DEUXIÈME PARTIE LA MAISON DE SAINT-GERMAIN

Chapitre V LA BLESSURE EMPOISONNÉE...

A genoux sur la marche du petit autel dans sa chapelle familiale à l’église de Saint-Germain, Charlotte s’efforçait de prier mais ce n’était pas évident dans un sanctuaire dont la moitié manquait et qu’elle ne reconnaissait plus. Trois ans plus tôt en effet, tandis qu’elle était en Espagne, une partie du vieux bâtiment - trop vieux sans doute ! - s’était écroulée une nuit de tempête.Le Roi s’était hâté de le faire reconstruire par Mansart, mais, dans son empressement à la rendre au culte paroissial - le château, lui, possédait sa chapelle ! -, le fameux architecte avait purement et simplement supprimé le bas-côté accidenté. Par chance, la sépulture Fontenac était restée intacte dans l’oratoire dédié à saint Hubert qui avait eu la chance d’être épargné.

Elle avait tenu, avant de rejoindre sa maison, à venir s'incliner sur la tombe de son père pour y déposer un bouquet de roses de Noël et allumer un cierge. Elle savait, bien sûr, que sa mère se trouvait là elle aussi, à jamais liée dans la mort à celui qu’elle avait assassiné, mais elle s’interdisait d’y penser. Son hommage était destiné uniquement à l’homme si bon et si affectueux dont elle ne gardait que de doux souvenirs. Quant à la cruelle « révélation » que son cousin Charles de Brécourt avait osé lui jeter à la tête après la mort de sa chère marraine, elle refusait farouchement d’en tenir compte. Il était impossible que celui qui dormait là ne fût pas son véritable père, parce que seul l’amour comptait. Et il en avait donné beaucoup.

Sa prière achevée, elle sortit de l’église et rejoignit La Reynie qui l’attendait dans la voiture avec laquelle il était allé la chercher à Clagny. Il tenait à être présent quand elle pénétrerait dans cette demeure où il s’était produit tant d’événements pénibles.

— Vous sentez-vous prête ? S’inquiéta-t-il en l’aidant à reprendre place auprès de lui, après lui avoir offert son bras pour lui éviter de glisser sur les pavés recouverts d’une mince couche de neige.

— Tout à fait ! Ne m’avez-vous pas dit que j’allais revoir d’anciens serviteurs ?

— Et une surprise. Je crois sincèrement que vous vous y sentirez chez vous !

— C’est le principal pour moi...

C’était vrai. Elle éprouvait un besoin poignant de solitude dans le cadre auquel s’attachaient ses souvenirs d’enfance. Depuis sa fuite du couvent, elle n’avait connu que des palais royaux plus ou moins chaleureux

— En admettant qu’un palais royal chaleureux puisse exister à la surface de la terre ! - et des chambres minuscules partagées avec une ou parfois deux compagnes. Elle retournait dans « sa » maison et, après ce qu’elle venait de subir, c’était un immense soulagement.

Nuancé pourtant par l’ombre d’un remords : avoir dû demander un délai à Madame qui l’accueillait à bras ouverts... et en larmes. La pauvre princesse venait de perdre sa petite chienne favorite qu’elle aimait tendrement et qui dormait la nuit nichée contre elle.

— J’espérais tellement votre retour, avait-elle déploré en tirant son mouchoir pour la dix ou onzième fois. Je me sens si abandonnée à présent !

— Madame a-t-elle des nouvelles de Mlle de Theobon? ... Je veux dire, Mme la comtesse de Beuvron.

— Non, mais pas depuis longtemps. Son Beuvron s'est fait occire à je ne sais plus quelle bataille. La voilà veuve et elle s’est retirée au couvent de Port-Royal.

— Pour y prendre le voile ?

— Tout de même pas ! Comme dame pensionnaire. Au moins elle est à Paris et Monsieur permet que nous correspondions.

— C’est déjà cela...

— Oui, mais en échange - Monsieur ne fait jamais rien pour rien ! - j’ai été obligée d’accepter la Grancey à l’emploi de gouvernante de mes filles. Cette pécore, cette grande amie du chevalier de Lorraine ! Heureuse-ment que la jeune Anne-Marie, fille de feu Madame Henriette, va épouser au prochain printemps le duc de Savoie... mais ma pauvre petite Élisabeth-Charlotte se retrouvera sans défense entre les mains de cette mégère !

— Si j’étais Madame je ne me tourmenterais pas trop pour elle. Son Altesse ressemble énormément à Mademoiselle: elle a déjà des griffes et sait s’en servir ! Et Monseigneur Philippe, son frère [9]?

— Autre sujet de disputes. J’ai dû batailler ferme pour qu’on ne lui donne pas comme gouverneur cet affreux marquis d’Effiat, le « grand » ami de mon époux et du venimeux Lorraine que toute la Cour accuse d’avoir empoisonné Madame Henriette. Mais enfin, ce danger-là est oublié !... Alors vraiment vous ne voulez pas revenir ?

— Si, Madame, et avec joie... mais pas dans l’immédiat. J’ai besoin de solitude... et peut-être aussi de me retrouver moi-même.

En considérant plus attentivement son ancienne fille d’honneur, Madame voulut bien admettre :

— Il est vrai que vous avez changé ! On dirait que... que vous êtes enveloppée d’un voile gris. Et même votre voix s’est assourdie comme si vous traîniez derrière vous une pesante souffrance. J’espère que ce n’est pas la fin tragique de votre mère ?... Non ! C’est autre chose... dont vous n’avez pas envie de parler, n’est-ce pas ?

— Non, j’en demande pardon... et je remercie Votre Altesse Royale de sa compréhension. Un jour peut-être je lui dirai... Et je promets de revenir dès que mes affaires seront en ordre...

Les deux femmes s’embrassaient quand surgit Saint-Forgeat envoyé par Monsieur pour avertir Madame d’une fête impromptue qu’il donnait ce soir-là en l’honneur de l’arrivée de l’ambassadeur de Savoie. Mais en se trouvant soudain en face de Charlotte,

Adhémar oublia complètement sa mission. Il eut un haut-le-corps, se racla la gorge, déglutit et finalement émit, mécontent :

— Vous ici ? Oh, comme c’est drôle ! Enfin drôle... cela le serait si vous n’aviez si mauvaise mine. Le bruit courait que vous étiez en prison ?

La Palatine n’allait pas laisser échapper une aussi belle occasion de se mettre en colère :

— Voilà longtemps que je vous tiens pour un benêt, Monsieur de Saint-Forgeat, mais au moins pour un benêt poli ! Or, vous débarquez chez moi tout faraud sans même prendre la peine de vous faire annoncer et tout ce que vous trouvez à dire à votre épouse que vous n’avez pas vue depuis des mois - et dont entre parenthèses vous vous souciez comme d’une guigne ! -c'est qu’elle a mauvaise mine et que vous avez appris qu’on l’avait arrêtée ?

— Mais... mais... mais..., hoqueta-t-il, affolé.

— Brillante réponse ! Quoi encore ?

Charlotte choisit d’aller au secours de son « mari » :

— Ne le disputez pas, Madame ! Nul n’a jamais prétendu que nous formions un couple semblable aux autres. Nous étions bons amis, pas davantage, et, pour ma part, cela me suffit amplement.

— Vous... vous revenez à la Cour ?

— A la Cour, non. Auprès de Madame, oui ! Lorsque j’aurais mis ordre à la succession de ma mère et pris du repos...

— Ah bon ! ... Et vous allez loger où ?

— Mais chez moi, à l’hôtel de Fontenac à Saint-Germain.

— Là où l’on a trouvé ? ... Fi ! Quelle horreur ! Je pourrais pas fermer l’œil une minute dans un endroit pareil ! fit-il en mettant les mains sur sa bouche d’un air épouvanté, après quoi il prit dans le manchon accroché à son cou par un ruban un minuscule flacon qu’il respira énergiquement à plusieurs reprises.

— Rassurez-vous ! Le calma Charlotte. Je ne vous le demanderai pas. Jusqu’à présent nous avons vécu loin l’un de l’autre sans nous en rendre compte et je ne vois pas pour quelle raison nous y changerions quoi que ce soit...

Pendant le court trajet entre l’église et la maison, La Reynie respecta le silence de Charlotte, se contentant de l’observer. Non sans inquiétude. Le changement survenu en elle au cours de ces quelques mois le tourmentait. Peut-être le souvenir de Claire de Brécourt qu’il avait aimée n’était-il pas étranger à son trouble. Il éprouvait pour elle une affection quasi paternelle et souffrait de la voir si différente. Aussi essayait-il de comprendre pourquoi. Cela ne pouvait venir de son séjour à la Bastille. Le brave Baisemaux n’était pas homme à torturer mentalement ses pensionnaires et si nombre d’entre elles étaient sorties de sa juridiction légèrement anémiées par la claustration, aucune ne ressemblait au gracieux fantôme qui se tenait à ses côtés. Il fallait que ce soit pendant son séjour dans ce mystérieux endroit où Louvois l’avait recluse pour restaurer sa santé. Et le policier brûlait de poser des questions mais s’abstenait en espérant que Charlotte viendrait d’elle-même à se confier. Heureusement, elle allait revoir chez elle Mlle Léonie et celle-ci était trop fine pour ne pas réussir à trouver la clef de l’énigme... À moins que...

La Reynie n’aimait pas Louvois qu’il savait brutal, impitoyable, voire cruel. Qu’il fût un grand serviteur de l’État était indubitable mais n’empêchait pas que l’homme pouvait se montrer implacable jusqu’à la cruauté. N’avait-il pas inventé ces odieuses « dragonnades » sous lesquelles criaient de douleur et de honte les anciennes régions huguenotes du Midi ? Le procédé était simple : on envoyait un régiment dans un lieu donné, on logeait les hommes et les officiers chez l'habitant et bientôt celui-ci se trouvait en butte aux exactions les plus révoltantes. Vol, viol, pillage, tout était permis sinon recommandé. Une seule façon de s’en sortir : abjurer la foi protestante ! Une abomination ! Et le Roi laissait faire - en admettant qu’il n’eût pas autorisé. Le Roi ! « Son » Roi qu’une main discrète ramenait vers une piété que l’on voulait exigeante afin d’expier les péchés parfumés des premières années du règne.

Et c’est ce même Louvois qui s’était soudain voulu le protecteur d’une jeune femme ravissante dont la santé l’inquiétait ? Allons donc ! Quand on le connaissait, on pouvait tout attendre de lui. Même le pire ! Et était ce pire que La Reynie redoutait en observant le blanc profil immobile, les paupières baissées ne se relevant que sur un regard infiniment triste d’où l’étincelle joyeuse de naguère avait disparu...

Lorsque l’on fût à destination, il constata avec plaisir que le portail était ouvert, que les cheminées fumaient et que, debout sur le perron, en belle livrée verte et blanche, le maître d’hôtel Merlin guettait leur arrivée.

— Vous voilà chez vous ! Sourit La Reynie. Et je peux vous dire que vous êtes attendue avec impatience !

— Vraiment ?

— Vraiment. Il n’y a plus ici que des serviteurs fidèles à cet autrefois que vous regrettez. Marion, la douteuse femme de chambre de votre défunte mère est au Châtelet pour répondre du meurtre de votre père.

Pour la première fois, Charlotte parut reprendre vie :

— Vous avez trouvé des preuves ?

— Non, mais j’ai des témoins ! La mort de Mme de Fontenac a délié les langues que la peur paralysait. Et maintenant..., ajouta-t-il en sautant de voiture pour lui offrir la main...

À l’appel de Merlin, les serviteurs accoururent souhaiter la bienvenue à leur nouvelle maîtresse et se faire présenter pour ceux qui ne la connaissaient pas. A commencer par lui-même, mais ce ne fut pas sans difficulté parce que la grosse Mathilde, la cuisinière, s’était précipitée et avait attiré Charlotte dans son giron en pleurant de joie :

— On n’espérait plus vous revoir, Mlle Charlotte, brama-t-elle au milieu de ses larmes. Mais on va faire en sorte que vous vous trouviez bien chez vous ! Je vous ai préparé de ces massepains que vous aimiez quand vous étiez enfant. Et aussi...

— Allons, Mathilde, intervint Mlle Léonie qui faisait son apparition, laissez-la entrer et se réchauffer ! Vous aurez largement le temps de refaire connaissance...

Les yeux de Charlotte s’arrondirent en découvrant à l’entrée de la maison la petite silhouette grise et blanche :

— Cousine Léonie ! cria-t-elle tandis qu’une vraie joie venait éclairer ses yeux. Je n’aurais jamais imaginé vous retrouver ! Lorsque l’on m’a emmenée au couvent vous n’étiez pas dans les meilleurs termes avec ma mère et j’étais persuadée de ne plus vous revoir !

— La voilà, la surprise ! Renchérit La Reynie. J’étais certain que vous seriez contente...

— Contente? C’est ravie qu’il faut dire C’est enfin un véritable bonheur ! Je croyais n’avoir plus de famille et, en outre, mon père et moi l’aimions profondément.

Elles restèrent un long moment embrassées jusqu’à ce que le policier fît observer que, vu la température, on serait aussi à l’aise à l’intérieur mais ce fut en se tenant par la main qu’elles suivirent son conseil et Charlotte put redécouvrir sa maison.

Au-delà du vestibule dallé de marbre blanc veiné de vert comme l’escalier qui menait aux étages, le rez-de-chaussée se composait, pour le pavillon central, de deux spacieuses salles de réception à l’ancienne mode l’hôtel ayant été construit sous Henri IV -, dont l’une, à usage de salle à manger, était tendue de cuir de Cordoue à reflets dorés dont les sièges étaient de tapisserie au point de Hongrie dans les tons feuille morte relevés de touches vertes. Une table servie y attendait trois personnes.

— J’espère, dit Charlotte à leur compagnon, que vous ne refuserez pas de partager ce premier repas avec nous ?

— Sûrement pas ! répondit-il avec bonne humeur. Un, ce sera un plaisir et deux, je meurs de faim !

La deuxième pièce était un salon dont les murs, comme les tabourets et les chaises, étaient habillés de damas vert desquels ressortaient quatre fauteuils de damas crème et deux bergères à oreilles de velours corail encadrant une remarquable cheminée de marbre blanc. Des miroirs de Venise et des tableaux ornaient les murs et un grand tapis des Gobelins réchauffait le parquet miroitant commun aux deux salles comme les poutres apparentes - et peintes de couleurs vives - des plafonds d’où pendaient des lustres de cristal. Au bout du salon, à angle droit et occupant l’aile gauche, se trouvait la « librairie », ou bibliothèque, aux panneaux peints des neufs muses, qui avait été la pièce de prédilection du père de Charlotte qu’elle ne revit pas sans émotion devant le vieux fauteuil de cuir, proche de la cheminée, qui avait sa préférence quand il n’était pas à sa table de travail, une épaisse dalle de chêne portée par des pieds chantournés. Il ne restait que de rares traces de l’incendie qui avait failli ravager l’ensemble.

Remettant à plus tard le moment de redécouvrir l’étage parce qu’elle n’avait pas oublié à quel point Mathilde était pointilleuse sur l’heure des repas, Charlotte proposa que l’on passe à table après s’être lavé les mains à la fontaine polychrome du vestibule.

Ce fut sans une hésitation que Charlotte prit la place de sa mère. Elle éprouva une curieuse sensation de revanche en s’y installant. Ce n’était pas très élégant mais simplement humain. Elle avait trop souffert d’être bannie du foyer paternel pour qu’il en soit autrement. Et si l’horreur quasi infamante de la mort subie par Mme de Fontenac lui laissait un sentiment de dégoût, elle se promit de faire dire des messes et de prier pour cette âme criminelle à qui le temps de la repentance avait été refusé. À présent, c’était elle la maîtresse et, en dépit de ce qu’elle avait enduré ces derniers temps, elle en retirait un intense réconfort. Dû peut-être en partie à la présence de Mlle des Courtils de Chavignol : avec elle le passé revenait.

Le repas du soir que leur avait préparé Mathilde fût pour elle une surprise : bisque de pigeons, omelette aux crêtes de coq, pintade en salmis accompagnée de champignons et de truffes, petits pois à la crème garnis de ramequins au fromage, tourte aux amandes et aux pommes, et, pour finir, crème à la vanille agrémentée de « Conserves » de roses de Provins au parfum délicat1.[10] Jamais, sauf peut-être à Noël à l’époque du baron, Charlotte n’avait vu paraître sur la table une telle profusion de mets raffinés. Lorsque l’on donnait à dîner, du temps de son père, elle était trop jeune pour y assister, et dans la période qui avait précédé son entrée chez les Ursulines, sa mère veillait à ce qu’une certaine sobriété soit de mise parce qu’elle avait peur de grossir. Aussi rosit-elle de plaisir en entendant La Reynie lui en faire compliment comme si elle avait mis la main à la pâte et se hâta-t-elle de faire appeler Mathilde pour que celle-ci reçoive des louanges si justement méritées.

Quant aux vins servis, Charlotte n’y connaissait rien et crut son invité sur parole quand il les déclara remarquables...

Pendant tout le repas, ce fût surtout La Reynie qui parla. Considérant que son hôtesse sortait pour ainsi dire de prison, il la mit au courant des événements survenus au cours de son absence tant à la Ville qu’à la Cour. Il le fit avec une telle verve et un tel esprit qu’il parvint à faire rire Charlotte, mais il s’abstint d’aborder les sujets personnels, laissant ce soin à Mlle Léonie.

Quand il eut pris congé, Charlotte alla entrer en possession de « ses appartements ». C’est alors que Léonie déclara :

— Nous vous avons préparé la chambre de votre père, pensant que vous la préféreriez à celle de « parade » qu’occupait votre mère... Elle est sans doute sévère mais si vous voulez que...

— Non ! C’est parfait, fit Charlotte en serrant plus fort le bras de sa cousine qu’elle tenait sous le sien. J’y dormirai beaucoup mieux qu’au milieu de ces fanfreluches qu’elle se plaisait à y entasser. Où demeurez-vous vous-même, cousine Léonie ?

— Dans votre ancienne chambre d’enfant. Elle me convient pleinement !

— En ce cas, nous verrons à faire redécorer la grande chambre en ne conservant que les meubles ou objets ayant une réelle valeur. Le produit sera donné à l’hôpital pour les indigents.

La dureté du ton fit tressaillir la vieille demoiselle :

— Les bijoux ? Certains viennent de notre famille. Ce sont des souvenirs. Même s’ils ont été mal portés un moment...

— Eh bien, vous ferez le tri, ma cousine. Pour ce qui est des autres...

— À ce propos, j’aurai des révélations à vous faire dont je n’ai parlé à personne sinon à celui qui m’avait recueillie après que Marie-Jeanne m’eut chassée. Mais ce sera pour plus tard.

De ce qu’elle venait de dire Charlotte buta sur un mot :

— Chassée, vous ?...

— Oui, mais nous en parlerons ce soir, au coin de l’âtre, quand nous serons au calme. Pour l’instant, ma chère petite, vous devriez vous reposer en attendant de recevoir, votre notaire qui s’est annoncé pour quatre heures et demie.

Elle avait raison. Charlotte sentait une lassitude dûe à la tension nerveuse éprouvée depuis sa fuite du pavillon des bois en proie à la peur, à la faim et au froid. Une fois seule elle s’étendit sur le lit vert foncé à galons d’argent en se contentant d’ôter ses souliers. Depuis. Ce matin, ses pieds étaient glacés et elle put ainsi les réchauffer grâce au feu flambant dans la cheminée placée en face du lit. Un oreiller sous la tête, elle se laissa envahir par une douce sensation de bien-être accompagnée d’un réconfortant sentiment de sécurité. Enfin elle avait atteint le port ! Aussi, refusant de penser davantage, elle ferma les paupières et s’endormit aussitôt. Au-dehors la neige se remit à tomber...

Quelques minutes avant la demie de quatre heures, Mlle Léonie vint la réveiller, maître Maublanc, le notaire de la famille, étant toujours d’une scrupuleuse exactitude. Pour leur première entrevue, il eût été discourtois de le faire attendre, mais comme dans son sommeil Charlotte n’avait pas plus bougé qu’une souche, il ne fallut pas longtemps à sa cousine - coups de brosse à la robe et légère remise en place de la coif- fure - pour la rendre irréprochable.

Elle avait décidé de recevoir dans la bibliothèque afin que la rencontre se fît sous l’égide de son père et ce fût du vieux fauteuil près de la cheminée qu’elle se leva pour l’accueillir. Mlle Léonie, elle, l’avait rencontré à plusieurs reprises. Elle servit donc de trait d’union ce qui parut faire plaisir à l’arrivant.

Maître Henri Maublanc était un homme d’une soixantaine d’années, de taille moyenne et un brin bedonnant mais ne manquant pas d’une certaine majesté. Son visage fleuri sous une haute perruque grise était celui d’un bon vivant, mais si ses yeux étaient d’un bleu candide, ils n’en étaient pas moins vifs et scrutateurs. Ceux qui le connaissaient savaient aussi que cette façade benoîte cachait un redoutable juriste qu’il était impossible de faire plier. En particulier quand il était sûr d’avoir raison.

Après l’avoir saluée et accepté de s’asseoir dans un autre fauteuil, contemporain de celui que Charlotte occupait mais nettement moins fatigué, il s’accorda quelques secondes pour regarder sa jeune cliente :

— La seule fois où j’ai eu le plaisir de vous rencontrer, Madame la comtesse, vous étiez bien petite et sans doute ne vous en souvenez-vous pas mais j’ai vite compris que M. le baron vous adorait. Et je suis grandement heureux d’être reçu par vous et Mlle des Courtils, dans cette librairie où j’ai vécu avec lui tant d’heures dont le souvenir m’est précieux.

— Vous l’avez bien connu, maître ?

— Je crois pouvoir affirmer qu’une amitié s’était nouée entre nous et que j’ai ressenti vivement sa fin prématurée. La suite des jours a été moins agréable et mes relations avec Madame votre mère n’ont jamais été empreintes d’autre sentiment que la politesse. Je regrette comme tout chrétien honnête une fin aussi tragique mais je ne la déplore pas vraiment. D’autant que maintenant, où c’est à vous seule que je vais avoir affaire. J’avoue avoir redouté, en apprenant votre disparition, que ce ne soit impossible. De ce fait, je n’ai guère apprécié certaines tentatives, légitimes peut-être mais selon moi trop hâtives, pour me plaire.

— Des tentatives légitimes ? Intervint Mlle Léonie qui écoutait les oreilles grandes ouvertes. Auriez-vous reçu des visites intempestives ?

— On peut définir ainsi celle dont m’a honoré M. le comte de Saint-Forgeat qu’accompagnait - Dieu sait pourquoi? - M. le chevalier de Lorraine. Et quand je dis « l’accompagnait », le terme est impropre. C’est plutôt avec ce dernier que j’ai eu à débattre.

— Lorraine ? S’étonna Charlotte. Mais que voulait-il ?

— Il s’est présenté, je dirais, comme soutien d’un jeune époux trop douloureusement atteint pour s’exprimer lui-même mais qui, se trouvant en peine d’argent, souhaitait obtenir de moi une avance sur votre succession.

— Ma succession ? Bondit Charlotte, qui allait de surprise en surprise. Est-ce que l’on me croyait morte ?

— Eh oui ! Il faut préciser que votre époux était en deuil et donnait les signes émouvants d’un profond chagrin. C’est à peine s’il pouvait se soutenir !

L’ancienne Charlotte refit aussitôt surface :

— Mais c’est à mourir ! Saint-Forgeat en veuf douloureux ? J’aurais aimé être présente.

— J’avoue que c’était assez comique mais son ami l’était moins. Il ne demandait pas : il exigeait qu’une avance importante sur votre succession soit remise sur-le-champ à son ami dont la situation financière laissait à désirer. Le chevalier est allé jusqu’à la menace.

— La menace de quoi ?

— De faire intervenir le Roi tout simplement ! Comme si cela avait un sens !

— Jamais le Roi ne se mêlerait de ce genre d’affaire !

— Je le sais, mais il n’en demeure pas moins que vous n’avez pas conclu, Madame, le mariage que vous étiez en droit d’espérer.

— Je ne vois pas quelle espérance j’aurais pu avoir. On m’a pour ainsi dire forcée à épouser de Saint-Forgeat et, pour lui comme pour moi, il s’agissait d’une union presque inespérée pour la fille sans dot que j’étais. Mon époux m’apportant, outre un titre de comtesse, la jouissance de biens conséquents : un hôtel à Paris, un château je ne sais plus où... Mais vous devriez le savoir, maître Maublanc, puisque c’est vous-même qui avez établi le contrat avec le notaire des Saint-Forgeat ?

— En effet, et je l’ai établi de bonne foi mais, après cette visite burlesque, j’ai cherché à approfondir les choses. L’hôtel et le château en Poitou sont hypothéqués jusqu’aux girouettes...

— Comment est-ce possible ? On m’a bien souligné au moment du mariage que c’était pour moi une chance inespérée puisque le mari apportait tout et moi rien.

