Troisième partie CHÂTEAU EN SUISSE

1799...

CHAPITRE XI LA MENACE

Les vendanges commençaient et Laura les voyait revenir avec plaisir : elles changeaient un peu de la monotonie quotidienne. Pour la quatrième fois leur rite se célébrait, joyeux, bon enfant, avec tout de même une note de gravité religieuse née du respect pour l'ouvre du Créateur. De reconnaissance aussi pour l'abondance qu'il déversait sur cette terre d'Argovie dont ses habitants étaient si fiers et qu'ils proclamaient la plus généreuse au monde. Le vin blanc de Heidegg ne surpassait-il pas, de l'avis général, les meilleurs crus du Rhin ? Et que le paysage était donc joli dans la lumière adoucie de cette belle journée de fin d'été !

Quel que soit le temps, Laura lui accordait chaque matin son tribut admiratif lorsqu'elle ouvrait sa fenêtre au troisième étage du château. Un château qui ne ressemblait à aucun autre. C'était une très haute maison à plan rectangulaire coiffée d'un toit brun qui avait un peu l'air d'un donjon percé de fenêtres. Elle régnait sur une enceinte de murailles anciennes enfermant autour d'une vaste cour, une chapelle, une métairie, un pressoir, des granges, des étables et des écuries qui la faisaient ressembler à une oie installée sur sa couvée. Le tout dominant une colline habillée de vignes et de jardins auxquels on accédait par des escaliers, l'unique chemin pentu aboutissant à une porte fortifiée.

Laura aimait la douce vallée, le lac bleu dont les flots léchaient le village de Gelfingen que Heidegg dominait. En dépit de l'avancée des armées françaises victorieuses un peu partout et qui avaient fait de la Suisse une République helvétique, tout y était paisible, tout semblait planté là pour l'éternité...

Comme elle-même, la jeune prisonnière du Temple y avait trouvé la paix et ce bienfaisant repos qu'accordé la fin des angoisses. Mais, sur-cout, Elisabeth y était née, à l'aube d'un beau jour de juin et depuis, la vie des deux femmes en était illuminée. Le premier sourire du petit ange blond nui gazouillait toute la journée et pleurait si rarement avait balayé l'ombre des terribles jours de laguère.

Pas jusqu'à l'oubli tout de même. Toutes deux gardaient bien caché le secret de leur cour et la orincesse - Sophie Botta pour l'heure présente ! -n'avait jamais révélé le secret de la conception de sa fille. Pas plus que Laura n'évoquait le souvenir .oujours si douloureux de Jean de Batz.

Pourtant, quand le bébé dormait dans son berceau près de son lit à elle, Laura revoyait souvent la nuit de Baie où son destin, suivant celui de Marie-Thérèse, avait changé de direction. Elle sentait encore l'odeur de la pluie, de la terre détrempée quand, masquées et enveloppées de grandes mantes noires, elles avaient quitté la maison Reber dans une voiture aux rideaux de cuir tirés que menait Philippe Scharre auprès de qui Jaouen était assis. On s'était enfoncés dans la nuit au galop des quatre chevaux et cette plongée dans l'inconnu avait quelque chose d'effrayant pour les trois voyageuses - Bina se tenait assise sur le devant, son chapelet entre ses doigts crispés - qui n'avaient pas échangé une parole jusqu'au lever du jour. Simplement, Laura ne cessa de tenir dans les siennes sans parvenir à la réchauffer la main glacée de sa compagne, mal remise encore du véritable coup de théâtre qui l'avait soustraite aux yeux des hommes et à la honte de voir son état découvert.

De la route, des relais, elles n'avaient rien vu sinon, au cours de brefs arrêts, dans des cours fermées, des salles basses et vides qui n'appartenaient jamais à des auberges mais où elles pouvaient se rafraîchir et prendre les repas que leur servaient Scharre lui-même ou encore Jaouen. Pas de servantes, pas de valets dans ces étranges haltes. Le temps semblait arrêté car les chemins étaient difficiles, plus encore du fait de l'hiver on ne roulait pas vite et il n'était pas souvent possible de faire une lieue à l'heure. Aussi mit-on près de deux jours à parvenir à destination. Les trois femmes étaient épuisées, surtout Marie-Thérèse qui en mettant pied à terre à la lumière des torches voyait s'ouvrir devant elle une lourde porte médiévale en cour de chêne bardé de fer. Au-dessus des armoiries peintes en couleurs vives et encore au-dessus le regard filait jusqu'au sommet d'une haute construction dont elle distinguait mal les contours. Elle eut un mouvement de recul épouvanté :

- Encore une prison ? Suis-je donc condamnée à être enfermée ma vie entière ?

Philippe Scharre alors s'était avancé, le chapeau à la main, avec tous les signes du plus profond respect :

- Non, Madame. Ceci est votre refuge, la demeure d'un gentilhomme qui, à la suite de ses ancêtres, a servi les rois de France avec honneur, bravoure et sagesse sans discontinuer. L'extérieur est austère mais l'intérieur vous sera accueillant comme ceux qui vous y attendent. Et cette porte s'ouvrira sous votre main chaque fois que vous le désirerez.

- Où sommes-nous ?

- En Argovie, Madame, et le nom de ce château est Heidegg.

- Chez qui ?

- Vous souvenez-vous, Madame, du colonel des cents Suisses qui vous a suivis, Leurs Majestés et vous, jusqu'à l'Assemblée, ce terrible jour du 10 août 1792, après avoir de son mieux protégé les Tuileries ?

- Comment l'oublier ? Le colonel-baron Pfyffer qui fut notre dernier défenseur avant que l'on nous jette au Temple ? Il faudrait que je fusse bien ingrate. Sommes-nous donc chez lui ?

- Presque. Chez son cousin, le vieux baron Franz-Xavier qui est le plus haut personnage de la puissante cité de Lucerne. Son fils, Alphonse, en est secrétaire d'Etat. La ville n'est qu'à cinq lieues d'ici et les barons y séjournent en famille. Vous serez chez vous à Heidegg dont l'intendant et son épouse vont vous faire les honneurs...

Un couple en effet s'avançait vers la voiture pour saluer les arrivantes, et Laura eut l'impression de retourner deux siècles en arrière. Sur sa longue robe noire à laquelle manquait seulement le vertugadin, la femme portait une ceinture orfé-vrée, une " châtelaine " dont le bout, descendant au genou, montrait un assortiment de clefs dorées. Les bretelles du corselet rouge et noir lacé de velours noir rejoignaient un col également rouge et noir. Des épaules se gonflaient les amples manches d'une chemise de lingerie blanche resserrées sous le coude. Les épais cheveux roux ramenés en chignon de nattes s'ornaient de rubans noirs sur le haut de la tête. Des chaînes d'or pendaient au cou de cette solide créature qui pouvait avoir une cinquantaine d'années et dont le large visage respirait la bonté et la détermination. Quant à l'homme aux cheveux gris, plus âgé qu'elle, il était vêtu sous un long gilet rouge et un habit chamois, d'une étrange culotte de daim à plusieurs rangs de crevés comme en portaient jadis, version velours ou satin, les seigneurs de la cour du roi Henri III. Il ne leur manquait à l'un comme à l'autre qu'une fraise empesée pour être en accord parfait avec le superbe portrait guerrier qui occupait la place d'honneur dans la grande salle des Chevaliers entre un assortiment d'armures, de bannières et d'écus. Celui-là était le grand ancêtre : Ludwig, le colonel-général des Suisses, celui qu'Henri III surnommait le " roi des Suisses ".

Quoi qu'il en soit, Josef et Jacobea Lerner - cette dernière était la filleule de la vieille baronne - se mirent entièrement au service des voyageuses. On leur donna de belles chambres avec d'imposants lits à colonnes, des tapisseries et des meubles tendus de velours rouge ou bleu où rien ne manquait pour le confort et surtout pas les grands poêles de céramique aux couleurs vives qui répandaient une si douce chaleur.

Ce fut là qu'une fois installées, Marie-Thérèse raconta comment elle avait vécu, à Huningue, la substitution qui s'était opérée avec tant de succès sous le nez même de tous les gens présents à la maison Reber.

- Vous vous souvenez de mon mécontentement en apprenant que Mme de Soucy avait obtenu le privilège d'emmener sa femme de chambre ? dit-elle. Eh bien, cette fille, je l'ai vue entrer chez moi à la veille de l'échange, sous le prétexte de m'apporter de l'eau chaude et je l'ai reconnue avec stupeur : c'était Ernestine Lambriquet, la compagne que ma mère m'avait donnée autrefois en disant que je devais l'aimer comme une sour. Elle me ressemblait un peu d'ailleurs et, en effet, je l'aimais bien. Elle m'a expliqué ce qui avait été tramé par le gouvernement et quelques amis pour éviter le scandale qui m'accablerait à Vienne lorsque mon état serait révélé... Je savais déjà que je n'irais pas là-bas, que quelqu'un prendrait ma place, et c'est la raison pour laquelle j'ai refusé le trousseau que l'on voulait m'offrir et qui ne serait pas aux mesures de ma remplaçante mais j'ignorais que ce fût elle et j'avoue en avoir été contente car elle sait tout de ce qui fut notre vie à Versailles ou aux Tuileries. Elle a passé la nuit dans la pièce qui dépendait de ma chambre et, dans la journée du lendemain, elle en est sortie discrètement, vêtue d'habits m'appartenant sous une grande cape pareille à la mienne et elle est allée se cacher dans la voiture où je suis montée à l'heure de la nuit qui était convenue mais, devant la maison Reber, c'est elle qui est descendue. Moi, je suis restée tapie au fond jusqu'à ce que Philippe Scharre vienne m'y chercher pour me dissimuler un moment dans une vieille maison au bord de la route. La suite vous la connaissez... et sans doute en savez-vous plus que moi sur ce qui doit être ma vie à présent ?

Il y avait dans sa voix une nervosité, une tension où Laura crut déceler des regrets. Avec beaucoup de douceur, elle demanda :

- Cette vie qui commence maintenant, étiez-vous d'accord pour l'accepter ou bien auriez-vous préféré aller en Autriche ?

- Vous savez bien que non. Je ne peux pardonner à l'empereur et à ses ministres de n'avoir rien fait pour sauver au moins ma mère. Alors il ne pouvait être question d'accepter d'épouser l'un de ces gens. En outre, je ne saurais envier le sort d'Ernestine. Je gage en effet qu'elle sera gardée à la Hofburg aussi étroitement que je le fus au Temple pour que nul ne s'aperçoive de la substitution...

- Pourquoi, en ce cas, a-t-elle accepté ? Elle vous aime à ce point ?

- Je ne sais pas si elle m'a jamais aimée. En revanche, je sais que la vie à Versailles lui donnait un vif regret de n'être pas princesse. Et moi je ne le suis plus...

- Les regrets sont-ils vôtres à présent ?

- Pas comme vous l'entendez. Ce qui va me manquer, c'est de n'être plus la fille de mes bons parents. Pour le reste je vous ai déjà confié ce rêve que j'ai fait d'un château solitaire, d'un jardin et d'un entourage composé seulement de gens que j'aime...

- Il se peut que vous le réalisiez ici ?

- Peut-être, mais je ne voyais pas les choses ainsi ! Devrai-je toujours habiter une sorte de tour... moi qui les ai en horreur ? Une maison paysanne, un jardin de curé feraient bien mieux mon affaire...

- Je n'en doute pas mais je pense que cette demeure répond simplement à une urgence et qu'il faut remercier Dieu de l'avoir trouvée. Ensuite, ceux qui veillent sur vous prendront sans doute d'autres mesures plus conformes à vos goûts... Pourquoi n'irions-nous pas en Bretagne ? ajouta-t-elle avec un enthousiasme qui amena un sourire à Marie-Thérèse. Je suis sûre que Votre Altesse s'y plairait car rien n'est plus beau qu'un printemps breton. Et puis il y a la mer...

- J'aimerais beaucoup en effet mais, de grâce, plus d'altesses ! Vous savez bien que je ne suis plus personne.

- Les rois en voyage ont toujours fait usage de noms d'emprunt. Votre oncle lui-même, dans son exil, se fait appeler le comte de Lille.

- Alors on aurait peut-être pu trouver autre chose que ce nom de Sophie Botta. J'aime bien Sophie, mais Botta ?...

- Cela doit correspondre à une réalité. Quelque part doit exister une femme portant ce nom et qui peut-être s'est retirée du monde ?

- Ou que l'on a fait disparaître...

- Il faut éviter ce genre de pensées si vous voulez être un jour heureuse !

- Heureuse ? Moi ? Ma chère Laura, je n'y crois guère. Ceux de ma famille ne sont pas faits pour le bonheur.

- Ne disiez-vous pas à l'instant que vous n'êtes plus de votre famille ? Et puis.. - Laura osa poser sa main sur la taille un peu épaisse de sa compagne - il y a celui... ou celle qui est là, encore invisible mais déjà si présent. Etre mère est la plus belle chose qui soit au monde...

Le beau sourire des temps heureux illumina soudain le jeune visage las :

- Vous dites vrai et je ne veux plus penser qu'à mon enfant. Au moins, dans mon exil, j'aurai le droit de le regarder vivre, grandir ! Et je veux qu'il m'aime autant que je vais l'aimer !

Si facile jusqu'à présent au point qu'il était impossible de s'en rendre compte, la grossesse de Marie-Thérèse prit une tournure plus pénible à mesure que passait le temps. Le régime de la prison, ses déplorables conditions d'hygiène et les tourments moraux ne constituaient pas une bonne préparation à l'enfantement même si, depuis l'été précédent ces conditions s'étaient beaucoup améliorées. Le long voyage aussi avait éprouvé un organisme délicat. Aussi, avec le sentiment de sécurité, vint le relâchement des contraintes qu'elle s'était imposées afin que son comportement soit conforme à sa naissance. Marie-Thérèse eut des nausées, des dégoûts, des crises de larmes. Elle refusait les miroirs - et chose étrange pour quelqu'un ayant tellement souffert de la prison ! -de quitter la belle chambre où Laura, Jacobea et Bina se relayaient pour lui prodiguer les soins les plus attentifs. Elle disait que les escaliers la fatiguaient et que le merveilleux paysage découvert de ses fenêtres suffisait amplement à ses besoins d'évasion.

- Nous sommes si haut qu'il me semble que je pourrais m'envoler. Ici je me sens comme un oiseau dans son nid...

Un peu inquiète d'une attitude tellement en contradiction avec les souhaits exprimés naguère, Laura, à la fin de l'hiver, fit part de ses soucis à Philippe Scharre qui réglait plus ou moins la vie du château, et fut choquée de le voir sourire :

- Je ne vois pas ce que vous pouvez trouver de plaisant dans ce que je viens de dire, fit-elle à deux doigts de la colère.

- Vous avez raison : il n'y a rien de plaisant dans l'état de Madame Sophie. Mais cela sert le bon déroulement du plan que nous avons établi. Il ne vous est pas venu à l'idée de vous demander pourquoi on a logé une femme enceinte au troisième étage d'une aussi haute maison ?

- Parce que les chambres y sont les plus belles et les mieux aérées ?

- On les a voulues ainsi, mais c'est surtout pour qu'elle ait de moins en moins envie d'en descendre... et surtout de remonter. Sa santé m'épargne de lui faire comprendre qu'elle doit rester à l'intérieur jusqu'à la naissance. En revanche, il serait souhaitable que l'on vous voie, vous, beaucoup plus souvent dehors et avec un tour de taille moins élégant.

- Mais... pourquoi ?

- Parce que c'est vous qui allez être censée mettre l'enfant au monde. A moins que vous n'y voyez un inconvénient majeur ?

- N...on, mais pourquoi ?

- Parce que, même au plus profond d'un château montagnard, la naissance de l'enfant d'une fille de France peut avoir des retombées dramatiques. Surtout si c'est un garçon ! Ne pouvez-vous le comprendre ?

- Sans doute, mais je vous rappelle qu'il s'agit de celui de Sophie Botta !

- Croyez-vous que, si quelqu'un parlait, le masque résisterait longtemps ? Alors qu'une émi-grée, Laura de Laudren, donne le jour à l'enfant... d'un amant est sans danger pour qui que ce soit...

Une bouffée de joie inattendue gonfla la gorge de Laura :

- Cela veut-il dire qu'il portera mon nom ?

- Mais oui ! Avec, au baptême, la mention " de père inconnu ".

Laura regarda avec admiration cet homme si calme, si sûr de lui-même, qui prononçait pourtant de si étranges paroles.

- Pourquoi ne pas me l'avoir dit plus tôt ?

- Parce que cela ne s'imposait pas et que je voulais vous connaître mieux. Je sais que vous avez perdu un enfant, c'est la raison pour laquelle je n'ai jamais douté de votre réponse...

Brusquement, la joie de l'instant précédent s'envola :

- Et elle ? Comment croyez-vous qu'elle va réagir ? Elle vit dans l'attente de cet amour qui va lui venir !

- Personne ne l'empêchera de l'aimer ni d'en être aimée. Elle vivra avec lui et vous. Je crois qu'elle comprendra parce qu'elle est de sang royal, qu'elle sait que ce sang va représenter une menace pour son bébé. Si elle n'acceptait pas, il faudrait le lui enlever pour le faire élever loin d'elle.

- Non ! Surtout pas ! s'écria Laura avec horreur. Moi je ferai ce que vous voulez, mais à une condition...

- ... qu'on ne lui dise rien tant qu'elle n'aura pas accouché ? Cela va de soi...

De cet instant, Laura s'astreignit à sortir chaque jour, appuyée au bras de Bina, pour une courte promenade destinée à révéler son " état ". Quant à " Sophie ", que l'on ne voyait jamais naturellement, elle passait pour malade. Une situation qui déplaisait à Laura, obligée de cacher cette mascarade à " sa " princesse et à changer de robe avant de sortir et en rentrant à la maison. Jacobea lui en avait arrangé une avec des petits coussins cousus à l'intérieur qu'elle revêtait uniquement pour ces apparitions et Laura ne dirigeait jamais ses pas du côté sur lequel donnait la fenêtre de la future mère. Cela dura tout le printemps, jusqu'à cette nuit du 2 au 3 juin où, un peu après minuit, les échos du château furent éveillés par des gémissements, puis des cris : le travail d'enfantement commençait...

Il dura près de six heures, portes et fenêtres closes. Grâce au Ciel il faisait plutôt frais et les murs étaient épais, sinon les plaintes aiguës qui par moments devenaient de véritables hurlements eussent peut-être inquiété l'environnement immédiat, mais le résultat en valait la peine : l'Angélus sonnait au clocher de Gelfingen [xxxvi] quand une belle petite fille fit son entrée dans le monde. Une entrée bruyante : elle pesait près de sept livres et ses petits poumons faisaient preuve d'une belle vigueur. Laura, les larmes aux yeux, pensa qu'elle n'oublierait jamais l'expression de bonheur intense dont s'illumina le joli visage pâle de Marie-Thérèse quand Jacobea mit dans ses bras le bébé fraîchement langé...

- Vous aviez raison, dit-elle à Laura. Pareille joie ne se peut concevoir tant qu'elle n'est pas arrivée. Regardez ! Regardez, ma chère, comme elle est déjà jolie ! Nous en prendrons bien soin, n'est-ce pas ?

- Nous en prendrions soin même si elle était affreuse ! assura Laura en riant mais, grâce à Dieu, elle est mignonne à croquer !

La joie de Marie-Thérèse l'aidait à surmonter ses propres souvenirs. Elle se rappelait si bien son bonheur à elle quand Céline était née. Elle était si heureuse que le pli dédaigneux aux lèvres de son époux quand on avait annoncé que c'était une fille ne l'avait guère affectée : Céline était là à présent, pour recevoir cet immense amour qu'elle gardait en elle depuis des mois... Et elle lui resterait, ce qui n'aurait pas été le cas d'un garçon.

Le jour même, la petite fut baptisée Elisabeth-Louise-Antoinette-Clothilde. Le 3 juin marquait la fête de cette première reine de France dont le prénom était aussi celui de la reine de Sardaigne, sour de Louis XVI et de Madame Elisabeth. Elle fut déclarée fille d'Anne-Laure de Laudren, ci-devant marquise de Pontallec, et de père inconnu, sans que la véritable mère proteste le moins du monde. Au contraire, elle trouva des mots pleins d'émotion pour remercier son amie d'accepter ce qui pouvait être une lourde charge et d'assurer en même temps à la petite fille un nom qui, sans être illustre, n'en appartenait pas moins à la fière noblesse bretonne.

- Je ne sais ce que l'avenir lui réserve, soupira-t-elle en caressant du doigt la petite crête blonde qui se dressait hors du béguin de dentelle, mais au moins elle pourra désigner sa mère sans rougir, ce qui autrement serait le cas puisque je n'ai plus à lui offrir que ce vilain nom de Botta... et qu'au fond je ne suis plus personne !

Dès lors, la vie s'organisa autour de ce berceau sur lequel veillaient quatre femmes avec une tendresse grandissante. La petite fille était ravissante et tout le monde en raffolait.

Bébé sage et rieur puis bambine éveillée et espiègle, Elisabeth posait sur tout un regard bleu, grave et appréciateur d'abord mais qui bientôt étincelait de rires joyeux. Chose étrange, quand ses gazouillis formèrent des mots, elle dit " Maman " à Marie-Thérèse comme à Laura, refusant farouchement d'user du Madame envers sa mère que cela n'eût pas choquée puisque les enfants royaux usaient de ce terme comme de celui de Monsieur envers leur père. Elevée au bon air de l'Argovie, elle poussait comme un champignon à l'écart des bouleversements guerriers qui marquaient les toutes dernières années du siècle.

A Heidegg, on vivait en vase clos. Pas de visites, pas de communications avec l'extérieur. Peu de temps après la naissance, cependant, la mort du vieux baron Franz-Xavier ramena la famille au château pour les funérailles dans la chapelle. Les réfugiées purent alors mesurer l'extrême bonté de ceux qui les avaient accueillies :

- Vous serez ici chez vous aussi longtemps que vous le souhaiterez, Madame, dit le baron Alphonse à Marie-Thérèse. Nous voulons avant tout que vous vous y sentiez libre et maîtresse...

- C'est trop, baron ! Comment pourrais-je me sentir ainsi quand je vous prive de votre beau domaine ? Je voudrais tant que vous gardiez vos habitudes !

- Elles sont surtout à Lucerne mais ma mère, je crois, aimerait demeurer plus souvent auprès de la chapelle où dort mon père.

Elle resta en effet puis, petit à petit, la famille vint plus souvent. Ce qui valut à Elisabeth un admirateur fervent en la personne du petit Franz-Xavier qui avait six ans de plus qu'elle. Mais durant ces séjours, les châtelains ne recevaient personne..

C'était tout cela que Laura repassait dans sa mémoire en regardant les vendangeurs s'activer dans les rangées de ceps chargés de lourdes grappes. Elisabeth était avec eux parce que Josef Lerner l'intendant y était et qu'elle le suivait partout. De son observatoire, Laura distinguait parfaitement le chapeau de paille dont elle était coiffée et la voyait trotter derrière Josef comme si elle était un champignon doué de mouvements. Il faisait beau, il faisait doux. L'air se chargeait de l'odeur des fruits qui s'entassaient dans les hottes d'osier. Elle pouvait voir aussi Jaouen qui suivait Elisabeth.

Il semblait s'être acclimaté dans ce pays de montagnes, lui l'homme de la mer, et jamais il ne faisait allusion à l'avenir, mais à certains regards Laura devinait les questions qu'il ne posait pas. Comme elle-même, le Breton se demandait si toute leur vie devait s'écouler là, dans ce pays ami mais étranger où l'horloge du temps semblait arrêtée.

Parfois, il se rendait à Lucerne pour apprendre les nouvelles du vaste monde et surtout de la France dont le destin commençait à s'écrire à présent Bonaparte, même si le héros de tout un peuple cherchait alors la gloire en Egypte. Mais ces absences n'excédaient jamais une journée. Depuis quelques mois, Philippe Scharre était parti vers ses mystérieux maîtres et Jaouen se trouvait tout naturellement investi du rôle de protecteur des réfugiées. Les deux hommes s'entendaient à merveille, en effet, et le Suisse appréciait de pouvoir partager avec lui la lourde responsabilité qu'il assumait...

A la fin de cette journée de vendanges, Elisabeth était fatiguée. Rentrée triomphalement au château sur le char qui menait le raisin au pressoir, elle n'en était descendue que pour s'endormir aussitôt dans les bras de Jaouen, épuisée par trop de rires, de chansons, de jeu et de grand air.

- Je crois que nous pouvons la coucher sans souper, dit Marie-Thérèse sur les genoux de qui Jaouen l'avait déposée.

- D'autant, approuva celui-ci, qu'elle a partagé le repas des vendangeurs et mangé beaucoup de gâteaux. Un verre de lait devrait suffire.

- Si on arrive à le lui faire absorber, dit Laura qui, agenouillée, commençait à déshabiller la petite fille pour lui passer sa chemise de nuit. Exercice qui ne lui fit même pas ouvrir un oil. Sa mère alors la porta dans son petit lit placé dans la chambre de Laura ce qui ne présentait pas une véritable séparation car la porte de communication restait constamment ouverte. Laura voulait éviter à tout prix de paraître abuser de son statut de mère officielle et, en dépit de l'amour grandissant qu'elle portait à la mignonne, s'efforçait de se cantonner dans le rôle de gouvernante affectueuse. Le spectacle de sa princesse câlinant l'enfant, lui apprenant à lire, lui racontant des histoires ou coiffant avec amour, ses cheveux d'un blond si lumineux suffisait à l'emplir de joie. Et, en face de ce bonheur paisible, elle n'avait pas conscience de sacrifier quoi que ce soit de sa propre vie...

Ce soir-là, après le repas que leur servit Bina, les deux jeunes femmes s'attardèrent d'un commun accord à regarder une nuit chargée d'étoiles s'étendre sur le lac et sur les maisons de bois que leurs toits de chaume à quatre pans faisaient ressembler à des pyramides.

- C'est bien beau ! soupira Marie-Thérèse. Mais votre Bretagne ne vous manque-t-elle jamais ?

- Je mentirais si je disais non, mais ce n'est pas Saint-Malo que je regrette, même pas notre maloui-nière de Saint-Servan. Ce que je regrette, c'est mon petit manoir de Komer, au bord de l'étang de la Fée dans la vieille forêt de Brocéliande. Et Komer n'existe plus. Ce que j'aimerais, c'est le reconstruire... et vous l'offrir. Il m'arrive de penser qu'avec le temps il nous sera peut-être possible de rentrer en France. Et je crois que ma vieille forêt vous garderait aussi bien que les montagnes suisses...

- Vous m'en avez déjà parlé si bien que je voudrais y aller. Certes nous avons trouvé la paix ici mais vous n'imaginez pas à quel point je souhaite pouvoir respirer à nouveau l'air de mon pays natal.

- Versailles ?

- Oh non ! Versailles ne signifie plus rien maintenant. Une simple maison en France suffirait à mon bonheur. Et pourquoi pas les communs de votre manoir détruit ?

Laura se mit à rire :

- J'espère tout de même pouvoir vous offrir mieux si cela devient possible. Et puis vous avez, Madame, toute votre vie devant vous. Vous êtes si jeune ! Qui sait ce que Dieu vous réserve...

On allait le savoir très vite.

Vers minuit, tout dormait au château quand deux voitures s'engagèrent dans le chemin en pente qui menait à l'enceinte et à l'entrée fortifiée située dans la basse cour, entre laiterie et étables, et d'où l'on montait par un grand tournant à la cour d'honneur. Leurs lanternes étaient éteintes et sans doute aurait-il fallu parlementer longuement pour se faire ouvrir à cette heure de la nuit si le baron Alphonse, en personne, n'eût fait entendre sa voix, ordonnant qu'on lui ouvre. Encore, lorsque les voitures - le cabriolet du baron et une berline de voyage que menait Philippe Scharre -s'arrêtèrent devant la porte de la haute demeure, trouvèrent-elles Jaouen et Josef armés l'un d'un pistolet et l'autre d'un fusil :

- Une voix peut se contrefaire, monsieur le baron, expliqua le dernier, et quand vous venez au château votre courrier vous précède toujours.

- Je ne te reproche rien, Josef. Tu ne fais que ton devoir. Messieurs, si vous voulez bien me suivre, nous allons entrer. Josef, veux-tu demander à Jacobea de réveiller ces dames... et de préparer les bagages de... la princesse !

- Et de la petite Elisabeth sans doute ?

- Non... Venez, messieurs !

L'un de ceux qu'il introduisit dans la salle des Chevaliers était un gentilhomme - son allure ne laissait aucun doute sur sa qualité - grand, blond, d'une irréprochable élégance qui pouvait avoir une quarantaine d'années, avec un beau visage aux traits nets, volontaires, éclairé par des yeux dont la nuance oscillait entre le gris et le bleu. L'autre personnage, Laura accourue en robe de chambre, ses cheveux tressés en une épaisse natte glissant sur une épaule, le reconnut aussitôt. C'était Rouget de Lisle, cet ami d'un instant à qui elle devait d'avoir connu Bénézech. Ce fut lui qui s'avança vers elle tandis que les autres, rejoints par Philippe Scharre saluaient en silence. Elle ne cacha pas son étonne-ment ni son inquiétude : l'arrivée nocturne de ces gens ne lui disait rien qui vaille.

- Monsieur Rouget de Lisle ici ? Et avec vous, baron ? Puis-je demander ce que cela veut dire ?

Elle s'adressait à eux mais son regard rejoignait l'élégant inconnu qui, à l'écart, semblait se passionner pour le portrait du " Roi des Suisses ". Qui était cet homme et que venait-il faire là ?

- Ce monsieur vous sera présenté tout à l'heure, murmura le baron Alphonse, mais soyez dès à présent assurée qu'il n'est ici que pour le bien. La santé de Madame est-elle bonne en ce moment ?

- Parfaite, il me semble. Pourquoi cette question ?

- Pour savoir si elle peut entreprendre sur-le-champ un voyage. Il est urgent qu'elle parte... cette nuit même !

- Comment ? Partir ? Mais pour où ?

- Cela vous ne le saurez pas, mais voici M. Rouget de Lisle dont vous savez l'intérêt qu'il porte à Madame et qui est agent du ministre français des Affaires extérieures démissionnaire depuis juillet dernier, M. de Talleyrand-Périgord, qui vous en dira davantage.

- Je le croyais auprès de M. Bénézech ?

- M. Bénézech n'est plus au pouvoir, hélas, précisa l'interpellé. Il a été destitué sous l'accusation de trop grandes sympathies pour le parti royaliste... mais à part cela il va très bien et vous baise les mains, madame, ajouta-t-il en voyant se froncer les sourcils de la jeune femme. On n'en est plus aux... moyens radicaux. Cela dit, il faut en venir à l'affaire qui nous amène à cette heure tardive. En un mot : la princesse est en danger... en grave danger et il lui faut un autre asile...

- En danger ? Comme cela, tout à coup ? Et pourquoi le serait-elle aujourd'hui plus qu'hier ? Voici bientôt quatre ans que nous vivons ici sans voir personne...

- Parce qu'elle est devenue très gênante. Il faut vous expliquer. Le 10 juin dernier, à Mitau, en Courlande, la fausse Madame Royale a épousé son cousin le duc d'Angoulême après quatre ans de quasi-claustration à Vienne. Ce qui veut dire qu'elle est rentrée dans la vie publique et qu'elle fait désormais partie du paysage européen si j'ose dire...

- Grand bien lui fasse !

- Je crois que vous refusez de me comprendre, Madame. Cela veut dire que toute réapparition de la vraie princesse causerait une catastrophe pour beaucoup de monde. A commencer par le roi Louis XVIII qui a béni ce mariage en toute connaissance de cause...

- Il savait que ce n'était pas la vraie et il l'a mariée à son neveu ? articula Laura incrédule. Sans songer que les enfants à venir seront de simples bâtards ?

- Il n'y aura pas d'enfants à venir, et c'est là que réside la beauté de l'opération : le duc d'Angoulême ne... n'en a guère les moyens. Le Roi a désormais auprès de lui l'Orpheline du Temple, comme on l'appelle, autrement dit le plus magnifique drapeau pour sa cause. Qu'elle sache jouer son rôle est tout ce dont il se soucie et, je le répète, une réapparition intempestive serait désastreuse. Il souhaite donc qu'un événement aussi peu souhaitable soit définitivement écarté, et ses agents ont reçu des instructions dans ce sens...

- Le misérable ! gronda Laura. Il a toujours fait le maximum pour écarter Louis XVI et ses enfants du trône. Je sais qu'il est capable de tout.

- Voilà un point acquis, soupira l'auteur de La Marseillaise, mais Louis XVIII n'est pas le seul danger. Il y a surtout l'Autriche.

- L'Autriche ? Mais pourquoi ?

- Tant que la doublure de Madame vivait enfer mée à la Hofburg, il n'y avait rien à craindre mais, après le mariage, Vienne redoute une résurrection au moins autant que le roi de Mitau...

- Y aurait-il aussi, de ce côté-là, des sbires en chemin pour la tuer ? s'écria Laura avec indignation.

- Non. Le baron de Thugut, ministre de l'empereur, a trouvé mieux...

- Que peut-il y avoir de mieux que le tombeau ?

- L'asile de fous, madame ! C'est mieux qu'une prison parce que les cris des victimes sont attribués au délire et cela convient mieux à une diplomatie tortueuse qui a toujours préféré le lent étouffement à l'éclat du meurtre. C'est tellement plus silencieux ! Le silence est l'arme préférée des Habsbourg...

- Mon Dieu !... La pauvre enfant !

Accablée sous le poids de ces révélations monstrueuses, Laura s'était laissée tomber sur l'un des sièges de bois à haut dossier qui donnaient à la salle un vague air d'accueil, mais ce ne fut qu'un instant. Habituée au combat depuis trop longtemps, elle se releva aussitôt :

- Et que prétendez-vous faire d'elle ?

- L'emmener d'ici cette nuit. Un médecin alié-niste entouré d'un peu trop de serviteurs est arrivé à Lucerne hier. J'y étais moi-même depuis vingt-quatre heures, dépêché par M. de Talleyrand à qui un espion à court d'argent a vendu l'information, et je me suis rendu chez M. le baron Pfyffer, ici présent où j'ai rencontré Philippe Scharre...

Celui-ci s'avança et vint prendre la main de Laura qui tremblait en dépit de l'effort qu'elle s'imposait :

- Rien n'est plus vrai, madame ! La princesse est en danger, en grand danger, et c'est le prince de Condé qui vous le fait dire par ma bouche. La cache est éventée : il en faut une autre...

Laura fit la moue en relevant un sourcil dubitatif :

- Le prince de Condé... et l'ancien évêque d'Autun, un prêtre défroqué se sont mis d'accord ? Difficile à croire.

- Sous le politique, il y a chez M. de Talleyrand-Périgord un grand seigneur, appartenant à la plus haute noblesse. S'il ne souhaite pas voir reparaître un membre quelconque de la famille royale, il ne supporte pas l'idée de l'assassinat physique ou moral d'une jeune princesse. Si elle tentait la moindre attaque contre le gouvernement, il serait son ennemi, mais elle est inoffensive et malheureuse. Cela suffit à lui valoir son aide. J'ajoute, conclut Rouget de Lisle, que se mettre à la traverse des projets de l'empereur d'Autriche n'est pas pour lui déplaire.

La méfiance de Laura pourtant ne cédait pas. Il y avait dans cette histoire quelque chose de tellement invraisemblable .

- C'est possible, concéda-t-elle. Cependant, les pouvoirs de M. de Talleyrand me semblent illusoires puisqu'il n'est plus ministre...

