en souviendrais. Me direz-vous, Très Saint-Père, qui elle est ?

– Un être d’autant plus nuisible qu’il est plus dangereux. Cette Fiora Beltrami qui a été la maîtresse du dernier duc de Bourgogne est à présent celle de votre roi, Louis de France !

La stupeur et l’indignation balayèrent d’un seul coup chez Fiora toute prudence comme toute notion de respect envers de si hauts personnages.

– Qu’est-ce que cette fable ? s’écria-t-elle. Je n’ai jamais été la maîtresse du Téméraire, et encore moins celle du roi.

– Les rapports de nos espions sont pourtant formels, gronda Sixte IV. Avez-vous, oui ou non, suivi, et parmi ses intimes, le défunt duc du premier siège de Nancy jusqu’à sa mort ?

– Certes, je l’ai fait. Mais j’étais son otage car, bien que mariée à l’un de ses capitaines, il voyait en moi une espionne du roi de France.

– Curieux ! Un otage, vraiment ? Nous avons ouï dire pourtant qu’à cet otage, il a fait, avant le dernier combat, de tendres adieux assortis du présent de son joyau préféré ?

– Veuillez me pardonner d’intervenir, Saint-Père, fit le cardinal français, mais cette femme ne vient-elle pas de dire qu’elle est mariée à un capitaine bourguignon ?

– Il y aura trois ans, au début de l’année prochaine, j’ai épousé à Florence le comte Philippe de Selongey venu en ambassade auprès de Mgr Lorenzo. Le mariage fut secret d’abord puis hautement reconnu.

– Où donc est votre époux, en ce cas ?

– Mort, Votre Grandeur ! Exécuté à Dijon en juillet dernier par ordre du roi... de ce roi dont on ose me dire en face que je suis la douce amie.

Un sourire chargé de venin apparut sur les lèvres du pontife, cependant qu’un éclair s’allumait dans son regard dur :

– Que d’invraisemblances ! Je vous fais juge, Estouteville. Mes gens sont allés prendre cette soi-disant dame bourguignonne dans un petit domaine proche du château de Plessis-Lès-Tours, domaine qui lui a été offert par le roi.

– C’est vrai, dit Fiora en haussant le ton. Le roi Louis m’a donné ce manoir, où sont encore mon fils nouveau-né, ma gouvernante et mes serviteurs, en remerciement d’un service que je lui ai rendu.

– Grand service en effet ! grinça le pape. A cause de cette créature immonde, l’un de mes légats pourrit dans l’une de ces inhumaines cages de fer que le roi Louis prise si fort. Il y est en compagnie de notre malheureux frère, le cardinal Balue.

– J’ai empêché, en effet, votre soi-disant légat d’assassiner le roi. Quant à votre Balue, je ne sais rien de lui sinon qu’il est un traître.

– Tant de bruit pour quelques marques d’amitié données à la Bourgogne ! Le duc est mort. Il n’y a donc plus de raison de conserver notre frère en prison, et c’est pourquoi je t’ai fait saisir, fille d’iniquité : si Louis XI veut te revoir un jour vivante, il devra relâcher Balue et surtout fray Ignacio Ortega. Enfin, il devra nous donner tous apaisements sur sa politique à l’égard de Florence dont le maître ne songe qu’à se rebeller contre notre autorité.

– Jamais Florence n’a reconnu d’autre autorité que celle de ses prieurs et de ceux qui ont su lui apporter richesse, honneur et liberté : les Médicis.

– Écoutez-la, mais écoutez-la donc ! hurla le pape en se dressant sur ses jambes douloureuses, ce qui accrut sa colère. C’est une princesse en vérité que cette fille ! Elle ose parler de droits, de liberté, et discuter politique avec nous ? Cardinal, vous ferez bien d’envoyer très vite un émissaire en France afin de faire connaître les conditions de rachat que nous allons dicter. Cette femme attendra la réponse en prison.

– Alors, vous pouvez aussi bien me faire exécuter tout de suite, dit Fiora avec amertume. Jamais le roi n’acceptera les clauses de votre marché, Saint-Père ! D’ailleurs, peut-être qu’à cette heure il n’a plus pour moi la moindre amitié : je lui ai fait savoir, en effet, mon désir de lui rendre son manoir parce que mon fils ne saurait être élevé sur les terres de celui qui a ordonné la mort de son père.

– Tu veux dire que le roi ne lèvera pas le petit doigt pour te sauver ?

– Exactement. Votre Sainteté, en me faisant enlever, a fait un très mauvais marché.

A ce moment, la porte de la salle s’ouvrit et, avant que Mgr Patrizi ait pu l’annoncer, une jeune femme était entrée d’un pas rapide et s’avançait hardiment vers le trône. Très jeune en vérité, mais ravissante avec ses cheveux de miel et ses yeux couleur d’aventurine, elle était vêtue avec une magnificence que Fiora ne put s’empêcher d’admirer. Rien de plus élégant que cette robe de satin noir brodée d’or ouvrant sur des jupes de satin cramoisi. D’énormes rubis d’un rouge profond brillaient sur sa gorge, à son corsage, aux agrafes de ses amples manches et sur la résille d’or qui retenait la masse de ses cheveux. Sur ses épaules, elle portait un grand manteau de velours vert prairie doublé de zibeline noire. D’autres rubis étincelaient à ses mains et à ses oreilles.

L’expression de colère du pape s’éteignit comme par enchantement et se changea en un aimable sourire quand la belle enfant vint baiser sa main, puis sa joue, avant de s’installer familièrement sur l’un des coussins disposés sur les marches de l’estrade où le flot chatoyant de sa robe s’étala.

– Ma nièce, reprocha doucement le pape, quand donc perdrez-vous cette habitude d’entrer ici comme un tourbillon sans vous soucier du protocole ?

– Jamais, je crois ! Si cela vous déplaisait, vous n’auriez pas cet œil vif et ce sourire chaleureux que j’aime tant vous voir, déclara-t-elle avec un rayonnant sourire dont elle envoya la fin au cardinal d’Estouteville à qui elle tendit la main sans façons.

– Vous êtes plus belle que jamais, Madonna, fit celui-ci galamment.

– Oui, n’est-ce pas ? fit-elle avec une enfantine satisfaction. On ne dirait jamais que j’attends un enfant pour ce printemps !

Tandis qu’elle parlait, ses yeux s’étaient fixés sur Fiora. Un instant les deux regards s’accrochèrent, se fondirent. Il n’y avait nul dédain dans celui de la nièce du pape, et même Fiora crut y lire une sorte de sympathie.

– J’ai un autre défaut, ajouta tranquillement la nouvelle venue. Mes oreilles sont beaucoup trop fines et j’entends souvent des choses qui ne me sont pas forcément destinées. En outre, je suis déplorablement curieuse et il se trouve que ces mêmes choses m’intriguent toujours plus que les autres.

– Ce qui veut dire ?

– Que j’aimerais savoir, par exemple, pourquoi Votre Sainteté a fait enlever cette jeune dame ? Où elle l’a prise ? Et pourquoi donc représente-t-elle un si mauvais marché ? Le roi en question ne serait-il pas le vôtre, Monseigneur d’Estouteville ?

– Il se peut que vous ayez raison, Madonna, fit le prélat un peu embarrassé, mais il s’agit là d’affaires d’État et si grande que soit l’affection de Sa Sainteté pour votre personne...

– Ne tournez pas autour du pot, mon frère ! coupa le pape que l’irritation reprenait. Cela ne la regarde en rien. Catarina, vous savez combien vous êtes chère à notre cœur paternel, mais nous aimerions que vous restiez en dehors de cette histoire qui relève entièrement de notre politique.

– La politique est une chose, la charité en est une autre ! fit audacieusement la jeune femme. Et je vois là, devant vous, une jeune dame, noble très certainement en dépit des habits grossiers qui sont les siens et, plus certainement encore, parvenue au bout de ses forces.

– Qu’elle s’agenouille, alors, au lieu de se dresser devant nous comme un défi ! Vous ignorez tout d’elle, Catarina : c’est une Florentine, une ennemie résolue des Pazzi qui nous sont proches, comme vous le savez. Par deux fois, elle s’est mise à la traverse de nos desseins et le sort normal qui devrait lui être réservé est la mort. Mais...

Un éclair brilla dans les yeux de Catarina au nom des Pazzi, Fiora l’aurait juré. Les souvenirs lui revenaient à présent et elle savait qui se trouvait devant elle : la nièce du pape, en effet, mais par alliance, Catarina Sforza, fille bâtarde du duc de Milan, mariée à onze ans à Girolamo Riario, le neveu favori du pape – peut-être même son fils ! –, un rustre dont on disait qu’il avait été épicier ou douanier et entre les mains avides de qui Sixte voulait remettre un royaume dont la Toscane serait le centre.

– Mais, reprit la jeune femme avec audace, Votre Sainteté n’est pas certaine encore que son marché soit si mauvais ?

– En effet. Suivant la réponse que Mgr d’Estouteville recevra de France, nous déciderons de son sort. En attendant, elle va être conduite au château Saint-Ange et tenue en étroite prison tant qu’il plaira à notre sainte volonté.

– Si vous la traitez en otage, ne l’envoyez pas pourrir sur la paille de votre prison ! Confiez-la-moi. Je saurai la garder d’aussi près qu’il le faudra, mais du moins sera-t-elle bien traitée, ce dont le roi de France vous saura gré s’il en vient à composer avec vous.

C’était plus que Sa Sainteté n’en pouvait supporter, même de la part d’une jeune femme pour laquelle, de toute évidence, elle nourrissait une particulière tendresse. Se dressant à nouveau de toute sa taille, le pape ordonna :

– Encore une fois, ma nièce, cessez de vous mêler de cette affaire ! Il en sera comme je l’ai dit : elle ira en prison... et vous, vous viendrez souper avec nous.

Les gardes s’approchaient. Alors, à la grande surprise de Fiora, Mgr d’Estouteville s’interposa :

– Un moment encore, Saint-Père, s’il vous plaît ! L’auriez-vous enfermée au château Saint-Ange si elle avait représenté la monnaie d’échange escomptée ?

– Non. J’avais décidé de l’envoyer au couvent San Sisto.

– Alors, pourquoi changer vos plans ? Je connais bien le roi Louis et sa grande intelligence. Il n’est pas de ceux qui donnent leur amitié au hasard. Surtout quand cette amitié va jusqu’à offrir château et terres dans son voisinage immédiat. Et, à moins que Votre Sainteté ne songe à faire la guerre à mon pays, ce qui déchirerait mon cœur...

– La guerre à la France ? Vous êtes fou, mon frère ! L’Universelle Aragne possède la meilleure armée du monde. Les armes de l’Église me suffiront.

– Alors, ne changez rien à votre premier projet. Faites conduire donna... Fiora ? C’est bien cela ?

– Quel joli nom ! s’écria Catarina qui, décidément n’aimait pas se taire longtemps. Qu’est-ce qu’il y a après ?

– Beltrami, Madonna, répondit Fiora en offrant à la jeune femme une révérence et l’ébauche d’un sourire. Vous pouvez ajouter comtesse de Selongey.

– Trêve de mondanités ! s’écria Sixte dont le teint brun virait à nouveau au pourpre foncé. Vous avez peut-être raison, Estouteville. Envoyons-la à San Sisto ! Elle y sera bien gardée et il sera toujours temps de lui trancher la tête ou de la faire pendre si son maître ne répond pas convenablement à notre attente. Qu’on l’emmène et qu’on dise au capitaine des gardes de la conduire sur l’heure. La supérieure attend.

Il fallut à Fiora beaucoup d’empire sur elle-même pour saluer ce pape qui ne ressemblait que de très loin à l’idée qu’elle s’était faite d’un vicaire du Christ, mais elle s’agenouilla presque aux pieds du cardinal d’Estouteville.

– Soyez remercié de votre charité, Monseigneur, et daignez prier pour moi et pour l’enfant auquel on m’a arrachée. Je jure que je suis digne de votre protection !

La main si blanche où brillait un lourd saphir traça sur sa tête inclinée le signe de la bénédiction, puis le regard bleu la suivit tandis qu’elle se tournait vers donna Catarina :

– Merci à vous, Madonna ! Je n’oublierai pas. Enfin, elle se plaça d’elle-même entre les soldats et retraversa la salle sous leur escorte. Elle atteignait le seuil quand elle s’aperçut qu’une troupe d’hommes, jeunes pour la plupart et richement vêtus, encombraient l’antichambre. Un personnage d’une trentaine d’années, mais déjà gras, pérorait au milieu d’eux, s’en prenant aux gardes qui lui refusaient l’entrée et au cérémoniaire.

– Vous avez laissé passer ma femme ! Je veux la rejoindre. D’ailleurs, le Saint-Père m’attend !

– Un instant, messer Girolamo, un tout petit instant ! plaidait Patrizi. Le Saint-Père a formellement indiqué qu’il ne voulait être dérangé par quiconque.

– Et la comtesse Riario n’est pas quiconque, on dirait ?

– Rien ne saurait l’arrêter, Monseigneur. Son charme lui donne droit à toutes les indulgences.

Fiora se désintéressa du débat et passa son chemin. Elle avait entrevu Riario, sa tête vulgaire aux traits lourds, aux cheveux raides, l’insoutenable vulgarité de son comportement que sa robe tissée d’or ne faisait qu’aggraver. Que la charmante Catarina fût mariée à ce lourdaud était l’une des absurdités qui semblaient le lot de ce palais plus que royal.

Le destin venait de la faire basculer dans un monde dont elle n’avait jamais eu la moindre idée, même quand elle habitait Florence. Ce pape sans grandeur, uniquement occupé de politique tortueuse et de biens terrestres, dont on pouvait se demander quel genre de prières il adressait à Dieu – si d’aventure il lui arrivait de prier ! –, cette cour peuplée d’hommes de main et d’esclaves, jusqu’à cette jolie Catarina qui s’installait sur les marches du trône papal en habituée, tout cela ne faisait que confirmer ce que ses rapports avec Ignacio Ortega et son séjour au couvent de Santa Lucia à Florence lui avaient laissé entrevoir : Rome sur les chemins de laquelle peinaient encore tant de pèlerins, tant de pauvres gens soutenus par l’unique et patient désir de prier au tombeau de l’Apôtre et de recevoir la bénédiction du souverain pontife, Rome n’était-elle pas en train de devenir un repère de voleurs ?

Pour sa part, Fiora allait bientôt pouvoir constater à quoi ressemblait un couvent romain ; elle éprouvait malgré tout une sorte de soulagement en pensant qu’elle y trouverait au moins le calme de la clôture, le silence et la paix, tout ce dont son corps épuisé et son esprit douloureux avaient besoin. Même à Santa Lucia elle avait réussi à dormir, et c’était de repos qu’elle avait le plus besoin après ce qu’elle venait de subir. Plus tard, elle recommencerait à penser et à chercher le moyen de bénéficier le moins longtemps possible de l’hospitalité papale.

Le grand Domingo avait disparu, et elle en éprouva un regret. Il avait représenté pour elle un appui qui allait lui manquer. Dans la cour du Vatican, on la fit monter sur une mule qu’une troupe de soldats enveloppa aussitôt. Leur chef ressemblait assez à Montesecco avec qui, d’ailleurs, elle le vit parler un instant. Elle devait apprendre plus tard que les deux hommes étaient frères, tout en étant dissemblables.

La nuit était venue. Une nuit humide et froide qui changeait l’aspect des choses et effilochait la flamme des torches aux mains des serviteurs. Passé le grand portail, on plongea dans les ténèbres extérieures, mais les yeux de Fiora s’accoutumèrent vite et elle s’aperçut que la nuit était moins sombre qu’elle ne l’avait cru. Les seules lumières encore visibles éclairaient les tabards aux armes du pape à la tête de son escorte. Elle s’efforça de repérer de son mieux le chemin qu’on lui faisait suivre, précaution indispensable pour une possible fuite.

Après la place Saint-Pierre, guère plus grande qu’un parvis de village, on défila devant quelques bâtiments aux portes desquels des pots à feu brûlaient dans des cages de fer, puis devant une forteresse constituée pour l’essentiel par une énorme tour cylindrique au sommet de laquelle se devinait la silhouette géante d’un ange aux ailes déployées. En face, un pont garni de boutiques aux volets clos enjambait le Tibre, dont l’eau noire était à peu près invisible. Puis l’on s’enfonça dans un dédale obscur qui semblait être un énorme chantier de construction coupé de terrains vagues.

Longtemps abandonnée par les papes au profit d’Avignon, la Rome des Césars et ses monuments gigantesques se fût sans doute effritée tranquillement jusqu’à disparition totale si certains papes comme Nicolas V et surtout Sixte IV n’avaient pris son sort dans leurs mains vigoureuses, obligeant les architectes qui reconstruisaient les églises à se procurer des pierres hors de la ville au lieu d’aller les chercher sur les vieux bâtiments voisins devenus ainsi de confortables carrières.

Bien sûr, avec le retour des papes, la richesse avait afflué de nouveau sur Rome. Les pontifes construisaient sur la colline vaticane pour remplacer leur antique palais du Latran détruit par un incendie et, autour d’eux, cardinaux et hauts fonctionnaires se hâtaient de se bâtir des palais plus grands et surtout plus riches que ceux des anciennes familles demeurées sur place. Mais toutes ces constructions se faisaient sans ordre, Rome ne comportait guère alors que quelques places et, en dehors de ruelles capricieuses, une ou deux artères un peu larges et aérées comme le Corso, ainsi nommé parce qu’il servait jadis à des courses de chevaux, d’ânes... et de Juifs. Sixte IV, qui avait décidé de faire de cet immense coupe-gorge délabré où dominaient les champs de ruines une cité civilisée, ordonnée, aux rues pavées autrement qu’avec les cruels petits cailloux ronds du fleuve, avait fort à faire pour édifier une capitale à la mesure de ses ambitions. Après avoir bâti un pont sur le Tibre, construit l’hôpital San Spirito, des églises et des couvents, il couvrait Rome de chantiers qui abattaient les masures et dégageaient les monuments antiques livrés au lierre et aux herbes folles.

A cette heure vespérale, constructions neuves et vieilles bâtisses étaient fraternellement confondues dans la même grisaille sous une brume qui brouillait tout et Fiora finit par renoncer à démêler un chemin quelconque dans le dédale où l’on s’enfonçait. Elle ne sut pas que l’on chevauchait vers le Circus Maximus, que l’on passait devant les ruines encore debout du palais à sept étages de Septime

Sévère pour rejoindre les thermes de Caracalla qui dressaient vers le ciel noir un imposant fragment mutilé de la grande architecture impériale. La majesté de ce fantôme des temps anciens, rouge et noir, força tout de même son intérêt et elle demanda au capitaine ce que cela représentait. Il lui répondit, ajoutant :

– Vous aurez tout le temps de les admirer. Voici le couvent San Sisto où je vous mène : il est juste en face.

En effet, un peu en contrebas du chemin où les grandes dalles romaines affleuraient encore, se dressaient des murs ocre qui enserraient un fouillis de végétation, des bâtiments bas mais harmonieux et le campanile carré d’une église. Quand la troupe fit halte, on put entendre l’écho d’un chant religieux étouffé par l’épaisseur des murs, et aussi le croassement des grenouilles du marais voisin.

De son poing ganté de cuir, l’un des soldats alla frapper à la porte où se découpait un étroit guichet. Il frappa plusieurs fois, jusqu’à ce qu’un visage mince encadré dans une guimpe blanche se montrât derrière les barreaux.

– Par ordre de Sa Sainteté le Pape, ouvrez ! ordonna le capitaine qui se tenait auprès de Fiora. J’amène celle que l’on vous avait annoncée.

Le guichet se referma et la porte s’ouvrit lentement, mais sans bruit, découvrant la forme blanche de la sœur tourière :

– Que le Seigneur veuille tenir en Sa garde notre Très Saint-Père ! murmura-t-elle en se signant. Entrez, ma sœur ! Il est vrai que nous vous attendions.

Fiora descendit de sa mule et s’avança tandis que l’escorte reculait, les hommes non prêtres n’ayant pas le droit de franchir la clôture. La voix de la religieuse était douce et les chants que l’on entendait d’une grande beauté. Une main pâle se tendit vers Fiora qui, tout naturellement, y plaça la sienne avec la sensation qu’en elle s’apaisaient les angoisses, les méfiances et les craintes. Se pouvait-il que ce couvent-là fût réellement un asile de paix ?

CHAPITRE VI LE JARDIN DE SAN SISTO

Le couvent des dominicaines de San Sisto, qui bénéficiait de la protection toute particulière du pape, était l’asile préféré des jeunes filles nobles ayant choisi de renoncer au monde, mais il arrivait qu’une jeune veuve pût y trouver refuge ou encore une femme suffisamment bien en cour pour qu’on l’y admît. Venant tout droit du Vatican, Fiora fut reçue avec courtoisie par mère Giro-lama, femme d’un certain âge qui avait dû être d’une grande beauté et qui, de toute évidence, avait l’habitude du commandement. Elle avait des yeux clairs qui regardaient droit, une voix sonore et musicale, et un sourire peu fréquent mais chaleureux qui lui gagnèrent aussitôt la confiance de Fiora. Après avoir craint successivement d’être livrée au bourreau puis d’aller endurer un calvaire au fond d’une prison, c’était bon de s’en remettre aux mains de mère Girolama.

– Vous êtes en piteux état, constata celle-ci en considérant sa nouvelle pensionnaire d’un œil apitoyé. Etes-vous malade ?

– Non, ma mère, je ne crois pas. Mais, durant deux longs mois, j’ai voyagé sur la mer où j’ai beaucoup souffert. La nourriture a fait le reste.

– Je vois. Pour ce soir, je vais vous conduire à votre chambre où l’on vous apportera un repas.

– Ne pourrais-je avoir de l’eau pour me laver ? Je n’ai pas fait une vraie toilette depuis des semaines.

– Je n’osais pas vous le proposer, fit la prieure avec un demi-sourire. Il m’est arrivé d’avoir des pensionnaires qui dédaignaient les soins du corps et j’avoue que je ne les appréciais guère. On vous portera de l’eau, du linge et des vêtements, mais je n’ai à vous offrir que des habits de novice.

– Je serai heureuse de les porter. Quant à ceux-ci...

– On les lavera et, si vous n’en voulez plus, on les donnera aux pauvres. Tant que vous serez chez nous, vous n’en aurez pas l’usage. Venez à présent ! Je crois, en vérité, que vous avez surtout besoin de repos.

La cellule qui l’accueillit ouvrait sur une galerie à colonnettes donnant directement sur le jardin mouillé. Avec son lit étroit à rideaux blancs et son mobilier simple, elle ressemblait beaucoup à celle que Fiora avait occupée à Santa Lucia de Florence au temps de la catastrophe qui avait détruit sa vie. La sœur converse qui vint l’y rejoindre alluma un petit brasero pour combattre la froide humidité et lui permettre de se laver sans trop grelotter, déposa une rose tardive dans un petit pot de majolique verte et se mit à bavarder joyeusement tout en déployant les draps propres qu’elle destinait au lit et en secouant les couvertures.

Fiora apprit ainsi qu’elle s’appelait sœur Cherubina, nom peu courant, mais que justifiaient son visage rose et joufflu et ses yeux d’un azur léger. Elle était fille d’un paysan des environs de Spolète dont le seigneur avait fait entrer Cherubina au couvent en même temps que sa fille cadette, Prisca, sœur de lait de la petite paysanne qui lui était fort attachée. Il y avait à présent cinq ans qu’elle était à San Sisto, et s’y serait trouvée pleinement heureuse – car elle n’imaginait pas qu’il y eût un endroit plus beau au monde – si sœur Prisca n’y eût dépéri depuis le dernier été sans que l’on pût trouver remède à son mal.

– On n’y peut rien, conclut-elle en écartant des mains désolées. C’est le marécage qui est à côté du couvent. L’été, il y a beaucoup de moustiques et ils portent la malaria.

En résumé, San Sisto était peut-être le plus bel endroit du monde, mais probablement l’un des plus insalubres. Grâce au ciel, l’été était fini depuis longtemps et lorsqu’il reviendrait, Fiora espérait bien avoir quitté le couvent. Mais ce soir-là, en s’étendant entre des draps frais qui sentaient la bergamote, après avoir soupe de pâtes au basilic et d’une succulente salade de fruits, la jeune femme pensa que, moustiques ou non, ce couvent était à sa manière un de ces lieux privilégiés où la douleur fait trêve et où l’on peut encore croire en la miséricorde divine. Sœur Cherubina était un peu déçue de n’avoir point reçu de confidences en échange de son histoire, mais Fiora s’était excusée en invoquant sa très réelle envie de dormir et en promettant d’être plus communicative par la suite.

L’impression délicieuse de se trouver à l’abri de la méchanceté des hommes et de reprendre pleine possession d’elle-même persista dans les jours qui suivirent. Sous la direction douce mais ferme de mère Girolama, le couvent semblait former une grande famille dont chaque membre paraissait satisfait de son sort. Sereines, les dominicaines trouvaient dans le travail, la musique, la méditation et la prière cette paix du cœur et cette sécurité de l’âme que peut apporter un ordre spirituel. Contre les murailles de San Sisto venaient se briser les bruits du dehors, le chuchotement des intrigues comme les cris d’agonie des victimes que, chaque nuit, l’incessante, l’éternelle querelle des deux puissantes familles qui se partageaient Rome, les Orsini et les Colonna, abandonnait dans les carrefours ou dans l’ombre d’une ruelle. On y vivait pour chanter les louanges de Dieu et pour œuvrer à sa plus grande gloire. Aussi les offices y étaient-ils d’une grande beauté. Fiora aima à en prendre sa part et à joindre sa voix à celles des nonnes qui l’avaient accueillie avec une simple gentillesse et sans lui poser trop de questions.

On savait bien sûr qu’elle était florentine, la seule du couvent, et l’on apprit bientôt qu’elle était veuve d’un des meilleurs capitaines du Téméraire. Mais le défunt duc de Bourgogne était parfaitement inconnu des nonnes, hormis d’une seule qui, après quelques hésitations, vint un matin rejoindre Fiora au jardin.

Ce jardin, la jeune femme en avait fait son lieu de prédilection et, dès que le temps le permettait, elle s’y installait avec un travail de broderie ou en parcourait lentement les allées tracées avec soin. Il n’avait rien de comparable avec celui de la maison aux pervenches, ni même avec celui de la villa Beltrami à Fiesole, que Fiora avait tant aimé. Celui-là, en dépit de l’hiver tout proche qui le privait de la plus grande partie de ses fleurs, rassemblait autour d’un grand pin parasol des bosquets de citronniers, de grenadiers et de lauriers-roses. Contenu par les sentiers couverts de petites plaques de marbre qui rejoignaient des bassins où chantaient des fontaines, c’était un fouillis des plantes méditerranéennes les plus odoriférantes d’où jaillissaient parfois un buisson de rosiers ou les longues plumes du genêt d’Espagne. Bien sûr, il y avait un potager savamment ordonnancé et planté avec une grande rigueur, protégé des vents par des haies de cyprès, mais tout le reste semblait l’œuvre d’un jardinier à la fois génial et un peu fou.

Assise sur le banc qu’elle avait élu dès le premier jour, une nappe d’autel qu’elle s’était offerte à broder entre les mains, mais sur laquelle ses doigts ne s’activaient guère, Fiora vit approcher une jeune moniale. Elle l’avait remarquée à la chapelle pour sa voix angélique, et son visage lui semblait vaguement familier. Elle lui sourit pour l’encourager à la rejoindre, car la jeune fille était visiblement timide :

– Souhaitez-vous me parler, ma sœur ? demanda-t-elle.

– Je vous ai dérangée et vous en demande bien pardon, fit la petite nonne en rougissant très fort.

Elle ne devait pas être au couvent depuis très longtemps car elle portait, comme Fiora elle-même, la robe blanche des novices.

– Dites plutôt que vous me surprenez en flagrant délit de paresse puisque, vous le voyez, je ne faisais que rêver. Venez donc vous asseoir sur ce banc !

– Merci. Voilà plusieurs jours déjà que je souhaite vous parler, mais il a fallu que je rassemble mon courage. On nous a seulement dit que vous êtes une demoiselle de Florence mariée à un grand seigneur de Bourgogne. Et je voudrais savoir... Seriez-vous la comtesse de Selongey ?

– Mais oui, fit Fiora étonnée, comment cette idée vous est-elle venue ?

– Je vous en prie, ne croyez pas que je cède à une curiosité vulgaire. Vous comprendrez mieux lorsque je vous aurai dit qui je suis.

– Vous êtes sœur Serafina. J’aime tant vous entendre chanter que je me suis renseignée.

– Oui. Ici je suis Serafina, mais dans le monde j’étais Antonia Colonna.

Une brusque lumière entra dans l’esprit de Fiora en même temps qu’une bouffée de joie :

– Battista ! s’écria-t-elle. Mais c’est à lui, bien sûr, que vous me faites penser. Vous êtes de sa famille ?

– Nos mères sont sœurs et nous avons le même âge. Si nous avions été jumeaux, nous n’aurions pu être plus proches. Depuis qu’il est parti, il m’a souvent écrit... et il a parfois parlé de vous. Vous étiez amis, je crois ?

– Plus qu’amis ! Vous dites qu’il est pour vous comme un frère. C’est un peu ce qu’il a été pour moi : un jeune frère plein d’attentions et de gentillesse. J’étais alors l’otage du duc de Bourgogne et c’est grâce à Battista si je n’ai pas sombré dans le désespoir en certaines circonstances. Mais après les funérailles du duc Charles, il a disparu et je n’ai plus rien su de lui. Vous allez pouvoir me donner de ses nouvelles à présent ? ajouta-t-elle avec animation. Je suppose qu’il est rentré à Rome ?

– Non. Il est resté là-bas !

Sœur Serafina détourna les yeux pour que sa compagne ne vît pas ses larmes, et chez Fiora la joie fit place à l’inquiétude.

– Il est resté à Nancy ? Mais pourquoi ? Il n’a pas été blessé à la dernière bataille qui a coûté la vie au duc, et j’ai entendu dire qu’en raison de son âge, il ne serait pas retenu prisonnier ?

– En effet, et il aurait pu rentrer. S’il est resté dans ce pays, c’est de sa propre volonté. Il a demandé à être admis au nombre des moines chargés de veiller sur le tombeau où est enseveli celui qu’il appelait le Grand Duc d’Occident. Il ne reviendra jamais !

Cette fois, Serafina pleurait sans plus chercher à se cacher et Fiora, navrée, ne sut comment apaiser ou au moins adoucir cette douleur. En même temps, elle se faisait de vifs reproches : toute à son amour retrouvé, elle ne s’était plus souciée du page et avait quitté Nancy sans chercher seulement à le revoir. Mais la conduite de Battista n’en demeurait pas moins incompréhensible. Aimait-il donc le duc au point de se vouloir son serviteur pour l’éternité ? Au point d’ensevelir avec lui tous les espoirs qu’il était en droit de mettre dans la vie ? Vouloir rester près du tombeau ? Quelle chose absurde ! Que s’était-il donc passé auprès de l’étang Saint-Jean où Battista avait guidé ceux qui recherchaient le corps du vaincu ? Quel bouleversement la vue du cadavre à demi dévoré par les loups avait-elle opéré sur l’âme de ce garçon qui rêvait de gloire, qui aimait la vie et qui, jeune, beau, riche et prince, n’avait rien d’autre à en désirer ? Sinon peut-être l’amour... un amour qui n’attendait que lui et n’avait jamais osé dire son nom. Serafina cependant reprenait :

– Personne, chez nous, n’a compris cette décision, et moins encore notre oncle, le comte de Celano, avec qui Battista était parti rejoindre les armées de Bourgogne. Il a tout tenté pour le ramener, mais il s’est heurté à une volonté farouche, irréductible. Battista voulait être moine.

– C’est insensé ! Mais enfin, peut-on entrer ainsi en religion sans l’assentiment du chef de famille ? Son père l’a-t-il autorisé ?

– En aucune façon. Il nourrissait de grands espoirs pour Battista.

– Alors, pourquoi ne pas en avoir appelé au pape ? Je sais que vous êtes l’une des deux plus puissantes familles de Rome.

– Nous l’avons été, mais nous ne le sommes plus. Les Orsini l’emportent en ce moment parce que le prince Virginio est l’intime ami du comte Girolamo Riario, le préféré parmi les quinze neveux du Saint-Père. Evidemment, nous n’avons pas renoncé à la guerre contre cette famille de forbans, mais à présent c’est à nos risques et périls.

– Quinze neveux ? Quelle famille ! Rien que des hommes ?

– Non. Il y a aussi des filles et on les marie bien. Quant aux garçons, s’ils ne sont pas cardinaux, on les décrasse pour en faire de vrais seigneurs. Le « comte » Girolamo qui a épousé la bâtarde préférée du duc de Milan a obtenu les Romagnes et guette Florence. Un autre est préfet de Rome, le cardinal Giuliano della Rovere[xi] est évêque de Lausanne, Avignon, Constance, Mende, Savone, Viviers et Vercelli. Son palais del Vaso, que l’on nous a pris, est plein d’objets rares, d’artistes, d’érudits et de poètes, car il s’intéresse beaucoup plus à la pensée grecque ou romaine qu’aux Évangiles. Un autre, disgracié physiquement, a épousé une fille naturelle du roi de Naples, qui a été contrainte à ce mariage, comme Catarina Sforza. Je ne peux tout vous dire mais, dans un temps proche, le jeune Rafaele Riario, qui a dix-sept ans et étudie à Pise, recevra le chapeau de cardinal au titre de San Giorgio in Velabro[xii] et ce n’est certainement pas le dernier bienfait dont le pape fera bénéficier sa famille.

Rome et même l’Italie entière ne sont pour lui qu’un immense jardin dans lequel il pille les fruits les plus succulents pour les offrir aux siens, quitte à spolier ceux qui lui déplaisent.

– Et vous, les Colonna, vous lui déplaisez ?

– Bien sûr. Heureusement, nous gardons beaucoup d’amis et de partisans. Cela nous permet de faire à ces gens tout le mal que nous pouvons.

Fiora avait peine à en croire ses oreilles. Cette petite nonne vouée en principe à la prière, au pardon des injures, au renoncement et au seul amour de Dieu venait de dépouiller la douceur lisse de son apparence pour laisser voir le fond d’une âme emplie d’amertume et peut-être de haine. Elle approuvait les meurtres dont accouchait chaque nuit romaine. Une question, alors, lui vint naturellement :

– C’est de votre plein gré que vous êtes entrée ici, sœur Serafina ?

– Quand nous serons seules, appelez-moi Antonia, je préfère.

Elle se tut un moment, hésitant à se livrer davantage, mais se décida, pensant probablement en avoir déjà trop dit :

– Quant à votre question, c’est bien moi qui ai demandé à prendre le voile ici pour ne pas épouser Leonardo della Rovere, celui que l’on a marié à la Napolitaine. Mon père a évité de plus graves ennuis en abandonnant à cet avorton la plus grande partie de ma dot. Je l’avoue, j’étais révoltée lorsque je suis arrivée, mais à présent, je n’ai plus envie de m’en aller. A quoi cela me servirait-il puisque Battista ne reviendra plus ?

Dans les grands yeux noirs à ce point semblables à ceux du page qu’elle en éprouva une sorte de vertige, Fiora lut un désespoir si poignant qu’elle eut envie de prendre cette enfant dans ses bras, comme une petite sœur malheureuse. Mais tout, dans l’attitude d’Antonia, disait qu’elle eût refusé sa pitié.

– Vous l’aimiez à ce point-là ?

– Je l’aime toujours et je l’aimerai tant que je vivrai. A présent laissons mes misères de côté ! C’est de lui que je voudrais vous entendre parler, car vous avez longtemps vécu auprès de lui...

– Plus d’un an : du premier siège de Nancy au second.

– Un an ! J’aurais donné ma vie pour ces quelques mois et, je peux bien vous l’avouer : je vous ai jalousée, détestée. Il disait que vous étiez si belle... et il avait raison.

– Mais vous, vous aviez tort. Quiconque nous a connus l’an passé pourrait vous le dire : nous étions frères d’armes en quelque sorte, car Battista était otage, lui aussi. Il répondait de moi sur sa tête si j’avais essayé de m’enfuir. Le duc Charles savait employer tous les moyens pour obtenir ce qu’il voulait. Je m’en veux de n’avoir pas cherché à revoir Battista avant de partir de Nancy et je vous promets, si je parviens à retourner chez moi, ce que j’espère, que j’irai là-bas et il faudra bien que Battista me dise ce qui lui est passé par la tête pour agir ainsi.

– De toute façon, même s’il revenait maintenant, je ne suis plus que sœur Serafina...

– Vous n’êtes que novice, comme il doit l’être aussi. Essayez de ne pas prononcer vos vœux trop vite et priez pour que je réussisse à m’enfuir !

Avec une spontanéité enfantine, Antonia se jeta à son cou et posa sur ses joues deux gros baisers sonores. Les nuages qui l’instant précédent embrumaient les grands yeux noirs venaient de faire place à un ciel nocturne plein d’étoiles.

– Je ferai tout pour vous aider ! promit-elle.

Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage. Sœur Cherubina accourait, retenant à deux mains ses cotillons pour aller plus vite et se retournant de temps en temps pour voir si quelqu’un la suivait.

– Sauvez-vous, sœur Serafina ! fit-elle. Notre mère prieure vient par ici avec Mgr le cardinal vice-chancelier qui a émis le désir de vous voir, donna Fiora !

– Le vice-chancelier ? Qui est-ce ? demanda la jeune femme. Je m’y perds un peu dans tous ces cardinaux.

Mais sœur Serafina avait filé sans demander son reste et disparu dans le bosquet de citronniers. Ce fut Cherubina qui se chargea de la réponse :

– Sa Grandeur le cardinal Borgia, un Espagnol et un bien bel homme. Il a des yeux... comme de la braise !

Un moment plus tard, tandis qu’elle s’agenouillait pour baiser l’anneau du prélat, Fiora pensa que sœur Cherubina, qui s’était d’ailleurs enfuie aussi vite qu’elle était venue, avais émis dans sa candeur naïve un jugement d’une grande justesse : sous leurs sourcils noirs, les prunelles de Rodrigo Borgia brasillaient littéralement, mais que son sourire à belles dents blanches était donc aimable quand il remercia mère Girolama d’avoir pris la peine de le mener elle-même vers sa pensionnaire ! Dans le cadre austère du camail de toile blanche, le visage de celle-ci en prit la couleur de ces belles cerises dont Péronnelle faisait de si bonnes confitures. Et quand elle s’éloigna, Fiora constata que sa démarche était d’une légèreté toute nouvelle.

Immobile dans la splendeur de ses hermines neigeuses et de ses velours pourpres, le cardinal attendit qu’elle eut disparu pour se tourner vers Fiora qui s’était relevée, puis son regard fouilla la luxuriante végétation autour du banc. Sans doute peu satisfait de son examen, il dit soudain :

– Faisons quelques pas, voulez-vous ? Nous pourrions aller jusqu’à ce bassin que j’aperçois là-bas. J’ai toujours aimé les fontaines. Elles sont, avec les cloches, les voix les plus harmonieuses que la terre puisse offrir au Seigneur. Et il y a là un banc où nous serons à merveille pour causer...