— Le jeu, chère comtesse, le jeu ! M. de Saint-Forgeat ne manque pas à la règle : à la Cour, et singulièrement dans l’entourage de Monsieur, on joue un jeu d’enfer. Une seule partie de hoca ou de pharaon peut faire de vous un Crésus ou vous ruiner jusqu’à votre dernière chemise... en admettant que l’on en accepte l’enjeu.

— Mais la générosité de Monsieur envers ses gentilshommes est notoire ?

— Surtout envers M. le chevalier et M. le marquis d’Effiat, cela aussi est notoire. Les autres ne bénéficiant que de miettes. Mais il se trouve que le chevalier de Lorraine semble avoir pris sous sa protection M. de Saint-Forgeat qui ne paraît pas être d’un caractère très affirmé...

— C’est le moins qu’on puisse dire ! Le chevalier a d’ailleurs été l’un des chauds partisans du mariage, aidé en ce sens par Mme de Maintenon dont je n’arrive pas à comprendre en quoi mon sort la concernait.

Le notaire ajusta ses bésicles et prit, dans le maroquin qu’il avait apporté une liasse de papier puis sourit :

— Si j’en crois la rumeur, il y a des noms qu’il vaut mieux ne pas prononcer à la légère. Cela dit...

— Pardonnez-moi, maître ! Coupa Mlle Léonie, mais pouvons-nous savoir ce que vous avez répondu à vos visiteurs?

— Que je ne ferai droit à leur demande qu’après avoir acquis la certitude de la mort de la comtesse !

Les yeux fixés sur Charlotte, à qui le mot n’avait même pas arraché un tressaillement, la vieille demoiselle reprit :

— Veuillez excuser ma brutalité mais pour ce que l'ai pu apprendre de M. de Lorraine, l’obstacle ne devait pas être insurmontable. Quand on a osé faire passer de vie à trépas une princesse anglaise, belle-sœur affectionnée du roi de France, qu’est-ce qu’une anodine comtesse mal mariée ?

— Cela ne m’a pas échappé, ma chère demoiselle. Aussi ai-je pris sur moi d’aviser de cette visite M. de La Reynie que je connais de longue date et qui ne m’a pas caché tout le bien qu’il pense de vous. Il m’a remercié d’ailleurs, en ajoutant que Mme de Saint- Forgeat serait surveillée dès l’instant où elle réapparaîtrait. N’importe comment, un accident fatal survenant à présent serait d’un effet déplorable aux yeux de Sa Majesté et le mari coupable, même par personne interposée, n’aurait, j’ai l’impression, guère le temps de jouir des biens si mal acquis. Mais laissons... Voulez-vous que nous en venions à voir ensemble en quoi consiste votre héritage ? Il est d’importance...

Charlotte eut un geste traduisant son manque d’intérêt, mais Mlle Léonie ne l’entendait pas ainsi :

— Voyons l’héritage ! Mais dites seulement le principal ! Comme vous pouvez vous en rendre compte, ma jeune cousine n’est guère en état de s’occuper des questions d’argent. Il devrait lui suffire de savoir qu’elle n’en sera pas dépourvue.

— Cela ne risque pas. Disons qu’outre cet hôtel, M. de Fontenac possédait, dans Paris, plusieurs maisons louées à bail, des fonds d’État, des actions de la Compagnie des Indes, plus cinquante mille écus de numéraire placés à ma convenance. La défunte Mme de Fontenac touchait les importants revenus de la totalité. Vous en êtes désormais bénéficiaire et je vous les verserai chaque mois comme j’en usais avec elle. En outre - mais cela elle n’en a rien su -, le baron m’a confié avoir rapporté de son voyage aux Indes un certain nombre de pierres précieuses non montées qu’il gardait par-devers lui afin de s’en réserver la jouissance. Voyez-vous, il s’était pris de passion pour ces étincelants cailloux qu’il tenait jalousement cachés... Eu égard à notre amitié, il m’en avait parlé mais sans révéler, évidemment, l’endroit où il les gardait.

— Personne n’était au courant, dit Mlle Léonie, et même à moi qu’il aimait bien, mon cousin Hubert l’avait dissimulé. C’est par Joseph, son valet qui était auprès de lui depuis l’enfance et l’avait accompagné dans ses voyages, que j’en ai eu des échos ! J’avoue n’y avoir attaché qu’une créance minime car il commençait à se faire vieux.

— Qu’est-il devenu ?

— Il est mort dans les bras de l’aubergiste du Bon Roy Henry dont la femme l’avait découvert agonisant sur un montoir à chevaux du marché. Mme de Fontenac ne tolérant chez elle que les gens capables de travailler l’avait expulsé à la suite d’une maladie.

— Lui aussi ? s’indigna Charlotte.

— Oui, lui aussi ! Mais pour en revenir aux joyaux vrais ou supposés, Joseph m’en avait parlé une fois ou deux quand nous étions seuls dans la cuisine à nous chauffer tard le soir. J’avoue avoir été dubitative... il affirmait qu’il y avait surtout un diamant jaune plus gros qu’un œuf de pigeon !

— Eh bien, il va vous falloir chercher, mesdames ! constata rondement maître Maublanc. J’ai connu des occupations plus désagréables ! À présent et avec votre permission, je vais vous quitter mais, auparavant... je vous demanderai quelques signatures, Madame la comtesse et, en échange...

De son maroquin il tira deux sacs d’écus agréablement arrondis qu’il posa sur la table :

— Dans les derniers temps, Mme la baronne avait d’incessants besoins d’argent et elle avait absorbé les revenus d’un trimestre. A sa mort, j’ai vendu un petit bien afin de rétablir l’équilibre. Vous avez ici trois cents écus mais si vous en désirez davantage... J’ajoute que vos serviteurs ont été rémunérés pour le service effectué depuis son décès.

Charlotte remercia le notaire et lui proposa de boire quelque chose mais il refusa avec un bon sourire :

— Soyez sûre j’eusse réclamé si la nécessité s’en était fait sentir mais ce sera pour une autre fois. J’avoue être pressé... mais je vous remercie et surtout –il garda un instant dans la sienne la main que Charlotte lui avait tendue - prenez soin de vous !

— Je suis là pour y veiller, assura Mlle Léonie. Je vous raccompagne, Maître !

En revenant, elle trouva la jeune femme debout devant le bureau, l’œil fixé sur les deux sacs qu’elle n’avait même pas songé à ouvrir :

— On dirait qu’ils vous font peur ? dit-elle en défaisant le lien de l’un d’eux. Ce n’est que de l’or, vous savez ?

— C’est que je n’en ai jamais eu autant en ma possession... Où allons-nous ranger cela ?

— Chez vous, dans un coffre ou une armoire... ou alors...

Elle se dirigea vers le panneau de bois à l’effigie de Clio, muse de l’Histoire, et fit jouer un ressort découvrant une cachette vide. Charlotte ouvrit de grands yeux :

— Qu’est-ce ?

— Vous le voyez : une cachette. Votre père, avant de mourir, me l’avait révélée. Elle contenait la preuve de son assassinat. Une lettre et un petit paquet. Hélas, j’ai eu à peine le temps de déplier la lettre. Votre mère arrivait et j’ai dû me dépêcher de remettre mes trouvailles dans leur logement. Ensuite il ne m’a plus été possible de franchir le seuil de cette pièce. Elle était fermée à clef et seule Marie-Jeanne pouvait y entrer. Après l’incendie, l’un des policiers a réussi à ouvrir le panneau mais les preuves s’étaient envolées...

— Ma mère sans doute ! Eh bien, cela me semble l’endroit idéal pour y ranger nos finances...

Merlin vint annoncer que le souper était servi. Elles allèrent se laver les mains et passèrent à table.

Elles ne s’attardèrent pas. Ce soir, elles avaient peu d’appétit et, en revanche, beaucoup à se dire. Le coin du feu de la bibliothèque, propre aux confidences, leur semblait plus souhaitable que les échos de la salle à manger, même si elles ne se méfiaient d’aucun de leurs serviteurs. Elles s’y firent servir une tisane de verveine puis Mlle Léonie prit son tricot. Très habile aux jeux d’aiguilles, elle travaillait à une paire de bas pour les malades de l’hôpital naguère encore si cher à la reine Marie-Thérèse. Charlotte la regarda travailler un instant en silence puis lança :

— Vous m’avez dit que l’on vous avait chassée d’ici. Sous quel prétexte ?

— L’âge. Comme pour Joseph...

— Ce n’est pas valable, Joseph était largement plus vieux que vous.

— Dites-vous que pour Marie-Jeanne n’importe quel motif était valable, mais baste ! Comme lui, je relevais de maladie et étais incapable de travailler.

Donc je devenais une bouche inutile. Elle m’a cherché querelle à propos de bottes... et m’a jetée dehors sans plus de façons.

— C’est infâme. Qu’avez-vous fait alors ? Chercher refuge dans un couvent ?

— Pourquoi voulez-vous que je les aime plus que vous? En outre j’avais une vengeance à accomplir. J’ai pris mon baluchon et je suis allée à Paris. Exactement au Châtelet dans l’espoir de rencontrer M. de La Reynie. Je voulais lui parler de ce que Clio recelait sous ses draperies à la romaine, mais il était absent et ne devait pas revenir avant le lendemain au soir. On m’a conseillé de voir l’un de ses bras droits. Tel ce dieu indien qui ressemble à un mille-pattes, il en a plusieurs. On m’a indiqué l’adresse de celui-là : rue Beautreillis et non seulement il m’a écoutée avec une attention soutenue, mais, apitoyé je pense par mon délabrement - j’étais venue à pied de Saint-Germain pour ne pas amenuiser encore la maigreur de ma bourse ! -, il m’a offert l’hospitalité. C’est quelqu’un d’étonnamment généreux sous des dehors... épineux. Nous sommes devenus amis. Et, petit à petit, j’en suis venue à... oui, le considérer comme le fils que je n’ai jamais eu la chance d’avoir.

Le cœur de Charlotte manqua un battement. Un pressentiment lui fit subitement redouter ce qu’elle allait entendre. Pourtant, presque dans un souffle, elle demanda :

— Comment s’appelle-t-il ?

En voyant la tête de sa jeune cousine se détourner, Mlle Léonie répondit doucement :

— C’est le commissaire Alban Delalande...

Charlotte s’y attendait. Le choc n’en fut pas moins rude. Une sorte de sanglot lui déchira la gorge et elle ferma les yeux dans l’espoir vain de retenir les larmes qui les emplissaient. Brusquement elle se leva, prise d’une irrésistible envie de fuir, mais Mlle Léonie s’était déjà emparée de ses deux mains et la retenait, faisant preuve d’une force dont on ne l’aurait pas crue capable :

— Restez, Charlotte ! Bien que nous ne nous soyons pas vues depuis longtemps j’ai toujours eu pour vous la plus tendre affection. Depuis que nous nous sommes retrouvées, je sais, je sens que vous portez un fardeau trop lourd pour vos jeunes épaules. Il faut vous en décharger. Je suis là pour ça...

— Je... je ne peux pas !

— Mais si. Nous sommes ensemble, toutes les deux, isolées et personne ne peut nous entendre... Il y a un instant, quand j’ai prononcé le nom de...

— Ne le répétez pas, je vous en prie !

— Pourquoi ? Vous aurait-il causé quelque tort ?

— Oh non !.... Cependant il me fait mal... Je... je l’ai ressenti comme une blessure. Il ne faut plus m’en parler... Ne plus jamais !

Et Charlotte se laissa retomber sur son siège, secouée de sanglots. Mlle Léonie la regarda un instant sans rien dire. « Elle aussi ? » pensa-t-elle. Ce désespoir lui en rappelait un autre, pas si ancien. Elle revoyait Alban écroulé sur sa table, la tête dans les bras après avoir vidé sans respirer le contenu d’une bouteille de vin. Charlotte, elle, ne buvait pas et on aurait pu le regretter si c’était le moyen de souffrir un peu moins, mais les mêmes effets, selon Léonie, étant produits par les mêmes causes, on pouvait en tirer les mêmes déductions. Sans laisser à la jeune femme le temps de lui faire jurer de ne plus jamais prononcer devant elle le nom en question, elle quitta son fauteuil pour un tabouret qu’elle tira près de Charlotte, passa un bras autour de ses épaules et, au lieu de se répandre en consolations oiseuses, elle dit :

— Je vais vous raconter une histoire. C’était à la fin de l’année dernière, le... 28 décembre, je pense. Ce soir-là, alors que je vaquais à je ne sais plus quelle occupation, j’ai vu rentrer... mon logeur! Ou du moins quelqu’un qui lui ressemblait à cette différence près qu’il avait plutôt l’air d’un fantôme que d’un vivant. Il a commencé par s’effondrer sur la table en pleurant toutes les larmes de son corps, après quoi il s’est emparé d’une bouteille de vin qu’il a vidée jusqu’à la dernière goutte. Ensuite il est retombé sur la table et s’est endormi d’un sommeil de plomb. J’aurais voulu lui porter secours : lui rafraîchir le visage par exemple parce qu’il était à faire peur... et sale pardessus le marché. En outre, il fallait absolument le monter dans sa chambre et le coucher. Mais c’était vraiment au-dessus de mes forces. Alors je suis allée demander du secours à notre voisin d’en face avec lequel j’avais lié quelques amitiés depuis plusieurs semaines. Il s’appelait - il s’appelle même toujours ! -Isidore Sainfoin du Bouloy...

Le nom franchit la brume de désespoir de Charlotte, qui, d’ailleurs, écoutait avec attention le récit de sa cousine. Elle releva un visage délavé par les larmes et accepta le mouchoir qu’elle lui tendait :

— M. Sainfoin du Bouloy ? Il est le voisin de...

— Juste en face, je vous l’ai dit. C’est la maison dont il a hérité de son défunt frère et il y vit avec deux serviteurs : sa cuisinière et son valet cocher Fromentin, solide gaillard s’il en est, qui n’a eu besoin d’aucune aide pour porter notre... malade sur son lit, à la suite de quoi on m’a éloignée tandis qu’on le déshabillait pour le coucher.

— Le 28 décembre ? reprit Charlotte. C’était, je crois...

— Le lendemain de votre mariage ! Et voyez comme les choses sont bizarres, cet événement correspondait à ce désespoir spectaculaire. On a consenti à me confier ledit policier au matin suivant, une fois dissipées les vapeurs d’une... on dit « cuite » maintenant ?... qui a passablement surpris M. de La Reynie étant donné la capacité d’absorption habituelle de son jeune cousin.

— Ah ! M. de La Reynie est au courant ?

— Il est au courant de presque tout ce qui se passe sinon en France, au moins dans Paris et Versailles. Mais pour en revenir à mon histoire je disais donc que l’on consentit à me mettre au fait de ce gros chagrin mais en me faisant jurer de ne plus jamais - jamais vous m’entendez ? - prononcer votre nom devant lui. C’est curieux comme les grands esprits se rencontrent parfois ?

Charlotte avait cessé de pleurer. Tournée vers sa cousine qui lui tamponnait doucement la figure pour sécher les dernières larmes, elle la regardait avec une sorte d’incompréhension :

— Et vous dites que c’est ce mariage qui...

— Exactement ! ... Ou plutôt non ! Pas exactement. Nul n’ignore que vous avez épousé un nom et une... apparence. C’était la suite prévue de cet événement qui l’écœurait. Il semblait entendu pour d’aucuns que vous étiez destinée à un lit plus auguste...

— Quelle indignité ! Alors que je servais la Reine qui m’avait sauvée d’un sort détestable ?

— Allons, Charlotte ! Ne me dites pas que vous n’en aviez pas connaissance. N’était-ce pas Mme de Montespan elle-même qui, oubliant joyeusement l’épisode Fontanges, manigançait en votre faveur un destin aussi glorieux parce que vous lui sembliez la seule capable d’éloigner le Roi de Mme de Maintenon ?

— C’est vrai, je l’ai su, mais moi je n’avais pas la moindre intention de me laisser mener dans la chambre du Roi. C’est toute ma différence avec cette pauvre Angélique : elle l’aimait, elle. Moi pas !

— On ne peut jurer de rien, Charlotte ! Votre différence à vous c’est que vous n’avez aucune famille qui pût pâtir d’un refus à devenir favorite. Alors que votre semblant d’époux ne doit demander que cela !

— Libre à lui ! Moi je me refuse à ridiculiser le nom qu’il m’a donné. Ou plutôt je m’y refusais, mais...

Prestement elle se leva, les larmes recommencèrent à couler, et serrant ses mains contre sa bouche pour retenir un cri ou un sanglot, elle sortit de la bibliothèque en courant, grimpa l’escalier et se réfugia dans sa chambre dont la porte claqua derrière elle.

Le départ subit de la jeune fille ne faisait pas l’affaire de Mlle Léonie pour qui l’abcès incisé devait absolument être vidé. Après un moment de réflexion, elle rangea son tricot, gravit l’escalier à son tour et alla coller son oreille à la porte de Charlotte. Elle n’entendit rien mais le vantail étant de chêne, elle l’entrebâilla avec mille précautions, passa la tête, ce qui lui permit de la voir effondrée à plat ventre sur son lit, pleurant de plus belle.

Cette fois elle n’hésita qu’un instant, redescendit, alla verser de l’eau-de-vie de prune dans un verre -sans oublier de s’en adjuger une rasade au passage -, remonta, entra d’un pas décidé et marcha jusqu’au lit où elle s’assit :

— Buvez ça ! ordonna-t-elle. Vous vous sentirez mieux!

Sans bouger, Charlotte fit non de la tête.

— Il le faut ! C’est nécessaire ! Celui dont le nom ne doit pas être prononcé en a fait l’expérience il n’y a pas si longtemps.

Péniblement, Charlotte se remit sur son séant et considéra sa cousine d’un œil méfiant :

— Qu’est-ce ?

— De l’eau-de-vie de prune ! Un sacré remontant !

— Mais je n’en ai jamais bu.

— Il y a un commencement à tout et je pars de ce principe que dans la vie il ne faut pas mourir idiot ! Buvez, vous dis-je !

Charlotte prit le verre d’épais cristal, huma le contenu, trouva l’odeur agréable et trempa ses lèvres :

— Ça brûle !

— Mais non. C’est la première impression ! Goûtez pour de bon que diable !

— Mais... ce n’est pas l’usage qu’une dame...

— Votre mère n’hésitait pas à y recourir quand elle avait ses vapeurs. Et Dieu sait qu’elle en avait ! En outre, je me suis laissé dire que Madame elle aussi...

— C’est vrai, admit Charlotte, se souvenant de l'eau-de-vie de cerise de Heidelberg que la princesse déclarait souveraine contre les moments pénibles de l’existence. Elle lui en avait même administré une dose à l’issue de sa dramatique entrevue avec son cousin, Charles de Brécourt. Sa langue s’en souvenait, encore que la saveur fût différente. Elle but quelques gouttes, s’habitua sans peine à la brûlure et finalement avala la moitié du verre. Une flamme chaude et revigorante s’insinuait dans son corps. Elle s’apprêtait à continuer mais Mlle Léonie l’en empêcha :

— Tout à l’heure ! Il faut aller doucement. A présent je vais vous aider à vous coucher afin que vous ayez vos aises, ajouta-t-elle en joignant le geste à la parole et en commençant à dégrafer la robe de Charlotte. Ensuite je vais rester près de vous...

— Pour me raconter une histoire avant de m’endormir comme quand j’étais petite ?

— C’est un peu l’idée générale. A cette différence près que c’est vous qui allez m’en raconter une... celle qui a succédé à la mort de votre bienfaitrice quand vous vous êtes retrouvée dans un carrosse fermé et en route pour la Bastille.

— Ce n’est pas un souvenir que l’on aime se rappeler...

— Et ce qui a suivi non plus très certainement, mais il faut que vous me disiez... tout ! Non, ne protestez pas ! Vous portez une charge trop lourde pour vous : je veux seulement en prendre ma part !

Vaincue, Charlotte se laissa déshabiller et coucher. Les draps avaient été bassinés et gardaient une tiédeur agréable. Confortablement soutenue par des oreillers, elle sentit ses nerfs se dénouer, savoura la sensation puis invita sa vieille cousine à s’asseoir en tapotant le bord de son lit :

— Lorsque je me suis retrouvée dans cette voiture obscure, j’étais morte de peur. Je n’entendais que le galop des chevaux, devant, derrière et sur les côtés. On m’avait autant dire jetée là sans me donner la moindre explication et il n’y avait personne auprès de moi. Au bout d’un temps que je ne saurais déterminer, mais qui m’a paru une éternité, on m’a fait descendre dans ce qui semblait un immense puits de pierres noires éclairé par des torches. J’ai compris que j’étais à la Bastille. Il y avait des soldats, des chevaux et je pouvais voir des canons sur le couronnement des tours et je ne comprenais pas ce que je faisais là. Personne ne disait rien et l'on ne répondait pas à mes questions.

« On m’a fait monter deux étages d’un escalier à vis suffisamment large pour trois personnes de front mais au lieu du cachot sordide auquel je m’attendais on m’a abandonnée dans une grande chambre pourvue d’une cheminée éteinte, d’un lit dont les courtines étaient drapées de tissu vert, d’une table, de deux escabeaux et de plusieurs ustensiles de toilette. J’ai entendu claquer les verrous, grincer les clefs de la porte bardée de fer où s’ouvrait un étroit guichet puis, ensuite, plus rien que les heures sonnées à l’horloge de la cour.

« Avant de refermer sur moi, le geôlier m’a dit qu’il m’apporterait mon souper dans quelques instants, Cétait la première fois, depuis mon départ de Versailles, que l’on m’adressait la parole. J’ai essayé d’en profiter, de demander la raison de mon incarcération. On m’a répondu que c’était d’ordre du Roi sans préciser davantage. »

— Mais enfin, qu’étiez-vous allé dire à Sa Majesté aussitôt après que la Reine eut expiré ?

— Je n’ai pas le droit de le divulguer. Je l’ai juré !

— Et malgré cela on vous a enfermée ?

— Sans doute n’a-t-on pas cru que je respecterais ma parole ?

— C’était bien la peine de vous la demander alors ! Continuez !

— Que vous dire ? Les jours se sont écoulés lentement, toujours semblables. Je n’étais pas maltraitée en dehors de la privation de liberté et de la semi-obscurité de ma prison éclairée seulement par une étroite fenêtre à barreaux placée trop haut pour que je puisse voir au-dehors et qui donnait la mesure de l’épaisseur des murs[11]. La nourriture était abondante, pléthorique même, et on ne me laissait manquer ni de linge propre ni de savon, mais au fil du temps qui passait - j’ai su l’arrivée de l’automne en voyant ma cheminée allumée! -l’ennui me rongeait peu à peu. Ne sachant pas la raison de mon emprisonnement, je ne voyais pas non plus comment je pourrais en sortir. Ma santé devint moins bonne. Je peinais à quitter mon lit le matin et j’ai fini par le garder. J’étais lasse à un point que vous ne pouvez imaginer. Le médecin de la Bastille m’est venu voir et a ordonné un fortifiant que je répugnais à prendre, n’ayant plus d’appétit. Et puis, une nuit, des hommes sont entrés avec le geôlier. Il m’a annoncé qu’on m’emmenait dans un endroit où je me rétablirais.

« J’étais si faible que l’on m’a transportée dans une voiture aussi fermée que la précédente mais où je n’étais pas seule. Un homme âgé se tenait auprès de moi. Sans me donner son nom, il s’est présenté comme médecin et m’a assurée que là où on me conduisait je guérirais... »

— C’était vrai ?

— Oh ! Il n’y avait pas de comparaison ! Je me suis retrouvée dans une très jolie chambre tendue de damas rose, garnie de rideaux de voile blanc, de beaux meubles, de fleurs et d’un cabinet de bains. J’avais des fenêtres dignes de ce nom donnant sur un bois mais elles aussi munies de barreaux. On m’a dit que c’était pour la sécurité. Il y avait des parfums, des livres, une guitare et des vêtements d’intérieur. Le vieil homme qui m’avait accompagnée venait tous les deux jours s’occuper de ma santé mais me parlait uniquement de cela. De même pour les domestiques. Un homme et une femme me servaient avec attention et une certaine gentillesse, mais ne m’entretenaient que du temps qu’il faisait et de ce que je souhaitais que l’on m’apporte - ils ne répondaient à aucune de mes questions. Enfin, un soir, M. de Louvois est venu partager mon souper. Il s’est montré satisfait de ma mine qu’il a constaté meilleure, m’a demandé si je désirais quelque chose en particulier et, comme je lui disais que j’aimerais bien sortir, il m’a répondu que ce n’était pas possible. Pas encore. Il avait pris sur lui de me libérer de la Bastille à cause de mon état, mais il était important que l’on me croie en prison pendant encore un bon moment. Il fallait laisser s’effacer dans le temps l’émotion suscitée par la mort de la Reine. Ensuite on verrait. Il s'attendait manifestement à de la reconnaissance et je lui en ai montré, bien sincère. Nous avons parlé de tout et de rien... beaucoup du Roi dont il m’a chanté les louanges sur tous les tons et de toutes les manières. Il est venu ainsi plusieurs soirs d’affilée, mais si au début ses visites m’étaient plutôt agréables, cela ne dura pas longtemps.

