1422
L'hôtellerie de la Ronce Couronnée était l'une des plus achalandées et des mieux fréquentées de Bruges. elle était située sur la Wollestraat, la rue aux Laines, entre la Grand'Place et le quai du Rosaire et, comme telle, recevait une abondante clientèle de drapiers, lainiers et marchands de toutes sortes venus de tous les pays. Sa prospérité se lisait dans son haut pignon crénelé et sculpté, dans l'éclat de ses fenêtres aux petits carreaux en cul de bouteille sertis de plomb, dans les odeurs somptueuses qui s'échappaient de sa vaste cuisine toute flamboyante de cuivres, d'étains et de faïences, dans la fraîcheur des robes et des coiffes ailées de ses servantes et surtout dans le ventre rebondi de maître Gaspard Cornelis, son joyeux propriétaire.
Pourtant, Catherine, habituée par des voyages précédents aux fastes de la Ronce Couronnée, donnait ce jour-là toute son attention à l'intense mouvement de la rue. Depuis le petit matin, la ville entière y défilait dans ses plus beaux atours.
À demi habillée, ses cheveux tombant en désordre sur son dos, la jeune fille, un peigne à la main, se penchait tant qu'elle pouvait à la fenêtre de sa chambre, sourde aux récriminations de l'oncle Mathieu qui, dans la pièce voisine, maugréait depuis son réveil. Le drapier, ses affaires faites, aurait voulu repartir dès l'aube pour Dijon, mais Catherine, après une dure bataille, avait arraché la promesse que l'on ne partirait que le soir, afin d'assister à la célèbre procession du Saint-Sang, la plus grande fête de la ville.
Elle était parvenue sans trop de peine à faire admettre son point de vue à Mathieu Gautherin. Il avait bougonné un long moment, répété que les fêtes étaient tout juste des occasions de dépenser de l'or à la pelle, rappelé qu'on l'attendait en Bourgogne pour des choses qui ne souffraient aucun retard, mais finalement, s'était laissé convaincre...
comme d'ailleurs il le faisait toujours parce qu'il était parfaitement incapable de refuser quoi que ce soit à sa ravissante nièce. Et le brave homme avait galamment souligné sa défaite en offrant à son gentil vainqueur une merveilleuse coiffure de dentelles blanches et des épingles d'or pour la fixer.
Las de parler aux murs de sa chambre ou de se pencher à la fenêtre pour morigéner ses valets occupés à charger des mules avec ses dernières acquisitions, Mathieu Gautherin entra chez sa nièce. La trouvant si peu avancée dans sa toilette, et à demi passée par la fenêtre, il éclata :
— Comment ! Tu n'en es que là ? La procession va quitter la basilique dans quelques minutes et toi tu n'es même pas coiffée.
Catherine se retourna vers son oncle, le vit planté au milieu de la pièce, bras croisés, jambes écartées et le chaperon de travers sur sa grosse figure rouge d'indignation, elle courut se pendre à son cou, lui planta sur les joues une foule de petits baisers, traitement que Maître Mathieu appréciait infiniment, même s'il se fût fait couper un bras plutôt que de l'avouer.
— J'en ai pour une minute, mon oncle. Mais tout est si beau ce matin !
— Peuh ! On dirait que tu n'as jamais vu une procession.
— Je n'ai pas encore vu celle-là. Et je n'ai surtout jamais vu autant de beaux atours dans une seule rue. Il n'y a pas une femme qui ne porte velours, satin ou cendal1, voire brocart. Toutes ont des dentelles, des bijoux, même celles qui criaient hier encore le poisson sous la Water-Halle !
Tout en parlant, Catherine activait sa toilette. Elle enfila vivement une longue robe de cendal bleu pâle qui se relevait légèrement devant pour laisser voir une jupe blanche finement rayée d'argent, assortie à la gorgerette que montrait la profonde échancrure pointue de la robe.
Puis, vivement, elle natta et releva ses cheveux, ajusta dessus l'escoffion de dentelle en forme de croissant dont une barbe passait sous son menton, soulignant l'ovale du visage. Après quoi, elle se tourna vers son oncle.
— Comment suis-je ?
La question était superflue. Le regard plein d'affection de Mathieu reflétait la beauté de Catherine aussi bien qu'un miroir. Car, la prédiction de Sara s'était réalisée. À vingt et un ans, la jeune fille était la plus ravissante créature qui se puisse voir. Ses yeux, immenses et changeants, éclairaient son visage où les taches de rousseur avaient fait place à un joli teint velouté, rose et doré évoquant irrésistiblement les pétales d'une rose thé. Quant aux longs cheveux d'or de la jeune fille, ils faisaient toujours l'admiration de tous. Pas très grande, Catherine avait un corps parlait. Ses proportions, sa grâce et ses formes à la fois pleines et délicates, avaient de quoi ravir le peintre le plus exigeant. Et c'était le grand désespoir de Mathieu Gautherin, de sa sœur Jacquette et de tous les membres de la famille que Catherine qui traînait après elle, depuis l'âge de seize ans, une longue file de cœurs masculins, refusât toujours aussi énergiquement de se marier. Il semblait que son pouvoir sur les hommes l'amusât seulement, et même l'irritât un peu.
1. Sorte de taffetas léger.
— Tu es la jeunesse et le printemps en personne, fit Mathieu sincère, il est seulement dommage qu'aucun gentil garçon n'ait le droit d'espérer en être un jour le maître...
— Je ne vois pas en quoi j'y gagnerais. Après le mariage, la beauté des femmes se fane et perd de son éclat.
Mathieu leva les bras au ciel.
— Quel raisonnement ! Mais, malheureuse...
— Mon oncle, coupa gentiment Catherine, nous allons être en retard.
Tous deux sortirent de la chambre. Dans la cour de l'auberge où les servantes chargées de plats et de volailles couraient de côté et d'autre en faisant voler leur coiffe, Mathieu fit encore quelques recommandations à ses valets, leur intima l'ordre de rester veiller sur les chargements, de ne pas aller boire au cabaret et leur promit les pires châtiments s'ils enfreignaient ses ordres. Puis, salués bien bas par Maître Cornélis, l'oncle et la nièce se retrouvèrent dans la rue.
La foule s'entassait à mesure qu'elle arrivait, sur la place du bourg, devant la basilique du Saint-Sang.
En approchant des Halles, Mathieu et sa nièce éprouvèrent de grandes difficultés à avancer. Insensible au léger remous que sa beauté soulevait sur son passage, Catherine marchait le nez en l'air, avide de ne rien laisser échapper du spectacle.
Les riches maisons de la place, peintes et enluminées comme des images de missel, disparaissaient presque sous des flots de soieries multicolores, des tapisseries précieuses, tissées de soie, d'or et d'argent, sorties pour la circonstance de l'ombre des demeures.
pour briller au soleil de la rue. Des guirlandes de fleurs couraient d'une maison à l'autre et, sur le chemin qu'allait suivre la procession, un épais tapis d'herbes fraîches, de roses rouges et de violettes blanches, recouvrait les gros pavés inégaux. Devant les maisons, on avait sorti, sur des dressoirs recouverts de brocarts et de velours rouges ou blancs, les trésors d'orfèvrerie des familles. Coupes, hanaps, plats d'or ou d'argent, sertis de pierres fines ou ciselés en dentelle, témoignaient de la richesse de la maison et s'offraient au regard admiratif des passants, gardés toutefois par de solides valets.
Malgré ses efforts, Catherine ne put même pas entrevoir la vieille basilique romane où dormait l'insigne relique. La forêt de bannières, de flammes de soie brodées, de pennons bariolés, dansant au bout des lances des seigneurs flamands formait comme un champ de fleurs balancées par le vent et cachait l'église. Les portes, grandes ouvertes, laissaient s'échapper des flots d'harmonie, des cantiques clamés par de solides gosiers flamands sur fond d'orgues rugissantes. Il fallut s'en contenter !
Après de valeureux efforts, l'oncle et la nièce parvinrent à s'installer à l'angle des halles, l'un des meilleurs endroits. Située en face du Palais Ducal, cette encoignure permettait d'avoir une vue d'ensemble sur la vaste place du marché et sur celle du bourg. Deux commères qui s'étaient prises de querelle pour une obscure histoire de coiffe prêtée et non rendue, et que les archers avaient dû séparer, avaient créé un trou dans la foule, lequel trou avait été aussitôt exploité par Mathieu.
Il avait pu s'assurer ainsi la possession de la borne d'angle des Halles qui leur permettrait, le moment venu, de se hausser un peu au dessus de la mer humaine pour voir passer le Saint- Sang. Le précédent locataire de la borne, un long personnage vêtu de velours safran et doté d'une figure morose, toute en ligne descendante, avait bien voulu se pousser un peu pour faire place à la jeune fille. Il avait même plissé les lèvres en une grimace aimable pouvant à la rigueur, passer pour un sourire.
Ses vêtements, ourlés de petit-gris et d'une légère broderie d'argent, étaient d'une certaine élégance, mais une désagréable odeur de sueur s'en dégageait et Catherine s'arrangea pour mettre quelque distance entre elle et l'obligeant bourgeois. Mathieu, lui, n'avait pas de ces délicatesses. Il entama aussitôt une conversation animée avec son voisin. C'était un pelletier venu de Gand pour s'approvisionner dans les comptoirs de la Hanse allemande en fourrures de Russie et de Bulgarie, mais ses discours manquaient de netteté. De toute évidence, la vue de la jeune fille lui donnait des distractions. Il la regardait avec obstination. Désagréablement impressionnée par ce regard trop fixe, Catherine décida de n'y point prêter attention. La foule bariolée qui encombrait la place offrait suffisamment de distractions car les dix-sept nations de marchands ayant des entrepôts dans la grande cité marchande s'y coudoyaient. Les cafetans crasseux, mais ornés de fourrures sans prix, des Russes y frôlaient les robes raides de broderies des Byzantins. Les draps sévères, mais cossus, des Anglais voisinaient avec les velours ciselés, les brocarts chatoyants des marchands de Venise ou de Florence dont la somptuosité faisait un peu nouveau riche et attirait les tire- laine comme le miel attire les mouches. Un énorme turban de satin jaune, rond comme une citrouille et paré d'une aigrette blanche, en fusée, naviguait même au-dessus des têtes, signalant un Turc à la curiosité générale. Enfin, vers le fond du Marché, des baladins avaient tendu des cordes au-dessus de la foule et un maigre garçon, moulé dans un maillot rouge vif, se promenait nonchalamment à la hauteur d'un premier étage, un long balancier entre les mains.
Catherine eut à peine le temps de se dire que celui- là était certainement le mieux placé de tous pour bien voir. Une sonnerie de trompettes d'argent annonçait le départ de la procession. En même temps, toutes les cloches de Bruges se mirent à sonner et la jeune fille, en riant, se boucha les oreilles à cause de celle du beffroi dont le tintamarre lui tombait juste sur la tête.
— Il est de plus en plus difficile d'acheter les laines anglaises à bon compte, se plaignait Mathieu Gautherin. Les Florentins de la Calimala raflent tout à prix d'or et reviennent ensuite ici vendre leurs draps à des taux terrifiants. Je reconnais que leurs tissus sont beaux et leurs couleurs brillantes, mais tout de même ! D'autant plus que l'alun des mines de Tolfa qu'ils ont sous la main leur permet de fixer les couleurs à bon compte...
— Bah ! renchérit son nouvel ami, nous avons, nous autres pelletiers, des difficultés de ce genre. Ces gens de Novgorod n'exigent-ils pas maintenant d'être payés en ducats de Venise ?
Comme si notre bon or flamand n'avait pas autant de valeur...
— Chut... ! fit Catherine que ce bavardage mercantile agaçait.
Voici la procession !
Les deux hommes se turent et le bourgeois de Gand profita de ce que la jeune fille était captivée par le spectacle pour diminuer la distance qu'elle avait mise entre elle et lui. Cela l'obligea à se tordre le cou de côté pour éviter d'être éborgné par les cornes de dentelles de sa haute coiffure. Catherine les yeux écarquillés, ne pensait d'ailleurs plus à lui. La procession s'ébranlait.
C'était en vérité une superbe procession ! Les échevins, toutes les corporations, chacune avec sa bannière, y. étaient représentés. Par révérence pour la relique, tout ce monde portait des couronnes de rose, de violette, et de marjolaine, qui sur ces bonnes figures bien nourries faisaient un étrange effet.
Une cohorte de moines et une théorie de jeunes filles en robes blanches précédaient immédiatement le Saint Sang dont l'approche jetait tout le monde à genoux dans la poussière.
Catherine, éblouie, crut voir s'avancer le soleil lui- même soudainement décroché du ciel. D'or frisé était le grand dais porté par quatre diacres au-dessus de la tête de l'évêque. De drap d'or, rebrodé d'or et de diamants, la chape du prélat et sa mitre étincelante. Il s'avançait, au petit pas d'une mule blanche, harnachée d'or elle aussi, et portait entre ses mains gantées de pourpre, contre sa poitrine, un reliquaire scintillant dont le couvercle était orné de deux anges agenouillés aux ailes émaillées de saphirs et de perles. Les vitres de cristal de la minuscule chapelle laissaient voir à l'intérieur une petite ampoule d'un rouge presque brun : le Précieux Sang du Christ, quelques gouttes recueillies jadis sur le Golgotha par Joseph d'Arimathie. Thierry, Comte d'Alsace et de Flandres, à qui le patriarche de Jérusalem les avait remises en Il49, avait rapporté de Terre Sainte à Bruges l'ampoule sainte.
À peine relevée de son agenouillement, la jeune fille dut replonger, cette fois dans une profonde révérence.
— Voilà la duchesse ! avait dit quelqu'un dans la foule...
En effet, derrière le dais, une troupe de jeunes femmes en toilettes somptueuses, toutes vêtues de brocart bleu pâle givré d'argent et de perles, toutes portant le hennin de toile d'argent ennuagé de mousseline bleue, entouraient une jeune femme blonde, mince et gracieuse, au visage triste et doux. La longue traîne doublée d'hermine de sa robe de brocart bleu à grandes fleurs d'or roulait les fleurs et les feuillages sur ses pas. Son hennin constellé de saphirs semblait une flèche d'or fin, et des bijoux étincelants couvraient sa gorge frêle, ses poignets ; sa ceinture était faite de gros cabochons d'or d'un travail presque barbare par la grosseur des pierres enchâssées.
C'était la première fois que Catherine voyait la duchesse de Bourgogne. Jamais en effet, la souveraine ne venait à Dijon. Toute l'année, elle vivait, seule avec ses femmes, dans le sévère et fastueux palais des comtes de Flandres, à Gand, parce que sa vue était pénible à son mari.
