Troisième partie L’AFFRONTEMENT

Chapitre IX LA MAISON DES CHAMPS-ÉLYSÉES

Le train qui ramena Mélanie ne ressemblait pas vraiment au Méditerranée-Express. Simple convoi de voyageurs, il lui offrit le confort, relatif quand il s’agit d’y passer la nuit, d’un wagon de première classe. Elle y dormit cependant grâce à ce magnifique sommeil de la jeunesse et beaucoup mieux qu’elle ne l’avait fait dans son luxueux sleeping où elle n’avait même pas ouvert les draps. La seule chose qui la gênât fut de porter à nouveau le costume de son voyage de noces et d’avoir, pour ce faire, remis l’odieux corset. Mais elle avait ajouté à son chapeau une épaisse voilette marron qui enveloppait sa tête, dissimulant ses cheveux aussi bien que son visage. Deux personnes seulement – un couple âgé – occupaient le même compartiment et, devant l’évidente volonté d’isolement de cette jeune dame, ils n’essayèrent pas de lui parler. Ils devaient d’ailleurs descendre à Lyon.

Pierre Bault, bien sûr, voyagea dans le même train mais, afin d’être certain qu’on ne les remarquerait pas, il salua Mélanie après l’avoir installée en ajoutant seulement qu’à l’arrivée il veillerait sur elle et s’en occuperait au cas où Olivier Dherblay n’aurait pas reçu ou pas compris son télégramme. Et il se chercha une place ailleurs.

Néanmoins, en dépit de cette protection discrète, Mélanie se sentit un peu désorientée quand, vers neuf heures du matin, elle mit le pied sur le quai de la gare parisienne. Il y avait beaucoup de monde et elle se trouva un peu encombrée de ses bagages. Un porteur se présenta à point nommé et en se retournant, elle aperçut Pierre qui, tout en échangeant quelques mots avec un employé à casquette galonnée, ne la quittait pas des yeux. Elle lui sourit en esquissant un geste de la main et se mit en marche à la suite de l’homme en blouse bleue. À mesure qu’elle avançait en fouillant la foule du regard une inquiétude lui venait : si Dherblay n’avait pas reçu son télégramme ? Il pouvait être absent ? Et si le « petit bleu » n’avait pas été délivré à temps ? Que ferait-elle ?… Une chose était certaine : pour rien au monde elle n’irait chez sa mère.

Et soudain, elle l’aperçut. Il se tenait debout, auprès de la grille d’entrée du quai, les mains au fond des poches d’un grand manteau de drap anglais gris dont le col relevé remontait jusqu’à ses oreilles. Sourcils froncés, il observait le flot vomi par le train, guettant une silhouette, un visage. Lui toujours si froid et si calme semblait inquiet. Alors Mélanie courut vers lui :

— Dieu merci, vous êtes venu ! Vous ne pouvez pas savoir comme je me sens soulagée…

D’un geste presque brutal, il la saisit aux épaules, scrutant le mystère de ce visage voilé :

— C’est vraiment vous ? Ce télégramme a manqué me faire devenir fou car vous êtes bien la seule Mélanie que je connaisse. Et l’on vous disait morte…

Pour toute réponse elle souleva l’épaisse voilette pour qu’il pût voir sa figure. Il eut alors un grand soupir de soulagement et laissa retomber ses mains comme si elles venaient de perdre toute leur force.

— Je ne comprends rien à cette histoire mais que Dieu soit béni ! Soyez-le aussi d’avoir pensé à m’appeler, moi !

Cet homme d’affaires si flegmatique semblait curieusement ému et Mélanie lui sourit. Elle avait foi en la rigueur de sa loyauté mais n’avait jamais imaginé qu’il pût éprouver des émotions.

— J’ai un peu honte de vous avouer que je n’ai aucune confiance en ma mère, fit-elle en rajustant son fragile rempart. Quant à mon oncle, j’ignore où il se trouve. Je me suis souvenue alors de ce que vous m’aviez dit, dans cette même gare : je pouvais venir habiter l’hôtel de grand-père…

— J’y suis passé prévenir Soames avant de venir ici, tout en restant tout de même assez dubitatif. La maison vous attend et je vais vous y conduire. Venez, ne restons pas ici ! Vous avez des bagages ?

— Ils sont aux mains de ce porteur mais je n’ai rien de plus que ce que j’ai emporté sur le Méditerranée-Express.

— Vous aurez très vite tout ce qu’il vous faut. N’oubliez pas que vous êtes riche…

Il la guida vers sa voiture qui attendait dans la cour de la gare et elle poussa un soupir de soulagement en retrouvant le confort moelleux de cet élégant coupé et le parfum de lavande et de tabac anglais qui y régnait. Il faisait froid, en ce dernier jour d’avril. Une pluie fine embrumait Paris, ajoutant encore à la grisaille des bâtiments, et Mélanie se sentit glacée jusqu’à l’âme. Château-Saint-Sauveur, son soleil, ses fleurs et surtout la chaleur de ses habitants lui paraissaient aussi lointains que la Chine.

Olivier Dherblay l’installa avec soin, enroulant même une couverture autour de ses jambes.

— Nous avons depuis huit jours un temps affreux, comme si l’hiver avait décidé de revenir… Je brûle de vous poser des questions, ajouta-t-il en s’installant auprès d’elle, mais vous devez être lasse.

— Pas vraiment car j’ai assez bien dormi. J’ai surtout très faim !

Dherblay eut l’un de ses rares sourires devant une déclaration que n’importe quelle dame de la bonne société eût déclarée vulgaire. Avoir faim s’apparentait à une maladie qui ne toucherait que les classes les plus misérables du peuple, le déclarer relevait de l’inconvenance.

— Nous allons arranger cela bientôt. Et comme ventre affamé n’a pas d’oreilles, je vous laisse redécouvrir Paris.

À la surprise de la voyageuse et en dépit du mauvais temps la ville avait un air de fête. Cela tenait essentiellement à la floraison de drapeaux français et anglais qui décoraient les bâtiments publics et pendaient en longues banderoles tricolores au long des artères principales. Les tramways et les omnibus portaient tous au front un petit faisceau franco-britannique et l’air sentait le brouillard londonien.

— Pourquoi tous ces drapeaux ? demanda Mélanie. Nous ne sommes pas le 14 juillet ?

— Non, mais le roi d’Angleterre arrive demain en visite officielle et comme les Français, qui l’adoraient quand il était prince de Galles, ne voient plus en lui que le souverain de la perfide Albion à laquelle ils reprochent le coup de Fachoda, le gouvernement espère que cette grande débauche de décorations réchauffera leur enthousiasme. Et attendez de voir les Champs-Elysées ! Ils sont entièrement bleu, blanc et rouge. Mais où étiez-vous donc pour ne pas savoir cela ? ne put-il s’empêcher de demander.

Ce qui fit sourire Mélanie :

— Au paradis… ou presque ! Dans un château de Provence. Mais rassurez-vous ! Dès que je serai nourrie je vous dirai tout. Ou presque, pensa-t-elle, bien décidée à garder pour elle son intimité avec Antoine.

Lorsque Mélanie apparut sur le seuil du grand vestibule, le comportement toujours si typiquement britannique du vieux Soames fondit comme neige au soleil. Il éclata en sanglots :

— Ce n’était donc pas une illusion ? s’écria-t-il. Vous êtes vivante, mademoiselle Mélanie ? Mais pourquoi nous avoir laissé croire à votre… oh ! Je ne peux même pas prononcer le mot !

— Eh bien, ne le prononcez pas, Soames, fit Dherblay. Elle est en vie et c’est ce qui compte. J’ajoute qu’elle est affamée !

— J’ai tout préparé dans le jardin d’hiver.

Un instant plus tard, après avoir tout de même invité Olivier Dherblay à partager son repas, Mélanie engloutissait tasse sur tasse d’un chocolat à la crème fouettée, épais et onctueux, en y trempant de façon tout à fait commune quatre ou cinq croissants au beurre les plus croustillants et les plus aériens qu’elle eût jamais mangés. Ces merveilles étaient l’œuvre d’Ernestine – Mme Duruy comme on l’appelait depuis qu’elle régnait sur les armoires de la maison. En effet, il avait été impossible, en dépit des supplications d’Olivier, de conserver le chef cuisinier dont grand-père faisait si grand cas. Cet artiste s’était déclaré incapable de rester inactif à côté de ses fourneaux éteints : « Si je n’œuvre pas, je me dissous », déclara-t-il en rendant sa toque et son tablier avant d’aller endosser ceux qu’on lui offrait à Bruxelles au palais de Laeken. Plusieurs membres du personnel avaient suivi son exemple, parmi les plus jeunes surtout, mais la fidélité de ceux qui restaient s’était alors révélée à toute épreuve et Dherblay n’eut aucune peine à obtenir d’eux un serment d’absolu mutisme touchant le retour tellement miraculeux de Mélanie :

— Si je peux me permettre, déclara Soames parlant au nom du dernier carré, nous étions tous décidés à partir s’il prenait fantaisie au marquis de Varennes de venir s’installer ici. Sa réputation parmi les gens de maison n’est pas des meilleures…

Tandis qu’il retournait vaquer à ses occupations, Mélanie acheva son petit déjeuner, autorisa Olivier à allumer une cigarette si le cœur lui en disait puis, se pelotonnant dans une sorte de siège-guérite en rotin doublé de perse à fleurs, elle entama le récit de son aventure conjugale.

Dherblay l’écouta sans l’interrompre et sans manifester le moindre signe d’émotion. Abrité sous les immenses feuilles d’un aspidistra géant à l’ombre duquel il avait reculé son siège, il bénéficiait d’un demi-jour qui prêtait à son visage immobile la froide rigidité d’une statue aux yeux mi-clos. On aurait dit qu’il cherchait à faire oublier sa présence et Mélanie lui en fut reconnaissante : cette discrétion lui permettait de parler plus librement.

— De toute évidence, M. Laurens m’a sauvé la vie, conclut-elle et, si une information inattendue n’était venue m’apprendre qu’il courait un danger certain en se rendant à Paris pour essayer de m’aider, je ne serais peut-être jamais revenue.

— Laissant un criminel hériter, contre toute justice, d’une fortune à laquelle il n’a aucun droit ? Sans compter le danger que sa rapacité peut faire courir à votre oncle ? En vérité, Madame, je ne reconnais pas la petite-fille de votre grand-père.

Il y avait autre chose que de la colère dans cette voix qui, à présent, accusait, mais Mélanie fut incapable de démêler ce que cela pouvait être.

— Comment pourriez-vous me reconnaître ? fit-elle avec tristesse. Nous sommes des étrangers l’un pour l’autre. Et vous ne pouvez pas comprendre ce que j’ai vécu dans cette maison où je me sentais le droit d’être moi-même… Ne croyez pas que j’essaie de plaider ma cause, ajouta-t-elle en le voyant esquisser un geste pour l’interrompre. Je vous demande seulement de considérer ceci : depuis la mort de mon père le seul être qui se soit soucié de mon bonheur était mon grand-père. Malheureusement, nous nous sommes rencontrés trop tard et jusqu’à ce voyage en mer accompli ensemble il n’était guère autre chose pour moi qu’une puissance redoutable et redoutée, une sorte de Louis XIV vieillissant devant lequel, à des dates prévues, je devais faire la révérence.

— Je croyais que vous l’aimiez ?

— Je l’ai aimé d’autant plus fort que je l’ai découvert plus tard… trop tard ! À présent… je voudrais pouvoir faire un peu de toilette et…

— C’est trop naturel. Mme Duruy doit avoir préparé pour vous la chambre de votre grand-mère.

Il était enfin sorti de son abri feuillu et lui tendait la main :

— Voulez-vous me pardonner si je vous ai blessée ? Il ne faut voir dans ma brutalité qu’un excès… de dévouement. En outre, je vous l’avoue, j’ai toujours détesté le marquis de Varennes…

La gouvernante reparaissait à cet instant pour annoncer qu’un bain attendait Mélanie. Dherblay s’adressa à elle :

— Voudriez-vous être assez aimable pour prendre les mesures de notre revenante ainsi que ses différentes pointures et me les communiquer.

— J’allais vous en prier, monsieur Olivier. Notre jeune dame n’a vraiment pas grand-chose à se mettre en dehors de quelques bijoux…

— Si vous voulez bien m’accorder votre confiance je vais faire le nécessaire. À présent je vous laisse mais je reviendrai ce soir…

— Dînerez-vous avec moi ?

— Je vous remercie mais pas ce soir. D’ailleurs, je viendrai, je pense, avec quelqu’un qui pourra nous être d’une grande utilité. Par chance, Varennes est encore en Italie où il « dirige » toujours les recherches mais il reviendra bientôt.

— Et mon oncle ? Je voudrais tellement le voir !

— Il est malheureusement en Egypte. Je me suis efforcé de le prévenir par des télégrammes envoyés à divers hôtels… À ce soir !

La chambre de Chère Bonne-Maman qui était demeurée farouchement attachée au style de sa jeunesse aurait beaucoup plu sans doute à l’impératrice Eugénie. Mélanie, pour sa part, s’y sentit un peu perdue et vaguement étouffée quand, son bain pris, elle se retrouva dans cet univers de velours ciselé vieux rose, de tapis multicolores qui se chevauchaient, de fauteuils capitonnés, le tout surchargé de coussins et d’énormes glands en passementerie sur quoi régnait un grand lit d’ébène incrusté de cuivre dans lequel la frêle silhouette d’Elodie Desprez-Martel devait se sentir un peu trop au large quand le corps vigoureux de son époux ne le partageait pas. C’était, de toute évidence, la chambre d’une grande frileuse, jamais assez protégée, mais cela Mélanie le savait, n’ayant jamais vu sa grand-mère que couverte de mantelets et de châles, ces derniers étant d’ailleurs de fabuleux cachemires dont elle possédait une véritable collection.

Ce fut l’un de ceux-ci, d’un beau rouge profond légèrement filé d’or, qu’Ernestine drapa sur les épaules de Mélanie après l’avoir revêtue tant bien que mal d’une robe de soie grise qu’il avait fallu attacher avec des rubans pour lui donner un peu d’aise dans le dos. La jeune femme était en effet beaucoup plus grande et un peu moins maigre que son aïeule. Pour la longueur, l’habile femme s’en était arrangée en laissant dépasser un grand volant de mousseline tuyautée emprunté à une autre toilette.

L’ensemble était plutôt joli mais, en se contemplant dans l’énorme psyché de la pièce aux armoires, Mélanie ne put s’empêcher de se demander s’il lui arriverait un jour de porter des robes non seulement faites pour elle mais à son goût car, bien évidemment, Olivier Dherblay était parti dans l’intention de lui renouveler sa garde-robe. Restait à savoir ce que cela allait donner !

À sa demande, Soames la conduisit dans le bureau de grand-père où se trouvait l’un des deux postes de téléphone, l’autre étant installé dans le vestibule, et comme elle ne s’était encore jamais servie de cet instrument, il lui proposa respectueusement de demander pour elle son numéro. Elle lui tendit alors le petit morceau de papier sur lequel Pierre Bault avait inscrit celui d’Antoine à Paris, mais le vieux serviteur eut beau insister, implorer l’invisible dame des P.T.T. de sonner et de sonner encore, il fut impossible d’obtenir la communication.

— Il faut nous rendre à l’évidence, mademoiselle Mélanie : il n’y a personne.

— Nous essaierons encore un peu plus tard, dit-elle, mais comme l’inquiétude que les révélations de Pierre Bault lui avaient mise au cœur se réveillait, elle demanda à Soames de chercher le numéro du journal Le Matin et d’y demander M. Lartigue. Hélas, elle n’eut pas plus de succès : le journaliste était absent de Paris. La pensée qu’il était peut-être déjà parti pour le lac de Côme réconforta un peu Mélanie. Si c’était le cas, il avait vu Antoine, donc celui-ci n’était pas encore tombé sous les coups de son ennemi.

Pour mieux s’en assurer, elle demanda les journaux du jour et même de la veille mais elle eut beau les parcourir en tous sens, elle n’y trouva pas ce qu’elle craignait : l’annonce de la mort d’un peintre connu. On n’y parlait que de l’arrivée prochaine du roi Édouard VII prévue pour le lendemain, 1er mai, à la gare du Bois de Boulogne. Ce qui lui permit de déjeuner de meilleur appétit en tête à tête avec les nymphes de verre du jardin d’hiver, la grande salle à manger lui étant apparue comme nettement au-dessus de ses forces morales. Elle charma sa solitude par la lecture du Figaro, calé sur une carafe ainsi qu’elle l’avait vu faire à Antoine les jours de mauvaise humeur quand il ne désirait pas engager la conversation. Elle s’intéressa à une longue description du yacht royal Victoria and Albert sur lequel le nouveau souverain anglais venait d’exécuter, depuis le 1er avril, un périple en Méditerranée en compagnie de sa suite habituelle mais non de son ministre des Affaires étrangères auquel il avait préféré lord Harding, « aussi bon diplomate qu’homme du monde accompli ». Elle lut également que le président Loubet et M. Delcassé, l’actuel locataire du Quai d’Orsay, avaient décidé contre vents et marées de jouer sur l’ancienne popularité d’Édouard avant le couronnement pour jeter avec lui les premières bases d’une « entente cordiale » jusque-là tout à fait impensable tant que durait l’interminable règne de sa mère.

Olivier Dherblay revint beaucoup plus tôt qu’il ne l’avait annoncé mais, à la surprise de Mélanie, c’était une femme qui l’accompagnait, une femme qui ne manquait ni d’allure ni de majesté. À peine âgée de quarante ans, très brune avec un beau visage pâle, elle portait, sous un paletot court et brodé, une veste rouge ornée de pompons et une robe de soie noire d’une grande simplicité mais d’une coupe admirable. Une masse de cheveux noirs nattés et roulés autour de sa tête la lui tirait un peu en arrière, ce qui ajoutait à son air altier. Un simple collier de corail rouge entourait son cou. Quand elle ôta ses gants, des mains blanches et fines apparurent dont l’une portait un magnifique rubis tenu par de minuscules mains d’or.

Tandis que Mélanie se demandait si elle n’était pas la reine d’Espagne, la dame, sans laisser à son compagnon le temps de faire les présentations, déclara d’un ton tout aussi naturel que si elle eut été la souveraine en question :

— Je m’appelle Jeanne Lanvin et j’ai tenu à voir par moi-même à quoi vous ressemblez ! Venez dans la lumière que je vous regarde mieux !

Mélanie avait déjà entendu parler de cette encore récente mais déjà célèbre couturière dont le véritable génie créateur lui permettait de choisir ses clientes. Ainsi Albine, en dépit de sa beauté, n’avait jamais réussi à obtenir que Mme Lanvin s’intéressât à elle.

Tandis qu’obéissant à l’ordre reçu elle tournait lentement sur elle-même, très gênée parce que l’artiste avait tout de suite escamoté le cachemire cache-misère, son regard inquiet accrocha celui de Dherblay qui sourit :

— J’ai eu beau dire que vous teniez essentiellement à rester anonyme, ma chère, Mme Lanvin n’a rien voulu savoir quand je lui ai donné vos mesures et demandé quelques robes…

— On n’achète pas des robes comme une botte de carottes. Pas chez moi, tout au moins ! déclara la reine d’Espagne. Surtout un homme ! D’ailleurs j’aurais sans doute fait jeter celui-ci dehors si je n’avais pour lui de l’amitié. Cela dit : je reconnais qu’il a du goût… mais pas encore assez pour moi. Au surplus, je ne peux créer sur du vide…

— Alors Jeanne ? implora le jeune homme. Qu’en pensez-vous ?

Elle lui décocha un sourire éblouissant :

— Mais le plus grand bien, mon ami, et je me félicite de vous avoir obligé à me conduire ici. Cette jeune dame – au fait, dois-je dire madame ou mademoiselle ?

— Mademoiselle ! répondit précipitamment Mélanie.

— Parfait ! Cette jeune demoiselle, dis-je, aurait pu poser, en d’autres temps, pour Thomas Gainsborough. Pour être tout à fait ravissante il lui manque seulement d’être bien habillée. Et bien coiffée ! Mais je dessinerai une coiffure que sa femme de chambre pourra parfaitement réaliser.

D’une poche de son paletot, elle avait tiré un carnet, un crayon et traçait rapidement deux ou trois esquisses. Après quoi elle sourit aux grands yeux désorientés de sa jeune cliente :

— Dès demain, vous aurez deux ou trois jolies choses ! Vous me ramenez, Olivier ?

— Bien sûr, chère Jeanne. Et je ne vous remercierai jamais assez d’avoir consenti à vous déplacer. C’est une faveur que je n’oublierai pas…

Ils disparurent aussi vite qu’ils étaient arrivés, laissant Mélanie se réemballer dans son châle. Si passionnante qu’elle fût cette visite ne devait pas être celle qu’on lui avait annoncée car avant de partir Dherblay, en la saluant rapidement, avait déclaré qu’il reviendrait entre six et sept heures.

Mélanie décida de l’attendre dans le cabinet de travail de Grand-père car elle aimait cette pièce sévère mais confortable où les lambris d’acajou, les cuirs des sièges et la grosse lampe de cuivre posée sur la grande table lui rappelaient l’intérieur de l’Askja. Pas de portraits entre les bibliothèques bourrées de livres qui n’avaient pas grand-chose à voir avec la distraction mais une magnifique gravure représentant la goélette America et deux marines admirables : l’une de Turner, l’autre d’Eugène Boudin.

Elle s’y pelotonna dans un fauteuil au coin de la cheminée où Soâmes avait fait allumer un bon feu car le temps était frais. C’est là qu’elle reçut un homme aux cheveux gris et au visage las, vêtu d’un costume noir assez élégant et qu’on lui annonça comme étant le commissaire Langevin de la Sûreté générale.

— En dépit du travail harassant que lui donne l’arrivée prochaine du roi Édouard, dit Olivier, le commissaire a bien voulu nous accorder quelques instants.

— Croyez, monsieur, que je suis sensible à votre visite en de telles circonstances, dit Mélanie. Prenez place je vous prie ! – Elle hésita une seconde car c’était la toute première fois qu’elle assumait un rôle de maîtresse de maison puis ajouta : – Soames, voulez-vous, s’il vous plaît, faire servir à ces messieurs ce qui convient à cette heure. J’avoue l’ignorer complètement, acheva-t-elle dans un sourire.

Langevin allait refuser mais Dherblay insista :

— Un peu de vin de Porto vous fera le plus grand bien, cher ami, et celui de cette maison est admirable.

De fait, assis en face de son hôtesse et un verre de fin cristal en main, le policier parut se détendre et sourit au jeune visage qui le regardait avec inquiétude.

— Merci de votre accueil, madame. À présent, si vous voulez bien répéter pour moi ce que vous avez déjà confié à M. Dherblay ?

Le récit fut d’autant plus rapide que le commissaire en connaissait déjà une partie.

— C’est bien là le plus étrange voyage de noces dont il m’ait été donné d’entendre la relation ! soupira-t-il. – Puis, ayant humé quelques gouttes de porto, il ajouta : – Il est bien certain que le marquis de Varennes devra répondre à quelques questions lorsqu’il reviendra.

— Il n’est vraiment pas encore rentré ? demanda Mélanie.

— Nous le saurions. Une meute de journalistes l’accompagne et ne le lâche pas d’une semelle. Je pense néanmoins que vous le reverrez bientôt. Surtout lorsque l’on saura votre retour.

Mélanie allait émettre une objection mais, la devinant, Dherblay s’en chargea :

— Mlle Desprez-Martel, dit-il en insistant sur le nom, vient seulement d’arriver et elle ne souhaite pas que cela se sache trop vite. Elle désire…

— Se donner le temps de respirer et, surtout, éviter les inconvénients d’une publicité intempestive ? Je le conçois volontiers. Mais lorsque j’attaquerai le marquis il faudra que ce soit avec une bonne raison.

— Bien entendu. Le mieux serait que vous lui annonciez vous-même qu’il est beaucoup moins veuf qu’il ne veut bien le dire. Sa surprise pourrait être intéressante.

— C’est tout à fait mon avis. Évidemment, cela vous oblige à demeurer enfermée ici, mademoiselle. N’allez-vous pas vous sentir un peu seule ?

— Non. Ici, je suis chez mon grand-père, donc chez moi. Je regrette de devoir vous dire que je n’ai pas envie de revoir ma mère. Du moins pour le moment.

— Il le faudra bien pourtant car si le marquis a tué celle qu’il a fait passer pour vous, il cherchera et trouvera tout de suite une échappatoire commode : il criera à l’imposture… Il pourrait même, mon cher ami, vous accuser d’avoir produit un sosie de sa défunte épouse afin de garder la haute main sur sa fortune. Il faudra bien alors, faire appel à la mère…

— Elle n’est pas la seule qui puisse confirmer mon identité, fit Mélanie. Tous les serviteurs de cette maison…

— « Vos » serviteurs ! Leur témoignage n’est pas entièrement fiable.

— Eh bien alors mon oncle Hubert…

— Qui est encore en Égypte et pourrait ne pas être rentré à temps. Mais dites-moi, jeune dame ! Pourquoi donc cette répugnance envers votre mère ? La croiriez-vous capable de vous renier ?

La réponse vint nette, tranchante :

— Oui.

— Ah !… Et pour quelle raison ?

— Parce qu’elle aime M. de Varennes. Entre lui et moi, elle n’hésitera même pas. Il suffira qu’il lui dise que je ne suis qu’une copie…

— D’autant qu’en deux mois vous avez beaucoup changé, remarqua Olivier. Mon cher Langevin, je ne parierais pas sur la loyauté maternelle de Mme Desprez-Martel.

— Vous la connaissez mieux que moi sans doute. Eh bien, je suis tout disposé à vous apporter mon aide… en souvenir de mon vieil ami Timothée. Eh oui, je connaissais bien votre grand-père, ajouta-t-il avec un nouveau sourire, mais je tiens à vous mettre en garde : avec un homme capable d’échafauder un crime aussi astucieux nous allons avoir du mal à en venir à bout. Si nous ne le confondons pas du premier coup, nous aurons du fil à retordre. Le combat ne vous fait pas peur, mademoiselle ?

— Pas plus que la solitude. Ce que je veux c’est que ce mariage soit brisé par la loi et annulé par l’Église. En dehors de cela, M de Varennes sera parfaitement libre de se chercher une autre héritière.

— À moins que le lac de Côme ne restitue un corps et qu’il ne soit prouvé qu’il a tué une femme, auquel cas il appartiendrait à la justice et aurait beaucoup de peine à éviter l’échafaud…

— Pour en revenir à cette éventuelle imposture, reprit Mélanie, nous pouvons encore faire appel au témoignage des deux hommes qui m’ont sauvée à bord du train. Ils le donneront sans hésiter.

— Je n’en doute pas un instant mais je préférerais que nous n’ayons pas besoin d’eux. Si votre aventure était connue du grand public, le scandale serait énorme, vous le pensez bien puisque vous vous êtes enfuie avec un inconnu la nuit même de vos noces. Dans le monde, voyez-vous, les frasques d’un homme, surtout séduisant, font sourire. Celles d’une femme sont jugées beaucoup plus sévèrement et il faut songer à préserver votre réputation.

— Ma réputation ? s’écria Mélanie enflammée d’une colère soudaine. Autrement dit le qu’en-dira-t-on ? Vous n’imaginez pas à quel point cela m’est égal, monsieur le Commissaire. Mon grand-père – et vous le savez bien puisque vous le connaissiez – ne fréquentait pas ce qu’on appelle « le monde » et je souhaite l’imiter sur ce plan comme sur beaucoup d’autres !

Langevin se pencha et posa une main paternelle sur celles, soudain glacées, de Mélanie :

— Vous êtes très jeune, petite dame, et vous ignorez encore la cruauté qui se cache sous les fleurs, les lumières et les sourires des salons parisiens, et même des salons tout court. Cet homme qui vous a sauvée, ce peintre – assez connu d’ailleurs ! – vous ne souhaitez pas, j’imagine, lui rendre ses bienfaits en malheur ?

— En malheur ? Mais que pourrait-il lui arriver ?

— De perdre sa notoriété. Ou pis encore : de se retrouver un matin, à l’aube, sur quelque discrète pelouse, en face du marquis avec à la main une épée ou un pistolet.

Au cri d’horreur de Mélanie succéda une protestation de Dherblay :

— Ne noircissez pas trop le tableau, Commissaire ! Et n’oubliez pas que la République interdit le duel.

— Mais ne réussit à l’empêcher que si l’un des adversaires prévient secrètement la police et c’est pourquoi j’ai parlé d’une pelouse discrète : celle d’une propriété avec de grands murs ou encore une clairière dans une forêt bien touffue. Cela dit, je n’ai pas voulu vous effrayer, mademoiselle, mais simplement vous faire toucher du doigt les inconvénients que peut présenter votre situation actuelle. À présent, je me retire mais en vous assurant que vous pouvez compter absolument sur mon aide pour les jours à venir.

