Deuxième partie L'argentier

1422-1423

CHAPITRE V Messire Garin

L'office du matin s'achevait dans l'église Notre- Dame de Dijon. Le chaud soleil de juillet, à l'extérieur, illuminait déjà les mille flèches de la ville ducale, mais il faisait si sombre à l'intérieur que l'on n'y voyait guère. Peu éclairée, en temps normal, la grande église ogivale était encore obscurcie par les lourdes tentures noires qui tombaient des voûtes. Dans toutes les églises, et aux façades de beaucoup de maisons, on retrouvait ces mêmes tentures car, depuis une semaine, la Bourgogne était en deuil de sa duchesse. Michelle de France était morte subitement, dans son palais de Gand, le 8 juillet. Si subitement même que l'on parlait de poison, à mots couverts bien sûr.

On chuchotait que la jeune duchesse faisait tous ses efforts pour rapprocher son mari du dauphin Charles, son frère, et que la reine Isabeau, sa terrible mère, ne voulait pas de cette réconciliation entre son gendre et le fils qu'elle haïssait. C'était elle qui avait placé auprès de sa fille la dame de Vies ville que l'on accusait sous le manteau d'avoir fait passer Michelle de vie à trépas. Le duc Philippe était parti pour Gand précipitamment, laissant Dijon à la garde de sa mère, la duchesse douairière Marguerite de Bavière, cousine d'Isabeau...

cousine et ennemie.

C'était à tout cela que songeait Catherine tandis qu'agenouillée auprès de Loyse, elle attendait la fin des prières de celle-ci, toujours interminables. Depuis qu'elle était dijonnaise, Loyse s'était prise d'une profonde dévotion pour l'étrange vierge noire de sa paroisse, cette statue de bois sombre, si vieille que nul ne savait dire depuis combien de temps elle était là et que l'on nommait Notre-Dame de l'Apport, ou Notre-Dame de Bon Espoir. Elle faisait de longues stations dans la chapelle du transept sud, contemplant durant des heures la petite statue raide, avec son long visage triste de vierge romane et son sévère Enfant- Jésus, à peine visible dans le scintillement des ors et le rougeoiement d'une forêt de cierges. Catherine, pour sa part, vénérait, elle aussi, l'antique madone mais supportait mal ces longues stations à genoux. C'était uniquement pour faire plaisir à Loyse, et aussi pour ne pas s'attirer d'acerbes récriminations qu'elle s'y résignait.

Elle avait terriblement changé, Loyse, depuis la fuite de Paris et, dans cette revêche vieille fille portant bien plus que ses vingt-six ans, Catherine avait du mal à reconnaître la douce adolescente du Pont- au-Change, celle que leur père appelait si tendrement « ma petite nonne ». Les premiers temps qui avaient suivi son enlèvement de chez Caboche avaient été terribles : Loyse fuyait les siens, se terrait dans un coin sans jamais accepter qu'on la touchât, ne répondant même pas quand on lui adressait la parole. Elle déchirait ses vêtements, jetait des poignées de cendres dans ses aliments quand elle ne se contentait pas d'eau croupie et de pain moisi. Sous ses robes misérables, elle portait une ceinture de crin armée de petites pointes de fer qui déchiraient sa peau tendre et Jacquette Legoix, désespérée, avait vu le moment, où, dans sa soif fanatique de rachat, Loyse exigerait qu'on la laissât entrer en réclusoir, comme cette Agnès du Rocher, la recluse de Sainte Opportune à Paris, à qui elle allait si souvent porter du pain et du lait autre- fois. Combien de nuits la malheureuse mère avait-elle passées à sangloter et à prier ? Et quand un mauvais sommeil la prenait, il était troublé de rêves atroces, toujours les mêmes : elle voyait sa fille agenouillée en robe de bure, au milieu de maçons qui, peu à peu, élevaient un mur. Ce mur allait la retrancher à jamais des vivants, en faire une enterrée vive parmi ses frères humains, une chair souffrante au fond d'un trou infect, exposée au froid, au gel ou à l'étouffante chaleur d'été dans un caveau à peine assez grand pour s'y étendre et percé seulement d'une étroite meurtrière. Catherine se souvenait des cris d'angoisse que poussait sa mère au milieu de la nuit.

Ils l'éveillaient en sursaut, faisaient se signer les voisins au fond de leur lit, mais Loyse les écoutait sans qu'un muscle bougeât dans son visage immobile. La jeune fille semblait avoir perdu son âme et se conduisait en pestiférée.

Elle se méprisait à tel point qu'elle n'osait même pas s'approcher des églises pour se laver de ce péché de chair qu'elle traînait après elle comme un boulet. Cela avait duré environ un an...

Et puis, un jour de l'automne 1414, un colporteur passa. Il venait du Nord et s'était arrêté un moment chez Mathieu pour vendre des aiguilles aux femmes. Il s'était assis pour se rafraîchir et il avait raconté comment Caboche et quelques-uns des siens s'étaient réfugiés à Bapaume. Malheureusement pour eux, la ville avait été assiégée peu après par les Armagnacs. Tombé aux mains de ses ennemis, Simon l'Écorcheur avait été pendu haut et court avec ses lieutenants. Le colporteur n'avait pas compris pourquoi à la fin de ce tragique récit une grande fille blonde et pâle qui l'écoutait avec avidité s'était mise à rire... oh ! mais à rire comme jamais il n'avait entendu rire personne !

De ce jour, Loyse avait changé. Elle avait accepté de se vêtir convenablement, encore que tout de noir, comme une veuve, et si elle avait continué à porter son cilice, elle n'avait plus parlé d'entrer en réclusoir. Le vendredi suivant, elle avait jeûné toute la journée puis elle s'en était allée seule à Notre-Dame où elle avait longuement prié devant la Vierge Noire avant de demander à un prêtre de l'entendre en confession. Puis elle avait repris une vie normale, à cela près que cette vie n'était guère qu'une longue suite de pénitences et de macérations.

— Elle entrera en quelque moutier bientôt, disait Sara en hochant la tête. Elle reprendra son ancienne idée.

Mais non, Loyse ne souhaitait plus entrer au couvent parce qu'elle avait perdu la virginité qu'elle voulait offrir au Seigneur. Elle avait retrouvé le chemin de l'Église mais ne se jugeait plus digne de vivre auprès des filles vouées tout à Dieu. Seulement, ce mépris d'elle-même, Loyse l'avait étendu à toute l'humanité et, dans le voisinage, on admirait autant sa vertu et sa piété austère que l'on redoutait son caractère revêche.

Tandis que Loyse achevait ses oraisons et que Catherine bayait un peu aux corneilles, le regard distrait de la jeune fille accrocha soudain une longue forme masculine placée non loin d'elle, sur le même banc et qui, debout, bras croisés sur la poitrine, semblait prier avec quelque hauteur. La tête très droite, les yeux fixés à l'autel étincelant, l'homme donnait l'impression de parler d'égal à égal avec Dieu. Aucune humilité dans son attitude mais plutôt une nuance de défi. Catherine s'étonna de le voir là, à cette heure matinale d'un jour de semaine.

Messire Garin de Brazey, grand argentier de Bourgogne, gardien des joyaux de la couronne ducale et portant, de plus, le titre d'écuyer de Monseigneur Philippe, titre purement honorifique mais qui anoblissait ce grand bourgeois, était l'un des hommes les plus riches de Dijon et, comme tel, ne fréquentait l'église que le dimanche et aux jours de fêtes, et toujours avec une certaine pompe.

Catherine le connaissait de vue, pour l'avoir croisé plusieurs fois dans les rues ou pour l'avoir aperçu clans la boutique de l'oncle Mathieu quand il venait choisir des étoffes. C'était un homme d'une quarantaine d'années, grand, mince, mais solidement bâti. Son visage, nettement dessiné, avait le profil d'une médaille antique et eût été beau sans le déplaisant pli d'ironie qui relevait d'un côté les lèvres à peine tracées. La bouche barrait la figure glabre, bien rasée, comme un coup de sabre. Le grand chaperon de velours noir, piqué d'un magnifique bijou d'or représentant saint Georges et dont un pan s'enroulait autour du cou, cachait les cheveux et faisait une ombre noire sur ce visage pâle. Il trouvait un contrepoint sinistre dans le bandeau masquant l'œil gauche de messire Garin. Un œil qui n'avait pas servi longtemps car le gardien des joyaux l'avait perdu à seize ans, à la bataille de Nicopolis, au cours de la folle croisade contre les Turcs où il avait accompagné Jean- sans-Peur, alors comte de Nevers.

Le jeune écuyer avait été captif avec son seigneur et de là était partis sa fortune et son anoblissement, pour le dévouement donné à ce moment pénible.

Pour les femmes de Dijon, Garin de Brazey était une énigme car il restait obstinément célibataire, n'en regardait jamais aucune malgré les avances nombreuses que l'on ne lui ménageait pas. Riche, point laid, bien en cour et passant pour spirituel, il n'était guère de famille bourgeoise ou de petite noblesse qui ne l'eussent accueilli bien volontiers. Mais il ne semblait rien voir des sourires prodigués, vivait seul dans son magnifique hôtel du bourg, au milieu de nombreux domestiques et de précieuses collections.

Quand enfin Loyse consentit à se lever, Catherine se hâta de la suivre mais n'en remarqua pas moins que l'œil unique de l'argentier s'était fixé sur elle. Les deux jeunes filles, quittant la chapelle, s'enfoncèrent dans les ombres profondes de l'église, des ombres qui s'obscurcissaient à mesure que l'on s'éloignait du halo lumineux de la Vierge Noire. Elles marchaient l'une derrière l'autre avec précaution car, à cette époque où l'on enterrait beaucoup dans les églises, le sol, toujours bouleversé, offrait des dénivellations soudaines et dangereuses, des trous et des ornières dans lesquels il était courant de se tordre le pied.

Ce fut ce qui arriva à Catherine qui marchait derrière sa sœur. Elle allait atteindre le grand bénitier de cuivre quand son pied tourna sur une dalle brisée. Elle tomba lourdement à terre avec un gémissement de douleur.

— Quelle maladroite ! grommela Loyse. Tu ne peux pas faire attention ?

— On n'y voit rien, protesta Catherine.

Elle fit un effort pour se lever mais retomba avec une nouvelle plainte...

— Je ne peux pas me lever, j'ai dû me fouler le pied. Aide-moi...

— Laissez-moi vous aider, demoiselle, fit une voix grave qui semblait venir de très haut au-dessus de la tête de la jeune fille.

En même temps, Catherine voyait une grande ombre se pencher vers elle. Une main sèche et chaude la saisit, la releva en même temps qu'un bras ferme ceinturait sa taille, la maintenant solidement.

— Appuyez-vous sur moi sans crainte... Sous le porche nous trouverons mes gens qui vous porteront chez vous.

Loyse avait couru en avant, ouvert la porte de l'église laissant entrer un large rai d'éclatante lumière blonde, tout le soleil du dehors atténué malgré tout par l'ombre du profond porche. Catherine put voir le visage de celui qui la tenait ainsi dans ses bras : c'était Garin de Brazey.

— Oh, messire, fit-elle confuse, ne vous donnez pas ce mal... Mon pied paraît moins douloureux. D'ici quelques instants je pourrai certainement marcher assez bien.

— Vous parliez de foulure pourtant ?

— C'est que la douleur a été si forte qu'elle m'a porté au cœur mais je la sens qui s'éloigne. Cela va bien mieux ! Grand merci, messire...

Sous le porche, elle se dégageait du bras qui la tenait et qui ne tenta pas de la retenir, exécutait en rougissant une gentille révérence un peu chancelante.

— J'ai honte, messire, d'avoir troublé vos prières...

Quelque chose qui pouvait passer pour un sourire passa sur le visage de l'orfèvre.

En pleine lumière, le bandeau noir sur son œil prenait toute sa valeur tragique et, dans tout ce noir qui le vêtait, Garin de Brazey était assez effrayant.

— Vous n'avez rien troublé, fit-il brièvement, et la honte sied à un visage aussi charmant.

Ce n'était pas un compliment, rien qu'une constatation calme et sincère. D'ailleurs, Catherine n'eut pas le temps de voir augmenter sa confusion. Déjà, le gardien de la couronne s'inclinait brièvement et s'éloignait vers le coin de la place où un valet vêtu de violet et d'argent maintenait un cheval noir, plein de feu. Catherine le suivait des yeux.

Elle le vit sauter en selle avec aisance et il s'éloigna par la rue des Forges.

— Si tu as fini tes mines, déclara la voix sèche de Loyse, nous pourrions rentrer. Tu sais que mère nous attend et que l'oncle Mathieu a besoin de toi pour ses comptes.

Catherine, sans répondre, suivit sa sœur. Le chemin n'était pas long entre l'église et la maison de la rue du Griffon où Mathieu Gautherin abritait son commerce de tissus et sa vie de famille. En sortant, Catherine se tordit le cou afin de voir, au-dessus des fantastiques gargouilles de pierre, sculptées avec un art diabolique en façade de la grande église communale, l'amusant personnage de fer qui, à l'aide d'un marteau, frappait les heures sur une grosse cloche de bronze. On appelait Jacquemart ce personnage que le duc Philippe le Hardi, grand-père du duc actuel, avait pris au beffroi de Courtrai, nombre d'années plus tôt, pour en châtier les habitants révoltés. Depuis, Jacquemart faisait partie des habitudes dijonnaises. Il était devenu l'un des plus importants citoyens de la ville et Catherine ne manquait jamais de lui envoyer un regard amical sur sa tourelle courte.

— Tu viens ? s'impatienta Loyse.

— Oui, je viens ! Va donc !

Les deux jeunes filles, toujours l'une derrière l'autre, longèrent le pourpris de l'hôtel des Ducs. En vue de la flèche de la chapelle ducale, cerclée à mi-hauteur de la couronne fleurdelisée d'or, Loyse se signa dévotement. Catherine en fit autant puis toutes deux s'engouffrèrent dans l'étroite et tortueuse rue de la Verrerie. Loyse allait bon train et semblait de plus mauvaise humeur que de coutume. Visiblement, la rencontre fortuite avec le sire de Brazey l'avait indisposée car, hormis peut-être l'oncle Mathieu qui n'osait trop s'interroger sur les sentiments qu'elle lui portait, Loyse haïssait et méprisait tous les hommes en masse. Catherine ne voulant pas exciter davantage sa hargne pressa le pas malgré la légère douleur qu'elle ressentait toujours. On prit la rue de la Draperie qui était courte puis la rue du Griffon qui lui faisait suite. Un instant plus tard, Catherine et sa sœur franchissaient le seuil de la boutique de Mathieu à l'enseigne du Grand Saint Bonaventure.

Depuis son retour de Flandres, Catherine avait l'impression de vivre dans une peau qui n'était pas tout à fait la sienne et dans laquelle elle se sentait mal à l'aise. Elle avait eu beaucoup de mal à rentrer dans l'ordre familial, si soigneusement établi depuis des années, si immuable et l'ornière où roulait sa vie tranquille de petite bourgeoise lui semblait maintenant bien plus profonde, étrangement inconfortable.

Il avait fallu une toute petite chose pour l'arracher à son univers paisible, un peu incolore et pour la jeter dans des chemins inconnus. Il avait fallu une simple gifle appliquée sur la joue d'un pelletier gantois trop entreprenant pour déchaîner le destin. Cette gifle avait retardé leur départ de Bruges tout en la jetant presque aux bras du duc Philippe et ce retard les avait amenés à point nommé pour porter secours à un chevalier blessé. Une minute, Catherine avait vu s'entrouvrir les portes d'un avenir éblouissant et puis ces portes s'étaient refermées, avec le claquement sec d'une autre gifle. En principe, le cercle était fermé, d'une gifle à l'autre, mais la jeune fille savait bien qu'il n'en était rien, que quelque chose viendrait.

Pour en être sûre, il lui suffisait de regarder le superbe perroquet qui sommeillait sur son perchoir doré, dans un coin de sa chambre, près de la fenêtre, un magnifique oiseau aux plumes bleues touchées d'écarlate qu'un page avait apporté un matin au nom du duc et que l'oncle Mathieu avait eu bonne envie de renvoyer d'où il venait.

Catherine rit toute seule en se rappelant l'arrivée de l'oiseau et la stupeur indignée du drapier devant cet animal étrange dont l'œil rond et arrogant l'examinait sans indulgence. En apprenant que l'oiseau était pour Catherine et que le duc en personne l'envoyait, Mathieu était devenu rouge de colère.

— Monseigneur Philippe nous fait trop d'honneur ! fit-il au page impassible qui attendait qu'on le débarrassât de son fardeau, mais ma nièce est fille et ne doit pas recevoir de si précieux cadeau.

Il ne savait comment expliquer son idée sans blesser son seigneur, mais le page avait bien compris ce que cela voulait dire.

— Je ne peux remporter Gédéon, dit-il. Ce serait offenser Monseigneur.

— Mais moi, répliqua Mathieu, Monseigneur m'offense en supposant que ma nièce pourrait accueillir ses hommages. La réputation d'une fille est fragile.

C'est alors que Gédéon, trouvant que la discussion s'éternisait, était entré dans le débat. Ouvrant son grand bec rouge qui le faisait ressembler vaguement de profil à l'oncle Mathieu, il avait clamé :

— Gloirrrrrrrre... au duc ! Gloirrrrrre... au duc !...

Mathieu avait été tellement stupéfait d'entendre parler l'oiseau qu'il avait laissé le page repartir sans plus songer à le retenir. Et Catherine qui s'étouffait de rire avait pu emporter dans sa chambre le papegeai.

Il continuait à hurler. Depuis, Gédéon était la grande récréation de la maison, et même de l'oncle Mathieu. Tous deux se disputaient férocement.

Après s'être recoiffée devant son miroir, Catherine s'apprêtait à redescendre quand le pas d'un cheval dans la rue l'attira à la fenêtre.

Une épaisse couche de poussière se levait sous les pas de l'animal car les rues de Dijon n'étaient pas encore pavées. Passant lentement entre la double rangée de maisons aux fenêtres desquelles s'agitaient les ménagères, elle reconnut Garin de Brazey et n'eut pas le temps de s'étonner. L'argentier, la tête levée, l'avait aperçue à sa fenêtre et la saluait gravement. Rougissante, elle rendit le salut et se retira au fond de la pièce ne sachant trop comment interpréter cette nouvelle rencontre, suivant de si près la première. Venait-il acheter des étoffes? Mais non, le pas du cheval s'éloignait. Lissant machinalement du doigt sa jupe de toile vert amande garnie d'un simple galon blanc, la jeune fille descendit retrouver Mathieu.

Elle trouva le drapier dans le réduit où il serrait ses livres. Penché sur le pupitre de bois noir, une plume d'oie à l'oreille, il faisait des comptes dans un énorme livre relié en parchemin tandis que, dans la boutique, ses aides déballaient un gros colis de tissus tout juste arrivé d'Italie. Voyant que Mathieu était trop absorbé pour lui prêter attention, elle alla aider le vieux Pierre à ranger les nouvelles pièces.

C'étaient des brocarts de Milan et des velours de Venise. Catherine n'aimait rien tant que palper ces étoffes magnifiques, réservées à la noblesse et aux riches bourgeoises. Elle-même n'en porterait sans doute jamais de semblables. Un superbe brocart d'un rose pâle dont le perfilage d'argent dessinait des oiseaux fantastiques l'attira particulièrement.

— Vois donc cette merveille, fit-elle en drapant devant elle un pan du tissu. Comme j'aimerais la porter !

Le vieux Pierre jugeait à part lui que Catherine était digne de toutes les splendeurs et il la regardait avec un sourire indulgent.

— Demandez-le à maître Mathieu, fit-il ! Peut-être bien qu'il vous le donnera. Et si j'étais vous, je lui demanderais aussi ce tissu-là. Vous seriez bien belle avec.

Il désignait un velours ciselé vénitien fait de grandes fleurs noires qui se détachaient sur un fond lamé d'or et Catherine, avec un cri d'admiration, allait s'en emparer quand la voix grondeuse de Mathieu leur parvint :

— Laissez ces étoffes tranquilles ! Elles sont fragiles et coûtent fort cher !

— Je le sais bien, fit la jeune fille avec un soupir de regret, mais puisque ce magasin est le seul endroit où je pourrai jamais en toucher de semblables...

De la main elle désignait les armoires ouvertes sur des piles régulières de samits, de pailes dorés, de satins de toutes les couleurs, de velours doux au toucher. D'autres contenaient de grandes pièces de dentelles aussi fines que des fils de la Vierge, des voiles de Mossoul, des diaspres à fleurs chatoyantes venus de Perse, des cendals légers et bruissant. D'autres encore cachaient les draps de Champagne ou d'Angleterre, les blanchets moelleux tissés par les femmes de Valenciennes, les souples draps florentins, aussi doux et presque aussi brillants que des satins...

Prestement, Mathieu enlevait des mains de sa nièce le brocart rose, ôtait à Pierre le velours noir et or, les empilait dans une grande pièce de forte toile blanche et y ajoutait une respectable collection de tissus d'or et d'argent, de satins de toutes couleurs, brodés, rayés ou unis qu'il prenait dans le dernier arrivage.

— Tout ceci est déjà vendu, expliqua-t-il et doit être mis de côté ; c'est une commande de messire de Brazey, qu'il doit faire prendre plus tard. Quant à toi, ma fille, va donc finir les comptes de la semaine et cesse de rêver ! J'ai à sortir et veux que tout soit en ordre quand je rentrerai. Ah, tu feras aussi le compte de la dame de Châteauvillain qui l'a fait demander et tu veilleras à ce que l'on aune ce diaspre turquoise qu'attend la femme du sire de Toulongeon.

Avec un soupir de regret, Catherine quitta la boutique et alla prendre la place de son oncle dans le réduit. Ces gros livres tout pleins de chiffres romains1 l'ennuyaient profondément, encore qu'elle prît plaisir à lire la provenance lointaine des 1. Les chiffres arabes n'étaient pas encore usités.

Étoffes et ces noms aux consonances magiques. Mais, depuis le retour de Flandres, un visage brun se dessinait trop souvent de lui-même parmi les grandes pages jaunes et craquantes. Et quand cela se produisait, Catherine se retrouvait toujours avec une violente envie de pleurer car elle pensait alors qu'il y avait vraiment une infranchissable distance entre un écuyer du Dauphin et la nièce d'un drapier dijonnais.

Sans parler du mépris d'Arnaud, ni de la guerre qui les plaçait dans des camps opposés. Mais ce matin-là, Arnaud était absent de la pensée de Catherine. Trempant sa plume dans l'encre, elle se mit courageusement à l'ouvrage. Il n'y avait dans son esprit pour le moment qu'un merveilleux brocart dont elle avait très envie et aussi un peu de curiosité. Le gardien des joyaux de la couronne, toujours si sombrement vêtu, avait-il soudain décidé que le rose lui irait mieux ?

Malgré ce qu'il avait dit, on ne revit pas l'oncle Mathieu de toute la journée. Vers l'heure du dîner, il lit dire qu'il ne reviendrait que pour souper, mais le souper l'attendit en vain. À peine rentré, le drapier avait appelé sa sœur Jacquette et s'était enfermé avec elle dans sa chambre haute sans vouloir donner d'explications.

En ouvrant les yeux le lendemain matin, Catherine vit Sara assise à son chevet, attendant son réveil et s'en étonna. D'ordinaire c'était Loyse qui l'éveillait, avec quelque brusquerie et avant l'aube pour aller entendre l'office. Mais cette fois Loyse était absente et le soleil était déjà haut.

— Aujourd'hui est un grand jour, mon agneau, lui dit la tzingara en lui tendant sa chemise. Il faut te dépêcher. Ta mère et ton oncle veulent te parler.

— De quoi ? Est-ce que tu sais ?

— Oui, je le sais mais je n'ai pas le droit de te le dire.

Curieuse et, de plus, connaissant parfaitement son empire .sur sa vieille amie, Catherine se fit câline pour en savoir plus

— Dis-moi au moins s'il s'agit de quelque chose d'agréable ? Si cela me fera plaisir...

— Sincèrement je n'en sais rien ! Peut-être que oui... ou peut-être que non ! Lève-toi vite !

Elle-même s'agitait, versait de l'eau fraîche dans une cuvette, préparait des serviettes. Négligeant la chemise tendue, Catherine sortit de son lit comme elle était, c'est-à-dire aussi nue que la main car il n'était pas d'usage de dormir autrement à cette époque. Elle n'avait d'ailleurs jamais éprouvé de gêne devant Sara qui avait été pour elle une seconde mère.

La grande fille de Bohème n'avait guère changé durant toutes ces années. Elle était toujours belle, aussi brune que par le passé, la quarantaine proche n'apportant pas le moindre fil d'argent dans sa chevelure. Elle était seulement plus grosse, la vie douillette que l'on menait chez Mathieu ayant capitonné son corps d'animal sauvage d'une couche moelleuse et confortable. Mais l'esprit demeurait sauvage, toujours aussi indépendant. Parfois Sara disparaissait pendant deux ou trois jours sans que personne pût dire ce qu'elle était devenue. Barnabé seul, peut-être... Mais le Coquillart savait garder un secret et dans le milieu inquiétant et dangereux où il avait choisi de vivre malgré les supplications de Catherine, tout le monde savait se taire.

Tandis qu'elle procédait à sa toilette avec une hâte qui ne lui était pas habituelle, car elle aimait prendre son temps, Catherine surprit le regard pensif de Sara posé sur elle.

— Qu'est-ce que j'ai ? demanda la jeune fille. Tu me trouves laide ?

— Laide ? Tu cherches des compliments ? Certes non, tu ne l'es pas... pas assez peut-être. Il n'est pas toujours bon pour une fille d'être trop belle, vois-tu. Et, en te regardant, je pensais bien que peu d'hommes pourraient résister à la vue de ton corps. Tu es trop faite pour l'amour pour ne pas semer aussi la mort.

— Que veux-tu dire ?

Il n'était pas rare que Sara prononçât des paroles étranges. La plupart du temps, elle se refusait à les expliquer. C'était comme si elle avait pensé tout haut, parlé pour elle-même. Cette fois, il n'en fut pas autrement.

— Rien ! fit-elle brièvement en tendant à la jeune fille sa robe verte de la veille. Habille-toi et descends...

Quand Sara eut disparu, Catherine se hâta d'achever sa toilette, natta ses cheveux avec un ruban de la même teinte que sa robe et descendit dans la grande chambre où Sara avait dit que ses parents l'attendaient.

Elle trouva Mathieu assis dans son fauteuil, l'air sombre et soucieux. En face de lui, Jacquette, assise sur un banc, égrenait son chapelet. Ni l'un ni l'autre ne parlait.

— Me voici, fit Catherine. Qu'y a-t-il ?

Ils la regardèrent tous deux pendant un moment, avec une telle expression que Catherine eut l'impression qu'ils la voyaient pour la première fois.

Elle nota qu'une larme brillait dans les yeux de sa mère et courut à elle. S'agenouillant auprès de Jacquette, elle entoura de ses bras la taille maternelle, appuya sa joue contre sa poitrine.

— Mère... Vous pleurez ? Mais que se passe-t-il ?

— Ce n'est rien, ma chérie. C'est peut-être de bonheur...

— De bonheur...

— Mais oui... peut-être. Ton oncle va te dire.

Mathieu avait quitté son fauteuil et s'était mis à marcher de long en large dans la pièce qui tenait presque toute la longueur de la maison et toute sa largeur. Son pas était plus lourd que d'habitude et il mit un moment à se décider. Finalement, il s'arrêta devant sa nièce et dit :

— Tu te souviens des étoffes que j'ai reçues hier d'Italie et que tu admirais tant ? Ce brocart rose...

— Oui, fit Catherine. La commande de messire Garin de Brazey ?

— Justement. Si tu en as toujours envie, ils sont pour toi.

— Pour moi ?

L'oncle Mathieu était-il subitement devenu fou ? Pour quelle raison un homme important comme Garin de Brazey offrirait-il à la nièce d'un fournisseur un semblable présent ? Le regard de Catherine alla de sa mère à son oncle en faisant une rapide incursion dans les profondeurs de la chambre afin de s'assurer que tout cela n'était pas un songe. Tous deux guettaient une réaction sur le visage de la jeune fille.

— Mais... pourquoi ? demanda encore Catherine.

Mathieu se détourna et alla jusqu'à la fenêtre, regarda dehors, arracha une feuille au pot de basilic posé sur cette fenêtre et revint vers sa nièce.

— Parce que messire Garin nous fait l'honneur de te demander pour épouse. Hier, je suis allé le voir et il m'a tout au long exposé son projet... contre lequel je n'ai rien à redire. Je le répète, c'est un très grand honneur, un peu inattendu, mais un grand honneur tout de même.

— Allons ! coupa Jacquette. N'influence pas cette enfant !

Je ne l'influence pas, fit Mathieu avec impatience. Je ne suis pas bien sûr moi-même de désirer ce mariage qui m'inquiète. Je dis ce qui est, voilà tout. Qu'en penses-tu petite ?

La jeune fille restait muette. C'est qu'aussi la surprise était de taille.

Il semblait que, depuis la veille, l'argentier eût décidé d'envahir son existence. Mais elle aimait trop connaître le fond des choses pour ne pas poser d'autres questions.

— Pour quelle raison messire Garin désire-t-il m'épouser ?

— Il t'aime apparemment, fit Mathieu en haussant les épaules. Cela n'a vraiment rien d'étonnant. Il m'a dit qu'il n'avait jamais vu plus belle jeune fille et j'en sais plus d'un qui est de cet avis. Que dois-je répondre ?

Une fois de plus, Jacquette s'interposa.

— Tu vas trop vite, Mathieu ! Tout ceci est surprenant, inattendu pour cette petite. Il faut lui laisser le temps de se faire à cette idée...

S'y faire ? Ah, certes, il fallait que Catherine s'y fît. Sur le fidèle miroir de sa mémoire, elle voyait se lever l'image un peu inquiétante de Garin de Brazey, son visage froid, cet œil unique et cette allure imposante, glaçante même. Il avait l'air d'un personnage de tapisserie animé soudainement par magie. On n'épouse pas un personnage de tapisserie.

— J'apprécie l'honneur qui m'est fait, dit-elle sans hésiter, mais vous voudrez bien dire à messire de Brazey que je n'ai pas envie de me marier. Je ne l'aime pas, comprenez-vous... mais, cela, c'est tout à fait inutile de le lui dire.

— Tu refuses ?

Mathieu était abasourdi. Il s'attendait à de l'étonnement, à une profonde stupeur et même à un certain émerveillement. La demande en mariage d'un personnage si riche et si puissant pouvait accabler une jeune fille timide sous le poids de l'honneur et de la joie. Mais que cette demande pût être repoussée aussi nettement, et sans autre examen, avait de quoi renverser un monde. Catherine, assise maintenant auprès de sa mère dont elle avait pris la main n'avait l'air ni accablée ni autrement émue. Son beau regard pur était demeuré très calme, très lucide. Sa voix aussi était paisible en répliquant doucement:

— Naturellement, je refuse ! J'ai, jusqu'ici, refusé tous les autres partis que vous m'avez offerts parce que je ne les aimais pas. Je n'aime pas davantage messire de Brazey. Donc, je refuse de l'épouser...

Cette logique sans défaut ne parut pas séduire Mathieu qui se rembrunit. Le gros pli creusé entre ses sourcils se fit encore plus profond. Il hésita un moment, puis ajouta :

— As-tu songé que tu serais la plus riche dame de Dijon, la mieux parée ? Tu régnerais sur une superbe maison, tu aurais en quantité ces toilettes dont tu rêves, des bijoux de reine, des servantes, tu irais à la Cour...

— ... et, coupa Catherine, je dormirais toutes les nuits auprès d'un homme que je n'aime pas. Non, mon oncle. N'insistez pas, c'est non.

— Malheureusement, fit Mathieu sans regarder sa nièce, tu n'as pas la possibilité de refuser. Tu dois épouser Garin de Brazey. C'est un ordre !

Le mot fit perdre à Catherine son beau calme. Elle sauta sur ses pieds, fit face à Mathieu, brillante d'une colère qui rougissait ses joues et faisait flamber ses yeux.

— Un ordre ? Vraiment ? Et de qui ?

— De Monseigneur le Duc. Tiens, lis !...

Et, d'un coffret posé sur la table, Mathieu Gautherin sortit un grand parchemin aux armes ducales qu'il tendit à la jeune fille :

— Garin de Brazey me l'a remis en même temps que sa demande solennelle. Avant l'hiver tu seras la dame de Brazey...

Catherine passa toute la journée enfermée dans sa chambre. Nul ne vint l'y déranger car l'oncle Mathieu, épouvanté par le déchaînement de fureur qui avait suivi, chez la jeune fille, l'annonce de l'ordre ducal, avait jugé bon d'ordonner qu'on la laissât tranquille. Même Sara avait disparu pour ce lieu mystérieux où elle se rendait de temps à autre sans donner d'explications. Assise sur son lit, ses mains nouées reposant entre ses genoux au creux de sa jupe, Catherine réfléchissait avec Gédéon pour seul témoin. Mais sentant peut-être instinctivement que sa maîtresse traversait une crise, le perroquet se taisait. Le cou rentré, les yeux mi-clos sur son perchoir, l'animal semblait dormir et faisait sur le mur nu de la chambre une grosse tache chatoyante.

La colère de tout à l'heure s'était un peu calmée mais la révolte grondait toujours au cœur de la jeune fille. Elle avait cru que le duc lui voulait du bien et tout ce qu'il trouvait à faire pour elle c'était cet ordre bizarre, incompréhensible : épouser Garin de Brazey, un homme que non seulement elle n'aimait pas, mais qu'elle connaissait à peine. Rien que le procédé employé la révoltait. Philippe la considérait-il comme son propre bien dont il pouvait décider du sort à son gré alors qu'elle n'était même pas de son duché ? C'était cela qu'elle avait répondu à Mathieu : « Je ne suis pas sujette de Monseigneur Philippe. Je n'ai pas à lui obéir. Je n'obéirai pas ! »

— Ce sera alors, pour nous tous, la ruine, la prison... pire peut-être. Je suis, moi, sujet du duc et fidèle sujet. Tu es ma nièce et tu vis sous mon toit. Tu lui es donc vassale, que tu le veuilles ou non...

Il n'y avait rien à répondre à cela. Catherine, outrée de fureur, le sentait bien, mais elle ne pouvait se résoudre à se laisser livrer ainsi au bon plaisir de l'argentier, elle qui, jusque-là, avait si bien su se garder des hommes et s'était juré de continuer. Il y avait eu Arnaud, bien sûr, et l'expérience à la fois cruelle et douce vécue entre ses mains mais puisque ce bonheur-là devait lui demeurer à jamais interdit Catherine, sur la route de Flandres, s'était fait la promesse de n'être à nul autre qu'à cet homme brutal et tendre qui s'était emparé de son cœur et avait bien failli, si vite, asservir son corps.

Dans le cerveau enfiévré de la jeune fille d'autres images d'hommes se succédaient : Garin et le tragique bandeau noir de son œil, le jeune capitaine de Roussay, si follement épris et qui peut-être, pour l'amour d'elle, pourrait commettre une folie. Un instant, Catherine envisagea de se faire enlever par le jeune homme. Jacques, elle en était sûre, ne se le ferait pas répéter, même au risque de la colère du duc Philippe et c'était là un moyen infaillible d'échapper à Brazey. Mais au pouvoir de Roussay, elle ne pourrait moins faire que le payer de sa peine et lui accorder ce dont il desséchait de désir. Or, Catherine n'avait pas plus envie d'appartenir à Jacques de Roussay qu'à Brazey. C'était toujours subir l'amour d'un homme qui n'était pas Arnaud.

Un autre visage, brusquement, s'interposa, celui de Barnabé... Le Coquillart savait, comme personne, sortir des situations les plus difficiles. Il l'avait tirée de Paris insurgé, il avait arraché Loyse à Caboche, il les avait amenées à bon port à Dijon à travers des campagnes dévastées par la guerre, hantées de bandes féroces de soudards et de pillards. Il était l'homme de tous les miracles et de toutes les astuces. Au terme de sa longue songerie solitaire, Catherine se dit qu'elle irait trouver Barnabé car elle ne pouvait s'offrir le luxe d'attendre que le Coquillart fît à ses bourgeois amis l'une de ses rares visites. Le temps pressait.

On ne voyait pas souvent Barnabé dans la paisible maison de la rue du Griffon, justement parce qu'elle était trop tranquille pour lui.

Malgré l'âge, l'ancien vendeur de fausses reliques aimait toujours autant vivre dangereusement et n'avait pas renié son étrange monde, inquiétant peut-être, mais vivant et curieusement coloré. De temps en temps, il apparaissait, dégingandé, ironique, nonchalant et crasseux avec superbe. Il étendait ses longues jambes vers la flamme du foyer puis sous la table servie car Mathieu, qui l'aimait bien sans s'expliquer pourquoi, ne manquait jamais de l'inviter au repas.

Barnabé restait là quelques heures, bavardant de choses et d'autres avec l'oncle Mathieu. Il savait toujours tout ce qui se passait sur toute l'étendue du duché et donnait parfois de précieux avis au négociant pour son commerce tels que l'arrivée d'une nef génoise ou vénitienne à Damme ou bien la venue à Chalon d'une caravane de pelletiers russes. Il connaissait aussi les potins de la Cour, le nom des maîtresses du duc Philippe et le nombre exact des colères de la duchesse-douairière. Puis il repartait après avoir pincé la joue de Catherine et salué gravement Jacquette et Loyse, s'en retournant vers son existence nocturne. Ni Mathieu, ni Catherine n'ignoraient qu'il était l'un des lieutenants du sinistre Jacquot de la Mer, le roi de la Coquille, mais aucun d'eux n'en parlait et quand, parfois, la langue acerbe de Loyse laissait échapper une allusion à la peu recommandable profession de leur ami, ils se hâtaient de lui imposer silence.

Vers la fin du jour, Jacquette, inquiète du silence et de la longue réclusion de Catherine, vint lui porter une écuelle de soupe et quelques tranches de bœuf froid avec une jatte de lait. La jeune fille, en effet, n'avait rien pris depuis le matin.

Elle en remercia gentiment sa mère et, pour lui faire plaisir, mangea un peu de soupe, quelques bribes de viande et but du lait, malgré son absence totale de faim. Bien lui en prit car elle se sentit aussitôt ragaillardie, l'esprit plus clair et le corps plus dispos.

— Tu ne devrais pas te tourmenter autant, mignonne, lui dit Jacquette avec un sourire. Après tout, c'est plutôt une bonne nouvelle, cette demande en mariage. Beaucoup de filles par ici t'envieront et plus d'une grande dame. Et puis, messire Garin gagne peut-être à être connu. Il n'est point laid, tu l'aimeras peut-être et, en tout cas, tu seras gâtée, choyée...

Le regard de la bonne dame s'égarait sur le tas chatoyant des tissus que Mathieu avait fait porter chez sa nièce comme un rappel tentateur aux joies somptueuses qui l'attendaient. Catherine les avait relégués en vrac sur un coffre dans le coin le plus sombre de la pièce. Le ton que Jacquette employait à la fois humble et tremblant fit mal à la jeune fille qui, se levant d'un bond, alla embrasser sa mère.

— Ne vous tourmentez pas pour moi, mère... Tout ira bien, et, comme vous le dites, peut-être les choses s'arrangeront-elles toutes seules.

Se méprenant sur le sens des paroles de sa fille, Jacquette redescendit à la cuisine, grandement soulagée, pour annoncer à son frère que Catherine s'humanisait et ne disait plus « non » aussi catégoriquement.

Pourtant, la capitulation était toujours aussi éloignée de l'esprit de Catherine. Elle avait seulement voulu calmer les inquiétudes de sa mère et aussi garder sa liberté d'action. Son court repas terminé, elle alla s'étendre un moment sur son lit pour attendre la nuit noire. Elle entendit l'oncle Mathieu sortir comme chaque soir, pour se rendre auprès du vicomte- mayeur1 afin de lui remettre les clefs de la porte Saint- Nicolas dont il avait la garde2 puis rentrer ensuite et fermer ses propres portes.

— C'était en quelque sorte le maire de la ville.

— La garde des portes était confiée aux bourgeois les plus considérables du quartier pour qui c'était un fief viager. Ils étaient responsables de leurs portes et censés être constamment de service. Ils entretenaient les défenses au moyen d'une part des droits de vivre et de marchandise (Chabeuf).

L'oncle Mathieu venait tout juste de rentrer quand les marguilliers de Saint-Jean sonnèrent le crève-feu. De cet instant, les rues appartenaient à la galanterie, au vol, au brigandage et à l'aventure de toute sorte.

Catherine, étendue sur son lit, ne bougeait toujours pas. Elle entendit les marches de l'escalier gémir sous le poids de l'oncle qui regagnait son lit, Loyse gour- mander la servante et le vieux Pierre qui rejoignait son galetas en chantonnant. Peu à peu, le silence prit possession de la maison. Sara n'était toujours pas rentrée. Catherine savait bien qu'elle ne serait pas là avant le jour, en admettant qu'elle revînt le lendemain.

Quand il n'y eut plus d'autre signe de vie autour d'elle que le ronflement étouffé de l'oncle Mathieu, Catherine se laissa glisser de son lit, enfila une robe brune qu'elle avait sortie à cet effet, natta ses cheveux bien serrés sous un capuchon puis, s'enveloppant d'une ample cape qui dissimulait totalement sa silhouette, se glissa dans l'escalier.

Elle savait le descendre sans faire crier les marches. Elle savait aussi comment tirer sans bruit les verrous, d'ailleurs toujours bien graissés par les soins vigilants de Sara. Quelques minutes plus tard, elle était dans la rue.

CHAPITRE VI La taverne de Jacquot de la Mer

Catherine n'était pas peureuse et la nuit de juillet était claire, une belle nuit de velours sombre sur lequel les étoiles faisaient scintiller plus de diamants que sur le manteau de la Vierge Noire. Mais il fallait un certain courage pour se rendre délibérément dans les pires endroits de la ville, là où les archers du guet ne se risquaient pas.

— Si tu avais un jour besoin de moi, lui avait dit une fois Barnabé en grand secret, tu m'enverras chercher à la maison publique. Elle appartient à un certain Jacquot de la Mer qui est sergent de la Mairie...

et qui est aussi notre maître à tous, gens de Haute et Basse Truanderie.

Je te dis ça parce que je sais que tu n'es pas bavarde et parce qu'il me semble que tu pourrais, un jour, en avoir besoin. Si je n'étais pas là, tu pourrais me faire chercher à l'Hôtellerie de la Porte d'Ouche où je vais de temps en temps, mais plus rarement...

Dans les débuts, Catherine ne savait pas bien ce que pouvait être une maison publique jusqu'au jour où elle s'en était ouverte à Sara. La tzingara avait pour principe de dire les choses comme elles sont, estimant la vérité cent fois préférable à l'hypocrisie pour l'éducation des filles.

— Une maison publique est une maison où des filles folles vendent leurs corps aux hommes pour de l'argent, avait-elle dit.

Ainsi renseignée, Catherine se l'était tenu pour dit mais elle pensait aux paroles de la bohémienne tandis qu'elle se glissait le long des maisons biscornues de la rue du Griffon, tâchant de se confondre autant qu'elle pouvait avec les ombres épaisses des toits et d'éviter le centre, plus clair, de l'étroite et tortueuse artère.

Quand il fallut traverser la place de la Sainte Chapelle, elle s'y prit à deux fois, courut d'une traite jusqu'au Calvaire élevé au milieu, y reprit haleine. L'ombre noire du Crucifié s'étendait loin sur la terre durcie de la place, flanquée de celles de la Madeleine et de saint Jean dont les visages de pierre contemplaient interminablement la Divine Agonie. Ayant retrouvé son souffle, Catherine longea le pourpris ducal. Les tours donnaient une ombre épaisse mais il fallait se méfier des archers de garde dont les casques luisaient faiblement. Reprenant sa course, elle se jeta dans la rue des Forges aux baraques lépreuses qui sentaient toujours le bois brûlé, le cuir roussi et la graisse d'armes.

La rue était extraordinairement étroite et, souvent, des incendies, allumés par les feux de forges trop proches, s'y déclaraient. Aussi chaque maison avait-elle, au seuil, un grand seau, un soilloz de cuir qui servait à charrier l'eau en cas de besoin. Catherine savait cela mais troublée ne s'en méfia pas. Elle buta dans un de ces seaux, tomba lourdement et jura le plus naturellement du monde. Ce n'était pas son habitude mais elle y trouva un réel soulagement.

A l'endroit où la ruelle rejoignait le Bourg, la grand-rue commerçante de la ville, elle s'élargissait pour former une placette, assez grande, toutefois, pour qu'un pilori y tînt à l'aise. Il était vide pour le moment mais ce n'était pas une vue agréable. Détournant les yeux, Catherine voulut poursuivre son chemin quand elle se sentit retenue par le pan de sa cape et poussa un cri. Une ombre cahotante sortit d'une encoignure, hoqueta puis se mit à rire tandis que des mains rudes s'emparaient de sa taille sous la cape qui tomba.

Paralysée par la peur, la jeune fille eut cependant un réflexe de défense. Sa taille souple se tordit entre les mains, peut-être maladroites, qui la tenaient et elle glissa comme une anguille. Sans plus se préoccuper de sa cape, elle se mit à fuir droit devant elle, s'efforçant malgré tout de dominer sa terreur pour ne pas se perdre. Il fallait qu'elle atteignit la taverne du roi des Truands.

Mais elle ne pouvait ignorer qu'on la poursuivait. Sur ses talons, elle entendait le claquement sourd et mat de pieds nus et le halètement de l'homme lancé sur sa piste. La nuit devenait plus sombre, plus noir le labyrinthe des ruelles étroites à travers lesquelles elle traçait son chemin. Des puanteurs d'eaux sales, de détritus et de viandes pourries la prenaient à la gorge et un instant elle crut défaillir. Nul ne songeait à enlever les ordures autrement que périodiquement, quand il y en avait trop. On jetait alors à l'Ouche et au Suzon ce dont les porcs et les chiens errants n'avaient pas voulu...

Dans le renfoncement d'une porte, un tas de haillons bougea et Catherine terrifiée vit une autre ombre se jeter à sa suite avec un rire idiot. Une horreur sans nom se saisit d'elle. S'efforçant de précipiter sa course, elle s'interdit de se retourner. Mais courant ainsi en aveugle, elle ne prenait pas garde où posaient ses pieds. Elle buta contre un tas d'ordures d'où s'élevait une puissante odeur de poisson pourri, jeta ses mains en avant pour trouver un appui, sentit les pierres gluantes d'un mur et s'y colla, défaillante, à bout de souffle, fermant les yeux... Ses poursuivants étaient sur elle...

Elle sentit les mains de tout à l'heure s'emparer à nouveau de sa taille, la manier sans douceur tandis qu'une odeur fétide montait à ses narines. L'homme était très grand car il cachait le ciel.

— Alors, chuchota-t-il d'une voix enrouée, on est bien pressée ?

Où court-on si vite, un rendez-vous ?

Du moment où l'homme parla, il perdit son côté terrifiant de fantôme et cela ranima un peu Catherine.

— Oui, balbutia-t-elle faiblement... C'est cela !... un rendez-vous.

— Ça peut attendre. Moi pas... Tu sens la jeunesse, la propreté...

Tu dois être tout plein mignonne. Hum !... Tu as la peau douce !

Malade de dégoût jusqu'à la nausée, Catherine, impuissante sentit les mains de l'inconnu parcourir rapidement son buste, s'arrêter sur son cou et sa gorge, là où se terminait la gorgerette plissée, s'y attarder. L'haleine de l'homme était une infection, elle sentait le mauvais vin ranci, la pourriture et la peau de ses mains semblait durcie, brûlée. Ces deux mains, justement, s'étaient arrêtées au décolleté de la robe, s'y agrippaient, allaient tirer quand une voix grimaçante qui semblait venir de terre ricana :

— Eh, doucement, compère !... Moi aussi je l'ai vue !... Part à deux!...

Le colosse qui tenait Catherine relâcha son étreinte, surpris, et se retourna. Le tas de haillons que la jeune fille avait vu s'ébranler se dressait derrière lui, ombre courte, tassée et comme dentelée dans ses vêtements en loques. Un grognement dangereux lui échappa.

Catherine sentit se tendre les muscles de son agresseur. Il allait frapper mais l'autre reprit :

Allons, Dimanche-l'Assommeur, ne fais pas le méchant !... Tu sais très bien que tu aurais des ennuis avec Jacquot de la Mer si tu faisais des bosses à son meilleur copain. Partageons la fille... Je te garantis qu'elle est gironde comme y en a pas. Tu sais que je vois la nuit, comme les chats, moi...

Le truand grogna à nouveau mais ne protesta pas. Il serra seulement plus fort sa proie contre lui en disant :

— Ah !... c'est toi, Jehan des Écus !... Passe ton chemin, les filles, c'est pas pour toi !...

Mais le tas de haillons ne paraissait pas désirer se laisser convaincre. Son rire s'éleva à nouveau, grinçant, sinistre, évoquant irrésistiblement pour la jeune fille épouvantée la chaîne rouillée d'un gibet.

— Que tu dis !... J'ai les écrouelles et le dos tordu mais dans un lit j'en vaux un autre... Emmène la fille sous l'arche de la maison au pignon, là où passe le Suzon. On la déshabillera. Jacquot de la Mer dit toujours qu'on ne peut pas juger une fille tant qu'elle a même un haillon sur la peau... Allez viens !...

Le ton, impérieux, était celui d'un maître et sans doute celui que l'on avait appelé Dimanche-l'Assommeur allait-il se laisser convaincre. Mais, par deux fois, Jehan des Écus avait prononcé le nom du roi des Truands et ce nom avait percé la terreur de Catherine.

Elle décida de jouer son va-tout. De toute façon, rien ne pourrait être pire que ce qui l'attendait aux mains de ces bandits.

— Vous parlez de Jacquot de la Mer, dit-elle d'une voix qu'elle s'efforçait d'affermir. C'est chez lui que j'allais et vous me retardez...

Instantanément la poigne du colosse se desserra tandis que l'autre se rapprochait. D'une main étrangement vigoureuse pour un être aussi tordu, il l'arracha complètement des mains de Dimanche.

— Qu'est-ce que tu vas faire chez Jacquot ? Tu n'es pas une de ses fillettes. Elles sont toutes au travail à cette heure.

Il faut que je le vois, s'écria Catherine prête à pleurer. C'est très... très important ! Si vous êtes de ses hommes, conduisez-moi chez lui, je vous en supplie.

Il y eut un petit silence puis Jehan des Écus poussa un soupir où entrait un regret sincère.

— Ça change tout ! fit-il. Si tu vas chez Jacquot, on ne peut pas t'arrêter. Mais c'est bien dommage. Allez, Dimanche, amène-toi...

Faut qu'on escorte cette pucelle... car tu es pucelle, hein la fille ? Ça se sent, sinon tu n'aurais pas fait tant d'histoires pour donner un peu de plaisir à deux braves truands...

Trop émue pour répondre, Catherine se remit à marcher entre ceux qui n'étaient encore pour elle que deux ombres sans visage. Elle n'avait plus peur. Elle comprenait obscurément que, jusqu'à la maison du chef, elle était en sûreté et que ces deux bandits se constituaient en quelque sorte ses gardiens. L'ombre énorme de l'un marchait lourdement d'un côté, et l'autre cahotait, avec un déhanchement tragique sur le chemin inégal.

La ruelle descendait, s'insinuait entre deux maisons, traçant un boyau qui serpentait entre deux jardins clos de hauts murs. Au bout de cette venelle, une construction bizarre, informe à première vue et faite de deux maisons enchevêtrées, dressait une silhouette fantastique.

Mais derrière un volet, une lumière brillait malgré le couvre-feu. Une voix de femme chantait ou plutôt psalmodiait une bizarre mélopée dans une langue inconnue.