D’où Fiora conclut que le beau cardinal n’aimait pas la musique et qu’il souhaitait surtout que personne n’entendît ce qu’il avait à dire. Ce qui l’étonna : elle ne l’avait encore jamais vu et, s’il était envoyé par le pape comme tout le laissait supposer, elle ne voyait pas bien ce que l’on pouvait avoir à lui transmettre de si confidentiel.

Tout en cheminant modestement un peu en retrait de son imposant visiteur, elle ne pouvait s’empêcher de remarquer que, sur les gants rouges, l’anneau pastoral n’était pas le seul ornement, qu’il voisinait avec de lourdes bagues enrichies de pierreries, que la « capa magna » portait des broderies d’or, que sur la mosette d’hermine la croix d’or longue comme une main d’homme était constellée de gros rubis et que le chapeau rouge à larges bords, signe distinctif de la dignité, qui ombrageait le profil impérieux de Borgia avait des glands d’or et une riche agrafe. Même le cardinal d’Estouteville qui avait si fort impressionné Fiora n’était pas si fastueux. Quant au pape, il devait disparaître complètement derrière la splendeur de son « frère en Jésus-Christ ».

Parvenu au banc indiqué, le cardinal s’assit, étalant autour de lui un tel flot de moires et de velours qu’il ne restait plus la moindre place pour Fiora, qui d’ailleurs ne fut pas invitée à prendre place. Elle resta donc debout devant lui, n’osant rompre la première un silence que le visiteur semblait prendre plaisir à prolonger. Son regard brillant examinait la jeune femme avec une insistance qui mit un peu de rouge à ses pommettes et un plaisir évident qui s’épanouit en un sourire affable. Enfin, il se décida à parler.

– En dépit de ce que l’on dit, le séjour à San Sisto semble avoir une heureuse influence sur votre santé, donna Fiora. Vous étiez en triste état lors de votre arrivée, mais il n’y paraît plus et vous avez retrouvé tout votre éclat.

Encore qu’elle lui fût reconnaissante de lui éviter les « ma fille » ou « mon enfant » habituels aux gens d’Église lorsqu’ils s’adressent aux simples mortels, Fiora fut surprise d’une si curieuse entrée en matière. Elle était d’un galant homme, sans doute, mais les prêtres cultivaient en général peu le compliment.

– Je remercie Votre Grandeur d’une sollicitude qui me touche, dit-elle prudemment, mais je ne comprends pas comment elle peut faire la différence. Je ne me souviens pas de l’avoir vue lorsque je suis arrivée au Vatican ?

– Moi, je vous ai vue : non à votre arrivée, mais quand vous avez quitté le palais. Vous êtes de celles qui éveillent l’intérêt et j’ai voulu en savoir davantage sur vous. Cela a été relativement facile. J’entretiens d’excellentes relations avec le cardinal d’Estouteville, que votre présence à Rome met dans un grand embarras.

– Je ne vois pas pourquoi. Son rôle se borne, si j’ai bien compris, à faire savoir au roi de France que, par ordre du pape, j’ai été enlevée à quelques pas de sa résidence, séquestrée sur un bateau et conduite ici après un voyage qui a duré le double de temps qu’il aurait dû prendre normalement.

Rodrigo Borgia éclata de rire. Il aimait à rire, cela lui permettait de montrer ses belles dents blanches et ajoutait à l’attrait qu’il exerçait sur les femmes :

– Et vous trouvez que c’est un rôle facile ? Je n’ai pas le privilège de connaître le roi Louis et je le déplore, mais, d’après ce que j’en ai entendu dire, ce genre de message a peu de chances de lui plaire, surtout assorti de conditions qui, à mon sens, ne peuvent être acceptées d’un souverain. Fray Ignacio Ortega, que je connais bien, n’est qu’un fanatique dangereux et il devrait remercier Dieu de n’avoir pas été exécuté. C’est ce que j’aurais fait, moi. Quant au cardinal Balue, il n’est qu’un prétexte commode pour permettre à Sa Sainteté de s’immiscer dans les affaires de France. Puis-je vous demander quels sont au juste les sentiments du roi Louis envers vous ?

Fiora commençait à trouver que l’entretien prenait une étrange tournure. A moins que cette visite ne fût un piège, il semblait bien que le pape n’en était pas l’inspirateur.

– Connaître les sentiments du roi a toujours été la plus difficile des entreprises, Monseigneur, car il est un maître en fait de dissimulation. Je crois néanmoins qu’il a pour moi de l’amitié, car il l’a prouvé.

– Mais pas d’amour ?

– Je ne comprendrai jamais d’où vient cette fable. Pour ma part, je n’ai jamais entendu dire que le roi eût des maîtresses.

– Il en a eu, jadis, quand il était plus jeune, et elles lui ont même donné des enfants, mais à son âge et avec sa santé que l’on dit mauvaise...

– Qu’il en ait ou n’en ait pas, ce n’est pas là mon affaire, Monseigneur. Si vous voulez m’accompagner jusqu’à la chapelle, je suis prête à jurer sur les saints Évangiles que je ne suis pas et n’ai jamais été sa maîtresse. Voilà pourquoi j’ai dit l’autre jour que le pape avait fait un marché de dupes : Louis de France ne concédera rien pour me retrouver.

– Et surtout, il n’abandonnera pas Florence et c’est cela le but profond du Saint-Père. C’est pourquoi j’ai voulu vous voir.

– Qu’espérez-vous de moi ? Que j’aiderai le pape à se défaire des Médicis ? N’y comptez pas ! Je suis florentine avant tout et les Médicis me sont restés chers. Je ne ferai rien contre eux, fût-ce au péril de ma vie.

– Loin de moi une pareille idée ! Je n’ai pas d’affection particulière pour Lorenzo et son frère, mais que Riario devienne le maître de Florence me paraîtrait insupportable. Aussi bien, je ne suis pas venu vous parler politique, mais simplement vous dire ceci : le palais d’un cardinal, et singulièrement celui du vice-chancelier de l’Église, est un lieu d’asile inviolable au seuil duquel s’arrête la volonté du pape.

Il se tut, peut-être pour laisser ses paroles prendre tout le poids de leur signification. Seul se fit entendre le bruit de la fontaine qui jaillissait et retombait en pluie scintillante dans le bassin de marbre blanc. Comme si elle éprouvait le besoin de reprendre contact avec quelque chose de réel, Fiora alla y tremper ses doigts, laissant l’eau claire glisser sur eux et les rafraîchir. !

– Le couvent où je suis n’est-il donc pas un lieu d’asile ?

– Pas entièrement. On vous y a mise ; on peut vous en faire sortir que vous le vouliez ou non. Ce n’est pas le cas chez moi.

– J’entends bien, mais alors pour quelle raison m’offririez-vous un refuge ? Vous êtes l’un des plus hauts dignitaires de la cour papale et...

– Je viens de vous le dire : je ne suis pas venu parler politique. Sachez seulement que je n’approuve pas toujours celle du Vatican. En outre, il se peut que je souhaite ménager l’avenir en obligeant le roi de France. Enfin, je serais inconsolable s’il vous arrivait malheur car, en véritable hidalgo, j’aime à me dévouer au service des dames autant que j’apprécie les œuvres d’art. Vous êtes l’une et l’autre.

Fiora secoua ses mains, les essuya à un pan du voile qui couvrait sa tête et revint vers Borgia qui s’était levé.

– Parlons clair, Monseigneur ! Suis-je en danger ici ?

– Pas dans l’immédiat, peut-être, mais cela ne saurait tarder. J’ai entendu des bruits que je désire préciser. Bien sûr, après ce que vous avez subi, je devine qu’il vous est difficile d’accorder votre confiance, mais écoutez ceci : au cas où un événement quelconque vous inquiéterait, sachez qu’à partir de demain quelqu’un à moi viendra pêcher dans l’étang voisin. Si vous avez besoin d’aide, jetez un voile comme celui-ci, alourdi d’une pierre, par-dessus le mur que vous voyez là. La nuit venue, vous franchirez vous-même ce mur. Vous serez attendue.

C’était si surprenant que Fiora ne répondit pas tout de suite, essayant de réfléchir. Néanmoins, elle murmura :

– Votre bonté me confond, Monseigneur, mais, en allant chez vous, ferai-je autre chose que changer de prison ? Si vous voulez me secourir, aidez-moi à rentrer en France.

– Chaque chose en son temps ! Vous ne pouvez quitter Rome sans préparation. Votre fuite causera des remous qu’il faudra laisser s’étaler. Etes-vous si pressée de retourner chez vous ?

– J’ai un fils de trois mois. Son père est mort, et il n’a plus que moi.

– Gardez l’espoir et donnez-moi votre confiance. L’important est de vous mettre à l’abri. Ensuite, nous verrons à vous faire partir.

L’entretien était terminé. Le cardinal levait déjà une main étincelante de joyaux pour une bénédiction sous laquelle Fiora fut bien obligée de se courber, mais le respect n’y était pour rien. Simplement le souci des apparences, car elle en venait à se demander si cet homme au regard caressant était réellement un prince de l’Église. Fût-il venu seul et non escorté par mère Girolama qu’elle en aurait douté fortement.

– Réfléchissez ! murmura-t-il encore sans bouger les lèvres, mais réfléchissez vite ! Il se pourrait que le temps presse.

La simarre pourpre glissa le long des dalles blanches dans un doux bruit de soie froissée. Fiora regarda s’éloigner l’imposante silhouette du prélat entre les massifs de feuillage. Que cet inconnu dégageât un charme était indéniable, mais au fil des tribulations subies durant les deux années écoulées, la méfiance lui était devenue naturelle. Que le beau cardinal souhaitât se ménager le roi de France n’avait, à tout prendre, rien d’extraordinaire. Bien plus jeune que le pape, il pouvait convoiter le trirègne[xiii] et l’amitié de la France serait alors d’importance, mais cet avantage éventuel valait-il le risque certain qu’il courrait en donnant asile à une fugitive ?

Le temps était passé plus vite que Fiora ne le pensait et, à présent, le soleil se couchait dans un feu d’artifice et de longues traînées rouges annonçant du vent pour le lendemain. Sur ce fond sanglant, les arbres du jardin noircissaient et la jeune femme eut froid. Elle rejoignit le banc où elle avait laissé sa broderie, l’enferma dans un sac de toile et revint vers le cloître dont les fresques se décoloraient dans la lumière pourpre. Elle allait à pas lents, écrasée soudain par le sentiment de sa solitude, gagnée par la désespérante idée qu’elle était à jamais perdue au cœur d’un monde inconnu et hostile, truffé de pièges d’autant plus perfides qu’ils se cachaient sous des apparences séduisantes.

Le besoin de retrouver son bébé, la chère Léonarde et Péronnelle, et son Etienne tout bourru, et Florent qui l’aimait tant, et sa maison aux pervenches fut si violent tout à coup qu’elle passa un bras autour d’une colonnette encore tiède de soleil en s’y appuyant, tant elle avait besoin de s’accrocher à quelque chose de solide. Elle ferma les yeux, laissant les larmes couler librement.

– Ne pleurez pas ! chuchota une voix douce tandis qu’une petite main chaude se posait sur la sienne. Je suis venue vous chercher pour vous conduire à la chapelle car c’est l’heure de complies. Je chanterai pour le Seigneur, mais aussi pour vous !

A travers le brouillard des larmes, Fiora crut revoir Battista et l’entendre lui dire : « Demain c’est Noël et nous sommes tous deux des exilés. Si vous voulez je passerai la journée auprès de vous et je vous chanterai des chansons de chez nous. » Le temps avait passé mais ils étaient toujours des exilés : lui dans ces neiges de Lorraine où il avait choisi de s’ensevelir, elle sous ce soleil romain qui ne ressemblait à aucun autre.

Un élan la jeta au cou de la petite sœur Serafina, qu’elle embrassa :

– Pardonnez-moi ce moment de faiblesse que je n’ai pas su retenir, murmura-t-elle. Je pensais aux miens, à mon petit garçon...

– Le cardinal Borgia ne vous a pas apporté de mauvaises nouvelles, au moins ?

– Non. Pas vraiment mais, je vous l’avoue, je ne sais que penser. Si vous voulez, je vous en parlerai. Pour ce soir, merci, merci de votre amitié...

Elles se sourirent puis, se tenant par la main comme deux fillettes, rejoignirent la double file blanc et noir des dominicaines qui se rendaient à la chapelle.

En tant que sœur Serafina, la cousine de Battista pensait le plus grand bien du cardinal vice-chancelier que l’on disait fort aumônier, généreux et plein de mansuétude pour les péchés d’autrui, mais en tant qu’Antonia Colonna son jugement se nuançait curieusement. Elle était assez sage pour faire la part des choses, car la noblesse romaine n’avait aucune sympathie pour cette bande d’Espagnols venus de leur province de Valencia dans les bagages de l’oncle Calixte III. Tout les avait alors opposés aux Romains : différences de caractère, de mœurs et même de civilisation, les Espagnols venant d’une nation encore très féodale. Tout cela concourait à la mésentente, sans compter la solide xénophobie des Italiens qui, individualistes à l’extrême, commençaient à ressentir l’attrait des anciennes civilisations et à s’en imprégner. Ils jugèrent d’abord grossiers et peu fréquentables ces hommes encore marqués par les fureurs de leur vieille lutte contre les Maures, mais les nouveaux venus avaient les dents longues, et l’amour du faste. Ils s’intégrèrent très vite et, sous la houlette de Rodrigo, s’imposèrent en flattant le goût des Romains pour les fêtes et, surtout, en adoptant leur morale assez particulière qui veut que le crime puisse avoir de la grandeur et que l’homme, libéré d’anciennes contraintes par la culture, soit à peu près seul juge de son propre comportement.

En ce qui concernait le vice-chancelier, sa réputation était désormais bien assise : la messe n’était pas son occupation principale et il ne comptait plus ses maîtresses dont la favorite, une certaine Vanozza, mariée à un fonctionnaire, lui avait déjà donné deux fils, Juan et César, reconnus par le mari postiche mais dont le cardinal ne celait nullement qu’ils étaient de son sang et qu’il les adorait. Pourtant Vanozza, richement installée dans une belle maison de la place Pizzo di Merlo et possédant une vigne sur l’Esquilin, ne pouvait prétendre à l’exclusivité d’un homme dont on disait – et sœur Serafina devint rouge vif en prononçant ces mots impurs – que « plus charnel ne pouvait exister ».

– Je crois, dit-elle en conclusion, qu’avant de vous en remettre à sa protection, il vous faut peser ce que vous risquez. Ne vous a-t-il rien dit de ce danger qu’il pressent ?

– Rien. Il n’est pas certain et veut vérifier certaines choses.

– Ce pourrait être aussi un danger imaginaire pour vous conduire plus sûrement entre ses mains. Vous êtes très belle, et c’est sans doute la raison majeure pour laquelle il s’intéresse si fort à vous, allant même jusqu’à venir vous visiter ici sans la permission du pape.

– Alors que dois-je faire ? Il a dit aussi qu’il m’aiderait à rentrer en France.

– Et, bien sûr, vous êtes prête à courir tous les hasards pour ce bonheur de retrouver les vôtres ?

– Et pouvoir aller poser quelques questions à notre Battista, ne l’oubliez pas !

– Je ne l’oublie pas et je voudrais pouvoir vous aider davantage, mais croyez-moi : ne précipitez rien ! Je vais faire porter une lettre à mon oncle, le protonotaire Colonna, en lui demandant de venir ici me parler. Le pape ne l’aime pas, mais c’est un homme fin et rusé qui arrive toujours à savoir ce dont il a besoin. Il nous a déjà sauvés de bien des aventures.

Cette promesse réconforta Fiora. Dans la situation où elle se trouvait, elle avait besoin de se faire des amis. Sans cela, jamais elle ne reverrait le doux pays de Loire.

Elle décida donc de suivre le conseil de sa jeune compagne et d’user de cette vertu de patience dont Démétrios prétendait qu’elle était la plus importante de toutes. Peut-être parce qu’elle était la plus difficile à pratiquer. De toute façon elle n’était plus seule et, en écoutant la voix de cristal de sa nouvelle amie chanter les louanges de la Mère de Dieu sous les voûtes blanches de la chapelle, l’idée lui vint que les prières dont Léonarde devait, depuis son départ, accabler Dieu en sa Trinité, la Vierge Marie et les saints et saintes qui jouissaient de sa confiance, lui avaient peut-être valu de trouver un ange sur son chemin.

Elle n’en avait pas encore fini ce jour-là avec la visite du cardinal Borgia car, en sortant du réfectoire, mère Girolama la prit à part pour faire quelques pas sous les arches du cloître qu’éclairaient deux gros cierges de cire jaune.

– J’espère, commença-t-elle en fixant le bout de ses pieds, que Sa Grandeur ne vous a rien appris d’inquiétant ? Il est rare que notre modeste maison soit honorée à ce point.

Fiora pensa irrévérencieusement que mère Girolama grillait de curiosité comme une vulgaire sœur converse et elle cacha un sourire sous l’abri de son voile blanc.

– J’en ai été la première surprise, Ma Mère, mais, en fait, Sa Grandeur est venue m’exhorter à la patience et à l’obéissance. Les façons, un peu vives peut-être, que j’ai eues en face du Saint-Père au soir de mon arrivée l’ont inquiété. Il sait, en effet, que j’appartiens à l’entourage du roi de France et il m’a fait comprendre que, pour le bien de tous, il était préférable que je me soumette à une volonté contre laquelle, en effet, je suis sans forces.

Au prix de son âme, elle eût été incapable de dire où elle avait pris l’inspiration de ce chef-d’œuvre d’hypocrisie, mais en voyant sa compagne approuver silencieusement de la tête d’un air pénétré, elle eut presque honte de duper ainsi cette sainte femme qui l’avait accueillie si généreusement.

– La sainte obéissance ! ma fille, soupirait mère Girolama. C’est notre premier devoir à toutes et je sais gré au cardinal d’être venu vous le rappeler, d’autant que votre conduite peut être de quelque importance pour la politique de Sa Sainteté. Je connais peu le cardinal, mais je sais que c’est un grand diplomate, fort soucieux de sa charge. Sur ce point, l’on ne peut que se trouver au mieux de suivre ses conseils. Ce à quoi je vous engage vivement !

A cent lieues d’imaginer quel genre de conseils le vice-chancelier venait de dispenser à sa pensionnaire, mère Girolama s’en alla méditer, comme elle le faisait chaque soir avant de se mettre au lit, sur la vie éternelle et les meilleurs moyens de guider dans cette voie les jeunes âmes confiées à sa garde. Fiora, elle, un peu mal à l’aise, choisit de pousser la porte de la chapelle pour passer un moment dans son obscurité apaisante en face de la petite flamme rose qui veillait au pied du tabernacle. En dépit d’une piété demeurée assez tiède, elle comprenait parfois Léonarde qui, au moindre ennui, allait le déverser au pied de quelque autel. Peut-être lui serait-il donné de recevoir, d’en haut, la lumière ?

Mais rien ne se produisit ; ni ce soir-là ni les soirs suivants et cinq jours passèrent sans qu’aucune nouvelle vînt animer pour Fiora la vie bien réglée du couvent. Si sœur Serafina avait fait passer, par le truchement de sœur Cherubina, un billet au palais du cardinal Colonna, celui-ci n’était pas encore apparu à San Sisto.

L’impatience gagnait Fiora, car il n’est rien de plus agaçant que craindre quelque chose sans savoir au juste ce que c’est. Aux approches de Noël, le temps changea et devint pire encore qu’il n’était au moment de son arrivée. Une tempête s’était déchaînée en Méditerranée et les rafales du vent d’ouest balayaient la côte tyrrhénienne, emportant parfois les fragiles maisons des pêcheurs. En ville, le vent arrachait des toits les tuiles rondes, tordait les branches des arbres et faisait s’écrouler un peu plus les ruines, de moins en moins altières, des antiques palais impériaux. Il s’engouffrait dans la moindre porte ouverte, éteignait les cierges à la chapelle et faisait voler les cendres des braseros. Les courants d’air achevèrent l’œuvre de la malaria et sœur Prisca mourut dans la première nuit de l’hiver entre les bras de la pauvre Cherubina dont la bonne figure, si gaie d’ordinaire, était bouffie de larmes.

Quand on la porta en terre dans la vêture sévère de l’ordre et les pieds nus, Fiora assista comme les autres au service funèbre et à l’ensevelissement qui suivit, mais seul son corps était présent. Elle écoutait hurler le vent qui faisait claquer les robes des nonnes comme des drapeaux sur leurs hampes et son esprit vagabondait au jardin du côté du mur qui regardait vers l’étang. L’envoyé du cardinal Borgia était-il à son poste en dépit de cet affreux temps ? C’était à peu près impossible.

Néanmoins, le service terminé, elle prit une mante noire et voulut descendre au jardin pour en avoir le cœur net. Elle avait repéré l’endroit exact du mur où il faudrait jeter le signal blanc et le suivre la nuit venue. Il y avait là un vieux pied d’aristoloche qui avait dû connaître son enfance au temps des Guelfes et des Gibelins et qui avait fermement accroché aux pierres du mur ses branches devenues grises et noueuses. Grâce à lui, le franchissement de l’obstacle devait se faire avec une relative facilité. Mais, au moment où elle se dirigeait vers les parterres, mère Girolama vint la rejoindre.

– Vous avez vraiment l’intention de descendre au jardin par ce temps ?

– Pourquoi pas, ma mère ? Ce n’est qu’une tempête et j’ai besoin de respirer autre chose que la fumée des cierges.

– N’avez-vous pas suffisamment respiré au cimetière d’où nous venons ? Pour ma part, j’avais peine à me tenir debout ! Au surplus, là n’est pas la question. On vous demande au parloir.

– Moi ? Est-ce encore... le cardinal Borgia ?

– Le cardinal ne serait pas au parloir. Il a tous les droits de franchir la clôture. C’est une dame dont il s’agit, et elle a montré une permission de communiquer qui porte le sceau privé de Sa Sainteté.

– Je ne connais personne ici. Qui est-ce ?

– Elle a donné le nom de Boscoli et je ne saurais vous en dire plus, sinon qu’elle est en grand deuil. Une veuve, probablement.

– Boscoli ? dit Fiora réfléchissant à haute voix. Le nom ne me dit rien. En savez-vous un peu plus sur cette dame ?

– Je ne saurais vous répondre, donna Fiora. De toute façon, vous ne risquez rien à la rencontrer. Voulez-vous que je vous accompagne ?

– Vous êtes bonne de me le proposer, mais il vaut peut-être mieux que j’aille seule.

– Alors, surtout, rappelez-vous ces bonnes résolutions que Mgr le vice-chancelier a obtenues de vous et gardez en mémoire que cette dame est, en quelque sorte, l’envoyée de notre Très Saint-Père !

J’essaierai de m’en souvenir, Révérende Mère.

Elle pensait que tout dépendrait de ce que la dame en question avait à lui dire, mais qu’elle fût l’envoyée de Sixte IV ne pouvait qu’éveiller sa méfiance. Sans prendre la peine d’ôter sa cape noire, Fiora se dirigea vers le parloir du couvent.

C’était une grande salle voûtée en plein cintre et passée au lait de chaux qu’une grille d’épais barreaux de fer partageait en son milieu. Du côté du cloître, elle n’avait pour seul ornement qu’un crucifix de bronze, mais, du côté des visiteurs, des fresques hautes en couleur retraçaient le martyre du bienheureux pape Sixte II, décapité en l’an 258 avec quatre de ses diacres dans le cimetière de Calliste. L’artiste avait peint le saint plus grand que les autres personnages afin de bien montrer à quel point il leur était supérieur.

En ouvrant la porte qui eut le bon goût de ne pas grincer, Fiora ne vit qu’une silhouette noire, de formes amples, et qui lui tournait le dos. La visiteuse était en contemplation devant la scène où un bourreau musculeux abattait la tête nimbée d’or du martyr. Et Fiora, pour la première fois, bénit les affreuses sandales de corde tressée que l’on portait au couvent et dans lesquelles ses pieds n’arrivaient pas à se réchauffer, car elles lui permirent d’avancer jusqu’à la grille sans faire plus de bruit qu’un chat. Elle souhaitait observer sa visiteuse, mais ne vit pas grand-chose d’autre qu’un ample manteau de beau drap noir à ramages d’argent dont la capuche était ourlée de renard sombre. Et comme il lui était impossible d’en savoir davantage, elle se décida :

– Puis-je savoir, Madonna, ce qui me vaut l’honneur de votre visite ? fit-elle d’une voix nette.

La femme prit son temps pour se retourner, mais, quand ce fut fait, Fiora dut faire appel à tout son empire sur elle-même pour ne pas pousser le cri que l’autre attendait peut-être. Celle qui la regardait avec un méchant sourire et des yeux brillants de joie mauvaise n’était autre que Hieronyma...

CHAPITRE VII UN SCRIBE RÉPUBLICAIN

En dépit de la séparation qu’imposait la grille, Fiora recula d’un pas, instinctivement, comme elle eût fait si un serpent s’était dressé sur son chemin, mais son visage garda une parfaite impassibilité. Au contraire, Hieronyma s’approcha de la clôture jusqu’à toucher les barreaux de sa main gantée de noir.

– Bonjour, cousine ! fit-elle d’une voix chuintante que Fiora ne lui connaissait pas et qui était due, sans doute, aux deux dents qui lui manquaient à la mâchoire supérieure. Nous aurons mis du temps à nous retrouver, mais j’espère que tu apprécies les circonstances présentes à leur juste valeur ?

– On m’a annoncé une signora Boscoli ? Qu’est-ce que cette comédie ?

– Une comédie ? En aucune façon : c’est bien mon nom. Il y a un peu plus d’un an, j’ai épousé ici même le seigneur Bernardo Boscoli, un juriste de la cour pontificale. Hélas, j’ai eu le malheur de le perdre l’été dernier... la peste !

Du bout d’un doigt, elle écrasa une larme factice cependant que Fiora s’offrait le luxe d’un sourire chargé de dédain :

– Ce n’est pas flatteur pour toi : choisir la peste après quelques mois de mariage ! C’est néanmoins une attitude que je peux comprendre. A présent, dis-moi ce que tu viens faire ici et va-t’en !

Le visage de Hieronyma n’avait pas encore perdu l’éclat de sa maturité épanouie, il s’empourpra d’abord sous la poussée d’une colère brutale qui fit étinceler ses yeux noirs, puis jaunit d’un seul coup comme si le fiel qui emplissait son âme venait de s’infiltrer sous sa peau blonde. Elle avait grossi durant ces deux années, mais elle avait acquis une sorte de majesté perverse qui lui seyait et Fiora pensa que la Gorgone de la légende devait lui ressembler. Reprenant le souffle que l’insolence de son ennemie lui avait coupé un instant, elle parut se gonfler encore.

– Baisse le ton, ma fille ! Tu n’es pas ici en position de donner des ordres, siffla-t-elle. En fait, tu n’es plus grand-chose et il suffirait d’un rien pour te renvoyer d’où tu viens, à la paille d’une prison, à l’échafaud.

Le goût amer de la haine envahit Fiora et emplit sa bouche. Cette misérable femme qui avait assassiné son père, brisé sa vie, qui osait prostituer son corps au service de Satan et qui avait échappé par miracle à la justice des Médicis osait venir la narguer et l’insulter. Sans la grille, peut-être se fût-elle jetée sur elle pour l’étrangler de ses mains et débarrasser enfin la terre d’une créature immonde. Un violent effort de volonté la sauva des manifestations d’une colère qui eût peut-être fait plaisir à Hieronyma. Plus droite que jamais, elle la toisa et laissa tomber :

– Je suis infiniment plus que tu ne seras jamais, suppôt du démon. Et je t’ai assez entendue !

Virant sur ses talons, elle tourna le dos à la grille et se dirigea calmement vers la porte du parloir. Un cri de Hieronyma la retint :

– Attends ! Je n’ai pas encore tout dit !

– Ce que tu peux dire ne m’intéresse pas.

– Vraiment ? Toi qui n’as pas voulu être ma belle-fille, tu aimerais peut-être apprendre que tu vas être ma nièce ?

– Quoi ?

Le cri de Fiora résonna dans le silence. Les mains enfouies dans ses manches doublées de renard, Hieronyma regardait son adversaire par en dessous, comme si elle cherchait l’endroit sensible où elle pourrait frapper, et mordillait nerveusement sa lèvre inférieure. Tapie dans ses fourrures comme une bête malfaisante au fond de son repaire, elle jouissait visiblement de voir pâlir le beau visage de la jeune femme. Celle-ci, finalement, haussa les épaules.

– Tu es folle ! lança-t-elle méprisante.

– Que non pas ! Le Très Saint-Père qui est fort ami de notre famille et dont Francesco Pazzi, mon beau-frère, est devenu le banquier, le Très Saint-Père donc, après de longues hésitations sur le sort qu’il convenait de te réserver, a bien voulu se rendre à notre avis. Te tuer serait trop simple, même si l’on ajoutait à la chose quelques agréments, et surtout cela ne servirait à rien. Tandis que, mariée à Carlo Pazzi, mon neveu, tu serais encore de quelque utilité pour notre maison.

– Je suis déjà mariée.

– Je sais. Compliments, d’ailleurs ! Le comte de Selongey, le très séduisant ambassadeur du duc de Bourgogne à Florence ! Tu avais réussi là un joli coup ! Malheureusement il est mort, lui aussi, et tu es veuve... comme moi.

– Et j’entends le rester ! Ainsi, après avoir clamé à la face de Florence que j’étais indigne du plus misérable des hommes, après avoir tenté de me réduire à l’état de fille publique, tu as l’audace de vouloir me marier à ton neveu ? Qu’est-ce qui te prend ? Tu oublies que tu m’as ruinée ?

– Ruinée ? Crois-tu ? Il me semble que tu ne l’es pas autant que tu le prétends. Les Médicis y ont veillé. Agnolo Nardi, à Paris, est en train de te constituer une gentille fortune, sans compter ce que les Médicis ont mis sous séquestre, comme la villa de Fiesole, et qui pourrait te revenir. Sans compter la faveur du roi de France ; sans compter...

– Tu comptes trop ! gronda Fiora écœurée. J’ai honte que tu aies porté, étant fille, le nom de Beltrami et je regrette que tu aies quitté celui de Pazzi qui te convenait tout à fait car c’est une famille de forbans. Je n’infligerai jamais à mon fils la honte de voir sa mère porter ce nom-là ! Va rêver ailleurs !

– Tu pourrais bien être obligée d’admettre que mes rêves sont simple réalité. Le choix qui t’est offert est réduit : ou tu épouses Carlo ou tu seras exécutée.

– Sans attendre la réponse du roi de France ? Cela m’étonnerait.

– Pauvre innocente ! Ta mort est déjà décidée. Si le roi fait droit aux réclamations du Saint-Père, il recevra en échange les très profonds regrets du Vatican. Le climat de Rome est malsain, tout le monde sait cela. Tu auras été victime de la fièvre des marais. Ta seule chance de vivre est d’accepter ce que je t’offre, avec, bien sûr, l’accord du pape.

– Jamais ! Je préfère la mort.

– Et celle de ton fils ? Nous savons où il est. Ce serait si facile de le faire disparaître. Réfléchis, cousine, mais réfléchis vite ! Demain on viendra te chercher.

Si le regard de Fiora avait pu tuer, Hieronyma fût tombée raide morte. La fureur qui s’empara d’elle était si violente qu’elle annihila l’angoisse et le désespoir, et la tint debout, droite et fière en face de cette créature démoniaque qui n’avait de femme que l’apparence. Fiora devinait qu’elle ne devait à aucun prix laisser voir que ces menaces la touchaient car, dès lors, l’autre ne cesserait d’abuser du pouvoir qu’elle croirait avoir pris sur elle. Une idée se glissait en elle : Hieronyma exagérait peut-être sa puissance, surtout en ce qui concernait le petit Philippe. Ceux qui l’entouraient devaient faire bonne garde et, en outre, le premier soin de Léonarde, une fois libérée de ses liens, avait sûrement été de courir au Plessis pour s’y plaindre violemment. L’enfant devait être bien protégé.

Une fois de plus, elle tourna le dos sans un mot et franchit la porte du parloir. La voix haineuse de Hieronyma la poursuivit.

– Ne compte pas t’enfuir ! Les portes du couvent seront gardées cette nuit.

Le lourd vantail, en se refermant, coupa court à ce dernier débordement de fiel. Épuisée par la tension nerveuse qu’elle s’était imposée, Fiora s’y adossa et ferma les yeux, attendant que son cœur retrouvât un rythme normal. Elle les rouvrit quand une main se posa sur son épaule :

– Il n’y a pas une minute à perdre, fit la voix douce de sœur Serafina. Il faut préparer votre fuite. Cette femme est abominable.

– Vous avez entendu ?

– J’ai eu cette curiosité et vous en demande pardon. Je sais, les murs sont épais et la porte aussi, mais quand on l’entrouvre... Il ne faut pas que vous tombiez entre les mains de cette créature.

– Vous la connaissez ?

– Ma mère la connaît, et je peux dire qu’elle n’a pas bonne réputation. Elle habite le palais que le pape a donné, dans le Borgo, à Francesco Pazzi, et l’on dit que c’est elle qui régente tout. Mais ne perdons pas de temps ! Je vais aller au jardin jeter un voile blanc par-dessus le mur. Il vaut mieux que vous n’y alliez pas vous-même.

Elle allait s’élancer, Fiora la retint par sa manche :

– Un instant ! Je vous ai une immense reconnaissance, mais vous avez vu le temps qu’il fait ? Sûrement pas un temps pour pêcher dans un marais et personne, certainement, n’attend notre signal.

– Il faisait aussi mauvais hier et avant-hier. Pourtant l’envoyé du cardinal y était. Il y a, tout au bout, entre les murs de la ville et l’étang, une espèce de ruine près de laquelle il se tient.

– Vous êtes allée voir ?

– Où croyez-vous que j’ai déchiré ma robe avant-hier ? Sœur Serafina, en effet, avait reçu ce jour-là une semonce de la part de la maîtresse des novices pour l’accroc sérieux que montrait son vêtement. Elle avait prétendu l’avoir accroché contre un des bancs du réfectoire, mais les bords de la déchirure portaient des traces d’un brun verdâtre difficilement imputables à un meuble, même ciré de frais. L’affaire s’était conclue par une série d’Ave Maria à dire à la chapelle les bras en croix, épreuve dont la novice était sortie passablement épuisée et qui, à présent, donnait des remords à Fiora.

– Je vais y aller, conclut-elle. Je n’ai pas envie que vous soyez punie de nouveau.

– Soyez sans crainte pour cette fois : je connais à fond les pièges de l’aristoloche et il vaut mieux que l’on ne vous voie pas au jardin à présent.

– De toute façon, cela ne servira à rien. Vous avez entendu : le couvent sera gardé cette nuit.

– Sûrement pas du côté du marais. C’est beaucoup trop vaste. En outre, quiconque s’y aventurerait sans un appui quelconque s’y enliserait irrémédiablement et connaîtrait une mort horrible. Si avisée qu’elle soit, la signora Boscoli ne saurait tout imaginer.

Un moment plus tard, Antonia revint apprendre à son amie que le signal avait été donné et que l’envoyé de Borgia était toujours là.

– Cette nuit, chuchota-t-elle, je vous accompagnerai jusqu’au mur pour vous montrer l’endroit où j’ai jeté le voile. Reprenez confiance à présent ! D’autant qu’il ne pleut plus...

Ce n’était qu’une accalmie. Pendant le repas du soir que les moniales prenaient toujours au son d’une pieuse lecture, la tempête reprit de plus belle et Fiora, incapable de s’intéresser à la Cité de Dieu de saint Augustin, écoutait avec quelque inquiétude les rafales de pluie sur les vitres et le sifflement du vent sous la porte du réfectoire. De temps en temps, elle cherchait le regard de sœur Serafina, mais celle-ci offrait un visage tellement serein qu’elle finit par se rassurer. Après tout, mieux valait, pour réussir une évasion, ce temps à ne pas mettre un chien dehors qu’une belle nuit douce, claire et constellée d’indiscrètes étoiles.

Après le dernier office et la révérence à la mère prieure, Fiora regagna sa cellule pour y attendre que son amie vînt la chercher. Elle ne se déshabilla pas, se contentant de s’étendre sur sa couchette après avoir soufflé sa chandelle. Comme il faisait vraiment froid, Cherubina, toute à son chagrin, ayant oublié d’allumer le brasero, elle étendit son manteau sur elle. Soudain, elle entendit un bruit qui lui glaça le cœur : au-dehors, quelqu’un était en train de tourner la clef dans sa serrure.

La déception fut si violente qu’elle faillit crier. Tous ses espoirs s’envolaient d’un seul coup et elle allait devoir subir le choix abominable que lui avait ménagé Hieronyma : épouser ce Carlo inconnu et qui d’avance lui répugnait ou se laisser mener à la mort : l’autel ou l’échafaud !

– Philippe ! gémit-elle du fond de sa détresse, pourquoi m’as-tu abandonnée ? Sans ta passion de la guerre, nous serions heureux à présent.

Combien de temps resta-t-elle ainsi, les yeux grands ouverts sur les ténèbres de sa chambre, écoutant le vent mugir sous la galerie et faire craquer les branches des arbres ? Il était impossible de l’évaluer mais, de toute façon, elle ne fermerait pas les yeux avant que. revienne le jour... Et puis, tout à coup, il y eut à la porte un léger bruit et une forme noire, plus noire encore que l’obscurité, se glissa jusqu’à son lit :

– Vous êtes prête ? chuchota sœur Serafina. Instantanément, Fiora fut debout :

– Comment avez-vous fait pour entrer ? Quelqu’un avait fermé ma porte et j’ai entendu la clef tourner dans la serrure.

– Sans doute notre mère Girolama. La dame Boscoli a dû prendre ses précautions mais, heureusement, on a oublié d’enlever la clef. Venez à présent, mais d’abord enveloppez-vous dans votre manteau. Il faut être aussi peu visible que possible.

Elle-même se fondait complètement dans la nuit et, sans l’étreinte rassurante de sa main, Fiora eût pu croire qu’elle parlait à un fantôme. L’une derrière l’autre, elles sortirent dans le promenoir puis plongèrent à la fois dans la tempête et dans le jardin. Fiora eut l’impression de s’enfoncer dans une forêt sous-marine. Il n’y avait pas une branche, pas une feuille qui se tînt immobile et qui ne secouât sa charge d’eau.

– Je n’y vois rien ! souffla-t-elle aveuglée par une gifle mouillée qui lui arriva en pleine figure.

– N’ayez pas peur, je connais le chemin par cœur. Je pourrais vous conduire au mur les yeux fermés.

– Pour ma part, qu’ils soient ouverts ou fermés ne change rien. Quelle nuit !

– Réjouissez-vous-en ! Les gardes du couvent se sont mis à l’abri où ils pouvaient et, sur le marais, il ne doit pas y avoir un chat. Tenez, nous arrivons !

Peu à peu, l’accoutumance venait et Fiora distingua, droit devant elle, une masse plus noire encore qui était le mur couvert de plantes. Sœur Serafina guida la main qu’elle tenait jusqu’à ce qu’elle se referme sur une branche épaisse :

– Voilà l’aristoloche. Grimpez ! Quand vous serez en haut, sifflez ! Ou je me trompe fort ou celui qui vous attend doit être près du mur... Que Dieu vous garde, à présent !