Michelle de France était la fille du pauvre Charles VI le fou et surtout, la sœur du Dauphin Charles que la rumeur publique accusait de la mort du défunt duc Jean-Sans-Peur, assassiné au pont de Montereau trois ans plus tôt. Philippe de Bourgogne aimait chèrement son père et, du jour où il avait appris sa mort, l'amour sans passion qu'il portait à sa jeune femme s'était éteint, simplement parce qu'elle était la sœur de son ennemi. Dès lors Michelle n'avait plus vécu que pour Dieu et pour soulager les misères. Les gens de Gand l'adoraient et tenaient quelque peu ligueur à leur légitime seigneur de son attitude envers une femme si douce et si bonne. Ils la jugeaient excessive et parfaitement injuste.
À considérer le doux visage de Michelle, Catherine rejoignit aussitôt les bourgeois de Gand dans leur opinion et se dit que le duc Philippe n'était qu'un imbécile. Derrière elle, le pelletier gantois chuchotait à l'oncle Mathieu :
La vie de notre pauvre duchesse n'est qu'un long martyre. L'an passé, est-ce que le duc n'a pas célébré avec éclat la naissance du bâtard qu'il a eu de la dame de Presles ? Notre bonne dame qui n'a pas d'enfant, et pour cause, en a pleuré des jours entier mais lui, sans souci de ses larmes, a proclamé le poupon Grand Bâtard de Bourgogne... comme s'il y vivait tant de raisons de faire le fier ! l'indignation gonfla le cœur généreux de Catherine.
Elle eût aimé voler au secours de la petite duchesse, si injustement dédaignée par son mari !
Il approchait d'ailleurs, en personne, le duc Philippe. A cheval, escorté d'une troupe de chevaliers en harnois de guerre, il figurait dans le cortège avec le comte Thierry de Flandres à qui l'on devait le Saint Sang. Et, comme tel, portait des armes d'un autre âge. Un haubert à mailles d'acier l'emprisonnait des épaules aux genoux, assorti au camail qui enfermait sa tête sous le heaume conique, laissant tout juste passer l'ovale dur et pâle du visage. Une longue épée, large et plate pendait à son côté. Dans son poing droit ganté de fer il tenait une lance où flottait un pennon aux couleurs de Flandres.
A son bras droit, l'écu en amande allongée. Les seigneurs de l'entourage étaient vêtus de même et formaient une impressionnante forêt de statues de fer noir, rigides et sinistres. Le regard de Philippe planait au-dessus des têtes et ne se posait sur rien. Comme il semblait hautain, distant et dédaigneux ! Catherine inclinée à nouveau sous le poids du respect se dit que, décidément, il n'était pas sympathique.
Soudain, comme elle se relevait de sa révérence, Catherine sentit deux mains tremblantes étreindre sa taille. Elle fit un mouvement pour se dégager pensant que quelqu'un glissait et se rattrapait comme il pouvait. Mais les mains fureteuses remontaient maintenant le long de son buste pour se refermer avidement autour de ses seins. Un hurlement de rage lui échappa. Se retournant avec une violence qui éloigna les voisins et fit basculer sa coiffure, la jeune fille fit face à l'agresseur et se retrouva nez à nez avec le pelletier de Gand, stupéfait d'une telle réaction.
— Oh ! s'écria-t-elle... Espèce de pourceau !...
Et, incapable de maîtriser sa colère, par trois fois, à toute volée, elle gifla l'impudent. Les joues blêmes rougirent instantanément comme des coquelicots en août, et le bourgeois recula en portant ses mains à sa figure. Mais Catherine était lancée. Sans souci de sa belle coiffe de dentelle qui roulait dans la poussière, libérant la masse rutilante de sa chevelure, elle voulut poursuivre l'adversaire malgré les efforts de Mathieu pour la retenir.
— Ma nièce, ma nièce, êtes-vous folle ? s'écria le brave homme.
— Folle ? Ah bien oui ? Demandez donc à ce triste individu, à cet ignoble marchand de peaux ce qu'il vient de faire ? Demandez-le-lui s'il ose vous le dire ?
L'homme reculait dans l'ombre de la Halle, cherchant visiblement à s'esquiver mais la foule le coinçait. D'ailleurs, les assistants amusés prenaient parti, qui pour le pelletier, qui pour la jeune fille.
— Bah, fit un épicier aussi large que haut, si on ne peut plus pincer la taille d'une fille dans la foule sans déchaîner un scandale...
Une jeune femme au frais visage rond mais à l'œil impérieux s'était penchée pour le regarder sous le nez.
— J'aimerais bien voir qu'on essayât de me pincer la taille, s'écria-t-elle. La jeune personne a bien fait et je sais, moi, que j'arracherais les yeux à qui voudrait m'en faire autant.
Arracher les yeux du pelletier, c'était apparemment ce qu'essayait de faire Catherine que son oncle n'arrivait plus à maintenir. À l'angle des Halles, cela fit bientôt une belle bagarre qui détourna l'attention de la foule, mais aucun des belligérants ne s'aperçut que le cortège lui-même s'était arrêté. Une voix froide domina soudain le tumulte.
— Gardes !... Saisissez-vous de ces gens qui troublent la procession !
C'était le duc lui-même. Arrêté au coin des Halles, rigide dans son vêtement de fer, il attendait. Immédiatement quatre archers de sa garde personnelle fendirent la foule. Catherine fut séparée de sa victime qui se défendait de son mieux, saisie par deux archers malgré les prières de Mathieu affolé, et traînée jusque devant le cheval de Philippe de Bourgogne.
Sa colère n'était pas calmée. Elle se débattait comme un démon et quand enfin on parvint à l'immobiliser, ses cheveux dorés ruisselaient sur ses épaules. L'une d'elles montrait sa rondeur fraîche par le col arraché de la robe bleue. Elle leva sur le duc un regard étincelant et farouche qui croisa celui de Philippe comme une épée une autre épée.
Un bref instant ils se regardèrent, comme se jaugent deux duellistes, lui si grand et si fier sur son cheval, elle dressée comme un petit coq de combat, refusant de baisser les yeux. Autour d'eux un silence angoissé s'était fait, seulement troublé par les sanglots du pauvre Mathieu épouvanté.
— Que s'est-il passé ? demanda le duc sèchement.
Ce fut l'un des archers agrippés au pelletier gantois plus mort que vif qui répondit :
— Ce bonhomme a profité de la presse pour essayer de lutiner un peu la fille, Monseigneur. Elle lui a sauté à la figure.
Le regard gris de Philippe n'effleura qu'à peine le visage décomposé du bourgeois, avec un dédain glacial, revint à Catherine qui, la lèvre méprisante, n'avait pas dit mot. Sûre de son bon droit, elle était trop fière pour se disculper ainsi devant tous, encore plus pour implorer.
Elle attendait seulement. La voix froide de Philippe retentit :
— Troubler une procession est une faute grave. Emmenez-les. Je m'occuperai de ceci plus tard.
Un instant, penché vers son capitaine des Gardes, Jacques de Roussay, il lui parla tout bas puis, détournant son cheval, il reprit sa place dans le cortège. La procession poursuivit sa route au milieu des chants sacrés et des nuages d'encens.
Force fut au capitaine de Roussay d'attendre la fin du cortège, composé d'une suite de tableaux vivants évoquant des scènes de l'Ancien et du Nouveau Testaments, pour emmener ses prisonniers.
L'ordre lui avait été donné de les conduire au Palais et, pour cela, il fallait traverser la place. Pendant ce temps, Mathieu Gautherin s'arrachait les cheveux et sanglotait, effondré sur sa borne, tandis que la jeune bourgeoise qui avait pris fait et cause pour Catherine essayait de le consoler. Il avait voulu parler à sa nièce, mais les archers l'en avaient empêché. Il imaginait avec terreur la succession de catastrophes qui allait suivre. Sans doute l'imprudente serait-elle jetée au cachot, puis jugée, peut-être pendue ou même brûlée comme sacrilège ? Et lui, on détruirait sa maison, on le jetterait hors de la ville et il devrait errer sur les routes avec sa famille, mendiant son pain, toujours chassé, toujours errant jusqu'à ce que le Seigneur Dieu le prît en pitié et le rappelât à lui...
Catherine, enfin calmée, conservait au contraire un calme glacial.
Les archers lui avaient lié les mains et elle se tenait là très droite, dans sa robe déchirée qui montrait sa gorge, dans le ruissellement de ses cheveux, dédaigneuse des appréciations mi-flatteuses, mi-grivoises, voire franchement obscènes que sa beauté suscitait. Elle était consciente de tous ces regards attachés sur elle. Même, elle trouvait amusant, en son for intérieur, de voir le capitaine des archers détourner les yeux en rougissant quand, par hasard, elle posait son regard sur lui. Roussay était jeune, et visiblement l'aspect de la prisonnière le troublait plus que de raison.
Quand la dernière allégorie pieuse, un Daniel bedonnant au milieu de fauves très fantaisistes, fut passée, il fit écarter la foule et emmena ses prisonniers d'un bon pas. La place fut traversée presque en courant.
Le pauvre Mathieu, toujours pleurant, suivait de son mieux, le chaperon de travers, son gros visage tout fripé offrant une ressemblance irrésistible avec celui d'un poupon désolé.
Mais, parvenu à l'entrée du Palais gouvernemental, le pauvre homme vit les lances des gardes se croiser devant sa poitrine et force lui fut de renoncer à suivre le destin de sa nièce. Le cœur navré, il s'en alla s'asseoir sur une autre borne et se mit à pleurer comme une fontaine, à peu près certain de ne plus revoir Catherine que sur le chemin de l'échafaud.
À sa grande surprise, à peine entrée sous la voûte du palais, Catherine avait constaté qu'on la séparait de son adversaire. Les gardes du pelletier prirent à gauche dans la cour tandis que Roussay dirigeait en personne sa prisonnière vers le grand escalier.
— Est-ce que vous ne me conduisez pas aux prisons ? demanda la jeune fille.
Le capitaine ne répondit pas. Le regard fixe, le visage morne sous la visière relevée de son casque, il allait son chemin à la manière d'un automate bien réglé. Catherine ne pouvait deviner que, s'il refusait aussi obstinément de la regarder ou même de lui répondre, c'était uniquement parce qu'il sentait le cœur lui manquer dès que ses yeux se posaient sur ce trop joli visage. C'était bien la première fois que Jacques de Roussay détestait sa consigne.
Au bout de l'escalier il y eut une galerie, puis une porte, donnant sur une grande salle somptueusement meublée, puis une autre salle, plus petite et toute tendue de belles tapisseries à personnages. Dans ces tapisseries, une porte se découpa, poussée comme par magie sous la main du Capitaine.
— Entrez, fit-il brièvement.
Catherine, éberluée, s'aperçut seulement à cet instant que seul le Capitaine lui servait d'escorte et que les soldats avaient disparu comme par enchantement. Sur le seuil, Roussay trancha les liens de sa prisonnière d'un coup de dague puis la poussa à l'intérieur.
La porte retomba sur elle sans faire le moindre bruit et, quand Catherine se retourna pour voir si son geôlier était toujours là, elle n'en crut pas ses yeux : la porte avait disparu, elle aussi, dans le dessin des murs.
Avec un soupir résigné, la jeune fille se mit à examiner sa prison.
C'était une chambre de dimensions réduites mais d'une rare splendeur.
Les murs, tendus de drap d'or donnaient toute son importance à un grand lit vêtu de velours noir. Aucun écu ne se montrait au-dessus du chevet, mais des griffons d'or pur aux yeux d'émeraudes et des cordelières d'or maintenaient relevées les courtines sombres. Près de la cheminée haute et blanche, un dressoir d'ébène supportait quelques pièces d'orfèvrerie qui ne semblaient être là que pour servir d'escorte à une grande coupe de cristal étincelant dont le pied et le couvercle étaient d'or serti de grosses perles rondes. Entre les deux étroites fenêtres lancéolées, un grand coffre d'ébène portait une vasque d'or émaillé dans laquelle s'épanouissait une énorme brassée de roses couleur de sang.
A petits pas prudents, Catherine s'avança sur l'épais tapis de laine aux tons noir et rouge sombre dont elle ne pouvait savoir qu'il était arrivé tout récemment de la lointaine Samarcande, sur une grosse caraque génoise encore mouillée dans l'avant-port de Damme. Au passage, un grand miroir pendu au mur lui renvoya son image : celle d'une jeune fille aux yeux étincelants, dont les cheveux en désordre brillaient plus fort que les murs dorés, mais dont la robe déchirée montrait plus de peau nue qu'il n'était convenable. Confuse à la pensée de tous ces gens qui avaient pu la contempler dans un pareil désordre, elle chercha autour d'elle un tissu quelconque pour voiler ses épaules et sa gorge, n'en trouva pas et se résigna à couvrir de ses deux mains croisées, sa poitrine à demi découverte.
Elle se sentait lasse tout à coup et surtout elle avait faim. Catherine était douée d'une si vigoureuse nature que les plus mauvais moments de l'existence ne parvenaient pas à lui couper l'appétit. Mais, dans cette pièce si bien close, aux portes invisibles, il n'y avait absolument rien à se mettre sous la dent. Aussi, avec un profond soupir, alla-t-elle s'installer dans l'une des deux chaises d'ébène sculpté à haut dossier raide qui se faisaient vis-à-vis de chaque côté de la cheminée. Elles étaient assez confortables grâce à d'épais coussins de velours noir à glands d'or, bien gonflés de moelleux duvet. Catherine s'y pelotonna comme un chat, constata qu'on y était bien et, comme elle n'avait rien de mieux à faire, ne tarda pas à s'endormir. Son sort futur la préoccupait beaucoup moins que les inquiétudes au milieu desquelles devait se débattre le pauvre oncle Mathieu. On ne pouvait pas l'avoir conduite dans une si jolie pièce pour la jeter ensuite au bourreau.
Elle s'éveilla en sursaut, un long moment plus tard, alertée par son subconscient qui annonçait une présence. En effet, debout devant elle, les mains derrière le dos, et les jambes légèrement écartées, un homme jeune, grand et mince, la regardait dormir. Avec un petit cri mi-effrayé, mi-surpris, elle bondit sur ses pieds, regardant le nouveau venu avec appréhension.
Ce n'était pas un inconnu. C'était le duc Philippe en personne.
Il avait remplacé son harnois d'un autre âge par une courte tunique de velours noir assortie aux chausses qui moulaient ses longues jambes maigres mais cependant musclées. Sa tête nue montrait ses cheveux blonds coupés très court au-dessus des oreilles. Le sévère costume faisait ressortir la jeunesse de son visage et il ne portait certes pas plus que ses vingt- six ans. Il souriait.
Le sourire s'accentua devant la révérence maladroite dont Catherine, mal réveillée, le gratifiait avec lin :
— Oh... Monseigneur, j'ai honte !...
— Tu dormais si bien que je n'osais pas te réveiller, et il n'y a aucune raison d'avoir honte car c'était un bien joli spectacle.
