Deuxième partie LES MALHEURS DUNE PRINCESSE

1795

CHAPITRE VI OÙ LE MYSTÈRE DU GUILDO S'ÉPAISSIT

Le capitaine Crenn s'était réveillé de fort mauvaise humeur. Si l'on peut appeler cela se réveiller. En fait, il n'avait guère dormi et s'il s'était résigné à s'étendre vers onze heures, c'était pour éviter les visites perpétuelles de sa logeuse, inquiète de l'entendre aller et venir au-dessus de sa tête. L'aimable veuve de l'entrepreneur en constructions navales se souciait beaucoup, depuis quelque temps, du refroidissement de ses relations avec le beau gendarme auprès de qui, naguère encore, elle coulait des jours si agréables.

Elle se serait tourmentée bien plus si elle avait pu deviner ce qui depuis la veille occupait à ce point l'esprit d'un homme dont elle commençait à espérer qu'il pourrait devenir son second mari. En effet, au soir de ce jour qui s'achevait si bizarrement, le capitaine en passant à la gendarmerie avait reçu un rapport de ses hommes, qui, à l'exception d'un voleur de poulets pincé du côté de l'hôpital, ne contenait rigoureusement rien. Si ce n'est peut-être un détail relevant davantage du potin mondain que des compétences de la maréchaussée : tôt le matin, on avait vu le citoyen La Fougeraye partir en voiture avec la jeune citoyenne Laudren, se rendre au bac de l'Orillois, et le passer...

Sans autre commentaire, Crenn avait repris son bicorne, son cheval et était parti pour Saint-Malo où, sur le coup de sept heures, il pénétrait dans le bureau où " la citoyenne Sainte-Alferine " comparait tristement le devis des travaux de réfection de la Demoiselle avec l'état actuel des finances de la maison. C'est dire que si Alain Crenn était mal luné, elle ne l'était guère mieux. Tout au sujet qui occupait son esprit, celui-ci n'y prit pas garde.

- Je voudrais voir la ci... Mme de Laudren ! clama-t-il d'emblée après avoir, tout de même, ôté son couvre-chef. Peut-elle me recevoir ?

- Non, fit Lalie le nez dans ses registres et sans prendre la peine de lever la tête.

- Pourquoi, s'il vous plaît ?

- Elle n'est pas là...

- Pas là ? Alors je veux savoir où elle est !

Le ton autoritaire obtint tout de même que Lalie le regarde :

- Tiens ! Le capitaine Crenn ! Je n'avais pas reconnu votre voix et, en outre, je finissais une addition... pénible ; veuillez m'excuser. Vous disiez ?

- Que je voulais voir Madame Laura.

- C'est bien ce que j'avais cru comprendre et j'ai répondu, je crois, qu'elle n'était pas là. Ce à quoi vous avez rétorqué que...

- ... que je voulais savoir où elle était !

- Et en quoi, s'il vous plaît, les faits et gestes de ma cousine - en Bretagne où tout le monde est plus ou moins cousin on n'aurait pas compris qu'aucun lien de parenté n'unît les deux femmes et l'on s'était tenu au plus simple puisque Lalie était nantaise - doivent-ils vous être soumis ?

Par-dessus les lunettes posées sur le bout du nez, l'oil gris de la comtesse fusillait Crenn mais il refusa de se laisser impressionner, même si cette authentique grande dame possédait le don de le mettre mal à l'aise. Il répondit sans baisser le ton :

- Je n'en demande pas tant mais sa sécurité m'importe. Or, je viens d'apprendre qu'hier matin on avait vu Madame Laura partir en voiture avec ce vieux chouan de La Fougeraye. Et ils ont passé la Rance. Alors je voudrais savoir s'ils sont rentrés.

- Ce n'était pas prévu, fit sobrement Lalie en retournant à ses comptes.

- Qu'est-ce qui était prévu ?

- Une absence de deux ou trois jours... mais enfin vous commencez à m'agacer, " citoyen " capitaine ! s'écria-t-elle en jetant sa plume qui protesta en faisant un gros pâté. Encore une fois en quoi cela vous regarde-t-il ? Ne sommes-nous plus en... république ?

- Cela me regarde en ce que je suis responsable de sa sécurité comme de celle de tous les autres habitants de...

- de Saint-Servan ! Pas de Saint-Malo !

Crenn comprit qu'il n'en viendrait pas à bout en continuant sur le même mode. Jetant son bicorne sur un classeur, il se laissa tomber sur une chaise avec un soupir découragé :

- Je pourrais vous dire que la Laudrenais est sur... Port-Solidor mais je n'ai pas envie de discuter davantage. Disons que je m'inquiète... par amitié. Courir les routes avec ce vieux bandit ne me paraît pas une bonne chose. Alors, s'il vous plaît, madame, dites-moi où elle est ?

- Bon, je vais vous le dire. Après tout, c'est sans grande importance et je n'ai pas juré le silence : ils sont partis pour le Guildo. D'après M. de la Fouge-raye, le produit des vols commis justement à la Laudrenais pourrait s'y trouver...

Crenn bondit :

- Au Guildo ? Un coin fréquenté par des contrebandiers et tous les brigands qui hantent les parages depuis le cap Fréhel jusqu'en forêt de la Hunaudaye ? Mais c'est du délire !

Son inquiétude presque palpable finit par entamer la sérénité de Lalie. De mauvaise grâce, elle lança :

- Puisque vous le savez, pourquoi ne nettoyez-vous pas le coin comme vous dites ?

- C'est de l'autre côté de la Rance. Ce n'est pas de mon ressort mais de celui des gendarmes de Plancoët et même ce sont ceux de Lamballe qui devraient mettre de l'ordre, mais j'admets que la région est difficile... Est-ce qu'ils ont au moins emmené l'homme au crochet de fer ?

Jaouen entrait à cet instant précis et se chargea de la réponse :

- Non. On n a pas voulu de moi, fit-il avec raideur. Cet homme et Mme de Laudren sont censés être un oncle et sa nièce qui vont voir d'abord à Plancoët puis dans le Val d'Arguenon ce que la Révolution a laissé de leur parentèle. La Fougeraye m'a refusé et on m'a interdit de bouger d'ici !

D'un coup d'oil expert, Crenn jaugea les six pieds de muscles de l'intendant, son visage aux traits sculptés et, sous le ressaut des épais sourcils bruns, les yeux farouches dont le gris froid rappelait celui du redoutable crochet d'acier qui remplaçait son avant-bras gauche.

- Je te réquisitionne l'ami ! Tu as un cheval ? En ce cas, tu me rejoins au petit jour au bac...

- Pourquoi pas maintenant ?

- Parce que la mer est pleine et que, de nuit, le bac ne part pas. Il faudrait passer par Dinan, ce qui allongerait sacrement le chemin. En outre j'ai des ordres à donner, des dispositions à prendre pour être remplacé. Enfin, je ne serai pas en uniforme : un, parce que je vais m'aventurer hors de ma juridiction, et deux, parce que une tête de gendarme coiffée de son bicorne est la cible favorite des pétoires chouannes. Ça te va comme explications ?

- Tout à fait. Je serai au bac et... bien armé.

- Tu as été soldat, je crois ?

- Oui. Sous le général Kellermann. Un boulet de canon m'a enlevé ça à Valmy mais je m'arrange encore très bien de ce qui reste !

- Autrement dit... tu étais républicain ?

- Je le suis toujours, riposta Jaouen avec un regard sur Lalie qui, les yeux au ciel, haussait les épaules, mais ma république à moi ne règne pas du haut d'un échafaud !

- Sur ce sujet-là je serais assez de ton avis ! A demain !... citoyenne ! ajouta-t-il en saluant Lalie avant de tourner les talons pour regagner son logis et y passer la nuit que l'on sait.

A l'aube du lendemain, ils traversaient la Rance et s'élançaient sur la route étroite qui, par Ploubalay et Trégon, les mènerait directement au Guildo en laissant Plancoët sur leur gauche.

Tout au contraire du capitaine, Laura, elle, avait bien dormi. La fatigue du voyage en charrette et la certitude que son compagnon veillait sur son sommeil - puisqu'il lui avait dit qu'il ne se coucherait pas - lui accordèrent un véritable repos. Aussi quand elle descendit dans la salle, toilette faite et prête à partir, fut-elle très surprise de ne pas l'y voir. Il n'y avait là que Gaïd occupée à éplucher des raves et des choux pour préparer la soupe du jour.

En voyant la jeune femme, elle se leva, alla chercher un bol de lait, une cuillère et un chanteau de pain noir dont elle coupa une épaisse tranche et les disposa sur la table avant de retourner à son épluchage ; le tout sans proférer une parole. Elle s'était contentée d'un signe de tête pour répondre au bonjour de sa cliente. Celle-ci cependant ne prit pas place devant ce qu'on lui proposait. Son regard parcourut la salle, puis elle se pencha pour voir à travers les petits carreaux et finalement demanda :

- Où est mon oncle ? L'avez-vous vu ?

L'autre fit non de la tête. Laura alors sortit dans l'air vif du matin. Le vent avait chassé les nuages et il faisait presque beau. Aussi une certaine animation se manifestait-elle dans les maisonnettes et vers le gué de l'Arguenon. La mer était basse et des gamins armés de pelles et de paniers allaient récolter coques et palourdes, mais nulle part Laura n'aperçut la silhouette grise de La Fougeraye. En revanche elle vit Tangou l'aubergiste qui revenait, un panier de crabes sous le bras. Elle alla vers lui et posa de nouveau sa question. Mais comme la femme, l'homme hocha la tête. Toutefois, il consentit à ajouter :

- Il aura été se promener dans les rochers...

- Cela m'étonnerait. Il m'avait dit qu'il passerait la nuit dans la salle, qu'il n'avait pas sommeil. A quelle heure avez-vous fermé l'auberge ?

L'homme haussa les épaules :

- Y a rien à voler ici ! Qu'est-ce que vous voulez qu'on ferme ?

- Mais enfin, lorsque vous êtes allé vous coucher, était-il là ?

- Sûr qu'il était là. Il fumait sa pipe, les pieds sur la pierre de la cheminée. Je lui ai souhaité le bonsoir...

- Et ce matin, quand vous vous êtes levé ?

- Ça c'est vrai, il n'était pas là mais je ne me suis pas inquiété : j'ai pensé qu'il était allé se dégourdir les jambes et j'ai été chercher ça, ajouta-t-il en désignant sa récolte...

- Conduisez-moi à l'écurie !

Sans commentaire, il posa son panier, alla prendre une clef accrochée au flanc de la cheminée et suivit Laura dans la cour où la charrette dételée tendait ses bras vers le ciel. Et le cheval, lui aussi, était à sa place.

- C'est incroyable, fit Laura entre ses dents. Où peut-il être ?

Cette fois elle était troublée. En allant à l'écurie, elle n'imaginait pas un instant que La Fougeraye ait pu partir sans elle. Vers où et dans quel but ? L'aubergiste toussa pour attirer son attention :

- Y ne connaît personne par ici ?

- Je crois que si mais je ne sais pas qui...

- Ecoutez ! Rentrez donc manger ce que la Gaïd vous a préparé ! Pendant ce temps je vais faire un tour, voir si je le rencontre...

N'imaginant pas que ce rustre pût se montrer prévenant si peu que ce soit, elle lui jeta un coup d'oil incertain mais il insistait avec une grimace ressemblant vaguement à un sourire. Il répéta, encourageant :

- Allez manger et ne vous tourmentez pas trop ! Quand on s'promène dans le coin, on a toujours envie d'aller plus loin...

- Peut-être.

Elle rentra dans la maison, se mit à table, surprise de constater qu'auprès du pain, la Gaïd avait placé un morceau de beurre salé.

- Faut pas vous tourmenter ! fit-elle en écho de son mari. Il va revenir...

Laura l'espérait bien. Après tout, ces gens avaient peut-être raison. Il se pouvait que La Fougeraye se soit rendu dans un lieu dont il n'avait pas envie de lui parler. Et au fond elle en savait peu sur lui, sinon ce qu'il avait pu lui dire et qui laissait bien des choses dans l'ombre... Elle déjeuna donc d'assez bon appétit et ressortit pour attendre dehors : elle se sentait trop nerveuse pour rester assise à ne rien faire.

Comme le gentilhomme la nuit précédente, elle fit quelques pas en remontant la route. Son regard accrocha les bâtiments conventuels sur leur terrasse et s'y fixa. L'absence surprenante de son compagnon lui avait fait oublier un moment la raison de leur voyage mais à présent, elle resta un long moment à examiner le vieux couvent... Il semblait bien abandonné : aucune trace de vie derrière ces fenêtres grises dont plusieurs étaient brisées, et une partie de ce qui avait dû être le logis abbatial menaçait ruine. La pensée lui vint que La Fougeraye était peut-être allé faire un tour dans la nuit.

Elle commençait à gravir le chemin d'accès quand elle aperçut Tangou qui le descendait. En la voyant, il écarta les mains en un geste d'impuissance.

- J'ai pensé, dit-il, que votre oncle aurait pu grimper là-haut mais y a rien, ni personne...

- Vous voulez dire que ce couvent est vide ?

- Comme ma poche ! Qu'est-ce que vous croyez ? Personne n'y est entré depuis qu'les trois derniers moines ont filé pour sauver leur peau. C'est même un endroit malsain...

- Pourquoi ? A cause des fantômes ? Vous y croyez, vous ?

L'aubergiste se signa précipitamment .

- Faut pas badiner ! Bien sûr que j'y crois... S'est passé de drôles de choses...

- Quoi par exemple ?

L'aubergiste regarda autour de lui d'un air méfiant comme s'il craignait d'être entendu :

- La nuit y a parfois des bruits... des gémissements !.. des lumières vertes aussi... et qui dansent !

- Et au village personne n'a eu la curiosité d'aller voir ?

- Si... Un jeune gars qui se vantait de n'avoir peur de rien. Une nuit il est monté sans le dire à personne. On l'a r'trouvé au matin dans ce chemin où nous sommes avec à la tête une vilaine blessure...

- Mort?

- Non, mais il est fou. Y peut plus parler et la moitié de son corps est comme mort !

- Vous en venez, pourtant de ce mauvais lieu ?

- Parce qu'y fait grand jour et qu'j'avais peur qu'y soit arrivé pareil à votre oncle qu'à Efflam. Mais il n'est pas là... Allez, on redescend !

Il avait pris le bras de Laura mais elle résista :

- Je voudrais voir par moi-même...

- Je vous le conseille pas. C'est dangereux, j'vous dis...

- Vous en êtes pourtant sorti vivant ?

- C'est parc'que j'connais l'endroit et j'sais éviter les pièges... Faudrait pour ça qu'j'aille avec vous.

- Eh bien, venez !

- Non. J'ai pas qu'ça à faire. On verra plus tard si l'oncle reparaît pas. Mais j'suis bien tranquille ! Y va r'venir. Il est pt'être déjà là...

Il avait repris le bras de Laura et le serrait de telle façon qu'elle comprit qu'il valait mieux ne pas insister. Cet homme n'avait rien de rassurant. Entrer en conflit avec lui, alors qu'elle était seule dans ce coin perdu, relèverait de la folie. Il fallait jouer le jeu, même si une angoisse commençait à poindre. On revint à l'auberge où, comme Laura le craignait, Gaïd n'avait vu personne.

Les heures passèrent, lentes, de plus en plus lourdes. Laura ne savait plus à quoi se résoudre. Tangou avait émis l'hypothèse que " l'oncle " était peut-être allé jusqu'à Saint-Jacut, le village de pêcheurs et l'ancienne abbaye bénédictine qui se trouvaient à la pointe de la presqu'île dont le Guildo occupait la base, mais si c'était le cas, pourquoi à pied quand il s'agit d'une grosse lieue et qu'il disposait d'une voiture ? C'était anormal, Laura en était sûre à présent et la peur lui venait. Le mari et la femme avaient une façon de la regarder à la dérobée qui ne lui disait rien de bon : leurs yeux étaient trop luisants. Pourtant, Tangou avait continué à chercher avec ce qui ressemblait à une inquiétude grandissante...

Soudain, Laura pensa que cela ne pouvait durer, qu'il lui fallait faire quelque chose : tout plutôt que rester assise au coin de ce feu à se poser des questions avec le silence pour seule réponse !

- Allez m'atteler la charrette ! décida-t-elle soudain.

- Pour quoi faire ? dit Gaïd de sa voix traînante. Vous n'allez tout de même pas partir en abandonnant votre oncle.

- Je ne l'abandonne pas. Je vais chercher du secours...

- Du secours ? reprit le mari. Est-ce que vous ne nous avez pas ? On fait tout c'qu'on peut je crois !

- Jusqu'à présent vous n'avez rien trouvé, n'est-ce pas ? Même pas une trace... un indice ?... de toute façon, je préfère partir... je vais payer ce qui vous est dû et je m'en vais.

- Ce n'est pas prudent, plaida la femme. Il est déjà quatre heures et les chemins ne sont pas sûrs. Où voulez-vous donc aller ?

- J'ai le temps d'arriver à Plancoët avant la nuit, répondit Laura qui pensait aux demoiselles de Villeneux. Sans doute la tendre Léonie se pâmerait-elle de douleur mais l'entreprenante Louise pouvait être d'un grand secours. Saint-Malo était trop loin et elle avait besoin de quelqu'un de lucide et de confiance...

Mais, apparemment, Tangou ne l'entendait pas de cette oreille. Interposant sa carrure entre Laura et la porte, il lâcha, revenant au tutoiement égali-taire curieusement oublié depuis le matin :

- Pas question que tu t'en ailles d'ici avant qu'on sache où est passé ton oncle citoyenne ! Ça s'rait trop facile de filer et de revenir avec une escouade de gendarmes qui prendraient un grand plaisir à fouiller partout et à voler le peu qu'on a !

Il levait le masque et Laura comprit enfin qu'elle avait en face d'elle un ennemi. Elle aimait mieux cela parce que son courage lui revenait comme chaque fois qu'il fallait affronter un danger. Avec un sourire de dédain, elle haussa les épaules :

- On dirait que chez vous le monde tourne à l'envers ? ou bien avez-vous si mauvaise opinion de la maréchaussée ? Cela dit, je ne vais pas à la gendarmerie... et je saurai bien atteler moi-même. Laissez-moi passer !

- Non. Tu rest'ras ici jusqu'à ce que j sache où est passé ce foutu bonhomme ! T'as compris ?

- Qu'en avez-vous à faire après tout ? s'écria Laura. C'est mon oncle, pas le vôtre, et c'est à moi de le rechercher...

- Et moi j'dis qu'tu bougeras pas ! Tu vas r'mon-ter là-haut et attendre bien sagement ! ajouta-t-il en l'empoignant par le bras. Elle se débattit mais sa force de jeune femme était sans commune mesure avec celle de cette brute. Alors elle se mit à crier, appelant au secours de toute sa voix tandis que Tangou la traînait vers l'escalier. A sa surprise, une voix goguenarde lui répondit :

- Voilà, voilà ! On arrive !

L'instant d'après, Laura se retrouvait par terre mais libre et considérait avec stupeur Alain Crenn qui appuyait un pistolet contre les côtes de l'aubergiste.

- Le bonjour, citoyenne Laudren ! fit-il gaiement.

On dirait que nous arrivons à point nommé ? Dis donc, toi, si c'est comme ça que tu traites tes clients, il ne doit pas y avoir foule dans ce trou.

- Jlui veux point d'mal ! grogna Tangou. JVoulais seulement qu'elle m'en fasse point...

Pendant ce temps, Jaouen s'était précipité sur Laura pour l'aider à se relever :

- Vous n'avez rien ? demanda-t-il, si visiblement anxieux qu'elle lui sourit :

- Non. Tout va bien pour moi mais je crois que vous êtes arrivés à temps. Cet homme prétendait me séquestrer jusqu'à ce que l'on ait retrouvé... mon oncle.

- Ce vieux brigand de La Fougeraye a disparu ? fit Crenn qui, à l'aide d'une corde qu'il avait trouvée accrochée à un clou, était en train de ficeler l'aubergiste.

- Il n'y a pas matière à plaisanterie, dit Laura avec sévérité. Je suis très inquiète pour lui. Mais, je vous en prie, capitaine ne restons pas plus longtemps...

- Que craignez-vous puisque vous n'êtes plus seule ?

- La femme n'est plus là ! Peut-être est-elle allée chercher à son tour de l'aide...

- Elle a raison, intervint Jaouen. Nous aurons tout le temps ensuite d'apprendre ce qui s'est passé ici. Vous êtes venus avec la charrette qui est dans la cour ? ajouta-t-il, tourné vers Laura qui confirma. Je vais atteler et je mènerai...

- Je peux très bien le faire, dit Laura. Le cheval est doux et cela vous permettra de garder les vôtres...

En dépit des protestations du capitaine, Laura tint à payer son écot et laissa quelques assignats sur la table devant l'aubergiste qui roulait des yeux furibonds en poussant des grognements parce que Crenn avait jugé utile de le bâillonner.

- Sa femme le libérera si ça lui chante ! fit-il en conclusion. A moins qu'elle ne préfère le laisser ainsi ? Pour ce que j'en ai vu, je me demande ce qu'une créature comme elle fait avec un rustre comme celui-là. Elle est diantrement belle !

Quelques instants plus tard, le trio quittait le Guildo mais Laura était loin d'être satisfaite. Quand on fut à l'embranchement de deux chemins dont l'un allait sur Trégon et l'autre remontait sur Plancoët, elle engagea la charrette dans cette dernière direction tandis que le capitaine, qui allait devant, prenait la première.

- Ce n'est pas le bon chemin ! cria Jaouen en se portant à sa hauteur. Nous sommes venus par Trégon. C'est beaucoup plus rapide...

- Ah oui ? Alors pourquoi avez-vous mis si longtemps ?

- Le cheval du capitaine s'est déferré. Nous avons dû nous arrêter à Ploubalay... Faites demi-tour, Madame Laura !

- Certainement pas ! Moi, je vais à Plancoët... Je dois faire visite à des personnes amies de M. de la Fougeraye. Je crois qu'elles sauront le rechercher mieux que quiconque. D'ailleurs je leur laisserai cette voiture qui pourra leur être utile...

- Et vous reviendrez à pied ?

- Si l'un de nous devait rentrer à pied ce serait vous, mon cher Jaouen, fit Laura. Mais Rollon est capable de porter deux personnes : je reviendrai en croupe.

Crenn cependant accourait aux nouvelles. Laura lui fit part de son intention. Au contraire de ce qu'attendait Jaouen, il ne la combattit pas.

- Après tout, dit-il, ce n'est pas une mauvaise idée. Nous n'avons pas éclairci l'affaire du vieux couvent dont on vous a dit qu'il recelait les meubles et collections volés à la Laudrenais.

- J'ai voulu aller voir, soupira Laura mais dans le chemin j'ai rencontré l'aubergiste. Il a dit qu'il n'y avait rien...

- Et bien sûr, il était difficile d'insister compte tenu de la différence des forces en présence. Raison de plus pour que j'aille voir. Aussi, je vous accompagne à Plancoët. Je verrais les collègues et j'arriverai peut-être à obtenir une perquisition s'ils veulent bien se remuer un peu.

- Offrez une récompense ? suggéra Laura. Vous l'estimerez vous-même. Ma trésorerie peut encore me le permettre, surtout si je retrouve ce que je cherche...

On fit donc route ensemble jusqu'à la petite ville aux abords de laquelle on se sépara, Crenn allant à la mairie et Laura vers la demeure des demoiselles de Villeneux. En arrivant devant la porte, elle sauta à terre, attacha le cheval à un anneau puis fit comprendre à Jaouen qu'elle préférait qu'il n'entre pas avec elle :

- Ce sont deux vieilles filles, expliqua-t-elle. Vous pourriez les effrayer. En outre, elles seront plus en confiance seules avec moi qu'elles connaissent déjà...

Jaouen eut un de ses rares sourires et celui-là était franchement ironique :

- Encore un nid de chouans ?

Le regard noir de la jeune femme se planta dans le sien :

- Cela se peut en effet, et j'espère que vous l'oublierez. S'il y a une chance de retrouver M. de la Fougeraye, ce sont elles qui la détiennent. Attendez-moi, je n'en ai pas pour longtemps, ajouta-t-elle en frappant comme l'avait fait la veille son compagnon. Elle craignait un peu de se trouver devant la fragile et larmoyante Léonie et ce fut, en effet, ce qui se produisit : le visage inquiet qui apparut dans l'entrebâillement de la porte était le sien. Sans ouvrir davantage, elle examina Laura puis l'homme qui l'accompagnait :

- Madame de Laudren ?... Que voulez-vous ?... Et pourquoi M. de la Fougeraye n'est-il pas avec vous ? Qui est cet homme ?

- Si vous voulez que je réponde à toutes vos questions, il faut m'ouvrir, mademoiselle Léonie. On ne parle pas d'affaires graves dans la rue !

- D'affaires graves ? Mon Dieu, serait-il arrivé quelque chose à notre ami ?

Cramponnée au battant, elle commençait à pleurer sans livrer pour autant le passage. Ce qui eut le don d'exaspérer Laura qui, depuis leur rencontre, savait que la tendre Léonie ne débordait pas de sympathie pour elle...

- Mademoiselle Louise n'est pas là ?

- N... on. Non, ma sour... n'est pas... au logis !

- Je devine où elle est. En ce cas, il faut que vous preniez sur vous et que vous m'entendiez ! Vous pleurerez plus tard si cela vous chante : encore une fois ce qui m'amène est grave.

Avec un nouveau gémissement, Léonie se décida à écarter le battant qui se fit un devoir de grincer en écho. Laura marcha avec décision jusqu'au salon qu'elle connaissait déjà et, se retournant, fit face à la vieille demoiselle entrée derrière en fermant la porte :

- Ecoutez-moi bien ! intima-t-elle en s'asseyant sans attendre d'y être invitée, je vais vous raconter ce qui s'est passé au Guildo.

Elle s'attendait à un festival de petits cris - ou même de grands cris ! -de soupirs, d'exclamations, de sanglots. Or, Mlle Léonie l'écouta sans émettre un son. Elle ne pleurait plus mais, quand ce fut fini, elle leva sur son interlocutrice un regard plein de rancune :

- Je savais bien qu'il ne fallait pas y aller, que le Guildo était un lieu maudit et c'est à cause de vous qu'il y est allé ! M. de la Fougeraye est un homme vaillant, un vrai chevalier d'autrefois et je suis bien certaine qu'avant de vous mener au vieux couvent il a voulu s'assurer par lui-même de ce que l'on y pouvait trouver !

- Tout seul et en pleine nuit ?

- Naturellement ! C'est un brave je vous le répète ! Et d'ailleurs, quelle aide pouviez-vous lui apporter ?

- J'y suis allée moi aussi, je vous l'ai dit.

- Et vous vous êtes laissée dissuader par cet aubergiste d'aller jusqu'au bout ? Pourtant, si j'ai bien compris, vous avez été secourue, vous n'êtes plus seule ? Alors pourquoi n'y être pas montée ?

- Allez-y vous-même ! s'écria Laura que le ton accusateur de la vieille fille agaçait. Quoi qu'il en soit, le capitaine Crenn pense convaincre les gendarmes d'ici d'y faire une descente. Vous n'aurez qu'à aller avec eux !... Maintenant et avec votre permission, je me retire en vous demandant seulement de rapporter à Mlle Louise ce que je vous ai appris. Elle saura, j'en suis certaine, agir comme il convient. Si quelqu'un est capable de retrouver notre ami, c'est elle... A présent je me retire, ajouta-t-elle en se levant. Bien entendu je vous laisse la voiture de M. de la Fougeraye.

- Mais vous-même, comment rentrerez-vous ?

- En croupe de mon serviteur que vous avez vu dehors, mais j'espère recevoir bientôt des nouvelles rassurantes...

- Je vous le souhaite... Sinon je crois que j'aurai beaucoup de mal à ne pas vous maudire !

Ce fut sur ces paroles de réconfort que Laura quitta la maison des vieilles filles pour se mettre à la recherche d'Alain Crenn : elle ne voulait pas quitter Plancoët sans savoir s'il avait obtenu l'aide désirée. Et l'on se dirigea vers la gendarmerie.

A sa surprise, le capitaine y avait reçu un accueil non seulement courtois mais amical : cela tenait à ce qu'un nouveau brigadier venait de s'y installer et que celui-ci avait servi déjà sous ses ordres et en avait gardé un assez bon souvenir. Il se nommait Merlu et, sous des dehors épineux, c'était le meilleur garçon de la terre. En outre, depuis sa prise de fonction, il s'ennuyait : dans son coin, les chouans se tenaient plutôt tranquilles et sa brigade n'avait pas grand-chose à se mettre sous la dent en fait de délinquants. L'idée de faire une descente dans un vieux couvent hanté le séduisit immédiatement, mais quand Laura et Jaouen se présentèrent il refusa catégoriquement de les emmener :

- Pas de civils avec nous ! Et encore moins de femmes ! Faites excuses, citoyenne, mais c'est le règlement.

- Et moi ? riposta Crenn. Est-ce que je ne suis pas en civil ?

- Ce n'est pas l'uniforme qui fait le gendarme ! C'est le cour, répliqua le brigadier Merlu. Tous ici nous savons qui tu es, citoyen capitaine. Désolé pour vous autres, ajouta-t-il à l'intention des " civils ", mais il ne vous reste plus qu'à aller coucher à l'auberge si vous voulez savoir la suite. On ira voir demain matin à l'aube.

Laura consulta Jaouen du regard. Celui-ci haussa les épaules :

- De toute façon, la nuit va tomber et nous ne pouvons pas rentrer à Port-Malo ce soir. Il y a une auberge convenable ici ?

- Même à Rennes y'a pas mieux ! C'est celle de ma cousine Etiennette et, pour la propreté comme pour la tambouille, elle craint personne. J'vais vous y conduire.

- Dans ce cas, dit Crenn, j'irai aussi. Il faut bien que je couche quelque part !

Merlu disait vrai. L'auberge de l'Arguenon, située au bord du petit port dont, deux fois par jour, la mer gonflait ou réduisait le cours, ressemblait tout à fait à la description qu'il en avait donnée : brillante de propreté à l'image de sa propriétaire dont la coiffe blanche ressortait, comme les assiettes de faïence naïve, sur le satin sombre de ses vaisseliers bien cirés. Laura y dormit dans un bon lit après un souper de moules, de truites et de crêpes auquel participa Merlu, invité par Crenn. Les émotions de la veille l'avaient rompue et il faisait grand jour quand elle se réveilla mais la journée lui parut longue parce qu'elle ne savait trop à quoi l'occuper. Il faisait froid et gris. Aussi, à l'exception d'une promenade au bord de l'Arguenon et d'une autre à une source que l'on disait miraculeuse et dont Etiennette jurait qu'elle guérissait toutes les maladies [xix], Laura la passa au coin de la grande cheminée de granit rosé à regarder la petite aubergiste, aussi ronde qu'une pomme, vider des poissons, gratter des coquillages ou préparer la pâte des galettes, mais sans beaucoup parler. Au cours des dernières années, Etiennette avait appris à se méfier des gens qu'elle ne connaissait pas. Au long des côtes d'Armorique, larges ouvertes sur la mer et l'Angleterre, les espions fleurissaient presque autant que les clandestins en route vers plus de liberté et une apparence aristocratique ne signifiait pas forcément que la personne appartînt à la cause dont - Laura l'aurait juré ! -Etiennette était partisane. Et de toute façon la conversation n'était pas son fort. Jaouen, lui, erra dans le pays. Aussi fut-ce avec un soupir de soulagement qu'au crépuscule, Laura le vit revenir en compagnie d'Alain Crenn.

Celui-ci pourtant semblait très soucieux :

- Nous rentrons bredouilles ! soupira-t-il en étalant devant le feu son manteau de cheval qui dégagea aussitôt une forte odeur de chien mouillé. Le citoyen Tangou avait raison : La Fougeraye semble avoir disparu de la surface de la terre aussi radicalement que s'il avait été enlevé au ciel ! Nous avons fouillé le village sur les deux rives et deux de nos hommes sont allés jusqu'à Saint-Jacut...

- Et le couvent ? demanda Laura. Avez-vous réussi à y entrer en dépit des pièges dont on m'a parlé ?

- Des pièges ? Et pour garder quoi ? Le couvent est vide, madame. Il ne reste même rien des meubles que les trois derniers religieux ont bien été obligés de laisser en s'enfuyant. Les pillards sont passés par là...

- Il n'y a rien ? murmura la jeune femme profondément déçue.

- Absolument rien. Je suis désolé...

- Pourtant, M. de la Fougeraye était certain de son fait !

- Je ne sais sur quoi il fondait cette certitude. En tout cas la preuve est là : il n'y a rien... Ah si, tout de même, j'ai trouvé ceci.

De sa poche, il tira un objet de métal terni, une sorte de sceptre en miniature dans lequel tintait un grelot. Un ruban fané s'y attachait encore.

- C'est un hochet d'enfant, je crois, et il devrait être en argent.

- Il est en argent, dit Laura en s'emparant du petit jouet dont elle frotta la tête avec son mouchoir avant d'ajouter avec émotion : il appartenait à mon frère et ma mère y tenait beaucoup ! Tenez, voyez ! Voici nos armes gravées... Et il était au couvent ?

- Oui, dans un coin où il a dû rouler.

- Eh bien, cela devrait suffire à vous prouver que M. de la Fougeraye ne se trompait pas. Les dépouilles de la Laudrenais ont séjourné dans cette maison. Autrement, je ne vois pas comment en expliquer la présence.

- Peut-être, mais qu'elles y soient venues est pour vous sans intérêt puisqu'elles n'y sont plus. Sans doute ont-elles été embarquées par la suite.

- Avec votre permission, capitaine, ce raisonnement ne tient pas, intervint Jaouen. Reprenons l'affaire à son début. Les déménageurs de la Laudrenais se sont servis de barges. En ce cas, je ne vois pas pourquoi on se serait donné la peine de hisser tout ce chargement jusqu'au monastère pour ensuite le remporter jusqu'à un navire ? Il était plus simple d'y aller directement à ce navire.

- Il est probable que tu as raison, reprit Crenn sans se formaliser, mais pas complètement. Moi, je vois la chose différemment : Pontallec s'est fait donner le vieux couvent pratiquement abandonné par ses moines dans l'intention d'en faire le coffre au trésor de toutes ses rapines et il y a joint ce que contenait la malouinière familiale, avec la bénédiction de son ami Le Carpentier. Là-dessus le vent s'est mis à souffler pour eux du mauvais côté mais peut-être avait-il pu faire passer certaines choses en Angleterre ou à Jersey. Peut-être aussi une grande partie se trouvait-elle à bord du vaisseau qui l'attendait au large de Saint-Malo au moment où le lougre a explosé ? Quant à ce qui pouvait rester au couvent, il est probable que les gens du pays en aient fait leurs choux gras. A commencer par l'aubergiste dont la tête et le comportement ne me reviennent pas du tout !

- Les gens du pays ont peur de ce domaine dont ils jurent qu'il est habité par des fantômes. Personne n'aurait l'audace d'y aller voir.

- Ils ont peur la nuit mais le jour est plus rassurant. Quant à Tangou, je gagerais ma moustache contre une poignée de seigle qu'il ne craint ni Dieu ni diable... Je suis désolé, Madame Laura, mais nous perdons tous notre temps ici !

C'était sans doute la sagesse mais, pour la jeune femme, c'était dur à avaler. Depuis des jours elle s'était reprise à espérer en cette fortune volée par son détestable époux parce qu'elle représentait le moyen de sauver définitivement l'armement Laudren. Certes, il était pénible d'envisager la vente des collections de ses aïeux, les jades, les beaux objets d'or et d'argent, les tabatières dont plusieurs étaient enrichies de pierres précieuses, les tapis tissés de soie et tout ce qui, autrefois, lui était apparu comme un environnement naturel. Mais si c'était le prix à payer pour que Lalie réussisse à préserver l'ouvre de Marie-Pierre de Laudren, sa raison d'exister qui avait été celle de tant de braves gens, alors ce n'était pas trop cher... C'était l'idée de rentrer les mains vides qui était insupportable ! Plus que vides même puisque, dans l'aventure, Bran de la Fougeraye avait sans doute laissé la vie.

Le matin suivant, on se préparait au départ quand Etiennette vint dire à Laura qu'une " citoyenne " voulait lui parler et, un instant plus tard, elle introduisait Louise de Villeneux dans la chambre de la jeune femme.

- Je suis venue vous prier d'excuser ma sour, dit la visiteuse. Elle vous a traitée de façon indigne alors que vous veniez lui confier l'équipage de notre ami...

- Vous n'avez pas à m'offrir d'excusés, mademoiselle. J'ai bien compris que la pauvre avait beaucoup de chagrin. Elle l'aimait, sans doute ?