A tâtons, Fiora chercha la tête de la novice et l’embrassa.

– Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi ? J’ai peur que vous ne soyez en danger quand on s’apercevra de ma fuite.

– Soyez sans crainte. Même si mère Girolama se doutait de quelque chose, elle n’en soufflerait mot. Elle m’aime bien, alors qu’elle déteste le pape, sa tribu et ses amis. Je suis sûre qu’au fond d’elle-même, elle se réjouira de leur déconvenue.

– Elle m’a tout de même enfermée dans ma chambre ?

– Simple acquit de conscience. Elle a laissé la clef sur la porte. Quand vous le reverrez, embrassez Battista pour sa cousine Antonia et dites-lui...

– Remettez-vous en à moi. Je sais exactement ce que je lui dirai.

Avec décision, Fiora empoigna une brassée de branches dégoulinantes d’eau et commença à grimper vers le sommet du mur. Elle y arriva sans trop de peine, mais dut s’agripper pour ne pas être emportée par le vent qui frappait là de plein fouet. Une voix, alors, lui parvint :

– Ne sifflez pas ! Je suis là ! Je vous ai entendue venir. Descendez doucement à présent pour ne pas rompre l’équilibre de la barque.

Elle se retourna sur son mur et tâtonna avec ses pieds pour trouver des appuis. Cette descente lui parut durer un temps infini. Et soudain, une main se referma sur une de ses jambes, puis sur les deux.

– Je vous tiens. Laissez-vous aller !

Elle glissa, mais les mains en question étreignaient déjà sa taille, et elle se retrouva sur un plancher mouvant qui ne pouvait être que celui de la barque. L’homme la tenait contre lui fermement et, à sa grande surprise, elle respira un délicat parfum d’ambre. Pourtant, ce qu’elle touchait était une étoffe rude, une bure quelconque, et d’ailleurs la grande silhouette qu’elle distinguait à peu près était celle d’un moine.

– Je vous demande pardon pour ces jours d’attente, dit-elle doucement. Ce temps abominable...

– Chut ! Nous causerons plus tard. Asseyez-vous là et ne bougez plus !

Il l’installa au fond de l’esquif, puis, empoignant une longue perche, la plongea dans l’eau vaseuse et se dirigea vers la rive. Mais, sur les derniers mots, il avait parlé presque normalement et Fiora avait identifié en même temps la voix et le parfum. Tous deux appartenaient au cardinal Borgia. Elle ne put garder pour elle sa découverte :

– Comment, Monseigneur ? Vous êtes venu vous-même ? C’est vous qui avez attendu tous ces jours ?

Elle l’entendit rire doucement :

– Tout de même pas. Mon absence aurait été trop remarquée au Vatican. Simplement, mon serviteur avait ordre de me prévenir dès que vous feriez le signal. A présent, taisons-nous ! Ce marais passe pour hanté, mais on comprendrait mal que des fantômes s’y entretiennent aussi agréablement que dans une salle de compagnie.

Fiora garda le silence, tandis que son compagnon se consacrait à la navigation que le vent ne facilitait pas et qui devint plus difficile encore quand ils eurent quitté l’abri du mur. La barque glissait lentement sur l’eau épaisse et, parfois, traversait des bouquets de roseaux qu’elle froissait. En dépit du froid, l’odeur de vase et de végétaux pourrissants était pénible et, dans son manteau trempé, Fiora frissonnait. Pas seulement parce qu’elle se sentait mouillée. Un peu de crainte augmentait son malaise à se sentir aussi complètement livrée à cet homme à qui elle n’arrivait pas à accorder une pleine confiance. Qu’il fût venu la chercher lui-même était stupéfiant et ne s’expliquait pas de façon rationnelle. A moins qu’il n’espérât un paiement que la jeune femme ne se sentait pas disposée à lui donner...

Le petit bateau entra une dernière fois dans les roseaux, heurta quelque chose de dur et ne bougea plus.

– Tu as réussi, Monseigneur ? fit une voix en espagnol.

– Oui. Va chercher les chevaux puis, quand nous serons partis, tu couleras la barque.

Les chevaux étaient abrités dans la maison en ruine que sœur Serafina avait signalée à Fiora. Borgia prit Fiora par la taille et la hissa sur l’un d’eux car elle était trop transie pour l’escalader seule, puis il sauta sur le sien avec une légèreté qui trahissait une longue habitude. Il se pencha alors, et prit la bride de Fiora :

– Je vais vous guider. Nous avons un bout de chemin à faire et malheureusement nous ne pouvons pas aller vite car il nous faut passer par des rues qui sont de vraies fondrières. Tenez-vous bien... et tâchez de ne pas trop claquer des dents ! Vous avez froid à ce point ?

– Je suis gelée !

– N’y pensez plus ! Quand nous arriverons, vous trouverez tout ce qu’il faut pour vous réconforter. Gardez votre esprit fixé là-dessus ! Tout vaut mieux qu’épouser Carlo Pazzi !

De ce voyage qui lui fit traverser du sud au nord la Rome nocturne battue par une pluie diluvienne, Fiora devait garder le souvenir d’une sorte de cauchemar. Son compagnon l’entraînait au creux d’un tunnel noir et sans fin d’où surgissaient, par endroits, des fûts de colonnes blanchâtres, des murs écroulés, un lumignon rouge balancé à la porte d’une taverne et, parfois, les pierres énormes et grises d’un palais à la porte duquel la poix des pots à feu n’était plus que braise privée de flamme. Il arrivait que l’écho d’une fête, le son des luths et des tambourins perçassent ces murailles ou encore, aux abords d’un cabaret, des braillements d’ivrognes et des chansons à boire, mais le plus souvent on marchait à travers une ville silencieuse comme un cimetière. Et Fiora avait de plus en plus froid.

L’attaque se produisit quand on atteignit le Corso. Sortis des ombres denses du palais San Marco construit jadis par le cardinal Barbo[xiv] des hommes se jetèrent à la tête des chevaux, en arrachèrent les cavaliers qui roulèrent à terre. Ce fut si soudain que Fiora, à demi assommée, n’eut pas le temps d’avoir peur, mais Borgia se relevait déjà avec une souplesse inattendue chez un homme de sa corpulence et, jurant avec une luxuriance qui faisait grand honneur au vocabulaire d’un prince de l’Église, empoignait le plus proche de ses assaillants. Une lame brilla dans sa main et il y eut un cri de douleur. Mais deux des autres bandits qui s’occupaient à maintenir les chevaux s’élancèrent sur lui. Fiora, courageusement, se relevait pour tenter de prêter main-forte à son compagnon et se jeter sur le dos d’un des agresseurs quand une voix sèche claqua :

– On s’arrête ou je lâche mes chiens !

Des aboiements furieux soulignèrent ces paroles et, à la lumière de la lanterne qu’il tenait d’une main, on put voir un homme qui devait avoir trente-cinq ans, tout vêtu de noir et un grand chaperon sans ornements enfoncé jusqu’aux yeux. Au bout d’une double laisse enroulée autour de son poing gauche, deux grands chiens, aussi noirs que leur maître, grondaient en montrant des crocs impressionnants. Déjà les voleurs sautaient sur les chevaux et s’enfuyaient sans demander leur reste, abandonnant sans hésiter leur compagnon qui râlait dans une flaque de boue.

Le nouveau venu alla jusqu’à lui et le retourna d’un pied botté.

– Il n’en a pas pour longtemps, constata-t-il. D’ailleurs, les hommes de Soldan vont bientôt passer. Ils s’en chargeront.

La lumière qu’il élevait pour examiner le mourant dessinait un profil acéré d’oiseau de proie, des yeux profondément enfoncés sous l’arc épais des sourcils, une bouche mince au pli sarcastique. Se redressant, il attacha ses chiens à un anneau de fer planté dans le mur d’une maison voisine, puis s’approcha de ceux qu’il venait de secourir et leva sa lanterne pour mieux les considérer. La lumière accrocha d’abord la robe blanche, évidemment monastique, de Fiora, avant de passer au froc brun dont son compagnon était revêtu. Le pli méprisant de sa bouche s’accentua :

– Une nonne ! ... et un moine ! Que fait-on à pareille heure dans les rues de Rome, mes bons amis ? On fuit son couvent où la vie manque peut-être de gaieté pour aller tranquillement forniquer ensemble ?

– Vous nous avez sauvés, soyez-en remercié, fit la voix autoritaire de Borgia. Ne diminuez pas votre bienfait en nous insultant ! Prenez ceci !

L’or qui brilla soudain sur la paume de sa main arracha un sourire au nouveau venu et fit remonter la lanterne jusqu’au visage que l’homme dut reconnaître.

– Ah ! Il paraît que je me trompe : nous avons à faire à un cardinal ! Gardez votre or, Monseigneur, je suis amplement payé par la satisfaction d’avoir porté secours à mon prochain.

– Qui êtes-vous ? Il me semble vous avoir déjà aperçu ? L’homme parut grandir encore tant il se redressa, et ce fut avec orgueil qu’il lança :

– J’ai nom Stefano Infessura, juriste, scribe, républicain et homme libre !

– L’Infessura ! Je vous connais ! L’ennemi de l’Église, du pape et de toute autorité.

– Non pas, car je suis ennemi du désordre et, si je suis l’ami de la liberté, ce n’est certes pas celle que nous vivons en cette époque : la liberté de tuer, d’opprimer, d’égorger au coin des rues, liberté de transformer Rome en coupe-gorge, votre liberté à vous et à vos pareils. La mienne n’est pas celle qui vous permet à vous, prince de l’Église, d’enlever nuitamment une religieuse. Evidemment, elle est plus que belle !

– Je ne suis pas une religieuse, protesta Fiora dont la lanterne éclairait le visage à cet instant. Je suis une prisonnière qui s’évade. A présent, laissez-nous poursuivre notre chemin car, si je suis reprise, je serai mise à mort !

– Ah !

La lanterne ne s’abaissant pas. L’homme scrutait les grands yeux gris qui le regardaient avec sévérité comme s’il cherchait à pénétrer leur vérité. Ceux-ci ne se baissèrent pas davantage.

– Qui te menace ?

La curiosité de cet inconnu ne choqua pas Fiora. Quelque chose lui disait qu’elle pouvait lui faire confiance et, en dépit de la main que Borgia posait sur son bras pour l’inciter à la prudence, elle répondit :

– Le pape et certains de son entourage dont le cardinal Borgia essaie de me protéger. Écoute ! Nous n’avons que trop perdu de temps...

Le pas ferré d’une troupe faisait résonner en effet les échos de la nuit. La milice du Soldan – le guet romain – ne servait pas à grand-chose si l’on considérait le nombre de meurtres qui se perpétraient quotidiennement, mais il fallait tout de même compter avec elle, lorsqu’on la rencontrait, si l’on ne voulait pas tâter des cachots de la Torre di Nona qui étaient sous sa juridiction.

– Ils ne sont pas loin, dit Borgia, et nous n’avons plus de chevaux. Il faut marcher, et marcher vite.

– Je vous accompagne, déclara Infessura en allant détacher ses chiens. Il y a encore un mauvais endroit près des ruines de la colonne de Marc Aurèle. Zeus et Héra peuvent vous être utiles.

Le scribe républicain, sa lanterne et ses molosses prirent la tête. Solidement soutenue par le bras du cardinal, Fiora suivait de son mieux car, bien que le Corso fût la plus grande voie de Rome, son sol où alternaient dalles antiques et gros pavés offrait maints obstacles au piéton qui s’y engageait de nuit. La pluie avait disparu comme par magie avec les malandrins, mais les gouttières la remplaçaient avantageusement. On passa sans encombres l’endroit délicat et, comme la rue s’élargissait encore, on put cheminer de front.

– Est-il indiscret, demanda Borgia à leur compagnon, de te demander ce que tu fais dans les rues, la nuit et par un temps pareil ?

– Non. Il y a trois raisons à cela : j’aime Rome, j’aime savoir ce qui s’y passe quand les gens sont censés dormir et j’aime la nuit. Je dors peu et le jour m’est contraire. Je l’emploie à étudier et à écrire tout ce que j’ai appris.

– Cela veut dire que, tout à l’heure, tu raconteras dans ton « diario » notre rencontre ?

– J’écris pour ceux qui viendront après moi, non pour les sbires du Vatican. Ton nom ne sera pas mentionné... et je ne connais pas celui de cette jeune dame. Je ne veux savoir qu’une chose : elle est une victime et, comme telle, tous les droits à mon aide lui sont acquis. A présent, si vous m’avez menti, c’est affaire entre vous et votre Dieu.

– Nous n’avons aucune raison de mentir, coupa Fiora. Mon seul regret est de ne pouvoir te remercier.

– Souris-moi une seule fois et je serai payé !

On arrivait à destination, c’est-à-dire en face du moins conventionnel des palais romains. Quelques années plus tôt, en effet, le cardinal Borgia avait acheté, pour deux mille florins d’or, une enfilade de vieilles maisons qui servaient jadis à la Monnaie et que l’on appelait en conséquence la Zecca. Ces maisons avaient à ses yeux l’avantage d’être assez loin du Vatican car elles se situaient dans la rue qui, au-delà du Tibre, allait du château Saint-Ange à la place principale du quartier des étrangers[xv]. De cet ensemble un peu disparate, la fortune du vice-chancelier avait tiré une résidence d’une grande richesse ornementale que le peuple romain ne cessait d’admirer depuis qu’il l’avait découverte, en 1462, lors de la grande procession qui conduisait à Saint-Pierre la châsse contenant le crâne de saint André rapporté de Grèce par le despote de Morée. Avec une certaine arrière-pensée et l’espoir qu’un jour ou l’autre le cardinal Borgia deviendrait pape, car la coutume voulait que le palais de l’Élu fût livré alors à la foule qui s’y roulait avec délices dans le plus joyeux pillage.

Borgia frappa d’une certaine manière à une petite porte, située en retrait du grand portail, et qui s’ouvrit instantanément, libérant un flot de lumière qui s’étala sur la rue boueuse. Il voulut faire entrer Fiora, mais celle-ci n’en avait pas fini avec leur sauveur :

– Je n’oublierai pas ton nom, dit-elle chaleureusement, et j’espère te revoir un jour.

– Pourquoi ne viendrais-tu pas t’asseoir à ma table quelque jour ? proposa Borgia. Tu es moins sauvage que tu le prétends et je sais que tu hantes certaines maisons.

– Alors oublie-les, car ce sont celles de gens qui ont, ont eu ou auront maille à partir avec le Vatican. L’Infessura chez le vice-chancelier de l’Eglise ? Tu deviendrais peut-être suspect, mais moi je le serais sûrement, au moins à mes propres yeux.

– Garde dans ta mémoire cependant, homme libre, que cette demeure est un lieu d’asile. Tu pourrais en avoir besoin.

– Garde cela dans ta propre mémoire, Monseigneur ! J’espère que ta maison sera un véritable refuge pour ta jeune compagne... et rien que cela ! Quant à moi, si le pape décide un jour de me supprimer, je ne l’attendrai pas et saurai mourir en Romain. La mort de Pétrone m’a toujours séduit, même s’il n’avait rien d’un républicain ! Les dieux te gardent, jeune femme !

– Tu aimerais peut-être mettre un nom sur mon visage, dit celle-ci vivement. Le mien est Fiora.

– Merci de me le confier, mais dans peu d’heures je saurai tout de toi. Quel que soit le lieu d’où tu as fui, les voix de la rue me l’apprendront...

Il se fondit dans la nuit avec ses chiens tandis que Fiora se laissait entraîner enfin à l’intérieur du palais, non sans un obscur regret. Cet homme « libre » ne ressemblait à aucun autre.

La demeure de Rodrigo Borgia, elle non plus, ne ressemblait à aucune autre et Fiora crut entrer de plain-pied dans l’un de ces fabuleux palais d’Orient décrits, jadis, par le voyageur vénitien Marco Polo et d’autres conteurs plus récents rencontrés chez son père, ayant pu approcher les fastes turcs du Sultan. De son Espagne natale marquée par la splendeur des rois maures, le cardinal avait apporté le goût des pavements précieux, des plafonds sculptés dorés et peints comme évangéliaires, des couleurs éclatantes. Ses armes – taureau d’or sur champ de gueules – sommées du chapeau cardinalice frappaient le dessus des portes et le cuir des sièges. Partout, ce n’étaient que tapis précieux, coussins énormes, tentures de brocart et lits de parade tendus des plus riches étoffes. La vaisselle d’or, d’argent ou de vermeil, les aiguières et les coupes enrichies de pierreries surchargeaient les dressoirs et les crédences au point de fatiguer le regard. Et Fiora, qui avait pu contempler à loisir le faste guerrier du Téméraire et sa splendeur pleine de majesté, finit par trouver que ce palais-là, si éloigné de l’élégance florentine, faisait un peu nouveau riche.

En fait, au moment de son arrivée, Fiora ne distingua pas grand-chose de toutes ces magnificences. Elle ne fit qu’entrevoir un univers de pourpre et d’or où il faisait délicieusement chaud et où une grande femme au teint jaunâtre la dépouilla de ses vêtements humides et maculés de boue, l’enveloppa dans un drap un peu rêche dont elle la frictionna vigoureusement jusqu’à ce qu’elle cesse de claquer des dents. Puis, l’enlevant dans ses bras avec autant d’aisance que si elle eût été une enfant, elle la porta dans un grand lit si moelleux que la jeune femme eut l’impression de plonger dans de la plume, rabattit sur elle les draps de soie, lui fit boire une tisane tenue au chaud près de la cheminée, alluma la veilleuse dorée du chevet, souffla les chandelles et quitta la chambre sans faire le moindre bruit. Déjà Fiora s’était endormie et volait à tire-d’aile vers cet ultime refuge des malheureux : le pays du rêve.

Quand elle en redescendit, vers le milieu du jour, elle trouva la réalité amère car elle ne se sentait pas bien du tout : des frissons couraient le long de son dos, sa gorge lui faisait mal et elle se mit à éternuer une demi-douzaine de fois, ce qui attira auprès d’elle la femme qu’elle avait vue la veille et qu’elle avait fini par croire intégrée à ses songes. En outre, elle avait la migraine.

Une main fraîche se posa sur son front et la femme dit d’un ton mécontent :

– C’est bien ce que je craignais ! Tu as pris froid en dépit de mes soins et tu as de la fièvre. Rodrigo ne sera pas content !

– Comment va-t-il ? demanda Fiora dont la phrase s’acheva par un nouvel éternuement.

– Il se porte merveilleusement comme d’habitude, quelques gouttes d’eau ne sauraient altérer sa superbe santé. Il possède la force du taureau de nos armes ! ajouta la femme avec une soudaine exaltation qui surprit Fiora.

Cette créature était d’ailleurs assez surprenante en elle-même pour que Fiora s’y intéressât en dépit de son état quelque peu brumeux. Grande et peut-être aussi forte que Borgia, mais osseuse, elle avait une longue figure olivâtre que ne flattait guère son sévère costume noir de duègne espagnole, à peine adouci par le mince ruche blanc qui terminait son haut col montant fermé par une belle agrafe d’or et de perles. Un voile noir était épinglé sur ses cheveux coiffés en tour. Enfin, un trousseau de clefs pendait à sa ceinture de cuir.

– Je voudrais le remercier, dit encore Fiora. Pensez-vous qu’il m’en donnera l’occasion aujourd’hui ?

– Il m’a annoncé qu’il viendrait te voir ce soir, fit la femme d’un ton mécontent. Il a même ordonné que l’on prépare à souper dans cette chambre et il va être très déçu de te trouver dans cet état.

– Après la nuit que j’ai passée, cela n’a rien d’étonnant. En outre, je ne suis pas « dans cet état ». J’ai un gros rhume et j’espère que, dans deux ou trois jours, il n’y paraîtra plus.

– Tu ne le connais pas. Il a horreur de la maladie et des malades. Et regarde-toi ! ajouta-t-elle en tendant un miroir à main : Tu as le nez rouge, la figure enflammée... Tu n’es pas montrable.

– Eh bien, ne me montrez pas ! grogna Fiora que cette femme commençait à agacer et qui détestait cette façon qu’elle avait de la tutoyer. Dites à Sa Grandeur ce qu’il en est quand elle rentrera et suppliez-la de m’accorder quelques jours pour être... montrable.

– Nous verrons cela ! Pour l’instant, il faut faire tout ce qu’il est possible pour te guérir.

Elle se mit à la tâche sur l’heure et entreprit de noyer sa malade dans les tisanes, le miel et le lait de poule, lui fit ingurgiter force pilules, l’obligea à prendre deux fumigations dont la malheureuse émergea plus rouge que jamais et prétendit même lui administrer un clystère auquel Fiora se refusa avec la dernière énergie. Elle ignorait où en était sa fièvre, mais elle se sentait à présent complètement abrutie et, en outre, elle avait mal au cœur.

– Laissez-moi tranquille ! cria-t-elle. Vous allez me tuer à force de médecines car, sachez-le, je n’en prends jamais !

– Quand on est malade, on se soigne ! glapit l’autre. Tu dois avaler encore ce sirop bien propre à adoucir la gorge et...

– Je n’avalerai rien du tout ! La seule chose dont j’ai besoin, c’est qu’on me laisse dormir en paix !

Empoignant draps et couvertures, elle se disposait à disparaître dessous quand l’entrée du cardinal mit fin à la scène. Fiora ne le reconnut pas tout de suite. Il portait en effet un élégant pourpoint court de velours noir brodé d’or, des chausses collantes qui rendaient pleine justice à ses jambes qu’il avait fort belles et, surtout, il était tête nue, ce qui permettait de constater qu’il commençait à perdre ses cheveux.

En découvrant les deux femmes dressées face à face comme des poules en colère, l’une rouge, échevelée et cramponnée à ses draps, l’autre brandissant un flacon et une cuillère, il éclata de rire.

– Vous ne pourriez pas crier moins fort ? fit-il en reprenant son souffle. On vous entend jusqu’au bout de la galerie. J’aimerais qu’au moins pendant quelques jours, la présence de donna Fiora chez moi reste ignorée de la majeure partie des domestiques.

Brandissant toujours sa fiole et sa cuillère, la duègne fonça sur lui comme si elle souhaitait le pourfendre.

– Cette fille est malade, Rodrigo. Tu ne peux pas souper avec ça ? Regarde-là ! Elle est à faire peur ! J’ai fait tout ce que j’ai pu pour la soigner, mais elle prétend m’en empêcher.

– Je prétends surtout que cette femme arrête de m’empoisonner avec ses drogues. Mais elle ne cesse de répéter que vous serez sûrement furieux d’apprendre que...

– Que vous avez pris froid cette nuit ? Je n’en suis pas surpris le moins du monde... ni furieux d’ailleurs.

– Mais tu as dit que tu souperais avec elle, fit la duègne qui semblait prête à pleurer.

– Je ne vois pas où est la difficulté, Juana ? On placera la table près du lit et tu feras servir des nourritures légères. Allons, calmez-vous toutes les deux ! Le mal vient de ce que, cette nuit, je ne vous ai pas présentées l’une à l’autre. J’avais besoin de me reposer et pensais le faire dès votre réveil, ma chère amie.

Il expliqua aussitôt à Fiora que « dona Juana de Llançol » était une cousine éloignée dont la famille avait eu des malheurs et qu’il avait ramenée de Valence lorsque cinq ans plus tôt le pape l’avait envoyé dans son pays natal en ambassade. Elle veillait « aux armoires et aux servantes de la maison » et possédait toute sa confiance plus une part de son affection.

A Juana qui l’écoutait avec des larmes d’attendrissement, il exposa que son invitée n’était pas « cette fille », mais « une noble dame venue de France » qui avait eu le malheur de déplaire à Sa Sainteté et à laquelle il convenait d’offrir une large hospitalité.

Ce discours, très naturel en apparence, n’en éveilla pas moins la défiance de Fiora. Pourquoi donc Borgia avait-il attendu qu’elle soit arrivée chez lui pour prévenir Juana ? D’autant que, la nuit dernière, celle-ci les attendait visiblement, qu’elle n’avait pas posé la moindre question ni relevé seulement un sourcil en constatant que la nouvelle venue portait la robe des novices.

En rapprochant cette singularité des confidences d’Antonia Colonna à propos de « l’homme le plus charnel qui soit », Fiora en vint à se demander s’il n’était pas dans ses habitudes d’aller courir de nuit les rues de Rome pour en ramener des filles et – pourquoi pas après tout ? – de débaucher de temps en temps la pensionnaire de quelque couvent. Sans doute ne les gardait-il pas longtemps, et de là venait ce grand affolement de la duègne en constatant que la dernière trouvaille avait jugé bon de tomber malade. Ses soupçons se confirmèrent en entendant Juana bougonner :

– Il fallait me prévenir que ce n’était pas comme d’ha... Un geste autoritaire lui coupa la parole et elle parut se rétrécir sous le regard étincelant dont il la couvrait. Fiora pensa qu’il était temps d’intervenir si elle ne voulait pas se faire de cette femme, visiblement sotte, une ennemie mortelle.

– Dona Juana s’est donné beaucoup de mal pour moi, Votre Grandeur, et j’ai bien peur de l’en avoir fort mal payée, mais je vous avoue que la seule idée de souper me lève le cœur. La simple odeur des mets...

– Vous est insupportable ? fit Borgia avec bonne humeur. Eh bien, ma chère, soignez-vous, je vais aller souper chez une amie. Mais peut-être pouvons-nous bavarder un moment ?

– Bien sûr, approuva Fiora enchantée d’en être quitte à si bon compte. Je serai heureuse d’avoir des nouvelles.

– C’est ce que je pensais. Va me chercher un verre de vin d’Espagne, Juana, puis laisse-nous ! Tu reviendras ensuite accommoder donna Fiora pour la nuit.

Il suivit du regard la sortie de la duègne, puis tira un siège près du lit.

– Je crois, fit-il en baissant le ton, que vous trouverez intéressantes les nouvelles que j’apporte. Je tenais compagnie au Saint-Père dans sa volerie où il s’occupait à nourrir son aigle quand Leone da Montesecco, le chef de ses gardes, chargé d’aller vous chercher à San Sisto, en est revenu bredouille.

– Et alors ?

– Je ne me souviens pas l’avoir déjà vu dans une telle colère. Tout le monde en a eu sa part : le capitaine parce qu’il ne vous ramenait pas, le cardinal d’Estouteville convoqué sur l’heure et accusé aussitôt de vous donner refuge, et même l’aigle qui a été privé de la moitié de son repas : le pape l’a planté là pour regagner sa chambre où il a cassé deux ou trois vases afin de se détendre les nerfs. Le reste s’est passé sur donna Boscoli qui arrivait tout juste avec son neveu. Dites-moi, donna Fiora, elle est allée au couvent hier ?

– Oui, mais le pape doit le savoir : elle avait une autorisation de visite.

– C’est aussi ce qu’a dit mère Girolama. Elle a ajouté que la dame, toujours au nom du pape, lui avait donné l’ordre de fermer votre porte à clef.

– Et le pape n’en savait rien ? Ce n’est tout de même pas elle qui a fait disposer des gardes devant les portes ?

– Non. L’ordre est bien venu du Vatican, mais la permission de vous visiter était fausse. Le Saint-Père a voué donna Boscoli aux gémonies en l’accusant d’avoir tout fait manquer pour le plaisir d’aller vous narguer.

Il se tut. Juana revenait avec un plateau d’argent sur lequel un magnifique verre de Venise rouge et or voisinait avec un flacon de même origine. Elle posa le tout sur une table, emplit le verre avec les gestes pieux d’un officiant à l’autel et vint l’apporter à son cousin dans une sorte de génuflexion qu’il parut considérer comme toute naturelle.

– Merci, Juana ! Tu peux te retirer à présent. Je te rappellerai tout à l’heure.

– La colère du pape n’est pas tombée aussi sur vous ? s’étonna Fiora.

– A cause de ma visite de la semaine passée ? La prieure de San Sisto est une femme intelligente. Elle a jugé préférable de n’en point parler, estimant sans doute que, si elle se taisait, je pourrais lui apporter une aide. Ce que j’ai fait. J’ai expliqué au pape que tout était de la faute de la dame Boscoli qui vous avait effrayée au lieu de laisser le Saint-Père conduire l’affaire comme il l’entendait. J’ai ajouté que vous êtes sans doute une femme pleine de ressources. Ensuite, la bagarre est presque devenue générale quand le cardinal d’Estouteville qui avait spontanément proposé de laisser visiter son palais est revenu, cette fois en accusateur.

– En accusateur ? Et qui donc a-t-il accusé ?

– Mais le pape, ma belle amie, le pape tout simplement. Le cardinal camerlingue n’est pas n’importe qui, et il est en outre le plus puissant des cardinaux français. Il a bien fallu lui dire ce qui s’était passé au juste et en apprenant le choix qui allait vous être offert de la hache du bourreau ou de la main du triste Carlo, il est monté sur ses grands chevaux, protestant de l’injure faite à son souverain puisque l’on disposait ainsi de vous sans même attendre la réponse du roi de France. Il menaçait de se plaindre au roi. Je n’entre pas dans le détail des propos échangés : ils étaient si vifs que ma mémoire préfère les oublier.

– Mgr d’Estouteville n’a donc pas peur du pape ?

– Pourquoi voulez-vous qu’il en ait peur ? Il représente ici le roi Louis de France, il est le maître de la diplomatie vaticane, il est aussi le cardinal le plus riche de tous et, en plus, il est de sang royal. C’est une chose qui compte pour le pauvre moine franciscain, sorti de rien, qu’il a aidé à accéder au trône de saint Pierre.

– Je vois. Quelle a été la conclusion de cette... bagarre ?

– Eh bien, pour l’instant, chacun reste sur ses positions. Le Saint-Père clame que s’il met la main sur vous, il vous fera exécuter que cela plaise ou non à la donna Boscoli, et le cardinal précise, car ce n’est pas un braillard tant s’en faut, que si le pape dispose de vous sans l’agrément du roi Louis, les alliances resteront ce qu’elles sont et qu’il ne reverra jamais, sinon en rêve, le moine Ortega et le cardinal Balue.

Fiora garda le silence un moment, jouant avec le tissu soyeux de son drap qu’elle enroulait et déroulait autour d’un de ses doigts.

– Et ce mariage dont m’a parlé... la dame Boscoli ? J’aimerais avoir votre avis à ce sujet.

Borgia considéra un instant la jeune femme pelotonnée dans la soie blanche de ses draps qui laissaient dépasser la douce rondeur d’une épaule et son œil s’alluma en imaginant d’autres rondeurs, plus savoureuses encore, qui se cachaient sous le luxe de ce lit princier.

– Quel avis puis-je avoir ? Il faut vous haïr bien fort pour oser proposer une union entre vous, belle parmi toutes les belles, et ce malheureux.

– Jadis, Hieronyma voulait me marier à son fils, Pietro Pazzi, qui était un monstre et qui suait la méchanceté par tous les pores de sa peau. C’est à cause de lui qu’elle a fait tuer Francesco Beltrami, mon père. En dépit de ma naissance... irrégulière, Hieronyma est possédée par la rage de me marier dans sa famille, tant elle craint qu’une parcelle, si minime soit-elle, de notre fortune détruite puisse lui échapper.

Quittant son siège, Borgia alla remplir à nouveau son verre et, au moment d’y poser ses lèvres, l’offrit à la jeune femme :

– Buvez ! Je suis sûr que cela vous fera du bien. Elle prit le verre dans les transparences duquel la flamme d’une chandelle allumait des rutilances somptueuses :

– Est-il si difficile de me parler de Carlo Pazzi ? Vous pensez que j’ai besoin d’un réconfort avant d’aborder le sujet ?

Elle vida le verre d’un trait et le lui tendit. Il ne le prit pas, mais enveloppa de sa grande main les doigts de la jeune femme, posa ses lèvres à l’endroit où elle avait bu et y cueillit une dernière goutte du vin doré.

– C’est un autre genre de monstre, soupira-t-il enfin. Pas méchant, j’en suis certain, mais une de ces ruines humaines comme il en naît parfois dans les plus nobles familles. On dit qu’il est le produit d’un viol et qu’en naissant il a déchiré irrémédiablement le corps de sa mère. L’idée que l’on puisse vous marier à ce déchet humain est intolérable pour tout homme normalement constitué. Je n’ai pu la supporter... Vous êtes faite tout entière pour l’amour des princes...

Il s’était assis sur le bord du lit et détachait doucement le verre des doigts qui le retenaient encore, puis il le jeta dans la cheminée comme une chose sans importance. La fragile merveille s’y brisa en une multitude d’éclats de pourpre et d’or.

– Il a touché vos lèvres, murmura-t-il d’une voix dont les raucités traduisaient le désir. Plus personne n’a le droit d’y poser les siennes.

Entre ses lourdes paupières qui se resserraient, le regard filtrait, glauque, presque opaque. Cependant, une de ses mains emprisonnait l’épaule qui le tentait depuis un moment, tandis que l’autre glissait sur la courtepointe brodée d’or, cherchant le contour d’un sein. Fiora se recula brusquement jusqu’au fond du lit et replia ses jambes contre sa poitrine.

– Dois-je vous rappeler, Monseigneur, que je suis malade ? dit-elle d’une voix si froide qu’elle doucha la convoitise de Borgia.

A regret, les doigts glissèrent en une double caresse. Il se releva :

– Pardonnez-moi, murmura-t-il. Vos yeux ressemblent à un ciel d’orage dans lequel il doit être trop facile de se perdre... et je ne souhaite rien d’autre que vous plaire.

Elle vit qu’en se redressant, il titubait un peu, et s’en amusa cruellement :

– Est-ce pour me plaire que vous avez pris ce risque inouï de venir me chercher vous-même la nuit dernière ?

– Et quand cela serait ? fit-il avec une hauteur soudaine. Un objet précieux ne se confie pas aux mains grossières d’un valet.

– C’est la seconde fois que vous me comparez à un objet. Vous oubliez que je suis une femme ?

– Oh non, je ne l’oublie pas. Je ne pense même qu’à cela. Oui, vous êtes une femme et la plus désirable que j’aie jamais rencontrée. Même au jour de votre arrivée. Vous étiez maigre comme un chat affamé et pâle comme un rayon de lune, mais vous étiez pour moi, qui vous observais sans que vous me puissiez voir, la plus belle de toutes les créatures et je me suis alors juré que vous seriez à moi.

– C’est pour cela que vous m’avez sortie du couvent et amenée ici ?

– Et pour quelle autre raison ? Le roi de France m’intéresse, certes, mais si vous aviez été laide je ne me serais pas soucié de vous un instant. Quant à moi, chaque fois que j’ai voulu une femme, je l’ai eue et très vite mais, pour vous, je suis prêt à montrer quelque patience parce que je sais que vous en valez la peine et parce que le plaisir, pour l’avoir attendu, n’en sera que plus vif lorsqu’enfin je vous posséderai.

– Vous perdrez votre temps et votre patience, Monseigneur, gronda Fiora que la colère commençait à gagner. Je me suis fiée à vous parce que j’espérais que vous m’aideriez à fuir... cette sainte ville et à rentrer chez moi.

– Sans doute. Mais pour l’instant, c’est impossible, et je crains que cela le soit encore longtemps. Tout au moins jusqu’à ce que vous m’ayez donné ce que j’attends de vous. Je veux être payé de mes efforts et des dangers courus pour vos beaux yeux, et payé dans la seule monnaie qui m’intéresse.

– C’est-à-dire moi-même ? Vous êtes très content de vous-même, n’est-ce pas, don Rodrigo, mais je n’ai que vingt ans, alors que vous en avez plus du double. L’idée ne vous vient-elle pas que je pourrais ne pas vous aimer ?

Il éclata de rire, ce qui lui permit de montrer largement ses dents. Il en était très fier et à cause de cela il riait souvent.

– Qui parle ici d’amour ? Moi, je ne cherche que le plaisir et plus la femme est rare plus le plaisir est grand. Le plaisir, ma Florentine ! Si vous ne le connaissez pas je saurai vous l’apprendre, car il est plus enivrant s’il est partagé. Oh, je vois ce que vous pensez : je vais me donner à lui tout de suite et ainsi j’en serai débarrassée. Ce n’est pas cela que je veux. Mon appétit est exigeant, mais il est raffiné et pour l’instant, pardonnez-moi de vous le dire, les médicaments de Juana vous ont rendue peu appétissante.

Suffoquée, Fiora se sentit rougir et comprit qu’elle était vexée d’être percée à jour, car c’était effectivement ce qu’elle avait pensé. Ce n’était pas la première fois qu’elle se trouvait prise au piège des désirs d’un homme et il lui était même arrivé de les provoquer, comme à Thionville quand elle avait rejoint Campobasso.

– Retrouvez votre santé, mon bel ange, ajouta Borgia d’une voix caressante, et redevenez aussi éclatante que vous l’étiez dans le jardin de San Sisto ! Moi, je vous parerai comme une idole, j’exalterai votre beauté par tout ce dont la richesse peut orner un corps de femme, et je vais prendre plaisir à ce jeu aimable... Quant à mon âge, il ne m’a encore jamais causé le moindre souci et vous verrez que je suis plus ardent au plaisir, plus expert et plus puissant que n’importe quel damoiseau.

Devant la mine effarée de Fiora il se mit à rire de nouveau :

– Vous en doutez ? Les courtisanes de Rome m’appellent « le taureau Borgia » ; Vous serez ma Pasiphae[xvi] et nous engendrerons un nouveau Minotaure.

Se retrouvant ainsi confrontée à sa culture grecque, Fiora laissa déborder la colère qui se gonflait en elle depuis un moment :

– Je n’engendrerai rien du tout ! hurla-t-elle. J’ai un fils en France et je veux aller le retrouver. Comment pouvez-vous imaginer un seul instant que j’aie envie de me donner à vous ?

Il lui sourit comme si elle avait fait la plus aimable des déclarations, et passa sur sa joue un doigt caressant :

– Cela viendra, je vous l’assure. De toute façon, puisqu’il vous faut demeurer enfermée ici durant quelques semaines, pourquoi ne pas passer ce temps de la plus aimable façon qui soit ? Et je suis un maître en amour...

Le sang que la fureur avait fait monter à la tête de Fiora lui valut une quinte de toux :

– Reposez-vous, dit son étrange hôte. Juana va venir dans un instant vous accommoder pour la nuit...

Il sortit enfin et, comme par magie, la malade cessa de tousser. Elle ne savait plus du tout où elle en était, sinon que très probablement cet homme-là n’était pas normal. Un instant auparavant, elle pensait à Campobasso dont elle ignorait ce qu’il était devenu et qui était possédé lui aussi par une véritable fureur génésique, mais au moins Campobasso l’avait aimée tandis que, pour celui-là, elle n’était qu’un animal rare, une chair différente de celles dont il avait l’habitude et que, pour cette raison, il entendait asservir. Il l’avait mise en cage et cette cage était environnée par tous les dangers d’une ville hostile. En plus, cet homme était un prêtre !

Tout à coup, elle pensa à Léonarde. Pauvre chère et sainte créature ! Elle devait être à des milliers de lieues d’imaginer son « agneau » enfermé dans cette Rome qui pour elle était l’antichambre du Paradis, menacé de mort par le vicaire du Christ et livré aux caprices lubriques d’un prince de la Sainte Église catholique.