Pourpre de confusion en constatant que le regard pâle de Philippe parcourait sa personne, Catherine, se souvenant de son désordre, se hâta de replacer ses mains sur sa gorge. Pour ménager cette soudaine pudeur, le duc s'éloigna de quelques pas et haussa légèrement les épaules.
— Parlons un peu maintenant, ma belle perturbatrice. Dis-moi d'abord qui tu es ?
— Votre prisonnière, Monseigneur !
— Mais encore ?
— Rien de plus... puisque vous me tutoyez. Je ne suis pas fille noble, mais pas davantage vilaine. Et comme je ne suis pas non plus servante, le fait d'avoir été arrêtée est insuffisant pour me traiter comme telle.
Un sourire, mi-amusé mi-curieux, traversa le regard gris de Philippe. La beauté éclatante de cette fille l'avait frappé à première vue, mais il découvrait en elle, maintenant qu'il l'approchait, quelque chose de plus, une sorte de valeur intime, une qualité qu'il s'attendait peu à rencontrer. Pourtant, il ne voulait pas encore en convenir et son sourire était fortement épicé de raillerie quand il demanda :
— Pardonnez-moi en ce cas, demoiselle. Me direz- vous cependant qui vous êtes ? Je crois connaître toutes les jolies filles de cette ville et cependant jamais, jusqu'à présent, je ne vous avais vue.
— Ne dites pas demoiselle, Monseigneur. Je vous ai dit que je ne l'étais pas. Et pas davantage de cette ville où j'accompagnais mon oncle venu passer marché de tissus...
— D'où êtes-vous donc ?
— Je suis née à Paris mais j'habite Dijon depuis que vos amis les Cabochiens ont pendu mon père qui était orfèvre sur le Pont-au-Change.
Le sourire s'effaça des lèvres de Philippe qui prirent un pli très dur.
Posant l'une de ses jambes sur le coin d'un coffre, il s'assit à demi et se mit à déchiqueter les fleurs posées près de lui.
— Une Armagnacque, hein ? Voilà pourquoi on trouble les processions. Les gens de votre sorte, ma belle, devraient savoir qu'ils ne viennent ici qu'à leurs risques et périls. L'étrange audace, en vérité, quand on appartient à ceux qui ont tué mon père bien-aimé !
— Je ne suis pas Armagnacque, protesta Catherine devenue rouge de colère.
L'attitude à la fois insolente et menaçante du duc l'irritait au plus haut point. Elle n'avait déjà que peu de sympathie pour lui... La voix enrouée de fureur, elle poursuivit :
— Je ne suis d'aucun parti mais vos amis ont pendu mon père parce que j'avais voulu leur arracher un serviteur de votre sœur, un jeune homme dont, en vain, elle avait imploré la grâce auprès de vous et de votre bien-aimé père. Vous ne vous souvenez pas ? Cela se passait à l'hôtel d'Aquitaine. Madame Marguerite, en larmes et à genoux, priait pour la vie de Michel de Montsalvy.
— Taisez-vous !... N'évoquez pas ce souvenir ! Un des plus affreux de ma jeunesse. Il était impossible de sauver Michel sans se compromettre soi-même.
— C'était impossible, ricana Catherine et cependant moi qui n'étais qu'une fillette j'ai voulu le tenter. Pour cela mon père a été pendu, ma mère et moi chassées. Nous avons dû nous enfuir, gagner Dijon où mon oncle Mathieu Gautherin est drapier. C'est là que j'ai vécu depuis ce drame...
Un silence tomba entre les deux adversaires. Catherine, reprise par les souvenirs cruels de ces jours sombres, sentait son cœur battre comme un tambour. Le visage sombre de Philippe ne présageait rien de bon.
Tout à l'heure, il ferait jeter l'insolente au fond d'une basse-fosse, c'en serait fait du bon Mathieu et de tous les siens. Pourtant, même si la silhouette rouge du bourreau se fût soudain dressée au milieu de la chambre luxueuse, elle eût répété chacun des mots qu'elle venait de jeter à la face du puissant maître de la Bourgogne. Elle éprouvait même une sorte de satisfaction intime de l'avoir fait. C'était en quelque sorte une revanche sur le passé...
Elle prit une profonde respiration, rejeta en arrière une mèche de cheveux et demanda :
— Qu'allez-vous faire de moi, Monseigneur ? Mon oncle doit être dans une bien grande angoisse à mon sujet. Il aimerait sûrement être fixé... Même s'il s'agit du pire !
Philippe haussa rageusement les épaules, jeta par la fenêtre la rose que ses doigts avaient écrasée, ou du moins ce qu'il en restait. Quittant sa pose nonchalante, il fit quelques pas vers Catherine.
— Que vais-je faire de vous ? Troubler une procession mérite une punition, bien sûr, mais vous m'en voulez déjà tellement que j'hésite à vous déplaire encore. Et puis... j'aimerais qu'à l'avenir nous soyons amis. Après tout, une jeune femme est libre de se défendre quand on l'attaque, et cet homme qui a osé...
— Ce qui veut dire, Monseigneur, que ce malheureux paiera pour moi ? En ce cas, pardonnez-lui comme je lui pardonne. Son geste ne mérite pas tant de bruit.
Pour secouer la gêne qui s'emparait d'elle sous le regard attaché avec tant d'insistance à son visage, elle était retournée au miroir et elle s'y regardait, mais sans bien se voir. L'image du duc s'inscrivit auprès de la sienne dans le cercle d'or, la dominant de toute la tête et, soudain, elle frissonna : deux mains chaudes venaient d'emprisonner ses épaules...
Le miroir lui renvoya leurs deux visages aussi pâles l'un que l'autre.
Une flamme étrange brûlait dans les yeux du jeune duc et ses mains tremblaient légèrement sur la peau soyeuse. Il se pencha assez pour que son souffle chauffât le cou de la jeune fille tandis que, dans la glace, il gardait le regard violet prisonnier du sien.
— Ce rustre mérite cent fois la mort pour avoir osé ce que moi-même je n'ose... quelqu'envie que j'en aie. Vous êtes trop belle et j'ai peur de ne plus trouver le repos loin de vous... Quand deviez-vous quitter cette ville ?
— Sitôt la procession terminée ! Nos bagages étaient faits, nos mules prêtes.
— Alors partez, comme vous le désiriez, partez ce soir même et que demain vous ayez mis entre vous et Bruges autant de lieues que faire se pourra. Un sauf-conduit vous ouvrira les portes de la ville et vous assurera la route libre. Nous nous retrouverons à Dijon où, d'ailleurs, je devrais être.
Gênée et aussi vaguement troublée par ces mains qui la serraient toujours, Catherine sentit un bizarre émoi gonfler sa gorge. La voix de Philippe était à la fois dure et chaude, impérieuse et tendre. Elle voulut lutter contre la fascination réelle qu'il exerçait sur elle.
— Nous retrouver à Dijon ? Monseigneur ! Que peut faire de la nièce d'un drapier le haut et puissant duc de Bourgogne sinon détruire sa réputation de fille sage ? demanda-t-elle avec un brin d'insolence qui fouetta le sang de Philippe.
Quittant les épaules de la jeune fille, ses mains se perdirent dans les flots soyeux de la chevelure au milieu de laquelle, un court instant, il cacha son visage.
— Ne sois pas coquette, murmura-t-il d'une voix qui s'enrouait. Tu sais très bien l'effet que tu as produit sur moi et tu en joues impitoyablement. L'amour d'un prince n'apporte pas forcément le déshonneur. Tu sais bien que je ferai des prodiges pour t'avoir. Tu ne serais pas fille d'Ève si tu ne savais lire le désir dans les yeux d'un homme.
— Monseigneur ! protesta-t-elle.
Elle fit un geste pour l'écarter mais il la tenait bien. Possédé tout entier par ce désir impérieux, il venait de coller ses lèvres au creux tendre du dos, là où le cou s'attache et se perd dans les ombres douces de la chevelure. Catherine frissonna violemment. La protestation qui lui échappa fut un cri :
— Par grâce, Monseigneur ! Ne m'obligez pas à vous gifler, vous aussi ! Ce serait trop pour la journée !
Il la lâcha instantanément, s'écarta de quelques pas. Il était rouge.
Ses yeux gris étaient encore troubles, ses mains tremblantes. Mais, soudain, il éclata de rire :
— Pardonne-moi ! Il était écrit qu'aujourd'hui on te parlerait de ta beauté en termes... un peu trop chaleureux ! J'ai perdu la tête, je l'avoue, et je commence à comprendre ce malotru de pelletier ! C'est ta faute aussi...
Tout en parlant, il allait à un coffre d'ébène, en tirait un long manteau de velours brun à capuchon, tout uni, mais auquel un fourrage de zibeline donnait un très grand prix. Vivement, il en enveloppa la jeune fille qui disparut tout entière sous le tissu moelleux. La robe déchirée, les belles épaules tentantes et la gorge ronde, trop découverte, y trouvèrent l'abri dont avait besoin le sang bouillant de Philippe. Seule demeura visible la tête couronnée d'or qu'il contempla un instant avec un sourd désespoir.
— Tu es encore plus belle ! Va-t'en ! Va-t'en vite avant que mes démons ne me reprennent. Mais n'oublie pas que je te retrouverai...
Il la poussait vers la porte cachée, ouverte sans que Catherine pût voir comment. L'armure brillante d'un garde apparut dans l'entrebâillement.
— Attends ! murmura Philippe.
Il quitta seul la pièce ; revint quelques minutes plus tard avec un parchemin scellé qu'il tendit à sa visiteuse.
— Le sauf-conduit ! Va vite... et si tu penses à moi seulement moitié de ce que je penserai à toi, je m'estimerai heureux.
— J'y penserai, Monseigneur, fit-elle avec un sourire. Mais... est-ce que Votre Grandeur se rend compte qu'elle me tutoie encore ?
Le rire de Philippe sonna de nouveau, jeune, clair, comme délivré.
— Il faudra t'y faire ! Il y a en moi quelque chose qui me pousse à te dire « tu »... peut-être parce que j'espère profondément en avoir un jour le droit...
La main sur le battant de la porte, il la retint encore. De son bras libre, il l'étreignit avec une tendre violence, posa, avant que la jeune fille ait pu s'en défendre, un baiser léger sur ses lèvres entrouvertes puis la lâcha.
— J'en avais trop envie ! fit-il pour s'excuser. Va maintenant.
Sa main glissait sur le velours sombre, comme pour y laisser le regret qu'il avait de la voir s'échapper. Elle allait franchir la porte, glisser vers le garde qui devait la reconduire à son oncle. Une dernière fois, il la retint :
— Un moment encore !
Puis, avec un sourire contrit :
— Je ne sais même pas ton nom.
Je m'appelle Catherine, Monseigneur, Catherine Legoix, dit-elle en plongeant dans une révérence si profonde qu'elle amena son visage à la hauteur des genoux de Philippe.
Il se pencha pour la relever mais elle s'esquiva, preste et souriante, suivant l'homme d'armes dont les poulaines de fer sonnaient sur les dalles de marbre. Pas une fois elle ne se retourna vers celui qui, en soupirant, la regardait s'éloigner. C'était la première fois que Philippe de Bourgogne laissait sortir intacte de ses mains une femme désirée qui venait de passer un si long moment dans sa chambre. Mais cela, Catherine l'ignorait.
Sa tête bourdonnait et, malgré le petit somme qu'elle avait fait, elle se sentait lasse. Elle eût bien aimé gagner son lit, s'étendre entre des draps frais. Elle n'avait guère plus de sympathie pour Philippe qu'en arrivant tout à l'heure, entre ses deux gardes, mais ce moment passé auprès de lui l'avait bizarrement remuée. Sous son baiser, entre ses mains que l'on devinait expertes elle avait senti s'émouvoir les fibres profondes de son être, naître un mystérieux frisson qui, en se retirant, la laissait tout amollie et un peu honteuse, comme si elle avait commis une faute.
Sur le palier du grand escalier, elle retrouva Jacques de Roussay dont le regard inquisiteur ajouta encore à sa gêne. Elle avait l'impression que les mains et les lèvres de Philippe avaient laissé sur sa peau des traces visibles. Instinctivement, elle remonta le manteau somptueux sur ses épaules, tira le capuchon sur son front. Les yeux du capitaine s'attachaient à ses lèvres avec insistance, alors elle les pinça puis, relevant la tête d'un air de défi, se dirigea vers les degrés. Il la suivit sans mot dire.
Sous la voûte seulement, devant le corps de garde, il se décida à parler :
— J'ai ordre de vous reconduire à la Ronce Couronnée, fit-il d'un ton neutre. Et ensuite de veiller à ce que vous quittiez Bruges sans encombre.
Sous son capuchon, Catherine lui adressa un éclatant sourire qui fit aussitôt rougir le jeune homme jusqu'aux oreilles.
— Quel honneur ! Vous n'êtes pas chargé aussi de nous accompagner jusqu'à Dijon ?
— Hélas non... commença-t-il puis, changeant de ton soudain, il s'écria plein de joie : Vous allez à Dijon ? C'est là que vous habitez ?
— Mais oui.
— Oh !... Alors je vous reverrai ! Je suis de Bourgogne moi aussi, de la vraie, ajouta-t-il avec un orgueil naïf qui fit sourire la jeune fille.
Apparemment celui-là aussi souhaitait poursuivre les relations et, dans son for intérieur, Catherine se demanda si, en quittant les Flandres, elle n'aurait pas rendez-vous avec toute l'armée ducale...
Cette idée la mit en si belle humeur qu'elle chantonnait en regagnant l'auberge. Mathieu Gautherin, effondré au coin de la cheminée sans feu, y sanglotait sous l'œil méfiant de l'hôte en buvant force pots de bière. L'entrée resplendissante de Catherine le stupéfia. Il attendait les archers, les juges en robe noire, voire le bourreau en personne et c'était sa nièce qui arrivait, gaie et riante, vêtue comme une princesse d'un manteau dont l'œil averti du marchand eut tôt fait de supputer la valeur. Un officier du duc, empanaché comme un héraut d'armes suivait la pseudo-prisonnière comme un toutou bien dressé...
Nul n'ignorait dans tout le pays de Bourgogne, combien le duc Philippe était sensible à la beauté des femmes. Ce retour triomphal donna beaucoup à penser à Mathieu Gautherin. Apparemment, le duc et sa nièce avaient fait la paix. Restait à savoir jusqu'où cette paix était allée et, tout en bousculant ses valets endormis pour leur faire terminer le chargement, Mathieu se promit d'ouvrir l'œil. Il était de ces gens de bien pour qui un bâtard, même royal, ne constitue nullement un cadeau du ciel.
