1902-1903
L'orage qui éclata en fin d’après-midi, conséquence logique d’une longue canicule, fit quelques dégâts, à Dinard. La villa « Morgane » et son jardin s’en tiraient avec un pin abattu, des massifs d’hortensias ravagés par la grêle, l’une des verrières de la serre endommagée et les allées sablées changées en longs fragments de grève creusés de rigoles. Au crépuscule, il fit presque froid et le vent apaisé du soir changea en fontaine la moindre branche d’arbre.
Ayant reçu presque tout le contenu d’un magnolia, Mélanie s’ébroua. À peine arrivée à mi-chemin de son mur, elle était déjà mouillée. Encore heureux qu’en s’échappant par la cuisine elle eût trouvé le grand châle noir que Rosa mettait pour aller au marché quand il y avait du vent ! Il l’enveloppait tout entière, couvrant presque sa chemise de nuit, seul vêtement qu’elle eût à sa disposition à cette heure tardive.
En la couchant, chaque soir, Fräulein faisait emporter par la femme de chambre les habits que son élève venait de quitter pour les ranger dans la penderie ou les déposer « au sale ». Elle ne laissait même pas à Mélanie une robe de chambre et une paire de pantoufles qu’elle considérait comme des « douilletteries » incompatibles avec une ferme éducation, telle qu’on la concevait tout au moins dans son Allemagne natale. On apportait tout cela lorsque Mélanie se levait, car elle n’était pas censée sortir de ses draps avant l’heure prescrite quels que puissent être les besoins nocturnes de sa vessie. En cas d’extrême urgence, le nécessaire se trouvait dans la table de chevet.
C’est donc en vertu de ces règles de vie dignes d’un soldat du Grand Frédéric que l’unique héritière des Desprez-Martel en était réduite à galoper pieds nus dans l’herbe mouillée, ce qui, d’ailleurs, ne la tourmentait guère : à quinze ans et en été on n’a pas le pied délicat. Et puis Mélanie eût fait bien d’autres sacrifices pour le plaisir de voir le bal qui allait se dérouler chez sa voisine.
Arrivée au bout de la grande pelouse, elle se retourna pour vérifier qu’il ne se passait rien d’imprévu mais la villa blanche, abritée comme sous un parapluie par ses toits d’ardoise, montrait paupières closes : aucune lumière ne filtrait de ses volets. Normal car il était déjà tard, mais un bal ne commençait jamais avant dix heures du soir et il n’y avait guère qu’une demi-heure que les tziganes se faisaient entendre.
Une demi-heure qui, pour Mélanie, s’était déroulée dans l’angoisse : elle ne retrouvait plus la clef de la cuisine que son ami Conan, le fils du jardinier et l’ennemi juré de Fräulein, lui avait fait faire en cachette. Elle crut d’abord l’avoir oubliée dans la poche de sa robe de piqué blanc qui devait être dans la buanderie, et il lui fallut dix bonnes minutes d’une agitation lui brouillant la mémoire pour se souvenir de l’endroit où elle l’avait cachée : au milieu de ses crayons de couleur.
Rassurée sur ses arrières, l’adolescente reprit sa course. Les échos d’une valse lui parvenaient, tendres, enveloppants, séduisants au possible. On commençait à entendre aussi la voix vigoureuse du valet chargé d’annoncer les invités cependant que l’ombre épaisse des arbres s’étoilait de lumières. Enfin Mélanie, avec un soupir de soulagement, atteignit le mur et surtout le grand cèdre dont les branches formaient au-delà de la clôture une avancée suffisante pour offrir une vue non seulement du parc illuminé dont la tempête n’était pas venue à bout mais aussi des salons largement éclairés. Bien sûr, escalader pieds nus un arbre trempé n’est pas une entreprise agréable, mais elle se trouvait largement compensée par le ravissant spectacle d’une fête chez celle que l’on appelait « la Reine de Dinard ».
Une reine à laquelle personne ne songeait à contester son titre, bien qu’en cet été 1902 la côte d’Émeraude attirât tout ce que l’Europe – et surtout le Royaume-Uni ! – comptait de grands noms et de grandes fortunes. Mrs. Hugues-Hallets était non la plus noble, ni la plus belle ni surtout la plus jeune mais une sorte de vivant miracle, un personnage hors du temps à qui son extrême richesse et ses fabuleuses relations permettaient tous les enchantements.