- Il ne l'est plus en titre et parce qu'il l'a voulu. Il est persuadé, en effet, que le Directoire n'en a plus pour longtemps et il a préféré se retirer, mais il a choisi son successeur : le citoyen Reinhard qui jusque-là représentait le gouvernement ici... en Suisse. C'est un homme paisible, qui a du sang des Cantons et qui est tout dévoué à son prédécesseur auquel il rendra sa place dès qu'on la lui demandera. Vous voyez que nos pouvoirs sont sérieux...

- Il se peut que vous ayez raison mais...

- Je vous en supplie, madame, laissez-vous convaincre, pria Philippe Scharre. Le temps presse !

- Admettons ! fit Laura. Nous allons nous préparer..

- Non... j'ai le regret de vous annoncer, madame, que je n'emmènerai ni vous... ni l'enfant.

L'amateur d'art venait enfin de s'arracher à l'armure milanaise qu'il semblait décidé à étudier dans tous ses détails. Laura le toisa :

- Qui êtes-vous, monsieur, pour me donner des ordres ?

Il s'inclina devant elle en homme qui sait son monde :

- A Dieu ne plaise, madame, que j'oublie mes devoirs à ce point en faisant fi de votre dévouement. Je suis le comte Léonard Van der Valck, diplomate en... disponibilité. Je suis également ami de Mgr le duc d'Enghien et de la princesse Charlotte de Rohan, sa fiancée. Ce sont eux qui ont veillé... et veillent encore de loin sur le jeune roi enlevé au Temple par le baron de Batz.

Inattendu, le nom atteignit Laura en plein cour :

- Vous le connaissez ?

- Je l'ai rencontré à Bruxelles. C'est un homme admirable mais je mentirais si je disais que je le connais. Pour des raisons qui me sont personnelles, j'ai offert de vouer ma vie, sans rien lui demander d'autre que sa confiance, à une princesse infortunée dont le sort ne saurait laisser indifférent aucun homme d'honneur. Je suis riche, libre de toute attache, et je n'aurai plus d'autre but dans la vie que lui assurer protection sans faille et dévouement total-Philippe Scharre vint à la rescousse :

- Je vous en conjure, madame, il faut avoir confiance. Je suivrai la princesse en tant que domestique du comte et je peux vous assurer qu'elle sera bien protégée parce que je ne les quitterai jamais. Vous me connaissez assez, à présent...

- Oui, Philippe, bien sûr... mais pourquoi ne pas emmener aussi l'enfant ?

- Parce qu'elles seraient un danger l'une pour l'autre. La petite Elisabeth passe pour votre fille. C'est à vous que le duc et la princesse la confient. Elevez-la comme si elle l'était...

- Sa mère n'acceptera jamais de s'en séparer. Elle l'adore et ce lui serait un affreux déchirement...

- En serait-elle moins séparée, intervint le Hollandais, si on l'enfermait à l'Irrenanstalt [xxxvii] de Vienne ou de quelque autre ville ? Il faut qu'elle accepte... au moins une séparation momentanée...

- Sera-ce une séparation momentanée ? interrogea Laura dont le regard s'efforçait de fouiller celui, si transparent, de cet étranger. Il soutint le muet examen sans ciller :

- L'avenir nous le dira et en ce qui me concerne, je ferai de mon mieux pour qu'une réunion soit possible un jour. Pour l'instant nous devons parer au plus pressé... - il consulta sa montre - et le temps nous est compté. Par grâce, Madame, si vous l'aimez...

Palpable, son angoisse se communiqua enfin à Laura :

- J'y vais ! Dame Jacobea est déjà en train de faire les bagages. Venez avec moi, Philippe ! Vous savez quelle confiance elle a en vous...

Tous deux se dirigeaient vers l'escalier quand Laura revint sur ses pas.

- Madame ! protesta Van der Valck avec impatience.

- Un mot encore. Que dois-je faire quand vous aurez emmené la princesse ? Je reste ici ?

- Non, dit vivement le baron Alphonse. Tandis que le comte prendra la route de Lenzbourg, je vous ramène chez moi à Lucerne : ma mère, dont vous êtes l'amie, est très malade et vous réclame : c'est du moins ce que nous dirons à ceux que nous allons très certainement rencontrer...

- Mais... Elisabeth ?

- Jacobea va la conduire à Gelfingen, chez sa fille qui a cinq enfants. Ceux qui cherchent la princesse penseront qu'elle s'est enfuie avec la petite et traqueront une femme avec un enfant. Vous-même partirez ensuite pour Baie. C'est au Sauvage que Josef vous amènera l'enfant. Ensuite vous pourrez regagner Paris sans inconvénient grâce aux passeports que M. de Talleyrand a fait établir spécialement pour vous. Vous aurez là-bas l'occasion de l'en remercier. Il y tient. Ensuite rien ne s'opposera à votre retour en Bretagne. Et maintenant, par grâce...

Laura n'avait plus rien à dire. Elle reprit son chemin et s'envola vers les hauteurs du château où Philippe Scharre l'avait précédée. La scène qui s'offrit à ses yeux quand elle pénétra chez Marie-Thérèse lui fendit le cour. Assise sur son lit, la jeune femme tenait la petite fille serrée dans ses bras, caressant des lèvres les boucles blondes, tandis que des larmes silencieuses coulaient lentement. Ce désespoir muet était bouleversant et Laura vint s'agenouiller près d'elles, cherchant vainement un mot un peu consolant... Elle se contenta de les envelopper dans ses bras. Alors, d'une toute petite voix, Marie-Thérèse murmura :

- On veut me la prendre, Laura... et elle est tout ce qui me reste ! Pourquoi ? Pourquoi ?

- Pour que vous viviez l'une et l'autre, fit Laura navrée. Ceux qui sont là ne veulent que votre bien et ce n'est... j'en suis sûre, qu'un mauvais moment de plus. C'est moi qui vais veiller sur Elisabeth et vous savez bien que je ferai tout au monde pour vous la rendre...

De son mieux, elle expliqua le plan prévu par le baron, Rouget de Lisle, Talleyrand et le Hollandais...

- Mais cet homme, je ne le connais pas ! Et vous voulez que je le suive ?

- Moi, je le connais ! Et je pars avec vous, dit Scharre qui aidait Jacobea à fermer un sac rétif. C'est un être extraordinaire et je vous servirai tous les deux de grand cour... Vite, Madame, je vous en supplie !

- Encore un instant ! Oh, mon Dieu, est-ce donc le sort des femmes de ma famille que de toujours se voir arracher leurs enfants ? Ma mère !... Oh, elle a montré tant de courage !

- Et elle pouvait craindre de ne jamais revoir son fils, dit tout bas Laura. Sur le salut de mon âme, je jure que vous reverrez Elisabeth ! Où que vous soyez je saurai la conduire vers vous... A présent laissez Jacobea l'emmener !

Marie-Thérèse enfin, desserra ses bras et, donnant à sa fille un dernier baiser :

- J'ai foi en vous, mon amie ! La pensée de cette parole que vous me donnez va m'aider à vivre...

Avec un calme soudain, elle remit la bambine qui, à peine éveillée, ne comprenait rien à ce qui se passait, aux mains tendres de Jacobea qui l'emporta dans une couverture tandis que Laura aidait la princesse à s'habiller. Ou plutôt l'habillait : celle-ci la laissait faire sans un mot, exécutant seulement les mouvements nécessaires. Elle semblait pétrifiée et les larmes coulaient toujours...

Soutenue par son amie, elle descendit l'escalier mais au moment de pénétrer dans la salle des Chevaliers, elle s'en détacha et ce fut seule, très droite, qu'elle alla vers celui qui prenait son destin en charge.

En la voyant apparaître si pâle, si belle cependant, dans son long manteau bleu, ses cheveux blonds relevés sous le large capuchon froncé que nouait un ruban de satin assorti, Van der Valck eut une exclamation où la compassion se mêlait à l'admiration. Il ébaucha le geste de tendre les mains vers ce fragile fantôme d'une époque révolue mais les laissa retomber. Il s'avança alors vers elle, vers ce regard traqué dont elle l'enveloppait mais, au lieu de saluer, il mit un genou en terre :

- Voulez-vous de moi, Madame, pour votre défenseur, votre serviteur, et votre fidèle compagnon ? A partir de cet instant, je vous offre ma vie...

- Etes-vous si malheureux, monsieur, pour avoir accepté d'attacher votre destin à une femme sans nom, sans passé et sans avenir ?

- Je n'ai pas accepté, Madame. J'ai demandé ce qui est pour moi une immense faveur...

Elle le regardait intensément à présent et quand il se tut elle eut un petit, très petit, très léger sourire en tendant une main qu'il baisa avec respect.

- Eh bien, me voici prête à vous suivre... Marie-Thérèse alors fit ses adieux à ceux qui restaient, remercia le baron Alphonse de son hospitalité et embrassa une Laura qui ne pouvait plus retenir ses larmes.

- A vous je ne dis qu'au revoir ! lui murmura-t-elle à l'oreille. Priez pour moi comme je prierai pour vous... et veillez bien sur elle !

Van der Valck la mena jusqu'à la berline dont Philippe Scharre venait d'escalader le siège et ramassait dans ses mains les rênes des quatre chevaux. Il l'y fit monter, étendit une couverture de fourrure sur ses jambes et, après lui en avoir demandé la permission, prit place auprès d'elle. Rouget de Lisle partit avec eux pour leur faciliter les passage des postes français qui, de Baie au lac de Constance, contrôlaient toute la longueur du haut Rhin formant frontière naturelle avec les Etats allemands...

Un dernier regard, un dernier signe de la main, et la lourde voiture aux lanternes éteintes redescendait vers l'enceinte de Heidegg pour gagner, à travers les vignes dont Marie-Thérèse ne goûterait plus jamais le vin nouveau, la rive du lac en direction de Lenzbourg...

Après Madame Royale, Sophie Botta disparaissait à son tour dans la nuit et sous le seul regard de Dieu. Les passeports dont ferait usage désormais son compagnon étaient au nom du comte Louis Vavel de Versay accompagné de sa jeune épouse Sophie. Pour mieux la servir et mieux la cacher, le diplomate hollandais effaçait sa propre identité en prenant un nom qui n'était pas tout à fait faux d'ailleurs puisqu'il appartenait à un rameau français éteint de sa famille...

Un quart d'heure plus tard, Laura à son tour quittait, dans le cabriolet du baron, le vieux château qui s'était montré si accueillant à une petite princesse accablée de malheurs. Jaouen et Bina y étaient restés. Le Breton s'était montré furieux de ne pas pouvoir suivre Laura. Mais il avait suffi de quelques mots, très graves, de la jeune femme pour l'amener à résipiscence : le devoir qu'elle lui traçait :

- Ce n'est pas le moment de discuter votre rôle dans le drame que nous vivons. Dès que la menace sera passée, vous reprendrez la voiture qui nous a amenés et vous aurez à conduire Josef, Bina et Elisabeth à Baie, à l'hôtel du Sauvage où je vous attendrai. C'est compris ?

- Je vous demande pardon Je n'avais, en effet, pas compris...

A présent, pelotonnée dans sa mante fourrée, la tête appuyée aux coussins de la légère voiture, Laura regardait défiler les paysages paisibles de la vallée où, de colline en colline, se succédaient terres cultivées, vignes et bois, ponctués de vieux châteaux. Tout ici parlait de paix, pourtant, à une demi-lieue environ de Gelfingen, une troupe à cheval fit son apparition au détour de la route. Une troupe nombreuse : une dizaine d'hommes et autant de militaires. Ils tenaient toute la largeur du chemin. La voiture s'arrêta d'elle-même. L'officier - français ! - qui commandait vint à la portière pour demander d'un ton revêche au baron ce qu'il faisait là à cette heure de la nuit et réclamer ses papiers :

- Je n'ai aucune raison de vous les montrer . je suis ici chez moi, sur mes terres ou presque. En outre, je vous prierai d'employer un autre ton : je suis le baron Pfyffer von Heidegg, secrétaire d'Etat de la généralité de Lucerne...

Il se penchait pour être dans la lumière de la lanterne gauche et l'homme recula en saluant, mais avec une visible mauvaise volonté.

- Faites excuses, monsieur le baron, mais nous allions justement chez vous.

- Pour quoi faire, s'il vous plaît ?

- Pour vous débarrasser d'une malade. Vous auriez chez vous une pauvre fille, une nommée... Grete Muller, échappée de la maison de fous de Linz...

- Il n'y a jamais eu de fous chez moi et je ne comprends rien à votre histoire. D'où la sortez-vous ?

L'officier désigna la voiture noire d'où descendait pesamment un personnage aussi large que haut, emballé dans un vaste manteau à triple collet, un chapeau enfoncé sur la tête :

- Voici le docteur Eichhorn, dont cette malheureuse était la malade et qui nous a requis pour l'aider à la récupérer... Mais, qui est cette personne, à côté de vous ?

- Je pourrais dire que cela ne vous regarde pas mais je vais être bon prince car je suis pressé : cette dame est la seule qui se soit jamais réfugiée à Heidegg, c'est une émigrée française, la comtesse de Laudren et c'est aussi une grande amie de ma mère. Je suis venu la chercher cette nuit parre que ma mère, justement, est très malade et la réclame. Alors je suis pressé et je vous somme de me livrer passage !

Le médecin viennois s'était approché et avait entendu :

- Cela ne me surfit pas ! La femme que je cherche est dangereuse : elle se prend pour une princesse française et devient enragée quand on lui dit le contraire. Mes ordres, à moi, sont de la retrouver.

- Des ordres de qui ?

- Du chancelier d'Autriche en personne.

- Et depuis quand les ordres d'un Autrichien ont-ils force de loi en Suisse ? Nous ne sommes plus au temps de Guillaume Tell et, en outre, nous sommes envahis par les Français qui ne sont pas vraiment les amis de votre pays. Alors rentrez chez vous : il n'y a jamais eu de folle à Heidegg...

- C'est ce que nous allons voir ! Faites demi-tour. Vous venez avec nous ! Comme vous pouvez le constater, les soldats que voici sont français et j'ai tous les laissez-passer possibles...

- Vaudrait mieux retourner, monsieur le baron, dit le cocher. Ces gens ne nous laisseront pas aller. Ça nous prendra seulement un peu de temps !

C'était la sagesse. Ces soldats qui se disaient français, alors qu'il n'y en avait pas à Lucerne, ce médecin qui eût été peut-être bien en peine de montrer ses diplômes : on sentait la bande organisée, le mauvais coup d'intimidation dûment préparé, mais les malandrins étaient trop nombreux et, sans doute étaient-ils capables de tout.

- Soit, retournons ! soupira le baron Alphonse après un coup d'oil à sa compagne qui approuva silencieusement. Il fut cependant impossible d'échanger le moindre mot car, sans en demander la permission, l'officier monta dans la voiture et s'y installa entre les deux voyageurs, un pistolet à la main.

- Est-ce bien indispensable ? dit Pfyffer avec dédain.

- Oui. Pour m'assurer que vous ferez ce qu'on vous demandera...

Le retour vers Heidegg fut un cauchemar pour Laura. Elle craignait pour l'homme généreux qui lui avait accordé si large hospitalité, pour les gens du château... Elle redoutait aussi les réactions de Jaouen quand il les verrait revenir ainsi escortés. Il était capable de tirer dans le tas et de déchaîner une véritable tuerie. Les visages qu'elle avait pu apercevoir étaient ceux de forbans et celui qui les commandait ne déparait pas la collection.

Quand on fut au château, le baron reçut l'ordre de faire ouvrir et l'on remonta la pente vers la cour d'honneur. Josef accourut :

- Vous avez oublié quelque chose, monsieur le baron ? Et qui sont ces gens ?

- Non, mon ami. Quant à ces gens, ils prétendent s'emparer d'une folle nommée Grete Muller qui se ferait passer pour une princesse et à qui nous donnerions asile.

- En voilà une idée !

Le naturel de l'intendant était parfait et Laura l'eût admiré sans réserve si la silhouette plus inquiétante de Jaouen n'était apparue à cet instant, armée d'un fusil. Pfyffer éleva une main apaisante :

- Pas d'affolement ! Nous ne sommes pas en danger. Ils veulent seulement visiter le château...

Laura était inquiète : ils allaient trouver des traces de la présence de Marie-Thérèse et de l'enfant, Jacobea n'aurait certainement pas eu le temps de faire le ménage. Et le pas lourd du médecin et de quatre soldats dans l'escalier lui résonnait sur le cour. Les autres militaires et les " infirmiers " qui escortaient Eichhorn surveillaient la cour dans laquelle, à son étonnement, à son soulagement, elle vit apparaître Jacobea. Une Jacobea parfaitement calme et qui lui sourit sans rien dire, mais ce sourire signifiait tant de choses ! Et avant tout que la petite Elisabeth était à présent en sûreté au milieu de la marmaille de sa fille. Mais personne ne souffla mot et ces ombres muettes et immobiles figées dans la grande cour avaient quelque chose de surréaliste. On se serait cru dans le palais de la Belle au bois dormant après le passage de la mauvaise fée-Lé retour du médecin et de ses acolytes ranima l'ambiance. Le personnage était déçu et donc de mauvaise humeur :

- Il n'y a rien là-haut, grogna-t-il au bénéfice de l'officier. Une seule chambre occupée, un seul lit défait... le reste est dans un ordre parfait. Avec même un peu de poussière...

- Il y a encore tout ça à fouiller ! fit l'autre en désignant la métairie, la chapelle et les autres bâtiments agricoles.

Le baron tira sa montre et la consulta :

- Le jour se lève dans une heure, remarqua-t-il froidement. Les vendanges ont commencé hier et, à l'aurore, les cueilleurs de raisin viendront du village. Tâchez de ne pas mettre trop de désordre. On vous fera goûter le vin nouveau si vous le souhaitez...

L'invitation inattendue suscita des murmures de satisfaction, ce qui ne plut pas au docteur Eichhorn :

- Vous espérez enivrer mes gens ?

- En aucune façon, fit le baron en haussant les épaules. Vos gens, comme vous dites, ont passé une nuit blanche et fait cinq lieues pour rien. On leur donnera aussi à manger. Moi, avec votre permission, je repars pour Lucerne. Ma mère est toujours aussi malade et son impatience de revoir son amie doit l'épuiser...

- Et si je décidais de vous garder ?

- A quel titre ? De même, je vous conseille de ne malmener ni mes serviteurs ni mes biens. Vous êtes un étranger ici et je vous rappelle que je suis secrétaire d'Etat... et que les chancelleries existent toujours. Si j'ai à me plaindre, vous serez chassé et donc empêché de poursuivre vos recherches. Je vous salue, docteur ! Venez, Laura !

Personne ne s'opposa au départ du cabriolet qui reprit son chemin comme si de rien n'était. Laura ne retint pas longtemps son inquiétude :

- Je suis un peu perdue, dit-elle. Vous laissez ces gens chez vous, libres de tous leurs mouvements ?

- C'est la meilleure preuve de ma bonne foi. Je tfous avoue cependant qu'en revenant tout à l'heure, j'avais peur mais vous comme moi avons décidément de remarquables serviteurs : la disparition des traces du passage de Madame et de sa fille... la poussière même ! Ils ont du génie ! C'est pourquoi je crois que nous ne risquons plus rien...

- Nous avons tout de même été attaqués ! Vous avez l'intention de passer là-dessus ?

- Oh, mais non ! Ces mécréants ont agi sans aucun droit, j'en suis certain. Aussi vais-je non seulement porter plainte au Grand Conseil mais aussi revenir dans quelques heures avec une solide escorte de la milice de Lucerne. Et s'ils sont encore là., ce que je ne pense pas, nous réglerons nos comptes !

Laura n'avait plus d'objections. C'eût été vraiment été se faire l'avocat du diable : cet homme était un modèle de calme, de maîtrise de soi et de tranquille courage, un Suisse dans la plus haute acception du personnage. S'en remettre à lui et à Dieu était tout ce qui lui restait à faire. Elle le fit et si bien qu'elle finit par s'endormir...

Quelques jours plus tard, à l'hôtel du Sauvage, die recevait dans ses bras une petite Elisabeth qui ne comprenait rien à ce qui venait de lui arriver mais qui, en la retrouvant, noua ses bras autour de son cou en se blottissant contre elle avec un soupir de bonheur qui lui mit les larmes aux yeux. Laura eut un peu honte d'éprouver tant de joie alors que la vraie mère devait, où elle était, songer à elle avec tant de chagrin. Mais l'enfant ne devait rien en savoir : il fallait qu'elle soit heureuse, il fallait lui donner tout l'amour dont elle avait besoin et, le soir venu, Laura en la berçant sur ses genoux sut qu'elle avait désormais une raison de vivre et que le temps des aventures devait s'achever.

Et quand l'image, toujours si douloureuse, de Batz, se présenta à son esprit, elle la chassa avec colère...

CHAPITRE XII LE CIMETIÈRE DE LA MADELEINE

L'endroit était sinistre et la lumière pauvre que répandait sur Paris une triste journée d'octobre n'arrangeait rien. Tout paraissait fait de la même matière d'un gris jaunâtre sale : les pavés de la rue, les bâtiments dont plusieurs étaient en reconstruction et plus encore le grand mur haut de près de trois mètres et sa porte vermoulue qui retranchaient le cimetière désaffecté de la Madeleine du reste du monde. Laura, en vérité, ne comprenait pas du tout pourquoi on lui donnait rendez-vous dans ce lieu lugubre et avec un luxe de précautions qu'elle s'expliquait mal, mais la lettre reçue la veille à son hôtel ne laissait aucun doute :

"... Vous laisserez votre voiture dans la cour du n° 48 où habite un avocat nommé Olivier Desclauzeaux. Vous entrerez et vous ressortirez discrètement par la porte du jardin. De là vous gagnerez facilement le cimetière qui est du même côté, à quelques pas. Soyez à cet endroit vers quatre heures et prenez soin de vous munir d'un bouquet de rosés. "

Le billet n'avait rien d'anonyme. Il était signé aussi clairement que possible : Ch. Mau. Talleyrand, ajoutant à l'étrangeté de la chose. Que l'ancien ministre veuille la voir, rien d'extraordinaire puisque apparemment il s'était chargé de diriger ses actes, mais pourquoi ne pas la recevoir en toute platitude dans un salon ou n'importe quelle autre pièce de son logis ?

Cependant elle n'était pas là pour se poser des questions. Ce personnage lui donnait rendez-vous, elle s'y rendait simplement. Sans doute avait-il ses raisons...

Ainsi que le billet l'annonçait, la porte du cimetière n'était pas fermée, seulement poussée, et elle céda aussitôt sous la main de Laura, découvrant un bien étrange spectacle. De cimetière, la longue bande de terre étirée entre la rue d'Anjou et le Grand Egout n'avait plus guère que le nom. Quelques croix de fer ou de pierre rongée par le temps subsistaient encore le long des murs. Tout le reste n'était plus qu'un chaos de bosses irrégulières envahies d'herbes folles jaunies par l'automne. Mais le plus curieux était que quelques personnes erraient dans ce qui n'était plus qu'un terrain vague, penchées vers le sol comme si elles espéraient qu'un signe, un écho, leur indiquerait le lieu où reposait la victime qu'elles pleuraient afin de déposer à coup sûr les quelques fleurs qu'elles avaient apportées.

Car c'était là que, entre le 26 août 1792 et le 27 mars 1794, on avait enterré tous ceux que la guillotine avait fauchés sur la " place de la Révolution ", et parmi eux le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette.

Au seuil de ce charnier, Laura hésitait, serrant plus fort entre ses mains le bouquet de rosés qui mettait une tache sanglante sur le velours brun de son long manteau fourré. Deux hommes qui causaient à quelques pas se séparèrent et l'un d'eux s'approcha. Elle vit qu'il était très grand et boitait sans se courber le moins du monde. Au contraire, la canne où il s'appuyait semblait se prolonger en lui et le raidir. Personne sans doute ne portait la tête avec plus d'arrogance. Une tête tout à fait remarquable ! Encadré de cheveux bouclés et poudrés, un visage pâle dont la peau adhérait presque sans chair à une ossature parfaite. Un menton fort, une lippe méprisante qui donnaient un air de hauteur et d'impertinence, des pommettes saillantes, une bouche sensuelle et des yeux de saphir clair à demi voilés sous de lourdes paupières composaient à cet homme d'une rare élégance naturelle une personnalité à la fois impressionnante et pleine de séduction en dépit de son pied infirme.

- Madame de Laudren, je suppose ? fit-il d'une voix basse et intime qui fit passer un frisson dans le dos de Laura, sensible aux voix et celle-ci était celle d'un séducteur. Voulez-vous que nous fassions quelques pas ?

Il lui offrit son bras et choisit l'allée encore visible qui faisait le tour de l'enclos. Puis entama le dialogue sur le ton paisible d'une conversation de salon :

- Je vous remercie d'avoir accepté de venir jusqu'à cet endroit un peu effrayant qui, par cela même, nous assure une relative tranquillité. Ce cimetière est fermé au public mais il y a deux jours dans l'année où, contre un peu d'or, on peut obtenir que le portail ne soit pas fermé à clef. Le propriétaire, un certain Isaac Jacot, y trouve un supplément de revenus. Et nous sommes l'un de ces jours : le 16 octobre...

- Le jour de l'exécution de la Reine, murmura Laura soudain très émue. L'autre date devant être le 21 janvier?

- Votre mémoire est excellente. . Tenez, ajouta-t-il en désignant un petit tertre envahi de ronces qui ne se distinguait guère de ses voisins, vous pouvez poser vos fleurs ici. La Reine est là... à moins que vous ne préfériez les offrir au Roi. Il est là-bas près du mur.

- Je préfère le Roi, dit-elle sans le regarder. Cependant, le mieux me paraît de partager...

Elle enleva trois rosés du bouquet et se dirigea ensuite vers l'endroit qu'on lui indiquait où elle s'agenouilla pour une courte prière.

- Vous aimiez Louis XVI ? murmura Talleyrand qui se tenait derrière elle, appuyé sur sa canne. C'est peu courant...

- La Reine séduisait davantage, je sais ! Mais lui était la bonté même...

Elle n'en dit pas plus car c'eût été revenir sur un passé qu'elle voulait oublier, sur le temps de son mariage à Versailles où le Roi, à peu près seul de toute la Cour, avait montré attention et gentillesse à cette fille de petite noblesse bretonne venue de sa province épouser l'un des hommes les plus en vue qui portait aussi l'un des plus grands noms de Bretagne.

Ses rieurs déposées, sa prière achevée, elle se releva et fit face à Talleyrand :

- Me direz-vous, à présent, monsieur, pour quelle raison vous avez voulu me rencontrer ?

Le ton était courtois mais net, la voix et le regard froids. Son instinct lui soufflait qu'en cet homme d'une quarantaine d'années veillaient un esprit subtil, une intelligence profonde, une force capables de le mener aux plus hautes destinées, mais que tout cela pouvait aussi représenter une danger comme une lise mortelle se cache sous une eau lisse, innocente et bleue. Il ne répondit pas tout de suite, la jaugeant du regard avec une impudence que corrigea bientôt un léger sourire :

- A une autre que vous je dirais : pour le plaisir de rencontrer une jolie femme dont on m'a vanté le charme...

- Et à moi, que direz-vous ? dit-elle sans chercher à voiler son impatience.

- Qu'il me fallait voir de quel bois vous êtes faite, hé ?

Il ponctuait souvent ses phrases de cette interjection qui déroutait l'interlocuteur en lui permettant, à lui-même, de réserver du temps pour la réflexion. Puis, comme Laura fronçait le sourcil, il ajouta : " Vous êtes dépositaire d'un secret d'Etat, donc mortel, et vous me semblez ne pas vous en porter plus mal... "

- Le devrais-je ?

- Voilà quatre ans que vous vivez enfermée pour ainsi dire dans un vieux château suisse avec une malheureuse sur la tête de laquelle se sont réunies toutes les malfaisances du destin, une pauvre créature à qui ne reste rien...

- Permettez que je rectifie ! La malheureuse est princesse et tous les noms que l'on pourra lui donner ne changeront pas le sang qu'elle porte en elle. Et il se trouve que j'aime cette " pauvre créature " à laquelle en effet, on a tout pris. Vous comme les autres puisqu'il a fallu lui arracher l'enfant qui lui permettait de revivre...

- Vous voyez les choses ainsi ? J'espère avoir droit à un peu plus de reconnaissance. Sans mon intervention, elle serait à ce jour enfermée à l'asile de Vienne, dans un cabanon avec peut-être la camisole de force ! Je pense lui avoir offert un moindre mal...

- Ce qui reste à démontrer. Qui est ce Léonard Van der Valck à qui j'ai dû la remettre ? Il semble un parfait gentilhomme, mais je sais d'expérience ce que peut recouvrir de fausseté et d'infamie l'apparence la plus séduisante.

- C'est un homme remarquable en tous points, qui d'ailleurs n'appartient pas vraiment à notre époque... une lame d'épée forgée au feu de la souffrance. Il porte en lui une blessure dont une âme moins forte eût demandé au suicide de la délivrer. Il a préféré mettre sa vie et sa fortune, car il est très riche, au service du malheur. J'ajoute qu'il a connu la famille royale avant la Révolution et qu'il a réussi, sous un déguisement, à approchei Madame Royale au Temple. Il m'est donc apparu comme le plus digne de veiller sur une si haute infortune. Alors cessez de vous tourmenter pour votre princesse : elle ne peut être en de meilleures mains... Et parlez-moi de la petite fille ! Elle est avec vous ?

- Elle est avec moi et si je n'avais sans cesse présente à l'esprit la douleur de sa mère je pourrais dire que je suis heureuse de l'avoir. Pourquoi a-t-il fallu les séparer ?

- Parce qu'ensemble on les aurait vite retrouvées et sans doute abattues. Vous allez l'emmener en Bretagne j'imagine ?

- Oui, et j'aimerais y emmener aussi Madame... Il eut un geste d'impatience :

- Ne me faites pas douter de votre intelligence ! Je viens de vous dire que c'est impossible. Qu'il y ait entre elles deux une bonne moitié de l'Europe me paraît d'une excellente garantie...

- Maintenant sans doute, mais plus tard ? Dans... Je ne sais pas ... quelques mois, quelques... années ? Je lui ai promis qu'elle retrouverait son enfant !...

- Promesse inconsidérée, madame ! Et je veux votre parole de ne rien tenter en vue d'un rapprochement sans m'en avertir au préalable. D'ailleurs, je ne vois pas comment ce serait possible : j'ignore moi-même où Van der Valck emmène... Sophie Botta !

- Pas ce nom ! Elle le déteste...

- C'est sans importance. Il existe désormais une duchesse d'Angoulême et c'est elle seule que le monde doit connaître. Et si j'apprends le lieu de résidence choisi par le " comte Vavel de Versay " je ne vous le dirai pas. A présent, votre parole !

Le ton était si rude qu'elle tressaillit. Ce n'était pas une prière mais un ordre et sa réaction fut immédiate :

- A quel titre l'exigez-vous de moi ? Car vous l'exigez n'est-ce pas et c'est à ce seul titre que vous m'avez fait venir ici alors qu'il était si facile de se rencontrer n'importe où ? Pour que je me sente liée jusqu'à l'âme par un serment prononcé sur le tombeau de mes rois ?

- Peut-être... encore qu'ils ne soient pas seuls ici, tant s'en faut. Il y a Charlotte Corday, la Du Barry, les girondins, les Suisses massacrés aux Tuileries... Mais c'est vrai : j'ai besoin de quelque solennité pour me sentir en paix avec moi-même. Les temps sont difficiles. Le Directoire aura bientôt cessé d'exister. Une étoile se lève qui va éclairer une ère nouvelle et enverra les rois dans les limbes de l'Histoire. Je veux suivre cette étoile sans avoir à craindre les résurgences des secrets enfouis dans les consciences. Celui que nous partageons est l'un des plus redoutables, hé ?

- Pourquoi vous en mêler alors ? Pourquoi avoir repris la suite de Bénézech ? Lui au moins agissait par fidélité et compassion... Et vous n'êtes même pas royaliste !

- Non et je ne l'ai jamais été. Ce que je veux être, c'est un homme d'Etat et un Etat n'a jamais eu de convictions. Il a besoin d'engranger les secrets petits ou grands afin d'avoir barre sur les hommes... et les femmes. Mais je ne suis pas dépourvu de compassion comme vous dites et la souffrance, le malheur à ce point auguste ne me laissent pas indifférent. C'est pourquoi j'ai fait en sorte de sauver Marie-Thérèse de l'asile comme du poignard des assassins, mais ne m'en demandez pas davantage ! se hâta-t-il d'ajouter en voyant Laura ouvrir la bouche pour ce qui ne pouvait être qu'un plaidoyer. J'ai besoin, où je vais, d'avoir les mains et la tête libres. Alors, votre serment ?

- Qu'adviendrait-il si je refusais ?

Les lourdes paupières se relevèrent et Laura reçut en plein visage un regard froid comme une lame d'acier.

- Vous feriez d'elle un danger, donc une ennemie, comme vous-même et par les temps qui courent il n'est pas prudent de laisser des ennemis derrière soi...

La menace était sans fard et c'eût été folie que de la négliger. Malgré la révolte qui l'envahissait, Laura murmura :

- Que puis-je faire ? Je lui ai juré, à elle, de tout tenter pour la réunir à sa fille et vous me demandez le serment contraire ? Vous étiez prêtre, cependant ?

- J'étais évêque. Il y a là une nuance. Dieu et moi nous saluons mais ne nous fréquentons pas. Cependant, je vous rappelle qu'en vous demandant votre parole de ne pas chercher à revoir votre compagne, j'ai ajouté " sans en avoir reçu ma permission ". Cela ne ferme pas l'avenir et il se peut que je vous la donne un jour...

- Vraiment ?

- Vraiment ! je m'y engage... sur l'honneur !

- En ce cas vous avez ma parole ! Je vais emmener la petite à Saint-Malo où elle passera pour ma fille. Peut-être de tant de malheurs arriverai-je à faire un peu de bonheur...

- En toute sincérité je vous le souhaite mais... aurez-vous les moyens de subvenir à son entretien ?

Laura pensa qu'il était bien temps de s'en préoccuper.

- Songeriez-vous à m'aider au cas où ces moyens me manqueraient ?

- Moi ? Je suis pauvre comme Job ! fit Talleyrand d'un air si horrifié qu'elle eut envie de rire. Les temps ne sont plus où je disposais du fastueux hôtel de Gaeliffet avec tout ce que cela comportait de fonds puisque je ne suis plus ministre. J'avoue que la question de votre avenir m'a un peu échappé, hé ? Bénézech avait pourvu à vos besoins et ceux qui vous ont accueillie avec votre compagne se sont montrés généreux, je crois ?

- Extrêmement ! Je n'ai pas souvent rencontré cours aussi nobles.

- Je n'en doute pas. Il vous reste quelques biens, à Saint-Malo ? La Révolution a fait beaucoup de dégâts dans les fortunes bretonnes. Dans les autres aussi, d'ailleurs...

- Mon château de Komer a été incendié, ma propriété de Saint-Servan pillée mais, grâce à une amie très chère, l'armement Laudren est encore debout.. je l'espère puisque je n'ai pas eu de nouvelles depuis quatre ans. Néanmoins, en admettant qu'il n'en reste rien, ce qui m'étonne-rait, j'ai encore un compte dans une banque parisienne. Suffisant je pense pour qu'Elisabeth ne manque de rien...

- Elle s'appelle Elisabeth ?

- Comme la tante que Madame a tant pleurée... et pleure encore. Les blessures ne sont pas cicatrisées dans ce cour auquel vous venez d'infliger une nouvelle meurtrissure...