Malgré les conseils de son oncle, Catherine avait refusé de ranger son magnifique manteau dans l'un des coffres de voyage. Elle avait remplacé la robe de soie déchirée par une simple robe de blanchet, ce drap léger et fin que tissaient les femmes de Valenciennes. Ses cheveux, soigneusement tressés et tirés, avaient été relevés dans une coiffe de fine toile des Flandres dont un pan, passant sous le menton, emprisonnait étroitement son visage. Mais sur le tout, elle avait remis le fameux manteau de velours.
— Si jamais nous rencontrons des routiers, avait grommelé Mathieu, mal remis de ses émotions, ils te prendront pour une noble dame et nous serons impitoyablement mis à rançon...
Mais Catherine était si heureuse de posséder ce vêtement fastueux qu'elle n'avait rien voulu entendre.
— Il risquerait de s'abîmer, tassé dans un coffre. Et puis ce n'est pas à Dijon que je pourrai le porter ! Maman ne le permettrait pas, rien que pour ne pas contrarier la dame de Chancey ou la douairière de Châteauvillain qui n'en ont pas de pareil. Alors, autant en profiter maintenant...
Et fière comme une reine, Catherine, drapée dans ses zibelines malgré la douceur de la nuit, avait pris place sur sa mule. La petite caravane du marchand s'était mise en marche derrière le destrier de Roussay jusqu'aux murailles de la ville. À la porte Sainte- Catherine, dont le capitaine avait ordonné l'ouverture au nom du duc, on s'était séparé avec un bref salut mais, en s'inclinant légèrement devant la Jeune fille, Jacques de Roussay avait murmuré un « A bientôt », qui avait fait sourire Catherine. Elle n'avait pas répondu. C'était bien inutile. Depuis qu'il la savait Dijonnaise, Roussay rêvait tout éveillé...
Ce n'était pas pour le regarder encore que la jeune fille s’était retournée avant de franchir la haute porte fortifiée. C'était seulement pour évoquer un instant la haute silhouette mince et noire, le visage pâle de Philippe, ses yeux ardents quand il s'était penché sur son cou.
Pour la première fois de sa vie, Catherine sentait que cet homme-là pouvait avoir sur elle une emprise. Il l'intriguait et l'inquiétait à la fois. L'amour d'un homme tel que lui devait donner à la vie un certain prix. Peut-être la peine d'être vécue...
Une fois franchie la porte Sainte-Catherine, elle ne se retourna plus.
Réglant le pas de sa mule sur celle de Mathieu, elle se laissa bercer par le trottinement de la bête. De grandes étendues plates de champs, traversées de canaux, s'étendaient à perte de vue, coupées parfois de boqueteaux ou de la forme fantomale d'un moulin à vent. Des oiseaux de mer rayaient le ciel étoilé de leur vol bas, attirés par la clarté de la lune, si intense qu'elle concurrençait le jour. Catherine respirait avec délices l'air chargé d'iode et de sel qu'apportait à ses narines le vent venu de la mer. Elle rejeta le capuchon de velours sur ses épaules, dégrafa le manteau. Cette route défoncée par les charrois, creusée d'ornières profondes où glissait parfois le pas des mules, menait vers un horizon qu'elle connaissait bien et qui, cependant, venait de prendre des couleurs nouvelles.
Aux premières heures du jour, le beffroi de Courtrai surgit de la plaine.
— Nous nous arrêterons à l'auberge du Panier d'Or, fit Mathieu qui n'avait pas ouvert la bouche pour l'excellente raison qu'il était entraîné depuis longtemps à dormir sur le dos de sa mule. Je suis rompu !
Et nous resterons jusqu'à demain. J'ai à faire avec les liniers de la cité.
Catherine avait sommeil. Elle n'y voyait aucun inconvénient.
En quittant Courtrai, Mathieu Gautherin décida d'aller bon train. Il estimait avoir suffisamment perdu de temps et souhaitait revoir bientôt les murs de Dijon, les tours de Saint Bénigne et les coteaux de Marsannay où il avait sa vigne. Bien sûr, il n'avait aucune inquiétude pour sa maison demeurée à la garde de sa sœur Jacquette, de sa nièce Loyse et de cette Sara qu'elles avaient amenée avec elles depuis Paris et à laquelle, malgré les années écoulées, Mathieu n'était pas encore parvenu à s'habituer. Catherine, que cela amusait beaucoup, prétendait que l'oncle Mathieu avait peur de Sara, ce qui ne l'empêchait pas d'en être amoureux, et que c'était justement cela qu'il ne lui pardonnait pas.
Talonnant sa mule, le chaperon sur le nez, Mathieu marchait comme si le diable eût été à ses trousses. Catherine trottait auprès de lui, les trois valets derrière, deux sur une seule ligne et le troisième en arrière-garde à l'extrémité de la caravane. On avait quitté les terres du duc de Bourgogne. Bientôt on quitterait celles de l'évêque de Cambrai pour entrer sur les domaines du comte de Vermandois, un chaud partisan du dauphin Charles. Il serait plus prudent de ne pas s'y attarder. C'était la hâte de franchir ce mauvais pas qui donnait des ailes au brave drapier.
On suivait pour le moment le cours supérieur de l'Escaut, en se dirigeant vers Saint Quentin. Le chemin, serpentant, le long de l'eau, coulait facilement entre des collines vertes, des courbes douces mouchetées de moutons blancs qui éloignaient jusqu'à l'idée même de la guerre. Pourtant de loin en loin, un village détruit, brûlé jusqu'aux fondations, qui ne tendait plus vers le ciel que quelques poutres informes sur un terrain charbonné, disait que ce pays ne connaissait pas la paix. Parfois aussi un cadavre, pendu à la branche basse d'un arbre, dessinait parmi les jeunes feuilles un gros fruit lugubre devant lequel Catherine détournait les yeux.
Le jour déclinait et le crépuscule apportait avec lui d'épais nuages gris de fer moutonnant d'inquiétante façon au-dessus des croupes herbeuses. Catherine, saisie par la fraîcheur de l'air, frissonna.
— Nous allons avoir de l'orage, fit l'oncle Mathieu qui observait l'horizon depuis un moment. Le mieux serait de s'arrêter à la prochaine auberge. Pressons le pas. Si ma mémoire est bonne, il y en a une à la croisée de la route de Péronne...
Les mules, talonnées vigoureusement, prirent un petit galop sec, tandis que les premières gouttes d'eau commençaient à tomber. Au bout d'un moment, Catherine arrêta sa monture tout net, obligeant Mathieu à en faire autant.
— Qu'est-ce qui te prend ? maugréa l'oncle.
Mais la jeune fille descendait calmement de sa selle, ôtait son manteau qu'elle pliait soigneusement et se dirigeait vers l'une des mules de bât, celle qui portait son coffre de voyage.
— Je ne veux pas abîmer mon manteau. La pluie le perdrait.
— Et tu préfères nous faire tremper maintenant ? Si tu m'avais écouté, mais tu n'en fais jamais qu'à ta tête ! La nuit tombe, la pluie aussi... J'ai horreur de ça, moi ! C'est très mauvais pour mes douleurs !
Aidée de Pierre, le plus vieux des valets qui avait toujours eu pour elle toutes les indulgences, Catherine rangea son manteau sans s'émouvoir, en prit un dont l'épaisse bure noire était à l'épreuve des plus grosses averses, s'en enveloppa et se dirigea vers sa monture pour remonter en selle.
C'est alors que quelque chose attira son attention. Les roseaux étaient particulièrement épais à cet endroit et formaient, avec trois gros saules noueux, une sorte de fourré que renforçaient encore des ronces. Or, au milieu de ce fourré, quelque chose brillait de manière insolite, quelque chose de noir. Obliquant vers la berge, Catherine s'approcha du fourré.
— Eh bien, que fais-tu encore ? ronchonna Mathieu, la pluie tombe déjà bien, je ne sais pas si tu t'en rends compte...
Mais Catherine n'écoutait pas. Écartant les herbes et les feuilles, elle venait de découvrir le corps d'un homme inerte, couché à plat ventre au milieu des ronces, ne donnant pas signe de vie. Rencontrer sur son chemin un corps humain n'était pas une chose rare dans ces temps troublés, mais le côté insolite de celui-ci résidait dans le fait qu'il s'agissait, non d'un quelconque vilain, mais bel et bien d'un chevalier. L'armure d'acier noir, ruisselante d'eau, qui le couvrait entièrement et l'épervier du casque l'affirmaient. L'homme avait dû se traîner hors de la rivière. Une trace grasse laissée sur le bord et la position crispée de ses mains nues accrochées encore à une ronce solide qui les avait déchirées en faisaient foi.
Catherine décontenancée, n'osant y toucher, regardait sans comprendre le grand corps étendu à ses pieds. Comment ce chevalier avait-il pu trouver la mort alors qu'aucun indice de lutte ne se voyait et qu'il n'y avait pas trace, non plus, du passage d'un cheval ? L'armure couvrait si bien le gisant que ses mains saignantes seules se voyaient.
Elles attirèrent le regard de la jeune fille. C'était de très belles mains, à la fois longues et fortes, dont la peau brune semblait fine. Ce qui frappa Catherine, c'est que le sang coulait encore. Pensant que l'homme n'était peut-être pas mort, Catherine s'accroupit auprès de lui, voulut le retourner, mais il était bien trop lourd pour elle.
Se souvenant de ceux qui l'accompagnaient, la jeune fille voulut appeler, mais Mathieu, las de s'époumoner, était descendu de sa mule et venait aux nouvelles.
— Par Notre-Dame-la-Noire, qu'est-ce que cela ? s'écria-t-il ébahi devant le spectacle qui s'offrait à sa vue.
— Un chevalier, vous le voyez. Aidez-moi à le retourner, je crois qu'il n'est pas mort...
Comme pour lui donner raison, l'homme en armure poussa un faible gémissement. Elle jeta un cri.
— Il vit ! Holà Pierre ! Petitjean et Amiel, venez ici !...
Les trois valets accoururent. A eux trois, ils eurent tôt fait d'enlever le chevalier blessé malgré sa taille et le poids considérable qu'il pesait avec sa carapace de fer. Un instant plus tard, l'homme était étendu sur le bord de la route, dans l'herbe douce et, tandis que Pierre allait quérir dans les bagages la boîte à onguents de Catherine, Amiel battait le briquet pour allumer une torche car maintenant la nuit était presque close et l'on n'y voyait à peu près rien.
La pluie ne tombait pas en abondance mais suffisamment tout de même pour que le valet eût bien du mal à faire flamber sa torche. Le vent se levait, de surcroît, et compliquait l'opération. Enfin la flamme jaillit, tirant des reflets rouges de l'armure mouillée. Ainsi, étendu dans l'herbe avec la seule tache claire de ses mains nues, le sombre chevalier avait l'air de quelque gisant taillé dans le basalte. L'oncle Mathieu, au mépris de ses douleurs, s'était assis sur le sol mouillé et, prenant la tête casquée sur ses genoux, se mettait en devoir de lever la ventaille du heaume. Ce n'était pas facile parce qu'elle avait subi des chocs et s'était faussée. Penchée vers lui, Catherine s'impatientait d'autant plus que le blessé gémissait presque sans arrêt.
— Faites vite ! souffla-t-elle. Il doit étouffer dans cette cage de fer!
— Je fais ce que je peux. Ce n'est pas si facile...
La visière en effet se défendait vigoureusement et Mathieu transpirait. Voyant cela, le vieux Pierre tira son couteau et avec mille précautions en introduisit la pointe dans le rivet de la jointure, en prenant bien garde de ne pas blesser le visage au-dessous.
Il pesa sur le manche, le rivet céda, la visière s'ouvrit.
— Apporte ta torche, ordonna Catherine.
Mais à peine la lumière tremblante eut-elle touché le visage aux yeux clos qu'avec un cri Catherine se rejetait en arrière. La boîte d'onguents s'échappa de ses mains.
— Ce n'est pas possible, balbutia-t-elle, blême soudain jusqu'aux lèvres... Pas possible !
— Qu'est-ce qui te prend ? fit Mathieu stupéfait. Tu connais ce jeune homme ?
Catherine leva vers son oncle un regard de noyée. L'émotion qui serrait sa gorge était si forte qu'elle lui ôtait presque l'usage de la parole.
— Oui !... Non !... Je ne sais pas !
— Tu deviens folle ? Qu'est-ce que c'est encore que ce mystère ? Il vaudrait mieux enlever tout à fait ce casque au lieu de t'évanouir à demi. Il y a du sang qui coule.
— Je ne peux pas... pas tout de suite ! Aide mon oncle, Pierre !
Le vieux serviteur, dont les yeux inquiets allaient alternativement du blessé à la jeune fille, s'empressa. Catherine s'assit sur le talus tout près de lui, serrant l'une contre l'autre ses mains tremblantes. Les yeux agrandis, elle regardait avidement son oncle et Pierre qui tentaient de dégager complètement cette tête, ce visage qui était le visage même de Michel de Montsalvy...
Frissonnante, serrant autour d'elle la bure déjà alourdie d'eau, la jeune fille voyait s'évanouir devant elle les années écoulées. Les scènes qui, à Paris, l'avaient mise à deux doigts de la mort, se redessinèrent devant elle avec une effrayante netteté. Michel se débattant aux mains des bouchers sous les lambris dorés de l'hôtel d'Aquitaine ; Michel, les poings liés au dos, suivant fièrement sa voie douloureuse au milieu des archers et de la foule hurlante, Michel étendu dans l'ombre de la cave du Pont-au-Change évoquant doucement pour une fillette attentive sa province natale... Il avait fermé les yeux, à un moment, comme pour mieux se souvenir et le visage de l'autre, tel qu'il était apparu dans le cadre noir du casque, était étrangement semblable à celui de Michel à cet instant précis... De toutes ses forces, Catherine repoussa les abominables images des minutes suivantes, celle surtout du beau visage tuméfié, écrasé, souillé de sang et de poussière. La ressemblance avec le chevalier était hallucinante. La jeune fille se pencha en avant pour mieux voir, pour se convaincre aussi qu'elle ne rêvait pas. Mais non, le visage était bien là, pâle et immobile, les paupières bistrées, ourlées de cils épais recouvrant exactement le globe inconnu des yeux. Un mince filet de sang barrait le front, descendait le long de la joue et atteignait la commissure des lèvres serrées. Une expression de souffrance crispait les traits par instants.
— Michel, murmura Catherine malgré elle... Ce n'est pas vous, ce ne peut pas être vous ?
Non, ce n'était pas lui. Mais si exacte était la ressemblance qu'elle n'en fut vraiment certaine que lorsque enfin Mathieu et Pierre eurent ôté le casque. Au lieu des cheveux dorés dont Catherine avait gardé le souvenir ébloui, apparut une calotte de cheveux noirs comme la nuit elle-même, épais, drus et en désordre. La jeune fille en fut presque soulagée, encore que cette chevelure si différente n'ôtât rien, chose étrange, à la ressemblance. Si ce n'est, peut- être, que cette figure était plus belle encore que celle de Michel, plus dure aussi.