Née en Louisiane, elle avait été d’une extraordinaire beauté dont – dans son âge avancé car elle comptait quatre-vingt-dix printemps – il lui restait des traces frappantes. Celui ou celle qui lui était présenté ne l’aurait jamais imaginée si vieille tant elle prenait soin de sa personne. Son visage rose et frais, toujours habilement maquillé, restait le plus aimable qui se pût voir. En outre, à la tête d’une des fortunes les plus colossales d’Amérique, elle n’aimait rien tant qu’en faire profiter ses amis et, autour d’elle, s’assemblait une cour d’altesses plus ou moins royales, de grands seigneurs exotiques, de milliardaires américains et de ladies anglaises ravissantes qui semblaient provenir d’une toile de Lawrence, de Gainsborough ou de Dante Gabriel Rossetti car, pour être admis chez Mrs. Hugues-Hallets, il fallait être très noble, très intelligent, très brillant ou d’une très grande beauté. En fait c’était l’argent qui importait le moins à cette Hôtesse d’un autre âge qui, pendant la saison de Dinard, donnait chaque soir un dîner de trente couverts et chaque semaine un bal de trois cents personnes dans sa somptueuse villa du Moulinet. Ladite saison ne durait, il est vrai, que du 1er août au 8 septembre et ce bal-ci était le dernier, mais on devait y entendre l’illustre Caruso, un ami personnel de la maîtresse de maison et un habitué de la Côte.
Mrs. Hugues-Hallets fascinait Mélanie qui l’avait surnommée la fée des Lilas parce que, de toutes les couleurs tendres dont elle se parait, c’était le mauve qui avait sa préférence. Toujours vêtue à la mode des années 1880, elle affectionnait les toilettes de soies tendres et irisées invariablement ornées d’une « tournure » légère et d’une longue traîne qu’elle ramassait sur son bras d’un geste plein de grâce lorsqu’elle se déplaçait à l’extérieur. Elle se coiffait aussi de minuscules capotes couvertes de fleurs ou de fruits et nouées sous le menton par un ruban de velours assorti à la robe. Bien souvent ce jardin miniature se composait de grappes de lilas qui, jointes aux immenses écharpes de mousseline nuageuse que portait la vieille dame, conféraient à son personnage quelque chose d’irréel. Et Mélanie s’attendait toujours à lui voir brandir une baguette magique pour en changer les gens qui ne savaient pas rire, ou seulement sourire, en rats ou en crapauds… En effet, elle aimait la gaieté, la jeunesse et savait à la fois s’amuser et amuser les autres.
À la dernière Fête des Fleurs elle était apparue dans une petite voiture entièrement recouverte d’immortelles mauves et jaunes et surmontée d’une couronne royale faite des mêmes fleurs. Tout le monde avait beaucoup ri avec elle de cette plaisanterie. Mais cela c’était seulement sa vie publique. Beaucoup plus secrètes étaient ses charités et le bien qu’elle dispensait aux déshérités par l’entremise d’un vieil ami.
Installée assez loin sur sa grosse branche pour avoir franchi le mur, Mélanie apercevait l’enfilade des salons éclairés par des centaines de bougies car la maîtresse de maison trouvait la lumière électrique peu flatteuse pour le visage. Leurs petites flammes faisaient scintiller mystérieusement les lustres et les girandoles de cristal ainsi que les diamants des belles invitées. Une profusion de roses pâles cachaient à demi les boiseries d’un vert ancien et les jolis meubles tendus de satins brochés. Fidèle, en effet, pour sa toilette aux modes de son temps, Mrs. Hugues-Hallets partageait, en matière de décoration et de mobilier, les goûts du comte Boniface de Castellane. Tous deux appréciaient le charme du XVIIIe siècle et sa grâce légère à jamais disparue.
De son perchoir, Mélanie se laissait aller au plaisir de l’admirer, assise bien droite dans une bergère à oreilles, parée d’une robe de satin nacré à reflets roses et d’une quantité de perles magnifiques. Un collier-de-chien emprisonnait son cou et d’immenses sautoirs coulaient de ses épaules. Des perles encore à ses bras gantés très haut. D’autres enfin, en forme de poire, lui composaient un diadème qui se perdait dans un piquet de roses-mousse.
Une couronne de jeunes ladies en mousselines tendres, dont les longues jupes semblables à des corolles mettaient en valeur les tailles fines ceinturées de rubans, l’entouraient comme un parterre cependant qu’à l’entrée des salons les noms illustres se succédaient lancés d’une voix forte par un immense valet à perruque poudrée :
— Madame la princesse de Faucigny-Lucinge… Madame Victor Hugo… Son Altesse Royale le prince Louis d’Orléans-Bragance… Monsieur Jérôme Tharaud… Madame Judith Gautier… Sa Grâce Madame la Duchesse de Marlborough… Lord et Lady Cowley…
Lente, souriante et suprêmement élégante, la procession des invités venait saluer la vieille dame que son grand âge dispensait de se tenir debout à l’entrée des salons comme l’aurait voulu le protocole. Ponctué par les habits noirs des hommes, c’était un flot ininterrompu et chatoyant où, sur les gorges blanches, diamants, émeraudes, rubis, saphirs et perles étaient posés comme autant de papillons exotiques aux fabuleuses nuances. Le coup d’œil avait quelque chose de féerique et Mélanie regardait, regardait de tous ses yeux en attendant le feu d’artifice qui serait tiré tout à l’heure.
