Et je découvris les mots. J’appris à les ajuster pour faire sonner une réalité. Ma réalité. Comme un forgeron sur son enclume. Je soufflais, je transpirais, j’ahanais, le nez sur la machine à écrire comme mes grands-oncles penchés sur le soufflet de leur forge. Ce travail exigeait autant d’ajustements minutieux que le labeur de mes ancêtres, battant le cuivre, tordant le fer pour oublier le bruit des roues sur les chemins cahoteux, la fuite de ville en ville, le regard sans cesse porté sur un nouvel horizon. De l’enfermement naissent souvent de nouveaux talents pourvu que l’âme soit astreinte à des travaux humbles et précis. Soudain l’imagination s’envole, créant un monde où il n’est pas nécessaire de bouger pour s’évader. J’affilais, j’affûtais, je limais, je polissais, je rabotais, j’étais en nage.

Je portais mon ouvrage à la dame blonde et lisse. Elle lisait.

– Je ne sens rien, me disait-elle. Je veux de l’émotion, du tremblement, du mouvement. Ça respire la bonne élève, le commentaire composé, ce que vous écrivez. Vous êtes comme ça dans la vie ? Ordonnée et froide ?

Je secouais la tête.

– Eh bien ! Faites sauter vos verrous. Donnez-moi des odeurs, des cris, de la lumière, du froid, de la chaleur, du débraillé ! C’est trop bien élevé, trop convenable ! Vous êtes où, vous, là-dedans ? Nulle part. Je ne vous vois pas, je ne vous entends pas. Il n’y a pas de point de vue ! Je veux que vous me preniez par la main et que vous me fassiez voyager. Je veux que vous me racontiez le métro et les voyageurs enjoués ou hébétés, une rue en hiver et les papiers qui volent, un homme en colère et les veines de ses tempes qui vont éclater, une femme qui attend à la terrasse d’un café l’homme qu’elle aime et qui ne vient pas. Observez. Décrivez. Ne dites pas, montrez. Trouvez le détail vrai qui me permettra d’imaginer, d’entrer dans votre histoire.

Elle me rendait ma copie. J’allais me rasseoir. Je contemplais le clavier de la machine à écrire. La vie ! Mon point de vue sur la vie ! Si je le savais au moins ce que je pensais de la vie ! Ce serait tellement plus simple ! Je regardais à l’intérieur de moi et ne voyais personne.

Je ne pensais pas, je réagissais. Tour à tour agressive, hostile, soumise, lâche ou peureuse. Un petit animal à l’état sauvage qui flaire le danger, égorge les poules et file dès qu’on veut l’approcher.

Elle était impitoyable. Elle chassait les clichés comme le paysan traque le renard dans son terrier.

– Une voiture ne vrombit pas. L’orage ne gronde pas. L’hiver ne dépose pas son blanc manteau de neige, l’angoisse n’étreint pas les cœurs. Interdit, interdit, interdit ! Montrez-moi la sécheresse en me décrivant les ornières de la route, la pluie en me faisant patauger dans la gadoue, le trac en faisant bégayer le narrateur, la soumission dans l’inclinaison d’une nuque, la convoitise dans des yeux allumés et rétrécis. Des attitudes, des images, des sons et des odeurs ! Et l’émotion débordera. Elle jaillira des détails que vous aurez extirpés de votre mémoire, du regard que vous portez sur ce qui se passe autour de vous. Votre regard !

Je ne comprenais toujours pas. J’avais trop de respect pour les mots écrits ; je ne pouvais pas les bousculer et les faire tomber dans la vie quotidienne. M’en servir comme d’un outil ! Sacrilège ! Un mot, c’était une note de musique sacrée : aérien, léger, sentant l’encens et Dieu. J’étais intimidée. J’avais lu trop de livres bien tournés, posés sur les étagères de la bibliothèque où j’avais pris un abonnement dès que j’avais été en âge de lire. Ils me regardaient de haut et je tendais toujours une main hésitante avant de m’en emparer. Pour ne pas avoir à choisir, à les affronter, je lisais par ordre alphabétique. Balzac m’avait pris un temps fou ! Et Cronin ! Et les Dumas, père et fils ! Et Zola ! Et Tolstoï ! J’avais pleuré en lisant Anna Karénine. À gros bouillons. Quand Anna vient voir son fils en cachette dans le grand hôtel particulier de Saint-Pétersbourg, avec la complicité du vieux maître d’hôtel et que son mari la surprend… Je palpitais dans le noir de ma chambre, je lisais sous mes draps avec une lampe de poche, et j’étais dans la chambre de Sergueï. À la fois mère éperdue et enfant tremblant de sommeil et de chagrin. Tout résonnait : les grelots des chevaux de la calèche s’arrêtant devant le perron, les lourdes portes du palais qui s’ouvrent, le bruissement des jupons sous la robe, des pas précipités qui montent le grand escalier. Je respirais l’odeur chaude de la chemise de l’enfant, sentais les marbrures de l’oreiller sur ses joues enfiévrées, goûtais l’eau tiède et salée de ses larmes, tendais l’oreille et redoutais le pas puissant de l’homme Karénine, son regard impitoyable qui renverrait, d’une simple injonction muette, mon héroïne à sa vie de femme adultère, chassée par tous. Comment faisait Tolstoï ? Il n’était plus là pour que j’aille le consulter. Et Nabokov ? Lolita que je lisais en anglais pour faire résonner les syllabes du bout de ma langue contre mon palais. Dans une préface, il écrivait : « Caressez les détails, les divins détails. »

Les divins détails…

Un jour, la dame blonde et lisse enleva ses boucles d’oreilles, les fit sauter dans sa main et me proposa un exercice.

– Vous allez me raconter votre déjeuner avec cet homme qui vous persécutait, vous savez…

Je hochai la tête.

– Je l’ai vu faire avec des dizaines de stagiaires mais je voudrais savoir comment il s’y prend. Montrez-moi sa suffisance, sa convoitise, sa brutalité, son arrogance. Allez-y et je ne veux pas un de ces mots abstraits que je viens d’employer ! Que du détail ! Que du concret !

Je la regardai, méfiante. Après tout, c’était un de ses collègues… Et si c’était un traquenard ? J’hésitai. Je tentai de deviner dans sa manière de faire sauter ses boucles d’oreilles d’une main à l’autre une trace de duplicité, un indice qui annoncerait la trahison redoutée.

– Vous n’osez pas ?

Et d’abord, pourquoi faisait-elle tout ça ? Qu’est-ce qu’elle voulait en échange ? Quel piège me tendait-elle ?

– Si vous n’osez pas, vous n’arriverez jamais à rien. Ni dans l’écriture ni ailleurs. C’est de vous que viendra le salut. Votre salut. Pas d’un autre. Pas des autres. N’attendez rien des autres.

Elle me tendait la main, me donnait la parole, le pouvoir de m’exprimer, d’apaiser ma colère. Je ne le savais pas.

– Je vous laisse du temps. Réfléchissez. Je suis sûre que vous y arriverez… Faites-vous confiance.

Je pris mon temps. On travaillait dans la même pièce. Je l’espionnais. L’écoutais parler au téléphone. Demander des renseignements, des services. Toujours d’égale à égal. Sans mordre ni commander. Sûre d’elle. Tranquille. Déférente avec les coursiers, la secrétaire, la femme de ménage. Je notais tout et ma résistance diminua jusqu’à n’être plus qu’un vieux soupçon délabré.

Un jour, je posai sur son bureau trois feuillets dactylographiés : le récit du déjeuner avec l’homme marron dans le restaurant plein d’étoiles. Elle le lut, une cigarette brûlant entre deux doigts, les yeux plissés, attentifs, puis elle releva la tête, me regarda franchement, grave et légère à la fois, et me dit :

– Ça y est ! Vous êtes dedans… Vous avez compris.

Une porte s’ouvrit devant moi. Une lumière blanche m’aveugla. Il pleuvait du soleil, les anges et les archanges soufflaient dans leurs trompettes célestes. Tolstoï et Nabokov me tapaient sur l’épaule, me félicitaient. Je poussai un grand cri, rauque et triomphant, levai les bras, brandis mon gant noir sur la plus haute marche du podium et entonnai un hymne à la gloire de moi-même. Je me retins de l’embrasser, ce n’était pas son genre. D’ailleurs, pour couper court à toute émotion, elle enchaîna immédiatement.

– Leçon numéro 2 : si vous n’avez rien à dire, ne le dites pas. N’étoffez pas votre ignorance à grands coups d’éloquence. Si vous peinez à décrire des toits de chaume et des champs d’iris, des intérieurs bourgeois et des armoires normandes, ne le faites pas. Ce n’est pas vous. Allez dans ce que vous vous sentez capable de faire. Style et structure sont l’essence de l’écriture, les grandes idées ne sont que foutaises…

Les mots n’étaient plus des angelots joufflus qui voletaient inaccessibles et sacrés mais des ouvre-boîtes robustes qui m’ouvraient des coffres aux trésors abondants.

Grâce à elle, à cette femme que je vouvoyais, qui me vouvoyait, qui jamais ne se permit la brutale possession, la fausse camaraderie du tutoiement, j’appris à savoir ce que je pensais, ce que je voulais, ce que je ressentais. J’appris à penser tout court, à oser dire « je », « moi », à avoir un point de vue, comme elle le disait. J’appris à me créer un territoire qui ne dépendait plus d’autrui. J’avais mon enclos et ne voulais plus le quitter. Au contraire. Le labourer, le retourner, l’ensemencer.

La vie s’était faufilée en moi, jetant un terreau sur lequel allaient pousser des interrogations, des certitudes, des promesses, des prouesses. Enfin, quelqu’un grandissait à l’intérieur de moi, quelqu’un avec qui j’allais devoir faire connaissance. Cela prendrait du temps. C’était sûr.



Au début, elle attendait, offerte et souriante. Elle se disait qu’elle allait le rencontrer. Au détour d’une rue, à la pharmacie, dans un de ces bars où seuls se rendaient les étrangers. Elle souriait au hasard, mettait ses plus belles robes, un soupçon de rouge à lèvres, un grand chapeau de paille, exposait ses bras bronzés, ses longues jambes brunes, brossait ses cheveux noirs, accrochait un collier, des bracelets.

Elle attendait.

Elle faisait la classe, absente et distinguée, enseignait Heidi, les montagnes glacées, les chalets en bois dentelé en regardant par la fenêtre. Elle apprit à jouer au bridge et s’inscrivit à un club où elle fut déçue de ne trouver que des vieux et des vieilles à la peau tannée par le soleil qui se disputaient entre deux annonces et rejouaient interminablement la partie, une fois celle-ci finie. Les femmes étaient trop maquillées, portaient des bagues grosses comme des loupes, des lunettes derrière lesquelles on apercevait leurs petits yeux perçants. Les hommes avaient des problèmes de prostate et buvaient du whisky. Elle ne les écoutait pas, analysait indéfiniment ses chances. Elle était jolie, elle était charmante, elle avait l’âge rond et plein de la maturité. Une erreur du destin l’avait précipitée dans un premier mariage malheureux, il lui devait une revanche. Elle souffrait sans cesse. Elle se sentait née pour occuper les plus hauts sommets et devait se contenter d’une vie bien chiche. Elle souffrait de la maison trop petite, trop modeste, de l’unique lit qu’elle partageait avec son fils, des moustiques qui l’empêchaient de dormir et lui gâtaient le teint, du salaire insuffisant, de la promiscuité avec ses collègues qui la traitaient comme une des leurs, partageant avec elle leurs petits rêves, leurs petites ambitions, leurs toutes petites préoccupations.

Parfois, elle se réveillait brusquement, la nuit, en sueur, le cœur battant à tout casser, la main sur la gorge comme si on avait voulu l’étrangler : et si la voyante s’était trompée ? Si elle perdait son temps, ses dernières années de femme séduisante dans cette île étrangère où l’Américain, il fallait le reconnaître, était rare ? Elle avait beau ouvrir grand les yeux, elle n’en voyait aucun. Des Français, oui ! À la pelle. Mais des Américains ?

Pour se consoler, se donner un but dans la vie, elle faisait des économies. S’imposait des budgets si serrés qu’il lui arrivait de passer un week-end entier sans rien dépenser. Ils allaient à la plage en stop, déjeunaient d’une banane, d’un plat de riz et de maïs, s’allongeaient sur leurs serviettes et dormaient. Chacun perdu dans ses rêves. Elle regardait les couples autour d’elle, soupesait le sac des femmes, le portefeuille des maris, imaginait de belles maisons de cadres supérieurs avec des domestiques, des nappes blanches, de la musique, des chandelles, de vastes vérandas où on buvait des drinks en riant, en parlant du retour prochain au pays, loin de cette île perdue. Puis son regard tombait sur son fils et se voilait. Pourquoi ressemblait-il tant à son père ? Pourquoi tous ses enfants ressemblaient-ils à ce charlatan qui avait ruiné sa vie ? Elle repoussait le coude qui touchait son flanc, détournait son regard irrité du profil, de la grande bouche, du long nez qui lui rappelait celui qu’elle n’appelait plus que le gitan. Ce n’était plus un bébé, c’était un homme, maintenant. Il marchait comme son père, riait comme son père, se moquait de son sérieux et lui reprochait son manque d’humour. Comme son père. Elle s’en méfiait. Elle cachait ses économies et les changeait sans arrêt de place.

Elle était faite pour une autre vie. Avec des toilettes, des bijoux, des réceptions, un mari au bras duquel s’accrocher et parader. Elle le savait. Elle était Scarlett O’Hara. Pendant sa seule année de fac, les hommes se disputaient le privilège de s’asseoir à côté d’elle. Elle aurait pu tous les avoir. Choisir le plus brillant, le plus fortuné, le plus séduisant. La vie aurait été une éternelle valse enchantée et non pas cet âpre combat de femme seule devant se débrouiller. Sans fortune, sans relations. Elle végétait, c’est tout. La rage la prenait. Une colère terrible, irrépressible montait en elle et elle en voulait au monde entier. À tous ceux en qui elle avait placé ses espoirs et qui l’avaient laissée tomber. Qui l’avaient déçue. Des incapables, des hésitants, des pleutres. Forcément, quatre enfants, ce n’était pas une sinécure ! Ils reculaient tous, profitaient d’elle le temps de se payer du bon temps et puis ciao ! Ils partaient. Quatre enfants !

Un jour, dans un journal arrivé de France, elle lut un long article sur la voyante qu’elle avait consultée. Elle était célèbre soudain. Avait quitté son deux-pièces sombre du 18e arrondissement et donnait des consultations à mille francs les trente minutes. Le tout-Paris s’y précipitait. Il fallait attendre deux à trois mois pour obtenir un rendez-vous. Elle reprit espoir ; ce soir-là, ils allèrent dîner au restaurant.

Deux ans qu’elle attendait… Il suffisait d’être encore un peu patiente. L’homme idéal, avait dit la voyante, l’homme parfait. Cela valait bien un petit sacrifice.

– Et qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? demanda-t-elle, charmante, à son fils qui avait plié ses longues jambes l’une par-dessus l’autre, posé son coude sur son genou et son menton dans sa main ouverte. Comme son père.

– Je voudrais dessiner… M’inscrire aux Beaux-Arts et…

– Pas question, intervint-elle, ce n’est pas un métier. Tu seras pharmacien, vétérinaire ou dentiste.

– Comme le fils Armand ?

– Oh ! Cette vieille histoire ! On ne va pas en faire un plat ! Ça arrive à toutes les petites filles. Moi-même quand j’avais treize ans, il y en avait un qui me coinçait chaque jour en sortant de l’école, il était nu sous son manteau et me collait son truc sous le nez. Quand j’en ai parlé à ma mère, elle a haussé les épaules et m’a dit de faire un détour pour l’éviter. Elle était pas plus émue que ça. Eh bien, je me suis débrouillée toute seule, et j’en suis pas morte !

– Je ne serai ni dentiste, ni pharmacien, ni vétérinaire. J’ai horreur des dents, des médicaments et des animaux…

– Les Beaux-Arts, c’est pour les saltimbanques ! Pas question que tu finisses en bohémien ! Il te faut un vrai métier.

– Alors ne me demande pas ce que je veux faire. Décide toute seule ! Tu décides toujours tout, répondit-il en décroisant les jambes et en s’étirant. On devrait sortir plus souvent. J’en ai marre de ce bled. J’ai envie de rentrer en France. Elle t’a bien eue, ta voyante.

– Ne me parle pas sur ce ton ! Je suis ta mère. Après les sacrifices que j’ai faits pour vous élever, pour t’élever ! N’oublie jamais ça.

– Je risque pas, dit-il. T’arrêtes pas de me le rappeler.

– Vous seriez sous les ponts, sans moi ! Sous les ponts ou employés des Postes à treize ans.

– On n’est plus au temps de Zola…

– Avec votre père, c’était Zola. Et ne me regarde pas comme ça ! Quand je pense à tout ce que j’ai fait pour vous ! Mon Dieu, que j’ai été bête ! J’aurais dû vous mettre à l’Assistance.

– Ça y est ! Ça recommence, murmura mon petit frère, mais elle ne l’entendit pas.

Elle poursuivait son monologue, se tressait des couronnes d’épines, se les enfonçait jusqu’à la garde et réclamait vengeance. Vengeance ! Elle ruminait, ruminait. Elle avait ses bêtes noires, celles sur la tête desquelles elle tournait en rond comme une mandragore crachant son venin.

– Et qu’est-ce qu’elle a de plus que moi, cette Mme Youbline ? Cette grosse vache laide comme un potiron, bourrée de varices, mariée à ce type délicieux. Hein, je te demande ?

– Elle est femme d’ambassadeur, soupirait mon frère, excédé, en agitant sa paille dans son jus de papaye.

– Elle est américaine, avec un mari américain, elle vit dans un palais avec l’air conditionné et la télé, des cocktails chaque soir, des robes de grands couturiers. Et qu’est-ce qu’elle a fait dans la vie pour mériter ça ? Rien. Ça lui est tombé tout cuit dans les bras et elle n’a plus qu’à reposer sa graisse en se faisant servir par des boys en pagne…

Il haussait les épaules et elle repartait.

– Alors que moi, je ferais une femme d’ambassadeur parfaite ! Parfaite !

Elle sifflait sa haine, vidait son verre et se resservait.

Elle devait rester sept ans à Madagascar. Sept ans à attendre, à surveiller dans le miroir les petites rides autour des yeux, à pester contre cette île où ne se posaient jamais de Boeing pleins d’Américains. Sept ans à suivre dans les journaux l’ascension fulgurante de sa voyante qui délivrait un horoscope à la radio chaque matin, publiait des livres de prévisions chaque année, passait à la télé et demandait maintenant mille cinq cents francs la consultation. Elle la maudissait, se maudissait d’avoir été si crédule, renversait son whisky sur le tapis de bridge et n’adressait plus la parole à ses collègues de l’école.

Au bout de sept ans, elle rentra en France, bredouille.



Regarder : Faire en sorte de voir, s’appliquer à voir quelqu’un ou quelque chose.

Dès l’ancien français, « regarder » se charge d’une signification intellectuelle ou morale : il exprime le fait de prendre en considération, d’accorder toute son attention.

Dérivé de garder « veiller, prendre garde à » (cf. égard).



Ils défilaient tous devant ma mère, mes prétendants. Tels des petits soldats de plomb qui passent l’inspection. Je l’ignorais mais je guettais son acquiescement pour me laisser aller au désir qu’ils m’inspiraient.

Je l’emmenais avec nous au restaurant, au cinéma, en week-end. Elle s’installait à l’arrière de la voiture et surveillait la nuque du conducteur de son regard noir. Disait ce n’est pas la peine de mettre du super, ça marche très bien à l’ordinaire, et pourquoi vous n’avez pas de diesel, ça c’est une vraie économie. Surveillait l’addition au restaurant et haussait les épaules, furieuse, quand la note était trop élevée. Leur demandait s’ils parlaient anglais, s’ils avaient une maison de famille, combien ils gagnaient, c’est cher payé, elle ajoutait, dans l’enseignement on ne gagne pas ça, et vous savez combien je toucherai comme retraite à la fin de ma vie, de ma pauvre vie ?

Je me retournais, je disais « maman… maman », je passais la main dans la nuque de mon compagnon pour apaiser la brûlure, je poussais le volume de la musique. Elle pressait les anses de son sac à main contre sa poitrine et répétait d’une voix sourde je sais ce que je sais et j’ai raison.

Il y avait toujours quelque chose qui clochait. Trop vieux, trop jeune, pas mûr, pas raisonnable, pas de plan d’épargne-logement, un métier de saltimbanque, pas d’avenir. Et tu as vu ? Il a de grosses cuisses… Je ne savais pas que tu aimais les hommes forts. Il doit être lourd sur toi. Ça doit gâcher le plaisir. Moi, ça me gâcherait le plaisir…

Je crispais les mâchoires en un sourire volontaire qui écartait le malheur. Je l’apaisais. J’apaisais l’homme qui grinçait des dents. Lui disais elle est si seule, si seule, toute une vie à trimer, on ne peut pas la laisser dans son coin, après tout ce qu’elle a fait pour nous.

Toujours elle se plaignait. Lançait des regards mauvais. Serrait son sac à main contre elle. Se méfiait des voleurs. Puis, devant un corniaud aux oreilles cassées, au poil mité, elle s’agenouillait et dévidait une litanie de mots doux. Offrait son plus beau sourire à la petite vieille ratatinée qui avait du mal à marcher et lui donnait le bras pour traverser. Le corniaud lui léchait les mains, la petite vieille les embrassait. Elle avait des larmes plein les yeux : on l’aimait.

On l’aimait…

C’était la grande affaire de sa vie : l’amour. Elle pleurait sur les malheurs des princes et des princesses, insistait pour suivre, à la télévision, leur mariage ou leur enterrement, le cœur serré, le mouchoir collé au bord des yeux. Ils sont si beaux ! Elle était si jeune ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Voyait et revoyait Autant en emporte le vent et Love Story. Sortait du cinéma les yeux rougis, une petite fille que je prenais dans mes bras et que je consolais. Le malheur chez les autres ou à l’écran la rendait si vulnérable, si tendre, si abandonnée. Elle se blottissait contre moi et disait tu sais que je t’aime, tu le sais. Tu es ma petite fille chérie. Alors pourquoi es-tu si méchante avec moi ?

Méchante, moi ? je demandais, incrédule.

Oui, tu es si méchante, si méchante… Tu as toujours été méchante avec moi, depuis que tu es toute petite. À quatre ans déjà, tu me regardais droit dans les yeux comme une étrangère…

Une petite fille ne peut pas être méchante avec sa maman. Impossible. C’est le bout du monde une maman et tout l’univers avec.

Je lui disais allez, allez… on ne va pas recommencer.

Mais si…

Elle réclamait de l’amour et il fallait la remplir jusqu’à ras bord de cet amour que la vie lui avait refusé. Elle redevenait petite fille et serrait les dents comme une enfant qui a un gros chagrin. Boudait. Fermait les poings. Donnait des coups de pied dans les marrons. Répétait tu ne m’aimes pas, tu ne m’aimes pas, pour que je ressasse à l’infini des « mais si, je t’aime » qui s’évaporaient, ne la rassasiant jamais.

Si tu m’aimais, elle disait…

Et elle dressait une longue liste de conditions à remplir. Tu ferais ci, tu ferais ça, tu serais comme ci, tu serais comme ça. Mon amie Michèle, elle, a des enfants qui l’aiment, qui l’écoutent, qui font tout ce qu’elle leur dit…

Et son regard retombait sur moi, dur et tranchant, me rejetant dans la fosse aux lions. Me déclarant inapte à l’amour puisque je ne savais pas la combler.

