Première partie DEUX AMÉRICAINES À PARIS…

1904

CHAPITRE PREMIER EN MER

L’étrave noire de la Lorraine[1] taillait la longue houle de l’Atlantique. Devant elle, l’océan était vide et se perdait dans la nuit. Le long paquebot qui remontait vers le nord laissait derrière lui, comme un dernier souhait de bon voyage, le phare de l’île baleinière de Nantuckey en attendant d’apercevoir, plus tard, celui de Terre-Neuve. Le vent vif trouait le flot légèrement crêté d’écume et chassait les passagers qui, après le dîner, prétendaient faire une petite marche sur le pont-promenade. Presque tous se hâtaient de regagner le confort luxueux du grand salon dont les larges baies vitrées illuminaient le pont et d’y prendre quelques habitudes au son de la Petite Musique de nuit de Mozart jouée en demi-teinte par l’orchestre du bord. D’autres préféraient rejoindre leurs cabines pour achever de s’installer ou, tout bêtement, aller dormir. Personne ne s’habillait le premier soir d’une traversée : il fallait laisser aux femmes de chambre le temps de déballer les bagages et de repasser ce qui en avait besoin. Les dames, d’ailleurs, étaient en chapeau pour ce premier repas où l’on s’examinait avec plus ou moins de discrétion en essayant d’évaluer la fortune du voisin. À moins que, sachant à quoi s’en tenir lorsqu’il s’agissait d’une célébrité, on n’ébauchât une stratégie pour se faire présenter…

Au-dehors, quatre hommes affrontaient la bise aigre avec détermination. Trois d’entre eux, les mains au fond des poches de leurs pelisses fourrées, le chapeau ou la casquette enfoncés jusqu’aux yeux, s’efforçaient de prouver qu’ils avaient le pied marin en discutant Bourse et valeurs cotées accoudés au bastingage. Le quatrième, un personnage grand et rouge enveloppé d’un lourd manteau écossais, arpentait le pont d’un pas solide en fumant un cigare. Il allait et venait entre les trois courageux et la seule chaise longue occupée comme s’il prétendait en interdire l’approche.

Ce manège amusa un moment celle qui s’y trouvait puis finit par l’agacer. En vérité, le cher oncle Stanley en faisait trop et elle l’appela d’un geste lorsqu’il se trouva au plus près.

— Votre vigilance n’est-elle pas un peu excessive ? Aucun de ces messieurs ne songe à m’aborder…

— Parce que je suis là ! Mais que je m’éloigne et ces « messieurs », je vous en fais le pari, se hâteront de venir tourner autour de votre siège. Est-ce cela que vous souhaitez ?

— Vous plaisantez, j’espère ?

— Bien sûr, bien sûr !… Mais pourquoi vous entêtez-vous à rester là alors que le temps menace ?

— Justement parce que j’espérais un peu de solitude. Je ne crains pas la mer, vous le savez bien, et j’aime assez même quand elle commence à se fâcher comme à présent…

— Une bonne tempête vous ravirait, en somme ?

— Peut-être… Vous aussi, d’ailleurs, inutile de le nier.

— Le vieux sang viking, je pense ? C’est vrai, j’aime le gros temps. Sauf quand j’ai trop mangé ! Nous n’aurions jamais dû embarquer sur un bateau français ! Ces gens-là font une cuisine sublime à laquelle je ne sais pas résister. Mais vous me semblez avoir fort bien supporté l’épreuve ?

Alexandra eut un rire léger que le mugissement du vent ne réussit pas à éteindre tout à fait et qui fit se retourner l’un des trois braves :

— Cela tient à ce que je me méfie, oncle Stanley ! Vous savez bien que je suis, avant tout, une femme raisonnable ? Asseyez-vous dans ce fauteuil et finissez votre cigare : nous rentrerons ensuite.

Il obéit et cala ses cent quatre-vingt-dix livres dans un fauteuil de pont qui gémit sous l’outrage cependant qu’Alexandra reprenait le fil de sa rêverie en toute quiétude : la voyant si bien gardée, les trois attardés choisirent de rentrer. L’un d’eux, en passant, salua la jeune femme avec un sourire. Aussitôt, le nez fleuri de Stanley H. Forbes vira bord sur bord :

— Vous le connaissez ?

Arrachée de nouveau à sa songerie, Alexandra sursauta :

— Qui ?… Oh, c’est possible ! J’ai dû le rencontrer dans le monde. Peut-être chez Ava Astor… Mais en vérité vous êtes insupportable et je crois que je vais voir ce que devient tante Amity ! Dormez bien ! Et ne vous avisez pas de m’accompagner ! ajouta-t-elle en le voyant esquisser le geste de se lever.

— Bon ! Voilà que je vous ai fâchée !

La jeune femme resserra autour d’elle sa grande mante à capuchon doublée de martre.

— Pas du tout, cher oncle ! Mais je voudrais que vous répondiez à ma question : est-ce Jonathan qui vous a prié de me surveiller ?

— Lui ? Dieu bénisse le cher garçon ! Une telle pensée ne l’effleurerait jamais. Il a en vous une confiance d’épagneul. Non, c’est moi qui ne suis pas tranquille !

— Et pourquoi s’il vous plaît ? Vous devriez me connaître ? Vous jugez cette confiance mal placée peut-être ?

— Non, mais je n’aime pas vous voir partir pour l’Europe sans votre mari et vous le savez bien. Vous êtes trop jeune…

— À vingt-deux ans ? Si l’on vous écoutait, une femme ne pourrait donc voyager avant la cinquantaine ?

— … et surtout beaucoup trop belle ! Vous n’avez aucune idée de ce que sont les hommes de ces pays que vous voulez visiter. Ils vont se coller à vous comme des mouches sur un pot de miel !

— Que l’image est donc heureuse ! fit Alexandra en riant. Une bonne fois pour toutes, oncle Stanley, cessez de vous tourmenter ! Vous oubliez que j’ai déjà rencontré beaucoup d’étrangers. D’abord lorsque j’étais en Chine avec mes parents et ensuite dans la société new-yorkaise. Ils ne me font pas peur.

— Je sais que vous n’avez peur de rien mais certains sont séduisants…

— Pas pour moi ! dit-elle gravement. J’aime mon mari et, surtout, je suis américaine.

Même pour un fils de Philadelphie, la réponse avait de quoi surprendre. Mr Forbes leva un sourcil et ôta son cigare pour considérer la fille de son frère avec une sorte d’admiration :

— Est-ce que cela constituerait un certificat de vertu ?

— À mes yeux oui et surtout pour celles qui sont bien nées. Nous sommes avant tout loyales, franches et nous avons un grand sens de l’honneur. En outre, nous sommes fières de notre pays et nos hommes sont les meilleurs du monde : les plus intelligents et les plus courageux. C’est une chose dont je suis sûre et le Français, l’Anglais, l’Italien ou l’Espagnol le plus séduisant ne me fera jamais revenir sur cette opinion.

— Je le souhaite sincèrement pour votre mari. Néanmoins j’en connais qui, même bien nées, ne pensent pas comme vous. Je pense à Consuelo Vanderbilt, à Anna Gould…

— Pour Consuelo, le cœur n’y est pour rien : elle voulait être duchesse et planter sur sa tête les trois plumes d’autruche blanches pour aller faire la révérence à la cour de Saint-James. Il n’empêche que le duc de Marlborough est moitié moins grand qu’elle… Quant à Anna, lorsque je l’ai rencontrée à Newport l’été dernier, elle songeait sérieusement au divorce.

— Possible, mais c’est tout de même par amour qu’elle a épousé ce Castellane. Leur mariage a fait la fortune des fleuristes. Un vrai conte de fées !

— Cela ne veut pas dire qu’elle ait eu raison. D’ailleurs le « beau Boni » qui est venu la rechercher ne m’a pas plu du tout.

Une lueur de malice s’alluma sous les gros sourcils roux de Stanley Forbes :

— Un autre pourrait vous plaire ?

La jeune femme eut un haut-le-corps et gratifia l’impudent d’un regard noir :

— Oncle Stanley, je suis mariée et bien mariée. Si je vais en Europe, c’est pour m’amuser, acheter de jolies choses et visiter des sites exaltants pour l’esprit. Pas pour courir le guilledou. Bonne nuit !

Virant sur ses talons, elle se dirigea vers l’entrée des salons qu’elle traversa d’un pas rapide pour regagner le luxueux refuge où son époux et ses nombreux amis avaient entassé avant le départ bouquets de fleurs, paniers de fruits, confiseries et télégrammes. En dépit de cela elle se sentait mécontente de tout et de tous. On ne devrait jamais voyager avec un vieil oncle ! Le sien venait de lui gâcher le plaisir de ce premier soir en mer et lui rappeler fâcheusement les droits d’un époux dont le stupide entêtement avait permis cette conversation.

Si les choses s’étaient passées comme on en était convenus depuis des semaines, Alexandra Carrington aurait effectué sa promenade marine au bras de Jonathan avant de retrouver l’intimité de leur appartement pour y échanger leurs impressions. Lui se serait assis auprès de la coiffeuse comme il aimait à le faire lorsque tous deux rentraient du théâtre, d’un dîner ou d’une quelconque réception. Il regardait sa femme ôter ses bijoux et les peignes ornés de pierreries qui retenaient la masse de ses cheveux chatoyants, nuancés de divers tons d’or. Lorsqu’elle les libérait, ils ruisselaient le long de son cou mince et gracieux, de ses épaules dont elle n’ignorait pas la perfection satinée, et l’enveloppaient d’une parure vraiment royale en complet contraste avec ses yeux d’un noir profond, son teint d’une blancheur mate et ses belles lèvres pleines ouvrant sur des dents sans défaut.

Alexandra, qui élevait la coquetterie à la hauteur d’un sacerdoce, appréciait ces moments intimes où elle pouvait lire une tendre admiration dans le regard de son mari. Ils stimulaient sa fierté d’être la femme d’un homme que beaucoup lui enviaient, bien qu’il eût plus du double de son âge.

Leur mariage, trois ans plus tôt, avait été l’événement mondain de Philadelphie où Alexandra Forbes avait vu le jour. Attorney général de l’État de New York, Jonathan Lewis Carrington était aussi l’une des meilleures « têtes » du Parti Républicain et on le savait promis aux plus hautes fonctions. Il possédait de surcroît une grande fortune et, enfin, il n’avait rien de repoussant, au contraire : grand, maigre, bien que solidement bâti, son visage aux traits sévères, strictement rasé, s’éclairait d’un regard bleu-gris, froid et difficilement déchiffrable qui, dans l’exercice de sa profession comme en politique, était l’une de ses meilleures armes. Quant aux courtes mèches argentées qui striaient ses cheveux bruns, elles lui conféraient un charme supplémentaire selon Alexandra, qui le dépeignait en deux mots : c’était une « splendide créature ».

L’attention que, dès leur première rencontre à New York, dans un bal, le célibataire le plus convoité de l’État accorda à la radieuse miss Forbes, sonna l’alerte chez toutes les mères de filles à marier. Les langues s’en donnèrent aussitôt à cœur joie : on parla de la « Cendrillon de Philadelphie », ce qui était à la fois malveillant et entièrement faux car, sans être aussi spectaculaire que celle des Carrington, la fortune des Forbes n’était pas à dédaigner, pas plus que son origine.

Basée sur la construction navale et l’agriculture, c’était l’une des plus importantes de Pennsylvanie. Quant au clan Forbes, déjà connu en Aberdeenshire au XIIIe siècle – alors que les Carrington ne remontaient qu’au XVIIIe ! –, sa renommée se perdait dans les brumes d’Écosse et les neiges suédoises. Conclusion : Alexandra était mieux « née » que son prétendant même si les douairières de Park Avenue s’efforçaient de minimiser ce détail. En outre, elle possédait un titre supplémentaire au respect général : elle était une fille de la Liberté. Entendez par là qu’un de ses ancêtres avait, le 4 septembre 1776, apposé sa signature au bas de la Déclaration d’indépendance auprès de celles de George Washington, de Thomas Jefferson et de tous ceux qui levèrent alors l’étendard de la révolte contre l’Angleterre. Et Philadelphie avait été, dix années durant, la capitale des jeunes États-Unis, ce qui n’avait jamais été le cas de New York.

Parée d’une beauté remarquable, d’une intelligence certaine et d’une culture intéressante, Alexandra entendait n’accepter pour époux qu’un homme non seulement capable de satisfaire tous ses caprices mais encore apte à atteindre une situation de premier plan. Devenir un jour la première dame des États-Unis ne l’effrayait pas, au contraire, et elle se voyait très bien installée un jour à la Maison-Blanche.

Dès le premier regard échangé et bien qu’elle fût assaillie de soupirants la jeune fille jeta son dévolu sur ce haut magistrat. Elle lui trouvait davantage de charme et surtout plus de classe qu’aux jeunes sportsmen plus ou moins milliardaires qui faisaient la roue autour d’elle et aux intellectuels chevelus dont elle suivait les conférences et qui pétrissaient ses mains avec des paumes moites quand elle venait les féliciter. Celui-là était un homme qui pouvait devenir un monument historique. En outre, il suffit de peu d’instants à la fine mouche pour deviner qu’il était en son pouvoir.

Elle commença par jouer un peu cruellement avec lui mais elle avait assez de finesse pour ne pas aller trop loin et éviter de le faire fuir. Elle éprouva pour Carrington une grande admiration et, comme il arrive souvent chez les jeunes filles, elle décréta qu’elle l’aimait et se persuada que sa vie serait manquée si elle ne la liait pas à cet homme supérieur.

Lui, ébloui par cette blondeur, ce charme plein de vivacité et cette triomphante féminité, n’attendait qu’un encouragement et, en dépit des mises en garde de sa mère qui trouvait la jeune fille trop brillante et trop mondaine, malgré la réserve des Forbes qui le jugeaient un peu trop âgé, le mariage fut célébré le 20 octobre 1901, à Philadelphie, dans la belle demeure ancienne de Walnut Street où miss Forbes avait été élevée.

Celle-ci en éprouva un immense sentiment d’orgueil satisfait et de triomphe. Comblée de pierreries, de fourrures et d’une foule de choses aussi coûteuses qu’inutiles par un fiancé uniquement préoccupé de la parer et de la voir sourire, elle eut la gloire de voir le vice-président Théodore Roosevelt servir de garçon d’honneur à son fiancé dont il était l’ami le plus proche. Et si elle éprouva un pincement au cœur en quittant sa mère, sa tante Amity, ses oncles et surtout sa chère maison d’enfance, cela ne dura guère. New York n’étant pas bien loin de Philadelphie, elle pourrait revenir souvent. Enfin ne devenait-elle pas souveraine maîtresse d’une des plus belles demeures de la Cinquième Avenue, située en face de Central Park et qui, pour être moins imposante que les extravagants palais des Astor ou des Vanderbilt, n’en était pas moins fort enviable ?

Lorsque, au bras de son mari, elle en franchit le seuil flanqué de colonnes ioniennes, elle éprouva un frisson de joie : elle était désormais chez elle. Ce qui signifiait qu’elle allait pouvoir arranger à sa guise la vingtaine de pièces offertes à sa fantaisie. À l’exception, bien sûr, de l’appartement que se réservait Jonathan : chambre, fumoir et cabinet de travail voués définitivement au style anglais cher à la reine Victoria et hors duquel il estimait que sa pensée ne saurait s’épanouir.

— Tout le reste vous appartient, ma chérie, lui dit-il avec le courageux sourire de l’amour en lui faisant faire le tour du propriétaire. Vous pouvez en disposer à votre guise. Ce sera votre cadre et je veux qu’il vous plaise.

En réalité il ne risquait pas grand-chose car Alexandra possédait un goût très sûr aussi bien pour s’habiller que pour choisir son décor. Affamée de savoir, elle avait déjà étudié une foule de choses un peu hétéroclites comme le français et l’italien, la botanique, le jardinage, le bouddhisme et les religions ouralo-altaïques, l’ethnologie, les astres et la meilleure façon de tirer les cartes mais aussi l’histoire de l’art et la décoration à travers les siècles. Éprouvant une véritable passion pour la reine Marie-Antoinette, elle s’était surtout penchée sur le XVIIIe siècle français et elle entreprit de déverser son érudition sur les corps de métier soumis à ses ordres. Les rares antiquaires n’eurent pas de plus fidèle cliente et elle réussit même à se procurer, Dieu sait comment, une paire de flambeaux provenant d’un des Trianon, exploit dont elle tira une juste fierté et qui lui valut le respect de celles à qui elle les avait arrachés de haute lutte.

Bien entendu l’Europe l’attirait. Elle rêvait de visiter Versailles et Vienne mais elle découvrit très vite que son époux détestait voyager en dehors de l’Amérique du Nord. Ce haut magistrat qui travaillait énormément considérait sa fonction comme une sorte de sacerdoce. En outre, il se passionnait pour la criminologie autant que pour la politique. À ses yeux, les peuples latins ne comptaient guère que des gens peu recommandables – cela pour les Italiens, les Espagnols et les Français – qui, lorsqu’ils ne s’entre-tuaient pas pour leur religion, ne songeaient qu’à s’approprier les fortunes américaines. Les pires étant bien sûr les Français, rejetons douteux d’effroyables buveurs de sang ne connaissant plus ni foi ni loi depuis qu’ils avaient massacré leur noblesse au nom d’une liberté dont ils étaient venus chercher l’idée auprès des grands esprits américains. L’Allemagne était peut-être un peu plus recommandable, encore que l’on y entendît un peu trop de claquements de bottes. Les Pays-Bas étaient d’une ennuyeuse platitude, quant à la Suisse, si elle possédait de belles montagnes, celles des Rocheuses ou de l’Alberta canadien ne lui étaient inférieures en rien. Bien au contraire…

Seule l’Angleterre planait sur ce désastre et tout ce que la jeune Mrs Carrington réussit à obtenir de lui fut un court séjour à Londres où Jonathan désirait visiter Scotland Yard et rencontrer quelques confrères. La seule consolation de la jeune femme fut de rapporter quelques bijoux anciens et une collection de ravissantes porcelaines tendres de Wedgwood car, en dépit de ce qu’elle espérait secrètement, il lui fut impossible d’amener son mari à passer la Manche. Il en rejeta la responsabilité, avec autant de gentillesse que de secrète hypocrisie, sur un procès important dont les ramifications s’étendaient jusqu’à Mexico mais qui, à présent, le rappelait d’urgence à New York. Quant à laisser Alexandra s’y rendre seule, il ne pouvait en être question.

Cette méfiance méprisante que l’attorney général montrait envers tout ce qui n’était pas américain ou anglais surprenait sa jeune femme. Elle n’arrivait pas à comprendre comment un homme aussi cultivé, une « aussi belle intelligence capable d’embrasser d’importants problèmes humains ou politiques, pouvait se montrer si rigide et si aveugle sur ce point.

— Vous appréciez cependant l’art et la littérature de ces pays, remarqua-t-elle un jour. Comment se fait-il que vous ne souhaitiez pas mieux connaître ces berceaux de vieilles civilisations ?

— Parce que j’ai déjà sillonné toute l’Europe lorsque j’étais plus jeune et n’en ai pas retiré de vraies joies. À quelques rares exceptions près, les gens y sont superficiels, paresseux, pervers et trop amis du plaisir. Et puis, songez-y : nos musées rivalisent déjà avec ceux de l’Europe et leurs meilleurs artistes viennent se faire entendre ici. Pourquoi voulez-vous que j’aille perdre là-bas un temps qui m’est si précieux ?

— Pour me faire plaisir et voir de belles choses…

— Seule la première partie de votre phrase est valable, ma chérie, fit-il avec l’un de ses rares et d’autant plus charmants sourires. Pour moi, je vois évoluer chaque jour dans notre maison la plus parfaite des œuvres d’art. Vous étanchez plus que largement ma soif de beauté.

Que répondre à cela sans être blessante ? Alexandra eut beau assurer que toute sa famille appréciait les visites outre-Atlantique, deux longues années s’écoulèrent avant qu’elle ne réussît à arracher à Jonathan la promesse de l’emmener au moins en France et en Autriche. Non sans peine, mais il n’est pas encore né, du moins sur la terre américaine, celui qui saura dire obstinément non à sa femme.

En ce qui concernait Alexandra, ce refus qu’on lui opposait sous les prétextes les plus divers finit par l’exaspérer et elle en vint à poser un ultimatum à son époux : ou bien il l’accompagnait dans le voyage dont elle rêvait ou bien elle le ferait sans lui. Pas seule, bien sûr, mais chaperonnée par l’un des membres de sa famille : il y avait toujours à Philadelphie un ou une Forbes prêt à s’embarquer sur le premier bateau venu.

Comprenant qu’il causait une véritable peine à sa jeune femme et que le stade du caprice était dépassé, Carrington décida enfin que l’on partirait pour la France au mois de mars mais sur le Majestic, le paquebot vedette de la très britannique White Star.

Passant sur ce détail, Alexandra, enchantée, fit ses préparatifs, procéda à un tri sévère dans ses toilettes avec l’intention ferme d’en doubler ou d’en tripler le nombre chez les couturiers parisiens. Elle acheta le dernier Baedeker et y lut tout ce qu’elle put trouver sur les lieux qui l’intéressaient. Elle n’en continua pas moins à mener une vie mondaine des plus actives, ne manquant ni un bal, ni une soirée au Metropolitan Opera, ni un vernissage sans compter une multitude de thés, de conférences et de réceptions dans sa propre demeure.

Elle glana durant ce temps quelques conseils, quelques adresses intéressantes et opéra, dans ses carnets, le recensement des quelques amies installées en Europe. Pendant quelques semaines, elle vécut cette sorte d’anticipation joyeuse qui ressemble un peu à des fiançailles. En dépit des critiques sévères qu’elle portait à son encontre, elle brûlait d’envie de connaître la noblesse française, descendant de ceux qui avaient servi Marie-Antoinette…

Et puis ce fut la catastrophe.

Comme tous les couples de la haute société américaine, les Carrington consacraient peu de temps à leur intimité en dehors du petit déjeuner toujours pris en commun et de l’heure, souvent tardive, où, revenant de quelque soirée, à moins qu’ils n’eussent eux-mêmes reçu, ils se retrouvaient tête à tête, le plus souvent dans la chambre d’Alexandra où Jonathan, en buvant un dernier verre, s’accordait le plaisir de contempler sa ravissante épouse avant de lui souhaiter une bonne nuit.

Ce soir-là, ils revenaient d’un dîner chez les Monroe qui avait été fort gai et Mrs Carrington, très en verve, commentait les menus événements de la soirée. Elle s’était bien amusée et ne prêtait guère attention à la mine contrainte de son mari quand, soudain, elle s’avisa d’une circonstance insolite : au lieu de s’asseoir contre le miroir, Jonathan, les mains au fond des poches, tournait en rond autour d’un guéridon comme un vieux sage chinois autour d’une idée essentielle.

— Vous ne m’écoutez pas ? reprocha-t-elle doucement. Avez-vous donc un souci ? Je vous ai observé quand nous étions à table, vous écoutiez à peine Lily Monroe.

— C’est vrai, soupira-t-il. J’ai un grave souci et je ne sais comment m’y prendre pour vous le faire partager. Vous allez devoir faire preuve de beaucoup d’indulgence, ma chérie…

Le mot fit rire Alexandra.

— Mon indulgence ? Quel drôle de terme dans votre bouche ! Auriez-vous commis une grosse bêtise ? Cela ne vous ressemblerait pas.

— Il ne s’agit pas d’une bêtise et ce qui m’arrive est tout à fait indépendant de ma volonté. En deux mots : je dois me rendre à Washington dès demain. Le Président m’a fait savoir qu’il m’attend. Il s’agit d’une affaire grave.

La jeune femme fronça les sourcils. Elle n’aimait pas beaucoup le titre officiel donné à un homme que tous deux appelaient simplement Teddy, même depuis que, parvenu à la magistrature suprême, il s’était installé à la Maison-Blanche. Il y avait là un signe pompeux qui n’augurait rien de bon.

— Ce n’est pas la première fois qu’il vous convoque d’urgence. Avez-vous une idée de ce que vous veut le… président Roosevelt ?

— Très vague mais je ne crois pas me tromper : il me réserve une mission importante… Je suis désolé, ma chérie, ajouta-t-il très vite en voyant s’assombrir le délicat visage, mais je crois que vous allez devoir me rendre ma parole. Je suis à peu près certain que nous ne pourrons pas partir dans huit jours.

Alexandra se leva brusquement. Dans son visage que la colère pâlissait, ses yeux sombres étincelaient.

— Voilà donc ce que vous mitonniez ? En vérité je suis trop bête ! J’aurais dû m’attendre à quelque chose de ce genre ! Car toujours vous avez trouvé de bonnes excuses pour éviter ce voyage mais je dois dire que, cette fois, vous faites vraiment donner la grosse artillerie. Le Président ! Rien de moins !… Et cela pour reprendre votre parole ? Oh, c’est indigne… indigne !

Jamais Jonathan n’avait vu sa femme si fort en colère. Jamais non plus ils ne s’étaient véritablement disputés et il se sentit un peu désorienté. Il voulut s’approcher d’elle mais elle fila d’un trait à l’autre bout de la pièce.

— Essayez de me comprendre, ma chérie, implora-t-il. Je n’ai aucun moyen de me dérober. D’autre part votre colère n’est pas justifiée : il ne s’agit pas d’annuler notre voyage mais seulement de le retarder…

— Jusqu’où ? Aux calendes grecques, voyons ! Mais ayez donc le courage de vos décisions ! D’autant que vous savez très bien pourquoi je veux partir en mars : une de mes amies s’apprête à épouser un baron vers la fin du mois.

L’excuse était mauvaise car le mariage n’avait pas lieu à Paris et Alexandra n’avait aucune envie d’y aller. En outre, elle constata qu’elle ne faisait qu’irriter Jonathan en voyant se froncer le profil romain de son époux qui ricana :

— Si vous voulez mon sentiment, c’est la meilleure des raisons pour retarder : être l’impuissant témoin du passage d’une belle dot américaine entre les mains d’un noble désargenté ne me cause aucun plaisir.

— Voilà le grand mot lâché ! s’écria la jeune femme en secouant sa chevelure dénouée comme une crinière de lion. C’est ce mariage qui vous tourmente ? Eh bien n’y venez pas mais moi je veux y assister. Conclusion : allez courir vos bien-aimées routes américaines pour le service de Teddy mais moi je pars pour l’Europe !

— Vous n’y pensez pas ! Je ne vous laisserai jamais voyager seule !

— Qui parle de cela ? Tante Amity qui adore l’Europe sera ravie de m’accompagner si même elle ne projette pas déjà de s’y rendre. Vous n’avez rien contre ma tante, j’espère ?

— Rien du tout. C’est une femme admirable… seulement j’ai annulé tout à l’heure nos passages sur le Majestic et alors…

— Sans même m’en parler ? De mieux en mieux ! Moi qui, tout à l’heure, délirais en compagnie de votre ami Russel Sage sur les plaisirs que j’escompte de cette traversée !

— J’en suis désolé, ma chérie, mais je ne pouvais pas vous dire cela au milieu du salon de Lily.

— Sans doute ! fit-elle sèchement. C’était tout à fait impossible mais, je vous en prie, ne vous tourmentez pas pour si peu. Je souhaite beaucoup voyager sur l’un des nouveaux paquebots français de la French Line, ainsi, je me trouverai de plain-pied dans l’ambiance que je recherche et ce n’est pas tante Amity qui s’y opposera : elle adore la France, elle !

— Réfléchissez un peu, Alexandra ! Tout cela est ridicule. Nous partirons… dans un mois.

— Et pourquoi pas l’année prochaine ? Non, Jonathan, ma décision est prise : demain je pars pour Philadelphie.

Jonathan réussit à rejoindre sa femme et à l’immobiliser en s’emparant de ses épaules.

— Vous m’en voulez tellement ?

— Oui… et plus que je ne saurais le dire. Vous me manquez de parole et c’est une chose que je ne supporte pas.

— La raison d’État ne peut-elle trouver grâce à vos yeux ?

— Non, car c’est l’une de ces notions périmées que l’Amérique refuse et qui faisaient partie intégrante de cette Europe qui vous déplaît tant.

Dans sa robe de brocart doré, sa beauté rayonnait à un tel point que Carrington sentit un désagréable pincement dans la région du cœur. Elle était une déesse et une déesse avait droit à toutes les exigences. Il voulut la serrer contre lui mais elle le repoussa doucement et il s’en trouva offensé :

— Vous pouvez vraiment accepter l’idée de partir sans moi ?

— Pourquoi pas dès l’instant où vous le pouvez vous-même ? Je ne vous ai pas entendu réclamer ma présence dans votre mystérieuse mission.

— Je ne sais même pas de quoi il s’agit…

— Ni combien de temps vous serez absent, bien entendu ?

— Bien entendu.

— En ce cas ne m’obligez pas à jouer pendant ce temps les femmes de marins guettant jour après jour l’entrée d’un navire dans le port. Notre vie est agréable parce que nous menons chacun l’existence qui nous convient.

— Sans doute… tant que le même toit abrite nos nuits. Qu’en sera-t-il si nous faisons continent à part ?

Il semblait si triste tout à coup qu’Alexandra flaira le danger : si elle se laissait attendrir, tout était à recommencer.

— Je pense que nous nous trouverons bien de quelques mois de séparation…

Il eut un haut-le-corps.

— Quelques mois ? Combien de temps pensez-vous donc être absente ?

— On ne va pas en Europe pour quinze jours. Vous ne m’avez emmenée qu’à Londres et j’ai tant de choses à voir ! Il me semble que trois ou quatre mois…

L’émotion de Carrington se dissipait. Il se savait battu et n’insista pas. Il alla se servir un verre dans la cave à liqueurs disposée sur une commode à son intention.

— Je sais bien que vous avez raison et moi je n’ai pas le droit de vous obliger à vous morfondre ici pendant une absence dont j’ignore la durée. Tout ce que je désire est que vous ne partiez pas seule… et pas trop longtemps ! Le mariage de Délia est fixé en septembre, ne l’oubliez pas !

— La laisser se marier sans moi ? Vous n’y pensez pas, dit Alexandra en souriant.

Elle aimait beaucoup, en effet, sa jeune belle-sœur Cordélia, née longtemps après Jonathan d’un second mariage de sa mère parce que, douée d’une nature joyeuse, un rien trop moderne peut-être mais d’une grande vitalité, celle-ci ne manquait ni de charme ni d’esprit. Telle qu’elle était, miss Hopkins tenait captif depuis plus d’un an déjà le cœur d’un jeune et brillant avocat, Peter Osborne, d’excellente famille, mais qu’elle avait parfois tendance à maltraiter pour mieux assurer sa puissance. Elle pensait lui avoir donné un gage suffisant en acceptant l’anneau de fiançailles et prenait un certain plaisir à faire durer cette période délicieuse où une jeune fille se voit choyée et adorée.

— À ce propos, reprit Carrington, je vous supplie de lui laisser ignorer aussi longtemps que possible que vous partez sans moi…

— Vous craignez qu’elle ne veuille m’accompagner ?

— J’en jurerais, et au risque de retarder son mariage une fois de plus. Souvenez-vous que la date prévue a déjà été reportée pour une broutille.

Aussitôt Alexandra prit feu et brandit sans hésiter l’étendard de la solidarité féminine :

— En vérité, vous êtes inouïs, vous, les hommes ! Une broutille ? Alors qu’il s’agissait de leur future demeure ? Ce mariage-là, pour avoir attendu, n’en sera que plus réussi. Cela dit, Délia ne saura rien avant que je prenne le bateau. D’ailleurs, je pars demain pour Philadelphie.

Le hasard permit qu’Alexandra partît pour l’Europe sans revoir sa belle-sœur. Lorsqu’elle revint à New York pour s’embarquer avec son oncle et sa tante, la jeune fille séjournait à Boston chez une amie. Une circonstance à laquelle sa mère n’était pas étrangère. Quant à Jonathan, il était en route depuis la veille pour une destination inconnue.

Sans oser se l’avouer, Alexandra regrettait l’une et l’autre. Elle s’était trop réjouie de ce voyage en compagnie de son mari pour ne pas lui en vouloir de sa dernière dérobade et elle admettait volontiers qu’à défaut de lui elle eût aimé partir avec Délia dont la compagnie était des plus amusantes.


Dans sa cabine rangée par une habile femme de chambre, la jeune femme considéra un instant son lit sur lequel sa chemise de nuit était disposée auprès d’un déshabillé. Elle n’avait pas sommeil et regrettait que l’état de la mer rendît ce premier soir à bord si peu attrayant. Néanmoins, comme les regrets lui semblaient stériles, elle décida qu’une grande nuit de repos lui ferait le plus grand bien. En conséquence, elle ôta les longues épingles à tête de topaze qui fixaient son chapeau, fit bouffer ses cheveux d’un coup de doigts preste et s’en alla voir ce que devenait sa tante.

Elle la trouva au lit, buvant du vin de Champagne et relisant pour la énième fois les aventures du Huckleberry Finn de Mark Twain qui était son livre de chevet lorsqu’elle partait en voyage.

Aux approches de la cinquantaine, Amity Forbes, construite comme une maison, possédait de longs pieds qu’elle habillait de chaussures d’homme, telles qu’en portait jadis Thomas Jefferson dont, depuis l’enfance, elle était amoureuse à titre posthume. Sa chevelure aussi rousse que celle de son frère montrait de larges mèches blanches qui lui conféraient un curieux aspect bicolore. Dotée d’une voix sonore, elle arborait un profil impérieux qui aurait pu être celui d’une princesse indienne si elle n’avait eu le teint si rose et l’œil si bleu. Ses mains admirables recelaient un réel talent de pianiste dont elle n’usait cependant que pour bercer son humeur noire les soirs de pluie. Quant aux salons, elle en abhorrait les indigènes qu’elle déclarait barbares et totalement dépourvus d’intérêt. Elle cachait un cœur d’ange sous un caractère d’ours agrémenté d’un humour décapant et d’une gaieté souvent féroce qui en avaient fait, sur ses jeunes années, la terreur des mères de garçons à marier. Pour la plus grande satisfaction d’Amity qui, ne pouvant épouser – et pour cause ! – le défunt président des États-Unis, avait décidé une fois pour toutes de ne partager avec personne ses confortables rentes. Sinon avec ses chiens, ses chevaux, ses serviteurs, les oiseaux de son jardin et sa filleule Alexandra qu’elle adorait. Avec aussi quelques associations charitables et le cercle spirite de Philadelphie dont elle était l’une des adeptes les plus convaincues et les plus assidues.

Sans vouloir l’avouer, elle espérait réussir à entrer en relations avec l’âme du grand homme dont elle avait fait son idéal mais il fallut bien se rendre à l’évidence : Thomas Jefferson n’appartenait pas à la catégorie des âmes en peine. Néanmoins, Amity n’abandonnait pas.

Lorsque Alexandra vint lui demander de l’escorter en Europe, elle en était à boucler ses bagages dans l’intention de se rendre à Paris et, surtout, au cimetière du Père-Lachaise afin de s’y recueillir sur la tombe du grand Alan Kardec, qui était en quelque sorte le pape du spiritisme, au jour anniversaire de sa mort, c’est-à-dire le 31 mars. Mrs Carrington arrivait donc à point nommé.

Seule ombre au tableau, l’oncle Stanley, le gentleman-farmer de la famille Forbes, venait de décider d’accompagner sa sœur et si Alexandra admettait qu’une escorte masculine présentait de grands avantages pour deux femmes seules, elle se méfiait un peu des idées rigoristes de ce vieux célibataire qui, en dehors de ses terres, n’aimait guère que ses chevaux. C’était d’ailleurs pour eux qu’il traversait l’Atlantique : après avoir déposé Amity dans la capitale française, il devait se rendre en Normandie afin d’y visiter quelques haras célèbres et surtout en Angleterre où il comptait de nombreux amis dans le monde des courses.

L’idée de voir sa nièce se joindre à l’expédition ne l’enchanta pas vraiment. Il était fier de sa beauté et de son élégance mais, selon lui, la place d’une épouse était au coin du feu et non dans une ville aussi profondément dépravée que Paris.

Il se promit de veiller d’aussi près que possible à la vertu de cette jeune femme qu’il considérait comme la fleur des États-Unis. Tout au moins pendant cette traversée insensée sur un navire français.

À l’entrée de sa nièce, Amity posa son livre, but une gorgée de champagne et considéra l’arrivante par-dessus ses lunettes :

— Vous en avez déjà assez des embruns ? Je croyais que vous vouliez profiter de ce que la moitié du bateau est déjà malade pour arpenter le pont-promenade ?

— La moitié du bateau, oui… mais oncle Stanley n’en fait pas partie.

— Et alors ?

— Et alors il me surveille comme s’il était un policier et moi un voleur à la tire.

Tante Amity s’étrangla de rire, ce qui l’obligea à se verser une nouvelle rasade. Tout à fait inhabituelle d’ailleurs car si, chaque soir, elle avait coutume de boire une coupe de champagne avant de se coucher, elle dépassait rarement cette unité.