Elle se savait trop jeune pour participer à de telles fêtes et d’ailleurs ne le souhaitait guère. Elle ne rêvait même pas de ce premier bal qui aurait lieu à l’automne pour son seizième anniversaire parce qu’elle était certaine que ce serait assommant. Il n’y aurait pas de parc illuminé, pas de fusées jaillissantes, seulement le décor des salons de la rue Saint-Dominique et comme ce serait fin octobre on ne pourrait même pas ouvrir les fenêtres sur le petit jardin. Et puis, pas question de danser avec qui lui plairait mais uniquement avec les rares cavaliers qui auraient reçu la permission de l’inviter. C’est-à-dire qu’ils auraient été triés avec soin par sa mère et surtout son grand-père, ce terrible vieillard qui, plus encore depuis la mort de son fils, le père de Mélanie, menait de main de maître son cabinet d’agent de change et les autres affaires familiales.
Quand elle pensait au vieux Timothée Desprez-Martel, sa petite-fille n’arrivait pas à démêler quelle dose d’affection il lui inspirait. Peut-être parce qu’il l’avait toujours trop impressionnée…
En général on ne le voyait guère car, lorsqu’il n’était pas à ses affaires ou en mer et en particulier depuis qu’il avait perdu « Chère Bonne-Maman », il préférait de beaucoup s’enfermer chez lui avec ses livres et sa collection de tableaux mais il y avait tout de même des dates auxquelles on n’échappait pas. Par exemple, le Jour de l’An.
En cette circonstance, l’oncle Hubert venait chercher Mélanie et sa mère dans sa voiture électrique conduite par un chauffeur vêtu de peaux de bêtes et les amenait déjeuner dans le vieil hôtel des Champs-Élysées. La distance n’était pas grande mais, comme il faisait toujours froid, ces dames ne prenaient place dans le véhicule qu’au milieu d’un grand luxe de fourrures. Albine détestait ce moyen de locomotion dont son beau-frère raffolait mais Mélanie trouvait que c’était le seul épisode consolant de la journée, le reste étant d’une affligeante tristesse.
En effet, franchies la haute porte cochère enduite d’un vernis vert foncé toujours impeccablement entretenu et la cour pavée sur laquelle donnaient les portes des écuries, on pénétrait dans un univers consternant et vaguement sinistre qui aurait pu servir de décor pour Marie Tudor ou Les Burgraves de M. Victor Hugo. De hautes boiseries sombres travaillées à la manière d’un chœur d’église, les stalles en moins, encadraient des fenêtres à vitraux rouge et bleu qui, lorsque les lourds rideaux de velours frappé à pompons le leur permettaient, éclairaient de taches sanglantes ou livides une infinité de bahuts tarabiscotés, de cathèdres et de portraits de famille où même les dames se croyaient obligées de prendre un air sévère. Il y avait aussi, sur d’épais tapis dont il était difficile de distinguer les couleurs, un imposant piano à queue en ébène verni dont la caisse d’harmonie disparaissait à demi sous une chape d’évêque retenue elle-même par trois gros livres reliés en rouge et abondamment dorés, quantité de sièges capitonnés aux couleurs indéfinissables, une vaste vitrine contenant la collection d’éventails anciens chère à Bonne-Maman et des tables juponnées sur lesquelles s’étalaient des boîtes, des flacons, des statuettes, cependant que dans un coin, érigé sur une colonne gothique et abrité par un aspidistra géant, un buste d’empereur romain posait sur toutes choses un regard vide que Mélanie trouvait féroce.
Le déjeuner, bien qu’il fût toujours exquis parce que Cher Grand-Papa tenait à la bonne chère et entretenait un cuisinier génial, représentait une rude épreuve. Il était servi sur une immense table d’abbaye, flanquée de quatre valets en habit noir, à un bout de laquelle le grand-père, sorte de géant à la barbe rouge et blanc, présidait du fond d’une espèce de trône. En face de lui, un siège du même genre mais drapé de crêpe funèbre marquait pour jamais la place de son épouse défunte, ce qui n’ajoutait rien à la gaieté de la réunion, en dépit des efforts de l’oncle Hubert. C’était un garçon qui aimait mener joyeuse vie et que les affaires n’intéressaient en rien. Aussi ses tentatives pour dégeler l’atmosphère tombaient-elles toujours à plat. Son père le considérait d’un œil de granit et bougonnait qu’il était inutile de farcir l’esprit de Mélanie avec des fariboles dépourvues d’intérêt.
