Katherine Pancol

J'étais là avant

Je n’arrive pas à aimer les hommes.

Oh ! J’arrive à les séduire, à les circonvenir, à me jeter contre eux, à les caresser, à leur offrir le plus profond de mon corps, mais je ne les aime pas. Je ne leur donne jamais accès à une once de mon intimité. Par intimité, j’entends tout ce qui est moi, secret, verrouillé, interdit. Je ne comprends pas mon corps. Je suis plutôt généreuse avec lui. Je l’offre facilement.

Les hommes… Je les prends quand l’envie de me fondre dans un autre corps, dans d’autres mots, dans d’autres projets, est trop forte, quand le besoin de deux bras autour de moi est impérieux, qu’il gèle dans mes rêves et mes entrailles. Je m’élance vers eux, m’accroche à leur bras, leur promets mille félicités, mille bonheurs domestiques ou exotiques… pour m’éloigner sans me retourner dès que je suis rassasiée.

Je leur donne tout pour tout reprendre aussitôt. Je m’ouvre les veines pour les convaincre de ma sincérité et n’attends même pas d’avoir cicatrisé pour les rejeter. Je répète à satiété que je n’ai pas besoin d’eux pour vivre et que je suis très bien comme ça. Seule. Sans homme. Ce n’est pas vrai : l’homme est un ennemi dont je ne peux me passer.

Ils sont partout, les hommes. Ils prennent toute la place. À la télé, par exemple, vous ne voyez qu’eux. Au journal télévisé, aux séances de l’Assemblée, aux émissions sérieuses. En costume-cravate, ils plastronnent, expliquent et refont un monde qu’ils s’échinent à dévaster, à mettre en coupe pour mieux l’exploiter. Parfois, au milieu d’eux, surgit une femme plantée là comme un géranium. Au balcon. Un alibi fleuri qui dit non, qui dit oui. Qu’ils écoutent à peine. Ou qu’ils s’approprient, la travestissant en homme.

Les femmes, la plupart du temps, servent à vendre des crèmes épilatoires, des parfums, des airbags, des purées en flocons, des lessives en paillettes ou, au mieux, à débiter des informations toutes faites avec de belles lèvres gonflées et un plongeant décolleté. Dressées pour sourire, se prosterner, se répandre comme des pâtes molles sur le sol ou reproduire des petits d’humains identiques aux modèles proposés. On les soulève d’un doigt, on s’en pourlèche les babines, on les soupèse telles des marchandises. On siffle devant leur châssis impeccable et leurs pistons bien huilés. Quand elles sont belles et offertes, parce que, sinon, on les repousse du pied, on s’en sert à la va-vite, on les ridiculise, on les traite de boudins, de bonnes grosses, de mal-baisées. Les hommes font claquer leurs lèvres sur les chopes de bière et s’essuient la bouche en rigolant, en les regardant onduler du fessier sous leurs petites robes d’été. Murmurent entre eux « celle-là, elle est bonne » en allumant leurs yeux d’une lueur salace ou les traitent de salope et de connasse au feu rouge.

Pas tous les hommes, je sais. Certains sont doux et attentifs, patients et généreux.

Mais…

Je n’arrive pas à aimer les hommes.

J’ai fait des progrès, avant je n’aimais pas les gens.

Personne ne trouvait grâce à mes yeux. Le malheur des autres me laissait le cœur sec et froid. La mort de mon grand-père ? J’avais onze ans. J’ai vu ma mère pleurer et s’habiller de noir mais j’avais beau chercher au fond de moi : pas une seule larme à faire jaillir pour me mettre au diapason de la grande douleur qui semblait ravager la famille. Il était parti et alors ? Ça n’allait pas changer ma vie. Il ne m’avait jamais regardée, jamais embrassée, jamais prise sur ses genoux, jamais expliqué le théorème de Pythagore ou les sonnets de Shakespeare. Il fallait se taire et écouter les cours de la Bourse à midi ou se taire et l’entendre débiter des théories sur l’état du monde. Ma grand-mère ? Rien senti non plus. Pourtant, il me semblait l’aimer, elle. Elle était douce, elle me faisait rire, elle m’apprenait à tricher aux cartes et m’a donné le goût de la tarte aux pommes fondante et de la blanquette de veau. Mais quand elle est morte, je n’ai pas versé une larme.

Ni pour tante Flavie, ni pour oncle Antoine, ni pour Augustin, ni pour Cécile…

Longtemps, j’ai vécu comme ça : verrouillée, intriguée par ce large fleuve d’amour qui semblait inonder la société mais ne m’irriguait pas, moi. Pourtant, cela semblait formidable, l’amour : on en faisait des films, des livres, des histoires dans les journaux, des baptêmes, des anniversaires, des fêtes de la Saint-Valentin, des paquets, des étrennes, des bébés, des drames et des mystères.

Je regardais tout cela, curieuse, mais froide. Je taisais cette infirmité, me traitais de monstre, me forçais à éprouver quelque chose qui ressemblât à du sentiment, à une émotion, m’obligeais à exhumer un souvenir douloureux pour rejoindre le club des pleureurs et des pleureuses, des amoureux et des amoureuses, et quand il m’arrivait de faire tomber une larme bien salée, bien ronde, bien pleine, quand, enfin, j’avais trouvé matière à m’émouvoir, à sangloter et que je lâchais les larmes qui m’étouffaient, je n’en revenais pas : je pleurais sur moi. Seule ma petite personne m’inspirait un chagrin irrésistible et incontinent. Je ne pouvais plus m’arrêter. Une douleur ancienne se mettait en branle sans que je puisse la maîtriser. Alors je me cachais, honteuse, et feignais de compatir à la douleur ou de participer au bonheur des autres. J’appris très vite à faire semblant et personne ne devina l’étendue de mon insensibilité.

Mon père, ma mère, mes frères et mes sœurs, mes oncles et mes tantes, mes cousins, mes cousines, mes grand-mères et mes grands-pères rejoignaient le cimetière de mon indifférence.

Un seul me concernait vraiment : mon frère, mon petit frère, de deux ans mon cadet. Pour lui, j’aurais traversé les océans, asséché les mers, appris à faire du rappel sur une coquille de noix, piétiné des incendies, massacré les grandes personnes qui le maltraitaient, tiré la sonnette d’alarme d’un train lancé à toute vitesse, offert mon corps nubile aux carnassiers qui le menaçaient. Quand je voyais un nuage de tristesse traverser son regard étonné, je prenais la position allongée du guetteur embusqué dans la savane pour abattre le responsable de cette ignominie. J’avais le cœur qui se tordait, donc j’avais un cœur.

Je ne lui disais jamais que je l’aimais. Je le pinçais, lui savonnais les cheveux, collais des chewing-gums dans son cartable, saupoudrais son melon de poivre vert, lui faisais des queues de poisson en bicyclette, trouvais tous les moyens de me rapprocher de lui sans que jamais il ne puisse soupçonner ma tendresse. Et il agissait de même. On se tenait à distance, les bras le long du corps dans les moments de pire désarroi, quitte à ce que, dès qu’il avait tourné le dos, je sorte mon escopette et abatte le coupable d’un regard noir et meurtrier. S’il grelottait de fièvre et que nos parents étaient sortis se disputer ailleurs, je montais la garde. S’il tremblait de ne pas retenir sa leçon du lendemain, je la lui récitais dans la nuit pour qu’il l’apprenne durant son sommeil. S’il voulait faire voler son avion en Meccano sous la pluie battante, je l’accompagnais, stoïque, et applaudissais quand il décollait. Il était mon petit, mon protégé, mon amour, le seul qui ne me faisait pas peur et que je pouvais aimer. En cachette. Ça m’arrangeait bien. Je ne savais pas ouvrir les bras pour recevoir de l’amour.

Quand il me disait que j’étais moche à faire déguerpir un hibou ou que mes seins ressemblaient à des omoplates de serin, j’étais si triste que je devais m’asseoir, assommée, pour reprendre mon souffle. J’évitais les garçons et les miroirs, et me repliais dans une allure de garçon manqué. Quand il lui arrivait, événement extraordinaire, de me lâcher une gracieuseté, je bombais le torse et me prenais pour Brigitte Bardot. Je comprenais alors tout le bien-être que l’amour pouvait procurer et regrettais de ne pas profiter davantage de cette fête gratuite que je rêvais permanente.

Mais c’était comme ça…



Papa était parti, maman s’échinait à gagner des sous et avait d’autres choses à faire que de nous aimer, nous câliner, nous donner de bonnes raisons de bomber le torse. Je ne me demandais jamais pourquoi : c’était comme ça. L’amour venait après tout : après le loyer, les impôts, les factures d’électricité, la surveillance de la cantine, la fatigue du matin, l’énervement du soir, les trajets en métro, les heures supplémentaires qu’elle additionnait pour qu’on porte un appareil dentaire, qu’on aille en Angleterre et qu’on prenne des leçons de piano. On lui devait tout, on n’allait pas, en plus, lui demander de l’amour. C’était du superflu. Une occupation pour ceux qui en avaient les moyens ou le temps. Les oisifs et les riches.

Elle était débordée, fauchée et seule. Pas un homme pour la protéger et un vaurien de mari qui avait mis les voiles. Lui avait gâché ses plus belles années. L’avait plantée là avec quatre gosses à élever. Tu parles d’un cadeau ! Les hommes sont des lâches, le mariage une loterie, l’amour une fièvre de jeune fille qui me passera avant que ça te prenne, ma fille ! Ne fais jamais confiance à un homme ou tu le paieras toute ta vie. Toute ma vie, je vais devoir payer pour lui, pour cette illusion de jeunesse qui n’a duré que le temps d’une ivresse.

Elle était intarissable sur le sujet. Débit-crédit, débit-crédit, les chiffres s’alignaient et menaçaient. La dette amoureuse me paraissait exorbitante.

De ces mots, bientôt, je ne retins que la musique, la haine qui martelait tous ses propos d’une cadence sourde et envahissante. J’apprenais une violence que je n’avais pas voulue. Je me nourrissais à ce lait aigre et abondant. Je l’aimais, j’étais perdue sans elle, je désirais plus que tout lui plaire et lui être fidèle. Je me rangeai sans le savoir à ses côtés et devins sa championne dans le tournoi de l’amour. Je portai ses couleurs et me hérissai de noir. On allait voir ce qu’on allait voir.



Il ne bouge pas. Immense et sombre. Tout de pierre vêtu. Il repose contre moi, un bras autour de ma taille. Il ne se jette pas contre mon corps. Il le tient entre ses mains immobiles. Il bâillonne son sexe, affame le mien. D’emblée, il revendique un autre territoire que celui du plaisir évident. Il écrit une autre histoire. Il voudrait savoir si je vais l’écrire avec lui.

– Tu as peur ? demande-t-il dans le noir de la chambre. Dans le noir de ma chambre.



Peur : phénomène psychologique à caractère affectif marqué, qui accompagne la prise de conscience d’un danger réel ou imaginé, d’une menace.



Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le Petit Robert. Tous les mots sont justes. Phénomène, psychologique, à caractère affectif, danger réel ou imaginé, menace.

Je n’ai jamais peur, au début. Je serais même du genre you-ou-Rintintin. J’ouvre des mâchoires de carnivore et m’élance. Je dévore l’objet de mon désir. C’est toujours ma première proie. Odeur de peaux frottées, étincelles de bras, de membres carnassiers, poils hérissés, souffles rauques crachant dans l’oreille de l’autre des mots de feu. Mon corps s’ouvre, s’offre. Jette des défis. Tous les coups sont permis. Il n’a jamais peur. Il n’a pas de mémoire. Il ne se dit pas j’ai déjà fait ça cent fois, à quoi bon ? Ou c’est stupide, c’est ridicule, reprenons-nous, ayons l’air de… Il n’a pas d’air. Il y va fièrement, bravement, hurle, se tord, affronte, dessine de furieuses arabesques, invente, explore. Explose. Si généreux, si oublieux du qu’en-dira-t-on. Il se régale et se dépense, sans s’économiser. Il a de l’appétit.

C’est après que la peur se profile. Quand il s’agit d’entrebâiller son âme, de laisser pénétrer un étranger dans son intimité. C’est l’heure des échanges, on abandonne un bout de son territoire pour que l’autre y pose sa brosse à dents ou ses incertitudes.

Alors je sens l’ennemi rôder, s’approcher, renifler mon bonheur tout neuf et chercher la faille où s’engouffrer pour frapper. Jadis, il frappait avant que je n’aie eu le temps de le repérer. Il me prenait par surprise, me laissait interloquée. Maintenant je l’entends avancer à pas de loup. Tout doux, tout doux. Il m’amadoue. Aie confiance, aie confiance. Je ne te veux pas de mal, juste le regarder, le soupeser, ce nouvel homme de ta vie. Te prêter mes yeux, que tu ne t’embarques pas à la légère. Je sais, je sais, tu le trouves parfait, tu l’habilles de toutes les qualités. Mais… regarde-le bien. Tu ne vois rien ? Pourtant, ça crève les yeux.

L’ennemi pointe des détails, des riens du tout, tente de crever la montgolfière tissée par mes soins. Je hausse les épaules et résiste. L’amour ne s’arrête pas aux détails. Aimer, c’est prendre l’autre dans sa totalité. Personne n’est parfait. C’est une belle définition, il répond, madré, mais tu n’y es jamais arrivée. Il doit y avoir une raison… Peut-être que ça n’existe pas ? Ou que ce n’est pas le bon, celui-là ? Ce n’est peut-être pas un homme pour toi. Satisfait : il a lancé sa fléchette empoisonnée. Parfois, il repart. Il reviendra plus tard. Nous sommes de vieux copains, lui et moi. Pas de manières entre nous.

Il n’a pas toujours tort…

Il repart mais il a laissé sa fléchette. Le poison se dilue dans mon sang, aiguise mon regard, affine l’ouïe, l’odorat, le toucher. Tous mes sens s’affolent. Pourquoi il se tient comme ça, celui-là ? Il a de petites mains, il sifflote en marchant, il habite Vesoul, il me tient par le cou, il transpire… J’ai la peau qui se hérisse, les babines qui se retroussent. Je me bouche les yeux, les oreilles, le nez. Je résiste. Je résiste. Je bande toutes mes forces. Toute mon énergie est dans la résistance au danger qui menace, dans les verrous que j’ai tirés pour que l’ennemi ne pénètre pas. Je campe à l’extérieur de mon corps pour le chasser. Je bivouaque jour et nuit. À l’affût. Tendue, les nerfs à vif. Et quand l’homme pose une main sur moi, je sursaute et je crie. Ne me touche pas, tu ne vois pas que je suis occupée. Je ne dois pas me laisser distraire. J’ai besoin de toutes mes forces de guerrière. S’il insiste et demande pourquoi, pourquoi, me poursuit de douces attentions, ou se rembrunit, il devient à son tour un ennemi. À terrasser vite fait. Je ne peux pas lutter contre deux ennemis à la fois. Je préfère encore l’ancien. Lui, au moins, je le connais. J’ai du respect pour sa persévérance. De l’affection pour sa cruauté. Alors toi qui gémis à mes côtés parce que soudain tu ne comprends plus, dégage.

Dégage…

Ça finit toujours comme ça.

– J’ai peur de moi, je réponds dans le noir de la chambre. Dans le noir de ma chambre.

J’ai peur de cette cinglée qui refuse qu’on pénètre dans son intimité. Qui veut bien donner son corps mais pas le moindre bout d’âme. Ce n’est plus une affaire aujourd’hui de donner son corps de femme. L’offrande du corps a remplacé les œillades de nos grand-mères.

C’est après que cela se gâte.

Quand il ne s’agit plus d’ouvrir son corps mais de faire de la place à l’autre dans le secret de soi-même. Poser son regard sur lui, le voir pour de vrai et donner. Donner de l’amour. En recevoir. Donner, recevoir, donner, recevoir, un va-et-vient autrement plus périlleux que l’acte de chair.

L’intimité est un champ de mines bien gardé où je ne laisse plus grand monde s’aventurer.



Je me souviens : la première fois que je t’ai rencontré, je ne t’ai pas vu…

Je ne t’ai pas vu.

Tu étais là, pourtant. Je t’ai serré la main, je t’ai dit « bonjour » très gentiment sans doute, avec mon grand sourire, celui que j’ai quand je fais connaissance, un sourire en préfabriqué, une forme de politesse anonyme. Un laissez-passer pour que passent les gens et qu’ils me laissent dans mon indifférence. Nice to meet you et du balai.

Et après…

Après il y avait plein de gens autour de nous. Entre nous.

J’ai senti une présence. Loin. Dans la pièce remplie de gens qui parlaient, parlaient, remplissaient le vide avec application. Moi aussi je parlais, et je n’aimais pas les mots qui sortaient de ma bouche. Je me suis demandé : pourquoi je dis tout ça ? Ils viennent d’où, ces mots-là ? Ils n’étaient pas à moi, ils me collaient un masque grimaçant de transparence idiote. Une grande blonde qui essaie de remettre tout en place, de contrôler l’incontrôlable, de donner une apparence lisse, jolie, rassurante. Voilà ce que j’entendais de moi.

Ce que tu entendais de moi… Toi, assis un peu plus loin, habillé de noir. Immense silhouette tassée sur une chaise comme une statue récalcitrante. Tout de pierre vêtu. Je te distinguais à peine, en une sorte de vision oblique, tu n’étais pas encore entré dans mon champ de vision. Petite image renversée dans mes bâtonnets optiques. Toute petite, toute petite mais présente, même si je ne le savais pas.

On est responsable de ces mots-là. Il ne faut pas se plaindre, après, de les avoir prononcés. On est responsable de ses mots. Il faut apprendre à être vigilant. C’est de ta bouche que sortent ces mots ennemis, ces mots qui te défigurent. Ne reproche rien aux mots. Ils sont là parce que tu les as laissés être là et, petit à petit, ils prennent toute la place. Je vais te dire, ils prennent même ta place et parlent en ton nom…

Je ne te voyais toujours pas. J’étais toute seule avec mes mots qui sonnaient faux, je parlais à l’une, je parlais à l’autre. À un autre qui louchait sur la blonde si lisse, se rapprochait, demandait une adresse, un détail intime pour s’emparer de l’image et la faire sienne. Une adresse ? Un numéro de téléphone ? Un rendez-vous ? On était là pour ça, après tout. Pour se rencontrer. Se réunir. Toucher la peau de l’autre. Poser ses grosses lèvres sur la bouche de la blonde qui s’est maquillée, préparée.

La prendre dans ses bras, la coucher dans son lit, peut-être. La pénétrer.

Tu as bondi.

Du fond de la pièce.

Tu as quitté ta chaise, ton attitude de monument historique. Tu es venu te placer près de moi et, de ta voix grave et péremptoire, tu as répondu, sans même me regarder, que je n’avais pas d’adresse, pas de numéro de téléphone, que j’allais déménager, que, si ce type voulait me joindre, il avait plutôt intérêt à laisser un message chez toi. Tu ferais suivre. L’homme aux grosses lèvres t’a regardé, décontenancé. Il n’a rien osé dire. Son regard a glissé ailleurs dans la pièce, vers une autre blonde à convoiter. Et il est parti.

Tu es resté là, planté près de moi. Sans me regarder.

– Il ne faut pas donner votre adresse à n’importe qui. Vous alliez la donner, n’est-ce pas ? Votre adresse à n’importe qui…

J’ai dit oui, sans doute. Heureuse d’avoir été choisie. Regardée. Même si c’était par n’importe qui. Et j’ai eu honte soudain. Honte de ne pas être plus exigeante. Honte d’être si seule et de ne plus supporter la solitude. De vouloir la brader contre la compagnie de n’importe qui.

– Même si… j’ai dit tout haut.

– Même si quoi ? tu as demandé avec cette insistance brutale que tu mets dans ta voix quand tu ne veux pas accepter le banal, le prêt-à-aimer.

Il y avait tellement de violence dans le son de ta voix que j’ai relevé la tête. Et je t’ai vu.

Je t’ai vu. Ou plutôt j’ai vu ce qui se dégageait de toi pour venir vers moi. Une onde chaude et puissante. Je n’ai pas détaillé tes traits, tes cheveux, ta silhouette, je n’aurais pas su dire si tu étais mince ou fort, grand ou petit, brun ou châtain, si tes yeux étaient noirs ou bleus, ta bouche grande ou serrée, j’ai vu l’émotion subite qui partait de toi et venait vers moi. Ce fut un instant très bref. Un fluide intense passait de ton corps à mon corps, une vague de chaleur qui disait je sais qui vous êtes et vous n’avez rien à faire avec cet homme-là. S’il vous plaît, ne vous gaspillez pas. Je ferai attention à vous si vous ne le faites pas.

Tu te tenais près de moi, debout, sombre et maussade. Presque hostile. Furieux que j’aie commis ce crime contre moi, contre nous peut-être. Toute ta physionomie démentait l’intimité complice dont tu venais de témoigner en apostrophant l’homme aux grosses lèvres, en le renvoyant vers d’autres blondes.

– Vous ne savez pas ce qui se passe dans la tête des hommes. Il peut croire que vous êtes facile, disponible… tu as dit en baissant les yeux vers moi.

On s’est regardés pour la première fois.

Et j’ai été si heureuse de ce regard, lourd et propriétaire, que tout mon être a basculé vers toi. Tu avais vu quelque chose de précieux en moi et tu refusais que je l’offre au premier venu. Cette faveur, tu la réclamais. Tu te posais en prétendant même si, pour le moment, tu ne bougeais pas.

J’ai eu envie de t’empoigner, de te faire descendre du piédestal où tu te tenais. Tu étais si loin à nouveau…

Presque impatient de repartir.

J’ai dit n’importe quoi pour que tu ne t’éloignes pas. Que tu restes près de moi. Ce cadeau que tu m’avais fait en m’interdisant de me laisser aller à cet inconnu qui, d’après toi, d’après ce que tu supposais de moi et de lui, ne me méritait pas.

– Vous le connaissez, cet homme que vous venez de rembarrer ?

– Non. Mais j’imagine… Un notable plein de lui-même qui se croit intéressant parce qu’il gagne de l’argent et, pour se faire pardonner, passe un mois par an avec des organisations humanitaires au Zaïre ou ailleurs. Un petit marquis qui vit sa vie en cartes postales politiquement correctes. On en crève de ces gens-là… Ces gens à la mode, qui font semblant et ne ressentent rien.

Et là, je n’ai plus réfléchi. Plus réfléchi du tout. J’ai été soulevée de terre par tes propos, par la coïncidence de tes mots avec ma pensée véritable, celle que je cache derrière les mots tout faits. Je t’ai attrapé par le cou, je t’ai embrassé sur la joue. Un gros baiser sonore de reconnaissance fraternelle. Je savais maintenant pourquoi j’avais été troublée : j’avais trouvé un jumeau.

Tu as reculé comme frappé par l’éclair. Tu t’es écarté de moi. Raide. Tu t’es éloigné. Et on ne s’est plus regardés.

C’était si violent ce baiser. Si violent. Il fallait que je me reprenne. Ce geste de toi si spontané paraissait jaillir comme une évidence qui ne me semblait pas encore évidente. Je n’avais pas supporté que cet homme te parle, qu’il s’approche de toi en propriétaire mais je ne m’étais encore rien formulé. C’était une irritation, une démangeaison. Chaque fois que quelqu’un s’approchait de toi, ce soir-là, homme ou femme, il m’insupportait. De quel droit on te volait ton temps, ton regard, ton attention ? Je t’avais déjà mise au-dessus de tout et je ne le savais pas…

Pendant le dîner, on était assis l’un près de l’autre mais la vague d’intimité était passée, remplacée par les lieux communs habituels. Les conversations des autres convives faisaient irruption dans la nôtre et tout se mélangeait. Et vous, qu’est-ce que vous faites dans la vie ? Ah bon… Cela vous plaît ? C’est délicieux cette choucroute au poisson, comment fait-on pour que le chou soit légèrement caramélisé mais pas cramé ? Vous avez vu Titanic ? Vous avez aimé ? Quel succès !

