ÉPILOGUE

1822

ADIEU LAURA

Lorsque vous recevrez cette lettre, j'aurai cessé de vivre. La mort approche. Je la sens venir et bientôt j'aurai rejoint mes amis d'autrefois, mes compagnons de lutte jamais oubliés : Cortey, Devaux et tous les autres, morts comme les chevaliers sans armure qu'ils étaient dans la pureté de leur foi royaliste. Cette foi, je l'ai trahie en acceptant de Louis XVIII un titre de maréchal de camp, un poste de gouverneur d'Aurillac auquel je ne me suis jamais intéressé. A cause de l'assassinat du duc d'Enghien, je n'ai pas pu retrouver mon roi perdu et je me suis laissé attirer par de vaines glorioles données du bout des lèvres, reçues à contrecour pour faire plaisir à Michelle. Cette forfaiture, je la paie comme je paie ma folie d'avoir épousé une femme incapable de vivre loin des lumières de Paris... Je vais rejoindre Marie et ce si grand amour que je ne méritais pas puisque je vous aimais déjà. Son sacrifice n'a cessé de me hanter et je vais pouvoir lui en demander pardon mais l'ange qu'elle a dû devenir sera compatissant...

C'est vous pourtant que j'aurais tant voulu rejoindre. Vous ne pourriez savoir combien je vous ai aimée, combien je vous aime encore. Vous n'êtes jamais venue ici, dans ce Chadieu si bien fait pour abriter un bonheur hors du monde, hors du temps. Cependant je pensais si fort à vous que j'en arrivais à créer l'illusion et à croire fermement que vous, étiez cette silhouette en robe blanche que je voyais errer au bord de la rivière, entrer dans la serre, feuilleter un livre dans la bibliothèque ou disparaître à l'angle d'un couloir près de ma chambre. Oh Laura, Laura ! Pourquoi rien, jamais n'a-t-il été possible entre nous ? Je vous ai aimée plus que tout sur cette terre et je pars avec un horrible sentiment d'inachevé, d'inaccompli... Je meurs comme le vieil homme que je suis devenu, d'une maladie de vieil homme, moi qui aurais tant voulu mourir l'épée à la main et le nez au vent ! Mais ce ne sera pas dans mon lit... pas dans mon lit ! Cela je ne le veux pas...

L'heure approche ; il est trop tard à présent pour qu'en cette vie je vous revoie un jour. Alors, Laura, je vous demande pardon de tout le mal que je vous ai fait, de tout le mal que je me suis fait. J'emporte avec moi un morceau de ruban blanc, ce ruban que j'ai tranché un jour éblouissant dans ma hâte de vous posséder. Il ne m'a jamais quitté...

Adieu mon grand, mon merveilleux amour ! Priez pour moi, pensez à moi ! Si Dieu veut bien accueillir le mécréant que je suis, II permettra à mon âme de revenir vers vous pour veiller sur vous à jamais... JEAN...

Jean de Batz est mort le 10 janvier 1822 à l'âge de soixante-sept ans dans ce château de Chadieu qui avait été son dernier asile, entouré de deux fidèles amis. Ange Pitou vint le voir quand il était près de sa fin et c'est lui qui porta la lettre à Laura. Elle la lut sans une larme mais la glissa aussitôt dans son corsage et, appuyant la main dessus en un geste qui ressemblait à une caresse, elle ferma les yeux... Un moment son cour battit à nouveau au rythme des folles chevauchées de celui qu'on appela si longtemps " le baron fantôme ". Puis se calma... Elle avait quarante-six ans et savait cacher ses émotions.

Ange Pitou ne rajeunissait pas lui non plus. Après un retour de Guyane un rien rocambolesque et dont il se hâta d'écrire le récit, il se maria - ce qui n'était pas une bonne idée ! -, se fit libraire au Palais-Royal mais ses affaires périclitèrent, sa femme le quitta et lorsqu'il abandonna ce monde où il s'était tant amusé, le 8 mai 1846, il habitait une chambre au n° 2 de la rue Vieille-Notre-Dame et n'avait plus guère de ressources mais le soleil d'un beau jour illuminait son petit logis.

A cette époque, il y avait longtemps que l'ennemi juré de Batz, le comte d'Antraigues, n'était plus. Après avoir servi l'Espagne, puis l'Angleterre, l'Autriche et la Russie, être devenu le prisonnier de Bonaparte puis l'ennemi de Napoléon, l'Araignée de Mendrisio était venue chercher refuge à Barnes, dans la grande banlieue de Londres, en compagnie de sa femme. C'est là que le 22 juillet 1812 tous deux furent assassinés par un domestique nommé Lorenzo dont on retrouva le cadavre peu après avec une balle dans la tête... Une énigme non résolue de plus !

La " comtesse des Ténèbres " mourut le 25 novembre 1837 et fut enterrée non loin du château d'Eishausen. A cette occasion, le comte invita les gens du pays à venir saluer, dans son cercueil, celle qu'il déclara s'appeler Sophie Botta, âgée de cinquante-quatre ans. A la surprise générale, car deux personnes avaient pu la surprendre à visage découvert, ses cheveux blonds étaient du plus beau noir... Par la suite, Léonard Van der Valck, pour lui donner son nom réel - accablé de chagrin -ne quitta plus le château jusqu'au 8 avril 1845 où il put rejoindre celle qu'il protégeait depuis si longtemps. Leur histoire n'a cessé de passionner une grande partie de l'Allemagne pour qui l'identité de la dame au voile vert ne fait aucun doute.

A Saint-Malo, le baron et la baronne de la Fougeraye vécurent de longues années. Depuis longtemps " Lalie " ne travaillait plus. Jaouen dirigeant l'armement à la satisfaction de tous...

Bina mourut d'une fluxion de poitrine quelques jours après le mariage d'Elisabeth qui venait d'épouser un jeune médecin parisien plein d'avenir.

Enfin, un an après avoir reçu la dernière lettre de Jean de Batz, Laura épousa Joël Jaouen...

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