— Pourquoi ? fit Mlle Léonie qui écoutait avec une attention de plus en plus inquiète. Elle n’aimait pas cette transformation d’un ministre que l’on savait brutal et sans pitié. Elle trouvait que ce côté patelin ne lui convenait pas. Il y avait une vague ressemblance avec le Tartuffe de M. Molière.

Charlotte toussa pour s’éclaircir la gorge... ou se donner du courage mais détourna les yeux :

— C’est difficile à expliquer. Il était un peu trop aimable et formait pour moi d’étranges projets comme, par exemple, aller en Italie en sa compagnie afin de me changer les idées...

— L’Italie? Que pourriez-vous aller faire là-bas? Et avec lui ? Et j’imagine sans l’autorisation du Roi ?....

— Je lui ai dit que ce que je désirais c’était rentrer chez Madame... Et puis un soir...

Sa voix s’étrangla. Comprenant que les mots avaient peine à sortir, la vieille demoiselle serra plus fort les mains qu’elle avait prises dans les siennes :

— Du courage, Charlotte ! Allez jusqu’au bout ! À moi vous pouvez tout dire ! Un soir ?

— Il... il n’est pas reparti... J’ai eu beau me défendre mais je n’étais pas la plus forte... Il m’a frappée et... oh, ne m’obligez pas à vous dire la suite...

— C’est facile à deviner : il vous a violée !

Ce n’était pas une question. Un sanglot lui répondit. Charlotte retira ses mains pour cacher son visage. Alors, Mlle Léonie la prit dans ses bras avec une tendresse dont elle-même se serait crue incapable. Elle se sentait déborder de pitié :

— Pleurez, mon petit, pleurez autant que vous voudrez! Les larmes soulagent quand le cœur est trop gros ! murmura-t-elle en caressant les soyeux cheveux blonds et elle resta un moment à bercer Charlotte comme elle l’eût fait d’une toute petite fille. Les san-glots commençaient à s’apaiser quand elle entendit

— Vous êtes... si bonne... alors que je devrais, vous faire horreur à vous qui avez la pureté d’une nonne !

Les Sourcils de Léonie remontèrent d’un seul coup jusqu’au milieu du front. À son tour elle toussota :

— Eh bien... La perfection n’est pas de ce monde, vous savez? Et il arrive que les apparences..., murmura-t-elle.

La jeune désespérée n’entendit pas ou, trop enfoncée dans sa douleur, n’enregistra-t-elle pas. Elle ne vit pas non plus sa cousine sourire à un très lointain souvenir : celui de ce romantique coin des bords du Jaudy, près de Tréguier, sa ville natale, où, au milieu des genêts en fleurs, des ajoncs et des bruyères, deux jeunes gens éperdument amoureux s’étaient aimés pendant quelques jours en se jurant que c’était pour l’éternité, que rien ni personne ne pourrait les séparer. Il était si beau, Joël, si câlin et si tendre ! Mais il naviguait sur les vaisseaux du Roi et il partait... Ils s’étaient promis de se marier dès son retour. Seulement il n’était jamais revenu. Léonie avait seize ans et, par chance, ses amours si brèves n’eurent pas d’autres conséquences qu’une merveilleuse image gardée précieusement au fond de sa mémoire. Par la suite, le cœur qu’elle croyait mort avait battu pour Hubert de Fontenac, voué lui aussi à un sort tragique encore que beaucoup moins glorieux ! ... A la réflexion, il était préférable que Charlotte n’ait pas entendu sa phrase imprudente. Il n’y avait aucune commune mesure entre l’éblouissement de ce lointain été et le cauchemar vécu dans une prison dorée perdue au fond des bois... Elle demanda tout bas :

— Cette abomination n’a eu lieu qu’une fois, j’espère ?

— Non. Trois, accompagnées des pires menaces si d’aventure j’osais révéler cette honte à qui que ce soit ! Il prétendait qu’il était fou de moi, que j’aurais de lui tout ce que je désirerais... Je continuais à me débattre. Alors il employait sa force et me faisait violence... Je souffrais tant que je cherchais un moyen de me tuer... Mais il n’y a pas eu de quatrième fois. Un soir, une femme masquée est venue qui m’a accablée d’injures avant de me chasser dans la nuit en m’ordonnant de rejoindre mes pareilles. J’étais libre mais j’ai erré longtemps avant de tomber de fatigue et d’être retrouvée par les gens de Mme de Montespan dans le parc de Clagny...

— Que lui avez-vous dit ?

— Ce que vous venez d’entendre sauf les... dernières nuits... Personne ne doit savoir... J’en mourrais de honte.

— N’ayez crainte, nul ne le saura. Maintenant ce qu’il vous faut c’est du calme et du repos jusqu’à ce que vous redeveniez vous-même et que nous ayons la certitude que ce malheur n’aura pas de « répercussions »... Vous comprenez ?

— Vous avez peur que je sois enceinte ?

— C’est l’idée générale !

— Pour cela, je peux vous rassurer : le cycle normal ne s’est pas interrompu.

Le « ouf » de soulagement de Léonie aurait suffi à gonfler les voiles d’une frégate :

— Dieu soit loué ! S’exclama-t-elle. Dorénavant il va falloir vous appliquer à oublier. Ce sera difficile, j'en suis consciente, mais je ferai le maximum pour vous y aider...

Charlotte se redressa et planta dans celui de sa cousine un regard que la colère venait de sécher d’un seul coup :

— Oublier ? Non. Ce que je veux c’est me venger ! En apercevant cet homme l’autre soir à Versailles, j'aurais voulu lui cracher à la figure, l’accuser devant le Roi et sa Cour...

— Si c’est votre ange gardien qui vous a retenue il a sagement agi ! Savez-vous ce que vous auriez obtenu ? Soit on ne vous aurait pas crue et vous passiez pour folle, soit on se serait arrangé pour vous faire disparaître à nouveau, temporairement si ce n’est définitivement. N’importe comment vous auriez été perdue de réputation. Et j’ai le sentiment que vous auriez fait une peine infinie à quelqu’un de ma connaissance. Si vous cherchez un vengeur, vous l'auriez trouvé, mais il y aurait laissé sa tête !

CHAPITRE VI UN HÔTE INATTENDU

Cette nuit-là, Charlotte, ayant un peu allégé son cœur en se confiant, dormit mieux. Ce ne fut pas le cas de Mlle Léonie qui, elle, ne réussit pas à trouver le sommeil. Imprimée dans sa mémoire, la voix douloureuse de la jeune femme avouant la souillure de son corps ne cessait de résonner dans son cerveau et elle cherchait en vain à la faire taire. Avec cette monstruosité en fond de tableau, elle ne parvenait pas à penser clairement. Et quand il ne s’appesantissait pas sur sa jeune parente, son esprit s’en allait vagabonder du côté de la rue Beautreillis. Elle entendait alors distinctement le bruit des sanglots d’Alban. Simplement parce que l’on venait de marier celle qu’il aimait à un mari de carton. Que serait-ce si, par malheur, le hasard lui faisait découvrir le fond de l’histoire ? Il haïssait déjà l’inconsistant Saint-Forgeat. Il serait dans ce cas capable du pire, et puisque le duel était interdit à sa roture il pourrait aller jusqu’au meurtre avec ses conséquences, comme elle l’avait laissé entrevoir à Charlotte. Or, rien n’assurait qu’il l’ignorerait toujours. Outre les deux personnages concernés, il y avait à présent elle-même dont elle répondait sans hésiter mais il y avait également la femme masquée qui avait chassé Charlotte et aussi les serviteurs disparus dans la nature. Or, aucun de ceux-là n’était muet. Ils risquaient peut-être de parler par bêtise, pour le plaisir de raconter une histoire croustillante... ou pour de l’argent. C’était trop ! ... Et quand l’aurore s’insinua dans les ombres de sa chambre, elle finit par aboutir à cette conclusion : il fallait éloigner Alban et seul La Reynie en possédait le pouvoir. Des secrets, le lieutenant général de Police en gardait bien d’autres, beaucoup plus redoutables.

L’heure en étant venue, elle fit sa toilette et se prépara pour se rendre à l’église comme chaque matin.

EIle n’avait jamais été d’une piété excessive. Tant qu’elle avait vécu à Tréguier, elle y allait tous les jours avec sa mère mais surtout avec la conscience d’accomplir un devoir en accompagnant la vieille dame. Chose curieuse, elle ne gardait aucun souvenir d’une mère jeune. Étant venue sur le tard, elle avait toujours considéré sa mère comme une femme âgée et l’affection qu’elle lui portait se teintait dès l’enfance d’un instinctif respect.

Quand Hubert l’avait fait venir à Saint-Germain, elle avait en quelque sorte continué sur sa lancée mais à mesure que les mauvais jours s’installaient sur la maison du gouverneur, elle avait éprouvé la nécessité de se réfugier chaque matin dans l’ombre d’une chapelle où brillait une petite flamme rouge à laquelle elle se réchauffait. A Paris, elle avait fréquenté régulièrement l’église des Jésuites où elle avait rencontré Isidore Sainfoin. Une circonstance fortuite dont elle avait rendu grâces parce qu’elle avait débouché sur une amitié. Enfin, revenue à l’hôtel de Fontenac dans des circonstances ô combien dramatiques, il lui était devenu indispensable d’aller s’agenouiller tôt le matin pour recevoir sa dose de réconfort. Le retour de Charlotte en faisait à présent une nécessité impérieuse.

Après avoir reçu le Corps du Christ, elle s’attarda quelques instants agenouillée sur un prie-Dieu à réfléchir à la façon dont elle pourrait s’y prendre pour rencontrer La Reynie à l’insu de Charlotte ou sans que celle-ci se pose trop de questions.

Elle avait fini par trouver la solution du problème : écrire un mot demandant une entrevue forcément discrète puis, le moment venu, prétexter l’oubli d’un objet quelconque rue Beautreillis et gagner Paris par le coche d’eau, ce qui était le moyen le plus agréable pour accéder à la capitale à condition que la Seine consente à dégeler... L’hiver était si rigoureux cette année que le fleuve était encombré de glaçons. Accompagnés de cinglantes rafales de vent, ils avaient même réussi à emporter le pont Rouge, une passerelle en bois qui joignait les Tuileries au faubourg Saint-Germain[12]. Elle ne faisait guère confiance, en effet, aux voitures publiques dont les rotations se montraient souvent irrégulières par ce temps malgré les chevaux ferrés à glace.

Ses prières allaient recevoir la réponse, une réponse tellement inattendue qu’elle put se demander s'il n’arrivait pas au Seigneur de pratiquer l’humour noir,

Elle n’était plus qu’à deux pas de la maison quand elle se trouva nez à nez avec Alban Delalande.

« Sacrebleu ! jura-t-elle intérieurement. Qu’est-ce qu’il fait là et à cette heure-ci ? »

Elle aurait pu ne pas le reconnaître. Il était enveloppé jusqu’aux oreilles dans son grand manteau de cheval, bien qu’il fût à pied, et son chapeau était enfoncé jusqu’aux sourcils. Mais lui l’avait repérée. Il se montra enchanté de la rencontre :

— Mademoiselle Léonie ! S’exclama-t-il en laissant retomber le pan du manteau découvrant ainsi un visage illuminé de joie. Quelle chance de vous trouver dehors par ces frimas ! J’avoue que je l’espérais un peu sans trop y croire !

— Ce qui signifie que vous m’attendiez ? Mais à quelle heure êtes-vous donc parti de Paris ? Les portes ne devaient sûrement pas être ouvertes ?

— Aussi suis-je arrivé hier au soir et me suis-je logé à l’auberge du Bon Roy Henry.

— Et ce, uniquement pour me rencontrer ? Vous vous seriez évité des désagréments en venant me demander à l’hôtel de Fontenac, ajouta-t-elle étourdiment pour le regretter aussitôt parce qu’elle n’osait même pas imaginer ce qui en aurait résulté et les réactions de Charlotte...

— Vous savez que c’est impossible. Et c’est vous seule que je désirais rencontrer... Mais il fait vraiment très froid et je ne devrais pas vous retenir ainsi les pieds dans la neige. Voulez-vous venir à mon auberge partager avec moi une boisson chaude ? Nous serions lus à l’aise pour parler.

— Et ma réputation, hein ? Quant à la neige, vous pouvez constater que je m’en suis prémunie, fit-elle en montrant les socques dont elle était chaussée. Conclusion nous sommes parfaitement bien ici pour causer... à condition que ce soit bref ! Que voulez-vous savoir ?

— Comment va-t-elle ?

— Qui donc ? Celle-dont-le-nom-ne-doit-plus-être-prononcé ?

— Oui. Je...

— Vous savez que vous êtes ridicule ? Vous voilà aussi précautionneux que Saint-Forgeat ! Sachez que chez moi, mon cher « cousin », on appelle un chat un chat et quand on s’intéresse à quelqu’un c’est de la dernière hypocrisie de ne pas prononcer son nom ! Alors ?

— Vous êtes terrible ! Comment va Mme de Saint-Forgeat ?

— Comme elle n’existe que sur le papier, elle n’a aucune raison d’aller mal mais s’il s’agit de Charlotte ?...

Il parut tout à coup si malheureux ce grand garçon taillé ainsi que devaient l’être les chevaliers de la Table ronde qu’elle eut pitié de lui.

— Elle se porte comme on peut se porter après plusieurs mois de captivité.

— C’est de cela dont je voulais vous entretenir. Où l’a-t-on emmenée après la Bastille ?

— Vous auriez pu vous renseigner auprès de M. de La Reynie.

— Je n’y ai pas manqué. Il m’a dit qu’elle était tombée malade et que M. de Louvois, agissant au nom du Roi, l’avait fait transporter dans une maison forte isolée dans la campagne et où elle a pu recevoir les soins dont elle avait besoin. C’était où cette campagne ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? Un beau soir, quand elle eut recouvré sa santé et son énergie, elle a réussi à s’enfuir parce qu’elle ne supportait plus d'être mise en cage et elle s’est lancée à travers bois sans parvenir à s’orienter, ce qui eut pour résultat qu'elle a tourné en rond. Et comme sévissait déjà ce temps que nous avons, elle s’est égarée et, à bout de forces, elle s’est laissée tomber près d’un buisson. La chance a voulu que ce buisson fût chez Mme de Montespan et que celle-ci possède le courage qu’on lui reconnaît. Elle a soigné Charlotte, l’a prise par la main et ramenée avec une belle audace à la Cour le soir où Sa Majesté inaugurait sa galerie des Glaces. Mais M. de La Reynie ne vous en a rien dit ? Il était pourtant chez le Roi quand celui-ci lui a demandé des explications.

— Il m’a dit qu’on l’avait retrouvée perdue dans les bois et qu’en dépit de l’offre de Madame, elle avait préféré rentrer dans sa maison d’enfance pour prendre un repos bien mérité, vous ne trouvez pas ? Et il n’y a rien eu d’autre ? On a parlé d’enlèvement par quelque... galant?

Mlle Léonie considéra son ancien logeur avec une véritable stupéfaction :

— Vous êtes idiot ou quoi ? Voilà que vous vous mettez à écouter tous les potins ?

— C’est un peu mon métier, non ?

— Oui, mais je ne vois pas ce qu’il vient faire là-dedans, votre métier. Quand M. de La Reynie prend la peine de vous raconter ce qui s’est passé chez le Roi, vous pourriez lui faire l’honneur de le croire. En ce qui me concerne, vous me faites perdre mon temps et, comme je viens de communier, j’ai faim ! Aussi vais-je clore cet entretien en espérant vous avoir pleinement rassuré. Pour le moment, Mme de Saint-Forgeat - il ne faut tout de même pas oublier qu’elle est mariée - a surtout besoin de silence et de tranquillité. Tenez-vous-en à cela !

— Une façon comme une autre de m’envoyer promener! fit-il amer. Et je vous croyais mon amie !

— Je ne vous reconnais pas le droit d’en douter ! Mais la prison est une dure épreuve pour une si jeune femme. Il faut du temps pour s’en remettre. On doit le lui laisser.

— Je m’en souviendrai. Veuillez me pardonner de vous avoir retenue dans cette rue plus qu’il ne convenait.

Il salua, recoiffa son chapeau et s’éloignait quand elle le rappela :

— Commissaire Delalande, voudriez-vous vous charger d’une commission à l’attention de votre lieutenant général ?

Elle lui fit signe de se rapprocher pour éviter de crier et dit :

— Il aimerait sans doute savoir que, durant l’absence de sa femme, M. de Saint-Forgeat, assisté du chevalier de Lorraine, s’est rendu chez maître Maublanc, notaire, pour se faire remettre une avance sur son « héritage ». Il semblerait qu’il ait dilapidé au jeu la majeure partie de sa fortune. Cela devrait intéresser votre chef !

— Et pas seulement lui !

L’après-midi de ce jour, Charlotte eut soudain envie de remettre ses pas dans ceux de sa reine défunte en allant faire une visite à l’hôpital. Les malades nécessiteux ne devaient pas manquer par cet hiver rigoureux. Aller là-bas serait une façon de rendre hommage. Se rappelant à peu près de ce que Marie-Thérèse emportait à chaque visite, elle s’en alla trouver Mathilde pour lui demander de préparer deux paniers et de prévenir le jeune valet Pierret de se préparer à l’accompagner.

— Je vais aussi le prévenir de faire atteler, répondit la cuisinière.

— Non, c’est inutile. Le chemin n’est pas long.

— Voyons ! Par ce temps, Madame la comtesse devrait...

— Inutile de risquer les jambes des chevaux ou la glissade d’une voiture qui mettrait en danger les piétons.

— Très juste ! approuva Mlle Léonie qui arrivait. Seulement, moi, je vais avec vous. Il n’y a nulle raison pour que vous gagniez votre paradis seule.

— Vous êtes déjà allée à la messe aux aurores ce matin, fit Charlotte en riant. N’est-ce pas suffisant pour la journée ?

— Non. A mon âge il est préférable de mettre les bouchées doubles !

— Je vous ferai remarquer que ce n’est pas moi qui ai mentionné votre âge. Je ne me le serais pas permis.

Chaudement emmitouflées dans de grandes mantes à capuche garnies de fourrures, elles partirent d’un pas vif. Chemin faisant, Charlotte relata ce qu’avait été sa première visite à l’hospice dans la suite de Marie-Thérèse et la simplicité chaleureuse dont elle faisait preuve :

— Il fallait la voir, vêtue d’une robe de laine quasi monastique protégée par un tablier de grosse toile, donner à manger aux malades, aider à les changer sans se laisser rebuter par les plus répugnants. Un jour, j’en ai vu un vomir sur sa main pendant qu’elle le faisait boire. Et toujours si douce, toujours si soumise aux volontés de son époux ! En vérité, elle méritait une auréole !

— Au lieu de quoi on semble prendre à tâche de l’oublier le plus vite possible ! Mais qu’est-ce que nous avons là ?

Elles arrivaient à destination et, en franchissant le porche du vieil hospice, elles virent stationner dans l’enceinte une voiture de la Cour flanquée de deux gardes du corps.

— Qui peuvent-ils attendre ? murmura Charlotte, perplexe. Pas le Roi : le carrosse aurait plus d’éclat, mais peut-être un membre de la famille.

Elle n’eut pas le temps de se livrer au jeu des hypothèses. Sur le perron deux dames venaient d’apparaître en poursuivant leur conversation. L’une était la mère supérieure mais la seconde, toute vêtue de velours et renards noirs dont elle s’enveloppait frileusement, c’était Mme de Maintenon. Elle prenait congé d’ailleurs et les arrivantes remarquèrent le respect dont la religieuse usait envers sa visiteuse qu’elle couvrait de remerciements pour les « dons généreux » qu’elle venait de faire.

En descendant vers sa voiture dont un laquais tenait la portière ouverte, la marquise leur jeta un regard. Une expression de surprise marqua son visage à la peau ivoirine dont la beauté subsistait en dépit du fait qu’elle avait dépassé cinquante ans.

— Madame de Saint-Forgeat ! S’exclama-t-elle Mais quelle surprise de vous trouver ici !

On échangea des saluts. Distants cependant de part et d’autre tandis que Charlotte répondait :

— Ma présence n’a rien de surprenant, Madame. J’accomplis en quelque sorte un pèlerinage au souvenir de Sa Majesté Marie-Thérèse, notre reine défunte que j’avais l’honneur d’accompagner lorsqu’elle venait ici donner ses soins aux plus gueux de ses sujets. Un privilège dont je conserverai le souvenir ému ! Elle, une infante et la souveraine du royaume, se faisait servante au chevet de tous ces malheureux !

Il entrait de l’orgueil, du défi aussi dans la petite allocution de la jeune femme. Presque un reproche : il était plus qu’évident que la « confidente » du Roi ne s’était livrée à aucune des activités qu’elle évoquait.

EIle venait apporter de l’argent sans doute, passer peut-être entre les lits où les malades s’entassaient par-fois à trois ou quatre, distribuer çà et là de bonnes paroles, mais elle était trop tirée à quatre épingles pour supposer un changement de tenue quelconque...

Stupéfaite de l’audace de sa jeune cousine, Mlle Léonie écoutait sans en croire ses oreilles. Elle n'aurait jamais soupçonné la petite Charlotte aussi rompue à l’escrime souvent meurtrière du langage de cour. Celle que l’on appelait sous le manteau Mme de Maintenant ne s’y trompa pas. Elle sourit benoîtement mais un éclair avait traversé ses yeux noirs:

— Une si belle fidélité au souvenir vous honore, comtesse. En outre se tourner vers les œuvres charitables est un excellent moyen de plaire à Dieu et de combattre certains bruits déplaisants. Je vous donne le bonsoir, Madame !

Sans laisser à Charlotte le temps de riposter, elle Monta dans sa voiture qui s’ébranla aussitôt et quitta l’hôpital suivie des gardes réservés en principe aux personnes royales. Blanche de colère, Charlotte la regarda disparaître.

— Venez, Charlotte ! Lui souffla Mlle Léonie. Vous n’avez peut-être pas remarqué que nous faisons attendre la Révérende Mère.

Celle-ci, une petite femme ronde, aimable et souriante, s’avança à leur rencontre les mains ouvertes :

— Comme je suis heureuse de vous revoir ! Mais, si j’ai bien compris, nous ne sommes plus Mlle de Fontenac ?

— Non, ma Mère ! Je suis mariée à M. de Saint-Forgeat, gentilhomme de Monsieur, comme vous l’avez pu entendre.

— Mais cela ne vous fait pas oublier notre vieille maison qui, elle, se souvient avec plaisir et gratitude de la gentille demoiselle d’honneur qui accompagnait notre si bonne reine ! Entrez vite à présent !

Quand elles prirent le chemin du retour, deux heures plus tard, et leurs paniers vides, Charlotte, qui avait dépensé sans compter soins et sourires, retrouva intacte sa colère en franchissant le portail :

— C’est une honte ! Gronda-t-elle entre ses dents. Une véritable honte jetée au royaume et à la mémoire de la Reine !

— Que voulez-vous dire ?

— Mais qu’il l’a épousée !

— Qui a épousé qui ?

— Allons, ma cousine, vous ne me ferez pas accroire que vous êtes sourde aux rumeurs ! J’entends que le Roi a épousé la Maintenon et que c’est à pleurer !

— Qu’est-ce qui vous en donne la certitude ?

— L’escorte, voyons ! Les gardes du corps pour l'ancienne gouvernante des enfants de Mme de Montespan ! Celle-ci n’y a jamais eu droit... sauf naturellement en compagnie de Sa Majesté. Pourquoi n'en dit-elle rien si elle le sait ? Elle doit être folle de rage ! ... et Madame ? Madame si fière de ses origines et qui la déteste tant ! Comme elle doit être malheureuse ! Je devrais peut-être aller la voir...

Mlle Léonie glissa son bras sous le sien :

— N’y voyez pas une poussée d’égoïsme, mais vous devriez attendre ! Il se peut que personne ne soit au courant et que cette bonne princesse, à qui l’on prête un tempérament plutôt combatif...

— C’est certain.

— ... n’a pas besoin que vous alliez lui raconter ça. En outre elle est retournée prendre ses quartiers d'hiver au Palais-Royal, donc fort à l’écart de son ennemie: Enfin, elle doit être grandement affairée au mariage de sa belle-fille qui aura lieu au printemps.

Charlotte eut un demi-sourire :

— C’est surtout Monsieur que l’approche d’un aussi considérable événement doit mettre en transe. Je le vois d’ici agité comme une puce, passant de longues heures à choisir les tissus destinés à ses costumes, à combiner des arrangements de joyaux et à écouter le chevalier de Lorraine dauber sur tout le monde. Pendant ce temps, enfermée dans son cabinet entourée des portraits de sa famille allemande, Madame écrit, écrit, écrit...

— C’est une image assez paisible que vous me tracez là! L’hiver est la saison des trêves, pour les armées et pour le commun des mortels. C’est l’appel du coin du feu. N’allez pas jouer les courants d’air et accordez-vous à vous-même un répit! Quand la neige aura fondu, vous pourrez vous lancer sur les grands chemins...

Charlotte posa sa main sur celle de sa cousine et sourit :

— Vous avez raison. Contentons-nous de rester chez nous. On y goûte une telle paix !

Elle le pensait sincèrement, reprise de tendresse pour sa vieille maison où l’on s’efforçait de lui faire la vie si douce. Elle le pensa plus encore lorsqu’une semaine plus tard, ladite paix se trouva compromise...