Moi, pendant le dîner, je regardais l’espace derrière ton oreille, là où les cheveux partent en arrière, découvrant une parcelle de peau, et j’avais envie de poser mes lèvres sur ce coin de peau nue. Je ne pensais qu’à ça. Je répondais mécaniquement à tes questions et, même si je me rappelle tout ce que je t’ai dit car j’ai une très bonne mémoire, je me souviens surtout de ce carré de peau que je voulais embrasser… Oh et si… Je me souviens de ton odeur. Je t’ai tout de suite respirée. Tu sentais bon, si bon…

Soudain, tu t’es levé. Tu as regardé ta montre et tu es parti.

Je me suis dit il a une copine, une femme dans sa vie, elle l’attend et il va la rejoindre. Ils ont rendez-vous. Il est venu pour tuer le temps avant de la retrouver. Une seconde, j’ai envié cette femme d’avoir un homme si ardent, si entier, si vrai, une seconde, j’ai regretté que cet homme-là ne soit pas pour moi, pour moi qui l’avais eu si entier, si ardent, si vrai pendant quelques instants, et puis j’ai pensé c’est la vie, c’est comme ça. Je t’ai regardé partir et je t’ai oublié.

Oublié.

Je me suis dit que c’était normal. Tu n’étais pas pour moi, et avec tous les mots idiots que j’avais prononcés ce soir-là, il était juste que tu partes sans rien me dire, sans me demander mon adresse ou mon téléphone. Je suis allée me coucher moi aussi. Seule.

Pas vraiment triste puisque je t’avais oublié.



J’avais décidé de me retirer de l’amour comme on fait ses adieux à la scène. Fatiguée de jouer toujours le même rôle. Seuls le décor et le jeune premier changeaient. Toujours le même rôle. Tendre et innocente au prologue, meurtrière et meurtrie quand le rideau tombait. Une vraie tragédie qu’un auteur inconnu rédigeait et dont je récitais les textes en élève appliquée et forcée.

Il me semblait que je n’avais pas le choix.

J’étais comme une mule enchaînée à son joug qui tourne en rond et piétine le même sillon. Je quittais la noria, cette fête si triste où les cœurs s’épuisent.

Pourtant il m’arrivait de m’élancer, heureuse et généreuse, vers des enfants, des amies, des amis, des abandonnés de la vie, à qui j’insufflais l’air qui leur manquait pour respirer, pour revendiquer un espace de liberté. Je leur prêtais mes yeux pour se regarder, se découvrir, s’apprécier. Je n’attendais rien en échange. Stupéfaite si l’autre s’intéressait à moi en retour. Stupéfaite, incrédule, puis émue, très vite embarrassée, énervée, exaspérée même. Prête à montrer les dents si l’autre insistait et s’approchait de trop près.

Pourquoi est-il plus facile de donner de l’amour que d’en recevoir ?

Je devais le comprendre plus tard, bien plus tard.

J’avais appris à aimer, quelques élus certes, et sous conditions, mais c’était un début.

Je n’avais pas appris à aimer les hommes.

Les hommes avec un sexe d’homme pointé sur moi.

J’aimais des hommes dont le sexe ne m’intéressait pas ou qui n’étaient pas intéressés par le mien.

Les autres… C’était toujours la guerre.

Je n’étais pas la seule.



D’autres femmes en mal de confidences me versaient dans l’oreille la même histoire empoisonnée. La même ritournelle grinçante dans des bouches remplies de fiel et de ressentiment. Ils sont lâches, les hommes, égoïstes, fuyants, radins, vaniteux, ennuyeux, absents, indifférents, fatigués, toujours fatigués. Ridicules avec leur grosse auto, leur petit portable, leur grosse situation, leur petite femme, leur gros zizi, leurs petites performances. Elles entamaient une noire farandole et reprenaient en chœur, fières et revendicatrices. Nous, les femmes, on est courageuses, dures à la tâche, responsables, efficaces, rapides, sur le qui-vive, curieuses, ouvertes, aventureuses, attentives, libres. On a grandi, nous. On s’est débarrassées des corsets de nos mères et de nos grand-mères, de leurs lacets, de leurs épingles, de leurs tresses, de leurs chignons, de leurs révérences, de leurs tabliers, de leurs déshabillés, de leur main tendue en fin de mois.

Pas de leur colère, je pensais en écoutant leur sarabande, en suivant des yeux la ronde où j’avais ma place.

Elles reprenaient, enfourchant leur balai, martelant le sol de leurs godillots cloutés, crachant des crapauds, des limaces et de la bave de vipère. Ils nous transforment en infirmières, bonnes à les écouter gémir, à les rassurer, à les dorloter, à les flatter pour qu’ils repartent frais et déterminés. Ils se servent de nous mais qu’est-ce qu’ils nous offrent en échange ?

J’écoutais, je regardais…

Christina et moi sur un banc public. On attend le 43 qui ne vient pas. On étend les jambes de nos pantalons. On agite nos grosses Nike noires à bandes blanches. On se calfeutre dans nos parkas informes. Les poings serrés dans nos poches. On regarde les hommes qui passent et ne nous voient pas.

– Je fais tout, toute seule, elle me dit. J’ai réussi à éliminer complètement l’homme dans ma vie. Je travaille, je paie mon loyer, mes impôts, je vais au cinéma seule, en vacances avec une copine, Noël en famille. Je dîne avec un plateau-repas devant la télé, je me couche, je bouquine et, pour m’endormir, je me caresse. Tranquille dans mon lit. Personne pour m’ennuyer, me demander de lui faire ci ou ça. Tranquille. Je me raconte une histoire toujours la même, mon fantasme préféré, je ferme les yeux. Après, je dors comme un bébé…

Elle baisse la tête, fixe ses pieds de pionnière libérée, les agite sous son nez comme deux marionnettes épuisées.

– Mais je crève d’être seule… J’en crève. J’ai renoncé, c’est tout. Je suis une femme sans avenir. Tu as remarqué comme c’est froid, un plateau-repas ou une télé ?

Valérie et moi. Dans un petit salon de thé, rue du Chemin-Vert. On s’est installées à une table fumeurs, on a posé nos paquets de cigarettes sur la table, les briquets. On a commandé chacune un plat différent pour pouvoir piquer dans celui de l’autre. Valérie, toute menue, ses cheveux frisés blonds, ses fossettes de rieuse, ses sourcils de pointilleuse qui cherche un sens à sa vie. Une direction, une signification, un goût véritable. Pas le sens unique que les fatigués, les résignés empruntent pour ne plus avoir à penser. Tous en rang dans une même conformité. Elle allume une cigarette, repose le briquet, aspire une grande bouffée de blonde légère. Marque une pause. Un souffle passe. Elle me ment depuis tout le temps, il faut que ça cesse. Pour que notre amitié ait un sens. Un goût de vrai. Une direction. Elle me regarde droit dans les yeux. Sans dévier le regard. Elle doit avoir le trac parce qu’elle m’observe, surveille mon corps. J’essaie de rester molle, douce, de ne pas faire d’angle avec mes bras ou mes jambes. De demeurer ouverte, disponible. Je la regarde aussi droit qu’elle, les yeux dans les yeux, en y mettant le plus d’amour possible.

– Je t’ai menti. Je ne suis pas amoureuse d’un homme mais d’une femme. Et ça fait trois ans que ça dure… J’ai lutté pourtant mais on ne peut pas lutter longtemps quand l’évidence s’impose…

Je souffle moi aussi, une grande expiration de blonde légère. Ce n’était que ça. Une histoire d’amour comme une autre. Peut-être plus compliquée que les autres puisqu’elle porte le sceau du secret. Elle a senti passer dans mon souffle la bénédiction que je lui donne, l’amour d’elle que je lui renvoie et elle me sourit. Elle peut tout me dire, tout m’avouer : je l’aimerai toujours.

Je la vois toujours seule, Valérie. Mais elle me parle de son désir de rencontrer un homme, de faire des enfants.

– Ce désir-là existe, ajoute-t-elle comme si elle lisait dans mes pensées. Et ce n’est pas simple…

Ce n’est pas simple de décliner le mot « sens » dans tous les sens.

Charlie. Elle s’appelle Charlotte mais on l’appelle Charlie. Elle range ses placards. Elle vient de déménager. Elle a rencontré un homme, un bel étranger. Elle en avait rêvé si fort qu’elle s’est jetée contre lui et l’a embrassé. Tout entier. Pendant six mois. Collés, serrés. Les avions n’arrêtaient pas de se poser pour l’emmener vers lui, pour l’emmener vers elle. Et puis soudain, ce fut la grève. La grève de son sentiment pour lui. Plus un avion dans le ciel. Et lui, cloué là-bas dans le Minnesota. Ne comprenant pas. Achetant des billets pour des long-courriers qu’il ne prendrait jamais plus. Elle range ses penderies pour mettre de l’ordre dans sa tête. Elle jette un vieux pull gris.

– Pourquoi on se précipite contre eux pour les rejeter ensuite avec la même violence ? Pourquoi ?

Anouchka. Polonaise et anglaise. Un drôle de mélange qui a échoué à Paris. Elle apprend le français et elle apprend à se connaître. Elle divise l’humanité en deux : ceux qui réfléchissent et ceux qui ne réfléchissent pas. Son homme aime les belles femmes qui mettent de belles robes. Elle déteste les robes. Elles la serrent aux entournures. Elles font d’elle une femme qui ne sait plus marcher. Un soir, pour l’honorer, pour le remercier de tout le plaisir qu’il lui donne sans compter, elle enfile une robe blanche, en maille serrée, qui marque les seins, la taille, la longueur des jambes, tout ce qu’elle aime cacher, tous ces signes qui la signent femme. Elle met du rouge à lèvres, elle ébouriffe ses cheveux. Il entre dans la chambre et s’exclame :

– Putain ! Qu’est-ce que t’es belle !

Il s’avance vers elle, de l’amour plein les yeux. Ils disent merci ses yeux, merci d’avoir mis cette belle robe de femme pour moi, cette robe de déesse ensorcelante qui aimante tout mon corps vers toi, merci, merci, merci. Il ouvre les bras, il s’avance, il veut la rouler dans son amour, l’emporter, la saupoudrer de baisers de la tête aux pieds. Elle est sa femme, il est son homme et tout va recommencer.

– Va-t’en. Ne m’approche pas. Ne me touche pas. Ne me dis pas que je suis belle. Je ne le supporte pas. Je ne suis pas belle !

Elle hurle.

Il recule, décomposé.

Elle s’effondre sur son lit, leur lit, et elle pleure. Sur elle, sur lui, sur cet amour qui lui donne envie de déguerpir.

– Pourquoi c’est si difficile de recevoir des compliments ? Pourquoi ? elle me demande, la bouche déformée en une longue plainte. Si toi, tu me disais la même chose je l’accepterais, mais pas lui, pas lui…

Pourquoi ?

C’est bien plus dur à suivre que la sarabande des sorcières, que les formules toutes faites qui jettent l’homme dans les chaudrons et l’ébouillantent tout cru.



Mon copain Greg…

À vif. Il saigne de partout. Il se vante d’avoir trouvé un moyen pour vivre en paix avec les femmes : il ne les approche plus. Ou de loin. Deux ans qu’il n’a pas étreint de corps étranger. Deux ans ! Deux divorces, deux pensions alimentaires si énormes qu’il est obligé de tourner film sur film. Un enfant avec chaque femme. Enfants qu’il ne voit plus. Ou l’espace d’un week-end de temps en temps. Il court les magasins de jouets et les McDo. Il tente de les apprendre par cœur, passe ses doigts sur leur front, leur nez, leur bouche, les fait répéter : « Toi, mon papa, toi, mon papa » avant qu’un avocat ou une gouvernante ne les lui arrache. Il grossit, il suit des régimes, il se laisse pousser la barbe, il prend des avions dans tous les sens, il achète des gadgets qui remplissent sa chambre, écrit des scénarios qui deviennent des films. Il est connu, très connu, riche, important. À chaque film, les critiques soulignent la violence des images, des histoires, des rapports hommes-femmes, sa misogynie, sa misanthropie. Le sang gicle, les coups partent, la trahison l’emporte sur les plus belles amitiés, le carnage est inévitable, les corps des hommes et des femmes explosent en mille morceaux.

– Alors que je voudrais être si doux… C’est plus fort que moi, c’est tout.

Un soir, dans le hall du San Regis, à New York, il me raconte l’histoire de sa première caméra.

C’est sa mère qui la lui a offerte. En échange d’un service. Elle l’avait convaincu d’aller filmer un couple dans la chambre d’un motel. Chambre 23. Les rideaux ne seront pas tirés, ils ne prennent pas la peine de se cacher, tu les filmes, tu me rapportes la cassette. Et je t’offre la caméra. Pour toi, tout seul. Une caméra à douze ans, tu te rends compte ! Mais c’est qui ? il demande, c’est qui ces gens que je dois espionner, piéger ? T’inquiète, tu filmes et tu te tais. J’en ai besoin, moi, tu comprends, besoin ! Chambre 23 ? il demande. Oui, oui, je te dépose et je t’attends, je ferai le guet. Il me faut cette cassette, il me la faut, fais-moi confiance. D’accord, il dit, d’accord. Il l’aime plus que tout, il dort avec elle quand son père oublie de rentrer et la prend dans ses bras quand elle pleure tout bas. D’accord, j’y vais, je ne veux pas que tu pleures, que tu sois triste.

Ses jambes avalent les marches jusqu’au second étage du motel, il cale ses hanches entre deux marches de l’escalier d’incendie, la caméra pèse à son bras, la pancarte du motel branle sous son nez, il repère le 2 et le 3 rouillés au-dessus de la porte, arme la caméra, la braque sur le lit d’un geste brutal et déjà sûr. Elle avait raison, les rideaux ne sont pas fermés. Ils ne prennent pas la peine de se cacher. Qui pourrait les voir d’ailleurs ? Il colle son œil contre le viseur, cherche le lit, les draps sont en désordre, attrape un bout de jambe, un bout de sein, des hanches qui se cognent. De l’homme, il ne voit que le dos qui s’arcboute sur la femme étalée, des bras blancs qui servent d’appui et les doigts crispés sur les draps du lit. Moteur ! Tout son corps frissonne. Il sait qu’il fait quelque chose d’interdit, de dangereux, quelque chose qu’il regrettera toute sa vie. Il veut s’arrêter, redescendre les marches mais elle est là dans la voiture décapotable qui l’encourage, lui fait des grands signes de bras. Vas-y, mais vas-y, bon sang ! Qu’est-ce que tu attends ! Et le plaisir d’attraper ces bouts de bras, de jambes, de dos et de ventres, ces petits bouts coupés qui s’agitent, rougissent, se tordent et se tendent, est le plus fort. L’œil collé à la caméra, il les suit, il entre dans le lit. Le dos de l’homme est blanc, couvert de poils noirs, la peau de la femme est brune. Il voit les marques de slip mais pas de soutien-gorge. Les seins tremblent et tombent sur les côtés. Il lui semble que l’homme tremble aussi, se raidit, les veines de son cou se durcissent. Les fesses de l’homme sont plates et blanches. La bouche de l’homme dessine une longue plainte qui tire la bouche sur le côté et celle de la femme se retrousse en mordant l’oreiller. C’est fini. Il filme encore. Il ne peut plus s’arrêter. Il voudrait qu’ils se retournent pour voir leur tête après. C’est comment, après ? On est heureux, on s’embrasse, on souffle, on se caresse la tête ? On se lèche comme les chiens, on s’ébroue, on repart ? Il ne sait pas. Il voudrait savoir. Il n’a jamais fait « ça ». Il sent quelque chose de dur entre ses jambes et remonte la caméra sur le visage de l’homme, sur la nuque de l’homme cassée dans le cou de la femme. Les petits cheveux collés par la sueur frisent comme les algues de la plage quand la vague se retire…

Alors l’homme se dégage. Il remonte le drap sur sa poitrine, attire la femme contre lui. Il se retourne et son visage entre dans la caméra, vient heurter l’œil derrière le viseur, le crève, le fouille, le crève encore. Le sang gicle. L’enfant est aveugle, il ne veut plus rien voir. Il gémit, la caméra glisse le long de son bras. Il pousse un juron, un terrible juron qu’il répète à s’en faire péter les cordes vocales. Il écrase la caméra contre les muscles de son ventre. Il voudrait n’avoir jamais vu ça. Jamais vu ça.

Sa bouche se remplit de salive amère et il crache sur la femme en bas.

La femme qui klaxonne, qui crie magne-toi, qu’est-ce que tu fous, dégage ! Merde ! Putain de merde ! Il va te voir !

Il crache, il pleure, il voudrait avoir les deux yeux crevés. Ne plus jamais voir.

Ne plus jamais rien voir.

Trois mois plus tard, sa mère et son père divorcent. Son petit film d’amateur a servi de preuve. Versé au dossier contre l’époux infidèle. Sa mère se remarie avec l’homme qui était son amant. Elle ne pleure plus. Elle ne dort plus jamais avec lui. Elle touche une grosse pension alimentaire et possède deux voitures décapotables.

Un car de touristes débarque dans le hall de l’hôtel San Regis. Il les regarde, de son œil bleu et doux, son œil crevé d’enfant du motel.

– On finira comme ça, toi et moi, me dit Greg, en petits vieux apaisés et mous. Sans désir. La goutte au nez, le ventre en paix… Dans un car du troisième âge…

Dans le noir de la chambre, dans le noir de ma chambre, tout contre toi, je refuse de monter dans le car de touristes du troisième âge. Je prie pour qu’on me donne une dernière chance. Pour que je me donne une dernière chance.

Avec la statue de pierre qui repose contre moi, qui lit dans mes pensées et pénètre mon intimité.

Cette fois-ci, je serai la plus forte. Je démasquerai le coupable qui m’empêche à chaque fois d’aimer, qui me coupe le vivre.

Je ne voulais pas te perdre.

Alors je t’ai prévenu…

Je t’ai tout raconté.



La première fois que l’ennemi se dressa en moi et réclama son dû de chair fraîche et amoureuse, ce fut si violent que j’en demeurai étourdie. Assommée. Comme si on m’avait culbutée de ma chaise et que je gisais par terre, les quatre fers en l’air, des bleus me noircissant le corps et le souffle coupé à m’en rendre muette. Quand je me retournai, il n’y avait personne : j’étais seule responsable de tout ce fracas. Mais je l’aurais juré, ce n’était pas moi.

J’étais encore dans l’âge du romanesque où viennent s’éteindre les derniers rêves des collégiennes. J’aimais à en mourir, l’échéance étant lointaine. J’épousais toutes les chimères de mes amoureux et me disloquais pour mieux les illustrer. Je multipliais les aventures, récitant à bride abattue les serments d’amour convenus et des promesses de vie conjugale qu’on n’exigeait pas de moi mais qui me venaient naturellement aux lèvres. J’étais si peu sûre de moi que je voulais rassurer les autres. Mes amours duraient le temps d’un été ou d’une année bissextile ; ils s’éteignaient dans des drames où je poussais de grands cris, jetais les bras au plafond pour me réveiller fraîche et neuve, prête à recommencer. Chaque nouvelle conquête me trouvait tout flamme, arborant sur un front encore boutonneux la couronne triomphante de la débutante faisant la révérence à son premier bal.

Souvent, quand il m’arrivait de le croiser après notre mésaventure, cet homme qui fut ma première victime, il m’entraînait dans un coin et me suppliait de lui expliquer les raisons de ma conduite. Je contemplais les yeux vert nuit troublés par l’inquiétude, les cils et les sourcils noirs bordant le jade sombre d’un trait frémissant, presque féminin, la bouche large et douce que j’avais connue si généreuse, le menton carré d’un homme qui fend l’adversité, je le contemplais et secouais la tête, impuissante et désolée de l’avoir fait tant souffrir.

– Je ne sais pas… Je ne comprends pas, répétais-je en tentant de verser un tardif réconfort sur ce visage énergique que le doute déchirait.

J’avançais la main pour lui donner un peu de chaleur, qu’il comprenne que je n’étais pas de celles qui tuent pour exister et consignent ensuite les noms de leurs victimes sur un petit carnet, mais il reculait, en proie à ses souvenirs douloureux.

C’était une belle prise, pourtant, cet homme-là. J’avais dû lutter pour que son regard se pose sur moi et qu’il me choisisse parmi d’autres plus rompues aux joutes de la vie et de la séduction. Plus âgé, plus savant, plus expert, il avait la délicatesse de n’en rien laisser paraître et me traitait d’égal à égale avec une tendresse attentive. Je m’épanouissais au fil des jours, au fil des nuits, apprenais à occuper mon espace, à l’explorer, à forger mes idées, à les défendre, mollets cambrés et verbe choisi, bref, je grandissais et disposais les premiers tuteurs de mon jardin intérieur, de ma liberté. Grâce à cet homme qui savait être mâle et tendre, patient et rapide, et ne m’ennuyait jamais, je m’affranchissais. J’avais, pour lui, fait de l’ordre dans ma vie et étais devenue résolument monogame.

Et puis un soir, un vendredi soir, ce bel équilibre tremblant, qui se mettait en place depuis quatre mois environ et assurait chaque jour davantage ses fondations, s’écroula. Et cela de la plus étrange manière.

Nous devions partir en week-end avec des amis, dans l’île de Noirmoutier. Il était convenu que je passerais le chercher en voiture, et que nous rejoindrions ses copains chez qui aurait lieu la distribution des places dans des voitures puissantes et sûres. J’avais mon sac sur la banquette arrière. Il aurait le sien à son bras et m’attendrait en bas. Comme des centaines de petits couples parisiens, nous partions nous mettre au vert salé de la mer et je respirais déjà à pleins poumons l’air vivifiant du grand large et les nuits poivrées de Noirmoutier.

Je descendis les Champs-Élysées, amoureuse et émue, fis le tour du rond-point, amoureuse et émue, me remémorai, à un feu rouge, la nuit précédente où il m’avait arraché tant de soupirs que mon corps en tremblait de reconnaissance. Un sourire de mol abandon se dessina sur mes lèvres, je relevai la tête quand le feu passa au vert, enclenchai la première, mis mon clignotant. Je n’avais plus que cent mètres à parcourir avant de le rejoindre à l’endroit convenu. Cent, quatre-vingts, soixante, quarante… Mon cœur exulte, les massifs fleuris du rond-point dessinent des arabesques roses et mauves qui se donnent la main et gambadent, je chantonne, on se baignera dans les vagues, on fera de longues promenades sur les plages, on goûtera la chair salée des pommes de terre de Noirmoutier qui se vendent si cher sur les marchés. Il m’expliquera comment on les cultive, combien de temps dure la saison, puis se penchera et me volera un baiser que je lui offrirai. Il est plus grand que moi et ma tête se niche à point sous son épaule. Il ne m’écrase pas, ne me tord pas la nuque. Je n’ai jamais mal quand il m’enlace ou qu’on dort encastrés. C’est à des détails comme celui-là qu’on reconnaît les gens faits pour vivre ensemble. La vérité se niche toujours dans les détails. Quatre mois qu’on se côtoie et les détails s’accumulent, petits cailloux blancs d’un bonheur trouvé. J’ai envie de klaxonner, de monter sur le toit de ma voiture, de crier ma bonne fortune. Plus que vingt mètres. J’incline le volant sur la droite, vérifie en un éclair dans le rétroviseur intérieur que mon teint est bien mat, mes lèvres bien rouges, mes cheveux bien blonds. Redresse la tête et l’aperçois…

Il est là, debout, au bord du trottoir. De son bras libre, il me fait signe. De l’autre, il tient sa valise. Une petite valise ridicule pour un bras si long. Ou alors c’est la manche de son imperméable qui est trop courte. Ou lui qui est trop petit. Un nain avec une valise de nain. Un sourire béat illumine son visage et lui dessine un masque de clown. Pourquoi sourit-il comme ça ? Et son nez ! Un appendice qui se déploie en chou-fleur violacé. Et ses cheveux ! Il aurait pu les laver. Ou les couper un peu.

