A l’invitation de Madame, Charlotte s’apprêtait à passer les fêtes de fin d’année à Versailles. La pauvre princesse éprouvait le plus grand besoin de s’entourer d’affection après ces longs mois de tristesse qu’elle venait de subir. Il semblait, en effet, que le sort eût pris à tâche de tourmenter la maison d’Orléans.
Cela avait commencé en juillet avec la mort de celle qui, avant Élisabeth-Charlotte, avait été pour la cour de France la princesse Palatine. Anne de Gonzague, fille du duc de Nevers, avait en effet épousé jadis par amour le plus beau des oncles de Madame, le prince Édouard, qui était aussi le plus paisible et le moins aventureux de la famille. Venu jeune à Paris, il avait fréquenté les salons où il était considéré comme l’homme le plus séduisant qui soit. Anne de Gonzague, douée elle aussi d’une grande beauté mais d’un caractère bien trempé facilement tourné vers l’intrigue, en était tombée amoureuse et n’avait eu aucune peine à se l’attacher « par les liens les plus doux ». Elle avait huit ans de plus que lui mais il était impossible de s’en apercevoir tant elle avait de vitalité et de fraîcheur... Mariée en 1645, elle mit au monde trois filles avant que son bel - mais insipide ! -époux ne disparaisse en 1663. Pour Monsieur, elle était l’amie de toujours et pour Madame, sa nièce, celle qui avait arrangé son mariage. Elle constituait en outre un abri non négligeable dans les méandres d’une vie conjugale sur laquelle les vents contraires soufflaient de plus en plus souvent. Partie rendre compte au Seigneur de ses nombreux péchés - souvent parfumés ! - après une conversion retentissante due à des rêves qu’elle jugeait surnaturels, la première Palatine laissait un vide énorme, notamment auprès de Monsieur dont elle était la conseillère en toutes choses, à commencer par ses atours.
Elle était à peine enterrée que le pauvre prince tombait malade. Mais pas de ces petits maux quasi féminins provenant de ses nerfs délicats mais d’une solide maladie dont il pensa mourir. C’était, selon la formule un brin hermétique des médecins, « une fièvre double tierce avec des redoublements ». Madame, qui n’aimait pas les médecins, les considérant plus ou moins comme des assassins en puissance - surtout depuis la mort suspecte de la Reine[16]! -, en fut épouvantée et se dépensa sans se ménager à son chevet. Ce fût elle qui lui procura un remède anglais connu sous le nom de « poudre de Milady Kent » dans laquelle entrait du quinquina et qui vint à bout de la maladie. On respira et Monsieur ressuscita.
Ce fût pour recevoir de Chambéry des nouvelles affligeantes. Le mariage de la charmante Anne-Marie d’Orléans avec Victor-Amédée n’était guère réussi. Coureur et débauché, le duc n’allait pas tarder à tomber sous le charme de la troublante comtesse de Verue, dite « la dame de volupté », qui allait lui coûter une fortune et désespérer une jeune épouse considérée comme une machine à produire des enfants. Ce à quoi elle ne manqua pas d’ailleurs puisqu’elle lui en donna huit. La couronne de Sardaigne qu’elle coiffa par la suite ne la consola pas...
Côté espagnol, c’était pis encore, et les lettres que l’on recevait - librement cette fois ! - de la jeune reine étaient effrayantes. La coterie de sa belle-mère venait de tenter de l’impliquer dans un complot contre la vie du roi son époux. Les aveux tardifs d’un des « conjurés » et peut-être aussi la crainte d’une réaction violente de Louis XIV avaient fait échapper Marie-Louise à un sort tragique : enfermée au fond d’un couvent elle n’eût sans doute pas tardé à trépasser d’une façon ou d’une autre. C’est du moins l’opinion que Madame exposa à Charlotte :
— Nous n’avions que trop raison, quand je suis allée porter au Roi cette lettre que vous et la petite Neuville aviez réussi à faire parvenir à Paris par le truchement de ce brave Saint-Chamant. J’avais prévu que, les années s’écoulant sans que la reine d’Espagne présente le moindre signe de grossesse, elle serait en danger car naturellement c’est elle que l’on accuse de stérilité...
— Comment ne pas l’être avec un mari impuissant ! Qu’avait alors répondu Sa Majesté à Votre Altesse ?
— Que la santé de Charles II était mauvaise et ne manquerait pas de le mener au tombeau dans un bref délai et qu’il fallait à tout prix que notre petite reine devienne sa veuve. Ainsi l’exigeait sa politique. Ensuite on la remarierait au successeur...
— Pour ce que l’on en sait, il n’a pas l’air de se porter plus mal qu’il y a cinq ans et il n’y a aucune raison pour que cela change...
— ... et c’est elle qui est en danger maintenant. D’ailleurs, entre la passion impuissante de son mari, les perfidies du parti autrichien, le poids d’une étiquette inhumaine... et les autodafés dont on continue à la régaler, elle semble perdre des forces de jour en jour !
— Je suppose que cette fois Monsieur est au courant. Il a toujours été un bon père. S’en est-il ouvert au Roi?
-— Oui, et je crois qu’il a fait montre d’une certaine énergie mais...
— Mais ?
Madame haussa des épaules désabusées :
— On lui a répondu ce dont nous nous doutions : nous n’avons nul droit de nous immiscer dans les affaires de l’Espagne. Marie-Louise est reine couronnée. Elle doit suivre son destin jusqu’au bout... fût-ce un tombeau à l’Escurial !... Un programme qu’elle ne manquera pas de suivre. Savez-vous ce qu’elle sollicite dans sa dernière lettre ? ... Ne cherchez pas, vous ne devinerez pas : elle supplie qu’on lui envoie du contrepoison.
— Oh non ! C’est à ce point ?
— Ça l’est ! Monsieur a failli faire une rechute en lisant cela. Il a hurlé comme un loup malade une partie de la nuit qui a suivi la lecture de la lettre et au matin il est venu me demander conseil.
— C’est une question difficile ! J’avoue être ignorante en matière de contrepoison... si ce n’est le lait.
— Je ne suis pas plus savante que vous mais Monsieur devrait avoir des lumières en la matière, grâce à ses chers amis Lorraine et Effiat, fit la princesse avec aigreur. Mais encore faut-il le faire tenir à la Reine sans soulever une révolution. Il faudrait que quelqu’un se rende en Espagne afin de le lui remettre en main propre !
— Quel dommage que Saint-Chamant soit reparti ! Il était le messager idéal.
— Ce n’est pas certain. Nous sommes sans nouvelles de lui et si l’on réussit à l’accuser d’être l’amant de la Reine, son sort ne sera pas enviable.
— Dans ce cas, pourquoi pas moi ? Je connais un peu le pays, je parle la langue et en outre Sa Majesté m’aimait bien.
— Vous oubliez que vous et Cécile de Neuville aviez été proprement chassées de Madrid. Que vous soyez comtesse de Saint-Forgeat n’y change rien. Vous êtes facile à reconnaître ! Ce serait vous envoyer à la mort et je ne le permettrai pas !
— Que faire alors ?
— Attendre... et pour une fois laisser agir mon époux ! Il adore sa fille aînée et n’acceptera pas qu’on la lui tue. Même sur un trône ! Le mieux serait peut-être de s’en remettre au Roi ? Finalement, la pauvre petite a été sacrifiée à sa politique et s’il tient à ce qu’elle soit un jour la veuve de son triste mari, il faut qu’il comprenne que le premier soin à prendre est de la garder en vie.
En dépit de ces paroles qui se voulaient rassurantes, Charlotte vit des larmes dans les yeux et sentit la voix de Madame chavirer, et, oubliant le protocole, vint s’agenouiller au pied de son fauteuil :
— Ce qui me navre, c’est de voir Madame malheureuse. Elle aime trop la vie pour que celle-ci ne le lui rende pas. Elle est si jeune encore[17]. Nous nous préparons à fêter la Nativité et avec l’aide de Dieu...
— Ah non ! protesta Madame en jaillissant de son siège. Pour l’amour du Ciel, Charlotte, vous n’allez pas vous mettre à prêcher ! Vous me rappelleriez cette vieille gueuse de Maintenon.
Charlotte ne put s’empêcher de rire et se releva :
— Je ne crois pas que cela arrive jamais. Cependant il demeure que Noël approche et que c’est la fête de la lumière et de la joie !
— La joie !
La princesse s’était approchée d’une haute fenêtre donnant sur le parc et regardait au-dehors :
— Venez voir !
Charlotte la rejoignit. Ce qu’elle vit lui fit comprendre pourquoi Madame venait de mettre une telle amertume dans le mot « joie ». Ce temps de décembre étant frais mais exceptionnellement ensoleillé, le Roi venait sans doute de se décider à emmener la gent féminine faire une promenade dans le parc. Les princesses, les dames et les demoiselles titulaires de charges le suivaient. La Dauphine, Mme de Montespan et sa sœur étaient du nombre. Quant à Mme de Maintenon, elle se tenait auprès du souverain encore que légèrement en arrière.
En résumé, il y avait tout le monde sauf... Madame que l’on n’avait pas conviée. C’était à l’évidence la preuve de son exclusion qui s’étalait là, sous ses yeux...
Le sang de Charlotte ne fit qu’un tour. Frappant dans ses mains, elle appela les femmes de l’abandonnée et ordonna qu’on l’habille pour sortir :
— Il faut se hâter de profiter de ce joli soleil ! déclara-t-elle à Mme du Plessis-Praslin, qui était sans doute la dame d’atour la moins occupée de France. Madame, elle, s’était empourprée :
— Nous ne pouvons pas faire cela, Charlotte !
— Et pourquoi pas ? Le parc est accessible à tous ceux qui souhaitent le visiter[18] et je ne crois pas que Votre Altesse Royale fasse exception ! Nous allons sortir par le Grand Vestibule, puis nous passerons par la porte « des bois » comme si nous souhaitions profiter encore un peu du beau temps après avoir fait un tour en ville.
— Mais nous allons rencontrer le Roi ?
— C’est ce que j’espère ! Si Madame veut me faire l’honneur de prendre mon bras, c’est moi qui parlerai !
— Elle a entièrement raison, cette petite ! approuva la dame d’atour.
Un moment plus tard, enveloppée d’une ample pelisse de velours noir doublée de soie et ornée de renard comme son manchon, Madame s’appuyant sur Charlotte s’avançait à pas précautionneux sur la terrasse où, avant de descendre vers le parterre d’eaux,
Louis XIV s’était arrêté pour donner des explications sur les derniers travaux entrepris. Sa canne d’une main, il faisait de grands gestes de l’autre et ce fût en se tournant qu’il aperçut les deux femmes débouchant de l’angle du château. Et qui s’avançaient en causant tranquillement comme si de rien n’était.
Priant ses compagnes de l’attendre, il les rejoignit, l’œil orageux :
— Vous ici, Madame ? fit-il d’une voix mécontente après avoir répondu brièvement à leurs révérences. Il ne me souvient pas de vous avoir conviée ?
C’était brutal et des larmes montèrent aux yeux de la pauvre princesse mais Charlotte feignit de ne pas s’en apercevoir :
— Nous ignorions, dit-elle paisiblement, que le Roi sortirait ce tantôt. Nous venons de l’église Saint-Louis où Madame désirait faire aumône pour la Noël. En descendant de voiture, le soleil nous a tentées et nous pensions nous promener dans les jardins avant de rentrer.
Elle sentait trembler contre elle le bras de Madame, mais sa résolution n’en fût que plus forte. D’ailleurs le visage royal s’adoucissait :
— C’est une heureuse surprise de vous voir, Madame de Saint-Forgeat. Vous vous faites rare, il me semble ?
— Le Roi me fait beaucoup d’honneur en le remarquant, mais j’habite Saint-Germain et la remise en état de ma demeure...
— Que des voleurs ont pillée, nous l’avons appris.
— En effet, mais j’avoue que lorsque Madame souhaite ma présence, je ne peux résister à la joie d’être auprès d’une auguste princesse qui a toujours fait montre de bonté pour moi...
Pendant ce temps, cette dernière se remettait de son émotion et jugea qu’il lui fallait s’en mêler :
— Venez, ma chère, nous avons assez retenu l’attention du Roi en l’empêchant de poursuivre sa promenade !
— Non pas, ma sœur, non pas ! Mais je vous pensais souffrante, osa-t-il déclarer, faisant preuve d’un royal dédain pour la vérité et sans hésiter à se contredire. Mais si vous souhaitez vous joindre à nous ?...
— Nous voulions seulement faire une courte marche dans le parterre du Midi, reprit Charlotte, rendant mensonge pour mensonge. En fait, Sire, je plaide coupable : c’est moi qui, après l’église, ai convaincu Madame d’aller respirer l’air des jardins alors qu’elle voulait rentrer directement...
— Ma foi, elle n’avait pas tort ! s’exclama la voix joyeuse de Mme de Montespan. Je sens un peu de frais et si Madame veut bien me faire la grâce de m’offrir une tasse de son délicieux chocolat, je rentre avec elle !
— J’en serai ravie ! fit celle-ci, sa bonne humeur retrouvée devant la tournure que prenait l’incident. Sire, mon frère, j’implore le pardon du Roi de l’avoir détourné un instant de ses plaisirs !
Avec un bel ensemble, les trois femmes plongèrent dans leurs révérences dont elles ne se relevèrent qu’une fois le Roi éloigné. Ce qu’il ne parut faire qu’à regret...
— C’est vraiment vous, Charlotte, qui avez obligé Madame à descendre ? demanda Athénaïs.
— On ne peut plus vrai ! dit la princesse. En consta- tant que je n’étais pas priée à cette promenade, je refusais de m’y montrer. Elle m’a presque emmenée de force.
— Elle a eu raison ! La qualité de Madame ne lui permet pas d’accepter d’être mise au piquet telle une petite fille punie. Et vous veniez réellement de l’église ?
— Non, reconnut Charlotte. Cela aussi, je l’ai inventé afin que nous n’ayons pas l’air de courir après Sa Majesté !
Cette fois, la marquise éclata de rire :
— Bravo ! Vous faites de grands progrès dans l’escrime de cour puisque vous vous êtes offert de donner une leçon à notre Sire !
— Ce n’est pas ainsi que je l’entendais. Simplement, je ne supporte pas que l’on manque à Madame ! Venir se promener sous ses fenêtres avec toutes les dames en prenant soin de l’oublier, c’est intolérable ! Principalement de la part d’un grand roi...
Après le chocolat, tandis que Charlotte la raccompagnait jusqu’à son appartement toujours proche de celui du Roi et où d’ailleurs il venait la visiter presque chaque jour, Mme de Montespan revint sur le sujet :
— Vous avez eu pleinement raison d’agir comme vous l’avez fait : la façon dont on traite Madame ces temps-ci est déplorable, mais ne réitérez pas trop souvent votre petit exploit. Surtout quand la Maintenon est dans les environs. Aujourd’hui, vous avez bénéficié de la surprise. Une surprise heureuse si l’on s’en réfère au visage du Roi. Il était visiblement charmé de vous revoir. Madame en a profité...
— D’autant que vous m’avez prêté main-forte, Madame. Disons que nous avons gagné à nous deux !...
— C’était à mourir de bonheur ! Je n’ai pas pu y résister, mais il convient de regarder la réalité en face : mon pouvoir s’amoindrit de jour en jour...
— On dit cependant que le Roi vous visite quotidiennement...
— Non, ce n’est pas moi qu’il vient saluer, c’est la mère de ses enfants. Avant que cette femme ne s’empare de son esprit, ce n’était pas une malheureuse petite heure qu’il me consacrait : il me donnait tout le temps que lui laissaient l’État et ses devoirs envers la Reine... Pauvre femme ! ajouta-t-elle avec tristesse. M’a-t-elle assez détestée ! Et moi, folle que j’étais, je me laissais emporter par le tourbillon de la passion que je vivais. Je sais qu’elle me traitait de pute. Pourtant je n’ai pas conscience de mériter cette injure. Si le Roi ne m’avait pas désirée, je n’aurais jamais trompé Montespan. Je n’ai et n’aurai jamais d’autre amant. Ce qui n’est pas le cas, il s’en faut de beaucoup, de la veuve Scarron. Alors, qu’elle ait l’audace de se poser en parangon de vertu, je ne peux le supporter ! Si une pute est entrée dans le lit du Roi, c’est bien elle...
— Sans vouloir être mauvaise langue, il me semble qu'elle n’a pas été la seule ?
— De celles qui ont vraiment compté, si ! Laissons de côté les innombrables passades, dont la plus dangereuse fut peut-être la comtesse de Soissons, Olympe Mancini, qui n’a pas duré, mais La Vallière - à qui vous ressemblez Dieu sait pourquoi - était pure ainsi que Fontanges et vous savez à présent ce qu’il en est de moi. Reste vous !
— Je vous ai déçue, n’est-ce pas ?
— Oui, mais je le regrette moins. Je vous aurais sans doute menée à votre perte. Et maintenant le conseil que je vous donne est de prendre garde. Il est évident que Louis continue d’avoir du goût pour vous, mais cette mégère ne lui tolérera plus de favorite ! ... Cela posé, conclut-elle en reprenant le ton enjoué du début, je reste votre amie et j’essaierai de vous éviter d’éventuels écueils...
Elle eut soudain conscience que l’attention de Charlotte lui échappait. Elles gravissaient alors l’escalier du Roi pour rejoindre le fastueux logis de la marquise. Un homme le descendait au même moment et le regard de la jeune femme se fixa sur lui avec une expression que sa compagne n’eut aucune peine à traduire. C’était de la peur et l’homme en question était Louvois.
— Ah ! fit-elle seulement.
Il les avait vues d’ailleurs et, tout en restant attentif à sa mauvaise jambe pour éviter de glisser sur les degrés de marbre, il s’apprêtait à leur barrer le passage. Mme de Montespan mit son bras sous celui de Charlotte. Depuis qu’un des gardes avait rapporté du château une créature pitoyable et terrifiée, elle savait en gros le rôle que le ministre avait joué dans la disparition de la jeune femme. Sans toutefois en connaître le fin mot confié seulement à Mlle Léonie, mais la fine mouche sentait que Charlotte détestait cet homme et, en la sentant trembler, elle frôla la vérité. Cette fille courageuse n’était pas de celle qu’un geôlier peut effrayer... Et si...
Elle n’eut pas le loisir de préciser sa pensée, il se tenait devant elles et saluait surtout Charlotte :
— Madame de Saint-Forgeat ! Mais quel plaisir inattendu ! Vous vous faites si rare que j’en venais à craindre de ne plus vous voir..., s’exclama-t-il en se contentant d’adresser un sourire à l’ancienne favorite.
C’était un tort ! Ce fut celle-ci qui se chargea de la réponse :
— Auriez-vous oublié comment je m’appelle ?
— Non, mais...
— Outre que je suis plus âgée, j’occupe un rang que vous ne devriez pas oublier. C’était donc moi qu’il convenait de saluer la première !
— Sans doute, marquise... et je vous présente mes humbles excuses, mais vous savez quelle amitié je porte à Mme de Saint-Forgeat et la rencontrer en ce lieu de façon si fortuite alors qu’on ne l’y a pas vue depuis des mois m’a fait oublier les règles de la bienséance. La joie...
— Si joie il y a, vous êtes assurément le seul à l'éprouver. Je ne crois pas que... notre amie ait gardé un souvenir édénique de votre hospitalité ! Le moins que vous puissiez faire pour elle serait, à mon avis, de l’oublier...
— Je n’en vois pas la raison ! D’ailleurs j’aimerais obtenir d’elle un moment d’entretien. Il semble qu’un... malentendu se soit glissé entre nous.
— Malentendu ou pas, un escalier n’est pas l’endroit où il convient d’en discuter. Veuillez nous livrer le passage !...
— Pardonnez-moi! Je suis décidément bien maladroit...
Il s’écarta mais ce fut pour les suivre. Arrivée au grand palier, Athénaïs se retourna :
— Où prétendez-vous aller de la sorte ?
— Je... je viens de vous le dire : je désire que Mme de Saint-Forgeat m’accorde un petit moment. Vous n’aurez pas la cruauté de me le refuser !
Sans lui répondre, elle regarda Charlotte :
— Vous avez envie de lui parler ?
— Non... certainement pas! répondit celle-ci en détournant les yeux.
Se retrouver seule, même une minute, avec cette brute lui mettait le cœur au bord des lèvres. Elle s’en voulait sans doute de se montrer si faible mais c’était au-dessus de ses forces.
— Vous avez entendu ? reprit la voix mordante de la marquise. Nous vous donnons le bonsoir, Monsieur le ministre... Ou plutôt non ! Venez donc bavarder un moment avec moi !
Puis, arrêtant un jeune gentilhomme qui passait en la saluant :
— Monsieur de Bellecour, voulez-vous être assez aimable pour ramener chez Madame la duchesse d’Orléans Mme de Saint-Forgeat que voici. Je l’ai mise en retard pour son service et je ne veux pas qu’on puisse l’importuner sur le chemin du retour !
Le jeune homme prit la belle couleur pourpre d’une rose épanouie au soleil. Il en suffoqua presque :
— Madame de Montespan me comble de bonheur ! Lui obéir est plus qu’un plaisir... Une joie !
— Allons, tant mieux ! Mais ne l’accablez pas de compliments. Mme de Saint-Forgeat est un peu souffrante...
Un instant plus tard, la main de Charlotte reposait dans celle de Bellecour et la marquise entraînait Louvois dans son appartement dont elle lui fit traverser la majeure partie avant de s’arrêter finalement dans son cabinet d’écriture où elle lui désigna un siège :
— Mettez-vous là et causons ! fit-elle en allant remplir deux verres de vin d’Espagne dans un charmant meuble Boulle contenant un service de cristal.
Elle en tendit un à son visiteur forcé, et s’assit en face de lui :
— Nous sommes amis depuis longtemps, cher ministre. Le sommes-nous encore, je ne m’aventurerai pas dans les ornières des prédictions, mais, pour ma part, je continue à vous porter suffisamment d’intérêt pour tenter de vous éviter une sottise... si tant est que vous ne l’ayez déjà commise !
— Si vous essayiez d’être plus claire? De quelle sottise voulez-vous parler ?
— De celle que vous êtes en train de faire en poursuivant la petite Saint-Forgeat. Les potins de cour ont eu trop tendance à rapprocher son nom du vôtre ces temps derniers.
— Moi, je la poursuis ?
— N’essayez pas de m’en conter, j’ai des yeux pour voir. Or, mes yeux me disent qu’elle a peur de vous : donc vous la poursuivez ! Simple logique !
L’épais visage de Louvois s’efforça de prendre un air dégagé qui lui allait aussi mal que possible :
— Que je m’intéresse à elle est plutôt normal, il me semble, et j’aimerais savoir où vous prenez que je l'effraie ? Vous oubliez que je lui ai presque sauvé la vie en la tirant de la Bastille où elle dépérissait pour la mettre en un lieu plus salubre. Et cela sans l’avis du Roi !
— Comme si c’était la première fois ! Je jurerais qu’il ne connaît pas la moitié des sévices que vous avez fait subir à son peuple avec vos dragonnades !
— Qu’en savez-vous ?
— Je suis poitevine, mon cher, et j’ai reçu des nouvelles. Si le peuple en vient un jour à maudire son Roi, vous y serez bien pour quelque chose. Mais laissons cela pour le moment et occupons-nous de Charlotte ! D’abord, qu’est-ce au juste que cette maison où vous l’avez conduite pour la « soigner » ?
— Un petit domaine que j’ai acquis en pleine forêt pour y déposer de temps en temps les charges du pouvoir et m’y délasser. Un ancien pavillon de chasse...
— M’est avis que ce serait davantage une cage à oiselles où il vous arrive de dissimuler à la jalousie de Mme de Louvois les tendrons point trop farouches qui tentent votre... gros appétit ?
— Où prenez-vous que ma femme soit jalouse ?
— Ce n’est pas parce qu’elle est sotte qu’elle n’a pas le droit de l’être ! Il n’y a là rien d’incompatible. Je suis pratiquement certaine que le bras vengeur qui s’est abattu sur la malheureuse Charlotte pour l’expédier dans les ténèbres extérieures à la merci du froid, des loups et de Dieu sait quoi, était le sien.
— C’est possible ! Je n’ai pas songé à approfondir...
— C’est votre affaire, mais revenons à Charlotte ! Que lui avez-vous fait ?
— Je l’ai sauvée, vous dis-je !
— Dans cette affaire, le mérite du sauvetage revient surtout à celui de mes gardes qui l’a trouvée évanouie dans la neige. D’ailleurs, si vous vous étiez contenté de restaurer sa santé, elle vous considérerait en véritable ami et ses yeux brilleraient comme des étoiles en vous rencontrant. Or, non seulement ils ne traduisent aucune allégresse, mais je jurerais qu’elle est terrifiée Alors je répète : que lui avez-vous fait ?
Devenu soudain cassant, le ton de la marquise n’avait plus aucun point commun avec la conversation de salon. Louvois rendit les armes en partie :
— Une bagatelle en vérité ! Un doigt de cour peut-être que sa stupidité lui a fait confondre avec des avances...
— Elle est loin d’être stupide ! Reste à savoir ce que vous entendez par un doigt de cour. Est-ce celui dont vous usiez envers Sidonia de Lenoncourt ?
— Oh, je vous en prie ! Ne peut-on me parler d’autre chose que de cette vieille histoire ?
— Non, parce que je devine que vous l’avez remise à la mode du jour. Et moi je veux la vérité !... Elle ne sortira pas d’ici, vous avez ma parole... et vous me connaissez !
Bien sûr il la connaissait. Ses défauts les plus marquants étaient liés à son orgueil et, un instant, il la contempla, droite et fière devant lui et, au fond de ses immenses yeux d’outremer, cet éclat souverain qui des années durant avaient soumis le plus grand roi du monde... Qu’importait le poids superflu ! Elle demeurait inégalable...
Il haussa les épaules, se leva du fauteuil et se laissa tomber sur un tabouret, les coudes aux genoux et le visage dans les mains :
— La vérité, fit-il d’une voix sourde, c’est que j’en suis fou ! Jamais aucune femme ne m’a fait éprouver semblable enchantement ! Je donnerais sans hésiter ce qu’il me reste à vivre pour une autre nuit avec elle...
— Une autre ? Cela veut dire que... ?
Il ne répondit pas et ne vit pas se peindre le dégoût sur le visage d’Athénaïs mais elle était décidée à vider l’abcès :
— De gré... ou de force ?
— Je... je l’avais attachée au lit pour éviter ses griffes... Dieu qu’elle était désirable ainsi, se tordant sur le velours... essayant de m’échapper...
La marquise comprit qu’au lieu d’en éprouver du remords il allait retrouver la jouissance de cette scène. Elle coupa court:
— Cela suffit! ... Et vous vous étonnez qu’elle vous craigne et vous fuie ? Il m’arrive de me demander de quel bois sont faits certains hommes. Vous, ce n’est pas une surprise, vous êtes une brute, c’est notoire, mais il serait temps de vous en repentir ! ...Au fait, cette joyeuseté s’est renouvelée ?
— Deux fois... mais j’avais pris soin de faire mêler un... calmant à sa nourriture...
— Vous êtes parfait ! ...À propos, qu’avez-vous dit au Roi pour expliquer ce beau mouvement de compassion que vous avez eu en prenant sous votre bonnet de la sortir de la Bastille ?
— Ce que je pensais de bonne foi : que c’était dommage de laisser une vieille prison détruire lentement une fille exquise qui, à maintes occasions, s’était attirée l’agrément du Roi.
— C’était d’un courtisan accompli, même si ce n’était pas des plus élégants. Et qu’a-t-il répondu ?
— Qu’il entendait vivre désormais dans la vertu.
— La vertu ? Elle niche dans un drôle d’endroit ces temps-ci... Et que feriez-vous aujourd’hui, si revenant sur une aussi louable résolution notre Sire vous ordonnait de la lui amener ?
— Je n’en ai plus les moyens puisqu’elle ne me laisse même plus l’approcher...
— Et c’est mieux ainsi, croyez-moi! Un peu d’humanité que diable ! Charlotte a le droit de mener son existence à sa convenance. Moi, je garderai le secret mais promettez-moi de ne plus l’importuner !
— Divulguer ce que je viens de vous confesser lui ferait davantage de tort qu’à moi, hasarda-t-il avec un sourire cynique...
— Sans doute, mais n’essayez pas d’en tenter l'expérience ! Vous pourriez avoir des surprises !
— Mais enfin, Madame, me refuseriez-vous le droit d’aimer comme tout un chacun ?
— Tout un chacun ? Vraiment ? Le terme me paraît par Dieu - incongru ! Bien au contraire, mon cher, je ne saurais trop vous recommander d’aimer « comme tout un chacun»... Mais surtout pas à la façon de M. de Louvois !
Les fêtes de fin d’année - Noël et Nouvel An ! - furent fidèles à leur réputation : somptueuses et variées mais peut-être moins joyeuses qu’avant la mort de la Reine. Festins, bals, comédies, concerts se succédaient à un rythme plus lent, coupés par des cérémonies religieuses qui semblaient s’étirer de jour en jour. On s’y pressait en masse, avide de s’approprier la place d’où l’on pouvait le mieux être vu du monarque et l’on pleura des larmes d’attendrissement lors de la célébration de la Nativité, en écoutant le père Bourdaloue prôner la vie exemplaire que menait désormais le Roi « toute tournée vers Dieu après avoir chassé loin de lui les turpitudes de la jeunesse ». Jamais on n’avait tant larmoyé en chantant les « Alléluia » !
Charlotte, que ce remarquable déploiement de contrition amusait plutôt - à l’instar de Madame d’ailleurs partagée entre la fureur devant une telle hypocrisie et l’envie d’en rire ! -, ne pouvait s’empêcher d’établir un parallèle entre ce Noël et les noces de la nouvelle reine d’Espagne. Ce jour-là, c’était la mariée qui pleurait et la Reine qui priait. Quant au Roi, à mi-chemin entre les deux favorites, il affichait nettement sa préférence en souriant beaucoup à une Fontanges rayonnante et un peu moins à une Montespan toujours éblouissante cependant, mais furieuse. Certaine robe noire, à présent proche du fauteuil royal, n’y était même pas ! Et cela changeait tout !
Personnellement, sentant trop souvent sur elle le regard pesant de son tourmenteur, Charlotte aurait cent fois préféré ne pas être là. Il lui avait été pénible de quitter sa maison - même incomplètement remise en état ! - et surtout sa chère Léonie. Elle eût aimé prier à ses côtés en chantant les Noëls anciens. Et ce n’était pas sans regrets qu’elle s’en était séparée.
Afin qu’elle ne soit pas trop seule cependant pour une si belle fête, elle avait eu l’idée d’inviter Isidore Sainfoin du Bouloy à un petit séjour à Saint-Germain.
Il était accouru de toute la vitesse de ses chevaux, aiguillonné par un enthousiasme manifeste à l’idée de reprendre avec son amie les interminables conversations qui lui manquaient tant depuis qu’elle avait abandonné la rue Beautreillis. Sa voiture débordait de bouteilles, de confiseries et d’un assortiment de victuailles dont l’envie lui avait traversé l’esprit, et il avait été reçu en conséquence. Avant de les laisser à leur sort, Charlotte avait même remarqué chez sa cousine une légère - vraiment légère ! - tendance à la coquetterie. Ainsi, elle avait rosi de joie quand, alors qu’elle s’apprêtait à partir pour Versailles, Charlotte lui avait fait la surprise d’une élégante robe d’épaisse soie violette accompagnée de dentelles mousseuses et de souliers assortis à cette couleur épiscopale. Léonie en avait éprouvé un ravissement enfantin et Charlotte décida de faire le nécessaire pour que, par la suite, on ne la confonde plus avec une domestique ou une sorte de religieuse restée dans le siècle.
Tandis que se déroulaient devant elle les fastes royaux, elle les imaginait, tous les deux, assis de part et d’autre de la cheminée de la bibliothèque, trinquant avec l’un des vins précieux qu’Isidore avait apportés, devisant à bâtons rompus dans l’atmosphère ouatée d’une maison embaumée par l’odeur des branches de sapin que l’on avait disposées un peu partout nouées de rubans rouges... Elle aurait tellement préféré leur tenir compagnie !...
