– Je t’épouserai jamais. Jamais. J’ai vingt ans. Tu en as cinquante. Je t’épouserai jamais.

Tout me donner.

Il m’achetait des chaussettes chaudes pour que je n’aie pas froid aux pieds, palpait le tissu de mes pantalons et le trouvait trop mince pour l’hiver, prenait rendez-vous chez le dermatologue dès que j’avais un bouton, m’offrait des doubles rideaux pour arrêter les courants d’air, m’emmenait dans des palaces, aux sports d’hiver, au bord de la mer, me disait « tiens-toi droite », « c’est pas la bonne fourchette », « dis pas ça », « fais pas ci », « lis ça », « regarde ça », « écoute ça ». J’écoutais. J’apprenais. Je me remplissais.

Je prenais tout, stupéfaite qu’on puisse donner autant, mais je prenais avec parcimonie. Petit à petit. Réservée. Hostile parfois. Comme une anorexique qui apprend à manger.

Il me donnait trop. Je n’avais pas de place pour tout ranger.

Et puis, je ne le méritais pas. Il avait une haute idée de moi. Il me voulait plus riche et plus belle que la reine de Saba. Plus libre et plus puissante que Néfertiti. Et moi, j’étais Cosette avec mon seau rempli de complexes.

Je prenais tout parce que j’aimais apprendre…

Et qu’il y avait les coups.

Il s’éloignait quand il était en colère. Il devenait un autre, un ennemi que je pouvais mesurer. Tenir à distance. La lutte, la bagarre, je connaissais. J’étais à l’aise dans les coups. Je reprenais mon souffle. Je respirais. On était deux bien séparés. Il redevenait un homme libre et fort. Je devenais une femme soumise et dure. On s’affrontait chacun avec ses armes. Il possédait la force de l’homme, la ruse des vieux guerriers, les stratagèmes du combattant rompu, je me travestissais en mille feux follets, le déroutais, le harcelais, me laissais prendre puis m’échappais, le narguais, l’ensorcelais. Chacun, à tour de rôle, vainqueur et vaincu. L’amour n’était plus cette offrande mièvre et suspecte qui le collait à moi et me donnait envie de le rejeter, mais un combat délicieux où chacun fourbissait ses armes, ses plans de bataille, d’où naissait un plaisir trouble, haletant, menaçant, toujours différent. On inventait des stratégies pour vaincre l’autre, des pièges pour l’enfermer, des faux répits, des faux soupirs pour mieux rallumer le désir.

Mais, toujours, toujours, derrière les plus terribles menaces, derrière les mises en scène les plus raffinées, je pouvais sentir battre son amour pour moi.

Alors je devenais grande. Je devenais multiple. Je suis celle-là, et celle-là aussi et celle-ci et cette autre…

Quand l’homme se montrait trop doux, trop amoureux, trop tendre, trop pressant, qu’il posait doucement ses mains comme deux coques frêles sur mes seins, que je sentais son corps s’alourdir contre le mien, lourd de tout son amour, de tous ses espoirs, je me rétractais. Mon corps, mon cœur se refermaient. Ma tête partait au large. Je ne pouvais supporter cet abandon, ce laisser-aller, cette exhibition sentimentale qui me laissait un sale goût dans la bouche. Je voulais les épines qui égratignent, qui brûlent, font couler un sang nouveau.

Je ne comprenais pas pourquoi.

Quand il me prenait contre lui et chuchotait : « Tu es belle, tu es douce, ton corps est un territoire inconnu dont je voudrais embrasser la moindre parcelle, l’honorer et le caresser toute ma vie », j’entendais un immense éclat de rire noir monter du fond de mon ventre. Je me durcissais, plaquais mes mains sur mes oreilles pour ne plus l’entendre ; mais quand, le matin, il me réveillait, me maintenait contre lui, enfermée, prisonnière, accentuant la pression de ses doigts sur le bout de mes seins jusqu’à ce que je hurle à pleine bouche, qu’il m’intimait l’ordre de me taire et reprenait la crispation de ses doigts tenailles, alors je sentais en moi un immense ruban d’amour se dérouler et m’enchaîner à lui. Je lui disais : « Je t’aime, je t’appartiens, fais de moi ce que tu voudras », aveu terrible que ses mots d’amour n’avaient jamais pu m’arracher.

Comment pouvait-il comprendre ce que je ne comprenais pas ?

Cette souffrance nouvelle qu’il inventait chaque fois, qui me retournait comme un gant, faisait surgir en moi des territoires inconnus où je me laissais entraîner, terrifiée mais consentante, sûre d’approcher une lumière qui m’aveuglait et me parlait d’amour, d’identité, de terres à défricher.



