Juliette Benzoni Catherine Il suffit d'un amour Tome 1

Prologue

DIES IRAE (1413)

CHAPITRE I Le prisonnier

Vingt hommes vigoureux s'était attelés au bélier, une énorme poutre de chêne prise à un chantier voisin. Ils reculaient de quelques pas puis, avec ensemble, se ruaient de toute leur vitesse sur les vantaux armés de fer qui résonnaient comme un gigantesque tambour, rythmant leur effort de « Han... » durement scandés. Sous les coups redoublés dont la fureur populaire augmentait la cadence, les portes de l'hôtel royal gémissaient. Un craquement, déjà, s'était produit malgré les peintures de fer aux immenses volutes qui renforçaient les battants.

C'était une haute et double porte de chêne épais sous une ogive de pierre que gardaient deux anges agenouillés, mains jointes, de chaque côté des armes royales de France dont l'azur fleurdelisé d'or brillait doucement sous le soleil d'avril. Plus haut, au-dessus des créneaux d'où les archers de garde tiraient sur la foule, c'était l'envol des toits, la dentelle flamboyante et fantastique des hautes lucarnes de l'hôtel Saint-Pol, la cime des arbres, le ciel sur lequel flottaient les grandes bannières de soie brodée. Là-haut, c'était la douceur d'un jour de printemps, le chaud soleil qui dansait sur les murs enluminés comme des pages de missel, le vol rapide des hirondelles... en bas, le sang coulait, la colère grondait, la poussière, brassée par des centaines de pieds, montait en suffocants nuages.

Une flèche siffla. Tout près de l'endroit où se tenaient Landry et Catherine, un homme tomba lourdement, la gorge traversée, avec un affreux cri rauque qui s'acheva en gargouillis. La jeune fille cacha précipitamment son visage entre ses mains pour ne plus voir, se tassa contre son compagnon dont le bras protecteur entoura ses épaules.

— Ne regarde pas, fit Landry. J'ai eu tort de t'emmener, pauvrette.

Ce ne sera sûrement pas le dernier.

Tous deux s'étaient hissés sur un banc de pierre, à l'entrée d'un boyau qui serpentait, noir et gluant d'humidité, entre l'échoppe d'un tailleur et la boutique, dûment cadenassée, d'un apothicaire. De là, ils pouvaient tout voir. Aucun des mouvements des hommes attelés au bélier ne leur échappait. Mais, des créneaux de l'hôtel, les archers tiraient maintenant avec une sorte de rage. Flèches et carreaux d'arbalètes faisaient pleuvoir sur la foule révoltée une grêle meurtrière, ouvrant de brèves lézardes tôt refermées, dans la masse des corps. Prudemment, Landry fit descendre Catherine de son perchoir, se noya avec elle dans la foule.

La fatigue et la peur commençaient à se faire sentir chez les deux adolescents. Ils avaient quitté, tôt le matin, leurs maisons du Pont-au-Change, profitant de l'absence de leurs parents. La fièvre, dont brûlait Paris depuis la veille, avait attiré ceux-ci qui à la Maison aux Piliers, qui chez sa voisine en mal d'enfants, qui dans les milices populaires.

Mais ni Catherine ni Landry ne reconnaissaient leur ville dans cette cité chauffée à blanc d'où la fureur et le carnage jaillissaient à chaque carrefour pour un mot ou une chanson.

Leur univers quotidien, c'était le Pont-au-Change, avec son entassement de maisons aux toits aigus délimitant une rue étroite où défilait, entre le Palais et le Grand Châtelet, toute la ville. Le père de Catherine, Gaucher Legoix, y était orfèvre à l'enseigne de « l'Arche d'Alliance » comme d'ailleurs celui de Landry, Denis Pigasse, et leurs boutiques étaient voisines. Elles faisaient face aux échoppes des changeurs, lombards ou normands, qui occupaient l'autre côté du pont.

Jusqu'à ce jour, Catherine n'avait guère poussé ses expéditions avec Landry au-delà du parvis de Notre- Dame, des sinistres ruelles de la Grande Boucherie ou des pont-levis du Louvre. Les quinze ans du garçon, par contre, lui avaient permis des études beaucoup plus poussées sur les lieux bizarres de Paris et il connaissait chaque recoin de la capitale comme sa propre poche. C'était lui, qui avait eu l'idée d'amener sa petite amie devant l'hôtel Saint-Pol, ce vendredi matin, 27 avril 1413.

— Viens donc, lui avait-il dit. Caboche a juré qu'aujourd'hui il entrerait dans la maison du Roi pour en arracher les mauvais conseillers de Monseigneur le Dauphin. Il suffira d'entrer derrière lui et tu pourras voir, à ton aise, toutes les belles choses qu'il y a là-bas.

Caboche !... Autrement dit Simon le Coutelier, l'écorcheur de la Grande Boucherie, le fils de la tripière du marché Notre-Dame, l'homme qui avait soulevé les masses populaires contre le pouvoir illusoire du malheureux Charles VI, le roi fou, et la puissance aussi réelle que désastreuse d'Isabeau la Bavaroise.

C'était grande pitié, en effet, au royaume de France, en ces jours troublés. Le roi dément, la reine inconsciente et débauchée et, depuis le meurtre, six ans plus tôt, du Duc d'Orléans par Jean-Sans-Peur, duc de Bourgogne, le pays livré à l'anarchie. Insoucieux du péril anglais toujours prêt à revenir, les partisans de l'un et de l'autre prince, Armagnacs et Bourguignons, se livraient à travers la France qu'ils ravageaient à l'envi une lutte sans pitié ni merci. À cette heure, les Armagnacs cernent Paris, tout dévoué au malin autant que démagogue Jean de Bourgogne. Par la riche corporation de bouchers dont il a fait ses fidèles, il orchestre les troubles. En nom, le pouvoir appartient au Dauphin, Louis de Guyenne, un garçon de seize ans nettement dépassé par les événements. En fait, le roi de Paris, c'est Caboche l'écorcheur, avec la bénédiction de l'Université que mène son turbulent recteur Pierre Cauchon.

Ils sont là tous les deux, Caboche et Cauchon, à la tête de la meute qui assiège l'hôtel royal. Debout devant les gardes de la porte, désarmés et ficelés, que maintiennent des garçons bouchers aux tabliers de cuir tachés de sang caillé, Caboche hurle des ordres, rythmant le balancement forcené du bélier. Tirée par la main sans douceur de Landry, rasant les murs des maisons pour trouver un observatoire à l'abri des flèches, Catherine pouvait voir, par-dessus le moutonnement des têtes, l'imposante carrure du meneur, ses épaules de lutteur sous la casaque verte, barrée d'une croix de Saint-André blanche, aux couleurs de Bourgogne, le visage écarlate, convulsé par la fureur et ruisselant de sueur. A la main, il tenait une bannière blanche, emblème de Paris, qu'il agitait furieusement.

— Plus fort ! hurlait-il, tapez plus fort ! Enfoncez- moi ce nid de charognards ! Par la mordieu ! Plus fort ! Ça craque déjà !...

En effet, la porte venait de rendre un son fêlé qui annonçait sa prochaine rupture. Les vingt hommes, tendus par l'effort, reprirent du champ, reculant profondément dans la foule pour se lancer de plus loin. Landry eut juste le temps de jeter Catherine derrière l'arc-boutant d'une chapelle pour qu'elle ne fût pas écrasée par le reflux contre la muraille. Elle se laissait faire sans résistance, hypnotisée par l'écorcheur dont les hurlements avaient atteint une telle violence qu'on ne comprenait plus ce qu'il disait. D'un geste brusque, il ouvrit son pourpoint, découvrant des muscles épais couverts de poils roux puis, retroussant ses manches, planta profondément la bannière en terre avant d'aller s'atteler à la tête de la poutre.

— Allez ! brailla Caboche... Avec moi et que nous aide Monseigneur Saint-Jacques !...

— Vive Monseigneur Saint-Jacques, vive la Grande Boucherie ! hurla Landry emporté par son enthousiasme.

Catherine le regarda avec mécontentement.

— Ne crie pas « Vive Caboche », sinon je m'en vais.

— Pourquoi donc ? fit Landry sincèrement surpris. C'est un grand chef !

— Non ! C'est une brute ! Mon père le déteste, ma sœur Loyse aussi, qu'il recherche en mariage et, à moi, il me fait peur. Il est trop laid !

— Laid ? (Landry ouvrit de grands yeux.) Qu'est- ce que ça peut bien faire ? On n'a pas besoin d'être beau pour être un grand homme.

Moi, je trouve Caboche magnifique.

Furieuse l'adolescente tapa du pied.

— Pas moi ! Et si tu l'avais vu, hier soir, chez nous, criant et menaçant mon père, tu ne le trouverais pas magnifique du tout.

— Il a menacé maître Legoix ? Mais pourquoi ?

Instinctivement, Landry avait baissé la voix de plusieurs tons, bien que personne ne fît attention à eux et que le vacarme fût intense.

Catherine en fit autant. À voix basse, elle raconta à son ami comment, la veille au soir, alors que la nuit était presque en son mitan, Caboche était venu chez eux avec Pierre Cauchon et le cousin Guillaume Legoix ; le riche boucher de la rue d'Enfer Les trois chefs de l'insurrection parisienne avaient une intention bien arrêtée en franchissant le seuil de l'orfèvre : obtenir l'adhésion de Gaucher Legoix à leur mouvement. Cinquantenier de la milice parisienne, Gaucher était l'un des chefs communaux les plus respectés et les mieux écoutés. Peut-être parce qu'il était un homme calme, ami de la paix et qui avait toute violence en horreur. La vue du sang le faisait défaillir bien qu'il fût brave et doué d'un tranquille courage.

Cette horreur physique du sang était la raison pour laquelle ce fils de grand boucher avait abandonné la corporation et la maison paternelle pour se placer comme apprenti chez maître André d'Épernon, le grand orfèvre, créant ainsi, avec les orgueilleux Legoix, incapables de comprendre ses délicatesses, une totale rupture.

Peu à peu, le talent de Gaucher avait amené l'aisance dans la maison du Pont-au-Change. Couvertures d'évangéliaires, plats ouvragés, gardes d'épées ou de poignards, salières, nefs de table sortaient de plus en plus fréquemment de son modeste atelier pour des destinations toujours plus élevées. En vérité, le renom de Gaucher Legoix grandissait sur la place de Paris et son appui n'était pas négligeable pour les trois meneurs.

Ils s'étaient heurtés à un refus net. Sans grandes phrases, Gaucher leur avait signifié son intention de demeurer fidèle au Roi et au Prévôt de Paris qui était justement André d'Épernon.

— Je tiens ma charge de par le Roi et de par Mes- sire le Prévôt, je ne ferai pas marcher mes hommes contre la demeure de mon souverain.

Ton souverain est fou, son entourage traître, avait fulminé Guillaume Legoix, le cousin boucher. Le vrai roi c'est Monseigneur de Bourgogne. Hors lui, point de salut !...

Gaucher ne s'était pas troublé devant le gros visage, rouge de colère du maître-boucher.

— Quand Monseigneur de Bourgogne aura reçu l'onction sainte, alors je plierai le genou devant lui et l'appellerai mon Roi. Mais jusque-là je ne reconnais pour maître que Charles, Sixième du nom, que Dieu nous veuille rendre en santé et sain jugement !

Ces simples paroles avaient eu le don de déchaîner la fureur des trois visiteurs. Tous s'étaient mis à crier comme des sourds à la grande terreur de Catherine et des femmes qui, tapies au coin de l'âtre, attendaient la fin du débat.

Comme ces hommes lui semblaient méchants, dressés tous trois, grands et forts, autour de la frêle silhouette de son père. Mais, dans sa petite taille, c'était encore lui qui était le plus grand parce que son visage ferme demeurait serein et qu'il ne criait pas.

Caboche, soudain, avait brandi un poing noueux sous le nez de l'orfèvre.

— Vous avez jusqu'à demain soir pour vous décider, maître Legoix. Si vous n'êtes pas avec nous, vous serez contre nous et en subirez les conséquences. Vous savez ce qui arrive à ceux qui tiennent pour les Armagnacs ?

— Si vous voulez dire que vous brûlerez ma maison, je ne pourrai vous en empêcher. Mais vous ne me ferez pas marcher contre ma conscience. Je ne suis pas Armagnac, pas plus que Bourguignon. Je suis bon Français de France, craignant Dieu et servant son roi. Jamais je ne lèverai les armes contre lui !

Laissant aux mains de ses compères l'obstiné orfèvre, Caboche s'était alors approché de Loyse. Contre son propre corps, Catherine avait senti se raidir celui de sa sœur quand l'écorcheur s'était planté devant elle. A cette époque où il était courant, dans les grandes familles, de marier les filles à peine formées, les treize ans de l'adolescente pouvaient comprendre bien des choses.

D'ailleurs Simon Caboche ne cachait nullement le goût qu'il avait pour Loyse. Il ne manquait pas une occasion de la poursuivre quand, par hasard, il pouvait la rencontrer. Ce qui n'était pas toujours facile car Loyse, hormis pour se rendre aux offices à la proche église Saint-Leufroy, située au bout du pont, ou bien pour aller porter des secours à la recluse de Sainte-Opportune, ne quittait pratiquement jamais la maison de ses parents. C'était une fille silencieuse et secrète dont les dix-sept ans avaient plus de gravité que bien des âges mûrs. Elle allait et venait dans la maison, à pas légers, sans faire plus de bruit qu'une souris, ses yeux bleus continuellement baissés, le béguin de toile toujours étroitement serré sur les nattes d'un blond pâle, menant déjà auprès des siens la vie du cloître à laquelle, depuis son plus jeune âge, elle aspirait.

Catherine admirait sa sœur mais la craignait un peu et ne la comprenait pas du tout. Loyse eût été jolie et fraîche si elle n'avait tant aimé les mortifications et si elle avait su sourire. Mince sans maigreur, avec un joli corps souple et flexible, elle avait des traits fins, le nez un peu trop long mais une bouche bien dessinée et un teint très blanc, presque transparent. Catherine, qui éclatait de vitalité, qui n'aimait que le bruit, le mouvement, la gaieté et les chansons, ne s'expliquait pas ce qui pouvait, en cette future nonne, attirer le gigantesque, le tonitruant Caboche si visiblement jouisseur et matérialiste. Quant à Loyse elle- même, il était bien évident que Caboche lui faisait horreur et qu'elle n'était pas loin de voir en lui l'incarnation du Diable. Elle se signa d'ailleurs précipitamment quand il vint vers elle. Caboche fit la grimace.

— Je ne suis pas messire Satan, ma belle, pour qu'on m'accueille de la sorte. Et vous auriez meilleur temps en persuadant votre père de mettre sa main dans la mienne.

Les yeux rivés à la pointe de ses souliers, Loyse murmura :

— Je ne saurais ! Ce n'est point à une fille de conseiller son père.

Ce qu'il fait est bien fait...

Dans la poche de son tablier, elle cherchait furtivement son chapelet sur lequel ses doigts se refermèrent. Puis elle se détourna pour secouer les bûches dans l'âtre, faisant bien comprendre à Caboche qu'elle ne souhaitait pas poursuivre l'entretien. Un éclair de colère brilla dans les yeux pâles de l'écorcheur.

— Demain à pareille heure, on sera peut-être moins fière, la Loyse, quand mes hommes viendront vous arracher à votre lit pour s'amuser de vous ! Mais soyez tranquille, c'est moi qui serai le premier...

Il recula subitement parce que Gaucher Legoix l'avait saisi au collet pour le tirer dehors. L'orfèvre était blanc de colère et la rage décuplait ses forces. Sous sa main maigre Caboche chancela.

— Hors d'ici, cria-t-il la voix tremblante d'indignation, hors d'ici vil pourceau ! Et que je ne te voie plus rôder autour de ma fille !

— Ta fille, ricana Caboche, je l'aurai demain à mon plaisir... et bien d'autres après moi si tu n'entends pas raison.

A la grande terreur de Catherine, Gaucher fou de rage lui sautait déjà au visage mais Cauchon interposa sa robe noire entre les deux hommes, les séparant de toute la longueur de ses grands bras.

— Assez ! fit-il froidement. L'heure n'est pas à ce genre de dispute.

Caboche est trop brutal et Legoix trop impulsif, trop entêté aussi. Nous allons nous retirer. La nuit, sans doute, portera conseil à chacun. Et toi Gaucher Legoix, j'espère que tu entendras la voix île la raison. Assis sur une borne, Landry avait écouté Catherine sans l'interrompre. Cette histoire lui donnait à penser et troublait le cours de ses idées.

Il admirait profondément Caboche mais l'opinion de Gaucher Legoix avait son importance à ses yeux. De plus, les menaces proférées contre les habitants de « l'Arche d'Alliance » lui déplaisaient.

Un craquement sec suivi d'un vacarme retentissant coupa le fil de ses pensées. La porte de l'hôtel Saint- Pol venait de s'effondrer et, avec un cri de victoire, la masse populaire se ruait par la brèche ainsi ouverte, comme un torrent qui vient de briser son barrage. En un instant, Catherine et Landry se trouvèrent seuls en face d'un vaste espace vide. À terre demeuraient les cadavres et les blessés, les chiens faméliques qui léchaient les flaques de sang et la bannière blanche que Caboche avait plantée devant la porte. Tout le reste s'était engouffré en un clin d'œil dans les jardins de l'hôtel royal. Landry prit Catherine, figée de terreur, par la main.

— Tu viens ? Ils sont entrés...

La petite eut un mouvement de recul. Ses yeux sombres fixaient la porte arrachée avec une sorte d'angoisse.

— Je crois que je n'en ai plus envie, dit-elle d'une très petite voix.

— Ne fais pas la sotte ! Que crains-tu ? Et jamais tu ne reverras rien de pareil. Allons viens !

Landry était rouge d'excitation. Il avait hâte maintenant de suivre les autres et de prendre sa part du pillage. Son irrépressible curiosité de gamin de Paris jointe au goût de la violence qu'il portait en lui était prête à l'emporter. Catherine comprit qu'il la laisserait seule, au besoin, au milieu de la rue, si elle refusait de le suivre. Alors elle se décida.

D'ailleurs, la rue Saint-Antoine était loin d'être vide. Un peu plus loin que l'hôtel Saint-Pol, tassée entre l'hôtel des Tournelles, la porte Saint-Antoine, les tours crénelées de la Bastille et l'hôtel du Petit-Musc, une autre masse populaire assiégeait la forteresse encore neuve dont les murs blancs s'élevaient si haut au-dessus de sa tête. On savait que l'ancien Prévôt de Paris, Pierre des Essarts accusé de trahison par les émeutiers s'y était enfermé avec 500 hommes d'armes pour tenir la ville en échec. Une foule sans cesse grossie grondait aux portes, traînant des armes, décidée à démolir la Bastille, pierre par pierre, pour en arracher des Essarts. De l'autre bout de la rue, vers la place de Grève, d'autres groupes arrivaient en courant. Certains s'engouffraient dans l'hôtel Saint-Pol, d'autres couraient sus à la forteresse.

Une fenêtre s'ouvrit dans la façade de l'hôtel royal. Un bahut en jaillit qui s'écrasa sur le sol dans un tintamarre de vaisselle métallique.

Cette vue et ce bruit décidèrent Catherine tout à fait. Saisissant la main de Landry, elle se précipita sous le porche dont les portes arrachées pendaient à leurs gonds énormes. La curiosité dominait maintenant la peur chez la jeune fille et elle ouvrait de grands yeux, ravis d'avance de ce qu'ils allaient découvrir.

Mais le vaste jardin dans lequel ils se trouvèrent, une fois les murailles franchies, était déjà dévasté par la ruée de la foule. Les plates-bandes ceinturées de petit buis qui avaient dû enfermer des lys, des roses et des violettes, ne montraient plus que la terre foulée, des tiges brisées, dépouillées de leurs feuilles, des pétales souillés, écrasés. Lys et roses gisaient dans la boue, piétinés.

Au-delà, Catherine découvrit le monde en réduction qu'était l'hôtel Saint-Pol, petite ville dans la ville.

Autour de jardins, de vignes et de bosquets coupés de cloîtres, de cours et de galeries ajourées, il déployait un énorme ensemble de résidences et de chapelles, de métairies, d'écuries et de communs où logeait une armée de serviteurs. Il y avait aussi des ménageries pleines de lions, de léopards de chasse, d'ours et d'autres animaux étranges, des volières remplies d'oiseaux exotiques. Trois demeures distinctes composaient la résidence royale : l'hôtel du Roi bordant les jardins du côté de la Seine, celui de la Reine sur la petite rue Saint-Pol et celui du Dauphin, que l'on nommait aussi hôtel de Guyenne et qui donnait directement sur la rue Saint-Antoine.

C'était vers ce bâtiment que se portait, pour le moment, tout l'assaut de la foule. Dans les jardins, entre l'hôtel de Guyenne et les autres demeures, des hommes d'armes se massaient en courant pour interdire le passage vers le Roi ou la Reine. Mais la foule n'en avait cure, elle avait, pour le moment, ce qu'il fallait à se mettre sous la dent.

Les cours et les escaliers de l'hôtel de Guyenne étaient pleins de monde. Le vacarme y était effroyable, répercuté par les voûtes de pierre et l'immensité des salles. Catherine mit ses mains à ses oreilles.

Des cadavres de serviteurs en cottes de soie violette jonchaient déjà le sol tandis que les précieux vitraux des fenêtres volaient en éclats. Aux murs des escaliers de pierre blanche, les tapisseries à personnages pendaient, arrachées, les fresques se trouaient de coups de hache ou de cette masse ferrée qui servait à abattre les bœufs à l'écorcherie. Dans une vaste salle, la table, toute servie pour le festin, était mise au pillage. On glissait dans les flaques de vin et de sang, dans les sauces grasses et les confitures, on s'arrachait les pâtés et les pièces rôties, on butait dans les armes et les plats jetés un peu partout quand ils n'étaient pas d'or ou d'argent. On s'écrasait. Mais, grâce à leur agilité et à leur souplesse, Landry et Catherine parvinrent jusqu'au premier étage sans avoir été trop molestés. Catherine s'en tirait avec une estafilade à la face et quelques cheveux arrachés. Le garçon était même parvenu à s'emparer, sur un coin de table, de quelques petits pains à la frangipane qu'il partagea équitablement avec son amie. Ils furent les bienvenus : Catherine mourait littéralement de faim.

Tout en croquant ce ravitaillement inattendu, ils se trouvèrent poussés, par un remous de la foule, dans une grande pièce d'où partaient des cris et des éclats de voix. Cette salle parut à Catherine le comble de la magnificence. Elle n'avait jamais rien vu de comparable aux immenses tapisseries de soies multicolores, parfilées d'or, qui pendaient aux murailles. Elles représentaient de belles dames, en robes rutilantes, se promenant dans des prairies émaillées de fleurs avec de grands chiens blancs ou bien, écoutant de la musique, assises sous un dais à glands d'or. Une énorme cheminée de pierre blanche, découpée aussi finement qu'une dentelle occupait tout le fond de la pièce avec un grand lit surélevé de trois marches et tout drapé, depuis le baldaquin jusqu'aux degrés, de velours violet à crépines d'or. Les armes de Guyenne et de Bourgogne étaient frappées sur le chevet.