Quand Juana revint peu après avec une tasse de tisane, elle ne comprit pas pourquoi la malade lui éclata de rire au nez puis, balayant le plateau d’un revers de main, se jeta la tête la première dans ses oreillers et refusa d’en sortir. Au mouvement de ses épaules, la duègne crut bien s’apercevoir qu’elle pleurait, et elle n’osa pas insister. Les filles, et même les vierges, qu’on lui donnait à préparer pour la couche du maître ne se comportaient jamais comme celle-là, qui n’était même pas pucelle puisque Rodrigo avait parlé d’une « dame ». Certaines pleuraient bien un peu, pour la forme, mais les étoffes précieuses dont on les revêtait, les mets épicés et les vins chaleureux avaient tôt fait de les consoler et elles étaient plus que consentantes quand venait l’heure du sacrifice.

Ne sachant plus que faire, la cousine de Borgia quitta la chambre sur la pointe des pieds, en referma soigneusement la porte, mit la clef à sa ceinture et alla se coucher mais, en dépit de la nuit blanche qu’elle avait passée, elle ne réussit pas à trouver le sommeil et passa plusieurs heures à se demander ce qui avait pu se produire entre cette étrange créature et son bien-aimé Rodrigo.

CHAPITRE VIII LA NUIT DES SURPRISES

Fiora mit quatre jours à guérir de son rhume et, durant tout ce temps, ne revit pas Borgia. La dévotieuse Juana lui apprit que le cardinal était parti pour le fameux couvent de Subiaco, dans les monts de la Sabine, qui faisait partie de ses bénéfices et dont il ne reviendrait qu’à la fin de la semaine. Ce dont la jeune femme se montra grandement soulagée. Elle profita de ce répit pour achever de se rétablir et pour essayer de faire le point de sa situation.

Celle-ci n’était guère brillante en dépit du fait que Fiora habitait une chambre somptueuse, toute tendue de velours vert à crépines d’or dont le pavage, fait de marbre de plusieurs couleurs, disparaissait sous un fabuleux tapis que les femmes du lointain Kirman avaient semé de fleurs inconnues et d’oiseaux fantastiques. Elle avait chaud -trop chaud même car Juana, craignant qu’elle ne retombe malade, entretenait dans la pièce une chaleur de four – et elle était presque trop bien nourrie par la duègne qui ne cessait de lui apporter friandises et confiseries dans l’espoir de la voir engraisser.

– Tu es trop maigre, reprocha-t-elle. Rodrigo aime les femmes un peu rondes avec des chairs moelleuses. Sa maîtresse préférée, Vanozza, qui lui a donné ses deux fils, Juan et César, est une blonde superbe qui a l’air d’être cousue dans du satin blanc. Ses seins sont comme de jeunes melons et...

– Je n’ai pas envie d’avoir des seins comme des jeunes melons et je refuse d’être traitée comme une oie à l’engrais. Au lieu de m’apporter ces sucreries, vous feriez mieux de me dire ce qui se passe en ville.

Rien. Il ne se passait rien, du moins pour ce qu’en savait Juana. Les cris de guerre des deux bandes rivales des Colonna et des Orsini troublaient chaque nuit, mais Fiora les entendait comme les autres habitants de Rome, et, chaque matin, on retrouvait un ou deux cadavres flottant sur le Tibre ou abandonnés au coin d’une rue.

Guérie, Fiora commença à s’ennuyer. La maladie au moins est une compagnie et, réduite à celle de Juana, la jeune femme se mit à trouver le temps long car les ordres du cardinal étaient formels : la porte de sa chambre devait rester fermée à clef et, en aucun cas, elle ne devait en sortir. On pouvait faire confiance à Juana pour les respecter.

Le seul moment un peu agréable était le matin. Après son lever, Fiora prenait un bain qu’on lui préparait dans une petite pièce attenante à la chambre et très ornée elle aussi. Une vasque creusée dans le sol occupait presque toute la place ; elle était assez grande pour que deux personnes pussent s’y baigner ensemble, ce qui était, paraît-il, « un des grands plaisirs de Rodrigo ». L’eau que montaient les esclaves du palais – il y en avait une trentaine de couleurs variées – se vidait lentement par un étroit conduit qui débouchait dans une gouttière. Baignée, ce qu’elle appréciait toujours infiniment, Fiora était massée par une grande fille noire qui riait tout le temps et la malaxait comme pâte à pain avec des huiles parfumées, ce qui était moins agréable mais Fiora sortait de ses mains débordante d’une vitalité dont, ensuite, elle ne savait plus que faire. Quand elle avait effectué le tour de sa chambre vingt fois dans un sens et vingt fois dans l’autre, il ne lui restait plus qu’une seule distraction : regarder par la fenêtre. Encore Juana ne consentait-elle à en ouvrir une qu’après avoir appliqué un masque sur le visage de la jeune femme et jeté un voile sur ses cheveux.

La chambre occupée par Fiora était située, en effet, au plus haut de la tour carrée sans laquelle un palais romain ne pouvait se concevoir. Immédiatement au-dessus, il n’y avait que les créneaux en ailes de papillon et les deux guetteurs qui se renouvelaient jour et nuit. Toutes les grandes demeures de la ville offraient d’ailleurs cet aspect de forteresse, même si leurs murailles étaient peintes et décorées, même si elles possédaient un jardin qui, comme celui du palais Borgia, descendait jusqu’au Tibre. Fiora ne le constata que plus tard car ses fenêtres donnaient, l’une sur la cour intérieure du palais toujours pleine de serviteurs, de gardes, de familiers et d’esclaves, et l’autre sur la ville.

Fiora qui, depuis le premier jour, ne songeait qu’à s’enfuir, eut un choc en s’apercevant que sa chambre se trouvait à si grande hauteur. Pour s’échapper par là, le seul moyen eût été une échelle de corde et elle ne voyait pas comment s’en procurer une. Mais la vue était splendide et elle en profita pour étudier enfin Rome dont la plus grande partie s’étendait devant elle.

Juana, lorsqu’il ne s’agissait pas de son idole, était assez bonne fille. Plutôt contente de voir sa prisonnière s’intéresser à quelque chose, elle lui donna bien volontiers toutes les explications qu’elle souhaitait.

La couleur de Rome était un ton d’ocre chaud et profond dont les siècles avaient patiné les églises, les palais, les maisons et les tours médiévales qui affirmaient leur arrogance. On avait ouvert la fenêtre vers la fin du jour et le soleil, à son déclin, exaltait encore les couleurs. A main droite et par-delà le Tibre au flot jaunâtre, Fiora vit la masse rouge du château Saint-Ange dominant le Borgo, les tours crénelées et les campaniles ajourés du Vatican adossés aux grands pins, aux cyprès et aux ifs noirs d’un jardin. Elle vit aussi la Torre di Nona, quartier général de la police plantée comme une menace à l’entrée du quartier populeux du Transtevere.

Sur l’autre rive encombrée de moulins, le panorama s’embrouillait un peu dans les fumées et les poussières qui n’arrivaient pas à en dissimuler le côté désolant. La via Papalis, l’une des plus importantes pourtant, mais que personne n’avait pavée, serpentait dans ce qui avait été jadis le Forum et les palais impériaux. Des boutiques de bouchers et des établis de charrons s’y adossaient tant bien que mal à des monceaux de ruines d’où surgissaient, ici ou là, une colonne brisée ou la voûte crevée d’une basilique. Les vaches que l’on rencontrait dans les terrains vagues y étaient plus nombreuses que partout ailleurs. Il y avait aussi des porcs, dont le marché se tenait aux environs et qui ajoutaient leurs saletés et leurs piétinements dévastateurs au délabrement général.

Apparaissant à peine entre deux maisons, l’arc de Constantin avait un air misérable sous l’épaisse couche de fiente de pigeon qui le couvrait. Quant au Palatin, l’ancien palais des Césars, ce n’était qu’une vaste ruine enfermée entre les murailles de silex noir couronnées de bretèches rouges qui signaient le domaine des Frangipani. Des échoppes, des masures informes se calaient sous les voûtes des anciens théâtres envahis d’herbes folles et une population misérable y vivait comme elle pouvait.

Dominant ce chaos, les quatre tours crénelées du Capitole surgissaient, mélancoliques dans leur décrépitude sommée d’un long et triste campanile, mais, plus à l’ouest, face à ce dérisoire symbole des libertés romaines perdues, deux tours farouches, celle des Milices et celle des Conti, rejoignaient le palais guerrier des chevaliers de Rhodes.

Autour du Colisée dont on avait fait une vaste et facile carrière, des fours à chaux brûlaient sans discontinuer, dégageant une fumée noire qui irritait la gorge et les yeux et était cause, d’après Juana, de maux inguérissables. De là, par les pentes herbues du Caelius, on gagnait le Latran. Une voie assez large pour qu’une procession pût y dérouler sa pompe, la via Lata, menait droit à la cathédrale de Rome. Toujours selon Juana, aucune procession ne s’y risquait plus depuis que, dans les temps lointains, une femme, qui avait réussi à se faire élire au trône pontifical en se faisant passer pour un homme et que l’on appela par la suite la papesse Jeanne, s’était révélée à ses ouailles en accouchant sur les dalles de ladite via Lata. Une statue représentant une femme couchée et allaitant un enfant marquait l’endroit et, le peuple de Rome ayant déclaré ce lieu maudit et possédé du démon, aucun prêtre, à plus forte raison aucun cortège, ne s’y risquait plus. Pour gagner Saint-Jean-de-Latran, tout le monde faisait depuis un détour par ce qui avait été les jardins de Mécène.

Naturellement, Fiora put apercevoir la grande ruine des thermes de Caracalla, proche des murailles de la ville, et les frondaisons du jardin de San Sisto. De là, elle refit le chemin par lequel Borgia l’avait menée chez lui et, en même temps, la ville entière entra dans ses yeux et dans sa mémoire. Mais elle avait besoin de certains renseignements et, pour les obtenir, elle prit un chemin détourné :

– Le jour où je suis allée au Vatican, fit-elle d’un ton léger, j’ai rencontré la nièce du pape, la comtesse Riario. Pouvez-vous me dire où elle habite ?

– Donna Catarina ? Bien sûr. Tenez, voyez là-bas l’église Sant’Apollinario et aussi le palais San Marco. Entre les deux, il y a une grande demeure crénelée avec une tour : c’est là qu’elle habite.

– Ah, je vois ! Mais j’ai rencontré aussi un autre personnage important : le cardinal camerlingue...

– Le Français ? Celui que l’on dit le plus riche de Rome ? Eh bien, voyez-vous...

Mais il était écrit que Fiora ne connaîtrait pas l’emplacement du palais d’Estouteville. Un groupe imposant de cavaliers encombrait la rue, entourant la mule superbement harnachée de pourpre et d’or qui portait le vice-chancelier de l’Église. Les passants s’agenouillaient dans la poussière pour recevoir sa bénédiction, ainsi que les serviteurs qui venaient d’ouvrir les portes du palais. Vu d’en haut, Fiora pensa que sous son grand chapeau il avait l’air d’un énorme champignon pourpre, mais il avait levé la tête et aperçu les deux femmes. D’un geste autoritaire, il leur ordonna de rentrer. Juana devint verte.

– Maria Santissima ! gémit-elle. Il a l’air furieux ! Je ne pensais pas mal faire en vous autorisant à regarder par la fenêtre. Il n’y voyait pas d’inconvénients avant, quand...

– Quand d’autres femmes habitaient cette chambre ? compléta Fiora qui ne put s’empêcher de rire devant la mine épouvantée de la cousine.

Celle-ci, après avoir fermé la fenêtre, allait et venait par la pièce en se tordant les mains.

– Ne riez pas, je vous en prie ! C’est... c’est épouvantable !

– Vous en avez peur à ce point ? Il ne va tout de même pas vous battre ?

– Il fera pire. Il va me regarder avec colère et m’accabler de son mépris.

– Est-ce que vous n’exagérez pas un peu ? Pour une simple fenêtre ?

Juana savait de quoi elle parlait et, apparemment, elle était encore en dessous de la vérité : lorsqu’un moment plus tard Borgia surgit, rouge et essoufflé d’avoir grimpé ses étages sous l’impulsion de la colère, il déversa sur sa tête la plus belle collection d’injures hispano-italiennes qu’il fût possible d’entendre. Prosternée à ses pieds sur le tapis, élevant au-dessus de sa tête des mains jointes et suppliantes, Juana sanglotait, se frappait le front sur le sol et implorait son pardon d’une voix déchirante. La scène lui paraissant à la fois ridicule et révoltante, Fiora décida de s’en mêler.

– En voilà assez ! cria-t-elle pour dominer le tumulte. Je ne vois pas en quoi cette malheureuse mérite d’être traitée comme vous le faites. Elle n’a d’autre tort que celui de m’avoir laissée respirer un peu.

Emporté par sa fureur, Borgia ne l’entendit même pas.

Alors, elle alla prendre un miroir sur la table à coiffer, saisit le cardinal par sa manche pour le tirer en arrière et mit la glace devant son visage qui, rouge et convulsé, avait quelque chose de démoniaque.

– Regardez-vous ! Vous êtes hideux ! Et vous osiez parler de me plaire ?

Cette brutale confrontation avec son image le suffoqua. Fiora en profita :

– Un noble espagnol ! Un prince de l’Église qui se comporte comme un toucheur de bœufs envers une vachère maladroite ! Vous devriez mourir de honte ! Vous me faites horreur !

Elle se dressait devant lui, droite et méprisante dans la robe de satin blanc chamarrée de noir et d’or dont Juana l’avait revêtue ce jour-là, brandissant le miroir comme elle eût brandi un crucifix en face du Diable, et cette image exorcisa la colère du cardinal. Il se tourna vers Juana toujours ensevelie dans son humilité et lui jeta :

– Va-t’en ! Tu reviendras quand je t’appellerai !

Elle se releva et fila avec la rapidité d’une souris poursuivie par le chat. Borgia alla jusqu’à la fenêtre donnant sur la cour et l’ouvrit, cherchant sa respiration. Peu à peu, elle devint plus calme cependant que son visage retrouvait sa couleur normale. Quand il se sentit mieux, il poussa un grand soupir puis se retourna et regarda la jeune femme. Assise dans un haut fauteuil tendu de velours vert, elle attendait sans dire un mot. Le miroir qu’elle avait gardé reposait sur ses genoux.

– Pardonnez-moi ! Je n’aurais pas dû donner libre cours à ma colère, mais lorsque je vous ai vue à la fenêtre, j’ai eu très peur.

– Sornettes ! J’avais un voile sur la tête et je portais un masque. Dona Juana a d’ailleurs eu assez de mal à me les faire accepter, mais c’était sa condition pour me laisser respirer un peu à cette malheureuse fenêtre.

– Vous ne savez pas ce que vous dites. En dépit de cela, vous pouviez être reconnue.

– Reconnue ? Dans une ville où personne ne me connaît ?

– Excepté tous ceux qui vous ont vue au Vatican lors de votre arrivée, excepté vos compagnons de voyage et les moniales de San Sisto.

– L’exemple est heureux. Elles sont cloîtrées !

Il soupira de nouveau et, tirant un autre fauteuil, vint s’asseoir en face d’elle.

– C’était tout de même une grave imprudence. Tous les sbires de la ville sont encore à votre recherche. En outre, vous ignorez ce qu’a trouvé le pape.

– Je note que, pour une fois, vous ne dites pas le Saint-Père, une appellation qui lui va aussi mal que possible. Eh bien, qu’a-t-il trouvé ?

– Domingo, l’eunuque nubien qui vous gardait, possède un assez joli talent pour le dessin. Il a fait de vous quelques esquisses, fort ressemblantes pour être faites de mémoire, que les crieurs publics ont montrées dans les carrefours. Et comme une somme de cent ducats est offerte à qui vous livrera...

Cette fois, Fiora pâlit. Elle mesurait à cet instant la puissance de la haine de Hieronyma, puisque cette misérable femme avait su la communiquer au pape. C’était à la fois absurde et terrifiant, insensé aussi. Quel génie malfaisant avait donc présidé à sa naissance pour qu’elle se trouvât aussi continuellement en butte à l’hostilité des puissants de la terre ? Elle avait dû faire face tour à tour à sa chère ville de Florence soulevée contre elle, puis au Téméraire, le plus redoutable prince qui eût régné sur l’Europe et, à présent, au pape ! Elle avait aimé un homme et cet homme lui avait été enlevé par la mort. Le sang incestueux de ses veines était-il vraiment maudit ? Les événements qui ne cessaient de se tourner contre elle en étaient peut-être la preuve.

Pour lutter contre l’angoisse qui montait dans sa gorge, elle serra, de ses deux mains, les accoudoirs du fauteuil. Le miroir glissa de ses genoux et se brisa. Il y eut un silence. Le cardinal et la jeune femme regardaient les éclats répandus sur le sol puis, brusquement, Fiora se leva :

– Monseigneur, dit-elle, vous perdez votre peine en me cachant chez vous et vous faites courir un danger à votre maison. Faites-moi accompagner jusqu’au Vatican. Je vais me livrer.

Instantanément, il fut debout et un éclair brilla dans ses yeux noirs. Ses deux mains se posèrent sur les épaules de la jeune femme.

– Vous êtes folle ! Je ne vous ai pas dit cela pour vous réduire au désespoir, mais pour que vous compreniez l’intérêt que vous avez à être prudente.

– Je sais... mais je n’ai plus envie d’être prudente. Je veux mourir, un point c’est tout ! La seule chose que je vous demanderai sera de remettre vous-même au cardinal d’Estouteville la lettre que je vais écrire. Il faut que le roi Louis prenne soin de mon fils et de ceux qui me sont chers.

– Mais vous ne mourrez pas ! Si vous vous livrez, vous serez aussitôt mariée à Carlo Pazzi...

– Cependant, l’autre soir, vous disiez qu’au cours de sa dispute avec le cardinal, le pape criait qu’il me ferait exécuter que cela plaise ou non à Hieronyma ?

– Elle l’a déjà ramené à son propre point de vue. Quand il est question d’argent, Sa Sainteté devient très malléable.

– Cela n’a pas de sens. Ma fortune n’est plus, et de loin, ce qu’elle était autrefois. En outre, je ne vois pas comment mon époux, en admettant que j’en prenne un, pourrait hériter des biens français ou bourguignons qui appartiennent naturellement à mon fils.

– Vous êtes certaine de ne plus rien posséder à Florence ?

– Plus rien du tout. Le palais Beltrami a brûlé, la villa de Fiesole a été confisquée et les affaires de mon père sont gérées par Angelo Donati.

– Angelo Donati est mort. Lorenzo de Médicis a donc repris lui-même la gérance de vos biens et l’on dit qu’au cas où vous songeriez à rentrer à Florence, vous retrouveriez votre villa... et quelques petites choses.

– On dit ? Qui dit cela ?

– Des bruits qui courent, à peine des courants d’air... Sa Sainteté entretient des espions très actifs dans la cité du Lys rouge. Vous n’ignorez pas qu’elle a, sur cette belle ville, des idées bien arrêtées ?

– Mettons les choses au pire : Riario prend Florence. Il aura tous les biens qu’il veut.

– Oh, mais non ! Le pape souhaite qu’il y règne, mais il ne saurait être question de violer les lois et de déposséder les habitants. On sait trop ce qu’ils sont capables de faire. Voilà pourquoi il s’intéresse tant à ce mariage. Les Pazzi d’ici rejoindraient ceux qui sont encore là-bas et rentreraient en triomphateurs... mais légaux.

– Et moi je rentrerais dans leurs bagages ? Grand merci.

– Ça, c’est moins sûr, fit Borgia avec un demi-sourire. Une fois mariée, je ne crois pas que la dame Boscoli vous laisserait vivre longtemps. Croyez-moi ! Soyez raisonnable et préparez-vous à souper avec moi. Je vais essayer de vous distraire.

– Tout dépend de la distraction !

Il éclata de rire et s’éloigna vers la porte :

– Ne me regardez pas de cet œil noir ! Je vous promets qu’il ne se passera rien. Peut-être, ajouta-t-il avec un clin d’œil, que je ne vous trouve pas encore assez dodue pour être dévorée ?

– Voilà qui me rassure ! Vous n’êtes pas prêt d’être satisfait.

Le souper, en effet, fut charmant. Fiora était heureuse d’apprendre que Lorenzo de Médicis lui gardait une amitié fidèle et que peut-être, sous son égide, il lui serait possible, un jour, de rentrer la tête haute dans la ville bien aimée. Cette nouvelle changeait quelque peu ses plans de fuite. Sa première intention avait été de voler une barque pour descendre le Tibre et d’essayer, parvenue à la côte, de s’embarquer pour la Provence, mais ce n’était pas une bonne idée : les bateaux de haute mer ne voyageaient pas durant l’hiver. Il fallait attendre le printemps. En outre, elle ne possédait pas le moindre denier pour payer son voyage. La possibilité de passer par Florence offrait des perspectives d’espoir beaucoup plus larges. Soixante-dix lieues seulement entre Rome et la capitale des Médicis ! Les pèlerins partant sur les chemins à la recherche des grands sanctuaires parcouraient des routes bien plus longues et ces soixante-dix lieues pouvaient se faire à pied.

Rodrigo Borgia se montra, ce soir-là, l’hôte le plus attrayant qui soit. D’un naturel gai, sa conversation agrémenta le repas composé d’huîtres, de petits calmars en sauce brune et de volaille présentée à la romaine avec des poivrons, des anchois, de la tomate et du jambon, le tout arrosé d’un joli vin de Frascati. Quant au dessert de confitures, il s’accompagna de ce succulent muscat de Montefiascone célèbre pour avoir causé, en 1111, la mort du cardinal Fugger.

Pour amuser son invitée, Borgia lui raconta certains faits divers qui lui ouvrirent, sur la vie romaine, des vues inattendues. Elle apprit ainsi que le rapt était la distraction favorite de la noblesse : on enlevait une femme ou une jeune fille, on l’emmenait dans un endroit écarté pour festoyer, après quoi l’on ramenait l’héroïne involontaire de la fête à proximité de sa demeure. Cela suscitait, bien sûr, des vengeances, mais la vengeance était élevée, à Rome, à la hauteur des beaux-arts. Plus elle était cruelle et plus on l’applaudissait. Borgia raconta ainsi l’histoire de la charmante Lisabetta, épouse de Francesco Orsini, qui, ayant été surprise avec un autre homme, dut assister à la mort de son amant, invité à un festin et tué à coups de bâtons au dessert. Ensuite, le coupable fut mis en croix dans une chambre où, chaque nuit, Lisabetta était liée au cadavre jusqu’au lever du jour, puis ramenée chez elle tant que le soleil poursuivait sa course. Elle ne recevait pour toute nourriture que deux tranches de pain et un verre d’eau.

Cette fois, Fiora ne sourit pas. Horrifiée, elle dut avaler pour se remettre un plein verre de vin.

– Et qu’est-elle devenue ?

– Elle est morte, bien sûr, et assez vite, mais on dit qu’elle était tout à fait repentante. Une histoire édifiante, n’est-ce pas ?

– Il faut être un homme pour raconter cette horreur sur un ton léger ! Moi, je trouve cela abominable. Votre Orsini mérite les tourments de l’enfer. Et quand je pense qu’à longueur d’année, de pauvres gens usent leurs forces et leur argent sur toutes les routes d’Europe pour venir prier dans cette ville qu’ils croient sainte, en laquelle ils voient la Jérusalem céleste et le centre de toutes les vertus, alors que ce n’est rien d’autre qu’un cloaque !

– Vous êtes sévère. Il y a pourtant ici des gens de grand mérite, mais pour ce qui est des pèlerins, j’en connais un qui, venu il y a trois ans pour le jubilé, a dit : « Quand on a mis le pied à Rome, la rage reste et la foi s’en va... »

– Et on dirait que cela vous amuse, vous, un prince de l’Église ? Votre Sixte IV a-t-il seulement la foi ?

– Mais bien sûr ! Il a même une dévotion toute particulière à la Vierge Marie mais, que voulez-vous, il est aussi très attaché à sa famille et ne recule devant rien pour qu’elle soit riche et puissante.

– Il paraît que vous avez des enfants, vous aussi ? Le cardinal parut se fondre tout à coup dans un océan de tendresse :

– Ils sont superbes ! Les plus beaux petits garçons que l’on puisse voir, surtout mon Juan ! Mais, je vous l’avoue, j’aimerais que leur mère me donne à présent une fille, aussi blonde qu’elle-même. Je l’appellerais... Lucrezia !

Puis, remarquant le pli dédaigneux qui pinçait les lèvres de la jeune femme :

– Allons, ne faites pas cette figure ! L’Italie est le pays des enfants. Tout le monde en a ici.

– Même les cardinaux, à ce que je vois ?

– Je pourrais presque dire : surtout les cardinaux, car les femmes qu’ils honorent sont assurées que leurs fruits ne manqueront de rien. C’est ainsi que le cardinal Cibo a un fils et que le cardinal d’Estouteville en a un, lui aussi. Il se nomme Jérôme et il l’a eu d’une fort jolie femme, Girolama Tosti. C’est à présent le seigneur de Frascati, dont nous venons de boire le vin. Quant au cardinal...

– Pitié, Monseigneur ! Ne m’en dites pas plus ! J’aimerais pouvoir garder un peu de la foi de mon enfance !

– La foi n’a rien à voir là-dedans ! Il faut vivre avec son temps et Rome dont vous n’avez vu, il est vrai, que le plus mauvais côté, n’en est pas moins une ville fort agréable à vivre. De nobles étrangères telles que la reine de Bosnie, la reine de Chypre et la princesse grecque Zoé Paléologue y vivent et ne s’en plaignent pas.

– Leur situation n’a certainement aucun point commun avec la mienne. Trêve de bavardage, Monseigneur ! Je ne veux pas y rester. Vous avez dit tout à l’heure que Florence ne m’est plus interdite : alors, aidez-moi à y retourner !

– Il est trop tôt ! Je ne cesse de vous le répéter.

– Et puis, vous ne me laisserez pas partir sans payer certain tribut, n’est-ce pas ?

Il eut un rire doux et un peu roucoulant en mirant le vin doré qui emplissait sa coupe :

– Quel est l’homme capable de laisser passer le plus capiteux des vins sans essayer d’y poser ses lèvres ?

Les yeux de Borgia brasillaient comme des charbons ardents et Fiora se sentit tout à coup très fatiguée. Elle embrassa du regard le somptueux décor vert et or dont elle était déjà lasse.

– Je suis donc condamnée à périr d’ennui ici ? Quand pourrai-je, au moins, quitter cette chambre ?

– Ce serait imprudent. Mon palais regorge de serviteurs, de gardes et de familiers ; je ne peux être sûr de tous. En outre, si je fermais mes portes, ce serait laisser entendre qu’il y a ici un secret. On sait, bien sûr, qu’une beauté habite la tour, mais cela n’a rien d’extraordinaire !

– Je sais ! s’écria Fiora incapable de se contenir plus longtemps, mais comprenez donc que je ne peux rester enfermée entre ces quatre murs sans rien faire d’autre que les regarder ? Depuis que l’on m’a enlevée de France, je n’ai connu que des prisons ! Deux mois dans la cabine du bateau, deux semaines à San Sisto où, au moins, il y avait le jardin, et à présent ici ? Mais j’aime mieux périr !

– Calmez-vous et prenez un peu patience ! Je vous ferai porter des livres si vous les aimez et je vous enverrai un chanteur aveugle dont la voix est sublime. Je viendrai vous voir souvent et puis parfois, la nuit, je vous conduirai respirer au jardin...

Il fallut bien que Fiora se contentât de ces promesses, pourtant l’impression d’étouffement augmenta à mesure que coulaient les jours. Les livres lui furent d’un grand secours. Borgia, qui ne lisait jamais rien, en avait réuni par vanité une grande quantité, surtout des auteurs grecs et latins, mais il choisissait pour elle les plus licencieux et Fiora l’ébahit quand elle lui réclama sèchement des auteurs « sérieux » comme Aristote ou Platon.

– Quelle jeune femme sévère ! s’écria-t-il. Les dames romaines apprécient beaucoup les histoires un peu égrillardes. Elles prédisposent merveilleusement à l’amour...

– Mais je n’ai aucun désir d’être prédisposée à l’amour ! Comprenez donc enfin, Monseigneur ! Je pleure un époux que j’aimais passionnément et, si je vous suis reconnaissante de ce que vous avez fait pour moi, sachez que, de bon gré, je ne serai jamais à vous !

Elle crut qu’il allait se fâcher, mais il se contenta de sourire avec une fatuité qui l’horripila.

– Je saurai bien vous faire changer d’avis !

En dépit du sourire, il y avait une menace dans ses yeux et Fiora en déduisit qu’il lui fallait se tenir plus que jamais sur ses gardes. Il y avait trop de violence contenue dans cet homme pour qu’il accepte encore longtemps d’attendre qu’elle vienne à lui. Il était persuadé d’être un amant exceptionnel et tenterait, un jour ou l’autre, de lui imposer ses caresses. Dans son idée, elle lui serait ensuite indéfectiblement attachée. Ce qui était le comble du ridicule, mais n’augurait rien de bon pour l’avenir : en admettant qu’elle se plie, une fois, à ses désirs, rien n’assurait que, le lendemain, Borgia ouvrirait la porte de la cage et aiderait sa prisonnière à gagner Florence. Et Fiora pensa qu’il était temps pour elle de prendre son destin en main. Elle en fut même tout à fait persuadée après la scène absurde qui eut pour cadre son cabinet de toilette.

Ce matin-là, Fiora venait d’entrer dans la grande vasque pleine d’eau tiède et parfumée. C’était le seul vrai plaisir de la journée et elle aimait à s’y attarder un peu mais, à sa grande surprise, Juana disparut sous un vague prétexte après l’avoir aidée à se plonger dans son bain et l’esclave noire qui venait habituellement la laver n’était pas encore arrivée. Elle s’en soucia peu, heureuse même d’être un peu seule et elle se détendait voluptueusement, les yeux fermés, quand elle entendit le léger grincement de la porte. Pensant que c’était l’une ou l’autre, elle ne bougea pas, mais la sensation de quelque chose d’anormal l’alerta et elle ouvrit les yeux. Planté devant elle, Borgia la dévorait des yeux et, soudain, laissant tomber la robe de drap doré qui l’enveloppait, il lui apparut entièrement nu et, de stupeur, elle en eut un instant le souffle coupé. Non que son corps, brun et vigoureux, fût déplaisant, mais une noire végétation en dévorait une bonne partie. Les poils noirs et frisés montaient du bas-ventre à l’assaut de la poitrine, des aisselles et des épaules. Fiora eut l’impression d’avoir devant elle un animal monstrueux, d’autant qu’il exhibait complaisamment une virilité expliquant le surnom dont les courtisanes romaines avaient décoré le bouillant cardinal.

Il la regardait avec la mine gourmande d’un loup qui s’apprête à dévorer une brebis, passant par instant le bout de sa langue sur ses épaisses lèvres rouge sombre. Épouvantée, Fiora se replia sur elle-même et, quand il mit un pied dans l’eau dans l’intention évidente de la rejoindre, elle poussa un hurlement qui fit s’envoler les pigeons sur le couronnement de la tour, elle jaillit du bain en repoussant l’assaillant qui tomba assis et s’enfuit, trempée, dans sa chambre. Là, arrachant l’un des draps du lit, elle s’y enroula en tremblant de tous ses membres, puis, courant se réfugier sur l’un des bancs de pierre encastrés dans chaque embrasure de fenêtre, elle ouvrit celle devant laquelle elle se tenait, bien décidée à se jeter en bas si Borgia faisait seulement mine de l’approcher.

Mais quand, l’instant d’après, il reparut, revêtu de sa robe doré et violet de fureur, il se contenta de jeter à la jeune femme un regard fulgurant puis, traversant la pièce à grandes enjambées, sortit en claquant la porte.

Le bruit parut réveiller Juana qui, occupée à préparer une robe lors de l’entrée de Fiora, s’était alors pétrifiée et avait suivi la scène avec stupéfaction.

– Mon Dieu ! articula-t-elle enfin. Ne me dites pas que vous l’avez repoussé ?

– Je me serais jetée par la fenêtre s’il avait essayé de m’approcher une seconde fois !

– Mais pourquoi ? Pourquoi ? N’est-il pas magnifiquement beau ?

– C’est possible, mais je ne suis pas sensible à ce genre de beauté ! Ce n’est pas un homme, c’est un singe !

– Comment pouvez-vous dire cela ? Les toisons de son corps sont douces comme la laine d’un agneau nouveau-né. Il est le dieu même de l’amour, ajouta Juana avec un trémolo dans la voix, et quand il vous possède, c’est le paradis qui s’ouvre.

Fiora considéra la duègne avec une sincère stupéfaction.

– Qu’est-ce que vous en savez ?

Dona Juana devint rouge brique et se mit à tortiller les clefs de sa ceinture, baissant pudiquement les yeux.

– Je le sais ! affirma-t-elle. Il y a vingt ans... nous nous sommes aimés... sous les orangers de mon jardin, à Jativa. Je n’ai jamais pu l’oublier et quand il est venu me demander, voici cinq ans, de venir à Rome pour veiller sur lui, je n’ai pas hésité un instant.

– Vous avez... recommencé alors ?

– Non. Il aime la jeunesse. D’ailleurs, un tel souvenir suffit à illuminer toute une vie, conclut-elle avec âme.

– Et, à présent, vous soignez les filles qu’il amène ici ? N’êtes-vous pas jalouse ?

Outragée par ce qu’elle considérait comme une offense, Juana se redressa et redevint un instant ce qu’elle avait dû être autrefois : une Espagnole hautaine et méprisante, confite dans la dévotion et uniquement consciente de l’antiquité de sa race.

– Jalouse, moi ? Et de quoi ? De ces filles de rien qu’il ramasse pour son plaisir et que j’habille, que je parfume pour qu’elles soient à peu près dignes de passer un moment dans son lit ? Mais je fais cela comme je sucrerais pour lui les pâtisseries qu’il aime. Ce qui compte, c’est que le même sang coule dans nos veines. Ces filles ne sont qu’un peu de poussière. Son plaisir à lui, son plaisir avant tout ! Il m’est même arrivé d’en maintenir certaines tandis qu’il assouvissait son désir. Et vous voudriez que je sois jalouse ?

– Il n’y a vraiment pas de quoi, en effet, soupira Fiora. Joli métier que vous faites ! En tout cas, mettez-vous bien ceci dans la tête : je ne suis pas, moi, une fille de rien, et votre Borgia non seulement ne m’intéresse pas, mais me répugnerait plutôt !

Le bruit d’une cavalcade dans la rue les fit taire. Juana ouvrit une fenêtre et regarda au-dehors, puis la referma, donnant tous les signes d’une profonde affliction :

– Il s’en va ! Vous l’avez chassé ! De quel bois êtes-vous donc faite ?

– De celui dont on fait les femmes honnêtes. Quelque chose qui n’a pas l’air de courir les rues de Rome. Vous dites qu’il s’en va ? Et où va-t-il, à votre avis ?

– Il a pris les épieux et il porte ses habits de campagne. Je pense qu’il va chasser le sanglier à la Magliana.

– Et... c’est loin, la Magliana ?

– Une villa, aux environs de Rome, mais quand il y va c’est pour se détendre les nerfs et il y reste au moins deux jours.

– Deux jours de tranquillité ! Quelle chance !

– Une chance ? Quand il revient, il est ivre de sang et de vin... et c’est avec joie que je t’attacherai à ce lit ! Tu t’es trop longtemps moquée de lui, ma belle ! Tu verras ce qu’il t’en coûtera !

Et, avec l’allure superbe d’une reine de théâtre, Juana quitta la chambre. Le bruit de la clef tournant plusieurs fois dans la lourde serrure convainquit Fiora qu’elle était une fois de plus enfermée. Mais elle préférait de beaucoup la solitude à la compagnie de l’adoratrice de Rodrigo.

Elle commença par se débarrasser de son drap mouillé, s’habilla, brossa ses épais cheveux noirs qu’elle tordit simplement en une seule grosse natte, puis revint s’asseoir dans le fauteuil qu’elle préférait pour y réfléchir. Il fallait, à tout prix, qu’elle ait quitté ce palais avant le retour du maître car ce retour, la chose était certaine, serait pour elle plus que désagréable. C’était déjà une chance que Borgia eût choisi d’aller passer sa fureur sur des sangliers au lieu de s’en prendre immédiatement à elle. Mais comment sortir ?

Les seules issues à sa disposition étaient les fenêtres, et elle savait depuis longtemps qu’elles étaient situées à une trop grande hauteur pour permettre une évasion par ce chemin, même en attachant des draps bout à bout et en y ajoutant quelques ceintures.

D’autre part, et en admettant même qu’elle y parvînt, elle ne serait pas au bout de ses peines. Où aller une fois sortie du palais Borgia ? Le seul asile où elle eût peut-être pu se réfugier, le palais du cardinal d’Estouteville – il lui avait été impossible d’apprendre où il se trouvait, s’il était proche ou lointain, d’accès facile ou non. D’ailleurs, quel accueil y recevrait-elle ? Borgia prétendait que Louis XI n’avait pas répondu au courrier envoyé par le camerlingue et que, très certainement, il l’abandonnait au sort qu’il conviendrait au pape de lui réserver. C’était peut-être faux, mais peut-être était-ce vrai. N’avait-elle pas, la veille de son enlèvement, chargé la princesse Jeanne de rompre en quelque sorte les ponts entre la veuve de Philippe de Selongey et le roi de France ? En ce cas, il était possible que Mgr d’Estouteville n’eût rien de plus pressé que de la ramener, dûment ligotée, au Vatican.

Non, le mieux était sans doute, si elle arrivait à sortir, de se diriger vers le nord, c’est-à-dire dans la direction de Florence, de se cacher jusqu’à l’ouverture des portes puis de se mettre en route. Malheureusement, entre Fiora et cette bienheureuse route de Toscane, il y avait les murs du palais Borgia, les portes du palais Borgia, les gardes du palais Borgia et, pour finir, la cousine de Borgia... qui semblait avoir décidé d’affamer sa prisonnière car, de tout le jour, elle ne reparut pas.

Fiora pensa d’abord que c’était sans importance. Elle avait de l’eau dans une carafe et même du vin d’Espagne. Elle avait aussi des fruits qui lui permettraient de ne pas souffrir de la faim. Et soudain, une idée lui vint, lumineuse, éblouissante. Seulement, il fallait, il fallait à tout prix que Juana revînt.

Les longues heures de l’après-midi, Fiora les passa à mûrir son plan et à rassembler les objets dont elle aurait besoin. Dans le cabinet de bains, elle trouva la brosse à long manche qui servait à nettoyer la vasque de marbre. Puis, à l’aide de ciseaux, elle découpa les grandes serviettes en longues bandes qu’elle tressa pour les rendre plus solides et noua bout à bout. Enfin, elle examina d’un œil critique les vêtements qu’on lui avait donnés. C’était là le point difficile. Comment courir les routes habillée de satin, de brocart ou de mousseline ? Comment surtout aller à pied avec les souliers qu’elle possédait ? Ce n’étaient que mules de velours brodé ou de satin clair. Il y avait même de hauts patins à la vénitienne que Fiora n’avait d’ailleurs jamais portés, se trouvant assez grande comme cela. Naturellement, les sandales de corde apportées du couvent San Sisto avaient été brûlées comme le reste de ses vêtements. C’était grand dommage, mais comme elle ne voyait au problème aucune solution, elle décida de s’en remettre à la Providence. En conséquence de quoi, elle cacha sa corde improvisée dans l’un des coffres à vêtements et revint s’asseoir pour faire semblant de lire la Divine Comédie. Elle aimait le long poème de Dante, mais son attention était ailleurs, toute dirigée vers les bruits extérieurs. Dans les plis de sa robe, elle dissimulait l’arme improvisée qu’elle s’était trouvée.