Le froid avait cédé mais la pluie le remplaçait. Insistante, têtue, elle s’insinuait par la moindre ouverture et faisait fumer les cheminées où l’on luttait contre elle à larges brassées de fagots bien secs. C’était sans doute un temps normal pour le mois de mars, mais Charlotte détestait la pluie et elle trouvait qu’éminemment désagréable. Aussi passait-elle la majeure partie de ses journées dans la bibliothèque - sa pièce préférée d’ailleurs - à remettre de l’ordre dans les papiers de son père dans lesquels il était évident que l’on avait fouillé sans se donner la peine de les ranger. Mlle Léonie l’aidait mais pas de façon systématique: simplement quand la jeune femme la réclamait. Ce qui arrivait souvent... Visiblement, on avait fourragé dans cet invraisemblable fatras. Mais on cherchait quoi ?

Elle découvrit ainsi, disséminés au milieu de factures, de notes et de réflexions tombées d’une plume méditative, les feuillets épars d’un véritable livre en gestation : la relation des voyages de son père aux Indes. Ravie de sa trouvaille, elle entreprit de les rassembler, pensant y trouver peut-être la clef de l’énigme posée par les pierres rapportées de ces contrées et dont avaient parlé le vieux Joseph d’abord et maître Maublanc ensuite. Elle se demandait d’ailleurs si, justement, ce fabuleux désordre n’était pas le fait de la défunte baronne, qui aurait, elle aussi, eût vent de quelque chose...

Les deux femmes s’y livraient ce matin-là quand le tintement de la cloche du portail, suivi du grincement de l’ouverture et enfin de celui d’une voiture attirèrent leur attention et les amenèrent près d’une fenêtre donnant sur la cour...

— Miséricorde ! Soupira sobrement Charlotte.

— Mais qui nous arrive-là ? Surenchérit Mlle Léonie. Du carrosse en effet - un élégant véhicule aux portières frappées des merlettes de Lorraine et mené par de splendides chevaux - deux hommes descendirent, un soutenant l’autre. Cet autre tellement emmailloté de fourrures et de lainages remontant jusqu’au chapeau qu’il était pratiquement impossible de distinguer son visage. Mais celui sur lequel il s’appuyait était des plus reconnaissables et, avant même que Merlin les eût annoncés, Charlotte savait que le chevalier de Lorraine lui amenait un époux apparemment en mauvais état, Suivie de Léonie, elle les rejoignit au salon.

Le chevalier confia son fardeau à Merlin afin d'avoir les mains libres pour le rituel des révérences.

— Ah, comtesse ! S’exclama-t-il. Vous ne sauriez croire à quel point je suis aise de vous trouver au logis.

— Il fait si mauvais temps qu’il n’y avait guère de chance que je n’y sois pas. Qu’arrive-t-il à M. de Saint-Forgeat ? S’enquit-elle tandis que Merlin installait son paquet dans le meilleur fauteuil où il entreprit de l'aider à se déballer, ce que l’arrivant faisait d’une main lasse et sans même ouvrir les yeux... en émettant une toux caverneuse.

— Il est fort malade comme vous pouvez le constater. Le médecin de Monsieur a diagnostiqué une fièvre pourprée...

— Si c’est le cas, observa Mlle Léonie, c’est d’une rare imprudence de l’avoir fait sortir et subir trois heures de carrosse alors qu’il nous tombe des hallebardes !

Le beau Philippe, sans se départir de son insolence habituelle, ajusta un face-à-main pour jauger cette petite femme inconnue dont la vêture s’apparentait à celle d’une gouvernante de grande maison. Charlotte se hâta de faire les présentations avant que ce personnage ne se livre à quelque remarque méprisante :

— Mlle Léonie des Courtils de Chavignol, ma cousine, déclara-t-elle, avant d’ajouter : Je pense que sa question ne manque pas de pertinence. Me ferez-vous la grâce de m’apprendre la raison de cette arrivée impromptue ?

Lorraine leva un sourcil réprobateur :

— Cela coule de source. Il est votre époux, il me semble ? Il me paraît donc naturel de vous l’amener...

— Serait-ce la première fois qu’il tombe malade ?

— Non, évidemment, mais il s’agit de circonstances particulières. L’air de Paris, vous le savez, n’est pas des plus sains...

— Alors que celui de Saint-Germain sous une pluie battante est recommandé !

— Vous bénéficiez de la forêt, ce qui est capital. En outre, vous avez vécu suffisamment dans les palais de Monsieur pour être au fait de son horreur des maladies» surtout...

— ... Si elles sont contagieuses ?

— Ce n’est pas certain, mais, dans le doute...

— Il vaut beaucoup mieux que l’on me fasse profiter, moi, des miasmes en question au lieu de les garder à domicile. Car si je ne me trompe : M. de Saint-Forgeat possède un appartement dans les résidences de Monsieur ?

— Oh, un minuscule ! Fort mal commode pour procurer les soins nécessaires. Nous avons donc pensé à vous qui jouissez d’une vaste demeure où j’imagine qu’il ne vous gênera guère...

À cet instant, une voix mourante se fit entendre :

— De grâce, ma chère, ne me laissez point languir ! Le me sens si mal ! Je m’en voudrais à mort de perdre conscience sous vos yeux. Veuillez donner l’ordre qu’on me conduise à ma chambre. Mon valet qui est là avec mes bagages va m’y installer.

Merlin en effet reparaissait :

— Quels sont les ordres de Madame la comtesse ? demanda-t-il. Un homme en charge de sacs et de deux coffres attend...

Le refus étant impossible dans de telles conditions, Charlotte ordonna :

— La chambre de feu la baronne ma mère devrait être conforme au goût de Monsieur le comte. Faites allumer du feu et bassiner le lit.

Saint-Forgeat émit alors une sorte de hoquet :

— La chambre de celle qui a été...

— Ne me dites pas qu’un vaillant tel que vous redoute les fantômes ? Riposta Charlotte. Vous vous y sentirez chez vous, croyez-moi ! Vous y trouverez toutes vos préférences : des rubans, des parfums, des fanfreluches, des bijoux... à moins que vous n’optiez pour celle où logeait M. de La Pivardière ?

— Pourquoi pas celle du baron ?

— Parce que c’est la mienne. Mais il suffit ! Les valets vont vous monter à l’étage et nous allons vous appeler un médecin.

— Vous avez dit... des bijoux ?

Une lueur d’intérêt s’allumait dans son œil glauque. Mlle Léonie fronça le nez et s’esquiva pour procéder avant l’installation à un tri qu’elle jugeait indispensable.

— Ma mère n’était pas très ordonnée et la chambre n’a pas encore été refaite comme j’en ai l’intention, mais vous verrez qu’elle ne manque pas d’agréments. C’est d’ailleurs la plus belle de la maison...

En entrecroisant leurs mains, Merlin et le solide Anatole, le laquais de Saint-Forgeat, formèrent un siège sur lequel on assit le « moribond », qui passa un bras autour du cou de chacun d’eux et l’on se dirige solennellement vers l’escalier, le chevalier de Lorraine fermant la marche. En dépit de la contrariété que lui causait cette arrivée intempestive, Charlotte s’efforça de retenir une brusque envie de rire. L’impression se retrouver au milieu d’une des pièces si amusante de M. Molière, mais malheureusement on n’était pas au théâtre et elle découvrit par la suite qu’elle venait d’hériter d’un malade quelque peu encombrant.

Malade ? L’était-il vraiment ? Après que le chevalier de Lorraine se fut retiré en promettant de revenir le vieux docteur Bouvier, qui soignait la famille depuis près de trente ans et avait mis Charlotte au monde, vint se pencher sur le cas Saint-Forgeat.

Lui n’appartenait pas à la catégorie des médecins de Molière. Ce n’était pas Diafoirus. C’était un véritable praticien passionné par la lutte contre la maladie et qui ne rechignait pas à procurer ses soins aux plus nécessiteux. Matin et soir, il passait à l’hôpital où les religieuses lui vouaient une sorte de culte. Chez les Fontenac, il avait assisté, impuissant et navré, à la lente dégradation de la santé du baron sur l’état de laquelle il ne gardait aucun doute. L’affaire des Poisons eût-elle été déclenchée à ce moment qu’il eût fait violence au secret professionnel pour dénoncer les agissements de la baronne avec une chance d’être entendu, mais à cette époque on ne lui aurait accordé aucun crédit pour une seule raison : il était protestant. Par la suite, il avait traité Mlle Léonie avec succès mais on n’avait pas jugé utile de le déranger pour le modeste valet qu’était le vieux Joseph.

Au physique, c’était un homme vigoureux en dépit le l’âge, petit, trapu, doué d’une force peu commune et de mains de magicien. Le cheveu et l’œil gris, il haussait de bésicles un nez turgescent dominant une bouche mince au sourire facilement ironique et un menton obstiné :

— Eh bien, petite dame - il l’appelait ainsi depuis l'enfance et ne voyait pas de raison de changer ! -, il parait que mon art est requis céans ? Vous n’avez pas une mine épanouie... Voyons voir ?

— C’est sans importance, cher docteur. Un peu de fatigue sans doute. En revanche vous trouverez là-haut un vrai patient. M. de Saint-Forgeat, mon époux, qui est venu chercher refuge à cause de l’étroitesse de son logis au Palais-Royal où, il faut le souligner, Monsieur ne supporte pas la présence de gens souffrants dans son entourage.

— Et de quoi souffre-t-il ?

— Il n’arrête pas de tousser, il est très rouge et ne se soutient que difficilement.

— On va voir cela. Où l’avez-vous mis ? Dans la chambre du baron, j’imagine ?

— Non. C’est moi qui l’occupe. Il est dans celle de ma mère. Elle devrait pleinement lui convenir.

— Ah !

Sans autre commentaire ! Après avoir contemplé un instant la jeune femme d’un œil songeur, il demanda :

— Vous m’accompagnez ?

— Je préfère attendre ici votre verdict !

— Moi je vous suis, se dévoua Mlle Léonie redescendue avec le chevalier qu’elle avait poliment reconduit dans le vestibule.

En revenant, ils trouvèrent Charlotte dans la bibliothèque où elle était retournée à ses recherches. Ce n’était pas évident parce qu’un esprit malin semblait s’être donné à tâche de tout disperser et mélanger, mais, sans s’énerver et avec de la méthode, elle y parvenait. La marée reculait tandis que s’empilaient les factures, les lettres - pas beaucoup, la baronne n’écrivait guère et de ce fait n’avait pas une correspondance débordante. Charlotte cherchait surtout les pages manuscrites laissées par le baron Hubert. Mais il était évident que l’ouvrage était loin d’être achevé. A moins qu’une main discrète n’en eût subtilisé une partie...

— Alors ? S’enquit-elle quand Bouvier la rejoignit Mlle Léonie dans son sillage apportant le vin chaud aux épices et à la cannelle dont elle savait le médecin friand.

— Un gros rhume tout simplement. Rien dont des tisanes, de la réglisse, de bonnes soupes épaisses et quelques petits verres de rhum ne puissent venir à bout sans peine. Rien d’inquiétant ! En revanche, je n’en dirais pas autant de vous, petite dame ! Vous avez une mine à faire peur...

— Oh moi ! J’ai vécu des moments pénibles mais à mesure qu’ils s’éloigneront j’en viendrai à les oublier... et je me remettrai.

— Eh bien espérons-le ! En attendant faites donc préparer par l’apothicaire ce que je vous prescris, fit-il en traçant quelques lignes sur une feuille de papier. Cela ne vous enlèvera pas vos soucis mais vous aurez plus de forces pour les supporter...

Cela dit, il avala son vin chaud, salua et sortit rac-compagné par Mlle Léonie tandis que Charlotte, délaissant son rangement, allait s’asseoir au coin du feu. L’intrusion de son « époux » lui causait une bizarre impression. Depuis un peu plus d’un an qu’ils étaient mariés, elle en était venue à le considérer comme une entité lointaine à laquelle elle n’accordait même pas une pensée par semaine. Et il n’avait jamais été question d’une quelconque cohabitation : chacun chez soi - entendons l’un chez Monsieur et l’autre chez Madame ! - et tout serait pour le mieux. C’est du moins ce qui ressortait de l’espèce d’accord conclu entre eux au lendemain de leurs noces. Après quoi ils s'étaient séparés sur une révérence afin que chacun aille dans la direction qu’ils avaient choisie. Et voilà que sans le moindre préavis, Saint-Forgeat lui tombait dessus dans l’intention manifeste de s’installer ! Fût-il venu seul qu’elle s’en serait moins inquiétée : lorsqu’elle était entrée au service de Madame, une sorte de camaraderie s’était nouée entre eux, renforcée par le fait qu’il l’avait sauvée, non pas de la mort comme il se plaisait alors à le lui rappeler un peu trop souvent, mais d’un enlèvement qui aurait peut-être abouti au même résultat... Fût-il venu seul qu’elle se serait posé moins de questions. Après tout elle portait son nom et que, mal en point, il eût cherché refuge chez elle était presque naturel. Mais c’était la silhouette arrogante du chevalier de Lorraine qui gâchait le tableau... Rien de ce qu’il faisait n’était gratuit et s’il avait pris la peine d’escorter son « ami », il devait avoir une idée derrière la tête...

Elle en était là de ses réflexions quand Mlle Léonie reparut, mi-figue mi-raisin.

— Où étiez-vous passée ? demanda Charlotte. Vous veilliez à l’emménagement du valet ?

— Oh, il n’a pas eu besoin de moi pour trouver le chemin de la cuisine où Mathilde s’occupe de lui ! Il semble d’ailleurs un bon garçon. Il n’a pas inventé la poudre mais ce n’est pas plus mal. Non, j’étais remontée dans l’intention d’observer l’état de notre malade. Autrement dit, j’ai entr’ouvert discrètement la porte. Je pensais le trouver au fond de son lit, endormi après ces trois heures de mauvaises routes...

— Et alors ?

— Il était assis devant la table à coiffer de votre mère en train d’en faire l’inventaire. Il s’intéressait aux parfums, aux onguents et eaux de senteur, et particulièrement à la cassette de bijoux dont j’avais heureusement prélevé quelques-uns. Et, naturellement, il avait choisi le collier de perles aux petites émeraudes dont il mirait dans la glace l’effet qu’il faisait sur...

— Sur sa chemise de nuit ? Ce devait être magnifique, en effet !

— Disons que c’était surprenant. Mais ça confirme mon opinion en le voyant débarquer. Son « triste » état est uniquement destiné à vous attendrir sur le délabrement de ses finances puisque maître Maublanc s’est refusé à lui consentir une avance sur votre héritage, j'espère seulement qu’il ne va pas se servir lui-même sans se soucier de votre avis.

— Il en a le droit, hélas ! Soupira Charlotte. Cela dit, merci du renseignement, chère Léonie. Au moins je sais à quoi m’en tenir...

Une chose était certaine en tout cas, le cher Adhémar était bien le malade le plus encombrant qui soit. En dehors d’une petite sieste qu’il s’accorda après le repas de midi, il ne cessa de faire galoper Anatole dans les escaliers : pour lui procurer un lait de poule ou des confitures dont il avait un besoin vital en avalant ses médicaments, pour faire laver un gros ballot de linge sale apporté tel quel du Palais-Royal, faire défroisser des habits, s’inquiéter d’aménager de la place dans la garde-robe de feu la baronne afin d’y ranger ses propres vêtements, réclamer une bassinoire pour son lit parce qu’il avait froid aux pieds, etc.

Obéissant à la consigne donnée par Charlotte, personne ne pipait mot. On accédait à tous les désirs du malade. Le surprenant était que, pas une seule fois, il se réclama la présence de sa femme, qui, dans ces conditions-là, s’abstint de franchir sa porte. Mais un matin, après qu’Anatole eût monté un large plateau copieusement servi, elle alla frapper à ladite porte et, sans attendre la réponse, elle entra.

Une violente odeur de jasmin lui sauta au visage, ce jasmin qu’elle avait appris à détester parce que c’étail le parfum préféré de sa mère. En outre, le spectacle qu’elle découvrit n’avait que de très lointains rapports avec l’idée que l’on pouvait se faire d’une chambre de malade...

Assis dans le lit tendu d’une attendrissante brocatelle rose, appuyé sur une demi-douzaine d’oreillers, vêtu d’une chemise de nuit abondamment garnie de dentelles, Adhémar était en train de faire disparaître le contenu du plateau : pâtisseries variées, miel, confitures, rôties, beurre et crème, sans oublier une part appréciable de tourte au poulet et une grande jatte de chocolat. On avait dû le recoiffer trop vite de sa perruque car elle donnait légèrement de la bande. En voyant Charlotte apparaître, il se mit à tousser à fendre l’âme et se laissa aller dans ses oreillers en s’efforçant de prendre une mine dolente :

— Ah, Madame ! Que c’est bon à vous de vous inquiéter de ma santé !...

— Comment est-elle ce matin ?

— Pas des meilleures ! Toute la nuit j’ai eu de violentes quintes qui me tourmentent encore. Et puis il y a cette faiblesse qui ne me quitte pas...

— Il me semble que vous faites le nécessaire pour combattre. Dès l’instant où l’appétit revient...

— Oh je me force, comme vous pouvez le voir... Il faut bien essayer de se soutenir...

En constatant les vides laissés sur le plateau et les miettes répandues sur la poitrine du pauvre catarrheux Charlotte eût soudain envie de rire, mais elle n’était pas là pour ça. Tirant dans la ruelle du lit un fauteuil garni de velours - rose lui aussi! -, elle s’assit :

— Continuez, je vous prie ! Dans votre cas il vous faut profiter du moment où l’on se sent un peu d'appétit... Après nous pourrons causer.

— Causer ? A cette heure-ci ?

— Je n’ai jamais entendu dire qu’il y eût une heure privilégiée pour cela. La première fois que nous nous sommes entretenus, c’était dans les jardins du Palais-Royal et à dix heures du matin. Et il est dix heures et demie. Alors achevez donc votre déjeuner tranquille ! Je me tiendrai coite...

Et s’enfonçant plus confortablement dans son fauteuil, elle joignit le bout de ses doigts, posa dessus son menton et contempla le plafond. Mais, pour Saint-Forgeat, le charme était rompu. Il mâchonna ici et là quelques miettes, vida le pot de chocolat et brama :

— Anatole !

Le valet surgit tel un pantin de sa boîte et enleva les reliefs qu’il descendit à la cuisine. Ce que voyant, Charlotte quitta sa pose méditative. Son époux cependant maugréait en se renversant dans ses couettes et en ramenant les draps jusqu’au cou.

— Voilà ! C’est terminé ! De quoi avez-vous si grand hâte de parler ?

— Par exemple de ce que vous venez faire céans ?

Aussitôt il enfourcha ses grands chevaux :

— De ce que je viens faire céans ? Mais me soigner ! Je suis malade, moi, et c’est le devoir d’une épouse aimante de veiller à la santé de son mari.

— C’est ce que je fais, il me semble... encore que votre mal me paraisse sujet à caution !

— Comment ça sujet à caution ?

— Vous préférez imaginaire? ... ou disons opportun ! Vous avez un bon rhume, mon cher, et rien de plus. Et comme nous étions convenus de mener nos vies séparément, je n’arrive pas à comprendre ce qui vous amène, vous qui êtes des intimes de Monsieur et à qui le souffle manque dès que vous vous en éloignez

Il offrit à Charlotte un douloureux regard de chien battu et sans respirer se mit à pleurer. Mais ce qui s’appelle pleurer : de grosses larmes coulèrent sur se joues, il poussa soudain une sorte de hurlement chercha son mouchoir dans la manche de sa chemise se moucha vigoureusement... et pleura de plus belle. Simultanément il commençait à se convulsionner. Charlotte, interloquée et les sourcils remontés au milieu du front, observa le phénomène. Puis, l’accès menaçant de durer, elle alla dans le cabinet de toilette adjacent tremper une serviette dans un broc d’eau froide et revint l’appliquer sur la figure congestionnée d’Adhémar sans se soucier de mouiller ses dentelles. Un peu inquiète tout de même : serait-il atteint du haut mal[13]?

Mais le remède opérait. Il se calma presque instantanément. Charlotte l’épongea de son mieux, chercha un flacon de sels sur la table de chevet et le lui fit respirer. Elle obtint un hoquet, une série d’éternuements et finalement le silence.

Étendu de tout son long, il ferma les yeux sans soucier de sa perruque en déroute. Charlotte se rassit, attendit qu’il émette un énorme soupir et reprit :

— Si nous essayions de parler tranquillement... Comme le frère et la sœur que nous pourrions être ? Je ne vous veux aucun mal, mon ami. Je veux seulement comprendre.

Et pour l’encourager, elle posa sa main sur la sienne. Il ouvrit les yeux, contempla le dais de brocatelle rose, soupira de nouveau et lâcha :

— Que voulez-vous que je devienne seul avec Anatole entre les quatre murs de ma chambre au Palais-Royal ? En prélude aux noces de Mademoiselle d'Orléans avec le duc de Savoie, Lorraine va donner une grande fête dans son château de Fromont, proche de Fontainebleau. Et comme je lui semblais trop patraque pour s’encombrer de moi, il a eu l’idée de me confier à vous...

— Vous n’êtes pas malade à ce point ! D’après le docteur Bouvier, vous devriez être sur pied rapidement. Quand a lieu le mariage ?

— Le 10 avril prochain.

— À Fontainebleau ?

— Non, à Versailles, mais à cause du deuil récent de la Reine, il n’y aura pas de réjouissances marquantes. C’est pourquoi Lorraine en donne une chez lui pour consoler un peu Monsieur que ce mariage rend triste et qui n’aura même pas la consolation de se commander de nouvelles parures ainsi qu’il l’a fait à l’occasion de celui de la reine d’Espagne. Après la bénédiction qui sera donnée par le cardinal de Bouillon, et où le petit duc du Maine remplacera le fiancé, la princesse montera aussitôt en voiture pour gagner Turin...

Quelque chose clochait dans cette histoire. Elle ne voyait pas la raison pour laquelle on avait éloigné Adhémar. Il avait largement le temps de se rétablir avant la cérémonie dont elle refusait de croire que le Grand Roi n’y déploierait pas le moindre faste.

Elle le dit tel qu’elle le pensait, ce qui fit naître un nouveau soupir :

— Autant que vous sachiez la vérité. Ce refroidissement est le bienvenu parce que je n’ai aucun moyen de figurer dignement à des noces royales même plus modestes que d’habitude. De même pour la fête de Fromont. Je... je ne me suis pas commandé un costume depuis six grands mois... j’ai des créanciers... et aussi des dettes de jeu ! Lorraine a pensé qu’il serait mieux pour moi de faire...

— Une retraite à Saint-Germain ? Mais puisqu’il est si fort votre ami, pourquoi ne vous vient-il pas en aide ? On le dit fabuleusement riche...

— Oh, il l’est, mais il déteste se séparer de quoi que ce soit de son bien.

— Et Monsieur, dont vous êtes proche et que je sais généreux ?

— Il l’est notamment pour Lorraine et Effiat. En outre, il estime qu’une bonne épouse se doit de secourir celui dont elle porte le nom.

Cette fois, le mot était lâché et Charlotte avait compris. Cela s’accordait trop avec la confidence de maître Maublanc :

— Mais enfin, lorsque nous nous sommes mariés il y a... un peu plus d’un an, on ne cessait de me ressasser que j’avais une chance inespérée de porter un beau nom et de jouir d’une grande fortune.

— Le nom est toujours là, tout de même ! fit Adhémar offusqué. Quant à la fortune... il se trouve que je raffole du jeu...

Et là-dessus il se remit à pleurer !

Charlotte en avait entendu suffisamment. Elle reposa sur le lit la main qu’elle tenait et sortit de la chambre pour aller retrouver sa cousine.

— Que vous êtes-vous dit pendant tout ce temps ? demanda celle-ci.

— C’était instructif ! Je l’ai confessé...

— Ce qui veut dire que vous garderez le silence à ce sujet.

— Je ne suis pas prêtre. En fait, si je ne veux pas garder Adhémar chez moi jusqu’à la consommation des siècles, il me faut payer ses dettes et lui procurer lus moyens de reparaître dans les entours de Monsieur.

— Et vous allez le faire ?

— Honnêtement je ne sais pas. Il faudrait d’abord savoir de quelle somme il voudrait disposer.

Mlle Léonie fit la grimace :

— Si vous voulez accepter un conseil, ne vous engagez pas dans cette voie. S’il obtient cet argent trop facilement, il reviendra à la charge encore et encore jusqu’à ce qu’il vous ait ruinée. Un joueur impénitent est une plaie qui ne guérit jamais!

— C’est aussi ce que je pense, mais si je refuse il va s'éterniser, déambuler dans la maison à se lamenter et peut-être à chercher ce qu’il pourrait subtiliser pour boucher ses trous les plus urgents. Ne l’avez-vous pas trouvé assis devant la table à coiffer en train d’examiner les bijoux qu’elle y laissait traîner ?....