Talleyrand ne tenait visiblement pas à reprendre le sujet. Il tourna la tête en tous sens comme s'il évaluait la qualité de l'air puis tapota du bout de sa canne le soulier de son pied malade comme pour en faire tomber un peu de terre, toussa pour s'éclaircir la voix et finalement déclara en remontant les épaules sous le magnifique drap anglais qui les enveloppait :

- Il me semble qu'il fait plus froid et, puisque nous sommes désormais d'accord, il vaut mieux que je vous rende votre liberté. Il me reste donc à vous offrir mes voux de bon voyage... et à vous assurer que je ne vous perdrai pas de vue. J'aimerais avoir de vos nouvelles de temps à autre. Et aussi de celles de cette petite fille... Au fait, ajouta-t-il en taquinant du bout de sa canne une herbe folle, auriez-vous appris qui est son père ?

- Non. Et je n'ai jamais cherché à percer un secret qui n'est pas le mien. En admettant que ce secret existe.

- Que voulez-vous dire ?

- Je n'en ai, certes, aucune preuve, aucune assurance mais je suis persuadée que la princesse elle-même l'ignore..

- Comment l'entendez-vous ? Cela semble difficile.

- Pas pour une enfant de complexion délicate, encore affaiblie par une longue détention et des déchirements qui pouvaient l'affecter au point de lui faire perdre connaissance. Il se peut qu'un misérable en ait profité...

- Qui vous l'a dit ?

- Mme de Tourzel.. et aussi M. Bénézech qui penchait, comme moi, pour cette hypothèse. Je la vois mal céder à un homme, quel qu'ait pu être son désarroi. Elle a l'âme trop haute et trop fière '

L'ancien évêque d'Autun hocha la tête :

- Il se peut que vous ayez raison. Cette réalité-là serait sans doute plus navrante que n'importe quelle autre. Comment ne pas souhaiter qu'un peu d'amour ait fleuri son calvaire ? Mais peut-être Dieu y pourvoira-t-il, hé ?

- Vous pensez à l'homme qui est maintenant son compagnon ?

- Naturellement. Il a tout ce qu'il faut pour séduire la femme la plus difficile. Quant à elle-.. est-elle belle ?

- Ravissante ! Elle ressemble à sa mère avec quelque chose de plus doux... de plus poétique. Sa grâce est extrême, sa voix charmante et son cour le plus délicat qui soit

En évoquant ainsi Marie-Thérèse, un sourire revenait sur le visage de Laura. Pour la première fois, elle envisageait le quasi-enlèvement de son amie sous un jour différent et elle savait maintenant qu'elle prierait pour que l'amour naisse entre ces deux êtres rapprochés par les contraintes inhumaines de l'Histoire.

Tout en parlant, Laura et son compagnon s'étaient rapprochés du portail. L'ancien ministre ôta son chapeau et s'inclina avec une grâce inattendue chez ce monument d'orgueil :

- Adieu, madame ! Je ne sais s'il me sera donné de vous revoir mais je suis heureux d'avoir fait naître cette occasion et je vous en remercie. Rentrez vite à votre hôtel ! Je partirai après vous.

- Non. Partez le premier, s'il vous plaît ! Je voudrais rester encore un instant.

- Comme il vous plaira...

Restée seule, Laura revint lentement vers le coin de terre où reposait Louis XVI. Elle voulait prier encore, mais surtout prier seule. Sans le poids d'un regard étranger qui semblait ignorer la bienveillance. Elle plia le genou, se donna le temps de mieux arranger les rosés puis se mit à prier sans s'apercevoir qu'en fait ce n'était pas à Dieu qu'elle s'adressait mais à celui qui reposait là, dans le lit de chaux que recouvrait la terre noire, à ce roi martyr qui avait été la vraie religion de Jean de Batz, son roi à lui, celui pour lequel il aurait donné si joyeusement sa vie. Il n'était plus que cette tombe à qui confier l'amour qu'elle ne parvenait pas à tuer.

La sensation d'une présence derrière elle la releva soudain. Elle se crut alors le jouet d'une hallucination, car Jean était là. En personne. Bien vivant et tellement semblable, à l'exception de quelques cheveux blancs, à l'image qu'elle abritait en elle.

- Laura, dit-il avec douceur, que voulait de vous M. de Talleyrand-Périgord ?

Une stupeur mêlée d'indignation la laissa un instant sans voix. C'était tout lui. Après des années de séparation suivant une - si brève ! -flambée d'amour passionné, des années qui auraient dû être déchirantes pour lui comme pour elle, sa première préoccupation en la retrouvant était d'ordre politique. Mais elle se reprit vite :

- Je ne crois pas que cela vous regarde ! Veuillez me laisser passer s'il vous plaît.

Il obéit machinalement mais la suivit :

- Tout ce qui vous touche me regarde ! Où étiez-vous passée, Laura, durant tout ce temps ?

Le ton cassant où vibrait la colère acheva d'irriter la jeune femme :

- Si l'un de nous peut se permettre de deman der des comptes, ce n'est certes pas vous et si quelqu'un a été abandonné de la plus infâme façon ce n'est pas non plus vous. Alors veuillez me faire la grâce de passer votre chemin... et de ne plus jamais m'adresser la parole !

- Laura !

Cette glaciale sortie le stupéfiait mais il n'était pas homme à se dérober devant le combat puisque, apparemment, il allait devoir en soutenir un. Saisissant la jeune femme par un bras, il la contraignit à s'arrêter et à lui faire face.

- Expliquons-nous, Laura, il y a là une sorte de mystère dont la clef m'échappe ! C'est moi qui vous ai abandonnée alors que depuis quatre ans je cherche en vain votre trace ? Mais bon Dieu, où étiez-vous passée ?

- Où vous auriez dû être si vous étiez resté attaché à votre vou de fidélité au Roi : auprès de sa fille.

- A Vienne ?

Elle eut un sourire dédaigneux qui passa comme une râpe sur les nerfs de Batz :

- Vous avez dû vieillir, mon cher. Voilà que vous parlez comme n'importe quel lecteur de gazette. Il est vrai que la dernière fois que je vous ai vu, vous étiez bien parti pour l'embourgeoisement total.

- Moi ? Embourgeoisé ? Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Et d'abord quand m'avez-vous vu sans que je vous voie moi-même ?

- Le jour où vous avez quitté... triomphalement je dois l'admettre... la prison du Plessis. J'étais là, figurez-vous, et je n'ai rien perdu de votre marche glorieuse au bras d'une personne qui semblait vous être très chère et avec qui vous êtes parti en voiture.

- Vous y étiez ? murmura-t-il sa colère soudain tombée.

- Eh oui ! Quelle idée n'est-ce pas quand on aime comme je vous aimais, quand on a tremblé des jours et des jours pour sa vie, de se précipiter vers l'objet de tant d'amour à l'instant où il retrouve sa liberté. Mais, apparemment, cette idée n'avait rien d'original puisque nous étions au moins deux à l'avoir eue. Simplement, l'autre a été plus rapide que moi et je me suis longtemps demandé ce qui se serait passé si je m'étais ruée sur vous comme elle l'a fait ? Nous serions-nous battues pour vous ? Certainement pas en ce qui me concerne. Peut-être auriez-vous tranché entre nous en déclarant hautement votre préférence ?

- Mais c'est cela que vous auriez dû faire ! s'écria-t-il d'un ton si douloureux qu'il perça la vindicte de Laura. Soyez sûre que je vous aurais choisie ! J'étais si heureux ce jour-là parce que je pensais que le soir même je serais auprès de vous... dans vos bras, et je ne vous ai pas vue. Michelle était là et vous savez quelle amitié me liait à sa famille. Elle était heureuse de me voir libre et il eût été cruel de la repousser...

- Vous vouliez me rejoindre le soir même ? Allons donc ! Vous étiez chez elle, confortablement installé dans son salon à vous laisser adorer, dorloter...

- Comment le savez-vous ?

- Parce que, figurez-vous, j'ai fait ce que ferait n'importe quelle femme amoureuse, je suis allée rue Buffault, ce qui m'a permis de constater que vous étiez fort loin de moi mais en revanche fort près d'elle. Vous étiez béatement installé comme un ours dans un rayon de miel...

Soudain, il la lâcha comme si elle l'avait brûlé, s'écarta, le visage blême :

- Et c'est alors que vous avez tiré sur moi, articula-t-il d'une voix changée.

- Que j'ai quoi ?

- Que vous avez tenté de me tuer en tirant deux coups de pistolet...

Suffoquée, Laura le regarda un instant sans réussir à trouver une parade à cette accusation incroyable :

- Moi ? fit-elle enfin. J'aurais tiré sur vous ? Est-ce que, par hasard, vous ne seriez pas devenu fou ? Parce que pour imaginer pareille chose, il faut que vous le soyez... ou alors c'est qu'après tant d'années vous ne me connaissez pas, vous l'homme subtil entre tous ! Tirer sur vous comme n'importe quelle fille qui surprend son amant en goguette ? Et par deux fois ?

- Oui. Deux fois...

Laura éclata d'un rire plus douloureux qu'un sanglot avorté, puis elle lança avec une ironie mordante :

- Mais mon cher, sachez que si ma main avait tenu un pistolet, il y aurait eu une balle pour vous, une balle pour elle... en admettant même que les deux n'eussent été pour elle seule. En tout cas, admettez que je me suis montrée singulièrement maladroite puisque vous me semblez bien vivant ? A moins que vous ne soyez un fantôme ? Dans un cimetière, cela n'aurait rien d'étonnant...

Il revint vers elle et, à nouveau, ses mains se refermèrent sur les bras de la jeune femme, qu'il maintint fermement :

- Arrêtez, Laura ! Arrêtez je vous en supplie ! J'ai l'impression de vivre un cauchemar... cette histoire est une véritable histoire de fous et il faut que nous en parlions. Mais pas ici ! Il est tard, d'ailleurs et le propriétaire va venir refermer.. Venez ! Nous allons chercher un fiacre...

- Il y en a un qui m'attend dans la cour de l'avocat Desclozeaux un peu plus loin, dit-elle, momentanément domptée. Avide aussi de démêler quelque chose dans ce dialogue de sourds qu'ils venaient d'échanger. Ils partirent donc dans la rue d'Anjou mais quand Batz voulut prendre le coude de sa compagne celle-ci s'écarta. Il n'insista pas, se contentant de laisser peser sur elle un regard plein de tristesse et ils marchèrent sans rien se dire jusqu'à ce qu'ils eussent trouvé l'abri de la voiture. Laura pour sa part, cherchait à démêler les paroles effarantes qu'elle venait d'entendre. On avait tiré sur Jean et, comme ce n'était pas elle, il fallait bien que ce fût quelqu'un d'autre, mais qui ?... Elle ne chercha pas longtemps. Un nom très vite lui vint à l'esprit : Jaouen. N'avait-il pas juré de tuer Batz si d'aventure il faisait souffrir Laura ? Or, quand elle était rentrée chez elle ce soir-là, c'est lui qui l'avait accueillie et il n'avait pas pu ignorer qu'elle était désespérée. Alors qu'avait-il fait tandis qu'enfermée dans sa chambre elle pleurait toutes les larmes de son corps ? Si c'était cela, il aurait à lui en rendre compte...

Apparemment la pensée de Batz avait suivi le même cheminement que le sien, car il demanda soudain :

- Votre Jaouen me hait-il toujours autant ? Qu'il ait prononcé le nom suffit à faire de la jeune femme le défenseur instinctif du Breton :

- Où prenez-vous qu'il vous hait ? Je crois me souvenir au contraire qu'il y a six ans, jour pour jour, et alors qu'on menait la Reine à l'échafaud, il vous a sauvé la vie.

- Je n'oublie rien et, après tout, c'est sans importance. Dites-moi plutôt, Laura, ce qu'il est advenu de vous durant tout ce temps ?

- C'est sans intérêt. J'ai voyagé, voilà tout !

- Sans jamais retourner en Bretagne ? Sans jamais donner de vos nouvelles ? Lalie se tourmente beaucoup et n'est pas loin de vous croire morte... Pourquoi ?

- Comment le savez-vous ? Vous y êtes allé ?

- Oui, figurez-vous ! Lorsque, après plusieurs mois - car j'ai bien failli mourir ! -, je me suis retrouvé guéri, je vous ai cherchée. J'ai appris que miss Adams s'était embarquée pour les Etats-Unis au Havre, plus ou moins expulsée par le gouvernement. Alors je suis allé à Saint-Malo où j'ai trouvé ma vieille amie transformée en armateur. Très triste au demeurant car pour n'avoir eu de nouvelles ni de vous ni de vos serviteurs, elle craint que le bateau sur lequel vous aviez pris place n'ait été victime d'un naufrage et ne se soit perdu corps et biens. Mais je suppose qu'à présent, elle est rassurée ?

- Pas encore. Je rentre demain à la maison.

Fut-ce la froideur du ton, l'indifférence apparente du visage ? La colère s'empara de Batz qui, à nouveau, empoigna Laura et la secoua sans le moindre ménagement :

- Mais enfin, bon Dieu, où étiez-vous ? Je veux savoir ! J'ai le droit de savoir !

- Vous n'avez aucun droit... et vous me faites mal !

- Tant pis ! Parlez !

- N'y comptez pas ! Je n'ai rien à vous dire... L'eût-elle voulu que c'était devenu impossible.

Jean avait cessé de meurtrir ses épaules mais pour l'enfermer dans ses bras et lui imposer le baiser le plus dur qu'elle eût jamais reçu. Un baiser qui la violentait, sous lequel cependant elle se sentit fondre. Le temps revenait. Le triste décor du fiacre disparaissait pour faire place à un lit aux draps froissés dans la lumière d'un jour d'été et pendant de longues minutes Laura et Jean oublièrent tout ce qui n'était pas cet instant éblouissant qui les rendait l'un à l'autre. Les baisers succédaient aux baisers, leurs lèvres ne se quittant que pour se reprendre mais soudain, Laura eut conscience que Jean ouvrait sa robe, cherchait son cou, ses seins, et se défendit :

- Non... Je t'en prie !

- Il y a trop longtemps que j'ai faim de toi ! Je te veux... tout de suite !

- Pas ici, tout de même !

- Où habites-tu ?

- Rue du Bac à l'hôtel de l'Université... mais c'est impossible ! réagit-elle en songeant à Elisabeth, à Jaouen, à Bina...

Il éclata du joyeux rire d'autrefois !

- L'hôtel de l'Université ? Sais-tu que mon vieil ennemi d'Antraigues y habitait ? Mais tu as raison, c'est beaucoup trop respectable. Allons... chez nous

- Chez nous ?

- As-tu oublié l'hôtel de Beauvais ? Nous y avons été si heureux ! Tu n'imagines pas combien de fois j'y suis allé, espérant te voir paraître avec ta robe blanche et ton grand chapeau de paille...

Il donna l'adresse au cocher puis se remit à embrasser Laura, si bien que le temps du trajet leur parut durer à peine une minute. D'ailleurs, de temps il n'y avait plus pour eux. Ils l'abolissaient comme tout ce qui était extérieur à cette chambre - celle-là même qu'ils avaient occupée - à ce lit où leurs corps se rejoignirent enfin, se fondirent...

Il faisait nuit noire et quelque heure sonnait à l'église voisine quand Jean demanda d'une voix qui s'ensommeillait :

- Me diras-tu enfin où tu étais passée ?

- Non...

Comme il se redressait, le sourcil déjà froncé, elle lui sourit avec tendresse :

- Ne te fâche pas. Je n'en ai pas le droit.

- Pas le droit ? A moi ?

- A toi plus qu'à quiconque. J'ai juré de me taire.

- Ah...

Il n'avait plus du tout envie de dormir et Laura sentit, comme si elle le touchait, que son cerveau fonctionnait à toute vitesse. Pour détourner le cours de ses idées, elle demanda :

- Depuis que je suis arrivée, je cherche Ange Pitou mais il semble avoir disparu du pavé de Paris. Il n'est pas...

Le visage de Batz se fit grave :

- Mort ? Non. Mais déporté en Guyane après les événements de Fructidor où le Directoire s'est débarrassé par la violence de deux de ses membres. Pitou passait son temps à chansonner les uns et les autres et sur la place Saint-Germain-l'Auxerrois où il se faisait entendre, attirant de plus en plus de monde, de plus en plus de succès. A mesure que sa popularité augmentait, ses chansons gagnaient en férocité. On a fini par l'arrêter et l'envoyer de l'autre côté de l'océan. Il serait à Kourou, un endroit que l'on dit malsain...

- Mon Dieu ! J'espère de tout mon cour qu'il en reviendra vivant. J'ai toujours eu pour lui une si grande affection ! C'est le meilleur ami que j'aie jamais eu...

- J'y tiens beaucoup moi aussi et j'espère qu'il nous reviendra un jour...

Tout en parlant, Jean s'était levé pour aller verser un peu de vin dans deux verres, puis il revint près de Laura et lui en tendit un :

- Nous allons boire à sa santé. Il est jeune, solide, habité par une véritable rage de vivre. Je suis sûr qu'il s'en sortira.

Laura ne répondit pas, ne prit pas le verre tendu. Son regard se fixait sur la main qui le lui offrait. Une main où la chandelle faisait briller un anneau d'or...

Aussitôt, elle recula au fond du lit, les yeux agrandis, le drap serré contre sa poitrine. Lui restait là, figé dans son geste, sans comprendre. Alors elle s'écria :

- Vous êtes marié !

Ce n'était pas une interrogation et le visage de Batz s'empourpra. Il posa le verre, regarda sa main :

- Oui, dit-il sans oser la regarder. J'avoue que je l'avais oublié...

Mais elle était déjà debout, ramassait ses vêtements et allait s'enfermer dans le cabinet de toilette en ordonnant :

- Veuillez m'appeler une voiture !

Il n'en fit rien, se contentant de se rhabiller machinalement. Il avait l'air d'un homme dégrisé qui, après avoir atteint l'inexprimable, s'aperçoit que ses pieds sont toujours enfoncés dans la terre et, quand Laura reparut, toutes traces de leur folie effacées, il expliqua sans conviction, du ton de quelqu'un qui ne s'attend pas à être cru :

- La mère de Michelle, avant de mourir, lui avait laissé une lettre pour moi où elle me demandait de veiller toujours sur sa fille. Et puis j'ai dû, blessé, rester chez elle où elle m'a soigné... Un moment je me suis trouvé si mal que j'ai cru la mort proche. Alors je lui ai dit de chercher un prêtre afin que je puisse au moins lui donner mon nom à défaut d'une protection... Notre mariage n'a pas encore été régularisé à la mairie...

- Supposez-vous que cela puisse avoir quelque importance pour moi ? Il a été béni : cela me suffit...

- Cela suffit-il aussi à tout notre amour ? Je n'ai pensé qu'à vous, je n'ai aimé que vous et je vous aime toujours. En vous revoyant, tout a été balayé, emporté. Je ne cherche pas d'excuses..

- C'est inutile en effet ! Adieu Jean ! Il est temps que moi aussi je revienne à la réalité. Il est tard et l'on doit s'inquiéter de moi... Ma petite fille ne peut s'endormir si je ne lui tient pas la main.

- Votre... fille ?

En le voyant pâlir et vaciller comme s'il avait reçu un coup, elle sentit qu'il était très loin de la vérité et qu'elle lui avait fait mal, mais elle en éprouva une joie cruelle. Elle avait tant souffert de lui depuis quatre ans ! C'était bien son tour et pour rien au monde elle ne l'eût détrompé...

Mais s'il était frappé il n'était pas abattu et, quand Laura voulut franchir la porte de la chambre, elle le trouva devant elle barrant le passage. Ses yeux noisette avaient pris une curieuse couleur jaune et manifestement il se contenait au prix d'un immense effort de volonté :

- Tu ne partiras pas sans m'avoir dit qui t'a fait cette enfant !

Pour éviter la tentation de l'empoigner et de la rejeter sur le lit, il tenait ses mains dans son dos. Elle haussa des épaules dédaigneuses :

- Vous devenez vulgaire et je n'ai rien à vous dire ! Laissez-moi passer !

- Pas avant d'avoir parlé. Qui est-ce ?

- Je ne vous le dirai jamais ! Allez retrouver votre femme et laissez-moi en paix. En l'épousant, vous avez perdu tout droit de m'interroger...

Leurs regards s'affrontaient, se pénétraient. Ce fut pourtant Batz qui le premier détourna les yeux :

- Quel âge a votre fille ? demanda-t-il sans plus de traces de colère.

- Elle a eu trois ans en juin dernier...

- Trois ans...

Laura comprit qu'il se livrait à un rapide calcul. Bientôt il en tirait la conclusion amère :

- Ainsi, presque au sortir de mes bras - à bien peu de semaines près ! -vous vous faisiez engrosser par un autre ? Quelle horreur !... A moins que vous n'ayez l'excuse d'avoir été violée !

La note d'espoir qui vibra dans sa voix écoura la jeune femme.

- C'est ce que vous préféreriez, n'est-ce pas ? Que j'aie eu à subir cette abomination, cette honte et cette souffrance vous arrangerait en préservant votre vanité masculine ? Eh bien non, mon cher, je n'ai pas été forcée et quand Elisabeth est née, je l'ai reçue comme une bénédiction. Vous entendez ? Une bénédiction ! Un cadeau du Ciel !

Elle avait presque crié. Jean poussa un soupir en hochant la tête comme si le mot d'une énigme lui échappait puis, sans regarder Laura, il alla vers la fenêtre, écartant le rideau pour observer la nuit. La lumière d'un réverbère éclaira son visage que marquait une trace brillante.

- Nous n'avons en effet plus rien à nous dire, fit-il d'une voix sourde, et je vous prie de m'excuser de vous avoir retenue. Le portier vous appellera une voiture...

Au moment de passer le seuil, Laura hésita, le regarda. Appuyé à la vitre, il restait immobile mais la trace des larmes était plus nette. Elle comprit qu'il ne bougerait pas, qu'il resterait là jusqu'à ce que les lanternes du fiacre disparaissent dans les ténèbres. Une envie violente, presque irrésistible, s'empara d'elle. Voir pleurer cet homme de fer la bouleversait. Il serait si facile de courir à lui, de lui dire la vérité ! Et ce serait si beau ensuite ! Il la reprendrait dans ses bras et la flamme de la passion s'élèverait de nouveau entre eux pour les réchauffer. Elle retrouverait ses lèvres, ses mains, sa peau... La tentation fut si violente qu'elle ferma les yeux en s'appuyant au chambranle. Mais il y avait le serment prêté... et il y avait Michelle. L'impitoyable mémoire de Laura la lui montra de nouveau suspendue à son bras, puis agenouillée devant lui, appuyée à ses genoux et levant sur lui un regard déjà possesseur. Plus rien n'était possible ! Plus rien... C'était mieux ainsi.

Tout doucement, elle referma la porte sur l'homme qu'elle adorait, sur la tiédeur de la chambre où s'attardait l'odeur de leur amour. Comme elle eût refermé un livre. Puis descendit l'escalier...

Tandis que le fiacre la ramenait vers la rue du Bac, Laura s'étonna de l'espèce de fièvre qui régnait dans Paris en dépit de l'heure tardive. Au Palais-Royal surtout, on s'agitait beaucoup. Muscadins et " merveilleuses " allaient et venaient, composant des groupes animés, riant fort, entrant ou sortant des cafés dans leurs vêtements insensés. Arrivée à Paris depuis peu, l'ex-miss Adams n'était pas encore remise du choc éprouvé à la vue des nouvelles modes dont on se préoccupait fort peu au fond du canton d'Argovie. Ces tuniques transparentes qui avaient beaucoup plus à voir avec une lingerie friponne qu'avec un habillement honnête la plongeaient dans la stupeur. Tantôt fendues jusqu'à la taille - celle-ci se portait sous les seins ! -pour laisser voir les jambes chargées de bijoux, tantôt pourvues d'une quasi-absence de corsage exhibant généreusement les épaules et la poitrine, ces pseudo-robes constituaient un véritable appel au viol car, à peu de chose près, les femmes se montraient nues dans un fourreau de gaze, de mousseline ou de tulle. Les têtes aux cheveux souvent courts se coiffaient à la grecque, à la romaine, car l'Antiquité était le modèle dont on cherchait à se rapprocher. La grâce ou la beauté d'un corps sauvaient certaines de ces femmes du ridicule mais celui-ci se rattrapait sur leurs compagnons. Eux portaient des habits carrés, couleur boue de Paris ou vert bouteille, dans lesquels ils semblaient flotter. Les culottes tombaient sur les mollets en godaillant pour rejoindre des bas à larges bandes bleues et blanches qui tire-bouchonnaient sur les souliers, cependant que les têtes à longs cheveux tombant en désordre sur le visage disparaissaient à demi dans d'énormes cravates, le reste étant surmonté de gigantesques chapeaux à deux cornes. C'était à proprement parler " incroyable "... ou plutôt " incoyable " puisque le lettre R semblait exclue des propos de ces gens...

Sa voiture ayant éprouvé quelques difficultés à franchir un groupe particulièrement excité, Laura se pencha pour demander au cocher s'il savait la raison de tout ce mouvement :

- Ah ben, c'est à cause dla grande nouvelle. Paraîtrait qu'Bonaparte s'rait arrivé ce matin à Paris sans tambours ni trompettes, venant tout droit d'Egypte. Alors vous pensez si tout le monde est content : il est grand temps qu'y vienne mettre un peu d'ordre dans l'foutoir du Directoire.

- Où loge-t-il?

- Ben chez sa femme, rue Chantereine... [xxxviii].

- Ah, c'est vrai...

En revenant à Paris, Laura, en effet, s'était inquiétée de Pitou et de Julie Talma. Elle n'avait rien appris sur le premier mais son hôtelier, Desmares, l'avait renseignée sur la seconde. Divorcée de Talma, Julie était allée vivre rue Matignon chez Mme de Condorcet qui était son amie. Le cour brisé, elle ne recevait personne et Laura n'avait pas osé forcer sa porte.

- S'il est là-bas, reprit-elle, pourquoi ces gens ne sont-ils pas devant chez lui ?

- C'est qu'on est pas sûr encore. Et puis la police garde la rue...

Bonaparte, en effet, était rentré chez lui à six heures du matin ce 16 octobre 1799 - ou 24 vendémiaire an VIII - où il passa l'une des plus mauvaises journées de son existence. Déjà renseigné sur les infidélités de Joséphine, il n'avait trouvé là que sa mère et ses frères qui avaient pris grand soin de jeter de l'huile sur le feu. L'accusée, elle, n'y était pas : elle était partie à la rencontre de son époux. Malheureusement, elle le cherchait sur la route de Bourgogne alors qu'il revenait par celle du Bourbonnais. Persuadé qu'elle s'était enfuie avec Hippolyte Charles, son amant, le mari offensé était en train de donner l'ordre de faire les bagages de l'infidèle et de les déposer chez le portier. Chez lui, tout comme chez Laura, le chagrin le disputait à la colère.

Une colère qui, chez la jeune femme, s'amplifiait à mesure que le fiacre roulait dans Paris, franchissait le Pont-Royal et s'engageait dans la rue du Bac. Elle atteignait une sorte de sommet quand elle parvint à l'élégant hôtel de l'Université, au coin de la rue du même nom. Jaouen y faisait les cent pas devant la porte, visiblement nerveux. Quand la voiture s'arrêta, il se précipita pour aider Laura à descendre, mais elle refusa la main offerte. Jamais ses yeux n'avaient été si noirs !

- Payez le cocher et rejoignez-moi ! ordonna-t-elle. Nous avons à parler...

Puis elle s'engouffra dans l'hôtel. Tout avait été si vite que Jaouen n'avait même pas eu le temps d'articuler une parole. A l'étage, Laura trouva Bina qui elle aussi faisait les cent pas mais en s'efforçant de bercer Elisabeth :

- Oh, Madame ! Enfin c'est vous ! s'écria-t-elle avec soulagement. Je n'arrive pas à la faire dormir. Elle ne tient pas dans son lit...

- Je suis désolée, Bina, mais j'ai été retenue plus qu'il ne faudrait dit-elle en prenant la petite fille qui lui tendait les bras et pressait contre le sien son petit visage mouillé de larmes :

- Maman, Maman ! répétait-elle sans rien trouver d'autre à dire. Son vocabulaire n'était pas encore bien étendu mais ce mot-là renfermait un monde disparate et cependant cohérent de chagrin et de bonheur.

- Elle a mangé ? demanda Laura en câlinant la petite qui nichait sa tête contre son cou.

- Un peu de lait. Et encore pas sans mal ! Quand vous n'êtes pas là, elle est comme perdue...

- Mais je suis là et je n'ai plus aucune raison de la quitter. Nous partirons pour Saint-Malo dès demain. En attendant, je vais la coucher...

Apaisée, fatiguée aussi, l'enfant dormait déjà quand Laura la déposa dans son lit, la couvrit avec soin puis posa sur sa frimousse un baiser qui ne la réveilla pas mais fit s'épanouir un sourire confiant alors que les larmes n'étaient pas encore sèches. Et Laura resta un long moment à la contempler avec une tendresse immense. L'amour que lui donnait ce petit ange ne valait-il pas toutes les amours des hommes ? A son tour, Laura sentit venir un apaisement, ainsi qu'une grande lassitude. Néanmoins, il lui restait encore quelque chose à faire...

Jaouen l'attendait dans le petit salon de leur appartement. Quand elle entra, l'expression d'attente presque douloureuse de son regard acheva de fondre ce qui lui restait de colère. Que voulait-elle faire tout à l'heure ? Le chasser, écarter d'elle à jamais cet homme dont elle savait à quel point il l'aimait et qui lui en avait donné tant de preuves ? Sans parler du lourd secret qu'avec Bina ils avaient en partage. Et pourquoi ? Parce qu'il avait voulu éliminer à jamais de sa vie celui qui en faisait les tourments plus que les délices ? Elle se souvint de son horreur, de sa fureur aussi quand, derrière la vitre, elle avait surpris cette scène d'intimité entre Batz et Michelle Thilorier. Si elle avait eu une arme, n'eût-elle pas tiré elle-même pour effacer de la surface de la terre ces deux êtres qui la torturaient ? Avec cette différence qu'elle aurait sans doute tiré sur les deux ainsi qu'elle l'avait dit précédemment à Batz.

- Vous vouliez me parler ? murmura Jaouen.

- Oui... mais je ne me souviens plus de quoi.

- Vous sembliez si fort en colère en rentrant !

- L'étais-je ? Oui sans doute puisque vous le dites mais, encore une fois, j'en ai oublié la raison.

Elle devina qu'il ne la croyait pas. Et même qu'il savait pourquoi elle était rentrée si tard. Et peut-être voulut-il la forcer à le lui jeter au visage :

- Dois-je comprendre que vous n'avez vraiment rien à me dire ? Cela ne vous ressemble pas...

Il y avait un rien d'ironie dans sa voix et Laura faillit bien s'emporter de nouveau, mais le temps passé lui avait appris la sagesse, la maîtrise de soi. Non, il ne la forcerait pas à lui lancer qu'elle sortait des bras de celui qu'il haïssait depuis toujours.

- Que cela me ressemble ou non, c'est ainsi, dit-elle sèchement. Je n'ai rien à vous dire Jaouen ! Si ce n'est... de vous enquérir dès l'aube d'une chaise de poste aussi confortable que possible. Il est temps grand temps que nous retournions à Saint-Malo ! Elisabeth a besoin d'apprendre à vivre comme tous les petits enfants de son âge...

Jaouen ne sortit pas tout de suite. Un instant, il resta debout en face d'elle, la regardant intensément. Puis, d'un seul coup, un sourire qui ressemblait à un rayon de soleil dans les nuages illumina son regard gris.

- Voilà longtemps, dit-il, que je n'ai reçu un ordre aussi agréable à exécuter.

Il marcha vers la porte, s'arrêta au seuil :

- La petite fille sera bien chez nous. Elle aimera la Bretagne et j'espère qu'elle n'aura jamais envie de la quitter...

- ...afin de m'obliger à y demeurer aussi ? acheva Laura, ironique. Soyez tranquille, le goût des voyages n'est pas près de me reprendre.

Dans la matinée du lendemain, un homme allait et venait devant l'hôtel de l'Université, mais de l'autre côté de la rue. Il regardait les préparatifs de départ d'une chaise de poste à caisse jaune et noir, attelée de quatre chevaux, où deux valets achevaient d'arrimer une grande malle, des sacs de cuir et des boîtes à chapeaux sous la surveillance de Jaouen.

Peu de temps après, il vit sortir deux femmes, escortées par l'hôtelier avec toutes les formes du respect. La plus grande parlait avec cet homme, et son élégance frappa l'observateur. Laura avait dû profiter de son passage à Pans pour renouveler sa garde-robe. Elle portait ce matin-là une longue redingote à l'anglaise en drap vert foncé, de coupe assez sévère mais adoucie de velours au col droit, aux revers et aux retroussis des manches. Une sorte de turban assorti la coiffait, muni d'un voile destiné à protéger la jeune femme des poussières de la route. Encore relevé, ce voile et les frisons blond argenté qui s'échappaient de la coiffure auréolaient ses traits délicats et ses longs yeux noirs. Le regard du guetteur s'y attarda un moment puis se porta sur la petite fille qui gigotait pour qu'on la mît à terre dans les bras d'une camé-riste qu'il connaissait bien. C'était une adorable poupée vêtue de velours du même bleu que ses yeux, dont le petit visage rayonnait de joie. Des boucles soyeuses semblables à des copeaux d'or s'échappaient d'un béguin de velours noué, sous le mignon menton, d'un gros noud de satin. Ne pouvant obtenir qu'on la laisse descendre, l'enfant tendit à la jeune femme ses petites mains impatientes gantées de blanc. Mais ce fut Jaouen qui l'enleva, ce qui ne parut pas lui déplaire : elle mit ses bras autour de son cou et se blottit contre lui en roucoulant. Et celui qui regardait se sentit pâlir. La petite fille ne ressemblait pas du tout à sa mère et, à cet instant, il était impossible de lui attribuer une ressemblance. Pourquoi pas alors à cet homme taciturne qui trouvait pour elle un si beau sourire ?

Laura monta en voiture et Jaouen déposa sur ses genoux la bambine qu'elle enveloppa aussitôt de ses bras en un joli geste protecteur. Bina la rejoignit et Jaouen, fidèle à sa vieille habitude, se hissa sur le siège à côté du cocher. La voiture s'ébranla et descendit la rue en direction de la Seine.

Batz, alors, quitta la borne du vieil hôtel où il se tenait appuyé et ôta le chapeau dont le large bord tenait son visage dans l'ombre. D'un pas songeur, il suivit le même chemin que la voiture. Il se sentait fatigué, un peu rouillé, car il n'avait pas dormi de la nuit.

Sentant que Laura ne différerait pas plus longtemps son départ, il était venu attendre à cet endroit dès les petites heures du matin après s'être attardé dans un café proche du marché de Boulainvilliers [xxxix]. Il ne savait pas trop ce qu'il cherchait, sinon à se faire un peu plus mal sans doute. Et il venait de récolter ce qu'il avait semé : le départ de cette voiture achevait de lui briser le cour. Cela ressemblait trop à celui d'une famille heureuse partant pour ses terres ou quelque lieu de vacances. Le centre de tout ce bonheur était cette mignonne enfant dont Batz redoutait à présent d'avoir déchiffré l'énigme.