Langevin se levait, saluait, se dirigeait vers la porte escorté d’Olivier quand, soudain, Mélanie jaillit de son siège et courut vers lui :

— Encore un instant, je vous en prie !

Sa voix tremblait car une espèce de sanglot venait de se coincer dans sa gorge. Le danger imaginaire que le commissaire venait d’évoquer pour Antoine, après l’avoir terrorisée au point de la paralyser, venait de lui rappeler cet autre péril, beaucoup plus présent, qui menaçait son ami. Son émotion n’échappa pas au policier :

— Je suis là pour vous écouter, dit-il avec beaucoup de douceur. Avez-vous oublié quelque chose ?

— Oui… oui, une chose… terrible ! Avez-vous déjà entendu parler d’un étranger, un terroriste dont le nom est Azeff ?

Les traits de Langevin se figèrent et son regard se fit tout à coup incroyablement dur :

— Plus que je ne le voudrais. Vous le connaissez ?

Mélanie devint aussi rouge que son cachemire :

— Non, dit-elle très vite, non bien sûr !… Comment le pourrais-je ? Mais… une conversation entendue par hasard… dans le train m’a appris à la fois qu’il s’agit d’un homme dangereux… et qu’il est arrivé à Paris depuis quelques jours. C’est tout ce que je sais…

— Azeff ? À Paris ? Par tous les diables de l’enfer !

Et sans ajouter un mot de plus, le commissaire Langevin se rua sur la porte qu’il arracha presque dans sa précipitation, manqua renverser Soames et dégringola l’escalier au bas duquel il récupéra au vol son chapeau melon et son paletot mastic. Alors seulement on l’entendit crier :

— Je vous emprunte votre voiture, Dherblay ! Je vous la renvoie dans une heure !

Dans la grande pièce lambrissée d’acajou, le silence était total. Seul le feu se faisait entendre. Ce fut le rire d’Olivier Dherblay qui le brisa.

— Diable d’homme ! fit-il. C’est gentil à lui de me prévenir !… – puis, avisant un échiquier d’ébène et d’ivoire disposé sur une petite-table, il ajouta : – Je crains qu’il ne vous faille me supporter encore un moment. Voulez-vous que nous fassions une partie ? Je sais que vous êtes une adversaire respectable.

Il apporta la table près du feu où Mélanie, encore tremblante de la peur qui l’avait secouée, était revenue. Mais avant de s’installer en face de la jeune femme, il alla remplir deux verres à la carafe laissée par Soames et lui en offrit un :

— Buvez ! Je crois que vous en avez besoin.

Il se pencha vers elle et le feu alluma des reflets dans le cristal taillé du verre et dans les yeux d’Olivier dont, pour la première fois, Mélanie découvrait qu’ils étaient de ce bleu un peu dur du lapis-lazuli. La profondeur de l’orbite où ils s’enchâssaient les assombrissait le plus souvent mais lorsqu’une petite flamme de gaieté les animait ils devenaient fascinants. Elle sourit à ces yeux-là, prit le verre et, dédaignant une fois de plus les bonnes manières, elle le vida d’un trait, ce qui le fit rire.

— Quelle jeune béotienne ! Cela se déguste…

La partie dura car tous deux jouaient bien. Entre les coups, ils échangeaient parfois un sourire mais sans dire un mot. Olivier perdit juste au moment où le roulement de sa voiture se faisait entendre dans la cour. Un peu trop vite peut-être. Mélanie pensa qu’il se laissait battre délibérément parce qu’il n’avait sans doute plus de temps à lui consacrer.

Après son départ, elle se sentit curieusement seule. Le début de cette longue journée commencée dans un train lui semblait aussi lointain qu’un souvenir d’enfance. Cela tenait sans doute à ce que tout allait trop vite depuis deux mois. Sa vie, au lieu de s’écouler douce et agréable dans les plaisirs de la lune de miel, s’était emballée comme dans les images de M. Lumière que Fräulein l’avait emmenée voir à l’Exposition universelle de 1900 ; rien n’avait plus l’air vrai. Peut-être parce que l’éclairage des êtres et des choses avait changé. Le prince charmant s’était mué en un bandit de grands chemins tandis qu’Olivier Dherblay, considéré jusqu’alors comme un homme foncièrement ennuyeux, se révélait un ami délicat et presque amusant.

À bien s’interroger, Mélanie dut s’avouer tout de même que celui-ci avait monté dans son estime quand, sur le quai de la gare de Lyon, il lui avait appris qu’en cas de besoin elle pouvait chercher refuge dans l’hôtel Desprez-Martel. Résultat : c’était lui qu’elle avait appelé à son secours et il était venu aussitôt…

Quittant son coin de feu, elle alla poser ses bras sur le haut dossier du fauteuil qui, derrière le grand bureau, marquait la place du vieillard. Elle en caressa le cuir fatigué par des années de labeur :

— Saurai-je jamais ce qui vous est arrivé ? murmura-t-elle. Oh, Grand-père !… vous me manquez tellement ! Mais aussi pourquoi ai-je accepté que l’on ne respecte pas vos volontés ? J’en suis bien punie. La maison est si vide, sans vous !

C’était vrai. Encombré de meubles énormes, d’armures, de livres, de plantes et de tableaux, le vieil hôtel semblait mort et ses échos éteints. Il fallait, pour le faire vivre, la voix de tonnerre, la carrure et la vitalité du vieux Timothée…

Soames entra sans bruit pour enlever le plateau et les verres. Ne l’ayant pas entendu venir, Mélanie ne bougea pas et tressaillit lorsqu’il soupira :

— Il est difficile d’imaginer qu’il ne reviendra jamais et qu’un tel homme ait pu disparaître sans laisser plus de traces qu’un oiseau dans l’air ! Pour ma part, je ne peux m’y habituer…

— Moi non plus, Soames. Pourtant, il y a déjà six mois !

Elle prit sur le bureau un morceau de granit qui affectait la forme d’une main. De minuscules coquillages dessinaient comme une petite étoile de mer sur la pierre fugueuse qui rosissait à un endroit et, à un autre, montrait des traces noires comme si elle était passée par le feu. Le vieux serviteur sourit :

— Monsieur tenait beaucoup à ce caillou qu’il avait trouvé en Bretagne. Il l’appelait la main de Neptune et il aimait y appuyer la sienne quand quelque chose le tracassait. Il disait aussi qu’elle lui donnait de la force. Oui, comme cela !

Mélanie, en effet, imitait tout naturellement le geste. Le granit était froid et rugueux sous ses doigts mais elle eut tout à coup la curieuse impression que sa mélancolie se dissipait et qu’une énergie nouvelle lui venait.

— S’il vous plaît, Soames, voulez-vous redemander le numéro de tout à l’heure ?

— Tout de suite, mademoiselle Mélanie. Ensuite, si vous le souhaitez, je vous servirai votre dîner ici. Le jardin d’hiver est un peu triste la nuit.

Par quatre fois, Mélanie essaya d’atteindre Antoine mais la sonnerie résonnait dans le vide. Elle décida alors que le mieux était d’aller se coucher mais, en quittant le cabinet de travail, elle prit avec elle deux livres reliés de cuir havane frappé d’or qu’elle avait trouvés sur la grande table : la vie du corsaire Robert Surcouf – un vieil ami à elle ! – et celle du bailli de Suffren qui devait être pleine d’intérêt puisque grand-père gardait le volume sous sa main. Eh effet, s’il existait bien une petite bibliothèque vitrée dans sa nouvelle chambre, son contenu ne la tentait pas. Chère Bonne-Maman affectionnait les ouvrages de piété, tels l’Imitation de Jésus-Christ, mais on lui découvrait aussi un faible pour de petits romans aux titres un brin sirupeux comme Le Sacrifice de Louise, Vierge et sacrifiée, La Princesse charmante. Il avait suffi à Mélanie d’y jeter un coup d’œil pour décider qu’ils ne pouvaient convenir à une fille nourrie au lait de M. Fenimore Cooper et de M. Walter Scott et qui, à Château-Saint-Sauveur, avait découvert un génial Anglais nommé Oscar Wilde, sans compter les roboratifs romans d’aventure de M. Paul d’Ivoi…


Le lendemain, les musiques militaires s’emparaient des Champs-Elysées. Puis ce fut le pas des nombreux chevaux de l’escorte officielle qui s’en allait accueillir le roi Édouard VII à la gare du Bois de Boulogne. Il y avait encore plus de drapeaux que la veille mais la foule qui se massait le long des barrières alignées sous les marronniers demeurait bizarrement silencieuse. Pourtant, le temps était superbe, il y avait des fleurs partout et Paris, visiblement, avait fait une grande toilette pour accueillir le souverain le plus gai d’Europe sans beaucoup s’illusionner sur l’accueil de ses habitants. Chapeaux fleuris et canotiers abritaient plus de visages sombres que de sourires et il était même à craindre qu’il y eût quelques sifflets.

Tout cela, hélas, s’arrêtait au portail de l’univers clos où Mélanie restait retranchée et elle en concevait un peu de tristesse parce que ce roi tout neuf était pour elle une ancienne connaissance qui lui avait même envoyé de jolis vases en biscuit de Wedgwood pour son mariage.

Albine, en effet, avait été présentée au prince de Galles par lady Decies et comme celui-ci adorait les jolies femmes, il avait tout de suite admis Mme Desprez-Martel au nombre de ses relations parisiennes et, à plusieurs reprises, était venu prendre le thé rue Saint-Dominique. La première fois – cela datait du temps où son père vivait encore – Mélanie lui avait été présentée. Il lui avait tapoté la joue avec un sourire barbu et l’enfant l’avait trouvé tellement gentil que, par la suite, elle se cachait pour l’apercevoir car on ne la faisait plus venir au salon.

Alors elle aurait bien aimé pouvoir se mêler à la foule pour le regarder passer dans la Daumont présidentielle précédée du piqueur de l’Élysée et environnée par les cuirassiers d’escorte. C’eût été une diversion à ce téléphone obstinément muet.

Une autre diversion vint avec Olivier qui arriva, suivi d’un valet, tous deux chargés d’une infinité de cartons et de boîtes sur lesquelles tremblait un gros bouquet de muguet fleurant la fraîcheur humide d’un sous-bois. Suffoquée de plaisir, Mélanie reçut d’abord les fleurs puis passa un délicieux moment à nager dans les rubans et les papiers de soie, déballant, avec une joie enfantine, les merveilles que Mme Lanvin avait choisies pour elle : robes, chapeaux, dentelles, écharpes, légers manteaux, chaussures, lingerie, bas et gants, tout était ravissant, tout était d’un goût parfait.

Maniant avec coquetterie une belle ombrelle pointue en taffetas rose et dentelle blanche terminée par une pomme de cristal dont les feuilles étaient d’émail vert, Mélanie exultait. Jamais elle n’avait espéré recevoir d’aussi jolies choses.

— Comment vous remercier ? dit-elle à Olivier. Tout cela m’enchante et surtout cette ombrelle. Est-elle le signe avant-coureur de promenades à venir ?

Bien sûr. Il n’est pas question de vous séquestrer. Mais simplement de vous garder à l’abri jusqu’à ce que l’on puisse confondre un coupable.

— Est-ce que ce sera long ? C’est dommage de rester enfermée ici. Il fait si beau !

— J’étais certain que vous diriez cela. Mais je peux, peut-être, vous offrir une escapade, une sorte de récréation…

— Laquelle ? Dites vite !

— Voilà ! Ce soir, le roi Édouard se rend à la Comédie-Française pour y applaudir Mme Jeanne Granier dans L’ Autre Danger, une pièce de Maurice Donnay qu’il a d’ailleurs réclamée à la place de je ne sais quel Britannicus prévu par le protocole. Seules, les personnalités officielles sont conviées mais demain soir il y aura à l’Opéra une grande soirée de ballets pour la haute société et surtout les amis du roi.

— Eh bien ?

— Je dispose de la loge d’un ami empêché. Voulez-vous venir avec moi ?

— Moi ? À l’Opéra ? Est-ce que ce ne serait pas de la dernière imprudence ?

— Je ne crois pas. Si vous portez ce qu’il y a dans ce carton, fit-il en désignant une grande boîte encore fermée, je défie quiconque, même l’observateur le mieux prévenu, de reconnaître la petite mariée gauche et mal habillée que nous avons accompagnée à Sainte-Clotilde.

— Vous croyez ? Est-ce que vous n’oubliez pas ma mère ?

— Votre mère ? fit Dherblay en riant, mais elle est en deuil puisque l’on vous croit morte. Elle doit être inconsolable d’ailleurs : être empêchée d’aller, dans ses plus beaux atours, faire la révérence devant le roi d’Angleterre ! Vous vous rendez compte ?… Allons, acceptez ce que je vous offre ! Vous serez pour tous une belle inconnue, un joli mystère... N’êtes-vous pas tentée ?

— Qui ne le serait ? Bien que je n’aime guère l’Opéra ! J’ai toujours trouvé ce que l’on y donnait assommant et un peu ridicule, ces énormes femmes et ces ténors dodus qui prétendent incarner des héros de légende ! C’est à tuer les rêves les plus tenaces.

— Cela tient à ce que vous n’aimez pas le bel canto. Voyez-vous, les vrais amateurs n’entendent que des voix sublimes et ne s’attachent pas à l’aspect extérieur. Mais rassurez-vous ! Je vous ai dit qu’il s’agissait d’une soirée de ballets. Le roi est un esthète, comme vous, et il aime assez les danseuses parce qu’elles sont toujours jeunes, minces et souples. Alors ? Nous tentons l’aventure ?


— Avec joie ! Je serai très contente d’apercevoir le roi.


Sous sa plus belle parure, l’Opéra, ce soir-là, ressemblait à l’intérieur d’un immense coffre au trésor. Le grand lustre qui descendait du plafond où Lenepveu avait figé les Heures du Jour et de la Nuit, scintillait de tous ses cristaux et envoyait ses lumières allumer des feux dans les diamants, les émeraudes, les rubis, les saphirs et les perles répandus à profusion sur les têtes, les gorges et les poignets des plus jolies et des plus nobles dames de Paris. Toilettes somptueuses et coiffures raffinées se ciselaient comme autant de joyaux sur le velours pourpre des loges qu’aucun chapeau n’encombrait.

En effet, dans tous les théâtres parisiens, les femmes se rendaient habituellement en grand décolleté mais coiffées d’immenses chapeaux aux fantastiques garnitures qui empêchaient généralement le spectateur assis derrière elles de voir quoi que ce soit du spectacle, obligeant ainsi leurs compagnons à rester debout dans les loges. Et c’était le privilège de l’Opéra, de l’Opéra-Comique et de la Comédie-Française, pour les soirées de gala et celles d’abonnement, de proscrire ces monuments au profit des diadèmes, tiares, couronnes et tous autres joyaux auxquels on ajoutait parfois un bouquet de plumes d’autruche, quelques aigrettes ou crosses de paradis qui obstruaient la vision presque aussi complètement.

Ce soir, quelques parures historiques comptant parmi les plus belles d’Europe étincelaient sur des gorges de fraîcheur diverse. Quant aux hommes, s’ils ne portaient pas quelque uniforme de cérémonie doré et chamarré, ils étaient en habit avec, au revers, un œillet blanc ou un gardénia. Et comme les fauteuils d’orchestre leur étaient réservés, ils formaient une sorte de parterre noir et blanc que relevaient simplement les nuances différentes des visages et des cheveux.

Placé dans cette mâle cohorte entre Robert de Montesquiou et Sacha Magnan, Antoine Laurens admirait en artiste cette salle exceptionnelle que ses compagnons, armés de jumelles, commentaient sans vergogne.

— Superbe chambrée ! fit Montesquieu, long personnage de fière allure et d’esprit mordant qui ressemblait, selon un de ses amis, à « un glaïeul agité par une constante tempête » et dont la maxime favorite était qu’il vaut mieux être détesté qu’inconnu. C’est bien la première fois que je me sens chez moi à une soirée officielle.

— C’est tout à fait charmant ! renchérit Magnan, jeune homme aimable mais qui, une épée à la main, devenait féroce. Tout le faubourg Saint-Germain est là avec nos Anglais préférés et la haute finance…

— Oui, le roi fait recette. Sans compter qu’il est en train de mener à bien la reconquête de Paris. Vous étiez au Français hier ?

— Non et je ne le regrette guère.

— C’était intéressant néanmoins. S’il y a eu quelques sifflets devant le théâtre où l’on avait entassé la fine fleur de la République et où l’atmosphère était polaire, tout s’est dégelé comme par miracle après le joli compliment du roi à Jeanne Granier : « Mademoiselle, je me rappelle vous avoir applaudie à Londres. Vous y représentiez toute la grâce et tout l’esprit de la France. » Du coup on l’a ovationné.

— Et cela a continué ce matin, à la revue de Vincennes et surtout après le discours de l’Hôtel de Ville. Nos bons Parisiens ont acclamé le cortège qui se rendait à Longchamp pour les courses.

— Là, j’y étais. Le pauvre Édouard, coincé à la tribune officielle entre Mme Loubet et la femme du gouverneur de Paris, soupirait discrètement en regardant la tribune du jockey où nous étions tous entre amis et qui ressemblait à une corbeille de fleurs tant il y avait de jolies femmes.

— Grâce à Dieu, il pourra les voir ce soir. Mais je crois, mon cher, que la palme revient à votre cousine : la comtesse Greffuhle est sublime à son habitude. Quelle grâce ! Quelle incroyable beauté ! Chaque fois que je la vois, j’éprouve le même sentiment d’admiration… N’est-ce pas votre avis, Laurens, vous qui êtes peintre ?

— Tout à fait. Je crois d’ailleurs qu’on l’a comparée à toutes les madones italiennes.

— Elle est encore plus belle ! grogna Montesquiou dont nul n’ignorait qu’il partageait son cœur entre Mme Greffuhle et Sarah Bernhardt. Castellane serait bien avisé s’il demandait à changer de loge. Un tel voisinage est fatal à son Américaine, toute cuirassée de diamants qu’elle soit ce soir. Elle est d’une laideur à laquelle on ne s’habitue pas !

— Boni lui a tout de même fait deux ou trois enfants.

— C’est étonnant ce que les paresseux font de choses fatigantes ! Je suppose, néanmoins, qu’il lui met un oreiller sur la tête et qu’il pense à la fortune du vieux Gould chaque fois qu’il l’honore. Une telle pluie de dollars mérite quelque considération. Le Palais Rose de l’avenue du Bois est une merveille et Boni sans doute l’hôte le plus fastueux d’Europe !

— « Pourvu que ça doure ! » disait la mère de Napoléon. On prétend que Mme de Castellane a très envie de retourner vivre en Amérique.

— Mais que Sagan, le cousin de Boni, s’intéresse à elle de très près ! Il faudra, que je conseille à notre ami de lui mettre, sous un prétexte ou sous un autre, quelques pouces de fer dans le ventre. Ce sera plus sûr.

Le bavardage des deux hommes s’interrompit. Montesquiou venait de braquer sa lorgnette sur une loge d’entre-colonnes du deuxième étage.

— Qui donc occupe la loge du beau Constant Say ?

Les jumelles de Magnan rejoignirent l’angle de tir de Montesquiou cependant que leur propriétaire se mettait à rire :

— Je comprends votre question : quelle femme ravissante ! Très jeune d’ailleurs ! Je ne la connais pas du tout.

— Moi non plus mais l’homme, qui est-il ? Je crois l’avoir déjà rencontré…

— Sans aucun doute. C’est Olivier Dherblay qui gère la fortune du vieux Desprez-Martel depuis sa disparition. Un garçon de valeur ! Quant à elle, j’aimerais lui être présenté : elle est exquise !

Le nom avait fait tressaillir Antoine qui ne pensait à rien, se laissant amuser par le bavardage des deux autres. À son tour il braqua une lorgnette sur l’endroit indiqué et manqua la laisser tomber : assise auprès d’un homme grand et mince qui portait l’habit avec une rare distinction, une toute jeune femme consultait le programme.

Tout auréolée d’un tulle point-d’esprit noir qui enveloppait sa tête brillante d’une sorte de fanchon retenu par des rubans bleu pâle, gantée de noir jusqu’au coude, sa robe de même tissu rendait pleine justice à des épaules exquises et à de jeunes seins insolents que soulignait le grand décolleté dont aucun bijou ne venait rompre l’harmonie. Le visage disparaissait par instant sous le lent battement d’un grand éventail de tulle mais il parut curieusement familier à Antoine, encore qu’il refusât d’en croire le témoignage de ses yeux. Se pouvait-il que ce soit Mélanie ?

Antoine ne parvenait pas à comprendre comment sa jolie plante sauvage avait pu se muer en cette envoûtante créature dont la peau semblait plus lumineuse au milieu de tout ce noir. Aucun bijou ne détournait l’attention de sa beauté. Rien, sinon un étroit ruban de satin bleu noué à son poignet par-dessus le gant.

« Ce n’est pas elle, pensa Antoine. Elle lui ressemble mais ce ne peut pas être Mélanie ! »

La voix « en sifflet de locomotive » de Montesquiou brisa la contemplation du peintre dont le cœur battait la chamade.

— En tout cas ce n’est pas une cocotte ! Elle a de la branche et puisque vous connaissez l’homme, je compte sur vous, mon cher Magnan, pour nous faire présenter à l’entracte !

La réponse se perdit dans les premières notes du God save the King que l’orchestre attaquait fougueusement. La salle tout entière se leva, puis les femmes plongèrent dans le genre de révérence que leur permettait l’espace réduit dont elles disposaient : le roi Édouard d’Angleterre, empereur des Indes, venait de faire son entrée accompagné du président de la République, de Mme Loubet – née Marie-Marguerite Picard et fille d’un quincaillier de Montélimar ! de l’ambassadeur d’Angleterre, de lord Harding, du marquis de Breteuil chez lequel il avait souvent séjourné avant de remplacer Victoria sur le trône et d’une suite aussi brillante que solennelle. Tous les occupants de l’orchestre s’étaient tournés vers la grande loge aménagée au centre du balcon et entièrement décorée de fleurs. Antoine, lui, ne regardait que Mélanie avec un bizarre sentiment de frustration et d’abandon. Il essayait en vain de comprendre ce qui s’était passé pour l’amener là, dans cette loge d’Opéra, moins d’une semaine après sa promesse de ne bouger de Château-Saint-Sauveur sous aucun prétexte. Il se sentit même vieux en se comparant à l’homme qui se penchait vers elle. Sans être beau, le gaillard était bien bâti et possédait ce type de visage que les femmes déclarent « intéressant ».

La Marseillaise suivit l’hymne anglais, après quoi chacun reprit sa place tandis que la salle s’obscurcissait et que devant le rideau rouge et or éclairé en frange par la rampe, le chef d’orchestre entraînait ses musiciens sur l’ouverture du ballet de Coppélia.

Antoine n’en vit rien. Coincé entre ses deux compagnons, son chapeau claque aplati sur ses genoux, il luttait contre l’envie grandissante de s’enfuir à toutes jambes, hésitant seulement sur sa destination finale : grimperait-il jusqu’à cette loge d’entre-colonnes pour en arracher Mélanie après avoir giflé et provoqué en duel son compagnon ou bien, fermant définitivement la porte sur une aventure délicieuse, irait-il retrouver ses pantoufles au parc Monceau dans le charmant appartement de son ami Édouard Blanchard où, délaissant son propre logement de la rue de Thorigny, il avait choisi de descendre en arrivant à Paris. À Paris où il savait qu’en haut lieu on ne souhaitait pas sa présence pour le moment. Il s’était donc contenté, en arrivant, de téléphoner à son valet Anselme pour lui demander de venir le rejoindre avec une valise de vêtements de ville.

Il décida de tenir jusqu’à l’entracte mais c’était difficile ; plus difficile encore de ne pas tourner le dos à la scène pour regarder Mélanie. Comme elle était jolie ce soir, Cendrillon nocturne éclairée par la masse brillante de ses cheveux vénitiens ! Même pour lui qui avait découvert les secrets les plus cachés de sa beauté, la transformation était à peine croyable ! Quel était l’artiste qui, de sa petite Vénus dorée, avait fait surgir cette idéale créature que toutes les jumelles de la salle avaient déjà examinée et qui, au milieu d’une marée de pierreries, triomphait de toutes par le seul éclat de sa gorge sans le moindre ornement ? Était-ce cet homme brun que son visage net et strictement rasé faisait ressembler à un Américain habillé à Londres ? Et quels étaient ses droits sur elle ? Ceux d’un simple ami ou bien ceux d’un amant ? Sur le fond incandescent de sa jalousie, Antoine revit Mélanie telle qu’elle lui était apparue dans le clair-obscur de son atelier, exquise et nue, offrant son corps de nymphe avec une désarmante simplicité. Elle s’était donnée si naturellement que s’il ne l’avait trouvée vierge, il aurait pu croire que ce n’était pas la première fois. Ensuite, il la revit abandonnée entre ses bras…

« Je suis en train de devenir fou ! se dit-il en passant son mouchoir sur son front en sueur. Il serait temps de penser que je suis venu pour Zambelli ! » Il avait un faible, en effet, pour l’étoile dont il suivait les apparitions, surtout dans Les Deux Pigeons ou dans Coppélia où elle était divine. Par deux fois, il avait soupé chez Maxim’s avec celle que l’on surnommait la « libellule de la danse ». Une nuit, même, il s’était laissé prendre à son charme ensorcelant. Trop attachant d’ailleurs et parce qu’il redoutait de se retrouver captif plus qu’il ne voulait, dès le lendemain, il envoyait à la danseuse une centaine de roses accompagnées d’un jonc de rubis et de diamants ainsi que d’une lettre annonçant son départ pour l’Orient, départ dont il avouait volontiers qu’il n’était rien d’autre qu’une fuite.

Carlotta Zambelli était trop fine pour s’y tromper et, comme elle craignait avant tout les attaches, elle ne lui gardait pas rancune, bien au contraire. Ils demeuraient bons amis et lorsqu’à son arrivée à Paris, Anselme avait remis à son maître, avec le courrier, une invitation à la soirée royale, celui-ci avait accepté aussitôt en pensant que ce serait un excellent moyen de prendre quelque distance avec les problèmes que Mélanie lui posait. Et voilà qu’il ne voyait même pas Carlotta ! Elle n’était rien de plus qu’un nuage de tulle blanc voltigeant sur la gracieuse musique de Léo Delibes… Affligeant en vérité !

La fin du premier acte – le ballet en comportait deux – dressa la salle debout sur une vague d’enthousiasme déferlant vers la ballerine. Antoine se leva, lui aussi, mais ce fut pour tourner carrément le dos à la scène à la stupeur de Montesquiou qui n’avait encore jamais vu quelqu’un applaudir dans cette position. Pas longtemps d’ailleurs car les mains d’Antoine retombèrent pour s’accrocher au dossier du fauteuil : la loge d’entre-colonnes était vide. Mélanie et son cavalier avaient disparu.

Que s’était-il donc passé ?

Tout simplement ceci : fidèle à son habitude, Édouard VII, une fois assis, avait parcouru la salle des yeux avec ce joyeux sourire qui lui venait lorsqu’il se savait entouré d’amis. Et soudain, son regard avait découvert Mélanie. Il avait même pris ses jumelles sur le rebord de velours rouge de sa loge pour mieux la détailler et, à plusieurs reprises, alors que le ballet était commencé, il avait abandonné Zambelli pour tourner son attention de ce côté. Mélanie, elle, n’avait rien remarqué mais Dherblay avait frémi intérieurement, devinant trop bien ce qui se passerait à l’entracte : le roi demanderait certainement que la ravissante inconnue lui soit présentée. Qui pourrait-on annoncer alors ? Mlle Desprez-Martel ou la marquise de Varennes ? De toute façon un petit scandale éclaterait qui pouvait être dramatique… Se penchant alors sur sa compagne, il murmura :

— Je suis désolé de vous priver du plaisir que je vous avais promis, Mélanie, mais je crois que je me suis montré imprudent. Il faut que nous partions…

— Pourquoi ?

— Le roi vous a remarquée. Il va demander que l’on vous présente, j’en jurerais et…

Elle avait déjà compris, se levait et reculait vers le fond de la loge pour y prendre le grand « domino » de tulle noir et de satin bleu pâle qui accompagnait sa robe.

Personne ne s’aperçût de leur départ. À l’ouvreuse qui, dans le couloir, s’inquiétait poliment, Olivier dit que sa compagne supportait mal la chaleur et les parfums de la salle. La femme proposa un cordial mais il l’écarta d’un remerciement et d’un billet avant d’entraîner Mélanie vers l’escalier où la garde républicaine en grande tenue s’égrenait stoïquement le long des degrés dans une immobilité quasi britannique.

