Deuxième partie LE TRAIN

Chapitre V L’EMBARQUEMENT POUR CYTHÈRE

Mélanie descendit de voiture avec autant de précautions que si le sol eut été verglacé. Ce qui aurait mieux valu d’ailleurs car elle se serait méfiée, mais comment imaginer que le tapis rouge qui escaladait les marches et plongeait dans les profondeurs scintillantes de l’église recelait un pli sournois auquel s’accrocha le talon pointu de son soulier de satin blanc ? Du même coup son autre pied se prit dans la robe, ce chef-d’œuvre de Paquin dont Mme Lucille n’avait jamais voulu admettre qu’il était trop long :

— Vous porterez de nombreuses robes à traîne, Mademoiselle, lui avait-elle déclaré sévèrement. L’habitude doit commencer avec celle-ci !

Mélanie n’avait rien contre les traînes. Elle s’accommodait même très bien de celle de son amazone mais cela ne changeait rien au fait que la robe était trop longue et, sans la main ferme de l’oncle Hubert qui allait conduire sa nièce à l’autel, c’eût été bel et bien la catastrophe. Le bon effet que celui produit par une mariée pénétrant dans Sainte-Clotilde à plat ventre ! Sans compter qu’il y avait la tiare familiale que l’on avait eu toutes les peines du monde à amarrer sur sa tête car ses cheveux, fins et soyeux, fraîchement lavés d’ailleurs, repoussaient les épingles après avoir crépité sous le peigne. Aussi Mélanie avait-elle l’impression que le petit diadème de diamants surmonté d’un bouquet de fleurs d’oranger donnait quelque peu de la bande mais elle se retint d’y toucher pour ne pas achever la déroute de l’édifice.

Quelqu’un, heureusement, vint à son secours. La main légère de Johanna, première demoiselle d’honneur, repoussa discrètement trois épingles et la coiffure se trouva consolidée. Alors, prenant une profonde inspiration, Mélanie, redressée de toute sa taille, entama le chemin au bout duquel l’autel scintillait de tous ses cierges plantés au milieu d’une profusion de fleurs blanches et d’asparagus dont les senteurs disputaient l’air ambiant à l’odeur de la cire chaude et aux parfums compliqués des femmes.

Aux grands Orgues, le jeune Charles Tournemire qui avait succédé quatre ans plus tôt à Gabriel Pierné faisait déferler les ondes passionnées d’un choral de César Franck sur l’entrée de la mariée mais, en suivant les deux suisses, rouge et or, si imposants avec leurs bicornes emplumés, leurs gros mollets de coton blanc et leurs hallebardes à poignées de velours rouge, celle-ci pensait qu’elle aurait préféré de beaucoup une cérémonie plus simple et plus intime dans quelque chapelle ou dans l’église de Saint-Servan, par exemple, ou même de Dinard où il n’y avait à cette époque de l’année que les gens du pays… et les marins de l’Askja et, pour la bénédiction, les mains noueuses d’un vieux curé habituées à relever les casiers à homards ou à pêcher la palourde. Puisque, décidément, on passait outre aux volontés de Grand-père, il eût mieux valu le faire dans un endroit qu’il aimait et avec des gens simples comme témoins. Son esprit, dont on ne savait où il errait, eût sans doute pardonné plus facilement…

Derrière le double rempart de ses paupières à demi baissées et de son voile en point d’Alençon, le regard de Mélanie glissa, effleurant des robes de soie ou de velours, des zibelines, des chinchillas et autres pelages rares, des uniformes chamarrés, des sautoirs de perles, des gants de suède aux couleurs tendres et des poignets où les diamants brillaient sous les dentelles et les mousselines. Elle aperçut sa mère mais ne s’y attarda pas car sa toilette la choquait, jouant sur le fait que son beau-père avait disparu, Albine, refusant le deuil, était éblouissante dans un fabuleux enroulement de lamé or et de martre que surmontaient des fusées d’aigrette blonde. Elle se donnait décidément beaucoup de mal pour capter toute la lumière et repousser dans les ténèbres extérieures la petite mariée en « robe Louis XVI avec grands paniers en point d’Alençon et toute bardée de bandes d’hermine ». Il ne lui manquait qu’un bandeau de perles retombant sur les yeux pour ressembler à Madame Sarah Bernhardt dans Théodora et, si Mélanie n’était guère à son avantage, Albine, elle, frisait le ridicule dans sa volonté têtue d’être la véritable reine de la journée en supplantant cette jeune fille de seize ans, gauche et empruntée dans des atours trop écrasants pour être portés avec grâce.

Depuis l’incompréhensible disparition du vieux Timothée, Mélanie avait perdu le peu de confiance en elle qu’il avait réussi à lui insuffler. Sa mère s’était rapidement arrangée pour la reléguer au second plan, gardant même parfois pour elle les bouquets envoyés par Francis sous prétexte que trop de fleurs dans une chambre généreraient la migraine. Une seule fois Mélanie avait réussi à prendre le pas sur elle car l’équitation était un sport trop rude pour la langoureuse Albine alors que sa fille y excellait, et le seul bon souvenir de ces rapides fiançailles dont Mélanie avait tant espéré resterait cette chasse à Cheverny où son courage et sa brillante tenue en selle lui avaient valu les honneurs du pied et où, pour la première fois depuis des semaines, son fiancé avait eu pour elle un regard qui n’était pas de condescendance amusée. Il avait bien changé, en effet, depuis que le sévère regard du vieux monsieur n’était plus là pour le surveiller. Il envoyait des fleurs, certes, mais il ne venait pas souvent, et quand il apparaissait rue Saint-Dominique c’était, la plupart du temps, pour chercher Albine sous le prétexte de courir ensemble les boutiques afin de préparer la corbeille de mariage. Ou alors, ils s’enfermaient tous deux dans le boudoir pour de longs conciliabules où, apparemment, la fiancée n’avait pas sa place.

Cela au point qu’un après-midi Rosa, la cuisinière, était sortie de sa cuisine en sous-sol pour grimper jusque chez la jeune fille, profitant d’une absence de la mère :

— Je suis venue vous dire, Mademoiselle Mélanie, qu’il ne faut pas épouser ce beau jeune homme. Ce n’est pas bien de presser le mariage sous prétexte que Monsieur Timothée n’est plus là et je suis bien sûre que vous ne serez pas heureuse.

— Que puis-je faire d’autre qu’accepter, ma bonne Rosa ? Je dois obéissance à ma mère… et puis j’aime mon fiancé.

— C’est bien ça le chiendent ! Et Monsieur Hubert qui est toujours en l’air !…

— Cela ne changerait rien. C’est moi qui ai demandé à mon grand-père de consentir à ce mariage. Et, croyez-moi, Monsieur Francis est beaucoup plus gentil qu’on ne le pense…

— Dites ça à un cheval et il éclatera de rire ! Enfin, si vous y tenez ! Il n’y a plus qu’à espérer que je me trompe !

Mélanie elle, l’espérait de tout son cœur tandis qu’au bras de l’oncle Hubert elle s’avançait vers cet homme si beau et si merveilleusement élégant qui l’attendait devant l’autel. Il se tenait droit comme une lame d’épée dans son frac noir qui rendait pleine justice à sa silhouette racée, mais sa fiancée aurait juré que ce n’était pas elle qu’il regardait à cet instant où il aurait dû n’avoir d’yeux que pour elle et où leurs mains allaient se joindre pour ne plus se désunir jusqu’à ce que la mort les sépare. Il n’avait pas l’air très heureux…

Personne, pourtant, ne l’obligeait à être là ! Et soudain Mélanie eut une affreuse envie d’éclater en sanglots, de crier, de piétiner le bouquet de fleurs d’oranger et d’orchidées qui encombrait son bras gauche et de se sauver loin de cette église qui ressemblait tellement à un salon. Mais il était trop tard ! Elle ne pouvait plus reculer. D’ailleurs, depuis la veille, elle était mariée devant la loi à Francis de Varennes… Comme s’il avait soudain conscience de ce qui se passait dans le cœur de sa nièce, Hubert posa sur son bras une main qui se voulait encourageante. Elle leva les yeux et sourit à ce visage aimable où elle venait de lire une inquiétude. D’ailleurs tous deux étaient arrivés devant l’autel et Hubert s’écarta doucement, laissant Mélanie auprès de son fiancé dont le léger parfum de vétiver flotta jusqu’à elle, rappelant l’instant mouvementé mais charmant de leur première rencontre. Ils étaient seuls alors et, soudain, Mélanie sentit le courage lui revenir. Tout à l’heure, après la réception qu’ils allaient quitter discrètement, ils seraient seuls à nouveau dans ce train qui les emporterait vers le soleil de Menton où un ami prêtait aux jeunes mariés sa villa pour leur lune de miel, seuls ensuite au bord de la mer bleue et au milieu d’un pays que l’on disait merveilleux. Ce serait à elle, alors, de faire en sorte que leur mariage soit une réussite et leur apporte à tous deux un grand bonheur. Et ce fut d’un geste ferme qu’au moment de l’échange des anneaux elle tendit sa main pour recevoir le premier maillon d’une chaîne qu’elle voulait très douce.

Célébrée par l’abbé Mugnier que son étonnante culture et son grand talent oratoire avaient fait surnommer « l’Aumônier des Lettres françaises » et qui confessait toute la haute société dont il tirait pour ses pauvres de substantiels secours, la cérémonie fut belle. Mélanie en goûta beaucoup la musique sur les ailes de laquelle il lui semblait que son âme s’élevait… mais elle trouva tout de même que c’était un peu long, surtout lorsqu’il fallut subir l’interminable défilé des félicitations.

La réception qui eut lieu rue Saint-Dominique avec un nombre restreint d’invités – eu égard aux circonstances ! – l’ennuya tout autant parce qu’elle ne connaissait presque personne tant sa mère l’avait tenue à l’écart de sa propre vie. Les hommes lui parurent laids et pompeux. Les femmes, bruissantes de papotages, lançaient derrière elle comme des lassos de grandes écharpes de plumes ou de fourrure et voltigeaient à travers les salons, la voilette retroussée sur le nez, en croquant des fruits glacés ou en buvant du champagne. À moins que, s’installant à plusieurs autour d’un guéridon, elles ne s’attaquent franchement à des nourritures plus substantielles – poulardes en chaud-froid, saumon de la Baltique ou foie gras du Périgord – en passant en revue les derniers événements parisiens. On commentait le procès de la fameuse Thérèse Humbert qui avait escroqué des millions grâce à une fameuse histoire d’héritage et le vol spectaculaire des plus belles émeraudes d’un maharajah venu passer quelques jours dans un palace de la rive droite. Leurs compagnons délaissaient un peu la politique pour discourir sur l’Angleterre où les députés des Communes réclamaient une loi sur l’immigration afin de lutter contre un début d’envahissement qui menaçait les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière, mais les unes et les autres se rencontraient pour broder à qui mieux mieux sur le récent départ pour l’Amérique de « Boni » parti tenter de faire entendre raison à une épouse qui avait jugé bon de passer Noël en famille à Rhodes Island sans se soucier de ce qu’en pensait le mari.

— A-t-on idée, aussi, d’épouser un homme dont on sait parfaitement qu’il n’en veut qu’à votre dot ? s’écria la ravissante comtesse de Janzé. Au fond, Boni est bien bon de se donner tant de mal.

— Il ne peut guère faire autrement, répliqua la maîtresse de maison, Anna Gould ; dès avant leurs fiançailles, elle lui a bien laissé entendre que, si elle se jugeait malheureuse, elle demanderait le divorce. Alors il veille sur son compte en banque !

— Quelle horreur ! On ne divorce pas quand la chance a fait de vous une Castellane et que vos enfants descendent des comtes de Provence !…

— Oh, ce n’est pas tant le grand nom qui l’intéressait. Elle était follement amoureuse de Boni. Il faut avouer qu’il y a de quoi. Et de toute façon, elle ne sera jamais autre chose que ce qu’elle est : une petite dinde yankee un peu trop dodue et même pas jolie !

D’où elle se trouvait, c’est-à-dire coincée entre les feuilles de laurier d’un académicien et les moires violettes d’un évêque, Mélanie ne perdait pas une syllabe de la cruelle conversation à laquelle sa mère prenait une part active sans plus se soucier de sa fille. Ce fut l’oncle Hubert qui vint la tirer d’embarras :

— Il est temps que tu remontes te changer, lui glissa-t-il à l’oreille. Le train ne vous attendra pas.

— Où est Francis ?

— On l’a installé dans la chambre de ton père avec son valet. Il se prépare. Vous partez dans une petite demi-heure. Tiens, d’ailleurs, voilà Mlle von Rellnitz qui vient te chercher…

Mélanie suivit Johanna avec empressement. C’en était fini des mondanités, Dieu en soit loué, il n’y aurait bientôt plus personne entre Francis et elle !

— Quelle idée de filer ainsi à l’anglaise ! protesta Johanna tout en aidant son amie à sortir de ses falbalas nuptiaux. Ce n’est pas gentil de planter là vos invités !

— C’est une idée de Francis. Les visites le lendemain de noces l’assomment et il pense qu’un jeune couple doit commencer sans tarder sa vie commune. J’avoue que l’idée m’a enchantée. Et puis la Côte d’Azur…

— Je suis de ton avis : c’est assez séduisant. Mais une nuit de noces dans un train. Au fait, est-ce que ta mère t’a parlé ?

— De quoi ?

— Mais… il me semble qu’au jour du mariage de sa fille une mère se doit de… lui apprendre certaines choses.

— Je sais… mais pas elle. Je crois, vois-tu, que je ne l’intéresse pas beaucoup. D’ailleurs nous n’en avons plus le temps.

— Quelqu’un vous accompagne à la gare ?

— Mon oncle Hubert et aussi M. Dherblay mais j’ignore pourquoi.

— C’est une marque d’intérêt naturelle, il me semble ? Depuis la disparition de ton grand-père, c’est lui qui gère sa fortune et s’occupe de ses affaires ?

— En effet. Grâce à Dieu, mon cher grand-père avait prévu, en dehors de son testament déposé chez son notaire et que l’on ne peut ouvrir à moins d’être sûrs de sa mort, un certain nombre de dispositions au cas où il viendrait à disparaître sans que l’on ait de certitude absolue.

Johanna s’effara :

— Ne me dis pas qu’il pensait être enlevé dans un train ou Dieu sait quoi d’autre ?

— Certainement pas. D’après M. Dherblay, il songeait à l’éventualité d’un naufrage à bord de son yacht. Il est arrivé que l’on retrouve, après plusieurs mois, des marins emportés par la mer. Il aimait tellement naviguer ! Moi aussi d’ailleurs…

— Eh bien, conclut la jeune Autrichienne, à toi les flots bleus de la Méditerranée.

Fräulein et Léonie arrivaient à la rescousse des derniers préparatifs. La gouvernante refoulait mal ses larmes à l’idée de quitter son élève sans grand espoir de la revoir jamais, et même la pensée de son propre mariage qui devait suivre de peu son retour au pays n’arrivait pas à la consoler vraiment.

— Vous êtes si cheune ! s’exclama-t-elle, oubliant que Mélanie n’aimait guère l’entendre parler français. On aurait tû suifre les tésirs de fotre grand-père.

— Peut-être et peut-être pas. Ma mère a raison quand elle soutient que nous avons besoin d’un homme dans la maison. Qui peut savoir si ceux qui s’en sont pris à Grand-père ne s’en prendraient pas à nous ?

— C’est ce qu’elle dit ? fit Johanna. Mais quelle idée ! Vous n’avez rien à voir avec les implications politiques et financières de M. Desprez-Martel. En outre, ton oncle Hubert, le grand chasseur, pouvait venir habiter avec vous en attendant le temps révolu.

— Lui et maman dans la même maison ? Lorsqu’il vient passer, par hasard, quelques jours à Dinard, les portes claquent rapidement.

— De toute façon, il va s’écouler quelques semaines avant que ton époux ne vienne étendre sa protection sur cette maison. Outre que vous pourriez avoir une demeure à vous.

— Je reconnais que tout cela n’est pas très logique, mais la logique et ma mère…

— Et puis cela s’accorde avec le « vœu de ton cœur », comme on dit dans les bons romans. Alors pourquoi chercher midi à quatorze heures, n’est-ce pas ?

Léonie aussi était triste. Elle avait espéré, la coutume étant d’emmener sa femme de chambre, accompagner la nouvelle marquise de Varennes dans son voyage mais Francis avait expliqué qu’il était bien inutile de déplacer du personnel, la maison qui les attendait possédant des serviteurs tout à fait qualifiés. Ainsi Mélanie aurait à son service une gentille Niçoise qui connaissait parfaitement son ouvrage.

Pour la consoler, Mélanie l’embrassa en lui assurant que six ou sept semaines seraient vite passées. Ses adieux à Fräulein furent plus chaleureux encore car elle avait été, sur le tard, une compagne agréable. Elle lui fit donner son adresse en promettant de lui écrire souvent, ajoutant même qu’il n’était pas impossible que plus tard elle aille lui faire visite dans son pays :

— Mon époux adore voyager et moi aussi, dit-elle. Il me fera bien visiter l’Allemagne ?

Enfin, à l’appel discret de l’oncle Hubert, ce fut l’instant du départ. Léonie se chargea du sac de voyage et du nécessaire (les malles étaient déjà parties), Mélanie ne conservant que son grand manchon de skuns qui faisait office de réticule et la petite mallette de ses bijoux. Elle en possédait à présent un certain nombre outre ses perles et la parure offerte par son oncle, Francis ayant fait preuve de générosité dans la corbeille de mariage.

La réception battait encore son plein. Apparemment les invités n’avaient pas l’intention de s’en aller tant qu’il resterait quelque chose sur les buffets. Les rires et les bruits de conversations emplissaient la maison et Mélanie se demanda si sa mère allait seulement penser à lui dire au revoir.

Elle vint, néanmoins, escortée d’Hubert, au moment précis où Francis aidait Mélanie à monter en voiture. Une cape de fourrure jetée sur ses épaules, elle embrassa sa fille avec effusion :

— Sois heureuse, ma chérie ! Je n’ai jamais voulu que ton bonheur et j’espère que tu t’en souviendras !

Puis, serrant dans les siennes les mains de son gendre, elle ajouta :

— Prenez-en bien soin, cher Francis. Soyez doux et patient car ce n’est encore qu’une enfant… Allez, à présent, allez avant que je ne me mette à pleurer ! Je sais bien que c’est naturel pour une mère mais je déteste tellement me donner en spectacle !

Dieu sait pourtant qu’elle semblait s’y entendre et Mélanie, nullement impressionnée, hésita un instant entre applaudir et éclater de rire. Il serait grand temps que sa mère cesse de se prendre pour Madame Sarah Bernhardt. Peut-être d’ailleurs Francis pensait-il la même chose car elle crut saisir dans son regard une petite flamme amusée. Il se pencha à la portière qu’un valet venait de refermer :

— Ne me souhaiterez-vous pas aussi d’être heureux… chère Mère ?

— Chère Mère ? fit Albine tout lyrisme éteint et visiblement interloquée.

— Ne suis-je pas votre gendre ? J’ai désormais le droit de vous donner ce nom affectueux. À moins que vous ne préfériez belle-maman ?… Partons, Sébastien ! Nous allons être en retard !

Les chevaux s’élancèrent cependant qu’Olivier Dherblay, assis près de l’oncle Hubert en face des jeunes mariés, se hâtait de relever la glace car il ne faisait pas chaud. L’image noir et or d’Albine semblable à quelque statue chryséléphantine encadrée par les pierres du grand porche disparut dans la grisaille de ce jour de mars en même temps que celle, pourpre et or, du valet qui l’avait accompagnée. Cette fois, l’enfance de Mélanie était bien terminée. Il lui restait à entamer sa vie de femme…

Mélanie n’avait jamais vu la gare de Paris-Lyon-Méditerranée, plus connue sous le nom de gare de Lyon, ses incursions vers l’est parisien n’ayant jamais outrepassé Notre-Dame. Elle n’avait même jamais mis les pieds au Jardin des Plantes, si beau cependant mais jugé trop populaire. Ses connaissances en matière d’animaux exotiques n’allaient pas plus loin que le Jardin d’Acclimatation du Bois de Boulogne, rendez-vous des landaus, des nurses et autres nannies de la bonne société, dessiné par Alphand ainsi d’ailleurs que le Bois lui-même pour damer le pion au trop célèbre Hyde Park londonien. Il est vrai que le voisinage des Grandes Serres de la ville de Paris permettait aussi l’étude de la botanique…

Elle considéra donc avec respect l’espèce de palais flambant neuf – il n’avait pas tout à fait quatre ans –, élevé par l’architecte Denis à la gloire des amoureux de la Méditerranée, de la Provence ou même simplement, et entre autres, de la ville de Lyon, seconde capitale française. Bâti de pierre blanche autour de grandes arches cintrées et vitrées mais coupées par une longue verrière, le monument soutenait avec un orgueil quasi florentin une sorte de campanile en forme de tulipe encore en bouton de soixante-quatre mètres de haut, qui, par une horloge géante, affichait l’heure au bénéfice de tous les horizons.

L’ensemble offrait une image de sérénité, mais il en allait tout autrement une fois que l’on s’engouffrait sous les hautes voûtes où s’abritaient les douze lignes de chemin de fer dans une odeur de fumée froide et de charbon, un tohu-bohu d’hommes d’équipe en sarraus bleus, de bagagistes dont les petits chariots aux roues ferrées ronflaient avec un bruit d’apocalypse tandis qu’ils se précipitaient en criant « gare ! » – ce qui était d’un grand à-propos ! – et une cohue talonnée par la crainte de manquer son train.

Une fois traversée cette foule bigarrée de femmes, d’enfants hurleurs, de vieillards, de chiens en laisse, de chats dans des paniers, le tout fleurant l’alcool de menthe Ricqlès, la sueur, la poussière, le pipi de chat ou « l’Edelweiss de la Tsarine » de chez Vaissier qui était fort en honneur dans la petite bourgeoisie, tout changeait, tout s’ouvrait, tout s’apaisait : franchi une discrète barrière de fonctionnaires en képis galonnés, on atteignait le quai au long duquel s’étirait, tel un fauve au repos, la silhouette luxueuse du Méditerranée-Express : longs sleepings de teck blond et de cuivre astiqué luisants comme des coffrets de laque encadrant un wagon-restaurant et cernés de fourgons où l’on empilait les malles et autres gros bagages.

Pas de foule agitée sur ce quai des privilégiés mais des femmes voilettées, empanachées, vêtues de velours ou de drap fin, sous des capes, des paletots, des écharpes doublées de fourrures et embaumant l’« Heure bleue » de Guerlain, « Les Quelques fleurs » de Houbigant ou le « Corylopsis du Japon » de chez Piver. Elles s’appuyaient au bras d’hommes habillés à Londres de whipcord ou de corkscrew pour les plus sportifs, de jaquettes sombres avec d’épaisses cravates de soie pour ceux qui savaient qu’un train de luxe n’est rien d’autre au fond qu’un palace sur roues. Certaines voyageaient et tendaient une main finement gantée à une personne de connaissance avec qui elles échangeaient quelques mots.

Debout à l’entrée de chacune des voitures-lits, il y avait un homme en uniforme marron à boutons d’argent dont le col droit, haut boutonné, portait le sigle de la Compagnie internationale des Wagons-Lits. Une casquette plate à visière vernie rappelant un peu celle des officiers de marine le coiffait et il pointait sur un carnet, après les avoir salués courtoisement, les voyageurs qui se présentaient à sa voiture.

Il était, pour l’instant, fort occupé, plusieurs personnes arrivées en même temps se tenant autour de lui.

— C’est notre voiture, soupira Francis avec une pointe d’agacement, mais apparemment nous devons attendre.

Et, sans se soucier de sa jeune épouse, il se mit à parler courses et chevaux avec Hubert en tournant d’ailleurs carrément le dos à Olivier Dherblay dont la présence semblait lui déplaire. Celui-ci s’approcha de Mélanie.

— Je suis heureux de pouvoir vous parler un instant, Madame, fit-il à voix contenue. J’ai essayé vainement pendant la réception mais il était normal que vous fussiez très accaparée.

— Vous avez à me dire quelque chose d’important ?

— Cela peut l’être et d’ailleurs tient en peu de mots : la demeure de votre grand-père doit rester en son état actuel avec tout le personnel en place. Je tiens à ce que vous sachiez qu’elle est à votre entière disposition… au cas où vous souhaiteriez l’habiter.

— C’est gentil de me l’apprendre mais je ne suis pas certaine que mon époux s’y plairait beaucoup…

— Aussi n’est-il pas question de lui mais de vous seule. Monsieur Desprez-Martel a ajouté cette disposition à ses instructions « en cas d’absence prolongée » au lendemain de vos fiançailles.

— Comment a-t-il pu penser que je souhaiterais vivre sans M. de Varennes ?

— Il ne le pensait pas, Madame, mais je vous rappelle que vous ne deviez vous marier qu’après une année révolue. J’ai cru bon cependant de vous faire savoir cela !

S’inclinant froidement, il s’écarta de quelques pas. D’ailleurs Francis cherchait sa femme :

— Venez, ma chère ! je crois que l’on va enfin s’occuper de nous !… Marquis et marquise de Varennes, ajouta-t-il avec hauteur à l’adresse du « conducteur(8) » ! Nous avons attendu, il me semble !

Celui-ci esquissa un sourire que Mélanie jugea charmant. Il pouvait avoir une trentaine d’années et son visage, strictement rasé, éclairé par des yeux clairs, était ouvert et sympathique :

— Veuillez accepter les excuses de la Compagnie, monsieur le Marquis, mais nous devons impérativement nous occuper de nos voyageurs au fur et à mesure de leur arrivée…

— Sans doute, mais il me semble que vous vous êtes laissé accaparer par ce couple de bourgeois âgés plus qu’il n’aurait convenu ? Comment vous appelez-vous ?

Le ton cassant de son mari choqua Mélanie. Se pouvait-il que son chevalier sans peur et sans reproche pût se montrer désagréable avec les gens appelés à le servir ? Mais le conducteur ne s’en émut pas, il devait en avoir vu d’autres :

— Je m’appelle Bault, monsieur le Marquis, Pierre Bault pour vous servir comme je me suis efforcé de servir ce couple âgé, le prince et la princesse Pignatelli à qui, outre qu’ils sont arrivés peu avant vous, je devais, il me semble, l’hommage du respect ? Si madame la Marquise veut bien monter, son compartiment porte le numéro 15.

— Et le mien ? demanda Francis.

— Le 14 ! Le porteur va monter vos bagages… et si vous voulez bien m’excuser ?

En effet, une nouvelle et fracassante arrivée venait d’attirer son attention : escortée de cinq ou six messieurs élégants mais d’un certain âge et suivie d’une femme de chambre pliant sous le poids d’une mallette et d’une infinité de châles et de couvertures, une femme de type espagnol et d’une extraordinaire beauté s’avançait les bras chargés d’une gerbe de roses d’un rouge sanglant. Entre les replis fastueux d’une belle quantité de renards noirs et le bord du grand chapeau, noir lui aussi mais chargé de plumes d’autruche pourpres, son visage pâle, dont la bouche sensuellement ourlée était du même rouge que ses fleurs, semblait dévoré par deux yeux immenses, d’un noir de jais. Elle ne souriait pas à sa cour d’admirateurs et semblait même les traiter avec une certaine désinvolture, laissant peser sur choses et gens un regard d’un souverain dédain.

Des chuchotements s’élevaient sur son passage et Mélanie, arrêtée dans son mouvement de monter en voiture, en saisit un ou deux :

— C’est Lolita Fernandez, la nouvelle danseuse des Folies-Bergère !… Quelle allure elle a !… Une vraie panthère !… On dit qu’Otéro la trouve gênante !

Comme la nouvelle venue piquait droit sur Pierre Bault, Francis, avec une hâte soudaine, pressa Mélanie :

— Allons, montez, ma chère, sinon cette femme va nous marcher sur les pieds !

Embrassant hâtivement son oncle, la nouvelle marquise tendit une main à Olivier Dherblay en le remerciant des soins qu’il prenait des biens de son grand-père, puis se laissa mener dans le couloir vitré et couvert d’une épaisse moquette sur lequel ouvraient les portes des compartiments.