Autour de lui, Paris reprenait l'agitation entamée la veille. Le bruit du retour du général Bonaparte se précisait et la gloire qui accompagnait le jeune homme le rejetait, lui, dans l'ombre où s'étaient déjà enfoncés ceux qui avaient été si longtemps sa raison de vivre. C'était, avec la fin prochaine du siècle, l'aube de temps nouveaux où il n'avait plus guère de rôle à jouer. Alors il eut soudain envie de partir, lui aussi et, en rentrant rue Buffault, il décida de s'en aller. Que cela plût ou non à Michelle, il pensa que même si l'hiver était rude en Auvergne, c'était dans son château de Chadieu, au bord de l'Allier, qu'il serait encore le moins malheureux...

CHAPITRE XIII QUAND LES BRUMES DISPARAISSENT

Les murailles de Saint-Malo enfermaient un monde en miniature volontiers replié sur lui-même en dépit de ses ouvertures sur le grand large. La mer c'était le fond du tableau, le décor merveilleusement serein ou tumultueux devant lequel se dressait ce poing de pierre refermé sur une humanité grouillante mais resserrée, entassée riches sur pauvres sans espaces pour les séparer et soudés par ce qui était pour eux un lien : le travail afin que vive et prospère cette ville à nulle autre pareille. On vivait les uns sur les autres comme au Moyen Age. C'est dire qu'à moins d'être souris ou totalement dépourvu de signe distinctif, s'y introduire sans attirer l'attention relevait de l'utopie.

Laura le savait. D'ailleurs, son propos n'était pas de rentrer chez elle sur la pointe des pieds : elle voulait pour son retour le grand jour et la plus large audience parce qu'elle était certaine que la présence d'Elisabeth auprès d'elle ferait jaser et que la meilleure manière d'éviter - autant que possible, la perfection n'étant pas de ce monde ! -les cancans et les bruits malveillants était de montrer tout de suite et au maximum de gens sa " fille adoptive ", sachant bien par ailleurs qu'il se trouverait toujours une langue venimeuse pour émettre des doutes sur la réalité de l'adoption.

- Je veux arriver le matin du marché et par beau temps de préférence.

- Et pourquoi pas au son des trompettes ? grogna Jaouen pour qui la discrétion était une seconde nature.

- Ce ne serait pas une si mauvaise idée, riposta Laura moqueuse, et si vous continuez sur ce ton il se pourrait que je l'adopte. Comprenez donc : je veux qu'il y ait le plus de gens possible pour la voir à son arrivée et constater que nous n'avons pas la moindre ressemblance.

- La belle affaire ! On dira qu'elle ressemble à son père !

C'était sans doute vrai mais Laura tenait à son idée et l'on resta deux jours à Dinan pour attendre le retour du soleil...

Ce fut donc un vendredi matin et par un beau temps clair rafraîchi d'une jolie brise que la voiture franchit le Sillon et déboula sur le port où il y avait grand concours de peuple. Un air de fête voltigeait.

- Vous allez être contente, cria Jaouen du haut du siège, toute la ville est là ! Un bateau a dû arriver...

Cependant, l'apparition d'une chaise de poste à quatre chevaux ne passait pas inaperçue et la foule s'ouvrait devant elle, au grand mécontentement du cocher :

- On n'a rien à faire ici ! protestait-il. Faut aller à la maison de poste. Si mes chevaux prennent peur, ça peut faire du vilain...

- Un peu de patience, dit Jaouen en sautant à terre. Tu vas te ranger là, près de ces tonneaux. Moi, je vais voir si je trouve quelqu'un...

Tout en parlant, il avait pris la bride des deux chevaux de tête pour les guider à l'abri du rempart. Après quoi, jouant des épaules, et plus doucement de son crochet de fer, il s'enfonça dans la multitude agglutinée autour d'un brick où les matelots achevaient les manouvres d'amarrage en répondant de leur mieux à ceux qui, à grands cris, leur souhaitaient une bruyante bienvenue. H y avait des femmes qui pleuraient de joie en serrant des enfant contre elles, des vieux marins qui discutaient en connaisseurs. Jaouen tapa sur l'épaule de l'un d'eux.

- Quel est ce navire ? demanda-t-il. Le vieux se retourna, l'oil dédaigneux :

- Toi t'es pas d'ici, mon garçon, parce que, chez nous, on reconnaît du premier coup d'oil la plus petite de nos barques...

- Je suis de Cancale...

- Ça explique tout ! Eh bien ça, mon gars, c'est le Constance, la plus neuve et la plus belle baille de chez...

Il n'eut pas le temps d'achever. Jaouen se précipitait déjà, en le bousculant plus ou moins, vers la passerelle de planches établie entre le quai et la coupée du bateau que Mme de Sainte-Alferine était en train de descendre en compagnie de Madec Tevenin qui lui parlait avec volubilité en agitant un crayon d'une main et une liasse de papiers de l'autre.

En revoyant la vieille dame, Jaouen pensa qu'elle n'avait pas beaucoup changé, à cela près qu'elle ressemblait davantage à son personnage de Lalie Briquet la tricoteuse qu'à une aristocrate d'Ancien Régime. Il manquait juste le tablier où elle logeait ses pelotes de laine à la simple robe noire réchauffée d'un grand fichu violet et l'énorme cocarde tricolore au grand bonnet à bavolet qui coiffait ses cheveux gris. Elle semblait agacée et ses lunettes dansaient dangereusement au bout de son grand nez. Jaouen l'entendit dire :

- C'est un détail sans importance, mon bon Tevenin. Ce qui compte, c'est que la Constance soit là avec tous ses hommes et la panse bien remplie... Par tous les saints du Paradis !... Mais c'est Jaouen !

Debout devant la passerelle qu'il barrait, il était entré brusquement dans son champ de vision. L'émotion fut si forte que Lalie trébucha et fût tombée s'il ne l'avait retenue à pleins bras.

- C'est bien moi ! Comment vous portez-vous, madame ? fit-il en souriant.

- Est-ce que cela présente quelque importance ? Et elle, où est-elle ? Comment va-t-elle ?

- Je pense qu'elle va vous le dire elle-même... Venez !

La portant presque, il la sortit de la foule dont l'intérêt s'attachait maintenant à eux, et la guida vers la voiture d'où Laura sauta en l'apercevant pour courir vers elle, les bras tendus.

- Lalie ! Ma chère Lalie !

Etranglée de joie, celle-ci était incapable de parler. Les deux femmes s'étreignirent et restèrent embrassées un long moment. Jusqu'à ce qu'enfin Lalie retrouve la voix pour murmurer :

- J'avais tellement peur de ne plus jamais vous revoir !... Jamais !

Les lunettes envolées, le bonnet bousculé elle pleurait à présent sans se soucier de ceux qui avec une sympathie bon enfant, assistaient à ces retrouvailles de plein vent. Et soudain, on entendit une petite voix qui disait :

- Je voudrais bien embrasser Bonne-Maman... Bina avait descendu la petite et à présent,

Elisabeth se tenait bien droite devant les deux femmes et, lâchant la main de Bina, tendait ses petits bras.

Lalie tomba à genoux devant elle, considérant avec une stupeur émerveillée la frimousse rosé levée vers elle.

- Bonne... maman ? répéta-t-elle incrédule. Mais qui es-tu, toi ?

- C'est Elisabeth, répondit Laura. Ma fille adop-tive, et j'ai pensé que vous aimeriez qu'elle vous appelle ainsi...

- Un pareil cadeau, cela ne se refuse pas ! dit Lalie en riant à travers ses larmes. Mais vous auriez dû me prévenir : je suis une vieille femme, ma chère Laura, et une si grande joie..

- ... ne peut vous faire aucun mal. Vous n'êtes ni vieille ni fragile.

Lalie, en effet, enlevait de terre la petite fille qui, déjà familiarisée avec elle, jouait avec les rubans de son bonnet que Bina avait rétabli et l'emportait aux applaudissements des assistants. Sans se soucier de la voiture, elle marchait en courant presque vers la porte Saint-Vincent. Sa mine radieuse était celle d'une pauvre-femme qui vient de trouver un trésor et qui se hâte de le mettre à l'abri dans sa maison. Bina trottait derrière elle et Laura allait suivre :

- Eh bien, lui dit Jaouen, si vous souhaitiez que nul n'en ignore, je crois que vous avez gagné ! Le crieur public n'aurait pas fait mieux. Quelle scène !

Laura se mit à rire :

- Vous avez raison. Je suis très satisfaite...

Quelques heures plus tard, assises devant la cheminée de la chambre de Laura, Lalie et elle buvaient une infusion de tilleul en savourant le calme retrouvé de la vieille demeure où s'éteignaient l'un après l'autre les bruits de la vie quotidienne, multipliés auparavant par l'entrée triomphale d'une toute petite fille de trois ans dont le rire joyeux avait réveillé les échos et les cours. Elias et Guénolé, les deux vieux valets, en avaient pleuré de joie. Quant à Mathurine, elle avait pris la menotte d'Elisabeth pour l'emmener faire le tour de son domaine - la cuisine - et lui donner un avant-goût de ses richesses en la bourrant de petites galettes sablées qu'elle confectionnait toujours en assez grande quantité parce que c'était la seule pâtisserie que " Madame Eulalie " appréciât avec le thé de cinq heures dont elle avait fait une habitude. La seule touche féminine dans son alimentation. Pour le reste, les préférences de la comtesse ressemblaient assez à celles d'un vieux loup de mer : elle aimait les nourritures solides - et salées ! - le fromage, le bon vin et même un coup de rhum de temps à autre quand elle sentait venir un rhume ou qu'elle avait à résoudre un problème quelconque.

- Enfin, je vais pouvoir refaire des gâteaux, des crèmes et des sucreries ! déclara Mathurine avec un soulagement qui fit sourire Laura. Depuis votre départ, j'avais l'impression de cuisiner pour un capitaine au long cours ! Je suis bien aise de voir revenir le temps des dames !... Puis elle ajouta, avec dans la voix une véritable angoisse : " Vous n'allez pas repartir au moins ? "

- Non, Mathurine, je veux élever ma petite fille comme j'aurais voulu l'être moi-même. C'est-à-dire dans nos maisons...

A présent, Elisabeth dormait dans le lit d'enfance de sa mère et dans une chambre qui serait désormais la sienne. Elle s'y était endormie tout de suite, sans manifester la moindre inquiétude comme il arrive aux enfants dans une pièce inconnue :

- On dirait qu'elle se sent chez elle, remarqua Lalie émerveillée. Ne vient-elle pas, d'ailleurs, de prendre possession de la maison tout entière ? Elle va régner sur nous !

- Surtout pas ! corrigea Laura. Passé la joie du retour, j'entends qu'elle mène la vie de n'importe quelle petite fille de son âge dans notre milieu. C'est-à-dire qu'elle sera élevée avec soin mais simplement parce que c'est le meilleur moyen de la rendre heureuse. Rien qui évoque ce qui aurait pu être et ne sera jamais.

- Cela dépendra de nous tant que durera l'enfance, Laura, mais l'adolescence viendra vite et avec elle les premiers battements de cour, puis, plus tard, le mariage. Direz-vous la vérité à celui qui lui demandera sa main ?

- Par pitié, Lalie ! A chaque jour suffit sa peine ! Jouissons en paix de ce bonheur volé à une autre et laissons le temps au temps.

- C'est une étrange histoire, tout de même, soupira la comtesse en reposant sa tasse vide. Etes-vous certaine d'avoir eu le droit de me la confier ?

- Pourquoi vous cacher ce que Bina et Jaouen savent aussi bien que moi ? Il est naturel que vous sachiez pour qui vous travaillez si bien...

Il n'avait pas fallu longtemps à Laura pour constater qu'en Lalie, sa mère avait un successeur digne d'elle. Son caractère énergique, sa poigne joints à un sens inné de la diplomatie avaient fait merveille durant ces quatre ans et l'armement Laudren tenait à présent sa belle place parmi les autres établissements malouins.

- Seulement le temps passe, soupira Lalie en se penchant pour se resservir à la tisanière de porcelaine fleurie. Et il m'entraîne avec lui. Vous n'êtes toujours pas attirée par les mystères des livres de comptes ?

- Surtout pas ! Je serais seulement capable de démolir ce que vous avez eu tant de peine à reconstruire. Ce serait dommage...

- Peut-être, mais vous êtes si jeune et vous devez penser à l'enfant. Que se passera-t-il si je viens à disparaître ?

- Madec Tevenin en sait sans doute assez pour vous remplacer ?

- N'y comptez pas ! C'est un merveilleux assistant et Dieu sait si je lui suis reconnaissante du soin méticuleux qu'il apporte à son travail, mais ce n'est pas un chef et à cette maison, il faut un chef!

- Et où voulez-vous que je le trouve ? Vous n'allez pas me demander de me remarier, tout de même ?

- Il y a six mois, c'est certainement ce que j'aurais fait parce que je pouvais supposer que certain baron était toujours libre et qu'il est un si remarquable meneur d'hommes et administrateur que je lui aurais remis ma charge sans hésiter, mais...

- Mais il est venu vous voir et vous avez appris son mariage.

- Ah ! Vous savez ?

Par-dessus ses lunettes, Lalie considéra un instant sa jeune amie qui détournait les yeux puis haussa les épaules :

- La vie grimace parfois de bien singulière façon. Alors que vous étiez libres tous les deux et que vous remplissiez, vous, un devoir dans la droite ligne de vos convictions communes, lui éco-pait de deux balles de pistolet qui le livraient aux entreprises d'une fille qui le guettait depuis longtemps. Est-ce assez stupide ?

- Je ne vous le fais pas dire et vous apprécierez la comédie à sa juste valeur quand vous saurez que c'est Jaouen qui a tiré sur lui...

- Jaouen ? s'écria la comtesse abasourdie. Mais qu'est-ce qui lui a pris ?

En quelques mots, Laura retraça les circonstances du drame, son désespoir à elle en regagnant la rue du Mont-Blanc et la colère du Breton :

- Il avait dit, conclut-elle, que si Batz me faisait souffrir, il le tuerait. C'est ce qu'il a essayé de faire...

- Et vous ne l'avez pas chassé ?

- J'en ai été tentée mais je me suis reprise. Pourquoi donc me priverais-je d'un serviteur assez dévoué pour risquer l'échafaud et cela en l'honneur d'un homme qui appartient à une autre ?

Lalie se leva, vint se planter devant la cheminée en relevant ses jupes par-derrière afin de réchauffer ses jambes. Elle se mit à rire :

- Ce n'est pas moi qui vous donnerai tort. Chasser Jaouen eût été une énorme sottise et d'ailleurs, parlons un peu de lui. Ses sentiments envers vous sont connus de la terre entière mais vous, que pensez-vous de lui ?

- Où voulez-vous en venir ? Vous voulez que j'épouse Jaouen ? Il est déjà marié...

- Si peu ! Mais là n'est pas la question . quels sont vos sentiments envers lui ?

- Ils sont simples. Je l'estime énormément et j'ai en lui la plus absolue confiance. Il est tout le contraire de Josse de Pontallec, et c'est une chose bien surprenante quand on pense qu ils sont frères de lait. Jaouen mériterait d'être gentilhomme mille fois plus que l'autre.

- J'en pense tout autant et c'est pourquoi je me demande si vous accepteriez de me le confier puisque vous voilà sédentaire... Un simple rôle d'intendant ne saurait lui convenir.

- Vous voulez en faire un armateur ?

- Oui. Il en a toutes les capacités : intelligence, rapidité de vues et courage. En outre, il connaît la mer mieux que vous et moi réunies, mais il est bien évident qu'il y a là seulement un projet et que...

- Tenez-vous-en au projet, Lalie, dit Laura avec affection. Et s'il est d'accord, mettez-le donc tout de suite à exécution...

Jaouen ne cacha pas sa surprise mais, à la lueur qui s'alluma dans son oil gris, Laura comprit que la proposition le flattait. Cependant il souleva quelques objections que Lalie comprit à demi-mot : il craignait d'être entièrement absorbé par les bureaux et de ne plus servir Laura directement. Il finit par en convenir :

- Je veille sur elle depuis si longtemps. .

- C'est l'idée qu'elle puisse courir les routes sans vous qui vous tourmente ? Elle est bien décidée à ne plus quitter Saint-Malo.

- Elle le dit, fit Jaouen avec un haussement d'épaules, mais, ou je la connais mal, ou le temps viendra où elle aura envie de changer d'air. Pas tout de suite sans doute mais cela viendra, j'en jurerais...

- Mon cher Jaouen, déclara Lalie, il n'est pas question de vous remettre d'aujourd'hui à demain les commandes de l'armement. Il s'agit seulement de vous mettre à même de me remplacer lorsque Dieu estimera que je me suis suffisamment agitée sur la terre et qu'il me faudra rendre mes comptes. Grâce à Lui, je suis solide et pense pouvoir assumer quelque temps encore la direction de cette maison. Cela vous laissera donc des loisirs si le besoin s'en faisait sentir. Le principal est que vous vous entendiez bien avec Madec Tevenin qui, lui, n'a d'autre ambition que de rester à sa place. Ce que je vous offre, c'est un avenir plus intéressant pour vous comme pour votre épouse...

- Oh, maintenant que Madame Laura l'a promue gouvernante de sa fille, Bina se trouve très heureuse...

- Elle le serait peut-être encore plus d'avoir des enfants à elle ? Cela se fait quand on est mariés.

Mme de Sainte-Alferine n'aurait jamais cru qu'il lui serait donné de voir rougir Joël Jaouen. Ce fut pourtant ce qui arriva : il s'empourpra comme pivoine au printemps.

- C'est un sujet que nous n'avons pas encore évoqué, marmotta-t-il.

- Vraiment ? fit Lalie impitoyable. Je me demande bien à quoi vous pouviez employer les longues soirées d'hiver dans les montagnes suisses ? Quoi qu'il en soit, cette idée vous effleurera peut-être un jour... ou une nuit et, encore une fois, je vous parle d'avenir, ajouta-t-elle avec plus de gravité.

Laura s'en étant mêlée, Jaouen accepta, heureux malgré tout de cette promotion sociale qui diminuait la distance entre eux, sans pour autant concevoir d'espoirs hors de saison : d'une façon comme d'une autre, il demeurerait à son service et dans son entourage immédiat. Dès l'instant où aucun autre homme ne s'approchait d'elle, l'amour passionné, jaloux, qu'il lui vouait s'en satisfaisait... Il fit donc son entrée dans les bureaux et découvrit vite que sa tâche allait le passionner.

En dépit de la guerre avec les Anglais - et même à cause de cette guerre essentiellement navale -, les corsaires de Saint-Malo faisaient merveille - et fortune ! - en menant la vie dure aux navires britanniques. La Révolution ayant mis à mal la " Royale ", la marine de guerre, c'étaient eux qui faisaient respecter le pavillon français et, dans les rues de la ville close comme sur le port et aux chantiers de Saint-Servan, commençait à se tisser la légende de Robert Surcouf dont les exploits dans l'océan Indien mettaient l'orgueil dans tous les cours. Pour sa part, la maison Laudren enregistrait d'assez jolis bénéfices. Aussi, au soir de Noël tandis qu'à Paris Bonaparte devenait Premier Consul - et pratiquement consul unique, les deux autres étant réduits à l'état de simples conseillers - Lalie offrit-elle à Laura un cadeau qui lui mit les larmes aux yeux :

- Je sais depuis longtemps, dit-elle, à quel point vous regrettez votre château de Komer. Aussi suis-je heureuse de vous annoncer que nos finances permettent largement la reconstruction du logis incendié en 1792 par les sectionnaires.

- Rebâtir Komer ! murmura Laura saisie d'une émotion intense. Voilà longtemps que j'en rêve mais je n'aurais jamais osé espérer y parvenir. La petite fortune que je garde encore pour Elisabeth ne le permettait pas et, ici, vous deviez faire face à tant de difficultés !

- Je ne vous dis pas qu'il n'y en aura plus, mais désormais, ressusciter votre manoir en Brocéliande ne nous ruinera pas.

Incapable de parler davantage, Laura vint l'embrasser et, pour la première fois depuis tant d'années, on fêta joyeusement la Nativité dans la vieille maison de la rue Porcon-de-la-Barbinais décorée de bouquets, de houx et d'une grosse boule de gui pendue au lustre de la grande salle. Pour la première fois, Jaouen et Bina prirent à la table familiale la place normale du futur armateur et de sa femme. Et aucun de ceux qui vinrent festoyer le jour de Noël - le docteur Pèlerin, le capitaine Crenn toujours farouchement célibataire et désormais basé à Saint-Malo, Rosé Surcouf et les siens - ne s'en trouvèrent choqués ou simplement surpris. Les temps avaient changé, et les survivants de la terrible Révolution en remerciaient Dieu et se rapprochaient davantage. Et puis il y avait Elisabeth dont le rire joyeux gagnait tous les cours...

Seule ombre au tableau de ces derniers jours de l'an 1799, le froid sibérien qui avait envahi la France, causant de nombreuses morts. Même en Bretagne où, cependant, la proximité de la mer apportait un peu plus de douceur, se rattrapant par de violentes tempêtes. Fidèle à elle-même, la cité corsaire se refermait sur ses misères qu'elle s'efforçait de secourir au mieux puisque dans les mers du sud ses navires reconstruisaient sa prospérité d'antan...

A Paris où la Seine gelait, la fin de l'année fut marquée par une anecdote significative du changement qu'allait subir la société. Ce soir-là, le Premier Consul recevait au Luxembourg. A la surprise générale et alors que la neige recouvrait la capitale, il régnait au vieux palais une chaleur tropicale. Au risque de faire flamber le chef-d'ouvre de Salomon de Brosse, Bonaparte avait donné l'ordre d'entasser le bois dans les cheminées et de pousser le feu au maximum. Et comme Talleyrand qui avait trop chaud lui en faisait la remarque, la voix cinglante que l'Europe apprenait à connaître clama, tandis qu'une main accusatrice désignait les toilettes trop légères des femmes :

- Ne voyez-vous pas que ces dames sont nues !

Le lendemain, chemises et dessous reparurent et Paris sut que le nouveau maître entendait imposer sa volonté à la mode autant qu'à tout ce qui pouvait nuire à la morale comme à la gloire de la France. On entrait vraiment dans une ère nouvelle, porteuse d'espérance. Le siècle des Lumières s'était effondré dans un bain de sang. Il fallait sinon oublier, ce qui était impossible, du moins faire revivre un pays dévasté par trop d'appétits, trop de haines, trop de rancours. Bonaparte réussirait-il cet exploit ? On pouvait l'espérer. Ne venait-il pas d'accorder aux émigrés la permission de rentrer en France ?

Sans qu'elle en eût nettement conscience, Laura elle aussi se tournait vers cet avenir que, pour sa petite Elisabeth, elle voulait serein, joyeux, exempt de soucis et, pour elle-même, empreint de cet apaisement des navires malmenés par la tempête lorsqu'ils retrouvent le port. Elle allait reconstruire sa maison, apprendre à sa " fille " à aimer Komer et ses légendes, Komer des plus beaux rêves de son enfance, Komer au cour de la grande forêt des enchantements où elle réussirait peut-être un jour à faire venir sa princesse errante.

Dès le lendemain de Noël, Laura aurait voulu courir là-bas pour voir l'état des lieux et prendre les premières dispositions, mais Jaouen lui indiqua que la première chose à faire était sans doute de s'assurer le concours d'un de ces maîtres d'ouvre comme on en trouvait jadis et qui, à partir d'un tas de ruines et de quelques vieux plans, savaient faire renaître un bâtiment détruit. Or d'après Mathurine il en existait un à Dinan auquel, à plusieurs reprises, Marie-Pierre de Laudren s'était adressée pour différents travaux.

- Reste à savoir s'il est toujours vivant ! termina la vieille Malouine. Si c'est le cas, il fera votre affaire. L'a un fichu caractère et avec Madame Marie-Pierre ça n'allait pas tout droit quelquefois, mais ils finissaient par s'entendre et elle reconnaissait même que c'était lui qui avait raison le plus souvent. Il s'appelait Le Bihan et il habitait en haut de la rue du Jerzual.

- La meilleure façon de le savoir, c'est d'y aller voir, conclut Laura. J'irai à Dinan dès que le temps le permettra...

Il était toujours détestable. Le vent, la pluie, la neige se relayaient -quand ils ne s'y mettaient pas ensemble ! - pour entraver l'activité du port, rendre le moindre trajet difficile et les chemins impossibles parce que transformés en bourbiers infâmes. Laura trépignait presque autant qu'Elisabeth quand on lui refusait quelque chose... Enfin, avec la nouvelle lune qui vint vers la fin de janvier, tout se calma d'un seul coup comme si les éléments las de s'être tant démenés avaient pris le parti d'aller se coucher.

- Demain je vais à Dinan, déclara Laura au dîner avec, dans l'oil, une petite flamme de défi. Et si je trouve ce Le Bihan, il se peut que je pousse jusqu'à Komer. J'espère, Lalie, que vous n'aurez pas besoin de la voiture ?

- Ni de Jaouen ! assura celle-ci avec un regard moqueur en direction de son élève dont les sourcils se fronçaient déjà. Le jeune Loïc - un neveu de Mathurine engagé durant la longue absence de Jaouen - est un excellent cocher mais si vous partez sous sa houlette, Jaouen n'aura pas la tête à son travail et me fera des sottises. Ou ne fera rien du tout ! ajouta-t-elle en réponse au regard noir qu'il lui lançait...

On partit donc au matin par un petit temps frais et de vent léger qui permit d'emprunter le bac afin de rejoindre la route de Dinard à Dinan, évitant ainsi le détour par Châteauneuf et la longue courbe formée par l'estuaire de la Rance... En dépit du gris laiteux, un peu mélancolique, du ciel, Laura se sentait heureuse comme elle ne l'avait pas été depuis longtemps et posait sur les choses un regard souriant : un moulin au bord de l'eau, une croix de chemin au granit noirci par l'âge, une fumée blanche sortant de la cheminée d'une chaumière. Et tout cela lui semblait nouveau parce qu'elle les voyait avec les yeux de son espérance. La voiture montait une petite pente en haut de laquelle une chapelle en ruine marquait l'entrée d'un bout de lande où, entre des rochers, ne poussaient guère que des ajoncs et des mousses. En haut, le chemin faisait un coude, tournant l'oratoire abandonné, et, quand on arriva à son niveau, Jaouen en dépit de sa maîtrise ne put éviter une personne qui sortait d'un buisson pour se jeter dans les ruines. La malheureuse roula sous les sabots du cheval qui, effrayé, fit un écart, puis elle vint tomber, inerte, contre un tas de moellons envahi d'orties.

- Arrêtez ! cria Laura brutalement descendue de son nuage. Mais Jaouen n'avait pas besoin de cet ordre. Il calmait déjà son cheval et bloquait ses roues quelques mètres plus loin. La jeune femme sauta à terre aussitôt et se précipita vers la victime dont on ne voyait pas grand-chose sinon la grande mante à capuchon, essentiellement féminine, et les pieds chaussés de bas rayés bleu et blanc terreux dont les sabots s'étaient évadés.

- Mon Dieu ! La pauvre femme ! compatit Laura. Elle va étouffer sous cette mante si on ne la dégage pas... et elle est lourde !

- Laissez-moi faire !

De sa seule main, Jaouen retourna la blessée... et la figure grisâtre de Bran de la Fougeraye apparut à leurs yeux stupéfaits. Le choc avait dû l'étourdir car un peu de sang coulait de son front, mais il vivait :

- La Fougeraye ? souffla Laura. Et habillé en femme ? Mais que fait-il là ?

- J'espère qu'il pourra nous l'expliquer, répondit Jaouen en courant à la voiture pour prendre de quoi le secourir : en l'occurrence le petit flacon de rhum qu'il emportait en toutes circonstances...

- Vous savez très bien qu'il a perdu la mémoire.

- Du passé sans doute mais il pourra peut-être nous dire la raison d'un déguisement qui lui ressemble si peu.

Il commença par verser un peu d'alcool sur son mouchoir et s'en servit pour nettoyer la blessure qui n'était pas profonde et bleuissait déjà. La brûlure de l'alcool ranima La Fougeraye qui, sans ouvrir les yeux, renifla :

- Feriez mieux de m'en donner un peu à boire !

- A votre service !

Jaouen lui en donna quelques gouttes et le visage fatigué s'épanouit :

- Tonnerre de Dieu ! J'avais oublié que c'était si bon ! Encore un peu s'il vous plaît !

Après la seconde rasade, il se pourlécha comme un matou qui vient de découvrir un bol de crème...

- Des années que je n'en avais pas bu ! soupira-t-il en pleine béatitude

- Mais alors, s'écria Laura, vous vous souvenez ?

Cette fois, le vieux gentilhomme ouvrit les yeux et la surprise changea de camp :

- Madame de Laudren ?... C'est vous qui m'avez renversé ?

- C'est vous, monsieur, qui vous êtes jeté dans les jambes de mon cheval, rectifia Jaouen. Quand on traverse un chemin après un tournant il faut regarder...

- En plein désert ? Vous voulez rire ? Aidez-moi à me relever !

- Rien de cassé ?

- Un peu étourdi mais ça va passer... surtout si vous voulez bien sacrifier encore un peu de cet excellent rhum !... Mais, au fait, qu'est-ce qui me vaut la chance de vous rencontrer dans ce désert ?

- Nous allions à Dinan, dit Laura, mais cela peut se remettre. Il faut d'abord qu'on vous ramène-Elle et Jaouen l'avaient pris chacun par un bras mais au dernier mot, il chercha à se dégager, l'oil inquiet :

- Me ramener ? Où ça ?

- Mais... à Saint-Malo d'abord pour qu'on vous soigne. Me direz-vous pourquoi vous êtes habillé de la sorte ?

II ne manquait rien en effet au costume de paysanne : la jupe de laine et le tablier, le corselet lacé sur la chemise et la coiffe bâchée sur les cheveux gris en chignon...

- Quand on fuit, on se déguise ! Une idée de cette bonne Mlle Louise. Sa folle de sour m'a pris mes habits pour être bien certaine que je ne m'en irais pas...

- Vous étiez enfermé ?

- Pour sûr que j'y étais ! Depuis le jour où j'ai émergé de mes brumes, Léonie me surveillait comme si j'étais un fou dangereux.

- Vous allez me raconter tout cela chemin faisant... ou plutôt non, rectifia Laura en voyant la fatigue creuser le visage de sa trouvaille. Reposez-vous un peu pendant que nous rentrons ! Ainsi vous éviterez de recommencer votre histoire pour Mme de Sainte-Alferine qui voudra tout savoir.

Après avoir récupéré les sabots, Jaouen porta dans la voiture un La Fougeraye exténué, l'y installa avec soin, remit le flacon de rhum à Laura, remonta sur son siège, fit tourner son cheval et reprit le chemin du bac. Une heure plus tard, on était de retour à l'hôtel de Laudren, mais le rescapé ne vit rien du parcours : à peine installé dans les coussins de velours il s'était endormi...

Il dormait encore quand Jaouen et Gildas le descendirent, quand on le monta dans une chambre, quand les hommes le déshabillèrent pour lui passer une vaste chemise de nuit qui avait appartenu au père de Laura et quand, enfin, on le glissa dans le lit où Mathurine venait de passer une bassinoire pour réchauffer les draps. Il dormit ainsi jusqu'au lendemain.

- Mieux vaut le laisser, recommanda le docteur Pèlerin que Laura avait appelé à son chevet. S'il vient de Plancoët il a dû marcher au moins toute la nuit. Peut-être même s'est-il égaré dans les bois de La Motte et faire des lieues en sabots si on n'en a pas l'habitude, c'est plutôt dur. Surtout pour quelqu'un qui, si j'en crois ce que vous m'avez dit, a vécu longtemps sans sortir. Ses pieds sont d'ailleurs en assez mauvais état... Mais, à son réveil, nourrissez-le bien ! Il en aura besoin !

C'est donc le lendemain que, accommodé dans une large robe de chambre à ramages et dans un fauteuil confortable, ses pieds bandés dans des pantoufles trop grandes pour lui, La Fougeraye entreprit de raconter son aventure chez les demoiselles de Villeneux à l'endroit approximatif où on l'y avait laissé :

- Je ne saurais vous dire combien de temps je suis resté dans cet état bizarre où il m'était impossible de me retrouver moi-même. Mon univers se limitait à la maison où j'évoluais, à ces deux femmes qui formaient toute ma société De ce que j'avais vécu jusque-là, rien ne subsistait, pas même mon nom. Pourtant je savais encore lire et écrire et, en réalité, je n'ai pas été malheureux durant cette période d'absence. On prenait grand soin de moi, surtout Mlle Léonie. Elle s'occupait de moi comme si j'étais un poupon et ne m'accordait guère plus de liberté. Le jour elle ne me quittait pas et la nuit elle laissait ouverte la porte qui faisait communiquer sa chambre à la mienne. Ça, pour être bien soigné j'ai été bien soigné ! Je crois même qu'elle se privait afin de mieux me nourrir et, quand je lui en faisais la remarque, elle disait que, de toute façon elle mangeait peu et qu'aussi c'était bien naturel puisque nous étions fiancés depuis longtemps. C'est là que je flottais un peu quand je la regardais : avais-je donc été un homme si peu sensible au charme féminin pour être tombé amoureux d'elle ? Il y avait quelque chose en moi qui disait non...

- Et que disait Mlle Louise, sa sour jumelle ?

- Oh ! Elle, c'est une héroïne vouée tout entière à la cause du Roi et de Dieu. Elle se désintéressait un peu de ce prétendu couple que je formais avec sa sour car sa vie se déroulait surtout dans le mystère, l'obscurité, les courses en forêt sous des habits d'homme. Il m'est arrivé de surprendre un haussement d'épaules apitoyé quand elle la regardait me faire la lecture ou me promener dans le petit jardin sans jamais me permettre de quitter l'enceinte de la maison. Léonie me cachait et m'enfermait dans ma chambre quand des gens venaient en visite. Je comprenais bien que cela agaçait Louise, mais elle avait trop de soucis pour y ajouter un homme qui n'était plus qu'une coquille vide et puisque sa sour trouvait son bonheur à fabriquer un roman dont j'étais le triste héros, elle n'y voyait, après tout, aucun inconvénient. Jusqu'à ce qu'enfin la mémoire me revienne...

- Comment est-ce arrivé ? demanda Lalie.

- Oh... de la façon la plus simple, je pourrais presque dire la plus bête. C'était il y a quinze jours et, si vous vous en souvenez, il faisait un froid glacial. Louise était absente, partie vers la côte, pour une de ces missions où elle récupérait puis distribuait le courrier des Princes. Avant son départ, elle avait oublié de couper du petit bois pour allumer le fourneau de la cuisine... Elle ne permettait à personne de le faire parce qu'elle se prétendait seule capable de tailler les morceaux à la bonne mesure. Léonie a donc voulu s'en charger. Elle est sortie dans la cour verglacée pour se rendre sous l'appentis où étaient le billot et les bûches. Naturellement je n'ai pas voulu la laisser se mettre des échardes plein les doigts en maniant la hachette. D'autant qu'elle est plutôt maladroite. Et je l'ai suivie, mais elle ne voulait rien entendre. Pour la première fois, nous nous sommes querellés. J'ai voulu lui arracher son outil des mains et nous nous sommes quasiment battus. En d'autres temps j'aurais eu le dessus sans peine mais ma longue claustration a fait fondre mes muscles et mes forces. Elle m'a repoussé avec tant d'énergie que je suis parti en arrière dans la cour et que, sur mes talons, j'ai glissé sur le verglas sans pouvoir me rattraper et suis allé donner de la tête sur un seau plein d'eau gelée posé près de la fontaine. Je me suis fait assez mal mais quand Léonie, épouvantée de ce qu'elle avait fait, s'est précipitée pour m'aider à me relever, le brouillard s'était déchiré et je savais à nouveau qui j'étais...

- Le choc avait effacé les effets du coup que vous aviez reçu ? dit Laura.