Il me semble que je le vois pour la première fois. Que le voile de l’amour est tombé et qu’il m’apparaît dans sa nudité grotesque. Mille petits couteaux jaillissent de mes yeux, se plantent dans sa silhouette et épinglent mille détails saugrenus qui me font éclater d’un rire mauvais. Il devient difforme, imbécile, lourd, répugnant. Je grimace à l’idée qu’il me touche. Me recroqueville sur le volant pour être le plus loin de lui.

Il me fait signe de me garer. L’imbécile ! Il croit que je vais réussir le créneau parfait pour qu’il ait le temps de monter ? Une boule de haine éclate dans mon ventre et me coupe le souffle. J’ai envie de le planter là, de redémarrer à toute vitesse. Ne plus le voir. Ne plus le laisser m’approcher. Ne plus entendre sa voix pontifiante m’expliquer le mystère des pommes de terre et les secrets de la politique étrangère. Il est vieux, en plus. Il a bien quinze ans de plus que moi. Et cette brillance sur son col, c’est l’usure du tissu ou ce sont des pellicules ?

Il monte dans ma voiture. Fait glisser sa valise sur la banquette arrière. La cale avec précaution à côté de la mienne. Se retourne. Se frotte les mains à l’idée du bon week-end qui s’annonce, hume l’air et m’embrasse.

– Arrête !

Je me dégage en lui donnant un coup de coude.

– Ma Mine, il chuchote dans mes cheveux en y déposant un long baiser.

– Et ne m’appelle plus comme ça !

J’ai la nausée. J’ouvre grand la fenêtre et cherche une issue de secours dans le ciel limpide de Paris. Je serre les dents. Regarde droit devant pour oublier qu’il est là, à mes côtés, et que nous allons devoir passer un week-end ensemble. Je voudrais ravaler ma colère, gagner du temps, mais les mots explosent dans ma bouche, propulsés par des torrents de bile, et déchiquettent celui qui est devenu mon irrémédiable ennemi, l’homme à abattre :

– Ne me touche pas ! Je ne veux pas que tu m’approches ! Je ne te supporte plus !

Et alors, au lieu de répondre à ma déclaration de guerre par un acte de violence qui mettrait sans doute fin à la mienne, au lieu d’employer les mêmes armes que moi pour terrasser l’ennemi qui l’a pris pour cible, il redouble de tendresse, engage le dialogue, tente de faire diversion. Au lieu de dégainer et de crier en garde, il refuse le duel, renvoie les témoins, parlemente et me tend la main. Son sort est scellé : l’homme est condamné. Sans que je sache pourquoi. Délit de sale gueule, de valise trop petite, de pellicules sur le col, de gentillesse appliquée. Délit de mec banal, ordinaire, qui part se mettre au vert en amoureuse compagnie un vendredi soir à Paris. Je me déchaîne. La pampa s’ouvre devant moi et je galope à bride abattue en labourant son cœur de mes éperons géants. Il se ratatine, demande un sursis, supplie. Je ne verserai pas une larme.

Pire : je l’achèverai d’un autre coup fatal et irai dormir, dans la chambre voisine, dans les bras d’un inconnu, étonné de m’avoir éblouie si vite. Insensible à la douleur de l’un comme au charme de l’autre. Je suis en mission spéciale, chargée de trucider un homme qui a commis l’imprudence de m’aimer, de m’approcher de trop près, de me trouver aimable, au sens où ce vieux Corneille l’entendait.

Je ne suis pas aimable et je ne supporte pas qu’on m’aime.

Je ne cherche pas à savoir pourquoi. De l’amour, je veux les coups, les contorsions des corps, le plaisir charnel qu’on oublie aussitôt rassasié, les trahisons, les eaux sales et épaisses où je nage comme un poisson agile qui fait des bulles de félicité. Tout ce qui maintient à distance et empêche de se réunir me donne de l’ardeur, de l’appétit. Les compliments, les mots doux, les attentions, la tendresse qui se déverse d’un cœur à l’autre me révulsent et me pétrifient.

Six mois plus tard, au détour d’un carrefour à Saint-Germain-des-Prés, je tombe nez à nez avec l’offensé. On se mesure, on s’épie, on prend des nouvelles, on s’observe, on se tâte le pouls. Il affiche l’assurance de l’homme libre et fend l’air de ses larges épaules où je nichais, autrefois, ma tête. Ses yeux verts bordés de noir me caressent, me troublent, me rappellent des instants délicieux où je prospérais, encouragée par leur flamme attentive. Nous allons dîner. Il me prend la main et m’interroge. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? J’ouvre les mains, muette, pour dire mon désarroi. Le plat de mes mains offertes mime mon désespoir. Alors tout est à nouveau possible ? J’opine, sûre de moi. Je devais être folle, en effet. Un coup de pleine lune, peut-être. Je ne vois que ça. Il rit. Elle a bon dos, la lune, depuis qu’on lui a marché dessus ! J’insiste. Je t’assure, j’étais si bien avec toi. Réconciliée, heureuse, tous mes petits bouts qui se mettaient ensemble. J’apprenais à marcher…

Nous entrons dans ma chambre, heureux et amoureux. Il me traite en riant de grosse bête, de folle à lier, de qu’est-ce qui t’a pris ce jour-là ? Je me déshabille en chantonnant je ne sais pas je ne sais pas les filles sont idiotes parfois. Ou compliquées. On parle du passé comme d’un nuage maléfique qui s’est posé sur nous et nous a transpercés. Il se pose au bord du lit et enlève sa veste. Défait sa cravate. Je me déshabille vite vite et me glisse sous les draps. Je mordille l’ourlet frais, pleine d’appétit pour la peau douce et parfumée de son épaule, sa bouche chaude et ferme, ses reins qui m’emportent si loin, si loin… Quelle idiote j’ai été ! Sa chemise tombe. Il se tourne vers moi. Il me sourit, heureux et confiant, de l’offrande amoureuse dans les yeux.

– Tu vas voir… Cette fois-ci on va être heureux. Et longtemps ! Je vais bien m’occuper de toi…

L’ennemi s’est engouffré en moi, d’un seul coup, une bourrasque violente qui me fige et me glace. Je ferme les poings, je ferme les yeux et le supplie de décamper. Va-t’en, va-t’en… je t’en supplie… Pas lui, pas celui-là. Tu lui as déjà fait le coup une fois… Il est gentil, il me fait du bien… Je lui donne des coups de pied. Je me rétracte sous le drap. Je ne veux pas que ça recommence, je ne veux pas. L’homme s’approche nu, confiant, si vulnérable de tant de confiance, affichant son bonheur de m’avoir retrouvée. Son sourire si tendre, ses yeux verts si doux, sa main se pose sur moi…

Trop tard ! Il n’est plus qu’une gargouille grimaçante et tordue, un monstre bossu, empêtré, énorme, qui rampe sur mon lit et va bondir sur moi tel un crapaud gluant et bouffi. J’ai le corps aussi dur qu’une tourelle en béton et là-haut, au sommet, une mitraillette armée a surgi qui se pointe sur lui…



– Et pourtant, je croyais l’aimer, cet homme-là. Ou je voulais l’aimer de toutes mes forces. Mais toutes mes forces n’y suffisaient pas…

Moi, je te tiens entre mes mains immobiles et je refuse le sort que tu me destines. J’ai compris tout de suite quand je t’ai vue, quand tu m’as jeté ce baiser si violent sur la joue, que notre histoire était au-dessus de tout, au-dessus de toutes. Entre Dieu et Diable, je te murmure dans le noir de ta chambre. Entre Dieu et Diable…

– Je recommençais chaque fois et, chaque fois, je me disais que c’était la bonne. Aujourd’hui, je veux que ce soit la bonne. La dernière. Je suis fatiguée de lutter. Je me sens si vieille, fourbue après tous ces combats. Je veux être plus forte que cet ennemi qui se faufile en moi et m’empêche d’aimer à chaque fois. Tu vas m’aider, dis ? Tu vas m’aider ?

Entre Dieu et Diable… Je prierai l’un ou convoquerai l’autre. J’emploierai tous les moyens mais je te promets qu’on s’aimera. On ne se quittera pas. Je serai ton ange gardien ou je serai le diable, ton amant ou ton bourreau. J’utiliserai toutes les ruses et les plus beaux mots d’amour pour te garder. Je te tiens entre mes mains et tu ne t’échapperas plus.

Tu me tenais entre tes mains de statue et tu m’écoutais. Je te livrais les clés, les plus petits détails de mes tentatives d’aimer. Je te donnais le mode d’emploi de la violence qui se déclenchait en moi pour que tu l’anéantisses et qu’on puisse enfin, toi et moi, pénétrer dans ce merveilleux territoire qui s’appelle « amour ».



Amour : disposition favorable de l’affectivité et de la volonté à l’égard de ce qui est senti et reconnu comme bon, diversifiée selon l’objet qui l’inspire.

Affection entre les membres d’une famille.

Disposition à vouloir le bien d’un autre que soi (Dieu, le prochain, l’humanité, la patrie) et à se dévouer à lui.

Inclination envers une personne, le plus souvent à caractère passionnel, fondée sur l’instinct sexuel mais entraînant des comportements variés.

Définition du Petit Robert.



Elle s’appelait Hermione, c’était mon prof de français. J’avais treize ans et j’étais en troisième. Les cheveux noirs relevés en un chignon maigre et plat sur le sommet du crâne, de grands yeux bleus qui lui creusaient les tempes, un long nez droit de mademoiselle au Long Bec, un sourire éclatant qui tranchait sur sa tenue austère, toujours en gris foncé ou en bleu marine, et une maladresse de débutante qui m’alla droit au cœur. Quand elle se trompait dans un exposé ou s’arrêtait soudain, distraite par de trop puissantes pensées, elle souriait, désarmée, simple et offerte, semblant nous dire excusez-moi, je ne suis pas là mais je vais revenir bientôt. Une sorte de « la concierge est dans l’escalier » infiniment plus romantique et qui déclencha chez moi l’envie folle de la rejoindre dans cet ailleurs si loin de nous, de nos cahiers et de nos dissertations, de nos notes et de nos révisions, de nos jeux et de nos plaisanteries stupides de cour de récréation. Je compris alors que le désir que j’éprouvais pour elle augmentait à mesure qu’elle s’éloignait de moi. Elle n’était plus mon prof de français mais mon héroïne.

De ses cours, je ne me souviens de rien mais, de sa vie, bientôt je sus presque tout. Jeune agrégée, jeune mariée, jeune tout court, elle n’avait qu’une hâte : sortir de sa cage de prof pour courir retrouver la vie dehors. Elle se tenait prête bien avant que la sonnerie ne retentisse et volait littéralement hors de la classe, hors des lourdes grilles en fer forgé qui clôturaient le lycée. Elle avait à peine tourné le coin de la rue qu’elle échangeait ses mocassins plats pour des talons aiguilles, tirait deux épingles à cheveux qui lâchaient son chignon, enroulait un cardigan en cachemire bleu ciel sur ses épaules, vaporisait quelques gouttes de parfum derrière l’oreille gauche et sautait dans un taxi où l’attendait un homme. Le corps d’un homme contre lequel elle se jetait comme une affamée. Son mari, un amant ? J’imaginais tout. Je les regardais s’embrasser comme pour se dire adieu et le taxi démarrait, me laissant les mains moites et ballantes, chancelante de fièvre et de jalousie. Si malheureuse que je pris un jour mes jambes à mon cou, courus derrière la voiture qui s’éloignait, m’accrochai à la portière, me fis traîner sur plusieurs mètres avant de lâcher prise et de rebondir sur le macadam noir. J’aurais pu mourir écrasée, ils ne m’auraient pas vue. Ils s’embrassaient, ils s’embrassaient.

Pendant les heures de cours, pour dissimuler ses tentatives d’évasion, elle empruntait une attitude raide et empesée que démentaient ses regards rapides vers les arbres de la cour. Elle ouvrait grand les fenêtres, rejetait la tête en arrière, respirait à pleins poumons en nous parlant de la passion de Racine, de la raison de Corneille, du drame de Titus et Bérénice séparés par la raison d’État et de la cruauté d’un homme qui choisit sans choisir et décide sans décider. Les hommes sont féminins et lâches dans l’œuvre de Racine, murmurait-elle en concentrant son regard bleu liquide sur l’écorce vert vif des marrons suspendus dans la cour du lycée. Puis de sa voix grave, presque masculine, elle récitait les vers de Racine :

Hé bien ! régnez, cruel ; contentez votre gloire :

Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire,

Que cette même bouche, après mille serments

D’un amour qui devait unir tous nos moments,

Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle,

M’ordonnât elle-même une absence éternelle.

Moi-même, j’ai voulu vous entendre en ce lieu.

Je n’écoute plus rien, et pour jamais adieu.

Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même

Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?

Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,

Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?

Que le jour recommence et que le jour finisse

Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,

Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?

… sans nous regarder comme si elle les récitait pour elle seule, pour apaiser une douleur qui la dévorait et, après une pause, se retournait et nous demandait de les copier. Dieu, l’innocence, la grâce et la raison chevillent l’œuvre de Corneille, l’homme n’est qu’un sujet qui reçoit, effrayé, la volonté de Dieu, qui tente de se transcender, de se rapprocher de Lui en Lui obéissant ; l’homme, la femme, l’amour, la cruauté étrange de l’amour baignent l’œuvre de Racine et, ajoutait-elle, comme pour s’en convaincre, l’amour est cruauté et raffinement, distance et désir.

J’avais envie de crier en l’écoutant. Pour moi, les héroïnes de Racine portaient des cardigans bleu ciel et prenaient la fuite en talons aiguilles. Je m’identifiais à tous les amoureux méprisés, à ceux auxquels on accorde son cœur faute de mieux et souffrais en silence en offrant mon tourment à Dieu. Je devins cornélienne. J’appris la douleur, l’attente, la jalousie, organisai des chahuts pour qu’elle me remarquât, lâchai des boules puantes, écrasai des cartouches d’encre sur mes copies et les rendis maculées pour qu’elle me sermonnât. Elle n’entendait ni ne voyait mes efforts désespérés pour exister à ses yeux et je renonçai. En un dernier sursaut, je me tailladai les cheveux telle Jeanne d’Arc sur son bûcher. Ma mère haussa les sourcils, pas ma prof de français.

Quand le mois de juin arriva, je comptai les jours et devins muette. Je ne survivrais pas à la séparation qui s’annonçait. D’autant que j’avais appris qu’elle quittait le collège et suivait son mari en poste à l’étranger. Le dernier cours fut étrange : elle retenait des larmes au bord de ses cils noirs et ses yeux bleus semblaient globuleux tellement ils étaient liquides. Je voulus croire qu’elle pleurait pour la même raison que moi : on ne se verrait plus. Elle rangea lentement ses cahiers et ses livres sans un regard pour les marronniers de la cour. Nous dit au revoir, s’attarda dans la salle des profs puis sortit par la lourde grille qui entourait le collège en briques rouges. Sans se hâter. Sans changer ses chaussures, ni retirer ses épingles, ni nouer son cardigan en cachemire bleu ciel. Elle attendit sagement le bus qui devait la ramener chez elle. Je ne devais plus la revoir.



Pendant que je prenais goût à la douleur exquise d’imaginer l’amour, de tout offrir sans être devinée ni remerciée, ma mère reprenait du poil de la bête.

Elle travaillait toujours autant dans la journée, passait de longues heures le soir à dresser des bilans, débit-crédit, débit-crédit, penchée sur le rabat de son secrétaire, l’œil noir sous la mèche noire, lâchant de temps en temps dans un sifflement de haine le nom tant honni de notre père, supervisant d’un œil sévère notre travail scolaire, exigeant pour la moindre sortie ou le plus petit plaisir une place de premier, voire de second, à l’extrême limite de troisième, mais elle recevait aussi quelques représentants du sexe opposé qu’elle gratifiait d’un doigt de Martini, de biscuits salés, de cacahuètes, d’olives sous plastique de Monoprix, et de ses plus beaux sourires.

Car elle était belle. Très belle. Grande, brune, d’immenses yeux noirs, de longues jambes, des épaules rondes et lisses et une peau au grain mat et serré qui appelait les hommages et les baisers. Avec, en plus, cette froideur innée, cette allure de princesse qui maintient à distance et inspire respect et désir fou. Elle essayait de se déguiser pour se rendre plus aimable, plus commerçante, afin que ses flèches ne manquent pas leur but mais, si ses lèvres exquises se retroussaient en un sourire enjôleur, ses yeux restaient froids, noirs, aussi perçants que ceux d’un maquignon. Les hommes voletaient autour d’elle telles des perruches affolées et elle n’avait qu’à battre des cils pour désigner l’heureux élu qui viendrait picorer une olive dans sa main. Sa naïveté de jeune fille ignorante l’avait poussée dans les bras d’un goujat qui avait fait son malheur, la lestant de quatre marmots sans aucun magot. Ce temps-là était révolu : elle avait décidé de prendre sa revanche, de rançonner les hommes en leur faisant miroiter mille promesses de félicité contre des avantages sonnants et trébuchants. Du pouvoir ou de l’argent sinon pas de cacahuètes ni de doigt de Martini. Chacun donnait selon ses moyens comme le dimanche à la quête de l’église et recevait selon ses dons. Elle, à son habitude, tenait les comptes et les rênes de son petit monde, jugeant aux acquis amassés de l’heure, de la durée et de la qualité de son abandon, si cela devait se produire.

C’est ainsi que l’on vit défiler toutes sortes de prétendants appliqués sans jamais en surprendre un dans son lit ni avoir le sentiment d’interrompre un tendre tête-à-tête. Il y avait le distingué désargenté qui se courbait en un baisemain élégant, l’emmenait au concert, au théâtre ou au restaurant, l’intellectuel qui lui parlait de Gide, Cocteau, Faulkner, Sartre ou Baudelaire, en pantalon de velours côtelé, enfumant le salon de ses paquets de Gauloises, le manuel en bretelles qui réparait les prises défectueuses, débouchait les éviers, bricolait des étagères pour nos livres d’école, le sportif qui nous accompagnait le dimanche au bois de Boulogne, entraînait les garçons au foot, organisait de grandes parties de cache-cache ou de ballon prisonnier, l’étudiant transi qui la dévorait des yeux et lui parlait politique et révolution, Marx et Tocqueville, apaisant ses envies anarchistes et subversives, l’aristocrate au nom à rallonge qu’elle pouvait semer de temps en temps dans la conversation, et un gros plein de sous qu’elle montrait peu, recevait en pantoufles et bigoudis, mais qui payait beaucoup. Se présenta aussi un curé chargé de veiller à la bonne tenue de nos âmes, qu’elle gratifiait d’un « mon père » prononcé sur le même ton câlin et frivole qu’elle empruntait avec les autres.

L’homme se fractionnait ainsi en un vaste catalogue à vignettes multiples, où elle faisait son marché selon ses désirs et ses besoins, un œil sur la calculette, l’autre sur l’état de la moquette ou de nos bulletins scolaires. Le soir, pour se reposer de tant de séduction dépensée, elle relisait Autant en emporte le vent et se prenait pour Scarlett. Elle s’éventait sous les porches des plantations, disposait ses toilettes à jupons dans une vaste calèche, s’alanguissait en valsant dans les bras de Rhett, plongeait des doigts avides dans son coffret, s’inventait un Tara majestueux car elle avait le goût de la terre, calculait le prix des rideaux, des faux plafonds et des parquets et, avant d’éteindre, regardait par-dessus son épaule pour voir s’il n’arrivait pas. Le lendemain, hélas, elle remettait ses nippes de Cendrillon, prenait le métro et allait faire l’institutrice porte Pouchet dans un quartier peu distingué.

Les soupirants avaient tous en commun une envie folle de la culbuter mais bien peu y parvenaient. Pour qu’elle s’abandonne, il fallait, en effet, que l’élu cumule plusieurs articles à lui offrir et de première qualité. Elle ne se donnait pas pour rien. L’homme idéal, celui qu’elle recherchait avec âpreté et pour lequel elle était prête à investir en olives, Martini et cacahuètes, devait être libre, puissant, riche, et avoir « un gros job ». Cette expression sonnait tel un clairon dans sa bouche, scintillait comme une poignée de diamants jaillis d’une cassette éventrée. Je mis du temps à comprendre ce qu’elle entendait par là et l’appris, un jour, à mes dépens.

Comme, malgré tout, elle possédait une âme de midinette, il devait aussi être beau, grand, fort, s’habiller avec goût, posséder une voiture allemande, un compte bancaire en Suisse, une maison de famille ou un château, parler anglais, avoir le ventre plat et la mèche un peu folle, se vautrer dans du cachemire et fleurer bon l’eau de toilette de qualité. Enfin, il devait l’aimer, l’aimer, l’aimer afin de panser et combler la blessure béante causée par l’inconduite de son ex mari. C’est ce qu’elle laissait entendre en une pose d’Iphigénie au bûcher, la tête renversée, la ligne parfaite du cou, des épaules et du décolleté offerte au bourreau vulgaire et sanguinaire.

Nous étions bouche bée devant tant de maîtrise, de charme et de savoir-faire et n’estimions guère l’ensemble des prétendants. Car, quand nous étions réunis entre nous dans la cuisine autour d’un plat de nouilles au beurre, arrosé d’un Viandox, elle les passait au crible et se moquait du petit ventre de l’un, de l’accent pointu de l’autre, des poils incarnés du troisième, du bégaiement de l’étudiant ou des fautes de français du gros plein de sous. Avec une cruauté qui faisait nos délices. On ne se lassait pas de l’entendre démolir le fat ou l’ignorant qui venait de tourner les talons. Rassurés par tant de pointes acérées : elle ne les aimait pas, on la garderait pour nous, personne ne nous l’enlèverait.

Elle était notre idole brune, notre Sainte Vierge blonde, le Sésame ouvre-toi de nos vies d’enfants qui empruntaient ses yeux pour apprendre nos premières leçons.

Pour se consoler de l’imperfection de ses victimes présentes, les yeux mi-clos et la Gitane glissant au bout de ses longs doigts fins, elle repartait dans le passé et nous racontait pour la centième fois l’épopée de ses amours d’antan, bien plus flamboyantes, qui se terminait toujours par cette phrase exhalée du plus profond de sa haine… « mais il a fallu que j’épouse votre père ! ». Nous courbions la tête, conscients d’être responsables de cette bévue, tout en ne comprenant pas très bien pourquoi.

Les prétendants passaient, certains s’incrustaient, notre train de vie s’améliorait. On écoutait des concertos de Rachmaninov ou des chants révolutionnaires cubains, on goûtait au Champagne, au foie gras frais, aux truffes blanches et noires, les garçons recevaient de vrais ballons de foot, les filles des baby-bulles ou des hula-hoop, on nous emmenait au cinéma le dimanche, au concert le samedi soir, on apprenait à danser le twist et le madison, et les placards, les penderies et les étagères recevaient nos effets et nos livres bien rangés. Il nous arrivait même, les soirs de grande excitation, de rêver à une machine à laver ou à une automobile qui nous transporterait vers des plages de sable doré et de mystérieuses destinations. Les prétendants donnaient, et nous recevions avec la même grâce polie et froide de notre mère, un merci chuchoté qui signifiait notre distance tout en signant notre bonne éducation. Je me souviens d’un jour où mon petit frère, croulant sous les cadeaux d’un prétendant nouveau, pénétra dans ma chambre et lâcha :

– C’est normal, il veut baiser maman…

Les choses se gâtèrent avec le gros plein de sous. Un épisode qui ternit quelque peu l’admiration que nous portions à notre mère.