– « Les jeux érotiques découvrent un monde innommable que révèle le langage nocturne des amants. Un tel langage ne s’écrit pas. On le chuchote la nuit à l’oreille, d’une voix rauque. À l’aube, on l’oublie. » C’est Genet qui parle ainsi. Je te ferai tout subir parce que je veux tout de toi. Je veux voir tous tes visages, toutes tes peurs, toutes tes audaces. Je débusquerai le pire en toi et le transformerai en pierres précieuses. Je te menacerai et tu m’obéiras…

– Quand on me menace, je fais tout…



La ceinture glisse sur mon corps, longue, souple, avec une grosse boucle lisse et argentée. Elle effleure les épaules, le ventre, remonte sur les seins, s’attarde, musarde comme si elle cherchait un bon tour à me jouer, un bout de chair à mordre. Le cuir est froid, la boucle glacée, elle accroche au passage un sein, une pointe de sein, et tes yeux bondissent dans les miens, guettent la surprise ; ils lisent l’appréhension et l’attente muette, se plissent en une interrogation de bourreau complaisant et ta main s’allonge et se fait pressante. Elle appuie la pointe de la boucle sur la pointe du sein, emprisonne la pointe du sein dans la boucle, serre, tourne, tourne, et comme je ne dis rien, comme aucune plainte ne monte de ma bouche, que je persiste à garder ma douleur pour moi, à m’en pourlécher comme d’un bonbon secret, tes doigts se crispent et écrasent le bout tendre et durci du sein contre la boucle froide et dentelée jusqu’à ce que la douleur explose et que filtre de ma bouche une plainte rauque qui te fait sourire.

Je n’ai pas le droit de parler, de gémir ou de geindre, pas le droit de bouger, de me dérober à la douleur que tu inventes et doses savamment, ne me faisant jamais vraiment mal, mais me mettant sur le chemin d’une souffrance que je devine fulgurante. C’est la menace qui m’enchante, le pouvoir infini de la menace : tout est possible et encore plus terrifiant que la réalisation. La menace qui ouvre tout grand l’imaginaire. Il n’y a pas de frontière. Tout est suspendu, infini. Le désir s’amplifie, roule, gronde, s’étire, se retire, revient en vague écumante qui ne casse jamais…

Tu es immense, tu es la voûte céleste et je suis une petite étoile perdue dans la Voie lactée qui assiste à la naissance d’un nouveau monde.

Là, dans le noir de la chambre, dans le noir de ma chambre.

C’est simple, dis-tu d’une voix qui n’admet pas la dérobade ou l’hésitation.

C’est si simple qu’on peut en mourir de plaisir.



Un jour, l’homme tout gris hissa le drapeau blanc et réclama la paix. On prendra un appartement, on vivra ensemble chaque minute, chaque seconde, je te protégerai de tous les hommes marron et tu grandiras à l’ombre de mon chêne.

– Je veux grandir seule, toute seule.

– Je veux vivre avec toi.

– Un jour, je partirai. Tu le sais bien. On n’est pas à égalité.

– Je ne veux pas que tu partes…

– Je partirai.

– Je veux faire un bébé avec toi.

– Je ne veux pas de bébé. Je ne veux plus rien de toi. Tu es tout gris.

C’est fini, je pense, en le repoussant de mes chaussettes chaudes, de mes pantalons épais, de toutes mes forces. C’est fini, je ne t’aime plus et d’abord je ne t’ai jamais aimé. J’ai pris en toi ce qui m’intéressait. En commerçante avisée. Ce n’est pas de l’amour, ça. Tu n’as plus rien à me donner, que des veillées sous l’abat-jour en regardant la télé ! Tu as les mains vides, tu n’as plus d’empire, plus de territoire. Tu es un vieux brigand ruiné sans bateau ni butin, échoué sur une île menacée par la marée du temps. Moi je suis un jeune corsaire avide de batailles, de rapines, de terres inconnues où planter son drapeau noir. C’est fini.

Je le pensais mais ne le disais pas. J’avais honte de ce troc impudique au terme duquel nous étions arrivés. Je lui étais reconnaissante d’avoir posé les premières bornes sur mon territoire, d’avoir découvert les terres en friche en moi. Sa douleur m’émouvait et m’encombrait. Me dégoûtait aussi. Je l’aurais voulu superbe dans le renoncement, grand, généreux, va-je-ne-te-hais-point. J’aurais voulu qu’il me garde dans sa rétine à jamais sans plus m’approcher. Qu’il se tienne à distance.

Il me jetait sur le lit, essayait de me forcer, d’inventer d’autres jeux où il était le plus fort, le maître de mon corps, je le repoussais. Verrouillée. Froide. Indifférente.

– Tu me dégoûtes, je lui disais. À l’idée que tu puisses poser tes mains sur moi, tout mon corps se révulse. Je ne veux plus jamais que tu me touches. Plus jamais ! Je veux tout oublier de toi. Tu n’existes plus.

Il renonça à se battre. Il cessa d’aller travailler. Il traîna au lit jusqu’à midi. Il me suivait partout. Il fracassait ma porte, cassait les poignées des portières de ma voiture, me jetait hors de la sienne en plein virage. L’instant d’après, il n’était plus qu’un homme répandu à mes pieds qui répétait qu’il m’aimait, qu’il m’aimait.

– C’est quoi « aimer » ? je lui demandais.

– Regarde-moi… Je deviens fou à cause de toi.

– Tu étais déjà fou avant. Je ne suis pas responsable.

Il ne répondait pas. Ses cheveux gris devinrent tout blancs. Il devint tout blanc, s’effaça. Bientôt, je ne le vis plus. Il disparut.

Une femme blonde et lisse, qui m’avait vue compter les trombones et les élastiques, esquiver l’homme marron, quémander du travail dans d’autres services, me dit un jour :

– Je vous observe. Vous êtes dure, vous résistez mais vous vous épuisez. Vous n’avancerez pas si vous restez ici. Venez avec moi… Je lance un nouveau journal, j’aurai besoin de vous. Il paraît que vous aimez écrire ?

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