A mesure que l'on approchait de la maison, la voix se faisait plus nette. Elle montait, parfois, jusqu'à une note aiguë qu'elle soutenait au point de la rendre insupportable, puis se brisait et reprenait, rauque et sourde. A côté d'elle Catherine entendit l'étrange rire grinçant de Jehan des Écus.

— Ha, ha !... Il y a fête chez Jacquot... tant mieux...

Quand ils furent devant la maison, une ombre se détacha de la porte. Catherine vit briller une hache.

— La passe ? fit une voix rogue.

— Ferme à la manche ! répliqua Jehan des Écus.

— Ça va, passez !...

La porte s'ouvrit, découvrant l'intérieur du fameux cabaret de Jacquot de la Mer, rendez-vous de la pègre dijonnaise. Les bons bourgeois n'en parlaient qu'à mots couverts, en se signant et avec une terreur sacrée. On ne comprenait pas à première vue que le vicomte mayeur laissât subsister cette demeure du péché.

N'importe quelle dame dijonnaise se fût évanouie d'horreur si elle avait pu deviner que, parfois, à la nuit close, son respectable époux se glissait jusqu'à la maison réprouvée pour y monnayer les charmes faciles d'une belle fille. Mais Jacquot de la Mer s'y entendait à choisir ses pensionnaires et sa maison pouvait soutenir avantageusement la comparaison avec les étuves les plus fameuses. En bon commerçant, il tenait à satisfaire sa clientèle...

Au premier regard, Catherine ne vit rien qu'un kaléidoscope de couleurs violentes. Une clameur de cris et de musique lui sauta à la figure mais se calma subitement tant l'apparition de cette belle fille, pâle et échevelée, entre ses deux sinistres compagnons, était étrange.

La jeune fille put distinguer alors la grande salle basse et voûtée où l'on descendait par quelques marches de pierre. Au fond, dans une gigantesque cheminée trois moutons rôtissaient ensemble et, un peu partout, il y avait des bancs, des tables de bois graisseux, toutes occupées. Un escalier de bois montait au fond de la pièce, se perdait dans le plafond. Les buveurs offraient un aspect bigarré ; il y avait quelques soldats ivres, et aussi de jeunes gars aux yeux écarquillés, des étudiants ou des apprentis venus là s'encanailler. Près de l'âtre, deux vieilles s'occupaient de la cuisine mais, un peu partout, sur les bancs, sur les genoux des buveurs ou assises à même la table parmi les flaques de vin et les gobelets d'étain il y avait des filles, le corsage largement dégrafé ou même complètement nues. Leurs corps mettaient des taches pâles dans la pénombre fumeuse. Les flammes des quinquets et celles de l'âtre dansaient sur les peaux claires ou mates avec des reflets de satin et aussi sur les trognes écarlates des ivrognes avec des rougeoiements de rubis au soleil.

L'instant d'étonnement causé par leur entrée passé, la bacchanale avait repris tandis que Catherine et ses gardiens descendaient les marches. Les cris, les danses reprirent. Une fille au corps brun, aux seins lourds avait sauté sur une table et se contorsionnait lascivement au milieu d'une forêt de mains tendues. Catherine, épouvantée, se crut en enfer et ferma les yeux.

Du fond de son souvenir, des images analogues se levaient, celles qu'elle avait surprises dans la Grande Cour des Miracles, quand elle se cachait dans la masure de Barnabé, mais alors qu'à cette époque elles avaient seulement étonné et vaguement effrayé l'enfant qu'elle était, elle s'étonnait, s'indignait même de l'étrange plaisir trouble que celles-ci faisaient naître en elle.

La femme qui chantait tout à l'heure recommença une autre chanson, et le son rauque, nostalgique et bas de sa voix fit rouvrir les yeux de Catherine. Cette femme, vêtue d'une robe de satin couleur flamme, des sequins d'or dans les cheveux, était assise sur l'escalier du fond, au milieu d'une troupe d'hommes. Un joueur de luth, penché vers elle, l'accompagnait. Elle chantait les yeux clos, les mains nouées autour de ses genoux et Catherine ne sursauta qu'à peine en la reconnaissant parce que, décidément, cette nuit était la nuit des surprises. C'était Sara...

Elle n'avait pas remarqué Catherine et l'eût-elle fait que cela n'eût servi à rien car, ainsi que la jeune fille put s'en rendre compte, elle était ivre. Mais d'une ivresse dans laquelle le vin n'avait été que le support, l'agent conducteur qui avait permis à la tzigane d'oublier son monde actuel pour s'en retourner en esprit vers sa lointaine tribu et sa vie sauvage. Médusée, Catherine l'écoutait. Bien souvent, Sara avait chanté le soir, pour l'endormir surtout dans les premiers temps de leur exil en Bourgogne, mais jamais avec cette voix rauque et passionnée, jamais avec cette douleur insoutenable...

Dans cette femme en transes qui n'avait plus que les traits de sa compagne de chaque jour, Catherine voyait surgir la fille sauvage, l'enfant qui avait vu le jour dans un chariot nomade, au long d'une piste de la lointaine Asie. Elle ne s'offusquait pas d'avoir percé le secret de ses fugues, de la retrouver dans cette taverne louche où, par la seule magie de son chant, elle domptait ces fauves à face humaine, les hommes de Jacquot de la Mer...

Une forme humaine s'interposa entre elle et la chanteuse, un homme long et pâle, au teint si blême qu'il paraissait décoloré par un long séjour dans l'eau. Un jour, quelques années plus tôt, Catherine avait vu retirer de l'Ouche le corps d'un noyé. Le nouvel arrivant avait exactement cette couleur et son aspect surnaturel était encore renforcé par deux prunelles d'un vert déteint, aquatique. D'épaisses paupières, cornées comme celles des tortues, voilaient la plupart du temps ces yeux inquiétants. Il portait une robe courte en tiercelin gris souris où flottait son ossature que la peau épousait comme une toile mouillée.

Ses gestes lents, comme endormis, ajoutaient encore à son aspect fantomal.

— Qui est celle-là ? fit-il en désignant Catherine d'un long doigt blanc.

Dimanche-l'Assommeur ne gagnait rien à la lueur des quinquets, car elle révélait sa figure grêlée et sa joue droite, couturée par le fer rouge du bourreau.

Ce fut lui qui répondit :

— Une petite chèvre, sauvage en diable, qu'on a trouvée dans la rue. Elle a dit qu'elle venait te voir, Jacquot.

Les longues lèvres sinueuses et décolorées du roi de la Coquille s'étirèrent encore en une grimace qui pouvait passer pour ce qu'elle était, un sourire. Sa main effleura le menton de Catherine qu'il releva.

— Jolie ! apprécia-t-il. C'est la réputation de mon charme qui t'attire vers moi, ma belle ?

— Non, répondit nettement la jeune fille. (Peu à peu, elle retrouvait tout son aplomb.) Je suis venue parce que je voudrais voir Barnabé. Il m'a dit de m'adresser à vous si j'avais besoin de lui. Et j'ai besoin de lui !

La lueur trouble, un instant allumée dans les yeux de Jacquot, s'éteignit sous le rideau des paupières tandis que l'affreux et contrefait Jehan des Ecus, rejetant ses oripeaux rouges et le feutre déchiqueté qui le coiffait, dardait sur Catherine un regard flamboyant.

— Je sais maintenant qui tu es, la belle... Tu es la nièce de cet âne de Mathieu Gautherin, la belle Catherine... la plus belle pucelle de toute la Bourgogne ! Je ne regrette pas de t'avoir respectée, fille, car tu es destinée à plus haut que moi. Si je t'avais touchée, je risquais la corde...

Un geste expressif complétait les paroles du petit homme. Avec étonnement Catherine vit qu'il était jeune et que, malgré les tics nerveux qui le déformaient, son visage avait des traits fins et que ses yeux étaient beaux.

— La corde ? fit-elle sincèrement surprise, pourquoi ?

Parce que le duc te veut pour lui... qu'il t'aura. Mais tout compte fait, j'aurais dû contenter mon envie. T'avoir, puis la corde, ça doit être une merveilleuse façon de vivre en raccourci. Tu en vaux la peine !

Jacquot de la Mer trouvait sans doute que la conversation durait trop. Lentement sa main agrippa l'épaule de Catherine.

— Si tu veux voir Barnabé, monte là-haut ! Le galetas tout en haut de la maison. Il est couché parce qu'il a pris un mauvais coup il y a trois jours du côté de Chenôve, mais tu auras peut-être du mal à te faire entendre parce qu'il doit être ivre mort à cette heure. Le vin, c'est tout ce qu'il accepte comme médicament.

Propulsée par la main du tenancier, Catherine monta les premières marches. Elle passa auprès de Sara. Sa robe effleura même celle de la gitane mais Sara avait fermé les yeux. Elle chantait toujours, perdue dans son monde intérieur, à mille lieues de ce bouge.

Une mauvaise porte aux planches disjointes fermait le galetas. La lueur d'une chandelle passait au travers et Catherine n'eut aucune peine à l'ouvrir. Une simple poussée suffit mais elle était si basse que la jeune fille dut se plier en deux pour passer. Elle se trouva alors dans un réduit obscur, sans fenêtre et tout encombré par la charpente enchevêtrée de la maison. Sous une grosse solive, auprès d'une chandelle de suif qui puait et coulait dans un plat d'étain, il y avait un grabat sur lequel Barnabé était couché, une cruche de vin à portée de la main. Il était très rouge mais il n'était pas ivre car son regard était clair quand il se posa, avec stupeur, sur la jeune fille.

— Toi ? Mais qu'est-ce que tu viens f... ici, mauviette... et à cette heure ?

Il se soulevait sur un coude et ramenait pudiquement sa chemise en loque sur la toison grise de sa poitrine.

— J'ai besoin de toi, Barnabé. Alors je viens te trouver comme tu m'avais dit de le faire, fit Catherine avec simplicité en se laissant tomber sur le pied du matelas qui perdait ses entrailles de paille par plus d'un trou. Est-ce que tu es blessé ? ajouta-t-elle en désignant le pansement crasseux autour du front du Coquillart, tout maculé de traces graisseuses de baume et de sang séché.

Il haussa les épaules avec insouciance.

— Rien ! Un coup de bêche que m'a assené un vilain que je priais poliment de me laisser compter ses économies avec lui. C'est déjà presque guéri.

— Tu ne changeras donc jamais ? soupira Catherine.

Elle n'était pas choquée par cette confession. C'était peut-être à cause de la flamme joyeuse qui brillait toujours dans les yeux de son vieil ami que les pires énormités sorties de sa bouche prenaient, comme par enchantement, un aspect inoffensif et presque amusant.

Que Barnabé fût un voleur, pire peut-être, ne changeait rien pour la jeune fille. Il était son ami, c'était tout ce qui comptait et, en dehors de cela, il pouvait bien être tout ce qu'il voulait. Mais, par acquit de conscience, elle se crut obligée d'ajouter :

— Si tu n'y prends garde, tu te retrouveras un matin sur le Morimont entre maître Blaigny et une bonne corde de chanvre. Et moi j'en aurai bien de la peine.

D'un geste vague, Barnabé rejeta au loin la déplaisante image, but un bon coup de vin, reposa sa cruche et s'essuya les lèvres avec sa manche en loque.

Puis il se cala confortablement dans ses chiffons crasseux.

— Allez, maintenant, raconte ce qui t'amène... Quoique je m'en doute.

— Tu sais ? fit Catherine sincèrement surprise...

— Je sais en tout cas ceci : le duc Philippe t'ordonne d'épouser Garin de Brazey et pour obliger ce grand bourgeois à convoler avec la nièce d'un Mathieu Gautherin, il te donne une dot considérable. Le duc Philippe sait toujours ce qu'il fait...

La stupeur arrondit, en cercles presque parfaits, les yeux changeants de la jeune fille. Barnabé avait une manière à lui de dire les choses comme si elles étaient toutes normales et comme s'il était très naturel qu'un truand fût si bien au courant de ce qui se passait dans le palais des princes.

— Comment sais-tu tout cela, balbutia-t-elle.

— Je le sais, cela doit te suffire ! Et je vais même t'en dire plus, petite. Si le duc veut te marier, c'est parce qu'il est plus commode, dans une ville comme celle-ci où la bourgeoisie est puissante, de faire sa maîtresse d'une femme mariée que d'une jouvencelle. Il est prudent, le duc, et entend mettre toutes les chances de son côté.

— Alors, fit Catherine, je ne comprends plus. Le sire de Brazey ne semble guère du bois dont on fait les maris complaisants.

C'était l'évidence même et la justesse de ce raisonnement frappa Barnabé. Il se gratta la tête, esquissa une affreuse grimace.

— Je reconnais que tu as raison et je comprends mal pourquoi il a choisi son grand argentier plutôt qu'un autre en dehors du fait qu'il n'est pas marié. Garin de Brazey est tout ce qu'on veut, sauf facile à manier. Peut-être le duc n'avait-il personne d'autre sous la main parmi ses fidèles ! Car il est évident qu'il désire surtout, par ce mariage, t'introduire à sa Cour. Je suppose que tu as accepté. Une union pareille ne se refuse pas.

— C'est ce qui te trompe. J'ai refusé jusqu'ici...

Patiemment, Catherine refit alors pour son vieil ami le récit de son aventure de Flandres. Parce qu'elle sentait que les secrets n'étaient plus de mise, elle raconta tout ; comment elle avait rencontré Arnaud de Montsalvy, comment, retrouvant vivant le souvenir qu'elle croyait bien mort, elle s'était éprise de lui au premier regard, comment l'appel de Mathieu l'avait arrachée de ses bras au moment où elle allait se donner à lui. Elle parlait, parlait sans effort, tout naturellement, ayant aboli toute pudeur. Assise sur le coin du matelas, les mains nouées autour des genoux, les yeux perdus dans l'ombre noire des solives, elle semblait réciter pour elle-même une belle histoire d'amour. Barnabé retenait sa respiration pour ne pas rompre le charme, car il comprenait qu'à cet instant, Catherine l'avait oublié.

Quand la voix de la jeune fille s'éteignit, le silence s'étendit entre les deux interlocuteurs. Catherine avait ramené son regard sur son vieil ami. La tête sur la poitrine, Barnabé réfléchissait.

— Si je comprends bien, dit-il au bout d'un moment, tu refuses Garin de Brazey parce que tu veux te garder toute à ce garçon qui te hait, te méprise et t'a tout juste épargnée parce que tu es femme... ou bien parce que, dans cette auberge et blessé par surcroît, il craignait de ne pas s'en tirer. Tu n'es pas un peu folle, dis-moi ?

— Crois-le ou ne le crois pas, riposta Catherine sèchement, mais il en est ainsi. Je ne veux pas appartenir à un autre homme.

Tu diras ça au duc, grogna Barnabé. Je me demande ce qu'il en pensera. Quant à Garin, comment comptes-tu t'en tirer ? Pas d'illusions, il est prêt à obéir au duc. C'est un trop fidèle serviteur pour ça... et aussi tu es une trop belle fille pour qu'on te refuse. Toi, tu n'as pas davantage le droit de dire non sous peine d'attirer sur les tiens la colère du seigneur. Et il n'est pas tendre notre bon duc. Alors ?

— C'est pour ça que je suis venue te voir...

Catherine s'était relevée et s'étirait, engourdie par sa position courbée. Sa fine silhouette s'allongea dans ; la lueur dansante et rouge de la chandelle. La masse dorée, fulgurante de sa chevelure l'enveloppait d'une sorte de gloire qui serra soudain le cœur du Coquillart.

La beauté de cette fille devenait insoutenable et Barnabé du fond de son affection plus inquiète qu'il ne voulait bien l'admettre, sentit qu'elle était de celles qui déchaînaient les guerres, font s'entre-tuer les hommes et apportent bien rarement le bonheur à leurs propriétaires, tant l'excès en tout peut devenir dangereux. Il n'est jamais bon de dépasser de si haut le niveau commun...

Il acheva de vider le pot de vin puis le jeta à terre d'un geste indifférent. Le pot se brisa et quelques débris roulèrent dans la poussière loin du grabat.

— Qu'attends-tu de moi ? demanda-t-il calmement.

— Que tu rendes impossible ce mariage. Je sais que tu disposes de moyens nombreux... et d'hommes aussi. Il est peut-être possible de m'empêcher de me marier sans que j'aie à refuser et sans que Garin de Brazey ait à se dresser contre son seigneur.

— Ce qu'il ne fera pas. Alors, ma chère, je ne vois qu'un seul moyen : la mort. Pour toi ou pour Garin. Je suppose que tu ne tiens pas à mourir ?

Incapable de répondre, Catherine secoua la tête, les yeux obstinément baissés sur ses souliers poussiéreux. Barnabé ne se trompa pas à ce silence.

— Alors, c'est pour lui ! C'est bien ça, n'est-ce pas ? Pour rester fidèle à je ne sais quel amour stupide, tu condamnes froidement un homme à mort... et quelques autres avec, car tu ne supposes pas qu'une fois le grand argentier défunt, le Prévôt ducal se croisera les bras ?

La voix dure de Barnabé fouillait au plus profond de l'âme de la jeune fille avec l'impitoyable cruauté d'une lame de chirurgien. Il l'obligeait à voir clair en elle et la honte l'envahissait. Les aperçus que cette nuit étrange lui donnait sur son être intime étaient assez effrayants. Pourtant, si la mort seule de Garin pouvait la préserver d'une union qui lui faisait à la fois peur et horreur, Catherine était prête à l'envisager froidement. Elle le signifia à Barnabé avec une détermination glacée qui confondit le Coquillart.

— Je ne veux pas appartenir à cet homme. Arrange-toi comme tu voudras !

A nouveau le silence, dense, épais comme une masse de terre, entre la fille murée dans sa résolution et le truand confondu de ce qu'il découvrait en elle. Au fond Barnabé la retrouvait ainsi plus proche de lui ; plus compréhensible, un peu comme si cette enfant qu'il aimait était sa fille à lui au lieu d'être celle de paisibles artisans.

Comment le bon Gaucher et la pieuse Jacquette avaient-ils pu donner le jour à ce petit fauve en jupons ? Barnabé sourit intérieurement de leur stupeur s'ils avaient pu savoir. Il finit d'ailleurs par sourire pour de bon.

— Je verrai ce que je peux faire, dit-il enfin. Maintenant il faut rentrer chez toi. Tu n'as pas eu d'ennuis en venant ?

En quelques mots, Catherine lui raconta sa rencontre avec Dimanche-l'Assommeur et Jehan des Écus et comment elle avait réussi à se faire respecter.

— Ça me paraît une bonne escorte, approuva Barnabé. Je vais leur faire dire de te reconduire. Sois tranquille, tu peux avoir confiance en eux quand c'est moi qui te les donne comme anges gardiens.

En effet, quelques minutes plus tard, toujours flanquée de ses deux sinistres compagnons, Catherine quittait la taverne de Jacquot de la Mer, y laissant Sara endormie sur les marches de l'escalier. Le retour fut aussi paisible que l'aller avait été mouvementé. Quand une ombre inquiétante se manifestait, l'un ou l'autre des deux gardiens murmurait quelques mots dans l'incompréhensible langage des truands, et l'ombre s'évanouissait dans la nuit.

Le vent se levait amenant l'orage, quand les deux truands prirent congé de leur protégée à l'entrée de la rue Griffon. La maison de Mathieu était en vue et Catherine ne craignait plus rien. Elle s'était d'ailleurs si bien familiarisée avec sa dangereuse compagnie qu'elle put la remercier gentiment. Ce fut Jehan des Écus qui répondit pour les deux. Dans cette bizarre association il semblait être le cerveau alors que Dimanche représentait la force brutale.

— Je mendie habituellement au portail de Saint- Bénigne, lui dit-il.

Tu m'y trouveras toujours si tu as besoin de moi. Tu es déjà l'amie de Barnabé, tu seras la mienne aussi, si tu le veux bien.

La voix cassée, grinçante, avait pris d'étranges inflexions, d'une douceur inattendue, qui achevèrent de détruire le mauvais souvenir de tout à l'heure. Elle savait déjà que, chez les truands, une offre d'amitié est toujours sincère parce que rien n'y oblige. De même qu'une menace ne doit jamais être dédaignée.

La porte de la maison grinça à peine sous la main de Catherine. Elle remonta l'escalier sans faire le moindre bruit et gagna son lit. L'oncle Mathieu ronflait toujours.

La nuit avait été trop courte pour le sommeil de Catherine. Elle n'entendit pas le beffroi de Notre- Dame sonner l'ouverture des portes et résista à la main sèche de Loyse qui prétendait la faire lever pour se rendre à la messe. Loyse, furieuse, finit par abandonner, vaincue par la force d'inertie, en prédisant à sa sœur la damnation éternelle. Mais Catherine, insensible à tout ce qui n'était pas le confort moelleux de son lit, n'en reprit pas moins paisiblement son sommeil et ses rêves.

Il était tout près de neuf heures quand, enfin, elle descendit à la cuisine. L'atmosphère semblait y être à l'orage.

Sur des tréteaux, près de l'âtre, Jacquette repassait le linge familial en se servant de fers creux dans lesquels elle mettait, de temps en temps, une pelletée de braises rouges. La sueur perlait à son front, sous la coiffe de toile blanche et elle pinçait les lèvres avec une expression que Catherine connaissait bien. Quelque chose avait dû la mécontenter. Elle rongeait son frein toute seule. Le fer écrasait le linge d'un geste significatif... Lui tournant le dos, assise auprès de la fenêtre, Loyse filait au fuseau, sans rien dire elle non plus. Ses doigts maigres tordaient le lin, vite, vite, et le fil s'enroulait sur la bobine placée auprès d'elle. A voir la tête qu'elle faisait, Catherine se douta que quelque chose s'était passée entre elle et sa mère.

Mais à sa grande surprise, elle constata que Sara était rentrée. La gitane avait dû revenir aux premières lueurs de l'aube et maintenant, vêtue de son habituelle robe de futaine bleu foncé, un grand tablier blanc noué à la taille, elle épluchait tout un panier de choux de Senlis pour faire la soupe. Elle seule se retourna à l'entrée de la jeune fille et lui adressa un clin d'œil entendu. La créature passionnée de la nuit s'était rendormie au fond de l'âme de cette femme étrange et Catherine n'en trouvait plus trace maintenant sur le visage familier. Mais Loyse, elle aussi, avait vu entrer sa sœur, et, méchamment, elle siffla :

— Saluez, esclaves, voici haute et puissante dame de Brazey... qui daigne quitter sa chambre pour descendre jusqu'à la valetaille.

— Tais-toi, Loyse ! coupa Jacquette froidement. Laisse ta sœur tranquille.

Mais il en fallait plus pour faire taire Loyse quand elle avait quelque chose sur le cœur. Lâchant son fuseau, elle sauta sur ses pieds, se planta en face de sa sœur, les poings aux hanches, la bouche mauvaise.

— Te lever à l'aube, ce n'est plus digne de toi, hein ? Les gros travaux, la messe matinale, c'est tout juste bon pour moi et pour ta mère. Toi, tu fais ta princesse, tu te crois déjà chez ton argentier borgne.

Jacquette rejeta son fer dans l'âtre avec fureur. Elle avait rougi jusqu'à la racine de ses cheveux encore blonds. Mais Catherine ne lui laissa pas le temps d'éclater.

— J'avais mal dormi, fit-elle avec un léger haussement d'épaules.

Je suis restée un peu plus longtemps au lit. Ce n'est pas un crime. Je travaillerai plus tard ce soir, voilà tout.

Tournant le dos à Loyse dont le visage convulsé lui donnait mal au cœur, Catherine embrassa rapidement sa mère et se courba vers l'âtre pour reprendre le fer abandonné. Elle saisissait déjà la petite pelle pour y remettre des braises quand Jacquette s'interposa :

— Non, ma fille... tu ne dois plus faire ces travaux. Ton fiancé ne le veut plus. Il te faut, maintenant, t'initier à la vie qui va être la tienne... et nous n'avons pas trop de temps pour cela.

Le ton triste et résigné de sa mère fit tout de suite monter la colère de Catherine.

— Qu'est-ce que cette histoire ? Mon fiancé ? Je n'ai pas encore dit que je l'acceptais. Et s'il veut m'épouser, il faudra qu'il me prenne comme je suis.

Tu n'as pas la possibilité de refuser, petite. Un page de la duchesse-douairière est venu ce matin. Tu dois quitter cette maison et aller habiter jusqu'à ton mariage chez la dame de Champdivers, épouse du chambellan de Monseigneur Philippe. Elle te formera à la vie de cour, t'apprendra belles manières et courtoises façons.

À mesure que sa mère parlait, la colère de Catherine gonflait. Les yeux rouges de Jacquette disaient assez son chagrin et le ton las de sa voix augmentait encore la fureur de la jeune fille.

— Pas un mot de plus, mère ! Si messire de Brazey veut m'épouser, je ne peux l'en empêcher puisque c'est un ordre de Monseigneur Philippe. Mais quant à renier les miens pour m'en aller vivre chez d'autres, quitter cette maison et prendre logis dans une demeure où je ne serais pas dans mes aises, où l'on me dédaignera peut-être, cela, jamais ! Je m'y refuse !...

Le ricanement sceptique de Loyse vint mettre un comble à la rage de Catherine qui tourna sa fureur contre elle.

— Cesse de rire comme une idiote ! Ce mariage me fait horreur, figure-toi et, si je l'accepte, c'est uniquement pour que vous ne pâtissiez pas d'un refus. S'il n'y avait que moi, je me serais déjà enfuie aux frontières de Bourgogne, retournée à Paris... chez nous !

Les deux sœurs étaient peut-être sur le point d'en venir aux mains, car Loyse ne cessait pas de rire méchamment, si Sara ne s'était glissée entre elles deux. Elle prit Catherine aux épaules et la repoussa loin de sa sœur.

— Calme-toi !... Il faut que tu écoutes ta mère, petite, c'est la sagesse ! Tu augmentes encore sa peine avec tes révoltes.

Jacquette, en effet, s'était laissée tomber sur la pierre de l'âtre, parmi les cendres et pleurait la tête dans son tablier. Catherine ne put endurer ce spectacle et se précipita auprès d'elle.

Ne pleurez plus, mère, je vous en supplie ! Je ferai ce que vous voudrez. Mais vous ne pouvez me demander de m'en aller d'ici, d'aller vivre chez des étrangers ?

C'était à la fois une prière et une interrogation. De grosses larmes roulaient sur les joues de la jeune fille tandis qu'elle nichait sa tête contre le cou de sa mère. Jacquette essuya ses yeux et caressa doucement les nattes blondes de sa cadette.

— Tu iras chez la dame de Champdivers, Catherine, parce que c'est moi qui te le demande. Vois-tu, messire de Brazey, dès les accordailles, viendra chaque jour, sans doute, te faire sa cour. Il ne peut venir ici ! La maison n'est pas digne de lui. Il y serait gêné.

— Tant pis, lança Catherine avec rancune. Il n'a qu'à rester chez lui !

— Allons, allons !... Il y serait gêné, dis-je, mais je le serais encore plus que lui ! La dame de Champ- divers est âgée, elle est bonne à ce que l'on dit et tu ne seras pas malheureuse auprès d'elle. Tu y apprendras les manières qui conviennent. Et, de toute façon, conclut tristement Jacquette en s'efforçant de sourire, il faudra bien que tu quittes cette maison pour t'en aller chez ton époux. Cette halte fera transition et quand tu entreras dans la maison de Garin de Brazey, tu seras moins dépaysée. D'ailleurs, rien ne t'empêchera de venir ici autant qu'il te plaira...

Catherine, navrée, avait l'impression que sa mère récitait là une leçon bien apprise. Sans doute l'oncle Mathieu l'avait-il chapitrée longuement pour l'amener à ce degré de résignation triste. Mais, justement parce que la pauvre Jacquette en était là, il était inutile de discuter. D'ailleurs, si Barnabé s'en mêlait, comme Catherine l'espérait, tout ceci ne serait bientôt plus qu'un mauvais rêve. Aussi capitula-t-elle.

— Très bien ! J'irai chez la dame Champdivers ! Mais, à une condition.

Laquelle ? demanda Jacquette qui ne savait plus si elle devait se réjouir de l'obéissance de sa fille ou se désoler de la voir se résigner si vite. — Je veux emmener Sara avec moi !

Quand elle se retrouva seule en face de Sara, le soir venu dans leur chambre commune, Catherine décida qu'il était temps de passer à l'action. L'heure n'était plus aux secrets ni aux cachotteries car, dès le lendemain, elles devaient toutes deux se rendre dans la belle maison du Bourg où habitait leur future hôtesse.

Aussi, sans perdre de temps, Catherine raconta- t-elle à Sara son équipée de la veille ; Sara ne sourcilla même pas en apprenant que le secret de ses fugues était découvert. Elle sourit même légèrement car elle avait compris, au son de la voix de la jeune fille, que celle-ci, non seulement ne la blâmait pas, mais encore la comprenait.

— Pourquoi me dis-tu cela ce soir ? demanda-t-elle seulement.

— Parce qu'il faut que tu retournes, cette nuit même, chez Jacquot de la Mer. Tu iras porter une lettre à Barnabé.

Sara n'était pas femme à discuter, ni même à s'étonner. Pour toute réponse, elle tira une mante sombre de son coffre et s'en enveloppa.

— Donne ! dit-elle.

Rapidement, Catherine griffonna quelques mots, les relut soigneusement avant de sabler l'encre fraîche.

« Il faut que tu agisses », écrivait-elle à Barnabé. « Il n'y a que toi qui puisses me sauver et souviens- toi que je hais l'homme que tu sais. » Satisfaite, elle tendit le papier plié à Sara.

— Voilà, fit-elle. Fais vite.

— Dans un quart d'heure Barnabé aura ta lettre. Garde seulement la porte ouverte.

Elle se glissa hors de la chambre sans faire plus de bruit qu'une ombre, et Catherine eut beau tendre l'oreille, elle ne surprit pas le moindre bruit de pas, le moindre grincement de porte. Sara semblait avoir la faculté de s'évanouir dans l'air à volonté.

Sur son perchoir, Gédéon, le cou rentré, la tête au ras du corps, dormait d'un œil, l'autre surveillant attentivement sa maîtresse qui se livrait à une occupation inhabituelle à cette heure. Il pouvait la voir fouiller dans les coffres, en sortir des robes, les placer un instant devant elle, les deux mains appuyées à la taille puis les rejeter à terre à moins qu'elle ne les posât sur le lit.

Cette agitation inusitée incita l'oiseau à se manifester puisque apparemment l'heure du repos n'était pas encore venu. Gédéon se secoua, hérissa son étincelant plumage, tendit le cou et clama :

— Gloirrrrrre... au Duc !

Il ne le répéta pas deux fois. Lancée d'une main sûre, l'une des robes dédaignées par Catherine vint s'abattre sur lui, l'aveuglant complètement et l'étouffant à moitié.

— Qu'il aille au diable, le duc... et toi avec ! vociféra la jeune fille furieuse.

Sara rentra vers minuit. Catherine l'attendait toutes chandelles soufflées, assise dans son lit.

— Alors ? demanda-t-elle.

— Alors, Barnabé te fait dire que c'est bien. Il te fera savoir, à l'hôtel de Champdivers, ce qu'il aura décidé... et aussi ce qu'il te faudra faire !

CHAPITRE VII La mère de la favorite royal

Le rayon de soleil bleu et rouge, fléché d'or, qui tombait d'un haut vitrail représentant sainte Cécile armée d'une harpe, enveloppait Catherine immobile au milieu de la grande pièce et la tailleuse accroupie à ses pieds, des épingles plein la bouche. Il s'en allait mourir, en touches légères, sur les vêtements sombres d'une dame âgée, toute vêtue de velours brun bordé de martre malgré la chaleur, qui se tenait assise bien droite dans un fauteuil de chêne et surveillait l'essayage. Marie de Champdivers avait un doux visage aux traits fins, au regard d'un bleu fané que la haute coiffure à deux cornes en précieuse dentelle de Flandres ennuageait délicatement. Mais ce qui frappait le plus, dans ce visage, c'était l'expression de profonde tristesse qu'atténuait l'indulgence du sourire. On sentait, en Marie de Champdivers, une femme minée par un chagrin secret.

Entre les mains de la meilleure faiseuse de la ville, le brocart rose et argent, naguère choisi par Garin de Brazey, était devenu une toilette princière dans laquelle la beauté de Catherine éclatait au point d'inquiéter son hôtesse. Comme Barnabé, la vieille dame pensait qu'une perfection aussi achevée portait en elle plus de germes mortels que de promesses de joie. Mais Catherine se contemplait dans le miroir d'argent poli avec une joie si enfantine que Mme de Champdivers se garda bien d'exprimer son sentiment intime. Le souple et chatoyant tissu, dont l'éclat était celui .d'une rivière sous l'aurore, tombait en plis nobles autour de la taille mince et s'allongeait sur les dalles en une courte traîne. La robe était d'une extrême simplicité. Catherine avait refusé tout ornement superflu en disant que le tissu se suffisait à lui- même. Mais le large décolleté, en V très ouvert, du corsage descendait jusqu'au ruban de taille placé presque sous la poitrine. Il laissait voir, dans son échancrure, la toile d'argent d'une robe de dessous sur laquelle brillait une floraison de perles roses, rondes et parfaites : le premier et fastueux présent de Garin à sa fiancée. D'autres perles encore bordaient la flèche d'argent du hennin pointu, ennuagé de mousseline rose pâle, et d'autres s'enroulaient autour du cou mince de la jeune fille. Dans le dos, la robe s'ouvrait en pointe basse, découvrant la naissance des épaules et le dos jusqu'à la hauteur des omoplates. Mais les longues manches épousaient les bras jusqu'au milieu de la main.

La voix mesurée de Marie de Champdivers s'éleva :

— Il faudrait relever un peu ce pli, sur la gauche... Oui, juste sous le bras ! Il n'est pas gracieux... Voilà ! C'est bien mieux ! Mon enfant, vous êtes éblouissante mais je pense que ce miroir suffit à vous en convaincre.

— Merci Madame, sourit Catherine, contente malgré tout.

Depuis un mois qu'elle habitait l'hôtel de Champ- divers, elle avait vu s'enfuir une à une toutes ses préventions. La noble dame n'avait montré aucune morgue ni aucune ironie. Elle l'avait accueillie comme une vraie demoiselle, sans lui faire sentir sa naissance modeste et Catherine avait trouvé, en cette femme douce et bonne, une amie et une sûre conseillère.

Elle appréciait beaucoup moins le maître du logis. Guillaume de Champdivers, chambellan du duc Philippe et membre de son Conseil étroit, était un homme sec, brusque et assez bizarre. Son regard avait le don de provoquer un malaise en Catherine à cause de ce qu'elle pouvait lire dans ses prunelles d'une teinte mal définie. Quelque chose d'appréciateur, qui sentait son maquignon d'une lieue. Il y avait du trafiquant de chair humaine dans ce vieillard policé et silencieux qui n'élevait jamais la voix et que l'on n'entendait pas approcher. Par Sara, Catherine avait appris l'étrange origine de la belle fortune de son hôte et comment l'ancien maître des écuries de Jean- sans-Peur était devenu chambellan et conseiller d'État. Quelque quinze ans plus tôt, Guillaume de Champdivers avait livré sa fille unique, Odette, une exquise jeune fille qui n'avait pas seize ans, au duc Jean son maître.

Non pour son usage personnel mais bien pour en faire la maîtresse, la compagne de tous les instants, la gardienne et aussi, il faut bien le dire, l'espionne du malheureux roi Charles VI que la folie ravageait.

L'enfant pure et douce avait été livrée par un affreux maquignonnage, sans pitié, sans pudeur, à un malheureux dément dont la beauté native s'effritait lentement dans la saleté et la vermine. Car, tout le temps que duraient ses crises, parfois durant des semaines ou des mois, il n'était pas possible d'obtenir de lui qu'il se laissât laver.

Mais, alors même qu'il avait cru achever de poser une main conquérante sur le cerveau malade du Roi, Jean-sans-Peur lui avait apporté la seule chose qui pût adoucir le calvaire royal : la tendresse d'une femme. Car Odette avait aimé son malheureux prince et, auprès de lui, elle était devenue l'ange gardien, la fée patiente et douce que rien ne rebute. Une petite fille était née de cet étrange amour. Le Roi l'avait reconnue. Elle portait le nom de Valois. Et le peuple de Paris, qui haïssait la grosse Isabeau, ne s'était pas trompé, dans son simple bon sens, sur ce que représentait Odette. Spontanément, tendrement, il l'avait surnommée « La petite reine »... mais, au cœur de Marie de Champdivers, privée de sa fille depuis quinze ans, la blessure demeurait intacte, même si elle ne la montrait pas, même si elle cachait sous un sourire la rancœur amassée envers son mari.

Ainsi renseignée par Sara, Catherine avait donné spontanément une part de son cœur à la vieille dame sans se douter de la profonde pitié qu'elle lui inspirait. Marie de Champdivers connaissait trop la Cour et aussi les hommes pour n'avoir pas compris, dès le premier regard posé sur Catherine, que sa tâche était moins de préparer une épouse à Garin de Brazey qu'une maîtresse à Philippe de Bourgogne.

Comme Sara entrait dans la grande salle, un plateau à la main, la tailleuse se relevait et, fière de son œuvre, s'écartait de quelques pas pour juger de l'ensemble.

— Si messire Garin n'est pas satisfait, dit-elle avec un large sourire, il sera donc bien difficile ! Par la Bonne Vierge, vit-on jamais plus belle fiancée. Messire Garin, qui est tout juste rentré de Gand ce matin, se hâtera, je gage, de venir plier le genou devant sa future dame et...

Marie de Champdivers coupa court, d'un geste, au verbiage de la couturière sachant bien qu'elle ne s'arrêterait pas de sitôt si on la laissait faire.

— C'est très bien, ma bonne Gauberte, tout à fait bien ! Je vous ferai savoir si messire Garin a été satisfait. Laissez-nous maintenant.

Sur un regard, Sara emmena la tailleuse vers l'escalier. Catherine et son hôtesse demeurèrent seules. D'un joli mouvement plein de grâce, la jeune fille était venue s'asseoir sur un carreau de velours aux pieds de la vieille dame. Son sourire s'était effacé et avait fait place à un pli de tristesse sur lequel Marie de Champdivers passa un doigt léger comme pour l'effacer.

— L'annonce du retour de votre fiancé ne semble guère vous enchanter, petite ? Est-ce que Garin vous plaît ? Est-ce que vous ne l'aimez pas ?

Catherine haussa les épaules :

— Comment l'aimerais-je ? Je ne le connais qu'à peine. En dehors du matin où, à Notre-Dame, il m'a aidée à me relever, je ne l'ai vu qu'une fois, ici même, au soir de mon arrivée dans votre maison.

Depuis, il est à Gand avec le duc pour les funérailles de Madame la Duchesse. Et puis...

Elle s'arrêta, butant sur l'aveu difficile qu'elle ne put cependant retenir :

— Et puis, il me fait peur !

Marie de Champdivers ne répondit pas tout de suite. Sa main s'attardait sur le front de la jeune fille et son regard, absent, allait se perdre dans le rougeoiement du vitrail comme pour y chercher l'impossible réponse d'une question informulée.

— Et... le duc ? demanda-t-elle après une toute légère hésitation.

Comment le trouvez-vous ?

Catherine releva avec vivacité son front pensif. Un éclair de gaminerie moqueuse passa dans ses yeux.

— Un fort séduisant jeune homme, fit-elle en souriant, mais qui ne l'ignore pas assez ! Un seigneur de haute mine, bien disant, galant avec les dames, habile aux jeux de l'amour... du moins il en laisse courir le bruit : en résumé un prince accompli. Mais...

— Mais ?

— Mais, acheva Catherine en riant, si, comme on le dit, il ne me veut marier que pour me mettre plus sûrement dans son lit, il se trompe.

La stupeur ramena Marie de Champdivers des hauteurs mélancoliques où elle planait. Elle considéra la jeune fille avec un ahurissement comique. Ainsi, Catherine savait ce qui l'attendait ? Bien plus, elle songeait, très sérieusement, à envoyer promener le seigneur duc comme un vulgaire soupirant alors qu'il mettait tout en œuvre pour l'avoir.

— Y songez-vous ? fit-elle enfin. Repousser le duc ?

— Et pourquoi non ? Si je me marie, j'entends demeurer fidèle à mon époux ainsi qu'au serment de l'autel. Donc, je ne serai pas la maîtresse de Monseigneur. Il faudra bien qu'il en fasse son deuil.

Cette fois, Marie de Champdivers sourit, encore qu'un peu mélancoliquement. Si son Odette avait pu avoir, jadis, un peu de ce courage paisible et gai, cette solide détermination quand on l'avait livrée à Charles, tant de choses eussent pu changer ! Mais elle était si jeune alors ! Quinze ans, tandis que Catherine, elle, en avait plus de vingt.

— Messire Garin a de la chance, se contenta de soupirer la vieille dame. La beauté, la sagesse, la fidélité... Il aura tout ce que peut souhaiter l'homme le plus difficile.

Catherine hocha la tête et redevint grave :

— Ne l'enviez pas trop ! Nul ne sait jamais ce que l'avenir lui réserve.

Elle garda pour elle le fond de sa pensée, contenu tout entier dans un petit papier que Sara lui avait apporté le matin même avec son petit déjeuner et qui venait de Barnabé. Le Coquillart lui apprenait à la fois le retour de Garin et, aussi, que tout était prêt pour le soir même.

— Arrange-toi seulement pour retenir la personne auprès de toi jusqu'après le crève-feu, disait Barnabé. Cela ne devrait pas t'être difficile.

Le jour commençait à baisser quand Garin de Brazey franchit les portes de l'hôtel des Champdivers. Derrière les petits carreaux sertis de plomb qui garnissaient la fenêtre de sa chambre, Catherine le regarda avec un bizarre serrement de cœur, sauter à bas de son cheval.

Il était, comme à son habitude, tout vêtu de noir, impassible et glacial mais somptueux grâce à une lourde chaîne de rubis passée autour de son cou et à l'énorme escarboucle sanglante qui rutilait à son chaperon. Un valet le suivait, porteur d'un coffret couvert d'une housse pourpre frangée d'or.

Lorsqu'elle eut vu la haute silhouette noire disparaître à l'intérieur de la maison, Catherine s'écarta de la fenêtre et alla s'asseoir sur son lit, attendant qu'on l'appelât. Il faisait chaud, malgré l'épaisseur des murs qui gardaient bien la fraîcheur. Et pourtant, la jeune fille frissonna dans sa robe argentée. Une angoisse insurmontable s'emparait d'elle à cette minute où il allait lui falloir affronter le regard de l'homme condamné à mort. Les mains glacées, elle se mit à trembler de tous ses membres, prise d'une folle panique. Dents claquantes mais la tête en feu, elle regarda autour d'elle, cherchant éperdument un trou, une issue par où s'enfuir car la seule idée de rencontrer Garin, de toucher sa main peut-être, la laissait sans forces et faible jusqu'à la nausée.

Les bruits de la maison lui parvenaient, étouffés mais menaçants. Au prix d'un effort, elle s'arracha de son lit, se traîna vers la porte en se retenant aux murs. Elle n'était plus capable de raisonner sainement.

Elle n'était plus qu'animale terreur. Sa main se crispa sur la serrure ciselée dont les volutes de fer blessèrent son index où perla une goutte de sang. Mais elle ne parvint pas à ouvrir tant elle tremblait. Pourtant, la porte s'ouvrit. Sara parut. Elle poussa un petit cri en découvrant Catherine, blême jusqu'aux lèvres, derrière le battant.

— Que fais-tu là ? Viens ! On te demande.

— Je... je ne peux pas ! balbutia la jeune fille. Je ne peux pas y aller !

Sara l'empoigna aux deux épaules et se mit à la secouer sans ménagements. Les traits de son visage brun s'étaient durcis jusqu'à lui faire une sorte de masque barbare, ciselé dans quelque bois exotique.

— Quand on a le courage de souhaiter certaines choses, on a aussi celui de les regarder en face, déclara-t-elle sans ambages. Messire Garin t'attend !

Elle se radoucit en voyant des larmes jaillir des prunelles violettes.

Lâchant Catherine, elle s'en alla, en haussant les épaules, mouiller un linge à l'aiguière d'argent de la toilette. Après quoi elle en aspergea vigoureusement le visage de la jeune fille. Les couleurs y reparurent aussitôt. Catherine respira profondément. Sara aussi.

— Voilà qui est mieux ! Viens à présent et tâche de faire bonne contenance, fit-elle en glissant son bras sous celui de Catherine pour l'entraîner vers l'escalier.

Incapable désormais de la moindre réaction, celle- ci se laissa emmener docilement.

Les tables du dîner avaient été dressées dans la grande salle du premier étage et adossées à la cheminée sans feu. En entrant, Catherine vit Marie de Champdivers assise dans son fauteuil habituel et, dans l'encoignure de la fenêtre, son époux qui s'entretenait à mi-voix avec Garin de Brazey.

C'était la seconde fois que, sous le toit des Champdivers, elle rencontrait le grand argentier mais le choc qu'elle ressentit en recevant sur elle le regard appréciateur de son œil unique, c'était bien la première fois qu'elle l'éprouvait. Quand il était venu à l'hôtel de la rue Tâtepoire, au soir de l'installation de Catherine, il ne s'était guère occupé d'elle. Quelques paroles indifférentes, si banales que la jeune fille n'en avait pas gardé le souvenir. Il avait passé presque toute la soirée à discuter avec Guillaume de Champdivers, abandonnant sa future épouse à elle-même et à la bonté de Marie. Attitude dont Catherine lui avait d'ailleurs été très reconnaissante, car elle lui enlevait des scrupules.

Pensant que les choses se passeraient encore de la même façon, elle se dirigea vers les deux hommes pour leur souhaiter le bonsoir. Mais, la voyant venir, ils avaient interrompu leur conversation et s'étaient levés. Les yeux baissés de Catherine ne lui permirent pas de voir l'expression de surprise émerveillée qui s'étendit sur leurs deux visages et que Garin traduisit poétiquement.

— L'aurore d'un jour d'été n'est pas plus belle. Vous êtes une merveilleuse apparition, ma chère !

Tout en parlant, il courbait sa haute taille en un salut profond, la main sur le cœur, en réponse à la révérence de la jeune fille.

Champdivers aussi s'inclina, un sourire satisfait sur son visage de furet. Une telle beauté avait des chances de retenir longtemps le cœur volage de Philippe le Bon et Champ- divers entrevoyait une longue suite de profits et d'honneurs en récompense du service rendu. Pour un peu il se fût frotté les mains...

Cependant, Garin avait appelé auprès de lui, d'un geste sec, le valet qui l'avait accompagné et qui attendait dans un coin, portant toujours la cassette de velours pourpre. L'argentier ouvrit le coffret. Son contenu concentra aussitôt toute la lumière des hautes torchères de fer. Ses longues mains habiles en tirèrent un lourd et magnifique collier d'or, aussi large et long qu'un ordre de chevalerie. Les entrelacs, formant des feuilles et des fleurs, étaient sertis d'énormes améthystes pourpres, d'un éclat et d'une pureté rares, ainsi que de belles perles à l'orient sans défaut. Un cri d'admiration générale salua l'apparition de cette merveille que Garin fit suivre aussitôt d'une paire de pendants d'oreilles assortis.

— J'aime infiniment la couleur violette qui est celle de vos yeux, Catherine, fit-il de sa voix lente et grave. Elle convient à vos cheveux d'or et à votre teint si pur. Aussi ai-je fait composer pour vous, à Anvers, cette parure. Les pierres en viennent d'une lointaine chaîne de montagnes, aux confins de l'Asie, les monts Oural. La réussite de ce collier représente une somme énorme de courage et de dévouement de la part d'hommes qui ne connaissent pas la peur. Et je voudrais vous le voir porter avec plaisir, car l'améthyste est la pierre de la sagesse...

et de la chasteté.

Tandis qu'il déposait le collier sur les mains tremblantes de Catherine, celle-ci rougit violemment :

— Je le porterai avec plaisir puisqu'il me vient de vous, messire, dit-elle d'une voix si éteinte que tout le monde ne l'entendit pas. Vous plairait-il de me le passer au cou ?

Le geste de refus horrifié du grand argentier eut quelque chose de comique.

— Avec cette robe rose ? Oh, ma chère, quelle hérésie ! Je veillerai à ce que l'on vous fasse une toilette assortie à cette parure afin de bien la mettre en valeur. Maintenant, donnez-moi votre main.

Du fond du coffret sur lequel il se penchait à nouveau, Garin tirait un simple anneau d'or torsadé qu'il glissa à l'annulaire de la jeune fille.

Ceci, dit-il gravement, est le gage de nos accordailles. Les ordres de Monseigneur le Duc sont que notre mariage soit célébré à la Noël, une fois le deuil de Cour terminé. Il souhaite, et c'est un grand honneur, assister personnellement à la cérémonie où, peut-être, il sera témoin. Maintenant, prenez ma main et passons à table.

Catherine se laissa conduire sans résistance. Elle se sentait déroutée mais le malaise de tout à l'heure se dissipait. Garin avait une manière à lui de mettre les choses au point et de régler les événements qui leur enlevait un peu de leur angoissant mystère. On sentait que, pour cet homme riche et puissant, tout était simple. D'autant plus simple qu'aucune sentimentalité ne trouvait place dans ses paroles ni dans ses actes. Qu'il offrît une fortune en joyaux ou qu'il passât au doigt d'une jeune fille un anneau le liant à elle pour la vie, ne créait aucune différence dans le son de sa voix. Sa main ne tremblait pas. Son œil demeurait froid, lucide. Un instant, alors qu'elle prenait place auprès de lui à la table où ils devaient partager le même plat d'argent1, Catherine se surprit à se demander ce que pourrait être sa vie dans l'ombre d'un tel homme.

Il était plutôt imposant mais son caractère paraissait égal et calme, sa générosité sans limite. La jeune fille pensait que, peut-être, un tel mariage eût présenté d'agréables aspects si, comme dans tout mariage justement, il n'y avait eu cette irritante, cette rebutante question de l'intimité conjugale. Et surtout, si elle n'avait traîné au fond d'elle-même le douloureux souvenir de l'auberge du Grand-Charlemagne, si cruel encore que la seule évocation d'Arnaud suffisait à lui mettre les larmes aux yeux.

— Vous semblez bien émue, fit auprès d'elle la voix tranquille de Garin. Je conçois qu'une jeune fille ne s'engage pas dans la vie sans une certaine appréhension, mais il ne faut rien exagérer.

1. À cette époque où la vaisselle n'était pas encore vulgarisée, il était de bon ton qu'un homme et une femme partageassent courtoisement la même assiette.

L'existence à deux peut être une chose toute simple... voire agréable pour peu qu'on veuille s'en donner la peine.

Il cherchait visiblement à la rassurer et elle l'en remercia d'un pauvre sourire, gênée de cette marque d'intérêt. Sa pensée, tout à coup, s'en allait vers Barnabé et ce qu'il entendait par « Tout est prêt ». Qu'avait-il machiné ? Quel piège allait-il tendre, dans la nuit, à cet homme puissant dont la mort pouvait lui être si lourde de conséquences ? Catherine l'imagina tapi dans l'ombre d'une porte, se confondant avec les ténèbres comme s'y confondaient l'autre soir, Dimanche-l'Assommeur et Jehan des Écus. Sur le cristal parlant de son imagination, elle le vit surgir soudain de l'ombre, un éclair d'acier au poing, et se jeter sur un cavalier qu'il désarçonnait. Puis, frapper à coups redoublés une forme inerte.

Pour échapper à cette vision trop nette, Catherine tenta de s'intéresser à la conversation des deux hommes. Ils parlaient politique et les femmes n'étaient guère conviées à s'y mêler. Marie de Champdivers mangeait en silence, ou plutôt grignotait car elle n'avait pas d'appétit, les yeux sur son assiette.