Le jour tomba sans qu’elle songeât à se lever pour allumer des chandelles. Son cœur battait un peu plus fort à chaque bruit qu’elle croyait entendre venant de l’intérieur de la tour. Un obscur pressentiment lui soufflait que sa fuite aurait lieu cette nuit ou jamais. Juana allait-elle enfin se montrer, ou attendrait-elle le retour de son cousin dans l’espoir que la solitude, l’inquiétude et le manque de nourriture rendraient la prisonnière plus malléable ?

Pour mieux respirer, car elle se sentait étouffer, Fiora alla ouvrir la fenêtre qui donnait sur la ville. Le temps était humide et frais. De lourds nuages couraient d’un bout à l’autre du vaste horizon. Le soleil qui ne s’était pas montré de la journée n’avait aucune raison de se coucher et Rome passait lentement d’une sorte de clair-obscur aux ténèbres nocturnes qu’aucune étoile, certainement, ne viendrait éclairer. L’air sentait la vase et les détritus de toutes sortes que charriait le fleuve voisin. Quelques points lumineux s’allumaient de loin en loin dans l’immensité grise sans rien enlever au côté sinistre que revêtait ce soir la Ville Éternelle sous le hérissement de ses campaniles et de ses tours de guet.

Soudain, Fiora pensa à un détail qu’elle avait oublié. Elle referma la fenêtre, alla s’accroupir devant la cheminée où le feu se mourait faute d’avoir été alimenté et alluma deux chandelles à des braises encore rouges. Puis elle entra dans le cabinet de bains qui possédait le luxe inouï d’une grande glace de Venise accrochée au mur. Elle avait emporté avec elle son luminaire, de quoi se coiffer et, bien entendu, sa brosse à long manche dont elle avait décidé que, de la nuit, elle ne se séparerait pas.

Une fois là, elle libéra ses cheveux, les partagea en deux nattes qu’elle roula autour de sa tête à la façon de Dona Juana. Elle terminait juste quand elle entendit, dans la chambre, un bruit de vaisselle qui lui fit battre le cœur. En même temps, un rai de lumière glissa sous la porte. Le moment était-il venu ?

Assurant fermement le manche d’ébène dans sa main, elle ouvrit la porte et sentit une onde de joie l’envahir. Juana était là. Penchée sur le plateau qu’un esclave avait dû monter jusque chez Fiora, elle disposait les mets puis, versant du vin dans la coupe, elle le sirota voluptueusement avant de remplir de nouveau le récipient. Toute à son plaisir, elle n’entendit pas venir Fiora.

Celle-ci n’hésita même pas. Brandissant son arme improvisée, elle l’abattit de toutes ses forces sur la tête de la duègne qui s’effondra sans un cri. Ce fut si soudain, qu’un peu inquiète elle s’accroupit près de la longue forme noire et inerte, craignant de l’avoir tuée. Cette crainte était l’unique raison pour laquelle Fiora avait choisi la brosse d’ébène plutôt que le tisonnier de bronze. Elle fut vite rassurée. Les cheveux avaient amorti le choc et Juana s’en tirerait avec une grosse bosse. A présent, il n’y avait plus de temps à perdre.

Aiguillonnée par la hâte, Fiora déshabilla la vieille fille qu’elle ligota ensuite avec les liens qu’elle avait confectionnés. Puis elle lui fourra dans la bouche un mouchoir qu’elle assujettit avec une écharpe de soie. Enfin, elle la tira par les pieds dans le cabinet de bains où elle l’abandonna sur le tapis avant de refermer la porte à clef. En admettant que Juana réussît à se libérer, il faudrait un moment avant que l’on vînt à son secours, la petite salle n’ayant pas de fenêtre, mais seulement des bouches d’aération.

La porte fermée, Fiora exhala un profond soupir de soulagement. Elle redoutait l’instant d’attaquer Juana autant qu’elle le souhaitait, et le plus difficile était donc accompli. Elle s’accorda un verre de vin pour se remettre, puis se hâta d’enfiler les habits de la duègne. Ils étaient un peu grands, mais elle remonta les jupes dans la ceinture de cuir qu’elle serra au maximum, sans oublier, bien sûr, les clefs qui y étaient pendues. Puis elle agrafa le voile de mousseline noire sur sa tête et n’hésita pas une seconde à passer autour de son cou la lourde chaîne d’or dont Juana était si fière. Comme elle ne possédait pas un denier, cette chaîne, vendue par morceaux, lui permettrait de manger au long du chemin et, peut-être, d’acheter une mule.

Une bonne surprise lui était réservée : les souliers de la duègne, de vigoureuses chaussures de cuir solide, étaient comme les vêtements, un peu trop grandes mais, en y glissant de petits tampons de linge pour les raccourcir, elle s’y sentit parfaitement bien. Évidemment, l’odeur des habits qu’elle avait endossés n’était pas très agréable. Juana aimait les parfums lourds. Cela sentait l’encens, l’œillet poivré et l’huile d’olive, mais Fiora pensa que la liberté n’avait pas de prix. Enfin, après un dernier regard à cette chambre dont elle avait cru ne jamais sortir, elle ouvrit la porte et se glissa au-dehors. Et ce fut avec un vif plaisir qu’elle tourna trois fois la grosse clef dans la serrure. A présent, il s’agissait de sortir du palais et elle en ignorait les aîtres en dehors de ce qu’elle avait pu apercevoir de ses fenêtres : des bâtiments ordonnés autour d’une grande cour à double rangée d’arcades que sa tour dominait de haut.

Elle vit qu’elle se trouvait sur un palier éclairé par une lampe à huile. Une volée d’escaliers étroits montait vers la terrasse où se tenaient les gardes, une autre descendait dans les profondeurs de l’édifice. Ce fut dans ceux-ci qu’elle s’engagea, tirant le plus possible sur son visage le voile noir et s’efforçant d’imiter le maintien de celle dont elle avait emprunté les habits.

L’escalier la mena jusqu’au rez-de-chaussée sans rencontrer âme qui vive sur les deux paliers qu’elle franchit. Là, elle se trouva en face d’une épaisse porte bardée de fer qui donnait peut-être sur ce jardin qu’elle n’avait jamais vu et semblait impossible à ouvrir. Se rappelant les clefs portées à sa ceinture, elle chercha si l’une d’elles pouvait convenir, mais elles étaient toutes trop petites.

Une autre porte peinte et ouvragée apparaissait sur le côté de l’escalier. S’en approchant, Fiora entendit des bruits de voix d’hommes et des rires. Puis il y eut un fracas de meubles remués, tandis que le ton des voix montait jusqu’à la querelle. On allait se battre dans cette salle, peut-être celle des gardes du palais. Donc, à éviter.

Fiora remonta un étage en espérant que la porte donnant sur ce palier-là serait possible à ouvrir. Elle se souvenait, en effet, d’avoir remarqué, en arrivant avec Borgia la nuit de sa fuite du couvent, une grande loggia qui devait faire suite aux appartements de parade.

Si elle pouvait atteindre cette loggia que l’on utilisait pour suivre les spectacles de la rue, elle réussirait peut-être à se laisser glisser jusqu’à terre. Mais il fallait y arriver.

Avec un luxe extrême de précautions, elle pesa sur le grand loquet orfèvre. La porte s’ouvrit facilement et sans bruit. Au-delà, se trouvait une grande salle, mal éclairée par un chandelier posé sur une table miroitante, et qui semblait s’enfoncer à l’infini. Elle s’y avança avec précaution, mais sans être obligée d’étouffer le bruit de ses pas. D’épais tapis couvraient un dallage sombre sur lequel les flammes des chandelles se miraient comme dans un étang. Le haut plafond était peint à la ressemblance d’un ciel étoile et il ne manquait qu’un peu d’air pour imaginer que l’on était dehors. Partout des divans dorés, des coussins étoilés d’or eux aussi, et Fiora se souvint d’avoir entendu Juana vanter certaine « salle des Etoiles » où son cher cardinal donnait de somptueuses fêtes.

La traversée de cette pièce magnifique lui parut durer un temps infini. Pourtant, elle y voyait assez clair pour ne heurter aucun des sièges ou autres meubles qui s’y trouvaient éparpillés. Enfin, elle sentit sous sa main les bronzes d’une porte et faillit crier de joie : celle-ci ouvrait directement sur la loggia.

Fiora avança lentement, rasant les murs peints à fresque dans la crainte d’être aperçue de la rue, mais un silence total régnait au-delà de la balustrade de pierre sculptée. Elle s’en approcha, un peu enhardie car on pouvait la prendre pour dona Juana, se pencha, et ne vit rien. La longue rue, qu’éclairaient vaguement les deux pots à feu allumés au grand portail du palais de chaque côté du blason au taureau de pierre, semblait déserte et aucune lumière ne brillait dans le jardin ni dans la maison d’en face. C’était assez rassurant, mais la hauteur où se trouvait la loggia l’était moins. L’obscurité donnait à Fiora l’impression d’être au bord d’un abîme sans fond où elle allait se briser. Mais elle n’avait pas le choix et il n’était plus possible de retourner en arrière. Il fallait faire quelque chose même si, à première vue, le geste semblait dérisoire.

Ôtant le long voile noir de sa tête, elle le déchira en deux sur toute la longueur, attacha les deux bouts aussi solidement que possible, puis noua le tout à la mince balustrade. Après quoi, ayant fait un rapide signe de croix, elle enjamba le balcon en tournant le dos à la rue, saisit le voile avec des mains qui tremblaient un peu – les jambes aussi d’ailleurs ! – et commença à descendre doucement. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Le premier étage d’un palais romain, comme celui d’un palais florentin, était d’au moins trois toises et la corde improvisée ne devait pas mesurer plus d’une toise, compte tenu des nœuds qu’il avait fallu faire. Dans un instant, il faudrait sauter et le sol de la rue, pavé des cruels cailloux ronds du Tibre, n’était pas tendre.

Il fallut même sauter plus vite qu’elle ne pensait. Le voile était en soie et le nœud central se défit quand elle l’atteignit. Ce fut la chute. Épouvantée, Fiora eut tout de même la présence d’esprit de ne pas crier. Et pourtant quelqu’un cria car, à sa surprise, elle atterrit sur quelque chose de mou, ce qui adoucit beaucoup son arrivée.

Vivement relevée sous un déluge d’imprécations, elle considéra avec stupeur et désolation le mendiant qui s’était couché le long du mur du palais, à l’abri du vent, et sur qui elle venait de tomber. Debout lui aussi, il montrait sous un vieux chapeau cabossé un visage rubicond hérissé de poils gris et des yeux furibonds :

– Je... je vous ai fait mal ?

– Plutôt, oui ! Qu’est-ce qui te prend de m’tomber d’ssus comme ça ? Tu t’sauves ? ... Ça peut être intéressant, quelqu’un qui s’ sauve du palais Borgia !

Ses mains qui semblaient aussi fortes que des tenailles avaient saisi la jeune femme et ne semblaient pas disposées à la lâcher. Il cherchait à l’entraîner vers le portail et elle résistait de son mieux quand, soudain, du plus profond de sa mémoire, surgit un souvenir : celui d’un vieil homme qui, une nuit, lui avait offert l’hospitalité de son taudis dans un palais florentin en construction. Il avait dit qu’à un seul mot se reconnaissaient tous ceux de la confrérie des mendiants, et ce mot lui vint tout naturellement à la bouche :

– Mendici ! murmura-t-elle.

Ce fut magique. L’homme la lâcha aussitôt, tandis que son regard, de furieux, devenait curieux :

– Tu en es, toi aussi ? Difficile à croire. Je te connaîtrais, il me semble ?

– Non. Je suis de Florence et j’ai été amenée ici de force. Je veux rentrer chez moi...

– De force ? C’est vrai qu’ t’as l’air d’une belle fille et qu’ les belles filles il en défile ici. Tu connais l’ chemin d’Florence ?

– Non, mais j’espère trouver. Il faut aller vers le nord ?

– Faut sortir par la porte del Popolo ! T’as coupé mon sommeil alors j’ vais t’ montrer... mais si t’avais un p’tit quelque chose à m’ donner pour ma peine, ça m’ f’rait bien plaisir. Tu m’as fait mal, tu sais ?

Sans répondre, Fiora fouilla dans l’aumônière de Juana où elle avait, sans l’explorer, fourré la chaîne et la médaille, avec l’intention de donner celle-ci. A sa surprise, elle sentit sous ses doigts la rondeur de quelques pièces, en tira une avec l’impression que c’était un ducat et la mit sans la regarder dans la main du mendiant qui, lui, fit quelques pas vers les pots à feu. Elle comprit qu’elle ne s’était pas trompée en le voyant mordre dans la pièce.

– C’est bien d’l’or ! constata-t-il. Ça m’aurait étonné aussi qu’ t’aies pas réussi à trouver une ou deux pièces comme celle-là dans c’te maison. Viens maintenant ! On y va ! J’te montre l’chemin et puis j’te laisse. J’tiens pas à c’ qu’on m’voie dans la compagnie d’une femme qui s’sauve !

Il l’entraîna dans une rue étroite qui s’ouvrait au coin du palais et filait droit entre deux rangées de maisons d’inégale hauteur. Les yeux de Fiora s’accoutumaient à l’obscurité. Du reste, dans le ciel, les nuages poussés par un vent vif s’écartaient, s’effilochaient pour laisser voir, par instants, quelques étoiles. L’homme marchait vite, mais elle le suivait sans peine. Et puis, tout à coup, il n’y eut plus de maison, rien qu’un vaste espace vide, un énorme terrain vague où croupissaient les ruines d’une église et une sorte de tumulus ébréché. Le mendiant s’arrêta :

– J’te laisse à présent. T’as plus qu’à marcher tout droit en laissant à main gauche le mausolée d’Auguste.

– Cette espèce de taupinière est le mausolée d’Auguste ?

– Ou c’ qu’il en reste. Fais comme j’te dis ! D’abord, là-bas au bout, tu verras les braseros sur le rempart. La porte del Popolo est juste en face.

Elle n’eut même pas le temps d’un merci. Le mendiant se fondit, sans faire plus de bruit qu’un chat, dans l’ombre dense de l’église écroulée. Fiora resta là un instant, au bord de ce désert, goûtant une merveilleuse impression oubliée depuis bien des jours : elle était seule, elle était libre... Une fois hors de cette ville, une fois franchie la porte dont elle apercevait vaguement les feux de guet, il n’y aurait plus que la longue route qui menait à sa chère cité du Lys rouge. Elle en oubliait qu’il faisait nuit, qu’il faisait froid et que, tant qu’elle n’aurait pas laissé, loin derrière, les murs de Rome, elle serait en danger, tant il est vrai que le premier contact d’un prisonnier avec le grand air est toujours grisant. Elle avait envie de courir pour avoir davantage l’impression de s’envoler, mais c’eût été dangereux dans ce terrain inégal et sans la moindre lumière qui lui permît de suivre un quelconque tracé, en admettant qu’il y en eût un.

Fiora se mit donc en marche calmement vers le point qui lui avait été indiqué, essayant de ne pas buter sur les mottes de terre ou les dalles qui se soulevaient, regrettant de ne pas avoir une canne ou un bâton quelconque pour tâter son chemin. Elle arrivait à peu près à la hauteur du mausolée abandonné au pied duquel une vague lueur apparaissait dans les buissons quand, soudain, deux bras s’abattirent sur elle et la ceinturèrent, la réduisant à l’impuissance en dépit de sa défense, tandis qu’une voix triomphante criait :

– J’en tiens une !

– Tu rêves ! fit une autre voix. Tu as dû prendre quelque berger !

– Je te dis que c’est une femme ! Elle a même des tétons bien ronds et bien fermes !

D’autres mains s’étaient posées sur Fiora, tâtant ses seins ou s’appuyant sur sa bouche pour la faire taire. Il y avait à présent quatre ou cinq ombres qui la pressaient, sentant le cuir, le cheval ou même la crasse. Elle pensa qu’elle était tombée au pouvoir de bandits et s’efforça de mordre la main qui l’étouffait, sans y réussir. Une nouvelle voix, impérieuse celle-là, ordonna :

– Amenez-la ici qu’on voie à quoi elle ressemble ! Résister était impossible. Les ombres qui tenaient Fiora

et qui portaient toutes des masques noirs l’entraînèrent vers le mausolée. Elle se retrouva dans une sorte de niche au milieu des buissons, éclairée par une lanterne. Un peu plus loin, il y avait des vaches à l’attache.

On jeta Fiora à terre et elle vit se dresser devant elle, masqué lui aussi, un homme grand et fort, vêtu d’un pourpoint brodé sous un grand manteau noir et qui, les poings aux hanches, la regardait en riant à gorge déployée, montrant des crocs de loup.

– Tenez-la, vous autres ! ordonna-t-il comme la jeune femme se débattait furieusement pour se relever. C’est un vrai chat en colère... mais on dirait que nous avons eu de la chance. Une belle prise, ma foi ! Celles qui viennent dans ces ruines pour y chercher des herbes la nuit ne sont pas souvent aussi affriolantes ! Voyons ça de plus près ! Ouvre son corsage, Orlando, et toi, Guido, retrousse ses jupes.

En un instant, Fiora horrifiée se retrouva les seins et les cuisses à l’air tandis que le chef commençait à dénouer ses aiguillettes. Elle se tordit comme un ver, ce qui fit hurler de rire ses compagnons.

– Pas tant d’histoires, la fille, tu n’en mourras pas ! Nous ne sommes que six !

Un instant délivrée de la main appliquée sur sa bouche et qui glissa, Fiora hurla :

– Au secours ! A moi ! Au sec...

Elle entendit alors une voix qui répondait, en écho :

– Attaque Zeus ! Attaque Héra !

Surgies de la nuit, les puissantes formes noires des grands chiens qu’elle connaissait déjà s’abattirent sur quatre hommes à la fois qui hurlèrent sous leurs morsures. En même temps, leur maître apparaissait dans le halo jaune de la lanterne. Sa canne s’était changée en une longue épée dont la pointe vint s’appuyer sur la gorge de l’homme qui s’apprêtait à violer Fiora :

– Eh bien, seigneur Santa Croce, fit la voix froide de l’Infessura, on se met à six à présent pour mettre à mal une bourgeoise romaine ?

– Une bourgeoise, ça ? Tu veux rire l’ami ? Que ferait-elle à cette heure de la nuit dans ces ruines ?

– Même la femme d’un notaire a le droit d’aller rejoindre son amant qui est aux Colonna, comme tout ce vieux mausolée et ce qui l’entoure. Tu devrais savoir ça, Giorgio Santa Croce ! Comme tu devrais savoir que lu es loin de chez toi et que vingt hommes seront là dans un instant si je siffle d’une certaine façon !

Santa Croce hésita, mais la pointe de l’épée fit perler une goutte de sang sur son cou :

– Tu me tuerais pour une bourgeoise ?

– Sans hésiter, parce que le pape me donnerait raison. Il tient à l’estime des magistrats de cette ville.

– Ça va ! Baisse ton épée et rappelle tes chiens ! Je n’ai pas envie qu’ils dévorent mes amis.

A vrai dire, de ceux-ci il ne restait plus que deux, ceux que Zeus et Héra maintenaient à terre sous la menace de leurs crocs rougis. Les trois autres avaient choisi une fuite sans gloire pour soigner leurs blessures et éviter des ennuis plus sérieux. Sur un ordre de leur maître, les deux bêtes revinrent s’asseoir à ses pieds. Mais l’un des deux hommes ainsi libérés eut un geste de fureur. Tirant un stylet de sa ceinture, il en frappa Fiora :

– Tiens, la belle ! Tu expliqueras à ton notaire de mari où tu as attrapé ça !

Il s’était relevé d’un bond et s’enfuyait déjà quand, lancée d’une main sûre par l’Infessura, une dague l’atteignit entre les épaules. Il s’abattit face contre terre sans un cri, déjà rejoint par Santa Croce et son dernier compagnon qui se penchèrent un instant sur lui avant de prendre le large sans plus insister. Mais cela, Fiora ne le vit pas : le coup reçu joint à la terreur qu’elle venait d’éprouver avait eu raison de sa résistance. Elle s’était évanouie...

Quand elle reprit connaissance, elle était toujours couchée dans l’herbe humide et son corsage était encore ouvert, mais son sauveur, à genoux près d’elle, s’occupait à appliquer un tampon de linge sur sa blessure. Il sourit en la voyant ouvrir les yeux :

– Tu as eu de la chance. La lame a glissé contre la clavicule et n’a pas atteint ta gorge. Néanmoins, cette blessure doit être soignée. Où allais-tu ainsi, seule et au milieu de la nuit ?

– A Florence...

– A pied ?

– Je me sauvais. Je me suis évadée tout à l’heure du palais Borgia.

En quelques mots, elle raconta ce qu’elle avait vécu à cet étrange promeneur de la nuit, sans rien chercher à dissimuler car il lui inspirait une totale confiance. Elle avait même l’impression qu’il était le seul homme droit et honnête de toute la ville.

– J’aurais juré que cela se passerait ainsi. Plus encore que ce taureau auquel il aime à se comparer, Borgia est un bouc puant. Il a couru trop de risques en te faisant évader de San Sisto pour ne pas réclamer le seul paiement qui l’intéresse. Il ne se serait pas soucié de toi, même pour plaire au roi de France, si tu avais été laide. Per Baccho ! je n’ai rien ici pour te faire un pansement et le sang coulera de nouveau si ce tampon n’est pas maintenu. Penses-tu pouvoir appuyer ta main dessus quand j’aurai refermé ta robe ?

– Il faudra bien... mais que vas-tu faire de moi ? Je... je ne me sens pas très bien...

Le corsage remis en place, elle essaya de se relever, sentit que la tête lui tournait. Infessura jura entre ses dents :

– Il faut pourtant bien que je t’emmène quelque part !

Tirant de son pourpoint une fiole enveloppée d’argent, le « scribe républicain » la déboucha, en appuya le goulot contre les lèvres de Fiora et fit couler dans sa bouche quelques gouttes d’une liqueur si forte qu’elle eut l’impression d’avaler de la flamme liquide. La chaleur envahit tout son corps et il lui sembla que ses forces revenaient.

– Merci, soupira-t-elle. Cela va mieux et si tu veux bien m’aider à me relever, je crois que je pourrai marcher. Pas jusqu’à Florence, bien sûr. Oh, mon Dieu ! J’étais si heureuse à l’idée d’y retourner, de retrouver bientôt...

– Plus tard, les attendrissements ! Il faut te tirer d’affaire. Le plus normal serait de t’emmener chez moi, mais c’est trop loin. J’habite près de Santa Maria Maggiore, sur l’Esquilin. Tu ne pourras jamais marcher jusque-là.

– Que faire alors ? N’y a-t-il pas ici près un hôpital, un couvent ?

– Ce serait te livrer. Non, je sais ce que nous allons faire. Je vais te conduire chez une amie. Elle saura te soigner et personne ne viendra te chercher dans le ghetto de Rome.

– Le ghetto ?

Fiora sentit se raidir le bras qui la soutenait tandis que la voix de son compagnon redevenait sèche et coupante :

– Tu es de ces gens qui méprisent les Juifs ?

– En voilà une idée ! J’ai trop souffert du mépris des autres pour avoir de ces dédains. Seulement, tu sais qui je suis, n’est-ce pas ?

– On a fait assez de bruit autour de toi.

– Alors tu sais aussi que je suis recherchée par la police du pape, et je ne voudrais pas mettre qui que ce soit en danger. Borgia avait les moyens de se défendre si l’on m’avait sue chez lui, mais une femme juive...

– Anna, elle aussi, a de grandes protections. En outre, durant les semaines que tu as passées chez le vice-chancelier, les recherches se sont un peu calmées. Le pape enrage. Après avoir fait visiter quatre fois le palais du cardinal d’Estouteville, il a fini par se faire à l’idée que tu as pu quitter Rome. Du moins il fait semblant. Viens, à présent, il est temps de nous mettre en marche.

– C’est loin, le ghetto ?

– Presque aussi loin que chez moi, mais nous avons le moyen de te simplifier le chemin.

Soutenue fermement par Stefano, Fiora marcha doucement jusqu’au Tibre qui coulait au-delà du mausolée. Zeus avait pris la lanterne dans sa gueule et éclairait le chemin, leur permettant d’éviter les buissons et les éboulis de pierres. Héra, le nez au vent, fermait la marche. Arrivés à la berge sur laquelle reposaient deux ou trois barques, Infessura en tira une à l’eau et y installa Fiora aux pieds de laquelle se couchèrent les chiens.

– Ce bateau, murmura Fiora inquiète, tu sais à qui il appartient ?

– Oui. Sois tranquille ! Jamais l’Infessura ne fera tort à l’un de ses frères humains. Je le ramènerai une fois que tu seras en sûreté. D’ailleurs, Pietro s’est blessé il y a deux jours et ne s’en sert pas.

Fouillant dans l’aumônière de Juana, Fiora tira l’une des trois pièces qui restaient et la tendit à son guide :

– Alors, tu lui donneras ça. S’il ne travaille pas en ce moment, il sera content d’avoir cet or.

Dans la nuit environnante – on avait masqué la lanterne – Fiora vit briller les dents de son guide et l’entendit rire doucement :

– Je savais bien, dit-il, que tu valais la peine que l’on t’aide. Désormais, je suis ton ami.

La barque glissait sur l’eau noire du fleuve. Stefano s’efforçait de la maintenir au plus obscur, sans beaucoup d’efforts car le courant l’aidait. Ils parcoururent ainsi la grande courbe au plus profond de laquelle étaient le Vatican, ses tours, ses gardes et ses espions, mais le petit esquif, mené de main de maître, ne faisait aucun bruit hormis, de temps en temps, un clapotis léger qui pouvait évoquer un oiseau en train de pêcher.

Le voyage parut interminable à Fiora. Le froid de la nuit la glaçait jusqu’aux os et sa blessure, sur laquelle elle ne cessait d’appliquer une main, lui donnait des élancements dans le cou. Pourtant, elle ne se sentait pas abattue et s’amusa même un instant à la pensée qu’arrivée enrhumée au palais Borgia, elle avait toutes les chances d’attraper un autre rhume à présent qu’elle en était sortie.

Infessura arrêta sa barque en face de l’île Tiberina et vint aider sa passagère à en descendre :

– Tu es lasse, n’est-ce pas ? demanda-t-il remarquant qu’elle pesait plus lourdement sur son bras, mais rassure-toi, nous sommes presque arrivés. Voilà le palais Cenci, ajouta-t-il en désignant la masse noire d’une construction farouche aux allures de forteresse, grâce aux moellons cyclopéens qui formaient, au rez-de-chaussée, une muraille aveugle à l’exception d’une porte étroite et haute puissamment bardée de fer. La maison du rabbin Nathan est en face, près de la synagogue. Anna est sa fille.

La ruelle dans laquelle ils cheminaient prudemment à cause des immondices sentait l’huile rance et la pourriture. Les maisons n’y étaient que d’informes constructions de petites briques et de torchis que dominait de haut le noble palais. Enfin, au bout d’une placette, Infessura s’arrêta devant une demeure plus grande et mieux construite que les autres. Elle était de bonnes pierres qui poussaient l’étage en encorbellement au-dessus d’une voûte ronde, menant sans doute à une cour arrière, et d’une porte au montant de laquelle se trouvait la mézouza. Cette petite niche, fermée par une grille de bronze, laissait voir, en s’ouvrant, une formule biblique écrite en caractères hébraïques sur un morceau de parchemin jauni. Elle indiquait à tous que cette demeure était celle d’un homme important pour la communauté juive.

Le poing de Stefano frappa cette porte selon un code convenu et elle s’ouvrit peu après sous la main d’une jeune femme vêtue d’une robe de soie jaune à manches flottantes et dont les cheveux, d’un noir d’encre, étaient tressés en plusieurs nattes sous une sorte de tiare orfévrée d’où tombait un voile safrané. Elle tenait une chandelle.

– C’est moi, Anna, dit l’Infessura. Je t’amène une amie. Elle a froid et elle a été blessée par la bande de Santa Croce en s’enfuyant du palais Borgia.

La main qui tenait la chandelle s’éleva de façon à mieux éclairer le visage de la nouvelle venue.

– Ah ! ... Entrez, bien sûr, mais je vais vous prier d’attendre un instant car j’ai une visite. Asseyez-vous là !

Elle recula pour laisser le passage. La porte donnait sur une petite salle, pavée comme une rue et pauvrement meublée : une table, trois escabeaux, un coffre et des bancs courant le long du mur. C’est l’un de ces bancs, le plus éloigné de l’entrée, que désignait la Juive. Au fond de la pièce, un rideau à grands ramages couvrait quelques marches descendant vers la salle suivante. Soudain, ce rideau se souleva sous la main d’une petite femme mince élégamment vêtue de velours brun et de soie blanche.

– Que fais-tu là ? fit Anna d’un ton mécontent. Je t’avais dit d’attendre. Tu es trop curieuse !

Mais la nouvelle venue ne l’entendait pas. Les bras tendus, elle se précipitait vers les arrivants avec un cri de joie.

– Maîtresse ! Ma chère maîtresse !

Fiora, qui tenait debout par miracle et par la seule force de son compagnon, leva les yeux et se crut victime d’un mirage. Il fallait que c’en fût un, sinon, comment imaginer que Khatoun était en train de la prendre dans ses bras ? Ses jambes fléchirent...

– Elle s’évanouit encore, constata Stefano. Il faut t’occuper d’elle tout de suite, Anna !

CHAPITRE IX TROIS FEMMES

C’était bien Khatoun. Fiora s’en convainquit lorsque, au bout de quelques instants, elle émergea de son malaise, dû à la fatigue et au sang perdu. L’Infessura avait dû lui administrer une nouvelle dose de son cordial miraculeux, plus peut-être quelques gifles, car elle se sentait les joues chaudes et le goût poivré et parfumé de tout à l’heure était revenu dans sa bouche. Son esprit retrouva toute sa clarté sous l’influence de la joie en voyant, penché sur elle et noyé de larmes, le visage triangulaire aux yeux de chat de la jeune Tartare. Elle lui entoura aussitôt le cou de son bras pour plaquer sur ses joues deux baisers dont la sonorité traduisait sa joie.

– Mais que fais-tu là ? Je croyais bien ne plus te revoir...

– Moi non plus, maîtresse. C’est un grand bonheur pour Khatoun, même si elle te retrouve dans un triste état.

– Je ne suis plus ta maîtresse depuis longtemps.

– Tu le seras toujours pour moi, même si je dois obéir à quelqu’un d’autre. Comment oublier les jours heureux d’autrefois ?

– Vous vous embrasserez plus tard, fit une voix sévère. Je voudrais pouvoir poursuivre cet examen.

Fiora vit alors qu’on l’avait couchée sur une table, la tête soulevée par un coussin, et qu’Anna repoussait douce-.ment Khatoun. Elle avait ôté le tampon de linge appliqué

par Stefano et le tenait encore dans une main. Il était rouge de sang, preuve que la blessure avait beaucoup saigné. Anna le jeta, se détourna pour prendre quelque chose derrière elle, puis retroussa haut sur des bras minces et dorés les grandes manches de sa robe. Dans une main, elle tenait une sorte d’aiguille d’or au bout arrondi qu’elle éleva en l’air.

– Tenez-lui les bras, ordonna-t-elle. Je dois sonder la plaie et il ne faut pas qu’elle bouge.

– Je ne bougerai pas, affirma la blessée, ce qui amena un bref sourire sur les lèvres charnues de la Juive.

– C’est une promesse que l’on tient rarement. Je préfère que l’on t’immobilise. Cela te fera un peu mal, mais si tu remues, cela pourrait t’en faire beaucoup.

Les mains de Khatoun et de Stefano s’abattirent en même temps sur les bras de Fiora qui vit se pencher sur elle, attentif, l’étroit visage brun de son étrange médecin. En dépit d’une bouche un peu forte, Anna était belle grâce aux plus beaux yeux noirs que Fiora eût jamais vus. La courbure aquiline de son nez avait de la fierté, comme d’ailleurs tous les traits de son visage, et elle dégageait une odeur de marjolaine inattendue dans cette cave. Car la pièce dans laquelle on avait porté Fiora avait bien l’air d’en être une. Une voûte de pierres noircies qui devaient dater des Césars s’arrondissait au-dessus de la table mais, en tournant un peu la tête, Fiora put voir qu’elle disparaissait derrière une série de planches épaisses sur lesquelles s’entassaient des pots, des fioles, des boîtes, des paquets d’herbes et d’étranges vases de verre ou encore de gros livres aux reliures fatiguées : un ensemble qui lui rappela le cabinet de Démétrios à Fiesole et lui fit oublier qu’en effet l’exploration de sa blessure n’avait rien d’agréable.

– Je n’aime pas les lésions causées par un stylet, fit Anna en se redressant. Elles plongent souvent plus avant que celles faites avec une lame plus large. Celle-ci est moins profonde que je ne craignais, mais on dirait qu’elle a ouvert une cicatrice ? Tu as déjà été blessée à l’épaule ? demanda-t-elle à Fiora.

– Oui. J’ai reçu un coup d’épée il y a un peu plus de deux ans.

– Du travail bien fait. Qui t’a soignée alors ?

– Je ne pense pas que tu le connaisses, bien que ce soit un Italien. Il s’appelait Matteo de Clerici et il était le médecin du dernier duc de Bourgogne...

Le rire de l’Infessura lui coupa la parole. Un grand rire sonore et joyeux qui n’allait pas tellement à son personnage d’oiseau de nuit.

– On ne dirait jamais, à te voir, que tu es un vieux guerrier, donna Fiora ! Ainsi, tu as connu le Téméraire, ce prince fabuleux ?

– J’ai vécu auprès de lui jusqu’à sa mort, mais, dit Fiora avec un pâle sourire, n’es-tu plus républicain pour t’intéresser ainsi à un prince ?

– Le prince est mort et cela change tout. Son histoire me passionne comme tout ce qui est Histoire en général. Il faudra que tu m’en parles, donna Fiora ! Puis, se tournant vers Anna : Peux-tu la garder quelques jours le temps qu’elle aille mieux ? Ensuite je l’emmènerai chez moi. Je ne te cache pas que les sbires du pape la cherchent et sans doute à présent ceux de Borgia.

Anna, qui nettoyait la plaie avec du vin aux herbes avant de l’enduire d’un baume à l’odeur piquante, ne se détourna pas de son ouvrage :

– Je peux la garder quatre ou cinq jours et je pense que ce sera suffisant si la fièvre ne la prend pas. Mon père s’est rendu à Pérouse au chevet d’un vieil ami. C’est une chance !

– Le rabbin Nathan ne sait-il plus ouvrir sa porte à l’infortune ? demanda Stefano avec une sévérité où entrait de la déception.

– Pas à toutes. Les bonnes dispositions du pape envers la communauté juive de Rome lui sont précieuses.

– Au pape aussi. Il tire de vous pas mal d’or !

– Sans doute, mais il nous laisse vivre en paix et même il nous protège contre nos voisins. Qu’il nous retire son appui et les Cenci, ces fauves hargneux qui sont assis à notre porte et qui nous guettent, auraient tôt fait de nous mettre à mal et de brûler nos maisons. Cela compte.

– Que d’histoires ! s’écria Khatoun qui jusque-là avait gardé le silence, se contentant de tenir dans les siennes la main de Fiora qu’elle portait à sa joue de temps en temps, comme elle le faisait autrefois quand elles vivaient ensemble au palais Beltrami. Pourquoi ne viendrait-elle pas chez nous ? Je suis sûre que la contessa Catarina, ma nouvelle maîtresse, serait heureuse de l’accueillir. Elle est la seule, à Rome, qui se soit inquiétée d’elle et qui a toujours tout fait pour l’aider. Le palais est grand et...

– Mais c’est le palais Riario, coupa l’Infessura. Autant la jeter dans la gueule d’un tigre...

– Et puis, reprit Anna, donna Catarina va accoucher sous peu. Tu le sais bien, Khatoun, puisque tu es venue seule, ce soir. A ce propos, il est temps que je te donne ce que tu es venue chercher et que tu rentres chez elle.

– Oh non ! protesta Khatoun. Pas tout de suite ! Je viens juste de retrouver ma chère maîtresse qui a été pour moi comme une sœur et tu veux me chasser ? J’ai tant de choses à lui dire, tant de questions à lui poser...

– Plus tard, les questions ! Elle n’a que trop parlé ! Nous allons la monter dans un lit et toi tu repartiras. Ton escorte doit trouver le temps long. Tu pourras revenir demain et chaque fois que tu le voudras, ajouta-t-elle en voyant s’emplir de larmes les yeux de la petite esclave tartare. Aide-nous à la porter là-haut !

Allumant une chandelle à la grosse lampe à huile qui éclairait la pièce, elle se dirigea vers les marches pour en soulever le rideau tandis que Stefano et Khatoun aidaient Fiora, dûment pansée, à descendre de la table où elle était couchée. Par un étroit escalier de pierres branlantes où une corde tenait lieu de rampe, on gagna l’étage. Sur un palier tapissé de bois se trouvait une porte qu’Anna dédaigna. Elle lui tourna même le dos et appuya sur une grossière moulure. Un panneau s’ouvrit qu’elle franchit pour aller allumer trois grandes bougies de cire fine placées dans un candélabre d’argent. Le décor s’éclaira, pour l’étonnement de ceux qui suivaient la jeune femme. Séparées par d’épaisses tentures de velours noir présentement relevées dans de lourds crochets d’argent, il y avait là trois pièces à la suite l’une de l’autre, trois pièces décorées avec un luxe tout oriental qui révélait la richesse réelle du rabbin et de sa fille. Peu de meubles. Seulement des lits bas et larges, quelques coffres peints, des tables basses incrustées d’ivoire, une profusion de coussins chatoyants et des tapis, surtout des tapis. Ceux d’Arménie ou du Caucase, aux longs poils aussi épais que l’herbe des champs, couvraient les dalles de pierre ; ceux, à trame lâche, qui étaient souples et soyeux, décoraient les murs. Posé à même le sol, un grand vase à parfum en bronze laissait monter une vapeur odorante qui luttait victorieusement contre les effluves malodorantes de la rue et, devant les fenêtres closes qui extérieurement portaient des cordes à linge, des rideaux de cendal jaune soleil doublé, côté rue, d’une toile d’un gris pisseux étaient tirés.

Fiora déposée sur un divan dans la chambre la plus reculée, la Juive alla prendre dans un coffre une tunique de soie jaune puis, se tournant vers l’Infessura :

– Laisse-nous, à présent, homme libre ! Tu reviendras, toi aussi, quand tu voudras. Khatoun partira après toi !

– C’est la seconde fois que tu me sauves, dit Fiora en tendant sa main valide à Stefano. Comment pourrais-je te remercier ?

– Je ne suis pas Borgia pour demander un paiement. Il me suffit de savoir que nous sommes amis.

– C’est peu de chose !

– Crois-tu ? Pour moi, entrer en amitié c’est comme entrer en religion. Cela crée des obligations et un lien véritable. L’amitié, vois-tu, c’est l’amour sans ailes. C’est moins exaltant peut-être, mais tellement plus solide.