- Et lui ne s'en est jamais douté ! Je suppose d'ailleurs que cette découverte ne lui aurait fait ni chaud ni froid mais ce n'est pas une raison pour vous traiter comme elle l'a fait. Et je n'aime pas que l'on pleure les morts avant d'être certain qu'ils le sont.

- Je crains, hélas, que la raison ne soit de son côté. Hier, le capitaine Crenn et les gendarmes ont fouillé le Guildo maison par maison. Il n'est nulle part.

- Les gendarmes de la République ? Allons donc ! Ils pourraient fouiller jusqu'au jugement dernier sans réussir à trouver ce que les gens d'ici veulent à tout prix leur cacher. Et vous vous en doutez n'est-ce pas ?

- Vous croyez ?

- Sinon, pourquoi m'auriez-vous amené la voiture et le cheval ?

- Peut-être, admit Laura. Après ce que j'ai entendu chez vous l'autre jour, l'idée m'est venue que si quelqu'un était capable de le retrouver c'était vous... Je ne sais trop pourquoi.

Un rapide sourire éclaira fugitivement le visage austère de la vieille demoiselle :

- Cela joue en faveur de votre intuition, ma chère, et je vous garantis qu'à moins qu'il ne repose au fond de la mer, je saurai où est passé La Fouge-raye. Et même s'il est sous les vagues ! Partez tranquille ! L'affaire est mienne à présent !

- Oserai-je vous demander...

- Des nouvelles ? Cela va de soi. Puisqu'il vous a amenée chez nous, c'est que vous êtes des nôtres !

Un bref salut et elle s'éclipsait, laissant Laura un peu réconfortée. Cette femme intrépide aurait rendu confiance à un moribond. Quelle différence avec sa larmoyante jumelle ! C'était même à peine croyable !

Un moment plus tard, la petite troupe se mettait en marche pour rejoindre le bac de la Rance à une allure raisonnable afin de ne pas fatiguer outre mesure le cheval de Jaouen qui portait aussi Laura. Le retour s'effectua sans autre inconvénient que le crachin têtu qui semblait installé jusqu'à la nuit des temps, enveloppait toute la région d'une brume liquide singulièrement pénétrante sous laquelle les cavaliers faisaient le gros dos. Aussi fut-ce avec soulagement que Laura, gelée et engourdie, se laissa déposer à terre par Jaouen dans la cour de sa maison. Avec soulagement mais non sans angoisse : elle redoutait le premier regard qu'elle échangerait avec son amie. Comme elle-même, Lalie plaçait beaucoup d'espoir dans l'expédition qui s'achevait si piteusement. La seule solution restante était la vente et Laura savait que Lalie, attachée de toutes ses forces au sauvetage entrepris, en aurait autant de peine qu'elle-même...

Il faisait nuit et des chandelles brûlaient derrière les vitres des bureaux du rez-de-chaussée. Laura échangea un regard avec Jaouen :

- Elle doit être encore en train de travailler ! dit-elle. Mieux vaut aller lui dire sans attendre que tout est perdu.

Tandis que Jaouen conduisait le cheval à l'écurie, Laura s'avança vers les quelques marches donnant accès à la porte vitrée et la poussa. Mais il n'y avait là que Madec Tevenin. Armé d'une longue plume d'oie aux barbes défraîchies, il recopiait fébrilement dans un gros registre le contenu d'une pile de papiers posés à côté. Il était même si absorbé par son travail qu'il n'entendit pas la porte s'ouvrir.

- Bonsoir Tevenin ! dit Laura. Mme de Sainte-Alferine n'est pas là ?

Il sursauta, lâcha sa plume et se leva maladroitement en lui adressant un sourire épanoui qu'elle ne lui connaissait encore pas

- Bonsoir Madame Laura. Non, Mme Eulalie n'est pas encore rentrée. Elle est au port !

- Au port ? Par ce temps ?

Le sourire du jeune homme s'élargit encore autant que c'était possible, tandis que derrière ses lunettes, ses yeux fatigués pétillaient :

- Oui... oui, absolument ! Elle ne l'a autant dire pas quitté depuis ce matin !

- Qu'y fait-elle ? Et pourquoi donc me regardez-vous ainsi Madec ? On dirait que vous voyez des anges ?

- C'est... c'est un peu cela ! Oh, ajouta-t-il en frottant ses mains l'une contre l'autre d'un air embarrassé, je sais bien que Mme la comtesse tient beaucoup à l'annoncer elle-même à Madame Laura. . et j'ai promis mais-Fatiguée, nerveuse, elle ne se sentait pas d'humeur à jouer aux devinettes :

- M'annoncer quoi ?

Madec Tevenin n'eut pas à rompre sa promesse. Derrière Laura, la porte du bureau s'envola sous la main de Jaouen, qui clama :

- Le Griffon est rentré au port ce matin ! L'annonce triomphante lui faucha les jambes.

Elle se laissa tomber sur une chaise :

- Le Griffon ?... Il est revenu ?

- Oui ! exulta le secrétaire. Il est revenu ! Il est là ! Bien sûr il a subi quelques avaries, mais l'équipage est au complet et la cargaison intacte ! C'est merveilleux n'est-ce pas ?

Laura ouvrit la bouche mais, incapable d'émettre un son, elle chercha l'air comme un poisson hors de l'eau. Ce que voyant, Jaouen courut chercher un verre d'eau et lui en fit boire avec précautions tandis que Madec lui tapait dans les mains. Elle reprit sa respiration.

- Eh bien, fit Jaouen, après tout ce que vous avez subi ces dernières années je ne vous savais pas aussi impressionnable ! J'ai cru, un instant, que vous alliez vous évanouir !

- Je l'ai cru aussi, lâcha-t-elle, encore un peu haletante. J'ai souvent espéré pouvoir mourir d'une grande douleur mais je n'imaginais pas que la joie puisse en faire autant. Vous n'auriez pas quelque chose de plus fort ? ajouta-t-elle en rendant le verre à Jaouen.

Madec se précipita vers un cartonnier où il prit une bouteille ventrue :

- Il y a là du rhum ! Mme la comtesse aime en boire un peu quand les soucis l'accablent par trop, expliqua-t-il d'un air un peu confus comme s'il était pris en flagrant délit d'intempérance.

- C'est juste ce qu'il me faut !

Laura avala les quelques gouttes versées avec une parcimonieuse prudence, se retrouva debout, marchant avec décision vers la porte :

- Allons, Jaouen ! Allez me chercher un parapluie ! Nous allons au port !

- C'est ridicule ! osa celui-ci. Mme Eulalie va rentrer sous peu sans aucun doute ?

- Nous verrons bien. De toute façon, je refuse de la laisser contempler seule ce sacré navire dont nous rêvons toutes deux depuis des semaines !

Et sans même attendre le parapluie demandé, elle s'élança hors des bureaux en claquant la porte...

Jaouen suivit. Bien entendu...

CHAPITRE VII LA LETTRE DE JULIE TALMA

La cargaison du Griffon fit aux gens de l'armement Laudren l'effet d'une corne d'abondance soudain ouverte au-dessus de leur tête. Le capitaine Levasseur, qui ressemblait à un phoque grincheux, rapportait non seulement des tissus de soie, du café et des épices, mais aussi de l'ivoire et de l'écaillé sous l'aspect de carapaces de tortues. Sans compter un petit coffre contenant de l'or portugais et un sac de pierres précieuses non montées sur la provenance desquelles le marin se montra d'une grande discrétion. Pour ce qui était de l'or il en manquait un peu car. vu l'état de guerre avec l'Angleterre, il avait jugé bon en relâchant au Port-Louis de l'île Bourbon, de faire installer quatre canons supplémentaires.

- J'ai pensé, ajouta-t-il avec un soupir, que Mme Marie-Pierre ne serait pas contre et aussi qu'elle serait contente de recevoir ce coffre...

L'annonce de la mort de sa patronne dont il était contemporain lui causait une grande peine, ains que celle de M. Bedée. Certes, la présence de sa fille était un peu réconfortante, mais celle de la Nantaise - comme il l'appellerait par la suite ! - lui donnait à penser, et pas sur le mode enthousiaste. D'abord, entre les gens de Saint-Malo et ceux de Nantes - le grand port négrier ! - la chaleur était rarement au rendez-vous. En outre Lalie possédait un oil gris à la fois méditatif et scrutateur peu propice aux élans de l'âme. La petite Mme Laura était bien mignonne mais il ne la connaissait pas. Son seul atout était de ressembler à son frère mais la Nantaise ne ressemblait à personne, et pour cause. Aussi une vague méfiance se mêlait-elle au chagrin de Levasseur. Pourtant, Lalie marqua vite un point en remarquant :

- Vos hommes doivent vous être tout dévoués, capitaine. En d'autres cas, il aurait été difficile d'embarquer un trésor sans que l'équipage en réclame sa part. Surtout si loin de l'armateur et en l'absence d'un subrécargue [xx] puisque le vôtre est mort des fièvres ?

- Je ne sais pas si ça se passe ainsi chez lez Nantais, mais pas chez nous. Sur le Griffon on est tous bons Malouins et tous, vous m'entendez, faisaient confiance à Madame Marie-Pierre pour leur donner leur part.

- C'est ce que nous ferons aussi. Sachez que j'entends la prendre pour modèle en toutes choses. Quant aux Nantais, vous pourriez au moins leur faire crédit d'un peu d'honnêteté et de courage, ou bien les océans qu'ils fréquentent ne sont-ils pas les mêmes que les vôtres ? En tout cas, félicitations ! Rapporter cette cargaison malgré les croisières anglaises représente un exploit car, en dépit de vos nouveaux canons, vous n'aviez tout de même pas la puissance de feu d'un corsaire...

- Je dois à la vérité de dire qu'en quittant l'île Bourbon j'ai eu l'aide d'un " pays ". François Lemême qui commande l'Hirondelle nous a escortés jusqu'à la sortie de l'océan Indien. C'est ça aussi les gens de Saint-Malo. Il n'a d'ailleurs pas perdu son temps ajouta-t-il. Quand nous l'avons quitté, il s'apprêtait à fondre sur un gros portugais qui n'a pas dû lui donner trop de mal... Cela dit, le Griffon a grand besoin des services des maîtres de hache [xxi]. Il est assez abîmé !

- Soyez tranquille ! Il sera remis à neuf et, cette fois, bien armé... comme un corsaire !

Et, au moyen d'un plan du navire que Tevenin lui avait sorti, elle fit au vieux loup de mer un cours magistral sur les points qu'il faudrait sans doute renforcer et la meilleure manière d'installer les canons en quantité suffisante pour que le navire pût se défendre avec efficacité sans empiéter sur l'espace réservé aux marchandises. Le tout avec une autorité qui éberlua celui-ci : on aurait dit que cette bonne femme avait passé sa vie à construire des bateaux et à naviguer dessus !

Laura elle-même en fut impressionnée et ne le cacha pas à son amie :

- Vous me faites penser à Jeanne d'Arc, lui ditelle un soir où Lalie, paisiblement installée dans une bergère au coin du feu, avait repris ses aiguilles à tricoter, ce qui la fit rire :

- Rien que cela ? Où allez-vous chercher pareille idée ?

- C'est l'évidence il me semble. La Pucelle gardait ses moutons et filait dans son village lorrain quand les voix du Seigneur l'ont transformée en chef de guerre. Vous vous êtes changée en armateur efficace et compétent comme par miracle et vous sauvez notre vieille maison tout comme elle a sauvé la France...

- Ne rêvez pas ! Je ne vous ferai jamais sacrer reine de France et j'espère, quand l'heure en sera venue, mourir de façon plus confortable que sur une pile de fagots enflammés !

- Dieu me garde de rêver d'une couronne ! dit Laura en riant. C'est une parure beaucoup trop dangereuse au temps où nous vivons... Qui pourrait souhaiter être reine de France ?

- Pourquoi pas la petite Madame Royale ? Réfléchissez un peu, Laura ! La République a fait table rase de toutes les lois de ce que l'on appelle déjà l'Ancien Régime. De la loi salique comme des autres. Et je suis persuadée qu'en cas de restauration du trône, il ne pourrait plus s'agir de pouvoir absolu mais d'une monarchie constitutionnelle un peu à l'image de l'Angleterre. Dès lors, pourquoi la princesse Marie-Thérèse ne deviendrait-elle pas reine ? J'avoue pour ma part que cela me conviendrait assez. Pas vous ?

- Je ne sais pas. Oh, je n'aurais rien contre l'idée de voir une femme coiffer la couronne, mais celle-ci... Pauvre enfant qui a tout perdu sur cette terre et que l'on tient encore en étroite prison ! Croyez-vous que dans sa tour elle puisse rêver d'un trône alors qu'elle sait comment on traite les reines en France ? Il me semble qu'à sa place j'aurais surtout envie de liberté, de grand air, de retrouver le ciel dégagé, la verdure, les oiseaux, les rivières, tout ce qui fait qu'une simple paysanne puisse être plus heureuse qu'une reine. Si la misère, bien sûr, ne la courbe pas vers la terre et si elle peut vivre avec l'homme qu'elle aime...

- Je ne crois pas que vous trouveriez beaucoup de paysannes qui pensent de cette façon. Vous savez, Laura, le bonheur c'est quelque chose que l'on porte en soi, une image idéale et ce n'est pas la même pour tout le monde. A beaucoup près ! Mais vous venez, je pense, de me donner votre conception de la félicité terrestre ?

- Oui, c'est ce que j'ai toujours souhaité : vivre à l'écart du monde dans une agréable demeure avec un mari... des enfants ? Tout ce que je croyais avoir en me mariant et vous voyez ce qui reste de mes rêves ! Un démon pour époux dont je ne suis même pas sûre que l'enfer l'ait repris, une maison vide et depuis plus de deux ans ma petite Céline repose sous une dalle sans nom dans la chapelle de Komer où je ne suis pas encore retournée. Triste bilan !

Lalie leva les yeux par-dessus ses lunettes :

- Vous n'oubliez pas quelque chose d'important ? On vous aime... et vous aimez.

- Sans doute, mais en suis-je plus heureuse ? Le cheval de Jean de Batz galope sur je ne sais quelle route, dans je ne sais quel pays. Il est proscrit, recherché par la police et je ne le reverrai peut-être jamais.

- Dieu que vous êtes pessimiste pour une si jeune femme ! Je crois, moi, que vous vous retrouverez un jour.

- Et qu'en sortira-t-il ? Une vie dans le genre de celle qu'a connue Marie Grandmaison ? Des instants de bonheur fou et des siècles de solitude, d'attente...

- Les circonstances ne sont plus les mêmes. La Terreur est finie, Laura.

- Mais elle continue pour certains et Jean n'est pas fait pour l'existence paisible d'un gentilhomme campagnard. Vous le voyez s'occupant uniquement de son domaine, allant à la chasse un fusil sous le bras et un chien sur ses talons puis rentrant se mettre à table à heures fixes en parlant du dernier marché, d'une bête malade ou d'une récolte qui s'annonce bonne ou mauvaise ?

A nouveau Lalie se mit à rire

- Tel que nous le connaissons, je vous accorde que vous avez raison, mais il vieillira, comme tout le monde, et viendra le temps où les grandes chevauchées, les grands coups d'épée et les grandes conspirations ne lui diront plus rien. Comme ses ancêtres, il accrochera un jour son épée au manteau de la cheminée...

- Il faudrait qu'il soit très vieux, ou très las.

Alors je le serai aussi et l'amour ne serait peut-être plus qu'un souvenir...

Lalie rangea son tricot dans la petite table à ouvrage placée près d'elle, se leva et vint embrasser Laura :

- Vous parlez comme une douairière et vous avez à peine vingt et un ans ! Faites un peu plus confiance à l'avenir ma chère petite ! Et puis allez donc dormir ! Peut-être ferez-vous un beau rêve.

- Il y a bien longtemps que je ne sais plus ce que c'est qu'un beau rêve.

Dans les jours qui suivirent, Laura, en dehors des repas pour l'horaire desquels Mathurine se montrait pointilleuse, ne vit guère son amie qui ne cessait de courir entre les bureaux, le port et les chantiers de construction navale de " Port-Solidor ". Somme toute, elle se retrouvait petite fille auprès d'une mère trop occupée pour lui donner autre chose qu'une attention distraite, mais le pavillon Laudren allait de nouveau flotter sur plusieurs navires et, jour après jour, les traces des méfaits de Pontallec s'effaçaient...

Laura ne tarda pas à s'ennuyer. Elle connaissait peu de monde et Marie-Pierre elle-même, si elle savait le nom du plus modeste calfat ou du plus petit mousse, entretenait peu de relations avec les dames de Saint-Malo. A l'exception d'une seule : Rosé Surcouf de Boisgris qui était sa contemporaine... et son contraire : essentiellement femme d'intérieur, Rosé Surcouf avait mis au monde neuf enfants dont il ne lui restait que cinq : quatre garçons : Charles, Nicolas, Robert, Noël et une fille, Rosé-Hélène. Les quatre fils étaient alors tous embarqués et croisaient dans les mers du Sud. La fille avait opté pour le célibat et restait près de sa mère. Jaouen aussi connaissait bien les Surcouf parce qu'ils possédaient un domaine, près de Cancale, où la famille passait le temps d'été, et que ce domaine était peu éloigné du clos Marguerite où vivaient alors les grands-parents de Joël. Celui-ci avait souvent joué avec les gamins lorsqu'il allait leur rendre visite. Ce fut lui qui favorisa le rapprochement de Laura et de cette femme douce, un peu timide, dans les veines de laquelle coulait pourtant le sang de Porcon de la Barbinais, celui qu'on appelait le Regulus breton parce que, capturé par les Barbaresques et envoyé par le Dey d'Alger proposer la paix à Louis XIV, il dissuada celui-ci d'accepter les propositions puis, fidèle à la parole donnée, était revenu se constituer prisonnier, sachant bien que sa tête ne tiendrait plus longtemps à ses épaules. Le lendemain de son retour, en effet, elle commençait à se dessécher au soleil sur les murailles d'Alger...

Connaissant le retour au pays de la fille de sa vieille amie dont elle avait déploré le remariage avec son gendre, Rosé Surcouf, qui avait cessé de porter le nom de Boisgris par prudence, n'osait trop s'approcher d'une jeune femme de qui, en ville, on ne savait que penser. Les mauvaises langues insistant volontiers sur le fait qu'elle " avait eu des aventures ". Jaouen, la rencontrant un matin à la criée aux poissons, la convainquit de venir voir Laura en lui faisant un résumé succinct des fameuses aventures. Or si Mme Surcouf était timide, elle était aussi sensible aux souffrances d'autrui qui pouvaient éveiller en elle un enthousiasme combatif. Elle vint, vit Laura... et tomba sous son charme. Sous celui de Lalie aussi, encore qu'avec un peu de distance, mais du jour de sa visite, les deux femmes eurent en elle un ardent thuriféraire et les mauvaises langues se le tinrent pour dit. Mme Surcouf partait de ce principe qu'avoir survécu à la Révolution représentait un effort suffisant pour qu'on n'y ajoute pas en cherchant des noises hors de saison.

Elle plaignait Laura de tout son cour d'avoir eu Pontallec pour époux et, surtout, de n'avoir pas encore eu la chance de retrouver son corps, ce qui lui aurait permis de se remarier mais, faisant confiance à la Providence, Mme Surcouf priait en secret pour qu'une preuve de la mort de ce sacripant apparût sans trop attendre : elle verrait assez bien la jeune veuve devenir sa belle-fille. De ses quatre fils, seul l'aîné Charles avait pris femme, en la personne d'Adélaïde Olivier qui ne l'avait pas vu depuis plusieurs mois car, depuis mars, il servait sur une canonnière de l'escadre. Nicolas, âgé de vingt-quatre ans, était encore libre et aussi Robert, le démon de la famille qu'il avait bien fallu laisser s'embarquer à treize ans parce que, rebelle à toute formation cléricale alors que sa mère aurait voulu le voir " d'Eglise ", il battait ses professeurs du collège de Dinan. Celui-là avait tout juste l'âge de Laura. Il servait, en cet hiver 1794 sur la corvette l'Hirondelle qui avait escorté le Griffon jusqu'à la pointe de l'Afrique et Rosé y avait vu une sorte de signe du Ciel, même si Nicolas, qui voguait alors dans la mer des Antilles, eût peut-être été un époux plus paisible pour la jeune femme. Mais Rosé comptait sur la séduction de Laura pour assagir son diable à quatre par ailleurs le garçon le plus loyal, le plus droit et le plus vaillant qui soit. Aussi ne manquait-elle jamais de chanter ses louanges, avec un rien d'ironie il est vrai, chaque fois qu'elles se rencontraient. Ce qui commençait à agacer Jaouen dont la jalousie se réveillait facilement mais amusait Lalie :

- Si cela fait plaisir à Mme Surcouf de rêver, pourquoi l'en empêcher ? raisonnait-elle. Vous savez bien que Madame Laura ne peut pas se remarier tant qu'on n'a pas retrouvé le cadavre et, en admettent même que cela arrive demain, la voyez-vous vraiment tomber amoureuse de ce jeune homme dont on dit que la mer et le combat sont ses seules passions ? Cependant ce ne serait pas une si mauvaise chose...

- Vous pensez au baron ? Il est votre ami, pourtant.

- Oui, et si elle avait la moindre chance d'être heureuse avec lui j'y aiderais de toutes mes forces, mais on n'épouse pas la tempête !

- Alors pourquoi voudriez-vous la marier à Robert Surcouf ? C'est, lui aussi, la tempête...

- Sans doute ! Je préférerais tout de même celle qui laisse une femme durant des mois au logis en attendant le retour du marin, dans l'inquiétude peut-être mais dans la sûreté d'un foyer, à celle qui jetterait à nouveau cette même femme sur les routes de l'aventure. Batz a la conspiration dans le sang et ne connaîtra ni trêve ni repos tant que le Roi - le sien ! - ne remontera pas les marches du trône. Alors laissez donc papoter Mme Surcouf ! Elle a l'avantage de distraire Madame Laura...

- Eh, je sais bien qu'elle s'ennuie ! Hier elle m'a dit qu'elle avait envie d'aller à Komer où elle n'est pas retournée depuis que nous y avons mené le corps de la petite Céline et j'ai dû lui expliquer que ce serait dangereux. Vingt lieues dans les profondeurs du pays avec les partisans, bleus et blancs, qui s'y tapissent et se sautent dessus à la première occasion ! Avec aussi la misère qui règne...

Depuis Noël, en effet, le nord de l'Europe connaissait un hiver particulièrement rigoureux, et en France il était peut-être plus cruel encore à cause de l'état de guerre civile. La Convention toujours debout contre vents et marées devait faire face à une situation financière et économique critique. Le numéraire se cachait, la planche à billets fonctionnait à plein et les assignats se dévalorisaient chaque jour un peu plus. Aussi les denrées se raréfiaient-elles et celles qui arrivaient sur le marché atteignaient des prix fantastiques car les récoltes de l'été de la Terreur avaient été mauvaises, comme si la terre vomissait la pourriture du sang dont on l'avait gorgée.

A Paris, le peuple vivait des jours dramatiques. Le thermomètre descendit à 18 degrés au-dessous de zéro ; la Seine gelée ne permettait plus l'arrivée des convois, principalement de bois, et pour avoir des fagots, on dévasta plus ou moins Boulogne, Vincennes et Saint-Cloud. Le pain, les légumes, la viande, le charbon, l'huile manquaient et des queues patientaient interminablement aux portes des boutiques. Pourtant, dans la capitale assiégée par la faim, une poignée de trafiquants, de profiteurs et de parvenus s'empiffraient sans vergogne...

Evidemment cet état se répercutait sur la province et la Bretagne, bien que bénéficiant d'un climat plus clément, souffrait comme les autres même si la pêche permettait de se nourrir un peu mieux qu'ailleurs. Quand le temps le voulait, à marée basse, les grèves connaissaient une grande affluence de gens armés de pelles, de couteaux, de seaux et de petits filets à crevettes. Et, de toute façon, le baromètre n'était pas vraiment propice aux voyages, même sur une petite distance...

Cependant, quelques jours après la Chandeleur, une charrette menée par une femme franchit la porte " Vincent " qui n'allait pas guère tarder à retrouver son saint, s'engagea dans la Grand-Rue, tourna dans la rue Porcon-de-la-Barbinais pour s'arrêter devant le portail de l'hôtel de Laudren. De sa fenêtre, Laura qui contemplait avec désenchantement le trafic quotidien reconnut aussitôt l'attelage et sa conductrice qui sautait à terre : Mlle Louise de Villeneux avec la charrette de La Fougeraye.

En un clin d'oil elle fut en bas, hurlant que l'on ouvre le portail, et se précipita dans la rue pour accueillir la vieille fille sans se soucier du coup de vent qui arrachait son bonnet de mousseline en lui tirant les cheveux :

- Vous êtes venue, et par ce temps ? s'écria-t-elle en prenant l'arrivante dans ses bras comme s'il s'agissait d'une parente affectionnée pour l'entraîner dans la maison. Il faut que vous ayez des nouvelles ! Ne vous souciez pas de la voiture et du cheval, Jaouen va les rentrer et s'en occuper... Vous avez fait bon voyage ? Et pas de mauvaises rencontres ?

Elle éprouvait une joie parfaitement disproportionnée avec l'événement et parla presque sans interruption jusqu'à ce que l'on fût devant le feu de la grande salle où elle débarrassa la visiteuse de sa grosse mante et des socques dont elle protégeait ses souliers avant de la faire asseoir dans un fauteuil en tapisserie.

- On va vous apporter tout de suite du café bien chaud, acheva-t-elle en se laissant enfin tomber dans un fauteuil identique.

Un peu ahurie par cette réception tumultueuse mais plutôt amusée, Mlle Louise sourit :

- Vous semblez penser que je vous apporte de bonnes nouvelles ? Je pourrais vous ramener seulement un attelage qui ne m'appartient pas ?

- Et à moi pas davantage. D'ailleurs, cela vous obligerait à rentrer par le coche qui n'a rien d'agréable...

- Oh, l'agrément, qui le cherche de nos jours ? C'est vrai, je vous apporte des nouvelles mais je ne suis pas certaine que vous les jugerez vraiment bonnes...

- Vous avez retrouvé M. de la Fougeraye et il est mort ?... bredouilla Laura avec soudain des larmes dans les yeux.

- Non. Il n'est pas mort, mais son état n'est guère satisfaisant. Il ne se souvient de rien... pas même de son propre nom ! Cela est dû à une grave blessure reçue à la tête...

- Où était-il ?

- Pas bien loin du Guildo, chez un vieux fou de sorcier - pas si fou qu'il en a l'air d'ailleurs ! - qui vit dans une masure à demi écroulée non loin des ruines du château. Presque tout le monde a peur de lui. Dans le coin on dit qu'il connaît les herbes, ce qui inciterait plutôt les gens à aller le voir, mais aussi qu'il est " visionné " c'est-à-dire qu'il voit les fantômes et peut s'entretenir avec eux. Alors on le craint et on le laisse tranquille...

- Autrement dit, lors des recherches on n'est pas allé chez lui ?

- Si. Les gendarmes sont courageux et, surtout, votre capitaine Crenn qui n'a pas l'air d'avoir froid aux yeux. Il est allé chez Yann qu'on appelle Gornek, ce qui veut dire le Cornu et désigne volontiers le Diable, mais il n'a rien trouvé. Le vieil homme l'a laissé fouiner dans son repaire sans cesser d'écailler les poissons pour sa soupe et n'a répondu à ses questions que du bout des lèvres ou en haussant les épaules, mais à moi il a parlé...

- Il vous connaît donc si bien ?

- Vous savez, je suis une vieille chouanne. D'aucuns diraient une vieille chouette et à Yann il arrive aussi de chouanner parce que les Bleus, il les déteste. Moi, il sait que je suis une " bonne ", comme il dit, alors il veut bien causer. Je me doutais qu'il me dirait ce que je voulais savoir et que, si quelqu'un pouvait éclairer la disparition de La Fougeraye, c'était lui.

- Alors ?

- Eh bien, voilà l'histoire. Ce qu'il en sait tout au moins. La nuit que vous avez passée à l'auberge, le Cornu - ça lui va à merveille : il a sur la tête deux épis qui évoquent des cornes ! - s'est levé un peu avant l'aube. Il s'était souvenu d'avoir oublié son haveneau sur les rochers, et la mer remontait. C'est là qu'il a trouvé notre ami avec une vilaine blessure à la tête et du sang qui coulait encore. Il ne s'est pas posé de questions. Pas tout de suite. Il a compris qu'on l'avait mis là pour que le flot le recouvre et l'emporte en refluant. Il l'a chargé sur son dos juste à temps : l'eau mouillait ses pieds. Et il l'a ramené chez lui. Ou plus exactement dans une cachette qu'il ne m'a pas révélée parce qu'il se doutait bien qu'on le rechercherait.

- Il le connaissait ?

- Je vous ai dit qu'il chouannait plus ou moins. Et puis La Fougeraye est venu plusieurs fois au château du Val quand les Chateaubriand en étaient encore maîtres. Alors Yann a donné les premiers soins et l'a caché assez bien pour que l'on ne l'entende pas délirer. Ça a duré des jours, et souvent il a cru que son blessé allait passer, mais Yann, s'il le voulait, pourrait être le meilleur médecin de Haute-Bretagne - il aurait même été, il y a longtemps, chirurgien de marine avant qu'on l'accuse de je ne sais quel forfait. Je n'ai pas compris comment il s'y est pris, mais il a réparé le crâne de La Fougeraye et il l'a remis sur pied ou à peu près. Il ne lui manque qu'une chose : la mémoire.

- Et il est toujours là-bas ?

- Non. Il est chez nous. Quand j'ai raconté à ma sour Léonie ce que j'avais découvert, elle a jeté les hauts cris en disant qu'on ne pouvait pas permettre qu'un homme de sa qualité reste tapi au fond d'un trou puant en compagnie d'un vieux fou jusqu'à la consommation des siècles. Elle a dit aussi qu'il fallait aller le chercher. Alors nous sommes allées de nuit chez Gornek, mais sans passer par le Guildo. Il y a un chemin qui, de Trégon, descend jusqu'à une faible distance des ruines. Nous n'avons pas eu beaucoup de peine à convaincre Yann de nous le remettre. Je crois même qu'il était un peu soulagé parce qu'en guérissant La Fougeraye devenait bruyant : il vitupère on ne sait quels ennemis... et il chante !

- Il chante ?

- Oui et, par moments, de drôles de chansons. Si ce n'était si triste de le voir quasi dément, je vous avoue que je trouverais amusant de voir ma sour prendre des airs de chrétienne livrée aux lions quand Bran entonne certains couplets.

- Et vous êtes seules à l'entendre ? Les voisins ?

- Oh, les voisins sont au courant. D'ailleurs, il n'y avait aucune raison de se cacher puisque la gendarmerie a recherché elle-même La Fougeraye. Je m'y suis rendue au lendemain de son arrivée chez nous.

- Et avez-vous dit d'où vous le sortiez ?

- Je ne jouerais jamais un aussi mauvais tour à Yann Gornek. J'ai dit que je l'avais trouvé errant sur la lande et que d'abord je ne l'avais pas reconnu, déguenillé qu'il était avec la barbe longue, les traits ravagés et le vieux chapeau cachant son crâne rasé où les cheveux repoussent mal, mais qu'ensuite j'avais pensé que la seule chose à faire était de le ramener à la maison.

- Et vous comptez le garder ?

- Où voulez-vous qu'il aille dans son état ? Il a encore besoin de soins...

- Qu'on pourrait peut-être lui dispenser chez lui ? H ne vit pas seul à La Fougeraye que je sache, et ses serviteurs m'ont paru dévoués.

Mlle Louise rougit aussi violemment qu'aurait pu le faire la sensible Léonie, toussa pour éclaircir une gorge soudain encombrée.

- Certes, certes ! Mais vous savez que sur son promontoire le domaine est loin de tout, sauf de la mer. Chez nous, en ville, nous disposons de plus de facilités à commencer par notre médecin et un apothicaire...

- Et surtout, assena Laura en souriant, Mlle Léonie tient essentiellement à soigner de ses mains un blessé qui lui est cher ?

Louise de Villeneux ne put s'empêcher de rire :

- Je vois que vous savez à merveille " délaby-rinther " les sentiments et j'aurais dû parler plus net. Les temps ne sont plus aux mignardises de salon ! Voilà des années que ma sour souhaite s'attacher notre ami et, même réduit à cet état, elle en est heureuse. Les soins qu'elle lui donne sont touchants, ajouta-t-elle en reprenant son sérieux.

- Je n'en doute pas et je suppose qu'il est inutile de vous rendre votre visite... puisque M. de la Fougeraye ne se souvient de rien ?

- Inutile, en effet ! Mais je tenais à ce que vous cessiez de vous tourmenter à son sujet.

- Merci. Une question se pose encore, cependant. Qui l'a mis dans cet état ? L'aubergiste du Guildo ? Il a une vraie tête d'assassin...

- J'y ai pensé, bien sûr, mais pour quelle raison aurait-il agi ainsi ? Yann a parlé d'une chute malencontreuse dans les rochers...

- Qu'est-ce que La Fougeraye serait allé y faire en pleine obscurité et alors que, peu confiant justement dans l'aubergiste, il m'avait annoncé son intention de ne pas se coucher et de passer la nuit dans la salle ? Votre Gornek me paraît moins intelligent que vous le dites...

- Ne vous y trompez pas ! Il m'a servi ce qui ressemble à une version officielle. Mais il n'y croit pas... Et maintenant, La Fougeraye va rejoindre la collection de légendes affreuses qui courent sur le château de Gilles de Bretagne-Mile Louise acheva le café qu'elle avait bu avec une visible délectation et se leva. Laura en fit autant mais, au lieu de l'accompagner au-dehors, elle la pria de l'attendre, s'éclipsa et revint portant un sac de jute d'environ trois livres, fermé par un lien scellé d'un cachet rouge :

- Votre blessé aime beaucoup le café, dit-elle et, avec ce mauvais hiver, vous en manquez peut-être un peu ce qui n'est pas notre cas.

A nouveau la vieille demoiselle rougit mais cette fois, ce fut de plaisir. Empoignant alors Laura aux épaules, elle lui plaqua un baiser sonore, à la paysanne, sur chaque joue :

- Merci ! dit-elle émue. Vous êtes un brave cour ma petite, et moi je n'en ai jamais douté...

Au moment où elle allait partir, Laura s'avisa que le temps était toujours aussi exécrable et la retint :

- Vous n'allez pas rentrer ce soir à Plancoët ? Le mieux serait de rester ici ?

- Je vous remercie mais non. Je ne rentre pas chez nous ce soir. Passé la Rance, je sais où trouver un lit.

Laura n'insista pas et reconduisit enfin sa visiteuse. En rentrant avec Jaouen qui avait mis la vieille fille en voiture, elle ne put s'empêcher de remarquer :

- Il me semble que, chez lui, au milieu de ses habitudes, La Fougeraye aurait plus de chances de recouvrer la mémoire ? Le garder à Plancoët n'a aucun sens.

- C'est aussi mon avis mais la mégère que j'ai vue l'autre jour n'a sans doute pas le même point de vue. Un mauvais hasard lui a livré celui qu'elle aime. Elle fera tout pour le garder. Vous devriez le comprendre ?

- Oh, je comprends tout à fait. Eh bien, laissons ce pauvre homme à son sort ! Il a au moins l'avantage de lui faire oublier ses haines comme ses amours et la cruelle blessure infligée par sa fille. C'est peut-être mieux ainsi...

Et Laura remonta dans sa chambre, emportant la pénible impression d'être de moins en moins utile et de ne servir à rien. Le silence de la maison dont les épais murs de granit étouffaient les bruits lui parut soudain insupportable. Alors que Lalie débordait d'activité, elle-même ne se trouvait plus aucun pôle d'intérêt : elle se faisait l'effet d'un naufragé jeté par la mer sur un îlot stérile sans aucun moyen de communication avec un vaste monde où chacun s'affairait, courait à ses travaux, à ses amours... Elle découvrait chaque jour davantage à quel point elle avait changé... à quel point Batz l'avait changée ! Il ne restait plus grand-chose de la petite marquise de Pontallec, ravagée de douleur par la mort de son enfant et tentant désespérément de s'accrocher à l'homme qu'elle avait épousé, cherchant simplement la mort quand elle se sut abandonnée. Et Batz était venu et rien n'avait été comme avant. A présent, Laura découvrait que du fond de sa belle demeure bretonne, elle regrettait jusqu'aux temps affreux de la Terreur où la peur du lendemain mais surtout la crainte de ce qui pouvait arriver à celui qu'elle aimait donnaient son prix à chaque jour.