— Il y a des lézardes sérieuses dans la noblesse de Bourgogne, disait son époux. Nombre de grandes familles refusent le traité de Troyes et blâment Monseigneur de l'avoir signé. Le prince d'Orange, le sire de Saint-Georges, entre autres, et aussi la puissante famille de Châteauvillain repoussent l'héritier anglais et les clauses, infamantes pour la France, de ce traité. Moi-même j'avoue quelque répugnance.

Qui n'en aurait ? répondit Garin. La douleur causée par la mort de son père a égaré le duc au point de lui faire oublier qu'il est, malgré tout, un prince des fleurs de lys. Il n'ignore pas mon sentiment là-dessus et je ne lui ai point caché ce que je pense du traité : ce chiffon de papier qui dépossède le dauphin Charles au profit du gendre anglais, du conquérant qui, depuis Azincourt, écrase le pays, nous couvre de honte. Seule, une femme perdue de vices comme cette misérable Isabeau, pourrie jusqu'à la moelle par la débauche et l'avarice, pouvait s'avilir de la sorte, s'abaisser à se renier elle-même en proclamant son fils bâtard.

— Il est des moments, fit Champdivers en hochant la tête, où je comprends mal Monseigneur. Comment concilier ce grand regret qu'il affiche de n'avoir pu combattre à Azincourt, avec toute la noblesse de France, et son action actuelle qui ouvre le pays aux Anglais ! Le mariage du roi Henri V avec Madame Catherine de Valois, sœur de feue la duchesse Michelle, a-t-il donc suffi à le retourner ? Je ne le crois pas...

Garin se détourna un instant pour tremper ses doigts graisseux dans le bassin d'eau parfumée que lui offrait un valet.

— Moi non plus. Le duc hait l'Anglais et redoute le génie militaire d'Henri V. Il est trop bon chevalier pour ne pas regretter sincèrement son absence d'Azincourt et sa part de cette journée, aussi désastreuse que sanglante mais héroïque. Malheureusement, ou heureusement pour la paix de ce pays, il pense Bourgogne avant de penser France et, s'il se souvient des fleurs de lys, c'est pour songer que la couronne de France serait bien mieux à sa place sur sa tête à lui que sur celle du malheureux Charles VI. Au jeu de la guerre et de la politique, il espère bien, à la longue, avoir raison de l'Anglais toujours impécunieux alors qu'il est lui-même fort riche. Il se sert d'Henri V quand celui-ci pense se servir de lui. Quant au dauphin Charles, Monseigneur Philippe n'a jamais douté de sa légitimité, au fond, mais sa haine et ses espérances trouvent leur compte à ce reniement.

Guillaume de Champdivers avala une large rasade de vin, poussa un soupir de satisfaction et se cala confortablement sur ses coussins.

— On dit que le Dauphin fait tous ses efforts pour ramener la Bourgogne à lui et que, récemment, il avait envoyé un ambassadeur secret. Mais il serait arrivé malheur à l'envoyé ?

— En effet. Aux environs de Tournai, le capitaine de Montsalvy a été attaqué, laissé pour mort par une bande de routiers plus que probablement à la solde de Jean de Luxembourg, notre chef militaire qui est tout aux Anglais. Il a pu cependant en réchapper grâce à l'aide providentielle d'un infidèle, un médecin arabe qui se trouvait là, Dieu sait pourquoi, et qui l'a soigné parfaitement à ce que l'on assure.

L'attention de Catherine, un peu flottante durant tout cet échange de vues entre les deux hommes, s'était soudain fixée. Elle buvait maintenant les paroles de Garin. Mais celui-ci se tut pour choisir quelques prunes de Damas dans un grand plat posé devant lui.

Incapable de se contenir, elle se risqua à demander :

— Et... sait-on ce qu'est devenu cet envoyé ? A-t-il réussi à voir le duc ?

Garin de Brazey se tourna vers elle, mi-surpris, mi-amusé :

— Votre attention à nos propos, un peu austères pour une dame, est une heureuse surprise pour moi, Catherine ! Non, Arnaud de Montsalvy n'a pas vu Monseigneur Philippe. Ses blessures lui ont fait perdre beaucoup de temps et le duc avait quitté les Flandres bien avant qu'il lui fût permis de se remettre en route. Au surplus, Monseigneur lui a fait savoir qu'il n'avait rien à lui dire. Aux dernières nouvelles, le capitaine aurait regagné le château de Mehunsur-Yèvre où le Dauphin tient sa cour, pour y achever sa convalescence.

Le Grand Argentier semblait tellement bien renseigné sur les faits et gestes de l'entourage du Dauphin que Catherine brûlait de lui poser d'autres questions. Mais elle sentit que ce serait une erreur de montrer trop d'intérêt à un capitaine armagnac et se contenta de commenter :

— Souhaitons-lui plus de chance pour une prochaine ambassade.

La fin du repas lui parut longue et sans intérêt. Les deux hommes parlaient maintenant finances et, cette fois, Catherine n'y entendait rien. Marie de Champ- divers somnolait dans son fauteuil mais sans cesser pour cela de se tenir bien droite. Catherine, elle, se réfugia dans ses pensées et n'en sortit que lorsque Garin se leva en annonçant son intention de prendre congé.

La jeune fille jeta un coup d'œil rapide aux fenêtres. Un peu de jour s'y montrait encore. Il était trop tôt pour laisser partir Garin. Barnabé avait bien précisé : après le crève-feu. Elle s'écria, hâtivement :

— Quoi, messire, vous nous quittez déjà ?

Garin se mit à rire et, se penchant vers elle, la fixa avec une curiosité amusée :

— C'est décidément la soirée des surprises, ma chère ! Je ne pensais pas que ma compagnie vous fût aussi agréable.

Était-il réellement content ou bien glissait-il une bonne dose d'ironie dans ses paroles. Catherine décida que ce n'était pas le moment de s'en inquiéter et s'en tira par une dérobade.

— J'aime vous entendre parler, voilà tout ! fit-elle en baissant pudiquement les yeux. Nous nous connaissons si peu encore ! Aussi, à moins que vous n'ayez à faire ailleurs ou que cette soirée vous semble longue, restez encore un peu. Il y a tant de choses que j'aimerais apprendre de vous ! Songez que j'ignore tout de la Cour, de ceux qui la peuplent, de la manière dont il convient de s'y comporter...

Elle commençait à perdre pied et se maudissait d'être aussi maladroite.

Elle était consciente des regards étonnés qui se posaient sur elle et n'osait pas regarder son hôtesse de peur de lire une réprobation sur son visage. Réclamer ainsi la présence d'un homme devait paraître à la grande dame le comble de l'impudeur. Mais un secours inattendu lui vint du maître du logis, ravi de voir se présenter si bien un mariage qui l'intéressait tant.

— Restez encore un peu, mon cher ami, puisque l'on vous en prie si gracieusement ! Votre demeure n'est pas loin et je suppose que vous ne craignez guère les malandrins.

Avec un sourire à l'adresse de sa fiancée, Garin se rassit. Catherine poussa un soupir de soulagement mais n'osa plus tourner les yeux vers l'homme qu'elle trahissait de la sorte. Elle se méprisait pour ce rôle qu'elle ne pouvait s'empêcher de jouer mais l'amour qui l'habitait était plus fort que les reproches de sa conscience. Tout plutôt qu'appartenir à un autre homme qu'Arnaud !

Quand, une heure plus tard, alors que le crève-feu était sonné depuis trois grands quarts d'heure et la nuit tout à fait noire, Garin prit enfin congé de Catherine et de ses hôtes, celle-ci le regarda d'un œil froid s'enfoncer dans l'ombre, vers la mort embusquée. Mais, comme on ne fait pas taire si aisément une conscience révoltée, elle ne ferma pas l'œil de toute la nuit.

Garin de Brazey n'est que légèrement blessé et Barnabé est arrêté...

La voix de Sara tira Catherine de la demi-somnolence où elle était tombée depuis l'aube. Elle vit l'ancienne bohémienne debout auprès d'elle avec un visage couleur de cendres, des yeux éteints, des mains qui tremblaient. Elle ne comprit pas tout de suite le sens des paroles de Sara. Il y avait dedans quelque chose d'absurde et d'incroyable... Mais, Sara, devant le regard chargé de stupeur de Catherine, répétait les mêmes mots terribles. Garin de Brazey vivant ? Au fond, ce n'était pas tellement grave et même, Catherine s'en trouvait vaguement soulagée.

Mais Barnabé arrêté ?

— Qui t'a dit cela ? demanda-t-elle d'une voix blanche.

— Jehan des Écus ! Il est venu mendier ici dès l'aube, avec son sac et sa sébile. Il n'a pas pu m'en dire plus long parce que le cuisinier de la maison s'approchait pour entendre ce que nous disions. C'est tout ce que je sais.

— Alors ai de-moi à m'habiller !

Catherine se souvenait, en effet, juste à propos, de la recommandation faite par le jeune truand quand il l'avait ramenée chez elle : venir le trouver, en cas de besoin, au portail de Saint-Bénigne.

C'était le moment où jamais ! En un tournemain elle fut habillée, coiffée et, comme tout l'hôtel de Champdivers était en plein émoi, elle put sortir sans trop donner d'explications. La nouvelle de l'attentat dont Garin avait été victime se propageait comme une traînée de poudre, portée de bouche en bouche et, par la ville chacun la commentait à sa manière. Catherine n'eut qu'à dire qu'elle s'en allait aux églises remercier Dieu d'avoir épargné son fiancé pour que Marie de Champdivers la laissât sortir avec Sara.

Dans le Bourg qu'elles traversèrent en hâte, les commères s'interpellaient d'une fenêtre à l'autre ou bien par petits groupes, s'arrêtaient pour commenter la nouvelle à l'ombre des enseignes de tôle peinte et découpée. Personne, au fond, n'était vraiment surpris. La fortune du Grand Argentier avait été trop rapide, son faste trop évident pour ne pas lui créer quelques ennemis. Mais Catherine et Sara ne s'attardèrent pas à écouter les commentaires. A mesure qu'elles approchaient de l'enceinte de la ville et des énormes bâtiments de l'abbaye Saint-Bénigne, l'une des plus grandes de France, Catherine pensait surtout à ce qu'allait encore lui apprendre Jehan des Écus. Elle sentait son cœur se serrer.

Sur la place où s'ouvraient à la fois le grand portail de l'église et l'entrée du monastère, il n'y avait que peu de monde. Quelques personnes seulement franchissaient le seuil sacré. Dans les hautes tours octogonales à la pierre neuve, couleur de crème épaisse, les cloches sonnaient le glas. Les deux femmes durent attendre le passage d'un convoi funèbre qui se dirigeait vers l'église. Des moines vêtus de bure noire portaient un brancard où reposait le mort, visage découvert.

La famille et quelques pleurants les suivaient : fort peu de monde en résumé car ce n'était pas un grand enterrement.

— Je ne vois pas Jehan, chuchota Catherine derrière son voile.

— Mais si ! Sous le porche... ce moine en froc brun.

C'était en effet le truand. Revêtu d'un habit de frère mendiant, besace au dos et bâton en main, il demandait la charité pour son couvent d'une voix nasillarde. Quand elle s'approcha de lui, Catherine vit qu'il l'avait reconnue car son œil brilla plus fort sous le capuchon poussiéreux. Elle vint droit à lui, mit une pièce dans la main tendue et murmura, très vite :

— Il faut que je vous parle, tout de suite.

— Dès que tous ces braillards seront rentrés, fit le faux moine, De profundis clamavi ad te Domine...

Quand tout le cortège eut pénétré dans l'église, il attira les deux femmes dans l'encoignure de la grande porte.

— Que veux-tu savoir ? demanda-t-il à Catherine.

— Ce qui s'est passé !

— Facile ! Barnabé a voulu faire le coup tout seul... c'était une affaire privée, qu'il disait, un trop gros risque pour le prendre avec des copains. Pourtant, à bien réfléchir, avec tout ce que l'Argentier trimballe toujours comme joaillerie sur lui, ça pouvait valoir la peine.

Mais Barnabé est comme ça ! Il a seulement accepté que je fasse le guet. Moi, je voulais qu'il prenne l'Assommeur avec lui, pour être plus sûr, tu comprends ? Brazey est encore jeune et Barnabé se fait vieux. Mais, va te faire fiche il est plus têtu qu'une mule d'abbé mitré.

Il a bien fallu faire ce qu'il voulait. Moi, je lorgnais du côté du Bourg et lui, il s'était caché derrière la fontaine qui fait le coin de la rue. J'ai vu arriver l'homme, suivi d'un seul valet, et j'ai sifflé pour avertir Barnabé, puis je me suis écarté. Quand l'Argentier est passé près de la fontaine, le vieux a sauté dessus avec tant de force qu'il l'a fait tomber de son cheval. Ils se sont battus un moment dans la poussière et moi je surveillais le valet. Mais ce n'était pas un brave. En bon couard, il s'est tiré au bout d'une minute en criant « miséricorde !... ». Ensuite, j'ai vu l'un des combattants se relever et je me suis élancé parce que je croyais que c'était Barnabé. Je voulais lui donner un coup de main pour jeter le cadavre à l'Ouche. J'avais même préparé quelques grosses pierres. Mais c'était l'autre. Barnabé était resté à terre et geignait comme femme en gésine.

— Il me semble que c'était le moment où jamais de lui donner de l'aide, coupa sèchement Catherine.

C'était bien mon intention ! Seulement, comme j'allais tirer mon eustache pour en découdre à mon tour avec le Garin, le guet a juste débouché de la rue Tâtepoire. Brazey les a appelés et ils ont rappliqué. Moi, j'ai eu juste le temps de me faire tout petit. Ils étaient tout de même un peu trop pour un pauvre truand tout seul ! acheva-t-il avec un sourire contrit.

— Et Barnabé ? Qu'est-ce qu'ils en ont fait ?

— J'ai vu deux gaffres qui le ramassaient et l'emportaient sans trop de cérémonie. Il bougeait pas plus qu'un cochon égorgé mais il n'était pas mort. Ça s'entendait au souffle ! D'ailleurs, j'ai entendu le chevalier du guet ordonner qu'on l'emporte à la prison. C'est là qu'il est maintenant... à la maison du Singe. Tu connais ?

Catherine fit signe que oui. Elle tordait nerveusement entre ses doigts un coin de son livre d'heures couvert de velours rouge, cherchant vainement la solution à ce nouveau problème qui se posait avec une terrible urgence : arracher son vieil ami à la geôle !

— Il faut le tirer de là, dit-elle, il faut qu'il sorte !

Un sourire sans gaieté releva d'un seul côté, la bouche sinueuse du faux moine. Il fit tinter sa sébile de bois à l'adresse de trois commères, en bonnet et tablier, des marchandes du Bourg qui venaient prendre un air de messe entre deux ventes.

— Pour en sortir, il en sortira, mais peut-être pas comme tu le souhaiterais. On lui offrira une petite promenade au Morimont et une petite conversation avec le grand « Carnacier » de Monseigneur.

Le geste qu'il joignait à la parole était sinistrement explicite. Jehan avait, de son doigt tendu, fait le tour de son cou. Catherine se sentit pâlir.

— Si quelqu'un est coupable dans cette affaire, c'est moi, dit-elle fermement. Je ne peux pas laisser Barnabé mourir ainsi, à ma place somme toute ! Ne peut-on le faire évader... avec de l'or ? Beaucoup d'or?

Elle pensait aux parures que lui avait données Garin et qu'elle était prête à sacrifier de bon cœur. Le mot avait eu un effet magique sur Jehan dont les yeux s'étaient mis à briller comme des chandelles.

— Ça pourrait se faire ! Seulement je ne crois pas que Jacquot de la Mer marcherait, belle Catherine. On ne t'a pas à la bonne chez lui !

On dit que tu as embobiné un brave truand à cause d'histoires ridicules. Pour tout dire, vaudrait mieux ne plus te montrer chez nous.

On ne t'écouterait même pas et il pourrait t'arriver malheur. Il n'est pas tendre Jacquot quand il estime qu'on lui doit quelque chose.

— Mais vous, implora Catherine. Vous ne voulez pas m'aider ?

Jehan ne répondit pas tout de suite. Il réfléchit un moment, haussa ses épaules inégales :

— Moi si, parce que je suis un imbécile qui n'a jamais su résister à une jolie fille. Mais qu'est-ce qu'on peut faire, tous les deux, toi et moi?

Sans répondre, la jeune fille baissa la tête pour cacher ses larmes qui montaient. Sara la tira par sa mante, lui désignant discrètement quelques femmes qui entraient à l'église et considéraient avec curiosité le groupe que tous trois formaient. Jehan agita sa sébile et demanda la charité d'un ton pleurard. Les femmes passées, il chuchota:

— Restez pas là... Je vais réfléchir et vous ferai savoir s'il me vient une idée. Après tout il n'est pas encore exécuté, Barnabé... et l'autre n'est pas mort, cet Argentier de malheur...

L'évocation de Garin avait subitement séché les larmes de Catherine. Une idée lui venait. Une idée folle, peut-être, ou désespérée, ce qui est bien souvent la même chose. Elle saisit le bras de Sara.

— Viens ! dit-elle d'un ton si décidé que la gitane s'étonna.

— Où donc, mon cœur ?

— Chez messire de Brazey. Il faut que je lui parle...

Sans laisser à Sara le temps de protester, Catherine fit demi-tour et quitta Saint-Bénigne. Quand elle avait pris une décision, elle s'y tenait et se hâtait de la mettre à exécution sans peser davantage le pour et le contre. Sur ses talons, Sara s'essoufflait à lui représenter qu'une telle visite, de la part d'une jeune fille, n'était .pas séante, que la dame de Champdivers leur ferait certainement de vifs reproches, que Catherine risquait sa réputation en se rendant chez un homme, fût-il son fiancé, mais la jeune fille, le front buté, les yeux à terre, poursuivait son chemin sans l'écouter.

Laissant à main droite l'église Saint-Jean, elle s'engouffra dans l'étroite rue Poulaillerie, toute caquetante de poules, d'oies et de canards. Les maisons basses, pittoresques avec leurs enseignes peinturlurées de couleurs criardes et leurs antiques emblèmes hébraïques étaient des vestiges du temps où cette rue était celle de la juiverie. Garin de Brazey habitait à l'extrémité du Bourg, un grand hôtel hautain, défendu de hauts murs, qui faisait l'angle de la rue Portelle où les orfèvres avaient leurs luxueuses boutiques.

Quand elle déboucha dans le Bourg, les chaudières des tripiers ronflaient. Catherine se boucha le nez pour éviter l'écœurante odeur de sang et de graisse. Le marché battait son plein et il était difficile d'avancer entre les étals des bouchers installés jusqu'au milieu de la rue et les installations des paysannes avec leurs paniers de légumes. Il régnait là une atmosphère de foire qui, ordinairement, amusait beaucoup Catherine. Mais ce matin toute cette agitation l'agaçait. Elle allait s'engager dans la rue de la Parcheminerie, tournant le dos au Bourg bruyant, quand un homme attira son attention.

Grand et fort, tout vêtu de cuir roussi, il avait de longs bras et se tenait un peu voûté, ce qui le faisait ressembler à quelque grand singe. Des cheveux gris, coupés carrément, dépassaient d'un capuchon de drap rouge. Il avançait lentement, armé d'une longue baguette blanche avec laquelle il désignait les denrées qu'il désirait acquérir et que les marchands, craintifs, se hâtaient de déposer dans le panier d'une servante qui suivait. La vue de cet homme fit frissonner Catherine mais ce fut Sara qui traduisit leur subite angoisse commune.

— Maître Joseph Blaigny, chuchota-t-elle.

Catherine ne répondit pas, détourna la tête. C'était, en effet, le bourreau de Dijon qui faisait son marché...

Le visage du blessé faisait une tache pâle au fond de la chambre qui parut à Catherine immense et fort sombre. De grands volets de chêne peint, à demi tirés devant les hautes fenêtres à meneaux garnies de vitraux interceptaient presque toute la lumière du soleil et quand, à la suite d'un valet, elle pénétra dans la chambre, elle dut s'arrêter un moment pour accoutumer ses yeux à cette pénombre.

Une voix lente, lointaine, se fit entendre.

— Quelle faveur extrême, ma chère !... Je n'aurais osé espérer de vous un tel intérêt...

Il y avait à la fois de l'ironie, de la surprise et un peu de dédain dans cette voix, mais Catherine ne s'attarda pas à analyser ce que pouvait penser le maître du logis. Il lui fallait aller jusqu'au bout de l'étrange mission qu'elle s'était donnée. Elle fit quelque pas. A mesure qu'elle s'avançait, ses yeux distinguaient mieux les choses et le somptueux mais sévère décor. Garin était couché sur un grand lit dans le coin le plus éloigné de la chambre, face aux fenêtres. Ce lit était tout tendu de velours violet, uni, et sans autre ornement que les cordelières d'argent, maintenant relevés les épais rideaux. Au chevet, on pouvait voir les armes du seigneur de Brazey et son énigmatique devise « Jamais » qui se répétait plusieurs

fois en bandeau. « Une devise qui refuse ou qui repousse, mais qui ou quoi ? » pensa Catherine.

Garin la regardait approcher sans mot dire. Il portait un vêtement de même couleur que le lit, qui disparaissait sous les draps et la courtepointe faite d'une immense fourrure noire, mais il était nu-tête si l'on exceptait un léger pansement au front. C'était la première fois que Catherine le voyait sans chaperon et elle eut l'impression de se trouver en face d'un étranger. Auprès de ce visage pâle et des courts cheveux bruns, striés de fils d'argent, le bandeau noir prenait une valeur plus tragique, plus évidente que sous l'ombre du chaperon. Catherine sentait son assurance la fuir à mesure qu'elle avançait sur les glissantes dalles de marbre noir, gagnant l'un après l'autre les îlots plus stables d'un archipel de tapis aux coloris assourdis. Il n'y avait que peu de meubles dans cette chambre dont les murs de pierre se tendaient eux aussi de velours violet : une crédence d'ébène supportant d'exquises statuettes d'ivoire finement travaillé, une table, entre deux sièges en X

tirés près d'une fenêtre et sur laquelle étincelait un échiquier d'améthyste et d'argent, mais surtout un immense et fastueux fauteuil d'argent massif et de cristal, surélevé, ainsi que le repose-pieds assorti, par deux marches recouvertes de tapis. Un véritable trône...

Ce fut ce siège seigneurial que Garin désigna de la main à la jeune fille. Elle monta d'un pas mal assuré, mais reprit confiance quand ses mains purent s'accrocher fermement aux bras d'argent. Elle toussota pour s'éclaircir la voix et demanda :

— Avez-vous été gravement blessé ?

Je commençais à me demander si vous aviez perdu la voix. En vérité, Catherine, depuis que vous êtes entrée dans cette pièce, vous avez l'air terrifié de l'accusé qui entre au tribunal. Non, je ne suis pas gravement atteint, je vous remercie. Un coup de dague dans l'épaule et une bosse à la tête. Autant dire rien. Vous voilà rassurée ?

La sollicitude qu'elle venait d'affecter écœura soudain Catherine. Elle se sentait incapable de feindre plus longtemps. Au surplus, à quoi bon se réfugier derrière le paravent commode des paroles mondaines quand la vie d'un homme était en jeu ?

— Vous venez de dire, fit-elle en redressant la tête et en le regardant bien en face, que j'avais l'air d'une accusée et vous ne vous êtes pas trompé. C'est justice que je viens vous demander.

Les sourcils noirs de l'argentier se relevèrent au-dessus du bandeau et de son œil unique. Sa voix prit une note plus métallique :

— Justice ? pour qui ?

— Pour l'homme qui vous a attaqué. C'est sur mon ordre qu'il l'a fait...

— Le silence qui tomba entre le fauteuil d'argent et le lit de velours avait le poids même de la hache du bourreau. Garin n'avait pas sourcillé, mais Catherine remarqua qu'il avait pâli encore. Les doigts crispés sur la chimère de cristal terminant les bras de son siège, elle n'avait pas baissé la tête. Elle attendait seulement, tremblant intérieurement de ce qu'il allait dire, des paroles qui devaient sortir de cette bouche serrée, de ce visage figé. Un bourdonnement d'abeille lui emplissait les oreilles maintenant, chassant les bruits de la rue, d'ailleurs affaiblis, brisant le silence énorme de l'instant précédent. La peur, une peur d'enfant, s'emparait de la jeune fille. Garin de Brazey ne disait toujours rien. Il la regardait seulement et il y avait plus d'intensité dans cet œil unique et dans cette orbite aveugle que dans mille regards... Le corps de la jeune fille se tendit pour bondir, s'enfuir mais, soudain, le blessé parla. Sa voix était neutre, sans couleur et comme indifférente. Il demanda seulement Vous avez voulu me faire tuer ? Vous me haïssez donc tellement ?

— Non, je n'ai rien contre vous. C'est le mariage que je déteste et c'est lui que je voulais détruire. Vous mort... -

— Le duc Philippe en eût choisi un autre. Croyez- vous que, sans son ordre formel, j'aurais accepté de vous donner mon nom, de faire de vous ma femme ? Je ne vous connais même pas et vous êtes de fort petite naissance, mais...

Rageusement, Catherine, rouge jusqu'aux oreilles, lui coupa la parole :

— Vous n'avez pas le droit de m'insulter. Je vous le défends. Pour qui vous prenez-vous donc ? Vous n'êtes jamais que fils d'orfèvre, comme moi-même !

— Je ne vous insulte pas. Je dis ce qui est et je vous serais reconnaissant de me laisser finir. C'est bien le moins que vous puissiez faire après l'incident de cette nuit. Je disais donc : vous êtes de petite naissance et sans fortune, mais vous êtes belle. Je peux même dire que vous êtes la plus belle fille que j'aie jamais vue... et sans doute qu'ait jamais vue le duc. Si j'ai reçu ordre de vous épouser c'est dans un but bien précis : celui de vous élever jusqu'à la Cour... et jusqu'au lit du maître auquel vous êtes destinée !

D'un bond, Catherine se dressa sur ses pieds, dominant l'homme étendu :

— Je ne veux pas. Je refuse d'être livrée au duc Philippe comme un objet ou une serve !...

D'un geste, Garin la fit à la fois taire et se rasseoir. Un mince sourire étira sa bouche devant cette enfantine révolte et sa voix se radoucit.

— Nous sommes tous, plus ou moins, les serfs de Monseigneur et vos désirs, pas plus que les miens d'ailleurs, ajouta-t-il avec une certaine amertume, n'ont d'importance. Jouons franc-jeu, si vous le voulez bien, Catherine, car c'est notre seule chance d'éviter de nous haïr et de nous livrer une insupportable guerre sourde. Ni vous, ni moi n'avons le pouvoir de résister à l'ordre du duc ni à ses désirs. Or ses désirs, ou plutôt son désir, c'est vous. Même si le mot brutal vous choque, il faut que vous entendiez la vérité !

Il s'arrêta un moment pour reprendre sa respiration, saisit une coupe d'argent qui se trouvait à son chevet auprès d'un hanap de vin et d'une assiette de fruits, la vida d'un trait et tendit l'assiette à la jeune fille.

Machinalement, Catherine prit une pêche. Garin poursuivit :

— Que nous refusions l'un ou l'autre ce mariage imposé et c'est la hache pour moi, la prison pour vous et les vôtres, peut-être pire. Le duc n'aime pas qu'on lui résiste. Vous avez tenté de me faire tuer. Je vous le pardonne bien volontiers car vous ne saviez pas ce que vous faisiez. Mais si le coup avait réussi, si j'étais tombé sous la dague de ce malandrin, vous n'étiez pas libérée pour autant. Philippe eût désigné quelqu'un d'autre pour vous passer l'anneau au doigt. Il va toujours droit au but qu'il s'est fixé, ne l'oubliez pas, et rien ne peut l'en détourner !

Catherine, vaincue, baissa la tête. L'avenir lui apparaissait plus noir encore et plus menaçant. Elle se trouvait au centre d'une toile d'araignée qu'elle était trop faible, avec ses mains d'enfant, pour déchirer. C'était comme un lent tourbillon d'eau, comme il s'en crée dans les rivières, qui l'emportait jusqu'au trou central, inévitable...

Pourtant, elle dit encore, sans oser regarder Garin :

— Ainsi, vous, un seigneur, vous acceptez sans broncher de voir celle qui portera votre nom devenir maîtresse du prince ? Vous ne ferez rien pour l'en empêcher ?

Garin de Brazey haussa les épaules et se remonta sur les nombreux oreillers de soie qui l'étayaient.

Je n'en ai ni le moyen ni le désir. D'aucuns considéreraient cela comme un honneur. Pas moi, je vous le concède. Il est bien évident que, si je vous aimais, les choses seraient plus pénibles, mais...

Il s'arrêta un instant comme s'il cherchait ses mots. Son regard demeurait attaché au visage rougissant de Catherine qui, à nouveau, se sentait mal à l'aise. Elle releva la tête d'un air de défi :

— Mais ?

— Mais je ne vous aime pas plus que vous ne m'aimez, ma chère enfant, acheva-t-il doucement. Vous voyez que vous pouvez bannir tout remords. Je ne vous en veux même pas d'avoir comploté ma mort...

Rappelée soudain au but de sa visite, Catherine saisit la balle au bond :

— Prouvez-le-moi alors !

— Vous le prouver ?

Le visage de Garin exprimait la surprise. Ses sourcils se froncèrent et un peu de sang monta à ses joues pâles. Craignant un éclat, Catherine se hâta d'enchaîner :

— Oui... Je vous en supplie ! Celui qui vous a attaqué est un vieil ami à moi, c'est même mon seul ami. C'est lui qui nous a cachées après la mort de mon père, lui encore qui nous a fait fuir Paris insurgé, amenées ici en sûreté. Je lui dois ma vie, celle de ma mère, de ma sœur... Il n'a agi que par tendresse pour moi, parce qu'il se jetterait au feu si je le lui demandais. Je ne veux pas qu'il meure à cause de ma sottise. Je vous en supplie !... faites quelque chose.

Pardonnez-lui aussi, faites-le libérer... Il est vieux, malade...

— Pas si malade que cela ! fit Garin avec son mince sourire. Il est encore très vigoureux. J'en sais quelque chose !...

Oubliez-le. Pardonnez-lui... Vous êtes puissant, vous pouvez arracher un malheureux à la potence. Je vous en serais tellement reconnaissante !

Emportée par le désir de sauver Barnabé, Catherine avait quitté son siège et s'était avancée vers le lit. Elle se laissa glisser à genoux auprès de l'énorme couche et tendit vers le blessé un visage soudain inondé de larmes et deux mains tremblantes. Garin se redressa et se pencha un bref instant vers le joli visage en larmes, dans lequel les yeux violets étincelaient comme des pierres précieuses. Ses traits s'étaient durcis, son nez se pinçait.

— Relevez-vous, ordonna-t-il d'une voix rauque, relevez-vous tout de suite. Et ne pleurez plus !... Je vous interdis de pleurer devant moi !

Une colère sourde grondait dans sa voix et Catherine, interdite, obéit machinalement, se releva et recula de deux pas sans quitter des yeux le visage convulsé de l'argentier. Les yeux détournés, celui-ci expliquait maladroitement :

— Je hais les larmes !... Je ne peux supporter de voir pleurer une femme ! Allez-vous-en maintenant... Je ferai ce que vous voudrez ! Je demanderai la grâce de ce malandrin... mais partez ! Partez tout de suite, vous m'entendez...

Il désignait la porte à la jeune fille terrifiée. Catherine ne comprenait rien à la soudaine colère de Garin. Elle reculait à petits pas prudents vers la porte, hésita un instant au seuil, mais avant de franchir la porte, rassembla son courage :

— Merci, dit-elle seulement.

Mi-soulagée, mi-inquiète, à cause de l'étrange attitude de Garin, Catherine, escortée de Sara, rentra à l'hôtel de Champdivers où la maîtresse de maison lui délivra une homélie sur la modestie et la retenue qui conviennent à une véritable dame et, à plus forte raison, à une jeune fille. Catherine écouta sans protester, heureuse de la tournure que prenaient les événements. En effet, il ne lui venait même pas à l'idée de mettre en doute la parole de Brazey. Il avait dit qu'il ferait libérer Barnabé et elle était sûre qu'il le ferait. Il n'y avait qu'à attendre...

Malheureusement, la demande en grâce de l'argentier arriva trop tard. Le vieux truand avait été mis à la torture pour lui faire avouer les raisons de son geste et n'avait pas résisté : il était mort sur le chevalet, sans rien dire. Ce fut Jehan des Écus qui vint dès le lendemain matin, apprendre la nouvelle à Sara.

Enfermée chez elle, Catherine désespérée sanglota toute la journée, pleurant son vieil ami et se reprochant amèrement de l'avoir envoyé, bien inutilement, à une mort aussi cruelle. Des images du passé lui revenaient en foule: Barnabé et sa houppelande à coquilles, vendant ses fausses reliques au portail de Sainte-Opportune, Barnabé dans son antre de la Cour des Miracles, ravaudant ses habits ou discutant avec Mâchefer, Barnabé à l'assaut de la maison de Caboche, Barnabé dans la barque qui les emmenait au fil de la Seine, ses longues jambes étendues devant lui, récitant des vers...

Au soir de ce triste jour, Sara apporta à Catherine un petit paquet soigneusement cacheté que lui envoyait Garin de Brazey. Quand elle l'eut ouvert, elle vit qu'il contenait une dague toute simple, au manche de corne simplement gravé d'une coquille et qu'elle reconnut aussitôt : la dague de Barnabé, celle qui lui avait servi à frapper Garin... Deux mots l'accompagnaient, rien que deux mots :

« Je regrette !... » avait seulement écrit Garin.

Un long moment, Catherine garda dans sa main l'arme grossière. Ses larmes ne coulaient plus. La mort de Barnabé marquait la fin d'un chapitre de son existence et le début d'un autre. Dans sa paume, le manche de corne se réchauffait, reprenait vie comme si la main du Coquillart l'eût quitté l'instant précédent... Lentement, Catherine se dirigea vers le petit coffret de bois sculpté que lui avait donné l'oncle Mathieu et y déposa la dague. Puis elle alla s'agenouiller devant une petite statue de la Vierge Noire qui ornait un coin de sa chambre et devant laquelle brûlaient deux cierges. La tête dans ses mains, elle pria longtemps pour laisser à son cœur le temps de se calmer.

Quand elle se releva, elle avait pris la décision de ne plus lutter contre son destin. Puisqu'il n'y avait pas moyen de faire autrement, puisque tout semblait se liguer contre sa liberté, elle épouserait Garin de Brazey. Mais nulle puissance au monde, pas même le duc Philippe, ne pourrait arracher de son cœur celui qui l'occupait tout entier, sans espoir mais sans partage. Elle ne cesserait pas d'aimer Arnaud de Montsalvy.

CHAPITRE VIII La dame de Brazey

Malgré le surcot d'hermine qui lui emprisonnait les hanches et le buste par-dessus sa robe de brocart bleu argent et malgré la houppelande doublée de même fourrure jetée sur ses épaules, Catherine se sentait glacée jusqu'aux os. Elle devait serrer les lèvres pour empêcher ses dents de claquer. Dans la petite chapelle romane du château de Brazey, le froid de décembre mordait cruellement en dépit des tapis et des carreaux de velours jetés sous les pieds des assistants.

Et, dans sa chasuble rutilante, le prêtre à l'autel, avait l'air transi tandis que les petits clercs s'essuyaient subrepticement le nez à leurs manches.

La cérémonie du mariage avait été brève. Comme dans un songe, Catherine s'était entendu répondre « oui » à la question de l'officiant.

Sa voix n'avait été qu'un souffle. Le vieillard avait dû se pencher pour le recueillir. Garin, lui, s'était engagé d'une voix calme, indifférente...

De temps en temps, le regard de la jeune femme glissait vers celui qui était maintenant son mari. Le froid intense de cette journée d'hiver ne paraissait pas avoir plus de prise sur lui que le fait de prendre femme.

Il se tenait debout auprès d'elle, bras croisés, fixant l'autel de son œil unique avec cette étrange expression de défi qui avait tant frappé la jeune fille, lors de leur première rencontre, à Notre-Dame. Ses vêtements de velours noirs, ourlés de zibeline, ne semblaient pas plus épais que d'habitude et il ne portait pas de houppelande sur son pourpoint court. Pas de joyaux non plus, à l'exception d'une grosse larme de diamant merveilleusement pure, qu'un léopard d'or, piqué dans les plis de son chaperon, portait entre ses griffes. Lorsqu'il s'était déganté pour prendre dans les siens les doigts glacés de Catherine, elle avait été surprise de constater combien cette main était chaude.

Garin avait tellement l'air d'une statue de plus dans cette église !

Quand elle se releva, après l'Élévation, Catherine sentit glisser sa houppelande et voulut la retenir. Mais deux mains, rapides et légères, la replacèrent vivement sur les épaules frissonnantes. Se détournant à demi, elle remercia Odette de Champdivers d'un sourire. Ces quelques mois écoulés depuis la mort de Barnabé lui avaient du moins valu une amie : la fille des Champdivers enfin revenue au pays.

Trois mois plus tôt, le 21 octobre, le malheureux roi Charles VI avait vu s'achever son calvaire et s'était éteint, entre les bras de sa jeune maîtresse, dans la solitude de son hôtel Saint-Pol. Seule désormais, en butte aux vexations d'une Isabeau d'autant plus haineuse que l'obésité la rendait quasi impotente, la « petite Reine » était revenue dans sa Bourgogne natale. Une amitié spontanée avait aussitôt rapproché la douce jeune femme qui avait été l'ange du roi fou et la belle créature qu'abritait l'hôtel de Champdivers. Odette savait pourquoi Garin épousait Catherine, elle savait dans quel but le duc Philippe avait voulu faire une noble dame d'une petite bourgeoise et elle plaignait son amie. Car, si elle-même avait connu l'angoisse d'être livrée à un homme inconnu, du moins le ciel lui avait-il accordé la grâce d'aimer cet inconnu, malgré sa démence et au-delà même de ce qu'elle pensait pouvoir donner d'amour. Mais Catherine pourrait-elle aimer l'orgueilleux et sensuel Philippe qui ne reculait devant rien pour satisfaire son désir Odette, dans la sagesse de ses trente-trois ans, en doutait fort.

La messe se terminait. Garin offrait maintenant à sa femme son poing fermé pour qu'elle y appuyât ses doigts. Les portes de vieux chêne s'ouvrirent en grinçant sur la campagne enneigée. Un coup de vent s'engouffra dans l'église et vint incliner les flammes des gros cierges de cire jaune de l'autel tandis que les rares assistants de ce mariage sans joie, frissonnaient. Un groupe compact de paysans transis, aux nez bleuis et aux mains rouges, tassés les uns contre les autres pour avoir plus chaud, se tenait à la porte et se mit à crier « Noël » sans grande conviction tant chacun avait hâte de rentrer chez soi. De sa main libre, Garin prit une poignée de pièces d'or dans son escarcelle et les jeta à la volée dans la neige. Les paysans hurlèrent et se précipitèrent à quatre pattes, se battant presque.

Tout cela avait l'air irréel et sinistre. Et, se rappelant les joyeuses noces auxquelles bien souvent elle avait assisté chez des confrères de l'oncle Mathieu ou chez des paysans de la Côte, Catherine se dit qu'elle avait rarement vu mariage aussi lugubre. Jusqu'au ciel bas, d'un vilain gris jaune, lourd de neige à venir et où passait le vol criard des corbeaux, qui ajoutait à la tristesse de ces épousailles...

Le visage piqué par le froid, le souffle court, Catherine se mordait les lèvres pour retenir ses larmes. Sans la bonne Marie de Champdivers et sans la chaude amitié d'Odette, elle eût été affreusement seule en ce jour, si important dans la vie d'une femme. Ni Jacquette, ni Loyse, ni le brave oncle Mathieu n'avaient eu l'honneur d'être conviés par le seigneur de Brazey, malgré les prières de Catherine.

— C'est impossible ! avait-il répondu seulement. Monseigneur, bien qu'il ne puisse venir en personne, s'y opposerait. Vous devez essayer de faire oublier qui vous êtes et, pour cela, commencer par l'oublier vous- même.

— N'y comptez pas ! avait répliqué Catherine pourpre de colère. Je ne consentirai jamais à oublier ma mère, ma sœur, mon oncle, ni aucun de ceux qui me sont chers. Et j'aime autant vous prévenir tout de suite : si vous me refusez la joie de les recevoir dans cette maison dont on dit qu'elle va être la mienne, aucune force humaine, pas même la vôtre, ne m'empêchera de les aller voir.

Garin avait haussé les épaules d'un air excédé :

— Vous ferez ce que vous voudrez !... pourvu que ce soit discrètement.

Cette fois, elle n'avait rien répondu mais il y avait huit jours que les futurs époux ne s'étaient adressé la parole. Catherine boudait et visiblement, cette bouderie ne gênait aucunement Garin qui ne se souciait pas de la faire cesser. L'absence de sa mère et de son oncle n'en était pas moins cruelle à la nouvelle mariée. En revanche, elle était fort peu sensible à la présence des envoyés du duc Philippe, retenu en Flandres : le nonchalant, l'élégant Hughes de Lannoy, ami intime de Philippe, dont l'insolent regard avait le privilège de mettre Catherine mal à son aise, et le jeune mais sévère Nicolas Rolin, chancelier de Bourgogne depuis quelques jours. De toute évidence, tous deux accomplissaient là une corvée sans agrément, encore que le nouveau chancelier fût le plus intime ami de Garin. Mais Catherine n'ignorait pas qu'il désapprouvait entièrement son mariage. Dans la salle principale du château, un festin attendait la douzaine d'invités du mariage. La salle, réchauffée de tapisseries d'Arras contre la bise extérieure, était de dimensions exiguës, le château lui-même n'étant pas des plus grands : un manoir plutôt, dont le corps central se flanquait d'une grosse tour et d'une tourelle. Mais la table, tendue de soie damassée et dressée devant un feu bien flambant, était somptueusement servie dans des couverts de vermeil, car, pour rien au monde, même pour ces noces sans éclat, le Grand Argentier n'eût voulu manquer à sa réputation de faste et d'élégance.

En entrant, Catherine alla tout de suite tendre ses mains froides aux flammes dansantes. Sara, promue première femme de chambre, l'avait débarrassée de sa houppelande. Elle eût volontiers abandonné également entre les mains de sa fidèle servante, la haute coiffure argentée dont le croissant, étoilé de saphirs, supportait un flot de dentelles mousseuses. La migraine lui serrait les tempes. Elle se sentait transie jusqu'à l'âme et n'osait pas chercher le regard de son époux.

L'intérêt que Garin lui avait montré, au soir de l'attentat de Barnabé, n'avait pas résisté à la visite que Catherine lui avait faite, le lendemain même. Depuis ce jour, la jeune fille ne l'avait que très peu vu, car il avait accompagné le duc dans plusieurs déplacements. A Paris, notamment, où Philippe avait séjourné au moment de la mort soudaine, survenue fin août du roi d'Angleterre Henri V. Le vainqueur d'Azincourt était mort, à Vincennes, du mal de saint Fiacre, laissant un enfant de quelques mois : le fils que lui avait donné Catherine de France. Mais, prudent, Philippe de Bourgogne avait refusé la Régence du royaume et, sans même attendre les funérailles du conquérant, était reparti pour les Flandres, n'en bougeant même pas à l'annonce de la mort du roi Charles VI, pour n'avoir pas, lui prince français, à s'effacer devant le duc de Bedford, devenu régent du Royaume. Garin de Brazey était resté auprès de Philippe mais, chaque semaine, un messager était venu de sa part, porter à sa fiancée quelque présent : bijou, œuvre d'art, livre d'heures richement enluminé par Jacquemart de Hesdin et même un couple de grands lévriers de Karamanie qui sont sans rivaux pour la chasse. Jamais, pourtant, le moindre mot n'accompagnait l'envoi. Par contre, Marie de Champdivers recevait régulièrement des instructions au sujet des préparatifs du mariage et des habitudes mondaines qui devaient être inculquées à la future mariée. Garin n'était rentré que huit jours avant les noces, juste à temps pour refuser à Catherine la présence de sa famille.

Le repas nuptial fut triste malgré l'entrain que s'efforçait d'y mettre Hughes de Lannoy. Assise auprès de Garin dans le banc seigneurial, Catherine touchait à peine aux mets qui étaient servis, à l'exception de quelques bribes d'un magnifique brochet de la Saône aux herbes et de quelques prunes confites. Les aliments ne franchissaient sa gorge qu'avec peine et elle ne prononça pas trois paroles. Garin ne lui prêtait aucune attention. Il ne s'occupait pas davantage d'ailleurs des autres dames présentes qui bavardaient entre elles. Lui parlait politique avec Nicolas Rolin passionné par la prochaine ambassade du chancelier à Bourg-en-Bresse où, pour plaire au duc de Savoie sincèrement épris de paix, les gens de Bourgogne et ceux de Charles VII allaient tenter de s'entendre.

À mesure que l'heure avançait, Catherine sentait croître son malaise et, quand les serviteurs vêtus de violet et d'argent apportèrent les bassins de confitures, les pièces de nougat et les fruits au sucre qui composaient le dessert, elle sentit ses nerfs craquer et dut cacher ses mains tremblantes sous la nappe. Dans quelques instants, lorsqu'on se lèverait de table, les dames la conduiraient à la chambre nuptiale où elle serait abandonnée, seule en face de cet homme qui avait maintenant tous les droits sur elle. A la seule idée de son contact, la chair de Catherine se hérissait sous les vêtements de soie. De toutes ses forces, désespérément, elle tentait d'éloigner d'elle le souvenir de l'auberge de Flandres, le dessin d'un visage, le son d'une voix, la chaleur d'une bouche impérieuse. Son cœur s'arrêtait lorsqu'elle évoquait Arnaud et leur trop bref moment d'amour. Tout ce qui pourrait venir ce soir, les gestes que ferait Garin, les paroles qu'il prononcerait, ne seraient que la dérisoire parodie d'un instant précieux entre tous. Catherine savait trop bien qu'elle avait approché, de bien près, le véritable amour de sa vie, celui pour lequel Dieu l'avait créée, pour n'en avoir point cruellement conscience. Devant elle, maintenant, rythmant sur la harpe les gracieuses évolutions d'une dizaine de danseuses, un ménestrel chantait :

Ma seule amour, ma joie et ma maîtresse, Puisqu'il me faut loin de vous demeurer, Je n'ai plus rien à me réconforter, Qu'un souvenir pour retenir liesse...

Les paroles mélancoliques firent monter des larmes aux yeux de la jeune femme. Les vers répondaient si bien à la plainte de son propre cœur ! C'était comme si le ménestrel lui avait un instant prêté sa voix... Elle regarda le jeune garçon à travers un brouillard de larmes, vit qu'il était très jeune, mince et blond, avec des genoux encore mal dégrossis, un visage enfantin... Mais la voix railleuse d'Hughes de Lannoy vint briser le charme et elle l'en détesta.

— Quelle chanson lugubre pour un soir de noces ! s'écria-t-il. Vive Dieu, l'ami ! N'as-tu pas plutôt quelque rondeau gaillard, bien propre à mettre en joie un couple nouveau marié ?

— La chanson est belle, intervint Garin. Je ne la connaissais pas.

D'où la tiens-tu baladin ?

Le jeune chanteur rougit comme une fille, s'agenouilla avec humilité, ôtant son bonnet vert où tremblait une plume de héron :

— D'un mien ami, messire, qui l'a rapportée d'au- delà de la mer.

— Une chanson anglaise ? Je n'en crois rien, fit Garin dédaigneux.

Ces gens-là ne savent chanter que la bière et les horions.

— S'il vous plaît, messire, la chanson vient de Londres, mais elle est toute française. Dans sa geôle anglaise, Monseigneur Charles d'Orléans compose ballades, odes et chansons pour distraire son ennui aux heures trop longues. Celle-ci a percé les murs de la prison et j'ai eu la chance de l'entendre...

Il allait continuer quand Hughes de Lannoy, tirant sa dague, bondit par-dessus la table et tomba, l'arme haute, sur le malheureux chanteur.

— Qui ose, en pays bourguignon, prononcer le nom d'Orléans ?

Maudit maraud, tu vas le payer !

Fou de rage, le bouillant ami de Philippe le Bon allait frapper quand Catherine, mue par une irrésistible impulsion, se leva :

— Assez, sire chevalier ! Vous êtes ici chez moi et ceci est mon souper de noces. Je vous interdis de faire couler devant moi un sang innocent ! Une chanson se juge à sa beauté, non à son origine.

Sa voix, vibrante de colère, avait sonné comme un clairon. Un silence succéda. Stupéfait, Hughes de Lannoy laissa retomber son bras. Ses yeux rejoignirent, sur la jeune femme, ceux de tous les assistants. Elle se tenait très droite, s'appuyant à la table du bout des doigts, le menton fièrement levé, toute brillante de fureur mais revêtue d'une telle dignité que nul ne songea à s'étonner. Jamais la beauté de Catherine n'avait été aussi éclatante qu'à cette minute. Elle s'imposa aux hommes présents, comme une aveuglante révélation, dans son incontestable royauté. Que cette fille vînt d'une échoppe de drapier était un fait, mais que, par la splendeur de son corps et la grâce de son visage, elle fût digne d'être reine, en était un autre, non moins clair.

Une flamme étrange au fond de ses yeux bleu pâle, Hughes de Lannoy repoussa lentement sa dague au fourreau, lâcha le ménestrel et revint vers la table. Il sourit, plia le genou.

— Pardonnez-moi, gracieuse dame, d'avoir, en votre présence, laissé la colère m'emporter. J'implore, à la fois, mon absolution et un sourire...

Mais tous ces regards fixés sur elle avaient eu raison de l'assurance momentanée de Catherine. Confuse, elle sourit au jeune homme d'un air embarrassé, se tourna vers son époux :

— C'est à vous, messire, qu'il faut offrir des excuses. Pardonnez-moi d'avoir élevé la voix en votre lieu et place. Mais, veuillez considérer...

Garin s'était levé et lui avait pris la main pour couper court à ses excuses et lui venir en aide :

— Comme vous l'avez dit fort justement, vous êtes ici chez vous...

et vous êtes ma femme. Je suis heureux que vous ayez agi ainsi car vous aviez entièrement raison. Gageons que nos amis vous approuvent et qu'ils nous donneront, maintenant, permission de nous retirer.

La vague de sang venue avec la colère aux joues de Catherine se retira subitement. Sa main frémit dans celle de Garin. Le moment tant redouté était donc venu ? Le visage impassible de l'époux n'évoquait certes pas les doux épanchements de l'amour, mais c'était tout de même vers leur chambre commune qu'il l'emmenait. Sur leurs pas, les invités se formèrent en un cortège dont six musiciens, jouant de la flûte et de la viole, prirent la tête. Éperdue, Catherine chercha le regard d'Odette qui la suivait, menée par Lannoy. Elle y lut une chaude amitié et aussi une profonde compassion.

— C'est chose sans importance que le corps, lui avait dit la jeune femme tandis qu'elle l'aidait à s'habiller, le matin même. L'heure de l'union est pénible pour presque toutes les femmes, même lorsque l'amour est là. Et, lorsqu'il n'y est pas, il arrive, parfois, qu'il vienne ensuite.

Catherine s'était détournée pour prendre sa coiffure des mains d'une servante. Malgré l'amitié profonde, mais encore trop récente, qui la liait à Odette, elle ne s'était pas encore résolue à lui découvrir le fond de son cœur ni le secret de son amour pour Arnaud de Montsalvy.

Elle avait l'impression, stupide peut-être, qu'en laissant la confidence franchir ses lèvres, elle éloignerait d'autant la forme, déjà si lointaine, du jeune homme, elle briserait le charme tissé entre elle et cet ennemi bien-aimé.

... puisqu'il me faut loin de vous demeurer, Je n'ai plus rien à me réconforter Qu'un souvenir...