Tout autour de la pièce, ce n'étaient que dressoirs chargés de vases, de coupes ciselées et rutilantes de pierreries et aussi de ces vases aux formes fantastiques, venus de Venise et dont les verreries irisées luttaient d'éclat avec les plus beaux joyaux. Les yeux de Catherine brillaient comme des étoiles en contemplant toutes ces choses mais elle n'eut guère le loisir de s'y attarder longtemps. La scène à laquelle ce beau décor servait de cadre était suffisamment dramatique.

Dans les deux personnages debout devant la cheminée, Catherine reconnut le duc de Bourgogne et son fils, Philippe de Charolais, qu'elle voyait souvent passer sur le pont, devant la maison de ses parents. Mais jamais elle n'avait vu de si près le redoutable Jean-Sans-Peur. Bien planté sur ses jambes courtes, regardant toutes choses de ses yeux à fleur de tête, il semblait tenir tout le fond du décor. Il y avait, dans cet homme, quelque chose d'implacable comme le destin.

Très différent de son père était le comte Philippe de Charolais. Il était grand pour ses dix-sept ans, mince et blond, avec un regard fier et un maintien imposant, des traits fins et une bouche spirituelle qui devait aimer sourire. Vêtu de vert et d'argent, il se tenait un peu en arrière de son père, dans une attitude déférente. Le regard de Catherine s'attarda un instant sur lui parce qu'elle le trouvait beau et d'agréable tournure. Mais auprès d'eux, s'adressant au duc d'une voix tremblante de colère et de douleur, il y avait un gros jeune homme de seize ou dix-sept ans, vêtu d'un costume somptueux, mi-partie écarlate, mi-partie noir et blanc, barré d'un grand baudrier d'or. Le chagrin et la fureur impuissante étaient peints sur les traits mous de ce garçon qui, Landry le chuchota à son amie, était le Dauphin Louis de Guyenne.

Autour des trois personnages où se centralisait le drame, des émeutiers maîtrisaient à grand-peine plusieurs seigneurs, blessés et sanglants, mais se débattant encore furieusement. Un corps poignardé gisait sur le dallage de marbre noir et blanc, perdant son sang lentement. Et le contraste était saisissant entre l'impassibilité apparente des deux Bourguignons, la fureur des émeutiers et les larmes que versait le Dauphin dont les mains se tendaient maintenant en un geste d'imploration. Au premier rang des furieux Catherine pouvait voir s'agiter Caboche, son chaperon blanc en bataille, la chemise trempée de sueur, contrastant avec la robe noire, les gestes mesurés et le maintien glacial de Pierre Cauchon. C'est ce dernier, si calme, qu'elle jugea effrayant.

Le tumulte était à son comble. Les révoltés s'étaient emparés de plusieurs hommes de tous âges et les entraînaient vers la rue après les avoir étroitement ligotés. Deux d'entre eux s'étaient attaqués à un très jeune homme qui pouvait avoir au plus seize ans. Une jeune femme tentait de lui faire un rempart de son corps malgré les efforts qu'il faisait pour l'écarter. Elle était brune et charmante, enfantine encore malgré la lourde robe de damas mordoré qui l'écrasait un peu et la haute coiffure à deux cornes drapées de mousseline blanche. Elle pleurait en essayant de retenir contre elle le jeune homme, suppliait qu'on le lui laissât. Comme les émeutiers portaient les mains sur elle pour lui faire lâcher prise, la colère du Dauphin éclata. Arrachant son épée du fourreau, il bondit, vif comme la foudre, transperça de deux coups rapides les hommes qui avaient osé toucher son épouse, puis tourna la lame sanglante vers Jean-Sans-Peur.

— Quel misérable êtes-vous donc, mon cousin, pour laisser ainsi rudoyer sous vos yeux ma femme, votre propre fille ? Cette émeute se fait sur votre conseil.et vous ne pouvez vous en défendre car je vois là, avec ces gens, ceux de votre hôtel. Mais soyez sûr qu'une fois il m'en souviendra et que la besogne n'ira pas toujours à votre plaisir.

Philippe de Charolais avait, instinctivement, tiré son épée lui aussi pour se porter au secours de sa sœur. Il s'en servit pour écarter doucement la pointe dardée sur la poitrine de son père. Le duc n'avait pas bronché. Seulement haussé les épaules.

— Quoi que vous en pensiez, Louis, je ne puis rien dans la conjoncture actuelle. Je reconnais que les événements me dépassent et que je ne suis plus maître de ces brutes. Sinon, je sauverais au moins les serviteurs de ma fille...

À l'impuissante fureur de Catherine, fascinée, le jeune homme que voulait défendre la Dauphine avait enfin été capturé. Trouvant le chemin libre, quand les deux-hommes étaient tombés sous la lame du Dauphin, il avait couru vers une fenêtre pour sauter dans le jardin mais trois écorcheurs et deux mégères échevelées s'étaient pendus à lui. Écroulée en travers le lit, la petite duchesse sanglotait éperdument.

— Sauvez-le, mon père, je vous en supplie. Pas lui... pas Michel, c'est mon ami...

Mais le duc eut un geste d'impuissance qui arracha à Catherine un cri indigné. Madame la Dauphine lui plaisait beaucoup, elle eût voulu l'aider. Ce duc qui laissait pleurer sa fille devait vraiment être un mauvais homme... Le comte de Charolais était pâle jusqu'aux lèvres.

Il était lui-même marié à la sœur du Dauphin, la princesse Michelle, et le chagrin de Marguerite lui était pénible. Mais il ne pouvait rien faire. Caboche et son acolyte, Denisot de Chaumont, venaient de mettre eux-mêmes la main au collet du jeune prisonnier. Ils l'enlevèrent à ceux qui étaient occupés à lui lier les mains derrière le dos, le maintinrent debout entre eux deux. D'une secousse, le jeune homme les bouscula. Catherine poussa un cri que nul n'entendit.

C'était, pour son âge, un garçon singulièrement développé et vigoureux que Michel de Montsalvy. Les bouchers écartés une brève seconde, il courut au duc de Bourgogne, se planta devant lui. Sa voix furieuse domina le tumulte.

— Tu n'es qu'un lâche, duc de Bourgogne, traître et félon à ton Roi dont tu laisses souiller la demeure. Et je te déclare indigne de porter les éperons de chevalier...

Revenus de leur surprise, Caboche et Denisot récupéraient leur prisonnier sans douceur. Ils voulurent l'obliger à s'agenouiller devant celui qu'il venait d'insulter. Il se débattit comme un démon malgré ses liens, jouant si vigoureusement des pieds qu'une fois de plus les bouchers s'écartèrent. Il se rapprocha de Jean-Sans-Peur, comme s'il avait encore quelque chose à dire. Celui-ci, le visage crispé, ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais il n'en eut pas le temps. On le vit blêmir, porter la main à son visage au plein duquel Michel de Montsalvy venait de cracher...

Catherine comprit obscurément que le jeune homme venait de signer son arrêt de mort !

— Emmenez-le ! ordonna le duc d'une voix rauque. Faites-en ce que vous voudrez ! Les autres seront conduits à mon hôtel où, pour cette nuit, ils seront mes hôtes. Je vous en réponds, beau-fils.

Sans répondre, le dauphin Louis lui tourna le dos et s'en alla cacher son visage contre le manteau de la cheminée. La petite duchesse sanglotait toujours, refusant les consolations que son frère tentait de lui prodiguer.

— Je ne vous pardonnerai jamais !... Jamais ! balbutiait-elle entre deux sanglots.

Cependant, Caboche et Denisot avaient récupéré à la fois leurs esprits et leur prisonnier, avec l'aide de quelques compagnons. Ils l'entraînaient maintenant vers l'escalier.

Catherine glissa une main tremblante dans celle de Landry, et chuchota :

— Que vont-ils lui faire ?

— Le pendre et un peu vite j'espère ! C'est tout ce qu'il mérite ce sale Armagnac. Tu as vu ? Il a osé cracher au visage de notre duc...

Et, incontinent, Landry se joignit au chœur forcené qui, dans l'escalier criait déjà «À mort !... ». D'une secousse Catherine arracha sa main. Elle était devenue écarlate jusqu'à la racine de ses cheveux blonds.

— Oh !... Tu me dégoûtes, Landry Pigasse !...

Avant que Landry, stupéfait, ait eu le temps de se reconnaître, elle lui avait tourné le dos et s'était perdue dans la foule, ouverte un bref instant pour laisser passer le cortège du captif. Elle se lança dans son sillage.

Au prix de sa vie, Catherine eût été incapable d'expliquer ce qui se passait dans son âme enfantine. Jamais, jusqu'à ce jour, elle n'avait vu Michel de Montsalvy, elle ignorait encore jusqu'à son nom dans l'heure précédente et, cependant, elle avait l'impression de l'avoir toujours connu. Il lui semblait aussi familier, aussi cher que son père Gaucher ou sa sœur Loyse. C'était comme si, tout à coup, des liens mystérieux et invisibles s'étaient tissés entre le jeune noble et la fille de l'orfèvre. Des liens ancrés dans la ; chair et qui pouvaient faire mal... Catherine ne savait qu'une chose : il fallait qu'elle suivît le prisonnier, qu'elle sût, à tout prix, ce qu'il allait advenir de lui. Tout à l'heure, quand les écorcheurs l'avaient lié, et ensuite, quand il avait insulté le duc, elle l'avait vu de tout près, dans la pleine lumière des vitraux. Elle s'était sentie toute bête tandis que de grands cercles rouges passaient devant ses yeux, tout comme le jour où elle avait essayé, par jeu, de regarder le soleil en face. Un garçon pouvait-il vraiment être aussi beau ?

Il l'était, certes, et en démesure avec son visage pur aux traits nets et fins. Des traits qui eussent peut-être été quelque peu féminins sans l'énergie du menton, la bouche serrée et les fiers yeux d'azur qui ne devaient pas se baisser aisément. Les cheveux blonds, coupés très courts au-dessus de la nuque et des oreilles, formaient cette ronde et brillante calotte d'or alors à la mode et qui permettait aisément le port du | casque. Sous la hucque de soie violette, frappée de feuilles d'argent, les épaules se dessinaient, athlétiques tandis que les chausses collantes, mi-partie gris et argent moulaient des cuisses musclées de cavalier. Les mains liées au dos, la tête fièrement redressée, les yeux froids et la lèvre méprisante, il avait l'air entre ses deux bouchers d'un archange aux mains d'esprits malfaisants. Catherine se souvint tout à coup d'une image peinte qu'elle avait admirée un jour dans un bel évangéliaire auquel son père faisait une couverture d'or ciselé. Elle représentait un jeune chevalier blond, vêtu d'une armure d'argent et foulant aux pieds un dragon qu'il transperçait de sa lance. Gaucher avait dit à sa fille que c'était là Monseigneur Saint-Michel terrassant le Malin. C'était à lui que ressemblait le jeune homme... le jeune homme qui s'appelait Michel lui aussi...

Cette idée galvanisa Catherine, ancrant en elle le désir de faire quelque chose ou, tout au moins, de rester auprès de lui, le plus possible.

Un groupe compact d'hommes et de femmes hurlant à la mort avait emboîté le pas au prisonnier et Catherine, bousculée, tiraillée dans cette foule, avait bien du mal à ne pas se laisser distancer. D'un élan, elle parvint même à se faufiler jusque derrière le large dos de Caboche, s'accrocha à sa ceinture malgré la peur qu'il lui causait. Tout entier à son triomphe, l'écorcheur ne s'en aperçut même pas. Pas plus que Catherine elle-même ne sentit les horions qu'elle recevait, dans la presse, et les pieds qui écrasaient les siens. Son bonnet était perdu depuis longtemps et l'on tirait parfois ses cheveux dénoués. Toute sa force vitale semblait venir de ce garçon blond qui marchait devant elle, et y retourner.

D'autres prisonniers précédaient ou suivaient Michel de Montsalvy : le duc de Bar, cousin du Dauphin, Jean de Vailly, chancelier de Guyenne, Jean de la Rivière, chambellan du Dauphin, les deux frères de Giresmes, en tout une vingtaine de personnes que l'on chargeait de chaînes et que l'on entraînait comme des malfaiteurs au milieu des injures et des crachats. En franchissant une porte de chêne sculpté qui fermait l'escalier à mi-hauteur, Catherine reconnut au passage la robe noire et la longue figure morose de maître Pierre Cauchon. Il se tassait contre le chambranle, luttant pour ne pas être emporté par le flot mais l'adolescente remarqua l'étrange regard dont le recteur avait, au passage, enveloppé le prisonnier. Ses petits yeux glauques s'étaient mis soudain à briller, eux toujours si ternes, comme si la vue de ce garçon jeune, beau, noble, que l'on traînait au supplice, eût été pour Cauchon une bien douce joie, une sorte d'intime revanche... Une vague nausée souleva le cœur de Catherine. Elle n'aimait pas Cauchon, mais c'était la première fois qu'il l'écœurait.

Au passage des portes de l'hôtel, la poussée se fit sauvage.

Catherine fut arrachée de Caboche, se trouva refoulée en arrière. Elle poussa un cri qui se perdit dans le tumulte. Mais l'instant suivant, le soleil et la chaleur frappant son visage lui apprirent que l'on était revenu à l'air libre. Le flot se fit moins serré, s'épar- pillant un instant, sur le sable du jardin avant de se tasser à nouveau pour franchir la porte arrachée. Comme un bon petit soldat à l'assaut, Catherine reprit haleine un instant mais put voir, avec chagrin, que le prisonnier et sa garde franchissaient déjà le portail. Elle distinguait encore la tête blonde de Michel entre les fers brillants des fauchards et les casques d'acier bleu mais il s'éloignait. Bientôt elle ne le vit plus, poussa un cri d'angoisse et voulut se jeter en avant. Mais une main vigoureuse posée sur son épaule la retint de force.

— Enfin je te retrouve ! s'écria Landry. Qu'est-ce que tu m'as fait faire comme mauvais sang ! C'est bien la dernière fois que je t'emmène avec moi, tu sais. Tu as vraiment le diable au corps...

Landry avait dû avoir du mal à se tirer de l'énorme bousculade de l'hôtel de Guyenne car il offrait un œil tuméfié, une manche déchirée, un genou nu et saignant. Quant à la belle casaque verte à croix blanche, aux couleurs de Bourgogne, dont il était si fier le malin même, elle avait cet air lamentable d'une chose qui a beaucoup servi et traîné un peu partout. En outre, il était très rouge, il avait lui aussi perdu son bonnet et ses cheveux noirs se dressaient bien raides sur sa tête. Mais Catherine était au-delà de ces détails vestimentaires.

Essuyant les larmes qui couvraient son petit visage à un pan de sa robe déchirée, elle leva vers son ami une figure désolée.

— Aide-moi, je t'en supplie, Landry, aide-moi à le sauver !

Landry considéra la petite avec un sincère ahurissement.

— Qui ? Cet Armagnac que Caboche veut pendre ? Ah ça, mais tu es tout à fait folle, ma pauvre ? Qu'est- ce que ça peut bien te faire qu'on le pende ou non ? Tu ne le connais même pas.

— Non, c'est vrai, je ne le connais pas. Mais je ne veux pas qu'il meure. Le pendre... Tu sais ce que ça veut dire ? Ils vont l'accrocher là-haut à Montfaucon, à ces horribles chaînes rouillées entre les gros piliers...

— Mais enfin, pourquoi ? Il ne nous est rien.

Catherine secoua la tête, rejetant en arrière sa longue chevelure dénouée dans un geste d'une grâce inconsciente mais qui frappa le jeune homme. Les cheveux de l'adolescente étaient, avec ses yeux, sa seule vraie beauté, mais quelle beauté ! Jamais, à une enfant si jeune, on n'avait vu pareille nappe d'or vivant, traversée de flèches lumineuses quand le soleil s'y accrochait. Quand ils étaient déroulés, les cheveux île Catherine formaient comme un manteau merveilleux, fait de soie douce et tiède qui l'enveloppait jusqu'aux genoux et l'habillait d'une clarté d'été. Une clarté parfois lourde à traîner.

Quant aux yeux de Catherine, sa famille n'était pas encore parvenue à décider une bonne fois de leur cou-; leur. Quand l'enfant était paisible, ils paraissaient bleu; sombre, avec des reflets pourpres et veloutés comme i des pétales de violette de Carême. Quand elle était gaie, des milliers d'étoiles dorées y brillaient, évoquant alors un rayon de miel au soleil. Mais lorsque Catherine se jetait dans une de ces colères soudaines dont elle avait le secret et qui avaient le don de stupéfier les siens, ses prunelles devenaient alors d'un noir d'enfer aussi peu rassurant que possible.

Ceci mis à part, elle était, pour le reste, une adolescente comme toutes les autres, une gamine gran- die trop vite avec des membres anguleux, des gestes maladroits de jeune faon instable sur ses pattes et des genoux de garçon, un peu trop gros et perpétuellement écorchés. Elle avait une drôle de frimousse triangulaire, une bouche trop grande et un petit nez court qui lui faisaient une physionomie de chat. La peau était claire, légèrement ambrée et abondamment parsemée de taches de rousseur. L'ensemble, malgré tout, avait un charme certain auquel Landry commençait à s'avouer secrètement qu'il y résistait mal. Il lui passait chaque jour un peu plus de caprices et de fantaisies baroques. Mais il faut avouer que ce qu'elle demandait maintenant dépassait toutes les limites de l'imaginable...

— Pourquoi tiens-tu tellement à sa vie ? répéta-t-il plus bas, avec une nuance de jalousie.

— Je ne sais pas, avoua Catherine avec une grande simplicité.

Mais si on le tue, j'aurai de la peine. Je crois que je pleurerai beaucoup... et longtemps.

Elle disait cela d'une petite voix tranquille, mais avec une telle conviction que Landry, une fois de plus, renonça à comprendre. Il savait qu'il ferait tout ce qu'elle voudrait, bien que ce fût vraiment une pilule plutôt dure à avaler. Il fallait voir ce que cela représentait dans la réalité, ces trois petits mots qui franchissaient si aisément les lèvres de sa petite amie : sauver le prisonnier ! Cela voulait dire l'arracher au peloton d'archers rangés autour de lui depuis qu'il avait franchi les portes de l'hôtel, à la foule qui suivait, à Caboche et son compère Denisot qui étaient gens capables de l'assommer lui, Landry, et Catherine par-dessus le marché, d'un seul revers de main. I il plus de quoi, en admettant qu'on y parvînt, il faudrait encore cacher le jeune homme au milieu d'une ville insurgée qui donnait la chasse à ses pareils, lui faire quitter Paris ensuite, passer les chaînes tendues, les portes fermées, les remparts garnis d'hommes d'armes, éviter le guet, la dénonciation... Landry se disait que c'était beaucoup, même pour un garçon de quinze ans particulièrement débrouillard.

— Ils l'emmènent à Montfaucon, fit-il, pensant tout haut. La route est longue mais pas éternelle. Ça ne nous laisse pas beaucoup de temps. Comment veux- tu que nous le tirions d'affaire avant le grand gibet ? Nous ne sommes que deux et il y a une armée autour de lui.

— Suivons-les toujours ! s'entêta Catherine. On verra bien !

— C'est bon, soupira Landry, en prenant la main de son amie.

Allons-y, mais il ne faudra pas m'en vouloir si on échoue.

— Tu veux essayer ? Tu veux vraiment essayer ?

— Oui, grogna le jeune garçon. Mais c'est la dernière fois que je sors avec toi. La prochaine fois tu serais capable de me demander de prendre la Bastille à moi tout seul...

Prenant leurs jambes à leur cou, les deux enfants se précipitèrent à la suite du sinistre cortège qui heureusement, gêné par son ampleur, n'allait pas très vite.

Quand Landry et sa compagne débouchèrent dans! la rue Saint-Denis, ils étaient hors d'haleine d'avoir tant couru, mais ils eurent la satisfaction de constater qu'ils avaient rattrapé l'escorte de Montsalvy. Celle- ci, fort heureusement, avait été arrêtée plusieurs fois par des bandes de gens, chantant et vociférant. Certaines de ces bandes montaient vers la Bastille pour se joindre à ceux qui encerclaient la forteresse, et les autres se dirigeaient vers la demeure du duc de Bourgogne : l'hôtel d'Artois, rue Mauconseil.

Une fois de plus, quand Catherine et Landry s'y joignirent, le funèbre cortège était à l'arrêt. Le bourreau Capeluche, pris en cours de route, avait imposé cette halte pour récupérer un moine augustin passant par hasard afin que le condamné pût faire sa paix avec Dieu avant de mourir. Le moine avait mis quelque répugnance à se laisser convaincre. Seule la crainte l'avait décidé et, quand le cortège reprit sa route, il marchait auprès du condamné, disant son chapelet à mi-voix.

— Nous avons une chance, chuchota Landry, c'est qu'ils l'emmènent à pied. S'ils avaient eu l'idée de le traîner sur la claie ou bien de le hisser sur un tombereau, nous n'aurions sûrement rien pu faire.

— Tu as une idée ?

— Peut-être. La nuit commence à tomber et si je peux trouver ce dont j'ai besoin, nous avons une chance de réussir. Mais ensuite il faudra songer à le ; cacher...

Une bande de filles folles et d'étudiants qui arrivaient en courant pour suivre, eux aussi, la marche au supplice les rejoignit et Landry se tut par prudence. Précaution inutile : filles et escholiers étaient superbement ivres après avoir mis à sac un cabaret, ils ne songeaient qu'à chanter à tue-tête en zigzagant d'un mur à l'autre de la rue.

— Le mieux serait, chuchota Catherine, de l'installer chez nous, dans la réserve qui est sous la maison et qui a une petite fenêtre sur la rivière. Bien sûr, il ne pourrait pas y rester longtemps mais...

Landry se chargea de continuer. L'idée de Catherine avait été un trait de lumière pour lui et la suite de l'opération se présentait tout naturellement à son esprit.

— ... Mais cette nuit je volerai une barque et je viendrai m'installer sous ta maison. A l'aide d'une corde le prisonnier descendra dans le bateau et il n'aura plus qu'à remonter le fleuve jusqu'à Corbeil, où campe le comte Bernard d'Armagnac, après m'avoir laissé sur une grève. Évidemment, il faudra qu'il passe les chaînes tendues entre la Tournelle et l'île Louviaux mais il n'y a pas de lune en ce moment. Et puis... c'est vraiment tout ce que nous pouvons faire et à la grâce de Dieu ! Si déjà on peut l'amener jusque-là, ce sera un beau résultat....