— Voilà le vôtre, dit Francis en ouvrant devant sa femme un battant d’acajou timbré d’un chiffre de cuivre brillant. Je suis votre voisin immédiat et j’espère que vous n’aurez pas peur.

— Vous devriez savoir qu’il est difficile de me faire peur, répliqua-t-elle un peu nerveusement. – Puis elle ne put s’empêcher d’ajouter – : Je croyais que ces sleepings étaient à deux places en première classe ?

— Vous avez tout à fait raison. Néanmoins, je pense qu’il serait peu agréable pour vous de commencer dans un train notre vie intime surtout après une journée harassante. Demain soir nous pourrons jouir d’un cadre véritablement enchanteur et ce sera beaucoup mieux.

Comme d’habitude lorsqu’il lui souriait, Mélanie se sentit fondre et lui rendit son sourire.

— Je pense, en effet, que ce sera mieux…

— Bien. À présent je vais vous laisser prendre un peu de repos puis je viendrai vous chercher pour dîner au wagon-restaurant. Vous verrez, c’est très agréable et la cuisine est excellente.

— Quelle chance ! Je n’ai presque rien mangé depuis ce matin et j’avoue que je meurs de faim.

— Moi aussi. Et j’aime qu’une jolie femme ait de l’appétit.

Le couloir s’emplissait des échos d’une voix rauque et franchement agressive où roulaient tous les cailloux du Guadalquivir. Mlle Lolita, qui avait entraîné le conducteur du sleeping dans son tourbillon, entendait choisir son compartiment. Aussi Pierre Bault avait-il fort à faire pour lui expliquer, sans manquer à la courtoisie et sans se départir de son calme, que c’était tout à fait impossible, toutes les autres cabines étant déjà attribuées et occupées.

— Yé né veux pas être sour les roues. Ça va trépigner toute la nouit et yé né pourrai pas dormir. Faites quelque chose !

— Malheureusement je ne peux rien pour vous, Madame… à moins qu’un voyageur ne consente à faire un échange ?

— Échange ? Très bien, l’échange ! Faites ça !

Avec un bel ensemble, toutes les portes d’acajou se fermèrent. Francis en fit autant après avoir tiré Mélanie en arrière mais se disposa à ressortir :

— Vous n’allez pas lui proposer votre chambre, au moins ? s’écria Mélanie alarmée à la pensée d’avoir pour voisine cette tempête noir et rouge.

— Vous êtes folle ? Bien sur que non, mais je vais voir si je peux aider ce malheureux à s’en tirer. Il a l’air tellement godiche !

— Ce n’est pas du tout l’effet qu’il m’a produit et je le crois très capable de s’en sortir tout seul ! Écoutez plutôt !

Le tapage se calmait en effet. On n’entendait plus qu’un bruit normal de conversation avec, parfois, une parole plus haute qui ressemblait au miaulement d’une chatte en colère mais, quand Francis ouvrit la porte, il n’y avait plus personne dans le couloir que le conducteur qui allait reprendre son poste au bas des marches de fer. Il le suivit pour saluer une dernière fois ceux qui les avaient accompagnés et qui, stoïques, attendaient dans le courant d’air du quai le départ du train. Il les engagea vivement à rentrer. Le jour qui avait été gris depuis le matin se chargeait de brouillard au point que, déjà, dans la gare, des lampes s’allumaient. Hubert et Dherblay acceptèrent et, après un dernier salut à Mélanie qui leur sourit derrière la vitre de sa fenêtre, ils s’éloignèrent d’un pas accordé. Il n’y avait plus grand monde sur le quai et cependant Pierre Bault ne bougeait pas.

— Le train part dans cinq minutes, fit observer Varennes. Il y a des voyageurs en retard ?

— Un seul et cela m’étonne car il est toujours l’exactitude même… D’ailleurs, le voilà !

Un homme, en effet, accourait de toute la vitesse de ses longues jambes, maintenant son chapeau enfoncé sur sa tête, un paletot jeté sur une épaule et un sac de cuir à la main. Il était temps : les employés refermaient les portières et, déjà, le long coup de sifflet du chef de gare se faisait entendre aussitôt suivi du grincement des essieux. Remonté sur le marchepied, le contrôleur se pencha pour assurer l’équilibre du nouveau venu qui sautait en voltige :

— Juste à temps cette fois, Monsieur Laurens !

— Vous savez très bien, mon cher Pierre, que je ne manque jamais un train ! Mais j’avoue que, cette fois, c’était à un cheveu ! Mon compartiment ?

— Toujours le même : le numéro 7 !

— Alors ne m’accompagnez pas : je connais le chemin !

Et traînant son sac après lui, il s’engouffra dans le couloir cependant que le train, lâchant des jets de vapeur, s’ébranlait. Avec un coup d’œil de dédain pour le complet de tweed beige fatigué, le chapeau de même tissu au bord légèrement gondolé, la cravate de laine tricotée et les brodequins de cuir marron du nouveau venu, Francis, en route pour son propre compartiment, se tourna vers le conducteur qui le suivait :

— Drôle de personnage ! Qui est-ce ?

— Un peintre, monsieur le Marquis… et un habitué.

— Cela prouve qu’il y a des peintres qui réussissent. Puis-je savoir son nom ?

— Il n’en fait pas mystère. Il se nomme Antoine Laurens.

— Connais pas ! Faites-moi donc apporter une fine à l’eau, s’il vous plaît ! Rien de plus éprouvant que le jour du mariage !

— Tout de suite. Madame la Marquise ne souhaite pas se rafraîchir elle aussi ?

— Allez le lui demander mais cela m’étonnerait. Madame la Marquise a surtout faim et elle attend le dîner avec impatience !

— Je veillerai avec le maître d’hôtel à ce que sa table lui convienne…


Avec une lenteur majestueuse, le Méditerranée-Express commence à glisser sur son double fil d’acier. C’est comme le début d’une valse où, après un appel des cuivres, les cordes entraînent l’orchestre sur un rythme à peine souligné en sourdine par des timbales. Le chant qu’elles entament va en s’amplifiant cependant que la cadence des percussions se fait plus ample. Lente d’abord, la valse s’envole comme une clameur de victoire. Le train entame la longue course qui, en quinze heures, va le mener jusqu’aux jardins ensoleillés de la Riviera.

Assise auprès d’une fenêtre encadrée de cuivre, Mélanie regarde défiler les quais, les voies, les aiguillages comme si c’était son premier voyage en chemin de fer. Quittant les lumières de la gare, le train longe, de haut, un quartier pauvre où des lampes à pétrole commencent à s’allumer derrière des brise-bise souvent gris. Le soir tombe et le brouillard, aggravé par la fumée que crache la grosse locomotive, accuse la tristesse de ces rues mal éclairées qui suent la misère, la vraie, celle que Mlle Desprez-Martel ne connaît que par ouï-dire. Ce qu’elle en sait tient dans la piécette qu’à la sortie de la grand-messe de Sainte-Clotilde sa mère lui remettait pour la donner à un mendiant, toujours le même. Mais ce soir, ce qu’elle a vu la gêne car, pour la première fois, elle sent qu’elle fait partie des privilégiés. Pour ne plus voir, elle ferme les yeux et se laisse emporter par la fatigue de cette journée harassante. Lorsque Francis vint la chercher pour l’emmener dîner, il eut quelque peine à la réveiller. Quand elle parvint à les ouvrir, ses yeux embués de sommeil le firent sourire :

— Eh bien ? Je croyais que vous mouriez de faim…

— C’est toujours vrai. Accordez-moi un instant et je vous suis.

Le wagon-restaurant offrait un confort et même un luxe que lui eût enviés plus d’une maison de bonne réputation. Plafond peint de fleurs et de rinceaux, sièges et rideaux de velours grenat, moquette épaisse reproduisant les fleurs du plafond, nappes damassées, verrerie fine et couverts d’argent sans oublier un piquet de fleurs sur chaque table et l’éclairage adouci par des abat-jour de soie rose pour les petites lampes et par des vasques d’opaline au plafond.

Il y avait déjà beaucoup de monde quand le jeune couple y pénétra mais, guidée par un maître d’hôtel prévenant, Mélanie put gagner une table située près d’une vitre et juste un peu plus fleurie que les autres sans se sentir trop gênée par les regards qui se tournèrent vers elle tandis qu’elle traversait la voiture. Il y avait en effet beaucoup de monde et du plus élégant, à de rares exceptions près. Les chapeaux des dames garnis de tulle, de velours, de fourrure, parfois de pierres fines et surtout de plumes, faisaient assaut d’originalité cependant que leurs parfums se mêlaient sans trop les tuer, heureusement, aux odeurs roboratives venues des cuisines.

Francis serra quelques mains, s’inclina sur d’autres et finalement vint s’asseoir en face de sa femme déjà occupée à consulter le menu qui était fort convenable : consommé de volaille, sole Colbert, contrefilet Richelieu accompagné d’une macédoine de légumes, poularde rôtie et salade, fromages et tarte aux poires… Voyant se dilater les narines de sa jeune épouse, il se mit à rire :

— Pensez-vous avoir assez d’appétit pour tout cela ?

— Bien sûr ! J’ai vraiment très faim ! Et puis… je voudrais boire du vin de Champagne.

— Il me semble que cela s’impose, ce soir !

Lorsqu’on les eut servis, ils burent gaiement à leur bonheur et, durant tout le repas, gardèrent le ton aimable et souriant du badinage. Francis raconta quelques-uns de ses nombreux voyages et Mélanie l’écoutait avec plaisir.

— Comptez-vous voyager encore beaucoup ? demanda-t-elle en picorant sa salade.

— Je l’espère bien. Partir est, selon moi, une des joies de l’existence. C’est toujours une porte ouverte sur l’inconnu que l’on découvre à cet instant.

— C’est tout à fait ce que je pense. Mais à présent vous m’emmènerez, j’espère ?

— Cela va sans dire !

Mais aussitôt il parla d’autre chose et Mélanie ne remarqua pas l’imperceptible hésitation qu’il avait mise à lui répondre. Revigorée par son repas, elle s’intéressait aux autres dîneurs. Elle constata l’absence de la danseuse espagnole tout en pensant qu’elle comptait sans doute dîner au second service à moins qu’elle n’en exigeât un pour elle toute seule. En revanche, elle remarqua le peintre, peut-être parce que son vieux costume beige tranchait outrageusement sur les costumes sombres, les cols glacés et les cravates de soie piquées d’une perle ou parfois même d’un diamant, mais cette différence de tenue ne semblait pas le troubler le moins du monde : un journal plié et appuyé à la petite lampe de sa table, il lisait tranquillement sans pour autant perdre une bouchée. Néanmoins, Mélanie nota les attentions du maître d’hôtel pour ce personnage insolite et l’espèce de respect avec lequel il tint à lui verser lui-même les premières gouttes d’une bouteille qu’un serveur avait apportée religieusement couchée dans un panier d’osier.

L’inconnu releva la tête alors pour goûter le vin et échanger quelques mots avec l’hôte du wagon, et Mélanie pensa qu’elle n’avait jamais vu un homme aussi extraordinaire. Il n’était pas beau et d’ailleurs comment aurait-il pu l’être avec ce nez fort – aux narines sensibles cependant ! –, cette grande bouche dont le sourire semblait se complaire dans une douce ironie, ces yeux sans couleur définie mais vifs et joyeux et cette peau tannée, creusée de petites rides, qui contrastait si fort avec d’épais cheveux d’un blond foncé tirant un peu sur le roux, ou bien était-ce le reflet rose de l’abat-jour ? Se penchant vers son mari, elle murmura :

— Il y a là un homme extraordinaire. Vous qui connaissez la Terre entière, vous devriez savoir qui il est ? Il ne ressemble à personne.

— On ressemble toujours à quelqu’un, plus ou moins…, dit Francis en se détournant légèrement pour suivre la direction de son regard. Ah, je vois ! C’est ce rustre qui vous intéresse ? Je n’arrive pas à comprendre comment on l’accepte ici dans cette tenue.

— Non seulement on l’accepte mais il semble même avoir ses habitudes si j’en juge à l’attitude du maître d’hôtel. Et, si je comprends bien, vous le connaissez ?

— Ne mélangeons pas tout ! Je ne le connais pas mais je sais qui il est. Vous devriez saisir la nuance.

— Soyez sûr que je la saisis tout à fait. Eh bien, qui est-il ?

— Un quelconque barbouilleur. Enfin, ce qu’il est convenu d’appeler un peintre. Tout ce que j’en sais est qu’il s’appelle Antoine Laurens mais ne m’en demandez pas plus ! C’est tout ce que le conducteur a consenti à m’en dire quand il a pris, tout à l’heure, le train au vol.

— Mon grand-père connaissait et appréciait les peintres actuels mais il ne m’a jamais parlé de celui-là. Est-il connu ?

— Comment voulez-vous que je le sache, ma pauvre enfant ? Je ne fréquente pas du tout cette race-là, un ramassis de gens qui meurent de faim à ma connaissance. Cela n’a pas l’air d’être le cas de celui-là et on ne peut que l’en féliciter. Voulez-vous du café ?

— Non… non merci !

Le dîner s’achevait et les exigences du deuxième service empêchaient que l’on s’attardât à table. Mélanie et Francis regagnèrent leur voiture mais, quand la jeune femme passa auprès de lui, le peintre leva brusquement les yeux et les planta droit dans les siens en même temps qu’il ébauchait un sourire. Elle se sentit rougir et accéléra le pas. Quelle insolence d’oser la dévisager ainsi ! Et surtout avec cette expression amusée ! Était-elle donc ridicule, ou gauche ? C’était, de toute façon, plutôt désagréable… Francis, occupé à échanger quelques mots avec un homme à monocle, n’avait rien vu. Il allait peut-être se décider à présenter le personnage à sa femme quand il s’aperçut qu’elle avait disparu.

— Eh bien, où courez-vous si vite ! fit-il quand il l’eut rejointe. Je comptais vous présenter le baron Snoy.

— Ce sera pour une autre fois. J’ai eu mon compte de présentations et de saluts pour la journée…

Adossée à la paroi de son compartiment, elle regardait droit devant elle une vitre derrière laquelle on ne voyait strictement rien. Le train, depuis un moment déjà, s’enfonçait dans la nuit et l’éclairage intérieur du wagon empêchait de distinguer la campagne. C’était son reflet et celui de Francis qu’elle observait et auprès de sa longue silhouette, elle se jugea inélégante. Sa mère, décidément, semblait tenir à ce qu’elle parût le double de son âge et ce tailleur beige garni de skuns qu’Albine avait choisi pour le voyage de noces l’engonçait et lui donnait l’air d’une petite vieille. Elle ne parvenait pas à comprendre comment une maison qui habillait si bien sa mère pouvait accepter que l’on choisît pour une jeune femme de seize ans des modèles pour bourgeoise enrichie de quarante ! En outre, poussée par son bel appétit, Mélanie avait trop mangé et elle étouffait un peu dans son corset, cet instrument de torture dans lequel, chez les couturiers, on vous fourrait de force dès l’instant où l’on était destinée à devenir une dame. Elle était si mince et sa taille si fine qu’elle aurait pu s’en passer. D’habitude cet outil de torture ne la gênait pas trop mais ce n’était visiblement pas fait pour supporter des repas trop copieux. Il fallait s’en débarrasser au plus vite…

— Eh bien, soupira-t-elle, je crois qu’il est temps d’aller dormir et, puisque me voici arrivée, je vous souhaite une bonne nuit !

Elle lui tendit sa main, ce qui le fit sourire.

— Ne m’embrassez-vous pas ? Cela se fait entre époux.

À nouveau elle rougit un peu car elle avait pensé que, les effusions nuptiales étant remises au lendemain, ce signe d’intimité ne s’imposait pas. Mais s’il y tenait… Se haussant un peu, elle posa sur la joue de son mari un baiser léger :

— Voilà ! Bonsoir Francis !

— C’est tout ?

Interloquée, elle le regarda avec des yeux ronds : que voulait-il de plus ? Depuis qu’ils étaient fiancés, il avait coutume de poser un baiser sur son front tandis qu’elle effleurait de ses lèvres sa joue bien rasée chaque fois qu’ils se disaient bonjour ou au revoir. Il n’avait jamais essayé de l’embrasser comme elle l’avait vu faire à Dinard avec la belle rousse et elle se voyait mal lui sautant au cou et l’embrassant à bouche-que-veux-tu :

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire ?

— Vraiment ?

— Vraiment !

— Alors, je vous expliquerai demain soir comment il convient qu’une jeune épousée se comporte avec son mari. Le lieu est vraiment trop mal choisi pour une leçon de choses…

Il prit sa main, posa sur le poignet un baiser un peu appuyé, puis, s’inclinant avec grâce :

— Je vous souhaite une bonne nuit, chère marquise !

De sa main libre, il ouvrit la porte du compartiment, laissa passer Mélanie puis, avant de refermer :

— Si vous avez besoin de la moindre des choses…

— Oui ?

— N’hésitez pas à appeler le conducteur. Il est là pour vous servir en tout ce que vous pourriez désirer. À demain, chère Mélanie. Cet homme vous dira à quelle heure il faudra vous réveiller pour que nous puissions, aux environs de Marseille, prendre ensemble notre petit déjeuner.

La porte se referma sur son sourire et Mélanie se retrouva seule dans le compartiment qu’elle n’avait pas vraiment regardé au moment du départ. Avec ses velours frappés, ses gainages de cuir, ses miroirs, ses rideaux alourdis de passementeries, ses bois précieux et ses tulipes de cristal qui renfermaient l’éclairage au gaz, il ressemblait à l’intérieur d’un coffret à bijoux. Grâce au chauffage à la vapeur il y régnait une douce chaleur. La jeune femme remarqua néanmoins que la banquette était transformée en un lit confortable sur lequel une main d’artiste avait disposé sa chemise de nuit.

Elle regarda cette pièce de lingerie avec une certaine rancune. Pour une fois, on l’avait laissée la choisir elle-même en vue de cette nuit qui devait être la plus importante de sa vie. C’était une chose ravissante et diaphane, faite d’un fin linon blanc garni de dentelles de Valenciennes soulignées de minces rubans de satin bleu pâle jouant à cache-cache à travers des trou-trous. Dommage de s’en servir pour dormir seule dans une couchette pas tout à fait aussi grande qu’un lit de moniale ! Aussi Mélanie replia-t-elle soigneusement la chemise qu’elle rangea dans son nécessaire. Pour le peu d’heures qu’elle avait à passer dans ce train, sa chemise de jour et un jupon seraient amplement suffisants.

Elle commençait à se déshabiller quand elle pensa soudain que c’était idiot d’aller se coucher si tôt car, en fait, elle n’avait pas du tout sommeil. Que faire alors ?

Explorant les bagages à main que Léonie lui avait préparés, elle constata qu’ils ne contenaient pas le moindre livre ni la plus insignifiante revue. Comment, en effet, la brave femme aurait-elle pu imaginer que sa jeune maîtresse passerait sa nuit de noces dans la solitude ? On ne pouvait pas vraiment l’incriminer.

L’idée vint alors à Mélanie d’appeler son époux à son secours. Comme tout homme évolué digne de ce nom, Francis avait dû bourrer son sac de journaux. Il en aurait bien un à lui prêter…

Remettant les chaussures qu’elle avait déjà retirées ainsi que la veste de son tailleur, elle s’assura dans une glace que sa coiffure n’avait pas trop souffert quand elle avait ôté son chapeau et ouvrit doucement sa porte en espérant que personne ne se trouverait dans le couloir.

Or, au moment précis où elle poussait le battant d’acajou, celui du compartiment voisin s’ouvrait d’un mouvement égal. Apparemment Francis allait sortir. Alors Mélanie, pour qu’il ne s’imaginât pas qu’elle souhaitait l’épier, referma sa porte. Sans doute le jeune homme manquait-il de cigares et allait-il en chercher au wagon-restaurant ? À moins qu’il n’eût envie de rejoindre, pour un dernier verre, l’un de ces personnages qu’il avait rencontrés ? Mais elle ne le vit pas passer devant l’embrasure de la porte qu’elle maintenait légèrement entrouverte. Au contraire, lorsqu’elle risqua de nouveau un regard, elle aperçut son mari, au bout du couloir, devant le dernier compartiment. Un coup d’œil rapide pour s’assurer que personne n’arrivait et, sans même frapper, Francis entra chez la danseuse espagnole. La porte, en s’ouvrant, libéra un éclat de voix.

— Chérrri ! Te voilà tout de même !

Mélanie n’entendit plus rien car le panneau d’acajou amortissait bien les bruits mais c’était, hélas, plus que suffisant !…

Les jambes fauchées, elle revint s’asseoir sur sa couchette pour essayer de mettre un peu d’ordre dans les idées qui se bousculaient dans sa tête. L’une s’imposait, insupportable : cette femme appelait son époux « Chéri » et, de toute évidence, elle l’attendait. C’était à cause de cela qu’elle n’avait pas paru au wagon-restaurant… Quant à Francis, débarrassé d’une épouse qu’il croyait endormie, il profitait pour la rejoindre de ce que le second service avait en partie vidé le sleeping. Elle ne pouvait être que sa maîtresse et une maîtresse qu’il devait aimer follement pour avoir osé, au soir même de ses noces, la faire voyager non seulement dans le même train mais dans le même wagon ! Quel beau présent à faire à une femme que lui offrir sa nuit nuptiale en hommage ?

En retraçant, sur le fond de sa mémoire, le beau visage de la danseuse, sa silhouette souple et la foule des hommes qui l’entouraient à la gare, Mélanie pensa qu’elle était incapable de lutter contre une telle rivale mais cette humilité ne rendait sa blessure que plus cuisante. Francis s’était moqué d’elle en disant qu’il l’aimait. Seule sa fortune l’intéressait…

Une colère soudaine la remit debout. Il n’était pas possible qu’elle se laisse ridiculiser de la sorte. Il fallait faire quelque chose ! Quoi ? Elle ne le savait pas très bien, mais Francis devait sortir de ce compartiment. Alors, aussi vite que le permettait le balancement du train, elle courut vers cette porte mais, au moment où elle allait l’atteindre, un serveur apparut à l’autre extrémité du wagon portant sur un plateau un seau à champagne et des flûtes en cristal.

Comme il venait vers elle, Mélanie alla jusqu’au bout de la voiture et se tapit dans le renfoncement de la portière. Si l’homme gagnait le sleeping suivant, elle ferait semblant de regarder au-dehors mais il s’arrêta devant la porte de la danseuse, frappa, et ayant reçu la permission, entra sans refermer derrière lui. Mélanie entendit :

— Du champagne ! Tu y as pensé !… Oh, mon amour, cette nuit va être la plus belle de notre vie. Et tellement excitante !

— Folle que tu es ! Nous en aurons d’autres.

— Ce ne sera pas pareil ! Celle-là est… unique !

Lorsque le serveur s’éloigna, Mélanie demeura accrochée à cette paroi de bois derrière laquelle l’homme qui, le matin même, jurait de l’aimer jusqu’à la mort caressait une autre femme. Sa colère tomba d’un seul coup, laissant place à une immense fatigue, et ce fut en se cramponnant à la barre de cuivre des fenêtres qu’elle réussit à retourner vers ce qui devenait un refuge. Mais alors, le conducteur revenu s’asseoir sur le siège qui lui était réservé au bout du couloir l’aperçut et se précipita :

— Qu’avez-vous, Madame ? Vous tenez à peine sur vos jambes ! Vous êtes souffrante ?

— Non… non, ce n’est rien ! Un peu de fatigue.

— Vous êtes toute blanche ! Il faut vous coucher ! Je vais appeler votre mari.

Il allait frapper à la porte de Francis mais elle le retint en le suppliant de n’en rien faire. C’était stupide de déranger M. de Varennes, fatigué lui aussi, alors qu’un peu de sommeil…

Avec beaucoup de douceur et de sollicitude, Pierre Bault la guida jusqu’à son lit où il la fit asseoir.

— Décidément vous êtes trop pâle. Laissez-moi appeler un médecin. Je sais qu’il y en a un dans la voiture voisine.

— Non, non ! C’est inutile. Cette petite faiblesse va passer très vite. Je me sens surtout très lasse.

— Je vais au moins vous chercher quelque chose de chaud. Vos mains sont glacées… Et vous tremblez.

— Je veux bien. C’est vrai que j’ai froid…

Il la fit s’étendre sur la couchette, l’enveloppa d’une couverture, baissa la lumière et sortit en refermant la porte. Mais aussitôt Mélanie l’entendit frapper chez Francis et eut un sourire amer. Ce serait bien étonnant s’il obtenait une réponse. Là où il était, le beau marquis de Varennes ne risquait pas de l’entendre. Le bruit cessa bientôt d’ailleurs.

Alors, Mélanie se sentit soudain envahie par toutes les forces du désespoir et de la solitude… Que faisait-elle dans ce train de luxe ? Vers quoi se laissait-elle entraîner par un homme capable d’emmener sa maîtresse en voyage de noces et que pouvait-elle attendre encore de lui ? De l’indifférence ? Des mensonges ? Un abandon de plus en plus cruel ? Tout ce qui l’entourait, le cadre luxueux et douillet, le roulement cadencé du train lancé à pleine vitesse lui firent l’effet d’autant de pièges auxquels il fallait échapper à tout prix ! Ce qu’elle voulait à présent, c’était se sauver, s’en aller loin. Assez pour être sûre de ne plus jamais revoir ce Francis trop séduisant dont elle s’était entichée de façon si absurde ; c’était quitter ce train menteur !

Rejetant sa couverture, elle sortit de nouveau. Le couloir était vide, éclairé faiblement par les lumières en veilleuse. Il fallait en profiter pour s’en aller. Ce devait être possible car le train ralentissait. Peut-être allait-il s’arrêter comme tout à l’heure dans cette gare dont elle n’avait même pas vu le nom, étant toute au charme du moment présent ?

Elle atteignit la portière et s’y agrippa, pensant qu’il fallait profiter de cette vitesse réduite pour sauter en bas. L’idée qu’elle commettait une imprudence, qu’elle risquait de se blesser ou même de se tuer ne l’arrêta pas car elle était au-delà de tout raisonnement sensé, poussée hors d’elle-même par cette brûlure intolérable que lui infligeait la trahison de Francis. Elle allait descendre ! Le vent de la course la porterait un peu et là déposerait n’importe où, dans une prairie ou un bois, mais là où personne ne la retrouverait, et ce serait une bonne chose puisque personne ne l’aimait.

La pensée de son grand-père l’effleura. Lui aussi était descendu d’un train au cœur de la nuit et on ne l’avait pas retrouvé. Peut-être qu’elle allait le rejoindre, qu’il était tout près ? Elle ouvrit la portière…

Un vent violent lui fouetta le visage, dénoua ses cheveux. Elle sentit la fraîcheur d’une pluie fine mêlée à l’odeur de la campagne mouillée et à celle de la fumée. Devant elle, la nuit se ouatait de nuages gris et, là-bas, une petite lumière qui ressemblait à une étoile avait l’air de lui faire signe. Des larmes jaillirent inondant son visage :

— Je viens, Grand-père, sanglota-t-elle, je viens !

Ses deux mains lâchèrent ensemble les barres d’appui. Elle entendit vaguement un juron et un bruit de vaisselle cassée mais, à l’instant où elle s’élançait, elle se sentit retenue, ceinturée fermement, ramenée en arrière tandis qu’avec un claquement la portière se refermait. Et puis il y eut une impression d’étouffement – ce maudit corset sans doute qu’elle n’avait pas pris le temps d’enlever ! – et Mélanie, perdant toute conscience de l’endroit où elle se trouvait, s’évanouit pour la première fois de sa vie.

La conscience lui revint très lentement avec une délicieuse sensation de délivrance qui lui fit penser qu’elle devait être morte. Néanmoins, du fond de ses brumes si moelleuses, elle percevait des sons qui n’avaient pas grand-chose à voir avec les chœurs célestes. Cela ressemblait à des voix d’hommes… De deux hommes qui dialoguaient.

— On peut dire que tu es arrivé à temps, Pierre ! Tu crois qu’elle a voulu se tuer ?

— Que pouvait-elle faire d’autre devant cette portière ouverte ?

— Tu as bien failli partir avec elle. Quand je suis sorti en entendant ton plateau qui dégringolait, j’ai cru qu’elle allait t’entraîner.