Ce soir-là, prétextant une migraine, elle ne descendit pas souper, resta de longues heures pelotonnée au coin du feu comme faisait Marie jadis quand elle attendait le retour de son amant à cette différence que Laura n'avait à attendre le retour de personne. Quand Bina puis Lalie montèrent la voir, elle ferma les yeux, feignant le sommeil, et elles se retirèrent sur la pointe des pieds. Et quand, enfin, elle se coucha, elle ne réussit pas à dormir, hantée par l'idée déprimante que personne sur cette terre n'avait besoin d'elle. Surtout pas Jean de Batz puisque, depuis des mois, il ne donnait plus de nouvelles !

Se laisser abattre ainsi sans réagir ne ressemblait pas plus à Laura Adams que celle-ci ne ressemblait à Anne-Laure de Pontallec. Elle n'avait plus rien de la victime résignée à son sort et quand elle fut au bout de ses larmes et de ses interrogations elle découvrit qu'au-delà des jours heureux vécus à Charonne, le logis qu'elle regrettait le plus n'était pas son petit hôtel de la rue du Mont-Blanc mais les deux pièces qu'elle avait occupées avec Mme Cléry à la Rotonde du Temple [xxii] quand toutes deux s'efforçaient d'apporter, par la musique, un peu de distraction à la famille royale, encore au complet, emprisonnée dans la Tour.

Une envie soudaine, brûlante, insistante, lui vint d'y retourner pour essayer d'apercevoir cette enfant toujours captive du sinistre donjon. Elle, peut-être, avait besoin d'un dévouement, d'une tendresse dédaignés par d'autres. Il lui restait au moins quelqu'un à aimer et Laura enfin s endormit quand elle eut pris la décision de partir pour Paris.

N'importe quel prétexte ferait l'affaire, même si l'armement Laudren n'avait plus besoin de la petite fortune déposée chez Lecoulteux. De préférence un bon prétexte, car elle ne se berçait pas d'illusions : Lalie et Jaouen feraient tout pour l'empêcher de retourner dans une ville dont leur affection grossissait les dangers connus au travers des rares nouvelles que l'on en recevait... Mais elle tiendrait bon. Même si Batz restait introuvable, Laura avait envie de revoir Pitou, Swan et ses amis américains, Talma et Julie et...

Et ce fut de cette dernière que vint le salut.

Quand Madec Tevenin revint de la poste aux lettres où il était allé chercher le courrier comme il le faisait trois fois la semaine, il rapportait une missive venant de Paris et adressée à " la Citoyenne Adams, aux bons soins de la Citoyenne Laudren ". C'était Julie Carreau, épouse Talma, qui écrivait :

" Sans nouvelles de vous depuis si longtemps, ma chère amie, je me prends à douter si vous vous souvenez encore de moi. Cependant, outre le plaisir de me rapprocher de vous par ces quelques lignes, il me faut - et je vous en demande excuses ! - vous écrire pour une très vulgaire question d'affaires. Le bail de votre maison de la rue du Mont-Blanc arrivera sous peu à expiration et je voudrais savoir si vous souhaitez le renouveler ou me rendre la disposition des lieux. Si vous preniez cette dernière décision j'en serais désolée parce qu'elle signifierait que vous vous détachez de vos amis parisiens qui seraient pourtant tellement heureux de vous revoir. Mais il est possible aussi que la vie chez nous ne vous séduise plus. Il est vrai qu'elle est bien folle en ce moment : trop gaie pour certains, trop difficile pour d'autres dont j'ai bien peur de faire partie. Par grâce, écrivez-moi vite un mot qui m'apporte au moins la certitude qu'il vous arrive de penser encore à votre affectionnée Julie... " La lettre s'achevait sur un post-scriptum qui fit bondir le cour de la jeune femme : " Notre ami B. que vous aviez autorisé à user de la maison à sa convenance est venu hier m'en rapporter les clefs. Je n'étais pas seule et il ne m'a donné aucune explication mais il a promis de revenir. "

Sa réaction fut immédiate. Après avoir consulté un calendrier, elle se mit à la recherche de Bina qu'elle trouva occupée à balayer la chambre de Lalie :

- Laisse là ton balai et cours à la poste aux chevaux me retenir une place pour demain dans le coche de Rennes. La " malle " pour Paris en part dans deux jours. Ensuite tu reviendras faire mes bagages !

Au lieu de s'élancer, la jeune fille se figea sur place.

- Vous partez ? Et toute seule ?

- Oui. C'est préférable. Mon passeport délivré par le Comité de sûreté générale est toujours valable et il faudrait que j'en fasse faire un pour toi. Je n'ai pas le temps...

- Alors, vous n'emmenez pas non plus Jaouen ? Il y avait une note d'espérance dans la voix de

Bina qui ne désespérait toujours pas de toucher le cour de l'intendant.

- Non. Je compte loger chez Mme Talma à qui je rendrai l'hôtel de la rue du Mont-Blanc. Je n'ai besoin de personne mais, s'il te plaît, dépêche-toi ! Je suis pressée.

- Oui mais que va dire Jaouen quand il rentrera ?

Il s'était rendu en effet à la Fougeraye pour apprendre aux serviteurs que leur maître vivait toujours mais qu'il serait sans doute absent pendant quelque temps. La remarque de Bina eut cependant le don d'irriter sa maîtresse :

- Jaouen ! Jaouen ! Est-ce lui qui commande ici ? Fais ce que je te dis et ne discute pas !

Bina enfin partie, Laura rentra chez elle pour commencer ses préparatifs. Lalie serait prévenue de son départ au repas du soir, ce qui laissait le temps à la joie de s'épanouir. Laura se sentait l'âme d'une pensionnaire à la veille des vacances. De ce que lui écrivait Julie, elle ne retenait qu'une chose : Batz était à Paris et la seule idée de le revoir l'emplissait d'un bonheur qui lui donnait envie de rire et de pleurer tout à la fois. Que la capitale fût affamée et redevînt dangereuse ne la tourmentait guère. D'ailleurs, le printemps arrivait et il serait pour elle le plus beau de tous puisque l'amour allait l'illuminer. Et il fallait qu'il en soit ainsi ! Foin des scrupules, des souvenirs et même de la pudeur ! Si Jean ne venait pas à elle, elle irait à lui et elle lui dirait qu'elle l'aimait plus que tout, qu'elle voulait être à lui, partager sa vie, ses jours comme ses nuits, connaître enfin cette ivresse de l'âme et du corps que Marie avait connue et emportée avec elle dans la mort. Avec Batz tout était possible, car c'était un magicien et, ayant enlevé du Temple le petit roi, il saurait bien comment en faire sortir sa sour !

Quand vint l'heure du souper, Laura descendit rejoindre Lalie armée de toute sa détermination, prête à livrer combat contre tout ce qui ferait mine de s'opposer à son dessein. Elle trouva son amie déjà assise à table et lisant un papier qu'elle mit de côté en entendant arriver Laura. Lalie lui sourit :

- Alors, dit-elle, vous nous quittez ? Une décision bien soudaine, il me semble ?

- Très et je pensais vous l'annoncer moi-même mais on dirait que Bina m'a précédée ?

- Je l'ai trouvée en train de pleurer sur une de vos chemises qu'elle repassait. Je lui ai demandé pourquoi.

- Elle n'a aucune raison de pleurer. Je ne l'emmène pas, et pas davantage Jaouen qui sera plus utile ici : j'ai reçu une lettre de Julie Talma. Elle a besoin de moi et je pars demain matin par le coche...

- Une drôle d'idée. Si vous êtes pressée, la diligence n'est pas le moyen le plus rapide...

- Le coche est plus sûr, étant donné les surprises que peut rencontrer une voiture isolée. En outre, je ne regagne pas Paris pour tenir maison ouverte rue du Mont-Blanc. Je vais en rendre la disposition à Julie et je passerai quelques jours chez elle en attendant de trouver un logis selon mon goût.

- Qu'entendez-vous par là ?

- Je vous ai raconté mon séjour à la Rotonde du Temple avec Mme Cléry. C'est là que je voudrais retourner. Et pour habiter deux petites pièces, je n'ai pas besoin de femme de chambre. Encore moins d'un intendant !

Le visage jusqu'alors serein de la vieille dame s'assombrit :

- J'aurais dû m'en douter, murmura-t-elle. Vous voulez vous rapprocher de celle qui est toujours là-bas ?

- Oui. Quelque chose me dit qu'elle aura besoin de moi. Ne me demandez pas de vous expliquer cette sensation.

- Mais que pourrez-vous faire, seule et sans aide ?

- Vous savez bien que je ne manque pas d'amis à Paris. Quant à l'aide, j'espère en avoir. Tenez, lisez ! ajouta-t-elle en tendant la lettre de Julie pardessus la table. Lalie chaussa ses besicles, parcourut le message et le rendit à Laura qu'elle contempla un instant sans rien dire. Il y avait sur le visage de la jeune femme, dans l'expression de ses yeux noirs le reflet d'un bonheur en gestation, d'une attente heureuse qui l'émut sans qu'elle voulut le montrer.

- Je crois qu'à votre place j'agirais de même, soupira-t-elle. Cependant, je vous supplie d'être prudente, Laura. Ceux qui vous aiment ne sont pas tous à Paris !

- Et ceux que j'aime non plus, vous le savez bien, dit-elle, touchée de voir la cuillère à potage trembler légèrement dans la main de Lalie. Vous m'êtes plus chère que ne l'était ma mère et j'ai besoin de savoir que vous êtes avec moi. Ce qui ne sera sûrement pas le cas de tout le monde...

- Vous pensez à Jaouen ? Rassurez-vous, il est au courant...

- Et il ne dit rien ? Il fait des progrès ajouta Laura soulagée...

Mais le lendemain matin quand elle demanda à Elias d'aller chercher une brouette pour porter son bagage au coche, elle vit une chaise de poste s'arrêter devant la maison. Jaouen était sur le siège du cocher dont il portait l'équipement. Sans la regarder, il sauta à terre et voulut s'emparer de la petite malle et du sac mais elle l'arrêta d'un sec :

- Laissez cela !

Plein d'éclairs, son regard foudroya son serviteur :

- Qui vous a ordonné de commander ça ? Visiblement prêt à l'affrontement, il serra son poing unique et ouvrit la bouche pour répondre quand Lalie déclara :

- C'est moi Laura. Ne vous en prenez qu'à moi.

- Mais pourquoi ? Je veux voyager seule et, en outre, il ne peut être question d'encombrer Mme Talma plus qu'il ne faut...

- Eh bien, Jaouen rentrera une fois que vous serez à destination, mais je vous en prie prenez la chaise ! L'idée de vous savoir cahotée pendant des jours et des jours au milieu de gens plus ou moins agréables m'est insupportable. Si je n'avais tant à faire je viendrais avec vous, mais puisque vous partez seule, permettez-moi... permettez-nous de veiller à ce que vous voyagiez plus confortablement... et plus rapidement ! N'avez-vous pas dit que vous étiez pressée ?

Laura comprit qu'elle avait affaire à une conspiration dont elle ne viendrait pas à bout facilement. Elle comprit aussi pourquoi Bina pleurait hier soir en repassant ses chemises. Elle embrassa sa vieille amie :

- Je trouvais étrange aussi que vous ne me mettiez pas de bâtons dans les roues ? Entendu, je prends la chaise mais, en ce cas, j'emmène aussi Bina. Allez lui dire, Jaouen, qu'elle se prépare ! Et vite ! Au moins vous ne serez pas seul pour le voyage de retour !

Au coup d'oil qu'il lui lança, elle vit qu'elle l'avait blessé, mais il était bien la dernière personne qu'elle souhaitât sur ses talons quand elle rejoindrait Batz. Sa jalousie patiente, attentive mais redoutable, pouvait le rendre dangereux et elle ne voulait aller vers Jean que seule et libre de toute attache afin de pouvoir vivre son amour avec plus d'intensité.

Les yeux rouges, reniflant ses dernières larmes, Bina arriva comme une bombe, le bonnet de travers et traînant après elle le sac où elle venait d'entasser ses affaires mais la joie l'étranglait à moitié. Jaouen remonta sur le siège, fit claquer son fouet en l'air. Un dernier signe de la main à Lalie, Mathurine et les vieux serviteurs accourus, et la voiture roula vers la porte Saint-Vincent.

Et c'est ainsi que Laura quitta une fois encore sa ville natale sans imaginer que plusieurs années s'écouleraient avant qu'elle ne revoie les murailles de la cité corsaire...

Lorsque Laura arriva rue Chantereine, elle fut surprise du changement survenu chez son amie en dépit de l'accueil chaleureux que celle-ci lui réserva. L'ancienne danseuse de l'Opéra n'était plus la même : plus maigre que mince à présent, et le teint jaunissant sous les rides soucieuses de son front, elle avait perdu sa pétulance, son enthousiasme et ce qu'elle appelait sa passion de vivre. Et Laura comprit vite qu'elle souffrait et que la raison de cette souffrance s'appelait Talma...

- J'espère que vous venez me dire que vous redevenez ma voisine ? dit-elle en embrassant la voyageuse. J'ai tellement besoin d'avoir auprès de moi une amie vraie ! Ici, tout va à vau-l'eau. Dès l'instant où le maître n'est pas là...

- Comment : pas là ? J'ai vu en venant une affiche du théâtre de la République. Il joue ce soir...

- Certes, certes et ce n'est pas ce que je veux dire : il n'y est pas autant qu'il faudrait. Il travaille énormément, même les jours où il ne joue pas, parce qu'il faut rendre à la scène tout son lustre passé et que la concurrence joue à nouveau.

Elle expliqua alors que les comédiens du théâtre de la Nation avaient rouvert leur salle du faubourg Saint-Germain, mais que durant leur emprisonnement celle-ci avait été occupée par une troupe d'opéra-comique avec laquelle on s'était efforcé de cohabiter. Cela n'avait pas marché. Aussi les Comédiens-Français avaient-ils passé la Seine pour s'installer au théâtre Feydau, ci-devant théâtre de Monsieur, une fort belle salle située près de la Bourse et donc à deux pas du théâtre de la République : ils jouèrent pour la première fois le 27 janvier dernier avec un énorme succès mais, en dépit des efforts de Talma, le public bouda ensuite son théâtre.

- N'est-ce pas un peu dans l'ordre des choses que la scène en faveur sous le règne de Robespierre soit moins aimée à présent ?

- Peut-être ! admit Julie de mauvaise grâce. En tout cas Talma travaille d'arrache-pied en ce moment pour une nouvelle tragédie de Ducis : Abufar ou la famille arabe, qu'il doit donner le 12 avril. Il en espère beaucoup.

- C'est toujours David qui dessine ses costumes ?

- David ? - l'exclamation ressemblait à un cri d'horreur. Vous n'y pensez pas ? Il a eu beaucoup de chance d'avoir été relâché par les juges. Il est allé se cacher à Saint-Ouen... ou plutôt à Bains-sur-Seine comme on l'appelle. Il est presque réduit à la misère...

- La misère ? David ?

- Eh oui ! Il se terre, sachant bien que ses ennemis ne lui ont pas pardonné. C'est la même chose pour ses confrères des galeries du Louvre. En un temps où chacun brade ce qu'il possède, y compris des objets de valeur, on ne se soucie guère d'acheter des ouvres nouvelles. Chose étrange, sa femme lui est revenue avec deux de ses enfants. Alors, comme il faut bien nourrir tout ce monde, cet imbécile de Talma trouve moyen de lui venir en aide alors que nous avons nous aussi des difficultés...

Laura pensa que l'ex-Julie Careau n'avait jamais aimé David et surtout le rendait responsable de la mort de ses amis girondins, ce qui était bien excusable, mais il existait à présent dans la femme de Talma quelque chose de desséché, d'âpre, qu'elle ne lui connaissait pas. Julie aurait-elle perdu une partie de sa fortune... ou même la totalité ? D'ailleurs, elle enchaînait sur les difficultés qu'elle venait d'évoquer :

- J'espère que vous êtes venue renouveler votre bail, ma chère Laura ? Je serais tellement désolée de vous voir vous éloigner. Et puis vous auriez peine à trouver dans Paris un endroit plus élégant, plus à la mode...

- Le voisinage de Notre-Dame de Thermidor, toujours ?

- Non. Elle n'est plus rue du Mont-Blanc. Elle et Tallien se sont mariés en janvier dernier. Ils habitent à présent aux Champs-Elysées une drôle de maison près de la Seine que l'on appelle la Chaumière. Tout Paris s'y presse, ajouta-t-elle avec une nuance amère qui n'échappa pas à Laura. Celle-ci dit en souriant :

- Il doit quand même bien vous rester quelques amis, quelques-uns, à vous qui étiez la meilleure hôtesse de Paris ? Je suis sûre que la table de Mme Tallien ne vaut pas la vôtre ?

- Oh ! la mienne n'est plus ce qu'elle était. Pourtant elle est toujours ouverte, du matin au soir, à ceux qui nous restent. Naturellement je vous garde à souper. Vos gens pourront se restaurer... dans une petite auberge qui est un peu plus loin. A moins que vous n'ayez apporté ce qu'il vous faut de Bretagne...

Laura était abasourdie, déçue aussi. Naguère encore, les serviteurs d'un ami auraient trouvé le couvert à la cuisine de la maison. Quant à son idée de s'installer quelques jours chez son amie, elle l'avait déjà abandonnée.

- Non, dit-elle gentiment, je vous remercie mais je suis fatiguée et je veux surtout me reposer.

- Alors attendez, je vais chercher les clefs... et le bail. Nous allons le signer tout de suite : cela vous évitera de revenir demain.

Décidément Julie avait beaucoup changé, et Laura venait à se demander si le changement s'étendait à Talma. Sans doute pas puisque, envers et contre son épouse, il aidait son ami dans la gêne. L'idée lui vint alors qu'il y avait peut-être autre chose, une brouille intervenue dans le ménage ? Le tragédien " accablé de travail " bien que son théâtre ne marche pas rentrait-il seulement tous les soirs ?

Julie revenait avec les clefs qu'elle posa sur la table à côté du papier et de l'encrier qu'elle apportait aussi :

- Je vous fais un bail d'un an ? proposa-t-elle.

- Non. Seulement six mois... Je... je songe à acheter quelque chose...

- En ce cas, vous ne trouverez pas mieux que ce que vous avez déjà ! s'écria Julie le teint soudain animé. Vous habitez le quartier le plus élégant de toute la ville. On m'a d'ailleurs déjà fait des propositions : le banquier Perrégaux m'en donnerait demain...

Elle annonça un chiffre si pharamineux que Laura faillit s'étrangler en avalant sa salive.

- ... mais naturellement, ajouta Julie, je vous donnerais la préférence et au même prix bien sûr. Nous sommes amies...

- Où voulez-vous que j'aille chercher une somme pareille ? fit Laura en riant. En ce cas, ma chère Julie, je ne signe rien du tout. Vendez vite à M. Perrégaux !

- Ne le prenez pas ainsi, voyons ! Vous oubliez que j'ai tellement besoin de vous avoir près de moi. Alors va pour six mois. Perrégaux attendra.

On signa. Laura paya et les deux femmes se séparèrent sur de grandes embrassades dont Julie exécuta la plus grande part. Laura se contenta de promettre de venir souper un soir prochain mais, en recevant les clefs, elle n'avait pas manqué de demander si Batz était revenu comme la lettre l'annonçait.

- Oui, répondit Julie. Il est venu avant-hier. Je lui ai demandé où il avait pris logis mais il m'a répondu qu'il partait dans l'instant pour Bruxelles. Il était en costume de voyage.

Eh bien, il ne manquait plus que cela ! Batz à nouveau sur les grands chemins ! En direction de Bruxelles... ou d'ailleurs ? Il n'avait aucune raison de donner à Julie sa destination réelle. De toute façon, qu'il y soit ou non ne changeait rien pour Laura : il n'était plus à Paris et Dieu seul savait quand il reviendrait ! Mais peut-être Pitou le saurait-il ? En outre, Laura n'était pas venue pour le seul Batz mais aussi pour tenter d'approcher Madame Royale. Evidemment, elle avait compté sur Batz, et dans son esprit les choses de l'avenir s'agençaient harmonieusement : quelques jours d'amour fou passés avec lui seul et puis à nouveau reviendrait le temps où l'on comploterait pour le salut de l'un ou l'autre de ces rois qu'il aimait tant !

En revenant vers sa chaise de poste, son regard rencontra celui, inquiet, de Jaouen :

- Je peux descendre les bagages ? Vous restez ici ?

- Non, fit-elle en détournant la tête, nous allons à la maison.

- On rentre en Bretagne ? s'écria Bina, plutôt déçue elle aussi parce qu'elle s'était fait une image plaisante de son retour à Saint-Malo en la seule compagnie du maître de ses pensées.

- Non. Rue du Mont-Blanc, Jaouen ! J'ai signé de nouveau pour six mois...

Le soulagement fut si brutal qu'il aurait pu crier de joie, mais à la tête de Laura il devinait que tout triomphalisme serait mal venu. Il n'en sauta pas moins sur son siège avec une légèreté qui traduisait bien son état d'esprit et, en faisant repartir ses chevaux, il souriait, lui qui ne souriait jamais. De toute manière, si Laura était restée rue Chantereine, il était bien décidé à rapatrier Bina puis à revenir clandestinement mais à brides abattues. Jamais il ne renoncerait à veiller sur Laura !

- Quand nous serons à la maison, reprit celle-ci d'un ton maussade, vous irez voir dans les boutiques du Palais-Royal si vous nous trouvez de quoi ne pas mourir de faim. Les placards doivent être vides...

Ce fut pourtant avec un certain plaisir qu'elle réintégra le petit hôtel douillet qui lui avait servi de nid à elle-même et de refuge à Jean. Au moins, elle y trouverait peut-être trace de son passage...

Les bagages montés, elle laissa Bina s'en occuper et descendit au jardin qui avait toujours été son lieu de prédilection. Il avait beaucoup plu ces derniers jours et l'herbe y poussait dru. La mauvaise plus encore que la bonne, mais les arbres montraient déjà des bourgeons et les lilas avaient de petites pointes vertes. Laura alla jusqu'au banc de pierre où elle avait rêvé si souvent, où, pendant des heures, elle avait attendu jusqu'à l'aube l'arrivée de la petite princesse et de sa tante que Batz voulait confier à ses soins après leur évasion du Temple, tandis que lady Atkyns emmènerait la Reine et que Batz lui-même se chargerait de l'enfant roi. Elle s'y assit.

Le printemps était en marche. Cela se sentait à l'odeur de la terre, et soudain Laura bénit Julie de ne pas lui avoir offert l'hospitalité attendue. Elle allait faire en sorte, à présent, que sa maison soit toujours prête pour celle qui n'était pas venue mais qui, peut-être, y viendrait...

CHAPITRE VIII CINQ PAS DANS LES NUAGES.

Les deux jours qui suivirent, Laura les employa à se reposer des fatigues du voyage tout en renouant peu à peu avec ses habitudes de l'année précédente, cependant que Jaouen se rendait dans les lieux publics : le Palais-Egalité, ex-Palais-Royal, les abords de la Convention toujours cramponnée aux Tuileries et les cafés. Au soir du deuxième jour, il en revint avec Ange Pitou qu'il avait trouvé près du bassin de ces mêmes Tuileries, un pied posé sur une chaise et fort occupé à griffonner sur son genou pendant qu'un muscadin et un jacobin se tapaient dessus avec conviction à coups de ce gourdin que les jeunes élégants venaient de mettre à la mode. Ce fut le muscadin qui gagna et, son ennemi une fois à terre, il le saisit avec une poigne de fer fort peu en rapport avec sa mine délicate et l'envoya se rafraîchir les idées dans le bassin où il s'étala avec un gros " plouf " aux acclamations des spectateurs. Pitou alors cessa d'écrire, remit dans sa poche son carnet, son crayon, haussa les épaules et, en se détournant, tomba presque dans les bras du Breton. Aussitôt son visage s'illumina :

- Jaouen ! Mais qu'est-ce que tu fais là ? Je te croyais toujours à Port-Malo ?

- On en revient comme tu vois. Et toi, tu t'intéressais au différend de ces deux personnages ?

- Oui et non : des bagarres comme ça, il y en a tous les jours et je notais seulement quelques réflexions à ce sujet... mais dis-moi, si tu es à Paris est-ce... est-ce qu'elle est revenue, elle aussi ?

- Qui donc ?

- Hé, pardieu tu le sais bien ! Laura, ma chère Laura ?

- Oh ! tu veux dire miss Adams ? Il me semble, en effet, qu'elle séjourne ici depuis deux jours.

- Et c'est seulement aujourd'hui que tu viens me le dire ?

Pitou démarra aussitôt et prit sa course vers la sortie des jardins, suivi par Jaouen qui ne réussit pas tout au long du parcours à le rattraper : il avait des ailes ! Et elles le portèrent ainsi jusqu'à la rue du Mont-Blanc où il arriva hors d'haleine comme son poursuivant. Victime d'un méchant " point de côté " il se plia en deux contre le pilier d'entrée pour reprendre souffle mais sans oublier d'agiter la cloche. Un instant plus tard, il tombait dans les bras de Laura sans pouvoir articuler autre chose que : " Enfin, vous voilà ! "...

- Vrai, ronchonna Jaouen qui arrivait derrière lui, je n'aurais pas cru lui faire un tel effet. Il m'a fait galoper sans désemparer depuis le bassin des Tuileries...

- Pardonnez-moi, Laura ! émit enfin Pitou dont la respiration s'apaisait, mais vous n'imaginez pas ma joie ! Quand cet animal m'a dit que vous étiez là, j'ai cru que le ciel s'ouvrait ; tous les anges chantaient dans ma tête...

- Alors priez-les de bien vouloir se taire ! Nous avons tant de choses à nous dire ! fit la jeune femme en riant. Et d'abord asseyez-vous ! Nous allons boire à nos retrouvailles et puis vous resterez à souper...

Revoir le journaliste était pour Laura un moment de joie pure. Il s'était toujours montré le plus fidèle, le plus gai et le plus serviable des amis, et elle l'aimait comme elle eût aimé un frère. Elle savait bien sûr qu'il était amoureux d'elle. Les femmes savent toujours ces choses-là, mais jamais il ne l'avait importunée de ses sentiments parce qu'il n'ignorait rien de ceux qu'elle portait à Batz, son ami et son chef, et qu'il avait la sagesse de se contenter de l'affection réelle qu'elle lui donnait. Il l'aimait assez pour la vouloir heureuse, même avec un autre puisque cet autre était l'homme qu'il admirait le plus...

On parla donc et longtemps.

Laura la première raconta ce qu'elle avait vécu depuis son départ de Paris avec Lalie en septembre dernier et comment l'ancienne tricoteuse du club des Jacobins et de la Convention se retrouvait à la tête de l'armement Laudren où elle faisait merveille. Elle fut surprise, et touchée d'entendre alors Pitou commenter ce nouvel avatar dans les mêmes termes, exactement, que ceux employés par La Fougeraye :

- C'est une sacrée bonne femme ! Rien ne m'étonne vraiment d'elle et le baron savait bien ce qu'elle valait.

Pour la première fois, l'ombre de Batz venait d'entrer dans le petit salon paisible où les deux amis bavardaient autour d'un guéridon encore servi et placé devant le feu. Avec lui pénétrait le vent de l'aventure et c'est cela peut-être qui fit frissonner Laura. Jouant avec une poire d'hiver prise dans une corbeille, elle demanda sans regarder son hôte :

- Savez-vous où il est ?

- Oui. A Bruxelles, dit Pitou avec placidité en sirotant son verre de vin de muscat.

- Pourquoi Bruxelles ?

- Pour y retrouver son ami Benoist d'Angers, le banquier dont vous vous souvenez sans doute. Celui-ci lui a fait savoir qu'un autre de ses amis, l'ancien avocat Orner Talon qui arrive d'Amérique, s'y trouve en ce moment. Le colonel Swan est parti avec lui. Vous savez qu'il se passionne toujours pour les affaires d'argent...

- A-t-il retrouvé le petit roi ?

- Oui, mais il ne sait pas où il est. Ce secret-là est à présent celui du prince de Condé et du duc d'Enghien, ce qui a rassuré Batz sur son sort. A présent il s'attache aux préparatifs de son retour, ce qui nécessite énormément d'argent... et d'autres armes aussi pour barrer le chemin à celui qui se fait appeler le régent de France. Ce Talon détiendrait des documents qui pourraient être fort gênants au cas où Monsieur prétendrait supplanter son neveu et ceindre la couronne... s'il prenait fantaisie un jour à notre curieux peuple de réclamer un roi...

- Croyez-vous que ce soit possible ?

- Allez savoir ! A la Convention, on s'agite beaucoup autour du Temple depuis que Barras, peu après le 9-Thermidor, est allé passer une inspection où le sort fait à l'enfant prisonnier l'a indigné. Des voix alors se sont élevées, réclamant que l'on n'accorde " point de perfide pitié sur les restes de nos tyrans sur un enfant orphelin auquel il semble qu'on voudrait créer des destinées ". Ce sont les termes exacts de Mathieu, le député de Compiègne, et ils ont suscité une vive émotion...

- Mais, si ce Barras est allé à la prison, il ne s'est pas aperçu de la substitution ?

- S'il s'en est aperçu il n'a rien laissé paraître, et n'a pas relevé les propos de Mathieu. Bien mieux, en décembre dernier Mathieu s'est rendu au Temple avec les députés Reverchon et Harmand de la Meuse. A son retour, il semblait sinon satisfait du moins plus tranquille. Il a rapporté n'avoir vu là-bas qu'un garçon proprement tenu - grâce à Barras ! - mais qui a l'air d'être sourd et muet ou alors complètement idiot et qui passe son temps à faire des châteaux de cartes. Là-dessus, la Convention a recommencé ses palabres et ses hésitation. Quelqu'un a proposé que l'on se débarrasse définitivement des enfants royaux en les exilant. Nouveau tollé. Vite réprimé, cette fois, par

Cambacérès disant qu'il y a peu de danger à tenir en captivité les individus de la famille Capet mais qu'il y en aurait beaucoup à les expulser. Et là-dessus, il a ajouté : " L'expulsion des tyrans a toujours préparé leur rétablissement et si Rome eût retenu les Tarquins, elle n'aurait pas eu à les combattre. " Ce qu'il y a de bien avec l'histoire romaine, c'est que l'on y trouve toujours chaussure à son pied, conclut Pitou avec une grimace.

- Mais elle, s'inquiéta Laura, Madame Royale, qu'en advient-il en ce moment ?

- Son sort a été amélioré aussi, en ce sens qu'on lui a donné du linge, des vêtements neufs et une meilleure nourriture. D'ailleurs, dès après la visite de Barras, un nouveau commissaire commis à la garde des enfants a fait son apparition : un Créole de vingt-quatre ans nommé Laurent qui apportait avec lui un ton nouveau : plus d'insultes ni de jurons, plus de tutoiement, Laurent appelle sa prisonnière " Madame ". Ensuite on lui a adjoint Gomin qui, plus âgé, est aussi un brave homme, plein de compassion. Il y eut d'autres inspections mais, en dépit de ce que l'on prétendait ordonner, jamais la princesse n'a obtenu d'être réunie à son frère...

- Cela me paraît prudent. Elle se serait aperçue au premier regard que ce n'était pas lui...

- C'est l'évidence même. Ce n'est pas faute pour autant qu'elle se plaigne de sa solitude...

- Mais ce Laurent, ce Gomin ne lui tiennent pas un peu compagnie ?

- Ils doivent se limiter à leurs ordres et montent chez elle trois fois par jour pour veiller à ce que le feu soit allumé, la chambre nette et les repas bien servis. Et puis, de quoi pourraient-ils lui parler ? En aucun cas on ne doit lui apprendre le sort de ses parents.

- Mais pourquoi ? Elle sait que son père a été exécuté.

- Certes, mais elle ignore toujours que sa mère et sa tante l'ont suivi à l'échafaud. Elle les croit enfermées dans une autre prison. Quant à son " frère " elle n'en sait pas davantage. En décembre, Gomin - qui est sans aucun doute l'homme de Barras ! - a demandé, vu l'état de santé du garçon, ses genoux et ses poignets plus enflés, qu'on lui permette la promenade du jardin où autrefois il jouait au siam avec sa sour, mais sa demande a été rejetée, par Barras lui-même : il craint trop que Madame Royale ne puisse apercevoir l'enfant.

- A-t-on pensé au moins à mettre auprès d'elle une femme ? Ce serait, il me semble, normal ?

- Non. Depuis le 10 mai de l'année dernière où Madame Elisabeth lui a été enlevée pour comparaître devant le Tribunal révolutionnaire, cette enfant de seize ans n'a été approchée par aucune femme : des gardiens, des commissaires, c'est tout.

- Quelle horreur ! s'exclama Laura. Comment des hommes dont certains sont peut-être doués de sensibilité, peut-être pères de famille, peuvent-ils admettre que l'on inflige un tel traitement à des enfants. C'est incompréhensible, inhumain...

- C'est à l'image du peuple de Paris... Et Pitou soudain se mit à chanter.

C'est un être bien étrange Que ce peuple de Paris II a la douceur d'un ange Aussitôt qu'il se voit pris Quand on le lâche il se venge Et lorsqu'il se voit repris II se tait il est soumis

II ne peut rien entreprendre II ne peut rien achever On sait toujours le surprendre On sait toujours le tromper Tout en le faisant dépendre On lui dit pour le flatter Qu'il est fait pour commander

Tantôt il est catholique Tantôt il est musulman Tantôt pour la République Et tantôt pour un tyran Quand il est trop pacifique On le tourmente et soudain II a soif du sang humain...

Il avait une voix agréable et Laura, surprise et charmée, applaudit :

- Bravo Pitou, mais je ne connaissais pas cette chanson ?

Il salua, assez content de son succès :

- Elle est de moi. J'ai mis de la musique sur un poème que j'ai publié l'an dernier et qui a eu quelque succès. J'aurais dû ajouter que le peuple de Paris oublie vite et qu'il est sans rancune comme d'ailleurs tous les Français... ou à peu près. Alors à présent, vous êtes chansonnier ?

- A mes heures, mais surtout je suis journaliste. Vous ne devinerez jamais pour qui je travaille...

- Dites toujours !

- L'Ami du peuple \

- L'ignoble gazette de Marat ?

- Eh oui ! H est en ce moment dirigé par Lebois qui est un imbécile aux ordres de mon ami Mercier. C'est le journal parisien qui a le plus fort tirage et, par ses exagérations voulues, il discrédite peu à peu les jacobins dont il est censé être l'organe. Pour vous consoler, j'ajoute que si ma plume fait chaque jour une toise de démagogie, elle rédige aussi, sous pseudonyme, un article royaliste pour les Annales politiques et littéraires.

- N'est-ce pas dangereux ?

- Si, mais cela me permet de suivre de près les événements et d'être renseigné comme vous pouvez le constater. En début d'année j'ai fait même un peu de prison, mais Mercier m'en a sorti et je continue. J'ajoute que le baron est très satisfait de moi !

- Je veux bien le croire mais prenez garde tout de même, Pitou ! A ce jeu-là, on se brûle.

Pitou s'accouda sur la table, fourra ses mains dans ses cheveux blond paille qu'il portait en " oreilles de chien ", ce qui était fort à la mode, et offrit à son hôtesse un sourire moqueur.

- Vous n'allez pas me faire la morale ? Ou alors dites-moi donc pourquoi vous avez quitté votre

Bretagne pour plonger à nouveau dans notre marmite bouillonnante ? U prit un temps puis, plus bas et plus gravement : " Revoir Batz ? "

- Oui, dit-elle en plantant ses yeux dans les siens. Il me manque à un point que je n'imaginais pas. Oh, j'en ai un peu honte à cause du souvenir de Marie...

- Il n'y a aucune raison d'avoir honte. Marie est morte et je suis certain que là où elle est, elle pense que vous seule êtes capable d'aimer Batz comme elle l'aimait...

- Merci, murmura Laura émue. Et aussitôt elle ajouta : " Vous qui savez tout, me diriez-vous où se trouve sa sépulture ? Je voudrais aller y prier, y poser une fleur... "

Le visage du journaliste se ferma. D'un geste vif, il remplit son verre et le vida d'un seul coup tandis que les ailes de son nez se pinçaient :

- Je sais où elle est et Batz aussi le sait : il a suivi les tombereaux après l'exécution mais je ne vous le dirai jamais et je ne vous conseille pas de le lui demander. La blessure est encore fraîche : il ne faut pas y toucher.

Laura baissa la tête en faisant signe qu'elle comprenait. Un silence s'installa entre eux, peuplé par le lent battement de la haute pendule de parquet en vernis Martin et l'éclatement d'une braise dans la cheminée. Au bout d'un moment, Laura se leva, aussitôt imitée par son invité qu'elle voulait conduire à présent à la chambre que Bina avait dû lui préparer. Mais elle restait pensive et avait l'aii d'hésiter au bord de quelque chose :

- Vous n'avez pas encore tout dit ? demanda Pitou avec une grande gentillesse qui la décida. De toute façon, l'idée de lui cacher le moindre de ses projets ne lui serait pas venue.