Je ne trouvais jamais grâce à ses yeux.

J’avais beau donner, donner, elle était comme un puits sans fond. Impossible à remplir. Ce n’était jamais assez, jamais bien, jamais ce qu’elle attendait. J’avais toujours faux. Tout faux. Et si je prenais la parole et demandais qu’est-ce que je dois faire au juste ? Dis-le-moi…, elle me lançait un regard exaspéré et regardait au loin. Absente. Outragée.

Elle ne savait pas. Mais c’était de ma faute, toujours, et elle mettait mon incapacité à la satisfaire sur le compte de mon indélicatesse, de mon indifférence.

– Tu ne m’aimes pas, si tu m’aimais, tu saurais. Ça viendrait tout seul. L’amour, ça ne s’explique pas… L’amour, c’est donner sans jamais juger. Tu passes ton temps à me juger…

– Je ne te juge pas ! Je voudrais simplement qu’on arrive à se comprendre, à s’aimer…

– On n’arrive pas à s’aimer, on s’aime. Un point, c’est tout. Toi, tu me juges toujours…

Pour ma mère, juger consistait uniquement à ne pas être de son avis. Lui répondre était une offense. Elle nous confisquait la parole et installait la sienne en oracle. Oui maman, oui maman, oui maman, étaient les seuls mots qu’elle voulait bien entendre.

Je devais être le miroir qui lui répète chaque soir qu’elle est la plus belle, la plus forte, la plus intelligente, la meilleure des mères. M’incliner à ses pieds et lui obéir en toute chose.

– Moi je n’ai jamais jugé mes parents. Ils étaient mes parents et je leur devais obéissance et respect. Pourquoi crois-tu que je me suis mariée à dix-huit ans ? Parce que mon père avait décidé que tous ses enfants devaient quitter la maison à cet âge-là. Je ne lui en ai jamais voulu même si j’ai fait la bêtise de ma vie en épousant ton père pour la simple raison qu’il fallait partir…

– Peut-être que tu lui en as voulu mais que tu n’as jamais osé le lui dire…

– Je t’interdis de dire ça ! Je t’interdis. J’aimais mon père et jamais je ne l’aurais jugé !

– Ce n’est pas un crime que de ne pas être du même avis que ses parents !

– Tu es méchante, méchante…

Elle pleurait, me lançait des regards comme des coups de poing et me demandait de partir.

Elle me rendait impuissante et cette impuissance nourrissait ma colère. Je refusais son intransigeance, son silence haineux, je claquais la porte et jurais de ne plus revenir.

Je revenais.

Je lui offrais mes fiancés. Je les choisissais en fonction de ses goûts, de ses espoirs secrets. Ils étaient sa revanche sur la vie. Je n’étais que l’appât qui devait les conduire jusqu’à elle pour la guérir de ses rêves déçus. Moi, je lui donnerais l’homme de Madagascar qui essuierait ses larmes et la vengerait des affronts de la vie. Je serais plus forte que les boules de cristal, les Boeing de la Pan Am et les hasards de l’existence.

Je détaillais la marchandise pour la faire briller à ses yeux. Je vendais mes fiancés comme des articles de catalogue de luxe. J’avais les bras chargés de cadeaux pour lui arracher un sourire, un soupir de satisfaction.

Regarde comme il est beau celui-là, maman. Et fort et puissant. Il a le cheveu dru et les dents blanches. Le ventre plat et des muscles partout. Il possède un château, il parle anglais, il a une grosse situation, une grosse voiture. Il a vécu toute sa vie en Amérique…

– Il est américain ? demandait-elle, levant un œil plein d’espoir.

– Non. Français.

– Ah… soupirait-elle, déçue.

– C’est tout comme…

– Non. C’est pas pareil… Tu le sais bien que c’est pas pareil. N’essaie pas de me berner !

Je m’épuisais à la contenter. Je me vidais de mes forces et il ne restait plus que la colère pour me retenir au bord du précipice. Je criais, je hurlais que j’en avais assez, que rien jamais ne pourrait la rendre heureuse et elle me regardait, satisfaite. Elle jubilait, les dents serrées, le regard brûlant de victoire. Elle me tenait à sa merci : j’avais perdu le contrôle de moi-même. Ma colère la rendait importante, belle, séduisante. Je lisais sa satisfaction en un éclair dans son regard noir puis elle reprenait son rôle de victime et soupirait :

– Tu vois, ça recommence, tu ne m’aimes pas… D’ailleurs aucun de mes enfants ne m’aime. Je ne sais pas pourquoi. Toutes mes amies ont des enfants qui les aiment, sauf moi. Après tout ce que j’ai fait pour vous…

J’écumais. Partais en claquant la porte. Me frappais la tête dans l’ascenseur. M’écroulais en larmes. Butais dans chaque pierre, chaque trottoir, chaque tronc d’arbre. Rien n’était trop dur pour y passer ma rage.

Ma rage de ne pas être entendue, pas regardée. Niée. J’étais un vilain zéro qu’elle soulignait de rouge épais comme les copies qu’elle corrigeait le soir en fulminant contre l’ignorance de ses élèves.

Je voulais qu’elle m’écoute et elle ne m’entendait pas.

Je voulais qu’elle me voie et elle ne me regardait pas.

Je voulais qu’elle me fasse de la place, qu’elle m’encourage à occuper un espace rien qu’à moi. Elle ne me tolérait qu’en un lointain écho de ses propres paroles.

Je retombais en enfance face à elle. Je balbutiais comme les enfants qui se lancent, la peur au ventre, sur leurs premiers vélos sans petites roues, leurs premières balançoires, dans leurs premières brasses sans bouée. Regarde-moi, maman, regarde-moi. Porte-moi de ton regard. Empêche-moi de tomber, de me noyer. Donne-moi la force de me relever et de continuer. Dis-moi que je suis forte, courageuse, unique au monde, que mes premiers pas, mes premiers mots, mes premiers dessins sont des réussites dont tu es si fière que tes yeux ne voient plus que moi, dessinent autour de moi un territoire, un halo de lumière où je vais pouvoir grandir, grandir, grandir.

Devant ses yeux aveugles, ses oreilles sourdes, ses lèvres scellées, je n’avais plus le choix. Je posais des bombes à ses pieds pour qu’enfin elle jette un œil sur moi.

Elle balayait mes bombes du bout du pied et elles m’explosaient en pleine gueule.

Ma rage ne servait qu’à la rendre encore plus victime, encore plus sublime de sacrifice sur l’autel de la maternité. Le cercle de ses amies se resserrait autour d’elle et la consolait. « Ma pauvre, après tout ce que vous avez fait pour eux, tout ce que vous avez fait pour eux… » Et elle, les poings crispés, le regard mauvais, répétait : « J’ai tout fait pour eux, je me suis usée, usée, j’ai gâché mes plus belles années. Et pour quoi ? »

Mon frère et ma sœur aînés avaient compris : ils étaient partis vivre à l’étranger, envoyaient des cartes postales laconiques, des cakes en hiver et des fleurs en papier en été. Elle encadrait les cartes postales, exposait les cakes et les fleurs comme des trophées illustrant ses qualités de mère parfaite et vantait les qualités de ceux-là mêmes qui l’avaient fuie loin, très loin.

Moi je restais au pied de la forteresse, déterminée à trouver la faille pour y pénétrer. J’inventais mille stratégies, mille stratagèmes qui ressemblaient plus à des manœuvres guerrières qu’à des serments d’amour. Et quand il me semblait qu’une porte du château s’entrouvrait, je bondissais armée et triomphante, me campais devant elle, déclinais mes victoires, mes succès, mes campagnes et réclamais mon dû : un regard, un simple regard qui me dise tu es formidable, ma fille, et je t’aime, un regard qui me signe, me fasse naître toute neuve dans ma nouvelle armure, et me permette de devenir la personne que je voudrais être. Sans ce regard, je restais enchaînée à son trône. Je tournais comme un chien enragé, entravé.

Elle me possédait et elle le savait.

Je revenais toujours tourner à ses pieds. Je remplaçais le catalogue de ses prétendants d’antan.

Il me fallait partir. Mais je n’avais pas la force encore…

Partir, grandir loin de ce regard qui me mutilait, me ratatinait, me transformait en naine impotente et méchante.

Je ne suis pas naine, je ne suis pas impotente, je ne suis pas méchante, je répétais, étourdie par le vide qu’elle ouvrait sous mes pieds.

Mais je suis quoi, alors ?



Il y avait le regard de la dame blonde et lisse. Le regard aigu qu’elle posait sur moi, les indications qu’elle me donnait, sans en avoir l’air, pour que je continue à forger mes mots, ma réalité, mon point de vue, les livres qu’elle déposait sur mon bureau, en arrivant, le bras déjà tendu vers le téléphone, son sac-besace glissant de son épaule, venant heurter la pile de dossiers qu’elle tenait dans ses bras.

– Lisez, c’est pour vous… Oui, allô ?

Elle se laisse tomber dans son fauteuil, demande un café bien serré, grignote un bout de croissant, rien qu’un bout pour ne pas grossir, enlève sa boucle d’oreille, consulte son courrier et parle au téléphone.

Je prends le livre. Demande à la poussière1 de John Fante.

Sur la couverture : une paire de jambes croisées, des escarpins en cuir tressé et des bas filés, rapiécés. Une photo en noir et blanc qui sent la misère et l’effort, les petites combines et les dollars durs à gagner, le cœur qu’on comprime et les rêves qu’on fait debout pour espérer. Je l’ouvre et mes yeux tombent sur la préface de Bukowski.

Les mots de Bukowski… Ils m’éclatent au visage : des feux d’artifice tirés à bout portant. Je la lis et la relis comme une lettre d’amour usée par trop de lectures, de pliages et de dépliages.

Je l’apprends par cœur et la récite dans les embouteillages, le soir pour m’endormir ou quand l’ennui en société menace de me faire piquer du nez. Elle sonne comme une promesse de victoire à ma portée. Les livres ne m’intimident plus, écrire n’est plus réservé aux auteurs reconnus qui me toisent du haut de leurs étagères, de leur nom, de leur science. Il n’y a pas une seule littérature, une seule culture réfugiée dans les universités mais des livres débraillés qui déboulent de la rue avec des mots de tous les jours.

« J’étais jeune, affamé, ivrogne, essayant d’être un écrivain. J’ai passé le plus clair de mon temps à lire à la bibliothèque municipale de Los Angeles et rien de ce que je lisais n’avait de rapport avec moi ou avec les rues ou les gens autour de moi. C’était comme si tout le monde jouait aux charades et que ceux qui n’avaient rien à dire étaient reconnus comme de grands écrivains. Leurs écrits étaient un mélange de subtilité, d’adresse et de convenance, qui étaient lus, enseignés, digérés et transmis. C’était une machination, une habile et prudente “culture mondiale”. Il fallait retourner aux écrivains russes d’avant la Révolution pour retrouver un peu de hasard, un peu de passion. Il y avait quelques exceptions, mais si peu que les lire était vite fait et vous laissait affamé devant des rangées et des rangées de livres ennuyeux. Avec le charme des siècles à redécouvrir, les modernes n’étaient pas très bons. Je tirais livre après livre des étagères. Pourquoi est-ce que personne ne disait rien ? Pourquoi est-ce que personne ne criait ? Un jour, j’ai sorti un livre, je l’ai ouvert et c’était ça. Je restai planté un moment, lisant comme un homme qui a trouvé de l’or à la décharge publique. J’ai posé le livre sur la table, les phrases filaient facilement à travers les pages comme un courant. Voilà enfin un homme qui n’avait pas peur de l’émotion. L’humour et la douleur mélangée avec une superbe simplicité. Je sortis le livre et l’emportai dans ma chambre. Je me couchai sur mon lit et le lus. Et je compris bien avant de le terminer qu’il y avait là un homme qui avait changé l’écriture. »

Je me jette sur les premiers mots du roman et j’ai le même éblouissement que Bukowski. Le même vertige. La même émotion. C’est si simple, je me dis, si simple. Il n’y a pas d’artifice, pas de grands mots qui font les importants, pas d’idées générales pour faire croire qu’on est intelligent. Pas de poses, pas de manières. Les mots de Fante coïncident avec lui, avec ce qu’il est, au fond de lui, avec son tous-les-jours. Petits ressorts qui s’enracinent dans son ventre, dans son cœur et affleurent sous la peau du lecteur. Je rebondis de l’un à l’autre et ne peux plus m’arrêter.

« Un soir, je suis assis sur le lit de ma chambre d’hôtel sur Bunker Hill en plein cœur de Los Angeles. C’est un soir important dans ma vie, parce qu’il faut que je prenne une décision pour l’hôtel. Ou bien je paie ce que je dois ou bien je débarrasse le plancher. C’est ce que dit la note, la note que ma taulière a glissée sous ma porte. Gros problème, ça, qui mérite la plus haute attention. Je le résous en éteignant la lumière et en allant me coucher. »

Le téléphone sonne, on me parle, on me tend un papier, on me dit que c’est urgent. Je n’entends pas. Mes coudes glissent sur mon bureau, font le grand écart de chaque côté du livre. Je mâche chaque phrase. Je suis assise sur le lit de Bandini comme j’étais cachée dans la chambre de Sergueï Karénine. « J’avais vingt ans à l’époque. Putain, je me disais, prends ton temps, Bandini. T’as dix ans pour écrire ton livre, alors du calme, faut s’aérer, faut sortir et se balader dans les rues et apprendre comment c’est la vie. C’est ça ton problème, tu ne sais rien de la vie. »

J’ai vingt ans et des poussières et je ne sais rien de la vie.

J’apprends à écrire parce qu’il me semble que c’est « ça » que j’ai envie de faire. Et je ne sais rien faire d’autre. « Ça » me donnera un début d’identité. Je n’ai pas d’argent. Je n’ai pas d’ami. Ou si, la dame blonde. Peut-être…

Mais je ne sais rien de la vie. Je la subis en donnant des coups de dents, au hasard, pour me défendre. Je suis impatiente, violente parfois, méchante. Je déteste ce monde où je n’ai pas ma place. Je déteste les gens qui ont l’air si à l’aise dans ce monde où je n’ai pas ma place. Je les déteste et je les envie. Comment font-ils pour parler, pour s’exprimer, pour avoir la peau si nette, les cheveux si bien coiffés ? Qu’est-ce qu’ils ont mangé ? Avec quel savon se sont-ils lavés ? Quels livres ont-ils lus ? Qui les a écoutés quand ils ont prononcé leurs premiers mots ? Qui les a encouragés, applaudis peut-être ? Ils sont nés tout armés. Protégés et sûrs d’eux. Je fais tout pour leur ressembler et je ne réussis qu’à les singer. Je suis une pauvre imitation de ce que j’imagine qu’il faut être. Je fais semblant tout le temps. Je deviens blonde, toute blonde. Le visage beige, tout beige. Le sourire éclatant, tout en dents. Et je n’attrape que des bribes de cette vie qu’ils semblent maîtriser avec tant d’aisance. Leur place est réservée, je me tiens debout, en équilibre, en liste d’attente.

Des bribes dans le désordre. L’homme gitan qui me sert de père, l’homme dans la grange déguisé en fermière, l’homme qui me découpe en petits morceaux, l’homme marron, l’homme gris, l’homme au bras tout petit. Des histoires où je suis victime ou bourreau sans jamais choisir. La vie m’a cogné dessus, je lui cogne dessus, et je ne comprends rien. Ça revient au même.

Je lève les yeux vers la dame blonde et lisse.

Elle parle toujours au téléphone et prend des notes de sa main libre.

Je me demande pourquoi elle fait tout ça pour moi. Pourquoi elle me donne des trésors sans rien demander en échange. Débit-crédit, débit-crédit, c’est ça la vie. Sa générosité me paraît louche. Toute générosité me paraît louche.

Et puis je ne me le demande plus.

Je me suis fait deux nouveaux copains : Fante et Bukowski. Ils vont parler à mon âme sans que je sois obligée de me pendre à leur cou et de les flinguer ensuite.



– Parfois, c’est toi qui te flinguais toute seule en t’offrant à n’importe qui. Comme l’homme aux grosses lèvres, le soir où je t’ai rencontrée…

– On ne sait jamais, je me disais, c’est peut-être le bon… J’avais tellement envie qu’on m’aime et qu’on me regarde.

– Tu étais prête à l’habiller de toutes les qualités, tu le transformais aussitôt en homme parfait et le hissais en haut des sommets. Il ne pouvait que dégringoler ensuite et toi, tu le détestais, tu étais malheureuse d’avoir été flouée. Mais tu t’étais flouée toute seule…

– Je ne tombais pas amoureuse parce qu’il était séduisant, plein de fric ou puissant mais parce qu’il me regardait… S’il me regarde, c’est que je vaux quelque chose. S’il me regarde, je déplacerai des montagnes pour lui…

– Tu déplacerais une montagne pour moi ?

– Je déplacerai toutes les montagnes pour toi. Je changerai les cours des rivières, je ferai fondre des glaciers pour que tu boives l’eau des névés, je soufflerai sur les neiges éternelles, elles viendront se poser sur ton front brûlant et apaiseront ta fièvre.

– Tu ferais tout ça ?

– Et plus encore… J’irai fouiller au fond de ton âme et j’en rapporterai des richesses ignorées. Je déverrouillerai les boulets qui t’entravent, les chaînes qui t’empêchent de grandir, je poserai des baisers doux sur tes plus terribles blessures et elles se refermeront comme par enchantement, te laissant libre et fort et beau et puissant.

– Et puis un jour, sans savoir pourquoi, tu me renverras à mon désert où je mourrai de soif et de chagrin…

– Un jour, en sachant très bien pourquoi, j’accepterai de t’aimer pour de bon. Parce que c’est toi. Je veux réussir avec toi. Je suis fatiguée, fatiguée de toujours répéter la même histoire. Je te donnerai mes plus lourds secrets pour que jamais tu ne sois évincé. Je t’expliquerai les humeurs de mon cœur, les minuscules rouages de mon désir. Je ne te cacherai rien.



Il me traitait avec tant de soin, l’homme en noir au profil de statue.

Avec tant de méticulosité, tant de tendresse, tant de générosité. Je recevais, les yeux écarquillés, ses tranquilles cadeaux qui, tous, me ressemblaient, venaient se poser sur mon cœur, sur mon âme, sur mon corps comme une nouvelle peau. Telle une terre privée d’eau, craquelée, éventrée, je buvais son amour et me reconstituais.

Il me regardait et, sous son regard, je devenais géante.

Nous étions deux géants qui dominions le monde. L’univers était trop petit pour nous. Nous en faisions une mappemonde que nous arpentions en vainqueurs arrogants, intrépides, sautant d’une grotte aux trésors à une autre. Jamais fatigués, jamais lassés, jamais compassés. Ignorants du danger. Invincibles. Inscrits dans l’éternité.



– Tu as mal à la tête ?

Il est parti pour quelques jours. Je dors, entourée de ses cadeaux, enveloppée dans son écharpe noire, son tee-shirt noir, son odeur d’aisselle brûlée, le téléphone dans la main.

– Je t’envoie un chèque pour l’aspirine…

Il s’occupe de moi. Se penche sur mon berceau. Ses mains ruissellent d’offrandes. Je suis son enfant, son nouveau-né, je me recroqueville dans sa paume. Puis il me prend dans ses bras et devient un autre, mystérieux, terrifiant parfois ou si doux, violent ou patient, m’entraînant dans une multiplication de mon être que je découvre, stupéfaite. Jamais le même, jamais la même. Je touche du bois pour que ce bonheur dure et que personne, personne ne lui coupe les ailes.



Je veux savoir : c’était comment avec « les autres » ?

Avec celles que tu as aimées avant moi.

Raconte-moi, raconte-moi les autres. Que j’égratigne la peau de mon cœur puis enfle de fierté de les avoir toutes remplacées, toutes effacées.

Je me penche sur toi et te souffle ma question.

Tu es allongé dans le lit. Tu me prends la tête entre tes mains, tu me fixes de ton regard noir. Tu parles d’une voix forte qui scande les mots, les imprime dans ma tête comme les commandements sacrés sur la pierre.

– Tu es la première, la première que j’aime de toutes mes forces. Les autres n’étaient que des rencontres, des brouillons que je jetais, des arrangements, des associations. C’est toi que j’attendais. Les autres, je ne veux pas en parler !

– Non, ne triche pas, dis-moi… Cela ne m’ennuie pas, tu sais.

– Je n’ai pas envie d’en parler, je ne suis pas comme toi à tout raconter ! Je n’ai rien à dire.

Je te supplie, je me coule contre toi, je t’enserre de mes bras, de mes jambes pour t’attendrir, t’ouvrir le cœur, t’arracher des confidences. Tu balaies l’air d’un geste large, énervé.

– C’est inutile… Cela n’a aucune importance. L’important, c’est toi et tu le sais.

– J’ai envie de savoir.

– De savoir quoi ? Des sentiments qui n’existent plus, des émotions passées, oubliées ?

– Je veux te connaître, c’est tout. J’aurais aimé te connaître tout petit à l’école, soufflant tes bougies d’anniversaire, regardant la neige tomber pour la première fois, ouvrant tes cadeaux de Noël en robe de chambre, donnant des baisers sur la joue de ta maman, apprenant à nager, à jouer des gammes sur ton piano, à…

Tu me repousses, excédé. Tu t’enfermes à l’autre extrémité du lit, les bras croisés. Tu ne dis plus rien mais je sens ta colère, je devine ton besoin de tout effacer, tout oublier. Froid et glacé. Tu fixes un point sur le mur avec une méchanceté qui rend tes prunelles noires et liquides, effrayantes.

– Tu es fâché ?

– Et pourquoi je serais fâché ?

– Je ne sais pas. Mais je sens qu’en ce moment précis, tu me détestes.

– Tu dis ça comme ça ? Si légèrement ? Ça t’est égal que je te déteste ? Tu es si sûre de toi ?

Je fais oui de la tête et l’incline doucement sur le côté. Je suis sûre que tu m’aimes plus que tout. Quand tu me prends contre toi, que tu me caresses, c’est mon corps que tu réinventes à chaque fois, et je deviens chaque jour plus belle entre tes bras. Je te souris, je t’envoie un souffle léger et doux qui dit je t’aime tu sais c’est pour cela que je veux tout savoir de toi, je tends un bras vers toi pour faire la paix. Tu m’arraches le bras, m’attires vers toi avec tant de violence que je te regarde, hébétée. Tu me serres contre toi, t’allonges sur moi et me pénètres avec rage. Je reste muette, inerte, pantin de chair qui se laisse posséder. Alors tu t’enfonces en moi sans me regarder, en repoussant mon visage de ta main pour ne pas le voir. Besoin furieux de m’absorber, de me faire tienne, de m’effacer jusqu’à ce que je ne fasse plus qu’une seule bouillie avec ta chair. Et quand vient l’apaisement, quand tu te rejettes sur le côté sans un mot, sans un regard, je replie mon coude sur mes yeux et pleure comme un bébé.

– Tu m’as fait mal…

Tu ne me regardes pas, tu ne me prends pas contre toi, tu dis seulement de ta voix dure et étrangère :

– Parfois, je te déteste…

– Moi aussi, je te déteste.

– Eh bien ! voilà… On est quittes. Tu peux partir si tu veux, je ne te retiendrai pas.

Tu parais si froid, si calme, si détaché que j’en ai des frissons dans tout le corps.

– Tout ça parce que je t’ai demandé de me parler de ton passé ! Tu as donc été si malheureux…

– Arrête de vouloir examiner mon passé à la loupe, tu as compris ? Mon passé n’existe pas. Cette sentimentalité bébête qui veut tout expliquer en devinant si j’ai été un petit garçon heureux, si j’ai souffert, si j’ai été cocu… Cette manie qu’ont les femmes de jouer les infirmières ! Je te déteste quand tu es comme ça, quand tu te rabaisses à ça ! Tu ne comprends pas qu’on vit quelque chose de merveilleux, de lumineux et que je n’ai pas envie de comparer ? Tu ne comprends pas ça, pauvre idiote !