Elle s’était mis en tête, en effet, d’avoir une résidence secondaire comme beaucoup de ses collègues, de ses frères et sœurs, de ses relations qui se gargarisaient de leur lopin de terre au soleil ou à la neige, décrivaient chaque année les menues améliorations apportées à leur arpent, s’étendant sur leur statut de propriétaire, lui infligeant un affront qu’il lui fallait relever, faute de démériter. Elle se devait de mettre « Tara » en chantier et le gros plein de sous ferait l’affaire. Il possédait dans le Midi une importante quincaillerie qui crachait des sous et des sous dont il ne savait que faire, étant veuf et sans enfant. L’inconvénient, nous confia notre mère, c’est qu’il savait compter et qu’il allait falloir l’embobiner serré afin qu’il lâche ses bénéfices sans autre intérêt que celui de satisfaire sa Dulcinée. Car elle entendait bien ne rien lui accorder en échange. Pas un gramme de sa chair. « À l’idée que ce gros dégoûtant me touche », frissonnait-elle en s’enveloppant de ses bras, et nous frissonnions avec elle. Un Martini de temps en temps et peut-être, peut-être, s’il savait se montrer sage et patient, l’éventualité d’une chambre dans le château de notre mère d’où il pourrait la contempler, le soir, telle une nébuleuse lointaine dans le ciel étoilé.

Le rusé plein de sous vit là l’occasion de s’infiltrer et de se rendre indispensable. Il deviendrait le grand ordonnateur des rêves les plus fous de notre mère, Tara, Tara, Tara, et peu à peu se glisserait dans son lit, dans sa vie.

C’est ainsi que débuta l’épisode du chalet à la montagne.

Pour se donner bonne conscience, elle commença à parler d’un endroit au grand air où les enfants s’ébattraient, loin de la pollution citadine. Elle enseignait alors Heidi à ses élèves de primaire et se mit à rêver d’un chalet en bois, aux corniches dentelées, dans des alpages élevés, face aux cimes neigeuses et aux grands glaciers bleus. Elle devint lyrique et parla d’edelweiss, de marmottes, de névés, d’hysope, de perce-neige, de torrents impétueux et glacés, de sources claires, de chamois apeurés, d’orages fracassants, de moutons transhumants et de bonnes miches de pain tachetées de farine. Des vacances, nous ne connaissions que les colonies organisées par la mairie du 18e, les promenades deux par deux sous les sifflets des moniteurs, les sandwichs au jambon-beurre, les baignades chronométrées entre deux cordes, les maillots mouillés qui grattent et les appels militaires le soir avant de se coucher. Bientôt, si son charme opérait, nous serions « propriétaires fonciers » et libres de vagabonder dans les alpages d’Heidi.

Le gros plein de sous lui trouva vite fait vallée ensoleillée et terrain constructible. Elle dessina avec fièvre et application les plans de « Tara », lui laissant en contrepartie tenir sa main quand elle lâchait le crayon. Il voulait une chambre au premier, à côté de la sienne, elle l’assura que ce n’était pas convenable à cause des enfants et le logea au rez-de-chaussée, face au local à skis. Il bouda quelque temps puis accepta. Elle lui donna, en échange, un petit baiser sur le nez qui le fit rougir si fort que son acné tardive redoubla et qu’elle en profita pour le rétrograder au sous-sol à côté de la chaudière. « Ainsi vous aurez chaud en hiver… », minauda-t-elle, lui assurant qu’il devait rester en excellente santé et que son bien-être lui était cher. Si cher… Il n’en avait même pas idée ! Muet et bouleversé, il accepta. Et se retrouva bientôt à dormir sur une couchette en bois escamotable dans un local qu’elle appelait, entre nous, débarras.

Comme nous d’ailleurs, les quatre enfants qui nous partagions quatre bat-flanc dans deux petites chambres mansardées au dernier étage donnant sur un talus pendant qu’elle se réservait une suite présidentielle face au Mont-Blanc, à l’étage noble, le premier. Jamais je ne pensai à le lui reprocher ni ne cherchai à voir en elle autre chose que ce qu’elle était : splendide dans le sordide, franche et spontanée dans la cruauté, précise et exacte dans ce qu’elle exigeait de la vie en remboursement de ce qu’on lui avait volé. Je ne la déguisais pas en femme charmante, ne la parais d’aucune qualité mais m’entichais de sa façon ouverte de faire du mal et de prendre sa revanche. C’est ainsi qu’elle était grande et unique au monde. C’est ainsi que je l’aimais. En pirate, dure dans l’abordage, impitoyable avec ses prisonniers et rapace quant au butin.

Le gros plein de sous parlait aux maçons et payait, au menuisier et payait, à l’électricien et payait, au plombier et payait, au paysagiste et payait. Il s’échinait à ce que tout soit en ordre pour sa Dulcinée, harcelait les ouvriers, troquait sa camionnette grise contre un coupé Peugeot, mangeait sa soupe en bout de table en étouffant le bruit de ses maxillaires, retenait la cendre de sa Gauloise maïs afin qu’elle ne tombe pas sur sa chemise en nylon et descendait dormir au sous-sol pendant que nous nous égrenions, riant de sa maladresse, vers les étages supérieurs. Il nous arrivait cependant, quand le soleil était chaud, la neige poudreuse et qu’il nous avait loué à chacun une paire de skis et payé un forfait de remontée mécanique, de l’appeler « Tonton » et de déposer un baiser réticent sur son crâne chauve, là où il n’y avait pas de boutons.

Tant qu’il était là, ronflant près de la chaudière, le « gros job » n’enlèverait pas notre mère. C’était un rempart disgracieux dont nous avions honte en plein jour devant les autres, mais qui nous protégeait de la peur, le soir, quand le noir tombe et que les mauvais rêves se dessinent.

Nous nous trompions. Rien ne pouvait arrêter la quête inlassable de notre mère, rassurée par les corniches en bois dentelé, la vue imprenable sur le glacier bleu argenté, son parquet bien ciré, ses arpents boisés, son titre de propriétaire. Elle était reine. Il lui fallait un prince. Et le crapaud écarlate qui fumait des Gauloises maïs du bout du bec, coupait sa viande rouge à l’aide d’un Opinel qu’il tirait de sa poche, suait sous le soleil et parlait vente de clous et de tournevis, elle le savait, ne se transformerait jamais en « gros job » charmant et enivrant. Il lui fallait passer à l’étape suivante.



Je continuais à aimer éperdument…

J’emploie le mot « aimer » parce qu’il est commode mais je devrais plutôt utiliser le mot « désirer ». Car c’est de désir qu’il s’agissait. Le désir nous dilate, nous permet d’occuper un espace plus grand que celui qui nous est alloué. Le désir est à l’homme impuissant et faible ce que les bataillons armés sont à un général galonné.

Je me jetais à la tête de ceux qui allumaient en moi, sans que je sache pourquoi, une violence tranquille qui me rendait hardie. Le cœur sur la main. L’offrande au bout des lèvres. Je ne savais pas quoi donner, alors je donnais tout.

Appuyée contre le guidon de la moto d’un bellâtre qui enflammait brusquement mon corps de fillette, je lui lançai, pas si innocente que ça : « Emmène-moi sur ta moto et je ferai tout ce que tu voudras. » Il éclata de rire devant la maigreur de ma proposition et en fit grimper une autre plus ronde et plus charnue, une Brigitte Bardot de village qui débordait de partout dans son vichy rose et blanc et savait nouer à la perfection son fichu assorti à la pointe du menton.

Collée contre un apprenti charcutier dans un bal à flonflons du mois d’août, je l’attirai dans une grange, m’allongeai dans la paille et posai sa main sur ma poitrine. Lui aussi recula, rebuté par mon manque d’appas.

J’étais grande ouverte, la bouche affamée de baisers. Je voulais connaître ce désir fou que je reniflais aux pieds de ma mère, m’emparer à mon tour de ce levier puissant qui faisait tourner le monde en multipliant les prétendants. Pour cela, il me fallait au moins un partenaire.

Si, en été, je tombais amoureuse des garçons, le reste de l’année je me jetais à la tête des filles. Puisque je ne pouvais décrocher un amoureux, au moins je me dénicherais une copine, une « meilleure amie » avec qui m’accoupler et me faire les dents sur les sentiments.

Ce n’était pas si facile. Les lois de l’amitié frôlant celles de l’amour à l’âge où tout se mélange encore, où la séduction s’exerce sur n’importe quel sexe pourvu qu’on en ait l’ivresse, je ne faisais jamais l’affaire. On me trouvait toujours « trop » ou « pas assez ».

Je ne connaissais pas les nuances, les dégradés, les soupirs énigmatiques qui engendrent mélancolie et désir, les attitudes de biais où se faufile le trouble, les faux airs, les cils baissés, les longs silences remplis de promesses enfiévrées. Comme les délinquants chevronnés, élevés dans la violence, je ne connaissais de la vie que la simplicité de la brutalité, la prise de butin et le rapt des cœurs. Et je m’étonnais de rencontrer si peu de succès auprès de mes petites camarades. C’est qu’il existait une autre manière d’aimer. Et quelle était-elle ? Pourquoi étais-je la seule à l’ignorer, à ne pas savoir y faire, à cheminer sans une main amie dans les rangs ? La seule à brûler d’un feu intérieur que je devais contenir faute de pouvoir le partager et qui me faisait parfois sangloter dans le noir de ma chambre. Ma mère, quand elle me surprenait, refermait la porte en soupirant : « Et qu’est-ce que ce sera quand elle sera amoureuse ! »

J’étais amoureuse. Je ne savais pas de qui mais tout mon être réclamait de l’amour, vibrait tendu vers cet embrasement qui m’échappait sans cesse et dont je n’avais pas le mode d’emploi.

Un jour, cependant, j’attrapai un bout de lumière.

Elle s’appelait Nathalie. Elle était brune avec des taches de rousseur, des yeux noirs, des cils si longs, si recourbés que, lorsqu’on se promenait dans la rue, les gens l’arrêtaient pour savoir s’ils étaient vrais ou faux, des cheveux souples et ondulés, courts, mousseux, une bouche en accent circonflexe, pleine mais petite, un regard de fillette déjà maltraitée par la vie mais arrogante et dure. Une coriace savante et blessée.

Je l’aimais d’un amour brutal, dévastateur. Je lui proposai de m’ouvrir les veines pour elle, de courir le monde pieds nus à ses côtés, de convoquer les orages et la foudre, de lui servir de souffre-douleur, de la couvrir de lis et de glaïeuls. À chaque refus, je préméditais le pire, à chaque sourire, je me reprenais à espérer. Elle me considérait avec pitié et condescendait, de temps en temps, à être ma copine. De temps en temps seulement car elle était volage et en aimait une autre. J’étais très malheureuse. Je souffrais mais ça ne m’empêchait pas de jouer au ballon prisonnier, de manger des craies, de déclencher des chahuts, de sauter à la corde, de me pâmer devant le tee-shirt rouge de Johnny sur son dernier 45 tours. Je mélangeais allègrement mon amour blessé et mon trop-plein de vie. Ce qui ne plaisait pas du tout à Nathalie qui, un jour, me déclara…

On était allées toutes les deux dans un cagibi où étaient rangées les cartes de géographie. C’est le prof qui nous avait désignées pour chercher celle de l’Italie. Quand j’avais entendu nos deux noms, mon cœur avait bondi. Le temps de me lever de mon bureau, de traverser la classe, le couloir et de me retrouver seule avec elle dans le local à cartes, j’étais déjà triste : le retour était proche et je n’avais que quelques minutes seule avec elle. J’aurais voulu la contempler, la regarder passer sa langue sur ses lèvres ou parler en battant l’air de sa main droite. Elle battait toujours l’air de sa main droite quand elle parlait, comme si elle parcourait à vive allure un classeur bien rangé à la recherche d’un document qu’elle était sûre d’avoir archivé et qu’elle ne trouvait plus.

Triste, abattue, donc lointaine, absente, je la regardais à peine, sachant que j’allais la perdre dans un instant. Pas le temps de m’installer dans une dévotion amoureuse et gourmande, de compter ses taches de rousseur ou d’observer la pointe de ses cils, de faire enfler les voiles de mon galion et de l’emmener au bout du monde. Moi, c’est en Italie que j’aurais voulu aller avec elle. Pas dans ce cagibi qui sentait les toilettes proches, et les produits d’entretien au chlore et à la Javel.

On a décroché la carte plastifiée géante en silence, sans chuchoter, sans se pousser du coude, sans échanger le moindre regard coulé et, au moment de sortir du cagibi à cartes, elle a soupiré :

– J’aime quand tu es triste…

Je n’ai rien répondu parce que, sur le moment, je n’ai rien compris.

Je me suis appliquée à rester triste toute la journée et le soir, dans mon cartable, elle avait glissé une invitation à venir goûter chez elle le lendemain. Je poussai des cris de guerrière, cassai ma tirelire, me chargeai de cadeaux et me jetai sur elle quand elle ouvrit la porte. Elle me lança un long regard noir et je compris que je l’exaspérais. On passa l’après-midi à chercher à quoi on pourrait bien jouer. Je redoublai d’exubérance pour vaincre sa résistance mais, plus je me dépensais, plus elle se recroquevillait et m’évitait. Je ne fus plus jamais invitée.

En m’enfermant dans ma tristesse, dans le local à cartes, je m’étais éloignée d’elle, provoquant, dans sa certitude tranquille d’être aimée, une blessure légère, un trouble délicieux qui lui avait suggéré que, peut-être, elle m’avait perdue et qu’il fallait me reconquérir. De l’amour, elle aimait l’incertitude et la souffrance. Dans l’amour, je voulais me fondre, me réchauffer, tout offrir pour tout trouver. Moi qui, d’habitude, la collais, réclamais son attention comme une mendiante insistante, j’avais mis de l’espace entre elle et moi, et cet espace, elle n’y était pas habituée. Je lui avais donné le goût de me convoiter mais n’avais pas su l’entretenir.

Je n’avais pas le temps de découvrir toutes ces nuances délicieuses de l’amour. Dès que je rentrais à la maison, l’ordre brutal de ma mère reprenait le dessus. Débit-crédit, débit-crédit, lamentations et cris, leçons, bain, piano, pâtes à l’eau, et à huit heures et demie : au lit. Elle se penchait à toute vitesse sur nos oreillers, soufflait un baiser qui ne se posait jamais, faisait claquer l’interrupteur et un ordre retentissait : « Dormez maintenant, demain y a école. »

Je n’étais pas toujours cette petite fille qui courait après l’amour et n’en attrapais que des bouts. Il m’arrivait parfois d’être une autre, une inconnue dont la sauvagerie me stupéfiait. Une fois de plus, j’étais troublée et ne comprenais pas.



On marche toutes les deux sur l’avenue. C’est un samedi. Il est convenu que, chaque samedi après-midi, je la promène. Convenu aussi que sa mère me donne un billet en échange. C’est mon argent de poche. J’ai treize ans et je dois le gagner.

Au début, je la promène et la regarde à peine. C’est une petite fille ingrate, le cheveu terne, l’œil qui coule, le teint gris, habillée à bas prix. Elle a les épaules rentrées de celles habituées à recevoir des quolibets, celles qui avancent de biais et aspirent l’air de côté pour ne pas déranger.

Je marche, elle avance près de moi. Nos corps se touchent. J’accélère, elle revient se coller contre moi. Je m’arrête, elle bute dans mes pieds en s’excusant, me lance de longs regards d’adoration muette. En attendant que le feu passe au rouge, elle se blottit contre moi. Je la repousse, elle agrippe mon bras. Je la repousse à nouveau, elle enlève son bras mais reste appuyée contre moi. Comme elle me serre de trop près, je lui demande de marcher devant. « Je t’ai à l’œil, je lui dis, je t’ai à l’œil et t’as intérêt à accélérer, je n’ai pas que ça à faire, moi, si tu crois que ça m’amuse de promener une mioche qui colle, qui suinte et qui est moche. » Elle renifle et marche devant. Elle s’applique, avance plus vite, ses genoux s’entrechoquent, elle veut effacer ce qui provoque ma colère, glisse son mouchoir sur son œil humide, le replie et le met dans sa poche. Le soin méticuleux, un soin d’horloger savoyard, avec lequel elle a replié son mouchoir et l’a fourré dans sa poche déclenche en moi une violence inouïe. Comme si toute ma colère avait trouvé un point d’appui, un alibi pour éclater. Tu aimes plier les mouchoirs, tu aimes ça ? Elle ne sait pas quoi répondre et, dans son regard moite, je lis la peur, la peur qui la met à ma merci, excite mon ardeur, l’immobilise et la prépare à recevoir le coup. Sa peur m’ouvre un immense territoire où je peux exercer ma loi. Je galope dans la pampa et le soleil ne se couche jamais sur mes terres. Je tutoie les rois et brandis mon sceptre. Je prépare le coup. Il ne va pas partir tout de suite. Il faut que je savoure auparavant la chaleur délicieuse qui me remplit, me brûle et m’inonde de plaisir. C’est là, en cet instant, que je découvre le plaisir, le plaisir physique…

Il est là, à mes côtés, l’objet de mon désir, et je ne vais pas l’écraser d’emblée de ma brutalité. Il palpite de terreur. Il a remis son sort entre mes mains et je veux le sentir transpirer, redouter le pire et l’accepter. Je veux palper sa panique, m’en emparer, la goûter, m’en pourlécher. Je me sens forte comme un lion, royale comme une infante enturbannée, et ma vie devient magnifique puisque je tiens entre mes mains une proie palpitante et consentante qui m’appartient, qui se fond en moi, dont je suis l’amante infernale. Une proie qui désormais va payer pour que je la tourmente.

Quand je remettrai l’enfant à sa mère avec un grand sourire, elle me dira : merci, ma petite, tu me rends un immense service en t’occupant d’Annick. Grâce à toi, j’ai pu faire toutes mes courses. Tu dis au revoir et merci, Annick ?

Au revoir et merci, et j’augmente mes prix parce que votre gamine, elle n’arrête pas de faire des bêtises, faut l’avoir à l’œil tout le temps. C’est pas une sinécure, vous savez.

Je la retrouve chaque samedi, j’invente chaque samedi de nouveaux tourments, de nouvelles punitions. Je me rends à nos rendez-vous comme un libertin débauché se penche sur une jeune donzelle, je me prépare, imagine mille sévices, brûle de fièvre, de plaisir contenu, clandestin, et jouis d’exercer mon vice sous les apparences de la charité.

– Allez, viens, petite Annick ! On va se promener et bien s’amuser !

L’enfant me regarde, terrifiée, embrasse sa mère sans rien dire et se livre à moi.

Alors tu vas le manger le mouchoir, tu vas le mettre en entier dans ta bouche, comme ça je ne t’entendrai plus, bon débarras, et garde les yeux baissés, tu n’as pas le droit de me regarder, t’as compris ? Pas le droit de poser les yeux sur moi ! Et si tes pieds touchent une ligne, une ligne du trottoir, je te file une baffe, mocheté ! Et cet œil qui n’arrête pas de couler ! T’as vu comme on te regarde ? C’est vraiment dégoûtant ! Marche devant, je ne veux pas qu’on croie qu’on est ensemble.

Les joues gonflées, l’œil tiré vers le bas et suintant de plus belle, elle avance, elle avance. Tu parles d’une promenade ! Mais jamais elle n’a parlé. Jamais elle ne m’a dénoncée.



On s’était habitués au gros plein de sous. Et il s’habituait à nous. À sa couchette au sous-sol. Aux chèques qu’il gribouillait pour un oui, pour un non. À sa qualité de ver sous terre qui contemple son étoile au balcon.

Il se surveillait moins. Il reprenait des frites, se versait des verres de vin rouge, se laissait tomber en soufflant dans les fauteuils-crapauds du salon, retroussait une jambe de son pantalon jusqu’au genou et se grattait, se grattait sans façon. Il restait là, une jambe couverte, l’autre découverte, exposant un mollet blanc plein de poils et de plaques rouges. On voyait tout mais on ne ricanait plus : il nous donnait des sous. On l’appelait Tonton, il maugréait nos prénoms, changeait nos roues de bicyclette, transportait le sapin de Noël sur son dos, nous offrait des canifs, des bougies, des pelotes de ficelle qu’il rapportait de son magasin, nous apprenait à tricoter des nœuds de marin, à scier des planches pour notre cabane.

De temps en temps, il faisait le beau, troquait sa chemise en nylon pour une plus belle en coton, glissait le peigne sur son crâne chauve, rentrait le ventre dans sa ceinture et proposait à notre mère de boire du Champagne puis d’aller dîner en ville. Elle disait non, elle disait oui, et ils partaient ensemble, elle, grande et élégante, lui trottinant derrière. Ils ne rentraient jamais tard. On entendait les portières de sa voiture claquer, ses pas à elle monter jusqu’au premier, ses pas à lui descendre jusqu’au sous-sol.

Cela aurait pu durer longtemps.



Il s’appelait Henri Armand. Il avait élevé, seul, un enfant, un grand garçon qui, à vingt-quatre ans, poursuivait des études dentaires. Mme Armand était morte écrasée par un autobus anglais alors qu’elle traversait une rue de Londres, les bras tendus vers son aimé, et qu’elle regardait du mauvais côté. Il ne disait jamais Angleterre mais perfide Albion. D’un air sombre et douloureux qui interdisait que l’on fredonne la moindre chanson des Beatles ou des Stones en sa présence. Il portait de larges shorts coloniaux à soufflets, des chemises en lin blanc, une pipe qu’il appelait « ma bouffarde », un chapeau tyrolien, des chaussettes en laine épaisse et des chaussures de marche avec œillets et lacets écossais. Il marchait beaucoup, d’un pas élastique et sûr, le pas d’un homme habitué à dominer le monde.

C’est ce pas-là qui avait séduit ma mère. La première fois qu’il avait gravi les marches en bois du chalet, pendant que Tonton ronflait dans son fauteuil-crapaud et que ma mère se limait les ongles en se demandant si elle mettrait du vernis incolore ou carmin, elle avait levé la tête et m’avait dit émerveillée : « Tu entends ce pas ? C’est le pas d’un homme qui domine le monde. – Moi, je mettrais plutôt de l’incolore, je lui avais dit, l’autre ça fait dame.

– Entends ce pas, entends ce pas, mais… il vient chez nous ! Vite, range tout. » Elle avait escamoté sa lime et caché ses ongles derrière son dos.

Henri Armand dominait le monde. Henri Armand avait un « gros job ». Henri Armand était notre nouveau voisin qui s’en venait présenter ses hommages. Il jeta un œil étonné à Tonton ronflant dans le fauteuil-crapaud. Elle lui fit un signe de gamine joyeuse et l’entraîna sur le balcon en lui murmurant : c’est un vieux cousin, j’ai peine pour lui, mais vous savez, la famille… Il sourit, miséricordieux, et ajouta que la famille, c’était la famille, n’est-ce pas ? Elle frétillait, proposait un café, il ne voulait pas la déranger, il ne faisait que passer, mais non mais non, un Nescafé, c’est vite fait. Puisque vous insistez… mais je n’étais pas venu pour ça. Quel est votre nom déjà ? Je ne l’ai pas saisi. Armand, Henri Armand… Des entreprises Armand ? demandait ma mère, ébahie. Là, à Tara, au pied des Alpes, on lui envoyait son Prince Charmant. Sans alliance au doigt. C’est la première chose qu’elle avait vérifiée avant de lui offrir un café.