En revanche, elle faisait de courageux efforts pour chasser de sa pensée un autre visage qu’elle n’avait pas revu depuis la scène de l’escalier des cuisines. Sans y parvenir le plus souvent. Où était Alban à cette heure où elle regardait évoluer les danseurs de l’Opéra au milieu de cet écrin de splendeurs ? Partageait-il la soirée avec cette comédienne dont on disait qu’elle était sa maîtresse ? Et que Charlotte enviait désespérément. Ou buvait-il dans un cabaret entouré de joyeux compagnons ? Ou était-il en embuscade dans une rue obscure et froide, traquant des voleurs minables ou un meurtrier ? A moins que M. de La Reynie, qui l’aimait bien, ne l’eût invité ?
Le jeune policier eût aimé aussi peut-être rejoindre à Saint-Germain ses deux vieux amis, mais elle n’avait pu se résoudre à conseiller à Mlle Léonie de l’inviter en son absence pour lui permettre de se réchauffer à une atmosphère familiale dont il devait manquer. Elle n’en avait pas eu le courage de peur d’être assaillie par les regrets.
Qu’elle le voulût ou non, elle était liée à ces palais royaux qu’elle se prenait à détester car elle ne pouvait éviter de tenir compte de son mariage. Encore qu’à la Cour, Saint-Forgeat ne l’encombrât guère ! Il la saluait quand ils se croisaient, lui demandait des nouvelles de sa santé, resaluait et allait rejoindre la troupe caquetante des amis de Monsieur.
Un soir pourtant - c’était la nuit de la Saint-Sylvestre - où il y avait grand bal dans la galerie des Glaces, elle le vit venir à elle, s’incliner et l’inviter a danser. C’était bien la première fois que cela lui arrivait, d’autant que, en général, il s’adonnait rarement à ce genre d’exercice, préférant largement les tables de jeu. Elle-même avait dansé auparavant à plusieurs reprises et se trouvait le centre d’un groupe de gentilshommes qui l’assiégeaient de compliments. Mérités d’ailleurs : vêtue d’une robe de velours du même vert que ses yeux et de satin blanc, elle composait le plus ravissant des tableaux dont la touche finale était la parure d’émeraudes et de diamants de sa tante Claire...
Son invitation déchaîna le tollé :
— Où avez-vous vu un époux danser avec sa femme ? protesta le jeune vicomte de Maulevrier...
— Cela ne se fait pas à la Cour ! Renchérit un autre.
— C’est du dernier bourgeois ! Lança un troisième.
La moutarde monta au nez de Saint-Forgeat :
— Et si moi je veux danser avec elle ? Cela me regarde plus que vous, je pense ? Allons, Messieurs, écartez-vous !
Et sans accepter d’en entendre davantage, il prit par la main une Charlotte qui, pour une fois, commençait à s’amuser et l’emmena prendre place dans le menuet qui débutait.
Pendant un moment ils se plièrent en silence aux mouvements lents et gracieux soutenus par la musique et Charlotte s’aperçut que c’était un plaisir d’avoir Saint-Forgeat comme partenaire. Mais cela ne dura pas. Alors que le jeu savant des pas les rapprochait à se toucher, elle entendit :
— Vous m’aviez caché ce bijou !
— Quoi donc ?
— Cette magnifique chose que vous avez autour du cou et aux oreilles ! Plus je la regarde et plus elle m’émerveille et...
Elle faillit manquer le mouvement suivant :
— C’est la raison pour laquelle vous m’avez invitée, souffla-t-elle, abasourdie.
— Evidemment ! fit-il avec une candeur désarmante. Il est plus aisé d’admirer ainsi, sans un tas de gens agglutinés sur vous ! Vous avez donc retrouvé les fameuses pierres envolées? Ce qui signifie que vous avez aussi récupéré l’œil de... je n’arriverai jamais à me rappeler ce nom barbare.
Dans deux secondes, il allait se mettre à délirer. Elle coupa court :
— Cessez de vous raconter des légendes, Adhémar ! Cette parure me vient de ma tante de Brécourt et je n’en ai hérité que récemment.
— De quelle façon ?
— Son fils, mon cousin Charles, a décidé de quitter la Marine royale pour servir chez ces messieurs de l’ordre de Malte. Il me l’a apportée avant de les rejoindre.
— Je vous croyais brouillés ?
— Moi aussi, mais les voies de Dieu sont impénétrables. M. de Brécourt a entendu l’appel et choisi de mettre son épée à son service. Il est venu offrir ses excuses pour m’avoir jadis maltraitée. Cela représente sa repentance.
— Il fait bon avoir des ennemis quand ils ont des remords si généreux..., soupira-t-il.
Une figure du menuet les sépara quelques instants puis Saint-Forgeat reprit :
— Comptez-vous séjourner à Versailles encore longtemps ?
— Non. Une semaine peut-être. Madame attend aux environs de la mi-janvier des parents venus d’Allemagne. Je pourrai m’éloigner sans trop lui manquer. Pourquoi cette question ?
— J’aimerais rentrer avec vous !
— Vous vous sentez souffrant ? demanda-t-elle plus inquiète pour sa tranquillité que pour lui.
— Non, j’ai seulement envie de calme. Nos princes vont réintégrer le Palais-Royal où je me sens un peu à l’étroit ! Et on mange si bien chez vous !
À défaut d’une grande élévation de pensée, ce propos avait au moins l’avantage de la franchise Quoique...
Ils s’écartèrent pour la révérence finale et Charlotte remit à plus tard d’éclaircir le soupçon qui lui venait.
L’année aussi s’achevait au milieu des acclamations et des vœux. On se précipita aux fenêtres pour admirer le feu d’artifice que l’on tirait sur la perspective des jardins d’eaux et du Grand Canal. Les deux époux se séparèrent... Et ce soir-là, Charlotte ne revit pas Saint-Forgeat.
Le lendemain, ce fut la cérémonie des vœux du Roi où la famille royale échangea des cadeaux. Mme de Montespan se tailla la part du lion en offrant au père de ses enfants le livre le plus somptueux qui se puisse voir. C’était, relié en or enrichi de motifs de pierres précieuses, un volume contenant les vues en miniature des villes de Hollande conquises en 1672, le commentaire étant assuré par Racine et Boileau. Le tout avait coûté quatre mille pistoles et l’on se récria à l’envi sur la beauté de cet ouvrage que le Roi reçut avec un vif plaisir. La fastueuse favorite fût ce jour-là le centre de tous les compliments et l’on pût croire un moment que son ancienne gloire allait renaître... Mais les temps avaient décidément changé.
Quelques jours après, le palais retentissait de la plus violente colère qu’eût jamais exprimée Mme de Montespan. Sous un prétexte fumeux, on lui échangeait son magnifique appartement contre l’ancien appartement des bains que l’on venait de transformer. Malheureusement plus petit et situé au-dessous de celui qu’on lui enlevait. Les échos s’éteignirent vite d’ailleurs : ulcérée, la marquise commanda sa voiture et partit pour Clagny...
— J’ai bien peur, commenta Madame, que ce soit le premier pas vers l’éloignement, sinon la disgrâce que la vieille ordure lui a préparée de longue main...
— Cela me paraît difficile d’aller jusqu’à cette extrémité, protesta Charlotte. Le Roi ne peut chasser la mère d’enfants qu’il chérit tant ?
— Mais qui, sachant de quel côté leur tartine est beurrée, lui préfèrent de loin leur ancienne gouvernante. Seul le dernier, le petit comte de Toulouse, lui est attaché parce qu’il est resté près d’elle. Je redoute que les autres ne soient que d’affreux petits hypocrites. C’est une vraie chance, croyez-moi, que la Dauphine soit prolifique. Cela évitera aux Français la honte de voir un duc du Maine, boiteux et méchant, sur le trône. Voyez-vous, Charlotte, on ne m’ôtera pas de l’idée que la mort de la Reine a sonné le glas des jours heureux.
— Il est certain que c’est une perte immense...
— Pis encore : c’est une catastrophe ! Oh, certes, le soleil royal semble rayonner sur toute l’Europe mais regardez où nous en sommes ! La Reine était pieuse mais pas bigote et c’est ce que sont en train de devenir le Roi et une Cour où il ne faut surtout pas oublier de faire ses Pâques ostensiblement si l’on ne veut pas être mal vu. Regardez où j’en suis moi parce que j’aimais un peu trop le rire et les plaisanteries ? En quasi-disgrâce alors que l’on fait grand cas de ces monstres que sont le chevalier de Lorraine et ses amis qui ont au moins sur la conscience la mort de Madame Henriette d’Angleterre ? Regardez où en est la France dont on a décidé tout à coup qu’elle serait catholique ou ne serait pas ! Regardez ce que subissent les protestants du Midi que l’on n’ose pas encore massacrer mais qui sont soumis aux pires sévices. Il m’est même revenu que le Roi songerait à révoquer l’édit de Nantes signé par le roi Henri IV, son grand-père. Auquel cas ceux qui refuseront de se plier devront s’enfuir pour éviter l’extermination ou les galères ! Et quand je pense que celle qui pousse à cette ignominie est née dans la religion réformée ! Alors ne me demandez pas pourquoi je la hais !... Cela signifie qu’un jour la guerre éclatera entre la France et mon pays natal. Et moi j’en crierai de douleur dans l’isolement où l’on m’aura laissée !
Il y avait des larmes dans ses yeux. Emue, Charlotte vint s’agenouiller auprès d’elle :
— Jamais Madame ne sera seule et si néfaste que soit le chevalier de Lorraine, il ne pourra lui enlever l’amour de ses enfants à elle ni la respectueuse affection de ses amis au premier rang desquels est Madame la Dauphine. Jamais Maintenon ne portera la couronne et quand le Roi s’éteindra - c’est le sort commun et il n’est plus si jeune ! - c’est elle qui deviendra notre reine. Maintenon et les bâtards disparaîtront alors comme un mauvais rêve... et Madame retrouvera sa joie de vivre !
Au risque de bousculer sa coiffure, la princesse attira Charlotte contre elle pour l’embrasser :
— Tant que j’aurai près de moi des gens de votre qualité, je ne pourrai être complètement malheureuse. Mais maintenant, je ne dois songer qu’à recevoir convenablement ceux qui vont arriver d’au-delà du Rhin. Quant à vous, je vous libère mais n’oubliez pas de revenir !
Le lendemain, Charlotte quittait Versailles pour rentrer à Saint-Germain, profitant lâchement de ce que Monsieur et ses « confrères » étaient partis festoyer une semaine à Fromont chez Philippe de Lorraine. Elle n'ignorait pas que son époux désirait faire un nouveau séjour chez elle, qu’il déclarait « le plus agréable du monde en hiver» et, très probablement, elle le verrait accourir un jour prochain, mais au moins elle allait pouvoir s’accorder un répit et retrouver sa maisonnée l’esprit libre.
Auparavant, elle s’était rendue à Clagny saluer Mme de Montespan qu’elle avait trouvée plus paisible qu’elle ne le craignait et plutôt satisfaite d’elle-même puisqu’elle avait eu suffisamment d’empire sur soi pour ne pas se précipiter derechef chez le Roi afin de lui assener son point de vue sur l’affaire de l’appartement.
— Par chance, Mme de Thianges, ma sœur, était auprès de moi et c’est elle qui s’est opposée à ce que j’aille faire au Roi les reproches qu’il mérite. « Ce faisant, m’a-t-elle dit, vous risquez d’en dire plus long que vous ne pensez et de commettre peut-être l’irréparable dont on se hâtera de profiter. Partons pour Clagny, restez tranquille et attendons ! » Elle avait pleinement raison.
— Et qu’en a-t-il résulté ?
— Ce qu’elle espérait. Le Roi m’est venu voir dès le lendemain, l’air assez riant et un peu confit... Il m’a dit avoir besoin de mon appartement afin d’étendre les salles de réception. En outre, celui que l’on m’alloue sera absolument charmant quand les travaux seront achevés et nous serons tout aussi proches... Que voulez-vous répondre à une telle générosité ?
— Présenté de cette façon, il ne restait plus qu’à... remercier ?
— Quoi d’autre, en effet ! Partez rassurée, ma chère enfant, la Montespan n’est pas à la veille d’être enterrée !
En rentrant chez elle avec le plaisir que l’on imagine, Charlotte trouva sa maison plus agréable que jamais. Non seulement il ne restait plus trace du saccage de l’été, mais les livres reprenaient leur place au fur et à mesure grâce aux soins conjugués de Mlle Léonie et d’Isidore Sainfoin du Bouloy. En bibliophile passionné, il avait entrepris d’en dresser le catalogue. Ce qui lui permettait de prolonger son séjour dans une demeure qu’il appréciait particulièrement et ce à quoi Mlle Léonie ne voyait aucun inconvénient, au contraire.
Lorsque Charlotte arriva, ils étaient encore à l'ouvrage. Debout au milieu des piles posées à terre, Sainfoin essuyait soigneusement le volume, annonçait auteur et titre que Mlle Léonie, attablée au bureau, transcrivait sur un épais registre, après quoi il le tendait à Janet, le petit valet, qui, perché sur un escabeau, replaçait le livre sur la planche préalablement nettoyée et cirée.
Naturellement, on fêta le retour de la maîtresse de maison à qui chacun vint présenter ses vœux. Elle remercia en distribuant de l’argent mais en faisant une exception pour Mathilde à qui, la sachant frileuse, elle avait acheté un joli mantelet bleu en laine des Pyrénées. Léonie eut droit à un magnifique bonnet de dentelles d’Alençon et le nouveau venu à un exemplaire du Voyage en Espagne d’un certain Brulart de Misery, illustré de vignettes pleines d’humour, qui l'enchanta :
— Vous avez peur que j’oublie ce sacré pays?
Grâce à vous et à Mlle de Neuville, il m’est devenu cher et mes souvenirs noirâtres se sont parés de couleurs charmantes !
— Nous avons aussi un cadeau pour vous, Charlotte, intervint Léonie, mais nous avons choisi de le laisser dans votre chambre. Vous le trouverez... sous votre oreiller. Je l’y ai placé en entendant arriver votre voiture !
— Sous mon oreiller ? Cela veut dire que je dois monter me coucher. Vous piquez ma curiosité. Moi qui pensais prolonger un peu la soirée, voilà que vous me donnez l’envie d’aller au lit tout de suite !
— Je ne sais pas si vous en aurez envie tout à l’heure...
— Pourquoi ne pas au moins y aller voir ? suggéra Isidore. Mon petit doigt me dit que cela vous fera plaisir !
Elle les regarda l’un après l’autre en se demandant ce qui leur passait par la tête. Ils arboraient un sourire réjoui tellement identique qu’ils finissaient par se ressembler. Alors Charlotte releva ses jupes à deux mains, s’élança dans l’escalier, parcourut la galerie, se précipita dans sa chambre et, parvenue près du lit, souleva la gaine de velours vert qui contenait l’oreiller. En dessous, il y avait deux sacs de daim que l’on avait dû manier souvent parce qu’ils présentaient des parties brillantes, comme cirées. Le cœur serré parce qu’elle devinait ce qu’il y avait dedans, elle les regarda un ins-tant sans oser y toucher. Se pouvait-il ?....
Enfin, elle s’empara du plus grand, l’ouvrit et, le renversant, fit couler sur le lit un ruissellement d’étincelles multicolores. Il y avait là six rubis, de la taille d’une noisette et parfaitement assortis, six émeraudes d’un vert profond qui ressemblaient à des morceaux d’angélique emprisonnant un rayon de soleil, et six saphirs astériés exactement semblables. Mais ce fût presque en tremblant qu’elle vida le deuxième sachet sur la paume de sa main soudain emplie d’une lumière dorée. Celui auquel elle ne croyait plus, l’œil de Ganesha - le nom était inscrit sur un morceau de parchemin tombé du sac avec lui ! - la regardait d’un air triomphant.
Elle le contemplait encore un quart d’heure plus tard quand, inquiets de ne pas la voir redescendre, Mlle Léonie et Isidore vinrent la rejoindre après avoir frappé discrètement à la porte. Mais elle n’entendait pas tant elle était perdue dans sa rêverie.
— Eh bien ? fit la vieille demoiselle. Que dites-vous de notre surprise ?
— C’est fabuleux ! Plus magnifique encore que je ne l’imaginais ! D’ailleurs je n’imaginais rien du tout puisque je n’y croyais pas. Comment avez-vous fait pour le retrouver ?
— Le mérite en revient entièrement à M. Isidore. Si vous consentez à vous arracher à la fascination de cette pierre, ranger ces cailloux très soigneusement et redescendre avec nous, on vous expliquera...
Incapable de se séparer sur l’instant de ce trésor tellement inattendu, Charlotte le fourra dans une des poches de sa jupe et les suivit jusque dans la bibliothèque dont, pour plus de précautions, le vieux conseiller d’ambassade ferma la porte soigneusement en tournant deux fois la grosse clef.
— C’était donc ici, en définitive ? Questionna Charlotte en se dirigeant vers l’image de Clio.
— Oui, mais pas là ! Et pas davantage derrière aucune de ces dames, expliqua Mlle Léonie, car, souvenez-vous Charlotte, nous avons examiné si le même mécanisme ne se répétait pas.
— En effet. Où alors ?
— Je vais vous le montrer ! dit M. Isidore visiblement enchanté de l’effet qu’il allait produire. Mais, s’il vous plaît, ne vous asseyez pas là, conseilla-t-il en voyant la jeune femme s’apprêter à s’installer sur la vieille chaise à cousine de cuir qui était devant le bureau.
— Pourquoi ?
— Simplement parce que si vous vous asseyez sur la cachette je ne serai pas en mesure de vous la montrer. Tenez !
Écartant le meuble, massif d’ailleurs, qui se composait d’un siège épais porté par des pieds chantournés relativement courts, et d’un haut dossier, il fit tourner l’une des sculptures rudimentaires du bandeau de bois supportant le coussin usagé et fit sortir un tiroir dont rien, ni même la moindre rainure, ne laissait supposer la présence.
— Voilà ! fit-il triomphalement. C’était là !
— Mais comment avez-vous eu l’idée de faire jouer ce mécanisme... ou même de supposer qu’il y en avait un ?
Le vieux monsieur se rengorgea :
— Oh, je n’y ai aucun mérite ! Pendant des années, j’ai été assis sur sa sœur jumelle à l’ambassade de Madrid et un collègue m’avait montré le mécanisme qui, soit dit en passant, ne servait plus depuis longtemps. J’en usais pour dissimuler mes petites faiblesses : du touron et du chocolat
Les premiers mois de cette année 1685 comptèrent pour Charlotte parmi les jours les plus heureux qui lui eussent été donnés de vivre jusque-là et elle en goûta pleinement le calme feutré. Bien que Saint-Germain ne soit guère éloigné de Versailles, les bruits du palais n'y parvenaient qu’assourdis, comme apaisés. Quoique la paix ne régnât qu’en apparence dans la cité royale, où la crise de conscience que son épouse secrète avait fait naître chez le Roi se révélait contagieuse. Les dames qui, récemment encore, ne faisaient à la chapelle que des visites de « politesse » s’y montraient assidues. Quant aux hommes, il avait suffi qu’une phrase bénigne tombée des lèvres de celle que l’on ne savait plus trop comment nommer - « Le Roi estime beaucoup les gentilshommes qui vont à confesse pour faire leurs Pâques ! » - pour qu’églises et chapelles refusent du monde. D’ailleurs le deuil avait frappé la famille : le roi Charles II d’Angleterre, petit-fils d’Henri IV comme Louis XIV, et l’on avait fait ressortir crêpes et manteaux noirs mais, malheureusement, ce souverain aimable, fastueux, grand coureur de jupons sous lequel l’Angleterre avait redécouvert qu’il faisait bon vivre, laissait place à son frère Jacques II, catholique pur et dur, cruel de surcroît, et que ses sujets n’allaient pas supporter plus de quatre ans. Mais pour le moment, il était là et on lui dépêcha des ambassadeurs. Ainsi d’ailleurs qu’au roi de Siam !
De temps en temps, Charlotte rendait visite à Madame Une fois même, accompagnée de Mlle Léonie dont l’esprit vif plût à la princesse et qui en revint prête à rompre des lances pour cette femme étonnante dont elle n’eut aucune difficulté à déceler la tristesse réelle sous la couche de perpétuelle bonne humeur.
— Comment peut-on vouloir du mal à quelqu'un d’aussi prodigieusement sympathique ?
— Vous savez, Léonie, la Cour est identique à une girouette, elle tourne selon l’influx du vent qui prend naissance dans le cabinet du Roi. Elle adore ce qui lui plaît quitte à prendre en grippe quelques heures plus tard l’idole d’un instant sur un simple froncement de sourcil royal !
Il est certain que le franc-parler de la Palatine, son goût de la plaisanterie parfois gauloise - ce qui était un comble pour une Bavaroise ! - avaient cessé de plaire à un potentat à qui le sens de l’humour faisait de plus en plus défaut.
Un beau soir, on sut par Saint-Forgeat que Madame était au bord de la disgrâce. Il n’était pas rare, en effet, que l’époux de Charlotte vînt passer quatre ou cinq jours à l’hôtel de Fontenac. Visites le plus souvent intéressées quand les finances du jeune homme arrivaient à l’étiage, mais parfois aussi pour le plaisir de retrouver sa chambre rose, les plats savoureux de Mathilde, les parties d’échecs avec M. Isidore toujours aux prises avec la bibliothèque et, en général, l’atmosphère chaleureuse dont l’on bénéficiait chez sa femme.
— Avec vous, au moins, j’ai enfin l’impression d’avoir une famille. Vous n’imaginez pas ce que cela représente pour moi !
Charlotte le croyait volontiers puisque, après la mort de son père, elle n’en avait pas eu davantage. Aussi s’habitua-t-elle doucement à voir en lui une sorte de frère qu’il lui arrivait de prendre plaisir à gâter... mais pas au point de lui révéler que l’on avait retrouvé le trésor ! La tentation eût été trop forte ! Les pierres avaient réintégré la chaise espagnole où l’on n’aurait jamais eu l’idée d’aller les dénicher sans le secours du vieux conseiller. Celui-ci - comme Léonie d’ailleurs ! Prenait un malin plaisir à s’asseoir dessus pour répertorier les titres des livres ou écrire une lettre.
Ce soir-là donc - c’était en mai ! -, Adhémar débarqua tellement pressé de délivrer son message qu’au lieu d’emprunter l’une des voitures de la Cour, il avait effectué le parcours à cheval ! Un exercice proprement impensable chez lui, surtout par une journée déjà annonciatrice des chaleurs de l’été.
À peu près hors d’haleine, il déclara à Charlotte qu’il lui fallait se rendre le plus rapidement possible auprès de Madame:
— Il faut, précisa-t-il, que vous alliez la rejoindre sans attendre. Elle a reçu du Roi un message horrible et c’est à peine si les gens de son entourage ne lui tournent pas le dos ! De toute façon, elle est seule... ou quasiment !
— Où est Monsieur ?
— A Fromont chez Lorraine qui donne une fête !
— Pourquoi n’y êtes-vous pas aussi ? On ne vous a pas invité ?
— Oh si ! ... Mais, je vous avoue que ça ne m’emballe pas. Lorraine a décidé cette réjouissance après avoir pris connaissance d’un mot de Mme de Maintenon, l’avisant que le Roi, fort en colère contre Madame, allait le lui faire savoir. Aussitôt il a convaincu Monsieur de le suivre - sans l’informer de quoi il retournait ! - afin d’être sûr qu’il ne pourrait pas prêter assistance, d’une façon ou d’une autre, à son épouse. Elle n’aura auprès d’elle que la Grancey qui se fera une joie de raconter la chose à son amant. Lorraine en jubile d’avance, mais moi...
— Il va vous en vouloir à mort ?
— Non. J’ai prétexté que je devais me rendre chez vous prendre médecine et que la chaleur était trop éprouvante pour m’aventurer à courir les grands chemins ! Ce qui ne l’a pas surpris, venant de moi !
— Et vous êtes venu m’avertir? Adhémar ! ... Je crois que je vais finir par vous aimer ! S’enthousiasma-t-elle. Elle se hissa sur la pointe des pieds et plaqua un baiser sur sa joue ! Faites atteler ! Je prépare un sac et je pars ! ... Pauvre Madame Comment peut-on être aussi bassement cruel ? Où est-elle, à propos ?
— À Saint-Cloud. Au moins elle est dans son fief. Ce qui n’est pas le cas à Versailles. Et puis le jardin regorge de roses en ce moment. Vous devriez vous en souvenir...
Effectivement, Charlotte trouva Madame se promenant à petits pas le long des allées et des broderies fleuries qui, sans posséder la splendeur pleine de rigueur de la demeure du Soleil, débordaient d'un charme plus exubérant mais plus apaisant pour son cœur douloureux. Vêtue de la robe de taffetas violet que Charlotte lui avait vue vingt fois au moins, abritée sous un grand chapeau de paille semblable à celui qu' arborait Monsieur quand il jouait au jardinier, elle appuyait sur une canne sa pesante personne qui, cependant, avait incontestablement maigri. Nul ne l'accompagnait...
L’apparition de Charlotte lui arracha une exclamation de joie :
— Charlotte ! Mais quelle bonne idée d’être venue ! Comme celle-ci s’agenouillait presque pour baiser sa main, elle l’en empêcha :
— Vous n’avez pas peur d’attraper ma maladie ?
— Malade ? Madame a perdu du poids et est légèrement pâlotte mais je ne vois là rien d’inquiétant.
— Je suis une pestiférée, ma chère ! Tout le monde me fuit !
— Madame peut constater que non puisque me voilà.
— C’est sans doute parce que vous n’êtes pas au courant. Il se trouve que j’ai reçu...
— Un méchant avis du Roi porté par votre confesseur ? Je sais. M. de Saint-Forgeat vient de m’apprendre de quelle façon insensée l’entourage de Madame a réagi !
— Votre époux ? N’est-il pas parti comme les autres faire la fête chez ce démon de chevalier ?
— Eh bien, non ! Il s’est déclaré souffrant et a accouru à Saint-Germain me faire part de ce qui se passait !
— Lui ? C’est à peine croyable !
— Et, qui mieux est, il a fait le trajet à cheval pour être plus rapide ! J’en ai été la première surprise et je commence à croire qu’en l’épousant je n’ai pas conclu un si mauvais marché ! C’est un garçon bizarre mais il doit avoir plus de cœur que nous le pensions ! En tout cas, il aime bien Madame!
— Cela en fait toujours un ! ... Mais rentrons à présent! Vous n’avez pas soupé, j’imagine ?
— Non. Je ne voulais pas perdre de temps...
— Nous allons le partager ! Il me vient une petite faim!
Au mépris du protocole, elles soupèrent seules en tête à tête. Madame avait renvoyé son service et le repas se déroula comme dans n’importe quelle maison bourgeoise :
— Puisque l’on me traite en sauvage sans éducation, j’entends au moins vivre à ma guise lorsque je suis en mon particulier !
Tant qu’on fût à table, on échangea des banalités en raison de la présence des laquais et ce fût seulement en se retrouvant dans le cabinet de correspondance que Charlotte apprit les « crimes » de Madame. Elle avait pensé, naturellement, qu’une ou plusieurs de ses lettres. A sa tante Sophie de Hanovre avaient été ouvertes - ce qui était déjà scandaleux en soi ! -, mais pour cette fois, il n’en était rien. Ce qu’on lui reprochait, c’était des intempérances de langage ! Des broutilles dont le Roi aurait plaisanté autrefois lorsqu’il appréciait sans retenue le franc-parler de sa belle-sœur, même s’il arrivait de temps en temps que les propos fussent un peu « verts ». Il était alors définitivement acquis que la duchesse d’Orléans tenait plus du garçon que de la fille.
Les chefs d’accusation étaient les suivants. D’abord au cours d’une conversation, assez libre peut-être, ou l’on se récriait - Dieu sait pourquoi ? - sur la « beauté » physique de Mgr le Dauphin, Madame se serait mise à rire en déclarant, devant le prince d’ailleurs, que « si elle devait le voir nu de la plante des pieds à la tête », ni lui ni aucun autre ne pourrait la tenter. Second crime : elle avait trouvé normal que ses demoiselles eussent des amourettes. Enfin, elle aurait plaisanté la ravissante princesse de Conti sur les nombreux « galants » qui lui tournaient autour...
— Voilà ! conclut Madame. Je ne vous ai rien caché !
— Cela ne me paraît pas porter à conséquence. Et qu’a dit le Roi ?
A ce nom, de grosses larmes remontèrent aux yeux de la coupable :
— Oh, vous n’imaginerez jamais ! Il a dit... pour que cela me soit répété... que si je n’étais pas sa belle-sœur, il m’aurait « congédiée » de la Cour !
Et là-dessus, elle se remit à pleurer.
— Quoi ? Pour ces vétilles ? Souffla Charlotte, abasourdie.
— Eh oui ! Pour ces vétilles ! Jamais, au temps de la Montespan, on n’aurait fait autre chose qu’en rire, mais, apparemment, je ne suis plus ici qu’une pièce rapportée devenue choquante et même indésirable dans la cour d’une grue repentie qui pense faire oublier ses anciennes frasques en jouant les vertus intransigeantes et qui transforme notre Roi-Soleil en triste lumignon !
— C’est ridicule ! Puis-je demander à Madame ce qu’elle a l’intention de faire ?
— Me servir de la seule arme qu’on me laisse : écrire au Roi ! J’ai rédigé quelques brouillons, ajouta-t-elle en rassemblant des feuillets épars sur la table.
— Si Votre Altesse veut bien me permettre de lui donner un conseil, c’est de laisser de côté ces brouillons. Madame possède un réel talent d’écriture et n’a nul besoin de réfléchir longuement. Elle devrait simplement laisser parler son cœur : celui d’une grande princesse que l’on offense et non celui d’une petite fille que sa gouvernante vient d’admonester...
— Vous croyez ?
— Oh, j’en suis sûre ! Maintenon ou pas, il reste sans doute au Roi suffisamment de nobles sentiments pour qu’il puisse encore entendre leur langage. Mais c’est à lui que Madame doit s’adresser : pas à son beau-frère !
— ... Oui. Vous avez raison...
Et sans plus attendre, la Palatine prit une feuille de papier à ses armes, une plume fraîchement taillée et se mit à écrire... sans doute l’une des plus belles lettres qui fussent jamais sorties, de son encrier. Digne, longue et détaillée, elle s’achevait ainsi :
« Voilà, Monseigneur, d’un bout à l’autre ce que je puis vous dire pour ma justification. Je souhaite de tout mon cœur qu’elle puisse satisfaire Votre Majesté et je m’estimerais très malheureuse si cela n’était pas... Je ne puis que vous supplier Monseigneur d’oublier le passé, de m’ordonner quelle conduite vous voulez que je tienne à l’avenir, je l’exécuterai très exactement. Et je vous assure, Monseigneur, qu'en cela et en tout ce qui vous plaira jamais de m’ordonner vous serez obéi...
« Et je vous supplie encore de croire que je n’ai pas moins de respect et, si j’ose dire, de véritable amitié pour votre Majesté que les gens qui croient se faire valoir auprès de vous en me rendant de si mauvais offices. Je ne les connais pas mais je sais bien qu’ils ne peuvent avoir de véritable respect pour vous parce qu’ils ont la hardiesse de vous rendre odieux ! »
La lettre partit le lendemain et Charlotte rentra chez elle assez contente de ce qu’elle venait de voir : la Palatine, après avoir ordonné que l’on prépare ses bagages, avait réuni les rares dames et demoiselles restées à Saint-Cloud - un peu à leur corps défendant ! - En leur déclarant qu’ayant décidé de faire retraite à l'abbaye Notre-Dame-la-Royale de Maubuisson, toujours sous la crosse abbatiale de la vieille princesse Louise-Hollandine von der Pfaltz-Simmern, sa tante, eIles pouvaient aller où bon leur semblerait.