Un moment plus tard, couchée dans ce lit étranger moelleux comme un cocon, Fiora attendait le sommeil que lui avait promis Anna en lui faisant avaler un gobelet de lait additionné de quelques gouttes d’une liqueur inconnue. Et pourtant, il tardait à venir. Peut-être parce que la jeune femme ne parvenait pas à surmonter sa déception. Bien sûr, elle venait d’échapper à de graves dangers, bien sûr elle était à l’abri, toutefois elle n’avait fait que passer d’une chambre fastueuse à une autre, luxueuse sans doute, mais qui ne semblait pas devoir donner davantage sur le grand air et sur la liberté. Elle aurait cent fois préféré achever cette nuit au creux de quelque mur croulant, dans quelque maison en ruine, car le jour levant aurait vu s’ouvrir pour elle les portes de cette Rome qu’elle haïssait de tout son cœur. La route de Florence, un instant entrevue, s’était évanouie comme un mirage.

La drogue commençait à agir. Le corps douloureux de l’éternelle fugitive se détendit en même temps que s’apaisait son cœur. En dépit de son sort précaire, ne faisait-elle pas preuve d’ingratitude envers la chance qui avait mis sur sa route Stefano Infessura et ses chiens et, surtout, qui lui avait permis, ce soir, de retrouver Khatoun ? C’était l’enfance, l’adolescence heureuse qui venaient de reparaître devant Fiora sous l’apparence de la petite Tartare, que Léonarde comparait si volontiers à un chaton à cause de son minois triangulaire, de son goût du lait et des pâtisseries, et de cette façon qu’elle avait de se rouler en boule au creux des coussins de soie qui composaient son lit. C’était aussi le dévouement et l’horrible souvenir de la maison de la Virago, le bordeau des rives de l’Arno d’où Khatoun, livrée comme Fiora elle-même à la prostitution, avait disparu, une nuit, pour suivre un homme tombé amoureux d’elle. Fiora croyait bien se souvenir que c’était un médecin de Rome mais, en ce cas, comment Khatoun était-elle venue au service de la comtesse Riario ? C’est sur cette dernière question que la blessée enfin, sombra dans un sommeil qui allait durer plus de douze heures.

L’histoire de Khatoun était simple et triste. Elle le raconta à Fiora le lendemain. L’homme qu’elle avait rencontré chez la Virago, Sebastiano Dolci, était un riche médecin de Rome qui, sous prétexte de voyager pour s’instruire, aimait à venir oublier dans la maison de Pippa l’austérité voulue par les convenances d’une existence bourgeoise et conformiste sur laquelle veillait, depuis le veuvage de Sebastiano, une tante déjà âgée. Cette dignité quelque peu sévère lui avait valu la considération de ses voisins et un cabinet des mieux achalandés. Mais, de temps en temps, Sebastiano qui n’avait que quarante ans éprouvait le besoin de s’évader et c’est ainsi que, venu un jour à Florence pour y rencontrer un maître de l’Université, il avait découvert un lieu de plaisir auquel il avait fini par vouer une certaine fidélité. Pippa savait le genre de fille qu’il préférait et il était rarement déçu mais, le soir où elle lui amena Khatoun, il éprouva un si violent émoi qu’il refusa, le matin venu, de s’en séparer et la racheta à la maquerelle.

De son côté, Khatoun s’était sentie séduite par ce bel homme doux et tendre qui, apprenant qu’elle était vierge, l’avait traitée comme il aurait traité sa fiancée au soir des noces. Ils avaient fait l’amour joyeusement et c’est non moins joyeusement que la petite Tartare suivit ce nouveau maître qui ne demandait qu’à être son esclave. Elle l’avait accompagné à Rome d’un cœur d’autant plus léger que les glapissements de la Virago, au petit matin, lui avaient annoncé que Fiora, délivrée par Démétrios, avait pu échapper à ses ennemis.

Sebastiano était si follement épris qu’il voulut épouser Khatoun sur la route du retour, dans une petite chapelle près du lac Trasimène, et c’est presque en triomphe qu’il l’a ramena chez lui dans sa maison de la via Latina. Un triomphe qui n’avait pas été du goût de tout le monde. L’amoureux médecin eut beau dire que sa jeune épouse était une princesse exilée qu’un navire vénitien avait embarquée à La Tana et ramenée sur les rives de l’Adriatique, la tante ne vit qu’une chose : son neveu s’était entiché d’une fille de couleur qui ne pouvait inspirer aucune confiance à la pointilleuse chrétienne qu’elle était. Que Khatoun eût juré qu’elle était baptisée et croyante n’avait rien changé à la chose : la tante s’était refusée à lui laisser dans la maison la place qui eût dû être la sienne, ne l’autorisant à régner, bien à contrecœur mais par la force des choses, que sur la seule chambre conjugale.

Ne pas avoir à régenter une maison n’avait guère peiné la jeune signora Dolci. Elle ignorait à peu près tout du métier de femme d’intérieur car, au palais Beltrami, où elle était née en réalité, elle avait un rôle purement décoratif en général, et en particulier celui de tenir compagnie à Fiora. Elle était heureuse de se consacrer uniquement à son cher Sebastiano et si, parfois, les journées de solitude lui semblaient longues et un peu amères, les nuits les compensaient largement par l’ardeur que les jeunes époux mettaient à s’aimer.

Et puis, au cours d’une de ces nuits, Sebastiano dut sortir. Un domestique du cardinal Cipriani, qui avait toujours protégé sa famille, était venu le chercher d’urgence et Khatoun avait attendu vainement son retour dans le lit aux draps froissés dont l’oreiller gardait encore la forme de sa tête. On retrouva son cadavre dans le Tibre, au jour levant et, le soir même, la pauvre Khatoun dont la tante n’avait jamais admis la réalité du mariage était conduite de force chez un trafiquant d’esclaves du Transtevere. L’homme l’avait gardée enfermée le temps qu’il fallait pour laisser se calmer, s’il y en avait, les remous causés par la mort du médecin et les éventuelles curiosités de la police ; très éventuelles, d’ailleurs, car ce genre de découverte était trop fréquent pour que les hommes du Soldan cherchent à savoir la vérité. Puis le marchand proposa cette pièce rare – la légende de la princesse exilée tenait bon – au comte Girolamo Riario qui l’offrit à sa jeune femme, non sans l’avoir fait passer par son lit.

Cette ultime nuit avait clos la liste des malheurs de Khatoun. La toute jeune comtesse Catarina était fière et un peu hautaine, mais bonne et généreuse. Sa nouvelle esclave lui plut au point d’en faire sa suivante favorite, et même sa confidente. Auprès d’elle, Khatoun retrouva presque le rôle qui avait été le sien chez Fiora durant tant d’années.

– Mais ce n’est tout de même pas toi, soupira-t-elle en conclusion de son récit. Il y a en elle une violence qu’elle n’ose pas montrer car elle est loin d’être heureuse avec le comte qui est une brute, un homme du commun dont l’oncle est devenu pape et qui, de ce fait, écrase tout le monde autour de lui. Il n’aime vraiment que l’or.

– Sa femme est belle pourtant ! Ne l’aime-t-il pas ?

– Il est fier parce qu’elle est princesse, mais il ne peut être question d’amour. Songe que, lorsqu’il l’a épousée, elle n’avait que onze ans et pourtant il a exigé que la nuit de noces ait lieu sur-le-champ. Je crois qu’elle ne le lui pardonnera jamais.

– Elle est enceinte néanmoins, si je me souviens bien ?

– Oui. Elle va accoucher d’un jour à l’autre. Même si elle déteste son époux, elle est obligée de le subir. Oh, elle a de grandes compensations : elle est la reine de Rome. Tout ce qui compte dans la ville est à ses pieds. Et puis, elle a les livres, le savoir. Au palais, il y a une pièce où elle aime se retirer pour composer des philtres, des potions, des onguents pour la beauté.

– Elle fait de l’alchimie ?

– Je ne sais pas si cette pratique s’appelle ainsi, mais la comtesse vient ici très souvent. C’est elle qui protège Anna la Juive – c’est comme ça qu’on l’appelle –, parce qu’elle apprend beaucoup de choses chez elle. Et puis, Anna lui compose des laits, des crèmes, des emplâtres qui embellissent ou qui aident à conserver la beauté. Donna Catarina écrit tout cela dans un livre qu’elle garde jalousement[xvii].

– Décidément, c’est une femme surprenante, fit Fiora, mais ne s’étonne-t-elle pas de tes absences ? Voilà deux jours que tu viens ici. Elle te l’a permis ?

– Je t’ai dit qu’elle est bonne. Je lui ai presque avoué la vérité : que j’avais retrouvé ma seule amie d’autrefois, qu’elle était malade, et qu’elle avait besoin de moi.

– C’est vrai, Khatoun. J’ai besoin de toi. Malheureusement, nous allons nous quitter bientôt. Dès que j’aurai recouvré mes forces, je demanderai à Stefano Infessura de m’aider à sortir de Rome. Je veux aller à Florence d’abord, pour être à l’abri des griffes du pape et de Hieronyma, et ensuite rentrer en France !

– Je partirai avec toi. Je ne veux plus te quitter... et puis j’ai envie de revoir donna Léonarda et de connaître le bébé Philippe.

– Tu crois que donna Catarina te le permettra ?

– Qu’elle le permette ou non est sans importance. De par la loi des esclaves, je t’appartiens toujours car tu ne m’as jamais vendue, ni chassée... ni affranchie.

– Si. Tu es affranchie depuis longtemps, Khatoun. Depuis le jour où, pour tenter de me délivrer, tu t’es jetée dans les pattes de la Virago. Tu le sais bien.

– Oui, mais je n’ai pas envie que cela se sache. L’entrée d’Anna interrompit la conversation. La belle Juive venait renouveler, comme elle le faisait deux fois le jour, le pansement de sa malade qui lui donnait d’ailleurs toute satisfaction. Fiora avait échappé, grâce à ses soins, à la fièvre qui eût retardé une guérison avançant à grands pas. Anna avait donc toutes les raisons de se réjouir, pourtant, ce soir-là, elle était soucieuse.

– L’Infessura ne s’est montré ni hier ni aujourd’hui, dit-elle, alors qu’il avait promis de venir tous les jours...

– N’est-ce pas plutôt la nuit qu’il faut l’attendre ? dit Fiora. Nous ne l’avons pas vu la nuit dernière, sans doute. Il a pu être empêché. Il viendra ce soir...

Pourtant la nuit passa sans que le scribe républicain vînt frapper à la porte. On ne le vit pas davantage le jour suivant, et le quatrième matin se leva sans qu’il reparût.

– Il faut savoir ce qui se passe, déclara Anna. Je vais fermer cette maison soigneusement et me rendre chez lui. Tu n’ouvriras à personne, même à Khatoun ! ajouta-t-elle pour Fiora.

Dépouillant rapidement sa tiare dorée et ses robes traditionnelles, Anna prit des habits de servante, chaussa des socques, accrocha un panier à son bras comme si elle allait au marché et quitta sa maison par la cour de derrière que la voûte ronde faisait communiquer avec la rue.

Restée seule, Fiora qui, depuis la veille, se sentait assez bien pour se lever, erra dans la maison. Elle avait soif et descendit à la cuisine qui ouvrait de plain-pied sur la pièce d’entrée pour y chercher de l’eau, puis elle s’aventura dans le caveau qui servait de laboratoire à son hôtesse, feuilleta quelques livres, mais la plupart étaient écrits en caractères hébraïques et elle n’y comprit rien. Seul un traité d’Hippocrate, en grec, aurait pu retenir son attention, mais elle ne se sentait aucune affinité avec la médecine et regagna sa chambre, ne sachant trop à quoi s’occuper.

Machinalement, elle s’approcha de la fenêtre devant laquelle, le matin même, Anna avait étendu quelques pièces de linge. Il était tout de même possible d’observer ce qui se passait dans la rue. Par prudence, Fiora demeura à l’abri des rideaux à moitié tirés. Le spectacle n’avait rien de bien intéressant : quelques passants pauvrement vêtus portant presque tous la rouelle jaune, des enfants qui jouaient à la toupie sur une ancienne dalle romaine et, comme toile de fond, la façade rébarbative du palais Cenci qui semblait refermé sur lui-même et dont la masse dominait dédaigneusement le quartier.

Soudain, l’attention de Fiora se fixa : un homme venait de sortir de ce palais muet, tenant un cheval par la bride. Il s’arrêta au seuil, tournant la tête de tous côtés comme s’il cherchait d’où venait le vent puis, sans même prendre la peine de se hisser en selle, il se mit en marche lentement, lentement, observant les façades des premières maisons du ghetto. Cet homme, c’était Giovanni-Battista de Montesecco. C’était l’homme qui l’avait enlevée de France et amenée captive à Rome.

Le cœur de la jeune femme manqua un battement. Que cherchait-il dans ce quartier misérable ? Il avait fait visite, sans doute, à quelque habitant du palais Cenci, mais l’endroit n’était pas un lieu de promenade agréable et il aurait dû enfourcher son cheval et s’éloigner rapidement. Pourtant, il traînait, il s’arrêtait pour regarder quelque chose, revenait en arrière, repartait. Derrière ses rideaux, Fiora murmura une prière pour qu’Anna ne revînt pas à cet instant. Même sous son déguisement, elle attirerait sûrement, ne fût-ce que par sa beauté, l’attention de cet homme qui, sous le vocable de condottiere, cachait en réalité un chef de spadassins.

Heureusement, quand Anna reparut, son panier plein, Montesecco avait disparu depuis quelques minutes dans la direction opposée à celle par laquelle revenait la Juive. Fiora descendit à sa rencontre, ce qui la surprit :

– Tu t’es levée ? N’est-ce pas un peu tôt ?

– Pourquoi pas ? Je n’ai pas de fièvre et mes jambes me semblent tout à fait solides. Enfin, je n’aime pas rester couchée quand je peux l’éviter. As-tu des nouvelles ?

– Oui, et elles ne sont pas bonnes. L’Infessura a été arrêté avant-hier.

Fiora se sentit pâlir :

– Mon Dieu ! Et... sait-on pourquoi ?

– Pas vraiment, mais l’avis général est que le pape l’a fait saisir par le Soldan à cause de ses écrits qui courent les rues de la ville. C’est ce qu’il appelle donner les nouvelles de la nuit. On les trouve souvent au marché du Campo dei Fiori ou encore près d’une vieille statue, reste d’un groupe antique, que les gens du quartier appellent Pasquino. Stefano aime à y déposer ses pamphlets. Il paraît que le dernier parlait du seigneur Santa Croce qui aurait tenté de violer une femme dans les ruines du mausolée d’Auguste...

– Doux Jésus ! Mais c’est moi cette femme-là ! Quelle folie d’aller crier cette histoire aux quatre vents ! Stefano m’a délivrée et c’est là que j’ai reçu ce coup de stylet.

– Une folie sans doute... à moins qu’il n’ait pensé qu’on n’oserait pas s’attaquer à lui ? Le peuple l’aime et ce qu’il cherche, au fond, c’est à soulever ce même peuple pour que Rome puisse redevenir une république à la manière des temps anciens. Il ne se gêne pas pour clamer qu’on ne fait rien de bon dans la ville, que le nombre des vols, des homicides et des sacrilèges ne cesse de grandir. Il espère dans la puissance d’une foule indignée et rendue furieuse.

– Je ne sais pas s’il a raison. En tout cas, il n’est plus un « homme libre » et j’y suis pour quelque chose. En outre, il faut que je te dise ce que j’ai vu, il y a un moment.

Anna écouta sans mot dire le court récit de Fiora et ne s’en montra pas autrement émue :

– Il peut s’agir seulement d’une coïncidence, dit-elle enfin. Les frères Montesecco, Gian-Battista, que tu connais, et Léone, le capitaine de la garde pontificale, entretiennent d’excellentes relations avec les familles les plus turbulentes de la ville dès l’instant où elles ne sont pas alliées aux Colonna. Les Cenci sont de ceux-là, mais, quoi qu’il en soit, la présence de cet homme aux abords de notre maison et, surtout, cet intérêt qu’il semblait porter au voisinage ne sont pas très rassurants.

– Il faut que je m’en aille, dit Fiora. Quand rentre ton père ?

– Dans deux jours selon toute vraisemblance, puisque je n’ai pas reçu de nouvelles. Mais comment te faire partir ? Et ne me réponds pas : à pied. Tu n’es pas encore assez solide.

– J’ai un ducat et aussi une chaîne d’or avec une médaille que j’ai volés à celle qui me gardait chez Borgia. J’ai seulement besoin d’une monture, d’un costume de garçon et d’un peu d’argent monnayé pour me rendre à Florence. Là, je serai sauvée... du moins je l’espère.

– Cela doit être faisable. Mais, d’abord, viens avec moi. Nous allons peut-être savoir.

Prenant Fiora par la main, elle la conduisit jusqu’au caveau que la jeune femme avait visité un moment plus tôt. Là, elle la fit asseoir sur un banc puis alluma dans la cheminée une brassée de pommes de pin qui s’enflammèrent en crépitant. En attendant qu’elles se réduisent en braise, Anna coupa une mèche des cheveux de sa pensionnaire, les disposa sur une petite pelle de fer qu’elle posa sur le feu. Les cheveux se racornirent pour ne plus laisser qu’un peu de cendres légères. Ensuite la Juive alla chercher un bassin rempli d’une eau qui semblait très pure et qu’elle posa sur le banc entre Fiora et elle avant d’y jeter les cendres. Puis elle se pencha sur le bassin dans lequel se reflétaient les trois flammes du chandelier allumé sur la table. Comprenant qu’Anna cherchait une réponse aux questions qu’elles se posaient toutes deux, Fiora retint son souffle, regardant avec curiosité les prunelles de la jeune femme se dilater, devenir si larges qu’elle n’en pouvait plus détacher son propre regard. Elle épiait les expressions de ces yeux noirs et crut y lire de l’effroi...

Soudain, Anna se détourna du bassin, secouant la tête avec agacement :

Je ne vois rien ! dit-elle.

– As-tu donc le pouvoir de lire l’avenir ?

– Oui, mais en ce qui te concerne, je ne peux rien voir. Elle semblait gênée, se détournait, se levait et marchait par la pièce avec une agitation qui effraya Fiora :

– Tu es bien certaine de n’avoir rien vu ? demanda-t-elle doucement. Ou bien préfères-tu ne rien me dire ? J’ai cru lire de la peur dans ton regard. Je t’en prie, quel que soit mon destin, je préfère en être avertie ! Je suis passée par tant d’épreuves que je ne suis plus effrayée par grand-chose.

Après quelques instants de silence, Anna mit fin à ses allées et venues et revint s’asseoir auprès de Fiora :

– C’est peut-être parce que tu es trop proche de moi en ce moment que je ne vois rien de net, sinon un lieu obscur comme une prison, une foule en colère... du sang !

– Le mien ? dit Fiora en pâlissant malgré elle.

– Je ne crois pas. Ne me demande pas pourquoi, mais c’est comme une voix secrète... je n’ai entrevu... que de nouvelles épreuves à travers lesquelles tu dois passer.

Elle prit la main de Fiora et la serra entre les siennes en fermant les yeux à demi :

– Non... Ce sang n’est pas le tien, mais tu en souffriras tout de même... Il y a une route au-delà... Je ne sais où elle mène.

Lâchant la main de la jeune femme, Anna lui offrit un sourire las et alla reprendre le flambeau pour indiquer qu’elle désirait remonter dans son appartement :

– Tu vas me prendre pour une folle, soupira-t-elle, et je suis, en tout cas, bien loin de ma réputation. De toute façon, même s’il m’arrive d’avoir de claires visions, je sais que je n’atteindrai jamais à la clairvoyance qui fut celle de ma mère... et qui l’a conduite à sa perte.

– Te prendre pour une folle, sûrement pas ! J’avais un ami, à Florence, un médecin venu de Byzance et devant qui, parfois, se levait le voile de l’avenir. Il ne savait pas, lui, d’où cela lui venait. Ta mère était ainsi ?

– Elle était plus que cela : l’une de ces grandes prophétesses comme le peuple d’Israël en a connues et en connaîtra peut-être encore. Les tribus juives de Naples savaient toutes que Rebecca, l’épouse de Nathan, le riche rabbin, était inspirée de l’Esprit et, dès mon plus jeune âge, j’ai éprouvé pour elle cette admiration et cette crainte respectueuse que l’on voue aux êtres qui ne sont pas tout à fait de cette terre. J’osais à peine l’appeler « ma mère », cette grande femme brune, très belle, dont les yeux avaient toujours l’air de voir au travers de moi, au visage si grave qu’il ignorait le sourire. Elle a marqué mon enfance d’une empreinte redoutable où entrait quelque chose qui ressemblait à une terreur sacrée.

– Elle est morte ? murmura Fiora impressionnée.

– Oui... et les flammes du bûcher où le Saint Office et la cruauté du roi Ferrante de Naples l’on fait monter n’ont abouti qu’à lui ajouter une auréole flamboyante et terrible qui me hante encore.

Vaincue peut-être par un silence trop longtemps retenu, Anna la Juive retraça, pour cette inconnue accueillie par charité mais en qui elle devinait une sœur de souffrance, ce qu’avait été sa vie depuis ce moment terrible où, fillette de douze ans chargée des mêmes chaînes qui liaient son père, elle avait dû rester jusqu’à la fin en face de l’énorme fournaise où se consumait le corps de sa mère. Elle en avait gardé un souvenir d’horreur qui la faisait encore trembler durant ses heures de méditation, mais son âme en avait été trempée à jamais car elle en avait retiré une immense exaltation d’orgueil. La morsure du feu, en effet, n’avait pas arraché une plainte à Rebecca, murée dans son dédain et ses visions de l’au-delà. Et l’enfant, sous ses paupières closes que la chaleur faisait douloureuses, avait prié pour qu’il lui soit donné de savoir mourir avec le même courage si, un jour, elle venait à subir le même sort.

Le supplice terminé, Nathan et sa fille, épargnés par on ne sait quel miracle, avaient été traînés par les soldats de Ferrante jusqu’à une petite baie du sud de Naples où abordaient secrètement les navires marchands de Tunis. Comment l’enfant fragile, comment l’homme harassé n’avaient-ils pas succombé, c’était l’un de ces mystères de la volonté humaine et de la haine qui, lovée au cœur des plus faibles, peut les porter plus loin que les forts. Vendus comme esclaves, Nathan et sa fille auraient dû entamer un nouveau calvaire mais, curieusement, en les vendant aux Tunisiens, les soldats de Ferrante leur avaient sauvé la vie.

Près de l’antique Carthage vivait un riche Juif nommé Amos, parent de Rebecca et qui jouissait d’un certain crédit auprès du gouverneur mérinide de la région. A peine arrivé au port, Nathan s’était réclamé de lui. Amos était accouru. Il avait sans peine racheté le père et la fille et les avait emmenés dans la belle maison qu’il possédait près de la mer. Là, tous deux avaient retrouvé force et santé.

Néanmoins, Nathan refusa l’offre que formulait Amos de les garder auprès de lui. Il voulait retourner en Italie pour y préparer sa vengeance. Sa réputation y était grande et, à Rome, il comptait beaucoup d’amis dans la colonie juive. En outre, il savait n’avoir rien à craindre du pape tant qu’il ne se dresserait pas contre. Un matin, Anna et lui s’étaient embarqués à La Marsa, sûrs de trouver au bout du chemin asile, protection et même possibilité de refaire fortune.

Sept années s’étaient écoulées depuis ce retour. Anna les avait employées à l’étude et au développement de ses dons naturels. Auprès des vieilles du ghetto et de ceux qui savaient lire dans les astres, elle avait perfectionné les leçons de Rebecca et appris l’art redoutable des philtres et des poisons. Et puis, elle avait attendu les clients qui, de plus en plus nombreux, lui avaient fait une réputation, un nom que l’on se passait sous le manteau et qui, un soir, avait amené chez elle la nièce du pape

– Tu as déjà vendu des poisons ? demanda Fiora après une légère hésitation.

– Oui. Et sans remords. Chaque fois que j’ai remis à quelqu’un une liqueur ou une poudre mortelles, je me suis réjouie dans mon cœur parce que les prêtres sont nombreux dans cette ville des papes et que mon poison était peut-être destiné à l’un d’eux. Je les hais, je les hais tous, car ils font partie de ceux qui ont aidé Ferrante à enchaîner ma mère au bûcher.

– Et tu n’as pas peur qu’un jour...

– On en allume un pour moi au Campo dei Fiori ? Non. Si je peux parvenir à faire tuer Ferrante de Naples, j’y monterai avec joie.

– Je comprends ce que tu éprouves car j’ai, moi aussi, cherché la vengeance, mais Dieu a frappé avant moi...

– Et tu es satisfaite ?

– Oui et non. Oui, parce que la main du Seigneur a frappé plus fort que je n’aurais pu le faire. Non, parce que le désir de vengeance est encore en moi. Tant que vivra la meurtrière de mon père, je ne connaîtrai pas la paix. D’ailleurs, elle me menace encore.

– Elle est ici, à Rome, et tu veux aller à Florence ?

– Je ne peux l’atteindre sans me livrer. Il faut que je parte et tu le sais bien, mais je ne renoncerai pas.

– Je t’aiderai si tu le veux !

La nuit tombait. Anna alla tirer les rideaux, puis alluma des chandelles.

– J’attends quelqu’un cette nuit. Ne t’inquiète pas si tu entends du bruit et, surtout, ne bouge pas.

– Et Khatoun ?

– Si elle vient, je te l’enverrai.

Cependant la nuit passa sans ramener la jeune Tartare et l’anxiété tint compagnie à Fiora jusqu’au lever du jour. Dans les heures prochaines, Anna lui procurerait sans doute les moyens de fuir, mais la pensée de s’éloigner à nouveau sans avoir au moins revu Khatoun lui était insupportable. Quand elle était partie pour la France, avec Démétrios, Esteban et Léonarde, elle s’était résignée à la séparation d’avec sa petite compagne d’enfance parce qu’elle la croyait heureuse et engagée dans le destin qu’elle avait choisi. Mais la laisser dans cette situation de semi-esclavage, de servante privilégiée peut-être, mais servante tout de même, lui était intolérable. Bien sûr, Khatoun pourrait la rejoindre à Florence et le ferait sans doute si elle était libre, mais donna Catarina ne la laisserait certainement pas partir. D’abord parce que son époux avait dû la payer cher et ensuite parce que, semblable en cela à toutes les grandes dames italiennes, elle devait tenir beaucoup à ce petit personnage exotique. Les Tartares étaient rares et d’autant plus précieuses.

Pourtant, il allait falloir se résigner : Anna, en lui apportant son déjeuner, lui avait fait mille recommandations sur les soins que sa blessure réclamait encore. Dans un sac, elle avait placé de la charpie, des bandes, une fiole d’eau-de-vie pour nettoyer et deux pots d’onguent. Puis elle avait soigneusement examiné sa patiente et surtout la plaie, en bonne voie de cicatrisation, sur laquelle un épais pansement avait été posé.

– C’est donc cette nuit que je pars ? demanda Fiora.

– Oui. Une heure avant le lever du jour, je te conduirai jusqu’à la porte del Popolo où tu attendras le moment de la franchir. Je t’ai trouvé un mulet et un costume de paysan. Avec un peu de chance tu atteindras Florence sans trop de peine. Mon père rentre demain et je serai là pour le recevoir.

Mais un sort capricieux avait décidé que Fiora ne retrouverait pas, cette nuit-là, le chemin déjà interrompu et ne verrait pas l’aube se lever sur la porte del Popolo. Les cloches des innombrables églises et couvents venaient de sonner pour le dernier office et les valets avaient allumé depuis un moment les pots à feu dans leurs cages de fer à l’entrée des palais quand une litière fermée, escortée de quatre cavaliers, pénétra dans la rue et franchit la voûte ouvrant sur la cour.

Etonnée car elle n’attendait personne, Anna ouvrit une étroite fenêtre donnant sur l’arrière de la maison et se pencha. Puis, saisissant un flambeau, elle se précipita dans l’escalier :

– C’est Khatoun ! s’écria-t-elle. Et la comtesse Riario est avec elle. Ne bouge pas ! Il faut que je sache ce qu’elle veut !

Fiora n’eut pas le temps de se poser des questions. Dans un flot de taffetas mordoré, de fourrures fauves et de dentelles neigeuses, donna Catarina, débitant un torrent de paroles, envahissait déjà l’escalier et faisait irruption dans la pièce où se tenait Fiora. Sa grossesse presque à terme la faisait aussi large que haute, mais son visage demeurait frais comme une rose et elle n’avait rien perdu de sa combativité :

– Je viens vous chercher ! clama-t-elle un peu essoufflée tout de même avant de s’affaler au milieu des coussins de l’un des divans bas, ce qui lui mit le ventre à la hauteur du menton. Et grâce à Dieu, j’arrive à temps !

– A temps pour quoi, Madonna ?

– Mais pour vous empêcher de faire cette folie de partir à l’aurore, seule et certainement encore mal remise, d’après ce que me dit Anna.

– Je n’ai pas le choix. Le rabbin Nathan revient demain et ma présence lui serait désagréable. Je ne peux pas le lui reprocher. Il tient à garder la protection du ... Saint-Père !

La jeune comtesse sourit, ce qui fit rayonner son visage et plisser ses taches de rousseur :

– On dirait que le mot a du mal à passer ? Ne lui en veuillez pas trop ! Il serait assez bon homme, au fond, si son entourage familial ne le poussait pas à des excès regrettables. Mais nous allons avoir tout le temps de parler. Préparez-vous, je vous emmène !

– Pardonnez-moi, donna Catarina, mais... où donc ?

– Chez moi, voyons ! Ne prenez pas cet air effarouché ! Mon époux est parti vers le milieu du jour pour un domaine que son oncle vient de lui offrir à Segni. Cela nous donne quelques jours pour d’abord vous reposer un peu plus. Ensuite, c’est moi qui vous donnerai les moyens de gagner Florence. Ne cherchez pas, Khatoun m’a renseignée. Comme je sais qu’elle a été élevée au palais Beltrami, car elle ne m’a rien caché de sa vie passée, je n’ai pas eu de peine à deviner qui pouvait être cette amie malade qu’elle tenait à visiter chaque jour.

– Et vous voulez m’aider à rejoindre Florence, vous, la comtesse Riario ?

– Non. Moi, Catarina Sforza ! Mes parents et les Médicis entretenaient d’excellentes relations et vous vous souvenez peut-être de cette visite que nous avions faite à Florence, en grand apparat, voici quelques années ?

– Je ne l’ai jamais oubliée ! Votre Grâce était encore une enfant... Le cortège du duc de Milan était magnifique.

– Et... Giuliano de Médicis l’était plus encore ! J’avoue qu’à ce moment, je suis tombée amoureuse de lui... un peu aussi de Lorenzo, si laid mais si fascinant ! Or, le hasard m’a fait découvrir que le comte Riario... mon époux, fomente contre eux un complot avec ce vilain singe de Francesco Pazzi et votre ami Montesecco !

– Montesecco ? Je l’ai vu hier, dans cette rue. Il sortait du palais Cenci et il s’intéressait beaucoup aux maisons de ce côté.

– Cela n’a rien d’étonnant. Il est possible que les Cenci trempent aussi dans la conspiration. En quels termes êtes-vous avec les Médicis ?

– Lorenzo m’a sauvé la vie, aidée à fuir, protégée par-delà l’exil, et je sais qu’il n’a jamais cessé de veiller sur mes intérêts. C’est pourquoi le chemin de sa ville m’est apparu comme le seul par lequel je puisse rentrer en France et rejoindre mon fils.

– C’est pourquoi j’ai décidé de vous aider à fuir Rome. Il faut que je puisse envoyer quelqu’un de sûr à Florence, quelqu’un d’assez éloigné de moi pour que mon rôle dans cette affaire ne soit jamais connu, car alors ma vie ne vaudrait pas cher. Par chance vous êtes là et, à nous deux, nous parviendrons peut-être à éviter un grand malheur.

– Si grand que cela ?

– Jugez plutôt ! Mon époux et ses amis veulent faire assassiner les Médicis. Et cela prochainement... Mais nous perdons du temps ! Pressez-vous, je vous en prie !

Fiora n’était pas encore décidée. Elle n’aimait pas l’idée de séjourner, même deux ou trois jours, au palais Riario où elle craignait de se jeter dans la gueule du loup. D’autre part, ce qui s’y tramait était franchement abominable et contraire à ses propres intérêts. Que les Médicis soient abattus et que Riario devienne le maître de Florence, et tout s’évanouissait des espoirs qu’elle y plaçait.

– Si l’on apprend que je suis venue chez vous, dit-elle, ne croyez-vous pas que votre époux fera le rapprochement au cas où nous ferions échouer ses projets ?

– Il est absent, vous dis-je ! Et ceux de mes serviteurs qui vous verront sont venus avec moi de Milan : ils me sont tout dévoués. Hâtez-vous, je vous en prie ! Si vous voulez vous sauver vous-même tout en préservant la vie de vos amis, vous n’avez pas le choix. Je vous en dirai plus dans ma litière.

Cette fois, Fiora se rendit. Le costume de paysan qu’avait préparé Anna ne pouvait lui être d’aucun secours et elle choisit de reprendre les habits de dona Juana qui avaient l’avantage d’être d’une grande discrétion. La Juive les compléta d’un voile noir, celui que Fiora portait lors de sa fuite étant demeuré attaché aux balustres du palais Borgia. Puis, au moment de lui rendre l’aumônière, elle profita de ce que Catarina s’intéressait à une statuette antique placée dans une niche pour montrer à Fiora, au creux de sa main, un tout petit flacon enveloppé d’une gaine de plomb et soigneusement bouché qu’elle glissa dans la poche de velours en murmurant :

– Si ton ennemie boit cela, dans du vin ou dans n’importe quoi, elle mourra dans la semaine sans que personne puisse savoir de quelle maladie. Que Jehovah te garde !

Fiora hésita un instant à prendre ce qu’on lui offrait. Le poison était, à ses yeux, une arme indigne, mais elle ne voulait pas désobliger son hôtesse. Elle chercha la médaille d’or qui avait appartenu à Juana et voulut la lui donner, mais Anna refusa :

– Non. Tu ne me dois rien puisque l’hospitalité t’a été mesurée. Donne ceci à quelqu’un qui en aura un plus grand besoin.

Les deux femmes s’embrassèrent sous l’œil impatient de Catarina. Khatoun, à qui elle avait ordonné de rester en bas, venait de monter à son tour, inquiète de voir le temps passer et craignant peut-être que Fiora ne se fût pas laissé convaincre.

– Il faut venir vite ! Tu peux avoir confiance, tu sais ?

– J’ai confiance. Pour que donna Catarina soit venue en personne jusqu’ici, et en pleine nuit, alors qu’elle devrait être dans son lit où elle va enfanter, il faut que son intérêt pour moi soit grand.

Confortablement garnie de matelas de plumes et de coussins épais, fermée par des rideaux de velours brun doublés de satin blanc et protégée des intempéries par des volets de cuir armorié, la litière qui attendait donna Catarina possédait toutes les qualités nécessaires pour couvrir agréablement les plus longs trajets. Les trois femmes y prirent place. La jeune comtesse avec une satisfaction qui disait assez sa fatigue. Elle s’étendit de tout son long dans le fouillis soyeux tandis que Khatoun prenait dans un petit coffre doré un flacon de liqueur dont elle versa quelques gouttes dans deux gobelets. Elle tendit l’un à Fiora et fit boire l’autre à sa maîtresse dont les traits venaient de se tirer et qui fermait les yeux.

– Vous auriez dû me laisser venir seule, Madonna ! reprocha-t-elle doucement. C’eût été plus prudent. De toute façon, votre litière est respectée jusque dans les endroits les plus dangereux.

Catarina rouvrit les yeux, prit le gobelet et avala le reste d’un trait, puis se redressa un peu :

– Il fallait que je vienne. Donna Fiora ne t’aurait peut-être pas suivie sans mon insistance. Et nous avons à parler.

– Vos gardes ne risquent pas d’entendre ? murmura Fiora qui avait bu avec plaisir l’excellent vin de Chypre qu’on lui avait offert.

– La litière est bien close. En outre, le bruit des roues et le pas des chevaux sont suffisants. D’autant que nous n’allons pas crier. Nous sommes assez près l’une de l’autre pour que même le cocher n’entende rien. La raison pour laquelle mon époux a monté ce complot...

– Je la connais depuis longtemps, coupa Fiora. Nous savons tous, à Florence, que le pape souhaite que votre époux devienne seigneur de la ville.

– Oui, mais le problème est devenu plus aigu depuis que nous possédons Imola, c’est-à-dire que nous sommes voisins. Les Médicis morts, Girolamo, mon époux, n’aurait plus à se soucier d’eux et son pouvoir s’étendrait largement vers la mer. Quant à Francesco Pazzi...

– Là aussi nous sommes au courant. Exilé, il a perdu une partie de sa fortune et, bien qu’il soit devenu le banquier du pape, il a toujours rêvé de revenir en force à Florence.

– Où demeurent encore la tête de la famille et quelques-uns de ses membres.

– Le vieux Jacopo est toujours vivant ?

– Plus que jamais et tout disposé, bien sûr, à aider Francesco à revenir et à se venger. Quant à Montesecco, le troisième homme, il tuerait sa mère pour un sac d’or et on lui a promis beaucoup plus.

– Je vois. Mais le pape, dans tout cela ?

– C’est là le point obscur. On m’a assuré qu’il aurait expressément recommandé qu’il n’y eût pas « effusion de sang ».

– Pas d’effusion de sang ? Il me paraît difficile de tuer quelqu’un sans faire couler son sang ! Comment l’entend-il ?

– Ma chère, Sa Sainteté ne saurait ordonner un meurtre. Elle ne doit même pas en avoir connaissance...

– Quitte à crier bien haut, une fois le coup fait, et même à le déplorer ? On excommuniera quelques comparses car votre époux ne compte pas, j’imagine, faire la besogne lui-même ?

– Bien sûr que non. Il ne quittera pas Rome. Seuls Pazzi et Montesecco feront le voyage.

– A quelle occasion ? Ils n’espèrent tout de même pas être reçus par Lorenzo ?

Catarina expliqua alors ce qu’elle savait du plan. Le pape, qui venait de conférer le chapeau de cardinal à son plus jeune neveu, Rafaele Riario, et le faisait revenir à cette occasion de l’université de Pise où il achevait ses études, avait décidé de le nommer en même temps légat à Pérouse. Catarina trouvait cette nomination absurde car le nouveau cardinal n’avait que dix-huit ans et aucune capacité à tenir une difficile légation, mais le pape, qui éprouvait pour lui une tendresse toute paternelle, n’en était pas à une folie près. Une fois intronisé, le jeune Rafaele s’en irait en grand arroi visiter sa chère université pour lui offrir ses premières bénédictions. Ensuite, et en revenant sur Pérouse, il passerait tout naturellement par Florence où les Médicis ne pourraient se permettre de lui refuser l’accueil, puisque les relations apparentes entre Lorenzo et le Saint-Siège étaient convenables. Le jeune cardinal logerait vraisemblablement chez le vieux Pazzi, mais les Médicis ne pourraient faire moins que le recevoir à plusieurs reprises. Leur hospitalité était trop large et trop fastueuse pour qu’ils n’accueillent pas de leur mieux un cardinal légat. L’occasion se trouverait alors d’abattre les deux frères.