Et d’autant plus méritoire qu’il s’y passait quelque chose, dans cet escalier : une poignée de gardiens de la paix s’efforçait de maîtriser un de leurs semblables, gros homme au visage bouffi avec lequel le commissaire Langevin venait de se battre. Tout au moins si l’on en croyait le piteux état de son habit de soirée. L’homme devait être d’une force peu commune. Il se débattait encore comme un ours furieux mais en silence car l’écharpe du commissaire le bâillonnait afin qu’aucun bruit ne parvienne dans la salle.

Force resta à la loi et, tandis que ses hommes traînaient leur captif pour le faire sortir par une porte de côté, Langevin, apercevant le couple, fonça dessus comme un taureau dans l’arène.

— Qu’est-ce que vous faites là tous les deux ? Je croyais que « Mademoiselle » ne devait pas mettre le nez dehors ?

— Pitié, Commissaire ! plaida Olivier. Mélanie s’ennuyait tellement ! Et puis elle avait envie de voir le roi. Et j’ai pensé que personne ne la reconnaîtrait…

— Et puis vous aviez tellement envie de vous montrer avec une aussi jolie femme ! singea le policier. Mais pourquoi partez-vous ?

— Le roi l’a remarquée et je suis persuadé qu’il a dans l’idée de se la faire présenter. C’est pourquoi nous nous enfuyons.

— En ce cas, c’est ce que vous avez de mieux à faire. Filez !

— Un instant, Commissaire ! fit Mélanie. Je voudrais savoir qui est cet homme que vous venez d’arrêter ?

Langevin lui dédia un coup d’œil goguenard :

— Qui voulez-vous que ce soit, ma jolie dame ? Votre cauchemar bien sûr…

— Ce serait ?…

— Azeff, comme de juste. J’étais bien certain que s’il était à Paris ce ne pouvait être que dans l’intention de tuer le roi d’Angleterre. L’Allemagne ne peut pas voir d’un bon œil un rapprochement franco-britannique.

— Je le croyais russe ?

— Il est les deux… ce qui ne va pas me simplifier la tâche ! À présent, sauvez-vous tous les deux.

Et traînant après lui les lambeaux de son habit noir le commissaire Langevin disparut sous l’escalier à la suite de ses hommes tandis que, sortant au bras d’Olivier sur les marches de l’immense perron, Mélanie respirait avec délices l’air frais d’une nuit presque aussi étoilée qu’un ciel de Provence. Antoine n’avait plus rien à craindre. Elle se sentait presque heureuse…

Chapitre X LE PRINCE DU MENSONGE

Le lendemain était un dimanche et Mélanie, soulagée d’un grand poids par l’arrestation du terroriste, s’accorda les joies simples d’une grasse matinée. Si rapide qu’eût été son passage à l’Opéra il lui avait permis d’exorciser ce grand désir qu’elle avait eu d’applaudir le souverain anglais et la rencontre avec le commissaire Langevin valait à elle seule le déplacement.

Olivier Dherblay vint déjeuner mais partit de bonne heure pour assister à la garden-party donnée par l’ambassadeur d’Angleterre à l’issue du grand déjeuner officiel présidé par le roi. Elle n’essaya pas de le retenir, trouvant un plaisir nouveau à profiter seule de « sa » maison qu’elle visita de fond en comble. Elle passa un long moment dans le sanctuaire secret de son grand-père, la galerie de tableaux qu’elle n’avait jamais fait qu’entrevoir et où, cette fois, elle put se promener à son aise sans toujours bien comprendre les toiles qu’elle découvrait car les goûts du vieux Timothée se révélaient parfois d’une hardiesse confondante. Elle ignorait en effet qu’il aimait à se rendre, sous un habit modeste, dans les cafés enfumés de Montmartre ou même dans des ateliers misérables et des estaminets d’une banlieue encore campagnarde qui s’appelait Montparnasse.

Vers la fin du jour, elle écouta l’écho des fanfares et des acclamations populaires qui raccompagnaient le roi à la gare du Bois de Boulogne se briser sur son univers clos pour y mourir. En effet, à mesure que les bruits s’éloignaient, ils laissaient s’installer un grand silence comme si Paris, las d’avoir trop chanté et trop crié, ne souhaitait plus que le sommeil. La capitale se retrouva soudain au rythme feutré d’un dimanche ordinaire. On reprenait souffle avant d’aller manger la soupe familiale et de retourner, le lendemain, au travail. Seuls les journalistes, à leur bureau, rédigeaient dans la fièvre…

Le lundi matin, toute la presse délirait avec ensemble sur l’extraordinaire succès du voyage royal. On célébrait l’enchantement dans lequel Édouard VII, ce « vieil ami de la France », avait plongé les Parisiens déshabitués depuis si longtemps de crier « Vive le Roi » et qui semblaient s’en être donné à cœur joie. Quant à l’hymne anglais, on rappelait, avec un rien de condescendance cocardière, qu’il venait de France, Lulli l’ayant écrit pour que les demoiselles de Saint-Cyr pussent célébrer avec éclat la guérison de Louis XIV après une opération aussi gênante que délicate.

Les reporters s’étendaient longuement sur les différentes manifestations et surtout sur la « très brillante soirée de l’Opéra », mais sans mentionner les exploits discrets du commissaire Langevin. On rappelait aussi que, devant l’importance des foules déplacées, le préfet Lépine avait dû renforcer partout ses cordons de police et, enfin, on annonçait qu’en juillet prochain, le président Loubet, sa femme et M. Delcassé rendraient sa visite au souverain. Désormais l’Entente cordiale prenait corps et cessait d’être une vue diplomatique plutôt fumeuse.

En résumé, le bonheur était général, sauf peut-être chez la comtesse de Castellane qui, à l’Opéra justement, avait perdu l’un des trois colliers de diamants qui la paraient. Elle assurait d’ailleurs qu’on le lui avait volé et le Petit Parisien, jamais à court d’idées, rapprochait ce vol, si vol il y avait, de celui qui, deux mois plus tôt, privait un maharajah de ses plus belles émeraudes, et aussi d’un autre, survenu un an plus tôt dans une noble demeure du faubourg Saint-Germain au cours d’un grand mariage : cinq rangs de perles subtilisés sur la grande table où étaient exposés les cadeaux.

Ce matin-là, sachant qu’Olivier avait à faire à la Bourse, Mélanie, son petit déjeuner achevé, décida de partir en expédition et d’aller visiter cette maison de la rue de Thorigny qui ne répondait jamais au téléphone. Elle demanda donc à Soames de faire atteler le petit coupé. Mais là, elle se heurta à une résistance inattendue :

— J’ai reçu des instructions sévères, mademoiselle Mélanie ! Vous ne devez sortir en aucun cas, surtout seule.

— Je n’ai pas l’intention de conduire la voiture ! Jacquemin le cocher sera là. Et je n’ai qu’une toute petite course à faire. Voulez-vous me dire ce qui peut m’arriver ?

— Je ne veux pas le savoir. Vous n’êtes pas censée être encore ressuscitée et si l’on vous rencontrait…

— Là où je vais on ne risque pas de me rencontrer. En outre, nous n’avons pas que je sache de voitures armoriées et le petit coupé est tout à fait anonyme !

— Pas les chevaux ! fit Soames sévèrement. Ils comptent parmi les plus beaux irlandais de Paris.

— Alors allez me chercher un fiacre et dites à Mme Duruy de se préparer à m’accompagner. Cela vous va comme ça ?

— Un fiacre ? laissa tomber Soames du ton dont il eût dit : un limaçon ou une poubelle.

— Préférez-vous que je prenne le tramway ou un omnibus ?

Un cri d’horreur lui répondit. Chacun d’eux, campé solidement sur ses positions, défiait l’autre du regard. Soudain, Mélanie changea complètement d’attitude et se fit toute douceur :

— Cher Soames ! Il faut absolument que je sache ce qu’il est advenu de mon plus grand ami. Il habite le Marais et je veux aller jusque chez lui. Personne ne me verra : je tirerai les rideaux. Je crois savoir, ajouta-t-elle suavement, que le tramway C relie le Louvre à la Bastille mais comment parvenir d’abord jusqu’au Louvre ?

— Je préviens Mme Duruy et je fais atteler, soupira le majordome vaincu, mais si ces dames ne sont pas de retour dans… deux heures, j’avertis le commissaire Langevin !

D’un élan, Mélanie lui sauta au cou, puis grimpa dans sa chambre pour s’habiller.

Hélas, son expédition sous la houlette d’Ernestine ne lui apprit rien. Antoine possédait bien un appartement dans un vieil hôtel charmant mais un peu décrépit, qui avait vu passer Mme de Sévigné et logé le président de Brosses, mais la gardienne lui assura que, non seulement on ne l’avait pas vu depuis plus de deux mois mais que son valet de chambre était parti quelques jours plus tôt sans dire où il allait.

— N’y a-t-il donc pas de courrier à faire suivre ? demanda Mélanie.

— Non. M. Anselme a dit qu’il passerait le prendre un jour ou l’autre. Y a-t-il un message à lui donner ?

— Non… non merci ! Je ne faisais que passer. J’écrirai !

Le retour fut morose. Mélanie ne savait plus à quel saint se vouer pour retrouver Antoine. Elle avait beau penser que son valet était sans doute allé le rejoindre, cela ne la consolait pas beaucoup. Paris était si grand ! Où aller ? Où chercher ? Le seul fil conducteur qui lui restât, ce journaliste nommé Lartigue, n’était toujours pas rentré… Elle ignorait que la veille, mêlé à la foule qui regardait passer le cortège du roi, Antoine s’était longuement arrêté devant sa maison des Champs-Elysées et que, voyant le concierge sortir pour se joindre aux badauds, il avait causé avec lui. Hélas, l’homme, sévèrement chapitré par Dherblay, s’en était tenu à une seule confidence : depuis la disparition de M. Desprez-Martel, la grande demeure n’était plus habitée que par une poignée de serviteurs.

Antoine s’en alla alors rue Saint-Dominique mais sans trop y croire connaissant la tiédeur des sentiments de Mélanie pour sa mère. Il put d’ailleurs voir Albine rentrer chez elle, toute de noir vêtue en un deuil fort élégant qui rendait pleine justice à sa carnation de blonde. De toute évidence il n’y avait rien à attendre d’elle. Restait le compagnon de Mélanie à l’Opéra…

Sachant son nom, Antoine n’eut aucune peine à trouver l’adresse et, dès le lendemain, il se rendait avenue Victor-Hugo… au moment même où celle qu’il cherchait interrogeait sa concierge de la rue de Thorigny. Le peintre sonna. Vint un serviteur stylé dont il apprit que « Monsieur ne rentrerait pas de la journée » et qui, en outre, ne lui laissa aucun espoir d’être reçu sans rendez-vous.

« Il faudra bien qu’il me reçoive, ragea intérieurement Antoine. Même si je dois passer la moitié de la nuit devant sa porte… »

L’idée que Mélanie se trouvait peut-être à deux pas de lui, derrière l’impeccable vernis orange de cette porte, lui était insupportable. Il fallait qu’il sût à quoi s’en tenir… ne fût-ce que pour cesser de se conduire comme un imbécile car, si de tendres liens unissaient la jeune femme à ce garçon, il n’aurait plus, lui, Antoine, qu’à reprendre le train pour Avignon. Ce qui serait peut-être la sagesse. Pourtant il ne pouvait supporter la pensée de s’éloigner à jamais de celle qui s’était installée si naturellement dans son cœur.

Rentrée chez elle, Mélanie, pour tromper son anxiété, se plongea dans les amours provençales du bailli de Suffren et de la comtesse d’Alès. Elle flânait avec eux sous les pins de Borrigaille hantés par les cigales quand elle entendit une voiture rouler dans la cour. Pensant qu’il s’agissait d’Olivier, elle ne se dérangea pas et allait poursuivre sa lecture quand Mme Duruy fit irruption dans le bureau à une allure tout à fait inhabituelle. Et visiblement bouleversée.

— C’est… c’est Madame Desprez-Martel… et… et monsieur le Marquis.

Mélanie sauta sur ses pieds en rejetant son livre sur son siège.

— Ma mère et… ? Mais que viennent-ils faire ?

— Visiter la maison. Si j’ai bien compris, monsieur le Marquis est rentré cette nuit.

— Visiter la maison ? Et pour quelle raison ?

— Je pense que M. de Varennes songe à s’y installer. Soames fait ce qu’il peut pour les retenir mais…

— J’y vais !

Sur le palier, elle entendit, en effet, la voix haut perchée d’Albine qui, déjà furieuse, sommait le vieux majordome, peu décidé apparemment à les laisser passer, de « s’ôter de là » afin que le marquis pût visiter à son aise une maison qui devait lui revenir tout naturellement par droit d’héritage. Mélanie, qui avait commencé à descendre vivement l’escalier, s’obligea à une allure plus solennelle et lança :

— L’héritage de qui, s’il vous plaît ?

Un hurlement épouvanté lui répondit et elle put voir sa mère se précipiter vers la porte d’entrée dans un tourbillon de tulle et de taffetas noir brodé de jais. C’était un spectacle assez satisfaisant mais elle n’eut guère le loisir de s’y attarder car Francis, lui, n’avait pas bougé. Très droit dans sa jaquette noire qui l’allongeait encore et tenant à la main son chapeau haut de forme, appuyé de l’autre sur une canne à pommeau d’or, il regardait, impassible en apparence, la haute et mince silhouette vêtue de guipure blanche sur laquelle ressortait somptueusement un cachemire vert et or que Mélanie maintenait serré de ses deux bras croisés. Mais un observateur attentif eût remarqué sans doute que, sur la boule d’or guilloché de la canne, les doigts gantés de peau noire s’étaient crispés cependant que les yeux se rétrécissaient.

Pendant un instant, il n’y eut entre eux que le silence. Mélanie, figée sur une marche, contemplait cet homme qu’elle avait aimé en pensant qu’il ressemblait à un cobra près de frapper. Cela ne tarda guère. La désignant du bout de sa canne, Francis prononça dédaigneusement, en se tournant vers Soames :

— Qui est-ce ?

Le vieux serviteur eut un haut-le-corps indigné :

— Monsieur le Marquis !

— Eh bien quoi ? Répondez-moi ! Je vous demande qui est cette femme ?

— Laissez, Soames ! intervint Mélanie. C’est à moi de me charger de ce personnage ! Au surplus, je m’attendais à sa parade. Si habile que soit M. de Varennes, il peut lui arriver d’être deviné. Ainsi donc vous ne me reconnaissez pas ?

— Pourquoi voudriez-vous que je vous reconnaisse ?

— Pour la raison qui vient de faire s’enfuir dans la cour ma mère terrifiée. Elle me prend sans doute pour un fantôme. J’en suis heureuse d’ailleurs : cela prouve qu’elle n’est pas votre complice comme je l’ai craint. Allez donc la chercher, Soames ! Puis vous lui avancerez un siège… et peut-être quelques gouttes de cognac seront-elles nécessaires !

— Mademoiselle ne veut pas aller au salon ?

— Je suis très bien ici et je ne veux pas que cet homme entre dans la maison de mon grand-père. Allez !

Le majordome s’inclina et sortit cependant que Francis éclatait de rire :

— Mademoiselle ?… Ah, la bonne farce ! Si vous étiez celle que vous prétendez être, ce vieux fou vous appellerait Madame… Et même Madame la Marquise !

— Ce serait du temps perdu. Notre mariage est blanc et j’entends qu’il soit dissous par la loi et annulé en cour de Rome…

— Tout simplement ?… Il faut dire que vous avez bien appris votre rôle, ma belle ! Le malheur c’est que vous n’avez aucun point commun avec la petite dinde que j’ai épousée. Croyez que je suis le premier à le regretter !

Avec les précautions dont il eût entouré un biscuit de Sèvres, Soames ramenait une Albine chancelante et en larmes mais, avant que Mélanie eût seulement ouvert la bouche, Varennes se ruait vers elle :

— Cessez donc de pleurer, Albine ! C’est ridicule d’avoir peur d’une comédienne que l’on a dû payer pour jouer le rôle de votre malheureuse fille !…

— Une… comédienne ?

— C’est évident, voyons ! Mais regardez-la ! Regardez-la bien ! Votre fille a-t-elle jamais eu cet éclat, cette élégance ?… Qu’il y ait une ressemblance indéniable, je le reconnais mais cela ne va pas plus loin et…

— En voilà assez ! coupa Mélanie indignée. Mère, comment pouvez-vous douter un seul instant que je ne sois votre fille…

— Mais… parce que… ma fille est morte !

— C’est ce que cet homme vous a fait croire et dont il essaie de persuader le monde entier pour pouvoir mettre la main sur notre fortune. Mais tous ici m’ont reconnue sans hésiter.

— La belle preuve ! ricana Francis. Ces gens sont payés, grassement, sans doute par ce Dherblay qui a suscité cette fille pour jouer le rôle. Il est grand temps qu’on lui enlève la gestion de vos biens… de nos biens !

— Olivier Dherblay est un homme d’une grande honnêteté, sinon mon grand-père ne l’aurait pas choisi. Quant à vous, tout le monde saura bientôt que vous êtes au moins un misérable et au pire un assassin.

— Un assassin ? gémit Albine au bord de l’évanouissement… Mais pourquoi ?

— Réfléchissez, Mère ! Si je suis moi, et j’ai toutes les possibilités de le prouver, qui peut bien être cette femme qui s’est noyée dans le lac de Côme ?

— C’était ma femme ! glapit Francis. C’était la marquise de Varennes…

— Vraiment ? coupa une voix froide, et chacun se tourna vers Olivier Dherblay qui venait d’entrer sans que l’on s’en fût aperçu. En ce cas, vous devez avoir en votre possession la mallette de bijoux que Mme de Varennes – appelons-la ainsi pour une fois ! – tenait à la main lorsqu’elle est montée dans le Méditerranée-Express et qui contenait, entre autres, les perles roses dont son grand-père lui avait fait présent pour ses fiançailles ?

— Je ne m’en souviens pas car je n’ai jamais vu cette mallette. Très certainement, ma pauvre femme n’avait pas emporté en voyage des bijoux aussi précieux…

— Elle aurait bien été la première à ne pas vouloir se parer pour sa lune de miel. Soames, voulez-vous aller chercher cette cassette et aussi… il se pencha pour lui parler bas à l’oreille. Le majordome fit signe qu’il avait compris.

Cependant, Mélanie achevait enfin de descendre son escalier et s’approchait de sa mère.

— Regardez-moi bien, Mère, et vous verrez que je n’ai pas changé autant que l’on voudrait vous le faire croire. Il y a tant de choses que je pourrais évoquer pour vous convaincre si besoin en était.

— Prenez garde ! intervint Francis. La leçon a dû être bien faite !

— Je vous croyais intelligent, monsieur, fit Mélanie avec un sourire de dédain, mais il semble que sur ce point comme sur… d’autres dont j’ai eu à souffrir, vous deviez me décevoir. Mère, quand vous avez rencontré cet homme pour la première fois, c’était à Dinard chez lady Ellenborough. Vous portiez ce jour-là une robe mauve garnie de chantilly ton sur ton et il vous a dit alors que vous ressembliez à un bouquet de violettes de Parme. Cela vous a même décidée à changer votre parfum et, le lendemain, vous avez fait acheter « Duchesse de Parme » de chez Coty… que vous portez encore. Qui aurait pu apprendre cela à une comédienne ?

— S’il faut d’autres preuves, dit, du haut du tournant d’escalier, Mme Duruy qui descendait en portant tout ouverte la mallette en question, tandis que Soames suivait avec des vêtements sur le bras, voici vos bijoux, mademoiselle Mélanie… et l’alliance de mariage que vous refusez de porter désormais.

— Voici en outre, dit Soames, le costume que vous aviez revêtu pour votre voyage de noces et dans lequel vous êtes revenue ici. Je ne vois pas comment tous ces objets auraient pu venir en votre possession si vous n’étiez pas vous-même ?

Il jeta les vêtements sur une chaise pour se précipiter vers la porte qu’un nouveau personnage venait d’ouvrir. Cependant Mélanie prenait, sur le velours noir, le gros anneau d’or et le passait au doigt pour lequel il avait été forgé tandis que sa mère se penchait sur les bijoux… puis sur le tailleur de drap beige garni de skuns avant d’aller s’écrouler sur le siège qu’on lui avait apporté :

— Je ne comprends rien !… Je ne comprends vraiment plus rien ! sanglota-t-elle... C’est donc bien toi, Mélanie ?… Mais quelle histoire de fous !

La jeune femme allait s’approcher d’elle mais Albine n’esquissa pas le moindre geste pour l’accueillir. Elle avait beau se rendre devant les preuves qu’on lui assenait, cette espèce de résurrection ne semblait pas éveiller le moindre écho dans son cœur égoïste.

— Je suis heureuse, fit Mélanie avec tristesse, que vous acceptiez de me reconnaître…

— Il fallait vraiment tout cela pour que j’y croie ! Tu es tellement différente !… si élégante aussi !… Je me demande où tu as pu te procurer une telle toilette ?…

Le ton qui s’aigrissait acheva de placer Mélanie devant une consternante évidence : cette femme, uniquement frivole, n’avait de mère que le nom puisque sa première réaction la conduisait seulement à envier la robe que portait sa fille.

— Monsieur le commissaire Langevin ! crut devoir annoncer Soames à ces gens réunis au pied d’un escalier et agités de sentiments si divers.

Personne d’ailleurs ne parut y faire attention sauf Olivier et le marquis vers qui le policier se dirigea immédiatement :

— Je viens d’apprendre votre retour, monsieur de Varennes, dit-il sèchement, et je désire, sans plus attendre, vous poser quelques questions.

— Vraiment ? Lesquelles ?

— Je crois que la présence ici d’une jeune femme dont la police italienne s’évertue à rechercher le corps me paraît les justifier pleinement. Mais devons-nous rester dans ce vestibule ?

— Ne m’en veuillez pas de cet inconfort, Commissaire, fit Mélanie, mais je refuse de faire entrer M. de Varennes dans ma maison. Par contre, je ne m’oppose pas à ce que vous l’emmeniez jusqu’à votre cabinet. Je vois d’ailleurs que vous y songiez, ajouta-t-elle en désignant les deux agents en uniforme qui faisaient les cent pas dans la cour auprès de la voiture du commissaire.

— Ne vous gênez pas ! Faites-moi arrêter pendant que vous y êtes !…

— Je n’ai pas de plus cher désir… sinon celui de ne plus jamais vous revoir…

— Vous attendrez longtemps ce bonheur car vous êtes ma femme, que vous le vouliez ou non, et vous le resterez…

— Tiens ? Vous me reconnaissez à présent ?

— Par force et admettez que j’aie quelques excuses : une pareille transformation… en deux mois ! Cela tient du miracle.

— Ce qui tient du miracle pour moi, coupa Langevin, c’est que vous parliez de transformation au sujet d’une dame dont vous avez juré qu’elle s’était noyée. Et la police italienne…

— Je ferai tenir mes excuses à la police italienne que je reconnais avoir trompée sciemment, mais que ne ferait un mari bafoué pour préserver son honneur ?

— Un mari bafoué ? s’écria Mélanie. Qu’allez-vous encore inventer ?

— S’il vous plaît, madame, dit le commissaire, laissez-moi poser les questions ? Et tout d’abord qui était cette malheureuse dont on ne cesse de rechercher le cadavre…

— J’ai déjà dit que je présenterais des excuses mais à condition que tout ceci soit gardé secret. Il n’y a pas eu de femme noyée. Celle qui a bien voulu consentir à jouer auprès de moi le rôle de la marquise de Varennes est en excellente santé, du moins je l’espère. Cette nuit-là, je l’ai débarquée à un endroit de la rive dont nous étions convenus à l’avance.

— Et… pourquoi toute cette comédie ?

— Je le répète : pour préserver mon honneur. Pouvais-je vraiment claironner de par le monde que ma femme, la nuit même de nos noces, s’était enfuie avec son amant ?

Avec un cri de colère, Mélanie voulut se jeter sur lui toutes griffes dehors. Elle était possédée d’une telle rage que Dherblay et Soames eurent toutes les peines du monde à la maîtriser :

— Menteur ! criait-elle, sale menteur ! Vous n’êtes qu’un misérable et si vous n’êtes pas un assassin c’est parce que j’ai pu vous échapper… Tout à l’heure vous refusiez de me reconnaître mais comme vous y avez été contraint vous avez bâti une autre histoire ? De quelle boue êtes-vous donc fait ?

— Je vous en prie, madame, calmez-vous ! fit le commissaire. Je vous ai déjà entendue et vos propos m’ont paru beaucoup plus dignes de foi que cette extraordinaire histoire. Ainsi, monsieur, ayant constaté que votre femme s’était enfuie du train, vous avez tout de suite songé à appeler une amie à votre secours… au fait, quel est le nom de cette amie ?

— Je ne vous le dirai pas car je ne veux pas payer son amitié en la livrant aux investigations policières.

— Il faudra tout de même bien qu’elle apparaisse un jour !

— C’est peu probable : elle n’est pas en France…

— Bien. Laissons cela pour le moment ! Ce que vous avez donné comme explication au contrôleur du wagon-lits lorsqu’il vous a signalé la disparition de votre femme est tout à fait opposé à ce que vous nous racontez à présent. Il n’était pas question d’amant à ce moment-là mais de folie, il me semble ?

— À mon sens, c’est la même chose. Cette malheureuse est sous l’emprise d’un homme qui l’a rendue folle et je ne voulais pas qu’on la poursuive. Voyez-vous, j’étais certain qu’à un moment ou à un autre, elle s’enfuirait pour le rejoindre et je ne voulais pas que mon mariage tourne au ridicule.

— C’est sans doute pour cela que vous avez choisi de passer votre nuit de noces avec Mlle Lolita Fernandez des Folies-Bergère au lieu de rester auprès de votre femme ?

— Vous n’allez pas me reprocher d’avoir fait preuve de délicatesse ?

— De délicatesse ? Vous avez de ces mots !

— Je crois qu’il ne sait pas de quoi il parle ! fit Dherblay, mais Francis choisit de l’ignorer et se contenta de hausser les épaules.

— Une nuit de noces en sleeping n’a rien de bien agréable, surtout pour une jeune femme déjà épuisée par la rude journée que représente un mariage mondain. En outre, je n’ai pas passé la nuit chez Lolita : je me suis contenté d’aller boire un verre de champagne avec elle tandis que ma femme allait se coucher. De son propre aveu elle était lasse.

— Vous avez tout de même bien couché quelque part, lança Langevin, votre lit n’était même pas défait…

— Le sien non plus. À présent, j’aimerais, Commissaire, que vous nous disiez où était Mme de Varennes durant tout ce temps ? Il n’y a pas longtemps, j’imagine, qu’elle est de retour ici ?

— Je suis rentrée le 30 avril, fit Mélanie qui avait à grand-peine retrouvé son calme.

Les mensonges que Francis accumulait comme à plaisir avaient quelque chose de confondant et presque d’hypnotique.

— Vraiment ? Et… où donc avez-vous « erré » durant ces deux mois ?

— Je n’ai pas « erré », comme vous dites. J’étais chez des amis, ainsi que vous l’avez annoncé au conducteur. Souvenez-vous !

— Vous ne me voyez pas annoncer à un inférieur que ma femme s’était enfuie avec son amant ?

— Je ne vois pas en quoi un employé des Wagons-lits vous serait inférieur, monsieur le Marquis, coupa Langevin que la morgue de Francis indisposait visiblement.

— Et je n’ai pas d’amant ! ajouta Mélanie.

C’est alors que Francis donna la pleine mesure de son génie malfaisant en jouant une carte plutôt risquée.

— Il ne suffit pas de le dire, ma chère. Il faut le prouver…

— Je ne vois pas comment ?

— C’est bien simple, pourtant. J’ai épousé une pure jeune fille, du moins j’étais en droit de le supposer. Soumettez-vous à un examen médical ! Si vous êtes toujours vierge, vous aurez droit à mes excuses les plus plates.

Pour la première fois de sa vie, peut-être, Olivier Dherblay perdit le contrôle de lui-même. Son poing partit à la vitesse d’une catapulte, frappa Varennes au menton et l’envoya rouler au pied de cet escalier qu’on lui refusait le droit de gravir et où il demeura un instant inerte :

— Vous n’auriez pas dû faire ça, remarqua Langevin…

— Excusez-moi, Commissaire, mais je n’ai pas pu me retenir. Cette ignoble proposition !… Pourquoi ne pas réclamer l’ordalie par le feu pendant que nous y sommes ?

— Vous me rendrez raison, mon petit monsieur, grinça Francis que Soames aidait charitablement à se relever avant de tamponner le mince filet de sang qui coulait du coin de sa bouche.

Dherblay le toisa, le dégoût aux lèvres.