L’incident fût vite clos : Madame fût invitée, avec tous les honneurs dus à son rang, à reprendre sa place à la Cour à la grande satisfaction des gens qui l'aimaient et il y en avait plus que l’on aurait pu s’y attendre. Splendidement parée, pour une fois, elle se tenait à son rang, assise alors que son ennemie était debout à la fastueuse réception du doge de Venise venu faire sa soumission au roi de France. Malheureusement pour Madame, elle n’en avait pas fini avec les chagrins. Quelques jours plus tard la nouvelle arrivait à Versailles : son frère, l’Électeur Karl venait de mourir à Heidelberg à peine âgé de trente-quatre ans. Sa douleur fût affreuse et après que le Roi et les princes se furent transportés pour lui offrir leurs condoléances à Saint-Cloud, elle repartit pleurer tranquille à Maubuisson. Pourtant, Louis lui avait longuement parlé en lui donnant les marques d’une amitié revenue, mais avec Karl s’en allait le dernier des princes du Palatinat. Peut-être devinait-elle vaguement, du fond de sa lourde peine, que, dans peu de temps, s’ouvrirait la guerre de Succession du Palatinat qui lui serait déchirante parce que ce serait en son nom - et pour défendre ses droits d’héritage ! - Que les troupes françaises envahiraient son cher pays natal et le ravageraient jusqu’à l’os. Les ordres de Louvois seraient plus impitoyables encore qu’ils ne l’avaient été lors des dragonnades. Hei-delberg, le château bien-aimé de « Liselotte » et les cerisiers dont elle gardait un souvenir attendri allaient être incendiés et la ville livrée au saccage. Elle en pleurerait des larmes de sang...
On n’en était pas encore là quand le Roi lui fit porter la bonne parole, mais il se garda prudemment de lui apprendre que, dès la mort de l’Électeur, il avait envoyé un émissaire faire valoir les droits de Madame, surtout sur les trois comtés par-delà le Rhin...
Elle y gagna ceci : devenue un atout dans le jeu violent de l’Europe et dans la main du Roi, on n’eut plus jamais l’idée de la menacer d’expulsion et elle eut moins à souffrir des tracasseries de la véritable conjuration qui s’était montée contre elle. « On » avait d’ailleurs d'autres chats à fouetter. « On » était en train de créer à Saint-Cyr une maison d’éducation modèle pour les jeunes filles nobles et pauvres. D’autre part, « on » avait réussi à maintenir le Roi dans la ligne droite du « Grand Dessein » qu’on lui soufflait : la révocation de l’édit de Nantes - l’œuvre maîtresse d’Henri IV - qui allait vider la France d’une partie non négligeable de sa population active à laquelle il ne resterait que la fuite pour éviter le massacre, les galères ou Dieu sait quelle forme de sévices !
En attendant, le soleil continuait de briller sur les ors et les marbres de Versailles et sur les jardins si soigneusement tenus qu’une fleur fanée le soir se trouvait remplacée par une autre le lendemain matin. À l’intérieur une foule chamarrée, scintillante, élégante s’y mouvait comme dans un rêve avec la dignité inhérente à des élus conscients d’avoir atteint le Paradis. Mais un Paradis où il arrivait qu’on s’ennuyât ferme... Peut-être parce qu’il y avait trop de monde !
C’était sans doute l’avis du Roi lui-même qui, dès l’automne 1676, avait commencé à bâtir à Marly un modeste château où il pourrait se délasser de la pompe et de l’étiquette de son immense palais. « Lassé du beau et de la foule, il se persuada qu’il voulait quelquefois du petit et de la solitude. »
Après avoir longuement arpenté les environs, les côteaux et la large vallée de la Seine, il avait fini par découvrir derrière Louveciennes un vallon étroit, profond, à bords escarpés, inaccessible du côté de ses marécages, extrêmement étroit et sans aucune vue, encerclé qu’il était de collines. Une bourgade s’adossait à l’une d’elles : c’était Marly.
D’aucuns auraient jugé que l’endroit manquait de gaieté et qu’il devait être des plus faciles d’y mourir d’ennui, mais Louis XIV l’entendait différemment. Il voulait une espèce d’ermitage pour y passer une partie de la semaine, du mercredi au samedi et deux ou trois fois dans l’année, ne retenant qu’une douzaine au maximum des membres indispensables de sa cour. Il s’y rendit plus souvent !
Après un énorme travail d’assèchement pour rendre les lieux salubres - mais on avait fait bien davantage à Versailles, Marly fut inauguré le 10 septembre 1684 par une fête qui commença à six heures. La musique du Roi dans son entier chanta des morceaux d’opéra, ensuite il y eut grand bal dans les salons et, pour finir, quatre soupers dans les quatre appartements - pas un de plus ! - réservés au Roi et à sa famille immédiate. Le château, en effet, était de taille réduite, mais une ingénieuse disposition permettait d’avoir des invités sans en être encombré.
Son parc attenait à celui de Versailles et, quand on arrivait, on trouvait d’abord une cour ronde pour le corps de garde où aboutissaient d’autres cours de service. De là on gagnait le château par une avenue bordée de terrasses plantées d’arbres. Le château lui-même apparaissait comme un imposant pavillon isolé vers lequel semblaient monter, le long d’un vaste parterre, douze petits pavillons - six de chaque côté - ne pouvant loger que deux personnes : une au rez-de-chaussée et une seconde à l’étage. Mais loger ne fût-ce qu’une nuit dans l’une de ces charmantes niches à chien devint bientôt la grande affaire de tout ce qui portait un nom à la Cour[19].
En dehors de ces privilégiés du premier rang, il y avait ceux qui l’étaient moins : n’étant conviés qu’à une fête quelconque, ils retournaient coucher à Versailles. Enfin, il y avait là tous ceux qui ne l’étaient pas du tout et qui devaient se contenter d’envier les bienheureux qui pouvaient se vanter d’avoir eu droit aux « Marly ». D’autant que l’étiquette y était beaucoup moins sévère qu’au palais. On y pouvait voir, dans la matinée, le Roi s’en aller distribuer caresses et friandises à ses chiens. Ce dont on pensait se pâmer d’attendrissement. En gros, il y avait rarement plus de cent personnes à Marly, ce qui était vraiment infime en regard des foules qui peuplaient Versailles.
Les dames en particulier adoraient Marly. Il n’était pas rare que Sa Majesté en conviât une vingtaine à y passer la soirée et la nuit. Les « élues » en étaient d'autant plus enchantées que chacune trouvait, en arrivant dans son pavillon, une « toilette complète » où rien de ce qui appartient à un luxe commode n’était oublié. En outre quiconque était du voyage pouvait donner des repas dans son appartement ; on y était servi avec la même délicatesse que le maître... La Reine n’y était jamais venue puisque le château ne fût achevé qu’après sa mort, mais Mme de Maintenon s’y trouvait presque toujours auprès du Roi. Mme de Montespan y venait aussi mais ne s’y rendait que pour lancer des piques à l’étrange couple royal, donnant ainsi quelques échappatoires à sa colère rentrée : sa rivale logeait au château et elle dans l’un des pavillons ! Le roi ne disait rien. Il semblait même prendre une sorte de plaisir pervers à voir s’illuminer d’éclairs meurtriers les magnifiques yeux d’outremer qu’il avait tant aimés...
Monsieur et Madame s’y déplacèrent à plusieurs reprises au cours du premier semestre 1685, mais Madame ne s’y plaisait pas, trouvant l’endroit trop resserré et manquant par trop de vue. Monsieur partageait cet avis. Comment se plaire dans cette taupinière quand on possède Saint-Cloud ? En outre, l’exiguïté des lieux ne lui permettait pas d’emmener ses amis, même si, grâce à Mme de Maintenon, le chevalier de Lorraine - que décidément elle adorait ! - reçut parfois la faveur d’y être convié. Les autres, d’ailleurs, ne se plaignaient pas de leur mise à l’écart. Eux aussi préféraient Saint-Cloud et surtout, quand leur maître s’ennuyait à Marly, ils avaient la latitude d’aller se distraire à Paris autant qu’ils en avaient envie. N’avaient-ils pas leurs logis au Palais-Royal pour leur servir de relais ?
Ce soir-là, on avait décidé d’aller souper en petit comité dans l’un des meilleurs « cabarets[20]» de Paris, la Fosse aux Lions rue du Pas-de-la-Mule, où l’on faisait bonne chère dans une atmosphère souvent amusante. Proche de la place Royale[21], on y rencontrait souvent des poètes et, d’abord, la réputation de la famille Coiffier installée là depuis plus de cinquante ans lui valait la clientèle des propriétaires, hauts magistrats ou autres, des magnifiques hôtels dont se composait alors la plus belle place de Paris. On y aurait même vu à de nombreuses reprises le maréchal d’Humières ! Après, les amis de Monsieur iraient à l’Opéra...
Il avait plu une partie de la journée et la soirée était fraîche pour la saison, mais en arrivant à destination l’aimable couleur rose qui traversait les petits carreaux des fenêtres parlait de chaleur et de gourmandise. Comme on n’était que six, on n’avait emprunté qu’un seul carrosse. On l’envoya se garer au-delà du passage voûté reliant la rue à la place. Outre Lorraine et Effiat, le groupe se composait des frères La Jumellière, de Saint-Forgeat et d’un certain Louvigny, lieutenant aux gardes de Monsieur et qui plaisait fort au marquis d’Effiat. Tout ce monde était d’une humeur charmante, y compris Adhémar que le chevalier avait fait revenir de Saint-Germain, trouvant qu’il s’y attardait un peu trop:
— Si encore tu servais à quelque chose, mais tu n’as pas réussi à trouver la moindre trace du diamant ! Alors je me demande pourquoi on ne peut plus t’en extraire ?
— J’y vis ! Et très agréablement crois-moi !
Ce dont le cher chevalier n’avait pas cru un mot. Et pourtant c’était vrai...
Dans la maison de Charlotte, auprès de Charlotte, il avait découvert ce qu’il n’avait jamais connu : une vie diamétralement opposée à celle que l’on menait au Palais-Royal, à Saint-Cloud et, évidemment à Versailles. Là, pas de fêtes, pas de bruits, pas d’angoisses sur la couleur des plumes d’un chapeau ou la coupe nouvelle d’un habit. On se vêtait plus simplement sans exclure une certaine élégance, mais il découvrit que cela évitait d’être le point de mire amusé des gens du voisinage. Il en oubliait même l’affaire du diamant jaune qui l’avait cependant occupé si longtemps et en était arrivé à adopter le point de vue de Charlotte : le baron de Fontenac l’avait peut-être rapporté des Indes mais ne le possédait plus depuis belle lurette ! Malheureusement, il n’arrivait pas à faire avaler cette opinion nouvelle à Lorraine qui, lui, continuait à y croire dur comme fer et le tarabustait en conséquence. Abusivement ? Certainement, car il y avait des moments où Saint-Forgeat envisageait de prendre une douillette retraite à Saint-Germain.
Là-bas, il y avait le charme d’une maison bien tenue n’ayant guère à voir avec son petit deux pièces au Palais-Royal, sa pimpante chambre rose où il se plaisait de plus en plus et à laquelle Charlotte s’était scrupuleusement gardée de toucher, la délicieuse cuisine de Mathilde doublée d’une cave des plus honorables sur laquelle Merlin veillait en connaisseur averti, les longs bavardages avec Mlle Léonie qui était sans doute la personne la plus divertissante qui soit, les parties d’échecs avec M. Isidore qui n’en avait pas fini et de loin avec le catalogue de la bibliothèque pour lequel d’ailleurs Adhémar remplaçait volontiers Mlle Léonie à l’écriture sans imaginer un seul instant qu’il était assis tout justement sur ce diamant qu’il en était venu à croire mythique. Et puis il y avait Charlotte - eh oui ! -, Charlotte avec laquelle il aimait se promener, converser au coin du feu ou au jardin. Elle le traitait en frère aîné plus qu’en époux, mais, n’étant par nature pas très porté sur les plaisirs de la chair -même après avoir goûté à la pratique sodomite ! -, Saint-Forgeat trouvait plutôt agréable d’avoir quelqu’un à aimer platoniquement. C’était moins fatigant et plus doux à l’âme.
De leur côté, les habitantes de l’hôtel de Fontenac en étaient venues à l’apprécier. Non seulement on ne le jugeait plus gênant, mais, devinant petit à petit ce qui pouvait se cacher de misère morale dans la vie que l’on menait chez les amis de Monsieur, elles ressentaient de l’inquiétude quand il repartait et le pressaient de revenir tant elles redoutaient qu’il ne perde au jeu le peu de ressources qu’il lui restait après avoir vendu hôtel et château. Car, malheureusement, Adhémar était resté prisonnier de ce vice où l’on frôlait plus souvent le désastre que le triomphe alors que le bésigue ou les échecs n’offraient pas des émotions aussi violentes que le hoca ou le pharaon. Charlotte ayant précédemment épongé quelques dettes, pas trop criardes heureusement, elle n’en considérait pas moins l’avenir avec inquiétude.
Du côté de Philippe de Lorraine, son intelligence aiguë lui avait permis de pressentir qu’il se passait quelque chose et s’il n’avait pas cru son jeune ami quand il lui avait répondu qu’il se trouvait bien dans l’ancienne ville royale, il en avait conclu qu’il valait mieux - pour un temps du moins ! - ne plus le mêler aux plaisirs les plus faisandés de la confrérie. Il voulait, en gardant la main sur lui, conserver un contact étroit avec cette maison de Charlotte dont son flair lui disait qu’elle recelait un secret.
C’est pourquoi, ce soir-là, il avait décidé que l’on irait faire bombance chez Coiffier avant d’aller admirer les ronds de jambe des danseurs de l’Opéra. La maison était connue depuis plus d’un demi-siècle. Dans les débuts c’était surtout un pôle d’attraction pour les amateurs de jolies filles et aussi de bons vins. Les poètes fréquentant chez les Précieuses du Marais s’y rendaient volontiers lorsqu’ils étaient en fonds :
Allons chez la Coiffier
Ou bien au Petit-Maure,
Je vous veux tous défier
De m’enivrer encore.
Chantaient à qui mieux mieux les Voiture, Saint-Amant et autres serviteurs de la muse Erato. Mais avec le temps, le fils de la « Coiffier » avait choisi d’écarter les filles souvent scandaleuses pour donner plus de soins encore à une cave désormais mise en valeur par une cuisine recherchée amenant une clientèle plus huppée et donc plus riche que les rimeurs d’autrefois.
Le chevalier et ses amis furent accueillis avec tout le respect dû à leur qualité, avec cette nuance chaleureuse réservée aux meilleurs clients. Maître Claude Coiffier, patron et maître-queux dont la bedaine tendait le tablier blanc encore craquant d’amidon, les conduisit lui-même jusqu’à la deuxième salle réservée à la clientèle privilégiée, où, averti par un valet du Palais-Royal, il leur avait réservé la meilleure table près du feu allumé dans une cheminée qu’aucun ustensile de cuisine n’encombrait. Garder cette table n’avait pas été une mince affaire, car le cabaret était plein, mais Coiffier savait comment s’y prendre et une large pancarte « Pour Monsieur, frère de S.M. le Roi » avait tenu les amateurs à distance et il n’échappa à personne quand les occupants arrivèrent que le prince n'y était pas, mais les révérences de Coiffier et l’œil de glace du chevalier éteignirent la moindre velléité de contestation.
La maison était célèbre pour son art d’accommoder le gibier, les volailles, avec une mention particulière pour les sarcelles des marais de la Grange-Batelière agrémentées d’un coulis d’écrevisses. On les fit précéder de pâté de Houdan, d’omelette aux crêtes de coq. Puis suivre d’un cuissot de marcassin et l’on arrosa le tout d’un vin de la Romanée qui était l’une des gloires de la Fosse aux Lions.
Comme les autres convives ne se contentaient pas d’eau pure et de légumes, les voix s’élevaient en conséquence. Le degré d’ivresse aussi. Soudain Saint-Forgeat, qui faisait partie des plus sobres, entendit son nom et un éclat de rire général. Cela venait du fond de la salle où des officiers de chevau-légers soupaient en compagnie de trois femmes relativement jolies et cette tablée semblait fort gaie.
Voyant se lever le jeune homme, Effiat intervint :
— Où veux-tu aller ?
— Demander à ces gens ce qu’ils trouvent de si amusant en moi. Je viens d’entendre mon nom et on s’est esclaffé... Ce n’est pas une chose que je puisse supporter.
— Je vais avec toi ! Et c’est moi qui parlerai !
— Pourquoi ?
— Etant plus âgé, j’ai plus d’expérience...
Plus de prestance aussi, ce qu’il eut le tact de ne pas ajouter. Le frère cadet du beau Cinq-Mars, le favori de Louis XIII, décapité pour trahison, ne possédait pas sa beauté quasi angélique. La sienne était plus virile, mais avec quelque chose de brutal et d’inquiétant. N’avait-il pas été l’exécutant du complot qui avait conduit à la mort la première femme de Monsieur ? Il se savait impressionnant et comptait là-dessus pour amener à plus de retenue une poignée d’ivrognes.
— Messieurs, dit-il, vous venez de prononcer le nom d’un de mes amis dont on dirait qu’il vous amuse énormément. J’aimerais que vous m’en donniez la raison.
L’un des officiers se leva, le regard mauvais :
— Je ne vois pas en quoi cela vous regarde.
— Je viens de vous le dire, il s’agit d’un ami et je ne vois pas en quoi il donnerait à se gausser.
— Ni plus ni moins que tous les cocus ! Il est vrai que celui-là a fait ce qu’il fallait pour ça. On lui a donné l’une des plus jolies filles de la Cour et il s’est bien gardé d’y toucher... Il est également vrai qu’elle était chasse gardée...
D’un bras vigoureux, Effiat retint derrière lui Adhémar prêt à sauter à la gorge de l’insolent.
— Chasse gardée ? Et pour qui ?....
— Pour M. de Louvois pardi ! Vous me semblez homme de qualité, Monsieur, et vous n’ignorez sans doute pas que, après la mort de la Reine, la ravissante Charlotte a disparu pendant plusieurs mois avant d’effectuer une rentrée dramatique à souhait destinée à masquer la vérité. Elle aurait tâté de la prison d’où le bon ministre l’a extraite pour la cacher dans un pavillon qu’il possède afin de lui prodiguer les soins nécessaires à son état. Je peux vous dire de source sûre de quel genre étaient les soins en question...
— Vous me semblez bien renseigné ?
— De première main, mon cher Monsieur. Il se trouve que j’ai pris à mon service l’homme qui veillai sur le trésor et qu’une belle nuit Mme de Louvois l’a chassé après avoir délogé la maîtresse de son mari... Mais avant, je peux vous certifier que le cher ministre avait pris du bon temps avec elle. C’est à peine s’il lui permettait de se rhabiller durant ses absences et elle est si admirablement faite...
— Menteur ! Sale menteur ! Je vais te faire rentre tes ignominies dans la gorge...
Bousculant Effiat, Adhémar venait de sauter sur l’homme en déployant une telle violence qu’il l’envoya à terre, après quoi, à califourchon dessus, il entreprit de l’étrangler en le couvrant d’injures... Il fallut s’y prendre à plusieurs pour l’en arracher et le maintenir tandis que l’on relevait le militaire. Tout le monde était debout à présent et le chevalier de Lorraine avait rejoint ses amis... Le tumulte était général et le malheureux Coiffier s’agitait comme une girouette pour tenter de ramener de l’ordre.
— Qu’est-ce que c’est que ce fol ! Braillait l’agressé. Il faut l’enfermer !
—Pas avant de t’avoir enfoncé mon épée dans le ventre, hurla Adhémar. C’est ma femme que tu viens de traîner dans la boue ! Je suis le comte de Saint-Forgeat et je vais te tuer !
Voyant son agresseur solidement maintenu par les frères La Jumellière, l’autre voulut fanfaronner :
— On dit qu’il n’y a que la vérité qui fâche, mon cher monsieur. Si la mienne vous déplaît, ce n’en est pas moins une vérité !
— Vous allez m’en rendre raison ! Comment vous appelez-vous ?
— Bertrand de Laissac ! Et cessez donc de rouler ces yeux furibonds ! Je n’ai dit que le vrai, alors surveillez donc votre belle épouse au lieu de me chercher des noises !
— Je ne vous cherche pas des noises. J’entends que nous en décousions, et sur l’heure !
Laissac s’esclaffa :
— Vous ne pensez pas que ce soit suffisant ? On ne se bat plus en duel ! Le Roi l’interdit !
— Il interdit encore plus que l’on attaque l’honneur des dames ! Tu vas te battre, oui ou non ?
— Je m’en vais boire à ta santé, ami ! Et ensuite continuer mon souper...
Il eut à peine le temps de prendre la bouteille que Saint-Forgeat, hors de lui, le giflait par deux fois à toute volée.
— Et maintenant ?
— Oh non ! Gémit Coiffier. Vous n’allez pas vous battre chez moi !
— N’ayez crainte ! Intervint le chevalier de Lorraine en venant se placer entre les deux antagonistes. Nous allons régler dehors cette affaire mais en petit comité. Vos clients sont priés de rester tranquilles. Voilà pour notre dépense, ajouta-t-il en lui lançant sa bourse. A présent sortons, Messieurs ! Nous avons près d’ici le meilleur endroit pour ce genre de discussion. J’espère que deux de vos amis accepteront de vous servir de témoins, Monsieur de Laissac. Quant à moi, j’arbitrerai le combat !
Et s’adressant aux trois femmes :
— Croyez à mes regrets de vous ôter vos compagnons mais je ne pense pas les retenir trop longtemps !
— Vous avez l’intention de vous battre sur la place ? avança timidement Coiffier. Mais Monseigneur vous savez qu’à cette heure les grilles sont closes...
— ... et les clefs à l’hôtel de Rohan-Guéménée ! Ne vous en souciez pas !
— En fait de clefs, fit Effiat, vous allez fermer vos volets et nous donner les vôtres afin d’être assurés que le cabaret sera fermé le temps du combat. Ceux que la curiosité attirerait dehors ou qui auraient l’idée d’appeler la Prévôté seront ainsi obligés de se tenir tranquilles ! L’un de nous surveillera d’ailleurs l’extérieur. .. Cela dit, continuez de festoyer : votre captivité sera courte !
Quelques voix s’élevèrent bien pour protester, mais c’était plutôt pour la forme. La réputation des amis de Monsieur n’était plus à faire, singulièrement celle de Philippe de Lorraine dont le faste et les largesses étaient connus à l’égal de son dangereux caractère. Le calme revint et les servantes reprirent leurs allées et venues tandis que les La Jumellière assuraient la surveillance.
Un instant plus tard les sept hommes - Saint- Forgeat, Laissac, ses deux témoins, Lorraine, Effiat et Louvigny - franchissaient la voûte séparant la rue du Pas-de-la-Mule de la place Royale aux quatre coins de laquelle brillait une lanterne. Le centre, où des rangées de tilleuls abritaient des bancs de pierre et qui, dans la journée, était, avec le Cours-la-Reine l’une des promenades favorites de la bonne société, n’était plus, la nuit, qu’une masse obscure ceinturée par des grilles dont le marquis d’Effiat se chargea d’aller chercher les clefs chez le concierge de l’hôtel de Rohan. Le bonhomme eut une velléité de refuser, mais ayant eu le choix entre une dague et une pièce d’or, il se laissa convaincre sans trop de peine. Ne lui avait-on pas promis que l’on « ferait le ménage » avant de quitter la place ?
Chemin faisant, le chevalier avait dit à Saint-Forgeat sa façon de penser :
— Tu as fait une folie, mon garçon !
— Laisser mon nom galvaudé sur les tables d’un cabaret, tu appelles cela une folie ? Et mon honneur alors ? Qu’en fais-tu ?
— Si tous les maris cocus allaient sur le pré, la population française baisserait considérablement.
— Tu me donnes tort ?
— Oui et non. Non lorsque tu veux faire respecter ton nom et oui si d’aventure ce Laissac n’a énoncé qu’une vérité !
— Charlotte, la maîtresse de Louvois ?
— Pourquoi pas ? Au fond, nul ne sait au juste ce qui s’est passé entre eux pendant la durée de cette mise « à l’abri » dans une maison à lui. Et si tu es en train de rendre service à ton nom, ce n’est pas le cas pour ta femme !
— Je ne suis pas le premier mari qui se bat pour son épouse.
— Non, mais cela va faire du bruit. Et si ce bruit va jusqu’à la Maintenon qui la déteste, elle va se pourlécher. Ta Charlotte pourrait être exclue de la Cour.
— Elle n’en fait plus vraiment partie depuis la mort de la Reine puisqu’elle est à Madame. D’ailleurs, je suis persuadé que celle-ci sait à quoi s’en tenir sur ses relations avec Louvois. Et elle ne lui a pas retiré son amitié, au contraire ! En outre, si la Maintenon grogne, tu plaideras sa cause puisque tu es si bien avec elle.
— Il y aurait peut-être beaucoup à dire là-dessus !
On était arrivé à l’un des endroits les mieux protégés de la place. Effiat déposa à terre la grosse lanterne sourde qu’il avait empruntée au portier pour donner un semblant d’éclairage au terrain tandis que le chevalier délivrait aux combattants le discours d’usage et se faisait montrer les épées afin de vérifier si elles étaient d’égale longueur. Ce qui était le cas, leurs possesseurs étant de la même taille à un pouce[22] près. En revanche, quand on eut mis bas les justaucorps, il fut évident que la musculature de Laissac était plus conséquente que celle du longiligne Saint-Forgeat.
On se mit en position. Chacun fit un signe de croix puis le chevalier recula de cinq pas.
— Allez, Messieurs !
L’affrontement s’engagea, rapide, brutal même. À peine l’ordre donné, Saint-Forgeat chargeait son adversaire avec une violence inattendue, dirigeant sur lui un moulinet d’un style inhabituel qui aurait pu atteindre à la tête mais eut au moins le mérite de le déconcerter assez pour qu’il ne profite pas de l’ouverture ainsi offerte.
— Où a-t-il appris cette passe ? demanda Effiat. Il fréquente pourtant la même salle d’armes que nous autres.
— Tu as raison, il s’est servi de son épée comme d'un sabre. Je sais qu’il a un vague cousin dans la Marine. Il n’a pas dû le voir depuis un bail mais cela lui vient peut-être de lui ? ... Dommage que l’action ait échoué...
A son tour, le chevau-léger attaquait de plusieurs feintes rapides qui obligèrent Adhémar à prendre du recul mais il revint vite à la charge. Il faisait montre d'une fureur qu’on ne lui avait jamais connue et de la volonté évidente de tuer.
— On dirait que notre mouton devient enragé ! observa Lorraine. Je ne l’aurais pas soupçonné capable d'une telle agressivité !
— Preuve que nous ne le connaissons pas aussi bien que nous le croyions ! Mais il a affaire à forte partie ! Oh, mon Dieu...
Cette exclamation soulignait le faux pas que le jeune homme venait de faire en parant l’assaut et qui le déstabilisa légèrement, mais il n’en revint sur son adversaire qu’avec plus de hargne.
— Cela risque de durer, commenta Effiat. Ils sont de force sensiblement égale...
Cela durait en effet sans qu’un avantage se précise. Mais soudain une voix puissante se fit entendre :
— De par le Roi ! Cessez le combat, Messieurs !
L’ordre fut fatal à Saint-Forgeat. Surpris, il esquissa le mouvement de se retourner et l’épée de Laissac s’enfonça dans sa poitrine. Il tomba comme une masse. Effiat se précipita, s'agenouilla près de lui en criant à Louvigny de courir à l’hôtel de Rohan chercher du secours. Cependant le chevalier de Lorraine entreprenait le trouble-fête qu’il ajusta de son binocle
— Voilà qui est fait ! Vous venez de tuer un homme et j’espère que vous êtes content ? Qui êtes-vous ?
— Commissaire Delalande, assistant de M. le lieute-nant général de Police ! Si cet homme est mort il n'a qu’à s’en prendre à lui-même. Ne savez-vous pas que le Roi interdit le duel sous peine...
— Nous le savons, mais pour nous autres gentil-hommes l’honneur prime même les ordres du Roi, M. de Saint-Forgeat venait d’être gravement attaqué...
— Saint-Forgeat ?
Alban se pencha et prit la lanterne pour mieux voir et pâlit en constatant qu’il s’agissait effectivement de lui. Au même moment, Louvigny revenait au pas de course accompagné d’un homme en noir muni d’une sacoche...
— J’ai trouvé monsieur qui rentrait chez lui après...
— Inutile ! fit le policier d’une voix morne. Il est bien mort ! On vous a dérangé pour rien, docteur. Puis-je savoir contre qui il s’est battu ?
— Moi. Sébastien de Laissac, lieutenant aux chevau-légers. Je regrette de l’avoir tué mais il m’avait obligé à venir sur le terrain. Ces messieurs peuvent en faire foi.
— C’était pourtant un homme... pacifique ? Comment vous y êtes-vous pris pour lui mettre l’épée à la main ?
— Oh... des plaisanteries sur les relations amoureuses de sa femme avec M. de Louvois ! Il est de notoriété que...
Il n’en dit pas davantage. Le poing d’Alban était parti à la vitesse d’une catapulte et Laissac tomba lourdement à côté de sa victime, sans connaissance. Lorraine se rapprocha et ajusta son binocle pour mieux admirer le phénomène :
— Peste ! Quel coup ! Il vous arrive souvent de frapper les gens que vous interrogez ? En dehors de la question, évidemment ?
— Jamais... sauf quand on se permet d’éclabousser le nom d’une femme respectable !
— Vous êtes un enfant, mon cher, répliqua Lorraine en ricanant. Si deux hommes mettent flamberge au vent, c’est presque toujours pour une femme et, naturellement, plus elle est jolie et plus il y a de risque.
— Où a eu lieu cette altercation ?
— Chez Coiffier, là derrière !
— Ce qui veut dire qu’il y a eu des témoins ?
— Oui ! À ce propos, il serait peut-être convenable de les délivrer ? Pour qu’ils se tiennent tranquilles pendant le combat, nous les avons mis sous clef. Maintenant si vous voulez vous en charger.
— Donnez-moi ces clefs ! Dans l’immédiat, je vais vous prier de me suivre au Châtelet où le corps doit être déposé...
— Monsieur, intervint Effiat, ce genre de... procédure ne saurait s’appliquer à des gens tels que nous et vous êtes excusable de l’ignorer, mais voici M. le chevalier de Lorraine et quant à moi, je suis...
— Le marquis d’Effiat. Je vous connais tous les deux et vous sais proche de Monsieur, frère de Sa Majesté. Aussi, ajouta-t-il avec un mince sourire de dédain, est-ce à M. de La Reynie en personne que je vais vous conduire eus égards à votre qualité. Moi je ne suis qu’un simple commissaire. Lui saura quelle suite il entend donner à une affaire autour de laquelle il y a déjà trop de bruit.
Et s’adressant à son sergent :
— Jacquemin, toi et Dubois allez à la Fosse aux Lions libérer maître Coiffier et ses clients. Vous poserez des questions mais évitez de faire allusion à l’issue du combat. Laissez entendre au contraire que nous sommes arrivés à temps pour l’empêcher. Les échos de Paris se chargeront suffisamment tôt de rétablir la vérité. Deux hommes pour emporter M. de Saint-Forgeat ! Avec tout le respect dont ils sont capables !
— Curieux langage pour un policier, ironisa le chevalier.
Ce n’était pas une bonne idée. Delalande laissa fuse un éclat de colère :
— Pourquoi ? Me feriez-vous l’honneur de me prendre pour un rustre ? Outre que l’on peut seulement s’incliner devant la mort, il faut que ce malheureux, connu pour être des moins belliqueux, ait eu fort à souffrir pour en venir à cet éclat fatal. De même on ne le mettra pas à la Morgue parmi les corps que la Seine rejette ou les victimes des truands, mais dans une salle à part jusqu’à ce que M. de La Reynie ait pris une décision.
— En ce cas, vos hommes n’ont qu’à le porter à ma voiture qui attend sous les arbres. Nous vous suivrons...