— Vous en voulez un peu ? proposa-t-elle aimablement.

— Non, merci. Je ne bois guère.

— Ça viendra !

— En voilà une idée !

— Cela me paraît inéluctable. Il faut toujours se raccrocher à quelque chose. Or, vous êtes mariée depuis bientôt trois ans et aucun enfant n’étant encore en vue… Ce n’est d’ailleurs pas un reproche.

— Alors pourquoi en parlez-vous ?

La vieille demoiselle vida son verre et le reposa sur sa table de chevet où une embardée du navire le fit glisser. En conséquence elle le reprit ainsi que la bouteille et cala le tout entre ses genoux.

— Vous savez très bien pourquoi. Je n’ai jamais été d’accord pour que vous épousiez Carrington. Un grand homme, sans doute, promis à de hautes destinées peut-être… si Dieu lui en laisse le temps. Un monument historique si vous préférez ?... Vous pouviez espérer tellement mieux !

— Vraiment ? Et… qui par exemple ?

— Est-ce que je sais ? Ils étaient plus d’une douzaine à bourdonner autour de vous. Tous jeunes, beaux, riches et vous êtes allée chercher à New York un homme de mon âge. Autant dire un vieillard !

— Vous êtes injuste. Autant pour lui que pour vous-même. Jonathan est…

— Une splendide créature ? Je sais. L’avez-vous assez répété ! Au point que je me suis demandé si vous n’étiez pas la première personne que vous souhaitiez convaincre. Alors dites-moi : combien de fois par semaine vous fait-il l’amour ?

— Tante Amity ! protesta la jeune femme scandalisée.

— Ne jouez pas les bégueules ! De quoi avez-vous le plus peur : du mot ou de l’acte ? Vous êtes une femme mariée, que diable ! Mal mariée peut-être mais vous devez être au courant de ce que l’on fait dans un lit ?

— Vous vous faites du mariage une étrange image. Entre Jonathan et moi il y a une communion d’esprit que je crois assez rare. Nous sentons, nous aimons les mêmes choses.

— Vous aimez Scotland Yard et les archives du crime ? C’est nouveau cela ! Alors, que faites-vous ici, avec moi et en pleine mer ? Je ne sais pas encore lequel des deux fait peur à l’autre mais je suis sûre qu’il y a là un petit problème…

— Qu’allez-vous imaginer ?

— La vérité. Je ne vous ai jamais demandé vos confidences, ma chère petite, mais je suis bien persuadée que vous ignorez encore tout des joies du septième ciel.

— Parce que, vous, vous les connaissez, souffla Alexandra suffoquée.

— C’est possible. Allons, ne me regardez pas avec ces yeux ronds ! Je ne suis pas Messaline mais j’ai des souvenirs qu’un jour, peut-être, je vous confierai… quand vous aurez grandi. En attendant, oubliez tout ce que je vous ai dit et ne songez qu’à notre beau voyage ! Je vous promets de veiller à ce que Stanley ne gâche pas tout !

— Vous pensez y parvenir ! soupira la jeune femme. Je m’attends à le trouver couché en travers de ma porte.

— L’ennui c’est qu’il a le pied marin comme tous les Forbes. En pleine tempête il restera solide comme le rocher de Gibraltar. Néanmoins et puisque nos cabines communiquent vous pourrez toujours sortir par ici.

En rentrant chez elle, Mrs Carrington se sentait un peu désorientée. Elle savait sa tante fort originale. Pourtant ce qu’elle venait de laisser entendre était confondant. Se pouvait-il qu’entre deux séances de tables tournantes elle eût fait l’expérience de l’amour ? C’était proprement ahurissant alors qu’elle-même…

L’épouse de Jonathan Carrington n’aimait pas attarder sa pensée sur sa vie intime. Sa nuit de noces n’avait rien eu de très exaltant. En dépit de quelques romans lus en cachette et de ce que sa mère lui avait murmuré au moment de leur séparation, elle se trouvait, au soir de son mariage, assez ignorante des accomplissements physiques mais, comme elle épousait un homme beaucoup plus âgé, elle lui supposait une grande expérience amoureuse et attendait de lui des merveilles.

Or, d’expérience, l’attorney général n’en possédait guère. Consacrée tout entière à ses travaux, sa vie passée jusqu’à sa rencontre avec miss Forbes comptait peu, bien peu d’aventures féminines. Il ne les avait guère recherchées, dédaignant les femmes faciles et attendant seulement de rencontrer un jour celle dont il ferait son épouse. Alexandra avait été celle-là mais, au lieu d’éprouver un sentiment doux, tendre, plutôt paisible, il s’était mis à brûler pour elle d’une passion sauvage qu’il ne devait jamais réussir à exprimer tant sa fiancée l’intimidait. En dépit de sa beauté flamboyante, il y avait en elle quelque chose de réservé, de froid, voire de distant qui le tenait en respect.

Au soir de leurs noces, dans la suite royale du Belle-vue Hôtel à Philadelphie, il connut une sorte de crainte quasi religieuse en découvrant la splendeur juvénile du corps qui se livrait à lui. Son goût profond de la beauté le poussait à s’agenouiller, à adorer cette exquise statue de chair vivante. Malheureusement, il ne trouva ni les gestes ni les mots capables de l’émouvoir. Il se contenta longtemps de la regarder sans oser la toucher, sans force et sans voix, humilié bientôt de lire l’étonnement dans les grands yeux noirs d’Alexandra. La colère alors s’empara de lui, générant une brutale montée de désir qui le sauva du ridicule mais, affolé à la pensée de la voir s’éteindre, il s’empara de la jeune fille avec une hâte fébrile qu’il éprouvait pour la première fois et qui, l’acte accompli, le laissa rompu et désolé.

— Pardonnez-moi ! balbutia-t-il. Je… je ne voulais pas…

— Oh, ce n’est rien, fit-elle avec le même sourire miséricordieux que s’il venait de renverser une tasse de thé sur sa robe.

Le reste de la nuit se passa dans le calme le plus absolu. Jonathan dormit comme une souche. Quant à sa jeune femme, elle pensait que les romanciers exagéraient beaucoup les plaisirs de l’amour mais elle éprouvait assez d’affection et de respect envers celui dont elle portait désormais le nom pour classer ce qui venait de se passer dans les obligations et les inconvénients de la vie de couple. Il y aurait, dans l’avenir immédiat, tant d’agréables compensations…

Cet état de choses ne varia guère par la suite. Chaque soir, au cours du voyage de noces qui les mena à Saratoga et dans les capitales canadiennes où Alexandra put acquérir un sublime manteau de zibeline, Jonathan, toujours habité par la crainte d’une défaillance, ne lui offrit que des étreintes rapides en négligeant de s’attarder à des préludes que le manque d’expérience et le mutisme résigné d’Alexandra n’encourageaient guère. Par contre, ils causèrent beaucoup. À défaut de leurs corps, leurs esprits communiaient sur l’art de vivre et l’art tout court, la littérature, le théâtre, la musique, les questions sociales et la grandeur de l’Amérique, ne différant que sur deux points : l’étude de la criminologie et l’utilité culturelle des voyages en Europe.

De tout cela il ressortit une hâte d’entamer le cours régulier de leur vie conjugale et, lorsque enfin ils regagnèrent New York en brûlant l’étape prévue à Newport, ils retrouvèrent avec joie des appartements séparés mais Jonathan instaura à titre définitif cette douce habitude qu’il avait prise de venir chaque soir contempler sa femme lorsqu’elle abandonnait ses parures de fête. Sans cependant s’attarder plus d’une ou deux fois par semaine : il se résignait à ne pouvoir posséder cette femme qu’il adorait aussi totalement qu’il l’aurait souhaité et savait bien qu’il n’oserait plus jamais prononcer les mots qu’il n’avait jamais risqués par crainte d’être ridicule ou, simplement, de la voir sourire.

En fait, après quelques semaines de mariage seulement, ils se trouvèrent installés dans le confort douillet d’un vieux ménage lié par l’affection, une estime mutuelle et de nombreux sujets d’intérêt communs. Jonathan retrouva ses travaux et Alexandra, se croyant initiée à l’amour alors qu’elle en ignorait encore à peu près tout, s’épanouit dans une vie mondaine intense qu’elle confondit vite avec le bonheur.

Ce soir-là, cependant, elle resta longtemps assise devant la coiffeuse à effectuer, avec une extrême lenteur, les gestes quotidiens pour lesquels jamais elle ne faisait appel à une femme de chambre. Elle aimait prendre soin d’elle-même : lisser longuement ses beaux cheveux, polir ses ongles, faire briller ses bagues, ôter le très léger maquillage qu’elle se permettait. Durant de longues minutes, elle contempla son image dans le miroir mais sans vraiment le voir, rêvant aux étranges paroles de tante Amity. Se pouvait-il qu’elle n’eût pas tout, elle qui se croyait comblée ?


Pendant ce temps, Antoine Laurens buvait un verre de vieux cognac dans la cabine du capitaine. Le commandant Maurras et lui se connaissaient depuis le voyage inaugural de la Lorraine et entretenaient des relations qui pour être espacées n’en étaient pas moins cordiales. Laurens avait patienté deux jours de plus à New York afin d’embarquer à bord de cette unité qu’il aimait. Il appréciait la détente après une longue et difficile mission secrète à laquelle le gouvernement du président Loubet se serait bien gardé d’admettre qu’il avait participé.

L’été précédent, en effet, Antoine, peintre de talent et surtout portraitiste estimé – ce qui lui permettait de camoufler d’autres activités beaucoup plus occultes –, quittait la France en compagnie de l’ingénieur Philippe Bunau-Varilla, ancien compagnon de Ferdinand de Lesseps dans le projet de percement de l’isthme de Suez. Projet que tous deux s’étaient efforcés de mener à bien au milieu d’une incroyable gabegie. Bunau-Varilla se rendait à Washington pour y rencontrer le président Théodore Roosevelt et Laurens le suivait pour assurer plus ou moins sa sécurité. Sujet de la conférence : l’achèvement par les Américains des travaux abandonnés à la suite d’un énorme scandale politico-financier qui avait ébranlé les augustes assises du Palais-Bourbon et jeté de la boue sur quelques noms respectables.

Ce fameux canal, le président des États-Unis s’était juré de l’offrir à son pays. D’autre part, les Français lui apportaient une idée simple : faire souffler sur le Panama, alors sous contrôle colombien, le vent toujours si efficace de l’indépendance. Autrement dit, concocter une petite révolution qui ne ferait guère de dégâts puisque l’ennemi se trouvait de l’autre côté de hautes montagnes et, pendant ce temps, la flotte américaine pourrait croiser innocemment au large des côtes pour empêcher les Colombiens de passer par là.

Tout réussit au mieux et pratiquement sans effusion de sang : au mois de novembre 1903, la population de Panama se soulevait contre la Colombie, réalisant ainsi la révolution la plus paisible de l’Histoire. Un nouvel État fut créé sous la protection de la marine des États-Unis et la Colombie qui criait très fort reçut vingt-cinq millions de dollars qui l’enrouèrent singulièrement.

Au fond, la tâche d’Antoine Laurens avait été beaucoup plus simple qu’il ne le pensait. Pour la première fois de sa vie, on lui avait confié une mission de tout repos et qui, en outre, se révéla fructueuse car le nouveau gouvernement tint à le remercier pour la part active qu’il avait prise à la révolution.

Aucune tâche urgente ne le rappelant en France, il décida de s’offrir quelques vacances d’hiver et de profiter un peu de cet argent si facilement gagné. Il prit donc, à Colon, un bateau pour La Nouvelle-Orléans où il séjourna quelques semaines, visita la côte est des États-Unis et finalement rejoignit New York où il pensait s’amuser un peu.

Sans y réussir vraiment.

Riche des générosités panaméennes qui comportaient quelques émeraudes il n’eut même pas envie de se livrer à son sport favori : le vol de joyaux plus ou moins célèbres pour leur histoire ou leur beauté. Dieu sait pourtant s’il en vit, des diamants, sur les dames américaines ! En colliers, en sautoirs, en bagues, en bracelets, en ceintures, en couronnes et presque en harnachements mais justement il en voyait trop et ce qu’il aimait c’était la rareté, la pièce exceptionnelle et aussi la difficulté. Les richesses américaines lui semblaient trop neuves, trop clinquantes et trop évidentes. À quoi bon se donner du mal dans ces conditions ?

C’est à New York, alors qu’il séjournait au Waldorf, qu’il apprit ce qui se passait à l’autre bout du monde : dans la nuit du 8 au 9 février, la flotte japonaise avait attaqué Port-Arthur dont la Russie s’était récemment attribué la possession pour avoir un débouché sur la mer Jaune. Cette information faillit le décider à rester encore quelque temps outre-Atlantique car il imaginait sans peine que le Deuxième Bureau français se ferait un plaisir d’envoyer là-bas quelques « observateurs » dont il pourrait bien faire partie si on le savait de retour. Néanmoins, le printemps approchait et il éprouvait une grande envie de le voir éclore à Château-Saint-Sauveur, sa propriété provençale.

Le désir de revoir son jardin l’emporta et il alla prendre passage sur la Lorraine. Il savait y trouver un ami, chose à considérer, mais comme il ne tenait nullement à rencontrer de ces gens qui peuvent faire un calvaire d’un honnête voyage en mer, il décida de prendre ses repas dans sa cabine. Il fallut l’invitation pressante du commandant Maurras pour qu’il sorte de son trou.

— Vous n’avez pas l’intention de passer toute la semaine entre ces quatre murs ? fit l’officier en lui offrant un supplément de Martel Trois Étoiles.

— Pourquoi pas ? Je suis un vieil ours, vous le savez, répondit ce vieillard de quarante-deux ans, et si je peux venir de temps en temps boire un verre avec vous, je serai le plus heureux des hommes. Les relations de voyage ne me tentent pas beaucoup.

— Pour cette fois je pense que vous avez tort. Nous avons quelques très jolies femmes assez courageuses pour affronter l’Atlantique en mars et comme je vous sais, mon cher peintre, sensible à la beauté féminine…

— Bof !… des jolies femmes, il y en a partout.

— Sans doute mais il en est peu d’exceptionnelles.

— Et vous en avez d’exceptionnelles ?

— Eh oui. Nous avons d’abord miss Lilian Russel, la célèbre cantatrice.

— Un admirable soprano, j’en conviens, mais elle n’est plus très jeune et sa célébrité tient beaucoup, à présent, à sa passion des hommes, des diamants et de la bicyclette. Vient-elle chez nous pour courir le Tour de France ?

Le commandant de la Lorraine se mit à rire et tendit le flacon de cognac à son hôte :

— Vous êtes impossible. Elle est toujours très belle… mais nous avons mieux.

— Et qui donc ?

— Une merveille ! Mrs Carrington, la jeune épouse du très respectable attorney général de l’État de New York. Vous ne la connaissez pas ?

— Mon Dieu non ! Et… elle est comment ?

— Éblouissante ! Ne prenez pas cet air dédaigneux ! J’ai rarement vu une femme aussi belle, aussi rayonnante…

— Hum !… On dirait qu’elle vous a séduit ?

— Sur le plan esthétique seulement car elle reste assez distante. Vous auriez pu en juger, si vous étiez venu dîner avec tout le monde.

— Tiens donc ! Et le mari, dans tout ça ?

— Absent ! Mais la belle dame voyage avec un oncle et une tante qui veillent sur ce trésor comme le dragon de Nibelungen sur l’or du Rhin. En outre, elle semble tenir parfaitement la mer car après dîner elle a été la seule femme à s’attarder sur le pont. À cette heure, bien sûr, elle est rentrée chez elle. Venez donc demain au déjeuner ! Sur mon honneur, elle vaut le déplacement.

Le peintre vida son verre, le posa sur le bureau, se leva et tendit la main à son hôte :

— Je dois dire que vous piquez ma curiosité. Comment voulez-vous que je reste dans mon bocal quand Vénus en personne s’agite au-dessus de moi.

— Je suis bien sûr de votre opinion. Si vous venez, je ferai inscrire votre nom à ma table où je compte l’inviter, elle aussi.

— Dans ce cas je ne vois pas comment je pourrais résister. Bonne nuit, cher ami !

En fait, Antoine n’acceptait que pour ne pas désobliger celui qui l’invitait de façon si pressante mais il ne se faisait guère d’illusions sur la foudroyante beauté à bord. Les Américaines, il le savait, pouvaient être d’une grande beauté, néanmoins il leur trouvait toujours un petit défaut, un petit quelque chose d’inachevé, d’imparfait. Elles étaient trop sûres d’elles-mêmes alors qu’il aurait souhaité un rien de cette exquise patine dont est fait souvent le charme des Européennes. Une seule peut-être échappait, dans son souvenir, à cette espèce de condamnation générale : une jeune fille rencontrée en Chine dans des circonstances particulièrement dramatiques, mais celle-là, qui pouvait dire ce qu’elle était devenue et si même elle était encore de ce monde.

Aussi sa surprise fut-elle totale, quand, le lendemain, alors qu’en fumant sa pipe il arpentait le pont-promenade balayé par des rafales de pluie, il vit venir à lui cette même jeune fille. Enveloppée d’un grand manteau à capuchon en épais lainage vert et bleu, les mains au fond des poches de son vêtement, elle regardait le ciel gris dont les nuages, courant d’un horizon à l’autre, se gonflaient, noirs et menaçants, troués parfois d’une bande de lumière fuligineuse. Sous sa menace, l’océan faisait le gros dos et secouait comme un bouchon, à quelques encablures, un gros chalutier ventru.

Il n’eut même pas le temps de prononcer le nom qui lui montait aux lèvres : elle l’avait déjà reconnu et accélérait le pas :

— Tony ! s’écria-t-elle en lui tendant ses deux mains gantées. Est-ce bien vous que je retrouve en plein océan ?

— C’est bien moi, Alexandra… et infiniment heureux de vous revoir. D’autant qu’hier soir je pensais à vous.

— Comment cela ? Vous saviez que j’étais à bord ?

— Non. Je pensais à vous à cause du commandant…

— Vraiment ? Mais je n’ai fait que l’apercevoir ? Oh, Tony, marchons un peu s’il vous plaît ! Cela nous tiendra chaud…

Ils accordèrent leurs pas qu’il fallait balancer un peu et poursuivirent leur chemin.

— Alors, ce commandant ?

— Voilà ! C’est un de mes amis et nous avons bu un verre ensemble chez lui. Il m’a vanté l’insurpassable beauté d’une de ses passagères… une certaine Mrs Carrington, et moi, en esprit, je vous ai évoquée en pensant qu’il fallait venir d’une autre planète pour être plus belle que vous.

Elle éclata d’un rire joyeux et se serra un peu plus contre lui pour résister à une bourrasque.

— Perdez vos illusions, Tony ! Ce n’est pas sur ce bateau que vous rencontrerez une créature fabuleuse : je suis Mrs Carrington…

CHAPITRE II SOUVENIR DE PÉKIN

Antoine eut à peine le temps de s’étonner ; débouchant du grand salon, un personnage rougeaud fonçait sur eux à la vitesse d’une locomotive haut le pied. La fumée du cigare qu’il mâchonnait accentuait la ressemblance.

— Eh bien, Alexandra ? grogna-il. À quoi pensez-vous ?

— Votre mari ? fit le peintre aimablement.

— Tout de même pas !… Oncle Stanley, je vous présente un ami d’autrefois qui…

— Je n’ai jamais vu ce monsieur à Philadelphie !

— Moi non plus. Par contre, je l’ai beaucoup vu à Pékin où il m’a sauvé plus que la vie… Ne vous ai-je jamais parlé d’Antoine Laurens ?

— Et plus d’une fois ! s’écria miss Forbes qui, sous un étonnant chapeau chargé d’énormes bouillonnés de mousseline grise piqués d’une plume-couteau rouge vif, effectuait son apparition avec la majesté d’une frégate entrant au port toutes voiles dehors. Où l’avez-vous trouvé, Alexandra ?

— Mais sur ce pont. Il faisait le tour du bateau dans un sens, moi dans l’autre, et nous nous sommes reconnus ! N’est-ce pas une chance !

— Un grand morceau de chance ! Antoine, cher, venez que je vous embrasse !

Et sans plus de façon, tante Amity prit le peintre aux épaules et lui planta sur chaque joue un baiser retentissant qui acheva la déroute de son frère, bien obligé dès lors de se mettre à l’unisson.

— Hello, old boy ! rugit-il en broyant les phalanges du Français après lui avoir assené dans le dos une claque à assommer un bœuf. Puis estimant qu’il avait fait tout son devoir, il se hâta de rejoindre l’étage supérieur où deux salles de café étaient installées sous la passerelle de navigation pour y achever son cigare en compagnie du premier whisky de la journée. Contrairement aux femmes de sa famille, il n’aimait guère les Français mais dès l’instant où Amity chaperonnait leur trop jolie nièce, il n’avait plus à s’en soucier.

Pendant ce temps, Antoine commençait à regretter d’être sorti de sa cabine ainsi d’ailleurs que l’imprudente promesse faite au commandant. Se trouver seul avec Alexandra eût été délicieux mais la présence de sa tante enlevait beaucoup de charme à cette rencontre inattendue. Non qu’Amity Forbes fût désagréable, bien au contraire, mais elle posait tellement de questions ! Quand par hasard elle n’en posait pas, elle s’étendait voluptueusement sur la vie fastueuse que menait sa nièce auprès d’un époux à qui elle n’avait jamais trouvé autant de qualités. Alexandra finit par trouver cette élégie suspecte. Quand l’heure fut venue d’aller s’habiller pour le déjeuner, elle réclama des explications :

— Qu’est-ce qui vous prend de chanter les louanges de Jonathan sur le mode lyrique ? Je n’avais jamais remarqué que vous lui portiez une telle passion ?

— Je suis de votre avis : cela se saurait. Je continue à penser que le jour où vous l’avez rencontré, vous auriez mieux fait de tomber de cheval et de vous fouler une cheville !

— Tomber de cheval dans un bal ! De toute façon, vous venez de vous conduire en parfaite hypocrite car vous n’avez jamais voulu admettre qu’il est une spl…

— Si vous me ressortez votre splendide créature, je hurle ! Quant à ce que j’en ai dit à ce charmant Laurens, n’y voyez que mon désir de protéger votre ménage, que cela me plaise ou non. C’est une question de loyauté.

— Tony n’a pas la moindre envie de donner l’assaut à mon ménage. Je l’ai connu bien ayant Jonathan.

— Il ne vous a jamais fait la cour ?

— Pas vraiment… Un petit peu tout de même parce qu’il est français mais il a surtout été merveilleux, charmant… je ne sais trop comment dire… mais tout à l’heure, en le rencontrant, j’ai éprouvé une joie d’autant plus grande que j’ai quitté Pékin sans même lui dire adieu.

— Il n’a pas l’air de vous en vouloir et je peux vous prédire qu’il va se montrer des plus galants. J’ai vu la façon dont il vous regardait et je ne peux pas lui donner tort : sept jours en mer auprès d’une femme ravissante que son benêt de mari laisse partir seule à la conquête de l’Europe ! Une véritable aubaine pour un homme séduisant. Car il l’est, l’animal !

— Vous n’oubliez qu’une chose : son âge qui atteint presque celui de Jonathan…

— Du diable si l’on s’en douterait ! Et voilà la raison pour laquelle j’ai jugé de mon devoir de laisser entendre que vous êtes la femme la plus heureuse de tout New York pour avoir épousé un homme exceptionnel.

— Mais il est exceptionnel ! fit Alexandra mécontente. Quant à être seule ici, j’espère que Tony ne s’illusionne plus guère ou bien ne vous a-t-il pas remarqués, vous et oncle Stanley ?

— Alexandra, je ne veux surtout pas gâcher votre beau voyage et je vous ai promis de tenir Stanley en bride. Néanmoins faites un peu attention tant que nous serons sur ce bateau ! Il y a ici une douzaine de personnes qui vous connaissent au moins de vue et la réputation d’une femme est chose fragile…

— Pas la mienne ! J’entends pouvoir bavarder avec un ami sans que l’on écarquille les yeux et que l’on chuchote. Cela dit, si j’avais dû tomber dans les bras de ce cher Tony ce serait fait depuis longtemps.

Miss Forbes se mit à rire :

— Vous appelez cela une raison ? Ce qui ne s’est pas produit un jour peut parfaitement réussir le lendemain. Vous étiez alors une jeune fille. À présent vous êtes une femme mariée. Cela tire beaucoup moins à conséquence.

Alexandra rougit violemment et, pour toute réponse, sortit avec dignité en claquant derrière elle la porte de la cabine. Tout cela était vraiment par trop stupide ! Et même offensant ! De tels soupçons portaient atteinte à son orgueil comme à l’image qu’elle se faisait d’elle-même.

Elle se jugeait en effet avec une certaine lucidité, confessait volontiers sa coquetterie et admettait que rien ne lui plaisait autant que tenir sous son charme une cour d’admirateurs mais cela n’allait pas bien loin car, profondément honnête, elle eût détesté blesser une épouse ou une fiancée et plus encore inspirer de l’inquiétude à Jonathan. Son credo personnel tenait en peu de mots : la Nature l’avait comblée et sa fortune lui permettait d’en mettre les dons précieux en valeur. C’eût été stupide de ne pas en profiter et elle y prenait grand plaisir. D’autant qu’elle joignait à ce raisonnement un brin de patriotisme : fière d’être américaine et d’appartenir à une jeune nation en plein devenir, elle entendait que le vieux monde reconnaisse en elle la suprématie des femmes d’outre-Atlantique. Ce rôle d’aristocrate, de fille « bien née » qu’elle assumait sans peine à New York, elle désirait en développer encore la portée au cours de ce voyage et Antoine tombait à pic pour lui servir de cobaye. Douée, en outre, d’un grand sens pratique, elle voyait dans cette rencontre tellement inattendue un signe favorable pour la suite de son voyage. Qui, mieux que cet homme de goût introduit dans la meilleure société, saurait lui présenter Paris et même la France sous leur jour le plus intéressant ? Elle l’imaginait très bien assumant le double rôle de chevalier servant et de guide hautement autorisé. Les deux Forbes devraient apprendre à considérer les choses sous le même angle.

Néanmoins, pour apaiser un peu leurs inquiétudes et leur infliger de surcroît une légère punition, elle décida de ne pas paraître au déjeuner. Quant à Antoine, cela ne lui ferait pas de mal d’éprouver une petite déception propre à corriger ce que son accueil, un rien trop enthousiaste, avait pu susciter d’espérances téméraires. Comme elle n’aimait pas mentir, elle ne donnerait aucune autre raison que son désir de rester tranquillement chez elle. Son apparition au dîner du commandant n’en aurait que plus d’éclat.

Cette attitude une fois arrêtée, elle échangea son costume du matin contre un élégant déshabillé puis sonna la femme de chambre pour lui demander de lui servir du café et des fruits.

— Madame ne se sent pas bien ? s’inquiéta la jeune fille.

– Si, mais comme il ne fait pas très beau, je préfère rester ici.

Quand miss Forbes, toute bruissante de soie améthyste et chapeautée d’autruche assortie, vint chercher sa nièce, elle la trouva étendue sur son lit dans un flot de batiste blanche et de rubans azurés, croquant une pomme et lisant avec application des poèmes de lord Byron.

— Eh bien, mais que faites-vous ? Est-ce que vous boudez ?

Alexandra posa son livre :

— Pas du tout, fit-elle avec un beau sourire. Simplement je n’ai pas très faim et j’ai eu tout à coup envie de me reposer.

— Et votre ami Tony ? Avez-vous décidé de l’oublier ?

— Non, mais nous avons encore beaucoup de temps devant nous avant d’arriver au Havre. Et puis, je préfère vous laisser vous faire une opinion sans mon concours.

— Et ce soir vous écraserez tout le monde de votre splendeur. Pauvre garçon ! Je ne suis pas certaine qu’il ait mérité cela !… Mais vous n’avez pas peur de vous ennuyer ?

— Jamais avec un livre ! Et vous savez comme j’aime les poètes romantiques anglais, ajouta-t-elle en reprenant l’ouvrage sur lequel tante Amity jeta un œil sceptique :

— Hum !… Ce lord écervelé m’a toujours prodigieusement ennuyée… Il est vrai qu’en le lisant à d’envers comme vous faites, il y a peut-être une expérience à tenter. Il faudra que j’essaie !

La jeune femme éclata d’un rire si joyeux que miss Forbes se sentit honteuse de sa mise en garde. Du coup, elle redoubla d’amabilité envers un Antoine qui s’efforça de ne pas montrer sa déception et que, finalement, ses reparties amusèrent beaucoup. Il la jugea un peu folle sans doute mais tout à fait charmante. Quant à l’oncle Stanley, l’érudition du Français en matière de chevaux anglais et de vins français fit fondre ses préventions et quand tous deux se retirèrent, après le repas, pour fumer leur cigare, ils étaient devenus les meilleurs amis du monde.

Pendant ce temps Alexandra, délaissant les pérégrinations de « Childe Harold » dont elle n’avait que faire, ouvrait pour la première fois depuis bien longtemps le livre de sa mémoire volontairement refermé sur les pages héroïques mais terrifiantes de cet été à Pékin où elle aurait trouvé une mort horrible sans le dévouement d’Antoine Laurens.

Elle n’aimait pas laisser son esprit retourner vers l’enfer de ces quelques semaines où la peur était incessante et où l’on en arrivait à penser qu’une balle dans la tête pouvait représenter le plus grand des bienfaits. Pourtant, tout cela venait de ressusciter d’un seul coup par la simple apparition d’Antoine et, parce qu’elle en éprouvait une véritable joie, il allait être possible, dans le calme de cette cabine luxueuse, de laisser défiler des images dont la poussière du temps mettrait sans doute beaucoup plus de quatre ans à estomper la gravure profonde.

Les premières étaient magnifiques et même exaltantes. Lorsqu’en 1899 le colonel Forbes, père d’Alexandra, accepta le poste d’attaché militaire auprès de son ami Conger, ambassadeur des États-Unis en Chine, l’imagination de la jeune fille s’enflamma. Beaucoup plus d’ailleurs que celle de sa mère pour qui vivre « là-bas » représentait une sorte d’exil en pays sauvage. Selon elle, toute région éloignée de Philadelphie de plus de trois cent miles se situait aux frontières de la barbarie, et quand la famille partit, les yeux de Virginia ne dérougirent pas tandis qu’Alexandra chantait : elle s’en allait vers un pays fabuleux sur lequel régnait une femme étonnante, l’impératrice douairière Ts’eu-hi dont on disait qu’elle savait conserver une éternelle jeunesse et que, dans sa Cité Interdite, immense palais aux murs rouges et aux toits d’or, elle menait l’existence fastueuse et secrète d’une idole au milieu de trésors inimaginables. En fait la jeune Américaine se représentait les Chinois, leurs souverains, leurs demeures et leurs paysages exactement semblables aux statuettes précieuses et au décor des ravissantes porcelaines rapportées jadis par un ancêtre aventureux et qui ornaient le salon de sa mère à Philadelphie.

Ce qu’elle ignorait, c’est que Ts’eu-hi exécrait les étrangers depuis qu’en 1860 et pour châtier les assassins de plusieurs missionnaires, la France et l’Angleterre avaient marché sur Pékin à laquelle d’ailleurs ils ne touchèrent pas, réservant leur fureur au fabuleux Palais d’Été construit jadis par Kien-long d’après l’idée qu’il se faisait de Versailles. Ils espéraient y trouver l’empereur, déjà réfugié à Jehol. Après un pillage en règle, lord Elgin donna l’ordre de raser le palais qui, aux yeux de Ts’eu-hi, représentait le suprême raffinement de la beauté sur terre. Elle ne pardonna jamais ce désastre.

Lorsque les Forbes arrivent à Pékin, l’impératrice est âgée de soixante-trois ans. Le peuple qui vénère en elle une sorte de mythe l’a surnommée « Le Vieux Bouddha » et lui voue de la tendresse, cependant cette année 1899 est dramatique pour les campagnes. Les provinces septentrionales, éprouvées par une terrible sécheresse suivie d’inondations, se laissent aller à une xénophobie grandissante et une secte qui va s’enfler comme un nuage de sauterelles est née de cette haine. Elle est composée de jeunes gens qui se distinguent au moyen d’un turban rouge et, parfois, de vêtements de la même couleur. Fanatisés au plus haut point, ils se croient invulnérables même en face des armes à feu et se nomment I-ho-tch’ouan, c’est-à-dire les Poings de Justice et de Concorde. Le monde entier les connaîtra bientôt sous le mot anglais : Boxers.

Leur chef déclaré, le prince Tuan, impitoyable guerrier mandchou, voue aux Occidentaux une sorte d’exécration et comme il touche à la famille impériale, Ts’eu-hi, à laquelle il a juré de ressusciter l’antique grandeur de l’empire, l’écoute avec plaisir et le soutient tout en jouant avec les « Diables blancs » ce double jeu qui n’a plus de secrets pour elle. Si les Boxers remportaient la victoire, tout serait pour le mieux ; dans le cas contraire, elle offrirait volontiers la tête de Tuan aux vainqueurs.

De tout cela, Alexandra Forbes n’avait pas la moindre idée lorsqu’elle découvrit Pékin. Tout ce qu’elle vit l’enchanta et conforta ses rêves même s’il y avait plus de poussière que dans son imagination. Au bout d’une longue plaine jaune, la ville impériale lui apparut comme l’une de ces cités du Moyen Âge vues dans des livres : enfermée dans de hautes murailles crénelées tombant à pic sur une campagne de maraîchers. À l’intérieur, un grouillement énorme et diversement coloré, celui de deux cités jumelles et cependant séparées : la ville chinoise au sud et la ville tartare (dont le centre était la Cité Interdite) défendue elle aussi par des remparts percés de trois portes géantes : Chou-tche-men, Tsien-men et Ha-ta-men. En fait trois lignes de fortifications successives.

Le quartier des Légations s’abritait à l’ombre de la Cité Interdite. Pour l’atteindre il fallait franchir la porte Tsien-men, une forteresse à elle seule percée de sabords carrés comme un ancien vaisseau de ligne et il se trouvait, en fait, coincé entre un redan du palais et la muraille est de Pékin.

Coupé à angles droits par le canal de Jade et la longue rue des Légations à laquelle on accédait en franchissant un gracieux portique, le quartier diplomatique se composait d’anciens yamens semant leurs pavillons à toits retroussés au milieu de jardins, et aussi de constructions plus récentes. Tout cela fleuri, pimpant, séduisant au possible et tout à fait séparé de la poussière et de la crasse qui affligeaient les bas quartiers. Les rouges murailles impériales où veillaient des guerriers en armure et des guetteurs munis de longues trompes assez semblables aux cors des Alpes ajoutaient au pittoresque même si certains esprits chagrins ne pouvaient s’empêcher de les trouver vaguement menaçantes.

L’ambassade des États-Unis s’encadrait, dans la large rue, entre la Banque Russe et le canal de Jade en plein milieu de ce quartier élégant.

Des demeures chinoises s’y mêlaient aux ambassades, habitées par de riches commerçants et surtout par des Chinois convertis. L’ensemble donnait une impression de gaieté qui séduisit les nouvelles venues et, durant les premiers mois de leur séjour, tout alla pour le mieux dans le meilleur des mondes diplomatiques. On se recevait beaucoup sous le moindre prétexte et, curieusement, cette cohabitation au milieu de contrées si vastes et si mystérieuses adoucissait les angles et gommait les différences, même entre pays aussi peu suspects de sympathie que la France et l’Allemagne, la Russie et le Japon.

L’éclat rayonnant de la jeune miss Forbes lui valut, tout de suite, un grand succès. Son carnet de bal, lorsque l’on dansait, était le plus international qui fût : l’Europe et l’Amérique s’y rencontraient. Elle flirta un peu mais du bout des lèvres, aucun de ceux qui se pressaient autour d’elle ne réussissant à la séduire vraiment. De ce fait, elle ne suscita pas de grandes inimitiés dans la gent féminine et se fit même une amie en la personne de Sylvia Conger, la fille du ministre américain. Toutes deux aimaient rire, danser, courir les boutiques, jouer au tennis et faire marcher les garçons. En outre, Sylvia possédait un vrai talent de pianiste qui rappelait à Alexandra sa tante Amity. Un talent tout à fait éclectique d’ailleurs car la jeune fille savait aussi bien interpréter un nocturne de Chopin que frapper les notes allègres d’un one-step ou d’une polka durant des heures sans jamais craindre de gêner les voisins, Pékin étant, en effet, la ville la plus bruyante du monde. Quand elle ne résonnait pas des hymnes nationaux, des marches militaires, des gongs géants des temples ou des mugissements des trompes des remparts, elle était traversée par les musiques assourdissantes des cortèges nuptiaux, les longues clameurs des familles en deuil escortant un cher défunt à sa dernière demeure ou par les tambours annonçant le cortège d’un haut personnage. Même les caravanes de chameaux qui apportaient le charbon de Tartarie ou des marchandises diverses s’accompagnaient de sonnailles, de tambourins et surtout de glapissements. Sans oublier les appels des marchands et les psalmodies geignardes des mendiants. Ce tintamarre amusait beaucoup les deux jeunes filles et quand elles sortaient escortées d’une gouvernante, elles prenaient plaisir à s’y plonger.

