À Jean des Cars qui a réveillé ma passion des grands trains, j’ai dédié Les Dames du Méditerranée-Express avec amitié et gratitude…
Mars 1915 : Un cantonnement quelque part en Champagne…
Le brigadier sortit de la grange où son peloton était au repos depuis deux jours. Il cria :
— Tu viens, Bault ? Je t’offre une gnôle.
Il tapait des pieds dans sa hâte de retrouver le petit café toujours trop étroit pour ses consommateurs, la salle enfumée où remuaient de grandes ombres, où l’on parlait de tout en riant souvent, où il faisait bon chaud autour du poêle et où l’on oubliait un peu cette foutue guerre avec l’impression que tout était comme avant. Le brigadier trouvait même que ça lui rappelait son bistrot favori de La Chapelle : celui des parties de manille avec les copains.
Las d’attendre, il se mit en route embouquant la grande rue – presque la seule ! – au bout de laquelle pointaient le clocher de l’église, la demi-douzaine d’arbres encore debout et l’enseigne du café. Un homme grand et mince arriva derrière lui en courant. Un homme pas tout à fait comme les autres ; il avait cette distinction naturelle qui vient à bout de l’uniforme le plus mal coupé, un visage fin, des yeux gris rêveurs et un peu las.
— Va sans moi ! dit-il quand il eut rattrapé son camarade. Je te remercie pour l’intention mais je n’ai pas envie de boire.
— Qu’est-ce que tu veux faire alors ?
— Un tour de promenade.
— Par ce temps ?
— Oh, le temps ! S’il faut attendre qu’il change…
Il y avait bien deux semaines, en effet, qu’une espèce de crachin détrempait toute la région. On se serait cru en Bretagne.
Une lueur de malice s’alluma dans l’œil rond du brigadier.
— Me dis pas que tu vas encore à la gare ?
— Si. Je vais à la gare…
Depuis que Pierre Bault avait été affecté à l’escadron, sa manie des gares était passée à l’état de proverbe. Dès qu’on arrivait quelque part, il allait d’abord voir la ligne de chemin de fer s’il y en avait une et causer avec les fonctionnaires du rail. On le blaguait un peu, sans méchanceté parce qu’on savait que, jusqu’à la déclaration de guerre, il servait à la Compagnie Internationale des Wagons-Lits et que, parfois, il racontait une anecdote ou deux qui entraînaient pour un instant ses camarades dans un monde inconnu : celui des gens riches, des femmes du monde, des grandes cocottes. Il décrivait les beaux trains vernis et capitonnés comme des coffrets à bijoux, mais on sentait que tout ce qui roulait sur rail avait droit à sa tendresse. En plus, on l’estimait d’être parti comme les autres et d’avoir pris sa part de boue et de misère alors qu’il aurait pu se faire mobiliser dans les chemins de fer.
— Mais il y passe même plus de trains, dans celle-là ?
— Elle me plaît quand même. Et puis, les trains, ils reviendront un jour… À tout à l’heure !
— Sacré farceur !
Avec une bourrade amicale, le brigadier reprit son chemin tandis que Pierre Bault allait dans la direction opposée, les mains au fond des poches et le calot bien enfoncé sur l’œil…
Un moment plus tard, assis sur un banc du quai désert, à l’abri de la verrière encore intacte, il regardait la pluie tomber en longues raies liquides. Entre le double ruban d’acier qui se rouillait, elle formait des flaques d’eau où se reflétait le ciel gris-vert.
Il ne pouvait vraiment pas expliquer à son ami le brigadier pourquoi cette petite station de brique et de pierre blanche lui plaisait tant. Il aurait fallu lui dire qu’elle ressemblait un peu à celle de Beaune, en Bourgogne, lui parler d’une très belle dame, une blonde Américaine qui, à plusieurs reprises, avait traversé sa vie. Pas souvent pour sa tranquillité d’esprit, d’ailleurs, mais elle était la seconde de ces trois femmes dont l’histoire n’appartiendrait jamais qu’à lui-même et à son ami Antoine Laurens. C’était une sorte de trésor intime dans lequel, aux heures noires, il aimait à puiser.
Celle-là s’appelait Alexandra…
Et il resta là, jusqu’à la chute du jour, à se la raconter.