Quand on fut en vue du Grand Châtelet, Alban poussa un soupir de soulagement. Le cabinet du chef était éclairé donc il était là et on ne serait pas obligé de l’envoyer chercher. Dans le marasme où il se débattait depuis qu’il avait reconnu sans hésiter l’époux de Charlotte, Alban était conscient qu’en d’autres circonstances il eût incarcéré tout le monde jusqu’à ce que, le jour venu, on pût y voir plus clair, mais il se sentait désemparé, tel un gamin perdu devant l’accusation que Lorraine lui avait envoyée à la figure après son ordre de cesser le duel. En revivant la scène, il ne pouvait s’empêcher de se sentir coupable puisque c’était son intervention qui, en le faisant se retourner, avait permis à l’épée de ce Laissac d’embrocher le pauvre Saint-Forgeat.
En le voyant surgir dans son bureau, essoufflé d’avoir monté les escaliers quatre à quatre et visiblement bouleversé, le lieutenant général se leva machinalement :
— Que t’arrive-t-il ? Tu es malade ? Tu sembles ne te soutenir qu’à peine.
— Non, je ne suis pas malade, mais Adhémar de Saint-Forgeat vient d’être tué en duel et je suis la cause indirecte de sa mort !
— Saint-Forgeat ? En duel ? Mais ça n’a pas de sens ! Je n’imaginais même pas qu’il sût tenir une rapière !
— Cela prouve seulement que l’on ne sait jamais ce que cachent un visage ou un comportement. Et le comble, c’est que c’est lui le provocateur ! Vous n’auriez pas quelque chose à boire ?
— Bien sûr que si ! Tu sais où ça se trouve, alors sers-toi ! Et puis raconte !
Alban avala d’un trait un verre d’eau-de-vie, déballa son histoire et conclut :
— J’ai laissé Jacquemin et Dubois s’occuper des clients de la Fosse aux Lions et je vous ai ramené la fine fleur des amis de Monsieur. Je dois dire que, pour une fois, ils ont fait preuve d’une certaine... docilité. Ce qui peut étonner de la part du chevalier de Lorraine, mais je pense sincèrement que ce drame l’a touché ainsi d’ailleurs que le marquis d’Effiat...
— Tu as bien fait ! C’est au Roi qu’il me faudra rendre compte et je veux savoir en quelles dispositions sont ces jolis messieurs. Que cette tragédie les mettent mal à l’aise n’en est que préférable. Je leur ferai entendre raison plus facilement. Vois-tu, je désire surtout limiter le scandale - inévitable - que cette mort va déclencher. L’étrange disparition de Mme de Saint-Forgeat n’est sûrement pas effacée de l’esprit des courtisans. Dieu sait ce que va en dire la Maintenon !
— Que pouvez-vous faire ?
— Voir Monsieur. Cet homme était à lui, c’est donc à lui de s’exprimer. Lorraine et les autres l’auront vu avant moi, je le sais, mais c’est mon devoir.
— Et... le Roi ?
— On ne le dérange pour un banal duel ! Il en sera averti assez tôt... et la Maintenon aussi !
Il y eut un silence puis Alban demanda, presque inaudible:
— Et... elle ?
— Tu veux dire Mme de Saint-Forgeat ? Je la verrai à la remise du corps de son époux chez elle. Ce qui sera sans doute décidé puisqu’il a perdu au jeu la totalité de ses terres.
— Il doit lui rester une chapelle où sont inhumés les siens ? Il s’y trouverait davantage à sa place qu’à Saint-Germain dans la chapelle des Fontenac...
La Reynie fit face à son commissaire pour le regarder sous le nez :
— En quoi cela te regarde-t-il ? Ce pauvre garçon est mort, tu ne veux tout de même pas lui refuser une sépulture convenable ?
— Oh moi, je ne lui refuse rien. J’y aurais mauvaise grâce... et peut-être aussi mauvaise conscience! ... Mais permettez que j’en revienne à mon premier propos. Quand pensez-vous prévenir sa... veuve ?
— Pourquoi ne t’en chargerais-tu pas ? Puisque tu es la cause directe de cette mort, ce serait l’occasion de lui demander pardon.
— Que je...
— Oui, que tu..., s’emporta soudain La Reynie. Prétends-tu rester ici toute la journée à danser d’un pied sur l’autre ? Tu y vas ou dois-je envoyer Desgrez ?
— Ne vous fâchez pas, je partirai dès le lever du jour.
— Bien... mais pas de confidences superfétatoires ! Si elle demande la raison du duel, tu n’en sais rien. Je me charge de le lui apprendre lorsque je lui rapporterai la dépouille ! C’est bien compris ?
— Oui, monsieur. C’est compris !
Ayant dit, Alban salua et sortit.
Tandis qu’au galop de son cheval il filait vers Saint-Germain dans un petit matin brumeux annonçant l’automne, Alban essayait de mettre de l’ordre dans ses idées mais surtout il se reprochait de ne pas avoir refusé catégoriquement la mauvaise commission qu’on lui donnait. Il aurait dû la laisser à Desgrez qui n’étant engagé en rien dans l’affaire aurait délivré son message sans états d’âme. Mais lui, Alban, qu’allait-il faire là-bas ? Annoncer à la femme qu’il aimait qu’elle était veuve en précisant qu’il était responsable de cette mort presque autant que celui qui avait embroché Saint-Forgeat ? Il se doutait bien qu’elle n’en éprouverait pas une peine extrême - encore qu’avec les femmes on ne soit jamais sûr de rien ! -, mais elle poserait des questions. Elle voudrait connaître la raison qui avait transformé un garçon pacifique en fou furieux. Or, cette raison La Reynie se la réservait alors qu’il brûlait de la lui jeter à la figure, de la brutaliser au besoin mais de lui arracher la vérité sur ce séjour bizarre chez Louvois et dont le bruit mettait si longtemps à s’éteindre. Quels avaient été les rapports du ministre boiteux et de Charlotte ? Nul n’ignorait son appétit pour les filles jeunes et belles et il aurait traité celle-là paternellement ? C’était déjà difficile à avaler, mais il y avait la perfide petite phrase : « C’est juste s’il lui permettait de se rhabiller durant ses absences mais elle était si bien faite »... Celle-là lui faisait voir rouge parce qu’il imaginait nettement la scène : Charlotte, légèrement vêtue de voiles d’une transparence telle qu’un valet avait pu apprécier les charmes de son corps, attendant le retour de son vainqueur mollement étendue parmi les coussins soyeux d’un lit de repos. Sans oublier les images trop précises de ces nuits pendant lesquelles lui-même se rongeait les sangs en essayant de deviner quel pouvait être le sort qu’on lui avait réservé... Jamais il n’avait été aussi malheureux et quand se profilèrent, posés sur leur plateau, le château, les murailles, les arbres et les maisons de la ville royale, il dut lutter violemment contre l’envie de tourner bride et de laisser La Reynie faire ses désagréables commissions tout seul ! Lui se sentait capable d'étrangler la jeune femme.
Il s’arrêta au bord du chemin près d’une fontaine, fit boire son cheval et plongea son visage dans l’eau froide. Il se sentait la tête en feu et la fraîcheur le soulagea. Mais il n’en regretta pas moins de ne pas avoir emporté sa pipe. Il s’était mis au « pétun » depuis quelques mois seulement. Il avait découvert que cela lui permettait de se décontracter durant ses heures de méditation. Il ne fumait pas en présence de La Reynie dont les ordres sur ce point étaient intransigeants : atta-chée aux vêtements, l’odeur pouvait être désagréable à ceux qu’un policier était appelé à rencontrer et qui n’étaient pas forcément des truands ou des filles de bourdeaux.
La halte cependant le rasséréna en lui soufflant une idée simple : il allait se rendre à l’hôtel de Fontenac aussi discrètement que possible, il demanderait son amie Mlle Léonie et la chargerait du message, après quoi il réenfourcherait sa monture et prendrait dare-dare le chemin du retour ! Ainsi conforté, il poursuivit sa route qui d’ailleurs arrivait à son terme : le pont sur la Seine était à proximité...
En pénétrant dans Saint-Germain au milieu de l’ani-mation des jours de marché, il pensa un instant à aller d’abord à l’auberge du Bon Roy Henry se revigorer d’une boisson chaude et de tartines de beurre. Mais il était trop honnête envers lui-même pour ne pas reconnaître que ce n’était là qu’un moyen dilatoire de retarder d’autant une visite qui l’effrayait... Au fond, plus tôt il se présenterait et plus grandes seraient ses chances de rencontrer subrepticement Mlle Léonie: elle reviendrait de la messe du matin... et nulle ne serait plus apte à annoncer la triste nouvelle.
Cette fois il se hâta. Sept heures sonnaient aux églises de la ville quand il remonta la rue. La chance était avec lui : il approchait de la maison quand il vit celle qu’il cherchait redescendre tranquillement, son missel à la main. Aussitôt il sauta à terre, passa la bride de son cheval sous son bras et rejoignit la vieille demoiselle :
— Mademoiselle Léonie ! Quel bonheur de vous rencontrer ! Elle le considéra avec étonnement :
— J’en dirais autant s’il n’était si tôt ! Que vous arrive-t-il pour que vous arpentiez les rues de Saint-Germain à pareille heure ?
— À moi rien... ou peu de chose, bien que...
— Oh la la ! Tout ça me paraît bien brumeux ! Dites franchement ce qui vous amène. Vous savez que je n'aime pas tourner autour du pot !
— Vous avez raison. Je suis venu vous annonçer que M. de Saint-Forgeat est mort cette nuit, place Royale !
Elle ne cacha pas sa stupéfaction :
— Mort ? Place Royale ? Mais en quelles circonstances?
— Il s’est battu en duel avec un officier de chevau- légers, un certain Laissac.
Avisant un montoir à chevaux, elle alla s’y asseoir, si visiblement choquée qu’Alban regretta la brutalité de son annonce :
— Je vous demande pardon. Vous vous montrez toujours si calme que je n’aurais jamais imaginé produire un tel effet !
Elle prit quatre ou cinq inspirations profondes tout en s’éventant de ses gants et termina sur un grand soupir :
— Bien! M’y voici! Maintenant racontez. Mais d'abord comment, vous présent, a-t-on pu tirer l’épée alors que le Roi...
— Je n’y étais pas et je ne suis arrivé que juste à temps pour y mettre fin et, j’ai honte de le dire, c’est moi qui suis la cause de la catastrophe.
— Qu’est-ce à dire ?
— Quand je suis intervenu en criant aux deux adversaires de remettre l’épée au fourreau, M. de Saint-Forgeat s’est retourné et l’autre en a profité pour le pourfendre! Conclusion : le coupable c’est moi !
— Ne dites donc pas de sottises ! Le coupable c’est le destin et il devait être écrit que le sien s’arrêterait là ! Mais enfin ? Saint-Forgeat trépassé en duel, qui aurait pu s’y attendre ? Que lui reprochait-on ?... Car j’imagine que ce n’était pas lui le provocateur ?
— Justement si ! C’était lui, à ce que l’on m’a appris. Il s’était rué sur ce Laissac dans l’intention manifeste de l’étrangler...
— Qui est ce « on » ?
— Le chevalier de Lorraine et le marquis d’Effiat. Ces messieurs soupaient à la Fosse aux Lions. Tout se passait normalement jusqu’à ce que M. de Saint-Forgeat ait entendu son nom prononcé sur un ton de moquerie...
— Et il a pris feu ?... C’est à peine croyable !
— On peut avoir des goûts efféminés et tenir à son honneur. Je savais que ce n’était pas un lâche.
— Et quelle était la teneur de la raillerie de ce... Laissac?
Sous le regard scrutateur de Mlle Léonie, Alban détourna la tête :
— M. de La Reynie s’est réservé de vous l’apprendre demain quand il ramènera le corps. Moi, je viens seulement vous porter la nouvelle en vue des dispositions qui vont vous incomber. Et comme vous voilà au courant il ne me reste plus qu’à m’en retourner...
— Hé là ! Doucement ! Il ne vous reste qu’à vous en retourner ? C’est à moi que votre supérieur vous a envoyé ?
— Vous ou Mme de Saint-Forgeat c’est pareil... et, à ne vous rien cacher, je remercie le Ciel de vous avoir rencontrée. Vous saurez beaucoup mieux que moi lui apprendre ce malheur !
— Je ne suis pas d’accord. Je peux mourir en franchissant le seuil de l’hôtel. En outre, M. de La Reynie sait en général ce qu’il fait. Je suis certaine qu’il n’a même pas prononcé mon nom. Vrai ou faux ?
— Vrai, mais dans son esprit vous ne faites qu’une avec votre cousine.
— Possible ! Mais si vous me disiez plutôt pourquoi vous ne voulez pas voir Charlotte ? C’est cela, n’est-ce pas ? Et vous considérez comme une réponse du Ciel à vos prières le fait de m’avoir rencontrée ?
— Vous êtes terrible ! Je ne peux rien vous cacher ! fit-il, amer. C’est vrai... je ne veux pas la voir ! Je redoute de ne pouvoir contenir ma colère... mon dégoût ! Je vous salue, Mlle Léonie !
— Quoi ?
Il tournait le dos mais vite elle se cramponna à son bras de toutes ses forces :
— Du dégoût ? Et vous vous imaginez que je vais vous laisser filer comme ça ? Pas question, mon jeune ami ! Vous avez eu la langue trop longue et, dussé-je ameuter tout le quartier, vous allez vider votre sac !
— Je vous l’ai dit : M. de La Reynie tient...
— Rien du tout ! Il se réserve sans doute d’éclairer Charlotte mais je ne suis pas Charlotte ! Et vous êtes prié de tout me dire ! Et tout de suite !
Jamais il ne l’avait vue à ce point démontée. Elle avait rougi jusqu’à la racine des cheveux et ses yeux lançaient des éclairs. Sa main le serrait presque à lui faire mal. Cette petite bonne femme possédait, dans sa fureur, la vigueur d’un homme !
— Vous parlez, oui ou non ? Si c’est non, sachez que je ferai part de votre « dégoût » à ma cousine et je peux vous certifier que je ne vous reverrai de ma vie !
— Moins haut, s’il vous plaît? Tenez-vous tellement à ameuter la rue ?
— Je veux faire sortir la vérité de votre fichue tête de pioche ! Parlez ! Je ne dirai rien à Charlotte et pas davantage à M. de La Reynie au cas où le courage lui manquerait pour proférer je ne sais quelle insanité !
— Vous l’aurez voulu... mais nous sommes trop proches de la maison. Descendons jusqu’au rempart...
— Décidément vous êtes un brave ! Allons.
Il s’agissait seulement de quelques pas et quand on fut rendu, la vieille demoiselle s’adossa à la muraille en croisant les bras sur sa poitrine. Et attendit. Alban s’exécuta mais en fixant une touffe de bruyère égarée dans la rocaille pour éviter de voir sur son visage le reflet de ses paroles. Pourtant quand il eut fini - et ce fut bref - elle ne dit pas un mot. Alors il osa la regarder : elle avait pâli et ses traits étaient aussi durs que les pierres où elle s’adossait :
— Voilà ! dit-il gauchement. Vous savez tout !
Enfin elle parla mais sans tourner les yeux vers lui
— Pauvre enfant ! Soupira-t-elle. Je ne sais quel méchant génie semble prendre plaisir à l’offrir sans cesse en pâture à l’imbécillité publique ! Et vous, grand sot, qu’avez-vous fait de l’homme qui l’insultait en proférant de telles inepties ?
— Je l’ai appréhendé. Il est au Châtelet !
— Il en sortira ! Et puis il y a les autres, tous les autres qui se sont régalés à l’écouter sans oublier les amis de ce triste don Quichotte d’Adhémar : le chevalier de Lorraine, le marquis d’Effiat... deux parmi les langues les plus perfides de la Cour. Et ceux-là ne vont pas garder pour eux un événement aussi croustillant ! On va s’en goinfrer et même en rajouter, avec délectation. Et comme on a une peur bleue de Louvois et que ce n’est pas un crime pour un homme d’avoir une jolie maîtresse, c’est elle qui sera salie... irrémédiablement ! ... Eh bien merci, M. le commissaire Delalande ! Me voilà éclairée ! Je ne vous retiens pas !
Elle se remettait en marche. Il lui barra le passage :
— Je vous en supplie, ne me quittez pas ainsi ! J’en aurais trop de peine !
— Cela vous passera. Moi je me dois à Charlotte parce qu’elle a besoin de gens qui sachent la défendre et la protéger...
— Mais je ne demande qu’à vous aider ! Par pitié, si vous savez une autre vérité sur cette répugnante affaire, dites-la-moi !
Cette fois elle le regarda dans les yeux :
— Mais évidemment je la sais ! Mais je ne vous en révélerai rien parce que vous ne la méritez pas !
— Par grâce ! Vous ne voyez donc pas que je souffre !
— Mon Dieu non ! J’ai déjà vu des martyrs avec des mines plus pitoyables ! A propos avez-vous fait part à M. de La Reynie de votre « dégoût » ?
— Non, bien sûr !
— Vous devriez. Rien que pour savoir ce qu’il en dira !
Et elle remonta la rue en trottinant. Il n’osa pas la suivre, reprit sa monture et le chemin de Paris. Pour la première fois de sa vie il se sentait mal à l’aise au point de se faire honte. Le mépris non déguisé de Mlle Léonie l’avait atteint au vif justement parce qu’il venait d’elle. Ce n’était pas l’une de ces vieilles filles aigries, confites dans le bénitier, n’accordant aucune indulgence à leurs prochains qu’elles avaient tendance à jalouser et ne voyant la vie que par le petit bout de la lorgnette. Elle, elle était à l’opposé ! En dépit d’une existence difficile qui ne lui avait pas fait de cadeaux, elle gardait une vision sereine du monde, teintée parfois d’un humour ravageur mais dont elle savait extraire le meilleur pour s’en réjouir et le pire pour le prendre à bras-le-corps ! Oui, son opinion était primordiale aux yeux du jeune policier et la façon dont elle venait de le traiter le désolait. Cependant, il y voyait une injustice : que pouvait-elle savoir des réactions d’un homme de trente ans sain et vigoureux qui, après quelques aventures amoureuses, s’était trouvé soudain confronté au véritable amour ? Imaginait-elle seulement ce que signifiait adorer une jeune fille, pure et ravissante, de la mettre sur un piédestal et d’apprendre que son nom souligné de descriptions salaces courait les cabarets ? Non, elle ne pouvait même pas imaginer la fureur dévastatrice qu’il ressentait. Cent fois, mille fois plus cruelle que l’annonce d’un mariage dont il était connu qu’il ne pouvait être que blanc. Dieu sait cependant ce qu’il en avait souffert ! ... Quant à ce pauvre Saint-Forgeat, ce gracieux damoiseau sans consistance, il lui rendait à présent l’hommage dû à un homme d’honneur. Lui non plus n’avait pas supporté que Charlotte soit flétrie mais il en était mort. Et cela par sa faute à lui !
Eût-il d’ailleurs été à la Fosse aux Lions qu’il eût sans doute abattu Laissac sans forme de procès et qu’à cette heure il serait peut-être en route pour la potence !
Ce qu’il ignorait c’est que Charlotte l’avait vu rejoindre sa cousine. Elle-même s’apprêtait à sortir de la maison pour prendre des nouvelles de sa voisine, Mme de Château-Landon, une jeune veuve peu fortunée qui venait d’avoir un accident. En ouvrant la porte secondaire, elle avait vu Alban aborder Léonie puis redescendre en sa compagnie jusqu’à la vieille muraille et s’arrêter pour une discussion qui semblait singulièrement animée. Naturellement, elle n’avait rien compris à cette pantomime et hésitait à s’en mêler quand lle avait vu Léonie revenir, visiblement furieuse, et son interlocuteur la regarder s’éloigner d'un air consterné.
Elle l’attendit donc derrière la porte et quand celle-ci s’ouvrit elles se trouvèrent face à face :
— Tiens, Charlotte ! Vous sortiez ?
— Oui, mais vous ayant aperçue en conversation avec M. Delalande, j’ai préféré vous attendre. Cela paraissait passionnant vu de loin mais à quoi jouiez-vous ?
— À un jeu fort peu amusant, je le crains ! Le commissaire venait apporter une très mauvaise nouvelle et ne savait pas trop comment s’y prendre.
— Alors vous vous en êtes chargée. Sans plaisir si j'en juge votre mine. Voyons cette nouvelle !
— Peut-être devriez-vous vous asseoir ? suggéra Mlle Léonie soudain radoucie.
L’œil inquiet, Charlotte alla s’asseoir sur les mar-ches du perron :
— Elle est si mauvaise que cela ?
—Je sais qu’elle va vous toucher, Charlotte. Ce pauvre Saint-Forgeat est mort cette nuit.
— Mort? ... Cette nuit? Mais de quoi? Un accident...
— Non. Un duel ! Son adversaire a profité d’un instant d’inattention et l’a occis net...
Une cheminée se détachant du toit pour lui choir sur la tête n’aurait pas stupéfié davantage la jeune femme ;
— Un duel ? Adhémar ?... Mais c’est aberrant !
Sentant venir la question inévitable, Léonie se hâta d’enchaîner :
— C’était l’objet de la visite de M. Delalande et si j’ai dit qu’il ne savait comment s’y prendre c’est parce qu’il a été la cause indirecte de ce malheur. Cette nuit, en passant place Royale, il a constaté que deux hommes se battaient et il leur a aussitôt intimé l’ordre de remettre l’épée au fourreau au nom du Roi. Notre Adhémar, qui lui tournait le dos, s’est retourné instinctivement et l’autre en a profité.
Sous le choc, Charlotte sentit les larmes lui monter aux yeux :
— Mon Dieu! Mais c’est affreux! Mon pauvre petit époux de papier ! Mais qui a pu ?
— Un certain Laissac, officier de chevau-légers qui lui était totalement inconnu. Avec le chevalier de Lorraine, M. d’Effiat et deux ou trois compères, Saint-Forgeât festoyait dans un cabaret réputé rue du Pas-de-la-Mule. Ces messieurs ont bien ripaillé, bien bu, le ton est monté, s’empressa d’ajouter Mlle Léonie devenue volubile. D’un mot en est venu un autre et vous savez comment cela se passe quand la tête est chaude après trop de libations ?
— Comme je n’en ai pas encore fait l’expérience, je peux seulement imaginer. Voilà donc la raison de la bizarre attitude de M. Delalande ? Il se sent responsable ?
— Eh oui ! Il ne faisait pourtant que son devoir et, en débouchant sur la place Royale il ignorait l’identité de ces gens en train de violer de façon si criante les édits royaux. Quoi qu’il en soit, se dépêcha-t-elle de préciser pour endiguer la question tant redoutée, M. de La Reynie viendra demain : d’abord pour vous remettre le corps afin de lui rendre l’hommage qui lui est dû, ensuite pour vous apprendre tout ce que vous souhaitez savoir... Vous alliez chez Mme de Château-Landon ?
Charlotte se leva et ramassa le panier qu’elle avait préparé :
— Oui et il faut que je me presse. Elle doit m’attendre.
— Alors, allez vite ! Moi je retourne à l’église examiner avec M. l’archiprêtre les dispositions à prendre et en rentrant vous me permettrez de donner des ordres pour que l’on mette la maison en deuil et que l’on prépare le retour - fugitif hélas ! - de ce malheureux garçon. Je suis rompue à ce genre de cérémonie, ce qui n’est pas votre cas. Occupez-vous seulement de vos vêtements. Ma pauvre Charlotte, vous voilà condamnée au noir pour un bon bout de temps !
— Je lui dois bien cela. Vous savez Léonie, je crois, tout compte fait, que j’avais pour lui plus d’affection que je ne le pensais. Un peu comme s’il avait été mon frère...
Quand Adhémar de Saint-Forgeat revint à l’hôtel de Fontenac pour son dernier séjour, la maison était prête pour le recevoir. Les volets étaient clos. On avait descendu des coffres du grenier les ornements funèbres qui répandaient une exotique odeur de poivre à laquelle on s’habituait assez facilement même si, par moments, un éternuement se faisait entendre. Dans le salon de réception était disposé, sous un dais noir et argent, une sorte de catafalque entouré de porte-cierges fournis par la paroisse ainsi que les hautes chandelles de cire blanche et l’eau bénite versée dans un petit seau d’argent où trempait une branchette de buis destinée à servir de goupillon.
De son côté, Monsieur avait été vraiment princier en renvoyant son jeune compagnon de fête dans un coûteux cercueil d’acajou ornementé d’argent massif. Le fourgon mortuaire était arrivé escorté d’un peloton de ses gardes et les deux frères La Jumellière étaient chargés de présenter ses condoléances à Charlotte et de lui dire que Monseigneur maîtriserait la douleur causée par la perte d’un si bon ami en assistant, le surlendemain, à ses funérailles. Ils lui remirent aussi une lettre de Madame. Une de ces lettres affectueuses qu’elle seule savait écrire parce qu’elle y mettait tout son cœur. Naturellement, tout Saint-Germain était dans la rue.
Ainsi qu’il l’avait annoncé, La Reynie avait précédé le défunt d’une heure afin d’être auprès de Charlotte pendant ce moment pénible. Elle l’avait reçu dans la bibliothèque, sa pièce de prédilection, et il n’avait pu se retenir de lui sourire. Dans l’austère robe noire dont elle était revêtue, Charlotte, son teint si pur, ses lumineux yeux verts et ses cheveux d’un blond argenté, souples et soyeux, était plus ravissante que jamais Elle lui avait spontanément rendu son sourire, ayant trop d’honnêteté pour afficher un désespoir qu’elle ne ressentait pas.
Mlle Léonie, elle, avait été soulagée de le voir puisqu’il s’était réservé la tâche épineuse d’apprendre à la jeune veuve pourquoi elle l’était devenue.
Elle-même, durant les quelque trente heures qui s’étaient écoulées depuis sa rencontre avec Alban, avait été bien obligée, finalement, d’affronter une question dont la réponse était si délicate à formuler. Elle avait réussi à s’en dépêtrer par un mensonge parce qu’il n’y avait, sans aucun conteste, nul autre moyen de s’en sortir : elle ne savait rien et M. de La Reynie lui donnerait les précisions qu’elle requérait. A présent, on y était. Elle referma la porte de la bibliothèque sur eux non sans appréhender l’issue de l’entretien. Elle était consciente que Charlotte devait connaître la vérité afin que les mauvais bruits - inévitables encore qu’il y ait quelque indécence à clabauder sur un deuil ! Ne la prennent au dépourvu.
Ce fut Charlotte qui ouvrit le feu :
— Je veux d’abord vous remercier du soin que vous prenez de moi. Mlle des Courtils de Chavignol m’a dit ignorer la raison pour laquelle M. de Saint-Forgeat, dont le caractère pacifique était connu, en est venu à se battre avec un officier. Elle m’a dit aussi que vous souhaitiez me l’apprendre vous-même. Je suppose donc qu’elle est... très grave ?
— Quoi qu’on en dise, quand deux vies humaines se mettent en danger, surtout quand le Roi l’interdit, c’est toujours grave. À plus forte raison quand la mort en résulte. Ce qui est malheureusement le cas aujourd’hui... d’autant que l’homme à la langue trop longue est indemne... si l’on excepte sa mâchoire inférieure tuméfiée... Ce qui...
Charlotte tendit une main qu’elle posa sur celle de son visiteur :
— Par pitié, Monsieur le lieutenant général, cessez de finasser et dites-moi franchement pourquoi et pour qui mon époux s’est fait tuer !
— Ce n’est pas la première fois que je constate votre courage. Il s’est battu pour vous parce que dans ce cabaret bourré de monde où il soupait avec des amis il a entendu des propos qui lui ont déplu. Que dis-je ? Déplu ? Mis hors de lui.
— Touchant ma vertu ?
— En quelque sorte. On faisait une allusion fort clair à ce séjour chez M. de Louvois. Ce Laissac - le bavard ! - racontait qu’il avait pris à son service l’un des deux serviteurs chassés, après vous, par Mme de Louvois...
— Ainsi, c’était elle ?
— Oui. Ce qui en a surpris plus d’un étant donné qu’on la tient généralement pour sotte, si ce n’est complètement idiote, et jusqu’à présent elle n’avait pas paru se soucier des aventures amoureuses de son époux. Il ressortait des assertions de ce Laissac que vous étiez devenue la maîtresse du ministre.
Charlotte, fustigée par le mot, se releva livide :
— Moi, la maîtresse de cette brute ! Comment s’est-il trouvé quelqu’un pour ajouter foi à cette horreur ? Et ce domestique - Rolin, n’est-ce pas ? - qui ne doit rien ignorer de la réalité. Une réalité à ce point odieuse que je donnerais n’importe quoi pour l’oublier...
-— Ne l’avez-vous confiée à personne ?
— À ma cousine Léonie, évidemment, et en exigeant d’elle un secret presque aussi honteux que les allégations de ce malotru !
— Et à moi dont vous connaissez l’amitié fidèle, ne la confierez-vous pas ? suggéra gentiment La Reynie. Je sais d’expérience judiciaire que, pour défendre efficacement quelqu’un, il ne faut rien ignorer de sa cause... Je vous en conjure, dites-la-moi cette vérité !
Ne se sentant pas le courage de le regarder en face, Charlotte alla s’accoter à l’embrasure d’une fenêtre :
— Au fond, pourquoi pas ? murmura-t-elle.
Puis, a peine plus haut :
—M. de Louvois m’a violée trois nuits de suite. La quatrième, j’ai été mise dehors. Il... il m’attachait au lit pour parvenir à ses fins... On me droguait.
— Oh ! Émit La Reynie choqué. C’est révoltant. On le savait brutal et sans pitié mais comment un homme digne de ce nom peut-il en arriver là ?
— Il répétait qu’il m’aimait... Il ne se lasse pas de le répéter d’ailleurs !...
— C’est vrai, vous l’avez revu à la Cour. Comment se comporte-t-il ?
— De manière innocente pour lui : il n’a fait que céder à la « folle passion » que je lui inspire et non seulement il n’éprouve aucun remords, mais il ne rêve que de recommencer! De préférence avec ma collaboration !
— Je me doutais bien de quelque chose d’approchant ! Soupira La Reynie assombri. Ce n’est pas la première fois qu’il court des rumeurs de cet ordre à son sujet et malheureusement nous sommes impuissants. En dépit de ses vices, c’est un ministre hors du commun ! Il le sait... et le Roi aussi dont il a l’oreille et, à n’en pas douter, la connaissance de certains secrets d’État[23].
— Avez-vous un conseil à me donner ?
— Votre deuil vous écarte de la Cour, sinon je vous dirais de rejoindre Madame et de rester attachée à ses pas jour et nuit si possible. Notre Palatine sait défendre les siens et, en outre, elle exècre Louvois pour ce qu’il fait subir à ses anciens coréligionnaires, les protestants. Monsieur ne l’aime pas davantage, mais la perte de votre époux vous oblige à la claustration de rigueur, par conséquent vous ne devez pas bouger. Le mieux serait de faire surveiller cette demeure dont les derniers déboires démontrent que l’on peut y pénétrer comme dans un moulin. Reste une retraite dans un couvent. Voulez-vous rejoindre à Port-Royal Mme la comtesse de Beuvron, votre amie ?
— Cher ami, vous savez que je n’ai jamais eu le goût des couvents même en compagnie de Lydie et puisque les convenances me cloîtrent chez moi, c’est, je crois, la meilleure solution. Je ne suis entourée que de gens dévoués. Il me suffira de prendre des précautions supplémentaires. Je vous promets de faire très attention. Cela vous va ?
— Il le faudra. De mon côté, je verrai à vous apporter de l’aide.
— Merci, mais vous ne pouvez mobiliser pour moi toutes vos forces de police... et, à ce propos, je voudrais vous poser une question, ajouta-t-elle après une légère hésitation.
— Laquelle ?
— Hier matin, de bonne heure, j’ai aperçu M. Dela-lande dont on m’a dit qu’il avait été chargé par vous de m’apprendre la mauvaise nouvelle.
— C’est exact.