— On ne peut pas le laisser là ! Nous sommes déjà tout trempés et notre demoiselle n'est pas bien non plus, fit Pierre après avoir constaté que Catherine claquait des dents sans même s'en rendre compte. On va l'emporter à nous quatre jusqu'à l'auberge.
— Avec ce poids de ferraille, il est beaucoup trop lourd, répondit Mathieu.
Mais les quatre hommes eurent tôt fait de dépouiller le blessé de sa carapace d'acier. On l'enveloppa dans des manteaux et, avec des bâtons et des cordes, on confectionna un brancard sur lequel le jeune homme fut étendu. Catherine un peu revenue de son émotion, avait étanché le sang suintant d'une blessure au cuir chevelu et posé dessus un tampon qu'elle avait serré avec une écharpe.
Pendant toutes ces manipulations, le blessé n'avait pas ouvert les yeux, mais une plainte plus forte lui avait échappé quand on l'avait dépouillé de son armure et une autre quand on l'avait transporté sur la civière improvisée.
— Il doit avoir une jambe cassée, fit Pierre dont les vieux doigts habiles avaient palpé vivement le membre enflé...
Quand on se remit en marche, Catherine refusa de remonter sur sa mule ; elle voulait cheminer auprès du blessé. Une des mains mouillées sortait de la couverture, abandonnée sur la poitrine. Cette main l'attirait comme un aimant et elle ne résista pas longtemps à l'envie de la prendre dans les siennes. Elle était froide et humide. Un peu de sang perlait encore aux écorchures profondes. Catherine l'essuya soigneusement avec son mouchoir puis la garda dans les siennes. Peu à peu, entre ses paumes douces, la grande main masculine se réchauffa.
Mais, quelque hâte que l'on mit à parcourir la dernière partie du chemin, la nuit était d'un noir d'encre, et toute la petite troupe trempée jusqu'aux os, quand, enfin, la lanterne accrochée devant la porte de l'auberge du Grand Charlemagne apparut dans la nuit.
Une heure plus tard, tout le monde était casé et le blessé reposait au fond d'un grand lit à courtines de serge rouge. Placée à la croisée de deux grandes routes, l'auberge était, par bonheur, l'une des meilleures de la région.
L'arrivée du chevalier blessé et de son escorte avait mis l'auberge en émoi parce qu'il n'y avait plus guère de place. Une caravane de marchands remontant vers Bruges avait tout occupé. On put, tout de même, trouver une chambre pour le chevalier et Catherine fut installée dans un petit cabinet où l'on se hâta de dresser un lit. Le pauvre Mathieu, pour une fois, devrait se contenter de l'écurie et coucherait dans la paille avec ses valets.
— Ce n'est pas la première fois et ce ne sera sans doute pas la dernière, fit-il avec philosophie.
L'état de celui qu'il avait recueilli sur la route l'inquiétait bien autrement car le blessé n'avait pas encore repris connaissance. La blessure à la tête, due sans doute à un formidable coup de masse d'armes qui avait enfoncé l'acier du heaume, continuait de saigner.
Bien entendu, leur entrée au Grand Charlemagne n'était pas passée inaperçue des voyageurs déjà installés dans la grande salle autour de leur souper. Cela valut à Mathieu et à Catherine de voir venir à eux un bien extraordinaire personnage. A Bruges et dans d'autres grands marchés, le drapier dijonnais avait déjà rencontré des musulmans et la vue d'un turban ne l'étonnait plus. Mais celui qu'il découvrit devant la porte du blessé tranchait tout de même nettement avec la moyenne.
C'était un petit homme, mince et fluet, si petit que son volumineux turban rouge mettait sa figure à mi-chemin de ses pieds chaussés de babouches du même rouge et de jolies chaussettes bleues. Une robe d'épais damas indigo l'enveloppait jusqu'aux genoux, serrée dans une ample ceinture de toile fine drapée à la taille et d'où sortait le manche orfévré d'un poignard. Mais ce costume, si voyant qu'il fût, n'était rien en comparaison du personnage lui-même. Sa figure mince et indiscutablement jeune s'ornait paradoxalement d'une longue barbe neigeuse, surmontée d'un petit nez fin et délicat. Deux gigantesques serviteurs noirs dont la taille contrastait avec celle de leur maître, venaient sur les talons du nouveau venu. Celui-ci s'inclina gravement devant le marchand et sa nièce, ses mains fines jointes sur sa poitrine.
— Allah vous tienne en garde ! fit-il dans un français soyeux et légèrement zézayant. J'ai appris que vous aviez un blessé avec vous, alors me voilà ! Je m'appelle Abou-al-Khayr, je viens de Cordoue et je suis le plus grand médecin de tout l'Islam.
Le mot « médecin » arrêta dans la gorge de Catherine le fou rire qui montait. L'immense dignité de ce petit bonhomme enturbanné dont la modestie n'était apparemment pas la vertu principale, avait quelque chose d'irrésistiblement comique, mais il ne paraissait aucunement s'en douter.
— Nous avons, en effet, un blessé... commença- t-elle.
Mais, d'une main dressée entre eux deux, le petit médecin lui imposa silence. Il déclara sévèrement :
— Je m'adresse à cet honorable vieillard. Les femmes n'ont pas droit à la parole chez nous.
Vexée, Catherine devint rouge jusqu'à la racine de ses cheveux tandis que Mathieu, à son tour, réprimait son envie de rire. Pourtant ce n'était pas le moment de décourager les bonnes volontés.
— Il y a là, en effet, un blessé, répondit-il en rendant son salut à l'arrivant. Un jeune chevalier que nous avons trouvé sur le bord de la rivière et qui semble en bien triste état.
— Je vais l'examiner...
Ses deux Noirs, chargés l'un d'un gros coffre de cèdre peint et l'autre d'une buire d'argent ciselé, toujours sur ses talons, Aboual-Khayr pénétra dans la chambre où gisait le chevalier. Dans son grand lit aux tentures rouges qui, avec la cheminée, occupait à peu près tout l'espace libre, celui-ci paraissait encore plus pâle que tout à l'heure.
Pierre se tenait à son chevet et, armé d'un tampon de charpie, tentait d'arrêter le filet de sang coulant toujours de la tempe.
— Ce seigneur est médecin, expliqua Mathieu devant les yeux devenus tout ronds du vieux Pierre.
— Dieu en soit loué ! Il est grand temps. Le blessé saigne encore !
— Je vais arranger ça tout de suite, affirma l'Arabe en faisant signe à ses esclaves de déposer leur chargement sur un tabouret tout près du lit.
Levant les bras en l'air, il rejeta ses larges manches jusque sur ses épaules et palpa prestement le crâne du blessé.
— Pas de fracture, dit-il enfin, c'est seulement un vaisseau rompu.
Que l'on aille me chercher de la braise dans un pot !
Pierre se précipita dans la galerie tandis que Catherine prenait sa place au chevet du blessé. Le petit médecin la regarda sous le nez d'un air réprobateur :
— Vous êtes la femme de ce jeune homme ?
— Non ! Je ne le connais même pas. Mais je resterai tout de même auprès de lui, déclara fermement la jeune fille.
Ce petit bonhomme apparemment, n'aimait pas beaucoup les femmes mais il n'arriverait pas à la chasser de ce lit.
Abou-al-Khayr renifla d'un air méprisant. Pourtant il n'ajouta rien.
Il se mit à fouiller dans son coffre qui, ouvert, révélait une série d'instruments d'acier étincelant et quantité de fioles, de petits pots de faïence aux teintes vives, noires, vertes, rouges ou blanches. Il y prit délicatement un objet assez semblable à un sceau de petite taille dont le manche de bronze était merveilleusement ciselé d'oiseaux et de feuillages. Après avoir essuyé soigneusement cet instrument avec un petit tampon sur lequel quelques gouttes d'un liquide âcre avaient été versées, Abou- al-Khayr alla le poser dans un pot plein de braises que Pierre apportait tout juste. Catherine ouvrit des yeux horrifiés :
— Qu'allez-vous lui faire ?
Le petit médecin n'avait visiblement aucune envie de lui répondre mais il était incapable de se taire quand il s'agissait d'expliquer l'un de ses actes.
— Cela tombe sous le sens, ignorante que vous êtes ! Je vais cautériser légèrement cette plaie pour obliger le vaisseau rompu à se fermer. Cela se fait également chez vos ânes de médecins...
D'une main ferme, il avait saisi le manche de bronze et approchait le fer incandescent de la plaie, préalablement nettoyée de la graisse d'armes qui la souillait encore. Catherine ferma les yeux et enfonça ses ongles dans la paume de sa main. Mais elle ne put éviter d'entendre le hurlement poussé par le blessé, ni de respirer la suffocante odeur de chair et de cheveux roussis.
— Sensible, ce jeune homme ! commenta Abou- al-Khayr. J'ai à peine effleuré la blessure pour ne pas faire une grande brûlure.
Si l'on vous mettait un fer rouge sur la tempe, s'écria Catherine dont les yeux, grands ouverts maintenant, regardaient avec horreur le visage convulsé de souffrance du jeune homme, que diriez-vous ?
— Je dirais que c'est très bien si cela doit arrêter le sang et conserver ma vie. Vous pouvez tous voir que le sang ne coule plus.
Maintenant, je vais enduire la blessure d'un baume miraculeux et, dans quelques jours, il n'y aura plus qu'une mince cicatrice, car la blessure est très petite...
Tirant de son coffre un petit pot de faïence verte, décoré de fleurs fantastiques gaiement colorées, il prit du contenu la valeur d'une noisette au bout d'une aiguille d'or et l'appliqua sur la tempe blessée.
À l'aide d'un petit carré de toile fine, il écrasa le baume sur la blessure puis, maintenant la compresse, il se mit à confectionner avec une diabolique habileté un vertigineux pansement qui escamota bientôt les cheveux noirs du jeune homme et enserra étroitement ses mâchoires comme une coiffe de femme. Catherine le regardait faire avec un intérêt passionné. Le blessé ne gémissait plus depuis que le baume avait touché sa chair meurtrie. Une odeur piquante, puissante et cependant agréable, emplissait la pièce.
— Qu'est-ce que ce baume ? demanda-t-elle.
— Nous l'appelons baume de Matarea, répondit négligemment le petit homme sans daigner s'expliquer davantage. Il vient d'Égypte.
Est-ce que ce jeune homme a d'autres blessures ?
— Une jambe cassée, je crains bien, dit Mathieu qui s'était tenu coi tout ce temps.
— Voyons ça !
Sans se soucier aucunement de la présence de la jeune fille, il empoignait drap et couvertures, les rejetait vers le pied du lit, découvrant le corps du jeune homme que Mathieu et Pierre avaient complètement déshabillé avant de le coucher. La subite apparition de cette totale nudité masculine fit rougir le drapier jusqu'aux oreilles.
— Sors d'ici, Catherine, ordonna-t-il brusquement en attrapant sa nièce par le bras pour l'entraîner hors de la pièce.
Le petit médecin l'arrêta d'un regard sévère.
— Voilà bien les ridicules pudibonderies des chrétiens ! Le corps de l'homme est la plus belle création d'Allah, avec celui du cheval.
Cette femme donnera un jour la vie à des hommes semblables à celui-ci. Pourquoi donc la vue de ce corps offenserait-elle ses yeux ? Les anciens Grecs en faisaient des statues qui ornaient les temples de leurs dieux.
— Ma nièce est fille, protesta Mathieu qui n'avait pas lâché le poignet de Catherine.
— Elle ne le sera pas longtemps. Elle est bien trop belle pour cela !
Je n'aime pas les femmes. Elles sont sottes, bruyantes et puériles, mais je sais reconnaître la beauté lorsque je la rencontre. Cette jeune fille est un chef-d'œuvre dans son genre... tout comme le blessé. Avez-vous jamais rien vu de plus parfait que la forme de ce guerrier abattu ?
L'enthousiasme esthétique d'Abou-al-Khayr, que Mathieu ne semblait guère disposé à partager, ne l'empêchait pas de travailler tout en parlant et il palpait la jambe brisée avec une extrême délicatesse.
Mathieu, malgré lui, avait lâché Catherine, fasciné qu'il était par le corps brun dont la peau luisante brillait doucement sous la lumière des chandelles. Catherine avait repris sa place à la tête du lit et regardait elle aussi. Le petit médecin, tout en faisant son travail, continuait à chanter les louanges de la beauté humaine sur le mode, à la fois fleuri et lyrique qui lui était cher. Mais il avait dit vrai : le chevalier blessé était magnifiquement bâti. Sous sa peau bronzée, les muscles longs, étirés, se dessinaient avec une précision anatomique et, sur le drap blanc, les larges épaules, les flancs étroits et durs, le ventre plat, fermement attaché aux cuisses gonflées de muscles, prenaient un relief saisissant. Troublée au fond d'elle- même, Catherine sentait ses mains se glacer tandis qu'une légère rougeur s'étendait sur ses joues.
Abou-al-Khayr, aidé de ses esclaves, étirait maintenant la jambe pour réduire la fracture. Le blessé gémit. Puis, soudain, Catherine entendit :
— Si cette brute ne me faisait aussi mal, je me croirais en Paradis, car vous êtes sûrement un ange !... À moins que vous ne soyez la Rose sortie du roman du vieux Lorris.
Elle vit alors que deux yeux noirs, d'un noir d'enfer que la fièvre faisait briller d'inquiétante façon, la regardaient. Maintenant qu'il avait repris connaissance et que ses yeux étaient ouverts, la ressemblance avec Michel était criante, hallucinante. Tellement que la jeune fille, la voix soudain tremblante, ne put s'empêcher de prier :
— Par grâce, messire... dites-moi votre nom !
Le visage contracté où perlait une sueur de souffrance ébaucha quelque chose qui voulait être un sourire. Ce fut une affreuse grimace, mais qui fit étinceler brièvement une éclatante dentition.
— J'aimerais mieux savoir d'abord le vôtre, mais j'aurais mauvaise grâce à laisser si belle demoiselle poser deux fois la même question.
Je me nomme Arnaud de Montsalvy, seigneur de la Châtaigneraie en pays Auvergnat, et je suis capitaine de Monseigneur le dauphin Charles.
Pour mieux voir la jeune fille, le blessé avait tenté de se relever sur un coude et s'attirait une protestation furieuse du petit médecin.
— Si vous ne vous tenez en repos, mon jeune seigneur, vous resterez boiteux toute votre vie.
Les yeux noirs d'Arnaud, attachés à Catherine, se portèrent avec stupéfaction sur le turban du médecin et sur ses étranges acolytes. Il se signa précipitamment, tenta d'arracher sa jambe aux mains qui la retenaient.
— Qu'est celui-là ? s'écria-t-il furieux. Un chien d'infidèle, un Maure ? Comment ose-t-il seulement toucher un chevalier chrétien sans craindre de se faire arracher la peau ?