— Où et quand vous voudrez…

— Messieurs, messieurs ! intervint le commissaire avec sévérité, je dois vous prier de cesser à l’instant cette querelle, sinon je me verrais dans l’obligation de vous arrêter tous les deux. Le duel est interdit.

— Cet individu a osé me frapper. Pensez-vous que je vais m’en tenir là ?

— Dans la minute présente sans aucun doute car vous allez me faire… la grâce de m’accompagner. On ne se débarrasse pas de la police aussi aisément et j’ai encore quelques questions à vous poser.

— Pourquoi ne pas les poser ici ?

— Je préfère épargner la sensibilité d’une jeune dame. Vous ne pensiez pas sérieusement demeurer ici puisque vous y êtes indésirable ?

— Mais si. Il n’y a aucune raison que je ne vive pas avec « ma » femme puisqu’elle a eu le bon esprit de rentrer. Je consentirai, je pense, à lui pardonner.

— Pas moi ! dit Mélanie. Dès demain j’ai l’intention d’introduire une instance en divorce en attendant Rome. Allez-vous-en, marquis, nous n’avons plus rien à nous dire !

— On ne se débarrasse pas de moi de cette façon et…

— Et je vous emmène ! coupa Langevin. Ne m’obligez pas à employer la force. Pour la suite de l’histoire, la police se retire et ce sera l’affaire entre vos avocats respectifs ! Mesdames, Monsieur…

Il fallut bien que Francis, contenant mal sa rage, s’exécutât mais, à peine eut-il franchi la porte qu’Albine explosait et déversait sur sa fille toute la bile qu’elle avait accumulée durant l’affrontement, l’accusant d’avoir mis Francis dans une situation « affreuse » par son « inconséquence » et sa « conduite pour le moins inconvenante ». La patience de Mélanie était usée :

— J’étais en droit d’espérer que vous montreriez un peu de joie à me savoir vivante mais vous ne vous souciez que de cet homme pour lequel vous montrez un attachement que l’on pourrait trouver excessif…

— Insolente ! Alors que je m’évertue à essayer de protéger une réputation dont tu ne te soucies guère ! Divorcer ! Tu n’es pas un peu folle ? Tu veux te mettre au ban de la société ?

— Quelle société ? Si c’est la vôtre je n’en ai que faire !

— Mais moi je ne l’entends pas ainsi. Je suis toujours ta mère et tu me dois obéissance. Pour commencer : va t’habiller ! Je te ramène à la maison !

Mélanie se raidit et resserra autour d’elle les plis souples du cachemire vert dans un mouvement où il y avait du défi :

— Non. Je suis ici chez moi et j’entends y rester.

— Chez toi ? Quelle est cette sottise ?

Olivier Dherblay jugea qu’il était temps pour lui d’intervenir. Il le fit calmement mais avec une fermeté qui impressionna Mme Desprez-Martel :

— Ce n’est pas une sottise, madame, mais la simple vérité. De par les dispositions prises par votre beau-père, cette maison appartient à Mlle Mélanie par droit d’héritage et en cas de disparition sans preuve formelle de la mort – ce qui est la situation que nous subissons – elle peut en disposer comme elle l’entend et y vivre si tel est son désir.

— Merci, monsieur Dherblay. Voulez-vous à présent reconduire ma mère à sa voiture. Je crois qu’elle a besoin de repos et, de toute façon, je ne vois pas ce que nous pourrions nous dire de plus !

À nouveau, Albine lâcha un flot de paroles traitant de l’ingratitude et de l’indignité d’une fille qu’elle reniait, puis, repoussant avec une méprisante hauteur le bras que lui offrait Olivier, elle sortit d’un pas de reine outragée dans un grand envol de mousselines noires.

— Elle devrait être heureuse, murmura Mélanie avec amertume, elle va pouvoir quitter le deuil et recommencer à sortir…

Doucement, Dherblay prit l’une de ses mains qui étaient glacées et y posa un baiser léger avant de pousser Mélanie vers Mme Duruy qui venait de reparaître après avoir rangé les objets qu’on lui avait demandés.

— N’essayez pas de lutter contre la peine que vous éprouvez, conseilla-t-il. L’attitude de votre mère vous a blessée plus que vous ne voulez le montrer et il faut que vous repreniez des forces.

— Vous pensez que je vais en avoir besoin ?

— Oui car la lutte va être rude : Varennes ne renoncera pas facilement à votre fortune ; il va falloir vous défendre. Dès demain je vous amène l’avoué et l’avocat qui vont vous être nécessaires… si toutefois vous êtes toujours décidée à divorcer ?

— Vous le demandez ?

— Revoir cet homme aurait pu vous émouvoir… mais je pense vraiment que vous souhaitez avant tout être libérée d’une chaîne odieuse. Comptez sur moi pour vous y aider mais, dans les jours à venir, il va falloir être très prudente : je crois cet homme capable de tout, surtout s’il est acculé à la ruine…

Lentement, Mélanie remontait vers ses appartements, soutenue par Mme Duruy. Soudain, elle s’arrêta, se retourna :

— Vous n’allez pas être obligé de vous battre avec lui ?

Dherblay haussa les épaules, puis enfila le paletot que lui tendait Soames :

— Qui peut savoir ? De toute façon, ne vous tourmentez pas : je tire à l’épée aussi bien qu’au pistolet, et il se peut que je fasse de vous une jeune veuve.

— Je n’en demande pas tant. Tout ce que je désire c’est retrouver ma liberté même si la bonne société doit me tourner le dos. En fait elle me rendrait grand service en m’oubliant.

— Non et je n’en crois pas un mot. Vous êtes trop jeune pour renoncer à l’éclat du monde. L’autre soir, à l’Opéra, vous étiez heureuse parce que vous étiez belle et que tous vous admiraient… moi le premier. Et c’est l’attention d’un roi qui vous a obligée à fuir.


En rentrant chez lui, Dherblay trouva Antoine dans son escalier, assis sur la banquette du palier. Après avoir un moment caressé l’idée de chercher le financier à la Bourse, il en était revenu rapidement et, faute d’obtenir du valet de chambre la permission de s’installer dans l’appartement, il avait opté pour l’extérieur immédiat. Là au moins, il était sûr de ne pas le manquer.

— Vous m’attendiez ? s’étonna Olivier. Puis-je vous demander qui vous êtes ?

— Je ne sais pas si mon nom vous dira grand-chose. Je m’appelle Antoine Laurens.

— Ah !… puis, au bout d’un instant : Veuillez me suivre s’il vous plaît !

Tirant une clef de sa poche, il fit pénétrer Antoine dans l’appartement, imposa silence à son valet qui commençait à protester et conduisit son visiteur jusqu’à un cabinet de travail meublé de livres et de quelques très beaux meubles Empire. Mais, avant même d’accepter le fauteuil qu’on lui offrait, le peintre demanda :

— Où est-elle ?

— Vous entendez, j’imagine, Mlle Desprez-Martel ?

— Naturellement. Je vous ai vu avec elle l’autre soir à l’Opéra. Est-elle ici ?

Olivier leva les sourcils :

— Qu’y ferait-elle ? Ce serait de la dernière imprudence. Elle est chez son grand-père…

— J’y suis allé et j’ai même vu le gardien. Il m’a assuré qu’à part deux ou trois domestiques, la maison est vide.

— Que vouliez-vous qu’un fidèle serviteur vous dise d’autre ? fit Dherblay en haussant les épaules. Nous étions tenus à une certaine discrétion…

— Une loge à l’Opéra, cela vous paraît discret ?

— Pourquoi l’aurais-je privée de ce plaisir dès l’instant où j’étais certain que les yeux capables de la reconnaître n’y seraient pas ? Nous ne sommes d’ailleurs pas restés longtemps.

— Je l’ai remarqué. Mélanie a eu peur ?

— Non. C’est moi qui ai eu peur. Le roi Édouard s’apprêtait visiblement à se la faire présenter à l’entracte.

— C’est vrai qu’elle était bien belle ! soupira Antoine. Eh bien, je crois qu’à présent je vais aller la voir, ajouta-t-il en se levant.

— Je ne vous le conseille pas. Une scène assez pénible vient de se dérouler là-bas et je ne suis pas certain qu’elle ait envie de parler à qui que ce soit. Reprenez votre siège et écoutez-moi !

En quelques phrases brèves et claires, totalement dépourvues d’émotion, Olivier raconta ce qui s’était passé et l’incroyable audace dont Francis de Varennes avait fait preuve. En matière de conclusion, il laissa entendre qu’il ne fallait pas attacher trop d’espoir au fait que le commissaire Langevin avait emmené le personnage pour continuer à l’interroger.

— Varennes ne risque rien qu’une amende peut-être à verser à la police italienne. Il n’y a pas de cadavre et aucun chef d’accusation ne peut être retenu contre lui. Pas même la nuit passée avec la danseuse : il n’y a pas eu flagrant délit. Il est certainement libre à l’heure qu’il est…

À ce moment, la sonnette de la porte d’entrée se fit entendre et le valet parut presque aussitôt pour annoncer « deux messieurs qui désirent entretenir Monsieur de la part de M. le marquis de Varennes ».

— Il est libre ! Et même il ne perd pas de temps. Faites entrer, Arthur !

— Vous pensez que ce sont ses témoins ? demanda Antoine.

— Je ne vois pas ce que cela pourrait être d’autre. Je vais avoir l’honneur de me battre en duel avec un homme que je méprise.

— Laissez-moi votre place ! C’est à moi de la défendre.

— Je ne vois pas à quel titre ? En outre c’est moi qui ai boxé le marquis. Mais si vous voulez être mon témoin…

La tenue des deux visiteurs, tout de noir vêtus, effaça le dernier doute. Le vieux vicomte de Resson et le baron Graziani venaient en effet demander à Olivier Dherblay de faire à leur ami des excuses publiques ou bien d’accepter de le rencontrer, dès le lendemain matin, dans le jardin d’une propriété privée. Le marquis étant l’offensé choisissait l’épée.

— Je comprends, ironisa Antoine. Cela fait moins de bruit et la police a l’oreille sensible…

M. de Resson le toisa :

— J’ose espérer, monsieur, que vous savez à quoi vous oblige votre rôle de témoin et que vous n’aurez pas le mauvais goût d’alerter les argousins ?

— Je sais vivre, monsieur. Par contre, je me demande si je ne vais pas, moi aussi, vous envoyer un cartel car vous êtes tout simplement en train de m’insulter…

— Messieurs, messieurs ! coupa Dherblay. Ce que nous sommes en train de faire est déjà passablement ridicule. N’en rajoutons pas ! Je souscris à vos exigences et je compte demander à mon ami Sacha Magnan d’être mon autre témoin. Nous nous reverrons demain matin.

— À cinq heures dans le parc de la Folie-Saint-James à Neuilly. Soyez exacts !

Quand les émissaires se furent retirés, les deux hommes demeurèrent face à face. Presque machinalement, Antoine accepta le verre de vieux porto que lui offrait Dherblay mais sans le quitter des yeux.

— Pourquoi tenez-vous tant à risquer votre vie pour Mélanie ? demanda-t-il après un court silence. Vous l’aimez ?

Olivier se mit à rire :

— Je comprends mal votre question. J’ai frappé un homme qui insultait une femme ; il me demande réparation par les armes et je lui accorde cette réparation. C’est aussi simple que cela. Quant à ce que je pense de Mlle Desprez-Martel, nous ne nous connaissons pas assez pour que je vous le confie… mais je ne demande pas mieux que de développer nos relations puisque vous avez accepté si simplement de m’assister. Voulez-vous souper avec moi ? Nous causerons…

Antoine accepta.


Des écharpes de brume venues de la Seine proche et irisées par les feux de l’aurore enveloppaient les arbres du parc où le chant des oiseaux commençait à monter vers le ciel. C’était un petit matin ravissant, plein de senteurs fraîches et fait pour la joie de vivre, pas pour servir de cadre à la folie des hommes. Antoine pensa que le tableau étalé devant ses yeux était absurde et anachronique : deux hommes vêtus de pantalons noirs et de chemises blanches qui s’affrontaient l’épée à la main devant six autres – les témoins, le directeur du combat et le médecin, en noir eux aussi alignés comme un jeu de massacre.

En croisant tout à l’heure le regard sombre de Varennes, il avait compris que l’autre le reconnaissait. Ce regard s’était soudain rétréci jusqu’à ne plus laisser filtrer qu’une mince luisance, puis le marquis avait souri mais sans rien dire. Le peintre pensa qu’il faisait peut-être un rapprochement entre sa présence dans le Méditerranée-Express et la disparition de Mélanie, mais il n’en éprouva aucune crainte. Au contraire il s’en réjouit : si Dherblay ne tuait pas ce misérable, il aurait plaisir à l’accommoder à sa manière à lui et à boxer vigoureusement cette face insolente.

En dépit de sa réprobation, le duel força son intérêt. S’il ne devait pas s’achever par le sang versé, c’eût été du beau sport car les deux adversaires semblaient de force égale. Cela ressemblait plus à un combat comme on le pratiquait au temps des mousquetaires qu’à une rencontre mondaine moderne où l’on s’égratignait poliment avant de déclarer hautement que l’honneur était sauf. La haine entre les deux hommes était solide, presque palpable. Visiblement ils cherchaient à s’entre-tuer. Au fond, Dherblay répondait sans en avoir conscience à la question qu’Antoine lui avait posée la veille : pour se battre avec cette ardeur sauvage, il fallait qu’il aimât Mélanie.

Le combat durait et les témoins, visiblement, commençaient à s’inquiéter. C’était trop long… Mais soudain, le soleil bondit par-dessus la barrière des arbres et sa première flèche brillante vint frapper les yeux d’Olivier à un moment délicat. Le résultat ne se fit pas attendre : l’épée de Francis l’atteignit à la poitrine et le jeta dans l’herbe où la rosée brillait encore.

Le médecin se précipita cependant qu’Antoine, enflammé de fureur, se ruait à la suite de Varennes qui, sans un regard pour son adversaire, essuyait tranquillement son épée. Robert de Montesquieu qui dirigeait le combat l’arrêta d’une poigne de fer.

— Où prétendez-vous aller ?

— Corriger ce misérable, cet assassin qui ose parler de son honneur.

— Tenez-vous tranquille, Laurens ! Le duel a été régulier. Bien sûr, je ne vous empêche pas de provoquer Varennes à votre tour mais vous devriez attendre.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que la jeune femme qui est au centre de cette affaire vient peut-être de perdre son seul défenseur. D’ailleurs, il vous appelle…

En effet, dressé à demi dans les bras de Sacha Magnan, Dherblay fit signe à Antoine. Celui-ci se précipita, s’agenouilla tout en interrogeant le médecin du regard et de la voix :

— J’espère que non mais on ne sait jamais. Ne parlez pas longtemps…

— Je veux seulement qu’il m’accompagne dans votre voiture, docteur… souffla le blessé.

On l’y transporta et Antoine monta avec lui tandis que le médecin attendait au-dehors en creusant l’herbe du talon, mais ce fut rapide. Au bout de peu d’instants Antoine descendit, le salua et regagna la voiture du blessé qui allait le ramener. Avant de le quitter, il avait serré la main d’Olivier en lui promettant de faire tout ce qu’il lui demandait et puis il avait ajouté :

— Essayez de guérir vite !

— Je ne demande… pas mieux, souffla le blessé avant de s’évanouir.

Chapitre XI SEULE !…

Tout à fait ignorante du drame qui venait de se jouer à l’aube – et pour cause ! – Mélanie prenait son petit déjeuner dans le jardin d’hiver et s’attardait au goût délicieux d’un thé de Darjeeling qui parlait à son imagination de terrasses himalayennes dominées par le Kanchenjunga lorsque Soames vint lui dire que Paulin, le maître d’hôtel de sa mère, demandait à lui parler.

— Que veut-il ?

— Je ne sais pas, mais il semble très ému et il dit… qu’il s’agit d’une chose grave.

La jeune femme hésita. Paulin était la dernière personne qu’elle eût envie de voir ce matin. Elle avait mal dormi et, en attendant les juristes annoncés par Olivier Dherblay, elle souhaitait ne pas entendre parler des gens de la rue Saint-Dominique et savourer quelques moments de tranquillité. Mais avant qu’elle eût pris une décision, le visiteur, qui avait dû suivre Soames, était déjà là. Presque en larmes.

— Il faut venir, Mademoiselle Mélanie, je vous en supplie ! Il faut que vous veniez ! Elle… elle est si mal !

— Qui ? Ma mère ?… Elle se portait à merveille hier, il me sembla ?

— Hier, oui, mais ce matin… Oh, c’est affreux ! Sa femme de chambre l’a trouvée inconsciente dans son lit, respirant mal et si pâle ! Sur la table de nuit, il y avait un tube de je ne sais quel médicament… vide !

— Êtes-vous en train de me dire qu’elle a voulu se suicider ? Elle ?

— C’est difficile à croire, n’est-ce pas ? Pourtant si Mademoiselle l’avait vue hier soir !… Elle ne cessait de pleurer, de répéter que sa vie était finie… qu’elle allait être emportée dans je ne sais quel scandale. Et ce matin…

— Qu’a dit le médecin ? Car je suppose que vous en avez appelé un ?

— Oui, bien sûr, mais c’est un jeune… Notre vieux Dr Cordier est mort le mois dernier. Il a dit que c’était grave… Il a parlé d’une sorte de poison venu d’une ville d’Italie(12)… Il faut venir mademoiselle Mélanie ! En espérant qu’il ne soit pas trop tard !

La nouvelle était si stupéfiante que la jeune femme avait peine à en croire ses oreilles mais l’homme, d’autre part, était vraiment bouleversé ! Néanmoins il fallait bien prendre une décision :

— Allez devant ! dit-elle. Je vous suis !

— Oh, quel soulagement ! C’est bien… c’est très bien. Nous savions tous que vous aviez du cœur. Je vais vous attendre en bas, près de la voiture.

— Non. Partez devant ! J’ai la mienne ! Dites seulement que j’arrive !

Il fallut bien obéir. Paulin se retira tandis que Mélanie se disposait à monter pour revêtir un costume du matin mais auparavant elle demanda à Soames d’appeler Olivier au téléphone. Sans résultat :

— M. Dherblay doit être à son bureau à cette heure et son valet a dû sortir. Peut-être pour le marché ? Je vais essayer au cabinet de M. Timothée…

Sans plus de chance. Olivier avait prévenu qu’il serait peut-être en retard et on ne l’avait pas encore vu.

— Sans doute est-il allé prendre cet avoué et cet avocat qu’il m’a annoncés hier. Quand ils viendront, dites-leur où je suis allée, Soames, je vous prie, et demandez-leur de prendre patience.

— Oui, Mademoiselle… mais, si je peux me permettre, je n’aime guère l’idée de vous laisser aller seule là-bas…

— Si ma mère est mourante, je ne peux l’éviter et vous me serez plus utile ici. Néanmoins, si je tardais trop, dites à M. Dherblay de venir me chercher.

Soames s’inclina silencieusement mais en se promettant d’envoyer Olivier dès qu’il le verrait.


Mélanie franchit sans émotion la porte de son ancienne demeure au seuil de laquelle Paulin l’accueillit.

— Quelle joie, mademoiselle, Madame va être si heureuse, la pauvre !…

Elle se dirigeait déjà vers l’escalier mais il tenait apparemment à l’escorter et même à la précéder avec la hâte du bon serviteur qui apporte la lumière et le bonheur à un maître malheureux. Et, après avoir gratté discrètement, il ouvrit sans attendre de réponse, le battant laqué gris et or qui donnait accès à la chambre d’Albine.

— Voilà Mlle Mélanie, Madame, annonça-t-il.

— Ah ! Tout de même !… Merci Paulin, vous venez de me rendre un grand service.

— Madame connaît mon dévouement…

— Je vois, en effet, qu’il peut aller jusqu’à l’abjection, coupa Mélanie qui, du seuil, pouvait contempler le charmant spectacle de sa mère émergeant d’un fouillis de dentelles et de rubans roses et en train de déguster son petit déjeuner. Visiblement en pleine santé. Une violente colère s’empara d’elle devant le moyen répugnant que cette femme avait osé employer pour l’amener jusqu’à elle mais elle s’efforça de la maîtriser car elle se sentait capable de tout casser dans cette chambre-bonbonnière vouée au seul culte d’une beauté déclinante.

— Eh bien, je suis ravie de vous voir en si bonne santé, ma mère ! fit-elle d’une voix qui vibrait tout juste un petit peu trop. Je vous donne le bonjour !…

Albine prit sur son lit un miroir à main et vérifia le savant désordre de sa chevelure dont une longue boucle glissait sur son épaule nue.

— Voyons, Mélanie, tu ne vas pas nous quitter si vite ? J’ai fait préparer ta chambre…

— Vous n’y pensez pas ? Je ne resterai pas un instant de plus dans cette maison.

Elle tourna les talons pour fuir mais à présent Francis, venu là sans qu’elle l’eût entendu, lui barrait le passage avec un sourire qu’elle jugea odieux.

— Je crois, au contraire, que vous allez y rester, un certain temps tout au moins, et vous comporter comme la bonne épouse que j’espère…

— Laissez-moi passer ! ordonna-t-elle.

— Vous voulez rire ? Nous ne nous sommes pas donné tout ce mal pour vous laisser filer à présent que nous vous tenons.

Elle se jeta contre lui pour l’obliger à lui céder le passage mais elle n’était pas de force contre un homme jeune, vigoureux et entraîné aux sports, et il la maîtrisa sans même cesser de sourire. Jamais elle ne l’aurait cru aussi fort. Ses doigts étaient durs comme de l’acier.

— Allons ! fit-il, nous n’allons pas nous colleter comme un ménage d’ouvriers un soir de paye ? Vous avez perdu la partie : admettez-le et comportez-vous en femme du monde !

— Je n’admets rien du tout et je n’ai pas perdu. Dès aujourd’hui j’introduis une instance en divorce et vous n’y pourrez rien. Même si vous m’obligez à rester ici ! M. Dherblay et mes avocats sauront bien me retrouver…

— À votre place je n’y compterais pas trop ! J’ai rencontré ce matin votre M. Dherblay dans un endroit tranquille et en présence de quelques gentlemen…

— Un duel ? Vous vous êtes battus en duel ?…

— Je ne vois pas quel autre nom donner à cette noble et ancienne institution. Je reconnais d’ailleurs que ce garçon a montré de la valeur. Malheureusement…

Un frisson glacé parcourut le dos de Mélanie cependant que sa gorge se séchait :

— Il est mort ? Vous l’avez tué ?

— Pas tout à fait mais je pense que, s’il s’en tire, il en a pour un moment à s’occuper exclusivement de sa personne. Vous voyez que vous n’avez pas beaucoup d’aide à espérer.

— Vous oubliez le commissaire Langevin. S’il apprend les événements de ce matin, vous risquez fort d’être arrêté.

— Certainement pas ! Il aurait fallu nous prendre sur le fait. En outre plusieurs personnes peuvent affirmer que tout s’est passé le plus correctement du monde. D’autre part, j’ai adressé, dès mon retour ici, une note aux principaux journaux de Paris annonçant que nous vous avons heureusement retrouvée et que votre disparition est due à un choc reçu lorsque vous êtes tombée de la barque. J’ai d’ailleurs brodé sur ce thème une assez charmante histoire dont je vous ferai part afin que vous la connaissiez bien.

— Vous êtes fou ? Oubliez-vous que le commissaire possède tous les éléments pour vous démentir ?

— Mais ne s’en servira pas… dès l’instant où vous lui expliquerez qu’il vaut mieux s’en tenir là. Trop de boue remuée laisse des traces pénibles sur une famille. Il est temps que la nôtre rentre dans l’ordre…

— Et vous vous imaginez que je vais abonder dans votre sens ? Vous avez complètement perdu la tête ! Dès que je le verrai, ce sera pour réclamer ma liberté.

Francis saisit le bras de Mélanie et ses doigts se serrèrent autour jusqu’à la faire gémir :

— Vous ne réclamerez rien du tout car vous ne le verrez pas. Une lettre fera l’affaire… à moins que vous ne préfériez être enfermée comme folle et que votre ami Dherblay n’ait plus la moindre chance de guérir… en admettant qu’il lui en reste une seule ?

D’un geste brusque, Mélanie dégagea son bras et, tournant le dos à Francis, considéra sa mère qui buvait tranquillement une tasse de café.

— Je suppose que vous êtes fière de vous, Mère ?

Albine reposa sa tasse et ouvrit de grands yeux trop candides pour qu’à présent Mélanie s’y laissât prendre.

— Tu es beaucoup trop jeune pour savoir ce qui est bon pour toi. Tu as vécu, et par ta seule faute, une aventure abracadabrante et je pense…

— Par ma seule faute ? C’est moi sans doute qui ai choisi d’envoyer mon époux passer sa nuit de noces avec Mlle Lolita Fernandez, des Folies-Bergère ? Vous devriez la voir, Mère. Cela m’étonnerait qu’elle vous plaise, mais elle plaît beaucoup à M. de Varennes. Il fallait l’entendre l’appeler « Chérrri » !

Avec une satisfaction cruelle, Mélanie vit sa mère pâlir tandis que ses mains repoussaient nerveusement le plateau. Elle allait peut-être dire quelque chose mais Francis, haussant les épaules avec agacement, s’interposa :

— Nous n’avons que trop dérangé cette chère Albine. Les émotions ne valent rien pour son teint et si vous le voulez bien nous allons nous retirer…

— Francis ! Venez ici, je vous en prie, fit Mme Desprez-Martel d’un ton où perçait l’irritation. Mais il se contenta de sourire :

— Plus tard, ma chère ! Il faut que je conduise… ma femme à son appartement. Nous nous reverrons.

Quand il eut refermé sur eux la porte, Mélanie se dirigea vers l’escalier, bien décidée à sortir coûte que coûte, mais Francis courut après elle et l’immobilisa.

— Vous ne m’avez pas compris. J’ai dit : votre chambre !

— Ma chambre n’est plus ici. Je rentre chez moi…

Vaine défense. Sans ajouter un mot, Varennes l’empoigna à bras-le-corps, la jeta sur son épaule comme un simple paquet et l’emporta au bout du couloir. Puis, pénétrant dans son ancienne chambre, la jeta sur le lit sans trop de douceur et sans se soucier de ses cris et de ses protestations.

— Vous ne sortirez d’ici que lorsque je le jugerai bon et, surtout, lorsque vous serez raisonnable.

— Si vous comptez me réduire par la violence, vous vous trompez ! s’écria-t-elle, furieuse.

— Croyez-vous ? J’ai l’impression qu’avec vous la violence pourrait avoir du bon ?

Et brusquement, il se jeta sur elle, la clouant sous son poids et, saisissant ses deux bras, les maintint en croix tandis qu’il s’emparait de sa bouche qu’il baisait et mordait tour à tour. Mélanie voulut hurler mais elle manquait de souffle et sa voix s’étouffa comme dans un cauchemar. Alors il lui tordit les bras pour les ramener au-dessus de sa tête où il les maintint d’une seule main tandis que, de l’autre, il ouvrait la jaquette du « tailleur » de léger drap vert que portait Mélanie et déchirait son corsage de soie blanche puis sa chemise de dentelle pour libérer ses seins qu’il contempla un instant avant de se mettre à les caresser tout en s’emparant à nouveau des lèvres de la jeune femme qui manqua étouffer. Pensant qu’il allait la violer, elle se tordit sous lui, opposant une défense désespérée qui le fit rire :

— Bon Dieu, ce que tu es belle quand tu es en colère, ma petite lionne ! Et ce que ça va être bon de te baiser encore et encore ! Parce qu’on va passer de bons moments, tous les deux, tu sais ?… Faut pas t’occuper de la vieille ! Je l’ai à ma botte et elle fait ce que je veux. On a du temps à rattraper et je reconnais que j’ai été un foutu imbécile… mais tu vas voir, tu vas voir…

Abasourdie Mélanie entendait, sans en croire ses oreilles, cette voix basse, épaisse et vulgaire qu’elle ne connaissait pas. Visiblement, l’homme ne se possédait plus et laissait remonter à la surface les instincts et les mots d’une nature profonde dont nul ne pouvait soupçonner l’existence. Elle était tellement sidérée que sa défense faiblit. Il le sentit. Sa main s’attaqua alors à la jupe qu’elle remonta pour atteindre, avec la sûreté que donne l’habitude, la fente du pantalon de batiste et l’intimité de la jeune femme qui cette fois recommença à lutter, cherchant à mordre cette bouche collée à la sienne et qui lui faisait horreur autant que ces doigts qui la fouillaient. Elle y réussit. Francis s’écarta un peu. Alors elle poussa un cri aigu auquel répondit presque aussitôt la voix de sa mère, tremblante de colère :

— Est-ce que vous ne vous oubliez pas, Francis ?