- Absolument. Oh, c'était une bien étrange impression ! Il me semblait que je revenais à la vie...

La jeune femme se mit à rire :

- Je veux bien vous croire. En tout cas c'est une chance que la collision d'hier ne vous ait pas replongé dans l'amnésie !

- Hier je n'ai pas perdu connaissance ! Si je suis tombé, c'était dû autant à la fatigue qu'à l'incident...

- Et ensuite ? demanda Lalie. Comment les choses se sont-elles passées ?

- Mal. Je ne comprenais pas ce que je faisais dans la maison de ces demoiselles et pourquoi l'on ne m'avait pas ramené chez moi après mon aventure au Guildo. Je voulais repartir tout de suite. Alors Léonie a piqué une crise de nerfs, me traitant d'ingrat et d'homme sans honneur... Heureusement Mlle Louise est rentrée sur ces entrefaites et a mis un peu d'ordre dans la situation. Elle était heureuse de me voir guéri et ne voyait aucun empêchement à ce que je rentre chez moi. Il était normal pour elle que je veuille retrouver ma vie d'autrefois, ma maison et mes fidèles serviteurs. Cela ne diminuait en rien la gratitude que je leur devais à toutes deux, mais Léonie n'a rien voulu entendre et nous avons compris qu'elle allait représenter un grave problème car elle s'est opposée fermement à mon départ. Selon elle, nous étions fiancés et je ne quitterais Plancoët qu'avec elle à mon bras en tant que nouvelle baronne de La Fougeraye. Et il a été impossible de l'en faire démordre. En dépit des objurgations de Louise, j'ai été enfermé dans ma chambre et elle en a gardé la clef. La nuit elle exigeait que mes vêtements lui soient remis...

- Mais enfin, Mlle Louise qui est femme de tête et de grande énergie n'a pu l'amener à composition ?

- Non, hélas, car Léonie a menacé sa sour, si on la contraignait, de la dénoncer comme courrier des Princes et conspiratrice...

Un " oh ! " scandalisé salua ces dernières paroles.

- Il faut, remarqua Laura, que cette malheureuse soit devenue folle !

- Peut-être pas, fit Lalie songeuse. D'après ce que m'avait dit sa sour peu après que l'on vous eut retrouvé, cette pauvre Léonie vous aime depuis la prime jeunesse. Or les circonstances vous ont livré à elle, pieds et poings liés autant dire, et pendant quatre ans elle a vécu dans l'illusion de former avec vous un couple. Tout à coup, tout s'effondre : vous retrouvez la mémoire et son rêve s'écroule. Je suppose que vous vous êtes montré suffisamment reconnaissant... mais pas au point d'altérer votre liberté ?

- Bien entendu. Je n'ai jamais éprouvé pour elle un autre sentiment que l'amitié et je ne crois pas avoir jamais laissé entendre qu'il pourrait en être autrement.

- Personne ne peut vous donner tort mais cette pauvre femme est un exemple typique de mouton devenu enragé. Comment, en ce cas, avez-vous réussi à vous évader ?

- Oh, c'est toute une aventure ! Voyant que nous ne pouvions entamer sa résolution, j'ai feint sur le conseil de Louise de me résigner et durant des heures j'ai essayé d'expliquer qu'un gentilhomme ne pouvait se résoudre à nouer quelque lien que ce fût dans de telles conditions, qu'il importait, pour ma dignité comme pour celle de Léonie elle-même, que je retrouve toute ma liberté de mouvement pour me préparer, ainsi que ma maison, à la recevoir si nous devions nous marier. Il me répugnait de lui mentir ainsi, mais la seule idée de finir mes jours dans cette prison d'un nouveau genre avec elle comme geôlière m'était insupportable tout autant que celle d'en faire ma femme. Malheureusement, elle était au-delà de tout raisonnement. Pour m'ouvrir la porte, elle exigeait que notre union soit auparavant bénie par un prêtre, un vrai, pas un jureur, et ce n'est pas ce qui manque à Plancoët où les cachettes se sont multipliées pendant la Terreur. Après je pourrais vaquer à mes occupations et m'en aller aménager la Fougeraye en vue de l'arrivée de ma femme. Voyant cela, nous avons tout fait pour gagner du temps et Louise s'est employée à mettre un terme à ses activités souterraines. Elle s'est fait remplacer, a coupé certains ponts et fait en sorte qu'en cas de dénonciation, personne n'ait à en souffrir. Ensuite, nous avons décidé que je feindrais d'être souffrant afin de garder le lit. Je l'avais été une ou deux fois durant ces quatre ans. Léonie alors s'instituait mon infirmière mais il lui arrivait de sortir pour quelque course durant mes périodes de sommeil diurne. Sans oublier pour autant de fermer la porte à clef et d'emporter celle-ci. Avant-hier, vers la fin de l'après-midi elle était sortie pour aller chercher un médicament qu'elle ne retrouvait plus, et pour cause. Louise était censée se trouver en visite chez une parente. Quand elle a vu sortir sa sour, elle est rentrée, a placé une échelle sous ma fenêtre et je suis descendu par là... en chemise sauf votre respect ! Et il faisait frisquet ! Mais dans l'appentis, elle avait apporté les habits que vous m'avez vus. Je les ai revêtus et j'ai pris un panier dans lequel étaient des poires d'hiver provenant de la réserve.

- Pourquoi vous habiller en femme ?

- Léonie n'était jamais longtemps absente. Cela m'a permis de la croiser dans la rue sans qu'elle fasse seulement attention à moi. Ensuite je me suis sauvé à toutes jambes tandis que Louise après avoir rangé l'échelle s'était éclipsée de nouveau. J'espère vraiment qu'elle n'aura pas eu trop d'ennuis en rentrant : Léonie est capable de colères redoutables et elle n'a pas dû s'en priver en découvrant la chambre vide.

- Et la fenêtre ouverte ? dit Jaouen.

- Je l'avais refermée du mieux que je pouvais et elle a bien dû finir par s'en apercevoir, mais ma chambre était au second étage et les étages de nos hôtels bretons sont hauts. Peut-être croit-elle que je me suis envolé ? ajouta La Fougeraye en souriant.

- De toute façon elle va vous chercher, soupira Laura. Elle est peut-être déjà chez vous à cette heure.

- Où elle ne me retrouvera pas, et pour cause. Mes gens d'ailleurs ne la laisseront jamais entrer...

- Elle pourrait avoir l'idée de venir ici ? émit Lalie songeuse. D'après ce que m'a dit sa sour, il y a quatre ans, elle se méfie de Laura depuis qu'elle l'a vue avec vous...

- C'est pourquoi, conclut La Fougeraye, le mieux serait que je rentre au plus tôt sur ma falaise. Si vous pouviez me trouver des habits convenables ?

- Demain matin vous en aurez, promit Jaouen, et je vous ramènerai au manoir. Mieux vaut, en effet, ne pas attirer sur ces dames les fureurs de cette harpie.

- N'exagérons rien ! riposta Laura. Elle n'est pas redoutable à ce point ! En revanche, j'aimerais être certaine que sa sour n'aura pas à pâtir...

- Je la crois de taille à se défendre, dit Lalie. Et puis entre deux sours jumelles les liens sont toujours étroits, ceux de l'affection surtout... Nous verrons bien... ou peut-être même ne verrons-nous rien du tout !

Guénolé vint annoncer que l'on pouvait passer à table et La Fougeraye allait s'extraire de son fauteuil quand Laura le retint

- Encore un mot, je vous en prie ! Vous souvenez-vous de ce qui s'est passé au Guildo avant votre blessure ?

Il ne répondit pas tout de suite, considérant la jeune femme avec un mélange de pitié et d'horreur. Finalement il soupira :

- Comment oublier ? Même au fond de mon absence, je revoyais une image affreuse mais fugitive que je prenais pour un cauchemar mais je sais à présent que ce n'en était pas un...

Tous s'étaient figés autour de lui, attendant ce qui allait venir. La Fougeraye avait empoigné les bras du fauteuil comme pour demander au chêne dont ils étaient faits un surcroît de force :

- A l'auberge, ce soir-là, après que vous eûtes regagné votre chambre, j'ai voulu aller fumer une pipe au-dehors et mes pas m'ont amené en face du vieux couvent. J'ai cru y voir de la lumière filtrer comme derrière des rideaux tirés. J'ai voulu en avoir le cour net et je suis monté là-haut. La nuit était tranquille et on n'entendait pas le moindre bruit. Même le vent se taisait et j'ai poursuivi ma visite. A ma surprise, la porte du logis abbatial n'était pas fermée à clef : elle s'ouvrit sans le moindre grincement et j'ai franchi un vestibule où il y avait une porte close, et, sous cette porte, j'ai vu un rai de lumière. J'ai eu l'impression d'entendre alors un gémissement. Qui ne m'a pas fait trembler, en dépit de la réputation de hantise du vieux monastère : les fantômes n'ont pas coutume d'allumer des chandelles... En prenant mille précautions, j'ai poussé cette porte et j'ai vu qu'il y avait des meubles, des tableaux, un feu flambant et une sorte de chaise longue sur laquelle une homme était étendu, un homme à qui une femme donnait des soins mais qui m'avait entendu et qui s'est levé... Par le Dieu qui m'écoute, je n'aurais jamais pensé qu'il me serait donné de contempler pareille abomination, bien que des blessés j'en aie vu beaucoup ! Mais celui-là... n'avait plus de visage digne de ce nom : une boursouflure sanguinolente, une masse de chairs déchirées, brûlées, dans lesquelles seuls vivaient des yeux farouches. J'ai dû ouvrir la bouche pour crier mais je n'en ai pas eu le temps : le coup qui m'a privé de mémoire si longtemps m'est arrivé dessus et le monde a cessé d'exister pour moi...

Repris par le terrible souvenir, La Fougeraye se laissa retomber un instant dans son fauteuil, cherchant un souffle qui lui manquait. Mais ce ne fut qu'un court moment et, comme Laura lui demandait s'il voulait regagner sa chambre, il refusa et même, au prix d'un petit effort, se leva :

- Non, ma chère. Je pense... qu'un bon repas me fera du bien. Si vous voulez bien m'accepter en pantoufles et m'offrir votre bras pour aller à table...

- J'aime mieux vous voir ainsi ! sourit-elle. Vous venez de me faire peur... Quelle affreuse histoire ! Et qui peut bien être ce malheureux dont on cache la disgrâce au fond d'un couvent abandonné ?

Tous deux allaient lentement vers la table autour de laquelle Lalie, Bina et Jaouen se répartissaient. Le vieux gentilhomme s'arrêta soudain et, posant une main chaleureuse sur celle de Laura, il chercha son regard et murmura :

- Depuis que j'ai recouvré la mémoire, ce souvenir me hante. Je crois... oui, je crois que c'était Josse de Pontallec !

Laura faillit crier, se retint, et, dans un chuchotement :

- Mais... n'était-il pas méconnaissable ?

- Pourtant je l'ai reconnu. A ma haine !

CHAPITRE XIV UN FILS DE SATAN

Pas un seul instant Laura ne mit en doute la parole de La Fougeraye. S'il disait avoir reconnu Pontallec en dépit de ses abominables blessures, il devait avoir raison. La haine peut être aveugle ou extraordinairement clairvoyante et l'épouse si longtemps bafouée savait bien qu'un visage ravagé ne l'eût pas trompée. Mais depuis cinq ans maintenant, elle s'était habituée à l'idée d'être libérée de lui à jamais. Il lui était même arrivé de prier pour le repos de cette âme perdue. Et voilà qu'il ressuscitait ? Sûrement pas pour son bien. Toujours si fier d'être l'un des plus beaux gentilshommes du royaume, Pontallec avait reçu du Ciel une terrible punition en devenant une sorte de monstre destiné à semer l'effroi. En avait-il tiré une salutaire réflexion sur lui-même ? Difficile à croire si l'on se tenait au sort subi par La Fougeraye...

Jaouen non plus ne douta pas. En son for intérieur, le frère de lait pressentait que le bourreau de Laura vivait toujours, quelque part dans le monde. Cependant, il ne s'imaginait pas que ce pût être si près d'eux. Aussi ne discuta-t-il pas les paroles du vieux seigneur et sa réaction fut immédiate :

- La meilleure façon de s'en assurer est d'aller y voir ! dit-il en quittant sa chaise. Très certainement pour aller seller un cheval. Ce fut Lalie qui l'arrêta :

- Tenez-vous tranquille, Joël, et rasseyez-vous. Si notre ami a vu juste et si Pontallec, échappé Dieu sait comment à l'incendie de son bateau, s'est réfugié au Guildo, il y est - ou n'y est plus ! -depuis bientôt six ans. Donc rien ne presse.

- D'autant, reprit Laura que, si notre ami devine bien, cet homme a été atteint dans ce qui lui était le plus cher au monde : son image ! Etre pour le reste de sa vie un objet d'horreur, imaginez ce que cela peut signifier pour lui.

- Un objet d'horreur ? Allez savoir ! ricana Jaouen. M. de la Fougeraye n'a-t-il pas dit qu'une femme le soignait ? Quelque sorcière édentée peut-être ? Entre monstres on se soutient...

- Non, fit celui-ci songeur. C'était une très belle femme... celle de l'auberge. Elle s'appelle Gaïd, si je me souviens...

- Vous voyez bien ? Moi, en tout cas, il faudra que j'en aie le cour net. Le Guildo n'est pas assez éloigné pour que nous puissions vivre en paix en le sachant à notre porte. Nous avons été absents longtemps mais Dieu sait ce qu'il pourrait faire maintenant que Mme Laura est revenue.

Jaouen éprouvait une peine extrême à rester là quand tout le poussait à l'ultime affrontement avec celui qu'il haïssait plus encore que Jean de Batz...

- Il n'a pas tort, reprit La Fougeraye, et je souhaite l'aider à en finir avec Pontallec. J'ai seulement besoin de quelques jours pour retrouver des pieds agiles. En outre il nous faut être en nombre afin de fouiller aussi bien le couvent que les ruines du château de Gilles de Bretagne qui communiquent certainement. Cela représente un très vaste espace à explorer pour débusquer la bête...

- Le capitaine Crenn ne demandera pas mieux que de vous aider, intervint Laura. Il est à Rennes en ce moment mais ne saurait tarder à rentrer.

- Un Bleu ? grogna La Fougeraye l'oil oblique.

- Un ami et un homme d'honneur ! corrigea fermement Laura.

- Soit ! soupira Jaouen. On l'attendra ! Comme vous le dites, nous n'en sommes plus à quelques jours près...

C'étaient les paroles de la sagesse. Néanmoins, Laura les acceptait par devoir plus que par conviction. Depuis un moment, elle avait l'impression qu'une ombre maléfique s'introduisait sournoisement dans sa maison et, n'eût-elle écouté que son impulsion profonde, elle eût suivi Jaouen avec ardeur sans attendre qui que ce soit parce qu'il allait falloir vivre en compagnie d'un doute insupportable...

Avant de se coucher - mais parviendrait-elle à dormir ? - elle entra dans la chambre d'Elisabeth comme elle le faisait chaque soir. Après ce qu'elle venait d'entendre, un élan plus affectueux encore que d'habitude la poussait vers celle qui était désormais " son " enfant pour y trouver un peu de réconfort. Et tout de suite elle se sentit mieux tant le spectacle était délicieux. Roulée en boule comme un chaton, la fillette dormait dans l'épar-pillement de ses boucles blondes et dans la longue chemise de nuit qui lui donnaient l'air d'un angelot. D'une main elle tenait sa poupée contre sa joue mais le pouce de l'autre s'était échappé de la petite bouche entrouverte. Au risque de la réveiller, Laura ne résista pas à l'envie de poser un baiser léger sur sa frimousse rosé qui se mit à sourire. Puis d'un geste doux elle ramena le drap et la couverture que les petons impatients avaient rejetés. Son cour débordait d'amour pour ce mignon lutin qui lui rendait sa petite Céline. C'était un vrai cadeau du Ciel et à chaque aurore qui se levait Laura l'en remerciait de tout son cour. Sa vie avait un sens à présent... Aussi le moindre orage à l'horizon de son ciel si bleu devenait-il son ennemi personnel. Or quelque chose lui disait que si Pontallec était encore en vie, il pouvait représenter un problème un jour ou l'autre. Seulement, la différence avec autrefois, c'était elle qui l'incarnait. Elle n'était plus cette Anne-Laure timide réduite à l'état d'esclave soumise aux caprices du maître, heureuse d'une caresse, désespérée par une simple raillerie.. Si Pontallec tentait de l'approcher, elle saurait se battre....

En attendant une autre sorte de tempête s'approchait de la maison.

Comme il en était convenu, Jaouen, dès le matin, emmenait un La Fougeraye emballé comme un oignon en hiver par les soins de Lalie, à destination de son domaine où ses gens, prévenus depuis longtemps de son séjour forcé chez les demoiselles de Villeneux, n'avaient cessé de tenir toutes choses en l'état... Les deux hommes n'étaient pas partis depuis une heure que les échos de la maison répercutaient une sorte de tocsin frénétique sonné par la cloche du portail, suivi des éclats d'une voix aigre et surexcitée : la tendre Léonie à la recherche de celui qu'elle considérait sans doute comme son bien. Après avoir parlementé - si l'on peut dire ! -avec le vieil Elias rendu muet d'émotion, la demoiselle embouqua la porte de la grande salle puis celle du petit salon-bibliothèque où Lalie et Laura se tenaient volontiers, ne trouva personne, rebroussa chemin, envoya Elias sur l'un des sièges du vestibule d'une bourrade fort virile pour une ancienne élève des Dames ursulines et acheva son parcours tumultueux dans la cuisine où Laura beurrait une tartine pour Elisabeth tandis que Mathurine épluchait des légumes.

- Où est-il ? Où l'avez-vous mis ? rugit-elle sans s'encombrer de politesses superflues.

- Bonzour ! gazouilla la petite, enchantée de cette entrée fracassante en agitant sans se soucier des éclaboussures la cuillère plongée au préalable dans son bol de lait.

- On dit " Bonjour madame ", rectifia machinalement Laura en tendant à l'enfant la tranche de pain beurrée... ou plutôt mademoiselle. Puis-je savoir ce que vous venez réclamer ici ? ajouta-t-elle.

Mais le torrent revendicateur était pour le moment détourné :

- Qu'est-ce que c'est ? fit Léonie en dirigeant un doigt accusateur vers Elisabeth derrière laquelle Laura se porta aussitôt.

- C'est, fit-elle avec hauteur, ma fille Elisabeth...

- Avec qui l'avez-vous eue ?

- Je ne crois pas que cela vous regarde mais comme vous ne me semblez pas dans votre bon sens, je consens à vous dire que je l'ai adoptée. Maintenant, si vous le voulez bien nous poursuivrons ailleurs un entretien, bref je l'espère, et qui ne saurait convenir à d'aussi petites oreilles ! Suivez-moi !

Impressionnée par l'autorité du ton, Léonie de Villeneux la suivit sans protester jusqu'à la grande salle où Laura lui indiqua un siège près du feu.

- A présent, dit-elle avec un grand calme apparent, veuillez m'apprendre ce qui motive cette intrusion et ce que vous réclamez de moi ?

- Comme si vous ne le saviez pas ? ricana l'autre. Je parle de Bran de la Fougeraye.

- La Fougeraye ? Mais je le croyais chez vous ?

- Il n'y est plus et comme il n'est pas davantage chez lui, il faut donc qu'il soit ici. Et moi je viens chercher mon fiancé...

Le sourire de Laura fut un chef-d'ouvre de surprise hypocrite :

- Fiancé ? Mais quelle bonne nouvelle ! Elle rend plus surprenante encore votre recherche dans cette maison. Je ne vois pas ce que votre " promis " viendrait y faire, Je vous rappelle que je me suis absentée longtemps. Mais au fait, sa santé est-elle meilleure ? Aurait-il recouvré la mémoire ? Je serais la première à m'en réjouir car c'est un esprit de qualité et je vous fais bien mon compliment !

- Je n'ai que faire de vos compliments ! Je sais qu'il est ici ! Je le sens...

Laura ne reconnaissait plus la pusillanime et rougissante demoiselle de Plancoët. Elle avait devant elle une femme résolue, habitée par une flamme à la limite du délire sans doute mais qui la rendait presque belle. La sagesse commandait peut-être de ne pas la pousser à bout ?...

- Eh bien, soupira-t-elle en haussant les épaules, cherchez vous-même si c'est le seul moyen de vous convaincre !

- C'est bien ce que j'ai l'intention de faire, avec ou sans votre permission...

Et pour mieux appuyer sa détermination, elle sortit un pistolet des plis de sa robe et le braqua sur Laura :

- Marchez devant ! Je vous suis !

Sous la menace de l'arme, Laura guida son étrange visiteuse à travers les divers étages de la maison sous l'oil effaré des quelques serviteurs que, très calme, elle apaisait d'un mot ou d'un geste. On alla ainsi jusqu'au grenier où le moindre coin d'ombre fut inspecté, puis l'on redescendit.

- Vous avez vraiment besoin de cet outil ? fit Laura agacée par le côté mélodramatique de la situation. Je n'ai pas l'intention de vous cacher quoi que ce soit...

- C'est moins pour vous que pour lui afin de l'obliger à sortir d'ici et à me suivre...

- Pensez-vous vraiment que ce soit la meilleure façon d'aimer ? Personnellement j'en doute...

- Ça me regarde ! Nous allons aux caves à présent ! Prenez une lanterne !

Sans plus discuter, Laura s'exécuta en se rendant à la cuisine où Mathurine et Bina qui s'occupait d'Elisabeth eurent le même mouvement de recul mais, alors que l'effroi se lisait sur le visage de la gouvernante, ce fut la colère qui marqua celui de la cuisinière. Elle tendit le bras, saisit une poêle avec l'intention visible de s'en servir :

- Restez tranquille, Mathurine ! Mademoiselle veut seulement s'assurer que M. de la Fougeraye n'est pas ici...

- Qu'est-ce qu'il y ferait ? gronda celle-ci. Je le croyais chez cette dame ?

- Nous aussi, Mathurine, nous aussi mais on dirait qu'il n'y est plus. Donnez-moi une lanterne, nous allons aux caves !

Sans lâcher sa poêle, Mathurine se plia en deux, secouée par un fou rire qui fit à Laura l'effet d'une lotion rafraîchissante, mais s'arrêta net :

- J'y vais aussi, moi !

Calant son ustensile sous son bras, elle alluma une lanterne qu'elle tendit à Laura puis reprit sa poêle d'une main solide :

- Tant qu'à être ridicule, marmotta-t-elle, soyons-le jusqu'au bout !

Mais Léonie était insensible à ce genre d'argument et le petit cortège descendit aux caves où, bien entendu, l'on ne trouva rien en dehors de quelques bouteilles pleines, d'un grand nombre de bouteilles vides et d'une collection de toiles d'araignées.

- Lorsque nous avons des invités, remarqua Laura, il est très inhabituel de les loger ici...

Elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver de la compassion pour cette femme. Elle devait être affreusement malheureuse et l'on pouvait même se demander si la douleur ne lui dérangeait pas l'esprit. Tout à coup ses nerfs lâchèrent, elle éclata en sanglots, remonta l'escalier en hâte après avoir jeté avec fureur l'arme inutile derrière elle. Laura la ramassa et s'élança à sa suite, mais quand elle atteignit le vestibule, la porte était grande ouverte sur la rue et un violent courant d'air faisait frémir les tapisseries des murs. Posant le pistolet sur un coffre, elle se précipita dehors. C'était l'heure de pleine activité et, plusieurs personnes la saluant, elle dut répondre, persuadée que sa singulière visiteuse aurait disparu. Pourtant, elle l'aperçut encore : arrêtée près du chevet de la cathédrale voisine, elle causait avec une femme dont Laura ne vit que la coiffe et le capuchon noir. Elle voulut aller vers elles mais Mlle de Villeneux la vit et, avec un air furieux, entraîna sa compagne. Elles se perdirent dans la rue étroite, protégées par une charrette de bois qui s'efforçait de faire demi-tour. Laura rentra chez elle pensive...

Jaouen reparut le lendemain, satisfait de l'accueil réservé à La Fougeraye par les gens de sa maison. En dépit de son caractère abrupt, on l'aimait et chacun chez lui plaignait son malheur. Quand il vint, peu après, faire sa visite de remerciement à ses amies, il était en tous points semblable à ce qu'il était autrefois. Laura nota même, avec amusement, qu'il semblait nourrir pour Lalie une vive admiration témoignant peut-être d'un penchant...

Quelques jours après la Chandeleur, Laura reprit son projet pour Komer et se rendit à Dinan où elle n'eut aucune peine à trouver le maître d'ouvre Le Bihan. C'était un homme déjà âgé mais toujours fort actif et elle se mit d'accord avec lui dès l'instant où elle accepta de montrer quelque patience. Il travaillait en ce moment à l'hôtel du maire de la ville et ne manquait pas de commandes mais, éprouvant un faible pour les bâtiments médiévaux, il se déclara enchanté de restaurer le petit château en Brocéliande et promit de s'y rendre dès le début du mois d'avril.

- Nous irons ensemble, conclut Laura ravie. Vous n'aurez qu'à me faire tenir un message quand vous serez prêt...

En rentrant à Saint-Malo, elle était vraiment heureuse. La perspective de revivre auprès de l'étang de la fée Viviane, d'y emmener Lalie et surtout Elisabeth l'emplissait d'une joie quasi enfantine. La petite allait apprendre toutes les belles histoires de la forêt magique dont les vieux Le Calvez, ses gardiens, conservaient si pieusement les souvenirs. Ils savaient les mélanger aux plus anciennes traditions chrétiennes avec un art confondant, inoubliable.. Durant le retour, Laura voguait sur un joli nuage rosé...

La reprise de contact avec le granit de la ville corsaire en fut d'autant plus rude. Une atmosphère de drame régnait dans la maison Laudren. Effondrée sur une marche de l'escalier, Bina pleurait toutes les larmes de son corps, la tête enfouie dans ses bras et dans sa robe, sourde aux questions angoissées de sa mère. Auprès d'elle, Lalie très droite mais les yeux vides offrait l'image d'une statue de la douleur. L'entrée de Laura la ranima et elle vint à elle très vite pour l'étreindre afin d'adoucir de son mieux le choc de la nouvelle : Elisabeth avait disparu.

C'était jour de marché et, comme il faisait beau, Mathurine et Bina avaient emmené la petite fille qui adorait ce genre d'expédition parce qu'elle y rencontrait toujours un vif succès : c'était à qui lui offrirait une pomme, un petit morceau de pâté, une friandise ou même une fleur quand il y en avait. Elle était si mignonne, son sourire en fossettes tellement irrésistible que, en dépit de son origine incertaine paysans et petits commerçants en raffolaient.

On était à la poissonnerie où Mathurine marchandait un superbe turbot tandis que chez un mareyeur, Elisabeth, près de Bina, apprenait à déguster une huître que le marchand venait d'ouvrir pour elle quand une bagarre éclata un peu plus loin, à laquelle tout le monde s'intéressa aussitôt : plusieurs hommes en étaient venus aux mains pour une raison obscure. Cela ne dura pas longtemps mais quand l'attention de Bina et du marchand revint au panier d'huîtres, Elisabeth n'était plus là. On la chercha, bien sûr, on l'appela. Affolées, Mathurine et sa fille fouillèrent tout le marché. Sans succès : personne n'avait rien vu...

- Bon Dieu ! jura Jaouen. Vous étiez deux et vous n'avez pas été capables de surveiller une petite haute comme trois pommes ? Je vais chercher, moi, et je vous jure bien, que s'il y a quelque chose à savoir je le saurai. Faites prévenir le capitaine Crenn, madame Laura ! Il faut fouiller la ville des ruisseaux aux chemins de ronde !

- Je vais avec vous !

Il hésita mais devant sa figure convulsée de chagrin, il comprit que s'il lui fallait rester à tourner en rond, elle souffrirait encore davantage. Alors sans un mot il la prit par le bras.

- Je vais prévenir Crenn ! lança Lalie.

Pendant des heures, vite rejoints par les gendarmes, on chercha, on interrogea sans parvenir à relever la moindre trace de la petite silhouette emmitouflée de velours bleu garni de fourrure blanche, si familière cependant... Personne n'avait rien vu, rien entendu.

Quand le soir tomba, on en était au même point et Laura touchait le fond du désespoir parce que cette totale disparition lui disait que la fillette avait été enlevée et qu'il ne s'agissait pas d'une de ces fugues dont beaucoup d'enfants d'un naturel aventurier se rendent coupables. Cela se terminait en général au bout de quelques heures par des larmes de joie et une solide fessée, mais là... En dépit de sa nature optimiste, Crenn lui-même qui connaissait chaque recoin de la ville et les avait fouillés avec ses hommes, visitant l'arme au poing les repaires inquiétants que l'on trouve dans tous les ports, ne cachait pas son anxiété... ni Jaouen ses soupçons :

- Cette vieille folle qui réclamait M. de la Fougeraye à cor et à cri pourrait bien être là-dessous. Ça doit être facile de cacher sous une grande mante une si petite fille et de l'emmener !

- Pas Elisabeth ! protesta Bina entre deux sanglots. Elle ne suivrait pas quelqu'un qu'elle ne connaît pas et si elle avait crié nous l'aurions entendue...

- Au milieu du vacarme de la poissonnerie et quand il y a une bagarre ? Pas sûr ! fit Crenn som-brement. Jaouen a raison : nous ne devons pas négliger la moindre piste et si demain matin Elisabeth n'est pas retrouvée, j'irai à Plancoët prendre langue avec ceux de là-bas et nous rendrons visite à ces demoiselles de Villeneux.

- Jamais Mlle Louise ne se prêterait à une si mauvaise action, soupira Laura. Elle ne permettrait pas à sa sour de s'en rendre coupable.

- L'autre peut avoir agi seule...

- Sans complicité, ce me semble difficile, dit le capitaine.

Ce qui rappela à Laura de la femme avec qui Léonie s'entretenait l'autre jour de façon si animée près du chevet de la cathédrale. Elle avait alors eu l'impression fugitive de l'avoir déjà vue, bien que son visage ne lui eût pas été révélé. Cela tenait à la tournure et elle n'y avait pas pensé longtemps, mais à présent son esprit y revenait. Sans pour autant trouver davantage la solution. Cependant, quand elle raconta ce qu'elle avait vu, cela lui valut une avalanche de questions posées par un Jaouen que la disparition de la bambine changeait en limier furieux.

- Cessez de me tourmenter ! cria-t-elle enfin. Croyez-vous que j'aie le moindre intérêt à cacher quelque chose ?

- Pardonnez-moi ! J'essaie seulement d'aider votre mémoire. Il suffit parfois d'un détail pour que le souvenir se précise...

- Tu ferais un bon policier, constata le capitaine mi-figue mi-raisin, mais ce n'est pas Mme de Laudren qu'il faut passer à la question. C'est cette Léonie et dès l'aube nous irons la voir... mais, pour cette nuit, mes hommes vont continuer leurs recherches. Le maire m'a donné carte blanche.

- Qu'il en soit remercié ! dit Lalie en attirant Laura à elle. Il faut vous reposer un peu, mon enfant. Nous avons peut-être devant nous une longue attente et vous vous devez de ménager vos forces.

- Vous voulez que je remonte dans ma chambre ? Pour quoi faire, grands dieux ? Y tourner en rond pendant des heures et des heures ? Je préfère rester ici. Croyez-moi, je me reposerai aussi bien dans un fauteuil près du feu...

- Comme vous voudrez ! Nous resterons ensemble. Moi non plus je ne pourrais pas tenir chez moi...

La nuit fut d'une longueur éprouvante. Les quatre femmes de la maison la passèrent tout entière dans la grande salle, priant ou rêvant, l'oreille tendue au moindre bruit. Pour sa part, Laura était incapable de l'un comme de l'autre : elle essayait de suivre en esprit la progression des hommes à la recherche de son petit trésor. Elle s'efforçait de ne pas imaginer où était l'enfant ni ce qu'elle vivait peut-être à cet instant. En admettant qu'elle soit encore vivante... Et son angoisse, l'envie de hurler qui la prenait parfois comme si elle était une louve, lui faisait mesurer la profondeur de son amour.. Si Elisabeth ne lui était pas rendue saine et sauve, sa vie s'arrêterait à ce moment. Et cette fois, aucun Jean de Batz ne viendrait l'empêcher d'en finir...

Le jour levé, le capitaine Crenn vint s'assurer qu'aucune nouvelle n'était arrivée à la maison II venait aussi saluer les dames avant son départ et leur faire part d'une idée qui lui était venue :

- Nous allons chercher M. de la Fougeraye. Si sa soi-disant fiancée est pour quelque chose dans ce drame, il nous sera d'une extrême utilité.

- Si quelqu'un peut faire entendre raison à Léonie de Villeneux c'est bien lui, appuya Jaouen. Et moi aussi je vais avec vous.

- Je préfère que tu restes. Laisser cette maison sans gardien ne me convient pas.

- Mets-y un ou deux de tes hommes ! Ils seront bien soignés et moi je veux aller là-bas. Elisabeth me connaît et m'aime bien je crois. Une meute d'uniformes lui ferait sans doute peur.

- Soit alors ! On fait comme ça.

Deux gendarmes furent détachés et prirent leurs quartiers dans la cuisine de Mathurine avec un plaisir évident. Il y flottait toujours quelque odeur délicieuse et, amateurs du coin du feu comme tout un chacun, ils y seraient mieux qu'à courir les chemins... Quelques instants plus tard, le pas des chevaux décrut dans la rue qui retrouva son calme.

La lettre arriva deux heures environ après leur départ...

Lalie, en traversant la cour pour se rendre dans les bureaux, la trouva sur les pavés près du portail sous lequel on avait dû la glisser. Ecrite sur du papier ordinaire d'une grosse écriture maladroite mais d'un style efficace, elle était adressée à Laura et ne contenait que peu de mots mais combien terrifiants :

" Si vous voulez revoir votre fille vivante, soyez demain soir à l'auberge du Guildo. Seule (le mot était souligné deux fois). Si vous alertiez qui que ce soit vous ne retrouveriez qu'un cadavre... "

La jeune femme accusa le coup et devint livide, sans éprouver autrement de surprise : elle s'attendait plus ou moins inconsciemment à quelque chose de ce genre. Cette lettre infâme offrait au moins l'avantage de mettre fin à un doute insupportable... Elle tendit le billet à Lalie, la laissa lire puis déclara, soudain très calme :

- Je partirai demain avec le cabriolet. Il est facile à conduire et je connais bien les chemins...

- Laura, Laura ! s'écria la comtesse alarmée, vous allez vous jeter dans la gueule du loup de façon délibérée ! Cet homme - car je suppose qu'il s'agit de votre époux ? - veut votre vie, j'en jurerais !

- Très certainement, mais je n'ai jamais dit que j'allais la lui offrir sur un plateau. J'irai à ce rendez-vous parce que c'est le seul moyen de sauver Elisabeth mais ce billet ne me défend pas de venir armée et soyez sûre que je le serai... et que je tirerai la première.

- Que pensez-vous faire ?

- Oh, c'est très simple : abattre ce fils de Satan dès que je serai en sa présence car je sais bien que ce sera lui ou moi et je n'ai pas la moindre intention de parlementer.