— Si vous n’aviez pas fermé la portière, Monsieur Antoine, cela n’avait rien d’impossible. Elle est plus forte qu’on ne le dirait. Pauvre petite ! Si jeune et en être déjà là ! Vous savez qu’elle s’est mariée aujourd’hui ?

— Je sais. C’est la petite Desprez-Martel ! J’ai vu son mariage dans le journal. Mais où est le mari ?

— C’est là le problème. Il a choisi de passer la nuit avec Lolita, la danseuse des Folies-Bergère…

— Qu’est-ce que tu dis ? Il passe sa nuit de noces avec une autre ? Et dans le même train ?

— À quatre compartiments. Ne me demandez pas ce que j’en pense, je n’ai pas le droit de porter de jugement sur les voyageurs qui me sont confiés par la Compagnie. Mais je vous avoue que j’ai tout de même envie de le prévenir…

— Ne faites pas cela !

Galvanisée par ce que ces mots impliquaient, Mélanie venait de surgir brusquement de ses agréables brumes et se dressait à présent assise sur la couchette où on l’avait étendue.

— Je vous en supplie ! pria-t-elle. Ne prévenez pas M. de Varennes. Je ne veux pas le voir. Je ne veux plus jamais le voir.

— C’est pour ça que vous vouliez vous jeter par la portière ?

Sans vraie surprise, elle vit que son second interlocuteur était le peintre Antoine Laurens. Assis à l’extrême bord du lit étroit, la tête un peu penchée sur le côté, il la regardait avec une attention qui excluait toute idée de vulgaire curiosité. Il y avait même de l’amitié dans ses yeux d’un bleu foncé pailleté de petits points brillants.

— Je ne voulais pas me jeter sur la voie, dit-elle calmement. Je voulais seulement descendre…

— Descendre d’un train roulant à soixante-cinq kilomètres à l’heure ? s’exclama le conducteur. Mais c’est impossible !

Mélanie lui dédia un regard d’une parfaite ingénuité.

— Vous croyez ? Cela paraissait si facile… Il me semblait qu’il n’y avait qu’à se laisser porter par le vent et être déposé… où il lui plairait.

Le peintre éclata de rire et Mélanie pensa qu’elle n’avait jamais entendu un rire aussi gai… sauf peut-être celui de Grand-père dans ses meilleurs moments.

— Vous ne descendez pas, j’imagine, de l’illustre famille Garnerin qui, vers la fin du XVIIIe siècle, a mis le parachute si fort à la mode ? Ni de Léonard de Vinci, je pense ? Et vous n’aviez même pas pris votre parapluie ?

— Je crois, soupira la jeune fille, que je ne savais plus très bien ce que je faisais mais, je vous en supplie, n’allez pas raconter cela au marquis. Quelle est la prochaine station ?

— Lyon, dit Pierre Bault. Nous n’allons pas tarder à y arriver. Est-ce que vous voulez descendre là ?

— Là ou ailleurs… Ce que je ne veux plus, à aucun prix, c’est me retrouver en face de ce… de ce monsieur. Et si je pouvais ne plus jamais en entendre parler, ce serait encore la meilleure chose.

— La chose me paraît difficile puisque vous êtes mariés, dit Laurens. En outre, êtes-vous certaine… de ne plus l’aimer ?

— C’est justement parce que je n’en suis pas certaine que je ne veux plus le voir. En face de lui, je deviens stupide.

— C’est ce que disent toutes les jeunes filles amoureuses, constata le peintre, mais, avec le temps, l’effet s’estompe…

— Vous en êtes sûr ?

— Je n’ai jamais été une jeune fille mais il y a des précédents. Tenez, buvez donc cela ! Vous êtes un peu trop pâle pour mon goût…

Il avait sorti une bouteille de voyage plate et un gobelet d’argent dans lequel il versa quelques gouttes d’un excellent cognac dont le parfum vint chatouiller les narines de Mélanie. Elle but de confiance, s’étrangla, toussa, reçut sur le dos une claque à assommer un bœuf et finalement en redemanda « un tout petit peu ». Cependant Pierre Bault la regardait, perplexe :

— Il n’y a aucun inconvénient à ce que vous descendiez à Lyon mais, outre qu’il est très tard, je voudrais savoir si vous y avez des amis, des parents ?

— Non, fit Mélanie presque gaiement. C’est indispensable ?

— Cela vaudrait mieux et… si vous voulez bien m’excuser de poser une telle question, avez-vous seulement de l’argent ?

— Oh non. Rien qu’un peu de monnaie…

— Ça se complique ! fit Laurens en riant. Mais il y a peut-être une solution…

— Vous allez m’en prêter ? Je vous promets que je vous le ferai rendre dès mon retour à Paris par M. Dherblay, le fondé de pouvoir de mon grand-père.

— Et que ferez-vous à Paris ? Votre… époux n’aura aucune peine à vous retrouver. Si vous tenez tellement à l’éviter, il vaudrait mieux trouver autre chose ?

Mais quoi ? Je n’ai pas beaucoup d’autres solutions… ah si, j’oubliais ! j’ai des bijoux.

— Le contraire m’étonnerait mais je vous vois mal aux prises avec le premier usurier venu.

— Il faudrait vous décider, coupa le conducteur. Nous arrivons à Lyon.

Le train, en effet, avait ralenti suffisamment pour laisser espérer un prochain arrêt. Un instant, les trois personnages se regardèrent en silence, réfléchissant visiblement chacun de son côté. Soudain, s’adressant au peintre, Mélanie demanda :

— Vous allez à Nice ?

— Non. Je descends à Avignon. Pourquoi ?

— Parce que c’est peut-être la solution. Laissez-moi vous accompagner et si je vends un bracelet ou deux pour m’accorder le temps de voir venir, eh bien, vous m’aiderez à ne pas trop me faire voler ?

— Vous me feriez confiance ?

— Oui… Et puis personne ne viendra me chercher à Avignon. D’ailleurs ça doit être plein de couvents…

— Il y a longtemps que les papes n’y sont plus, vous savez, et si c’est un couvent que vous cherchez vous n’en trouverez pas plus là qu’ailleurs.

— J’aimerais autant pas. Je n’ai pas la vocation.

— Alors, s’impatienta Pierre Bault, qu’est-ce que vous décidez ?

Antoine Laurens prit les opérations en main :

— Laisse-nous ! Va t’occuper de ton train mais prends soin d’aller fermer le compartiment de… madame de Varennes.

— J’aimerais mieux que vous m’appeliez Mélanie. J’ai de moins en moins envie de porter ce nom-là. Je sais bien qu’un divorce est une chose terrible mais…

— Nous n’en sommes pas encore là ! D’ailleurs, dans votre cas, ce serait plutôt l’annulation en cour de Rome.

— C’est mieux ?

— Beaucoup mieux mais c’est plus long donc plus cher ! À présent reposez-vous un peu. Je vais dans le couloir voir ce qui se passe.

Il s’éclipsa sans attendre la réponse. C’est alors que Mélanie dont le cognac troublait quelque peu les idées s’aperçut de deux faits inouïs, impensables pour une ancienne élève de Mlle Adeline Désir et de Fräulein : le lit sur lequel on l’avait couchée n’était pas le sien et des mains, fort probablement masculines, avaient ouvert son corsage et dégrafé non seulement sa jupe mais aussi son corset. Des mains qui étaient celles de parfaits inconnus ! Néanmoins, elle se sentait tellement à l’aise ainsi dévêtue qu’elle remit à plus tard l’examen de ce problème. La fatigue de cette interminable journée l’accablait à présent. Alors, saisissant un plaid à carreaux posé sur un coin de la banquette – apparemment le peintre n’avait pas voulu que l’on fît son lit –, elle s’y enroula puis, se recouchant, elle s’endormit dès que sa tête eut touché l’oreiller.

Chapitre VI UN PARFUM D’AVENTURE…

Après avoir consulté sa montre, Antoine Laurens replia son journal, le glissa dans son sac de voyage, referma celui-ci puis décida qu’il était temps de réveiller Mélanie. Ne fût-ce que pour savoir si elle se trouvait toujours dans les mêmes dispositions d’esprit. Or, au lieu de se pencher sur elle, il s’assit au pied de la couchette pour s’accorder un instant de réflexion. Ce qu’il appelait sa « voix intérieure » venait en effet de se manifester.

« Tu ne crois pas que tu ferais mieux de la laisser dormir ? Tu vas te fourrer dans une histoire impossible si tu emmènes cette gamine avec toi. »

Comme beaucoup de solitaires, Antoine dialoguait souvent avec lui-même. Il trouvait un plaisir subtil à examiner par ce truchement ses décisions, ses pensées, ses impulsions et à se porter ainsi, à lui-même, une contradiction souvent bénéfique. C’était aussi une façon de lutter à forces égales contre certains désirs, certaines envies. En un mot, il lui arrivait de parler tout seul, en marmottant comme il venait de le faire, mais le plus souvent sans émettre un son.

« Tu connais Pierre depuis longtemps, se disait-il. C’est un homme plein de cœur, intelligent et courageux : il saura bien s’en occuper… »

À cet instant, Mélanie bougea sur sa couchette, rejetant un peu la couverture et tournant vers lui son visage innocent et détendu par un sommeil confiant. Antoine eut honte d’avoir, même une seconde, songé à l’abandonner. Pauvre petite ! Si jeune et déjà aux prises avec ce que le mariage offrait de plus sordide : la course à l’argent. Et, par-dessus le marché, trompée quelques heures après la bénédiction nuptiale, les serments et le reste avec une batteuse de tréteaux exotique ! Un homme digne de ce nom se devait à lui-même de l’aider… Et puis n’était-elle pas charmante ? Affreusement mal habillée mais charmante, et Antoine se découvrit soudain l’âme de Pygmalion. De cet être inachevé pouvait sortir une femme exquise…

Évidemment, enlever une jeune épousée était chose grave qui pouvait, dans la suite des temps, amener Antoine sur le pré, par un petit matin frileux, avec entre lui et le mari la longueur de deux épées ou bien la gueule noire d’un pistolet de duel. Ce qui serait d’ailleurs un moindre mal Car il se défendait bien aux armes à feu si, dans l’autre alternative, il n’avait aucun point commun avec d’Artagnan…

Il en était là de ses cogitations quand la porte s’ouvrit doucement pour laisser passer la tête du conducteur qui fronça les sourcils à la vue de Mélanie toujours endormie.

Pas encore debout ? Vous savez que nous serons en gare dans deux minutes, Monsieur Antoine. Êtes-vous toujours décidé à l’emmener ?

— Plus que jamais ! affirma Antoine en se levant. Seulement, il faudrait que tu ailles chercher ses bagages à main.

— Je m’en suis occupé. Ils sont là, près de moi.

Au bruit de leurs voix, Mélanie venait de s’éveiller et regardait les deux hommes avec de grands yeux inquiets.

— Si vous voulez toujours descendre avec moi en Avignon, mettez vite un peu d’ordre dans votre toilette, conseilla Antoine. Et tant pis pour le corset. On n’a pas le temps. Roulez-le et glissez-le sous votre bras.

Elle ne se le fit pas dire deux fois. Tandis qu’elle se rhabillait tant bien que mal, ses anges gardiens mettaient la dernière main à leur stratégie. Il fallait, en effet, prévoir le moment où l’on viendrait poser des questions au responsable du wagon-lits. Aussi, la position de celui-ci devait-elle tenir en peu de mots : il n’avait rien vu de suspect à Lyon ou à Avignon où M. Laurens était descendu comme d’habitude. Seule solution : faire descendre Mélanie à contre-voie, ce qui était sans danger, le Méditerranée-Express étant le seul à s’arrêter en Avignon à cette heure. Puis elle s’écarterait des voies jusqu’à ce que le train fût parti. Après quoi elle gagnerait, inaperçue, certaine barrière qui se trouvait à droite de la gare et où Antoine viendrait la chercher après avoir remis, le plus naturellement du monde, son billet au préposé.

— Au fond, dit Pierre, on pourra aussi bien supposer qu’elle est descendue à Lyon. Mais, ajouta-t-il par acquit de conscience, et en s’adressant à la jeune fille, vous êtes sûre de vouloir partir ?

— Tout à fait sûre. La seule pensée de revoir M. de Varennes me fait horreur. J’espère, cependant, que vous n’aurez pas d’ennuis à cause de moi ?

— Soyez tranquille, assura le conducteur en souriant. Je ne risque rien car je ne peux surveiller les agissements de chaque voyageur. En outre, je sais qu’avec M. Laurens vous ne risquerez rien vous non plus.

— Merci !… Merci de tout mon cœur. Je n’oublierai jamais ce que vous faites pour moi aujourd’hui !

Et, avant qu’il eût pu faire le moindre geste, Mélanie l’embrassait sur les deux joues – deux gros baisers sonores de petite fille ! –, puis elle alla prendre place près de la portière par où elle allait descendre tandis qu’Antoine s’installait de l’autre côté du wagon. Pour ne pas encombrer Mélanie, il s’était chargé de son sac et de son nécessaire, lui laissant seulement sa boîte à bijoux.

Il était, juste temps : le Méditerranée-Express entrait en gare d’Avignon en lâchant sa fumée comme dans un grand soupir de soulagement. Puis les freins grincèrent et enfin le convoi s’immobilisa au milieu d’un profond silence. Tout le monde dormait derrière les rideaux tirés des sleepings et il n’y avait personne sur le quai sinon, vers le fourgon arrière, un homme qui balançait une lanterne. Aidée de Pierre, Mélanie se glissa sur le ballast tandis qu’Antoine faisait toute une affaire de descendre sur le quai. Elle l’entendit lancer au conducteur un au revoir jovial et même tonitruant auquel celui-ci répondit par un : À bientôt, Monsieur Laurens !

En prenant bien soin de ne pas buter sur les rails, Mélanie gagna l’endroit qu’on lui avait indiqué et marcha le long d’une haie de fusains jusqu’à un passage sur voies qui rejoignait la barrière du rendez-vous. Après quoi elle attendit le départ du train.

Le cœur lui battait bien un peu en se lançant dans cette aventure, mais elle n’éprouvait rien de ce qu’elle avait craint et surtout pas de peur en quittant ce train où elle laissait Francis. Elle avait hâte, au contraire, de mettre la plus grande distance possible entre elle et l’homme qui s’était moqué d’elle si cruellement… Néanmoins, au moment où retentit le coup de sifflet du chef de gare, elle éprouva une petite émotion. Les wagons à contre-jour lui cachaient les reflets lumineux de la salle d’attente, du hall et de la consigne. D’autre part, elle se savait parfaitement dissimulée par le grand manteau qui occultait son tailleur clair. Elle n’était ici qu’une ombre parmi les ombres, peut-être même un peu plus foncée, et elle resta là sans bouger, attendant que le train eût disparu avant de se mettre en marche vers ce nouveau destin qu’il lui offrait.

Les rares portières ouvertes claquèrent et, lentement, les longues voitures de teck verni s’enfoncèrent l’une après l’autre dans les ténèbres. Enfin ce fut le fourgon et la lanterne rouge qui brillait en haut de sa paroi. Mélanie attendit encore un instant puis se mit en marche vers la barrière.

Lorsqu’elle l’atteignit, Antoine était là qui s’apprêtait d’ailleurs à sauter par-dessus. En l’apercevant, il eut un soupir de soulagement.

— Je ne vous voyais pas et je commençais à m’inquiéter.

— Pourquoi ? J’ai attendu que le train soit bien parti pour traverser les voies. J’avais un peu peur…

— De quoi ? De l’arrivée d’un autre train ?

— Non… Peut-être que celui-là ne veuille me retenir à toute force.

— Quelle idée ! Ce n’est qu’un hôtel sur roues et les hôtels ne retiennent pas les voyageurs. Surtout ceux qui sont très luxueux parce qu’ils n’ont pas d’âme…

En dépit de sa longue jupe, Mélanie franchit aisément la barrière qu’un cadenas maintenait fermée et n’eut pas besoin de la main que lui tendait son compagnon.

— Il n’y a pas encore si longtemps que je grimpais aux arbres, lui répondit-elle comme il la complimentait de son agilité.

— Vous pourrez vous entretenir chez moi. Il y en a de très beaux…

Une voiture automobile jaune et noir attendait un peu plus loin. Un homme coiffé d’une casquette d’où dépassaient des cheveux touffus se tenait debout à côté mais il faisait trop sombre pour que, à l’exception d’une imposante moustache, on pût distinguer ses traits.

— Vous le verrez mieux quand il fera plus clair, expliqua Antoine. C’est Prudent qui est à la fois mon mécanicien, mon intendant et le mari de ma cuisinière. Montez vite ! Nous avons encore une bonne trentaine de kilomètres à parcourir.

— Est-ce que vous ne me conduisez pas dans un hôtel comme c’était convenu ? Et ensuite chez un usurier ?

— Pourquoi pas chez un receleur tant que vous y êtes ? Ma petite demoiselle, si vous ne voulez pas que l’on vous retrouve de sitôt, ce n’est pas dans un hôtel qu’il faut aller. D’ici à trois jours tous ceux d’Avignon et des alentours seront fouillés. Chez moi vous n’aurez rien à craindre et vous pourrez décider dans le calme de ce que vous voulez faire. C’est en pleine campagne.

— Vous êtes marié ?

— Il est un peu tard pour poser la question mais, rassurez-vous, je n’ai jamais eu envie de prendre femme. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en a pas chez moi. Victoire, la femme de Prudent, saura prendre soin de vous. Nous y allons ? Quelque chose me dit que le temps pourrait changer et j’aimerais bien retrouver mes pantoufles !

Mélanie pensa aussitôt que cette histoire de pantoufles ôtait beaucoup au romanesque de son enlèvement par un peintre qui devait avoir du talent si l’on en jugeait à sa façon de vivre, mais après tout ce n’en était peut-être pas vraiment un. D’ailleurs, si les choses tournaient mal, ce monsieur Laurens n’aurait sans doute rien de plus pressé que de la remettre dans un autre train mais en direction de Paris cette fois. De toute façon, elle allait gagner ainsi quelques jours de tranquillité qui lui permettraient de décider elle-même de son avenir.

— Étendez-vous sur la banquette arrière, conseilla Antoine, et je vais mettre sur vous une couverture. Comme cela on ne vous apercevra même pas.

Il glissa son sac de nuit sous sa tête pour lui servir d’oreiller, l’installa aussi confortablement que possible puis se mit au volant tandis que Prudent s’attelait à la manivelle. La voiture trépida un peu et enfin démarra dans une majestueuse pétarade. Un peu déçue Mélanie dut se résigner à ne voir d’Avignon qu’un ciel d’un beau bleu profond où couraient des nuages. L’air était frais mais n’avait aucun point commun avec l’aigre bise qui l’avait fait frissonner au moment où elle sortait de la maison pour se rendre à l’église. Ici il y avait une pointe de douceur et aussi une senteur de lilas. La pensée qu’elle s’était mariée le matin même lui traversa l’esprit et lui parut absurde. Il lui semblait que cet événement se perdait déjà dans le temps et dans l’espace mais, comme elle avait encore sommeil, elle remonta la couverture jusqu’à ses oreilles et se rendormit sur l’agréable regret de ne pouvoir contempler la figure de Francis lorsqu’il s’apercevrait qu’elle avait disparu.

Elle ne dormit pas longtemps. Les cahots de la route et surtout la lumière lui firent ouvrir les yeux. Ne voyant que le dos des deux hommes assis devant elle et les premières flèches d’un joyeux soleil levant, elle demanda si elle pouvait se redresser et, en ayant reçu la permission, elle s’installa bien au fond du siège de cuir et regarda autour d’elle. Ce qu’elle découvrit lui arracha un cri d’admiration.

— Comme c’est beau ! s’écria-t-elle, ce qui lui valut un regard approbateur de Prudent.

Antoine, absorbé par la conduite de son véhicule, se contenta de hurler dans le vent :

— Heureux que cela vous plaise !

— Je serais difficile si je pensais autrement.

La terre, d’une belle couleur ocrée, dans laquelle le chemin était taillé, contrastait avec l’azur profond du ciel et le vert sombre des bois de pins que de grands cèdres bleus éclairaient par endroits. Un village aux toits d’un rose tendre avait l’air de dégringoler d’un petit nuage blanc où s’accrochait la ferronnerie compliquée de son église. Deux grosses tours rondes dont le temps avait usé les créneaux semblaient là pour le retenir sur sa pente cependant qu’autour de lui des vignes et des oliviers menaient leur pacifique assaut. Plus loin, c’était le moutonnement doux de petites montagnes bleues déchirées de grands rochers blancs.

Soudain, le village disparut, avalé par une route bordée de platanes plongeant vers un creux verdoyant où paressait un ruisseau que l’on passa sur un pont romain avant de remonter vers son aval. On l’abandonna ensuite pour un sentier fait de terre et de cailloux tout juste assez large pour le passage de la voiture et, soudain, après un tournant, une grosse maison forte apparut sur une hauteur. Faite de cette pierre safranée qui accrochait si bien le soleil, elle arrivait même, tant elle était chaleureuse, à donner un air d’amabilité à la vieille tour crénelée, respectable vestige du XIIIe siècle, qui avait l’air de regarder avec arrogance par-dessus son épaule de rocher le petit ravin tapissé de ronciers, de myrtes et d’arbousiers.

— C’est là que nous allons ! cria Antoine entre deux cahots. Je vous présente Château-Saint-Sauveur !

— C’est votre maison ?

— Oui, mais rassurez-vous, la face qui regarde le hameau, de l’autre côté, est beaucoup plus souriante…

— Ce côté-là me convient tout à fait. On dirait le château de la Belle au bois dormant…

— Pourquoi pas ? fit Antoine en riant. Néanmoins vous n’y trouverez aucune belle endormie, et seul le rôle de la bonne fée pourrait convenir à ma chère Victoire.

Mélanie pensa alors avec un rien d’inquiétude que cette Victoire, pour jouer convenablement son rôle de fée, devait être d’une foudroyante beauté, ce qui paraissait inimaginable quand on regardait son époux. En pleine lumière Prudent, avec ses touffes de cheveux gris et sa moustache qui semblait faite tout exprès pour souligner un gros nez rouge, n’avait vraiment rien, mais là rien du tout, du prince charmant !…

Quand on atteignit le plateau, Mélanie découvrit en effet une charmante demeure. Les vieux murs avaient été percés de fenêtres à petits carreaux qui faisaient une belle enfilade de chaque côté d’une haute porte cintrée. Seule, à la hauteur du toit en tuile romaine, une échauguette à mâchicoulis dominait la porte et rappelait que cette agréable demeure avait été une maison forte. Mais on l’oubliait vite pour admirer les grandes jardinières à guirlandes de vieille terre cuite qui alignaient tout au long de la façade un bataillon d’orangers et de lauriers. Sur les côtés de la maison, de grands pins parasols courbés par le mistral semblaient saluer le retour du maître.

Le bruit de l’automobile avait déjà attiré sur les marches du perron deux jeunes filles tellement semblables que Mélanie eut l’impression de voir double. Elles levaient les bras en l’air en signe de joie et souriaient de toutes leurs dents blanches. Leurs jupes rouges froncées sous des tabliers et des fichus fleuris dansaient autour de leurs chevilles habillées de coton blanc, et sous leurs bonnets blancs à volants de dentelle leurs figures rondes avaient la couleur et le velouté de jeunes pêches de vigne. D’un même élan elles se précipitèrent vers Antoine mais s’arrêtèrent net à la vue de cette jeune femme ébouriffée qu’il aidait à descendre de voiture :

— Voici Mireille et Magali, les petites-filles de Victoire et Prudent. Celle qui porte à son fichu un nœud de velours vert est Magali. Je n’ai jamais trouvé d’autre moyen de les reconnaître… Les filles, ajouta-t-il en tapotant les joues des deux sœurs, cette jeune dame est une parente éloignée que j’ai retrouvée par hasard à un moment où elle avait grand besoin de secours. Elle vient ici pour se reposer et pour avoir la paix. Autrement dit, je ne veux pas entendre de bavardages à son sujet. Compris ?

— Oui, monsieur Antoine ! firent les jumelles d’une même voix avant d’ajouter, toujours en chœur : Le bonjour, Mademoiselle ! Nous allons prendre bien soin de vous car vous avez l’air très fatiguée…

— Pas à ce point-là ! sourit Mélanie.

— C’est que vous êtes si pâle… dit Mireille.

— Qu’on dirait bien que vous revenez de maladie, compléta Magali en s’emparant des minces bagages de la « parente éloignée ».

Par la suite Mélanie devait constater que, lorsqu’elles ne s’exprimaient pas en chœur, les deux sœurs se partageaient les phrases : l’une commençait et l’autre achevait. Elles étaient devenues très fortes à cet exercice qui faisait d’elles une sorte de prolongement moderne du chœur antique. Cependant, devant la voiture, Prudent avait soulevé sa casquette et se grattait la tête :

— Faudrait peut-être que je retourne en Avignon pour prendre les malles de la demoiselle, fit-il d’un ton de regret, en homme qui n’a guère envie de faire un nouveau voyage, parce que m’est avis qu’on les a oubliées…

— Sacrebleu, c’est vrai, s’exclama Antoine en regardant Mélanie avec angoisse. Vos malles sont restées dans le fourgon. J’avoue n’y avoir pas pensé…

— Moi si... mais ça m’est égal ! Je n’aime pas du tout les vêtements que ma mère m’a fait faire pour mon mariage. Ils iraient beaucoup mieux à une vieille dame…

— Le fait est ! approuva son hôte. Hier, au wagon-restaurant, je me demandais pourquoi vous vous habilliez si vieux, bien que cela sente le bon faiseur.

— Et vous n’avez pas vu ma robe de mariée ! C’est le résultat d’un complot entre ma mère et une certaine Lucille. Je crois qu’elles ont décidé que je ne devais à aucun prix être séduisante… De toute façon, je ne pourrais pas mettre ces horreurs : avant de quitter la gare j’ai jeté mon corset dans les buissons…

Antoine se mit à rire :

— Certaines jettent leur bonnet par-dessus les moulins. Avec vous c’est le corset dans les buissons ! Une excellente chose d’ailleurs : c’est l’objet le plus disgracieux que j’aie jamais vu !

— Alors je peux rentrer la voiture ? fit Prudent ravi.

— Oui et nous allons en faire autant ! conclut Antoine. Victoire doit se demander ce que nous faisons.

Prenant Mélanie par la main, il l’entraîna dans la maison au pas de charge et, sans lui laisser seulement le temps d’examiner les lieux, la précipita dans la plus grande cuisine qu’elle eût jamais vue. Là s’affairait une personne qui, si elle ne ressemblait en rien à la Belle au bois dormant, n’en avait pas moins l’air sortie tout droit d’un livre de contes anciens. Grande et de formes amples, elle portait l’élégant costume des femmes d’Arles : longue robe noire dont la ligne se trouvait un peu perturbée par les rebondissements de son corps, fichu d’une blancheur idéale dont l’ouverture encadrait une belle croix d’or pendue juste sous le cou par un ruban de velours noir. Sur son gros chignon strié de mèches blanches s’érigeait comme un point d’orgue le petit tronc de cône blanc ceint d’un nouet de mousseline neigeuse qui confère aux Arlésiennes une allure quasi royale.

Dans l’immense pièce voûtée qui captait la lumière du feu et du soleil par toutes ses casseroles de cuivre, Victoire remuait quelque chose dans un pot à l’aide d’une longue cuillère en bois qui se donnait des airs de baguette magique. Avec son profil accusé venu peut-être du fond des âges par le truchement de quelque barbaresque migrateur, elle eût évoqué assez bien une sorcière dans son antre si justement les objets qui l’environnaient n’avaient été si pleinement réconfortants.

Pas de cornues autour de la magicienne, pas de poudres suspectes, pas de vipères ou de crapauds baignant dans des liquides inquiétants mais, sur de longues étagères solidement arrimées aux murs blanchis à la chaux, une théorie de grands pots de grès dont les étiquettes de faïence fleurie tenues par des chaînettes annonçaient des confits, de la graisse d’oie, des foies de canard, de l’huile d’olive, de noix ou de pépins de raisin. Et, leur faisant face, des bocaux de verre pansus où se conservaient les tomates, les pâtissons, les champignons, les aubergines, les courgettes, les citrons confits et toute la gamme des légumes de printemps et des fruits de l’été ou de l’automne. De superbes jambons étaient pendus aux poutres brunes, séparés par des chapelets de saucisses, d’aulx, d’oignons, d’échalotes ou de piments, cependant qu’accrochées à un cercle de futaille des grappes de raisins muscat de la récolte précédente achevaient de sécher.