— En réalité c’est à ma cousine qu’il l’a apprise. Je l’ai vu l’aborder, l’entraîner à l’écart, causer avec une certaine animation puis repartir sans même franchir le seuil de cette maison... On aurait dit qu’elle lui faisait peur. Alors je voudrais que vous me disiez ce qu’il sait de ce duel désastreux.
— C’est lui qui l’a interrompu et ainsi causé la mort de votre époux. Aussi est-il bourrelé de remords. Mlle Léonie a été sa planche de salut. Celui lui évitait de vous parler.
— Sait-il la raison du duel ?
— Les amis de M. de Saint-Forgeat ne la lui ont point cachée.
— Autrement dit, il me tient pour la maîtresse de Louvois. Et ce n’est pas parce que son rôle dans cette affaire le gêne qu’il s’est arrangé pour ne pas me rencontrer, mais assurément parce que je dois lui inspirer du dégoût, ou un sentiment approchant...
— Allons ! Vous vous laissez entraîner par votre imagination...
— Non. Je sais que j’ai raison. Alors, s’il vous plaît, M. de La Reynie, veuillez me garder le secret sur ce que je vous ai confié !...
— Vous le voulez vraiment ? Il vous aime...
— Justement ! S’il me croit capable de céder à Louvois, c’est qu’il m’aime mal ! C’est pourquoi je vous demande instamment de garder le silence.
— Comme il vous plaira ! Je me tairai.
Peut-être au fond était-il préférable que cet amour, voué de toute façon à l’échec par la distance sociale entre les deux jeunes gens, s’arrête sur ce malentendu. La Reynie connaissait suffisamment Alban et la violence de ses colères pour ne pas redouter sa réaction s’il apprenait à quel point Charlotte avait été la victime du ministre. Cependant, il se promit de la protéger dans la mesure de ses moyens...
L’entretien était clos. Ils allèrent ensemble dans le vestibule afin d’accueillir comme il convenait les restes d’Adhémar de Saint-Forgeat. Le pas des chevaux, en effet, se faisait entendre, porté par les bruits de la foule qui s’assemblait dans la rue...
En dépit d’une nombreuse assistance fournie en majorité par la ville de Saint-Germain et la curiosité, les funérailles n’eurent pas l’éclat qu’en attendaient les badauds. On avait annoncé Monsieur. « Souffrant » d’on ne savait quelle incommodité, il ne se déplaça pas et pas davantage les « grands amis » du défunt, le chevalier de Lorraine et le marquis d’Effiat. Seuls les frères La Jumellière - encore eux ! - avaient tenu à être présents et, du coup, assumèrent la représentation des absents. Aussi commençait-on à chuchoter tandis que grondaient les orgues quand les portes de l’église s’ouvrirent à deux battants sur les moires quasi épiscopales de Madame effectuant son entrée en grand apparat, accompagnée de son aumônier et de plusieurs membres de sa suite. Elle remonta majestueusement la nef sous les regards surpris mais respectueux, et vint s’asseoir auprès de Charlotte dont elle prit avec décision la main dans la sienne avant de faire signe à l’officiant de poursuivre.
— Navrée d’être en retard, souffla-t-elle, mais tous les tracas de la route semblaient s’être donnés rendez-vous sur mon chemin !
— Madame est sûre que ces tracas n’émanaient pas de son auguste époux ? murmura Charlotte. Elle est infiniment bonne d’être venue mais je ne voudrais pas être cause de...
— Tsitt, tsitt ! Ne vous souciez pas de cela ! Prions !
Et dans un froufroutement de soie froissée, elle se laissa tomber à genoux sur son prie-Dieu en faisant un large signe de croix.
Parce qu’elle était là, imposante et plus altesse royale que jamais, laissant planer sur l’assistance un regard sévère, l’atmosphère changea. Elle opposait le poids de son rang aux bruits de disgrâce qui couraient un peu partout sur la mort inattendue du paisible Saint-Forgeat. La Reine ayant disparu, Madame était, après la Dauphine, la plus grande dame de France et même si l’on savait que son crédit n’était plus à la hauteur des premières années, on savait qu’elle conservait une défense vigoureuse et qu’il n’était pas bon de s’en prendre à ses affections. Que la jeune veuve fût de celles-là ne faisait doute pour personne. Les funérailles se déroulèrent dans un silence recueilli. Le prédicateur chargé de l’oraison funèbre trouva même quelques envolées lyriques pour célébrer les vertus du défunt, en glissant avec maestria sur les heures un brin troubles telles qu’on les concevait dans l’entourage immédiat de Monsieur devenu « le très excellent prince dont nul n’ignorait la grandeur et la générosité ainsi que l’affection toute patriarcale qu’il vouait à ses amis... ».
— C’est drôle, susurra Mlle Léonie qui se tenait à la gauche de Charlotte, mais je ne le voyais pas du tout comme ça !
Les obsèques achevées et le pauvre Saint-Forgeat définitivement installé dans le caveau des Fontenac en compagnie de gens qui ne lui étaient rien, Madame prit dans sa voiture Charlotte, Mlle Léonie et un Isidore de Sainfoin du Bouloy éperdu de reconnaissance pour les ramener à l’hôtel de Fontenac en leur évitant les condoléances qui, en l’occasion, eussent été vides de sens. Outre sa compassion sincère pour la jeune femme, elle avait grand besoin de restaurer des forces entamées par le voyage de Saint-Cloud à Saint-Germain et la longueur de la cérémonie. Ce qui ne prit pas Charlotte au dépourvu. Elle avait prévu une collation pour ceux qui souhaiteraient venir la saluer.
Madame faisait un sort aux terrines, pâtés, viandes froides, poissons en gelée, fromages et desserts variés tandis que sa suite se sustentait à part quand un courrier de Versailles vint apporter une lettre de Sa Majesté à Mme la comtesse de Saint-Forgeat.
Celle-ci, qui avait tenu à servir elle-même sa chère princesse, voulut en remettre la lecture à plus tard en la glissant dans sa poche, mais Madame pensait autrement :
— Vous devriez en prendre connaissance tant que je suis près de vous, conseilla-t-elle. A ne rien cacher, elle ne me dit rien de bon et vous savez mes pouvoirs apaisants sur l’esprit de mes amis !
Charlotte sourit, fit sauter le cachet, lut... et son sourire s’effaça. Puis, en s’inclinant, elle l’offrit à son invitée :
— On dirait que Madame possède le don de double vue! commenta-t-elle seulement.
Ce n’était que trop vrai. En quelques phrases, Louis XIV faisait part à Mme de Saint-Forgeat du déplaisir que lui causait la mort de son époux, dernier rejeton d’une noble famille dans des circonstances aussi fâcheuses et l’autorisait à se retirer de la Cour afin de prier et de le pleurer en paix... une disgrâce non déguisée mais exprimée en termes élégants.
— Je me doutais que c’était quelque chose comme cela, soupira Madame. Voilà un parfait exemple de la mentalité qui règne actuellement à Versailles. On s’y livre à de spectaculaires démonstrations de piété mais sans oublier d’aiguiser sa langue chaque matin avant de sortir de chez soi. Médisants et calomniateurs s’en donnent à cœur joie mais sans éclats. C’est à voix basse que l’on clabaude aujourd’hui et les méchants propos y gagnent en perfidie ! Et quand j’affirme que la Reine a emporté avec elle tout le bonheur du royaume, je sais que je ne me trompe pas ! Et le Roi écoute ces fadaises! Quelle indignité !
La colère de Madame remonta le moral de Charlotte. Avoir son amitié était incroyablement réconfortant, mais sa situation personnelle était trop fragile pour la laisser rompre des lances en faveur d’une suivante devenue suspecte.
— Madame est la bonté même, remercia-t-elle, mais il ne faut surtout pas qu’elle se tourmente pour moi ! Il est normal qu’une veuve reste dans son intérieur et si l’on va au fond des choses, je devrais me réjouir que l’on ne m’expédie pas faire une retraite de durée indéterminée et interminable dans un couvent comme on a fait de Lydie de Theobon...
— Vous n’avez commis aucune faute que je sache !
— Elle non plus. Elle s’est contentée de déplaire. A présent c’est mon tour, mais on finira, je pense, par m’oublier. Ce serait le meilleur qui puisse m’arriver. Je suis bien ici... alors que je n’y suis guère à Versailles.
— Je croyais que vous aimiez aussi être chez moi ?
— Madame n’en doute pas, j’espère? Mais dès l’instant où je risque d’être pour elle un sujet de discorde familiale, je m’en voudrais de lui causer le moindre tort. Savoir qu’elle me garde un peu d’amitié...
— Vous pouvez dire de l’affection !
— ... est tout ce qui m’importe.
Quelques instants plus tard, au milieu des révérences de la maison rassemblée, Madame rejoignait son carrosse.
— J’aurais pourtant préféré vous emmener avec moi ! Soupira-t-elle en tendant sa main à Charlotte. On part demain pour Fontainebleau.
— Voilà qui devrait faire plaisir à Votre Altesse puisque le Roi y va surtout pour chasser. Elle a toujours aimé y aller !
— Sans doute ! Mais cette fois-ci, j’ai de mauvais pressentiments. J’ai peur que le gibier ne soit d’une nature inhabituelle...
L’intuition de Madame jointe aux échos dont elle avait déjà fait état ne la trompaient pas : le vendredi 19 octobre à Fontainebleau, le Roi, poussé depuis plusieurs mois par son confesseur, le père de la Chaise, son ministre Louvois, son chancelier Le Tellier - père de Louvois ! - et son épouse morganatique, signait la révocation de l’édit de Nantes élaboré par Henri IV en 1598 et de l’édit de Nîmes, œuvre de Louis XIII et du cardinal de Richelieu en 1629. On fit en sorte que le nouvel édit de Fontainebleau soit diffusé de par le royaume dès les dimanches et lundi suivants. Louvois se faisait fort de « convertir » en six mois1 600 000 personnes et, pour commencer, on décréta que tous les temples devaient être abattus.
Quant à Madame, il lui fut défendu de se livrer au moindre commentaire ayant trait à la religion dans sa vaste correspondance... Elle se le tint pour dit et c’est seulement treize ans après, en mai 1698, qu’elle écrivait à sa tante Sophie: « Si cette persécution avait été lancée il y a vingt-six ans lorsque j’étais encore à Heidelberg, Votre Dilection n’aurait jamais pu me persuader de devenir catholique ! » Ce qui, en quelques mots, résume bien ce qu’elle put ressentir.
Pourtant, cet événement gravissime, dont, justement, on évitait de parler - sauf sur le mode lyrique ! -dans l’entourage du Roi, n’avait pas diminué les « nouvelles à la main », les potins quotidiens dont se repaissaient les courtisans. Aussi, Louvois étant à la mode, son « aventure » ne se laissait pas oublier au contraire de ce qu’avait espéré Charlotte. Quelqu’un y veillait et ce quelqu'un n’était autre que le chevalier de Lorraine qui se considérait l’héritier spirituel de son « frère d’âme », feu Adhémar de Saint-Forgeat. Aussi promenait-il sous les ombrages jaunissants de Fontainebleau une sorte de rêverie un brin mélancolique dont Monsieur finit par s’inquiéter... et ressentir un titillement de jalousie :
— Tudieu, chevalier ! lui lança-t-il un matin où, profitant d’un rayon de soleil - plutôt avare en ce mois d’octobre ! -, tous deux se promenaient autour de l’étang des carpes. Qui aurait pu penser que tu portais ce pauvre Saint-Forgeat si haut dans ton cœur ? Depuis sa mort, tu es triste comme un bonnet de nuit !
— Monseigneur exagère toujours ! Soupira Lorraine. Certes, j’aimais ce gentil garçon qui pouvait être le plus joyeux et le plus accommodant des compagnons, mais surtout je déplore qu’il nous ait quittés dans de telles circonstances et joué sa vie pour une si mauvaise cause !
— Bah ! Il était naturel, il me semble, qu’il défende l’honneur de son nom.
— Sans doute, mais il a trop tardé. S’il avait pris les mesures qui s’imposaient quand la Montespan nous a ramené la belle Charlotte au soir de l’inauguration de la galerie des Glaces, il serait encore parmi nous !
— À quel genre de mesures fais-tu allusion ?
— Allusion ? Non ! Affirmation au contraire et péremptoire ! Comment ? Voilà une femme dont nul ne pouvait dire ce qu’elle était devenue depuis des mois, qui apparaît tout à coup la mine confite et plus ravissante que jamais en racontant une histoire à dormir debout ? On lui fait grand accueil ! On lui parle, on la congratule ! Le Roi lui-même se montre gracieux et notre Saint-Forgeat ne bronche pas, sourit d’un air niais et s’en vient rejoindre béatement ceux qui applaudissent si fort les cornes qu’elle vient de lui planter? La seule chose à faire était de l’envoyer réfléchir quelques mois... voire quelques années dans un bon couvent ! Le temps de lui remettre les idées en place et de lui apprendre comment il convient à une épouse convenable de se comporter !
— Tu oublies ce gros rustre de Louvois. Il en est coiffé à ce que j’ai entendu dire. Au point - d’après les ragots ! - d’avoir fait sentir sa colère à sa pauvre idiote d’épouse qui était subitement partie en guerre contre la nouvelle favorite et son « retiro » sylvestre.
— Je n’oublie rien. Si Saint-Forgeat m’en avait parlé, je lui aurais dit ce qu’il fallait faire et, au besoin, je l’aurais aidé.
— Et que fallait-il faire selon toi ?
— Je le répète, l’enterrer dans un couvent ou mieux encore simuler un enlèvement que l’on aurait mis sur le compte du ministre et la trucider bonnement dans un endroit tranquille mais où il aurait été possible de la retrouver sans difficulté. L’affaire du garde de la Montespan pourrait recommencer à cette différence près que, au lieu d’une femme à moitié gelée, on aurait retrouvé un cadavre complètement froid !
Monsieur poussa un cri d’effroi :
— Quelle horreur ! Je ne te savais pas à ce point barbare.
— Je ne suis pas barbare, je suis réaliste ! Cette créature ne vaut pas plus cher... et, au moins, Saint-Forgeat aurait eu un bel héritage pour se consoler !
— Quel héritage ? Quand il l’a épousée, elle n’avait que sa beauté pour dot et c’était elle qui faisait la bonne affaire!
— Oh, le paysage a changé depuis la mort tragique de Mme de Fontenac ! La fille est entrée en possession de biens au soleil appréciables... et de certain trésor occulte capable de faire rêver même vous, Monseigneur !
— Ah, bah ! Que me chantes-tu là ?
— La stricte vérité ! Saint-Forgeat, dont le père était aux Indes en même temps que M. de Fontenac, en était persuadé bien que sa femme ne cessât de lui rabâcher qu’il s’agissait d’une légende dont personne, chez elle, n’avait jamais rien su.
— Elle disait peut-être la vérité ? Qu’est-ce que c’était au juste ce trésor ?
— Des pierres précieuses évidemment ! Rubis, émeraudes, saphirs... que sais-je ? Mais surtout un énorme diamant jaune qui s’appelait l’œil de je ne me souviens plus quel dieu du pays.
Cette fois, ceux de Monsieur s’écarquillèrent et brillèrent comme des étoiles noires. Dès qu’il était question de joyaux, il devenait opaque à tout raisonnement :
— Doux Jésus ! Et notre Adhémar qui est resté sans bouger, sans tenter de mettre la main sur ces merveilles ? Un soleil miniature ! À sa place j’aurais démoli la maison pierre à pierre, brique à brique pour l’en extraire !...
Le chevalier prit un air gêné, si inhabituel chez lui qu’il lui allait fort mal :
— Monseigneur n’est pas terrassier ! Pour en revenir à Adhémar, il a fait des tentatives... courageuses, je l’avoue...
A force de s’arrondir, les yeux du prince commen-cèrent à tirer sur l’ovale :
— Tu n’essayes pas de dire que le saccage de la maison il y a quelques mois était de son fait ?....
— Hé, hé !
— Incroyable! Mais de ce coup d’audace, notre défunt ami n’en avait pas la capacité. Tu es sûr de ne pas l’avoir un peu aidé ?
Lorraine se rengorgea :
— L’ennui avec vous, Monseigneur, c’est que vous me connaissez à la perfection. Soit, je veux bien l’admettre mais nous n’en sommes pas plus avancés. Pour ce genre de recherche trois heures ne sauraient suffire. Il faudrait pouvoir séjourner dans l’hôtel et je reconnais que Saint-Forgeat a mal employé son temps. D’abord parce que le diamant était devenu pour lui une fiction. Ensuite, sa chère épouse l’avait finalement convaincu que son père avait dû s’en séparer.
— Il aurait fallu qu’il eût perdu l’esprit ! protesta Monsieur. Un collectionneur ne se sépare jamais volontairement des objets de sa passion ! C’est contre sa nature ! Tu peux m’en croire ! Sur quoi étayait-elle cette conviction ?
— Elle assurait que son père lui a laissé ignorer l'existence de ce trésor malgré l’amour qu’il lui portait alors qu’il se méfiait de l’avidité de sa femme.
— La seconde proposition est valable. En revanche, l’autre ne tient pas. Quand il est mort, la jeunesse de sa fille imposait de ne pas lui faire partager sa prédilection pour les pierres. D’ailleurs, c’est une femme et les femmes ne sont pas capables de voir dans les gemmes autre chose qu’un élément de parure ! Assura sans rire cette vitrine ambulante pour joaillier.
— Si vous le possédiez, ne le porteriez-vous pas ?
— Un gros diamant jonquille ? Oh que oui, mon bon ! Je suis brun et le jaune me sied à merveille. Je le verrais bien au retroussis d’un chapeau...
— ... qui ferait de votre frère un envieu parce qu’il n'en possède pas de semblable ! Mais nous nous égarons ! Si vous voulez vous en souvenir, je déplorais que Saint-Forgeat n’ait pas claquemuré son épouse dans un couvent et, à présent, la question est celle-ci : comment pourrait-on faire pour réparer cette erreur ?
— Tu veux dire l’expédier chez les moniales ?
— À vie de préférence. Après quoi vous pourriez peut-être obtenir du Roi qu’il me fasse don de l’hôtel de Fontenac à titre de consolation de la perte de mon plus cher ami !
— Je croyais être ce plus cher ami ? Se plaignit Monsieur.
— Cela ne fait aucun doute, Monseigneur, mais cette version serait seulement à l’usage de Sa Majesté.
Monsieur, cependant, n’était pas convaincu :
— Je vois ton intérêt là-dedans mais où serait le mien ? Si tu mets la main sur ce maudit caillou, tu ne me le donneras jamais...
— Non, Monseigneur, je vous le vendrai ! conclut le chevalier avec un rond de jambe et un profond salut.
À l’issue d’un entretien aussi hautement moral, Lorraine, sans chercher à atténuer la campagne de dénigrement lancée contre Charlotte, entreprit de l’alimenter d’une façon différente. Il avait songé d’abord à l’attaquer sur la religion : elle aurait pu nourrir secrètement l’amour du protestantisme - dû à quelque aïeul ou aïeule ! -, ce qui expliquerait l’éloignement dont elle s’obstinait à faire preuve pour la vie religieuse à laquelle sa mère la destinait primitivement. Mais c’était tout de même épineux, exigeait des recherches fastidieuses et sans doute deux ou trois faux témoignages. Or, quand il poursuivait un but, le beau Philippe, naturellement paresseux, était en général extrêmement pressé. Aussi décida-t-il de jouer la carte Louvois.
Pour un familier des lieux, rencontrer le ministre « par hasard » ne présentait aucune difficulté : il suffisait d’errer à l’endroit idoine en guettant sans en avoir l’air la sortie du Conseil. L’aborder était plus délicat, les deux hommes n’éprouvant l’un envers l’autre qu’une sympathie mitigée. Le prince lorrain considérant le ministre comme un parvenu et Louvois étant de mœurs trop viriles pour se sentir attiré par les charmes du favori de Monsieur... Aussi le chevalier tourna-t-il la difficiflté : se maintenant à une certaine distance de la porte du Conseil, il se mit à courir faisant mine de poursuivre quelqu’un lorsque les portes s’ouvrirent. Dès qu’il repéra son gibier, il le heurta, fit tomber sa canne et son portefeuille, manqua le renverser mais réussit à le maintenir debout. Et cela fait, joua la confusion :
— Que d’excuses, Monsieur de Louvois ! Croyez-moi vraiment confus mais je courais après un ami que j’avais cru reconnaître au bout de la galerie. J’espère au moins ne pas vous avoir blessé ? ajouta-t-il en ramassant pour le lui tendre l’épais maroquin rouge.
— Non pas, non pas, je vous remercie ! répondit l’agressé » qui retrouvait son équilibre grâce à un courtisan qui lui rendait sa canne.
Lorraine alluma pour lui son plus étincelant sourire et demanda avec sollicitude :
— Voulez-vous accepter mon bras pour cheminer un petit peu ? Il se trouve justement que je pensais à vous.
La surprise empêcha Louvois de réagir à son accou-tumée. Il accepta le bras si obligeamment offert : sa mauvaise jambe le faisait souffrir et il aurait volontiers maudit le maladroit, mais il convenait de prendre des gants avec le plus « tendre » ami de l’imprévisible frère du Roi. En outre sa dernière phrase avait de quoi étonner.
— Vous pensiez à moi ? fit-il déjà sur la défensive.
— Mon Dieu, oui ! Il faut que je vous confie, dit-il en baissant considérablement le ton, que je me suis rendu hier tantôt à Saint-Germain visiter cette malheureuse qu’avait épousée l’un de mes vieux amis et sur le sort de laquelle vous vous étiez penché. C’était pure charité de ma part mais elle m’avait envoyé un billet me priant de la venir voir. C’est compréhensible : j’étais auprès de son époux en ce moment tragique et il m’était très attaché...
— Sans doute, sans doute ! Que voulait-elle ?
— Parler un peu. Elle est très seule, vous savez ? Surtout depuis que le Roi lui a fait défense de paraître à Versailles. Elle vous reproche de l’avoir abandonnée à la vindicte de la Cour...
Louvois eut un haut-le-corps et son visage plein s’empourpra :
— Vous me surprenez fort. Chaque fois que j’ai voulu m’approcher d’elle, je n’ai essuyé que rebuffades. Et maintenant vous venez m’apprendre que je devrais m’occuper d’elle ? C’est à n’y rien comprendre...
— Plus bas, s’il vous plaît. Ce que j’ai à dire n’est que pour vos oreilles ! En outre, comprenez donc qu’après le bruit causé par son retour à la Cour, il lui était malaisé d’agir différemment et si vous consentez à écouter quelques conseils... Mais tirons à l’écart ! Il y a vraiment trop de monde ici !
Sous l’œil légèrement surpris de ceux qui les connaissaient, les deux hommes penchés l’un vers l’autre comme de grands amis quittèrent la galerie à petits pas et en baissant la voix de plus en plus jusqu’à arriver au murmure.
Ils déambulèrent sans même s’en apercevoir devant Mme de Montespan, qui se garda de les aborder. Elle avait réussi à saisir au passage des bribes de paroles qui lui donnèrent à penser. Sourcils froncés, elle les regarda se fondre dans la foule, perplexe. La subite entente de ces deux oiseaux ne lui disait rien qui vaille…
Au lieu de suivre son impulsion du moment et de courir derrière Louvois pour en tirer ce qu’elle voulait savoir- elle avait nettement saisi au passage le nom de la petite Saint-Forgeat et n’augurait rien de bon de la subite entente de ces deux personnages -, elle rentra chez elle, laissa passer la nuit et, le lendemain, lui fit porter une lettre priant le ministre, courtoisement - on ne piège pas les mouches avec du vinaigre ! -, de passer la voir dans ce nouvel appartement qu’elle ne cessait de faire remanier afin de retarder le plus possible la date fatidique où il lui faudrait se décider à y effectuer quelques séjours au lieu de réintégrer régulièrement Clagny. Elle avait réussi à transformer ce lieu de pénitence en une pure merveille qui excitait les curiosités et que beaucoup lui enviaient sans même avoir eu l’honneur d’en franchir le seuil. Louvois était du nombre et, sans trop savoir ce qu’elle lui voulait, il se rendit sans hésitation à son invitation.
Elle le reçut dans un ravissant salon aux boiseries blanches rechampies d’or d’où l’on avait banni tout ce qui pouvait inspirer une idée de lourdeur : les meubles signés de grands ébénistes étaient légers mais précieux, les sièges confortables mais peu nombreux gonflaient doucement leurs coussins de brocart d’un joyeux rouge corail et une infinité d’objets de cristal -chandeliers ou autres - allumaient de fugitifs éclats de lumière sur leurs facettes. Les mêmes couleurs se retrouvaient sur sa personne : la robe de faille rouge clair enjolivée d’une abondance de dentelles neigeuses n’amincissait guère ses formes opulentes mais faisait chanter un teint toujours parfait. Il y avait des fleurs à foison et une subtile senteur de roses flottait dans l’appartement, jointe à un arôme moins éthéré de chocolat chaud et de bois brûlé. Un feu pétillait dans la cheminée de marbre blanc.
— Nous avons à parler, déclara-t-elle d’entrée en désignant un fauteuil. Désirez-vous une boisson chaude ? L’automne se fait sentir ce matin...
— A qui le dites-vous ! Soupira-t-il en étendant sa jambe, douloureuse par temps humide. Mais au chocolat dont je ne suis guère friand je préférerais de l’eau-de-vie !
Un instant plus tard il était servi et, un verre gravé d’or à la main, commençait à se détendre. Il se demandait pourquoi il avait redouté vaguement cette entrevue. C’était stupide au fond : le sourire de la Montespan n’annonçait nullement une tempête et il savait d’expérience qu’elle pouvait se montrer charmante.
— Eh bien, chère marquise, que puis-je pour vous être agréable ? S’enquit-il en promenant lentement son verre encore à moitié plein sous ses narines palpitantes.
— Peu de chose en vérité ! Faire cesser un bruit non seulement déplaisant, mais injuste et qui, en outre, persiste - Dieu sait pourquoi ? - au-delà du temps normalement accordé à un méchant potin.
Elle continuait de sourire mais Louvois trouva soudain son alcool de prune moins parfumé :
— Lequel ?
— Allons, vous devez vous en douter ? Ce vilain racontar qui est en train de détruire une femme innocente après avoir envoyé son époux au tombeau.
Aussitôt il fut debout tandis que son visage s’empourprait:
— Madame, j’ai en charge un événement majeur pour la vie de ce royaume : le salut de ses habitants. Vous comprendrez donc sans peine que je n’aie pas de temps à accorder à un potin de cour...
— Avant de vous soucier du salut des Français, je crois que vous devriez songer à celui de votre âme qui me paraît fort compromis ! Il est grand temps que vous vous décidiez à rendre son honneur à Mme de Saint-Forgeat dont vous faites si bon marché !
— Je viens de vous dire que j’avais d’autres préoccupations ! Laissez donc cette histoire où elle est, le bruit s’éteindra de lui-même !
— Je ne le pense pas et moins encore si vous continuez à l’alimenter en sourdine...
Il vida son verre d’un trait, le reposa un peu brusquement et, reprenant sa canne, se dirigea vers la porte :
— S’il vous plaît, restons-en là ! On m’attend...
— On vous attendra ! Cette porte ne s’ouvrira que sur mon ordre.
Il eut un soupir agacé en haussant ses épaules massives :
— Vous voulez me retenir prisonnier ? Cela ne vous sera pas aisé : je suis plutôt encombrant... Alors finissons-en ! Que voulez-vous au juste ?
— Que vous alliez dire la vérité au Roi !
— Quelle vérité ?
— Que vous avez violé Charlotte à maintes reprises et qu’en conséquence elle ne saurait être considérée comme votre maîtresse !
— Il me semblait que vous m’aviez juré le secret ? Ou aurais-je rêvé ?
— Non, mais je n’imaginais pas que les choses en viendraient là ! Aussi je reprends ma parole !
— Que voilà une morale accommodante ! ... Je vous rappelle aussi que je vous ai confié que je l’aimais !
— Comme si vous saviez ce que c’est qu’aimer ! Rendez-lui le droit de vivre au grand jour sinon...
— Sinon quoi ?
— J’aurai le regret de révéler moi-même la vérité au Roi !
Si elle pensait l’impressionner, elle se trompait : il éclata de rire.
— Eh bien, allez-y ! Cela m’étonnerait énormément que l’on vous prenne au sérieux ! Si tant est qu’on accepte de vous écouter ! Vous n’êtes plus la toute-puissante favorite, ma chère ! C’est une autre qui règne sur les sens et l’esprit du Roi et vous savez qu’elle vous déteste. Alors je ne suis pas certain que vos « révélations » soient les bienvenues parce que vous êtes sur le chemin de la disgrâce et qu’en m’attaquant vous n’atteignez ce but fatal plus rapidement encore que vous ne le pensez ! Non, Madame, je ne dirai rien au Roi ! Je lui suis trop indispensable ! Quant à cette adorable Charlotte, je me sens entièrement capable de faire son bonheur quand elle aura enfin compris qu’elle n’a rien à attendre de quiconque. À la seule exception de votre serviteur ! Voulez-vous ordonner que l’on ouvre ? conclut-il après avoir salué.
Raide de fureur contenue, Mme de Montespan cracha :
— Vous êtes un fier misérable, Monsieur de Louvois ! Et j’espère qu’un jour vous le paierez !
— On peut toujours rêver...
Là, il fallut bien le laisser sortir. Restée seule, la marquise tourna en rond pour essayer de se calmer et de réfléchir. C’était la première fois que l’on osait lui lancer à la figure qu’elle n’était plus ce qu’elle avait été et l’injure lui était d’autant plus cruelle qu’elle était consciente de l’usure inexorable de son ancien pouvoir. Quoi qu’il en soit, l’idée de laisser ce scélérat s’en tirer si facilement lui était d’autant plus intolérable que s’y joignait une inquiétude : la jeune Saint-Forgeat était en danger. Dès l’instant où l’on avait amené le Roi à la disgracier, elle se trouvait livrée à toutes les tentatives. Et cet homme avait eu le toupet de dire qu’il l’aimait ?
Après encore deux ou trois tours, elle finit par en prendre son parti, appela Cateau et lui ordonna de faire atteler la moins voyante de ses voitures : celle qui portait de discrètes armoiries sur une caisse bleue.
— Reviens m’aider à changer de vêtements. Je vais à Paris et ne tiens pas à ce qu’on le sache !
— Je vous accompagne ?
— Non. Je préfère que tu veilles à ma porte : je viens de prendre médecine et ne suis visible pour personne. Sauf pour ma sœur Thianges que tu mettras au fait. Hâtons-nous à présent !
— Et si c’était le Roi ?
— Cela m’étonnerait, répondit-elle, amère. En ce cas tu lui expliquerais que je me suis rendue au chevet d’une amie malade. Sans plus !
Environ un quart d’heure après, la marquise, vêtue de sombre et en coiffe sous un ample manteau noir à capuchon, un voile sur le visage, ordonnait à son cocher de la mener à Paris mais ce fut seulement en atteignant la barrière du Roule qu’elle compléta le lieu de sa destination :
— Nous allons au Grand Châtelet, Lucas. Une fois arrivés tu t’inquiéteras de savoir si M. de La Reynie peut recevoir « une dame de ses amies ». Sans préciser davantage.
Encore une demi-heure et Lucas arrêtait ses chevaux sous la voûte obscure de la vieille prison et, le lieutenant général étant dans ses quartiers, Mme de Montespan, prenant ses jupes à deux mains, escaladait, aussi vite que le lui permettait son poids, l’antique vis en pierre où, depuis sa construction, au Moyen Âge, s’étaient succédé tant de pas illustres ou misérables.
En dépit des précautions prises, il ne suffit que d’un seul coup d’œil à La Reynie pour reconnaître cette « amie » qui venait à lui. Il la salua en tenant compte de son anonymat, la pria de s’asseoir puis, après avoir intimé à son secrétaire de n’introduire personne jusqu’à nouvel ordre, il referma la porte de son cabinet, revint vers la silhouette voilée et, au lieu de reprendre place à sa table, s’y adossa de façon à être plus proche d’elle :
— Il faut, Madame, que vous ayez à m’apprendre quelque chose de grave pour vous être aventurée jusqu’ici ?