— J’entends, martelait-il, qu’elle devienne une femme de devoir comme l’était ta mère. Puisque tu en es incapable il faudra qu’elle épouse un homme susceptible de me succéder et d’assumer mon empire.
— Père, minaudait alors Albine en égratignant sa glace au chocolat d’une petite cuillère de vermeil, vous êtes unique. Où voulez-vous que nous trouvions un autre vous-même ?
— Le temps venu, soyez certaine, ma fille, que je saurai bien le dénicher, ou qu’il soit.
Le déjeuner terminé, les deux hommes allaient fumer un cigare dans la salle de billard, sorte de nécropole gardée par des armures médiévales, tandis que Mélanie et sa mère se morfondaient dans le jardin d’hiver où, au milieu d’orangers en pots et de plantes tropicales entretenues à grands frais, elles grignotaient des chocolats en attendant le café que Soames, le vieux butler anglais, servait traditionnellement sur une table de rotin couverte de damas blanc et dressée devant une haute verrière décorée de roseaux et de nymphéas où d’évanescentes jeunes femmes en tuniques à la grecque s’ébattaient pieds nus et les cheveux flottant au souffle d’une brise imaginaire. Dans son enfance Mélanie s’imaginait que c’était pour leur éviter de prendre froid qu’il faisait si chaud dans cette pièce, la seule de tout l’hôtel où régnait en plein hiver une température agréable, la seule où sa grand-mère aimait à se tenir en dehors de sa chambre et bien qu’elle déplorât vivement la tenue négligée des jolies filles du vitrail. Le reste de l’hôtel bénéficiait en effet d’une fraîcheur toute britannique et de vivifiants courants d’air. Cher Grand-Papa, élevé à la dure chez les jésuites, ne supportait pas la chaleur. Quand revenait la canicule estivale, il partait sur son yacht vers le cap Nord, les Hébrides, les îles Féroé ou toute autre région plus proche du cercle arctique que de l’équateur…
On buvait le café dans d’exquises tasses de Sèvres d’un bleu ravissant et c’était après avoir sacrifié à ce rite dans un profond silence que Cher Grand-Papa passait à la cérémonie des étrennes pour Mélanie. Il faisait approcher sa petite-fille puis, tirant de son gousset une pièce d’or de vingt francs, il la lui remettait en prenant bien soin de refermer sur ce trésor les doigts de la fillette. Après quoi, et toujours avec les mêmes mots, il lui recommandait de ne pas la dépenser mais de la mettre dans sa tirelire afin de se constituer ainsi un petit capital que l’on ferait fructifier plus tard. Mélanie balbutiait alors un remerciement cependant que sa mère s’exclamait rituellement :
— C’est trop de bonté, Père ! En vérité, vous gâtez trop cette petite…
Et là-dessus on s’en allait. À trois heures juste, Cher Grand-Papa, comme s’il avait une pendule dans la tête, tirait de sa poche de gilet sa grosse montre en or et expédiait une famille qui ne demandait que cela. Les grandes portes vernies de l’hôtel se refermaient jusqu’au prochain événement familial (anniversaire ou fête) et l’oncle Hubert se hâtait de ramener mère et fille rue Saint-Dominique avant d’aller chercher à son cercle ou chez quelque belle amie une atmosphère plus cordiale.
Rentrée chez elle, Albine Desprez-Martel allait régulièrement se coucher dans sa chambre où brûlait un feu d’enfer en criant à tue-tête qu’elle était glacée jusqu’à la moelle des os et que, très certainement, il faudrait faire appel dès l’aurore au Dr Gaud, le médecin de famille, pour la retenir encore un peu sur la rive où l’on ne revient jamais une fois qu’on l’a quittée. Quant à Mélanie, comme il était alors trop tard pour les Tuileries ou le guignol des Champs-Elysées avec Fräulein, elle avait le droit de faire ce qu’elle voulait jusqu’à l’heure du dîner, ce qui, à tout prendre, était une bonne chose, bien que la musique ne lui fût pas autorisée pour ne pas aggraver « l’affreuse migraine » habituelle de sa mère. Encore enfant, elle allait jouer au jardin pour se dégourdir les jambes mais, depuis qu’elle avait atteint l’adolescence, elle choisissait de dévorer, voluptueusement couchée à plat ventre devant la cheminée, quelque ouvrage de la comtesse de Ségur ou de Fenimore Cooper qu’elle pouvait lire dans le texte original, ayant appris à parler l’anglais comme l’allemand presque en même temps que le français. Ces auteurs étaient les seuls qui lui fussent permis en dehors des grands classiques et des livres de classe que fournissait l’élégante école de Mlle Adeline Désir, sise rue Jacob, et dont elle suivait les cours depuis l’âge de huit ans. En effet, Cher Grand-Papa s’était formellement opposé à ce qu’elle fût pensionnaire chez les Dames de l’Assomption ou au couvent des Oiseaux comme le souhaitait sa mère.