– Chez eux ? Dans leur propre palais ? s’indigna Fiora. C’est non seulement monstrueux, mais insensé. Les assassins seront massacrés sur place.

– On choisira de préférence une fête ou une cérémonie extérieure. Tous les Pazzi se regrouperont pour cette occasion et Montesecco amènera ses hommes de main. Même l’archevêque de Pise, Salviati, aurait décidé d’apporter son aide. Il n’a pas apprécié du tout que Lorenzo s’oppose à sa nomination comme archevêque de Florence.

Cette fois, Fiora ne répondit pas. Ce récit était effarant, insensé. Tous ces gens, des ennemis sans doute mais aussi des prêtres, allaient se jeter comme un vol de corbeaux sur sa ville bien-aimée pour y assassiner Giuliano qu’elle aimait autrefois et Lorenzo qui lui avait montré tant d’amitié. Et qui plus est, ils utiliseraient pour accomplir leur forfait ce principe sacré de l’hospitalité si cher au cœur de tout Italien.

– Vous ne dites rien ? fit Catarina.

– Pardonnez-moi, Madonna, mais ces projets m’écœurent et je comprends que la petite-fille du grand Francesco Sforza refuse de devoir un Etat à de tels procédés.

– C’est moins le souvenir de mon grand-père que celui de la femme qui m’a élevée : la duchesse Bona, épouse de mon père et sœur de la reine de France, qui me range dans le camp des Médicis. Celui aussi de mon père, assassiné il y a un peu plus d’un an. Et puis, je le répète, j’ai toujours aimé Giuliano. Vous m’aiderez ?

– Je suis prête à partir pour Florence immédiatement. Moi aussi j’ai aimé Giuliano avant de rencontrer l’époux que j’ai eu la douleur de perdre. Si je peux l’empêcher, je ne les laisserai pas mourir.

– Il vaut mieux attendre deux ou trois jours afin de mieux nous préparer. La visite de Rafaele à Florence devrait se situer vers la fête de Pâques et la Semaine sainte approche.

Le palais Riario se situait non loin du Tibre et près des deux églises de Sant’Apollinario et de Sant’Augustino. Imposante demeure quadrangulaire, de construction récente, elle semblait capable de soutenir un siège tant elle était solide et bien défendue. La nuit empêcha Fiora d’en apprécier l’architecture, car elle n’était éclairée sur la rue que par les habituelles cages à feu. Mais la voûte profonde, où veillait un corps de garde et qui ouvrait sur l’habituelle cour carrée, mit la jeune femme mal à l’aise quand la litière la franchit et plus encore lorsque les lourdes portes firent entendre leur grondement en se refermant. Décidément, Girolamo ne laissait rien au hasard et sa maison ressemblait à un coffre-fort. Il ne devait pas être facile d’en sortir sans l’approbation du maître.

La cour était silencieuse, mal éclairée par quatre torches : deux fixées à la sortie de la voûte et deux au bas du raide escalier de pierre qui montait vers les étages. Quand la litière et son escorte s’arrêtèrent au plus près de cet escalier, ce fut le silence, comme si le palais était inhabité :

– Tirez votre voile sur votre visage, donna Fiora ! conseilla Catarina. Et toi, Khatoun, aide-moi à descendre ! Je ne me sens pas très bien...

– Quand je disais que c’était une folie ? bougonna la petite Tartare qui, aidée de Fiora, extirpait sa maîtresse du creux des coussins.

– C’est plus qu’une folie, c’est une grave imprudence. D’autant que je pourrais prendre ça pour une trahison ! gronda une voix d’homme qui arracha un cri à Catarina.

– Vous ? Mais que faites-vous là ? Je vous croyais à Segni ?

Sans lui répondre, Girolamo Riario se tourna vers Fiora et arracha le voile qui couvrait sa tête. Son visage épais, aux traits lourds, que la somptuosité d’un pourpoint brodé d’or n’arrivait pas à rendre distingué s’éclaira d’un sourire satisfait :

– Enfin on vous retrouve, ma belle ! Une chance qu’un des hommes de Santa Croce vous ait reconnue, l’autre nuit, et vous ait suivie de la rive tandis que vous descendiez le Tibre en barque. Le matin même j’ai su où vous étiez...

– Pourquoi n’ai-je pas été arrêtée, alors, comme l’a été Stefano Infessura ?

– Ce n’est pas pour ça qu’on s’est emparé de lui, mais pour lui apprendre la modération dans ses écrits. Il sera...

Il n’en dit pas plus. Comme une furie, Catarina venait de se jeter entre lui et Fiora, les bras étendus dans un geste de protection, un geste qui ne manquait pas de grandeur.

– Vous avez osé me tendre un piège, vous ? A moi ?

– Ne prenez donc pas vos airs de princesse ! Pas avec moi qui suis votre époux, même si je ne réponds pas à votre idéal masculin. Où prenez-vous que je vous aie tendu un piège, ou que j’aie seulement cherché à vous être désagréable ? Si cela était, j’aurais fait prendre cette femme chez la Juive et j’aurais envoyé celle-ci réfléchir en prison.

– Sous quelle accusation ? Anna a soigné une blessée qui lui a été amenée, rien de plus. En outre, vous n’ignorez pas que le Saint-Père ne veut pas que l’on moleste les Juifs, et moins que toute autre la maison du rabbin Nathan.

– Aussi ai-je attendu que notre fugitive en sorte. Je pensais bien que vous vous chargeriez d’elle dès l’instant où vous me croiriez absent. Les visites de votre suivante au ghetto m’en ont donné la certitude. Vous voyez que j’ai eu raison puisque, sans peine aucune, sans bruit et sans violence, le beau fruit m’est tombé dans la main.

– Ne soyez pas stupide, Girolamo ! En quoi cette jeune femme vous intéresse-t-elle ? Qu’avez-vous à faire de la politique de votre oncle avec le roi de France, de la mise en cage d’un moine pouilleux et même d’un cardinal français ?

– Rien du tout, vous avez raison. En revanche, elle peut servir sans même le vouloir ma politique à moi, celle que j’entends mener avec les Médicis. Enfin... elle vaut cent ducats et c’est une somme bonne à prendre !

– Vous avez à votre disposition le trésor de l’Église et vous me déshonorez pour cent ducats ? Vous êtes un monstre, un être infâme, méprisable et je vous...

Catarina resta la bouche grande ouverte, puis, avec un cri déchirant, elle se courba en portant ses mains à son ventre et se mit à haleter comme si elle venait de fournir une longue course. Khatoun se précipita pour la soutenir, les yeux agrandis par l’inquiétude, mais Fiora avait encore trop présent à la mémoire le souvenir de son accouchement pour ne pas en reconnaître les symptômes. Elle dévisagea froidement Riario :

– Vous devriez faire porter la comtesse chez elle ! L’enfant qu’elle attend ne va plus tarder...

– Vous... vous croyez ?

Fiora s’offrit le luxe d’un sourire. Ce seigneur chamarré venait de laisser percer sous sa carapace le simple mortel, à la fois effrayé et inquiet au moment de voir venir au jour son premier enfant. Pour la seule fois de sa vie, peut-être, il fut à cet instant naturel... et même humain.

– J’en suis sûre ! dit-elle doucement. Il n’y a guère que sept mois que je suis passée par là.

Mais il ne l’écoutait plus. A ses appels furieux, une troupe de femmes surgit qui s’empara de la comtesse et, avec toutes sortes de précautions, la porta vers l’escalier. Khatoun ne les suivit pas. Catarina n’avait plus besoin d’elle et elle entendait rester auprès de Fiora. Celle-ci lui sourit et l’embrassa :

– Tu dois y aller aussi, Khatoun. Tu es à son service...

– Non... Je t’appartiens toujours. Je veux rester.

– Pour quoi faire ? Je ne sais ce que je vais devenir...

– Je vais vous le dire, dit Riario qui revenait, laissant les suivantes se charger de Catarina que l’on entendait crier de plus en plus faiblement à mesure qu’on la montait. Vous allez faire connaissance avec le château Saint-Ange. Si l’on vous y avait mise à votre arrivée, comme je le voulais, on aurait évité bien des tracas...

– Et j’aurais évité au pape une dépense de cent ducats. Vous devriez me remercier.

Surpris, Girolamo Riario la considéra d’un œil stupide puis, soudain, éclata d’un gros rire et se campa devant la jeune femme les poings sur les hanches.

– Mais c’est qu’elle a raison, la mâtine ? Tu sais, ma belle, ajouta-t-il en tendant vers la joue de Fiora un gros doigt qu’elle évita comme s’il eût été une guêpe, tu m’intéresses de plus en plus et quand mon oncle en aura fini avec toi, on pourrait peut-être...

– Rien du tout ! coupa Fiora. Vous, vous ne m’intéressez pas. Alors, finissons-en et puisque vous avez décidé de me mettre en prison, allons-y et n’en parlons plus !

– Non, maîtresse, je t’en supplie ! s’écria Khatoun qui éclata en sanglots tout en s’agrippant au bras de Fiora. Ne le mets pas en colère. On ne peut pas te mettre en prison.

– En voilà assez, hurla Riario. Va rejoindre la comtesse si tu ne veux pas qu’on t’y conduise à coups de fouet ! Et n’oublie pas que c’est à moi que tu appartiens. Je t’ai payée assez cher. Qu’on l’emmène !

Deux valets se saisirent de la petite esclave qui pleurait et se débattait, suppliant qu’on la laissât suivre le sort de son ancienne maîtresse.

– Ne lui faites pas de mal, fit Fiora émue. Elle est si jeune encore et si fragile. Elle finira bien par m’oublier.

– Faut pas te tourmenter pour elle ; ma femme y tient plus qu’à ses chiens ou à sa naine noire. Mais, au fond, la fille a raison. Pourquoi te mettre en prison ? Ce ne sont pas les chambres qui manquent ici. Tu y serais mieux pour attendre que je te conduise devant le Saint-Père.

A mesure qu’il se familiarisait, son naturel reprenait le dessus et l’on retrouvait le douanier des quais de Savone trousseur de filles. Le vernis craquait d’autant plus vite que Riario s’était éloigné des oreilles de sa femme. Raide de mépris, Fiora darda sur lui un regard glacé :

– N’importe quelle prison sera préférable à l’hospitalité d’un homme tel que vous. D’autre part, je vous serais reconnaissante de garder vos distances avec moi. Je ne suis pas une de vos courtisanes mais la comtesse de Selongey, veuve d’un chevalier de la Toison d’or !

Il eut un méchant sourire qui montra de vilaines dents :

– Beau nom ! Dépêche-toi d’en profiter ! Quelque chose me dit que tu ne vas plus le garder longtemps... Mais puisque Madame la comtesse choisit la prison, ajouta-t-il avec un salut grotesque, je vais avoir le bonheur de l’y conduire moi-même !

CHAPITRE X CARLO

Il fallut vraiment beaucoup de courage à Fiora pour ne pas se laisser aller à la fureur et au découragement qui s’emparèrent d’elle, tandis qu’encadrée de gardes elle suivait Riario au long de l’interminable rampe en spirale qui tournait à l’intérieur du château Saint-Ange et menait aux terrasses, aux appartements du gouverneur et aussi aux prisons. Depuis son arrivée à Rome, elle ne faisait guère que se déplacer autour de la forteresse papale et, si elle y aboutissait finalement, c’est qu’elle avait été destinée de tout temps à y prendre place. Tant d’efforts pour en arriver là ! C’eût été presque à pleurer de rire si l’épisode qui s’était joué chez Anna la Juive n’avait inspiré à la jeune femme d’étranges réflexions. Pourquoi donc la comtesse Catarina avait-elle insisté pour l’emmener chez elle, alors qu’elle se disposait à quitter Rome ? Pourquoi surtout l’avait-elle écoutée et suivie ? La femme de Riario pouvait aussi bien la mettre au courant du danger menaçant les Médicis et lui apporter les moyens de les prévenir sans pour autant l’emmener chez elle ? Avait-elle agi par réel souci de sa santé, ou pour la conduire d’une main plus sûre dans un piège savamment tendu ? Un piège dans lequel il était impossible de faire entrer Khatoun. La petite Tartare n’avait certainement rien à se reprocher, sinon peut-être d’avoir confié à sa nouvelle maîtresse le nom de cette amie qu’elle allait visiter ?

Le cortège déboucha enfin sur une terrasse surmontée d’un chemin de ronde crénelé où veillaient des canons. Un corps de garde, éclairé de l’intérieur, diffusait une lumière jaune qui n’enlevait rien au côté sinistre de l’endroit. Une faible lumière, une veilleuse sans doute, paraissait aux fenêtres du gouverneur devant le logis duquel deux soldats, appuyés sur leurs lances, étaient à demi assoupis, menaçant à chaque instant de s’affaler sur le tas de boulets de pierre qui attendaient une hypothétique attaque. Sur tous ces bâtiments régnait, haut dressé dans le ciel et presque sous les pieds de l’Archange, le logis réservé au pape au cas où des événements désagréables le contraindraient à chercher un refuge. Une loggia allégeait la muraille et lui donnait une tournure plus aimable.

L’apparition du comte Riario réveilla corps de garde et sentinelles. Sachant que le gouverneur, assez gravement malade, gardait le lit, il demanda le sous-gouverneur, un Albanais nommé Jorge que l’on courut chercher.

Il apparut en quelques instants, et Fiora pensa qu’elle avait rarement vu figure plus patibulaire. Cela tenait moins au visage grêlé, aux cheveux gras, au nez aplati sur une moustache de Mongol et à la bouche trop humide, qu’aux minces fentes derrière lesquelles filtrait l’inquiétante luisance d’un regard. Cet homme était cruel et faux. Quant au salut qu’il offrit au neveu du pape, c’était un chef-d’œuvre d’obséquiosité.

– Tu étais aux prisons, remarqua celui-ci. A cette heure de la nuit ?

– Oui. On a pris tout à l’heure un nouveau Français, un pèlerin soi-disant. Il était dans une taverne du Campo dei Fiori. Le patron a prévenu le Soldan qui l’a arrêté, non sans mal d’ailleurs : il a fallu douze hommes pour en venir à bout car il en avait assommé trois.

– Curieux pèlerin ! Pourquoi a-t-on appelé le Soldan ?

– L’homme posait des questions. Il cherchait une femme de son pays, venue prier au tombeau de l’Apôtre, paraît-il, et qui a disparu depuis plusieurs mois. Une femme... très belle.

Riario saisit Fiora par le bras pour la tirer dans la lumière de la torche :

– Comme celle-ci, peut-être ?

L’autre étira ses lèvres pour donner quelque chose qui ressemblait à un sourire.

– J’en jurerais ! Tu l’as retrouvée enfin, seigneur ?

– Pas sans mal. Aussi je te l’amène pour que tu me la gardes en attendant que le Saint-Père demande à la voir. Quant à ton Français, si j’ai bien compris, tu étais en train de lui poser, à ton tour, des questions ?

– C’est ça tout juste, seigneur ! Tu veux venir voir ?

– Nous allons y aller tous les deux ! N’est-ce pas, Madame la comtesse ? Cela peut être intéressant.

Le mouvement de recul de Fiora fut facilement maîtrisé. Riario la tenait et la tenait bien. Bon gré mal gré, il lui fallut suivre l’Albanais dans un étroit escalier qui plongeait vers les profondeurs de l’énorme tour. Son cœur était étreint d’une angoisse qu’elle avait peine à maîtriser à l’idée que, dans un instant, on allait la faire entrer, selon toute vraisemblance, dans une chambre de torture pour y assister au supplice d’un Français, et d’un Français qui sans doute la cherchait. Même si elle ne le connaissait pas, elle allait au-devant d’une terrible épreuve.

Jorge s’arrêta devant une porte de chêne noirci qu’aucun verrou ne défendait et qui, même, était entrouverte, laissant passer une lumière rougeâtre. Au-delà, on entendait haleter quelqu’un qui devait lutter contre la souffrance.

Le spectacle qu’elle découvrit était pire encore que ce à quoi elle s’attendait : un homme était étendu sur le chevalet, ses poignets et ses chevilles pris dans des bracelets de fer reliés à un treuil destiné à les étirer jusqu’à dislocation. L’affreuse machine était arrêtée à cause de l’absence du sous-gouverneur et le bourreau, un Noir gigantesque et nu jusqu’à la ceinture, attendait placidement, bras croisés à côté de la victime, de nouveaux ordres. Fiora n’eut aucune peine à reconnaître ce visage aux yeux clos, pâli par la douleur : c’était celui de Douglas Mortimer, le sergent de la Garde écossaise du roi de France et l’un de ses meilleurs amis.

Elle n’avait pu retenir un tressaillement qui n’échappa pas à Riario, pas plus que la soudaine blancheur de ses joues.

– Quelque chose me dit que vous vous connaissez, tous les deux ? fit-il avec un sourire plein de fiel.

Déjà Fiora se ressaisissait. Priant mentalement Dieu pour que Mortimer ne fût pas inconscient et pût l’entendre, elle déclara, plus haut peut-être qu’il n’était nécessaire et avec une indignation qu’elle n’eut pas besoin de forcer :

– Bien sûr, je le connais ! C’est l’intendant de mon domaine de La Rabaudière. Il m’est très attaché et je ne suis pas étonnée qu’il se soit mis en quête de moi. Voilà des mois que j’ai été enlevée.

– Votre intendant ? Un simple paysan à vous entendre ? Comment se fait-il alors qu’il soit venu à Rome ? Qui donc a pu lui dire que vous étiez ici ?

– Qui donc ? Je croyais qu’à mon arrivée ici, le cardinal d’Estouteville avait envoyé un messager au Plessis-lès-Tours pour faire connaître au roi Louis les exigences du pape ? Mon manoir est voisin du château royal et mes gens ont dû apprendre très vite le sort que l’on m’a fait. A ce propos, d’ailleurs, le roi n’a-t-il pas envoyé un messager, une délégation, une lettre ou quoi que ce soit d’autre en réponse au message du cardinal ?

– Il n’a rien envoyé du tout ! fit Riario en haussant les épaules. Vous ne devez pas avoir autant d’importance que mon oncle se l’imaginait.

– C’est un sacré foutu mensonge ! fit une voix qui semblait venir des profondeurs de la terre et qui était celle de Mortimer en personne. En dépit de sa situation tragique, ses yeux bleus, grands ouverts à présent, brillaient d’un feu allègre qui réchauffa le cœur de Fiora. Grâce à Dieu, il l’avait entendue, reconnue et, à eux deux, ils arriveraient peut-être à duper le douanier déguisé en prince qui les observait.

– Ah, tu parles à présent ? gronda-t-il. Tu consentiras peut-être à nous dire au moins ton nom ?

– Il s’appelle Gaucher, dit Fiora, Gaucher Le Puellier. Son oncle et sa tante, Etienne et Péronnelle, sont les gardiens de mon domaine. Une belle prise en vérité que vous avez faite là ? Un bon garçon de paysan qui ne connaît ici-bas que Dieu et son maître !

– Mais qui ose tout de même m’accuser de mensonge ? Que peut-il savoir des relations entre le roi et le souverain pontife ?

– Ce que tout le monde sait au Plessis où l’on est fort en peine de donna Fiora, reprit le faux Gaucher. Que le roi Louis a déjà envoyé ici, et par deux fois, des gens à lui... que personne n’a jamais vu revenir !

– Les chemins ne sont pas sûrs par les temps où nous vivons, soupira Riario en pleine hypocrisie. Ce qui l’est, c’est que nous n’avons reçu personne... et que tu as bien de la chance, l’ami, d’être arrivé entier.

Il s’approcha du corps étendu sur lequel il se pencha :

– Tu es bien certain de n’être pas envoyé par le roi ? J’ai bonne envie de te faire tourmenter encore un peu, rien que pour savoir si tu n’as pas encore quelques petites choses à nous dire ?

– Je suis assez grand pour m’envoyer moi-même ! grogna Mortimer en forçant sur le ton paysan. Not’ maîtresse, on l’aime par chez nous et, moi, j’ai voulu voir c’que vous en avez fait ! Mais... j’aurais jamais cru la retrouver dans une cave comme voilà ! ... prisonnière autant dire !

– Pas : autant dire. Je suis prisonnière, mon bon Gaucher. Le pape a mis ma tête à prix et je ne sortirai sans doute pas d’ici vivante ! J’ai été prise ce soir, mais voilà des mois que l’on me cherche.

– Ça suffit ! grinça Riario. Je ne vous ai pas permis de parler ensemble... surtout pour raconter des sornettes ! Le Saint-Père est beaucoup trop bon, mon garçon, pour faire exécuter cette belle dame. Ce qu’il veut, c’est lui donner un époux puisqu’elle est veuve, un époux florentin, jeune, noble...

– Et hideux ! coupa Fiora indignée. Jamais je ne l’épouserai, vous m’entendez ? Vous pouvez me traîner devant un prêtre, mais personne ne m’obligera à dire « oui ». A présent, délivrez ce garçon dont vous n’avez plus que faire !

– Plus que faire ? Voire ! ... Je pense au contraire qu’il peut nous être encore très utile ! Zamba, ajouta-t-il à l’adresse du géant noir, mets donc quelques griffes de fer à chauffer !

– Vous n’allez pas le tourmenter encore ? s’écria Fiora. Que pourrait-il vous dire de plus ?

– Rien sans doute, mais vous, vous pouvez dire encore bien des choses ? Rien qu’un petit mot : ce « oui » que vous refusez si farouchement par exemple ?

Puis, changeant de ton :

– Ou bien vous allez jurer de vous laisser marier ou bien, foi de Riario, je fais écorcher cet homme tout vif sous vos yeux !

– Vous êtes fou ? s’écria Fiora épouvantée.

– Je ne crois pas, mais je sais ce que je veux, ce que veut le Saint-Père et nous saurons bien vous y contraindre car, une fois mariée à Carlo Pazzi, nous n’aurons plus le moindre souci à nous faire en ce qui vous concerne.

– Vous n’allez pas accepter ça ? gémit Mortimer. On n’a aucun droit de vous forcer...

– Si. Celui du plus fort ! Décidez, donna Fiora, mais décidez vite ! Regardez comme ces fers sont d’un beau rouge ! Zamba est impatient de commencer. Il n’aime rien tant qu’arracher la peau d’un homme ! Allons, Zamba, aide un peu madame la comtesse !

Avec un gant de cuir, le bourreau saisit l’une des tiges qui s’enfonçaient dans les flammes d’un brasero. Fiora hurla comme si le fer incandescent avait attaqué sa propre peau.

– Non ! ... Puis, plus bas :

– Vous le libérerez si je jure ?

– Immédiatement.

– Qu’est-ce qui me le prouve ? Qui me dit qu’une fois en possession de ma parole vous n’allez pas faire égorger mon pauvre Gaucher ?

– Mais... ma parole, à moi !

– Pardonnez-moi, mais elle ne m’inspire guère confiance. Alors, voilà ce que je vous propose : il assistera au mariage et le cardinal d’Estouteville avec lui. Après quoi, il sera remis au cardinal qui le renverra lui-même... et en sûreté pour la France. Sinon, par le Dieu qui m’entend, je répondrai « non » tant qu’il me restera un souffle de vie et vous pourrez nous tuer tous les deux ! Et prenez garde à ne pas offenser le roi Louis plus longtemps !

– Il nous déclarerait la guerre peut-être ?

– Non, mais il faudra, dès lors, vous défier de tous ceux qui vous approcheront. Il sait mieux que vous se servir de l’or et il est aussi riche que puissant. Il peut acheter n’importe quelle conscience, n’importe quel ami, et payer dix, cent, mille assassins à gages. Il a abattu le duc de Bourgogne qui était autre prince que vous. Alors, veillez à tenir vos engagements ou prenez garde à vous !

Les yeux arrondis par la stupeur, Riario considérait cette femme qui se dressait devant lui, menaçante, terrible, déjà vengeresse. Il devina obscurément qu’elle était de la race des fauves royaux et qu’entre eux et lui, prince de carton pâte, il y aurait toujours un abîme infranchissable. Superstitieux, il crut voir briller dans ses yeux la sombre flamme des prophétesses antiques et sentit un frisson courir le long de son échine.

– Détache-le ! ordonna-t-il à l’Albanais qui, muet et apparemment aussi insensible qu’une statue, avait assisté à la scène.

Puis se tournant vers la jeune femme :

– Vous vous laisserez marier ?

– Aux conditions que j’ai posées, oui !

– C’est bien. On va ramener cet homme en prison où il restera jusqu’au mariage. Ce qui ne fera pas beaucoup de temps ! Venez, à présent.

– Vous n’allez pas faire ça ? s’écria Mortimer dont le bourreau frictionnait à présent les poignets et les chevilles avec la sollicitude d’un bon valet de chambre.

– Je n’ai pas le choix, dit Fiora doucement. Vous laisser tuer serait stupide car mon fils aura besoin de... tous ceux qui sont les miens. Et puis, nous nous reverrons peut-être... plus tard !

Sa capitulation valut à Fiora d’achever la nuit dans l’une des chambres destinées à l’entourage du pape et non dans l’un des cachots qui peuplaient les entrailles de la forteresse. L’installation était plutôt Spartiate, mais du moins eut-elle à sa disposition un vrai lit et des ustensiles de toilette avec de l’eau et du savon. Rompue de fatigue, elle se contenta de s’étendre sur la courtepointe sans même prendre la peine de se dévêtir.

Elle n’en dormit pas pour autant, les derniers événements de la nuit ayant chassé le sommeil dont son corps las avait cependant le plus grand besoin. Son épaule blessée lui faisait mal, mais elle n’avait rien pour changer son pansement, le léger bagage dont l’avait munie Anna était demeuré dans la litière de Catarina. Il ne lui restait que l’aumônière de dona Juana, toujours pendue à sa ceinture. En la fouillant pour prendre son mouchoir, ses doigts rencontrèrent le mince flacon habillé de plomb que la Juive y avait glissé. Elle le sortit et le considéra un moment. Anna le lui avait donné pour qu’il soit l’instrument de sa vengeance contre Hieronyma et qu’elle s’en serve pour l’éliminer à jamais. A présent, Fiora en venait à penser qu’il pourrait être sa propre délivrance, le dernier secours au bord du gouffre où elle allait tomber et se perdre à jamais. Pour sauver Mortimer, elle s’était livrée à ses pires ennemis, mais, d’autre part, l’Ecossais avait couru de grands risques pour la sauver. Pouvait-elle l’en remercier en le laissant mourir sous ses yeux, et de quelle abominable façon ? En outre, elle savait à présent qu’en France on ne l’oubliait pas. Le roi avait pris la peine d’envoyer déjà deux délégations, plus Mortimer. C’était encourageant, mais toute cette puissance dont il disposait était trop loin et ses messagers avaient dû connaître un sort tragique. Louis XI recevrait, quelque jour, une hypocrite missive lui annonçant un ou plusieurs accidents stupides. Quelque jour qui se situerait une fois qu’elle serait dûment mariée à Carlo Pazzi.

Une seule chose la retint de déboucher la fiole et d’en avaler le contenu sur-le-champ : ce n’était pas un poison rapide. Anna avait spécifié que son « ennemie mourrait dans la semaine sans que l’on pût savoir de quelle maladie ». Avec un soupir, Fiora remit l’objet à sa place. Il se trouverait bien, un jour ou l’autre, un couteau à portée de sa main ou, mieux encore, une haute muraille d’où se précipiter, une rivière où se noyer... Car, décidément, elle n’était pas faite pour le bonheur et, puisque la malédiction qui avait présidé à sa naissance continuait ses méfaits, il serait bien meilleur pour tout le monde et surtout pour son enfant que cette fatalité disparût avec elle.

Chose extraordinaire, une fois qu’elle eut arrêté cette funèbre décision, elle se sentit mieux, presque délivrée. Les battements désordonnés de son cœur s’apaisèrent, le manège infernal qui tournait dans sa tête s’arrêta et elle s’endormit enfin.

Le tintamarre des cloches sonnant à toute volée la réveilla. Elle vit que le soleil était déjà haut dans le ciel, et comprit que quelqu’un était assis près d’elle, lorsque son regard tomba sur des doigts noirs qui tenaient des boules d’ambre. Il remonta vers le visage qu’éclaira soudain un large sourire :

– Tu as bien dormi ? Domingo est heureux de te revoir. Il était en peine de toi.

– Pourquoi ? Parce que j’avais réussi à échapper à ton maître ?

– Non, mais même un fidèle serviteur peut éprouver de l’amitié pour l’être qui est confié à sa garde.

– Comment es-tu ici ?

– Sur ordre, bien sûr. Domingo doit te préparer à l’audience que le Saint-Père t’accordera vers la fin du jour.

– Je ne me souviens pas d’avoir demandé une audience. Mais dis-moi : que veut dire ce carillon ? J’en ai les oreilles cassées...

– Tu n’es pas la seule, mais, ce matin, la noble comtesse Riario a donné le jour à une fille que l’on appellera Bianca. Le Saint-Père est heureux et, par conséquent, Rome est en fête. Il n’y a pourtant pas de quoi, ajouta le Nubien en agitant gravement sa tête enturbannée. Une fille ! Tant de bruit pour une fille ! Mais revenons à toi ! Tu n’as pas bonne mine, tu sais ?

– Rien d’étonnant à cela ! Je suis blessée et encore faible. En outre, je n’ai rien pour me soigner.

– Laisse faire Domingo ! Et d’abord, ôtons cette loque noire qui te donne l’air d’un vilain insecte !

Elle se laissa déshabiller sans protester. Ils avaient connu tous deux, sur la caraque, une longue intimité, et Fiora s’était habituée à ne plus voir un homme dans ce bon serviteur qui d’ailleurs n’en était plus un. La mince blessure s’était un peu enflammée. Domingo la nettoya avec de l’eau-de-vie dont la brûlure amena des larmes aux yeux de la jeune femme, puis plaça un pansement propre. Cela fait, il la laissa à sa toilette annonçant qu’il allait lui chercher de quoi manger. Avant de sortir, il avait étendu sur un coffre du linge de fine toile brodée, des bas de soie, une robe de velours vert à broderies de soie, blanches comme la jupe de dessous et les mules assorties. Une grande cape du même velours et une longue résille dorée destinée à emprisonner la chevelure complétaient cette toilette que n’importe quelle femme eût revêtue avec plaisir, mais Fiora ne lui accorda qu’un regard distrait. Elle eût tellement préféré le costume de paysan qui devait l’abriter tout au long du chemin de Florence !

Cependant, elle se sentit moins abattue quand, lavée, habillée et coiffée, elle s’installa devant le repas copieux que Domingo lui apportait. Il en allait toujours ainsi dans les périodes difficiles de sa vie : elle avait plus d’appétit qu’en temps normal. Aussi, connaissant les dimensions de l’adversaire qu’elle allait devoir affronter ce soir-là, fit-elle honneur à ce qui lui était servi.

Contrairement à ce qu’elle supposait, ce ne fut pas vers la salle où elle avait été reçue la première fois que le cérémoniaire Patrizi dirigea Fiora, mais vers la bibliothèque. Sixte IV s’y tenait assis dans une sorte de chaise curule et, des besicles sur le nez, il lisait un gros livre écrit en grec, posé auprès de lui sur un grand lutrin, et suivait les lignes à l’aide d’un petit style d’or. Il ne s’interrompit pas lorsque Patrizi introduisit Fiora et la mena au long de la longue salle jusqu’à un coussin disposé aux pieds du pape et sur lequel il la fit agenouiller comme le voulait le cérémonial. Mais, tout à coup, Sixte IV se mit à lire tout haut :

– »Essayer de lutter contre les maux envoyés par les dieux, c’est faire preuve de courage mais aussi de folie ; jamais personne ne pourra empêcher ce qui doit fatalement arriver... »

Puis, tournant la tête vers la jeune femme, il demanda, aussi naturellement que s’ils avaient causé ensemble la veille ou quelques heures plus tôt :

– Que pensez-vous de ce texte, donna Fiora ? Il est d’une grande beauté, n’est-ce pas ?

– Si Votre Sainteté le dit, ce doit être vrai. Pour ma part, j’apprécie peu Euripide et moins encore son Hercule furieux. Je lui préfère de beaucoup Eschyle : « Ah ! triste sort des hommes : leur bonheur est pareil à un croquis léger ; vient le malheur, trois coups d’éponge humide, c’en est fait du dessin... » Voilà des années que le dessin de ma vie s’est brouillé et que je n’ai pu en tracer un autre.

La surprise du pape ne fut pas feinte. Otant ses lunettes, il considéra la jeune femme avec une sorte d’admiration :

– Avez-vous donc lu les grands auteurs hellènes ?

– Et latins aussi, Votre Sainteté. Ils font partie de l’éducation normale des Florentines de haut rang. En outre, mon père était un lettré en même temps qu’un bibliophile averti. Sa collection de livres était... presque aussi importante que celle du palais Médicis.

– Vraiment ? Et... qu’est-elle devenue ?

– Qu’advient-il des richesses d’un palais quand il est livré au pillage puis à l’incendie ?

– C’est grand dommage en vérité ! Oui... grand dommage ! Et vous n’avez jamais pu savoir...

C’était plus que Fiora n’en pouvait supporter calmement. Non seulement elle n’était pas venue pour causer littérature mais, en outre, le ton de naïve désolation qu’affectait le pape lui semblait un comble d’hypocrisie. Elle se releva comme si un ressort l’avait mise debout :

– Où ils sont allés ? C’est à Hieronyma Pazzi... pardon à la dame Boscoli qu’il faut le demander, à celle qui, pour mettre la main sur notre fortune, n’a pas craint de faire assassiner mon père, et qui ne cesse de me poursuivre de sa haine.

– Gardez-vous, ma fille, d’un jugement téméraire ! énonça le pape avec sévérité. Il est trop facile d’accuser !

– Jugement téméraire ? Interrogez n’importe qui, à Florence, et il vous en dira autant ! Et pourtant, c’est à cette misérable que vous voulez me livrer pieds et poings liés ! Après avoir voulu me forcer à épouser le monstre qu’elle avait pour fils, elle prétend à présent me contraindre à donner ma main à son neveu... un autre monstre, si j’ai bien compris ! Moi qui ne relève que du roi de France !

– Avez-vous accepté ce mariage, ou m’a-t-on menti ?

– J’ai accepté, oui, cette nuit et sous la contrainte pour ne pas voir mourir un brave homme de mes amis qui, en peine de moi, m’est venue chercher jusqu’ici ! Et vous donnez la main à de telles infamies ! Vous, le successeur de l’Apôtre, le représentant du Christ !

Elle attendait colère pour colère, pourtant Sixte ne s’emporta point. Il la considéra un instant par-dessus les besicles qu’il avait remises :

– Approchez donc ce tabouret et asseyez-vous ! Si je vous ai fait venir ici, c’est pour que nous puissions parler sans témoins. Allons, faites ce que je vous dis ! Asseyez-vous !

Elle obéit et se trouva tout près du pape, abritée comme lui par les ailes du grand lutrin.

– Mon attitude vous surprend peut-être, poursuivit-il, mais je suis aujourd’hui exceptionnellement heureux parce que le Seigneur a béni l’union de mon cher neveu. C’est peut-être ce qui m’incline à... une certaine indulgence car voici longtemps que vous excitez ma colère. Vous nous avez donné beaucoup de mal pour vous reprendre... mais ce temps écoulé m’a permis de réfléchir.

– Auriez-vous renoncé à faire tomber ma tête ?

– Quelle sottise ! Seriez-vous à cette place s’il en était autrement ? Mais j’ai à vous dire ceci : votre mariage avec Carlo est important pour ma politique. Il est bon que Fiora Beltrami devienne Fiora dei Pazzi. C’est pourquoi je veux qu’il se fasse, et non pour faire plaisir à donna Hieronyma... qui pourrait d’ailleurs en éprouver quelque déception car les choses n’iront pas à son gré.

– A son gré ? Je peux prédire à Votre Sainteté ce qu’il adviendra de moi dès l’instant où j’entrerai dans sa maison : il m’arrivera malheur dans les plus brefs délais.

– Je le sais bien, et c’est pourquoi j’ai parlé de déception car elle apprendra que je n’accepterai ni maladie, ni accident ni quoi que ce soit d’autre, sinon elle sera aussitôt livrée au bourreau.

– Peut-être, mais moi je refuse de partager le même toit qu’elle ! Jamais je n’aurais cru pouvoir haïr un être humain comme je la hais. J’ai juré sa mort !

– Vous ne partagerez qu’une seule nuit le toit de cette dame : celle de vos noces. Dès le lendemain, elle partira pour un... voyage en compagnie de son beau-frère et, quand elle en reviendra, vous habiterez un petit palais près de Santa Maria in Portico que je vais donner à Carlo en cadeau de noces. Et je puis vous promettre, ajouta-t-il avec un mince sourire, que votre tête restera bien en place si d’aventure il arrive quelque chose de... fâcheux à la dame Boscoli ! Nous... nous n’avons guère de sympathie pour elle. C’est une femme bruyante et commune.

– Je suis sensible, Saint-Père, à cette assurance que vous voulez bien me donner, mais il n’en reste pas moins que je dois épouser un monstre. S’il ressemble au défunt fils de Hieronyma, les jours me seront encore plus chichement comptés que par elle.

– Un monstre ? N’exagérons rien. Carlo est laid et c’est un simple d’esprit, mais il n’a aucune méchanceté. Vous en ferez ce que vous voudrez. Je suis certain que vous finirez par apprécier la vie que vous aurez à Rome. Vous y deviendrez une des premières dames...

– Je ne vois pas bien à quel titre ?

– Le plus simple et le moins contestable : parce que je le veux ainsi. Quand vous serez devenue ma voisine, on saura vite que je vous protège... et j’avoue que je serais heureux, alors, que nous puissions nous entretenir des grands auteurs et des beaux textes anciens que nous aimons tous les deux.

Cette aimable déclaration laissa Fiora sans voix. C’était une chose étrange, en vérité. Les grands personnages de ce monde que le Destin mettait sur son chemin, amis ou ennemis, semblaient n’avoir d’autre but dans la vie que de l’installer dans leur voisinage. Louis XI lui avait donné la maison aux pervenches, le Téméraire lui proposait, un soir d’euphorie, de lui offrir un état dans ses domaines et de la faire venir à sa cour, la guerre finie, et voilà qu’à présent, le pape voulait la loger sur la colline vaticane au palais de Santa Maria in Portico[xviii].

– Eh bien ? reprit Sixte, vous ne dites rien ? Que pensez-vous de mes projets ?

– Qu’ils sont très généreux, Saint-Père... et qu’il faudra bien qu’ils me conviennent. Je vous rappelle néanmoins que j’ai un fils, en France, et que j’entends l’élever moi-même et vivre avec lui.

– Quelle difficulté ? Vous le ferez venir avec ses gens et il jouira lui aussi de Notre toute particulière protection. D’ailleurs, dès le mariage conclu, j’enverrai ambassade auprès du roi de France pour le rassurer enfin sur votre devenir et lui faire part de l’heureuse conclusion de nos affaires.

– Heureuse ? Le roi aurait-il libéré fray Ignacio et ce cardinal dont j’ai oublié le nom ?