— Bien malin celui qui peut échapper à votre perspicacité, Monsieur le lieutenant général, dit-elle en rejetant son voile pour laisser voir un sourire. Mais vous avez raison. Je suis fort inquiète et je suis venue vous demander de protéger Mme de Saint-Forgeat autant qu’il sera en votre pouvoir, car je la crois en grand péril. Vous qui savez toujours tout n’ignorez sans doute pas la situation qui est la sienne depuis que son époux a été tué en duel. On l’en tient pour responsable et le Roi lui a écrit pour lui défendre de paraître à la Cour...
— Ah ? Je l’ignorais, mais, au fond, êtes-vous absolument sûre que cela la contrarie ? Elle apprécie son cher Saint-Germain et s’y estime... raisonnablement heureuse...
— Heureuse ? Après ce qu’elle a vécu chez cet infâme Louvois ? Vous avez de ces mots !
— Je veux dire qu’étant en deuil et n’aimant guère la vie tumultueuse telle qu’on la conçoit à Versailles, être ainsi tenue à l’écart ne doit pas lui sembler une pénitence.
— Vous me surprenez, Monsieur le lieutenant général ! Je vous faisais crédit de plus de finesse. Vous n’êtes pas sans penser que si j’ai été poussée à venir vous entretenir en urgence, ce n’est pas pour que vous vous entremettiez en vue d’aider Charlotte à reprendre sa place dans le sérail. Je vous rappelle que le motif de ma venue est de vous prier de la faire protéger.
— C’est vrai. Veuillez m’excuser et me dire d’où peut venir ce péril.
— D’où voulez-vous qu’il vienne ? De Louvois évidemment : il lui voue l’une de ces passions forcenées et aveugles qui abolissent la moindre trace de jugement sain. Il n’aura de cesse d’avoir remis le grappin dessus !
— D’où tenez-vous cela ?
— De lui ! Hier je l’ai surpris en conversation confidentielle avec ce démon de chevalier de Lorraine...
— Ils ne s’aiment guère pourtant ?
— Eh bien, il faut croire qu’ils ont trouvé un terrain d’entente et ce terrain n’est autre que cette pauvre petite.
— J’avoue ne pas saisir l’intérêt du chevalier dans cette histoire.
— Moi non plus... encore que, de sa part, l’inimaginable devient possible. Quoi qu’il en soit, j’ai fait venir Louvois chez moi ce tantôt et je l’ai mis en demeure de rendre son honneur à Mme de Saint-Forgeat en confessant au Roi la vérité sur ce fameux séjour dans sa maison des bois.
— La vérité ? La connaîtriez-vous ?
— Evidemment, je la connais. Louvois en personne m’a avoué - sous le sceau du secret et en donnant sa passion pour excuse - avoir trois nuits de suite abusé d’elle en la maltraitant, en l’attachant au lit et en la faisant droguer par ses valets. Il n’y a pas eu de quatrième nuit parce que Mme de Louvois est intervenue, mais maintenant cet obsédé ne songe qu’à s’en emparer de nouveau et cette fois, il la cachera plus soigneusement !
— Il vous l’a dit ? demanda froidement La Reynie.
— Non, mais c’était sous-entendu. En revanche, quand je l’ai menacé d’aller moi-même dire le vrai au Roi en faisant bon marché de la parole donnée, il s’est mis à rire. Selon lui, en agissant ainsi, je ne ferais que précipiter mon inéluctable disgrâce, ajouta-t-elle avec amertume. Le Roi a besoin de lui alors que moi...
— Qu’il ait besoin de lui ne fait aucun doute, encore... qu’une main moins brutale eût été souhaitable pour la tâche qu’on accomplit et qu’il s’entend trop à rendre abominable mais nul ne pourra jamais effacer de la mémoire de Sa Majesté les heures merveilleuses qu’il vous doit et il y a auprès de lui dorénavant quelqu’un qui ne l’oublie pas !
D’un doigt rapide, Mme de Montespan écrasa une larme au coin de son œil :
— Merci, Monsieur de La Reynie ! Merci pour ces paroles réconfortantes... mais à présent que faisons-nous ?
Le policier quitta sa pose méditative pour faire quelques pas dans son cabinet :
— Pour Mme de Saint-Forgeat ? Vous avez eu raison de venir me voir sans tarder... Il faut, en effet, établir une surveillance. Comment pensez vous que... l’ennemi pourrait attaquer ? En la faisant enlever ?
— Cela me paraît le plus simple. Or elle n’a aucune défense solide : une poignée de serviteurs, une cousine déjà âgée et un vieil ami... Elle sort rarement pour ce que j’en sais, sinon, dernièrement, pour se rendre auprès de Madame qui lui garde une affection inébranlable mais qui ne peut plus rien dès l’instant où la disgrâce lui a été signifiée par lettre du Roi. Je suppose que la princesse a reçu interdiction absolue d’entretenir une relation quelconque avec elle.
— Il n’est pas facile d’interdire quoi que ce soit à Madame lorsque son cœur y a part... mais ne pourrait-elle constituer l’objet de ce terrain d’entente que se sont trouvé Louvois et le chevalier de Lorraine ? Imaginons... qu’une des voitures aux armes des Orléans vienne à Saint-Germain chercher Mme de Saint-Forgeat dont Madame requerrerait d’urgence la présence ? Il n’y aurait là aucune raison de se méfier...
La Reynie pensait à voix haute mais déjà la marquise était debout, soudain devenue très pâle :
— Mon Dieu ! Vous avez raison ! Il faut l’avertir et sur l’heure ! Que cela plaise ou non au Roi, je me rends à Saint-Germain. Le mieux serait peut-être que je l’emmène chez moi... discrètement ? Je pourrais l’y cacher ?...
— Oui, si vous pouvez répondre de votre personnel mais...
La porte s’ouvrit brusquement sous la main d’Alban. Le jeune homme était blême mais ses yeux lançaient des éclairs :
— Veuillez me pardonner mais j’ai écouté votre conversation et j’ai tout entendu ! Avec... ou sans votre permission, je file à Saint-Germain !....
La Reynie n’eut pas le temps de répondre : le bruit des bottes dévalant l’escalier à vive allure se faisait déjà entendre.
— Qui est-ce ? fit la marquise revenue de sa surprise.
— Un mien cousin et peut-être mon meilleur ami. C’est lui qui avait trouvé Mlle de Fontenac échappée de son couvent et l’avait conduite chez Mme de Brécourt...
— Inutile de demander s’il en est épris ?
— Inutile, en effet. Depuis son mariage il endure le martyre. Encore ignorait-il quel traitement monstrueux Louvois a fait subir à la malheureuse. Je vous prie de m’excuser, Madame, mais je vais le suivre. Si, par malheur, il rencontre le violeur, c’est un homme mort !
— Ce serait folie ! Il y laisserait sa tête !
— Il est au-delà de toute réflexion... et si vous permettez...
— Faisons mieux encore ! Ma voiture est en bas, j’ai de bons chevaux et je vous emmène : vous raisonnerez ce jeune fou et moi je m’occuperai de Charlotte. Avec de la chance et l’aide de Dieu nous éviterons un drame ! Ensuite, que j’y perde mon reste de crédit ou non, je parlerai au Roi !
Quelques minutes plus tard, précédés de deux gardes de la Prévôté pour leur ouvrir le chemin, le lieutenant général de Police et celle dont il avait failli causer la perte roulaient côte à côte vers les coteaux de la Seine, mais si rapide que soit leur attelage, ils ne parvinrent pas à rejoindre Alban, qui, lui, menait un train d’enfer, talonné qu’il était par les remords, la honte de s’être si lourdement trompé sur celle qu’il aimait, la colère contre son méprisable agresseur et la terreur d’arriver trop tard.
Rien n’indiquait pourtant que le danger menaçant Charlotte fût immédiat, mais la priorité d’Alban c’était de voir la jeune femme, de tomber à ses pieds en implorant son pardon de l’avoir crue capable de se donner à un Louvois et de prendre les mesures requises pour la protéger, la défendre, dût-il coucher nuit après nuit en travers de sa porte ! Jamais, sans doute, le trajet de Paris à Saint-Germain ne fut parcouru à une telle allure. Comme si l’animal avait conscience de la tempête qui ravageait son maître, ses jambes rapides dévoraient le chemin.
Enfin ce fut le pont, la rue en pente, le portail de la maison. Alban sauta à terre, agita la cloche comme s’il sonnait le tocsin, donna son nom au valet accouru, entra dans la cour et lança les rênes au garçon :
— Mme de Saint-Forgeat ! Je dois la voir sur l’instant !
— Mais c’est que Mme la comtesse...
Ce fut Mlle Léonie, attirée par le carillon frénétique, qui acheva la phrase :
— ... vient de partir. Mme de Montespan lui a envoyé sa voiture pour la ramener à Clagny où elle souhaitait lui parler en urgence. Que vous arrive-t-il ? Entrez ! On dirait que vous avez du mal à vous soutenir.
Elle lui tendait une main secourable mais, égrenant un interminable chapelet de jurons, il se laissa tomber sur les marches du perron. Il était livide. Et cette fois, elle s’affola :
— Mais enfin qu’y a-t-il? Merlin! Merlin! Apportez du cognac ! Il va se trouver mal, ma parole !
Le cœur battant la chamade, le souffle coupé, le jeune homme n’arrivait pas à répondre. Il avala si vite le verre qu’on lui apporta qu’il s’étouffa au point que les larmes jaillirent de ses yeux tandis que Léonie, vraiment effrayée, lui tapait dans le dos. Enfin il réussit à articuler :
— La... marquise est... en ce moment au Châtelet où elle s’entretient... avec M. de La Reynie...
— Quoi ?... Mais qu’est-ce que cela veut dire ?
— Que... ce goujat de Louvois vient de la reprendre...
— Oh, Seigneur !
La cloche se remit à sonner de plus belle annonçant que la voiture et ses deux occupants pénétraient dans la cour. Voyant la situation, La Reynie en descendit avant qu’elle fût arrêtée. Plus pesante, Mme de Mon-tespan y mit plus de formes. Une fois renseignée, elle s’écria :
— Nous avions raison tous les deux sauf que ce démon est plus rusé encore que nous ne le pensions. Vous aviez évoqué une voiture de Madame, mais il a trouvé mieux pour me faire payer mon algarade de ce matin... Qu’allons-nous faire ?
— D’abord rentrer, proposa Mlle Léonie en s’efforçant au calme. Il commence à pleuvoir et nous faire tremper n’aidera pas Charlotte !
C’était la sagesse, mais Alban, lui, n’alla pas plus loin que le vestibule. Le coup dur encaissé, c’était le policier qui reprenait ses droits :
— On n’a pas le temps de faire salon. Je veux une description de la voiture et de ses occupants.
— Elle ressemblait à celle qui est dehors, les mêmes armes, la même livrée du cocher...
— Elle ne peut pas être à moi, intervint Mme de Montespan. Je ne possède que trois véhicules : celui-ci, le carrosse d’apparat et celui de voyage...
— La personne qui l’a examinée avec le plus d’attention, c’est Monsieur du Bouloy. Il en a fait au moins trois fois le tour tandis que je recevais la jeune femme porteuse de la lettre.
— Où est cette lettre ?
— Charlotte doit l’avoir avec elle.
— Et qui l’a portée ?
— Une suivante de Mme la marquise qui ne devait pas être une inconnue pour Charlotte : elle s’appelle Jeanne Debuis...
— Cette fille n’est plus à mon service depuis plus de trois mois, intervint Mme de Montespan. C’est une voleuse...
— On dirait qu’elle a retrouvé du service, fit Mlle Léonie. Merlin, continua-t-elle pour le maître d’hôtel qui les rejoignait, cherchez M. Isidore !
— C’est ce que je fais, Mademoiselle. Je l’ai vu sortir il y a un moment déjà... euh ! Juste avant que la voiture ne reparte et je ne l’ai pas vu rentrer...
— Où peut-il être ?
— On le cherchera plus tard, dit La Reynie. Pouvez-vous nous décrire la voiture ?
— Oh, ce n’est pas difficile, Monsieur le lieutenant général : c’est la copie fidèle de celle qui vous a amené avec Madame... même couleur bleue, même intérieur de velours gris. Quant aux armes, je suppose qu’elles sont celles de Mme la marquise...
— Encore un mot ! Coupa Alban. Par où est-elle partie? A-t-elle fait demi-tour pour reprendre la route de Paris ?
— Non. Elle s’est dirigée vers le château...
— Merci ! Il faut que je la retrouve ! Sinon...
— Sinon quoi ?
— Il faudra bien qu’il me dise où il la retient ! Gronda-t-il.
— Non, tu ne le feras pas ! Nous en reparlerons demain matin...
Mais Alban avait tourné les talons sur un vague salut dicté par l’habitude plus que par la politesse. Il rejoignit son cheval, sauta en selle et quitta l’hôtel en trombe suivi des yeux par son chef et par Mme de Montespan :
— Vous en avez beaucoup d’aussi séduisants dans votre police ? remarqua-t-elle. J’espère que Charlotte s’en est aperçue ?
— Soyez-en certaine ! Soupira Mlle Léonie. Et c’est là le drame : un grand amour que l’on ne demande qu’à partager, avec, au milieu, un fossé infranchissable...
— Sait-on jamais ?... Auriez-vous, Mademoiselle, quelque chose de chaud à m’offrir ? Je suis gelée. Monsieur de La Reynie, ma voiture est à votre disposition ! Je crois que je vais me poser ici un moment pour attendre les nouvelles... si toutefois l’on m’accepte ? Vous me renverrez mon équipage demain...
Mlle Léonie en rougit de plaisir : une soirée entière avec la célèbre Montespan, c’était à faire rêver !
Pendant des heures, Alban battit la campagne, s’arrêtant à chaque pas, interrogeant les gens dont il supposait qu’ils avaient pu remarquer l’élégance de la voiture, les chevaux ou n’importe quel autre détail, mais sa quête se solda par un échec. D’abord la nuit était tombée sur un crépuscule brumeux, en outre il faisait froid ce soir et les attardés ne songeaient qu’à rentrer chez eux. Seul un garde du château, qui battait la semelle pour se réchauffer, croyait avoir vu un carrosse tel qu’on le lui décrivait emprunter la route de Poissy... Alban partit donc dans cette direction, mais n’ayant guère de chance de repérer son gibier dans l’obscurité, il se mit à penser que ledit carrosse, son précieux fardeau déposé là où il devait le livrer, ne manquerait pas de revenir sur ses pas rejoindre Versailles et retrouver son écurie. En raison de quoi, il s’établit au premier carrefour qui était une croix forestière, descendit de cheval et s’assit dans l’herbe pour attendre, après avoir pris, au bout d’un moment, la précaution d’étendre sur l’animal la couverture qu’il portait toujours roulée à l’arçon de la selle en vue de circonstances analogues. Mais le temps fut bien le seul à passer ce soir-là : de toute la nuit, aucun véhicule ne s’aventura dans son champ de vision. À l’aube il était à moitié gelé et furieux en conséquence, les images dont il avait peuplé sa nuit de veille étant de celles qui peuvent rendre un homme fou. Quand le jour fut venu, il reprit sa recherche en suivant les traces encore fraîches d’un carrosse qui était passé là mais la terre fit place au pavé et ces traces disparurent.
Cela n’arrangea pas son humeur. Ce qu’il éprouvait pour Louvois était à présent une haine profonde, aveugle, à laquelle se joignait un écrasant sentiment d’impuissance en face d’une ruse à ce point achevée : avoir soudoyé une suivante de Mme de Montespan, avoir volé ou copié l’une de ses voitures, dans le but de l’impliquer dans la plus sordide des histoires et d’en faire l’entremetteuse de ses appétits lubriques étaient d’une infamie telle qu’il ne l’en aurait jamais cru capable. C’en était trop... La coupe débordait... Il allait le lui faire payer ! De toute façon, si quelqu’un savait où était Charlotte, ce ne pouvait être que lui. Par conséquent...
Sans plus tergiverser et sans repasser par l’hôtel de Fontenac, Alban Delalande reprit au galop le chemin de Versailles...
À Saint-Germain aussi, la nuit avait été longue. Le sort de Charlotte et l’inexplicable disparition de M. Isidore en avait meublé la majeure partie, ni l’une ni l’autre des deux femmes restées à la maison n’ayant envie d’aller se coucher. De la part de la marquise, c’était d’ailleurs une habitude souvent pénible pour ses suivantes. Quand il lui arrivait d’aller au lit à une heure décente, il lui fallait de la compagnie : musique, lecture, tout lui était bon. En outre, elle voulait sa chambre éclairée a giorno car elle détestait les ténèbres, fait étrange chez une femme dont le courage n’était plus à démontrer mais qui devait relever de ces phobies secrètes que n’importe quel être humain porte en lui sans en avoir conscience. Quant à Mlle Léonie, qui n’avait besoin que de trois ou quatre heures de sommeil, avoir pour elle seule la femme la plus passionnante de la Cour était un plaisir inespéré. C’était une aubaine dont il convenait de profiter et à peine un sujet était-il épuisé qu’elle en relançait un nouveau. Les questions s’enchaînaient : de l’enfance poitevine dans les châteaux paternels au couvent de Saintes, à l’entrée comme fille d’honneur au service de la jeune Madame Henriette, au mariage avec Montespan, enfin à la passion partagée du Roi sans oublier l’ancienne amitié avec Louise de La Vallière changée peu à peu en rivalité.
— Je ne lui voulais aucun mal et je crois même qu’au début je l’aimais bien. Si je me suis prise de sympathie pour Charlotte, c’est, je pense, à cause de cette ressemblance venue d’on ne sait où...
— Un caprice de la nature. Quelqu’un m’a dit un jour que nous avons chacun un sosie quelque part. C’est difficile à admettre en vous voyant, Madame...
— Pourquoi pas, après tout ?
Au fond, cet interminable bavardage soutenu à renfort renouvelé de pâtisseries et de vin d’Alicante servit à masquer leur inquiétude : éviter de penser à ce que Charlotte était en train de subir dans la retraite où le carrosse bleu l’avait emmenée. Léonie, en particulier, repoussait de toutes ses forces l’idée angoissante qui lui était venue que la jeune femme, désespérée d’être retombée au pouvoir de son bourreau, ne tente d’une manière ou d’une autre d’en finir avec la vie... Et ne parvienne à la trouver !
Le jour n’était pas loin de poindre quand elles allèrent enfin prendre du repos. Deux ou trois heures, pas davantage, avant qu’un vacarme n’éclate dans le vestibule, les jette à bas des lits où elles s’étaient étendues tout habillées et ne les précipite vers l’escalier qu’elles dévalèrent en trombe. Elles virent alors la cause de ce vacarme : sale à faire peur et visiblement éreinté, Isidore était affalé sur l’une des banquettes devant laquelle un valet à genoux était occupé à le déchausser. Les entendant descendre, il leva les yeux, voulut parler, n’émit qu’un son rauque, se racla la gorge et finalement lâcha :
— Je sais où elle est ! Il faut prévenir M. de La Reynie immédiatement! ... Qu’il vienne... avec du monde !
Et là-dessus il ferma les yeux, piqua du nez au risque d’aplatir Fromentin et s’évanouit tranquillement.
Un moment plus tard, confortablement calé dans son lit par trois oreillers, ses pieds enflés oints d’huile d’amande douce et douillettement enveloppés de coton, Isidore reprenait des forces à l’aide d’une tasse de chocolat et, tandis que Merlin galopait vers Paris muni d’un billet de Mme de Montespan pour le lieutenant général, il racontait comment, pris d’une inspiration soudaine en examinant la fausse voiture aux armes de la marquise et constatant que la nuit tombait, il avait eu le réflexe de s’accrocher à l’arrière du véhicule à l’endroit où se tenaient habituellement les laquais. Le gris fer de ses vêtements se fondait parfaitement avec le bleu de la caisse et il réussit à s’asseoir presque confortablement en se tenant aux ressorts...
— C’était de la folie ! Gronda Mlle Léonie. A votre âge?
— Mon âge, mon âge ! Que me chantez-vous ? Sachez qu’étant de nature nerveuse, il me reste quelques muscles et c’était tout à fait à ma portée ! La preuve...
— Laissez-le continuer ! interrompit la marquise, impatiente. Donc vous avez réussi à partir avec ces gens sans que l’on remarque votre présence ? Où êtes-vous allé de la sorte ?
— Jusqu’à une propriété au bord de la Seine, au sortir de Poissy. Quand nous sommes repartis en remontant vers le château, je pensais que l’on allait simplement faire demi-tour pour reprendre le chemin de Versailles ainsi qu’il eût été normal pour rentrer chez vous, Madame la marquise, mais il n’en a rien été. Heureusement, je connais un peu la région, quand nous étions enfants nous allions souvent, mon frère et moi, passer des vacances chez une tante qui habitait près de Poissy. Nous y allions...
— Plus tard vos souvenirs d’enfance ! La suite, je vous en supplie !
— Elle est relativement courte : nous avons traversé la forêt jusqu’au fleuve mais nous ne l’avons pas franchi. La voiture a tourné à gauche et suivi la rive jusqu’à une propriété close de murs et s’est arrêtée devant une belle grille. Comprenant que nous étions à destination, je suis descendu afin de ne pas me faire prendre et j’ai attendu. Pas longtemps d’ailleurs. Environ une demi-heure. Puis la grille s’est à nouveau ouverte devant la voiture. À cet instant j’ai hésité à reprendre ma place en pensant que nous reviendrions vers Saint-Germain, mais une nouvelle intuition m’a convaincu de n’en rien faire...
— Vous devriez ouvrir un cabinet de voyance ! Ironisa Mlle Léonie. Que d’intuitions, mon Dieu !
— ... et j’ai eu raison ! Je l’ai vu s’éloigner en suivant la Seine mais cette fois en direction du nord. Il ne me restait plus qu’à repérer les lieux de mon mieux. J’ai même accroché à la grille près du mur, dans un coin peu visible, un morceau de mon justaucorps pour être sûr de ne pas me tromper...
— Mais quand cette maudite voiture est repartie, vous êtes certain que Charlotte n’était plus dedans ? On aurait pu faire seulement une halte à Poissy avant de poursuivre vers un endroit plus écarté ?
— Non. La femme qui est venue ici la chercher était seule. Les mantelets étaient relevés alors qu’à l’aller ils avaient été tenus fermés. Quant à moi il ne me restait plus qu’une issue : rentrer à pied puisque je n’avais nul autre moyen en vue ! Vous n’imaginez pas combien le chemin m’a paru long.
— Vous n’avez rencontré personne ?
— Pas une âme ! La forêt est l’une des chasses du Roi et les brigands préfèrent l’éviter... Si l’on a le malheur de tomber sur un garde, on se retrouve branché au premier arbre sans même avoir le temps de se reconnaître... Grâce au Ciel, je n’en ai pas rencontré ! Mon aspect piteux aurait pu m’être fatal. Cela dit, je vous serais reconnaissant de me laisser dormir. M. de La Reynie ne sera peut-être pas là avant ce soir...
Trois heures plus tard, il arrivait dans la voiture de Mme de Montespan et avec une dizaine de cavaliers armés. Isidore, qui dormait pourtant comme un ange, fut extrait de ses couettes, habillé à l’exception des souliers que l’on remplaça par des pantoufles et installé dans le véhicule :
— Désolé ! S’excusa La Reynie mais vous êtes indispensable pour retrouver la maison !
— Ne le soyez pas ! Je ne voudrais manquer cela pour rien au monde.
La marquise prit place auprès de lui, ravie de jouer un rôle dans l’aventure. Avec sa grande mante sombre, ses coiffes et son voile, elle offrait une silhouette à peu près identique à celle de son ancienne suivante. Il s’agissait, en effet, de se faire ouvrir une propriété privée appartenant sans doute à l’homme le plus puissant de France après le Roi et ce, au mépris de la légalité puisqu’on n’était pas en possession d’un ordre royal, le seul document qui eût autorisé à s’en prendre aux biens du ministre.
— De toute façon, assura-t-elle, dès que nous aurons récupéré Charlotte, je la ramène à Clagny et je vais en référer au Roi ! Il faut en finir avec les manigances de Louvois !
— Sera-t-elle bien en sûreté chez vous ? Clagny, c’est Versailles, et elle n’est pas autorisée à s’y montrer, fit remarquer Mlle Léonie.
— Vous cherchez la petite bête, ma chère, Clagny, c’est chez moi...
— Oui, mais c’est l’une de vos anciennes servantes qui l’a enlevée...
— Je réponds des autres ! Et je ne vois aucun inconvénient à ce que vous veniez la rejoindre ! Je vous accueillerai de grand cœur et vous serez rassurée.
— Oh, c’est vraiment trop généreux et je ne sais...
— Après, les congratulations ! Coupa La Reynie. Nous n’avons plus une minute à perdre...
On partit aussitôt et les quelque deux lieues furent couvertes à allure soutenue. Il ne pleuvait pas mais une légère brume s’étendait sur la forêt et la vallée de la Seine. Passé Poissy on n’eut aucune difficulté à trouver la maison qu’avait située M. Isidore. D’ailleurs, le morceau de soie bleue emprunté à la doublure de son vêtement n’avait pas bougé, ainsi que le constata La Reynie, qui, laissant son monde hors de vue, était allé examiner les lieux en éclaireur.
Derrière la grille, une avenue bordée d’ormes traversait un jardin assez mal entretenu. Au bout était une maison carrée datant du roi Henri et de bonne apparence où le seul signe de vie se manifestait par la fumée s’échappant d’une cheminée. Un coup d’œil suffit au policier pour embrasser l’ensemble et il se hâta de rejoindre les autres pour éviter d’éveiller l’attention du gardien dont le petit pavillon se tenait à la lisière.
— A vous de jouer, Madame la marquise ! Souffla-t-il avant de remonter à cheval. La brume s’épaissit et j’espère qu’on ne remarquera pas de différence.
La voiture se posta devant l’entrée et le cocher descendit tirer la cloche pendue au pilier de la grille. Le concierge sortit et examina l’équipage :
— Vous voilà déjà de retour ?.... Qu’est-ce ce qui se passe ?
Mme de Montespan avança son visage voilé à la portière:
— Ouvrez-moi ! Intima-t-elle en imitant l’accent normand de sa transfuge. J’ai omis de dire quelque chose d’important...
— Qu’est-ce que c’est ? Vous ne pouvez pas me le dire? Ça m’ennuie d’ouvrir dans la journée. Les ordres sont...
— Je n’ai que faire de vos ordres. Laissez-moi passer ou vous pourriez le regretter...
— Mais je tiens à mes ordres, moi et... oh, mon Dieu ! Qu’est-ce que vous me voulez ?....
La Reynie venait de surgir, braquant un pistolet sur l’homme soudain terrifié :
— On vient de te le dire ! Tu ouvres ?
Ce fut vite fait. La Reynie sauta en voltige sur l’arrière de la voiture, qui s’engagea sous les arbres. Les gardes s’engouffrèrent à sa suite, sauf l’un d’eux qui se chargea de neutraliser le concierge pour l’empêcher de refermer. Après quoi il rejoignit ses compagnons.
Attiré par le bruit de la cavalcade, un homme apparut sur le seuil de la maison. Il était bâti comme un ours, vêtu, tel un bourgeois, de drap marron, et son visage rouge aux traits épais s’encadrait de cheveux bruns coupés carrément sous les oreilles. Les yeux foncés et ternes s’abritaient sous d’épais sourcils qui se rejoignaient presque au milieu du front. Croyant reconnaître le carrosse - la pente du chemin et les arbres lui ayant dissimulé ce qui se passait à la grille-il ne semblait animé par aucune intention belliqueuse.
Il descendit même les marches du perron pour parler à l’occupante de la voiture dont le cocher vint ouvrir la portière et déplier le marchepied.
— Vous avez oublié quelque chose ou bien...
— Rien du tout ! Nous venons chercher quelqu'un, répondit gracieusement Mme de Montespan en descendant et en rejetant son voile.
— Mais vous n’êtes pas Jeanne...
— Non, je ne suis pas Jeanne. En revanche, je suis celle qu’elle a volée mais c’est sans importance. Je viens seulement réclamer Mme de Saint-Forgeat...
— Madame de quoi ?
— Cela suffit, coupa La Reynie en agitant sous le nez de l’homme son pistolet et un document à moitié déroulé, orné d’un énorme sceau de cire rouge des plus impressionnants que l’homme regarda dubitatif mais sans oser y toucher. Si vous ne voulez pas nous remettre.de bon gré la personne qui a été amenée ici hier soir, nous allons fouiller la maison. Allez vous autres ! ordonna-t-il.
Cependant le gardien tentait de protester :
— Mais, Monsieur, vous êtes dans la propriété de...
— M. de Louvois ? Je sais et moi je vous répète que j’agis au nom du Roi. Je suis le lieutenant général de Police !
— Je peux chercher aussi ? pria Mme de Montespan, que cette aventure amusait énormément. J’adore visiter les maisons !
— Mais, je vous en prie !
Elle entreprit de visiter l’intérieur, qui, à sa surprise, était d’une propreté douteuse et sommairement meublé. Cela sentait l’abandon. Rien à voir avec un nid d’amour...
Ce fut elle qui découvrit Charlotte. Rapidement d’ailleurs: couchée dans un vaste lit tendu de damas bleu paon, elle dormait si profondément qu’il fut impossible de la réveiller vraiment. Elle entrouvrit un œil, murmura des paroles incompréhensibles et se rendormit.
— Il y a combien de temps qu’elle est dans cet état ? demanda la marquise à la femme accourue en entendant le remue-ménage, pourtant discret - une forte commère qui devait être l’épouse de l’homme du rez-de-chaussée.
— Elle était comme ça en arrivant. J’ai eu du mal à lui faire boire du lait. Elle n’est pas malade au moins ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? On a dû lui faire avaler je ne sais quelle mixture. Votre maître est-il venu la rejoindre cette nuit ?
— Non. C’est ce soir qu’on doit venir et...
— Eh bien on aura une surprise... Aidez-moi à l’habiller !
Charlotte, en effet, n’était couverte que d’une chemise de nuit de mousseline et de dentelles blanches aussi seyante que transparente. Spectacle qui arracha à la marquise un sifflement admiratif d’une élégance discutable.
— On dirait que ce vieux fou pense vraiment à tout et n’entend pas perdre de temps ! Mais moi non plus ! Dépêchons-nous !
On se hâta et cinq minutes après, le cerbère de la maison déposait la jeune femme auprès de M. Isidore, ravi parce qu’elle laissa naturellement sa tête reposer sur son épaule pour continuer son somme.
— S’il se trouve, observa la marquise, elle ne se souviendra même pas être venue dans cette maison.
— Il faudrait savoir ce qu’on lui a fait ingurgiter. Dormir aussi longtemps est peut-être dangereux ?
— Cela m’étonnerait de la part de Louvois ! Il doit préférer une partenaire vivace, même si elle est agressive, à une belle au bois dormant ! Mais, pour plus de sûreté, j’appellerai mon médecin dès que nous serons à Clagny.
La Reynie rassembla sa troupe - qui n’avait guère laissé de traces - et l’on repartit. La Reynie, plus que satisfait de l’opération, l’exprima au vieux conseiller :
— On dirait que Mme de Saint-Forgeat va vous avoir de grandes obligations, Monsieur du Bouloy. Si vous n’aviez pas couru le risque de vous accrocher à la voiture, nous n’aurions eu aucune chance de la retrouver.
— Comment cela ?
— Vous allez être surpris par ce que je viens d’apprendre du concierge. Cette maison n’appartient pas à M. de Louvois mais au chevalier de Lorraine. C’est un ancien vide-bouteilles dont il ne se sert plus depuis que la Cour a déserté Saint-Germain. Il entretient deux ou trois serviteurs pour la garder habitable et au cas où il pourrait en avoir besoin, mais en l’occurrence elle ne devait servir que d’étape. Ce soir, notre cher ministre doit venir s’emparer de sa proie pour l’emmener... le Diable seul sait où.
— Sans y goûter auparavant ? Alors à quoi bon la chemise si affriolante ?