— Ma petite-fille doit se marier, affirmait-il en donnant volontiers du poing sur la table. Il ne saurait être question de lui farcir la tête avec des idées de cloître et de renoncement. Une institutrice privée et quelques heures par semaine dans une bonne école, voilà ce qu’il lui faut ! Encore ne suis-je pas certain que ce soit bien utile. Qu’elle sache tenir sa maison, ses gens et sa place dans un salon me semble une éducation tout à fait suffisante…
Il avait bien fallu qu’Albine en passât par là, quelque désir qu’elle eût de tenir éloignée d’elle le plus longtemps possible une fille qui, en grandissant, l’empêchait de laisser croire à ses nombreux admirateurs qu’elle avait tout juste vingt-cinq ans. Mais Mélanie que l’internat ne tentait guère en était reconnaissante à son grand-père. L’atmosphère, chez Mlle Désir, était peut-être un peu précieuse et l’on y veillait de près à la religion, mais au moins on n’avait pas à vivre en promiscuité continuelle avec des filles plus ou moins arriérées pour qui, par exemple, les plaisirs de la mer se limitaient à faire des pâtés de sable ou à jouer, en robe de broderie anglaise et chapeau-charlotte de même tissu, au croquet, aux grâces ou au diabolo. De préférence avec des bas noirs et des bottines vernies. Mélanie dédaignait profondément ces plaisirs frivoles depuis que le cher oncle Hubert lui avait appris à nager, à monter à cheval et même – plaisir entre tous divin ! – à tenir la barre d’un petit voilier. C’était d’ailleurs à lui qu’elle devait l’intrusion discrète des Trois Mousquetaires et même – comble d’audace ! – de La Reine Margot au milieu de la sage Bibliothèque Rose. Fenimore Cooper avait été sa dernière trouvaille et Mélanie s’en repaissait tandis que Fräulein, enfermée dans sa chambre, consacrait son temps libre à l’imposante correspondance qu’elle entretenait avec sa famille de Mayence et, surtout, avec son fiancé, un brillant « privat dozent » de l’université de Heidelberg dont elle avait montré en cachette à son élève la martiale photographie. Le « Schatz(1) » de Fräulein y plastronnait en uniforme à brandebourgs, les joues tailladées de deux ou trois cicatrices, appuyé des deux mains sur la garde d’un sabre et sa tête rase, abondamment moustachue, couronnée d’une curieuse coiffure qui ressemblait à une boîte de camembert. Un bouquet desséché de « Vergissmeinnicht(2) » était attaché au cadre par un ruban bleu et, quand elle contemplait cette attendrissante image, Fräulein avait toujours la larme à l’œil. Elle espérait beaucoup que son élève se marierait assez vite pour qu’elle pût retourner chez elle et convoler à son tour avec l’homme de ses pensées.
Mais les amours de Fräulein, le frivole égoïsme d’Albine et les foudres de Cher Grand-Papa étaient bien loin de l’esprit de Mélanie tandis que, serrant autour d’elle le châle de Rosa, elle regardait se dérouler la soirée de Mrs. Hugues-Hallets. Elle se sentait d’autant plus tranquille que sa mère n’y assistait pas : Albine avait choisi de se rendre à une réception chez le gouverneur de Jersey sur le yacht d’un ami anglais. Personne ne viendrait donc déranger l’occupante du grand cèdre.
À ce point de la réception, tout le monde venait de prendre place sur des petites chaises dorées disposées dans l’un des salons, celui où un grand piano trônait dans une sorte de baie vitrée abondamment garnie de plantes vertes qui rappelèrent à Mélanie le jardin d’hiver de son grand-père. Un homme maigre, en habit, s’installait sur le tabouret dont il avait réglé la hauteur et, presque aussitôt, un personnage corpulent, au visage plein barré d’une impressionnante moustache et coiffé de cheveux noirs frisés, fit son entrée sous les applaudissements chaleureux de l’assemblée : le grand Caruso allait chanter.