Au cours d’une de leurs expéditions, une bizarre aventure advint à Alexandra. Tandis que miss Conger s’attardait dans une boutique de soieries sans parvenir à décider de son choix, son amie impatientée se rendit dans un magasin voisin appartenant à un aimable vieil homme, Yuan-chang, qui faisait commerce de ces « curios » dont raffolaient les Occidentales. Alexandra, qui s’était découvert une passion pour les objets en jade, le visitait parfois et, ce matin-là, justement, Yuan-chang lui avait envoyé un message signalant l’arrivage de quelques pièces intéressantes mais en lui recommandant le plus grand secret. Les hésitations de Sylvia tombaient à pic d’autant que sa gouvernante s’était endormie dans la voiture arrêtée à la limite des deux boutiques.

Yuan-chang accueillit la jeune fille avec son habituelle et souriante courtoisie.

— Ceci n’est pas digne de vos yeux, dit-il en la voyant s’intéresser à quelques éventails d’ivoire peint. Je ne me serais pas permis de vous déranger pour si peu de chose. Faites-moi plutôt l’honneur de passer à côté. Vous y verrez en particulier un médaillon de jade blanc…

— Du jade blanc ? Je croyais que seule la famille impériale…

Sans autre réponse qu’un sourire hermétique, le vieux marchand souleva, en s’inclinant, la lourde tenture brodée qui fermait son arrière-boutique. Alexandra pénétra dans une pièce éclairée seulement par une lampe dont la lumière tombait d’aplomb sur de ravissants bibelots de jade, de malachite et de quartz rose et aussi sur le médaillon annoncé : une très jolie pièce finement ciselée et sertie d’or représentant un lotus.

— Regardez ! fit Yuan-chang. N’est-ce pas digne d’une reine ? En outre, c’est un talisman.

La jeune fille prit le bijou dont la délicate matière laiteuse évoquait un rayon de lune.

C’est bien joli, en effet !… Et vous dites qu’il porte bonheur ?

— J’espère sincèrement que ce sera le cas pour vous…

Un homme venait d’apparaître dans la lumière. Grand et très beau bien qu’il ne fût plus de première jeunesse, il portait une robe d’épais satin bleu nuit enrichie d’or au col et aux manches, dans lesquelles ses mains disparaissaient. Son chapeau de velours noir s’ornait d’un bouton de saphir et d’une plume de paon indiquant un haut personnage. Alexandra se souvint tout à coup de l’avoir vu à la réception que l’ambassadeur de France, Stephen Pichon, avait donnée pour la fin de l’année et le début du nouveau siècle : c’était le prince Jong-lu dont on disait qu’il avait été l’amant de Ts’eu-hi et, sans doute, l’homme le plus remarquable de la Cour. Néanmoins, elle fit semblant de ne pas le reconnaître…

— Pourquoi l’espérez-vous ? fit-elle d’un ton léger.

— Parce que je désire qu’il en soit ainsi. Achetez ce qui vous convient mais laissez-moi vous offrir ceci. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé à Yuan-chang de vous prier de venir.

— Je n’ai nul besoin que vous me l’offriez, fit Alexandra sèchement. S’il me plaît, je suis assez riche pour l’acheter.

— C’est que justement il n’est pas à vendre. Vous l’avez dit vous-même : seule la famille impériale peut porter du jade blanc ou en faire don. Si je vous demande de l’accepter, ce n’est pas pour que vous vous en pariiez mais pour que vous le gardiez dans le secret de votre chambre. Il se peut qu’un jour vous ayez besoin de son aide.

— Son aide ? Comment une pierre, même précieuse, pourrait-elle m’aider ?

— Des jours sombres se préparent, jeune fille. À moins que vous ne quittiez ce pays sur l’heure, vous aurez besoin de la protection des dieux.

— À la légation des États-Unis nous disposons d’une protection tout à fait suffisante. Nous avons de bons soldats.

— Peut-être mais vous n’en avez pas beaucoup.

— Il y a ceux des autres nations…

— Et cela fait combien ? Quelques centaines ?… Autour de vous il y a des millions de Chinois et, dans le Nord, le nuage rouge des Boxers s’enfle chaque jour un peu plus. Bientôt l’orage éclatera ici et si les hommes d’Occident n’ont pas la sagesse de fuir à temps…

— Votre sagesse s’appelle chez nous de la lâcheté, fit la jeune fille avec dédain.

— Qui, sans être atteint de folie, peut espérer résister à un raz de marée ? C’est pourquoi je désire autant qu’il m’est possible vous protéger. Ce talisman le fera pour moi…

Sans répondre, Alexandra considéra tour à tour la fragile plaque opalescente et le visage empreint d’une grande lassitude de cet inconnu. Les masques asiatiques sont difficiles à déchiffrer, néanmoins celui-ci semblait sincère.

— Pourquoi moi ?

— Parce que vous êtes trop jeune et surtout trop belle pour mourir sous le couteau d’un paysan puant. Si jamais femme est née du soleil, vous êtes celle-là et la terre qui boirait votre sang serait à jamais maudite. Acceptez !

— Une jeune fille bien élevée n’accepte pas de cadeaux d’un étranger et encore moins d’un ennemi puisque vous prétendez que nous allons l’être. Je sais qui vous êtes, prince, et si vous souhaitez vraiment m’aider, vous me protégeriez mieux en détournant les coups de nos demeures.

— Croyez-vous que je n’aie pas essayé et que je n’essaie pas encore ? Je suis déjà vaincu. Les discours enflammés du prince Tuan sont une douce musique aux oreilles de notre divine souveraine. J’ai perdu beaucoup de mon pouvoir mais, si votre orgueil refuse un présent, il acceptera peut-être un prêt ?

— Un prêt ? Comment l’entendez-vous ?

— Simplement. Gardez cet objet jusqu’à ce que le danger s’éloigne en admettant que cela soit encore possible. Mais si la guerre n’éclate pas vous viendrez me le rendre vous-même…

— Moi ? Chez vous ? Ce serait impossible !

— Pas à vous, jeune fille. Vous êtes de ces femmes à qui rien n’est impossible… et si je meurs entre-temps, eh bien ! vous le garderez en souvenir d’un homme que vous avez ébloui et qui aurait tant voulu vous aimer…

La lumière jaune de la lampe allumait des reflets dans les sombres yeux obliques posés sur Alexandra avec une avidité qui la fit frissonner. En même temps, les doigts du prince refermaient ceux de la jeune fille sur le bijou. Sa voix grave se fit plus basse, murmure qui était presque une caresse :

— Chut !… Je pars ! Si vous souhaitez me revoir, dites-le à Yuan-chang. Il est mon serviteur dévoué.

La robe couleur de nuit se fondit dans les ombres de la pièce et Alexandra se retrouva seule, le talisman de jade serré dans sa paume. Après une courte hésitation, elle le glissa dans la bourse de soie blanche qu’elle portait pendue à son poignet par des rubans. À cet instant, le vieil homme reparut et s’inclina, les mains au fond de ses manches.

— Êtes-vous satisfaite de ce que vous avez pu voir ?

— J’ai vu plus que je n’espérais…

Elle acheta une exquise paire de petits poissons-voile en quartz posés sur des socles d’ébène et se hâta de quitter la boutique pour retrouver le grand jour et Sylvia qui débouchait au même moment de son magasin de soieries suivie d’un coolie chargé de paquets volumineux.

— C’est la dernière fois que je viens, assura la jeune Américaine. Dès que j’entre ici, je perds la tête et je me ruine.

Le regard d’Alexandra croisa celui de Yuan-chang qui se tenait debout au seuil de sa porte :

— Vous avez raison. C’est sûrement l’endroit de toutes les tentations.

Alexandra ne devait plus revoir le prince. Néanmoins cette brève rencontre lui laissa une profonde impression car jamais encore elle n’avait approché d’aussi près le feu ardent d’une passion. Ce souvenir-là ne s’effacerait pas.


L’hiver se traîna interminablement, repoussant un printemps qui ne parvenait pas à éclore. Pékin étouffa sous les vents de sable venus du désert de Gobi qui s’infiltraient partout, aussi épais qu’un brouillard londonien mais cent fois plus pénibles. Avec eux reparurent les Boxers que la froidure semblait avoir engourdis mais qui se déchaînaient plus sauvages que jamais en se rapprochant de la capitale. Leurs bandes attaquèrent les missions chrétiennes et les villages isolés, pillant, brûlant, torturant et massacrant sans pitié. Les diplomates occidentaux apprirent qu’ils visaient à présent les concessions de T’ien-tsin et, surtout, les Légations où l’on cessa de danser.

Aux protestations indignées des diplomates, le Palais répondit en leur donnant vingt-quatre heures pour quitter Pékin. L’ambassadeur allemand, le baron von Ketteler, fut assassiné le lendemain.

Dès lors, il ne pouvait plus être question de discuter : il fallait se battre en espérant que les renforts ne tarderaient pas. D’ailleurs, comment abandonner à un sort atroce les milliers de chrétiens chinois qui venaient sans arrêt demander asile aux Légations ?

Le quartier fut mis en défense. On construisit des barricades, des casemates. La légation de France, à demi incendiée, obligea son personnel à rejoindre les Belges chez les Anglais. Il fut d’ailleurs décidé que les femmes et les enfants seraient regroupés avec les vivres et les réserves de munitions dans ce grand ensemble de bâtiments où Sir Claude et lady Macdonald les accueillirent de leur mieux. Cette fois, le siège commençait et, au-dessus des rouges murailles comme des gracieux palais, les corbeaux s’assemblèrent en tournoyant lentement. Quatre cents hommes allaient défendre deux mille personnes cependant qu’à l’autre bout de la Cité Interdite, complètement coupée des Légations, la grande mission catholique du Pé-Tang, sa cathédrale et son évêque, Mgr Favier, donnaient asile à trois mille chrétiens chinois avec pour seule protection quarante marins : trente Français aux ordres de l’enseigne Paul Henry et dix Italiens commandés par l’aspirant Olivieri.

Le pire fut atteint lorsque l’on apprit que la colonne de secours partie de T’ien-tsin sous les ordres de l’amiral Seymour avait dû rebrousser chemin. Les Légations ne pouvaient plus compter que sur elles-mêmes.

La lourde chaleur moite qui accablait Pékin ne cédait pas au coucher du soleil et rendait les nuits pénibles. Il était d’autant plus difficile de dormir que, bien souvent, l’ennemi attaquait au moment où l’on ne s’y attendait pas. Les assiégés soutenus par leur volonté de tenir vivaient l’espoir ou l’angoisse en alternance selon l’humeur superstitieuse ou les rêves de l’impératrice douairière. Parfois les Boxers grossiers et malodorants faisaient horreur à sa délicatesse mais, le plus souvent, elle voyait dans ces hordes enragées qui se prétendaient invulnérables les légions célestes chargées de rendre à la Chine sa grandeur perdue : elle invitait alors ses fidèles enfants à « manger la chair des Européens et à dormir sur leur peau »…

Dans les Légations, on ne savait plus rien de ce qui se passait à T’ien-tsin et sur l’estuaire du fleuve sinon ceci : lord Seymour, le comte du Chaylard et le colonel japonais Shiba avaient réclamé des renforts de troupes, mais le secours n’arriverait-il pas trop tard ?

Vers la fin de juillet, l’ambassadrice de France Mme Pichon rassembla autour d’elle toutes les femmes et leur distribua de petits sachets contenant une dose mortelle de poison qu’elle avait réussi à extorquer au docteur Matignon :

— Avalez sans hésiter si vous êtes prises, leur dit-elle. Cela vous évitera la torture : mieux vaut ne mourir qu’une fois…

Alexandra faillit refuser. N’avait-elle pas le talisman ? Mais à mesure que le temps passait elle perdait un peu confiance en lui. D’ailleurs Sylvia, qu’elle avait mise dans le secret, trouvait la chose plutôt amusante :

— Une histoire bien romantique à raconter plus tard à vos petits-enfants ! Ce prince est amoureux de vous et il cherche à vous intéresser. Voilà tout. Il faut accepter ce poison.

La fille de l’ambassadeur montrait d’ailleurs un courage étonnant qui galvanisait son amie. Le jour du 14 juillet, fête nationale des Français, elle accompagna sur son piano le chant de la Marseillaise tout de suite suivie de l’hymne américain. Après quoi elle organisa une manière de petite fête, bien modeste évidemment mais qui lui permit d’inviter à danser un personnage qu’elle jugeait tout à fait intéressant. Il s’agissait d’un voyageur français nommé Antoine Laurens, un peintre arrivé à la légation de France au début du mois de juin après un périple dans la Chine du Sud dont il rapportait de charmants dessins… et peut-être autre chose car, dès son arrivée, il avait eu avec Stephen Pichon et l’ambassadeur russe, Michel de Giers, plusieurs conférences dont, évidemment, les dames ne furent pas tenues informées. Elles n’en surent que ce qu’on leur en dit au cours de la réception donnée en son honneur par l’aimable Mme Pichon : c’était à la fois un homme du monde et un artiste de talent doublé d’un curieux qui aimait à errer dans des endroits impossibles, voire dangereux, pour le seul bénéfice de son inspiration. Il suffisait qu’il arrivât de Hong Kong et de Shanghai pour qu’on lui tressât les lauriers de l’héroïsme et toutes les femmes en raffolaient. D’autant qu’aux approches de la quarantaine, il possédait un charme bien particulier résidant à la fois dans sa silhouette maigre mais athlétique vêtue le plus souvent de tweed fatigué, dans un visage tanné d’une séduisante laideur qu’éclairait parfois un sourire narquois et dans le regard vif et joyeux de deux yeux d’un bleu de gentiane.

Tel qu’il était Sylvia le déclara d’emblée irrésistible, regretta qu’il y eût chez les Français tant de femmes charmantes et en vint même à considérer les affreux Boxers comme des gens pleins d’à-propos quand, après les premiers incendies, tout le monde se retrouva chez les Macdonald : elle allait voir son héros tous les jours.

Ce qui ne lui apporta rien de plus. M. Laurens lui montra autant d’intérêt qu’aux autres dames et demoiselles. Il fut aussi aimable avec elle qu’avec sa mère, ou Alexandra, ou Mme Pichon, ou la belle marquise Salvago Raggi, ou la baronne de Giers, ou lady Macdonald… mais pas plus. Il paraissait se plaire surtout avec son ami Edouard Blanchard, l’un des attachés de la légation française qu’il connaissait depuis longtemps, et l’un des interprètes, le jeune Pierre Bault, qui lui avait sauvé la vie au moment de l’incendie du palais français en se jetant sur lui pour lui éviter la chute d’une poutre enflammée. Aussi la valse anglaise du 14 juillet fut-elle la seule victoire de la jeune fille.

À présent, même cet aimable et fugitif souvenir semblait appartenir à une autre vie. L’ambulance du docteur Matignon débordait de blessés alors que sa pharmacie manquait de plus en plus du nécessaire. Il y eut aussi des morts dans les différentes nations et parmi les Chinois réfugiés qui s’entassaient dans les ruines de l’ancien palais du prince Sou et dans des maisons abandonnées. On ne savait rien du Pé-tang sinon qu’il résistait toujours si l’on en croyait les détonations qui en parvenaient.

Cette nuit-là, Alexandra ne pouvait dormir. Dans la chambre où elle, sa mère et Sylvia s’entassaient avec trois autres jeunes femmes il faisait une chaleur de four. Selon son habitude, elle essayait de trouver le repos sur des coussins entassés à l’abri du balcon ajouré qui faisait le tour de la maison. Elle ne pouvait plus entendre les gémissements de sa mère qui pleurait jusque dans son sommeil parce que depuis une semaine, son époux ne l’avait pas rejointe. En effet, le colonel Forbes et ses hommes défendaient la grande barricade du Fou qui protégeait le quartier indigène. Il refusait de quitter, même pour quelques instants, cette position clef et sa femme avait beaucoup trop peur pour s’aventurer dans ce coin, au risque d’une balle perdue. Alexandra y était allée une fois pour avoir des nouvelles et se fit rembarrer : son père n’aimait pas la voir parmi les soldats. Elle avait assez à faire avec l’hôpital où elle s’efforçait d’être utile. Ce dont elle doutait d’ailleurs car elle avait horreur du sang et les gémissements des blessés lui déchiraient le cœur. Néanmoins elle s’efforçait d’apporter sa petite part même si cela consistait surtout à les éventer et à chasser les mouches qui les harcelaient.

L’explosion d’une bombe du côté du Fou la fit tressaillir. Ces affreux Boxers s’entendaient à glisser des mines jusque sous les défenses européennes et cette fois le bruit semblait plus proche. Si les secours n’arrivaient pas au plus vite, ils ne trouveraient plus que des ruines fumantes et des cadavres amoncelés car ce que la mitraille ne ferait pas, la faim qui venait pourrait bien l’accomplir.

Une mince silhouette vêtue de sombre apparut tout à coup en haut des marches près desquelles Alexandra était étendue et se pencha vers elle :

— N’aie pas peur ! chuchota-t-elle. Je suis Pivoine et je viens te chercher. Nous étions, ma sœur et moi, près de la grande redoute du Fou. On s’y bat et ton père a été blessé mais il ne veut pas qu’on le ramène ni que l’on prévienne ta mère. Il faudrait des pansements, de l’alcool…

— J’ai ce qu’il faut ici. Attends-moi un instant. Je vais avec toi.

Elle connaissait bien la jeune Pivoine. Elle et sa sœur Orchidée étaient venues peu après le début du siège chercher refuge derrière les murs des Légations. Leur père, un riche marchand soupçonné de relations avec les Occidentaux, avait été tué par les Boxers ainsi que leur mère. Quant à leur maison, il n’en restait plus que quelques pans de murs et un énorme amas de ruines.

Les jeunes filles, bien que différentes, étaient toutes deux fort jolies et visiblement habituées à une existence raffinée. Néanmoins, elles faisaient preuve d’un grand courage, se chargeant souvent de besognes pénibles pour rendre service à leurs compatriotes et à ceux qui les hébergeaient.

L’une derrière l’autre, Alexandra et son guide franchirent le pont de Jade qui enjambait le canal et s’enfoncèrent dans le dédale des anciennes cours du Souwang Fou. Il faisait sombre mais les explosions et les coups de feu éclairaient la nuit. La bataille devait faire rage. Néanmoins, Alexandra eut l’impression que l’on ne se dirigeait pas vers la grande barricade d’entrée du Fou. Elle en eut la certitude quand sa compagne l’entraîna dans une ancienne cave qui semblait plonger sous les défenses établies par les Européens. Elle voulut s’arrêter.

— Où m’emmènes-tu ? Mon père ne peut pas être de ce côté-là.

Pour toute réponse, elle sentit, dans son dos, la pointe d’un poignard tandis que, d’une voix autoritaire, Pivoine ordonnait :

— Avance ou je te tue ! Tu peux me croire : je n’hésiterai pas une seconde…

Si le cœur d’Alexandra manqua un battement, elle n’en montra rien. Cette fille qui avait abusé de l’asile et de la confiance l’emmenait très certainement vers la mort mais pour rien au monde elle ne lui eût montré la peur affreuse qui lui tordait l’estomac. Tout doucement, sa main remonta vers le décolleté de sa robe en toile blanche pour y prendre le mince sachet de papier. Elle voulait être prête même si elle ne pouvait encore se résoudre au geste fatal. À dix-huit ans, on tient à la vie et la jeune Américaine souhaitait en retarder le terme aussi longtemps qu’il serait possible.

— Avance ! ordonna de nouveau la Chinoise tandis que sa lame piquait un peu plus cruellement.

— Où m’emmenez-vous ?

— Tu le verras bien. Pas très longtemps sans doute mais tu le verras.

Le couloir dans lequel on s’engageait semblait plonger dans les entrailles de la terre. En même temps, une odeur infecte se fit plus présente à chaque pas. Alexandra comprit pourquoi quand, à la lueur d’une torche fichée dans un mur, elle découvrit un cours d’eau noir sur lequel flottaient des immondices : les égouts de la ville tartare. Elle chercha son mouchoir pour l’appliquer sur son nez mais ne fit aucun commentaire. D’ailleurs on quitta bientôt le cloaque pour gravir des marches que l’on trouva au bout d’un mur. Un instant plus tard, on débouchait dans les ruines d’un pagodon qui s’élevaient au milieu d’un bosquet ravagé du Fou et Alexandra comprit qu’elle était perdue. Un groupe de Boxers vociférants fondit sur elle et l’immobilisa pour la traîner devant une image d’un autre âge : un guerrier mandchou portant la cuirasse à écailles sur une courte jupe en maille de cuivre. Sous une somptueuse robe de satin pourpre brodé d’or et ouverte devant, apparaissaient les jambières et les brassards dorés. Le casque à cimier formé d’une chimère aux ailes déployées abritait un visage implacable au profil arrogant : le prince Tuan en personne.

Alexandra fut brutalement jetée à genoux devant lui et maintenue dans cette position tandis que Pivoine, qui avait commencé par se prosterner, fouillait son corsage, jetait le sachet avec mépris puis poussait un cri de colère :

— Le lotus d’or… Il n’est pas sur elle…

La main gantée d’acier s’abattit sur sa joue, y laissant une trace sanglante.

— Il fallait fouiller sa chambre avant de l’emmener.

— Je l’ai fait, sublime prince, je n’ai rien trouvé. Il était naturel de penser qu’elle le gardait sur elle.

La gifle cruelle reçue par son ennemie rendit sa fierté à la jeune Américaine :

— Je ne possède aucun lotus d’or, fit-elle. Je ne vois pas comment elle aurait pu le trouver !

— C’est le nom que porte certain médaillon de jade impérial que tu as volé.

— Je n’ai rien volé. Ce bijou m’a été donné et la personne qui me l’a offert m’a même promis qu’il me protégerait.

— Il t’a menti, fit Tuan avec mépris. La possession de ce talisman ne te protégera pas plus de notre justice qu’il ne protégera Jong-lu de la colère de Ts’eu-hi, notre divine souveraine. Il fallait être fou pour offrir à une prostituée blanche un joyau donné jadis par l’impératrice. Toi, en tout cas, il va causer ta perte.

— Je ne suis pas une prostituée ! s’écria la jeune fille indignée.

— Vraiment ? Qu’as-tu bien pu offrir au prince Jong-lu pour qu’il perde la tête à ce point ?

— Rien du tout. Je voulais acheter ce médaillon et il a tenu à me l’offrir. Je me trouvais alors chez…

— Yuan-chang ?.. Je ne peux te montrer son cadavre car il a été découpé vivant et les vautours se sont repus de ce qu’il en restait.

Un frisson d’horreur secoua Alexandra qui se sentit blêmir. Était-ce le sort qu’on lui réservait ? Tuan devina sa pensée et un sourire cruel retroussa ses lèvres minces.

— Non. Du moins pas tout de suite. Tu es un trop précieux otage ! Au lever du jour tu seras conduite au marché mongol, face à la muraille anglaise. On te hissera sur la redoute que nous avons construite et tu seras attachée à un poteau. Ensuite je parlementerai avec les tiens : ou bien les Légations se rendront sans conditions ou bien, face à ces gens, tu seras dévêtue et déchirée vivante en quatre cent quarante-deux morceaux ainsi que l’exige notre justice. Mais avant tu m’auras confié l’endroit où tu as caché le lotus.

Alexandra trouva le courage de ne pas broncher. Là, à ses pieds, il y avait le sachet de poison qu’elle réussirait peut-être à reprendre. Alors, avant que le jour ne se lève elle aurait cessé de vivre et les siens ne seraient pas soumis à cet abominable marché qui d’ailleurs ne sauverait personne : tous ceux des Légations seraient mis à mort. Mais il fallait réussir à reprendre le sachet.

Son silence parut faire impression sur le Mandchou qui s’attendait sans doute à des pleurs et des supplications :

— Je reconnais que tu es courageuse mais je devine ce que tu penses : une balle bien placée pourrait abréger ton supplice ? Perds cet espoir : tu seras trop loin pour que la mort te soit douce.

Cependant Pivoine, abandonnant l’anglais, multipliait les saluts et les paroles volubiles, demandant visiblement la permission de se retirer, qui lui fut accordée d’un geste négligent. Alexandra lui jeta un regard de dégoût.

— Dire que nous les avons accueillies avec bonté, elle et sa sœur, parce que nous les croyions orphelines et malheureuses !

— Orphelines elles le sont et malheureuses elles le sont aussi de voir leur pays bien-aimé suer et saigner sous le joug de l’étranger. Néanmoins, elles ne sont pas sœurs. Ce qui n’empêche que l’une d’elles soit de haute naissance…

— Vraiment ? Chez nous elles ont fait la vaisselle, balayé, lavé des pansements souillés…

— … et conduit vers la mort quelques-uns de vos soldats qui ont disparu, n’est-ce pas ? Il n’est rien qu’une Mandchoue de bonne race n’accepte pour sa cause. Pivoine et Orchidée font toutes deux partie des Lanternes Rouges dont la maîtresse Huang-Lian-shengmu, la « Mère Sacrée du Lotus jaune », est cousine de l’impératrice. Elles sont plus efficaces encore que mes Boxers : elles sont notre haine…

Allait-il continuer longtemps sur ce ton ? Lasse et bien près de craquer, Alexandra ferma les yeux, souhaitant en finir vite. Même si elle n’arrivait pas à récupérer le poison, elle serait peut-être seule un instant au fond de quelque prison ? Alors elle pourrait, à l’aide de sa ceinture ou d’un volant arraché, réussir à s’étrangler, à échapper à la peur, à la cruauté et au verbiage pompeux de cet homme sanguinaire qui s’était trompé de siècle. Elle se pencha en avant, comme si elle perdait connaissance, et ceux qui la tenaient la laissèrent glisser. Sa main se referma sur la petite tache blanche… C’est à ce moment que tout explosa… Des coups de feu éclatèrent. Les deux Boxers qui venaient de lâcher Alexandra s’effondrèrent. Un homme surgit de la fumée, envoya son poing dans la figure du prince et, saisissant la jeune fille par le bras, la jeta sur son dos avant de se replier vers le pagodon devant lequel Edouard Blanchard et Pierre Bault faisaient le coup de feu. À peine Antoine Laurens eut-il posé son fardeau à terre que d’un geste accordé les deux autres lancèrent quelque chose qui explosa en une gerbe de flammes au milieu des Boxers avant de rejoindre l’escalier du collecteur où le peintre entraînait déjà Alexandra.

— Filons ! Ils vont nous poursuivre, dit Blanchard.

— Cette bombe va, je l’espère, boucher le passage, dit Bault en allumant une mèche avant de plonger à son tour dans les ténèbres.

Peu de temps après, en effet, une explosion fit trembler sur leurs têtes les pierres humides mais personne ne s’arrêta pour apprécier les dégâts. Tous couraient comme si l’enfer les poursuivait. Le cœur d’Alexandra cognait si lourdement dans sa poitrine que les battements résonnaient dans sa tête, dans ses tempes. Accrochée à la main d’Antoine, elle se sentait faiblir mais ce fut seulement quand on atteignit le canal de Jade qu’elle perdit connaissance.

Il y eut ensuite des jours de fièvre et des nuits de cauchemars. La terreur qu’Alexandra s’était efforcée de cacher au Mandchou se vengeait sur son organisme déjà affaibli par les privations et le climat accablant et quand, enfin, elle retrouva une conscience claire, elle constata qu’elle était vidée de ses forces et aussi qu’on l’avait isolée autant que possible dans une petite pièce de l’hôpital. Le docteur Matignon se tenait à son chevet ainsi que Sylvia et aussi Antoine qui venait aux nouvelles deux fois par jour. Ce fut par eux qu’elle apprit comment il avait été possible de la sauver.

Tandis que Pivoine l’emmenait à la mort, Laurens et ses amis qui veillaient derrière les sacs de sable sur les ruines de la légation de France avaient vu arriver Orchidée, la soi-disant sœur, visiblement bouleversée ; elle voulait les prévenir de ce qui se passait et proposait de les guider vers le chemin souterrain que Pivoine avait réussi à dégager dans l’intention d’ouvrir une entrée aux Boxers. La capture d’Alexandra était la preuve de sa réussite et elle en espérait de grandes récompenses. En résumé, la vanité de la fille avait sauvé les assiégés d’une attaque clandestine.

— Mais pourquoi Orchidée a-t-elle voulu me sauver ?

— Par amour, répondit Laurens. Depuis qu’elle s’est introduite parmi les réfugiés chinois, elle s’est éprise d’Édouard Blanchard et quand elle a vu l’autre vous emmener, elle a compris que le fossé serait à jamais infranchissable entre elle et celui qu’elle aime si elle demeurait complice de votre mort. Elle est venue tout dire à Edouard et grâce à Dieu, nous sommes arrivés à temps. À présent, le passage est refermé et gardé.

— Et cette Pivoine monstrueuse ?

— Disparue. Vous imaginez bien qu’elle n’allait pas revenir.

— Elle m’avait dit que mon père était blessé ?

Au regard qu’échangèrent ses deux amis, Alexandra comprit que c’était encore pire. Son père avait été tué cette même nuit et depuis on veillait aussi sa mère à moitié folle de douleur et incapable de maîtriser son chagrin.

Alexandra, elle, ne pleura pas. À quoi bon ? Bientôt elle et les autres le rejoindraient. On ne lui cacha pas que les assiégés étaient à bout de forces. On réussissait à subsister encore parce que les parts des morts augmentaient celles des vivants, mais dans un ou deux jours peut-être, tout serait fini.

— Tony, dit-elle soudain, j’ai une faveur à vous demander. J’ai perdu ma part de poison et je voudrais que vous me teniez la main quand l’heure sera venue.

— Je vous le promets, mon petit. Vous ne retomberez pas vivante entre leurs griffes.

Ce fut cette même nuit que, vers deux heures du matin, on entendit le canon. Puis les explosions se firent plus nettes, plus proches. Les femmes qui tentaient de dormir dans leur chambre étouffante se dressèrent d’un même mouvement et se jetèrent hors de leurs lits de fortune. La légation d’Angleterre résonnait de cris et de galopades. On courait pour se rassembler dans la cour principale, Européens et Chinois mélangés avec tous, dans les yeux, la même espérance encore fragile. On vit alors accourir, jaune de poussière et brandissant son fusil, un jeune marin à moitié fou de joie :

— Ce sont les nôtres, hurla-t-il. Écoutez les canons et les mitrailleuses ! Ils sont aux portes de Pékin…

— Alors il faut les aider ! cria l’ambassadeur. Tous aux créneaux !

Durant des heures encore la bataille fit rage mais la fin des Boxers approchait. À trois heures de l’après-midi les cavaliers sikhs franchissaient les défenses du quartier enfin ouvertes. Vinrent ensuite les Américains, les Anglais, les Russes et un détachement japonais. Chez les Français, ce fut la déception : où étaient les leurs ?

Pas loin, fort heureusement, mais les troupes du général Frey, en approchant de la ville, avaient été durement accrochées par le dernier carré du prince Tuan et c’est seulement à l’aube du lendemain, 15 août, que leurs clairons se firent entendre dans l’air bleu du matin. Ceux du Pé-tang où le lieutenant Henry avait trouvé la mort durent attendre leur libération encore vingt-quatre heures mais il y avait pas loin de cinq kilomètres pour atteindre la cathédrale et ses défenseurs. Après cinquante-cinq jours de durs combats, le siège des Légations s’achevait et jamais plus on ne parlerait des Boxers. Quant à Ts’eu-hi, obligée de fuir sous le cotonnade bleue d’une paysanne, elle ne reviendrait que pour offrir à ses anciens ennemis la tête de ses anciens amis. Une fois de plus, la vieille chatte retombait sur ses pattes.

Pour sa part, Alexandra n’eut guère le temps de savourer cette joie. Sa mère, meurtrie au-delà de toute expression par son deuil et prise d’une véritable frénésie de fuite, exigea d’être rapatriée sur l’heure avec sa fille et le corps de son époux qu’elle refusait d’abandonner en terre chinoise. Aucun raisonnement ne put la convaincre d’attendre et il fallut que l’ambassadeur Conger lui trouvât une escorte de marines pour ramener mère, fille et cercueil sur deux charrettes jusqu’à T’ien-tsin puis Takou d’où un navire de la flotte les ramena à San Francisco. Un trajet interminable qui n’était pas de nature à apaiser le chagrin qu’Alexandra éprouvait, encore aggravé par le fait qu’après la libération, elle n’avait pas revu Antoine ni ses deux amis. Tous trois semblaient s’être volatilisés, absorbés par des tâches diverses. Elle en eut de la peine.

Qui ne dura pas bien longtemps. Lorsqu’elle eut retrouvé Philadelphie, sa famille, ses amis et l’agréable existence d’antan, Alexandra réussit sans trop d’efforts, comme il arrive parfois lorsque l’on est très jeune et que l’on aime la vie, à chasser le souvenir de ces heures dramatiques où elle avait manqué périr de l’amour d’un prince et de la haine fanatique d’un autre. Mais la mort de son père et le triste état de sa mère qui fut longue à se remettre les lui rappelaient trop souvent et elle accepta d’aller passer l’hiver à New York chez une cousine. Puis Jonathan était apparu.


Glissant de son lit, Alexandra alla prendre au fond d’un placard la mallette de cuir bleu où elle rangeait ses bijoux, l’ouvrit et en tira le médaillon au lotus qu’elle garda dans ses mains un long moment. Elle le portait rarement, bien qu’il fût peut-être celui de ses joyaux qu’elle préférait. Tout ce qui était chinois lui faisait horreur à présent, néanmoins elle ne pouvait s’empêcher de voir en lui un véritable porte-bonheur. Si, au lieu de se donner la gloriole de la livrer elle-même à Tuan, la Mandchoue s’était contentée d’ouvrir un passage aux Boxers, il n’y aurait jamais eu de Mrs Carrington mais la dépouille d’une certaine miss Forbes reposant avec les siens sous une couche de terre chinoise…

Longuement, elle caressa la fleur opaline que son époux lui avait fait monter sur une chaîne d’or, de perles et de minuscules feuilles de jade vert puis la recoucha sur son lit de velours. Ce soir, pour dîner avec Antoine, elle ne la porterait pas bien qu’elle eût fait faire une robe de mousseline sur fond de lamé qui s’assortissait bien à ses teintes laiteuses. Elle ne tenait pas à ce que l’on reparlât trop de Pékin, et ce bijou, en rappelant des souvenirs au peintre, soulèverait certainement la curiosité des autres convives.

À défaut de curiosité, elle fit tout de même sensation quand elle apparut au seuil de la grande salle à manger, enroulée d’un souple velours noir qui épousait les formes de son corps et dévoilait avec audace ses épaules et sa gorge. Un haut ruban de diamants que semblait fermer un nœud fait des mêmes pierres serrait son long cou mince et un autre nœud semblable était piqué dans sa chevelure. Un bourdonnement admiratif l’accueillit tandis qu’elle s’avançait vers le commandant Maurras qui venait à sa rencontre pour lui offrir son bras et la conduire à table. Derrière elle tante Amity et l’oncle Stanley passèrent à peu près inaperçus.

— Quelle entrée réussie ! chuchota Antoine qui était son voisin de droite. J’ai failli applaudir.

— Ai-je donc l’air d’une femme de théâtre ?

— Pas du tout mais elles n’ont pas le monopole des applaudissements. Prenez le pape ! On l’applaudit quand il entre dans Saint-Pierre.

— Le pape à présent ! Vous êtes en veine de compliments.

— C’est que je n’arrive pas à en trouver d’assez éloquents. Vous êtes tout simplement sublime.

— L’exagération maintenant ! Dans un instant vous allez demander à faire mon portrait ? À moins que vous ne peigniez plus ?

— Que ferait un peintre sans ses pinceaux ! L’idée est tentante. Je me demande seulement si je saurais vous rendre justice. Mme Vigée-Lebrun, portraitiste de la reine, disait de Marie-Antoinette que sa peau ne retenait pas les ombres tant elle était lumineuse. C’est pareil pour vous.

La comparaison enchanta Alexandra.

— Vous connaissez bien Marie-Antoinette ?

— Son peintre, oui… Elle, un peu moins…

— Moi, elle me fascine. C’est en partie à cause d’elle que je fais ce voyage. Je veux voir tous les lieux où elle a vécu.

— Alors il vous faudra aller à Vienne mais, en dehors de cela, vous n’aurez pas à faire beaucoup de chemin. Entre Versailles et Paris vous aurez à peu près tout vu. De toutes les reines de France c’est celle qui a le moins voyagé.