Pour toute réponse, la jeune fille serra silencieusement la main de son ami, envahie d'un espoir tout neuf qui la faisait trembler d'excitation. La nuit venait très vite mais des torches s'allumaient un peu partout, dansant sur les encorbellements des maisons, les enseignes peintes et dorées, les petites vitres enchâssées de plomb et les visages rouges des passants. Le tintamarre devenait assourdissant et n'était guère propice aux derniers moments d'un homme marchant à la mort. Soudain Landry qui venait d'apercevoir ce qu'il cherchait eut un large sourire de satisfaction.

— En voilà un, fit-il. J'espérais bien qu'avec tout ce charivari ils seraient encore dehors...

Ce qui motivait tant de contentement n'était autre qu'un bon gros cochon qui venait d'apparaître au coin de la rue des Prêcheurs, poursuivant activement un trognon de chou. C'était l'un de ceux du couvent Saint-Antoine. Durant toute la journée, ces respectables bêtes, parcouraient, deux par deux, les rues de Paris sous la garde d'un frère, pour dévorer les ordures et les détritus de toute sorte. En fait, ils étaient les seuls agents de la voirie parisienne.

Comme tous ses confrères de l'hospice Saint- Antoine, le nouveau venu portait au cou le Tau d'émail bleu, emblème du saint. Pour déguster son trognon de chou, il s'était arrêté aux pieds d'une grande sculpture de bois appliquée contre une maison d'angle et qui représentait l'arbre de Jessé. Landry lâcha la main de Catherine.

— L'autre cochon ne doit pas être loin. Continue sans moi, je te retrouverai à la hauteur du couvent des Filles-Dieu. On y arrête toujours les condamnés qui vont à Montfaucon pour leur donner un peu de réconfort. Les nonnes leur offrent un verre de vin, trois morceaux de pain et un crucifix à baiser, celui qui est près du porche de l'église. Il y a toujours un peu de relâchement dans la garde à ce moment-là. Je vais essayer d'en profiter. Tiens-toi prête à filer à cet instant précis !...

Tout en parlant, il gardait un œil sur le cochon. Celui-ci, son repas terminé, était rentré dans la rue des Prêcheurs où son compagnon et le frère gardien devaient se trouver. Catherine vit Landry se jeter sur les traces de l'animal et tous deux disparurent bientôt dans l'ombre de la rue. Elle se remit alors en marche. Mais cette fois elle sentait sa fatigue, peut- être parce qu'elle était momentanément privée de Landry et de sa force rassurante. Ses pieds étaient douloureux, les muscles de ses jambes tiraient, durcis par l'effort. Mais la flamme d'une torche fit soudain briller, au loin, les cheveux blonds de Michel et Catherine sentit brusquement le courage lui revenir. Elle se força même à marcher plus vite, se coula dans les derniers rangs de la foule et, forte d'une soudaine détermination, s'infiltra peu à peu dans ses profondeurs.

Ce n'était ni facile ni agréable, car tous ces gens surexcités se bousculaient à qui mieux mieux et défendaient leur place vigoureusement. Mais l'adolescente était poussée en avant par quelque chose de plus fort que la peur des coups. Elle réussit à prendre la suite immédiate des archers d'escorte. A quelques mètres, maintenant, entre les corsets de fer de deux hommes d'armes, elle pouvait voir la haute silhouette du prisonnier. Il marchait lentement, calmement, l'échiné raidie, la tête droite, si fier dans son allure que Catherine l'admira éperdument. Tout en marchant, elle marmottait à toute vitesse toutes les prières dont elle pouvait se souvenir, déplorant de n'avoir point l'érudition religieuse de Loyse qui avait des oraisons pour les moindres circonstances et pour tous les saints du Paradis.

On arriva bientôt devant le couvent des Filles-Dieu. Prévenues, elles attendaient le condamné. Une dizaine de statues noires et blanches aux yeux baissés, érigées sur les marches de la chapelle autour de la mère abbesse, crosse en main. L'une présentait des morceaux de pain sur un plat d'étain, une autre portait un pichet et un gobelet. Les archers s'arrêtèrent en face d'elles. Le cœur de Catherine s'arrêta aussi. C'était le moment... mais nulle part elle ne voyait Landry.

Capeluche saisit le bout de la corde qui liait Michel et l'enroula autour de son poing pour conduire le jeune homme vers l'église. Alors, juste comme l'escorte s'ouvrait pour leur livrer passage, un tonnerre de hurlements déchira l'air. Surgis en trombe d'une ruelle, poussant des grognements affreux, deux pourceaux fonçaient droit sur les soldats et avec une force tellement irrésistible qu'ils en envoyèrent quatre mordre la poussière. Les pauvres bêtes portaient chacune à la queue un paquet d'étoupe enflammée, cause de leur frénésie et de leurs hurlements. Des torches furent .renversées, brûlant quelques personnes dans la foule tandis que les animaux, au paroxysme de la douleur, continuaient à culbuter les assistants. La confusion fut telle pendant quelques instants que personne ne vit Landry se glisser dans le sillage des cochons du bon Saint-Antoine, un couteau à la main, trancher la corde que tenait le bourreau et pousser le condamné dans un étroit boyau sombre ouvert contre le mur du couvent. Chacun était occupé à retrouver ses esprits et à dénombrer ses contusions tandis que quelques courageux tentaient de capturer les deux animaux. Seule Catherine aux aguets avait suivi l'action foudroyante qui faisait si grand honneur à l'esprit de décision et au courage de Landry. À son tour, elle se jeta dans le boyau, trébuchant dans l'ombre sur une boue grasse, truffée de pierres et de choses indéfinissables.

La voix de Landry lui parvint, étouffée.

— C'est toi Catherine ? Grouille... Il faut faire vite !

— Oui, je viens !

L'ombre était si épaisse qu'elle devinait plus qu'elle ne voyait les deux silhouettes, l'une longue et l'autre plus petite. La ruelle serpentait, semblait s'enfoncer dans les entrailles de la terre. Des formes fantastiques de maisons à demi écroulées se dessinaient de chaque côté comme des ombres maléfiques. Il n'y avait aucune lumière dans ces artères bizarres et inconnues. Les portes branlantes étaient closes, les fenêtres, aux volets arrachés, aveugles. Catherine était si lasse que son cœur lui faisait mal. Mais, dans le lointain encore proche, les glapissements de la foule qui avait enfin découvert la fuite du condamné se faisaient entendre, donnant des ailes aux trois fuyards.

Dans l'obscurité, Catherine trébucha sur un pavé, s'étala de tout son long avec un gémissement de souffrance. Des larmes au bord des yeux, elle fut aussitôt relevée par la main vigoureuse de Landry, entraînée i» nouveau dans la course folle.

Les ruelles se succédaient, s'enchevêtraient, coupées d'escaliers noirs qui s'ouvraient, raides et visqueux sur des profondeurs louches, formant une sorte de labyrinthe dont il paraissait impossible de sortir.

Toujours traînée par Landry, haletante et terrifiée, Catherine grimpa encore trois marches, suivit une ruelle coudée à angle droit qui, soudain, s'élargit, déboucha sur une place fangeuse et puante, cernée de masures informes qui paraissaient s'affaisser les unes sur les autres.

Les toits pointus se crevassaient, montraient des vides comme d'énormes dents ébréchées, les murs faits de pierres mal équarries jointoyées de boue se gonflaient comme des abcès sous le poids des charpentes enflées d'eau. Quelques gouttes se mirent à tomber.

— S'il pleut, ça ne peut que nous arranger, dit Landry en s'arrêtant et en faisant signe aux autres d'en faire autant.

A bout de souffle, haletants, ils s'appuyèrent contre une maison pour reprendre haleine, ils avaient tant couru que leur poitrine leur semblait sur le point d'éclater. Il régnait dans cet étrange quartier un profond silence dont, soudainement, -ils prirent conscience. Impressionnée Catherine chuchota :

— On n'entend plus rien. Tu crois qu'ils ne nous courent plus après?

— Si. Mais la nuit est close et ils ne viendront pas ici. Pour le moment on ne craint rien.

— Pourquoi ? Où sommes-nous ?

Les yeux de la jeune fille s'étaient accoutumés à l'obscurité. Elle distinguait à peu près les immondes masures, plus que lépreuses, qui composaient le décor. De l'autre côté de la place, un lumignon brillait faiblement dans une cage de fer aux flèches tordues, ses flammes couchées à demi par le vent acide. Au ciel noir, des nuages fumeux se poursuivaient, fuyante couverture de cette île du silence autour de quoi grondait la ville. Landry, d'un grand geste, embrassa la place.

— Ici, dit-il, c'est la Grande Cour des Miracles. Il y en a plusieurs dans Paris, dont une entre la porte Saint-Antoine et le Palais des Tournelles. Mais celle- ci est la plus importante, le fief personnel du roi de Thune.

— Mais, fit Catherine mi-surprise mi-effrayée, il n'y a personne.

— Il est trop tôt. Les truands ne regagnent leurs tanières que lorsque tout le monde est rentré chez soi... et encore.

Tout en parlant, Landry s'activait à trancher les liens de Michel. Le jeune homme, inerte, se laissait aller, adossé au mur, respirant avec peine. Il avait fourni un violent effort car il n'est pas facile de courir avec les mains liées dans le dos. Quand le couteau de Landry le libéra, il poussa un profond soupir et frotta ses poignets douloureux.

— Pourquoi avez-vous fait cela ? demanda-t-il d'une voix lasse.

Pourquoi m'avez-vous sauvé ? Et qui êtes-vous donc pour prendre un tel risque ? Ne savez- vous pas que vous risquez la corde ?

— Oh, fit Landry désinvolte, on a fait ça comme ça... parce qu'on a trouvé que vous étiez trop jeune pour faire un pendu, messire. Moi je me nomme Landry Pigasse. Elle c'est Catherine Legoix. On habite tous les deux le Pont-au-Change où nos pères font métier d'orfèvrerie.

La main de Michel chercha la tête de l'adolescente et s'y posa doucement.

— La petite fille aux cheveux d'or !... Je l'avais remarquée tout à l'heure pendant qu'ils me liaient.

Jamais encore je n'ai vu des cheveux comme les tiens, petite, murmura-t-il d'un ton qui bouleversa Catherine plus encore que le contact de sa main.

Tandis que celle-ci caressait doucement la soie emmêlée de la tignasse, elle s'écria :

— Nous voulons vous sauver. Nous vous ferons quitter Paris, cette nuit même. Landry vous l'a dit, nous habitons le pont. On vous cachera dans la petite pièce qui est sous la maison de mon père et qui sert de cave. Il y a une lucarne. De là, vous pourrez descendre au moyen d'une corde, jusque dans le bateau que Landry amènera à la minuit. Et vous n'aurez plus qu'à remonter le fleuve jusqu'à Corbeil où est Monseigneur d'Armagnac...

Elle avait jeté tout cela d'un trait, sans reprendre haleine, toute au désir de voir le jeune homme leur faire confiance. Il y avait, dans sa voix à lui, quelque chose de désespéré qui lui faisait peur. Elle sentait obscurément que, frôlé de si près par l'aile noire de la mort, il n'était pas encore complètement dégagé de l'ombre maléfique. Et puis ce sauvetage, à première vue, était tellement insensé !

Dans l'ombre elle vit briller les dents blanches du jeune noble, comprit qu'il souriait.

— C'est bien imaginé et j'ai peut-être là une vraie chance. Mais avez-vous songé un instant au danger que vous faites courir à vos familles et à vous-même, si jamais votre plan est découvert ?

— Quand on réfléchit trop, grogna Landry, on ne fait jamais rien.

Maintenant, c'est décidé et on ira jusqu'au bout.

— Sage parole ! fit une voix moqueuse qui paraissait venir du ciel, encore faut-il s'arranger pour mettre toutes les chances de son côté.

Allons, n'ayez pas peur, je ne vous veux aucun mal.

La figure qui venait d'apparaître au-dessus de la tête des trois jeunes gens, encadrée dans une lucarne drapée de toiles d'araignée, n'avait cependant rien de rassurant. Une chandelle de suif éclairait un long visage basané, plissé de rides en étoiles dont les principaux ornements étaient un nez immense, ponctué d'une grosse" verrue, et deux petits yeux extrêmement vifs sous des sourcils en accent circonflexe. De longues mèches noires, dépassant un capuchon crasseux complétaient le portrait du personnage qui avait assez l'air, ainsi éclairé, d'une des gargouilles de Notre-Dame. Mais, si cette face était inquiétante, elle n'était pas autrement antipathique parce qu'un large sourire la fendait en deux, montrant des dents de carnassier d'une blancheur inattendue.

Landry poussa une exclamation de surprise.

— Comment Barnabé, c'est toi ? Tu es déjà rentré ?...

— Comme tu vois, mon fils. J'avais la gorge un peu prise aujourd'hui, cela nuisait à la beauté de ma complainte. J'ai préféré garder la chambre. Mais, une minute, je descends...

Le lumignon qui, durant les dernières paroles s'était aimablement agité, disparut. Il y eut un grincement d'huis mal graissé que l'on referme.

— Tu le connais ? fit Catherine avec stupéfaction.

— Bien sûr ! Toi aussi d'ailleurs ! C'est Barnabé le Coquillart. Tu sais bien, ce bonhomme au vieux manteau cousu de coquillages qui mendie tous les jours sous le porche de Sainte-Opportune ? Il se prétend pèlerin revenant de Compostelle et vend des reliques, à l'occasion.

Catherine voyait maintenant à qui l'on avait affaire. Elle connaissait bien le bonhomme. Il lui souriait toujours quand elle se rendait à vêpres ou à complies à Sainte-Opportune avec Loyse, ou encore quand elles portaient du pain à Agnès-la-Recluse avec qui le Coquillart bavardait souvent. Pendant ce temps Barnabé était sorti de sa maison dont il refermait la porte

derrière lui avec le soin d'un bon bourgeois. Vu de plain-pied, il était très grand et maigre, ce qui le forçait à se tenir un peu voûté. Ses jambes immenses et ses bras de faucheux étaient à demi dissimulés sous une vaste houppelande effrangée, mais faite d'un lainage épais, sur laquelle étaient cousues une bonne vingtaine de coquilles Saint-Jacques. Sa maison fermée, il souhaita le bonsoir à Landry et à Catherine puis, levant la lanterne dont il s'était muni, éclaira le visage de Michel qu'il considéra un moment avec attention.

— Tu n'iras pas loin, mon jeune seigneur, si tu continues à te promener ainsi attifé, fit-il goguenard. Peste ! Des feuilles d'argent fin et les couleurs de Monseigneur le Dauphin. A peine hors du royaume d'Argot tu te feras repiquer. C'est très joli de blanchir la marine1 et de brûler la politesse à Capeluche. Encore faut-il s'arranger pour que ça dure sinon c'est du temps de perdu. Le plan des mions est assez bon mais, jusqu'au Pont-au-Change, t'as au moins neuf chances sur dix de te faire poisser par les gaffres2.

Les longs doigts maigres, étrangement souples de Barnabé, soulevaient avec dédain les découpures savantes de la hucque de soie violette et argent.

— Je vais la retirer, fit Michel qui voulut joindre le geste à la parole. Mais le Coquillart haussa les épaules.

— Il faudrait aussi retirer ta tête. Tu sens le chevalier à quinze pas.

Quant à ces deux-là, je me demande s'ils ne sont pas un peu fous de s'être fourrés dans cette histoire.

— Fous ou pas, on le sauvera ! s'écria Catherine au bord des larmes.

... et puis, continua Landry furieux, on perd du temps. Tout ça, c'est des paroles. Il y a mieux à faire Faudrait qu'on pense un peu à rentrer.

Il fait nuit noire maintenant. Tu devrais nous aider à sortir d'ici, Barnabé.

Visiblement Landry commençait à penser à la raclée paternelle qui pouvait les attendre au retour, lui et Catherine. De plus, il fallait aussi faire entrer Michel dans la resserre des Legoix. Pour toute réponse, Barnabé déroula un paquet qu'il portait sous le bras. C'était une houppelande grise, assez semblable à celle qu'il portait avec cette différence qu'elle était peut- être un peu moins sale. Il la jeta sur les épaules de Michel.

— Je vais te prêter mon beau costume des jours de fête, ricana-t-il.

M'étonnerait qu'on devine qui tu es là-dessous. Quant à tes chausses, elles sont assez crottées maintenant pour qu'on n'en voie plus la couleur.

Avec une visible répugnance, le jeune homme passa les manches du vêtement, non sans faire tinter les coquilles, rabattit sur sa tête le capuchon sous lequel il disparut complètement.

— Le beau pèlerin de Saint-Jacques que voilà ! goguenarda Barnabé, puis changeant de ton : Et maintenant, en route ! Suivez-moi de près, je vais souffler la lanterne.

Il prit la tête de la petite bande, serrant fermement dans sa grande patte la petite main de Catherine. On traversa la place fangeuse. Ici et là une lumière tremblotante s'allumait, signalant le retour de la vie dans le dangereux quartier. Des ombres confuses glissaient le long des murailles suintantes. À grands pas, Barnabé s'engagea dans une nouvelle ruelle, sœur jumelle de toutes celles parcourues jusque-là.

Toutes les voies du royaume des truands se ressemblaient, peut-être à dessein, pour mieux tromper les archers. Parfois le chemin s'engouffrait sous une voûte ou bien enjambait un ruisseau puant. Des silhouettes indécises, cahotantes et d'aspect fantastique dans ces ténèbres, croisaient les fugitifs, de plus en plus nombreuses. Barnabé, parfois, échangeait avec eux d'incompréhensibles paroles, sans doute le mot de passe que le Ragot1 avait dû édicter pour cette nuit-là.

L'heure était venue du retour des faux estropiés, faux pèlerins, vrais mendiants et authentiques voleurs vers leurs repaires sordides. Bientôt l'ancien rempart de Philippe- Auguste profila sur le ciel noir sa silhouette délabrée, encore couronnée, de place en place, d'une échauguette croulante. Barnabé s'arrêta.

— Maintenant, chuchota-t-il, va falloir faire gaffe ! Nous sommes à la limite du territoire des Gueux. Est- ce que vous vous sentez encore assez de cœur au ventre pour courir ?

Landry et Michel, d'une seule voix, se déclarèrent prêts mais Catherine sentait le cœur lui manquer. Une invincible fatigue pesait sur ses paupières, alourdissait ses membres. Sa main se crispa dans celle du Coquillart tandis qu'une larme roulait sur sa joue.

— Elle n'en peut plus, fit Michel apitoyé. Je vais la porter. Elle ne doit pas être bien lourde.

Déjà, il enlevait l'adolescente dans ses bras.

— Mets tes bras autour de mon cou et tiens-toi bien, dit-il en souriant.

Avec un soupir de bonheur, la jeune fille glissa ses bras autour du cou du jeune homme, laissant sa tête lasse rouler contre son épaule.

Une joie profonde faisait place à la fatigue, jointe à un délicieux engourdissement. Elle pouvait voir, de tout près, le profil net du jeune noble, elle sentait l'odeur chaude, légèrement parfumée d'ambre de sa peau.'Une odeur raffinée de garçon soigné, habitué à user abondamment des étuves, et que ne parvenait pas à éteindre le relent de crasse du vêtement dont il était affublé. Personne ne sentait aussi bon parmi tous ceux que connaissait Catherine ! Landry méprisait trop le savon pour dégager autre chose que des effluves plutôt forts. Caboche sentait.le sang et la sueur, Cauchon la poussière rancie, la grosse Marion, la servante des Legoix, la fumée et les odeurs de nourriture, Loyse enfin la cire froide et l'eau bénite. Même Gaucher et sa femme ne sentaient pas aussi bon que Michel ! Mais celui-ci venait d'un monde à part, clos et secret, où tout était doux, facile et délicieux. Un monde dont l'enfant rêvait souvent quand elle voyait passer, dans leurs litières tendues de soie, les belles dames de la cour, toujours scintillantes de brocarts et de bijoux.


1. Ragot ; titre que portait au Moyen Age le roi des truands (c'était le nom d'un truand pendu jadis).


Sous les jambes rapides des trois coureurs, les rues et les places défilaient. Nul ne songeait à s'étonner de cette course éperdue.

L'agitation était toujours intense dans la ville. On pouvait même dire qu'elle augmentait encore. La Bastille investie, l'hôtel Saint- Pol envahi, les familiers du Dauphin capturés, tout cela jetait le peuple dans une joie fiévreuse qui se traduisait en cortèges délirants, en chants et en danses autour des fontaines et dans les carrefours.

Personne ne faisait attention à ce groupe pressé qui ne s'agitait, tout compte fait, pas beaucoup plus que les autres. Mais l'aspect des choses changea quand, après avoir contourné le Grand-Châtelet par la rue Pierre-à-Pois- son, on fut en vue du Pont-au-Change. Les torches qui brûlaient, fichées dans le mur près de la voûte du Châtelet, éclairaient les armes de deux archers postés à l'entrée du pont. L'un d'eux se préparait même à tendre la lourde chaîne pour le fermer durant la nuit, isolant ainsi la Cité du reste de Paris. Aucun des fugitifs n'avait prévu que le pont pourrait être gardé militairement ce soir. Les deux soldats portaient le tabard de la Prévôté de Paris : autant dire qu'ils étaient tout dévoués aux insurgés...

Michel posa Catherine à terre et regarda ses compagnons. Barnabé fit la grimace.

— Je ne peux plus vous aider en rien, les enfants. Je vois là des gens à qui j'aime autant ne pas me frotter. Alors, je me tire, c'est plus prudent ! Vous vous débrouillerez mieux sans moi avec les gaffres. Et toi, prends bien soin de mon beau costume, ajouta-t-il avec une grimace comique à l'adresse de Michel.

Les quatre complices s'étaient arrêtés, franchie la voûte du Châtelet, à l'abri d'un contrefort de l'église Saint-Leufroy dont le chevet s'alignait sur les maisons du pont. Le ciel pluvieux avait par endroits de curieuses lueurs rouges, là où des feux avaient été allumés en plein vent. D'épais nuages, d'un noir de plomb, s'y détachaient. La pluie se remit à tomber. Barnabé s'ébroua comme un chien maigre.

— Cette fois, ça va flotter pour de bon ! Je me rentre ! Le bonsoir, les enfants et bonne chance aussi, à vous trois !...

Avant que les autres eussent trouvé le temps de dire un seul mot, il s'était évanoui dans l'ombre aussi silencieusement qu'un fantôme et sans qu'il fût possible de savoir par où il avait disparu. Catherine s'était assise sur une borne pour attendre ce qu'on allait décider. Ce fut Michel qui parla le premier :

— Vous avez couru assez de dangers comme cela, tous les deux.

Rentrez chez vous ! Puisque nous voici à la Seine, je vais descendre sur la berge et voler une barque. Je m'en sortirai, j'en suis certain...

Mais Landry lui coupa la parole.

— Non vous n'y arriverez pas. Il est trop tôt et puis il faut savoir où l'on peut voler une barque sans difficulté.

— Il paraît que vous savez, vous ? sourit Michel.

Bien sûr. Les grèves et le fleuve, je les connais bien. Je suis toujours à traîner dessus. Vous ne pourrez même pas gagner la berge, il y a encore trop de monde dehors.