Les paroles de la plaintive chanson se reformaient d'elle-même sur le miroir fidèle de sa mémoire, si poignantes, tout à coup en face de cette porte sombre qui allait s'ouvrir, puis se refermer.

Catherine ferma les yeux pour retenir les larmes qui venaient.

Elle était au seuil de la chambre nuptiale...

La dernière, Odette s'était retirée, laissant Catherine attendre seule l'arrivée de l'époux. Un dernier baiser fraternel, un dernier sourire vite dérobé par l'entrebâillement de la porte et la jeune femme avait disparu. Catherine savait qu'Odette quittait Brazey le soir même pour regagner son castel de Saint-Jean-de- Losne où l'attendait sa fille.

Malgré le froid et la neige,. peu d'invités demeureraient cette nuit au château, chacun préférant rentrer chez soi. Seuls, Guillaume et Marie de Champdivers resteraient à cause de leur âge. C'était peu, mais leur présence sous le même toit qu'elle-même réconfortait un peu la jeune mariée. Par ailleurs, Catherine ne regrettait ni Lannoy ni Rolin...

Assise dans le grand lit dont les sévères tentures de tapisserie retraçaient des scènes de chasse, elle tendait l'oreille à tous les bruits du château. Mais ils s'éteignaient l'un après l'autre, étouffés par l'épaisseur des murs. Bientôt, il n'y eut plus, dans la grande pièce lugubre que le crépitement du feu ronflant dans l'énorme cheminée de pierre et le bâillement de l'un des chiens au pied du lit. L'autre dormait, la tête sur les pattes.

Des tentures avaient été accrochées le matin même, dans cette chambre glaciale, aux murs de pierre nue. Elles masquaient l'ogive des fenêtres étroites et l'étendue blanche de la plaine sous le ciel noir.

On avait jeté, à terre, les grandes peaux d'ours brun que Garin affectionnait et, ainsi calfeutrée, la pièce ronde, prise dans la tour, avait trouvé une nouvelle apparence, plus douillette. Dans la cheminée, on avait entassé deux troncs d'arbres et la chaleur dégagée était si forte que Catherine sentait la sueur couler le long de son dos.

Mais ses mains crispées demeuraient froides. Elle guettait un pas dans le couloir.

Ses femmes, dirigées par Odette, l'avaient revêtue d'une sorte de robe de nuit en soie blanche, froncée au cou par un lien d'or et dont les larges manches glissaient jusqu'à l'épaule pour peu qu'elle levât les bras. Ses cheveux avaient été tressés en nattes épaisses retombant sur sa poitrine et sur la courtepointe de damas rouge.

Pourtant, malgré l'insistance qu'elle mettait à fixer la porte, Catherine n'entendit ni ne vit entrer Garin. Il sortit de l'ombre d'un renfoncement, soudainement, silencieusement, et s'avança sans bruit sur les fourrures sombres comme une apparition. Effrayée, Catherine réprima un petit cri, remonta ses couvertures qu'elle tint bien serrées sur sa poitrine.

— Vous m'avez fait peur ! Je ne vous ai point entendu entrer...

Il ne répondit pas, continua d'approcher du lit dont il gravit les deux marches. Son œil sombre était fixé sur la jeune femme effrayée qui le regardait venir mais ses lèvres serrées n'avaient pas un sourire. Il semblait plus pâle que de coutume. Emprisonné du cou aux talons dans une longue robe de velours noir, il avait quelque chose de funèbre aussi peu approprié que possible à la circonstance. Il semblait le fantôme de ce château solitaire et son mauvais génie. Avec un petit gémissement apeuré, Catherine ferma les yeux attendant ce qui allait suivre.

Elle sentit, tout à coup, des mains sur sa tête. Elle comprit que Garin défaisait ses nattes, habilement, légèrement. Bientôt les cheveux libérés glissèrent sur ses épaules, sur son dos, comme un manteau rassurant. Les gestes de Garin étaient doux, peu hâtifs. Catherine osa rouvrir les yeux, le vit considérer une longue mèche dorée qu'il avait gardée dans sa main et qu'il faisait miroiter dans la lumière rouge des flammes.

— Messire... balbutia-t-elle.

Mais il lui fit signe de se taire. Il ne la regardait toujours pas, continuait à jouer avec la mèche soyeuse. Soudain, il dit :

— Levez-vous !

Elle n'obéit pas tout de suite, ne comprenant pas ce qu'il voulait.

Alors, il la prit doucement par la main, répéta :

— Levez-vous...

— Mais...

— Allons ! Obéissez ! Ne savez-vous pas que vous me devez soumission entière ? Ou bien n'avez-vous rien entendu de ce qu'a dit le prêtre ?

Le ton était froid, sans passion. Il énonçait simplement un fait.

Docile, elle quitta son lit, s'avança sur les peaux d'ours, pieds nus, relevant légèrement le vêtement de soie blanche un peu trop long, pour ne pas tomber. Garin l'avait reprise par la main. Il la conduisit ainsi jusque devant la cheminée. Son visage demeurait indéchiffrable.

Le cœur de Catherine battait à se rompre dans sa poitrine. Que voulait-il d'elle ? Pourquoi la faire lever ? Elle n'osait pas poser de questions.

Quand les doigts de Garin montèrent à son cou, dénouèrent le lien d'or, elle sentit son visage s'empourprer et se hâta de refermer les yeux, serrant bien fort les paupières comme pour s'en faire une barrière protectrice. Le contact des mains disparut. Catherine sentit la soie blanche glisser de ses épaules, s'écrouler mollement autour de ses chevilles. Elle sentit aussi, plus intense, la chaleur du feu sur sa peau nue.

De longues minutes passèrent ainsi. Des taches rouges éclataient comme des éclairs sous les paupières étroitement fermées de la jeune femme. La brûlure du feu, sur son ventre et sur ses cuisses, devenait intolérable. Garin ne la touchait pas, ne disait rien. Elle ne sentait même plus sa présence. Consciente de sa nudité, malgré ses yeux clos, elle eut un réflexe de pudeur, voulut se cacher de ses bras. Mais un mot bref l'arrêta, lui faisant rouvrir les yeux du même coup.

— Non !

Alors, elle le vit. Il était assis dans un haut fauteuil de chêne, à quelques pas d'elle et, le menton dans la main, il la regardait. Son œil unique avait une expression étrange, faite de colère et de désespoir. Si intense pourtant que Catherine détourna la tête. Elle remarqua alors, grandie jusqu'à l'antique voûte de pierre, son ombre noire, émouvante et gracieuse, dessinée avec la précision d'un burin. La honte l'envahit d'être ainsi détaillée par ce regard d'homme. Elle gémit :

— Par grâce... ce feu me brûle.

— Alors, écartez-vous un peu.

Elle obéit, enjamba la soie blanche roulée à terre, s'approcha de lui, inconsciemment provocante, souhaitant éperdument qu'il cessât ce jeu cruel et troublant. La chaleur de l'âtre avait enflammé son corps, y faisant naître d'étranges sensations. Une fois déjà elle avait senti cette houle profonde et mystérieuse, cette griserie bizarre qui lui avait fait tout oublier. Sans bien s'en rendre compte, Catherine allait au-devant de caresses, de baisers que son corps jeune et sain réclamait comme son dû. Mais, assis dans son fauteuil, Garin de Brazey ne bougeait toujours pas. Il la regardait seulement.

La colère envahit brutalement Catherine, malade de honte. Elle allait se détourner de lui, courir vers le lit pour y chercher refuge dans les rideaux et les couvertures. Il dut sentir cette révolte. Ses doigts se nouèrent, durs comme fer, autour de son poignet, l'obligeant à demeurer près de lui.

— Vous m'appartenez ! J'ai le droit de faire de vous ce que je veux...

Sa voix, assourdie, s'enrouait un peu mais la main qui tenait Catherine ne tremblait pas. Il semblait curieusement insensible à la beauté dévoilée de cette femme. Sa main libre monta, s'arrêta au visage détourné, pourpre de honte, puis glissa en une sorte de longue caresse autour d'un sein, le long d'une hanche. Ce n'était pas un geste d'amour mais seulement celui de l'amateur d'art qui éprouve, de la main, le grain serré d'un marbre, la pureté parfaite d'une statue.-Il n'y en eut, d'ailleurs, pas de second, mais, sous les doigts chauds, Catherine avait tressailli. La voix enrouée se fit encore entendre :

— Un corps de femme peut être la plus belle ou la pire des choses, dit Garin. J'aime que le vôtre ait cette splendeur.

Cette fois, il s'était levé, lâchait le poignet endolori. Stupéfaite, Catherine, les yeux bien ouverts cette fois, le vit s'éloigner, poser la main sur la porte.

— Dormez bien ! fit-il calmement.

Il s'évanouit dans l'ombre aussi silencieusement qu'il était entré.

Catherine vit sa silhouette noire fondre comme par enchantement.

Elle resta seule au milieu de la grande chambre, interdite, un peu déçue sans vouloir se l'avouer. L'ombre sur le mur lui rendit le sentiment de sa nudité et elle courut jusqu'au lit dans lequel elle s'engloutit, le cœur fou. Puis, dans le refuge des oreillers de soie et des chaudes couvertures, elle se mit à sangloter sans la moindre logique et sans même savoir pourquoi.

Quand elle cessa de pleurer, longtemps après, le feu avait baissé et sa migraine de tout à l'heure lui était revenue, plus violente encore. Les yeux rouges et gonflés, la tête brûlante, Catherine s'en alla chercher sa robe de nuit demeurée devant l'âtre, s'en revêtit et alla baigner son visage dans une cuvette d'argent, posée sur un coffre avec une aiguière d'eau d'oranger. La fraîcheur de l'eau lui fit du bien. Autour d'elle c'était le silence absolu, une énorme solitude. Les chiens eux-mêmes étaient sortis, sans doute sur les talons de Garin ; elle ne s'était même pas rendu compte de leur départ. Un peu calmée, elle retourna se coucher, se cala confortablement dans ses oreillers et tenta d'y voir clair.

L'aventure de cette étrange nuit de noces lui en avait appris sur ellemême bien plus que les dix dernières années écoulées. Elle avait découvert qu'il lui faudrait, à l'avenir, se méfier de son propre corps et de ses imprévisibles réactions. Lorsqu'elle s'était abandonnée entre les bras d'Arnaud, elle avait attribué sa faiblesse à la puissance de l'amour immédiat que lui avait inspiré le chevalier. Mais ce soir ? Elle n'aimait pas Garin. Elle n'était aucunement attirée par lui et pourtant... elle avait été à deux doigts de le supplier de la prendre dans ses bras. Son corps s'était révélé exigeant, avide, receleur de forces troubles dont elle n'avait jamais soupçonné l'existence auparavant.

Quant à l'attitude de son mari, elle renonçait à l'expliquer. Il était réellement impossible d'y comprendre quelque chose.

Le lendemain était la veille de Noël. Une musique aigrelette tira Catherine de son sommeil. Les rideaux avaient été tirés, laissant voir le jour triste d'hiver mais le feu flambait de plus belle dans la cheminée devant laquelle, assis dans un fauteuil, un lévrier à ses pieds, Garin était assis, toujours vêtu de sa robe noire, comme s'il venait de se lever. Comme Catherine se dressait sur son séant, il eut un mince sourire.

— Ce sont les hautbois de l'Avent, ma mie. Comme le veut la coutume, ils doivent jouer ici toute la journée jusqu'à minuit. Il faut vous apprêter pour les accueillir. Je vais appeler vos femmes...

Ahurie, mal réveillée, Catherine vit entrer ses servantes qui vinrent, joyeusement, lui souhaiter le bon jour. Toutes étaient très gaies et voltigeaient autour du lit, tendant l'une la dalmatique fourrée, l'autre les pantoufles, la troisième un miroir. Mais leurs regards malins glissaient irrésistiblement vers Garin, carré .dans son fauteuil. Il surveillait toute cette joyeuse agitation d'un air indulgent jouant parfaitement son personnage de nouveau marié heureux d'assister au lever de la femme aimée... Devant cette comédie, Catherine ne savait si elle devait rire ou se fâcher.

Seule Sara conservait son calme. Elle était entrée la dernière, portant la robe de lendemain de noces que Catherine devait revêtir pour cette journée : une toilette de drap couleur de miel brodé d'épis de blé en soie ton sur ton cernés d'un mince fil d'or. Les larges manches, le décolleté et le bas de la robe étaient ourlés de zibeline d'un brun chaud. La robe de dessous était de satin couleur miel, tout unie. Quant à la coiffure qui absorba toute la chevelure de Catherine elle était faite d'un double bourrelet de zibeline tendu sur une haute forme de drap brodé d'où tombait un court voile assorti. Une large ceinture orfévrée retint les plis de la robe, juste sous les seins, et un collier, fait d'épis d'or et de belles topazes rondes vinrent compléter cette toilette que Sara aida sa maîtresse à revêtir avec des gestes de prêtresse à l'autel.

Mais le visage de la bohémienne était sombre et, tout le temps que dura la toilette, elle ne sonna mot ; Garin s'était retiré pour vaquer à sa propre toilette et les deux femmes auraient pu parler s'il n'y avait eu l'essaim espiègle des jeunes servantes. Aussi, lorsque Catherine fut prête, Sara les congédia-t-elle d'un geste agacé puis se tourna vers la jeune femme.

— Alors, demanda-t-elle, tu es heureuse ?

La brutalité de l'attaque surprit Catherine. Sara semblait de fort mauvaise humeur. Ses yeux noirs examinaient le visage de la nouvelle dame de Brazey comme si elle cherchait à y lire quelque chose. Catherine fronça les sourcils.

— Pourquoi ne le serais-je pas ? Ou plutôt, pourquoi le serais-je ?

Je ne suis pas mariée pour être heureuse. On dirait que tu l'ignores !

— Je sais. Je voulais seulement que tu me dises comment s'est passée cette nuit de noces. C'est une chose si importante qu'un premier contact intime, dans la vie d'une femme !...

— Très bien, fit Catherine laconiquement.

Elle était, en effet, très décidée à n'avouer à âme qui vive, pas même à Sara, son humiliante expérience de la veille. Son orgueil se refusait à admettre, même devant sa vieille confidente, que son époux, après avoir contemplé la totalité de sa beauté, s'en était allé coucher dans son propre appartement sans même lui avoir donné un seul baiser. Mais Sara ne se tenait pas pour battue.

— Si bien que ça ? Tu n'as pas l'air bien fatiguée pour une jeune épousée. Tes yeux ne sont même pas cernés...

Cette fois, la colère emporta Catherine qui frappa du pied.

— Veux-tu me dire ce que cela peut te faire ? Je suis comme je suis ! Maintenant laisse-moi en paix. Il faut que je descendre rejoindre mon époux.

L'irritation de la jeune femme arracha à Sara un faible sourire. Sa main brune se posa sur l'épaule de Catherine. Elle l'attira brusquement à elle, posa un baiser rapide sur son front.

— Plût à Dieu que tu dises vrai, mon ange, car j'aurais moins souci de toi. Plût à Dieu que tu aies vraiment trouvé un mari. Mais j'en doute.

Refusant, cette fois, de s'expliquer davantage, Sara ouvrit la porte de la chambre après avoir emmitouflé Catherine dans l'ample manteau de velours brun que lui avait donné jadis le duc Philippe et qu'elle avait soigneusement conservé. Puis elle l'escorta dans le glacial escalier de pierre de la tour. Devant le château, Garin attendait sa femme et alla lui offrir la main.. Près de l'escalier, soufflant dans leurs instruments de toutes leurs joues gonflées, une troupe de jeunes garçons joyeusement vêtus de rouge et de bleu, jouaient du hautbois avec ardeur. L'apparition de la jeune femme parut stimuler leur ardeur et ils n'en soufflèrent que plus fort. Un pâle soleil à peine coloré avait réussi à percer les nuages.

Toute la journée, Catherine joua consciencieusement son nouveau rôle de châtelaine, au son des hautbois de l'Avent. À la tombée du jour, elle se rendit, avec toute sa maisonnée et tous les habitants du village, à la petite église de Brazey pour y allumer des brandons à la lampe du chœur. Après quoi, chacun devait revenir allumer son foyer éteint à cette flamme sacrée. Debout, à côté de Garin, elle le regarda enflammer, dans la cheminée de la grande salle, la bûche rituelle, une énorme tranche de hêtre, puis l'aida à distribuer à chaque paysan une pièce de tissu, trois pièces d'argent et un gros pain en cadeau de Noël.

À minuit, elle entendit les trois messes traditionnelles dans la chapelle du château où la veille on l'avait mariée, puis rentra pour le repas qui était servi.

Au bout de cette longue journée, elle se sentait lasse. La chute de la lumière, en ramenant la nuit, avait réveillé du même coup ses inquiétudes. De quoi serait faite cette nouvelle nuit ? Garin se montrerait- il aussi étrange qu'au cours de la précédente ou bien réclamerait-il ses droits d'époux ? Toute la journée, il avait été parfaitement normal, voire aimable. Plusieurs fois, il lui avait souri et, en sortant de table, après le souper de minuit, il lui avait offert deux bracelets de perles en présent de Joyeux Noël. Mais son regard quand il se posait sur Catherine, avait parfois une expression si étrange que la jeune femme se sentait glacée jusqu'à l'âme. Elle aurait juré, à ces moments- là, qu'il luttait contre quelque sombre fureur. Mais pourquoi cette fureur ? Contre qui ? Elle se montrait envers lui aussi douce et soumise que pouvait le souhaiter le plus exigeant des époux.

Le cœur du Grand Argentier de Bourgogne semblait constituer une bien difficile énigme !

Pourtant, les craintes de Catherine se révélèrent sans fondement.

Garin se contenta de la conduire jusqu'à la porte de sa chambre. Il lui souhaita une bonne nuit puis, inclinant légèrement sa haute taille, il posa un baiser rapide sur le front de la jeune femme. Mais si rapide et indifférent qu'eût été ce baiser, les lèvres qui l'avaient donné étaient brûlantes. L'œil inquisiteur de Sara n'avait rien perdu de ces étranges manifestations d'intimité conjugale mais elle s'abstint de tout commentaire.

Le lendemain, le visage sans expression définie, elle apprit à Catherine, au réveil, que son époux avait dû gagner précipitamment Beaune pour le service du duc. Il s'excusait et priait sa femme de vouloir bien rentrer de son côté à Dijon dans la journée, de s'y installer à son hôtel de la rue de la Parcheminerie. Là, elle attendrait le retour de son mari qui, peut-être, se ferait attendre car il avait reçu l'ordre d'accompagner le chancelier Nicolas Rolin chez le duc de Savoie. Garin enverrait, de Beaune, prendre ses équipages à Dijon et ne rentrerait pas avant son départ. Catherine était priée de s'accoutumer seule à sa nouvelle demeure.

Soulagée en un certain sens, et heureuse de cette liberté inespérée, la jeune femme obéit ponctuellement. A la fin de la matinée, elle prit place dans une litière fermée d'épais rideaux de cuir, Sara auprès d'elle, et quitta le petit château de Brazey pour regagner la ville ducale. Le froid était moins vif et le soleil semblait vouloir s'installer pour un moment. Catherine, joyeuse, songea que, dès le lendemain, elle pourrait aller embrasser sa mère.

CHAPITRE IX La philosophie d'Abou-al-Khayr

Le jour de la saint Vincent, autrement dit le 22 janvier, Catherine se rendit avec Odette de Champdivers au grand repas de cochon que l'oncle Mathieu donnait traditionnellement, chaque année à la même date, dans son clos de Marsannay. Dans toute la Bourgogne, de semblables festins avaient lieu pour fêter les vignerons dont saint Vincent est le vénéré patron.

Les deux jeunes femmes avaient quitté, tôt le matin, l'hôtel de Brazey où Odette séjournait depuis quelques jours et s'étaient mises en route, alors que la nuit était encore noire. Une forte escorte de serviteurs entourait la litière bien close où elles avaient pris place, joyeuses comme des écolières en vacances. Pour se tenir chaud, elles avaient fait déposer des chauffe- doux, des récipients de fer garnis de braise rouge, dans l'intérieur du véhicule.

Catherine oubliait presque qu'elle était mariée car il y avait près d'un mois que Garin l'avait quittée. Avec une joie d'enfant, elle avait pris possession du magnifique hôtel de son époux où un fastueux appartement l'attendait. Elle avait passé des jours et des jours à en dénombrer les multiples merveilles, un peu étonnée de se découvrir si riche et si grande dame. Mais elle n'avait pas oublié les siens et, chaque jour, elle s'était rendue rue du Griffon pour embrasser sa mère et l'oncle Mathieu, non sans faire un crochet par la rue Tâtepoire afin de bavarder un moment avec Marie de Champdivers. Chez l'oncle Mathieu, elle était toujours accueillie chaleureusement et d'autant plus que Loyse avait quitté la maison pour le couvent.

Le mariage de sa sœur avait produit un curieux effet sur la fille aînée de Jacquette Legoix. La vue du monde, qu'elle supportait encore tant bien que mal jusque-là, lui était devenue intolérable. Mais, ce qu'elle endurait le plus difficilement c'était la pensée que Catherine, désormais en puissance de mari, était passée de l'autre côté de la barricade, dans cet univers des hommes qu'elle haïssait. Aussi, un mois environ après l'entrée de sa sœur chez les Champdivers, Loyse avait-elle annoncé son désir d'entrer comme novice chez les Bernardines de Tart, un sévère couvent dépendant de l'inflexible règle de Cîteaux. Nul n'avait osé s'opposer à cette décision que l'on sentait sans appel. Au reste, le bon Mathieu aussi bien que sa sœur, étaient-ils vaguement soulagés. Le caractère de Loyse s'aigrissait de jour en jour, son humeur, toujours sombre, était pénible et Jacquette se désolait en songeant à l'avenir sans joie qui s'ouvrait devant sa fille aînée. Le cloître, auquel, depuis son plus jeune âge, elle aspirait, était bien le seul endroit où Loyse pût trouver paix et sérénité. On l'avait donc laissée se joindre au blanc troupeau des futures épouses du Christ.

— Il faut, marmonnait Mathieu, que Notre Seigneur soit l'infinie patience et l'infinie mansuétude... car il aura là une épouse peu commode.

Et, tout au fond de son cœur paisible, le brave homme respira mieux quand la figure glacée de sa nièce cessa de hanter le Grand Saint Bonaventure. Il s'installa avec sa sœur dans une confortable existence à deux et goûta le plaisir de se faire dorloter.

À Marsannay, Catherine et Odette avaient trouvé le village en ébullition. On y préparait la fête depuis plusieurs jours. La neige avait été méthodiquement chassée de la rue, unique et principale. A toutes les façades, même les plus pauvres, pendaient les plus beaux draps et les pièces d'étoffe les plus vivement colorées que l'on avait pu trouver dans les coffres de mariage. Les plantes d'hiver, le gui argenté enlevé de haute lutte aux branches des vieux chênes, et le houx épineux décoraient les portes et les fenêtres. Une puissante odeur de porc rôti embaumait tout le pays car on avait égorgé les cochons les plus gras pour préparer ce repas traditionnel dont le précieux animal faisait seul les frais.

Chez l'oncle Mathieu, le plus riche propriétaire de vignes de Marsannay avec les moines de Saint- Bénigne, une meute de dix cochons avaient payé de leur vie le pantagruélique repas offert par le drapier à tous les bareuzais1 qui, le temps des vendanges venu, viendraient cueillir les grappes violettes dans ses vignes. Car l'oncle Mathieu était un homme fort à son aise, même s'il n'aimait pas étaler sa richesse. Pour arroser le repas, il avait fait mettre en perce six queues de vin de Beaune, de Nuits et de Romanée...

Le festin commença presque vers le milieu du jour. La messe solennelle s'était terminée tard. Tout le monde avait faim et soif, Catherine comme les autres. Avec Odette, elle s'était installée à la table présidée par sa mère. Jacquette éclatait de joie dans une superbe robe de satin cramoisi fourrée de petit-gris, que sa fille lui avait offerte. A l'autre table, Mathieu, tout velours puce et renard noir, le chaperon penché sur une oreille, encourageait les buveurs qui, cependant, n'en avaient guère besoin.


1. Vendangeurs.


Les propos fusaient, joyeux, égrillards, enluminés par le bon vin avec, de loin en loin, le refrain d'une vieille chanson de terroir. Tout cela composait une atmosphère de gaieté bon enfant à laquelle Catherine se laissait aller sans arrière-pensée. C'était bon de s'amuser, d'être jeune et belle comme le lui affirmaient les regards hardis de quelques jeunes gars.

Soudain, comme les marmitons, quatre par quatre, apportaient sur la table trois porcs rôtis, tout luisants et dorés dans leur peau craquante, un vacarme assourdissant se fit entendre à la porte de la salle. Une troupe d'hommes, des retardataires sans doute, se bousculait à qui entrerait le premier. On entendait force jurons, braillés à pleins poumons, au milieu desquels perçait une voix haut perchée qui protestait furieusement :

— En voilà un charivari ! s'écria Mathieu en frappant du poing sur la table. Holà ! vous autres ! Ne vous battez pas ! Il y a place pour tout le monde !

Avec la violence d'un bouchon de Champagne qui saute de sa bouteille, le groupe d'hommes explosa et parvint à franchir le seuil de la salle. Catherine, stupéfaite, put voir qu'ils traînaient après eux une forme humaine gigotant qui avait l'air d'une énorme citrouille plantée sur de courtes jambes, à cela près que la citrouille glapissait dans une langue inconnue.

— Regardez, maître Mathieu, ce que nous avons trouvé sur le chemin, s'écria l'un des vignerons, un énorme gaillard à la figure couleur lie-de-vin.

D'un geste qui ne lui coûta aucun effort apparent, le colosse saisit l'étrange bonhomme et le déposa assis sur la table, juste devant Mathieu. Après quoi, il empoigna à deux mains la citrouille qui cachait jusqu'au cou le visage du petit homme. La barbe blanche et le visage de furet d'Abou-al-Khayr, le petit médecin de Cordoue, apparurent. La première toujours aussi blanche mais le second écarlate de fureur et d'étouffement.

— Avez-vous jamais vu plus vilain macaque ?

s'esclaffa le vigneron. Je l'ai trouvé sur la route avec deux grands diables, noirs comme Satan lui-même, perchés tous trois sur des mules, sérieux comme Carême-prenant ! J'ai pensé que vous aimeriez voir ces phénomènes avant qu'on les jette à la rivière. On n'a pas toujours l'occasion de rire un peu, pas vrai ?

— Mais, s'écria Mathieu qui avait reconnu le médecin maure, c'est mon ami du Grand Charlemagne, c'est le seigneur Abou-al-Khayr en personne ! Malheureux ! Tu veux jeter mes amis à la rivière ?

Qu'allais-tu faire, mon Dieu, qu'allais-tu faire !

Il s'empressait de faire descendre Abou-al-Khayr de la table, lui offrait un siège et un verre de vin que, dans son trouble, le petit musulman avala sans sourciller. Il avait eu très peur, mais il reprenait peu à peu ses couleurs habituelles et ne cachait pas son plaisir de retrouver Mathieu, ni son soulagement.

— J'ai cru ma dernière heure venue, mon ami... Allah soit béni de m'avoir conduit entre vos mains. Mais s'il n'est pas trop tard pour sauver mes serviteurs, j'aimerais beaucoup qu'on ne les jetât pas non plus à l'eau !

Un ordre de Mathieu propulsa le vigneron coupable, un peu confus de la tournure prise par les événements, vers la sortie, tandis qu'avec l'aide de Jacquette, étonnée de l'étendue des relations de son frère, le petit médecin remettait de l'ordre dans sa toilette et réinstallait son turban jaune suivant la bonne règle. Mais les yeux vifs d'Abou avaient déjà repéré Catherine qui se tenait un peu à l'écart, n'osant approcher.

L'arrivée soudaine du Cordouan avait fait battre son cœur à un rythme désordonné. Garin n'avait-il pas dit que l'Arabe s'était attaché à la personne d'Arnaud de Montsalvy ? Par lui, elle apprendrait sans doute bien des choses sur celui qui hantait son cœur et son esprit.

Autour de la table l'agitation créée par l'entrée sensationnelle du petit médecin se calmait. Installé dans un fauteuil bourré de coussins, nanti d'une écuelle d'étain et d'un gobelet, Abou-al-Khayr achevait de reprendre ses esprits. Son regard, fixé sur Catherine avec une insistance presque gênante, revint vers la table servie, s'arrêta sur les vastes plats dont Mathieu s'apprêtait à lui faire les honneurs...

Le drapier resta en arrêt, couteau en l'air, au moment précis où il allait attaquer le plus gras des cochons rôtis. Avec un cri d'horreur, Abou-al-Khayr venait de bondir sur ses pieds et, repoussant son fauteuil qui chut à terre avec un bruit de tonnerre, s'enfuyait à toutes jambes jusqu'à la cheminée où il restait tapi, plus blanc que sa barbe, tremblant de tous ses membres et glapissant sur le mode suraigu.

— Allons bon ! fit Mathieu, que lui arrive-t-il encore ? Eh, mon compère, ne vous sauvez pas ! Venez plutôt que nous goûtions ensemble à ce rôti. Qu'est-ce donc qui vous fait peur séant ?

— Du porc !... fit Abou d'une voix grelottante, du porc !... animal impur !... chair maudite et défendue !... Un vrai croyant ne peut s'approcher d'une table où l'animal immonde est servi...

Interdit, les yeux ronds, Mathieu regardait tour à tour le petit médecin tremblant de frayeur et le cochon innocent, si appétissant sur son plat.

— Qu'est-ce donc qu'il veut dire là ? Impurs, mes cochons ? grogna-t-il vexé.

Ce fut Odette qui le tira d'embarras. Quittant sa place elle vint se placer près de Mathieu. Catherine vit qu'elle avait bien du mal à garder son sérieux.

— A la cour du roi Charles, j'ai vu venir une fois un mage infidèle de la race de cet homme. Madame la duchesse d'Orléans, bonne chrétienne cependant, espérait en sa magie pour guérir le roi. Cet homme refusait toujours qu'on lui servit du porc que sa religion considère comme impur.

Le Prophète a dit : « Tu ne mangeras pas la chair de l'animal immonde », renchérit Abou, de son coin.

Mathieu poussa un profond soupir, rejeta couteau et fourche et se leva.

— C'est bon, fit-il à l'adresse de sa sœur. Ordonne que l'on mette des chapons à la broche et que l'on prépare quelque poisson de haut goût. Nous allons boire, mon ami et moi, dans mon cabinet, en attendant que tout soit prêt. Continuez sans nous votre repas.

Au grand désappointement de Catherine, Mathieu et Abou s'éloignèrent ensemble. Ainsi c'était l'oncle qui entendrait les confidences du petit médecin alors qu'elle-même brûlait de l'interroger? Elle se promit bien de ne pas repartir sans avoir eu avec lui un entretien même s'il fallait pour cela mécontenter l'oncle Mathieu.

Elle n'eut pas besoin d'en arriver là. Tandis que, le repas terminé, elle regardait danser les vignerons dans la grande salle débarrassée des tables, elle sentit qu'on la tirait par sa manche. Le médecin était auprès d'elle.

— C'est toi que je cherchais en prenant cette maudite route ! dit-il à mi-voix.

— Je regagne ma maison de Dijon demain matin, répondit-elle.

Venez avec moi si l'hospitalité d'une femme ne vous fait peur...

Abou-al-Khayr sourit puis s'inclina profondément en murmurant :

— Permets-moi de baiser, Ô Reine, comme fait le ciel, la poussière qui dort au seuil de ta porte... dirait le poète. Moi je dirai seulement que je serai heureux de te suivre pourvu que tu accueilles aussi mes serviteurs et que tu ne me serves pas de porc !

Le lendemain à l'aube, la litière de Catherine reprenait le chemin de Dijon, emmenant le médecin et les deux jeunes femmes. Presque tout le pays ronflait !

En arrivant à Dijon, Odette quitta son amie pour se rendre chez sa mère où elle voulait passer deux jours avant de rentrer à Saint-Jean-de-Losne. Catherine ne la retint pas. L'ancienne favorite semblait préoccupée et, de plus, la jeune femme sentait bien qu'Abou-al-Khayr ne parlerait pas tant qu'une inconnue serait là. Tout au long du trajet, il n'avait pas dit trois mots. À l'hôtel de la rue de la Parcheminerie, son entrée flanquée de ses deux esclaves noirs fit quelque peu sensation. D'un même mouvement, les servantes de Catherine ramassèrent leurs jupes pour s'enfuir, tandis que les valets reculaient en se signant. Un regard autoritaire de la jeune femme les arrêta net.

En un seul mois elle avait su s'imposer et se faire respecter presque autant que Garin lui-même. Sèchement, elle ordonna au majordome Tiercelin de faire préparer pour l'hôte distingué la chambre aux griffons et d'y faire porter deux paillasses pour les serviteurs de l'Arabe. Après quoi elle conduisit elle-même, en cérémonie et précédée de porte-flambeau, pour bien montrer le cas qu'elle en faisait, son visiteur jusqu'à ses appartements. Pendant tout ce temps, Abou- al-Khayr s'était tu, se contentant d'examiner choses et gens autour de lui.

Lorsque Catherine le quitta au seuil de sa chambre en lui indiquant l'heure du repas, il poussa un profond soupir et la retint par le bras.

— Si je comprends bien, ta situation a beaucoup changé ? demanda-t-il doucement, tu es mariée ?

— Mais... oui, depuis un mois.

Le petit médecin secoua tristement sa tête enrubannée. Il semblait tout à coup accablé de douleur.

En arrivant à Dijon, Odette quitta son amie pour se rendre chez sa mère où elle voulait passer deux jours avant de rentrer à Saint-Jean-de-Losne. Catherine ne la retint pas. L'ancienne favorite semblait préoccupée et, de plus, la jeune femme sentait bien qu'Abou-al-Khayr ne parlerait pas tant qu'une inconnue serait là. Tout au long du trajet, il n'avait pas dit trois mots. À l'hôtel de la rue de la Parcheminerie, son entrée flanquée de ses deux esclaves noirs fit quelque peu sensation. D'un même mouvement, les servantes de Catherine ramassèrent leurs jupes pour s'enfuir, tandis que les valets reculaient en se signant. Un regard autoritaire de la jeune femme les arrêta net.

En un seul mois elle avait su s'imposer et se faire respecter presque autant que Garin lui-même. Sèchement, elle ordonna au majordome Tiercelin de faire préparer pour l'hôte distingué la chambre aux griffons et d'y faire porter deux paillasses pour les serviteurs de l'Arabe. Après quoi elle conduisit elle-même, en cérémonie et précédée de porte-flambeau, pour bien montrer le cas qu'elle en faisait, son visiteur jusqu'à ses appartements. Pendant tout ce temps, Abou- al-Khayr s'était tu, se contentant d'examiner choses et gens autour de lui.

Lorsque Catherine le quitta au seuil de sa chambre en lui indiquant l'heure du repas, il poussa un profond soupir et la retint par le bras.

— Si je comprends bien, ta situation a beaucoup changé ? demanda-t-il doucement, tu es mariée ?

— Mais... oui, depuis un mois.

Le petit médecin secoua tristement sa tête enrubannée. Il semblait tout à coup accablé de douleur. Il était tard dans l'après-midi quand, enfin, ils se trouvèrent face à face. Catherine n'en pouvait plus d'attendre. Elle avait dû déjeuner seule parce que son hôte, alléguant la fatigue du voyage avait demandé qu'on le servît chez lui. En réalité, Abou-al-Khayr voulait se donner le temps de réfléchir avant d'aborder la jeune femme.

Lorsque enfin il se rendit à l'invitation qu'elle lui avait fait tenir de la rejoindre dans sa chambre, il resta un moment à regarder les flammes danser dans la haute cheminée de pierre blanche, ciselée comme un joyau. À bout d'impatience, Catherine pria :

— Parlez maintenant, je vous en supplie. Votre silence me met au supplice. Par pitié... parlez-moi de lui.

L'Arabe haussa les épaules avec découragement. Entre eux les noms n'avaient aucune utilité, mais il se demandait si les faits pouvaient en avoir.

— A quoi bon, puisque tu es mariée ? Que t'importe désormais celui qui est devenu mon ami ? Pourtant, lorsque je vous avais vus ensemble, j'avais eu la prescience que vous étiez réunis par un lien invisible et fort. Je crois savoir lire dans les yeux des hommes et dans les tiens j'avais lu un amour immense. Je devrais pourtant savoir que le regard d'une femme est trompeur, ajouta-t-il avec amertume. J'avais mal lu.

— Non, vous aviez bien lu. Je l'aimais et je l'aime toujours, plus que tout, plus que moi-même, alors qu'il me méprise et me hait.

Ceci est une autre affaire, sourit Abou. Il y aurait beaucoup à dire sur le mépris du seigneur de Montsalvy. Lorsqu'une brûlure a creusé bien profondément la chair, la plaie se referme mais la cicatrice demeure et aucune puissance au monde ne peut l'effacer. Crois-en un médecin et crois aussi que je le regrette puisque tu as pris époux. Vous autres femmes êtes bien étranges créatures ! Vous prenez l'univers à témoin du grand amour qui vous ravage, mais vous allez sereinement offrir votre corps à un autre homme !

La patience commençait à abandonner Catherine. Qu'avait-il besoin de se perdre en considérations sur l'âme féminine quand elle brûlait de l'entendre parler d'Arnaud.

— Les femmes de votre pays sont-elles donc libres de choisir l'homme au lit duquel on les pousse ? Pas ici ! Si je me suis mariée c'est pour obéir à un ordre.

Brièvement elle retraça pour son hôte l'histoire de son mariage, l'ordre formel de Philippe et l'esprit dans lequel cet ordre avait été donné. Mais elle n'eut pas le courage de lui dire que son époux ne l'avait pas encore touchée. A quoi bon ? Tôt ou tard, lorsque Garin reviendrait, il réclamerait ses droits.

— Ainsi, fit le médecin lorsqu'elle eut terminé son récit, ton maître est ce Garin de Brazey qui accompagnait à Bourg le chancelier de Bourgogne ? Étrange, en vérité, que le choix du duc se soit porté sur lui. Il est sombre comme la nuit, dur comme le silex et son caractère semble aussi raide que son échine. Il n'a vraiment rien du mari complaisant.

Catherine balaya d'un geste cette réflexion que Barnabé déjà, avait faite autrefois. Ce n'était pas pour parler de Garin qu'elle l'avait fait venir. A sa demande instante, Abou-al-Khayr consentit enfin à s'expliquer.

Depuis l'auberge flamande il n'avait pas quitté Arnaud de Montsalvy. Ensemble, ils étaient demeurés au Grand Charlemagne le temps nécessaire à la guérison d'Arnaud.

Après ton départ, il a eu une forte fièvre. Il délirait... Un délire bien instructif d'ailleurs, mais tu ne me pardonnerais sûrement pas de me perdre en digressions. Quand nous avons pu reprendre la route, le duc de Bourgogne avait quitté les Flandres et s'était rendu à Paris. Il ne pouvait être question de l'y suivre. Nous n'en serions pas sortis vivants.

Par la voix flûtée, zézayante du petit médecin, Catherine suivait pas à pas le retour d'Arnaud, convalescent hargneux et difficile, vers son maître. Abou disait l'accueil du Dauphin, les merveilles du château de Mehun-sur-Yèvre, la plus aérienne, la plus fantastique des demeures féodales, véritable dentelle de pierre et d'or que le dauphin Charles avait héritée de son oncle Jean de Berry, le plus fastueux mécène du temps. II disait aussi la chaleur du compagnonnage, la fraternité d'armes qui unissait Arnaud de Montsalvy aux autres capitaines du Dauphin. Si évocatrice était la parole de l'Arabe que Catherine croyait voir s'avancer sur le précieux tapis de sa chambre, le jeune Jean d'Orléans, le plus séduisant, le plus chevaleresque aussi des bâtards1, uni au Dauphin par une fraternelle amitié d'enfance, puis la silhouette carrée, brutale du terrible Etienne de Vignolles, si ardent au combat que le surnom de la Hire (la colère) lui allait comme une seconde peau, une âme de bronze dans un corps de fer et avec lui son alter ego, un auvergnat joyeux et féroce, roux comme une châtaigne, nommé Jean de Xaintrailles. Un autre Auvergnat, Pierre de Giac, inquiétant et rusé dont on chuchotait qu'il devait sa faveur à un pacte avec le Diable auquel il avait vendu sa main droite, venait ensuite, puis d'autres encore seigneurs de la tendre Touraine, ou de la redoutable Auvergne, de l'insondable Languedoc ou de la joyeuse Provence, tous ceux qui, fidèles à l'adversité se contentaient d'un roi, une foi, une loi...


1. Le futur Dunois.


Avec quelque perfidie, Abou-al-Khayr décrivait aussi, non sans une ironique complaisance, les dames ravissantes, les fraîches jouvencelles dont Charles VII, qui aimait les femmes presque autant que son cousin de Bourgogne, se plaisait à peupler sa cour. À

l'entendre, la plupart de ces séduisantes créatures n'attendaient qu'un signe du seigneur de Montsalvy pour tomber dans ses bras et singulièrement l'éclatante fille du maréchal de Séverac, une adorable brune aux yeux « longs comme une nuit de rêve »...

— Passons, passons ! coupa Catherine exaspérée par l'enthousiasme machiavélique déployé devant elle.

— Pourquoi donc ? s'étonna Abou-al-Khayr avec une naïveté bien jouée. Il est bon qu'un homme jeune et sain dépense ses forces et prenne du plaisir car le poète a dit : « De ce qui n'est plus et de ce qui sera ne t'occupe pas. Réjouis-toi dans le présent, c'est là le but de la vie... »

— Et mon but à moi n'est pas d'entendre le récit des bonnes fortunes de messire de Montsalvy. Que s'est-il passé ensuite ? s'écria la jeune femme furieuse.

Abou-al-Khayr lui dédia un gracieux sourire et caressa sa barbe de neige.

— Ensuite le Dauphin est devenu le Roi et nous avons eu un couronnement, des fêtes, des joutes que j'ai pu voir de loin, du logis où mon ami m'avait installé et où, d'ailleurs, je recevais force visites.

Le sire de Giac en particulier...

Catherine était à bout de forces. Ses nerfs tendus la torturaient tant qu'elle sentit les larmes lui monter aux yeux.

— Par grâce !! implora-t-elle d'une voix si brisée que le petit médecin en eut pitié.

Il retraça rapidement la vie des derniers mois, les quelques combats auxquels Arnaud avait participé avec la Hire, puis sa désignation pour escorter à Bourg-en-Bresse l'ambassade du roi Charles que menait le chancelier de France, l'évêque de Clermont, Martin Gouge de Charpaignes, un parent d'Arnaud, enfin le départ de l'ambassade que le Cordouan avait suivie.

Bien entendu, il n'avait pas eu la possibilité d'assister aux difficiles négociations que présidait le duc de Savoie, mais, chaque soir, il voyait revenir Arnaud un peu plus furieux. A mesure que, par la bouche de Nicolas Rolin se développait la longue liste des exigences bourguignonnes, croissait la rage du jeune homme. Les conditions de paix, selon lui, étaient inacceptables et, jour après jour, il se retenait de sauter à la gorge de l'insolent Bourguignon qui osait réclamer du roi Charles une amende honorable pour le meurtre de Jean-sans-Peur, la dispense pour Philippe de l'hommage royal dû par tout grand vassal, fût-il duc de Bourgogne, la livraison d'une bonne moitié des terres que l'Anglais n'avait pas encore prises. Les faux- fuyants, les réserves blessantes de maître Nicolas portaient au paroxysme la fureur du bouillant capitaine... et sa haine du duc Philippe.

— Car il le hait, ajouta Abou pensif, comme jamais je n'ai vu homme haïr son semblable... et je ne suis pas sûr que tu n'y sois pas pour quelque chose. Pour l'heure, Monseigneur de Savoie a obtenu une trêve des adversaires et la promesse de négociations ultérieures qui doivent s'ouvrir le 1er mai. Cette trêve, en tout cas, j'en sais un qui est bien résolu à n'en pas tenir compte.

— Que veut-il faire ?

— Venir, jusqu'en la cour du duc Philippe, lui lancer un défi.

Exiger de lui un combat à outrance.

Un cri de terreur échappa à Catherine. Si Arnaud osait seulement défier le duc, il ne sortirait pas vivant de la ville. Qui avait jamais entendu parler d'un prince régnant se mesurant en champ clos avec un simple chevalier... surtout pour un combat à outrance ! Violemment, elle reprocha au médecin d'avoir abandonné son ami dans une pareille crise de folie. Il fallait le raisonner, lui faire voir qu'il courait au suicide s'il tentait de mettre son projet à exécution, le retenir de force au besoin... Abou-al-Khayr hocha la tête :

— On n'arrête pas plus messire Arnaud qu'un torrent qui dévale la montagne. Il fera comme il l'a dit et si je suis venu ici, prétextant le désir que j'avais de voir un vieux juif fort savant qui réside secrètement non loin de cette ville, c'est parce que toi seule peu quelque chose pour lui.

— Que puis-je faire ? Je suis seule, sans forces, sans puissance.

— Tu as l'amour de Philippe... du moins Arnaud le croit et, si j'ai bien compris, il ne se trompe guère, à cela près qu'il te croit depuis longtemps la maîtresse de son ennemi. Quand il aura lancé son défi démentiel, ta main seule, sans doute, sera assez forte pour détourner de lui la fureur des Bourguignons. On ne refuse rien à la femme que l'on aime... surtout lorsqu'elle n'est pas encore vôtre.

— Où est Arnaud pour le moment ?

C'était la première fois qu'elle se servait à haute voix de ce prénom que, si souvent, elle prononçait tout bas, pour le seul plaisir d'en sentir les deux syllabes rouler entre ses lèvres.

— Toujours à Bourg. Les ambassadeurs vont bientôt se séparer.

Ton mari va rentrer prochainement et Arnaud ramènera l'évêque de Clermont auprès du roi Charles qui l'attend à Bourges. Ensuite...

Le temps pressait. Le tempérament irascible d'Arnaud ne lui laissait qu'une très courte patience. Il était de ces gens qui, une fois leur décision prise, foncent droit devant eux pour la mettre à exécution sans se préoccuper des conséquences. La nouvelle du prochain retour de Garin satisfit Catherine en ce qu'elle lui faisait espérer pour assez prochaine sa pré sensation à la Cour. Il fallait qu'elle pût approcher le duc et le plus tôt serait le mieux...

La porte, s'ouvrant sous la main de Sara qui apportait Gédéon dont elle venait de nettoyer le perchoir, lira Catherine de sa méditation.

Avec un cri de joie, Abou-al-Khayr bondit sur ses pieds et se précipita vers l'oiseau. Il se mit à le caresser en déversant sur lui une pluie de mots brefs, à la fois doux et rauques, dans sa langue natale. Catherine allait le mettre en garde contre le redoutable bec de l'oiseau, car Gédéon n'était rien moins que patient, mais, à sa grande surprise, elle vit que l'oiseau se tortillait sur son perchoir comme une jeune fille courtisée. Il dodelinait de la tête, se dandinait et roucoulait aussi tendrement qu'une tourterelle, exécutant avec le petit médecin un étrange duo d'amour. Désireux de montrer l'étendue de ses connaissances, Gédéon interrompit soudain ses roulades énamourées pour claironner :

— Gloirrrrrre... au duc !

Puis, dardant son œil rond sur sa maîtresse, il se mit à vociférer avec une nuance de défi :

— Garrrrrrin !... Affrrrrrrreux... Garrrrrin ! Affrrr- reux...

— Miséricorde, gémit Catherine. Qui a pu lui apprendre ça ? Si mon époux l'entend, il lui fera tordre le cou !

Abou-al-Khayr riait de bon cœur. Il tendit le poing et l'oiseau, docilement, vint s'y percher.

— Confie-le-moi ! Nous sommes si bons amis ! Et, dans ma chambre, personne ne l'entendra. Je lui apprendrai à jurer en arabe !

Le perroquet se laissa emmener, non seulement sans protester, mais encore avec une visible satisfaction. Il avait repris ses roulades de plus belle et Catherine, qui le regardait sortir appuyée à la cheminée, pensa qu'il faisait un couple étrangement bien assorti avec le Cordouan. Le turban d'Abou-al-Khayr et les plumes qui casquaient Gédéon étaient du même rouge éclatant. Mais, comme ils allaient refermer la porte sur eux, elle demanda encore :

— Pourquoi pensez-vous que je suis pour quelque chose dans les sentiments nourris par votre ami envers le duc Philippe ?

Un sourire moqueur plissa entièrement le visage mobile du petit médecin. Le perroquet au poing, il s'inclina légèrement et répondit :

— Le sage a dit : « Il faut se garder de croire ce que l'on voit de ses propres yeux », mais il n'a rien dit des oreilles. Certains hommes ont un sommeil bavard, fort instructif pour qui se trouve là. Que la paix d'Allah soit avec toi, rose parmi les roses !

Garin rentra deux jours plus tard, harassé, nerveux et visiblement de très mauvaise humeur. Catherine n'eut de lui qu'un salut distrait, un baiser qui ne fit qu'effleurer sa tempe, après quoi il lui annonça, comme une chose sans importance, qu'elle devait se ; préparer à être présentée sous peu à la duchesse-douairière.

— Vous serez mise au nombre de ses dames de parage, ce qui achèvera votre formation mondaine.

S'il éprouva quelque surprise en trouvant installé chez lui ce médecin maure qui avait tant excité la curiosité des gens de Bourg durant son ambassade, il n'en laissa rien paraître. Catherine, d'ailleurs, le présenta comme un vieil ami de son oncle et, au contraire, Garin parut éprouver un vif plaisir de la rencontre. Il accueillit Abou-al-Khayr avec une courtoisie et une générosité qui charmèrent le petit médecin.

En notre siècle où les hommes se déchirent comme des bêtes féroces, où l'on ne songe qu'à tuer, piller, voler, détruire de toutes manières, un homme de science penché sur la misère des pauvres corps humains est un envoyé de Dieu, lui dit Garin en manière d'accueil.

Et il lui offrit de demeurer chez lui aussi longtemps qu'il lui plairait, approuvant le choix que Catherine avait fait, pour leur hôte, de la chambre aux griffons.

— Cette pièce commande le premier étage de l'aile ouest. Il serait facile d'y installer un laboratoire si vous décidez de demeurer ici quelque temps... ou même définitivement.

A la surprise indignée de Catherine qui le considérait comme lié à Arnaud, Abou-al-Khayr se confondit en remerciements et accepta. Et comme, un peu plus tard, elle lui en faisait le reproche, il répliqua :

— Le sage a dit : « Tu serviras plus utilement ton ami dans la maison de son adversaire, mais tu paieras le pain que tu mangeras afin qu'il ne te soit rien reproché ! » Sur ce, et comme Garin s'était retiré, lui- même gagna son appartement pour y dire sa prière du soir.

La jeune femme se contenta de cette explication. Au surplus, elle était heureuse, malgré tout, qu'il demeurât chez elle. Avoir Abou-al-Khayr sous son toit, c'était l'assurance de parler d'Arnaud avec quelqu'un qui le connaissait bien, qui durant des mois ne l'avait pas quitté. Elle pourrait, grâce au médecin maure, apprendre à le connaître mieux. Il lui dirait sa vie de chaque jour, ce qu'il aimait et ce qu'il n'aimait pas. C'était un peu du jeune capitaine qui venait d'entrer dans l'hôtel de Brazey. Il allait cesser de n'être qu'un souvenir noyé dans l'ombre de la mémoire, une image inaccessible et douloureuse. La présence d'Abou lui rendait vie et chaleur. L'espoir, si longtemps refoulé, de l'atteindre un jour, renaissait, plus vivace et plus fort.

Dans la soirée, tandis que ses femmes la préparaient pour la nuit, Catherine prit un plaisir neuf à la contemplation de son propre corps.