Après le dîner, dès qu’elle eut vu son oncle et sa tante s’installer à une table de jeu, Alexandra, qui n’avait pas envie de danser, déclara qu’elle préférait respirer l’air du large en compagnie d’Antoine. Elle alla prendre dans sa cabine une cape de chinchilla et un moment plus tard, elle marchait lentement au bras du peintre, le long du pont-promenade. La nuit froide rayonnait d’étoiles, ce qui était rare en mars, et l’océan faisait patte de velours. Le sillage de la Lorraine plumait l’immensité bleu sombre et l’écho d’une valse lente soupirée par les violons du bord ajoutait au romantisme de l’instant.

— Tony, murmura Alexandra en serrant un peu plus fort le bras de son cavalier, vous souvenez-vous de cette promesse que vous m’aviez faite, à Pékin, ce dernier soir où nous pensions que tout était fini pour nous ?

— Comment l’oublier ? Vous m’avez demandé de vous tenir la main à l’instant où il faudrait… en finir.

— Votre mémoire est fidèle. Voyons si votre amitié le sera autant !

— Pourquoi pas ? Mais vous n’êtes pas en danger, que je sache ?

— Pas vraiment mais… Peut-être un peu tout de même… Je suis au bord d’un pays inconnu dont j’ignore ce qu’il me réserve. C’est une aventure qui commencera pour moi quand nous arriverons au Havre.

— Ne me dites pas que vous n’êtes jamais venue en France alors que tant de vos compatriotes accourent chaque année ?

— Cependant rien n’est plus vrai ! Aussi j’aimerais beaucoup, cher Tony, que vous me teniez la main pour aborder Paris.

Antoine éclata de rire.

— Vous plaisantez, je pense ? Qu’avez-vous besoin du vieil ours que je suis alors que Paris tout entier se roulera à vos pieds dès que vous paraîtrez ? Rien que sur ce navire, cette promenade m’aura déjà fait un bon nombre d’ennemis. – Puis, changeant de ton : – Pourquoi votre mari n’est-il pas avec vous ?

La jeune femme haussa les épaules.

— Trop d’occupations absorbantes ! Nous devions partir ensemble et, au dernier moment, il a voulu, une fois de plus, repousser notre voyage. Alors j’ai décidé de visiter la France sans lui.

— Il a accepté cela ?

— Il ferait beau voir qu’il eût refusé ! Nous autres, en Amérique, nous tenons à une certaine indépendance et nous ne sommes pas soumises à nos époux comme le sont les Européennes, à ce que l’on m’a dit.

— La soumission est un grand mot qui n’a pas sa place dans un couple qui s’aime. N’aimez-vous pas M. Carrington ?

— Je l’adore ! C’est une splendide créature mais…

— … mais vous avez décidé d’aller exercer quelques ravages loin de ses yeux ? Et vous voulez m’associer à cette mauvaise action ? fit Antoine en souriant. En outre rien ne dit que ma présence n’indisposerait pas vos parents. Enfin, je n’ai pas l’intention de séjourner longtemps à Paris.

— Je croyais que vous y habitiez ?

— À peine. J’y possède un petit appartement mais ma vraie maison est en Provence et en pleine campagne. J’ai hâte d’y retourner.

— Voilà qui est galant ! fit Alexandra déçue. Et moi qui croyais que vous étiez heureux de notre rencontre !

— Qu’allez-vous imaginer ? Bien sûr, je le suis ! Mais vous devez avoir chez nous quelques amies mariées dans la haute société ?

— Vous voulez parler de ces femmes qui ont échangé leur dot contre un titre quelconque ? À l’exception d’une seule, je ne les estime guère. Vous, je vous considère comme un ami, un vrai. En outre vous êtes un peintre connu et puis… quand vous vous habillez vous êtes plutôt séduisant ! Le cavalier idéal en quelque sorte.

— J’ai peur de ne pas avoir la vocation. Vous allez sortir beaucoup… et moi j’aime tellement mes pantoufles !

Alexandra le regarda comme s’il avait proféré une grossièreté. Entendre parler de pantoufles par un homme que l’on a connu au bout du monde et sous le feu de l’ennemi !

— Qui aurait pu penser que vous étiez un Français si compliqué ? Tenez, je vous propose un pacte : vous me consacrez quelques jours et ensuite je vous rends votre liberté. À présent, fit-elle avec décision, plus un mot là-dessus ! Rentrons et faites-moi danser !

— Moi ? Mais je ne sais pas danser.

— Oh ! fit-elle, suffoquée. Vous êtes un affreux menteur. Vous oubliez que je vous ai vu valser avec miss Conger ?

— Le fameux 14 juillet ? s’écria Antoine en éclatant de rire. Ne me dites pas que vous avez pris pour de la danse les entrechats que votre amie m’a extorqués dans une ambassade à demi ruinée ? Et avec une assistance pleine d’indulgence ! Sur ce parquet miroitant, je craindrais de vous entraîner dans mon ridicule.

— Décidément, il n’y a rien à tirer de vous et je suis très déçue. Allez dormir, Tony ! J’espère que demain vous vous montrerez plus gracieux.

Sans rien ajouter elle rentra et alla rejoindre les joueurs de bridge, laissant Antoine mi-amusé, mi-agacé. De toute évidence, cette adorable créature le croyait plus heureux de leurs retrouvailles qu’il ne l’était en réalité car il ne désirait pas se laisser entraîner dans une aventure qui ne le tentait guère. À Pékin, bien sûr, il avait été un peu amoureux d’Alexandra Forbes, comme beaucoup d’autres d’ailleurs, mais tant de choses avaient changé ! À commencer par Alexandra elle-même : de sa beauté éclatante et de sa haute situation elle tirait une assurance, une certitude de son pouvoir sur les hommes qui était d’ailleurs assez souvent le travers de ses compatriotes, mais qu’il n’appréciait pas. Et comme lui aussi avait changé, il n’entendait pas laisser quiconque, fût-ce la plus belle femme de l’univers, aliéner si peu que ce soit de sa liberté.

De son côté, Alexandra se sentait vexée. Elle avait trop l’habitude des hommages masculins pour ne pas éprouver un peu d’irritation devant la résistance qu’elle sentait chez Tony. En outre, ayant conscience de s’être conduite en enfant gâtée, elle n’aimait pas beaucoup s’adresser une critique, même légère. Raison de plus pour tenter d’affirmer sa puissance dans les jours à venir.

Comme elle passait devant une haute glace, celle-ci lui renvoya une image si rayonnante qu’elle se sentit réconfortée. Ce cher Tony ignorait encore qu’elle savait à présent comment obtenir tout ce qu’elle désirait. Et puisque le Ciel le remettait sur son chemin il faudrait bien qu’il accepte de jouer, dans le beau voyage d’Alexandra, le rôle – tout platonique d’ailleurs ! – qu’elle lui assignait déjà : celui de chevalier servant et de mentor. Ce serait tellement plus amusant de sortir avec lui et tante Amity qu’avec tante Amity seule ! Et pourquoi pas sans tante Amity ?

Ce qu’elle ne pouvait deviner, c’est qu’au même moment Tony, pressentant ce qui l’attendait, se demandait s’il ne serait pas plus sage de quitter le bateau à Southampton sous un prétexte ou sous un autre.

La mer se chargea de lui éviter des efforts d’imagination. La tempête qui se déchaîna le lendemain et qui se fit plus violente aux approches des côtes anglaises obligea la Lorraine à gagner directement Le Havre où ses quelques passagers anglais furent hébergés en attendant d’être ramenés chez eux.

Résigné à subir l’inévitable, Antoine prit le train pour Paris en compagnie de ses trois Américains.

CHAPITRE III UN PASSANT

À Paris, Mrs Carrington et sa tante s’installèrent à l’hôtel Ritz, place Vendôme, tandis que l’oncle Stanley s’en allait loger à l’hôtel Continental, rue de Castiglione. Loger et bouder d’ailleurs : il ne comprenait pas que « ses femmes » choisissent un établissement qu’il ne connaissait pas plutôt que celui qui avait ses préférences, mais Alexandra avait entendu vanter le nouveau palace parisien et entendait y prendre ses quartiers. Un peu grâce à Antoine qui entretenait d’excellentes relations avec Olivier Dabescat, le tout-puissant et déjà célèbre maître d’hôtel, ces dames obtinrent un bel appartement donnant sur la place même. Ce qui, a priori, n’était pas évident pour deux voyageuses inconnues dans la capitale.

En effet, depuis son ouverture six ans plus tôt par le Suisse César Ritz, l’hôtel était devenu une succursale occulte des Affaires étrangères. Tous les grands noms d’Europe s’y retrouvaient auprès des Américains les plus fortunés. Même des têtes couronnées s’y arrêtaient et sur tout cela régnait, le monocle à l’œil, le grand Olivier qui connaissait son monde comme personne et veillait avec une exquise courtoisie à satisfaire les plus exigeants de ses clients. Le vrai directeur c’était lui, que Ritz fût à Londres ou ailleurs. Or, le nom de Carrington lui étant encore inconnu, il n’aurait pas, sans recommandation, donné l’une de ses plus belles suites.

— Que d’histoires pour une chambre d’hôtel ! grogna l’oncle Stanley. Et le Continental vaut bien cette vieille baraque.

— Vieille baraque ? protesta Alexandra indignée. Vous êtes un béotien, mon oncle, et un Américain ingrat. Gloria Vanderbilt m’a dit qu’il s’agissait de l’ancienne demeure du duc de Lauzun qui a chargé, à Yorktown, contre les canons anglais.

Elle n’ajouta pas que, selon Antoine, ledit Lauzun compta un temps parmi les familiers de Trianon et que Marie-Antoinette lui trouvait même un certain charme. Aussi fut-ce avec une joie très vive qu’elle s’installa dans les pièces aux boiseries claires où les meubles charmants et les lustres à cristaux semblaient venus en droite ligne de Versailles.

En bon Helvète ennemi farouche de la poussière, M. Ritz bannissait formellement de ses palaces les lourdes tentures, les guipures, les velours, les pompons et autres passementeries à la mode qui selon lui étaient autant de réceptacles à microbes. N’entraient chez lui que des soieries légères, des cotonnades de Perse, des toiles de Jouy et, surtout pour les salles de bains et cabinets de toilette, des tissus lavables. Seules quelques tapisseries authentiques décoraient les salons d’apparat.

Tout de suite, Alexandra s’y sentit chez elle, d’autant que chaque jour un fleuriste venait renouveler les bouquets du salon et que la cuisine de l’hôtel, œuvre du maître Gimon, successeur du grand Escoffier, était exquise. Quant à tante Amity, qui soutenait initialement son frère et le Continental, il lui suffit d’un soir pour passer dans le camp ennemi avec armes et bagages.

En effet, Olivier Dabescat renseigné par Antoine ne lui servit-il pas, à la fin de son premier dîner, une bouteille de vieux porto provenant des caves de Thomas Jefferson lorsque avant la Révolution il était ambassadeur des jeunes États-Unis auprès du roi Louis, seizième du nom ? Sans se demander comment il avait pu dénicher pareille merveille, tante Amity but son porto comme elle eût communié ; avec ferveur, elle exigea que le flacon lui fût réservé, ce qui allait de soi, mais aussi qu’une fois vide on le lui remît afin qu’elle pût le faire monter sur un socle en bronze doré. Ce qu’elle fit d’ailleurs pour la plus grande stupeur de la femme de chambre quand l’étrange objet d’art prit place dans sa chambre sous un globe de verre comme la couronne virginale d’une mariée. Le tout étant destiné à prendre par la suite le chemin de Philadelphie.

Autre charme du Ritz pour des femmes coquettes, élégantes et riches, il se situait au cœur même de cette Mecque de la mode parisienne que représentaient la place Vendôme, la rue de la Paix et une ou deux rues adjacentes. Outre de fabuleux joailliers comme Cartier et Boucheron, on y trouvait les couturiers Paquin, Poucet et ce fameux Worth qui, lancé par la princesse de Metternich, avait habillé l’impératrice Eugénie. Il y avait aussi Caroline Reboux, reine des modistes et modiste des reines. Sur la place même œuvraient Martial et Armand, Dœillet, les sœurs Ney et aussi Charvet, roi de la mode masculine et tailleur du prince de Galles. Quant à l’inaccessible et fantasque Jeanne Lanvin, elle triomphait auprès du sellier Hermès faubourg Saint-Honoré où trônait aussi le parfumeur Roger et Gallet alors que son prestigieux confrère Guerlain était installé rue de Rivoli et que Lubin, parfumeur chéri de l’impératrice Joséphine, officiait rue Royale. Si l’on y ajoute quelques prestigieux maîtres verriers comme Lalique, Baccarat, Saint-Louis et les merveilles de l’orfèvrerie Christofle, on peut comprendre à quelle irrésistible tentation Mrs Carrington se trouva confrontée dès qu’elle fut descendue de voiture.

Elle y résista d’autant moins qu’elle n’en avait pas la moindre intention et son appartement s’emplit peu à peu d’objets ravissants tandis que robes, manteaux, tailleurs, chaussures, chapeaux, etc., venaient se ranger dans les placards gainés de Perse fleurie que le bon M. Ritz avait prévus immenses.

Cette agréable proximité allégea de beaucoup la tâche d’Antoine qui réussissait à trouver chaque jour quelques heures de liberté ; d’autant plus que le temps détestable en cette fin de mars le dispensait d’escorter ces dames au Bois de Boulogne pour la rituelle promenade en voiture de l’après-midi et d’emmener le matin Alexandra pédaler sur une bicyclette dans ce même bois. Mais il lui restait les déjeuners, les dîners, les soirées théâtrales et les soupers pour lesquels il se trouvait réquisitionné d’office. Or, après l’année éprouvante qu’il venait de vivre, il ne souhaitait nullement séjourner à Paris. Tous ses rêves se résumaient en un seul : prendre, en gare de Lyon, son cher Méditerranée-Express qui, en quelques heures, le mènerait en Avignon d’où il rejoindrait sans peine Château-Saint-Sauveur, sa demeure familiale sur laquelle veillaient Victoire, sa vieille gouvernante, et son mari Prudent aidés de leurs nièces, les jumelles Mireille et Magali. L’envie fut même si forte, à certains moments, qu’il faillit abandonner Alexandra à son sort et partir sans tambour ni trompette : la seule idée d’endosser chaque soir son habit alors qu’il aimait par-dessus tout son confort et ses pantoufles lui donnait de l’urticaire, mais sa belle Américaine semblait si heureuse et surtout elle rayonnait d’une telle joie de vivre quand, toujours merveilleusement habillée, elle prenait son bras pour entrer dans un restaurant ou une salle de spectacle qu’il ne se sentait pas le courage de lui faire cette peine et chaque jour il remettait au lendemain leur séparation.

Dès sa première apparition à l’Opéra – un lundi, le jour le plus élégant – il ne put s’empêcher d’éprouver un très vif chatouillement d’amour-propre tant Alexandra était superbe. Elle portait, ce soir-là, le lotus d’or avec la robe qu’elle lui avait assortie : plusieurs épaisseurs de mousseline allant du blanc au vert glauque sur un fond argenté et doré qui faisait vivre d’étranges transparences. Les crosses de paradis qui la coiffaient jouaient des mêmes nuances délicates et la masse somptueuse de sa chevelure dorée, coiffée assez lâche de façon à glisser doucement jusqu’au creux de son dos, lui donnait l’air de quelque prêtresse antique. Toutes les jumelles de la salle se braquèrent sur cette beauté inconnue et Antoine, s’il en fut flatté, bénit la présence imposante de miss Forbes, emballée jusqu’aux oreilles de dentelle chocolat et de plumes d’autruche jaune soufre, qui le sauvait du soupçon de sortir une nouvelle et fort affriolante maîtresse : il lui semblait, en effet, reconnaître dans la loge de la princesse de Broglie la silhouette un peu sévère et d’une élégance toute britannique du jeune financier Olivier Dherblay[2]

Heureusement, la loge voisine était celle de la duchesse de Rohan, l’une des rares femmes dont le jugement faisait loi dans la haute société parce qu’à un très grand nom et à une rare finesse, elle joignait une étonnante bonté de cœur et une grande curiosité d’esprit. À l’entracte, il traînerait ses deux Américaines chez la duchesse Herminie. Si elle les accueillait, Alexandra et sa tante prendraient pied d’emblée dans le plus haut du faubourg Saint-Germain… et lui-même réussirait peut-être à rentrer chez lui. Il lui suffirait de faire les présentations d’une voix assez sonore pour que Dherblay n’en perdît pas un mot.

Rassuré sur ce point, il put s’intéresser à ce qui se passait sur la scène où la grande Lucienne Bréval chantait l’Étranger de Vincent d’Indy dont il faut bien dire que la musique eut tendance à endormir tante Amity en dépit de la grande richesse vocale d’une cantatrice qui faisait merveille dans les œuvres de Wagner.

À l’entracte, il se hâta d’arracher ses amies à la contemplation de la salle qu’elles s’apprêtaient, lorgnettes en main, à explorer pour faire la critique des toilettes :

— Venez, dit-il, nous avons une visite à faire.

— Quelle idée ! protesta Alexandra. À New York, je ne quitte jamais ma loge. C’est moi que l’on vient visiter…

— Sans doute mais vous n’êtes pas à New York. Si vous voulez faire votre entrée dans le vrai monde, il vous faut essayer de séduire au moins une grande maîtresse de maison. À présent, si vous préférez ne pas bouger, je peux vous prédire que vous allez voir accourir dans un instant tous les coureurs de jupons qui se trouvent ici.

— Je préfère aller avec vous. Mais chez qui ?

— La duchesse de Rohan qui… oh, et puis vous le verrez bien ! Il est probable que ce nom ne vous dise rien du tout.

La rencontre fut une réussite. Impressionnée par cette grande dame aux cheveux légèrement argentés qui posait sur elle un regard bleu plein de gentillesse, Mrs Carrington oublia un moment la suprématie des femmes américaines et faillit plonger dans une révérence. De son côté la duchesse Herminie sut deviner, sous l’assurance de cette trop belle jeune femme, une petite gêne : celle de ne pas être escortée de son époux, et elle la reçut avec une grâce particulière, admira sa toilette, sa dignité et décida de la prendre sous sa protection pour l’aider à franchir les barrières de l’aristocratie. Elle ne détestait pas un rien d’exotisme chez ceux qu’elle accueillait et, dans un salon, l’Américaine devait faire sensation. En quittant sa loge, Alexandra pouvait être assurée d’une prochaine invitation boulevard des Invalides, ce dont son compagnon se montra enchanté :

— Je vous félicite d’avoir su séduire la duchesse, fit-il avec satisfaction. C’est beaucoup moins facile que vous ne l’imaginez…

— Cher Tony, fit Alexandra en riant avec un rien de condescendance, on voit bien que vous ne connaissez pas vraiment les Américaines. Celles d’entre nous qui sont bien « nées » et qui ont eu la chance de recevoir une bonne éducation peuvent se présenter dans n’importe quelle maison, fût-elle royale, sans y être déplacées. J’avoue que votre duchesse m’a séduite et qu’elle incite au respect mais, au fond, elle et moi sommes du même monde : le vrai, celui qui se reconnaît dans n’importe quel pays.

Tout en parlant, ils parcouraient lentement la galerie des loges quand, soudain, Alexandra saisit le bras de son compagnon :

— À propos de pays étrangers, voyez donc cette femme. Je me demande d’où elle peut venir.

Un couple étonnant s’avançait à leur rencontre : un vieil homme à cheveux blancs dont l’habit constellé de décorations et barré d’un ruban jaune et noir annonçait un diplomate, escortait une jeune femme dont le visage légèrement asiatique contrastait avec la haute coiffure empanachée d’autruche noire et la robe de velours toute brodée d’or signée visiblement d’un grand couturier français. Le visage artistement peint et les yeux allongés au maximum par le crayon lui composaient un masque d’idole qui apparaissait ou disparaissait suivant les battements d’un grand éventail de plumes noires.

Sous leurs paupières ombrées, les prunelles sombres glissèrent sur le côté, se posèrent un instant sur Mrs Carrington puis se tournèrent vers le vieux monsieur à qui elles sourirent. Déjà d’ailleurs, ils étaient passés.

— Une Eurasienne, je pense, fit Antoine. Elles sont souvent très belles.

— Ce qui ne leur donne pas l’air aimable pour autant. Croyez-vous que ce soit une courtisane ? ajouta-t-elle avec une vive curiosité.

— Vous n’y pensez pas ? Elles ne sont pas admises à l’Opéra aux jours élégants. Le sont-elles chez vous ?

— En Amérique, il n’y a pas de grandes courtisanes comme l’on dit que vous en avez. Nos hommes savent ce qu’ils doivent à leurs compagnes et sont assez fiers d’elles pour ne pas chercher ailleurs ce qu’ils ont chez eux. Quant à les mettre en présence…

— Alors pourquoi voulez-vous que les Français se comportent autrement ? fit Antoine en évoquant intérieurement certains souvenirs de joyeuses frairies avec des fils de la libre Amérique en état de veuvage momentané. Il arrive que certains se ruinent pour une belle hétaïre mais jamais leurs femmes…

— En Amérique on ne se ruine pas pour une créature. Nous ne souffrons de rivales ni dans notre maison ni dans la rue car nous estimons que les fleurs, les bijoux, les toilettes et tout ce qui donne de l’éclat à la vie doit revenir en exclusivité aux femmes honnêtes. L’audacieux qui étalerait une liaison se verrait fermer toutes les portes…

— Essayez-vous de me dire que toutes vos compatriotes sont vertueuses et qu’aucune n’a jamais pris d’amant ? Il me semble pourtant avoir entendu certains bruits…

— Ce sont des exceptions, coupa Mrs Carrington avec autorité, des malheureuses qui n’ont pas su se créer un bonheur et qui d’ailleurs se cachent. Cher Tony, chez nous l’amour est bien loin de tenir la place que vous lui accordez en Europe. Vous en faites la grande affaire de votre vie alors qu’au fond la passion telle que vous la décrivez dans vos romans n’est qu’un accident, une maladie qu’il faut soigner. Une de mes amies qui est assez versée en physique prétend que ce n’est rien d’autre qu’une sorte de fluide, comme l’électricité.

Médusé, Antoine resta muet un moment, contemplant avec une sincère stupeur cette magnifique créature, visiblement modelée par les mains mêmes de cet amour dont elle faisait si bon marché et qui débitait sereinement des énormités. Elle lui faisait tout à coup l’effet d’une erreur.

— Pardonnez mon indiscrétion, articula-t-il enfin, mais je voudrais savoir quel genre de sentiment vous portez à votre mari ?

Alexandra partit d’un joli rire clair et franc :

— Décidément cela vous tracasse ! Eh bien, je l’aime, tout simplement. C’est un être magnifique, une grande intelligence, un homme très beau et d’une haute valeur, sans doute promis à un grand avenir et auprès de qui je vis heureuse et paisible. Nous sommes liés par un grand respect, une profonde estime mutuelle et, si vous voulez bien me pardonner à votre tour, je ne connais aucun homme qui lui soit comparable…

— Vous m’en voyez enchanté ! soupira Antoine qui, tournant à cet instant la tête vers miss Forbes qui venait de les rejoindre en croquant des chocolats glacés, s’aperçut qu’un petit sourire sceptique avait éclos sur ses lèvres.

Devant l’air ahuri du peintre, elle se mit à rire.

— Alexandra est persuadée qu’on élèvera un jour une statue à Jonathan, fit-elle, mi-figue, mi-raisin. L’idée de vivre avec un futur monument historique l’enchante. C’est pour cette raison d’ailleurs qu’elle peut affronter l’Europe et ses turpitudes d’un front si serein.

Antoine se sentit tout à coup très fatigué. Le second entracte où tout ce qu’il comptait d’amis dans la salle vint se faire présenter lui parut encore plus éprouvant et quand, enfin, la soirée s’acheva, il allégua de cruelles douleurs d’estomac afin d’éviter d’emmener ces dames souper quelque part et les ramena à leur hôtel avec beaucoup d’excuses. Il avait envie d’être un peu seul ou tout au moins de rencontrer des gens simples qui ne se considéraient pas comme le sel de la terre et les détenteurs de l’universelle morale.

Au lieu de rentrer chez lui, rue de Thorigny, il prit un fiacre et se fit conduire dans l’un de ces endroits de Paris qu’il aimait et où jamais il ne conduirait sa belle Américaine. C’était, entre le Luxembourg et l’Observatoire, un café modeste, sans lumières éclatantes ni cuivres, ni bar d’acajou, ni banquettes de velours qui se situait à la pointe de ce Montparnasse, large boulevard jadis ordonné par Louis XIV, qui n’était pas encore tout à fait un quartier mais un coin un peu campagnard avec d’anciennes maisons et des couvents entourés de jardins. Ce bistrot s’appelait la Closerie des Lilas.

De lilas on n’en avait jamais vu, du moins à cet endroit précis car il n’en manquait pas dans les jardins mais, aux beaux jours, cela sentait les roses et surtout les tilleuls qui ombrageaient la terrasse du café. Montparnasse, c’était un peu la campagne du Quartier latin tout proche. Les guinguettes y fleurissaient autour du bal de la Grande Chaumière où étudiants et grisettes, comme au temps de Murger, grignotaient des frites en buvant de l’anisette, du mandarin-citron ou du picon-curaçao.

Antoine aimait venir bavarder avec l’un ou l’autre des habitués, des poètes pour la plupart qui formaient la cour de Jean Moréas, personnage étonnant dont le monocle et la moustache en croc bien ciré faisaient l’admiration de son entourage. D’une voix de crécelle enrhumée il débitait des aphorismes délirants ou bien, déclamait avec un furieux accent grec mais dans un français exemplaire des choses exquises.


Ne dites pas : la vie est un joyeux festin.

Ou c’est d’un esprit sot ou c’est d’une âme basse.

Surtout ne dites point : elle est malheur sans fin ;

C’est d’un mauvais courage et qui trop tôt se lasse…

Antoine admirait ce fils de jurisconsulte grec, né au soleil de l’Hellade et devenu français par passion. C’était un peu pour lui qu’il hantait parfois la Closerie, certain d’y trouver l’atmosphère un peu folle mais chaleureuse où il redevenait l’étudiant qu’il avait été. Il y était toujours bien accueilli. À cause de son talent bien sûr mais aussi parce qu’on le savait généreux et qu’aucune misère ne passait à portée de sa main sans qu’il tentât d’y remédier. C’était sa façon à lui d’épurer en quelque sorte l’argent trop facile que lui rapportait son incroyable habileté à ouvrir un coffre-fort ou à subtiliser un joyau tentateur.

Ce soir-là pourtant le café était presque vide. Moins à cause de l’heure tardive qu’en raison du mauvais temps de ce début de printemps. Même la chaleur réconfortante du gros poêle de fonte ne pouvait convaincre les clients de quitter leurs pantoufles. Seul, un jeune couple qui se tenait au plus obscur du café, là où l’on avait déjà éteint les papillons du gaz, s’y parlait bas devant des verres vides depuis longtemps et y tenait lieu de consommateurs avec un vieil homme à longue moustache grise que l’on aurait pu prendre pour un notaire de province s’il n’avait porté, été comme hiver, une casquette dont les bavolets retombaient le long de ses joues. On l’appelait le père Moineau parce qu’il tenait des conversations interminables avec ceux du quartier en leur distribuant du pain et des graines. On savait peu de chose sur lui sinon qu’il était sans famille, devait toucher quelque rente et habitait une vieille maison dans la rue Campagne-Première.

Chaque jour, il passait des heures à la Closerie, lisant son journal, jouant aux cartes avec l’un ou l’autre ou encore perdu dans ses pensées. Comme il parlait peu, savait écouter et payait volontiers un coup à boire, on l’aimait bien et il n’était pas rare qu’il fût le dernier client avant la fermeture.

L’entrée d’Antoine en habit, le paletot et l’écharpe blanche sur les épaules, ne parut pas l’émouvoir. Il se contenta d’un geste amical mais appela le patron en tablier qui, les manches retroussées, essuyait des verres du geste machinal de quelqu’un qui dort debout. Celui-ci salua l’arrivant d’un jovial :

— Dieu me pardonne si c’est pas monsieur Antoine ? Et d’où c’est qu’vous nous revenez comme ça ? Y a des mois qu’on vous a pas vu !

— Vous savez bien que je suis un oiseau migrateur, mon vieux Lucien. Mais ça fait toujours plaisir de revenir ici.

— En tout cas, qu’est-ce que vous voilà chic ! Vous nous avez pas habitués à vous voir si beau ! Un vrai milord !

— C’est l’uniforme de rigueur pour aller s’ennuyer à l’Opéra.

Lucien éclata d’un bon gros rire :

— Si c’est pour s’embêter faut pas y aller.

— J’y conduisais deux amies américaines qui m’ont demandé de leur faire connaître Paris. Il faut bien se dévouer de temps en temps… À présent servez donc à tout le monde un bon verre de votre cognac personnel.

Lucien se pencha au-dessus du zinc pour s’approcher de l’oreille de son client :

— Sauf vot’respect, monsieur Antoine, pour les deux petits qui sont là-bas, vaudrait mieux leur donner quelque chose qui tiendrait au corps. Ça fait des heures qu’y sont ici et ils ont bu qu’un café. J’allais même leur donner du pain et du pâté avant de les renvoyer pour fermer. Et par ce temps !

— Ils n’ont pas de maison ?

— Elle, si… et encore ! Elle sert de bonne à une fille qui tient une maison rue de la Tombe-Issoire mais lui, sa logeuse l’a mis dehors ce soir parce qu’il pouvait plus payer…

— Il fait quoi ?

— Il est étudiant en droit mais ça coûte les études surtout quand on vient de province et qu’on n’a pas grand-chose pour vivre.

— Alors rectifions la commande : cognac pour le père Moineau, vous et moi. Pour eux, de quoi manger, une bouteille de beaujolais et… ceci quand ils auront fini mais sans parler de moi. J’ai horreur qu’on me dise merci.

De son portefeuille, Antoine tira un billet de cent francs qu’il glissa dans la main du patron dont les yeux se mouillèrent un brin.

— J’vous reconnais bien là, monsieur Antoine. Toujours aussi généreux !

— Tant qu’on le peut ce serait criminel de ne pas le faire.

Jetant son paletot et son chapeau claque sur une chaise, le peintre alla s’affaler sur la moleskine auprès du vieil homme qui se détourna pour lui serrer la main :

— Lucien a raison. Ça fait un bail !… Vous étiez en voyage ?

— En quelque sorte ! Comment va votre santé, mon ami ? Est-ce que vous ne devriez pas être sous votre édredon à cette heure et par ce temps ?

— Sous mon édredon, comme vous dites, je m’ennuie. J’ai l’impression d’être déjà mort. Ici je suis à l’aise, j’ai aussi chaud et puis j’ai de la compagnie…

— Comment va Moréas ?

— Le Grec ? Il a la grippe, alors il est bien obligé de rester chez lui mais il enrage.

Lorsque le patron, les consommations servies, eut trinqué avec eux puis se fut éloigné pour préparer des « casse-croûte aux petits jeunes », la voix du père Moineau baissa de plusieurs tons :

— Vous rapportez des… choses intéressantes ? Ces Américaines ?

— Des amies, donc intouchables. Je le regrette un peu d’ailleurs car je ne vous cache pas qu’elles m’agacent. Une surtout ! Tellement sûre d’elle, de sa beauté… et de son absence de tempérament ! Croyez-vous qu’elle compare l’amour au courant électrique ?

Le vieil homme se mit à rire et dégusta son cognac, les yeux mi-clos, en connaisseur.

— Est-ce que vous lui faites la cour ?

— Dieu m’en garde ! Pourtant… Ce serait assez tentant de lui donner une leçon.

— Donnez-la-lui !

— Je n’en ai pas vraiment envie… et, de toute façon, mon charme serait sans doute insuffisant bien que son mari soit plus âgé que moi. Il faudrait, pour faire craquer son vernis de femme supérieure – du moins elle le croit ! –, les feux d’une grande passion. Je suis tout à fait incapable de la lui offrir.

— Pourquoi est-elle venue en France ?

— Acheter des tas de choses, s’amuser. Le mari est resté là-bas et elle est escortée d’une vieille tante. Ah, et puis traquer le fantôme de la reine Marie-Antoinette ! Je ne vous cache pas que j’en ai déjà assez de lui servir de mentor. Le monde dont elle raffole m’ennuie.

— Alors, oubliez-la ! Et croyez-moi, ce genre de femme trouve tôt ou tard son maître… Vous n’avez vraiment rien à me vendre ?

Autant dire les choses comme elles sont, le père Moineau, le doux habitué de la Closerie des Lilas avec sa casquette à bavolets et son col à coins cassés, exerçait le métier discret mais lucratif de receleur. Quand Antoine souhaitait vendre un bijou volé, c’était à lui qu’il s’adressait car il le connaissait depuis longtemps et se fût bien gardé d’en chercher un autre. Le vieil homme, en effet, se montrait habile, discret et honnête à sa manière. En outre, collectionneur averti – son petit appartement sans prétention contenait des trésors –, il possédait, en matière de joyaux et d’objets d’art, une étonnante érudition.

— J’ai rapporté de Colombie quelques belles émeraudes mais je les ai eues le plus légalement du monde. Je vous en porterai une néanmoins. Pour le plaisir. À part cela, je vous donnerai demain deux ou trois objets intéressants. J’irai chez vous vers onze heures.

— Pourquoi êtes-vous venu ce soir ?

— Besoin de voir des gens simples, de retrouver un peu de vraie chaleur ! D’ailleurs, je vais bientôt repartir. Lucien ! Donnez-nous donc encore un peu de votre nectar !


Le lendemain, après le déjeuner qu’elles avaient pris au gril de l’hôtel, Alexandra et sa tante se séparèrent. Miss Forbes remonta chez elle pour une petite sieste tandis que la jeune femme, profitant d’un rayon de soleil, décidait de se rendre chez Lachaume, le fameux fleuriste de la rue Royale, afin d’y commander des fleurs pour une amie. Depuis l’enfance, en effet, elle était liée avec Dolly Ferguson qui, trois ans plus tôt, avait épousé le marquis d’Orignac.

Ce mariage qui enlevait à l’Amérique une jeune fille de bonne famille nantie d’une grosse dot avait été déploré par toute la société de Philadelphie en général et par Alexandra en particulier. Elle ne parvenait pas à comprendre cette manie étrange qui poussait ses contemporaines à épouser des Européens, désargentés pour la plupart mais porteurs de vieux noms et de beaux titres, au lieu de choisir leur compagnon d’existence parmi les gloires présentes ou futures des États-Unis. Elle-même se sentait infiniment plus fière d’être l’épouse de Jonathan Carrington que celle d’un quelconque nobliau possédant un château plus ou moins délabré et un arbre généalogique remontant aux Croisades.

Néanmoins, quand l’été précédent Dolly et son mari avaient fait leur apparition à Newport, Alexandra, trop honnête pour demeurer sur des positions indéfendables lorsqu’elle les jugeait telles, remit aussitôt ses relations avec la jeune mariée sur le pied de leur ancienne intimité. Le couple était charmant et, de toute évidence, l’amour seul avait présidé à cette union. D’ailleurs, sans être aussi fortuné que sa femme, Pierre d’Orignac n’avait rien du coureur de dot. Aussi, Mrs Carrington le déclara-t-elle tout à fait séduisant et prit-elle avec fougue la défense de son amie auprès de ceux qui pensaient la tenir à distance. Elle parvint ainsi à créer autour du couple un courant de sympathie dont Dolly lui fut très reconnaissante. D’autant plus qu’Alexandra eut à en découdre avec son mari qui s’obstinait dans le clan des irréductibles… Elle fit alors entendre à Jonathan qu’elle entendait recevoir les d’Orignac chez elle et que s’il refusait de se tenir à ses côtés pour le grand dîner qu’elle désirait offrir, elle aurait le regret de se passer de lui. Comme sa belle-mère et sa belle-sœur Cordélia se rangèrent à son avis, la coalition des trois femmes vint à bout des répugnances du haut magistrat :

— Après tout, soupira-t-il, dès l’instant où il ne s’agit pas d’une femme de ma famille, la conduite des autres m’est tout à fait indifférente.

Alexandra s’abstint de constater que l’indifférence avait été longue à venir mais elle eut son dîner et se tint pour satisfaite. En échange, Dolly lui donna son adresse à Paris et lui fit promettre de la prévenir lorsqu’elle viendrait en France.

Au lendemain de son arrivée, elle avait téléphoné mais Dolly était absente. Elle séjournait sur la Côte d’Azur pour s’y remettre d’un mauvais rhume et ne rentrerait qu’à la fin de la semaine. Aussi Alexandra, pour corriger ce qu’un coup de téléphone pouvait avoir d’un peu sec, eut-elle l’idée de faire porter chez son amie sa carte accompagnée de fleurs.

Connaissant ses goûts, elle choisit quelques belles roses mêlées de lilas blanc puis, son achat terminé, décida de rentrer à l’hôtel en passant par la rue de la Paix où elle désirait s’arrêter chez Doucet. Le temps vif et frais mais déjà ensoleillé était idéal pour la marche et Alexandra se dirigea vers le boulevard de la Madeleine dont les marronniers laissaient pointer leurs pousses d’un joli vert tendre et semblaient l’inviter à venir les admirer.