Il avait choisi, pour commencer, le grand air de « Martha » tiré d’un opéra du compositeur mecklembourgeois Friedrich von Flotow, qui connaissait une grande vogue depuis près d’un demi-siècle. La musique en était agréable, facile, d’ailleurs, et la voix célèbre résonnant sous les frondaisons de ce parc illuminé lui conférait un charme mystérieux auquel l’adolescente fut sensible bien qu’elle n’aimât guère les soirées de l’Opéra où sa mère était contrainte de l’emmener de temps en temps sur ordre de son grand-père. Sauf quand il y avait ballet, Mélanie trouvait insupportable la toilette qu’on l’obligeait alors à revêtir et qui était toujours celle d’une petite fille, alors même qu’elle atteignait presque la taille d’Albine. En outre, elle trouvait profondément assommant ce qui se passait sur la scène quand ce n’était pas du plus haut comique. Comment s’intéresser aux malheurs d’une Yseut de cent kilos ou brûler de passion pour un chanteur dont l’estomac remonté prouvait qu’il portait un corset ? À l’Opéra c’étaient toujours les agonisants qui chantaient le plus fort. Et quand un danger devenait pressant, au lieu de s’enfuir à toutes jambes, on commençait par en discuter ; quelquefois même on s’asseyait…
Le comble avait été atteint un soir, récent d’ailleurs, où Albine, furieuse, avait dû emmener sa fille prise d’un fou rire impossible à maîtriser. On donnait alors Sigurd de Reyer, une œuvre fortement inspirée par la fameuse Tétralogie de Richard Wagner. Et soudain, alors que le roi Gunther clamait avec majesté
Je suis Gunther, roi des Burgondes,
Prince du Rhin !
Sur ces campagnes fécondes
Que le grand fleuve germain
Arrose de ses eaux profondes
Tout est soumis à mon sceptre d’airain…
voilà que Mélanie repère l’un des gardes du roi barbare, un assez petit homme surmonté d’un casque à grandes cornes qui lui mettait la figure à mi-chemin des pieds. L’ensemble, déjà, était assez drôle mais l’irrésistible résidait dans les fameuses cornes : mal fixées sans doute, elles se balançaient mollement, l’une après l’autre, chaque fois que leur propriétaire se déplaçait. Et, sans doute pour veiller sur les arrières de son roi, il se déplaçait pas mal. Alors, ce fut le désastre : Mélanie éclata de rire, un de ces rires nerveux que rien ne peut arrêter, même la gifle qu’Albine lui assena lorsqu’elles eurent atteint le couloir des loges :
— Tu es vraiment impossible ! explosa la mère. Jamais plus je ne t’emmènerai à l’Opéra. Ton grand-père, que je mettrai d’ailleurs au courant, en pensera ce qu’il voudra.
Malheureusement, sur la tête de la jeune femme, deux plumes de paradis safranées s’agitaient au vent de sa colère, rappelant tellement les cornes du Burgonde que Mélanie, en dépit de sa joue cuisante, pouffa et repartit de plus belle. On la ramena aussitôt à la maison et elle fut privée de dessert pendant huit jours, mais elle s’était tant amusée que le jeu en valait largement la chandelle.
Tandis qu’une main sur le cœur le grand Caruso clamait son amour pour la belle Martha, l’attention de Mélanie fut soudain attirée par un couple qui venait de sortir sur la terrasse fleurie de géraniums roses d’où, par les larges marches, on pouvait descendre au jardin. De son poste d’observation, elle ne distingua pas tout de suite l’homme et la femme. Ils n’étaient qu’une ombre blanche auprès d’une ombre noire. Alors, poussée par la curiosité, elle avança un peu plus loin sur sa branche mais, si elle voyait mieux, elle n’en sut pas davantage, car elle n’avait jamais vu cette jeune femme rousse dont les épaules blanches laissaient glisser un boa de tulle bouillonné et pailleté. Mélanie s’en serait souvenue tant elle était ravissante dans sa robe princesse dont la petite traîne mousseuse lui donnait l’air de marcher sur un nuage. Quant à l’homme, il lui était aussi totalement inconnu, sinon comment oublier cette haute et svelte silhouette, ces épaules droites, ce corps mince et musclé que l’habit de soirée épousait à la perfection. D’épais cheveux noirs et bouclés coiffaient une tête au port altier mais il était impossible d’apercevoir du visage autre chose qu’un profil perdu.
Le rire léger de la femme domina un instant la musique tandis que son compagnon la prenait dans ses bras et la courbait en arrière pour imposer un baiser que l’on faisait mine de lui refuser en jouant d’un éventail tantôt ouvert, tantôt fermé.
L’éventail fut vaincu et glissa à terre cependant que les deux têtes se rejoignaient durant un temps qui parut interminable à celle qui les regardait.
Comme si elle eût été tout près d’eux, Mélanie retenait son souffle et les admirait avec un rien de jalousie. Ils étaient tellement beaux tous les deux et ils semblaient tant s’aimer. Cependant la jeune femme se dégageait en murmurant quelque chose dont, bien sûr, Mélanie ne perçut rien. Lui essaya de la retenir mais déjà, elle s’enfuyait vers les lumières des salons en laissant son rire léger derrière elle.