Comme pour lui donner raison, des clameurs se firent entendre derrière le Châtelet tandis que, sur la berge, au-delà du pont, des groupes porteurs de torches accouraient. Une seconde plus tard, une voix tonnante éclatait, dominant le tumulte si bien qu'elle fut bientôt seule à se faire entendre.

— Écoutez, fit Catherine, c'est Caboche qui harangue le peuple !

S'il vient par ici et nous voit, nous sommes perdus.

Michel de Montsalvy hésitait. Comparativement à la voix menaçante dont il ne pouvait comprendre les paroles, à la force dangereuse qu'elle dénonçait, le pont obscur, gardé seulement par deux hommes, semblait rassurant. Très peu de lumières se montraient aux fenêtres de ses maisons soit parce que les habitants, mêlés aux manifestants, étaient absents soit parce que, terrifiés, ils étaient déjà couchés. Landry saisit la main du jeune homme.

— Venez, ne perdons plus de temps ! Il faut risquer ça, c'est votre seule chance. Laissez-moi faire, surtout, je saurai quoi dire aux soldats. Surtout ne dites pas un mot. Vous avez une façon de parler qui sent son seigneur d'une lieue.

Il n'y avait rien d'autre à faire. La foule devait s'amasser derrière le Châtelet. Il arrivait encore du monde, sur les berges. Avec un regard de regret à l'eau noire du fleuve, Michel se rendit. D'un même mouvement les trois jeunes gens se signèrent rapidement. Michel saisit la main de Catherine, tira son capuchon jusqu'au menton et suivit Landry qui s'avançait déjà, hardiment, vers les gardiens du pont.

— Je vais prier très fort Madame la Vierge pendant que Landry parlera, chuchota Catherine. Il faudra bien qu'elle m'écoute !

Depuis que le danger les environnait de si près, il s'était passé quelque chose en elle. Rien ne l'intéressait plus que le salut de Michel.

Comme ils atteignaient la chaîne du pont, les nuages qui, depuis une heure se contentaient de verser quelques gouttes par-ci, par-là, crevèrent brusquement en une véritable trombe d'eau. En un instant la poussière devint boue et les deux gardes coururent se mettre à l'abri sous l'auvent de la première maison.

— Hé là ! vous deux ! cria Landry, on voudrait bien passer !

L'un des deux hommes s'avança méfiant et furieux d'être ainsi ramené sous la douche, traînant son arme.

— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

— Passer sur le pont. On y habite. Moi je suis Landry Pigasse et mon amie est la fille de maître Legoix, l'orfèvre. Dépêchez-vous, on va être trempés, sans compter qu'on va sûrement recevoir une bonne raclée pour rentrer si tard.

— Et celui-là ? Qui c'est ? fit le garde en désignant Michel immobile, les mains au fond de ses larges manches, la tête modestement baissée sous le capuchon.

Landry ne se démonta pas. Sa réponse était toute prête.

— Un mien cousin, Perrinet Pigasse. Il arrive tout juste de Galice où il est allé prier Monseigneur Saint- Jacques pour son âme pécheresse et je le ramène à la maison.

— Pourquoi ne parle-t-il pas lui-même ? Il est muet ?

— Presque ! C'est un vœu qu'il a fait en traversant la Navarre où des bandits ont voulu le mettre à mal. Il a promis de ne pas sonner mot pendant une année s'il pouvait revoir le pays.

Ce genre de vœu n'avait rien de rare et le soldat n'y trouva pas à redire.

Et puis il en avait assez de parlementer sous la pluie qui tombait de plus en plus fort. Il souleva la lourde chaîne.

— C'est bon, passez !

En sentant sous leurs pieds le sol raboteux du pont, Landry, et Catherine auraient volontiers dansé de joie malgré la pluie qui leur dégoulinait dans le cou. Ils entraînèrent Michel au pas de course jusqu'à la maison des Legoix.

Dans la cuisine, qui servait aussi de pièce commune et faisait suite à l'atelier d'orfèvre de Gaucher Legoix, Loyse s'activait devant l'âtre, remuant dans la grosse marmite de fer pendue au-dessus des flammes, un appétissant ragoût. Quelques gouttes de sueur perlaient sur le front de la jeune fille près de la racine des cheveux blonds. Se détournant, elle regarda Catherine comme si l'adolescente revenait d'un autre monde et resta sans voix. Dans sa robe déchirée, couverte de boue et inondée de la tête aux pieds, la jeune fille avait l'air de sortir d'un égout. Mais, voyant que Loyse était seule, Catherine respira à fond et sourit à sa sœur le plus naturellement du monde.

— Où sont les parents ? Tu es toute seule ?

— Veux-tu me dire d'où tu viens, et dans cet état ? articula enfin Loyse, revenue de sa surprise. Voilà des heures qu'on te cherche !

Désireuse, à la fois, de mesurer l'étendue des reproches qui l'attendaient, de faire le point de la situation et de masquer sous la conversation le léger grincement de la trappe, située dans l'atelier et que Landry devait ouvrir en ce moment pour faire descendre Michel dans sa cachette, la jeune fille répondit par une autre question, élevant un peu plus la voix.

— Qui me cherche ? Papa ou Maman ?

Non. C'est Marion ! Je l'ai envoyée aux nouvelles. Père n'est pas encore revenu de la Maison- aux-Piliers, il ne rentrera peut-être pas de la nuit. Mère est allée chez dame Pigasse qui va mal. Pour qu'elle ne se soucie pas, Marion lui a dit que tu étais chez ton parrain.

Catherine soupira de soulagement en constatant que les choses allaient beaucoup moins mal qu'elle ne l'avait craint. Elle s'approcha du feu, tendit ses mains mouillées. Elle frissonnait dans ses vêtements trempés. Loyse se mit à bougonner.

— Déshabille-toi au lieu de rester à grelotter. Regarde comment tu es faite. Ta robe est perdue et tu as l'air d'avoir traîné dans tous les ruisseaux de la ville.

— Je suis seulement tombée dans un seul. Mais il pleut tellement !

J'ai voulu voir ce qui se passait, voilà tout, alors je me suis promenée...

Sans savoir pourquoi Catherine se mit à rire. Elle ne craignait pas Loyse qui était bonne et ne dirait rien de son escapade. Et puis c'était bon de rire, cela soulageait les nerfs trop tendus ! On aurait dit qu'il y avait des années qu'elle n'avait ri tant cela lui parut tout à coup nouveau et délassant. Tant de choses terribles étaient passées devant ses yeux au cours de cette journée... Elle se détourna et commença à dégrafer sa robe tandis que Loyse, toujours maugréant, ouvrait un coffre placé près de l'âtre pour en tirer une chemise propre et une robe de toile verte qu'elle tendit à sa sœur.

— Tu sais très bien que je ne dirai rien pour ne pas te faire gronder mais ne recommence pas, Catherine. J'ai eu... très peur pour toi ! Il se passe aujourd'hui des choses si abominables !

L'angoisse de la jeune fille était réelle. Catherine éprouva soudain des remords. Loyse, ce soir, était plus pâle que de coutume et de larges cernes entouraient ses yeux bleus. Un petit pli triste marquait le coin de ses lèvres. Elle avait dû se tourmenter tout le jour à cause des menaces de Caboche. Spontanément Catherine lui sauta au cou et l'embrassa.

— Je te demande pardon ! Je ne recommencerai pas !...-

Loyse lui sourit, sans rancune puis, prenant une mante épaisse, la jeta sur ses épaules :

— Je vais jusque chez les Pigasse voir comment va dame Magdeleine. Les choses se présentaient mal tout à l'heure. En même temps je dirai à Maman que tu es rentrée... de chez ton parrain. Je n'en aurai pas pour longtemps. Mange un morceau et couche-toi...

Catherine eut envie de retenir Loyse encore un moment mais son oreille fine ne décelait plus aucun bruit suspect dans l'atelier. Landry avait eu largement le temps de faire descendre Michel, de refermer la trappe et de rentrer chez lui. Loyse s'en alla à son tour.

Restée seule, la petite courut à la huche, y tailla un bon morceau de pain, puis elle emplit une écuelle du ragoût qui mijotait et qui était du mouton au jau- net (safran). Puis elle chercha dans un coffre un pot de miel, emplit un pichet d'eau fraîche. Il fallait profiter de cette solitude inespérée pour donner à manger à Michel. Il aurait grand besoin de ses forces cette nuit.

L'idée qu'il était là, sous ses pieds, à quelques pas d'elle, emplissait Catherine d'une joie profonde. C'était un peu comme si le toit de la maison était devenu une sorte de génie tutélaire dont les ailes protectrices s'étendaient à la fois sur elle et sur le fugitif. Il n'était pas possible qu'il arrivât rien de mauvais à Michel tant qu'il resterait sous l'égide de « l'Arche d'Alliance ».

Un instant, devant le miroir pendu au mur de la cuisine, elle s'arrêta, considérant attentivement son visage étroit. Ce soir pour la première fois de sa vie, clic aurait voulu être jolie, mais jolie comme ces filles que les escholiers suivaient dans les rues et accostaient avec de grands rires.

Avec un soupir, Catherine hocha la tête en tâtant son corsage qui se gonflait à peine. Ses chances de subjuguer Michel étaient minces !

Elle reprit son chargement et se dirigea vers le magasin.

L'atelier de Gaucher était vide et silencieux. Les établis étaient rangés le long des murs avec leurs escabeaux, les outils soigneusement accrochés à des clous. Les grandes armoires, armées de ferronneries qui renfermaient les précieux objets orfévrés et que l'on ouvrait dans la journée pour exposer leur contenu aux clients étaient bien fermées. Seule la petite balance dont Gaucher se servait pour peser les pierres demeurait sur le comptoir. Les épais volets de chêne étaient mis. Et la porte par laquelle Loyse rentrerait tout à l'heure n'était que poussée.

Dans le sol une trappe pourvue d'un gros anneau de fer se découpait. Catherine armée d'une chandelle qu'elle venait d'allumer à un tison et d'un grand plat sur lequel elle avait déposé toutes ses provisions, alla soulever la lourde pièce de bois, non sans peine, puis prenant bien garde de ne pas tomber sur l'échelle, elle descendit au sous-sol.

Elle ne vit pas Michel tout de suite parce que la resserre, prise dans une pile du pont, était plutôt encombrée. On y rangeait le bois, l'eau, les légumes de réserve, le saloir qui contenait un cochon tout entier et aussi des outils, des échelles. Cela formait une longue pièce basse et étroite, éclairée sur l'arrière par une petite fenêtre tout juste suffisante au passage d'un garçon mince.

— C'est moi, Catherine, chuchota-t-elle pour qu'il n'eût pas peur.

Quelque chose remua vers le tas de bois.

— Je suis là, derrière les fagots.

Elle le vit aussitôt, à la lueur de sa chandelle. Il avait ôté sa défroque de faux pèlerin et s'était couché dessus, le dos appuyé aux fagots. Les feuilles d'argent de sa tunique brillaient doucement dans l'ombre et la lueur jaune de la chandelle les tachait d'or pur. Il voulut se lever mais la jeune fille lui fit signe de ne pas bouger. Elle s'agenouilla auprès de lui, posant à terre le lourd plateau ; le ragoût fumait et sentait bon.

— Vous devez avoir faim, dit-elle doucement. Il vous faudra des forces et j'ai profité de ce que ma sœur était allée chez une voisine pour descendre. La maison est vide pour le moment. Mon père est à la Maison-aux-Piliers, ma mère chez celle de Landry qui est en mal d'enfant et Marion la servante je ne sais où. Si cela continue, vous n'aurez aucune peine à quitter Paris cette nuit. Landry reviendra vers minuit. Il n'est que dix heures.

— Cela sent bon, dit-il avec un sourire qui combla Catherine de joie. J'ai vraiment très faim...

Tout en attaquant le mouton à belles dents, il bavardait.

— Je ne peux pas encore croire à ma chance, petite Catherine !

Tout à l'heure, quand on m'emmenait, j'ai tellement pensé ma dernière heure venue que j'étais réellement prêt à quitter la vie. J'avais dit adieu à tout. Et voilà que vous m'avez ramené sur terre. C'est étrange !

Il avait l'air, tout à coup, très lointain. La fatigue et l'angoisse avaient tiré ses traits, mais, sous la lumière tremblante de la chandelle, ses cheveux brillaient autour de son beau visage. Il s'efforçait de sourire. Pourtant Catherine voyait dans ses yeux quelque chose de désespéré qui, soudain, lui fit peur.

— Mais... vous êtes content, n'est-ce pas, d'être ici ?

Il la regarda, la vit tout angoissée, frêle sous la parure brillante de sa chevelure répandue qui, en séchant, prenait tout son éclat. La robe verte qu'elle portait maintenant, lui donnait un aspect attendrissant île petite divinité des forêts, et aussi ces yeux immenses aux profondeurs liquides qu'elle ouvrait sur lui. Ils étaient semblables à ceux des biches qu'il aimait poursuivre à la course quand il était enfant.

— Je serais bien ingrat si je n'étais pas content, dit-il doucement.

— Alors... mangez un peu de miel. Et aussi, dites- moi à quoi vous pensiez, tout de suite. Vous aviez des yeux si tristes.

— Je pensais à mon pays. Sur le chemin de Montfaucon, c'était aussi à lui que je pensais. Je me disais que je ne le reverrais plus jamais et c'était cela, surtout, qui me faisait mal.

— Mais vous savez que vous le reverrez, maintenant, puisque vous allez être libre.

Michel sourit, prit une bouchée de pain qu'il trempa dans le miel et mâcha distraitement.

— Je sais, mais c'est plus fort que moi ! Il y a au fond de mon cœur quelque chose qui me dit que je ne retournerai jamais là-bas, à Montsalvy.

— Il ne faut pas penser à ça, fit Catherine sévèrement. Vous avez des idées noires parce que vous êtes fatigué, affaibli. Quand vous aurez repris vos forces, cl que vous serez en sûreté, tout ira mieux.

Mais le peu qu'il avait dit de son pays avait excité la curiosité de sa compagne. Elle était incapable de résister au besoin impérieux qu'elle avait d'en savoir davantage sur ce garçon qui la fascinait. Elle se glissa auprès de lui, le regardant avidement vider la-cruche d'eau.

— Comment est-ce votre pays ? Vous voulez bien m'en parler ?

— Bien sûr !

Michel ferma les yeux un moment, peut-être pour mieux revoir les chères images de son enfance. Il les avait appelées si ardemment, durant son interminable voie douloureuse qu'elles se formèrent aisément sur l'écran sombre des paupières closes.

Avec des mots simples, il évoqua pour Catherine son haut plateau battu des vents, sa lande granitique trouée de combes toutes ouatées de verts châtaigniers, son pays d'Auvergne hérissé de cratères éteints, le village de Montsalvy et ses maisons de lave tassées autour de leur abbaye, la forteresse familiale au flanc du puy et la petite chapelle de la Fontaine Sainte. En l'écoutant, Catherine croyait voir les champs de blé noir, les ciels lilas, au crépuscule, quand la chaîne des monts devient un cortège de fantômes bleutés, les eaux qui jaillissent, si blanches parmi les pierres toujours lavées, pour devenir noires en se perdant au fond des lacs, sertis de mousse et de granit comme de sombres escarboucles. Elle entendait aussi le vent du midi chantant de roche en roche, la plainte des tourmentes hivernales sur les chemins de ronde du château fort. Michel disait encore les troupeaux de moutons pâturant dans la lande, les bois hantés de loups et de sangliers et les ruisseaux tumultueux où sautaient les truites roses et argent. Et Catherine, fascinée, l'écoutait bouche bée, oubliant le lieu, oubliant l'heure qui passait.

— Et vos parents ? demanda-t-elle quand il se tut. Vous les avez toujours ?

Mon père est mort, il y a maintenant dix ans et je m'en souviens mal.

C'était un vieil homme de guerre, toujours sombre. Il avait passé sa jeunesse à chasser l'Anglais avec le Grand Connétable et, après Chateauneuf-de-Randon qu'ils assiégeaient ensemble et où Bertrand Du Guesclin trouva la mort, il avait raccroché son épée au mur parce qu'aucun chef ne lui semblait plus digne d'être servi. Ma mère, elle, a tenu la terre et m'a fait homme. C'est elle qui m'a envoyé auprès de Monseigneur de Berry, notre suzerain, au service de qui je suis demeuré un an avant d'être cédé au prince Louis de Guyenne. Ma mère mène tout là-bas, de main de maître et garde encore auprès d'elle mon jeune frère...

Saisie d'un respect soudain, un peu triste aussi de le sentir tellement au-dessus d'elle, Catherine demanda :

— Vous avez un frère ?

— Oui. Il est mon cadet de deux ans et brûle de se battre. Oh, ajouta Michel avec un sourire qui s'attendrissait, il fera un fameux capitaine ! Il faut le voir monter à cru les gros chevaux des métairies et entraîner à l'assaut les garnements du village. Il est déjà fort comme un Turc et ne rêve que plaies et bosses. Mais je l'aime bien, mon petit Arnaud !... Bientôt il entrera, lui aussi, dans la carrière des armes. Ma mère demeurera seule. Elle en souffrira sans doute, mais elle n'en dira rien. Elle est trop haute et trop fière pour une plainte.

En évoquant les siens, le visage de Michel s'était éclairé d'une telle lumière que Catherine, extasiée, ne put s'empêcher de demander :

— Votre frère, est-ce qu'il est aussi beau que vous ?

Michel se mit à rire, caressa doucement la tête blonde.

— Bien plus ! Cela ne se compare pas. Et il est tendre aussi sous son aspect farouche, de cœur chaud, lier et passionné. Je crois qu'il m'aime beaucoup !

Sous la main qui caressait sa tête, Catherine, tremblante, n'osait bouger. Brusquement Michel se pencha, posa ses lèvres sur le front de la petite, tout près des tempes.

— Malheureusement, dit-il, je n'ai pas de petite sœur à aimer !

— Elle vous aurait aimé fort, elle aussi, commença Catherine extasiée.

Mais elle s'arrêta, épouvantée. Au-dessus de sa tête, un pas résonnait. Elle avait oublié la fuite du temps et Loyse devait être rentrée. Il fallait remonter. Michel, d'ailleurs, avait entendu lui aussi et écoutait, la tête levée .vers les poutres. Rapidement, pour justifier sa présence dans la resserre, Catherine ramassa quelques bûches, se hâta vers l'échelle en posant un doigt sur ses lèvres pour recommander le silence au fugitif. Derrière elle la trappe et l'obscurité retombèrent sur lui. Mais lorsque la petite, ses bûches dans les bras et sa chandelle dessus, parvint à la cuisine, elle vit que c'était Marion qui était rentrée. Celle-ci la regarda avec un mélange de surprise et de colère.

— Comment... tu es là ? Mais d'où sors-tu ?

— Tu vois : de la cave, fit Catherine suave. J'ai été chercher du bois.

La grosse Marion avait un drôle d'aspect, ce soir. Très rouge, sa large figure couperosée presque vernie, le bonnet en bataille, elle avait de nettes difficultés d'élocution. Son regard, vacillant, avait du mal à fixer quelque chose. Elle n'en attrapa pas moins Catherine par un bras pour la secouer d'importance.

— T'as de la chance que tes parents aient été dehors toute la sainte journée, petite malheureuse ! Sinon, les fesses auraient pu t'en cuire. Aller traîner comme ça, tout le jour, avec un garçon.

Elle se penchait vers Catherine suffisamment pour que celle-ci sentît son haleine fortement parfumée de vin. D'un geste sec la jeune fille dégagea son bras, posa sa chandelle sur un escabeau et ramassa deux bûches qui avaient roulé à terre.

— Et aller boire au cabaret avec les commères ? Tu crois que c'est mieux ? Si j'ai de la chance, tu en as au moins autant que moi, Marion, et, à ta place, j j'irais me coucher avant que Maman ne revienne.

Marion se savait en faute. Ce n'était pas une mauvaise créature. Née un peu trop près des vignes de Beaune, elle aimait le vin plus qu'il ne convient à une femme. Ce n'était pas souvent qu'elle se laissait aller à son penchant parce que Jacquette Legoix dont elle était la sœur de lait et qui, lors de son mariage avec Gaucher Legoix l'avait amenée avec elle depuis la Bourgogne, la surveillait de près. Deux ou trois fois, Marion s'était fait surprendre en état d'ébriété avancée et Jacquette l'avait menacée de la renvoyer chez elle, sans autre explication, à la prochaine récidive. Il y avait eu des pleurs, des supplications, des serments sur la statue de Notre-Dame. Marion avait juré ses grands dieux de ne jamais recommencer. Sans doute, l'agitation insolite de Paris était-elle cause de cette rechute inattendue.

Tout cela, Marion en prit conscience à travers les vapeurs du vin et n'insista pas. Traînant les pieds, maugréant des paroles inintelligibles, elle se dirigea vers l'escalier. Les marches grincèrent sous son poids.

Bientôt Catherine entendit claquer sur elle la porte du galetas et poussa un soupir de soulagement. L'absence de Loyse se prolongeait et la jeune fille hésita un moment sur ce qu'elle devait faire. Elle n'avait ni faim ni sommeil. La seule chose dont elle eût envie était de retourner auprès de Michel parce qu'elle n'avait encore jamais connu de moment plus merveilleux que celui où, assis tous deux dans la poussière, elle l'avait écouté se raconter. Le baiser si doux qu'il lui avait donné la bouleversait encore. Obscurément, Catherine sentait que des moments comme celui-là étaient rares et elle était assez raisonnable pour comprendre que dans quelques heures, Michel s'enfuirait, rejoindrait son rivage à lui. Le fugitif traqué redeviendrait alors un seigneur, c'est-à-dire un être inaccessible pour la fille d'un artisan. Le gentil compagnon d'un instant ne serait plus qu'un étranger lointain. Il se souviendrait à peine, dans quelque temps, de la gamine qu'il avait éblouie. Michel lui appartenait encore, mais bientôt, il lui échapperait...

Triste, soudain, Catherine alla jusqu'à la porte de la rue dont elle entrouvrit le volet supérieur. La pluie avait cessé, laissant de grandes mares luisantes. Les chéneaux déversaient le trop-plein des gouttières mais le pont, désert tout à l'heure, avait retrouvé une agitation insolite.

La chaîne avait été retirée. Les deux gardiens étaient partis et des groupes nombreux, dont la plupart zigzaguaient dangereusement, traversaient, se tenant par le bras et chantant à tue-tête. Apparemment il n'y avait pas que Marion qui eût fêté la victoire populaire. Du cabaret des Trois Maillets, au bout du pont, du côté du Palais, des cris et des chants se faisaient entendre. Le couvre-feu de Notre-Dame, qui n'avait pas encore sonné et ne sonnerait sans doute pas, ne ferait sûrement rentrer personne. On festoierait toute la nuit.