Sans rien ajouter, elle monta dans la pièce où son père jadis gardait ses armes, des armes que l'on n'avait jamais cessé d'entretenir. Il y avait des fusils, des pistolets, des épées, des sabres et des poignards. Elle choisit, parmi ces derniers, une fine lame forgée à Tolède, protégée par un fourreau de cuir noir que l'on pouvait attacher à la ceinture. Puis une paire de pistolets avec lesquels sa mère tirait parfois dans le jardin de la Laudrenais pour ne pas perdre la main et s'assurer de la permanence de son coup d'oil. Marie-Pierre savait bien qu'à la tête d'une entreprise aussi lourde que la sienne, une femme pouvait avoir besoin de se défendre. Laura elle aussi savait utiliser un pistolet, mais c'était à Batz qu'elle devait cette science assez neuve. Avec une froide détermination, elle vérifia les armes, de magnifiques pistolets de duel qui lui semblaient appropriés à la circonstance puisque c'était bien d'un duel qu'il s'agissait, les nettoya puis les chargea soigneusement avant de les emporter avec une poire à poudre et des balles.

Le reste de la journée, elle l'employa à mettre de l'ordre dans ses affaires et à rédiger son testament qu'elle fit contresigner par ses vieux valets, Elias et Guénolé, puis porter chez le notaire. Enfin, elle s'accorda une longue méditation afin de se mettre aussi en ordre avec Dieu. Elle préférait lui parler seule à seul, sans le secours d'un prêtre qui, sans doute, eût refusé l'absolution à une femme à ce point décidée à tuer. Même si c'était pour sauver sa propre vie. Enfin elle écrivit plusieurs lettres à n'ouvrir ou à n'envoyer qu'au cas où elle ne reviendrait pas puis, apaisée, elle s'accorda quelques heures de repos. Il y avait beau temps que la mort ne lui faisait plus peur mais elle voulait tout de même être en pleine possession de ses moyens pour ce qui l'attendait.

Au matin elle fit une toilette soigneuse, s'habilla simplement comme presque chaque jour, d'une robe de fin drap gris liséré de velours noir, avec une guimpe de batiste blanche froncée autour du cou sur un mince ruban, mit des bottes courtes solides comme les gants de cuir qu'elle prit, s'enveloppa de la traditionnelle mante à capuchon et descendit enfin pour prendre un petit déjeuner avant de rejoindre la voiture que Gildas avait dû atteler. Les deux pistolets étaient dans les poches profondes de sa robe et, comme elle l'avait vu souvent faire à Batz, le stylet était glissé dans une de ses bottes. Ainsi équipée, elle embrassa Mathurine et Bina qui ne cachaient pas leur émotion, mais ne vit pas paraître Lalie et en éprouva de la peine. Son amie, elle le savait, avait horreur des adieux mais Laura aurait aimé, ce jour-là, pouvoir au moins l'embrasser.

- Elle est sortie de bonne heure, expliqua Mathurine.

- Sans doute avait-elle ses raisons, répondit la jeune femme.

Les raisons, elle croyait bien les deviner : Lalie devait être en train de prier ou d'entendre la messe dans quelque chapelle mais ce fut, après avoir franchi la porte Saint-Vincent et à l'entrée de la chaussée du Sillon que Laura eut l'explication d'une incompréhensible absence quand elle se vit arrêtée par une paysanne qui se mit carrément au milieu de la route.

- Une place pour moi, ma petite dame ? J'ai idée que nous allons dans la même direction...

- Lalie ! s'exclama Laura. Que faites-vous là ?

- Vous voyez : je vous attendais.

Elle se hissa dans la voiture avec une aisance qui faisait grand honneur à ses articulations, s'assit près de son amie et soupira :

- Voilà qui est mieux ! Il y a du vent ce matin et il est plutôt frais...

- Lalie ! reprocha Laura, heureuse malgré tout de cette preuve d'affection. Vous savez bien que je dois aller toute seule ?

- Aussi n'irai-je pas jusqu'au Guildo. Vous savez, durant votre longue absence j'ai eu le temps de visiter la région et je la connais comme ma poche. Vous me laisserez sur la lande, au hameau de Trégon. Ensuite j'irai à pied et sur place je m'efforcerai de ne pas me montrer. Qui donc d'ailleurs porterait attention à une vieille paysanne ? Allez, marchez ! Nous n'allons pas rester plantées là toute la journée.

Puis, comme Laura ne se décidait toujours pas à repartir, elle ajouta doucement :

- Vous ne me ferez pas changer d'avis. Vous deviez bien vous douter que je ne vous laisserais jamais aller seule dans ce piège ? ajouta-t-elle en s'enveloppant plus étroitement dans son châle et en se carrant au fond de la voiture après avoir calé son panier entre ses jambes.

Laura fit partir son cheval d'un claquement de langue :

- Qu'adviendra-t-il de la maison si nous disparaissons toutes les deux ?

- Il y aura toujours Jaouen et il en sait déjà beaucoup. Et si Elisabeth peut être sauvée à ce prix nous n'aurons vécu en vain ni l'une ni l'autre. Et puis nous ne sommes pas encore mortes. Je ne me suis pas embarquée sans biscuits, ajouta-t-elle en fouillant dans son panier pour faire apparaître les crosses de deux pistolets sous un lit de pommes. J'espère que vous en avez aussi ?

- Dans ma jupe...

- Alors tout est bien.

Le temps était gris mais doux. Le printemps n'était plus très loin. Cela se sentait à l'odeur de la campagne que l'on devinait gonflée de bourgeonnements et de sève toute neuve. Passé le bac, le cheval trotta allègrement. Laura pensa qu'en d'autres circonstances, ce petit voyage eût été agréable mais la pensée d'Elisabeth était là, torturante. Dieu sait ce que pouvait faire un bandit comme Pontallec ! Même à une fillette de trois ans. Le petit ange avait peut-être peur, froid, faim, et cette idée était intolérable... Pour y échapper Laura demanda :

- Pourquoi avoir choisi ce détour pour m'accompagner ? Vous auriez aussi bien pu partir avec moi.

- Il fallait que vous partiez seule au cas où la maison serait surveillée.

- C'est juste.

La main de Laura alla chercher celle de sa vieille amie et la serra :

- C'est bon de vous avoir avec moi, dit-elle émue. Car je peux bien vous l'avouer : je suis morte de peur. Celui qui tient ma petite n'a rien d'humain...

- C'est trop naturel, mon enfant. Aurez-vous la force d'aller jusqu'au bout ?

- Oh oui ! L'amour que je porte à ma petite fille me soutiendra. Et aussi ma haine de ce démon.

- Ne vous laissez pas aveugler par elle. Dieu aidera toujours plus volontiers l'amour...

- J'essaierai de m'en souvenir...

Sur la route de Trégon, près d'une croix de chemins, les deux femmes se séparèrent. Lalie sauta à terre, assura son panier à son bras et, avec un geste de la main, se mit en marche tandis que le cabriolet s'éloignait à vitesse très modérée. Laura ne voulait pas arriver trop tôt ni mettre une trop grande distance entre elle et son amie. Aussi la nuit tombait-elle quand elle entra dans la cour de l'auberge qu'elle connaissait déjà. Fangou, le patron, l'y rejoignit et, sans un mot, se mit à dételer le cheval pour le mener à l'écurie. Il n'avait même pas répondu au " bonsoir " de la voyageuse. Il paraissait plus laid et plus sombre encore qu'à leur dernier revoir, ressemblant plus que jamais à un grand singe avec ses bras trop longs.

Le laissant à son ouvrage, Laura pénétra dans la salle. Le feu y flambait sous la marmite dont les bouillonnements internes soulevaient de temps en temps le couvercle pour laisser échapper un odorant fumet. Laura crut d'abord qu'il n'y avait personne, mais quand ses yeux s'accoutumèrent ils lui montrèrent, assis sur la pierre de l'âtre, un vieux paysan, si vieux et si rabougri qu'il faisait penser à un sac de pommes de terre abandonné. Quand il se retourna, Laura vit qu'il tenait dans la main un bol fumant qu'il se hâta de vider en jetant des coups d'oil méfiants vers la nouvelle venue.

- La patronne n'est pas là ? demanda celle-ci en s'approchant du feu pour lui tendre ses mains, froides en dépit des gants épais. Le vieillard fit non de la tête puis se leva pour prélever à la marmite une nouvelle ration de ce qui devait être de la soupe aux choux.

- Si v's'en voulez, prenez un bol là-bas, dans l'vaissellier ! se décida-t-il enfin à articuler.

- Je préférerais que quelqu'un vienne me servir.

- Pourriez bien attendre longtemps !

Après tout elle avait froid, faim, et la soupe sentait bon. Elle fit ce qu'on lui conseillait, prit un bol que le vieux lui remplit obligeamment et s'assit sur un banc près de la cheminée. Il la regardait d'un air bizarre, ouvrit la bouche pour dire quelque chose, se ravisa, jeta autour de lui des regards anxieux puis se décida :

- Qu'est-ce que vous v'nez chercher ici à c't'heure ?

- C'est mon affaire, dit Laura en tempérant sa réponse d'un sourire.

La voix du vieux baissa de plusieurs tons pour atteindre le murmure :

- Elles disent toutes ça ! Mais c'est point un endroit pour une belle fille comme vous... Ça leur vaut rien ! On les retrouve mortes...

Laura allait lui demander de s'expliquer quand l'aubergiste rentra et le vieux parut se ratatiner encore plus. Tangou l'interpella sans ménagement :

- T'es encore là toi ? Dehors ! Et plus vite que ça !

- Laissez-le au moins finir sa soupe ! plaida Laura.

- Si j'ie laisse, c'est toute la marmite qui y passera ! Dépêche !

Le vieux se déplia à nouveau, posa son bol qu'il avait fini d'une seule lampée et trottina vers les ombres de la porte.

- Je me suis servie ! dit Laura.

Tangou jeta un coup d'oil à la grande horloge :

- Vous avez bien fait. J'vais vous donner aussi du pain, du lard et du cidre. Vous avez encore une bonne heure devant vous...

- Pourquoi une heure ?

- La marée, pardi !

Laura sentit un frisson désagréable courir le long de son dos. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Allait-on l'embarquer pour l'emmener le Diable seul savait où ? En ce cas, Lalie ne pourrait rien pour elle. En général elle portait peu d'attention aux marées et eût été bien incapable de dire quand elles étaient pleines ou basses. Ce ne pouvait être que la marée haute et son cour se serra. Coupée de la terre, elle serait perdue et sa petite Elisabeth avec elle sans doute... Du coup, elle n'eut plus faim et repoussa son écuelle à demi pleine dont l'homme remit tranquillement le reste dans la marmite. Pour meubler un silence qu'elle jugeait pesant, elle demanda :

- Gaïd, votre femme, n'est pas là ?

- Vous vous souvenez de son nom ?

- Elle est assez belle pour qu'on ne l'oublie pas facilement.

- Vous la verrez tout à l'heure !

Il s'enfonça dans les profondeurs de la salle pour bien montrer qu'il n'avait pas envie de poursuivre le dialogue. Instinctivement, Laura glissa une main dans sa poche pour toucher le rassurant pistolet. Il était toujours là mais ses doigts rencontrèrent autre chose qu'elle ne se souvenait pas d'y avoir mis : les grains de buis d'un chapelet qu'elle devait sans doute à la sollicitude de Mathurine. Elle le sortit, en baisa la petite croix d'argent, l'enroula autour de son poignet et, curieusement, se sentit un peu réconfortée. A voix basse, elle égrena quelques Ave Maria, un Pater Noster... S'adresser à la Vierge Mère était sans doute la seule chose qu'il lui restât à faire..

Le temps se traînait, interminable... Enfin Tangou reparut, armé d'une lanterne et d'un fusil.

- C'est l'heure ! fit-il.

Laura se leva, s'enveloppa de nouveau dans sa mante, enfila ses gants.

- Mettez le capuchon, dit l'aubergiste. Fait humide cette nuit !

Cette sollicitude inattendue venait certainement du désir de la rendre aussi invisible que possible puisque l'on ne pourrait voir ni son visage ni ses cheveux clairs... Elle obéit cependant mais sa main droite glissa de nouveau vers sa poche.

On sortit. La lune a son premier quartier permettait de se diriger sans trop de peine et Laura fut soulagée en constatant que la marée était basse. Au moins, elle n'avait pas à craindre un embarquement. Derrière son guide qui n'avait pas encore allumé sa lanterne, elle descendit le chemin menant au gué de Notre-Dame du Guildo mais, au lieu de traverser, on continua sur le même côté, découvrant bientôt le large estuaire du petit fleuve qu'était l'Arguenon, sur lequel un trait de blancheur reflétait les rayons lunaires. Ensuite, on abandonna le chemin qui faisait un coude vers l'intérieur des terres pour descendre une petite grève et un amoncellement de rochers. Et Laura comprit pourquoi l'on avait attendu que baisse le flot : à cet endroit il y avait les ruines d'un château fort dont deux tours étaient encore debout. A marée haute il devait être impossible de les atteindre. Cependant, le chemin que l'on venait de quitter devait passer sur les arrières du château. Elle demanda :

- Si c'est là que nous allons, est-il bien nécessaire de se mouiller les pieds ? L'entrée principale doit être de l'autre côté ?

- Elle est impraticable. Mais vous avez vraiment besoin d'savoir tout ça ?

- J'ai toujours été curieuse de nature, fit-elle, heureuse de constater que sa voix restait ferme, désinvolte.

Les rochers et les éboulis donnaient, dans cette obscurité, l'impression d'être infranchissables, pourtant Laura découvrit qu'un passage étroit permettait d'atteindre le pied des tours dont l'une était plus qu'à moitié écroulée. On contourna l'autre, cachée par des broussailles que Tangou écarta, un passage apparut dans lequel on s'engagea. Il débouchait dans ce qui avait dû être la cour d'honneur, à présent réduite au tiers par les bâtiments effondrés mais, adossé à la tour presque entière un morceau, de l'ancien logis seigneurial surgit de la nuit. Il n'avait plus ni pignons ni gables et un seul étage subsistait. Et encore, en mauvais état ! Une accolade de pierre marquait l'entrée avec, au-delà, un départ d'escalier à vis et une porte basse. Ce fut celle-ci que l'on franchit et Laura se trouva au seuil d'une salle aux fenêtres à demi obstruées dont le centre était occupé par un brasero en fer couronné de courtes flammes, un fauteuil à oreilles et une table sur laquelle il y avait une bouteille et des verres. Dans le fauteuil se trouvait un homme à demi couché, une jambe posée sur l'un des accoudoirs. Il fumait l'un de ces rouleaux de tabac que l'on appelait cigares et dont l'usage était peu répandu. Et Laura sut que la haine de La Fougeraye s'était montrée clairvoyante et qu'en dépit du masque de cuir noir cachant les trois quarts du visage, elle avait devant elle celui qui était encore, hélas, son époux devant Dieu.

Si des mèches blanches striaient ses cheveux noirs, la silhouette était toujours aussi élégante... aussi semblable à celle de Batz que la jeune femme sentit les larmes lui monter aux yeux.

Mais ce n'était pas le moment de se laisser aller à une émotion quelconque. Forte de la résolution une fois prise, elle glissait une main dans les plis de sa robe quand la voix nonchalante et froide demanda :

- Tu l'as fouillée ?

- Non, mais...

En homme conscient d'avoir manqué à ses devoirs, l'aubergiste se ruait sur Laura qu'il immobilisa instantanément. Elle n'eut pas le temps de tirer son arme. Il s'en était emparé et non sans brutalité palpait tout le corps de la jeune femme. Le second pistolet apparut presque aussitôt et Tangou vint les déposer sur la table.

- Eh bien, vous avez fait des progrès, ma chère. Vous retrouver armée comme un navire de guerre est une nouveauté.

- Josse, dit Laura, je suis venue chercher ma fille. Où est-elle ?

- Ainsi vous m'avez reconnu ? J'ai pourtant beaucoup changé.

- Je savais que j'aurais affaire à vous. La haine d'un autre vous avait déjà reconnu il y a quatre ans. A présent je veux ma fille !

- Doucement s'il vous plaît ! Rien ne presse et nous avons à parler.

- Moi je n'ai rien à vous dire.

- Oh que si ! Et d'abord, j'aimerais savoir qui est le père de cette charmante enfant. J'en ai le droit. Vous êtes toujours mon épouse et je veux savoir de quelle coucherie elle sort !

Le terme vulgaire fit frémir Laura mais elle savait Pontallec capable des pires grossièretés.

- Vous n'avez pas renoncé à fréquenter les portefaix, dirait-on ? fit-elle avec mépris. Mais vous pouvez rengainer votre répugnant vocabulaire. Elisabeth est ma fille adoptive. Sa mère... était une amie chère à présent disparue.

- Vraiment ? En ce cas, vous ne verrez aucun inconvénient à me confier son nom ?

- Ni en ce cas ni en aucun autre. Elle était noble dame, une vraie, et je souillerais son nom s'il touchait vos oreilles et se retrouvait sur vos lèvres.

- Comme vous voudrez ! fit-il avec un haussement d'épaules dédaigneux. Je ne vous cache pas que cela m'ennuie un peu car si elle n'est pas de votre sang vous souffrirez moins... du sort que je lui réserve.

La bouche de Laura se sécha d'un seul coup tandis que son cour accélérait son rythme.

- Le sort que vous lui réservez ? Mais si je suis venue, c'est pour acheter sa liberté...

Elle l'entendit rire et, venant de derrière le masque si noir, ce rire avait quelque chose de démoniaque :

- Sa liberté ? Il n'en a jamais été question. Ma lettre disait " si vous voulez revoir votre fille ". J'entendais la revoir une dernière fois. Eh bien, vous la reverrez...

- Vous n'allez tout de même pas...

- La tuer ? Ce serait dommage. Et je lui réserve un destin moins funeste. Elle est mignonne cette petite et ou je me trompe fort ou elle le sera encore plus dans quelques années. Alors je la mettrai dans mon lit car elle sera élevée chez moi !

- Vous n'oseriez pas ?

- Pourquoi donc ? Ce sera même amusant, car je lui trouve une légère ressemblance avec cette pauvre Marie-Antoinette qui a eu le tort de me préférer d'autres amants... J'aurai un peu l'impression de goûter une revanche.

Le nom fit frémir Laura. Ce démon soupçonnerait-il la vérité ? Oh, c'était impossible du fond de ce repaire du bout de la terre ! Pourtant il pouvait entretenir des relations, une correspondance avec les princes réfugiés à Londres : le comte d'Artois et son fils.

- Et vous comptez l'élever chez vous ? Dans cette tanière ?

A nouveau le rire de tout à l'heure, en plus grinçant peut-être :

- Me connaissez-vous si mal ? J'aime mes aises et possède non loin d'ici une demeure agréable où je reçois de charmantes visites. Des visites qui n'auront plus lieu d'être quand l'enfant aura grandi. Il se peut même que je l'épouse. Puisqu'elle n'est pas de votre sang, aucune impossibilité à cela ! Cela pourrait même être amusant... à moins qu'elle ne devienne aussi agaçante que les autres, ajouta-t-il d'une voix aigre qui était celle d'un maniaque. Auquel cas elle aurait le même sort.

Laura se souvint de ce qu'avait dit le vieil homme de l'auberge au sujet de jolies femmes à qui l'endroit ne valait rien. Elle se força à un ton d'indifférence pour demander :

- Quel est ce sort ?

- On les retrouve noyées, les pauvres ! Le chagrin de m'avoir déplu je pense... Il est vrai qu'on les y aide un peu mais... mais vous allez pouvoir apprécier pleinement ma méthode. Car, bien entendu, vous ne quitterez jamais plus ce pays. Vivante tout au moins !

- Oh, j'y suis préparée. Je vous connais trop bien et j'étais toute prête à vous abandonner ma vie contre celle d'Elisabeth...

- Si j'en juge par ceci, dit Pontallec en s'emparant d'un des pistolets, vous pensiez surtout vous en prendre à la mienne ? Il faut avouer que vous faites preuve d'une remarquable résistance ! Vous échappez à tout, même aux pièges les mieux tendus. Pareillement vous avez échappé à la guillotine où j'espérais tant vous voir monter. Vous eussiez fait une belle victime. Pourtant vous avez préféré le rôle infâme de dénonciatrice en vous acoquinant avec Fouquier-Tinville.

- Qu'avez-vous fait d'autre ?

- Un moment ! J'avais dénoncé une certaine Laura Adams. Il n'était pas question de la marquise de Pontallec...

Aussi est-ce Laura Adams qui a parlé à l'accusateur public. Nous sommes quittes !

- Ah, vous trouvez ? Thermidor vous a sauvée, vous, mais moi j'ai dû fuir...

- En volant tout ce qui m'appartenait, en déménageant la Laudrenais ? J'ai fort bien reconnu ce fauteuil...

- Vous confondez ! Cela m'appartenait de droit. Votre mère était mon épouse...

- En aucun pays du monde l'assassin ne peut hériter de sa victime. En outre vous étiez bigame, donc votre mariage était entaché de nullité...

- Peste ! Comme vous voilà au fait des arguties notariales ! En ce cas vous avez dû faire votre testament ?

- En effet ! J'ai institué légataire universelle mon amie la comtesse de Sainte-Alferine...

Cette fois, ce fut une véritable crise de rire qui secoua le masque sans que Laura puisse deviner ce qu'elle avait dit de si drôle mais c'était un rire dément, celui d'un homme qui n'a plus son bon sens. Il s'acheva par un hoquet, puis Pontallec articula non sans peine :

- Vous êtes impayable !... Mais surtout mal adroite. Vous allez m'obliger à tuer cette vieille bique pour que les droits reviennent à votre fille. Il est vrai que je n'en crois rien. Quand on aime on ne fait pas de ces choses. Et vous l'aimez je suppose ?

- Si je disais le contraire, vous n'en croiriez rien.

- Eh bien voilà ! Voyez comme tout s'arrange ! A présent je vais tenir ma promesse et vous montrer votre fille. Gaïd ! cria-t-il. Amène la petite !

La belle aubergiste reparut, mais cette fois, elle tenait dans ses bras Elisabeth qui dormait la tête sur l'épaule de la femme. Avec douleur, Laura vit que le petit visage était pâle et portait des traces de larmes fraîches. L'enfant avait dû s'endormir à force de pleurer. Laura voulut s'élancer vers elle mais Pontallec pointa l'un des pistolets :

- Restez où vous êtes ! Votre seul droit est de la voir !

Gaïd cependant secouait la fillette pour la réveiller. Elle ouvrit des yeux embués, aperçut Laura et voulut tendre vers elle ses bras menus :

- Maman ! Maman !...

Puis elle se tordit dans ceux de la femme qui demanda :

- Je la laisse aller ?

- Il n'en est pas question ! Elle l'a assez vue maintenant ! Tu peux l'emmener...

Elisabeth à présent criait, pleurait, appelant sa mère d'une petite voix douloureuse qui fendit le cour de celle-ci.

- Vous êtes une femme, s'écria-t-elle avec colère, et vous obéissez aux ordres de ce monstre ?

- Il est mon maître ! dit la femme d'un ton de défi.

- Et celui qui est derrière moi, votre mari, entend cela tranquillement ?

- Elle n'a pas été fichue de me donner d'enfant. Alors qu'elle couche avec M. le marquis ne me dérange pas puisque ça me rapporte. J'I'aime bien moi aussi, M. le marquis !

- Je veux bien le croire. Vous êtes faits pour vous entendre !... Laissez-moi au moins l'embrasser ! pria-t-elle, saisie d'un désir si poignant qu'il lui fit baisser sa garde.

- J'ai dit qu'on l'emmène ! rugit Pontallec, chassant Gaïd de la voix et du geste.

La femme s'en alla, emportant l'enfant qui hurlait à présent, saisie d'une véritable crise de désespoir.

- Cela va lui passer, fit benoîtement Pontallec. A vous ma chère ! Je suis ravi de vous avoir revue car en vérité vous êtes devenue très belle. Le malheur est que je n'ai jamais eu de goût pour vous ! Votre couche était d'un ennui ! L'impression de tenir dans mes bras un morceau de viande froide ! Aussi allons-nous passer au dernier acte. Le temps passe vite en votre compagnie.

- Vous allez me tuer ?

- Je ne vous l'ai pas caché...

- Sans me laisser dire une dernière prière ?

- Oh, vous allez en avoir tout le loisir ! Allons Tangou !

Laura ne vit pas venir la corde qui s'abattit autour d'elle et que resserra aussitôt un noud coulant lui serrant les bras contre le corps. Elle se raidit, faisant appel à tout son courage. Pontallec s'était levé et marchait vers elle, tenant à la main un mouchoir roulé en boule et un autre déplié qu'il tendit à son acolyte :

- Bâillonne-la !

- Un instant ! dit Laura. J'ai quelque chose à demander ?

- Quoi ? Faites vite ! Je n'ai pas le temps...

- Oh, presque rien. Enlevez votre masque !

A nouveau le vilain rire qui ressemblait si peu à celui d'autrefois.

- Vous voulez voir ce qu'a fait de moi cette damnée bombe qui a explosé trop tôt ? Ou plutôt celle placée par ce maudit La Fougeraye et dont je ne savais rien ? Je suis affreux ma chère et il faut être aussi folle que cette pauvre Gaïd pour m'aimer tel que je suis devenu...

- Je veux voir !

- Eh bien, regardez ! Mets le bâillon, Tangou. Je ne déteste pas les cris des femmes que je force, mais celle-là !

- Je ne crierai pas !

Le masque tomba et en dépit de sa fermeté de caractère Laura ne put retenir un " oh ! " étouffé. Le beau visage de jadis n'avait plus rien d'humain : un mélange turgescent de chairs bourgeonnantes et de cicatrices rouges autour des deux trous permettant la respiration. Seuls les yeux verts étaient à peu près intacts et luisaient de méchanceté. Enfin, la jeune femme réussit à sourire :

- Merci ! dit-elle. Je peux mourir à présent ' Je suis vengée...

La boule de linge fut enfoncée brutalement dans sa bouche et fixée au moyen de l'autre mouchoir. Puis Tangou saisit le bout de la corde qui allait lui donner la possibilité de mener Laura comme un chien en laisse.

On sortit de la tour pour reprendre le chemin par lequel on était venus mais, passé la bande de rochers, on atteignit le sable et l'on marcha vers la mer qui s'était retirée, jusqu'à ce qu'on fût devant une roche qui avait la forme d'un menhir de taille réduite. Les deux hommes lièrent leur victime à ce qui ressemblait assez à un poteau de torture.

- Voilà ! dit Pontallec avec satisfaction. Avant que la mer ne revienne jusqu'à vous et vous recouvre lentement, vous allez avoir le loisir de faire toutes les prières que vous voulez ! Quant à moi, avec votre permission, je prends congé mais je vais aller m'asseoir là-bas afin de ne rien perdre d'une agonie dont la lenteur va me combler de joie.

Ainsi, il était écrit que ce misérable aurait le dernier mot ! A demi étouffée par le bâillon, Laura était incapable d'articuler un seul mot, de pousser même un seul cri. Elle comprenait maintenant comment il se débarrassait des pauvres filles auxquelles il avait fait allusion. Il les liait ici et, quand le flot avait fait son ouvre de mort, il les déliait et les abandonnait au milieu des algues et des coquillages...

Elle entendit encore la voix railleuse qui disait : - lu peux te retirer, Tangou ! Je veux jouir seul d'un spectacle que j'ai trop longtemps souhaité...

Et la longue attente commença. Laura était déjà transie de froid. Simplement couverte de sa robe, elle sentait contre son dos l'humidité de la pierre couverte de varech mouillé. Elle sentait aussi le poids du regard cruel qui se délectait de sa mort prochaine mais ce dont elle souffrait le plus, c'était que son sacrifice ne sauverait pas sa fille, que l'enfant serait réduite par ce monstre au pire esclavage puisqu'il osait songer à l'épouser. Alors elle priait de toutes ses forces pour qu'au moins l'innocente fût épargnée. Elle essayait de raisonner, de se rassurer un peu : Lalie savait où elle était et quand on retrouverait son cadavre, l'assassin aurait du mal à échapper à la fureur des hommes. La Fougeraye avait deviné son identité. Lui et Jaouen étaient capables de lancer à ses trousses la région entière. Il ne pourrait alors échapper au châtiment... Seulement elle ne le verrait pas !

Le vent se levait, un noroît coupant qui accélérerait le flot. L'eau revenait déjà mouiller ses pieds mais elle avait l'impression d'être là depuis des heures. Ses yeux brouillés par le crachin ne distinguaient plus guère la forme sombre qui se tenait un peu plus loin, assise sur un rocher... Le flot atteignit ses chevilles, puis le haut de ses bottes que le cuir trempé ne protégeait plus, et l'espoir, l'infime espoir que Laura conservait malgré tout d'être sauvée - où pouvait bien être Lalie à cette heure ? Peut-être tombée elle aussi dans le piège et ce serait elle qui, la nuit prochaine, attendrait la mort rivée à ce rocher ? - le faible espoir agonisait. L'eau montait encore. Elle atteignait les genoux.

Laura tremblait de tout son corps. Dire qu'elle avait là, dans sa botte, le moyen de trancher ses cordes et qu'il lui était impossible de s'en saisir... Oh ! Dieu Tout-Puissant ! Que cela finisse vite au moins ! Que le vent souffle plus fort ! Que la tempête se lève et l'engloutisse d'un seul coup ! Elle emporterait peut-être le misérable qui quelques mètres plus loin se repaissait de son supplice... Elle avait froid ! Tellement froid ! La mer montait encore !... Les oreilles bourdonnantes, elle entendit cependant Pontallec crier, goguenard :

- Comment trouvez-vous le bain ? Un peu frais peut-être ? Mais rassurez-vous, il n'y en a plus pour longtemps ! Adieu ma chère miss Adams !

Cette ultime cruauté fut sa perte. Quelqu'un cria:

- Le voici ! Je le vois !

Et soudain la grève s'anima. Des hommes portant des lanternes, des torches, bondissaient dans les rochers. Sur le point de s'évanouir, Laura perçut la voix de Jaouen qui, éclairé par les flammes, secouait comme un sac de son l'aubergiste qu'il faisait marcher devant lui.

- Où est-elle ? Où est Laura ?

Terrifié par le crochet de fer planté dans sa poitrine, l'homme désigna le rivage mais déjà les yeux perçants du Breton distinguaient la condamnée. Lâchant Tangou qui s'écroulait sur les bottes d'un gendarme, il s'élança dans l'eau en criant :

- Crenn ! Viens avec moi ! Seul je ne suis pas sûr d'y arriver !

Le vent forcissait encore, gênant sa progression, mais il était porté par la violence de sa fureur, de sa peur qu'elle soit morte. Il crut un instant qu'elle l'était quand il l'atteignit car elle ne donnait plus signe de vie. Le flot arrivait à présent à sa taille. Tout en avançant, Jaouen avait tiré un couteau de sa gaine. S'efforçant de maintenir Laura contre le rocher pour qu'elle n'aille pas à la dérive, il trancha les liens, réussit au prix d'un effort puissant à jeter le corps inerte sur son épaule, mais il glissa, tomba dans l'eau :

- Laura ! hurla-t-il en s'immergeant pour la rattraper.

- Tiens bon ! J'arrive !...

C'était le capitaine. A eux deux, ils n'eurent pas trop de peine à ramener le corps trempé à la terre ferme. Ils y retrouvèrent Bran de la Fougeraye qui, les yeux luisants de haine, tenait sous la menace de son pistolet Pontallec que deux gendarmes ligotaient. Le gentilhomme jeta un regard à la jeune femme qu'ils déposaient sur une pierre plate :

- Elle vit encore ?

- L'eau n'arrivait qu'à sa taille quand je l'ai libérée, dit Jaouen. Le cour bat mais elle est transie. Le froid peut la tuer.

- Vous feriez mieux de la porter à l'auberge ! Il faut la réchauffer...

- Crenn va s'en charger. Moi, j'ai à faire ici...

- Moi aussi ! Ce misérable a déshonoré et tué ma fille. Sa vie m'appartient !

- J'ai la priorité, gronda Jaouen. Vous, vous avez déjà manqué votre coup puisque votre bombe s'est contentée de le défigurer.

- Un instant ! intervint Crenn. Nous autres gendarmes ne tuons pas discrètement au coin d'une grève. Cet homme a des comptes à rendre au pays tout entier. Je veux le ramener à Saint-Malo.

Dédaigneux, le prisonnier regardait les trois hommes en ricanant.

- Il faudrait vous mettre d'accord, messieurs ! Vous pourriez peut-être me jouer à pile ou face ? Mais, avant, j'aimerais savoir si cette charogne est enfin crevée... ajouta-t-il en désignant du menton la jeune femme inerte...

- Charogne ! C'est toi démon qui vas en être une... et tout juste bonne pour les crabes !

Soulevé par une fureur qui décuplait ses forces, Jaouen bouscula les gendarmes qui gardaient Pontallec et frappa à la vitesse de l'éclair : son terrible crochet de fer s'enfonça dans la gorge du marquis dont le hurlement alla s'entendre au loin. Un hurlement qui se prolongea et dut terrifier les chaumières environnantes. Jaouen, lui, n'entendait rien, tout entier à la joie sauvage de venger enfin Laura et tellement d'autres victimes. Le marquis était tombé et criait autant de douleur que d'impuissance, ses bras, liés au corps, empêchant toute défense. Impitoyable, Jaouen le traîna par sa gorge trouée jusqu'à l'eau dans laquelle il entra avec lui sans se soucier des vagues devenues brutales. Un instant, ceux qui regardaient, pétrifiés par la violence de l'attaque, crurent que le Breton allait être englouti avec son compagnon d'enfance et Crenn allait se porter au secours de son ami quand celuici reparut, à demi asphyxié, mais au bout de sa manche gauche il n'y avait plus rien...

- Je n'ai pas réussi à le décrocher, expliqua-t-il sobrement.

En remontant vers les autres, il vit que Laura avait repris connaissance, qu'elle le regardait avec au fond de ses yeux sombres quelque chose qui ressemblait à une prière angoissée. Il s'agenouilla près d'elle :

- Cette fois il ne reviendra plus jamais vous faire du mal ! dit-il avec un sourire d'enfant heureux. Il est mort, Laura ! Après tant d'années, tant de drames, il est enfin mort ce fils de Satan !

Elle ferma les yeux, mais ce fut pour les rouvrir sur une nouvelle angoisse :

- Ma petite ! Il faut la chercher, il faut... A son tour, le capitaine s'approcha :

- Soyez tranquille ! Elle est à l'auberge avec madame Eulalie ! C'est elle qui s'est chargée de sa délivrance... Et c'est à elle aussi que vous devez la vie. Sans elle, nous n'aurions jamais su ce qui se passait ici..

- J'ai toujours dit que c'était une sacrée bonne femme ! approuva La Fougeraye avec une espèce de ferveur qui fit sourire tout le monde.

Lorsque les deux femmes s'étaient séparées à Trégon, Lalie au lieu de suivre exactement le chemin de Laura dont elle savait bien qu'il menait à l'auberge du Guildo s'était légèrement déportée sur la gauche jusqu'à une malouinière un peu croulante où vivait un ancien marin, à présent à la retraite, qu'elle avait tiré, deux ans plus tôt, des mains des gendarmes à la suite d'une bagarre entre gens de mer survenue dans une taverne située près des chantiers navals de Saint-Servan. Elle ne l'avait revu qu'une fois depuis, mais elle savait que c'était un brave homme et qu'elle pourrait compter sur lui à l'occasion. Or, l'occasion était là.

Elle s'était donc rendue chez Tanguy Le Garrec en espérant qu'il ne serait pas entre deux vins ou, pis encore, en train de cuver dans sa cuisine ou au fond de son lit.

