– …

– Elle m’a dit : quel gâchis ! Il est parti, et toi tu restes…

Il écarte les mains en signe de constat d’échec. En signe de constat de grand malheur indélébile.

– C’est la vie ! comme vous dites, vous les Français. Je ne la changerai pas. Et c’est trop tard pour me changer…

Il commande des profiteroles au chocolat. Il n’est plus au régime.



Quatre jours que tu n’as pas donné signe de vie.

Je laisse un message sur ton répondeur. Je dis : « Hello, je suis là, tout va bien, tu me manques et c’est délicieux le manque quand on n’a plus peur. »

Le pigeon me tient compagnie. Il ne bouge pas. Je le surveille du coin de l’œil et m’inquiète pour lui. Quand il relève la tête, je le soutiens de mon regard attentif, puis il la repose, engourdi.



Je déjeune avec Anouchka. Elle porte une jupe et je le lui fais remarquer. Elle soupire et me dit qu’elle est obligée. Dans la nouvelle boîte où elle travaille, elle est chargée des relations avec les clients et son patron lui a demandé d’être féminine.

– Il m’énerve ! Il m’énerve ! Quand il s’adresse à moi, il demande : « Et qu’est-ce qu’elle en pense la ravissante Anouchka ? » Est-ce que je m’adresse à lui en disant : « Et le gros Robert avec son ventre en avant et ses narines pleines de poils, il est content ? » En plus, je suis sûre que je suis moins payée que mes collègues masculins qui font le même travail que moi… Je suis en train de mener moi aussi ma petite enquête et la ravissante Anouchka va se défendre, je te le promets ! Je pense que je n’aurais pas été engagée si j’avais eu son ventre et ses narines pleines de poils ! C’est humiliant, tout de même, c’est humiliant ! Toi, tu n’as pas ces problèmes, tu travailles dans ton coin, peinarde !

– Et avec ton fiancé ?

– Je crois que je suis trop en colère. Tout le temps. Je n’arrive pas à accepter… On va dire qu’il me supporte et que je me laisse apprivoiser. Il dit que j’exagère, que je dramatise, mais il n’est pas une femme, lui ! Quand je lui parle de mes subtils problèmes, il tombe du ciel ! Pourtant j’ai envie d’aimer, une terrible envie d’aimer !

Le garçon nous apporte la carte des desserts. On décline poliment et on commande deux cafés.

– J’ai pris deux kilos, je ne rentre plus dans mes vêtements, soupire Anouchka en lissant son ventre. C’est la dernière jupe qu’il me reste. Parce qu’il y a ça aussi : la tyrannie du poids ! Pourquoi fait-on tout ça ? Tu me trouves grosse, toi ?

Je fais non de la tête.



Une semaine que je n’ai pas de nouvelles.

Je commence à m’inquiéter.

Je laisse un nouveau message. « Houhou ! J’existe, ne m’oublie pas tout de même. Je pense à toi très fort, très, très fort. Tu me manques. »

Tu n’as pas essayé de me joindre. Je suis à la maison tout le temps. Je fais retraite et écris comme une acharnée. J’ai retrouvé mes mots et l’estime pour mes mots. J’écris ce livre comme s’il sortait de mes entrailles, qu’il se vidait sur la table. Toute mon enfance revient au galop. Tout mon silence de petite fille mal éclairée m’assourdit. Il ne faut pas se taire. C’est en se taisant qu’on devient victime.

J’écris pour ne plus me taire.

Je tends l’oreille vers le téléphone.

Je suis inquiète. Je ne voudrais pas non plus tomber dans des rapports de force. Le premier qui rappelle a perdu. Bisque-bisque-rage. Ça ne m’intéresse pas.

Je vérifie que la ligne n’est pas coupée. Je vérifie que le répondeur marche. Je vérifie que je suis toujours belle dans la glace.

Je regarde le pigeon sur le toit ardoise. Il semble toujours blessé et se recroqueville en boule, la tête enfouie sous ses ailes.

Est-ce que ça dort, un pigeon ?

J’émiette du pain, un reste de viande.