Sans trop savoir pourquoi, elle se sentait heureuse et légère ce jour-là. Paris lui plaisait de plus en plus et elle y éprouvait l’impression toute nouvelle d’en faire partie. Elle ne se sentait pas étrangère comme quelques années plus tôt à Londres. Cela tenait peut-être à la couleur du ciel – un bleu léger où les petits nuages avaient l’air de plumes tombées des ailes d’un ange – ou encore à l’odeur d’herbe mouillée, de fumée de tabac et même de crottin de cheval mais elle avait la sensation d’être chez elle tout autant que si elle se promenait sur la 5e Avenue.

Au coin du boulevard, une jeune femme enveloppée d’un châle de laine tricotée et coiffée d’un fichu vendait des violettes dans un grand panier garni de mousse. Alexandra, amusée par le contraste avec le superbe magasin dont elle sortait, en acheta un bouquet que la marchande l’aida à fixer sur son grand manchon de zibeline avec une gentillesse que l’Américaine jugea touchante. Elle paya d’une pièce d’or et d’un sourire puis reprit son chemin sans se douter que le Destin venait à sa rencontre.

Au même moment, en effet, Jean, neuvième duc de Fontsommes, quittait le très élégant Cercle de l’Union où il venait de déjeuner avec un ami et décidait de se rendre chez Fontana, l’orfèvre de la rue Royale, pour y choisir une aiguière qu’il souhaitait offrir à sa mère. Soudain son regard tomba sur la jeune femme qui venait à sa rencontre et ne la lâcha plus.

Elle portait un tailleur de fin drap gris clair dont la veste, assez courte, était ourlée de zibeline et dont la jupe collante moulait agréablement ses formes. Sous la toque de même fourrure, la masse de ses cheveux relevés brillait comme de l’or. Lorsqu’ils se croisèrent, il distingua, sous la légère voilette, de grands yeux sombres et veloutés et de belles lèvres pleines d’un rouge particulièrement attirant. Quant au teint, il lui parut lumineux.

« Qui peut-elle être ? pensa-t-il. Je ne l’ai jamais vue. Son costume est assez audacieux pour que ce soit une cocotte… »

Rebroussant aussitôt chemin, il revint rapidement au Cercle comme s’il avait oublié quelque chose puis repartit pour voir l’inconnue une nouvelle fois. Peut-être avait-elle remarqué son manège car il put lui voir un léger sourire moqueur. Alors, il se mit à la suivre.

Cela ne se faisait pas en Amérique et Alexandra, qui s’en aperçut bientôt et se fût sentie offensée à New York, s’en amusa à Paris. Elle trouvait agréable de croiser des regards admiratifs et, en la suivant, ce jeune homme rendait à sa beauté une sorte d’hommage, peu discret sans doute, mais pas déplaisant. D’autant moins que l’insolent paraissait beau, élégant et que son allure annonçait un homme du monde et, plus que certainement, un aristocrate. Il possédait ce quelque chose de rare qui distinguera toujours l’ancienne noblesse, celle qui avait commandé dans les armées du roi et, à Versailles, porté habits de soie et plumes au chapeau.

Ce n’était pas la première fois qu’un homme suivait Alexandra. Elle y prenait toujours un secret plaisir, quitte à remettre l’imprudent à sa place d’un mot glacial et à s’indigner ensuite, en bonne fille de la prude Amérique, que Paris fût si dépravé. Mais ce jour-là et peut-être parce que la façon un peu cavalière dont Antoine s’était débarrassé d’elle la veille lui avait déplu, elle choisit de jouer le jeu, pendant quelques instants tout au moins. Et sans qu’elle en eût conscience sa démarche se fit plus légère et plus souple. Elle poussa même l’imprudence jusqu’à ralentir et s’arrêter afin de regarder une vitrine dont elle eût d’ailleurs été bien incapable de dire ce qui s’y trouvait exposé. Elle s’intéressait davantage aux reflets de la glace.

Elle vit alors que son suiveur la dépassait mais pour s’arrêter un peu plus loin, au pied d’un arbre, et s’accorda le plaisir un peu pervers de le détailler. Incontestablement, cette conquête lui faisait honneur. Le jeune homme – il pouvait avoir une trentaine d’années – était grand et mince mais vigoureux. Sa jaquette admirablement coupée épousait des épaules de corsaire, une taille et des hanches étroites posées sur de longues jambes. Les traits du visage, entièrement rasé, se montraient nets, bien dessinés et sans mièvrerie. Quant aux yeux, ils semblaient grands et bien enchâssés mais, à son grand regret, Alexandra ne put en distinguer la couleur.

Devinant que l’inconnu allait s’approcher d’elle, la belle Américaine reprit sa promenade à une allure plus rapide, comme si elle venait tout juste de décider d’un but précis. Fontsommes lui emboîta le pas et, l’un derrière l’autre, ils parvinrent ainsi rue de la Paix où, sans hésiter, Alexandra entra chez Doucet, pensant que la filature s’arrêterait là et que son suiveur allait s’éloigner. Elle s’avoua volontiers qu’elle en éprouverait un peu de regret puis s’efforça de l’oublier en se consacrant au choix d’une ou de deux robes d’après-midi.

Or, quand elle voulut sortir du magasin, trois bons quarts d’heure plus tard, elle vit qu’il était toujours là. Il l’attendait en faisant les cent pas et elle comprit, avec une petite émotion, qu’il ne la lâcherait pas jusqu’à ce qu’il sût où elle habitait. Alors, pour lui échapper, elle pria le portier de lui appeler un fiacre et, dès qu’il fut là, elle s’y précipita comme si sa vie dépendait de sa rapidité, en jetant au cocher l’ordre de la conduire aux Champs-Elysées. Son admirateur s’aperçut de son départ au moment où la voiture s’ébranlait. Il eut un geste de dépit puis, haussant les épaules avec une philosophie qu’il n’éprouvait pas vraiment, il tourna les talons et rejoignit le boulevard, l’humeur assombrie pour la journée.

Grand chasseur de femmes, Fontsommes, comme beaucoup de ses semblables, prenait un plaisir d’autant plus vif à traquer son gibier que celui-ci se montrait plus difficile. Rien ne lui coûtait pour satisfaire le désir éveillé par un corps souple joint à un joli visage. Riche et libre de son temps, il y consacrait celui qu’il fallait et parvenait à ses fins la plupart du temps. Mais, ayant horreur des liaisons qui finissent par devenir des charges insupportables, il rompait presque toujours une fois la victoire acquise. S’il s’agissait d’une demoiselle de petite vertu, un joli présent lui servait d’excuse et si la victime était une femme du monde, il parvenait en général à en faire une amie dévouée, d’ailleurs persuadée qu’il se sacrifiait à sa réputation et qu’un jour ou l’autre le jeu charmant reprendrait. Quant aux jeunes filles il ne s’y attaquait jamais, la virginité d’un être étant pour lui sacrée. Si l’une d’elles se retrouvait un soir dans ses bras, elle serait devenue duchesse de Fontsommes quelques heures auparavant mais jusqu’à présent aucune n’avait encore réussi à l’amener jusque-là.

Cette sage retenue ne lui coûtait guère. Il trouvait la plupart des demoiselles à marier sottes et ennuyeuses. Outre qu’il ne se sentait aucune disposition pour l’initiation amoureuse, il ne savait jamais quoi leur dire, le résultat de ses discours étant toujours d’une grande monotonie. À la moindre parole, la jeune personne devenait ponceau et baissait les yeux en tortillant le ruban de sa ceinture. S’il arrivait que l’une d’elles, plus hardie peut-être que les autres, glissât vers lui un regard un peu trop brillant où se lisait une invite, il saluait et s’éloignait sans perdre de temps, pris d’une envie d’appliquer une bonne fessée à cette future femme infidèle.

— Gianni ! Il faudrait tout de même songer à vous marier avant d’être devenu un vieillard cacochyme ! lui reprochait souvent sa mère avec son joli accent vénitien. Vous vous devez à votre nom… et j’aimerais tant embrasser mes petits-enfants !

Il prenait alors entre les siennes les belles mains toujours ornées de bagues admirables et les baisait avec une infinie tendresse.

— J’ai le temps, madre mia. Laissez-moi m’amuser encore un peu ! Ou alors trouvez-moi une jeune fille qui vous ressemble en toutes choses ! Fût-elle pieds nus dans des sabots, je jure qu’elle sera ma femme dans la semaine suivante !

Il était sincère. Aucune femme ne lui semblait digne de devenir la fille de cette grande dame si douce en qui se résumaient toutes les perfections. Aussi, en attendant l’improbable, il retournait d’un cœur léger à ses chevaux, à ses amis, à ses amours qu’il voulait toujours ardentes et passionnées tant qu’elles duraient même s’il ne disait jamais « je t’aime ».

Néanmoins, sa rencontre avec Alexandra le frappa plus que d’habitude, un peu à la manière d’un coup de soleil. Le souvenir des lignes exquises de son corps, de ses grands yeux sombres et de la splendeur de ses cheveux dorés lui enfiévra le cerveau et fit flamber son sang. Décidé à tout pour la retrouver, il retourna rue de la Paix pour interroger le portier de chez Doucet qui d’ailleurs ne lui apprit pas grand-chose car il ne savait pas le nom de cette dame, cliente de fraîche date. Tout ce que l’homme à la livrée galonnée put lui en dire tenait en trois mots : elle était étrangère. « En ce cas, pensa Fontsommes, elle doit être descendue dans l’un des grands hôtels environnants et ce ne sera pas très difficile de la dénicher. Une telle beauté ne peut pas passer inaperçue… »


Pendant ce temps, Alexandra rentrait au Ritz par la porte de la rue Cambon après avoir fait rebrousser chemin à son fiacre dès le début des Champs-Élysées. Cette courte promenade lui avait permis d’apaiser un peu l’émotion inhabituelle provoquée par l’inconnu. Et ce fut d’un pas assez ferme qu’elle pénétra dans le hall de l’hôtel où une surprise l’attendait : tante Amity y bavardait sur le mode affectueux avec une très jolie femme blonde et un homme un peu plus âgé qu’elle au visage ouvert et sympathique, tous deux d’une extrême élégance.

À sa façon volubile quand elle était émue, miss Forbes présenta à sa nièce Elaine Chandler, fille d’une de ses bonnes amies de Boston qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps :

— Elaine ressemble à sa mère d’une façon étonnante, proclama-t-elle, je l’ai reconnue tout de suite. N’est-ce pas merveilleux ?

— Ce serait tout à fait merveilleux si vous me présentiez aussi Monsieur ? fit Alexandra en regardant le jeune homme qui attendait placidement qu’on voulût bien s’occuper de lui. Êtes-vous aussi de Boston ? lui demanda-t-elle avec un sourire qu’il lui rendit :

Dio mio ! Non ! fit-il en saluant avec aisance la nouvelle venue. Moi, je suis de Venise : comte Gaetano Orseolo, attaché à cette charmante jeune dame par les liens sacrés du mariage.

Alexandra considéra avec amusement cet Italien roux en pensant que le nombre des Américaines qui prenaient époux dans l’aristocratie européenne grossissait de façon inquiétante. Néanmoins, un courant de sympathie s’établit aussitôt entre elle et les Orseolo et, comme il arrive parfois à l’étranger lorsque l’on rencontre des compatriotes agréables, au bout de quelques minutes de conversation, tous eurent l’impression de se connaître depuis longtemps.

Elaine et Gaetano venaient d’arriver au Ritz où ils séjournaient chaque printemps pour voir leurs nombreux amis, renouveler la garde-robe de la jeune femme et s’amuser un peu après les mois d’hiver qui, à Venise, étaient toujours un peu tristes.

— Il n’est pas rare qu’à la mauvaise saison nous passions trois ou quatre semaines dans le midi de la France, expliqua Elaine, mais cette année mes deux enfants ont attrapé la rougeole et nous sommes restés auprès d’eux. Comment se fait-il que vous soyez seules toutes deux à Paris ?

— Mon époux n’a pas pu m’accompagner comme il l’espérait, fit Alexandra, mais mon oncle Stanley nous a conduites jusqu’ici puis s’est rendu pour quelques jours en Angleterre. Il revient ce soir. En outre, nous sommes escortées par un vieil ami parisien dont vous avez peut-être entendu parler : le peintre Antoine Laurens.

— Antonio ? Certamente ! fit le comte qui paraissait ressentir un vif plaisir. Nous serons enchantés de le revoir ! Il y a au moins deux ans que nous n’avons eu cette joie ! N’est-ce pas, Elaine ?

— Certes, approuva la jeune femme. Sous un aspect un peu rugueux c’est un homme adorable. Et il vous sert de mentor ?

— Je ne suis pas certaine que cela l’enchante, remarqua tante Amity. Si nous ne l’avions rencontré sur le bateau, il serait déjà parti pour sa maison de Provence mais Alexandra a décidé qu’il nous montrerait Paris !

— Et il a accepté ? fit Gaetano en riant, il est vrai que l’on ne doit pas refuser grand-chose à une aussi jolie femme. Néanmoins ce célibataire impénitent ne représente peut-être pas l’escorte idéale.

— Aucune importance ! s’exclama sa femme. Désormais nous sommes là et tout indiqués pour vous accompagner partout où vous voudrez aller. En outre, nous connaissons tellement de monde ! Antoine pourra rejoindre sa chère maison…

Pendant ce temps l’intéressé errait dans Paris comme une âme en peine. Caché au fond d’un fiacre, il s’était fait conduire rue Saint-Dominique où il avait rêvé quelques minutes devant certain hôtel aux volets clos qui offrait une curieuse impression d’abandon. Ensuite, il donna ordre au cocher de se diriger vers les Champs-Élysées où il fit faire halte de nouveau. Cette fois la demeure semblait habitée mais Antoine ne quitta pas sa voiture pour autant, bien qu’il mourût d’envie de sonner à ce portail toujours aussi soigneusement verni afin d’apprendre quelques nouvelles. Cependant il savait d’avance qu’il n’essaierait pas d’entrer, qu’il ne ferait rien pour reparaître si peu que ce soit dans la vie de Mélanie tant que ne seraient pas écoulés les deux ans de probation qu’il lui avait imposés. Ce petit pèlerinage à des lieux qui lui restaient chers, il l’accomplissait dans l’espoir secret d’apercevoir peut-être un visage, une silhouette… Grave imprudence, bien sûr ! Comment eût-il réagi dans ce cas, il n’en savait rien mais il n’avait pu s’empêcher d’y aller. Tout cela, bien sûr, eût été évité si, à son retour d’Amérique, il n’avait fait que traverser Paris, d’un train à un autre. Chez lui, à Château-Saint-Sauveur, les souvenirs qu’il retrouverait n’appartenaient qu’à lui. Seuls sa vieille maison et le ciel de Provence les partageaient.

Quand enfin il alla rejoindre ses Américaines, il se sentait décidé à leur demander son congé. Il en avait assez de la capitale. Il y connaissait trop de monde et, en outre, il savait que si les cancanières toujours à l’affût le prenaient pour l’amant d’Alexandra il n’en éprouverait aucun plaisir. Même si, par moments, l’idée lui en avait traversé l’esprit. Soumettre cette arrogante constituerait peut-être une expérience délectable à condition d’oublier que ce corps somptueux cachait une âme de glace où l’on pouvait se blesser. Il serait tellement plus agréable de retrouver son égoïste et si confortable sérénité. Et le plus tôt serait le mieux.

Aussi fut-il heureusement surpris de constater, en arrivant au Ritz, qu’Alexandra venait de s’y faire des amis tout à fait capables de le relever de sa mission. Il arborait, en les saluant, un sourire tellement épanoui qu’Orseolo flaira quelque chose et le tira à part :

— On dirait que vous n’avez jamais été aussi content de nous voir ? Je parierais que vous entendez déjà siffler le train qui vous ramènera en Avignon ?

— Je mentirais si je disais le contraire. En vertu de cette franchise, vous me croirez peut-être si je vous affirme que je suis infiniment heureux de vous rencontrer ? Vous et votre exquise épouse êtes chers au cœur de l’ermite que je suis.

— Alors prouvez-le-nous !… en restant encore quelques jours. Ensuite nous nous chargerons avec joie de votre belle Américaine. J’avoue d’ailleurs que je vous comprends mal : être le cavalier d’une pareille beauté doit être exaltant ? Et je vous ai connu plus… inflammable.

— J’aurais pu l’être… en d’autres circonstances. Mais quiconque tenterait une cour un peu pressante ne ferait que confirmer l’idée qu’elle a des Européens en général et des Français en particulier : ce sont des coureurs de dots et des pervers. Seul l’Américain est grand, noble et digne d’être aimé.

— Avouez-le ! Vous êtes vexé ?

— C’est mon orgueil national qui est vexé… Cela dit, je resterai bien volontiers avec vous… trois ou quatre jours.

Le lendemain soir, tout le groupe augmenté de l’oncle Stanley, pas autrement enchanté d’ailleurs, se rendait à la Comédie-Française pour y applaudir la pièce que l’on se devait d’avoir vue depuis que le roi d’Angleterre l’avait applaudie l’année précédente. En vérité les trois Américaines apprécièrent mal l’Autre Danger de M. Maurice Donnay. La lutte d’une mère et de sa fille pour l’amour d’un homme leur parut déprimante en dépit – ou peut-être à cause – de l’extrême talent des interprètes, voire choquante et, à la sortie, elles décidèrent qu’après un spectacle aussi triste il leur fallait souper dans un endroit gai.

— Nous voulons aller chez Maxim’s ! déclara Alexandra, porte-parole de sa tante et d’Elaine.

Ce fut un tollé dans le clan des hommes :

— Les dames convenables n’entrent pas là ! protesta Orseolo, Elaine le sait bien.

— Toutes nos amies y sont allées ! fit Mrs Carrington et il n’y a aucune raison que vous nous priviez de ce plaisir dès l’instant où nous sommes bien accompagnées.

— Vous aussi vous trempez dans le complot ? reprocha Stanley Forbes à sa sœur. À votre âge et alors que vous devriez donner l’exemple ?

— C’est justement à cause de mon âge que j’estime avoir assez attendu. Alexandra a raison. Toutes les Américaines qui viennent en France se rendent chez Maxim’s. De quoi aurons-nous l’air en rentrant si nous n’y allons pas ?

Il s’agissait bel et bien d’une conspiration contre laquelle les trois hommes renoncèrent à lutter d’autant plus facilement qu’Antoine et le comte étaient persuadés que, n’ayant pas retenu de table, il serait impossible au maître d’hôtel Hugo de caser six personnes. Un moment plus tard, deux voitures de place les déposaient avec leurs compagnes devant le célèbre restaurant de la rue Royale où le chasseur Gérard, en livrée bleue et casquette rouge, aida les dames à descendre puis ouvrit devant eux la porte vitrée sertie de cuivre et d’acajou au-delà de laquelle ils trouvèrent l’homme qui normalement devait les refouler.

Or, Hugo, après avoir salué courtoisement les dames, reçut Antoine et le comte en habitués et leur déclara, sur un ton de doux et souriant reproche, qu’ils avaient commis une imprudence en ne prévenant pas de leur arrivée mais que la chance était avec eux : le grand-duc Wladimir, obligé de rentrer en Russie en raison de l’éclatement du conflit russo-japonais pour la possession de Port-Arthur, avait décommandé sa table. Ravies, les trois Américaines victorieuses pénétrèrent les yeux grands ouverts dans ce qu’elles croyaient être l’antre de la débauche parisienne.

Si elles espéraient un endroit louche, plein d’ombres complices et de dames fort dévêtues, leur première impression fut une déception. Maxim’s pouvait rivaliser victorieusement de faste et d’élégance avec les plus huppés des restaurants new-yorkais.

Sur un décor de tentures pourpres, d’acajou ciselé et de miroirs encadrés par des volutes de citronnier et sur le cuir fin des banquettes s’enlevait, éclairée par les globes roses des petites lampes, une frise d’habits noirs et de gilets, chemises et cravates blanches qui semblait posée là tout exprès pour faire ressortir les robes fastueuses, les épaules nues et les innombrables diamants qui les paraient. Toutes ces femmes étaient belles, jeunes, scintillantes et l’orchestre tzigane de Riga, qui abritait sous les palmes vertes d’immenses aspidistras d’arrogantes moustaches noires et bien cirées, jouait tout exprès pour ajouter dans leurs yeux une part de rêve à l’éclat du champagne et soulever d’émotion les plus belles poitrines de Paris.

Tandis que s’activait autour d’elles le ballet empressé des serveurs, les trois femmes se faisaient nommer discrètement par leurs compagnons les plus célèbres des grandes « cascadeuses » présentes, ne cachant d’ailleurs pas que le faste de leurs toilettes leur semblait tout bonnement scandaleux :

— Tous ces hommes n’ont-ils pas chez eux des femmes honnêtes à qui offrir ces joyaux insensés ou bien sont-elles si laides ? remarqua sèchement Alexandra en dévisageant avec dédain la fort jolie blonde qui occupait son champ de vision et qui, sur une vague écumeuse de dentelles et de satin blanc, portait des rubis à faire pâlir un maharadjah. Antoine posa rapidement sa main sur le gant de l’Américaine.

— Moins haut, chère amie ! Si l’un de ceux qui sont ici vous entendait, vous passeriez, en dépit de votre beauté, pour ce qu’ils détestent le plus : une bourgeoise pudibonde !

— Et que m’importe à moi l’opinion de ces hommes ? Je ne les connais pas.

— Mais vous souhaitez les connaître puisque certains appartiennent à cette aristocratie qui vous attire. Ce monocle est celui du prince de Sagan, ces jolies moustaches claires celles du duc d’Uzès. Il y a là le prince Murât sans compter quelques fortunes industrielles : le cognac Hennessy, le sucre Lebaudy…

— Et où se trouvent les épouses ? demanda miss Forbes.

— Précisons d’abord que tous ne sont pas mariés, fit Orseolo, et je gage qu’en Amérique les célibataires ne se comportent pas autrement. Quant aux autres, leurs femmes sont en voyage, sur la Côte d’Azur, dans leur château ou plus simplement dans leur lit. Que leurs maris participent à une joyeuse réunion d’amis ne les trouble pas et ne leur enlève rien.

— En tout cas, dit sa femme en riant, je saurai à l’avenir où vous passez vos soirées quand vous venez à Paris sans moi. On dirait que vous êtes connu ?

— Ne m’en prêtez pas plus qu’il ne faut, Elaine. Je n’y viens pas si souvent mais Hugo, le maître d’hôtel, possède une fantastique mémoire : il lui suffit d’entendre un nom pour ne plus l’oublier et pas davantage le visage qui l’accompagne. Il peut me rencontrer dans dix ans, il saura toujours qui je suis.

— Moi je partage l’avis de ces dames, marmotta l’oncle Stanley. Comment peut-on se ruiner pour une femme quand il y a les chevaux ? Je viens d’acheter en Angleterre une paire d’irlandais superbes.

Parti sur son sujet favori, il en avait pour un moment. Pendant ce temps et tout en dégustant un superbe homard Thermidor, Alexandra et sa tante prêtaient l’oreille aux conversations de leurs voisins. Tout le monde semblait se connaître et l’on riait beaucoup de plaisanteries qu’elles ne comprenaient pas toujours. En vérité, Alexandra regrettait un peu sa curiosité. Elle avait voulu voir le Paris où l’on s’amuse et elle s’y trouvait bien plus étrangère que dans la rue. Habituée à rassembler tous les regards sur sa personne, elle s’apercevait qu’on ne prêtait guère attention à elle et que les bijoux de ces créatures réduisaient les siens à une honnête moyenne… Une idée lui vint qu’elle exprima aussitôt sans se rendre compte qu’elle parlait tout haut :

— Mais c’est évident ! Tous ces bijoux sont faux !

— Eh non, soupira Antoine. Vrais ! Regardez cette blonde en robe rose pailleté qui fume un cigare. Elle s’appelle Émilienne d’Alençon et je peux vous assurer de l’authenticité des diamants répandus sur toute sa personne. Certains ont même fait partie des joyaux de la couronne de France. Et voyez celle-ci !

Il désignait une fille au teint ambré, aux yeux de jais, mince comme un torero dans une robe collante en satin pourpre cousue de topazes qui laissait planer sur tous les hommes, sauf sur celui qui l’accompagnait, un regard conquérant :

— Eh bien ? fit Mrs Carrington.

— Eh bien, le collier de diamants qui ruisselle à son cou appartenait à la reine Marie-Antoinette. Quant aux « poires » de ses oreilles, elles pèsent chacune cinquante carats. Elle s’appelle Caroline Otero et elle est danseuse aux Folies-Bergère.

Alexandra n’écoutait plus : elle dévorait du regard, avec des larmes de rage, ce joyau qui avait paré « sa » reine et dont cette fille publique osait orner un corps à vendre. Antoine comprit trop tard ce qu’il venait de dire en voyant les yeux sombres de son amie se charger d’éclairs. Elle se leva à demi et, comprenant qu’elle allait peut-être faire quelque éclat, il se leva lui aussi comme s’il allait inviter la jeune femme à danser mais, juste à cet instant, un nouveau couple fit son apparition et la jeune Américaine, à sa vue, oublia son indignation et se rassit lentement. Antoine suivit son regard et le vit s’agrandir sans qu’il comprît pourquoi car la nouvelle venue était un miracle de simplicité : longue, mince et souple comme un grand lys et comme lui toute vêtue de blanc, elle avait un visage de madone italienne sous un double bandeau de cheveux noirs et lustrés ramenés sur sa nuque en un lourd chignon piqué de perles. D’autres perles encore, admirables, à son cou de cygne et à ses minces poignets. Les yeux sombres étaient longs comme une nuit d’angoisse. Un murmure admiratif salua son entrée mais elle ne parut pas s’en apercevoir. Maniant languissamment un éventail de plumes blanches, elle flotta vers la table que Hugo écartait pour elle. Un homme en habit la suivait :

— Qui est-ce ? demanda Alexandra.

— Une jolie femme, n’est-ce pas ? C’est Liane de Pougy, la grande dame de la galanterie. Elle ne vient pas tous les soirs…

— Je ne vous parle pas d’elle mais de lui, de l’homme qui l’accompagne ?

Antoine eut à peine le temps de s’étonner du ton altéré de la jeune femme. Déjà Orseolo se chargeait de la réponse :

— Un homme superbe, n’est-ce pas ? Si nous n’étions pas chez Maxim’s j’aurais plaisir à vous le présenter car nous sommes amis d’enfance. Sa mère, Catarina Morosini, est une princesse de chez nous.

— Un Vénitien ?

— À demi, et à demi français : c’est le duc de Fontsommes. Un grand nom, une belle fortune… et sans doute l’un des hommes les plus séduisants d’Europe.

— Je vois. Don Juan en personne ! Et il s’affiche avec une courtisane ?

Alexandra cracha le mot plus qu’elle ne le prononça, avec un maximum de mépris qui fit lever les sourcils du comte :

— Que vous êtes dure ! Il ne faut pas vous y tromper : Liane est une courtisane dans le style de la Renaissance italienne, fort cultivée et très pieuse. Dans son hôtel du parc Monceau, elle reçoit des princes mais aussi des hommes de lettres, des politiciens, des artistes… Ne l’emmène pas souper qui veut. Il faut être de ses amis.

— Comme apparemment ce personnage. Et… il est marié ?

— Jean ? Jamais de la vie. Il attend celle qui saura lui faire oublier toutes les autres ou tout au moins qui lui plaira assez pour qu’il ait envie de passer sa vie entière avec elle.

Antoine, devinant quelque chose d’anormal, laissait parler l’Italien, se contentant d’observer la jeune femme. Soudain, il vit qu’elle rougissait et baissait la tête. Se détournant légèrement il parvint à regarder celui dont on parlait. Fontsommes venait à son tour de reconnaître sa belle inconnue et la fixait avec une insolence où entrait peut-être une déception. Visiblement, la présence d’Alexandra chez Maxim’s le choquait. Ses lèvres fermes et bien dessinées eurent une moue de dédain et, avec un léger haussement d’épaules il se consacra au choix du menu.

Alexandra sentit ce qu’il pensait et reçut son mépris comme une gifle. Vivement, elle se pencha vers Antoine :

— Tony ! murmura-t-elle. Je ne me sens pas bien. Voulez-vous me ramener à l’hôtel ?

Il fut debout tout de suite cependant que l’oncle Stanley protestait :

— Vous voulez rentrer déjà ? Mais nous commençons tout juste notre souper et c’est excellent !

— Finissez sans moi ! Et surtout excusez-moi… Je ne veux pas gâcher votre soirée.

— Alors Amity ira avec vous. Il n’est pas convenable que vous rentriez seule avec un homme.

Il fallut bien que miss Forbes s’exécutât. À son grand regret, elle suivit Alexandra, qui traversait la salle d’un pas royal les yeux fixés sur la porte, avec l’impression désagréable de jouer les duègnes de comédies espagnoles. En outre elle avait encore faim et dans la voiture qui les emporta elle ne put s’empêcher de protester :

— Je ne comprends pas ce qui vous a pris, Alexandra. Ce « mauvais » lieu m’est apparu fort convenable à moi. Nous n’avons pas fini notre souper et nous n’avons rien vu !

— Que vouliez-vous donc voir ? soupira la jeune femme qui, les yeux fermés, laissait aller sa tête contre le drap du capitonnage.

— Tout ! Maisie Singleton m’a raconté que lorsqu’elle a soupé chez Maxim’s cette Otero a dansé sur une table imitée par une princesse russe et que toutes deux ont bu du champagne dans un seau !

— Tony ! pria Alexandra sans ouvrir les yeux, quand je serai arrivée, vous ramènerez ma tante au restaurant. Elle a toujours détesté être privée de dessert.

Celui-ci ne répondit pas. Assis devant Alexandra, il l’observait avec attention, essayant de comprendre ce qui venait de se passer et surtout la réaction soudaine de son amie. Existait-il une relation quelconque entre Alexandra et Jean de Fontsommes qu’il connaissait superficiellement ? Mais alors, où et quand avaient-ils pu se rencontrer ? Pour ce qu’il en savait le jeune duc n’était jamais allé en Amérique.

CHAPITRE IV SPIRITISME ET MONDANITÉS...

Le lendemain, Alexandra était d’une humeur massacrante. Dès le petit déjeuner, elle se déclara fatiguée et décida de rester dans son appartement sans recevoir personne :

— Quand Tony téléphonera pour savoir ce que nous voulons faire, dites-le-lui. Nous ne mettrons pas le pied dehors avant demain.

— Parlez pour vous ! protesta sa tante. Moi j’ai bien l’intention de sortir.

— Par ce temps ? Il pleut à verse.

— Les voitures sont faites pour éviter que l’on se mouille. Ce matin j’irai au musée du Louvre et je prendrai le lunch au salon de thé du magasin du même nom. Après quoi je m’offrirai une promenade dans le métropolitain.

— Quelle idée ! Quand vous êtes à New York vous ne mettez jamais les pieds dans l’Elevated Metropolitan Railway dont vous dites qu’il est sale et qu’il sent mauvais.

— Celui-là est paraît-il superbe. Tout neuf, souterrain et électrique. Enfin, il est tout neuf. Je veux voir ça.

Mrs Carrington se désintéressa de la question et tante Amity s’en alla joyeusement courir une aventure qui la tentait depuis quelques jours : rendre visite à la veuve du charcutier du faubourg Saint-Antoine qui, chaque jeudi après-midi, tenait dans son salon un petit cercle spirite.

Sa rencontre avec Mme Élodie Mignon datait de ce fameux 31 mars pour la célébration duquel miss Forbes avait traversé l’Atlantique par mauvais temps. Ce jour-là, laissant Alexandra à ses essayages, elle avait demandé un fiacre et s’était fait conduire au cimetière du Père-Lachaise, à l’entrée donnant sur la rue des Rondeaux car, bien renseignée par ses amis spirites de Philadelphie, elle savait par où pénétrer dans la grande nécropole. Arrivée là, elle pria son cocher de l’attendre et franchit, armée d’un parapluie et d’un bouquet de fleurs, les hautes portes en fer, remonta une large allée passant devant le crématorium au-dessus duquel une fumée noircissait un peu plus le ciel gris.

Elle n’eut pas à chercher. D’autres personnes se dirigeaient vers un important rassemblement de parapluies et de fleurs qui débordait largement autour de la tombe : un curieux monument en forme de dolmen abritant le buste, en cuivre poli, d’un homme à longues moustaches. Planté devant, un personnage à barbe de prophète, son chapeau haut de forme à la main en dépit de la pluie, adressait au défunt une courte harangue en gaélique suivie d’une invocation en bon français terminée par trois vers de Baudelaire.


Et plus tard un ange, entrouvrant les portes

Viendra ranimer, fidèle et joyeux

Les miroirs ternis et les flammes mortes…

L’émotion générale était à son comble et chacun semblait déplorer, comme si l’événement datait de la veille, le départ vers un autre monde d’Allan Kardec, Grand Druide dans une vie antérieure, et qui avait quitté cette terre trente-cinq ans plus tôt, en 1869.

C’était d’ailleurs une curieuse histoire que celle de ce pédagogue lyonnais né en 1804. Adepte du magnétisme de Mesmer il s’aperçut que, sous hypnose, il recevait d’étranges communications qui semblaient venir de nulle part. C’est en 1854, au cours d’une séance, qu’une femme en transe lui révéla que, dans une autre vie, quelques siècles plus tôt, il avait été le Grand Druide Allan Kardec et que les Esprits comptaient sur lui pour accomplir de grandes choses qui immortaliseraient ce nom. En fait, il était un remarquable médium qui, sous la « dictée des désincarnés », rédigea des ouvrages devenus par la suite non seulement les livres de référence mais les livres sacrés des spirites du monde entier. Miss Forbes, qui avait lu ces livres, était une adepte convaincue, bien décidée à entrer en contact avec les cercles français.

Les prières achevées, le cortège se forma en silence. Chacun, chacune venait déposer ses fleurs au milieu desquelles paraissaient de petites cartes ou des papiers pliés en quatre et contenant les vœux que l’on adressait au disparu. Après quoi on caressait de la main le buste de cuivre avant de s’écarter pour laisser place à une autre personne. Peu à peu, la stèle disparut sous les corolles aux nuances variées.

Comme les autres, Amity plia le genou pour déposer sa gerbe d’orchidées, passa sa main dégantée sur le cuivre poli puis quitta les abords immédiats du tombeau pour attendre la personne qui venait à sa suite. Elle avait remarqué, en effet, cette femme d’une cinquantaine d’années pas grande et plutôt ronde dont l’aimable visage aux joues vernies comme une pomme d’api ruisselait de tant de larmes qu’en dépit de nombreux reniflements et du secours d’un immense mouchoir bordé de noir elle n’arrivait ni à éponger ni à tarir. Son deuil cossu, fait de velours noir, d’un vaste voile de crêpe présentement rejeté en arrière et de bijoux de jais, devait être récent car elle avait beaucoup soupiré pendant la cérémonie avant de déposer auprès des fleurs de miss Forbes un énorme bouquet de roses blanches qui, selon l’Américaine, eussent été davantage de mise sur la tombe d’une jeune fille.

Tante Amity s’approcha d’elle quand elle rejoignit la grande allée :

— Vous semblez si malheureuse, madame, dit-elle, que je me permets de vous demander si je peux vous aider.

La petite dame regarda avec surprise cette grande femme à l’accent étranger souriant d’un air engageant sous un chapeau galette drapé d’une voilette et sommé d’autruche noire qui la faisait assez ressembler à un cheval de corbillard. Elle s’efforça de sourire à son tour :

— Vous êtes tout à fait bonne, madame, de vous soucier de moi. C’est l’émotion, voyez-vous ! Chaque fois que je viens sur la tombe de notre cher maître, je me sens bouleversée, surtout depuis que mon pauvre mari m’a quittée, voici deux ans…

— Deux ans ! Et vous le pleurez encore autant ?

— Oui. Que voulez-vous, ce qui me désole, c’est que maître Kardec ne m’a pas encore exaucée. Pourtant je lui demande toujours d’aider mon cher Eugène à venir me parler quand nous nous réunissons chez moi pour notre petit cercle spirite.

— Vous tenez un cercle ? s’écria miss Forbes vivement intéressée.

— Mais oui. Nous nous réunissons à une dizaine tous les jeudis après-midi.

— Vous préférez l’après-midi ? N’est-ce pas mieux le soir ?

— Non. Nous avons souvent des communications très intéressantes mais, je vous l’avoue, je suis émotive et s’il m’arrive d’assister à une séance nocturne je n’arrive plus à dormir ensuite. Cela m’impressionne trop.