— Il est probable qu’elle devait jouer son rôle, de même que l’espèce de torpeur où nous avons trouvé Charlotte. Les domestiques sont aussi au chevalier et ils ont demandé à être ligotés de façon à n’être pas soupçonnés d’être complices de l’évasion. Le beau Philippe a la main lourde parfois...
— Décidément, lui et Louvois sont curieusement devenus une paire d’amis en peu de temps ! Mais ce qui m’échappe c’est son intérêt dans cette histoire. Et il ne fait jamais rien pour rien...
— Soyez sûr qu’il s’en est trouvé un ! Maintenant rentrons ! Cette petite a besoin de soins et moi j’aimerais aller au palais ce soir.
Quand elle reprit ses esprits, Charlotte ne gardait en effet que de vagues images - floues pardessus le marché ! - de ce qui lui était arrivé. Elle se souvenait de son départ de Saint-Germain avec Jeanne Debuis qui, la trouvant d’une pâleur affligeante, lui avait fait avaler un « cordial » qu’elle détenait dans une flasque d’argent. En dehors de cela, le néant... ou des bribes de souvenirs ! On l’avait déshabillée, couchée dans un lit, dont elle ne retenait que les rideaux bleus sans préciser les éléments du décor, mais se retrouver finalement au château de Clagny lui paru normal puisque c’était là qu’elle se rendait en quittant sa maison. Le récit que Mme de Montespan lui fit de la réalité lui glaça le sang :
— Si ce misérable s’est acoquiné avec le chevalier de Lorraine, je suis perdue... Et vous, Madame, vous risquez d’avoir à en souffrir autant que moi sinon plus !
— Ne vous tourmentez pas. Le combat est un élément dans lequel je me sens à l’aise et ici vous n’avez plus rien à redouter. Ma sœur Thianges veillera sur vous pendant que je me rends au palais.
— Vous voulez voir le Roi ?
— Pardieu oui ! Et ne faites pas cette mine terrifiée ! Il ne m’a jamais fait peur, à moi, et même si la robe noire de la Maintenon traîne dans le coin, il entendra ce que j’ai à dire...
S’il était un péché capital auquel Louis XIV ne s’était jamais laissé aller parce que ce n’était pas dans sa nature, c’était bien la paresse. Le Roi était un travailleur infatigable, ne sacrifiant son « métier de roi » à aucun de ses plaisirs, même au plus chaud de ses passions, et les lumières de son cabinet brillaient souvent fort avant dans la nuit. Depuis la révocation de l’edit de Nantes, c’était pis encore et Mme de Mon-tespan, sans cesse à l’affût des déplacements royaux, le savait mieux que personne. Il était tard, ce soir-là, quand elle fit demander audience par Bontemps, le valet du Roi qu’elle connaissait de longue date. Audience en tête à tête, avait-elle spécifié, ne tenant pas à trouver son ennemie calée dans un fauteuil et en train de tricoter. Elle l’affronterait un autre jour si le besoin s’en faisait sentir, mais pour le moment, ce qu’elle avait à dire n’était destiné qu’aux seules oreilles du Roi.
Afin d’être moins remarquée, elle portait un masque de dentelles noires, cachait sous une ample mante de taffetas à capuchon sa robe de velours noir et de satin blanc et n’avait pour seuls bijoux qu’un magnifique rubis au bout d’une chaîne d’or et des bracelets assortis.
Penché sur sa table de travail éclairée par un bouquet de bougies blanches effilées, Louis écrivait. Il leva les yeux en entendant le froissement du tissu qui lui apprenait qu’on lui faisait la révérence. Il se contenta de désigner un fauteuil en face de son bureau. Athénaïs attendit alors patiemment qu’il eût achevé sa lettre. Puis il jeta sa plume, fit tomber de la poudre d’or pour sécher le texte, plia le papier, le posa de côté et regarda sa visiteuse :
— Vous avez demandé à me parler d’une affaire grave, Madame, et j’espère vous avoir fait plaisir en ne vous faisant pas languir. Me voici prêt à vous écouter. De quoi s’agit-il ?
— D’un enlèvement, Sire, précédé d’un viol à répétition et qui eût été suivi d’une disparition définitive si je ne m’en étais pas mêlée.
— Pas moins ? S’il me venait une envie de dormir, vous l’avez fait fuir en quelques mots. Maintenant, expliquez-vous !
— Ce sera bref, Sire. Ce tantôt, je suis allée chercher dans certaine maison de Poissy Mme de Saint-Forgeat que l’on avait amenée dans la nuit sous l’empire d’un soporifique. Elle ne devait d’ailleurs y faire qu’un court séjour avant d’être dirigée vers une destination inconnue mais assez éloignée pour qu’on ne retrouve pas sa trace.
Le sourcil du Roi s’était froncé :
— Mme de Saint-Forgeat ? Encore elle ?
— Oui, Sire, encore elle, qui vit un cauchemar depuis des mois et dont nul ne paraît se soucier si ce n’était son malheureux époux qui y a laissé la vie. Après quoi Votre Majesté a jugé bon de disgracier cette pauvre jeune femme. Mais ce n’était pas elle qu’il fallait punir, Sire !
— Qui alors ?
— M. de Louvois, qui, après l’avoir extraite de la Bastille, enfermée dans une résidence à lui, l’y a violée à plusieurs reprises avant que son épouse ne lui rende une liberté un brin brutale. M. de Louvois, qui ne cesse de la poursuivre d’une passion impitoyable dont la pauvrette s’épouvante et qui, hier, l’a fait enlever de chez elle dans une voiture copiée sur l’une des miennes où avait pris place une servante que j’avais renvoyée. Elle a été conduite dans une maison près de Poissy d’où l’on devait venir la chercher pour... aller Dieu sait où. C’est pourquoi, Sire, je viens vous porter une double plainte : la sienne pour les sévices qu’elle a subis et la mienne pour avoir osé contrefaire une de mes voitures et soudoyer une ancienne domestique. Autrement dit : m’impliquer dans une affaire sordide !
— Mais comment avez-vous été mise au courant ?
— Un des vieux amis de Mme de Saint-Forgeat a pu suivre la voiture qui heureusement n’allait pas trop loin. Il est revenu nous prévenir et Charlotte a pu être délivrée à temps... et sans scandale !
— Nous ? J’imagine en effet que vous n’étiez pas seule pour accomplir cet exploit. Qui ?
— Si le Roi le permet, j’aimerais garder le secret encore un moment. En revanche, il existe un détail que je voudrais souligner. La maison de Poissy n’appartient pas à M. de Louvois mais à l’un de ses amis... surprenant et d’ailleurs tout récent.
— Le nom ?
— Le chevalier de Lorraine. Je sais, la chose a de quoi étonner et j’aurais eu peine à y croire si, il y a peu, je ne les avais vus s’entretenir d’une façon intime plutôt étrange en se tenant par le bras dans la galerie des Glaces.
Un éclair de colère traversa le regard de Louis :
— Vous les avez vus vous-même ?
— Je peux en jurer. Et je ne suis certainement pas la seule. Mme de Duras s’est retournée sur eux en donnant tous les signes de la stupéfaction, et aussi M. de Saint-Priest dont les sourcils sont tellement remontés sous son chapeau qu’ils ont disparu. Il faut avouer que le spectacle en valait la peine, conclut la marquise sur un sourire radieux que le Roi ne put s’empêcher de lui rendre, ce qui détendit l’atmosphère. Ce sourire partagé rappelait cet autrefois où ils vivaient une passion dévorante mêlée autant de fous rires que de soupirs de plaisir.
— Cela ressemble à l’alliance de la carpe et du lapin dans la manière de M. de La Fontaine, dit le Roi soudain songeur. L’intérêt de Louvois me paraît évident : cette association peut détourner de lui les soupçons, mais je cherche en vain celui du chevalier ?
— Je n’ai aucune réponse à fournir, Sire, mais vous ne pouvez pas douter qu’il y en ait un.
— Où est Mme de Saint-Forgeat à cette heure ?
— Chez moi, à Clagny. Les pires coups de vent semblent se donner rendez-vous un peu trop régulièrement dans sa retraite de Saint-Germain où, cependant, elle ne demandait qu’à vivre en paix et, surtout, qu’on l’oublie !
— L’oublier? Ce serait difficile. Vous savez comme sont les gens de cour. Ce serait un laideron ou serait-elle d’une tournure commune, on aurait cessé d’y penser depuis belle lurette, mais elle est si ravissante ! Ce qui est mal vu de ceux de ce pays...
— Une auguste volonté aurait pu l’imposer ? J’avais le sentiment qu’elle ne déplaisait pas au Roi ?
— Je l’avoue, mais il faut bien en venir à renoncer aux folies de la jeunesse !
— Apparemment M. de Louvois ne partage pas la sagesse de Votre Majesté. Il est, lui, à cent lieues d’être séduisant !
— Nous allons le ramener à plus de modération. Vous avez raison en disant que cette affaire n’a que trop duré. Nous allons convoquer Louvois pour demain ainsi que le chevalier de Lorraine. J’aimerais votre présence ainsi que celle de Mme de Saint-Forgeat. Venez après la messe. Je vais faire prévenir le ministre !
Mme de Montespan se leva, plongea dans une révérence et avec un sourire épanoui :
— Je rends grâce à Votre Majesté ! J’étais persuadée qu’en m’adressant à sa justice et à son noble cœur, je ne serais pas déçue !
— A demain donc ! Je vais donner des ordres en conséquence...
La marquise rentra chez elle, soulagée. Demain on serait libérés de l’emprise de l’insupportable ministre et l’on s’en trouverait mieux. Surtout Charlotte qui se verrait quitter le camp des pestiférés et, délivrée, pourrait continuer à rendre visite à Madame. Elle remercia chaleureusement Mme de Montespan de son intervention. Et dormit, rassérénée, d’un sommeil qu’elle n’avait pas connu depuis longtemps.
Hélas, ce ne fut qu’une nuit de répit. Le lendemain, un billet du Roi porté par un garçon bleu vêtu annonçait qu’il n’y aurait pas de rendez-vous. En sortant de l’Arsenal, tard dans la soirée, Louvois avait été agressé par un homme qui l’avait pris à la gorge en prétendant lui faire avouer l’endroit où il cachait quelqu’un. On avait sauvé le ministre de justesse, car il avait été fort malmené.
L’agresseur avait été enfermé à la Bastille. C’était un commissaire de Police, qui ne nommait Alban Delalande.
La Reynie regarda tour à tour les deux visages tournés vers lui si dissemblables et que cependant une même angoisse faisait se ressembler. Elles avaient dû partir avant l’aube pour être là si tôt et, sans doute, à l’issue d’une nuit sans sommeil.
— Pourquoi vous êtes-vous imposées ce déplacement ? Vous deviez bien penser que je viendrais vous voir ?
— Vous avez tant à faire, fit Mlle Léonie, qu’il nous est apparu plus sage de venir ici... Et puis, en réalité, quand Mme de Montespan nous a appris la catastrophe, nous avons d’abord été effondrées. Après un si bel espoir c’était à peine croyable ! Trop cruel surtout ! J’ai vu Charlotte s’évanouir pour la première fois et cette nuit nous n’avons pas dormi. Il fallait que nous venions !
En dépit de l’épaisse mante noire qu’elle portait, La Reynie constata qu’elle frissonnait, Charlotte aussi d’ailleurs dont le visage blême et les yeux cernés étaient pitoyables. S’avisant qu’il faisait froid dans son cabinet de travail, le policier sonna pour qu’on apporte des bûches et que l’on tisonne le feu, qui, dans la vieille cheminée médiévale, était en train d’expirer. Il réclama en outre du lait, du chocolat ou n’importe quelle autre boisson à condition qu’elle soit chaude.
— Que voulez-vous savoir ? demanda-t-il en revenant vers elles.
— Ce qui s’est passé exactement. Et surtout...
— Ce démon est-il mort ? Coupa Charlotte, farouche.
— Non, mais il s’en est fallu de peu. Ce qui malheureusement ne changera sans doute pas grand-chose au sort d’Alban. Si on ne le lui avait pas arraché des mains, c’était affaire conclue. Depuis trois jours, mon cousin paraissait avoir perdu la raison. Mme de Montespan m’était venue voir et il a écouté, par malheur, notre conversation. C’est ainsi qu’il a connu la vérité concernant le sort que vous réservait Louvois. Il est alors parti en trombe pour Saint-Germain juste avant que nous nous mettions en route nous-mêmes. Mais, si rapides que soient les chevaux de la marquise, il est arrivé plus vite que nous, mais cela vous le savez. Depuis je ne l’ai plus revu. J’ignorais même ce qu’il était devenu quand mon autre adjoint, François Desgrez, m’est venu apprendre qu’il venait de tenter de tuer le ministre aux pas duquel il s’était attaché depuis le matin. Il l’a suivi jusqu’à l’Arsenal et ayant remarqué qu’il était seul, il a attendu sa sortie pour l’interroger. À l’origine, ce qu’il voulait c’était qu’on lui indique l’endroit où l’on vous avait emmenée, Madame de Saint-Forgeat. Les deux hommes se sont battus sous l’œil intéressé de quelques valets, d’ailleurs. Vous savez que l’on n’aime guère le ministre, qui a trop de sang sur les mains. Finalement,
Alban a eu le dessus assez facilement. Je ne sais s’il a appris ce qu’il venait chercher mais sa haine a été la plus forte. Il le tenait à la gorge et pensait sans doute que sa mort au moins vous libérerait. Si une patrouille n’avait pas fait sa ronde de ce côté, c’en était fait. Louvois aura des difficultés à s’exprimer pendant un bout de temps... et Alban a été arrêté.
— Où l’a-t-on conduit ? demanda Mlle Léonie. Ici ? Au Grand Châtelet ?
— Dans une geôle au-dessous de son bureau ? Grinça La Reynie. Certainement pas ! Il est à la Bastille. Ce qui est normal eu égard au rang de sa victime. Et il est bien traité.
— Vous l’avez vu ? S’enquit Charlotte.
— Pas encore, mais je ne vais pas tarder à y aller... Non, Madame, ajouta-t-il devant le regard soudain implorant de Charlotte. Vous ne pouvez pas en faire autant. Peut-être, quand le procès sera instruit et la sentence prononcée...
— La sentence ? murmura Mlle Léonie d’une voix faible. Que pensez-vous qu’elle sera ?
Le policier détourna les yeux :
— Je ne vois qu’une possibilité dans un cas d’une telle gravité...
— La mort ?
— Ce serait injuste ! Se révolta Charlotte. L’autre est toujours vivant !
— La Justice ne fait pas d’aussi subtiles distinctions. Delalande voulait tuer le plus puissant personnage de l’État après le Roi. Les magistrats n’iront pas chercher plus loin... Préféreriez-vous les galères ? Lui certainement pas : il sait qu’un policier n’y résisterait pas longtemps...
— Les protestants lui élèveront des statues !
— Mais enfin, explosa Charlotte, il est de votre famille! Mieux que personne vous savez sa valeur et vous êtes vous aussi un homme de poids ? Ne pouvez-vous rien faire ?
— Non. Justement parce qu’il est des miens. Seulement, j’espère pouvoir lui éviter la question qui précède chaque exécution capitale. Soyez sûre qu’il appréciera de monter à l’échafaud sur des jambes en bon état !
— Et vous en parlez tranquillement? S’insurgea Mlle Léonie. Ne l’aimez-vous pas ?
Il la fusilla du regard :
— S’il était mon fils, je ne l’aimerais pas davantage...
— Alors aidez-moi à le faire évader ! S’emporta Charlotte. Je donnerais ma fortune pour le faire fuir... et vous ne l’ignorez pas !
— Vous sans doute... et moi aussi en tant que simple particulier. Mais j’ai en charge l’ordre moral et physique de ce royaume. Ce poste a été créé pour moi, ce qui veut dire que je ne l’ai pas acheté mais reçu du Roi avec sa confiance. Une confiance qu’il n’a jamais eu à regretter jusqu’à présent. J’ai prêté serment, je ne pourrais être parjure.
— Et vous le laisseriez mourir devant vous sans broncher si on le condamne ?
— Si je suis toujours lieutenant général, oui. Mais je peux rendre ma charge, auquel cas mes mains seraient libres... mais je ne serais sans doute plus d’une grande utilité...
Le ton montait. Mlle Léonie décida qu’il était temps d’y mettre un frein. Elle toussota puis déclara :
— Et si, au lieu de disputer sur du vent, nous essayions de regarder la réalité en face ? Un, Alban n’étant pas encore jugé n’est pas condamné. Deux, ne l’étant pas nous ignorons à quoi il pourrait l’être. M. de Louvois n’a pas que des sympathisants dans ce pays-ci. Loin s’en faut. On y entretient des haines solides que la révocation de l’édit de Nantes n’a pas apaisées au contraire...
— Les galères ? fit La Reynie avec agacement. Je vous ai dit ce que j’en pensais... et ce qu’il en penserait.
— Ce qui est idiot parce que tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir... et la route est longue d’ici à Marseille... Trois, ne pourrait-on... convaincre la victime, qui, entre nous, méritait l’Enfer, de retirer sa plainte ? Il pourrait ne pas sortir indemne du procès ? Les raisons d’une telle haine ne sont pas de celles que l’on aime étaler au grand jour et Charlotte ne manquera pas de proclamer la vérité, non ?
— Devant la terre entière s’il le faut ! Plus rien n’a d’importance.
— Je sais que je me fais l’avocat du diable, soupira La Reynie, mais il se peut qu’elle ne soit pas appelée. D'ailleurs la maison où on l’a retrouvée n’appartient pas à M. de Louvois mais au chevalier de Lorraine. L’enlèvement pourrait être une... « Aimable plaisanterie ». J’ajoute que Louvois possède assez de puissance pour exiger le huis clos !
— Oh ! Vous êtes insupportable !
— Je viens de vous dire que je me faisais l’avocat du diable. Il faut envisager toutes les hypothèses. Et pour convaincre Louvois de retirer sa plainte, qu’envisagez-vous ? Certainement pas que Mme de Saint-Forgeat le lui demande elle-même ?
Charlotte, qui avait enfoui son visage dans ses mains, le releva noyé de larmes mais déterminé :
— Pour qu’Alban vive et vive libre je me crois capable d’aller jusque-là !
— C’est romain ! Apprécia froidement Mlle Léonie, mais rien ne dit que ce serait efficace. Cet homme est très capable de promettre ce que l’on voudra pour vous avoir à sa merci puis oublier tranquillement sa promesse. Pour satisfaire ses appétits il ne recule devant rien...
— Pas si j’exige auparavant et en présence d’un témoin un document écrit de sa main ?...
— Un témoin ? Ricana la vieille demoiselle. Vous le prenez pour un imbécile ? Il n’en acceptera pas et soyez certaine que vous ne pourrez faire votre soumission qu’en chemise et la corde au cou comme un bourgeois de Calais ! En outre, il n’a pas encore quitté son lit que je sache. Les tempéraments sanguins comme le sien sont imprévisibles. Aussi, avant de divaguer davantage, permettez que j’avance ma dernière et quatrième proposition : le Roi, dont il me semble que l’on fasse ici bon marché. Il détient toujours le droit de grâce, je suppose ?
— Certes, opina La Reynie, et en d’autres temps je pense qu’il en userait.
— En d’autres temps ?
— Avant la mort de la Reine, ma chère demoiselle ! Parce qu’elle l’aurait demandée elle-même à la prière d’une jeune dame qu’elle aimait beaucoup et révoltée par le forfait de Louvois...
—... et nous n’avons rien à attendre de celle qui prétend la remplacer ! conclut Charlotte tristement. Elle me considère comme un objet de scandale. Il ne me reste donc plus que le secours de la prière... À ce propos, Monsieur de La Reynie, et puisque vous pensez visiter votre cousin dans sa prison, auriez-vous l’obligeance de vous charger d’un message ?
— De vous ? Tout ce que vous voudrez !
— Dites-lui simplement que je l’aime... et que j’implore son pardon !
— De quoi ? S’insurgea Mlle Léonie.
— Du mal que je lui ai fait sans le vouloir... de m’être trouvée sur sa route ! Si je n’existais pas, il serait heureux en ce moment. Il ferait le travail qu’il aime !... je crois vraiment que je porte malheur !
Et, soudain, elle se releva et, avant que les deux autres aient pu réagir, s’enfuit en courant.
— Charlotte ! Appela Mlle Léonie prise au dépourvu et incapable de la suivre. Revenez !
En vain. Mais déjà La Reynie était dans l’escalier où résonnaient sur la pierre les talons de la jeune femme et hurlait:
— Arrêtez-la !
Sans éveiller d’écho. Il continua cependant sa descente mais elle avait vingt ans, des jambes de gazelle, ce qui n’était plus son cas, et, quand il déboucha sous la voûte du Châtelet, il ne l’aperçut nulle part :
— Une jeune dame blonde, une mante noire ! lança-t-il à la sentinelle qui, le reconnaissant, rectifiait la position.
— Par là ! ... Vers la Grève ! indiqua-t-il.
— Qui cherchez-vous? S’inquiéta Desgrez qui arrivait.
— La petite Saint-Forgeat ! Elle vient de s’enfuir et...
— Laissez-moi faire ! Je m’en charge, cria-t-il en s’élançant à son tour.
Lui jouissait de grandes jambes, courait vite et, en dépit de l’encombrement de la rue de la Vannerie qui donnait sur la place juste en face de l’Hôtel de Ville, il repéra les cheveux clairs échappés du capuchon rejeté sur le dos puis la perdit de vue : sortant d’un entrepôt un haquet barrait la rue sur toute sa largeur. Desgrez s’employa activement à le faire dégager et atteignit enfin la Grève... pour constater qu’il y avait exécution
— Donc énormément de monde, ce genre de distraction étant en général très prisé - et qu’il ne voyait plus Charlotte.
En se haussant sur la pointe des pieds, il pouvait espérer dominer la foule mars le condamné arrivait justement dans un tombereau entouré de gardes et il n’était pas le seul à opérer ce mouvement. Il voulut alors se frayer un passage mais le public était trop serré et, policier ou pas, il se fit rabrouer et dut se contenter de continuer à chercher des yeux. Heureusement, il s’agissait d’une banale pendaison et on pouvait espérer que cela serait vite expédié...
Charlotte, pourtant, était à proximité mais en arrivant sur la place elle avait vu l’échafaud où le bourreau et un aide s’occupaient à vérifier que la corde était en bonne place et coulissait sans problème. Une vague de terreur la submergea, lui ôtant un raisonnement sensé parce qu’elle s’était persuadée que c’était à la mort d’Alban que l’on était en train de préparer. Elle poussa un cri, tomba à genoux, les mains jointes, au risque de se faire piétiner par la populace qui affluait pour ne rien perdre du spectacle. Une matrone trébucha sur elle et faillit s’étaler. La dame manifesta aussitôt son mécontentement :
— Pouvez pas aller prier ailleurs ? Vous m’avez fait un mal de chien !
Elle l’empoigna par le bras et la remit debout de force :
— Pardonnez-moi ! Balbutia Charlotte, hypnotisée par le petit cortège du condamné qui s’approchait. C’était un homme d’une trentaine d’années, solidement bâti, brun et grand, mais qui ne ressemblait pas particulièrement à Alban. Seulement elle ne s’en rendait pas compte parce que ses larmes brouillaient ses yeux. La mégère cependant, ne s’estimait pas satisfaite :
— C’est tout ce que vous trouvez à dire ?.... Ah, je vois! C’est votre bon ami qu’on va brancher ? ... Et p’t’être bien qu’vous êtes de sa bande ? Les filles à voleurs, c’est toujours nippées comme des princesses ! T’as envie d’aller l’rejoindre ?... vociféra-t-elle en la secouant. Si c’est ça, j’vais t’aider...
— Ça suffit, la mère ! grogna leur voisin immédiat, un portefaix. Tu vois donc pas qu’elle t’entend pas?.... L’est mignonne d’ailleurs et rudement bien sapée, fit-il admiratif en palpant le manteau de Charlotte à la recherche d’une bourse sans qu’elle fît le moindre mouvement pour s’y opposer.
Le condamné était à présent près du gibet et un moine lui tendait un crucifix à baiser. Il se tenait de dos, renforçant pour la jeune femme la certitude qu’elle allait voir mourir l’homme qu’elle aimait...
Le silence se fit sur la place. Alors elle hurla :
— Non ! Non ! Par pitié !
Un grondement lui répondit. On devait se taire devant la mort. On l’eût malmenée sans doute mais son cri avait suffi à Desgrez pour la localiser. Il fonça, s’ouvrit un passage en force et envoya son poing dans la figure du portefaix toujours occupé à son exploration et qui s’écroula sans mot dire, s’empara de Charlotte pratiquement inerte mais dont les pieds accomplirent machinalement leur office, la tira hors de la foule, la fit entrer dans le cabaret À l’image de Notre-Dame à l’angle du quai, l’installa sur un banc et réclama du vin chaud à la cannelle. Assise en face de lui, Charlotte le regardait sans le voir. C’est seulement quand elle eut trempé ses lèvres dans le liquide brûlant qu’elle réagit :
— Pourquoi êtes-vous venu me chercher ? Gémit-elle.
— Pourquoi vous êtes-vous enfuie ?
— Je... je ne sais pas... je... je voulais mourir !
— Vous vouliez qu’on vous pende en compagnie de ce voleur de poules ?
— Non... Je cherchais la Seine... et j’ai vu que l’on allait encore tuer un homme...
Mais Desgrez n’avait retenu qu’un mot :
— La Seine ? Vous vouliez vraiment vous suicider ? Mais pourquoi ? À cause d’Alban ?
— Oui. Le jour où il m’a rencontrée a sûrement été le pire de sa vie. Il était heureux et je ne lui ai apporté que le malheur...
— Qu’est-ce que vous en savez ? Il vous aime et vous l’aimez ? Ce n’est déjà pas si mal et si vous voulez vous détruire, attendez au moins qu’il soit mort !
— Après ce qu’il a fait, cela ne va pas tarder...
— Mais on n’en est pas encore là. Nous autres, gens de la Police et surtout notre chef, avons peut-être notre mot à dire?
— M. de La Reynie sera impuissant. Et il n’a pas la possibilité d’intervenir justement parce qu’il est son parent et qu’il doit accomplir son devoir.
— Il vous l’a dit ?
— Sans nuances.
— Eh bien, faites comme si vous n’aviez rien entendu... et maintenant laissez-moi vous ramener au Châtelet où l’on vous attend et puis rentrez chez vous et essayez de vous reposer. On vous donnera des nouvelles...
— Vous promettez ?
François Desgrez eut un sourire en coin similaire à celui d’Alban puis, s’étant levé, vint prendre le bras de la jeune femme qu’il glissa sous le sien :
— Juré ! On ne le laissera pas mourir sans tenter l’impossible pour le tirer de là !
Dieu que c’était bon à entendre ! Charlotte sentit son cœur s’alléger et se laissa ramener sagement vers la vieille prison, mais ne remonta pas chez M. de La Reynie. Desgrez l’installa dans sa voiture et envoya un garde avertir Mlle Léonie. Celle-ci arriva peu après, s’assit auprès d’elle, prit sa main dans la sienne et lui dit :
— Vous m’avez fait peur mais je n’ai qu’à m’en prendre à moi : je n’aurais jamais dû vous permettre de m’accompagner...
— Je tenais à venir... même si je suis déçue. Je pensais trouver M. de La Reynie prêt à tout pour sauver son cousin...
— Il n’a fait qu’énoncer la lettre du Roi. Et que pouvait-il dire d’autre en pareil lieu, au siège même de sa juridiction ?
— Ne me racontez pas que vous n’espériez pas une autre réaction ? Quand nous sommes arrivées, vous étiez aussi anxieuse que moi.
— Certes, et je le suis toujours, mais ce que je voulais surtout savoir, c’est quelle punition encourt ce malheureux garçon.
— Vous l’avez entendu : que Louvois vive ou meure, il n’y a qu’une seule issue. C’est la corde destinée à n’importe quel coupe-jarret, et n’étant pas gentilhomme, il n’aura pas le droit à l’épée !.... Que serait-ce s’il avait attaqué le Roi !
— On l’aurait tiré à quatre chevaux après l’avoir soumis à la question à l’instar de Ravaillac, l’assassin d’Henri IV ! Maintenant assez sur le sujet ! Nous rentrons à Saint-Germain et vous allez vous mettre au lit.
— Jamais de la vie ! Pour y faire quoi ?
— Dormir. Vous en avez le plus grand besoin !
— Je n’arrive déjà pas à dormir la nuit !
— Justement il vous faut de l’aide. Notre cher docteur Bouvier y remédiera ! D’accord ?
— A aucun prix !
Mlle Léonie se lova plus confortablement contre les coussins de la voiture et ferma les yeux :
— Dans ce cas, je ne vous dirai pas ce que M. de La Reynie a l’intention de faire !
— Parce qu’il a tout de même l’intention de bouger ?
— Évidemment, voyons ! Ne vous a-t-il pas dit qu’il l’aimait comme s’il eût été son fils ? Alors vous me promettez deux jours de repos ?
— Vous êtes impitoyable... mais je promets !
— Il va se rendre à Versailles pour demander audience au Roi...
— Oh ! Merci, mon Dieu !
Il n’y eut qu’un hiatus dans le programme élaboré par Mlle Léonie : le docteur Bouvier avait pris le chemin des Pays-Bas le matin même. Lui et les siens avaient veillé sur la santé de la ville royale depuis deux siècles mais avaient refusé d’abjurer la religion protestante...
Charlotte dut se contenter de lait chaud et d’un mélange de camomille et de tilleul... tandis que la maison retentissait des imprécations de sa cousine...
D’esprit ouvert, Léonie estimait que l’important sur la terre était d’être chrétien. C’était Dieu qui comptait et qu’on Le prie en latin ou dans sa langue maternelle ne la troublait guère : ce qu’il fallait c’était prier. Bien sûr, les différences de dogme et de cérémonial la dérangeaient, surtout le refus de l’immaculée Conception à la Sainte Vierge qu’elle vénérait particulièrement, mais il n’était rien que l’on ne pût discuter au pays de Descartes et l’édit du bon roi Henri était passé comme un baume sur les déchirures sanglantes des guerres de Religion. Tout était rentré dans l’ordre et les protestants s’étaient remis au travail. À présent on les chassait sur les routes, on les envoyait aux galères ou pis encore et, à une époque où les médecins étaient souvent des ânes, on venait de chasser l’un des meilleurs d’entre eux... C’était à pleurer !
En arrivant à Versailles, La Reynie apprit que le Roi s’était rendu à l’Orangerie où l’on exécutait de grands travaux et s’en réjouit : il y avait une chance de le trouver de bonne humeur et Dieu sait si la couleur du temps était primordiale ! Il trouva Louis XIV dans l’Orangerie primitive dont on allait doubler les dimensions. Sa canne sous le bras, il dessinait dans l’espace des formes géométriques de ses deux mains cependant qu’on l’écoutait avec un respect quasi religieux.
Son regard saisit l’arrivant au passage. Il abrégea sa démonstration, reposa sa canne à terre et, d’un geste qui mettait fin à toute discussion, vint le rejoindre. Mais son visage indéchiffrable n’indiquait pas si la visite lui plaisait ou non. Le policier recommanda son âme à Dieu !
— Ah ! Monsieur de La Reynie ! Vous venez admirer nos nouveaux travaux ? Les orangers prolifèrent avec tant de vigueur qu’il leur faut absolument un nouveau logis et mieux orné. Mais je suppose, ajouta-t-il en considérant le sourire contraint du policier, que ce n’est pas d’eux dont vous désirez parler...
— Non, Sire, en effet, et j’en demande humblement pardon à Votre Majesté. J’ai le malheur d’être plus souvent trouble-fête que porteur de bonnes nouvelles !
— Alors, expédions la chose ! Nous sommes de charmante humeur aujourd’hui et aimerions le rester. De quoi s’agit-il ?
— De mon jeune cousin, Alban Delalande, qui a agressé M. de Louvois au sortir de l’Arsenal il y a deux jours.
— Triste affaire !.... Impulsion regrettable et difficile à justifier ! Cet homme a été pris de folie ?