Je ne comprends pas comment on a pu en arriver là. À partir d’une simple question. Tu enrages pourquoi ? Parce que je repars un instant en arrière et que je veux te connaître mieux en apprenant ton passé ? Depuis qu’on se connaît, tu m’enfermes dans une solitude totale, une solitude armée où tu montes la garde, farouche. Tu me sollicites, poses mille questions, veux tout savoir de moi, me portes dans mon bain, me laves les cheveux, le visage, refuses que je sorte un sou de ma poche. Tu as tout fait pour que l’on soit emprisonnés dans une histoire, notre histoire où tu règnes comme un monarque absolu et décides de tout. Je t’obéis, heureuse et légère, mais lorsque je te pose une question, une question idiote de femme amoureuse et curieuse, tu te dresses en ennemi et me refuses ce que je t’accorde généreusement.

Tu te venges de quoi ?



Parfois, il émet des fausses notes.

Il prend une drôle de voix pour se moquer des autres. Il s’agit toujours de femmes qu’il imite d’une voix de fausset, une voix stridente qui détonne dans son corps massif. Elle semble venir d’ailleurs, cette voix aiguë, mauvaise. Une voix de cauchemar grêle, obsédante. Une voix de vieille femme ventriloque. Ces femmes animées par sa voix deviennent soudain des marionnettes ridicules, monstrueuses. Et il devient soudain haineux et menaçant. Comme s’il avait un compte à régler avec elles.

– Mais elles ne t’ont rien fait, ces femmes ?

– Non, elles ne m’ont rien fait…, il répond, étonné.

Je me bouche les oreilles, mal à l’aise. Ce n’est pas lui, c’est quelqu’un d’autre qui parle à travers lui.

– On dirait Anthony Perkins dans Psychose… J’ai peur de cette voix. Si peur…

– Tu ne peux pas dire ça ! Tu te rends compte ? Comment peux-tu dire ça ? Comment ?

Il est froid comme la pierre de sa statue et me regarde de haut, de loin. Je suis sa plus terrible ennemie.

– Je ne te le pardonnerai jamais !

On se toise mais je ne baisse pas les yeux.

On roule à chaque bord du lit, on tire un oreiller, la couverture, on s’enroule dans les draps comme dans des bandelettes, on se confectionne des sarcophages pour isoler nos corps indifférents à nos querelles. On dort toute la nuit séparés par ses mots, séparés par mes mots.

Le lendemain matin, son bras se pose sur mon épaule, son grand corps se rapproche et sa bouche murmure, conciliante :

– Je ne le ferai plus…

– S’il te plaît, s’il te plaît… J’ai l’impression que tu détestes ces femmes, que tu détestes toutes les femmes quand tu parles comme ça.

Il pose sur moi un regard chaviré, un regard d’enfant réveillé en plein mauvais rêve. Je le prends dans mes bras, le berce, le rassure et il s’apaise, étonné d’avoir été emporté si loin par une force mystérieuse, maléfique.



Parfois aussi…

Parfois, il humecte délicatement son index de la pointe de sa langue rose et le passe sur son sourcil en suivant lentement, lentement l’arc du sourcil, la bouche entrouverte, la langue dépassant à peine, le petit doigt recourbé, et on dirait une vieille femme hébétée qui se maquille. Je frissonne et détourne les yeux. Je ne veux pas le voir en vieille femme qui se maquille…

Parfois…

Parfois, à table, il s’empare de mon couteau, de ma fourchette et ordonne : ouvre la bouche, ne dis rien et mâche, mâche jusqu’à la prochaine bouchée que je t’enfournerai. Tu es mon bébé, mon bébé unique, et tu dois m’obéir. Son regard me fixe, ses yeux roulent dans leurs orbites, débordent, se liquéfient, lave noire et menaçante, et j’ai peur, si peur que je laisse tomber le couteau, la fourchette et ouvre la bouche docilement…

Parfois…

Parfois, quand nous faisons l’amour, quand nous lançons toutes nos forces blindées contre l’autre, le défiant, le blessant, l’acculant dans ses derniers retranchements, il me crache en plein visage, il m’injurie, me traite de tous les noms, tous ces mots qui appartiennent à la violence des nuits et qu’on ne peut retranscrire en pleine lumière. Son corps tremble, sa bouche se tord, mille démons dansent dans les coups de ses reins contre les miens, dans les coups qui pleuvent sur mes lèvres, mes seins, mon ventre et un soulagement infini s’inscrit sur son visage quand tout est terminé. Enfin en paix, disent ses yeux, sa bouche, ses lèvres, ses épaules qui se détendent.

Enfin quitte…

Il dépose des baisers tels des ex-voto sur mon corps ouvert, me transformant en sainte icône d’église désertée. Des baisers qui louent mon abandon sans condition, sans restriction. Mon pardon pour des fautes d’un autre temps…

Je m’essuie le visage, recouvre mon corps meurtri du drap blanc, chiffonné, et me surprends à penser que cette violence inouïe ne m’est pas destinée. Elle vient d’un passé que j’ignore et que je compte bien explorer.

Qui est cette femme qui l’a tant fait souffrir ? Que s’est-il passé entre eux ? Quel est ce fantôme qui revient et lui donne envie de se venger ?



Mais l’ennemi est là qui veille.

Qui voit tout, note, observe, récrimine. Pas normal, me dit-il, pas normal. Cet homme est vicieux, vicié. Ce n’est pas l’homme qu’il te faut.

Pas cette fois-ci, je lui dis tout bas, pas cette fois-ci. Tu ne m’auras pas comme ça. Après tout, il m’arrive moi aussi de me moquer des autres en imitant leur voix ou leur allure, de me tordre en courtisane effrontée, de murmurer des insanités pour attiser le désir, inventer un monde interdit où tout est crime, châtiment et rédemption. L’amour physique est fait pour ça. Pour se lâcher, se laver, renaître propre comme un sou neuf. Tu ne peux pas le comprendre, toi qui tiens des comptes, des règlements de tous les comptes. Au petit matin, on se réveille émerveillés d’avoir posé nos corps ailleurs, l’espace d’une nuit. Dans cet univers interdit qui est le nôtre : le sien et le mien. L’air y est plus pur, le sais-tu ? Même s’il paraît plus glauque, plus lourd à respirer… Même s’il pue, parfois.

C’est une manière de s’affranchir, d’approcher au plus près nos blessures les plus profondes, les plus immondes, de s’y vautrer, de les exorciser. C’est l’histoire secrète des amants qui jamais ne devrait être racontée parce que les mots sont petits, étriqués, voyeurs, pas assez généreux et libres. L’histoire de folies qui s’emmêlent et se parlent à l’oreille telles des confidentes trop longtemps séparées, esseulées. Une compassion folle et muette que seuls les corps permettent, transmettent. Chacun laisse entrer en lui la violence désespérée de son amant, de son amante, et reçoit le récit des blessures jamais dites. L’accueille dans sa chair, se laisse fouiller, meurtrir, saigner s’il le faut.

Ah ! Ah ! reprend-il, jamais à court d’arguments, et ces manies de vieille femme qui surgissent dans ses gestes les plus anodins, n’y vois-tu rien de malin ? Le mal est plus profond que tu ne veux le reconnaître.

Je ne dis plus rien.

Puis je dis : moi aussi, j’ai des manies de garçon. Je marche comme un garçon, j’enfonce les mains dans mes poches, je porte des grosses chaussures, je fourre mon doigt dans mon nez, je jure, je crie, je me bats s’il le faut, je regarde droit dans les yeux le garçon qui me plaît.

Il n’insiste pas. Il attend.

Moi aussi, j’attends. Décidée à le terrasser.

Décidée à aimer. Pour de bon. Aimer l’autre. Lui laisser de la place, le laisser pénétrer dans mon intimité.

Il faut du courage pour être heureux.



Elle nous avait appris à être gentils.

Avec les voisins, les étrangers, les commerçants, les relations, les gradés, les supérieurs. Ils étaient importants, ces gens-là. Ils pouvaient servir. À quoi ? On ne savait pas très bien. La vie est un combat, répétait-elle, il ne faut négliger aucun allié, se les mettre dans la poche au cas où… C’est votre avenir que j’assure, pour vous que je me plie en quatre, que je mendie. Bonjour madame Geneviève, bonjour monsieur Fernand, comment allez-vous ? Votre robe est exquise, votre chapeau si élégant, votre grand garçon si charmant. Il paraît qu’il travaille bien au lycée. Il a l’âge de ma fille aînée. Ils pourraient sortir ensemble de temps en temps ?

Nous, les enfants, on ne se posait pas de questions. Elle avait sûrement raison. La vie est précaire, il vaut mieux la ménager et avancer nuque courbée. On ressemblait aux tournesols qui s’épanouissent au soleil et se ratatinent, la nuit. On se dépliait en société, on souriait, on se tenait à quatre épingles, on en rajoutait des louches et des louches. Irréprochables et « si gentils ». La famille Trapp. Tous en rang. Souriants, appliqués, les cheveux peignés, pas un faux pli ni un faux pas. Ronds de jambe, ronds de bouche, ronds de chapeau. Elle marchait en tête de sa petite famille, générale galonnée si méritante, si courageuse. Elle grappillait ainsi des rabais chez la teinturière, une visite gratuite chez le pédiatre, un duffle-coat trop petit, une paire de souliers vernis, des salades vertes en été, du gibier en automne, une vieille télé, des strapontins à l’Opéra, un stage pour l’aîné, une invitation à prendre le thé chez une vieille tante « qui possède des biens », un carton pour une soirée dansante afin de caser les deux aînés dans la bonne société.

Elle était touchante dans sa mendicité.

Elle voulait que les autres, tous les autres, aient une bonne image d’elle, qu’ils l’aiment, qu’ils l’invitent à nouveau à leur table de nantis, qu’ils ne se contentent pas de lui donner des miettes de leurs richesses mais qu’ils l’acceptent en leur compagnie. Qu’ils lui trouvent un emploi, un mari, une barrette de gradée. Un statut pour exister. Elle n’en pouvait plus de n’être personne, petite fourmi habillée de gris qui trimballait des fardeaux trop lourds sur son dos. Elle voulait qu’on la regarde, qu’on la considère, qu’on lui donne sa place. Et cela ne pouvait s’obtenir qu’à travers de riches et puissants protecteurs ou, en attendant mieux, de menus trafics d’influence. Elle nous poussait comme des pièces sur un échiquier : le salut pouvait venir de l’un de nous aussi. Elle mettait une sorte d’allégresse forcée dans ses expéditions sociales lorsque, chaque dimanche, nous allions visiter des familles modèles pour tenter de nous intégrer.

Quand on refermait la porte de la maison, le soir, les civilités s’arrêtaient net. On enlevait nos beaux habits, on oubliait les beaux mots polis, on décrochait les sourires de commande. La fatigue, la lassitude l’envahissait. Elle écaillait machinalement le vernis rouge de ses ongles et criait : dépêche-toi, attends, j’ai pas le temps, débrouille-toi, fais ci, fais ça, tais-toi, plus vite, au bain ! au lit ! à demain ! Elle posait les yeux sur son intérieur et soupirait. La vie ne l’avait pas servie comme elle le méritait. Et sa bile remontait en une noire colère contre le responsable de tous ses maux : notre père.

Les petites fourmis habillées de gris, méritantes et obstinées, mécaniques et coriaces, celles qui cheminaient à ses côtés, dans le même sillon obligé, tous les jours de la semaine, ne lui inspiraient que dédain et hargne. Aucune pitié pour ces pauvres gens qui lui ressemblaient pourtant. Elle les raillait de n’être pas brillants, « arrivés », « distingués ». Elle se brouillait avec ses frères, avec ses sœurs qui se contentaient de leur petit pré et du pain quotidien. Dénigrait ses collègues, prenait un air condescendant ou faussement apitoyé en évoquant le mari de l’une, les enfants de l’autre, leurs quatre-pièces en mauvaise banlieue ou leur berline d’occasion. Si elle continuait à les fréquenter, c’était pour se rassurer : elle leur était supérieure. En grandeur d’âme, en beauté, en sagesse. En ambition, surtout.

Nous les frères et sœurs, on l’imitait. À la maison, on ne se parlait pas, on aboyait. On ne jouait pas, on se disputait. C’était la règle. Le salut venait de l’extérieur ; la trahison, les règlements de comptes, les disputes, l’énervement étaient réservés au doux foyer de la famille.

– C’est peut-être pour cela que je ne suis pas très douée pour l’intimité. Ou que je suis si féroce quand on m’approche… Je ne peux pas imaginer qu’on me veuille du bien, alors je me recroqueville et sors tous mes piquants.

Je te raconte pour que tu saches, que tu comprennes. C’est un début d’intimité, ça, je te fais remarquer. Je ne l’ai jamais raconté à personne.

On s’est arrêtés dans un salon de thé ; j’hésite devant le chariot à gâteaux qui brille de génoises moelleuses, de macarons croustillants, de crème fouettée, de chocolat marbré, de coulis de fruits rouges. Tu fais signe à la dame qu’on veut tous les goûter, tous les manger, qu’elle nous apporte plusieurs assiettes, plusieurs petites cuillères, qu’elle ajoute une table, deux s’il le faut. Elle te regarde, étonnée. Tu t’énerves et répètes ta demande d’un ton sec qui n’admet pas la contradiction. Elle s’exécute promptement.

– Et chez toi ? C’était comment ?

Tu hésites avant de répondre puis secoues la tête comme si ce n’était pas intéressant.

– Oh ! Une famille normale… Mes parents se sont beaucoup occupés de moi. Ma mère surtout. J’étais fils unique…

– Elle est comment, ta mère ?

– Comme une mère, je suppose. Je n’ai pas d’histoires à raconter. Je ne me souviens pas très bien. Et puis je n’ai pas envie de parler de ça…

– Pourquoi ?

– C’est si banal…

– Aucune enfance n’est banale…

– La mienne l’est. On parle d’autre chose ?

Ta voix a la même inflexion autoritaire qu’avec la serveuse et je me tais. Je ne sais rien de toi. J’ouvre la bouche pour poser une nouvelle question et tu me bâillonnes. D’un geste autoritaire, tu écrases ta main sur ma bouche et la maintiens fermement. Je ne peux plus parler, ni respirer, ni même tourner la tête. Tu me tiens enfermée dans la paume chaude de ta main.

– Ma famille, c’est toi maintenant. Rien que toi… Je veux faire ma vie avec toi. Je veux me marier avec toi. Je m’occuperai complètement de toi. Je serai là pour tout, pour tout… Tu es ce que j’ai de plus important au monde. Tu es ma femme, mon adorée, mon esclave, mon bébé. Toute notre vie ensemble ne sera qu’une longue nuit de jouissance infinie. Tu ne sais pas ce qui t’attend encore… Attends-toi au pire, au meilleur du pire.

J’étouffe et je suis glacée. Je regarde les gâteaux disposés comme les rayons d’une roue de bicyclette dans mon assiette. La lame argentée et tranchante de la pelle à gâteaux en dépose de nouveaux, les serre les uns contre les autres, écrase les collerettes en papier pour faire de la place, les dispose l’un sur l’autre pour que tout tienne ; ton doigt pointé sur le chariot ordonne de tout mettre, de ne pas en oublier un seul. Le glacis marron d’un éclair au café disparaît sous un baba au rhum étincelant de crème et de liqueur ambrée. Je n’aurai pas le courage de l’avaler, ni lui, ni les autres, ni rien qui vient de toi.

Je repousse la table, me lève et détale. J’atteins la rue, une encoignure de porte et je vomis, je vomis…



Le lendemain, je t’ai écrit une lettre.

Ce n’était pas l’ennemi qui la dictait, c’était moi seule. J’avais peur. Une peur viscérale devant cette offrande démesurée, cette offrande de toi, jetée à mes pieds.

J’ai retrouvé ce mot. Il était tombé derrière le fax. Je l’ai posé à plat sur mon bureau et je l’ai relu.

« Il ne faut pas me dire des choses brusquement, comme hier, dans le salon de thé. Je ne peux pas les entendre, je ne suis pas prête. Ne me donne pas de l’amour à grandes louchées, je ne peux pas l’avaler. C’est comme si tu gavais un affamé du Sahel, tu le ferais crever.

Aimer, je ne sais pas, j’imagine, j’essaie de savoir avec toi… Aimer, c’est savoir ce dont l’autre a besoin et dans quelle quantité. Ne pas le bousculer, ne pas le prendre d’assaut. Ce n’est pas seulement répondre à ton besoin de donner, d’aimer, c’est s’adapter à l’autre. Je ne peux pas prendre tout ce que tu me donnes en insistant si lourdement. Cela me donne envie de régurgiter… Je t’en supplie : écoute-moi, sois patient, avance lentement… »

Je ne savais pas encore que je te demandais l’impossible.

Tu me répondis aussitôt.

Un mot très court. « Le jour où tu auras compris qu’un homme qui t’aime n’est ni transi ni méprisable, tu seras enfin libre. »

Ce fut notre première dispute.

La première fois que je sortis du cercle enchanté que tu avais dessiné autour de moi et que je criai Pouce !



Retourne avec ces hommes qui viennent te chercher en voiture, qui se garent en double file, qui klaxonnent « Tutt-tutt » et qui s’écrient, impatients, énervés, « tu viens, chérie, qu’est-ce que tu fous ? On va être en retard… J’ai eu une journée épuisante ». Fais des enfants avec eux, achetez un beau petit pavillon. Il rentrera le soir pour mettre les pieds sous la table et demandera en dépliant sa serviette : « Qu’est-ce qu’on mange ? Les enfants sont couchés ? » Retourne avec ces hommes-là, tu ne me mérites pas.

Moi je m’occuperai de toi, de ta tête, je la remplirai de mille mots, de mille merveilles qui feront naître d’autres mots, d’autres merveilles qui sortiront tout armés de ta bouche, de ta plume. Je te rendrai importante, sûre de toi, solide. Je m’occuperai de ton corps centimètre par centimètre, je l’explorerai, je le caresserai, je ferai jaillir du plaisir de chaque pore de ta peau. Ce sera la grande affaire de ma vie de te donner du plaisir… de te traiter comme une petite reine. Personne ne t’a jamais regardée. Les hommes ne regardent plus les femmes. Les femmes ne regardent plus les hommes. Ils exigent, elles réclament. Ils s’enfuient, elles menacent. Ils vont chacun de leur côté, de plus en plus tristes et solitaires. De plus en plus amers…



Je retournai dans le cercle des sorcières. Pour faire le point. Prendre leur avis. Tourner autour du chaudron bouillant de leurs colères. Retrouver leur chaude intimité, celle de mes semblables, de mes sœurs, de mes écorchées vives. Elles ne dansaient plus au clair de lune, elles ne martelaient plus le sol de leurs gros godillots cloutés, elles avaient posé leur balai et m’écoutaient, interloquées.

– Tu es folle ! Tu ne sais pas la chance que tu as ! s’exclama Christina, la mine gourmande. Si tu n’en veux plus, donne-le-moi… J’ai faim de cet homme-là. Et les gâteaux, tu n’en as pas mangé un seul ? Même pas un petit morceau de macaron au chocolat à la meringue croustillante et craquante sous les dents ?

– C’est le Prince charmant et tu le transformes en crapaud ! Cours vite l’embrasser avant qu’il ne déguerpisse, écœuré ! Vous avez tout pour être heureux, vous aimez les mêmes choses, vous parlez la même langue, il est libre, tu es libre, il t’offre le monde entier et tu le repousses du pied ! Qu’est-ce qui te prend ? Tu veux finir comme moi ? À ranger des placards en reniflant…, soupira Charlie qui ne prenait plus jamais d’avions et attendait le prochain embarquement, le prochain emballement.

– Fais attention, dit Anouchka, les hommes attentifs et aimants ne courent pas les rues. Tu le regretteras si tu le laisses tomber en route… Il te prend comme tu es. Il aime tout de toi. Il ne te demande pas de te déguiser pour lui plaire.

Elle marqua une pause et ajouta :

– Chaque fois tu t’enthousiasmes, chaque fois tu t’arrêtes net. Tu t’empares de détails insignifiants que tu retournes en armes blanches contre l’insensé qui ose t’aimer ! C’est l’occasion de faire un travail sur toi et de comprendre pourquoi tu ne veux pas qu’on t’aime. C’est ce que je fais, et j’apprends, j’apprends… J’en apprends de belles sur moi !

Elles avaient quitté leurs oripeaux de sorcières, revêtu leurs plus belles robes de bal, enfilé leurs pantoufles de vair, et rêvaient à mon preux chevalier, accoudées aux fenêtres en ogive du château. Elles guettaient un homme comme celui que la vie m’offrait d’un coup de baguette magique.

Seule Valérie gardait le silence. Je me tournai vers elle, pleine d’espoir.

– Tu comprends, toi, que c’est dur de recevoir tant d’amour avec tant de force, tant d’assurance…

– Il doit comprendre. Il doit t’écouter. Explique-lui encore… mais si tu as eu envie de courir si vite, si loin de lui, c’est que tu as senti un danger. Lequel, je ne sais pas et tu l’ignores encore. Fais-toi confiance. Fais confiance à tes émotions, à ton intuition mais donne-lui peut-être une autre chance. Donne-toi une autre chance…

Et elles me renvoyèrent dans le labyrinthe de mon amour avec mission d’abattre les dragons qui me mangeaient le cœur, d’arracher toutes les ronces qui me cachaient la lumière. J’étais leur missi dominici et, si je réussissais, c’est le flambeau de l’espoir que je leur rapporterais. Je ne me battais pas seulement pour moi, je portais aussi leurs espoirs.



Très vite, le manque est venu rôder.

Le manque de toi, réfugié sur ton piédestal.

Il s’est pointé comme un mari trop attentionné dont la ferveur est irritante, déplacée. Arrête, laisse-moi tranquille, tu ne vois pas que tu m’ennuies à me poursuivre de la sorte ?

Le manque ne se laisse pas rabrouer. Il s’installe en maître. Il s’infiltre dans son royaume : l’imagination. Il produit des diapos, des photos, des instantanés qui glacent le sang.

Que fait-il en ce moment ton bel amant ? a-t-il murmuré à mon oreille. Ne déjeunerait-il pas avec deux ou trois jeunes femmes attentives à ses propos, sensibles, comme toi, à cette voix profonde, caressante, impérieuse, à cette stature d’amant puissant et généreux, à ce regard pénétrant qui lit au fond de vous ? L’une pose sa tête sur sa main retournée et l’écoute en le goûtant des yeux, l’autre invente une excuse pour se rapprocher de lui et la troisième lui glisse, en partant, son numéro de téléphone plié en trois…

Le manque est un metteur en scène imaginatif et primesautier. Il sort sans cesse de nouvelles situations de sa manche et les anime d’un claquement de doigts.

Sais-tu, siffle-t-il, habile, que lorsqu’on est aimé, on rayonne de mille grâces invisibles, on se pare de mille charmes nouveaux ? On attire les âmes gourmandes et sensibles, celles qui rôdent à la recherche d’un frisson, d’une aventure. Elles devinent qu’une autre est là, tapie sous la peau de l’homme qu’elles regardent et immédiatement convoitent. Elles l’ont peut-être déjà vu cent une fois cet homme-là mais ce soir, elles le regardent différemment. Et de savoir qu’une autre femelle a jeté son dévolu sur la peau de cet homme, cet homme qu’avant elles ne regardaient pas, leur donne envie de relever le défi. D’en goûter un morceau. De l’emporter tout entier.