Sara debout derrière elle, peignait longuement les mèches dorées jusqu'à ce qu'elles fussent aussi brillantes que le peigne précieux dont se servait l'ancienne tzigane et, pendant ce temps, trois servantes, après l'avoir lotionnée d'eau de rose, s'activaient à poser divers parfums sur les différentes parties de son corps. C'était Sara qui dirigeait l'opération et avait composé le mélange utilisé par Catherine. Son long séjour chez le marchand vénitien qui l'avait achetée jadis en avait fait une experte parfumeuse. Dix ans dans la boutique d'un apothicaire-épicier, cela laisse le temps d'apprendre, mais il n'y avait que peu de temps que Catherine lui avait découvert ce talent.

Sur les cheveux et les yeux, la servante posait quelques gouttes d'extrait de violette, sur le visage et les seins de l'iris de Florence, de la marjolaine derrière les oreilles, du nard sur les jambes et les pieds, de l'essence de rose sur le ventre et les cuisses, enfin un peu de musc aux plis de l'aine. Le tout appliqué si légèrement que, lorsqu'elle se déplaçait, Catherine faisait voltiger autour d'elle une brise embaumée, pleine de fraîcheur.

Le grand miroir poli, précieusement encadré d'or et d'émaux de Limoges, renvoyait une image charmante, rose et dorée, d'un éclat si triomphant que les yeux de Catherine étincelèrent d'orgueil. Sa situation présente, le fait qu'elle était maintenant une femme très riche, lui permettait, au moins, de soigner sa beauté, d'augmenter encore si possible la splendeur de son corps pour en faire l'irrésistible aimant, le piège impitoyable et délicieux où se prendrait l'homme aimé. Elle voulait Arnaud de toute la force de son cœur exigeant mais aussi de toute l'ardeur de sa jeunesse épanouie. Et elle savait aussi que pour l'obtenir, pour le ramener entre ses bras, vaincu et passionné comme la nuit de leur rencontre, elle ne reculerait devant rien. Pas même, si la nécessité venait à s'en faire encore sentir, devant un crime !

Perrine, la jeune fille qui faisait office de parfumeuse, son ouvrage terminé, se retira de quelques pas, contemplant elle aussi l'adorable forme féminine que le miroir reflétait avec la flamme des bougies de cire fine.

— Comment notre maître ne serait-il pas éperdument amoureux ? murmura-t-elle pour elle-même.

Mais Catherine avait entendu. L'évocation de Garin, si éloigné de son esprit pour le moment, la ramena brutalement sur terre et la fit frissonner. Étendant la main, elle saisit avec impatience la robe de chambre posée sur un coffre, une sorte de longue dalmatique aux manches très larges qui s'ouvrait bas sur la poitrine et dont le tissu d'or, rebrodé de fleurs fantastiques aux éclatantes couleurs, avait été apporté de Constantinople par une caraque génoise. Elle s'en drapa vivement, glissa ses pieds dans de petites pantoufles assorties faites avec les chutes de tissu, et congédia ses servantes.

— Sortez toutes ! Laissez-moi !

Elles obéirent, Sara comme les autres. Mais, avant de refermer la porte la gitane se retourna, cherchant le regard de Catherine, espérant que l'ordre ne la concernait pas. Debout au milieu de la chambre, fixant les flammes de la cheminée, Catherine ne se retourna pas. Alors Sara sortit avec un soupir.

Quand elle fut seule, la jeune femme alla à la fenêtre, repoussa les lourds volets de bois peints et dorés qui rappelaient la décoration des poutres du plafond. Son regard plongea dans la cour de l'hôtel comme au fond d'un puits. Aucune lumière ne s'y montrait. Chez Garin, tout était obscur. Elle eut envie d'appeler Sara pour lui demander d'aller voir ce que faisait son mari, mais l'amour-propre la retint. Si elle envoyait chez lui sa servante, Dieu sait ce que Garin imaginerait ?

Peut-être qu'elle désirait sa présence, alors que, justement, elle craignait cette présence et souhaitait apprendre qu'il ne lui rendrait pas visite ce soir-là. Mais Catherine se tourmentait à tort. Ni cette nuit, ni les nuits suivantes, Garin de Brazey ne vint frapper à la porte de sa femme ! Parfaitement illogique, celle-ci en éprouva quelque dépit...

Durant les jours qui s'écoulèrent entre son retour et la présentation de Catherine à la duchesse-douairière, Garin de Brazey sembla prendre plaisir à faire admirer à sa jeune femme toutes les merveilles cachées de son hôtel. Pendant son absence, celle-ci avait pu prendre possession de ses propres appartements et aussi de toute la partie réservée aux réceptions et à la vie publique. Après la grande salle au plafond doré et historié, tendue d'admirables tapisseries d'Arras à fils d'or qui retraçaient la vie des Prophètes, elle avait pu admirer plusieurs autres pièces qui lui faisaient suite, un peu plus petites mais décorées avec un luxe extraordinaire. Elles étaient toutes tendues de ce violet pourpré cher au maître de céans, décorées d'or et d'argent et, de plus, des merveilles d'orfèvrerie s'y entassaient avec des livres rares aux couvertures ornées de pierres fines, des coffres d'émail, des statues d'or, d'ivoire et de cristal, des tapis épais où le pied enfonçait jusqu'à la cheville, des instruments de musique taillés dans les bois les plus précieux et les plus rares. Elle avait aussi fait connaissance des énormes cuisines, agencées pour nourrir une véritable foule, du jardin planté de buis et de roses, des écuries, des resserres à provisions. Mais elle n'avait pas pénétré dans l'aile gauche que commandait une porte unique, en chêne aux énormes pentures de fer et toujours fermée à clef, ni dans les appartements de son mari. Cette aile s'ouvrait tout au fond de la grande galerie aux vitraux multicolores qui courait tout le long du premier étage de l'hôtel. Lorsque Garin, après avoir saisi un flambeau allumé, ouvrit la mystérieuse porte, Catherine comprit pourquoi on la gardait si soigneusement fermée. L'aile gauche, d'aspect très féodal, éclairée seulement par d'étroites meurtrières, n'était en fait qu'une vaste resserre dans laquelle le Grand Argentier entreposait une foule de choses venues de tous les coins du monde et qu'il faisait revendre ensuite, avec grand profit, par ses nombreux agents. Car, à ses nobles et très honorifiques fonctions, Garin joignait un commerce de grande envergure qui, pour être secret et gêné actuellement par la guerre, n'en était pas moins très lucratif.

— Vous voyez, fit Garin mi-sérieux, mi-moqueur en la guidant à travers les salles bondées, je vous livre mes secrets. Dans l'unique but, d'ailleurs, que vous me fassiez la grâce de prendre ici tout ce dont vous aurez envie.

Elle sourit pour le remercier puis, à sa suite, parcourut le vaste entrepôt les yeux grands ouverts d'admiration. L'une des chambres contenait des tapis, enroulés les uns sur les autres, répandant une odeur lourde et musquée, évocatrice de soleil et de pays lointains. Le chandelier que portait Garin faisait vivre un instant leurs couleurs chatoyantes. Tapis d'Asie Mineure, de Brousse, de Smyrne ou de Kusch aux teintes chaleureuses, vert sourd ou bleu profond pour mieux faire chanter l'éclat des pourpres, tapis du Caucase aux harmonieux dégradés, tapis persans de Herat, de Tabriz, de Meched ou de Kashan, fleuris comme des jardins de rêve, Boukhara somptueux, Samarcandes éclatants et jusqu'à d'étranges tapis de soie du Khotan, à trames lâches, venus de la Chine fabuleuse.

D'autres pièces renfermaient les draps dorés de l'Euphrate, les fourrures précieuses, zibelines, hermines, renards et vairs de Mongolie, les selles et harnais de Kirmân, les jaspes de Karashar, les lapis lazulis de Badakhshan, l'ivoire brut des forêts asiatiques, le santal blanc de Mysore. Puis les épices précieuses valant leur poids d'or, gingembre de la Mecque, girofle de Chine, cannelle du Tibet, poivre noir, cubèbe et muscade de Java, poivre blanc de Cipango1, safran de la Caspienne, pistaches de Syrie, le tout enfermé dans des sacs empilés les uns sur les autres. Ces épices dégageaient une odeur enivrante qui faisait tourner la tête de Catherine et serrait ses tempes sous un début de migraine. Cet endroit était comme une caverne fabuleuse dans les profondeurs de laquelle s'allumait parfois l'éclat d'un métal, la couleur d'une étoffe, la blancheur crémeuse d'un ivoire ou le vert glauque d'un objet de jade. Au fond de la dernière pièce, Garin, qui avait refermé soigneusement la porte de la galerie, souleva une simple draperie de toile verte et découvrit une porte basse qu'il ouvrit à l'aide d'une clef prise à sa ceinture. Catherine se retrouva dans la chambre de son mari, derrière le grand fauteuil d'argent et de cristal où elle avait vécu jeune fille, de si pénibles instants.

— J'ai encore d'autres trésors à vous montrer, fit Garin.

Un peu inquiète, elle se laissa guider vers le lit. Garin contourna sa masse imposante, ouvrit une nouvelle porte dissimulée par les rideaux de velours du chevet. Une petite pièce circulaire prise dans une tourelle d'angle, apparut. Trois énormes coffres de fer aux serrures imposantes en occupaient à peu près tout l'espace. Garin posa le chandelier sur une tablette scellée dans le mur, ouvrit l'un des coffres avec un effort qui fit gonfler les veines de son front. L'éclat jaune d'un monceau de pièces d'or se mit à luire dans l'ombre.


1. Japon.


La rançon d'un roi si besoin en était ! commenta Garin avec un sourire oblique. Le second coffre en contient autant. Quant à celui-ci...

Le lourd couvercle se releva, comme un rideau de théâtre sur une féerie de couleurs. Un amas de pierreries, de toutes tailles, de toutes nuances, montées ou non, fulguraient à côté de plusieurs coffrets, soigneusement rangés dans un angle et identiquement couverts de housses en velours violet. Les turquoises de Kirman s'y mêlaient aux perles rondes de Coro- mandel, aux diamants de l'Inde, aux saphirs de Cachemire et aux émeraudes de la mer Rouge. Il y avait aussi des corindons oranges, des aigues-marines d'azur liquide, des opales laiteuses, des escarboucles sanglantes et des topazes dorées, mais pas une seule améthyste.

— Elles sont toutes dans les coffres, expliqua Garin. Personne au monde n'en possède de plus belles, pas même le duc ! Je crois qu'il me les envie un peu...

Il contemplait les pierres, une lueur au fond des yeux. Tout à coup, il parut avoir totalement oublié la présence de Catherine. Le reflet des flammes sur les gemmes colorait son visage d'étranges taches bigarrées qui lui prêtaient l'apparence maléfique d'un démon. Ses mains sèches plongèrent soudain dans l'amas fulgurant, en tirèrent un large collier barbare fait de grosses turquoises, maladroitement taillées, mais énormes, enchâssées dans une sorte de lourd grillage d'or figurant des serpents entrelacés. Avant que Catherine ait pu s'en défendre, Garin avait jeté le collier sur ses épaules. Ses mains, tremblant d'une fièvre soudaine, refermaient sur son cou le fermoir massif. Le collier était si lourd que Catherine eut l'impression d'une chape de plomb tombant sur elle. Il était aussi beaucoup trop large pour tenir tout entier dans le décolleté modeste de la robe en simple velours brun souligné d'une étroite bande de martre que portait la jeune femme. Les mains de Garin tremblaient toujours sur le cou mince.

— Cela ne va pas ! Cela ne va pas ! gronda-t-il entre ses dents.

Il avait l'air égaré. Son œil noir brûlait et les plis profonds marqués autour de sa bouche se creusaient encore. Quittant soudain le fermoir du collier, les mains empoignèrent le décolleté de la robe, tirèrent brutalement. Le tissu se déchira avec un bruit sec. Catherine poussa un cri. Mais la fièvre qui le possédait sembla tout à coup abandonner Garin. Posément, adroitement, ses mains rabattirent la robe déchirée, découvrant audacieusement les épaules et les seins de la jeune femme.

Il eut son étroit sourire oblique.

Le collier retombait maintenant tout à son aise. Le réseau d'or enveloppait totalement les épaules, descendait sur la poitrine dont il cachait en partie la nudité.

— C'est beaucoup mieux ainsi, fit Garin avec satisfaction. Mais on ne peut guère vous demander de sortir à moitié nue pour donner à cette pièce rare sa pleine valeur... bien qu'elle prenne ainsi un reflet étonnant. Gardez tout de même ce collier, ma chère, ne fût-ce qu'en réparation de cette robe perdue. Je m'excuse grandement, mais, vous le savez, je ne peux supporter les fautes d'esthétique.

Une longue écharpe de velours, jetée sur la robe déchirée, permit à Catherine de rentrer chez elle sans éveiller les commentaires des domestiques. Dans ses deux mains, elle emportait le collier barbare et tremblait à son tour comme une feuille en regagnant sa chambre où, heureusement, Sara ne se trouvait pas. Cela permit à Catherine de changer rapidement de robe et de jeter dans un coin la toilette abîmée.

Mais, une fois de plus, elle avait pu constater qu'avec Garin on ne savait jamais de quoi serait fait l'instant suivant.

Le soir, au souper, il fut très froid, ne lui adressa qu'à peine la parole et uniquement pour des commentaires parfaitement dénués d'intérêt sur le temps qu'il faisait. Après quoi, il mena sa femme jusqu'à sa chambre sans prolonger la veillée, salua correctement et tourna les talons.

— Pourquoi ne lui demandes-tu pas d'explications, fit Sara tout en aidant sa maîtresse à se dévêtir. Il me semble que ce serait ton droit.

Je me doutais bien que votre ménage n'était pas tout à fait normal, mais à ce point-là ! Encore vierge après plus d'un mois de mariage !

Je veux bien que ton mari ait été absent presque tout le temps, mais tout de même...

— Tu avais deviné quelque chose n'est-ce pas ? Rappelle-toi tes questions au matin de mes épousailles.

— Je savais que ton époux n'était pas resté longtemps auprès de toi cette nuit-là, mais je croyais que, depuis, il t'avait rejointe plusieurs fois. Comment deviner pareille chose ?

Après l'incident du collier et le dîner glacial qui avait suivi, Catherine, plus vexée qu'elle ne voulait bien l'admettre n'avait pu retenir sa colère. Dans son dépit de se voir aussi clairement dédaignée, elle avait enfin confessé à Sara la vérité de sa vie conjugale, vérité limitée à si peu de choses. Sur le coup, la tzingara avait eu du mal à s'en remettre. Les poings sur les hanches, elle avait considéré Catherine avec un ahurissement comique.

— Quoi ? Rien ?... Vraiment rien ?

Presque rien. La nuit de nos noces, il est venu dans ma chambre et il m'a dévêtue après m'avoir obligée à sortir du lit. Et ensuite, il m'a regardée longtemps, longtemps comme si... comme si j'étais l'une de ces statuettes d'ivoire et d'albâtre qui sont dans sa chambre. Il m'a dit que j'étais très belle... et puis il est parti. Il n'est jamais revenu. Peut-être que je lui déplais.

- Tu es folle ? s'écria Sara avec un regard

farouche. Lui déplaire ? Mais, malheureuse, regarde- toi dans une glace ! Il n'y a pas un homme au monde qui pourrait te résister si tu voulais t'en donner la peine. Et celui-là n'est pas bâti autrement que les autres. Il a retiré ta chemise, il t'a vue complètement nue... et, là-dessus, il est allé tranquillement se coucher à l'autre bout du château ?

Mais c'est de la démence ! Il y a là de quoi faire tordre de rire tout le royaume.

Tout en parlant, Sara secouait la robe qu'elle venait d'ôter à Catherine et l'étendait sur le lit pour la brosser avant de la ranger.

Catherine la regardait faire d'un air désabusé.

— Pourquoi ? Il ne fait sans doute que respecter le contrat imposé par le duc ? Il m'a épousée, mais peut-être Philippe a-t-il exigé de Garin qu'il ne me touche pas.

— Vraiment ? Mais, petite malheureuse, quel homme digne de ce nom accepterait pareil marché sans se déshonorer à ses propres yeux ?

De plus, comment un seigneur, un prince, s'abaisserait-il à le proposer? Non. De deux choses l'une : ou bien, ce qui est invraisemblable, tu ne plais pas à messire Garin, ou bien ton mari n'est pas un homme.

Après tout, il ne fréquentait guère les femmes, avant son mariage. On ne lui a connu aucune maîtresse, aucune aventure. Il a fallu un ordre formel pour qu'il prenne une épouse. Peut-être...

— Peut-être ?

Peut-être que ses goûts ne vont pas aux femmes. C'est un vice courant en Grèce et en Italie d'où je viens. Nombre de femmes y sont délaissées parce que certains hommes leur préfèrent de jeunes garçons...

Catherine ouvrait des yeux énormes.

— Tu ne crois tout de même pas que Garin soit comme ça ?

— Pourquoi pas ? Il a beaucoup voyagé, surtout aux Échelles du Levant. Il peut y avoir contracté ce vice honteux. En tout cas, il faut en avoir le cœur net.

— Je ne vois pas bien comment ? fit Catherine en haussant les épaules.

Sara, lâchant sa brosse s'approcha d'elle, la fixant de ses prunelles rétrécies jusqu'à n'être plus que de minces fentes.

— Je t'ai dit que, si tu voulais t'en donner la peine, aucun homme digne de ce nom, ne saurait te résister. Il faut que tu te donnes cette peine. Au fond, jusqu'ici tu n'as rien fait pour attirer ton mari à toi.

— Mais je n'en ai nulle envie ! protesta la jeune femme. Je ne comprends pas, c'est entendu, mais de là à m'offrir...

Sara haussa les épaules et tourna le dos, brutalement, à la jeune femme avec un regard si chargé de mépris qu'il cloua Catherine sur place. Jamais Sara ne l'avait regardée comme cela.

— Tu n'es pas une femme ! fit dédaigneusement la gitane. Au fond, vous allez bien ensemble. Aucune femme, vraiment femme, ne peut admettre d'être ainsi dédaignée sans en demander les raisons. C'est une question d'amour-propre.

— Non, une question d'amour tout court. Tu sais très bien...

... que tu veux te garder pour je ne sais quel garçon qui ne veut pas de toi. Et tu espères sincèrement y arriver ? Mais malheureuse idiote, crois-tu donc résister longtemps au duc Philippe ? Tu préfères attendre que ton mari, puisque c'est là son rôle, te livre à lui, bien ficelée, bien pomponnée, comme une petite oie grasse à point. Tu vas accepter ce rôle d'esclave... toi ? Je vais te dire une chose : si tu avais seulement un peu de mon sang dans les veines, du vrai sang bien rouge, tout brûlant de fierté et d'orgueil, tu irai? te jeter dans les bras de ton mari, tu le forcerais à faire envers toi son devoir d'homme... ne fût- ce que pour jouer à ce Philippe de Bourgogne le tour qu'il mérite. Mais ce qui coule dans tes veines, ce n'est que de l'eau. Laisse-toi donc livrer pauvre sotte, c'est tout ce que tu mérites...

La foudre tombant sur Catherine ne l'aurait pas sidérée davantage que la violente sortie de Sara. Elle restait au milieu de la pièce, bras ballants, sans réaction. Sara retint un sourire puis ajouta, avec une douceur perfide :

— Le pire... c'est que tu meurs d'envie d'aller t'expliquer avec ton mari parce que tu es faite pour tout ce que tu voudras sauf pour la chasteté. Et aussi parce que tu es vexée comme un dindon !...

Cette deuxième comparaison, empruntée à la basse- cour, eut raison de la stupeur de Catherine. Un flot de sang monta à ses joues et elle serra les poings.

— Ah, je mérite uniquement de me laisser livrer comme une petite oie ! Ah, je suis vexée comme un dindon ! Eh bien, tu vas voir. Va me chercher mes femmes.

— Que vas-tu faire ?

— Tu vas le voir. Après tout, tu as raison : je suis terriblement vexée ! Je veux un bain, tout de suite, et mes parfums... Quant à toi, si tu ne t'arranges pas pour me rendre irrésistible, je te ferai arracher la peau du dos à coups de fouet à mon retour.

— Si cela ne dépend que de moi, fit Sara en riant et en courant se pendre à une sonnette, ton époux va courir un grave danger.

Quelques minutes plus tard, les femmes de Catherine accouraient. La baignoire d'argent fut remplie d'eau tiède et la jeune femme s'y plongea quelques minutes. Après quoi on la massa jusqu'aux orteils, on la poudra puis Perrine, la parfumeuse, fit son office sous la direction de Sara qui s'était réservé les soins de la chevelure. Pendant que les autres servantes s'activaient, elle brossa et rebroussa les longs cheveux soyeux jusqu'à ce qu'ils brillent comme de l'or pur et crépitent sous le peigne. Puis elle les laissa aller sur le dos de Catherine.

Leur travail terminé, les suivantes se retirèrent sur un geste de Sara qui entendait mener seule la suite des opérations.

— Que vais-je mettre ? demanda Catherine, l'œil interrogateur, lorsqu'elles furent sorties.

— Tu mettras ce que je te dirai de mettre, fit Sara, très occupée à relever maintenant les cheveux de la jeune femme sur le dessus de sa tête.

Elle les emprisonna, tout en haut, dans un bracelet d'or garni de turquoises puis les laissa aller, formant une longue et brillante queue de cheval. Visiblement, elle prenait un très grand plaisir à son travail et souriait d'un air mystérieux.

Quelques minutes plus tard, Catherine, un flambeau à la main, quittait sa chambre. Elle savait par Perrine, envoyée aux nouvelles, que Garin n'avait pas encore regagné son appartement. Il s'attardait chez Abou-al-Khayr à parler médecine... Enveloppée d'une grande mante de taffetas bleu-vert doublée de lièvre gris pâle, ses pieds nus passés dans des mules assorties, la jeune femme se hâtait le long des couloirs. Elle voulait arriver chez Garin avant lui.

Lorsqu'elle atteignit la grande porte de chêne qui fermait la chambre de son mari, aucune lumière ne filtrait dessous. Elle appuya la main sur le vantail, la porte s'ouvrit révélant l'obscurité de la chambre.

Levant son flambeau, Catherine fit quelques pas dans la pièce vide puis referma très vite la porte. Tout allait bien...

Elle en fit le tour, allumant les flambeaux préparés par le valet de chambre à la flamme de sa propre chandelle. .Bientôt, la grande pièce somptueuse se mit à vivre sous les lumières. Le fauteuil d'argent et de cristal brillait comme un joyau mais ce fut le lit qui l'attira.

Lentement, presque craintivement, elle gravit les deux marches de velours violet, puis resta là, regardant la sévère et fastueuse couche.

Germain, le valet, avait fait la couverture et elle hésita un instant à se glisser dans les draps de soie violette. Mais, se rappelant les recommandations de Sara, elle préféra demeurer debout là où elle était. D'ailleurs, un pas rapide s'approchait dans la galerie...

Lorsque Garin ouvrit la porte de sa chambre, la première chose qu'il vit fut Catherine, debout auprès du lit, drapée dans la soie changeante de son manteau, qui le regardait, la tête fièrement levée. Son regard la quitta un instant pour faire le tour de la chambre illuminée, puis revint à elle, sans cacher sa surprise.

— Que faites-vous ici ?

Sans répondre, avec seulement un sourire de défi, elle laissa le manteau glisser à ses pieds et apparut, vêtue seulement du collier d'or et de turquoise qu'il lui avait donné quelques heures plus tôt. Sa fine silhouette se détachait nettement sur le fond sombre du lit avec l'auréole dorée de ses cheveux relevés qui ne cachaient rien de son long cou flexible, pareille à quelque déesse barbare.

Garin verdit, vacilla comme si une flèche l'avait frappé et s'appuya au mur, fermant les yeux.

— Allez-vous-en... balbutia-t-il d'une voix rauque. Partez... tout de suite !

— Non !

Cette fois, il ne parvenait ni à cacher son trouble profond, ni à retrouver le contrôle de lui-même.

Catherine, déjà triomphante, perçut le désarroi de cet homme, toujours si maître de lui et en oublia toute pudeur. Sans faire le moindre bruit, sur ses pieds nus, elle s'avança vers lui, souriante, irrésistible.

— Non, je ne partirai pas, répéta-t-elle. Je resterai ici parce que c'est ma place, parce que je suis votre femme. Voyons, Garin, osez donc me regarder ! Avez- vous tellement peur de moi ?

Sans ouvrir les yeux, il murmura :

— Oui ! j'ai peur de vous... N'avez-vous donc pas compris que je ne peux vous toucher, que je n'en ai pas le droit ! Pourquoi dès lors m'imposer cette tentation à laquelle je ne peux succomber. Allez-vous-en Catherine, je vous en supplie.

Mais, au lieu de lui obéir, elle vint tout contre lui, glissa ses bras autour de son cou malgré lui, colla son corps au sien, l'enveloppant de son parfum, approchant ses lèvres du visage blême de l'homme. Garin, les yeux clos, avait l'air d'un martyr cloué au poteau de supplice.

— Je ne partirai pas avant que vous n'ayez fait de moi votre femme, comme tout vous en donne le droit. Je me moque des ordres de Philippe. Ils sont impies, hors nature et je les refuse. Je suis votre femme et s'il me veut, il devra se contenter de ce que vous m'aurez faite. Regardez-moi, Garin.

Elle l'entendit gémir sourdement et il tenta faiblement de l'écarter, mais ne put se retenir d'ouvrir les yeux. Il vit alors, tout près du sien, le ravissant visage tentateur, les lèvres offertes, les beaux yeux humides et prometteurs. Contre lui, il sentait chaque forme du corps jeune et souple. La déesse d'or de tout à l'heure, qu'il avait crue un moment sortie de son imagination, était venue à lui, s'offrait à lui, intolérablement désirable. Il perdit la tête...

Enlevant Catherine dans ses bras, il l'emporta en courant jusqu'au lit, la lança sur la courtepointe de velours plus qu'il ne l'y étendit et se jeta sur elle. L'attaque avait été si brutale que Catherine retint un cri.

La peur se glissait en elle tout à coup car elle se trouvait prise dans un ouragan de caresses violentes, brutales qui la meurtrissaient. Les mains de Garin la brisaient plus qu'elles ne la caressaient, ses lèvres la couvraient de baisers dévorants qui couraient de ses genoux à sa gorge. Il grondait comme un fauve affamé en pétrissant la douce chair féminine. Mais le plaisir, peu à peu s'éveillait dans le corps de la jeune femme qui maintenant s'abandonnait à cette folie d'amour qui n'était pas sans agrément. Elle gémissait doucement sous les mains brutales de Garin mais se rassurait, se tendait d'elle-même dans l'attente d'une joie plus complète qu'elle pressentait. Ses mains tâtonnantes avaient ouvert le pourpoint de Garin, trouvé une poitrine maigre et velue, dure comme du bois sec et s'y attardaient... Au-dessus de sa tête renversée le ciel de lit tournoyait. Soudain, elle poussa un cri aigu : les dents de Garin, hors de lui, s'étaient plantées à la naissance de son sein droit...

Ce cri fit sur son mari l'effet d'une douche. Lâchant brusquement Catherine, il se redressa, sauta à bas du lit et la regarda d'un air égaré.

Il haletait, le visage très rouge, le regard flamboyant.

— Vous m'avez fait perdre... la tête. Allez-vous-en maintenant. Il le faut.

Elle tendit un bras vers lui pour tenter de le ramener, déçue, et furieuse de le sentir échapper encore.

— Non ! Revenez Garin !... Pour l'amour du ciel, oubliez le duc...

Revenez à moi ! Nous pouvons être heureux ensemble, je l'ai senti !

Mais il repoussait doucement la main tendue, refermait son pourpoint avec des doigts qui tremblaient. Il hocha la tête. Son visage retrouvait sa pâleur. Une brusque envie de pleurer secoua Catherine.

Des larmes de colère jaillirent de ses yeux.

— Enfin... pourquoi ? Dites-moi pourquoi ? Je vous plais, je le sens... Vous me désirez aussi, je viens d'en avoir la preuve. Alors pourquoi ?

Lentement, Garin s'assit au bord du lit. Sa main caressa le joli visage en pleurs avec une infinie douceur, se posa sur la tête dorée.

Catherine l'entendit soupirer. Elle s'écria douloureusement :

— Osez dire que vous ne souffrez pas de cette contrainte inhumaine que vous vous imposez, osez le dire ? Je sens que vous êtes malheureux. Et pourtant, vous vous obstinez, stupidement, à nous faire mener, à tous deux, une vie ridicule, anormale...

Le regard de Garin, subitement, s'échappa. Abandonnant la forme rose étendue sur le lit, il s'en alla vers les ombres de la pièce. A nouveau, il soupira. Sa voix se chargea d'une étrange douceur où passait une souffrance cachée et d'autant plus poignante.

« J'en ai telle peine au cœur » murmura-t-il. « La vie était si belle jadis ! Telle peine que mon rire dut se changer en pleurs ! Jusqu'aux oiseaux des bois qu'afflige notre plainte ! Belle merveille que j'en perde courage ! Mais que dis-je, pauvre sot, dans le feu de ma rancœur ? Qui cherche la joie ici-bas, il l'a perdue ailleurs hélas, à jamais hélas !... »

Catherine, interdite, l'écoutait, surprise par l'étrangeté des paroles.

— Qu'est-ce là ? demanda-t-elle.

Garin eut pour elle un pâle sourire.

— Rien... pardonnez-moi ! Quelques vers d'un poète allemand qui s'en alla aux Croisades et que protégeait l'Empereur Frédéric II. On l'appelait Walther von der Vogelweide... Voyez-vous, je suis comme notre ami Abou-al Khayr ! j'aime beaucoup les poètes. Maintenant, je vous laisse, Catherine. Dormez ici, si tel est votre désir...

Avant que Catherine ait pu le retenir, il avait traversé la chambre, disparu dans la galerie. Elle entendit son pas décroître... Alors, la colère l'emporta. Glissant à bas du lit, elle récupéra son manteau, ses mules, puis s'enveloppant hâtivement, regagna sa chambre en courant.

Au bruit de la porte qui claquait derrière elle, Sara qui sommeillait sur un tabouret auprès du feu, sursauta et, la reconnaissant, bondit sur ses pieds.

— Alors ?

Rageusement, Catherine arracha le collier barbare et le lança de toute sa force à travers la pièce. Puis elle piétina le manteau de soie.

Des larmes de fureur jaillissaient de ses yeux.

— Alors... rien ! sanglota-t-elle, absolument rien !

— Ce n'est pas vrai ?...

— Mais si, puisque je te le dis...

Les nerfs de Catherine la lâchaient maintenant. Elle sanglotait nerveusement sur l'épaule de Sara sans même songer à enfiler un vêtement. La tzingara, sourcils froncés, la laissa se calmer un peu.

Quand les sanglots s'espacèrent, elle passa un doigt léger sur la gorge de Catherine où la trace des dents de Garin se voyait, avec une gouttelette de sang.

— Et ceci ? Qu'est-ce que c'est ?...

Catherine, vaincue, se laissa coucher comme un bébé puis, tandis que Sara soignait la petite blessure, elle raconta tout ce qui s'était passé entre elle et son mari. Elle conclut avec un haussement d'épaules :

— Il est plus fort que nous ne croyions, Sara... et terriblement maître de lui. Pour rien au monde il ne manquerait à la parole donnée à son duc.

Mais Sara secoua la tête.

— Ce n'est pas cela. Il a bien failli manquer à cette parole et tu as été tout près de gagner. Je sens qu'il y a autre chose, mais quoi ?...

— Comment le savoir ? Que faire ?

— Rien ! Attendre. L'avenir, peut-être, nous renseignera.

— En tout cas, fit Catherine en se calant confortablement dans ses oreillers, ne compte pas sur moi pour recommencer une telle expérience.

Sara se pencha pour embrasser la jeune femme, tira les rideaux du lit, puis sourit :

— Est-ce que je dois aller chercher le fouet à chiens pour la correction que tu m'avais promise ?

Cette fois Catherine se mit à rire et cela lui fit un bien immense. Sa défaite de la soirée perdait de son importance à mesure que son corps retrouvait le calme et le bien-être. L'expérience avait été intéressante, après tout, mais au fond, il n'était pas mauvais qu'elle se fût ainsi terminée... puisqu'elle n'aimait pas Garin.

Ces consolantes réflexions ne l'empêchèrent aucunement de faire toute la nuit des rêves extravagants dans lesquels Garin et son irritant secret jouaient le principal rôle.

Catherine ne portait pas le collier de turquoises, que d'ailleurs elle avait pris en grippe, quand, la main posée sur le poing de son époux, elle pénétra dans la salle du Palais Ducal où se tenait la duchesse-douairière de Bourgogne. Garin connaissait trop Marguerite de Bavière, mère de Philippe le Bon, pour avoir conseillé à son épouse autre chose qu'une assez simple toilette de velours gris portée sur une robe de dessous en toile d'argent assortie au hennin pointu, si haut que la jeune femme dut baisser la tête pour franchir le cintre de pierre de la porte. Un unique bijou, mais très beau, pendait à son cou, au bout d'une mince chaîne d'or : une très belle améthyste reliant entre elles trois perles en poire d'un merveilleux orient.

La salle de réception qui faisait partie des appartements privés de la duchesse était de dimensions réduites, meublée surtout de coffres et de quelques sièges massés auprès de la fenêtre où se tenait la princesse, assise dans un grand fauteuil armorié. Des carreaux de velours noir étaient éparpillés, à même le dallage, pour les filles d'honneur.

A cinquante ans passés, Marguerite de Bavière conservait de nombreuses traces d'une beauté qui avait été célèbre. Le port de sa tête fine demeurait inimitable et parvenait à faire paraître long un cou peu élevé. Ses joues avaient perdu la rondeur de la jeunesse et ses yeux avaient pâli un peu leur azur, mais leur regard restait direct et impérieux et le pli des lèvres un peu fortes trahissait un caractère énergique et obstiné. Le nez était long, mais élégant et bien dessiné, les mains admirables et la taille assez élevée.

Depuis la mort de son mari, Marguerite n'avait pas quitté le deuil et se vêtait de noir strict, mais somptueux. Sa robe et son hennin de velours noir s'ourlaient tous deux de zibeline, mais un très beau collier d'or, formant une guirlande de feuilles d'acanthe, luisait sous le voile de mousseline noire qui tombait de la coiffure, enveloppant le cou de la duchesse. Ce deuil sévère était moins inspiré, chez cette grande femme hautaine, par les regrets donnés à l'époux mort que par le souci inflexible de son rang. Bien plus séduisant que le revêche Jean-Sans-Peur, avait été pour Marguerite le charmant duc Louis d'Orléans qu'à la Cour de France on lui avait prêté comme amant. Et les gens bien informés chuchotaient que, plus encore que la lutte d'influence, c'était la jalousie qui avait poussé Jean-Sans-Peur au crime de la poterne Barbette. Jamais, pourtant, les lèvres serrées de Marguerite n'avaient laissé échapper leur secret. Elle était, pour son fils Philippe, une excellente mère et une collaboratrice dévouée. Entre ses mains fermes, la Bourgogne se portait bien et Philippe pouvait sans crainte se consacrer aux provinces du Nord.

Autour de leur mère, formant une couronne serrée parmi les demoiselles d'honneur, quatre des six filles de la duchesse étaient assises, travaillant avec elle au même ouvrage de broderie, une immense bannière de guerre, rouge écartelée d'une croix de Saint-André blanche. Du premier regard, Catherine reconnut la jeune veuve du duc de Guyenne, Marguerite, et ressentit une sorte de joie à trouver là celle qui avait tenté de sauver Michel de Montsalvy pendant l'émeute de l'hôtel Saint-Pol. Elle attachait à cette rencontre une valeur de présage. Âgée maintenant de vingt-neuf ans, la jeune duchesse n'avait pas beaucoup changé. Elle s'était seulement un peu alourdie, mais sa peau très blanche n'avait peut-être que plus d'éclat.

Plus âgée de trois ans que son frère Philippe, elle était l'aînée de la famille.

Auprès de son éclat épanoui, sa sœur Catherine faisait étrangement terne. Elle avait une silhouette quasi diaphane, s'habillait sans éclat, comme une religieuse, de robes sombres et de guimpes sévères qui ne laissaient passer qu'un visage mince de furet aux yeux inquiets.

Catherine était la malchanceuse de la famille. Fiancée une première fois, à dix ans, au comte Philippe de Vertus, elle avait appris six ans plus tard, au moment où le mariage devait être célébré, la mort glorieuse de son fiancé dans la boue d'Azincourt. Une autre union, avec l'héritier d'Anjou avait été projetée, mais la mort brutale du duc Jean, à Montereau, avait rejeté chacun des deux fiancés dans un camp ennemi, brisé le mariage projeté. Depuis, Catherine de Bourgogne refusait toutes les demandes.

Les deux autres princesses, Anne et Agnès, dix-neuf et dix-sept ans, encore filles, se contentaient d'être ravissantes, fraîches et gaies, mais les pauvres de Dijon chantaient déjà, avec vénération, les louanges d'Anne qu'ils proclamaient un ange descendu sur la terre.

Toutes deux accueillirent la révérence de Catherine avec un franc sourire qui alla droit au cœur de la jeune femme.

— Voici donc votre épouse, Messire Garin, fit la voix grave de la duchesse. Nous vous faisons grande louange : elle est admirablement belle et, cependant, sait garder la modestie qui convient à une jeune femme. Approchez, ma chère...

Le cœur battant, Catherine s'approcha du fauteuil de la duchesse et s'agenouilla, gardant la tête inclinée. Marguerite sourit, en détaillant d'un œil approbateur la toilette de la jeune femme, son décolleté modeste et son front rougissant. Elle n'ignorait pas les vues un peu spéciales que son fils avait sur cette jeune femme et ne s'en offusquait pas. Il était normal qu'un prince eût des maîtresses et, si son orgueil s'était cabré devant l'élévation d'une fille du commun, elle admettait honnêtement que cette bourgeoise avait l'allure d'une grande dame et une beauté véritablement hors de pair.

— Nous serons heureuse de vous compter désormais au nombre de nos dames de parage, dit-elle aimablement. Notre grande maîtresse, la dame de Châteauvillain, auprès de qui nous vous ferons conduire plus tard, vous expliquera votre service. Saluez maintenant nos filles et prenez place sur ce carreau à nos pieds, près de Mademoiselle de Vaugrigneuse...

Elle désignait une jeune fille au visage ingrat mais somptueusement vêtue. Un brocart d'azur et d'argent faisait ressortir assez fâcheusement un teint jaune, hépatique. La jeune fille désignée eut, en s'écartant précipitamment du coussin assigné à Catherine, un dédaigneux mouvement des lèvres qui n'échappa pas au regard aigu de la duchesse.

Nous tenons à ce que l'on sache, ajouta celle-ci, sans élever la voix mais d'un ton si tranchant que l'intéressée devint instantanément écarlate, que la naissance n'est pas tout en ce bas monde et que notre faveur peut en tenir lieu aisément. La volonté des princes a l'égal pouvoir d'élever la modestie là où il lui plaît et de courber plus bas que terre les fronts trop hardis...

Marie de Vaugrigneuse se le tint pour dit et trouva même un sourire pour répondre à celui, timide, de Catherine. Satisfaite d'avoir ainsi mis les choses au point, la duchesse se tourna vers Garin.

— Laissez-nous, maintenant, Messire. Nous souhaitons nous entretenir avec votre jeune épouse de questions ménagères et féminines qui ne sont guère intéressantes pour des oreilles masculines.

La duchesse, ayant vu le jour et passé toute sa jeunesse en Hollande, en avait apporté de solides qualités ménagères, l'amour de l'ordre et d'une maison bien tenue. Elle ne dédaignait pas de s'occuper elle- même du train du palais, veillait aux dépenses de sa maison, aux cuisines et même à la basse-cour. Elle savait, à l'unité près, le compte de ses draps, le nombre des dindons et si la dépense de chandelles était normale ou pas. De plus, elle avait le goût des animaux singuliers. Un marsouin était élevé dans un bassin creusé au milieu du jardin du palais et la duchesse donnait ses soins les plus tendres à un porc- épic pour qui elle avait fait construire une niche au bas de l'escalier de la tour Neuve1. Elle avait aussi un grand perroquet, un merveilleux cacatoès blanc à huppe rose qu'un voyageur vénitien avait rapporté pour elle des îles Moluques. Comme justement un page apportait l'oiseau, hiératique et grognon sur son perchoir d'or, le sujet de conversation entre Catherine et la duchesse fut tout de suite trouvé.


1. Aujourd'hui tour de Bar.


Catherine admira le plumage éclatant de l'oiseau avec une sincérité qui lui gagna le cœur de Marguerite, parla discrètement de son Gédéon sur lequel maintes et maintes questions lui furent posées avec un intérêt non dissimulé. La duchesse avait donné à son oiseau le nom de Cambrai qui avait vu son mariage avec le duc Jean. Elle s'amusa fort des méfaits de Gédéon et de son exil chez le petit médecin maure.

— Il faudra nous amener et l'oiseau et son gardien, fit Marguerite.

Nous sommes curieuse de voir aussi bien l'un que l'autre. Et peut-être ce physicien infidèle pourra-t-il quelque chose pour nos maux, qui sont nombreux.

La duchesse était si enchantée de sa nouvelle dame de parage, que, lorsque les écuyers de bouche apportèrent la collation, elle fit servir Catherine la première. Comme boisson on servit du galant, ce vin cuit fortement aromatisé, que feue la duchesse Marguerite de Flandres avait mis à la mode et qu'elle ne dédaignait pas de fabriquer ellemême. Des gâteaux et surtout le boichet, fait de farine et de miel1 composaient le léger repas.

Dans cette atmosphère de bienveillance et de sympathie, Catherine oubliait sa timidité. Elle sentit qu'elle se plairait, dans ce cercle, même si deux ou trois de ses nobles compagnes, comme Marie de Vaugrigneuse, lui faisaient grise mine. Elle grignota deux darioles et but un gobelet de galant avec plaisir. Garin lui avait dit que la duchesse appréciait les appétits vigoureux à la mode de son pays.

La collation se terminait et les valets emportaient les reliefs, quand un page vint annoncer à la duchesse qu'un chevaucheur de la Grande Écurie du Duc arrivait d'Arras avec un message urgent.

— Conduisez-le ici ! ordonna Marguerite.


1. L'ancêtre du célèbre pain d'épices dijonnais.


Quelques minutes plus tard, un pas rapide faisait résonner les dalles du vestibule sous une paire de sole- rets de fer. Un homme, pas très grand mais singulièrement vigoureux, portant l'uniforme de drap vert garni de plaques d'acier des chevaucheurs ducaux, entrait presque aussitôt et, conduit par un page, venait s'agenouiller aux pieds de la duchesse. Il avait ôté son casque poudreux qu'il tenait sous le bras et, de son tabard brodé aux armes ducales sortait un rouleau de parchemin qu'il tendit, tête respectueusement inclinée. Cette tête aux épais cheveux noirs coupés carrément, Catherine la regardait avec une surprise encore hésitante, mais qui, à mesure que la conviction se précisait, se faisait plus grande et plus joyeuse. Est-ce que vraiment, ce pouvait être lui ? Est-ce qu'elle n'était pas le jouet d'une illusion ?

Le profil busqué était tellement semblable à celui dont elle avait gardé le souvenir.

— Vous venez d'Arras en ligne droite ? demanda la duchesse.

— En ligne droite, Madame, et aux ordres de votre Grâce !

Monseigneur le Duc, en personne, a daigné me recommander la promptitude. Les nouvelles que j'apporte sont d'importance.

L'homme s'exprimait sans trouble, sans hardiesse non plus et le son de sa voix, un peu plus basse que jadis mais si familière, enleva à Catherine ses derniers doutes. Le chevaucheur de Philippe de Bourgogne, c'était Landry Pigasse, son ami d'enfance...

Il ne la regardait pas, ne tournait même pas la tête vers le groupe chuchotant et soyeux des filles d'honneur. Simplement, toujours à genoux, il attendait les ordres... Mais Catherine dut faire appel à toute sa bonne éducation pour ne pas bousculer tout le monde et sauter au cou de son camarade d'aventures. Hélas, ce qui était permis à Catherine Legoix, ne l'était pas à la dame de Brazey surtout sous l'œil de la duchesse.

Celle-ci avait pris le parchemin au grand sceau de cire rouge et le déroulait en le tenant à deux mains. Sourcils froncés, elle parcourut le texte à vrai dire assez court. Son visage se creusa un peu, sa bouche se pinça et la curiosité de sa cour se changea en inquiétude. Les nouvelles étaient donc mauvaises ?

D'un geste, la duchesse congédia Landry. Il se releva, s'éloigna à reculons, suivi avidement par le regard de Catherine. Quand il eut disparu, la jeune femme réprima un soupir mais se promit bien de le faire rechercher dès qu'elle pourrait...

Marguerite de Bavière, un coude appuyé à son fauteuil et le menton dans la main gardait le silence. Elle réfléchissait profondément. Au bout d'un moment, elle se redressa, jeta un regard circulaire sur ses femmes, arrêta ce regard sur ses filles.

— Mesdames, dit-elle d'une voix lente, les nouvelles que nous mande notre seigneur et fils sont, en effet d'importance. Il n'est pas trop tôt pour vous les communiquer. Dès maintenant, il nous faudra prendre nos dispositions afin d'accompagner auprès de Monseigneur Philippe celles de ses sœurs qu'il réclame...

Tandis qu'un léger murmure s'élevait, la duchesse se tourna vers sa fille aînée qu'elle regarda gravement.

— Marguerite, dit-elle, le bon plaisir de votre frère est de vous mettre à nouveau en puissance d'époux. Il vient d'accorder votre main à un haut et puissant seigneur, de belle réputation et de vieille noblesse.

— Qui donc, ma mère ? fit Marguerite qui avait pâli imperceptiblement.

— Vous devez épouser prochainement Arthur de Bretagne, comte de Richemont. Quant à vous, Anne... et la duchesse se tournait maintenant vers l'une de ses plus jeunes filles avec une émotion qu'elle ne parvenait pas à dissimuler.

— Moi, ma mère ?

Oui, vous, mon enfant. Pour vous aussi votre frère a fait choix d'un époux. En même temps que les fiançailles de votre sœur il entend célébrer les vôtres avec le régent de France, le duc de Bedford...

La voix de la duchesse avait faibli sur les derniers mots, couverte par le cri de la jeune fille.

— Un Anglais, moi ?

— Il est l'allié de votre frère, fit la duchesse avec un visible effort, et sa politique exige que les liens se resserrent entre notre famille et celle... du roi Henri.

Du fond de la salle, une voix vigoureuse protesta :

— Il n'est d'autre roi de France que Monseigneur Charles et l'Anglais n'est qu'un larron. Sans cette damnée putain d'Isabeau, qui nie la naissance royale de son fils, il n'y aurait aucun doute là-dessus !

Une dame grande et forte qui drapait d'écarlate une carrure de lansquenet et dont les douces mousselines blanches, encadrant son visage, ne parvenaient pas à idéaliser les traits vigoureux et le semblant de moustache, avait franchi la porte en femme habituée à les voir s'ouvrir automatiquement devant elle. Loin de s'irriter de cette entrée fracassante, la duchesse la regardait venir en souriant. Nul à la cour n'ignorait que la noble dame Ermengarde de Châteauvillain, grande maîtresse de la maison de la duchesse avait son franc-parler, qu'elle était l'ennemie irréductible de l'alliance anglaise et l'eût proclamé en pleine cour de Westminster si ses convictions lui eussent paru nécessiter un tel éclat. Elle haïssait l'Anglais, ne permettait à personne d'en douter et la puissance de son courroux avait déjà fait reculer plus d'un vaillant chevalier.

— Ma mie, fit la duchesse gentiment, le malheur veut qu'il y ait doute !

Pas pour moi qui suis bonne Française autant que bonne Bourguignonne ! Ainsi l'on va livrer cette agnelle à un boucher anglais? fit-elle en étendant vers la princesse Anne une main grande comme un plat, mais d'une étrange beauté.

La pauvrette n'avait nul besoin qu'on l'encourageât à perdre contenance car, oubliant tout protocole, elle s'était.mise à pleurer doucement.

— Le Duc le veut, ma bonne Ermengarde. Puisque vous êtes si fidèle Bourguignonne, vous savez que nul ne se peut opposer à sa volonté.

— C'est bien ce qui m'enrage ! fit dame Ermengarde en se carrant dans le fauteuil qu'Anne de Bourgogne avait abandonné pour s'agenouiller près de sa mère.

Soudain, son regard se fixa sur Catherine qui avait assisté, un peu éberluée, à son entrée tumultueuse. La belle et grande main se tendit vers elle :

— Est-ce là notre nouvelle dame de parage ? demanda-t-elle.

— C'est en effet dame Catherine de Brazey, fit la duchesse tandis que l'intéressée saluait, avec tout le respect requis, la comtesse de Châteauvillain.

Celle-ci la regarda faire, répondit par un signe de tête, puis déclara avec bonne humeur :

— Jolie recrue !... Morbleu, ma belle, si j'étais votre mari je monterais une garde sévère autour de vous. Je sais ici plus d'un seigneur qui n'aura bientôt plus d'autre idée que vous mettre en son lit le plus vite possible.

— Ermengarde !... reprocha la duchesse. Vous gênez cette petite.

— Bah, fit dame Ermengarde avec un large sourire qui montra une redoutable rangée de solides dents blanches, un compliment n'a jamais tué personne quand il est sincère et je suppose que dame Catherine en a déjà entendu d'autres...

La bonne dame eût sans doute discouru un bon moment sur ce sujet car elle aimait les contes gaillards et les histoires lestes. Mais la duchesse Marguerite se hâta de couper court en informant ses dames qu'elles étaient toutes invitées à préparer leurs coffres pour se rendre en Flandres et en les priant de la laisser seule avec « sa chère amie de Châteauvillain avec qui de fort importantes questions devaient être débattues ».

Au milieu des autres, Catherine fit la révérence et quitta la salle avec l'idée de se mettre à la recherche de Landry. Mais dans la galerie, Marie de Vaugrigneuse la retint par sa manche.

— J'admire beaucoup le velours que vous portez, ma chère. Est-ce chez Monsieur votre oncle que vous vous fournissez ?

— Non, fit Catherine gracieusement, se souvenant des indications de Garin, ce sont les ânes de Monsieur votre aïeul qui vont les chercher pour moi jusqu'à Gênes...

CHAPITRE X Arnaud de Montsalvy

Dès qu'elle eut le loisir de le faire, Catherine essaya de retrouver Landry. Mais le logis des chevaucheurs ducaux se trouvait auprès des écuries où une dame de parage n'avait que faire sans l'aveu de la duchesse et, de plus, il lui fut répondu, par l'écuyer auquel elle s'adressa, que Landry Pigasse ne faisait que toucher terre à Dijon. Il se restaurait pour le moment et reprendrait la route le soir même, porteur de dépêches que le chancelier Rolin avait fait parvenir de Beaune dans la journée. Il devait franchir les portes de la ville avant la clôture...

N'osant insister, Catherine rentra chez elle, pensant que, si elle devait faire partie de l'escorte des princesses, elle aurait, en Flandres, toutes les chances de retrouver son ami d'enfance. Elle avait éprouvé une joie profonde à le revoir car il portait en lui certains liens rompus avec le passé, tous ceux qui l'unissaient encore à la boutique du Pont-au-Change, aux rues de Paris et au terrible jour de l'émeute.

Les semaines suivantes, elle n'eut pas le loisir de s'étendre longuement sur les réminiscences d'autrefois. Presque chaque jour, elle se rendait au palais ducal auprès de la duchesse-douairière qui s'était prise d'amitié pour elle et réclamait volontiers ses services.