- Oui. J'ai encore à vous dire que je ne suis pas là seulement pour lui. Je sais qu'il a ses plans mais moi aussi j'ai les miens et qui ne sont pas forcément les mêmes. Batz ouvre uniquement pour son Roi sans trop regarder ce qu'il y a autour. Moi, c'est à sa sour que je brûle de me dévouer. Et depuis longtemps !

Elle se retourna pour lui faire face et planta ses yeux sombres dans les prunelles bleues du jeune homme :

- Pitou, il y aura bientôt trois ans qu'en juin 1792, aux Tuileries, vous avez juré à la reine Marie-Antoinette de servir la cause royale jusqu'à la fin de vos jours... Et c'est la seule fois où vous lui avez parlé. Moi, le 9 août de cette même année, dans l'appartement de la Reine et peut-être à la même place, j'ai été présentée à cette petite fille qui m'a souri et tendu spontanément sa menotte. J'ai entendu aussi sa mère lui dire qu'elle entendait que je prenne rang désormais parmi les dames de sa maison. La pauvre reine n'imaginait pas à cet instant que sa fille ni elle-même n'auraient plus jamais de maison. Je n'en aï pas moins été nommée et c'est maintenant qu'elle est seule et captive d'une soldatesque sans nuances que j'entends prendre mon service. Je veux l'approcher et, si possible, la sortir de ce maudit donjon. Voulez-vous m'y aider ?

- Je m'attendais bien à quelque chose de ce genre, soupira Pitou, et je vous demande pardon de n'avoir pas compris plus vite ! Que puis-je dire d'autre, Laura, sinon vous promettre de faire de mon mieux pour que vous puissiez réaliser votre vou mais, en ce moment, cela me paraît mal parti... Pourquoi ne pas attendre le retour du baron ?

- Vous pouvez m'apprendre quand ce retour aura lieu ?

- Bien sûr que non... Je ne suis pas dans sa tête, hélas !

- Alors je ferai comme je pourrai. A ne vous rien cacher, je ne comptais pas garder cette maison. Je pensais en attendant de trouver un appartement près du Temple, loger quelque temps chez les Talma mais je n'ai pas osé le demander : Julie m'est apparue un peu... gênée et pressée de toucher mon loyer.

- Oh, fit Pitou en haussant les épaules, il faut la comprendre. Ça ne va pas fort chez eux. Talma n'a pas retrouvé le succès de l'an passé et on dit qu'il a la tête ailleurs. Le cour aussi...

- Talma ? Il n'aimerait plus sa femme ?

- J'ignore s'il l'aime toujours. En tout cas, il s'occupe beaucoup d'une ravissante jeune comédienne, la citoyenne Petit-Vanhove. Il s'agirait même d'une passion...

- Je commence à comprendre. Pauvre Julie ! J'irai la voir plus souvent... Moi qui croyais ce couple indissociable !

- Oh, il ne l'abandonnera jamais : il y a les enfants. Mais il faut dire aussi qu'elle a sept ans de plus que lui et...

Pitou s'interrompit et se mit à rire :

- Mais qu'est-ce que je raconte là, moi ? Vous allez penser que je deviens une vraie concierge ?

- Je penserai seulement que vous êtes bon journaliste et un homme bien renseigné, dit Laura en riant aussi...

Le lendemain, les giboulées de mars déversaient sur Paris ces douches intermittentes si bénéfiques pour les jardins mais éprouvantes pour la citadine qui ne sait trop comment s'habiller. Laura, cependant, avait décidé de sortir. Comme il ne faisait pas froid, elle mit un manteau léger, chaussa des souliers solides et prit un parapluie. Ce que voyant, Bina lui proposa de l'accompagner et Jaouen d'aller lui chercher un fiacre. Elle refusa les deux puis ajouta :

- Ecoutez-moi bien ! Si les choses s'étaient passées comme je le pensais, vous seriez en ce moment en route pour la Bretagne et moi rue Chantereine. Ce qui veut dire...

- Que nous vous gênons, dit Jaouen avec amertume.

- Pas encore, mais cela pourrait venir si vous vous obstinez à me tenir constamment sous votre surveillance.

- Nous ne faisons que notre service normal, dit Bina déjà près des larmes.

- Je sais, mais nous ne vivons pas une époque normale et je suis ici pour accomplir une tâche qui me tient à cour. J'ajoute qu'il adviendra peut-être que j'aie besoin de vous et que je n'hésiterai pas à vous le demander. Mais ce que je veux, c'est pouvoir aller et venir à mon gré quand il me plaît et comme il me plaît. Pour l'instant, je veux sortir seule.

- Par ce temps et à pied ? reprocha Bina.

- Par ce temps et à pied ! Si j'ai besoin d'un fiacre, je saurai bien le trouver. A présent, tenons-nous-en à cela et nous continuerons a nous entendre à merveille !

Personne ne releva et Laura sortit, abritée par son grand parapluie vert, avec la délicieuse impression d'avoir conquis sa liberté. Elle gagna les boulevards qu'elle suivit tranquillement à pied, dédaignant les voitures de place jugées trop voyantes pour le but qu'elle se proposait et qui était le Temple. Au retour, elle en prendrait une.

Moins d'une heure plus tard, elle arrivait en vue de l'enclos dominé par l'énorme tour grise dont le souvenir était gravé à jamais dans sa mémoire. Elle constata alors que la garde aux portes de l'ancien palais du Grand Prieur par lequel on avait accès au mur d'enceinte construit autour du donjon était plus fournie que jamais, et son cour se serra : même au temps où la famille royale tout entière y était emprisonnée, on n'avait aussi bien défendu ce lieu maudit qui, pourtant, ne contenait plus que deux enfants. Elle évita soigneusement les sentinelles et s'enfonça dans les petites rues où vivaient jadis ceux qui cherchaient la protection de l'enclos à l'entrée desquelles s'arrêtaient les poursuites judiciaires et les collecteurs d'impôts. Elle les connaissait bien pour y avoir vécu quelques mois avec Mme Cléry, l'épouse du valet enfermé du Roi mais aussi la harpiste préférée de la Reine. Elles habitaient alors toutes deux un petit appartement de la Rotonde, ce grand bâtiment dont quelques fenêtres donnaient sur le " jardin " de la Tour. C'était cet appartement que Laura espérait pouvoir reprendre à son compte. De là, elle surveillerait les allées et venues, et peut-être parviendrait-elle à nouer une relation avec les gardiens. Dans cette espérance elle avait emporté des assignats, mais comme ils ne valaient plus grand-chose elle s'était munie aussi de pièces d'or...

Lorsqu'elle fut à la Rotonde, la pluie avait cessé depuis un moment déjà, ce qui rendit un peu d'animation à la rue. Elle fit le tour de l'édifice, constatant avec ennui qu'il était beaucoup moins désert que jadis. De la fumée sortait des cheminées et il y avait du linge pendu à des cordes à certaines fenêtres. Soudain, elle tressaillit : les sons d'une harpe se faisaient entendre et ils venaient justement du logis convoité.

Le cour battant, elle monta le petit escalier. Les sons se rapprochèrent, égrenant leurs notes claires comme des gouttes d'eau pure : une cascade de sons que Laura ne put se résoudre à interrompre. Elle ne connaissait qu'une seule musicienne capable de faire naître tant d'apaisante beauté...

Enfin, sous les mains qui les endormaient, les cordes se turent. Laura frappa, retrouvant d'instinct le rythme employé autrefois : quatre brèves, trois longues. La porte s'ouvrit aussitôt. Louise Cléry parut, tellement semblable à ce qu'elle était deux ans plus tôt que sa visiteuse eut l'impression que le temps reculait.

- Laura ! s'écria-t-elle. Mais par quel miracle ? Les deux femmes tombèrent dans les bras l'une de l'autre avec une émotion qui leur mit les larmes aux yeux, puis Mme Cléry se hâta de refermer la fenêtre qui, en dépit du temps, était largement ouverte. La harpe était placée devant et la pluie reprenait sur le mode rageur.

- Vous jouez pour " Elle " ? demanda Laura.

- Et pour qui d'autre puisqu'elle est seule à présent ? Tellement seule ! Etre née à Versailles avec un monde à ses pieds, avoir connu la splendeur de la cour la plus élégante d'Europe, avoir eu pour mère la plus belle des reines et croupir dans une tour médiévale en manquant de tout. Quelle injustice et quelle horreur !

- On m'a dit que, depuis le 9-Thermidor, elle est un peu moins démunie ?

- Oui. Pour ce que j'en sais on a enfin consenti à lui donner de quoi se vêtir convenablement ; on la chauffe et on la nourrit bien. Elle aurait même droit à quelques douceurs comme du thé, de la fleur d'oranger et de la réglisse, mais elle ne parvient pas à obtenir la permission de voir son petit frère. Et lui, n'est-ce pas la honte des hommes que lui avoir fait subir ce qu'il a subi ? Et on le dit malade à présent ! Ne serait-ce pas normal de mener sa sour à son chevet pour qu'elle puisse lui donner ses soins ?

- Comment savez-vous tout cela ? Votre époux n'est plus à la Tour cependant ?

- Non. Il a dû fuir la Terreur et vit à Bruxelles où il écrit ses mémoires. Moi je suis restée avec les enfants pour éviter d'être ajoutée à la liste des émigrés. Ainsi, nous avons toujours notre maison de Juvisy et ma vieille amie Mme de Beaumont y demeure et s'occupe des enfants. Il fallait que je revienne ici. L'ombre désolée de ma chère maîtresse m'y poussait...

- Mais encore une fois qui vous renseigne, Louise ?

Elle eut un petit rire de fillette espiègle qui fronça son nez et fit remonter davantage encore les coins d'une bouche dessinée pour le sourire :

- Meunier, dont vous vous souvenez peut-être. Il était " à la bouche " aux Tuileries et il a suivi le Roi ici en qualité de rôtisseur, mais depuis l'année dernière, il remplace le chef Gagnié. Il est aux petits soins pour nos jeunes princes et, connaissant la piété de Madame Royale il s'ingénie à lui donner du poisson le vendredi et autres jours indiqués par l'Eglise. Quand il va au marché, on cause...

Elle n'eut pas le temps d'en dire plus. Quelqu'un grattait à la porte qui s'ouvrit aussitôt, et un personnage parut que Laura considéra avec stupeur. Court sur pattes, légèrement ventripotent et un peu bancal mais tout sourire et le chapeau à la main, le citoyen Lepitre opérait une entrée de familier.

- Ma chère amie, s'écria-t-il, je viens de mettre au net la chanson que nous avons composée hier et je crois...

Sa voix - un de ses rares agréments car, habituée au chant et à enseigner les grands textes, elle était belle et musicale - s'étrangla dans sa gorge :

- Miss Adams ? gémit-il quand il eut retrouvé son souffle. Par Thucidyde, vous voilà revenue ?

- Eh oui, vous voyez ! Vous aussi apparemment ? Elle jouissait avec malignité de l'embarras de l'ancien professeur de belles-lettres du collège d'Harcourt qui représentait le modèle le plus incroyable de dévouement royaliste et de frousse. C'était son manque de courage poussé jusqu'à la panique qui avait fait échouer la tentative de Batz et du chevalier de Jarjayes d'enlever, le 7 mars 1793, toute la famille royale du Temple dont Lepitre était commissaire. Une panique si forte qu'elle l'avait mis au lit avec une fièvre bien réelle [xxiii]. Et pourtant, c'était grâce à lui que Louise Cléry et elle-même avaient pu s'installer dans la Rotonde dès le début de l'incarcération de Louis XVI et des siens. Pour l'instant, et sous l'oil ironique de Laura, il passait par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel et la jeune femme sentit qu'il allait prendre la fuite. Aussi alla-t-elle se placer entre lui et la porte. Alors, il leva sur Mme Cléry un regard suppliant :

- Je... je reviendrai plus tard ! J'allais oublier une petite course...

- Venez vous asseoir ! dit la harpiste de la Reine en allant le prendre par la main. Il s'est passé tant d'événements depuis ce malheureux jour auquel vous pensez tous deux qu'il ne faut vous souvenir que des bons moments de jadis. N'est-ce pas, Laura ? J'ajoute que si j'ai pu reprendre ce logis c'est grâce à Lepitre, et maintenant nous nous dévouons ensemble corps et âme à notre cause..

- Ce n'est pas à moi de faire des reproches, soupira la fausse Américaine. Et je crois, hélas, que le sort du Roi et de la Reine était écrit d'avance...

Et elle tendit à Lepitre une main qu'il prit et garda un instant dans les siennes. Elles tremblaient.

- Si vous saviez les reproches que je me suis adressés, gémit-il, mais la peur était plus forte. Oh, j'ai tellement honte !

- N'y pensez plus ! Vous avez une occasion de vous racheter...

- Vous voulez faire évader le... le petit roi ? souffla-t-il, repris par un début d'épouvanté.

- Non, rassurez-vous ! je crois que lui aussi est dans la main de Dieu. Moi, c'est à sa sour que je voudrais venir en aide. Et, à ce propos, ma chère Louise, je venais dans l'espoir de louer un appartement, si possible dans la Rotonde. Y a-t-il quelque chose de libre ?

- Je ne crois pas. Mais pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi ? Nous nous entendions si bien autrefois et si la place n'a pas grandi elle n'a pas non plus rétréci. Vous pourriez vous mêler à nos petits concerts ?

- Je n'osais pas vous le demander, fit Laura émue. Dès demain, je viendrai m'installer... à condition, toutefois, que je prenne ma part des dépenses, loyer, nourriture, etc.

- Bien volontiers ! Je ne suis pas riche, je l'avoue, et votre aide sera... presque aussi bienvenue que vous-même !

Quand, un moment plus tard, Laura repartit, il pleuvait toujours mais la fenêtre était de nouveau ouverte et la voix du citoyen Lepitre entamait un air de Grétry on ne peut plus de circonstance : " Armez-vous d'un noble courage... " Elle ouvrit son parapluie vert et s'élança en sautant par-dessus les flaques d'eau pour rejoindre la première station de fiacres. Le lendemain, munie d'un petit bagage, elle revenait s'installer à la Rotonde avec l'intention de n'en plus bouger jusqu'à nouvel ordre. Cette fois, cependant, elle était accompagnée de Jaouen, désormais chargé d'assurer la liaison entre la rue du Mont-Blanc et le Temple, d'apporter les objets dont Laura pouvait avoir besoin et aussi des nouvelles. Pitou, en effet, était reparti pour un séjour en prison : on l'accusait de collusion avec les Vendéens de M. de Charette, mais il avait réussi à faire savoir à son ancien ami Jaouen qu'il ne fallait pas s'inquiéter : il avait de bonnes relations et comptait bien être dehors avant s . s été...

La vie des deux femmes s'organisa avec tant de facilité que Laura eut l'impression de parcourir un chemin connu en mettant ses pieds dans d'anciennes traces. On faisait de la musique, on lisait les gazettes, et Lepitre ou bien Jaouen apportaient les échos de l'extérieur. La menace de la guillotine ayant pratiquement disparu pour les honnêtes Parisiens, le Breton ne voyait aucun inconvénient à la nouvelle vie que s'était choisie sa maîtresse. Bien au contraire, il lui semblait qu'avec cette charmante Mme Cléry, Laura se trouvait abritée des entreprises de Batz. Dont d'ailleurs on n'entendait plus parler...

Chose étrange et peut-être à cause de l'ombre maléfique irradiée par la tour des chevaliers du Temple dont les captifs royaux n'étaient sortis que pour la mort, l'enclos était redevenu un lieu à part, plus silencieux, plus calme au milieu d'une ville rendue à tous les démons de la fureur à cause d'une misère qui ne voulait pas céder, en dépit des efforts de Barras pour acheminer le blé et donner au moins du pain. Certes, les hôtels nobles avaient été pillés, dévastés, mais c'était peu de chose auprès de certains quartiers où des rues entières étalaient la désolation de leurs belles demeures éventrées, ravagées, souvent à demi brûlées, où ne gîtaient plus que les chats errants et les rats...

Le peuple souffrait, et avant tout d'une cruelle déception : il avait tellement cru que la fin de Robespierre serait celle de ses misères ! Mais alors que la paix, instable sans doute et fragile, s'établis- sait aux frontières - paix de Baie signée en avril avec la Prusse et aussi l'Espagne, et traité franco-hollandais de La Haye - alors que, en janvier, Charette, au château de la Jaunaye, avait accepté pour la Vendée un armistice, la Convention continuait à se déchirer, s'efforçant, contre les émeutes successives, de maintenir les acquis d'une révolution qui ne présentait plus l'ombre d'une vertu. Le peuple réclamait encore le retour aux lois de 93 qui lui donnaient au moins l'illusion de détenir le pouvoir, mais peu à peu les royalistes reprenaient du poil de la bête et, dans le Midi, la Terreur blanche commençait à régler les comptes des assassins et des profiteurs. Tallien chez qui l'on dansait beaucoup pensait au pire et Barras, profitant de la présence momentanée du général Pichegru, songeait à ramener autour de lui tout ou partie de ses troupes afin d'assurer de façon définitive la paix aux Tuileries et la sécurité de ceux qui y siégeaient. Par trois fois en cinq mois, les portes du vieux palais furent forcées par une foule exaspérée. Il est vrai qu'elles finissaient par en avoir l'habitude et que leur solidité n'était plus ce qu'elle avait été...

Des bruits couraient la ville. On chuchotait qu'il ne serait peut-être pas mauvais de revenir aux environs de 1790, de remplacer une bande de profiteurs plus ou moins usés par une monarchie constitutionnelle, avec à sa tête un tout jeune roi qui pourrait être malléable à souhait. Au moins, le pays retrouverait-il une dignité sérieusement compromise. Oui, ces petits bruits voltigeaient un peu partout, sur les marchés déserts ou aux Halles pas beaucoup mieux approvisionnées, dans les cafés ou sur les places. Bien des regards se tournaient vers le Temple. Et puis...

Le 8 juin, à trois heures de l'après-midi, l'enfant du Temple mourut...

Par leur informateur, Laura et Louise savaient qu'il était tombé subitement malade et que, depuis quelques jours le Dr Pelletan, son médecin, avait obtenu qu'on le tire de la chambre sans air où il avait vécu son calvaire pour l'installer dans le salon du second étage de la Petite Tour, un bâtiment rectangulaire appliqué contre le flanc du donjon où au lendemain du pillage des Tuileries, on avait enfermé la famille royale. Cette pièce, Marie-Antoinette y avait dormi jusqu'au 20 octobre 1792, date du transfert dans la Grande Tour. Elle possédait un balcon et une vraie fenêtre ouvrant sur l'air libre et, comme elle communiquait avec le second étage du donjon, on avait pu y porter l'enfant sans que les hommes de garde au premier étage pussent seulement l'apercevoir. De leurs fenêtres les deux femmes voyaient bien ce balcon mais à l'exception de Gomin qui prenait soin de lui [xxiv], elles ne virent jamais personne . l'enfant ne quittait plus son lit et on ne l'apercevait pas de la fenêtre.

Ce jour-là, elles constatèrent seulement une agitation inhabituelle sans pouvoir deviner de quoi il s'agissait. Elles ne virent que Gomin partir en fin d'après-midi et revenir deux heures après. Le lendemain, ce fut leur porteur d'eau qui les renseigna :

- Paraîtrait que l'petit Capet est mort hier ! Les gens du quartier s'attroupent d'vant l'entrée du palais pour voir arriver l'cercueil.

- Ainsi il est mort ! murmura Laura après s'être signée sans prendre garde à la présence de l'homme.

- Bah, dans l'état où l'était à c'qu'on dit, c'est encore c'qu'y pouvait lui arriver d'mieux ! Ça fait deux sols ! ajouta-t-il en tendant la main pour recevoir son dû.

Quand il fut parti, les deux femmes d'un accord tacite s'agenouillèrent pour une prière et, en se relevant, Louise Cléry soupira :

- Pour la première fois de l'Histoire, le Roi est vraiment mort. On ne peut plus ajouter " Vive le Roi ".

- Pourquoi pas ? dit Laura qui pensait au petit garçon retrouvé par le duc d'Enghien et n'en avait, bien sûr, jamais parlé à Louise. Je crois, moi, que nous avons encore un roi quelque part...

Mme Cléry fit la grimace en commençant à préparer pour le repassage le linge lavé la veille :

- Si vous pensez à Monsieur, il ne sera jamais mon roi à moi... la pauvre Reine le détestait trop pour toute la boue dont il avait essayé de les couvrir, elle et ses petits !

Laura ne lui répondit pas. Elle aurait voulu lui dire que Louis XVII existait bel et bien, que celui dont l'âme venait de s'envoler n'avait jamais été le fils des souverains martyrs, mais ce secret ne lui appartenait pas. Elle alla vers la fenêtre. Dans la belle lumière d'un matin de juin, la vieille tour s'habillait d'une douce patine dorée qui la faisait moins sinistre et, dans le jardin clos, l'herbe poussait, bien verte entre les petits arbres que l'on avait plantés. Mais son regard ne s'y attarda pas. Il se fixait au troisième étage, à ces ouvertures déjà si étroites que la cruauté des hommes avait occultées au moyen de demi-entonnoirs de bois par le haut desquels l'air passait. L'adolescente qui vivait là ne voyait pas ce soleil, cette verdure, même si elle était peu abondante... Savait-elle seulement que sous ses pieds celui qu'elle croyait son frère n'existait plus ? Elle avait bien dû entendre des bruits inhabituels et peut-être ses geôliers le lui avaient-ils dit en apportant sa nourriture ? Encore un peu plus de douleur ! Encore un peu plus de souffrance ! Laura imaginait Marie-Thérèse à genoux au pied de son lit dans l'obscurité de sa prison, priant et pleurant. Qu'allait-il advenir d'elle à présent que " Louis XVII " était officiellement mort ? Quel destin ces sauvages lui préparaient-ils ?

- Regardez ! dit Louise venue derrière elle. Voilà les médecins qui viennent pour l'ouverture du corps ainsi que le veut la coutume...

Quatre hommes vêtus de noir et portant à la main des sacs de cuir franchissaient en effet le seuil de pierre usé par des siècles de pas.

- Comment savez-vous que ce sont des médecins ?

- Ils ont tous les quatre la même allure et j'en connais au moins un...

Durant de longues heures elles ne virent pas grand-chose sinon les allées et venues incessantes du porteur d'eau, mais ni l'une ni l'autre ne le fit remarquer parce que c'eût été évoquer ce qui nécessitait tant de lavages et que cela leur levait le cour. Et puis, sur le soir, une charrette déposa un cercueil de bois blanc. Les médecins étaient repartis : il n'y avait plus rien à voir ; pourtant les deux femmes restèrent longtemps accoudées à la barre d'appui, attendant elles ne savaient trop quoi et semblables en cela à ces gens qui ne pouvaient se décider à rentrer chez eux et s'étaient rassemblés dans la rue. Ils restaient plantés sans bouger en face des sentinelles qu'ils finirent par exaspérer. L'une d'elles leur lança :

- Qu'est-ce que vous attendez ? L'archevêque de Paris avec son encensoir et ses enfants de chour ? C'est un prisonnier comme les autres ! Rentrez chez vous !

Ils finirent par partir, les uns après les autres, traînant le pas et comme à regret. Enfin, il n'y eut plus personne... mais quand l'aube apparut, ils étaient tous revenus. Et ils restèrent là tout le jour, portant le poids du soleil sans avoir l'air d'en souffrir. Certains allaient chercher de l'eau pour les autres, ou encore de quoi manger. Ils ne faisaient pas de bruit, ils ne disaient rien et les gardes enfin renoncèrent à les disperser.

- On a bien le droit de rester là, protesta l'un d'eux quand on voulut les renvoyer. La rue est à tout le monde et on est en république !

Enfin, au coucher du soleil, se produisit ce qu'ils attendaient, ce qu'attendaient aussi les deux femmes rivées à leur fenêtre : l'étroite boîte de sapin sortait de la Tour au pas rythmé de ses porteurs qui allèrent la déposer hors de l'enceinte dans un chariot bâché. Elles se signèrent. Louise avait remarqué quelque chose :

- Il ne vous apparaît pas que ce cercueil est bien long pour un enfant de dix ans ? D'autant que le Dauphin était plutôt petit ?

Elles sortirent alors pour assister au départ du Temple et se mêlèrent à la foule, si dense maintenant qu'elle emplissait la rue et que des soldats devaient la maintenir avec leurs fusils à baïonnette mis en travers. Mais elle n'était ni houleuse ni menaçante. Simplement silencieuse.

Soudain Laura sentit qu'on la tirait par sa manche et, se retournant, elle vit Ange Pitou qui lui souriait :

- Tiens ? Je vous croyais en...

Au milieu de tous ces gens, elle n'osa pas le mot.

- Je n'y reste jamais très longtemps, L'Ami du peuple n'existe plus. Que faites-vous là ?

- Comme vous, j'attends le départ de ce pauvre enfant dont il y a un instant nous avons vu la bière sortir de la prison...

- Je voudrais bien la voir, moi aussi. Il paraît qu'on l'a commandée pour une jeune fille...

- Qu'est-ce que vous dites ? souffla Laura saisie d'épouvanté à la pensée soudaine que ce n'était peut-être pas le garçon qui venait de mourir, mais déjà Pitou l'apaisait :

- Non, non, rassurez-vous c'est bien pour lui, mais je trouve qu'entre la taille d'un gamin de dix ans et celle d'une jeune fille il y a de la marge et je voudrais voir ça..

- C'est vrai que tout à l'heure Louise l'a trouvé anormalement long...

Mais Pitou en fut pour ses frais. Quand le chariot sortit dans la nuit tombante entouré de soldats l'arme à l'épaule, on ne put rien voir de ce qu'il contenait. Cependant Laura constata que bonnets et chapeaux quittaient les têtes et que des larmes glissaient sur certaines joues.

- Où l'emmène-t-on ? souffla-t-elle.

- Je ne sais pas. Je vais le suivre, répondit Pitou sur le même registre... Ah ! pendant que j'y pense ! Vous avez bien fait de venir ici, cela m'évite d'aller chez vous.

- Vous avez quelque chose à me dire ?

- Oui. Il est rentré et j'ai noté son adresse là-dessus, fit-il en glissant un papier plié dans la poche du tablier de Laura.

Tandis que la foule s'écoulait derrière les soldats, Laura resta un moment figée sur place. Peut-être pour laisser à son cour le temps de s'apaiser : il battait la chamade et elle se sentait l'envie de rire et de pleurer à la fois. Jean !... Enfin il était là ! Elle allait le revoir !... Sa main glissa dans sa poche, se referma sur le billet, et elle sourit à Louise qui la regardait avec inquiétude :

- Tout va bien.. Ne vous tourmentez pas. Je crois que nous pouvons rentrer.

Elle ne demandait que cela, n'osant déplier le message qui lui brûlait les doigts avant d'être à l'abri des murs de la Rotonde. Comme s'il risquait de s'envoler en l'ouvrant à l'air libre. En fait, il ne contenait que peu de mots :

" Hôtel de Beauvais, rue des Vieux-Augustins. Le citoyen Nathey. "

- Une bonne nouvelle ? demanda Mme Cléry qui observait avec indulgence l'illumination de son visage.

- Très bonne ! Ne m'en veuillez pas, Louise, mais demain je vous quitterai pour la journée. Je dois voir quelqu'un. Ne vous inquiétez surtout pas si je tarde ou même si je ne rentre pas. Peut-être irai-je dormir rue du Mont-Blanc...

- Dès l'instant où je suis prévenue faites à votre guise, mon amie, et si c'est un peu de bonheur qui vous advient personne ne s'en réjouira plus que moi.

Pour toute réponse, Laura l'embrassa, puis elle alla se coucher, mais elle eut du mal à s'endormir : serrée au creux de sa main, la bienheureuse adresse entretenait en elle tous les feux de l'impatience et naturellement quand elle trouva enfin le sommeil ce fut pour rêver qu'en arrivant devant la maison, elle ne trouvait plus qu'un monceau de ruines... Aussi s'éveilla-t-elle trempée de sueur et le cour fou...

Il lui fallut un moment pour se calmer et, au lever du jour, elle alla elle-même à la fontaine chercher un seau d'eau pour faire une toilette minutieuse. Ensuite elle enfila du linge frais, une robe de percale blanche et un fichu d'organdi récemment repassés, des petits souliers de maroquin rouge, un grand chapeau de paille à brides de rubans blancs pour protéger son teint du soleil qui serait chaud aujourd'hui, embrassa Louise et quitta la Rotonde.

La rue des Vieux-Augustins joignait le rue Croix-des-Petits-Champs à la rue Montmartre en traversant le rue Pagevin [xxv]. L'hôtel de Beauvais, une de ces maisons meublées où l'on pouvait louer un appartement au mois ou à l'année, offrait la belle apparence des demeures du temps de Louis XV et, comme il n'avait cessé d'être occupé, les fureurs révolutionnaires ne l'avaient pas touché. La propriétaire apprit à Laura que le citoyen Nathey habitait au second étage sur la rue et lui indiqua l'escalier de pierre muni d'une belle rampe en fer forgé à volutes qui y menait. Les pieds - si légers ! - et les jupons de Laura s'envolèrent au-dessus des marches pour la déposer devant une porte peinte en blanc rechampie de gris. Son cour battait à tout rompre mais elle n'hésita pas un instant et, de son doigt recourbé, frappa quelques petits coups. Au bout de quelques secondes, la voix profonde qu'elle connaissait si bien et dont les chaudes sonorités pouvaient la faire défaillir retentit, mais sur un ton bref :

- Qui est là?

- Moi !... moi, Laura !

La porte s'ouvrit et la silhouette de Batz se découpa à contre-jour sur le fond ensoleillé de l'appartement. C'était la première fois qu'elle le surprenait en négligé car il n'était vêtu que de ses culottes et d'une chemise largement ouverte sur sa poitrine brune. Un trouble délicieux l'envahit. Elle sut à cet instant, même si jusque-là elle n'osait pas se l'avouer, qu'elle était venue pour se donner...

Il le sentit aussi car, sans un mot, il lui prit la main pour lui faire franchir le seuil et l'amener dans la grande flaque rayonnante et chaude qui éteignait les couleurs du tapis. Pendant un moment il ne la toucha que du regard, ses yeux noisette fouillant les sombres prunelles où il lut un appel, une supplication. Alors il la prit dans ses bras et lui dévora la bouche d'un baiser trahissant la longue faim qu'il avait d'elle. Le chapeau de paille tomba sur le sol, vite rejoint par le souffle d'organdi qui voilait le large décolleté de la robe, mais les rubans du corselet à la paysanne étaient noués serrés et Jean dont les lèvres découvraient avec délices le cou et la gorge de Laura s'en irrita. Enlevant la jeune femme, il la porta sur le lit, s'absenta un instant revint avec un rasoir et les trancha d'un coup sec avant d'éplucher la jeune femme comme un fruit jusqu'à ce qu'elle n'eût plus sur elle que ses bas blancs retenus par des jarretières de rubans bleu pâle. Elle le regardait faire, ravie, bouleversée et amusée puis elle s'abandonna à ses caresses, uniquement attentive à ces sensations inconnues - Pontallec ne l'avait jamais abordée qu'avec une brutalité hâtive ! - et ne ferma les yeux que lorsqu'il entra en elle... Les portes du Paradis s'ouvrirent toutes grandes. Et ni l'un ni l'autre n'avait encore prononcé un mot.

Ce fut seulement quand ils se retrouvèrent côte à côte dans la blancheur des draps froissés que Jean, se hissant sur un coude, dit :

- Bonjour !... C'est gentil d'être venue me surprendre de si bon matin ! Je n'ai jamais eu de petit déjeuner aussi délicieux !

Il riait de toutes ses belles dents blanches et ses yeux noisette pétillaient tandis que ses doigts effleuraient les douces rondeurs du corps étendu contre le sien :

- Délicieux mais insuffisant, reprit-il. Savez-vous ma belle que j'ai encore très faim ?

Et il le lui prouva.

Cela dura cinq jours. Cinq jours de passion, de silences, de murmures, de folie et aussi d'infinie tendresse. Jean et Laura se découvraient et cette découverte les emportait vers des enchantements infinis. Portes closes sauf pour le porteur d'eau - ils prenaient un plaisir extrême à se baigner ensemble ! - et pour l'homme qui leur apportait leurs repas de chez un traiteur voisin, les deux amants oublièrent tout ce qui n'était pas eux, les mots qu'ils se disaient, anciens comme l'humanité mais qui leur paraissaient merveilleusement neufs et, après l'amour, les moments de repos qui ne les séparaient pas : ils mêlaient leurs souffles comme ils avaient mêlé leurs corps et les bras de Jean ne permettaient jamais à Laura de s'écarter de lui. Mais il dormait moins qu'elle, en homme pour qui l'alerte fait partie de tous les jours, et il restait de longs moments à contempler sa beauté pure sertie dans la broussaille soyeuse de ses cheveux dénoués et, comme Pygmalion devant sa statue, il s'émerveillait du tendre rayonnement que lui donnait l'amour comblé. Entre ses mains, elle était devenue une autre femme, une femme dont il savait qu'il la désirerait toujours, qu'il l'aimerait toujours. Alors, sans l'éveiller, il s'emparait d'elle et Laura passait de ses rêves à la plus brûlante, la plus délicieuse réalité...

Au matin du sixième jour, ce fut un simple morceau de papier qui referma les portes du Paradis pour ce nouvel Adam et cette nouvelle Eve : une lettre portée par un commissionnaire. Jean lut et disparut : le baron de Batz reprenait le devant de la scène.

- Je vais devoir partir pour Bruxelles, soupira-t-il. La nouvelle de la mort officielle de Louis XVII a plongé dans le marasme les royalistes de Paris mais plus encore ceux de là-bas qui doivent former le noyau d'une armée de reconquête. Il faut que j'aille réchauffer les enthousiasmes et...

- Au nom de qui pourrais-tu le faire, puisque pour tous il passe pour être mort ? Vas-tu travailler pour le Régent qui, à cette heure ne doit plus l'être...

- Tel que je le connais il n'a pas perdu une minute pour se proclamer roi : le roi Louis XVIII, ajouta Batz avec amertume. Depuis sa naissance je crois, il rêve de ce moment. Bien que, si les choses s'étaient passées comme il l'escomptait, Louis XVI n'aurait jamais eu d'enfants et c'est lui qui aurait été Louis XVII. De toute façon, la plupart des royalistes vont se tourner vers lui et ma politique à moi, à présent, consistera à faire mine de me convertir à cette religion-là parce qu'il ne faut plus diviser nos forces. Ouvrons donc pour Louis XVIII et, quand le chemin du trône sera ouvert, j'irai chercher mon petit roi pour l'y installer !

- Et tu crois que Monsieur se laissera déposséder ainsi ? Il criera à l'imposture et tu n'auras aucune chance de prouver ta vérité.

- Tu oublies le prince de Condé, peut-être le duc de Bourbon son fils qu'il a dû mettre dans le secret et surtout le jeune duc d'Enghien qui, lui, sait où se trouve le vrai Roi... Et puis, lorsqu'il s'agira de montrer la voie à la noblesse de France, il reste ce document meurtrier que détient mon ami Orner Talon...

- Quel document ?

- La confession du marquis de Favras, pendu en 1790 pour avoir voulu " enlever " Louis XVI et l'écarter définitivement du pouvoir. Talon qui était alors l'avocat et l'ami de Favras l'a recueillie dans sa prison avant l'échafaud. La perte de " Louis XVI " y est inscrite en toutes lettres. Je l'ai lue. Donc je pars et je t'en demande infiniment pardon, mon amour, mais tu sais que je n'ai jamais laissé mon bonheur passer avant mon devoir. Que vas-tu faire maintenant ? Tu rentres chez toi ?

- Non. Au Temple ! Au cas où tu l'aurais oublié. il y a là-bas une adolescente qui pourrait, elle aussi, avoir des droits et reprendre à son compte les voux de ceux qui rêvent d'une monarchie constitutionnelle.

- Je ne l'oublie pas, Laura. Et je reviendrai m'occuper d'elle.

Seulement vêtue de ses jupons, Laura avait pris sa robe mais la laissa retomber, la mine découragée...

- Faut-il vraiment que je rentre au Temple à demi-nue ? Tu as tranché les rubans de cette robe...

Il se mit à rire et la prit dans ses bras pour lui donner un baiser qui manqua de peu les renvoyer sur le lit dévasté :

- Crois-tu que je permettrais à qui que ce soit de contempler la moindre parcelle de ton corps ? Je suis jaloux, tu sais ? ajouta-t-il soudain très grave avant de conclure : Attends-moi un instant. Je vais en chercher d'autres. Il y a un mercier pas loin d'ici...