Il y avait aussi une grande armoire dont le bois couleur de châtaigne, ciré et astiqué depuis des siècles, faisait luire comme du satin des guirlandes de fleurs et de fruits que l’habileté du sculpteur avait fait surgir des profondeurs d’un hêtre. Et puis une immense table de chêne, longue et étroite, des chaises de paille et même deux vieux fauteuils sculptés. Une panetière ajourée comme un drap de noces était pendue entre des planches garnies les unes d’anciens moules de cuivre et d’étain évoquant les gaufres, les madeleines, les savarins et les brioches, les autres de terrines en faïence coloriée avec leurs couvercles qui figuraient les lièvres, lapins, canards, oies et faisans dont elles étaient destinées à contenir les chairs savoureuses. Enfin, sur le manteau de l’énorme cheminée brillaient, autour d’une jolie Vierge de vieux Moustiers, de charmants pots à épices décorés de roses bleues. Une délicieuse odeur de pain chaud et de caramel flottait sur tout cela.

À l’entrée bruyante d’Antoine, Victoire tourna la tête et le considéra par-dessus les fines lunettes d’acier qui chaussaient son grand nez. Son sourire chaleureux engloba Mélanie dont la présence ne parut pas la surprendre le moins du monde.

— Asseyez-vous tous les deux, fit-elle tranquillement. Les petites vont vous servir. Moi je ne peux pas quitter, pour le moment, mes confitures de tomates vertes. La bienvenue, demoiselle ! J’espère que vous vous plairez ici En me levant, j’ai mis des draps à la chambre bleue.

Antoine alla l’embrasser sur les deux joues non sans bousculer un peu le fragile édifice de mousseline. Elle le repoussa avec bonne humeur mais il était évident qu’elle l’aimait de tout son cœur.

— Comment pouviez-vous savoir que j’allais venir, objecta Mélanie…

— Je le savais…

— Victoire sait toujours tout d’avance ! soupira le peintre, en tirant une chaise pour l’offrir à son invitée. Elle fait des rêves ou alors elle voit des choses dans un verre d’eau. D’ailleurs, vous pouvez constater qu’il y a une tasse pour vous…

— Mais, monsieur Prudent ?

— N’apprécie pas les raffinements du petit déjeuner à l’anglaise ou à la française. Ce qu’il lui faut c’est un quignon de pain frotté d’ail, une grosse tranche de jambon et un petit coup de blanc…

Mélanie savoura le café odorant comme d’ailleurs la brioche chaude, le beurre frais enveloppé d’une feuille de vigne et les délicieuses confitures de mandarines, de cédrats et de fraises qui l’accompagnaient. Entre le feu qui flambait dans la cheminée et cette table si accueillante elle en venait à oublier le côté étrange, voire absurde, de cette aventure dans laquelle son indignation l’avait jetée. Hier encore elle n’avait jamais aperçu cet homme à la carrure si rassurante dont les yeux bleus lui souriaient d’un air encourageant par-dessus le bouquet de mimosa qui moussait sur la nappe. Elle n’avait seulement jamais entendu son nom, ce qui était étonnant étant donné la passion de Grand-père pour la peinture. Et voilà qu’au bout d’une nuit insensée elle se retrouvait au cœur même de son intimité, dans sa maison et au milieu de ses familiers ! Mieux encore, elle se sentait à l’aise parmi eux, plus proche de ces étrangers qu’elle ne l’avait jamais été de sa mère ou de ce qui pouvait rester de sa famille à présent que Grand-père n’était plus…

Autour d’elle, on parlait de choses et d’autres. Antoine prenait des nouvelles du pays et aussi des plantations de son domaine. Il plaisantait avec les jumelles tout excitées parce qu’il leur avait annoncé des petits cadeaux parisiens, mais personne ne lui posait, à elle, la moindre question. On lui souriait, on la servait, on faisait en sorte qu’elle se sente bien, mais visiblement ces femmes attendaient que le maître leur apprît ce qu’elles devaient savoir à son sujet et ne se seraient pas permis de se montrer curieuses. Ce qui était tout de même bien surprenant. Il fallait que cet Antoine Laurens fût d’une qualité exceptionnelle pour maîtriser ainsi la langue des femmes, surtout quand il s’agissait de jeunes bavardes étourdies comme les jumelles.

Le repas terminé, le peintre tira de sa poche une grosse pipe brune et l’alluma après s’être assuré que son invitée n’en craignait pas la fumée.

— Allez donc prendre possession de votre chambre et vous reposer un peu ! dit-il en se levant pour aider Mélanie à en faire autant. Après déjeuner, je vous ferai visiter la maison et le jardin. Et comme vous aurez sans doute envie de vous changer, on va prendre vos mesures, si toutefois cela ne vous ennuie pas de vous habiller à la mode du pays… en attendant mieux.

La chambre bleue devait son nom à la vieille perse ornée de camées et d’arabesques qui l’habillait entièrement à l’exception de la voûte ronde d’où tombait comme un pendule irisé un grand lustre de Venise en verre bleu, blanc et or. Elle tendait aussi les meubles Directoire laqués d’un joli gris pâle relevé de filets bleus. Un immense tapis aux mêmes couleurs couvrait presque toute la superficie de la pièce, ne laissant qu’entrevoir le carrelage d’un beau rouge profond qui composait le sol. Un grand bouquet de pivoines couleur de rubis s’épanouissait sur la console placée entre les deux fenêtres, devant un miroir ancien dont le mercure terni dessinait d’étranges formes. Le mince bagage de la rescapée était placé sur deux sièges, mais la mallette aux bijoux reposait sur une coiffeuse Louis XVI auprès d’oiseaux en pâte tendre et de flacons faits de cette rare porcelaine de Vincennes dont chacun sait qu’elle a donné naissance aux merveilles de Sèvres. Un feu clair brûlait dans la cheminée de pierre, rendu nécessaire par le vent froid venu des montagnes qui commençait sa course à travers la Provence, faisant chanter les haies de roseaux qui protégeaient les cultures et courbant les ifs noirs et les grands pins chevelus.

Sur le lit, la chemise nuptiale s’étalait, ravissante et dérisoire, auprès du déshabillé assorti. Cela servait tout juste à rendre plus flagrant le dénuement actuel de Mélanie par contraste avec le luxe qu’elle avait volontairement abandonné, et elle leur jeta un regard lourd de rancune car en vérité elle les avait assez vus. Aussi, roulant ensemble les deux pièces de lingerie, elle les jeta dans un coin sous l’œil éberlué des jumelles.

— Vous n’aimez pas cela, demoiselle ? fit Magali.

— C’est pourtant bien joli ! compléta Mireille.

— Alors prenez-les, je vous les donne, soupira Mélanie. Si en échange vous pouviez me trouver quelque chose pour dormir ?

D’un même élan, les deux filles fondirent sur les objets dédaignés et s’envolèrent vers la porte en clamant d’une même voix :

— Tout de suite, demoiselle ! Et merci beaucoup !

Un moment plus tard, enrichie d’un peignoir en pilou fleuri et d’une paire de chaussons de feutre un peu trop grands pour elle, Mélanie, enveloppée d’une chemise de toile brodée d’une tulipe au point de croix, s’enfonçait avec béatitude, tous volets fermés, dans les moelleuses profondeurs d’un matelas de laine douce et d’un sommeil réparateur. Elle s’y trouva même si bien qu’elle se réveilla seulement le soir venu quand Victoire vint lui porter sur un plateau une épaisse soupe aux légumes fleurant bon le beurre frais, du jambon, du fromage de chèvre et de la compote de poires qu’elle dévora avec enthousiasme. Après quoi elle se laissa retomber dans ses oreillers :

— Est-ce que vous croyez que je peux me rendormir ? demanda-t-elle. Mon… mon cousin ne trouvera pas que j’exagère ?

— Si vous vous en sentez, ne vous gênez pas ! Monsieur Antoine s’est enfermé dans son atelier et il va sûrement y passer la nuit. Rassurez-vous, il a un divan. Et que vous restiez couchée ça nous arrange : demain vous aurez de quoi vous habiller.

— Oh !… j’ai bien peur de vous causer beaucoup de dérangement, madame Victoire…

Sous leurs noirs sourcils, les yeux de celle-ci s’arrondirent, ce qui permit à Mélanie de constater avec étonnement qu’ils étaient de la couleur exacte de ces myosotis sur lesquels Fräulein soupirait si souvent.

— Qué dérangement ? fit-elle en riant. La maison est assez grande pour loger deux douzaines de personnes sans que ça gêne. Au temps du père de Monsieur Antoine, fallait voir tout le beau monde qui venait ici ! Mais à présent…

— Il n’aime pas recevoir ?

— Lui ? C’est un ours… un ours gentil bien sûr, mais vous devez le connaître puisque vous cousinez ?

— Eh bien… pas tellement ! Nous… ne nous sommes pas souvent rencontrés…

— Peut-être même que vous ne l’aviez jamais vu parce qu’il faut dire que vous êtes bien jeunette ! Allez, demoiselle, ne vous mettez pas la cervelle à l’envers ! Il n’a pas grand-chose de caché pour moi, notre Antoine, et il m’a dit ce que je devais savoir…

— Il a dit…

— Chut !… Ce qu’il fait, il le fait bien et, croyez-en la vieille Victoire, s’il vous a amenée ici c’est parce que ça lui faisait plaisir. Autant que vous le sachiez : depuis la mort de sa pauvre mère il y aura vingt-trois ans à la Saint-Grégoire, aucune femme ou fille, cousine ou pas, en dehors de moi et des petites, n’a couché dans cette maison. Si vous y êtes, c’est qu’il vous en a jugée digne ! À présent, je vous souhaite la bonne nuit, demoiselle Mélanie… et aussi la bienvenue chez nous !

Bien après minuit Mélanie s’éveilla. Le feu dans la cheminée n’était plus que braises mais il donnait encore un peu de lumière. Assez pour qu’en s’éveillant dans une chambre inconnue la jeune fille retrouvât tout de suite le fil de ses idées. Elle resta un long moment étendue dans ce lit qui fleurait bon la lavande, essayant d’apprendre les bruits nocturnes de cette maison inconnue, mais elle était tout à fait silencieuse. Pas un craquement de bois, pas un trottinement de souris, rien qui pût inquiéter l’imagination, rien qui pût troubler la paix profonde dans laquelle choses et gens reposaient !

Mélanie se leva et alla vers une fenêtre dont elle repoussa les volets. La douce nuit provençale l’enveloppa comme un manteau. Le vent s’était calmé, la laissant sereine et claire avec les myriades d’étoiles qui la faisaient scintillante. Elle s’étendait sur la campagne où les cyprès tentaient vainement de l’assombrir. L’air nocturne était d’une pureté de cristal. Il portait, mêlé au parfum des herbes de la montagne, une vague odeur d’étable. Celle-ci devait être toute proche car on entendit bêler une brebis. Une chouette lui répondit avec calme, comme pour l’apaiser.

Mélanie aussi se sentait apaisée. La cruelle déception qui l’avait basculée dans une sorte de folie mortelle, même cela s’estompait comme un mauvais rêve… Tout avait disparu et elle se tenait à présent au bord d’un monde nouveau bien différent de ce qu’elle espérait trouver au bout du double fil tendu des rails. Équilibriste maladroite, elle en était tombée et se serait brisée si des mains chaleureuses ne l’avaient saisie. À présent, elle sentait autour d’elle les pierres de Château-Saint-Sauveur amicales et rassurantes comme un refuge.

Cependant, elle gardait assez de bon sens pour comprendre que son chemin ne pouvait pas s’arrêter là, même si, à cette minute, elle ne désirait rien de mieux. Elle n’en avait pas fini avec Francis de Varennes et ce n’était ici qu’une halte bienfaisante qui lui permettait de reprendre souffle, de faire le point comme en mer les capitaines de navires. D’autres batailles viendraient pour lesquelles il lui fallait se préparer afin d’en sortir victorieuse et, si possible, par elle-même, car elle se jugeait émancipée par le mariage et entendait diriger seule, désormais, le cours de sa vie. Néanmoins, les bons conseils seraient toujours les bienvenus et il serait doux, à l’avenir, de savoir que, dans ce coin perdu de Provence, il y aurait pour elle un refuge… si toutefois Antoine Laurens voulait bien lui donner son amitié. C’est ainsi, tout au moins, qu’elle interprétait la bienvenue de Victoire et il y avait là plus qu’une phrase de courtoisie.

Elle en eut la certitude dans les jours qui suivirent. Visiblement, l’épouse de Prudent le bien-nommé l’avait habillée à ses couleurs. Dès le lendemain de son arrivée, Mélanie, les cheveux sur les épaules, en cotillon court et châle fleuri, était intégrée à la maisonnée comme si elle en avait toujours fait partie. Elle eut son rond de serviette en olivier gravé d’un M. par Prudent, sa place à la droite d’Antoine dans la grande cuisine – tout le monde y mangeait à Château-Saint-Sauveur, la salle à manger décorée de toiles peintes du XVIIe siècle et de sévères meubles Renaissance jouant les musées beaucoup plus que les pièces utilitaires – et elle put diriger ses pas où bon lui semblait sans que personne lui en demandât compte. Antoine encore moins que quiconque.

Ce même jour, celui-ci lui avait fait faire le tour du propriétaire en compagnie de deux personnalités marquantes de la maisonnée qui se trouvaient absentes au moment de son entrée au château : le chien Percy et la chatte Polly. Haut sur pattes, la mine bourrue mais pénétré du souci des bonnes manières, Percy, setter anglais à la robe blanche tachée d’orangé, était juste le contraire de Polly issue de croisements forts subtils qui l’avaient dotée d’une fourrure rousse raffinée de « gants » blancs et d’une petite plaque assortie entre les oreilles.

Durant les absences d’Antoine qu’il adorait, Percy entretenait de courtoises relations avec tous les chiens du voisinage mais plus particulièrement avec Saturnin, le braque de l’abbé Bélugue, curé du hameau voisin, avec lequel il braconnait sans vergogne sur le domaine forestier du département, à moins qu’il ne s’agît de conter fleurette à quelque belle dont, avec un vif souci de préserver leur touchante amitié, les deux compères respectaient toujours le choix, celui qui n’était pas élu poussant l’altruisme jusqu’à veiller à ce que son compagnon ne fût pas dérangé. Quant à Polly, la bien-aimée de Victoire, c’était une sentimentale qui se plaisait, par nuit claire, à grimper tout en haut de la vieille tour pour y rêver à l’élu de son coeur, un siamois aux yeux obliques et au mystérieux sourire qui l’avait initiée aux frissons exotiques durant les quelques semaines passées par sa maîtresse dans un château voisin. Depuis, elle l’attendait, ignorant que son prince oriental avait réintégré, depuis belle lurette, le faubourg Saint-Germain dans un panier d’osier capitonné de velours émeraude avec poignée en cuir de Russie. Tous deux étaient unis par une fraternelle affection et réservèrent à la nouvelle venue un accueil flatteur qui amusa Antoine :

— J’aimerais faire un tableau de vous trois, dit-il à Mélanie. Il y a entre leur pelage et vos cheveux une harmonie de couleurs intéressante…

— Cela vous demanderait trop de temps et je n’ai aucune raison de m’installer ici. Souvenez-vous que je vous demandais…

— Un hôtel, je sais ! Vous vous ennuyez déjà ou est-ce que la maison ne vous plaît pas ?

— Comment pourrait-elle ne pas me plaire ? Mais…

— Alors pas de « mais » ! Venez que nous vous fassions visiter…

Tous ensemble, ils parcoururent le domaine avec gravité. Antoine montra le jardin, le potager, les vignes que surplombait le hameau puis la serre et enfin la maison elle-même où tout en haut, sur une terrasse qu’il avait fait aménager entre le couronnement de la tour et la demeure principale, s’ouvrait son atelier, grande pièce austère où, en dehors d’un vaste matériel de peintre, on ne trouvait qu’un divan bosselé de coussins, d’anciennes amphores remontées des profondeurs de la mer et des fragments de sculptures : un chapiteau romain, le buste d’une vierge gothique et quelques membres épars qui avaient dû voir le jour au soleil de la Grèce. Mais, au grand désappointement de Mélanie, Antoine ne lui montra aucune de ses œuvres. Certaines toiles dont on ne voyait que l’armature de bois étaient rangées à terre, face contre le mur, et celle qui occupait le grand chevalet de châtaignier était recouverte d’une pièce de lin verte.

— Je vous les montrerai plus tard, dit-il en l’entraînant sur la terrasse… quand je serai certain que vous êtes vraiment mon amie…

— Après le service que vous m’avez rendu, doutez-vous vraiment que je le sois ? Vous m’avez amenée ici, dans cette maison où, pour ce que j’en sais, vous ne laissez jamais entrer une femme ?

— C’est peut-être parce que vous n’en êtes pas une. Pas encore tout au moins…

— Je le serais si… l’on ne m’avait dédaignée.

— Non, vous ne le seriez pas davantage. Ce que je veux dire c’est que vous n’êtes encore qu’une ébauche… prometteuse, j’en conviens, mais une ébauche tout de même. Vous n’êtes pas achevée, pas armée… et c’est pour cela que vous êtes ici…

— Je vous fais pitié, n’est-ce pas ? murmura-t-elle blessée. Je ne me rendais pas compte que j’étais à ce point misérable…

— Oubliez un peu votre orgueil et regardez la vérité en face ! Vous alliez vous tuer, même s’il vous plaît de parer ce geste d’un poétique environnement. Se laisser emporter par le vent ! Ou vous ignorez tout des lois de la physique ou vous êtes idiote ! Et je sais que vous n’êtes pas idiote. Cela dit, j’aimerais que nous soyons vraiment amis.

— Je ne demande pas mieux. C’est vous qui, peut-être, n’avez pas l’amitié facile ?

— N’en doutez pas ! Peu de gens peuvent se vanter d’avoir part à mon estime ou de m’être simplement sympathiques.

Il s’éloigna jusqu’à la balustrade de pierre pour vider sa pipe dans un pot de géraniums et la remplir de nouveau. Mélanie le rejoignit :

— Pourtant cet homme… ce conducteur de sleepings.

— Il vous a donné son nom. Donnez-le-lui !

— Ce Pierre Bault. Il est votre ami puisque vous l’avez tutoyé devant moi. N’est-ce pas un peu étonnant ?

Antoine se retourna tout d’une pièce et scruta le jeune visage qui se levait vers lui. Ses yeux étaient aussi durs, à présent, que des billes de lapis-lazuli.

— Je ne vois pas en quoi ? À moins que vous ne soyez de ces sottes pour qui un homme n’a de valeur qu’en fonction du costume qui l’habille ? J’avoue que vous me décevriez… J’ai souvent demandé à Pierre de me rendre la pareille mais il a peur de se tromper.

— Si vous êtes décidé à prendre en mal chacune de mes paroles, il vaudrait mieux que vous me rameniez à Avignon. Je ne vous critiquais en rien, je m’étonnais seulement… Ce en quoi j’ai tort, d’ailleurs, car il faut bien admettre que, dans cette nuit insensée que nous avons vécue tous les trois, rien n’était normal… Alors pourquoi donc ne serait-il pas pour vous un ami d’enfance.

— Ce n’est pas un ami d’enfance. Il n’a pas l’accent méridional…

— Vous non plus, il me semble.

Antoine se mit à rire, ce qui détendit tout de suite l’atmosphère. Glissant son bras sous celui de Mélanie, il la ramena dans l’atelier. Percy couché sur le seuil se leva pour leur faire place et les suivit avec révérence mais Polly, blottie sur le divan, ne consentit pas à se pousser quand Antoine y fit asseoir sa protégée.

— J’ai beaucoup voyagé et lui aussi. On y enrichit son âme mais on y perd souvent l’accent le plus tenace. Si vous voulez tout savoir, je connais Pierre depuis quatre ans et c’est un peu à cause de moi qu’il est entré à la Compagnie des Wagons-lits. C’est un homme intelligent, cultivé et courtois. En outre il parle plusieurs langues… dont le chinois !

— Le chinois ! Où l’avez-vous donc connu ?

— En Chine, justement. Moi je voyageais pour mon plaisir et pour trouver des sujets d’inspiration un peu neufs. Quant à Pierre il était interprète à la Légation de France, à Pékin. Nous nous sommes rencontrés pendant le fameux siège de juin-juillet 1900 lorsqu’une poignée de soldats et de diplomates tenait tête aux Boxers, à la plus grande partie de la ville et de la région sans compter le gouvernement de cette vieille diablesse de Ts’eu-hi qui jouait le jeu le plus hypocrite que j’aie jamais vu.

Mélanie ouvrit de grands yeux. Elle n’avait guère entendu parler des Chinois chez Mlle Désir sinon pour apprendre que leurs enfants étaient affreusement malheureux et que l’on avait quelque chance de leur venir en aide en récoltant les feuilles de papier d’argent enveloppant les tablettes de chocolat du goûter. Elle n’avait jamais très bien compris par quel miracle l’œuvre missionnaire de la Sainte-Enfance(9) pouvait, avec ces petits bouts de papier brillant, empêcher les affreux parents chinois de jeter aux cochons leurs enfants excédentaires – les filles surtout ! – et même les prendre en charge pour en faire de petits chrétiens. Néanmoins, elle donnait non seulement ce qu’on lui demandait mais encore la tablette emballée, le chocolat lui paraissant un don plus profitable, pour des enfants, que son enveloppe. Elle était très surprise, d’ailleurs, d’apprendre qu’il y eût, dans ce pays barbare, des diplomates comme, par exemple, le père de Johanna, et elle souhaitait en savoir davantage.

— Je n’ai jamais entendu parler de ce « fameux siège », fit-elle, honteuse tout de même d’être si peu savante. Il est vrai que, dans ma famille, personne n’a jamais fait partie d’une ambassade ou d’une légation…

Antoine la contempla un instant avant de répondre :

— Vous croyez ? Votre grand-père, néanmoins, a beaucoup fait pour le Quai d’Orsay sans posséder le moindre titre. La puissance de l’argent, quand elle est employée à bon escient, permet de rendre bien des services à la patrie. Je me suis même demandé si ce rôle, un peu occulte, qu’il jouait n’est pas responsable de sa disparition ?…

— Ce que vous dites me rappelle que les journaux ont fait allusion à… une société secrète chinoise.

— Les journaux ont écrit beaucoup d’âneries. M. Desprez-Martel n’avait certainement rien à faire avec les problèmes chinois et la vieille impératrice Ts’eu-hi n’a jamais dû entendre parler de lui. Il s’intéressait beaucoup plus à l’Afrique noire et au Maroc, d’après ce que j’en sais. Ainsi qu’à la Russie… Mais nous n’allons pas parler politique ! Ce n’est pas de votre âge.

— Et surtout, soupira Mélanie confuse, je ne suis pas certaine de m’y intéresser vraiment. En revanche, j’aimerais que vous me racontiez ce qui s’est passé à Pékin et comment vous avez connu Pierre Bault ?

— Quand on se bat côte à côte on devient vite amis. C’est ce que nous avons fait tous les deux durant des jours et des jours à l’ambassade d’Angleterre…

— Pourquoi d’Angleterre ? Il n’y avait pas d’ambassade française ?

— Que si ! Et une belle ! Aux mains d’un grand diplomate, M. Stephen Pichon, qui est actuellement notre Résident général à Tunis. Cela n’a pas empêché notre ambassade d’être à moitié détruite par les bombes, comme d’autres d’ailleurs, et c’est ainsi que tout le monde s’est retrouvé chez les Anglais… Mais je vous raconterai cela plus tard. Voilà la cloche du déjeuner et, quand Victoire fait un soufflé au fromage, elle devient intraitable si on a le malheur d’arriver en retard. On a juste le temps de descendre et de se laver les mains.

Le soufflé était aérien et crémeux à souhait, pourtant Antoine l’avala sans paraître y attacher plus d’importance que s’il se fût agi d’un quelconque ragoût. Visiblement, il suivait une idée fixe et demanda deux ou trois fois si les journaux n’étaient pas arrivés. Naturellement, Mélanie ne réussit pas à le ramener sur le sujet qui lui plaisait tant : la lutte héroïque de quelques centaines d’Européens contre la moitié de la Chine. Et quand elle tenta d’y revenir, Antoine la rabroua sans ménagement :

— Plus tard, si vous voulez bien ! Ce genre d’histoire n’a pas sa place au milieu des plaisirs de la table.

Mélanie se le tint pour dit et n’insista pas. Elle découvrait d’ailleurs qu’il était agréable de saisir l’instant et elle se sentait bien auprès de cette grande table couverte de lin candide, en face de ce feu flambant qui mettait de si belles lueurs roses sur les visages des convives. Les yeux des jumelles brillaient comme les braises du foyer. Prudent qui devait dormir avec sa casquette mangeait avec la régularité d’une horloge, le nez dans son assiette, ne le relevant que pour en introduire le bout dans sa grande tulipe de cristal où un vin couleur d’aurore semblait renaître au fur et à mesure qu’il disparaissait.

Quand Magali posa sur la table la cafetière d’argent, un gamin surgi de la porte donnant sur le potager comme un diable de sa boîte, brailla : « Salut la société ! » et précipita entre les tasses, vides pour la plupart fort heureusement, un paquet de journaux sur lequel Antoine fondit comme l’aigle sur sa proie avant de s’enfuir en direction de son atelier.

Après un instant de surprise, Mélanie le suivit et non sans une légère hésitation poussa la porte. Le peintre, assis sur son divan, était environné de journaux dépliés et de bandes arrachées. Il y avait là les plus importants des quotidiens nationaux. Le Petit Parisien était dans les mains d’Antoine quand il leva sur la jeune fille un regard chargé d’orage :

— Rien ! soupira-t-il. Pas un mot ! Pas une ligne ! Il semble que personne ne se soit aperçu de votre disparition !

— Vous êtes sûr ? Je m’attendais à je ne sais quelle histoire invraisemblable, surtout si peu de temps après la disparition de Grand-père… et dans un train.

— Moi aussi ! Pourtant, il faut bien se rendre à l’évidence : personne ne semble s’intéresser à vous. Et quand on connaît les journalistes comme je les connais, c’est proprement effarant ! Même le Petit Parisien qui fait du roman à longueur d’année semble ignorer qu’une jeune femme de la meilleure société a quitté le Méditerranée-Express sans tambour ni trompette ! Normalement votre… mari devrait passer son temps arc-bouté contre sa porte pour empêcher la presse d’envahir son appartement.

— C’est aussi ce que je pensais et cette idée me gênait un peu car ce n’est pas très amusant de jouer les héroïnes de romans-feuilletons. Il n’y a vraiment rien ?

— Voyez vous-même ! C’est inimaginable…

S’agenouillant sur le tapis, Mélanie prit un journal puis un autre. On annonçait que l’on venait de voter aux États-Unis une nouvelle loi sur l’émigration établissant une taxe et précisant qu’en aucun cas le pays ne serait accessible aux anarchistes européens. Il était question aussi de la construction d’un chemin de fer entre Constantinople et Bagdad mais c’était bien la seule nouvelle ferroviaire ! Et quand on se souvenait du débordement d’encre d’imprimerie qu’avait suscité la disparition de Grand-père, c’était assez incroyable.

— Il doit bien y avoir une raison ? soupira-t-elle.

— Si vous en voyez une, faites-la moi donc partager ?

— Je ne sais pas… et je vais peut-être dire une bêtise. Sûrement même, mais peut-être que M. de Varennes ne s’est pas aperçu de mon départ.

— Je ne vois pas du tout comment il aurait pu ne pas le remarquer. Vous croyez qu’il ne s’est réveillé qu’à Menton ? Le conducteur ne lui aurait pas permis.

— Nous ne savons pas où allait la danseuse. Il est peut-être descendu avec elle, à Nice ou à Monte-Carlo ?

— En vous laissant continuer toute seule ? Ma chère enfant, nous nageons là en pleine folie. C’est sans doute un mufle mais à ce point-là… Cela me paraît beaucoup.