Soucieuse, Catherine se demanda ce que pouvait faire Landry, s'il avait pensé à munir Michel d'une corde. Chez les Pigasse on voyait, derrière les carreaux de papier huilé, s'agiter les lumières. Apercevant une bande de soldats ivres qui arrivaient, accrochés au bras les uns des autres et tenant toute la largeur du pont en chantant :

« Duc de Bourgogne Dieu te tienne en joie!... »

Catherine referma le battant, rentra dans l'atelier puis, passant près de la trappe, hésita un instant. Il fallait tout de même être sûre que Landry avait bien apporté une corde. Soulevant la trappe, elle se pencha, appelant doucement :

— Messire ! C'est moi, Catherine ! Je voudrais savoir si Landry a pensé à la corde ?

La voix de Michel lui parvint, étouffée : « Soyez tranquille ! Je l'ai !

De toute façon, il y en avait déjà une ici. Landry m'a dit qu'il reviendrait entre minuit et une heure. Il sifflera trois fois lorsqu'il sera sous le pont avec la barque. Tout va bien »

— Alors, tâchez de dormir un peu ! Je vais me coucher. Je redescendrai quand j'entendrai siffler Landry. Ma chambre donne sur la rivière.

Un craquement léger à l'étage supérieur lui fit refermer la trappe hâtivement, le cœur battant. Au même instant, la grosse horloge du Palais sonna dix coups. Encore au moins deux heures à attendre !

Retournant à la cuisine, Catherine couvrit le feu d'une bonne couche de cendres et, laissant seulement une chandelle allumée pour le retour de Loyse, se disposa à monter. Loyse rentra comme elle mettait le pied sur la première marche. La jeune fille avait la mine sombre : « La mère de Landry ne va pas bien du tout ! » dit- elle. « Elle s'épuise en vains efforts. J'aurais voulu rester mais Maman m'a renvoyée à cause de toi. Tu allais te coucher ? »

— Oui. Mais si tu veux manger...

— Non. Je n'ai vraiment pas faim. Allons dormir ! Tu dois être rompue de fatigue après ta tournée des ruisseaux...

Les deux sœurs regagnèrent leur petite chambre et se déshabillèrent en silence mais, tandis que Loyse, après un « bonsoir » déjà ensommeillé, s'endormait dès que sa tête eut touché l'oreiller Catherine se coucha avec la ferme intention de ne pas clore les yeux.

C'était terriblement difficile. Une fois couchée, la fatigue accumulée durant cette mémorable journée se lit sentir. Les draps épais, fleurant la lessive fraîche et le laurier, étaient bons à son corps douloureux et le sommeil, impérieux chez les enfants, appesantissait ses paupières.

Pourtant, il fallait tenir à tout prix, afin d'aider Landry, le cas échéant.

Pour tenter d'éloigner le sommeil, elle commença à se raconter des histoires, puis essaya de se souvenir bien clairement de tout ce que Michel lui avait dit, sans rien oublier. Il y avait aussi ce baiser qu'il lui avait donné et dont elle frissonnait encore. La respiration régulière de Loyse, couchée auprès d'elle, agissait sur elle comme un anesthésique.

Elle allait succomber quand un bruit insolite la fit se dresser sur son séant, tout à fait éveillée.

À l'étage supérieur, une porte grinçait faiblement, comme si quelqu'un l'ouvrait avec précautions. Des pas mous glissèrent prudemment, atteignirent l'escalier dont la première marche craqua. Le nez levé vers les solives invisibles du plafond, l'oreille au guet, Catherine suivait l'avance de la personne qui marchait et qui ne pouvait être que Marion. Mais où donc allait- elle à cette heure ?

Le pas maintenant se rapprochait. Il s'arrêta derrière la porte de la chambre sous laquelle filtra la lueur d'une chandelle. Marion, sans doute, écoutait si les filles dormaient bien et Catherine prit soin de ne pas faire craquer le lit en remuant. Au bout d'un moment on recommença à descendre, toujours aussi précautionneusement. Dans le noir, Catherine ne put s'empêcher de sourire. Après ses nombreuses libations, la grosse Marion devait avoir le plus grand besoin d'une pinte d'eau fraîche pour chasser les vapeurs du vin, à moins qu'elle n'eût faim. Dans une minute elle remonterait après avoir pris à la cuisine ce qu'elle désirait.

Rassurée, la jeune fille allait se recoucher quand un nouveau bruit la jeta brusquement hors de son lit, le cœur battant à se rompre. Il n'y avait pas à se tromper sur ce craquement-là. C'était celui de la trappe de l'atelier. Marion n'allait pas chercher de l'eau. Elle allait chercher un supplément de vin dans la resserre où un tonneau était continuellement en perce.

Avec des gestes que la peur rendait maladroits, la petite enfila sa chemise, se glissa dans l'escalier après s'être assurée d'un coup d'œil que Loyse dormait toujours. Puis sans plus prendre de précautions, elle dévala les marches raides, faillit s'étaler et se retrouva en bas sans savoir comment elle ne s'était pas rompu le cou. La trappe de la cave était grande ouverte. Une lumière s'en échappait. A ce moment, un véritable hurlement vrilla le silence de la maison.

— Au secours !... à moi !... à l'aide !... braillait Marion dont la voix criarde sonna aux oreilles de Catherine comme la trompette du jugement dernier. Au secours !... À l'Armagnac !...

Plus morte que vive, l'adolescente se jeta à bas de l'échelle, se retrouva dans la cave et vit que la grosse Marion, en chemise, se cramponnait de toutes ses forces au pourpoint de Michel en hurlant comme une folle. Celui-ci, blême, les dents serrées, faisait d'inutiles efforts pour lui échapper. L'ivresse et la peur décuplaient les forces de la grosse femme. Comme une furie, Catherine bondit sur elle et, frappant des pieds et des poings, parvint à dégager un peu Michel.

— Tais-toi, vieille folle ! cria-t-elle exaspérée. Mais tais-toi donc...

Faites-la taire, messire, tapez dessus ; elle va ameuter tout le quartier...

Marion n'en cria que de plus belle. D'une secousse Michel était parvenu à se libérer et Catherine faisait de son mieux pour maintenir Marion. Du regard, elle désigna la petite fenêtre au jeune homme.

— La lucarne, messire !... Sautez, sautez vite ! c'est votre seule chance de salut. Vous savez nager ?

— Oui-

Déjà il glissait son corps mince dans l'étroite ouverture quand Marion qui, sous l'influence du vin et de la peur ne se possédait plus, mordit cruellement Catherine au bras pour lui faire lâcher prise et se rua sur lui. Elle le saisit par une jambe sans cesser de hurler. On entendait, au-dehors, les coups violents qui déjà ébranlaient les volets de bois, répondant aux hurlements de la furie. Étourdie par la douleur, Catherine avait roulé jusqu'au tas de bois, elle se releva pourtant, chercha autour d'elle quelque chose pour libérée Michel. Celui-ci à demi engagé dans la lucarne avait une jambe prisonnière et ne pouvait se défendre qu'avec l'autre. Le fer d'une hache que la chandelle faisait briller attira l'attention de la jeune fille. Elle s'en saisit, marcha sur Marion en levant l'arme prête à frapper. Hélas, à ce moment précis, la porte de la rue s'effondrait dans un grand craquement de bois. Des gens dégringolaient l'échelle, envahissaient la cave. Des figures rougies par le reflet de la chandelle se montrèrent. Elles parurent à Catherine autant de démons vomis par l'enfer. La hache fut arrachée de ses mains par un homme qui avait bondi dans la cave. Un autre avait suivi, puis un autre.

— C'est un Armagnac ! glapit Marion, plus qu'à moitié enrouée...

C'était plus qu'il n'en fallait dire. En une fraction de seconde, Michel, qui se débattait avec l'énergie du désespoir, fut empoigné tandis que la grosse Marion dont la chemise retroussée laissait voir d'énormes cuisses, striées de varices grosses comme des cordes, se laissait rouler dans un coin avec un soupir de soulagement. Après quoi, elle rampa vers le tonneau sous lequel elle s'installa pour boire plus commodément.

Figée d'horreur et de peur, Catherine se retenait au tas de fagots pour ne pas tomber. La cave était maintenant pleine d'hommes qui bourraient Michel de coups de poing. Chacun de ces coups allait résonner douloureusement jusqu'au fond du cœur de la jeune fille. Ces brutes cognaient comme des sourds, hurlaient et, sous cette voûte basse, dans la fumée des quinquets que certains avaient apportés avec eux, tous ces corps plus ou moins dépenaillés, puant le vin, et se démenant, formaient un tableau d'une révoltante brutalité. Déjà le pourpoint violet et argent avait été arraché des épaules de Michel.

Quelqu'un cria :

— Mais c'est le damoiseau qui nous a filé dans les doigts tout à l'heure, celui qu'on menait pendre à Montfaucon et qui a craché au visage de notre duc !...

Une énorme clameur répondit aussitôt :

— À mort, à mort !... donnez-le-nous.

Poussé, tiré, le jeune homme, déjà étroitement ligoté, était hissé sur l'échelle vers la rue. Son apparition sur le pont fut saluée de nouveaux cris où la haine se mêlait à une joie féroce. En aveugle, Catherine se jeta en avant, s'accrocha des ongles à l'échelle, se retrouva en haut.

Elle y trouva Loyse qui, en chemise, blanche d'effroi, tenta de l'arrêter. La maison semblait pleine de monde. L'atelier grand ouvert, des hommes éventraient déjà les armoires, se battant pour les aiguières, les bassins d'orfèvrerie. Laissant Loyse plaquée contre un mur, pétrifiée de terreur, Catherine bondit dehors.

Là, Michel se défendait encore au milieu d'un cercle infernal. Une foule hurlante bloquait la maison et le pont tout entier. Il y avait des lumières à toutes les fenêtres. L'étroite ruelle était éclairée comme en plein jour. Avec horreur Catherine regarda toutes ces faces grimaçantes, ces bouches tordues par la haine, ces poings tendus, ces armes brandies dont les fers brillaient sinistrement. Tout cela convergeait vers le prisonnier. Enchaîné, il baissait la tête pour protéger autant qu'il le pouvait son visage des coups. Du sang coulait de sa joue, de sa lèvre fendue. D'affreuses femmes, brandissant des quenouilles, essayaient de lui crever les yeux.

Echappant à Loyse qui essayait de l'enfermer entre ses bras, Catherine plongea dans la foule, au risque de se faire écharper. Mais aucune force humaine n'aurait pu la retenir. Elle hurlait, elle sanglotait, elle suppliait que l'on fît grâce tout en essayant, des griffes et des dents, de se frayer un chemin jusqu'à son ami. Quelque chose de chaud coula sur sa joue, suivant une douleur vive. C'était du sang mais elle n'y prêta pas attention. Elle était au milieu de l'enfer, fragile forme enfantine jetée à des fauves.

— Michel ! criait-elle, Michel !... Attends ! Je viens !

Si grande était sa volonté de réussir qu'elle gagnait du terrain, pouce par pouce. C'était une épuisante bataille, le combat démentiel et démesuré du passereau contre les vautours, mais l'enfant désespérée allait toujours, soutenue par un miracle de courage et d'amour. Puisque ces brutes allaient tuer Michel, qu'ils la tuent elle aussi et qu'ils s'en aillent ensemble chez Madame la Vierge et Monseigneur Jésus.

Michel cependant succombait sous les coups. Il titubait, tenu encore debout par un prodigieux instinct de conservation. Sourd, aveuglé par le sang inondant son visage, il tomba sur les genoux. Son corps déjà n'était plus qu'une plaie saignante. Catherine l'entendit gémir.

— Mon Dieu !... faites-moi miséricorde !

Une insulte ignoble lui répondit. À bout de forces, il se laissa glisser à terre. Cette fois c'était fini. Catherine le sentit à la nouvelle poussée de la foule qui se jetait à la curée. Une voix cria :

— Voilà Caboche !... Place, place .

Catherine, qui avait enfoui son visage meurtri dans ses mains pour ne plus voir, releva la tête. C'était bien l'écorcheur ! Il fendait la foule de ses épaules puissantes, semblable à un navire de haut bord dans la tempête. Derrière lui venaient le cousin Legoix et la longue figure pâle de Pierre Cauchon. Pour lui livrer passage, la foule s'écarta, dégageant le corps de Michel qui apparut, pitoyable, recroquevillé sur lui- même. Avec un sanglot, Catherine courut à lui, profitant du jour ouvert, tomba à genoux et releva doucement la tête blonde poissée de sang. Le visage n'était plus qu'une abominable bouillie, méconnaissable : le nez écrasé, la bouche déchirée, tuméfiée sur les dents brisées, un œil crevé. Il gémissait doucement déjà à moitié mort.

— Vous l'avez retrouvé, fit, au-dessus d'elle, la voix de Caboche.

Où était-il ?

— Dans la cave à Gaucher Legoix. On se doutait bien qu'il était de leur bord, fit quelqu'un. On va flamber sa baraque !

— Et tout le pont avec ! trancha sèchement Caboche. C'est moi qui déciderai de ce qu'on fera.

A sa grande surprise, Catherine sentit un frisson parcourir le corps déchiré qu'elle tenait embrassé. Michel murmura péniblement :

— Je me suis caché... chez eux. Ces gens ignoraient... ma présence.

— Ce n'est pas vrai, hurla Catherine. C'est moi qui...

Une main vigoureuse s'appliqua sur sa bouche et elle se sentit enlevée de terre. Elle se retrouva contre Caboche qui, d'un seul bras, la serrait sur sa poitrine.

— Tais-toi ! souffla-t-il dans le tumulte des cris, sinon je ne pourrai sauver aucun de vous... si même j'y arrive !

À demi étouffée par les énormes muscles de l'écorcheur, l'adolescente cessa de crier mais supplia à voix basse tandis que ses larmes venaient mouiller la main velue qui la tenait.

— Sauvez-le, je vous en supplie ! Je vous aimerai bien !...

— Je ne peux pas. Et puis, il est trop tard. Seule la mort sera une miséricorde dans l'état où il est...

Avec horreur, Catherine le vit allonger un coup de pied au corps sanglant tandis qu'il criait :

On l'a retrouvé, c'est le principal ! Finissons- en un peu vite ! Viens ici Guillaume Legoix. Montre- nous que tu es toujours un bon boucher malgré ta fortune. Achève-nous cette charogne !

Le cousin Guillaume s'avança. Il était très rouge lui aussi et il y avait du sang sur sa belle robe de velours brun. Malgré ses vêtements coûteux, il était redevenu un écorcheur comme les autres. Cela se lisait à la joie cruelle de son regard devant le sang répandu, dans le sourire de ses grosses lèvres humides. Il brandissait un tranchoir de boucher qui avait déjà servi.

Caboche sentit se raidir le corps de Catherine dans son bras. Il sentit qu'elle allait crier, la bâillonna de sa main libre tandis qu'il se penchait vers Guillaume et chuchotait vivement :

— Fais vite. Achève-le proprement... à cause de la gamine.

Guillaume hocha la tête, se baissa vers Michel. La main de Caboche remonta miséricordieusement de la bouche de Catherine à ses yeux qu'elle masqua. L'enfant ne vit plus rien mais elle entendit un râle sourd, suivi d'un affreux gargouillis. La foule hurla de joie. En se tordant comme une anguille, elle parvint à se glisser des bras de Caboche, tomba sur les genoux. Ses yeux s'agrandirent d'horreur et elle porta ses deux mains à sa bouche.

Devant elle, dans une mare de sang où trempaient ses genoux, le corps décapité de Michel gisait, achevant de se vider du flux vital qui jaillissait à gros bouillons du cou tranché. Un peu plus loin, un homme portant le hoqueton vert des archers de Bourgogne plantait tranquillement la tête sur un fer de lance.

La vie se retira peu à peu du corps épuisé de l'adolescente. En un instant tout en elle fut glacé, ses mains, ses pieds. Mais un cri se mit à sortir de sa gorge, un cri atroce, aigu, qui montait vers un paroxysme insoutenable où il se fixait maintenant, lancinant.

— Fais-la taire ! cria Legoix à Caboche. On dirait un chien qui hurle à la mort !

Caboche se pencha, voulut relever Catherine mais il l'enleva de terre sans qu'elle quittât sa position recroquevillée. Tout son corps était raidi dans un spasme d'horreur, ses yeux étaient fixes, ses dents claquaient mais le cri inhumain montait toujours. D'une main nerveuse, l'émeutier voulut lui fermer la bouche. Elle tourna alors vers lui des yeux sans vie qui ne reconnaissaient rien. Le cri cessa brusquement mais fit place à un petit halètement de bête aux abois. Le visage convulsé de la petite était devenu gris comme la pierre. Une convulsion la tordit dans les bras de Caboche. Tout son corps était parcouru d'atroces douleurs, comme si mille couteaux à la fois la déchiraient. Devant ses yeux, il n'y avait plus qu'un brouillard rouge et dans ses oreilles une énorme clameur qui faisait éclater sa tête. Une fulgurante douleur à la nuque lui arracha encore un cri, faible celui-là.

Et, soudain, elle s'amollit dans les bras qui la soutenaient toujours. La voix de Caboche qui appelait « Loyse !... Loyse !... » lui parvint comme venue des profondeurs de la terre.

Ensuite, il n'y eut plus rien qu'un trou noir, vertigineux, au fond duquel Catherine se sentit tomber comme une pierre...

CHAPITRE II Barnabé le coquillart

De longs jours, dont Catherine ne vit ni l'aube, ni le crépuscule, ni le passage de la nuit succédant à celui du jour, s'écoulèrent. Elle oscillait entre la vie et la mort, brûlée par une fièvre cérébrale qui la retranchait déjà du nombre des vivants. Elle ne souffrait pas vraiment mais son âme était absente de son corps et menait entre les fantômes de la peur et du désespoir un épuisant combat. Du fond de l'abîme où elle se débattait, elle revoyait continuellement l'affreuse scène de la mort de Michel, les faces grimaçantes des bourreaux menant autour du corps une sarabande fantastique. Et quand, parfois, la lumière paraissait revenir avec l'apaisement, d'étranges visages inconnus, hideux souvent, se présentaient que, de toutes ses faibles forces, l'adolescente repoussait.

Parfois, elle croyait entendre pleurer quelque part, tout au fond d'une interminable galerie sombre au bout de laquelle brillait une toute petite tache de jour. C'était le long de ce tunnel sans fin que Catherine se traînait, cherchant à atteindre le coin de ciel. Mais le tunnel s'allongeait toujours, à mesure qu'elle progressait...

Un soir pourtant, les brumes se déchirèrent, les choses demeurèrent enfin stables et les objets, les formes prirent des contours nets.

Catherine émergeait des ombres de l'inconscience. Mais le décor sur lequel ses yeux s'ouvrirent était si étrange qu'elle le prit pour le prolongement du cauchemar. Elle était couchée dans une pièce sombre et basse. Le plafond était une voûte de pierre supportée par deux piliers grossiers et le seul éclairage venait d'une rustique cheminée faite de pierres à peine taillées dans laquelle brûlait un grand feu. Une marmite de fer noire, pendue à une crémaillère bouillait au milieu des flammes, répandant une bonne odeur de légumes. Assis sur un trépied de bois devant l'âtre, un homme maigre et déguenillé remuait le contenu de la marmite avec une longue cuillère de bois. Cet homme, c'était Barnabé le coquillart.

Au soupir que poussa Catherine, il se leva en hâte et vint se pencher sur elle, toujours armé de sa cuillère. Il la regarda avec une inquiétude qui, peu à peu, s'effaça. Les deux grandes rides creusées de chaque côté de sa bouche se retroussèrent en un sourire à constater que la petite avait les yeux grands ouverts et regardait bien clair.

— Ça va mieux, hé petite ? chuchota-t-il comme s'il craignait qu'un éclat de voix rappelât le mal.

Elle lui sourit en retour puis demanda :

— Où est-ce que je suis ? Où est Maman ?

— Tu es chez moi. Ta maman est à côté. Elle viendra tout à l'heure.

Quant à t'expliquer comment tu es venue ici, c'est un peu long et un peu difficile ; je te le dirai quand tu seras tout à fait bien. Pour le moment, il faut encore te reposer, reprendre des forces. La soupe va être prête.

Il retournait à sa marmite. Debout devant le feu, il projetait sur la voûte enfumée une ombre fantastique dont Catherine n'avait pas peur.

Elle essayait de comprendre ce qu'elle faisait dans cette cave et comment Barnabé était devenu son garde-malade, mais sa tête était encore faible. Retombant sur sa couche, elle referma les yeux, trop lasse pour poser d'autres questions. Elle ne tarda pas à se rendormir.

Barnabé achevait d'écumer son bouillon quand une femme, apparut en haut des quelques marches qui rejoignaient une porte étroite et basse. Elle était jeune et eût été belle si son teint n'eût été si foncé et son costume si étrange. Son corps, souple et mince, était habillé d'une chemise de grosse toile, fendue sur la poitrine et retenue par une pièce d'étoffe drapée autour des hanches. Cette étoffe était de la laine rayée rouge et jaune. Une sorte de couverture, posée sur les épaules, la protégeait du froid. Quant à sa tête brune, elle était couverte d'un enroulement de bandes d'étoffe formant un turban dont l'extrémité passait sous le menton. Ce turban laissait échapper deux nattes épaisses comme un bras d'enfant et noires comme de l'encre dans lesquelles étaient fixées de petites pièces de monnaie.

Éveillée à nouveau Catherine considéra avec étonnement l'étrange arrivante. La peau du visage était si foncée que le sourire tranchait dessus violemment par son éclatante blancheur. Catherine vit que les traits étaient fins et que l'inconnue avait de magnifiques yeux noirs.

Barnabé l'avait accompagnée auprès du lit de la jeune fille.

— C'est Sara-la-Noire, lui apprit-il. Elle sait plus de secrets qu'un vieux mire. C'est elle qui t'a soignée. Et bien soignée ! Comment la trouves-tu, Sara ?

— Elle a retrouvé ses esprits. Elle est guérie, dit la femme. Il faut seulement une bonne nourriture et du repos.

Ses mains maigres et brunes avaient palpé légèrement les joues, le front, touché le poignet, voltigeant avec la prestesse et la légèreté de deux oiseaux. Puis Sara s'assit à terre auprès de la couche de Catherine, les mains nouées autour des genoux, considéra attentivement l'adolescente. Pendant ce temps, Barnabé endossait sa houppelande à coquilles, prenait son bourdon.

— Reste un moment, dit-il à la femme. C'est l'heure du salut à Sainte-Opportune et je ne veux pas le manquer. Les potiers d'étain du quartier y vont pour faire un vœu. Ils seront certainement généreux...

Le coquillart disparut après avoir conseillé à Sara de goûter à la soupe et d'en donner une bonne écuelle à sa malade.

Ce fut le lendemain, après une nuit calme et réparatrice, que Catherine apprit, de la bouche même de sa mère, ce qui s'était passé sur le Pont-au-Change, après la mort de Michel. La crainte de l'incendie avait empêché la foule déchaînée de mettre le feu à la maison des Legoix, mais la demeure et l'atelier de l'orfèvre n'en avaient pas moins été pillés de fond en comble. Prévenu, Gaucher Legoix était accouru de la Maison-aux-Piliers. Il avait tenté de se faire entendre des énergumènes qui assiégeaient le pont et à qui Caboche, en disparaissant soudainement, avait laissé le champ libre.