Qu’est-ce que ça mange, un pigeon ?

Je mets un peu de lait dans une coupelle, sors par la fenêtre, rampe sur le toit en surveillant la pente et pose son repas sur la gouttière.

M’aplatis près de lui et l’observe.

Il est vraiment mité. Un pauvre pigeon en bout de course.

Il ne bouge pas. N’essaie pas de s’envoler. Cloué sur le toit pour cause de mauvaise grippe, de castagne ou de vieillesse.

Est-ce que ça a de la fièvre, un pigeon ?



Plus de nouvelles de ma mère.

Pas de nouvelles de mon frère.

Et la statue est toujours muette…



Le pigeon s’est redressé, ce matin. Je l’ai vu se traîner jusqu’à la coupelle de lait et y tremper le bec une fois, deux fois, trois fois. Puis il a picoré un morceau de mie de pain et est allé se blottir un peu plus loin, dans la gouttière. Le gris de son plumage se noie dans le gris des ardoises. Il porte une tenue de camouflage.

Il a frotté son œil contre son aile. Il a l’œil tout rouge et boursouflé.

Est-ce qu’on leur met des gouttes dans les yeux, aux pigeons ?

Je continue d’écrire. Du matin au soir. Et toute la nuit. En pyjama. Je mange ce qu’il reste dans le frigidaire, des vieux fromages, des yaourts, du tarama, du surimi. J’ai un gros tas de feuillets imprimés sur le bureau et je le regarde avec satisfaction. Je suis en train d’écrire notre histoire, notre belle histoire d’amour.

Je les lui offrirai quand on se retrouvera.

Cette trêve amoureuse m’aura, au moins, permis d’avancer dans mon livre. Si ça continue, s’il continue à ne pas donner signe de vie, j’aurai fini bientôt.

Je n’ose plus sortir de peur de manquer son appel.

Il me fait subir une épreuve. Il veut me montrer qu’il est le maître.

J’ai pourtant laissé deux messages. Deux messages de femme amoureuse et tendre.

Il a peut-être décidé de rappeler au troisième.

J’appellerai demain…



C’est Charlie qui me l’a annoncé.

Elle a pris des gants.

Elle n’aimait pas ce rôle de porteuse de mauvaises nouvelles.

Elle m’a dit :

– Je crois qu’il vaut mieux que tu saches : il est avec une autre.

D’abord, je n’ai pas compris.

Qui ça ? j’ai demandé. J’ai essayé de me souvenir du nom de son dernier coup de foudre. L’homme du Minnesota qui prenait des Boeing pour un oui, pour un non, pour venir l’embrasser à Paris, France.

– Mais c’était fini entre vous… C’est normal, non ?

– C’est pas ce que je voulais te dire… Ce n’est pas lui dont je parle. Lui, c’est fini, et il n’y a personne d’autre.

– C’est qui, alors ?

Je fais le tour de la bande des sorcières et je ne vois pas d’autre histoire d’amour à suivre. Charlie, Valérie, Anouchka, Christina… Simon ne l’a pas plantée là. C’est un cyclamen sédentaire.

Je ris à cette pensée. Si on ne peut plus faire confiance à un cyclamen ! Si même les cyclamens se mettent à être volages !

– Ne me rends pas les choses plus difficiles qu’elles ne sont, je t’en supplie ! dit Charlie en appuyant ses poings serrés droit sur la table. J’ai réfléchi avant de te parler, j’ai pris mon courage à deux mains ! Ce n’est pas facile, crois-moi.

Elle me regarde d’un air suppliant. Je comprends que c’est important. Je comprends qu’il s’est passé quelque chose de grave.

Je ne comprends pas de qui elle veut parler. Je cherche, je cherche.

– Je ne vois pas… Promis, juré !

– Bon… Alors je vais être plus explicite…

Elle a repris son souffle, m’a regardée avec tout l’amour qu’elle me porte, a mis tant de tendresse dans son regard, tant d’attention précautionneuse que, soudain, j’ai compris.