— Alors je ne sais plus que penser…

— Oh, moi non plus, mais nous n’allons pas en rester là ! Lisez tout cela si ça vous amuse, moi je sors !

— Où allez-vous ?… Je peux peut-être vous accompagner ?

— Ce serait bien la dernière chose à faire ! Je vais à la poste d’Avignon téléphoner à Pierre Bault. À cette heure il doit être rentré chez lui…

— Il a le téléphone ?

— Pourquoi pas ? Ce n’est pas le seul apanage des gens riches et il est fonctionnaire de l’État ! Il faut que nous sachions ce qui s’est passé quand le train est arrivé en gare de Menton.

Et, laissant Mélanie se demander comment il pouvait être si bien documenté sur les habitudes et les horaires d’un employé des Chemins de fer, Antoine Laurens s’éclipsa dans un grand fracas de portes claquées.

Chapitre VII ÉTRANGE COMPORTEMENT !…

Ce qu’Antoine, à son retour d’Avignon, apprit à Mélanie et à Victoire, réunies sous le manteau de la cheminée, était proprement invraisemblable. Il s’en rendait tellement compte qu’il attendit qu’on lui eût servi la soupe – il était tard et les jumelles avaient déjà gagné leur chambre tandis que Prudent, à la basse-cour, « fermait » les poules – pour commencer son récit. Et même il avala trois ou quatre cuillerées qui illuminèrent son visage fatigué d’une roseur de bien-être, puis il tendit son verre à Mélanie pour qu’elle l’emplît d’un vin épais des Baronnies qu’il affectionnait. Il le vida, le tendit à nouveau mais avant d’y revenir retourna à son assiette qu’il vida jusqu’à faïence nette avant de se laisser aller contre le dossier de son fauteuil. Et même là, il prit encore un temps avant de déclarer à la jeune fille qui bouillait de curiosité :

— Eh bien, ma belle, je me demande si on ne vous a pas rendu un grand service, Pierre et moi, en vous faisant quitter ce train sans en avertir personne.

— Inutile de vous poser cette question ! Vous m’avez rendu un grand service…

— Je n’en étais pas certain mais à présent j’en suis sûr.

Écoutez plutôt ! Mais, je vous en prie, ne m’interrompez pas pour que je ne perde pas le fil de mon histoire !

— Promis !

— Alors, voilà ce que m’a raconté Pierre. Je ne vous cache pas qu’il n’en est pas encore revenu.

Il s’était passé ceci : vers le lever du jour, entre Avignon et Marseille, le conducteur qui faisait semblant de dormir aperçut, sous le bord baissé de sa casquette, le marquis de Varennes qui regagnait son compartiment sans faire le moindre bruit, après quoi il ne se passa plus rien dans le sleeping jusqu’aux approches du petit déjeuner où il devait réveiller les voyageurs selon l’ordre que leur fantaisie lui avait indiqué.

Sachant fort bien qu’il n’y avait plus personne chez la jeune marquise, il attendit qu’une bonne moitié du wagon se fût rendue au wagon-restaurant pour aller frapper chez Francis. Celui-ci n’avait pas dû beaucoup dormir car il réagit de façon plutôt grossière :

— Fichez-moi la paix ! Je n’ai pas demandé à être réveillé.

— Je sais, Monsieur, mais je crois tout de même urgent de vous parler.

— De quoi.

— Il s’agit d’une chose que je ne saurais crier à travers la porte.

Avec mauvaise humeur, Francis ouvrit, montrant un visage aux traits tirés, à la bouche amère et aux cheveux en désordre, ce qui n’étonna pas beaucoup Pierre : il s’était fait servir trois bouteilles de champagne durant la nuit.

— Eh bien, que voulez-vous ?

— Je désire vous apprendre que madame la Marquise ne se trouve plus dans son compartiment.

— Ah !

Constatant que le voyageur ne semblait pas autrement surpris, Pierre attribua cette absence de réaction au vin ingurgité mais, soudain, Varennes parut se réveiller :

— La belle affaire ! Elle est en train de prendre son petit déjeuner…

— Seule ? Et avec ses bagages ? Ce serait pour le moins surprenant mais je peux assurer qu’elle n’y est pas. Je suis allé voir.

— Vous dites qu’elle a pris ses bagages ?

— Sauf ceux qui sont au fourgon, bien sûr. Il ne reste rien chez elle…

Un mari normal eût été affolé ou, tout au moins, très inquiet. Or, il n’en fut rien. Au contraire, le conducteur aurait juré qu’il avait vu un imperceptible sourire sous la moustache du marquis mais l’éclair vif qui traversa ses yeux las ne relevait pas de l’imagination. Et, tout de suite après, il se livra à une scène par trop bizarre pour ne pas sentir la comédie à plein nez : se laissant retomber sur sa couchette, il se prit la tête à deux mains :

— Mon Dieu ! gémit-il, elle a recommencé !

— Recommencé ? Mais quoi ?

— Elle s’est enfuie, bien sûr !… Vous êtes certain de ne pas l’avoir vue descendre du train… à Lyon ? Ou à Avignon ?

— Mais… non.

— C’est effrayant !

Et Varennes, s’assurant que sa porte était bien fermée et que personne ne stationnait devant, confia à cet homme qu’il avait si mal traité jusque-là ce qu’il appelait « le cauchemar » de sa vie. Selon lui Mélanie, depuis la disparition de son grand-père qu’elle avait fort mal supportée, était sujette à des fugues. Quand on la conduisait quelque part, elle s’arrangeait pour échapper à la surveillance des siens afin d’aller vagabonder dans la campagne sous le prétexte qu’elle voulait à tout prix retrouver « Cher Grand-Papa »…

— Étant donné qu’elle m’aime profondément, ajouta-t-il, sa pauvre mère et moi avons pensé que le mariage pourrait avoir sur son état une influence bénéfique mais, en la conduisant à Menton, sous couleur de passer notre lune de miel dans la propriété d’un ami, je pensais la faire examiner par un psychiatre de mes amis qui opère des cures vraiment miraculeuses…


En dépit de la promesse qu’elle venait de faire, Mélanie ne put retenir un cri d’indignation :

— Un psychiatre ? Il m’emmenait chez un psychiatre ? Autrement dit dans une maison de fous ?… Mais qu’est-ce que c’est que cet homme que j’ai épousé ?

Elle leva vers ses compagnons un regard plein d’épouvante puis éclata en sanglots. Immédiatement Victoire se leva et vint entourer ses épaules d’un bras protecteur :

— Je savais que c’était une bonne chose qu’on vous amène ici, demoiselle, mais je ne pensais pas que c’était à ce point… Pleurez un peu, cela vous fera du bien ! Je vais vous donner quelque chose qui vous remettra.

D’autorité, elle prit le bras d’Antoine et le mit à la place du sien tandis qu’elle allait ouvrir la grande armoire pour en tirer un flacon enveloppé d’un tressage d’osier. Antoine fit d’abord la grimace mais n’osa pas ôter son bras, comprenant bien que cette pauvre petite qui n’avait pas versé une larme depuis leur rencontre avait besoin de lâcher les vannes. Même, soudain attendri, il se pencha un peu plus, essuya ses lèvres graissées par les rillettes qu’il venait d’attaquer au moment de l’explosion de Mélanie, et posa un baiser sur ses cheveux soyeux qu’elle relevait seulement d’un ruban vert. Cependant Victoire emplissait un petit verre d’une belle liqueur ambrée qu’elle porta aux lèvres de la jeune fille.

— Buvez ça ! intima-t-elle. Vous vous sentirez mieux. C’est de l’élixir du mont Ventoux, une vieille recette des bergers.

— J’en prendrais bien aussi une goutte, fit Antoine.

— Finissez d’abord vos rillettes, cela vous donnerait mal au cœur.

Ainsi réconfortée, Mélanie se calmait peu à peu. Elle but le contenu du verre puis s’efforça de sourire à ses compagnons :

— Merci, dit-elle. Je ne sais vraiment pas ce que j’aurais pu devenir sans vous ?

Antoine recouvrit de sa grande patte la petite main posée sur la table et qui tremblait encore un peu :

— Mais vous nous avez ! fit-il gravement tandis que Polly sautait soudain sur les cuisses de Mélanie et que Percy venait avec une grande dignité compatissante poser une patte sur ses genoux… Vous vous sentez assez forte pour entendre la suite ? Ce n’est plus très long.

— Il le faut bien. De toute façon je ne pourrai rien entendre de plus pénible.

— Sans aucun doute mais ce ne sera pas moins étonnant… Naturellement, Pierre a tout de suite dit à ce… pauvre homme qu’il allait prévenir les autorités mais, à sa grande surprise, on l’en a empêché. On l’a même supplié de n’en rien faire car cela pourrait déclencher une catastrophe : « Mettre la police aux trousses de cette pauvre enfant pourrait la pousser aux dernières extrémités. Laissez-moi la rechercher moi-même ! Je suis presque certain qu’elle est descendue à Lyon. Il y a dans cette ville une vieille parente qu’elle aime beaucoup et je gagerais qu’elle est allée se réfugier auprès d’elle. » Bault a objecté qu’il ne voyait pas pourquoi une heureuse jeune mariée aurait tout à coup décidé d’abandonner son époux au début de son voyage de noces… Alors, on lui a expliqué qu’il vous arrivait d’être prise d’une sorte de panique, un besoin incontrôlable de vous enfuir en oubliant tout.

— En ce cas pourquoi m’a-t-il laissée seule ? On ne m’a même pas permis d’emmener ma femme de chambre sous prétexte que nous trouverions sur place tout le personnel désirable.

— Je me demande, remarqua Victoire, si vous deviez vraiment aller jusqu’à Menton ?… Ce beau monsieur n’avait-il pas décidé de vous faire enlever pendant le voyage ? Cela expliquerait ce soin qu’il a pris de vous laisser dormir seule cette nuit-là ?

L’idée était intéressante et jetait un curieux éclairage sur le comportement de Francis. Antoine se rangea très vite à l’opinion de la vieille femme et Mélanie le rejoignit mais elle voulait en savoir davantage.

— Que vous a-t-on dit de plus ? Comment s’est terminée la conversation avec le conducteur ?

— Après s’être fait beaucoup prier, Pierre a consenti à ne rien révéler pour le moment puisqu’on lui assurait que c’était pour votre bien. Il avait, évidemment, les meilleures raisons pour cela et, en gare de Menton, il a laissé le marquis descendre comme si de rien n’était mais en regrettant vivement de ne pouvoir le suivre.

— Est-ce qu’en cours de route M. Bault a remarqué un voyageur qu’il n’avait pas encore vu ? Est-ce que quelqu’un est monté, à Lyon par exemple ?

— Il n’a rien vu mais il est toujours possible de monter à contre-voie et peut-être dans une autre voiture. Cette espèce d’énigme l’intrigue et l’agace par ailleurs. Il se peut aussi qu’un des voyageurs partis de Paris soit notre homme et qu’en trouvant votre sleeping vide, puisque vous étiez chez moi, il ait jugé plus prudent de ne pas insister ?

— Ce ne sont que des hypothèses. Comment apprendre la vérité ?

— On peut déjà essayer de savoir ce qui vous attendait au bout du voyage. Connaissez-vous l’adresse de la maison où vous deviez passer votre lune de miel ?

— Non. On… a voulu m’en faire la surprise. Tout ce que j’en sais est qu’il s’agissait d’une villa du Cap-Martin. J’ai entendu M. de Varennes le dire à ma mère…

— Ce n’est déjà pas si mal ! Victoire, tu diras à Prudent de me préparer la voiture pour demain matin sept heures. Je vais là-bas.

Pour quoi faire ?

— Me renseigner. Tu sais bien que je suis curieux comme un vieux chat.

— Je crains que vous ne perdiez votre temps, fit Mélanie. Nous n’allions peut-être pas du tout au Cap-Martin…

— Je connais bien le Cap. Ce sera facile de vérifier. Pour l’instant, allons plutôt nous coucher !

Tandis que Victoire fermait la maison, Antoine et Mélanie montèrent côte à côte le large escalier de pierre blanche. La flamme de leurs chandelles – il n’y avait pas l’électricité et Victoire tenait le gaz pour une invention du Diable – leur dessinait de grandes ombres où s’effaçaient les personnages d’une vieille tapisserie pendue dans la cage d’escalier. Soudain, Antoine constata que la bougie de Mélanie tremblait. Doucement il glissa son bras sous celui de la jeune fille et sentit qu’en effet elle frissonnait.

— Mélanie, chuchota-t-il en se penchant vers elle, il ne faut pas avoir peur. Vous êtes en sécurité ici et je peux vous jurer de faire tout au monde pour vous défendre et vous protéger.

Une bouffée de soudaine tendresse l’envahissait pour ce petit personnage encore refermé sur les mystères de l’adolescence et dont il découvrait le charme et la fragilité en dépit de ce grand courage dont elle faisait montre. Il savait pourtant que les pensées des hommes sont à la merci d’infimes circonstances – par exemple un tendre reflet de lumière sur un jeune visage auréolé de cheveux mordorés – mais il découvrait en lui-même d’étranges remous, des impulsions bizarres.

Pensant qu’elle allait se mettre à pleurer, il faillit la prendre dans ses bras. Or, les yeux étincelants qu’elle tourna vers lui étaient, à sa grande surprise, parfaitement secs.

— Je n’ai pas peur, affirma-t-elle. Si je tremble, c’est de rage et de dégoût. Quand je pense que j’aimais cet homme et que j’ai voulu l’épouser alors que mon grand-père y était opposé ! Je lui ai même écrit pour le supplier de ne pas me réduire au désespoir en refusant ma main à Francis ! Quelle idiote ! Comment ai-je pu être aussi stupide !

— Nous le sommes tous à un moment ou à un autre. Pourquoi croyez-vous que je tienne à rester célibataire ?… Tout simplement parce que j’ai appris à me méfier de ce qu’on appelle l’amour et, à présent je me sens tout à fait serein… Évidemment, j’ai vingt-cinq ans de plus que vous, ce qui change la manière de voir…

— Tant que cela ?

La phrase était partie toute seule. Elle la regretta aussitôt et tenta d’en corriger l’effet :

— Je voulais, dire qu’à vous voir, on ne peut imaginer que vous…

— Soyez si vieux ? compléta Antoine en éclatant de rire. Ne vous excusez pas : c’est tout naturel à seize ans. Un homme de quarante ans ne peut être qu’un vieux monsieur…

— Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! fit-elle mécontente. Comment pourriez-vous être un vieux monsieur ?

Comment aurait-il pu l’être, en effet, avec cette figure dont les traits accusés ne manquaient ni de puissance ni de charme, ces yeux bleu sombre profondément enfoncés dans l’orbite comme pour s’y abriter et cette bouche mince au pli moqueur ? Elle apprécia aussi la silhouette qu’en dépit des vêtements fatigués mais confortables on devinait athlétique et qui ne devait pas s’encombrer d’un pouce de graisse. Non, en vérité, il n’avait rien d’un vieil homme cet Antoine tombé dans sa vie pour y jouer les anges gardiens.

— Un homme n’est vieux que s’il le veut bien, je crois, ajouta-t-elle. Même mon grand-père ne l’était pas vraiment et il devait avoir entre trente et quarante ans de plus que vous. D’ailleurs… si j’avais donné tant de confiance à M. de Varennes c’est parce qu’il n’était pas un jouvenceau. Il a tout de même le double de mon âge…

Ils étaient arrivés devant la porte de Mélanie et Antoine retint dans la sienne la main qu’elle lui tendait :

— Voulez-vous me permettre une question indiscrète ?

— Bien sûr…

— Êtes-vous capable d’analyser vos sentiments envers ce M. de Varennes ?

— Pourquoi ?

— J’ai besoin de le savoir… et faites-moi la grâce de penser qu’en vous demandant cela je n’obéis pas à une vulgaire curiosité. S’il reste dans votre cœur une parcelle de tendresse pour ce personnage, il faut me le dire.

— Pourquoi ? répéta Mélanie plus bas, si bas même que le mot fut à peine audible :

— Parce que je veux bien risquer de mourir pour vous mais je ne veux pas être le dindon de la farce !

— Mourir pour moi ?…

Le bougeoir s’échappa des mains de la jeune fille et roula sur le tapis. Antoine écrasa la flamme d’un coup de talon et l’odeur de laine brûlée les enveloppa. Antoine y était allergique et il éternua plusieurs fois, ce qui atténua beaucoup l’élément dramatique de la phrase. Il allait d’ailleurs la corriger, ne voulant pas que l’imagination de sa protégée s’emballât là-dessus, mais il n’ajouta rien : le regard presque violet de Mélanie venait de s’illuminer. Des milliers d’étoiles y scintillaient et Antoine comprit qu’avec trois mots tout bêtes il venait d’ouvrir devant elle les portes du rêve… Quelle femme, en effet, n’a souhaité être une héroïne romantique pour laquelle les hommes se battent ?… Tout de même et parce que cela lui paraissait indigne d’elle, il faillit parler quand sa voix intérieure le fit taire…

« Laisse-la tranquille ! Tu vas dire des pauvretés… »

C’est vrai qu’elle semblait heureuse, tout à coup. Elle regardait cet homme enveloppé d’un halo doté qui parlait de mourir pour elle… Alors, elle vint à lui, comme l’alouette attirée par le miroir. Elle vint même tout contre lui et, se haussant sur la pointe des pieds, elle posa ses lèvres sur les siennes. Ce ne fut qu’un instant fugitif, le temps d’un battement d’aile de papillon, quelque chose de léger, de tendre et d’infiniment précieux. Antoine eut l’impression qu’une fleur venait de se poser sur sa bouche y laissant une fraîcheur d’aube et un parfum d’herbe mouillée. Ce baiser fut si délicieux qu’il ferma les yeux pour en retenir la saveur.

— Mélanie ! murmura-t-il et ses mains s’étendirent pour saisir, pour étreindre, mais ne rencontrèrent que le vide. Il comprit alors qu’il n’y avait plus rien devant lui sinon l’obscurité du long couloir. Puis il entendit la porte se refermer doucement, tout doucement, comme si le moindre bruit risquait de rompre ce lien fragile, ce fil de la vierge qui venait de se tisser entre eux.

Il ne devina pas que Mélanie, collée de la nuque aux talons au battant refermé, dut rester là un long moment, dans l’ombre rose des flammes de la cheminée, pour que les battements désordonnés de son cœur finissent par se calmer. Dans cet émoi, Francis n’avait aucune part. L’ignominie de sa conduite l’avait chassé du cœur de la jeune fille comme un coup de vent un peu violent s’engouffrant dans une porte ouverte chasse les balayures du seuil, et elle avait honte à présent d’avoir paré cet homme de tant de vertus et d’y avoir accroché ses rêves. Même la vague jalousie que lui inspirait naguère sa mère avec ses yeux mourants et ses décolletés hypocrites était emportée par ce vent-là. Sans doute Albine n’avait-elle aucune part dans le complot cynique où sa fille avait manqué se perdre mais bien des incidents, sans épaisseur à première vue, revenaient à sa mémoire et l’ancraient dans l’idée que sa mère avait souhaité, voulu, préparé ce mariage autant et plus que l’innocente qui en était l’enjeu. Peut-être parce qu’elle aimait Francis elle aussi mais avec cette tragique excuse d’une femme qui se sait proche du déclin et pour qui cet amour a d’autant plus de prix qu’il est peut-être le dernier…

Pourtant, à mesure que coulaient les minutes, l’émoi de Mélanie ne s’apaisait pas, bien au contraire. Elle découvrait en elle des appels étranges, des désirs inconnus et délicieux comme l’approche même de la nuit nuptiale n’en avait pas suscité en elle. Un besoin de se donner et d’être prise, de se fondre dans la chaleur d’un autre corps… Mais celui qu’elle voyait s’approcher d’elle sur l’écran noir de son imagination, ce n’était plus Francis… Il n’avait pas encore de visage ni de corps d’ailleurs car, en dépit de quelques visites au musée du Louvre, Mélanie était incapable d’imaginer ce que pouvait être la nature d’un homme. Celui de son rêve n’avait que de grandes mains brunies sur lesquelles frisaient des poils décolorés par le soleil et des poches sous les yeux mais ces yeux avaient le bleu de la mer profonde...

Lentement, comme si elle était au pouvoir d’une hypnose, Mélanie quitta enfin sa porte et marcha vers le grand miroir taché qui érigeait son cadre d’or roussi entre les fenêtres aux rideaux tirés. Elle vit son image y apparaître, floue et imprécise d’abord puis plus nette à mesure qu’elle approchait. Le grand vase chinois d’où jaillissaient les fleurs la gêna. Elle le prit dans ses bras et le posa à terre puis elle resta là un moment, immobile, en face de cette image lumineuse qui semblait venir de l’au-delà. Alors, presque sans bouger et surtout sans quitter des yeux le regard du reflet, elle commença à ôter ses vêtements un à un jusqu’à ce que le dernier chût à ses pieds. Puis elle dénoua ses cheveux et, alors seulement, cessa de se mirer dans cet autre regard pour contempler son corps…

Le miroir lui renvoyait une mince forme pâle qui semblait surgir de quelque profondeur marine tant elle était diffuse avec des reflets de nacre verte. Et puis soudain, un éclat de feu, le brusque réveil d’une bûche qui s’enflamme, fit vivre la chair, dessina tendrement les jeunes seins sur la forme parfaite desquels, comme sur ceux d’Aspasie, on aurait pu mouler une coupe grecque, la courbe encore frêle mais si douce des épaules et la blancheur soyeuse du ventre érigée sur le double fuseau des longues jambes, avec, au point de rencontre, comme un joyau flou, un friselis d’or…

Un léger bruit la fit tressaillir. Antoine venait de quitter sa chambre, sans doute pour gagner son atelier. Elle savait qu’il s’y réfugiait quand il avait peine à trouver le sommeil. Alors elle décida de l’y rejoindre.

Comme si une force intérieure la poussait hors du chemin sage de son enfance, elle se détourna de ce miroir qui venait de lui révéler sa propre beauté et sans prendre la peine de ramasser un peignoir, ou de chausser des pantoufles, elle marcha vers la porte, l’ouvrit et sortit dans la petite galerie où donnaient les chambres. Elle savait qu’elle n’avait pas à craindre de rencontre car Victoire et Prudent dormaient au rez-de-chaussée dans une grande pièce côté jardin et qui se trouvait auprès du fruitier.

Nue comme Ève au premier matin du monde et sans rien sentir du froid des dalles, elle marcha vers l’escalier qui menait à la terrasse, passant devant de vieux portraits de femmes aux têtes poudrées que son audace effarait et d’hommes en perruques dont le regard mort s’animait d’une lueur mais elle ne les voyait pas, ne pensant qu’à celui auprès duquel tout l’appelait, à la chaleur de ces mains qui allaient se poser sur elle. L’idée ne lui venait même pas qu’il pût refuser le don qu’elle voulait lui faire car elle savait qu’il serait sans second et que si, cette nuit, Antoine refusait son offrande, il n’y aurait plus que le vent et l’eau du torrent pour la recevoir…

Elle avait décidé, ce soir de jouer sa vie à pile ou face : ou bien un homme qui lui plaisait, un homme de valeur, ferait d’elle une femme ou bien elle ne serait plus car elle ne se sentait plus le courage d’aborder le labyrinthe ténébreux des desseins de Varennes avec pour seules armes sa jeunesse et son inexpérience… et la certitude de ne pouvoir séduire personne.

Quand elle fut devant la porte de l’atelier, elle l’ouvrit sans hésiter mais sans le moindre bruit. Antoine, assis sur son divan éclairé par un chandelier de fer, semblait rêver. Pourtant, par instants, il ajoutait un trait, une ombre au dessin qu’il tenait sur ses genoux. Et puis lentement, très lentement, Mélanie sortit de l’ombre et apparut dans la lumière. Bouleversé, croyant voguer en plein songe, le peintre se leva, lentement lui aussi. Le papier et le fusain lui échappèrent et tombèrent sur le tapis. Les yeux agrandis, émerveillés, il regardait s’avancer cette déesse d’or surgie de la mer des ténèbres. Il lui sembla que la Vénus de Botticelli venait soudain de s’animer pour venir à lui… Il lui sembla aussi que c’était la réponse à bien des questions nées au fond de son cœur depuis qu’il avait rencontré une jeune mariée en détresse et à cet appel violent, à cette attirance qui s’était emparée de lui tout à l’heure quand la porte d’une chambre s’était refermée sur une lumière qu’il brûlait de saisir. Il avait eu soudain l’impression d’être retranché du monde des vivants et sa propre chambre lui avait été insupportable. Qu’y faire durant la longue insomnie que lui préparait son cœur battant trop vite ? Alors, il s’en était échappé pour venir ici et tenter de retracer ce visage nouveau qu’il avait entrevu.

Et voilà qu’elle venait au-devant de son désir, nue, offerte de tout son être et lui il était là, en face d’elle, torturé à la fois par l’envie de l’étreindre et une soudaine humilité. Qu’avait-il fait pour mériter ce don divin que dans son innocence elle voulait lui faire ? Avait-il vraiment le droit de cueillir cette fleur encore fermée ?…

Mélanie s’était arrêtée à quelques pas d’Antoine, n’osant plus bouger et à peine respirer. Tout son être devenait une interrogation passionnée… Dans un instant peut-être elle allait se détourner, s’enfuir…

« Qu’est-ce que tu attends, imbécile ? » souffla son autre lui-même.

Antoine, alors, ouvrit les bras et oublia des scrupules tout à fait hors de saison…


Il était déjà tard, le lendemain soir, quand le peintre arrêta sa Panhard-et-Levassor devant le Grand Hôtel qui, à la pointe du Cap-Martin, entre Monaco et Menton, étendait la blancheur de ses bâtiments à clochetons que le crépuscule habillait d’une belle couleur de violettes de Parme. En dépit de la houppelande en peau de chèvre, du chapeau de tweed enfoncé jusqu’aux sourcils et des grosses lunettes qui opéraient la jonction entre les deux, le voiturier n’eut aucune peine à reconnaître l’arrivant :

— Monsieur Laurens ! C’est un vrai plaisir ! J’espère que Monsieur a fait un bon voyage ?

— Excellent, Émile, excellent… mais si cela ne vous ennuyait pas de conduire ma voiture au garage après en avoir extrait ma valise, vous me rendriez un grand service. Je tombe de sommeil.

Secouant la poussière comme un chien sa fourrure mouillée et tapant des pieds, Antoine pénétra sous le péristyle de marbre puis à l’intérieur de l’hôtel où le portier lui réserva un accueil des plus aimables avant d’ajouter :

— Si vous désirez voir Sa Majesté, je crois qu’elle est encore là pour une bonne quinzaine. Le temps qui règne actuellement sur l’Angleterre ne l’encourage guère à regagner Chislehurst.

— Cela veut dire que j’ai de la chance. Sa santé est bonne ?

— Je crois pouvoir affirmer qu’elle est excellente. Ce matin encore elle faisait sa promenade par le chemin de la douane en compagnie de M. Pietri, de Mlle de Bassano et de Mlle de Castelbajac et j’ai eu personnellement l’honneur de la saluer.

— J’espère avoir le même honneur, demain. Mais dites-moi, Legrand, n’avez-vous pas entendu parler d’un couple de jeunes mariés qui devait passer sa lune de miel au Cap…

— Le marquis et la marquise de Varennes, je pense ?

— En effet. Les avez-vous aperçus ?

L’homme aux clefs d’or eut un sourire qui corrigea le léger reproche de sa réponse :

— Pas encore, monsieur Laurens. On ne choisit pas une villa enfermée dans les arbres et les fleurs pour se répandre à peine arrivés dans le monde cosmopolite d’un hôtel.

— Ils sont donc là ?

— Mais… je pense. Le cuisinier de la villa Torre Clementina, dont le caviar ne correspondait pas aux goûts de M. le marquis, est venu hier soir demander à notre chef de lui prêter de l’iranien.

— La villa Torre Clementina ? Qu’est-ce que c’est ?

La question offusqua Legrand qui considéra Laurens d’un air inquiet :

— Je croyais que vous connaissiez mieux le Cap, monsieur Laurens ! La villa de Mme Stern, cette grande maison byzantine truffée de mosaïques d’or, de statues, de vases et j’en passe, qui est voisine d’ailleurs de celle de Sa Majesté l’Impératrice.