Le malheureux avait été bien vite submergé. On lui avait trop longtemps reproché sa tiédeur envers la dictature des abattoirs pour ne pas saisir l'occasion. Malgré les larmes et les supplications de sa femme sortie en hâte de chez les Pigasse, malgré celles de Landry et de son père, Gaucher Legoix avait été pendu à sa propre enseigne, puis jeté au fleuve. Réfugiée chez les Pigasse avec Catherine inconsciente, que Landry avait rapportée, Jacquette avait vu bientôt la colère des meneurs se tourner vers elle et avait dû fuir, avec l'aide de Barnabé ; Landry, par chance, avait pu aller le chercher. Dans la nuit, d'abord par le fleuve qu'on avait descendu en barque jusqu'à la tour du Louvre, puis par les ruelles, la malheureuse femme et son étrange escorte avaient gagné le logis du coquillart, dans la Grande Cour des Miracles. Depuis, elle y soignait sa fille en essayant de se remettre elle-même de la terrible secousse éprouvée. La mort de Gaucher l'avait frappée d'horreur et de terreur mais la violente fièvre cérébrale de Catherine ne lui avait guère laissé le temps de s'appesantir sur sa douleur. L'enfant était en danger. De plus, un autre souci grave était venu s'ajouter aux angoisses de Jacquette : Loyse avait disparu.

La dernière fois que l'on avait vu la jeune fille, c'était au moment où, en pleine crise de nerfs, sa cadette perdait conscience. Loyse avait recueilli la petite dans ses bras. Mais un remous de la foule avait arraché Catherine à sa sœur dont les bras n'avaient pas eu la force nécessaire pour la retenir. Landry s'était trouvé là à point nommé pour récupérer sa petite amie. Quant à Loyse, elle s'était noyée dans la poussée furieuse des pillards lancés à l'assaut de « l'Arche d'Alliance ». Personne n'avait pu dire ce qu'elle était devenue.

— Elle est peut-être tombée à l'eau, dit Jacquette en tamponnant ses yeux que les larmes gonflaient continuellement. Mais, en ce cas, la Seine eût rejeté son corps. Barnabé va chaque jour à la morgue du Grand Châtelet et ne l'a pas encore retrouvée. Il est persuadé qu'elle est vivante et il la cherche. Jusque- là il faut attendre...

— Et ensuite, que ferons-nous ? demanda Catherine. Resterons-nous ici, chez Barnabé ?

— Non ! Dès que nous aurons retrouvé Loyse, si Dieu le veut, nous essayerons de quitter Paris pour gagner Dijon. Ton oncle Mathieu, tu le sais, y tient boutique de draperie. Il nous accueillera puisqu'il est toute notre famille comme nous sommes toute la sienne...

Le chagrin de Jacquette paraissait s'atténuer un peu quand elle évoquait la maison de son frère, qui avait été auparavant celle de ses parents où elle avait passé toute son enfance et où Gaucher Legoix était venu l'épouser bien des années plus tôt. C'était là le port vers lequel, déracinée, elle allait tendre de toutes ses forces. Tout en étant très reconnaissante au Coquillart de l'asile généreux qu'il leur donnait, la bonne dame ne pouvait s'empêcher de considérer avec méfiance et dégoût ce monde bizarre des truands au fond duquel elle s'était trouvée précipitée subitement.

Sara continuait ses soins à Catherine. Ils consistaient en boissons rafraîchissantes, en drogues bizarres qu'elle lui faisait prendre pour faire revenir les forces et sur la composition desquelles, la bohémienne demeurait fort discrète sauf en ce qui concernait les tisanes de verveine. Elle lui en faisait boire continuellement, comme souveraine contre tous maux.

Peu à peu d'ailleurs, Catherine et même Jacquette s'accoutumaient à la présence de la femme au teint sombre. Barnabé leur en avait conté l'histoire. Sara était née dans l'île de Chypre au milieu de l'une des tribus zinganas établies dans l'île. Mais toute jeune, elle avait été prise par les Turcs, vendue au marché de Candie à un marchand vénitien qui l'avait ramenée chez lui. À Venise, Sara était demeurée une dizaine d'années et c'était là qu'elle avait appris sa science des herbes qui guérissent. Son maître étant venu à mourir, elle avait été rachetée par un changeur lombard qui venait s'installer à Paris. Mais c'était un homme brutal et cruel. Continuellement maltraitée, Sara s'était enfuie, un soir d'hiver. Elle avait cherché refuge dans une église où Maillet-le-loup, le faux aveugle, l'avait trouvée grelottant de froid et de faim.

Il l'avait emmenée chez lui, dans sa tanière de la Cour Saint-Sauveur.

Depuis, elle lui servait de ménagère. Sara-la-Noire, outre ses talents de guérisseuse, toujours précieux chez les gueux, savait lire l'avenir dans les mains. Cela lui valait d'être parfois appelée, en grand secret, dans quelque noble demeure... Courant ainsi par la ville et pénétrant là où bien des gens ne pouvaient le faire, Sara apprenait beaucoup de choses sur la ville et la Cour. Elle savait une foule d'histoires et demeurait des heures, accroupie près de l'âtre, entre Catherine et sa mère, partageant avec elles le vin aux herbes qu'elle faisait comme personne et bavardant inlassablement de sa voix paisible et chantante.

Histoires de sa lointaine tribu ou potins de la Cour, tout y passait ! Et presque chaque soir, quand Barnabé renterait de « ses affaires », il trouvait les trois femmes réunies, cherchant dans leur mutuelle société une manière de réconfort. Il s'asseyait alors au milieu de cette étrange famille que le hasard lui avait constituée et apportait à son tour les bruits du dehors.

Quand la nuit était tout à fait close et que le royaume des truands s'éveillait à sa tumultueuse vie nocturne, la présence du Coquillart était indispensable pour calmer les frayeurs de ses invitées. C'est qu'elle était terrifiante la Grande Cour des Miracles à l'heure où ses membres lui revenaient et le quartier de Barnabé était loin d'être calme ! Dès avant matines et jusqu'à ce que le cor de la guette sonnât d'une des tours du Châtelet pour annoncer le lever du jour et la relève de la garde des portes, une inquiétante cohue emplissait la place, sortie de toutes les tanières, de toutes les ruelles. Alors, les perclus se redressaient, les aveugles voyaient, les plaies purulentes, qui soulevaient le cœur et la charité des bonnes âmes, étaient arrachées d'un revers de main et ce miracle quotidien qui avait donné son nom à ces sortes d'endroits, lâchait une foule avide et brutale. Cela hurlait, chantait et festoyait toute la nuit. Il y avait alors près de 80 000 mendiants, vrais ou faux, dans Paris.

La règle du royaume de Thune voulait que tout ce qui avait été récolté, mendié ou volé dans la journée, fût dévoré dans la nuit même.

On festoyait, après avoir jeté à la masse commune, aux pieds du roi de Thune, la récolte de la journée. De grands feux s'allumaient en plein vent, sur lesquels rôtissaient des animaux entiers. Des tonneaux étaient mis en perce et des marmites bouillaient de loin en loin, surveillées par des sorcières qui n'avaient rien à envier à celles des contes fantastiques. Toute la Grande Cour s'illuminait du rougeoiement des feux et des torches tandis que les ombres bizarres dansaient, échevelées, sur les murs lépreux des masures. Pour Catherine, c'était une fenêtre sur un monde qu'elle connaissait par ouï-dire mais qui lui avait toujours paru appartenir au domaine de l'irréel.

Devant le plus grand des feux un homme trônait, assis sur un tas de pierres recouvert de chiffons. Un cou de taureau enfoncé dans des épaules démesurées, un torse long, triangulaire, fiché sur de courtes jambes grosses comme des montoirs à chevaux, une tête carrée couverte d'un chaume pisseux que drapait un bonnet jadis rouge, une large face vineuse dans laquelle surprenait l'éclair étincelant des dents, tel était Mâchefer, roi de Thune et d'Argot, souverain seigneur des seize Cours des Miracles parisiennes et grand maître de toute la truanderie française. Un bandeau noir cachait son œil gauche, crevé par la main du bourreau, et achevait d'en faire une figure de cauchemar. Assis sur son tas de pierres, poings aux genoux, sa bannière, formée d'un quartier de viande saignante fiché sur une pique, plantée à côté de lui, il présidait les ébats de ses peuples en buvant force cervoise, qu'une ribaude à demi nue lui versait sans arrêt.

Nuit après nuit, dès qu'elle en eut la force, Catherine, fascinée par le spectacle, quittait sa couche et se glissait jusqu'au soupirail. Au ras du sol, il composait, avec l'étroite fenêtre de l'étage, tout l'éclairage du château de Barnabé. Là, le cou tendu, ouvrant sur la bacchanale des yeux avides, elle ne perdait rien de ce qui se déroulait dans la Cour. Et comme, obligatoirement, le festin des gueux se terminait en orgie, elle apprit ainsi bien des choses sur les lois de la nature. Lorsque, dans la lumière sanglante des feux mourants, elle pouvait voir les truands rouler pêle- mêle un peu partout, sans même prendre la peine de chercher l'ombre, une bizarre émotion s'emparait d'elle, un trouble qui venait des fibres profondes de son corps adolescent, joint à une intense curiosité. Si Jacquette l'avait surprise, elle serait morte de honte, mais, seule dans son coin sombre, elle ne pouvait détacher ses yeux de ce qui se passait. Elle apprit ainsi quelques-unes des coutumes du royaume d'Argot et de Thune.

Par exemple, elle fut plusieurs fois le témoin ébahi de l'entrée d'une nouvelle sujette dans le peuple de l'ombre. Lorsqu'une fille jeune était amenée chez les truands, elle était d'abord dépouillée entièrement de ses vêtements puis devait danser nue devant le roi au son des tambourins. Si Mâchefer ne la faisait pas sienne et ne l'envoyait pas grossir son harem déjà imposant, ceux à qui elle plaisait étaient admis à se battre pour sa possession. Laquelle était réalisée devant tous par le vainqueur.

La première fois, Catherine se cacha les yeux puis courut fourrer sa tête sous ses couvertures. La seconde, elle resta, risqua un œil entre ses doigts écartés. La troisième, elle examina la cérémonie de bout en bout.

Une nuit, Catherine vit amener devant Mâchefer une très jeune fille qui ne devait pas être beaucoup plus âgée qu'elle-même. Un an peut-

être. Une fois dévêtue, elle avait montré un corps mince comme une liane, encore un peu androgyne mais sur lequel les seins gonflaient un peu. De grosses nattes couleur de châtaigne mûre sautillaient sur les épaules de la néophyte. Quand elle avait commencé à danser devant le feu, Catherine avait éprouvé une bizarre impression. Sur le fond incandescent du brasier, la mince forme noire se tordait, se balançait comme une autre petite flamme humaine, avec une insouciance, un entrain qui firent envie à celle qui regardait. Catherine se surprit à penser que ce devait être agréable, au fond, de gambader ainsi toute nue devant ce beau feu réchauffant. La gamine qui dansait avait l'air d'un elfe ou d'un farfadet. C'était comme un jeu insolite...

Mais la danse terminée, la jeune fille s'était arrêtée haletante.

Mâchefer avait fait un signe de la main que Catherine avait appris à connaître. Cela voulait dire qu'il n'enrôlait pas la nouvelle venue dans sa propre maisonnée de femmes. La vieille qui avait amené la petite, dépitée, haussa les épaules et voulut ramener sa protégée. Alors, un homme affreux sortit des rangs. Il était tout petit mais si large d'épaules qu'il paraissait carré. Son visage couturé ne devait rien aux artifices des mendiants. Son énorme nez rouge, bourgeonnant, avait des reflets violets et, dans sa bouche ouverte en un rire silencieux, les dents n'étaient plus que quelques chicots noircis. Quand il s'avança vers l'adolescente, Catherine ne put retenir un frisson d'horreur. La suite fut pire. Cette fois, Catherine ferma les yeux bien fort quand l'affreux bonhomme jeta la petite à terre pour la prendre là, devant tous. Mais elle entendit le cri horrible que poussa la jeune truande, et comprit alors pourquoi Barnabé lui interdisait formellement de mettre le nez dehors. Quand elle rouvrit les paupières, on emportait, parmi les chants et les rires, la jeune fille évanouie. Il y avait du sang sur ses jambes...

Pourtant la claustration de Catherine commençait à lui peser. À mesure que ses forces revenaient, elle éprouvait d'intolérables envies de courir, d'aller respirer l'air des quais et de recevoir la caresse du soleil. Mais Barnabé secouait la tête :

— Tu ne pourras sortir que le jour où tu quitteras Paris, mignonne, jusque-là tu as tout à craindre du jour et plus encore de la nuit.

Mais un matin, Landry qui venait presque quotidiennement rejoindre Catherine, arriva en courant et lança depuis la porte :

— Je sais où est Loyse...

Traînant dans la Cité vers la deuxième heure de prime, Landry s'était rendu au marché Notre-Dame pour y marchander des tripes que sa mère lui avait demandées pour le souper. En admirateur fanatique de Caboche, le garçon s'était rendu tout droit chez la mère Caboche qui tenait justement commerce d'abats. Elle habitait, à l'étranglement d'une ruelle, une maison étroite et sale dont le rez-de-chaussée était parfumé par l'odeur nauséabonde des tripes. Tout le jour, la marchandise, débordant de grandes bassines de fer, était exposée sur le devant de la maison et dame Caboche, une énorme commère toute en graisse jaune, trônait assise derrière, une pique de fer à la main, près de ses balances. Elle était célèbre dans le quartier pour son mauvais caractère dont avait hérité son illustre fils, et pour son amour immodéré de la bouteille.

Mais en arrivant devant l'échoppe de la mère Caboche, Landry avait eu la surprise de trouver visage de bois. Les volets étaient mis et si la porte n'avait été entrebâillée, on aurait pu croire la maison vide.

Mais, sur cette porte, justement, un moine quêteur de l'ordre des Frères Mineurs, en robe de bure grise ceinturée d'une corde à trois nœuds, parlementait avec la mère Caboche dont on apercevait, par l'entrebâillement, le visage renfrogné.

— Donnez au moins un peu de pain pour les Frères Mineurs, ma bonne femme, faisait le religieux en agitant sa corbeille. Aujourd'hui, vigile de Saint-Jean, vous ne refuserez pas !

— La boutique est fermée, mon révérend, rétorquait la mère Caboche. Je suis malade et j'ai tout juste pour moi. Passez votre chemin et priez pour mon salut !

— Mais cependant...

Le frère voulut insister. D'ailleurs, quelques ménagères qui se rendaient au marché s'arrêtaient pour déposer leur obole dans son panier. L'une d'elles déclara :

— Ça fait deux mois qu'elle est fermée, mon père, même que personne dans le quartier n'y comprend rien. Quant à être malade, il faut entendre quel genre de vêpres elle chante dans la soirée. Sans doute qu'elle est fatiguée de travailler... ou de boire !

— Je fais ce que je veux, grogna la mère Caboche en faisant de vains efforts pour refermer sa porte.

Mais la sandale du frère était disposée de manière à la coincer.

— Donnez un peu de vin, alors, suggéra le frère éclairé par la déclaration de la commère.

Mais son adversaire, devenue soudain rouge comme une brique sous sa coiffe de toile jaune, poussa un rugissement :

— Je n'ai pas de vin ! Et puis allez au Di...

— Oh ! ma fille... coupa le frère choqué en se signant précipitamment.

Il ne retira pas son pied pour autant. Les gens s'attroupaient autour de la maison de la tripière. On connaissait le moine quêteur qui était le frère Eusèbe, le plus obstiné de tout le couvent. Il avait été légèrement souffrant ces derniers temps et de là venait qu'on ne l'avait pas vu dans la Cité. Il entendait bien regagner le temps perdu.

Landry, amusé, s'était approché comme les autres pour voir qui des deux aurait raison, de l'avarice bien connue de la mère Caboche ou de l'entêtement du frère Eusèbe. Les uns riaient seulement, les autres prenaient parti pour ou contre le frère suivant qu'ils étaient pour l'Église ou pour Simon le coutelier. Cela fit bientôt un beau vacarme que dominaient les deux adversaires sur leur pas de porte et auquel vint bientôt s'ajouter un haquet traîné par un portefaix et qui, vu l'étroitesse de la rue, se coinça entre deux maisons débordantes...

C'est alors que, levant la tête involontairement vers les étages supérieurs, Landry, grimpé sur une borne pour mieux voir, avait aperçu un visage pâle derrière l'unique fenêtre de l'étage de la mère Caboche. Cette fenêtre avait l'un de ses carreaux en papier huilé déchiré, et c'était suffisant pour que le jeune garçon reconnût celle qui essayait de voir la raison du tumulte. Instinctivement, il fit un geste du bras auquel répondit un signe rapide, puis plus rien. Loyse l'avait reconnu, il en était aussi sûr que de l'avoir reconnue lui-même, mais elle avait aussitôt disparu. Dégringolant de sa borne et oubliant les tripes maternelles, il avait joué vigoureusement des coudes pour se faire place. Sorti de la cohue, il s'était mis à courir vers la Cour Saint Sauveur.

Catherine avait écouté le récit de Landry avec admiration, mais Barnabé était soucieux.

— J'aurais dû m'en douter, fit-il, Caboche voulait la petite. Il a profité de l'attaque de la maison pour l'emmener chez lui où la vieille la garde. Ce ne sera pas facile de lui faire lâcher prise...

Effondrée sur la pierre de l'âtre, Jacquette Legoix sanglotait éperdument, la tête dans ses jupes. Penchée sur elle, Sara caressait les épaisses tresses d'un blond foncé, à peine grisonnantes, de la pauvre femme, essayant de la calmer. Mais c'était en vain.

— Ma petite !... ma douce agnelle qui se voulait garder bien pure pour le Seigneur !... Il me l'a prise, ce pourceau !... ce monstre !...

Hélas ! Hélas !...

Jacquette étouffait littéralement de chagrin sans que Catherine, muette de saisissement, ou les autres tout aussi désolés, trouvassent quelque consolation vraiment efficace. Ce fut Barnabé qui, le premier, parvint à lui faire relever la tête et découvrit un pauvre visage tuméfié et rouge, tout ruisselant de larmes. Bouleversée du chagrin de sa mère et bouillonnant d'indignation intérieure contre l'abominable Caboche, Catherine courut se jeter à son cou.

— Facile ou pas, fit Barnabé, il faut reprendre Loyse à Caboche.

Dieu seul sait le genre d'expériences que la malheureuse a dû faire avec lui !

— Mais, demanda Sara, comment penses-tu pouvoir la tirer de là ?

— Pas tout seul, bien sûr ! Il suffirait que la mère Caboche crie à l'aide pour qu'il lui vienne une foule de gens avides de se faire bien voir de son fils ou même de ne pas s'attirer sa colère. Il n'y a qu'une seule solution : Mâchefer. Lui seul peut nous aider.

Sara avait quitté l'épaule de Jacquette et avait rejoint Barnabé qui se tenait appuyé d'un pied sur l'escalier et mordillait ses ongles nerveusement. Elle murmura assez bas pour que les autres n'entendent pas. Pas assez bas tout de même pour éviter l'oreille fine de Catherine:

— Tu ne crains pas que Mâchefer veuille se faire payer... en nature. Surtout si la fille est jolie.

C'est un risque à courir et j'espère à ce moment pouvoir l'en empêcher. Mais chaque chose en son temps. Ce qui est à craindre, pour le moment, c'est Caboche, pas Mâchefer. Le roi de Thune a presque autant de monde à son service que l'écorcheur. Il doit être en ce moment à errer du côté de l'hôtel du roi de Sicile où il se tient habituellement pour mendier. Tu le connais, Landry ?

Le jeune garçon fronça les sourcils et allongea les lèvres d'un air dégoûté :

— Celui qui se fait appeler Colin-Beau-soyant ? L'homme aux écrouelles ?

— Lui-même ! Va le trouver. Dis-lui que Barnabé le Coquillart le demande et, s'il fait des difficultés, dis-lui que j'ai besoin de lui d'urgence pour maquiller les acques1. Tu te souviendras ?

— Sûr !

Landry enfonça son bonnet jusqu'aux oreilles, embrassa Catherine qui se pendit à sa main.

— J'irais bien avec toi ! Je m'ennuie tellement ici...

— Vaut mieux pas, petite ! intervint Barnabé. Tu es trop facile à reconnaître. Suffirait que tu perdes ton bonnet. Personne à Paris n'a une tignasse comme la tienne. Tu ferais tout manquer. Et puis j'aime autant que Mâchefer ne te voie pas en plein soleil.

Tandis que Landry grimpait les marches et disparaissait par la porte basse, l'adolescente jeta un soupir de regret au rayon de lumière qui, un bref instant, avait glissé sur les marches verdies. Il devait faire si beau là-haut, en ce jour de fin juin ! Barnabé promettait bien que, dès que l'on aurait repris Loyse, on quitterait Paris, parce que ce serait plus prudent d'abord, mais ce moment semblait ne jamais vouloir venir. Reprendrait-on seulement Loyse ?

La jeune fille sentait la rage l'envahir quand elle pensait à sa grande sœur. Elle ne savait pas bien ce qui pouvait arriver à Loyse, mais elle détestait Caboche de tout son cœur. Il avait toujours été là quand un malheur lui était advenu.


1. Piper les dés (argot coquillart).


L'attente ne fut pas longue. Une heure plus tard, Catherine vit revenir Landry. Il accompagnait un homme si épouvantable qu'elle n'eut pas la moindre envie de quitter le renfoncement de la cheminée, éteinte pour le moment, où Barnabé l'avait consignée, derrière sa mère. Très souvent, elle avait aperçu Mâchefer quand il présidait, la nuit, aux ripailles de son peuple misérable mais elle l'avait toujours vu dans sa pompe mi-burlesque, mi-sauvage de roi des truands. Jamais encore elle ne l'avait vu dans l'exercice de ses fonctions de mendiant. L'homme qu'elle avait devant elle était plus petit de la tête que Barnabé. Il s'appuyait sur deux béquilles et la souquenille crasseuse qui le vêtait était monstrueusement distendue, sur le dos, par une bosse énorme remontant plus haut que la tête. Une de ses jambes, enveloppée de chiffons sanieux, était recroquevillée sous lui et ce qui se voyait de sa peau semblait n'être qu'une plaie purulente. Les étincelantes dents de carnassier, habilement noircies par place, imitaient à s'y méprendre des trous et paraissaient n'avoir laissé, dans la bouche de l'homme, que quelques chicots branlants. Seul, l'œil unique du truand brillait d'un vif éclat, son autre œil mort, la seule infirmité de Mâchefer qui ne fût pas simulée, demeurant caché par un bandeau grisâtre. Mais, en haut des marches, Mâchefer jeta ses béquilles, déplia sa jambe et dégringola l'escalier avec l'agilité d'un jeune homme. Catherine retint un cri de stupeur.