Emporté par son désir, l’homme, sans s’écarter, lui jeta un mauvais regard :

— Fiche le camp ! C’est ma femme après tout et j’ai le droit d’en faire ce que je veux !

— En ce cas, ne comptez pas sur moi pour vous y aider !

La menace devait être sérieuse car Francis se calma aussitôt. Mélanie en profita pour lui échapper, glisser du lit et courir vers sa mère :

— Mère, je vous en prie, cet homme est fou. Laissez-moi partir !…

Hélas, il n’y avait aucune tendresse mais seulement une amère jalousie dans le regard qu’Albine posa sur la poitrine dénudée de sa fille.

— Non. Tu resteras ici. Simplement, c’est moi qui garderai la clef. La nuit tout au moins…

Semblable à quelque statue de la vengeance, elle se tenait debout près de la porte ouverte que Francis, la mine sombre mais tout de même assez penaud, franchit en rajustant sa cravate pour se donner une contenance. Le bruit d’une dispute naissante s’éloigna avec eux dans la galerie et Mélanie, soudain accablée de fatigue, se laissa tomber assise près de la fenêtre sur une chaise basse. Ce qui venait de se passer l’avait recrue de lassitude et de dégoût.

Elle resta là un long moment, prostrée, essayant de mettre un peu d’ordre dans ses idées et se faisant à elle-même les plus amers reproches. Comment avait-elle pu être assez stupide pour se laisser piéger de la sorte ? Mais aussi comment imaginer que sa propre mère se prêterait à une basse comédie pour l’obliger à revenir chez elle ? Et puis il y avait ce duel affreux qui la bouleversait. L’idée qu’un homme était peut-être en train de mourir pour l’avoir défendue était intolérable. Elle conférait à Francis les couleurs sinistres de ces bandits de grands chemins sans scrupule et sans conscience, uniquement attachés à balayer ceux qui prétendaient leur barrer la route. Olivier Dherblay payait le dévouement qu’il portait à la petite-fille comme à la mémoire de Timothée Desprez-Martel et, en imaginant le jeune homme râlant son agonie, Mélanie ne put retenir ses larmes.

Peut-être aussi pleura-t-elle sur elle-même. Ne sachant plus rien d’Antoine, c’était son unique rempart qui venait de tomber et elle se retrouvait livrée pieds et poings liés à ceux qu’elle ne pouvait considérer autrement que comme des ennemis car, si déterminé que fût le commissaire Langevin, il ne pourrait rien contre une famille coalisée et bien assise dans la société. Il lui faudrait s’en tenir aux simples faits : une jeune femme que l’on croyait morte était bien vivante et, même si elle avait émis devant lui l’intention de divorcer, il n’enverrait certainement personne l’interroger puisqu’elle était désormais entre sa mère et son époux. Surtout si on laissait courir le bruit qu’elle n’avait pas tout à fait sa tête à elle. Après tout, cet homme positif n’aurait sans doute pas beaucoup de peine à la prendre pour une folle ou à la limite pour une mythomane, l’histoire qu’elle lui avait racontée pouvant très bien n’être rien d’autre que le fruit d’une imagination romanesque.

Néanmoins, ce fut peut-être cette impression d’être en train de toucher le fond qui lui rendit soudain son courage. Mélanie était bonne nageuse et elle avait appris que, lorsqu’on coule, c’est une fois arrivé au plus bas qu’un coup de pied permet de remonter à la surface. Elle allait devoir se prendre entièrement en charge et lutter à sa manière pour retrouver sa liberté. Seule ? Pas forcément. L’oncle Hubert allait bien reparaître un jour ou l’autre ? Et puis, si elle semblait se plier aux volontés des deux complices, Olivier Dherblay réussirait peut-être à guérir de sa blessure ? Si seulement elle pouvait savoir à quel point il était atteint ?

Quittant sa petite chaise, elle se dirigea vers la salle de bains qu’elle partageait naguère avec Fräulein pour se rafraîchir le visage. Le grand miroir ovale, en lui rappelant le désordre de sa toilette, la fit rougir. Elle se hâta de se déshabiller, prit un peignoir de bain dans un placard et s’en enveloppa. Le seul réconfort qu’elle tirât de sa situation était qu’on l’enfermait dans sa chambre de jeune fille et qu’elle s’y trouvait environnée d’objets plus que familiers. Ainsi pour se rhabiller il lui suffisait d’aller fouiller dans sa penderie où une bonne partie de son trousseau de mariage devait être restée puisque, naturellement, elle n’avait pas tout emporté en voyage de noces.

Elle remit à un peu plus tard l’exploration de ses biens pour se laver soigneusement la figure et surtout la bouche qu’elle rinça à plusieurs reprises pour en faire disparaître le goût des baisers de Francis. La seule évocation de leur brève étreinte la faisait trembler de colère et de répugnance.

— Jamais plus il ne me touchera ! fit-elle à haute voix pour que le son affirmât davantage encore sa volonté. Jamais plus, dussé-je le tuer… ou me tuer !

À la réflexion, elle aurait mieux fait de ne pas exprimer ainsi sa pensée car elle trouva la phrase grandiloquente et théâtrale mais l’intention y était tout de même.

Rafraîchie, elle eut envie de revoir un visage amical et sonna pour appeler sa femme de chambre. Elle aimait bien Léonie et ce serait déjà un réconfort mais celle qui entra, quelques instants plus tard, était une parfaite inconnue. Une femme d’un certain âge, petite et maigre, dont le bonnet de batiste et le col blanc amidonné ne parvenaient pas à égayer un visage résolument fermé.

— J’ai appelé Léonie, fit Mélanie. Ce n’est pourtant pas son jour de sortie ?

— Il n’y a plus de Léonie, ici, madame la Marquise. Elle a dû partir avant que l’on ne m’engage. Moi, je suis Angèle, ajouta-t-elle avec une courte révérence. Si madame la Marquise veut bien me dire ce qu’elle désire ?

Mélanie la regarda avec un sourd désespoir. Cette femme visiblement revêche à la place de l’aimable camériste, si dévouée, qu’elle connaissait depuis toujours ! Prononcé par elle, le joli titre qu’elle était si heureuse de porter au temps de ses fiançailles prenait une vague tournure menaçante. Cependant, il allait bien falloir s’en contenter.

— Je désire m’habiller. Donnez-moi du linge et une robe ! Vous trouverez tout cela dans la penderie.

— Je sais. Puis-je seulement demander quelle robe ?

— Cela m’est égal : je n’en aime aucune !

Lorsque la camériste revint avec les objets demandés, Mélanie se laissa habiller sans s’intéresser à ce qu’on lui passait, puis déclara :

— J’ai l’intention de déjeuner dans ma chambre. Voulez-vous demander à Rosa de venir me voir ? Je ferai mon menu avec elle.

— Rosa n’est plus en cuisine, madame la Marquise. Elle a rendu son tablier quand les journaux ont annoncé que Madame avait disparu dans un accident.

— Partie ? Elle aussi ?

C’était le dernier coup. Il n’y avait plus, dans cette maison, personne qui pût lui venir en aide, personne dont l’affection fût indubitable et qui pût rendre un peu de couleur à la grisaille des jours à venir.

— Nous avons un chef à présent, fit la femme avec hauteur comme si elle était à l’origine de cette nouveauté. Il est très capable et je peux lui demander de monter si…

— N’en faites rien ! C’est… sans importance. Je vous remercie mais à présent laissez-moi !

Angèle se retira en refermant la porte sans faire le moindre bruit et Mélanie éprouva un vague soulagement. Au moins le décor de sa chambre était toujours le même et l’aidait à lutter contre l’impression désespérante d’être perdue dans un désert. Alors elle essaya de revenir en arrière, de s’y intégrer à nouveau pour tenter de se retrouver elle-même. Elle ouvrit le placard dans lequel on rangeait les jouets et les poupées qu’oncle Hubert lui avait rapportés de ses voyages. Il y en avait de toutes les provinces de France, de tous les pays d’Europe et même d’autres venues d’au-delà des mers. Elle en sortit quelques-unes, les caressa puis les rangea soigneusement. Ce passé-là était trop lointain…

Elle voulut ensuite se rendre dans la salle d’études qui, naguère encore, séparait sa chambre de celle de Fräulein mais la porte était fermée et il lui fut impossible de l’ouvrir en dépit des violentes secousses qu’elle lui imprima. Découragée, elle revint s’asseoir sur sa petite chaise après avoir ouvert la fenêtre qui donnait sur le jardin afin de mieux respirer. Une chance encore que l’on n’eût pas songé à mettre des barreaux entre elle et l’air libre !

C’est là que sa mère la trouva quand, un moment plus tard, elle vint la rejoindre mais comme, à son entrée, Mélanie ne fit pas le moindre geste et continua à suivre du regard le vol d’une hirondelle, elle tira un petit fauteuil pour s’installer en face d’elle.

— Il faut que nous parlions toutes les deux, Mélanie, dit-elle avec une douceur inattendue. Tout ceci est ridicule. Tu te comportes comme si nous étions tes ennemis.

— N’est-ce pas plutôt vous, Mère, qui venez de donner le ton à nos nouvelles relations ? Pourquoi m’avez-vous attirée ici en jouant sur la tendresse que je vous gardais peut-être encore ?

— Mais parce qu’il le fallait ; voyons ! Ton attitude est stupide : vouloir vivre seule dans cette grande baraque sinistre des Champs-Elysées alors que tu n’as que seize ans, c’est proprement insensé.

— Je ne crois pas. Ce l’est même si peu que mon grand-père avait prévu que je puisse, un jour, avoir besoin d’un refuge. Là-bas, je suis chez moi.

— Tu oublies seulement que tu es mariée, devant Dieu et devant la loi. Mariée, tu m’entends ? Et ton époux aurait été en droit de te faire ramener au domicile conjugal par les gendarmes…

— Heureusement qu’il ne s’est pas donné ce ridicule ! Mais est-ce que vous n’oubliez pas ce que j’ai dit hier ? Je veux divorcer…

— On ne divorce pas dans notre monde…

— Sauf si l’on est prince de Monaco ! Y a-t-il deux poids deux mesures ?

— Oui. Il s’agit d’un chef d’État. Toi tu seras mise à l’index.

— Et après ? Croyez-vous que je m’en soucie ? Notre monde, comme vous dites, ne m’intéresse pas. D’ailleurs je demanderai l’annulation…

— Pour non-consommation du mariage ? Tiens-tu vraiment à être contrainte de faire la preuve de ta virginité ? Je t’en supplie, Mélanie, reviens sur terre, cesse de te prendre pour une héroïne de roman ! Tu aimais Francis quand tu l’as épousé… Je reconnais qu’il a eu des torts envers toi.

Mélanie jaillit de sa chaise comme si un ressort s’était soudain détendu.

— Des torts ? Dès le début de notre voyage de noces, il a voulu se débarrasser de moi. La seule chose que j’ignore c’est s’il comptait me tuer ou me faire enfermer comme folle. L’affaire de la danseuse n’était qu’une façade, une peccadille comme votre monde en pardonne tant mais elle lui assurait un alibi : un jeune marié qui a bu un peu trop et qui s’attarde chez une fille facile tandis que l’on enlève sa jeune femme. Admirable en vérité ! Tout le train pouvait proclamer son innocence.

— Je ne sais pas qui t’a mis une idée pareille dans la tête ?

— Je n’ai eu besoin de personne. Quant à vous, ma mère, vous oubliez un peu trop vite cette autre femme, soigneusement prévue à l’avance et qui, à Menton, se tenait prête à jouer mon rôle ! Je ne sais rien d’elle sinon qu’elle est rousse mais il est possible que vous et moi sachions qui elle est.

— Comment cela ?

— Souvenez-vous ! À Dinard quand nous avons parlé de Francis pour la première fois, je vous ai dit l’avoir vu embrasser une belle jeune femme aux cheveux roux sur la terrasse de Mrs Hugues-Hallets. Si j’étais vous, j’essaierais de savoir qui était la fausse Mme de Varennes car elle doit être singulièrement attachée à cet homme pour avoir accepté de se jeter, en pleine nuit, dans un lac ! À moins qu’elle n’ait fait que passer d’une barque dans une autre préparée à l’avance ? Ramer est assez facile quand on est jeune et sportive. Celle que j’ai vue devait l’être et j’ai pensé, Dieu sait pourquoi, qu’elle pouvait être américaine…

Cette fois Albine avait écouté sa fille sans l’interrompre mais, à mesure que celle-ci parlait, elle semblait se rétrécir, vieillir même car un véritable chagrin s’inscrivait sur son joli visage.

— J’ai posé ces questions, soupira-t-elle en cherchant son mouchoir qu’elle roula nerveusement. La réponse a été facile : personne n’était prévu mais Francis a beaucoup d’amis sur toute la Côte d’Azur et, devant son désarroi, une jeune femme qui tient à garder l’anonymat a bien voulu jouer ton rôle pendant quelque temps.

— Et vous avez cru cela ? Comme c’est vraisemblable ! Non, Mère, Francis est un menteur doublé d’un homme sans scrupule et je ne comprends pas pourquoi vous tenez tellement à ce que je reste avec lui. Je ne l’aime plus et je crois même qu’il me fait horreur.

— Tu es encore sous le coup d’émotions multiples mais cela passera. Il n’est pas nécessaire de s’aimer pour vivre heureux…

— À défaut d’amour il faut au moins l’estime, le respect, s’écria Mélanie indignée. Vous ne pouvez exiger cela de moi ! Vous savez très bien qu’une seule chose l’intéresse : ma fortune !

— C’est possible. Tu vois, j’essaie de te comprendre et pourtant je te demande de ne plus songer à divorcer et d’accepter la vie commune… avec nous.

— Donnez-moi pour cela une seule bonne raison !

Il y eut un silence. Albine, les yeux baissés mais déjà pleins de larmes, torturait son mouchoir entre ses doigts dont les jointures blanchissaient. Elle eut un sanglot et, enfin, avoua :

— Je l’aime… et je ne peux pas supporter l’idée de vivre sans lui. J’ai besoin de sa présence, j’ai besoin de…

Pour la première fois Mélanie éprouva un sentiment de pitié vis-à-vis de cette femme à ce point possédée par l’amour qu’elle s’abaissait à prier sa propre fille de lui laisser son amant. D’un mouvement spontané, elle s’agenouilla devant elle et, pour la première fois depuis tant d’années, elle murmura le nom tendre qu’elle n’employait jamais.

— Maman ! Ne vous désolez pas ainsi ! J’ai toujours su, je crois, que vous l’aimiez et il vous aime sans doute aussi mais dans ce cas, vous devriez m’aider à retrouver ma liberté car vous la retrouveriez aussi tous les deux. Vous pourriez même vous marier…

Un éclat de rire lui répondit tandis qu’Albine se levait pour s’éloigner de sa fille et allait jusqu’à la fenêtre pour contempler le jardin.

— Nous marier ! Es-tu folle ? Si nous lui enlevons ses espérances, crois-tu qu’il s’intéressera encore à moi ? Je sais bien qu’il me quittera car je suis loin d’être aussi riche que tu vas l’être et lui n’a qu’une modeste fortune… mais je ne veux pas qu’il me quitte ! ajouta-t-elle dans un cri.

— Il vous quittera de toute façon. Avez-vous oublié ce qui s’est passé tout à l’heure ? Sans vous…

La respiration d’Albine s’accéléra.

— Eh bien… eh bien j’ai eu tort ! Il voulait exercer ses droits d’époux et j’aurais dû le laisser faire.

— Mais moi je les lui refuse, ses droits d’époux ! Il n’avait qu’à les prendre quand il en était temps. À présent il est trop tard… Laissez-moi partir !

— N’y compte pas ! Je ne t’aiderai jamais à faire mon malheur et à détruire notre réputation.

— Notre réputation ? Qu’en aurez-vous à faire lorsqu’il nous aura tuées, toutes les deux ? Parce que c’est ça qu’il fera si j’acceptais ce que l’on veut m’imposer. Bien sûr, l’accident – car ce serait un accident – n’aura pas lieu tout de suite. Il se produira dans quelques mois. Je disparaîtrai la première mais vous me suivrez certainement assez vite. Le chagrin sans doute ? Et votre cher Francis, votre indispensable Francis, pourra vivre heureux avec sa belle et mystérieuse amie.

— Fable ! Imagination de gamine instable ! Qui sait où tu as pu traîner pendant ces deux mois pour rapporter des idées aussi affreuses… Au fond, tu es peut-être bien folle ?

— Ce serait si commode, n’est-ce pas ? Car, bien sûr on ne divorce pas d’une folle ? Cette idée n’est pas de vous, Mère. C’est lui qui vous l’a soufflée… et je sais bien pourquoi.

Brusquement Albine parut se métamorphoser. La femme misérable et accablée de douleur qu’elle était un instant plus tôt devint tout autre : une créature en pleine certitude de ses devenirs et de sa propre puissance. Tournant le dos à la fenêtre, elle marcha résolument vers la porte mais, là, s’arrêta un instant.

— Tu as perdu le sens, cela ne fait aucun doute mais, au cas où tu te poserais des questions à mon sujet, sache ceci : je préfère courir le risque de mourir… d’un accident plutôt que de renoncer pour toi au seul homme que j’aie jamais aimé.

Elle redressa la tête comme elle l’avait vu faire bien souvent à Mme Sarah Bernhardt lorsqu’elle sortait de scène, et quitta la chambre de sa fille.

Celle-ci la regarda partir avec une colère qui se nuançait de commisération. Elle avait toujours su que sa mère était un esprit frivole et faible mais elle la voyait à présent au pouvoir d’une sorte de génie du mal dont elle n’avait à attendre que la destruction : elle refusait de voir le danger, entièrement absorbée par cette passion dont même les côtés les plus sombres lui semblaient attirants. Dire qu’elle en était à regretter d’avoir empêché son amant de violer sa fille ! La crise de jalousie de tout à l’heure avait été emportée par la crainte de voir cet homme rejeté loin d’elle et, cette nuit peut-être, elle ouvrirait elle-même la porte dont elle prétendait garder la clef.

« Il faut que je parte ! pensa Mélanie. Il faut que j’arrive à m’enfuir d’ici ! »

Dans ce naufrage qu’elle venait de vivre, c’était la seule idée nette qui lui restât : fuir, mettre le plus de distance possible entre cette femme qui ne se souvenait plus d’être une mère et l’homme dont elle se voulait la servante aveugle et sourde. Mais comment ? Par quel chemin ?

Mélanie entreprit d’examiner les aîtres comme si elle ne les connaissait pas depuis toujours. Descendre dans le jardin depuis le premier étage et même si les plafonds du rez-de-chaussée avaient plus de cinq mètres n’était pas une impossibilité d’autant qu’elle pourrait s’aider, le plus classiquement du monde, de ses draps. Mais ensuite ? comment franchir sans aide les hauts murs de clôture ? L’un, bien sûr, donnait sur la rue, l’autre sur une légation et le troisième sur un couvent. Autant d’impossibilités. Les toits ne communiquaient pas avec ceux des voisins et quant à la cour d’entrée, les murs se renforçaient de la vigilance du concierge. Un véritable casse-tête !

Un coup frappé à sa porte interrompit sa méditation. La femme de chambre reparut :

— Madame demande si madame la Marquise veut descendre pour le déjeuner ?

— Je vous ai déjà dit que je désirais être servie ici.

Angèle s’inclina sans répondre et s’éclipsa mais ne revint pas, ce qui était hautement significatif : si Mélanie ne se décidait pas à reprendre sa place à la table familiale, elle serait privée de nourriture. Ce qui posait un nouveau problème et non des moindres : pour imaginer un plan d’évasion, il faut avoir l’esprit clair et un minimum de forces physiques. Or Mélanie avait déjà très faim. Le petit déjeuner était loin et les événements qui l’avaient suivi de nature à creuser un appétit certain. D’autant qu’en entrant, Angèle avait livré passage à un agréable fumet de poulet rôti.

Se sachant condamnée à jeûner, Mélanie se sentit d’autant plus affamée. Elle commença par aller boire un grand verre d’eau dans son cabinet de toilette puis un autre afin d’occuper son estomac. Mais l’effet en fut passager. Alors se souvenant du vieux dicton qui veut que « qui dort dîne » elle s’étendit sur son lit et ferma les yeux ; sans le moindre succès : son esprit surchauffé ne lui laissa ni trêve ni repos. Et soudain, une idée lui vint : le chocolat ! Le chocolat de Rosa ! En restait-il encore un peu ?

Sautant à bas de son lit, elle réintégra la salle de bains, ouvrit les portes du grand placard où l’on rangeait les draps, les serviettes et les couvertures supplémentaires, tira un tabouret et, montant dessus en s’étirant de son mieux, elle atteignit le rayonnage où, justement, on rangeait les objets dont on ne se servait pas couramment, glissa ses mains sous un gros édredon et retint un cri de joie : ses doigts venaient de se refermer sur deux plaques de chocolat : une entière et l’autre entamée.

Elle les descendit avec le soin pieux que l’on réserve en général aux trésors les plus précieux et mangea avec délices deux des cinq barres restant dans le paquet déjà ouvert bien que le goût s’en fût un peu affadi.

Cette affaire de chocolat tenait tout entière dans l’avarice de Mme Desprez-Martel lorsqu’il s’agissait de sa table. La plus grande parcimonie était recommandée à la cuisinière, tout au moins lorsqu’il n’y avait pas d’invités. Il fallait d’ailleurs que Rosa fût solidement attachée à la famille pour se résigner à servir des menus aussi frugaux à sa maîtresse et surtout à Mélanie.

— Elle peut se laisser mourir de faim pour garder sa taille, bougonnait-elle, mais la petite c’est autre chose… et les domestiques aussi !

Résultat : lorsque sa mère s’absentait, la fillette et sa gouvernante allaient s’asseoir démocratiquement à la table de la cuisine où le menu, s’il était simple, était toujours copieux. D’autre part, comme Albine recevait beaucoup, Rosa mettait de côté quelques denrées non périssables qui prenaient le chemin de la salle de bains que Mélanie partageait avec Fräulein. Léonie qui était leur femme de chambre n’aurait jamais vendu la mèche et Angèle n’était pas là depuis assez longtemps pour avoir découvert le pot aux roses.

Sa faim apaisée, Mélanie rangea soigneusement ses provisions, but encore un peu d’eau puis reprit le cours de ses réflexions. Étant donné sa situation actuelle – c’est-à-dire coupée de tous ceux qu’elle savait disposés à l’aider – ce n’était peut-être pas une bonne solution de s’en tenir à une attitude intransigeante. Cela servirait juste à accréditer cette thèse de la folie dont sa mère et Francis paraissaient les chauds partisans. En cas d’enquête les domestiques affirmeraient qu’elle avait un comportement anormal, la plupart d’entre eux n’étant pas au courant des agissements réels de maîtres assez habiles au jeu des faux-semblants pour garder devant eux une attitude parfaite. Seul Paulin qui s’était prêté au faux suicide d’Albine était enfoncé jusqu’au cou dans ce que Mélanie appelait « le complot »… mais il y avait à présent des années qu’il était secrètement amoureux d’Albine et il se fût laissé griller les pieds plutôt que de la trahir. Quant à la police, les Desprez-Martel possédaient assez de hautes relations pour qu’elle acceptât de passer l’éponge sur les « peccadilles » du marquis et cessât de s’intéresser aux habitants de la rue Saint-Dominique.

Le plus gros point noir était la blessure d’Olivier Dherblay dont Mélanie se souciait beaucoup plus qu’elle ne l’admettait. La pensée de cet homme agonisant, la poitrine trouée pour s’être fait son chevalier, lui serrait le cœur au point qu’il lui fallait souvent refouler ses larmes. S’il venait à mourir, Francis ferait aussitôt main basse sur le cabinet d’agent de change et sur tout le reste. Mais si Olivier guérissait et, surtout, si l’oncle Hubert se décidait à revenir – il était incroyable qu’il n’eût pas encore reparu ou alors c’est qu’il s’était enfoncé au cœur de l’Afrique plus profondément qu’on ne l’imaginait – le combat redevenait possible et l’espoir renaissait.

L’idée de la fuite, outre qu’elle était difficilement réalisable, devait être abandonnée tant que la prisonnière se trouvait sans argent car, en admettant qu’elle réussît à franchir les grands murs, où irait-elle ? Le retour aux Champs-Elysées était impossible car on ferait sans doute enlever, de force cette fois, une malheureuse demi-folle. L’appartement d’Antoine était hors de question puisqu’il n’y avait personne. La seule chance qui restait, en attendant la réapparition d’Hubert et – peut-être – d’Olivier était de trouver la somme nécessaire pour prendre le train et rejoindre, enfin, ce havre de paix et de douceur qu’était Château-Saint-Sauveur. Jusque-là, le mieux serait de feindre d’accepter son sort sous certaines conditions.

Décision difficile à prendre. Mélanie en examina longuement les risques et les avantages, le principal étant sans doute d’éloigner l’internement en clinique psychiatrique dont elle se sentait menacée… Et soudain, une idée lui vint.

S’assurant d’abord que sa porte n’était pas fermée à clef, elle alla se recoiffer devant une glace et vérifier sa tenue. Comme toutes celles qu’Albine lui avait commandées, cette robe violine, admirablement coupée mais ornée d’une berthe et d’un jabot de guipure qui eussent convenu à une femme de cinquante ans, ne lui plaisait pas. Elle la garda cependant puis, d’un pas délibéré, quitta sa chambre et descendit l’escalier sous l’œil surpris de Paulin qui patrouillait dans le vestibule :

— Où est ma mère ? Je désire lui parler.

— Madame est au salon de musique et je…

— Restez là ! Je n’ai pas besoin que vous m’annonciez.

En effet, Albine était assise derrière la harpe dorée sur laquelle elle essayait des poses en effleurant parfois une corde ou deux… C’était cela qu’elle appelait faire de la musique.

L’entrée de Mélanie la surprit si vivement que l’instrument rendit un son discordant sous ses doigts soudain crispés.

— Tu m’as fait peur ! protesta-t-elle. En voilà des façons ! Si tu viens pour déjeuner je te signale qu’il est trop tard.

— Je ne viens pas déjeuner, je viens vous parler. Voulez-vous m’écouter ?

— Si tu es devenue raisonnable, oui.

— Vous en jugerez. Mais d’abord où est-il ? Ne me demandez pas qui, vous le savez très bien.

— « Il » est sorti.

— J’en suis heureuse… Mère, j’ai beaucoup réfléchi depuis tout à l’heure. Peut-être avez-vous raison en ce qui concerne l’avenir de mon mariage. Le moins que l’on puisse dire est que les choses ont été bien mal engagées…

— Tu l’admets ?

— Pourquoi pas si vous voulez bien admettre de votre côté qu’il est pénible à une jeune mariée de se voir délaissée la nuit même de ses noces pour une danseuse et cela dans le même wagon de chemin de fer.

— Mais naturellement ! J’ai d’ailleurs dit à Francis tout ce que je pensais de sa conduite. Elle a été d’une inqualifiable légèreté !

— J’aimerais savoir ce qu’il vous a offert comme excuses ?

— Oh… des pauvretés comme il arrive trop souvent aux hommes d’en débiter. Il était énervé par cette longue journée. En outre il avait trop bu et comme il ne voulait pas risquer de se comporter avec toi d’une façon… peut-être trop brutale, il a préféré aller dépenser avec une femme facile qu’il connaissait déjà ce… ce surcroît d’énergie… Il pensait que tu allais dormir et que tu ne saurais jamais comment il avait employé cette nuit-là. Une façon comme une autre de te protéger… d’ardeurs dont il craignait de n’être pas tout à fait maître.

— Je vois…

Ce que Mélanie voyait surtout, c’était que le cher marquis connaissait bien Albine. Au fond, c’était sa colère à elle, sa jalousie, qu’il avait voulu apaiser et il avait bâti cette fable de l’homme pris de boisson, la seule sans doute qu’une femme comme elle pouvait comprendre et pardonner. Aussi se garda-t-elle bien de lui préciser que Francis n’était pas ivre le moins du monde quand tous deux s’étaient séparés au seuil de son compartiment. Visiblement, depuis que Mélanie avait commencé de parler, sa mère renaissait à l’espoir et voyait se dissiper toutes ces nuées d’orage qu’elle supportait difficilement. Il ne fallait pas qu’elle soit ramenée à se poser des questions qui dépassaient son entendement. D’ailleurs, abandonnant sa harpe, elle venait, déjà toute souriante, s’asseoir plus près de sa fille.

— Alors ? Tu veux bien essayer de vivre avec nous, ici ?

— Pourquoi pas chez moi, aux Champs-Elysées ?

— Cette maison est sinistre, mon enfant. Somptueuse, je veux bien te l’accorder, mais sinistre. Tout est tellement plus agréable dans notre quartier !