— ... En regardant quel effet le collier de perles pro-duirait sur lui... Je serais tentée de vous conseiller de lui donner puisque vous vous vouliez vous en défaire, mais il en tirerait je ne sais quelle conclusion puisque, en principe, les joyaux classés souvenirs de famille sont les derniers objets dont on se sépare. Pour l’instant, laissons-le « guérir ». Il est un brin encombrant mais supportable. Mais tâchez de savoir à combien se montent ses besoins immédiats. En toutes choses, mais en particulier dans les histoires d’argent, il ne faut rien précipiter.

On s’en tint là. Saint-Forgeat « garda la chambre encore quelques jours. Charlotte le visita une ou deux fois en s’efforçant de s’en tenir aux sujets anodins et en laissant soigneusement à l’écart ceux qui fâchent De son côté, Mlle Léonie avait chargé Mathilde, Ia cuisinière, de tirer les vers du nez d’Anatole, ce qui ne se révéla pas épuisant. Sans doute, justement, parce qu’il n’avait rien à dire. C’était un Normand paisible du genre bovin, satisfait de son travail, ne se compliquant pas l’existence, solide et attaché à un maître qui ne le molestait pas et avec lequel il avait grandi. Il faisait preuve d’un bel appétit, n’appréciant rien tant que bien manger et bien boire.

Comme elle le nourrissait en conséquence, Mathilde apprit que Saint-Forgeat était un bon garçon, certes entiché de fanfreluches, de rubans, de colifichets et autres, mais totalement incapable de faire du mal à une mouche.

Cela était rassurant mais jusqu’à quel point pouvait on faire crédit à un fidèle serviteur dont l’intelligence limitée pourrait ne pas lui permettre de suspecter l’aimable Adhémar de nourrir secrètement de noir desseins ?

CHAPITRE VII OÙ CHARLOTTE APPREND UNE VÉRITÉ...

Après quinze jours à se prélasser dans son cocon rose où il avait fini par se sentir pleinement à l’aise, Saint-Forgeat, dont Anatole avait annoncé qu’il dînerait avec ces dames », fit un beau matin son apparition. Il retrouva Charlotte dans la bibliothèque. Elle en avait fini avec le désordre et, assise à la grande table, elle lisait une lettre qu’un courrier venait d’apporter. À l’entrée de son mari, elle leva la tête et lui sourit:

— Un instant, s’il vous plaît. Cette lettre est de Madame... Asseyez-vous.

Mais au lieu d’obtempérer, il alla se poster derrière

Charlotte en tirant son face-à-main afin de lire pardessus son épaule.

— Ah, ah !... Et que dit-elle ?

Aussitôt elle rabattit le papier contre sa gorge.

— Entre autres des choses qui ne regardent que moi. Mais je consens à vous confier qu’elle souhaite me voir au mariage de sa belle-fille.

— Et elle ne parle pas de moi ? Je veux dire, l’invitation n’est pas pour vous seule, j’imagine ?

— Mon Dieu, si ! La princesse n’a même pas l’air de soupçonner que vous êtes ici. Apparemment, le chevalier de Lorraine a bien gardé le secret.

Il se mit à arpenter la vaste pièce en agitant son binocle et en reniflant, la mine offensée :

— Je ne lui en demandais pas tant !

— N’en avez-vous pas reçu des nouvelles ? interrogea Charlotte, qui savait parfaitement qu’il n’en était rien.

— Aucune et nous voilà, vous et moi, dans une situation ridicule : on vous invite à des noces auxquelles, moi votre époux, je ne suis pas convié !

— Etait-ce bien nécessaire ?

— Comment cela ?

— Qu’appartenant toujours il me semble à la maison de Monsieur, étant de surcroît de ses intimes, il coulait de source que vous deviez l’être. Vous aurait-on envoyé un faire-part quand la princesse Marie-Louise est devenue reine d’Espagne? En outre, vous êtes venu ici vous soigner. Ce n’était pas l’exil.

Il arrêta sa promenade en tapotant son menton de son binocle. Son attitude restait celle d’un coq offensé mais la déception n’y était plus :

— Vous avez mille fois raison, ma chère ! Nous irons donc ensemble ! lança-t-il avec satisfaction.

Une satisfaction qui s’éclipsa en un clin d’œil.

— ... Mais nous en sommes revenus où nous en étions la semaine dernière. Comment paraître à des noces quasi royales attifé à la mode de l’an passé ?

— En effet, murmura Charlotte, nous y voilà !

Elle savait que la question financière reviendrait sur le tapis et elle était étonnée qu’elle ne se soit pas manifestée plus tôt, mais elle eût envie, soudain, de s'amuser un peu :

— Finalement, rien ne vous oblige à y aller. Vous êtes souffrant et l’épouse dévouée que je suis ne saurait se rendre à des fêtes tandis que vous agonisez !

Il poussa un cri d’horreur :

— A quoi songez-vous ? À offenser Madame en refusant d’être auprès d’elle à l’occasion d’un événement de cette importance ?

— Oh, Madame est une bonne personne et elle me connaît. Je suis sûre qu’elle ne m’en tiendra pas rigueur. J’irai le lui expliquer un jour prochain...

— Mais vous êtes folle, ma parole ? Vous savez combien Madame est attachée au rang et aux égards dus à la belle-sœur du Roi ! Elle ne pourrait pas vous pardonner !

— Gageons que si !

Il devint aussi rouge que les rubans qui accompagnaient si plaisamment sa perruque noire :

— Et moi je dis que non ! Vous portez mon nom, ne Oubliez pas, et de ce fait vous me devez obéissance ! En outre...

— Asseyez-vous !

— Que je..., fit-il, douché par la froideur du ton.

— ... vous vous asseyez ! Nous avons à parler et je voudrais que vous cessiez de vous agiter ! Vous me donnez le tournis !

Il obéit machinalement.

— Vous ne m’avez pas caché que vous aviez besoin d'argent. Alors combien vous faut-il pour reparaître chez Monsieur ?

— Trois mille livres... me permettraient de parer au plus pressé !

La seconde partie de la phrase fit froncer les sourcils de Charlotte. En clair, cela laissait prévoir d’autres appels à sa bourse dans les temps à venir.

— Cela signifie payer quelques dettes et vous commander de nouveaux atours ?

— Oui. Encore devrais-je éviter les ornements dispendieux coutumiers à Monsieur et à mon ami Lorraine. Mais... il me vient une idée ! ajouta-t-il en dressant un doigt en l’air comme si l’idée en question lui était soufflée par le Saint-Esprit.

— Laquelle ?

— Eh bien, pourquoi ne porterais-je pas certains de vos joyaux de famille ?

— Mes joyaux de famille ? La totalité est dans... votre chambre puisque je ne possède que ceux de ma mère. Servez-vous ! concéda-t-elle avec une nuance de dédain.

— Allons, ma chère, les cachotteries ne sont pas de mise entre époux. Je veux parler de ceux que votre père a rapportés de Golconde dans sa jeunesse.

Une poutre du plafond en s’abattant devant elle aurait moins surpris Charlotte :

— Des joyaux ?... Golconde ?... Qui diable a pu vous raconter pareille histoire ?

— Mon père ! Il se trouvait aux Indes à la même époque que le vôtre et ils s’y sont connus. Le baron de Fontenac avait une véritable passion pour les belles pierres et en a rapporté de superbes. Parmi lesquelles un gros diamant jaune... l’œil de... je ne sais plus qui ! J’adore le jaune ! Il me sied à merveille alors qu’il ne saurait convenir à la nuance particulière de vos cheveux...

A mesure qu’il parlait, son excitation grandissait. Revenue de sa surprise, Charlotte jugea utile de doucher cet enthousiasme intempestif. Du plat de la main elle frappa le bois du bureau :

— Je vous arrête tout net ! fit-elle après un bref éclat de rire. Il est possible que mon père, qui était alors très jeune, ait rapporté des... souvenirs, mais je peux vous affirmer que ni ma mère ni moi n’en avons jamais eu connaissance...

— Vous voulez plaisanter ?

— Oh, je n’en ai pas la moindre envie ! Les années ont passé depuis que nos pères couraient les mers. Le vôtre est-il revenu en même temps que le mien ?

— Non. Ils se sont rencontrés là-bas mais... M. de Fontenac voyageait sur le bateau du célèbre Tavernier qui a procuré au Roi ses plus beaux diamants...

Charlotte vit là une échappatoire possible :

— Et vous pensez que cet homme aurait permis, même à un ami, d’acheter une pierre exceptionnelle donc digne d’être rapportée au Roi ? Il était comment ce diamant ?

— Je vous l’ai dit : jaune !

— Gros comment ?

— Plus gros qu’un œuf de pigeon et d’une pureté, d’une eau, d’un éclat ! Un vrai petit soleil !

— Eh bien je peux vous assurer que ce soleil-là n’a jamais brillé ici ! Je le saurais tout de même !

Vous étiez une fillette quand on vous a mise au couvent. On n’allait pas vous confier un secret pareil.

— Soit, je peux l’admettre, mais ce prétendu achat a eu lieu longtemps avant que mon père n’épouse Mlle de Chamoiseau... Vous n’avez pas connu ma mère j’imagine ?

— Évidemment non. Je sais seulement d’expérience que c’était une dame de goût, aimant les belles choses...

— ... et terriblement coquette. Ce fût un mariage d’amour. De la part de mon père, s’entend, et il y eût une période où il se plaisait à la parer. Mais vous pouvez être sûr que, s’il avait possédé un joyau aussi exceptionnel, elle n’aurait pas résisté à l’envie de le porter. Tout le monde en aurait parlé. Or il n’en a jamais été question...

— M. de Fontenac préférait peut-être le cacher afin de ne pas exciter les convoitises ?

— Sur ce chapitre il était impossible de dissimuler quoi que ce soit à ma mère ! fit Charlotte amèrement. Elle aurait retourné la maison de fond en comble pour mettre la main dessus ! Quant à mon père, en admettant qu’il ait pu se le procurer, il a pu également se le faire voler... ou le perdre. C’est loin les Indes et les routes qui y mènent sont dangereuses...

— On n’a jamais rien volé à M. Tavemier ! fit Adhémar, têtu.

— Qu’en savez-vous ?... Allons ne faites pas cette figure et consolez-vous. Si j’avais possédé ce joyau et que je vous eusse permis de le porter, vous ne l’auriez pas gardé longtemps !

— La Cour n’est pas un coupe-gorge que je sache !

— Non, mais Monsieur en aurait fait une maladie et n’aurait eu de cesse de l’acheter. Sans parler de votre ami Lorraine qu’une parure de cette importance n’aurait pas laissé indifférent...

— Il y a belle lurette qu’il le sait ! Laissa échapper distraitement Saint-Forgeat.

Mais pour Charlotte ces quelques mots furent un trait de lumière.

— Vraiment ? Et depuis quand ?

— Oh, je l’ignore ! Nous sommes amis depuis tant d’années...

— Et vous-même, quand donc votre père vous a-t-il raconté cela ?

— Oooooh ! C’était... Peu avant sa mort, au moment où le chevalier m’a présenté à Monsieur et où je suis entré à son service... J'allais à la Cour et il pensait que j’y rencontrerais peut-être ce baron de Fontenac et son diamant dont, je peux vous l’avouer, il enrageait de n’avoir pas mis la main dessus avant lui...

— Vous ne l’avez pas rencontré, lui, mais vous m’avez trouvée moi ! Et voilà, j’imagine, la raison pour laquelle vous avez mis tant de constance à vouloir m’épouser ? Vous pensiez que ce joyau mythique constituerait une dot suffisante...

— Oui... Non ! Se hâta-t-il de corriger. Vous étiez charmante et il faut qu’un jour un gentilhomme se marie !

Mais le siège de Charlotte était fait et elle s’y tiendrait : un demi-sourire aux lèvres mais la colère au fond du cœur, elle se leva afin d’obliger Adhémar à l’imiter :

— Eh bien, mon cher, vous avez rêvé pour rien. Croyez que j’en suis désolée. Cela dit, je vais écrire un mot à maître Maublanc qui vous donnera vos trois mille livres. Ensuite vous pourrez vaquer à vos préparatifs.

Déjà consolé, il bondit sur ses pieds :

— Vraiment cela ne vous ennuie pas que je parte avant vous ?

— Mais non. Nous nous reverrons à Versailles ou à Saint-Cloud ! Je vais vous remettre une lettre pour Madame et donner l’ordre d’atteler la voiture afin de vous conduire au Palais-Royal. Allez à vos affaires !

Soudain rayonnant, il lui prit la main, la baisa en proclamant qu’elle était un ange, exécuta une pirouette et se dirigea vers l’escalier en chantonnant un menuet Il avait à peine disparu que Mlle Léonie se matérialisait à sa place :

— Inutile de me raconter, déclara-t-elle. J’écoutais derrière la porte, je n’ignore rien et n’en ai aucun regret : cela en valait la peine !

— Ah, vous trouvez ?

— Disons qu’au moins la situation est claire. Vous savez pourquoi on vous a épousée... sauf votre respect !

— Rassurez-vous, je n’avais pas la moindre illusion à ce sujet, fit Charlotte en prenant une feuille de papier où elle griffonna une note à l’intention de son notaire. Elle la sabla, la cacheta de cire verte et la déposa devant elle avant d’en prendre une autre où, sur l’instant, elle n’écrivit rien.

— J’espère ne pas mettre un comble à mon indiscré-tion mais je n’ai pas saisi le montant de la somme que vous lui avez octroyée ?

— Trois mille livres !

— C’est déjà copieux mais il y reviendra... à moins qu’il ne parvienne à dénicher ce maudit diamant.

Charlotte reposa la plume qu’elle avait repris :

— Sincèrement, ma cousine, vous y croyez ?

— Non seulement j’y crois mais je pense qu’il faudrait que nous nous décidions sérieusement à nous mettre à sa recherche. Réfléchissez, Charlotte ! Le vieux Joseph savait que son maître avait rapporté des pierres précieuses qu’il gardait jalousement. Votre père y a fait allusion devant maître Maublanc et voilà qu’il nous tombe un témoin inattendu : le défunt comte de Saint-Forgeat qui a dû voir le diamant lui filer sous le nez et ne s’en est pas remis ! Et souvenez-vous de l’obstination que l’on a mise à vous marier ! Étant donné votre situation d’alors, cela n’avait pas de sens...

— Sans doute, mais lorsque mon père nous a quittés pourquoi ne vous en a-t-il rien dit ? Vous aviez sa confiance et...

— Mais on ne lui en a pas laissé le loisir, ma chère petite ! La mort l’a surpris si brutalement ! Il a seulement réussi à m’indiquer où se trouvait la preuve de son assassinat...

— Preuve qui a disparu. Et si ma mère, certainement au courant de cette preuve, était tombée en même temps sur le diamant ? La cachette dans le panneau de Clio n’a pas été pratiquée uniquement pour que mon père y dissimule la lettre et le paquet de poison ? Les pierres pouvaient y être aussi et, dans sa pensée d’agonisant, il a pu supposer que vous feriez, si j’ose dire, d'une pierre deux coups. Malheureusement c’est sa meurtrière qui a gagné.

— Non, non et non ! Je refuse d’y croire parce qu’il n’y avait strictement rien d’autre quand j’ai ouvert ! Quant à Marie-Jeanne, il se peut qu’elle ait eu vent de quelque chose sinon pourquoi ces heures passées enfermée à clef dans la librairie ? En outre, elle était vaniteuse, rouée sans doute mais pas assez intelligente pour résister à la tentation de se parer d’un tel joyau. Sans compter les autres pierres qui l’accompagnaient et dont, cette fois, nous ne savons rien : ni ce qu’elles étaient, ni leur nombre, et celles-là, elle n’aurait pas résisté à l’envie de les faire monter pour s’en parer.

— Nous n’en sortirons pas ! Soupira Charlotte en se laissant aller au fond de son fauteuil...

L’apparition outragée de Mathilde au seuil de la porte créa une saine diversion :

— J’aimerais savoir, clama-t-elle, ce que je dois faire du dîner. On devrait être à table depuis près d’une demi-heure! Or, M. le comte fait ses bagages tandis que Mme la comtesse et Mlle Léonie bavardent tranquillement ? Ça ne va pas être mangeable !

Charlotte se leva et se mit à rire :

— Eh bien, servez-nous ce qui l’est encore... et recevez nos excuses !

Si Mme de Saint-Forgeat avait reçu le don d’ubiquité et assisté au retour de son époux au Palais Royal elle eût été plus édifiée qu’elle ne le pensait. Quand celui-ci, non sans plaisir parce qu’il s’y trouvait bien, eut regagné son petit logis, il eut la surprise de voir surgir le chevalier sous un aspect inattendu. Rouge, ébouriffé d’avoir couru et fulminant de colère, il lança d’entrée :

— Mais qu’est-ce que tu viens faire ici ? Je t’ai vu arriver et je n’en croyais pas mes yeux...

Déjà occupé à traquer dans son miroir préféré la poussière de la route sur son visage, Saint-Forgeat le regarda avec indignation :

— Comment ce que je viens faire ici ? Assister au mariage de la petite Mademoiselle, parbleu !

— Tu n’es pas invité !

— J’appartiens toujours à la maison de Monsieur. Donc je le suis naturellement !

— Dans ce cas, je vais te faire rayer de la liste et tu repars !

— Mais enfin, pourquoi ?

— Il n’entrait pas dans nos conventions que tu rappliques si tôt. On va redescendre tes bagages !

Semblable au mouton mordu par un chien enragé, l'aimable Saint-Forgeat piqua une crise. Sans arriver jusqu’au contre-ut, sa voix grimpa de plusieurs octaves :

— Il n’en est pas question ! De quoi aurais-je l’air ? Mon épouse est conviée, par Madame en personne, aux festivités, et moi je devrais regagner mes pénates ? N’y compte pas, chevalier ! J’y suis, j’y reste ! D’ailleurs, j’ai une foule de choses à faire ! Voir mon tailleur...

— Il va te mettre à la porte, ton tailleur.

— Certainement pas! J’ai de l’argent! Charlotte m’en a donné. C’est une bonne fille au fond...

— Peut-être, mais ce n’est pas pour récolter quelques piécettes que je t’ai conduit là-bas !

— Piécettes ? Comme tu y vas : trois mille livres !

— Disons que c’est un début prometteur, concéda Lorraine, revenant au calme progressivement. Je te rappelle cependant que nous visions à l’étage supérieur. As-tu appris du nouveau sur ce que nous cherchons ?

Et comme Adhémar faisait son œil glauque, il clama à son tour :

— Sur les pierres rapportées des Indes par le baron ?

— Euh ! ... Nous avons eu un entretien là-dessus. Tiens, justement à propos du mariage savoyard, je lui ai demandé si elle aurait la gentillesse de me prêter le diamant jaune...

Le beau Philippe faillit s’étrangler :

— Tu as ? ... Pas possible !

— Pourquoi donc ? C’était normal entre mari et femme.

— Et qu’a-t-elle répondu ?

— Elle m’a ri au nez.

— Qu’y avait-il de si drôle ?

— Il faudrait le lui demander. En tout cas et immédiatement après, elle a juré ses grands dieux que ni sa mère ni elle n’ont jamais su quoi que ce soit sur le diamant. Elle, c’est compréhensible, elle était trop jeune ! Mais la défunte baronne c’est plus difficile à croire, car d’après Charlotte aucune force humaine n’aurait pu l’empêcher de s’en parer. N’étant plus reçue à la Cour sauf chez la Maintenon, c’eût été une excellente occasion d’obtenir une invitation pour cause de curiosité. Le Roi lui-même aurait voulu contempler la merveille !

— Donc tu la crois ?

— Le moyen de faire autrement ?

— Il fallait chercher, que diable! Chercher! Tu comprends ce que ça veut dire ? C’est fouiller les tiroirs, les armoires, explorer les recoins, les cachettes possibles ! Il se peut que ta Charlotte t’ait dit la vérité, qu’elle ne sache rien du diamant, et peut-être était-ce vrai aussi de la Fontenac. Les collectionneurs d’objets rares se partagent en deux catégories : ceux, comme Monsieur, qui font étalage de leurs trésors pour se repaître de l’admiration des autres, et ceux, au contraire, qui les cachent afin de s’en réserver la seule jouissance. Et fais-moi confiance, ce sont ceux-là les plus fervents, conclut Lorraine qui parut soudain s’abîmer dans une profonde méditation.

Ce que voyant, Saint-Forgeat en profita pour continuer ses petits rangements. Il en était à déposer dans le tiroir d’un secrétaire les bijoux empruntés à Charlotte quand Lorraine remonta des profondeurs de ses pensées. Il faut dire que le bel ami de Monsieur possédait un flair particulier pour déceler la moindre pierre précieuse quand elle passait à sa portée. Il ouvrit un œil :

— Qu’est-ce que tu ranges là ?

— Les bijoux de la défunte baronne. Ils étaient dans une cassette sur un meuble de sa chambre où l’on m’a logé...

— Je sais. Tu oublies que j’y étais. Voyons un peu !

Adhémar versa sur le lit le contenu du sac de velours, libérant un joli collier de perles parsemé de petites émeraudes, deux bracelets de camées antiques enrichis de diamants, une parure d’améthystes et de perles, une deuxième de turquoises, des agrafes et divers colifichets que le chevalier mania du bout de ses doigts gantés de soie :

— C’est acceptable, fit-il, mais aucun point commun avec ce que nous cherchons. Tu pourras en tirer quelques écus mais ce qui m’étonne c’est qu’elle te les ait donnés ?

— Rien d’étonnant, elle détestait sa mère et songe à refaire entièrement la chambre après en avoir vendu le mobilier.

— Si l’on tient compte du genre de mort de la dame, je dirais qu’à sa place j’en ferais autant. Enfin on peut constater que le baron n’était guère généreux, ce qui renforce ma conviction qu’en matière de joyaux il devait garder les plus beaux par-devers lui. Conclusion : il faut chercher !

— Ah non, prévint Saint-Forgeat, tu ne vas pas me réexpédier avant les noces ?

— Nous allons faire mieux. À la réflexion, tu as eu raison de revenir, cela te mettra hors de cause.

— Qu’es-tu en train de concocter ?

— Pourquoi donc ne pas cambrioler l’hôtel de Fon-tenac en l’absence de ses maîtres ? Je connais les gens adéquats...

— Tu es fou ? S’ils découvrent le trésor, ils seraient tentés de le garder pour eux !

— Ils me connaissent suffisamment pour ne pas ignorer ce qu’ils risqueraient à ce jeu. Il se peut d’ailleurs que je leur tienne compagnie ! ... Tu vas me tracer soigneusement le plan des lieux en y ajoutant la valetaille, en indiquant où elle vit et quelles sont se habitudes. Tu en es capable, j’espère ?

— Sans aucun doute, mais tu oublies un détail... ou plutôt un hic : la vieille cousine, qui, elle, ne suivra pas Charlotte chez Madame. Elle est futée comme une souris et elle pourrait constituer un obstacle...

— Une souris est une bestiole que l’on prend au piège et qu’après on écrase..., fit le chevalier avec une cruauté qui effraya Adhémar.

— Tu ne vas pas te remettre à tuer du monde ? Il y a eu largement assez de sang dans cette maison qui m’appartient tout de même un peu... et dont je ne te cache pas que je trouve le séjour plaisant.

— On en tiendra compte. Il suffira de la ligoter convenablement. Sais-tu quand ta femme doit arriver ?

— Demain ou après-demain, je pense. Elle ne pourra pas faire moins que rester auprès de Madame deux ou trois semaines...

— Mais c’est à merveille ! Va voir ton tailleur !

Ce ne fut pas sans une certaine émotion - pas tellement agréable au demeurant - que Charlotte revit Versailles. Elle l’avait quitté dans des circonstances trop dramatiques pour n’en pas garder un goût amer. Mais il y avait Madame, son cœur immense et la joie qu’elle manifesta de la revoir :

— Enfin je retrouve une de mes petites filles ! s’écria-t-elle en bousculant allègrement le protocole pour prendre la revenante dans ses bras. Vous n’imaginez pas combien vous me manquiez toutes les trois ! Au moins j’en récupère une !

— Votre Altesse Royale a-t-elle des nouvelles de Mme de Beuvron et de Mlle de Neuville... Je veux dire Mme de Grand-Mesnil ?

— Oui. Theobon va bien. Elle est au couvent de Port-Royal où elle s’ennuie à périr mais je compte obtenir incessamment la permission de la visiter. Quant à notre Cécile, je l’ai invitée comme vous le pensez bien mais elle attend un enfant pour un jour prochain. Ce sera donc pour plus tard...

— Elle va bien ?

— Pour la santé, j’en suis persuadée. Mais pour le moral - car c’est cela qui vous intéresse, n’est-il pas vrai ? - il semblerait qu’elle s’accommode mieux que nous ne le pensions de son gros vieux mari qui se met en quatre pour lui faire plaisir. Nous la reverrons, je pense, cet été à Saint-Cloud. Mais... et vous ?

— Oh moi ! ... Je ne suis pas fort intéressante !

— Ah, vous trouvez ? Ou c’est de la mauvaise foi ou c’est de l’inconscience ! Voilà des semaines que vous mettez sur les dents les cancanières de la Cour et vous me sortez cette énormité ? Que n’a-t-on pas glosé sur votre disparition ! Le moindre était que vous aviez pris la poudre d’escampette pour un galant mieux outillé que ce pauvre Saint-Forgeat, le pire que vous aviez sauté à la figure de la Maintenon et que, pour vous apprendre à vivre, vous pourrissiez dans quelque cul-de-basse-fosse provincial à Pierre-Encise ou au château d’If !