Abou-al-Khayr poussa un soupir de lassitude. Il glissa ses mains au fond de ses manches, s'inclina poliment :
— Le noble chevalier préfère sans doute perdre sa jambe à brève échéance ? Je ne crois pas qu'il y ait d'autres médecins dans cet endroit. Au surplus, je regrette profondément d'avoir osé arrêter tout à l'heure son précieux sang qui coulait si vite. Indigne que je suis !
J'aurais dû le laisser s'écouler jusqu'à la dernière goutte !
Le ton mi-rageur, mi-ironique du petit médecin calma tout net la colère du jeune homme. Brusquement, il se mit à rire :
— Tes pareils sont habiles, à ce que l'on assure. Et puis, tu as raison, je n'ai pas le choix. Poursuis ton ouvrage, je te récompenserai royalement.
— Avec quoi ? marmonna Abou en retroussant à nouveau ses manches. Vous aviez tout juste votre armure quand l'honorable drapier vous a trouvé.
Mathieu, quant à lui, commençait à penser que le blessé regardait trop sa nièce. Il se glissa entre eux deux et se mit en devoir de raconter au chevalier comment on l'avait récupéré sur le bord de l'Escaut, délivré de son armure et amené jusqu'au Grand Charlemagne. De son côté, le jeune homme, devenu soudain très grave et soucieux, raconta son histoire. Envoyé par le Dauphin au duc de Bourgogne, en tant qu'ambassadeur et parcourant le pays accompagné d'un seul écuyer, il avait été sauvagement attaqué, sur l'autre rive du fleuve, par un parti de routiers, mi-bourguignons, mi-anglais qui l'avaient démonté, dévalisé et assommé avant de le jeter à l'eau où il avait bien pensé se noyer. Par miracle et malgré le poids de son armure il avait réussi à nager et à gagner la rive opposée, grâce surtout à un banc de sable opportun.
Il s'était hissé sur la rive avec une peine infinie et là, il avait perdu connaissance. Quant à son écuyer, il ignorait totalement ce qu'il était devenu.
— Ces bandits ont dû le tuer, conclut tristement le jeune homme ; je le regretterai, car c'était un brave garçon.
Tandis qu'il parlait, Abou-al-Khayr avait achevé son ouvrage non sans arracher de temps en temps à son patient des gémissements et des imprécations. La patience n'était visiblement pas la qualité dominante d'Arnaud de Montsalvy.
Catherine, elle, le buvait des yeux. C'était comme si le ciel avait fait pour elle un miracle en lui rendant celui qu'elle n'avait jamais cessé d'aimer, qu'elle ne pouvait oublier. Entre elle et Arnaud, un lien spontané s'était tissé, que chaque instant, chaque regard rendaient plus fort et plus intime. Toutes les fois que les yeux fiévreux du blessé se posaient sur elle, et c'était très souvent, elle éprouvait un choc intérieur. Une bouffée chaude montait à ses joues. Visiblement, le chevalier ne souhaitait qu'une chose : demeurer seul un moment avec cette jeune fille dont la beauté l'éblouissait sans qu'il songeât, même un seul instant, à s'en cacher. Aussi protesta-t-il de toutes ses forces quand le petit médecin approcha de ses lèvres une petite coupe d'or dans laquelle il venait d'opérer un mystérieux mélange. Il voulut la repousser.
— Mon jeune seigneur, fit sévèrement le Maure, si vous voulez retrouver bien vite vos forces, il faut dormir ; ceci vous y aidera.
— Mes forces ? Mais je dois repartir et dès demain.
Il y a le message du Dauphin... Il faut que j'aille à Bruges !
— Vous avez la jambe brisée, vous resterez au lit, s'écria Abou-al-Khayr.
— D'ailleurs, intervint doucement Catherine, il est possible que vous ne trouviez plus le duc à Bruges. Il ne devait pas s'attarder mais bien regagner Dijon où l'attendent maintes affaires. À Dijon... où nous allons nous-mêmes.
A mesure qu'elle parlait, les yeux sombres d'Arnaud s'éclairaient.
Quand elle se tut, il voulut tendre la main pour saisir celle de la jeune fille, ne trouva que la robe de Mathieu et fronça les sourcils. Mais il se calma aussitôt, sourit et déclara que rien ne le rendrait plus heureux que cheminer avec elle.
— Je pense, ajouta-t-il, qu'il sera possible de trouver une litière.
— Nous verrons ça demain, coupa Abou. Buvez !
Quelques instants plus tard, sous l'effet de la puissante drogue opiacée, les yeux du chevalier se refermaient et il s'endormit d'un sommeil paisible. Tous les assistants se retirèrent à l'exception de l'un des Noirs à qui le médecin avait confié la surveillance de son patient.
Les deux serviteurs du petit Arabe étaient muets tous deux, ce qui, confia leur maître à Mathieu, diminuait les risques de dispute avec le blessé. Celui- ci paraissait avoir le « caractère impatient du scorpion dérangé dans son trou... ».
Catherine sortit la dernière, avec un soupir de regret.
La compagnie d'Abou-al-Khayr se révéla beaucoup plus amusante que ne l'avait supposé Catherine malgré l'obstination qu'il mettait à l'ignorer. Il était réellement jeune en dépit de sa barbe blanche qui n'était, expliqua-t-il à Mathieu, que le signe distinctif des médecins, des gens exerçant des professions libérales et des notables de l'Islam.
En pays coranique, les bourgeois avaient droit, eux, à une barbe plus courte et teinte en bleu ou en vert. La blancheur de cette belle barbe et son entretien étaient un constant sujet de soucis pour le médecin cordouan qui en prenait grand soin, comme d'ailleurs de toute sa personne d'une absolue propreté. Il se plaignait assez amèrement du manque de confort des installations sanitaires en pays chrétiens.
— Vos hammams que vous nommez étuves, disait- il d'un ton méprisant, seraient tout juste bons pour des esclaves, à Cordoue !
Mais, hormis cet inconvénient, il reconnaissait que la Chrétienté avait du bon, qu'elle présentait un grand intérêt et un très vaste champ d'expériences pour un médecin parce que l'on s'y étripait beaucoup plus qu'en terre d'Islam. Et surtout au royaume de Cordoue où régnait une paix très regrettable pour les progrès de l'art médical.
— Ici, l'on trouve des cadavres à toutes les croisées de routes, conclut-il avec une profonde satisfaction.
Malgré son âge, il avait beaucoup voyagé, de Bagdad à Kairouan et des sources du Nil à Alexandrie, toujours à la recherche du savoir. Ce qu'il souhaitait maintenant, c'était se rendre à la cour du puissant duc de Bourgogne, du Grand Duc d'Occident, dont la réputation passait déjà les monts et les mers.
— Notre rencontre m'évite d'aller jusqu'à la ville sur l'eau, dit-il à Mathieu. Je ferai route avec le blessé et, ainsi, je pourrai le surveiller jusqu'en Bourgogne. Il en a besoin. Mais nous ne partirons que dans deux ou trois jours. Cette hôtellerie, après tout, n'est pas mauvaise.
Le petit médecin semblait, en effet, apprécier la cuisine. Il attaquait justement avec vigueur une poularde aux herbes qu'il arrosait de généreuses rasades de vin gris, oubliant les préceptes du Coran au profit des célèbres vignes de Sancerre.
— Alors nous nous retrouverons à Dijon, fit Mathieu qui, lui non plus, ne perdait pas un coup de dent, car nous reprendrons la route demain matin, ma nièce, mes gens et moi-même. Nous sommes déjà en retard...
Catherine, elle, ne mangeait pas. Elle s'était contentée de boire un bol de lait et grignotait distraitement une tartine de miel. Les derniers mots la tirèrent de sa songerie.
— Ce serait plus amusant de faire route tous ensemble, dit-elle.
Mathieu, alors, se mit en colère de la plus imprévisible façon.
— Non ! s'écria-t-il en tapant sur la table. Nous repartons ! Déjà, je n'ai pas beaucoup aimé la façon qu'avait ce seigneur de te regarder. Et toi, tu lui souriais, tu lui faisais presque des avances, ma parole !
D'ailleurs, il est temps que tu m'expliques où tu l'as déjà rencontré.
— N'y compte pas ! coupa Catherine froidement. Je n'ai rien à dire, si ce n'est que je n'avais jamais vu ce chevalier. Seulement il ressemble à quelqu'un que j'ai connu autrefois. Voilà tout ! Et maintenant, bonne nuit, oncle Mathieu !
Saluant brièvement le drapier et son nouvel ami, elle se hâta de traverser la salle pour que Mathieu n'eût pas le temps de la rattraper, gravit l'escalier de bois et s'engagea dans l'étroit passage qui menait aux chambres ; les portes donnaient toutes sur une galerie extérieure.
Devant celle d'Arnaud, sous laquelle filtrait un mince rai de lumière, elle hésita, prise d'une irrésistible envie d'entrer, de le regarder dormir. Le petit cabinet où elle devait passer la nuit était tout au bout de cette galerie, à l'opposé de la chambre de ce blessé si intéressant...
Un moment, elle resta là, debout dans le vent et la bourrasque. La pluie rejaillissait jusque sous l'auvent de la galerie. L'orage était déchaîné maintenant ! Le vent soufflait avec violence, chassant des paquets d'eau. Cela faisait comme des nuages qui se déplaçaient à ras de terre ! Les silhouettes torturées des arbres se balançaient de côté et d'autre. Catherine frissonna sous le manteau qu'elle avait jeté sur ses épaules.
Mais elle aimait ce soir, le temps affreux, les éléments déchaînés, si bien accordés avec sa propre tempête intérieure. La violence des sentiments nés si spontanément en elle l'effrayait un peu. Jamais elle n'avait connu ce besoin impérieux d'une autre présence, ce désir d'atteindre, de toucher, d'étreindre un être de chair. En quelques instants, l'ancienne Catherine si calme, si tranquille en face des aveux passionnés des garçons de sa ville, ces aveux dont elle riait avec une inconsciente cruauté, s'était muée en une femme éprise pour qui l'image d'un Homme était devenue la seule raison de vivre. Même la Catherine qui avait frissonné d'un trouble plaisir sous les lèvres de Philippe de Bourgogne s'était éloignée...
Que dirait Mathieu s'il la surprenait dans la chambre du blessé ?
Pour éviter de répondre à cette question, la jeune fille songea qu'il devait dormir à l'écurie et ne remonterait sûrement pas. Pourquoi faire? Alors, incapable de résister plus longtemps au désir qui la poussait en avant, elle posa la main sur le loquet de la porte et entra.
Arnaud dormait, le Noir aussi. Le grand corps de l'esclave soudanais barrait l'âtre de la cheminée, roulé sur lui-même à la manière d'un gros chien. Le blessé reposait dans son lit, rigide, la tête disparaissant dans le gros pansement qui lui restituait un heaume tout de blancheur. L'étrange appareil, fait de morceaux de bois et d'une bande de toile trempée dans la bouillie de farine, que le médecin cordouan avait posé à sa jambe brisée, l'obligeait à rester étendu sur le dos et donnait à son immobilité une allure tragique. Impressionnée, Catherine demeura un moment, appuyée d'un bras au chevet du lit, regardant le visage aux yeux clos. Un banc de bois, garni de coussins rouges, était rangé le long du mur. Elle essaya de le tirer vers le lit mais il était trop lourd. Elle renonça, se contenta de se laisser tomber dessus, les mains jointes au creux de ses genoux.
La respiration du blessé, un peu haletante, emplissait toute la pièce avec un léger ronflement. Il ne semblait pas souffrir. Et, tandis qu'elle le regardait silencieusement, Catherine se dit qu'il était vraiment plus beau que Michel. Peut-être parce qu'il était plus viril, plus homme, alors que son frère sortait à peine de l'adolescence. Il pouvait avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans et, sous l'insolite coiffure confectionnée par le Maure, la netteté un peu rude mais infiniment pure du visage ressortait comme une ciselure sur un écrin. Nez fier, menton énergique et carré où la barbe non rasée mettait une ombre bleue, ce visage était sans douceur à l'exception de l'ombre des cils, longs comme ceux d'une femme, mais non sans charme. Ce charme, Catherine le subissait avec une intensité qui l'étonnait. Elle ne comprenait rien à ce trouble, né des profondeurs de son être. Il la ravageait et faisait monter à ses joues d'aussi soudaines qu'incompréhensibles rougeurs.
Dans la cheminée, une bûche s'écroula dans une gerbe d'étincelles, roula devant l'âtre. Catherine se leva, prit les pincettes et replaça la bûche dans le brasier. Puis revint à son banc. Le Noir avait remué un peu, grognant vaguement dans son sommeil, mais Arnaud n'avait pas bougé. Avec un soupir, la jeune fille se laissa aller contre le dossier de son siège. Le vacarme de l'orage s'éloignait. Seule, la pluie crépitait encore sur le toit mais, dans la chambre bien close, il faisait bon et l'on se sentait à l'abri.
Peu à peu, le bruit monotone des gouttes d'eau agit sur Catherine dont la tête s'alourdit. Elle finit par s'endormir, à demi couchée sur le banc. Elle ne vit pas la porte s'ouvrir et le volumineux turban du petit médecin maure apparaître dans l'embrasure. Les yeux vifs parcoururent la chambre, s'arrêtèrent d'abord sur le blessé mais, constatant qu'il dormait paisiblement, ne s'y attardèrent pas. Par contre, une étrange expression se peignit sur le visage cuivré en découvrant Catherine endormie sur son banc. Le premier mouvement d'Abou-al-Khayr fut d'aller vers elle pour l'éveiller, mais il s'arrêta en chemin, haussa les. épaules. Un sourire ironique retroussa ses lèvres et, aussi doucement qu'il était entré, il quitta la chambre, refermant sans bruit la porte derrière lui.
Catherine ne sut pas que le petit médecin, rencontrant Mathieu dans la galerie, lui avait formellement déconseillé d'entrer chez le blessé, alléguant la légèreté de son sommeil fébrile. Et le drapier s'en était allé coucher à l'écurie sans se douter que sa nièce dormait dans la chambre du chevalier.
Vers quatre heures et demie du matin, Catherine ouvrit ses paupières qui lui parurent pesantes. Le jour commençait à poindre et, dans la basse-cour de l'auberge, un coq enroué essayait de faire croire qu'il chantait le nouveau soleil. Arnaud ne semblait pas avoir bougé d'une ligne et, devant l'âtre éteint et froid, le Nubien dormait toujours, ronflant avec obstination. Avec quelque peine, et non sans grimacer de douleur, Catherine se redressa. Son dos et ses reins lui faisaient mal. Sans faire de bruit, elle alla à la fenêtre, l'ouvrit pour regarder au-dehors.