— Restons donc ici puisque cela vous plaît mais si je veux bien essayer de vivre avec M. de Varennes – je dis bien essayer ! – ce sera à une condition.

— Laquelle ? Dis vite !

— Je ne veux pas qu’il me touche. Ce que j’ai vécu, tout à l’heure, m’a causé une horreur profonde. Comprenez-moi, Mère, j’ai besoin de temps pour… oublier tout cela et m’habituer à lui. S’il consent… je ne dis pas à aller habiter ailleurs mais à se comporter comme il le faisait lorsque nous étions fiancés, alors oui, je veux bien vivre auprès de lui dès l’instant où vous y serez aussi.

Soudain rayonnante, Albine alla prendre sa fille dans ses bras et l’embrassa comme elle ne l’avait pas fait depuis des années. Ce qu’elle venait d’entendre répondait trop à ses plus secrets désirs pour qu’elle n’en fût pas transportée de joie. La tempête s’apaisait et elle allait pouvoir garder son amant pour elle seule ! Aussi fut-ce avec une entière sincérité qu’elle jura d’obtenir l’adhésion de son gendre à ce nouveau plan. Elle veillerait elle-même à ce que sa petite Mélanie ne fût pas importunée et pût retrouver ce calme si nécessaire à l’oubli des offenses.

— De toute façon, conclut-elle avec enjouement, Francis mérite une punition pour la façon dont il s’est comporté avec toi. Et tu peux compter tout à fait sur l’aide de ta mère… Mais j’y pense, ma chérie, tu dois mourir de faim ! Je vais sonner Paulin pour qu’il fasse servir le thé un peu plus tôt !… Mon Dieu que je suis heureuse ! Nous allons fêter cela ce soir au vin de Champagne !

Déjà rendue en pensée à la vie brillante qu’elle aimait, Albine allait et venait à travers le salon comme un oiseau voltige de branche en branche et Mélanie la regardait, prise d’une soudaine pitié. Elle était redevenue d’un seul coup la belle Mme Desprez-Martel uniquement soucieuse de bals, de potins, de toilettes et parlait à présent de la grande Semaine de Paris qui allait bientôt venir, des courses à Longchamp, du chapeau qu’elle se commanderait pour la Journée des Drags…

— À propos, fit-elle tout à coup en s’arrêtant devant Mélanie, il faut que tu me dises qui t’a fait la robe que tu portais hier ? Je l’ai trouvée extraordinaire et naturellement…

La porte en s’ouvrant lui coupa la parole. Pensant que c’était le thé, elle alla s’asseoir avec grâce sur un canapé mais ce fut Francis qui parut accompagné d’un homme jeune, très brun et suprêmement élégant en dépit de moustaches mongoles et d’un regard perçant de rapace qui lui faisaient une tête de bandit albanais.

Sans avoir remarqué la présence de Mélanie, ils vinrent saluer sa mère.

— Chère amie, dit Francis, je vous présente le Dr Souvalovitch dont je vous ai parlé. Il est tout disposé à donner des soins à notre pauvre Mélanie et je crois que vous pouvez lui faire entière confiance. Nous ne pourrions trouver…

— Bonsoir Francis !

La voix nette et froide de la jeune femme, en faisant tressaillir le marquis, coupa court à la présentation. Il tourna vers elle un regard stupéfait.

— Vous êtes là ?

— Comme vous voyez ! C’est aimable à vous de vous soucier de ma santé mais je ne crois pas avoir besoin de médecin. Encore moins d’un psychiatre. C’est bien ce que vous êtes, n’est-ce pas, docteur ?

— Je suis… oui, admit l’interpellé avec un vigoureux accent d’Europe centrale. Très heureux ! Nous allons pouvoir examiner de suite…

Il s’avançait vers elle, la mine engageante comme s’il s’apprêtait à l’inviter pour une valse, mais elle quitta son siège et vint rejoindre Albine sur le canapé :

— Je ne crois pas que ceci entre dans nos accords, Mère, dit-elle assez fermement pour que celle-ci sentît que sa joie de vivre, si fraîchement retrouvée, était menacée. Elle réagit aussitôt :

— Ma fille va beaucoup mieux, docteur, dit-elle avec son sourire le plus charmeur, et je crois que nous nous sommes affolés un peu vite…

— Vraiment ? interrogea Varennes, l’œil soupçonneux, ce qui lui valut de recevoir la fin du sourire :

— Vraiment ! Nous avons bien des choses à vous dire, cher Francis, des choses qui vous rendront aussi heureux que je le suis moi-même… Mais je n’en suis pas moins charmée de vous recevoir, docteur. Ah ! voici le thé !… J’espère que vous accepterez une tasse ? Tenez, venez vous asseoir près de moi ! Et toi, ma chérie, tu ne saurais mieux faire que reprendre ton rôle de fille de la maison. Tu veux bien nous servir ?

— Avec plaisir.

La scène qui suivit, si elle offrait un parfait exemple du savoir-faire mondain, n’en fut pas moins absurde et vaguement irréelle. Installé sur le canapé auprès de Mme Desprez-Martel, le Dr Souvalovitch pérorait d’une voix onctueuse et affectée. Albine, ses grands yeux bleus fixés sur lui, semblait boire ses paroles en même temps que le thé, Francis, l’air soucieux, écoutait distraitement. Son regard revenait sans cesse vers Mélanie occupée à couper d’épaisses tranches de cake comme si cette place et cette occupation avaient été siennes de tout temps et, visiblement, il ne savait trop s’il devait se réjouir ou se fâcher de ce retournement de situation, tout à fait imprévu.

À présent, le psychiatre parlait d’abondance. Mélanie avait, sournoisement, ajouté du rhum à son thé et il en avait accepté avec joie plusieurs tasses sans paraître s’apercevoir des coups d’œil furieux de son client. Il semblait tout à fait détendu à présent et, comme la jeune femme lui présentait une assiette de petits fours, il lui décocha un sourire béat qui révéla des dents regrettablement jaunes :

— Heureux je suis de voir que tout va bien, jeune dame, mais ce sera un plaisir de veiller sur votre santé. L’esprit d’une femme est chose fragile, sensible, et le petit chagrin devient vite le gros drame. Il ne faut pas craindre venir voir cher Dr Souvalovitch. Il possède charmante maison pour le repos, très confortable…

— Je vous remercie, docteur, dit Mélanie qui ne savait trop si elle devait rire ou se fâcher, mais je me suis toujours fort bien reposée ici et je ne vois pas où je pourrais être mieux qu’auprès de ma mère.

— Certes, certes ! Mais, enfin, on ne sait jamais et…

— Cher ami, coupa soudain Francis qui avait peine à cacher son exaspération, je suis désolé de vous arracher à si charmante compagnie mais il se fait tard et je dois encore passer au cercle. Si vous voulez que je vous raccompagne ?…

— Certes, certes !… oh, le temps cruel ! le temps ! Mais il y a les malades, hélas…

— Les vrais ! murmura Mélanie.

— Eh oui !… Que de regrets de vous quitter !…

— N’en ayez pas trop, dit Francis. Il se peut que nous ayons besoin de vous une autre fois…

À la grande surprise de Mélanie, ce fut sa mère qui releva la phrase vaguement menaçante :

— Je ne crois pas qu’il y ait une autre fois… mais vous serez toujours le bienvenu ici, ajouta-t-elle en tendant une main chargée de bagues qui disparut sous la moustache du psychiatre. En admettant que c’en fût un, ce dont Mélanie commençait à douter fortement…

Au moment où les deux hommes allaient franchir le seuil du salon, Albine ajouta :

— Naturellement, vous dînez ici ce soir, Francis ?… Nous comptons absolument sur vous.

— Nous ?

— Mélanie et moi, voyons !

Il hésita un instant puis s’inclina avec un sourire qui n’atteignit pas ses yeux.

— Ce sera pour moi une très grande joie et je n’aurai garde d’y manquer.

En remontant chez elle, un moment plus tard, pour prendre un bain et se reposer avant ce fameux dîner, Mélanie se sentit rompue de fatigue mais aussi plutôt soulagée. Le danger auquel elle venait d’échapper n’était peut-être pas entièrement dissipé mais, en faisant de sa mère une alliée spontanée, elle s’était tout de même assuré quelques jours, peut-être quelques semaines de tranquillité relative. Le temps de guérir pour Olivier Dherblay ? Ou tout au moins, le temps pour l’oncle Hubert de regagner enfin Paris ? De toute façon, elle allait devoir jouer serré avec un adversaire qu’elle savait rusé et sans scrupule. Mais que la pensée de nuits solitaires était donc réconfortante !…

Chapitre XII LA STATUE DU COMMANDEUR…

Mélanie avait raison de se méfier. Elle avait eu facilement raison d’une mère attachée avant tout à sa tranquillité et à sa propre personne mais Varennes était un adversaire d’une autre dimension. Certes, au cours de ce dîner par lequel s’achevait la plus pénible des journées jamais vécues par la jeune femme, il se montra aimable, courtois, enchanté d’apprendre que la rebelle venait à composition. Il accepta même le temps de probation « indispensable si nous voulons que Mélanie redevienne elle-même » mais, à la façon qu’il eut de poser sur sa main un baiser un peu trop appuyé, au regard surtout dont il l’enveloppa, Mélanie comprit qu’elle serait, tôt ou tard, obligée de le subir si elle ne trouvait pas le moyen de lui échapper. Il avait d’ailleurs murmuré :

— Je sais bien que votre santé n’est pas en cause et que vous m’infligez là une punition mais je vous en supplie, ne vous vengez pas trop longtemps ! Je ne souhaite que vous rendre heureuse.

Belle parole que la réalité ne traduisit guère car si elle était libre d’aller et venir comme elle le voulait dans l’hôtel maternel, Mélanie s’aperçut vite qu’il lui était impossible d’en sortir seule ou même en compagnie de sa mère.

— Vous m’avez imposé une condition, ma chère Mélanie, et je l’ai acceptée. À votre tour vous voudrez bien admettre que je garde envers vous quelque méfiance. Vous avez en vous beaucoup plus de ressources que je ne le supposais…

— Avez-vous donc l’intention de me garder enfermée ici ? Curieuse façon d’assurer le bonheur de quelqu’un.

— Nullement. Vous sortirez et même chaque jour… mais uniquement en ma compagnie. Et je ne vous conseille pas de profiter d’une de mes absences ! Elles seront rares d’ailleurs comme il se doit pour un homme qui retrouve celle qu’il aime. Et, de toute façon, personne ici, pas même votre mère, ne vous le permettra… Soyez-en tout à fait sûre !

— Ainsi, je vais devoir vous traîner après moi dans les magasins ? Comme ce sera amusant !

— Pourquoi pas ? C’est le privilège d’un homme amoureux que de chercher à parer celle qu’il aime. D’ailleurs n’avez-vous pas tout ce qu’il vous faut ?

— Certainement pas ! Je n’ai aucunement l’intention de porter les robes de mon trousseau nuptial. Je compte même en faire don à une maison de retraite pour veuves peu fortunées.

Francis se mit à rire :

— Je reconnais que votre mère, soucieuse de paraître plus jeune que vous, vous a affublée d’étrange manière. Mais lorsque je vous ai vue, dans l’hôtel des Champs-Elysées, vous étiez vêtue à ravir et de même quand vous êtes arrivée hier. Écrivez donc un mot pour vos gens de là-bas, demandant que l’on vous envoie toutes vos affaires, sans oublier bien sûr vos bijoux.

— Mes bijoux vous intéressent ?

— Mais naturellement. Comment croire à la sincérité de votre retour si vous ne portez ni votre alliance ni votre bague de fiançailles ? Tenez, il y a sur ce petit secrétaire tout ce qu’il faut pour écrire. Dans deux heures vous aurez vos vêtements. Ce qui ne veut pas dire que nous n’irons pas en acheter d’autres… mais pas aujourd’hui. Je préfère que nous laissions se calmer un peu les curiosités.

— Les curiosités ?

— Bien sûr. On se posait trop de questions à notre sujet. Il fallait tailler dans le vif et, dès hier soir, j’ai fait tenir une petite note aux journaux en les priant instamment de ne pas venir vous importuner… pour le moment tout au moins.

Dans tous les quotidiens parisiens, en effet, on consacrait un article, jugé fort incomplet pour la plupart mais qui annonçait le retour « quasi miraculeux » de la jeune marquise de Varennes, dont on déplorait la perte dans les eaux profondes du lac de Côme et qui, secourue in extremis par un pêcheur illettré de Gravedona, était restée inconsciente pendant plusieurs jours. La police italienne, aux œuvres de laquelle le marquis avait l’intention de faire un don important, l’avait retrouvée presque par hasard et rendue aux autorités françaises…

La lecture de cette prose fortement teintée de lyrisme déchaîna l’hilarité de Mélanie :

— Vous avez vraiment réussi à leur faire avaler cela ?

— Pas tout à fait, je le crains, si j’en juge à la horde qui, depuis ce matin, nous assiège. J’en ai déjà reçu deux ou trois spécimens car bien sûr il n’est pas question que vous rencontriez la presse.

— Et vous leur avez dit…

— Que, justement, je n’avais rien de plus à leur dire sinon que vous avez besoin que l’on respecte votre repos. Voilà pourquoi vous devrez vous contenter du jardin aujourd’hui et demain au moins.

— Il se pourrait que la police se montre plus curieuse ? Vous oubliez, il me semble, que vous l’avez rencontrée chez moi ?

— Chez nous, ma chère, chez nous ! Et je peux vous assurer que ce bon commissaire Langevin ne se montrera pas plus curieux qu’il ne convient… surtout s’il tient à l’évolution harmonieuse de sa carrière. Nous sommes peut-être en république mais j’ai tout de même d’assez hautes relations pour lui imposer silence.

La satisfaction qu’il affichait était insupportable et Mélanie, pour cacher sa nervosité, reprit l’un des journaux qui jonchaient une table afin de signifier que, selon elle, cet entretien avait assez duré. Soudain, un entrefilet retint son attention : « Serait-ce le résultat d’un duel tenu secret ? Il n’est bruit à la Bourse que de “l’accident” survenu à M. Olivier Dherblay, l’un de nos plus brillants jeunes financiers, accident qui semble très grave. Des voisins ont, en effet, pu voir hier matin M. Dherblay ramené chez lui en fort mauvais état. Le Pr Georges Dieulafoy appelé d’urgence s’est refusé à toute déclaration mais il serait intéressant de savoir où M. Dherblay s’est promené tôt dans la matinée et qui il a pu rencontrer… »

Mélanie froissa le journal entre ses mains et tourna vers Varennes un regard chargé d’orage :

— Je veux avoir des nouvelles de M. Dherblay ! articula-t-elle sèchement.

— Je ne vois pas en quoi cela vous intéresse ! Laissez-le donc mourir tranquille !

— Vous êtes un monstre ! Vous êtes l’homme le plus ignoble qui soit au monde mais vous êtes aussi stupide ! Ne comprenez-vous pas que si ma mère, au moins, n’envoie pas chez lui, les journaux n’auront peut-être guère de peine à remonter jusqu’à vous et s’il meurt, comme vous semblez le souhaiter, il se pourrait que l’on vous demande tout de même des comptes ?

Le sourire narquois de Francis s’effaça et il réfléchit un instant :

— Il se peut que vous ayez raison. Je vais donner des ordres…

Quelques instants plus tard, Paulin partait avec l’une des voitures de la maison. Il devait passer chez Olivier Dherblay prendre de ses nouvelles de la part de Mme Desprez-Martel puis se rendre avenue des Champs-Elysées pour y remettre à Soames une petite lettre de Mélanie, lettre volontairement écrite sur un ton de frivolité bien propre à éveiller la méfiance du vieux serviteur qui la connaissait bien. Elle y disait avoir décidé de passer quelques jours auprès de sa mère pour mieux s’y préparer à la Grande Saison de Paris. Elle ajoutait qu’il lui fallait à tout prix ses robes et ses bijoux, leur absence risquant de la rendre folle si elle ne pouvait s’en parer aux yeux du Tout-Paris. Prose absurde, stupide même, mais la jeune femme espérait bien que son vieux serviteur et Mme Duruy sauraient lire entre les lignes.

Deux heures plus tard, en effet, tout ce que Mme Lanvin avait conçu pour elle lui était porté ainsi que la mallette qui ne l’avait pas quittée durant son odyssée provençale. Mais, naturellement, Albine tint à assister au déballage et se rua sur la première robe sortie pour en lire la griffe :

— Jeanne Lanvin ! s’écria-t-elle comme elle eût crié « Au secours ». Comment as-tu pu réussir à obtenir d’elle qu’elle travaille pour toi alors qu’elle n’a jamais rien voulu faire pour moi ?

— Je ne sais pas, Mère, répondit Mélanie agacée. Et je vous serais reconnaissante de me laisser ranger mes affaires seule. Je n’ai vraiment pas envie de parler chiffons pour le moment. Je pense à M. Dherblay…

En effet, les nouvelles rapportées par Paulin étaient dramatiques. Olivier Dherblay était très mal et, selon son valet, « monsieur le Professeur Dieulafoy désespère de le sauver ». Mais, bien sûr, Albine n’avait pas, sur le jeune homme, le même point de vue que sa fille.

— Tu ne vas tout de même pas te mettre la tête à l’envers pour ce garçon ? Après tout il n’était qu’un employé de ton grand-père !

— Un employé ! À vous entendre on l’imagine assis sur un rond de cuir avec, aux bras, des manches de lustrine. Heureusement que les journaux et le monde de la finance en font plus grand cas que vous ! Quant à moi je n’entends pas oublier qu’il s’est montré pour moi un ami aussi délicat que généreux et qu’enfin, s’il est en train de mourir, c’est à cause de moi !

— Mais tu as raison ! Il s’est battu pour toi ! Comme c’est romantique ! Il faudra qu’un jour tu me parles de lui plus longuement. Après tout, je le connais à peine… Oh, cette toilette de tulle point-d’esprit noir est étourdissante !… Tu crois qu’elle m’irait ?

Au risque de déchirer la fragile merveille, Mélanie l’arracha presque des mains de sa mère.

— Non. Elle a été faite pour moi et je suis plus mince que vous ! À présent, Mère, je vous supplie de me laisser tranquille !

— Bien, bien ! Comme tu voudras !… Mon Dieu, quel caractère ! s’exclama Albine vexée en se dirigeant à regret vers la porte mais, passant auprès du petit bureau sur lequel était posée la cassette des bijoux, elle ne put se retenir de l’ouvrir.

— Dieu soit loué ! s’écria-t-elle, tu as toujours tes ravissantes perles roses. J’avais tellement peur qu’elles ne soient perdues ! C’eût été pour la famille un dommage irréparable.

— Plus que ma propre disparition peut-être ? murmura Mélanie en enveloppant sa mère d’un regard plein d’un désenchantement nuancé de pitié. Cette femme était incorrigible et le moindre diamant passant à sa portée était capable de lui faire perdre le sens des valeurs, en admettant qu’elle l’eût jamais eu. À se demander où, entre son cœur sec et sa tête d’oiseau, elle pouvait bien loger cette grande passion pour Francis ?

— Que tu es sotte ! Dire de telles choses alors que nous nous sommes tellement tourmentés pour toi !

Ses paroles étaient machinales. Elle avait pris les perles et, devant un miroir, les disposait autour de son cou. Dans un instant elle allait les emprunter et Mélanie pensa qu’il fallait intervenir avant qu’il ne soit trop tard car si elle prêtait cette parure à sa mère elle avait de grandes chances de ne jamais la revoir. Or, elle y tenait beaucoup puisque c’était Grand-père qui les lui avait données.

Doucement mais fermement, elle ôta le joyau des mains d’Albine qui, devant le regard de sa fille, n’osa pas protester et sortit en fredonnant une chanson. Mélanie, enfin seule, rangea soigneusement les perles sur le velours de leur écrin puis prit deux autres écrins devant lesquels, un long moment, elle resta songeuse. L’un contenait son alliance, un anneau d’or épais, et l’autre le diamant de ses fiançailles.

Le rôle qu’elle s’était imposé exigeait qu’elle les glissât à son annulaire mais elle ne pouvait s’y résoudre parce que ces deux bagues étaient les marques tangibles du triomphe de Varennes et de son propre asservissement. Les porter c’était trahir encore Grand-père mais aussi Antoine qui, à cette heure, se dévouait peut-être pour elle et surtout Olivier agonisant sur son lit. En fait, c’était à lui qu’elle pensait le plus avec une angoisse qui ressemblait à un remords. Naguère encore, il l’agaçait et elle se moquait de lui, le trouvant assommant sans d’ailleurs la moindre raison valable, mais à présent ce courage et ce dévouement qu’il avait montrés pour son service forçaient son admiration. Et puis il était son dernier rempart : qu’il mourût et plus personne ne défendrait la fortune du vieux Timothée et son héritière de la rapacité d’un coureur de dot sans scrupule. Mais en réalité cette crainte n’était pas ce qui l’occupait le plus. En pensant à ce qu’elle éprouverait lorsqu’on lui annoncerait la mort d’Olivier, elle découvrit qu’elle en aurait du chagrin. Alors, elle remit les écrins à leur place, referma la mallette et la rangea dans le bas d’une armoire.

Le soir venu, au dîner que l’on prenait toujours en apparat même si personne n’était convié, Mélanie portait, sur une simple robe de faille blanche, le collier et le bracelet de corail, d’or et de petites perles que l’oncle Hubert lui avait rapportés de Venise mais ses mains, sans aucune bague, n’en paraissaient que plus nues.

— Vos bijoux vous ont été rapportés, remarqua Francis avec sécheresse. D’où vient que vous ne portez pas votre alliance ?

Mélanie planta calmement ses yeux sombres dans ceux du marquis et eut un mince sourire :

— Je pense que c’est trop tôt.

— Trop tôt ? Comment l’entendez-vous ?

— Le plus simplement du monde. Nous devons vivre ensemble une période d’essai. Il dépend de vous que je la remette un jour… ou que je vous la rende.

— Vraiment ? Alors, un conseil, Mélanie : habituez-vous le plus vite possible à l’idée de rester à jamais ma femme. Je ne suis pas très patient et je n’ai pas l’intention de m’imposer une trop longue contrainte !

Il était de mauvaise humeur et il n’avait pu convaincre le notaire de la famille Desprez-Martel de lui remettre une somme d’argent destinée à éponger une dette de jeu. Tant qu’une année ne serait pas écoulée depuis la disparition du vieux Timothée ; la succession ne serait pas ouverte et la mort de Dherblay, si elle advenait, n’y changerait rien. Quelqu’un remplaçait le jeune homme à la tête des bureaux suivant les dispositions établies depuis longtemps par le vieil homme.

Un silence suivit la réplique acerbe de Francis. Albine tenta de le dissiper en déclarant d’un ton enjoué :

— Si nous allions au théâtre un de ces soirs ? La Comédie-Française vient de reprendre Le Marquis de Priola et je serais enchantée de revoir Le Bargy(13) dans ce rôle où il est admirable…

Francis se leva si brusquement que sa chaise bascula et s’abattit avant que le valet qui servait ait pu la retenir. Il était devenu blême et ses yeux noirs étincelaient de fureur :

— Qu’essayez-vous de faire, pauvre gourde ? De l’esprit ? On peut dire que vous avez la main heureuse et j’apprécie l’allusion(14).

Il sortit en claquant la porte tandis que la maladroite Albine, d’abord interdite par la violence de l’apostrophe, éclatait en sanglots et quittait à son tour la salle à manger en appuyant son mouchoir sur sa bouche. Mélanie resta seule à table au milieu de ce grand silence qui suit les coups de tonnerre. Paulin, qui présidait le service, toussota discrètement :

— Madame la Marquise prendra-t-elle du dessert ?

— Je ne vois vraiment pas pourquoi vous m’en priveriez, Paulin ? Vous le ferez suivre d’une tasse de café.

Et la jeune femme acheva son repas comme si de rien n’était, trouvant même à cette soudaine solitude une saveur toute particulière.

La nuit, en revanche, fut plus agitée. Vers deux heures du matin, elle fut réveillée par des coups violents frappés à sa porte, fermée à clef naturellement et devant laquelle, pour plus de sûreté, elle avait tiré une commode en regrettant seulement que l’armoire fût trop lourde pour elle. En même temps, une voix avinée lui intimait l’ordre d’ouvrir en des termes d’une rare obscénité : Francis entendait accomplir sur elle son devoir conjugal et frappait sur le vantail à coups redoublés. Glacée de dégoût, Mélanie retenait son souffle, se gardant bien de répondre pour ne pas exciter davantage la folie éthylique de ce furieux. Un coup plus violent que les autres la fit sursauter puis se précipiter sur sa robe de chambre et ses pantoufles. Si la porte cédait, il faudrait essayer de fuir par la fenêtre.

— Tu vas ouvrir, oui ou non, traînée ? hurla Francis hors de lui. J’te veux pas d’mal… Au contraire, j’veux t’faire du bien…

Mélanie se demandait si ce vacarme n’allait pas enfin attirer quelqu’un quand, avec un grand soulagement, elle entendit les voix de sa mère et de Paulin qui, de toute évidence, tentaient de calmer l’ivrogne. Ce fut, pendant quelques instants, un pandémonium de cris, de prières et d’objurgations que dominaient parfois la voix de basse taille de Paulin ou le rire stupide de Francis décrivant par le menu ce qu’il comptait faire à sa femme et s’en esclaffant bruyamment. Puis soudain, ce furent des sanglots tumultueux :

— Elle veut pas d’moi, ta fille. T’entends ça, Albine ? Elle veut pas d’moi ! Tu d’vrais lui dire, toi, que j’fais bien l’amour. Parce que tu l’sais toi… t’aimes ça. On va aller l’faire ensemble, tiens.

— Monsieur le Marquis a surtout besoin de se reposer, fit la voix pompeuse de Paulin et, du coup, Mélanie, son angoisse coupée net, éclata de rire. Le contraste entre la vulgarité – cette si étrange vulgarité qui surnageait parfois – de Francis et le ton ampoulé du maître d’hôtel avait quelque chose d’irrésistible. Mais apparemment Francis ne renonçait pas à son idée première : entrer chez sa femme et le vacarme reprit de plus belle. Soudain, il s’arrêta net. Il y eut un silence coupé par la voix de Paulin :

— Madame voudra bien m’excuser mais je crois que c’était la seule solution…

— Je ne vous connaissais pas ce talent, Paulin, fit Albine admirative.

— Peu de chose, Madame. J’ai fait pas mal de boxe autrefois et j’essaie de m’entretenir. Je vais à présent porter M. le Marquis dans son lit et veiller à ce qu’il ne trouble plus la paix de cette maison. Bonne nuit, Madame !

Mélanie écouta décroître les pas, dont l’un singulièrement lourd mais, de tout le reste de là nuit, ne put trouver le sommeil. L’incident qui venait de se dérouler, pour être grotesque, n’en était pas moins révélateur. Il allait être de plus en plus difficile de jouer le rôle qu’elle s’était assigné si, chaque nuit, Francis revenait battre sa porte. De toute façon, elle ne pourrait pas l’assumer bien longtemps mais comment échapper à ce piège où elle s’était laissé prendre ? Surtout si Albine refusait toujours de l’aider.

Vers le milieu de la matinée, elle se rendit chez sa mère. Albine, qui se levait toujours tard, était encore au lit, lisant son courrier ou parcourant les journaux tout en étirant interminablement son petit déjeuner. C’était, disait-elle, le meilleur moment de la journée et elle détestait, alors, être dérangée mais, ce matin-là, elle semblait soucieuse et ne protesta pas quand sa fille pénétra dans sa chambre :

— J’allais te faire appeler, dit-elle. On dirait que les mauvaises nouvelles se donnent rendez-vous chez nous…

— M. Dherblay ?… Il est mort ?

— Lui ? Oh non… pas encore tout au moins bien que les réponses soient invariables lorsque j’envoie chez lui chaque jour. Non, cette fois, il s’agit de ton oncle Hubert.

— Oncle Hubert ? Il lui est arrivé quelque chose ? Il n’est pas…

— Mais non, il n’est pas mort ! Qu’est-ce que cette manie d’enterrer les gens ce matin ?

— Pardonnez-moi ! Que lui arrive-t-il alors ?

— Il est au Caire, aux prises avec une mauvaise fièvre qu’il a prise je ne sais où en chassant je ne sais quoi. Le consul de France m’écrit de ne pas trop me tourmenter mais que, très certainement, il ne sera pas de retour pour tes funérailles.

— Mes funérailles ? Il me semble que vous me reprochiez il y a un instant…

— Bien sûr tes funérailles ! Tu oublies qu’après ce qui s’est passé au lac de Côme, nous avions prévenu Hubert… Naturellement, je vais écrire tout de suite pour dire à ce brave consul qu’il rassure ton oncle et que son retour n’a plus rien d’urgent. Il peut se soigner en toute tranquillité. Mais Dieu, que tout cela est ennuyeux ! Tu ne trouves pas ?