— Rien d’aussi dramatique! La Bastille d’abord puis une maison... de repos, un trou perdu dans une forêt parce que j’étais tombée malade ! Mais puis-je me permettre de demander à Madame comment elle se porte elle-même ?

— Moi ? Je garde bon pied bon œil mais je suis en train de devenir quinteuse comme un vieux chien. Le prochain départ de notre Anne-Marie me désole parce que je l’aime à l’égal de ma fille. Cependant je suis moins soucieuse que pour le mariage de la reine d’Espagne. Le duc Victor-Amédée de Savoie est un homme normal et n’a rien de répugnant à ce que l’on m’a dit. En outre, la vie qu’on mène à la cour de Turin est presque semblable à celle que nous menons ici. Pas d’autodafé à craindre !

— Et à Madrid ? Tout se passe bien ?

Les yeux de la Palatine firent le tour de son cabinet comme si elle craignait d’y déceler un espion tapi der-rière un rideau ou une étagère de livres, puis, prenant

Charlotte par le bras, elle l’entraîna dans l’embrasure d’une fenêtre. Sa voix baissa jusqu’au chuchotement :

— Je ne peux que l’espérer, pourtant je ne suis pas tranquille. Figurez-vous que Saint-Chamant est reparti là-bas.

— Le Roi l’y avait-il autorisé ?

— Justement non ! Il m’est venu voir discrètement avant son départ me demander si je voulais lui confier une lettre pour la Reine, mais je me suis contentée d’un message verbal. Cet idiot est tellement maladroit qu’il est capable de se faire prendre et je n’ai nulle vocation à me retrouver en face de lui sur un échafaud avec entre nous un gaillard rouge armé d’une grande épée.

— N’est-ce pas un brin exagéré ? remarqua Charlotte en riant.

— Eh bien, je me le demande ! Mes relations avec notre Roi ne sont plus ce qu’elles étaient. Il voit avec plaisir Monsieur et même ses amis. Le chevalier de Lorraine est des plus révérencieux vis-à-vis de la Maintenon... mais moi je n’ai pas été invitée à la dernière chasse...

— Oh ! Compatit Charlotte, navrée du ton douloureux de la princesse.

— L’influence de cette mégère croît de jour en jour. Certains pensent qu’il l’a épousée morganatiquement et je me refuse à accepter une pareille idée ! Ce serait trop affreux ! Pourtant... il est des signes grandement inquiétants... Ce jour où elle est restée assise auprès du Roi quand nous autres princesses sommes entrées ! Je suis d’ailleurs repartie aussitôt...

— Et Monsieur ?

— Grâce à Dieu il n’était pas là, mais je sais ce qu’il penserait d’une telle mésalliance ! Son sang mêlé à celui de la veuve Scarron ! Il en serait malade d’horreur !

Après un instant d’hésitation, Charlotte pensa qu’il valait mieux dire ce qu’elle savait. Ce n’était pas un bon service à rendre à la Palatine de le lui taire. Cela ne ferait qu’aggraver la chute au moment où elle se produirait :

— Je crains fort, murmura-t-elle, que cette catastrophe ne soit déjà arrivée... Les bonnes joues qui faisaient ressembler Madame à une pomme d’api pâlirent d’un seul coup :

— Vous croyez ? D’où le tenez-vous ?

— À l’hospice de Saint-Germain où je suis allée il y a peu et où je suis arrivée au moment où la mère supérieure la reconduisait à la porte en bavardant avec elle.

— Si elle venait faire aumône, c’est normal...

— La présence des deux gardes du corps l’était-elle aussi ?

— Des gardes... Oh, mon Dieu! Vous pourriez avoir raison ? Et si vite après la mort de la pauvre Reine, c’est à peine pensable ! Comment a-t-il osé, lui le plus grand roi du monde, convoler avec cette femme de rien ? Cette grue ? C’est indigne, indigne !

Sa voix monta de plusieurs tons. À l’évidence la colère allait dominer. Et elle portait loin cette voix ! Mais soudain elle se calma :

— Et Monsieur ? ... Il faut à tout prix le lui cacher le plus longtemps possible ! Il en ferait une maladie ! Sa santé laisse à désirer, le pauvre !

— Son Altesse est-elle souffrante ?

— Pas vraiment, mais je ne le trouve pas au mieux. Il lui arrive de tousser et il serait préférable qu’il se couche à une heure décente au lieu de courir le guilledou avec sa « bande » de mauvais sujets. Alors, s’il vous plaît, ma chère Charlotte, ne racontez cela à personne d’autre ! Ici, les bruits vont à une vitesse incroyable ! Même les courants d’air sont moins rapides.

— Madame sait qu’elle peut me faire confiance..., assura Charlotte, touchée par cette sollicitude envers un époux qui, cependant, ne la ménageait pas. Mais je voudrais savoir comment il convient de se comporter lorsque l’on se trouve en la présence du Roi et de son... égérie ? Si ma mémoire est fidèle et puisque nous sommes mercredi, il y a ce soir Grand Appartement ?

C’était peut-être la plus agréable façon de passer une soirée à la Cour - avec toutefois les concerts que Charlotte adorait ! - parce que l’on y jouissait d’une certaine liberté. Le Grand Appartement avait lieu trois fois la semaine les lundi, mercredi et vendredi. Avant la mort de la Reine et l’achèvement de la galerie des Glaces, les gentilshommes se réunissaient dans l’anti-chambre du Roi et les dames dans la chambre de la Reine, après quoi l’on se rejoignait pour choisir le divertissement que l’on préférait dans l’une ou l’autre pièce desdits appartements royaux occupés de la façon suivante. Dans le Grand Cabinet se tenaient des violons pour ceux qui voulaient danser, puis dans la galerie occupée ordinairement par le trône, on pouvait écouter les chanteurs et les musiciens les plus en vogue. Dans la chambre du Roi, on dressait trois tables pour le jeu du Roi, de la Reine et de Monsieur. Sans doute Madame la Dauphine présiderait-elle celle laissée vacante par la défunte. À côté, un salon recevait plus de vingt tables de jeu tels que le tric-trac, le piquet, le reversi, les échecs, à l’exception du hoca et du pharaon que le Roi bannissait comme trop dangereux. Jouxtait une autre salle offrant quatre longues tables chargées de gâteaux et de sucreries diverses, tout ce qu’une collation pouvait offrir à la gourmandise. Et une autre encore où l’on pouvait se désaltérer à un large assortiment de vins et d’hypocras. Tout cela dans la plus grande liberté et quand le Roi pénétrait dans le salon des jeux, il était permis de rester assis. Ces distractions duraient de six heures jusqu’à dix heures, après quoi on allait souper.

Madame aimait beaucoup le Grand Appartement. Ne jouant pas, elle allait de la musique aux buffets où elle picorait, revenait jeter un coup d’œil aux joueurs pour aller ensuite entendre un chanteur. Seule la danse ne l’attirait pas en raison de son embonpoint.

À la question de Charlotte, elle répondit en souriant :

— Oh, pour cela vous ne trouverez rien de changé ! La douce amie ira écouter le concert cependant que Sa Majesté jouera et je dois dire que depuis le jour où elle est restée assise auprès du Roi sous le prétexte de douleurs, le fait ne s’est pas reproduit par égard pour la Dauphine dont cette vieille bigote porte toujours le titre de dame d’atour bien qu’elle n’en exerce plus la fonction. Je veux y voir une preuve que notre Sire veut ménager sa Cour, pensant peut-être qu’il est allé un peu trop vite. De toute façon, nous irons ensemble et vous me donnerez votre bras. Faites-vous belle ! ... Quoique, ajouta-t-elle, vous n’ayez guère de mal à vous donner... Vous avez ce qu’il faut pour cela au moins ?

— Que Madame se rassure, je ne manque de rien grâce à Mme de Montespan qui, avant d’abandonner la surintendance de la maison de la Reine, avait fait ranger chez elle ce qui m’appartenait.

C’était vrai et, en quittant Clagny pour Saint-Germain, Charlotte avait emporté le trousseau et les quelques jolies robes que la Reine lui avait fait confectionner pour son mariage. Aussi était-elle parfaite dans une robe de faille gris clair, givrée de menues broderies d’argent et ouvrant sur une jupe de satin blanc. Une légère fontange de dentelles assortie à celles qui moussaient à ses coudes et à son décolleté la coiffait... Elle était ravissante et Madame, habituellement avare de compliments, l’en félicita quand elle vint prendre place dans sa suite pour gagner l’ancienne chambre de la Reine d’où l’on passa au salon de la Paix puis, par la galerie des Glaces et le salon de la Guerre, dans le Grand Cabinet pour saluer le Roi. Mais celui-ci n’y était pas. Monsieur, arrivant avec ses gentilshommes, s’en offusqua :

— Hé quoi ? Mon frère n’est pas chez lui ?

Le duc de La Rochefoucauld, resté des intimes de Sa Majesté, s’approcha, offrant les marques du plus profond respect :

— Non, Monseigneur ! Le Roi s’est senti souffrant et prie Votre Altesse Royale de recevoir à sa place !

— Il aurait pu le dire plus tôt ! Et où est-il en ce moment ?

— Chez Mme de Maintenon qui lui prodigue les soins nécessaires !

— Les soins ? Ricana Son Altesse. Je me demande quel genre de soin elle peut bien lui administrer !

Ce qui fit beaucoup rire dans son entourage. On en riait encore comme s’il avait fait la meilleure plaisanterie du monde tandis qu’il allait s’installer à une des trois tables de jeu de la chambre royale[14]. Madame, n’aimant pas jouer, avait refusé de remplacer la Dauphine aux prises avec les malaises d’un début de grossesse, la table de la Reine demeura donc vide et tout le monde se massa autour de Monsieur.

Charlotte, après avoir répondu de la main au salut de son époux - éclatant dans un habit jaune soleil débordant de rubans dorés -, observa qu’il ne prenait pas part au jeu, se contentant de rester debout derrière le siège du prince. Mais peut-être n’attendait-il que son départ pour s’attabler ? Elle se promit de revenir vérifier !

Pour le moment, elle suivit sa princesse partie grignoter quelques pâtisseries avant d’aller entendre un chanteur italien qui faisait alors courir Paris, mais s’éloigna pour saluer Mme de Montespan et Mme de Thianges. La marquise la reçut avec un chaleureux sourire :

— Eh bien, vous voilà remise à neuf, dirait-on ? Le séjour à Saint-Germain semble vous réussir. Dommage que certains yeux préfèrent ce soir contempler un spectacle moins rafraîchissant ! Mais vous êtes jolie comme un cœur et je gage que plus d’un s’en apercevra...

— Gagez, Madame, vous gagnerez !

La silhouette épaisse de Louvois venait de se matérialiser auprès d’elles. Il les salua et s’inclina devant Charlotte :

— Me ferez-vous la grâce, comtesse, d’accepter mon bras pour rejoindre Madame... à moins qu’un verre de rossolis ne vous tente ?

Charlotte effectua un mouvement de recul instinctif mais se ressaisit rapidement. Il était impossible de refuser, surtout sous l’œil observateur de Mme de Montespan dont le sourcil se fronçait. D’ailleurs elle s’apprêtait à ouvrir la bouche pour s’interposer, mais le ministre reprenait sur un ton plus sérieux:

— Je vous supplie d’accepter. Il faut que je vous parle et cette chère marquise aura la bonté de nous excuser.

D’une brève inclinaison de la tête, Charlotte indiqua qu’elle acceptait et posa sa main sur celle qu’on lui offrait, heureusement gantée comme la sienne. Ce qui lui évita de toucher une peau pour elle aussi répugnante qu’une peau de serpent... Ils s’éloignèrent en direction du concert où les violons faisaient rage pendant que les chanteurs prenaient le temps de respirer... Ils avaient un public nombreux mais qui ne se croyait pas tenu au silence et les conversations particulières allaient bon train. Cependant, au lieu de prendre place sur deux chaises encore libres, Louvois entraîna Charlotte dans l’embrasure d’une fenêtre donnant sur le parc illuminé. Là, il lâcha sa main mais comme à regret.

— Voilà ! dit-il en s’arrangeant pour tourner le dos aux courtisans. Je pense qu’ici nous pourrons parler en paix. J’aurais... de beaucoup préféré vous conduire dans les jardins mais...

La réaction de Charlotte fut immédiate :

— Je ne vous aurais point suivi ! Que voulez-vous ?

— Je voudrais obtenir votre pardon...

— Jamais !...

— Permettez-moi au moins de plaider ma cause. Vous êtes jeune et je ne le suis plus guère et il vous est sans doute difficile de comprendre à quelles extrémités peut conduire une passion chez un homme tel que moi

— Une passion ? rétorqua la jeune femme, un sourire de dédain au coin des lèvres. Quel grand mot pour masquer l’assouvissement des plus bas instincts !

— Et pourtant je n’en vois pas d’autre. En vous ôtant de la Bastille je n’avais en vue que votre bien. Vous étiez malade et je ne pouvais accepter de vous laisser vous étioler indéfiniment entre ces murs rébarbatifs alors que vous n’étiez en rien coupable... sinon d’avoir surpris une conversation qui aurait dû rester un secret d’État mais sur lequel a soufflé le vent de la malignité publique. Cette mort avait été trop rapide en un moment encore trop proche de la scandaleuse affaire des Poisons. J’ai donc pris sur moi de vous ramener à la lumière du jour ! Mais sans courir le risque des confidences qui auraient pu vous échapper...

— J’avais juré ! Assena Charlotte toujours aussi raide.

— C’est peut-être une manie chez les hommes de douter de la parole des femmes. Le Roi est l’homme Ie plus méfiant qui soit et j’avais déjà osé considérablement en vous extirpant de la Bastille.

— Que de précautions tout à coup ! Vous êtes capable d’oser le pire pour assouvir vos appétits. J’en ai fait l’expérience !

— Me refuserez-vous indéfiniment votre pardon ?

— On peut pardonner devant un regret sincère... mais mon intuition me dit que vous ne regrettez absolument rien !

Il darda sur elle un regard dur :

— Non, répliqua-t-il, je ne regrette rien ! J’ai vécu auprès de vous des heures divines dont le souvenir brûle mes nuits...

— Et il l’avoue ! Il faut être un fieffé sauvage pour se repaître des larmes, des supplications et de la défense impuissante d’une pauvre fille que l’on force en l’attachant pour éviter ses griffes ! Quant à ce pardon que vous implorez, je crains fort qu’il ne soit que la permission de réitérer. Vous n’êtes qu’un misérable et je vous haïrai ma vie entière !

Sous l’insulte il retrouva son arrogance :

— Est-ce ma faute si votre corps est un pur délice ? Une invite à l’extase ? Je ne vous cache pas qu’à l’origine mon intention était de vous offrir au Roi dont les regards ont dû vous dire que vous ne lui déplaisiez pas, loin de là ! Maintenon ou pas ! Je le lui ai dit d'ailleurs...

— Pour le coup, j’ai l’impression que vous êtes fou ! M’offrir au Roi ? Vraiment ? Nous sommes dans un sérail et moi une esclave achetée au marché ? En vérité, Monsieur, vous êtes odieux et nous allons en rester là !

Elle voulut quitter l’embrasure de la fenêtre mais il ui opposait l’épaisseur de son corps :

— Pas encore. Nous n’avons pas tout dit.

— Je pense, moi, en avoir assez entendu !

— Non. Non, vous n’avez pas le droit de refuser d’écouter ce que fut mon calvaire...

Elle lui rit au nez :

— Votre calvaire ? C’est impayable et, en vérité, je regrette de n’avoir personne pour vous entendre. Votre calvaire ? Et moi, ce que je subissais, qu’était-ce selon vous ? Une partie de plaisir ?

— Cela aurait pu l’être si vous l’aviez voulu. Je ne suis pas un mauvais amant et je peux être infiniment doux, mais que faire contre une chatte en colère prête à vous éborgner ?

— C’est l’excuse que se donnent, en Languedoc, vos dragons en violant les femmes et les filles des huguenots ! Quelle honte !

— La guerre est la guerre ! Ne vous en mêlez pas !

— Ce n’en est pas une ou plutôt c’est pis puisque ce sont des Françaises que vous livrez à vos soudards.

Le ton s’élevait. Comprenant qu’il n’avait aucun intérêt à la pousser à bout, Louvois se voulut apaisant :

— Nous nous égarons ! Vous devriez vous souvenir qu’au-dessus de moi il y a le Roi...

— Auquel vous prétendiez m’offrir ! Ce serait grotesque si ce n’était lamentable ! Vous oubliez Mme de Maintenon ! Cela m’étonnerait qu’elle vous eût laissé faire.

— Ce n’est pas elle qui règne ! En outre je serais fort surpris que Sa Majesté lui ait juré une fidélité éternelle ! Mais j’ai renoncé à mon projet. C’était vraiment trop bête aussi ! Et quand je me suis aperçu que je vous aimais, l’idée m’est devenue intolérable Plus encore à présent que j’ai goûté... Je ne renoncerai jamais !

— Nous voilà bien loin de la repentance de tout à l'heure. Et je pense que pour ce soir, cela suffit.

— Je le pense aussi ! fit soudain près d’eux une voix haut perchée. Je ne vous savais pas si fort amis, tous les deux ? Mais, à présent, marquis, ayez la bonté de me rendre mon épouse !

— Tiens ! Monsieur de Saint-Forgeat ? Est-ce que vous n’êtes plus féru du jeu ? fit Louvois en regardant dédaigneusement les splendeurs « bouton d’or » du jeune homme.

— Pas, ce soir, Monsieur le Ministre, pas ce soir ! Relevant de maladie, je préfère jouir paisiblement des plaisirs qui s’offrent à nous ! J’adore les soirs de Grand Appartement! Cela dit, veuillez m’excuser mais Madame demande Mme de Saint-Forgeat !

Louvois s’écarta et Adhémar put prendre la main de Charlotte et l’entraîner vers les buffets après un bref échange de saluts. La jeune femme remarqua :

— Où m’emmenez-vous ? Madame était dans la galerie des Glaces où elle écoutait les chanteurs...

— Elle n’y est plus ! Sans doute a-t-elle ressenti une petite faim ! En outre... elle ne vous réclame pas !

— En ce cas pourquoi...

— Vous avoir tirée des grosses pattes de ce butor ? Parce que depuis votre réapparition miraculeuse, on n'a que trop tendance à vous associer à lui. Et... je n'apprécie pas ! Je me dois de veiller sur vous !

Ça, c’était nouveau ! Tellement même que Charlotte retrouva le sourire :

— Par tous les saints du Paradis, Adhémar, je commence à croire que vous pouvez vous comporter en bon mari !

— Cela vous étonne ?

— Oui, je vous l’avoue ! Mais ce n’est pas désagréable vous savez ?

Il lui retourna ce fameux sourire en demi-lune qui l’amusait tant avant leurs épousailles.

— Au fond, il nous faut admettre que nous ne sommes faits ni l’un ni l’autre pour le mariage et j’ai pensé qu’à défaut d’un couple modèle nous pourrions être deux camarades ?

— Vous ne pouviez rien dire qui me fasse plus plaisir !

Ils approchaient de Madame occupée à déguster un biscuit au chocolat couronné de meringue à la crème quand les pas des Suisses précédant un bref commandement et l’annonce « Le Roi » arrêtèrent net le brouhaha ambiant. Et Louis parut. Magnifiquement vêtu selon son habitude, il s’avançait seul, souriant, appuyé sur une haute canne mais sans la moindre escorte, se conformant ainsi à l’étiquette quasi inexistante des soirées de Grand Appartement. Cette apparition inattendue charma la Cour justement parce qu’il était seul : aucune robe noire ne froufroutait à l’horizon. Ce dont Madame fut si aise qu’elle lâcha :

— Si seulement il pouvait en être toujours ainsi !

Et sous le choc de l’émotion elle faillit rater sa révérence quand son beau-frère s’approcha d’elle. Ce qui la fit enrager car la perfection avec laquelle elle l’exécutait en dépit de son embonpoint était célèbre :

— Eh bien, ma sœur ! Sourit le Roi, décidément d’humeur guillerette. Que vous voilà émue.

— Il suffit que je voie sourire mon Roi !

— Il faudra que j’y pense quand nous nous rencon-trerons ! Ah! Madame de Saint-Forgeat! Avez-vous finalement décidé de nous revenir ?

— Madame m’a fait l’honneur de me convier aux noces de Mademoiselle. Je n’aurais eu garde d’y manquer !

— Ce sera vite passé. Vous devriez rester plus long-temps ! Je suis certain que Madame ne demande que cela et le Roi en serait ravi ! Possédez-vous quelque autorité, Monsieur de Saint-Forgeat ?

— Euh !... Guère, Sire, je le crains !

— Alors essayez la prière ! Nous tenons impérativement à l’éclat de notre Cour et Versailles ne saurait se passer d’une aussi jolie dame ! Surtout à un moment où il va perdre une des plus chères à son cœur au bénéfice de la Savoie.

Devenu écarlate de contentement, Adhémar s’inclina en bredouillant que son épouse comme lui-même n'avaient d’autre but dans la vie que de complaire en toutes choses à Sa Majesté.

Et le Roi passa son chemin.

— Eh bien ! fit Madame en le regardant entrer dans le salon où se trouvait son billard. Voilà du nouveau !

La vieille guenipe ne se montre pas et notre Sire vous fait presque ouvertement la cour ! Y aurait-il de la brouille dans le ménage ? Ce serait divin ! Qu’en pensez-vous, Charlotte ?

Celle-ci ne répondit pas. Son regard aussi s’était attaché à la silhouette du Roi mais avec inquiétude parce que avant de pénétrer dans le salon du billard, il avait appelé Louvois d’un geste de la main et que lui restait dans les oreilles sa confidence précédente, le je voulais vous offrir au Roi », qui l’avait si fort courroucée. Moins cependant que le «je ne renoncerai jamais » qui l’avait suivi. Comment cet homme qui s'était permis l’inqualifiable en donnant pour excuse une folle passion allait-il réagir si son maître lui ordonnait de lui mener - autant dire pieds et poings liés ! - la femme dont il se prétendait si follement amoureux ? Et elle-même, quel comportement adopterait-elle si, une nuit ou une autre, on l’introduisait dans la chambre du Roi ? D’un côté comme de l’autre elle ne voyait aucune issue sinon, peut-être..., le suicide!

Éloigne à des années-lumière de nourrir des pensées aussi lugubres, Saint-Forgeat rayonnait positivement.

Il se voyait déjà époux d’une favorite comblée de richesses et pourquoi pas d’un duché-pairie ! ... Et comme l’écho d’un menuet de Lully se faisait entendre venu de la salle de bal, il se sentit soudain pris de fourmis dans les jambes :

— Si nous allions danser, ma chère ? C’est un exercice que nous n’avons encore jamais pratiqué ensemble !

— Ah que gracieusement ces choses-là sont dites ! observa Madame en riant. Cet « exercice-là » vous tente-t-il, Charlotte ?

— Absolument pas ! Avec la permission de Votre Altesse je préfère rester auprès d’Elle si Elle veut bien m’y autoriser !

— Avec joie ! répondit la princesse en lui prenant le bras. Allez batifoler avec qui vous voudrez, Saint-Forgeat ! Moi, je garde votre épouse ! D’ailleurs on va bientôt souper !

Le 9 avril, on procéda aux fiançailles de la petite Mademoiselle - quinze ans - avec le duc Victor Amédée II, duc de Savoie et futur roi de Sardaigne, qui en avait dix-huit mais qui était absent. Pour le représenter, on fit choix du jeune duc du Maine, premier enfant de Louis XIV et de Mme de Montespan, dont Madame pensa mourir de fureur. Un bâtard pour représenter son futur gendre ! Mais le bâtard en question était l’enfant chéri de Louis XIV et de Mme de Maintenon. C’était elle qui l’avait élevé, lui avait prodigué les soins nécessités par sa mauvaise santé et l'avait emmené à plusieurs reprises prendre les eaux de Barèges dans les Pyrénées. En outre, il avait quatorze ans alors que le duc de Chartres, le préféré de Madame, n’en avait pas tout à fait dix, ce qui était insuffisant. Quant au marquis Ferrero, ambassadeur de Savoie, ce n’était pas son rôle mais Madame n’en vit pas moins dans le choix de Maine une manœuvre de la Maintenon pour lui être désagréable. Elle n’avait peut-être pas tort, car il existait suffisamment de princes du sang pour remplir la fonction. Mais la Cour unanime proclama que ce mariage enfantin était vraiment charmant et il fallut en passer par là... Le lendemain, le cardinal de Bouillon bénit le mariage et aussitôt après la cérémonie, le Roi mit la jolie petite mariée en carrosse afin qu’elle rejoigne Chambéry où l’attendaient son époux véritable et une nouvelle bénédiction.

Madame pleurait, Monsieur aussi et un certain voile de tristesse s’étendit sur le palais, mais ce n’était en rien comparable aux noces de Fontainebleau qui avaient vu le départ d’une jeune et ravissante princesse pour le dramatique destin de reine d’Espagne qui l'attendait.