Une demi-heure plus tard, Laura quittait l'hôtel de Beauvais dans un fiacre que Jean lui avait ramené. Elle était tirée à quatre épingles, coiffée à ravir - Jean lui-même s'en était chargé - et le soleil éclatant de ce jour de juin autorisait le grand chapeau de paille qui, sous la pluie, eût été ridicule. Comme Marie, jadis, elle ne savait pas quand elle le reverrait mais elle emportait une fabuleuse moisson de bonheur et de ces souvenirs que l'on ne confie jamais à personne, même à l'amie la plus chère, qui font éblouissant le jour le plus gris et chaudement émouvante la nuit la plus froide. Ce que Laura ignorait, c'est que le rayonnement qui émanait d'elle, contre lequel on ne peut rien et que donne l'amour comblé.

En la voyant revenir, Louise Cléry sut tout de suite qu'elle sortait des bras d'un homme. Ce n'était pas difficile à deviner, puisqu'elle portait les mêmes vêtements que lors de son départ : donc Laura n'était pas rentrée chez elle. Mais si elle devina, elle n'en dit rien, se contentant de rassurer son amie : non, elle ne s'était pas vraiment inquiétée, pensant que si Laura ne donnait pas signe de vie c'est qu'elle devait être trop occupée. Elle-même d'ailleurs avait eu l'esprit absorbé. Elle et Lepitre avaient beaucoup joué, chantant à pleine voix les airs qui pouvaient le mieux distraire la jeune prisonnière si on lui avait appris la mort de son frère. En outre, Meunier avait laissé entendre que celle-ci pourrait bénéficier prochainement de grands adoucissements dont le premier serait la promenade au jardin...

- fl paraît même que le Comité de sûreté générale fait choix ces jours-ci d'une femme autorisée à venir s'occuper d'elle...

- Mon Dieu ! gémit Laura. Quel genre de virago ces hommes vont-ils désigner ?

- Nous ne sommes plus sous Robespierre et je crois que l'on mettra quelque soin à envoyer quelqu'un de convenable...

- Pourquoi ne pourrions-nous pas nous proposer, vous et moi ?

- Ne rêvez pas, Laura ! Nous en avons été trop proches autrefois et nous n'aurions pas plus de chance que Mme de Tourzel, sa fille, ou la vieille Mme de Mackau qui fut jadis sous-gouvernante, d'être acceptées.

- Se seraient-elles proposées ?

- Oui. Dès que la nouvelle a été connue, elles ont fait acte de candidature auprès du Comité de sûreté générale et c'est aujourd'hui qu'il doit se décider. Mais vous ne l'avez pas su ? Vous étiez partie loin, alors ?

- Très, très loin, murmura le jeune femme en souriant aux merveilleuses images enfermées dans sa mémoire. Elles seraient un précieux viatique pour les jours difficiles qui ne pouvaient manquer de revenir puisque le temps des illusions était révolu pour les innombrables Français qui mettaient ou commençaient à mettre leurs espoirs dans une monarchie constitutionnelle capable de rendre au pays une représentation fiable, honorable et continue tout en préservant les acquis les plus importants de la Révolution. Ces espoirs, le nouveau roi, depuis Vérone, venait de les balayer en quelques traits de plume par un manifeste qui n'avait pas grand-chose à envier à celui, fameux, de Brunswick qui, en 1792 avait jeté les faubourgs à l'assaut des Tuileries et scellé le destin tragique de la famille royale tout entière sans compter celui des nombreux malheureux massacrés dans les prisons... Louis XVIII entendait " venger son frère en punissant les régicides sans merci, rétablir les trois ordres (noblesse, clergé et tiers état) comme avant 1789, restaurer les parlements dans leurs droits antiques, prendre ce qui restait de l'Assemblée constituante et fusiller les acheteurs des biens du Clergé... ", sans compter d'autres gracieusetés qui laissaient prévoir un sort tragique à une moitié de la population parisienne, grande responsable des événements des derniers mois. En fait, un retour pur et simple à l'Ancien Régime, à cette différence près que, beaucoup moins chrétien que le Roi martyr, celui qui se voulait son héritier userait d'une poigne plus énergique et ramènerait l'ordre de gré ou de force..

En lisant les gazettes dans les jours suivants, Laura comprit qu'elle ne reverrait pas Jean de sitôt. Une nouvelle chasse aux sorcières commençait contre ceux que l'on soupçonnait d'être les agents de Louis XVIII et la royauté, un instant reparue dans les lumières de l'espérance, retombait aux pires ténèbres de l'oubli volontaire. Alors, tout ce que souhaita la jeune femme fut que Batz restât à Bruxelles le plus longtemps possible, parce qu'il était sur la liste des émigrés et que son retour pour reprendre le combat contre une Convention plus que jamais décidée à vendre chèrement sa peau risquait de l'amener à sa perte totale. Si l'on mettait la main sur lui, il n'aurait pas droit à la relégation en Guyane devenue la peine à la mode mais on le jetterait à une guillotine en train de reprendre du service...

Quelques jours plus tard, les musiciens de la Rotonde apprirent que la citoyenne Chanterenne venait d'être nommée pour " servir de compagne à la fille de Louis Capet ". Et, en effet, au matin du 21 juin, Louise et Laura virent arriver au Temple une jeune femme d'une trentaine d'années, bien vêtue, distinguée, le visage doux et l'allure élégante prévenaient en sa faveur qui présentait son laissez-passer aux gardes de la porte... Et naturellement, la curiosité les dévora.

Elles apprirent assez vite que la nouvelle venue s'appelait Madeleine-Elisabeth-Renée-Hilaire La Rochette, épouse d'un certain Bocquet de Chanterenne qui était l'un des chefs de la Commission administrative de la police, qu'elle avait trente-trois ans et qu'elle habitait au 24 rue des Rosiers, pas très loin du Temple, après avoir vécu sa jeunesse à Couilly, près de Meaux. On sut aussi qu'elle parlait et écrivait bien le français, savait l'italien et un peu d'anglais et qu'elle avait appris la géographie, l'histoire, le dessin, la musique, possédait des teintes d'autres talents, était chargée de renouveler la garde-robe de la jeune fille et de rendre le Temple à peu près habi table pour elle. Naturellement elle devrait rendre des comptes et sa consigne la plus sévère était l'interdiction de répondre à toute question concernant le sort de sa mère, de sa tante et de son frère...

Les deux observatrices constatèrent d'abord l'abattage des entonnoirs de planches qui transformaient la chambre de Marie-Thérèse en quelque chose d'à peine plus éclairé qu'un tombeau. Et puis le 28 juin, vers cinq heures du soir, ce fut l'événement que l'on espérait sans oser y croire : la princesse, soutenue par Mme de Chanterenne, apparut sur le seuil de sa prison, un seuil qu'elle n'avait pas franchi depuis trois ans et le cour de Laura tressaillit dans sa poitrine : en dépit des années de claustration, c'était bien la plus ravissante jeune fille qui se pût voir.

Vêtue d'une jolie robe de soie verte - le noir révélateur était sévèrement banni -, un fichu de mousseline blanche autour de ses épaules, elle portait sur ses beaux cheveux blonds un peu argentés qui bouclaient jusqu'au milieu de son dos un petit affiquet de velours de même couleur que sa robe. De sa mère elle tenait la grâce, les grands yeux bleus et l'éclat d'un teint " qui ne prenait point les ombres [xxvi] ".

Elle s'arrêta un instant, éblouie par le grand soleil et l'azur intense du ciel qu'elle regardait comme si elle le découvrait pour la première fois. Dans la longue vue que Mme Cléry avait rapportée en revenant au Temple, Laura put voir que ses mains tremblaient un peu, celle du moins qui ne s'accrochait pas à la manche de sa compagne, et que Marie-Thérèse paraissait très émue. Mme de Chanterenne aussi, qui l'entourait d'une visible sollicitude. Et soudain, Laura et Louise s'aperçurent qu'elles n'étaient pas les seules à jouir de cet instant précieux : à toutes les fenêtres de la Rotonde et même des autres bâtisses d'où l'on pouvait apercevoir le Temple, il y avait des spectateurs et ils explosèrent en un énorme vivat auquel les deux femmes se joignirent avec enthousiasme.

Un sourire de bonheur illumina le -visage encore enfantin et, sans quitter l'appui de sa compagne dont elle prit la main dans la sienne, Madame Royale offrit une grande révérence à ceux qui l'acclamaient avec tant de spontanéité.

Pour un peu on se serait cru à Versailles et les spectateurs sentirent leur courage se renforcer : il fallait que cette charmante enfant, l'unique espoir de continuer Louis XVI et Marie-Antoinette, quitte l'affreuse tour pour des lieux plus conformes à sa grâce. Le petit peuple de Paris commençait d'ailleurs à s'attendrir sur elle. Oui, ce fut un beau jour que celui de sa première sortie, un jour aux couleurs de l'espérance...

On ignorait que, pendant ce temps, un grand drame se jouait en Bretagne. Sur les instances du comte d'Artois qui rêvait de mener une attaque contre la République, trois mille cinq cents émigrés s'étaient embarqués quelques jours plus tôt sur des navires sous les ordres de sir John Warren. Ils étaient commandés par le comte de Puisaye, le marquis d'Hervilly qui avait été le dernier commandant des Tuileries le 10 août et le comte de Sombreuil, mais le " Prince " n'était pas avec eux. Les Anglais fournissaient tout : navires, argent, armes, mais aucun soldat. On devait débarquer dans la baie de Quiberon et y faire jonction avec les chouans du Morbihan conduits par le chevalier de Tinténiac et le formidable Georges Cadoudal. Et d'abord, tout alla bien : le débarquement s'était effectué la veille, quand la petite Madame retrouvait la couleur du ciel et, le jour même on occupait le port de Quiberon cependant que les chouans s'emparaient d'Auray. Hoche et les Bleus étaient à Vannes. C'est alors que la trahison d'une femme, Louise de Pontbellanger, qui était à la fois l'épouse d'un émigré et la maîtresse de Hoche, envoya sur un faux renseignement Cadoudal à l'autre bout du golfe du Morbihan tandis que Hoche marchait vers Quiberon où l'armée émigrée s'était attaquée au Fort-Penthièvre gardant la partie la plus étroite de la presqu'île. Il les empêcha de sortir de cette nasse pour marcher sur Rennes où tout le pays les aurait rejoints.

Après nombre de marches et de contremarches, la bataille décisive eut lieu le 17 juillet, tout de suite meurtrière. Puisaye qui était retourné à bord suppliera vainement Warren d'intervenir : il permettra seulement à une frégate d'ouvrir le feu mais comme elle tirera sur les combattants, elle tuera autant de royalistes que de républicains. Et là-dessus, la flotte s'éloigna... Le 22 juillet, Sombreuil se rendra à Hoche contre sa parole de respecter la vie des prisonniers. Et ce sera l'horreur de ce qui est devenu le champ des Martyrs près de la Chartreuse d'Auray [xxvii] : Hoche jugea bon de s'éloigner et tous les prisonniers - y compris les blessés ! -furent passés par les armes. Un massacre sans nom ! Le comte d'Artois, lui, n'avait pas jugé utile de quitter l'Angleterre. On lui avait tellement dit qu'on lui livrerait la Bretagne et la France sur un plateau !

Ignorante de ce nouveau massacre, la petite Madame, assise sous les marronniers du jardin, écoutait ce soir-là Lepitre et Mme Cléry chanter en duo un air de Grétry..

CHAPITRE IX UNE PRISONNIÈRE DE SEIZE ANS

Pendant les semaines qui suivirent, Laura ne quitta pas la Rotonde. La vie y était beaucoup plus intéressante que rue du Mont-Blanc où elle n'avait que faire. Comme elle l'avait prévu, Jaouen et Bina s'y morfondaient, n'ayant d'autre occupation qu'entretenir la maison et répondre à Julie Talma et à ses appels incessants que " miss Adams " était retournée en hâte en Bretagne pour une affaire importante touchant à sa fortune ; une excuse que l'épouse du tragédien pouvait fort bien comprendre. Et qu'on attendait son retour...

Le seul endroit où elle se fût précipitée quitte à manquer les apparitions quotidiennes de sa princesse était la rue des Vieux-Augustins mais Batz, une fois de plus, s'était volatilisé et, à l'hôtel de Beauvais - elle n'avait pu s'empêcher d'y passer deux fois ! -, le citoyen Nathey ne s'était arrêté qu'une seule nuit avant de repartir vers des horizons inconnus. Certes, elle avait rêvé de cette nuit mais elle savait aussi à quel point Jean avait besoin de garder l'esprit libre et le corps dispos pour mener à bien ses dangereux projets. Elle n'avait pas le droit de s'y glisser.

Le Temple devenait l'endroit à la mode pour les royalistes et sympathisants. Les logements s'y louaient à prix d'or et les deux femmes avaient grand-peine à garder leur poste privilégié pour lequel on leur offrait des sommes astronomiques. Pas pour y habiter bien sûr ; on louait comme on loue une loge au théâtre ; on y venait vers la fin de l'après-midi et, le soir tombant, on rentrait chez soi pour souper avec des amis, assister à une soirée ou danser. D'ailleurs le plaisir était double puisque l'on joignait à la joie d'apercevoir la petite princesse l'agrément d'entendre de la bonne musique. Et puis, cela donnait un peu l'impression d'un cercle de cour comme autrefois et comme peut-être on en retrouverait. La paix était signée avec l'Espagne et, avec l'Autriche, les hostilités pourraient bien finir : des pourparlers étaient engagés - la Convention avait même voté son accord ! - pour que Marie-Thérèse soit remise à l'Autriche en échange des conventionnels livrés par Dumouriez lorsqu'il avait tourné casaque. Madame épouserait alors l'archiduc Charles. Il est vrai que ces beaux projets ne rencontraient ni l'adhésion de Louis XVIII qui entendait réserver l'orpheline du Temple à son neveu le duc d'Angoulême ni celle de la jeune fille. Comme Mme de Chanterenne avançait, avec une certaine mélancolie, l'idée d'un prochain départ pour Vienne et ce mariage, Madame Royale s'était insurgée :

- Vous n'y pensez pas ! Ne savez-vous pas que nous sommes en guerre ? Jamais je n'épouserai un ennemi de la France !

Laura, cependant, commençait à se lasser de la Rotonde. Contempler Marie-Thérèse, la voir sourire ne lui suffisait plus : elle voulait l'approcher puisque cela devenait possible. On avait vu venir au Temple la vieille Mme de Mackau qui au temps de Versailles était sous-gouvernante des Enfants de France et, surtout, Laura reconnut dans deux femmes habillées simplement mais portant des chapeaux, et non des bonnets, ses deux compagnes de la Force au temps des massacres de Septembre : la marquise de Tourzel et sa fille Pauline.

- Pourquoi n'irions-nous pas, nous aussi ? demanda-t-elle à Louise. Je suis sûre qu'elle serait heureuse de nous voir et moi, à défaut de prendre auprès d'elle ce service que la Reine m'avait assigné dans la maison de sa fille, je rêve depuis des mois de lui parler, de lui dire à quel point elle m'est chère...

- Eh bien, il faut en faire la demande. Moi, il me suffit de la distraire. Ma musique lui parle beaucoup mieux que je ne saurais...

- Faire la demande ? Mais à qui ?

- Elles pourraient vous le dire, dit Mme Cléry en désignant du menton l'ancienne gouvernante des Enfants de France qui sortait de la Tour avec sa fille...

- C'est une idée en effet !

Laura était déjà dans l'escalier, se précipitant vers la rue du Temple sur laquelle ouvrait l'ancien palais du Grand Prieur transformé en caserne et que les visiteurs devaient traverser pour atteindre la tour. Elle y arriva au moment où les deux femmes franchissaient le portail, la plus âgée appuyée au bras de la plus jeune avec une expression de lassitude qu'elle n'avait pas avant, comme si, hors de la vue des gardes et des geôliers, elle déposait un masque.

Ne voulant pas les aborder devant les factionnaires, Laura les laissa passer et s'engager dans la rue de la Corderie où elle les suivit, puis pressa le pas pour les rejoindre.

- Mesdames, dit-elle, ai-je le bonheur que vous vous souveniez de moi ?

En même temps, elle les saluait comme elle l'eût fait dans un salon des Tuileries. Après un instant d'hésitation, le visage de la jeune fille s'éclaira :

- Mais bien sûr ! s'écria-t-elle. Comment oublier les traits de nos compagnes de malheur ? Maman, vous vous souvenez n'est-ce pas de Mme de Pon-tallec ?

En un clin d'oil, celle que ses petits élèves appelaient " Madame Sévère " se redressa, réintégra comme par magie le maintien de cour qui ne suppose aucune défaillance, et l'accueil qu'en eut Laura fut plein de grâce :

- Quand on vit de tels moments, dit-elle, on ne peut oublier le visage ni le nom de ceux qui les ont partagés. Et le plaisir de vous revoir est d'autant plus grand que nous vous avons crue morte comme notre pauvre princesse de Lamballe...

- J'ai échappé aux massacreurs grâce au courage et au dévouement de deux amis qui, déguisés

Une prisonnière de seize ans

en gardes nationaux, m'ont emmenée au moment où j'allais franchir la porte de la Force. Mais je m'en voudrais de vous retenir ainsi au milieu d'une rue. Me permettez-vous de vous accompagner afin de parler un peu ?

- C'est que nous habitons loin, dit Pauline d'un ton de regret. Presque à l'autre bout de Paris...

- Pas tout à fait, corrigea sa mère. Nous habitons près de Saint-Sulpice, chez ma fille aînée, la duchesse de Charost [xxviii], mais cela fait tout de même un assez long chemin...

- Que vous parcourez à pied ?

- Nous n'avons plus d'équipages.

- Moi non plus, dit Laura en riant, mais nous allons prendre un fiacre qui ensuite me ramènera au Temple. J'habite en ce moment la Rotonde avec Mme Cléry et c'est de chez nous que vient toute cette musique dont nous essayons d'agrémenter un peu le sort de Madame. C'est d'elle que je voudrais vous parler...

Mais, comme tous ceux qui avaient hanté les palais royaux Mme de Tourzel était curieuse et, une fois installées dans la voiture de place, Laura dut répondre à une foule de questions, à commencer par le nom de ces amis qui l'avaient arrachée aux massacreurs de Septembre. Laura n'avait aucune raison de le cacher, d'autant moins que prononcer le nom de son amant lui était d'une infinie douceur. Il fut d'ailleurs accueilli avec enthousiasme : le héros qui avait voulu sauver le Roi sur le chemin même de l'échafaud avait droit à toute l'admiration de ces dames. Et Laura leur fit un résumé aussi succinct que possible de ce qui avait été sa vie depuis leurs adieux dans la cour de la Force.

- Un vrai roman ! s'exclama Pauline en riant. Il est vrai que beaucoup de nos amis ont vécu d'invraisemblables aventures depuis nos grands malheurs. Ainsi, le baron de Batz vous a transformée en Américaine. Quelle brillante idée !

- Jouer un personnage double n'est pas toujours facile et j'ai espéré un moment pouvoir oublier miss Adams et rester dans ma Bretagne, mais il y a Madame Royale à qui je suis fort attachée...

- C'est tout à fait naturel, fit Mme de Tourzel. La Reine elle-même ne vous avait-elle pas nommée dame à la suite de sa fille ? Et que vous l'aimiez ne me surprend pas, ajouta-t-elle d'un ton plus doux. Elle est exquise et qu'elle le soit demeurée après tant de malheurs est un vrai miracle ! Il est vrai qu'il était grand temps que l'on s'occupe d'elle car elle n'aurait peut-être pas mis longtemps à suivre dans la tombe le petit roi. Elle nous a parlé d'évanouissements subits dont il lui arrive encore d'être victime. On frémit en pensant à ce qui aurait pu lui arriver quand elle était seule, livrée sans défense à tous ces hommes qui la gardaient ! Dieu sans doute l'a protégée. Et maintenant il y a cette femme...

Le ton dont elle avait prononcé le mot fit penser à Laura que la marquise ne portait pas la personne en question dans son cour.

- Cette Mme de Chanterenne, comment est-elle ?

- Cela pourrait être pire sans doute ! déclara Mme de Tourzel en haussant les épaules. Son extérieur est décent. Elle ne manque pas d'esprit et paraît avoir reçu de l'éducation mais, élevée dans une petite ville de province et dans la société de laquelle elle brillait, elle y a pris un ton de suffisance et une si grande idée de son mérite qu'elle croit devoir être le mentor de Madame et prendre avec elle un ton de familiarité dont la bonté de la princesse l'empêche de s'apercevoir...

- Voilà Madame Sévère qui reparaît ! sourit Pauline.

- Sévère peut-être mais toujours juste... Cette femme a si peu l'idée des convenances qu'elle se croit permise de prendre des airs d'autorité qui font mal à voir. De plus, elle est très susceptible et aime qu'on lui fasse la cour. Ce qui n'est pas notre cas et, bien entendu, cela ne lui plaît guère [xxix].

- Sans doute, admit sa fille, pourtant je crois que Madame l'aime bien...

- C'est naturel, Chanterenne est la première femme convenable qu'elle ait vue après tant de solitude. Elle a réussi à transformer son sort et à lui montrer quelques égards...

- Elle l'appelle Madame et lui fait la révérence, insista Pauline.

- Il ne manquerait plus qu'elle lui donnât du " citoyenne " et lui tapât dans le dos ! En vérité, Pauline, votre indulgence est affligeante. Nous faisons de notre mieux pour montrer à cette femme comment l'on doit s'adresser à la fille d'un roi, cependant elle s'obstine à ces familiarités déplaisantes...

- J'aimerais beaucoup pouvoir faire visite à Madame, intervint Laura qui après toutes ces circonlocutions entrait enfin dans le sujet qui l'avait poussée à aborder les deux femmes.

- Il faut d'abord en faire la demande, dit Pauline, et pour cela se rendre au Comité de sûreté générale auprès du citoyen Bergoing qui en est le président. C'est un assez bon homme, un ancien girondin échappé à l'échafaud.

- Mais, ajouta sa mère, mieux vaudrait, je pense, adresser votre demande au nom de miss Adams. Ceux d'Amérique sont toujours fort bien vus chez ces gens-là. La première fois que nous y sommes allées, il y avait un certain colonel Swan qui semblait comme chez lui...

- C'est un ami, exulta Laura. Je ne l'ai pas encore vu depuis mon retour de Bretagne mais s'il peut m'aider, je suis sûre de sa bonne volonté. A votre service aussi, mesdames ! Ainsi que moi-même et ma maison dont vous pouvez user à votre convenance.

- Merci de tout cour, ma chère, dit Mme de Tourzel. Croyez qu'en cas d'urgence, je ferai appel à vous sans hésiter. Et puisque vous avez un moyen d'approcher des bureaux gouvernementaux, peut-être réussirez-vous à savoir où l'on en est de ce projet de mariage en Autriche. Ce serait, selon moi, tout à fait déplorable. Le roi Louis XVIII désire fort que Madame épouse son cousin, le duc d'Angoulême, fils aîné de Mgr le comte d'Artois. Sa Majesté m'en a d'ailleurs écrit et j'ai pu réussir à établir une petite correspondance entre la princesse et son oncle.

- N'est-ce pas dangereux ? Si vous étiez découverte...

- Le danger ne m'a jamais fait peur, Et je n'ai plus d'autre but que servir à la fois Sa Majesté et le bonheur de Madame.

- Etes-vous certaine qu'il se trouve auprès de ce prince ? La Reine détestait son beau-frère qui l'a toujours desservie de toutes les manières. Elle l'appelait...

- Caïn, je sais, mais les temps ont changé et l'intérêt supérieur du royaume exige que les Bourbons se regroupent. Puisque nous avons perdu, hélas, l'espoir que représentait Louis XVII, il nous faut servir Louis XVIII et de toutes nos forces.

Laura aurait eu beaucoup à dire à ce sujet, mais elle savait depuis longtemps que le devoir tel que la marquise le concevait - n'avait-elle pas exigé d'être à son poste de gouvernante des Enfants de France lors du désastreux voyage à Varennes ? -était l'unique but poursuivi par elle, quelles qu'en pussent être les conséquences. Il n'y avait donc rien à ajouter. On se quitta devant l'église Saint-Sulpice en se promettant de rester en relations étroites, après quoi Laura se fit ramener au Temple pour y faire ses adieux - provisoires bien entendu ! - à Louise Cléry. Il lui fallait à présent réintégrer son personnage de miss Adams et faire savoir sa présence à Paris de façon plus officielle. A la vive satisfaction de Jaouen qui vivait de plus en plus mal sa disparition quasi totale.

L'après-midi même, elle se rendait au n° 63 de la rue de la Réunion, ex-rue de Montmorency, où Swan avait bureau et entrepôt.

Elle le trouva dans ce dernier, un carnet et un crayon à la main, les lunettes remontées sur le front, notant ce qu'il y avait d'écrit sur les étiquettes de deux bergères et de six chaises de la même soie brochée bleue. C'était d'ailleurs avec trois grands coffres tout ce qui restait dans le vaste local. L'Américain semblait très absorbé, cependant l'arrivée de Laura lui arracha un cri de joie :

- Laura Adams ! Ma chère ! Vous voilà revenue enfin à Paris ? Mais quel bonheur ! Vous arrivez tout juste, j'imagine ?

- Non. Je suis là depuis quelques semaines. Comment allez-vous, mon ami ?

- Bien, bien ! Vous aussi je pense : vous êtes radieuse... oui radieuse ! confirma-t-il après avoir examiné sa visiteuse comme si elle était un objet de collection. Mais pourquoi venir si tard ? Un jour de plus et vous ne me trouviez pas !

- Mais c'est vrai... on dirait que vous déménagez ? dit-elle avec un petit serrement de cour.

- De façon toute provisoire. Je reviendrai, mais je pars demain pour Le Havre d'où j'embarquerai pour Boston. Le gouvernement de la République, sur ma proposition il est vrai, a mis à ma disposition le créance de la France sur les Etats-Unis. Je vais essayer de récupérer ces fortunes que le roi Louis XVI et quelques Français généreux ont dépensées pour les Insurgents au moment de notre guerre d'Indépendance. Ça ne sera pas facile parce que les Etats-Unis ne sont guère plus riches que la France, mais j'espère faire entendre au président George Washington qu'il s'agit là d'une dette d'honneur puisque, outre leur or, les Français ont versé leur sang.

- Vous êtes ambassadeur en quelque sorte ?

- En quelque sorte... ah ! prenez bien soin d'emballer comme il faut ces sièges, ajouta Swan à l'intention de deux garçons solides qui venaient d'entrer. Ils sont précieux et il ne faudrait pas qu'ils eussent à souffrir du voyage !

Tandis qu'ils s'activaient, le colonel-importateur prit le bras de Laura pour l'emmener dans son cabinet. Mi-figue, mi-raisin, celle-ci demanda :

- Ils viennent d'où, ces fauteuils ? Il me semble les avoir déjà vus quelque part ?

- Des Tuileries ! déclara-t-il sans la moindre gêne. Leur montant servira à payer le grain dont votre peuple a besoin... et quelques autres choses. Mais voulez-vous que nous soupions ensemble ce soir ? Je suis tellement désolé de devoir vous quitter si tôt ! A moins que vous ne reveniez avec moi revoir le pays natal ? ajouta-t-il avec une pointe de malice car, ami de longue date de Batz, il savait parfaitement à quoi s'en tenir sur l'identité réelle de " miss Adams ".

- Merci pour les deux propositions mais c'est non, mon ami. Vous êtes très occupé, je le vois bien... ce qui me gêne pour vous demander un service !

Le joyeux visage de ce grand rouquin si habile en affaires devint soudain sérieux :

- J'aurai toujours le temps pour vous ! Même s'il me faut retarder mon départ. Que désirez-vous ?

- Une autorisation de visite au Temple auprès de la princesse Marie-Thérèse Charlotte. Elle a le droit à présent de recevoir quelques personnes et j'aimerais être de celles-là. Or vous devez être au mieux avec le Comité de sûreté générale dont dépendent ces permissions. Au moins une seule ?

- Vous aurez toutes celles que vous voulez ! Allons dîner ensemble ! Il est onze heures, fit-il en consultant sa montre. Ensuite je vous emmène chez le citoyen Bergoing. Comme vous le dites il n'a rien à me refuser et le Comité jugera certainement avec faveur la présence d'une fille de la libre Amérique auprès de la " fille des tyrans " comme ils disent ! Ne serait-ce que pour lui apprendre à vivre !

- En prison ? fit Laura amusée.

- Elle n'y restera pas toujours si j'en crois les bruits qui courent. Elle deviendra bientôt autrichienne...

- Je ne crois pas. Sans doute ne pourra-t-elle empêcher qu'on l'envoie à Vienne, mais j'ai entendu dire qu'elle était décidée à refuser d'épouser l'archiduc. J'ai vraiment hâte de la voir, mon cher Swan...

- Si cela ne dépend que de moi, ce sera demain. Venez, allons prendre un bon repas dans un endroit que je sais...

Quelques heures plus tard en effet " Miss Adams " quittait les Tuileries où siégeaient toujours et la Convention et un Comité devenu tout de même moins redoutable qu'il ne l'avait été. Dans sa poche, elle emportait l'autorisation de se rendre trois fois la semaine auprès de " Marie-Thérèse Capet ". Elle en aurait pleuré de joie car elle n'aurait jamais imaginé pouvoir en obtenir autant. Ses remerciements au colonel Swan furent en proportion de sa reconnaissance.

- J'ai honte d'être venue vous voir uniquement pour vous demander quelque chose alors que je suis à Paris depuis tant de jours mais...

- ...mais c'était Batz que vous vouliez revoir, n'est-ce pas ?

- Oui. A vous je peux l'avouer. Je voulais le revoir.

- Et je pense que vous l'avez revu, dit-il en considérant le joli visage blond que le seul nom de Jean venait d'illuminer. Moi aussi je l'ai revu.

Laura tressaillit :

- Il y a longtemps ?

- La semaine dernière. Il était... de passage juste le temps de vérifier qu'il a été rayé de la liste des émigrés puis il est reparti.

- Pour Bruxelles encore ?

- Non. Sa terre de Chadieu, mais ne me demandez pas ce qu'il voulait y faire, je n'en sais rien...

- Il va revenir, j'espère ?

La voix de Laura s'était faite brève, sèche. Elle se sentait blessée que Jean ne lui eût pas donné au moins signe de vie. Pourquoi ne l'avait-il pas appelée ? Pourquoi ne l'avait-il pas emmenée avec lui ? Ne fût-ce que quelques jours ? Elle avait tellement envie de connaître ce domaine si bien caché où il avait espéré amener le jeune roi...

- Il y a des questions auxquelles je ne peux répondre, fit placidement Swan qui lisait à livre ouvert sur les traits si mobiles de la jeune femme, mais il ne devrait pas tarder à rentrer. N'oubliez pas qu'il n'en a pas encore fini avec la Convention. Elle est toujours debout en dépit de tous les coups qu'il lui a portés. Alors je ne le vois pas bien aller enfiler des pantoufles au fin fond de l'Auvergne...

Laura se mit à rire, soudain détendue :

- Vous l'imaginez vraiment avec des pantoufles aux pieds ?

- Oh non ! Que ce soit en Auvergne ou ailleurs, je ne le vois pas dans cet exercice. Allons, Laura, ne vous tourmentez pas ! Vous n'avez rien à craindre...

- Pourquoi dites-vous cela ?

- Parce que lorsque l'on prononce votre nom, on voit dans ses yeux une lumière... la même exactement que celle qui a brillé tout à l'heure dans les vôtres lorsque j'ai prononcé le sien. Je vous souhaite à tous deux beaucoup de bonheur...

En quittant Swan, Laura s'étonnait encore de cette clairvoyance du cour, surprenante à tous égards chez ce joyeux vivant qu'elle savait solide en amitié sans doute mais dont la passion des affaires semblait occulter tout autre sentiment. Mais, après tout, les miracles cela existe aussi.

Quelques jours plus tard, vêtue avec élégance mais sans faste d'une robe de jaconas blanc rayé de jaune et coiffée d'un chapeau-bergère en paille garni de rubans blancs et jaunes, un bouquet de rosés à la main, elle présentait son laissez-passer et son droit de visite à l'entrée du Temple, traversait le vieux palais passablement abîmé, franchissait le mur d'enceinte de six mètres construit par Palloy, le démolisseur de la Bastille, pour isoler la tour, et qui n'avait qu'un seul accès bien gardé où elle montra encore ses papiers. Puis elle traversa le jardin où les marronniers mettaient une ombre fraîche et où poussaient quelques fleurs, pour enfin passer la porte basse dont elle gardait le souvenir [xxx]. Là, un homme d'une trentaine d'années la reçut avec un salut courtois : elle savait que c'était Gomin, ce commissaire si compatissant tombé sous le charme de sa prisonnière et devenu presque son serviteur. A sa suite et le cour battant, elle enjamba des guichets à présent ouverts et monta les quelque cent quatre-vingts marches de pierre séparant le rez-de-chaussée du troisième étage où logeait la princesse. Il y avait là une porte en chêne cloutée mais elle était ouverte comme celle, en fer, qui lui faisait suite, et la visiteuse se trouva alors dans une antichambre. En face d'elle une dernière porte, à petits carreaux celle-là, à laquelle Gomin vint frapper. Une femme apparut, c'était bien sûr Mme de Chanterenne. Son regard inquisiteur effleura Gomin pour s'arrêter sur la visiteuse.

- La citoyenne Laura Adams, de Boston en Amérique, a reçu permission de venir saluer Madame. Voici l'autorisation !

Les fins sourcils remontèrent sur le front blanc de la dame qu'encadraient les vagues de beaux cheveux bruns :

- Une Américaine ? fit-elle sans cacher sa surprise. Puis, s'adressant directement à Laura : " D'où connaissez-vous Madame ? "

- De Versailles, Madame, et aussi des Tuileries. La Reine me voyait avec faveur..., dit Laura sans s'encombrer trop de précisions.

- Vous avez vécu en France ?

- De longues années.

- Vous êtes bien jeune pour qu'elles soient si longues !

Laura se sentit gagner par l'impatience. Comme Mme de Tourzel, l'espèce d'autoritarisme dégagé par cette femme au demeurant plutôt sympathique l'agaçait :

- L'âge ne fait rien à la chose ! Quoi qu'il en soit, je suis dûment autorisée à voir la princesse. Souhaitez-vous m'en empêcher ?

- Dieu m'en garde ! Depuis quelques jours nous voyons des gens tellement étranges !

Sentant que la nouvelle venue risquait de le prendre fort mal, Gomin se hâta de préciser :

- La citoyenne Chanterenne fait allusion à la citoyenne Montcairzin qui se dit Bourbon-Conti, cousine de Madame, dont les visites ne lui plaisent guère...

- J'espère qu'il n'en ira pas de même pour moi... Et elle entra.

La pièce que l'on ouvrait devant elle était de dimensions moyennes mais le plafond à ogives de pierre lui parut très haut. En face d'elle, il y avait une grande cheminée - sans feu, le temps étant encore chaud - que l'on ne pouvait pas ignorer mais du reste du mobilier Laura ne vit rien sinon le canapé sur lequel Marie-Thérèse Charlotte de France était assise, un livre à la main. Un livre qu'elle ne lisait plus : Mme de Chanterenne lui parlait à l'oreille et elle regardait avec étonnement cette femme qui venait chez elle, des rosés à la main.

Rencontrer ce regard bleu empreint de timidité bouleversa Laura. Oubliant son personnage, elle lâcha son bouquet et plongea dans une profonde révérence, telle que le plus sévère maître des cérémonies n'y eût rien trouvé à redire. Puis, sans se relever, elle attendit qu'on voulût bien l'y inviter

- On dirait, en effet, que la citoyenne a fréquenté la Cour ? remarqua Chanterenne avec un rien d'acrimonie.

Un instant interdite, la jeune fille ne dit rien mais, écartant son " mentor " d'un geste doux, elle vint à Laura, se pencha et prit ses mains tremblantes pour la relever. Lorsqu'elles furent face à face - Madame Royale avait beaucoup grandi et ressemblait à la Reine, en plus suave - elle regarda Laura au fond des yeux pendant quelques secondes puis sourit et, lui mettant les mains aux épaules, elle l'embrassa en chuchotant :

- Il y a longtemps que je vous espère, madame de Pontallec...

Après quoi elle se pencha, ramassa le bouquet où elle enfouit son visage :

- Comme elles sont jolies ! Vous n'avez pas oublié que j'aimais les rosés blanches ?...

- Je n'ai rien oublié des goûts de Votre Altesse Royale...

- Dites seulement Madame, je vous en prie ! La simplicité est de mise à présent... et plus de troisième personne !

- J'essaierai de m'y appliquer mais pour ce qui est de vos goûts, Madame, il m'est arrivé souvent d'en parler avec Pauline de Tourzel, sa mère et aussi la pauvre princesse de Lamballe...