Mélanie s’efforça de cacher sa contrariété. Elle avait espéré dans le retour d’Hubert Desprez-Martel pour trouver enfin l’aide dont elle avait tellement besoin et voilà qu’il ne reviendrait pas avant longtemps peut-être… Il fallait en finir.

— Il y a plus ennuyeux encore, Mère, dit-elle fermement en s’asseyant sur le bord du nid de soie et de dentelles où sa mère se prélassait. Je ne veux plus rester ici. Ce qui s’est passé la nuit dernière est la preuve formelle que M. de Varennes a seulement fait semblant d’accepter mes conditions. Je ne veux pas passer mes nuits à empiler mes meubles derrière la porte…

— Je reconnais que l’incident est fort désagréable mais Francis avait bu plus que de raison. D’autre part, tu reconnaîtras que Paulin et moi avons mis bon ordre à la situation ?

Sans doute et je vous en remercie mais vous ne serez peut-être pas toujours là et il est rusé…

— Je vais lui parler. Je suis certaine que cela ne se renouvellera pas !

— Comment pouvez-vous en être sûre ? Vous n’avez aucune influence sur lui, Mère. Croyez-vous que j’aie oublié la façon dont il vous a traitée hier ? Je vous en supplie, laissez-moi partir !

Comme si un ressort venait de se déclencher en elle, Albine devint soudain très nerveuse.

— Non, Mélanie, non !… Il est inutile de revenir là-dessus, je ne peux pas te laisser quitter cette maison.

— Mais enfin pourquoi ? Vous y êtes chez vous, il me semble ? Alors qui vous empêche de m’ouvrir la porte ?

— Tout. Je n’en ai aucune possibilité. Hormis Paulin qui m’est tout dévoué, les autres domestiques sont nouveaux et entièrement dévoués à ton époux.

— Paulin est votre majordome. Son aide devrait suffire ?

— Sans doute mais il sait bien qu’il ne restera auprès de moi que tant qu’il obéira aux ordres de Francis. Sinon…

— C’est incroyable !… Comment avez-vous pu admettre une telle situation ? Abdiquer si totalement votre autorité ?

— Qu’ai-je besoin d’autorité ? Il est si agréable d’avoir auprès de soi un homme sur qui se reposer entièrement ! Regarde la réalité en face, Mélanie ! Nous n’avons plus personne pour nous soutenir et il faut bien admettre que Francis, s’il a quelques défauts, n’est pas sans qualités. Je crois qu’il t’est sincèrement attaché et je ne vois vraiment pas pourquoi vous ne réussiriez pas à former un couple normal ?…

— Qu’appelez-vous un couple normal ?

— Mais… un couple comme il y en a des centaines autour de nous. Il y en a même qui parviennent à être heureux ! En outre, je resterai près de vous, je ne vous quitterai pas.

— Je sais, Mère ! Excusez-moi de vous avoir dérangée !

Cette fois ce fut sous sa main que la porte claqua. En rentrant chez elle, Mélanie avait bien du mal à contenir sa colère, sa déception et son écœurement. La coupe débordait et elle s’accorda la détente des larmes. Pendant de longues minutes, jetée en travers de son lit comme un vêtement oublié, elle sanglota sur cet avenir que l’on prétendait lui imposer puis, peu à peu, elle se calma, reprit possession d’elle-même, s’assit, inspira profondément et se dirigea vers la salle de bains pour se tremper la figure dans l’eau froide. Ensuite elle se recoiffa et se trouva prête au nouveau combat qui allait se présenter à midi lorsqu’elle serait en face de Francis.

Mais, cette fois encore, la jeune femme prit seule son repas. Le marquis ne parut pas et Albine qui avait ses vapeurs pas davantage. Ce qui vint, ce fut, dans l’après-midi, la maison Lachaume livrant à Mme de Varennes un somptueux bouquet de roses pourpres avec une petite carte où l’on avait écrit : « Pardonnez-moi ! Je ne le ferai plus… »

Le ton enfantin de ce texte fit sourire Mélanie mais elle donna les fleurs à Paulin en lui ordonnant de les disposer au salon. Ce qui vint aussi – ou plutôt ce qui continua ! – ce fut, dans la cour, le défilé des voitures dont les propriétaires faisaient déposer, chez Mme Desprez-Martel, une carte de visite témoignant de l’intérêt amical que l’on portait à sa fille si miraculeusement retrouvée. Étant donné les circonstances, on ne s’étonnait pas que les visites ne fussent pas encore acceptées mais on tenait à marquer, par ce geste, une attention, parfois, quoique beaucoup plus rarement, une amitié. Il arrivait que des fleurs accompagnassent le message.

Ce défilé finit par agacer Albine qui mourait d’envie de recevoir et ne voyait pas pour quelle raison Francis le lui défendait. Ce soir-là, elle s’en plaignit à lui tandis qu’en attendant le dîner il buvait un verre au salon en sa compagnie :

— Il faut que cela cesse ! On croirait, en vérité, que nous avons un mort dans la maison. Or Mélanie n’est même pas malade. Plus vite nous mènerons une vie normale et plus vite on cessera de s’occuper de nous…

— Vous avez tout à fait raison mais ce que je vous impose là est indispensable. Il est bon que l’on croie Mélanie encore secouée par ce qu’elle est censée avoir enduré : la semi-noyade, le sauvetage… que sais-je encore ? Et vous, en bonne mère, vous ne voulez pas imposer à votre fille chérie la fatigue de ces conversations mondaines que moi-même je juge parfois épuisantes.

— Il y a tout de même quelques amis auxquels il devient difficile de fermer notre porte plus longtemps ?

— Le malheur est que ces amis-là se trouvent compter au nombre des pires bavards de Paris. Mais, rassurez-vous, nous allons bientôt mettre bon ordre à cela et je vous propose de donner disons dans une quinzaine ? – une réception pour présenter Mélanie à ceux qui se sont inquiétés d’elle.

L’idée transporta Albine de joie. Son visage s’illumina et elle battit des mains comme une petite fille tandis qu’elle commençait à faire la liste des invités, mais soudain elle changea de mine.

— Mon Dieu, j’oubliais !… Croyez-vous qu’elle acceptera ?

— Qui, Mélanie ? Pourquoi pas ? Nous allons d’ailleurs le lui demander quand elle descendra.

Si celle-ci n’avait écouté que sa première impulsion elle eût refusé net : jouer un rôle entre les quatre murs d’une maison était une chose, le jouer à la face du Tout-Paris en était une autre et cette réception allait représenter une manière de consécration qui lui déplaisait. Néanmoins, elle réfléchit : cette fête, avec l’agitation obligatoire que représentaient plusieurs centaines de personnes, c’était peut-être sa seule chance d’échapper à ses geôliers avant que sa situation fût irrémédiable. La saison étant douce les portes resteraient ouvertes, toutes les portes, et ce serait bien de la malchance si elle ne réussissait pas à en profiter. Le tout était de se préparer soigneusement et, surtout, d’endormir la méfiance des autres.

— Cela me paraît une très bonne idée ! fit-elle avec enjouement. J’ai très envie de m’amuser un peu.

Cette aimable acceptation lui valut une soirée tout à fait charmante. Francis se montra convenablement repentant et braqua sur sa femme toutes les batteries de sa séduction. Mélanie, sous la façade d’un sourire, l’observait avec l’attention d’un entomologiste envers un insecte rare, tout l’enchantement de Dinard à jamais éteint. Peut-être parce que, derrière ce beau visage, ces yeux caressants et ce sourire charmeur, elle distinguait la brute vulgaire à laquelle, par deux fois, elle s’était affrontée. Il ressemblait assez pour elle à ces fleurs tropicales aux couleurs éclatantes qui se nourrissent de petits animaux et dévorent ceux qui se posent sur elles. Et puis, tout à coup, elle ne le vit plus. À sa place, il y avait la figure ironique d’Antoine, son regard joyeux dont elle savait qu’il pouvait être tendre et même sa grosse pipe brune. Oh ! retrouver tout cela ! revoir les orangers de Château-Saint-Sauveur, et le profil olympien de Victoire sous son nouet de mousseline, et les jumelles Mireille et Magali qui chantaient et parlaient en chœur et même Prudent le silencieux qui n’avait pas dû lui dire plus de vingt paroles durant tout son séjour ! Les revoir tous, quel rêve ! C’était vers eux, bien sûr, qu’elle courrait sitôt libérée… Soudain, la voix de Francis perça les nuages roses de son rêve :

— Ne croyez-vous pas que ce voyage serait une bonne idée ? Dans un mois, Paris sera vide et nous pourrions ainsi tout recommencer depuis le début ?

— Voyage ? Vous parliez de voyage ?

— Mais oui et je m’aperçois que vous ne m’écoutiez pas ?

— Excusez-moi ! Je crois, en effet que je rêvais…

— Moi aussi mais, apparemment, nous ne rêvions pas ensemble. Je disais que, tout de suite après cette réception, nous pourrions partir tous les deux pour la Suisse, l’Autriche où vous reverriez votre amie Johanna…

— Mais oui, c’est vrai ! Tu ne sais pas : Johanna est repartie pour Vienne. Elle doit s’y marier prochainement, intervint Albine. Naturellement, si vous allez là-bas, j’y vais aussi mais, rassurez-vous, ajouta-t-elle avec un petit rire qui n’évoquait pas tout à fait la gaieté, je saurai me montrer discrète.

— Je ne suis pas certaine d’avoir envie de voyager si tôt. Je crois que je préférerais passer l’été à Dinard, fit Mélanie machinalement.

— Pourquoi pas, après tout ! dit Francis conciliant. Est-ce que le yacht de M. Desprez-Martel n’est pas basé là-bas ? Une croisière serait charmante.

L’Askja ! En évoquant la goélette aux voiles rouges, Mélanie sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle se revoyait sur le pont, luttant contre le vent qui faisait s’envoler ses cheveux. Elle entendait la voix de Grand-père murmurant, au pied du rocher de Tintagel : « C’est un lieu pour ceux qui s’aiment… » Et elle avait rêvé alors d’y venir avec Francis mais c’était un Francis qui n’existait plus. Il avait disparu un soir dans le couloir du Méditerranée-Express, et celui qui le remplaçait n’était qu’une mauvaise copie. Qu’il pût mettre le pied sur le pont du grand voilier lui donnait la nausée. Pourtant, elle trouva le courage de répondre :

— Nous aurons le temps d’en parler…

— De toute façon, préparez-vous à partir dès le lendemain de la fête ! Sinon, vous pourriez peut-être aller vous reposer chez le bon Dr Souvalovitch…

Le ton avait changé et aussi l’expression du regard. Mélanie ne s’y trompa point. Varennes ne proposait plus, ne priait plus : il ordonnait et même il menaçait. Décidément, chez lui, le naturel ne se laissait pas chasser très longtemps.

— J’y penserai, fit-elle calmement.

Et il ne fut pas possible de lui tirer une parole de plus.

Dès le lendemain, en effet, elle entamait ses préparatifs d’évasion. Elle commença par tailler et coudre entre les grands volants d’un de ses jupons une poche de toile assez grande pour contenir ses bijoux les plus précieux et l’argent dont elle aurait besoin. L’idée lui était venue qu’il serait assez facile de s’en procurer tout simplement chez sa mère. Elle savait où Albine rangeait le sien et, quand elle serait descendue pour recevoir ses invités, il suffirait de s’introduire chez elle et de se servir. Ce ne serait d’ailleurs rien d’autre qu’une restitution aux yeux de Mélanie puisque sa mère gardait par-devers elle la tirelire où l’on déposait, chaque 1er janvier, la pièce d’or remise par Grand-père.

Tranquille de ce côté, elle choisit soigneusement la robe qu’elle comptait porter : il fallait qu’elle fût assez ample pour en dissimuler une autre, presque sans ornements et d’une couleur neutre et beaucoup plus simple. Une visite aux toilettes quand la soirée battrait son plein permettrait le changement. Ensuite, Mélanie envisageait de passer par le vestiaire des invitées et d’emprunter un manteau ou une cape quelconque, grâce à quoi elle pourrait quitter la maison sans se faire remarquer et gagner le boulevard Saint-Germain où il serait facile de trouver une voiture de place. Sa première idée avait été de se faire conduire aux Champs-Elysées mais elle était stupide car c’est là qu’on la chercherait en premier lieu. Et même si la perspective de soutenir un siège en règle avait de quoi la séduire, c’était au fond tout à fait insensé. Donc, elle prendrait la direction de la gare de Lyon et s’embarquerait dans le premier train en partance, même s’il n’allait que jusqu’à Lyon. Il serait toujours possible d’en trouver un autre qui la conduirait en Avignon. Et là, elle savait où se procurer une voiture.

Elle considéra un moment ce plan avec une certaine complaisance quand l’idée lui vint qu’il pouvait échouer pour une raison ou pour une autre car il n’y avait aucune illusion à se faire : Francis là surveillerait certainement d’aussi près que possible et il aurait le concours des domestiques. Alors ?…

Eh bien, il ne resterait plus à Mélanie que le scandale public : faire à tous ces gens assemblés une déclaration calme, froide de ce qu’elle avait eu à souffrir depuis son mariage. Il y aurait là quelques membres de la magistrature et elle invoquerait alors le témoignage du commissaire Langevin et peut-être d’Olivier si Dieu permettait qu’il fût encore en vie. De toute façon elle parlerait du duel dont les témoins seraient peut-être présents…

Forte de cette résolution, elle laissa couler les jours. Autour d’elle c’était l’agitation qui précède les grandes batailles : on faisait le ménage à fond, on commandait les indispensables petites chaises dorées et les plantes vertes destinées à composer des fonds agréables à l’œil. Albine, ses invitations envoyées, passa des heures et des heures enfermée avec sa femme de chambre, à essayer des robes, des parures et de nouvelles coiffures. Naturellement, elle en conclut qu’elle n’avait rien à se mettre et fila chez Paquin se commander une toilette qu’elle voulait étourdissante.

Mélanie essaya bien de se faire emmener mais elle lui opposa un refus acerbe.

— Quand on a la chance d’être habillée par Madame Lanvin, on n’a vraiment besoin de rien d’autre. Tu as même plus qu’il ne te faut puisqu’il y a aussi les robes de ton trousseau. Je ne vois vraiment pas pourquoi tu n’en choisirais pas une ?

— Si cela peut vous faire plaisir, Mère. Je n’ai aucune envie d’être le point de mire de tous ces gens. Cela vous va tellement mieux qu’à moi…

Cet acquiescement souriant laissa Albine stupéfaite et ravie. À cent lieues en tout cas d’imaginer qu’elle venait de rendre à sa fille un grand service. Mélanie, en effet, ne savait comment, possédant des robes ravissantes, elle pourrait arborer, sans éveiller de soupçons, l’une des toilettes qu’elle n’aimait pas. Elle avait, en effet, arrêté son choix sur un modèle de taffetas vert foncé qui, avec son mouvement de « paniers » et ses guirlandes de roses, rappelait un peu sa robe de mariée. Passer dessous une légère robe de foulard du même vert mais à pois blancs beaucoup plus discrète pour voyager serait facile, et les fameux paniers dissimuleraient bien l’épaisseur du corsage qu’elle rabattrait autour de sa taille. Très peu de minutes seraient suffisantes pour changer d’aspect et le placard des toilettes du rez-de-chaussée recevrait la robe abandonnée. Mélanie comptait d’ailleurs y cacher, dans la journée, un petit chapeau, un réticule et des gants. Ensuite, ce serait à la grâce de Dieu !

Par extraordinaire, durant ces deux semaines, Varennes se fit discret. Il s’absenta souvent et si elle n’avait senti autour d’elle la surveillance de ses serviteurs, Mélanie eût pu songer que tout était redevenu normal. Une ombre d’ailleurs planait sur ces préparatifs de fête : Olivier Dherblay était toujours dans le coma et Albine elle-même, en dépit de son incurable frivolité, en ressentait le poids tandis que Mélanie en éprouvait un véritable chagrin. Même si le jeune fondé de pouvoirs n’avait été son meilleur soutien, elle eût éprouvé de la peine car, bien souvent, elle pensait à lui et à cette gentillesse, à ces attentions dont il l’avait entourée pendant le peu de temps où il leur avait été donné de se connaître mieux.

Quand vint enfin le soir que Mélanie attendait et redoutait tout à la fois, l’ancienne demeure de Mme de Genlis semblait avoir fait retour à un degré de perfection, apanage du siècle, charmant entre tous, où la femme était reine et l’art de vivre la simple expression du bon ton. D’immenses bouquets de roses, de lys et d’orchidées s’épanouissaient dans toutes les pièces où de longues bougies pâles s’allumaient l’une après l’autre aux mains de laquais en perruques poudrées. C’était comme si l’âme de la maison, débarrassée pour un soir des meubles trop lourds de ce début de siècle sans grâce, s’éveillait peu à peu, une flamme après l’autre. Dans un salon, un orchestre à cordes préludait, s’essayant à une ariette de Mozart cependant que des cuisines où s’affairait une armée « d’extras » montaient les odeurs suaves d’un dîner dont Grimod de La Reynière n’eût pas désapprouvé le menu. La soirée était belle et douce et les portes-fenêtres largement ouvertes laissaient le jardin, éclairé de grands candélabres, pénétrer jusqu’au cœur du vieil hôtel avec ses Senteurs de tilleul, d’acacia et de sureau…

Debout près de sa fenêtre, Mélanie respirait cette fraîcheur embaumée en regardant s’éveiller, comme pour un dernier adieu, la maison de son enfance où peut-être elle ne reviendrait jamais. Tout était prêt, en effet, au mieux de ses désirs et, pour pouvoir s’habiller sans être gênée par Angèle, elle avait fermé sa porte à clef, faisant la sourde oreille aux grattements réitérés de la femme de chambre.

Comme celle-ci frappait encore, elle alla tout de même lui ouvrir après avoir jeté sur ses épaules un de ces légers peignoirs que l’on revêtait pour se faire coiffer. Angèle entra comme une bombe :

— Madame la Marquise est habillée ? s’écria-t-elle comme s’il s’agissait là d’une offense personnelle. Mais c’est impossible !

— Pourquoi donc ? Il y a longtemps que je sais m’habiller seule et vous n’en ignorez rien. Par contre, j’ai besoin que vous me coiffiez…

Sans un mot de plus, elle alla s’asseoir devant la « poudreuse » garnie de brosses d’ivoire et de flacons de cristal. Angèle, cependant, l’examinait d’un œil critique :

— Madame la Marquise a choisi cette robe ? Mais quelle idée ? J’oserais dire qu’elle ne lui va pas très bien.

— Croyez-vous ? Moi je trouve qu’elle me va parfaitement. Au surplus…

— Vous devriez écouter Angèle, ma chère, coupa, du seuil, la voix de Francis. Cette roseraie ambulante vous fait une taille de nourrice. Quelle fichue idée vous avez eue là ? Je suis certain que vous possédez des toilettes plus seyantes.

— Je suis surprise que celle-ci ne vous plaise pas ! C’est pourtant l’une de celles que vous avez choisies quand, en compagnie de ma mère, vous composiez ma corbeille et mon trousseau.

— Vous vous trompez, je n’étais pas toujours là. Angèle, veuillez chercher autre chose ! Celle-ci ressemble à un reposoir pour la Fête-Dieu !

La camériste se dirigeait déjà vers la penderie quand Mélanie l’arrêta :

— Restez ici ! Je n’ai pas l’intention de changer. Je vous en prie, Francis, ajouta-t-elle, laissez-moi m’habiller comme je l’entends. J’ai en effet promis à ma mère que ce soir, je porterais cette robe.

— Ridicule ! Vous voulez avoir l’air d’une demoiselle de compagnie ? Je voudrais que vous la voyez, votre mère ! Elle n’est que blancheurs neigeuses et scintillements de diamants…

— Mes perles roses feront la différence, dit Mélanie avec un rire qu’elle espérait léger. Et puis elle a tellement envie d’être la plus brillante ! Pourquoi voulez-vous la priver de ce plaisir ?

— Parce que c’est en votre honneur que nous donnons cette soirée et j’entends que ma femme soit digne de moi. Je ne tiens pas à ce que l’on se souvienne par trop que j’ai épousé une roturière. Vous êtes marquise de Varennes, que diable ! Pas la rosière du village ! Changez-vous !

— Je n’ai plus le temps !

— Nous allons vous aider !

Il avait saisi le peignoir dont le tissu fragile se déchira sous ses doigts impatients. Alors, comprenant qu’on allait la déshabiller et découvrir sa robe de dessous, qu’elle était donc perdue, Mélanie s’arracha des mains de Francis, le repoussa si brusquement qu’il perdit l’équilibre. Puis se jeta hors de sa chambre. Une seule idée dans sa panique : fuir à tout prix même s’il fallait se battre avec les domestiques et avec les premiers invités !… Elle atteignit l’escalier et s’y précipitait quand Francis la rejoignit et la ceintura au risque de rouler avec elle sur les marches de marbre blanc.

Se sentant prisonnière, Mélanie se débattit avec une fureur désespérée, cherchant à griffer, à mordre, à faire mal pour se libérer. Elle eût tué peut-être si elle en avait possédé le moyen, et le combat, un instant, parut presque égal mais soudain, elle poussa un cri de douleur : Francis venait d’empoigner sa chevelure dénouée et tirait dessus de toutes ses forces. Les larmes jaillirent. Pourtant, elle ne s’avouait pas encore vaincue, s’obstinant à entraîner son bourreau dans une chute qui leur serait peut-être fatale. Et puis, tout à coup quelqu’un s’écria :

— En voilà assez ! Que l’on me sépare ce couple tellement uni mais que l’on prenne garde à l’homme : il est dangereux…

Debout au milieu du grand vestibule illuminé et fleuri, le commissaire Langevin, les mains au fond des poches de son paletot mastic, contemplait la scène. Un cordon de policiers en uniforme doublait la baie anachronique des valets emperruqués porteurs de chandeliers. Un homme en chapeau melon vint dégager Mélanie qui se laissa tomber assise sur une marche tandis qu’un hurlement d’horreur éclatait sur le palier :

— Qu’est-ce que c’est que tout cela ?

Chantilly et plumes d’autruches blancs constellés de diamants, Albine contemplait la scène d’un œil incrédule. Otant alors son chapeau, le policier salua brièvement :

— Commissaire Langevin de la Sûreté nationale. Je crois, madame, que nous nous sommes déjà rencontrés ?

— Je sais mais que venez-vous faire chez moi à pareille heure ? Vous voyez bien que nous donnons une réception ? Mes invités seront là dans un instant…

— Cela m’étonnerait qu’on les laisse passer. Pardonnez-moi mais je viens procéder à une arrestation…

— Une…

Avec une sorte de râle, Mme Desprez-Martel s’évanouit au milieu de ses dentelles et de ses plumes. Angèle, qui arrivait, se hâta de lui porter secours tandis que, délaissant Mélanie, l’agent obligeait Francis à rejoindre le commissaire dont la voix, alors, sonna comme la trompette de l’ange au Jugement Dernier.

— Adriano Bruno, au nom de la loi je vous arrête. Vous êtes accusé de meurtre sur la personne de M. le marquis de Varennes et de tentative d’assassinat sur celle de M. Timothée Desprez-Martel.

— Ne me touchez pas !… Je vous interdis de me toucher, hurla l’inculpé tandis que trois hommes arrivaient péniblement à lui passer les menottes. Vous êtes complètement fou avec votre histoire ! Et elle va vous coûter cher. Des centaines de personnes pourront vous jurer que je suis bien…

— N’essaie pas de bluffer, tu es fait, Bruno ! Nous tenons ton complice, Mario Caproni, et il a passé des aveux complets…

— Je ne connais pas cet homme et vous aurez du mal à faire avaler votre histoire à mes amis magistrats. Justement, ce soir vous allez voir arriver le président…

Il n’acheva pas sa phrase. Trois nouveaux personnages venaient de franchir la haute porte, vitrée à l’ancienne, trois hommes dont l’un était assis, les jambes enveloppées d’une couverture, dans une petite voiture. Et le faux gentilhomme recula, comme Don Juan devant la statue du Commandeur, en voyant venir à lui, amoindri sans doute mais encore formidable, le vieux Timothée Desprez-Martel. Antoine Laurens poussait le véhicule auprès duquel se tenait Olivier Dherblay, très pâle mais debout et appuyé sur une canne.

— Eh oui ! C’est encore moi ! ricana le vieillard en dardant son terrible regard gris sous la broussaille de ses orbites rousses. Je suis plus dur à tuer que vous ne le croyiez, hein ?

— C’est… c’est impossible ! bégaya Francis.

— Voyez vous-même ! Je ne suis pas un fantôme. À présent, je veux ma petite-fille. Mélanie ! Où es-tu Mélanie ?

Toujours assise sur sa marche d’escalier où la stupeur la tenait paralysée, la jeune femme parut ressusciter à cette voix qu’elle croyait à jamais éteinte :

— Me voilà, Grand-père ! Me voilà !

Riant et pleurant tout à la fois, elle vint s’abattre à genoux près de la chaise roulante.


Un moment plus tard, c’était, dans tout l’hôtel, cette qualité de silence qui suit un ouragan. Albine, en proie à une crise de nerfs, recevait dans sa chambre les soins d’un médecin et les serviteurs effaçaient peu à peu les préparatifs de la fête sans faire plus de bruit que s’ils eussent été chaussés de feutre. Dans le plus petit des salons Paulin, visiblement désorienté, avait dressé une table tandis que l’on desservait celle de la salle à manger où ne viendrait s’asseoir aucune des cinquante personnes prévues.

Sur tous pesait le souvenir de la scène terrible qui venait de se dérouler : un homme élégant que l’on emmenait, l’injure à la bouche, vers une prison dont il ne sortirait, sans doute, que pour être conduit à l’échafaud.

Autour d’un grand guéridon, cinq personnes vinrent s’asseoir : Mélanie et son grand-père dont elle ne quittait pas la main, Antoine, Olivier et le commissaire Langevin. Ce fut celui-ci qui, après un temps de réflexion, prit la parole :

— Le fait qu’Adriana Bruno ait pu jouer si facilement le rôle du marquis de Varennes et abuser la haute société parisienne comme il s’était joué, peu avant, de la gentry anglaise s’explique aisément… Toute l’histoire commence à Rome, il y a un peu plus de trente ans. Le marquis Henri de Varennes, dernier descendant d’une famille de l’Argonne à peu près ruinée, était alors consul de France. C’était un homme jeune, aimable et cultivé, qui eut très vite ses entrées dans les deux mondes qui se partagent la capitale italienne : le monde « noir » proche du Vatican et le monde « blanc » attaché au Quirinal(15). C’est dans le monde « noir » qu’il rencontra donna Anna-Maria Crespi, l’aima et l’épousa avec la bénédiction de la famille. Mais pas celle de la République. Ce mariage offrait trop de gages à l’entourage du pape et Varennes dut donner sa démission. Heureusement pour lui sa femme n’était pas sans fortune et il l’aimait assez pour accepter de vivre désormais en Italie. Un enfant – Francis – vint au monde un an après cette union et le couple aurait pu vivre de longues années de bonheur si le marquis n’était mort peu après la naissance d’une de ces mauvaises fièvres que dispensent les marais Pontins.

« Inconsolable, la jeune marquise décida de se retirer du monde et d’élever son fils dans une propriété qu’elle tenait de sa mère près du lac de Bolsena. L’enfant était de santé fragile et elle craignait pour lui le sort de son père. C’est donc là qu’il fut élevé en compagnie du fils du régisseur du domaine, un gamin de son âge nommé Adriano Bruno. Une véritable amitié unissait les deux garçons et le jeune Adriano partagea les leçons qu’un précepteur donnait au petit Francis qu’il s’ingéniait d’ailleurs à copier en toutes choses.

« À la mort de sa mère, Francis de Varennes hérita d’une petite fortune et décida de voir le monde. Pour être resté trop longtemps à contempler la campagne d’Orvieto, il brûlait du désir de voyager en pays lointains. Il partit donc pour les Indes, emmenant avec lui comme compagnon plus encore que comme secrétaire son ami Adriano. Il faut dire que, depuis son plus jeune âge, Francis éprouvait une véritable passion pour la botanique et rêvait d’étudier les plantes tropicales. Un rêve que Bruno ne partageait pas. Voyager lui plaisait mais il ne l’imaginait que dans des conditions de confort et même de luxe. Courir les forêts de Ceylan à la recherche d’orchidées ou autres ne l’intéressait nullement. Néanmoins cela servit les desseins qu’il nourrissait depuis le départ d’Italie : se débarrasser de Francis et prendre sa place. L’idée n’était pas aussi folle qu’elle pouvait le paraître. Sans qu’il y eût une véritable ressemblance, le passeport de l’un pouvait parfaitement convenir à l’autre : même taille, même âge, même couleur de cheveux… Bruno en outre l’emportait sur le chapitre de la séduction : il était nettement plus beau que le jeune marquis.