Resté seul, l’inconnu s’adossa à la balustrade, sortit un étui brillant, y prit une cigarette et l’alluma. La flamme de l’allumette éclaira fugitivement un beau visage brun rehaussé d’une fine moustache. Un moment, il resta là sans bouger, exhalant lentement la fumée bleue en levant la tête comme s’il interrogeait les étoiles, puis il descendit au jardin. Pendant une accalmie de la musique, Mélanie entendit le gravier crisser sous ses pas mais Caruso reprit bientôt possession des échos alentour avec l’air du premier acte de La Tosca. En outre, le promeneur disparut du champ de vision de la jeune fille.
Cela lui déplut. Cet inconnu l’intéressait et elle avait envie de le revoir et même de le voir de plus près. Elle rampa un peu plus avant sur sa branche mais le châle de Rosa s’accrocha à une aspérité du bois. Elle se retourna pour se libérer, fit un faux mouvement et, soudain, ce fut la catastrophe : la branche cassa net et, dans un grand bruit de feuilles froissées, Mélanie tomba au beau milieu d’une flaque d’eau avec sa chemise de nuit pour seule protection. Le châle, toujours accroché, pendait au-dessus de sa tête comme un drapeau anarchiste en berne.
Une exclamation furieuse salua son arrivée :
— Par tous les diables ! Qu’est-ce que c’est que ça ?
À demi étourdie par sa chute, Mélanie, désolée et furieuse, constata qu’elle se trouvait tout juste aux pieds du bel inconnu et qu’il s’en était fallu de peu qu’elle l’assommât. Trop humiliée, alors, pour songer à présenter la moindre excuse, elle bougonna :
— Vous feriez mieux de m’aider à me relever ! Je me suis fait très mal…
— Et d’où arrivez-vous comme cela, en cet équipage ?
— De là-haut ! fit-elle en pointant un doigt au-dessus de sa tête, ce qui le fit rire :
— Du ciel ? C’est vrai que j’ai toujours imaginé les anges vêtus d’une sorte de chemise de nuit. Me confierez-vous ce que vous avez fait de vos ailes ?
— Je viens de cet arbre, pas du ciel. Vous voyez bien que la branche a cassé.
— C’est l’évidence même si j’en juge à ces débris. Ce que j’aimerais savoir à présent c’est ce que vous faisiez là-haut à cette heure et en cette tenue ?
— C’est mon observatoire. J’aime y venir pour regarder les jolies fêtes de Mrs. Hugues-Hallets. Oh ! ma jambe !… Vous feriez mieux de me soulever au lieu de rire bêtement.
— Je manque à tous mes devoirs. Cependant, si je vous porte mon habit va être trempé.
Il s’amusait visiblement, ce qui mit un comble à la colère de Mélanie :
— Le beau malheur ! À moins qu’il ne soit pas à vous et que vous l’ayez loué ? Eh bien, dans ce cas allez chercher de l’aide. Je n’ai pas envie de rester ici toute la nuit et je ne peux pas me relever.
— Vous avez vraiment mal ? demanda-t-il sur un ton différent.
— Qu’est-ce que vous croyez ? Que je reste étalée à vos pieds par plaisir ? Bien sûr que j’ai mal ! Je ne peux pas appuyer sur cette jambe. Sinon j’aurais déjà essayé d’escalader le mur.
— Eh bien, voyons ce que nous pouvons faire pour vous, dit-il avec un grand soupir. – Se penchant, il prit Mélanie dans ses bras et l’enleva aussi facilement que si elle n’eût rien pesé. – Mettez vos bras autour de mon cou !
— Vous êtes fort ! apprécia la jeune fille. Je ne l’aurais pas cru ! Pas à ce point-là tout au moins.
— Vraiment ? À présent, dites-moi ce que je dois faire de vous ? Et d’abord, où habitez-vous ?
— La villa « Morgane », à côté ! Vous pensez bien que je n’ai pas traversé tout Dinard en sautant de branche en branche !
Au prix de sa vie, Mélanie eût été incapable d’expliquer ce qui la poussait à se montrer agressive. Peut-être le souvenir de la jolie femme rousse qui se trouvait tout à l’heure dans ces mêmes bras mais dans une situation tellement plus avantageuse ! Cependant, son porteur ne s’était pas encore décidé à se mettre en chemin et semblait même assez perplexe :
— Vous êtes chez Madame Desprez-Martel ?
— C’est ma mère. Vous la connaissez ?
Elle eut l’impression bizarre que l’inconnu rougissait un peu, ce qui lui permit de constater qu’il était encore plus beau de près que de loin :
— J’ai eu, récemment, l’honneur de lui être présenté. Que vous soyez sa fille change tout !
— Tout quoi ? Si j’étais la fille du jardinier vous m’auriez laissée dans ma flaque d’eau ?