Par chance il n'avait encore bu qu'un verre ou deux et il accepta avec enthousiasme de rendre à Lalie le service qu'elle lui demandait : aller sur-le-champ à Plancoët, y trouver le capitaine Crenn ou un certain Joël Jaouen ou les deux, soit à la gendarmerie soit chez les demoiselles de Villeneux, et leur remettre la lettre qu'elle avait apportée au fond de son panier. Sachant cependant que la chair est faible et que les cabarets fleurissent dans tout village qui se respecte, elle ne lui avait pas donné d'argent mais promis un tonneau de rhum et un de vin de Bordeaux - une rareté qu'il ne pourrait jamais s'offrir ! - s'il faisait diligence et permettait ainsi de sauver deux vies humaines.

Le Garrec était parti sur les ailes du vent et Lalie avait repris son panier et son chemin vers le Guildo où elle était arrivée environ une heure après Laura : à travers les carreaux de l'auberge, elle put voir son amie assise à la table en compagnie de Tangou. Rassurée sur ce point, elle s'était cachée de l'autre côté du chemin derrière les murs délabrés d'un lavoir au bord de l'Arguenon. Posant son cabas à côté d'elle sur une pierre près de l'eau, elle s'était installée de manière à ne pas perdre de vue l'auberge et ce qui s'y passerait. Le lieu était inconfortable. Le vent, en dépit des pans de mur et des broussailles, vous soufflait des rafales glacées qui obligeaient la vieille dame, sujette aux rhumatismes, à remuer de temps en temps pour ne pas s'ankyloser. L'attente lui parut durer des heures et, prise d'une soudaine inquiétude, elle allait retraverser la route pour retourner à la fenêtre quand la porte s'ouvrit et Laura sortit avec Tangou. Hélas, en se levant précipitamment Lalie fit un faux mouvement... et étouffa un juron : son panier venait de disparaître dans la rivière. Avec les pommes bien sûr mais surtout le pistolet, ce qui la laissait désarmée...

Ne pouvant se permettre de perdre du temps à chercher, elle suivit quand même les deux ombres en route vers la mer, crut les avoir perdues quand on arriva sur les rochers, eut un soupir de soulagement en voyant que l'homme allumait une lanterne, mais découvrit vite que ce point lumineux dansant à une trentaine de mètres devant elle ne lui permettait pas de trouver son chemin au milieu de ces amas de pierres plus ou moins glissantes. Priant éperdument le Ciel de la préserver d'une chute fatale à ses jambes, elle fit de son mieux pour rejoindre le falot, qui disparut au bout d'un moment. Le croissant de lune à cet instant s'était caché sous l'assaut des nuages et Lalie plongée dans l'obscurité au milieu d'un océan de granit n'osait plus guère bouger. La lune reparut mais ce qu'elle éclaira l'épouvanta : il y avait à présent deux hommes, l'un dont la figure lui parut noire et luisante, l'autre, l'aubergiste, qui traînait par une corde Laura étroitement ligotée...

Eperdue, affolée, la pauvre femme chercha vainement que faire. Crier ne servirait qu'à la faire repérer, après quoi on la tuerait sans hésiter. Ses yeux écarquillés suivirent Laura. Elle vit qu'on l'attachait à une roche pointue et comprit qu'elle devait y attendre que la mer la recouvre. Il fallait à tout prix chercher du secours, aller au village, ameuter les quelques pêcheurs, sonner le tocsin... Il fallait surtout gagner la mer de vitesse. Alors Lalie voulut se hâter et cette hâte lui fut fatale : elle glissa sur du varech, tomba lourdement dans un trou d'eau en se faisant si mal qu'elle perdit connaissance...

Quand elle revint à elle, la mer remontait Laura était toujours liée à son rocher et son bour reau, assis là-bas, la regardait. Lalie, loin de lui, cependant, pouvait l'entendre ricaner... Poussée par l'urgence elle se releva, se tâta ; rien de cassé grâce à Dieu et, la lune ayant reparu, elle put rejoindre le chemin, monter vers l'auberge. Elle voulut crier mais comme dans les mauvais rêves, sa voix ne franchit pas ses lèvres gelées. Et autour d'elle tout était silence, un silence de mort que brisait par instants le bruit du ressac. La nuit était redevenue noire. Seule la sinistre auberge montrait de la lumière. La tête en déroute, elle y courut, vit Tangou... Puis soudain une main s'appliqua sur sa bouche pour la tirer en arrière et elle se trouva nez à nez avec Crenn.

- Sainte Vierge bénie ! Vous voici ? Enfin ! Alors allez vite... elle va mourir si ce n'est déjà fait...

En trois mots elle expliqua le drame qui se jouait dans la baie, désignant Tangou comme l'un des assassins. Un instant après la porte de l'auberge était enfoncée, l'homme saisi, emmené rudement vers le rivage tandis qu'au feu de la cheminée les gendarmes allumaient des torches.

- Restez ici ! dit Jaouen à Lalie dont il jaugeait l'épuisement. Vous nous retarderiez, mais l'un des hommes va rester près de vous au cas où la femme se montrerait...

- J'aimerais mieux un pistolet !

- L'un n'empêche pas l'autre, dit-il en lui tendant l'un des siens avant de se jeter dans la nuit.

La précaution n'était pas inutile. La troupe n'était pas partie depuis cinq minutes, que Gaïd, traînant par la main Elisabeth qui pleurait à la fois de fatigue et de peur, surgissait des profondeurs de la maison. Elle n'avait rien dû entendre de ce qui s'était passé et revenait à sa tanière qu'elle pensait trouver vide. Elle n'eut pas le temps de se reconnaître : galvanisée par le triste état dans lequel se trouvait sa petite fille, Lalie se dressa soudain et tira les deux coups de son arme. La femme s'abattit sans un cri tandis que la bambine se jetait dans les bras de Lalie qui dut la bercer longtemps avant de réussir à la calmer, mais auparavant elle se tourna vers le gendarme sidéré par la rapidité de la réaction, et ordonna :

- Allez rejoindre les autres, vous serez plus utile ! Dites au capitaine que j'ai retrouvé Elisabeth !...

Quand tout le monde revint, rapportant Laura grelottante, elle faillit s'évanouir une seconde fois mais alors, c'eût été de joie...

Du trio diabolique ne restait que Tangou. Terrifié à la pensée de l'échafaud qui l'attendait, il ne songea pas à pleurer sa femme. Seul son sort à lui importait et il parla, il parla, racontant tout sans oublier les pauvres filles qu'il amenait au monstre avec lequel il partageait déjà la belle Gaïd. Il livra même la véritable résidence de Pontallec. Après avoir dû fuir du vieux monastère, celui-ci avait jeté son dévolu sur un manoir près de la pointe du Bay, de l'autre côté de l'Arguenon, dont au temps de ses bonnes relations avec Le Carpentier il avait fait massacrer les propriétaires. C'est là que l'on retrouva la plus grande partie des dépouilles de la Laudrenais.

Cependant, dans l'hôtel de la rue Porcon-de-la-Barbinais, on mit longtemps à se réjouir de ces bonnes nouvelles. Le froid mortel subi par Laura durant cette nuit de cauchemar la mena aux portes de l'éternité. Durant des semaines, aidée de ceux qui l'aimaient, elle lutta contre le mal. Mais enfin vint le jour, bienheureux entre tous, où le docteur Pèlerin déclara qu'il répondait désormais de sa vie.

C'était par un de ces clairs matins du début de l'été où les mouettes jouaient avec les petit nuages joufflus au milieu d'un ciel bleu comme la mer, comme les armes de France, comme les yeux d'une petite Elisabeth de quatre ans. Les jardins étaient pleins de rosés et l'air marin charriait les odeurs de poivre et de cannelle issues d'un navire de retour de l'île Bourbon...

Lalie ouvrit toutes grandes les fenêtres de la chambre de Laura, ce que l'on n'avait osé jusque-là qu'avec parcimonie :

- Il faut respirer, s'écria-t-elle sans se soucier de faire lever le nez aux gens dans la rue. Il faut respirer enfin ! Il faut, ajouta-t-elle en se tournant vers le lit où Laura la regardait avec un sourire indulgent, que cette année 1800 marque pour vous le début d'une vie nouvelle...

- Je n'en demande pas tant ! répondit la jeune femme. La paix, la simple paix du cour, est tout ce que je désire...

Mais elle n'était pas sûre d'y parvenir un jour à cause de ce visage, de ces yeux noisette si souvent moqueurs qui visitaient encore ses nuits de fièvre et dont elle ignorait qu'elle les avait appelés dans son délire.

- Peut-être dans une autre vie ? murmura-t-elle, se répondant à elle-même.

Lalie vint se planter devant le lit dom elle empoigna le pied d'acajou :

- J'espère bien, dit-elle, que vous en viendrez à bout avant !

Laura comprit qu'elle avait deviné sa pensée

CHAPITRE XV LES INCONNUS D'EISHAUSEN

1810

En dix ans Paris avait beaucoup changé.

La ville semblait agrandie, aérée. En haut des Champs-Elysées débroussaillés, élargis en une imposante avenue, on édifiait un monumental arc de triomphe à la gloire de la Grande Armée. La place de la Concorde, définitivement débarrassée de l'affreuse statue de la Liberté, était pavée en grande partie et, le long des Tuileries, une belle rue à arcades isolait à présent le palais de l'Empereur du fouillis de maisons qui constituait le quartier Saint-Honoré. Mais c'était surtout l'atmosphère qui n'était plus la même. Tandis que sa berline de voyage traçait son chemin vers la rue du Bac où elle devait loger de nouveau à l'hôtel de l'Université, Laura constatait que d'élégantes voitures, des carrosses armoriés avec valets en livrée circulaient à présent, que l'on voyait les gens se rendre dans les églises, que le commerce florissait. La ville respirait la prospérité, une certaine joie de vivre qui venait peut-être du retour aux sources qu'elle vivait. Toute trace de la terrible Révolution était effacée, on avait reconstruit nombre d'hôtels dévastés et abandonnés, et si les abeilles remplaçaient maintenant les fleurs de lys dans la décoration officielle, c'était une nièce de Marie-Antoinette qui occupait ses appartements dans les Tuileries rénovées où, entourée d'une cour brillante mais plutôt empesée et même ennuyeuse, elle s'apprêtait à donner, dans les mois à venir, un héritier à son impérial époux. Les Parisiens semblaient avoir tout oublié des heures sanglantes et l'on pouvait se demander si pour en arriver à échanger un roi contre un empereur, un souverain plutôt accommodant contre un autocrate à la poigne de fer, cela valait vraiment la peine d'avoir versé tant de sang ? Evidemment, la France, si misérable alors, était en ce moment à l'apogée de sa gloire, ses armées couvraient une grande partie de l'Europe où Napoléon avait taillé des royaumes pour les siens.

C'était assez drôle parce que jadis Laura ne s'était jamais sentie à sa place dans le Paris de la royauté, et qu'elle s'y sentait peut-être encore moins dans celui de l'Empire. Et s'il n'y avait eu la lettre, sans doute n'y serait-elle jamais revenue. Mais il y avait la lettre et surtout la signature que, depuis longtemps, elle ne s'attendait plus à voir : " Ch-Mau. Talleyrand-Périgord "...

En dépit de la brièveté du texte, de la relative modestie du paraphe, des armes princières frappaient l'épais papier à la forme, se gravaient sur le cachet de cire, et elle lui était parvenue par un messager particulier. Elle disait : " Soyez à Paris le 15 de ce mois et présentez-vous vers cinq heures de l'après-midi à mon hôtel de la rue de Varenne.

Soyez accompagnée de votre fille et préparez-vous à un assez long voyage... Seul votre couple de serviteurs de confiance devra vous accompagner... "

Profondément troublée Laura n'avait pas mis en doute la signification du message : après tant d'années elle allait enfin revoir sa princesse, lui amener Elisabeth ! Sa joie pourtant se ternit vite à la pensée que, peut-être, Marie-Thérèse voulait lui reprendre sa fille. Si c'était le cas, elle ne se cachait pas qu'elle en souffrirait cruellement mais elle était de ces âmes qui savent accepter en remerciant Dieu de ce qu'il lui avait donné : tout ce temps d'amour et de fierté à regarder grandir l'enfant.

Aujourd'hui âgée de quatorze ans, Elisabeth faisait l'orgueil de sa mère comme de sa " grand-mère ". L'inachevé de l'adolescence laissait prévoir aisément ce que serait l'épanouissement. Cette fleur conçue dans l'obscurité d'une prison promettait d'être éclatante et accréditait de plus en plus la légende de son adoption parce qu'elle ne ressemblait en rien à Laura : moins grande, plus menue, faite à ravir, elle arborait une somptueuse chevelure dorée et d'immenses yeux bleus qui chaviraient déjà le cour de plus d'un garçon. Avec cela, vive, enjouée, volontiers espiègle, elle était douée d'une intelligence rapide, d'un solide sens de l'humour et d'un goût pour les arts qui laissait bien souvent Laura rêveuse lorsqu'elle essayait de se pencher sur le mystère de son ascendance paternelle. Difficile de croire que le géniteur ait pu être l'un de ces municipaux grossiers, bornés souvent, qui gardaient sa mère ! Mais alors qui ? Sachant bien qu'aucune réponse ne lui serait apportée à moins d'un miracle, Laura se contentait d'admirer, sans se défendre cependant d'un peu d'inquiétude : à certains moments, Elisabeth ressemblait un peu trop à Marie-Antoinette et Laura, alors, remerciait le Ciel que la Reine n'eût jamais quitté Versailles pour visiter les provinces comme l'avaient fait nombre de souveraines françaises. Beaucoup de ses sujets avaient ignoré son visage. En outre, les traces Habsbourg - les yeux globuleux, la lippe et le menton un peu fort - n'existaient pas chez Elisabeth, la ressemblance était surtout d'attitudes, d'expressions, en dehors de l'éclat du teint et de quelques traits du visage...

- On dit qu'abondance de biens ne nuit jamais, prédisait Lalie, mais je crains une trop grande abondance de prétendants lorsqu'elle sera en âge d'être mariée.

- Y a-t-il vraiment un âge pour se marier ? répondit Laura en riant.

En effet, l'hôtel de Laudren comptait désormais un habitant de plus : en 1805, quelques jours après que les cloches eurent carillonné pour la victoire d'Austerlitz, la comtesse de Sainte-Alferine était devenue baronne de la Fougeraye, donnant ainsi à Elisabeth un grand-père inespéré. Noce discrète ou, du moins, qui se voulait telle mais n'avait pas empêché le tout-Saint-Malo de se trouver à la sortie de l'église et d'envahir ensuite la maison familiale pour boire à la santé du rugueux gentilhomme et de celle dont il ne cessait de proclamer qu'elle était " une sacrée bonne femme ! ".

Ce mariage fut, pour tous, une excellente chose. Au contact des dames de la rue Porcon-de-la-Barbinais, La Fougeraye perdit un peu de son côté porc-épic pour se retrouver un pur produit du xviii6 siècle, aimable, courtois, lettré, élégant et spirituel, et Lalie comme Laura eurent en lui le plus agréable des compagnons. Pour Elisabeth, il fut ce cadeau sans prix qu'était un grand-père, un vrai, tendre et attentionné dans la chambre de qui elle se réfugiait quand elle avait maille à partir avec sa mère ou Bina qui, pour son bien, lui mon traient tout de même quelque sévérité... Quant à Lalie, elle le rejoignit de plus en plus dans cet état délicieux qui est celui des grands-parents.

Jaouen, justifiant et au-delà les prévisions de la nouvelle baronne, était tout à fait capable de la remplacer au gouvernail de la maison d'armement. Il y avait acquis autorité mais aussi estime de tous ceux, capitaines, équipages ou clients, qui avaient affaire à lui. Avec Bina il formait un couple sans histoire suivant une route droite, sans heurts, mais aussi sans chaleur. Bina s'étant révélée incapable de procréer, tous deux se retrouvaient dans la tendresse qu'ils portaient à Elisabeth. Jamais le nom de Laura n'intervenait entre eux et si l'épouse devinait que son mari demeurait fidèle à l'amour voué une fois pour toutes, rien dans le comportement de l'un ou de l'autre ne laissait supposer que cette passion pouvait encore exister. Laura elle-même n'en était plus très sûre...

Pourtant, quand elle lui montra la lettre de Talleyrand, Jaouen n'eut pas l'ombre d'une hésitation : Mme de Laudren partirait en compagnie de sa fille et de ses " fidèles serviteurs ". Lalie reprit la charge entière de la maison, avec le soutien moral mais combien efficace et rassurant de son époux. Et l'on partit en temps voulu. Une fois encore, Jaouen montait sur le siège du cocher... Sans Bina, hélas ! qui s'était cassé une jambe en glissant au marché sur des écailles de poisson. Ce qui la réduisit au désespoir, mais le voyage ne pouvait être différé.

Elisabeth ne comprenait pas bien ce que l'on venait faire à Paris mais, sa mère lui ayant expliqué que l'on ne ferait qu'y passer avant de s'engager dans un plus long voyage, elle réagissait selon son âge en se montrant ravie de faire du chemin et de voir du pays.

Pour l'instant, Paris la ravissait d'autant plus qu'elle put constater, en arrivant à l'hôtel de l'Université que ni elle ni sa mère ne sentaient leur province - Laura tenait à ce que toutes deux suivent la mode sans excès ! - et que le propriétaire, M. Desmares, les accueillait en clientes privilégiées même s'il ne les avait pas vues depuis dix ans. Ce qui était tout à l'honneur de sa mémoire comme de sa qualité d'hôtelier.

Le lendemain, à l'heure fixée, la voiture des voyageuses franchissait un portail monumental au-dessus duquel on pouvait lire " Hôtel de Matignon " et s'arrêtait dans une vaste cour cernée de bâtiments magnifiques dans laquelle évoluaient quantité de serviteurs en livrée et perruques blanches.

Fort impressionnée par le luxe de cette demeure où s'accumulaient meubles précieux, hautes glaces ornées de rinceaux dorés, porcelaines rares et tapis épais comme de l'herbe, Elisabeth serrait un peu plus fort la main de sa mère tout en suivant au long d'un superbe escalier de marbre blanc un valet armé d'un chandelier [xl].

A l'étage, les visiteuses n'eurent pas le loisir de s'attarder dans l'élégant salon où elles furent d'abord introduites : un instant plus tard, les portes d'un cabinet de travail s'ouvraient devant elles et Laura retrouva l'homme du cimetière de la Madeleine...

Elle savait qu'il était devenu prince de Bénévent, vice grand électeur, membre du Conseil d'Etat et du Sénat, mais qu'il n'était plus ministre des Relations extérieures, ce poste étant incompatible avec la dignité de grand électeur. Ce qu'elle ignorait cependant - mais comment l'aurait-elle su ? -c'est que, froid avec l'Empereur, celui-ci l'avait dépouillé de sa charge de grand chambellan.

En dépit de cette avalanche de titres, elle trouva qu'il n'avait guère changé. Vêtu de sobre velours noir sur lequel tranchait la blancheur de la haute cravate où sa tête semblait reposer, la croix d'un ordre étranger constellée de diamants posée sur sa poitrine comme sur un écrin, il était assis à un grand bureau sur lequel s'épanouissaient des rosés rouges et écrivait à l'aide d'une plume d'oie qu'il jeta à l'entrée de ses visiteuses, appréciant en connaisseur des révérences qui ne sentaient pas, elles non plus, leur province. Laura avait même été surprise de la rapidité avec laquelle sa fille s'était pliée à un rite qui demandait souplesse et distinction.

Talleyrand se leva et vint vers elles tandis que sa voix lente et froide s'élevait :

- Charmé de vous revoir, madame de Laudren et de vous revoir aussi exacte. Vous avez fait bon voyage ?

- Excellent, monseigneur.

- Et voici votre fille ? Permettez mademoiselle que je vous regarde ?

Il avait pris la main d'Elisabeth, rouge de confusion, pour l'aider à se relever et l'examinait de ses yeux d'un bleu dur, en la tenant à bout de bras. Puis il dit :

- Je vous fais bien mon compliment madame. C'est une jeune fille accomplie... et combien ravissante ! Est-elle fiancée ?

- Elle n'a que quatorze ans, monseigneur.

- C'est vrai, mon Dieu ! Où ai-je la tête ? Eh bien, ma chère enfant, je désire m'entretenir en privé avec madame votre mère. Hé ? Aussi...

Il alla ouvrir une petite porte, en revint avec un homme jeune très bien mis, distingué aussi, qui était son plus proche collaborateur depuis longtemps :

- Mon chei La Besnardière, voici Mme de Laudren et sa fille qui nous viennent de Saint-Malo. Voulez-vous conduire cette charmante enfant chez la princesse pour le thé ? J'ai à causer avec sa mère...

Après avoir salué les dames, l'interpellé sourit à Elisabeth et lui offrit une main qu'elle prit avec un naturel parfait. Talleyrand les regarda sortir.

- Etonnant en vérité ! Que l'on ne vienne pas me dire que le sang n'oblige pas ! Cette enfant eût été élevée à Versailles qu'elle ne se comporterait pas autrement. Hé ?

- Je l'ai pourtant élevée dans la simplicité.

- Sans doute, sans doute, mais la race parle. Il faudra vous montrer difficile quand vous la marierez. Il importera aussi que ce soit... loin de Paris.

- Si cela ne dépend que de moi, elle ne quittera jamais la Bretagne

- Je vous en remercie. Vous avez sans doute remarqué la ressemblance. Légère mais avec l'âge elle pourrait s'accentuer. Il y a surtout cette tournure, cette allure... inimitables ! Mais venons-en à la raison de votre venue ici. Vous avez été fidèle à la promesse que je vous ai jadis demandée. De mon côté, je souhaite vous permettre de réaliser la vôtre. Tant que j'était ministre des Affaires extérieures c'était impossible car je devais compte de mes actes à l'Empereur, sans compter la police un peu trop bien faite du duc d'Otrante. A présent je suis libre et veux l'être encore davantage. C'est pourquoi je vous ai fait venir. Vous aviez promis à certaine personne de tout faire pour qu'elle puisse revoir sa fille. Je vais vous aider mais, sachez-le, elle pourra seulement la voir et en aucun cas lui parler..

- Seulement ? Je pensais que, peut-être je devrais la lui rendre ?...

- ... et cela vous brisait le cour, pourtant vous êtes venue ! Ne croyez pas qu'il y ait cruauté de ma part dans ce que je viens de préciser. La personne en question vit étroitement cachée. Pour son bien, car en dépit de la protection qu'étendent sur elle les souverains locaux, elle ne vivrait pas trois jours si elle se montrait en public et à visage découvert. Nous sommes très peu à savoir qu'elle existe toujours. Après cette entrevue vous devrez oublier vous aussi...

- Mais... pourquoi ?

La voix profonde se fit plus sourde :

- Vous savez comment Bonaparte a traité le dernier prince de Bourbon capable de lui porter ombrage ?

- Le malheureux duc d'Enghien ? Quel crime impardonnable !

- Mon excellent ami Fouché vous dirait que c'était plus qu'un crime : une faute Mais le duc savait trop de choses touchant quelqu'un de beaucoup plus dangereux que cette pauvre jeune femme. Et il était le seul à savoir. Ni son père ni son grand-père n'étaient informés. C'est de cela qu'il est mort car on savait bien qu'il serait impossible de le faire parler. Après son enlèvement, la princesse Charlotte de Rohan-Rochefort qu'il avait épousée secrètement a exécuté les volontés laissées en cas de malheur et fait prévenir d'urgence le comte Vavel de Versay qui résidait en Wurtemberg avec sa compagne...

Le temps d'un éclair, Laura revit le gentilhomme hollandais apparu dans la nuit de Heidegg, si beau et si fier...

- Il est toujours avec elle ? demanda-t-elle tout bas.

- Il lui a voué sa vie et n'est pas de ceux qui se reprennent. La princesse craignait d'être enlevée elle aussi et contrainte peut-être à parler. Dans certains lieux, la torture existe toujours. Vavel le savait et il l'a aussitôt emmenée

- Où?

- Je ne l'ai pas su tout de suite : ils ont beaucoup voyagé avant de se fixer là où ils sont. Maintenant que Napoléon a épousé une archiduchesse et qu'elle attend un enfant, ils n'ont plus grand-chose à craindre de lui mais...

L'homme d'Etat hésita un instant comme s'il pesait ce qu'il allait dire puis, sachant bien la qualité de celle qui le regardait avec une telle intensité, il se décida :

- Napoléon ne durera pas éternellement, j'en ai la conviction. Après lui, Louis XVIII pourrait venir au trône et c'est pourquoi vous devrez oublier le lieu où je vous envoie car " elle " sera plus que jamais en danger... et plus que jamais il me faudra veiller de loin. Ce sera aussi important pour " elle " que pour moi.

Talleyrand avait prononce la dernière phrase comme s'il se parlait à lui-même et Laura réussit $ saisir sa pensée. Si le Roi revenait, l'ancien évêque d'Autun, l'ancien révolutionnaire, l'ancien... - puisque apparemment on en était là ! - serviteur de Napoléon aurait besoin de garanties sérieuses pour ne pas se retrouver devant un tribunal. Madame pourrait alors devenir une arme non négligeable... Aussi sa réaction à elle fut-elle immédiate : le temps n'était pas aux tergiversations :

- J'oublierai ! promit-elle. Et les miens avec moi...

Il lui sourit et elle s'aperçut que son sourire pouvait être charmant :

- Je n'en attendait pas moins de vous. Vous n'êtes jamais allée en Allemagne je suppose ?

- Je n'ai jamais été plus loin que la Suisse. Avec un hochement de tête il tira d'un tiroir de son bureau un portefeuille de maroquin sans armes qu'il tendit à sa visiteuse :

- Vous trouverez dedans tout ce dont vous avez besoin : une carte et des instructions qu'il vous faudra apprendre par cour puis détruire par le feu. En aucun cas elles ne doivent passer sous d'autres yeux que les vôtres. Sachez en outre qu'elles sont " impératives " et qu'il est hors de question que vous vous en écartiez... quelle que soit l'envie que vous en auriez. Et cette envie sera forte. Ai-je cette fois encore votre parole ?

- Je n'ai aucune raison de vous la refuser.

Les lourdes paupières se relevèrent d'un seul coup, dardant sur Laura un regard de saphir qui avait perdu sa dureté et même se faisait presque affectueux :

- Oh si, vous en aurez ! Vous allez faire un long voyage - dans les meilleures conditions d'ailleurs -car vous avez des passeports exceptionnels qui vous accréditent auprès de la grande-duchesse de Saxe-Meiningen qui, sour de la reine Louise de Prusse, n'est pas vraiment des amies de l'Empereur mais que ma nièce, la comtesse de Périgord née princesse de Courlande, connaît bien. Sachez, en outre, qu'ils ne pourront servir qu'une fois et qu'à votre retour, il vous faudra me les rapporter. Sachez enfin que vous ne pourrez ni approcher la personne ni lui parler...

- Et si elle me parle ?

- Vous répondrez, bien sûr, soupira Talleyrand mais je veux espérer qu'on ne la laissera pas commettre cette folie. Vous voilà fixée. Un instant, vous n'aurez qu'un instant... et vous pouvez toujours refuser et me rendre ce portefeuille.

- Oh non, monseigneur, fit Laura en se levant et en serrant contre elle le précieux maroquin. Il y a trop longtemps que je rêve de ce moment. Il est vrai que je le voudrais moins bref !

- Comment l'entendez-vous ?

- Pourquoi la retenir si loin de son pays ? La Bretagne est la terre où s'achève le monde occidental. Seule l'immensité océane la limite et ses forêts sont profondes. Je possède " en Brocéliande " un manoir que je viens de reconstruire. Elle y serait aussi à l'écart que dans un couvent.

- Impossible ! Votre Bretagne est aussi une terre de révolte et les partisans royalistes y sont nombreux. Je ne veux pas risquer une guerre civile et jouer ma tête. En outre, votre projet ne tient aucun compte de l'homme qui veille sur elle... avec un tendre dévouement ! Alors ne rêvez plus madame... ou rendez-moi ceci !

Il tendait la main vers le portefeuille que Laura serra plus étroitement contre son cour :

- Non, monseigneur ! Je souscris à toutes vos conditions... et je vous remercie infiniment...

En s'engageant ainsi envers le prince de Bénévent, Laura n'avait oublié qu'un détail : Elisabeth elle-même et l'avalanche de questions qu'à peine sur le chemin du retour à l'hôtel, elle posa en rafale : qu'est-ce que c'était que cette demeure princière et qui était ce haut personnage si imposant ? Et cette dame, très belle encore qu'un peu grasse, qui l'avait reçue si familièrement et l'avait bourrée de sucreries en posant des questions sans queue ni tête ? Et pourquoi était-on venues ? Et qu'est-ce que c'était ce portefeuille vert ? Et où allait-on maintenant ? Et quand rentrerait-on à Saint-Malo ?... Tant et si bien que Laura qui avait d'abord répondu de son mieux sans rien compromettre finit par lui demander fermement de se taire et déclara qu'on devait se rendre en Allemagne pour voir quelqu'un mais que si Elisabeth continuait à poser des questions à tort et à travers, elle la renverrait à Saint-Malo par la malle de Rennes et poursuivrait seule. Ce qui produisit l'effet désiré : l'adolescente un peu confuse promit de se conduire mieux à l'avenir. Elle avait très envie de voir du pays.

Le lendemain, équipée de vigoureux chevaux par les soins de la poste impériale devenue sans doute la meilleure d'Europe, la berline de Laura quittait Paris par une route qu'elle connaissait bien et qui, par Châlons, Sainte-Menehould -elle ne reverrait pas sans émotion le moulin de Valmy -Metz, Sarrebruck et Francfort dont le maître était alors le duc de Dalberg, un ami de Talleyrand intronisé par Napoléon, la mènerait au duché de Saxe-Meiningen et enfin à l'une de ses villes principales nommée Hildburghausen. Là, il était prévu que l'on descendrait à l'hôtel d'Angleterre où l'on attendrait la visite de Philippe Scharre...

En dépit des routes souvent mauvaises, le long voyage - plus de deux cents lieues ! - se passa au mieux. L'automne exceptionnellement beau et doux délayait ses tons d'or, de pourpre, de brun rehaussés par le vert presque noir des sapins sur un ciel bleu pâle où même le gris se faisait tendre en se nuant de rosé. En outre, les passeports de Talleyrand se révélèrent on ne peut plus efficaces aussi bien en France que lorsque l'on atteignit la réunion d'Etats allemands baptisée Confédération du Rhin. Le résultat en fut que seize jours plus tard, à la nuit tombante, Jaouen faisait franchir à ses chevaux la porte cochère du " Gasthaus zum Englichen Hof " qui occupait un angle de la place du marché à Hildburghausen. C'était une belle maison dont chaque fenêtre s'ornait d'une guirlande sculptée, admirablement tenue et qui s'inscrivait tout naturellement dans le décor d'une petite ville de Thuringe dont toute la vie tournait autour de la Résidence ducale ennoblie par son long bâtiment dans la manière de Versailles qui avait été chère à l'Europe entière durant le xviif siècle, et de ses beaux jardins.

L'élégance de la berline, évidente en dépit de la poussière dont elle était enduite, attira au seuil une femme d'une quarantaine d'années, corpulente et opulente, qui était la propriétaire, Frau Marquait. Avec beaucoup d'amabilité elle se déclara au service de " ces dames " et les conduisit au second étage jusqu'à un bel appartement composé de deux chambres et d'un petit salon où bientôt deux femmes de chambre apportèrent les bagages cependant qu'une autre annonçait que l'on allait monter de l'eau chaude dans un instant. Les pièces étaient grandes, claires, bien meublées, dans un style un peu lourd sans doute mais confortable, et les voyageuses s'y installèrent avec plaisir : même dans les meilleures conditions, un périple en berline était toujours fatigant.

Avant de se retirer, Frau Marquait attira Laura à part, lui demanda si ces chambres lui convenaient puis, avec un sourire à la fois mystérieux et confus, elle chuchota :

- Je vous ai donné leur appartement. J'ai pense que cela vous ferait plaisir-Leur appartement ?

- Celui du comte et de la comtesse. Madame ne doit pas se gêner avec moi. M. le sénateur Andreae est venu me voir pour recommander Madame et veiller à ce que nul ne l'importune. Ainsi, je sais que Madame vient pour eux ! J'ai tellement regretté quand ils ont quitté la maison par la faute d'un domestique trop curieux qui avait essayé de les observer par l'une des fenêtres à angle droit ! La colère du comte a été terrible !

- Et où sont-ils allés ?

- A la maison Radefeld. C'est la maison des champs du conseiller Radefeld. A cause du mystère dont on entoure la comtesse, la femme du conseiller ne voulait pas la leur louer, mais elle a été convoquée à la Résidence où Son Altesse la Grande-duchesse lui a signifié sa volonté. Ils s'y sont donc installés...

- C'est là qu'ils sont ?

- Non. Ils y sont restés trois ans, jusqu'à il y a deux mois. Le comte était ennuyé de devoir partager cette demeure avec un vieil homme, sourd sans doute mais dont il craignait l'indiscrétion. Et, par bonheur, le dernier baron Hessberg est mort voici peu en léguant son château à la Couronne. Son Altesse l'a proposé au comte qui s'y est établi aussitôt.

- C'est loin d'ici ?

- Eishausen ? Deux petites lieues... Oh Dieu ! Il faut que j'aille veiller au souper de Madame ! La jeune demoiselle semble si lasse !

Elisabeth, en effet, tombait de sommeil, épuisée par l'excitation de ce voyage étrange qui semblait sans but. Elle fit cependant honneur au jambon local accompagné de concombre et aux saucisses aux pommes de terre suivis d'un gâteau roulé à la confiture, le tout accompagné d'eau pour elle et d'un excellent vin du Palatinat pour sa mère et Jaouen. Après quoi elle alla se coucher, non sans avoir demandé si l'on repartait le lendemain matin :

- Non, répondit sa mère. Nous sommes arrivées...

- Ici ? Mais que venons-nous y faire ?

- Une visite. Ne m'en demande pas davantage, je t'ai déjà priée de ne pas me poser de questions..

- Comme il vous plaira ! Bonsoir Maman !

- N'oublie pas de te brosser les dents !

Restés seuls, Laura et Jaouen gardèrent le silence pendant un moment. Jaouen avait allumé sa pipe avec l'autorisation de Laura et fumait tranquillement en regardant avec obstination le bout de ses bottes.

- A quoi pensez-vous ? demanda Laura.

- A rien de précis. Nous sommes arrivés, comme vous venez de le remarquer. Il nous reste à attendre.

- J'espère que ce ne sera pas trop long ! Demain vous me conduirez à la Résidence remettre la lettre pour la grande-duchesse.

- Vous êtes bien au courant que ce n'est qu'un prétexte. Inutile de vous précipiter. D'ailleurs, elle n'est pas là.

- Comment le savez-vous ?

- Frau Marquait m'a renseigné tout à l'heure. Le grand-duc Frédéric et la grande-duchesse Charlotte sont à Meiningen... où nous n'irons pas.

- Eh bien, il faut souhaiter que la visite de Scharre ne se fera pas trop désirer.

- Il n'y a aucune raison. Nous sommes dans le laps de temps prévu à Paris : entre le 7 et le 15 novembre, et c'est aujourd'hui le 8...

En dépit de la fatigue du voyage ou peut-être à cause d'elle mais plus certainement sous le coup de l'émotion d'apprendre que Marie-Thérèse avait occupé sa chambre, Laura dormit mal cette nuit-là et, à l'aube, alors qu'elle allait enfin sombrer dans le sommeil, les échos sonores du dehors lui tinrent les yeux ouverts. C'était jour de marché et la place, sous ses fenêtres, s'emplissait de marchands bruyants venus des campagnes environnantes et pour qui cette occasion de se retrouver autour de la fontaine et dans les auberges représentait toujours une sorte de fête où la bière coulait dru.