Et pourquoi pas ? ricane le manque, c’est humain. L’amour n’est pas qu’une histoire de beaux sentiments… et il s’éloigne en riant, les mains dans les poches, me laissant inquiète et malheureuse, enfermée dans un malheur que j’invente aussitôt, ouverte à de nouvelles souffrances qui ne rendront mon plaisir futur que plus délicieux.

Le manque de toi devient, alors, violent.

Il m’emmène dans une dérive où je n’ai plus le goût de rire, de chanter, de m’étirer au soleil, de suçoter le coin négligé d’une tartine, de faire le clown pour refiler aux autres un peu de mon bonheur. Je suis triste soudain, rabougrie, éteinte. Recroquevillée, exsangue. Le manque est trop fort. C’est lui le maître. Il est plus fort que l’amour même. Il veut toute la place et efface le souvenir des plaisirs et du bonheur partagés. Je suis le manque tout-puissant, vous devez trembler devant moi, tout me donner car je suis insatiable, un ogre, un vampire, un serial killer de bonheurs avoués et énoncés à haute voix.

Il s’infiltre dans le cœur de sa victime et lui suce l’humeur qu’un instant auparavant elle avait rose et tendre. Elle pensait à lui, le seul homme au monde, la seule chair délicate à déguster, la seule âme avec laquelle converser. Elle se laissait aller à arrondir les bras et la bouche de bonheur délicat, à esquisser un sourire aux anges, des sauts enfantins, à dessiner un monde d’enchantement toujours renouvelé, de cruauté délicieuse. Et il l’arrête net, d’un coup d’épingle. Il l’écartèle et la pique de part en part.

Oh ! l’exquise douleur : il en regarde une autre !

La souffrance m’étourdit comme un violent plaisir, pour me laisser pantelante, le cœur dévasté mais sûre d’exister, de me torturer pour lui.

Toujours lui, encore lui…

Le manque accomplissait son travail inexorable et je n’avais pas la force de lui résister.

Je décrochai le téléphone, composai ton numéro. Me raclai la gorge.

– C’est moi.

– On part demain au bord de la mer. Un copain me prête sa maison. Je viens te chercher à dix heures en bas de chez toi.



Par la fenêtre de la voiture, je regarde la campagne normande.

J’évite ton regard.

Il parle, ton regard. Je l’entends qui demande pourquoi ? Tout ce que je t’ai dit, ce jour-là, dans le salon de thé, tu le savais déjà. Pourquoi rejeter ces mots que tu murmures toi-même dans l’impunité de nos nuits, que tu réclames en tendant tes jambes, tes bras vers moi ? Pourquoi laisses-tu ton corps dire ce que tu ne veux pas entendre de ma bouche ?

Je te tourne le dos mais j’écoute ton regard.

De dos et en silence, je peux tout entendre.

De dos et en silence, j’ai envie de me jeter contre toi.

Dans l’immobilité violente de notre étreinte, sur le trottoir en bas de chez moi, je t’ai tout dit. Je me suis précipitée si fort dans tes bras que tu as reculé pour mieux recevoir mon poids. Le poids de ces quelques jours d’absence que je ne pouvais plus porter, que je remettais entre tes mains pour que tu l’effaces en refermant tes bras autour de moi.

J’étais rendue au port. J’avais le sentiment profond et religieux que je pouvais poser mes bagages, poser mon âme et mes interrogations, mes questions jamais résolues entre tes bras d’homme fervent et fort. Me mettre complètement à nu. Tu prenais tout de moi, d’une seule poigne lourde et légère. Tu m’aimais en entier et en particulier, me rendant à la fois entière et particulière. Je n’avais plus rien à te cacher, plus rien dont je devais avoir honte puisque tout était reconnu. Tu posais tes yeux sur moi et tu me donnais vie.

Sans ton regard attentif et brûlant, sans tes bras autour de moi, je ne sais plus marcher, je ne sais plus parler, je ne sais plus écrire. J’ânonne la vie comme une enfant qui apprend à lire.

De mon index gant de laine, j’écris sur la buée du pare-brise : « Sans toi, je ne sais pas. »

Tu lances un bras vers moi et m’attires tout contre toi. Tu me frottes le crâne, tu me serres contre les boutons de ta veste, tu renverses la tête et laisses éclater un rire profond et victorieux.

On file à toute allure sur une route de campagne. Les arbres se penchent pour nous laisser passer sous leur maigre voûte d’hiver.

Muets.



« Je ne vais pas te parler, je vais penser à toi quand je serai assis, seul, ou quand je veillerai, la nuit, seul.

Je vais attendre ; je n’en doute pas, je vais te rencontrer de nouveau.

Je vais prendre garde à ne pas te perdre. »

Walt Whitman, « To a Stranger », Leaves of grass.



Une petite maison, au bord de la mer, acccrochée tel un bigorneau gris sur une falaise de craie blanche trouée de limon rouge, le cri des mouettes gourmandes qui tournent au-dessus de nous, le bruit des vagues qui giflent les galets et se retirent en les faisant chanter. Le vent souffle, furieux, autour de la maison et c’est de toi qu’il me remplit. C’est entre les mots, dans le silence, que l’on va chercher l’essentiel que les mots, tels des petits frimeurs du dimanche, détruisent aussitôt.

Les mots sont vains, malhabiles et grossiers. Ils essaient de se hisser à la hauteur de notre cathédrale mais ne parviennent qu’à éructer des sons grinçants et creux, crachés par des gueules de gargouilles usées. Le silence et nos corps nus, l’un contre l’autre, voilà notre domaine, notre royaume enchanté où aucun ennemi ne peut pénétrer.

Chut… chut…, murmures-tu tout bas quand la violence de nos corps a renversé la digue du langage, passant au-dessus des mots, au-dessus de tout ce que pourraient dire les mots. Et je n’entends alors que le clapotis de ma peau contre la tienne, les gouttelettes de sueur qui roulent de ta peau à la mienne, ta langue qui vient lécher ces mille gouttelettes, remonte à mon oreille et répète sans se lasser chut… chut…

Chut… chut… quand tu te mets à genoux entre mes jambes et essuies mon corps perlant de cette eau qui coule, de cette soif qui jaillit entre ta peau et la mienne, cette soif jamais assouvie qui trouve mille sources nouvelles dans mille recoins cachés de nos corps étonnés.

Chut… chut… on quitte le bord de mer, les galets ronds gris et blancs, les éboulis de craie et de limon rouge, on dérive dans l’écume trouble des vagues, on se noie dans cette eau salée, on se lèche, on se respire, on redresse la tête pour reprendre notre souffle et repartir plus loin, plus loin dans l’inconnu marin de nos anciens corps recouverts d’écailles.



Le soir, on sort. On se fait beaux. On a faim de bistrots et de cidre normand. De petit vin blanc sous la tonnelle, je chante, la joue écrasée contre le drap de ta veste. Je passe les vitesses de ma main libre quand tu me fais signe du menton.

C’est le samedi soir. Les hommes et les femmes sortent, le samedi soir. Ils se montrent, ils s’embrassent la bouche en public, dévorent des escalopes à la crème et des soles grillées, se lancent des œillades par-dessus les tables pour vérifier qu’ils sont beaux, qu’elles sont belles et reviennent plonger encore plus fort dans le cœur de leur « je t’aime ». J’ai mis du noir sur mes cils, du rouge sur mes lèvres, du beige sur la peau, tu as enfilé ton plus beau polo. On va rire, manger et boire. S’envoyer des baisers par-dessus les moules fumantes. Mélanger le cidre et le vin blanc à en perdre les sens.

La salle du restaurant est pleine. Il reste une table pour deux, là dans le coin, dit la patronne. Tu tournes le dos à la salle. Je lui fais face. Deux filles, à côté de nous, parlent des hommes et des femmes. J’esquisse un petit sourire. Je sais ce qu’elles vont dire. Je me penche vers toi et chuchote :

– Écoute…

Tu me prends la main sur la table et examines le menu, l’oreille tendue vers elles. Elles passent le week-end ensemble, tranquilles. Loin des hommes. Elles ont fait leurs courses, lu leurs livres près de la cheminée, pris leur bain moussant, comparé leurs crèmes de nuit, dit du mal des hommes, se sont coupé la frange et ont limé leurs ongles. Elles pouffent de joie complice et simple.

– On devrait vivre avec une femme et coucher avec les hommes, conclut l’une d’elles en s’écrasant le nez dans sa serviette.

J’enfouis mon visage dans l’abri cartonné du menu et je ris. Tu relèves la tête, furieux.

– Tu penses ça aussi ?

– Je pensais ça avant…

– C’est si bête ce genre de réflexion ! Tu me déçois. Tiens, j’ai plus faim !

Tu lances la carte sur la table et fermes ton visage. Absent, mauvais. Je me tais. Je ne veux pas entrer dans la ronde des mots amers. On commande en silence. Mon regard vagabonde dans la salle. Accroche le regard d’un homme. Il me sourit et plante ses yeux dans les miens. Je lui souris en retour. Il déchire un morceau de nappe en papier et gribouille quelque chose. J’attends, le cœur battant. Quand il a fini, il brandit le papier qui dit : vous êtes belle, merci. Je lui souris encore puis détourne la tête.

Des boulettes de mie de pain jonchent ton assiette. Tu tritures ta fourchette et la reposes. La reprends et dessines des lignes comme des barreaux de prison sur la nappe blanche. J’ai encore le sourire envoyé à l’autre homme sur les lèvres et le pose sur toi. Pose ma main sur la tienne. La maintiens contre la mienne. Tu te détends et souris enfin.

– C’est moi qui suis bête…

– Ça, c’est vrai.

Deux bols de moules fumantes arrivent sur la table. On retrousse nos manches, on déplie une grande serviette blanche et on plonge nos doigts dans la crème brûlante. Le vin blanc coule dans nos verres. Tu veux m’apprendre à manger les moules. Tu me montres comment m’y prendre. Je n’ose pas te dire que j’en ai mangé avant toi et je t’écoute sans t’entendre. Je répète tes gestes et tu es satisfait. Et puis j’oublie et plonge mes doigts dans la crème chaude à la recherche du mollusque blanc et orange que je vais déchiqueter. Ton regard noir me reprend, mécontent. Je hausse les épaules.

– C’est meilleur comme ça, quand ça dégouline sur les doigts…

Tu ne ris pas. Je soupire arrête, arrête, s’il te plaît. Pourquoi veux-tu que tout soit parfait, tout le temps ? Laisse-toi aller…

– Je veux que tout soit parfait tout le temps. Toi et moi, on doit être au-dessus des autres, au-dessus des réflexions bêtes et des doigts pleins de crème…

– Je ne pourrai jamais être parfaite… Ce n’est pas drôle !

– Tu verras, avec moi, tu y arriveras.

L’homme dans la salle m’attend de son regard. Il me cherche, il me traque, il me goûte. Je le sens qui pèse sur moi à travers la salle. Il me caresse, m’alanguit, me déguste, amusé. Je me laisse aller dans ses yeux, m’y coule, m’y prélasse. Il a la bouche gourmande et les yeux plissés de rire. Il mange avec ses doigts, lui aussi, et agite ses mains dégoûtantes, impertinentes. Il a retroussé les manches de son pull marin et la crème glisse jusqu’à ses coudes qu’il lèche en me regardant. Je rougis et reviens à toi.

Tu as senti mon trouble et m’interroges, irrité :

– C’est pas bon ? Qu’est-ce que tu as ?

– Rien…

– Si. Tu es différente tout à coup. Tu as vu quelque chose ?

– Non, je t’assure. Tout va bien.

J’ai répondu trop vite et tu te retournes. Tu saisis le regard de l’homme fixé sur moi. Tu te lèves, furieux, et m’agrippes le bras. Tu lances un billet de deux cents francs sur la table et me traînes vers la sortie.

– On n’a pas fini, je proteste en essayant de me dégager.

Tu me tiens si fort que je ne peux te résister.

On sort sur le trottoir, tu me pousses jusqu’à la voiture, ouvres la portière, me jettes à l’intérieur, reviens t’asseoir au volant et démarres sans desserrer les dents. Tu roules à toute allure et prends les virages sans ralentir. On s’enfonce dans la campagne noire où des arbres menaçants se dressent et se courbent sous le vent en sifflant. Puis tu te gares, ouvres ma portière et me précipites dehors. Je roule sur la route et me relève.

La nuit me glace. Je croise les bras sur ma poitrine pour me protéger du froid. Je regarde les feux arrière de la voiture qui disparaissent au loin. Je m’assieds sur une borne et peste contre le vent, contre toi si violent. J’attends.

Je sais que tu vas revenir me chercher.



Cette nuit-là, je n’ai pas dormi avec toi.

Tu as dormi sur un canapé du salon.

Le lendemain, tu m’as apporté un plateau de petit déjeuner avec des croissants, un bol de café, un jus d’orange frais pressé et une rose rouge.

Je l’ai repoussé du pied.

Tu m’as regardée, désolé.

J’ai mis les draps par-dessus ma tête et je ne t’ai plus parlé.

J’ai entendu tes pas s’éloigner, une porte claquer.

J’ai sauté sur le téléphone et j’ai composé le numéro de mon petit frère. Viens me chercher, s’il te plaît. Viens me chercher. J’ai peur, il me fait si peur.

J’avais des sanglots dans la voix et il m’a dit : ne bouge pas, j’arrive.

Je lui ai donné les indications pour trouver la maison. Il a tout noté en me répétant, ne bouge pas, j’arrive.

J’ai remis les draps sur ma tête et j’ai attendu.

Quand tu es revenu, tu portais cent bouquets dans tes bras. Tu les as disposés partout dans la chambre. Il y avait des fleurs en pots et des brassées de toutes les couleurs. Tu as sorti tous les verres et tous les brocs de la maison et tu as dessiné un parcours de fleurs rouges, blanches, jaunes et bleues.

Et puis tu t’es assis au bord du lit, tu as baissé la tête et tu m’as demandé pardon, pardon je ne le ferai plus. C’est la première fois que j’aime aussi violemment et, parfois, je ne me maîtrise plus. Je ne sais pas ce qui m’arrive.

Je t’ai ouvert les bras, on a roulé dans le lit.



Ce sont les coups à la porte qui m’ont réveillée.

On a frappé longtemps avant que je ne revienne à moi, que j’ouvre les yeux et que je comprenne.

Je t’ai repoussé doucement et je t’ai dit, c’est mon frère, je l’ai appelé tout à l’heure, je voulais partir. J’avais si peur…

– Pourquoi ? Je ne te ferai jamais de mal, tu le sais bien.

J’ai enfilé un tee-shirt, un jean. Je ne voulais pas qu’il sache que je sortais du lit.

Je lui ai ouvert la porte. Il était là, grand et maladroit, avec son casque de moto sous le bras. Il m’a regardée pour vérifier que je n’étais pas abîmée. Son regard allait de mes jambes à mes bras, à ma bouche, à mon cou. Il cherchait des traces de coups. Je lui ai dit doucement :

– Ça va maintenant…

– Tu veux dire que j’ai fait tout ce chemin pour rien ?

– Non. Tu m’as prouvé que tu m’aimais et ça vaut les plus beaux cadeaux du monde…

– Pourquoi exiges-tu toujours des preuves d’amour ?

Il est rentré, a défait son blouson, posé son casque de moto sur la table, s’est ébouriffé les cheveux et m’a demandé si je n’avais pas une petite bière. Chez moi, j’en ai toujours dans le frigidaire. Pour lui. J’achète des packs de douze au Monoprix que je réserve pour sa seule consommation. Personne d’autre n’a le droit d’y toucher. Personne. Je suis allée dans la cuisine et j’ai trouvé une cannette posée sur l’étagère du frigo.

Il l’a ouverte, l’a bue en laissant une mousse blanche sur sa lèvre supérieure. Je le regardais, émue. Puis il a demandé :

– Je peux le voir, le tortionnaire ?

On a pris un café tous les trois.

Ils se sont à peine parlé, se sont échangé des renseignements de carte d’identité. Ont fait la conversation du bout des lèvres, chacun possédant une image de moi qu’il ne voulait pas partager avec l’autre. J’avais le sentiment d’être un enjeu. Je n’avais pas envie de faire semblant, de rire, de poser des questions. Le vent s’est levé et mon frère a dit je vais y aller.

Je l’ai raccompagné jusqu’à sa moto. Je lui ai tendu son casque, tendu ma joue pour qu’il l’embrasse.

– Je n’aime pas cet homme, il m’a dit.

Je l’ai embrassé dans le cou, j’ai murmuré :

– Tu n’aimes jamais les hommes avec lesquels je suis.

– Il n’a pas l’air naturel…

– Ça veut dire quoi ?

– Fais attention à toi…

Je l’ai regardé partir en agitant la main.



Je ne voulais pas lui faire du mal. C’était mon amour qui était trop fort. Mon amour qui, parfois, s’emballait et me faisait verser dans une violence incontrôlable.

Je voulais incarner le Destin, la remettre sur ses véritables traces, sur ses traces à elle pour qu’elle s’aime, enfin. Je détestais l’idée qu’elle ne se fasse pas confiance. Elle était une reine, ma reine. Mais elle était convaincue qu’elle ne valait rien. Ou des broutilles dont elle allumait un grand feu pour aveugler les autres.

Je ne voulais pas créer une femme nouvelle, je voulais qu’elle se retrouve. Qu’elle retrouve la petite fille qui voyait tout, qui n’était pas dupe, qui avait compris, trop tôt, comment la vie marchait. Toute cette violence précise, cette clairvoyance, cette audace incroyable qu’on lui avait enlevée comme on déshabille une poupée.

Et elle s’était rhabillée à la hâte avec un fatras de hardes et de faux-semblants. Pour se cacher. Pour oublier sa honte. Pour oublier qu’on l’avait blessée. Décapitée par l’indifférence brutale des autres.

Je voulais lui faire oublier ces hommes de passage qui ne l’avaient pas regardée ou mal, ces aventures au goût amer, ces rejets qu’elle camouflait sous un masque de petit soldat fier. Je la sentais parfois si fragile, si chancelante, sans point d’ancrage, jouant des rôles dans lesquels elle se perdait. Petite fille tremblante ou séductrice chevronnée, apprentie balbutiante ou chef de chantier galonnée. Je ne voulais pas la changer. Je voulais qu’elle se reconnaisse, qu’elle fasse la paix avec elle-même, qu’elle abandonne ses masques et ses peurs.

C’est cela que j’ai ressenti dès notre première rencontre : sa dérive éperdue, prête à se donner au premier venu pour qu’il lui parle d’elle, qu’il lui donne confiance en elle. En quête d’un regard qui la reconstruirait. J’étais ce regard. J’allais la reconstruire. J’étais assez fort pour deux.

C’est cela qui a fait naître en moi cette passion si violente qu’il m’arrivait de ne pas toujours maîtriser.

Je voulais qu’elle soit parfaite, comme un hommage qu’elle se rendrait, qu’elle nous rendrait.



On n’est pas retournés au restaurant.

On est allés faire des courses à la ville la plus proche afin de dîner dans la maison.

Tu voulais tout acheter et je riais de ton appétit d’ogre. Tu commandais du vin rouge, du blanc, du rosé et du champagne. Du saumon, du bar et des soles, des huîtres, des bulots, des bigorneaux, des crevettes roses et des bouquets. Du camembert, du reblochon, du livarot, des chèvres, du cantal, du chaource, du bleu d’Auvergne et des pâtes molles et lisses. Des endives, de la salade, des champignons, des tomates, des courgettes, des choux de Bruxelles, des carottes, des oignons, de l’ail, des herbes sauvages. De la baguette, du pain de campagne, du pain noir, du pain aux raisins, du pain aux noix…

– Mais on ne va jamais manger tout ça ! On repart demain !

– Au moins, on aura le choix ! Tu auras le choix : tu feras ton menu.

– Tu es fou, complètement fou !

La banquette arrière de la voiture déborde de victuailles et tu continues à remplir les paniers de pâtés, de confits en boîte, de brioches dorées, de crème fraîche, de poulets fermiers, de douzaines d’œufs. Je pense à ma mère : débit-crédit, débit-crédit. Elle aurait pesté contre ce gaspillage et t’aurait brûlé la nuque de ses yeux noirs.

Tu regardes ma montre et tu dis :

– C’est tout ce que tu as comme montre ?

– Oui, et elle me convient tout à fait. Je ne la quitte pas.

– Je vais t’en acheter une autre, une belle, une précieuse.

Je secoue la tête. Je n’en veux pas. Tu insistes, m’entraînes devant la devanture d’une bijouterie et me dit choisis, choisis la plus belle, je te l’offre. Je dis non, non, je ne veux pas, je n’en ai pas besoin.

– Je ne te parle pas de besoin mais de désir, d’envie…

– Alors je n’en ai pas envie. Je ne la mettrai pas.

– Même si elle vient de moi…

– S’il te plaît, n’insiste pas. Je ne la mettrai pas.

Et la peur jaillit en moi. Comme un geyser. Tu me fais peur. Tu es un ogre terrifiant avec des bottes de sept lieues et un grand couteau caché dans le dos. Tu me donnes envie de détaler. Je n’ai plus envie de manger, plus envie de boire, plus envie de regarder l’heure.

On descend la rue piétonne et mon regard tombe sur la devanture d’une pharmacie où s’étale une publicité pour des produits de beauté, une crème de jour qui hydrate, enrichit, ralentit le vieillissement de la peau, forme une barrière contre les agents oxydants. J’ai besoin d’une crème, j’ai oublié la mienne mais je ne dis rien. Tu serais capable de m’acheter la pharmacie. Je ralentis quelques secondes, jette un regard oblique à la publicité et accélère le pas de peur que…

– On va prendre un café ?

J’acquiesce, soulagée.

– Installe-toi, j’arrive.

Tu me montres du doigt un bistrot et je m’installe à une table.

Enfin seule ! je me dis. Puis je me reprends. De quoi te plains-tu ? Des milliers de filles rêveraient d’être à ta place. Couverte de cadeaux, de bijoux, de montres, de poissons, de vins fins, de légumes, de salades. Arrête de tout analyser. Laisse-toi aller au plaisir de recevoir. Recevoir. Tu ne sais pas ce que c’est. Apprends. Apprends…

J’allume une cigarette, commande un café et un grand verre d’eau. Regarde les gens passer. C’est jour de marché. Les femmes portent des robes fleuries et les hommes des vestes en drap bleu marine. C’est mon passe-temps favori de regarder les gens déambuler, d’écouter leurs conversations de marché.

Un groupe s’arrête devant moi. Il me bouche la vue et j’enrage. Je me tords le cou pour continuer à surveiller le flux des passants. Je m’étire, je grogne, me dévisse la tête mais ils ne bougent pas. Ce sont des Parisiens plastronnants et bruyants. Deux hommes et une femme qui tient un panier où sont accrochées des mains d’enfants. Je compte les enfants des yeux : un, deux, trois… Trois petites têtes blondes qui s’agitent, se dispersent, que leur mère rattrape d’un geste las, mécanique.

– Et qu’est-ce qu’elle fait dans la vie, la belle blonde, à part tailler des pipes ? dit l’un des deux hommes, la cinquantaine, le polo Lacoste ouvert, le journal roulé dans la main.

– Pas grand-chose, répond l’autre en tirant sur son cigare. Elle doit être douée tout de même parce qu’il a divorcé pour l’épouser !