Tandis que l’on se dirigeait vers la sortie du cimetière, plusieurs personnes vinrent saluer la petite dame dont le « cher disparu » avait été le meilleur charcutier du faubourg Saint-Antoine. Miss Forbes se présenta et, en tant qu’Américaine, reçut un accueil des plus aimables, puis on se sépara. Amity dont le fiacre attendait toujours proposa à sa nouvelle amie de la reconduire chez elle. Mme Mignon habitait à l’angle du faubourg et de la place de la Nation, près du collège Arago, une belle maison bourgeoise de construction récente où elle invita miss Forbes à prendre le thé.

— Il est facile de venir chez moi sans faire les frais d’une voiture car vous avez ici le métropolitain, dit-elle en montrant les balustrades et les étranges perce-neige géants en bronze vert qui encadraient l’entrée du souterrain.

L’Américaine décida de profiter pleinement de l’invitation même si cette escapade lui valait quelques sourires d’Alexandra et les sarcasmes de son frère. Mais, ce jour-là, le ciel était avec elle : Mrs Carrington restait cloîtrée et Stanley se rendait à Chantilly pour visiter des écuries et admirer le champ de courses… Ce fut donc avec un agréable sentiment d’excitation qu’après le déjeuner elle prit le « métro » et fit, sous terre, un voyage qu’elle trouva great fun et dont elle émergea presque sous les fenêtres de sa nouvelle amie.

Elle ne connaissait pas la pièce dans laquelle on l’introduisit car la dernière fois on avait pris le thé dans la salle à manger. C’était un salon pas très grand mais visiblement destiné aux séances de spiritisme. De grands rideaux de velours bleu foncé étaient tirés devant les fenêtres qu’ils occultaient entièrement. Au milieu, une table de bonne taille, ronde et entourée de chaises. Dans un coin un petit harmonium. Un vieux monsieur à lorgnon et barbiche grise s’occupait à placer une partition sur le chevalet. Quelques personnes, quatre femmes et deux hommes, bavardaient à mi-voix comme dans une chambre de malade.

Très fière de sa nouvelle recrue, Mme Mignon fit les présentations et Amity put constater que la veuve du charcutier réunissait chez elle des gens de milieux tout à fait différents. Il y avait une baronne, une couturière en chambre, une ancienne institutrice et une rentière qui semblaient d’ailleurs s’entendre à merveille et conversaient comme de vieilles amies. Du côté des hommes, outre M. Durant l’organiste, on comptait un vieux jardinier qui discutait sur le mode familier avec un personnage d’une soixantaine d’années dont la redingote élégante et la cravate d’épaisse soie grise piquée d’une perle de même couleur annonçaient un peu plus que de l’aisance. C’était visiblement un homme affable : sous une moustache et des favoris à la François-Joseph assortis à sa cravate, il montrait un visage rose et plein de bon vivant et des yeux bleus d’une grande douceur. Quant à ses dents, encore nettes, elles lui permettaient largement le sourire, ce dont il ne se faisait pas faute. Il s’appelait Nicolas Rivaud, ingénieur des Mines en retraite, décoré de la Légion d’honneur.

Quand son hôtesse le présenta, il s’inclina sur la main de miss Forbes avec une courtoisie parfaite en se déclarant ravi de rencontrer une dame américaine :

— L’un de mes aïeux, Jacques Rivaud, a combattu pour l’Indépendance des États-Unis, dit-il, et j’aime infiniment votre pays.

— Vous êtes venu chez nous ?

— Plusieurs fois. J’y compte quelques amis.

— Il se peut que vous en augmentiez le nombre aujourd’hui. À Philadelphie d’où je viens, l’histoire de cette période est sacrée pour nous. Dans quelle unité votre ancêtre a-t-il combattu ?

— À vrai dire je n’en sais trop rien. Il accompagnait, comme ingénieur, M. Tronson du Coudray[3] et il a tenté vainement de le sauver lorsqu’il s’est noyé dans la Schuykull River. Je crois qu’il s’est bien comporté et qu’ensuite il a pu rentrer à Metz en bon état après avoir tenté de provoquer en duel M. de Beaumarchais…

— Mais quelle histoire passionnante ! Il faudra que vous me la racontiez.

L’entrée d’une dame âgée que Mme Mignon soutenait avec sollicitude lui coupa la parole.

— Nous sommes au complet à présent que notre chère Mlle Ermance nous a rejoints. Nous allons prendre place.

Avec des soins infinis, elle conduisit la nouvelle venue à un siège rembourré de coussins autour duquel la baronne et le jardinier s’empressèrent pour l’aider. Mlle Ermance semblait n’avoir de vie que le souffle tant elle était fragile et transparente. De nombreux châles l’enveloppaient et ses mains noueuses de rhumatismes disparaissaient à moitié sous des mitaines de dentelle noire mais dans son visage parcheminé, ses yeux pâles ne voyaient personne et regardaient au-delà des murs de l’appartement :

— Notre médium, chuchota M. Rivaud. Elle a été longtemps celui d’Allan Kardec. Cette bonne Mme Mignon veille sur elle comme si elle était sa propre mère et heureusement car elle n’est pas bien riche.

Tandis que ses invités s’installaient autour de la table l’hôtesse vérifia la fermeture des rideaux, alluma une bougie qu’elle plaça au centre de la table puis éteignit les autres lumières. Le salon s’emplit de grandes ombres et l’on ne distingua plus rien que les visages attentifs vaguement éclairés par la lueur jaune. Tous avaient posé sur la table leurs mains qui se touchaient par les auriculaires et ils se concentraient de leur mieux. Miss Forbes n’y parvenait pas vraiment. Elle se sentait étrangère à ces gens, hormis à ce M. Rivaud pour lequel tout de suite elle avait éprouvé de la sympathie et même elle frissonna quand, derrière elle, la voix de l’harmonium se fit entendre en sourdine. Dans ses coussins, Mlle Ermance ferma les yeux. Elle avait l’air de dormir. Tout à coup la voix de Mme Mignon s’éleva, un peu nerveuse :

— Le courant ne passe pas, fit-elle. Je ne sais pas ce qu’il y a…

— C’est peut-être à cause de moi ? hasarda l’Américaine. Voulez-vous que je me retire ?

— N’en faites rien. Vous êtes une croyante, une sœur pour nous, même si nous ne nous connaissons pas beaucoup. Nous allons prier, puis M. Durant nous jouera un cantique. Les vibrations deviendront peut-être meilleures.

Tous récitèrent le Notre Père à voix contenue puis l’harmonium se remit à soupirer. Sans trop savoir pourquoi, Amity eut envie de pleurer. Cette musique était d’une affreuse tristesse qui paraissait convenir tout à fait à ces gens immobiles et recueillis. En Amérique, on employait aussi la musique mais tout le monde chantait avec ardeur et il s’agissait toujours de cantiques glorieux.

Soudain, il y eut dans la table un craquement, puis un autre et sous ses doigts, miss Forbes sentit une sorte de frémissement comme si elle touchait le dos vivant d’un animal. Presque en même temps une voix d’homme s’éleva, grave, profonde, d’autant plus stupéfiante qu’elle sortait des lèvres ridées de Mlle Ermance dont le timbre normal se situait dans le registre de la flûte.

— Bonsoir ! Il me semble que vous êtes plus nombreux que d’habitude.

L’ensemble de l’assistance manifesta une joie très vive cependant que Mme Mignon expliquait à voix basse à la nouvelle venue :

— C’est Étienne, notre guide, un esprit supérieur grâce à qui nous apprenons bien des choses… – Puis, plus haut, elle dit : Bonsoir, cher Etienne et merci de nous garder votre amitié. Nous avons, en effet, une invitée, une sœur venue de loin, des États-Unis.

— Un grand pays, les États-Unis, mais qui sera plus grand encore lorsqu’il comprendra que l’amour est la chose importante en ce bas monde. Il n’y a pas assez d’amour chez vous, miss.

— Comment l’entendez-vous ? balbutia Amity plus impressionnée qu’elle ne voulait le laisser paraître.

— Trop de richesses d’un côté et trop de pauvreté de l’autre ! Cet or qui coule chez vous est le miroir où vont se prendre de misérables alouettes européennes qui ne réussissent pas toutes, hélas !

— N’est-ce pas un peu exagéré ? Nous avons beaucoup d’associations charitables et, en outre, l’amour existe chez beaucoup de nos couples.

— Beaucoup de divorces aussi mais c’est assez peu important : des mariages terrestres, à peine un sur cinq demeure éternel et se poursuit à travers les sphères. Il y a, près de vous, une jeune femme qui croit aimer…

La voix faiblit, se brouilla… Tout de suite Mme Mignon demanda que M. Durant joue quelque chose mais le guide semblait s’être retiré. À sa place une voix tout à fait différente se fit entendre : celle d’un paysan qui paraissait affolé et qui s’exprimait dans un langage inconnu. En l’entendant, M. Fougat, le jardinier d’Argenteuil, eut une exclamation de stupeur. Des larmes roulèrent dans sa grosse moustache et ses mains se mirent à trembler. Il balbutia quelques mots dans cette langue qui était en fait du patois auvergnat :

— Vous comprenez ce qu’il dit ? murmura M. Rivaud.

— Oui… Oh, mon Dieu ! C’est mon cousin Aurélien. Il est mort l’an passé, à Chaudes-Aigues… et il ne sait pas où il se trouve, il ne comprend pas…

— Essayez de lui expliquer, dit doucement Mme Mignon. Dites-lui aussi que nous allons prier pour lui et qu’il peut revenir autant qu’il le voudra.

Pendant quelques instants l’incroyable dialogue se poursuivit entre le vivant et l’esprit en détresse. En même temps, Mme Mignon, la baronne et la couturière priaient à voix contenue. Enfin ce fut le silence. Fougat tira un grand mouchoir de sa poche pour essuyer son front en sueur.

— Je crois… qu’il commence à comprendre, soupira-t-il. Mais comment a-t-il pu me retrouver ici ?

— Si vous aviez de l’affection pour lui, c’est tout simple, fit la couturière. Souvenez-vous de l’enseignement d’Étienne. L’amour peut tout.

À la demande de Mme Mignon, la séance s’acheva. Le médium, visiblement épuisé, semblait sur le point de trépasser. On ralluma les lumières, après quoi l’hôtesse fit apporter du thé, du café et du chocolat accompagnés de gâteaux variés pour réconforter Mlle Ermance et les autres personnes présentes. Chacun se félicitait de la netteté des communications reçues tout en regrettant que l’âge et la santé du porte-parole les rendissent de plus en plus courtes. Miss Forbes, elle, était abasourdie et gardait un silence rêveur, sans oublier pourtant de faire glisser une tranche de cake et deux éclairs au chocolat avec trois tasses de thé, un excellent lapsang souchon qu’elle appréciait à sa juste valeur.

— Vous voilà bien songeuse, mademoiselle ? demanda M. Rivaud. Est-ce que quelque chose vous a déplu ?

— Non, non mais, je l’avoue, je suis un peu désorientée… et un peu envieuse. Vous formez un petit cercle et cependant vous obtenez des résultats beaucoup plus importants que notre société de Philadelphie ! Nous nous servons de tables et d’un alphabet, de musique aussi, bien sûr. Chez nous, les lévitations d’objets ne sont pas rares et il nous arrive d’avoir des apparitions. Nos médiums parlent mais en général leurs messages restent… plutôt flous…

— Par contre, l’état de santé de Mlle Ermance nous prive justement des formations ectoplasmiques assez fréquentes autrefois. Quant à nos résultats, ils sont dus, je crois, au fait que nous sommes ici une réunion d’amis qui travaillons ensemble depuis longtemps. Nous ne cherchons pas à atteindre de grands personnages.

— Pardon, cher monsieur ; dit la couturière, vous oubliez que nous avons eu, il y a peu, une communication avec le poète André Chénier exécuté sur cette place de la Nation pendant la Révolution et dont les cendres reposent près d’ici.

— C’était très beau, en effet, dit Mme Mignon. Nous avons eu en quelque sorte un cadeau du Ciel. Voyez-vous, mademoiselle, nous nous attachons surtout, comme je vous l’ai dit d’ailleurs, à l’assistance aux âmes en peine et vous venez d’en entendre une. Malheureusement pour moi, je n’ai pu, cette fois encore, entrer en communication avec mon cher défunt.

— Ne vous désolez pas, Élodie, fit la baronne. Cela prouve simplement qu’il est sur le chemin de la lumière. Sinon, vous pensez bien qu’il serait déjà revenu auprès de vous…

— Vous êtes bonne, chère Hortense, et je veux croire que vous avez raison. Reviendrez-vous jeudi prochain, mademoiselle Forbes ? Notre Étienne semblait avoir des choses à vous dire et il est désolant qu’une perte d’énergie lui ait coupé la parole.

— Je reviendrai avec joie si vous le souhaitez, fit Amity en serrant les deux mains de son hôtesse entre les siennes. Vous n’imaginez pas comme je me suis sentie bien au milieu de vous !

Elle prit congé en compagnie de M. Rivaud qui lui proposait de la ramener dans sa voiture. L’idée qu’elle était venue par le métropolitain l’amusait.

— Habiter le Ritz et voyager en métro, il n’y a qu’une Américaine pour faire une chose pareille !

— J’aime tout ce qui est nouveau et je suis venue ici pour visiter la France.

Durant tout le trajet, ils bavardèrent comme de vieux amis. Nicolas Rivaud parlait parfaitement l’anglais, ce qu’Amity trouva fort reposant. Il avait perdu sa femme, emportée quinze ans plus tôt par un cancer de la gorge. Son fils unique s’était tué en Suisse, sept années plus tard, au cours d’une ascension dans le Valais et il vivait seul, avec un couple de serviteurs, dans un appartement du quai Voltaire « qui serait beaucoup trop grand si je n’y entassais tant de livres et de vieilleries »… Tout ce qu’il lui restait en fait de famille était une sœur un peu plus jeune que lui, qu’il aimait d’ailleurs tendrement mais qui refusait, été comme hiver, de quitter la propriété qu’elle habitait à Cannes :

— Elle prétend ne pouvoir se passer de son soleil et comme pour ma part je ne peux me passer de la Seine qui coule sous mes fenêtres nous ne vivons pas souvent ensemble.

De son côté, miss Forbes parla de sa nièce, de sa famille et de sa vie à Philadelphie tant et si bien qu’ils ne virent pas couler le temps et que l’élégant coupé était arrêté depuis un moment devant l’hôtel de la place Vendôme quand enfin miss Forbes se résolut à en sortir, mais on prit rendez-vous pour le jeudi suivant et M. Rivaud promit de venir chercher sa nouvelle amie vers deux heures.

Pendant l’absence de sa tante Alexandra s’était ennuyée considérablement mais, après avoir fait dire qu’elle se sentait souffrante et ne recevrait pas, elle n’avait pas osé changer d’avis. Or, même pris en face de l’harmonieux décor d’une des plus belles places du monde, le délicieux déjeuner qu’on lui servit ne réussit pas à améliorer son humeur. Elle ne parvenait pas à oublier le regard vaguement méprisant dont le jeune duc l’avait enveloppée avant de se désintéresser d’elle comme si elle était la première venue ou, pire encore, l’une de ces femmes de mauvaise vie qui peuplaient Maxim’s. Ce souvenir l’avait hantée toute la nuit et continuait à l’obséder, provoquant tour à tour la colère et l’abattement. De quel droit cet homme se permettait-il de la juger alors qu’il avait dû reconnaître le comte Orseolo et sa femme ? Si Elaine pouvait souper dans ce restaurant, pourquoi donc une autre femme honnête ne s’y trouverait-elle pas ? La pensée lui vint alors qu’il n’avait dû voir d’Elaine que les aigrettes de sa coiffure. La large carrure de l’oncle Stanley, assis devant elle, devait la cacher ! Cette idée rendit Alexandra malheureuse : cet homme la prenait certainement pour une cocotte.

— S’il me rencontrait encore dans la rue, il serait capable de me demander mon prix ! dit-elle tout haut mais tout de suite la phrase si clairement exprimée lui fit horreur. Alors, pour essayer de chasser l’intrus de son esprit, elle s’assit devant le petit bureau à tambour placé entre deux fenêtres, prit une plume et du papier et se mit à écrire à Jonathan une de ces jolies lettres de femme où se mêlent, presque inconsciemment, la tendresse et la persuasion. Il fallait que son époux vînt la rejoindre ! Sa présence serait la meilleure des protections contre les surprises d’une rencontre à ce point capable d’envahir ses pensées, d’autant plus dangereuses qu’elle ne comprenait pas d’où venait son trouble.

Fermant les yeux, elle évoqua la haute silhouette de son mari, la petite flamme qui brillait dans ses yeux lorsqu’il la regardait. Elle s’imagina auprès de lui, entrant dans un salon ou dans un restaurant à son bras, c’est-à-dire à cette place qui était la sienne et où personne n’aurait jamais l’idée de lui manquer de respect, fût-il souverain régnant ! Un instant, elle regretta le caprice qui l’avait poussée à s’embarquer sans lui et sous l’illusoire protection d’une tante un peu folle et d’un vieil oncle qui croyait venir à bout de tous les problèmes en brandissant les grands principes. Que pouvait la famille la plus attentive contre les fantaisies de l’esprit ?

Sa lettre achevée, elle la ferma, la cacheta et se sentit mieux. Tout allait s’arranger très vite. Si Jonathan était rentré – il n’avait pas annoncé une très longue absence – il ne pourrait faire autrement que grimper sur le premier bateau en partance.

Le retour de tante Amity vint à point nommé lui changer les idées. D’autant que celle-ci offrait l’image même de la joie de vivre.

— Ma parole, vous rayonnez ! constata la jeune femme en la regardant ôter devant une glace les longues épingles qui fixaient son chapeau. Ce métropolitain doit être exaltant car vous avez eu le temps de traverser Paris une demi-douzaine de fois aller et retour ?

— C’était parfait mais je ne suis pas certaine que cela vous plairait. Vous êtes beaucoup trop snob ! Cela dit, je viens de prendre le thé chez une amie. J’ai également assisté à une séance de spiritisme on ne peut plus intéressante, j’ai rencontré un monsieur charmant… et je vous défends bien de vous moquer de moi ou de me faire des reproches !

— Je m’en garderai ! soupira la jeune femme qui ne se sentait pas d’humeur à soutenir une discussion sur cette passion que manifestait sa tante pour les esprits frappeurs et les guéridons virevoltants. Vous avez le droit de vous amuser comme vous l’entendez mais pourquoi ne m’avoir rien dit ?

— Parce que je n’étais pas certaine que cela en valût la peine. Je pouvais être tombée sur des charlatans. Mais j’ai la ferme intention d’y retourner jeudi prochain. Ah, pendant que j’y pense, lorsque j’arrivais dans le hall de l’hôtel, un grand laquais apportait ceci pour nous, ajouta-t-elle en sortant de son manchon une lettre qu’elle tendit à sa nièce dont le nom apparaissait en premier dans la suscription. Alexandra décacheta rapidement et tira un bristol armorié dont le texte la fit rosir de plaisir : la duchesse de Rohan les invitait toutes deux à dîner le prochain mardi.

Oubliant alors ses idées lugubres, elle sauta sur le téléphone pour appeler Antoine et lui demander de venir sur-le-champ.

— Vous êtes mon invité ce soir et nous dînerons à l’hôtel mais il faut absolument que je vous voie. J’ai une foule de choses à vous demander.

— Est-ce que cela ne peut pas attendre demain ? gémit le peintre qui espérait, pour une fois, passer la soirée dans ses pantoufles. Je me sens un peu… las.

— Quelle sottise ! D’ailleurs vous irez vous coucher de bonne heure mais il me faut des conseils d’urgence : mardi prochain nous dînons chez Mme de Rohan.

— Moi aussi… et, entre parenthèses, autant vous habituer tout de suite à dire Mme la duchesse.

— Justement ! Je ne veux pas commettre la moindre faute et nous n’avons pas beaucoup de temps. Alors venez ! Vous aurez droit au porto de Mr Jefferson.

Elle raccrocha sans vouloir en entendre davantage mais resta un moment immobile auprès de la petite table qui supportait l’appareil, le temps de laisser se calmer un peu les battements accélérés de son cœur. Il fallait qu’au dîner des Rohan, elle soit sublime. Si, par hasard, « il » faisait partie des invités ?

En effet, selon son éthique personnelle et un rien naïve, une duchesse se devait de recevoir ses pairs et le salon du boulevard des Invalides était le meilleur endroit au monde pour effacer de l’esprit de Fontsommes l’image d’une femme du monde soupant chez Maxim’s.


Le cœur lui battait encore plus fort lorsqu’elle franchit le seuil du magnifique hôtel particulier construit au XVIIIe siècle par Brongniart et qui était la demeure familiale de la duchesse Herminie, née Verteilhac. La splendeur d’un décor historique y contribuait largement et aussi la « livrée » nombreuse, en perruque poudrée, culottes courtes et habits à la française écarlates galonnés d’or pour les valets de pied, vert bronze soutachés de soie noire pour les maîtres d’hôtel. La jeune Américaine sentait qu’elle pénétrait dans un monde inconnu qui évoquait pour elle les fastes de Versailles.

Pourtant, elle pouvait être sûre d’elle-même. La dernière création de Doucet qui la vêtait – robe à courte traîne de mousseline blanche sur un fond de satin rose et toute pailletée de nacre – lui allait à ravir et s’accordait à merveille avec les très belles perles qu’elle portait au cou, aux bras, aux oreilles et dans les cheveux. En venant la chercher, Antoine avait eu un petit sifflement admiratif :

— On dirait que vous vous êtes habillée dans une conque, lui dit-il en baisant sa main. Vous êtes tout simplement divine.

Il était heureux qu’elle eût suivi ses conseils et évité les surcharges de diamants auxquelles se livraient trop souvent ses sœurs outre-Atlantique. Dans cette parure irisée sa blondeur en faisait une princesse de légende et sa beauté rayonnait irrésistiblement cependant que sa tante, admirablement habillée pour une fois de Chantilly gris taupe et parée d’une quantité raisonnable de diamants, était fort élégante et arborait une dignité qui lui seyait. Après avoir salué le duc Alain, debout à l’entrée d’un salon, il les guida vers la duchesse qui bavardait au bord d’une tonnelle de roses en miniature avec un homme d’une soixantaine d’années, de haute taille et de large carrure, aux cheveux presque blancs, dont les yeux noirs qui avaient dû être d’une éloquence dangereuse ne reflétaient plus qu’une ironie sceptique et désabusée.

L’accueil de la duchesse réconforta Alexandra. Cette petite femme de taille assez courte et qui cependant possédait une allure royale aimait à recevoir des étrangers de qualité dans son salon, l’un des plus importants de Paris. Son regard malicieux et sa bonté souriante joints à une grande expérience du monde en faisaient une maîtresse de maison incomparable qui savait recevoir aussi bien les poètes, qu’elle invitait à ses thés du jeudi, qu’un grand-duc moscovite ou une altesse royale espagnole.

Devinant la gêne secrète de cette éblouissante jeune femme lâchée dans Paris sous l’égide d’une tante par un mari qu’elle jugeait pour le moins imprudent, elle lui présenta le vieux gentilhomme qui l’accompagnait en déclarant :

— Ma chère, voici le marquis de Modène qui aura l’honneur d’être votre voisin de table. Il descend d’un page de Louis XV et possède l’esprit le plus mordant de Paris. Grâce à lui vous aurez une chance de passer une soirée amusante.

— Vous vous avancez beaucoup, madame la duchesse, fit Modène en s’inclinant. En face de la beauté parfaite, je me suis toujours trouvé bête à pleurer. J’espère, madame, que vous serez indulgente.

À son bras, Alexandra fit le tour du salon où se trouvait une trentaine de personnes pendant que tante Amity se voyait confiée à un académicien un peu dur d’oreille et qu’Antoine rejoignait un groupe de jolies femmes où il fut accueilli avec un plaisir visible.

Mrs Carrington avait plus que jamais l’impression de se trouver à la cour de Versailles. Tous ces hommes de haute mine, toutes ces femmes superbement habillées et parées portaient des noms sortis tout droit de l’Histoire : Montmorency, Talleyrand-Périgord, Montesquiou, Gontaut-Biron. Ce qui l’étourdit un peu. Elle avait souhaité connaître la noblesse française, mais se trouver tout à coup au milieu de ses membres les plus élevés lui donnait le vertige. Sans la présence du marquis de Modène elle aurait pu croire que les Rohan n’invitaient que des ducs et des duchesses. En outre et en dépit de leurs habits de soirée coupés à Londres, des robes griffées par les plus grands couturiers parisiens, tous semblaient appartenir à une autre espèce qu’elle-même. Cela tenait à une certaine façon de s’exprimer, de porter la tête, à une sorte d’aisance dont on devinait qu’elle n’avait coûté aucune étude, aucun effort parce qu’elle était innée. Même les moustaches des hommes avaient quelque chose de différent. Elles auraient pu s’accommoder aussi bien d’un feutre de mousquetaire que du tricorne emplumé d’un garde du corps. Aussi, Alexandra se contenta-t-elle le plus souvent d’écouter et de sourire. Le marquis, d’ailleurs, parlait pour deux et son esprit vif et mordant faisait merveille, contrastant avec la grâce silencieuse de sa compagne.

Il prenait plaisir à taquiner l’un des invités qui était sans doute le plus inattendu : un petit prêtre à la figure couperosée mais spirituelle, habillé comme un curé de campagne pauvre et chaussé de brodequins à bouts carrés plus faits pour les longues marches que pour fouler des tapis d’époque. Une touffe de cheveux blonds comme ceux d’un enfant couronnait son front et allait bien avec ses yeux d’un bleu candide. Des yeux qui semblaient receler toute l’indulgence du monde mais où il arrivait qu’une étincelle malicieuse s’allumât derrière les lunettes rondes. Lui n’avait ni titre ni particule. Il s’appelait tout simplement l’abbé Mugnier, chanoine de l’église Sainte-Clotilde. Néanmoins tous ces beaux messieurs, toutes ces belles dames semblaient faire de lui le plus grand cas.

— Dites-moi un peu, l’abbé, attaquait à cet instant le marquis de Modène, il paraît que votre curé se plaint de vous parce que vous rechignez à prêcher en chaire et vous obstinez à rester près du lutrin. Il s’agit d’une lubie, je pense ?

— Pas du tout, monsieur le marquis. Simplement je n’aime pas parler en chaire.

— Comment cela ? Vous êtes bel orateur mais vous n’êtes pas immense. Je trouve peu chrétien de condamner les fidèles qui sont au fond de l’église à se hisser sur leurs pointes de pied pour vous apercevoir.

— Le mal n’est pas grand car je ne suis pas de ceux qui gagnent à se montrer. Et puis, voyez-vous, je pense que Notre Seigneur a donné la parole aux prêtres pour qu’ils s’en servent mais il n’a jamais dit qu’il leur fallait pour cela se mettre dans un coquetier.

Tout le monde se mit à rire et Alexandra comme les autres. Elle devait découvrir par la suite que l’abbé était un habitué de la maison, qu’il confessait d’ailleurs la majeure partie du faubourg Saint-Germain, qu’il pouvait suivre quatre conversations à la fois et que ce fin lettré possédait cette inépuisable charité, cette vraie bonté qui, selon le mot de Boni de Castellane, « font aimer la vertu ».

Abandonnant son académicien, tante Amity eut tôt fait de découvrir que ce curieux prêtre accordait au spiritisme un intérêt spéculatif et se lança avec lui dans une conversation qui amusa beaucoup les assistants.

— Je crains, disait l’abbé, qu’il n’y ait beaucoup de supercheries dans ces soi-disant communications de l’au-delà. Si Dieu voulait que les morts viennent causer familièrement avec les vivants, croyez-vous qu’il aurait besoin de s’encombrer d’un mobilier animé de soubresauts ?

— Il n’empêche, dit Robert de Montesquieu, que vous ne dédaignez pas de vous pencher sur certains cercles de l’Enfer. On vous dit très ami de ce sulfureux Huysmans. Je pense que vous avez lu Là-bas ?

— Non et je n’en ai pas besoin. Au risque de vous surprendre je dirai que Huysmans est un moine manqué. Il rêve d’écrire un nouveau livre, aussi angélique, que son fameux ouvrage est satanique. Il a accompli plusieurs pèlerinages…

— Il n’empêche, dit Modène, qu’il trouve les femmes chrétiennes mieux partagées que les hommes parce qu’elles ont le « Céleste Époux » alors que la Sainte Vierge ne saurait nous suffire…

— Monsieur le marquis, si je ne vous savais si bon catholique, je vous jetterais l’anathème pour oser scandaliser Mrs Carrington. Que va-t-on penser de nous à New York ?

L’annonce du dîner mit fin à la conversation et l’on se dirigea en cortège vers la salle à manger illuminée et fleurie d’une quantité de camélias roses. En passant à table, Alexandra pensa que tous les invités étaient arrivés à présent et qu’il n’y avait plus aucune chance de rencontrer ce soir le duc de Fontsommes. Il y en avait tellement d’autres, pourquoi donc celui-là était-il absent ?

Sa déception fut si vive qu’elle en éprouva une mélancolie qui jeta un voile sur son plaisir. Même la splendeur de la longue table scintillante avec ses chandeliers, ses couverts et son surtout de vermeil, ses précieuses assiettes de la Compagnie des Indes et ses cristaux gravés d’or ne réussit pas à l’émouvoir. Elle se trouvait dans l’une des plus belles demeures de Paris et elle n’en éprouvait pas toute la joie qu’elle s’en promettait, bien que la réalité dépassât ce qu’elle avait imaginé. Insensible au ballet silencieux et bien réglé des serviteurs, au raffinement des plats – le duc de Rohan était gourmand et la duchesse avait un excellent chef – et des vieux vins qu’elle goûtait peu d’ailleurs, n’aimant guère que le champagne, elle fut distraite tout au long du dîner, mangea peu et but encore moins.

Aussi, lorsque l’on se leva pour gagner l’enfilade des salons où des violons se faisaient entendre, son voisin qui l’avait observée sans rien dire durant tout le repas pencha sur elle sa haute taille tandis qu’elle glissait sa main gantée sous son bras :

— Contrairement à vos compatriotes, vous n’avez pas l’air de vous amuser à Paris, madame. Cela tient-il à ce que Mr Carrington est resté en Amérique ?

— Un peu, je l’avoue. Depuis notre mariage, nous ne nous sommes jamais quittés.

— Vous êtes mariée depuis longtemps ?

— Trois ans.

— Votre époux n’a pas pu vous accompagner ?

— Il est attorney général de l’État de New York et c’est une lourde charge, fit Alexandra avec orgueil. En outre mon mari n’aime guère les voyages.

— Excusez-moi mais, comme tous les Européens, je ne puis m’empêcher d’être étonné de la confiance des maris américains qui laissent leurs femmes, de très jolies femmes souvent, venir seules à Paris.

— D’abord je ne suis pas seule et ensuite nos maris savent que nous sommes honnêtes.

— Même une femme honnête n’est pas à l’abri d’une surprise. Ou alors, il faut qu’elle n’ait aucun tempérament, lança le marquis avec une brutalité voulue et, en effet, le beau visage frémit légèrement.

— J’aime à croire que même avec un… tempérament, une femme bien élevée ne saurait manquer à ses devoirs.

— Vous pensez qu’une bonne éducation peut être une sauvegarde contre la tentation ? fit Modène sans songer à cacher son étonnement.

— J’en suis certaine ! affirma la jeune femme avec tant d’assurance que son compagnon ne sut plus s’il devait rire ou saluer.

— Heureux Américains ! Ah ! Fontsommes !... Je me demandais si l’on vous verrait ce soir. Qu’est-ce qui vous a pris de bouder le dîner de la duchesse ?

Prise au dépourvu, Alexandra rougit jusqu’à la racine de ses blonds cheveux. Elle s’aperçut alors qu’elle se trouvait à présent au milieu d’un grand salon dans lequel de nombreuses personnes faisaient leur entrée. Elle comprit qu’une réception suivait le dîner. D’ailleurs dans la pièce voisine des buffets fleuris étaient disposés.

La voix de l’interpellé lui parvint comme dans un songe :

— Je ne boudais rien ni personne. J’ai dîné au Café de Paris avec Brissac et Villalobar… Les suites d’un pari stupide qui pourrait déplaire à votre belle compagne. Voulez-vous me présenter ?

Confuse et plutôt furieuse de sentir ses joues brûler, Alexandra regarda l’homme qui l’avait occupée ces derniers jours s’incliner sur sa main. Vu de près, il était encore plus beau qu’elle n’en gardait le souvenir. En outre elle pouvait voir nettement que ses yeux abritaient sous des sourcils foncés des prunelles d’un brun profond qu’elle jugea fascinant.

— J’ai déjà eu le plaisir de vous admirer en deux circonstances, madame, et si j’avais pu savoir que vous étiez, ce soir, l’invitée de Mme de Rohan, je ne me serais pas attardé, dit-il.

Alexandra eut un léger frisson. La voix de Fontsommes, belle et grave, savait prendre des inflexions délicieusement chaleureuses qui corrigeaient le sourire un peu moqueur qu’il avait eu en la reconnaissant.

— Vous vous êtes déjà rencontrés ? s’étonna Modène. Alors pourquoi m’avoir demandé de vous présenter ?

— Parce qu’il fallait que quelqu’un le fît. La première fois que j’ai vu Mrs Carrington c’était sur le Boulevard où elle… pillait des magasins. La seconde, elle soupait avec des amis. J’étais moi-même accompagné.

Le marquis de Modène était trop bon observateur de ses contemporains en général et des visages féminins en particulier pour n’avoir pas remarqué le léger trouble de la jeune femme et son teint avivé. Dissimulant un sourire sous sa moustache, il s’excusa auprès de celle-ci pour aller saluer une fort belle dame qui venait de faire une entrée de reine de la nuit dans une robe bleu foncé scintillant d’une multitude de paillettes argentées. Laisser cette Américaine trop sûre d’elle en face d’un des hommes les plus séduisants de France lui semblait une expérience intéressante qu’il se promit de suivre de loin.

Quelqu’un d’autre avait remarqué la soudaine rougeur d’Alexandra. Du coin où il bavardait avec la jolie vicomtesse de Janzé et la comtesse de Chevigné, Antoine avait vu la courte scène qu’il rapprocha aussitôt de l’étrange comportement d’Alexandra chez Maxim’s. La voix intérieure qui lui donnait souvent de si bons conseils lui souffla que son amie se trouvait en face d’un danger. Son premier mouvement fut de la rejoindre mais une grande dame russe qu’il admirait beaucoup, la princesse Paley, s’approchait justement de lui pour l’interroger sur l’œuvre à laquelle il travaillait et lui demander s’il comptait exposer au prochain salon. Force lui fut de laisser Alexandra et Jean de Fontsommes s’éloigner ensemble vers le jardin d’hiver.

Pourtant la jeune femme, à présent remise de sa brève émotion, n’avait rien de la victime que l’on mène au sacrifice. Avec un joli air de dignité qu’elle savait prendre, elle maniait un éventail de nacre assorti à sa robe en écoutant son compagnon lui dire combien il avait été choqué d’apercevoir une femme comme elle chez Maxim’s. Il essayait d’expliquer ce qu’il avait éprouvé mais elle l’arrêta net :

— Je n’ai que faire, monsieur, de vos impressions. Je suis étrangère, je visite Paris et je me trouvais avec des membres de ma famille et en compagnie d’une compatriote mariée à quelqu’un que vous connaissez.

— Comment savez-vous que je connais Orseolo ? demanda le duc avec un mince sourire qui fit comprendre à la jeune femme qu’elle avait dit quelque chose de trop. Vous avez donc parlé de moi ?

— Ne soyez pas fat ! Vous accompagniez une femme assez belle pour que l’on pose au moins une question à son sujet. Votre nom est venu… de lui-même.

— Tant pis pour moi ! Vous avez raison de me taxer de fatuité car j’espérais avoir éveillé quelque intérêt en vous.

— Pourquoi ? Parce que vous m’avez suivie dans la rue comme vous auriez suivi une midinette ? Au lieu de me reprocher, sans le moindre droit, un innocent souper, j’espérais que vous m’offririez au moins des excuses !

— Pour vous avoir suivie ? fit-il en riant. Je ne vois pas pourquoi. Je suis de ces hommes sujets à éprouver des antipathies et des sympathies subites. Quand une femme provoque en nous une certaine émotion, elle nous oblige impérieusement à la suivre : c’est un hommage que nous rendons à sa beauté et dont elle ne saurait s’offenser. Cela doit tenir à ce que je suis à moitié italien… À Rome ou à Florence vous auriez une véritable meute attachée à vos pas.

— Vous vous en tirez bien mais soyez franc : avant de savoir qui je suis, pour quelle sorte de femme m’avez-vous prise ? Pour une… cocotte ?