Elisabeth, elle, était fraîche comme une fleur et, en la regardant dévorer son petit déjeuner à belles dents blanches, ses jolis yeux bleus brillant de plaisir, Laura en revenait à ce qui l'avait tourmentée cette nuit : si elle avait bien compris Talleyrand, Marie-Thérèse ne ferait qu'entrevoir sa fille perdue depuis dix ans. N'y avait-il pas là une cruauté plus qu'un bienfait ? En considérant toute la machinerie mise en place par l'ancien ministre avec l'aide de sa nièce - princesse allemande ! - on pouvait se demander si le jeu en valait vraiment la chandelle Laura ne croyait plus depuis longtemps au désintéressement des hommes politiques. Selon toute apparence, Napoléon, ce parvenu, avait cessé de plaire au grand seigneur de l'Ancien Régime qui n'avait plus l'air de croire à son étoile et qui peut-être se préparait à jouer la carte Bourbon. En voyant Laura sous le prétexte de lui permettre de tenir sa promesse, voulait-il seulement s'assurer que la femme confiée au Hollandais était bien la même et aurait ainsi quelques droits à sa reconnaissance ?

La matinée se passa sans amener le visiteur attendu et, dans l'après-midi, tandis qu'Elisabeth allait visiter, en compagnie de Jaouen, une ville que ses anciennes maisons à pignons et colombages diversement coloriées autour d'un Rathaus vert émeraude flanqué d'une tour rendaient fort attrayante, Laura s'en alla causer avec Frau Marquait qui, enchantée de pouvoir bavarder un peu, l'entraîna dans son petit salon privé et lui offrit du café, très bon d'ailleurs.

- Vous avez envie que je vous parle des " Mystérieux " ? questionna-t-elle en arrangeant des pâtisseries sur une assiette.

- C'est ainsi qu'on les appelle ?

- Nous n'avons pas d'autre nom car le comte n'a pas présenté de passeport. Il a simplement précisé qu'il fallait l'appeler M. le comte. Mais la main de Son Altesse étant étendue sur eux, nous n'avions pas à nous montrer curieux.

- Quand sont-ils arrivés ici ?

- Je ne suis pas près de l'oublier. C'était le 7 février 1807 à minuit. Les ordres transmis par le sénateur Andreae étaient étonnants mais formels : les arrivants ne devaient rencontrer personne - pas même moi ! - et gagneraient seuls leur appartement. Sans requérir aucun service car leur domestique serait avec eux et s'en chargerait. Le personnel devait être écarté de la maison.

- Des ordres plutôt sévères, non ?

- Assurément, oui ! Au jour et à l'heure annoncés, j'étais donc seule dans l'hôtel dont j'avais laissé le porche ouvert et bien éclairé. A minuit juste, une berline à quatre chevaux, plus belle encore que la vôtre, Madame, avec des chevaux noirs superbes est entrée dans la cour. Le cocher, en livrée verte magnifiquement galonnée, est venu ouvrir la portière. Un gentilhomme d'une quarantaine d'années, très beau et très élégant, en est descendu puis, après avoir regardé autour de lui, il s'est retourné pour offrir son poing fermé à une jeune femme voilée...

- Qui vous a dit qu'elle était jeune ?

- Oh, Madame, cela se voit bien que le visage soit caché : la grâce de la tournure, la minceur, la vivacité des gestes, la finesse des mains, des pieds. Elle doit certainement être toute jeune et habillée si joliment de satin et de velours de la couleur de son voile...

- Vous n'avez pas vu son visage ?

- Non. Le voile tombait d'une grande capote dont la passe devait être garnie de satin blanc bouillonné. Je n'ai pas davantage entendu sa voix.

- Comment avez-vous pu voir tout cela ?

- Par la fente d'un volet de ma chambre que je tenais obscure. Ils sont montés chez eux et le domestique s'est chargé des bagages qui étaient nombreux. Puis tout est rentré dans le silence. Le lendemain, en revanche, j'ai bien vu le comte qui est venu me parler. C'est vraiment un beau seigneur et très courtois, mais il a exigé que personne n'entre dans leur appartement, la dame tenant à se reposer sans être importunée. Le domestique faisait tout ce qu'il y avait à faire : le ménage, apporter les repas sans oublier du lait et de la viande pour les chats. Chaque jour, la dame descendait pour une courte promenade en voiture. Toujours délicieusement habillée mais toujours voilée de vert. Je n'ai jamais entendu le son de sa voix. En revanche j'ai beaucoup parlé avec le domestique : c'est un Suisse qui se nomme Philippe Scharre et nous sommes devenus amis. Il leur est dévoué corps et âme...

- Mais à qui puisqu'ils n'ont pas de nom ? Qu'en dit-on par la ville ? Car enfin ils ont bien dû soulever quelque curiosité ?

- Une énorme curiosité mais... les ordres de la grande-duchesse sont sévères et précis : leur laisser la paix, ne pas chercher à percer leur incognito ! Pourtant, le bailli a eu l'audace de monter au château pour essayer d'en connaître un peu plus. Tout ce qu'il a réussi à savoir est qu'ils sont tous deux de haute naissance, surtout la dame, et que lui a voué sa vie à la cause des Bourbons...

- Ils n'ont jamais reçu de courrier ?

- Si. Toujours au nom de Philippe Scharre. Nombre de journaux aussi. Le comte lit beaucoup à ce qu'il paraît...

- Et elle ?

- On ne sait pas à quoi elle occupe ses journées en dehors de la promenade. Il semble exister entre eux une grande confiance... Peut-être plus ?

- Vous pensez à l'amour ?

- Pourquoi pas ? Il faut le voir quand il lui fait descendre les escaliers. On sent que son unique souci est de la protéger. Il émane de cet homme, si froid en apparence, une sorte de... tendre chaleur dans laquelle la jeune dame a l'air de se pelotonner comme un chat devant la cheminée. Oh, c'est une histoire bien curieuse mais... que Madame connaît peut-être mieux que moi ?

Visiblement, Frau Marquart espérait un retour à ses confidences et Laura jugea qu'il valait mieux en rester là mais, ne souhaitant pas froisser l'excellente femme, elle répondit avec un de ces sourires qui font tout passer :

- Je ne suis pas certaine d'en savoir plus que vous. Voyez-vous, il arrive dans la vie que l'on reçoive des ordres venus de si haut qu'il vaut mieux les exécuter sans chercher à comprendre...

Cependant l'hôtelière n'était pas stupide. Elle ouvrit de grands yeux :

- Si haut ? Aurait-on raison, par ici, de penser qu'elle n'est pas une émigrée comme nous en avons tant vu, notre comtesse des Ténèbres ?

Le nom frappa Laura :

- C'est ainsi qu'on l'appelle ?

Frau Marquart lui offrit un sourire ravi :

- Un jeune homme de la ville qui est un peu poète a trouvé ce nom : " Dunkelgràfin " dans notre langue. Mais c'est tellement plus joli en français ! Et ça lui va si bien !

Remontée dans sa chambre, Laura attarda sa pensée sur ces trois mots. Ils traduisaient bien l'épaisseur du mystère dont on entourait sa princesse, mais sûrement pas la lumineuse personnalité qui était la sienne. Non, cela n'allait pas du tout à la mère de l'espiègle et scintillante Elisabeth, seulement, la puissance attractive de ce surnom était telle que, sans aucun doute, il lui resterait attaché...

Philippe Scharre vint le soir même. Il était plus de dix heures et la jeune fille était déjà couchée. Afin que Laura puisse s'entretenir avec lui en toute tranquillité, Frau Marquait ouvrit pour eux la chambre voisine de l'appartement. Elle s'appuyait au mur extérieur de la maison, ce qui écartait toute possibilité d'indiscrétion. L'hôtel à cette époque n'avait que peu de clients et aucun à l'étage réservé entièrement aux visiteurs français. On monta du café, du schnaps, du jambon, des petits pains, du beurre et des pâtisseries, tout ce qu'il fallait pour réconforter un homme qui venait de parcourir deux lieues à cheval sous une pluie battante - elle tombait depuis le crépuscule ! - et s'apprêtait à en couvrir autant au retour.

Ces dix années n'avaient guère changé le fidèle Suisse : il était peut-être plus sec, plus rude, plus réservé encore. C'était un homme qui ne devait pas goûter souvent au repos puisqu'il portait sur ses larges épaules la plus grande part des soins extérieurs du secret dont il avait accepté la charge depuis si longtemps. La protection rapprochée regardait le Hollandais, mais l'univers qui s'étendait autour était son domaine à lui. Cependant, il trouva de jolis mots pour exprimer sa joie de revoir Laura et Jaouen.

- Malgré ces conditions, dit-il avec émotion, votre visite est une sorte de miracle que je n'aurais jamais cru possible...

- Est-ce que... qu'elle est prévenue ?

- Oui. Et vous ne pouvez imaginer sa joie de vous revoir toutes deux. Elle a si souvent pensé à vous !

- Elle sait aussi que nous ne pouvons pas lui parler ?

- Oui. Je ne vous dis pas qu'elle en est enchantée, mais ce qui lui importe, c'est de revoir Elisabeth. Est-ce qu'elle lui ressemble ?

- Oh oui, et ce n'est pas je crois l'offenser que d'avancer qu'elle sera aussi jolie. Avant de quitter Saint-Malo, j'ai fait exécuter par un excellent peintre un petit portrait que j'ai apporté avec moi. Pourrez-vous le lui remettre puisque je n'aurai pas la possibilité de le faire moi-même ?

Scharre contempla un moment l'image d'une rayonnante et toute jeune fille que l'on avait fait encadrer d'ivoire :

- C'est l'ouvre d'un artiste local, expliqua-t-elle, mais je crois que le fameux Isabey, le miniaturiste de la Cour, n'aurait pu faire mieux...

Le Suisse, les larmes au bord des yeux, remit le portrait dans sa boîte et glissa le tout dans sa poche.

- Merci pour elle ! Grâce à cela, le bonheur qu'elle attend demain va pouvoir se prolonger..

Laura se tut pour le laisser se restaurer puis, quand il en fut au dessert et demanda s'il pouvait allumer sa pipe, elle reprit :

- Avez-vous le droit de m'apprendre comment les choses se sont passées après votre départ de Heidegg ?

- Pourquoi pas ? Ce qui doit rester secret, ce n'est pas où elle est passée mais où elle se cache. Notre premier refuge fut le château de la Solitude - un nom prédestiné n'est-ce pas ? - à environ trois lieues de Stuttgart. C'est, au milieu d'un plateau boisé qui se termine en terrasse avec une vue admirable, un joli château bâti au siècle dernier par le duc Charles-Eugène de Wurtemberg. C'est là que la princesse Charlotte de Rohan et Mgr le duc d'Enghien avaient choisi de cacher Madame et rien ne laissait prévoir qu'elle n'y pût résider longtemps. Malheureusement, au début de juin un incendie inexplicable poussa le comte à emmener précipitamment Madame et, sans chercher à en savoir davantage, tous deux gagnèrent la position de repli prévue par les princes en cas de problème : la petite cité d'Ingelfingen qui est la capitale d'un minuscule état coincé entre le Wurtemberg et le grand-duché de Bade. Y régnait alors le prince Karl de Hohenlohe, un ami du duc d'Enghien, mais on ne prit pas logis au château...

- On craignait qu'il brûle aussi ?

- Non. Il est fait de solides murs médiévaux. On préféra l'une des plus belles maisons de cette petite ville viticole. Elle appartient à un vieil apothicaire misanthrope, vivant seul avec des domestiques éprouvés aussi âgés que lui et aussi peu aimables. Mais M. Rambold - c'est le nom de notre nouveau propriétaire -était dévoué à son prince et ne voyait aucun inconvénient à accueillir chez lui des gens aussi discrets que nous et le 7 juin, en pleine nuit, bien entendu, nous sommes arrivés chez lui et nous sommes installés au premier étage de la maison Rambold. N'ayant que des serviteurs mâles, celui-ci engagea une jeune femme de chambre nommée Frederika. Elle était très gentille, faisait bien son travail et ne se montrait pas curieuse. Pourtant, elle ne put résister à raconter à son père que la comtesse Vavel de Versay - nous portions encore ce nom à cette époque - possédait de bien belles choses et une lingerie comme on n'en voit plus parce que sur chaque pièce étaient brodées les trois fleurs de lys de France. C'était à peine une imprudence, car la noblesse française était encore bien présente dans le pays. Le comte s'y plaisait bien, d'ailleurs. Il avait de nombreuses conversations scientifiques avec M. Rambold dans son laboratoire de pharmacie. L'endroit était charmant, un peu hors du temps, et là aussi on se plut. C'est alors qu'arriva la catastrophe...

- Encore un incendie ?

- Oh non ! Bien pire. Dans la nuit du 16 mars 1804, un cavalier est venu frapper aux volets de la maison, portant une lettre. Après s'être entretenu un instant avec M. Rambold, il a remis la lettre au comte, a bu un coup de vin et est reparti. La missive était de la princesse Charlotte de Rohan-Rochefort. Deux heures après, nous repartions au galop de nos chevaux et le lendemain, la tragique nouvelle courut la ville d'Ingelfingen : au mépris des lois internationales et du droit des gens, Bonaparte avait fait enlever le duc d'Enghien de sa maison d'Ettenheim. Vous savez sans doute la suite : ramené à Vincennes, le duc était fusillé sans jugement, la nuit suivante, dans un fossé de la forteresse et enterré sur place. La guerre entre le Premier Consul et les enfants de Louis XVI était ouverte car il ne faisait aucun doute pour celui-ci que Louis XVII était toujours vivant et que peut-être bien, celle que l'on appelait la duchesse d'Angoulême n'était pas la vraie. A l'époque il avait à son service un prodigieux ministre de la Police qui s'appelait Fouché...

- Cette horrible histoire, cette honte, ont bouleversé tous les gens de cour, commenta Laura. Le jeune duc était aimé et ne menaçait en rien la vie de Bonaparte. Personne n'a compris pourquoi il lui fallait mêler du sang au ciment du trône où il allait monter.

- Personne vraiment ? murmura Scharre en souriant des yeux

- Si. Moi et un ou deux autres. Le duc seul savait où se cache le vrai Roi. Ce qui est étonnant, c'est qu'on l'ait tué si vite. On aurait pu tenter de le faire parler ?

- Sans doute quelqu'un avait-il intérêt à ce qu'il ne parle pas, justement. D'où cette hâte indécente à l'exécuter...

- Si l'on racontait cette histoire au peuple, je me demande qui la croirait ! soupira Laura. Les deux enfants royaux obligés de se cacher ! Quelle tristesse !... Et vous, où êtes-vous allés en quittant Ingelfingen ?

- Oh ! nous avons beaucoup voyagé. Pensant qu'il n'y avait plus de danger de ce côté nous sommes retournés quelques semaines au château de la Solitude mais notre solitude à nous éveillait les curiosités. D'autant qu'à cette époque la " comtesse " portait un masque de velours dont nous nous sommes rapidement aperçus qu'il attirait l'attention. Le comte y avait consenti parce qu'elle disait étouffer sous son voile et parce qu'il faisait chaud. Le voile a repris sa place et nous hésitions sur l'endroit où nous pouvions nous rendre quand, par le truchement de la banque hollandaise qui gère la fortune de M. le comte et lui envoie ce dont il a besoin, nous avons reçu une invitation du Tsar à nous rendre à Vienne.

Laura étouffa un cri :

- A Vienne ? N'était-ce pas de la folie pure ?

- Non, puisque nous sommes ici. Le comte aurait préféré s'y rendre seul, mais le moyen de laisser Madame derrière lui ? Nous sommes simplement descendus dans un hôtel dont la comtesse, prétendument souffrante, n'a pas bougé et où seul j'assurais son service pendant que le comte se rendait au palais Schwarzenberg où était Alexandre Ier.

- Que voulait-il ?

- On ne m'a pas révélé le fond de la conversation. Simplement, le comte m'a dit que le Tsar lui avait donné de bons conseils et des lettres. Après quoi nous nous sommes rendus en Hollande où nous sommes restés dans un château près de La Haye jusqu'à ce que, en 1806, Napoléon fasse de son frère Louis un roi de Hollande. Alors nous avons repris le chemin de l'Allemagne.

- Pourquoi pas l'Angleterre ? Si vous fuyiez Napoléon autant que vos autres ennemis, c'était la meilleure solution...

- Pas pour M. le comte, dit Scharre doucement. Il y a des amis, certes, mais aussi des ennemis puissants, et lui en danger, Madame était perdue...

- Alors pourquoi pas un pays lointain ? Elle aurait pu y vivre tout à fait libre, sans ce voile, sans contraintes ?

- Les mers sont peu sûres et le comte ne voulait pas se couper de sa source de revenus. En outre, Madame répugnait à quitter l'Europe. Il lui fallait un pays qui eût une frontière avec la France et n'oubliez pas son sang autrichien. Enfin, ceux qui veillent sur elle de loin ne permettaient pas qu'elle passe les océans. Selon le conseil du Tsar, nous avons demandé l'aide de la reine Louise de Prusse sour de la grande-duchesse Charlotte de Saxe-Meiningen. Toutes deux sont les filles de la duchesse de Mecklembourg-Sterlitz, née Hesse-Darmstadt et étaient les deux chères amies d'enfance de la reine Marie-Antoinette. La Reine les aimait tant que, selon une légende qui est peut-être vraie, elle a conservé leurs portraits en miniature jusqu'au Temple. Affection payée de retour et l'aide demandée a été non seulement accordée mais prodiguée. Nous sommes partis pour Hildenburghausen...

Ce que raconta ensuite Philippe Scharre, Laura l'avait déjà entendu de Mme Marquait mais elle se garda bien d'en faire état.

- Je pense, conclut le Suisse, qu'avec ce château d'Eishausen nous avons atteint notre port définitif. Le comte et Madame s'y plaisent. La maison est vaste, elle est à l'écart et facile à protéger. Le jardin est beau et le couple de domestiques qui s'en occupe a près de quatre-vingts ans. Aussi va-t-on leur offrir une maison au village et d'autres serviteurs ont été choisis par la grande-duchesse. Nous avons, ajouta-t-il avec un sourire qui fit lever les sourcils de Laura, une cuisinière accomplie. Elle se nomme Johanna Weber et elle est charmante...

Laura se souvint alors de ce que lui avait dit Madame Royale de ce rêve qu'elle avait eu au Temple : elle se voyait dans un château isolé, avec un jardin, des animaux familiers... et quelqu'un à aimer.

- Avez-vous des animaux ? demanda-t-elle, et ce fut au tour de Scharre d'être surpris :

- Deux chats, oui... mais nous les avons depuis longtemps... Madame les aime beaucoup et les nourrit elle-même.

- Pas de chiens ?

- Non. Quand on erre de ville en ville ce n'est guère commode. Et puis souvenez-vous que lorsque Coco est mort à Heidegg, Madame a beaucoup pleuré et juré qu'elle n'en aurait plus. Mais si nous restons ici définitivement, il se peut qu'elle change d'avis... A présent, si vous le permettez, nous allons rappeler Joël et décider de la rencontre de demain. Il se fait tard et je dois rentrer...

- Un instant encore ! Il y a une question qui me tourmente...

- Laquelle ?

- Madame... est-elle heureuse ?

- Mais... oui ! Elle en donne l'impression...

- Comprenez-moi sans m'obliger à poser brutalement la question !

Philippe Scharre hésita. Ses yeux si francs se détournèrent de ceux qui le priaient :

- Vous voulez savoir... s'ils s'aiment ?

- Oui.

- Je ne saurais vous répondre car sur ce point ils se gardent bien. Même de moi. Lui la traite en reine et elle accepte en souriant cet hommage perpétuel. Mais de ce qui se passe quand ils sont seuls, la nuit venue, je ne sais rien. Sinon, elle pleure parfois dans le silence qui enveloppe le plus souvent le château mais cela ne dure pas.

- Comme si quelqu'un apportait une consolation ?

- Peut-être...

- Mais enfin pourquoi tant de silence ? Elle aimait la musique.

- Il y a un clavecin dans un salon II lui arrive d'en jouer.

Dieu quil était difficile de faire parler un homme de cette trempe quand il est décidé à se taire ! Laura dévia un peu le sujet :

- Comment est la vie dans ce château ?

- Celle de hauts seigneurs. On ne brûle que de la cire fine, meubles et tentures sont magnifiques, les robes de Madame viennent de Paris et sont toujours à la dernière mode. Elle reçoit aussi des parfums, des laits et des crèmes pour sa beauté. On ne sert que les mets les plus fins et le comte est grand connaisseur en vins. Ceux qui apportent courrier et journaux portent des gants parce qu'il leur arrive de voir le comte mais jamais la comtesse... mais, je vous en supplie, laissez-moi en finir avec les préparatifs de demain !

- Un dernier mot : vous la voyez souvent, vous ? Et sans son voile ?

- Souvent en effet...

- Et son visage ne vous apprend rien ? Le sien était toujours si transparent ! La moindre émotion s'y lisait clairement...

Il eut un bref sourire devant cet entêtement :

- Je ne peux dire que ce que je sais, madame. Et je ne sais rien... Puis-je, à présent, rappeler Jaouen ?

- Faites !

Laura laissa les deux hommes s'entretenir seuls . Elle savait qu'ils s'appréciaient depuis longtemps et qu'ils seraient heureux de parler un moment tête à tête. Aussi bien, les modalités de la rencontre du lendemain ne l'intéressaient guère. Elle remercia Scharre de tout ce qu'il lui avait appris et de son dévouement à une cause qu'elle aurait tant voulu faire sienne, puis se retira dans sa chambre où une veilleuse enveloppait de sa lueur douce le lit où dormait Elisabeth. Mais elle ne se coucha pas et alla à la fenêtre pour constater, avec ennui, qu'il commençait à neiger. Des flocons paresseux descendaient sans se presser du ciel noir. C'était la toute première neige de l'année et il semblait qu'elle serait discrète, mais Laura ne s'en soucia pas moins parce que d'autres suivraient sans doute et rendraient les chemins difficiles. Elle resta là quelques instants à regarder les flocons légers se poser sur la fontaine ou descendre jusqu'au sol où ils fondaient aussitôt. Perdue dans ses pensées, elle vit soudain un cavalier jaillir du porche au galop, vite absorbé par la nuit blanche. Philippe Scharre repartait vers Eishausen... Alors elle retourna au salon où Jaouen, assis près du poêle, achevait de fumer sa pipe. Il tourna la tête vers elle et lui sourit. C'était si rare chez lui qu'elle ne put s'empêcher de remarquer, pour la première fois de sa vie certainement, que ce sourire, contrastant avec ce visage aux traits durement burinés, était séduisant :

- On dirait que vous êtes content ?

- Je le suis en effet. C'est toujours agréable de revoir un ami et j'ai toujours apprécié Scharre.

- Avez-vous vu qu'il neige ?

- Oui. Je ne pense pas qu'elle sera gênante pour notre... promenade de demain mais elle nous avertit qu'il nous faudra rentrer sans tarder. La route est longue jusque chez nous !...

- Je sais. A quelle heure est fixée la rencontre ?

- Vers trois heures. Nous devons dépasser le village, le château et nous arrêter à la première croisée de chemins après être entrés dans la forêt....

Vous devriez aller dormir à présent et, demain, couvrez-vous bien toutes deux !...

Sans répondre, Laura hocha la tête, rentra dans sa chambre et se coucha. Pourtant elle n'avait pas sommeil. Cette nuit lui apparaissait comme une sorte de veillée d'armes bien qu'aucun combat ne soit en vue sinon contre l'émotion, les larmes, les regrets. Scharre avait dit que Marie-Thérèse se réjouissait de revoir sa fille mais, l'instant passé, qu'en serait-il lorsqu'elle regagnerait ce château qui n'était, au fond, rien d'autre qu'une prison dorée, même s'il n'y avait qu'un seul gardien et si elle aimait ce gardien ? Trois heures sonnaient à l'horloge du Rathaus quand Laura, lasse de retourner dans son esprit des questions sans réponse, réussit à s'endormir.

Il était une heure environ quand on quitta l'hôtel d'Angleterre. La neige ne tombait plus et il n'en restait pas de trace, mais le froid se faisait plus vif. Aussi Laura emmitoufla-t-elle soigneusement sa fille d'une robe chaude, de sa pelisse bleue à capuchon, doublée et ourlée d'hermine, d'un manchon assorti et de bottes fourrées. Elle-même s'habilla de façon analogue, à la différence que son vêtement à elle était gris, fourré de castor. Pas de chapeaux, incompatibles avec le port d'une capuche, aussi soigna-t-elle particulièrement la coiffure en boucles d'Elisabeth. Quant à elle, elle avait adopté depuis longtemps, pour ses cheveux cendrés, un chignon de nattes qu'elle réussissait parfaitement sans l'aide d'une femme de chambre. Pendant tout le trajet, le cour lui battit comme pour un rendez-vous d'amour. Elisabeth, elle, grillait de curiosité à propos de cette visite. De la câlinerie à la bouderie, elle avait tout essayé pour circonvenir sa mère et, n'ayant rien obtenu, elle s'en tenait à présent à la bouderie. Jaouen, bien entendu, ne s'était pas montré plus communica-tif. Aussi la jeune fille se contentait-elle de regarder le paysage où s'attardaient les tendres couleurs de l'automne, un paysage de rivières, de monts délicatement dessinés et nuancés qui formaient la transition entre l'immense plaine du nord de l'Allemagne et les montagnes du sud. Le ciel était particulièrement beau. Débarrassé des nuages de neige, il offrait des tons gris moirés de bleu d'une grande délicatesse. Avec une parfaite mauvaise foi, Elisabeth qui trouvait le temps long jugeait cette beauté discrète bien monotone :

- C'est encore loin ? cria-t-elle enfin à destination de Jaouen.

- Nous arrivons ! répondit celui-ci du haut de son siège après avoir consulté un papier. Voici Eishausen !

Du coup, mère et fille se rejoignirent derrière la vitre de la portière. Jaouen ralentit ses chevaux et l'on traversa à sage allure un bourg semblable à ceux que l'on venait de voir, jusqu'à en sortir par une route plantée d'arbres de chaque côté. Le chemin fit un coude et, de son fouet, Jaouen désigna :

- Le château !

C'en était à peine un. On eût dit en France un manoir, mais sans style * une grosse maison de briques, rectangulaire sous un toit dont la ligne s'infléchissait en une légère cassure arrondissant un peu les angles. Trois étages de neuf fenêtres autour d'une porte élevée sur un perron à double escalier qui mettait l'accès à hauteur d'un étage. Une cour devant avec deux allées de marronniers, menant l'une à la route l'autre à un presbytère. Un jardin derrière dont on apercevait les branches dépouillées. C'était confortable, sans aucun doute, cossu mais une simple taupinière pour qui gardait au fond de sa mémoire le souvenir de Versailles et même des Tuileries. Laura pensa que son petit château de Komer dont les belles pierres neuves se reflétaient si joliment dans l'étang de Viviane avec le somptueux manteau que lui faisait la vieille forêt druidique eût beaucoup mieux convenu à sa princesse... Une protestation d'Elisabeth coupa net sa rêverie :

- On ne s'arrête pas ? Mais où va-t-on enfin ?

- Un peu de patience ! Nous y sommes presque... Le chemin plongeait dans un bois de hêtres et de chênes où l'on parcourut sur quelques toises, jusqu'à un croisement marqué d'un poteau à deux ailes. Jaouen rangea sa voiture sur le bas-côté, puis consulta sa montre :

- Ils ne vont pas tarder. Le comte est, paraît-il, d'une exactitude quasi maniaque. Vous pouvez descendre, ajouta-t-il en sautant à terre pour ouvrir la portière et recevoir dans ses bras une Elisabeth scandalisée :

- Mais que faisons-nous là ? C'est ça que vous appelez une visite ?

- Si tu voulais bien te taire ! soupira Laura avec lassitude. Tu es assez grande maintenant pour apprendre à te comporter comme une vraie jeune fille en quelque circonstance que ce soit ! Ce que nous faisons ici est très important !

Elisabeth se calma d'un coup :

- Vous ne pouvez vraiment pas m'en dire plus ?

- Plus tard, ma chérie. Je te le promets !

- Les voilà ! annonça Jaouen.

Un attelage, en effet, arrivait sur eux : quatre chevaux noirs pleins de feu tirant une somptueuse calèche au vernis étincelant dont la capote était relevée. Sur le siège, un cocher en livrée vert sombre, galonnée d'or. Le cour de Laura manqua un battement :

- Fais exactement comme moi ! chuchota-t-elle en rejetant son capuchon et en rabattant aussi celui de sa fille.

La voiture ralentit son allure et ceux qui attendaient purent voir ceux qui l'occupaient : un gentilhomme à l'allure fière, mais surtout une femme entièrement emmitouflée dans de fabuleuses zibelines. De ses mains, l'une était gantée de chevreau d'un vert pareil à celui du voile épais qui enveloppait sa tête, l'autre disparaissait dans un énorme manchon des mêmes fourrures.

A sa vue, Jaouen ôta son chapeau et se cassa en deux. Laura plongea dans la grande révérence de cour inemployée depuis si longtemps et tira Elisabeth par le bras pour qu'elle l'imite, mais l'adolescente semblait changée en statue. Très droite, les yeux grands ouverts, elle regardait sans ciller cette dame qui allait passer devant elle, qui passait... qui allait s'éloigner...

Soudain, le cri d'une voix impérieuse :

- Arrêtez !

Scharre retint ses chevaux ; la voiture s'immobilisa et la dame aux zibelines en jaillit aussitôt pour revenir en courant vers ces trois êtres qui la regardaient arriver, pétrifiés... Le comte sauta presque en même temps qu'elle :

- Madame ! cria-t-il. Par pitié !

- C'est de vous que j'exige un peu de pitié !

D'un geste vif, elle arrachait le voile vert, saisissait Elisabeth dans ses bras et la serrait contre elle en pleurant de joie :

- Ma petite !... ma petite !

L'émotion l'étranglait. Elle ne pouvait rien dire de plus. A son tour, le comte s'était immobilisé et regardait, muet. Surprise, Laura vit son visage sévère s'adoucir jusqu'à un sourire indulgent. Il était si beau, le groupe formé par cette mère et cette fille embrassées !

Marie-Thérèse, cependant, écartait Elisabeth d'elle pour la regarder :

- Que tu es belle ! Plus belle encore que ton portrait !

De son côté, Elisabeth l'avait reconnue :

- Ma marraine !, Oh, que je suis heureuse !

Ce fut elle, cette fois, qui se jeta à son cou, pleurant et riant tout à la fois. La princesse, sans la lâcher, tendit une main à Laura

- Ma chère... si chère amie ! Comment vous remercier ?

Celle-ci ne put retenir la question qui la hantait :

- En me disant si vous êtes heureuse ? Marie-Thérèse se contenta d'un sourire... En dépit des larmes, son visage rayonnait et ce n'était pas uniquement à cause de cet instant. Sa beauté à présent épanouie irradiait et Laura comprit mieux le port intransigeant du voile. En quelque endroit qu'elle se fût montrée sans cette protection, la princesse eût attiré toutes les attentions, soulevé toutes les curiosités, allumé des passions. Sa mère avait été belle mais le mot semblait faible, fade quand on essayait de l'appliquer à sa fille. Garder cachée une telle merveille ne devait pas être facile car il fallait la défendre des ennemis de la princesse et des amoureux de la femme. Une aussi rare beauté était de celles qui déclenchent les guerres. Hélène de Troie devait lui ressembler...

Le comte, qui s'était un peu écarté pour surveiller les environs une arme à la main, se rapprocha, ramassa le voile et le lui tendit :

- Par grâce, Madame ! Il faut le remettre ! Nul ne sait ce que peuvent cacher les arbres d'une forêt

- S'il vous plaît ! Laissez-moi leur dire adieu ! Elle tendit à Jaouen une main sur laquelle il s'inclina avec une émotion vraie, embrassa Laura dans la main de qui elle glissa un petit paquet puis étreignit de nouveau sa " filleule " :

- Tu es belle comme un ange et je suis fière de ma fill... filleule. Pense à moi de temps en temps en te disant que je t'aime infiniment !

- Oh, s'écria Elisabeth, pourquoi faut-il se quitter si vite ? Est-ce que nous pourrons revenir ?

- Je ne sais pas, fit Marie-Thérèse en lui caressant la joue. Peut-être, si Dieu le veut !

D'un geste habituel, elle remit en place le voile vert sous lequel on voyait seulement briller ses grands yeux.

- Votre bras, mon ami !

Le comte l'offrait déjà. Alors, avec un dernier signe de la main, la " comtesse " regagna sa voiture à pas lents tandis que Laura pliait à nouveau les genoux pour la grande révérence. A sa surprise, Elisabeth l'imita cette fois avec une perfection qui la confondit. Décidément, sa fille possédait plus de talents qu'elle ne supposait... Mais elle vit aussi qu'elle pleurait et l'attira contre elle pendant que la calèche aux chevaux noirs s'enfonçait dans la forêt. Elles remontèrent dans leur voiture qui fit demi-tour, mais à peine à l'intérieur Elisabeth éclata en un déluge de larmes :

- Mais qu'est-ce que tout cela signifie ? Pourquoi ne pouvons-nous rester plus longtemps auprès de ma marraine ? Cet interminable chemin pour à peine quelques minutes ? C'est de la folie... J'ai tant de choses à lui dire !

Nous aurons peut-être d'autres occasions... Je ne le crois pas ! Et d'ailleurs vous non plus n'y croyez pas ! Je le sens !

- L'avenir appartient à Dieu, ma chérie. Mais tu es assez grande à présent pour apprendre une partie de ce mystère qui t'irrite et te fait de la peine...

- Une partie seulement ?

- Oui, tu sauras le reste plus tard. Ta marraine est une grande princesse obligée de se cacher pour conserver la vie. Tu sais que nous avons tous vécu avant ta naissance des temps cruels qui ont fait surgir trop de haines et de désirs de vengeance. Si tu aimes ta marraine, tu dois prier comme je le fais moi-même pour que sa cachette ne soit jamais découverte par l'un de ses ennemis. Tu vas jurer de ne jamais rien révéler à quiconque du but réel de notre voyage, ni de ce que tu as vu aujourd'hui !

Le ton si grave de sa mère impressionna la jeune fille. Elle sentit qu'il y avait là quelque chose de trop grand pour elle et même d'effrayant. Elle ôta ses gants, prit à son cou la croix d'or qui ne la quittait jamais, la donna à sa mère puis étendit dessus sa main qui tremblait un peu :

- Je vous le jure, Maman ! Jamais je n'en parlerai !

Rassurée, Laura embrassa sa fille puis ouvrit le petit paquet que lui avait remis Marie-Thérèse. Il contenait un magnifique diamant rosé monté en bague et quelques mots de sa main : " Pour Elisabeth quand elle aura vingt ans afin qu'elle n'oublie jamais cette marraine qui l'aime tant. Peut-être, alors, sera-t-elle assez forte pour recevoir la vérité... "

- Oh ! fit l'adolescente émerveillée. Que c'est beau !

- C'est pour toi quand tu seras grande, dit Laura en repliant vivement le paquet et en le fourrant dans sa poche.

Le silence régna un moment dans la berline, chacune des deux femmes s'enfermant dans ses pensées mais c'était un exercice un peu difficile pour Elisabeth. Au bout d'un moment, elle murmura :

- Avez-vous vu, Maman, comme ma marraine est belle ! On dirait qu'il y a en elle comme... de la lumière ? Elle me fait penser aux fées de M. Perrault. Quand elle a remis son voile, j'ai eu l'impression que le soleil venait de disparaître...

Laura se contenta de lui sourire avec tendresse. Comment lui dire que les gens de ce pays d'asile appelaient cette femme éblouissante mais sans nom la " comtesse des Ténèbres " ?

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