J’ai crié Non ! Très fort. Non ! Ce n’est pas possible ! Le coup était si violent que j’ai reculé sur ma chaise puis je suis retombée contre la table en formica du café. Le front sur la table. Atteinte en plein cœur. J’ai gémi non, non, non. Me suis redressée, ai serré ma tête entre mes mains, ai fermé les yeux pour ne plus rien voir, plus rien entendre.

Elle a pris ma main dans sa main et a continué à voix basse :

– … Je faisais la queue au cinéma quand j’ai entendu, dans mon dos, une voix très forte, une voix d’homme autoritaire qui parlait du film que j’allais voir. Il l’avait déjà vu et y entraînait une fille. J’ai écouté ce que disait la voix de cet homme qui paraissait si sûr de lui, si érudit. Il dressait des parallèles avec des films américains, des films d’art et d’essai. Sa voix était envoûtante. J’ai imaginé à quoi ressemblait cet homme intriguant, et puis j’ai eu envie de le regarder. Alors je me suis retournée et je l’ai vu. Lui… Il était avec une fille blonde, toute jeune, qui portait des cheveux attachés en catogan. Il la tenait par le cou et, quand je me suis retournée, il ne m’a pas vue parce qu’il l’embrassait…

– Sur la bouche ?

– Sur la bouche. Ce n’était ni sa sœur ni une vieille copine, je te promets. Je me suis détournée, très vite. Il ne m’a pas reconnue. Après tout, on ne s’est croisés qu’une fois, chez toi, et c’était si rapide. Il ne pouvait pas se souvenir de moi mais moi je me souvenais. Tu penses que je l’avais photographié !

– T’es sûre ? je répète plusieurs fois, hébétée.

– Absolument sûre… Je les ai laissés passer devant, je suis allée m’asseoir derrière eux et je les ai espionnés pendant tout le film. Ne me demande pas ce que j’ai retenu du film : rien du tout. Il lui parlait, il l’embrassait, il lui mangeait la bouche et elle se coulait contre lui. Elle avait l’air très amoureuse…

– Qui ne serait pas amoureuse d’un homme qui veut tout vous offrir ? Tout vous donner ? Qui vous considère comme la huitième merveille du monde ? Elle va tomber comme moi…

– Ça va ? m’a demandé Charlie. Tu vas te remettre ?

J’ai dit oui de la tête. Pour la rassurer.

Ça n’allait pas du tout.



Je suis rentrée chez moi et j’ai fait comme le pigeon.

Je me suis roulée en boule et j’ai attendu que le mal passe.

Est-ce que ça guérit, un humain en mal d’amour ?

Je me suis souvenue de tout. J’ai repassé mille fois le film de notre histoire. Je me suis souvenue que je me demandais toujours pourquoi, pourquoi nous nous étions embrasés si fort, quelle était l’origine de notre passion. Car de cette réponse dépendait l’avenir de notre amour…

Je voulais savoir. C’était très important.

Pourquoi avions-nous éprouvé cette faim de l’autre si violente au premier regard, aux premiers mots échangés dans une fête banale, si banale, dans une réunion de gens pressés, indifférents ?

On s’était reconnus…

Mais on avait reconnu quoi ?

Aujourd’hui, j’avais la réponse. Dans une histoire d’amour, on n’est jamais deux face à face, jamais isolés dans un imaginaire libre et généreux. On est tous les autres et toutes les autres qui ont aimé avant nous. Une longue chaîne de forçats menaçants qui nous tirent en arrière et nous lestent de leurs vieux conflits, leurs vieilles fripes, leurs masques grimaçants, leurs cœurs dévastés, impuissants. Nos mères et nos pères, nos grand-mères et nos grands-pères, nos arrière-grand-mères et nos arrière-grands-pères. Ainsi de suite…

On porte, sans le savoir, leurs peurs et leurs angoisses, leurs rancœurs et leurs haines, leurs élans brisés et leurs blessures ouvertes, leurs espoirs déçus et cette scie meurtrière : on ne m’y reprendra jamais plus, jamais plus, jamais plus. Comme si l’amour n’était qu’une guerre en plus, un règlement de comptes impitoyable, une histoire de succession jamais fermée. Tous ceux qui murmurent à nos oreilles sans qu’on les entende : « J’étais là avant » nous bousculent, s’installent dans nos vies, y déroulent leurs histoires et nous bouchent nos plus beaux horizons.