— Non. Je vous jure que non ! De là ma déception de l’autre soir. En vérité, je ne savais trop où vous situer : très belle, très élégante, assez libre d’allure. J’avoue avoir pensé que vous pouviez être étrangère mais je ne vous aurais jamais crue américaine.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— La plupart de vos compatriotes – et je reconnais qu’elles sont souvent jolies – sont d’un type de beauté froide, sans nuances, avec des manières brusques et parfois garçonnières. Peu attractives pour un Latin comme moi. Vous… vous irradiez la féminité, le charme, la jeunesse… Vous me reprochez de vous avoir suivie un moment dans une rue mais vous êtes de celles, très rares, par qui un homme de goût se laisserait mener jusqu’au-delà des mers… Jamais une femme ne m’a attiré autant que vous…

— Pour un homme de goût, je trouve vos compliments un peu directs, monsieur le duc, et il ne convient pas de les adresser à l’épouse d’un haut magistrat américain…

— Alors, madame, suivez mon conseil : ne sortez qu’en voiture ou abritée sous une épaisse voilette, dit Fontsommes avec une soudaine froideur. La plus grande princesse ne saurait s’offenser de quelques paroles traduisant une sincère émotion, mais il semble qu’une femme de « haut magistrat américain » se veuille d’une nature plus angélique.

L’entrée dans le jardin d’hiver d’Antoine, enfin échappé à sa princesse russe, coupa court à ce qui aurait bien pu dégénérer en dispute mais il n’eut même pas le temps d’articuler une seule parole. Alexandra vint à lui et prit son bras :

— Pouvez-vous nous ramener, Tony ? La tête me tourne un peu. Tous ces vins, sans doute… Je ne suis pas habituée…

— Bien sûr… Nous allons rejoindre votre tante puis saluer la duchesse.

Tout en parlant, il regardait le duc auquel il n’avait aucune raison de parler, ne lui ayant jamais été présenté, mais il aurait donné cher pour savoir ce que lui et Mrs Carrington avaient bien pu se dire et pourquoi la main de la jeune femme tremblait un peu sur sa manche. Calmement, Fontsommes se détourna pour s’intéresser à un cognassier du Japon qui occupait une énorme jarre de porcelaine Imari, tira une cigarette d’un étui en or et l’alluma, attendant pour faire à nouveau face aux salons que le froissement soyeux d’une traîne se fût éteint. Quand il le fit, il se trouva nez à nez avec le marquis de Modène qui, une petite flamme brillant derrière son monocle, lui souriait avec suavité :

— Eh bien, mon ami, vous avez effarouché notre belle Yankee ? Elle semblait furieuse.

— Je le suis aussi. Ces Américaines sont impossibles ! On leur fait un doigt de cour et elles s’imaginent qu’on leur propose de venir admirer des estampes japonaises !

— Un doigt de cour ? Je vous ai observés tous deux et j’aurais juré que vous lui faisiez une vraie déclaration d’amour. Vos yeux brûlaient…

— Il faudra que je me mette à porter le monocle si cet ustensile aiguise la vue à ce point ! Cela dit, j’admets que cette femme me plaît et que je la désire comme cela m’est rarement arrivé. À présent c’est fichu…

— Pour une rebuffade ? Vous êtes plus jeune que je ne le croyais et je vous trouve bien facile à décourager.

— Que feriez-vous si à la moindre phrase un peu... chaleureuse on vous opposait la robe noire d’un juge et les respects qu’on lui doit ? Un mort serait moins encombrant.

— La robe en question se trouve à quelques milliers de kilomètres et son occupant aussi. Quant à cette adorable créature elle est tout entière faite pour l’amour, même si elle ne s’en doute pas. En outre je suis certain que vous lui plaisez.

— Vous croyez ?

— Ne faites pas l’enfant, vous en êtes persuadé. Tenez, je vous propose une expérience : si vous la revoyez, montrez-vous courtoisement indifférent. Je serais étonné si elle ne réagissait pas.


Pendant ce temps, Antoine aidait à remonter en voiture une Amity Forbes extrêmement mécontente. Cette fois, sa nièce ne l’avait pas privée de dessert mais lui écourtait singulièrement une soirée qu’elle trouvait fort agréable :

— Si vous continuez ainsi, Alexandra, je vous laisserai aller où vous voulez et je sortirai seule. En Amérique, vous passez des nuits entières à danser ou à jouer au bridge et ici vous nous faites coucher comme les poules ! De quoi avons-nous l’air ?

— Je vous l’ai dit : je ne supporte pas le mélange des vins. On boit trop en France.

— On boit beaucoup plus chez vous et c’est heureux pour vos invités. Qu’est-ce qui vous prend ?

— Rien… Pardonnez-moi ! Je ne me sens pas aussi bien que d’habitude. Je… je voudrais que Jonathan soit ici. Dans cette société aristocratique je ne suis pas à mon aise en l’absence de mon mari.

— Si ce n’est que cela, écrivez-lui de venir vous rejoindre !

— C’est fait ! Je lui ai écrit jeudi dernier… et j’espère qu’il ne tardera guère.

Gentiment, Antoine étendit la main et la posa sur celles d’Alexandra qu’il pressa sans rien dire. Les lumières des réverbères que la voiture dépassait faisaient briller un peu trop les grands yeux noirs de la jeune femme. Il aurait juré qu’elle retenait des larmes et il en éprouva de la compassion. Avec toute la fougue de sa jeunesse, elle était partie pour l’Europe comme on monte à l’assaut. Elle voulait tout voir, tout avoir, tout conquérir et voilà qu’après si peu de temps quelque chose l’avait blessée au point qu’elle réclamait son vieux mari comme une enfant qui a du chagrin court se réfugier dans les jupes de sa mère.

Le peintre subodorait que le duc de Fontsommes jouait un rôle dans ce petit drame mais il était impossible de poser la moindre question en présence de miss Forbes. D’ailleurs, Alexandra aurait-elle répondu ? Pas sûr ! Si elle venait de découvrir une faille, même infime, dans l’armure étincelante dont elle se voulait protégée, son orgueil devait regimber rudement… Il en eut la certitude quand elle repoussa doucement sa main et détourna la tête. Antoine, alors, prit le parti de s’intéresser au paysage nocturne de Paris, aux reflets de la Seine que l’on traversait au pont Alexandre III. Il avait plu dans la soirée et les pavés qui capitonnaient la chaussée luisaient comme du satin. L’air humide sentait la verdure, l’herbe fraîchement coupée dans les jardins des Champs-Élysées. Antoine pensa que Paris était bien beau et regretta que son amie n’en eût voulu voir que le côté factice, superficiel et trop brillant, qu’elle se fût acharnée à ne vouloir fréquenter que les lieux de plaisir et la haute société.

L’autre jour, il lui avait dit que son ami Edouard Blanchard et sa jeune épouse seraient heureux de la recevoir à dîner et l’idée parut la séduire mais lorsqu’elle apprit que la femme du diplomate était cette princesse mandchoue que la duplicité de Ts’eu-hi avait introduite avec sa soi-disant sœur dans le quartier des légations, elle refusa avec une sorte d’horreur. Que ce soit Orchidée qui, en donnant l’alarme, eût permis à Antoine, à Blanchard et à Pierre Bault de la sauver d’un sort épouvantable ne changeait rien à sa répugnance. Elle ne comprenait même pas qu’un amour profond ait pu unir le diplomate à l’une de ces « Jaunes » qu’elle haïssait et on l’aurait franchement scandalisée si on lui avait dit que la jeune Mme Blanchard s’était assimilé la culture et l’art de vivre à Paris comme elle-même n’y parviendrait jamais.

Dans un sens, Antoine était content qu’Alexandra eût appelé son sublime mari à son secours. Cette initiative le délivrait d’une responsabilité qu’il n’avait pas souhaitée et qui à présent lui pesait d’autant plus qu’il craignait de se comporter un jour ou l’autre avec Alexandra comme un homme en face d’une femme trop séduisante.

Il le fut plus encore quand, en rentrant chez lui après avoir déposé les dames au Ritz, son valet de chambre lui remit un pli provenant du ministère de la Guerre qui le convoquait pour le lendemain à la première heure.

Cela voulait dire qu’une nouvelle mission l’attendait sur un point quelconque de la planète et qu’il allait devoir prendre congé de ses Américaines. Si seulement on lui en laissait le temps ! Le colonel Guérard avait l’art de lui donner l’impression qu’il était une sorte de pompier chargé d’éteindre à lui tout seul un feu de forêt de plusieurs hectares.

Cela signifiait aussi, hélas, qu’à moins d’une chance invraisemblable, il ne reverrait pas de si tôt son petit château provençal et qu’il ne pourrait même pas embrasser en courant sa vieille Victoire.

À tout hasard, il fit ses bagages avant de se coucher.

CHAPITRE V SUR LES PAS D’UNE REINE...

Comme il le craignait, Alexandra prit assez mal la « défection » d’Antoine ainsi qu’elle la qualifia spontanément :

— Je comptais sur vous pour me conduire à Versailles.

— Il fallait y aller dès votre arrivée mais vous avez préféré les couturiers, les modistes et les antiquaires. Je vous avais prévenue que je ne resterais pas longtemps.

— Je sais mais je crois aussi vous avoir dit que j’attendais le retour de mon amie Dolly d’Orignac dont l’époux possède assez de relations dans les ministères pour m’obtenir des visites privées. Quant à vous, vous feriez mieux de me dire la vérité : vous en avez assez de Paris, peut-être aussi de moi, et vous retournez mettre vos pantoufles dans votre Provence.

— Je le voudrais bien, malheureusement il n’en est pas du tout question. Si cela vous amuse vous pouvez m’accompagner ce soir à la gare : je prends le Nord-Express à destination de Varsovie.

— Qu’allez-vous faire là-bas ?

— Régler… euh une affaire de famille. Ne prenez pas cet air incrédule : vous ignorez tout de ma famille et vous ne vous y êtes jamais intéressée. Eh bien ma famille a des ennuis en Pologne, voilà !

— Je n’aime pas poser de questions : chacun a droit à sa propre vie mais je déteste que mes amis fassent des… chuchotteries ?

— Cachotteries ! Et moi je n’aime pas me raconter. D’ailleurs cette fois je n’en ai plus le temps. De toute façon, je vous laisse en de bonnes mains : le comte et la comtesse Orseolo me remplaceront avantageusement sans compter qu’il vous reste aussi votre oncle Stanley.

— Eh bien non, justement, il ne me reste pas, fit Alexandra avec un rien de nervosité. Il a été tellement content d’apprendre que j’avais écrit à mon mari de venir me rejoindre, tellement soulagé aussi, il faut bien le dire, qu’il repart demain, via la Normandie où il va visiter le haras du Pin et celui du duc d’Audiffret-Pasquier au château de Sassy dont on lui a dit merveilles. Via aussi l’Angleterre, bien sûr.

— Il vous abandonne aux dangers de Paris ? fit Antoine avec un sourire qu’Alexandra ne lui rendit pas.

— Il est pressé de faire admirer son nouvel attelage irlandais au Tout-Philadelphie. Quant à vos dangers, ils ne sont pas bien grands, ajouta-t-elle avec un haussement d’épaules vaguement dédaigneux qui déplut à Antoine.

— Vraiment ? Alors pourquoi donc avez-vous quitté si brusquement la réception de la duchesse ?

— Allez-vous-en ! Si vous passez par ici à votre retour et si j’y suis encore nous nous reverrons. Sinon…

— J’irai vous voir à New York. Vous savez que je suis un grand voyageur.

Antoine prit la main que l’on ne songeait pas à lui offrir, la baisa et sortit sans se retourner, persuadé qu’il ne reverrait pas de si tôt la jolie Mrs Carrington. Le Nord-Express ne s’arrêterait pas pour lui à Varsovie mais continuerait jusqu’à Moscou où l’appelait une de ces missions qui relèvent plus de l’occultisme que de la diplomatie. Ce serait même une chance s’il ne se retrouvait pas dans le Transsibérien, en route pour Vladivostok alors en guerre contre le Japon et… peut-être de là jusqu’aux environs de Port-Arthur assiégée par la flotte de l’amiral Togo. Le colonel Guérard faisait grand cas d’Antoine Laurens en tant qu’« observateur ».


Le danger !… Alexandra ne se dissimulait pas qu’elle l’avait regardé en face avant de le fuir, la veille au soir ! Comment cet homme s’était-il permis de lui parler d’assez près pour qu’elle sentît son souffle ? Elle qui aimait tant le flirt, à condition de pouvoir mener le jeu à son idée, n’avait trouvé d’issue que dans la fuite en se drapant dans une dignité peut-être un peu trop théâtrale. Mais que serait-il arrivé si elle était restée, si elle lui avait permis de prononcer les mots qu’elle devinait ? Jean aurait-il osé la prendre dans ses bras, chercher ses lèvres ? Il y avait en lui une audace frisant la témérité, bien différente de tout ce qu’elle avait pu connaître jusqu’à présent ?

Soudain, elle s’aperçut que, dans sa pensée, elle venait de l’appeler par son prénom et elle en fut bouleversée. Il fallait qu’il soit seulement pour elle le duc de Fontsommes ou Fontsommes tout court ! L’usage du prénom, si courant, si facile en Amérique, pouvait cacher un piège dans ce sacré pays où l’amour, sous quelque forme que ce soit, tenait la première place.

— Il faut que cela cesse ! déclara-t-elle tout haut. Le mieux est d’éviter de le rencontrer !

Et elle décida qu’après le dîner chez Dolly d’Orignac où elle était conviée avec tante Amity pour le lendemain, elle accepterait la suggestion des Orseolo qui lui proposaient un petit voyage en Hollande pour y admirer les champs de tulipes… et peut-être aussi les produits des diamantaires d’Amsterdam. Sans oublier, bien sûr, les Rembrandt, Rubens et autres merveilles du pays des canaux.

Or, la première personne qu’elle vit en pénétrant dans le salon de son amie, ce fut justement M. de Fontsommes. Accoudé familièrement à une bergère dans laquelle était assise une fort jolie femme dont la chevelure blond cendré s’accommodait à merveille d’une robe de satin azuré et d’un énorme boa de tulle assorti, il lui racontait quelque chose qui semblait l’amuser beaucoup et il ne remarqua pas tout de suite l’arrivée de Mrs Carrington et de sa tante. Il fallut l’exclamation joyeuse de son hôtesse pour attirer son attention :

— Chère Alexandra, chère miss Forbes ! Quelle joie de vous recevoir enfin chez nous !

Accueil sincère d’ailleurs. La jeune marquise vouait à son amie une véritable affection et se réjouissait qu’elle pût la voir dans ce qui était devenu son cadre habituel : ce vieil hôtel de la rue Saint-Guillaume si charmant avec ses boiseries délicates, ses meubles d’époque, ses nuances douces et son atmosphère d’élégance, un peu surannée peut-être mais d’un grand raffinement. Elle était certaine qu’une description fidèle en serait donnée dans tous les salons new-yorkais lorsque Mrs Carrington rentrerait chez elle.

On s’embrassa puis, tandis qu’elle lui présentait ses invités, Alexandra constata à quel point Dolly avait changé. La jeune fille moderne, sportive et un peu brusque de naguère s’était adoucie, féminisée, patinée en quelque sorte au contact d’une ancienne civilisation aux usages délicats. Non seulement elle ne détonnait pas dans cette aristocratique demeure mais on aurait dit qu’elle y avait toujours vécu. Le plus étonnant étant qu’elle semblait infiniment heureuse de son sort. Évidemment cette transformation était déjà commencée lors du voyage du jeune couple en Amérique mais à présent miss Ferguson avait complètement disparu pour donner naissance à une bien charmante marquise d’Orignac, d’une élégance et d’une dignité qui lui allaient bien.

Les autres invités étaient la sœur aînée de Pierre d’Orignac et son époux le comte de Fresnoy, le baron et la baronne de Grandlieu, la jolie blonde qui s’appelait Ann Wolsey, veuve apparemment fort peu affligée d’un vieux lord, les deux célibataires que toute bonne maîtresse de maison se doit d’inviter lorsqu’elle convie des dames seules, enfin les Orseolo qui arrivaient tout juste, Elaine ayant eu des problèmes avec son coiffeur. Mais en fait, toutes les femmes présentes à l’exception de Mme de Fresnoy étaient américaines ; la baronne de Grandlieu venait de Savannah et la jeune lady de Chicago. Même devenue française, Dolly aimait à s’entourer de compatriotes et, chaque mois, elle donnait un dîner en l’honneur de l’une ou de l’autre.

— Je pensais, dit-elle, inviter les Castellane mais j’avoue n’en avoir pas eu le courage. La dernière fois que nous les avons rencontrés, c’était chez la comtesse Greffuhle, Anna faisait une tête épouvantable, répondant à peine quand on lui adressait la parole.

— C’est malheureusement vrai, ajouta son mari. Les bruits commencent à courir sur un divorce éventuel et je crains vraiment qu’ils ne soient fondés. Boni, bien sûr, reste égal à lui-même : charmant, d’une exquise amabilité envers sa femme, plein d’esprit et d’attention pour les autres, mais j’ai cru lire une sorte de menace dans le regard de la comtesse.

— J’ai toujours su que cela finirait devant un magistrat, dit tante Amity. Dès ses fiançailles, Anna Gould refusait d’être bénie par l’Église catholique pour pouvoir divorcer.

— C’est ridicule, soupira Eleanor de Grandlieu. Personne ne l’obligeait à épouser Castellane. Seulement elle en était folle et espérait bien l’amener à vivre selon ses vues à elle, c’est-à-dire comme un bon Américain convenablement dressé.

Gaetano Orseolo se mit à rire :

— Je ne remercierai jamais assez le Ciel de n’être pas né américain. Quel programme ! En tout cas, il fallait n’avoir aucune psychologie pour imaginer Boni, qui a toujours l’air d’arriver tout droit de la cour de Louis XV, rentrant fumer son cigare chez lui au coin du feu en lisant le journal de Wall Street les pieds dans des pantoufles.

— Le coin du feu a du bon, sourit Pierre d’Orignac. Elaine et moi aimons à nous y attarder le soir quand les enfants dorment et que la maison est silencieuse. Cela nous permet de nous créer un univers à nous ! Et c’est encore mieux quand nous sommes à Orignac…

— En tout cas, déclara Alexandra, vous avez de nos maris une opinion simpliste, mon cher comte. Je peux vous assurer que, chez nous, les pantoufles ne quittent pas la chambre à coucher.

Jusqu’à cet instant, Fontsommes n’avait prêté aucune attention à la conversation. Il continuait à bavarder à mi-voix avec lady Ann auprès de laquelle il était placé à table et à gauche de la maîtresse de maison, ce qui le mettait en face d’Alexandra assise, elle, à la droite du marquis.

— J’avoue que j’aimerais savoir comment vit un haut magistrat aux États-Unis, fit-il sur un ton amusé non exempt d’insolence.

Tout à l’heure, lui et Mrs Carrington avaient échangé des saluts comme deux inconnus et il était tout de suite revenu à sa jolie veuve. Alexandra ne répondit pas tout de suite et le considéra d’un air perplexe, tel le spécimen rare d’une race étrange.

— J’ignore comment vous vivez vous-même, monsieur le duc, et en vérité cela ne m’intéresse guère, mais je peux vous affirmer une chose : peu d’Européens riches ou titrés ou les deux à la fois vivent avec plus d’élégance et de dignité que Jonathan.

Il y eut un petit silence que l’un des célibataires, le comte Le Gonidec, se hâta de briser en demandant qui était allé voir la Main passe, la nouvelle pièce de Georges Feydeau que l’on donnait au théâtre de la Renaissance mais, à l’exception de Sacha Magnan et de Fontsommes, personne ne l’avait vue.

— Je ne crois pas que nous irons, dit Pierre d’Orignac. L’humour de M. Feydeau est un peu léger. Cela ne plairait pas à ma femme et je ne suis pas certain qu’aucune de ces dames y prenne plaisir. Ou bien elles ne comprendront pas tout et elles ne s’amuseront pas ou bien elles comprendront et seront peut-être choquées… N’oubliez pas qu’elles sont américaines.

— N’exagérez pas ! fit Orseolo. Les dames bien nées des États-Unis ne sont pas aussi pudibondes que vous le dites. Elaine s’amuse au théâtre de Feydeau et j’ai l’intention de l’emmener.

— Et voilà, dit sa femme en riant, comment on démolit une réputation ! Qui donc a dit : « Seigneur, débarrassez-moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge » ? Mais c’est vrai que Feydeau m’amuse. Nous vous emmènerons un de ces soirs, Alexandra !

— À propos de vos sorties, fit Dolly s’adressant à son amie, êtes-vous allée à Versailles comme vous le souhaitiez ?

— Pas encore. J’attendais cette introduction pour une visite privée dont le marquis me parlait à Newport l’an passé.

— Et je tiens ma promesse ! Pour quelle raison croyez-vous que nous avons invité Fontsommes, ce soir ? fit-il en riant. Il est au mieux avec le conservateur du palais et vous obtiendra tout ce que vous voudrez.

— Vraiment ? murmura Alexandra trop surprise pour trouver quelque chose de plus spirituel.

— Je suis à votre disposition, madame, et très heureux d’apprendre que vous aimez assez notre beau palais pour vouloir le contempler sans être importunée par une foule de visiteurs. Ainsi, les fastes du Grand Siècle vous attirent ?

— Non. C’est peut-être bizarre de la part d’une Américaine mais je voue, depuis l’enfance, une sorte de culte à la malheureuse reine Marie-Antoinette. J’ai toujours eu envie de mettre mes pas sur les traces des siens et c’est Trianon plus encore que Versailles qui m’attire. Cette grande princesse si belle, si brillante…

— Et si mal mariée ! dit M. de Fresnoy. Notre roi Louis XVI fut un brave homme mais il aurait mieux valu pour lui une épouse un peu moins séduisante. Il avait une intelligence…

— Assez remarquable ! coupa sèchement le duc. C’était un savant, un géographe de valeur…

— Et un serrurier… susurra Le Gonidec avec un large sourire.

Fontsommes braqua sur lui le double feu sombre de son regard :

— Continuez sur ce ton, mon ami, et nous nous retrouverons sur le pré. Je n’admets pas la plaisanterie quand il s’agit du roi martyr ! À l’époque, la moitié de ma famille l’a suivi à l’échafaud…

— Je vous approuve, monsieur le duc, dit Mme de Fresnoy. Une différence d’opinion sur ce sujet est notre seul point de mésentente entre mon mari et moi.

— Oh alors, changeons de sujet ! fit en riant la maîtresse de maison. Pas de mésentente autour de nos tables ! Depuis que l’on a décidé la révision du procès du capitaine Dreyfus, il en fleurit déjà bien assez comme ça.

Profitant de ce que la conversation reprenait sur ce sujet, que l’on abandonna d’ailleurs assez vite, Gaetano Orseolo se pencha vers Alexandra, sa voisine.

— Savez-vous que lorsqu’il parle d’aller sur le pré, Fontsommes ne plaisante pas ? Il a déjà logé une balle dans l’épaule d’un de nos rois de la finance qui s’était permis des commentaires peu respectueux sur le ménage royal.

— Un duel ? De nos jours et sur ce sujet ? Est-ce que ce n’est pas un peu extravagant ?

— Pas en Europe et encore moins dans ce milieu ! On aurait plutôt tendance à admirer, chez notre duc, cette fidélité au plus grand drame qui ait secoué la royauté française. D’autant qu’on le sait redoutable aussi bien à l’épée qu’au pistolet… Néanmoins je me suis toujours demandé si dans ce sentiment quasi féodal qu’il porte à la mémoire de Louis XVI, il n’entre pas une ombre de remords. Un peu comme si les siens avaient longtemps différé le paiement d’une dette…

— J’avoue ne pas comprendre. Que voulez-vous dire ?

— Puisque vous connaissez si bien Marie-Antoinette, vous saisirez tout de suite lorsque je vous aurai dit que Fontsommes porte dans ses veines le sang d’Axel de Fersen, le beau Suédois que la reine aimait.

— Lui ! exhala Mrs Carrington sidérée. Mais comment est-ce possible ? M. de Fersen ne s’est jamais marié.

— Sans doute, mais il a eu des maîtresses. L’une d’entre elles était peut-être la plus ravissante des aïeules de Jean…

— Oh !. Et elle était mariée ?

— Bien sûr ! Ne soyez pas choquée ! Sous l’Ancien Régime et à la Cour, la fidélité conjugale n’était pas du tout considérée comme une vertu, bien au contraire, et quiconque se fût avisé de se montrer jaloux se serait couvert de ridicule.

— Comment vous, un Italien, pouvez-vous être aussi au fait de… de l’immoralité des Français ?

— Quelle naïveté, ma chère ! Mais parce que c’était exactement pareil dans toutes les cours d’Europe et même souvent pire ! À Versailles, du moins, l’extrême courtoisie et la perfection des manières composaient une façade infiniment souriante et d’une grâce exquise… Tout cela procédait d’un art de vivre que la Révolution a fauché.

— Je refuse de vous croire. Tous ne pouvaient être aussi… pervers. Par exemple, le grand La Fayette qui s’est dévoué à la cause de notre Indépendance…

— Collectionnait les maîtresses ! Voulez-vous des noms ?… Et à ce propos, je ne vous conseille pas de chanter trop haut les prouesses du grand homme quand les oreilles de Fontsommes sont à proximité. Et surtout pas à Versailles !

— Comment ? Il n’en est pas fier ?

— Non seulement il n’en est pas fier mais je pense qu’il le hait. Il ne lui a pas encore pardonné le 5 octobre 1789, l’envahissement du palais par le peuple, les dangers courus par la famille royale et la mort des gardes du corps !

À bout de questions comme d’arguments, Alexandra se réfugia dans le silence, égratignant d’une cuillère rêveuse une sublime glace à l’ananas et jetant, de temps à autre, un coup d’œil vers l’autre côté de la table où Fontsommes avait tranquillement repris sa conversation avec lady Ann. Elle le voyait différemment à présent. Consciemment ou non, le comte Orseolo venait de planter sur la tête de son ami cette inimitable auréole que confèrent les amours malheureuses et royales même si la jeune Américaine était un peu déçue d’apprendre que le chevalier de la reine s’était permis quelques aventures aussi terrestres que rafraîchissantes…

Le ton de sa voix s’en ressentit quand, au moment du départ, Fontsommes, en s’inclinant sur sa main, lui demanda la permission de venir le lendemain au Ritz la saluer ainsi que sa tante et se mettre à leur disposition. Avec une grande sincérité, elle se déclara ravie de pouvoir grâce à lui réaliser le rêve qu’elle caressait depuis l’adolescence : visiter le château de Marie-Antoinette. Sans qu’elle en eût conscience, ses grands yeux se firent de velours et son sourire éblouit le jeune homme qui en éprouva vraiment le charme pour la première fois. Il pensa que redécouvrir les parterres et les bosquets de Versailles en compagnie de cette idéale créature pouvait être la plus exquise expérience de sa vie. À condition de se montrer patient et de savoir ménager une délicatesse et une fierté qu’il savait désormais ombrageuses, il parviendrait peut-être à trouver le défaut de la cuirasse de cette Vénus qui se prenait pour Minerve. Elle valait la peine qu’on se donnât beaucoup de mal…


Contrairement à ce qu’elle attendait, Jean de Fontsommes ne proposa pas tout de suite à Mrs Carrington de lui révéler la cité royale et son fabuleux château.

— Puisque aussi bien vous n’irez à Vienne que plus tard et finirez votre pèlerinage par ce qui devrait en être le début, je préfère vous faire remonter le cours du temps. Demain, si toutefois cela vous convient, je vous conduirai à la basilique de Saint-Denis.

— Qu’est-ce donc ? demanda miss Forbes.

— Le tombeau des rois de France, mademoiselle. C’est là que reposent Louis XVI et Marie-Antoinette. J’espère que vous me ferez l’honneur de nous y accompagner ?

— Nous irons tous ! décida Elaine Orseolo. Depuis que je suis vénitienne j’ai la passion des vieilles pierres. Par contre, ce n’est pas le cas de mon cher époux.

— Je le sais depuis longtemps, dit Fontsommes, et j’en suis on ne peut plus content. Reste dans ton ignorance, mon cher, ajouta-t-il à l’adresse de son ami, je n’en profiterai que mieux d’une si aimable compagnie.

Néanmoins, quand il vint les chercher le lendemain, il ne put s’empêcher de sourire : ses trois Américaines étaient vêtues de noir de la tête aux pieds comme si elles allaient à des funérailles mais, songeant qu’après tout cela marquait un respect assez touchant, il se garda bien de la moindre remarque. D’ailleurs, la couleur funèbre faisait chanter le teint d’Alexandra et elle portait dans ses mains gantées une touffe de roses pourpres qui ajoutaient une note dramatique assez impressionnante.

— J’ai l’impression de conduire la reine Guenièvre au tombeau du roi Arthur, lui murmura-t-il en l’aidant à monter en voiture.

Elle le regarda, surprise :

— La reine Guenièvre ?

— C’est le nom que je vous ai donné quand je vous ai rencontrée pour la première fois.

— Est-ce que je le méritais encore chez Maxim’s ?

— Non… mais je vous l’ai rendu très vite !

Leurs compagnes ne prirent pas garde à ce court dialogue. Elles admiraient la magnifique voiture laquée vert foncé à filets noirs dont les portières armoriées montraient, sous la couronne ducale, un lion d’or passant sur champ de gueules. L’intérieur, capitonné de velours vert sombre, s’assortissait aux livrées du cocher et du valet de pied. Quant aux chevaux, de hauts « carrossiers » noirs à balzanes blanches, ils auraient enchanté l’oncle Stanley.

Lisant une muette surprise dans le regard de Mrs Carrington, Fontsommes lui sourit et répondit à la question qu’elle ne se serait pas permis de formuler :

— Eh non ! La noblesse française n’est pas uniquement composée de pauvres hères qui attendent avidement qu’une riche héritière américaine se donne à tâche de redorer leur blason…

— Mais… je… balbutia-t-elle, prise au dépourvu et soudain très rouge.

— C’est ce que vous pensiez, n’est-ce pas ? Vous avez pourtant dîné chez les Rohan ?

— En effet, fit-elle en prenant son courage à deux mains. J’avoue que je le pensais. Cela tient à ce que, portant un grand nom, vous n’êtes pas encore marié…

— … à votre âge, compléta le duc en riant. Vous touchez là au grand chagrin de ma mère. Elle espère toujours celle qui saura m’attacher…

— Votre mère habite avec vous ? demanda tante Amity à sa façon directe.

— Rarement. J’occupe seul, la plupart du temps, notre hôtel de la rue Barbet-de-Jouy. Elle préfère notre château de Fontsommes en Vermandois et plus encore son palais natal de Venise…

— Rue Barbet-de-Jouy ? Cela me dit quelque chose.

— Preuve que vous connaissez assez bien Paris, mademoiselle ! J’habite en effet entre l’archevêque de Paris et le romancier Paul Bourget. Entre le diable et le Bon Dieu, si vous préférez…

L’ancienne abbatiale de Saint-Denis devenue basilique et sauvée de la ruine une quarantaine d’années plus tôt par Viollet-le-Duc mais dont la façade, encore d’époque, montrait quelques traces navrantes d’obus prussiens récoltées pendant la guerre de 1870 les désola. D’une même voix les trois Américaines s’apitoyèrent et déclarèrent cet état de choses shocking mais l’indignation d’Alexandra ne connut plus de bornes quand, après avoir admiré les grands tombeaux royaux qui meublaient l’intérieur de l’église, elle découvrit dans une crypte poussiéreuse et sombre les deux statues agenouillées – le roi en costume de sacre et la reine dans une robe à taille haute comme elle n’en avait jamais porté – qui recouvraient les sarcophages.

— C’est une honte ! souffla-t-elle furieusement car elle n’osait pas élever la voix. Une cave ! Votre République l’a mise dans une cave et cette cave…

— … « a l’air d’un débarras de rois… » murmura Jean reprenant un vers du poème écrit par Edmond Rostand en épilogue de l’Aiglon. Vous aurez la même impression quand vous visiterez, à Vienne, la crypte des Capucins. Quant à la République, elle n’y est pas pour grand-chose. Il n’y a plus de place là-haut…

Sans lui répondre, Alexandra s’inclina, posa ses fleurs, avec un respect infini, devant les genoux de la reine et resta un moment en méditation, insensible aux chuchotements de ses compagnes qui continuaient à visiter la crypte. Seul, le duc resta derrière elle, silencieux et le chapeau à la main, puis la suivit lorsqu’elle remonta vers la sortie.

Désireux d’effacer une impression pénible qu’il ressentait lui-même parce qu’il n’avait pas visité Saint-Denis depuis longtemps, il proposa aux trois femmes de les emmener déjeuner à la Cascade du Bois de Boulogne mais elles protestèrent vivement qu’il leur fallait auparavant passer à l’hôtel pour changer de toilette. On récupéra Orseolo et le repas fut charmant :

— Qu’allez-vous nous montrer à présent ? demanda Mrs Carrington.

— La dernière prison de la reine, à la Conciergerie. Malheureusement, on l’a transformée en chapelle.

— Vous le regrettez ?

— Oui. Le souvenir eût été mieux conservé si l’on n’avait touché à rien. Néanmoins, en voyant ce réduit, vous mesurerez mieux le douloureux chemin parcouru lorsque vous découvrirez Versailles.

— Et nous irons quand ?

— Un peu de patience, s’il vous plaît. Le temps d’obtenir certaines autorisations.

Dans les jours qui suivirent, Alexandra se trouva entraînée par les Orseolo dans un tourbillon de plaisirs. Ils lui firent connaître leurs amis parisiens et elle reçut plusieurs invitations. Avec Elaine, elle continua à courir les magasins, alla entendre dans l’immense salle du Trocadéro un superbe concert de musique symphonique et visiter, à la galerie Durant-Ruel, l’exposition des œuvres du peintre Claude Monet consacrée aux « Vues de la Tamise à Londres ». Le soir, on retrouvait le comte et l’on se rendait au théâtre ou à une réception, toujours fort brillante. Il n’était pas rare d’y rencontrer les d’Orignac et, bien entendu, Fontsommes qui s’arrangeait pour passer le plus de temps possible avec celle qui le fascinait toujours davantage.

Persuadée que son époux n’allait pas tarder à la rejoindre, Alexandra s’abandonnait sans arrière-pensée au plaisir qu’elle trouvait dans la compagnie du jeune homme. Elle aimait danser avec lui, causer avec lui dans un coin de salon mais toujours sur des sujets d’art ou d’histoire, voir son pur-sang noir trotter à la portière de sa voiture – Orseolo en avait loué une pour la durée de leur séjour – lors de la rituelle promenade au Bois de cinq heures lorsque Tout-Paris tenait à honneur de défiler dans la belle avenue des Acacias. Il était un compagnon charmant, érudit sans pédanterie, d’une exquise galanterie, amusant aussi et, surtout, il ne se permettait plus la moindre allusion à un sentiment dépassant la simple amitié. Il se montrait même si « convenable » qu’il arrivait à la jeune femme de le regretter secrètement. S’étant découvert une victime de choix, sa coquetterie s’irritait de ne pas exercer sur lui cet empire tyrannique, un peu cruel, qu’elle savait si bien exercer. C’était tellement amusant de réduire un homme en esclavage et, ensuite, de le chasser d’un geste de superbe dédain quand il osait demander autre chose que des miettes !

Or, Fontsommes n’avait rien de l’esclave dévotieux. Il menait sa propre vie, s’intéressait ouvertement à d’autres femmes et ne s’était même pas transformé en chevalier servant. Avec lui, Alexandra put voir les lieux, ou l’emplacement des lieux où Marie-Antoinette gravit son calvaire mais il semblait prendre un malin plaisir à reculer leur visite à Trianon. Le temps cependant s’y prêtait : un printemps glorieux fleurissait les jardins de Paris et couvrait ses arbres d’une tendre verdure. Le parc avec ses eaux jaillissantes devait être admirable mais le duc n’annonçait toujours pas que l’on irait tel ou tel jour :

— Je ne suis pas prêt… et vous non plus ! lui dit-il un soir où, chez la princesse de La Tour d’Auvergne, ils venaient de danser ensemble et où elle lui reprochait de ne pas tenir sa parole.

— Comment l’entendez-vous ?

— Bien simplement. Étant donné vos sentiments envers la reine il faut que vous soyez dans un certain état de grâce. Le lac et les bosquets de Trianon ne sont pas faits pour la froide logique d’une Américaine curieuse. Il faut que son cœur soit disposé à les accueillir.

— Et… mon cœur n’est pas… disposé ?

— Je ne crois pas… Pas tout à fait tout au moins.

Alexandra déploya son éventail de plumes roses comme si elle cherchait à y abriter son silence puis, soudain, le referma d’un geste sec :

— Dites-moi, cher duc : qu’aurait pensé la reine si votre ancêtre, le comte de Fersen, s’était cherché de fumeux prétextes pour ne pas l’accompagner dans une simple promenade ?