Nous, les frères et sœurs, on assistait à leur rencontre, catastrophés. Le pire se produisait, là, sous nos yeux : l’entrée en scène de Gros Job.

On se croyait en sécurité, l’été, dans les alpages, avec Heidi et le grand-père, les bouquetins et les congères, l’hysope parfumée qui infusait dans la théière, les cloches des moutons transhumants que des bergers sombres et muets poussaient de leurs bâtons. Les Gros Job se prélassaient tous à Saint-Tropez, au rythme de leur voilier, entre un bouquet de glaïeuls et une nymphette bronzée. Ils ne venaient pas arpenter les sommets enneigés, se baigner dans les torrents glacés et se faire des ampoules aux pieds en traquant les chamois.

On avait tort. On eut un bref instant l’envie, vite abandonnée, de réveiller Tonton, de le secouer, de lui dire regarde qui est là en train de te piquer ta cassette et tout l’or qu’il y a dedans, arrête de ronfler, Tonton, rentre ta chemise dans ton pantalon, rentre ton ventre, redresse-toi et défends-nous. On a besoin de toi, nous ! Qu’est-ce que tu fous à digérer tes rillettes et ta pêche Melba pendant que le propriétaire des entreprises Armand soulève ta fiancée ?

Elle était transfigurée. Elle chantonnait, s’habillait de larges jupes virevoltantes, de bustiers moulants, offrait son corps au soleil, essayait de nouvelles coiffures, distribuait des baisers, des caresses à l’aveuglette, nous serrait contre son cœur et nous disait qu’elle nous aimait. L’amour la rendait aimante. L’amour est un fluide qui circule d’un être à l’autre en faisant des détours. L’amour est généreux et s’abandonne en route, se pose sur des cœurs solitaires et y laisse son empreinte, avant de repartir prospérer chez ceux qu’il a élus.

Ses yeux se remplissaient de larmes. Elle nous regardait et nous demandait si elle était belle. Si elle était drôle, si elle avait de l’allure, si elle était « distinguée ». Comme autant de miroirs renversés à ses pieds, nous récitions des louanges et des compliments tressés. Nous la remplissions de notre amour et elle s’en nourrissait. Fermait les yeux et souriait. Puis elle regardait sa montre et nous donnait de l’argent pour aller faire du pédalo sur le lac. On murmurait « merci » et on décampait. Avec mon petit frère, en pédalant de toutes nos forces pour rattraper les grands, on se disait qu’on ne la reconnaissait plus. Elle était devenue une autre, une inconnue jaillie à la lumière, épanouie et gaie, légère, si légère.

– Tu crois qu’elle était comme ça au début avec papa ? demandait mon petit frère.

– Sûrement, on est toujours comme ça quand on est amoureux. C’est magique, l’amour…

– Comment tu le sais ?

– Je l’ai lu dans les livres.

– Et avec papa, tu crois que c’était magique ?



Quand il arrivait pour nous chercher, nous emmener dans un de ces vagabondages dont lui seul avait la clé, on se demandait toujours par où il était passé. Il jaillissait au détour du chemin de l’école, bondissait d’une voiture à un feu rouge, se faufilait par la fenêtre, tombait de la cheminée à Noël, nous enlaçait, nous lançait en l’air en criant : « Ah ! mes bébés ! Ah ! mes bébés ! » Devant notre mère, on essayait de cacher notre joie, on écrasait nos rires dans le cuir usé de sa veste, on frottait nos visages au creux de son épaule, respirant l’odeur âcre et parfumée qui se dégageait de lui. L’odeur forte et généreuse d’un bandit qui ne respectait pas la loi des hommes bien élevés et soumis. Un menteur, un tricheur, un escroc qui débordait d’amour et de joie de vivre.

Il n’était jamais le même : un jour sans le sou, parasite insouciant vivant aux crochets de l’une ou de l’autre, le lendemain directeur général d’une entreprise de gazon synthétique ou d’une chaîne de parfumeries, la semelle trouée ou le pied moulé dans un mocassin italien. Les billets sortaient de ses poches ou les huissiers sonnaient à sa porte, il riait. L’argent, ça doit circuler pour qu’il reste vivant et procure du plaisir, vous en connaissez, vous, des morts qui bandent ? De l’appétit, de l’audace, du danger, du désir ! Il n’avait que ces mots en bouche au mépris de toute réalité contraignante. La vie doit rester vivante, il me disait, en me calant sur ses genoux, et pour être vivant, il faut donner, il faut y aller, de toutes ses forces, sans jamais s’économiser. Jamais d’économies, ma fille, ça tue à petit feu ! Mais des risques, foncer la tête baissée. Tu fonceras toujours dans le danger, tu me promets ? Oui, papa, je disais en vérifiant que ma mère n’écoutait pas. Ah ! disait-il en se frottant les mains, celle-là, elle est à moi ! C’est ma fille ! Et il m’envoyait en l’air en me faisant hurler de rire et de peur. Je retombais sur ses genoux, le cœur battant, en demandant encore, encore.

C’était un étranger. Un gitan sombre et exalté. Ses grands-parents vivaient dans une roulotte quand sa mère avait eu l’envie soudaine de devenir sédentaire. À dix-huit ans, elle avait déclaré qu’elle n’irait pas plus loin que Toulon. Il faudrait s’y faire. Comme elle savait parler, qu’elle avait appris la grammaire française et l’orthographe sur les routes, elle avait beaucoup d’autorité. Les hommes défirent les harnais, dételèrent les chevaux et partirent chercher du travail en ville. Bourreliers, chaudronniers ou maréchaux-ferrants, les métiers du voyage. Les femmes rangèrent leurs robes multicolores, coupèrent leurs longs cheveux, ôtèrent le rouge de leurs ongles et le vert de leurs paupières, jetèrent la cigarette et le foulard qui leur barrait le front et rentrèrent dans d’étroites maisons où elles tournaient en rond, se heurtaient aux murs et sortaient pour respirer. Tous, ils s’achetèrent une conduite pour plaire à la « petite » qui voulait devenir une dame immobile.

Seule la grand-mère, diseuse de bonne aventure, s’échappait par la fenêtre dans ses jupons bigarrés pour aller lire les lignes de la main aux jolies passantes sur le port et leur voler leur bourse. Elle rentrait riche ou escortée de deux gendarmes, qui n’osaient pas l’emprisonner de peur qu’elle ne leur jette un sort ou ne les morde de ses belles dents dorées où roulaient des injures pour la maréchaussée.

Indifférente à tant de sacrifices, la mère de mon père, ma grand-mère, poursuivait son rêve, têtue et appliquée. Elle acheta de belles étoffes, se coupa de belles tenues, austères et élégantes, qui lui entravaient les jambes, apprit à marcher les yeux baissés, courba l’échine, loua une chambre dans une pension de famille qui n’accueillait que de vraies jeunes filles, s’inscrivit à des cours de chant, de broderie, et attendit l’heureux élu qui ferait d’elle une dame.

Il se présenta enfin : c’était mon grand-père, héritier d’une verrerie qui possédait des filiales en Italie. Elle prétendit qu’elle était orpheline pour n’avoir pas à inviter sa famille trop bariolée à ses noces. Plus tard, bien plus tard, mon grand-père apprit la vérité et son admiration pour ma grand-mère s’en accrut encore.

Ils eurent trois enfants à qui ils enseignèrent les belles manières, le bon français et l’importance des diplômes. Si les deux aînés suivirent scrupuleusement les conseils de leurs parents et adoptèrent un air sage et une conduite rangée, mon père, le petit dernier, fut un élève récalcitrant. On le retrouvait plus souvent dans les jupons de sa grand-mère sur le port de Toulon qu’à l’école ou aux leçons de catéchisme. Il apprit le boniment, le mensonge qui ensorcelle, l’art de tirer les bourses pleines et de faire les yeux doux aux étrangers trop confiants. Il savait tourner un compliment, s’emparer d’un bras et voler un baiser avant de s’enfuir, enchanté. Il savait aussi raconter des histoires où il convoquait le monde et ses mystères, le soleil et les étoiles, les dieux du Mal et les anges gardiens, et les genoux de ses interlocuteurs tremblaient quand sa voix devenait caressante ou menaçante. Satisfait, il poursuivait ses récits, modelant le cours de ses histoires selon la frayeur ou la ferveur qu’il lisait dans les regards.

De sa mère, il avait gardé l’allure fière et le visage noble, à son père il emprunta le cœur généreux et la faculté de s’émerveiller. Beau, grand, sombre, toujours bien habillé, il s’inventait des vies dignes des plus fiers aventuriers pour impressionner la petite jeune fille effarouchée, ou plastronnait, la main dans le gilet, pour berner la bourgeoise avide. Sa mère le traitait de vaurien, en laissant filtrer une lueur de fierté amoureuse qui démentait ses propos. Il était si beau qu’elle en oubliait parfois qu’il était son fils et s’accrochait à son bras avec un air de propriétaire. « Tu feras comme moi, prunelle de mes yeux, lui disait-elle, tu épouseras une jeune fille de bonne famille qui te fera accéder à la meilleure société et à ses fastes. » Elle lui pardonnait tout et disait en le contemplant : « Cet enfant est un prince… » Sans jamais se l’avouer, elle lui était reconnaissante d’avoir résisté à la vie policée qu’elle s’était imposée, lui sacrifiant sa jeunesse. C’était comme si une petite partie de la gitane qu’elle avait été vivait encore, libre, insouciante et rebelle, dans la démarche roublarde de son fils.

Il rencontra ma mère à une fête foraine, sanglé dans un costume d’alpaga clair que venait de lui façonner ma grand-mère, faisant claquer la porte d’une Lincoln volée le matin même sur le port. Il se prétendit propriétaire des manèges et des stands de chichi freggi, s’inventa un long serpentin de baraques itinérantes qu’il allait vendre afin de partir en Amérique, seul pays où l’on pouvait faire fortune. Il faillit prétendre s’appeler Barnum mais, comme elle n’avait pas l’air idiote, se reprit et garda son nom : Jamie, Jamie Forza, le roi des romanichels, le futur prince de Wall Street. En paix avec lui-même, car il aimait donner un air de vérité à ses mensonges afin d’apaiser sa conscience.

Convoqué par mon grand-père maternel, il discuta cours des marchés, dollars et Nouveau Monde et n’eut aucun mal à obtenir la main de sa fille. Mon grand-père avait décidé qu’à l’âge de dix-huit ans ses enfants devraient avoir quitté son domicile. En guenilles ou en carrosse doré, peu importait. Ma grand-mère ne formulant aucune objection à ce décret brutal, ils obéirent tous, à tour de rôle, conscients d’être un poids, une bouche à nourrir, au grand soulagement de leur père qui put ainsi consacrer son temps à faire fructifier son argent sans que chaque mois ne soit prélevée une somme importante destinée à les vêtir, les nourrir et les chauffer. Débit-crédit, débit-crédit, l’oreille collée à son poste à galène, le crayon survolant les cours des actions dans le journal, multipliant les plus-values et les investissant ailleurs, les gouttes pour son cœur à portée de main afin de prévenir un effondrement des valeurs toujours redouté et qui pourrait lui être fatal.

Deux parmi les cinq enfants éprouvèrent quelque réticence à déguerpir si vite. Deux filles : ma mère et une de ses sœurs qui avait décidé d’entreprendre des études de droit et d’exercer un métier. Elles s’en ouvrirent auprès de ma grand-mère qui ne sut quoi leur dire. C’était comme ça. Il fallait obéir. Au père d’abord, à l’époux ensuite. Ma mère, surtout, avait des doutes. Jamie Forza ferait-il un bon époux ? Elle n’en était pas sûre. « Quelqu’un d’autre t’a-t-il demandée ? » s’enquit ma grand-mère. « Non… Ils me tournent autour. Ils me disent qu’ils meurent d’amour. Mais je suis encore si jeune. Je ne connais rien aux hommes, à la vie. Je voudrais avoir le temps de réfléchir. – Oh ! Tu t’y feras vite… Et si je vous préparais un hachis Parmentier pour le dîner ? Ça te ferait plaisir un bon hachis Parmentier ? »

Mon père épousa donc ma mère et l’emmena en lune de miel en Italie dans une décapotable repérée, la veille des noces, sur le parking de la gare. Il lui fit visiter les verreries qui portaient son nom et cela la rassura. Elle ferma les yeux et laissa pendre sa main par-dessus la portière. Au retour, il l’installa chez ses parents en attendant d’avoir trouvé « une belle situation ». Chaque soir, en lui soufflant sur la nuque de brûlants baisers, il lui expliquait qu’il ne pouvait pas accepter n’importe quel emploi car elle méritait le necplus ultra. Il avait oublié qu’il était propriétaire de multiples cirques, futur spéculateur à Wall Street. « Où sont passés tes caravanes, tes cracheurs de feu, tes femmes-serpents, tes lions dressés, tes manèges volants et tes beignets sucrés ? » demandait ma mère qu’aucun baiser ne pouvait étourdir au point de lui faire oublier qu’elle avait été naguère fiancée au riche roi du divertissement. « J’ai décidé de ne pas vendre et d’attendre un peu », répondait mon père qui s’étonnait d’une telle mémoire.

Ayant épuisé en quelques semaines le pécule remis par sa mère et sa grand-mère afin d’honorer son rang de Prince Charmant, il dut recourir à des expédients pour satisfaire les désirs de sa jeune femme. Il avait beau se démener comme un diable hors de sa boîte, il lui fallait toujours trouver plus d’argent et plus de boniment. Il courait entre l’église où il suppliait la Vierge Marie toute-puissante de jeter un œil favorable sur sa triste situation et les tripots où il jouait l’argent de sa grand-mère qui dévalisait à tour de bras les touristes sur le port. Elle ne prenait plus de précautions et les gendarmes fermaient les yeux, se contentant de prélever leur commission sur les gains de la vigoureuse aïeule qui, en échange, leur promettait bonne fortune et protection. Ma grand-mère, elle aussi, priait la Vierge Marie, égrenait son rosaire à s’en écorcher les doigts, puisait dans ses économies, imposait les mains sur le front de son fils pour attirer l’attention des bons esprits.

Devant tant d’inquiétude douloureuse, mon grand-père fit don à son fils d’une somme d’argent rondelette, l’engageant à l’employer à bon escient et à acheter un appartement. Jamie Forza, soulagé, s’en alla rejoindre sa jeune épouse en lui promettant la lune et tous ses satellites, et déboucha une bouteille de Champagne cachée sous un bouquet de roses blanches.

C’est ce soir-là, paraît-il, que fut conçu leur premier enfant. À chaque promesse, à chaque répit, à chaque soupir étonné de ma mère, mon père en profitait pour assurer sa descendance qu’il voulait nombreuse et variée. Il ne se plaisait qu’en compagnie des enfants et avait hâte de voir grandir les siens pour partir avec eux à l’aventure. Il aimait les tribus, les grandes tables croulant sous les victuailles, les lits jumeaux, les trains électriques et les parties de cache-cache. Elle se laissait enlacer car, en plus de son talent de conteur, il savait faire chanter les corps et, une fois sa méfiance endormie, elle ne pouvait que se réjouir d’avoir uni sa chair à celle d’un homme aussi érudit dans l’art des caresses.

Cela aurait pu durer longtemps si Jamie Forza n’avait été, de la plante des pieds au bout des ongles, un véritable gitan que l’or n’impressionne pas et qui préfère brûler qu’épargner. Le mot lui faisait horreur et il crachait par terre si, d’aventure, on le prononçait devant lui. C’est le Diable, grimaçait-il, la mort en liasses qui vous pénètre pour mieux vous étouffer. L’épargne est la mort des humbles et des craintifs qui renoncent à la vie et se précipitent dans la vieillesse.

Il n’y eut jamais d’appartement ou si… finalement.

Comme son père n’arrêtait pas de lui demander où il en était de ses recherches immobilières, et remarquait avec beaucoup de tact et de gentillesse que la vie d’un jeune couple débutant ne s’accordait pas forcément avec les habitudes d’un autre plus confirmé, ce discours finit par le lasser : il lui encombrait la tête, l’empêchait de battre les cartes, de tricher, interrompait le cours de ses histoires.

Il arriva un jour, la face illuminée, et jeta sur la table de la cuisine un trousseau de clés. De vraies clés en acier chromé avec de larges dents bien découpées, un côté tranchant comme un sabre au clair et une étiquette sur laquelle était marqué son nom suivi d’une adresse. Tout le monde applaudit et se rendit en cortège triomphant jusqu’à un très bel appartement rue des Libellules, dans le quartier chic de Toulon, celui-là même qu’on lotissait de beaux immeubles en verre sur les hauteurs boisées face à la mer. On déposa les casseroles, les lits, les matelas, le frigidaire tout neuf et les berceaux des deux enfants pendant que les adultes s’extasiaient devant les baies vitrées, la vue sur la mer et le vol des mouettes qui passaient en frôlant. Ma mère, tendre et grisée, s’appuyait contre le corps de son mari. Propriétaire ! Elle était enfin propriétaire. Depuis le temps qu’elle en rêvait, qu’elle devait mentir à son père, prétendre que la vie commune avec sa belle-mère l’enchantait ! Ils déroulèrent les matelas, déplièrent les draps, on rangera tout demain, laisse, laisse donc, on va fêter ça au restaurant, déclara Jamie Forza en entraînant sa troupe ébahie chez l’italien du bas de la rue.

Ils n’eurent jamais le temps de ranger, le lendemain…

Des huissiers se présentèrent au petit matin et demandèrent à ma mère – son mari était parti dès l’aube respirer l’air frais du large – ce qu’elle faisait ici, dans l’appartement témoin de la résidence dont le trousseau de clés avait été chapardé la veille.

Ce jour-là, c’en fut fini de sa romance avec le prince des caravanes et de Wall Street. Une haine féroce, nourrie de la peur du qu’en-dira-t-on et de la certitude d’avoir été humiliée, traitée comme une gamine qu’on roule dans la farine, irradia tout son être. Une petite graine de haine germa en elle et ne cessa de croître, chaque jour plus vigoureuse et venimeuse, poussant ses racines dans chaque pore de sa peau, chaque gramme de son cerveau, chaque boyau de ses viscères, la remplissant de fiel, de bile noire et jaune, lui faisant vomir le ciel, la terre et les humains, jusqu’à son propre corps, son corps qui s’était abandonné à cet homme-là, s’était ouvert pour lui, avait recueilli sa semence, mélangé son sang à son sang impur et procréé des enfants hirsutes et maigres, aux yeux d’incendie de pinède. Il avait osé lui faire ça ! À elle ! La fille de son père ! La fille d’un homme qui respectait l’argent, qui régnait sur un parc immobilier, achetait, vendait, accumulait les profits, s’invitait chaque jour à la table des banquiers et tutoyait la Bourse ! Son père, qu’il l’avait forcée à trahir en salissant les valeurs sacrées répandues par le poste à galène et les colonnes serrées des titres boursiers dans le journal ! La colère bouillonnait dans tout son corps, la broyant d’une douleur atroce, la pliant en deux, la roulant de rage muette. Elle pleurait, se lacérait les bras de ses ongles, tordait le tissu de son corsage pour effacer ses seins, que plus jamais ils ne se dressent sous les mains expertes de l’affabulateur, de l’ignoble, du traître, de l’honni. Son mari. L’homme qu’elle avait pris pour mari… Pourquoi ? Mais pourquoi ? gémissait-elle en se frottant les mains, et elle prenait à partie des forces invisibles et hostiles.

Quand il rentra le soir, la veste sur l’épaule en sifflotant, elle se dressa, pâle, dévastée, et lui montra, sans dire un mot, plus aucun air ne pouvant franchir l’espace crispé de ses lèvres, l’entrée de l’appartement où pendaient les deux couvertures de laine qu’elle avait tendues sans rien dire quand les huissiers avaient emporté les portes. Selon la procédure légale, madame, selon la procédure légale, c’est l’usage. C’est l’usage, ma pauvre dame… Il ne s’était même pas étonné d’avoir à pousser des tentures pour rentrer chez lui. Il regarda les deux couvertures qui se soulevaient, gonflées par la brise qui provenait des baies vitrées, il les regarda, pensa aux voiles des bateaux sur le port, aux blouses des filles qui ouvraient des trésors sous ses mains puis, devant son chagrin de propriétaire flouée, il trouva très vite une solution : « Tu n’as qu’à appeler ton père… Il a de l’argent, il paiera ! »

Mon grand-père, celui du poste à galène, paya l’appartement. Donnant-donnant. Il fit promettre à sa fille, en échange, de quitter ce vaurien, ce va-nu-pieds, ce panier percé, sans quoi il ne la verrait plus. Elle ne le pouvait pas. Elle était enceinte pour la troisième fois.

C’était moi. Moi qui grandissais dans son ventre et lui mangeais ses forces, me nourrissais de sa haine, goûtais au plaisir maudit qu’elle recevait, passive, quand elle n’avait plus de vigueur pour le repousser, le jeter hors de son lit, le bannir à jamais. Elle avait vingt-six ans et sa vie était finie. Plus le moindre espoir de s’en sortir, de souffler ses rêves au vent qui les emporterait et les déposerait entre les mains d’un autre, qui viendrait la délivrer. Prisonnière de ce malheur à petit feu qui la réduisait lentement aux tâches ménagères et aux mamelles pleines d’une mère. Elle se laissait faire. Indifférente et sourde. Mettant toute sa rage dans une résistance muette qui soudait ses mâchoires et raidissait son corps si fier. Elle lavait, repassait, chauffait les biberons, se penchait sur les lettres de l’alphabet, étendait les torchons et les couches, préparait les purées et les crèmes anglaises sans que jamais la colère ne la quitte ni que les larmes ne l’apaisent. Elle attendait, le regard sur la mer bleue au loin, sur les mouettes libres et légères, que le temps passe. Elle mesurait ses enfants sous une toise en bois : chaque centimètre pris la rapprochait de la fin de son tourment.

Quand il arrivait en fredonnant, la haine se retournait dans son ventre comme une bête avide ; elle reposait le couteau sur la table pour ne pas lui trancher la gorge. Il l’appelait « ma mie, mon amour, ma toute belle », elle rattrapait la vaisselle qui lui glissait entre les doigts et ravalait ses crachats. Il dansait le cha-cha-cha, ondulait des hanches et lui ouvrait les bras, elle coulait du plomb dans ses pieds et se cognait aux portes. Pourquoi le col de son polo était-il si pointu ? Il avait l’air idiot accoutré de la sorte. Et sa manie de se polir les ongles ? Ça ne blanchissait pas son sang de romanichel. Et cette pince à billets qu’il tirait de sa poche tel un trophée ? Et la mèche grasse qui lui tombait sur l’œil ? Et ses doigts si habiles, petits serpents visqueux et dangereux… Elle détestait en lui chaque détail. Elle le suivait des yeux et allumait des feux sur son passage. Il glissait tel un trois-mâts et la trouvait trop sage.

Il prit l’habitude de rentrer tard puis de ne plus rentrer du tout. Elle prit du travail qu’elle abattait la nuit, ivre de fatigue. Des enveloppes à rédiger avec des adresses compliquées, des ourlets de jupes, des semelles à coller sur des chaussures, des patrons à couper prêts à bâtir. Débit-crédit, débit-crédit, elle pliait des billets qu’elle glissait dans son corsage, préparant son évasion, semblable à un forçat enragé de liberté.