— Ah je vois ! fit Antoine qui se demandait comment il avait pu oublier cette incroyable maison. Et c’est là qu’ils sont ?

— Mais oui. Mme Stern a bien voulu la prêter à M. de Varennes pour sa lune de miel. Il est question que les jeunes époux restent là un mois avant de partir pour l’Italie…

— Eh bien ! Je crois qu’il va me falloir renoncer à mon projet. Je souhaitais rencontrer Varennes mais je pense qu’une visite serait mal venue ?

— Tout à fait, si je peux me permettre ! Un jeune couple souhaite surtout la solitude. Il est même étonnant que vous ayez su sa présence ici.

— Nous sommes de vieux amis… Merci Legrand, il y a toujours plaisir à causer avec vous ! À présent, je vais demander que l’on me monte à dîner et je me couche !

— Passez une bonne nuit, monsieur Laurens ! Je vous envoie tout de suite un garçon du restaurant avec la carte.

Un moment plus tard, accoudé à son balcon qui surplombait les grands pins parasols penchés et tordus dont s’habillait la pointe extrême du Cap-Martin, Antoine regardait s’éteindre dans la mer le dernier reflet du jour. Ce qu’il venait d’apprendre le confondait. Comment M. « et » Mme de Varennes pouvaient-ils se trouver à quelques pas de lui alors qu’il était mieux placé que quiconque pour savoir où était en réalité la détentrice légale du nom ? Cela ne pouvait signifier qu’une chose : Varennes avait concocté l’enlèvement de sa femme par un comparse sur le parcours du Méditerranée-Express et, en outre, il avait prévu une autre comparse pour jouer à la villa Torre Clementina le rôle de sa jeune épouse. Dans ces conditions, la lune de miel allait, très certainement, s’étirer sur quelques mois et se compléter peut-être par un voyage en pays lointains. Il y avait de fortes chances pour qu’on ne revît pas les Varennes à Paris avant longtemps…

— Demain, décida Antoine à haute voix, demain, je penserai à tout cela ! Pour ce soir, je suis trop fatigué…

Néanmoins, il ne put empêcher son esprit de retourner vers Mélanie, vers Mélanie qu’il n’avait, en vérité, pas quittée de la journée. À chaque instant, dans le soleil qui inondait la route blanche, il croyait la revoir telle qu’elle lui était apparue dans cette nuit miraculeuse où elle s’était donnée à lui : nimbée d’or, affolante et exquise dans la perfection de sa beauté encore inviolée. Quand il l’avait faite femme, elle n’avait eu qu’un tout petit gémissement mais ses yeux s’étaient ouverts, immenses et sombres comme ce ciel qui, à présent, rejoignait la mer dans un bleu infini et profond, et elle avait souri en resserrant ses bras autour de lui pour que leur union fût encore plus complète… Plus tard, elle avait soupiré de bonheur en s’endormant la tête sur la poitrine d’Antoine que ses cheveux inondaient.

Un peu avant le jour, il l’avait enveloppée doucement dans la vieille couverture garance, teinte et tissée à la main, qui recouvrait le divan et il l’avait emportée jusqu’à sa chambre où il l’avait couchée avec des gestes qui étaient encore des caresses. La fraîcheur des draps réveilla vaguement la jeune femme. Sans ouvrir les yeux, elle lui tendit sa bouche pour un dernier baiser puis elle replongea dans un sommeil qui devait être bienheureux si l’on en jugeait au sourire que ses lèvres esquissaient. Une heure plus tard, rincé à grande eau bien froide et lesté de plusieurs tasses de café, Antoine roulait vers la Durance dans un petit matin frisquet avec la délicieuse sensation d’avoir retrouvé ses vingt ans. Il se sentait même si bien que, tout au long du chemin, il éluda les questions que son double, pointilleux et ami de la tranquillité, tentait de soulever. Il était, en effet, beaucoup trop heureux pour chercher à en savoir le pourquoi.

Arrivé à destination et décidé à chasser les soucis pour vivre l’instant présent, Antoine, après avoir bien rempli son regard de la splendeur du paysage, se fit couler un bain puis dévora une langouste grillée arrosée d’un joyeux vin de Chablis, après quoi, sans même quitter son peignoir en tissu éponge, il alla se jeter sur son lit, bras en croix et jambes écartées, pour y sombrer aussitôt dans le sommeil sans rêves d’un animal harassé.


Séparée de l’hôtel par son parc et par le vaste terrain boisé sur lequel on l’avait construite, la villa Cyrnos avait l’air de voguer sur le flot vert d’une épaisse végétation méditerranéenne. Avec sa grande terrasse et son élégant bâtiment blanc à un seul étage et pavillon en retour, elle s’y posait comme une couronne légère. Derrière elle, on apercevait la masse rouge du Rocher de Monaco mais en face il n’y avait que la mer infinie et, très loin, la Corse que l’on pouvait deviner par temps clair et dont la maison tirait son nom.

Cette villa datait d’une dizaine d’années à peine. On l’avait construite sur un immense terrain appartenant à la duchesse d’Aoste, née princesse Laetitia Bonaparte, d’après les croquis d’une très grande dame qui avait choisi d’y passer ses hivers : l’impératrice Eugénie, veuve de Napoléon III. Fille de l’Espagne brûlée de soleil elle espérait de ce doux climat un peu d’apaisement pour d’inguérissables blessures : la mort de son époux et, surtout, celle de son fils, le jeune prince impérial, tué au Zoulouland en combattant avec les troupes anglaises.

Elle avait exigé que ses jardins, traversés de grandes allées, corrigent à peine la nature et laissent aux pins parasols, aux lauriers, aux myrtes, aux bougainvilliers et à toutes les plantes sauvages le loisir de vivre en paix.

— Je n’aime pas tous ces palmiers dont les jardiniers sont si fiers, disait-elle volontiers.

C’est la porte rustique de ce jardin qu’Antoine poussa le lendemain matin, en habitué qui sait n’avoir rien à redouter de l’accueil. Et, en effet, le vieux majordome qui vint à sa rencontre le salua en souriant :

— Monsieur Laurens !… Sa Majesté va être très heureuse de vous voir.

— J’espère surtout ne pas la déranger. J’aurais dû la prévenir, bien sûr, mais le temps m’a manqué.

— Ne vous excusez pas ! Je vais avertir M. Pietri, son secrétaire. Sa Majesté est justement en train de dicter son courrier, dit-il en ouvrant devant le visiteur la porte d’un petit salon qui le plongea instantanément dans ce qui avait été, aux beaux jours de l’Empire, le décor des Tuileries, de Saint-Cloud ou de Compiègne : rideaux de velours rouge, fauteuils tendus de reps à lourds capitons, glands et pompons de riche passementerie, chaises et petits meubles d’ébène incrustée de feuilles et de fleurs de nacre ou d’ivoire et, sur un chevalet, un portrait de l’enfant disparu qu’Antoine connaissait bien pour l’avoir peint lui-même d’après une photographie. Mais, au lieu du secrétaire annoncé, il vit surgir une dame âgée – elle avait alors soixante-dix-huit ans ! – dont de plus jeunes eussent envié la vitalité.

Toute de noir vêtue, avec une grande jupe rappelant les crinolines d’autrefois mais resserrée à la taille, sur un corsage à manches amples, par une large ceinture de cuir, celle qui avait été l’une des plus belles souveraines de France tendit à son visiteur une main étroite et longue, encore parfaite, sur laquelle il s’inclina avec respect.

— Cher Antoine ! s’écria-t-elle d’une voix qui laissait rouler encore une pointe d’accent espagnol. Mais c’est une joie de vous voir ! Et tellement inattendue !

— J’en demande bien pardon à Votre Majesté mais j’ai saisi une occasion qui s’offrait de venir lui présenter mes devoirs… et un peu d’aide pour ses protégés.

— Oh !… Savez-vous que vous êtes un ange du Seigneur, Antoine Laurens, et je ne sais trop,..

— Ce que je sais bien, moi, c’est que l’Impératrice est infiniment bonne et généreuse, qu’elle ne cesse d’ouvrir sa bourse pour secourir ceux de ses anciens serviteurs réduits à la gêne ou même à la misère. Et tant que je pourrai, Madame, prendre ma petite part des efforts de Votre Majesté, je le ferai avec joie.

Comme si c’eût été une chose sans importance, il déposai sur le coin d’un petit bureau incrusté d’écaille et de cuivre dans le style de Boulle, une bourse de soie brune qui semblait assez lourde. Mais déjà Eugénie, les deux mains tendues, venait à lui et, l’obligeant à se courber, déposait un baiser sur son front. Avec un peu d’émotion, Antoine vit qu’une larme brillait dans les yeux dont les pleurs versés n’avaient pas réussi à éteindre tout à fait la teinte bleue.

— Merci, mon ami ! Merci pour eux !…, À présent, voulez-vous que nous fassions une petite promenade en attendant l’heure du déjeuner ? Car, bien sûr, je vous garde ! Nous serons entre nous : à peine une dizaine de personnes…

Madame, Madame ! Votre Majesté me comble mais qu’elle considère que je ne suis guère habillé pour m’asseoir à sa table.

Elle éclata alors d’un rire « espagnol » :

— Et moi ? Est-ce que je m’habille ? Nous ne sommes plus aux Tuileries, hélas ! et vous savez que j’ai toujours aimé me vêtir simplement. Pauline ! cria-t-elle, ma chère Pauline ! Voulez-vous m’apporter mes gants, mon manteau et mon chapeau ?

Mlle de Bassano apparut presque instantanément avec les objets demandés, accepta d’un sourire le salut d’Antoine et aida la vieille souveraine à endosser une sorte de cache-poussière noir, à coiffer un chapeau de paille de même couleur. Puis elle lui tendit finalement une paire de gants de chevreau blanc et des lunettes aux verres fumés. Mais Eugénie refusa la canne à béquille qu’on lui offrait :

— Notre ami Laurens est jeune et solide ! Son bras fera bien l’affaire. À propos, Pauline, il déjeunera avec nous.

— Je suis désolé d’encombrer ainsi, Mademoiselle, dit Antoine mais Sa Majesté a insisté…

— On ne doit pas être désolé de lui faire plaisir, Monsieur, et je puis vous assurer que ce plaisir est réel.

Côte à côte Antoine et l’Impératrice descendirent au jardin. Décidément d’excellente humeur, Eugénie demanda :

— De quel côté voulez-vous que nous allions ?

— Mais…, où il plaira à Votre Majesté…

— Ta, ta ta ! C’est toujours moi qui décide. Être conduite par vous fera une agréable diversion.

— Eh bien… j’aimerais aller du côté de la villa Torre Clementina qui est voisine de Cyrnos à ce que j’ai entendu dire ?

Eugénie abaissa ses lunettes sur le bout de son nez pour considérer son compagnon par-dessus la monture. Il vit alors que ses yeux se mettaient à pétiller.

— Quelle drôle d’idée ? Est-ce qu’il y aurait là un mystère ? ajouta-t-elle en baissant la voix jusqu’au registre de la conspiration.

— Cela se pourrait, Madame. En fait, les occupants de cette maison constituent cette « occasion » dont je parlais il y a un instant.

— Je ne vous ai jamais connu aussi curieux, Antoine. Est-ce que vous savez qu’il s’agit d’un couple de jeunes mariés dont je n’ai d’ailleurs pas retenu le nom…

— Le marquis de Varennes, Madame.

— C’est cela ! Un nom peu agréable à entendre pour une oreille royale mais je ne saurais vous en dire plus. Des nobles de vieille souche sans doute et qui n’ont que dédain pour les Bonaparte. Ils n’ont pas jugé bon de faire déposer leur carte chez moi ! Cela se fait, même en voyage de noces. Mais dites-moi un peu pourquoi vous vous intéressez à ces gens ? Ce marquis vous aurait-il volé votre belle amie ?

— Eh bien… ce serait plutôt le contraire et…

— Comment ? Vous lui avez volé…

— Ce n’est pas tout à fait vrai mais si, tout en marchant, Votre Majesté veut bien m’accorder une oreille attentive, je crois pouvoir l’assurer qu’elle va entendre une histoire peu ordinaire.

— Dites, alors, dites vite ! J’adore les histoires un peu étranges et, malheureusement, depuis plus de trente ans que ce cher M. Mérimée nous a quittés, on ne m’en raconte plus guère. Il en savait de si belles !… Chaque année je me rends au cimetière de Cannes pour déposer quelques fleurs sur sa tombe. Mais venez ! Il y a un endroit d’où l’on voit parfaitement la terrasse de cette maison. Vous me raconterez une fois là-bas.

Et elle entraîna Antoine à vive allure vers les confins de son domaine, l’obligeant presque à courir tant elle marchait vite.

— Madame ! protesta celui-ci, Votre Majesté va se fatiguer…

— Sornettes ! C’est vous qui allez être fatigué. Moi j’ai toujours aimé marcher vite. Il n’y avait guère que cette pauvre Elisabeth d’Autriche pour me tenir tête quand elle était ici. Nous avons fait ensemble des promenades à laisser tout le monde sur place. Mais je crois qu’elle était pire que moi. Il est vrai qu’elle était si mince, je dirais même si maigre ! Elle ne mangeait rien…

— Votre Majesté y pense quelquefois ? demanda Antoine surpris, car c’était la première fois qu’Eugénie de Montijo évoquait pour lui le séjour que « l’Impératrice errante » avait fait au Grand Hôtel du Cap quatre ans avant d’être assassinée par l’anarchiste Luccheni.

— Le moins souvent possible et je ne sais pas pourquoi je vous en parle aujourd’hui. Nous n’avions en commun que le sort tragique de nos fils et je ne vous cache pas que quand je voyais apparaître sa longue silhouette noire, j’en avais un peu peur. Il me semblait, ajouta-t-elle en se signant vivement, voir venir l’ange de la mort…

Cette crainte rétrospective était réelle : sur son bras Antoine sentit se crisper un peu la main gantée de blanc. La tragique Sissi des dernières années, sans cesse en chemin, sans cesse courant les mers ou les routes d’Europe comme un oiseau affolé, ne pouvait que frapper l’Espagnole superstitieuse. D’autant que jadis, lorsque l’une et l’autre se trouvaient au sommet de leur gloire, aucune sympathie n’avait uni les deux impératrices, l’Autrichienne ayant quelque tendance à dédaigner la Française en oubliant que celle-ci était quatre fois Grande d’Espagne ce qui la mettait largement sur un pied d’égalité avec une Wittelsbach. Mais surtout, c’était leur extrême beauté qui séparait Sissi d’Eugénie et peut-être aussi un peu de jalousie de l’amitié profonde, sincère, qui liait à l’impératrice des Français une Hongroise : la princesse Pauline de Metternich, ambassadrice d’Autriche.

Tout cela était loin, à présent, mais, devinant que le fantôme d’Élisabeth venait de replonger sa compagne dans cet autrefois prestigieux, Antoine garda le silence, se contentant de guider attentivement ses pas jusqu’à ce qu’ils les mènent à une manière de bosquet arrangé en salon de jardin d’où l’on apercevait la terrasse et les fabuleux parterres de la maison voisine.

— Nous y voilà ! soupira l’Impératrice en prenant place dans un fauteuil de rotin. Asseyez-vous près de moi et racontez ! ajouta-t-elle en tapotant le siège voisin.

— Avec la permission de Votre Majesté, je lui demande un instant, fit Antoine en sortant de ses vastes poches une paire de jumelles. Il me semble bien qu’il y a quelqu’un sur la terrasse.

En effet, sa vue perçante lui avait déjà permis de remarquer une silhouette d’homme vêtue de tissu clair et coiffée d’un souple panama qui lisait un journal en fumant un cigare. La puissance des lentilles grossissantes lui montra nettement le beau visage arrogant de Francis et, sur le journal, une main soignée ornée d’une sardoine gravée. Pour un homme dont la jeune femme venait de disparaître d’une façon pour le moins mystérieuse, il semblait être en pleine quiétude.

— Est-ce que je peux voir aussi ? demanda l’Impératrice dont les petits pieds commençaient à battre une impatiente mesure.

Antoine lui passa les jumelles qu’elle régla à sa vue en voyageuse avertie.

— C’est lui ? fit-elle.

— Oui, Madame. C’est bien le marquis de Varennes. Un homme séduisant, comme Votre Majesté peut voir.

— Il l’est, en effet… et même un peu trop à mon goût ! Je n’aime pas cette perfection qui donne une insupportable confiance en soi…

— Votre Majesté n’avait-elle pas reçu du ciel toutes les perfections de la beauté et du charme ?

— Aussi avais-je une trop grande confiance en moi et j’ai fait bien des sottises… Ah, voilà la femme, j’imagine ? Mais quelle drôle d’idée de porter chez soi un voile à son chapeau !… Tenez, Antoine, voyez plutôt ! Je vous sens impatient et, dans un instant, vous pourriez m’arracher les jumelles des mains.

Elle avait tout à fait raison. Antoine, les oculaires rivés à ses orbites, dévora des yeux la femme qui venait d’apparaître et s’asseyait auprès de son « époux ». Elle était à peu près de la taille de Mélanie et sans doute portait-elle une de ses robes car Antoine jugea peu flatteuse et nettement vieillissante la toilette de foulard aubergine garnie de bouillonnés assortis ainsi que d’une guimpe et « d’engageantes » en dentelle noire. Un grand chapeau de paille garni de larges pensées de velours la coiffait et, avec l’aide d’un voile de mousseline blanche, cachait complètement son visage et ses cheveux.

Néanmoins, sous cette mousseline, Antoine détecta le reflet de cheveux roux.

Incroyable de s’habiller comme cela ! Quel âge a-t-elle ?

— La vraie marquise de Varennes a seize ans, Madame… mais ce n’est pas elle que vous apercevez ici. Celle-ci doit être une actrice chargée de jouer son rôle.

— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ! fit Eugénie stupéfaite.

— Parce que la vraie marquise est chez moi. J’avais bien dit à Votre Majesté que j’avais une histoire extraordinaire à lui raconter.

— Alors, dépêchez-vous un peu, mon garçon ! Sinon vous n’aurez jamais le temps avant la cloche du déjeuner et vous ne souhaitez pas, je pense, en parler devant les autres ?

— Surtout pas ! Tout ceci est pour les seules oreilles de Votre Majesté car je crains qu’il ne s’agisse d’une affaire grave et qui pourrait mettre en danger une innocente si le monde en connaissait les détails.

— Passons aux faits, comme disent les procureurs ! Vous savez depuis longtemps, cher Antoine, que je sais garder un secret.

Alors, en oubliant bien sûr sa dernière et merveilleuse nuit à Château-Saint-Sauveur, Antoine raconta tout. Lorsqu’il eut achevé, un peu inquiet tout de même de l’effet produit, Eugénie lui sourit :

— Je ne vous imaginais pas si romantique, Antoine. Et, bien entendu, vous aimez cette jeune fille ?

— En vérité, je n’en sais rien mais une chose est certaine : je veux la sauver et la protéger…

— J’en suis tout à fait persuadée ! Et je dirai même plus : s’il vous arrivait d’être un peu… encombré de votre bonne action, sachez que je la recevrai volontiers, ici ou en Angleterre.

— Vraiment ? Votre Majesté serait assez bonne ?…

— Ne vous emmêlez pas dans les formules de cour, mon ami ! Pour que vous dépensiez tant de dévouement au service de cette jeune fille, il faut qu’elle soit tout à fait digne d’affection… Tenez, voilà la cloche qui appelle au déjeuner ! Prêtez-moi à nouveau votre bras ! Et parlons, s’il vous plaît, de choses sans intérêt.

De toute la journée, la vieille souveraine refusa de se séparer d’Antoine. Elle exigea qu’il allât chercher sa voiture pour l’accompagner à Monte-Carlo où elle désirait faire quelques emplettes en compagnie de Mlle de Bassano.

— Pour une fois qu’une de ces automobiles à essence passe à ma portée j’entends en profiter, dit-elle en riant. Tout le monde, autour de moi, semble penser que seules les calèches attelées à la Daumont sont dignes de moi. Cela m’agace d’autant plus qu’en général on les appelle à présent des victorias !

— Et Votre Majesté n’aimait pas la reine d’Angleterre ?

— Dieu ait son âme, la pauvre chère ! Mais elle était tellement ennuyeuse !…

Tandis qu’avec ses passagères il remontait vers la corniche, Antoine vit soudain venir en sens inversé l’un de ces attelages dont le nom déplaisait si fort à l’Impératrice. Sur les coussins, il y avait deux personnes qu’il n’eut aucune peine à reconnaître : c’étaient Varennes et sa pseudo-femme, toujours étroitement voilée, et qui revenaient sans doute d’une promenade.

Mais si le peintre pensait passer inaperçu, il se trompait. Les croisant, le marquis ne pouvait se dispenser de saluer une voiture dans laquelle se trouvait l’ex-souveraine. Il se découvrit et, ce faisant, son regard accrocha tout naturellement le visage du chauffeur. Il rougit alors si fort qu’Antoine comprit qu’on l’avait reconnu et, sur le moment, il en fut contrarié. Puis, à y réfléchir, il pensa que cela n’avait aucune importance au fond car Varennes était sans doute à mille lieues d’imaginer qu’il venait de jouer un rôle important dans sa propre vie et le voir en si noble compagnie ne pouvait que lui inspirer une certaine considération pour un modeste barbouilleur.

La nuit tombait déjà quand Antoine regagna son hôtel après avoir courtoisement refusé de dîner à la villa Cyrnos. L’Impératrice attendait ses neveux, le duc et la duchesse d’Albe, ainsi que son jeune ami Lucien Daudet(10), un habitué de la maison dont elle appréciait la beauté de « prince persan », l’esprit vif et l’extrême élégance.

Le peintre qui n’avait pas emporté la moindre tenue de soirée n’éprouvait aucun désir d’être confronté à cette parfaite gravure de mode et, surtout, il souhaitait beaucoup se retrouver seul.


Comme la veille, il se fit monter un repas, puis passa un long moment assis sur son balcon à fumer sa pipe en regardant la mer nocturne. De son observatoire, il ne pouvait voir la villa byzantine où s’abritait le faux couple mais son esprit y demeurait attaché. Qui pouvait bien être cette femme introduite dans le personnage et même dans les vêtements de Mélanie ? Une maîtresse, peut-être ? Une complice à coup sûr. La conduite de l’inquiétant marquis était jusqu’à présent assez claire : durant le voyage en train quelqu’un devait enlever sa jeune épouse, soi-disant atteinte de folie ambulatoire, pour l’enfermer dans quelque clinique psychiatrique ou peut-être même… mais Antoine se refusait à envisager le pire. Varennes croyait sans doute que son plan diabolique avait réussi et, n’attendant pas de nouvelles qui eussent été dangereuses, il continuait tranquillement à jouer le rôle qu’il s’était attribué. Il avait dû rejoindre la femme dans un endroit convenu à l’avance, peut-être même à la gare de Menton, et depuis tous deux se livraient aux joies d’une discrète lune de miel à l’abri d’une luxuriante végétation. Mais que se passerait-il ensuite quand viendrait le temps de regagner Paris ? Tôt ou tard il faudrait bien rentrer et si Varennes espérait – ce qui était clair comme eau de source – faire main basse sur la fortune de sa femme, il faudrait bien qu’il la fasse reparaître un jour ou l’autre ?

La seule idée qui égayait un peu Antoine en train de barboter au milieu de ce cloaque était d’imaginer le beau Francis à l’instant ou il apprendrait que Mélanie lui avait glissé entre les griffes et que son ou ses hommes avaient fait chou blanc. Ce serait intéressant d’observer ses réactions… mais peut-être qu’alors la pauvre jeune femme serait en grand, en très grand danger car ce genre d’homme allait toujours jusqu’au bout de ses plans.

Née de cette crainte, une envie violente de retrouver Mélanie, de la savoir près de lui, sous sa protection, s’empara soudain d’Antoine. Sautant sur ses pieds, il sonna le garçon d’étage et en l’attendant refit son sac :

— Dites que l’on prépare ma note et que l’on sorte ma voiture après avoir fait le plein d’essence ! ordonna-t-il.

Chapitre VII LA NOUVELLE D’ITALIE…

En dépit des précautions prises par Antoine à l’aube de son départ, la vieille Victoire sut tout de suite ce qui s’était passé dans la nuit entre lui et sa protégée. Jamais, en effet, elle ne lui avait connu, au réveil, ce regard pétillant et cette espèce de joie triomphante. D’habitude, et jusqu’à l’absorption de sa première tasse de café, la paupière était lourde et le verbe rare. Mais elle entendait en avoir le cœur net.

Aussi à peine la Panhard-et-Levassor eut-elle disparu dans un nuage de poussière que, sans leur laisser le temps d’entamer le ménage, elle envoya les jumelles au village porter à l’abbé Bélugue quelques bouteilles de « vin de messe » et un assortiment de pots de confitures dont il n’avait pas un urgent besoin. Prudent, qui donnait tous ses soins à ses planches de melons, ne risquait pas de la gêner et ce fut en la seule compagnie de Percy et de Polly qu’elle monta à l’étage.

Un coup d’œil dans la chambre de Mélanie lui montra celle-ci profondément endormie et sans doute encore loin de se réveiller. Puis elle passa chez Antoine, vit le lit défait mais elle possédait un œil suffisamment averti pour comprendre qu’il n’y avait pas dormi : draps et couvertures étaient à peine dérangés. Son regard interrogateur rencontra celui de Percy, dignement assis sur la descente de lit. Il émit un léger jappement et se dirigea vers la porte.

— Tu dois avoir raison : allons voir l’atelier ! soupira Victoire.

Là, elle vit que les chandelles étaient usées jusqu’au bout mais que le feu couvait encore, preuve qu’il avait été entretenu. Le chien flairait le divan dont on avait réparé le désordre avec une maladresse certaine. D’ailleurs, dans sa hâte et peut-être aussi à cause de la lumière faible, Antoine n’avait pas pris garde à ce que sa gouvernante remarqua tout de suite : quelques petites taches brunes sur le rouge sombre de la vieille couverture. Elle les toucha une à une d’un doigt qui tremblait un peu :

— Le sang d’une vierge ! souffla-t-elle avec une sorte de respect religieux. Cela change tout…

Elle s’assit sur le tabouret de peintre. Sentant alors qu’elle voulait réfléchir, la chatte sauta sur ses genoux et Percy se coucha à ses pieds. Les deux animaux devinaient qu’il s’agissait là d’un moment important et qu’il fallait assurer Victoire de leur soutien et de leur amicale compréhension. Ils n’étaient pas très sûrs qu’elle soit heureuse car son visage était bien grave mais, ce que Victoire éprouvait, c’était simplement une grande joie.

Ainsi c’était elle l’élue ? Une petite Mélanie recueillie par charité comme un chat perdu et qui, à première vue tout au moins, ne possédait pas la foudroyante beauté capable de retenir un œil d’artiste. Une masse soyeuse de cheveux à reflets roux et d’immenses yeux de biche aux abois ne constituaient qu’un capital insuffisant pour attacher un homme épris de perfection et habitué à la rencontrer chez ses modèles. Que s’était-il donc passé durant cette nuit pour qu’il en vienne à accomplir le geste qui ne se répare pas ? Il fallait qu’il y eût, entre lui et Mélanie, une sorte de magie que Victoire n’avait pas su voir mais qu’elle était, à présent, bien décidée à découvrir et à mettre en valeur pour que cette nuit d’amour soit suivie de beaucoup d’autres et pour que l’enfant choisie devienne celle qu’on ne laisse plus s’éloigner.

Durant des années, Victoire avait espéré qu’un jour Antoine lui amènerait une jeune châtelaine capable de lui donner de beaux enfants et de s’attacher à la maison mais, en vérité, il ne semblait guère doué pour le mariage. Aussitôt la mort de sa mère – son plus grand chagrin ! – il s’était attaqué à la peinture avec passion, ne quittant son atelier que pour de longues promenades au jardin ou pour rencontrer, à Aix, un marchand de tableaux. Celui-ci en vendit quelques-uns et même on parla un peu d’Antoine Laurens dans les journaux. Pas assez néanmoins pour assurer de grosses rentrées d’argent capables de faire revivre Château-Saint-Sauveur dont une petite partie seulement était exploitée. La fortune familiale avait fondu autour des tables de jeu dont le père d’Antoine était un habitué. Ni l’un ni l’autre ne connaissait grand-chose à l’agriculture et Prudent n’avait que ses deux bras.