On aime comme nos mères nous ont aimés.

On porte nos mères sur le dos. Notre manque de mère ou notre trop-plein de mère.

Moi, j’avais un mal fou à accepter ou à recevoir l’amour parce que, de l’amour, j’ignorais tout. Il m’a fallu tout apprendre comme on apprend à marcher, à écrire, à lire, à nager, à manger avec un couteau et une fourchette, à faire du vélo… et il s’était chargé de mon éducation. Patiemment, amoureusement. Comme une mère penchée sur les devoirs de son enfant, accordant des compliments, grognant des encouragements ou épinglant des faiblesses.

Lui, au contraire, avait été envahi d’amour, cerné d’amour, asphyxié d’amour. Nié d’amour. Écrasé par une image parfaite à atteindre qu’elle brandissait devant lui comme un sucre à un chien.

On porte chacun sa mère en soi. Nos mères s’incrustent en nous et on doit s’en débarrasser, sinon on finit en meurtrier. Tu me tues d’amour, je te tue de non-amour…

Je n’étais rien pour lui. Il ne le savait pas mais je ne comptais pas. Ce n’était pas moi qu’il aimait. Il imaginait une femme idéale, n’importe quelle femme qu’il pouvait façonner. Comme sa mère l’avait façonné. Sans le regarder. En hommage à elle.

Il m’avait prise en main, m’avait dirigée, m’avait donné beaucoup mais ne m’avait jamais vue, jamais écoutée. Il avait fait de moi sa créature comme elle avait fait de lui sa créature.

Et quand je regimbais, il disait autoritaire « tss… tss… » et m’ordonnait de me taire, de l’écouter, de lui obéir. « Je suis comme ça et c’est à prendre ou à laisser », disait-il, péremptoire.

Et moi qui avais tant besoin d’un regard posé sur moi, je m’étais laissé faire.

Émerveillée…

Ce n’est pas ça, l’amour.

L’amour c’est quand l’autre vous regarde, pose son regard sur vous et voit, au fond, des pépites que vous ignorez, les exhume et vous les apporte. Pour vous enrichir, vous agrandir, vous rendre libre. Le regard d’amour qui fait de vous une autre, vous donne de grands espaces où galoper ivre de bonheur et de fierté. Je suis moi et je suis quelqu’un de formidable parfois, de moins formidable d’autres fois.

Nos regards aveugles s’étaient croisés en un éblouissement meurtrier.



Le pigeon s’était requinqué. Il se dandinait sur le bord de la gouttière comme sur la piste d’une guinguette. Il se lissait les plumes avec soin. Quand les pigeons se graissent les plumes, disait ma grand-mère, c’est signe qu’il va pleuvoir. Ils se graissent les plumes pour que l’eau coule sur eux sans les mouiller.

Je l’observais, roulée en boule sur mon lit. Je pensais à notre belle histoire d’amour. À ma mère, à sa mère, à nous.

Est-ce que ça a un papa, une maman, une grand-mère, un pigeon ?

Il tentait ses premiers pas, maladroit, écartait ses ailes, les repliait. Il ouvrait grand son œil rougi et on aurait dit un petit marquis poudré et précieux. Il avançait sur le bord de la gouttière, étonné d’être toujours en vie.

Il avait fini ses gamelles.

Je lui en ai préparé des nouvelles.

Pour qu’il prenne des forces avant de partir. Avant de s’envoler refaire sa vie, sa vie de pigeon coriace.

C’est ça l’amour, je me suis dit en ouvrant la fenêtre et en tendant mon visage au soleil. C’est donner des forces à l’autre pour qu’il se sente libre et sûr de lui.

Mon premier amour était un pigeon, un pigeon de Paris, sale et gris, tenace et pugnace.



1- Éd. C. Bourgois et 10/18. Traduction de Philippe Garnier.

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