Ils éclatent de rire. L’un demande à l’autre ce qu’il pense du Davidoff n° 5 qu’il vient de lui offrir. Ils parlent entre eux, froncent les sourcils, sérieux, ou se congratulent, pendant que la femme se penche sur l’un des enfants, ramasse la tétine de l’autre, rattrape le troisième par sa salopette, relève la casquette du plus petit puis se redresse et s’enquiert doucement, sans aucune trace d’agressivité :

– C’est bizarre quand même… Je n’ai jamais entendu dire d’un homme « et qu’est-ce qu’il fait dans la vie à part sucer des femmes ? ». Pourquoi, d’après vous ?

L’homme éclate de rire et lui prend le bras.

– Fallait me dire que vous étiez féministe ! J’aurais surveillé mes propos ! Dis donc, tu ne m’avais pas dit que ta femme était suffragette !

– Je posais simplement une question, dit la femme en repoussant une mèche de cheveux blonds de sa main libre.

– Bon d’accord ! J’ai compris la leçon. Je retire ce que j’ai dit.

– Il se retire ! s’exclame l’autre en mâchouillant son numéro 5. Il se retire ! T’as entendu, chérie ? Décidément, notre conversation est très osée !

Et les fumeurs de cigares de s’esclaffer.

La femme est happée par un enfant qui crie « pipi, maman, pipi ». Je la vois disparaître à l’intérieur du café, tenant les deux autres par le col, rattrapant son panier prêt à se renverser, pendant que les hommes reprennent leur conversation de connaisseurs en vins fins et en cigares, les bras libres et croisés sur la poitrine.

Je soupire. Elle aimerait sûrement, elle, avoir un homme qui la couvre d’attentions et de cadeaux, qui porte les sacs et ne la laisse pas seule avec ses trois petits !

Quand tu reviens, je te raconte la scène, indignée, amusée. Tu m’écoutes à peine. Tu as les yeux qui brillent, l’air enchanté de celui qui vient de jouer un bon tour à quelqu’un. Tu commandes un café, tu te tortilles sur ta chaise, je te montre du doigt les deux hommes qui continuent à plastronner mais tu ne les vois pas.

– Qu’est-ce qu’il y a ? je te demande, étonnée.

– Quelle main ?

Tu as les mains cachées derrière ton dos. Je réponds la droite. Tu secoues la tête, malicieux. La gauche alors… Et tu brandis un paquet. Un grand sac en papier que tu me tends, victorieux, avec les mêmes yeux espiègles des enfants de tout à l’heure qui tournaient autour de leur mère et la harcelaient.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Regarde. C’est pour toi !

Tu as l’air triomphant et heureux. Tu essaies de prendre un air détaché, de regarder ailleurs mais tu brûles de connaître ma réaction. J’ouvre le paquet et y trouve pêle-mêle toute la ligne de produits de beauté que j’ai lorgnés dans la vitrine de la pharmacie. Lait démaquillant, tonique, crème de jour, crème de nuit, crème contour des yeux, masque de beauté, ampoules coup d’éclat, ampoules raffermissantes. Je pose un baiser poli sur ta joue. Je te remercie du mieux que je peux, en luttant pour ignorer l’envie qu’il me vient de prendre mes jambes à mon cou et de déguerpir.

– Regarde encore ! Tu n’as pas tout vu !

Tu te frottes les mains, tu gigotes, tu trépignes devant ma lenteur. Tu as l’impatience des enfants qui défont leurs paquets de Noël en les éventrant. Je secoue le sac et entends un bruit. Plonge ma main et en retire un paquet. Un paquet de joaillier que je défais avec précaution. Dans l’écrin bleu nuit repose une montre en or, une large montre en or dont les aiguilles dorées et fines se détachent sur un fond gris.

– Tu es fou !

– Je suis fou d’amour pour toi !

Je regarde la belle montre tout en or qui brille dans ma main. Je te regarde, toi, qui brilles de fierté. Je frissonne et réprime une envie violente de tout laisser, là, sur la table.

– Tu as froid ? Tu veux qu’on s’en aille ?

J’ai envie de partir, loin de toi, loin de toi qui ne m’écoutes pas, qui ne me vois pas, qui en aimes une autre, une qui réclame des bijoux et des montres, des crèmes et du champagne, des attentions de chaque minute, une autre qui n’est pas moi.

Ce n’est pas moi qu’il aime, je me suis dit, ce jour-là, ce n’est pas moi.

Sinon il m’entendrait…

Sinon il me verrait…



Cette nuit-là, tu ne m’as pas touchée. Mon corps s’y refusait. J’ai prétexté un mal de tête soudain, un vertige qui me privait de mes forces de femelle. J’ai pensé à ma grand-mère qui détestait tant l’acte de chair qu’il fallait la forcer. Je me suis allongée sur le lit, sans rien manger, les yeux fermés, refusant de voir ton corps se mouvoir dans la pièce.

J’ai attendu que tu te sois endormi, que tu reposes lourd à mes côtés et je me suis levée.

Je suis allée dans la cuisine. J’ai mis une bûche dans le poêle qui rougeoyait encore, diffusait une lumière tremblante, chaude, rassurante. J’ai pris une feuille de papier blanc, un bloc qui traînait dans le tiroir de la commode, et j’ai commencé à t’écrire une lettre.

Je voulais te donner toutes les cartes du jeu, toutes les cartes de mon jeu, pour que tu gagnes cette bataille livrée entre nous. Entre nous trois : toi, moi et l’ennemi. Pour que tu ne tombes pas d’un coup comme tous les autres qui m’avaient chérie, dorlotée.

Les mots écrits, les mots muets allaient me sauver. Ce que je ne pouvais te dire, j’allais te l’écrire.

J’ai écrit. Sans réfléchir.

« Sujet : amour,

Je sais ton amour, je le constate, mais il me rebute. Je n’arrive pas à m’en emparer, à le faire mien, à me dire qu’il est à moi, pour moi.

J’aime l’amour à distance : quand on me le raconte, quand je le vois au cinéma, quand je le lis dans les livres, quand il chante dans des chansons mais je n’arrive pas à le faire mien, à l’exprimer, à le communiquer.

Je suis inapte à aimer. Et pourtant je meurs d’envie d’apprendre.

Je recule, toujours, effrayée par trop d’amour.

Tu vas trop vite.

Tu effaces l’espace, l’attente, l’incertitude qui crée un blanc, une suspension. Un trou blanc plein d’espoir ou un trou noir.

Un blanc mystérieux, incandescent, qui allume mille petits feux dans tout le corps, dans tout le cœur parce que soudain on est assailli par un mystère, une question insoutenable : et s’il ne m’aimait plus ? Le danger pointe son nez et remet tout en cause. On comprend qu’on tient plus que tout à l’autre, on est prêt à se jeter à la mer pour ne pas le perdre.

Des trous noirs, des trous blancs.

Alors le désir rapplique soudain, affolé, affriolé. Il s’engouffre dans la brèche ouverte et la remplit de sa brûlure exquise.

Le désir doit être tenu à bout de bras, mis en scène.

Que se passe-t-il au début de chaque histoire d’amour ? Pourquoi le désir est-il sur des charbons ardents ? Parce que l’autre est un inconnu, une plaine sauvage, une étendue vierge à explorer. Un grand espace. À trop se rapprocher dans l’amour quotidien, dans les baisers donnés et reçus à tout bout de champ, on abandonne la plaine du western pour le lotissement avec jardinet entre quatre piquets. On sait tout de l’autre, on sait ce qu’il va dire, où il va poser sa main ou sa bouche, on se résout à l’aimer sans plus jamais avoir peur de le perdre. Le cœur cesse de battre et se rétrécit. Le désir s’en va ailleurs. Vers n’importe qui, le premier qui paraît immense et mystérieux, que ce soit le fruit de la bêtise ou de la ruse.

Je dois reconstruire du désir autour de toi. De l’envie, de la légèreté. La terre est brûlée aujourd’hui. Tout est noir, lourd, si lourd parce que, malgré ce que tu en dis, ton amour me semble encombrant, asphyxiant. Je n’ai plus de place pour mon désir à moi, pour te rêver, t’imaginer, t’attendre.

D’où viennent nos différences ? De quelle histoire sommes-nous issus pour que notre manière d’aimer soit si différente ?

On n’arrive pas seul, neuf et vierge, dans une histoire d’amour, sinon on aimerait tous de la même manière. C’est ce que je dois comprendre. C’est ce que tu dois comprendre…

En attendant, apprenons à respecter le rythme et la cadence de l’autre.

En attendant de nous rapprocher, et de nous aimer pour de bon, un jour… »



J’ai lu et relu ma lettre. Le vent tournait autour de la maison et faisait claquer les volets mal attachés. Il s’engouffrait par la cheminée, soufflait de fortes bourrasques de froid glacé. Je me suis accroupie près du poêle et j’ai remis une bûche. En me relevant, j’ai aperçu le sac de la pharmacie et de la montre. Je l’ai pris, j’ai répandu les tubes et les pots sur la table. Les ai alignés sous mes yeux et, un par un, jetés à la poubelle.

Et la montre ? je me suis dit en retournant le sac dans tous les sens.

La montre ? Je l’avais oubliée sur la table du café.



Alors le vent furieux est tombé comme une nappe blanche et une cloche a sonné dans ma tête.

Je suis repartie dix ans en arrière.

Un homme, comme toi, un bracelet en or, comme la montre, que j’avais laissé sciemment sur la table d’un restaurant. Trop de cadeaux, trop d’amour, trop d’attentions. J’étouffais, je devenais aveugle, méchante, puérile, hostile. Je me débattais et sortais mes griffes. Je ne voulais pas qu’il m’aime autant. Il se trompait, je n’en valais pas la peine.

C’était une autre, cette fille-là, ce n’était pas moi. Je secoue la tête.

Si, c’était toi, dit l’ennemi implacable au fond de moi. Souviens-toi.

Non, c’était « elle », une autre. Une que je n’aime pas. Idiote, frivole, égoïste, bête, et surtout si méchante.

Souviens-toi de l’autre… Souviens-toi. Et tu comprendras que l’amour n’est pas fait pour toi, que l’amour n’existe pas, que c’est une chimère qu’on se raconte pour bercer le creux de la vie.

Je me suis recroquevillée contre le poêle et j’ai rembobiné le temps.

Elle le trompait.

Elle ne savait pas pourquoi.

Elle le trompait tout le temps. Avec le premier venu qui la prenait sans parler, de manière brutale et fruste, telle une friandise qu’on pique dans les rayons des magasins et qu’on dévore en déchirant le papier à pleines dents.

Elle les suivait toujours ces hommes de hasard. Sans hésiter. Sans prendre la peine de se cacher. Sans chercher à ménager l’homme qui l’aimait, la vénérait. Elle le lui disait bien en face, les yeux dans les yeux, qu’elle partait pour un autre, un autre qui n’en valait sans doute pas la peine mais dont elle ne pouvait se passer. Un autre qui la traitait n’importe comment mais devant lequel elle se couchait, elle pleurait, elle ronronnait, elle attendait, elle désespérait. Un autre qui demandait encore plus de cheveux blonds, encore plus de beige sur la peau, encore plus de chair exposée aux regards des autres pour l’exhiber à son bras et faire baver les mâles. Qui ne se penchait pas sur elle pour parler à son âme mais coupait son corps en petits morceaux tels des trophées qu’il portait à son cou.

Ceux-là, elle les suivait toujours. Fière de ce mauvais bonheur. Heureuse, à l’aise.

Et elle abandonnait celui qui l’aimait, qui lui répétait qu’elle était grande et forte et belle. Unique.

Un jour, elle l’avait vu pleurer devant elle.

Elle venait de lui annoncer qu’elle partait en retrouver un autre. Il n’avait rien dit. Il ne disait jamais rien. Il restait toujours digne et triste. Elle avait claqué la porte de l’appartement qu’ils partageaient, s’était aperçue dans l’escalier qu’il lui manquait un pull, était remontée le chercher et l’avait surpris, recroquevillé dans un coin, tout petit dans la grande pièce blanche, les bras refermés sur ses genoux, la tête enfouie dans ses bras. Il sanglotait. Son corps était secoué de sanglots silencieux. Comme un enfant que les autres maltraitent dans la cour de récréation et qui souffre en cachette. Il avait mis des lunettes noires pour pleurer en paix. De larges lunettes noires pour cacher ce chagrin qui l’aveuglait, lui brûlait les yeux et le cœur.

Elle l’avait regardé, désolée.

Désolée mais impuissante à le consoler.

Elle ne ressentait rien. Rien qu’une vague gêne de voir un homme pleurer. Ça ne pleure pas un homme…

Ou alors ça pleure pour de vraies héroïnes, pour de nobles causes. Pas pour quelqu’un comme elle. Elle n’en valait pas la peine. S’il était intelligent et fort, il le saurait.

Elle ne s’était pas rapprochée, elle ne s’était pas penchée pour le prendre dans ses bras.

Elle était partie rejoindre le nouvel amant qui l’attendait en bas dans sa grosse voiture, pestant contre cette attente et regardant sa montre, caressant le cuir poli de son volant, augmentant le volume de la musique, grognant qu’est-ce que tu as foutu ? Il t’en a fallu du temps !, démarrant sur les chapeaux de roues.

Je suis un monstre, se disait-elle, un monstre. Pourquoi suis-je comme ça ? Pourquoi ? Il m’aime cet homme que je viens d’abandonner sans un mot derrière ses lunettes noires. Il m’aime, lui.

Elle revenait toujours vers cet homme-là parce qu’elle l’aimait plus que tout, mais elle ne le savait pas. Elle l’avait appris trop tard, quand il était parti…

Et il lui avait fallu des années et des années pour l’oublier, pour se séparer de lui, pour arracher ses mots d’amour de sa tête à elle, ses mots qui, petit à petit, lui avaient donné une colonne vertébrale. L’homme aux lunettes noires lui donnait toutes les audaces, tous les élans. Elle et lui avaient grandi ensemble, ils s’étaient servis de tuteur, d’agrandisseur.

Quand il était parti, il lui avait fallu tout réapprendre. Elle n’était plus sûre de rien. Elle ne pourrait plus écrire une ligne, elle ne pourrait pas payer un loyer, elle ne pourrait plus entrer dans une pièce remplie de gens qui la regarderaient, elle ne saurait plus quoi penser d’un film, d’un livre, d’un fait divers lu dans les journaux.

Elle était infirme. Muette. Empêtrée.

Il lui avait rendu pièce par pièce la monnaie de sa peine, de la peine qu’il avait endurée pendant ces longues années. Et chaque fois qu’elle pensait avoir enfin réussi à l’oublier, qu’elle se préparait à être heureuse, seule ou avec un autre, il revenait la prendre pour la faire souffrir encore. Insatiable de revanche. Insatiable de la voir se tordre de souffrance. Il ne prenait plus de précautions de langage, il disait simplement qu’il fallait « remettre les pendules à l’heure ». En regardant sa peine aussi froidement qu’elle, le jour où il avait ses lunettes noires et qu’elle était partie retrouver l’homme arrogant et sûr dans sa grosse voiture.

Elle ne protestait pas. Elle se disait que c’était juste, qu’il fallait qu’elle en passe par là, elle espérait seulement qu’un jour elle aurait remboursé sa dette et serait libre. Libre d’aimer et de savoir aimer. Il lui fallait attendre. Pour apprendre l’amour et l’accepter.

Essayer de comprendre, et attendre, attendre…



Et dix ans, après, je recommence.

La danse des poignards ne s’arrêtera donc jamais.

J’ai repris ma lettre sur la table, je l’ai jetée dans le poêle.

Je suis allée fouiller dans la poubelle, en ai retiré les tubes et les pots de crème. Je les ai essuyés avec un torchon. On aurait dit une criminelle qui effaçait ses empreintes. Je les ai remis dans le sac en papier, sur la table.

Je suis allée m’allonger près de toi.

Tu dormais. Beau et victorieux, maréchal de la nuit au front étoilé et porteur de défis. Je me suis glissée sous ton bras et j’ai repris ma place.

Et si la seule façon d’apprendre à recevoir, c’était de donner ? Donner sans réfléchir, sans penser ? Mimer l’amour jusqu’à ce qu’on le ressente dans son cœur, dans sa chair ?



– Tu sais donner ! hurle Christina. Tu es la meilleure amie que j’aie jamais eue ! Arrête de penser que tu ne sais pas aimer ! Tu donnes, tu donnes tellement que je me sens tout le temps ta débitrice !

– Avec mes amies, oui, j’ai appris… mais avec les hommes ? Pourquoi je n’y arrive pas, avec eux ? Comprendre sans jamais juger. Donner de l’amour sans mettre de conditions… Je t’aimerai si tu changes, tu dois faire ce que je te dis ou sinon ça ne marchera pas… C’est ce qui s’est passé pendant ce séjour à la mer ! Non, je t’assure, il faut que je comprenne ce qui ne va pas !

– C’est peut-être lui qui ne va pas…

– C’est trop facile de dire ça ! Ce n’est jamais la faute d’un seul, tu le sais bien.

– N’empêche… ce n’est pas normal cette frénésie de cadeaux, cette frénésie d’amour, de possession. Ça cache quelque chose… Et puis tu l’as déjà prévenu quand il t’a écœurée de gâteaux ! Il devrait entendre.

– Il ne m’entend pas, il m’aime comme si ce n’était pas moi qui étais en face de lui mais une autre… Une autre qu’il veut combler, une qui n’en a jamais assez, qui réclame toujours plus !

Nous sommes toutes les deux assises devant le nouvel amour de sa vie. Il est beau, plein de vigueur, de sève nouvelle. Il s’appelle Simon. Pas très grand mais solide et large. Brillant, engageant. Il a très bonne réputation. Il paraît qu’il « emplit de paix celui qui donne comme celui qui reçoit ». C’est ce qu’on dit de lui.

– Et tu l’as trouvé où ?

– Sur les quais, en me promenant. Je l’ai repéré et je me suis dit pourquoi ne pas commencer avec lui ?

– Commencer quoi ?

– Commencer à aimer. Ça peut paraître idiot, superficiel ou scolaire. Mais il faut bien commencer un jour. J’ai tout à apprendre comme tu le sais ! Je suis partie du mauvais pied.

Quand Christina avait huit ans, sa mère s’est enfuie. En Suède. Du jour au lendemain. Les quatre enfants ont embrassé leur mère un matin en partant à l’école et sont rentrés, le soir, dans une maison vide. Elle avait non seulement abandonné son mari et ses enfants mais emporté tous ses meubles. Et le chien. Depuis, Christina est méfiante et ne s’abandonne qu’en toute extrémité et pour peu de temps. Elle a appris à vivre seule, sans rien attendre des autres, et transforme tout ce qui pourrait ressembler à de l’amour en amitié complice et pleine d’humour. L’humour la protège et écarte ceux qui se voudraient romantiques et pressants. Quand on lui dit « je t’aime », elle éclate de rire et regarde autour pour voir à qui ça s’adresse.

Elle mange les petites peaux de ses doigts et contemple Simon avec un mélange d’angoisse et de tendresse. Elle le caresse doucement, se penche sur lui, le respire.

– C’est du boulot ! je dis en riant.

– Ne ris pas ! Je dois tout apprendre.

– Apprendre quoi ?

– Que le véritable amour est désintéressé. Tu aimes l’autre pour ce qu’il est.

– Dans ce cas-là, tu es tout de suite renseignée !

– Le problème est qu’il est très difficile d’aimer quelqu’un de manière totalement gratuite. Tôt ou tard il finit par dire ou faire quelque chose qui nous déçoit.

J’opine de la tête. Peut-être que, moi aussi, je devrais me chercher un Simon ?

– Je vais m’entraîner avec lui, m’en occuper au moins une fois par jour. Je vais lui parler, lui dire que je l’aime, que je le trouve beau, qu’il soit fatigué ou en pleine forme, et petit à petit, me sentir responsable de lui, solidaire. Je ne serai plus seule quand je rentrerai le soir. Il sera là.

– Il ne risque pas de s’en aller !

– Je m’en occuperai sans m’énerver, en lui consacrant du temps, en prenant tout mon temps. Petit à petit, je serai capable d’élargir mon attention et d’offrir ma tendresse à d’autres, peut-être.

Elle marque une pause et touche Simon du doigt.

– Avec lui, j’aurai le temps d’apprendre…

– Et il ne va pas te contrarier !

– On ne sait jamais… Tu sais, ça va être un effort pour moi. Je n’ai pas l’habitude de m’occuper de quelqu’un d’autre que moi. Moi, moi, moi, j’en ai marre… Et moi toute seule, je fais quoi ?

– Pas grand-chose, je concède. C’est notre problème à toutes.

– Ce qui m’inquiète le plus, c’est que je n’ai pas vraiment le doigt vert. D’habitude, il suffit que je regarde une plante pour qu’elle meure aussitôt.

– Ils t’ont donné un mode d’emploi quand ils te l’ont vendu ?

– Oui, heureusement.

– Et après le cyclamen, tu penses prendre un chien ?

– Non. Après, je passe directement à l’humain !

– Je ne sais pas si c’est très raisonnable…

– On verra bien. Je pense qu’avec Simon, je vais faire des progrès.

Je l’envie presque d’avoir trouvé un début de solution, même si je réprime une forte envie de rire devant ses attentions face à Simon. Je ne la juge pas. Je n’ai pas piétiné son cyclamen en lui criant que c’était ridicule, je ne lui ai pas lancé qu’elle était débile, je ne suis pas partie en claquant la porte, tout ce que j’aurais sûrement fait face à un amant qui aurait adopté une Simone pour s’entraîner à aimer.

– Et moi, comment je vais faire des progrès ?

– Je ne sais pas… Essaie de le comprendre, lui. D’où il vient, comment il a été élevé, comment étaient ses parents, ses traumatismes d’enfant, ce qui compte pour lui dans la vie…

– Il ne me parle jamais de lui. Jamais.

– Parce que tu n’as pas vraiment essayé.

– Oh si, j’ai essayé ! Et ça s’est très mal passé !

– Les gens adorent qu’on leur parle d’eux. Ils n’aiment que ça.

– Pas lui !

– Recommence. Plus habilement peut-être. Essaie de savoir qui il a aimé avant toi, pose-lui des questions, il répondra.

Je secoue la tête.

– On dirait qu’il se fuit, qu’il ne s’aime pas, qu’il déteste sa vie avant moi. Il s’est inventé un rôle pour oublier et il semble que je sois la partenaire idéale. Une grande page blanche où il peut recommencer de zéro.

– Oublier quoi ?

– Je ne sais pas.

– Une fille ?

Je ne sais pas. Je sens que quelque chose ne va pas mais je n’arrive pas à mettre un nom sur mon malaise. Je connais son regard affolé, traqué, son besoin de se jeter sur moi, de me dévorer, de me sculpter comme de la glaise mouillée pour que je devienne sa créature et qu’il m’élève au pinacle de son admiration. Pour que je vive à sa place, que je prenne toute sa place. Il se fond en moi pour oublier sa vie à lui.

– Parfois j’ai l’impression de ne pas exister… Ce n’est pas à moi qu’il s’adresse.

Il y a dans son corps, dans ses yeux qui s’enflamment, dans ses narines qui frémissent, dans sa voix qui devient dure, tranchante, une angoisse insupportable, une angoisse de bête traquée, blessée, que la vie insupporte et qui veut s’en échapper par tous les moyens. Il se cabre, se rebiffe, devient fébrile, impatient, irritable. Je peux sentir l’angoisse immobiliser son corps, le tordre, l’étouffer et c’est alors qu’il s’empare de moi comme d’un poupon… comme d’un poumon… pour respirer. Je suis son oxygène, son issue de secours et son corps ne peut se détendre, reprendre souffle qu’en se jetant sur moi, qu’en m’accaparant.

Le problème, alors, c’est de savoir pourquoi on s’aime, où son histoire et la mienne se rejoignent pour qu’on se soit embrasés si violemment. Cette soif de l’un pour l’autre, cette soif charnelle, terrible, a une origine et je dois la découvrir si je veux que notre amour dure, grandisse, s’épanouisse et ne soit pas qu’une suite d’affrontements que seuls nos corps apaisent.