Le pontife se mit à rire avec la gaieté d’un gamin qui vient de réussir une bonne farce :

– J’arriverai bien à récupérer, un jour ou l’autre, le cardinal Balue[xix]. Méditer un peu plus longtemps sur les vicissitudes de ce monde ne peut lui être que salutaire. Quant au moine castillan, on m’a fait savoir qu’il est mort et nous ne pouvons plus que prier pour le repos de son âme. Tous deux n’ont été, en fait, qu’un... prétexte pour vous faire venir ici. Mais, je vous en prie, laissons de côté cette fastidieuse politique et...

– Je souhaiterais néanmoins poser encore une question à Votre Sainteté, si toutefois Elle le permet ?

– Faites !

– Cet étonnant changement d’attitude, cette amabilité gracieuse qui m’est offerte aujourd’hui, alors que je m’attendais à subir les foudres d’une colère... papale, à quoi est-ce que je les dois ? Uniquement à la naissance de la petite Bianca ?

– Non. Bien sûr que non. Vous les devez à deux circonstances : la première est naturellement votre venue à résipiscence, et c’était le principal, mais d’autre part, donna Catarina, notre nièce bien-aimée, n’a cessé de défendre votre cause et Nous n’aimons pas lui faire de peine. Vous aurez en elle la meilleure des amies et elle contribuera beaucoup à vous faire aimer Rome.

Sur ces consolantes paroles, le pape offrit aux lèvres de Fiora l’anneau de sa main et rappela Patrizi pour qu’il la reconduisît au château Saint-Ange, où elle ne devait plus rester très longtemps. Le lendemain qui était le dimanche de Pâques-Fleuries[xx] était impropre, comme tous les dimanches, à une cérémonie nuptiale. Le mariage aurait donc lieu le lundi soir, à la nuit close, dans la chapelle privée du pape qui le célébrerait lui-même.

Ces quelque cinquante heures, Fiora les passa en compagnie de Domingo, commis une fois de plus à sa garde. Devant les bonnes dispositions du pontife, elle avait espéré qu’on lui enverrait Khatoun, mais la -naissance de l’enfant devait réclamer les soins de tous au palais de Sant’Apollinario et la jeune comtesse n’avait certainement pas envie de se séparer d’elle. Néanmoins, ces derniers moments de captivité s’écoulèrent avec une grande rapidité, et pas uniquement parce que Domingo s’ingénia à la distraire en jouant aux échecs avec elle et la promenant sur les terrasses du château d’où elle put contempler à son aise le panorama de Rome en sa totalité. Mais aussi parce que ces heures qui coulaient, inexorables, étaient les dernières avant un changement d’existence qui l’effrayait en dépit des assurances données par le pape. Qu’elle le voulût ou non, elle allait devenir une Pazzi et la seule idée de porter ce nom exécré la révulsait. Elle pensait aussi à Mortimer, captif de ce même château Saint-Ange et qu’en dépit de ses prières on ne lui avait pas permis de voir. Pourrait-il repartir libre vers la France ? Riario l’avait promis, mais quelle confiance pouvait-on accorder à la parole de cet homme ? Enfin, une autre angoisse chassa le sommeil de ses deux dernières nuits : la menace qui pesait sur les Médicis. Fiora devinait trop ce que serait ce « voyage » entrepris, au lendemain de son mariage, par Francesco et Hieronyma. Ils allaient préparer leur triomphe, assister au dernier acte du drame qui ferait de leur famille la plus riche et la plus puissante de Florence, sous l’autorité de Riario sans doute, mais rassemblerait dans leurs griffes rapaces une partie des biens des victimes et la totalité de ceux des Beltrami sans que l’intransigeante loi florentine pût s’y opposer. L’idée que Lorenzo et Giuliano allaient mourir sans qu’elle pût rien faire pour s’y opposer lui était insupportable.

Aussi était-elle la plus pâle et la plus sombre des fiancées quand, le lundi soir, après le coucher du soleil, Domingo lui prépara un bain dans le grand baquet qu’il avait apporté sans paraître fournir le moindre effort et lui dit que le moment était venu de se mettre à sa toilette.

– Tu es blanche comme une morte, remarqua-t-il. Domingo va devoir te mettre du rouge.

– Personne ne s’attend à ce que j’aille à l’autel avec un cœur joyeux. Ma mine n’a aucune importance et je ne veux pas porter de fards. Je les déteste.

– Le Saint-Père ne sera pas content.

– Tu te trompes. La seule chose qui importe pour lui, c’est que je me laisse marier. Marier ! Moi ! Alors que Philippe...

Elle éclata en sanglots si violents que le Nubien épouvanté alla chercher du vinaigre pour lui bassiner le front et les tempes.

– Par pitié, calme-toi ! Domingo sera puni si tu montres tout à l’heure ce visage désespéré. Il faut que tu soies courageuse.

– Il a raison, fit une petite voix douce qui calma net les pleurs de Fiora. Et je crois que tu te sentiras plus forte quand tu auras lu la lettre que je t’apporte !

Khatoun prit à deux mains la tête de la jeune femme pour l’obliger à la regarder.

– Tu es venue ? murmura Fiora. On te l’a permis ?

– Oui, mais lis cette lettre, je t’en prie ! Toi, pendant ce temps, ajouta-t-elle à l’adresse du Noir, va prendre dehors le coffre qui attend sur une mule gardée par les valets de la comtesse Riario.

La lettre, bien sûr, était de Catarina : « A cet instant qui doit vous être cruel, écrivait la jeune femme, je veux vous apporter tout le réconfort dont je suis capable. Je ne peux vous accompagner, mais je tiens à vous dire ceci : une femme intelligente peut s’accommoder du pire des mariages dès l’instant où elle a des amis pour l’aider, et vous avez en moi une amie. Khatoun que je vous offre – elle sera mon cadeau de mariage – vous en dira plus que je n’ai le courage d’écrire. De même, acceptez cette nouvelle robe qui l’accompagne. Plus vous serez superbe et fière et plus vous gagnerez dans l’esprit de mon oncle. Nous nous reverrons bientôt car, dès demain, je réclamerai votre visite, ce qui est normal puisque je dois garder le lit. Soyez brave et confiante ! Je vous embrasse. Catarina. »

Ce fut comme une grande bouffée d’air pur et vivifiant. Fiora versa ses dernières larmes contre la joue de Khatoun qu’elle étreignit avec une profonde émotion.

– Toi, au moins, je te retrouve ! Je n’imaginais pas recevoir, ce soir, une aussi grande joie.

Avec l’impression que le temps revenait, elle se laissa revêtir par la jeune Tartare de la superbe robe de drap d’or que Domingo venait d’apporter, mais le contact froid du tissu métallique la fit frissonner et Khatoun crut que c’était d’angoisse :

– Ne pense pas ! supplia-t-elle. Il ne faut pas penser à autrefois ! Ce soir, tu fais un mauvais rêve, mais tu te réveilleras.

– Tu crois ?

– J’en suis sûre. Demain, tu verras la contessa Catarina, ajouta-t-elle dans un souffle. Elle a des choses à te dire.

Quand, une heure plus tard, Fiora, suivie de Khatoun aussi compassée qu’une vraie dame d’honneur, fit son entrée dans la chapelle papale, il lui sembla pénétrer à l’intérieur d’un missel. Une brassée de cierges jaunes faisaient chanter les ors et vivre les personnages peints à fresque par Melozzo da Forli. Dans leur splendeur chamarrée et leurs vives couleurs, ils lui parurent plus vrais que les personnages vivants placés aux alentours de l’autel, peut-être parce que son esprit et son cœur refusaient la réalité de toutes leurs forces.

Pour retarder l’instant redouté, Fiora choisit de regarder d’abord le pape, tache blanche sertie entre les bras d’un haut fauteuil de velours rouge. Il ressemblait plus que jamais à un gros batracien hargneux. En face de lui, il y avait une double tache noire et argentée que Fiora reconnut à sa haine avant de distinguer les visages : Hieronyma et Francesco Pazzi qu’elle effleura seulement d’un regard lourd de mépris. Et puis, devant l’autel, une forme étrange, une sorte d’insecte doré aux longues pattes grêles, un corps ovoïde surmonté d’une grosse tête sans cou qui penchait d’un côté, trop lourde peut-être pour qu’on pût la tenir droite. Des cheveux longs et soyeux d’une chaude couleur de châtaigne – la seule beauté de ce garçon sans âge – encadraient un visage aux lèvres molles, au nez tombant et aux lourdes paupières se relevant à peine sur des prunelles dont il était impossible de saisir la couleur.

Dès le seuil franchi, Fiora s’arrêta un instant, prête à s’enfuir si ceux dont elle avait demandé la présence ne se trouvaient pas là. Mais, dans l’ombre du trône papal, elle découvrit la simarre pourpre du cardinal camerlingue et la haute silhouette de Mortimer sobrement vêtu de drap brun et qui, les bras croisés sur sa poitrine, se rongeait un poing. Riario avait accompli sa promesse et Fiora pouvait, à présent, se rassurer sur le sort de son ami... Mais quand son regard rencontra celui de l’Ecossais, assombri par une impuissante colère, elle sentit son courage diminuer. Il était tellement l’image d’un passé proche, d’un passé perdu et devenu, de ce fait, singulièrement cher, qu’elle eut envie de courir à lui et de se réfugier dans cette force qu’elle connaissait si bien. Bien sûr, Mortimer viendrait sans peine à bout des quelques hommes présents, âgés pour la plupart, mais au-dehors il y avait des gardes, il y avait aussi des geôliers et des bourreaux, et Fiora ne pouvait plus revenir en arrière.

Elle allait se mettre en marche vers l’autel quand la porte se rouvrit devant Girolamo Riario. Il rejoignit Fiora et, avec un sourire plein d’arrogance, lui offrit son poing pour qu’elle y posât la main, affirmant ainsi sa volonté d’apparaître comme l’unique artisan de ce mariage, œuvre diabolique où se rejoignaient son insatiable cupidité et la haine de Hieronyma.

La main de Fiora hésita à toucher celle de cet homme, mais refuser eût causé un esclandre qui lui eût peut-être aliéné la fragile bonne volonté de Sixte. Elle se laissa donc conduire auprès de celui qui allait devenir son époux, mais, après lui avoir accordé un regard, elle ferma les yeux pour mieux retenir ses larmes car elle ne pouvait s’empêcher d’évoquer, à la place de cet être si profondément disgracié et qu’elle entendait chantonner à mi-voix comme s’il eût été tout seul, la haute silhouette de son bien-aimé Philippe, ses larges épaules, son sourire un peu narquois et la passion qu’elle avait vu briller alors dans ses yeux noisette.

– Jamais personne ne prendra ta place, jura-t-elle silencieusement à l’ombre de son amour. Quant à celui-là, dussé-je me tuer cette nuit, il ne me touchera ni aujourd’hui ni plus tard !

La voix du cardinal d’Estouteville lui fit rouvrir les yeux et elle vit que le pape, avec l’aide de deux diacres, était en train de revêtir les vêtements sacerdotaux afin de célébrer le mariage.

– Très Saint-Père, dit fermement le Français, je vous demande solennellement et une dernière fois de vouloir bien reconsidérer ce mariage. Aucune femme ne saurait se résoudre à une telle union et j’ai peine à croire que donna Fiora soit consentante.

– Vous n’avez pas la parole ! coupa brutalement Riario. Elle a donné son accord et il n’y a pas à revenir là-dessus !

– J’y reviens cependant, parce que c’est mon devoir. Elle est sujette du roi de France et je me soucie peu d’essuyer ses reproches quand il apprendra ce... cet acte insensé.

– Où prenez-vous qu’elle soit sujette du roi de France ? fit aigrement Hieronyma. Elle a toujours été connue pour Florentine et elle est veuve d’un Bourguignon. Ce mariage est, après tout, dans la nature des choses puisque, autrefois, elle fut fiancée à mon pauvre Pietro, mon cher fils.

– Je n’ai jamais été fiancée à ton fils ! s’écria Fiora. Je sais que tu n’en es pas à un mensonge près, mais il y a tout de même des limites...

Ainsi engagée, la cérémonie nuptiale promettait de tourner au règlement de comptes, et le pape décida qu’il était temps d’intervenir. Sa voix de bronze tonna, répercutée aux voûtes de la chapelle.

– Paix, vous tous ! Ceci est un lieu saint, non un marché. Notre frère d’Estouteville, tenez-vous en repos ! Dès demain Nous en écrirons au Roi Très Chrétien pour lui faire part de cette union qui réjouit Notre cœur paternel. Quant à toi, Fiora Beltrami, as-tu oui ou non consenti à épouser Carlo ici présent ?

– Oui, mais à une condition.

– Laquelle ?

– Je pense que Votre Sainteté ne l’ignore pas. Je veux que soit renvoyé au Plessis-lès-Tours sur l’heure, et en sûreté, le jeune homme qui accompagne ce soir Mgr d’Estouteville.

Riario éclata d’un gros rire qui fit trembler son double menton et tressauter son ventre :

– Que de bruit pour un paysan ! Ma parole, la belle, vous couchiez avec ?

C’était plus que n’en pouvait endurer l’intéressé.

– Paysan toi-même ! gronda-t-il. Je suis officier de la Garde écossaise du très haut et très puissant prince, Louis, onzième du nom, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre. Et j’ai été envoyé ici par mon maître, las d’avoir vu partir deux ambassades sans jamais les voir revenir. Tuez-moi si vous voulez, comme vous avez tué les autres sans doute, mais je refuse que ma liberté soit payée d’un tel prix ! J’ajoute néanmoins que, si je ne reviens pas, le roi considérera qu’il s’agit d’un acte d’hostilité et ce n’est pas une ambassade qu’il enverra, mais bien une armée.

– Une armée ? s’indigna Sixte IV. Il oserait Nous déclarer la guerre ?

– Peut-être pas vraiment, mais je sais qu’il songe à faire valoir ses droits héréditaires sur le royaume de Naples détenu indûment par les Aragonais. Or, il se trouve que Rome est sur le chemin de Naples...

Ce fut au tour de Francesco Pazzi de se lancer dans la bataille. Il n’avait pas changé depuis que Fiora l’avait vu pour la dernière fois quand, au jour de la « giostra », il avait combattu Giuliano de Médicis pour les beaux yeux de Simonetta. Il était toujours laid, courtaud, noir de poil et brun de peau. Sa voix était toujours aussi rude et l’expression de son visage toujours aussi hargneuse :

– Une parole est une parole et Fiora a donné la sienne. J’exige qu’ici elle soit tenue.

– Et moi, Douglas Mortimer, des Mortimer de Glen Livet, je soutiens qu’elle lui a été arrachée par violence et que tu n’es qu’un menteur. A présent, si tu veux que nous en discutions les armes à la main, je suis prêt à soutenir la cause de donna Fiora jusqu’à ce que mort s’ensuive pour l’un de nous.

– Un duel à présent ! s’écria Estouteville. Rappelez-vous, Mortimer, que nous sommes dans une chapelle !

– Votre Grandeur, je ne suis pas certain que cela compte beaucoup ici. N’ai-je pas entendu dire que le duc de Milan a été, l’an passé, assassiné en sortant d’une église ? Ce sont les mœurs du pays apparemment !

– En voilà assez ! hurla le pape dont le visage vira au rouge brique. Nous entendons en finir tout de suite. Donna Fiora, d’ici une heure cet... officier quittera Rome avec la lettre que Nous allons écrire pour le roi de France et avec un sauf-conduit signé de Notre main. Etes-vous prête à remplir, dans ces conditions, votre part du contrat ?

Sans répondre, Fiora alla jusqu’à l’Ecossais, se haussa sur la pointe des pieds et posa un baiser sur sa joue.

– Merci, ami Mortimer, merci de ce que vous avez voulu faire. Ne vous souciez plus de moi, je vous en prie.

– Vous me demandez l’impossible.

– Mais non. C’est sur mon fils que je vous prie de veiller jusqu’à ce que je puisse le retrouver, ce qui va être désormais mon seul but.

– Et vous allez épouser ce...

– Chut ! J’ai donné ma parole et je la tiendrai. Que Dieu vous garde !

– Ne dirai-je rien au roi Louis ?

– Vous lui direz que je le remercie, du fond du cœur, des peines qu’il a prises pour moi, alors même que je venais de rejeter sa protection à cause de l’exécution de mon époux. Je... je ne peux m’empêcher de lui garder de l’amitié...

Sans rien ajouter, elle se dirigea vers l’autel et prit place au côté de Carlo Pazzi qui avait cessé de chantonner. Il avait tourné la tête vers elle et, entre les paupières qu’il tenait à demi closes, elle crut voir filtrer un éclair bleu.

Soufflant et bougonnant, Sixte IV vint se placer en face d’eux, prit leurs mains et commença à marmotter les paroles sacramentelles dont il était à peu près impossible de comprendre un traître mot. Visiblement, il avait hâte d’en finir et expédiait la cérémonie. Fiora n’écoutait pas. Elle répondit un « je le veux » à peine audible lorsqu’il lui demanda son assentiment mais, quand il mit sa main dans celle de Carlo, elle sentit nettement que les doigts du garçon serraient doucement les siens. Elle le regarda, mais il avait déjà repris son air absent et semblait contempler assidûment l’un des anges replets et bouclés qui jouaient du luth derrière l’autel.

Pour donner un semblant de solennité à l’événement, Fiora et son nouvel époux furent conduits en cortège et à la lumière de nombreuses torches à travers le Borgo, jusqu’à la demeure de Francesco Pazzi où ils allaient habiter en attendant que le pape tienne la promesse faite à la jeune femme. Ce n’était pas vraiment un palais : tout au plus une grosse maison forte qui ressemblait davantage au coffre d’un banquier qu’à une habitation de plaisance, mais l’intérieur en était suffisamment luxueux pour contenter l’insatiable appétit de gloriole et de faste de Hieronyma qui y jouait le rôle de maîtresse de maison.

Néanmoins, ce fut Francesco Pazzi qui en fit les honneurs à sa nouvelle nièce. Il semblait extraordinairement joyeux, tout à coup, ce qui était inhabituel chez une nature aussi sombre et vindicative que la sienne. Écartant Carlo qui ne parut pas même s’en apercevoir, il offrit la main à Fiora pour lui faire franchir le seuil de sa maison et la mena lui-même jusqu’à une grande salle où était préparée une riche collation. Auprès des vins les plus doux se trouvaient toutes les pâtisseries, toutes les confiseries susceptibles de tenter l’appétit d’une jeune femme.

Hieronyma qui, semble-t-il, n’était pas au courant, regarda la longue table avec une stupéfaction vite mêlée de colère :

– Qu’est-ce que cela ? Je n’ai rien ordonné de tel !

– Non. C’est moi et tu m’accorderas, j’espère, le droit de donner des ordres dans ma maison !

– Mais pourquoi ? Pourquoi ?

– J’accueille, ce soir, celle qui est certainement la plus jolie femme de Florence, celle qui en sera demain la reine... et elle est à présent ma nièce. Il convient de fêter un si joyeux événement.

Il emplit lui-même une coupe de malvoisie et, plongeant son regard dans celui de Fiora, il y trempa ses lèvres avant de la lui offrir, pour bien montrer qu’elle n’avait pas à craindre le poison, puis en prit une pour lui-même et l’éleva :

– Je bois à ta beauté, Fiora, et à ta bienvenue dans ma maison qui sera désormais la tienne comme je serai, moi-même, ton ami et... ton protecteur, ajouta-t-il avec un coup d’œil à Hieronyma qui fronçait les sourcils devant cette situation qu’elle n’avait pas prévue :

– Qu’est-ce qui te prend ? Je croyais que tu la haïssais ?

– Je haïssais son père, mais peut-on haïr une fleur ? Celle-ci n’était encore qu’une promesse, lorsque j’ai quitté Florence où la beauté de Simonetta rayonnait sur toutes choses. Or, je n’ai pu avoir Simonetta.

– Et tu penses avoir celle-ci ? Ce n’est pas toi qu’elle vient d’épouser ?

Francesco se tourna vers son neveu qui, comme s’il n’était concerné en rien, picorait dans les plats tout en dégustant avec une visible satisfaction du vin d’Espagne.

– Crois-tu vraiment qu’elle vient d’épouser quelqu’un ?

Se souvenant de l’étrange éclair bleu et de la pression légère d’une main, Fiora pensa qu’il était temps de se mêler à la conversation. Jusque-là, elle s’était contentée d’apprécier à sa juste valeur la semi-dispute qui opposait ses ennemis. Exploiter la convoitise que Pazzi ne se donnait même pas la peine de déguiser pouvait être de bonne guerre et, après avoir bu à la coupe qu’il lui avait offerte, elle lui sourit avec une grâce qui fit briller les yeux de l’homme.

– Merci à toi de m’accueillir ainsi, mon oncle. Je suis heureuse de constater que je compte au moins un ami dans cette maison et je suis certaine à présent que l’avenir nous réserve d’heureux moments, mais il ne convient pas que je néglige celui qui est devenu, ce soir, mon époux. C’est avec lui, si vous le permettez, que je veux partager ce vin de Chypre et ce gâteau d’amandes.

– Bien sûr ! Nous oublions les traditions ! Tu entends Carlo ? Viens près de nous !

Le marié obéit docilement, accepta la part de pâtisserie que lui offrait Fiora et vida la grande coupe de mariage en argent ciselé où elle venait de boire.

– Merci, fit-il d’une voix de petit garçon bien élevé. C’était très bon. Est-ce que je peux aller me coucher ?

– Bien sûr, mon petit ! fit Hieronyma d’une voix onctueuse. Nous allons t’y conduire tout de suite avec ton épouse. Regarde-la ! J’espère qu’elle te plaît ? Elle n’est pas vierge, bien sûr, mais il ne faut pas te montrer difficile...

– Je vais coucher avec elle ?

– Oui et en prendre ton plaisir autant de fois que tu en auras envie... Elle est à toi, tu sais, à toi tout seul...

– Ça suffit ! gronda Francesco. Il n’a certainement jamais approché une fille et je ne vois pas l’utilité de cette comédie. Seule la bénédiction nuptiale était importante.

– Sans doute, mais Carlo a mérité une récompense, et il n’y a aucune raison de le punir. Tu la veux, n’est-ce pas, Carlitto, cette belle fille ? Va te préparer ! Je vais la conduire moi-même à votre chambre et la déshabiller.

– Oui... oui, Carlo veut bien ! fit le garçon en battant des mains avec un rire idiot qui fit pâlir Fiora. Allait-elle vraiment devoir subir cet avorton qui passait à présent sa langue sur sa bouche épaisse comme un chat en face d’un bol de crème ?

– J’ai reçu ce soir, en présent de la comtesse Riario, cette jeune femme qui était jadis à mon service, fit-elle en désignant Khatoun restée à l’entrée de la salle où elle se tenait aussi immobile qu’une statue. Elle saura parfaitement me déshabiller.

– Un soir de noces, cela revient aux dames de la famille, protesta Hieronyma.

– Eh bien, vous ferez cela à deux, voilà tout ! soupira Pazzi qui baisa la main de Fiora avec un regard qui en disait long. Sans aucun doute eût-il aimé se charger lui-même de l’agréable besogne.

Refusant le bras que Hieronyma lui offrait avec un méchant sourire, Fiora allait quitter la salle suivie de Khatoun quand Pazzi, saisissant un flambeau, la rejoignit :

– Je vais t’escorter moi-même pour rester avec toi un peu plus longtemps. Demain, nous partons pour une affaire importante, Hieronyma et moi, mais nous nous retrouverons bientôt, soit que je revienne, soit plus vraisemblablement que je te fasse chercher avec Carlo. Jusque-là, tu seras ici chez toi.

Arrivé à la porte de la chambre nuptiale, il lui souhaita le bonsoir à nouveau avec force soupirs qui l’eussent amusée, sa situation n’eût-elle été si pénible. Quand Hieronyma voulut entrer avec elle, Fiora la repoussa.

– Non, tu n’iras pas plus loin ! Tu m’as amenée là où tu le voulais, cela doit te suffire. Va-t’en !

– Mais...

– J’ai dit : va-t’en ! Ne me pousse pas à bout, Hieronyma, et surtout n’imagine pas que ma haine pour toi a disparu.

Comme la femme, furieuse, voulait entrer de force, Francesco se jeta devant elle :

– Fais ce qu’elle dit ! Nous allons redescendre ensemble, Hieronyma, nous avons à parler !

Il fallut bien que celle-ci s’exécutât. Lorsque Khatoun referma sur elles deux la porte de la grande chambre éclairée par des flambeaux, Fiora ne put retenir un soupir de soulagement, mais ne dit rien. En effet deux servantes achevaient, l’une de faire la couverture du grand lit à colonnes garni de lourds rideaux de tapisserie, l’autre de disposer dans un vase un énorme bouquet de pivoines odorantes et de lilas qui embaumaient. Fiora leur fit signe de sortir et elles s’exécutèrent après une révérence.

A peine la porte fut-elle refermée que Fiora courut à la fenêtre qu’elle ouvrit pour se pencher au-dehors. L’ouverture donnait sur une cour étroite, un puits dont une lueur reflétée sur les dalles donnait la profondeur.

– Que regardes-tu ? s’inquiéta Khatoun.

– Je voulais voir s’il y avait là une issue.

– Tu veux t’enfuir ? Cela paraît difficile.

– Tout dépend quel genre d’issue on recherche. Crois-tu que je vais partager le lit de ce... de cette chose ? Lui permettre de me toucher ? J’ai dû accepter ce mariage grotesque : il ne faut pas m’en demander davantage.

– Et que vas-tu faire ? Te jeter par la fenêtre ?

– Sans hésiter s’il essaie de m’approcher.

Sans répondre, Khatoun retroussa un pan de sa robe et tira un poignard long et mince qu’elle portait fixé à sa jambe par la jarretière, puis l’offrit à la jeune femme.

– Pourquoi te sacrifier, toi ? La « contessa » pense que plus tôt tu deviendras veuve et mieux ce sera. Le départ des deux autres demain matin facilite les choses. Carlo mort, nous le couchons dans ce lit et, demain, nous recommanderons de le laisser dormir. Pendant ce temps, nous irons au palais Riario d’où, déguisée en garçon, tu pourras fuir vers Florence.

– Pourquoi moi et pas nous ? Je croyais que tu ne voulais plus me quitter ?

– C’est vrai, mais je ne sais pas monter à cheval et je te retarderais. Toi seule peux prévenir Mgr Lorenzo de ce qui se trame contre lui. D’ailleurs, si tu réussis, Francesco Pazzi et la dame Hieronyma auront toutes les chances de ne jamais revenir à Rome. Je te rejoindrai ensuite, et nous irons ensemble retrouver le bébé Philippe ! conclut-elle joyeusement, comme si elle venait de tracer le plan d’une aimable partie de campagne et non d’un meurtre doublé d’une fuite.

Fiora hocha la tête, peu convaincue :

– Crois-tu vraiment qu’il serait prudent de retourner au palais Riario ? Que ferons-nous du comte Girolamo ?

– Il ne sera pas là.

– J’ai déjà entendu cette phrase, et tu as vu comment l’affaire s’est terminée ?

– Cette fois, il n’y aura pas de piège. Demain, il doit conduire sa fille nouvellement née en grande cérémonie au Latran pour y recevoir le baptême des mains du pape. Je sais l’heure... A présent, laisse-moi te mettre au lit ! Ton époux va venir et moi je dormirai devant la porte. Tu n’auras qu’à venir me chercher quand ce sera fait.

Vivement, elle alla glisser le poignard sous les oreillers de soie blanche frangés d’or, puis entreprit de dévêtir Fiora avant de l’aider à enfiler une chemise de fine soie. Il était temps, des bruits de pas se faisaient entendre dans la galerie. Fiora bondit sous les couvertures qu’elle rabattait tout juste sur elle quand la porte s’ouvrit, livrant passage à Francesco Pazzi qui tenait toujours un flambeau et remorquait Carlo par la main, comme un enfant.

Le marié était emballé dans une robe de brocart à grandes fleurs de pourpre et d’or qui accentuaient encore son teint jaune. Le bouillonnement de soie blanche paraissant dans l’ouverture montrait qu’il portait encore sa chemise. Il tenait le tout bien serré contre sa poitrine. Pazzi le conduisit jusqu’au lit et resta là un instant, sans dire un mot, contemplant Fiora avec des yeux qui brillaient comme des chandelles. Il avait dû boire aussi, car il était très rouge et la puissance de son haleine arrivait jusqu’au fond du lit. La jeune femme vit ces mêmes yeux se tourner vers Carlo tandis que, de sa main libre, Francesco cherchait la poignée de la dague pendue à sa ceinture. Elle sentit l’envie de meurtre qui brûlait dans cet homme au pouvoir du vin et pensa qu’il allait peut-être lui éviter un geste qui lui faisait horreur, mais qui la livrerait à lui sans grandes possibilités de se défendre. Tuer Pazzi dans sa propre maison équivaudrait à déchaîner sur elle-même non seulement Hieronyma, mais aussi tous les serviteurs de la maison.

Ce ne fut qu’un instant. L’arme ne sortit pas de son fourreau brodé. D’un geste furieux, Pazzi asséna un coup de poing dans le dos de son neveu puis, virant sur ses talons, alla prendre Khatoun par le bras et l’entraîna hors de la chambre dont la porte claqua derrière eux avec un bruit de tonnerre. Fiora et son nouvel époux étaient seuls, face à face...

Sous la bourrade, le garçon n’avait pas plus réagi que si Pazzi avait frappé un sac de son. Il s’était seulement plié en deux, puis redressé, et il resta là un moment, sans bouger, au point que Fiora se demanda s’il ne s’était pas endormi. Mais elle comprit qu’il écoutait décroître les pas légèrement hésitants de son oncle : quand tout ne fut plus que silence, Carlo abandonna son immobilité. D’un pas vif, il alla jusqu’à la porte, l’ouvrit, passa la tête au-dehors, murmura quelque chose que Fiora n’entendit pas, prit la clef restée à l’extérieur, la plaça à l’intérieur et enfin referma la porte à double tour, ce qui n’alla pas sans inquiéter Fiora. Lentement, elle glissa la main sous l’oreiller en direction du poignard.

– Voilà ! dit Carlo tranquillement. Plus personne ne viendra nous déranger.

Appuyé d’une main à une colonne du lit, les yeux bien ouverts montrant des prunelles bleues où passait une flamme de gaieté, il avait complètement perdu son air endormi et regardait la jeune femme en jouissant de sa surprise. Il s’était un peu redressé et, s’il était toujours laid, il inspirait beaucoup moins cette pitié mélangée de dégoût discret que l’on réserve en général aux arriérés.

Fiora ne trouvant toujours rien à dire, il émit une sorte de gloussement et se mit à rire :

– Ne faites pas cette tête, ma chère épouse ! Le fait que je vous livre mon secret devrait vous rassurer sur mes intentions. Je peux, si cela ne vous suffit pas, vous affirmer que les enfants nés de notre mariage ne nous coûteront guère à nourrir et que vous allez pouvoir dormir tranquille dans ce grand lit qui vous fait si peur.

– Vous jouez la comédie ? articula enfin la jeune femme. Mais pourquoi ?

– Pour survivre. J’y suis habitué depuis des années, et ma disgrâce physique a été pour moi une aide : je suis si laid que l’on a trouvé naturel que je sois aussi idiot.

– Pour survivre, dites-vous ? Mais qui donc vous menace ?

– Les Pazzi en général, à l’exception de mon grand-père Jacopo qui m’a toujours défendu. Il faut vous dire qu’après lui, je suis, par la mort de mes parents, le plus riche de la famille, et c’est pourquoi l’oncle Francesco m’a emmené à Rome avec lui quand il a dû quitter Florence. J’étais son coffre-fort ambulant, en quelque sorte. Il a obtenu ma tutelle, ce qui lui a permis d’établir à Rome une nouvelle maison de banque, car c’est un homme habile, mais il a tout intérêt à ce que je reste en vie car, mort, tous mes biens lui seraient repris par mon grand-père. Et personne ne s’aviserait de mécontenter le patriarche.

– Comment se fait-il que je n’aie jamais entendu parler de vous lorsque je vivais à Florence ?

– Parce qu’on me cachait, plus soigneusement encore que mon affreux cousin Pietro. Deux monstres dans la famille, c’était trop ! J’habitais à Trespiano une villa héritée de ma mère où l’on me laissait bien tranquille avec ma nourrice et le vieux prêtre qui m’a appris ce qu’il pouvait. J’ai là-bas des livres, des oiseaux, des arbres.

– Étiez-vous obligé de jouer ce rôle horrible... et sans doute épuisant ?

– Oui, car si l’on m’avait soupçonné d’être à peu près intelligent et donc capable de gérer moi-même mes biens, je serais mort depuis longtemps en dépit du patriarche. Il y a eu jadis à Rome un homme qui s’appelait Claudius Ahenobarbus. Il a réussi à échapper aux meurtres incessants perpétrés dans sa famille en se faisant passer pour un crétin, et il a même atteint le trône impérial...

– Nourrissez-vous d’aussi hautes ambitions ? demanda Fiora qui ne put s’empêcher de sourire.

– Oh non ! Surtout pas ! Tout ce que je désire, c’est retourner à Trespiano. Il se peut d’ailleurs que ce désir se réalise prochainement, mais dans des conditions qui m’effraient. Si l’oncle Francesco et l’abominable Hieronyma parviennent à réaliser le plan qu’ils ont échafaudé, Girolamo Riario n’aura rien à leur refuser et je serai très probablement assassiné. Vous aussi, d’ailleurs, puisque l’on ne nous a mariés que pour récupérer votre fortune.

– Mais... votre grand-père ?

– Il mourra dans le tumulte que suscitera la prise du pouvoir par Riario.

– Vous êtes au courant ? Mais comment pouvez-vous savoir tout cela ?

– On ne se méfie pas d’un simple d’esprit. On parle même ouvertement devant lui. Je sais tout de la conspiration contre les Médicis organisée par les Pazzi avec Riario et Montesecco, ce tranche-montagne long comme une nuit d’angoisse et presque aussi laid que moi. Lorenzo et Giuliano doivent mourir à la fin de la semaine, au cours de la visite que leur fait le nouveau cardinal, Rafaele Riario, qui a quitté Rome hier.

– Savez-vous s’ils ont décidé d’une date ?

– Non, mais cela pourrait être le jour de Pâques, pendant les fêtes. Le pire est qu’ils ont réussi à réunir toute la famille, même mon grand-père qui, cependant, était d’abord hostile à ce qu’il tenait pour folie pure. Et moi je ne peux rien faire. J’aimerais pourtant les sauver.

– Sauver qui ? Les Médicis ? Vous, un Pazzi. Vous ne les haïssez donc pas ?

– Giuliano m’importe peu, c’est une belle tête vide, mais j’aime bien Lorenzo. Il est très laid...

– C’est pour cela que vous l’aimez ?

– Par grâce, ne me croyez pas mesquin à ce point ! fit Carlo tristement. Il est laid, je le répète, mais quelle intelligence ! Et quel charme ! Et puis, il a essayé de m’aider. Il avait en effet auprès de lui un médecin grec dont on disait des choses étonnantes.

– Démétrios Lascaris ! murmura Fiora en qui ce nom remua quelque chose.

– Vous le connaissez donc ? Lorenzo voulait qu’il s’occupe de moi, mais ma chère famille s’y est opposée. Oh oui ! je voudrais pouvoir empêcher ce crime, mais je suis prisonnier de mon personnage : je n’ai pas d’argent ni aucun moyen à ma disposition, pas même un valet fidèle, et je ne peux même pas monter à cheval ! Rien que sur une mule... et pas trop vite !

– Mais moi, je peux !

Sautant à bas de son lit, Fiora enfila une robe de chambre posée sur une chaise, vint prendre Carlo par la main et le fit asseoir auprès d’elle sur le coffre qui tenait tout le devant du lit. Un espoir fou faisait battre son cœur à coups redoublés.

– Aidez-moi, demain, à quitter cette maison. J’irai à Florence et ferai échouer leurs projets !

– Comment puis-je vous aider ? Je vous l’ai dit : je ne peux rien vous donner. Quand ils vont partir, demain, ils vont emmener tous les chevaux et les plus vigoureux de nos serviteurs.

– Quelqu’un me donnera ce qu’il faut. Après leur départ, je sais que la comtesse Riario va demander ma visite. Conduisez-moi chez elle en visite de cérémonie... le reste la regarde.

– Vous voulez dire que... la femme de Girolamo désire que l’on sauve les Médicis ?

– Elle aime Giuliano mais, bien sûr, elle doit prendre de grandes précautions...

Brusquement, Carlo posa une main sur celles de Fiora et mit un doigt sur sa bouche. Puis, se penchant vers son oreille, il chuchota :

– Pleurez ! Gémissez aussi fort que vous le pourrez ! Il désigna la porte que quelqu’un essayait d’ouvrir tout doucement. Hieronyma sans doute, car Pazzi devait être trop ivre pour prendre tant de précautions. Aussitôt, Fiora se mit à gémir, à pousser de gros sanglots. Elle s’arrêtait, puis recommençait, suppliait qu’on la laisse en paix, le tout avec un naturel qui arracha à Carlo un rire silencieux. Par instants, c’était un faible cri, comme si on la faisait souffrir, puis repartaient les sanglots, les plaintes et les supplications. Carlo, de son côté, émettait des grognements d’une férocité tout à fait convaincante. Cela dura un bon moment, pour la plus grande joie des protagonistes qui s’amusèrent franchement à ce jeu. Puis, sur un dernier cri, Fiora se tut comme si Carlo l’avait assommée. Celui-ci marmonna encore deux ou trois mots indistincts puis ce fut le silence... un silence qui permit d’entendre nettement le bruit de pas prudents qui s’éloignaient et le froissement d’une robe de soie.

– Ouf ! souffla Carlo. Nous l’avons échappé belle !

– Nous chuchotions, mais heureusement que vous avez de bonnes oreilles.

– Elles m’ont déjà rendu grand service ! A présent, je crois que vous devriez dormir. Vous en avez certainement besoin.

– Et vous ?

– Moi, je vais m’installer dans ce fauteuil avec des coussins.

Ledit fauteuil était raide comme la justice et il n’y avait que deux coussins, et encore très petits. Fiora hésita un instant, puis proposa :

– Pourquoi ne pas vous étendre sur le lit, auprès de moi ? Nous sommes amis à présent, et vous m’avez promis...

– Cette promesse, croyez-le bien, ne me coûte guère. Vous êtes extrêmement belle, ma chère Fiora, mais je n’aime que les garçons !

La surprise mit dans les yeux de Fiora des points d’interrogation qui firent sourire Carlo, d’un sourire un peu amer cependant :

– Cela n’a jamais choqué personne, pas même mes partenaires que mon oncle paie généreusement à la condition formelle qu’ils se montrent discrets.

Cette étrange déclaration causa tant de joie à Fiora que, spontanément, elle se pencha vers Carlo et l’embrassa fraternellement.

– Vous êtes décidément un époux selon mon cœur, Carlo, et je ne remercierai jamais assez le ciel de nous avoir unis. Je serai désormais votre sœur et une sœur qui fera tout au monde pour vous aider.

Une larme brilla dans les yeux bleus du garçon qui, à son tour, posa un baiser prudent sur la joue de la jeune femme. Puis sur un « bonsoir », chacun gagna le lit par un côté.

Un moment plus tard, les époux, se tournant le dos, dormaient d’un sommeil bien mérité où entrait une bonne part de soulagement, chez l’un comme chez l’autre.

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