C'était la pure vérité. Ce que Laura omettait seulement de dire, c'est qu'elle avait appris tout cela non sous les lambris dorés de Versailles -fréquentés au moment de son mariage - ni des Tuileries mais dans la prison de la Force où elle partageait une chambre avec les trois femmes durant la quinzaine de jours séparant le 10 août 1792 du 2 septembre de la même année. A ce moment et encore sous le choc des événements et de la découverte des vilenies de son époux, elle avait trouvé plaisir à parler de la petite fille qui l'avait séduite, à qui la Reine la destinait, et dont elle voulait tout savoir.

- Il est si doux de parler des absents ! Venez vous asseoir près de moi ! Ma chère Renette, ajouta-t-elle à destination de sa compagne habituelle, voulez-vous être assez bonne pour nous faire porter un peu de thé ? Je crois me souvenir que miss... Adams l'aimait beaucoup.

Gomin étant redescendu, il fallut bien que Mme de Chanterenne se mette elle-même à la recherche du breuvage demandé. Elle ne fut pas longtemps absente mais quand elle revint, hors d'haleine d'avoir grimpé l'escalier trop vite, ce laps de temps avait suffi à Laura pour expliquer son changement d'identité, donner son adresse et assurer la jeune fille de son absolu dévouement. Celle-ci l'avait écoutée avec de grands yeux un peu émerveillés comme elle eût écouté un conte, mais elle savait d'expérience que tout cela était vrai.

Quand Mme de Chanterenne revint, l'oil un brin soupçonneux, suivie à peu de distance par le jeune Caron, le garçon servant, on parlait musique et Marie-Thérèse riait :

- Saviez-vous, chère Renette, que miss Adams a fait partie des musiciens qui nous donnent tous ces jours de si jolis concerts ?

- Vraiment ? Et depuis longtemps ?

- Assez. Nous nous sommes installées une première fois à la Rotonde, Mme Cléry et moi, durant l'automne de 1792, et on nous en a chassées à la suite d'une dénonciation. Heureuses de nous en tirer à si bon compte, nous sommes revenues après Thermidor. Madame ne peut imaginer combien Louise Cléry lui est fidèle...

- Oui, le temps du malheur nous a permis de mesurer l'attachement de nos amis... et aussi l'indifférence de beaucoup d'autres. Les rois savent pourtant que le cour d'un courtisan est souvent bien sec...

- C'est une question de nature humaine, Madame, dit doucement Laura, mais à présent le tri est fait : il n'y a plus autour de vous que des cours dévoués.

- Je ne gagerais pas sur tous, corrigea Mme de Chanterenne. Et surtout pas, par exemple, sur cette soi-disant Bourbon-Conti qui nous accable de ses affections mais se montre particulièrement indiscrète. Les questions qu'elle pose embarrassent souvent Madame.

- Moins que celles que moi je me pose, dit Marie-Thérèse avec tristesse, et auxquelles ni elle, ni vous Renette, ni vous sans doute miss Adams ne voulez répondre. Tout le monde dit qu'on m'aime mais personne ne veut m'apprendre le sort de ma bonne mère, de ma chère tante. Quant à mon frère, je crois qu'il doit être fort malade car je n'entends plus de bruit chez lui...

Laura osa prendre dans les siennes les mains de l'adolescente et les y garder :

- On ne peut dire que ce que l'on sait. Les hommes de gouvernement ont toujours eu le goût du secret.

- Et ceux qui m'entourent y sont soumis sans doute...

Le thé apporta une agréable diversion, après quoi Laura demanda la permission de prendre congé.

- Nous vous accompagnons, dit la princesse. Il est l'heure d'aller au jardin : le concert va commencer. Allez-vous y prendre part ?

- Pas ce soir mais si j'en crois ce que m'a dit Mme Cléry, Madame devrait avoir aujourd'hui beaucoup mieux que moi : le célèbre chanteur de l'Opéra, Jean Elleviou, que je connais bien, a souhaité venir chanter pour elle.

- Vraiment ? Oh ! quel plaisir ! s'écria-t-elle en battant des mains.

- En ce cas il ne faut pas être en retard, ajouta Mme de Chanterenne qui semblait ravie elle aussi, même si Laura pensa que son départ à elle entrait peut-être un peu dans ce ravissement. Entre elle et la " chère Renette " le courant sympathique ne passait pas. On descendit donc et ce fut sous les arbres que Laura refit sa belle révérence.

- Vous reviendrez bientôt, n'est-ce pas ? dit Mme Royale en lui tendant une main qu'elle baisa.

- On m'accorde trois visites par semaine et je n'aurai garde d'en manquer une seule., sauf si Madame ne souhaitait plus me voir...

Dans les jours qui suivirent, Laura vint avec une grande exactitude. Elle rencontra deux fois Mme de Tourzel et Pauline et, à elles trois, elles s'ingénièrent à composer pour leur petite princesse un semblant de cour où l'on potinait autour des dernières nouvelles, ce qui mettait la surveillance de Mme de Chanterenne à assez rude épreuve. Le sourire joyeux de Marie-Thérèse était la plus belle récompense en même temps qu'il savait à merveille effacer les plis désapprobateurs du visage de " Renette " !

Pourtant, comme Laura arrivait, un après-midi, portant comme d'habitude un bouquet de fleurs - cette fois c'étaient des lys - Mme de Chanterenne vint l'accueillir dans l'antichambre en refermant derrière elle la porte du logis de Madame Royale. Elle semblait extrêmement émue :

- Je ne sais si vous pourrez la voir, chuchota-t-elle d'une voix oppressée. Un véritable drame s'est produit hier. J'avais dû m'absenter pour me rendre, avec la permission du Comité, auprès de ma sour malade, et Madame était seule pour recevoir cette peste de Montcairzin. En revenant j'ai trouvé la princesse dans un état affreux : l'aventurière - car elle ne peut rien être d'autre ! - lui a appris le sort de sa mère, de sa tante et de son frère. Gomin était auprès d'elle et il avait fait partir cette femme. La pauvre enfant n'a pas cessé de pleurer ; elle s'est même évanouie deux fois...

- Mon Dieu, la pauvre petite ! murmura Laura. Apprendre tout cela d'un coup ! Cette Montcairzin doit être folle !

- Aussi vais-je faire en sorte qu'elle ne mette plus les pieds ici. Dès ce soir et avant de rentrer chez moi, je me rendrai au Comité de sûreté générale...

- Je vous y conduirai, si vous le voulez. J'ai retenu une voiture ; après quoi on vous ramènera rue des Rosiers...

- Vous feriez cela ? Oh, c'est tellement aimable à vous !

Elle semblait vraiment désemparée avec même des larmes dans les yeux et Laura, du coup, la trouva plus sympathique : elle devait s'être réellement attachée à Marie-Thérèse...

- Permettez-moi de la voir ne fût-ce que cinq minutes, plaida Laura. Ensuite je vous attendrai en bas...

- Non, entrez ! Vous lui ferez peut-être du bien. En pénétrant dans la chambre, elle trouva

Marie-Thérèse étendue sur le canapé. Elle serrait dans ses bras un petit chien au pelage blanc taché de brun, sans race bien définie.

- C'est Coco ! expliqua Mme de Chanterenne. Je le lui ai fait apporter maintenant qu'elle sait. Ce chien était celui de son frère...

- Il avait un chien avec lui dans le cachot dont l'a sorti le citoyen Barras ?

- Non. Il était chez l'un des gardiens. Et j'ai pensé que cela aiderait Madame de l'avoir...

- On dirait que vous avez vu juste et c'est gentil d'y avoir pensé...

Comme Laura approchait, Coco échappa aux bras de Marie-Thérèse et vint à elle en remuant la queue et en quêtant une caresse qu'on ne lui refusa pas. Elle le prit même dans ses bras pour le rendre à la princesse qui tournait vers sa visiteuse ses grands yeux bleus rougis par trop de larmes :

- Vous saviez aussi ?

- Oui, dit Laura en s'agenouillant près du canapé. Je savais.

- Et vous ne m'avez rien dit...

- Si je n'avais juré de me taire, je n'aurais pas eu la permission de venir jusqu'à vous. Je pense d'ailleurs qu'il valait peut-être mieux vous cacher encore un moment cette horreur.

- Mon Dieu ! Mais pourquoi ? Jours et nuits cette pensée me tourmentait : que sont-ils devenus ? Et il m'a fallu l'apprendre par cette personne qui se dit ma cousine et que cependant je n'arrive pas à aimer. J'aurais beaucoup préféré être instruite par Mme de Chanterenne ou par vous. Or c'est Mme de Montcairzin qui s'est montrée ma véritable amie...

- Je ne crois pas. A Dieu ne plaise que je l'accable, mais la décision du Comité était peut-être sage. Après votre claustration, vous aviez besoin de reprendre des forces et du goût à la vie...

- C'est pourquoi l'on ne m'a donné que des robes de couleur et pas de noir alors que je devrais être en grand deuil ! fit Marie-Thérèse avec amertume.

- Le deuil est dans le cour, Madame, pas dans quelques aunes de tissu. Vous êtes jeune... et belle comme l'était sans doute la Reine votre mère à votre âge et il faut songer à vous, à l'espoir que vous représentez pour nombre de Français. Tous ne sont pas criminels, et vous avez une multitude de sujets qui...

- Sujets ? Je n'ai pas hérité du Roi mon frère...

- Plus que vous ne croyez. La République a détruit toutes les lois royales. La loi salique comme les autres.

Les larmes ne coulaient plus à présent. L'air soudain rêveur, Madame Royale caressait le petit chien en silence mais, depuis un instant, Mme de Chanterenne donnait des signes d'agitation. Elle finit par balbutier une vague excuse et, saisissant Laura par un bras, elle l'attira à l'écart :

- Etes-vous folle de dire des choses aussi dangereuses ? Je devrais vous signaler au Comité de sûreté générale...

- Mais vous n'en ferez rien. Dans les très grandes douleurs, on a besoin de se raccrocher à quelque chose, fût-ce un rêve ou une illusion. Madame est du sang des rois et elle aime la France si grand que puisse être le mal qu'elle en a reçu...

Mme de Chanterenne haussa les épaules :

- Cela ne lui servira de rien ! D'ici quelques mois elle partira pour Vienne, épousera un archiduc et se perdra au milieu des innombrables princes Habsbourg. Alors pourquoi faire miroiter l'impossible à ses yeux ?

- Pour qu'elle ait encore envie de vivre. Parce que si elle a dans le cour un grand amour de son pays - ce que je crois ! -, elle l'emportera avec elle et fera de son mieux, là où elle sera, pour en défendre l'image et les intérêts. A présent prévenez le Comité si cela peut mettre votre conscience en repos !

- Vous savez bien que je ne le ferai pas. Vous ne m'empêcherez cependant pas de penser que, pour une Américaine, vous agissez comme si vous étiez née sur cette terre que vous semblez tant aimer !

Ce n'était pas la première fois que Laura entendait ce genre de remarque et elle savait comment y répondre :

- La France a puissamment aidé les Etats-Unis à obtenir leur liberté... et vous ne m'empêcherez de penser que, pour une aristocrate - car vous en êtes une à coup sûr ! -, vous agissez comme si vous étiez née du côté du club des Jacobins.

Laura savait parfaitement que la particule d'un nom ne signifie pas forcément la noblesse mais elle pensait que Mme de Chanterenne serait sensible à la flatterie, même si elle était assaisonnée d'un reproche. Ce fut ce qui se passa et, le reste de l'après-midi, les deux femmes conjuguèrent leur affection pour apaiser la grande douleur d'une enfant de seize ans...

Au moment où Laura allait partir, Marie-Thérèse la retint par la main :

- Je ne désire pas du tout un trône vous savez ? Il m'est souvent arrivé de rêver que ma vie s'écoule dans un château solitaire entourée de personnes fidèles qui m'aiment comme je les aime, où je me promène dans un jardin tranquille en nourrissant mes bêtes comme jadis à Trianon. Mon regard s'envole par-dessus des hauteurs boisées et les gens que je rencontre ne se doutent pas de qui je suis...

Depuis sa dernière sortie de la Force, Ange Pitou s'était trouvé confronté à un constat pénible : la misère le guettait. Cela ne faisait pas de lui un cas isolé dans une ville où un simple morceau de pain se payait en centaines d'assignats, mais c'était tout de même extrêmement ennuyeux. Non que le journaliste fût un inconditionnel du faste mais une honnête aisance lui semblait la juste rétribution de ses travaux.

Or, de travaux, il n'en avait guère. L'Ami du peuple où autrefois il jouait un rôle si excitant d'agent double ne marchait plus qu'au ralenti. En revanche, les Annales politiques et littéraires fleurissaient toujours ; malheureusement, elles payaient peu. Il fallait donc trouver une solution et il pensa alors que chanter ses ouvres dans la rue, comme beaucoup d'autres le faisaient déjà, pourrait mettre un peu de beurre dans les épi-nards qui eux-mêmes se faisaient rares. Bien entendu, il n'était pas question pour lui de pousser la romance. Ce qu'il voulait être, c'était chansonnier, c'est-à-dire appliquer une musique connue sur des paroles tenant davantage du pamphlet que de l'élégie.

Plein d'ardeur, il concocta donc quelques couplets sur la maladie à la mode : l'agiotage - celui du papier par exemple qui faisait monter son traitement de journaliste à un sou par jour ! -, puis courut les faire imprimer en quelques exemplaires. Le lendemain, dès l'aube, il s'en allait errer dans le quartier des Halles où il s'était déjà fait connaître du temps où il était garde national. A cinq heures l'aurore était fraîche et belle, et Pitou mit quelque temps tout de même à choisir un emplacement : il opta pour la façade du cabaret de L'Homme-Armé où il s'adossa. Puis, après s'être raclé la gorge deux ou trois fois pour s'éclaircir la voix autant que pour lutter contre le trac, il se décida et, sur l'air du Réveil du peuple, il lança :

Fils de Pélops et de Tantale Homicides agioteurs Faites une fête royale De notre sang et de nos pleurs. Le malheur présent nous l'atteste, Nous n'avons rien à ménager ; Amis le désespoir nous reste II suffira pour nous venger...

Un peu tremblante au départ, sa voix se fait plus claire, plus assurée. Tandis qu'il vitupère en quelques couplets les puissants de l'heure, les gens s'arrêtent, se massent autour de lui, séduits par l'audace de la chanson qu'ils applaudissent à tout rompre quand elle est finie. On demande même une seconde édition et Pitou s'exécute avec plus de flamme et même improvise de nouveaux couplets qui déchaînent l'enthousiasme tant et si bien qu'à la fin il se retrouve enroué...

- Un chanteur sans violon ça sonne comme un pot cassé, lui confie alors une poissarde en lui donnant son obole. En attendant, tu ferais bien, mon garçon, d'entrer là-dedans boire un pichet. Ça t'éclaircirait la voix et les idées !

Le conseil était bon, Pitou le suivit et choisit un coin tranquille pour compter sa recette. Elle était encourageante : il avait reçu l'équivalent de cent écus... en papier mais ce n'était qu'un début et il se promit de faire mieux car il n'était guère que six heures et demie. Cependant, la sagesse lui commandait de rentrer chez lui sans attendre que des gens plus huppés - qui se lèvent tard par définition ! - fissent leur apparition. Il était sûr, ainsi, de ne pas être reconnu et de pouvoir gagner quelque argent en toute clandestinité.

Sa journée n'étant pas terminée, il fit un peu toilette puis s'en alla aux Annales politiques et littéraires rédiger le compte rendu de la séance de la Convention. Au retour, une idée lui vint quand, au coin de la place Dauphine, il trouva l'un des innombrables charlatans qui émaillaient Paris occupé à vendre une potion suisse, entouré de musiciens qui faisaient rage de leurs instruments pour attirer le chaland. Il se souvint alors de l'apostrophe de la poissarde signalant qu'un chanteur sans violon sonne comme un pot cassé. Il lui faut de la musique mais, pour le moment, un seul instrument lui suffira. Alors, profitant d'une pause, il s'en va parler à l'oreille d'un des musiciens. L'accord est conclu : le marchand de remèdes miracles ne faisant son apparition qu'à huit heures, ses accompagnateurs sont libres jusque-là. Le lendemain, à cinq heures, Pitou retrouvait son nouveau soutien dans un petit cabaret de la rue du Puits, près des Halles, et tous deux faisaient le plan de leur prochaine prestation en buvant du cassis. Le résultat fut probant : à six heures et demie, les deux compères pouvaient se partager quatre cents francs en assignats.

Cela dura une quinzaine de jours jusqu'à celui où, arrivant à la Convention, dans la tribune de la presse, Pitou se vit l'objet de mauvaises plaisanteries et comprit que son secret matinal était éventé.

Froissé, il remit aussitôt sa démission de rédacteur aux Annales politiques et littéraires, " Laissant ses collègues aigris par la faim à leurs articles et à un jeûne qu'ils estimaient glorieux [xxxi]...". Le résultat fut que Pitou augmenta son orchestre, cessa de se cacher et gagna plus d'argent, parce qu'il malmenait plus que jamais la Convention et que son public l'applaudissait toujours davantage. La conjoncture politique lui offrait en effet de quoi exercer largement sa verve satirique. Et surtout, la nouvelle Constitution votée par les députés le 5 fructidor an III, autrement dit le 22 août 1795. C'était il est vrai une drôle de chose que cette Constitution qui offrait à la fois tout et son contraire. Cependant, elle venait d'accoucher du suffrage universel... et le début était encourageant.

Tout Français était électeur pour peu qu'il paie une contribution foncière ou personnelle, si minime fût-elle. Cette obligation était même supprimée pour les " braves défenseurs de la Patrie " qui ouvraient si vaillamment aux frontières et en Vendée où, dès l'annonce de la mort de Louis XVII, Charette avait repris les hostilités.

Le second point était tout aussi intéressant : le vote devait se faire au scrutin secret et non plus à haute et intelligible voix, ce qui autorisait les pires contraintes. En outre, on n'élirait pas seulement les députés mais aussi les juges, les représentants des assemblées municipales et départementales, et même les fonctionnaires. Vaste programme que l'on se hâtait de restreindre dès les paragraphes suivants. Ces mirifiques élections seront à deux degrés : le tout-venant aura juste le droit d'élire des " grands électeurs " choisis parmi l'élite des gens aisés, propriétaires et grands bourgeois qui seront environ vingt mille pour toute la France. Et ceux-là seulement seront habilités à choisir les futurs dirigeants. Drôle de suffrage universel !

Avec l'aimable concours de ces notables, on allait créer deux chambres : les Cinq-Cents et le Conseil des Anciens, deux fois moins nombreux. Quant à l'exécutif, il serait assuré par cinq Directeurs élus par les députés et nommant à leur tour les ministres. Mais ces cinq potiches ne pourraient disposer des fonds publics ni proposer les lois. Et pour faire bonne mesure, la Convention, prenant une utile précaution, vota le décret des deux tiers qui déclarait que sur sept cent cinquante élus, cinq cents, soit les deux tiers, seraient pris obligatoirement parmi les conventionnels sortants. Néanmoins, pour masquer cet abus de pouvoir, on décida aussi qu'il serait ratifié par toute la nation au moyen d'un double plébiscite arrêté pour le 1er vendémiaire an IV, 23 septembre 1795. Dans ces conditions, on imagine que Pitou avait largement de quoi se mettre sous la dent. Et il l'avait fort dure.

Un matin où, appuyé à une maison à quelques pas de l'Homme-Armé, il chantait à pleine voix les bienfaits de la monarchie et les abus de la Révolution - il y avait beaucoup de monde et les assignats pleuvaient -Pitou aperçut soudain dans la foule une figure connue qui lui faisait un signe discret. Il acheva sa chanson, s'excusa auprès du public et s'en alla prendre par le bras l'arrivant qui l'entraîna dans le cabaret.

- Après ce bel exercice vous devez avoir soif, mon cher Pitou ? dit Batz en frappant dans ses mains pour appeler la servante. Mais je vous félicite : vous avez beaucoup de talent..

- Ça vous a plu ?

- Je serais difficile ! Mais ne prenez-vous pas un peu trop de risques ? Combien de fois êtes-vous allé en prison cette année ?

- Deux.

- La troisième vous guette... à moins que les choses ne changent suffisamment vite pour que vous vous retrouviez dans la peau d'un prophète ou d'un héros...

- Et, à votre avis, elles devraient changer ?

- Cela dépend d'hommes déterminés. Je ne vous apprendrai pas que le plébiscite a lieu demain : 1er vendémiaire an IV ajouta-t-il sur le ton de la dérision. Et je gagerais que le résultat fera se lever l'émeute. Surtout s'il est positif, ce qui sera le cas !

- Pourquoi ?

- Parce que certains voteront sous la contrainte et que, de toute façon, les résultats seront truqués. En province tout au moins, et comme je peux vous garantir que Paris votera contre le décret des deux tiers, il ne sera pas content du tout. Pour ma part je ferai en sorte qu'il le soit encore moins...

- Vous allez vous faire émeutier, vous ?

- Pourquoi pas ? fit Batz avec arrogance. On ne fait pas d'omelette sans casser d'oufs et notre parti n'aura jamais de meilleure occasion d'en finir avec cette misérable Convention où beaucoup d'assassins demeurent encore !

- Je serais assez d'accord avec vous, baron. Je l'ai toujours été, d'ailleurs. D'où partira la rébellion ?

- Notre vieille section Le Pelletier où plane toujours l'ombre de notre cher et grand Cortey. Son souvenir y est vénéré et c'est lui qui nous mènera au combat ! Quant à vous, mon cher Pitou, j'espère que vous serez le chantre de notre Iliade et que votre voix convaincante nous aidera à rameuter les hésitants !

- Vous pouvez compter sur moi.

- Je n'en ai jamais douté, fit Batz avec émotion en lui présentant une main que Pitou serra vigoureusement. A présent, je vous rends à votre public : il s'impatiente...

- Il attendra encore un peu. Je voudrais que vous répondiez à une question. Savez-vous que miss Adams passe à présent tout son temps entre la Rotonde et la Tour du Temple ? Qu'elle a réussi à approcher enfin sa princesse ?

- Je le sais. Pourquoi me demandez-vous cela ?

- Pour savoir s'il est dans vos intentions de la rencontrer avant le soulèvement. Je ne l'ai pas beaucoup vue, mais je crois que vous lui manquez cruellement...

- Elle me manque à moi aussi, fit Batz la mine soudain assombrie, mais je ne la verrai pas avant le combat. Dieu seul sait ce qu'il en pourra sortir. Je peux être tué... ou emprisonné, et je refuse l'idée qu'elle puisse s'y trouver mêlée de quelque façon que ce soit. Ce qu'elle fait au Temple est déjà suffisamment dangereux mais je pense que c'est pour elle un bonheur. Aussi ne 1'approcherai-je pas et je ne veux pas qu'elle se doute de quoi que ce soit...

- Ce n'est pas moi qui le lui dirai.

- Je le sais. Pourtant, Pitou, s'il arrivait que je n'en sorte pas vivant, vous chargerez-vous d'un message pour elle ?

- Cela ne se demande pas.

- Alors vous lui direz... que je l'aime comme jamais au monde je n'ai encore aimé...

- Pas même Marie ?

- Pas même Marie et Dieu sait de quelle blessure sa mort m'a frappé....

Sans rien ajouter, Batz tourna les talons et partit en courant, laissant Pitou revenir d'un pas songeur vers son public.

Le scrutin du lendemain fut tel que l'avait prévu le baron. La nouvelle Constitution recueillit 914 853 oui contre 41 892 non. Quant au décret des deux tiers, il fut approuvé par 167 650 oui contre 95 373 non et les rues de Paris se mirent à gronder, mais la Convention, délivrée d'un gros souci, ne sembla pas s'en apercevoir, trop occupée qu'elle était à décréter l'annexion de la Belgique et à diviser le pays en neuf départements. Simplement, elle ordonna des renforts de police. Ce qui n'allait rien arranger du tout.

Le 12 vendémiaire, vingt-six sections se rangent aux côtés de la section Le Pelletier qui crée un comité d'insurrection et envoie des émissaires dans les départements pour les inviter à rejoindre les Parisiens révoltés. Car, cette fois, ce sont bien les citoyens de la capitale, ceux qui forment le vrai peuple - commerçants, artisans, petits bourgeois, intellectuels -, que rejoignent les royalistes échappés aux prisons de Robespierre et tous ceux qui espèrent voir luire prochainement une nouvelle aurore. Batz est de ceux-là. Avec l'un de ses amis, le jeune Charles de Lallot que la nature a doué d'un étonnant talent oratoire et qui est vice-président de Le Pelletier, il va mener le combat pendant deux jours...

Effrayée, la Convention fait alors appel à cette lie du pavé où se trouvent encore nombre de massacreurs des prisons de 1792, armée à laquelle on joint les quatre mille hommes de troupe cantonnés aux Sablons sous le commandement du gêné rai Menou... qui est tout acquis aux insurgés. On s'en rendra compte quand les défenseurs de la Convention tentent d'investir la section Le Pelletier au coin des rues Vivienne et des Filles-Saint-Thomas. Menou parlemente fort civilement avec le jeune Lallot qui n'a aucune peine à le convaincre du bon droit de ses compagnons et l'invite à les rejoindre " comme tous les gens de cour lassés par les délires de la Convention ".

Celle-ci fait alors amener des canons et bientôt le Carrousel, la place de la Révolution, les Champs-Elysées sont changés en parc d'artillerie. Dans la nuit, sous une petite pluie fine et déjà froide, les préparatifs redoublent.. On bat la générale dans Paris mais les faubourgs sont silencieux. Aux Tuileries, la Convention ne dort pas. Elle a destitué Menou et confié sa défense à Barras, mais celui-ci se connaît bien et les vertus militaires ne sont guère son fait : animer un débat ou conduire une intrigue, voilà qui lui convient. Pas mener des troupes à l'assaut surtout quand il s'agit de les lancer contre leurs frères naturels. Mais il pense connaître l'homme de la situation : un petit général corse qu'il a vu à l'ouvre au siège de Toulon où il faisait merveille. Il a peu d'apparence et un fort mauvais caractère car, après avoir commandé à l'armée d'Italie de janvier à mars, il s'est fait rayer des cadres et s'apprête à partir pour la Turquie afin d'y réorganiser l'artillerie du Sultan. Ce Napoléon Bonaparte devrait savoir manier des canons et il le fait chercher.

L'idée n'est pas mauvaise, aussitôt le petit général donne des ordres clairs et précis : les soldats des Sablons sont groupés autour des Tuileries, mais les sectionnaires pourraient s'emparer des canons des Champs-Elysées et Bonaparte envoie son ami, le chef d'escadrons Murât, les récupérer et les disposer là où ils seront le plus efficaces.

Quand le jour du 13 vendémiaire se lève, le ciel s'éclaircit et le soleil s'annonce. Il apparaît vers deux heures, quand s'ébranlent les hommes des sections, mais celles-ci sont dispersées sur divers points de la capitale et surtout elles n'ont pas de commandement unique...

Vers quatre heures, les premiers coups de feu sont tirés par les sectionnaires dans la rue Saint-Honoré, près de l'église Saint-Roch. La lutte est particulièrement chaude près du Pont-Neuf et dans la rue des Petits-Champs où les conventionnels doivent enlever à la baïonnette une barricade. En quelques minutes, la rue Saint-Honoré est jonchée de cadavres, les boulets sifflent sur le Palais-Egalité et les marches de l'église Saint-Roch où l'on a amené des canons sont emportées par Bonaparte en personne. Une colonne entière des sections Le Pelletier et de la Butte-aux-Moulins est anéantie. Batz est là. Sa célèbre voix de bronze a tonné tout le jour pour encourager ses compagnons mais elle ne peut rien contre celle des bouches à feu et, blessé, il devra s'enfuir par l'intérieur de l'église qu'il connaît si bien. Un instant, un seul, son regard aura croisé l'acier bleu de celui du vainqueur...

Car tout est fini maintenant. Vers sept heures, à l'arrivée de la nuit, le tir a cessé. Jusqu'à ce que revienne le jour, l'espoir de réussir subsistera. Sur son terrain, la section Le Pelletier s'apprête à combattre mais, au matin, tous les braves gens qui l'ont suivie songent plutôt à chercher leurs morts et à soigner leurs blessés. Vers onze heures le lendemain, la " citadelle " est investie, elle devra se rendre sous peine d'être mitraillée jusqu'à ce qu'il ne reste d'elle qu'un monceau de pierres et de cadavres... Tout est fini !

Pour le parti royaliste, ce fut un terrible échec d'où il sortit désemparé. La République, elle, était sauvée. Momentanément tout au moins, car elle venait de donner la preuve de sa faiblesse et elle se sentait presque aussi mal en point que son rival. H avait suffi d'un homme, un seul, pour qu'elle surmonte cette grave crise. Sans cet inconnu d'hier elle eût été balayée par la vague des mécontents et cela ne s'oubliera pas, le coup d'Etat pouvant être un art qui s'apprend vite.

Pour l'instant, reconnaissante et soulagée, elle nomma général de division et commandant en chef des armées de l'Intérieur le petit général maigre dont la prononciation du nom restait incertaine. Elle nomma aussi une commission militaire poui juger les royalistes convaincus d'avoir contribué à l'insurrection, et celle-ci travailla rapidement. Parmi ceux que l'on arrêta se trouvait Lemaître...

En renonçant à le jeter à l'eau après lui avoir planté son épée dans le corps, Batz lui avait permis de vivre encore. Ses complices qui avaient quitté le Sauvage pour aller à sa rencontre sur la route de Rheinfelden, l'avaient effectivement retrouvé, ramené à Baie chez le médecin qui avait soigné Montgaillard et, comme la blessure n'était pas mortelle, il avait suffi de quelques semaines pour le remettre sur pied. Il était alors rentré à Paris où, depuis la chute de Robespierre, sa femme - car il en avait une ! - habitait un petit appartement rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie. Ce fut là qu'on l'arrêta en même temps que plusieurs autres membres de l'agence royaliste de

Paris que le comte d'Antraigues dirigeait toujours depuis Venise. Mais, de façon tout à fait inexplicable, on relâcha ses complices et Lemaître seul fut condamné à mort. Il monta à son tour sur cet échafaud dont il avait empêché Batz de sauver le Roi. L'agence de Paris n'existait plus et son chef direct, le chevalier des Pommelles, toujours en liberté, entreprit de l'oublier en buvant plus que de raison.

CHAPITRE X MADAME S'EN VA

Les journées de vendémiaire, Laura les vécut en traversant une suite de moments d'inquiétude et d'espérance. Inquiétude pour Batz dont, par Pitou, elle avait su qu'il s'y jetait à corps perdu, espérance pour Marie-Thérèse Charlotte : si la révolte en grande partie royaliste l'emportait, ce serait enfin pour elle la sortie d'une prison qui, même si elle s'était faite infiniment plus douce, n'en demeurait pas moins ce qu'elle était.

Pendant ces jours, elle ne quitta pas la rue du Mont-Blanc et vécut enfermée chez elle. Joël Jaouen, pour une fois, avait imposé son point de vue :

- Souvenez-vous du 10 août ! rappela-t-il. Si vous tentez d'aller au Temple, même à la Rotonde, vous risquez d'être blessée ou pis encore et ce serait stupide. On a certainement doublé au moins les défenses de la Tour et aucune visite ne doit être admise.

- Vous savez que je déteste rester là à tourner en rond...

- Peut-être mais pour le bien de tous, vous vous y résignerez. D'ailleurs, je vous informerai.

- Vous y allez ?

- Bien entendu. Soyez rassurée ! Je serai vos yeux et vos oreilles... et je serai prudent.

Il fallut bien s'en contenter et, durant deux jours, Laura et Bina -celle-ci ne quittant plus sa peur que pour plonger dans la prière -tournèrent en rond avec pour seule distraction une visite affolée de Julie Talma dont l'époux avait disparu depuis deux jours et qui s'imaginait -Dieu sait pourquoi ! - qu'il avait pu venir chez Laura. Détrompée, elle finit par un déluge de larmes et de cris que Laura ne sut comment calmer mais que Bina, revenue sur terre au bruit, soigna avec une grande compétence au moyen d'une paire de claques et d'un petit verre de rhum dont Jaouen avait toujours une réserve en cas. Le traitement plut à Julie qui réclama un second verre.

- Ce n'est pas vraiment un cordial, objecta Laura. Les marins surtout en boivent, et pour une dame....

- Ai-je jamais été une dame ? fit l'ex-danseuse de l'Opéra, avec un frémissement de narine plein d'amertume. Et je souffre plus qu'un marin en pleine tempête...

Elle but son deuxième verre qui lui rendit des couleurs et même une légère pointe d'optimisme.

- Je sais où est ce Sardanapale, confia-t-elle à Laura. Je gagerais qu'il est en train de se vautrer dans le stupre avec cette affreuse Petit-Vanhove.

Puis, abandonnant la tragédie pour le ton aimable d'une habituée des salons : " Auriez-vous par hasard un grand couteau ? "

- Je pense, oui... mais pourquoi ?

- Je vais les égorger tous les deux ! Après je pourrai dormir tranquille...

Et Laura dut pendant deux heures se faire l'avocate du mari volage auprès de l'épouse outragée. Cela eut au moins l'avantage de lui changer les idées...

Quand Paris, enfin, se calma et que Jaouen fit pour Laura le récit de ce qui aurait dû être une grande aventure et n'était au fond qu'une série de coups d'épée dans l'eau même si cela se soldait par des morts un peu trop nombreux, il n'en donna que les grandes lignes sans s'appesantir sur les détails. Hormis un seul, l'effet produit sur lui par le vainqueur : ce Bonaparte sorti on ne savait d'où semblait l'avoir hypnotisé.

- Je n'ai jamais vu personne qui lui ressemble ! Si jeune, si volontaire et semblant se jouer des difficultés ! Son regard, froid, impérieux, est celui d'un aigle cependant que sa stratégie et sa façon de commander tiennent du génie ! Pardieu, ajouta-t-il avec rage, j'aimerais servir sous lui si je n'étais pas qu'un infirme !

- Que venez-vous me parler de votre infirmité ? lança Laura avec colère. Je sais des gens qui ont tous leurs membres et qui pour la force et l'adresse ne vous viennent pas à la cheville mais j'aimerais que vous vous souveniez que je n'ai, moi, aucune raison de m'intéresser à ce général je-ne-sais-trop-quoi ! Ce que je voudrais savoir, c'est ce qu'il advient de mes amis ! Avez-vous des nouvelles de Pitou et...

Dieu qu'il était difficile de dire devant lui le nom tant aimé ! Cependant la constante jalousie de Jaouen traduisait déjà ce " et " révélateur :

- Pitou est à la Force, sans doute aphone à force d'avoir clamé à tous les échos ses couplets incendiaires. Quant au baron de Batz, je l'ai vu disparaître à l'intérieur de l'église Saint-Roch et je n'en sais pas davantage, fit-il avec rudesse en se gardant bien de signaler que Jean était blessé. De toute façon, vous ne me l'aviez pas donné à garder !

- Je n'en aurais même pas eu l'idée ! riposta Laura. Et du Temple ? Pas de nouvelles ?

- Pas beaucoup. Tout y est calme mais on a doublé la garde par crainte que des partisans ne profitent des troubles autour des Tuileries pour tenter d'enlever la jeune fille. Mme Cléry que je suis allé voir - et qui vous assure de ses chauds sentiments ! - m'a dit que les visites étaient interdites pour quelques jours...

Comme, du côté du Temple, il n'y avait rien d'autre à faire qu'attendre, Laura se sentit l'esprit plus libre pour Batz. Elle avait bien compris les raisons, données par Pitou, de ne pas se revoir avant le coup de force mais puisqu'une fois de plus il était en fuite, pourquoi en quittant Saint-Roch n'être pas revenu dans cette maison qui lui avait été un refuge ? Crainte de la compromettre ? Ou bien après l'église et profitant de la situation troublée avait-il choisi de repartir au loin ? Cela, il fallait le savoir. Elle décida de se rendre au seul domicile qu'elle lui connût : la rue des Vieux-Augustins.

A sa surprise, elle y découvrit que Jean avait repris sa véritable identité. Comme elle demandait au patron de l'hôtel meublé si M. Nathey était toujours là, il la regarda en ricanant :

- Vous voulez dire le ci-devant baron de Batz ? Eh oui, comme on l'a rayé de la liste des émigrés, il a fait connaître son vrai nom. Ça ne lui a pas vraiment porté chance d'ailleurs. On est venu le cueillir ici comme une fleur...

- Qui est venu ?

- Qui voulez-vous que ce soit ? La police bien sûr!

- Il était rentré ici après... l'échauffourée ?