– Déguise-toi en détective et mène une enquête. Rencontre ses parents, ses amis…

– On se connaît depuis si peu de temps. On ne voit personne. Il supporte mal qu’il y ait quelqu’un entre nous. Quand il a rencontré mon frère, il a fait des efforts mais j’ai eu le sentiment qu’il ne supportait pas mon amour pour lui. Je dois n’appartenir qu’à lui. J’ai peur, tu sais, j’ai peur et, pour une fois, j’essaie de comprendre, de ne pas répéter mes vieux schémas de fuite. J’ai même l’impression que mon vieil ennemi, celui qui arrêtait net tous mes élans, s’essouffle et ne comprend pas.

– Ou alors il laisse faire en se disant que, pour une fois, il n’a pas besoin d’intervenir, que cet homme va se détruire tout seul…

Je regarde Simon et je me dis qu’elle est loin du compte avec sa plante. Je souris à cette idée, je compare l’homme statue et farouche au cyclamen tranquille et muet.

Je ne veux pas renoncer.

J’étais si seule avant de le rencontrer. Avec lui, j’ai plongé dans une intimité dont je ne peux plus me passer.



– Et si l’intime et l’intimité n’étaient pas la même chose ? a suggéré Valérie l’autre jour devant un café.

– …

– Et si tu apprenais à te faire confiance au lieu de prendre tous les torts à ton compte ? Tu es à l’aise apparemment dans l’intimité mais c’est peut-être ton moi intime que tu dois reconnaître maintenant. Ton moi intime que tu dois faire respecter. Arrête de toujours dire que c’est de ta faute… Réfléchis, réfléchis. Tu n’es peut-être pas la seule criminelle. Pas la seule à fuir un fantôme, un ennemi que tu charges de toutes tes défaites…



J’ai faim de lui. Faim de ce regard sur moi qui m’emmène toujours plus haut, toujours plus fort. Qui me déguise en souveraine, me donne les pleins pouvoirs.

Il me dit d’écrire et j’écris.

Il me dit c’est bien, continue et je continue.

Il me dit coupe tes cheveux et je les coupe. C’est trop court ! Je les laisse pousser.

Il m’interdit de me maquiller et j’abandonne les rouges et les rosés, les beiges et les marrons irisé. Un jour, dit-il, je te ferai tatouer ou percer, je ne sais pas encore.

Je lui livre mon corps.

Il me dit, tous les deux on ira jusqu’au sommet du monde, et je respire l’air des montagnes enneigées.

Il me dit toi et moi entre Dieu et Diable, et je reçois les coups et les baisers, je tends ma bouche et mon corps, je remets mon sort entre ses mains.

Je ne peux plus vivre sans lui.



Au début de notre histoire, quand on se parlait au téléphone – tu m’appelais dix fois par jour pour me parler de la pluie, du soleil, des journaux lus au petit déjeuner, des détails de ton travail, des nouveaux détails de ton amour –, je t’avais dit que tu changeais souvent de voix.

Tu avais plusieurs voix. Une autoritaire, abrupte quand tu étais à ton bureau, habitué à ordonner, à décider, à ce que tout aille très vite, une voix douce et sensuelle quand tu m’appelais allongé sur ton lit, le soir, et enfin une voix précipitée, heurtée, presque inaudible quand un événement t’avait ému, blessé ou agacé. Je te faisais répéter, car ton débit escamotait un mot sur deux, dérobait le sens des phrases. Ou j’essayais de deviner le sens général de tes propos si tu persistais à ne point articuler ni ralentir. J’avais l’impression que tu galopais devant un ennemi lancé à tes trousses ou que tu étais tenu en otage, le canon d’une arme sur la tempe. Il nous arrivait même de nous disputer à cause de ta voix numéro un ou de ta voix numéro trois. La première trop sèche et impersonnelle, la dernière si fiévreuse que je me sentais mal à l’aise. Tu me répondais alors, excédé, que j’exagérais et n’avais qu’à faire un effort. Ou tu prétendais que j’étais sourde et devais me soigner.

Je connaissais tes trois voix et je pouvais savoir à chaque fois que tu me parlais si tu allais bien, très bien ou si tu étais contrarié.

Ce soir-là, au téléphone, tu avais ta voix bousculée, hachée.

– Ça ne va pas ? t’ai-je demandé doucement comme si je parlais à un enfant en proie à une forte émotion et qui se met à bégayer.

– Si… Si… Tout va bien.

– Tu as ta voix cassée… Il se passe quelque chose ?

– Non, non, rien de spécial. C’est juste que…

Tu hésites, tu as dans la bouche un goût de catastrophe.

– C’est idiot mais… Je viens de me rappeler… Demain, c’est… J’avais complètement oublié… C’est la fête des mères et je dîne chez mes parents.

La fête des mères ! Il faut que j’appelle la mienne. Elle tient beaucoup à ce qu’on lui souhaite la fête des mères, sa fête, son anniversaire, qu’on lui envoie des vœux pour Noël et la nouvelle année. Elle est très pointilleuse sur les dates à célébrer et entoure sur son calendrier les fêtes des uns, les anniversaires des autres. Même quand elle est fâchée, qu’on ne se parle pas, elle n’oublie jamais de m’envoyer un petit bout de papier, le plus souvent le dos d’une enveloppe ou le bas d’une feuille déjà utilisées, sur lequel elle écrit en lettres droites et impeccables, l’écriture d’une institutrice au tableau : « Je te souhaite un bon anniversaire. Maman. » Ce respect des choses qui se font, qui doivent se faire, ce sens du devoir appris et rabâché, surplis posé sur une tenue débraillée, me fait souvent sourire. Elle n’en pense pas un mot mais elle se soumet à la tradition parce que c’est son devoir de mère ; elle n’y déroge jamais. Grâce à ces menus rituels, elle garde la conscience tranquille et ne se reproche jamais rien.

– On ne se voit pas, alors ?

Mon ton est enjoué, léger pour effacer l’angoisse que je sens dans ta voix.

– Non… ou si, après le dîner.

– Comme tu veux. On s’appelle après, quand les festivités seront terminées ?

Tu dis oui d’un ton lugubre et tu raccroches.

Puisque c’est la fête des mères, on va faire la fête !

Je vais inviter ma mère au restaurant.

J’appelle mon frère pour qu’il se joigne à nous.

– Je n’y tiens pas vraiment… Je l’appellerai le matin pour lui souhaiter bonne fête mais je vous laisse en tête à tête. Tu ne m’en veux pas ?

– Ce serait mieux si tu venais… On parlerait d’autre chose… Sinon je vais encore me taper le mur des lamentations !

– Non merci ! Moi, j’ai passé sept ans à Madagascar, ce qu’aucun de vous n’a fait… J’ai de l’avance et vous des dîners à rattraper !

– Ils ont déjà envoyé leurs cartes, les deux autres ?

– Sûrement. Ils sont parfaits, eux !

Mon frère et ma sœur aînés. Parfaits dans leur duplicité. Cartes en avance, pour être sûrs d’être au rendez-vous des bons sentiments, et bouquets de fleurs le lendemain. Comme chaque année. Qu’ils soient au pôle Nord ou à Djakarta, ils n’oublient pas. Et pour Noël, des vœux en photos couleurs. Ma sœur aînée avec son mari et ses enfants en rang d’oignons, mon frère aîné triomphant derrière ses ordinateurs et son bureau d’homme qui a réussi et qui court le monde. Gros Job épanoui et méprisant. Ils ont réussi, eux, trompette ma mère à l’adresse de mon frère et moi, ils sont partis à l’étranger ! Alors que vous vous entêtez à rester dans un pays fini, un pays sans avenir avec des communistes au pouvoir, des grévistes dans les rues et des chômeurs qui veulent être salariés ! Ah ! Si j’avais épousé un Américain, je ne serais pas là pour voir ça !

Le film de sa vie, de toutes les déceptions de sa vie, se recale en arrière et défile. Interdiction de se lever ou d’interrompre la séance sinon elle nous punit d’un regard noir meurtrier et de son refrain préféré vous ne m’aimez pas, vous ne faites rien pour me plaire, qu’est-ce que j’ai fait à la vie pour mériter ça ?



Elle refuse de sortir, n’a pas envie de s’habiller, de se coiffer et elle veut regarder Derrick à la télé. J’insiste. Je l’emmène « chez Gérard », un petit bistrot dont le propriétaire est un copain, un vieux copain, je lui dis, tu n’as pas besoin de te faire belle, et en plus je viens te chercher et je te raccompagne à ta porte. Aucun risque de te faire agresser. Parce qu’elle a peur, peur de tout. Au moindre individu basané qu’elle croise, elle serre son sac sous son bras et file en maugréant contre l’insécurité rampante et le gouvernement qui ouvre grand ses portes à tous ces gens qui ne nous veulent pas de bien, ça c’est sûr. Tu n’as qu’à voir les banlieues ! Des Noirs et des Arabes partout ! Pire qu’à New York !

Ça, je n’en suis pas certaine. Mais je ne réponds pas et insiste, insiste. Soudain, il me paraît vital de passer la soirée de la fête des mères avec elle. Tu es ma maman, après tout, je lui décroche en argument final. Tu ne vas pas fêter ce soir-là face à Derrick quand ta fille te propose de t’emmener au restaurant !

Elle finit par soupirer si tu y tiens tellement…



Gérard nous a réservé sa plus belle table et lui conseille le menu dégustation afin qu’elle goûte à toutes ses spécialités. Elle le regarde comme s’il cherchait à l’arnaquer puis, devant son regard bienveillant, s’incline, réticente.

– On peut faire comme aux États-Unis et emporter ce qu’on n’a pas mangé ? Ils appellent ça des doggy bags.

Elle sait que ce n’est pas la coutume en France, mais elle pose la question pour me montrer qu’on ne sait pas vivre ici, et que c’est tout de même normal qu’on emporte ce qu’on a payé.

– Non, maman. Ici, on laisse tout sur la table. Tu le sais très bien, d’ailleurs.

Mon ton ferme et posé l’irrite. Tout chez moi l’irrite. Ses yeux tombent sur la montre en or et elle s’enquiert, c’est nouveau ? Oui, c’est un cadeau. Tu en as de la chance !

J’ai surtout eu de la chance de tomber sur un cafetier honnête qui l’a mise de côté.

Elle se tait, noue ses doigts en soupirant puis hausse les épaules et enchaîne comme si c’était absolument naturel :

– De toute façon, vous ne m’aimez pas ! J’ai des enfants qui ne m’aiment pas !

Gérard dépose devant nous deux coupes de champagne et elle le remercie, soudain radieuse, presque coquette :

– C’est très gentil à vous !

– C’est un honneur pour moi ! enchaîne-t-il, galant. C’est la première fois que je vous reçois et j’aime beaucoup votre fille !

Il s’éloigne et elle trempe ses lèvres dans sa coupe.

– C’est offert par la maison, tu crois ?

– Maman, c’est ta fête, ce soir, ne t’occupe pas de ça !

– Je ne veux pas que tu dépenses ton argent inconsidérément ! Les temps sont durs…

– Pas ce soir ! Profite, ce soir, laisse-toi aller !

Devant l’immensité de cette soirée qui s’annonce pénible et laborieuse, j’ai une idée. Une idée lumineuse. Une idée d’écrivain à sa table de travail, une brusque inspiration qui me soulève et m’entraîne vers elle, généreuse.

– Maman, tu sais ce que je vais faire ce soir ?

Elle me regarde, méfiante, et ne dit mot.

– Je vais te raconter ta vie comme si tu étais l’héroïne d’un roman…

À ces mots, elle se redresse et m’écoute. Elle me contemple, interloquée, et ses yeux brillent comme ceux d’une enfant. Elle monte sur scène, seule, et tout le monde la regarde.

Sa fille, d’un coup de baguette magique, va la transformer en Scarlett O’Hara. Ses hardes de femme âpre et dure tombent en lambeaux autour de la table. Elle noue ses cheveux en deux bandeaux noirs, se pince les joues pour les rosir et tamise le noir de ses prunelles. Elle dispose ses crinolines et ses jupons, prend une pause de fille du Sud alanguie et sensuelle. Elle redevient belle. Comme avant…

– Alors voilà… Il était une fois une jeune fille très belle, très douée, d’une excellente famille, qui avait tous les garçons à ses pieds et ne savait lequel élire…

– Ça, c’est vrai, ce n’est pas une histoire inventée…

– Cette jeune fille venait d’avoir dix-huit ans et son père avait décidé qu’elle devait quitter la maison, se marier et partir vivre ailleurs. Il fallait donc qu’elle se marie. Se marier ! Avec qui ? Elle ne savait pas qui épouser, elle était flattée par la passion qui semblait animer tous ces étudiants qui se battaient pour l’entourer mais ne savait lequel choisir. Et puis, ils étaient tous encore à l’université, ils n’avaient pas de métier. Or, il lui fallait un homme avec de l’argent, un salaire en fin de mois pour ne plus dépendre de son père. Elle aurait pu être en colère contre ce père, lui reprocher de la mettre à la porte, de la jeter dehors mais elle ne protesta pas…

– J’ai toujours obéi à mon père, je ne l’ai jamais jugé, moi ! Il avait sûrement ses raisons pour décider ça !

– Alors elle se maria avec un jeune homme qui avait du bagout, du charme et une fortune qu’il disait colossale. Elle n’était pas très sûre de l’aimer mais, comme lui disait sa mère, l’amour et le mariage font rarement bon ménage. Elle se maria donc…

– La pire erreur de ma vie ! siffle-t-elle en finissant sa coupe de champagne que Gérard vient remplir à nouveau.

Elle le salue bien bas et lui sourit, émue.

– … son prétendant n’était pas un mari. Charmant, charmeur mais instable, dépensier, joueur, ensorceleur, infidèle parfois. Elle comprit très vite qu’elle avait fait une erreur, une terrible erreur ! Que faire ? C’était trop tard. Elle était mariée et bientôt son ventre s’arrondit. Un, puis deux, puis trois, puis quatre enfants s’accrochaient à ses basques et lui bouchaient l’avenir. Comment travailler ou reprendre des études avec quatre bouches à nourrir à la maison ? Elle était seule pour les élever et il lui fallait se faire une raison : il n’y avait pas d’autre solution que de rester stoïque au poste ! Car notre héroïne avait le devoir vissé au corps. Le devoir, c’est tout ce qu’elle avait appris dans son enfance. Le devoir que sa mère et avant elle sa grand-mère, son arrière-grand-mère avaient illustré de la manière la plus parfaite. On serre les dents, on bande ses forces et on tient le coup ! La vie n’est pas une partie de plaisir. On oublie ses élans de jeune fille, ses désirs de devenir une autre, d’avoir une autre vie, une vie qui vous ressemble…

– Mille fois j’ai voulu partir, mille fois… Je ne l’ai pas fait à cause de vous. Qu’est-ce que j’aurais fait de vous ? J’étais si malheureuse. J’ai voulu me suicider deux fois ! Tu le savais, ça ?

– En plus, j’enchaîne, constatant qu’elle entre dans mon roman, dans son roman, qu’elle ne m’interrompt pas, en plus il y avait un autre malheur que notre héroïne devait endurer. Un malheur plus secret, plus diffus, un malheur impossible à confier même à sa meilleure amie… Un secret infâme qu’elle devait garder dans son cœur et qui lui faisait honte parfois…

Elle me regarde, intriguée, avide.

– Tous ses enfants avaient une tare, une tare terrible : ils ressemblaient à leur père, à cet homme qu’elle détestait jusqu’à le haïr, jusqu’à souhaiter sa mort dans le secret de ses rêves, la nuit ! Ils étaient le portrait craché de leur père et, chaque fois qu’elle se baissait pour les serrer dans ses bras, elle s’arrêtait net, reconnaissant le sourire, les cheveux, l’intonation, le charme noir de cet homme qui lui répugnait tant… Elle était cernée. Il lui arrivait de s’asseoir le soir et de pleurer sur sa vie finie si tôt.

– Tu as raison, à vingt-six ans, je n’avais déjà plus d’avenir… Quand j’y pense ! Moi qui voulais faire tant de choses ! J’avais tellement d’ambition ! Tellement de rêves ! Je me sentais la force de tout faire… mais j’en étais empêchée !

– Elle en voulait au monde entier, à ses amies qui avaient l’air heureuses, à celles qui travaillaient, à celles qui avaient un bon mari, à celles qui avaient de l’argent. Elle était rongée par le désespoir et l’absurde de sa vie. Sans argent, sans métier, sans parents tutélaires pour la recueillir ou l’aider. Il n’y avait pas d’issue. Cette pensée la rendait folle, violente même, et sa colère retombait sur ses proches qu’elle se mettait à dénigrer, sur ses quatre enfants qu’elle regardait comme autant de boulets qu’il lui faudrait tirer jusqu’à ce qu’ils soient grands, indépendants. Malgré la violence de son désarroi, elle ne pensa jamais à les abandonner. Elle remplirait son devoir, les dents serrées, quitte à se sacrifier. Elle se devait d’être une bonne mère. Et elle fit tout ce qu’il fallait pour cela. Elle accepta un poste d’institutrice, elle accepta les horaires ingrats, les trajets en métro, les collègues à qui elle n’avait rien à dire, les cantines, les études à surveiller pour gagner quelques sous de plus, elle accepta tout… et ses meilleures années défilaient sans qu’elle n’ait aucun répit. Il lui fallait toujours travailler plus dur, s’échiner, s’acharner.

– Ma chérie, me dit-elle, les yeux pleins de larmes. Comment as-tu deviné tout ça ?

– À force d’écrire, d’inventer des histoires, de me faufiler dans la peau des autres…, je réponds sans comprendre encore que sa soudaine émotion va m’apporter une révélation terrible, que ce petit jeu que je jouais innocemment pour alléger l’atmosphère entre nous va se retourner contre moi et de la manière la plus brutale.

J’attends, j’attends la conclusion qu’elle-même va donner à mon récit. Je connais ma mère, je sais qu’elle est dure, qu’elle ne triche pas avec ses sentiments parce que les sentiments ne pèsent pas lourd pour elle. Les apparences, l’argent, le qu’en-dira-t-on, la possession de biens matériels, une bonne situation, ça, c’est sérieux, elle y met tout son cœur, mais les sentiments… Balivernes !

Je me raidis, me prépare à encaisser le coup. Je ne sais pas encore si elle va me le délivrer avec douceur ou dans toute sa brutalité, si elle va l’alourdir de nouvelles révélations plus terribles encore. Je ne sais pas mais tout mon corps se prépare à amortir le choc.

– C’est exactement ça… Je ne vous ai jamais aimés. Jamais. Vous lui ressembliez trop… Tout ce que j’ai fait pour vous, c’était par devoir. Vous n’avez manqué de rien ! Et j’en suis fière ! Mais mon rêve… Mon rêve aurait été d’avoir un enfant d’un homme que j’aime. Celui-là, je l’aurais aimé… J’en ai rêvé, tu sais, j’en ai rêvé. De cet homme et de cet enfant… Mais la vie n’a pas voulu me les donner.

Ses épaules s’affaissent, tout son corps s’affaisse au souvenir de ce rêve qui passe. Son regard s’attendrit, sa bouche sourit à cet enfant chéri. Elle pourrait me le décrire mais elle se retient. On n’est pas du même monde, lui et moi. Elle est ailleurs. Avec lui. Elle ne me regarde plus, elle songe à cet espoir longtemps caressé, qui ne s’est jamais réalisé.

Je le savais. Je le savais puisque je l’ai poussée à me le dire mais je n’y croyais pas. Je racontais le pire pour qu’elle me contredise, proteste, m’assure qu’elle nous aimait mais qu’elle ne savait pas l’avouer, pas le montrer, mais qu’on était des enfants formidables, que j’étais une fille formidable, qu’elle était fière de moi, qu’elle croyait en moi…

– Je suis contente que tu m’aies dit tout ça, que tu aies compris mon drame, mon calvaire…

Et elle me tend les mains, heureuse et légère, pardessus la table, elle m’abandonne ses mains en une douce alliance. Souriante, apaisée. Je l’ai délivrée d’un grand poids. Je ne suis plus sa fille, je suis son amie, sa meilleure amie puisque j’ai su lire en elle, extraire la boue noire de son cœur sans la lui jeter à la gueule.

Je lui prends les mains et les serre très fort.

Ce soir-là, je lui ai dit au revoir.

J’ai dit au revoir à la maman que j’avais tellement attendue, tellement imaginée, tellement voulue que je la poursuivais pour lui arracher un regard, une attention, un mot d’amour. Un seul mot d’amour d’elle m’aurait donné des ailes, m’aurait fait gagner des milliers d’années, aurait évité des milliers d’erreurs, des milliers de meurtres. Je le savais. Aussi fort que le soleil chauffe la peau, que le feu brûle et que l’eau désaltère. Je l’exigeais avec de plus en plus de force et de violence. Une question de vie ou de mort. C’était ma peau que je voulais sauver quand je la harcelais pour qu’elle me regarde.

J’ai dit aussi au revoir à toutes les mères, à tous ces regards que je volais pour remplacer le sien…

J’ai effacé ces yeux qui ne m’avaient jamais regardée. J’ai effacé tous ces regards que j’avais quémandés, la rage au ventre, furieuse d’être obligée de chercher ailleurs ce qu’elle me refusait, avec l’envie de les tuer tous puisqu’ils n’étaient pas les siens, pas son regard sur moi. C’est son regard, ses yeux que je voulais. Pas ceux des autres. Le premier regard, celui que la mère pose sur son enfant, et qui lui donne la force de vivre, la force d’aimer, d’aimer les autres et de s’aimer soi-même.

Et tous ces autres qui m’avaient regardée avec amour, je les estourbissais puisqu’ils n’étaient pas elle.

Pas elle. Ma mère que j’aimais plus que tout au monde.

J’ai compris, ce soir-là.

J’ai tout compris. Ma rage assassine, mon envie de tuer les gens qui m’approchaient et qui voulaient m’aimer. Je ne voulais pas qu’ils m’aiment, je voulais que TOI, tu m’aimes. TOI, TOI, TOI, ma mère. Toi qui ne pouvais pas m’aimer, qui en étais empêchée.

Ce soir-là, en un éclair, je me suis retrouvée seule, face à moi.

Mes yeux à moi qui se tournaient vers l’intérieur découvraient cette vérité terrible, me disaient : voilà, maintenant tu sais tout, tu as compris. Tu es allée jusqu’au bout de votre histoire, tu as découvert le secret infâme qui libère.

Tu es libre…

Libre.

Elle t’a fait un cadeau inouï, un cadeau que font peu de mères : elle t’a rendu ta liberté. Combien de mères auraient protesté, auraient dit « non ma chérie, ce n’est pas vrai, je vous ai tant aimés, tant aimés » pour se donner une belle image de mère aimante. Elle n’a pas triché. Elle a eu le courage effronté, insouciant, de te dire la vérité, de te livrer le fond de son âme. Remercie-la. Tu n’auras plus jamais peur désormais. Tu vas pouvoir grandir à ton compte !

Remercie-la et chéris-la pour ce terrible cadeau qu’elle t’a fait.

Quand j’ai levé ma coupe de champagne, parce qu’elle était si émue, si légère tout à coup qu’elle voulait qu’on trinque, qu’on boive, qu’on s’étourdisse, c’est à ma santé à moi que j’ai bu.



Le lendemain, elle avait tout oublié.

Elle m’a téléphoné.

Pour me remercier ? Pour entamer un nouveau dialogue qui ne serait plus celui d’une mère aveugle avec sa fille enragée mais celui d’une femme avec une autre, à égalité ?