Il y avait du défi dans sa voix et ses yeux sombres brillaient comme des diamants noirs sous le soleil. Ses belles lèvres humides s’entrouvraient en un sourire enjôleur cependant que, sous la guirlande de roses qui l’encadrait, sa gorge à demi découverte palpitait au rythme d’une respiration rapide. Jamais encore elle n’avait eu cette attitude suggérant une promesse. Jean sentit s’enflammer ce désir qu’il cachait si bien depuis le dîner chez la duchesse de Rohan… mais il vit qu’elle devinait son trouble : ses yeux s’étaient légèrement rétrécis comme ceux d’une chatte qui s’apprête à donner un coup de griffe. Alors, avec un froid sourire, il s’inclina :

— Vous n’oubliez qu’une chose, Mrs Carrington : je ne suis pas Fersen et vous n’êtes pas la reine !… À présent je vous demande excuses : j’aperçois Mme de Polignac et je désire aller la saluer.

Désinvolte et distant, il s’éloignait déjà quand elle le rappela :

— Jean !

Il s’arrêta net, saisi de l’entendre employer son prénom d’une voix où il décelait un léger tremblement, et revint lentement vers elle cependant qu’elle ajoutait avec plus de douceur :

— Il me semble vous avoir entendu m’appeler naguère… la reine Guenièvre ?

— Certes ! Le nom vous va. Il convient à votre beauté royale, à votre grâce un peu lointaine, à votre blondeur mais… cela ne veut pas dire que j’aspire au rôle de Lancelot. Pardonnez-moi !

À nouveau il s’écartait, rejoignait une femme ravissante, la comtesse Jean de Polignac dont Alexandra savait, pour l’avoir entendue dans un concert privé, qu’elle possédait une voix de pur cristal. La sirène accueillit Fontsommes d’un sourire éclatant puis, glissant sous le sien son bras haut ganté de satin blanc, l’entraîna vers un salon plus éloigné. Vexée et furieuse, Alexandra eut l’impression que l’on venait de lui voler quelque chose. La fin de sa soirée en fut gâchée et, sans attendre les Orseolo, elle partit avec quelques invités qui se rendaient à une autre soirée après avoir prié un valet de pied de lui chercher une voiture.

Rentrée au Ritz, elle y trouva tante Amity déjà couchée mais très éveillée. Confortablement soutenue par quelques oreillers, en bonnet de dentelles et camisole à petits rubans de satin bleu, elle mangeait des chocolats tout en fredonnant, faux mais avec beaucoup de conviction, le grand air de la Traviata qu’elle était allée applaudir le soir même à l’Opéra en compagnie de ce M. Rivaud dont elle semblait ne plus pouvoir se passer.

Il y avait plusieurs jours déjà que miss Forbes avait détaché son wagon personnel du train de plaisirs de sa nièce, s’en expliquant d’ailleurs avec sa franchise habituelle :

— Les réceptions mondaines m’ennuient et plus encore les dîners où l’on m’assigne toujours pour voisin un vieil académicien, un diplomate à la retraite qui m’assomme de ses souvenirs ou n’importe quel autre vieillard cacochyme, plus titré que le Gotha mais qui ne songera jamais à m’inviter à danser à cause de ses rhumatismes. Or, vous le savez, je ne déteste pas gambader de temps à autre.

— C’est chez la veuve du charcutier que vous espérez danser ?

— Bien sûr que non. Et ne soyez pas méprisante ! C’est une bonne âme, une excellente créature et l’on rencontre chez elle des gens charmants…

— Un monsieur surtout, si je me souviens bien ? Quand me le présentez-vous ?

— Pour que vous me le transformiez en petit chien de manchon ? Rien ne presse ! C’est un homme délicieux dont j’entends bien profiter seule… encore quelque temps.

L’aventure amusait plutôt Mrs Carrington qui se garda bien de formuler la moindre critique. Elle savait sa tante sujette à ces engouements soudains, et comme cela ne tirait jamais à conséquence, elle s’en souciait peu. D’ailleurs n’était-il pas convenu entre elles, depuis le début du voyage, qu’elles s’arrangeraient pour ne pas se gêner mutuellement ?

Tout de même, une curiosité lui vint quand elle constata que la chambre de miss Forbes embaumait le « Bouquet Idéal » de Coty, alors que, jusqu’à présent, elle se contentait d’une austère et très britannique lavande. Intriguée, elle profita de ce que sa tante était chez le coiffeur pour explorer sa salle de bains et y découvrit d’étranges choses telles que le Savon Vert de l’Amiral et les pilules du Docteur Stendhalle censées faire maigrir et aussi le Fluide Iatif de Jones que son étiquette proclamait souverain contre les rides. Plus grave encore, dans l’armoire aux chaussures, elle vit que les chers souliers à bouts carrés et boucle d’argent, témoins de la fidélité au souvenir de feu Thomas Jefferson, se truffaient à présent de fines bottines aux couleurs tendres et même d’escarpins pointus, en velours ou en satin, qui ressemblaient, vu leur pointure, à une flottille de gondoles au repos. Les penderies recelaient elles aussi de nouveautés : les gris tourterelle, les mauves doux, les verts pâles, les beiges clairs avaient tendance à repousser les violets évêque, gris fer, marron foncé et noirs hors desquels Alexandra ne se souvenait pas d’avoir jamais vu tante Amity. Tout cela lui donna à penser et elle en conclut que la vieille demoiselle cherchait à plaire à quelqu’un. Elle en fut même tout à fait persuadée quand, l’après-midi de son exploration, elle vit celle-ci partir pour les courses à Longchamp en robe de bengaline lilas sur fond de taffetas avec boléro de velours assorti et, sur ses cheveux admirablement coiffés, une corbeille de lilas blanc et mauve ennuagée de tulle. Une ombrelle à ruchés en taffetas de même couleur et un piquet des mêmes fleurs au corsage complétaient cette toilette, d’ailleurs tout à fait réussie.

Alexandra en fit le sincère compliment et s’entendit répondre que « M. Rivaud considérait que les teintes foncées étaient une hérésie lorsque l’on prend de l’âge et que les cheveux commencent à blanchir ». En tout cas, une chose était certaine : tante Amity s’amusait beaucoup avec son nouvel ami. En dehors des séances de spiritisme où ils étaient assidus et qui les conduisaient même à l’Institut des Recherches Psychiques, M. Rivaud emmenait son Américaine dans les meilleurs restaurants et dans les cabarets – elle put ainsi passer une soirée entière chez Maxim’s dont elle revint enchantée et même un peu « partie ». On les vit patiner au Palais des Glaces où miss Forbes fit montre d’une véritable virtuosité, au théâtre du Châtelet où elle s’amusa beaucoup des aventures d’un certain Lavarède parti faire le tour du monde avec « cinq sous » dans sa poche, au Cirque d’Hiver pour applaudir le clown Footit, aux Folies-Bergère pour voir danser Caroline Otéro et même au Guignol des Champs-Élysées et dans les guinguettes fleuries de Saint-Cloud et de Suresnes.

Ce soir-là, en voyant Alexandra entrer dans sa chambre, miss Forbes lui sourit, lui tendit la boîte de chocolats qu’elle refusa, et ôta ses lunettes pour mieux la regarder. Le livre qui en avait nécessité l’usage reposait tout ouvert sur son lit. C’était À la source du bonheur du poète polonais Henryk Sienkiewicz qui venait de paraître en français dans une traduction d’Ordega. Ce titre qui en disait long sur l’état d’esprit de sa tante fit sourire Alexandra.

— Est-ce encore une soirée ratée ? demanda miss Forbes. Vous rayonnez beaucoup moins qu’au moment de votre départ.

— Ce n’est rien. Un peu de fatigue…

— Tous ces grands dîners et ces bals ne sont pas ce qu’il y a de mieux pour rester en forme, si vous voulez mon avis.

— Quelle idée ! La vie que je mène ici ne diffère guère de mon existence new-yorkaise. Là-bas je sors au moins autant si ce n’est plus.

— Mais vous vous amusez davantage. Pourquoi avoir remis ce voyage en Hollande ? Les tulipes seront fanées quand vous vous déciderez.

— Je n’en avais pas vraiment envie. Elaine Orseolo non plus, d’ailleurs. Elle dit qu’à Venise elle a tout ce qu’il lui faut en fait de canaux. Et puis, vous savez bien que j’attends Jonathan !

— Vous n’avez pas de nouvelles ?

— Pas encore. Peut-être n’était-il pas rentré de sa mission quand ma lettre est arrivée.

— C’est possible. Néanmoins ce printemps parisien, si beau qu’il soit, semble vous… éprouver. Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi passer quelques jours à Cannes ? La Côte d’Azur n’est qu’un bouquet de fleurs en mai. Vous laisseriez un mot à Jonathan…

— Vous partez pour Cannes ? Vous ne m’en aviez jamais parlé.

— Il n’y avait aucune raison et je vous en parle aujourd’hui. J’ai appris tout à l’heure que le grand médium italien Eusapia Palladino va donner quelques séances là-bas. C’est une occasion extraordinaire que je ne voudrais manquer pour rien au monde. Alors je vais passer une semaine ou deux dans le Midi.

— Seule ?

— Non, si vous venez avec moi.

— Ce n’est pas ce que je veux dire : est-ce que M. Rivaud part avec vous ?

— Bien sûr ! Nous nous promettons beaucoup de joie de cette expérience mais… rassurez-vous ! Nous ne logerons pas sous le même toit, ce qui serait fort incorrect : je compte descendre à l’hôtel du Parc et lui descendra chez lui.

— Il a une propriété là-bas ?

— Mais oui, et une belle si j’ai bien compris. Sa sœur y réside toute l’année et je ne vous cache pas que je serai très heureuse de la connaître. Venez-vous ?

— À Cannes ?

— Bien sûr, à Cannes ! Descendez de vos nuages, Alexandra ! s’impatienta tante Amity. Le midi de la France est sublime : il faut l’avoir vu au moins une fois et si Jonathan arrive, je ne lui donne pas huit jours avant de vous réembarquer à destination des États-Unis. Il n’y a que l’Angleterre qui lui paraisse respirable en dehors de New York.

— Comme vous le connaissez mal ! Il était désolé de me laisser partir seule et je suis certaine qu’il aura à cœur de me faire plaisir. Voulez-vous parier que nous ne rentrerons pas avant le mois d’août ?

— Avant août ? Vous comptez le garder de ce côté de l’Atlantique encore trois grands mois ? Mais il deviendra fou. Et que faites-vous du mariage de votre belle-sœur ?

— Délia se marie en septembre. Nous avons tout le temps de rentrer. Et puis… je ne vous cache pas que je suis très tentée d’aller à Venise cet été. Les Orseolo souhaitent vivement que nous assistions à la Nuit du Rédempteur, la plus belle fête de l’année avec le Carnaval…

Elle n’ajouta pas que la perspective de voir le palais Morosini et d’apercevoir peut-être la mère de Jean entrait pour une part non négligeable dans son désir. Tout simplement parce qu’elle n’osait pas se l’avouer à elle-même. De son côté, miss Forbes, pensant que jamais le juge Carrington ne se laisserait mener jusqu’aux rives de l’Adriatique, se garda bien de le dire. Il était inutile d’aller plus vite que les violons et de décevoir dès à présent une nièce qu’elle aimait assez pour lui souhaiter plus de bonheur.

— Alors vraiment, dit-elle avec beaucoup de gentillesse, vous ne voulez pas venir avec moi respirer le myrte et l’eucalyptus ?

— Serez-vous longtemps absente ?

— Pas plus de deux semaines, je pense.

— Alors, je vous souhaite bon voyage ! Quand partez-vous ?

— Demain en fin d’après-midi par le Méditerranée-Express qui est, paraît-il, le train le plus agréable du monde avec l’Orient-Express.

— Qui vous a dit cela ? M. Rivaud ? fit Alexandra doucement taquine.

— Bien sûr. Sa carrière d’ingénieur des Mines l’a amené à parcourir le monde. Il a beaucoup voyagé, ce qui d’ailleurs ne lui en a pas fait perdre le goût…

— Il n’a sûrement pas voyagé chez nous, sinon il saurait que les meilleurs trains du monde ce sont les nôtres, conclut la jeune femme chez qui le chauvinisme ne perdait jamais ses droits.

Ayant horreur des adieux sur un quai de gare où l’on « débite des pauvretés de part et d’autre d’une portière parce que l’on ne sait plus quoi se dire », tante Amity partit le lendemain comme elle l’avait annoncé. Elle et Alexandra ne prirent même pas ensemble le dernier déjeuner car la jeune femme était invitée par Dolly d’Orignac à un lunch-bridge de dames. Mrs Carrington aimait beaucoup ces petites réunions où, les hommes étant exclus, personne ne se croyait obligé de minauder ou de faire du charme : on pouvait s’amuser simplement.

Néanmoins, elle s’y montra distraite, joua plutôt mal et dut s’en excuser auprès de ses partenaires, chose qu’elle détestait.

— C’est le départ de miss Forbes qui vous soucie ? demanda Dolly avec gentillesse.

— Non, pas du tout. Elle ne s’absente d’ailleurs pas pour longtemps. Peut-être ai-je un peu de migraine.

Il était difficile d’avouer qu’elle pensait à la soirée que la divine comtesse Greffuhle donnait dans ses salons de la rue d’Astorg en l’honneur de la chanteuse Lina Cavalieri et qu’elle se demandait si Fontsommes y serait. Elle était trop honnête pour ne pas admettre qu’elle l’avait délibérément vexé, cependant elle ne supportait pas sa réaction : il avait une façon de mêler compliments et paroles désagréables qui n’appartenait vraiment qu’à lui seul ! Alexandra était fermement décidée à lui faire passer cette manie.

Sachant à merveille préparer ses armes, elle fit une très jolie toilette qui lui prit beaucoup de temps, se para d’une robe princesse en satin blanc brodé d’or et posa dans ses cheveux un diadème fait de menues feuilles d’or et de perles, assorti au collier qu’elle disposa sur sa gorge. Le grand miroir lui renvoya une image qui semblait venue du Quattrocento et que certainement Botticelli eût aimé peindre. C’est d’ailleurs ce que lui dirent Gaetano Orseolo et Robert de Montesquiou qu’elle rencontra dans le grand vestibule de l’hôtel Greffuhle mais tout cela ne lui servit à rien. Elle fut très entourée, causa avec grâce mais n’écouta la célèbre cantatrice que d’une oreille distraite, espérant toujours voir apparaître une silhouette bien connue qui ne vint pas.

En rentrant au Ritz, elle se sentait étrangement fatiguée et attribua cela à la chaleur qui régnait rue d’Astorg pour le confort personnel de la Cavalieri mais il y avait autre chose : la chambre de tante Amity privée de son occupante lui donna une impression de tristesse et elle regretta un instant de n’être pas partie avec elle.

Sentiment fugitif. Elle n’était pas femme à s’appesantir longtemps sur ses déconvenues :

— Je suis venue ici pour m’amuser, décréta-t-elle tout haut en commençant à ôter ses bijoux, et ce n’est pas cet imbécile prétentieux qui va me gâcher mon plaisir. Il n’est pas, Dieu merci, le seul à me faire la cour.

Ce soir, en effet, le prince de Sagan s’était particulièrement intéressé à elle. Il l’avait fait en termes délicats et flatteurs qui la changeaient agréablement de la galanterie spasmodique de Fontsommes. En attendant l’arrivée de Jonathan, elle songerait à l’utiliser au mieux… Et sur cette belle résolution, elle alla se coucher après avoir pris un léger calmant.

Le lendemain, pleine de vitalité et d’optimisme, elle décida de se rendre chez un antiquaire du quai Voltaire pour voir un clavecin ancien dont on lui avait parlé. Depuis longtemps, elle souhaitait acquérir l’un de ces jolis meubles qui sont, à eux seuls, l’ornement d’un salon. Elle prit donc une voiture et se fit conduire à l’adresse indiquée.

L’instrument, en vernis Martin d’un jaune doux, était ravissant et, tout de suite, Alexandra imagina la place où elle l’installerait. Le son en était frêle et cristallin comme la voix d’une très vieille personne venue du fond des âges. L’antiquaire était un homme âgé, élégant et distingué. Comprenant qu’il avait affaire à une cliente sérieuse, il n’essaya pas d’en profiter. Au contraire, il sembla s’attacher à faire ressortir les défauts du clavecin tant et si bien que Mrs Carrington finit par remarquer :

— On dirait que vous n’avez pas vraiment envie de me le vendre ?

— C’est un peu vrai, madame. Pardonnez-moi, je vous en prie, mais vous êtes américaine…

— En effet. Serait-ce un défaut ?

— Nullement et je souhaiterais que toutes vos compatriotes vous ressemblent mais, voyez-vous, cet instrument vient du château de Montreuil, près de Versailles. Il appartenait à Madame Elisabeth, la sœur de notre pauvre Louis XVI, et je vous avoue que la pensée de le voir partir aussi loin…

— Vous avez la mémoire courte, mon cher Couturier ! Vous oubliez que j’ai acheté ce clavecin ? Il ne saurait donc être question de le vendre, fût-ce à la plus jolie des femmes.

Alexandra se retourna et reconnut instantanément celui qui s’immisçait dans la conversation : mince, blond, rose, sanglé dans sa jaquette comme dans un justaucorps, d’une beauté d’ange dédaigneux jointe à la fierté d’un paladin, le comte Boniface de Castellane venait de faire son apparition et s’avançait vers la jeune femme qu’il salua comme il saluait les reines dans le fabuleux palais rose qu’il venait de faire construire avenue du Bois :

— Votre serviteur, Mrs Carrington ! Je considérerais cette rencontre comme une faveur du Ciel si je ne devais m’y opposer à l’un de vos désirs. Ce dont je suis, croyez-le bien, tout à fait désolé…

— Si vous l’êtes tellement, abandonnez-moi cet instrument ! riposta la jeune femme.

— Voilà justement où le bât blesse. Il s’agit, pour vous, d’un « instrument » alors que, pour moi, c’est l’âme d’une princesse malheureuse que renferme ce clavecin et je ne crois pas que Madame Elisabeth se plairait à New York. De toute façon, il est trop tard et je venais tout justement pour régler cet achat…

— Monsieur le comte, commença l’antiquaire qui n’avait pas l’air tellement au courant, je pense qu’il s’agit d’une méprise et…

La voix de « Boni » claqua alors comme un coup de fouet :

— Une méprise, vraiment ? Il me semblait que depuis longtemps nous avions appris à parler le même langage, vous et moi ? Ou bien avez-vous la mémoire si courte ? Je destine ce clavecin au salon de musique de mon château du Marais.

Peu décidée à lâcher prise, Alexandra allait protester quand des cris éclatèrent à l’extérieur et attirèrent les trois personnages vers la vitrine où régnaient, solitaires et magnifiques, un petit bureau Mazarin d’écaille et de cuivre dû au talent de Charles Boulle et une précieuse tapisserie des Flandres. Au-dehors se jouait un drame : lancé de toute sa vitesse, un omnibus fonçait sur une vieille femme qui marchait avec peine et qui, probablement sourde, ne l’entendait pas plus que les cris des passants. Un homme alors s’élança. Au risque d’être écrasé avec elle, il saisit la vieille femme à bras-le-corps et l’emporta de l’autre côté de la rue. Le sol était mouillé d’une récente pluie et il glissa avant de s’abattre avec elle sur le trottoir à quelques pas du magasin d’antiquités. Tout de suite on s’attroupa mais déjà Alexandra était dehors et rejoignait le groupe bruyant. L’homme qui venait de jouer sa vie pour une inconnue était Jean de Fontsommes.

Elle eut à peine le temps de se pencher sur lui : déjà il se relevait et, ce faisant, son regard rencontra le visage pâle et les yeux inquiets de la jeune femme. Et soudain, il se mit à rire :

— Il faudra que je prenne des cours de comédie. Si j’avais su que vous étiez là, je serais resté à terre, inerte et les yeux clos en attendant que vous tentiez de me ranimer. Je vous aurais alors regardée d’un œil vague en balbutiant : « Où suis-je ? » comme il est de règle dans les bons romans…

— Ne plaisantez pas ! Vous auriez pu vous tuer.

— Me voyez-vous vraiment regarder sans broncher cette malheureuse se faire écraser sous mes yeux ? Accordez-moi un instant : il faut que je m’occupe d’elle.

Avec un soin infini, il aida à relever la pauvre créature qui semblait plus étourdie que blessée et réussit à lui faire dire où elle habitait : rue Mazarine, c’est-à-dire pas très loin mais trop pour ce qu’elle venait d’éprouver :

— Que l’on m’arrête un fiacre ! ordonna-t-il. Je vais la raccompagner chez elle.

— N’en faites rien ! intervint Castellane qui avait rejoint le groupe, ma voiture est là : usez-en à votre gré, mon cher duc !

Le titre fit son effet sur la petite foule. Les femmes surtout regardèrent avec plus de douceur encore ce beau garçon si élégant.

— Merci, dit-il avec ce sourire qu’il savait rendre irrésistible, j’accepte volontiers, mon ami. Puis-je vous demander, en échange, de ramener Mrs Carrington chez elle ? Je la trouve bien pâle.

— J’ai eu si peur ! balbutia la jeune femme dont les joues étaient, en effet, blanches comme craie.

Fontsommes prit sa main et la baisa rapidement :

— Soyez-en remerciée.

Un instant plus tard, les valets de pied du somptueux équipage portaient la vieille femme sur les coussins et Jean sauta auprès d’elle en saluant de la main les assistants qui l’acclamaient. Castellane héla un fiacre qui passait et y fit monter Alexandra :

— Se faire sauver par Fontsommes est certainement le plus grand cadeau que le Ciel pouvait accorder à cette pauvre créature, remarqua-t-il. Les jours qui lui restent à vivre vont être douillettement assurés.

— Est-il si riche ?

Le comte glissa vers la jeune femme un regard amusé :

— Peut-être pas au point d’entrer en compétition avec vos nababs américains, mais pour notre vieille Europe si souvent malmenée, sa fortune est des plus respectables. Elle lui permet, en tout cas, de royales générosités. J’avoue que je l’aime bien.

— Voilà qui est nouveau. Je croyais avoir entendu dire que vous n’aimiez personne.

— Je n’ai, madame, aucune raison d’affectionner qui me hait, me jalouse ou me déchire. Fontsommes est un vrai gentilhomme et un grand seigneur. Les potins de salon ne l’intéressent pas.

Debout sur le pas de sa porte, l’antiquaire déconfit et fort mécontent regarda disparaître les deux adversaires. Après avoir eu deux clients, voilà qu’il ne lui en restait plus un seul ! Mais comme il avait un faible pour le fastueux Boni, providence de ceux de sa profession, il se promit de téléphoner chez lui avant la fin de la journée.

À l’hôtel, Alexandra trouva Elaine Orseolo occupée à faire préparer ses bagages : son plus jeune fils avait les oreillons et il était probable que son frère les aurait aussi. Elle et son époux prenaient le train pour Venise le soir même.

— Je suis prête à jurer que ma maison va être transformée en hôpital, dit-elle à son amie, je ne vous propose donc pas de nous accompagner. Vous ne vous amuseriez guère. De toute façon nous serons de retour en juin pour la Grande Semaine de Paris, le Grand Prix et surtout les Drags…

Alexandra se garda bien de lui dire qu’il était hors de question qu’elle les suivît. Comme toute bonne Américaine, elle éprouvait, pour quelque maladie que ce soit, une grande crainte et elle préférait de beaucoup rester à Paris même si elle devait y passer quelques jours seule en attendant son mari. De toute façon, elle s’était créé un cercle de relations et même d’amis assez vaste pour ne pas redouter l’isolement.

Le soir même, d’ailleurs, un groom lui apportait une lettre dont elle reconnut le cachet avec un vif plaisir.

« Versailles vous attend demain, écrivait Fontsommes, et ma voiture sera chez vous à dix heures du matin. À moins que cela ne vous convienne pas… »

D’un geste léger, Alexandra déposa la lettre sur la cheminée du salon et regarda le jeune garçon qui attendait sa réponse. Vivement, elle alla jusqu’à un petit secrétaire, griffonna trois mots sur une feuille de papier qu’elle cacheta. Ces trois mots étaient : « Je serai prête. » Le groom prit la lettre, salua et disparut. Mrs Carrington décida de ne pas sortir ce soir-là et décommanda sa présence à une réception de l’ambassade des États-Unis. Elle voulait dîner légèrement, se coucher de bonne heure pour être fraîche et surtout prendre son temps afin de choisir sans risquer de se tromper ce qu’elle mettrait pour visiter les demeures de la reine. Elle opta finalement pour une robe de foulard de ce bleu tendre légèrement turquoise qu’affectionnait Marie-Antoinette et pour un chapeau « bergère » en paille blanche garnie de rubans et de fleurs de même nuance que sa robe. Des gants et une ombrelle blanche, enrubannée elle aussi, compléteraient sa toilette. Rassurée sur ce point, elle passa un déshabillé, s’étendit sur une chaise longue pour attendre le maître d’hôtel et la table toute servie qu’on allait lui monter et se plongea dans la lecture du dernier livre qu’elle avait acheté : Sept Dialogues de bêtes signé de Mme Colette Willy et qui semblait un charmant ouvrage tout à fait propice à une soirée simple et paisible.


Versailles émerveilla et désola Mrs Carrington. L’immense palais presque entièrement privé de meubles ressemblait à une gigantesque coquille vide. Seul le décor grandiose voulu par le Roi-Soleil demeurait et sous les pas qui éveillaient ses échos, les parquets précieux grinçaient doucement. Néanmoins, la visiteuse apprécia le privilège qui lui était accordé : avoir le château pour elle seule ou à peu près. Parfois la casquette d’un gardien apparaissait mais s’écartait aussitôt avec discrétion : le conservateur avait donné des ordres pour que cette visite fût exceptionnelle. Lui-même et Fontsommes laissaient la jeune femme aller devant, ne la rejoignant que pour les explications indispensables. Encore celles-ci étaient-elles données à voix contenue et avec une étonnante poésie afin de ne pas blesser le rêve ancien qui se réalisait.

L’émotion de cette jeune Américaine, Pierre de Nolhac, conservateur en chef du palais, pouvait la comprendre. À peine âgé de quarante-quatre ans, il vouait, depuis plusieurs années, sa vie et son œuvre d’écrivain à ce fabuleux vestige de temps à jamais révolus. Ici il avait souffert, peiné, pleuré devant l’immensité de sa tâche et le peu de moyens qu’on lui offrait pour l’accomplir. Versailles avait tant souffert depuis la Révolution qui l’avait pillé, démeublé, blessé ! Le roi Louis-Philippe qui, cependant, y avait joué enfant, l’avait abîmé plus profondément que les émeutes révolutionnaires en détruisant, pour installer sa Galerie des Batailles, les appartements des princes, en déchaussant la base des pilastres de la Cour de Marbre et en défonçant le vieux pavé royal pour abaisser le niveau des marches. Ensuite il y eut les Prussiens, quarante mille installés dans la ville, dans le parc, dans le château, partout ! Et la sublime Galerie des Glaces dut renvoyer l’écho insultant d’une voix féroce : celle de Bismarck proclamant l’empire allemand au bénéfice de Guillaume Ier. C’était le 19 janvier 1871. Le 12 mars, les envahisseurs évacuaient ville et château pour faire place à une nouvelle vague : celle de l’Assemblée nationale fuyant Paris et la Commune et suivie par les Ministères qui se répartirent les Grands Appartements. On vit ainsi la Justice camper dans l’œil-de-bœuf et dans les petits appartements de Marie-Antoinette.

— Je ne vous les montrerai pas, madame, soupira Nolhac en laissant tomber son monocle pour l’essuyer. Ils sont encore en bien triste état et vous serez plus heureuse à Trianon.

— Comment la France peut-elle négliger à ce point un patrimoine aussi précieux ? Tout ce que je vois ici me trouble et me peine.

— J’en suis tout à fait conscient. Les républiques se soucient peu des souvenirs royaux.

— Il n’y a pas que la République. Il existe encore chez vous de grandes fortunes. Que ne faites-vous appel à elles ?

— Le peu que j’ai pu faire, madame, je ne le dois pas au seul gouvernement. Néanmoins, Versailles peut encore offrir à une amie un spectacle de choix. Voulez-vous me permettre de vous conduire près de cette fenêtre ? C’est de là que le grand roi aimait à contempler ses jardins.

Alexandra s’avança machinalement et demeura pétrifiée : les jardins paisibles et déserts venaient de s’animer d’une vie intense. Jaillissantes, scintillantes, magiques et irréelles, les Grandes Eaux déroulaient pour elle seule leur magique et fabuleuse féerie, et pendant quelques moments, Alexandra eut la vision de ce que pouvait être jadis la splendeur des rois de France. Lorsque ce fut fini, elle remercia M. de Nolhac avec émotion puis ajouta :

— C’est d’ici, n’est-ce pas, qu’est parti l’ordre d’envoyer des troupes et des vaisseaux au secours des Insurgents ?

— En effet. Je vous ai montré, tout à l’heure le Cabinet du Roi et…

— Alors, lorsque je rentrerai en Amérique, je réunirai un comité composé de Filles de la Liberté. Nous rassemblerons des fonds, nous donnerons des fêtes et nous essaierons de vous aider, monsieur, à rendre à Versailles un peu de ce qu’il a perdu. Vous voudrez bien, n’est-ce pas, accepter notre contribution ? demanda-t-elle avec une soudaine et charmante timidité qui fit sourire le conservateur.

— Comment refuser une offre aussi gracieuse ? Vous pouvez être assurée d’une profonde reconnaissance…

— Je ne vois pas pourquoi, déclara Fontsommes avec une fausse indignation lourde de malice. Le gouvernement des États-Unis n’a jamais payé, que je sache, les importantes dettes de guerre du général Washington ?

— Bah ! Il y a prescription !

Voyant rire les deux hommes, Alexandra fit comme eux bien qu’elle ne fût pas vraiment certaine qu’il n’y eût là qu’une plaisanterie. Cet insupportable gentilhomme s’entendait comme personne à débiter des vérités de l’air le plus innocent du monde.

Le déjeuner qu’ils prirent au Trianon-Palace, proche de la porte de la Reine, fut charmant. Pierre de Nolhac, poète à ses heures, savait enchanter un auditoire. Il venait de faire paraître un livre intitulé Louis XV et Mme de Pompadour qu’il tint à offrir à sa belle visiteuse mais il regagna le château après le café, laissant Fontsommes et Alexandra seuls maîtres des Trianon à la grille desquels les accueillit un gardien déférent tandis que la voiture du duc ramenait Nolhac à ses travaux.

— Laissez-moi à présent vous conduire ! murmura le duc. Vous entrez dans un domaine enchanté peuplé d’ombres qu’il ne faut pas effaroucher.

— Que voulez-vous dire ?

— Que vous devez en cet instant oublier le présent et même qui vous êtes. Il n’y a plus d’Amérique, plus de Mrs Carrington, une jeune femme un peu trop belle et un peu trop sûre d’elle…

— Qui suis-je alors ?

— Une dame de la Cour. Vous êtes… comtesse, ou marquise… Oui, je crois que marquise vous sied. Vous vous sentez émue car c’est la première fois que l’on vous invite à Trianon, rare faveur réservée à ceux dont la reine aime à s’entourer. Et moi j’éprouve une joie profonde à vous conduire auprès d’elle. Vous êtes toute nouvelle à la Cour mais je sais que vous y brillerez…

— Cela veut dire que vous me jugez prête ? fit la jeune femme d’une voix émue.

— Oui. Depuis hier j’en ai la certitude.

— Vraiment ? D’où vous est-elle venue ?

— Je vous le dirai plus tard. Oublions qui nous sommes. Ce soir, Marie-Antoinette donne sa dernière grande fête mais elle ne le sait pas encore. Néanmoins ce sera la plus belle car tout se déroule ici, dans ces jardins à l’anglaise et dans le petit théâtre que vous verrez tout à l’heure. C’est le 21 juin 1784 et la Reine reçoit « chez elle » le roi Gustave III de Suède qui revient d’Italie et visite la France incognito sous le nom de comte de Haga…

— Le roi de Suède ? Cela veut-il dire que M. de Fersen est là ?

— D’autant plus qu’en réalité c’est surtout pour lui que la reine offre cette fête. Elle ne l’a pas vu depuis longtemps car il a dû suivre son roi dans son voyage, alors elle a voulu leur donner à tous deux la joie secrète de ce bal des neiges. Car on dirait, ce soir, qu’il a neigé sur Trianon. Tous les invités sont vêtus de blanc et le coup d’œil est féerique. Les jardins sont éclairés par des lampes couvertes aux reflets si doux que les personnages semblent voltiger au long des allées comme de scintillants fantômes… Là-bas, près de la cascade, on a disposé de grands « transparents » sur lesquels sont peints des herbes, des rochers, des buissons de fleurs qui s’intègrent merveilleusement au paysage. Sur le petit théâtre, la Comédie Italienne et les danseurs de l’Opéra ont donné le Dormeur éveillé de Marmontel avec une musique de Gréry au milieu d’une assemblée de satins, de velours, de dentelles, de plumes et de fleurs blanches sur laquelle scintille une profusion de diamants… Fermez les yeux et vous les verrez !

— Et… la reine ? souffla Alexandra emportée par la magie de l’évocation.

— Ne la voyez-vous pas ? Elle est royalement belle ce soir dans ses grands paniers de satin blanc brodés de lys d’eau argentés dont le cœur est fait de perles. Sur sa tête poudrée, le « Sancy », l’un des plus beaux joyaux de la Couronne, retient des aigrettes… Regardez ! Elle vous sourit…

Comme s’il la menait vraiment vers la souveraine, Jean laissa glisser le bras de la jeune femme pour prendre sa main qu’il éleva et ils s’avancèrent ainsi le long du petit lac où glissaient de grands cygnes semblables à ceux qui paraient ce dernier bal. Et, tout en marchant, Fontsommes continua son incantation dont sa voix chaude faisait la plus douce des musiques. Jamais encore Alexandra n’avait ressenti trouble semblable à celui qu’il éveillait en elle.

Arrivés près d’un vieux banc de pierre moussu, il la fit asseoir et resta debout mais sans lâcher sa main :

— Elle s’est assise ici le jour où elle reçut Fersen qui, pour lui plaire, avait revêtu son brillant uniforme d’officier suédois. L’amour naissait alors entre eux. Une toute jeune reine découvrait les émois du cœur.

— Que se sont-ils dit ?

— Comment savoir avec certitude ? Mais je pense qu’il a dû s’agenouiller devant elle, murmura Jean qui, en même temps, plia le genou, qu’on lui a sans doute permis de poser ses lèvres sur la belle main qu’on lui avait offerte et qu’alors peut-être il a chuchoté les mots qu’il ne pouvait plus retenir…

— Les mots ?… Quels mots ? balbutia la jeune femme de plus en plus troublée.

— Quelle femme ne les devinerait ? Ils sont si simples !… Il suffit de laisser parler le cœur… de dire tout simplement « je vous aime »… Depuis des jours, des nuits – oh, surtout des nuits ! – vous hantez ma pensée et vous faites brûler mon sang… Lorsque vous êtes loin de moi, je ne cesse de vous imaginer et je pense surtout à l’instant où je pourrai enfin vous tenir dans mes bras, fermer vos yeux sous mes baisers avant de prendre vos lèvres… Si j’osais poser ma main sur votre cœur, je suis sûr que je le sentirais battre aussi vite que le mien…

Peu à peu ses mains glissaient sur les bras de la jeune femme et la rapprochaient de lui. Elle put sentir son souffle sur son visage comme le soir où elle l’avait repoussé mais cette fois elle n’en eut pas le courage. Ce fut peut-être la magie du décor, la puissance de l’évocation ou l’ardeur presque douloureuse de cette voix qui priait… Elle le laissa se relever à demi en la serrant contre sa poitrine, se pencher sur sa bouche qu’il caressa doucement, légèrement de ses lèvres avant de l’écraser. Elle se sentait sans forces, inerte, emportée dans une langueur bienheureuse où elle souhaitait se fondre… C’était à la fois terrible et délicieux et ce baiser qui n’en finissait pas lui chavirait l’âme. Mais alors, emporté par le désir, Fontsommes eut un geste malheureux : tandis qu’il prolongeait encore son baiser, l’une de ses mains emprisonna d’une lente caresse le sein de la jeune femme sous lequel le cœur battait la chamade.

Ce fut instantané. Ressuscitant d’un seul coup, Mrs Carrington repoussa l’audacieux avec tant de brusquerie qu’il trouva, au bout du banc, une chute peu glorieuse dont il se releva d’ailleurs vivement pour faire face à une véritable furie :

How dare you ?… Comment osez-vous ?… Vous êtes… vous êtes…

Ne trouvant aucun qualificatif susceptible de traduire son indignation, elle resta un instant debout devant lui, rouge de colère, étouffant presque sous l’impitoyable pression du corset, brandissant son ombrelle dont, finalement, elle lui assena un coup sur la tête en exhalant :

— Je ne veux plus… vous voir ! Vous entendez ?… Plus jamais !… D’ailleurs… dès demain… je rejoindrai… ma tante !…

Virant sur les fins talons de ses bottines de soie, elle s’enfuit en courant aussi vite que le lui permettaient sa robe un peu étroite et ses jupons de dentelles.

Загрузка...