— Non, Sire, de fureur. Ce malheureux garçon était désespéré, au-delà du raisonnement...
— Faisons quelques pas ! Je n’ai pas envie que l’on nous entende. Donc, si je vous suis bien, il voulait tuer mon ministre et vous admettrez que le cas est grave. Louvois a failli trépasser...
— Mais il n’en est rien, grâce à Dieu !
— N’en demeure pas moins la volonté de tuer. C’est un crime !
— Dont je ne voudrais pas qu’il ne soit pas sans pardon. Le Roi est si fort au-dessus du commun des mortels qu’il lui est sans doute difficile de comprendre comment peut réagir un malheureux garçon, passionnément épris d’une noble dame et dont il vient d’apprendre qu’un autre a osé s’en emparer pour l’asservir à sa luxure au mépris de tout droit... et de toute excuse !
Louis XIV s’arrêta pour regarder son lieutenant de Police franchement :
— Ne me dites pas qu’il s’agit encore de Mme de Saint-Forgeat ?
— Hélas si. C’est Delalande qui l’avait trouvée après sa fuite du couvent de Saint-Germain et ramenée chez Mme de Brécourt. Il l’aime depuis cette nuit-là !
— Il est son amant ?
— Oh, Sire ! Que Votre Majesté veuille considérer la distance qui sépare une fille de la noblesse et un policier roturier... Qu’elle soit à présent veuve ne change rien à la chose.
— Il est votre cousin ! Ce n’est déjà pas si mal !
— Le Roi est bien bon mais cela lui semblait insuffisant. Et alors qu’il osait à peine effleurer sa robe, qu’un autre, parce qu’il se croit tout permis et qu’on l’a fait puissant, ait osé la souiller a rendu Delalande fou. Ensuite, lorsqu’il a appris qu’elle venait d’être enlevée une fois de plus, la coupe a débordé et, sans regarder au rang, il a voulu la venger de la honte, et se venger lui-même de son désespoir... Est-ce... si difficile à comprendre ? murmura-t-il avec une soudaine timidité.
— Et si moi je m’étais rendu coupable de ce forfait ?
— Oh, Sire ! Le Roi possède un cœur de roi et non celui d’une brute aveuglée par sa puissance ! Ce n’est même pas imaginable.
— Sans doute, sans doute ! Il n’est pas encore jugé, je pense ?
— Pas encore... mais cela ne saurait tarder ! Et je redoute, hélas, une condamnation sévère...
— La mort bien sûr !
— C’est le Roi qui le dit... mais c’est aussi le Roi qui peut faire grâce ! Les jugements sont soumis à son aval...
Il se garda de lui rappeler - parce que c’eût été du dernier maladroit ! - que jadis Sa Majesté ne s’était pas gênée pour commuer en peine de forteresse à vie la sentence d’exil qui avait sanctionné le surintendant Fouquet. Louis s’était remis en marche et, la tête penchée, réfléchissait. Pendant un moment les deux hommes marchèrent entre les caisses dorées et les feuilles luisantes des orangers. Finalement, le Roi s’immobilisa, si visiblement soucieux que le cœur de La Reynie se serra :
— Dans le cas présent, je ne peux pas !
— Mais, Sire, M. de Louvois n’est pas mort !
— Sans doute, mais il s’en est fallu de peu. La volonté de tuer était réelle... Comprenez-moi, La Reynie, si c’était possible je vous exaucerais mais il faut considérer la situation actuelle. Louvois concentre sur sa personne les haines de la moitié du royaume. Faire grâce à votre cousin c’est donner une sorte d’autorisation tacite à ses ennemis qui rêvent de l’abattre. Et il porte sur ses épaules le poids de ce qui s’accomplit dans le pays... de cette sale besogne à laquelle on ne peut se soustraire et dont je ne serais pas capable. Il m’est indispensable... et bien vivant ! Il me faut donc faire un exemple.
— Sire ! Gémit La Reynie, les larmes aux yeux. Ne pouvez-vous au moins commuer la peine ? C’est un si bon serviteur de Votre Majesté... et il m’est cher !....
— Je n’en doute pas... Mais nous consentons à lui éviter la corde infamante : il périra par l’épée comme un gentilhomme... Au fond, ne s’appelle-t-il pas de... La Lande ?
Il n’y avait rien à ajouter... sinon remercier, ce que La Reynie fit, la mort dans l’âme... Cependant, comme il s’apprêtait à s’éloigner, on le retint...
— Un mot encore ! Que votre jeune amie n’aille pas jouer les héroïnes raciniennes en allant s’offrir en holocauste à son tortionnaire ! Elle se condamnerait à l’enfer sans rien obtenir... qu’une promesse que l’on ne tiendrait pas !
— Mais enfin, si Votre Majesté pense ainsi, pourquoi assure-t-elle à M. de Louvois une si complète immunité ? Il vient d’écraser trois vies, catholiques sans équivoque celles-là, et il va s’en tirer avec les applaudissements de la Cour ?
— Non. Si la raison d’État m’oblige à le maintenir dans ses postes, titres et prérogatives, je lui ferai sentir en temps voulu le poids de ma colère ! Mais, dès à présent, il va recevoir l’interdiction formelle de se livrer à quelque tentative que ce soit sur la personne de Mme de Saint-Forgeat et même de l’approcher à moins de cinq toises.[24]
— Le dernier enlèvement était le fait du chevalier de Lorraine, non du sien, et une fois conduite dans un endroit bien caché, les interdictions du Roi ne le gêneront guère ! fit La Reynie, désappointé.
— Vous me voyez exiler Mme de Saint-Forgeat pour la mettre à l’abri ? La renvoyer en Espagne auprès de ma nièce ?
— Les Français n’y sont pas persona grata... et elle risque de ne pas arriver jusqu’à Madrid...
Louis XIV eut un geste d’impatience :
— Votre logique m’agace, Monsieur de La Reynie.
Je vous ai dit ce que j’entendais faire mais si elle préfère le couvent...
Le policier pensa que ledit couvent n’avait guère protégé l’ex-demoiselle de Lenoncourt des entreprises de son amoureux, mais il garda cela par-devers lui. Il lui fallait se contenter de ce qu’on lui avait accordé. Il remercia, salua et partit rejoindre sa voiture, en s’efforçant de maîtriser une envie de pleurer.
Une semaine plus tard, Alban Delalande était condamné à mort par décapitation sans qu’il lui soit appliqué au préalable la question ordinaire légale. Il reçut la sentence avec un calme parfait. Il savait qu’il s’était attaqué à trop forte partie et que sa cause était sans espoir, mais La Reynie lui ayant fait savoir queCharlotte avait échappé à la dernière tentative de Lou-vois et que le Roi veillerait à la protéger de nouvelles velléités, il se sentit soudain plus serein. Si celle qu’il adorait était désormais à l’abri, il lui importait peu de mourir puisque, n’importe comment, rien ne serait jamais possible entre eux sinon dans un autre monde...
— Quand vais-je mourir ? demanda-t-il à La Reynie qui pouvait le visiter autant qu’il le voulait.
— La date n’est pas encore arrêtée...
— L’attente ne sera pas longue... Pourtant j’aurais aimé... la revoir avant de... partir ?
— Je vais essayer d’obtenir l’autorisation, fit son chef en ravalant de son mieux les larmes qui lui venaient.
Charlotte, elle, n’eut pas le temps de s’appesantir sur sa douleur. Elle venait à peine de recevoir le message et sanglotait dans les bras de Mlle Léonie, aussi désespérée qu’elle, quand Mme de Montespan arriva en coup de vent :
— Allez vous préparer, je vous emmène !
— Où donc, mon Dieu ? protesta Léonie. N’est-il pas possible de nous laisser pleurer en paix ?
— Chez moi, on ne pleure les morts que lorsqu’ils le sont. Il nous reste encore une carte à jouer...
— Laquelle ? Gémit Charlotte. M. de La Reynie a fait tout ce qui était possible...
— Pour lui peut-être, mais une femme a d’autres atouts. Ne prenez qu’un manteau. Dans mon appartement, on vous arrangera pour la circonstance.
— Vous ne voulez pas me conduire à Versailles, j’espère ? C’est certainement le dernier endroit où j’ai envie d’aller ! Supporter le poids de ces regards malveillants, je ne pourrais pas...
— Aussi n’aurez-vous pas à les supporter ! Je vous conduis chez le Roi... Et vous le verrez seul ! La Maintenon est partie pour son marquisat et ne rentrera pas avant demain. La voie est libre Il faut en profiter ! Allons, dépêchez-vous ! Nous perdons du temps !
Durant le trajet, on parla peu. Sur les deux femmes enfouies dans l’obscurité pesait l’ombre du condamné dont on savait seulement qu’il ne serait pas exécuté avant deux ou trois jours. Elles étaient conscientes que l’expédition de ce soir représentait l’ultime recours et, si Charlotte ressentait la pression sur son cœur, la marquise, en dépit de son habituelle indifférence à autrui, n’en était pas moins consciente de jouer là une carte risquée pour elle-même comme pour sa jeune compagne, mais son courage et la compassion que lui inspirait un destin si tragique, peut-être aussi son engouement pour le jeu, la poussaient à aller jusqu’au bout.
Le chemin parut interminable en dépit du galop rapide des chevaux, mais enfin on fut à Versailles et l’on gagna l’ancien appartement des Bains par une porte de service. Onze heures sonnaient à l’horloge du château. On trouva Mme de Thianges faisant les cent pas, visiblement nerveuse. Sa sœur lui demanda où l’on en était.
— Le cérémonial du coucher vient de commencer. Nous pouvons la préparer à loisir.
— Il n’y a pas grand-chose à faire sinon remettre de l’ordre dans ses cheveux.
Assise devant la table à coiffer qu’éclairait un bouquet de bougies, Charlotte contempla dans le miroir son image sans vraiment se reconnaître. Etait-elle réellement aussi pâle ? Seuls ses yeux semblaient vivre dans ce visage figé de douleur dont le velours noir de la robe accentuait la blancheur. Jamais elle n'avait été aussi terrifiée de sa vie parce qu’elle représentait un fil fragile auquel était lié le sort d’Alban. Qu'allait-elle dire au Roi ? Réussirait-elle à articuler une parole ?
— J’ai peur, murmura-t-elle tandis que Cateau plaçait quelques épingles et posait une légère touche de rose près des pommettes en expliquant qu’avec ses cheveux clairs, elle faisait par trop penser à un fantôme.
— Celui de La Vallière évidemment, mais je doute de l’accueil... Il faut toucher le cœur, non susciter des cauchemars...
Cateau parachevait son œuvre quand un garçon bleu armé d’un chandelier apparut dans la glace :
— M. Bontemps m’envoie dire à Madame la marquise que le moment approche...
— Nous y allons ! répondit Mme de Montespan non sans vérifier son aspect dans la glace. Venez, ma chère !
Charlotte se leva pour la suivre.
Bien qu’à l’époque où elle était seconde dame d’atour de la Reine elle eût pris connaissance des pièces de service doublant en quelque sorte les appartements, elle découvrit avec stupeur les couloirs et passages secrets qui truffaient les murs du palais :
— Cela va nous permettre d’arriver directement dans la chambre royale, souffla Mme de Montespan comme Charlotte s’en inquiétait.
— Le Roi ne s’en fâchera-t-il pas ?
— Non... ou à peine ! J’ai l’habitude...
Et l’on continua de progresser en silence dans ce dédale plein de trous d’ombre que les flammes du chandelier éclairaient brièvement...
Dans la chambre royale, la cérémonie du coucher poursuivait son rite immuable. Après s’être débarrassé de son chapeau, de ses gants, de sa canne, de son baudrier et de son épée, Louis XIV était allé prier dans son alcôve puis avait indiqué à son aumônier à quelle heure il voulait entendre la messe le lendemain. Ensuite, il avait nommé le duc qui recevrait ce soir l’honneur du bougeoir, puis avait ôté son cordon bleu, ses deux croix et sa cravate de dentelle, s’était assis afin que deux valets puissent détacher ses jarretières et deux autres ses souliers, ses bas et son haut-de-chausses pendant que deux pages présentaient les pantoufles. Ensuite il avait reçu du Dauphin sa chemise de nuit préalablement chauffée devant le feu. Il s’était alors relevé pour prendre ses reliques, sa camisole et sa robe de chambre et donner le bonsoir à ses courtisans avec un salut. Cela fait un huissier avait annoncé :
— Allons, Messieurs, passez !
Ce qui voulait dire : sortez... Après qu’ils se furent retirés, le Roi donna le « mot du guet » aux capitaines de ses gardes et au Grand Ecuyer. Ne restaient plus dans la chambre que les princes et les seigneurs qui avaient assisté le matin au petit lever.
À nouveau assis, cette fois sur un pliant, le Roi se laissa peigner et coiffer avant de recevoir son bonnet de nuit, deux mouchoirs sans dentelles et la serviette toujours présentée par le Dauphin. Après quoi, il ordonna qu’on le réveille à huit heures et demie et choisit l’habit du lendemain. Nouvelle sortie des derniers assistants à l’exception du médecin Fagon, passé au service du Roi après la mort de la Reine. Petite consultation et sortie de Fagon. Cette fois, le Roi était seul...
Il allait se diriger vers son cabinet pour lire un peu comme il le faisait presque chaque soir quand une porte s’ouvrit dans la boiserie et Mme de Montespan parut, plongeant immédiatement en une profonde révérence.
— Vous, Madame ? Mais quelle audace ! Je ne me souviens pas de vous avoir appelée.
— Non, Sire, et j’en demande humblement pardon à Votre Majesté, fit-elle avec un respect inaccoutumé chez elle. Mais que le Roi veuille bien considérer que je n’eusse jamais osé reprendre ce chemin qui me fut familier sans une raison des plus graves.
— Laquelle ?
— La vie d’un homme, Sire, et l’espoir de voir enfin s’achever une trop longue injustice.
— Expliquez-vous !
— Avec la permission du Roi, voici quelqu’un qu’une grande douleur rend digne de prier devant Votre Majesté...
Et elle s’effaça pour livrer passage à Charlotte, qui, au lieu de la révérence, se laissa tomber à genoux... mais avec une telle grâce que le visage sombre du souverain s’éclaira un peu.
— Sire, dit-elle d’une voix assourdie par les larmes difficilement contenues, c’est la mansuétude de Votre Majesté que j’implore. Je la supplie de ne pas ajouter à la honte qui m’accable le remords d’avoir causé sans le vouloir, outre la mort de mon époux, celle d’un homme coupable de m’avoir aimée et de n’avoir pu supporter le déshonneur qu’un autre m’a infligé...
Elle se prosterna ainsi qu’elle l’eût fait devant un autel, ce qui ne lui permit pas de voir Mme de Montespan se retirer et Louis XIV ôter vivement son bonnet de nuit... Il avait pâli lui aussi en raison des cheveux de la jeune femme qui s’étaient en partie dénoués et répandus sur ses pieds. Ce qui le fit frissonner. Le visage de Charlotte n’était plus visible. Seules restaient ces boucles soyeuses d’un si joli blond argenté qui lui en rappelaient d’autres. Il se pencha pour les effleurer d’une main un peu tremblante.
— Louise..., murmura-t-il si bas que lui seul l’entendit.
Charlotte, elle, poursuivait sa prière entre deux sanglots, suppliant que l’on épargne la vie de celui qui s’était perdu pour elle, mais il l’entendait à peine, repris par le mirage d’un tendre autrefois, celui des jeunes amours que l’on vit dans l’enthousiasme, sans réfléchir ni songer aux conséquences pour prolonger ces instants miraculeux où deux jeunes gens ne voyant plus qu’eux-mêmes chantent la même mélodie ponctuée de soupirs heureux. Il n’y avait plus de roi vieillissant, plus de trop jolie suppliante, mais l’éblouissement de voir revenir un temps que l’on croyait perdu...
Il y eut un silence troublé seulement par le crépitement du feu... Se penchant davantage, le Roi prit Charlotte par les épaules pour la relever :
— Ma douce, chuchota-t-il, ne pleurez pas même si vos larmes sont les plus belles du monde...
Il respirait avec délice le frais parfum de lilas d’antan - Mme de Montespan avait bonne mémoire et avait fait le nécessaire - et tout naturellement, ses bras se refermèrent sur elle. Il sentit son cœur battre la chamade et l’étreignit, caressant des lèvres la peau si douce, et chercha sa bouche qu’il prit enfin sans que Charlotte, quasi foudroyée par ce qui lui arrivait, tentât le moindre geste de défense. Si c’était le prix à payer pour sauver Alban, elle était prête à s’y soumettre. C’est alors que s’éleva une voix douce et ferme à la fois :
— Sire... vous ne pouvez faire cela. Ce serait mettre votre âme en trop grand péril !
La brutalité du retour à la terre fut telle que l’enchantement fit place à une colère qui s’abattit sur l’intruse:
— Ne deviez-vous pas ne rentrer que demain ? lança Louis tandis que Charlotte, libérée, reculait de trois pas, envahie d’une amère déception. Cette femme ! Encore elle ! Dont la haine patiente la poursuivait et qui allait voler à Alban sa dernière chance de salut !
Cependant, après une courte révérence, Mme de Maintenon ne se laissait pas impressionner :
— En effet, Sire... mais au fond de mon cœur j’ai senti que mon roi s’apprêtait à risquer la damnation !
Avec la parfaite mauvaise foi d’un mari pris en flagrant délit, Louis riposta :
— Vous voyez le mal partout ! Cessez donc, Madame, de me surveiller comme un gamin. Oui, j’embrassais Mme de Saint-Forgeat pour essayer de lui apporter quelque consolation...
— Consolation ? Celle-ci ressemblait davantage à un... prélude. Quand au cœur de la nuit, le Roi en robe de chambre embrasse une femme de cette façon et à deux pas de son lit, je sais d’expérience ce qui va suivre.
— Et après ? Vous n’êtes pas ma gouvernante, Madame! Je ne suis pas encore un vieillard cacochyme et il peut m’arriver de m’en souvenir... avec bonheur, ajouta-t-il, caressant Charlotte d’un regard plein de douceur. Une Charlotte fort encombrée de sa personne et qui ne savait plus où se mettre.
L’épouse secrète ne se laissa pas démonter. Sa voix cependant se fit plus posée, plus respectueuse, plus suave aussi: un vrai velours !
— Sire, reprit-elle, si j’ai évoqué un grand péril, ce n’était pas une parole en l’air mais une mise en garde majeure. Le Roi peut avoir des bontés pour n’importe quelle dame de la Cour... sauf pour Mme de Saint-Forgeat. Ou plus exactement Mlle de Fontenac.
— Finissons-en de ces mystères que vous semblez affectionner et dites-moi sans détour pourquoi ?
— Mais, Sire... parce qu’elle est votre fille !
Un silence accablant s’abattit sur la chambre somptueuse. Les yeux de Louis s’agrandissaient de stupéfaction cependant que Charlotte, assommée, se laissait retomber à genoux, ses mains pressées contre sa bouche, éprouvant la pénible impression que son univers s’écroulait autour d’elle.
Le Roi, cependant, se reprenait, mais sa voix était devenue sourde quand il demanda :
— D’où tenez-vous cette sottise ?
— Sa mère s’en est confessée à moi, humblement, et c’est à la suite de cet aveu que je me suis intéressée à elle. Sa fille est née de l’unique nuit que vous lui avez fait l’honneur de partager avec elle et c’est pourquoi, depuis que cette jeune femme est apparue dans la maison de Madame, j’ai fait mon possible pour la maintenir à distance du Roi... Je voulais à tout prix éviter ce qui arrive aujourd’hui...
— N’eût-il pas été plus simple de m’apprendre cette vérité dès le début ?
— C’était la lui apprendre à elle aussi. Comment imaginer alors qu’elle ne se serait pas targuée...
— Jamais ! S’insurgea Charlotte en se redressant et en s’asseyant sur les talons, submergée de chagrin. J’aimais infiniment M. de Fontenac qui fut le meilleur des pères. De tels élans de tendresse ne sont pas fortuits et, connaissant ma mère comme je la connaissais, j’en viens à penser... qu’elle a menti afin de s’assurer l’attention d’une personnalité dans une Cour où elle n’était plus reçue ! Elle était... capable de tout !
— C’était votre mère et elle est morte ! s’indigna Mme de Maintenon. Du respect, je vous prie !
— En a-t-elle eu pour la vie de mon père ? Pardonnez-moi, Sire, continua-t-elle en se relevant. Je devrais me sentir écrasée par l’honneur d’être peut-être de sang royal mais je ne cesserai de vouer à celui en qui je m’obstine à voir mon vrai père l’amour que je lui donnais et qu’il me rendait sans compter...
— Alors que vous n’aimez pas le Roi, se plaignit celui-ci, faisant montre d’une tristesse si profonde que Charlotte s’en émut :
— Je vénère mon souverain dont je me veux la plus obéissante sujette mais je ne peux changer mon cœur. Et mon cœur me dit que Mme de Fontenac a menti !
— On ne ment pas devant Dieu ! Gronda la Maintenon. Je ne suis pas aussi crédule qu’on le pourrait croire et je l’ai obligée à répéter son propos devant l’abbé Gobelin, mon confesseur, et dans l’église de Saint-Germain. Qu’avez-vous à répondre à cela ?
Charlotte allait riposter mais Louis s’interposa :
— Il suffit ! Nous touchons là au secret d’une conscience qui, depuis ses... révélations, a dû s’en justifier devant Dieu !... Nous n’avons nul moyen d’en déchiffrer l’énigme...
— Il demeure néanmoins que le doute persiste et que...
— Merci, Madame ! Je n’ai pas besoin de votre aide pour en venir à cette conclusion. Aussi vais-je - en vous remerciant d’avoir pris soin de mon âme ! - vous prier de vous retirer et de me laisser achever... l’audience que j’accordais à Mme de Saint-Forgeat !
Mme de « Maintenant » faillit s’étrangler :
— Là où je l’ai interrompue ? Mais, Sire...
Louis XIV rougit violemment : '
— J’ai dit audience, Madame! Pas badinage galant ! Veuillez nous laisser !
Il n’y avait aucun moyen de prolonger la discussion sauf à encourir une royale colère que la frustration pouvait rendre redoutable. Même pour une épouse ! Surtout pour une épouse!.... D’abord raide d’indignation, la robe noire dut s’incliner et repartit lentement par où elle était venue. Charlotte et le Roi restèrent face à face, se regardant sans rien dire. Enfin celui-ci sourit :
— Incroyable cette ressemblance ! Si l’on m’eût dit que vous étiez la fille de la duchesse de La Vallière, je l’eusse cru sans hésiter... et en ce cas vous ne pouviez être que de moi ! Il doit exister quelque part dans les obscurités du passé un lien quelconque entre votre famille et la sienne. Je ne peux que m’en réjouir.
Asseyez-vous, ajouta-t-il en lui désignant l’un des fauteuils qui encadraient la cheminée...
— Mais, Sire...
— Allons ! Obéissez sans discuter... pour une fois ! Volons quelques instants à l’Histoire pour imaginer que nous sommes ce que, justement, nous ne sommes peut-être pas. Mais que vous êtes pâle !.... Bontemps, appela-t-il sans élever la voix, sachant que le fidèle valet n’était pas loin. Et, de fait, il apparut presque instantanément.
— Sire ?
-—Apportez-nous du chocolat chaud... Et dites à Mme de Montespan qu’elle peut rentrer chez elle : vous lui ramènerez vous-même Mme de Saint-Forgeat dans un moment !
Ils restèrent silencieux. Louis regardait Charlotte avec un demi-sourire et elle ne savait que dire. Elle était en effet glacée jusqu’au cœur et la chaleur du breuvage la réconforta... Enfin le Roi reposa sa tasse :
— Venons-en maintenant à ce qui vous a conduite ici ce soir. Vous voulez que je vous accorde la vie de ce jeune policier ?
— Oh oui, Sire ! S’il doit mourir à cause de moi...
— Vous l’aimez, je pense ?
— Plus que moi-même et...
— Soit ! Il vivra...
Les yeux de Charlotte s’emplirent de larmes :
— Oh, Sire, comment remercier Votre Majesté ? Elle me rend la vie à moi aussi et...
— Doucement. Je vous donne seulement l’assurance qu’il ne sera pas exécuté mais je ne peux aller plus loin. Il devra rester en prison jusqu’à la mort...
La joie de Charlotte vacilla comme une chandelle dans un courant d’air, mais le Roi poursuivait :
— Quant à M. de Louvois, qui est déjà dépositaire de certains secrets d’État, nous allons lui en fournir un autre à garder en tenant pour vraie la confession de Mme de Fontenac, ce qui vous assure contre toutes ses entreprises. Oser toucher à la fille du Roi lui coûterait trop cher... Qu’en pensez-vous ?
— Que je ne peux qu’offrir ma gratitude au Roi...
Elle s’interrompit, laissant son regard se perdre dans le foyer incandescent de la cheminée. La réclusion à perpétuité ! Jamais elle ne reverrait Alban... à moins que, par on ne sait quel miracle, elle réussisse à le faire évader... mais on ne s’évadait guère des prisons du Roi. Autrement dit, elle aurait de toute façon brisé sa vie et causé sa déchéance. Que pourrait-elle lui apporter en - faible ! - consolation ? Soudain une idée lui vint :
— Puis-je demander, au moins, la permission de l’épouser? Être sa femme... ne serait-ce que trois petites minutes !
— Non.
Devant l’expression douloureuse, lourde de tristesse, qui s’inscrivait sur le visage de Charlotte, il expliqua :
— La condamnation à mort... ou à l’équivalent, entraîne la confiscation des biens d’un homme... et donc de ceux de son épouse au profit de la Couronne. De quoi vivriez-vous ? L’attente peut être longue.
Et comme elle plissait les paupières dans un effort de compréhension, il la rassura :
— Ce jeu cruel a assez duré ! Je voulais sonder la qualité de votre amour. Il y a un instant, j’ai dit « jusqu’à la mort » intentionnellement, car il ne s’agit pas de sa mort à lui mais de celle de Louvois... A condition, bien sûr, que vous ne le fassiez pas assassiner la semaine prochaine ! Hé la ! Vous n'allez pas vous évanouir ?
Sous le coup de l’émotion, Charlotte vacilla sur son siège qui la soutint heureusement, sans quoi elle se fût sans doute écroulée. Louis haussa la voix :
— Vous m’avez compris ?
— Oui, Sire, mais j’ai eu si peur ! Quant à M. de Louvois, je le hais mais je ne pourrai porter atteinte à une vie, fût-ce la sienne. Je saurai attendre... Le temps qu;il faudra, surtout si je n’ai plus rien à redouter de ses entreprises.
— Je vous ai dit ce qu’il en était. La sentence de ce jeune homme va recevoir en correction : «Tant qu’il plaira au Roi de le maintenir en geôle. »
— Oh, Sire! Vous me rendez la vie!... Cependant...
— Encore quelque chose ?
— Avec la permission de Votre Majesté. Je pense que M. de Louvois sera sans doute fort déçu de n’avoir pas vu tomber la tête d’un homme dont il sait à présent qu’il est son ennemi. Or - je suis la mieux placée pour en parler -, il peut agir à sa guise dans les prisons royales... et j’ai ouï dire qu’il existait au château de Vincennes une chambre « valant son pesant d’arsenic ». Aussi je redoute...
— Qu’il se débarrasse de lui discrètement? Il est certain qu’avec un homme de cette trempe on peut s’attendre à tout, admit Louis soudain songeur. Il cultive la rancune et ne connaît pas le pardon. En conséquence, il faudrait qu’il puisse le croire condamné à vie ? Réfléchissons ! Il ne faut rien négliger... Je vais remettre à M. de La Reynie un acte de ma main, sous sceau privé, qui libérera le prisonnier à une date qu’il ajoutera lui-même le moment venu... En outre, on retiendra votre amoureux à la Bastille au lieu de l’envoyer au château d’If, à Pierre-Encize, au Taureau ou à Pignerol, ce qui évitera les aléas des grands chemins. Il y bénéficiera d’un régime convenable. Quelle est votre opinion ?
— Que nous avons un souverain incomparable et je ne le remercierai jamais assez !
À nouveau elle était à genoux devant le fauteuil de Louis, qui caressa sa joue...
— Vous n’avez que trop souffert... et je ne peux faire moins pour... ma fille !... Non, ne protestez pas. Je trouve une douceur infinie à imaginer que ce peut être vrai... Malheureusement vous allez devoir continuer à vivre à l’écart de la Cour ! Avec peut-être une exception pour Madame qui vous aime et qui pourra vous rencontrer de temps en temps comme elle le fait pour Mme de Beuvron. Et puis, elle vous écrira, évidemment ! Aucune force dans l’univers n’aurait le pouvoir de l’empêcher de prendre la plume ! Allez, maintenant ! Bontemps va vous raccompagner chez Mme de Montespan.
— Elle aussi, je l’aime beaucoup, Sire !
— Je vous crois sans peine. Il peut lui arriver d’être très bonne.
— Le Roi !
L’huissier de la Chambre vêtu du tabard aux armes de France vint s’immobiliser à l’entrée de la galerie des Glaces, du côté du salon de la Paix où se font entendre les violons et les claquements de pieds des gardes du corps. Louis XIV paraît...
Son justaucorps est entièrement brodé d’or, mais contrairement à son habitude, il porte peu de bijoux. Pourtant un murmure d’admiration vole sur la Cour : fixant le plumet de son chapeau un splendide diamant jonquille irradie de mille feux... Personne ne lui a encore connu cette merveille...
Conscient - et sans doute ravi ! - de l’effet produit, Louis XIV s’avance de son pas majestueux, un léger sourire flottant sur ses lèvres. Monsieur et ses gentilshommes le regardent approcher - en particulier l’un d’eux - avec une stupeur qui leur arrondit les yeux. Il accueille leurs saluts avec grâce.
— Sire, mon frère ! s’exclama le prince sans pouvoir retenir plus longtemps sa curiosité. Vous avez là un fort beau diamant ! Je ne vous le connaissais pas !
— Moi non plus, voyez-vous, et c’est ce qui en fait le charme... Ah, Monsieur le chevalier de Lorraine, je ne vous avais pas vu ! Vous semblez mal à l’aise ce soir ? Seriez-vous souffrant ?
— Le Roi est trop bon de s’inquiéter de ma santé mais je vais bien. Simplement, je suis dans l’éblouissement...
— Ce joyau ? C’est vrai qu’il est beau, n’est-ce pas ?
— C’est une acquisition récente ? demanda Monsieur après avoir avalé sa salive.
— Non, c’est un présent !
— Un présent ? firent-ils tous en chœur, mais...
— D’une dame! C’est pourquoi j’ai pour lui un faible tout particulier !
— Il faut qu’elle soit... fort riche ! Hoqueta Monsieur.
— Ou fort affectueuse! J’en ai été d’autant plus heureux que j’ignorais jusqu’à il y a peu l’existence de cette belle pierre. Sinon, j’aurais sans doute essayé de l’obtenir. Et honnêtement ! Je n’aurais jamais eu l’idée, par exemple, d’envoyer des estafiers fouiller une demeure de fond en comble comme j’en sais certains capables de le faire. Je l’aurais acheté, et sans lésiner ! Mais il se trouve que l’on me l’a donnée.
— Votre Majesté a beaucoup de chance, fit Lorraine sans réussir à dissimuler entièrement son dépit.
Le Roi darda sur le gentilhomme un regard d’où s’était effacée toute trace d’amusement :
— La chance se mérite, Monsieur. Il suffit parfois de faire le bien au lieu de son contraire. Quoi qu’il en soit, nous ne supporterions pas que cette dame si généreuse ait encore à pâtir de mauvais procédés. J’espère que c’est compris ?
Mais, comme chez tous les Guise, l’insolence n’était jamais loin chez le chevalier, ce dernier répliqua :
— Encore faudrait-il que nous connaissions la dame en question.
— Vous ne la connaissez pas ?
— Non, Sire.
— Alors continuez ! Ce sera mieux pour tout le monde...
Et comme on devait assister à un concert, le Roi alla s’asseoir dans son fauteuil et se fit remettre le programme de la soirée...