Un jour, enfin, elle fit ses valises, enveloppa les enfants dans des manteaux chauds et prit le train pour Paris. Quand il revint, trois jours plus tard, les portes des placards bâillaient sur des étagères débarrassées, les rideaux battaient contre les murs, le frigo était vide.

Sur la table de la cuisine, il n’y avait ni mot ni message.

Rien qu’un trousseau de clés en acier chromé avec de larges dents bien découpées dont un côté tranchant brillait comme un sabre au clair.



L’apparence est la forme qu’empruntent les gens pour que les autres ne les voient pas. Ne devinent pas leur malaise intérieur.

Je me fabriquai donc un personnage gai, volontaire, énergique, coquet, pimpant, pin-pon-pin-pon, toujours prête à donner l’exemple, à me plier aux volontés des uns et des autres afin d’éloigner les éclairs que je sentais sans arrêt sur le point d’éclater entre ces grandes personnes si puériles qu’étaient mes parents et qui n’arrivaient pas à se quitter pour de bon. Mon corps se tordit en une ronde endiablée, ma bouche se déforma en un sourire automatique, mes bras dessinèrent des anneaux que je lançais autour du cou de ceux-là mêmes dont je redoutais les orages. J’ignorais ma colère, la rage qui me prenait contre ces deux-là qui se déchiraient devant nous, pour me consacrer à leur bien-être. Faire revenir la paix. Le temps d’un armistice. J’appris à intervenir comme un pompier affairé, à jeter des seaux de bonne humeur sur leurs mines enflammées.

Je jouais si bien ce personnage de lutin qu’il devint mien. J’étais en perpétuel mouvement de peur qu’un calme menaçant, un silence trouble ne s’installe entre ces deux bêtes fauves aux aguets et ne dégénère en cris, insultes, larmes, envoi de projectiles puis claquement de portes.

Mon père était une proie facile. Il me suffisait de me glisser contre lui quand il écoutait Georges Brassens dans son fauteuil profond et de lui murmurer « petit papa d’amour » pour que son grand corps soupire, qu’un sourire fende sa mine et qu’il m’enveloppe de la pression de ses bras affectueux en me psalmodiant « ma fille, ma si belle, mon amour, ma vie ». Tout son désespoir d’être, son incapacité à tenir le cap de bon père de famille se traduisaient dans la pression bouée de ses bras contre moi. Il s’en remettait à moi. Je me faisais toute petite pour l’attendrir davantage, l’entraîner plus loin vers de riants pâturages, toute molle, toute douce, murmurant « encore, encore, papounet, encore », et je sentais, sous mes mots voluptueux, fondre sa colère, contre lui, contre elle, contre le monde qui n’acceptait pas les règles de son jeu et le prenait, sans arrêt, la main dans le sac. Je me collais contre lui, je ronronnais, j’avais gagné.

Ma mère ne se laissait pas faire. « Si tu crois que je ne vois pas ton manège ! » me lançait-elle dès que je m’approchais. Je me tenais à distance. On s’observait. Elle m’appelait Forza et mettait mon couvert en bout de table.

Ça, c’était quand Jamie était là, sinon elle était plutôt gentille avec moi.

Mes frères et ma sœur avaient décidé, eux, de les ignorer. Ils se bouchaient les oreilles, se bandaient les yeux, se tenaient droits pendant les repas et sortaient de table, la dernière bouchée avalée, glissant le long des murs en une file d’Indiens silencieux. Ils filaient doux et tissaient un voile d’indifférence contre lequel tout ricochait.

Quand papa fut parti, définitivement parti, c’était trop tard pour changer de vie. Chacun y tenait un rôle et j’étais devenue ce petit lutin charmant qui ensorcelait les hommes et menait la danse pour ne pas être scalpée. J’avais enfoui au fond de moi ma rage, mon courroux, mon impuissance à réconcilier mon monde, ma méfiance envers ce beau sentiment qu’on appelait « amour » et qui ressemblait si fort à la guerre.



L’été passait et Gros Job s’incrustait. Le fils Armand avait rejoint le père dans les alpages, après un séjour d’un mois aux States. Encore un mot qui déformait les bouches, les remplissait d’un respect mystérieux et creux. Le père Armand disait States, le fils Armand disait States et bientôt notre mère les imita. On n’entendait plus que ce mot-là, qui revenait comme une référence obligée et allumait dans les regards de ceux qui le prononçaient autant d’étoiles que sur le drapeau américain. Il avait fêté là-bas son vingt-quatrième anniversaire. Dix ans de plus que moi.

Cela ne m’impressionnait guère tant le personnage était falot. Il avait mis toute son énergie à résister pour ne pas reprendre l’affaire de son père et poursuivre ses études dentaires, il ne lui en restait plus pour briller au quotidien, pour s’étaler et prendre possession de son corps. Il était pâle, le cheveu châtain et maigre, la peau blanche piquée de petits boutons rouges, l’œil marron, la poitrine concave et les épaules tombantes. Il ressemblait à un édifice branlant. Si gêné d’exister qu’il semblait continuellement s’excuser de quelque chose. Se lissait les cheveux du plat de la main, frottait ses doigts contre son menton, tirait sur son short ou suçait son col de chemise. Son embarras se trahissait aussi par un ricanement enfantin, presque espiègle, qui éclatait sans raison et surprenait chez un être déjà adulte. Devant son père, il filait doux et acquiesçait, telle une épouse soumise, à toutes ses demandes.

On ne se quittait plus, les Armand et nous. Le seul obstacle à une réunion totale était la présence de Tonton qui dérangeait les plans de notre mère. Elle ne le supportait plus et ne s’en cachait pas. Ouvrait grand les fenêtres quand il était resté trop longtemps dans une pièce, lavait frénétiquement ses draps et ses chemises pour « chasser l’odeur », le morigénait s’il se curait les dents ou mettait les coudes sur la table. De bailleur de fonds il était devenu empêcheur de tourner en rond. Elle ne savait plus comment s’en débarrasser et désespérait d’y parvenir. Plus elle s’énervait, plus il la regardait, rougissant, ébahi, se faisant de plus en plus petit, mais ne cédant pas un pouce de territoire à l’ennemi. Car il avait compris, Tonton. La nuit, dans sa couchette au sous-sol, près de la chaufferie, il ruminait des plans pour évincer son rival et revenir trôner dans le fauteuil-crapaud.

Ma mère commit une faute tactique en espérant l’éliminer sans autre forme de procès. Son sang de boutiquier se révolta. Il calcula ce qu’il avait dépensé en vain. Il n’allait pas tarder à prendre sa revanche, qu’il mitonnait en boudant d’interminables heures, drapé dans son uniforme de quincaillier, les doigts s’agitant sur une calculette imaginaire dont le total lui faisait bouillir le sang et échafauder des stratégies d’éviction.

Alors on le semait. On s’esquivait sur la pointe des pieds, le laissant seul dans le chalet. On partait en randonnée dans les montagnes, on dormait dans des refuges, notre mère nous disait de respirer bien fort l’air pur et étreignait la main de son compagnon. Le fils Armand se rapprochait de ma sœur ou de moi, nous tenait le bras, nous attirait contre lui ou nous soufflait son haleine dans le cou, en lançant des clins d’œil de mâle complicité à nos deux frères qui s’en moquaient et demandaient sans arrêt : quand est-ce qu’on s’arrête ?

On mangeait des fondues arrosées de vin blanc. Maman fermait les yeux et nous vidions les verres. L’apprenti dentiste me faisait boire et je ne me méfiais pas. Il en profitait, tendait une main insistante sous la nappe blanche à carreaux rouges. Je le repoussais en soufflant, bataillais contre ces pieuvres curieuses et cherchais du regard quelqu’un qui viendrait m’en délivrer. Ma grande sœur avait réussi à s’en débarrasser et semblait me dire « à toi, maintenant ! », mon grand frère pouffait et faisait des bras d’honneur, maman s’alanguissait contre Henri Armand, jouait avec ses doigts, les baisait un à un en leur donnant des petits noms. Le café, le pousse-café. Mes frères et ma sœur s’endormaient pêle-mêle sur les bancs…

J’étais seule. Je n’avais pas peur. Je me disais simplement que le jour où il faudrait me défendre pour de bon, c’est toute cette belle harmonie familiale, presque conjugale, que je ferais voler en éclats.

Je n’avais pas envie que cela arrive trop vite. J’aimais la voir heureuse, amoureuse, petite fille reposée, enfin arrivée au port. Elle poussait des « Oh » et des « Ah » chaque fois qu’Henri Armand expliquait la fonte d’un glacier ou le pourquoi d’une avalanche, s’alanguissait contre lui et me lançait des baisers que j’attrapais et m’appliquais comme autant de gouttelettes de parfum précieux. Je les humais, les léchais, les embrassais. Elle éclatait de rire et recommençait et c’était comme un aller-retour d’amour fou entre nous. Qu’elle était belle, abandonnée ainsi ! Je ne le voyais pas, lui. Il me suffisait de la découper, elle, avec ses longues jambes qui jaillissaient de son short blanc, ses bras dorés, ses épaules rondes sur lesquelles elle faisait glisser son bustier, ses cheveux noirs qui s’allumaient au soleil et les rayons d’amour dont elle me bombardait, insouciante à la dépense. Je fermais les yeux, l’épinglais telle quelle dans un coin de ma mémoire et oubliais le jeune homme hésitant et libidineux qui se tortillait pour se rapprocher de moi.

C’était l’été. Les torrents des glaciers ruisselaient en mille petits filets argentés autour de nous, les tartes à la myrtille recouvertes de bonne crème blanche disparaissaient sous nos coups de dents, la pierre chaude des rochers servait de litière pour nos siestes de « trop manger », et la voix claire de notre mère s’élevait pour nous fredonner une de ces chansons d’enfance que lui chantait sa mère, et avant elle sa grand-mère, son arrière-grand-mère et…

On s’endormait. Chacun faisait la sieste de son côté. Ma mère et son compagnon s’enfermaient dans les refuges, toujours déserts dans la journée, nous, les enfants, nous éparpillions, qui sur un rocher, qui dans une grange à foin ou une bergerie. On dénichait chacun son coin et c’était un jeu nouveau de ne pas être trouvé.

C’est là, dans une de ces constructions de pierres branlantes au crépi écaillé, dont le toit s’ouvrait par de larges trous d’ardoises manquantes sur un ciel toujours bleu, que l’incident se produisit, un jour de « trop manger ». J’étais allée m’y reposer après trop de sandwichs, de lait concentré et de tartes à la myrtille dégoulinantes de crème fraîche. La tête me tournait, des insectes bourdonnaient autour de mes joues brûlantes et je les chassais d’une main molle et lasse. J’avais ouvert la fermeture éclair de mon short et enfoui ma somnolence lourde dans un coin de grange. Il entra et j’entendis résonner son rire d’adolescent gauche et fiévreux. Il s’était déguisé en fermière, avait noué une serviette sur sa tête, retroussé son short, noué un torchon autour de ses reins, roulé ses chaussettes sur ses chevilles et tenait à son bras le panier de provisions, vide.

– Tu me trouves comment ? demanda-t-il dans un petit rire aigu.

Il était grotesque, travesti en paysanne. Grotesque et menaçant. Je reculai dans le foin et cherchai des yeux une faux, une herse, une charrette, n’importe quoi pour me défendre, me protéger.

– Ne suis-je pas charmante ainsi ? insista-t-il en se déhanchant. Je peux venir me reposer près de toi…

Je calculai la distance entre lui et moi et m’enfonçai dans la meule de foin, cherchant toujours l’outil qui le tiendrait hors de portée et découragerait ses avances. Il n’y en avait pas et personne n’entendrait mes cris.

– Tu n’es pas drôle, dis-je d’une voix pâteuse.

– Ah…

– Pas drôle du tout…

Il se rapprocha. Posa le panier. Avança dans le foin, son fichu de paysanne noué sur le menton, le torchon-jupe entravant sa progression maladroite. Il se rapprochait et je ne pouvais plus reculer. Il avança la main jusqu’à l’ouverture de mon short, l’agrippa et se jeta sur moi, rouge, les yeux fous. Je me débattis et le repoussai mais il était plus fort que moi et, bientôt, je me retrouvai immobilisée sous lui, toujours ricanant et affublé de sa serviette sur la tête.

– N’aie pas peur, n’aie pas peur, je suis une gentille fermière qui vient livrer ses œufs…

Il s’accrochait à moi, à mon torse lisse et nu. Je le frappai, lui griffai le visage et le cou mais il continuait, déchirant mon tee-shirt, baissant mon short et égrenant son petit rire d’idiot fébrile. Bientôt il fut nu contre moi et essaya de me forcer. Je ne renonçai pas et lui décochai de toutes mes forces un coup de genou entre les jambes. Mon frère aîné m’avait appris que c’était le seul moyen efficace de se débarrasser d’un homme menaçant. Il avait raison. Une grimace déforma la bouche de la gentille fermière, le nœud du fichu glissa entre ses dents, formant un mors qui accentuait son rictus imbécile, et il roula sur le côté, se tenant les genoux et gémissant. Je sortis en courant de l’abri et, me rajustant comme je le pouvais, me précipitai jusqu’au refuge pour avertir ma mère. La porte était fermée. Je m’écroulai et criai : « Maman, maman. » Elle n’entendait pas.

Quand elle ouvrit, enfin, que son regard tomba sur moi, tout le sang-froid et l’énergie que j’avais rassemblés pour me défendre m’avaient désertée et je n’étais plus qu’un petit tas terrifié qui essayait de comprendre ce qu’il venait de lui arriver.

– Il a… Il m’a… j’ai… là-bas…

Elle regardait ma tenue défaite, mes lambeaux de tee-shirt déchiré, mon short encore ouvert et tentait de me calmer. Elle me prit dans ses bras et murmura :

– Là… là… qu’est-ce qu’il y a ?

– Là… dans la grange… Il est venu… Il était déguisé et…

– Mais qui, ma chérie ?

– Tu sais bien… Lui, là…

– Mais qui, lui ?

– Lui… Le grand… Le fils de…

Alors l’ombre d’Henri Armand, gigantesque et noire, se découpa sur le pas de la porte du refuge et je me mis à trembler encore plus fort. Il me sembla qu’il me regardait sévèrement et, pendant un moment, je ne pus plus parler.

– Qu’est-ce qu’elle a ? demanda-t-il de sa voix posée d’homme qui domine le monde.

– Je ne sais pas, dit ma mère. Elle tient des propos incohérents…

Puis, me serrant contre elle, elle passa ses longs doigts fins sur mon visage et effaça mes larmes.

– Raconte-moi… Tu peux tout dire à maman…

J’apercevais les longues jambes poilues et musclées d’Henri Armand, son short beige, sa chemise mal reboutonnée et, surtout, je sentais sur moi son regard d’homme tout-puissant qui me réduisait au silence.

– Dis à maman…

– Il est venu dans la grange… Il était déguisé en fermière… Il avait mis un fichu… – Mais qui ? s’impatientait ma mère.

– Elle divague, tu vois bien qu’elle divague, reprit Henri Armand. Elle veut attirer ton attention parce que… Enfin, tu comprends… C’est de son âge…

– Elle ne fait jamais d’histoires d’habitude, ça ne lui ressemble pas, disait ma mère, en me berçant contre elle.

– Il suffit d’une fois… On en a vu des adolescentes enflammées s’inventer des histoires pour se faire remarquer. Allez, il ne faut pas entrer dans son jeu. Ce n’est pas un service que tu lui rends…

– Tu crois vraiment ? demanda ma mère, relâchant son étreinte et scrutant mon regard.

– Elle est jalouse, c’est tout… C’est évident.

À ce moment-là, j’entendis des pas et me retournai. C’était la gentille fermière sans fichu ni panier qui avançait vers nous en aplatissant ses cheveux, le regard tombant sur ses chaussettes roulées. Je me recroquevillai contre ma mère et le lui montrai du doigt.

– C’est lui… Il m’a grimpé dessus dans la grange…

Henri Armand éclata d’un rire profond et moqueur.

– C’est la meilleure ! Mon fils ! Dans la grange ! Avec cette gamine !

Se tournant vers son fils, il lui fit signe de le rejoindre :

– Viens par ici, toi !

Nous étions tous les quatre, la mère et la fille, le père et le fils, et la vérité allait enfin éclater. Fini les balades avec Gros Job et son fils, on allait retrouver nos fous rires et nos secrets d’avant, à l’ombre inoffensive de Tonton. Et même si elle devait souffrir un peu, remonter son bustier et ranger ses longues jambes dorées, à nous quatre, nous saurions la consoler. On lui avait bien suffi pendant toutes ces années !

– Tu viens d’où ?

– Ben… Je faisais la sieste comme tout le monde… répondit le fils sans me regarder.

– Tu faisais la sieste où ?

– Là-bas, sur les rochers. Pourquoi ?

– Tu n’étais pas dans la grange par hasard ?

– Et qu’est-ce que j’aurais fait dans la grange ?

– Tu aurais fait des avances à cette enfant…

– Moi ? Écoute, papa, tu me connais… J’ai assez de copines à la fac pour ne pas m’intéresser à une gamine même pas formée !

Il éclata de son petit rire étranglé, devenu méprisant, et haussa les épaules.

– C’est elle qui me cherche ! Elle arrête pas de me courir après ! Cent fois j’ai voulu t’en parler. Je voulais pas faire d’histoires pour si peu, c’est tout.

Il avait pris le ton ferme et maîtrisé de son père et lui parlait, pour une fois, d’égal à égal.

Henri Armand se retourna vers ma mère.

– Tu vois ! Elle a voulu se faire remarquer… Elle lui a fait des avances et ça n’a pas marché. C’est une allumeuse, ta fille. Je l’avais déjà remarqué ! Ça a besoin d’être repris en main et sans délai. Tu es trop bonne avec eux. Ce n’est pas de ta faute, tu ne peux pas tout faire. C’est le problème des femmes seules qui élèvent des enfants sans leur père. Et quand le père n’est pas à la hauteur, en plus…

Il lâcha un soupir, plein de sous-entendus, que je recueillis comme une trahison. Nous n’étions plus deux contre deux : j’étais seule contre trois. Je m’écartai violemment de maman et attendis qu’elle se prononce. Elle semblait embarrassée et je lâchai d’un seul coup telle une vipère dressée, prête à mordre :

– Il n’a pas le droit de parler comme ça de papa. Ça ne le regarde pas ! Il ne fait pas partie de la famille !

– Oh ! Elle retrouve vite ses esprits pour une petite fille molestée ! Elle passe vite des larmes aux insultes ! Et tu voudrais qu’on croie à ta comédie ? riposta Henri Armand en s’adressant à moi. Tu devrais avoir honte ! Je t’assure, ma douce, ces enfants ont tout simplement besoin d’un père qui les visse, et je m’y entends pour ça !

Sa main vint se poser sur l’épaule de ma mère et lui massa tendrement le cou. Elle s’appuya contre cette main puissante, réconfortante, qui mettait fin à sa solitude. L’image d’un homme à ses côtés, qui la soulagerait de sa peine et lui ferait vivre, enfin, une existence douce et confortable, acheva de dissiper ses doutes. Henri Armand avait raison : elle ne pouvait pas tout faire et ses enfants en profitaient. Elle les avait trop longtemps admis dans son intimité, les avait élevés au rang de complices, de confidents. Ils devaient retourner à leur rôle d’enfants disciplinés et obéissants. Il allait mettre de l’ordre dans sa vie, elle s’en remettait à lui, à sa force d’homme qui ne doute jamais et possède le secret de la vérité. Elle se rangea à ses côtés.

– Tu devrais avoir honte d’inventer ces histoires, me dit-elle. Va te débarbouiller. On en reparlera ce soir, toutes les deux.

J’étais bafouée, trahie. Plus grave encore : j’avais perdu l’amour de cette femme que j’aimais plus que tout au monde. Chassée du paradis terrestre, j’oubliai le combat dans le foin et ne pensai plus qu’à cette terrible défaite : ma mère avait cessé d’être ma mère. J’avais perdu son amour. Ma raison de vivre. Pour qui allais-je donc me battre dorénavant ? Quelle silhouette lumineuse allais-je découper pour la coller dans mes rêves nocturnes ? Qui serait assez beau et fort, charmant et cruel, malicieux et rusé, tendre et impitoyable, en un mot assez romanesque, pour la remplacer ?

Je ne pleurai pas. Je ne protestai pas. Je ravalai ma rage et repris ma danse de lutin charmant, légèrement contusionnée. Je me jurai de me méfier des hommes forts et des femmes qui aiment les hommes forts. J’avais un trou dans le cœur, un grand trou noir et vide. J’avais perdu mon idole et ne voyais autour de moi personne pour prendre sa place. Je me réfugiai dans des histoires, de belles histoires que je me racontais dans le noir, luttant contre le sommeil, où je créais mille personnages, mille rebondissements, mille fins tragiques ou heureuses qui, seules, m’apaisaient. Je commençai par les dérouler dans le secret de mes nuits puis les consignai sur un cahier où j’avais pompeusement écrit : « Strictement personnel. À détruire si je meurs. »

C’est ainsi que m’est venue la faculté d’écrire, d’inventer des histoires qui devaient toutes être assez longues, assez fournies, assez rocambolesques pour distraire ma solitude, combler mon besoin d’amour, effacer mes échecs et me dessiner un avenir radieux.

Parfois, la vie, pleine de mansuétude et de générosité pour ceux qui s’accrochent à elle et continuent d’espérer, m’adressait un clin d’œil et m’offrait gratuitement un épisode de feuilleton que je n’aurais même pas osé inventer ! Des années plus tard, je lus dans les journaux l’arrestation d’un dentiste qui avait pris l’habitude d’endormir ses patientes et de les violer. C’était le fils Armand. Il écopa de quinze ans ferme de prison. Ce jour-là, devant mon journal déplié et mon bol de café fumant, je fermai les yeux et remerciai qui de droit de m’avoir vengée de si belle façon.

Je ne sus jamais, cependant, comment réagit le père, cet homme aux mollets d’acier qui dominait le monde. Un jour, à la fin de l’été, alors que nous revenions d’une de ces randonnées qui étaient devenues des corvées – je passais mon temps à fuir le regard triomphant du faible qui m’avait abusée et s’en était tiré –, nous trouvâmes, cloué sur le portail de notre belle propriété, un écriteau en bois : « À vendre. S’adresser à l’agence Mouillard en ville. » Tonton, muni des papiers du chalet et des factures prouvant qu’il avait tout payé, avait mis fin à notre aventure de propriétaires fonciers. Henri Armand s’en étonna et promit de poursuivre le malotru. Il connaissait des gens haut placés, des avocats, des notaires, des experts, cela ne se terminerait pas comme ça. Mais, devant les explications embarrassées de ma mère qui dut bien avouer que Tonton était l’unique propriétaire, il changea de ton et on ne le revit plus.



Je voulais tout savoir d’elle. La connaître petite fille, la suivre pas à pas dans l’histoire de sa vie. Je n’avais pas besoin de beaucoup la forcer pour qu’elle raconte. Elle avait envie de faire peau neuve, de se délivrer de son passé pour se remettre, toute nouvelle, entre mes mains. Elle possédait, à la fois, une innocence de petite fille et une rouerie de femme qui connaissait la vie. On ne la lui faisait pas ! Elle avait déjà tout connu ! Elle disait ça en soupirant telle une vétérante de l’amour. Et, en même temps, elle me demandait avec émerveillement si ça ne m’ennuyait pas d’entendre tout ça.

Ça ne m’ennuyait pas. Ça m’irritait. Ou m’attendrissait. Je la détestais et j’avais envie de la protéger. Parfois, j’avais envie de lui dire arrête, arrête, tais- toi, mais c’était plus fort que moi, il fallait que je sache tout d’elle, que j’aie toutes les cartes en main.