Catherine s'était vue chargée, avec Marie de Vaugrigneuse, qui était la filleule de la duchesse, de la garde- robe de sa maîtresse. Cela n'allait pas sans coups de bec et coups de griffes car la sympathie n'était toujours pas née entre les deux jeunes femmes. Catherine se fût fort bien passée de cette petite guerre, la jeune fille ne lui inspirant qu'une indifférence dédaigneuse, mais son caractère entier ne lui permettait pas d'endurer patiemment les continuelles piqûres d'amour-propre dont la gratifiait Marie. Les tissus de l'oncle Mathieu et les ânes du grand-père Vaugrigneuse, dont l'anoblissement était assez récent et qui avait gagné sa fortune dans le commerce, clandestin, mais très rémunérateur, de ces intéressants animaux, faisaient la plupart du temps les frais de la guerre.

Autre sujet d'activité pour la jeune femme : le prochain départ vers les Flandres et les préparatifs du double mariage des princesses. Étant attachée à la garde-robe, Catherine s'occupait activement du trousseau des deux princesses, les aidait à choisir les tissus, les modèles de robes, harcelant dame Gauberte, la bonne faiseuse, avec l'aide vigoureuse, il est vrai, d'Ermengarde de Châteauvillain. Elle avait eu l'adresse de se faire une alliée de la redoutable grande maîtresse par l'offrande, gracieuse autant que discrète, d'une magnifique pièce de velours de Gênes, pourpre et or, prise chez l'oncle Mathieu et qui avait fait la joie de la comtesse. Celle-ci appréciait au plus haut point les couleurs violentes et surtout le rouge vif, qui, pensait-elle, ajoutait à sa majesté naturelle. La pièce de velours et l'irrésistible sourire de Catherine, joints à une incontestable compétence en matière d'élégance et de soins ménagers, avaient définitivement rangé la comtesse du côté de l'épouse du grand argentier.

Quant à la vie privée de la nouvelle dame de parage, elle était sans histoires. Les jours passaient, paisibles et sans à-coups auprès de Garin, presque tous semblables. L'argentier recevait peu, n'aimant pas à étaler outre mesure sa fortune parce qu'il savait combien la grande richesse attire la jalousie. S'il tenait è un certain décorum, à un faste réel dans l'enceinte de ses demeures, c'était pour la seule joie de ses yeux et son unique satisfaction personnelle. Aux grands banquets, aux fêtes bruyantes, il préférait une partie d'échecs au coin du feu, la compagnie d'un livre, la contemplation de sa collection d'objets rares et, depuis quelque temps, la compagnie d'Abou-al-Khayr dont il appréciait la science et la sagesse orientale.

Les deux hommes avaient de longs entretiens auxquels Catherine assistait fréquemment mais qui la faisaient bâiller d'ennui car elle ne s'intéressait pas, comme Garin, aux mystères de la médecine et à la; science, dangereuse et subtile, des poisons. Le petit médecin maure, s'il était pour son époque un remarquable praticien, était encore beaucoup plus brillant toxicologue.

Enfin vint le temps où les princesses, Marguerite et Anne, quittèrent Dijon avec leur suite. La longue file de chevaux, de haquenées, de chariots et de mules chargées de coffres, protégée par une puissante escorte armée contre les convoitises des pillards, franchit la porte Guillaume dans les derniers jours de mars. Bien vite, derrière elle, l'enceinte fortifiée et le dessin fantastique des tours et des clochers qui faisaient ressembler Dijon, de loin, à une forêt de lances, s'estompèrent.

La gaieté, normalement de mise dans une expédition de ce genre, était cependant absente du convoi comme Catherine le constata sans surprise. La santé de la duchesse Marguerite s'était altérée, dans les dernières semaines et à son profond regret elle avait dû renoncer à escorter ses filles. C'était la comtesse Ermengarde qui la représentait et devait chaperonner les deux princesses.

Bien assise sur sa selle, emmitouflée d'une immense pelisse couleur lie-de-vin et toute doublée de renard roux, Ermengarde de Châteauvillain chevauchait à côté de Catherine. Ni l'une ni l'autre ne parlait, préférant contempler la jeune verdure qui commençait à poindre sur les branches, respirer l'air vif du matin et jouir du soleil.

Ce soleil qui entrait si difficilement dans les rues tortueuses, encaissées et empuanties de la ville... Catherine avait toujours aimé les voyages, même très courts et celui-ci lui rappelait celui qu'elle avait fait l'année précédente avec l'oncle Mathieu et qui avait été si fertile en événements.

Quant à la comtesse Ermengarde, elle aimait aussi les voyages mais pour une tout autre raison que sa jeune compagne. Outre la curiosité extrême qu'elle portait à toutes choses, elle aimait se laisser porter, au long de routes interminables par le pas doux et mesuré de sa monture.

Cela lui permettait de dormir très confortablement et elle retirait de ces siestes au grand air un grand bien-être et un appétit accru.

Le Duc de Bourgogne attendait ses sœurs à Amiens, où devaient être célébrées les doubles fiançailles, fruit de négociations menées depuis plusieurs mois avec le régent anglais et le Duc de Bretagne. Il avait fait choix d'une ville épiscopale, en principe neutre, pour ne pas peiner le Duc de Savoie, puisque les négociations patronnées par ce dernier, n'étaient pas considérées comme rompues. Mais, en fait, l'évêque d'Amiens était à sa dévotion et il se trouvait chez lui autant que sur ses propres terres.

Lorsque le cortège des deux princesses arriva sur la Somme, après un voyage sans histoire à travers la Champagne dévastée, la comtesse Ermengarde n'avait guère fait entendre autre chose que des monosyllabes de plus en plus rogues à mesure que l'on avançait. C'est que, sur tout le passage de la fastueuse cavalcade, on n'avait guère rencontré que des hommes, des femmes et des enfants aux corps trop maigres et mal vêtus, de haillons, des figures creusées par la faim où luisaient des regards de loups. Partout l'Anglais et les routiers, partout la misère, la faim, la peur, la haine. L'hiver qui se terminait avait été terrible. La famine, née des récoltes pillées et brûlées sur pied, avait ravagé des lieues et des lieues de terre, moissonné des populations entières. Nombre de villages étaient vides quand ils montraient autre chose que quelques madriers à demi calcinés. Ce voyage, commencé par Catherine avec un si vif plaisir tant que l'on était en Bourgogne, s'était mué peu à peu en un cauchemar permanent. Le cœur serré, la jeune femme fermait les yeux quand les hommes d'armes de l'escorte repoussaient avec brutalité, du bois de leurs lances, un groupe misérable qui osait demander la charité. Pourtant, chaque fois que le fait s'était présenté, la princesse Anne était intervenue avec indignation, reprochant violemment aux soldats leur dureté. Son cœur généreux se fondait de pitié à la vue de tant de misères et, inlassablement elle donnait, donnait encore, donnait tout ce dont elle pouvait disposer, laissant derrière elle un lumineux village de douceur et de compassion. Si Garin ne s'y était respectueusement, mais fermement opposé, elle eût distribué au long de sa route les trente mille écus d'or que portaient les mules et qui représentaient une partie de la dot princière, de cent mille écus, destinée au duc anglais. Cette dot entretenait une colère latente chez dame Ermengarde.

— Que lui faut-il encore à ce godon rapace ? confia-t-elle à Catherine quand les murs d'Amiens furent en vue. Il étrangle à plaisir le pays de France qu'il occupe contre toute justice, il prend pour femme la plus douce, la plus belle, la meilleure de nos filles et encore il réclame de l'or, lui qui devrait passer sa vie à genoux et baiser la poussière pour rendre grâce au ciel d'une telle faveur ! En vérité, je crève de rage, dame Catherine !... de rage, entendez-vous bien, quand je vois notre Duc tendre la main à l'ennemi séculaire du Royaume et lui donner sa propre sœur...

— Je crois qu'il désire surtout se venger du roi Charles. Il le hait si fort.

— Il veut se venger, mais il souhaite encore plus prendre sa place, grogna la comtesse. C'est déloyauté de la part d'un vassal, même s'il est prince et même s'il veut oublier sa vassalité. Les lois de l'honneur ne se discutent pas !

Un sourire étira brièvement les lèvres de Catherine, séchées par le vent glacial qui s'était levé et chassait les nuages sur les tours d'Amiens.

— Des paroles dangereuses à prononcer, Comtesse, dangereuses à entendre peut-être si le duc en avait vent, fit-elle malicieusement.

Mais la grosse dame posa soudain sur elle un regard si fier et si direct qu'elle se sentit rougir.

— Il n'ignore point ma façon de penser, dame Catherine. Une femme de mon rang ne s'abaisse pas à dissimuler, même en face d'un duc de Bourgogne ! Ce que je vous dis à vous, je le dirais aussi bien à lui !

Catherine ne pouvait se défendre d'une certaine admiration.

Ermengarde tonitruante, obèse, un peu comique même n'en était pas moins d'une grande et bonne race que rien, ni la graisse envahissante, ni les atours excentriques, ne pourraient jamais cacher. Sa grandeur, sa dignité étaient instinctives et surpassaient tous les petits travers humains. Amie sûre, elle était une ennemie redoutable. Il valait mieux être de son côté.

À Amiens, les princesses allèrent rejoindre leur frère. Il les attendait au palais de l'évêque, tandis que leur suite s'en allait prendre logement dans les maisons réservées à cet effet. Ermengarde, bien entendu, suivit celles dont elle avait la garde, tandis que Catherine et son mari s'installaient dans une maison, proche de la grande cathédrale blanche, et dont les fenêtres arrière donnaient sur un canal tranquille.

Cette maison, petite mais confortable, appartenait à l'un des plus gros drapiers de la ville avec qui le grand argentier avait d'étroites relations d'affaires. Garin, par avance, y avait envoyé son majordome Tiercelin avec son valet, son secrétaire et les femmes de Catherine sous les ordres de Sara. Ils avaient apporté avec eux, sous bonne escorte, le plus gros des bagages et, en entrant dans la maison du drapier, Catherine trouva que tout avait été disposé au mieux pour l'accueillir.

Le feu flambait dans les cheminées, sa chambre était douillette et tendue de toiles brodées, le lit fait et, sur une table, des violettes trempaient dans un pot de faïence peinte. Le repas était servi dans la pièce principale.

Cette installation, relativement modeste pourtant, était un rare privilège dans une ville surpeuplée, où le moindre lit se payait à prix d'or. Les nombreuses suites du duc de Bretagne, de Bedford, des comtes de Richemont, de Salisbury et de Suffolk avaient tout envahi.

Plus d'un bourgeois d'Amiens était réduit à s'entasser dans une seule chambre avec sa famille et ses servantes pour laisser place aux gens, brutaux et arrogants pour la plupart, de tous ces seigneurs venus rencontrer le duc Philippe. Ce n'était, à toutes les maisons, qu'écussons accrochés aux fenêtres, pennons et bannières flottant au vent du soir. Les queues d'hermines noires sur champ d'argent de Bretagne couvraient toutes les maisons à l'est du palais épiscopal, tandis que les pals sanglants du comte de Foix occupaient le quartier ouest. Le sud appartenait aux roses écarlates de Lancastre, duc de Bedford. Le régent anglais à lui seul, avec le renfort des comtes de Salisbury et de Suffolk, occupait la moitié de la ville. Les Bourguignons, en général, s'entassaient au nord et les serviteurs de l'évêque d'Amiens, là où ils pouvaient.

Malgré sa fatigue, ce soir-là, Catherine ne put trouver le sommeil.

Toute la nuit, la ville retentit de chants, de cris, d'appels de trompettes si vigoureux que les maisons en tremblaient, préludant ainsi aux fêtes magnifiques annoncées par le duc Philippe. Et puis l'énervement s'ajoutait au vacarme du dehors. Dans la soirée, Garin s'était rendu au palais épiscopal, appelé par son maître. En rentrant, il était entré chez sa femme qui venait de se coucher. Elle bavardait avec Sara, tandis que la fidèle servante brossait et pliait les vêtements portés par sa maîtresse dans la journée.

— Demain soir, dit-il seulement, vous serez présentée à Monseigneur au cour du bal des accordailles. Je vous souhaite une bonne nuit...

Le lendemain, le palais de l'évêque rougeoyait dans la nuit comme un incendie. Les pots de feu couronnant ses créneaux, les flots de lumière pourpre et dorée que déversait chacune de ses fenêtres lancéolées s'allaient refléter sur l'immense ciselure blanche de la haute cathédrale, enveloppant pierres et statues d'une factice aurore. Chaque embrasure vomissait des cascades de soieries armoriées dégringolant jusqu'au sol, chaque colonnette supportait une bannière de soie et, sur la place où les gardes contenaient à grand-peine la foule des badauds de la ville, une étonnante fresque en couleurs violentes déroulait son faste. Seigneurs aux pourpoints rayonnants de pierreries, posant avec précautions leurs pieds chaussés d'absurdes chaussures à l'interminable poulaine dont certains relevaient le bout avec des chaînettes d'or retenues à la ceinture, portant avec une assurance inouïe d'énormes chaperons brodés et de longues manches déchiquetées qui tombaient jusqu'à terre, dames en robes de rêve sous l'échafaudage fantastique des hennins pointus, cornus, à bourrelets simples ou doubles, toutes, ennuagées de dentelles et de mousselines, toutes, scintillantes de joyaux, traînant après elles les aunes de brocart, de satin, de velours ou de lamé de leurs robes de fête. Tous, gardés de la foule par la double haie de fer des gardes, s'en allaient d'un pas nonchalant vers la fête comme autant d'étoiles étranges qui scintillaient un instant sous le feu des torches et qu'engloutissait l'ombre du porche. Toutes les fenêtres de la place étaient bondées de curieux et l'on y voyait comme en plein soleil tant le duc avait prodigué torches et chandelles.

D'une fenêtre du palais, Catherine regardait couler le fleuve étincelant des invités. Elle était arrivée dans l'après-midi avec ses femmes et les coffres contenant ses atours, car la Grande Maîtresse n'avait voulu laisser à personne le soin d'inspecter minutieusement sa toilette de présentation. Pour plus de sûreté et afin d'être certaine que la jeune femme, entraînée par la curiosité ne se montrerait pas aux invités avant l'heure convenue, Ermengarde l'avait enfermée dans sa propre chambre, tandis qu'elle-même allait surveiller les toilettes des princesses. Prête et désœuvrée, Catherine regardait...

— Je me demande si Madame Marguerite et Madame Anne vous pardonneront votre beauté, ce soir. Car, en vérité, vous les éclipsez comme le soleil éteint les étoiles à l'aurore. Ce n'est pas permis d'être si belle, ma chère, c'est indécent, presque scandaleux !

Ermengarde avait l'air réellement offusquée, mais ses louanges n'en étaient que plus sincères. Pour une fois, cependant, Catherine n'en avait retiré aucune joie. Sans trop savoir pourquoi, elle se sentait triste, lasse et, volontiers, elle eût retiré cette robe de fête pour aller se blottir au fond de son lit, dans la chambre au-dessus du canal vert.

Jamais elle ne s'était sentie aussi seule !

Tout à l'heure Garin viendrait la chercher. Il la prendrait par la main et la conduirait vers la salle haute où s'assemblait la foule des invités. Là, elle ferait sa révérence au duc Philippe, aux princesses et à leurs futurs époux. Elle savait qu'elle retrouverait le regard gris dont, un instant, elle avait troublé le calme énigmatique. Elle savait que Philippe l'attendait, que cette soirée était l'aboutissement d'une volonté puissante, obstinée, mais de cela non plus elle ne retirait aucune joie. Que le puissant Duc la désirât, qu'il l'aimât même, s'il en était capable, ne la touchait pas. Parmi les couples qui entraient au palais, elle en avait distingué un, très jeune. Un chevalier adolescent, blond comme l'était Michel de Montsalvy, imberbe et joyeux dans un costume de satin bleu sombre. Il donnait la main à une belle enfant, aussi blonde que lui-même, simplement couronnée de roses, fraîches comme sa robe de moire rosée. De temps en temps, il se penchait vers sa compagne, murmurait quelque chose qui la faisait sourire, rougir et Catherine devinait les doigts qui se serraient un instant, les paroles caressantes chuchotées et les baisers qui s'apprêtaient. Ces deux-là ne voyaient qu'eux-mêmes. Lui n'avait pas un regard pour les femmes, souvent très belles, toujours éblouissantes, qui les entouraient. Elle ne détournait pas ses yeux câlins du visage de son compagnon. Ils s'aimaient avec l'ardeur de très jeunes êtres et il ne leur serait même pas venu à l'esprit de dissimuler si peu que ce soit leur amour. Ils étaient heureux...

À l'aune de cet insouciant bonheur, la jeune femme mesurait le vide de sa propre existence. Un cœur avide et solitaire, un mari postiche qui ne la parait que pour mieux la jeter dans les bras d'un autre, le désir d'inconnus qui ne l'émouvait pas malgré la fièvre de certaines nuits où le sang menait dans ses veines une infernale ronde, le mépris du seul homme aimé... triste bilan !

— Votre époux est là, dame Catherine, fit derrière elle la comtesse Ermengarde qu'elle n'avait pas entendu entrer.

Elle était là pourtant, rutilante et formidable dans sa robe de velours rouge et or avec un hennin aussi haut qu'une flèche de cathédrale. Elle accaparait à elle seule tout l'espace et cachait presque Garin dont la silhouette vêtue de noir s'érigeait près de la porte.

Il s'avança de quelques pas, contempla un instant Catherine puis prononça :

— C'est bien !...

— C'est mieux que bien ! s'insurgea Ermengarde. C'est impressionnant !

Le mot était exact. Catherine, ce soir, était impressionnante à force de simplicité voulue. Sa robe de velours noir, tout unie, retenue sous la poitrine par une large ceinture de même étoffe n'avait d'autre ornement que la doublure de drap d'or de ses longues manches traînant jusqu'à terre. Mais dans cette absolue sévérité, l'audace du décolleté faisait chanter victorieusement l'éclat de sa peau. Carré devant, cernant tout juste la rondeur de l'épaule et découvrant presque la moitié des seins, il plongeait en pointe dans le dos, plus bas que les omoplates. En revanche, les manches très longues, couvraient à peu près toute la main. Bien des femmes seraient aussi décolletées mais, grâce à la couleur sombre et mate de la robe, aucune ne paraîtrait aussi nue. Autre audace due à l'imagination de la comtesse de Châteauvillain, Catherine ne porterait pas de hennin. Ses cheveux magnifiques tombaient librement comme ceux d'une jeune fille sur ses épaules. Un seul bijou, mais fantastique : un diamant noir, fascinant comme une étoile maléfique, fulgurait sur le front de la jeune femme, retenu par un mince cercle d'or qui se perdait dans la chevelure. Cette pierre, d'un incomparable éclat, était le précieux trésor de Garin, la gemme la plus rare de sa collection. Il l'avait achetée à Venise, quelques années plus tôt au capitaine d'une caravelle qui revenait de Calicut et il l'avait payée fort cher, mais moins cher, tout de même, que ne le méritait la beauté exceptionnelle du diamant. Le marin semblait avoir hâte de se débarrasser de la pierre noire. C'était un homme malade et le bateau avait souffert de son dernier voyage.

— Toutes les tempêtes de la terre se sont données rendez-vous pour nous donner la chasse depuis que je possède ce maudit caillou ! avait-il dit à Garin. Je suis heureux de m'en débarrasser car il m'a porté malheur. Tout ce qui peut tomber en fait de calamité sur un navire, je l'ai eu, jusqu'à la peste au large de Malabar. En bon chrétien, je dois dire que cette pierre est maléfique, aussi maléfique qu'elle est belle. Je l'aurais gardée peut-être parce que pour moi rien n'a plus d'importance, je mourrai bientôt ; mais son prix dotera ma fille...

Garin avait payé et pris le diamant. Il n'était aucunement superstitieux et ne croyait pas au mauvais sort, chose rare à son époque. Il ne s'attachait qu'à un fait : la beauté de cette pierre unique, volée, comme le lui avait avoué le capitaine vénitien au front d'une idole, au fond d'un temple perdu dans la jungle.

Catherine connaissait l'histoire du diamant, pourtant elle ne craignait pas de le porter. Bien mieux, il la fascinait et tout à l'heure, quand Sara l'avait disposé sur son front, elle s'était prise à rêver de cette statue païenne dont, jadis, elle avait orné le visage.

— Il est temps de vous rendre dans la grande salle, dit la Grande Maîtresse. Monseigneur vient d'arriver et les princesses ne tarderont guère. Je me rends auprès d'elles. Courage !...

En effet, dans les profondeurs du palais, un appel prolongé de trompettes venait d'annoncer l'entrée du duc Philippe.

— Venez ! fit Garin brièvement en offrant son poing levé.

La grande salle offrait un spectacle si éblouissant qu'on ne remarquait même plus les magnifiques tapisseries d'Arras, représentant les douze travaux d'Hercule que Philippe avait apportées avec lui et qui couvraient les murs. Seigneurs et dames s'y pressaient sur le dallage noir et blanc, luisant comme un miroir d'eau où se reflétaient leurs silhouettes scintillantes.

Peut-être parce qu'il tranchait violemment sur cette assemblée colorée, Catherine ne vit que le duc en pénétrant dans la salle. Il était aussi noir qu'elle-même de vêtements, portant ce deuil perpétuel et hautain, qu'il avait juré de garder, dans la chapelle de la Chartreuse de Champmol, sur le corps de son père assassiné.

Il se tenait debout, sous un dais surélevé de plusieurs marches où trois fauteuils avaient été disposés pour les trois ducs souverains, celui de Bourgogne occupant évidemment le milieu, l'Anglais la droite et le Breton la gauche. Le haut dossier de chaque fauteuil reproduisait, brodées en soies brillantes, les armes des trois princes et le dais était de toile d'or. Sur ce décor là aussi Philippe ressortait, mince et sombre. Mais un magnifique collier de rubis et d'or, pendant sur sa poitrine, relevait la sévérité de son costume.

Lorsque Catherine parut, toutes les conversations cessèrent. Un silence subit s'abattit sur la salle, si profond, si inattendu que les musiciens, dans leur tribune au-dessus de la porte, posèrent leurs instruments et se penchèrent pour voir. Interdite, Catherine hésita un instant, mais la main de Garin la soutenait et l'entraînait à la fois. Elle s'avança alors, les yeux baissés pour ne pas voir les regards attachés sur elle, surpris et ardents chez les hommes, non moins surpris mais envieux chez les femmes. Les chuchotements qui s'élevaient étaient bien suffisamment gênants.

Ermengarde avait raison. Ce soir sa beauté faisait scandale parce qu'aucune autre femme ne pouvait soutenir la comparaison...

Catherine avait la sensation de s'avancer entre deux murs avides et malveillants qui ne lui feraient grâce d'aucun faux pas. Qu'elle chancelât et les murs se refermeraient sur elle pour l'écraser et la réduire à néant. Elle ferma les yeux un instant, prise d'un vertige. Mais la voix de Garin s'élevait, froide, mesurée.

— Daigne Votre Grâce me permettre de lui présenter mon épouse, dame Catherine de Brazey, son obéissante et fidèle servante...

Elle ouvrit les yeux, regarda droit devant elle et ne vit que les longues jambes noires de Philippe, ses pieds chaussés de poulaines de velours brodé. La main de Garin, qui l'avait arrêtée aux pieds du dais, lui dictait impérieusement sa volonté. Elle fléchit le genou, baissa la tête tandis que sa robe s'étalait autour d'elle. La révérence fut un miracle de grâce lente et cérémonieuse. En se relevant, la jeune femme releva aussi les yeux. Elle vit que Philippe était descendu de son trône, qu'il lui souriait, tout près d'elle et prenait la main que Garin venait d'abandonner.

Vénus, seule, Madame, a le droit d'avoir tant de grâce et de beauté !

Notre Cour, si riche déjà en belles dames, va, par votre présence, devenir incomparable au monde, dit Philippe assez haut pour être entendu de toute l'assistance et, nous remercions votre noble époux de vous avoir conduite jusqu'à nous. Nous savons déjà en quelle estime vous tient notre auguste mère et il nous plaît qu'à tant de charmes vous alliez aussi la modestie et la sagesse...

Un murmure s'était élevé dans la foule. Le nom de la duchesse-douairière avait produit l'effet qu'en escomptait Philippe. Il élevait entre Catherine et la jalousie qu'éveille tout astre naissant, un mur de protection. On ferait tout pour abattre la future maîtresse du prince, mais, si la redoutable Marguerite la protégeait, l'attaque devenait plus difficile.

Un peu de rouge était monté aux joues pâles de Philippe et ses yeux gris brillaient comme glace au soleil, tandis qu'il détaillait avec un ravissement visible le visage de Catherine. Sa main tremblait légèrement autour des doigts menus, glacés par l'émotion et, à la grande surprise de la jeune femme, une larme brilla un court instant sous la paupière du prince. C'était l'homme de l'univers qui pleurait le plus facilement. Le moindre émoi, artistique, sentimental ou autre, lui arrachait des larmes et, lorsque son cœur était touché de douleur, il pouvait répandre de véritables torrents mais, cette curieuse particularité, Catherine l'ignorait encore.

Une dizaine de hérauts, portant de longues trompettes d'argent où pendaient des flammes de soie pourpre, franchirent les portes de la salle, se rangèrent sur une seule ligne et embouchèrent leurs instruments. Un appel fracassant retentit, rebondit jusqu'aux voûtes qui le renvoyèrent en ondes joyeuses sur l'assistance. La main de Philippe, à regret, laissa glisser celle de Catherine. Les princes invités arrivaient...

Trois hommes franchirent le seuil. En tête marchaient Jean de Lancastre, duc de Bedford et Jean de Bretagne. L'Anglais, âgé de trente-quatre ans, roux et mince, avait la beauté célèbre des Lancastre mais une expression d'orgueil intense et de cruauté native qui, figeant ses traits presque parfaits, leur enlevait tout charme. Il avait un regard de pierre sous lequel se cachait une redoutable intelligence, un sens profond de l'administration. Auprès de lui, Jean de Bretagne, carré, aussi large que haut, paraissait rustre malgré son magnifique costume fourré d'hermine et son visage intelligent, mais le troisième homme était sans nul doute le plus intéressant. Carré, lui aussi, mais athlétique et d'une taille largement au-dessus de la moyenne, il semblait créé de tout temps pour porter l'armure. Ses cheveux blonds, coupés en couronne, coiffaient un visage affreux, couturé de blessures récentes et traversé d'une profonde balafre, mais les yeux, aigus, profondément enfoncés, avaient le bleu candide des yeux d'enfants et, quand un sourire se jouait sur ce visage ravagé, il en prenait un charme étrange.

Arthur de Bretagne, comte de Richemont, n'était sans doute plus un beau seigneur malgré ses trente ans. L'effroyable journée d'Azincourt était inscrite en toutes lettres dans les blessures de son visage et, un mois plus tôt, il était encore au fond des geôles anglaises, prisonnier à Londres. Mais il était mieux qu'un vaillant soldat : un homme valeureux, que l'on devinait loyal. Richemont était le frère du duc de Bretagne et s'il acceptait de devenir le beau-frère de l'Anglais, c'était pour deux raisons : d'abord parce qu'il s'était épris de Marguerite de Guyenne, ensuite parce que ce mariage arrangeait la politique de son frère, tout entière tournée vers la Bourgogne pour le moment.

Catherine avait regardé avec intérêt le prince breton sans trop savoir pourquoi. Il était l'un de ces hommes qu'on ne peut voir sans souhaiter, aussitôt, en faire un ami tant on les sent solides et vrais dans leurs affections. Par contre, elle n'avait eu qu'un regard indifférent pour l'Anglais et ceux de sa suite. Les trois ducs, après s'être copieusement embrassés, venaient de prendre place sous le dais et une troupe de danseurs, portant de fantastiques costumes rouges et or qui étaient censés représenter des Sarrasins, s'élancèrent pour exécuter une danse guerrière en brandissant des sabres courbes et des lances. En même temps des serviteurs faisaient circuler des gobelets de vin et des fruits confits pour permettre aux invités d'attendre le festin qui aurait lieu un peu plus tard.

Le spectacle n'intéressait Catherine qu'à moitié. Elle était lasse et, à l'endroit où posait le diamant noir sur son front, elle éprouvait une douleur vague, comme si la pierre creusait sa chair. Elle souhaitait se retirer après l'arrivée des princesses qui ne devaient guère tarder... Le duc, assis sur son trône, tournait continuellement ses yeux vers elle tout en causant avec Bedford, mais cette attention l'agaçait plus qu'elle ne la flattait. Tout aussi pénibles lui étaient les nombreux regards toujours attachés à elle.

Une nouvelle sonnerie de trompettes annonça les princesses. Elles arrivèrent ensemble, identiquement vêtues d'argent, leurs longues traînes portées par de petits pages en velours bleu et satin blanc.

Derrière elles, écarlate et satisfaite, venait dame Ermengarde. La Grande Maîtresse faisait planer sur l'assemblée un regard olympien.

Ce regard, elle l'arrêta sur Catherine et la jeune femme y lut un sourire complice auquel elle répondit. Dans les grandes fêtes, dame Ermengarde appréciait surtout le souper et Catherine n'ignorait pas qu'elle se délectait d'avance, comme une grosse chatte, du repas qu'elle allait faire.

— Le duc ayant présenté chacune de ses sœurs à son futur époux, le maître des Cérémonies allait s'avancer pour former le cortège vers la salle de festin quand un héraut d'armes apparut sur le seuil de la porte, sonna de la trompette et, d'une voix claire, lança : Un chevalier inconnu, qui refuse de dire son nom, demande à être reçu dans l'instant par Monseigneur.

Les conversations s'arrêtèrent. À nouveau ce fut le silence. La voix de Philippe le Bon s'éleva :

— Que veut ce chevalier ? Et pourquoi à cette heure et au milieu d'une fête ?

— Je l'ignore, Monseigneur, mais il insiste pour parler à vous et cela tout justement au sein de la fête. Il jure sur l'honneur qu'il est de sang noble et digne d'être entendu...

Le procédé était pour le moins surprenant et battait en brèche le protocole, mais le duc ne détestait pas la nouveauté. Ceci était étrange, inattendu au milieu d'un bal... Sans doute l'attention aimable d'un grand vassal désireux de rehausser l'éclat de la fête. Cette obstination à cacher son identité devait dissimuler une surprise. Il leva la main, en souriant et ordonna :

— Que l'on nous amène donc, en ce cas, le chevalier mystérieux...

Gageons que c'est là quelque galanterie de l'un de nos féaux sujets qui réserve aux dames et à nous-mêmes, une joyeuse surprise...

Un murmure satisfait salua cet ordre. L'arrivant qui se cachait ainsi soulevait une vive curiosité. Sans doute allait-on voir apparaître un magnifique cavalier portant un costume somptueux qui viendrait sous le masque d'un paladin d'autrefois dire des vers d'amour ou offrir au duc un galant compliment... Mais quand le chevalier mystérieux parut, le brouhaha s'arrêta net.

Dans le cadre des portes ouvertes, en armure d'acier noir, il s'érigeait comme une statue funèbre. Noir, l'épervier battant de l'aile au timbre de son heaume, noires les armes qu'il portait et qui n'étaient certes pas des armes courtoises, mais bien des armes de guerre. Ventaille baissée, silencieux, sinistre, il regardait l'étincelante compagnie. Il tendit à un garde la lourde épée qu'il tenait puis, lentement il s'avança vers le trône, au milieu de la stupeur générale. Dans le grand silence, le claquement des solerets de fer sur les dalles résonnait comme un glas. Le sourire s'était effacé des lèvres de Philippe et chacun retenait son souffle.

Le chevalier noir avançait toujours, d'un pas lourd qui avait l'implacable mécanisme du destin. Au pied du trône, il s'arrêta. Le geste qu'il fit alors fut aussi violent qu'imprévisible.

Arrachant son gantelet droit, il le jeta brutalement aux pieds de Philippe qui bondit, blême soudain de colère. L'assistance gronda.

— Comment osez-vous ? Et qui êtes-vous ? Gardes... Démasquez cet homme ! aboya Philippe blanc de rage.

— Inutile !...

Sans se presser le chevalier portait les mains à son casque. Sans savoir pourquoi, le cœur de Catherine s'était mis à battre à tout rompre. Le sang, lentement, désertait son visage, ses mains. Une angoisse montait... Elle atteignit sa gorge, éclata dans un cri, vite étouffé sous les deux mains de la jeune femme. Le chevalier venait d'ôter son heaume. C'était Arnaud de Montsalvy.

Hautain et méprisant, il se tenait droit au pied du trône, le casque à l'épervier logé sous son bras gauche. Son regard sombre monta audacieusement jusqu'à celui de Philippe, s'y accrocha.

— Moi, Arnaud de Montsalvy, seigneur de la Châtaigneraie et capitaine du roi Charles, septième du nom, que Dieu veuille garder, je suis venu vers toi, Duc de Bourgogne, pour te porter mon gage de bataille. Comme traître et félon je te défie en champ clos, au jour et à l'heure qui te plairont et avec les armes de ton choix. Je réclame le combat à outrance...

Un véritable rugissement accueillit ce discours que la voix sonore d'Arnaud avait envoyé aux quatre coins de la salle. Un cercle menaçant se formait déjà derrière le jeune homme. Des seigneurs tiraient de leurs fourreaux les dagues légères qu'ils portaient et qui eussent été bien inefficaces contre une armure de bataille. Mais le cœur de Catherine défaillit de peur. Pourtant, d'un geste de sa main levée, Philippe de Bourgogne avait fait taire ses courtisans. La colère, peu à peu, s'effaçait de son visage, laissant place à la curiosité. Il se rassit, se pencha en avant.

— Tu ne manques pas d'audace, seigneur de Montsalvy. Pourquoi dis-tu que je suis traître et félon ? Pourquoi ce défi ?

Arrogant comme un coq de combat, Arnaud haussa les épaules.

— La réponse à ces questions est inscrite sur les armes de ton principal invité, seigneur Philippe de Valois. C'est la rose rouge des Lancastre que je vois ici, c'est l'Anglais que tu traites en frère, à qui tu donnes ta sœur. Et tu me demandes en quoi tu trahis ton pays, prince français qui reçoit l'ennemi sous son toit ?...

— Je n'ai pas à discuter ma politique avec le premier venu.

— Il ne s'agit pas de politique, mais d'honneur. Tu es vassal du roi de France et tu le sais bien ! Je t'ai lancé un défi, le relèves-tu ou bien dois-je de surcroît te traiter de lâche ?

Le jeune homme se baissait déjà pour reprendre son gantelet. Un geste du Duc l'arrêta.

— Laisse !... le gant est jeté, tu n'as plus loisir de le reprendre.

Un mauvais sourire fit étinceler un instant les dents blanches d'Arnaud. Mais le Duc poursuivait :

— Pourtant, un prince régnant ne peut se mesurer en champ clos avec un simple chevalier. Notre champion relèvera donc le gage lancé.

Un éclat de rire insolent lui coupa la parole. Catherine vit se crisper les doigts de Philippe sur les bras de son siège. Il se leva.

— Sais-tu que je pourrais te faire saisir par mes gens,-jeter en quelque basse-fosse...

Arnaud renonça soudain à tutoyer le duc :

— Vous pourriez aussi, seigneur duc, m'opposer dans le champ tous vos escadrons. Mais ce ne serait pas non plus vous conduire en chevalier. Sur le champ de mort d'Azincourt, où toute la noblesse de France tint à honneur de rompre les lances, sauf vous et votre noble père, plus d'un prince croisa l'épée avec plus simple gentilhomme que moi.

La voix de Philippe atteignit alors, sous l'effet de la colère, un diapason aigu qu'on ne lui avait que rarement entendu et qui trahissait sa fureur mieux que ses paroles.

— Nul n'ignore combien grands furent nos regrets de n'avoir pu participer à cette glorieuse et désastreuse journée.

— N'importe qui peut en dire autant, huit ans après ! fit Arnaud goguenard. Moi j'y étais, seigneur duc, c'est peut-être ce qui me donne le droit de parler si haut. N'importe ! Vous préférez boire, danser et fraterniser avec l'ennemi, libre à vous. Je reprends donc mon gage et...

— Moi je le relève...

Un chevalier gigantesque, portant un extravagant costume mi-partie rouge et bleu qui moulait strictement un torse épais comme celui d'un ours s'était avancé. Courbé rapidement avec une agilité dont pareille masse semblait incapable, il ramassa le gantelet. Puis se tourna vers le chevalier noir.

Tu souhaitais t'affronter à un prince, seigneur de la Châtaigneraie, tu peux te contenter du sang de Saint Louis, même frappé de bâtardise...

Je suis Lionel de Bourbon, bâtard de Vendôme et je te dis, moi, que tu en as menti par la gorge...

Catherine se soutenait à peine. Sur le point de défaillir, elle chercha instinctivement un appui. Elle rencontra le bras solide de dame Ermengarde qui se tenait près d'elle. Prunelles dilatées, narines battantes, la Grande Maîtresse piaffait comme un cheval de bataille qui entend la trompette. La scène jouée sous ses yeux, accaparait toute son attention et la ravissait visiblement. Elle couvait d'un regard brillant la silhouette vigoureuse et noire du capitaine de Montsalvy et une véritable houle soulevait sa poitrine généreuse... Le chevalier cependant contemplait avec un sang-froid absolu la gigantesque silhouette de son adversaire. L'examen dut le satisfaire car il haussa ses larges épaules vêtues d'acier.

— Va pour le sang du bon roi Louis, bien que je m'étonne de le voir aventuré dans une mauvaise cause ! J'aurai donc l'honneur, seigneur bâtard, de te couper les oreilles, à défaut de celles de ton maître. Mais retiens bien ceci : c'est au jugement de Dieu que je t'appelle. Tu as choisi de défendre la cause de Philippe de Bourgogne comme je l'attaque moi, au nom de mon maître. Il ne s'agit pas ici de rompre des lances courtoises en l'honneur des dames. Nous combattrons à outrance, jusqu'à la mort de l'un de nous, ou jusqu'à ce qu'il crie merci.

Catherine poussa un sourd gémissement que Garin entendit. Il tourna vers sa femme un regard oblique, mais ne fit aucun commentaire. Dame Ermengarde aussi avait entendu. Elle haussa les épaules.

— Ne soyez pas si sensible, ma chère ! Le jugement de Dieu est une chose passionnante. Et j'espère bien que Dieu rendra justice à ce jeune chevalier. Il est magnifique, sur ma parole !... Comment s'appelle- t-il ? Montsalvy ? Un vieux nom je crois, fort bien porté !

Ces paroles de sympathie réconfortèrent un peu Catherine. Dans le concert de haine qui entourait Arnaud, elles étaient les quelques notes amicales qui rassurent. Une autre voix pourtant, s'élevait pour le jeune homme. Le duc venait de lui demander sèchement s'il avait un second pour la rencontre.

— Par la mordieu, s'écria Arthur de Richemont. S'il n'en a pas, je suis prêt à lui offrir mon épée. C'est un vaillant compagnon que j'ai vu combattre à Azincourt. N'y voyez pas offense, Monseigneur mon frère, mais seulement ancienne fraternité d'armes.

— Et je vous approuverais, Monseigneur, dit Marguerite, sa fiancée, d'une voix émue. Ce chevalier est le jeune frère d'un écuyer que j'ai eu jadis en ma maison de Guyenne, un gentil seigneur qui fut vilainement mis à mal par la populace parisienne, lors de ces affreux jours de la Caboche. J'ai imploré pour sa vie et mon père me l'a refusée. Si vous combattez pour Arnaud de Montsalvy, c'est doublement, mon cher seigneur, que vous porterez mes couleurs. Je n'approuve pas mon frère.

Richemont, attendri, prit la main de sa blonde fiancée et la baisa tendrement.

— Douce dame, en vous choisissant, mon cœur ne s'était pas trompé.

Mais, pendant ce temps, Arnaud, après avoir salué le Breton, avait désigné fièrement un autre chevalier, armé aussi de toutes pièces, qui était apparu au seuil des portes.

— Le sire de Xaintrailles soutiendra ma querelle si besoin est.

L'arrivant, la tête découverte, offrait une tignasse rousse comme une carotte et un sourire moqueur. Il était, lui aussi, grand et solidement charpenté. Nommé, il avança de quelques pas, salua.

Philippe de Bourgogne, avec effort, s'était levé de son siège, gardant cependant une main appuyée à l'accoudoir.

— Messires, dit-il, s'il plaît à Dieu et pour ne point souiller la terre de notre seigneur l'évêque d'Amiens, c'est à Arras, chez moi, et dans trois jours que se déroulera votre rencontre que Dieu jugera. Ma parole vous est donnée que vous y serez reçus courtoisement et en sûreté. Et maintenant, puisque ce soir est soir de fête, oublions la bataille à venir et joignez-vous à mes hôtes...

L'orgueil était enfin venu au secours de Philippe. Il avait repris tout empire sur lui-même et nul ne pouvait plus deviner les sentiments tumultueux qui l'agitaient après cette insulte publique. Au plus haut point il avait le sens de sa dignité et de son rang de prince souverain.

De plus, confiant dans la force formidable du bâtard de Vendôme, il pouvait, à peu de frais, s'offrir le luxe de se montrer magnanime et d'exercer, même envers un ennemi juré, les lois de l'hospitalité.

Mais froidement Arnaud de Montsalvy recoiffait son casque dont, d'un coup de doigt sec, il avait relevé la visière. A nouveau son regard noir défia les yeux gris de Philippe.

— Grand merci seigneur duc ! Mais en ce qui me concerne, mes ennemis demeurent mes ennemis et je compte ceux de mon prince au premier rang de ceux- ci. Je ne bois qu'avec mes amis. Nous nous retrouverons dans trois jours, au champ clos... Pour l'heure, nous rentrons à Guise. Place !

Inclinant brièvement la tête, le chevalier tourna les talons et marcha lentement vers la porte. Mais avant qu'il ne se fût retourné, son regard avait glissé. Un instant il s'était fixé sur Catherine et la jeune femme, au bord des larmes, avait vu un éclair traverser leurs noires prunelles.

Elle avait eu un geste instinctif, à peine ébauché, des deux mains tendues vers lui, mais déjà Arnaud de Montsalvy était loin. Bientôt, les portes se refermaient sur les deux compagnons. Et, quand, la silhouette du noir chevalier fut évanouie, Catherine eut la sensation que toutes les lumières s'étaient éteintes à la fois et que la vaste salle était devenue sombre et froide.

Les trompettes alors sonnèrent pour annoncer le souper.

CHAPITRE XI La bataille

Le festin avait été un véritable supplice pour Catherine. Elle eût aimé demeurer seule, dans le silence de sa chambre, afin de pouvoir évoquer à loisir celui qui venait de réapparaître si brusquement dans sa vie. La vue d'Arnaud avait fait défaillir son cœur, mais ce cœur s'était ranimé avec le départ du chevalier, pour n'en battre que plus fort et plus obstinément. Lorsque la silhouette noire avait franchi la porte de chêne, Catherine avait dû faire appel à tout son bon sens et à tout son contrôle d'elle-même pour ne pas courir derrière lui, tant avait été violente l'impulsion qui la jetait vers le jeune homme. Elle ignorait quel accueil il lui eût réservé, mais pouvoir seulement lui parler, le toucher, sentir sur elle le poids sans douceur de son regard noir... pour ces humbles joies, la jeune femme eût donné tous les princes de la terre. Et pour se retrouver, ne fût-ce qu'une fugitive seconde, entre ses bras, elle eût joyeusement vendu son âme au Diable.

Durant toute la soirée, elle parla, sourit, accueillit les hommages qu'attirait sa beauté, mais ses lèvres et ses yeux agissaient machinalement. En réalité, Catherine n'était plus dans ce palais d'Amiens. A la suite de Montsalvy et de Xaintrailles, elle galopait sur la route de Guise où les gens du roi Charles avaient leur camp. Elle voyait, avec cette double vue de l'amour qui se trompe si rarement, la silhouette d'acier noir penchée sur l'encolure du cheval, le profil dur, les lèvres serrées dans l'ombre du casque, elle entendait le galop lourd des chevaux, le cliquetis des armes et jusqu'au battement du cœur d'Arnaud sous sa carapace de fer... Elle était avec lui, près de lui, contre lui, si proche que le cavalier lui semblait taillé dans la même chair que son propre corps... Elle ne prit pas garde à la sécheresse du ton de Garin quand il lui dit :

— Rentrons !...

Parce que plus rien n'avait d'importance, ni Garin et sa richesse, ni Philippe et son amour, du moment qu'Arnaud s'était rapproché d'elle !

Le regard qu'il lui avait jeté, en quittant la salle, n'avait pourtant rien d'encourageant, si ce n'est peut-être qu'au milieu de la colère et du mépris, la jeune femme avait cru y lire une sorte d'admiration. Et c'est de cette faible lueur qu'elle éclairait son rêve. Il la haïssait sans doute, la méprisait plus que certainement, mais Abou- al-Khayr avait dit qu'il la désirait et, tandis qu'aux côtés de Garin, elle regagnait la maison sur le canal vert, Catherine sentait revenir en elle ses forces combatives.

Le but de sa vie, elle venait de le voir là, tout près d'elle, un but qui n'avait plus rien d'inaccessibles car, si l'orgueilleux comte de Montsalvy pouvait regarder dédaigneusement la nièce d'un drapier, par contre la dame de Brazey devenait digne de lui. Catherine comprenait que son mariage l'avait mise presque sur le même plan qu'Arnaud. Elle était partie intégrante de son univers d'orgueil et de splendeur, qu'il le voulût ou non et, ce soir, elle avait pu mesurer l'éclat et la puissance de sa beauté. Combien de fois le regard de Philippe ne s'était-il pas posé sur elle... et tant d'autres avec lui ? Tous étrangement semblables avec leur expression avide... Ce soir, Catherine se sentait de taille à balayer les autres obstacles dressés entre elle et son amour, jusque et y compris cette haine d'Arnaud pour les Legoix et qu'elle se jurait de lui arracher. Pourrait-il lui reprocher la mort de Michel quand il saurait qu'elle avait failli en mourir, que Gaucher son père avait été pendu, sa maison détruite ? Cet homme, jusque-là si lointain, Catherine savait maintenant qu'elle le voulait, de toutes les forces tendues de son âme et quelle n'aurait de cesse ni de repos tant qu'il ne l'aurait pas faite sienne sans retour possible.

Perdue dans son rêve, Catherine rentra chez elle, regagna sa chambre et se souvint alors de son mari, car elle s'aperçut que, pour une fois, il l'avait suivie jusque dans ses appartements. Appuyé d'un coude à la cheminée, il la regardait curieusement mais, sur son visage immobile, Catherine ne put rien déchiffrer. Elle lui adressa un vague sourire, tandis qu'elle abandonnait aux mains de Sara le long manteau de velours noir jeté sur sa robe.

— Vous ne vous sentez pas fatigué ? demanda- t-elle. Moi, je suis recrue. Ce monde, cette chaleur !...

Tout en parlant, elle se dirigeait vers sa table à coiffer. Le miroir lui renvoya son image resplendissante, avivée encore par l'éclat sombre du diamant sur son front. Pensant que Garin ne l'avait suivie que pour récupérer la précieuse pierre, elle se hâta de dégrafer la chaîne d'or, tendit le joyau.

— Voilà ! je vous rends votre précieux trésor ! Je conçois que vous ayez hâte de le remettre en lieu sûr...

Mais, d'un geste, Garin repoussa la main tendue. Sur ses lèvres minces passa un sourire de dédain.

— Gardez-le ! fit-il. Si je vous ai suivie chez vous, ce soir, ce n'est certes pas à son propos, mais bien pour vous poser une question : depuis combien de temps connaissez-vous messire de Montsalvy ?

La question désarçonna Catherine qui, par habitude, chercha le regard de Sara. Mais voyant que son maître souhaitait demeurer chez sa femme, la tzingara s'était éclipsée, à sa manière silencieuse, les laissant seuls. La jeune femme détourna la tête, prit un peigne d'ivoire et commença à le passer doucement dans ses cheveux.

— Qui vous fait supposer que je le connaisse ?

— Votre émotion trop visible tout à l'heure. Vous n'auriez pas frémi ainsi pour un inconnu. Aussi souffrez que je réitère ma question: d'où le connaissez- vous ?

Le ton de Garin était parfaitement courtois et sa voix ne s'était pas élevée au-delà de ses habituelles notes basses, mais Catherine ne s'y trompa cependant pas. Il voulait une réponse et l'obtiendrait. Le mieux était, sans doute, de lui dire la vérité, tout au moins une partie de la vérité, celle qu'il pouvait entendre. En quelques phrases, elle retraça la scène de la route de Tournai, quand Mathieu et elle-même avaient trouvé le chevalier blessé. Elle dit comment ils l'avaient transporté jusqu'à l'auberge et comme Abou- al-Khayr l'avait pansé et avait, ensuite, pris soin de lui.

— Comme vous pouvez en juger, fit-elle avec un sourire, c'est à la fois une vieille connaissance et une vague relation. Mais il était normal que je montrasse quelque émotion en le voyant reparaître aussi inopinément devant moi ce soir et dans de si tragiques circonstances.

— Tragiques est le mot, en effet. Il est probable, ma chère, que vous ne tarderez guère à pleurer cette « ancienne connaissance ». Le bâtard de Vendôme est un redoutable adversaire qui joint l'astuce et la souplesse du serpent à la force du taureau... Et le combat sera à outrance. Peut-être préférerez-vous n'y point assister, si vous êtes tellement sensible ?

Quelle idée ? Je tiens au contraire à voir le combat. Monseigneur Philippe, d'ailleurs, ne nous y a-t-il pas conviés ?

— En effet ! Eh bien donc, nous nous y rendrons puisque vous pensez pouvoir supporter ce spectacle. Je vous souhaite le bonsoir, Catherine...

Un instant, la jeune femme eut envie de le retenir. Son attitude lui semblait bizarre. Elle souhaitait le faire parler afin de se rendre compte du crédit exact attaché par lui à ses explications, mais le désir d'être seule avec le souvenir d'Arnaud fut le plus fort. Elle laissa Garin s'éloigner, renvoya même Sara quand elle réapparut pour l'aider à se déshabiller. Elle n'avait envie de partager avec personne l'espoir qui la gonflait, chaud et secret comme une promesse de maternité, et quelle voulait porter jusqu'à ce qu'il répandit sur elle une pleine moisson de bonheur.

Pour le moment, un but unique, renfermé dans le mot : Arras. Elle voulait oublier qu'Arnaud y aventurerait dangereusement sa vie. Dans deux jours, les mêmes murs de la même cité les enfermeraient tous deux, sous le même ciel. Et Catherine se jurait de ne pas laisser Arnaud s'éloigner d'elle sans avoir tenté de le reprendre, quelles qu'en puissent être les conséquences.

Se loger dans Arras fut moins aisé pour les Brazey qu'à Amiens.

Philippe de Bourgogne ménageait trop ses bons bourgeois artésiens pour les obliger à faire place à ses hôtes comme l'avait fait cavalièrement l'évêque d'Amiens. Aussi Catherine dut-elle s'empiler, avec Ermengarde de Châteauvillain, Marie de Vaugrigneuse et deux autres dames de parage des princesses, dans deux chambres que leur céda d'assez bonne grâce un lainier de la ville haute, tandis que Garin s'en allait rejoindre Nicolas Rolin et Lambert

de Saulx dans une simple auberge. Cet arrangement ne déplaisait pas à Catherine qui voyait dans cette séparation momentanée un présage favorable à la réussite de ses projets.

L'annonce du combat du lendemain avait empli la ville à éclater. De partout, de tous les châteaux voisins et même de villes éloignées, on accourait. Des tentes se gonflaient, l'une après l'autre, jusque sous les murs de la ville. Arras paraissait jaillir d'un parterre d'énormes fleurs.

On ne parlait que de la joute sur les places et dans les carrefours où des paris s'engageaient. Catherine enrageait de constater que, partout, on donnait le bâtard de Vendôme gagnant. Personne n'offrait cher de la peau d'Arnaud de Montsalvy et, comme, par-dessus le marché, nul ne se gênait pour proclamer hautement qu'il n'aurait pas volé son sort, si définitif fût-il, Catherine s'indignait de tout son cœur.