La pluie avait cessé, encore qu'elle demeurât à terre sous forme de grandes flaques où se reflétait la lumière rose du ciel. Les arbres, les feuilles étaient vernis de neuf. Cela sentait l'étable chaude et la terre mouillée, une bonne odeur de campagne que la jeune fille respira avec délices. Elle s'étira comme une chatte avec des mouvements lents et gracieux, bâilla puis, posément, défit ses nattes emmêlées pour donner de l'air à ses cheveux. À pleines mains elle les gonfla, les fit mousser, heureuse de sentir leur soie vivante sur son dos. Puis, refermant la fenêtre, elle revint vers le lit.
Les yeux fermés, le blessé dormait avec application, une moue légère à ses lèvres dures, un pli creusé à la racine du nez. Il semblait si jeune, ainsi, tellement désarmé et attendrissant que Catherine ne résista pas à l'impulsion qui lui vint. Se laissant glisser à genoux auprès du lit, elle appuya sa joue à la main brune, abandonnée, paume en dehors, sur la couverture. Elle était chaude, cette main, mais la peau, durcie par le maniement quotidien des armes, râpait un peu. Catherine y colla ses lèvres avec une ferveur qui la surprit. Une boule se gonflait dans sa gorge. Elle avait à la fois envie de pleurer et de rire. Mais, surtout, elle souhaitait inconsciemment que cette minute de douceur durât une éternité. Le monde, autour d'elle, s'était évanoui. Il n'y avait qu'elle et Arnaud, enfermés dans un cercle magique, aux invisibles murs duquel se brisait la réalité. Pour un instant, il était à elle, à elle seule...
Prisonnière d'un charme tout-puissant, Catherine ne se rendit pas compte que, sous ses lèvres, la main bougeait, qu'une autre main se glissait dans le flot de ses cheveux répandus sur le lit. Mais, quand les deux mains réunies emprisonnèrent son visage et le soulevèrent, elle comprit que le blessé était réveillé. Tourné sur le côté, à demi soulevé sur un coude, il la regardait et, lentement, l'attirait à lui. Elle poussa un petit cri, voulut dégager sa tête.
— Messire... laissez-moi. Je...
— Chut ! fit-il seulement. Tais-toi !
Subjuguée par l'autorité du ton, elle se tut, cessa de se défendre.
Elle n'en sentait ni l'envie ni la force. Dans sa poitrine, son cœur cognait si fort qu'il l'étouffait presque. Elle était fascinée par la passion de ces yeux noirs, à chaque instant plus proches. Les mains du jeune homme avaient quitté son visage. Il l'enfermait maintenant dans ses bras, l'attirant auprès de lui sur le lit irrésistiblement, avidement...
Quand il la coucha contre lui, coincée par les muscles durs de sa poitrine, Catherine frissonna de tout son corps. Une sueur légère mouillait la peau brune du jeune homme. Il sentait le lit chaud, la fièvre et une autre odeur qu'elle ne pouvait définir, peut-être le baume dont sa blessure à la tempe avait été enduite ? Arnaud respirait fort et son souffle emplissait les oreilles de sa prisonnière consentante. Elle l'entendit jurer entre ses dents parce que sa jambe immobilisée le gênait. Mais elle ne chercha pas même à se défendre.
Inconsciemment, elle avait attendu depuis toujours un moment comme celui-là...
Elle gémit pourtant quand la bouche dure s'abattit sur la sienne, la violentant avec une ardeur d'affamé. Des bruits de cloches éclataient dans sa tête, un carillon de joie aussi primitive que la terre elle-même.
Sans même s'en rendre compte, elle se tendit sous les mains qui la parcouraient, cherchant à deviner la vérité de son corps de jeune fille.
Pour un blessé de la veille, Arnaud de Montsalvy faisait preuve d'une singulière vigueur. Il ne s'encombrait pas de délicatesses et ses gestes, autoritaires, rapides, étaient ceux d'un soldat pour qui chaque minute compte. Et pourtant, dans cette violence qui lui ôtait jusqu'à la moindre envie de résister, Catherine trouvait une extraordinaire douceur. Elle s'abandonnait, offerte, déjà heureuse. Le baiser s'éternisait, se faisait plus profond, éveillant la folie dans le sang de la jeune fille. Elle ne se rendit pas compte de ce que faisait Arnaud. Il ouvrait sa gorgerette, délaçait sa robe. Ce fut seulement quand il quitta ses lèvres pour enfouir la tête entre ses seins qu'elle se vit à demi nue dans ses bras. Mais la vue même de sa propre chair, si rose dans la lumière naissante, plus rose encore au contraste des courts cheveux noirs d'Arnaud dépassant le turban, ne lui causa aucune gêne.
C'était comme si, de tout temps, elle avait été créée pour se donner à cet homme, comme si elle n'avait été faite que pour lui, pour son plaisir et son bonheur.
Plus doucement maintenant, il continuait à la dévêtir d'une main, à la caresser de l'autre. Ses doigts semblaient hésiter devant chaque nouvelle découverte. Puis s'émerveillaient et s'emparaient de leur conquête avec une joie violente. Il murmurait des mots sans suite que Catherine ne comprenait pas. Un instant, il revint vers son visage. Elle vit ses traits, durcis par le désir, le flamboiement des noires prunelles qui cherchaient son regard.
— Comme tu es belle ! haleta-t-il, la voix rauque. Comme tu es douce... et rose, et tendre !
Avec passion, il reprit sa bouche, renversa sous lui le corps souple, ployant en arrière la taille ronde. A nouveau Catherine gémit. Un tout petit gémissement qui était presque un appel.
Soudain, dans la cour de l'auberge, un cri éclata :
— Catherine ! Catherine ! Où es-tu ?
— Mon Dieu, mon oncle !
Brusquement dégrisée, Catherine se dressa, repoussant le jeune homme. Elle prit alors pleine conscience de sa nudité, de cette porte qui pouvait s'ouvrir, de ce Noir qui remuait et allait s'éveiller. Rouge de honte elle chercha à rajuster ses vêtements, à se dégager de l'étreinte d'Arnaud qui, un instant surpris, la reprenait contre lui avec une plainte douloureuse.
— Reste encore... Je te veux ! Je tuerai quiconque osera entrer !
— C'est impossible !... Oh, mon Dieu, laissez- moi !
Souple comme une anguille, elle avait réussi à glisser du lit. Tout en se rhabillant hâtivement, avec des mains tremblantes et maladroites, elle le regarda, le vit si pâle ! Son visage crispé était celui d'un loup affamé et ses mains, presque inconsciemment, se tendaient vers elle dans un geste d'imploration pathétique. Toute sa force, toute sa violence l'avaient abandonné. Il n'était plus qu'un homme frustré d'un bonheur que ses mains, trop faibles, n'avaient pas su retenir. Puis, brusquement, de la plus imprévisible façon, il se mit à rire joyeusement.
— Je ne serai pas toujours invalide, ma belle ! Je saurai bien te rattraper ! Par saint Michel, je crois bien que tu m'as rendu fou...
— Oubliez tout ceci, messire, je vous en conjure, supplia Catherine en achevant de lacer sa robe. C'est vous qui, bien plutôt, m'avez fait perdre la tête...
A nouveau, il se mit à rire. Un beau rire jeune et clair qui le fit se recoucher de tout son long et le détendit. Mais qui cessa aussi soudainement qu'il avait commencé. Une fois encore il regarda Catherine avec un sérieux où entraient du défi, et de la passion.
— Oublier que j'ai vu pâlir tes yeux, que je t'ai senti frémir dans mes mains ? Oublier la beauté de ton corps, le goût de tes lèvres ?
Dussè-je vivre cent ans que ce serait me demander l'impossible.
Catherine... ton nom est doux et toi tu es la femme la plus merveilleuse jamais née d'une autre femme. La seule que je veuille...
Partagée entre l'envie qu'elle avait de l'entendre encore et la crainte de mécontenter Mathieu, Catherine hésitait à quitter la chambre.
Pourtant, elle fit un pas vers la porte. Alors, lui, suppliant :
— Pars si tu veux... mais, avant, donne-moi encore un baiser, un seul !
Elle faillit revenir mais l'esclave du petit médecin, bien éveillé maintenant, s'était levé et fourrageait dans les cendres pour tenter de rallumer le feu. Il ne leur prêtait aucune attention, ne les regardait même pas. Catherine allait s'élancer vers le blessé quand le claquement de nombreux sabots de chevaux résonna au-dehors. On entendait aussi le cliquetis des armes. Instantanément sur le qui-vive, Arnaud se détourna de Catherine.
— Qu'est-ce que c'est ? Il y a en bas des hommes d'armes...
Elle courut à la fenêtre, l'ouvrit. Dans la cour, en effet, un détachement de soldats venait d'entrer. Ils étaient une dizaine et, sur les armures, Catherine put reconnaître les tabards moitié noirs, moitié gris, brodés d'argent, des hommes de la garde personnelle de Philippe de Bourgogne. Sur leurs poitrines s'étalaient le briquet et la devise du duc...
— Ce sont des soldats de la garde du duc de Bourgogne, dit-elle.
Un officier les mène...
En effet, un grand chevalier empanaché de blanc descendait tout juste de cheval et s'avançait vers Mathieu Gautherin qui arpentait nerveusement la cour en compagnie d'Abou-al-Khayr. La jeune fille reconnut l'allure un peu gauche et la voix sonore du nouvel arrivant.
— Je crois que c'est messire de Roussay, continua Catherine.
Arnaud fit la grimace.
— Peste, ma chère ! Vous êtes bien renseignée sur ces maudits Bourguignons. Ma parole, vous les connaissez tous.
— Vous oubliez que j'habite Dijon et suis sujette de Monseigneur Philippe.
Pendant ce temps, dans la cour, Jacques de Roussay abordait le drapier et sa voix forte montait aisément jusqu'à l'étage.
— Je suis aise de vous rencontrer, maître Gautherin. En fait, je vous cherchais.
Mathieu se confondait en révérences, oubliant momentanément sa nièce dont il ne s'expliquait pas l'absence.
— Moi ? Mais que d'honneur...
Vous et votre ravissante nièce ! Monseigneur Philippe a craint, par la suite, les mauvaises rencontres que vous pouviez faire en chemin, surtout en traversant certaines régions où court l'Anglais et qui ne sont point domaine de Bourgogne. Il m'envoie afin de vous escorter jusqu'à Dijon, ainsi que la demoiselle Legoix.
Catherine n'en entendit pas davantage. Derrière son dos, une voix tonnante venait d'éclater :
— Legoix... Qui s'appelle Legoix ici ?
Se retournant vivement, elle vit Arnaud dressé sur son lit, plus blanc que ses draps. Ses yeux flambaient de rage et il rejetait déjà d'une main nerveuse, ses couvertures, prêt à bondir. Ce que voyant, l'esclave noir avait couru à lui et l'avait entouré de ses bras pour l'obliger à rester tranquille. Mais dans l'étau des bras noirs, Arnaud se débattait comme un démon.
— Qui, hurla-t-il, qui porte ce nom maudit ? Qui s'appelle Legoix ?
Stupéfaite par cette soudaine poussée de fureur, Catherine était restée pétrifiée, sans plus songer à fermer la fenêtre.
— Mais... moi, messire. C'est mon nom ! Je me nomme Catherine Legoix.
— Toi !...
De seconde en seconde l'expression du visage du chevalier se transformait. La stupeur d'abord, puis la colère, maintenant une haine aveugle l'envahissait, durcissant les mâchoires, retroussant les lèvres sur les dents blanches, comme un animal prêt à mordre. Il la regardait comme s'il la voyait pour la première fois et il n'y avait plus trace, dans ses yeux noirs, de la passion de tout à l'heure.
— Tu t'appelles Legoix, fit-il d'une voix sourde, où vibrait une colère retenue à peine. Et, dis-moi... es-tu parente de ces bouchers parisiens qui firent... tant de bruit voici quelques années ?
— Ils étaient mes cousins mais...
— Tais-toi !... Plus un mot ! Va-t'en !...
— Comment ?
Va-t'en, te dis-je... va-t'en avant que je ne te jette à la porte de cette chambre. J'ai juré, un jour de désespoir, de tuer tout ce qui porte ce nom. Parce que tu es une femme, je ne te tuerai point... mais je ne veux plus te voir, jamais.
Atterrée, Catherine assistait sans comprendre à cette explosion de fureur. L'homme qui, tout à l'heure délirait entre ses bras, celui qui l'avait regardée avec les yeux mêmes de l'amour, s'était mué par une absurde métamorphose en ennemi... Il la rejetait. Mais il parlait encore, entre ses dents serrées.
— Écoute-moi bien ! J'avais un frère... un garçon merveilleux, que j'adorais. Il était au service du duc Louis de Guyenne. Durant les émeutes de Caboche, les bouchers l'ont pris, l'ont abattu, dépecé comme une bête d'abattoir. Il était jeune, il était brave et beau, il n'avait jamais fait de mal à personne mais on l'a égorgé comme un pourceau. Et l'homme qui l'a tué, c'était un boucher qui s'appelait Guillaume Legoix. Maintenant, tu sais... Alors va-t'en et prie Dieu que jamais plus nous ne nous rencontrions...
Il y avait tant de rage, tant de chagrin aussi dans la voix du jeune homme que des larmes montèrent aux yeux de Catherine. La déception était trop cruelle et trop brutal cet écroulement de l'univers d'amour bâti en quelques heures autour d'une rencontre. Avoir atteint un rêve que l'on croyait mort depuis longtemps, mort à tout jamais et le voir s'évanouir de cette manière absurde !... Comment pouvait-il la charger si cruellement de la mort de Michel alors que, pour cet inconnu, elle avait tout perdu ? Elle voulut tenter de se défendre.
— Par grâce, messire, écoutez-moi, ne me condamnez pas sans m'entendre. Ne savez-vous donc pas ce qui s'est passé, ce triste jour où mourut votre frère ? Ne savez-vous pas...
La voix brutale d'Arnaud lui coupa la parole tandis que, du doigt, il la chassait encore.
— Je n'en sais que trop ! Va-t'en... Tu me répugnes, ta vue me fait horreur. D'ailleurs, on l'attend en bas. N'ai-je pas entendu ce chevalier qui vient d'arriver dire que le duc de Bourgogne l'envoie le protéger ?
Que d'honneur, que d'attentions ! Il n'est pas difficile de deviner ce que tu es, ma belle ! Le duc Philippe passe pour aimer les femmes comme toi.
— Je ne suis rien pour Monseigneur Philippe, se révolta Catherine rouge jusqu'aux oreilles. Au contraire, il a voulu me faire arrêter récemment. Qu'allez-vous imaginer ?
Le rire d'Arnaud fut encore plus insultant que ses paroles.
— Imaginer ? Il n'a pas dû avoir beaucoup de mal à t'avoir si j'en juge d'après ma propre expérience. Tu te laisses trousser aisément, la fille !