Quelques jours plus tard, d’ailleurs, le Roi partait pour un voyage de six semaines en Flandre. Il emmenait le Dauphin, la Dauphine, la princesse de Conti qui était la plus attrayante parmi ses enfants bâtards, et Mme de Maintenon, qui, évidemment, l’avait élevée. Madame, qui avait été de tous les autres déplacements, ne fut pas invitée et en conçut une peine que Monsieur soigna à sa manière :

— Dès l’instant où j’avais refusé d’y aller, il n’y avait aucune raison pour que vous ne restiez pas chez vous ! Cela vous tentait tellement de courir les routes avec une femme que vous exécrez ? Personnellement, j’apprécie médiocrement de la voir toujours en tiers entre mon frère et moi.

— Mais il y a notre Dauphine que j’aime beaucoup...

— Billevesées ! Il est probable que l’on va prier sans discontinuer le long du chemin et faire pèlerinage à chaque église rencontrée ou du moins à chaque monastère. Il n’y a pas plus dévote qu’une parpaillote repentie !

— Vous êtes gracieux, vous ! Et moi, que suis-je ?

— Un cas à part ! Même si je ne vous avais pas épousée, vous auriez fini par vous convertir. Vous aimez trop rire pour être une bonne sectatrice du gros Luther !

— Je n’ai plus guère d’occasions de rire !

— Cela vous reviendra ! Et puis cessez de faire cette mine longue qui ne vous sied pas ! Tenez ! Rappelez donc la vieille Clérambault ! Elle vous rapportera un plein sac de potins et vous changera les idées puisque la petite Saint-Forgeat est obligée d’aller mettre de l’ordre dans sa maison de Saint-Germain !

En effet, le lendemain du mariage, Charlotte avait demandé un congé : l’hôtel de Fontenac avait reçu la visite de voleurs qui l’avaient bouleversé de fond en comble !

— C’est gentil à vous de me rendre ma vieille amie, fit Madame après avoir mouché une larme d’attendrissement. Quant à Charlotte, je la plains ! Pauvre enfant ! On dirait que le sort s’acharne sur elle ! Je suis navrée de la voir partir ! Seule d’ailleurs, et à ce propos pouvez-vous me dire pourquoi le délicat Saint-Forgeat, qui a su si bien se faire soigner par elle, ne l’a pas accompagnée ?

Monsieur se mit à rire.

— Vous l’avez dit vous-même, ma chère, c’est un délicat. Il a horreur du désordre, de la poussière et des scènes de drame. Cela offense son sens de l’esthétique. Je pense qu’il ira voir une fois le ménage fait !

— Et que l’on n’aura plus besoin de lui ! Et cela vous amuse ?

— Pourquoi non ? Personne n’est mort et les dégâts ne sont que matériels ! Rien de grave en somme.

— En diriez-vous autant si l’on avait pillé Saint-Cloud?

— C’est d’un goût ! Émit Monsieur, offusqué. Il n’y a aucune commune mesure voyons !

Il tourna le dos à sa femme et sortit du salon en répétant :

— Piller Saint-Cloud ! Piller Saint-Cloud ! Je vous demande un peu !... Non mais !... Mon Dieu, quelle horreur !

CHAPITRE VIII LA MAISON RAVAGÉE

— Il semblerait que les pillards appartiennent à la même bande que celle des assassins de votre mère, dit Nicolas de La Reynie en accueillant Charlotte sur le perron de sa demeure. Une dizaine d’individus vêtus et masqués de noir sous les ordres d’un chef aux allures de gentilhomme. Cela dit, je crois qu’il va vous falloir énormément de courage...

— C’est à ce point ?

— Il n’y a guère que la cuisine à avoir été épargnée. C’est là que l’on a retrouvé vos domestiques ligotés...

— Et ma cousine ?

— Elle était avec eux et elle a subi le même sort mais...

— Oh non !

Sans vouloir en entendre davantage, Charlotte s’était précipitée dans la maison, parcourait le vestibule - dont les tapisseries avaient été décrochées - et s’arrêtait dans le salon de conversation. Il semblait avoir subi un cyclone. Tous les meubles étaient renversés, vidés, fouillés, les tentures arrachées afin de voir sans doute si aucune cachette n’était dissimulée dans les murs, les objets précieux envolés. Seuls les lustres étaient encore en place et dominaient le désastre avec dignité.

— Ces gens-là cherchaient on ne sait quoi, fit derrière elle la voix du lieutenant général de Police. Reste à savoir s’ils l’ont trouvé et ce que c’était.

— Ce que c’était? répondit Charlotte en s’efforçant de contenir sa colère, je peux vous le dire : quelques pierres précieuses et surtout un magnifique diamant jonquille, jadis rapportés des Indes par mon père... mais que je n’ai jamais vus ni personne ici d'ailleurs !

— Comment le savez-vous ?

Brièvement, la jeune femme rapporta les paroles du vieux Joseph, sans omettre la mention figurant sur le testament d’Hubert de Fontenac :

— Maître Maublanc vous en apprendra autant..., conclut-elle.

— Mais le document ne portait aucune indication de l'endroit où ces richesses se trouvaient ?

— Aucune. Mon père nourrissait une véritable passion pour ces joyaux qu’il avait dû cacher soigneusement, connaissant l’avidité de son épouse, sans doute pour se réserver à lui seul le plaisir de les contempler. Quant à savoir si ces bandits les ont retrouvés...

— Cela m’étonnerait grandement, intervint paisiblement Mlle Léonie qui, ayant entendu la voiture, venait embrasser Charlotte.

Inquiète, celle-ci la tint un instant à bout de bras pour mieux l’examiner, ce qui la fit rire :

— Rassurez-vous, je suis indemne. Je ne suis même pas certaine d’avoir eu réellement peur. Ce n’est pas la mer à boire que passer une nuit en robe de chambre ficelée comme un saucisson sur l’une des chaises de la cuisine, et je suis une vieille dure à cuire !

— Dieu soit loué qui vous a faite ce que vous êtes ! s’exclama Charlotte en la reprenant dans ses bras. J’ai eu si peur pour vous et aussi pour nos serviteurs ! Personne n’a été molesté ?

— On a tous été accommodés à la même sauce et ils ont pris l’aventure en philosophes. Comme dit Mathilde, ce n’est qu’une habitude à prendre...

La Reynie ne put s’empêcher de rire :

— On peut dire, ma chère, que vous avez des gens d’une espèce rare ! Mais revenons à nos moutons pourquoi affirmez-vous, Mademoiselle, que le trésor -appelons-le ainsi ! - n’a pas été découvert ?

— Parce que, peu avant que la bande ne disparaisse aux approches du jour, j’ai entendu celui qui devait être le meneur clamer qu’ils perdaient leur temps et qu’à moins de démolir l’hôtel pierre à pierre...

— Et s’il n’y avait rien à trouver ? murmura Charlotte. Après tout, nul n’a jamais vu ce diamant ni les autres pierres et un temps considérable s’est écoulé depuis que mon père est revenu de Golconde. Dieu sait ce qu’il a pu en advenir ?

— Vous êtes bien désabusée.

— Non, Léonie. Je commence à être fatiguée de ce qui n’est peut-être plus qu’une légende...

— Une légende qui a la vie dure puisque même votre délicieux époux est au courant.

— Oh lui ! Dès qu’un cabochon brille à son horizon il est prêt à croire n’importe quoi !

— Un instant ! Coupa La Reynie dont le sourcil se fronçait. Ne venez-vous pas de le mentionner au nombre de ceux qui ont eu vent de cette « légende » ?

— C’est vrai. Veuillez m’en excuser mais j’ai peur de l’avoir oublié. En gros, il le tenait de son père qui séjournait aux Indes en même temps que le mien. Lui y croit dur comme fer au diamant jaune. Je pense même - dût mon amour-propre en souffrir - que c’est la raison majeure de mon accession au titre de comtesse de Saint-Forgeat. Il voulait que je le lui prête pour le mariage savoyard et il a été bien déçu...

— Ce qui ne l’a pas empêché de faire main basse sur les bijoux de Mme de Fontenac à l’exception du collier de saphirs que j’ai réussi à récupérer ! marmotta Mlle Léonie avec rancune...

La Reynie ne répondit pas. Il se contenta de remettre sur pied deux ou trois fauteuils et s’installa dans l’un d’eux :

— Si vous le permettez, je vais attendre et réfléchir pendant que vous visiterez le reste de la maison. Le spectacle est identique quasiment partout ! Le point d'orgue étant atteint dans la bibliothèque...

C’était le moins que l’on puisse dire ! La vaste pièce offrait l’image d’un véritable chaos. Il n’y avait plus un seul livre sur les rayonnages et l’on avait exploré tous les tiroirs, armoires et autres contenants possibles. Pourtant un détail consola Charlotte : la cachette dissimulée derrière Clio n’avait pas été découverte. Le coup d’œil qu’elle échangea alors avec Léonie lui fit comprendre que sa cousine pensait la même chose. Quoi qu’il en soit, les voleurs n’avaient pas eu ce qu’ils étaient venus s’approprier... Sinon les neuf muses auraient été éventrées.

— Dire, soupira Charlotte, que nous venions seulement de finir de mettre de l’ordre dans les papiers de mon père ! Cette fois nous en avons pour des mois ! En attendant, allons voir nos gens ! Je veux les remercier et de leur courage et de leur fidélité. Il y en a beaucoup qui après deux émotions de ce genre se seraient enfuis sans plus attendre !

— On a les gens que l’on mérite ! dit Mlle Léonie d’une voix flûtée en tournant les talons à la suite de Charlotte. Et à ce propos...

— Oui ?

— Je voulais vous avertir de ce que... Oh, j’ai l’impression que ce n’est plus la peine.

Elles allaient traverser le salon où se tenait La Reynie mais Charlotte s’immobilisa. Son cœur manqua un battement. Debout devant son chef, Alban Delalande, de retour du jardin, était en train de lui faire son rapport :

— ... et en dépit des apparences, j’ai le sentiment que l’on n’a pas eu affaire à la même bande. Pour les premiers, l’un, entré par le jardin, a ouvert le portail aux autres. Ce coup-ci, tous sont entrés directement par la rue...

— Et s’ils avaient profité de leur visite pour prendre des empreintes de cire et faire fabriquer des clefs ?

— Je ne vois pas pourquoi. Les précédents sont venus pour tuer et se sont gardés de s’emparer ne serait-ce que d’une petite cuiller. Le message qu’ils ont laissé était clair : ils accomplissaient une vengeance. Les derniers se sont servis largement. En outre...

S’apercevant de la présence de Charlotte et de Léonie, il s’interrompit pour saluer les deux femmes

— Madame de Saint-Forgeat ! Veuillez croire que je suis désolé de vous revoir dans de telles circonstances.

— Bonjour, Monsieur Delalande... mais poursuivez, je vous en prie ! Vous disiez que mes voleurs ne sont pas ceux qui ont tué Mme de Fontenac et M. de La Pivardière ?

— Sincèrement j’en suis certain ! Outre ce que je viens de constater, il y a un détail que je dois au sens de l’observation de votre maître d’hôtel. Selon lui, le chef des exécuteurs était sans doute possible un gentilhomme.

—L’autre aussi de l’avis général ! dit La Reynie.

— Parce qu’ils étaient pareillement vêtus de noir et usaient d’une canne tous les deux, mais le premier boitait réellement tandis que l’autre faisait semblant.

— Comment cela ?

— Merlin a constaté que parfois il oubliait...

Il y eut un silence que La Reynie rompit rapidement :

— Ce qui signifie au moins qu’ils se connaissent pour permettre cette imitation.

— Pas forcément... Imaginons que le chef pillard ait pu connaître à une nuance près à quoi ressemblaient les éléments de la première bande, que quelqu’un ait pu le renseigner ?

— Si vous pensez à l’un de mes serviteurs, je le réfute ! Ils sont, sans exception, au-dessus de tout soupçon, fit Charlotte catégorique.

— Pas tous ceux qui officiaient avant le double meurtre! Par exemple l’ancienne femme de chambre de Mme de Fontenac, la dénommée Marion...

— N’est-elle pas en prison ? demanda Mlle Léonie.

L’auriez-vous relâchée ?

— Non, assura La Reynie, elle est toujours au Châ-telet, aussi ce ne peut être elle. Dans le premier cas, elle perdait gros avec une maîtresse dont elle était l’âme damnée - ce qui va probablement la mener à la potence - et dans le deuxième, du fond de son cachot, je ne vois pas comment elle aurait eu la possibilité de donner les renseignements nécessaires.

— Vous avez raison, admit Alban. Alors revenons-en au personnel actuel... Non, je vous en prie Madame, ne protestez pas. Il est probable parce que c’est humain - et même normal ! - qu’ils ne se soient pas privés de raconter leur aventure ici ou là en étant loin de penser à mal. Et l’affaire a fait du bruit en ville

—... et livré les empreintes des clefs ? fit Mlle Léonie. Cela me paraît difficile. Pour ce faire il faut du temps... et il faut être sur place !.... Oh, mon Dieu !

Saisie d’une idée qui visiblement l’offusquait, elle se cacha la bouche de ses deux mains tandis que son regard s’effarait. Elle était toujours si maîtresse d’elle-même que les trois autres la regardèrent, surpris.

— Que vous arrive-t-il ? S’inquiéta Charlotte.

Léonie la regarda avec une sorte de désespoir :

— Une idée... mais stupide! Cela pourrait être valable pour la description mais les empreintes... Non ! Tout de même pas !

— Et si vous nous laissiez juges ? suggéra Alban.

— Je crois deviner à quoi elle a pensé, reprit Charlotte. C’est au séjour que M. de Saint-Forgeat est venu faire ici pour se soigner. Il est évident que ce serait peut-être un peu fort ! Il doit ajouter foi aux fantômes, car le double meurtre commis dans cette maison le terrorisait. Il n’avait pas été enchanté que je lui octroie la chambre de ma mère mais par la suite il a fini par la trouver à son goût. Évidemment, il a fallu d’abord qu’on lui conte l’affaire par le menu mais cela n’a été qu’une fois... En outre, je ne le vois vraiment pas se procurant de la cire pour se livrer au petit travail en question. Il tient trop à sa grandeur et c’est juste s’il ne demande pas qu’on le mouche ! Alors salir ses belles mains blanches...

— Mais n’avait-il amené aucun serviteur ? demanda La Reynie.

— Si, bien sûr ! Anatole, son valet qui le bichonne, le poulotte, le pomponne, l’adonise comme s’il était sa nourrice. Par ailleurs un excellent garçon sans ombre de malice... Et vous ne trouverez personne ici pour me contredire...

— Vous n’imaginez pas, dit Alban, le nombre de braves garçons - en apparence ! - qui se révèlent d’excellents assassins. Si vous voulez bien m’excuser !

— Où vas-tu ? demanda La Reynie.

— A la cuisine causer avec Mathilde ! J’ai remarqué que Merlin n’est pas le seul à savoir observer.

— Je vous suis, fit Charlotte. Il faut que je parle à mes gens ! Au fait, pourquoi sont-ils restés en bas ? Il serait temps de commencer à remettre de l’ordre !

— C’est moi qui les ai priés d’attendre pour nous permettre d’examiner le champ de bataille afin d'essayer de relever des indices.

— Et vous en avez trouvé ?

— Peu de chose. Autant dire rien. L’opération a été menée avec un maximum de brutalité.

— Mais comment la Police a-t-elle été prévenue aussi vite ? Il n’est que quatre heures de l’après-midi...

— Oh, ce n’est pas compliqué. L’alerte a été donnée à l’aube par Jacquemin Lesourd, mon adjoint que j’ai spécialement chargé de veiller plus ou moins sur votre maison. Les portes étant restées grandes ouvertes comme lors du double assassinat, il n’a pas été long à se rendre compte de l’étendue des dégâts, alors il a appelé la Prévôté pour qu’elle diligente une garde, puis il a sauté à cheval, nous a alertés et tandis que nous venions ici, M. de La Reynie et moi, un messager courait à Versailles vous avertir...

Ils descendaient alors l’escalier menant à la cuisine. Charlotte s’arrêta à mi-chemin :

— Il semble que je doive vous remercier mais... pour quelle raison cette surveillance ?

Il s’immobilisa à son tour et se tourna vers elle :

— Ce sont d’abord les ordres de M. de La Reynie. Il estime que vous avez subi suffisamment de mauvais coups du sort pour que l’on n’essaye pas de vous en éviter d’autres. Et puis... j’aime énormément Mlle Léonie !

— Elle seulement ?

La petite phrase était sortie spontanément. S’apercevant qu’elle lui avait échappé, la jeune femme s’empourpra en se traitant mentalement de folle ! Qu’avait-elle à se soucier des sentiments de cet homme dont tout la séparait déjà depuis leur première rencontre et plus encore à présent que Louvois l’avait en quelque sorte marquée d’un sceau d’infamie. Elle n’avait plus le droit de laisser parler l’amour profond qu’elle éprouvait pour lui. L’honnête homme qu’il était ne pourrait plus que mépriser ce que la brutalité d’un autre avait fait d’elle: une de ces créatures. Comme la Cour en brassait à la pelle, que le mariage n’empêchait pas de passer d’amant en amant.

Descendu à deux marches d’elle, il la regardait comme s’il cherchait à fouiller son cœur. Elle voulut détourner la tête, continuer son chemin, mais de ses deux mains il la retint et la fit remonter à sa hauteur :

— Comme si vous ne saviez pas que je vous aime à en mourir ! murmura-t-il.

Et soudain, elle fut dans des bras. Une vague de bonheur la submergea tandis qu’il prenait ses lèvres avec une passion qui était le meilleur aveu de ce qu’il avait dû souffrir durant ces mois écoulés. Elle ferma les yeux pour mieux savourer cet instant de paradis, cette divine impression d’être parvenue à sa vraie place après tout ce temps vécu loin de lui. Sentir sa chaleur, sa force, l’amour qu’il osait enfin avouer ! Et puis mourir tout de suite après quand il faudrait bien remonter à la triste réalité ! Mais déjà la magie s’évanouissait. Une voix se fit entendre des profondeurs, les séparant si brusquement qu’elle faillit tomber. Il la retint d’une main ferme et sourit :

— Aucune force au monde ne saurait me contraindre à m'excuser ! murmura-t-il en posant un baiser rapide sur la main qu’il tenait encore.

Il pensait qu’elle allait achever la descente mais elle ne bougea pas :

— Ce serait plutôt à moi de le faire. Je n’avais pas le droit de vous demander cela...

Et tournant les talons, elle remonta l’escalier en courant, traversa le vestibule sous le double regard surpris de Mlle Léonie et de La Reynie, poursuivit sa course jusqu’à l’étage et se précipita dans sa chambre dans l'intention de se jeter sur le lit sans plus se souvenir du capharnaüm qui y régnait comme dans tout l’hôtel. Mais elle était au-delà de ce genre de souci et apercevant un matelas sur le parquet, elle alla s’affaler dessus en pleurant... Ce fut là que sa cousine la découvrit. Avant de la suivre, Mlle Léonie avait pris le temps de se rendre aux cuisines informer que Mme la comtesse venait d’avoir un malaise et qu’elle les reverrait pour leur témoigner sa gratitude. Elle brûlait d’envie d’interroger Alban sur la cause de cette agitation, mais la connaissant bien, il n’eut pas un regard pour elle et continua de poser des questions.

« Ce sera pour plus tard, pensa-t-elle, philosophe. Et puis Charlotte m’en dira peut-être davantage... On ne peut vraiment pas les laisser seuls deux minutes ces deux-là ! »

En la retrouvant répandue sur son matelas au milieu de l’incroyable désordre, elle hésita sur ce qu’il convenait de faire. Puis se résigna à s’agenouiller à côté d’elle, sans rien dire, se contentant de passer une main compatissante sur les cheveux blonds ébouriffés. Enfin elle attendit.

Petit à petit, les sanglots s’apaisèrent et Charlotte releva vers elle son visage rouge et trempé de larmes, renifla, accepta le mouchoir qu’on lui tendait et soupira :

— Vous devez me prendre pour une folle ?

— Simplement pour quelqu’un qui a un gros chagrin, dit-elle avec douceur.

— Sans doute, mais je suis en train de perdre la raison ! Je devrais être la plus heureuse qui soit... et voyez où j’en suis!

— Alban évidemment! Je n’avais pas tort en le tenant à distance de vous parce que je commence à bien vous connaître tous les deux... Vous ne voulez pas me dire ce qui s’est passé ?

— La chose la plus merveilleuse... la plus... et la plus terrible ! Et c’est entièrement ma faute. Je l’ai provoqué...

— Comment cela ?

— Il me disait qu’il vous aimait énormément et moi, en sotte que je suis, j’ai demandé s’il n’aimait que vous. Cela a été plus fort que moi et alors...

— Et alors ? Vous avez eu la réponse que vous espériez?

— J’ai eu plus que je n’espérais et c’est ce qui est affreux. À cause de cet abominable Louvois, je ne suis plus digne de répondre à ce bel amour... Et je l’aime ! Vous ne pouvez pas savoir à quel point je l’aime !

Cette fois ce fut dans les bras de Léonie qu’elle se remit à pleurer :

— Et je n’en ai plus le droit ! Je le dégoûterais s'il savait combien j’ai été avilie...

— N’exagérons rien. Il sait que vous êtes mariée... et même si la réputation de ce cher Adhémar n’est pas exactement celle d’un foudre de guerre en dentelles, il y a des chances pour qu’il suppose que vous n’êtes plus vierge.

— Sans doute, mais entre le devoir de devenir femme dans le mariage et subir cette... abomination, il n'y a aucune commune mesure. Je me sens souillée, sale... indigne d’être aimée par un homme tel que lui.

— Aimée selon la chair, peut-être ? Et encore ! Mais pourquoi pas selon le cœur ? Ne soyez pas trop sévère avec vous-même, Charlotte, et acceptez cette tendresse dont vous avez le plus grand besoin.

— Il n’est pas homme à se contenter de soupirer !

— Sans nul doute, mais il peut admettre que votre loyauté envers le nom que vous portez se refuse à trahir le serment du mariage... Quelles que soient vos relations avec votre mari, vous avez été bénis devant Dieu... Cela oblige quand on est une Fontenac.

— Vous auriez dû le dire à ma mère ! fit Charlotte amèrement.

— Oh, elle ! C’était une Chamoiseau. Ce qui n’est pas pareil.

Son air offusqué arracha un demi-sourire amusé à Charlotte. Ne lui resterait-il que cela, cette chère Léonie ne perdrait jamais son orgueil d’aristocrate de vieille souche. Cela en faisait quelqu'un de solide et, c’était à la réflexion plutôt réconfortant ! Ce fut pour cette raison qu’elle acheva de vider son sac de tourments :

— Je crois qu’il vaut mieux que je vous avoue tout...

— Il y a encore quelque chose ?

— Oh oui... et pas des moindres. A Versailles et durant le Grand Appartement qui a précédé le mariage M. de Louvois a voulu me parler...

L’œil de Léonie s’arrondit :

— Et de quoi, mon Dieu ? J’espère qu’il s’agissait d’excuses...

— Jugez vous-même !

Le bref échange de paroles était resté si présent à son esprit que Charlotte n’en omit aucune. Elle put en suivre d’ailleurs l’effet sur le visage mobile de sa cousine. Un « Oh ! » d’indignation échappa à celle-ci quand elle répéta « Je ne renoncerai jamais ! ».En revanche, l’intervention inattendue de Saint-Forgeat parut la plonger dans un abîme de réflexions :

— Quel drôle de garçon ! fit-elle enfin. Il refuse l’idée que l’on clabaude sur vous et sur cette brute mais pas celle de vous dépouiller de vos biens y compris la totalité de vos bijoux, réels ou supposés. Si l’on ajoute qu’il vous a jadis sauvé la vie dans les jardins de Fontainebleau, on arrive à un résultat qui donne à penser. Peut-être n’est-il pas, comme nous le pensions, l’obéissant toutou du chevalier de Lorraine ?

Elle aurait sans doute apprécié à sa juste valeur l'explosion de colère qu’au même moment ledit Saint-Forgeat était en train de déverser sur la tête de son « grand ami » dans un bosquet écarté du parc de Saint-Cloud. La nouvelle du saccage subi par l’hôtel de Fontenac, si elle ne l’avait pas poussé à accompagner sa femme sur les lieux, l’avait mis hors de lui :

— Ne t’avais-je pas dit, chevalier, que je m’étais attaché à cette maison où je me trouvais bien et toi, sous le prétexte de chercher une poignée de pierres précieuses, tu la mets au pillage de la cave au grenier ? La description qu’on en fait est proprement scandaleuse ! Sans compter ce que ta bande de truands s’est octroyée ! Peut-être encouragée par toi ? ...

Assis sur un banc, le beau Philippe haussa ses larges épaules admirablement accommodées de brocart corail et, du bout de sa longue canne, se mit à dessiner sur le sable de l’allée :

— Si tu avais fait ce qu’il fallait pendant que tu étais là-bas nous n’aurions pas eu à en venir là ! Tu as eu largement le temps alors que nous ne disposions que d’une nuit à peine...