Non.

Elle m’a demandé :

– Tu n’as pas payé hier soir ?

– Gérard a tenu à nous inviter.

– Pourquoi ? Tu couches avec lui ?

Débit-crédit, débit-crédit.

Je n’ai pas été en colère. Mon regard nouveau s’est tourné vers elle comme un projecteur et je l’ai vue comme je ne l’avais jamais vue avant : petite fille pas regardée, pas aimée qui avait dû s’incliner devant la puissance de l’argent, des économies, de la Bourse. Devant le poste à galène et les hommes à bretelles qui brassent des dollars et des francs.

Débit-crédit, débit-crédit. C’est tout ce qu’elle avait appris.

Elle répétait, enfant docile et bien élevée. Elle suivait le destin qu’on lui avait préparé. Elle répétait. Elle se soumettait. Comme sa mère, sa grand-mère et toutes les femmes avant elles. Et rien, aucun sentiment, aucun élan, n’aurait pu la dérouter.

Je n’ai rien dit.

Je lui ai dit au revoir.

Je ne me lasserai jamais de te dire au revoir.



Puisque j’étais libre, maintenant, je pouvais t’aimer, toi l’homme-statue qui m’aimais tant…

Ma liberté commençait avec toi.

Tu étais le premier homme qui allait goûter avec moi à cette vie nouvelle d’offrandes et de gourmandises échangées, sans regard meurtrier.

J’avais hâte de t’annoncer la bonne nouvelle, de vérifier que je ne m’étais pas trompée. Je voulais que tu me dises « je t’aime », que tu te roules à mes pieds, m’offres la mappemonde et tous les Pygmées et que je m’enroule dans tes bras en réclamant encore, encore des mots d’amour, des trophées et des sagaies. Et des bébés, des milliers de bébés pour recevoir tout l’amour que j’avais envie de donner.

Je me regardais dans la glace et je m’envoyais des baisers.

J’empoignais les mots et j’écrivais.

C’est cette nuit-là, après le restaurant, que j’ai commencé ce livre, que j’ai mis en mots tout ce que j’avais dans la tête et qu’il était urgent que j’écrive…

« J’écris ce livre pour un homme… »

J’ai commencé comme pour faire le point. Un début que je jetterais sûrement quand j’aurais trouvé ma musique, mon rythme.

« Un homme que j’aime et que, pourtant, j’ai tenté de fuir, et peut-être de perdre, comme j’en ai fui et perdu tant d’autres avant lui. Malgré moi. Contre ma volonté. Ceci doit être clair. Je ne désire pas cet abandon soudain et brutal. Un homme que je voudrais aimer des pieds à la tête mais qu’un sort inique et maléfique écarte de moi.

J’écris ce livre après avoir écouté la même histoire, mon histoire, de la bouche de filles comme moi, de filles différentes de moi, d’hommes perdus, de femmes jeunes, pas jeunes, esseulées, baleines hébétées aux cheveux blancs, échouées sur les rives de la solitude sans savoir pourquoi.

J’écris ce livre pour essayer de comprendre avant qu’il ne soit trop tard, pour enrayer l’infernale ritournelle qui se répète après tant d’années. Aujourd’hui, je commence à y voir clair mais comprendre, est-ce suffisant pour détourner une malédiction ? Pour arrêter une répétition dont le mécanisme est remonté depuis des siècles et des siècles ? On le dit. Je voudrais le croire… »

Les premières esquisses de ce livre sortaient comme autant de mots crachés en flammes victorieuses.

Elle m’avait rendue libre d’écrire à nouveau.



Elle ne lisait jamais mes livres. Jamais.

La dame blonde et lisse m’avait donné le goût des mots. Elle m’avait encouragée, guidée jusqu’à mon premier livre. Elle m’avait dit de les toucher, de les caresser, de les prendre dans ma main, de les faire miens, ces mots écrits qui m’intimidaient tant. Regardez ! Ils ne vous mordent pas ! De quoi avez-vous peur ? Apprivoisez-les doucement, lentement. Écrivez.

J’avais écrit. Étonnée, d’abord. Enhardie, ensuite. Étourdie, aussi.

Elle m’avait donné un territoire, mon territoire, et je ne l’en remercierais jamais assez. Ce qu’elle ne voulait pas faire, elle me l’offrait en son nom. Elle me révélait un monde qu’elle imaginait, qu’elle goûtait les yeux fermés mais qu’elle s’interdisait. Pourquoi ? Je n’ai jamais su. J’ai su le pouvoir qu’elle m’avait donné, telle une bonne fée. Attentive et exigeante. En me laissant toute la place. Sans jamais dire comme tant de mères possessives, outrecuidantes : c’est moi qui vous ai faite, sans moi vous ne seriez rien. Jamais elle n’a revendiqué la moindre parcelle de pouvoir dans mon éclosion qu’elle surveillait du coin de l’œil.

Ma mère…

Elle refusait de les lire, ces livres que j’écrivais en mon nom, le nom de ce mari honni. Nom qui s’inscrivait partout en lettres majuscules.

Quand je les lui envoyais, pas toujours car il m’arrivait d’être trop en colère pour me soumettre, pour écrire son nom sur une enveloppe dans laquelle j’aurais glissé le livre, elle les mettait de côté. Pour plus tard. Quand elle aurait le temps.

Elle les ouvrait aux rayons des librairies. Elle ne voulait pas les acheter. Trop cher. C’est exorbitant le prix des livres, tu ne trouves pas ? Elle les feuilletait, debout. Elle les refermait et me disait je ne comprends pas qu’on publie ça.

Ça…

– Moi qui écris si bien, ajoutait-elle, j’ai envoyé mes manuscrits à tous les éditeurs et aucun n’a jamais été pris. Alors que toi… Non, je ne comprends pas. Quand écriras-tu un livre dont je pourrai être fière ? Mon ami, M. Laplace, a écrit un très beau livre, digne et historique, sur Richelieu.

– Ah oui ! Chez qui ? je demandais, les babines retroussées, prête à mordre. Je n’en ai pas entendu parler.

– Il l’a publié à compte d’auteur et il les vend lui-même. Un très beau livre, instructif et très bien écrit. Tandis que toi… Tu ne feras pas croire que c’est de la littérature !

Alors soudain tous mes livres disparaissaient, s’évanouissaient, partaient en fumée. Je me retrouvais les mains vides, dépossédée. La colère, seule, me sauvait et si je recommençais, sans jamais renoncer, c’était pour vaincre sa résistance, pour récolter un jour un regard délicat, un compliment, un soupir de reconnaissance. J’écrivais pour la vaincre, elle. Pour vaincre son indifférence haineuse.

Cette nuit-là, j’ai écrit, écrit… sans regard noir qui me ratatinait.



Je regardais les hommes dans la rue droit dans les yeux sans rien attendre en retour.

Je m’enivrais du pronom personnel qui m’avait fait si peur jusque-là : je.

Je n’aime pas ce commerçant, je n’aime pas sa manière de me répondre, de me rendre la monnaie. J’aime cette vitrine, elle est bien décorée. J’aime ce pull beige et je vais me l’acheter. J’aime la manière dont cette femme parle à son enfant. J’aime la lumière qui tremble à travers les arbres et éclabousse les trottoirs. J’aime les rues de Paris, j’aime Paris, j’aime la France, j’aime les chômeurs de France, les Noirs et les Arabes de France, les impôts trop élevés en France, l’odeur de bon pain qui sort des soupiraux des boulangeries de Paris, les bouches de métro qui crachent leur air chaud, je n’ai pas envie de partir à l’étranger.

J’aime ce pigeon qui s’est réfugié sur les toits, sous ma fenêtre. Il titube, il s’écroule et bat l’air de ses ailes. Je lui souffle dessus, de loin, et l’encourage à résister.

Et même… je respecte ma mère. Son passé. Sa matière. C’est son histoire. Elle n’a jamais voulu y réfléchir. Pas assez de courage, peut-être. Pas les bons outils. Pas le droit de se laisser aller au plaisir d’être elle. Pas de plaisir. Le plaisir est mal vu dans sa famille. Il perturbe l’ordre, le sacro-saint ordre familial. Si chacun se met à se faire plaisir qu’adviendra-t-il du devoir, de l’or, des pierres amassées par la famille ? Le plaisir est dangereux, petite maman. Tu le sais et tu le redoutes. Le devoir, lui, est rassurant. Il y a un modèle observé dans chaque famille, il suffit de s’y rapporter et de l’illustrer. De creuser le sillon dessiné par tes ancêtres. Mais à force de nier ton droit au plaisir, tu as accumulé une colère farouche, tenace, qui a bousillé ta vie et celle de tes enfants.

J’aime ma mère et je lui dis au revoir.

Je me suis réconciliée avec elle en lui disant au revoir.

Je ne la déteste plus, je n’attends plus rien d’elle, je la respecte. Je respecte son mal-être mais je reste à distance.

Je tournais, je virevoltais, j’étrennais une robe nouvelle et je me trouvais belle. Irrésistible, unique.

Si légère…



Ce n’est pas toi qui as répondu. C’est ta voix, ta voix numéro un sur le répondeur. Je t’ai laissé un message, te pressant de me rappeler le plus vite possible, j’avais une nouvelle très importante à t’annoncer. Une nouvelle palpitante, j’ai précisé.

Je palpitais.

J’ai appelé mon frère, mon petit frère, et je lui ai tout raconté. Par le menu, menu. En chuchotant, en souriant, en amplifiant ma voix selon le progrès de l’histoire, en proclamant, en entrecoupant mon récit de fous rires libérateurs et triomphants… Écoute, écoute… Attends, attends… Et alors… Son regard, au début émerveillé et tremblant quand je l’ai transformée en héroïne, quand je l’ai isolée, regardée… son soupir de délivrance, d’être enfin vue, reconnue et acceptée, et l’aveu, l’aveu de ce terrible péché qu’elle portait comme une croix trop lourde et qui la renvoyait buter contre nos demandes d’amour à nous. Elle ne pouvait pas nous aimer, tu comprends ? Elle ne pouvait pas. On ressemblait à papa ! Ce n’est pas incroyable, formidable, extraordinaire, exorbitant ? lui ai-je dit en regardant le ciel bleu foncé de Paris, les toits en pente gris ardoise, le pigeon qui se lustre l’aile de son cou plumé en attendant de retourner se bagarrer sur le trottoir. Le soleil qui entre dans l’appartement me remplit le corps et le cœur, me fait envoyer des baisers dans l’air et bondir pour attraper l’horizon, la terre, le ciel et le pigeon. Tout ce bonheur récolté au fil d’un banal dîner de fête des mères ! Cette douleur fulgurante qui se transforme en miel, en promesses de vie nouvelle…

– Ah oui…, m’a-t-il dit. Tu ne savais pas qu’elle ne nous aimait pas ?

– Non… Enfin, si… j’espérais toujours. J’attendais un miracle.

– Eh bien, moi, ça fait longtemps. Longtemps que j’ai compris, longtemps que j’ai renoncé.

– Ah…

– Et sinon… quoi de neuf ?

– Rien… Mais tu ne trouves pas ça incroyable ?

– Écoute, petite sœur… On est foutus, tu le sais. Je ne peux pas rester avec une fille plus de six mois et toi, tu fais souffrir tous ceux que tu rencontres. Qu’ils le méritent ou pas ! Ce n’est pas après un dîner comme ça que tu changeras. Tu te racontes des histoires !

– Parle pour toi… Mais moi, tu vas voir ! Je le sens, tu comprends, je le sens dans mon corps, dans mon cœur, dans ma tête…

– Tant mieux pour toi !

Et il a raccroché.

Je palpitais toujours.



Tu as appelé.

Tu avais ta voix numéro trois.

Je t’ai laissé parler. Je ne comprenais pas tout mais je devinais.

Le dîner chez tes parents… Toi, tendu, mal à l’aise. Un bouquet de fleurs à la main dont tu ne savais que faire. Qui t’encombrait, dont on ne te débarrassait pas. Essayant d’être à l’unisson mais renversant une chaise, un verre de vin, t’excusant, prévenant le geste de ta mère qui avait déjà pris une éponge pour réparer les dégâts. Elle avait mitonné tous les plats que tu aimais. Trois jours qu’elle était « en cuisine ». Pour toi…

– C’était sa manière à elle de te dire qu’elle était heureuse que tu sois là !

Tu ne m’entends pas. Tu continues avec le même débit incompréhensible, ta voix qui dérape, qui devient aiguë, insupportable. Ton père assis à table, silencieux, muet. Il regarde ta mère qui tournoie, se penche vers toi, t’enlace, pèse sur tes épaules, se niche contre ton cou, te parle de toi petit, un petit garçon si doux, si mignon, si gentil et « toujours premier en classe »…

– Toujours premier en classe !

Un petit garçon si parfait, qui faisait sa joie et sa fierté. Toutes ses amies l’enviaient d’avoir un fils aussi sage, aussi bon élève, aussi docile. Un fils qui ne se bagarrait jamais, qui ne déchirait jamais ses vêtements, qui ne traînait pas en sortant de l’école, qui revenait vite retrouver sa maman. Je te préparais un bon goûter, tu ouvrais ton cartable et tu me montrais tes devoirs. On les faisait ensemble, tous les deux, sur la table de la cuisine. On avait toujours de bonnes notes ! On récoltait toujours les félicitations écrites en rouge en bas du livret ! On ne négligeait rien. On se fixait des buts. Toujours plus haut, c’était notre devise. Tu te rappelles ? Un seul jour, tu m’as déçue, dit-elle en te regardant la tête penchée sur l’épaule, alourdie par un souvenir douloureux qui lui mouille encore les yeux… C’est quand tu as eu douze en musique à l’école alors que je te faisais répéter ton piano et ta flûte chaque soir. Chaque soir, tous les deux côte à côte, on faisait des gammes, on révisait le solfège, on jouait ensemble, sur le tabouret du piano. Le Gai Laboureur, La Valse favorite, la Lettre à Élise… Tous ces morceaux que j’avais joués, enfant… Et ce jour-là, à l’école, tu as eu douze en musique. Douze en musique ! Mon passé de petite fille qui voulait aller au Conservatoire, être une grande musicienne, donner des concerts en robe noire, m’est revenu et tu m’as blessée. J’avais mis tant d’espoir en toi ! Tu m’as dit que c’était très bien ainsi et que tu arrêtais le piano et la flûte. Tu m’as jeté un regard méchant, déterminé, les poings dans les poches, bien campé sur tes jambes. C’est fini ! J’arrête ! Je t’ai regardé, les yeux remplis de larmes. J’étais si triste, ce soir-là, que je me suis endormie en pleurant, en étouffant mon chagrin dans les plis des draps. Je m’en souviens comme si c’était hier… Un jour terrible pour moi ! Mais le lendemain, tu t’es repris et tu m’as promis d’avoir dix-huit, la prochaine fois. Personne n’avait jamais vingt, de toute façon. Dix-huit, c’était bien et je t’ai serré si fort contre moi que tu tremblais. Je me souviens de tout, tu vois…

– Ensuite, on est passés à table… J’étais mal, tu sais, si mal. Je ne savais pas quoi dire, alors je parlais de n’importe quoi.

– Tu leur as dit que tu étais amoureux ?

Il éclate de rire. Un rire méchant, sonore qui me crève les tympans.

– Tu es folle ! Je n’ai jamais amené une fille chez moi !

– Mais ils doivent bien se douter que…

– Le pire, ça a été après…

Après le dîner…

Tous les trois repus, le ventre qui heurte la table. Il faut tout manger, elle dit. J’ai cuisiné avec tout mon amour. Mange, mon bébé, mange. Je suis sûre que tu ne te nourris pas bien chez toi. Tu n’as jamais su faire la cuisine… Je te connais par cœur, c’est moi qui t’ai fait. Et toi qui n’en peux plus mais qui manges encore, qui avales un premier dessert puis une glace maison et enfin une petite mousse au chocolat pour garder le goût en bouche pour le café. Tu vois, je me rappelle que tu aimes le chocolat avec le café… Tu avales, tu avales pour ne pas lui faire de peine. Elle te regarde avec des yeux brillants. Elle ne mange presque rien, elle. Elle goûte les plats pour vérifier qu’ils sont assez cuits, assez dorés, assez goûteux, et puis elle les glisse sous ton nez et veille à ce que tu finisses ton assiette.

Après le dîner… quand tu te sens si lourd, si lourd que tu aimerais rentrer te coucher, tu te lèves sur une fesse puis sur l’autre, tu prends appui sur la table et tu dis merci maman, merci pour tout, ça a été une soirée délicieuse mais je crois que je vais rentrer…

Après le dîner, elle te regarde, elle te couve du regard, elle te dit que tu as bien mangé, qu’elle est heureuse, qu’elle ne te voit pas assez souvent, qu’elle ne comprend pas pourquoi, que cela lui fait de la peine, beaucoup de peine, ça sert à quoi d’avoir un fils parfait s’il ne vient jamais me voir… L’autre jour, je suis passée à ton bureau, je passe souvent sous les fenêtres de ton bureau, je savais que tu étais là, ta voiture était garée devant, mais une secrétaire, une pimbêche, m’a dit que tu étais parti en rendez-vous à l’extérieur.

– J’ai donné l’ordre à tous, au bureau, de lui interdire l’accès de ma porte. Au début, elle venait tout le temps, elle s’asseyait dans un coin et me regardait travailler ! Elle refaisait les calculs de l’expert-comptable, elle rangeait mes dossiers, prenait mes rendez-vous, remplaçait ma secrétaire…

Tu t’excuses, tu protestes, tu inventes mille excuses de travail, de travail surtout et uniquement de travail. Elle te prend dans ses bras. Elle a mis son tablier pour débarrasser. Elle te serre dans ses bras comme quand tu étais petit, qu’elle t’avait pour elle toute seule et puis elle relève la tête et elle te dit tu sais ce qui me ferait plaisir, ce qui serait mon plus beau cadeau de fête des mères ? Tu secoues la tête, tu dis non, je ne sais pas, j’avais apporté des fleurs parce que je croyais que ça te ferait plaisir, elle dit que oui les fleurs lui ont fait plaisir mais ce qui la rendrait par-dessus tout heureuse, c’est que tu restes dormir là, avec eux.

– Je ne peux pas, il n’y a pas de chambre…

Depuis que tu es parti de la maison, tes parents font chambre à part. Les deux seules chambres de la maison sont occupées. Où pourrais-tu dormir ? Ce n’est pas possible. Le salon est si petit qu’il n’y a pas de place pour un canapé. Non vraiment, tu ne vois pas. Ce n’est pas pour lui faire de la peine mais…

– Je suis grand, maintenant, je prends de la place !

Tu as dit ça en riant, en frappant sur tes hanches de géant, en étendant les bras presque jusqu’au plafond. Pour alléger l’atmosphère que tu sens lourde, si lourde. Pour faire sourire ton père qui ne dit rien, qui ne dit jamais rien, qui attend la nuit pour observer les étoiles. Il a investi sa prime de retraite dans l’achat d’une lunette très puissante et il passe ses nuits à contempler la Voie lactée, à essayer d’identifier toutes les traînées de lumière, à découvrir éventuellement une nouvelle étoile. Il est inscrit à un club international d’observateurs d’étoiles. Il correspond avec des gens dans le monde entier. C’est sa passion. Il y consacre tout son temps, maintenant. Quand tu étais petit, parfois, en cachette, il venait te trouver et te faisait lever. En pleine nuit. Pour partager sa passion avec toi. Une nuit, ta mère vous a surpris et s’est fâchée. Il fallait que tu sois en forme pour l’école. Ce n’était pas raisonnable. Il fallait que tu conserves ta place de premier à l’école. Enfin, voyons… Ton père n’avait rien dit et n’était plus jamais venu te réveiller. Tu l’attendais, les pieds glacés sur la bouillotte brûlante que t’avait préparée ta mère. Tu te forçais à garder les yeux grands ouverts pour qu’il n’ait pas honte de te réveiller mais il ne venait plus jamais. Tu mettais ton réveil à sonner toutes les heures… Aujourd’hui, il a sa chambre et la tête dans les étoiles. Depuis combien de temps a-t-il la tête dans les étoiles ? tu te demandes en le regardant. Il ne dit rien. Il n’a pas souri quand tu as dit que tu prenais de la place, qu’il te fallait un vrai lit pour dormir… Quand tu t’es retourné vers ta mère en écartant les bras en forme de refus.

Mais tu dormiras avec moi, mon chéri ! Comme quand tu étais petit et qu’on dormait serrés tous les deux… Je te faisais des câlins, je te respirais, je te racontais des histoires pour t’endormir, je tenais ton corps contre le mien, ton corps qui me réchauffait, me rassurait, me donnait faim, me donnait soif, chassait tous mes soucis, tous mes regrets. Dis-moi oui, mon chéri.

Elle s’est collée contre toi, en femme offerte et lourde.

– C’est horrible, c’est horrible. J’ai eu envie de l’étrangler ! Je suis parti à toute allure. Ils ont dû croire que je prenais la fuite.

Tu gémis. Tu répètes que c’était une soirée horrible, horrible… Tu cries ton dégoût. Je la déteste, je la déteste, tu répètes. Quand ma voiture est sale, elle laisse un mot sur le pare-brise en me disant de la laver, quand j’ai les cheveux trop longs, elle fait la moue et me dit de les couper, elle regarde si mes cols de chemise sont bien repassés, si mes ongles sont propres avant d’aller à table, elle me présente des jeunes filles qu’elle connaît pour que je les épouse, des jeunes filles parfaites qui me conviendraient, dont elle connaît les parents, les antécédents, je n’en peux plus, je n’en peux plus !

Je ne peux plus t’arrêter. Ta voix haut perchée reprend tous les griefs accumulés et les crache comme autant de nœuds qui t’empêchent de respirer.

L’amour est une denrée étrange. Trop d’amour étrangle. Pas d’amour détruit.

Il faudrait une balance pour apprendre à aimer. Le fléau de la balance qui disparaît sous l’excès ou le manque.

C’est pour cela qu’on s’est rencontrés ? Pour apprendre à aimer entre le trop et le rien ? Pour connaître le vrai amour, la vraie position du fléau de la balance ?

Mais c’est quoi, le vrai amour ?

Il nous reste tout à apprendre.

Tout un amour, toute une vie à recommencer.

Il faut du courage pour être heureux. Se retrousser les manches et ne jamais renoncer.



On marche dans la ville. On marche et je te suis. Comme si cette course allait nous mener quelque part. Comme si on avait un rendez-vous urgent qu’il ne fallait pas manquer.

On n’arrête pas de marcher. Tu fonces comme un enragé. Je trotte derrière toi, bute dans une pierre mal scellée, un trottoir irrégulier mais tu ne ralentis pas. Tu poursuis ton chemin comme si c’était le seul moyen pour toi de t’alléger, de relancer un monologue intérieur que je t’entends marmonner bien que tu ne parles pas, que tu ne te retournes pas. Tes mains sont enfoncées dans les poches de ta veste et je les sais recroquevillées, crispées. Tes épaules écartent les passants, les bousculent, les boutent hors de ton chemin, s’énervent de la lenteur des badauds et tracent leur sillon. Tu fonces tête baissée. Tu as le regard fixe d’un enragé.