Le cri que poussa Catherine était celui d'un animal blessé. Ses prunelles dilatées laissèrent échapper un flot de larmes. Elles roulèrent le long de ses joues jusque sur son cou. Catherine tendit vers le blessé des mains qui tremblaient.
— Par pitié, messire... Que vous ai-je fait pour être traitée de la sorte. N'aviez-vous pas compris ?
— Quoi ? fit Arnaud sarcastique. Que, tout juste sortie du lit de Philippe, tu acceptais de te glisser dans le mien. Qui sait ? Peut-être sur ordre. Cette agression... et ce sauvetage la nuit dernière n'étaient peut- être qu'un coup savamment monté. Ton rôle à toi, c'était de me tirer sur l'oreiller le but de ma mission. Félicitations !... J'avoue que tu as failli réussir. Ma parole, tu m'as un instant rendu fou... C'est qu'aussi j'ai rencontré bien peu de garces aussi tentantes que toi.
Maintenant, assez, je t'ai déjà dit de filer !
Folle de colère cette fois, oubliant la passion que ce garçon avait éveillée en elle, Catherine, les poings serrés, marcha vers le lit.
— Je n'en sais que trop ! Va-t'en... Tu me répugnes, ta vue me fait horreur. D'ailleurs, on l'attend en bas. N'ai-je pas entendu ce chevalier qui vient d'arriver dire que le duc de Bourgogne l'envoie le protéger ?
Que d'honneur, que d'attentions ! Il n'est pas difficile de deviner ce que tu es, ma belle ! Le duc Philippe passe pour aimer les femmes comme toi.
— Je ne suis rien pour Monseigneur Philippe, se révolta Catherine rouge jusqu'aux oreilles. Au contraire, il a voulu me faire arrêter récemment. Qu'allez-vous imaginer ?
Le rire d'Arnaud fut encore plus insultant que ses paroles.
— Imaginer ? Il n'a pas dû avoir beaucoup de mal à t'avoir si j'en juge d'après ma propre expérience. Tu te laisses trousser aisément, la fille !
Le cri que poussa Catherine était celui d'un animal blessé. Ses prunelles dilatées laissèrent échapper un flot de larmes. Elles roulèrent le long de ses joues jusque sur son cou. Catherine tendit vers le blessé des mains qui tremblaient.
— Par pitié, messire... Que vous ai-je fait pour être traitée de la sorte. N'aviez-vous pas compris ?
— Quoi ? fit Arnaud sarcastique. Que, tout juste sortie du lit de Philippe, tu acceptais de te glisser dans le mien. Qui sait ? Peut-être sur ordre. Cette agression... et ce sauvetage la nuit dernière n'étaient peut- être qu'un coup savamment monté. Ton rôle à toi, c'était de me tirer sur l'oreiller le but de ma mission. Félicitations !... J'avoue que tu as failli réussir. Ma parole, tu m'as un instant rendu fou... C'est qu'aussi j'ai rencontré bien peu de garces aussi tentantes que toi.
Maintenant, assez, je t'ai déjà dit de filer !
Folle de colère cette fois, oubliant la passion que ce garçon avait éveillée en elle, Catherine, les poings serrés, marcha vers le lit.
— Je ne partirai pas, pas avant que vous ne m'ayez entendue... et que j'aie reçu vos excuses...
— Des excuses ? À une...
Il avait jeté l'insulte comme on crache. Sous le mot ignoble, la jeune fille reculait les mains au visage comme s'il l'avait frappée. Son courage et aussi sa colère l'abandonnaient. Tout le doux roman s'était mué en une farce grotesque et avilissante. La lutte, elle le sentait bien, ne servirait à rien parce que la colère aveuglait Arnaud. Se détournant, les mains abandonnées avec lassitude le long de son corps, elle marcha vers la porte. Elle allait l'ouvrir quand un sursaut d'orgueil la retourna vers lui. Sa tête fine, sous la masse somptueuse des cheveux qui lui faisaient une auréole désordonnée, se redressa fièrement. Elle planta son regard méprisant dans les yeux noirs du jeune homme. Redressé sur un coude, la tête un peu basse, tous ses muscles crispés par la fureur, il avait l'air d'un fauve prêt à bondir malgré l'absurde turban blanc, quelque peu bousculé par les derniers événements, et qui lui ôtait un peu de son aspect inquiétant.
— Un jour, fit froidement Catherine, vous vous traînerez à mes pieds pour que j'oublie vos paroles, Arnaud de Montsalvy, seigneur de la Châtaigneraie. Mais vous n'aurez de moi ni pardon ni merci.
Votre frère, lui, était doux et bon... et je l'aimais. Adieu !...
Elle allait sortir et se tournait vers la porte quand un choc violent faillit la jeter à terre ; elle eut tout juste le temps de s'agripper au mur pour éviter la chute. Lancé d'une main sûre, un gros oreiller venait de s'abattre sur elle. Il en fallait en effet bien plus que la dignité d'une femme pour calmer Arnaud quand il était en colère. Stupéfaite, elle se tourna vers lui. Assis dans son lit, il riait de toutes ses dents blanches en la regardant méchamment :
La prochaine fois que tu oseras parler de mon frère, petite traînée, je t'étranglerai avec ces mains- là, fit-il en étalant ses grandes mains brunes devant lui. Remercie le ciel que je ne puisse bouger. Le nom des Montsalvy n'est pas fait pour se souiller dans la bouche des filles comme toi, et...
Il allait continuer mais sa furieuse diatribe se trouva coupée net.
Courant vers le lit, Catherine venait de lui appliquer une gifle retentissante.
Le pansement bascula et la blessure de la tempe se rouvrit, laissant filtrer un peu de sang qui glissa sur la joue mal rasée. Soulevée de rage et d'indignation, Catherine avait oublié qu'il était blessé et avait frappé de toutes ses forces. La vue du sang la calma mais n'éveilla pas le moindre regret en elle. Il l'avait insultée indignement et elle n'avait été que trop patiente. Obscurément, elle se sentait heureuse de lui infliger une souffrance. Elle eût même voulu que ce fût pire. Elle eût aimé le déchirer de ses dents et de ses ongles, éteindre ce regard insolent où, pour le moment, la stupeur avait pris la place du mépris.
Machinalement Arnaud portait une main à sa joue gauche, plus rouge que l'autre. C'était de toute évidence la première fois que ce genre d'aventure lui arrivait et il ne s'en remettait pas. La gifle l'avait réduit au silence et Catherine, s'en rendant parfaitement compte, le considéra avec une profonde satisfaction.
— Comme cela, fit-elle gentiment, vous vous souviendrez bien mieux de moi, messire !...
Après quoi, esquissant une révérence, elle quitta la chambre avec toute la majesté d'une reine outragée, laissant le chevalier à ses réflexions. Mais elle n'alla pas loin car elle était au bout de ses forces.
La porte refermée, elle s'adossa au mur pour essayer de se calmer un peu. Derrière le battant de bois grossier, elle entendit Arnaud jurer effroyablement mais elle ne réagit pas. Que lui importait maintenant sa colère ? Ce qui comptait, c'était la blessure cruelle qu'il lui avait infligée et dont elle aurait pu crier. L'irrémédiable s'était installé entre eux et l'amour. Jamais plus ils ne pourraient se rapprocher. Ils étaient destinés à se haïr, à tout jamais, et cela pour un malentendu que Catherine, dans son amour-propre blessé, se refusait à dissiper désormais. Puisqu'il n'avait pas voulu l'entendre, il ignorerait toujours la vérité que, d'ailleurs, prisonnier de son orgueil de caste, il refuserait, pensant que la jeune fille se cherchait une excuse.
Respirant à petits coups saccadés afin de retrouver son souffle, elle ferma les yeux un instant. Les battements désordonnés de son cœur parurent se calmer. Un peu de paix remonta des profondeurs de son être, étalant la tempête... Quand elle rouvrit les paupières, le petit médecin arabe était devant elle, la regardant gravement sous son énorme turban pareil à une pivoine géante. Et Catherine fut surprise de lire tant de compréhension dans le regard paisible du Maure.
— Le chemin de l'amour est pavé de chair et de sang, récita-t-il doucement. Vous qui passez par là, relevez le pan de vos robes !
D'un geste vif, la jeune fille essuya une larme attardée sur sa joue.
— Qui a dit cela ?
Abou-al-Khayr haussa les épaules et posa la main sur la poignée de la porte. Il était moins grand que Catherine d'une bonne moitié de tête, non compris le turban, mais il avait tant de dignité qu'il lui parut immense.
— Un poète persan mort voici déjà bien des années, répondit-il. Il se nommait Hafiz et connaissait bien le cœur de l'homme. Moins bien celui de la femme dont il eut à souffrir... Mais je vois que, cette fois, les rôles sont renversés et c'est toi qui souffres, jeune fille. Tu t'es meurtrie à cet homme aussi beau mais aussi dangereux qu'une lame de Tolède et tu
saignes... Je ne l'aurais pas cru car, par Allah, j'étais persuadé, vous voyant ensemble, que vous étiez destinés à former l'un de ces couples rares et bénis, qui ne se rencontrent que si peu souvent.
— Vous vous êtes trompé, soupira Catherine... et moi aussi. J'ai cru, un instant, qu'il allait m'aimer. Mais il me hait et me méprise et je ne peux vous expliquer pourquoi. Il a dit qu'il ne voulait plus jamais me revoir...
Le petit médecin se mit à rire de bon cœur, sans souci de l'air indigné de Catherine pour qui cette gaieté était au moins intempestive.
— Hafiz dit aussi : « J'ai bien peur que les saints qu'on voit se moquer des ivrognes n'aillent porter un jour leurs prières au cabaret. »
Il te déteste mais il te désire. Que te faut-il de plus ? Quand une femme emporte avec elle le désir d'un homme, elle est toujours sûre de le retrouver un jour. Tu devrais savoir qu'un homme en colère laisse courir sans frein sa parole, cette jument sauvage. Les voix de sa tempête intérieure crient bien trop fort pour qu'il entende celle, toujours un peu enrouée, de la raison. Va rejoindre ton oncle qui s'inquiète et laisse-moi seul avec cet homme difficile. Je vais rester auprès de lui et l'accompagnerai chez le duc de Bourgogne. Je vais aussi essayer de savoir ce qu'il y a dans cette tête dure... Va en paix, jeune fille !
Sans rien ajouter de plus, Abou-al-Khayr salua Catherine et, appelant d'un geste son serviteur noir, accroupi un peu plus loin, aussi immobile qu'une statue d'ébène, il rentra dans la chambre. Catherine, songeuse et un peu consolée, regagna celle où elle était demeurée si peu de temps, pour réparer le désordre de sa toilette. Dans la cour, Mathieu continuait à clamer son nom. Elle se pencha sur la balustrade, cria :
— Un moment, mon oncle, je viens tout de suite ! puis rentra chez elle.
Quelques minutes plus tard, vêtue d'une robe de fin lainage brun sous le grand manteau du duc Philippe, ses nattes bien serrées par un étroit capuchon de soie qui lui donnait l'air d'un jeune moine, elle descendait majestueusement dans la cour sous l'œil mi-ravi mi-furieux de son oncle et celui, franchement admiratif du jeune Roussay. Revoir la jeune fille épanouissait visiblement le capitaine bourguignon et il se précipita vers elle pour lui offrir la main à la dernière marche et l'aider à franchir les flaques d'eau laissées par la pluie.
Avec un sourire distrait, Catherine appuya ses doigts au poing offert et s'avança vers Mathieu qui suivait la scène, les mains aux hanches et le chaperon en bataille à son habitude.
— Le bonjour, mon oncle. Avez-vous passé une bonne nuit ?
— D'où sors-tu, grogna Mathieu en posant un baiser rapide sur le front offert. Voilà des heures que je m'époumone !
— Je me suis promenée mais l'herbe était mouillée et j'ai dû me changer. Partons-nous ?
— Tu es bien pressée soudain ? Tu semblais te soucier si fort de notre trouvaille d'hier soir...
Catherine offrit à son oncle un sourire éclatant puis, haussant la voix suffisamment pour qu'elle montât jusqu'à certaine fenêtre ouverte juste au-dessus de sa tête, répondit :
— Nous lui avons trouvé un médecin, nous n'avons plus rien à faire avec lui et nul besoin d'exercer plus avant la charité. Partons, j'ai hâte maintenant de rentrer chez nous.
D'un pas décidé, elle se dirigeait vers les mules qui attendaient toutes préparées, laissant Jacques de Roussay se substituer au vieux Pierre pour lui tenir l'étrier et le remerciait d'un sourire et d'un : Grand merci, Messire. Je rends grâce à Monseigneur Philippe de vous avoir envoyé à nous. L'honneur est grand et aussi le plaisir puisque nous allons voyager ainsi de compagnie...
Rouge de joie, le jeune homme remonta à cheval et donna à ses hommes le signal du départ. Les paroles gracieuses de Catherine lui ouvraient une large porte sur des espoirs qu'il s'était interdits jusque-
là. Cette attention du duc Philippe ne signifiait que trop le prix accordé par lui à la belle Dijonnaise et Jacques ne doutait pas que Catherine ne fût promise, à bref délai, à l'amour de son maître. Mais une femme ayant toujours le droit de choisir et de se refuser, rien n'interdisait au jeune capitaine de tenter sa chance de son côté, pendant le temps que durerait le voyage.
Il mit son cheval au pas de la mule de Catherine et voulut poursuivre un entretien si bien commencé. Mais la jeune fille parut tout à coup frappée de mutisme. A toutes ses avances, elle ne répondit plus que par monosyllabes, gardant les yeux baissés et un visage fermé. Jacques de Roussay se résigna à voyager en silence, se contentant d'admirer le ravissant profil délicatement encadré par la précieuse fourrure.
Rassuré par l'escorte armée, Mathieu Gautherin s'était paisiblement endormi sur sa selle, balancé au pas mesuré de sa monture. Les valets et les soldats suivaient. Catherine, murée dans son silence et dans ses pensées essayait de retrouver le visage ardent d'Arnaud quand il lui avait parlé d'amour. Tout avait été si brusque, tout avait changé si vite dans sa vie paisible qu'elle se sentait étourdie comme si elle avait bu trop de vin doux. Il fallait le calme quotidien de la maison, les présences familières et raisonnables de sa mère, de sa sœur, et aussi de Sara pour reprendre un peu pied sur terre. De Sara surtout ! Elle savait toujours tout, elle lisait dans l'âme de Catherine comme dans un petit livre clair. Elle pouvait tout expliquer car nulle femme ne connaissait comme elle les hommes. Un désir violent de la revoir saisit Catherine, si pressant qu'elle eut envie de cravacher sa mule, de devancer tout le monde et de ne plus jamais s'arrêter avant les murailles de Dijon.
Mais, devant les pas de la mule, la route de Flandres s'allongeait toujours, interminablement...