— Depuis quand la force brutale prime-t-elle la valeur ? s'écria-t-elle tandis qu'elle aidait dame Ermengarde à défaire ses coffres et à défroisser ses robes en vue du banquet du soir et de la joute du lendemain. Ce bâtard est fort comme un ours, mais cela ne signifie nullement qu'il doive vaincre...

— Peste ! ma chère, fit Ermengarde en lui enlevant prestement des mains la précieuse robe de velours de Gênes que, dans sa fureur, Catherine malmenait quelque peu, ce jeune présomptueux semble avoir en vous un chaud défenseur ! Pourtant vous devriez, ce me semble, porter tous vos vœux au bâtard qui va combattre pour l'honneur de notre Duc. Est-ce que, par hasard, vous ne seriez pas aussi bonne Bourguignonne que vous devriez ?

Sous l'œil inquisiteur de la grosse dame, Catherine se sentit rougir et ne répondit pas. Elle se rendait bien compte qu'elle avait fait une faute, mais elle eût préféré se couper la langue plutôt que de revenir sur ses paroles. Ermengarde ne parut pas s'en formaliser. Elle éclata de rire et assena, sur le dos de la jeune femme, une claque si vigoureuse qu'elle faillit la précipiter tête première dans le coffre ouvert.

— Ne faites pas cette tête-là, dame Catherine ! Nous sommes seules, vous et moi, et je peux bien vous avouer que je fais, moi aussi, des vœux pour ce jeune insolent. Car, outre que je considère le roi Charles comme notre très légitime souverain, j'ai toujours aimé les beaux garçons, surtout quand ils sont assez braves pour être un peu fous. Et sacrebleu, il est beau le mâtin ! Je sais bien que si j'avais vingt ans de moins...

— Que feriez-vous ? demanda Catherine amusée.

— Je ne peux vous dire exactement comment je m'y prendrais, mais il ne pourrait plus entrer dans son lit sans m'y trouver ! Et, morbleu, pour m'en tirer, il faudrait autre chose que sa grande épée...

car, ou bien je me trompe fort ou bien ce garçon n'a pas seulement l'aspect d'un homme, il en a l'âme, cela se voit dans ses yeux. De plus, je jurerais qu'en amour c'est un maître. Cela aussi se sent quand on s'y connaît.

Catherine fit toute une affaire de brosser la robe écarlate et de l'étendre sur l'immense lit qu'elle devait partager avec la Grande Maîtresse. Cela lui permettait de cacher la rougeur que les paroles un peu trop directes d'Ermengarde avaient fait monter à son front. Mais la comtesse avait des yeux particulièrement perçants.

— Laissez donc cette robe, s'écria-t-elle gaiement. Ne jouez pas les prudes et les sottes avec moi et ne vous cachez pas pour rougir à l'aise afin de me faire croire que mes paroles vous choquent. Je vous ai dit ce que je ferais si j'avais vingt ans de moins... si j'étais vous, par exemple.

— Oh ! s'écria Catherine scandalisée.

Je vous ai déjà dit de ne pas faire la prude et j'ajoute : ne me prenez pas pour une sotte, Catherine de Brazey. Je suis une vieille bête, mais je sais lire sur un visage quand s'y peignent l'amour et le désir. Et il était fort heureux pour vous que votre époux n'y vît que d'un œil, au bal de l'autre soir. Il n'était pas un trait de votre visage qui ne proclamât votre amour pour cet homme.

Ainsi, le secret que Catherine avait cru si bien enfoui au fond de son cœur pouvait se lire sans peine sur sa figure ? Qui d'autre, en ce cas, avait su s'en rendre maître et, parmi tous ceux qui assistaient à la fête de fiançailles, combien avaient compris le lien invisible et mystérieux tendu entre le chevalier noir et la dame au diamant nocturne ? Garin peut-être, qui s'était montré si taciturne depuis, ou encore le duc Philippe. D'autres femmes, sans doute, avec leurs yeux toujours à l'affût des faiblesses de leurs rivales pour s'en faire des armes mortelles...

— Ne vous tourmentez donc pas, poursuivit dame Ermengarde pour qui, décidément, le visage mobile de Catherine n'avait pas de secrets. Votre mari est borgne et quant à Monseigneur, il avait bien trop à faire avec votre beau chevalier pour s'occuper de vous à cet instant. Et, ne vous déplaise, quand il y a au milieu d'elles un gaillard comme cet Arnaud, les femmes ne voient que lui et ne perdent pas leur temps à s'observer entre elles. Chacune pour soi !... Allons, ne vous torturez pas ainsi ! Tout le monde ne pratique pas la physionomie comme je le fais... et tout le monde n'est pas votre amie comme je le suis ! Votre secret sera bien gardé.

A mesure qu'elle parlait, Catherine sentait sa gorge se détendre et l'inquiétude d'un instant fit place à un vif soulagement. Elle était heureuse aussi de découvrir auprès d'elle cette amitié inattendue et sûrement sincère. Ermengarde de Châteauvillain était célèbre pour la liberté avec laquelle elle affichait ses sentiments et, jamais au grand jamais, elle ne se fût abaissée à simuler quoi que ce fût, dût sa vie en dépendre. Elle avait bien trop le sentiment de sa noblesse pour cela.

Mais la hauteur du rang ne l'empêchait pas d'être aussi curieuse que n'importe quelle autre femme. D'un geste sans réplique, elle prit Catherine par le bras, la fit asseoir auprès d'elle sur le grand lit et lui adressa un sourire rayonnant.

— Maintenant que j'ai deviné la moitié de l'affaire, contez-moi donc le reste, ma chère. Outre que je brûle de vous aider dans cette aventure, rien ne me plaît autant qu'une belle histoire d'amour...

— Je crains que vous ne soyez déçue, soupira Catherine... Il n'y a pas grand-chose à raconter.

Il y avait longtemps qu'elle n'avait éprouvé pareil sentiment de sécurité. Dans cette grande chambre au plafond bas, éclairée seulement par les flammes de la cheminée, assise auprès de cette femme solide et sûre, elle vivait là une halte nécessaire, un précieux moment de confiance qui allait lui permettre, en se racontant, de faire le point de son propre cœur. Au-delà des murs, il y avait la ville agitée, la foule des hommes qui, demain, regarderaient deux de leurs semblables s'entr'égorger. Confusément, Catherine sentait qu'ensuite le temps du repos serait révolu, que la route ouverte devant elle serait difficile, qu'elle s'écorche- rait les genoux et les mains aux pierres cruelles d'une voie douloureuse dont elle ne voyait encore que le premier méandre. Quel était donc ce vers qu'un jour Abou-al-Khayr lui avait murmuré ? « Le chemin de l'amour est pavé de chair et de sang. » Mais elle était prête à laisser sa chair lambeau par lambeau, son sang goutte à goutte aux épines du chemin, pour vivre son amour, ne fût-ce qu'une heure, parce qu'en cette heure unique elle saurait enfermer tout le souffle de sa vie et tout ce qu'elle avait d'amour à donner. Une remarque d'Ermengarde la ramena brutalement sur terre.

— Et si demain le bâtard de Vendôme le tue ?

Une écœurante vague de peur monta des entrailles

de Catherine, emplit sa bouche d'amertume, déborda de son regard affolé. La pensée qu'Arnaud pouvait mourir ne l'avait même pas effleuré. Il y avait en lui quelque chose d'indestructible. Il était la vie même et son corps paraissait fait d'une matière aussi solide que l'acier de son armure. Catherine rejetait de toutes ses forces l'image d'un Arnaud couché dans le sable de l'arène sous son armure défoncée que le sang doublait d'écarlate. Il ne pouvait pas mourir. La mort ne pouvait pas le prendre puisqu'il lui appartenait, à elle, Catherine !...

Mais les mots d'Ermengarde traçaient dans la muraille de sa certitude une mince lézarde par laquelle s'infiltrait l'angoisse. D'un bond, elle fut debout, d'un geste elle atteignit sa cape, s'en enveloppa.

— Où allez-vous ? s'étonna Ermengarde.

— Je vais le voir !... Il faut que je lui parle, que je lui dise...

— Quoi?

— Je ne sais pas ! Que je l'aime ! Je ne peux pas le laisser mourir au combat sans qu'il sache ce qu'il est pour moi...

A demi folle, elle se précipitait vers la porte. Ermengarde l'attrapa au vol par un pan de son long manteau, l'empoigna aux épaules et l'obligea à s'asseoir sur un coffre.

Etes-vous folle ? Les gens du roi ont dressé leur camp hors de la ville, près des lices, et le bâtard de Vendôme a élevé son tref de l'autre côté.

Les gardes du duc Philippe entourent camps et lices, de concert pour une fois avec les Écossais du roi de France que commande Buchan1.

Non, seulement vous ne pourrez pas franchir les portes de la ville, à moins de vous faire descendre par une corde le long des murailles, mais encore il vous sera impossible d'atteindre le camp. Et, en admettant même que vous le puissiez, je vous empêcherais, moi, d'y aller.

— Et pourquoi donc ? s'écria Catherine prête à pleurer.

Les doigts vigoureux d'Ermengarde meurtrissaient ses clavicules.

Pourtant elle ne parvenait pas à lui en vouloir parce que, sous la rudesse de la Bourguignonne, elle sentait une tendresse bourrue. Sa large face rouge revêtit soudain une extraordinaire expression de majesté.

— Parce qu'un homme qui va se battre n'a aucun besoin que les baisers, les larmes d'une femme viennent amollir son courage, détremper sa résolution. Arnaud de Montsalvy vous croit la maîtresse du duc Philippe. Il ne s'en battra qu'avec plus de rage et plus d'ardeur.

Il sera bien temps, s'il s'en sort vivant, de le détromper et de le tenter avec les douceurs de l'amour.

Mais Catherine, d'une secousse sauvage, s'arracha des mains de son amie.

— Et s'il meurt ? Et si demain on me le tue...

— Alors, hurla Ermengarde, il vous restera à vous comporter en femme de cœur, à montrer que, née bourgeoise, vous méritez réellement votre rang ! Vous aurez le choix entre la mort à vous-même donnée, si vous ne craignez point Dieu, et le moutier où s'ensevelissent vivantes celles dont les blessures d'amour ne se peuvent guérir. Tout ce que vous pouvez faire pour l'homme que vous aimez, Catherine de Brazey, c'est vous agenouiller ici, auprès de moi, et prier, prier et encore prier ! Monseigneur Jésus et Madame la Vierge, peut-être, protégeront ses armes et vous le rendront vivant...


1. John Stuart, comte de Buchan, connétable de France. On ignore trop généralement que, durant la guerre de Cent Ans, l'Ecosse combattit aux côtés de la France.


Le champ clos avait été tracé hors des murs de la ville, dans un vaste terrain nu que la Scarpe bordait sur sa plus grande largeur. Des hourds, ou échafauds de bois, imitant des tours et abondamment ornés de tapis, d'écussons, de banderoles et de bannières de soie, avaient été construits face à la rivière, en deux tribunes encadrant une grande loge dans laquelle le Duc devait prendre place avec ses sœurs et ses hôtes princiers. A chaque extrémité de la longue lice, autour de laquelle le peuple s'entassait déjà, une grande tente avait été dressée pour chacun des adversaires, toutes deux gardées militairement. Lorsque Catherine arriva au champ clos en compagnie d'Ermengarde, elle enveloppa d'un coup d'œil rapide l'ensemble du décor, effleura d'un regard indifférent le grand tref de soie pourpre où flottait la bannière du bâtard de Vendôme et ses armes, le lion hissant rayé de la rouge barre sénestre de bâtardise.

Ses grands yeux violets s'attachèrent à l'autre tente autour de laquelle on pouvait voir les armures d'argent et les plumails de héron blanc des Écossais du Connétable, tandis que les cottes noires et argent des gardes de Philippe entouraient la tente du bâtard. Derrière les murs fragiles, faits de soie bleu France, Catherine bouleversée devinait la présence d'Arnaud plus sûrement qu'en regardant l'écu d'argent à l'épervier noir pendu à la porte. Les fibres de son cœur la tiraient impérieusement vers lui et leur tension se faisait douloureuse quand elle imaginait la solitude morale de l'homme qui, là-bas, se préparait à la mort. Alors qu'il y avait grand mouvement de foule autour du pavillon de Vendôme dans lequel pages et seigneurs entraient et sortaient sans arrêt en flot mouvant et bariolé, les draperies bleues d'Arnaud ne bougeaient pas. Seul un prêtre était entré !

— Si je n'étais sûr que notre jeune présomptueux est bien là, fit derrière Catherine une voix élégamment nasillarde, je supposerais que ce tref est vide !

Ermengarde de Châteauvillain, qui faisait toute une affaire du choix d'un coussin pour y établir son vaste séant, leva les yeux en même temps que son amie, découvrit un homme de vingt-sept ou vingt-huit ans, blond, mince et élégant, mais dont toute la personne dégageait un léger parfum de fatuité. Ce jeune homme était beau, très certainement, mais, selon le sentiment immédiat de Catherine, il le savait un peu trop. Ermengarde, cependant, haussait les épaules et ronchonnait, tout de suite bourrue :

— N'essayez donc pas d'être mauvaise langue, Saint-Rémy. Le jeune Montsalvy n'appartient certainement pas à la catégorie de ceux qui se dérobent au dernier moment...

Jean de Saint-Rémy lui adressa un sourire narquois, enjamba sans cérémonie le gradin sur lequel les deux dames s'apprêtaient à prendre place et se retrouva à leur hauteur.

— Je le sais mieux que vous, dame Ermengarde. N'oubliez pas que j'étais à Azincourt. J'ai pu y voir les prodiges de valeur accomplis par un gamin qui ne devait pas avoir beaucoup plus de quinze ou seize ans ! Tudieu, quel lion ! Il vous maniait le fléau d'armes dans la mêlée avec l'aisance d'un paysan dans un champ de blé. En fait, si j'ai dit cela, c'était uniquement pour avoir une entrée en matière... afin d'être présenté à cette éblouissante dame que j'admire de loin depuis trois jours : la belle au diamant noir !

Il adressait à Catherine un si rayonnant sourire qu'elle acheva de lui pardonner sa fatuité. Acheva, car elle avait largement commencé lorsqu'il avait fait d'Arnaud un éloge si chaleureux. Le jeune homme lui parut infiniment plus sympathique, moins enluminure de missel sous son magnifique pourpoint vert, si cousu de minces rubans d'or qu'il avait l'air d'une chevelure blonde sous le vent. Une plume arrogante surmontait, sur sa tête, une sorte de toquet en forme de pot de fleurs, comme aucun homme n'en portait sur la lice. Ermengarde se mit à rire.

— Que ne le disiez-vous plus tôt sans chercher midi à quatorze heures ! Ma chère Catherine, vous voyez devant vous messire Jean Lefebvre de Saint- Rémy, natif d'Abbeville, conseiller privé de Monseigneur le Duc, grand spécialiste ès blasons, lambels, armoiries de tout poil, et arbitre incontesté des élégances de la Cour. Quant à vous, mon cher ami, vous pouvez saluer dame Catherine de Brazey, épouse de notre Grand Argentier et dame de parage de la duchesse-douairière.

Saint-Rémy salua Catherine avec toutes les marques d'une vive admiration détaillant d'un œil connaisseur sa toilette et sa parure.

— On ne peut voir Madame et ne pas tressaillir d'aise, fit-il avec enthousiasme. Rien de plus élégant que cette toilette dont la simplicité voulue met si heureusement en valeur ces magnifiques améthystes.

Dès mon arrivée dans ce hourd, je n'ai vu qu'elle et, si vous le permettez, je m'en délecte. Oui, c'est le mot, je m'en délecte !

Catherine, en effet, portait ce jour-là les améthystes que Garin lui avait offertes pour leurs fiançailles et, afin que rien ne vint détourner l'attention de la splendeur des pierreries, sa robe était de simple satin blanc à reflets mauves, mais un merveilleux satin souple qui épousait les courbes de son corps jusqu'aux hanches, comme un drap mouillé.

Le hennin était fait du même satin, recouvert d'une fine dentelle blanche qui retombait en nuage sur les épaules découvertes de la jeune femme. Elle s'était parée avec un soin tout particulier et quasi désespéré. Pour regarder Arnaud risquer sa vie, elle s'était voulue plus belle que jamais. Il fallait qu'il la vît, qu'il pût la distinguer parmi tous les autres spectateurs.

Elle et Ermengarde étaient arrivées de bonne heure afin d'être bien placées dans la tribune réservée à la maison des princesses mais, depuis quelques instants, le fragile et brillant édifice s'emplissait d'une foule de nobles spectateurs : dames et damoiselles en atours brillants, jeunes seigneurs bavards et excités, graves conseillers et aussi quelques vieux chevaliers qui venaient réchauffer leurs souvenirs à la vue des exploits d'autrui. Catherine vit arriver Marie de Vaugrigneuse et remarqua le pincement des lèvres de la jeune fille en constatant que la dame de Brazey avait place au premier rang.

Pendant ce temps, Jean de Saint-Rémy s'était installé auprès d'elle et bavardait sans arrêt, commentant telle ou telle toilette, nommant les arrivants avec une verve et un esprit, souvent acérés, mais amusants, Par-dessus Catherine placée entre eux deux, Ermengarde lui donnait la réplique et leurs propos distrayaient la jeune femme de son angoisse. Pourtant, elle ne put se retenir de demander :

— Vous avez déjà vu combattre le comte de Montsalvy, messire de Saint-Rémy ? Est-ce que vous pensez, comme chacun ici, qu'il n'a aucune chance devant le bâtard de Vendôme ?

Ermengarde laissa échapper un énorme soupir, à la fois compréhensif et ennuyé, mais Saint-Rémy étendit ses longues jambes et se mit à rire. Il se pencha confidentiellement vers sa voisine : Ne le répétez pas, car je me ferais honnir. Je crois, moi, que le bâtard aura bien du mal à venir à bout de messire Arnaud. Lionel a pour lui une force de taureau, mais Montsalvy tient debout... et il a le plus affreux caractère que je connaisse dans tout le royaume de France. Il se gardera bien de mourir, sauf s'il y est absolument forcé. Et cela dans le seul but de contrarier son adversaire...

Il se mit à rire, d'un air nonchalant, un peu niais, mais qui donnait bien le change sur son exact degré d'intelligence. Catherine, extraordinairement remontée, d'un seul coup, lui fit écho. Elle se sentait soulagée d'un grand poids et la confiance lui revenait. Mais, à son grand regret, il ne lui fut pas possible de continuer la conversation car, dans la grande loge centrale toute tendue de velours pourpre à crépines d'or, le duc Philippe et les princes faisaient leur entrée. Une immense ovation les salua. Philippe était vêtu de noir à son habitude, un vaste chaperon sur la tête et un collier de diamants, gros comme des noisettes, autour du cou. Il était pâle mais impassible. Catherine remarqua qu'il laissait, un instant, son regard peser sur le champ clos où éclataient les vivats du petit peuple contenu par les barrières, mais qu'il ne souriait pas. Avec lui apparurent les deux couples de fiancés : Bedford, impassible et terriblement anglais, conduisant Anne d'une main solennelle, puis Richemont et Marguerite qui se souriaient, tout occupés d'eux-mêmes. Le duc de Bretagne venait entre les deux couples et les nobles spectateurs prirent place dans les fauteuils armoriés préparés pour eux. Derrière celui de Philippe, dans l'ombre, Catherine aperçut son mari et Nicolas Rolin. Les deux hommes discutaient et ne regardaient pas la lice.

A peine assis, le duc Philippe fit un geste de la main. Vingt trompettes s'alignèrent devant les tribunes, embouchèrent leurs instruments et lancèrent, vers le ciel qui se couvrait de nuages, un strident appel.

Catherine sentit ses mains se glacer, ses joues se creuser tandis qu'un frisson glissait le long de son échine : le moment du combat était venu! Entre les cordes, tendues en travers de la lice et qui coupaient le champ clos de part et d'autre d'un étroit couloir, s'avança Beaumont, héraut d'armes de Bourgogne, un bâton blanc à la main. Derrière lui se rangèrent six poursuivants d'armes en tabard armorié. Jean de Saint-Rémy les nomma tout bas à Catherine. C'étaient Fusil, Germoles, Montréal, Pèlerin, Talant et Noyers. Le jeune conseiller semblait extrêmement surexcité.

— Monseigneur m'a promis qu'au jour où il créerait l'ordre de chevalerie dont il rêve comme emblème de sa gloire, j'en deviendrai le roi d'armes ! confia- t-il à Catherine.

— Ce serait merveilleux, fit machinalement Catherine qui s'en moquait éperdument.

Toute son attention était centrée sur Beaumont. Il proclamait, dans le silence qui avait suivi l'appel des trompettes, les termes et clauses du combat. Depuis vingt-quatre heures, les hérauts des deux partis parcouraient la ville en répétant, à chaque carrefour, ces mêmes clauses. Catherine les savait par cœur. Mentalement, elle récitait en même temps que Beaumont : « ... les armes choisies sont la lance et la hache d'armes. Il sera couru six lances de part et d'autre... » Les mots frappaient, sans entrer, son oreille et sa mémoire. De tout son cœur, tandis que s'achevait la proclamation, Catherine adressait une fervente prière à la petite vierge noire de Dijon, à Notre-Dame-de- Bon-Espoir...

« Protégez-le, implorait-elle fiévreusement, protégez-le, douce mère du Sauveur ! Faites que nul mal ne lui advienne. Qu'il vive, surtout, qu'il vive... même si je devais le perdre à jamais ! Qu'au moins je puisse penser qu'il respire quelque part, sous le même ciel que moi. Sauvez-le-moi, Notre-Dame, sauvez-le !... »

Puis, d'un coup, sa gorge se sécha. À l'appel du héraut, le bâtard de Vendôme, à cheval et armé de toutes pièces, était arrivé au petit trot et se rangeait devant le duc. Avec terreur, Catherine regarda le gigantesque chevalier, ses armes d'acier bleu, son cheval roux disparaissant sous la cotte de soie et le caparaçon pourpre. Sur son casque, entre deux cornes de taureau s'érigeait un lion d'or, son emblème. Il avait l'air d'un mur rouge et gris ! Il était hallucinant !

Catherine, fascinée, ne pouvait en détacher ses yeux mais un cri de surprise, sorti de mille poitrines, la fit sursauter.

— Oh ! fit Saint-Rémy à la fois admiratif et scandalisé, quelle audace !... ou quelle faveur insigne !...

Ermengarde était restée sans voix. Quant à Catherine, elle vit, comme dans un rêve, Arnaud sortir à cheval et tout armé de son pavillon. Au pas lent de son destrier noir, il s'avança jusqu'à la tribune ducale dans un silence impressionnant. Le gigantesque Lionel de Vendôme le regardait approcher avec une insolite expression de respect. C'est que celui qui s'avançait n'était plus le chevalier à l'épervier de l'autre soir. Par faveur insigne, sans doute, comme le disait Saint-Rémy, Arnaud de Montsalvy portait les armes du Roi de France !

Par-dessus son armure, il portait une cotte de soie bleue fleurdelisée d'or, assortie à la housse qui enveloppait le cheval jusqu'aux sabots.

Bleus et or étaient les lambrequins de cuir découpés qui tombaient du casque et protégeaient la nuque. Sur le heaume, enfin, l'épervier noir et la couronne comtale avaient fait place à une haute fleur de lys d'or à chaque pointe de laquelle brillait un gros saphir. Le cheval, lui aussi, portait, sur la tête, la fleur de lys. Une seule chose indiquait qu'il ne s'agissait pas là du Roi en personne : autour du casque, la couronne royale avait été remplacée par un simple tortil bleu et or. Ventaille relevée, laissant voir son visage immobile, Arnaud s'avançait sous les armes royales, splendide image de chevalerie, éclatant symbole féodal qui forçait le respect.

— Il est magnifique ! fit auprès de Catherine la voix enrouée d'Ermengarde. C'est l'Archange Saint- Michel en personne !

Saint-Rémy, lui, hocha la tête avec un peu de tristesse et de scepticisme :

— Il serait à souhaiter qu'il le fût vraiment ! Les fleurs de lys ne doivent point mordre la poussière où le Roi est déshonoré ! Et Monseigneur est blême !

C'était vrai. Se tournant vers Philippe, Catherine vit qu'il avait l'air d'un spectre. Entre le noir du chaperon et celui du pourpoint, le visage allongé était gris avec des reflets verdâtres. Les dents serrées, il regardait venir cette admirable image d'un souverain qu'il voulait renier. Ses yeux gris qui ne cillaient pas, se fixaient surtout sur la fleur de lys du heaume, réplique exacte de celle qu'il portait lui-même à son propre casque lorsqu'il revêtait l'armure. Le reproche était sanglant pour ce prince Valois qui recevait l'Anglais. Mais il lui fallait se dominer.

Avec ensemble, les deux chevaliers, côte à côte mais séparés par les couloirs de cordes, abaissaient leur lance vers la tribune. Catherine tremblait de tous ses membres et serrait ses mains l'une contre l'autre à les meurtrir en un geste qui lui était familier quand elle était émue.

Elle vit, à quelques places de Philippe, une belle jeune femme, somptueusement vêtue, se pencher et attacher une écharpe rose brodée d'or à la lance du bâtard après avoir adressé un sourire triomphant au Duc. Jean de Saint-Rémy chuchota :

— La dame de Presles ! La plus récente maîtresse de Monseigneur!

Elle montre ainsi les vœux qu'elle forme pour la cause de son amant, en donnant ses couleurs à son champion. Elle a donné un fils à Philippe et se croit déjà duchesse !

Catherine eut donné tout au monde pour pouvoir accrocher, elle aussi, à la lance d'Arnaud, le léger voile de mousseline qu'elle avait entre les mains. Mais, dans la grande loge, quelque chose se passait. La princesse Marguerite s'était levée et, tournée vers Arthur de Richemont, demandait :

— Me permettez-vous, Monseigneur ?

Sa voix claire fut entendue de tous. Richemont inclina la tête avec un sourire un peu amusé qui plissa son visage couturé. Les larmes aux yeux, car elle se souvenait des prières douloureuses de la princesse à l'hôtel Saint-Pol, Catherine vit Marguerite se pencher et, avec un sourire ému, attacher son voile, du même bleu que les caparaçons du chevalier à la lance du champion royal.

— Messire-Dieu vous donne bon courage, Arnaud de Montsalvy!

Votre frère était mon ami et votre cause est noble ! Je prierai pour vous !

Sous l'armure, Arnaud s'inclina presque à toucher le cou de son cheval :

— Grand merci, gracieuse dame ! Je me battrai donc également pour l'amour de vous et du vaillant capitaine qui va être votre heureux époux. J'en suis fier et mourrai plutôt que vous décevoir !

Dieu vous donne bonheur aussi grand que votre noble cœur !

Le visage de Philippe de Bourgogne avait frémi. En un instant il eut dix ans de plus. Sans regarder son frère, Marguerite regagna sa place. Maintenant les deux adversaires se tournaient le dos et rejoignaient une extrémité de la lice où leurs écuyers préparaient des lances. Lances de frêne et de fer à la pointe aiguë et non lances courtoises de bois léger. Près de l'écuyer d'Arnaud, Catherine reconnut la tignasse rousse de Xaintrailles qui devait rencontrer ensuite le sire de Rebecque, second de Vendôme. A nouveau les trompettes sonnèrent. Puis, d'une voix forte, le héraut Beaumont cria:

— Coupez cordes et heurtez bataille quand vous voudrez !

Sous le couteau des poursuivants, les cordes tombèrent à terre. La lice était libre, le combat commençait. Lance en arrêt, l'écu au coude, les deux combattants s'élancèrent l'un vers l'autre.

Un instant, Catherine ferma les yeux Elle avait l'impression que le lourd galop des chevaux chargés de fer, sous lequel résonnait la terre durcie, passait sur son propre cœur. Dans la tribune, chacun retenait son souffle. La main d'Ermengarde se posa, impérieuse, sur celles de la jeune femme.

— Regardez donc ! Le spectacle en vaut la peine et une noble dame doit savoir tout regarder en face. (Puis, plus bas :) Regardez morbleu !

Votre mari a les yeux fixés sur vous.

Catherine ouvrit les yeux aussitôt.

Il y eut un choc violent, un cri énorme jaillit de toutes les poitrines.

Les lances avaient frappé juste le centre des boucliers. Le coup avait été violent. Les deux adversaires avaient plié sur leur selle mais n'avaient vidé les étriers ni l'un ni l'autre. Au petit trot, ils repartaient déjà vers les bouts de la lice pour prendre des lances neuves aux mains des écuyers.

— Je crois que nous allons voir un très beau combat, fit tranquillement Saint-Rémy de sa voix affectée. Ce coup était remarquable !

Catherine le regarda de travers. Cet enthousiasme sportif la choquait car il lui paraissait peu de mise là où il s'agissait de vies humaines. Elle chercha à le blesser :

— Comment se fait-il que, né à Abbeville, vous ne soyez pas au roi de France ? lui lança-t-elle dans une intention nettement provocatrice.

Mais il ne se formalisa pas.

J'y étais, fit-il tranquillement. Mais la cour d'Ysabeau est pourrie et l'on ne sait si celui qui se dit Charles VII est vrai fils de France. Je préfère le duc de Bourgogne.

— Cependant, vous semblez faire des vœux pour Arnaud de Montsalvy ?

— Je l'aime beaucoup. S'il était Charles VII, je n'aurais pas la joie d'être auprès de vous car je serais auprès de lui.

— Le fait qu'il serve le Roi devrait vous suffire ! fit Catherine sévèrement ; mais Ermengarde lui fit signe de se taire.

Les deux chevaliers fonçaient à nouveau l'un vers l'autre avec une ardeur accrue. Trop d'ardeur, peut- être, car, cette fois, il ne se passa rien. Le cheval du bâtard fit un écart au moment de croiser le destrier d'Arnaud. Les lances dévièrent et les cavaliers, sur leur élan, coururent encore quelques toises avant de faire volte-face et de regagner leurs camps. En revenant vers son pavillon, Arnaud avait relevé un instant la ventaille de son casque pour respirer mieux. Tandis qu'il défilait au petit trot devant les tribunes, Catherine accrocha son regard. Elle vit se crisper fugitivement le beau visage dur du jeune homme. Alors, de tout son cœur, elle lui sourit. L'amour à cette minute illumina son visage avec tant de force qu'Arnaud tressaillit. Il baissa la tête, fit mine de resserrer à son bras l'écharpe bleue qu'il y avait nouée. Son arrêt devant la tribune avait été minime, mais il avait inondé Catherine d'une joie nouvelle. Pour une fois, en croisant le sien, le regard d'Arnaud n'était pas dédaigneux. Il y avait dedans une chaleur qu'elle avait désespéré d'y revoir un jour. Mais la minute précieuse était déjà écoulée. Le combat reprenait le chevalier dans son cercle infernal.

Les adversaires rompirent encore deux lances sans résultat appréciable. Sous les poussées de géant du bâtard, Arnaud pliait parfois mais demeurait en selle. À la cinquième course, pourtant, la lance de Lionel vint frapper le casque du jeune homme juste au rivet d'attache gauche de la ventaille. Catherine crut qu'il avait la tête emportée. Mais tête et heaume tenaient bien. La ventaille seule tomba d'un côté, découvrant le visage du jeune homme que rayaient deux filets de sang.

— Il est blessé ! s'écria Catherine à demi soulevée. Dieu Tout-Puissant !

Les muscles de sa gorge l'étranglaient. Le cri franchit à peine ses lèvres devenues aussi blanches que sa robe. Ermengarde se pendit littéralement à son bras pour l'obliger à se rasseoir.

— Ne vous donnez pas ainsi en spectacle, morbleu ! Du calme, ma mie, du calme ! On vous regarde !

— Ce n'est pas grave, fit Saint-Rémy les yeux sur le blessé. Une estafilade, sans doute causée par le rivet en s'enfonçant.

— Mais il a été blessé à la tête, il y a si peu de temps ! gémit Catherine avec tant de douleur et d'angoisse que son voisin la regarda pensivement.

Il eut un bref sourire.

— Il semble que je ne sois pas le seul Bourguignon à former des vœux pour le chevalier du roi Charles ? fit-il gentiment. Je vous dirai donc, comme la comtesse Ermengarde, de ne point vous tourmenter.

Le gaillard est solide. Il en a vu d'autres...

Là-bas, Arnaud achevait d'arracher, d'une main impatiente, la ventaille pendante. De l'autre, il prenait le pot d'eau que lui tendait Xaintrailles et se désaltérait hâtivement, à longues goulées. Catherine vit que le bâtard en faisait autant. Tous deux empoignèrent, à la même fraction de seconde, la sixième et dernière lance.

Si les deux hommes demeuraient en selle, le combat se poursuivrait à cheval, mais à la hache. Arnaud, avec son visage découvert, avait le désavantage.

Comme pour le souligner, Lionel de Vendôme referma son casque d'un geste sec. Arrachant des mottes d'herbes de leurs quatre pattes, les coursiers s'élancèrent. Catherine se signa précipitamment. Le choc des lances fut terrible. Le bâtard avait mis toute sa force "dans ce dernier coup. Atteint à l'épaulière, Arnaud fut littéralement arraché de sa selle. Projeté en l'air, il alla retomber sur une barrière, à cinq pas de son cheval qui, affolé, s'enfuit. Mais la violence de sa propre attaque avait déséquilibré Lionel. Le coup porté par la lance d'Arnaud, bien que tombant à faux, avait fait le reste. Il vida les étriers, glissa lourdement sur le sol qu'il toucha dans un tintamarre de ferraille.

— Quelle chute sans grâce ! commenta Saint-Rémy narquois à l'usage de Catherine. Mais elle a du moins l'avantage d'égaliser les chances.

La culbute de Vendôme avait été grandement utile à son adversaire.

Souple comme un chat malgré les clinquantes livres de fer qu'il avait sur le dos, malgré aussi une nouvelle blessure, bientôt visible quand le sang commença à s'élargir sur la cotte fleurdelisée, au défaut de l'épaule, il avait sauté sur ses pieds. Mais, gêné par les pointes de ses longues poulaines d'acier, il avait vivement arraché ses solerets avant de saisir la hache d'armes plantée non loin de lui. Il était presque devant Catherine à cet instant et la jeune femme le vit avancer sur son adversaire à petits pas courts, les prunelles rétrécies, la targe au coude gauche et la hache levée. A son tour, Lionel de Vendôme se redressait. Debout, face à face, la différence de taille entre les deux adversaires était criante. Arnaud mesurait à peu près un mètre quatre-vingt-trois ou quatre, mais, auprès des deux mètres dix du bâtard, il semblait petit. Dans la poigne de Lionel, la hache avait l'air d'un tronc d'arbre emmanché d'acier gris. Sans reprendre haleine et sans en laisser le temps au bâtard, Arnaud avait bondi. Il voulait vaincre et vaincre vite.

Ses blessures, le sang qu'il perdait, ne lui laissaient que cette seule alternative et Catherine le sentait dans sa chair même. Elle souffrait, physiquement, pour lui. La hache rebondit sur l'armure de Vendôme qui s'apprêtait à frapper. D'un mouvement vif, Arnaud sauta de côté, évita le coup qui l'eût assommé, revint à la charge, frappa encore... Le heurt des haches sur l'acier retentissait avec un bruit de cloches, faisant jaillir des étincelles. Le chevalier du Roi porta alors un coup qui arracha les « vivats » des assistants. Sa hache s'abattit sur le timbre du heaume de Lionel, tranchant net le lion d'or qui roula dans le sable. Le rugissement de rage du bâtard fut entendu de tous. Il se dressa de toute sa hauteur, empoignant la hache à deux mains pour assommer l'insolent qui venait de le découronner. Mais ses poulaines de fer le gênaient. Il buta, faillit tomber et Arnaud n'eut aucune peine à détourner le coup avec le manche de sa cognée. Catherine devina qu'une fureur aveugle possédait Vendôme. Il voulait tuer, tuer vite !

Ses coups, rapides mais peu précis l'épuisaient sans avoir toute l'efficacité désirable. Il frappait en aveugle, possédé par la rage.

Arnaud, au contraire, semblait se faire plus froid d'instant en instant. Il saisit son moment, porta plusieurs coups de tranchant à la visière de Lionel qu'il fit sauter, découvrant la face rouge et suante de son ennemi. Le bâtard tendit la main pour empoigner la hache du jeune homme mais celui-ci la lança loin de lui et se jeta sur le géant, les griffes de fer de ses gantelets visant le visage. Vendôme, sentant les serres du chevalier lui labourer la face eut un mouvement de recul, glissa et s'écroula à terre. Arnaud se laissa tomber sur lui, continuant avec acharnement son travail d'écorcheur. Le bâtard, brusquement vidé de ses forces, aveuglé à demi, beuglait comme un bœuf à l'abattoir. On l'entendit crier merci !

Arnaud, un genou sur la gorge de son ennemi, fit un geste pour tirer sa dague, mais se ravisa. Il se releva, secouant ses gantelets dont le sang dégouttait puis, avec dédain :

— Dieu a jugé ! s'écria-t-il. Relève-toi ! Un chevalier du roi de France n'égorge pas l'ennemi vaincu. Tu as crié merci. Je te fais grâce... duc de Bourgogne !

Sans rien ajouter, sous les vivats impartiaux de la foule amassée le long des barrières de la lice, il se détourna. Catherine bouleversée le sentait s'affaiblir comme si c'eût été son propre sang qui s'écoulait sur la terre. En s'acheminant vers son pavillon, Arnaud titubait comme un homme ivre. Son écuyer et Xaintrailles accoururent juste à temps pour le recueillir dans leurs bras au moment précis où il perdait connaissance et s'écroulait.

— Les lys de France n'ont point mordu la poussière, fit gravement Saint-Rémy. C'est peut-être un présage...

Catherine le regarda mais, cette fois, son expression était indéchiffrable. Nul ne pouvait dire si le gentilhomme était satisfait ou mécontent de l'issue du combat. Peut-être n'osait-il se réjouir quand le dépit crispait le visage glacé de Philippe où roulaient des larmes de colère. Elle haussa les épaules avec mépris, se leva, ramassant sa robe, et entreprit de gagner la sortie du hourd. Ermengarde l'arrêta.

— Où allez-vous ?

— Vous le savez bien ! Et vous savez aussi que, cette fois, vous n'aurez pas le pouvoir de m'arrêter. Personne n'a ce pouvoir. Pas même le Duc !

— Qui vous dit que j'y songe seulement ? fit la comtesse en haussant les épaules. Courez, mon beau papillon, courez vous brûler les ailes. Quand vous reviendrez, je verrai ce que je peux faire pour éteindre l'incendie.

Mais Catherine était déjà loin.

CHAPITRE XII Sous la draperie de soie bleue

Catherine eut quelque peine à se frayer un passage dans la foule excitée qui, maintenant, débordait de partout et que les gardes ne contenaient plus. On s'écartait, pourtant, devant cette belle dame superbement vêtue. Elle souriait sans bien s'en rendre compte au grand tref azuré qui, par-dessus les têtes, semblait lui faire signe. Quand elle parvint auprès de la tente, l'Écossais de garde hésita une seconde mais, à la vue de ses joyaux, de sa toilette qui annonçaient son rang, n'osa pas lui interdire l'entrée. Il se recula, saluant courtoisement, roulant des yeux émerveillés au-des- sus d'une imposante moustache rousse et poussa la galanterie jusqu'à relever lui-même, devant elle, le pan de soie bleue qui fermait le pavillon. Et Catherine vit Arnaud...

Il était étendu sur une sorte de lit bas, aux mains de son écuyer qui lui prodiguait ses soins. En fait, Catherine ne vit de lui, en entrant, que ses cheveux noirs et le haut de son front étayés par un coussin de soie bleue. Les pièces d'armure que l'on avait dû ôter hâtivement jonchaient le sol hormis le heaume à fleurs de lys et les gantelets sanglants posés sur un coffre. C'était la première fois que la jeune femme pénétrait sous la tente d'un chevalier et les dimensions l'en étonnèrent. Le tref, à l'intérieur, formait une très vaste chambre octogonale, entièrement tendue de tapisseries et de rideaux de soie. Il y avait des meubles, des coffres, des fauteuils, des bahuts supportant aiguières et coupes à boire, des armes un peu partout et surtout un effroyable désordre. L'écuyer avait ouvert auprès du lit, un grand coffret contenant la pharmacie de campagne du chevalier. Une odeur de beaume à la fois piquante et douce en émanait, odeur que Catherine reconnut aussitôt pour l'avoir respirée à l'auberge du Grand Charlemagne lorsque Abou- al-Khayr soignait Arnaud.

Personne n'avait remarqué son entrée. L'écuyer lui tournait le dos, Arnaud, caché par ce dos, ne la voyait pas et, dans un angle, Jean de Xaintrailles qui se préparait à en découdre avec le sire de Rebèque, se faisait armer par son écuyer personnel tout en chantonnant une chanson d'amour dont les paroles curieusement s'imprimèrent dans l'esprit de la jeune femme :

Belle, quelle est votre pensée ?

Que vous semble de moi ? Point ne me le célez,

Car, me donnerait-on l'or de dix cités,

Je ne vous prendrais point, si ce n'est votre gré.

Catherine entendit Arnaud, que les soins devaient faire souffrir jurer entre ses dents, puis grogner :

— Tu chantes faux !...

Le chevalier rouquin se retourna pour répliquer quelque chose. Ce faisant, il vit Catherine et les paroles de la chanson se changèrent entre ses dents en un léger sifflement admiratif. Il repoussa son écuyer d'une bourrade, s'approcha avec un large sourire.

Belle dame, fit-il en saluant aussi gracieusement que le permettait sa carcasse de fer, une aussi char mante visite à l'instant du combat est pour un chevalier digne de ce nom le plus précieux réconfort. Je ne pensais pas que mes mérites eussent déjà fait assez de bruit pour que la plus belle des femmes vînt à moi dès avant la fin des joutes. Me ferez-vous la grâce de m'apprendre qui vous êtes ?

Catherine lui sourit gentiment mais se hâta de le détromper :

— Pardonnez-moi, messire. Ce n'est point vous que je viens voir céans, c'est lui, acheva-t-elle en désignant Arnaud qui, au son de sa voix, avait bondi entre les mains de son écuyer et, assis maintenant, la regardait avec un mélange d'étonnement et de fureur.

— Encore vous ! s'écria-t-il peu galamment. Vous seriez-vous donné à tâche d'accourir à mon chevet chaque fois que je reçois un horion ? En ce cas, ma chère, vous aurez fort à faire...

La voix était dure, le ton ironique, mais Catherine s'était juré de ne pas se mettre en colère. Elle lui sourit avec une tendresse inconsciente.

— Je vous ai vu perdre connaissance, messire. J'ai craint que votre blessure à la tête ne se fût rouverte. Vous perdiez beaucoup de sang tout à l'heure.

— Je vous ai déjà priée de ne pas vous soucier de moi, Madame, fit Arnaud hargneux. Vous avez un mari, à ce que l'on m'a dit et, si vous avez de la compassion à dépenser, allez plutôt la porter à votre amant. Le duc Philippe en a le plus grand besoin !

Xaintrailles, dont les vifs petits yeux marron allaient de l'un à l'autre, entra dans la conversation :

— Cet ours auvergnat n'est pas digne de votre sollicitude, Madame. Vous devriez la reverser sur quelqu'un d'infiniment plus digne. Sur mon honneur j'ai grande envie de laisser Rebecque me faire quelques bosses si je peux espérer recevoir ensuite les soins d'aussi douces mains.

Arnaud écarta du même geste et son ami et son écuyer. Il portait encore les pièces de l'armure jusqu'à la ceinture, mais, au-dessus, était seulement vêtu d'une chemise de lin blanc. Largement ouverte sur la poitrine, elle laissait voir l'emplâtre que l'on venait de poser sur la blessure.

— Je n'ai rien ! Que des égratignures ! fit-il en se levant avec effort. Va donc te battre, Rebecque t'attend. Et je te rappelle que, si je suis un ours auvergnat, tu en es un autre...

Xaintrailles plia deux ou trois fois les genoux pour voir si les jointures de sa carapace jouaient bien, passa la cotte de soie à ses armes et prit son heaume des mains d'un page, un casque impressionnant sommé d'une tour et garni de lambrequins multicolores.

— Je vais, je tue Rebecque et je reviens ! fit-il avec bonne humeur.

Pour l'amour de Dieu, Madame, ne vous laissez pas impressionner par le maudit caractère de ce garçon et ne quittez pas ce pavillon avant mon retour afin que j'aie la joie de vous contempler encore. Il y a ici des gens qui ont plus de chance qu'ils n'en méritent !

Saluant à nouveau, il sortit en reprenant sa chanson au point où il l'avait laissée : « Las, si vous me déniez votre amour... »

Arnaud et Catherine demeurèrent seuls car les deux écuyers et le page étaient sortis sur les pas de Xaintrailles pour voir la joute. Ils étaient debout en face l'un de l'autre, seulement séparés par le coffret d'onguents laissé à terre par l'écuyer. Peut-être aussi par cet invisible antagonisme élevé entre eux et qui les rejetait chacun dans un camp ennemi. Catherine subitement ne savait plus que dire. Elle avait tant désiré cette minute, tant souhaité se retrouver seule avec lui que la réalisation du rêve la laissait sans force, comme un nageur épuisé par la tempête et qui, enfin, atteint la grève... Les yeux levés sur Arnaud, elle ne se rendait pas compte du tremblement de ses lèvres, de son regard humide. Tout son corps n'était qu'une imploration, une supplication de ne pas lui faire de mal. Lui aussi la regardait, sans colère cette fois, avec une sorte de curiosité. La tête un peu baissée, il détaillait le visage doré que la dentelle du hennin idéalisait, la bouche ronde, exquise et rose le petit nez court, les grandes prunelles dont les coins extérieurs se relevaient légèrement vers les tempes.

— Vous avez des yeux violets, remarqua-t-il doucement, comme pour lui-même. Les plus beaux que j'aie jamais vus, les plus grands !

Jean a raison, vous êtes merveilleusement belle, merveilleusement désirable... digne d'un prince ! ajouta-t-il avec amertume.

(Brusquement son visage se ferma, son regard reprit sa dureté.) Maintenant, dites-moi ce que vous êtes venue faire ici... et ensuite allez-vous-en ! Je croyais vous avoir fait comprendre que nous n'avions rien à nous dire.

Mais la parole et le courage étaient revenus à Catherine. Ce sourire qu'il avait eu, ces mots qu'il avait dits, c'était plus qu'il n'en fallait pour la jeter à la conquête de l'impossible. Elle n'avait plus peur, ni de lui, ni des autres. Il y avait entre eux quelque chose d'invisible que le jeune homme, peut-être, ne percevait pas mais qu'elle sentait dans chaque fibre de son être. Arnaud aurait beau dire et faire, il ne pourrait empêcher qu'elle fût, en esprit et pour jamais, soudée à lui aussi complètement que s'il l'avait faite sienne, par la chair, dans l'auberge de la croisée des chemins. Très doucement, sans effroi et sans hésitation, elle dit :

— Je suis venue vous dire que je vous aime.

Le mot prononcé, elle se sentit délivrée. Comme cela avait été simple et facile ! Arnaud n'avait pas protesté, ne l'avait pas injuriée comme elle avait craint qu'il fît ! Non, il avait seulement reculé d'un pas en portant une main à ses yeux, comme si une trop vive lumière l'avait frappé, mais un long moment après, il avait murmuré sourdement :

— Il ne faut pas ! C'est là du temps et de l'amour perdus ! J'aurais pu, moi aussi, vous aimer parce que vous êtes belle et que je vous désire. Mais il y a entre nous des abîmes qui ne se peuvent combler et que je ne saurais franchir sans horreur, même si, un instant, je laissais la chaleur de mon sang l'emporter sur ma volonté. Allez-vous-en...

Au lieu d'obéir, Catherine s'avança vers lui, l'enveloppant de ce parfum, à la fois complexe et délicieux, que Sara s'entendait si bien à préparer. La douce senteur émanant de ses vêtements combattait victorieusement l'odeur de sang et de beaume qui emplissait la grande tente. Elle fit un autre pas vers lui, sûre d'elle et de son pouvoir.

Comment pourrait-il lui échapper alors qu'elle voyait sa main trembler et son regard se détourner ?

— Je vous aime, répéta-t-elle, plus bas et plus ardemment. Je vous ai toujours aimé, depuis la minute où je vous ai vu. Souvenez-vous...

Souvenez-vous de cette aube où, à votre réveil, vous m'avez trouvée auprès de vous. Rien d'autre alors n'occupait votre esprit... sinon que je vous plaisais. Et moi, j'ai accepté vos caresses, j'ai été bien près de m'abandonner tout entière sans pudeur et sans regrets ! Parce que je ne m'appartenais déjà plus et que, du fond de mon âme, je vous avais fait don de moi-même. Pourquoi détour- nez-vous la tête ? Pourquoi ne me regardez-vous pas ? Est-ce que je vous fais peur, Arnaud ?

C'était la première fois qu'elle osait lui donner son nom, mais il ne se révolta pas. Par bravade, il la regarda au fond des yeux.

Peur ? Non. Je n'ai pas peur de vous, ni de vos sortilèges. De moi, peut-être... et encore ! Que venez- vous me parler d'amour ? Croyez-vous donc que je puisse être dupe de vos paroles ? Vous les prononcez si aisément, ma belle, qu'il faudrait être bien fou pour y croire !

Il s'animait à mesure qu'il parlait, chauffant ainsi sa colère qui était sa meilleure défense.

— Vous ne croyez pas à mon amour ? gémit Catherine atterrée.

Mais... pourquoi ?

— Parce que les mots dits à tous n'ont aucune valeur, voilà tout !

Comptons ensemble, voulez-vous ? J'imagine que vous les avez dits à votre gracieux époux... et au duc Philippe, puisqu'il est votre amant ?

À qui encore ? Oh ! peut-être à ce jeune et charmant capitaine qui vous courait après pour vous escorter sur la route de Flandres ? Cela fait donc au moins trois, plus tous ceux que j'ignore.

Malgré la promesse qu'elle s'était faite de ne point se fâcher, Catherine n'y put tenir. Ce ton persifleur était intolérable alors qu'elle venait à lui avec des mots d'amour. Son visage s'empourpra brusquement. Elle frappa du pied.

— Cessez donc de parler de ce que vous ignorez ! J'ai dit que je vous aimais et je le redis... Je dis maintenant que je suis pure... malgré le mariage, car mon époux ne m'a point touchée !

— Ni le duc ? lança Arnaud avec hauteur.

— Ni le duc ! Il me recherche mais je ne suis point à lui... ni à personne sauf à vous... si vous voulez !

— Qui me prouve que vous dites la vérité ?

La colère de Catherine tomba aussi soudainement qu'elle s'était levée. Elle enveloppa le jeune homme d'un rayonnant sourire.

— Oh... mon doux seigneur, c'est chose bien facile à prouver, il me semble !

Elle n'en dit pas plus. Ce fut lui qui fit un pas vers elle, attiré irrésistiblement par le clair visage qui brillait si doucement dans l'ombre bleue de la tente. Catherine lut, sur le visage crispé du chevalier, une irrésistible tentation, le même désir sans masque qu'au matin de Tournai. Elle sentit qu'il oubliait à cet instant tout ce qui n'était pas l'adorable forme féminine si proche de lui, qu'elle tenait sa victoire ! Elle enjamba sans le quitter des yeux, le coffret aux onguents, se coula contre la poitrine d'Arnaud et, dressée sur la pointe des pieds, glissa les bras autour de son cou et offrit ses lèvres. Il se raidit. Elle sentit la contraction de tous ses muscles comme si son corps tentait instinctivement de la repousser. Dérisoire défense ! La séduction du corps souple collé au sien agissait sur le jeune homme comme un filtre. Il perdit le contrôle de sa volonté à l'instant précis où Catherine, cessant de vouloir elle aussi, se laissait emporter par la passion et la tempête de ses sens. Tout s'effaça : les murs bleus de la tente, l'heure, le lieu, et jusqu'au vacarme qui venait du champ clos où trois mille gosiers braillaient avec ardeur.