« Une nuit, quelque part dans la jungle entre Columbo et Kandy, Bruno tua Varennes. Comment ? Je l’ignore encore mais le coup fait, il dut feindre un grand chagrin vis-à-vis des porteurs indigènes qui accompagnaient l’expédition. Le corps fut sans doute enterré sur place, après quoi Bruno paya son monde et regagna Columbo où il s’embarqua sur un paquebot anglais à destination d’Alexandrie. Pour rôder son personnage, en effet, il voulait séjourner quelque temps en Égypte.

« Il y resta plusieurs mois, le temps de se créer une réputation de grand voyageur, de se faire des amis et de séduire quelques femmes. Il fréquenta les salles de jeu et même les bas-fonds. C’est au Caire qu’il retrouva Mario Caproni, une vieille connaissance du temps de l’adolescence, qu’il le tira de la misère et se l’attacha d’abord comme valet de chambre. Mais l’homme manquait de style et le nouveau marquis pensa qu’il serait plus judicieux de lui laisser une certaine liberté à condition qu’il soit toujours à sa disposition. Il le tenait d’ailleurs en conservant par-devers lui les preuves d’un meurtre commis par Caproni et celui-ci se serait bien gardé de le trahir.

« Lorsque Bruno quitta l’Égypte, ce fut pour l’Angleterre où le ramenait une jeune lady dont je tairai le nom et qu’il comptait bien épouser car l’argent commençait à lui manquer. Il eut néanmoins le bon esprit de se retirer quand il comprit que la famille de la jeune fille ne verrait pas ces noces d’un bon œil pour l’excellente raison qu’elle espérait un riche mariage. Mais la jeune lady était fort lancée dans la société et c’est grâce à elle que « le marquis de Varennes » fit la connaissance du prince de Galles et fut même invité à son couronnement. C’est peu après, je crois que, venu en France pour y liquider une petite terre, seul bien qui restât aux Varennes, il choisit de séjourner d’abord à Dinard où il comptait nombre d’amis et où il fit, je crois, votre connaissance ? conclut le commissaire en s’adressant à Mélanie.

Mais ce fut son grand-père qui répondit pour elle :

— En effet. Et pas pour notre bonheur ! soupira-t-il. Si vous le permettez, commissaire, c’est moi qui vais continuer votre récit. Je vous rendrai la parole tout à l’heure !

— Je vous en prie ! fit Langevin en souriant. Cela, va me permettre d’apprécier à sa juste valeur cet admirable Romanée-Saint-Vivant, ajouta-t-il en prenant son verre entre ses mains.

— Merci. Je ne vais pas rappeler ici, pour ne pas faire souffrir inutilement ma petite-fille, comment ce triste sire a réussi à s’introduire dans ma famille. Je prendrai l’affaire au lendemain même des fiançailles… ou presque. Deux jours après, je recevais une lettre d’un certain Gerhardt Lenk, de Zurich. Ce personnage me disait que si je désirais en savoir plus sur l’homme qui devait épouser Mlle Desprez-Martel il serait heureux de me recevoir. Une adresse suivait. J’ai donc décidé d’aller voir M. Lenk et, comme j’ai toujours entretenu des relations importantes avec les banques suisses, personne n’a trouvé étrange que je me rende à Zurich. Les conjectures habituelles de la presse ont été leur train et même Olivier ignorait ce que j’allais faire.

— Ce n’était tout de même pas par méfiance ? demanda Mélanie en souriant au jeune homme.

— Non, mais mon correspondant me recommandait, pour ma propre sécurité, la plus grande discrétion. J’ai simplement joué le jeu et je suis parti. Naturellement Varennes – permettez-moi de l’appeler encore ainsi, mon cher commissaire, cela me facilite les choses…

— Faites donc ! La presse n’a pas fini d’en faire autant.

— Donc Varennes a su mon départ et, tout en ignorant ce que j’allais faire au juste en Suisse, il a pensé qu’il était temps de me supprimer, ses finances ne lui permettant guère le délai d’un an de fiançailles que je lui avais imposé. Il a donc lancé sur moi Caproni et, en pleine nuit, j’ai été attaqué dans mon compartiment de chemin de fer par un homme armé qui, après m’avoir conduit à la portière, m’a jeté hors du train… J’étais tout habillé car lorsque je voyage en sleeping je me contente de m’étendre sur la couchette en ôtant seulement mes chaussures… Allons, petite, tout cela est fini, fit-il en couvrant de sa main celle de Mélanie qui n’avait pu retenir une exclamation indignée.

— Que vous n’ayez pas été tué, c’est un vrai miracle ! fit Olivier.

— Je le reconnais. Je suis tombé sur un talus herbeux qui m’a seulement cassé quelques côtes et brisé les deux jambes. Ma chance a été qu’un contrebandier qui venait de franchir la ligne de chemin de fer en rentrant chez lui ait vu la scène. Le train disparu, il m’a cherché, trouvé et traîné dans sa maison, heureusement peu éloignée du lieu de ma chute.

— Ce qui est incroyable c’est que l’on ne vous ait pas découvert. Les recherches ont été faites très sérieusement, dit Langevin.

— C’est gentil de poser à la place des autres des questions dont vous connaissez les réponses. L’homme était un marginal, moitié braconnier, moitié contrebandier et vaguement cultivateur pour la façade. Lui et sa femme ont préféré me cacher quand les gendarmes ont commencé à battre la campagne. J’étais d’ailleurs dans un si triste état qu’ils s’attendaient à ce que je meure d’une heure à l’autre, auquel cas ils m’auraient reporté dans un endroit où l’on aurait pu me retrouver. Mais, habitués à soigner les bêtes, ils ont réussi à me sauver. Du moins pour ce que j’en sais car je suis resté durant des semaines dans une totale inconscience.

« Néanmoins, ils savaient qui j’étais. Les gendarmes et aussi mon portefeuille trouvé dans ma poche les avaient renseignés et quand, enfin, les recherches ont été abandonnées, ils ont écrit à Olivier en lui recommandant le secret. Il est venu tout de suite.

— Et vous ne m’avez rien dit ? s’écria Mélanie indignée. Vous saviez que mon grand-père était vivant et…

— Tais-toi ! Il a bien fait ! Songe qu’il a trouvé un vieil homme inerte qui ne l’a même pas reconnu, un homme facile à achever si on l’avait su vivant.

— Souvenez-vous ! coupa Dherblay. Lorsque je vous ai adjurée de ne pas épouser Varennes, ne vous ai-je pas laissé entendre que pour ma part je n’avais pas perdu l’espoir ?

— En effet, mais si vous m’aviez dit la vérité, j’aurais reculé mon mariage.

— Et pour cela vous auriez dit à votre fiancé ce que vous saviez ? Vous l’aimiez tant ! Et je ne voulais pas courir ce risque. Il a donc bien fallu que je laisse le mariage se faire… mais combien je m’en suis repenti lorsque l’on vous a crue morte !

— À sa place j’en aurais fait autant, coupa le vieux monsieur, et quand j’ai su ce qui s’était passé, je lui ai donné raison même si j’ai failli étouffer de colère et de chagrin. Ce Varennes gagnait sur toute la ligne… Mais revenons au moment où Olivier est arrivé auprès de moi. Imaginez sa consternation ! Que faire d’un corps inerte et totalement inconscient ? C’est alors qu’il a songé à mon vieil ami le professeur Tauber, de la Faculté de Bâle. Il est allé le voir, lui a tout raconté et, le lendemain, Tauber lui-même venait me chercher pour me ramener dans sa clinique où j’ai été inscrit sous le nom sans danger de M. Dubois. C’est chez lui que je suis enfin remonté des profondeurs où je me débattais depuis des semaines. Olivier, alors, est revenu prendre mes ordres et je l’ai envoyé à Zurich afin d’y rencontrer ce M. Lenk qui, me croyant mort, ne m’attendait plus. Pourtant, l’histoire qu’il avait à raconter était intéressante… Voulez-vous continuer, Dherblay ? Pendant ce temps j’essaierai de convaincre le commissaire de partager son bourgogne avec moi.

Olivier se mit à rire et reprit le récit :

— Ce Suisse, grand voyageur lui aussi, se trouvait à Ceylan en même temps que le marquis de Varennes et Bruno. Il avait même partagé avec eux un poulet étique dans un rest-house sur la route de Columbo à Kandy, mais lui revenait prendre le bateau pour l’Europe alors que les deux autres comptaient s’enfoncer dans la jungle. Il n’a donc rien su de ce qui s’y est passé peu après et le dîner lui était un peu sorti de la mémoire quand, venu en France pour affaires, il a lu, dans un journal, l’annonce des fiançailles de Mlle Desprez-Martel avec le marquis de Varennes. Une photographie du fiancé illustrait l’article. C’est elle qui a réveillé ses souvenirs car il a reconnu non Varennes, mais son secrétaire. Il est rentré chez lui et a écrit, pensant qu’il se devait de révéler ce qu’il savait.

« Revenu à Bâle, j’ai informé M. Desprez-Martel et, sur ses indications, j’ai joint le commissaire Langevin qu’il connaît bien et qui s’était occupé de sa disparition. C’est lui qui, dès lors, s’est chargé de mener une sérieuse enquête…

— Ce qui n’était pas facile car Ceylan est loin et je savais que j’en aurais pour un moment, si même je pouvais réussir, enchaîna Langevin. C’est alors que j’ai appris le pseudo-drame du lac de Côme. Dès cet instant, j’ai été persuadé de la substitution de personnes et j’ai cru, tout de bon, que ce misérable avait assassiné sa femme. Et puis vous êtes revenue, Mademoiselle, et j’en ai éprouvé un vif soulagement. Passager d’ailleurs car si l’aventure que vous avez bien voulu me confier apportait de l’eau à mon moulin, elle me compliquait aussi la tâche : sans le moindre cadavre à me mettre sous la dent et sans nouvelles de Ceylan, je ne voyais aucun moyen de confondre le personnage. Il est, il faut bien en convenir, d’une habileté diabolique et si la chance ne m’avait pas servi…

— La chance ? demanda Mélanie.

— Comment appeler autrement cette rafle dans les beuglants du quartier de Charonne fréquentés par les apaches qui, à la suite d’une bataille au couteau, m’a livré Caproni ? L’homme était ivre mais gardait suffisamment de conscience pour brailler que son maître était un « monsieur de la haute » qui le tirerait de mes griffes et me ferait rendre gorge. Le nom est venu sans trop de peine et, de cette minute, je n’ai plus lâché Caproni que j’avais fait mettre au secret…

— Vous avez pu le faire parler ? fit Olivier.

— Je dois dire qu’il a passé d’assez mauvais quarts d’heure avant de cracher le morceau. C’est lui, bien sûr, qui a attaqué M. Desprez-Martel dans le train de Zurich et qui était chargé d’en faire autant à sa petite-fille.

— Il devait me tuer ? murmura Mélanie. Mais comment ?

— Il était, lui aussi, dans le Méditerranée-Express mais dans les sleepings de seconde classe où les voyageurs de première placent leurs serviteurs. Après Lyon, il devait entrer dans votre compartiment et vous jeter hors du train comme il l’avait fait pour votre grand-père et, cette fois, votre mort aurait passé pour un suicide causé par le chagrin d’avoir vu votre jeune époux rejoindre pour sa nuit de noces une danseuse de music-hall…

— Un instant ! coupa Antoine qui n’avait encore rien dit. Je ne vois pas comment il aurait pu s’y prendre ? On n’entre pas comme ça et en pleine nuit dans un compartiment gardé par Pierre Bault. C’est le nom du conducteur et je le connais bien. Il est vigilant et courageux. Je le vois mal laissant enlever une jeune femme…

— Il n’aurait pas eu le choix. Caproni avait ordre de se débarrasser de lui s’il cherchait à s’interposer.

— Je crois que je comprends ce qui s’est passé, dit Mélanie. À Lyon, je n’étais déjà plus dans mon compartiment et ce Caproni ne m’a pas trouvée ?

— C’est encore plus simple que ça, sourit le commissaire. Il n’a même pas mis les pieds dans votre wagon. Il lui est arrivé une chose idiote, stupide et bien propre à déconsidérer un homme de main. Caproni, qui aime un peu trop la dive bouteille, avait déjà beaucoup bu au dîner. En outre, il voyageait avec un représentant en liqueurs et eaux-de-vie qui lui a fait goûter quelques échantillons. Résultat, il s’est endormi et ne s’est réveillé qu’à Marseille.

« Comprenant que son coup était manqué et qu’il allait avoir de sérieux ennuis avec son maître, il a été pris de panique. Il a quitté le train puis en a pris un autre qui remontait sur Paris. Ce qui ne l’empêche pas de prétendre à présent que, vous ayant aperçue, il ne s’est pas senti le cœur de tuer une aussi charmante jeune femme.

— Accordons-lui le bénéfice du doute, à condition, bien entendu, qu’il ne se rétracte pas, dit le vieux Timothée avec un haussement d’épaules. En tout cas je ne remercierai jamais assez notre ami Laurens, ici présent, de s’être chargé de mettre ma chère petite-fille à l’abri…

— Comment se fait-il que vous soyez amis, Grand-père ? demanda Mélanie. Lorsque j’étais chez lui, Antoine disait qu’il ne vous connaissait pas.

— Oh, leurs relations sont assez récentes ! fit Olivier. Comme d’ailleurs notre amitié…

— Vous aussi ? Mais comment est-ce possible ?

— C’est très simple au contraire : Antoine qui nous a vus tous les deux à l’Opéra est tombé chez moi comme la foudre, le lendemain soir, pour exiger que je lui dise où je vous cachais. Il en serait peut-être venu aux voies de fait, tant il était en colère si, à cette minute, n’étaient arrivés les témoins du pseudo-marquis. Du coup, il s’est rangé à mes côtés. Il m’a accompagné sur le pré et lorsque j’ai été blessé, je l’ai supplié de courir à Bâle à ma place afin de tout dite à votre grand-père et de lui demander de revenir. Je… je n’étais pas certain de pouvoir le faire un jour.

En regardant le visage émacié du jeune homme, Mélanie sentit quelque chose s’émouvoir dans son cœur et ses yeux s’emplir de larmes :

— Comment peut-on remercier quelqu’un qui a versé son sang pour vous ? Oh, Olivier ! J’avais si peur pour vous ! Les nouvelles que nous recevions chaque jour étaient affreuses…

— Mais ne correspondaient pas tout à fait à la réalité. Le Pr Dieulafoy a bien voulu consentir à jouer mon jeu. Et si vous avez craint pour ma vie, je suis récompensé bien au-delà de mes mérites… Ce que je redoutais, moi, c’était que M. Desprez-Martel, qui est heureusement en convalescence, ne fût pas encore assez fort pour entreprendre le voyage de retour.

— Pas assez fort ? s’écria celui-ci. Mais je serais venu sur les mains s’il l’avait fallu quand je t’ai sue vivante, ma petite. La nouvelle de ta mort m’avait… déchiré le cœur.

Emue, Mélanie se leva pour entourer de ses bras le cou du vieil homme et poser sa joue contre la sienne.

— Grand-père !… Moi aussi je vous ai pleuré tant et tant ! Et j’ai honte, à présent, de n’avoir pas respecté votre volonté. La punition était largement méritée.

— Un peu rude tout de même, tu ne trouves pas ? Allons, tu n’as rien à te reprocher. L’amour fait faire tant de bêtises et tous les torts ne sont pas de ton côté. Il faut considérer que tout finit bien puisque, mariée à une ombre, tu n’auras même pas à divorcer.

Les autres regardaient, sans trop savoir que dire et avec des sentiments divers, ce couple disparate et touchant que formaient ce vieillard et cette belle jeune femme. Ce fut Antoine qui, le premier, secoua le charme :

— C’est vrai, dit-il. Vous voilà tous deux délivrés d’un cauchemar et je vais vous demander de m’excuser. Il est temps que je rentre…

— Non !

C’était plus qu’un refus : un cri. Lâchant son grand-père, Mélanie se tourna vers Antoine :

— Non ! fit-elle plus doucement. Je ne veux pas que vous partiez ! Vous ne pouvez pas me quitter comme cela, alors que nous venons seulement de nous retrouver ?

— Il le faut bien pourtant ? Je ne vais pas m’installer chez vous.

— Pourquoi pas ?… Non, taisez-vous ! Laissez-moi parler ! Savez-vous que tout à l’heure, lorsque je luttais contre cet homme pour lui échapper, j’avais formé le projet de m’enfuir jusque chez vous ? Sous cette robe que je porte, il y en a une autre dans laquelle j’ai caché mes bijoux car je voulais profiter de tout ce monde qui allait venir pour quitter cette maison où je suis prisonnière. Je pensais courir à la gare de Lyon afin d’y prendre le premier train en partance pour le Sud quitte à en changer trois fois pour arriver en Avignon. Oh, Antoine, où étiez-vous ? Je vous ai cherché. Je suis allée rue de Thorigny…

— Pardonnez-moi ! J’étais chez un ami… disons, par prudence…

— Je sais. Pierre Bault m’a appris certaines choses et aussi quelle imprudence vous aviez commise en revenant ici. Mais par bonheur, le commissaire…

— Si vous alliez plutôt causer au jardin ? proposa Grand-père. J’ai encore à parler avec ces messieurs et notre présence ne peut que vous gêner. Vous n’êtes pas si pressé, Antoine ?

— Non… non, bien sûr…

— Alors attendez-moi un instant ! pria Mélanie. Je reviens tout de suite.

Ramassant son taffetas vert qui avait quelque peu souffert dans la bagarre, elle courut dans sa chambre pour s’en débarrasser. Il fallait qu’Antoine, pour une fois, la vît assez belle pour avoir envie de la garder. Très vite, elle revêtit sa robe de faille blanche, glissa dans le décolleté deux roses pâles prises dans un vase et dénoua ses cheveux qu’elle rejeta simplement en arrière. Après un sourire à son miroir, elle rejoignit le jardin sans passer par le petit salon.

On avait éteint les flambeaux de la fête mais la nuit était claire et elle retrouva sans peine son ami : assis sur un banc, il fumait un cigare dont le bout rougeoyait par instants. Le frou-frou de la robe sur les graviers le fit lever et il regarda venir à lui cette ombre blanche et parfumée qui lui en rappelait tellement une autre dont l’image, sans doute, ne s’effacerait plus.

En silence, Mélanie vint tout contre lui et glissa ses bras autour de son cou sans qu’il trouvât le courage de la repousser.

— Je vous aime, soupira-t-elle. Et je sais que vous m’aimez. Pourquoi voulez-vous partir ?

Il referma les bras sur elle pour enfouir son visage dans ses cheveux.

— Parce qu’il le faut. C’est sans doute vrai que je vous aime et c’est peut-être vrai que vous m’aimez. Seulement, je ne suis pas un homme pour vous, ni sans doute pour aucune femme…

— Je ne vois pas ce qui vous permet d’en juger. Et ne venez pas me parler de nos âges !… nous avons été heureux ensemble, souvenez-vous ? Et je ne crois pas que le bonheur puisse habiter ailleurs qu’à Château-Saint-Sauveur…

— Ma maison sera la vôtre aussi souvent que vous le désirerez mais je ne suis pas certain que vous le désirerez toujours ! Vous n’avez rien vu du vaste monde et, quant à moi, je quitte Paris demain mais pas pour la Provence.

— Qu’importe ! Vous y reviendrez un jour ou l’autre ? J’aimerais vous y attendre comme la comtesse d’Alès attendait le bailli de Suffren dans son château de Borrigaille. Il était de l’ordre de Malte et ne pouvait se marier mais elle était heureuse d’entendre les bruits de sa gloire et de l’accueillir à ses retours, souvent bien courts… Elle est même morte loin de lui sans jamais cesser d’être heureuse.

— Je connais l’histoire, Mélanie, mais vous, cette vie en dehors, cette vie en marge n’est pas faite pour vous. Et je ne suis pas, tant s’en faut, le bailli de Suffren !

— Vous êtes Antoine… et pour moi c’est aussi bien.

— Que vous êtes jeune, mon Dieu !… Et si nous parlions un peu de votre grand-père ? Vous voulez l’abandonner si vite ?

— Non, bien sûr. Je suis trop heureuse qu’il soit là et bien vivant et nous allons rester ensemble mais il n’y a là aucune incompatibilité. Il pourrait… acheter un château en Provence ? Il est si riche ! Il ne me refuserait pas mon Borrigaille…

— Mélanie, Mélanie ! Vous avez seize ans et moi…

— Nous y voilà ! Je savais bien que vous en parleriez. Sachez alors que j’ai beaucoup vieilli en quelques semaines.

— Vous le croyez mais votre cœur est encore tout neuf et peut prendre d’autres directions. Je ne veux pas courir ce risque… outre que nous ne sommes sûrement pas faits l’un pour l’autre.

— Je suis certaine du contraire ! Rappelez-vous notre nuit !

— À mesure que passerait le temps, nos nuits seraient moins belles. Vous ne me connaissez pas vraiment. Vous croyez que je suis un peintre un peu fou mais je suis autre chose aussi.

— Un agent secret ? Je le sais. Et après ? Ces hommes-là ont le droit de vivre et d’avoir des femmes !

— Ils ont surtout des veuves ! En tout cas merci de n’avoir pas dit un espion.

Il avait réussi à l’écarter de lui mais elle revint à la charge et l’obligea à mettre ses bras autour d’elle.

— Eh bien, fit-elle joyeusement, je serai votre veuve ! Mais jusque-là, il y a plein de beaux jours qui nous attendent.

— Dieu que vous êtes entêtée ! Vous me forcez vraiment dans mes retranchements. Et si je vous disais que je suis aussi… un voleur ?

— Cela ne changerait rien du tout ! Et d’ailleurs, ce n’est pas vrai.

— Si, c’est vrai !…

Elle le considéra avec une stupeur amusée où n’entrait d’ailleurs pas la moindre indignation.

— Tout de bon ?

— Tout de bon ! Mais je ne suis pas un vulgaire cambrioleur : je ne m’empare que de très beaux joyaux ! Les perles de la petite Bremontier, les émeraudes du maharajah et les diamants d’Anna de Castellane, c’était moi… Ne le répétez pas ! Je vous donne là une preuve de confiance, Mélanie…

— Vous essayez surtout de me dégoûter de vous. Si c’est cela, vous ne prenez pas le bon chemin. Et qu’est-ce que vous faites de votre butin ? Vous le gardez ?

— Quelque temps seulement : celui de les admirer, de les caresser. J’ai toujours eu la passion des pierres !… Ensuite, je les vends et pour que le Seigneur me pardonne, je donne la moitié de l’argent à qui en a besoin !

— Merveilleux ! exulta Mélanie. Vous êtes une sorte de Robin des Bois ? Vous voyez bien que vous êtes un héros, vous aussi ! Je vous adore !

— Miséricorde ! soupira Antoine. Je ne vous savais pas si grande lectrice de romans d’aventure ! C’est très joli dans les livres mais songez qu’un beau jour le commissaire Langevin pourrait me mettre la main au collet comme il vient de le faire pour Adriano Bruno.

— Il ne fera jamais cela ! assura Mélanie. Si vous travaillez pour le gouvernement, il ne peut que vous protéger !

— C’est… votre morale personnelle ?

— Pourquoi en aurais-je une autre puisque je vous aime ? Aimez-moi, Antoine ! Je suis sûre que vous en mourez d’envie !

— Ne me rendez pas ridicule, mon cœur ! La vie que vous m’offrez serait belle et facile mais je ne me reconnais pas le droit de l’accepter. Je pars demain, je vous l’ai déjà dit,… très loin, là où l’on m’envoie.

— Et bien sûr, vous ne me direz pas où ? Parfait ! Je vous attendrai.

— Mais je ne le veux pas ! s’écria Antoine. Et vous allez même me promettre d’essayer de vivre comme si nous ne nous connaissions pas… comme si nous habitions des planètes différentes !

— Donnez-moi une bonne raison pour cela !

— Vous avez vraiment envie de vous faire tuer ? Ou de faire tuer Victoire, les filles, Prudent, le chien et le chat ? Je les ai toujours tenus à l’abri des mauvais coups jusqu’à présent. Oubliez-moi au moins pour un temps ! Votre grand-père va ouvrir devant vous les portes d’une vie magnifique : acceptez ce qu’il vous offre !

— Il ne m’offrirait rien s’il savait ce qu’il y a entre nous…

— Il le sait. Il sait même tout et il pense que j’ai raison. Croyez-moi, Mélanie ! Laissez passer le temps ! Dans quelques mois, dans un an ou deux vous ne vous souviendrez peut-être même plus de moi !

— Ne comptez pas là-dessus !

— Pourquoi ? Mais regardez donc autour de vous ! Là, tout près, il y a un homme qui vous aime. Un homme jeune, brillant, plein d’avenir… et honnête !…

— Olivier ?

— Bien sûr, Olivier ! Il s’est même fait embrocher pour vous. Qui vous dit qu’un jour cet amour qui n’ose pas s’avouer ne vous touchera pas ?

— Si vous m’aimiez vraiment, vous ne le verriez même pas, Olivier. Moi je ne sais qu’une chose : je n’aimerai jamais que vous !

— Alors, revenez me le dire dans deux ans… si je ne suis pas mort… ou en prison !

— Pourquoi n’irais-je pas vous le dire en prison ? Et si vous êtes mort, j’irai le crier sur votre tombe !

— Sacrée tête de mule !

Saisissant à deux mains le visage de Mélanie, Antoine lui donna le plus long baiser qu’il eût jamais donné. Puis s’enfuit en courant vers les portes-fenêtres éclairées de la maison.

Vidée de ses forces, Mélanie se laissa tomber sur le sable de l’allée…

— Antoine !… appela-t-elle, reviens !

Elle resta là un moment puis, retrouvant son courage elle se releva. Il était déjà loin sans doute et elle renonça à le poursuivre mais cria dans le silence de la nuit :

— Tu ne te débarrasseras pas de moi si facilement, Antoine Laurens ! Je t’aime… oh je t’aime tant ! – Et sa voix ne fut plus qu’un murmure…

De son côté, Antoine avait traversé le vieil hôtel sans chercher à dire au revoir et sans saluer quiconque. Il franchit en courant la cour et le portail puis il s’élança dans la rue à la recherche d’un fiacre comme Mélanie avait rêvé de le faire pour aller vers lui.

Il en trouva un sur le boulevard, se jeta dedans :

— Rue de Thorigny ! ordonnait-il au cocher.

La voiture partit. Tirant de sa poche son vieux chapeau de tweed, il se l’enfonça jusqu’aux sourcils, se rencogna contre le drap usé du siège, croisa les bras et ferma les yeux. Il ne fallait plus qu’il pense à Mélanie ! Il fallait qu’il pense à autre chose : à la mission qui l’attendait, au temps qui pressait… à des choses sans importance… Et c’est alors qu’il entendit un bruit bizarre : au fond de lui-même quelqu’un pleurait…


Un mois plus tard, sur le pont de l’Askja, Mélanie et son grand-père regardaient les marins envoyer les grandes voiles rouges à la pointe des mâts. Comme il l’avait promis, le vieux Timothée emmenait sa petite-fille découvrir l’Amérique.

Debout sur le quai de Saint-Servan, Olivier Dherblay suivit des yeux la goélette jusqu’à ce qu’elle ne fût plus qu’une virgule à la surface de la mer. Oubliant le travail qui l’attendait, il pensa seulement que ces deux-là méritaient bien leurs vacances et que sa part à lui n’était pas la plus mauvaise. Paris était vide, à présent, d’une haute société qui ignorerait longtemps ce qui s’était passé rue Saint-Dominique, la version officielle étant que Mme Desprez-Martel, souffrant d’une crise d’appendicite, avait dû être transportée d’urgence en clinique quelques minutes avant la réception. Il allait pouvoir travailler d’autant plus tranquillement que, grâce à l’amitié conjointe du président Loubet et du commissaire Langevin, le scandale de l’arrestation avait pu être caché aux journaux, donc évité.

Comme serait évité le déshonorant procès : Adriano Bruno était mort dans sa prison : empoisonné. On ne saurait jamais par qui et d’ailleurs personne n’aurait l’idée de chercher à savoir qui avait ordonné la mort d’un petit truand italien. Seul, Olivier s’en doutait : l’homme qui s’en était pris à Mélanie n’avait à attendre ni pardon ni pitié du vieux Timothée…

Quant à Albine Desprez-Martel, née Pauchon de la Creuse, elle partit prendre quelques semaines de repos à Marienbad, y rencontra un planteur de café brésilien et, entre deux verres d’eau, se laissa séduire par l’idée de visiter de nouveaux horizons.


Saint-Mandé, 6 mars 1990.

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