Je voulais qu’on reparte de zéro, elle et moi. Que notre histoire ne ressemble à aucune autre. Je savais qu’elle n’avait pas froid aux yeux. C’est elle qui m’a relancé après notre première rencontre. Avec beaucoup d’audace et de savoir-faire. Avec gourmandise aussi. Elle m’a appelé en me demandant le titre d’un livre dont je lui avais parlé ce soir-là, à table, et dont elle ne se souvenait pas. J’ai compris que ce n’était qu’un prétexte. Je lui ai proposé de le lui envoyer. Elle n’a rien dit.

Ou de le lui porter.

Elle a dit oui.

C’est ainsi qu’on s’est revus et, très vite, elle m’a fait comprendre qu’il ne tenait qu’à moi… Ce même soir, on a basculé dans son lit. Un grand lit blanc qu’elle venait de recevoir le matin même. C’est un signe, disait-elle, c’est un signe, et elle se coulait, frétillante, contre moi.

Elle mentait sûrement. Elle devait raconter cette histoire à chaque fois. Elle savait y faire avec les hommes. Elle savait les flatter, les rendre importants quand le besoin d’eux se faisait pressant

La première nuit, je ne l’ai pas touchée. J’étais jaloux déjà, terriblement jaloux. C’est même le premier sentiment qu’elle a éveillé en moi. Dès que je l’ai vue, à cette fête, j’ai détesté tous ceux qui l’ap prochaient et si je suis parti, si vite, si brutalement, c’est que je n’arrivais plus à me contenir.

Je lui ai posé mille questions dans le grand lit blanc. Impitoyable et menaçant quand elle ne répondait pas. Elle s’impatientait, se retournait contre moi, se collait à moi, cherchait mes mains, ma bouche mais j’ai tenu bon. Je voulais qu’elle comprenne que je n’étais pas comme les autres. Qu’elle n’allait pas me prendre et me jeter. J’avais tellement de choses à lui dire, à lui offrir, à lui faire connaître. Je réclamais du temps, une éternité de temps. Je voulais construire des rêves avec elle, des voyages, des aventures, déterrer de vieux mythes et leur rendre vie, la hisser au sommet de mon Olympe et que les Dieux se retournent sur elle. Se retournent sur nous.

J’avais faim d’elle, faim de son corps. Mais je voulais être celui qui décide, celui qui mène le jeu. Elle m’était déjà trop importante pour que je prenne le risque d’être un amant comme les autres.

Je voulais être son dernier amant, l’homme ultime de sa vie.



À l’âge de dix-sept ans, je pris un amant. Un petit ami ou un fiancé comme il est coutume d’appeler l’homme à qui revient l’honneur de la première perforation et des premiers ronflements, bras en croix, sur votre flanc, une fois le labeur achevé.

Il était beau, grand, sentait bon l’eau de toilette et le chef de bande musclé, dansait le rock à la perfection, cultivait l’art de sourire avec ironie (c’était plus chic et lui donnait « un air »). Il ne connaissait ni l’angoisse ni le doute mais le goût de la bière et la pratique des filles. Il faisait l’amour avec la science séculaire de ses ancêtres normands, moustachus et gourmands, et l’entrain cadencé d’un bûcheron canadien. Il me regardait ni de trop loin ni de trop près, arborait un air de propriétaire satisfait de son achat, critiquant un bouton, une mèche, un ongle mal taillé, mais vantant la bonne marchandise, en faisait saliver plus d’une, ce qui constituait à mes yeux sa plus grande qualité. Je le présentai à ma mère qui le trouva à son goût et à ma grand-mère maternelle qui ne comprit jamais quel plaisir je pouvais prendre à faire l’amour sans y être sommée.

– Comment peux-tu faire « ça » par plaisir ? me demandait-elle souvent en roulant des yeux effarés, remplis de cauchemars, de souvenirs de nuits de brutalité, de prises à la hussarde. Le plaisir est si sale. Et pourquoi appelle-t-on ça « plaisir » ? Moi, il a fallu me forcer le soir de mes noces et que je déguise mon dégoût par la suite. Je fus bien soulagée, une fois mes cinq enfants mis au monde, d’apprendre qu’il avait une maîtresse en ville sur laquelle se vautrer…

Ma grand-mère avait fait un mariage de raison. De devoir familial, pourrait-on préciser. Grâce à ses épousailles, la vaste maison de famille et les terres adjacentes ne seraient pas vendues. Le pécule amassé par mon grand-père, petit paysan parvenu qui avait fait fortune dans le textile sans passer par l’école, sauvait la mise. Elle avait essayé de persuader sa mère qu’elle ne pouvait pas se marier, qu’elle en aimait un autre, plus modeste mais si doux qui, chaque fois qu’elle l’apercevait, faisait sauter son cœur hors de sa poitrine. Sa mère lui répondit que la vie n’était pas une partie de plaisir, que l’amour était une comptine qu’on fredonne en brodant le linge ou en cherchant le sommeil, mais arrivait un jour où il fallait renoncer à ses fabulettes et prendre un époux. Un homme sérieux qui ferait honneur à la famille, pas ce petit représentant de commerce avec lequel elle l’avait vue danser les soirs de bal, qui courait les routes pour amasser quatre sous et transportait des valises de boutons et de bretelles. On se mariait, on faisait des enfants, on « tenait » sa maison, on obéissait à son mari comme on avait obéi à ses parents sans se poser de questions. C’était le rôle de la femme. Il en avait toujours été ainsi.

Ma grand-mère inclina donc la tête et se soumit, mais son cœur ne cessa de battre pendant près de cinquante ans pour ce premier amour qu’elle avait dû repousser, le seul homme qu’elle aima jamais et qu’elle fut forcée d’oublier.

Oh ! Pas tout à fait… Il lui envoyait ses vœux chaque année à Noël, d’une écriture haute et droite, à l’encre violette, sur une petite carte festonnée de doré, qu’elle tirait de son tablier pour nous prouver qu’elle avait été et qu’elle était follement aimée. Elle la portait presque toujours sur elle, la faisant passer d’une poche de tablier à un sac en cuir noir les jours de messe et de cérémonie, et, quand l’époque des vœux arrivait, elle échangeait l’ancienne contre la nouvelle. Le texte ne changeait pas. Il lui renouvelait son amour pur et indéfectible en termes châtiés, signalait son adresse nouvelle quand il déménageait, donnait des nouvelles du temps, des fleurs, des arbustes, des rosiers qu’il avait plantés dans son petit jardin.

Une année, il pleura le décès d’un mimosa, ramassé sur le couvercle d’une poubelle et replanté chez lui. L’arbuste s’y était plu et, requinqué, avait délivré, dès l’année suivante, une floraison dorée et duveteuse qui éclairait le jardin. Puis, sans aucune raison, il s’étiola, se dessécha, s’ourla de marron et mourut. « Autant de soleils qui réchauffaient mon modeste logis », écrivait cet homme fin et effacé dont le seul tort avait été de ne pouvoir aligner autant de lingots que mon grand-père. Grand-mère acheta un mimosa, en pot, qu’elle plaça sur la fenêtre de la cuisine et considérait avec mélancolie pendant que sa pâte à crêpes ou ses chaussons aux pommes reposaient. On avait baptisé l’arbuste nain « l’amoureux de grand-mère » et on la surprenait parfois en contemplation muette face à son pot de perles jaunes, les yeux brillants de larmes et le mouchoir roulé, broyé dans la paume de sa main. On lui bandait les yeux de nos doigts écartés, elle sursautait, secouait la tête pour chasser son rêve et retournait à ses fourneaux. Pendant quelque temps, nous eûmes en entrée à chaque déjeuner des œufs mimosa qu’elle disposait sur un plat « comme autant de soleils qui réchauffaient »… son cœur.

Elle élevait ses cinq enfants comme on le lui avait appris : bonne chère, pâte pétrie, thermomètre dans le derrière, laits de poule, pierres chaudes au fond du lit les soirs d’hiver, cache-nez tricotés (une couleur pour chaque enfant), confitures maison et une vigilance distraite mais mécanique de mère poule affairée. Elle accomplissait son devoir avec le plus grand soin, répétait les gestes de sa mère, s’étonnait même de savoir si bien y faire. Ses petits ne manquaient de rien, sa maison était parfaitement tenue mais son cœur vagabondait ailleurs, dans les hauteurs de Nice où son vieux prétendant s’étiolait et se racornissait loin d’elle. Elle n’était pas triste pour autant, aimait rire, chanter les Play-Boy, de Jacques Dutronc, jouer au rami, à la belote, engloutissait des gâteries sucrées qu’elle rangeait dans des boîtes en fer, sa taille s’alourdissait, ses pieds la faisaient avancer tel un dodu canard mal assuré. Ses enfants entraient et sortaient, tiraient son tablier, réclamaient un baiser, offraient de bonnes notes ou des fronts enfiévrés, se mariaient, enfantaient, divorçaient, aimaient, pleuraient, elle les regardait, comme Catherine Langeais à la télé. Gentiment, poliment, disant : « Elle est mignonne, hein ? Et coquette… » Jamais en larmes ni en colère : son cœur était ailleurs. Elle faisait de la figuration dans sa propre vie et assistait, amusée, à toute cette agitation autour d’elle. Satisfaite aussi : elle avait rempli son devoir, sa mère, là-haut dans le ciel, pouvait être fière d’elle. Ainsi que sa grand-mère et son arrière-grand-mère. Une lignée de femmes fortes et soumises, aptes au devoir. Plus elle avançait en âge, plus il lui semblait qu’elle avait été une bonne fille. Et même ces cartes de vœux qu’elle gardait dans sa poche, ce n’était pas un péché ! Sa maman devait lui pardonner, là-haut dans le ciel. C’était une faiblesse bien petite, elle ne s’en confessait jamais auprès de monsieur le curé.

Quand mon grand-père mourut, elle avait soixante-seize ans. Elle attendit quatre à cinq semaines que le deuil s’estompe, que les larmes sèchent, puis se hissa dans un taxi qui l’emmena à Nice.

Elle me raconta tout, les yeux écarquillés et vides. Une enfant qui quitte un rêve et se retrouve brutalement dans la réalité. La petite maison, le jardinet, une femme de son âge qui lui ouvre le portail. Elle a le cœur qui bat fort, très fort, elle gravit les marches avec difficulté, « ces fichus cors… », regarde la femme sur les marches, dit : « Bonjour, madame, excusez-moi de vous déranger » parce qu’elle est bien élevée, qu’elle n’oublie jamais de dire « bonjour, merci, comment allez-vous ? je ne vous dérange pas ? », et elle ajoute : « Je suis mademoiselle Gervaise… » Elle a l’audace tranquille des cœurs simples et purs. Pour la première fois de sa vie, c’est elle qui décide, elle qui se dégage du joug de l’habitude, des conventions. Cet usage soudain d’une liberté ignorée l’essouffle et la chavire mais elle tient bon et regarde la femme en tablier sans ciller.

Elle n’a pas fini sa phrase que la dame s’écrie : « Oh ! mademoiselle Gervaise, mon frère vous a attendue toute sa vie. Il est parti, il y a trois mois. » C’était donc sa sœur ! Et elle qui avait cru un instant qu’il avait refait sa vie ! Et les deux femmes de pleurer, les bras dans les bras, le nez gouttant sur l’épaule de l’autre, la poudre de riz qui se mélange, le sac à main frottant contre le sécateur glissé à la taille, luttant pour ne pas perdre l’équilibre, et de rentrer toutes voûtées, enlacées, parlant du mort, de ses rosiers, du mimosa, de la carte de vœux rédigée avec soin chaque année, de l’espoir que, jusqu’au bout, il avait gardé. « Il ne voulait pas que vous sachiez qu’il n’était plus là, il avait préparé cinq ou six cartes à vous envoyer pour les prochaines années, après il disait que ce ne serait plus la peine… C’est qu’on n’est plus toutes jeunes, hein ? »

« C’est là que j’ai vieilli d’un coup, m’avait dit ma grand-mère, lui parti, je n’avais plus de rêves… »

Jusqu’à la fin, elle a gardé son air de « j’espère que je ne vous dérange pas », son air correct de femme jetée dans le mariage comme dans un cahot de route et qui attendait qu’un modeste retraité vienne la délivrer.

À la fin, elle ne reconnaissait plus personne mais parlait de la petite maison, du perron, des rosiers, du monsieur qui jardinait et écrivait tous les ans une carte de vœux. Ses cinq enfants défilaient auprès de son lit, chiffonnaient la couverture pour réclamer un peu d’attention, l’appelaient « maman maman… ». Ils avaient beau être grands, de vrais adultes, avec des voitures, des carnets de chèques, des enfants, de belles situations ou de moins belles, des mariages qui tenaient la route ou avaient dérapé, ils voulaient qu’elle redevienne une « maman » et veille sur eux, encore un peu. Mais elle ne les « remettait » pas et s’en excusait. Toujours si polie, si douce, si bien élevée. Absente. Sa manière à elle de résister à ce mari, ces enfants, cette vie qu’on lui avait imposée.



Ma vie de femme commençait à ce Normand robuste et sûr de lui qui me donna le goût de l’amour physique. À son insu.

Bien qu’il fût, au moins au début, un initiateur appliqué et attentif, persuadé qu’il était en tout point le meilleur amant du monde et qu’une femme passée entre ses bras se devait d’être comblée, le plaisir me fut révélé non par sa science, limitée car mécanique, mais par sa robustesse qui lui permettait de me transporter dans des ébats pour le moins acrobatiques où je découvris la recette presque automatique de ce qu’il est convenu d’appeler du vilain nom d’orgasme.

Ce n’est ni à la tendresse, ni à la générosité, ni au savoir parfait de mon amant que je dus ce cadeau sublime de l’existence qui fait patienter le désespoir et vous remet dans la vie lorsque vous avez commis l’imprudence de vous en écarter, mais à sa large carrure, ses bras musclés, son souffle long, son endurance et à mon sens exacerbé de l’observation qui me permit d’explorer mon corps, de l’essayer, de le tordre, de le diriger afin de parvenir à l’éblouissement final dont il se réservait tous les lauriers qu’il portait en permanence tressés sur le front.

Mon plaisir, sa force et l’état de faiblesse dans lequel il me précipitait décuplaient l’assurance et la virilité de mon amant. Il bombait le torse, se frisait des moustaches imaginaires et me tapotait le crâne comme à un bon chien fidèle auquel la soupe de son maître fait couler de pâles filets de bave le long des babines. Il ignorait tout de mes apprentissages secrets et fut fort dépité quand, me proposant de l’épouser, tel César offrant une place sous sa toge à une pauvre Gauloise égarée, je lui tirai ma révérence et partis continuer mes expériences avec d’autres que lui.

Je possédais la formule magique et n’entendais pas me limiter à ce seul exemplaire de virilité affichée. Je n’allais pas m’arrêter en si bon chemin et me promettais une kyrielle d’autres raffinements avec des mâles plus ardents, moins arrogants, qui devineraient autre chose en moi qu’une épouse parfaite qui pond des enfants, tient une maison et lustre les pompes de son mari lors des dîners avec le patron.



– Elle est bien roulée, ta copine, dit un de ses potes, autour de la table de poker, en me jetant un regard de loin, par-dessus ses cartes, l’attention relâchée le temps d’une pause, le dos voûté, la main caressant une cannette de bière.

Je repose sur un canapé, les jambes en l’air, j’ai lu dans un journal que c’était bon pour la circulation, que ça faisait de belles jambes, c’est mon capital, mes jambes, essayant de trouver le sommeil malgré les nuages bleutés des cigarettes et les « tu vas nous chercher d’autres bières, ma puce ? ». Je sommeille, je gigote sur les coussins trop durs, me tourne sur la tranche droite puis sur la gauche. J’entends les mots et ne les entends pas. Pense au lendemain et à tous les lendemains qui se ressembleront avec cet homme-là. Inventer, désirer, plus grand, plus fort, pourquoi pas ? sont des mots qu’il ne connaît pas. Ou qu’il a rayés de son vocabulaire. Trop compliqués. Je ferme les yeux.

– Elle a de jolies jambes… Je passe.

– Ce n’est pas tellement les jambes mais les cuisses qui sont belles, professe mon fiancé en contemplant son jeu. Je demande à voir…

Et il abat son jeu. Et j’abats mon regard sur mes jambes que je vois avec ses yeux à lui. Je les coupe en deux : les jambes et les cuisses. Isole les unes des autres. Avec lui, je deviens cul-de-jatte, c’est sûr. Je ne sais que penser. Les recolle et me dis que j’y penserai plus tard.

Quand même, c’est une drôle d’idée de me découper en morceaux…



Grâce à lui, j’avais découvert les ressources infinies de mon corps, mais pour le reste, les ressources infinies de mon âme, j’étais moins avancée. Je souffrais, dans le secret de moi-même, de ne pas savoir qui j’étais. J’éprouvais, sans le formuler, un solide mépris pour cette fille qui ne savait pas dire « moi » ou « je » sans hésiter, changer de ton, de conduite, de personnalité. J’oscillais sans cesse entre le lutin charmant, la guerrière dure à cuire, la petite fille abandonnée et la princesse endormie qu’un prince breveté viendrait réveiller et emporter sur son cheval fringant.

J’étais la première à me perdre dans mes dédales intérieurs et j’en voulais pêle-mêle à moi-même, à mes amants et au monde entier. J’amassais, au fil de mes égarements, une pelote de haine lustrée qui ne demandait qu’à se dévider. Si, vue de l’extérieur, je ressemblais à une jeune fille appliquée et gentille, le champ de ruines qui formait mon jardin secret avait de quoi me décourager et me donnait envie de mordre tout animal qui m’approchait de trop près. Interdiction de se pencher au-dessus de moi et de pénétrer. Pour dissimuler les sables mouvants de mon âme, j’élevais des barrières de charme, déployais des éventails multicolores qui aveuglaient l’intrus : minijupe, mèches blondes, taille fine, yeux charbonneux, visage plâtré, démarche chaloupée. Armée et maquillée comme une épave de voiture volée qui trompait le chaland et lui donnait l’impression de s’installer au volant d’une carrosserie rutilante à la tenue de route impeccable.

Et la guerre éclata.

D’abord entre ces différentes parties de moi qui réclamaient des choses si contradictoires que je tournais bourrique, ensuite avec tous ceux qui ne comprenaient pas et prétendaient résoudre mon mal-être à l’aide de baisers, de promesses, de serments éternels, de déclarations d’amour et de fidélité à tout jamais. Je ne voulais pas de leurs cataplasmes brûlants que je réclamais pourtant à grands cris. Je voulais un mode d’emploi pour vivre en paix avec moi-même.

Je mélangeais tout. J’attendais du sexe fort qu’il m’apportât un remède, une potion magique qui assainirait mes humeurs, me filerait une identité, et le boutais sans façon hors de la place lorsque, malgré tous ses efforts, il échouait.

Je mis du temps à apprendre à vivre avec moi-même. À recoller tous mes petits bouts éparpillés. À vivre en bonne camaraderie avec mon âme. Du temps, de la peine, un vrai travail de limier.

J’appris en observant les autres. Je les espionnais et empruntais les méthodes d’un détective privé. Je collectais et analysais les petits indices qui traînent et en disent long. Les policiers de Scotland Yard n’ont rien à me reprocher. Je suis devenue experte dans les méandres du cœur et reconnais, au premier coup d’œil, l’épouse quasi abandonnée qui ne tient à la vie que par une routine mécanique et une poignée de Prozac, celle qui épuise le mâle de revendications amères ou la rouée qui l’exploite, sournoise et goguenarde. Je sais l’énervement bridé du mari lassé et la réplique qui fuse, épinglant le détail anodin où déverser une colère qui n’ose porter son nom. Je connais les mensonges-ritournelles de l’homme infidèle, sa fausse légèreté d’homme pressé et la couardise de la femme qui ne veut pas voir. La vie des autres est un champ d’observation infini où les détails engrangés vous permettent d’avancer en vous-même comme dans une enquête criminelle. On ne s’ennuie jamais à contempler l’heur ou le malheur d’autrui tant il vous renseigne plus efficacement que n’importe quel docteur de l’âme sur vos propres désordres. Tant il est vrai aussi que ce qui vous saute aux yeux, vous irrite ou vous tord les entrailles est le reflet exact de vos propres manques, défauts ou souffrances que vous vous obstinez à nier, à mettre de côté.

J’ai cru plusieurs fois avoir tordu le cou à l’ennemi intérieur qui m’empêche d’aimer. Mais toujours il revient, armé de plus belle, pressant et rusé. J’arrive de temps en temps à le tenir écarté, à l’empêcher de pénétrer sur ma propriété privée. Mais trop de colères, trop de violence irraisonnée, trop de tensions insupportables me prennent encore par surprise et me laissent, étonnée et suffocante, sur le cadavre exquis d’un amant estourbi pour que je puisse proclamer que je suis pacifiée, réunie, sereine. En un mot : prête à aimer l’autre, quand il s’agit d’un homme.

Aimer… ce mot bateau qui prend l’eau de partout. Même le Petit Robert y perd sa clarté. C’est quoi aimer ? Qui est le « je » qui dit « je t’aime » ? À qui s’adresse-t-il ? Que demande-t-il en échange ? Ou bien est-ce gratuit ? Le serment d’une seconde ou d’une éternité ? Une bulle de trois mots qui crève lors d’une étreinte réussie, d’un manque comblé, d’un rêve d’enfant exaucé ? Et d’où nous vient notre manière d’aimer ? Sommes-nous les seuls ouvriers de cet échafaudage branlant ? Qui a mis en place les traverses et les boulons, les poulies et les planches où nous avançons en aveugles tâtonnants, persuadés d’être libres et conquérants ?

Autant de questions que j’appris à me poser comme des rébus chinois qu’un jour j’ai décidé d’élucider. Sous leurs petits chapeaux pointus et leurs sourires énigmatiques se cachait la clé de mes erreurs à répétition.

En attendant, ils ne pouvaient qu’échouer, ceux qui m’offraient, éperdus, leur vie, leur amour et leur virilité.

Ce n’était jamais de ma faute.

En un sens, j’avais raison : ce n’était pas de ma faute. Je n’étais qu’un tueur à gages.

J’étais en mission mais je l’ignorais.

J’allais l’apprendre. Au bout de combien de carnages, de cadavres et de fuites macabres qui me laissaient dans la bouche un goût de plus en plus âcre et dans le cœur une large blessure qui n’en finissait pas de couler.



– Et si je vous demandais quelle est pour vous la définition de l’amour ? j’ose, un soir, en fin de dîner, dans un bistrot sur la côte normande. Entre un homme et une femme, bien sûr…

Beaucoup de temps a passé. Nous sommes quatre : des amis, des amants, des complices. On a mangé des soles fraîches prises par les pêcheurs du village. On a bu un petit vin blanc et des bières pression, commandé des cafés, des trous normands et évoqué le passé, le présent, en souriant avec la sagesse que donne le temps quand il est bien utilisé, et le sourire né de l’indulgence.

– Quand j’ai rencontré Philippe, il y a presque vingt ans, commence Judith d’un ton grave, en relevant ses grands cheveux roux d’une main et en jouant avec sa cigarette, le ciel m’est tombé sur la tête et je me suis dit : maintenant, je peux mourir…

– Moi, enchaîne Daniel, méticuleux et sérieux, martelant le bord de la table, j’emploierai trois mots… Trois petits mots et une virgule : enfin, je sais…

– Et moi, dit Dominique, vieux rocker devenu soudain romantique, un seul : toujours…

Et toi ? demandent leurs trois regards tournés vers moi.

– Moi, je ne sais toujours pas.