— Que veux-tu ? Le gamin m'a dit que tu avais besoin de moi et tout de suite ! fit le truand.

— Il a dit vrai. Écoute, Mâchefer, on n'est pas toujours d'accord, toi et moi, mais tu es le chef ici et tu as toujours été ferme à la manche1. Tu vas certainement rigoler, mais ce que je te propose...

c'est une bonne action.

— Tu te fous de moi ?


1. Incapable de trahir les amis.


— Non. Écoute plutôt !...

Rapidement, Barnabé expliqua la situation à Mâchefer et ce qu'il attendait de lui. L'autre l'avait écouté en silence, en se dépouillant de ses faux ulcères d'un air méditatif. Quand Barnabé eut fini, il demanda seulement :

— Elle est belle, la fille ?

La main du Coquillart vint presser en silence celle de Jacquette qu'il sentait prête à réagir. Sa voix était parfaitement unie quand il répondit:

— Gentille, sans plus ! Blonde mais trop pâle. Elle ne te plairait pas... et puis elle n'aime pas les hommes. Rien que Dieu ! C'est une future nonne que Caboche a prise de force.

— Y en a qui sont mignonnes, fit Mâchefer songeur. Et Caboche est puissant pour le moment. S'attaquer à lui, c'est un gros morceau...

— Pas pour toi ! Qu'as-tu à craindre de Caboche, aujourd'hui puissant et qui, demain, ne sera peut-être plus rien ?

— Possible. Mais j'ai quoi à gagner dans ton histoire, à part des coups ?

— Rien, fit Barnabé sèchement. Seulement la gloire. Je ne t'ai jamais rien demandé, Mâchefer, et bientôt je retournerai retrouver mon roi à moi, le roi de la Coquille. Veux-tu que je dise à Jacquot de la Mer que Mâchefer le Borgne ne fait rien sans profit et ne sait pas rendre service à un ami ?

— Toutes ces discussions exaspéraient Catherine. Elle brûlait d'impatience de les voir se mettre à l'œuvre. Pourquoi tant de mots dépensés, alors qu'il n'y avait qu'à courir chez la mère Caboche en force et en arracher Loyse ? Les réflexions de Mâchefer tiraient pourtant à leur fin. Assis sur la dernière marche, il fourrageait dans sa tignasse et se tirait l'oreille. Il se racla la gorge, cracha à cinq pas, puis se leva : Ça va ! Je suis ton homme ! Faut causer de tout ça et voir ce qu'on peut faire.

— Je savais bien qu'on pouvait compter sur toi. Allons chez Isabeau-la-Gourbaude1 boire un bol de cervoise. On en parlera en attendant la nuit. C'est la Saint-Jean d'été. Il y aura plus à faire autour des feux, cette nuit que dans la journée...

Les deux hommes sortirent pour gagner le cabaret que tenait, sur la Cour même, une fille folle qui savait comme personne attirer la pratique. Jacquette les avait regardés sortir avec des yeux agrandis.

Elle retenait une violente envie de pleurer.

— Dire qu'il faut confier le salut de ma fille à un pareil homme !...

— L'important, fit Catherine avec assurance, c'est de la retrouver.

Sara, à son tour, intervint. Souriante, elle attira l'adolescente contre elle et caressa les magnifiques cheveux dont, depuis la maladie de Catherine, elle avait pris l'habitude de s'occuper. La Tzingara éprouvait un plaisir presque sensuel à manier les épaisses nattes d'or roux, à les brosser, à les lisser avec des gestes doux et caressants.

— La petite a raison, dit-elle. Elle aura toujours raison, surtout contre les hommes. Parce qu'elle sera belle à en mourir d'amour.

Catherine la regarda gravement. Elle était étonnée d'entendre dire qu'elle serait belle parce que, jusqu'ici, personne ne le lui avait jamais laissé supposer. On s'extasiait sur ses cheveux, parfois sur ses yeux qui étonnaient, mais rien de plus. Même les garçons ne le lui disaient jamais. Ni Landry... ni Michel ! I ,a pensée du jeune mort vint soudain assombrir l'étonnement vaguement joyeux que lui causaient les paroles de Sara ; au fond, qu'elle fût belle ou pas I. La gourmande.

quand elle serait grande, quelle importance est-ce que cela pouvait avoir, puisque Michel ne le verrait pas ? Il était le seul pour qui elle eût voulu être vraiment très belle. Maintenant, c'était trop tard ! Mais elle dut lutter contre l'envie de pleurer qui la prenait chaque fois qu'elle pensait à lui.

Le souvenir du jeune homme lui faisait toujours mal et la blessure laisserait sans doute une cicatrice sensible.

— Cela m'est égal d'être belle ou non, déclara- t-elle enfin. Même, je n'en ai pas envie du tout. Les hommes courent après les belles. Ils leur font du mal... tellement de mal !

Malgré l'étonnement qu'elle lisait dans les yeux de Sara, elle ne s'expliqua pas davantage. Elle se sentait rougir, subitement, au souvenir des scènes nocturnes surprises tous ces derniers temps par le soupirail, au déchaînement bestial dont la beauté de certaines filles entrevues les avaient rendues victimes. Les yeux de Sara ne la quittaient pas, comme si la fille des lointaines tribus possédait le pouvoir de lire aisément dans l'esprit de sa petite amie. Elle ne posa, d'ailleurs, aucune question, se contenta de sourire à sa manière lente :

— Que tu le veuilles ou non, tu seras très belle, Catherine.

Souviens-toi bien de ce que je te dis à cette heure ; très belle, plus même que tu ne le souhaiterais pour ton repos. Et tu n'aimeras qu'un seul homme... mais celui-là tu l'aimeras passionnément. Tu perdras pour lui le boire et le manger, tu quitteras pour lui ton lit et ta maison, tu t'en iras sur les routes à sa recherche, sans même savoir s'il t'accueillera. Tu l'aimeras plus que toi-même, plus que tout, plus que la vie...

Jamais je n'aimerai aucun homme, et surtout pas comme cela ! s'écria l'adolescente en frappant furieusement du pied. Le seul que j'aurais voulu aimer est mort !

Elle s'interrompit, effrayée de ce qu'elle venait de dire et regarda vivement vers sa mère pour voir comment elle réagissait. Mais Jacquette n'avait pas entendu.

Elle était revenue s'asseoir sur la pierre de l'âtre, dans les cendres, et elle égrenait son chapelet de buis. Sara saisit les deux mains de Catherine dans les siennes, emprisonna ses jambes entre ses genoux.

Sa voix baissa de plusieurs tons jusqu'à devenir un murmure doux, insistant et un peu endormeur :

— C'est ainsi, cependant ! Il est écrit dans les petites mains que voici d'étranges choses. Tu es destinée à un grand, un très grand amour qui te fera beaucoup souffrir et te donnera des joies si fortes que tu auras peine à les supporter. Par contre, beaucoup d'hommes t'aimeront... un surtout ! Oh ! (Elle avait retourné les mains de la petite, paumes en l'air, et les examinait curieusement, le front ridé de mille plis... Je vois un prince... un vrai prince ! Il t'aimera et fera beaucoup pour toi. Pourtant, ce n'est pas lui que tu aimeras. C'est un autre. Je le vois ! Jeune, beau, noble... et dur ! Si dur ! Tu te blesseras souvent aux épines qui défendent son cœur mais les larmes et le sang sont le meilleur mortier du bonheur. Cet homme, lu le chercheras comme le chien cherche son maître perdu, tu le suivras le nez à terre comme le limier sur la trace du grand cerf sauvage. Tu auras la gloire, la fortune, l'amour, tu auras tout !... mais tu le paieras très cher ! Et puis... oh quelle chose étrange !... tu rencontreras un ange.

— Un ange ? fit Catherine bouche bée.

Sara avait laissé retomber les mains de la jeune Mlle. Elle paraissait soudain lasse, et plus vieille, mais son regard, perdu bien au-delà des murs crasseux, irradiait de lumière comme si un buisson de cierges s'y fût allumé d'un seul coup.

— Un ange ! répéta-t-elle en extase. Un ange guerrier portant une épée flamboyante...

Trouvant que Sara s'évadait trop loin d'elle, Catherine la secoua doucement pour la ramener sur terre.

— Et toi, Sara ? Est-ce que tu retourneras un jour dans ton île au bout de la mer bleue ?

— Je ne peux pas déchiffrer pour moi-même le livre de l'avenir, mignonne. L'Esprit ne le permet pas. Mais une vieille, jadis, m'avait prédit que je m'éloignerais pour toujours et que, pourtant, je retrouverais les miens. Elle disait que les tribus viendraient à moi1.

Quand Barnabé revint, il était seul et semblait tout joyeux.

— Voilà, dit-il, tout est décidé. Le plan est établi. Dès qu'il se présentera une occasion favorable, nous arracherons Loyse à Caboche.

— Pourquoi attendre ? Pourquoi pas ce soir, s'écria Jacquette avec passion. Est-ce qu'elle n'a pas assez attendu, et moi aussi ?

— La paix, femme ! s'écria le Coquillart assez rudement. Il faut la reprendre en évitant de se faire tuer. Cette nuit, on va allumer les feux de la Saint- Jean. Le plus grand bûcher est devant le Palais l'autre sur la Grève. Il est impossible de tenter un coup de main dans la Cité même, à deux pas du feu, avec tout le monde qu'il va attirer. Caboche, en plus, est capitaine du pont de Charenton. Il dispose d'armes, de monde. Il est plus puissant que jamais. Enfin, il y a d'autres préparatifs à faire car, le coup fait, le pavé deviendra brûlant. Caboche fouillera partout, même la Cour des Miracles où il a des intelligences.

Loyse retrouvée, il nous faudra quitter Paris.


1. C'est vers 1416 que les premières tribus gitanes vinrent en Europe en provenance de la Grèce, du Moyen-Orient et même de l'Indus.


Nous ? fit Catherine ravie. Tu viendras avec nous ?

Oui petite ! Mon temps ici est fini. Je suis Coquillart, je dois rejoindre mon chef. Le roi de la Coquille me rappelle à Dijon. Nous ferons route ensemble.

Il expliqua aussitôt le plan que, de concert avec Mâchefer, il avait établi. Dès qu'une manifestation quelconque drainerait les Parisiens vers un endroit suffisamment éloigné, ils se rendraient chez la mère Caboche et s'arrangeraient pour l'attirer dehors, ou, tout au moins, lui faire ouvrir sa porte. Ensuite, avec quelques bons compagnons, enlever Loyse ne serait qu'un jeu. Il faudrait alors gagner un entrepôt de marchandises au bord de la Seine et là, prendre le bateau que l'on aurait trouvé et qui en remontant la Seine et l'Yonne, les emmènerait jusqu'en Bourgogne.

— J'aurai besoin de toi, Sara, ajouta Barnabé. Mais ensuite tu seras repérée...

La gitane haussa les épaules avec insouciance :

— Je partirai avec elles si elles veulent de moi. Cela ne sera pas un grand sacrifice. J'en ai assez de Maillet- le-loup. Il s'est mis en tête de coucher avec moi et toutes les nuits je le repousse. Il est de plus en plus mauvais et menace de m'envoyer danser devant Mâchefer. Tu sais ce que cela veut dire ?

Barnabé fit signe que oui et Catherine se retint d'en taire autant.

Mais une sainte colère bouillait en elle car elle s'était prise d'affection pour son étrange médecin et comprenait que, malgré sa peau foncée, Sara-la-Noire était assez belle pour être admise par Mâchefer au nombre de ses femmes. Glissant sa main dans celle de son amie, elle leva sur elle son regard caressant qui à cet instant, était doré comme une journée d'été.

On ne se quittera plus, dis, Sara ? Tu viendras avec nous chez l'oncle Mathieu. N'est-ce pas Maman ?

Jacquette sourit tristement. Naguère encore si gaie, si vivante, la solide Bourguignonne semblait devenir chaque jour un peu plus transparente. Ses joues perdaient leurs couleurs et se fanaient, de grands plis se creusaient dans son visage encore si lisse et si frais avant les épreuves traversées. Son corselet lacé flottait maintenant sur une poitrine amaigrie.

— Sara sait bien que, là où nous serons, il y aura toujours place pour elle. Est-ce que je ne lui dois pas ta vie ?

D'un même élan les deux femmes, nées à des pôles si éloignés, se jetèrent dans les bras l'une de l'autre en pleurant chacune sur les douleurs de l'autre. Le malheur les avait faites semblables. La bourgeoise était aussi déracinée que la fille de l'air et du vent, que la nomade des routes du monde dont les aïeux avaient suivi les hordes de Gengis-Khan. La solidarité féminine, étrangement puissante quand aucune rivalité ne s'en mêle, jouait à plein entre les deux femmes et Jacquette eut volontiers appelé Sara, sa sœur.

Barnabé qui avait pris Catherine dans ses bras et la faisait sauter comme un bébé, renifla brusquement, s'essuya le nez à la manche de sa souquenille et déclara :

— Assez d'attendrissements. J'ai faim. Et puisque nous voilà de la même famille, soupons en famille. J'ai volé quelques darioles à Isabeau-la-Gourbaude, elles seront pour toi, mignonne, ajouta-t-il en sortant de sa poche les pâtisseries bien dorées.

Il y avait longtemps que Catherine, qui était gourmande au moins autant qu'Isabeau la bien nommée, n'en avait vues. Elle en croqua une avec délice puis brusquement colla ses lèvres toutes sucrées de miel à la joue mal rasée du Coquillart.

— Merci Barnabé !...

La surprise du bonhomme fut telle qu'il faillit laisser choir l'adolescente. Il la posa à terre et s'éloigna liés vite vers un coin sombre où il rangeait ses fausses reliques. On l'entendit renifler plusieurs fois...

Demain, ils vont mener au billot l'ancien prévôt, Pierre des Essarts.

Toute la ville ira à Montfaucon. Ce sera le moment...

La tête hirsute de Mâchefer, débarrassée de ses ulcères fictifs, passait par la porte de Barnabé. Le Coquillart était occupé à enfermer dans de petites boîtes de cuivre des morceaux d'os sur lesquels il mettait une petite bande mince de papier portant quelques caractères gothiques.

— Entre ! fit-il seulement.

Catherine était près de lui, très intéressée par son travail mais il était trop tard pour la cacher. Mâchefer l'avait vue.

— Qui est celle-là ? fit-il en pointant vers elle son gros doigt sale.

— La sœur de la Loyse qui est chez Caboche. Mais pas touche, Mâchefer, elle est comme qui dirait ma fille adoptive !

Le roi des ribauds considérait la jeune fille cramponnée à l'épaule de Barnabé avec un étonnement où perçait un peu de colère.

Catherine, que Sara venait de coiffer, montrait sa tête nue et, à la lumière du feu, ses nattes brillaient comme des torsades d'or pur, ses yeux aussi et elle se dressait comme un petit coq en l.ice de Mâchefer, tendue dans la volonté de ne pas montrer sa peur. L'homme avança une main hésitante, loucha l'une des nattes puis grogna : Vieux filou !... J'ai comme une idée que tu m'as roulé. Si la grande sœur dent les promesses de la petite, ça doit être une fière beauté.

La main sèche de Barnabé rabattit celle du borgne.

— Elle ne lui ressemble pas, fit-il brièvement. Et celle-ci est trop jeune. Cessons là-dessus, Mâchefer. Tu apportais du nouveau. Veux-tu à boire...

— C'est pas de refus, fit l'autre en se laissant tomber lourdement sur un escabeau. Mais t'as de la veine, le Coquillart, d'appartenir à Jacquot-de-la-Mer, sinon, je t'aurais volontiers saigné pour avoir les deux poulettes. Je les aime jeunes, moi, elles sont plus tendres....

Sa main tourmentait une dague passée à sa ceinture et les flammes dansant dans son regard injecté de sang lui donnaient l'air d'un démon.

Catherine, effrayée, recula de deux pas et se signa. Barnabé haussa les épaules sans cesser son travail.

— Tu fais peur aux enfants, maintenant ? Tiens-toi donc tranquille, Mâchefer, nous avons mieux à faire et tu n'es pas si mauvais que tu veux bien le dire. Donne à boire, petite... du vin.

Sans quitter des yeux le redoutable personnage, Catherine alla tirer un pot de vin au tonneau caché dans un coin. C'était de l'excellent vin de Beaune, une des futailles que Jean-Sans-Peur, dans sa politique démagogue avait distribuée à ses amis bouchers et à ses autres partisans. Ce tonneau-là, destiné au grand boucher Saint-Yon, avait été adroitement détourné de sa destination primitive par Barnabé qui en usait dans les grandes occasions. Mâchefer en vida coup sur coup deux gobelets pleins, essuya sa bouche humide et fit claquer sa langue:

— Fameux !... Je n'en ai pas de pareil !

— Il sera à toi demain, si c'est demain que nous quittons Paris. Tu n'auras qu'à le faire prendre. Et je te fais cadeau aussi de ma maison.

Maintenant raconte.

Calmé et remis en belle humeur par la perspective de s'approprier la queue de vin, Mâchefer ne se fit pas prier pour raconter. Du coup Catherine, rassurée, s'assit par terre auprès des deux hommes.

Le jour où la foule avait assailli l'hôtel de Guyenne et saisi les serviteurs du Dauphin, elle avait aussi assiégé dans la Bastille l'ancien prévôt de Paris, Pierre des Essarts, qui s'y était enfermé avec une compagnie de cinq cents hommes d'armes venus de sa capitainerie de Cherbourg. La forteresse, cependant neuve encore et fortement défendue, avait été si fort pressée que le duc de Bourgogne avait dû en faire ouvrir les portes et livrer des Essarts. Sous bonne garde, celui-ci avait été conduit le lendemain au Grand Châtelet où, depuis, il attendait son jugement. Il était le dernier d'une série déjà longue.

Caboche faisait régner la terreur dans Paris où les visites domiciliaires succédaient aux arrestations, aux pillages et aux violences de toute sorte. Maintenant, la peur des Armagnacs, campés sous les murs de Paris, le talonnait et cette peur engendrait une recrudescence de folie meurtrière. Le 10 juin, l'un des captifs du 28 avril avait été tué dans sa prison puis décapité aux Halles avant que son corps ne fût accroché à Montfaucon. Le même jour, le jeune Simon du Mesnil, écuyer tranchant du prince Louis, avait été conduit aux Halles avec Jacques de la Rivière puis décapité et pendu ensuite par les aisselles. Le 15

juin cela avait été le tour de Thomelin de Brie qui avait voulu défendre le pont de Charenton. Celui du grand prévôt était venu. Le lendemain, I" juillet, il serait mené aux Halles pour y avoir la tète tranchée.

Tout Paris y sera, conclut Mâchefer, hormis la mère Caboche que son fils oblige à demeurer cloîtrée pour surveiller la petite. Sa boutique est toujours fermée et elle boit plus qu'une outre. Il faudra faire le coup dans la journée, vers none1. De mon côté tout sera prêt. Veille au grain chez toi et prépare ton monde. On passera par la Croix-du-Trahoir et le marché aux pourceaux pour gagner les grèves et la Cité.

La rue Saint-Denis sera bourrée de monde. Tu as un bateau ?

— Je vais y voir sur l'heure...

Barnabé se leva et rangea son matériel soigneusement, enfermant séparément ses fragments d'os et ses petites boîtes dans des sacs différents. Mâchefer le regardait faire avec amusement.

— Quel grand Saint es-tu en train de mettre en boîtes ? demanda-t-il. — Saint-Jacques, voyons, qu'il me pardonne ! Tu sais bien que je viens de Compostelle...

Mâchefer partit d'un énorme éclat de rire et se tapa vigoureusement sur les cuisses.

— Depuis le temps que tu en vends des morceaux du grand Saint-Jacques, il faut croire qu'il était au moins aussi gros que l'éléphant du Grand Charlemagne. Tu pourrais peut-être changer ?

L'hilarité de son compère n'eut pas d'effet sur Barnabé. Il le contempla avec la tristesse sincère d'un bon commerçant qui voit dénigrer sa marchandise.

— Saint-Jacques se vend très bien, dit-il sérieusement. Je n'ai aucune raison de changer.

Tout en parlant, il endossait sa houppelande, appelait Sara qui ravaudait des hardes avec Jacquette, dans la pièce du dessus, en vue du prochain voyage, et tapotait la joue de Catherine.

— Va aider les femmes, mignonne. Je n'en ai pas pour longtemps.

L'idée d'aller chercher un bateau enchantait l'adolescente, mais Barnabé ne voulut rien savoir pour l'emmener.


1. 15 heures.


Le lendemain, l'agitation de la ville fut perceptible, des le matin, jusqu'au fond des ruelles sinistres et silencieuses de la Cour des Miracles. Tout le monde devait être dans la rue, massé près du Grand Châtelet . attendant la sortie du condamné. Les cris de haine, répétés par des milliers de poitrines faisaient comme ii n grondement lointain qui couvrait les cloches des églises sonnant le glas depuis le lever du jour. Dans la maison de Barnabé, l'activité avait été débordante dès l'aurore. Le Coquillart, au moment de quitter sa maison, avait fait de ses affaires les plus précieuses quelques ballots dans lesquels il avait joint les hardes îles femmes. C'était Landry qui était chargé de porter cela à la grève du Fort-l'Evêque où la puissante guilde des marchands de l'eau avait des entrepôts. Barnabé avait retenu des passages sur un chaland remontant la Seine jusqu'à Montereau avec une cargaison de poteries destinées à cette ville. La nature de ce chargement le mettait à l'abri des entreprises îles soldats d'Armagnac qui contrôlaient le fleuve à Corbeil. On s'en tirerait avec un droit de passage. Landry devait conduire Jacquette à l'entrepôt et y attendre avec elle l'arrivée des autres. Malgré sa répugnance, elle avait été obligée de laisser Catherine se joindre à l'expédition contre la maison de la tripière parce que l'adolescente était la seule que Loyse pouvait reconnaître parmi ses sauveurs, et aussi parce qu’elle avait catégoriquement déclaré qu'elle voulait y aller et que ce n'était pas la peine d'essayer de l'en empêcher parce qu'elle se sauverait !

Les nerfs surmenés de Jacquette lui interdisaient de se joindre à l'expédition. Ils la rendaient trop émotive donc dangereuse.

— Il n'arrivera rien à la petite, avait promis Barnabé. Mais surtout ne quittez pas l'entrepôt. Si tout va bien, nous y serons vers la seconde heure de none et le bateau part aux cloches de vêpres.

— Soyez tranquille, assura Landry. J'y veillerai.... Elle ne bougera pas !

Le jeune garçon se sentait du vague à l'âme, ce jour-là. Le départ de Catherine pouvait signifier une longue séparation et le cœur lui saignait de quitter sa petite amie qu'il aimait plus qu'il ne voulait se l'avouer à lui-même. Quant à l'avouer à l'intéressée, le garçon eût préféré se couper la langue. Mais c'était vraiment dur et, quand il la regardait, Landry avait de bizarres picotements dans les yeux.