Arnaud étreignit Catherine, l'écrasant contre sa poitrine avec une brutalité sauvage. Possédé d'une faim profonde, vieille de plusieurs mois et qu'il n'avait jamais réussi à assouvir, il s'empara des jolies lèvres, si fraîches et si roses, qui tentaient sa bouche, se mit à les dévorer de baisers passionnés. Il la serrait si fort contre lui que Catherine, bouleversée de bonheur, sentait contre son sein droit les battements affolés de son cœur. Leur deux souffles ne faisaient plus qu'un et la jeune femme crut mourir sous cette bouche exigeante qui aspirait sa vie même...

Perdus dans leur extase amoureuse, ils vacillaient sur leurs jambes amollies, noués l'un à l'autre comme deux arbustes solitaires au milieu d'une lande battue par la tempête. Ils n'entendirent pas revenir Xaintrailles, rouge, soufflant comme un forgeron et la lèvre fendue.

Le chevalier, son heaume défoncé sous le bras, s'arrêta à la porte avec un haut-le-corps. Mais un large sourire silencieux s'étendit sur son visage carré. Sans se presser et sans quitter des yeux le couple enlacé, il entra, se versa une rasade de vin qu'il avala d'un trait. Puis, après avoir enjoint d'un geste autoritaire aux écuyers d'avoir à rester dehors, il commença sans se presser, à ôter lui-même les différentes pièces de son armure. Il en était à la cubitière droite quand Arnaud, levant légèrement la tête, l'aperçut... et lâcha si brusquement Catherine qu'elle dut se raccrocher à son épaule pour ne pas tomber.

— Tu ne pouvais pas dire que tu étais là ?

— Je m'en serais voulu de vous déranger, riposta Xaintrailles. Ne vous gênez surtout pas pour moi ! J'achève de m'éplucher et je sors...

Tout en parlant, il continuait d'ôter les pièces d'acier. Il en était maintenant aux cuissards, plus avancé en cela que son ami qui avait toujours les siens. Catherine, nichée contre la poitrine d'Arnaud, le regardait faire en souriant. Elle n'éprouvait aucune honte, ni même aucune gêne d'avoir été surprise ainsi dans les bras de l'homme qu'elle aimait. Arnaud était à elle, elle était à Arnaud, l'entrée même de Garin n'eût rien changé ! Le jeune homme avait passé un bras autour d'elle, comme s'il avait peur qu'elle lui échappât, mais il continuait à surveiller le déshabillage de Xaintrailles.

— Rebecque ? interrogea-t-il. Qu'est-ce que tu en as fait ?

— Il aura du mal à s'asseoir pendant un moment, et il doit avoir une énorme bosse au crâne, mais il est entier.

— Tu lui as laissé la vie ?

— Parbleu ! Il ne méritait pas mieux, ce jeune blanc-bec ! Si tu l'avais vu : il tenait sa hache comme un cierge d'église. Ma parole, j'en étais tout attendri...

Xaintrailles avait fini d'ôter sa carapace. En chemise et chausses collantes, il procédait à une rapide remise à neuf avec un parfum dont il versait de généreuses ondées sur ses cheveux roux. Puis il prit dans un coffre un pourpoint court, en velours vert brodé d'argent, chaussa d'interminables poulaines de même tissu. Ceci fait, il adressa à Catherine un profond et cérémonieux salut !

— Je me jette à vos genoux, trop belle dame ! Et je m'en vais au-dehors pleurer ma mauvaise étoile... et votre manque de goût. En même temps, je referai connaissance avec le bon vin de Beaune. Ces sacrés Bourguignons ont au moins cela de bon : leurs vins !

Il sortit, splendide, majestueux et soupirant à fendre l'âme. Arnaud se mit à rire et Catherine avec lui. L'immense bonheur qu'elle éprouvait à cet instant, lui rendait cher chacun des êtres et des choses qui entouraient son bien-aimé. Xaintrailles aux cheveux rouges lui plaisait. Pour un peu elle eût éprouvé de l'affection pour lui...

Mais Arnaud, maintenant, revenait à elle. Doucement il la fit asseoir sur le lit de camp, prit entre ses deux mains le ravissant visage ému pour mieux le contempler. Il se pencha vers lui.

— Comment as-tu deviné que je t'appelais, mur- mura-t-il, que j'avais désespérément besoin de toi ? Tout à l'heure, quand la mort était si près de moi, j'ai eu envie de bondir dans cette tribune et de te voler un baiser pour, au moins, quitter ce monde avec le goût de tes lèvres...

Il l'embrassait à nouveau, à petits coups rapides et doux qui couvraient son visage. Catherine le regardait avec adoration.

— Tu ne m'avais donc pas oubliée ? demanda-t-elle.

Oubliée ? Oh non ! Je te maudissais, je te haïssais... ou du moins j'essayais, mais t'oublier ? Quel homme, ayant tenu dans ses bras un instant la beauté même, parviendrait à l'oublier ? Tu ne sauras jamais combien de fois j'ai rêvé de toi, combien de fois je t'ai serrée contre moi, je t'ai caressée, je t'ai aimée... Seulement, ajouta-t-il avec un soupir, ce n'était jamais qu'un rêve et il fallait toujours en venir au réveil.

— Il n'y aura pas de réveil maintenant, s'écria Catherine passionnément puisque tu tiens la réalité entre tes mains et que tu sais que je t'appartiens déjà...

Il ne répondit pas, sourit seulement et la jeune femme ne résista pas à l'envie de poser un baiser sur ce sourire. Personne ne souriait comme lui, avec cette jeunesse, cette chaleur aussi. Ses dents éblouissantes mettaient une lumière sur la peau brune de son visage.

Arnaud s'était levé soudain.

— Laisse-moi faire, murmura-t-il.

Avec des gestes adroits, il ôtait une à une les épingles qui maintenaient le hennin de Catherine, ôtait le fragile édifice de satin et de dentelles et le déposait auprès de son casque. Puis il libéra les cheveux de la jeune femme qui s'étalèrent en masse dorée, somptueuse sur ses épaules.

— Quelle merveille ! s'extasia-t-il, les mains noyées dans le flot d'or vivant. Une autre femme eut- elle jamais pareille parure...

Il était revenu près d'elle et l'enfermait à nouveau dans ses bras, cherchant ses lèvres, son cou, sa gorge. Le lourd et magnifique collier d'améthystes pourpres le gênait. Il l'ôta, le jetant à terre comme une chose sans valeur puis s'attaqua à la ceinture orfévrée de la robe. Mais brusquement Xaintrailles reparut. Il ne souriait plus.

— Encore toi ? s'écria Arnaud, furieux d'être dérangé. Mais qu'est-ce que tu veux à la fin ?

— Pardonnez-moi, mais je crois que le moment est mal venu pour les jeux de l'amour. Il y a quelque chose qui ne va pas, Arnaud.

— Quoi ?

Les Écossais ont disparu. Il n'y a plus un seul des nôtres autour de cette tente... ni sur la lice, d'ailleurs !

Arnaud se releva d'un bond, malgré Catherine qui tentait de le ramener près d'elle. La sensibilité à vif de la jeune femme lui faisait sentir qu'il se passait quelque chose. Il y avait une menace sur son amour, elle en avait le pressentiment, aigu comme une douleur physique.

— Si c'est une plaisanterie... commença le jeune homme.

— Est-ce que j'ai l'air de plaisanter ?

C'était vrai. Xaintrailles était pâle et l'inquiétude se lisait sur son visage. Mais Arnaud, tout au désir de se débarrasser de lui au plus vite haussa les épaules.

— Ils sont à boire avec les gens de Bourgogne. Tu n'imagines tout de même pas qu'ils seraient partis sans nous ?

— Je n'imagine rien, je constate. Nos gens ne sont plus là eux non plus...

À regret, Arnaud se dirigeait déjà vers la porte, mais avant qu'il l'eût atteinte, la draperie se souleva sous la main d'un homme à la mine arrogante qui resta debout sur le seuil. Derrière lui, Catherine put voir briller les armes et les cuirasses d'une troupe de soldats.

Le nouveau venu était jeune, une trentaine d'années peut-être et portait de magnifiques armes damasquinées d'or, une cotte de brocart rouge, mais il déplut à Catherine. Elle se souvenait l'avoir déjà vu dans l'entourage du duc, sans pourtant y attacher la moindre importance. Elle n'aimait pas sa bouche mince, serrée au-dessus d'un menton volontaire et qui, dans le sourire, ne s'entrouvrait jamais. Un sourire comme en ce moment, à la fois triomphant et cruel. Quant aux yeux, à fleur de tête, ils étaient atones à force de froideur. Mais nul n'ignorait, en Bourgogne, quel impitoyable seigneur était Jean de Luxembourg, général en chef des armées bourguignonnes. Pour le moment, il regardait les deux chevaliers avec l'expression du chat qui s'apprête à croquer des souris.

Mais, si inquiétante que fût son expression, elle ne sembla émouvoir ni Arnaud ni Xaintrailles. Celui-ci, de sa voix goguenarde, apostrophait le Bourguignon :

— Le seigneur de Luxembourg ? hé, qu'est-ce qui nous vaut l'honneur ?

Luxembourg quitta sa pose nonchalante et s'avança de quelques pas, suivi de ses hommes. L'un après l'autre, ceux-ci franchissaient la porte et se postaient dans la tente, armes menaçantes, cernant les deux hommes et la jeune femme sur qui glissa le regard du chef.

— Il semble, messeigneurs, que vous vous soyez attardés plus que de raison, fit-il avec un violent accent nordique. Messire de Buchant et ses hommes galopent depuis longtemps sur la route de Guise...

— C'est faux ! lança Arnaud avec force. Jamais le connétable ne nous aurait abandonnés ainsi...

Luxembourg se mit à rire et ce rire glaça le sang dans les veines de Catherine.

— À vrai dire... Il croit bien galoper à votre suite. Nous lui avons fait croire que vous aviez pris les devants pour rejoindre une dame fort en peine de vous. Quant à ceux qui gardaient cette tente, nous n'avons eu aucune peine à nous en rendre maîtres.

— Ce qui veut dire ? interrogea Arnaud avec hauteur.

— Que vous êtes mes prisonniers et que je compte vous apprendre le respect qui est dû à mon seigneur le duc. Il serait trop facile, en vérité, de venir insulter les gens jusque chez eux et, ensuite, de s'en retourner tranquillement.

Fou de rage, Arnaud avait bondi sur son épée et en menaçait le Bourguignon, mais quatre hommes se jetèrent sur lui, le maîtrisèrent promptement, tandis que les quatre autres, avec un bel ensemble, tombaient sur Xaintrailles. Celui-ci les laissa faire avec un superbe détachement.

— Est-ce ainsi, hurla Arnaud, que vous respectez les lois de la chevalerie et celles de l'hospitalité ? Voilà donc ce que valent la parole et la sauvegarde de votre maître.

— Laisse donc, fit Xaintrailles avec mépris, son maître passe son temps à pleurer comme une femme sur le sort de la chevalerie. Il s'en proclame le plus fidèle soutien, mais il marie sa sœur à l'Anglais. C'est un Bourguignon, cela dit tout ! Nous avons agi comme des fous en nous fiant à la parole de ces gens-là...

Jean de Luxembourg avait pâli et levait déjà la main pour frapper Xaintrailles, mais Catherine avait bondi et s'interposait.

— Messire, s'écria-t-elle, savez-vous bien ce que vous faites ?

— Je le sais, Madame, et m'étonne de vous trouver encore ici chez ces gens, vous que notre duc honore de son amour. Pourtant, vous n'avez rien à craindre et je ne lui dirai rien de votre présence céans. Il est inutile de le chagriner. De plus je vous dois quelques remerciements pour avoir retenu ces messieurs...

La voix furieuse d'Arnaud lui coupa la parole.

— C'était donc cela ? Voilà pourquoi tu es venue ici, avec tes yeux humides et tes mots d'amour, sale petite putain ! Ma parole, j'ai failli te croire, j'ai failli oublier mon frère massacré, ma vengeance et la haine que j'ai voué à tes pareils... tout cela à cause de toi...

Ce n'est pas vrai ! Je te jure que ce n'est pas vrai ! s'écria Catherine désespérée en se jetant sur le jeune homme que les archers maintenaient par les bras et les épaules. Je t'en conjure, ne crois pas cela, je ne suis pas la maîtresse de Philippe, je ne savais pas que l'on te tendait un piège... Tu ne veux pas me croire ? Je t'aime Arnaud !...

Elle voulut glisser ses bras au cou du jeune homme, mais il se raidissait contre elle, relevant le menton pour qu'elle ne pût atteindre son visage. Le regard du chevalier fila par-dessus la tête de la jeune femme, atteignit Jean de Luxembourg.

— Sire Capitaine, fit-il froidement, s'il vous reste seulement l'ombre du respect que vous devez à vos pairs en chevalerie, emmenez-nous au plus vite ou bien ôtez de là cette fille dont votre prince veut bien se contenter, mais dont la véritable place est au bor-del. Je vous prie de me débarrasser de son contact puisque je ne suis pas libre de le faire moi-même

— C'est trop juste ! répliqua Luxembourg. Ôtez cette femme de là, vous autres, et emmenez les prisonniers au château...

Deux archers s'approchèrent de Catherine qui tentait encore de s'accrocher à Arnaud, l'arrachèrent du jeune homme et la jetèrent brutalement sur le lit sous l'œil du capitaine bourguignon.

— En vérité, fit celui-ci, ce pauvre Garin de Brazey ne méritait pas le sort que lui a fait monseigneur : encanaillé par ordre et plusieurs fois cocu, c'est trop pour un seul homme !

Secouée de sanglots convulsifs, Catherine éperdue vit les gardes emmener Arnaud. Son visage semblait changé en pierre et il franchit le seuil sans même un regard pour elle. Xaintrailles suivit entre ses gardiens toujours aussi détendu. Il chantonnait à nouveau sa chanson de tout à l'heure : « Belle, quelle est votre pensée ? Que vous semble de moi ?... »

Catherine demeura seule dans le pavillon de soie bleue, seule avec les armes abandonnées et tous ces objets masculins que, tout à l'heure sans doute, les hommes de Jean de Luxembourg viendraient piller.

Mais elle ne regardait rien, pour le moment, de ce qui l'entourait.

Écroulée sur le lit bas, la tête entre ses bras, elle sanglotait sur son espoir déçu, son amour bafoué, renié, sali... Comme il s'était vite détourné d'elle, comme il s'était hâté de l'accuser, acceptant sans le.

moindre examen les paroles de Luxembourg parce que cet homme, un ennemi pourtant, était comme lui, un homme noble, un chevalier !

Entre la parole de l'un de ses pairs et les serments d'une fille du peuple, même passionnément aimée, Arnaud de Montsalvy n'hésiterait jamais ! Pour la seconde fois, il l'avait rejetée de lui, avec quelle brutalité, quel mépris ! Les insultes qu'il lui avait lancées au visage, comme autant de soufflets, brûlaient le cœur de la jeune femme sans que les larmes parvinssent à en adoucir la cuisante souffrance. Elles soulageaient un peu les nerfs, mais ne pouvaient rien sur la blessure trop fraîche.

Elle resta là, ensevelie dans son chagrin, oubliant le temps, le lieu.

Plus rien n'avait d'importance puisque Arnaud l'avait rejetée, puisqu'il la haïssait... Pourtant, vint le moment où les larmes, lasses de couler, se tarirent, où quelque chose de la réalité surnagea dans cet océan de désespoir qui roulait la malheureuse dans ses flots amers : le sentiment qu'il y avait mieux à faire que pleurer. Catherine était de ces êtres aux sentiments violents, excessifs, dont les colères sont redoutables, les désespoirs extrêmes mais, qui, justement, trouvent leur usure dans leurs propres violences. On ne s'abandonne pas facilement lorsqu'on est jeune, belle et en pleine santé. Au bout d'un long moment, elle releva la tête. Ses yeux rougis lui faisaient mal et sa vue n'était pas nette mais, la première chose qui la frappa, ce fut, sur le coffre même, son hennin de satin blanc posé auprès du heaume à la fleur de lys...

Elle vit, dans le rapprochement des deux coiffures, un symbole, comme si la tête d'Arnaud fût encore emprisonnée sous l'emblème royal et la sienne propre coiffée de l'absurde et charmant édifice...

Avec peine elle se leva, alla jusqu'à un miroir accroché au mur de soie au-dessus d'une cuvette d'étain et d'une aiguière. La glace lui rendit l'image déprimante d'un visage rouge et tuméfié aux paupières gonflées, aux joues marbrées. Elle se jugea défigurée, méconnaissable : avec quelque raison d'ailleurs, les larmes produisant rarement sur une femme autre chose qu'un affreux brouillage des traits et des couleurs.

Avec décision, elle vida dans la cuvette le contenu de l'aiguière, enfouit son visage dans l'eau parfumée de fleur d'oranger et s'obligea à y demeurer, ne relevant la tête que de temps en temps pour respirer.

La fraîcheur lui fit du bien. Peu à peu les vertus calmantes de l'oranger agirent sur sa peau. Son cerveau fonctionna mieux et la douleur, lentement, fit place à une nouvelle ardeur combative. Lorsqu'elle releva sa figure ruisselante pour l'enfouir à nouveau dans une serviette de soie abandonnée là par Xaintrailles, elle avait pris la détermination de continuer à se battre. La meilleure façon de prouver à Arnaud qu'elle n'était pour rien dans le guet-apens tendu par Luxembourg n'était-elle pas de le tirer de prison au plus tôt ? Or, pour cela, il n'y avait qu'un seul moyen, une seule puissance : le duc Philippe.

Afin de laisser à son visage le temps de reprendre son aspect normal, Catherine s'obligea à s'étendre un moment sur le lit, la serviette mouillée sur les yeux. Puis elle se recoiffa, refit soigneusement ses nattes, rajusta son hennin. Regardant autour d'elle, elle chercha son collier d'améthystes si dédaigneusement jeté par Arnaud, le vit au pied du fauteuil, le ramassa et le remit à son cou. Il lui parut lourd et froid. Il pesait tout le poids de l'esclavage auquel l'avait condamnée Philippe de Bourgogne en faisant d'elle l'épouse de Garin, afin de l'amener plus sûrement à son propre lit.

Le miroir, cette fois, lui renvoya l'image d'une éblouissante jeune femme, d'une parfaite élégance mais dont la parure de fête ne faisait que mieux ressortir l'expression tragique. Elle s'obligea à sourire, faillit se remettre à pleurer et détourna la tête de la glace. Au moment où elle allait sortir, elle avisa le heaume d'Arnaud abandonné sur la table. L'idée que le jeune homme souffrirait de savoir l'emblème de son roi aux mains des ennemis la traversa. Elle ne voulait pas imaginer Jean de Luxembourg maniant avec un sourire sarcastique le signe royal qu'Arnaud avait porté à la victoire avec tant d'orgueil. Elle chercha autour d'elle quelque chose pour l'envelopper, avisa une bannière noire frappée de l'épervier d'argent des Montsalvy, l'arracha de la hampe et entortilla le casque qu'elle fourra avec décision sous son bras. Puis elle sortit du pavillon pour regagner Arras.

À sa grande surprise, comme elle repassait derrière les tribunes pour gagner la sortie des lices, elle trouva Jean de Saint-Rémy qui faisait les cent pas, mains dans le dos, dans l'attitude de quelqu'un en attente. L'apercevant, il vint vers elle avec empressement.

— Je me demandais si vous sortiriez un jour de ce maudit pavillon.

J'ai vu qu'il s'y passait bien des choses et je me demandais ce que vous deveniez, dit- il avec une volubilité tout à fait inaccoutumée chez lui.

— Est-ce donc moi que vous attendiez ?

Et qui d'autre, belle dame ? Un galant homme n'abandonne pas une femme quand elle se fourvoie chez l'ennemi... Je n'osais avancer, bien que j'aie vu nos rudes jouteurs sortir du tref sous vigoureuse escorte...

— Parlons-en ! explosa Catherine trop contente d'avoir une occasion de se mettre colère. Il est joli votre duc...

— Le vôtre, ma chère ! coupa Saint-Rémy scandalisé.

— Je vous défends de dire une chose pareille. Je refuse de servir un homme qui se conduit de façon aussi abominable, qui fait arrêter des chevaliers venus sous la garantie de sa bonne foi parce qu'ils ont eu le malheur d'être les plus forts... C'est ignoble ! Cela... Cela n'a pas de nom !

Saint-Rémy lui adressa un sourire des plus indulgents comme fait une bonne dont l'entant capricieux trépigne et casse tout.

— Tout à fait d'accord. C'est ignoble ! Mais vous êtes bien sûre, jolie dame, que Monseigneur soit au courant de cette... mise à l'abri des deux chevaliers royaux ?

— Que voulez-vous dire ?

Jean de Saint-Rémy haussa les épaules et remit d'aplomb son fantastique toquet que le vent dérangeait.

— Que messire Jean de Luxembourg est tout à fait homme à avoir pris la chose sous son bonnet. Cela lui ressemblerait assez ! Venez-vous ?

— Où cela ?

— Mais... chez Monseigneur, voyons ! C'était bien là votre idée, j'imagine ? J'ai d'ailleurs arrêté tout près d'ici une litière qui vous attend. Vous y serez mieux pour gagner le palais que sur vos adorables petits pieds... surtout en trimbalant un heaume que vous avez là sous le bras, qui doit vous gêner fort. Donnez-le-moi donc, je vais vous le porter.

Un instant, muette d'étonnement, Catherine éclata brusquement de rire. Quel garçon étrange était ce Saint-Rémy ! Sous son air fat et endormi, il devait cacher un esprit particulièrement vif qui en faisait un ami précieux à l'occasion. Elle lui tendit la main avec un charmant sourire.

— Merci de m'avoir si bien devinée, messire de Saint-Rémy.

J'aimerais que nous fussions amis, vous et moi...

Le jeune homme ôta sa toque et balaya le sol de sa longue plume en se courbant devant la jeune femme.

— Je suis déjà votre esclave, Madame... mais j'accepte avec grande joie cette proposition. Veuillez prendre ma main pour aller jusqu'à votre équipage.

Et, en offrant à Catherine son poing fermé pour qu'elle y posât sa main, le casque d'Arnaud sous son autre bras, il conduisit sa compagne jusqu'à une litière fermée qui attendait plus loin.

CHAPITRE XIII La extraordinaire nuit

La nuit tombait lorsque la litière déposa Catherine devant le palais communal où le duc Philippe avait ses appartements. Elle était passée auparavant chez elle pour changer sa robe de satin blanc un peu fripée contre une autre, en simple velours noir. Le hennin avait fait place à un tambourin de même velours posé sur une résille d'or où se serrait la masse des cheveux. Il n'y avait personne dans la chambre que la jeune femme partageait avec dame Ermengarde. La comtesse devait être auprès des princesses, à son service de Grande Maîtresse et Catherine ne s'était pas attardée à l'attendre. Dans la litière, Jean de Saint- Rémy patientait.

Quand la jeune femme et son compagnon parurent devant le corps de garde, l'archer en faction voulut les empêcher de passer. Mais Saint-Rémy, d'un ton sans réplique, lui ordonna d'aller chercher l'officier de service. Un autre soldat fut chargé d'aller quérir le capitaine. En attendant, Saint-Rémy rendit à Catherine le fameux heaume qu'il n'avait pas lâché.

— Reprenez-le. Je vais vous confier à l'officier de garde et ensuite je vous laisserai aller seule. Dans cette affaire, je ne pourrais vous être d'un grand secours. Ma présence ne servirait qu'à indisposer Monseigneur qui se croirait obligé à la sévérité. Seule avec lui, une jolie femme s'en tire en général très bien...

Catherine allait le remercier quand le soldat revint, l'officier sur les talons. La chance, ce soir-là, était pour Catherine ; l'officier de garde était Jacques de Roussay. La reconnaissant, il pressa le pas, et vint à elle avec un large sourire :

— Vous avez demandé à me voir, dame Catherine ? Quelle grande joie ! Que puis-je pour vous ?

— Dire à Monseigneur le Duc que je désire l'entretenir un moment et sans témoin. Il s'agit d'une chose de la plus haute importance...

Le visage ouvert du jeune capitaine se rembrunit. De toute évidence, il y avait quelque chose qui n'allait pas et, comme Saint-Rémy, discrètement, saluait et se retirait, il tira la jeune femme à part.

— C'est que Monseigneur est à sa toilette. Il se prépare pour le souper que, ce soir, il offre aux échevins et aux dames de la Cité. De plus, je ne vous cacherai pas qu'il est d'une humeur... Il a même cravaché Briquet, son chien favori, pour une broutille. Jamais personne ne l'a vu ainsi. Il faut avouer qu'il y a un peu de quoi.

Sincèrement, dame Catherine, je ne saurais trop vous conseiller de remettre à demain votre visite. Je ne suis pas sûr que même vous soyez reçue courtoisement.

Depuis la scène affreuse qui lui avait enlevé Arnaud, il s'était opéré en elle une transformation. Plus rien ne lui faisait peur. Elle fût allée trouver Lucifer dans son antre brûlant si bon lui avait semblé. Jacques de Roussay reçut d'elle un regard sévère :

— Messire, dit-elle sèchement, l'humeur de Monseigneur m'importe peu ! Ce que j'ai à lui dire intéresse son honneur et si vous avez peur de m'annoncer, eh bien, je m'annoncerai moi-même, voilà tout ! Je vous souhaite le bonsoir !

Joignant le geste à la parole, elle ramassa ses jupes d'une main et s'élança sous la voûte. Roussay rougit de colère et la rattrapa.

— Je n'ai pas peur, Madame, et la meilleure preuve est que je vais vous annoncer dans l'instant. Mais n'en prenez qu'à vous de ce qui pourra advenir ! Je vous aurai prévenue.

— Allez toujours, je me charge du reste...

Quelques instants plus tard, Catherine entrait chez le duc. En l'apercevant, elle comprit que Jacques de Roussay n'avait rien exagéré en ce qui concernait l'humeur du prince. Il ne se retourna même pas lorsqu'elle lui fit la révérence. Debout devant l'une des fenêtres de sa chambre, d'où l'on apercevait la Grand'Place éclairée de torches, il tournait le dos à la porte et se tenait là, mains nouées dans le dos, tête nue et vêtu d'une ample robe de chambre de velours pourpre. Sans bouger, il jeta :

— Votre insistance à me déranger est étrange, Madame. Vous apprendrez, pour votre gouverne, que je ne donne ce droit à personne et que, lorsqu'il me plaît de voir quelqu'un, je l'appelle.

La veille même, cette algarade eût peut-être fait rentrer Catherine sous terre mais, à cette seconde, elle ne l'émut nullement.

— Fort bien, Monseigneur, je me retire ! Après tout, il m'importe peu que l'on vous connaisse à partir de ce soir pour le prince le plus dépourvu d'honneur de la Chrétienté !

Philippe bondit et se retourna tout d'une pièce. Il avait la même expression glaciale qu'au champ clos, mais deux taches rouges marquaient ses pommettes pâles.

— Mesurez vos paroles ! fit-il rudement et ne prenez pas pour excuse le fait que je vous ai, un jour, montré de l'indulgence...

— Et même un peu plus ! Mais je m'en vais puisque je déplais à Monseigneur.

Elle amorçait déjà un demi-tour quand la voix de Philippe la cloua sur place.

— Restez ! Et expliquez-vous ! Quelle est cette histoire d'honneur dont on me rebat les oreilles ? Mon honneur se porte, sachez-le, le mieux du monde. Le fait que mon champion ait été battu n'a rien d'avilissant car son vainqueur est vaillant...

— Vraiment ? fit Catherine avec une insolence calculée. Le fait, en effet, n'aurait rien de déshonorant si vous ne l'aviez rendu tel en faisant jeter ce vaillant vainqueur dans une basse-fosse...

Une sincère surprise se peignit sur le visage de Philippe et Catherine sentit son courage s'accroître. Saint- Rémy avait raison. Le duc ne paraissait pas au courant.

— Que voulez-vous dire ? Qu'est-ce que ce conte de bonne femme? Allons, parlez... De quelle basse- fosse est-il question ?

— De celle où messire de Luxembourg a dû jeter à cette heure les chevaliers de Montsalvy et de Xaintrailles après avoir éloigné le connétable de Buchant sous un faux prétexte. Comment appelez-vous cela, Monseigneur, en matière de chevalerie ? Moi, qui suis de sang roturier, j'appelle cela forfaiture. Mais je vous l'ai dit, je ne suis pas princesse... Encore, s'il se fût agi d'un simple chevalier insolent. Mais l'homme qui a vaincu le bâtard de Vendôme portait ceci... à quoi le simple respect de votre sang vous commandait de ne pas toucher !

De pâle, Philippe était devenu blême. Ses yeux gris, rivés au casque fleurdelisé que Catherine venait de dévoiler, ne cillaient pas. Il paraissait changé en statue de sel. La jeune femme, alors, se permit un petit rire qui le fouetta.

Donnez-moi ce casque, Madame, et m'attendez ici. Je jure par le sang de mon père que, si vous en avez menti, vous irez vous-même finir la nuit dans une de ces basses-fosses qui vous tiennent si fort à cœur.

Catherine plongea dans une impeccable révérence.

— Allez, Monseigneur. J'attendrai ici... sans crainte.

Saisissant le casque, Philippe sortit à grands pas de la chambre. La visiteuse l'entendit ordonner à l'archer de garde de ne laisser sortir sous aucun prétexte la dame de Brazey.

Très calmement, celle-ci s'installa dans un fauteuil près de la cheminée où l'on avait allumé un grand feu parce que la soirée était fraîche. Elle savait qu'elle n'avait rien à redouter et attendait Philippe sans inquiétude. Il ne tarda d'ailleurs pas à reparaître. Il avait toujours à la main le casque qu'il posa sur une table. Catherine se leva précipitamment et attendit. Le duc resta immobile et silencieux, bras croisés sur la poitrine, tête baissée. Soudain, comme quelqu'un qui prend son parti, il se redressa, vint à la jeune femme. Elle vit que son regard était toujours aussi sévère.

— Vous aviez raison, Madame. Un de mes amis a cru servir ma cause en faisant du zèle intempestif. Les deux chevaliers seront relâchés... demain matin.

— Pourquoi demain ? s'insurgea aussitôt Catherine. Pourquoi leur infliger une nuit pénible, dans un cachot, après un si rude combat ?

— Parce qu'il me plaît ainsi, dit le duc avec hauteur. Et aussi pour vous punir. J'ai appris, en effet, Madame que vous portiez un très vif intérêt à ces messieurs. Saint-Pol1 vous a trouvée dans leur tente, vous, l'une de mes sujettes ? Voulez-vous me dire ce que vous y faisiez ?


1. Jean de Luxembourg était comte de Saint-Pol.


Si bonne envie qu'eût Catherine de jeter la vérité au visage de Philippe, car, à cette minute, elle le haïssait de tout son cœur, elle sentit la jalousie latente sous les paroles. Elle comprit qu'en avouant son amour pour Arnaud, elle mettrait en danger la vie du jeune homme. Armant son visage d'une expression insouciante, elle haussa les épaules.

— Autrefois, quand j'étais petite fille, à Paris, j'ai connu messire de Montsalvy. Mon père qui était orfèvre travaillait pour sa famille.

Quand je l'ai vu tomber, j'ai eu peur qu'il n'eût été mis à mal et suis allée m'enquérir de sa santé. Voilà tout. Dois-je, pour vous plaire, oublier mes amis d'enfance ?

Au regard de Philippe, elle vit qu'il hésitait à la croire. L'instinctive méfiance envers tous et toutes qu'il tenait de son père le retenait sur la pente menant à cette femme si belle. La tenant sous son regard, il demanda durement :

— Tu es bien sûre qu'il ne s'agit pas d'une histoire d'amour ? Je ne le tolérerais pas, sais-tu bien ?...

D'un geste brusque, il avait passé un bras autour de la taille de Catherine, l'amenait tout contre lui sans que son regard s'adoucit.

— C'est à moi que tu dois appartenir, tu le sais, à moi seul. Songe à la peine que je me suis donnée pour t'élever jusqu'à moi. Tu as épousé l'un de mes dignitaires, tu appartiens à ma Cour, tu es dame de parage de ma mère... Je n'ai pas coutume de me donner tant de mal pour une femme... Il y en a si peu qui en valent la peine ! Mais toi, tu n'es pas comme les autres. Il était injuste de te laisser croupir dans les basses classes, avec cette beauté qui aurait dû te valoir un trône. J'espère que tu apprécies ton sort.

Catherine se penchait en arrière sur le bras de Philippe pour éviter le contact de sa bouche qui, subitement, lui faisait horreur. Mais elle n'osait pas le repousser catégoriquement à cause de ce regard immobile qu'il avait et qui lui faisait peur, moins pour elle que pour Arnaud. Il se penchait, plus bas, encore plus bas sur sa bouche. Elle ferma les yeux pour ne plus le voir. Pourtant, il ne l'embrassa pas. Ce fut contre son oreille qu'elle sentit les lèvres de Philippe qui chuchotaient :

— Dans le petit cabinet voisin, tu trouveras tout ce qu'il te faut. Va ôter cette robe et reviens... Je ne veux plus attendre.

Un affolement la prit. Elle ne s'attendait pas à cette brutale exigence. Voyons, il était tard, il y avait fête au palais... il y avait aussi Garin qui devait la chercher ! Philippe ne pouvait la garder, pas ce soir !...

— Monseigneur, fit-elle d'une voix dont elle s'efforçait de masquer le tremblement, songez qu'il est tard... que mon époux m'attend...

— Garin travaillera toute la nuit avec Nicolas Rolin. Il ne s'inquiétera pas de toi. Et puisque tu es venue à moi, je te garde...

Il la lâchait, la conduisait vers la petite porte auprès de la cheminée.

Plus morte que vive, Catherine cherchait désespérément un biais pour s'échapper.

— L'on m'avait dit que vous aviez peu de temps...

— Pour toi, j'ai tout le temps !... Va vite !... Sinon je pourrais croire qu'en venant ici tu avais en vue tout autre chose que le souci de mon honneur... et que le chevalier t'est plus cher que tu ne veux bien l'avouer.

La jeune femme se sentit frissonner. Elle était prise au piège. Le moment qu'elle avait redouté depuis ses fiançailles était venu et dans les pires circonstances. Alors qu'elle eût tant aimé demeurer seule, enfermée chez elle, pour retrouver un peu de calme et pleurer tout à son aise la terrible scène du pavillon bleu, il lui fallait se donner à un homme qu'elle n'aimait pas, qu'elle détestait même. La vie aventurée d'Arnaud lui en faisait un devoir. Il fallait payer sa liberté au prix le plus élevé et elle comprenait maintenant pourquoi Philippe refusait de délivrer ses prisonniers avant le matin. Il voulait cette nuit en gage.

Le duc referma la petite porte et elle se trouva dans un réduit sans fenêtre qu'éclairaient deux bouquets de bougies dans des candélabres d'or. Sur une sorte de dressoir bas étaient disposés des flacons de parfum, des boîtes d'onguents, le tout en or émaillé de vives couleurs-Un grand miroir carré trônait au milieu, reflétant la douce lumière des chandelles et la petite pièce, toute tendue de velours pourpre, avait l'air d'un écrin. Sur un tabouret couvert de même tissu, attendait une robe faite de voiles azurés assortie à de petites pantoufles de satin de même couleur posées devant.

Catherine embrassa tout cela d'un regard morne et soupira. Il n'y avait à cette pièce d'autre accès que la porte par laquelle elle était entrée et puis, si même il y en avait eu, cela n'aurait guère changé les choses. À quoi bon ? Puisque c'était là son destin, il était inutile de tenter d'échapper. Tôt ou tard, Philippe aurait le dernier mot. D'un geste las, elle ôta le tambourin de velours de sa tête, le lança dans un coin, bientôt suivi de la résille. Quand ses cheveux tombèrent sur son dos, elle se mordit les lèvres pour ne pas pleurer. Il y avait si peu d'heures qu'Arnaud avait fait le même geste, avec quelle tendre impatience. De toutes ses forces, Catherine essaya de rejeter loin d'elle ce souvenir trop précis et trop proche. Elle se mit à se dévêtir avec une colère hâtive. La robe chut à ses pieds, puis la fine chemise de dessous. Nerveuse elle saisit la robe de voile, la fit passer par-dessus sa tête, ôta ses bas, ses escarpins de velours et glissa ses pieds nus dans les petites pantoufles. Le regard indifférent qu'elle jeta au miroir lui révéla que la toilette de nuit enveloppait son corps d'une brume assez épaisse qui en laissait entrevoir les contours, mais masquait les détails trop précis. Puis, rejetant ses cheveux en arrière d'un mouvement de tête où entrait du défi, elle avala sa salive et se dirigea résolument vers la porte qu'elle ouvrit.

Or, quand elle entra dans la chambre de Philippe, cette chambre était vide.

Le premier mouvement de Catherine en se voyant seule dans la chambre fut de courir à la porte par laquelle elle était entrée. Mais, sous sa main, la porte résista. Elle était fermée à clef. Avec un soupir résigné, la jeune femme revint vers la cheminée. Malgré le feu flambant, elle frissonnait un peu dans le vêtement trop léger. La chaleur brûlante l'enveloppa bientôt tout entière, lui communiquant une sorte de réconfort. Au bout de cinq minutes, elle se sentait mieux, plus vaillante pour subir ce qui l'attendait. Philippe avait dû s'absenter mais, sans doute, ne tarde- rait-il pas à revenir.

Comme pour lui donner raison, une clef tourna dans la serrure. La porte en s'ouvrant fit entendre un petit grincement. Catherine serra les dents, se retourna... et se trouva en face d'une chambrière en bonnet et tablier de lin blanc qui lui faisait la révérence.

— Je viens faire la couverture, dit la nouvelle venue en désignant le lit.

Catherine, dès lors, se désintéressa d'elle jusqu'à ce que la jeune fille reprît la parole :

— Monseigneur le Duc prie Madame de bien vouloir souper et se coucher sans l'attendre. Monseigneur sera probablement retenu et implore le pardon de Madame... Je vais apporter le souper dans l'instant.

Debout sur la dernière marche du lit, la chambrière tenait le coin des draps rabattu comme pour engager Catherine à s'y glisser. Celle-ci accepta l'invitation muette. Elle ôta ses pantoufles et se coucha. Cette journée l'avait épuisée et, puisque le fameux souper des échevins lui accordait un répit, autant en profiter pour se reposer. La nuit était tout à fait venue au-dehors et le vent se levait. On l'entendait gémir dans la cheminée où les flammes, par instant, se couchaient.

Confortablement calée dans les multiples oreillers de soie, Catherine se trouva bien. Au fond, la chambre de Philippe lui procurait cette solitude tant désirée qui eût été impossible dans l'espace réduit des deux pièces partagées avec Ermengarde et les trois autres filles. En pensant à son amie, la jeune femme sourit. Dieu sait ce que la grosse comtesse allait imaginer ? Peut- être que Catherine s'était fait enlever par Arnaud et galopait maintenant vers Guise en croupe du chevalier? Cette image évoquée faillit bien balayer d'un seul coup tout le courage si péniblement accumulé depuis quelques heures. Il ne fallait surtout pas penser à Arnaud si elle voulait garder la tête froide. Plus tard, oui, quand l'épreuve qui se préparait serait passée. Elle aurait alors tout le temps d'examiner ce qu'il y avait à faire.

Quand la jeune camériste revint avec le plateau du souper, Catherine fit honneur à ce qu'on lui servait. Elle n'avait rien mangé depuis la veille. En quittant son logis, à la fin de la matinée, elle avait été incapable de prendre quoi que ce fût, malgré les objurgations d'Ermengarde. Cela ne passait pas. Maintenant son corps jeune et sain réclamait. Elle avala un bol de bouillon aux œufs, la moitié d'un poulet rôti, une tranche de pâté de lièvre et quelques prunes confites, le tout arrosé d'un gobelet de vin de Sancerre. Puis, repoussant le plateau dont la chambrière, réapparue, la débarrassa, elle se laissa aller de nouveau dans ses oreillers. Elle se sentait mieux. Comme la jeune fille demandait respectueusement si elle désirait encore quelque chose, Catherine s'inquiéta de savoir où était le duc. On lui répondit qu'il venait tout juste d'entrer dans la salle des banquets et que le festin était en son début.

— Alors, fermez les rideaux et laissez-moi, dit la jeune femme, je n'ai besoin de rien.

La chambrière tira les rideaux du lit, salua à nouveau et se retira sur la pointe des pieds. Au fond de son lit, Catherine tenta de faire le point de sa situation actuelle et aussi de préparer son attitude, tout à l'heure, quand le duc reviendrait et qu'il exigerait le paiement de ce qu'il semblait considérer comme une créance. Mais la fatigue et la légère lourdeur née de la digestion s'unissant à la douce chaleur et au confort du lit, Catherine ne tarda pas à s'endormir d'un profond sommeil.

Quand elle rouvrit les yeux, elle constata avec stupeur que les rideaux du lit étaient ouverts, qu'il faisait grand jour et que, si Philippe était bien dans la chambre, il n'était pas à côté d'elle. Debout auprès d'une fenêtre, vêtu de la même robe de chambre que la veille, il écrivait sur un grand lutrin de fer forgé chargé de plusieurs rouleaux de parchemin. Le grincement de la longue plume d'oie et le chant lointain d'un coq emplissaient seuls le silence de la pièce. Au mouvement que fit Catherine en s'asseyant dans le lit, il tourna la tête vers elle et lui sourit :

— Vous avez bien dormi ?

Jetant sa plume, il s'avança vers le lit, monta les deux marches et s'appuya d'un coude à l'une des colonnes, la dominant ainsi de toute sa haute taille. Catherine regardait tour à tour le duc et le lit dans lequel elle se trouvait et qui était aussi ordonné que si elle ne faisait que s'y glisser à la minute. Son expression fit rire Philippe.

Non... je ne vous ai pas touchée. Lorsque je suis revenu, au petit matin, car la fête s'est prolongée fort tard, vous dormiez si bien que je n'ai pas eu le courage de vous réveiller... quelque envie que j'en ai eue.

Et je n'aime pas l'amour avec une partenaire inconsciente. Mais que vous voilà belle et fraîche ce matin, mon cœur ! Vos yeux brillent comme des escarboucles et vos lèvres...

Quittant sa pose nonchalante, il s'était assis sur le bord du lit, l'enfermait dans ses bras avec une grande douceur, sans la serrer le moins du monde. Lentement, avec une sorte de recueillement, il l'embrassa, fermant à demi les yeux. Une pensée absurde et saugrenue traversa l'esprit de Catherine. Il lui rappelait exactement l'oncle Mathieu dans sa cave de Marsannay, quand il goûtait le vin précieux d'un tonneau ! Par contre, les lèvres de Philippe avaient une étrange habileté qui ne rappelait en rien la brutalité un peu vorace d'Arnaud.

Son baiser était une véritable caresse, contrôlée, pensée et tendant uniquement à éveiller le plaisir dans un corps de femme. Son contact était léger, léger... mais Catherine se sentit défaillir. Elle avait l'impression d'être sur une pente glissante qui l'entraînait, de plus en plus vite, vers quelque chose qu'elle ne discernait pas. Il n'y avait rien à quoi elle pût se raccrocher... C'était un vertige délicieux et terrible où le cœur n'entrait en rien. Mais le corps, lui, s'en grisait sournoisement.

Lorsque, sans quitter sa bouche, Philippe la recoucha, elle eut un petit soupir et demeura immobile, attendant ce qui allait suivre. Or, il ne se passa rien. Avec un autre soupir, énorme celui-là, Philippe la lâchait, se redressait :

— Quel dommage que j'aie à faire pour l'heure, ma mie ! En vérité, c'est la chose la plus aisée du monde qu'oublier tout auprès de vous.

Malgré ses paroles, il paraissait étrangement maître de lui. Il souriait mais ses yeux gris demeuraient froids. Catherine, mal à l'aise, eut la sensation qu'il l'observait. Sans cesser de la regarder, il retourna auprès du lutrin, prit une petite cloche posée dessus et sonna. Un page parut, salua.

— Va dire au capitaine de Roussay que je l'attends, avec qui il sait.

Puis quand le jeune garçon, sur un nouveau salut, se fut éclipsé, il revint à Catherine, expliqua :

— Pardonnez-moi de me livrer en votre présence aux affaires de l'État, fit-il avec un sourire courtois qui n'atteignait pas ses yeux. Mais je désire en terminer devant vous avec celle-ci, afin que vous soyez pleinement satisfaite et rassurée. J'espère que vous serez heureuse...

Avant que Catherine, qui n'avait rien compris à ce petit discours, ait pu répondre, la porte de la chambre s'était ouverte sous la main du page. Trois hommes entrèrent. Le premier était Jacques de Roussay mais, en reconnaissant les deux autres, Catherine se mordit les lèvres pour ne pas crier : c'étaient Arnaud et son ami Xaintrailles.

Étranglée par une douleur aussi fulgurante qu'un coup de dague, elle sentit la vie l'abandonner. Le sang quittait son visage, ses mains, pour refluer tumultueusement à son cœur qui parut s'arrêter. Elle comprenait maintenant le piège auquel l'avait prise Philippe afin de s'assurer qu'elle ne lui avait pas menti en prétendant qu'une simple amitié d'enfance la liait à Montsalvy. Dans ce lit que le soleil éclairait en plein et dans ce vêtement diaphane qui laissait deviner son corps, auprès de Philippe en robe de chambre, elle était clouée au pilori.

Comment Arnaud pourrait-il douter encore de ses relations avec le duc ? Elle ne voyait de lui qu'un profil figé. Il ne la regardait pas mais, lorsqu'il était entré, elle avait reçu en pleine figure son regard chargé de mépris.

Catherine souffrait comme jamais elle n'avait souffert, cherchant désespérément quelque chose à quoi se raccrocher, une aide quelconque. Sentant le regard aigu de Philippe sur elle, elle faisait des efforts surhumains pour cacher sa détresse, pour retenir les larmes qui montaient. Comme elle eût aimé se jeter hors de ce lit, courir vers Arnaud, lui crier que rien n'était vrai, qu'il ne devait pas croire cette odieuse mise en scène préparée pour lui seul, qu'elle était toujours digne de lui, toujours à lui. Mais elle n'avait même pas le droit de baisser les yeux, de laisser couler les larmes qui montaient, montaient, et encombraient sa gorge serrée. Montrer, si peu que ce soit, la torture endurée et la colère de Philippe se déchaînerait contre le jeune homme. Qui pouvait savoir jusqu'où irait la fureur jalouse de ce prince que l'on appelait déjà un peu partout le grand Duc d'Occident ? La mort pour Arnaud, pour Xaintrailles aussi peut- être... alors que Catherine n'aurait sans doute pas la suprême joie de mourir avec eux...

Figée, les mains nouées au creux de ses genoux, elle resta immobile, résignée tout à coup mais implorant intérieurement le ciel que tout allât vite, très vite...

Le silence qui lui avait paru si mortellement long n'avait, en fait, duré que quelques secondes. La voix de Philippe s'élevait, nonchalante, aimable... Sans doute était-il satisfait du peu de réaction des acteurs réunis par lui.

— Des excuses vous sont dues, Messires, et je vous ai fait venir ici pour vous les offrir, bien sincèrement ! Je crains que messire de Luxembourg ne se soit laissé entraîner par une affection, un peu trop chaude peut- être, pour notre couronne. Il a oublié que vous étiez mes hôtes et, comme tels, sacrés. Veuillez donc me pardonner cette nuit inconfortable que vous venez de passer. Vos équipages vous attendent et vous êtes libres...

S'interrompant, il se dirigea vers le lutrin, y prit le parchemin qu'il écrivait tout à l'heure et le tendit à Xaintrailles.

— Ce sauf-conduit vous permettra de regagner Guise en toute sûreté. Quant à vous, messire...

Il se tournait maintenant vers Arnaud, tirait d'un coffre le casque à la fleur de lys et le lui tendait :

— ... quant à vous, c'est avec joie que je vous rends ce heaume que vous avez porté avec tant de gloire et de vaillance. D'honneur, messire, j'ai grand regret que vous fussiez si fidèlement attaché à mon cousin Charles, car j'eusse aimé faire votre fortune...

— Elle est faite, Monseigneur, répliqua Arnaud froidement... et tout entière au service de mon maître, le roi de France. Mais je n'en remercie pas moins Votre Grandeur de sa courtoisie. Je la prie également d'oublier certains termes... un peu vifs, peut-être, employés par moi à son endroit...

Il s'inclinait maintenant, courtois mais raidi dans son orgueil, tandis que Xaintrailles, à son tour, remerciait le duc. Celui-ci leur adressa encore quelques paroles gracieuses puis leur accorda permission de se retirer. Saluant avec ensemble, ils se dirigeaient vers la porte quand Philippe les retint.

— Remerciez aussi ma douce amie que voici. C'est à dame Catherine que vous devez d'être libres, car c'est elle qui, tout agitée, est venue cette nuit me dire l'état où l'on vous avait réduits. Vous vous connaissez, je crois, de longue date...

Cette fois, il fallait bien qu'elle les regardât. Ses yeux craintifs, incertains se posèrent sur Arnaud, mais elle se sentit tellement misérable qu'elle préféra regarder Xaintrailles. Celui-ci, un sourire goguenard aux lèvres, la contemplait d'un air connaisseur qui rendait pleine justice à sa beauté, mais n'en contenait pas moins une forte dose d'insolence.

— De longue date, en effet... fit Arnaud sans la regarder.

Son visage fermé évoquait un mur sans porte ni fenêtre. Jamais encore Catherine ne l'avait senti si loin d'elle. Il n'ajouta rien. Ce fut Xaintrailles qui présenta à « dame Catherine » les remerciements des deux amis. Elle s'entendit lui répondre aimablement. Elle sentit que ses lèvres ébauchaient mécaniquement un sourire...

Les deux chevaliers sortirent et la jeune femme, brisée, retomba sur ses oreillers. Il était temps que l'abominable scène prît fin. Elle était à bout. Et pourtant, la comédie n'était pas encore terminée. Philippe revenait vers elle, se penchait sur le lit et couvrait de baisers ses deux mains glacées.

— Vous êtes heureuse ? J'ai fait ce que vous vouliez ?

— Tout ce que je voulais, Monseigneur... fit-elle d'une voix éteinte. Vous avez été... très généreux.

— C'est vous qui l'êtes. Car vous me pardonnez, n'est-ce pas, d'avoir douté de vous ? Hier, lorsque vous êtes venue prier pour ces hommes et surtout quand Luxembourg m'a dit qu'il vous avait trouvée dans leur tref, j'ai été jaloux comme jamais, encore, je ne l'avais été.

— Et maintenant, fit Catherine avec un pauvre sourire, vous êtes rassuré ?

— Tout à fait, mon ange...

Le page de tout à l'heure, en réapparaissant, interrompit Philippe. Il venait rappeler timidement à son maître que le Conseil allait se réunir et que le chancelier Rolin le réclamait. Philippe jura entre ses dents...

— Il me faut vous laisser partir, adorable Catherine... une fois encore, car j'en sais qui jaseraient si vous ne rentriez pas à votre logis.

Mais c'est la dernière fois, j'en jure mon honneur, que vous me quittez ainsi. Ce soir, je vous ferai chercher... et rien ni personne ne viendra nous déranger.

L'embrassant légèrement sur les lèvres, il s'éloigna à regret en l'avertissant qu'il allait lui envoyer des femmes pour l'aider à sa toilette.

Catherine demeura seule. Et cette solitude était celle du prisonnier sur lequel se referment les portes de la geôle, claquent les verrous, tintent les chaînes ! Arnaud devait galoper sur la route de Guise, libre! Elle restait...

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