- Oui et j'aurais bien préféré qu'il aille se faire prendre ailleurs mais il était blessé et ma femme... enfin ce n'est pas à vous que je vais expliquer ce que sont les femmes...

- Blessé ? gémit Laura, la gorge soudain séchée. Grièvement ?

- Il est parti sur ses deux pieds en tout cas ! C'est un bras, il me semble. Oui, c'est ça... ma femme le lui a accroché dans un grand mouchoir.

- Vous devez avoir une bien bonne épouse, remarqua Laura un peu rassurée. Et vous a-t-on dit dans quelle prison on l'emmenait ?

- Je crois bien avoir entendu l'un des argou-sins dire que c'était au Plessis... Et comme Laura ouvrait de grands yeux interrogateurs il précisa : " C'est rue Saint-Jacques, dans le quartier des étudiants. Un collège qu'on a transformé en prison comme quelques-uns de ses pareils [xxxii]... mais c'est pas la peine de vous y précipiter, hein ? ajouta l'homme en voyant la jeune femme se hâter vers la sortie. Les conspirateurs on les met au secret, en général ! "

Elle était déjà dehors et courait à la recherche d'un fiacre. Elle en trouva un près des Halles et se fit conduire sur la montagne Sainte-Geneviève mais, ainsi que l'avait prédit le patron de l'hôtel de Beauvais, elle put seulement contempler avec accablement la façade médiévale de l'ancien collège fondé au XIVe siècle par le secrétaire du roi Philippe V le Long, Geoffroy du Plessis-Balisson. Contemporaine de la Conciergerie, la prison était aussi terrifiante et aussi bien gardée. Les sentinelles restèrent aussi muettes que les murs et Laura comprit qu'une offre d'argent servirait seulement à la mettre en danger. Elle rentra chez elle où Jaouen fit les frais d'une colère dont la peur était l'initiatrice.

- Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que le baron de Batz était blessé quand il a cherché refuge dans Saint-Roch ? Et en ce cas pourquoi ne pas l'avoir suivi, aidé et...

- ... ramené ici, n'est-ce pas ? Pour l'excellente raison qu'il aurait fallu me jeter dans les feux croisés des belligérants et que je ne voyais pas en quoi cela pourrait l'aider que je me fasse tuer.

- Peut-être, mais pourquoi m'avoir caché sa blessure ?

- Afin d'éviter ce qui se produit en ce moment : que vous vous mettiez la tête à l'envers au sujet d'un fait contre lequel vous ne pouvez rien. Cela dit, je suis persuadé qu'il savait où trouver du secours... Vous oubliez que cet homme se promenait à visage découvert dans Paris et en pleine Terreur...

- Je n'oublie rien. Quant au secours, je vais vous dire où il l'a mené : à la prison du Plessis d'où il ne sortira peut-être que pour aller à la mort ! Vous voilà content, j'espère ?

Elle éclata en sanglots et alla se jeter sur la petite chaise longue où elle aimait se reposer. Jaouen, lui, ne bougea pas, ne fit pas un geste vers elle, sachant bien qu'il ne servirait qu'à le rendre plus odieux. Il la regarda pleurer un moment puis, sans un mot, il sortit du petit salon et alla trouver Bina :

- Essaie de la calmer ! Moi je sors. J'ai besoin de prendre l'air...

- Que se passe-t-il ?

- Toujours son maudit baron ! grogna-t-il avec un haussement d'épaules désabusé. Elle a appris je ne sais comment qu'il a reçu une balle dans le bras et qu'ensuite il a été arrêté. La blessure je savais mais j'ignorais qu'on l'avait pris.

- Ce n'est tout de même pas de ta faute... Tu sais, Joël, il y a des moments où je pense qu'il aurait mieux valu pour nous de rester au pays.

Pour elle aussi parce que je crois bien qu'on la gêne plus qu'on ne la sert...

- Libre à toi de rentrer ! Moi je ne la laisserai jamais seule dans une ville où elle a déjà failli périr trois ou quatre fois !

La Convention cependant vivait ses derniers jours. Il lui fallait laisser la place aux nouvelles assemblées qu'implantait la Constitution de l'an IV. Elle se sépara le 26 octobre après avoir pris un dernier décret : la place de la Révolution, ex-place Louis-XV, porterait désormais le nom de place de la Concorde...

Deux jours plus tard, le nouveau conseil des Cinq-Cents faisait choix de cinq directeurs chargés de l'exécutif. Ce furent La Reveillère-Lépeaux, Rewbell - deux anciens avocats - Letourneur, ancien officier du génie, l'omniprésent Barras et l'ex-abbé Sieyès : cinq régicides parmi lesquels le " vicomte à l'ail " n'allait pas tarder à rejeter les autres dans l'ombre. N'avait-il pas dans sa manche cette arme absolue qui s'appelait Bonaparte ?

Le 2 novembre, ces messieurs - moins Sieyès qui jugeait avec méfiance l'honneur qu'on lui faisait -prenaient possession du palais du Luxembourg que ses divers avatars avaient réduit à l'état de magnifique coquille vide : point de meubles et des salons dans un état déplorable. On s'y installa tant bien que mal, bientôt rejoints par Lazare Carnot, surnommé l'Organisateur de la victoire, désigné à la place de Sieyès et qui allait leur mener la vie dure. Il avait un affreux caractère et n'était jamais content de rien.

Un peu avant, les Cinq-Cents établirent leurs pénates dans l'ancienne salle du Manège, au bout du jardin des Tuileries, cependant que le " vénérable " Conseil des Anciens demeurait seul aux Tuileries dans les anciens locaux de la Convention.

Le rideau se levait sur le Directoire...

L'un de ses premiers actes fut d'amnistier le baron de Batz devenu par trop encombrant.

Dans sa prison, en effet, celui-ci s'agitait comme un diable dans un bénitier. Fort de sa radiation de la redoutable liste des émigrés, il criait au scandale et à l'injustice - puisqu'il avait été arrêté sur une simple dénonciation - et exigeait qu'on le mît en liberté ou qu'on le traduisît en justice afin de " faire connaître dans les débats publics, ce qu'avaient été ses prétendus crimes et combien de fourberies, combien d'atrocités sanglantes avaient [eu lieu] sous le titre de Conspiration de Batz [xxxiii] ".

Ce procès, personne n'avait envie de l'instruire, surtout ceux qui se sentaient la conscience chargée. On pensa, en haut lieu, que la meilleure solution serait peut-être d'" oublier " le trublion dans sa prison quand on les " instruisit qu'il s'était muni d'un huissier pour leur faire signifier juridiquement sa demande formelle d'être mis en jugement ou en liberté selon la loi expresse sur laquelle était fondée cette demande ".

Le plus incroyable est que cet invraisemblable coup d'audace lui valut la liberté. L'histoire avait fait le tour de Paris à la vitesse d'un courant d'air et Batz avait tous les rieurs de son côté. Aussi, chaque matin, une petite foule se pressait-elle devant les portes du Plessis pour guetter la libération du héros. Laura naturellement s'y mêla.

Elle y était le 5 novembre, attendant un peu en retrait des autres. C'était un matin gris mais très doux. Paris sentait les feuilles mouillées, le bois brûlé, la brume légère qui montait de la Seine, et Laura débordait d'espérance et de délicieuse attente plus encore que les autres jours. Quelque chose lui disait qu'elle allait le voir...

Soudain, ceux qui étaient là poussèrent une clameur où se fondaient les applaudissements : la porte ferrée venait de s'ouvrir et la silhouette de Batz se découpa sous l'ogive de pierre. Laura pensa qu'il ressemblait à une lame d'épée dans sa finesse et dans sa force. Il riait de toutes ses belles dents blanches à ceux qui l'ovationnaient en les saluant de la main. Elle s'élançait déjà vers lui... mais s'arrêta net : de la foule une femme s'était détachée, une jeune fille blonde vêtue de noir qui se jeta sur lui et mit ses bras autour de son cou pour lui donner un baiser, et un instant Laura ne vit plus le visage de Jean. La foule applaudit plus fort. Essayant de penser que c'était un simple mouvement d'enthousiasme, elle attendit que la fille se détache et s'éloigne mais elle comprit que le pressentiment dont se gonflait sa gorge soufflait une vérité quand, au lieu d'abandonner Batz, l'intruse se pendit à son bras pour traverser la double haie vivante. Et non seulement lui ne la repoussait pas mais au contraire, il appuyait de sa main celle posée sur son bras en souriant à l'inconnue...

L'inconnue ? Pas vraiment. Le visage de cette fille était semblable à l'un de ceux, gravés au sang dans la mémoire de Laura, qui entouraient Marie Grandmaison dans la charrette fatale. Et Laura pouvait lui donner un nom : Michelle Thilorier qui se disait alors la fiancée de Jean, qui s'était même prétendue enceinte de lui, menant ainsi Marie au désespoir et au plus sublime des sacrifices.

D'un regard encore incrédule mais déjà douloureux, elle suivit le couple jusqu'à une voiture attendant de l'autre côté de la rue. Elle vit Jean aider sa compagne à monter, la suivre d'un bond léger. Le cocher desserra son frein, jeta un ordre, et l'attelage partit à allure prudente dans la pente de la rue Saint-Jacques. La foule se dispersait, se rendant à ses propres affaires sans prendre garde à cette jeune femme qui restait debout au milieu de la rue. Un jeune officier cependant s'approcha :

- Vous ne vous sentez pas bien, citoyenne ? Elle tressaillit comme s'il la réveillait, tourna ktête vers lui et réussit à trouver un sourire :

- Si, je vous remercie...

- Vous allez bien ? Vraiment ?

- Très bien je vous assure...

- Voulez-vous que je vous accompagne ? Comprenant qu'il cherchait à lier conversation elle accepta :

- Jusqu'à ce que nous trouvions une voiture de place, je veux bien...

Il lui offrit alors le bras. C'était un jeune homme pas très grand, mince et bien fait, avec des cheveux châtain roux, des yeux bleus et une belle voix qui lui rappela celle de Batz. Son uniforme était celui du génie, un peu râpé il est vrai, il portait les insignes de capitaine et pouvait avoir trente-cinq ans. Tandis qu'ils descendaient la rue Saint-Jacques, Laura remarqua sa légère boiterie :

- Auriez-vous été blessé ?

- Oui. A Quiberon, et je ne suis pas encore tout à fait guéri mais cela ne tardera pas, fit-il avec un sourire enfantin qui éclaira son visage maigre et un peu triste.

Chemin faisant, on parla musique, poésie, deux sujets qui semblaient tenir à cour à l'officier et Laura le trouva charmant, distrayant... Mais enfin un fiacre fut en vue et il le héla puis demanda avec, dans la voix, une note d'espoir :

- Où doit-il vous conduire ?

- Où allez-vous vous-même, dit-elle, apitoyée par cette canne et sa visible difficulté à marcher. Je pourrais peut-être vous déposer ?

- Oh ! il ne faut pas vous déranger. Je vais chez le ministre de l'Intérieur, à l'hôtel de Brienne. Habiteriez-vous de ce côté ? Mais, veuillez me pardonner de ne pas m'être encore présenté. Je m'appelle Claude-François Rouget de Lisle, encore en congé de convalescence.

Amusée en dépit de sa peine, Laura se mit à rire :

- Vous seriez l'auteur de ce " Chant de marche de l'armée du Rhin " que les Marseillais se sont appropriés ?

- Pour vous servir, mais comme vous pouvez le constater cela ne m'a guère enrichi, soupira-t-il avec une grimace comique. Vous l'avez déjà entendu ?

- Oui. Dans de terribles circonstances, quand ils ont marché sur les Tuileries, mais c'était tout de même très beau. Montez, je vous conduis à votre ministère. Et à mon tour de vous dire mon nom : je m'appelle Laura Adams, Américaine de Boston, mais j'habite rue du Mont-Blanc n° 40.

- Une Américaine ? Mais c'est passionnant ! s'écria-t-il en la rejoignant dans la voiture.

Ils bavardèrent comme de vieux amis tout au long du chemin. Il lui dit son intention de quitter l'armée à cause de l'horreur que lui avait inspiré le massacre des prisonniers émigrés à Auray, mais il connaissait Bénézech, le nouveau ministre de l'Intérieur, et comptait sur lui pour l'employer selon ses capacités. Celles-ci semblaient assez étendues puisqu'il parlait plusieurs langues. Le temps passa ainsi très vite et ce fut avec un visible regret que l'officier descendit du fiacre devant le ministère :

- Je voulais vous aider et c'est vous qui m'assistez. Aurai-je la joie de vous revoir, miss Adams ?

- N'avez-vous pas mon adresse ? Moi aussi je vous reverrai avec plaisir.

Il en rougit de joie et alla s'adresser au cocher pour indiquer sans doute la rue du Mont-Blanc quand Laura l'arrêta :

- Je ne rentre pas chez moi. Je vais... au Temple.

Il cessa de sourire, la regarda avec une sorte d'intensité puis, de façon tout à fait imprévisible, remonta dans la voiture.

- Vous vous intéressez à la famille royale... ou ce qu'il en reste ? demanda-t-il en baissant le ton. J'ai entendu parler d'une Américaine à qui on avait accordé un permis de visite... Serait-ce vous ? Puis comme Laura acquiesçait, il ajouta : Je comprends pourquoi vous étiez tout à l'heure à la prison. Vous devez connaître le baron de Batz ?

- En effet C'est... un ami, articula avec peine la jeune femme qui tout à coup trouvait ce garçon moins sympathique, trop curieux. Mais Rouget de Lisle prit sa main et l'effleura de ses lèvres :

- Sachez que vous avez désormais en moi un autre ami ! Qui sera toujours prêt à vous servir, dit-il avec gravité. Sur mon honneur !

Et là-dessus il redescendit aussi vite que le permettait sa jambe blessée, salua, cria pour le cocher " Au Temple " et attendit courtoisement et le chapeau à la main que la voiture s'ébranle pour se diriger vers le ministère.

Demeurée seule, Laura se laissa aller contre le drap des coussins qui sentait le tabac. Sa douleur, endormie durant cet intermède distrayant, se réveillait, si cruelle qu'il lui semblait la ressentir dans tout son corps. Cette journée qu'elle avait tellement espéré finir dans les bras de Jean, c'était une autre peut-être qui en savourerait la douceur. Elle ferma les yeux mais l'image se reformait sans cesse de cette fille accrochée, avec une telle expression de triomphe à l'homme qu'elle aimait. Et Jean paraissait heureux ! Il lui souriait ! Il avait posé sa main sur la sienne ! Et le poison du doute s'infiltrait à nouveau avec son goût amer. Jean l'avait aimée, elle Laura, quand il aimait encore Marie. Pourquoi n'aimerait-il pas cette Michelle alors même qu'il lui jurait qu'elle était son plus grand amour ? Et tous ces jours, toutes ces nuits écoulés depuis les heures exquises de l'hôtel de Beauvais, qui pouvait dire si la fille de Mme d'Epremesnil n'en avait pas eu sa part ?

Elle eut la tentation de se faire conduire rue des Vieux-Augustins, mais y renonça vite : cette fille devait habiter quelque part ? Peut-être était-elle revenue dans la maison de ses parents, rue Buffault ? Après l'arrestation de Marie, Laura y était allée, juste à temps pour voir les section-naires en arracher la mère de Michelle...

Se penchant vivement à la portière, elle ordonna au cocher de l'y conduire. On venait de traverser la Seine et il ne protesta pas, se contentant de dire que si, ensuite, la citoyenne voulait aller au Temple, il faudrait qu'elle cherche une autre voiture, son cheval étant fatigué.

- Je remise à la Courtille, expliqua-t-il.

Laura ne répondit pas, pressée tout à coup d'arriver mais aussi angoissée de ce qu'elle allait trouver là-bas. Elle ne se souvenait plus du numéro mais savait qu'elle reconnaîtrait la maison du premier coup d'oil. Quand elle y parvint, la nuit commençait à tomber. Les fenêtres s'éclairaient partout dans Paris. Le logis des Thilorier lui parut particulièrement lumineux : plusieurs pièces étaient allumées à l'étage et, au rez-de-chaussée, les hautes fenêtres d'un salon diffusaient une belle lumière dorée.

- Attendez-moi ! dit-elle au cocher.

- Hé là ! Rappelez-vous c'que j'vous ai dit ! J'irai pas au Temple...

- La rue du Mont-Blanc vous conviendrait ?

- Ça oui... Alors j'attends.

Elle sauta à terre, marcha vers ces fenêtres qui l'attiraient comme un aimant. En se haussant sur la pointe des pieds, elle découvrit en effet un salon jaune, éclairé de hautes bougies dans des candélabres de bronze. Jean était là, installé dans un fauteuil au coin de la cheminée, il lisait une lettre. Michelle Thilorier était assise à ses pieds, le regardant avec une expression d'adoration qui bouleversa Laura. Elle dit quelque chose que celle-ci n'entendit pas et, enveloppant de ses bras les genoux de Jean, elle y appuya sa joue en fermant les yeux avec un air d'extase.

Sa lecture achevée, Jean replia la lettre qu'il mit dans la poche intérieure de sa redingote. Sa mine était celle d'un homme qui réfléchit profondément, mais sa main vint se poser sur la tête blonde de la jeune fille qu'elle caressa. A cet instant une porte s'ouvrit, livrant passage à une servante porteuse d'un plateau chargé d'une bouteille et de flûtes à Champagne, mais les deux personnages ne bougèrent pas et elle vint, avec un large sourire, déposeï le plateau sur un guéridon tout près du couple. Jean alors dit quelque chose et Michelle, relevant la tête, la haussa jusqu'à celle de l'homme dont elle effleura les lèvres d'un baiser avant de se relever d'un souple mouvement des reins. Etouffant un sanglot sous son poing serré, Laura vira sur elle-même et courut vers la voiture. Elle en avait vu plus qu'assez et les larmes à présent inondaient son visage. Son allure dut inquiéter le cocher, car il descendit et la saisit par un coude juste à temps pour l'empêcher de tomber après avoir buté contre un pavé.

- Ça n'a pas l'air d'aller du tout ! commenta-t-il apitoyé en l'aidant à franchir le marchepied. J'ai idée qu'vous avez besoin d'rentrer chez vous et j'vous y ramène. C'est quel numéro, rue du Mont-Blanc ?

- Quarante...

Les larmes l'étouffaient et tant que dura le trajet, assez court, elle sanglota sans retenue, incapable de mettre deux pensées bout à bout, mais quand, alerté par le cocher, Jaouen vint ouvrir la portière, elle se redressa d'un seul coup, tamponnant en hâte son visage inondé avec le mouchoir dans lequel elle avait mordu parce que sa souffrance était si forte qu'elle aurait pu crier.

- Mon Dieu qu'avez-vous ? commença l'intendant. Aidez-moi à la descendre ! ajouta-t-il pour le cocher.

Mais elle le repoussa, descendit et, raidie par un violent effort de volonté, celle de ne pas s'écrouler dans les bras de cet homme dont elle savait combien il haïssait Batz, elle rentra chez elle :

- Payez le cocher ! dit-elle seulement.

Elle monta dans sa chambre, s'y enferma sans rien vouloir entendre des supplications de Bina :

- Je veux être seule ! cria-t-elle. Ne vous occupez pas de moi !

Elle alla se jeter sur son lit où les larmes revinrent, abondantes, épuisantes. Sans cesse les deux images sur lesquelles s'était brisé son bonheur lui étaient imposées par son impitoyable mémoire mais même les forces d'une jeune femme pleine de vie ont une limite et vers minuit, vidée de ses larmes comme de toute espérance, Laura s'enfonça dans un profond, un apaisant sommeil.

Elle ne sut pas que Jaouen, après avoir interrogé le cocher sur son parcours avec Laura, l'avait renvoyé. Puis il avait tenté de lui parler en conjuguant ses efforts avec ceux de Bina. Comprenant qu'elle n'ouvrirait pas, qu'il fallait lui obéir et la laisser en paix, il donna quelques directives à Bina, gagna sa propre chambre, y prit l'un de ses pistolets, le vérifia avec soin, le chargea puis, le passant à sa cein-turev s'enveloppa de son manteau, enfonça son chapeau sur sa tête et quitta l'hôtel après avoir dit à la petite camériste, éplorée, qu'il sortait mais ne serait pas longtemps absent.

Un moment plus tard, les habitants de la rue Buffault étaient réveillés par le bruit d'une vitre brisée, d'un coup de feu, et le cri d'une femme...

Le lendemain matin, Laura ouvrit sa porte, demanda de l'eau, fit une longue toilette, déjeuna de lait, de pain et de miel puis pria Jaouen de lui chercher une voiture :

- Je vais au Temple, dit-elle. Il se peut que je reste plusieurs jours à la Rotonde mais si l'on me demande je n'y suis pour personne. Sauf, bien entendu pour Pitou si on le relâchait...

- Et M. de Batz ? demanda Bina qui en savait beaucoup plus que sa maîtresse ne le supposait.

Laura cilla mais les traits de son visage où la trace des larmes marquait encore le contour des yeux demeurèrent de glace :

- S'il se présentait, dites que je suis rentrée à Saint-Malo !

Et sans rien ajouter, elle partit pour accomplir ce qu'elle avait décidé dans la nuit : consacrer désormais toute sa vie, tous ses efforts, à l'innocente enfant qu'elle aimait. Cet amour-là, au moins, lui restait. Il suffirait à remplir tous ses jours et si Marie-Thérèse était remise à l'Autriche comme il en était question, elle la suivrait à Vienne. Ou n'importe où ailleurs ! Cela avait si peu d'importance à présent...

Au Temple, les choses avaient changé. La tentative du 13 vendémiaire ne laissait pas d'inquiéter le nouveau pouvoir et deux hommes, deux ministres, étaient à présent en charge du destin de Madame Royale : Bénézech à l'Intérieur et, aux Relations extérieures - nous dirions les Affaires Etrangères - Charles Delacroix, un grand bourgeois artésien qui était le type même du haut fonctionnaire [xxxiv]. C'est par eux que passaient les tractations avec l'Empire autrichien et les modalités de l'échange de la jeune princesse contre les prisonniers français détenus depuis deux ans.

D'autres consignes avaient été données : la plupart des visites étaient interdites : Mme de Tourzel avait même été emprisonnée plusieurs jours sous l'inculpation d'avoir servi de relais entre son ancienne élève et le roi Louis XVIII. Quant à Mme de Chanterenne, elle se trouvait à présent aussi prisonnière que la princesse : défense formelle lui avait été signifiée de quitter la Tour, le jour ou la nuit. Plus question de rentrer chez elle. Ce qu'elle prenait fort, mal ainsi que Laura s'en convainquit lorsque, après avoir " posé son sac " chez Louise Cléry, elle fut admise -avec une certaine surprise ! -auprès de la petite Madame. On n'imaginait sans doute pas, en haut lieu, qu'une fille de la libre Amérique pût entretenir des relations avec des émigrés en général et la petite cour de Vérone en particulier.

L'atmosphère n'était plus la même chez Madame. Celle-ci souriait moins. Encore ces sourires étaient-ils empreints d'une mélancolie nouvelle pour Laura, et même parfois celle-ci crut lire une sorte d'appel au secours dans les jolis yeux bleus où s'attardait la trace de larmes nocturnes. La visiteuse, étant donné la mine sombre arborée par Mme de Chanterenne, imagina tout naturellement que Marie-Thérèse souffrait du mécontentement d'une gardienne qu'elle aimait bien. Et ce mécontentement ne se cachait guère :

- J'ai déjà écrit trois lettres au ministre Bénézech, confia-t-elle à Laura, et il ne prend même pas la peine de me répondre ! N'est-il pas incroyable qu'accomplissant ma tâche avec toute l'exactitude voulue, je sois punie de façon si cruelle ?

- Oh ! Je pense que votre claustration sera temporaire. Le temps que s'apaisent les bouleversements qui viennent de se produire...

- Dieu vous entende !

- J'espère qu'il le fera mais je vous en prie, ne montrez pas trop votre peine à la pauvre petite. Elle souffre visiblement de vous voir ainsi.

Mme de Chanterenne regarda Laura d'un air étrange, comme si elle était sur le point de dire quelque chose en se demandant si c'était bien opportun. Finalement, elle soupira :

- Je le sais et je vous assure que je ne lui fais nullement supporter mes tracas ! Pauvrette, les siens sont déjà bien suffisants.

- Tracas ? Craint-elle donc à ce point d'être remise à l'Autriche ?

- Peut-être. Elle se tourmente beaucoup depuis quelques jours. Aussi lui ai-je conseillé, pour lui changer les idées, d'écrire la relation de ce qu'elle a vécu ici...

- Et cela vous paraît susceptible de lui changer les idées ? Ce n'est pourtant pas très récréatif ! émit Laura abasourdie.

- Elle y prend un certain plaisir, je crois. Je l'aide de mon mieux à préciser ce qui reste incertain, nébuleux... et puis, ajouta-t-elle plus bas, le gouvernement souhaite qu'elle fasse ce petit travail.

Qu'ajouter ? Le sujet était clos.

Un après-midi où les trois femmes prenaient une petite collation de thé et de biscuits - le temps de novembre, franchement détestable, ne permettait plus la promenade au jardin - Gomin entra pour annoncer le " citoyen ministre de l'Intérieur ".

Aussitôt Laura se leva pour partir, mais la princesse la retint d'une main posée sur son bras :

- Vous êtes ici avec une permission régulière et ce que l'on vient me dire n'est certainement pas marqué du sceau du secret...

L'homme qui entra en saluant avec autant d'élégance et de respect qu'en eût montré n'importe quel gentilhomme n'avait rien d'un terroriste et tout d'un familier des cours princières. De belle prestance, un peu " enveloppé ", très brun avec ce teint d'ivoire chaud des Méridionaux, Pierre Bénézech, né à Montpellier une quarantaine d'années plus tôt, appartenait à ces vieilles familles de robe si étroitement liées à la noblesse qu'elles en avaient acquis les caractéristiques. C'était un homme d'affaires habile, un négociateur, une intelligence vive, subtile, s'attachant à ce qui éveillait son intérêt. Avant la Révolution il avait été le fondateur de la manufacture d'armes de Versailles et le propriétaire des Petites Affiches. Essentiellement pacifiste, cependant, ses convictions républicaines n'étaient pas très vigoureuses et le jour même de son accession au ministère, le Directoire recevait une dénonciation l'accusant de royalisme dont il eut le bon esprit de ne pas tenir compte. Bénézech, plus encore que son collègue des Affaires extérieures, était le personnage parfait pour traiter le délicat problème du départ de Marie-Thérèse. Cela aidait à oublier que son frère, comme son fils, étaient émigrés et que sa femme avait été mariée au marquis de Boùet.

Il entra donc, salua profondément, s'excusa de se présenter devant Madame sans l'en avoir avertie et, sans paraître s'apercevoir du regard noir de Mme de Chanterenne qui avait encore sur le cour ses trois lettres sans réponse, montra une particulière amabilité à Laura puis entama un petit discours pour apprendre à Madame la nouvelle officielle de sa prochaine délivrance assortie de son départ pour Vienne.

Le premier mot de Marie-Thérèse fut une protestation :

- Je ne veux pas aller en Autriche. Ces gens-là ne nous aiment pas. L'empereur a laissé mourir ma mère, sa parente cependant, sans rien faire pour lui éviter le martyre et, dans ces conditions, j'aurais honte de devenir archiduchesse.

- C'est un point de vue que je peux comprendre mais que Votre Altesse épouse ou non l'archiduc Charles n'est pas l'affaire du Directoire de la République. Une fois à Vienne, il appartiendra à Madame d'accepter ou de refuser. Elle sera libre, entièrement libre de disposer d'elle-même. Et si je me suis permis de me présenter devant elle aujourd'hui, c'est pour me mettre à son service et la prier de bien vouloir me dire quelles sont les dames et les... serviteurs dont elle souhaite composer sa suite.

Le visage soucieux de Marie-Thérèse s'éclaira :

- C'est vrai ? Je peux choisir ?

- Mais bien sûr. Dans les limites du raisonnable cela va de soi...

- En ce cas, je demande Mmes de Mackau et de Tourzel qui ont veillé l'une sur ma petite enfance, l'autre à mon éducation, et aussi Mme de Sérent qui fut dame d'atour de ma pauvre tante Elisabeth...

- Pour cette dernière il faudrait savoir où elle est ! Quant à Mme de Mackau, elle est bien âgée pour un si long voyage. Et encore ?

La princesse tendit une main à chacune de ses compagnes présentes :

- Ces deux dames qui me sont chères... si elles le veulent bien. Enfin Mme Varennes qui fut des femmes de chambre de ma mère.

- Et pour les hommes ?

- Gomin qui le premier m'a montré de la compassion, François Hue qui fut le fidèle valet de chambre de mon père et que l'on trouvera quai d'Anjou, Meunier pour me servir de cuisinier et le porte-clefs Baron dont je ferai un valet de chambre. Enfin mon petit chien Coco ici présent... ajouta-t-elle en se penchant pour caresser la toison ébouriffée.

- Bien. Nous ferons en sorte que Madame soit satisfaite mais il lui faudra bien comprendre que ces personnes n'iront pas toutes jusqu'à Vienne. Là-bas, les dames autrichiennes qui doivent servir Madame s'apprêtent à se mettre en route et le prince de Gavre, nommé pour aller chercher Madame est déjà parti avec une suite nombreuse...

- Les choses sont si avancées ?

- Pourquoi tergiverser puisque tout le monde est d'accord ? Ah, j'allais oublier ! Dès demain, les citoyennes Garnier, couturière en robes, et Clouet, couturière en linge, ainsi que la citoyenne chargée de composer le trousseau de Madame se présenteront à elle. Il ne saurait être question pour Madame de quitter la France dans le dénuement... Votre Altesse royale !... Mesdames ! conclut-il en saluant de nouveau.

Lorsqu'il fut parti, les trois femmes commentèrent pendant un moment cette visite inattendue et Laura remercia avec émotion sa princesse de souhaiter sa compagnie pour ce grand voyage. C'était si conforme à son désir profond de pouvoir continuer à dispenser soins et affection à cette enfant de son cour que sa blessure intérieure la fit moins souffrir. Elle allait partir, et c'était ce qui pouvait lui arriver de mieux. Mais, ignorant la date du départ, elle pensa qu'il ne lui restait peut-être plus beaucoup de temps pour mettre ordre à ses affaires personnelles et, après avoir prévenu Louise Cléry, elle prit une voiture et se fit ramener rue du Mont-Blanc. Elle prévoyait une discussion serrée ave< Jaouen, mais elle était d'ores et déjà décidée à ne pas le laisser lui gâter sa joie.

Il était tard et la nuit était tombée depuis longtemps quand elle arriva chez elle pour constater qu'il y avait dans sa cour une voiture noire et parfaitement anonyme. Elle n'eut pas le temps de se poser de questions : Jaouen venait à sa rencontre :

- Quelle chance que vous reveniez ce soir ! J'allais partir pour le Temple afin de vous chercher. Il y a là un certain Favre, envoyé du ministre de l'Intérieur.

- M. Bénézech ? Mais je l'ai vu tout à l'heure à la Tour.

- Sans doute, mais il veut vous parler en privé. Cette voiture vous attend.

Le secrétaire particulier du ministre qui se présenta à elle l'instant suivant confirma les paroles de Jaouen. Elle le suivit donc sans poser de questions, monta dans la voiture où Favre grimpa derrière elle, prenant place à son côté et ce fut seulement quand on eut roulé quelque temps qu'elle demanda :

- Avez-vous une idée de ce que me veut le ministre ?

- Aucune, citoyenne. Il semblerait cependant qu'il s'agisse d'une affaire importante. D'où le secret dont nous l'entourons en vous faisant venir si tard à l'hôtel de Brienne...

- C'est étonnant ! J'ai vu... le citoyen Bénézech ce tantôt et il n'a rien manifesté.

- Le secret toujours ! De même, il ne faudra pas vous étonner de ne pas pénétrer chez le ministre par le chemin habituel des visiteurs. Nous entrerons par la porte des fournisseurs...

- C'est sans importance aucune. Je n'ai pas de préjugés...

C'était même assez amusant au fond et Laura grillait de curiosité. De quoi l'homme aimable et courtois qu'elle avait vu cet après-midi pouvait-il bien vouloir l'entretenir ?

Arrivés à destination, on emprunta en effet une porte de service puis un escalier à rampe de fer qui n'avait pas grand-chose à voir avec les nobles degrés menant aux salons. Le tout à la lumière tremblante d'une bougie que le secrétaire prit sur un coffre placé près de l'entrée. Tous les chemins menant à Rome, Laura se retrouva, par la magie d'une porte dissimulée dans une bibliothèque, dans le bureau du ministre qui était alors en train d'écrire mais jeta sa plume en se levant vivement pour accueillir sa visiteuse avec toute la courtoisie désirable. Il lui offrit des excuses pour ce dérangement tardif et un rien trop expéditif puis un fauteuil en face de sa table de travail et enfin un doigt de vin de Xérès, qu'elle accepta afin de se réchauffer : la voiture ministérielle était froide et humide. Bénézech lui-même but quelques gouttes puis, au lieu de s'asseoir à sa table, il vint se poser devant sa visiteuse, appuyé à ladite table qui était un magnifique bureau Louis XV, et prit le temps de contempler un instant la jeune femme.

- J'ai des choses importantes à vous dire, madame. Mais accordons nos violons afin de nous entendre mieux. D'abord, vous ne vous appelez pas Laura Adams et vous n'êtes pas née en Amérique. Calmez-vous ! se hâta-t-il d'ajouter en la voyant ébaucher un mouvement pour se lever. Il ne saurait être question ici de vous le reprocher, bien au contraire. Simplement, je souhaite vous confier une importante mission... Je dirai même une mission capitale parce qu'elle touche au secret de l'Etat. Il était donc urgent que je vous connaisse à fond : vous êtes en réalité Anne-Laure de Laudren, ci-devant marquise de Pontallec, toute dévouée à la cause royale et pourvue d'un grand courage.

- Puis-je demander comment vous savez tout cela ? fit Laura très calmement.

- Je pourrais vous répondre qu'un ministre de l'Intérieur se doit d'être le mieux renseigné qui soit mais je préfère vous dire la vérité. Elle tient en trois points. Premièrement, j'étais place du Trône renversé le 29 prairial quand on a exécuté ces malheureux revêtus d'absurdes tuniques rouges et je vous ai vue agresser - le mot n'est pas trop fort -Louis David d'abord, mais surtout Fouquier-Tinville, ce qui vous a valu d'être conduite à la Conciergerie. Vous n'êtes pas de celles qui passent inaperçues, ma chère. Tant de beauté jointe à tant d'audace méritait que l'on s'y intéresse. Secundo, je connais du monde en Bretagne où j'ai quelques liens familiaux. Enfin, tertio, vous avez rencontré Rouget de Lisle il y a quelques jours et nous avons longuement parlé de vous. C'est un homme qui sait juger les gens et que je destine d'ailleurs à des postes pas très en vue peut-être mais importants. J'ajoute que vous lui avez fait forte impression...

- C'est quelqu'un d'aimable, d'attachant même...

- Il sera très heureux d'apprendre que vous le voyez ainsi. A présent, laissons le passé où il est et voyons l'avenir. Jusqu'à quel point êtes-vous dévouée à Madame Royale ?

- Jusqu'où il lui plaira de m'emmener. Qu'elle souhaite ma présence auprès d'elle pour le voyage à Vienne me cause une joie infinie.

- Je ne crois pas que vous irez à Vienne.

- Oh ! fit-elle affreusement déçue. Mais pourquoi ?

- Parce que vous l'accompagnerez... ailleurs !

- Ailleurs ?

Brusquement, Bénézech se pencha pour scruter la jeune femme au fond des yeux :

- Etes-vous prête à la suivre là où elle devra aller et à demeurer auprès d'elle... plusieurs années s'il le faut?

Laura ne put s'empêcher de frissonner tant était grave le visage penché sur elle .

- Je ne comprends pas... commença-t-elle.

- Je crois que vous allez tout de suite comprendre : Madame est enceinte...

- Quoi ?

Sous le choc, Laura s'était levée si brusquement que son siège bascula en arrière et qu'elle l'aurait suivie si Bénézech ne l'avait retenue d'une main solide. Il rétablit l'équilibre du petit fauteuil, fit rasseoir sa visiteuse et lui administra un suppl6' ment de vin andalou :

- Je sais, fit-il d'un ton paternel, cela donne un coup. Mme de Chanterenne s'en est aperçue à ces signes qui ne trompent pas une femme. Dans sept mois environ, la princesse devrait donner le jour à un enfant...

- Mais comment est-ce possible ? s'exclama Laura qui n'arrivait pas à s'en remettre.

- Personne n'en sait rien et peut-être même la pauvrette l'ignore-t-elle aussi. Je ne sais si Mme de Tourzel vous a dit qu'elle est sujette à des pertes de connaissance en cas de forte émotion. Il y a environ deux mois qu'elle a appris le sort affreux de ses parents. Mme de Chanterenne n'était pas encore au Temple à demeure. Quelqu'un en a-t-il profité ?...