Elle était toute drôle, Catherine, ce jour-là. Barnabé l'avait fait habiller en garçon. Elle portait des chausses collantes, grises, prises dans de fortes chaussures de bon cuir épais, une tunique de futaine verte et, malgré la chaleur, un capuchon qui enserrait étroitement son visage et se continuait par une sorte de petite cape dentelée couvrant ses épaules. Cette coiffure dissimulait totalement sa chevelure. Sara l'avait tressée très serrée pour qu'elle tînt le moins de place possible.

L'ensemble lui allait à merveille et lui donnait l'air d'un farfadet. Elle n'était d'ailleurs pas la seule à avoir modifié son aspect : Barnabé était méconnaissable.

La houppelande aux coquilles était emballée dans les colis et le Coquillart arborait une robe de petit drap de couleur brune que serrait à la taille une ceinture de cuir supportant une large bourse. Une chaîne avec une médaille de Saint-Jacques pendait à son cou et il portait un chaperon de même couleur que sa robe, drapé si artistement et de manière si compliquée qu'il était impossible de deviner que ledit chaperon contenait les économies du Coquillart tandis que la bourse gonflée ne recelait que de la menue monnaie. Tel quel, avec ses poulaines dépassant sa robe d'un demi-pied, il avait assez l'air d'un marchand, aisé sans être riche, et retiré des affaires. Catherine devait passer pour son petit-fils. Seule Sara avait gardé son étrange costume qui allait avoir son utilité. Tous quittèrent ensemble la Cour Saint-Sauveur puis, à la lisière du domaine des gueux, les deux groupes tirèrent chacun de son côté ; Catherine, Sara et Barnabé par la Monnaie royale, tandis que Jacquette et Landry allaient longer l'hôtel d'Alençon et les tours du Louvre. Mâchefer et ses hommes devaient déjà être disséminés dans la Cité et aux abords du Marché Notre-Dame.

Malgré le danger qu'elle courait avec ses compagnons, Catherine se sentait plus heureuse qu'elle ne l'avait été depuis le drame. C'était bon de retrouver le soleil, la rue libre ! Et aussi, il y avait l'excitation de l'aventure, la chasse au gibier humain. On allait arracher Loyse à la bête féroce qu'était Caboche.

La cloche de Saint-Germain l'Auxerrois sonnait none quand Jacquette et Landry passèrent devant l'église. Us descendirent vers le bord de l'eau dans la chaleur de la journée sans trop rencontrer de monde. Tout le contenu de la ville était sans doute rassemblé sur le passage du condamné. Il devait y avoir, en outre, un peu partout, des baladins et des jongleurs, des montreurs d'animaux savants et des conteurs des rues car rien n'attirait la foule autant qu'une belle exécution et c'était une réjouissance à laquelle participaient tous les éléments d'une vraie fête. La mort comptait si peu !

Pendant ce temps, Catherine et Barnabé, suivis à trois pas par Sara, prenaient à leur tour le chemin du bord de l'eau, mais plus en amont.

Le moment pénible fut, pour le faux garçon, quand il fallut franchir le Pont-au-Change. La maison familiale était toujours là mais les murs éventrés perdaient leur plâtre, les fenêtres béaient, montrant le vide intérieur et la belle enseigne de jadis avait été arrachée. Ce n'était plus qu'une carcasse vide dont l'âme s'était envolée. La gorge serrée, Catherine ferma les yeux de toutes ses forces et souhaita être très loin.

Barnabé pressa le pas en serrant plus fort dans la sienne la main de l'adolescente.

— Courage ! souffla-t-il, tu verras qu'il y a bien des moments où il en faut, et du plus rude ! Tu auras bientôt une autre maison...

— Mais pas un autre Papa... murmura-t-elle, prête à pleurer.

— Moi, j'avais sept ans quand les sergents du guet ont pris le mien.

Et quand je pense à la mort qu'il a eue, je me suis souvent dit que j'aurais donné cher pour qu'il fût seulement pendu.

— Que lui a-t-on fait ?

— Ce que l'on fait aux faux monnayeurs : on l'a fait bouillir au Morimont de Dijon...

Une exclamation d'horreur échappa à Catherine mais ses larmes s'arrêtèrent et elle poursuivit son chemin en silence. Courageusement, elle chassa les souvenirs cruels qui chaviraient son cœur à un moment où il lui fallait se comporter vaillamment. Quand on fut au Marché Notre-Dame, elle put voir que Mâchefer et ses hommes, sous divers déguisements, en soldats, en bourgeois ou même en moines, musaient aux alentours, fidèles au rendez-vous. Seul Mâchefer avait conservé son déguisement de mendiant. Barnabé montra alors discrètement la maison de la tripière, toujours aussi bien fermée.

— À toi Sara !...

Sur un signe de tête, la bohémienne, roulant des hanches et chantonnant, s'avança sans se presser jusque dans la rue. Elle tenait un tambourin à la main sur lequel elle se mit à frapper pour accompagner sa chanson.

Elle chantait ou plutôt elle fredonnait sur un rythme nonchalant, frappant de temps en temps son tambourin de son poing fermé. Mais peu à peu, le chant se fit plus fort, plus distinct encore que les paroles barbares fussent incompréhensibles. La mélodie était bizarre, coupée de silences et de notes aiguës pareilles à des cris et la voix un peu rauque de Sara lui donnait une profondeur mystérieuse, une puissance d'incantation. Catherine écoutait de toutes ses oreilles, subjuguée. Un ou deux visages apparurent aux fenêtres tandis que les rares passants s'arrêtaient : en tout, cela ne devait guère faire plus d'une dizaine de personnes. Mâchefer s'approcha de Barnabé sous couleur de demander l'aumône.

— Si la vieille n'ouvre pas sa porte, il faudra l'enfoncer, hé ?

Barnabé fouilla dans sa bourse, en tira un sol qu'il fourra dans la main crasseuse :

— Bien entendu. Mais j'aimerais autant l'éviter. Casser les portes, cela fait toujours du bruit même s'il n'y a personne.

Aucun visage n'apparaissait derrière les carreaux de la tripière. La maison eût paru morte si des bruits ne s'étaient fait entendre à l'intérieur. Soudain, Catherine blêmit et s'agrippa à Barnabé.

— Mon Dieu !... Voilà Marion !... fit-elle en désignant discrètement une forte commère qui venait d'apparaître au bout de la rue.

Le Coquillart leva les sourcils :

— Qui ? Votre ancienne servante ? Celle qui...

— Oui, qui a jeté la foule sur notre maison, causé la mort de Michel et de Papa. Oh, je ne veux pas la voir !

Soulevée de dégoût, l'adolescente allait s'enfuir. Barnabé la retint d'une main ferme.

— Hé là !... Un bon soldat ne déserte pas devant l'ennemi, mauviette ! Je comprends bien que tu n'aies pas envie de revoir cette femme... qui d'ailleurs n'a rien d'appétissant. Mais il faut tout de même rester là.

— Et si elle me reconnaît ?

Sous cette défroque ? Cela m'étonnerait. Et bizarre, coupée de silences et de notes aiguës pareilles à des cris et la voix un peu rauque de Sara lui donnait une profondeur mystérieuse, une puissance d'incantation.

Catherine écoutait de toutes ses oreilles, subjuguée. Un ou deux visages apparurent aux fenêtres tandis que les rares passants s'arrêtaient : en tout, cela ne devait guère faire plus d'une dizaine de personnes. Mâchefer s'approcha de Barnabé sous couleur de demander l'aumône.

— Si la vieille n'ouvre pas sa porte, il faudra l'enfoncer, hé ?

Barnabé fouilla dans sa bourse, en tira un sol qu'il fourra dans la main crasseuse :

— Bien entendu. Mais j'aimerais autant l'éviter. Casser les portes, cela fait toujours du bruit même s'il n'y a personne.

Aucun visage n'apparaissait derrière les carreaux de la tripière. La maison eût paru morte si des bruits ne s'étaient fait entendre à l'intérieur. Soudain, Catherine blêmit et s'agrippa à Barnabé.

— Mon Dieu !... Voilà Marion !... fit-elle en désignant discrètement une forte commère qui venait d'apparaître au bout de la rue.

Le Coquillart leva les sourcils :

— Qui ? Votre ancienne servante ? Celle qui...

— Oui, qui a jeté la foule sur notre maison, causé la mort de Michel et de Papa. Oh, je ne veux pas la voir !

Soulevée de dégoût, l'adolescente allait s'enfuir. Barnabé la retint d'une main ferme.

— Hé là !... Un bon soldat ne déserte pas devant l'ennemi, mauviette ! Je comprends bien que tu n'aies pas envie de revoir cette femme... qui d'ailleurs n'a rien d'appétissant. Mais il faut tout de même rester là.

— Et si elle me reconnaît ?

Sous cette défroque ? Cela m'étonnerait. Et sortes de considérations peu flatteuses sur les parents de Sara et sur Sara elle-même. Mais cette courte joute oratoire avait permis aux hommes de Mâchefer de se grouper.

— Allons-y ! fit le roi des truands... En avant !...

Barnabé se gara avec Catherine sous l'auvent d'un talmelier1 qui devait être à l'exécution car ses volets étaient mis. Les deux douzaines d'hommes de main de Mâchefer s'étaient précipités sur la porte. En un clin d'œil, la mère Caboche fut balayée par la vague d'assaut jusqu'au fond de son échoppe tandis que Sara, déséquilibrée par la violence du choc, roulait jusqu'au milieu de la ruelle où Barnabé la ramassa. Elle riait de bon cœur.

— Pas de mal ? demanda le Coquillart.

— Non. Sauf que le poing de Mâchefer dirigé vers la mère Caboche s'est trompé d'adresse et m'est arrivé dans l'œil. Je vais avoir un beau coquart. Il tape comme un sourd ! La brute ! J'ai cru qu'il m'enlevait la tête.

En effet, le tour de l'œil gauche de Sara commençait à bleuir d'inquiétante façon, mais elle n'avait rien perdu de sa bonne humeur.

Pendant ce temps, les truands avaient envahi la maison de la tripière et menaient là-dedans un grand vacarme dominé par les hurlements de la victime. Il est probable que les envahisseurs ne devaient pas se contenter de chercher Loyse.

Au bout de quelques instants, Mâchefer reparut portant dans ses bras une jeune femme seulement vêtue d'une longue chemise de toile blanche et dont les cheveux blonds couvraient son épaule.

— C'est bien ça ? demanda-t-il.

Loyse, Loyse !... cria Catherine en se pendant à la main inerte de la prisonnière. Mon Dieu !... Elle est morte !


1. Boulanger.


Un flot de larmes monta aussitôt à ses yeux. Barnabé se mit à rire.

— Mais non, gamine, seulement évanouie, mais il faut faire vite.

On la ranimera à l'entrepôt.

La jeune fille, en effet, était inerte, les yeux clos et les narines pincées. Elle était extrêmement pâle avec de grands cernes violets autour des yeux et sa respiration était imperceptible. Sara fronça les sourcils.

— Courez alors, car elle est bien pâle... Je n'aime pas ça.

Mâchefer ne se le fit pas dire deux fois et prit sa course à travers les rues de la Cité, laissant ses hommes piller à leur guise la maison de la tripière. Les trois autres se lancèrent dans son sillage. Ce fut une course éperdue, mais Catherine qui avait si longtemps rêvé de courir dans les rues au fond du caveau de Barnabé, y prit un vif plaisir.

Loyse était sauvée, on allait partir tous ensemble sur un bateau, voir du pays, faire d'autres connaissances... C'était comme une magnifique aventure qui s'ouvrait devant elle, effaçant un peu les traces profondes des douleurs récentes. Les maisons, les carrefours avec leurs fontaines et leurs croix votives défilaient de part et d'autre de ses pieds rapides.

La Seine fut traversée presque d'un seul bond. Mâchefer, malgré le poids de Loyse, bien léger mais réel, semblait voler et les trois autres avaient du mal à le suivre. Enfin ils atteignirent les grèves de sable jaune que le soleil incendiait. Les portes de l'entrepôt des Marchands de l'eau se refermèrent sur eux et les engloutirent dans l'ombre chaude de l'intérieur. Jacquette les guettait. Elle se jeta avec des sanglots sur Loyse toujours évanouie, mais Sara l'écarta assez rudement.

— Elle a besoin de soins, pas de larmes. Laissez- moi faire...

Catherine, hors d'haleine et pleine d'un profond sentiment de satisfaction, se laissa tomber dans la poussière pour reprendre souffle.

Une heure plus tard, assise auprès de Barnabé, à l'avant du chaland, elle regardait défiler Paris. Des larmes roulaient encore sur ses joues et c'était l'adieu à Landry qui les avait fait couler. Cela avait été un moment plus dur que l'adolescente n'aurait cru. Elle avait pris conscience, à ce moment, de la place que le jeune garçon tenait dans sa vie. Quant à lui, il était si ému qu'il n'avait pu retenir une grosse larme qui avait mouillé la joue de Catherine. En l'embrassant pour la première et la dernière fois, elle avait senti sa gorge s'étrangler. Aucun mot n'était parvenu à en sortir. Alors Landry avait promis :

— J'irai te voir un jour, je te le jure. Je veux être soldat et j'irai prendre du service chez Monseigneur de Bourgogne. On se reverra, j'en suis sûr...

Il souriait, essayait de faire le brave mais le cœur n'y était pas. Les coins de la bouche de Landry, qu'il faisait de si vaillants efforts pour relever, retombaient toujours. Barnabé, alors, avait brusqué les adieux, embarqué Catherine presque de force en la prenant sous son bras.

Ainsi portée comme un paquet, elle pleurait comme une fontaine et criait des « au revoir » coupés de sanglots. Les mariniers avaient poussé sur leurs longues perches qui allaient chercher appui sur le fond vaseux de la rivière. Le chaland s'était écarté lentement de la rive, avait glissé sur l'eau jaune, chargée de limon et de sable. Mais les mariniers avaient à fournir un rude effort pour remonter le courant. Ils n'avaient pas pris le milieu où ce courant était plus fort. Ils se tenaient tout près des rives.

Une autre peine pesait sur le cœur de Catherine et c'était l'étrange attitude de Loyse. Lorsqu'elle avait repris conscience, la jeune fille avait d'abord regardé avec étonnement les visages, connus ou inconnus, qui se penchaient sur elle. Elle avait vu sa mère en larmes, sa sœur souriante mais, au lieu de se laisser aller à la joie des retrouvailles et de se jeter au cou de celles qu'elle aimait, elle s'était au contraire arrachée des bras de Jacquette pour aller se tapir dans un coin de l'entrepôt où s'empilaient barriques, balles de cuir, poteries, mesures de bois ou de grains.

— Ne me touchez pas... avait-elle crié si sauvagement que ce cri avait résonné jusqu'au fond du cœur de sa sœur.

Jacquette avait tendu les bras, désespérée.

— Ma petite... ma Loyse ! C'est moi, ta mère... Est-ce que tu ne reconnais plus ta mère ? Est-ce que tu ne m'aimes plus?

Dans son coin, repliée sur elle-même, Loyse avait l'air d'un petit animal pris au piège. On ne voyait dans son visage maigre que ses yeux pâles, agrandis d'horreur. Ses mains étaient crispées sur sa poitrine, si fort que les jointures en étaient toutes blanches, mais un sanglot avait fêlé sa voix.

— Ne me touchez pas. Je suis souillée, impure !... Je ne suis plus que boue et immondices. Je ne peux plus que faire horreur à n'importe quelle honnête femme. Je ne suis plus votre fille, mère, je suis une ribaude, une fille folle, la maîtresse de Caboche l'écorcheur... Allez-vous-en, laissez-moi...

Jacquette ayant voulu s'approcher d'elle, Loyse avait reculé plus loin, se traînant dans la poussière grise du sol comme si la main de sa mère eût été un fer rouge. Sara s'était interposée. D'un bond de chatte, elle avait littéralement sauté sur Loyse, l'avait immobilisée entre ses bras souples et forts. Il n'y avait pas de temps à perdre.

Moi je peux te toucher, fillette. Il y a longtemps que j'ai connu cette souillure dont tu parles, mais tu ne dois pas t'en torturer ni en tourmenter ta pauvre mère, parce qu'elle n'a marqué que ton corps.

Ton âme, elle, est demeurée pure puisque tu n'avais pas voulu cela.

— Non, hurla Loyse, je ne l'ai pas voulu, mais parfois j'ai trouvé du plaisir à ses caresses. Quand ses mains parcouraient mon corps, quand il me possédait, il m'est arrivé de crier dans l'intensité du plaisir... et aussi de le désirer. Moi qui ne vivais que pour Dieu, qui ne voulais que Dieu...

— Comment peut-on savoir qu'on ne veut que Dieu tant qu'on n'a pas goûté à l'amour, fillette ? avait dit Barnabé en haussant les épaules; maintenant nous t'avons tirée de là et nous voulons t'emmener avec nous. Le bateau va partir. A moins que tu ne veuilles que nous te ramenions chez Caboche ?

Loyse eut un geste d'horreur qui repoussait au loin les images maudites de son péché.

— Non, oh non, je veux seulement mourir !

— Se donner volontairement la mort est, aux yeux de Dieu, un plus grave péché que de subir un homme... même s'il t'est arrivé d'y prendre plaisir.

— Je veux détruire ce corps de honte et de boue...

— Tu vas surtout nous faire manquer le bateau...

Et, tranquillement, Barnabé avait fermé son poing.

Il en avait frappé Loyse à la pointe du menton, pas trop fort, juste ce qu'il fallait pour lui faire perdre conscience. Le cri de Jacquette indignée ne l'avait même pas ému.

— Nous avons trop perdu de temps ! Habillez-la vivement et transportons-la sur le bateau. Une fois en route, nous aurons tout le loisir de la raisonner. Il faudra seulement la surveiller étroitement pour qu'elle n'ait pas idée de passer par-dessus bord...

Ces directives avaient été suivies point par point. Loyse, évanouie à nouveau avait été déposée, rhabillée convenablement, dans l'espèce de cabine ménagée à l'arrière du chaland et qui servait au marinier à s'abriter. Sara lui prodiguait ses soins avec l'aide de Jacquette.

Maintenant le voyage pouvait commencer.

Assis sur un tas de cordages, ses longues jambes étendues devant lui, Barnabé observait Catherine. Les mains nouées autour de ses genoux minces, l'adolescente regardait droit devant elle tandis que les larmes roulaient encore sur ses joues. Ce qu'elle venait d'entendre l'avait profondément troublée, car cela rejoignait les images entrevues dans la Cour des Miracles. Mais Barnabé avait prononcé le mot « Amour », cette chose dont Loyse avait parlé avec horreur. Ce qu'elle avait vu ne pouvait être l'amour. L'amour, c'était ce qu'elle avait éprouvé tout de suite en voyant Michel. Ce délicieux serrement de cœur, cette envie d'être doux et tendre et de dire des choses caressantes. Et Loyse criait comme si elle avait enduré la torture. Elle semblait folle.

Barnabé entoura ses épaules de son bras.

— Loyse guérira, petite. Elle n'est pas la seule, depuis que Dieu a créé le monde, qui ait subi ce genre d'épreuve. Seulement, pour elle, ce sera long parce qu'elle est d'esprit rigide et de piété étroite. Il faudra être très patiente avec elle, mais, un jour, elle retrouvera le goût de la vie. Quant à Landry, cela m'étonnerait que tu ne le revoies pas un jour. Il sait ce qu'il veut et il est de ceux qui forcent leur chemin, droit devant eux, sans s'arrêter aux obstacles de la route. S'il veut être soldat de Bourgogne, il le sera, crois- moi !...

Catherine tourna vers lui un regard brillant de gratitude. L'amitié du Coquillart répondait d'elle-même aux questions qu'on ne lui posait pas. La jeune fille éprouva soudain une grande sensation de sécurité.

Barnabé se pencha un doigt en avant.

Regarde comme c'est beau, Paris. La plus grande et la plus belle ville du monde. Mais Dijon n'est pas mal non plus, tu verras...

Le chaland avait franchi le pont aux Moulins puis les grandes arches de son voisin immédiat, le Pont- au-Change, juste sous la maison des Legoix. Catherine avait jeté un dernier regard à la lucarne par laquelle Michel devait s'évader puis avait détourné la tête. Un peu plus loin, une plantation de pieux hérissait l'eau de la rivière. C'étaient les bases du futur pont Notre-Dame. Trois semaines plus tôt, le Roi en personne, alors dans une période de lucidité mentale, avait frappé de la hie sur le premier pieu, et les princes après lui. Quelques guirlandes fanées s'accrochaient encore à ce pieu...

Tout autour, c'était le hérissement des tours et des clochers de Paris, la dentelle des campaniles, la flèche hardie des églises, le grand toit de la Maison- aux-Piliers et les beaux hôtels des seigneurs avec leurs jardins descendant jusqu'à l'eau, les tours carrées de Notre-Dame découpées sur le ciel d'or liquide face à la Grève où le gibet et la roue demeuraient vides d'occupants. Plus loin, c'était le port Saint-Pol, le port au foin, avec ses bateaux plats, précédant l'hôtel et les jardins du Roi et aussi les fines tourelles de l'hôtel des archevêques de Sens. De l'autre côté, les îles, l'île aux Vaches et l'île Notre-Dame, plates et herbues avec leurs pâturages et leurs saules argentés. Le regard de Catherine revint alors aux murs épais du puissant couvent des Célestins, séparés par un étroit canal d'une petite île sableuse, l'île Louviaux. Là se terminait Paris avec la masse trapue de la Tour Barbeau, grise et menaçante sous son toit conique, jadis bâtie par ce roi Philippe II que l'on nommait l'Auguste. À cette tour s'accrochaient à la fois le rempart filant vers la Bastille et l'énorme chaîne qui, la nuit, barrait la Seine... Mais, dans le soleil de juin avec la verdure des grands arbres et la gaieté du ciel, tout cet appareil militaire perdait de sa rudesse. Même les pierres semblaient douces et amicales. La voix de Barnabé se mit à murmurer :

C'est la cité sur toutes couronnée Fontaine et puits de science et de clergie Sur le fleuve de Seine située Vignes, bois, terres et prairies De tous les biens de cette mortelle vie A plus qu'autres cités n'ont Tous étrangers l'aiment et l'aimeront Car pour déduit et pour être jolie Jamais cité telle ne trouveront Rien ne se peut comparer à Paris...1

— C'est joli ! fit Catherine dont la tête alourdie s'appuyait sur l'épaule du Coquillart.

Derrière son dos, les bateliers entonnaient une chanson pour rythmer leur effort. Il n'y avait plus rien à faire qu'à se laisser emporter vers un destin nouveau en laissant derrière soi les anciens souvenirs, les anciens regrets. De son passé, Catherine ne voulait emporter que l'image de Michel de Montsalvy, gravée à jamais au fond de son cœur et qui, elle le savait, ne pourrait s'effacer, même avec le temps.

Les rives vertes de la Seine continuaient de défiler lentement.

Catherine sentit qu'elle avait sommeil...


1 Poème sur Paris d'Eustache Deschamps.

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