Je sais la tendresse, l’affection, le respect, l’admiration, le désir, le plaisir mais l’amour, je ne sais pas. Je cherche toujours.



Et aujourd’hui, est-ce que tu sais ?

Ma bouche est près de ton oreille mais je ne te pose pas la question. Je sais que tu me le diras, un jour, que ces trois petits mots, tu me les crieras. Parce que j’aurai tout fait pour ça. Je vais t’anéantir d’amour, prévenir le moindre de tes désirs et le combler aussitôt. Toi et moi, on ne fera plus qu’un. Sans moi, tu ne seras plus rien. Tu ne sauras plus rire, plus marcher, plus aimer, plus écrire. Tes rêves, même, m’appartiendront. Je remplirai ton corps et ta vie comme une source chaude. Je te baiserai comme aucun mec ne t’a jamais baisée.

Ces mots-là aussi, je veux les entendre de ta bouche.

Je sais que tu me les crieras…

Je sais presque tout de toi.

Avec toi, je vais parcourir le monde. Avec toi je vais vivre, je vais vivre mieux. On a déjà vécu plein de choses chacun de notre côté, ce n’est pas la peine de se raconter des histoires, mais toi et moi, c’est la vie que nous conquerrons, c’est la vie que nous survolerons en aventuriers intrépides et parfaits…



Grand restaurant. Un paquet d’étoiles. Je déjeune avec mon patron. Toute fraîche embauchée. Il est en fin de carrière mais n’a pas dit son dernier mot. C’est mon premier boulot sérieux et je fais de mon mieux. Pimpante et à l’écoute. Limite servile. Tout chez lui est marron : le costume, la monture de lunettes, les yeux, les cheveux (teints), la moustache (teinte), la cravate, les chaussures, le bout des doigts (tachés par la cigarette). J’ai beau plisser les yeux, je n’aperçois pas la moindre trace de couleur. Si, peut-être les dents : jaune ivoire. Il parle et je l’écoute. Il ne se demande pas si ce qu’il dit me passionne ; il est habitué à être écouté. Il ne marche pas, il se pavane ; il ne s’assied pas, il trône ; il ne téléphone pas, sa secrétaire compose les numéros pour lui.

Il prend tout son temps entre deux bouchées de nourriture exquise qu’il déguste avec la moue retenue du connaisseur exigeant qui réfléchit avant de s’abandonner au plaisir. Dépose les mots, pompeux et lent. Sujet, verbe, complément et un paquet de subordonnées ronflantes. Je laisse échapper des soupirs laudatifs dans les courts espaces qu’il m’accorde. Il semble satisfait et reprend des aiguillettes de lotte au curry.

Le garçon se tient à ses côtés, la carte des desserts en main. Un débutant comme moi, je me dis en louchant sur son teint frais rougissant, son corps raide qui se casse en avant. Il a dû emprunter son costume : il flotte dedans. Le col, surtout, qui lui dessine une large soucoupe blanche sous le menton.

Il l’ignore et continue à pontifier en s’essuyant les commissures des lèvres de sa serviette qu’il étale ensuite soigneusement sur son ventre rebondi. Allonge le bras vers son verre et fait rouler le vin en bouche. Reprend sa phrase où il l’avait laissée. Le garçon se gratte la gorge pour rappeler sa présence. Il lève les yeux, surpris : on l’a interrompu. S’empare, de mauvaise grâce, de la carte, jette un regard pressé sur la liste des friandises proposées. Je n’ai pas le temps de parcourir la mienne.

– Vous nous donnerez deux cafés, dit-il. Bien serré pour moi et…

Il tend le menton vers moi pour m’interroger. Il a dû oublier mon nom.

– Euh… normal pour moi.

Le garçon s’éloigne d’un pas auto-effaceur. Revient avec une grande assiette de tuiles caramélisées, de chocolats à la pistache, de truffes, de nougatines, de tartelettes à la fraise, au citron, de petits éclairs au chocolat et au café.

Je contemple, alléchée, la guirlande de gourmandises et me demande par laquelle je vais commencer. Mes préférées, ce sont les tuiles, surtout celles-ci, croustillantes et dorés, recourbées en longues lames fines comme des vagues prêtes à se casser, le caramel brille et dessine des perles transparentes, des écumes de sucre effilé. Ce ne sont pas des tuiles industrielles, insipides et lourdes. Le service est bien fait : il y a un exemplaire par personne. J’ai vite compté. Et je suppute : j’ai droit à une tuile, je la garde pour la fin quand j’aurai le goût du café en bouche ou je la déguste tout de suite ? Je décide d’attendre et de commencer par une tartelette à la fraise. Je n’ose pas commencer avant lui. Je demeure dans mon rôle d’employée soumise.

Alors la main aux doigts marron s’avance vers l’assiette à desserts, fouille, palpe, hésite, puis, rapace, se referme sur deux tuiles, une nougatine et un éclair au chocolat qu’elle ramasse d’un geste vif. Je reste coite.

– Vous savez, mon petit, ajoute-t-il, ma tuile fondant dans sa bouche, quand on travaille pour moi, c’est corps et âme…



Moi, je voulais bien troquer mon corps mais pas contre n’importe quoi. Pas pour du travail, de l’avancement, un manteau de fourrure, un voyage dans les îles Bikini ou des diamants. Non, je voulais des renseignements sur mon âme, des indications sur la conduite à suivre pour devenir quelqu’un qui se respecte, savoir qui j’étais, où j’allais et quelle route emprunter. J’étais prête à verser une rançon pour qu’on me rende mon unité. J’offrais une récompense à qui me donnerait des informations susceptibles de me faire progresser dans mon enquête.

Au-dessus du patron tout marron, régnait un homme tout gris. Le tout marron tremblait devant le tout gris. Le tout gris avait un vaste bureau avec quatre fenêtres et deux secrétaires, une voiture, un chauffeur et un labrador noir. Le tout gris avait aussi, quand il regardait autrui, une lueur dans l’œil qui disait : je vous observe, je sais quel est votre problème.

Un jour où nous étions réunis dans le vaste bureau, que je me tenais en retrait, et écoutais ces hommes qui parlaient, un de mes collègues, de mon âge, me lance devant tout le monde :

– Va voir sur mon bureau, j’ai dû y laisser le dossier et les photos…

Il s’est déjà retourné et feuillette des papiers. Pas bouger, je me dis, pas bouger, il n’a pas à me traiter comme ça. Je ne suis pas sa bonne. Il a deux bras, il a deux jambes. On est à égalité.

Il se retourne, étonné. Je n’ai pas bougé. Il esquisse un geste d’étonnement muet. Me montre de la main la direction de la porte, des fois que j’aurais oublié. Insiste. Un silence s’installe, lourd de questions, de tension, de règlements de comptes ancestraux.

L’homme tout gris, l’homme tout marron et les autres m’observent. Les filles se demandent ce que je vais faire. Gonflée ou pas ? Renvoyée ou pas ? Ils me guettent, surpris par mon immobilité. Quelques secondes passent qui me paraissent un siècle et demi. Des siècles de servitude, je me dis. Des siècles à obéir. Pas bouger, pas bouger.

Et puis, j’y vais. M’en souvenir. Ne pas oublier. Ne pas recommencer. Si, justement. Et pourquoi ? Pauvre nouille, pauvre conne, pauvre rien du tout. Une rien du tout, c’est ça. Une enveloppe vide. Envie de me vomir, de me marcher dessus. Tonnes de mépris. Si tu ne te prends pas au sérieux, pourquoi les autres te prendraient-ils au sérieux ? Tu n’as pas à faire le larbin pour un mec de ton âge ! Tu n’as à faire le larbin pour personne. Point. Espèce de larbin !

Je pose le dossier et les photos devant mon arrogant collègue, regagne mon poste d’observation, accroche le regard de l’homme tout gris qui me fusille. Virée, ma vieille, virée. Niée et virée. Le même jour. J’ai pas lu mon horoscope, ce matin.

Quand la réunion est terminée, que tout le monde se lève et range ses papiers, l’homme tout gris m’interpelle :

– Mademoiselle Forza, vous pouvez rester un moment, s’il vous plaît ?

Virée. Je lis mon congé en multiples exemplaires dans les yeux rétrécis des autres qui sortent sans me regarder, en faisant presque un détour pour m’éviter, dans le genre « je ne connais pas cette fille ». Le coq a chanté. Saint Pierre a renié son pote trois fois de suite. L’homme marron me lance un regard exaspéré. Forte tête, il pense, bien fait, elle va être matée. Je l’exaspère depuis le début, je lui refuse l’usage de mon corps. Il me convoque, me fait compter des trombones ou ranger des élastiques, tailler ses crayons pointus, ricane devant ma minijupe, me coince près de la machine à café mais, à chaque fois, je lui échappe. Sans tambour ni trompette mais je lui échappe. À quoi ça sert d’avoir embauché une fille blonde et lisse si on ne peut pas la trousser ?

Seule face à l’homme gris, je transpire. M’attends au pire. Préfère encore attaquer. Perdue pour perdue, autant que je récupère un peu d’estime pour moi-même.

– Il n’avait pas à me traiter comme ça ! Je ne suis pas à son service !

– Vous n’aviez pas à vous traiter comme ça ! Ne laissez pas des petits cons vous donner des ordres, compris ? Traitez les gens comme ils vous traitent. D’égal à égal. Sinon vous ne vous ferez jamais respecter…

Et je tombe en amour. À cet instant précis.

Il a vu que j’avais une âme. Il a parlé à cette âme. Il m’a donné, sans rien demander en échange, un fragment de son pouvoir d’homme gris. Une parcelle de son territoire qui va me permettre d’établir mon camp, de dresser l’inventaire de mes armes, de ne plus subir. Je me redresse. Je suis debout. Avant lui, j’étais un pauvre pantin à terre qu’on pouvait piétiner, découper en morceaux, jeter, reprendre. Des ailes me poussent dans le dos, me poussent vers lui. Je me dilate. Un ballon d’air dans le cœur. Je vais m’envoler. Heureuse, si heureuse. Je lui confisque ses yeux. Affamée d’autres regards bienveillants et généreux. Encore, encore de l’attention, des fiches de renseignements, des conduites à suivre, des formations de l’âme. Ce doit être ça, l’amour : quand le regard de l’autre voit en vous ce que vous ne voyez pas vous-même, l’extrait comme une pépite dorée et vous l’offre.

Je m’allongerai sous lui et il parlera à mon âme dans le noir de la nuit quand les corps n’ont plus faim, que les mains se rejoignent, que les âmes s’enlacent et montent haut dans le ciel. Il me regardera grandir, applaudira mes premiers pas, mes premiers mots, soignera mes genoux écorchés, me remettra sur ma route.

Il m’a beaucoup appris, l’homme en gris.

Beaucoup aimée. Trop peut-être. À en perdre la tête. À me la dévisser. À m’en faire pleurer quand je regardais, même le temps d’éternuer, un autre homme que lui. À m’enfermer à clé pour que je ne voie personne. À m’entourer de sa tendresse violente où les « je t’aime, ne me quitte pas » se traduisaient parfois par des coups. Je prenais les coups, je prenais son amour. Je prenais tout : je voulais apprendre.

La violence ne me faisait pas peur. Je la connaissais par cœur. Je la respectais, la chérissais, la cajolais. La réclamais même et boudais la tendresse des cœurs ou des corps. Je ne m’en lassais pas. Encore, encore, je disais tout bas, quand l’autre reculait, effrayé par sa propre violence.

Encore, encore…



Parler, dormir emmêlés, joindre nos mots et nos corps en une seule âme qui vole très haut. Tes mots qui attrapent des bouts non identifiés de moi et me mettent à nu, avec amour mais sans complaisance. Tes doigts qui s’enfoncent dans mon cou, mes épaules, mon ventre, tirent mes cheveux en arrière, tirent, tirent puis m’attirent contre toi dans une infinie douceur. Moi, envie de devenir toute petite, de subir ta force en victime consentante qui réclame encore, encore de la douleur pour la transformer en plaisir, encore du plaisir si fort qu’il déchire et devient douleur et par-dessus tout des tonnes et des tonnes d’amour…

– Une nuit, je couvrirai ton corps de baisers, et la nuit suivante, je te prendrai sans même te regarder. C’est la même chose, tu le sais ? il me dit dans le noir de la chambre, dans le noir de ma chambre.

Je le sais. L’amour des corps est un élan déguisé, aiguisé, plus léger, plus généreux, qui ouvre grand les portes de l’impossible, de l’innommable, de l’abîme où se précipitent les corps avides de voir jusqu’où peut aller l’humain et si peut-être, peut-être, il peut attraper une étincelle de divin, s’y fondre et monter, monter en un sillage éblouissant et brûlant vers ce Quelque chose, ce Quelqu’un que nous recherchons sans savoir le nommer. Sans oser le nommer.

Rencontrer une fois, une seule fois, la lumière infinie en empruntant le chemin des corps, le pauvre chemin limité de deux corps qui se brûlent en une étreinte terrible pour devenir une parcelle de lumière éternelle et éclairer, ne serait-ce que quelques secondes, le cloaque de la vie, le merveilleux cloaque de la vie où tout est possible si on sait s’ouvrir, s’ouvrir.

S’ouvrir pour ne pas mourir.

Ouvrir son corps, sa tête pour apprendre à donner d’abord.

À recevoir ensuite.

Et plus on ouvre, plus on s’ouvre, plus on s’aperçoit qu’il y a de la place pour recevoir…

Re-se-voir. Se voir à nouveau différent et neuf. Chasser tous les vieux comportements, les vieilles habitudes qui encombrent, encrassent, empêchent de voir la vie.

Voir enfin tout ce qu’on se cache parce qu’on a peur.

– Tu as encore peur ? tu me demandes en me serrant contre ton corps de statue abandonnée.

Je sais qu’il va frapper un jour, qu’il attend, qu’il me laisse profiter du début de ma romance. Me laisse le temps de m’élancer pour mieux me fracasser. Je le sens : il rôde autour de nous, il prépare son coup. Je peux même sentir ses mains s’approcher en tenailles, son souffle frôler mon cou, son ricanement retentir au détour d’une phrase.

Je le chasse, je chasse son fantôme.

Toi aussi, tu sais qu’il rôde autour de nous. Tu te méfies. On parle à voix basse comme des embusqués. On a peur qu’il nous entende, qu’il nous surprenne en train de parler de lui et nous saute à la gorge.

– L’ennemi, je le connais…, tu me dis tout bas.

Je me tourne vers toi, pleine d’espoir. Oh oui ! je te supplie du regard, démasque-le, tranche-lui la gorge. Apporte-moi sa tête sur un plateau. Aide-moi dans ce combat que je perds à chaque fois.

– Tu rêves d’un homme parfait…

– …

– C’est pour ça que tu as peur. Peur que je ne sois pas à la hauteur. Je ne peux pas être tout le temps dans l’assurance, dans le rôle que toute femme demande à l’homme de jouer : celui du mâle assuré. Je veux avoir droit aussi à la fragilité. Que tu acceptes que je sois fragile.

Fragile, un homme ? Je fais la grimace. Un homme doit être fort, puissant, sûr de lui. Un beau malabar contre lequel on se jette et qui ne s’écroule pas. Toi, Tarzan. Et moi, petite Jane que tu enlèves dans tes bras. Je ne suis pas une petite Jane. Ce n’est pas vrai. Je peux être un gros malabar. Et je n’aime pas les Tarzan qui vous débitent en morceaux et vous envoient chercher des bières au frigidaire… Alors… Je ne sais plus. Tout se mélange dans ma tête.

– Tu dois renoncer à voir en moi le personnage idéal…

– C’est qui le personnage idéal ?

– Quelqu’un qui réagirait exactement comme tu en as envie, quand tu en as envie, présent mais pas trop, fort mais tendre, drôle mais sérieux, disponible quand tu le veux, le Prince charmant, quoi.

– Le Prince charmant n’existe pas…

– C’est ce que tu affirmes mais tu l’attends quand même… C’est plus fort que toi. Je n’ai jamais connu de femme qui, en secret, n’attendait pas le Prince charmant… C’est pour ça que vous êtes déçues. Toujours. Vous demandez à l’homme qu’il soit parfait.

– Parce que vous, les hommes, vous êtes au-dessus de ça ?

– Non. Nous aussi on attend la Princesse charmante. Mais on le cache bien !



C’était une île pour ma mère, Madagascar, une île au passé de pirates, d’abordages, de pendaisons haut et court, de trafics de riz, de bœufs, d’esclaves. Une île pour dure à cuire.

Elle y partit avec une âme de midinette. Une voyante lui avait prédit qu’elle rencontrerait là-bas l’homme de sa vie.

– Un homme à vous couper le souffle, avait murmuré l’oracle en déchiffrant ses cartes à la lueur de trois bougies blanches. Grand, beau, riche, bon, fort et… américain. Ce sera l’amour de votre vie. Vous serez enfin heureuse.

– Et qu’est-ce qu’il ferait là-bas ? demanda ma mère, intriguée. Ne pourrais-je pas le rencontrer dans une ville plus civilisée ? New York, Washington, Boston, je ne sais pas, moi… Madagascar, c’est loin, ce doit être infesté de requins, de cobras cracheurs, de fourmis-lions, une île menacée par les cyclones et les volcans furieux.

– Vous vous trompez, riposta la voyante éclairée, on n’y trouve ni grands fauves ni serpents venimeux… Juste la mousson à la saison des pluies lors de la convergence intertropicale des alizés et des hautes pressions de l’océan Indien.

Impressionnée par la science météo de l’extralucide, ma mère partit pour Madagascar, emmenant mon petit frère. Elle avait trouvé un poste d’institutrice dans une école privée de Tananarive. Les trois aînés resteraient en France. J’avais dix-huit ans et l’âge de me mettre à mon compte. Tu es majeure, tu as ton bac, j’ai fait mon devoir, c’est chacun pour soi dorénavant, me déclara-t-elle, en ajoutant que je saurais bien me débrouiller seule. Tu vas gagner ta vie, tu apprendras, c’est en prenant des coups qu’on apprend, c’est la meilleure école pour s’en sortir.

Mon père, lui, avait repris la route. Vers l’est. À la recherche de ses racines. Il n’alla pas très loin et s’arrêta à Strasbourg où il prit souche, convola, eut beaucoup d’enfants. « Mais tu es toujours ma préférée, m’écrivait-il, mon rayon de miel, mon soleil, ma plus belle. Je te couvre de baisers et t’aime plus que tout. Ne l’oublie jamais. » Il oubliait, lui, de me donner son adresse.

Mon petit frère me manquait. Lettres trop rares et téléphone trop cher. Je lui écrivais de longues missives auxquelles il répondait, une fois par mois, sur du papier pelure, par de laconiques messages non dépourvus d’humour et n’exigeant pas de timbrage exorbitant. « Toujours pas d’Amerloque à l’horizon. Mais des champs de manioc dont je fume la barbe. Je poursuis mes études et barre les jours du calendrier. Mange des bananes et du riz. Belle collection de micas. Baisers las. » Parfois, pointait dans ses mots une mélancolie noire. « La maison est si petite qu’on dort tous les deux dans le même lit. Sans moustiquaire. Elle tue les moustiques avant qu’ils ne me sucent le sang. Le lendemain matin, elle me dit qu’elle n’a pas fermé l’œil de la nuit et me lance des regards furieux. Elle bâille toute la journée et se masse les tempes ostensiblement. Envoie-moi des mètres de tulle blanc. Au besoin prends-les sur ta robe de mariée. Je te revaudrai ça. »

Je lui écrivais ce que je n’aurais jamais osé lui dire à voix haute et inventais, pour le distraire, mille péripéties de vie parisienne.

« Petit frère bien-aimé et absent,

Tu me manques, tu me manques, tu me manques.

Mais encore ?

Tu me manques.

C’est tout ? vas-tu me dire, le sourcil en portemanteau et la lippe tombante. Tu pourrais trouver mieux… Je sais. Je sais. Mais c’est déjà pas mal…

Je survis. J’ai rencontré un prince arabe qui m’a déclarée concierge de son palais, en son absence. Je dois arroser ses plantes, leur parler, leur lire Saki pour les égayer et Proust pour les endormir. Tu ris ? mais ça marche, elles prospèrent. Caresser trois fois par jour le chat angora, le brosser à rebrousse-poil et lui limer les griffes avec une lime émeri importée de New York. En échange, je dors dans la salle du harem, une chambre immense avec lit rond et multiples alcôves où se réfugiaient autrefois les femmes en attente du bon désir du prince. Je laisse la lumière allumée toute la nuit tellement c’est grand. Une fois par semaine, je me rends au hammam, dans le palais, où deux grands esclaves nonchalants m’épluchent la peau au gant noir et au savon gluant, puis me massent durant des heures avant de me déposer, endormie, dans mon lit autour duquel brûlent des bâtons d’encens larges comme des colonnes doriques. Je couds des babouches et brode des étuis de poignard. Je suis payée à la pièce. M’enferme dans les vastes placards et respire l’odeur des chevaux qu’il élève là-bas, au pays. Je les connais tous et leur ai donné un nom à chacun. Je t’ai gardé le plus beau et nous faisons de longues promenades ensemble sur le sable brûlant. L’autre jour, tu as gagné le prix du meilleur cavalier et reçu cent puits de pétrole. Tu m’as promis qu’on partagerait… »

Pour lui, je reprenais goût aux interminables histoires du soir que je me racontais pour m’apaiser. À présent, je les lui offrais. J’allais à la poste faire peser de lourds cahiers spirale qui s’envolaient vers Madagascar. Je l’imaginais, accoudé sur son oreiller, mangeant des bananes, feuilletant les récits que j’inventais, s’endormant la joue posée sur les pages griffonnées. « Tananarive, drôle de nom pour une capitale, écrivait-il. Je me demande ce que je fais ici. Je crois que je n’ai pas d’avenir. Elle me l’a confisqué en m’emmenant dans ce pays. Et toujours pas d’Amerloque à l’horizon. »



– Tu comptes tailler des crayons toute ta vie ?

– …

– Je perds mon temps avec toi. Et arrête de regarder le garçon. Si tu crois que je n’ai pas vu ton manège ?

– …

– Tu me coupes l’appétit ! J’ai plus faim… Appelle le larbin puisque c’est ton copain et demande-lui l’addition.

– …

– Pourquoi tu ne veux pas que je t’aide ? Pourquoi ? Pourquoi tu ne veux pas qu’on te voie avec moi ? T’as honte ?

– …

– T’as qu’à aller te faire mettre par un autre, moi j’en ai marre d’être avec une conne qui compte des trombones toute la journée ! Il est plus fort que toi. Tu comprends pas ça ? Plus fort que toi ! Et c’est pas la peine de pleurer. T’es moche quand tu pleures.

– …

– Merde ! Y a combien de tes petits copains à la noix qui t’ont amenée chez Lasserre ? Et tu pleures ! T’es vraiment une conne ! Garçon ! L’addition… Non, non, on a terminé, on s’en va !

– …

– Il a l’air triste que tu partes. Tu devrais lui donner ton téléphone pour qu’il vienne te tirer en douce. T’es bonne qu’à ça. À te faire fourrer par des connards de ton âge, des boutonneux qui font les larbins chez les autres… Comme toi. En être là ! À mon âge ! Une gamine qui se mouche dans sa sole, le soir, et se fait asticoter par un petit chef, le jour !

– …

– Allez, viens ! On se casse.



Dans la voiture, ça continuait. Dans la chambre, aussi. Il me déshabillait, m’immobilisait, me renversait, me frappait, m’empoignait, me donnait des ordres, m’ouvrait, me forçait. Et puis il s’effondrait contre moi, il tombait à mes pieds, il m’enlaçait, il me disait qu’il m’aimait, qu’il voulait m’épouser.

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