— Nous ? Parce que tu y étais ?

— Naturellement ! On ne lâche pas une dizaine d’hommes de main dans une maison sans les surveiller. Je tenais - pour t’être agréable ! - que les domestiques ne soient pas molestés. On s’est contentés de les ficeler et de les enfermer dans la cuisine. Après quoi...

— Le mot d’ordre était « En avant le carnage » ? Et non seulement on a fait chou blanc, mais on s’est servis copieusement sur les plus beaux objets ! Dont une magnifique argenterie aux armes qui me plaisait infiniment ! Il y avait aussi...

— Il suffit ! J’en sais autant que toi à ce sujet ! Il faut te mettre dans la tête que les bons garçons que l’on emploie dans ce genre d’ouvrage doivent être payés. Et tu n’aurais pas voulu que j’en sois de ma bourse ? Essaye de comprendre qu’il fallait faire vrai afin que La Reynie et ses sbires aillent se perdre dans les bas-fonds de Paris et non à la cour de Monsieur. En outre, j’ai eu une idée géniale...

— Laquelle, mon Dieu ?

— J’ai fait en sorte que l’on attribue ce méfait à la bande qui est allée pendre haut et court ta belle-mère et son coquin. Même nombre, mêmes costumes et, comme le chef de ces gens dont j’ai copié la vêture, je portais l’épée et assistais d’une canne à pommeau d’argent une boiterie fort convaincante ! J’étais vraiment parfait ! Se rengorgea-t-il avec la satisfaction d’un comédien sortant de scène.

— Je n’en doute pas mais comment t’es-tu débrouillé pour obtenir ces renseignements ?

— Mais je me suis adressé à toi, mon bon ! Tu as posé une kyrielle de questions sur les circonstances du trépas de ta belle-mère, ce trépas qui t’effrayait tant !

Le reste, c’est ton valet qui s’en est chargé. On cause dans les cuisines...

— Anatole ? Poser des questions ? Il a l’innocence d'un veau nouveau-né !

— Il l’est peut-être moins que tu ne l’imagines. Mais baste ! Je te rassure : il t’est totalement dévoué et ne veut que ton bien !

— Mon bien ? Il faudrait savoir comment vous l'entendez, toi et lui ? Pour l’heure, non seulement je n’ai pas les joyaux, mais, si j’ai bien compris, je suis démuni «de tout sauf d’un toit, de murs et d’un tas de décombres !

—Mais non ! On n’a pas brisé les meubles... enfin pas tous !

— Parce que vous en avez démoli quelques-uns ?

Lorraine lui offrit un sourire moqueur :

— Seulement ceux dont on ne pouvait voir ce qu’ils avaient dans le ventre ! Rassure-toi ! Ce n’est pas dramatique et un ébéniste habile devrait réparer sans peine... Il y avait juste, dans la chambre où tu as couché, un délicieux petit cabinet florentin en écaille et ivoire auquel je n’ai pas pu résister...

— Mais il me plaisait à moi aussi ! Brama Saint-Forgeat.

— Je l’ai mis dans ma chambre. Tu pourras le contempler à ta convenance, sourit le chevalier en guise de consolation. Il était normal que j’eusse un dédommagement de ce rude labeur...

C’était peut-être un peu énorme même pour un garçon un peu lent comme Adhémar. Le petit cabinet en question était parfait pour y ranger des bijoux, des lettres, une foule de ces menus objets auxquels on s’attache... Ce nouveau coup du sort réveilla sa méfiance :

— Tu es sûr de n’avoir pas mis la main sur le diamant ? Pour ce que j’en sais, il aurait dû te plaire encore plus qu’un joli meuble !

Lorraine cessa de sourire. Son beau visage se couvrit d’un nuage douloureux...

— Tu doutes de moi qui suis ton ami depuis tant d’années, qui n’ai pas cessé de chercher à t’aider et qui t’ai poussé à ce mariage ?

— Pour ce qu’il me rapporte !

— Allons, essaie de voir la réalité en face ! Ta femme n’est pas ruinée parce qu’on lui a enlevé son argenterie, bousculé son mobilier et prélevé environ cinq cents livres abandonnées dans un tiroir ? Son notaire aura vite fait de réparer le préjudice et, le jour où elle disparaîtra - on a tendance à mourir jeune dans la famille ! -, il te restera un bel héritage pour te consoler.

Cette fois la coupe déborda ! Le mouton devint enragé :

— Ah non ! Ça suffit comme ça et je te défends même d’imaginer une chose pareille ! C’est une gentille fille et, d’une certaine manière, j’y suis... attaché ! Sur mon honneur, je te jure que s’il lui arrive malheur, je vais voir le Roi et je lui déballe tout !

— Tu es fou ! Ce serait ta perte plus que la mienne parce que moi la Maintenon m’est redevable...

— C’est possible, mais ça ne te rapporterait rien. Tu n’es pas mon héritier que je sache ! Moi mort, mes biens - en admettant qu’il m’en reste ! - reviendraient à la Couronne puisque je n’ai pas d’enfants ! Alors je veux ta parole de prince lorrain qu’il ne lui arrivera rien ! De ton fait du moins !

— Bon, calme-toi ! Tu as ma parole et d’ailleurs ce ne sont que propos en l’air ! Dans cette histoire, seul ce fichu diamant m’intéresse !

— En admettant qu’il soit encore à Saint-Germain ! Ce dont je commence à douter...

— Eh bien, vois-tu, moi je n’en doute pas ! Je sens qu’il n’a pas quitté cette maison. Pour ce genre de choses, j’ai une sorte de sixième sens...

— Et alors, que proposes-tu ?

— Que tu réintègres le domicile conjugal... d’ici peu de jours, le temps que l’hôtel redevienne habitable. Il est normal que tu ailles soutenir le moral de ton épouse dans l’épreuve qu’elle subit. Tu n’as guère à perdre, le mariage est passé, la Cour est au diable pour plusieurs semaines et Monsieur va les passer à Fontainebleau pour s’occuper de ses collections... Tu peux te donner les gants de jouer les époux attentionnés !

Suivant les conseils de M. de La Reynie, Charlotte et sa cousine acceptèrent de séjourner, durant les travaux de réfection de leurs chambres, à l’auberge du Bon Roy Henry où il leur avait retenu le meilleur appartement. La vieille demoiselle surtout dont la dernière nuit passée ligotée dans la cuisine nécessitait un vrai retour au confort...

Ce fut une halte bienvenue. Maître Grelier leur avait réservé ses deux plus belles chambres donnant sur le château. Il fut aux petits soins pour la fille et la cousine de l’ancien gouverneur. On les servit chez elles afin de leur éviter le contact avec les clients et il donna des ordres stricts à son personnel pour opposer un mutisme absolu à toute curiosité d’où qu’elle vienne. De son côté, Alban Delalande avait mis le jeune Jacquemin Lesourd à leur service pour les accompagner dans leurs sorties et écarter les importuns éventuels Pendant ce temps, à l’hôtel de Fontenac, tout le monde travaillait ferme.

Une semaine plus tard, le retour était possible, les meubles remis en place, les tapisseries raccrochées, les tapis nettoyés, les chambres réinstallées. Seule la bibliothèque avait été évitée, sur l’ordre de Charlotte qui se réservait de la ranger avec Léonie, sachant mieux que personne l’emplacement des livres. Elles s’y attelèrent sans plus tarder mais avec calme et méthode, conscientes que la précipitation n’arrangerait rien et les fatiguerait.

Mais ce qu’elles avaient retrouvé avec le plus de plaisir, c’était le jardin. Il n’était pas immense mais le printemps y éclatait en un véritable foisonnement de roses succédant aux lilas dont les hampes embaumées commençaient à pâlir. Quelques beaux arbres couverts de jeunes feuilles ménageaient un coin de fraîcheur mais Hubert de Fontenac, qui l’avait aménagé à son retour des Indes, l’avait consacré presque exclusivement à la rose dont il avait ramené des spécimens. Tel qu’il était, ce carré de verdure faisait l’orgueil de Frelon, l’homme de l’art, et les délices de Charlotte.

En cette fin d’après-midi, le rangement d’un panneau entier achevé et après avoir fait un brin de toilette pour se débarrasser de la poussière, Charlotte alla se reposer sous les tilleuls avec un livre... que d’ailleurs elle ne lisait pas, distraite par le froissement d’une brise légère dans les feuilles et le bruyant enthou-siasme de deux abeilles à demi avalées par des corolles de fleurs. L’instant lui paraissait paradisiaque et elle fronça le sourcil en voyant accourir Merlin dépouillé de sa gravité habituelle. Ce devait être une visite. Charlotte en effet croyait bien avoir entendu le portail s’ouvrir. Elle se redressa à son approche :

— Qu’y a-t-il, Merlin ?

— C’est... c’est M. le comte de Brécourt qui demande à parler à Madame la comtesse !

— M. de Brécourt ?

— Oui Madame ! Dois-je lui dire que Madame est souffrante ?

— Surtout pas ! Quand on s’excuse pour un malaise il n’est pas rare qu’il se présente aussitôt après ! Non, Merlin, allez le chercher ! Je vais le recevoir ici !

Elle se sentit soudain fébrile et prit une profonde inspiration. Le souvenir pénible de leur dernière entrevue lui revenait et avec lui un début de colère. Il l'avait traitée de façon indigne, l’accusant d’être la cause directe de la mort de sa mère[15] et allant jusqu’à lui dire qu’elle n’était qu’une bâtarde parce que la baronne avait trompé son mari avec on ne savait trop qui. Et voilà qu’il osait se présenter chez elle ? Quelle avanie lui préparait-il encore ?

En le voyant apparaître au bout de l’allée, elle constata qu’il n’avait pas changé. Toujours la même irréprochable et sobre élégance, le même beau visage froid. Seule sa démarche avait subi une modification. Il avait dû être blessé au combat parce qu’elle n’avait plus vraiment cette souplesse et ce léger balancement propre aux hommes de mer habitués à vivre sur le pont des vaisseaux et à compenser le roulis. Il l’étayait d’une canne sur laquelle il ne semblait pas réellement peser et qu’il maniait avec désinvolture.

Quand il fut devant elle et balaya le sable des plumes noires de son chapeau, elle ne se leva pas, ne répondant à son salut que par une simple inclination de la tête et, bien sûr, ne l’invita pas à s’asseoir :

— Charles de Brécourt chez moi ? Mais quelle étrange merveille ! Ironisa-t-elle. Auriez-vous par hasard oublié quelque chose ? En ce cas, il fallait me l’écrire et ne pas vous astreindre à vous déplacer.

— Pour ce que j’ai à dire, il valait mieux venir. Je ne le regrette pas d’ailleurs car vous avez beaucoup changé. Vous êtes devenue admirablement belle ! Et je vous dois bien des excuses pour vous avoir traitée comme je l’ai fait au moment de la mort de ma mère. J’ai compris depuis qu’il était injuste de vous en rendre responsable et que, comme elle, vous étiez une victime, mais à cette époque j’étais fou de rage et bou-leversé et il me fallait décharger mon ressentiment et ma douleur sur quelqu’un. Le malheur a voulu que ce soit sur vous ! Aussi je suis venu d’abord vous dire que je le regrettais profondément !

— Le service sur les vaisseaux du Roi n’offre-t-il donc plus assez d’affrontements avec un ennemi mieux armé qu’une jeune fille pour passer sur lui sa colère ? Je suppose que oui... ou n’est-ce pas là que vous avez été blessé ?

— Un coup de sabre hollandais qui aurait pu être plus grave puisqu’il ne m’a pas renvoyé à terre, mais ce n’est pas l’objet de ma visite...

— Quel est-il alors ? ... Mais voulez-vous vous asseoir?

— Merci, accepta-t-il sans fausse honte en s’installant sur l’autre bout du banc en demi-lune où Charlotte avait pris place. J’ai appris que vous veniez d’être victime d'une troupe de voleurs qui ont mis à sac cette maison.

— Et vous souhaitez me faire entendre la part que vous prenez dans ce désastre ?

— D’abord, oui. Vous l’avez peut-être oublié mais votre demeure est celle où ma mère a vu le jour, comme votre père...

— Vous avez raison, je l’avais un peu oublié et il est normal que cela vous touche même si c’est à moi qu’elle appartient aujourd’hui...

— Ce qui est dans la logique des successions, mais j'ai autre chose à dire. Le bruit m’est revenu de plusieurs provenances que la Police en recherchant vos voleurs pense faire d’une pierre deux coups en les assimilant à ceux qui...

— Ont tué Mme de Fontenac et M. de La Pivardière ? Cela me paraît assez naturel puisque selon le témoignage des domestiques ils se ressemblaient beaucoup. Assassins ou voleurs sont relativement proches les uns des autres. N’importe comment ce sont des malfaiteurs !

— Je ne suis pas d’accord. Les premiers étaient des justiciers, pas des gens de sac et de corde ! C’est une nuance à laquelle je suis sensible !

— Une nuance à laquelle vous êtes sensible ? Je me demande pourquoi ?

— Pour la bonne raison que c’est moi qui ai exécuté cette femme et son amant ! Je tenais à ce que vous le sachiez, vous au moins !

Un silence effaré s’abattit sur le jardin. On n’entendait même plus le moindre chant d’oiseaux, à croire que les terribles paroles en avaient rejeté toute forme de vie. Charlotte, elle, avait pâli, n’arrivant pas à assimiler ce qu’elle venait d’entendre. Enfin, encore incrédule, elle parvint à balbutier :

— Vous vous êtes vengé vous-même ?

— Avec l’aide de quelques compagnons! C’était mon droit dès le moment où la justice des hommes les oubliait...

— Ceux qui ont frappé Mme de Brécourt ont pourtant été exécutés.

— Et cela vous suffit ? De misérables larves humaines qui font n’importe quoi pourvu qu’on les paie ? Moi, j’ai frappé les donneurs d’ordres, les têtes pensantes qui restent au coin du feu pendant que l’on assassine pour eux. Moi, j’ai vengé ma mère... et votre père si je m’en réfère à certains bruits. Vous devriez me remercier.

— Ne m’en demandez pas trop ! J’aurais voulu aimer ma mère comme n’importe quel enfant, mais elle a tout fait pour m’en empêcher... De là à vous en remercier serait excessif! Néanmoins... en ce qui concerne La Pivardière, je peux vous l’accorder. Il ne méritait rien d’autre et la Police le recherchait. Cependant je prierai pour vous de grand cœur en souvenir de cet autrefois où je vous aimais beaucoup et en souvenir de ma tante. C’est à elle que je dois tout ! Grâce à elle je ne suis pas en train de pourrir au fond d’un couvent...

Pour la première fois, Charles de Brécourt eut un sourire, le même exactement que celui de sa mère :

— Je ne vous vois pas pourrir au fond de quoi que ce soit ! Vous êtes douée d’une belle vitalité et vous en seriez sortie d’une façon ou d’une autre, mais je n’en suis pas moins heureux, à présent, que ma mère vous ait prise sous son aile. Elle était meilleur juge que moi...

Merlin reparut à cet instant pour demander si Madame la comtesse voulait bien recevoir M. de La Reynie. Devant la mine gênée de son hôtesse, Brécourt se mit à rire franchement:

— Serait-ce une manifestation du jugement de Dieu ? On dirait que mon châtiment arrive ! Il vous suffit d’un mot, ma chère, et les mânes de Mme de Fontenac seront apaisées !

Une bouffée de colère empourpra Charlotte :

— Il serait temps que vous cessiez de me prendre pour ce que je ne suis pas ! Vous livrer alors que vous êtes à la fois mon hôte et mon cousin ? Ce sont les mânes de ma chère tante qui pourraient alors me le reprocher ! Je suis une Fontenac autant qu’elle l'était.

— Pardonnez-moi ce qui n’était qu’une plaisanterie d'un goût douteux. Je n’ai rien imaginé de tel ! Songez cependant qu’en vous taisant vous vous faites ma complice !

Elle le regarda droit dans les yeux :

— J’en ai pleinement conscience et je l’accepte. Ce serait la pire des hypocrisies que de vous reprocher ce dont il m’est arrivé de rêver ! C’est à Dieu qu’il appartient de nous juger, vous et moi !

— Merci !... Ah ! Voici M. de La Reynie qui point l'horizon. Il me reste juste le temps de vous remettre ceci.

D’une des vastes poches de son habit bleu, il sortit un écrin plat qu’il tendit à Charlotte en s’inclinant :

— Je suis persuadé qu’elle vous l’aurait donné...

Il ouvrit l’écrin où, sur le velours blanc, reposaient un collier et des pendants d’oreilles en émeraudes et diamants dont Charlotte savait qu’ils étaient les plus beaux des joyaux de Mme de Brécourt. Tout de suite, des larmes lui vinrent :

— Vous me les donnez? ... N’êtes-vous donc pas marié?

— Non et je ne le serai jamais. J’ai quitté la Marine royale et vais maintenant rejoindre l’ordre de Malte. C’est le moins que je puisse faire pour apaiser la colère du Seigneur. Cette visite est, en conséquence, un adieu.

Toujours précédé par Merlin, La Reynie était maintenant suffisamment proche pour avoir entendu la dernière phrase. On échangea saluts et révérences puis Charles reprit le chapeau qu’il avait posé à côté de lui et baisa la main que Charlotte lui tendait sans pouvoir dissimuler son émotion :

— Que Dieu vous garde, Charles ! Je le prierai pour vous et le succès de vos armes... Merlin, raccompagnez M. le comte !

La Reynie constatant, à la vue du regard embué de Charlotte, qu’il troublait un moment émouvant s’excusa. Celle-ci expliqua :

— Je ne l’attendais pas plus que je ne vous attendais.

— N’étiez-vous pas brouillés tous les deux ?

— Si et c’est de cela qu’il venait me demander pardon ! D’un mouvement d’humeur causé par le chagrin et la colère. Par la même occasion il voulait aussi me dire adieu. Il part s’enrôler sous la bannière de Malte.

Ils suivirent des yeux la silhouette du marin en train de disparaître dans la porte-fenêtre du salon :

— Je ne savais pas qu’il boitait, remarqua le lieutenant de Police. C’est récent ?

— Un coup de sabre hollandais lors de la dernière campagne à ce qu’il vient de m’apprendre. Mais laissons ! Parlons de vous ! Venez-vous me demander à dîner ? J’en serais ravie !

Il consulta sa montre de gousset :

— Pourquoi non, après tout ? Si toutefois vous acceptez que je ne m’attarde pas...

— Je vais faire en sorte que nous nous mettions à table dès que ma cousine sera revenue du salut, répondit la jeune femme en agitant la clochette posée près d’elle et qui rappela Merlin pour recevoir ses ordres.

La Reynie en profita pour examiner l’écrin resté ouvert :

— Magnifique ! commenta-t-il.

— N’est-ce pas ? C’était la parure préférée de ma tante Brécourt.

— Un beau cadeau ?

— Oui... et signe de repentance pour m’avoir si fort malmenée lors de notre dernière rencontre... Mais n’en parlons plus ! Que me vaut le plaisir de votre visite ?

— Oh, je passais et l’idée m’est venue de venir vous saluer... et vous informer qu’une tabatière en or appartenant à la collection de votre père s’est retrouvée cette nuit dans une salle de jeux de la Duchesnoy. Un certain baron de Solages l’a échangée contre argent comptant...

— Qui l’a repérée ?

— Desgrez, l’un de mes lieutenants. Je fais surveiller tous les établissements de ce genre ainsi que les prêteurs sur gages.

— Mais comment a-t-il pu savoir qu’elle appartenait à mon père ?

— Grâce à Mlle des Courtils je possède une liste et une description détaillée de l’intégralité des objets volés. On dirait, ajouta-t-il en souriant, que son séjour chez Delalande a développé chez elle des qualités de limier inhabituelles chez une femme !

— Elle a surtout de bons yeux et elle sait s’en servir ! Je me demande ce que cette maison... et moi deviendrions sans elle !

— Un cadeau du Ciel particulièrement opportun !

— En effet. Avez-vous pu interroger ce M. de Solages?

— Dès ce matin je me suis présenté à son domicile... Il n’a fait aucune difficulté à me confier que se trouvant à court de liquidité, il s’en était servi pour s’en procurer, précisant que c’était le présent d’un de ses amis qu’il ne m’a pas nommé mais son histoire m’est apparue boiteuse : c’est une curieuse idée que d’offrir à un homme dont les initiales sont L.S., un objet marqué sous le tortil de baron d’un H et d’un F. En sus, l’un et l’autre de ces messieurs font partie de la confrérie chère à Monsieur. Ce qui rend mes investigations délicates. Nous ne sommes plus, hélas, au temps de la Chambre ardente et de mes pouvoirs exceptionnels !

À mesure que La Reynie parlait, Charlotte sentait venir et croître une sorte de malaise. Derrière les paroles de cet ami, elle devinait une intention déplaisante :

— Dites-moi la vérité, s’il vous plaît...

— Je viens de vous la dire.

— Mais pas ce que vous pensez... Est-ce que, éventuellement, les pillards de cette maison pourraient être... des amis de mon époux? Je vous en prie, ajouta-t-elle, vous en avez trop dit ou pas assez.

S’il hésita encore ce ne fut qu’un instant. Il la savait courageuse et, après tout, il n’y avait pas eu de sang versé :

— Entendu. Mais pour commencer, répondez à une question ! Quand Saint-Forgeat est venu réfugier ici ses quintes de toux et autres éternuements, c’est le chevalier de Lorraine qui vous l’a amené, n’est-ce pas ?

— En effet ! J’espère que vous n’imaginez pas que M. de Saint-Forgeat faisait partie de ces voleurs ?

— Pas lui, rassurez-vous, mais je suis intimement convaincu qu’on l’a envoyé en estafette... pour établir un inventaire. Souvenez-vous de ce que nous soupçonnions l’autre jour ! Cette fois c’est une quasi-certitude. Pour ces messieurs cela a dû être une joyeuse partie d’un genre nouveau. D’autant qu’ils ont déjà été capables de bien pis...

— Des gentilshommes se livrant au pillage d’une maison amie ? C’est à peine croyable ! Qui en était selon vous?

— Difficile de savoir mais mon nez me souffle que le chef n’était autre que le chevalier de Lorraine en personne.

— Mais pourquoi ?

— Le diamant, voyons ! Le Roi et son frère ne sont pas les seuls à aimer les pierres précieuses à la passion. Lui n’y manque pas. Il en aurait rassemblé une appréciable collection dans son domaine de Fromont. La vôtre en serait le clou et s’il avait pris la tête de la bande, c’était afin d’être sûr qu’il ne lui échapperait pas ! Ah ! Voilà Mlle Léonie qui nous revient !

Elle arrivait même en courant, aiguillonnée par la curiosité. Les visites de La Reynie exerçaient sur elle une fascination et Merlin venait de lui apprendre que l’on avait reçu le comte de Brécourt.

— Monsieur le lieutenant général ! C’est une joie sans cesse renouvelée de vous voir !

— Pourtant je ne suis pas souvent porteur de bonnes nouvelles.

— Toutes les nouvelles sont bonnes à prendre ! Lâcha-t-elle en se laissant tomber sur le banc un peu essoufflée.

Ce faisant, elle remarqua l’écrin que Charlotte y avait reposé et naturellement l’ouvrit :

— Sainte Vierge! D’où sortez-vous cela? C’est superbe!

On la renseigna. Elle devint songeuse et laissa ses doigts errer parmi les entrelacs scintillants :

— Quel homme étrange, ce Charles de Brécourt ! Il vous haïssait sans même prendre la peine de le cacher et voilà qu’il vient vous annoncer qu’il va se battre sous la bannière de Malte et, avant de partir, vous apporte le plus beau des joyaux de sa mère !

— Je pense que c’est le fruit d’une longue réflexion, avança Charlotte. Il a fini par admettre que j’étais innocente de ce dont il m’accusait et vous n’imaginez pas à quel point j’en suis heureuse !

— On peut comprendre votre soulagement, approuva La Reynie. Il faut croire que ce jeune homme a vu la lumière, ce qui expliquerait ce soudain besoin de se rapprocher de Dieu! Je me souviens l’avoir vu un jour chez feu M. Colbert qui le tenait en grande estime... Mais je n’avais pas remarqué qu’il boitait !

Charlotte rougit jusqu’à la racine de ses cheveux blonds et détourna la tête si visiblement embarrassée que le policier sourit :

— Désormais vous prierez pour lui, je pense ?

Elle sut alors qu’il avait tout compris et se prépara à rompre les lances qu’il faudrait pour préserver Charles. Elle le regarda droit dans les yeux :

— Chaque jour et tant que je vivrai ! assura-t-elle.

— Vous aurez raison... Et nous, souhaitons-lui de se couvrir de gloire au service de la Religion comme il l'a fait jusqu’à présent au service du Roi !

Le lendemain, en arrivant au Châtelet, M. de La Reynie se fit apporter par Alban Delalande le dossier -assez mince d’ailleurs ! - consacré au double meurtre de Saint-Germain. De son ample écriture, il traça en travers de la couverture : « Sans suite à donner. » Puis, se ravisant après un instant de réflexion, alla tout simplement le jeter dans le feu.

Et se tournant vers son assistant éberlué :

— Je t’expliquerai ! dit-il seulement.

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