On passe devant des cafés, des librairies, des étals de fleurs, de tee-shirts, de tours Eiffel, mais rien ne ralentit ton pas. Un nain, bossu, assis sur le macadam, torse nu, exhibe sa bosse et tend la main, tu ne le vois pas. Une pub Chanel s’affiche avec une fille blonde qui repose sa tête sur des flacons de numéro 5. La fille sourit et ses longs cheveux balaient les flacons de parfum. Une main anonyme a écrit en dessous : « Je pue. » Je te tire par la manche, regarde, regarde. Tu n’entends pas et poursuis ta marche effrénée. On s’engouffre sous les arcades de la rue de Rivoli, sous les réverbères dont les globes frappés par le soleil resplendissent en plein jour, diffusant une lumière orange qui inonde les arcades. On glisse sur les sols en céramique qui dessinent des losanges, des carrés, des dessins compliqués et multicolores près de l’hôtel Intercontinental. Je ralentis et observe les motifs entrelacés. Je ne veux pas faire la course avec toi, toi qui fuis devant moi.

Je te dis on va chez moi, je te fais du thé, du bon thé fumant, et on parle, on se repose, on s’allonge tous les deux l’un contre l’autre. J’ai plein de choses à te raconter. Je me suspends à ton bras mais tu ne ralentis pas. Tu continues, furieux.

Tu ne me demandes pas si je suis fatiguée.

Allez, viens, je recommence, têtue, je suis épuisée, j’ai mal aux pieds. On va où comme ça ?

Tu m’attrapes sans te retourner, m’arrimes à ta hanche et me forces à marcher à ton allure.

Je trébuche, tu me soutiens, me hisses contre toi et nous reprenons notre course folle. J’ai essayé de te parler du dîner avec ma mère mais tu n’as pas entendu. Je t’ai senti distrait. Ailleurs. Alors je m’applique à marcher à ton rythme. Je coince mon sac sur mon épaule pour qu’il ne tombe pas et je te suis…

Je veux retrouver mon assurance ancienne. La manière autoritaire et légère dont je parcourais ces rues de Paris avec elle. Le monde m’appartenait.

C’est toujours pareil. Un jour, je suis le roi du monde, je me sens fort, invincible, capable de la soulever dans mes bras, de l’emmener au bout de l’univers. Je suis un homme comme les autres. Mieux que les autres, même. Puis il se produit un incident comme le dîner chez mes parents ou un rien du tout. Un reflet de moi que je surprends dans une vitrine, une mèche trop en arrière, le col de mon polo coincé dans ma veste, mon imperméable froissé, un regard, un sourire que je surprends et je ne sais plus. Je ne sais plus marcher, je ne sais plus triompher. C’est fini. Je n’ai plus confiance en moi. J’ai l’impression qu’on me regarde avec commisération. Je me trouve gros, lourd, péremptoire. Un pauvre type, quoi. J’ai envie de me coller contre un mur et de tendre la main. Vous n’avez pas un franc ou deux pour me dépanner ? À vot’ bon cœur, mesdames. À vot’ bon cœur, messieurs. Je voudrais disparaître. Insupportable. Insupportable… Est-ce qu’elle me voit quand je suis comme ça ? Est-ce qu’elle voit que je suis un pauvre type ?

Ton bras autour de moi me soulève parfois, me pousse, me soustrait à la pression des autres. Tu regardes droit devant et me remorques comme un paquet. Soudain, tu t’arrêtes, tu me plaques contre le mur, tu appuies ton corps contre le mien. Tu me saisis par le menton, tu me forces à te regarder. Tu plonges ton regard noir, affolé, dans le mien et tu m’embrasses. Tu me meurtris la bouche de tes baisers donnés en pleine rue devant tout le monde. Tu repousses ma veste, remontes mon tee-shirt, empoignes mes seins. Non, non, pas devant tout le monde, je te dis doucement en me dégageant et je me rajuste.

– Tu as honte ? Honte de moi ?

– Non… S’il te plaît, arrête. Arrête.

Les voitures descendent la rue de Rivoli, les taxis ignorent les clients qui les hèlent, désespérés. Des touristes protestent en anglais, en japonais. Un groupe de dames âgées sort de chez Angelina avec des paquets de gâteaux à la main. Poudrées, immaculées. Si propres sur elles que je me sens sale tout à coup d’avoir été retroussée en pleine rue.

– Je suis fatiguée… Tu vas trop vite ! On pourrait prendre un taxi ?

On reprend notre marche furieuse. Un mètre nous sépare maintenant et tu ne t’en aperçois pas. Je ne franchirai pas cet espace, je te laisserai aller.

Elle a honte, c’est sûr. Elle me prend pour un fou. Elle veut me parler, m’apaiser, me comprendre. Je n’ai pas besoin qu’on me comprenne. Je vaux mieux que tous ces hommes qu’on croise, tous ces hommes qu’elle a croisés. Je ne veux pas de son amour-pitié. Je veux qu’elle m’aime comme un champion. Je suis mieux que les autres, tous ces autres qui ne la regardaient même pas. Elle ne le sait pas. Je vais lui donner des preuves. Les femmes veulent toujours des preuves. Des preuves d’amour. Rien qu’elle et moi ! Elle et moi ! Parfois je la déteste d’avoir eu ce passé avant moi. J’ai envie de la battre, de l’étrangler, que son dernier regard étonné soit pour moi.

Pauvre type ! Elle a connu trop d’hommes avant toi. Ils l’ont couverte de cadeaux, d’argent, de soirées dans les grands restaurants. Tu ne fais pas le poids ! J’irai emprunter de l’argent à la banque et je la ferai vivre sur un grand pied. Elle aura tout ce qu’elle voudra. Oui, c’est ça. Je vais m’occuper d’elle complètement…

Tu t’arrêtes brusquement et j’agrippe ton bras pour que tu ne repartes pas. Je pose ma joue contre ta manche en signe de paix. Tu m’arraches de la foule et on se réfugie derrière une colonne de pierre.

– J’ai décidé que je t’entretiendrais dorénavant ! Je paierai tout ! On prendra un grand appartement et on vivra ensemble…

– Mais tu es fou ! Je n’ai pas besoin qu’on m’entretienne ! Je n’ai pas besoin de ton argent !

Et puis plus bas, comme un aveu échappé dans cette foule bruyante et brutale :

– Tu vois, tu recommences. C’est plus fort que toi !

C’est à ce moment-là qu’elle t’a hélé, la grande fille brune. Elle a crié ton prénom et tu t’es retourné, laissant mourir sur tes lèvres la protestation que tu t’apprêtais à formuler. Elle t’a fait signe sur le pas de la librairie Galignani. On a fendu la foule pour la rejoindre. Elle s’est jetée à ton cou, t’a embrassé. Tu nous as présentées. Je ne me rappelle plus son nom. Je n’avais pas envie d’écouter votre conversation. J’étais épuisée, écœurée. Je désirais plus que tout me retrouver seule, loin de toi. En paix. Je t’ai dit que j’allais faire un tour dans les rayons, regarder les livres, et je vous ai laissés à la caisse. Elle te parlait avec animation et ton regard s’était radouci, tes épaules se détendaient et tu t’es appuyé contre un mur pour te reposer.

À un moment, je t’ai entendu éclater de rire. Un rire de bon aloi, tonitruant mais gai, pas un de tes rires sardoniques et blessants. Je me suis retournée, étonnée, mais tu ne m’as pas vue. Je crois bien que j’ai été jalouse.

Quand je vous ai rejoints à la caisse, je tenais un livre à la main. Un gros livre d’art, sur Delacroix et son séjour au Maroc. Un livre rempli d’illustrations somptueuses. Un livre cher à l’achat. Tu l’as vu et tu t’es précipité pour payer. Je t’ai repoussé doucement, j’ai dit non, laisse-moi, c’est un cadeau que je me fais. Tu as murmuré tout bas, menaçant, tu ne paies pas quand tu es avec moi, compris ? Tu ne paies jamais avec moi ! Tu as jeté des billets sur la caisse. Je les ai repoussés et j’ai sorti mon chéquier.

Elle l’a remarqué, la grande fille brune, ce geste discret de mise à l’écart. Je me suis penchée pour rédiger mon chèque, elle a dû croire que je n’entendrais pas mais j’ai parfaitement saisi ses mots, les mots qu’elle a prononcés pendant que je payais, les mots que je n’étais pas censée entendre.

– Et elle ? elle a dit, sournoise. Elle, elle te supporte ? Elle arrive à te supporter ? Ce serait bien la première !

Et elle a éclaté de rire en se jetant à ton cou, en un geste de propriétaire, de fille qui t’avait eu et qui entendait que cela se sache.

Qu’est-ce que je pouvais dire, après ça ? Qu’est-ce que je pouvais faire ?

On est ressortis. La fièvre t’avait quitté. On marchait au ralenti. On ne fendait plus la foule, on se laissait porter par elle, par les touristes qui avançaient leur guide à la main, les enfants qui jouaient à se glisser entre les passants, les parents qui flânaient bras dessus, bras dessous, devant les vitrines, tendaient leur visage au soleil de ce mois de mai. On avançait l’un à côté de l’autre, séparés, distants.

Tu m’as arraché le livre des mains, tu voulais le porter toi-même. Je n’ai rien dit. Je me sentais si lasse, si près de perdre la partie.

On avançait côte à côte et je regardais mes pieds, découragée.

La veille encore, j’étais forte, légère, sûre d’entamer avec toi une longue marche triomphale. La veille, tous les torts étaient de mon côté et, si je refusais ton amour, c’était ma faute, ma très grande faute. La veille, j’avais tous les courages, toutes les audaces. J’avais éliminé mon ennemi, mon plus terrible ennemi. J’étais prête pour un amour tout neuf. Rien que toi et moi. Sans fantôme meurtrier.

Sous les arcades de la rue de Rivoli, je n’étais plus sûre de rien.

Plus sûre d’être assez forte pour vaincre tes fantômes à toi.

Je me suis avancée sur la chaussée et je me suis immobilisée.

Je refusais d’aller plus loin. Je refusais d’avancer.

Tu es venu te mettre devant moi, tu m’as ouvert les bras en un grand geste de patriarche, mais je ne me suis pas serrée contre toi. L’exaltation de notre course folle avait mis des couleurs sur tes joues et tu avais les pommettes rouges, enflammées. Tu transpirais. Des gouttelettes de sueur perlaient à tes tempes. Tu les as essuyées d’un revers de la main et ton regard m’a évitée.

Je restais là, butée, obstinée. Faisant attention à ne pas te toucher, à ne pas toucher un gramme de ton corps.

Tu m’as contemplée, silencieux, et tu as hélé un taxi.



Tu as couru vers le taxi qui avait ralenti et se garait un peu plus loin.

Tu as couru pour qu’il ne reparte pas.

J’ai pris mon temps pour te rejoindre. Je ne voulais plus me hâter.

Tu es parti devant moi et je t’ai vu courir.

Ta veste noire volait dans ta course, tes mocassins noirs s’écrasaient sur les côtés. Tu portais mon livre. Tu étais empêtré pour courir.

Je t’ai regardé courir et j’ai vu.

J’ai vu une femme gauche, embarrassée. Une femme lourde, d’âge mûr, essoufflée par trop de poids à porter, engoncée dans un manteau trop épais, aux pieds serrés dans des gros godillots. Une femme avec des hanches larges, des jambes énormes enveloppées dans des bas opaques comme ceux qu’on voit dans les vitrines des magasins spécialisés pour personnes âgées, des bras qui battaient l’air comme des ailerons de baleine.

Tu courais comme une vieille femme corpulente.

Ce qui jaillissait de toi, dans cette course, ce n’était pas l’homme bondissant qui tirait dans les étoiles pour qu’elles tombent à mes pieds, l’homme libre et fort qui me dessinait une vie nouvelle, légère, où j’inscrivais mon nom en or, mais une vieille femme massive qui se suspendait à tes basques, t’empêchait de t’élancer, te ralentissait dans tes efforts pour te dégager, une vieille femme que tu portais sur ton dos, qui avait pris possession de ton corps, de ta vie, de tes espoirs, de tes amours.

Une femme qui se dressait devant moi en ennemie et m’apparaissait méchante, hideuse, menaçante.

Quand je me suis assise dans le taxi, j’ai compris que j’étais prisonnière, prise en otage par cette vieille femme et toi.

Elle était là, assise entre nous. Avec son gros manteau, ses larges hanches, ses bas épais, elle reprenait son souffle. Elle s’éventait, dégrafait un à un les boutons de son manteau. Elle passait sa main sous ses aisselles, remettait de l’ordre dans ses cheveux et donnait mon adresse au taxi. Elle se retournait vers moi et me jaugeait, sûre d’elle. Elle me regardait, paisible, et glissait à mon oreille : j’étais là avant, mademoiselle.

J’ai frissonné, me suis recroquevillée à l’autre bout de la banquette et quand tu as voulu m’attirer contre toi, j’ai failli crier : la vieille femme me prenait dans ses bras.



Je ne pouvais pas te le dire. Je ne pouvais pas. C’était trop intime, trop effrayant.

Et puis, j’en étais sûre, tu ne le savais pas. Tu ne voulais pas le savoir. Tu voulais tout oublier de cet amour dévorant de ta mère pour toi. Cette mère qui te voulait parfait, qui voulait que tout soit parfait autour de toi. Tu la portais en toi. Sur ton dos, dans ta peau. Incrustée. Tatouée. Elle ne te lâchait pas d’une semelle.

Elle te prêtait même sa voix…

La veille, tu avais explosé, tout à coup, au téléphone parce que tu ne pouvais plus te maîtriser, que tu suffoquais, mais aujourd’hui, je le savais, tu avais déjà oublié ce dîner qui t’avait fait perdre ton contrôle, ton fameux contrôle, qui avait enclenché cette folle course dans la ville.

Pour lui échapper.

Tu prenais la fuite mais tu ignorais que tu la portais sur ton dos.

Ta mère accrochée à tes épaules, qui te donnait des ordres pour avancer. À droite, à gauche, en avant, en arrière. Des ordres pour aimer : comme ci, comme ça. Pas celle-ci, celle-là.

Pour ne pas aimer.

Quand tu me regardais, ce n’est pas toi qui me regardais mais elle. Quand tu me couvrais de cadeaux, d’attentions, c’était pour lui plaire à elle. Elle qui n’en avait jamais assez, qui n’était jamais rassasiée.

Ce n’était pas moi qui me tenais face à toi.

C’était ta mère que tu devais toujours contenter.

Chaque nouvelle fille, chaque nouvel amour était un moyen pour toi de la fuir, d’arracher un amour qui te délivrerait d’elle, pensais-tu. Tu ne pouvais pas aimer, tu ne pouvais pas t’aimer : elle prenait toute la place, elle te bouchait la vue, le nez, les oreilles.

Parce qu’elle te supporte, elle ? Elle arrive à te supporter ? Ce serait bien la première ! avait dit la grande fille brune dans la librairie.

Elle arrive à supporter la mère que tu portes comme un poids trop lourd, cet amour à trois où la fille n’est jamais assez bien à ses yeux à elle, où rien n’est jamais assez parfait à tes yeux à toi.

Et toi tu te décarcasses pour que ton amour pour l’autre soit en tout point semblable à celui qu’elle te portait, cet amour qu’elle t’a appris à vénérer plus que tout.

Je ne peux pas te dire tout ça.

Je ne peux pas. Tu n’es pas prêt.

Tu as ouvert la porte de mon appartement et tu m’as poussée dans l’entrée.

Tu virevoltes, tu t’agites, tu essaies de comprendre pourquoi je me suis fermée soudain. Tu arpentes le plancher en enfonçant les talons, tu tournes, tu tournes en rond, les pouces dans ta ceinture, les pouces enfoncés jusqu’à la garde dans ta ceinture, les coudes écartés en une interrogation muette et violente. Tu poses sur moi ton regard fixe, déterminé, violent.

Tu aboies :

– Tu es toujours aux aguets, toujours à l’affût. Qu’est-ce que j’ai encore fait ? Allez, parle ! C’est à cause de cette fille dans la librairie ? C’est à cause d’elle ?

Je ne peux pas te raconter ce que j’ai vu.

Je ne peux pas.

– J’ai encore failli, hein ? C’est ça. Tu l’as ton excuse, maintenant, pour rompre, pour tout casser, tu es contente ? Tu n’en as pas marre de répéter, de tuer tout ce qui t’aime, tout ce qui frémit d’amour autour de toi ?

Et soudain, c’est moi qui transpire, qui sue à grosses gouttes, qui doute. Et si c’était l’ennemi qui avait frappé ? Si je m’étais trompée et que j’étais victime d’une hallucination, mise en scène par l’ennemi de toujours ? Et si toute cette belle scène de libération au restaurant avec ma mère n’existait que dans ma tête ?

Mon frère a raison. On est foutus, ma vieille, on ne peut pas aimer, tu te racontes des histoires…

Pourtant je suis sûre : je l’ai vue accrochée à ton dos comme une sorcière malfaisante. Je pourrais écrire un rapport détaillé, circonstancié, décrire sa poudre de riz qui vire en plaques rouges, ses cheveux gris roulés en une permanente impeccable, ses larges mains gantées qui tiennent un petit sac de chaisière, ses jambes lourdes, enflées. Je l’ai vue !

Je l’ai vue…

Je l’ai vue ou est-ce l’ennemi qui l’a mise dans mes yeux ?

Tu as dû sentir que tu faisais mouche ; toute ton excitation tombe d’un coup. Tu redeviens l’homme sûr et calme qui m’aime et va me guérir. S’engouffrer dans la faille qui s’est rouverte.

Et si c’était l’ennemi ?

Tu t’approches, me prends dans tes bras. Je me raidis un peu mais me laisse faire.

– Je serai plus fort que toi, plus fort que tout ! Laisse-moi faire. Aie confiance !

Je m’abandonne contre toi. Tes mots me bercent, bercent le doute qui m’étreint soudain. J’ai envie de pleurer, de verser des litres et des litres d’eau tiède et salée contre ta veste noire. Je suis lasse, si lasse. Perdue. Je ne sais plus à quoi me raccrocher. Mais je me retiens. Ce serait trop facile. Et puis je ne suis pas encore convaincue d’avoir tort. Après tout, je mène une enquête. Un inspecteur ne doit pas pleurer. Il doit continuer son investigation, recueillir des preuves, des témoignages. Interroger tous les témoins.

– Je vais devenir un homme parfait ! Je vais apprendre à t’aimer, te laisser venir à moi lentement. Je ne vais plus te forcer, te harceler. Tu vas voir ! Je vais t’aimer comme tu en as envie.

– Je ne veux pas que tu sois parfait, je dis tout doucement. Pas au sens où tu l’entends… Je veux que tu sois toi, que tu mettes le doigt sur ce que tu es vraiment.

Un homme parfait, qu’est-ce que c’est ? C’est un homme debout qui occupe son territoire. Un homme imparfait mais qui sait qui il est. Qui accepte ses limites, ses richesses, qui dit je suis comme ça et je vais en tirer le meilleur. Qui n’essaie pas d’être un autre. De plaire à tout prix. À l’autre, pour oublier qu’il n’est que ça : un homme comme les autres.

– Le problème n’est pas d’être un homme parfait, je reprends d’une voix tremblante, comme si je découvrais une vérité nouvelle. Le problème, c’est de reconnaître et d’occuper son territoire. Je peux te servir à ça. Profites-en. Ça s’appelle aussi l’amour. Les moyens de devenir soi-même grâce à une autre qui te regarde et qui t’aime pour toi, pas pour une image idéale de toi. Je veux apprendre ça avec toi. Pour toi et pour moi. J’en ai besoin autant que toi, tu le sais.

Il dit oui. Il m’écoute. Il promet.

Une flamme de bonheur brûlant brille dans ses yeux. Il est chargé d’une mission, d’une nouvelle mission.

– Je voudrais rester seule, maintenant. Je suis fatiguée, si fatiguée.

– Mais je ne te gênerai pas. Je resterai là et je te regarderai dormir…

– Non, s’il te plaît…

J’essaie de cacher le sentiment de dégoût que j’éprouve pour lui. Et la vieille femme. Je ne veux pas d’étreinte à trois. Je vois toujours ses hanches larges, ses grands pieds, ses bas de contention. Elle se dresse devant moi et veut me prendre dans ses bras.

Pour m’étouffer. M’étrangler.

– Il y a deux minutes, tu me disais que tu allais cesser de me harceler… Tu as déjà oublié ? Écoute-moi quand je parle, je t’en supplie. Écoute-moi…

– Je ne te toucherai pas ! Je veux rester avec toi !

Je secoue la tête, le repousse peu à peu vers la porte, pousse son grand corps, son corps lourd, encombrant, encombré. Il résiste et tente de s’esquiver, de s’échapper pour reprendre du terrain.

– S’il te plaît, supplie-t-il tout bas avec une moue désespérée d’enfant puni, s’il te plaît…

– Non, je ne peux pas. Pas ce soir…

– C’est fini, alors ? C’est fini ?

– Non, ce n’est pas fini. J’ai besoin d’un peu de temps, d’espace.

– Mais qu’est-ce que je vais faire, moi ?

– Tu vas rentrer chez toi et demain, on s’appelle.

– Promis ?

– Promis…

Il me lance un regard effrayé, un regard qui quémande une dernière assurance, une ultime promesse. J’ouvre la porte et le repousse un peu plus loin, sur le palier. Il glisse un pied dans l’entrebâillement et demande à nouveau :

– C’est fini ?

Je lui souris et souffle un baiser. Il reste là, immobile, et la porte se referme sur lui. Je me laisse tomber sur le sol, tends l’oreille pour écouter le bruit de ses pas qui s’éloignent. Il ne bouge pas. Nous sommes chacun de part et d’autre de la porte. Il refuse de s’éloigner. Je me raidis, noue mes jambes et mes bras et attends…

– C’est moi qui t’appellerai, lance-t-il enfin d’une voix forte. C’est moi qui t’appellerai !

Et j’entends le bruit de ses pas lourds qui font craquer le parquet puis dévalent l’escalier.



Il ne m’appelle pas pendant un jour, deux jours, trois jours.

Le désir revient lentement en moi. Je pense à lui comme à un être magnifique qui me manque quand il est absent, me comble quand il est là.

Je pense à lui sans avoir peur.

J’efface la scène de la course rue de Rivoli. Je la mets sur le compte de l’ennemi. Je lui tire la langue à l’ennemi. Je n’arrête pas de le vaincre, en ce moment.

Je n’ai plus peur de la vieille femme accrochée à son dos. Je l’ai peut-être rêvée. Ou j’en viendrai à bout. Je suis bien venue à bout de ma mère. Je suis plus forte que toutes les mères, maintenant.



Greg est de passage à Paris pour la promotion de son dernier film.

Greg était de passage à Paris pour la promotion de son dernier film car finalement, Greg a tout annulé. Tous ses rendez-vous avec la presse. Il n’a pas envie de parler de son film, pas envie de le défendre.

– Ce n’est qu’un film, dit-il, un film de merde, en plus.

Je m’indigne :

– Comment peux-tu dire ça ? La critique française l’a encensé, ton dernier film !

– La critique américaine l’a descendu. Comme d’habitude. Anyway… Je gagne du blé et je fais vivre mes ex-femmes et mes enfants. Je ne suis bon qu’à ça. À leur filer du blé.

– Tu as toujours pensé ça de tes films ?

– Pas au début. Au début, j’étais émerveillé… Je trouvais tout merveilleux ! Et puis…

Il s’interrompt, gifle l’air de sa main. Fait craquer ses articulations, lisse sa barbe nouvelle. Demande :

– On va manger ? J’ai une faim de loup !

Je lui raconte les progrès de mon enquête. Le dîner avec ma mère. Il me dit que j’ai de la chance d’avoir une mère si brutale, si directe. Ça fait gagner du temps.

– Mon père est mort, ajoute-t-il, et je n’ai jamais eu le temps ni l’occasion de me réconcilier avec lui. Too bad… Mon frère est mort aussi. Le préféré de ma mère, celui en qui elle mettait tous ses espoirs, toute sa fierté. Un accident de voiture. Et tu sais ce qu’elle m’a dit quand elle me l’a appris ?

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