- Vous voulez dire qu'elle aurait été violée ?

- Pourquoi pas ? Ce qui m'étonnera toujours, c'est que cela ne lui soit pas arrivé plus tôt avec les brutes qui la gardaient. D'autre part, il se peut qu'au moment de cette grande douleur, on ait essayé de lui apporter quelques consolations. Quelqu'un de jeune, de tendre qui lui aurait offert une épaule pour pleurer. Ce Gomin par exemple qui lui voue une sorte de culte et dont elle a demandé qu'il l'accompagne à Vienne ?

- Je ne crois pas. La première version me semble plus probable quand on la connaît. En dépit de ses malheurs elle a gardé tant de fierté ! C'est... c'est inimaginable !

- Je pense comme vous. Quoi qu'il en soit, il n en reste pas moins que nous avons un grave problème à résoudre... mais qu'avec votre aide je peux y apporter une solution.

- Laquelle mon Dieu ? Il ne serait plus question de la remettre à l'Autriche ?

- Oh ! mais si ! La remise aura lieu vers la fin de l'année à la frontière suisse, près de Huningue je pense...

- Mais enfin c'est impossible ? Que dira l'empereur en constatant l'état de sa nièce ? Le mariage avec l'archiduc est désormais irréalisable. Ce qui d'ailleurs ne ferait guère de peine à la princesse...

- Et pourtant nous remettrons aux Autrichiens la fille de Louis XVI aussi pure que le jour de sa naissance...

- Ne me dites pas que vous comptez lui faire subir cette abomination ? s'écria Laura horrifiée. Un... avortement ?

- J'ai dit aussi pure que le jour de sa naissance.

- Seriez-vous Dieu, par hasard ? Personnellement j'en serais ravie bien que je ne le voie pas ainsi.

- Vous avez tort : Dieu a fait l'homme à son image, dit vertueusement Bénézech. J'admets que ce soit parfois difficile à croire. Maintenant je vais vous raconter une histoire. Vous allez la trouver intéressante.

Bénézech alla enfin s'asseoir à son bureau, posa ses coudes sur la table et joignit ses doigts par le bout :

- Lorsque le roi Louis XVI a épousé Marie-Antoinette, leur union n'a pas été complète dès le début de leurs relations. Le roi était empêché de procréer par la faute d'une petite malformation nécessitant une opération chirurgicale plutôt douloureuse et, bien qu'il eût été homme de grand courage - il l'a prouvé hautement ! - il ne pouvait se résoudre à cette désagréable obligation. Au moment du mariage le couple était fort jeune, et c'est seulement au bout de sept ans que Sa Majesté s'est soumise au couteau libérateur. Cela fait, il ne pouvait être question pour lui d'aborder la Reine sans être certain de réussir pleinement. Aussi décision a-t-elle été prise de lui faire courir... ce que l'on pourrait appeler un galop d'essai. Et pour cela on choisit une jeune femme, déjà mère, dont l'époux était valet du comte de Provence puis de Madame Elisabeth. Et la tentative réussit : la petite Marie-Philippine Lambriquet vint au monde deux mois avant Mme Royale avec laquelle, d'ailleurs, elle a une certaine ressemblance. Elles ont été élevées ensemble : après la mort de la mère survenue en 1788, la Reine a pris la petite au château et l'a traitée comme sa propre fille. Simple changement : ses prénoms de Marie-Philippine étant aussi ceux de Madame Elisabeth, la Reine lui a donné le nom d'Ernestine. Et cette enfant après avoir vécu à la cour a suivi la famille royale dans tous ses déplacements, hormis le malencontreux voyage à Varennes. La veille du 10 août, elle était encore aux Tuileries et c'est à ce moment qu'elle a disparu, emmenée par Mme de Soucy, la fille de Mme de Mackau. Je sais où elle est. J'ajoute, afin que vous compreniez mieux encore, que l'empereur François dans l'acte officiel qui réclame Madame Royale, demande que Mlle Lambriquet l'accompagne...

- En quoi cette jeune fille peut-elle intéresser l'empereur ?

- En ce qu'il n'ignore pas qu'elle est fille de France presque autant que sa nièce et qu'il ne voit pas d'inconvénient, au contraire, à ce qu'elle en prenne la place. Evidemment elle n'épousera pas l'archiduc et vivra à Vienne au moins aussi cachée que Madame Royale au Temple. Dans les premiers temps. Ensuite on verra.

- Autrement dit, l'empereur sait ce qui est arrivé ? Alors pourquoi la faire venir quand même, jouer cette comédie qui devient ridicule ?

- Parce que, si vous l'ignorez, la princesse est riche. Avant l'équipée de Varennes, la reine Marie-Antoinette avait fait passer à Bruxelles une importante somme d'argent et aussi ses bijoux personnels que son coiffeur Léonard s'était chargé d'emporter dans ses bagages. Cela représente une fortune et l'Autriche aimerait bien mettre la main dessus.

- Dans ce cas, pourquoi ne pas la faire venir elle-même si c'est pour la cacher ?

- Pour démentir à tout prix le bruit d'une future maternité qui a déjà transpiré jusqu'à Naples où la reine Marie-Caroline, sour de Marie-Antoinette, s'en indigne. Même si elle vit en retrait, la fausse Madame Royale pourra offrir jour après jour aux rares personnes qui l'approcheront la vue d'une taille qui ne changera pas de volume.

- Si je comprends bien, cette grossesse est en train de devenir le secret de Polichinelle.

- N'exagérons rien ! Je n'ai cité jusqu'ici que deux personnes, l'empereur et la reine de Naples. Il faut y ajouter le prince de Condé qui cantonne actuellement non loin de la frontière suisse et qui veillera sur la sécurité de la princesse au moment délicat de l'échange contre les prisonniers français d'une part et avec sa demi-sour d'autre part. Encore plus délicat bien entendu C'est à ce moment là que commencera votre rôle à vous, c'est-à-dire dès l'instant où les voitures du prince de Gavre, qui vient chercher la princesse, auront pris le chemin de l'Autriche. Vous partirez avec elle pour le lieu, agréable rassurez-vous, mais discret où elle vivra le temps qu'il faudra. Vous serez sa... dame d'honneur, son amie, sa protectrice, sa confidente peut-être et cela pour un temps que je ne saurais déterminer. Réfléchissez et dites-moi votre sentiment !

Réfléchir ? Laura n'en avait pas besoin. Ce qu'on lui offrait c'était, avec le bonheur de vivre auprès de Marie-Thérèse et de l'enfant à venir, d'échapper à son tourment et d'échapper à l'attirance terrible qu'exerçait sur elle l'homme dont elle était certaine à présent qu'il la trahissait, qu'il l'avait sans doute toujours trahie comme, peut-être il trahissait Marie...

- J'accepte, dit-elle fermement. Et avec plus de joie que vous ne l'imaginez.

- Même si vous devez sacrifier beaucoup de temps de votre vie ?

- Surtout dans ce cas !

Le visage fatigué du ministre s'éclaira d'un sourire.

- Bien. Je vous remercie très sincèrement, madame. Vous n'ignorez pas, cependant, que cette mission peut présenter des dangers, presque aux secrets dun inévitables lorsque l'on toiicfr Etat ou d'un personnage. ne m'effraie pas.

- Je m'en doute mais cel^_ander comment je Cependant, il me faut vous de Saint-Malo une dois agir envers mes proches' chère qu'une mère amie qui m'est devenue aussi ^ajSon d'armement travaille à remettre debout la ' naval de mes ancêtres... ^rnet :

Bénézech consulta un petit <^ j} ne peut être

- Mme de Sainte-Alferine cOurant, pas plus question qu'elle soit rnise a^votrevie. qu'aucun de vos amis. Il y va ^urtant Laura avait

Le ton s'était fait sévère, ï7 encore quelque chose à dire : ^ut savoir de moi,

- Puisque vous sernblez ^erviteur qui m'est si vous n'ignorez pas que j'aj un ns à " disparaître " solidement attaché que, si je V* cjel et terre pour de façon inexplicable, il rem1* *\ jaouen. C'est un me retrouver. Il s'appelle J^ t pour la fidélité, il brave, un homme de valeur ^ pourrait sous les en remontrerait à un chien- ,f Comment dois-je tourments plutôt que rr\e trafc m'y prendre avec lui ? $ tout de suite. Il

Bénézech ne répondit P^ qu'il avait pris dans consultait à nouveau le cam^ sa poche : P>. Il serait peut-être - L'homme au crochet de * r jj vous faut, à vous bon qu'il vous accompagne ^ n'en trouveriez pas aussi, une protection et voi* gercela... de meilleure. Je verrai - Une autre question cette petite Lambriquet. Si elle part avec Madame, comment opérerez-vous la substitution ?

- De façon fort simple. Ernestine Lambriquet ne partira pas... mais Mme de Soucy qui va être chargée d'escorter la princesse jusqu'à Vienne sera autorisée à emmener son jeune fils... et sa femme de chambre.

Le dernier mot rappela Bina au souvenir de Laura .

- Moi aussi, j'en ai une. Elle est très éprise de Jaouen et si je la sépare de lui, elle est capable d'aller se jeter dans la Seine.

- Ah!

La réflexion, cette fois, fut plus longue puis le ministre demanda :

- Dévouée aussi celle-là ?

- A moi sans aucun doute... mais à Jaouen, j'en mettrais ma main au feu

- Alors qu'il l'épouse, sinon vous partirez sans lui...

Laura commençait à trouver qu'on lui en demandait beaucoup. Comme faire accepter à Jaouen une telle condition ? Elle voyait poindre à l'horizon une infinité de discussions, mais elle n'eut pas le temps de s'y attarder. Bénézech n'en avait pas encore fini et elle n'était pas au bout de ses surprises.

- Le mariage républicain devrait suffire, concéda-t-il en voyant sa visiteuse froncer les sourcils.

- Concernant des Bretons ? Cela m'étonne-rait...

- Ma chère, la Bretagne n'est pas composée uniquement de fervents chrétiens. On y a vu des prêtres mariés, j'en passe et des meilleures. Quant à vous et une fois ce petit problème domestique réglé, vous allez disparaître...

- Moi ? Je vais...

- Je veux dire miss Adams va disparaître. Elle va retourner le plus tranquillement du monde à Boston.

- Mais qu'irais-je faire à Boston ?

Le ministre lui dédia un regard sincèrement affligé avant de porter son attention sur l'abat-jour vert de sa lampe bouillotte.

- J'espérais que vous étiez femme à me comprendre à demi-mot. Miss Adams va quitter Paris très officiellement en donnant l'impression que ce départ est définitif. Ensuite, une chaise de poste la conduira au Havre, avec ses serviteurs, où ils embarqueront sur un navire... qui les déposera à Dieppe. Là, Mme de Laudren et ses gens trouveront une voiture dans un endroit tranquille, menée par un homme qui a ma confiance. Il vous remettra vos passeports et vos instructions puis il reviendra me dire si tout s'est bien passé. Naturellement c'est votre... Jaouen qui prendra sa place sur le siège et, en évitant Paris, vous partirez pour Baie où vous descendrez à l'hôtel du Sauvage. Merlan, le propriétaire, est un agent royaliste en qui le prince de Condé a toute confiance. Vous y attendrez un certain Philippe Scharre. C'est un ancien cent-Suisses échappé au massacre des Tuileries. Il vous dira la suite. Vous partez dans trois jours.

- Trois jours ! protesta Laura. N'est-ce pas un peu hâtif ?

- Pas du tout ! Vous devez être à Baie pour le jour de Noël. Vous ne retournerez pas au Temple : Madame et vos amis apprendront que vous avez été expulsée pour agissements royalistes. On vous plaindra, on vous bénira... et Madame n'en sera que plus heureuse de vous retrouver.

- Où la rejoindrai-je ?

- Scharre vous dira la suite. Naturellement tous les frais de cette aventure m'incombent. A moi, précisa-t-il. Pas à la République. La voiture que vous prendrez à Dieppe sera à votre nom et vous devriez gagner votre destination sans encombres. A présent que vous savez ce qui vous attend, acceptez-vous toujours ?

- Oui. J'accepte. Ainsi... Laura Adams va disparaître... définitivement ?

- C'est indispensable dès l'instant où elle va être connue comme ennemie de la République. Y étiez-vous tellement attachée ?

- Oui... répondit Laura après un instant de réflexion. Je lui dois la vie et aussi de grandes joies. Je crains d'avoir l'impression de perdre une vieille amie...

- J'espère que, dans la suite des temps, le destin vous réservera assez de bonheur pour effacer les regrets.

- Je n'y crois guère, monsieur le ministre. Il y a des gens qui ne sont pas faits pour le bonheur et je crains d'être de ceux-là !

- Il faut toujours y croire ! Vous êtes jeune et... très belle. Sachez que je vous suis infiniment reconnaissant d'avoir accepté.

Bénézech conduisit Laura jusqu'à l'antichambre où Favre l'attendait pour la ramener chez elle mais là, au lieu d'un simple salut, il prit sa main et la baisa avec toute l'élégance d'un noble d'Ancien Régime en y ajoutant quelque chose de plus doux qui ressemblait à de l'amitié.

- Encore merci ! dit-il.

Revenue rue du Mont-Blanc, Laura envoya Bina se coucher et alla s'enfermer avec Jaouen dans son petit salon. En quelques phrases, elle lui rapporta son entretien avec le ministre sans mentionner d'abord la clause qui le concernait. Il l'écouta attentivement sans rien laisser paraître, se contentant de remarquer :

- Votre mission n'est pas définie dans le temps ? Il peut s'agir de plusieurs années hors de France ?

- En effet.

- Et vous en êtes d'accord ?

- Tout à fait dès l'instant où je vais pouvoir veiller sur une jeune fille que j'aime infiniment. Il se peut, évidemment, que cela ne vous plaise pas...

Vos convictions...

- Oubliez-les ! dit-il avec force. Avant que d'être à la République, je suis à vous !

Laura saisit la balle au bond :

- Jusqu'à quel point ? Vous savez... et le ministre sait aussi que je ne peux renvoyer Bina seule à Saint-Malo sans la jeter au désespoir.

- Pourquoi la renverriez-vous ?

- Parce que c'est une tête un peu folle et qu'il lui arrive d'être bavarde...

- Sans doute. Pourtant elle n'a jamais ouvert la bouche sur le petit garçon dont, toute une journée, elle s'est occupée certain jour de janvier il y aura bientôt deux ans.

- Je sais et je crois pouvoir en répondre mais cela ne suffit pas à M. Bénézech pour la laisser participer sans autre assurance à ce qui va être un grave secret d'Etat. Elle... et vous, ajouta la jeune femme en appuyant sur le mot, ne serez autorisés à m'accompagner que si vous êtes mariés.

A son grand étonnement, Jaouen n'émit aucune protestation. Rien d'autre qu'un éclair dans ses yeux gris et une soudaine pâleur. Laura reprit alors :

- Le mariage républicain suffira mais si vous ne vous y soumettez pas, Jaouen, il faudra nous séparer : vous ne serez pas autorisé à me suivre. Décidez-vous mais vite ! Nous partons dans trois jours.

- Vous savez ce que cela représente pour moi et que je ne ferai pas à Bina l'injure de cette parodie.

- Elle est pourtant courante de nos jours.

- Sans doute, mais si j'épouse Bina, ce sera aussi devant un prêtre. Même si je ne la touche jamais ! Sinon, elle ne se considérerait pas mariée... Mais puisque c'est une condition sine qua non, je l'épouserai dès demain si possible. Il ne faut en rien retarder notre départ.

Agréablement surprise de la facilité avec laquelle l'intraitable Joël Jaouen était venu à résipiscence, Laura était à cent lieues d'imaginer que la perspective d'emmener Laura hors de France pour plusieurs années apportait un immense soulagement aux tourments qu'il endurait depuis le soir de la libération de Batz. En effet, il avait appris que son coup de pistolet s'il était grave n'était cependant pas mortel. Le baron était toujours rue Buffault où Michelle Thilorier lui prodiguait des soins jaloux, interdisant à tout autre qu'au médecin l'approche de sa maison. Le hasard lui avait livré l'homme qu'elle aimait depuis l'enfance et elle entendait garder cet avantage. Si elle réussissait à le sauver, ce ne serait pas pour le laisser à d'autres. A une autre surtout ! Et Jaouen se retrouvait pris dans un dilemme : courir le risque majeur d'une guérison qui permettrait à Laura d'apprendre ce qui s'était passé ou alors achever son ouvre de mort pour que Laura en soit à jamais délivrée. Ce départ était une chance incroyable qu'il était prêt à payer n'importe quel prix !

Le lendemain, à la mairie du tout nouveau 2e arrondissement, Bina noyée sous des larmes de bonheur épousait le maître de ses pensées en présence de deux témoins qui étaient Lepitre et Louise Cléry. Julie Talma chez qui Laura s'était rendue la veille pour lui annoncer son départ " définitif " était bien incapable d'assister à un mariage quel qu'il soit : elle venait de perdre son fils aîné et son divorce était décidé. La pauvre femme était, elle aussi, noyée dans les larmes mais pas pour les mêmes raisons. Sa vieille amie Louise Fusil qui ne la quittait plus et chez qui elle allait habiter quelque temps - la jolie maison de la rue Chantereine venait d'être vendue à la citoyenne Beauharnais - l'entourait de soins attentifs car sa santé était loin d'être satisfaisante. Aussi fut-ce avec plus de tristesse qu'elle ne l'imaginait que Laura lui fit ses adieux. Julie s'était montrée une véritable amie et ces choses-là tenaient au cour de la fausse Américaine.

An matin du 1er décembre Laura, le cour serré, remit les clefs de sa maison à l'envoyé de Julie et monta avec le nouveau couple dans la chaise de poste à quatre chevaux, avec cocher et postillon qui allait la conduire au Havre. En dépit de l'aventure exaltante qui l'attendait, elle éprouvait un véritable déchirement en laissant derrière elle tant de gens qu'elle aimait et dont elle ignorait si elle les reverrait jamais : Ange Pitou, toujours en prison et qu'elle n'avait pu revoir - tout juste lui faire passer un billet lui disant que le Directoire la renvoyait en Amérique ! -, Lalie et tous ceux de Saint-Malo qu'il avait bien fallu prévenir de son départ " pour un long voyage " et puis... et puis celui dont elle n'osait même plus penser le nom tant elle en éprouvait de douleur. Depuis qu'elle l'avait vu dans la maison de " sa fiancée ", Batz semblait avoir tout oublié de leurs brèves amours. Non seulement il n'était pas venu rue du Mont-Blanc, mais il n'avait même pas pris la peine d'envoyer le moindre mot, la moindre pensée ! Sa page à elle était tournée sans doute après celle de Marie et elle croyait sentir la jeune comédienne revivre en elle le désespoir des derniers instants vécus sur l'échafaud. Sans doute son sort à elle était-il moins abominable mais à cette heure où elle quittait Paris sans espoir de retour, Laura n'était pas loin de regretter que le 9-Thermidor lui ait sauvé la vie-

La voiture à présent roulait dans les Champs-Elysées. Il pleuvait et Laura, le visage tourné vers la vitre, ne savait pas si l'eau qui brouillait le paysage familier venait du ciel ou de ses yeux. Elle comprit qu'elle pleurait quand Jaouen, assis en face d'elle, lui glissa sans rien dire un mouchoir entre les doigts...

Le 18 décembre, à onze heures du soir, Bénézech sortit de son ministère, monta en voiture et se fit conduire rue Meslay, près du Temple. Là il descendit, se rendit à la Tour où, prête à partir, Madame Royale attendait dans la salle du Conseil en compagnie de Gomin et de Mme de Chanterenne. Après avoir remis décharge de la prisonnière au gardien Lasne, il alla rejoindre la princesse, la salua et lui offrit son bras pour la conduire hors du Temple. La porte basse s'ouvrit enfin, non plus pour une promenade au jardin, mais sur le monde extérieur.

Avant de franchir le mur d'enceinte, Marie-Thérèse se retourna pour considérer l'énorme donjon qu'elle quittait, bonne dernière d'une famille décimée. Il était vide à présent à l'exception d'un seul prisonnier, Tison, qui avait été le serviteur espion et malfaisant de Louis XVI et des siens. A demi fou, on le tenait enfermé dans une tourelle de l'étage où vivait Madame. Elle avait les yeux pleins de larmes... Puis son regard, redescendant, s'arrêta sur Mme de Chanterenne qui pleurait elle aussi et elle se jeta dans ses bras avant de lui remettre un cahier de feuilles qu'elle tenait à la main. Un instant assez long les deux femmes s'étreignirent puis, avec un sanglot, Marie-Thérèse s'arracha de ces bras affectueux et reprit celui de Bénézech pour franchir les dernières barrières. Seule, Mme de Chanterenne remonta les vieilles marches sonores et regagna la chambre vide...

Les rues sont obscures et silencieuses quand, le grand portail franchi, la princesse s'y engage pour rejoindre la voiture du ministre. Le petit chien Coco trotte à côté d'elle : elle a obtenu la permission de l'emmener. Derrière elle viennent Favre et Gomin, avec le léger bagage, composé surtout de souvenirs qu'elle emporte. Mais voici la rue Meslay et la voiture. Bénézech fait monter sa jeune compagne, y monte à son tour. Chemin faisant, il lui donne quelques instructions destinées à protéger son incognito. On gagne les boulevards.

En face de l'Opéra ' sous les arbres défeuillés, la Les malheurs d'une princesse berline de voyage attend, lanternes allumées. Dedans ont pris place Mme de Soucy, seule de toutes celles demandées que l'on a autorisée à escorter la princesse jusqu'à Vienne, auprès d'elle le capitaine de gendarmerie Méchain : tous deux vont jouer le rôle d'un couple qui part avec sa fille Sophie. Comme pour le désastreux voyage à Varennes on a jugé bon d'user de personnalités d'emprunt. Il y a là aussi un courrier à cheval chargé de préparer les relais, car on s'arrêtera le moins possible et en évitant s'il se peut les grandes villes.

Marie-Thérèse a retrouvé tout son calme. Bénézech la fait descendre, la conduit vers la berline où Mme de Soucy s'empare d'elle. Puis le ministre se découvre et salue.

- Adieu, monsieur, dit la jeune fille.

- Allez, Madame, répond-il avec une soudaine émotion. Puissiez-vous bientôt être rendue à la patrie, vous et tous ceux qui peuvent faire son bonheur...

La portière se referme. La berline s'ébranle, s'éloigne sur le boulevard en direction de la Bastille. Bénézech, à ce moment, tire sa montre : il est minuit. Le 18 décembre s'achève et c'est une date importante parce que ce jour-là, Madame Royale a eu dix-sept ans...

Le lendemain à huit heures du soir, une seconde voiture quitte Paris. Elle emporte ceux dont la princesse désire s'entourer : Hue, Gomin, Meunier, Baron, la femme de chambre et le fils de Mme de Soucy, un joli garçon de seize ans qui ressemble à une fille... La berline, elle, est déjà loin.

A une heure du matin, on relayait à Charenton après avoir quitté Paris par la barrière de Reuilly. A une allure modérée d'une lieue et demie à l'heure, on traverse Boissy-Saint-Léger pour relayer au tour-nebride de Grosbois dont le beau château avait été au comte de Provence, Brie-Comte-Robert, Guignes où l'on s'arrête à neuf heures pour déjeuner mais on n'y reste pas. Le repos sera pour plus tard. Par Mormant et Nangis on gagne la Poste de Provins mais, quand on en repart, Méchain, qui prend très au sérieux son rôle de père de famille appelle Madame " Sophie " et la tutoie, s'aperçoit qu'un officier de dragons suit la berline puis la dépasse. Quand on atteint Nogent-sur-Seine, la population sait que Madame Royale arrive et, quand elle descend de voiture pour se rafraîchir, la cour du relais est pleine de gens qui l'acclament. On ne reverra pas l'officier de dragons. En revanche on va avoir quelques ennuis avec le comte Carletti ambassadeur de la cour de Toscane qui est bien le personnage le plus encombrant qui soit. Sous prétexte qu'il était le seul envoyé européen auprès de la République, que les salons de Paris ont adoré son côté pittoresque et en ont fait un temps leur chouchou, il s'est cru tout permis a prétendu s'occuper en priorité du destin de la princesse, tant et si bien que le Directoire excédé l'a prié de regagner Florence le plus tôt possible.

Et Carletti est parti. En berline lui aussi, mais avec un tel amoncellement de bagages et de ballots en tissu que Méchain le surnommera le " marchand de toile ". Mais Dieu que ce marchand de toile est gênant ! Quand on arrive à Troyes, où l'on doit seulement relayer - on a dormi à Gretz - il n'y a pas de chevaux : Carletti vient de passer et il a tout pris ! Même aventure à Montieramey. Le courrier à cheval, Chasaut, ne sait plus à quel saint se vouer. Aussi, à Vendeuvre, Méchain prend le mors aux dents : il va à la municipalité et y exhibe son passeport gouvernemental qui lui donne la priorité sur tous les autres voyageurs. Mis en demeure de se tenir tranquille, Carletti proteste mais se le tient pour dit. En ce moment d'ailleurs, l'incognito de la princesse n'est plus qu'un vou pieux. Quelqu'un la précède qui prend à tâche d'avertir les populations. Peut-être l'officier qu'on ne reverra pas ? Quand on arriva à Chaumont à neuf heures du matin le 21 décembre, l'hôtelière de la Fleur-de-Lys [xxxv], Mme Royer, attendait la princesse. Elle tint à la servir elle-même et, après son départ au milieu des acclamations, elle mit de côté le bol, l'assiette et les couverts dont celle-ci s'était servie pour les conserver comme des reliques.

Au soir de ce jour, on couche à Fayl-Billot d'où l'on repart à six heures du matin pour Vesoul, simple relais : le prochain repos sera à Belfort où l'on fait halte pour la nuit. Le temps qui était assez beau s'est détraqué. Les chemins détrempés se transforment en fondrières qui rendent le voyage plus difficile lorsque l'on doit quitter le " pavé du Roi ". Et c'est seulement au soir du 24 décembre que la berline, après Altkirch, franchit les portes imposantes de la forteresse de Huningue et s'engage dans le chemin couvert. Dès son passage, ces portes sont closes et l'on relève les ponts-levis car Huningue c'est une formidable place fortifiée avec bastions, courtines, douves profondes. La petite ville qui s'y cache est bien défendue.

La nuit est tombée quand la berline s'arrête devant l'hôtel du Corbeau mais là pas de foule, pas d'acclamations. Il n'y a que des soldats et deux ou trois curieux. La seconde berline n'arrivera que le lendemain.

L'hôtel du Corbeau est confortable : une belle maison un peu ancienne, admirablement entretenue et bien pourvue de poêles. Ses propriétaires, les Schultz, sont des gens jeunes, aimables et accueillants, parents heureux de deux enfants - le troisième est à venir. Madame est installée au premier étage. Sa chambre porte le n° 10. C'est une grande pièce à deux fenêtres donnant sur une autre plus petite formant ainsi appartement. Elle n'en sortira que pour se rendre, le surlendemain, près de Baie où elle sera remise au prince de Gavre.

Cette veille de Noël, Marie-Thérèse la passe seule et ne la prolongera guère car elle veut se coucher de bonne heure. Cela lui permet d'éviter la compagnie de Mme de Soucy qu'elle n'aime pas et qu'elle juge intrigante. C'est une femme qui déplace trop d'air ! En outre, la princesse ne comprend pas pourquoi elle a eu le droit d'emmener son fils et sa femme de chambre, alors qu'elle-même n'a auprès d'elle aucune servante. Mais dans son aventure il y a tant de choses étranges ! Elle ne s'y attarde pas cependant et préfère dormir puisqu'une fois de plus elle ne pourra assister à la messe de minuit qui était si belle jadis !

Cette messe, Laura va l'entendre dans la cathédrale de Baie proche de l'hôtel du Sauvage où elle s'est entretenue avec Philippe Scharre. Le Suisse lui a plu tout de suite : c'est un homme d'une trentaine d'années, blond, puissamment bâti avec un visage ouvert, des yeux bleus qui regardent en face et qui inspirent confiance. Il est rassurant aussi : tout devrait se passer au mieux ! Cependant, sous les vieilles voûtes où résonnent les orgues et les voix solides de la maîtrise, Laura priera longtemps...

Au matin, les petits Schultz sont venus offrir quelques fleurs à la jolie princesse dont tout le monde déplore tellement le départ. Ils ont chanté pour elle " Mon beau sapin " en français et, parce que le petit garçon ressemble un peu au Dauphin, Marie-Thérèse a pleuré. Mais ensuite elle reçoit le premier secrétaire du consulat de France à Baie, M. de Bâcher, qui se met à son service et lui assure que tout sera prêt. Cependant, quand elle déclare qu'elle aimerait sortir, on lui répond que c'est impossible : elle n'a pas le droit de quitter l'hôtel avant l'heure fixée pour la remise aux Autrichiens. Au début de l'après-midi, l'arrivée de la seconde berline a fait diversion. Elle est chargée de grandes malles dans lesquelles se trouve le superbe trousseau que le Directoire a commandé pour que la princesse puisse effectuer, à la cour de Vienne, une entrée digne d'elle. Et il a bien fait les choses : il y a pour neuf millions de robes d'organdi broché d'or, de satin blanc, de velours rosé, de linon brodé, de moire satinée, de dentelles, de fourrures, de linge, de rubans, de gants et de tous ces riens indispensables à une femme élégante.

Pourtant, quand Bâcher qui voltige de tous côtés ordonne que l'on descende les malles pour les lui présenter, Marie-Thérèse fait dire par Mme de Soucy que l'on peut remporter tout cela : Madame remercie beaucoup le gouvernement de la République mais elle refuse le trousseau. Cependant, comme elle manque de bien des choses, elle demande qu'on lui envoie une marchande de modes et, alertée par Bâcher, une Mme Serini arrive de Baie avec une foule de cartons et de boîtes. Marie-Thérèse n'en retiendra que peu : un grand mantelet, une robe chaude, un chapeau et quelques bonnets qu'elle destine au femmes de son dernier entourage avant l'Autriche, mais en prévenant qu'elle n'a pas le moindre sou pour payer. C'est donc M. de Bâcher un peu surpris tout de même qui paiera. Sans sourciller d'ailleurs car il a bien d'autres soucis en tête, et surtout empêcher que Madame Royale rencontre les hommes qui vont être échangés contre elle et qui attendent à l'hôtel des Trois-Rois à Baie. Car, parmi eux, il y a Drouet, l'ancien maître de poste qui a poursuivi et fait arrêter à Varennes la famille royale. Il faut à tout prix éviter à Madame cette rencontre odieuse. Aussi le prince de Gavre recevra-t-il la princesse dans une propriété particulière, la maison Reber qui, à cent pas des portes de Baie, se trouve sur le bord du chemin qui y mène depuis Huningue. C'est donc en territoire suisse, à peu de distance de la frontière.

Une nouvelle nuit tombe sur l'hôtel du Corbeau. Après le souper, une servante monte dans la chambre où s'est retirée Madame avec un pot d'eau chaude. A son entrée, la princesse a retenu une exclamation de surprise vite réprimée par le geste de l'arrivante qui pose un doigt sur sa bouche. Et la porte se referme. Personne ne verra ressortir cette servante.

Cette dernière journée, Marie-Thérèse la passe à écrire des lettres. Une surtout à Mme de Chanterenne où elle raconte son voyage et conclut : " Priez Dieu pour moi ! Je suis dans une situation bien désavantageuse et bien embarrassante... "

A six heures, il fait nuit noire : les deux berlines que l'on avait placées dans une remise de l'hôtel viennent se ranger devant la porte. Un détachement de dragons se tient prêt à les escorter jusqu'à la frontière. En plus, il pleut... Tout cela est affreusement triste.

Mme Schultz, en larmes, vient saluer cette pensionnaire qu'elle n'oubliera plus et qui pleure, elle aussi, en tenant un mouchoir sur ses yeux. Un mouchoir que d'ailleurs elle donne au garçon qui l'a servie en disant qu'elle n'a rien d'autre à lui offrir en remerciement de ses bons offices.

Mme de Soucy est déjà dans la voiture et Méchain qui n'a plus besoin de jouer - si mal ! - son rôle de père est sur le siège avec le cocher.

En moins de dix minutes, la borne frontière est atteinte. Là les dragons rendent les honneurs et s'arrêtent : ils n'iront pas plus loin et à présent les voitures roulent en territoire suisse. C'est alors qu'un officier s'approche et monte sur le marchepied : c'est un aide de camp du prince de Condé. Il s'entretient quelques instants avec la princesse puis saute à terre et rejoint son cheval. Sans doute venait-il offrir le salut du prince à cette jeune cousine pour laquelle celui-ci se tourmentait tellement... ou s'assurer de ce que contenait la voiture dont les rideaux à demi tirés ne permettent pas de distinguer l'intérieur. Depuis Paris, d'ailleurs, il a sur les ordres du prince suivi la berline afin de faire, d'étape en étape, un portrait de Madame.

Voici enfin la maison Reber : une jolie bâtisse d'un étage avec deux ailes au bout d'une grande allée que ferme une belle grille. Derrière, un grand jardin descend jusqu'au Rhin. Elle est isolée. Quand on s'y arrête, il pleut toujours et le sol est transformé en fondrières. Tellement que Bâcher donne l'ordre d'aller chercher un fauteuil pour transporter la princesse, mais elle refuse. S'avance alors un " garçon coiffeur " nommé Philippe Scharre. Il enlève Madame dans ses bras, la dépose à l'entrée où elle prend le bras de Bâcher pour aller vers la maison où l'accueillent le prince de Gavre - désormais grand maître de sa maison mais surtout une sorte améliorée de geôlier - et le baron Degelmann, ambassadeur d'Autriche.

Tout le monde bien sûr est descendu des voitures pour entrer dans le jardin. Les portes de Baie ayant été fermées, il n'y a que peu de curieux et leur attention à tous est tournée vers ce que l'on peut voir de la rencontre. Philippe Scharre fait le tour de la berline, ouvre doucement la portière du côté gauche :

- Venez, Madame ' chuchote-t-il en tendant la main

Alors, de la dense obscurité qui règne à l'intérieur, une ombre se détache, enveloppée de noir de la tête aux pieds. Scharre l'enlève dans ses bras, la pose sur le talus et repousse seulement la portière. Puis il prend l'ombre par la main et l'entraîne sans faire le moindre bruit - une ombre en fait-elle jamais ? - jusqu'à une maisonnette en mauvais état qui se trouve à quelques pas. Ils vont attendre là environ une heure...

Cependant, dans la maison Reber, un incident manque de tout faire découvrir. Coco a été emporté derrière sa maîtresse dans le petit salon mal éclairé à desseins où l'on offre une collation à une princesse qui ne cesse de pleurer et la refuse. Le prince de Gavre s'exclame alors que ce chien est bien laid :

- Je le sais, murmure Madame, mais il était à mon frère et je l'aime.

Elle se penche alors pour l'enlever dans ses bras mais Coco apparemment n'est pas d'accord. Il se met à aboyer jusqu'à ce qu'elle le lâche puis il se précipite hors de la maison, va vers la voiture et disparaît dans la nuit. Sans d'ailleurs que personne ne cherche à le rattraper. Et il va gratter à la porte du petit bâtiment délabré où des bras tendres l'accueillent.

Le temps passe. Enfin, la berline que le prince de Gavre destine à la princesse est avancée. Elle y monte avec Mme de Soucy après avoir fait des adieux sanglotants à ceux qui ne la suivront pas. Le prince de Gavre monte avec elle et le lourd véhicule s'ébranle, suivi des six voitures qui composent la suite. Les portes de Baie vont être ouvertes afin que Madame puisse traverser le pont du Rhin et prendre la route de Rheinfelden... et de Vienne où la princesse sera littéralement enfermée à la Hofburg et tenue en quelque sorte au secret.

Devant la maison Reber, il n'y a plus personne. Sinon un couple dont l'homme porte un petit chien, pousse la grille, monte les marches et pénètre jusqu'au petit salon sans rencontrer âme qui vive.

Il n'y a personne... sinon Laura qui, à l'entrée de " l'ombre ", plonge dans sa révérence :

- Me voici, Madame ! Toute au service de Votre Altesse Royale et pour jamais si elle le souhaite...

Rejetant son grand manteau mouillé, Marie-Thérèse alors se jette dans ses bras sans rien dire mais avec une sorte de cri de délivrance qui ressemble à un sanglot. Il est alors dix heures du soir.

Une heure encore et une nouvelle voiture, tirée d'une remise par Jaouen, franchissait à son tour le pont du Rhin mais, au lieu de la route de Rheinfelden et Constance, se dirigeait plus au sud, vers Olten...

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