Et puis, un beau jour, un homme vint, accueilli comme un ami par le jeune châtelain bien que Victoire ne l’eût jamais vu. Il resta vingt-quatre heures puis repartit en compagnie d’Antoine. Tout ce que Victoire sut de lui était son nom : colonel Guérard.

À dater de cette visite, le peintre s’absenta beaucoup. Il fit de longs voyages en Europe, en Amérique, en Asie et même en Chine où il manqua se faire tuer. Il rapportait des dessins, des toiles et surtout de l’argent, beaucoup d’argent grâce auquel Prudent, promu intendant et chef de culture, fit des merveilles. La maison reçut les réparations dont elle avait besoin et le domaine se mit à produire en abondance des fruits, du vin, du miel, des amandes dont on vendait environ la moitié mais dont, surtout, on faisait profiter les gens du village et même ceux des environs à qui la vie ne souriait pas autant que le soleil. Cependant et malgré sa curiosité toujours en éveil, jamais Victoire ne réussit à découvrir la source de cette prospérité nouvelle qui permit même à Antoine un petit appartement à Paris, dans le quartier du Marais. Elle n’y mit d’ailleurs jamais les pieds. Paris ne l’intéressait pas.

— Ça doit venir de la barbouille, déclara, un jour où il consentit à s’exprimer, le sage Prudent que la curiosité ne dévorait pas du moment où tout allait bien sur sa terre. Y m’a dit qu’y f’sait des portraits chez des gens de la haute et qu’ça rapporte bien. T’as pas besoin d’en savoir plus, Victoire.

L’explication pouvait être la bonne après tout… Par contre, ce qu’elle ne pouvait admettre c’était la conduite d’Antoine avec les femmes. Il avait des aventures, beaucoup même, car, sur ce chapitre, il se confessait volontiers à sa vieille gouvernante mais jamais il ne parlait mariage et, surtout, il n’avait jamais accueilli chez lui la moindre fille d’Eve. Jusqu’à l’arrivée de Mélanie, bien sûr.

Celle-ci, non seulement il l’avait ramenée lui-même mais il l’avait faite sienne et le cœur de Victoire était plein de joie. Qui pouvait dire si cette nuit d’amour ne porterait pas fruit ? Et ce fruit serait comme un cadeau du Ciel même si celui-ci n’y était pas pour grand-chose. Comment croire, en effet, à une intervention divine ? L’histoire de la réfugiée, Victoire en savait ce qu’Antoine lui avait appris. La pauvre était mariée à un homme sans foi ni loi mais qui, ayant tout de même sur elle tous les droits, pouvait parfaitement faire arrêter le peintre pour enlèvement, après quoi il aurait tout le loisir de mener la malheureuse enfant jusqu’au tréfonds du désespoir et de la misère.

Cette éventualité dramatique, Victoire se jurait bien qu’elle ne se produirait pas. Elle sentait soudain sourdre en elle une force invincible pour défendre ce bonheur qui venait enfin d’éclore sous le vieux toit de tuiles romaines. Se penchant soudain, elle prit Polly dans ses bras et tendit une main pour caresser la tête de Percy.

— Les petitous, si vous voulez m’en croire, il nous est né une jeune maîtresse et nous ferons tout pour nous la garder. Elle a tout ce qu’il faut pour que la famille continue avec elle et un enfantelet serait ce qui pourrait nous arriver de mieux. Seulement elle n’est pas libre !… La loi et même l’Église sont contre nous. Alors il va falloir ouvrir l’œil. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Le plus grand bien certainement car dans les prunelles dorées de la chatte et dans celles, d’un brun si doux, du setter il y avait toute la tendresse du monde. Victoire les récompensa d’une caresse :

— Le plus difficile, soupira-t-elle, ça va être que le Toine sache se la garder. Et ça, ce n’est pas encore écrit !

En attendant, elle se leva, alla ôter la couverture qu’elle descendit à la cuisine. Là, elle la mit dans une grande bassine puis alla tirer de l’eau bien froide au puits de la cour. Sachant que l’eau chaude ne pourrait que cuire le sang, elle fit une pâte avec de l’amidon, en enduisit les taches puis reporta le tout dans l’atelier qu’elle prit soin de fermer à double tour avant de mettre la clef dans sa poche. Demain, elle reviendrait avec une bonne brosse et toute trace du sacrifice d’une virginité disparaîtrait, sauf dans sa mémoire. Après quoi, plus tranquille, elle redescendit préparer pour Mélanie un copieux petit déjeuner puis, jugeant qu’il valait mieux ne pas la laisser dormir plus longtemps, elle alla la réveiller. Il était préférable qu’elle fût debout quand Mireille et Magali rentreraient.

Entrant dans la chambre, elle resta un long moment debout au pied du lit regardant dormit la jeune femme et se félicitant d’avoir envoyé les jumelles au loin. Sa nudité, sa chemise de nuit restée pliée sur le pied du lit, étaient en soi plus qu’explicites. Dans son sommeil, elle avait rejeté draps et couvertures et, couchée à plat ventre, offrait à un clair rayon de soleil filtrant entre les rideaux la ligne pure de son corps dont les bras levés enserraient l’oreiller comme ils avaient dû enserrer l’amant de cette nuit. Et telle était la beauté de ce corps juvénile que la vieille femme en demeura confondue, éblouie comme l’avait été Antoine lui-même. Entre le dessin pur du dos et le doux renflement des hanches et des fesses rondes, la taille se creusait tendrement, faite pour être étreinte. Les cheveux fous brillaient sur le long cou qu’ils couvraient, descendant plus bas que les omoplates. Et que ces longues jambes nerveuses avaient de grâce !… Il était facile de deviner ce qu’avait pu ressentir Antoine en découvrant tant de perfection.

Gênée tout à coup comme si elle avait surpris le secret des caresses échangées, Victoire sortit sur la pointe des pieds, referma la porte puis, après avoir toussé pour s’éclaircir la voix, frappa vigoureusement à ladite porte :

— Demoiselle Mélanie ! criait-elle. Je crois que vous avez oublié l’heure ?

Il fallut réitérer par deux fois avant qu’une voix ensommeillée lui répondît :

Est-il si tard ?… Je viens !… Je viens tout de suite !

Quelques minutes plus tard, vêtue du charmant costume de paysanne provençale qu’elle portait depuis son arrivée, Mélanie arrivait en courant dans la cuisine et Victoire, cette fois encore, demeura confondue : ce n’était plus la même. Elle irradiait la lumière par tous les traits de son visage auréolé d’or roux. Les cernes mauves de ses yeux les grandissaient encore et ses lèvres gonflées avaient ce rose meurtri que laissent les baisers. N’importe quel homme, en face de cette triomphante jeunesse, se fût agenouillé en tendant les bras mais, de cette transformation, Mélanie n’avait aucunement conscience.

— Est-il si tard ? demanda-t-elle.

— Il est dix heures. N’avez-vous pas faim ?

— Oh si ! Je meurs de faim ! Et votre café embaume…

— Je vous l’apporte tout de suite. Le reste est servi et vous n’avez qu’à vous asseoir… Puis, tandis qu’elle versait le café dans le bol à lisière dorée : Vous n’avez pas entendu partir Monsieur Antoine ?

À ce seul nom, la jeune femme devint ponceau et cessa un instant de mordre dans la tartine qu’elle avait copieusement beurrée et couverte de confiture.

— Non… non, je le regrette car j’aurais aimé lui dire au revoir…

Il y eut un silence soudain qui suspendit les gestes et presque les respirations des deux femmes. Puis, brusquement, Mélanie darda sur Victoire un regard étincelant :

— À vous je peux tout dire. D’ailleurs, je n’ai pas honte de ce qui s’est passé : cette nuit, je suis allée le rejoindre dans son atelier et je me suis donnée à lui !

— Je sais ! dit Victoire doucement.

Cette fois, le silence pesa la dose de stupeur de Mélanie :

— Vous savez ? Mais comment ?

— Des petits détails… mais surtout son extraordinaire bonne humeur au petit matin alors qu’il est toujours si grognon tant qu’il n’a pas bu son café. Enfin vous ! Vous ressemblez tellement à une femme heureuse !

— C’est parce que je le suis. Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs…

— Est-ce que vous n’aimez pas Monsieur Antoine ?

— Ce matin, il me semble que si, mais hier je n’en avais pas la moindre idée. Bien sûr, j’étais attirée par lui mais je crois qu’en faisant ce que j’ai fait je voulais… oh, que c’est difficile à expliquer ! Je voulais…

— Vous prouver à vous-même que vous pouvez séduire un homme si vous le voulez ?…

— Oui… oui, c’est ça ! Il fallait que quelqu’un me prenne dans ses bras. Et s’il n’avait pas voulu de moi, eh bien…

— Taisez-vous ! Les mots sont trop évocateurs et la chose est affreuse ! C’eût été stupide d’ailleurs… Vous êtes si jeune !

— Sans doute mais depuis que j’ai perdu mon grand-père plus personne ne m’a montré d’affection. Alors j’ai voulu voir… Est-ce que vous n’allez pas me prendre pour une mauvaise fille ? ajouta Mélanie avec une soudaine angoisse que le rire de Victoire chassa aussitôt.

— Pauvrette ! Vous en êtes bien loin ! À présent, je voudrais vous poser une question : qu’allez-vous faire quand il va revenir ?

— Je n’y ai pas encore pensé mais je serai heureuse de son retour… et je ferai ce qu’il voudra.

— Surtout pas !

Assenée vigoureusement la courte phrase sidéra Mélanie. Victoire jouit un instant de sa stupeur, puis prenant un bol, se versa une bonne ration de café après en avoir rajouté dans celui de la jeune femme et, pour finir, s’assit en face d’elle :

— Ah bon ? fit celle-ci. Et pourquoi ?

— Pourquoi ? Pauvre Sainte Vierge ! Que vous êtes innocente !… Mais parce qu’il était tellement joyeux ce matin qu’à son retour il n’aura qu’une envie, c’est de recommencer…

— Moi aussi j’en aurai envie, admit Mélanie.

— Le contraire m’étonnerait. Seulement, je crois que vous devriez essayer de savoir ce que vous voulez : si c’est quelques jours de plaisir, alors allez-y ! Jetez-vous dans ses bras et usez de votre aventure jusqu’au bout ! En revanche, si vous voulez le garder…

— Pourquoi, murmura Mélanie après un instant de réflexion, pourquoi est-ce que ce… plaisir ne déboucherait pas sur un véritable amour ?

— Parce qu’à de rares exceptions près il ne faut pas aller trop vite et c’est déjà beaucoup que vous soyez allée à lui. Mais si vous posez la question c’est déjà une bonne chose. Cela prouve que vous avez envie d’aimer et d’être aimée.

— Bien sûr. Qui ne le souhaiterait ? Surtout par un homme tel que lui !

— Alors écoutez-moi ! Votre Antoine qui est toujours un peu le mien a quarante ans et vous en avez seize.

— Je suis bien plus vieille que cela si l’on additionne mes déceptions : fille ridiculisée par sa mère, mariée à un homme qu’elle aimait et qui n’a su que se moquer d’elle et…

— Ne ressassez plus tout ça et regardez devant vous ! Or, devant vous, il y a Antoine qui a connu beaucoup de femmes mais que vous enchantez parce que vous êtes toute jeune et toute fraîche. Il vous aimera peut-être passionnément… mais pour cela, il faut lui tenir un peu la dragée haute et vous faire désirer, sinon vous risquez de rejoindre le bataillon de toutes les autres qui ne sont plus que des fleurs séchées dans un herbier qu’il n’ouvre pas souvent. En outre, vous devez songer à votre situation présente et regarder la vérité en face : vous vous êtes enfuie la nuit de vos noces avec un parfait inconnu… je sais, vous aviez pour cela les meilleures raisons du monde mais que deviendront ces raisons si vous vous retrouvez enceinte ?

— Vous croyez que c’est possible ?

Ce fut au tour de Victoire d’être stupéfaite :

— Doux Jésus ! Mais qu’est-ce que votre mère vous a appris ? Est-ce que vous croyez encore que les enfants viennent dans les choux et dans les roses ?

— Ma mère ne m’a rien appris du tout, souffla Mélanie en baissant le nez. Même au soir de mes noces elle ne m’a rien dit…

— Alors les choux, les roses… la cigogne ?

— Tout de même pas ! J’ai déjà vu naître un poulain et l’on m’a dit qu’il n’y avait pas de grande différence entre une femme et une jument. Un coup de chance d’ailleurs, sinon j’ignorerais tout…

— Vous savez le principal. Votre jument avait passé de doux moments avec un bel étalon. Ce que vous venez de faire avec Monsieur Antoine…

— C’était merveilleux ! soupira Mélanie avec un sourire rayonnant. Et je crois que j’aimerais avoir un enfant de lui.

— Le moins qu’on puisse dire est que ce n’est pas le moment. Réfléchissez, petite sotte ! Bien que vous soyez mariée, votre mariage n’a pas été consommé. Donc vous avez des chances de le faire casser devant la loi et qui plus est d’obtenir l’annulation en cour de Rome. Soyez enceinte et vous pouvez dire adieu à tout cela !

L’éclairage que Victoire jetait sur sa belle nuit d’amour était un rien brutal mais Mélanie en comprit le bien-fondé. Si elle voulait garder Antoine – et en vérité elle ne souhaitait rien de mieux – il fallait évidemment prendre de grandes précautions. Une perspective peu attrayante ! À moins que…

— Pourquoi me donnez-vous ces conseils ? demanda-t-elle soudain. Est-ce que cela veut dire qu’en dépit du fait que je sois seulement une sotte un peu trop jeune vous aimeriez qu’Antoine et moi ?…

Le visage un peu sévère de Victoire s’illumina soudain comme si un feu venait de s’allumer en elle :

— Vous restiez ensemble pour toujours ? Ah oui je le voudrais ! Qu’il y ait ici une jeune dame… et puis des petits et ce fou cesserait peut-être de courir le monde comme il le fait depuis tant d’années ! Je commence à me faire vieille, demoiselle Mélanie, et je voudrais que cette maison continue à vivre quand je n’y serai plus.

Doucement, Mélanie quitta sa place et sans bruit s’approcha, lui glissa les bras autour du cou et l’embrassa :

— S’il ne tient qu’à moi, votre rêve se réalisera !

— Alors suivez mon conseil et si le Toine vient gratter à votre porte, n’ouvrez pas !

Mélanie promit. C’était facile dès l’instant où son séducteur avait disparu dans un nuage comme un génie de conte oriental même s’il s’agissait d’un nuage de poussière. Mais qu’en serait-il lorsqu’il serait là, tout proche, tout chaud et tout vibrant ? Ce serait sûrement beaucoup plus difficile d’autant que, déjà, la maison sans lui paraissait vide ! Peut-être parce que les portes ne claquaient plus et que les jumelles riaient moins cependant que Polly et Percy faisaient de plus longues stations devant la cheminée de la cuisine. Quant à Victoire, elle semblait perdue dans ses pensées. Seul Prudent demeurait égal à lui-même, c’est-à-dire silencieux comme un trappiste. La présence ou l’absence du maître n’y changeaient jamais rien.

Les longs moments de réflexion de Victoire débouchaient toujours sur Mélanie à qui elle dispensait alors d’étranges conseils de beauté. C’est ainsi que, pour lutter contre ses taches de rousseur, elle lui proposa tour à tour du jus de citron avec du sel, une mixture faite de jus de cresson et de miel, de l’oignon écrasé dans du vinaigre en ajoutant que, dès l’apparition des premières fraises, elle les lui réserverait pour qu’elle s’en fît des masques. Mélanie rit beaucoup, protesta qu’elle préférait de beaucoup manger les fraises mais essaya tout de même le citron salé. D’autant que son mentor lui offrit en même temps un petit pot d’une sorte de crème à l’odeur douce dont elle refusa d’ailleurs de lui donner la composition mais en assurant qu’elle en tirerait le plus beau teint du monde.

— Vous n’êtes pas raisonnable, remarqua Mélanie au soir de cette grande conversation qu’elles avaient eue ensemble. Vous voulez que je sois belle mais aussi que je ferme ma porte. Est-ce logique ?

— Je crois, oui. Prenez un âne ! Plus les carottes que vous lui donnerez seront fraîches et tendres et plus il en mangera… jusqu’à indigestion. Mais s’il voit les mêmes carottes à sa portée sans pouvoir y toucher, il fera n’importe quoi pour se les approprier.

— Pauvre âne ! Il risque de devenir fou…

— On n’ira pas jusque-là mais on verra à lui en donner… modérément pour qu’il n’en perde pas le goût !

Cette philosophie maraîchère amusa beaucoup Mélanie et lui fit passer un moment. La lecture des journaux lui en fit passer un autre, plus exaspérant. On avait beaucoup remarqué, au dernier bal de lady Decies, l’extrême élégance de Mme Desprez-Martel dans une robe de brocart bleu et or signée Paquin avec une longue traîne ourlée de martre. Très entourée, elle avait été la reine incontestable de cette belle soirée…

Le journal vola à l’autre bout de la petite pièce qui servait de bibliothèque et où Mélanie aimait à s’installer pour lire tout ce qui lui tombait sous la main avec la volupté de quelqu’un dont les lectures ont toujours été très surveillées. C’était la première fois qu’elle s’intéressait à une chronique mondaine mais celle-là eut le don d’exciter sa colère. Elle n’imaginait que trop sa mère, bienheureusement débarrassée d’une fille qu’elle s’était toujours efforcée, sinon de cacher, du moins de maintenir dans une enfance factice et hors de saison. Elle devait rayonner à présent et se griser longuement des compliments de ses nombreux admirateurs. Et sans doute n’accordait-elle même pas une pensée à celle qu’elle devait considérer comme sortie de sa vie ? La seule chose que Mélanie s’interdisait d’imaginer c’était que sa mère eût pu tremper dans l’ignoble combinaison montée par Francis. Par contre une question lui venait tout naturellement à l’esprit, maintenant qu’elle connaissait l’amour : Albine avait-elle eu des amants ? Peut-être même en avait-elle encore. À moins qu’elle n’eût choisi de rester fidèle à Francis car, en se remémorant certaine attitude, certaines paroles, certains regards, Mélanie en arrivait à la certitude que, dès avant ses fiançailles, sa mère était la maîtresse de Varennes…

Elle n’en éprouva pas de chagrin. Depuis qu’Antoine était entré dans sa vie, ces gens avaient perdu le pouvoir de lui faire du mal. Elle souhaitait seulement les oublier et marcher d’un pas ferme dans ce chemin nouveau qu’un génie ferroviaire venait d’ouvrir devant elle. Un chemin qu’elle entendait suivre jusqu’au bout, même s’il fallait faire de temps en temps du saut d’obstacles.

Elle attendit donc le retour d’Antoine d’un cœur tranquille mais disposé au combat. En fait, ce qu’elle éprouvait c’était ce mélange d’espoir, de patience et de pugnacité qui caractérise le chasseur à l’affût.

Ce que Mélanie n’imaginait pas c’est qu’Antoine, de son côté, prenait lui aussi des décisions de sagesse.

La superbe envolée romantique dont il avait été victime et qui l’avait poussé à enfourcher ses chevaux-vapeur à la nuit close s’était arrêtée net vers les deux heures du matin et à quelques kilomètres de Draguignan sous une pluie torrentielle qui avait noyé son moteur et presque transpercé sa peau de bique.

Par chance, un bâtiment s’élevait non loin du lieu où il était tombé en panne. Trempé, sacrant et maugréant, il avait réussi à pousser l’automobile jusqu’à cette maison et à l’abriter sous une espèce d’auvent, après quoi il avait cherché à se mettre lui-même à couvert, tapant à coups redoublés sur une porte solide qui avait fini par s’ouvrir de mauvaise grâce bien qu’il s’agît d’une de ces auberges de grands chemins comme il en pousse un peu partout dans les lieux déserts. Celle-là aurait pu servir de décor à la fameuse Auberge des Adrets qui, au siècle précédent, avait fait la gloire de Frédéric Lemaître tant l’atmosphère y évoquait le coupe-gorge. En fait ce n’était qu’une brave petite hôtellerie tenue par un vieux couple terrifié chez qui Antoine trouva une soupe chaude, un grog à réveiller un mort et un lit propre où il dormit comme une souche sous un édredon qui ressemblait à une énorme fraise. Le lendemain, le soleil était revenu, la Panhard-et-Levassor avait séché et le café qu’on offrit à Antoine avec d’épaisses tartines d’un succulent miel de lavande lui rendit quelque optimisme. Il paya royalement et sut même trouver de ces mots qui vous conquièrent les cœurs pour l’éternité mais, tandis que sa voiture grimpait en toussant un peu vers Salernes, il s’aperçut que tout lyrisme l’avait abandonné. Fermant sa mémoire et son cœur aux souvenirs trop grisants, il pensa qu’il s’était conduit comme un imbécile fieffé et que ses amours avec l’adorable Mélanie, s’il les poursuivait, pouvaient le conduire à de fort désagréables impasses.

— C’est trop facile de l’aimer, pensait-il. Qui pouvait supposer que cette gamine, mal nippée en dépit de sa fortune, possédât un corps digne de servir de modèle à Psyché ? Quand je l’ai vue venir, ravissante et nue, il m’a semblé que mon sang prenait feu. Mais il ne faut pas que cela se reproduise.

« Facile à dire ! protesta sa voix intérieure. Combien de temps penses-tu pouvoir tenir en face de la tentation ? En amour c’est le premier pas qui compte et quand ce pas est engagé dans une voie délicieuse, comment y renoncer ?… »

La meilleure solution était sans doute de penser aux conséquences possibles. Que deviendrait Mélanie si elle se retrouvait enceinte ? Cette seule pensée angoissait Antoine qui, jusqu’à présent, ne s’était jamais soucié des suites potentielles de ses amours fugaces. Il était peut-être l’heureux père d’un futur lord anglais, d’un marchand de frites belge et d’un ou deux petits Chinois mais aucune de ses maîtresses n’était vierge. Aucune, non plus, n’avait comme Mélanie touché les profondeurs de son cœur et il s’avouait qu’avoir d’elle un enfant l’eût comblé de bonheur. Un petit être qui gonflerait doucement ce ventre doux comme du satin et qu’un matin de soleil ferait éclore comme un camélia rose, quel joli rêve !… Beaucoup trop dangereux dans les circonstances actuelles ! Le diable seul savait quelle arme redoutable Varennes saurait faire de cet enfant.

Un autre coup de tonnerre coupa court aux pensées d’Antoine et, comme de nouvelles averses suivirent, il eut besoin de toute son attention pour mener son véhicule sur une route qui ne manquait ni de cassis ni de nids-de-poule. Aussi, quand il aperçut enfin les murailles rousses de Château-Saint-Sauveur, était-il à nouveau fatigué et de fort mauvaise humeur. Peut-être parce que approchait le moment où il allait devoir se comporter d’une façon qui ne lui plaisait pas du tout… De quoi aurait-il l’air avec ses scrupules et sa morale ? D’un vieux Joseph timoré et précautionneux en face d’une adorable Putiphar ?

Mais quand, sautant du petit perron dans un envol de jupons blancs et de cheveux fous, Mélanie courut vers lui pour l’embrasser, il ne put que refermer ses bras autour d’elle, comme il eût fait d’un grand bouquet de fleurs, et en respirer le parfum. Elle embaumait l’herbe coupée, le sous-bois après la pluie, le foin frais, le miel et la marjolaine. Et que ses lèvres étaient donc douces !

Pourtant il eut à peine le temps de les effleurer. Déjà Mélanie, comme si une crainte soudaine lui était venue, se détachait de lui. Il pensa alors qu’il n’avait même pas songé à se raser. Néanmoins elle riait de toutes ses petites dents blanches !

— Que c’est bon de vous revoir ! dit-elle.

— Mais moins de m’embrasser, n’est-ce pas ? Je pique !

— Oui, un peu, mais c’est sans importance !

À leur tour les jumelles dansaient leur ballet de l’accueil et Prudent s’approchait pour prendre soin de la voiture… Regagnant la maison bras dessus, bras dessous avec Mélanie, Antoine pensa que c’était bon de rentrer chez soi.

En dépit de la route fatigante, on s’attarda à trois autour de la cheminée comme la veille du départ pour le Cap Martin. Les pieds sur les chenets, Antoine, entre deux bouffées de tabac anglais, raconta ce qu’il avait appris ainsi que ce qu’il avait vu. Mélanie fut à peine surprise que son ami entretînt des relations avec une impératrice déchue puisque apparemment il connaissait la terre entière. Elle trouva même cela plutôt amusant mais la mine de Victoire demeurait sombre :

— Ainsi, il y a auprès de lui une femme qui joue votre rôle ? dit-elle à Mélanie. C’est à peine croyable !

— Si je ne l’avais vue moi-même, j’aurais peut-être du mal à le croire, soupira Antoine. Même taille, même silhouette et des cheveux plutôt roux d’après ce que son épaisse voilette blanche m’a laissé apercevoir.

— Il a donc une complice ?

— Pourquoi pas une maîtresse ! fit Mélanie tranquillement. Le soir où je l’ai rencontré, je l’avais vu embrasser une jeune femme rousse. C’est peut-être elle !

— Vous semblez prendre la chose avec philosophie ? remarqua Antoine tout de même un peu surpris. Cela ne vous fait rien ?

La jeune femme l’enveloppa de son beau regard paisible et sourit :

— Il y a quelques jours j’aurais été très malheureuse mais à présent… non. Non, cela m’émeut à peine. Je crois que si un amour tombe de trop haut il doit pouvoir se briser net. Le mien s’est cassé lorsque j’ai su que mon voyage de noces n’était en fait qu’un piège. Vous ne voudriez pas que j’aime encore cet homme-là ?…

— C’est ce qui pouvait arriver de mieux ! fit Victoire. Mais ce que je ne comprends pas, moi, c’est comment ce monsieur entend mener sa vie par la suite ? Un très long voyage, oui, pourtant il faudra bien qu’il en revienne un jour. Au moins pour l’argent !

— Au cours d’un voyage lointain, un accident peut toujours se produire ?

— Vous voulez dire que cette personne pourrait… disparaître ? demanda Mélanie. C’est impossible ! Quelle femme accepterait de se prêter à une telle comédie en sachant ce qui l’attend à la fin ?

On peut toujours disparaître officiellement, témoin votre cas puisqu’il vous croit enfermée dans une maison de fous. Mais j’imagine Varennes tout à fait capable de supprimer sa complice qui, bien sûr, ne serait pas au courant de ses intentions…

— Et la danseuse espagnole ? Que devient-elle dans tout cela ?

— Vous m’en demandez trop, ma chère Mélanie ! Il est probable qu’elle n’a pas grand-chose à voir avec les machinations du marquis. Je dirai même qu’elle a dû trouver très amusant qu’il passe sa nuit de noces avec elle et à deux pas de votre compartiment. Elle est de ces femmes qui cherchent le plaisir, l’argent aussi, bien entendu, mais rien d’autre. À présent, si vous voulez bien me le permettre, je vais me coucher. Je suis mort de fatigue… Vous conduirai-je à votre chambre ?

— Non merci. Je vais rester encore un peu avec Victoire. Je suis bien avec elle et puis elle m’apprend à tricoter. Dormez bien !

Tout à l’heure, elle n’avait pu se retenir de se jeter à son cou mais, cette fois, elle lui tendait une main bien ouverte, pour un shake-hand à l’anglaise. Vaguement désappointé, Antoine y posa un baiser avant de la laisser retomber. Puis il se dirigea vers l’escalier, Percy sur ses talons.

Dans ce lit qu’il prétendait appeler de tous ses vœux, il resta un bon moment éveillé, les mains croisées sur son estomac à se demander s’il était aussi inoubliable qu’il le croyait ou bien si Mélanie se moquait de lui ?… Il n’avait même pas la ressource d’allumer sa pipe ou une cigarette car Victoire lui interdisait de fumer au lit et elle possédait un flair de chien de chasse… Et cette maudite scène de l’atelier qui ne cessait de se jouer dans sa mémoire en réveillant un désir dont il n’avait que faire !

Il examina l’idée de boire un verre, la trouva bonne et aller chercher, dans un cabinet de marqueterie, un flacon d’armagnac qu’il se mit en devoir de vider méthodiquement, après quoi il se laissa tomber comme une pierre dans le doux sommeil de l’oubli.

Un oubli qui ne se prolongea pas au-delà de l’arrivée d’un télégramme ainsi conçu : « Tiens à vous apprendre que personnages intéressants partis pour Italie lendemain de votre visite. Lettre suit. Affections. E. »

Le message en question ayant été posté à Monaco, Antoine pensa que M. Pietri, le fidèle secrétaire, avait dû s’en charger. Il était suffisamment explicite pour que la lettre ne fût rien d’autre qu’un aimable surcroît d’amitié. On pouvait l’attendre sans impatience.

— Vous pensez qu’il vous a reconnu ? demanda Mélanie quand il lui montra le papier bleu.

— Sans aucun doute et cette rencontre lui a fait peur. Il a pu supposer que je séjournais à la villa Cyrnos et il a préféré prendre le large.

— Qu’allons-nous faire ?

— Rien. Il doit ignorer toujours que son mauvais coup est manqué. Je trouve un peu bizarre que ses complices n’aient pas réussi à le prévenir mais il est parfois difficile de se rendre maître des circonstances. Le mieux, pour vous, est de ne pas bouger pour le moment. À moins que vous ne souhaitiez vivement retourner à Paris ?

— Oh non !

La spontanéité du ton fit sourire Antoine. Laissant les femmes à leurs occupations, il s’en alla aider Prudent à laver la voiture qui en avait le plus grand besoin.

Les jours qui suivirent se déroulèrent dans un calme qui donna à réfléchir à Victoire. Mélanie et Antoine semblaient se fuir et, même quand les repas les réunissaient, se regardaient le moins possible. Aucune explication n’eut lieu entre eux. Ils adoptèrent un ton de camaraderie légère qui ne laissait pas place au souvenir mais on aurait dit qu’à présent leur nuit d’amour creusait un fossé entre eux. Ce n’était pas ce que voulait Victoire et elle essaya de s’en expliquer avec Mélanie mais celle-ci lui glissa entre les doigts comme une anguille, se contentant de soupirer :

— Je crois que nous nous sommes fait des illusions l’une et l’autre. L’amour n’était pour rien dans ce qui est arrivé…

Interroger Antoine posait encore plus de problèmes car Victoire n’était pas censée tout savoir. D’ailleurs, il se débrouillait très bien pour échapper à toute tentative d’aparté, ce qui avait le don d’agacer prodigieusement la vieille femme. D’autant que Mélanie semblait devenir chaque jour plus belle, et Antoine qui passait ses journées à courir la campagne ou à s’enfermer dans son atelier n’avait pas l’air de s’en apercevoir. Mélanie se promenait, elle aussi, en compagnie du chien et de la chatte, ou bien avec les jumelles qui s’étaient prises pour elle d’une amitié unanime. Le reste du temps, elle lisait dans la bibliothèque ou encore donnait un coup de main à Victoire qui prenait plaisir à lui apprendre la cuisine.

Celle-ci décida, à un moment où elle se trouvait seule, de grimper au grenier pour extraire du fond secret d’un vieux bureau un antique bouquin de recettes et de philtres qu’elle avait déniché un jour en faisant le ménage. Comme elle n’en avait pas l’emploi à cette époque, elle s’était contentée d’y jeter un coup d’œil curieux mais cette fois, elle pensait que le cahier jauni pouvait peut-être l’aider dans la tâche qu’elle s’était donnée car il contenait, elle s’en souvenait bien, deux ou trois bonnes recettes pour exciter le désir et même – mais elle y croyait moins – pour provoquer l’amour. Elle en releva soigneusement trois, ce qui était beaucoup.

Elle essaya la première qui lui paraissait la plus facile à réaliser – les testicules d’un lièvre et le foie de colombe n’ayant jamais eu place dans son garde-manger – et qui se composait, entre autres herbes, de gui de chêne et d’armoise. Le grimoire disait bien que, pour un meilleur résultat, il était recommandé de tresser une couronne d’armoise et de la placer sur la tête du patient pour l’envoyer danser autour des feux de la Saint-Jean mais, ne voyant pas comment elle pourrait convaincre Antoine de se couronner d’herbe pour aller gambader dans la prairie et la Saint-Jean étant encore lointaine, Victoire se contenta de mêler la mixture à une bonne soupe à l’ail qu’il mangea avec gloutonnerie en la déclarant meilleure que d’habitude.

Hélas, non seulement le « patient » ne se jeta pas sur Mélanie toutes affaires cessantes, mais il eut une colique qui le tint debout une bonne partie de la nuit. Repentante, Victoire lui donna du laudanum et révisa ses idées sur la sorcellerie. Sans y renoncer d’ailleurs mais en pensant qu’il lui fallait approfondir le sujet. Elle n’en eut pas le temps car, deux jours après cet essai malheureux, la tragédie se forçait un chemin jusqu’à ce havre de paix qu’était Château-Saint-Sauveur.

La douceur du temps s’y prêtant, on avait pris le café dehors sur une petite terrasse qui dominait le vallon. Le courrier et les journaux venaient d’arriver. Mélanie qui n’attendait rien, et pour cause, suivait distraitement le vol d’un papillon blanc tandis qu’Antoine, après avoir dépouillé le premier, entreprenait la lecture des seconds.

Une lecture qui ne dura guère car, soudain, il poussa une exclamation de surprise :

— Par tous les saints du paradis, Mélanie, regardez ça !

Il lui tendait un exemplaire du Figaro qu’il venait de plier de façon que l’article en question lui sautât aux yeux.

Le titre, en caractères gras, s’étalait sur trois colonnes : « Drame sur le lac de Côme. Une jeune femme de l’aristocratie française trouve la mort au cours d’une promenade en barque… »

Ce qui suivait était épouvantable. Le marquis et la marquise de Varennes, en voyage de noces à Bellagio où ils séjournaient à la villa Serbelloni, dépendance du Grand Hôtel, avaient souhaité faire au clair de lune un tour dans le petit bateau qu’ils avaient loué pour la durée de leur séjour. Que s’était-il passé au juste ? fausse manœuvre du marquis, coup de vent inattendu ou bien rencontre d’un rocher ? Toujours est-il que la barque avait chaviré, précipitant à l’eau ses deux occupants. Le marquis, sportsman accompli cependant, n’avait pu secourir sa jeune femme et il avait rencontré d’ailleurs les plus grandes difficultés à se sauver lui-même. L’alerte donnée, des secours s’étaient organisés aussitôt mais il avait été impossible de retrouver le corps de la marquise… Le journal concluait en offrant ses condoléances à la famille Desprez-Martel déjà si cruellement éprouvée par la dispariton de son chef, le grand financier Timothée Desprez-Martel, et en ajoutant que sous la direction du jeune époux désespéré, les recherches continuaient sur le lac de Côme dans l’espoir de recueillir au moins la dépouille mortelle de cette jeune mariée de seize ans…

Le journal échappa des mains de Mélanie devenue soudain aussi blanche que la nappe. Elle leva sur Antoine des yeux épouvantés.

— Il l’a tuée !… Mon Dieu ! Il a tué sa complice.

— Vous le pensez aussi ? gronda le peintre. C’était d’ailleurs ce à quoi il fallait s’attendre parce que c’est la suite logique de cette affreuse affaire.

— Mais pourquoi ? Ne devais-je pas, si les choses s’étaient déroulées selon les plans de cet homme, être conduite dans une clinique psychiatrique après mon enlèvement du train ?

— C’est du moins ce que ce misérable a dit à Pierre Bault. En fait, ceux qui devaient s’emparer de vous avaient sans doute pour consigne de vous tuer et de faire disparaître votre corps pendant que Varennes jouerait les époux amoureux auprès d’une maîtresse dont il a dû faire sa complice. Mais il fallait qu’elle aussi disparût. Il est probable que notre rencontre, en le poussant à gagner l’Italie plus tôt qu’il ne le pensait, a précipité ce dénouement prévu à l’avance.

— Vous voulez dire que cette femme était vouée à la mort comme moi-même ? Que Francis n’a pas reculé devant un double crime ?

— En cette matière c’est le premier pas qui coûte. Encore ne devait-il pas tuer lui-même. À présent le voilà libre et, comme il est votre héritier légal, c’est à lui que reviendra toute la fortune Desprez-Martel. Un joli coup !

— Joli ? Oh, Antoine ! fit Mélanie choquée.

— Si l’on s’en tient à l’échelle de perfection des crimes, sans aucun doute. J’ajoute qu’il est très probable que l’on ne retrouvera jamais votre corps. Il a dû faire ce qu’il faut pour cela…

— À moins qu’il n’ait pas tué du tout ! dit Victoire qui venait de lire à son tour. Cette femme, qui sait, il l’aime peut-être ? Pourquoi ne l’aurait-il pas débarquée sur un autre point du lac en lui donnant rendez-vous dans quelques semaines et sous sa véritable apparence ? Quand les remous causés par cette disparition seront calmés, le couple pourra vivre au grand jour et dans le luxe.

— Tu pourrais bien avoir raison, approuva Antoine qui l’avait écoutée avec attention. Après tout et si profond que soit ce lac de montagne, un corps peut toujours remonter à la surface, même bien lesté… Au fond, cette solution me paraît à présent mieux adaptée à la mentalité du personnage. Il ne doit pas aimer se salir les mains. Et puis, il tient peut-être à cette femme ?

Mélanie, soudain, éclata en sanglots et s’enfuit vers la maison. Elle venait de voir se dresser devant elle le couple que formaient Francis et la belle rousse sur la terrasse de Mrs. Hugues-Hallets. Elle avait contemplé, non un flirt passager, mais deux amants passionnés et c’était très certainement cette ravissante créature qui, masquée, avait joué son rôle. Une corvée, certes, mais combien allégée par l’amour de Francis et la perspective de partager plus tard avec lui l’une des plus grandes fortunes françaises…

Assise dans la cuisine sur la pierre de l’âtre et les genoux remontés jusqu’au menton, Mélanie resta là un moment. Elle ne pleurait plus et souhaitait seulement s’intégrer à cette pierre blanche qui la soutenait pour ne plus rien ressentir. Puis, la conscience d’une présence lui fit relever la tête qu’elle avait posée sur ses bras croisés. Son regard remonta les longues jambes et le torse d’Antoine jusqu’au visage sombre qu’il penchait sur elle :

— Vous l’aimez toujours, n’est-ce pas ? fit-il d’une voix curieusement détimbrée.

— Qui ? Francis ?… Oh non !

— Alors pourquoi ces larmes ?

— Si vous croyez que c’est drôle d’apprendre sa propre mort ?… Non, je ne l’aime plus et ça j’en suis sûre. Je crois que… je pleurais sur moi-même. Je ne tenais déjà pas beaucoup de place et voilà que l’on m’a supprimée ! Et comme personne ne tient à moi… Je me demande même si ma mère me pleure en ce moment ? Elle doit plutôt chercher à se composer un deuil aussi seyant que possible ?

Antoine se laissa glisser à côté de Mélanie dont il entoura les épaules d’un bras pour attirer sa tête contre lui :

— Moi je tiens à vous ! dit-il gravement. Et si, depuis mon retour, je vous ai fuie, c’est parce que je craignais trop de vous faire tort en me laissant aller à vous aimer. Notre nuit a été… merveilleuse.

— Pour moi aussi… souffla Mélanie qui ajouta après une toute légère hésitation : Cela n’a plus d’importance à présent que je n’existe plus. Je n’ai même plus de nom…

La note douloureuse qui vibrait dans ces mots désenchantés fit réagir Antoine. Se laissant glisser à genoux devant Mélanie, il la saisit aux épaules et la secoua sans trop de douceur :

— Vous n’imaginez pas que nous allons laisser les choses en l’état ? Permettre à ce misérable de s’adjuger votre fortune et de mettre en danger ce qu’il reste de votre famille ? Car ne vous y trompez pas : il veut tout. Votre mère et sa frivolité incurable ne pèseront pas lourd. Pour ce qui est de votre oncle, je le vois très bien victime d’un accident quelconque lui aussi. N’y a-t-il plus rien pour eux dans votre cœur ?

— Pas grand-chose, je le crains, pour ma mère. En revanche, j’aime bien mon oncle Hubert… Mais peut-être qu’il ne leur fera rien. Quant à moi, je me sens bien ici. Après tout pourquoi ne pas me laisser oublier ?

— Et faire dire quelques messes pour le repos de votre âme par l’abbé Bélugue ? Mélanie, Mélanie, réveillez-vous ! Rien n’est plus dangereux qu’une idée morbide si on la laisse se développer car rien n’est plus séduisant, à certains moments, que la tentation de la mort ! Croyez-moi !

— Cette tentation, vous l’avez déjà ressentie ? Vous ?

— Oui.

— Comme c’est étrange !… Mais, bien sûr, vous ne m’en direz pas plus ?

— Non. Êtes-vous disposée à suivre mes conseils ?

— C’est selon ! Que dois-je faire ?

— Rien. Pour le moment tout au moins. Moi, ce soir, je prendrai le train de nuit pour Paris. J’ai là-bas un ami journaliste, un peu fou mais d’une discrétion à toute épreuve dans les cas graves et, de plus, fouineur comme pas un. Je vais lui demander d’aller explorer les rives du lac de Côme pour voir si, d’aventure, une belle rousse n’aurait pas surgi quelque part, en pleine nuit. Vous, naturellement, vous restez ici.

— Alors c’est non ! coupa Mélanie. Si vous allez à Paris j’y vais aussi. Il est temps que je m’occupe de mes propres affaires et d’ailleurs est-ce que je ne représente pas la meilleure façon de confondre Francis ? Quand je serai en face de lui, il faudra bien qu’il me reconnaisse ! Ce pourrait même être un spectacle assez amusant ?

— Je ne crois pas. Même en face de l’évidence, un homme comme lui n’avouera jamais rien. D’ailleurs, vous n’en avez peut-être pas conscience mais vous avez changé depuis que vous êtes ici. Il vous accusera d’imposture…

— Et ma mère ? Croyez-vous qu’elle ne me reconnaîtra pas ?

Antoine hésita un instant devant ce qu’il allait dire puis se décida :

— C’est un risque que je préfère ne pas vous voir courir pour le moment car vous ignorez jusqu’à quel point elle tient à cet homme.

Puis, voyant se crisper le visage de Mélanie, il se fit tout de suite plus tendre :

— Je sais que je vous fais du mal mais je veux vous en éviter davantage. Croyez-moi, mon petit cœur ! il vaut beaucoup mieux que j’aille reconnaître le terrain, voir votre oncle puisque vous êtes sûre de lui…

— Encore faudrait-il qu’il soit à Paris ? Il est toujours sur les chemins pour des chasses, pour le sport. Lui aussi est un voyageur impénitent…

— Mais à moins qu’il ne soit parti pour le Tibet il apprendra la nouvelle et il reviendra assister à la cérémonie que l’on célébrera très certainement pour le repos de votre âme. S’il est là je le verrai et, de toute façon, Lartigue et moi sommes très capables de préparer pour Varennes le piège solide dont il a besoin.

— Mais si oncle Hubert est là, je n’ai aucune raison de ne pas rentrer ?

— S’il est là, vous venez de le dire vous-même. En outre, la déception et la colère sont capables de pousser le marquis à toutes les extrémités. Je ne veux pas que vous soyez en danger. Alors laissez-moi préparer le terrain pour vous ! Ensuite, je vous appellerai. Et vous n’aurez plus à craindre d’être une femme sans identité, vous redeviendrez très vite Mélanie Desprez-Martel car, votre pseudo-mari en prison, vous serez rapidement divorcée et l’annulation suivra. Je vous en prie, Mélanie, laissez-moi faire !

Les mains d’Antoine serraient les épaules de la jeune femme comme pour mieux faire pénétrer en elle sa conviction. Elles lui faisaient un peu mal mais elles étaient chaudes et rassurantes et Mélanie retrouva un petit sourire :

— J’aimais mieux le nom que vous m’avez donné il y a un instant…

— Lequel ?

— Vous le savez très bien. Mélanie, décidément, c’est un peu sec.

Alors les mains d’Antoine se desserrèrent, glissèrent le long du dos jusqu’à la taille qu’elles étreignirent tandis qu’incapable de résister à l’attrait de cette jolie bouche, il s’en emparait avec une ardeur qui traduisait assez bien ce qu’avaient pu être ses dernières nuits. Mélanie eut un soupir de bonheur et se blottit étroitement contre lui avec l’impression délicieuse que, depuis toujours, cette place lui était réservée.

Victoire qui rapportait le plateau à café s’arrêta au seuil de la cuisine et les larmes lui vinrent aux yeux : elle voyait enfin ce dont elle avait rêvé depuis tant d’années. Elle recula un peu pour être sûre de ne pas être aperçue, ce qui lui permit de stopper la charge de Magali et de Mireille qui rentraient en trombe pour faire la vaisselle. Elle mit d’abord un doigt sur sa bouche puis leur intima l’ordre d’aller au fruitier lui chercher un plein panier de poires d’hiver.

Comprenant qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire, les jumelles partirent sur la pointe des pieds, étouffant des rires dont elles ne savaient pas la raison et Victoire resta là, retenant son souffle par crainte de troubler ce miracle : un instant d’amour vrai, une minute d’éternité.

À la tombée de la nuit, Antoine, conduit par Prudent, partit pour Avignon où le rapide Marseille-Paris passerait vers dix heures du soir. Il ne dit pas un mot tant que dura le petit voyage. Son esprit restait auprès de Mélanie, telle qu’il allait en garder le souvenir : debout dans le grand rectangle lumineux de la porte et agitant la main dans un geste d’adieu… À cet instant, la tentation d’ordonner à Prudent d’arrêter et de remettre la voiture au garage avait été affreuse. Ce serait si simple de garder ce fabuleux cadeau du destin ! Un mot, un geste et il pourrait courir vers elle, l’emporter dans ses bras jusqu’à la vieille couverture garance qui garderait à jamais l’empreinte de sa chair nacrée et l’aimer, l’aimer jusqu’à en perdre le souffle, jusqu’à en mourir. Et voilà que, comme un imbécile d’honnête homme, il allait travailler à la rendre aux siens, à une vie où il savait bien qu’il n’aurait pas sa place. Il allait travailler à la perdre alors que tout en lui l’appelait, la désirait…

Il se força à continuer sa route, s’accordant seulement la joie de penser que là-bas, Mélanie le suivait en esprit et que, peut-être, elle l’aimait un peu ? Ou bien ce qu’elle ressentait pour lui n’était-il que l’éblouissement d’un corps soudain éveillé au plaisir, la tendresse que toute femme garde à un savant initiateur si d’aventure elle en rencontre un ? Il eût été si heureux d’apprendre qu’elle éprouvait la même déchirure que lui !…

Mais Mélanie ne souffrait pas. Elle était même infiniment heureuse. Le souvenir du baiser d’Antoine était là pour lui tenir chaud et repousser dans les ténèbres dont elle n’aurait jamais dû sortir la dramatique nouvelle d’Italie apportée tout à l’heure par le journal jusqu’à ce château des garrigues où il faisait si bon aimer Antoine…


Le lendemain dans l’après-midi, Mélanie, assise par terre au milieu de l’atelier, explorait, avec le petit frisson délicieux du fruit défendu, les œuvres d’Antoine. Il y avait des toiles étranges, aux couleurs fulgurantes, d’un symbolisme trop compliqué pour elle, quelques portraits mais qui représentaient surtout des paysans. Des vieux à la peau tellement plissée de rides qu’elle paraissait feuilletée mais dont les yeux brillaient comme des escarboucles. Deux ou trois portraits de femmes, trop belles pour que la jalouse ne les jugeât pas détestables et vouées à la décrépitude dans un proche avenir. Et puis des dessins, des tas de dessins représentant les habitants de la maison, chat et chien compris, mais un carton, caché sous le divan, lui réservait une surprise car il était bourré à craquer d’esquisses, de sanguines et de pastels dont l’unique modèle était elle-même : son visage d’abord et puis toute sa personne, debout, assise, courant vers un horizon invisible. Quelques feuilles, soigneusement enveloppées de papier, la firent même rougir jusqu’aux oreilles car elle s’y vit nue, étendue sur le divan rouge qui faisait chanter son corps sur lequel le pastel s’était attardé avec une complaisance un peu gênante quoique flatteuse. Et Mélanie, n’ayant jamais posé pour le peintre, resta un moment à se demander comment il avait pu la rendre si vivante et si voluptueuse.

Le bruit d’une voiture s’arrêtant devant la maison la fit sursauter. Elle se hâta de remettre tout en place, pensant que peut-être Antoine avait changé d’avis et revenait, puis elle se calma. Fallait-il qu’elle se sentît en faute pour avoir oublié que ce devait être Prudent retour d’Avignon où son maître lui avait conseillé de passer la nuit et de faire quelques emplettes !… Néanmoins, elle jugea plus sage de quitter l’atelier et sortit sur la pointe des pieds. Mais l’occupant de l’automobile ne devait pas être l’époux de Victoire car Mélanie entendit des voix dont l’une lui était inconnue. Et c’est seulement quand elle fut en haut de l’escalier qu’elle aperçut le visiteur et le reconnut en dépit du sobre costume de ville qu’il portait en place de son uniforme : c’était Pierre Bault, cet étrange conducteur de wagons-lits qu’Antoine tutoyait. Et Victoire causait avec lui comme si elle le connaissait depuis longtemps.

Évidemment, depuis deux mois la vie de Mélanie avait suivi bien des chemins assez étranges pour qu’elle ne s’étonnât plus de grand-chose mais cette arrivée soudaine était tout de même bizarre. Elle hésita toutefois à se montrer. Et puis soudain Bault éleva la voix et elle entendit :

— Il est parti pour Paris ?… C’est ce que je craignais, mais quelle folie ! Sans le savoir il est allé se jeter dans la gueule du loup !

Mélanie, alors, descendit l’escalier en courant :

— Vous ne pouvez pas m’en dire un peu plus ? demanda-t-elle.

Son intrusion ne parut pas surprendre l’homme du train. Il la salua et s’efforça de lui sourire mais ne réussit qu’une sorte de grimace :

— Je crains que ce ne soit difficile, madame…

— Il me semble que j’ai le droit de savoir. C’est pour moi qu’il est allé à Paris et vous dites qu’il va y être en danger ?

— C’est à craindre. Aussi, quand, hier, j’ai lu le journal, je me suis douté qu’il allait se précipiter pour vous aider à sortir de cet imbroglio et je me suis fait remplacer sur le train pour venir jusqu’ici le supplier de ne pas bouger. Malheureusement j’arrive trop tard mais je peux essayer de le rattraper…

— Vous ne partirez pas sans m’avoir appris de quoi il est question, affirma Mélanie reprise en écho par Victoire :

— Ni de prendre une tasse de café ! Nous en avons tous besoin. Venez à la cuisine ! De toute façon, vous n’avez pas de train avant quelques heures !

— Pourquoi ne pas télégraphier chez lui, à Paris ? Il y a, je crois, un appartement ? Dites-lui de revenir.

— Parce que cela ne servirait peut-être à rien et qu’il ne me pardonnerait pas d’aiguiller ses ennemis sur Avignon. Jusqu’à présent, cette maison est restée pour lui un havre secret. Pourquoi donc croyez-vous qu’il n’y a pas le téléphone ici ? Il fallait donc que je vienne.

Les raisons de Pierre Bault semblaient un peu spécieuses à Mélanie mais il y avait dans son regard une inquiétude si réelle qu’elle se reprocha ses soupçons. Les relations entre les deux hommes lui paraissaient si étranges !… De toute façon celui-là lui avait sauvé la vie au moins autant qu’Antoine.

Un moment, tous deux restèrent assis, face à face, de chaque côté de la longue table. Pierre Bault regardait ses mains sans dire un mot et Mélanie n’osait plus briser le silence. Ce fut seulement quand la senteur généreuse du café établit un pont entre eux qu’elle osa dire :

— Je vous en prie ! Expliquez-moi ce qui se passe ! J’aime Antoine et s’il devait, par ma faute, lui arriver… quelque chose, je crois que je ne m’en consolerais pas.

Mais Pierre Bault ne disait toujours rien. Alors Victoire s’en mêla :

— Monsieur Antoine n’est pas bavard, cependant je sais depuis longtemps qu’il mène ce qu’on peut appeler… une double vie. Je sais aussi que vous l’aimez bien. Alors peut-être que nous pourrons vous aider ?

— Peut-être… en effet !

Il parla. Mélanie apprit ainsi que sous le couvert innocent de la peinture qui lui permettait de voyager un peu partout, Antoine Laurens servait la France dans ce qu’il est convenu d’appeler les services de renseignement. Pas de façon régulière ni continue. Simplement, on lui confiait certaines missions bien précises qui entraient aisément dans le cadre de son existence d’artiste. C’est ainsi que l’hiver précédent, il avait réussi à s’emparer d’un document d’une extrême importance pour l’alliance franco-russe encore trop jeune pour n’être pas fragile. Détenu par l’un des redoutables agents de l’Okhrana(11) qui se doublait de l’un des principaux chefs du terrorisme socialiste allemand, un certain Azeff, ce document avait fait couler pas mal de sang, dont celui d’Antoine qui avait été blessé dans le dernier engagement et aussi celui d’Azeff lui-même laissé pour mort sur un quai d’Anvers.

— Seulement Azeff n’est pas mort, reprit Pierre Bault. Il y a une semaine environ, il s’est embarqué à Nice sur le Méditerranée-Express à destination de Paris en compagnie de sa maîtresse. Sous un faux nom bien sûr mais je l’ai reconnu, et s’il vient à Paris ce ne peut être que pour une seule raison : abattre l’homme qui s’est mis en travers de son chemin et l’a mené à deux doigts de la mort.

— En ce cas, pourquoi n’avez-vous pas prévenu Antoine ? reprocha Mélanie.

— Parce qu’il n’y avait pas urgence, bien au contraire. Chaque fois qu’il rentre de mission, on laisse s’écouler un certain temps avant de faire de nouveau appel à lui. Un retour à la vie normale, presque anonyme, à la peinture pour laisser les remous se calmer. Je me suis contenté de prévenir… en haut lieu sachant bien que si M. Laurens savait son ennemi revenu il n’aurait rien de plus pressé que lui courir sus. Et on ne veut pas de ça…

— En haut lieu ?

— En haut lieu ! C’est pourquoi j’ai pris peur à la lecture de cet article. Je suis donc accouru pour essayer de le retenir. Il me reste à gagner au plus vite Paris pour le convaincre de rentrer. En espérant qu’il ne sera pas trop tard… Mesdames, je vous remercie beaucoup de votre accueil.

— Comment êtes-vous venu jusqu’ici ? demanda Mélanie. Il me semble avoir entendu le bruit d’un moteur.

— En effet. J’ai, en Avignon, un ami qui possède une de ces raretés, fit-il avec un léger sourire. Il a bien voulu me la prêter.

— Vous savez conduire ?

— Cela vous étonne d’un simple employé des Wagons-lits ? j’ai appris beaucoup de choses dans ma vie, madame. Je sais même conduire une locomotive.

— Je n’ignore pas que vous êtes quelqu’un d’étonnant mais si vous voulez bien m’attendre quelques instants, je partirai avec vous.

Victoire ne laissa pas au visiteur le temps de protester.

— Vous n’allez pas faire ça ! Monsieur Antoine…

— Monsieur Antoine est en danger par ma faute ! coupa fermement Mélanie. Il est temps que j’aille mettre de l’ordre dans mes propres affaires. Sinon M. Bault n’arrivera jamais à le convaincre de rentrer. Vous voulez bien m’emmener… et payer pour moi un billet de train ? Je vous rembourserai dès que nous serons à Paris et si vous voulez bien mettre un comble à votre amabilité en télégraphiant pour que l’on vienne me chercher à la gare, ma dette sera vite réglée…

— Vous voulez prévenir votre famille ?

— Non. Le fondé de pouvoirs de mon grand-père. Je sais que je peux compter sur lui. J’imagine même qu’il éprouvera, en me revoyant, un certain soulagement…

Et Mélanie s’envola vers les hauteurs pour préparer son mince bagage.

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