— Vous me prenez pour un sauvage ? Bien sûr que non. Je veux dire qu’en ce cas ce sera un plaisir que de vous ramener moi-même chez vous. Cela me permettra d’offrir mes hommages à Madame votre mère !
— Alors reposez-moi par terre et allez chercher un valet, une brouette, n’importe quoi. Ma mère n’est pas là ! Elle danse, ce soir, chez le gouverneur de Jersey !
— En ce cas, j’aurai la joie d’aller prendre de vos nouvelles dans les jours à venir. J’espère que vous montrerez à votre sauveur une reconnaissance convenable !
Ce cynisme souriant fit taire Mélanie. D’ailleurs, elle avait hâte, à présent, de sortir de cette situation ridicule. Sa jambe lui faisait mal et une stupide envie de pleurer lui venait. Instinctivement, elle laissa aller sa tête contre le cou de l’inconnu, ce qui lui permit de constater qu’il dégageait un suave parfum de vétiver qu’elle respira avec délices. Si elle n’avait été en si piteux état, ce petit voyage dans les bras d’un inconnu mystérieux et d’autant plus séduisant eût été tout simplement merveilleux ! Hélas, le beau chevalier dont Mélanie commençait à esquisser l’image romantique rompit le charme avec une réflexion regrettablement terre à terre :
— Vous êtes plus lourde que je ne le pensais, fit-il. Quel âge avez-vous donc ?
— En voilà une question à poser à une demoiselle ! J’aurai seize ans à l’automne…
— En ce cas, pourquoi diable regardez-vous les bals du haut d’un arbre ? À cet âge et étant ce que vous êtes, vous devriez être en train d’écouter l’irrésistible Caruso ?
— Ma mère trouve que je suis trop jeune. On donnera un bal à l’automne pour mon anniversaire mais ce sera certainement beaucoup moins amusant que chez notre voisine…
Un moment plus tard, remise momentanément aux soins de deux laquais à perruque blanche qui l’enveloppèrent dans une couverture, Mélanie était déposée dans un léger « buggy » attelé d’un magnifique irlandais à la robe brillante. L’inconnu s’installa auprès de sa rescapée et prit les guides :
— Si l’on me cherche, dit-il aux deux serviteurs qui l’avaient aidé, dites que je reviens mais pas un mot sur ce qui vient de se passer ! Je compte raconter moi-même cette petite aventure à votre maîtresse. Cela l’amusera !
— Nous ne dirons rien, Monsieur le marquis peut être tranquille. Mais ne pouvons-nous rien faire de plus ?
— Non merci. Je ramène cette jeune personne chez elle et je passe à mon hôtel pour me changer. Je serai de retour pour le souper ! Allons, Storm !
Le beau cheval nommé Tempête partit comme une flèche. Du fond du plaid écossais qui lui grattait le nez, Mélanie émit un petit sifflement fort peu distingué :
— Puuuuh !… Un marquis ? Fichtre ! C’est pas rien, comme dirait le vieux Gloaguen !
— Qui est le vieux Gloaguen ? Votre professeur de maintien ?
— Il en vaudrait un autre car il a des manières ! C’est un pêcheur de La Vicomté qui m’emmène quelquefois sur son bateau quand Fräulein a sa migraine…
— Je ne vous demande pas qui est Fräulein, je m’en doute ! Mais, au fait, vous avez quelque chose contre les marquis ? Ou bien n’en avez-vous jamais vu ?
— Oh ! j’ai bien dû en voir deux ou trois dans le salon de ma mère. Et aussi des barons, des comtes et ce qui s’ensuit... Elle adore les titres.
— Pas vous ?
— Ça sert à quoi un titre ? On n’en est pas plus intelligent ni plus beau. Cela sonne bien dans un salon, voilà tout !
— Je vois ! Jamais rencontré de têtes couronnées ?
— Si. Enfin, elle n’était pas encore couronnée mais à présent elle l’est. Le prince de Galles est venu deux ou trois fois à la maison.
— Il faut dire désormais le roi Edouard VII ! Eh bien, dites-moi, pour quelqu’un qui perche dans les arbres, vous avez de belles relations ! Mais je crois que nous arrivons.
L’équipage, en effet, venait de s’arrêter devant la grille de la villa, hermétiquement fermée, bien entendu, à cette heure de la nuit. Ce fut toute une affaire de tirer le concierge de son lit et il fallut que Mélanie joignît sa voix à celle de son sauveur pour qu’il apparût en robe de chambre et bonnet de nuit à pompon en agitant une lanterne, tout à fait inutile d’ailleurs, car la marée avait emporté les nuages et le ciel était clair. Il eut du mal à comprendre comment Mlle Mélanie, qui était censée reposer dans sa chambre, se retrouvait dehors en compagnie d’un inconnu en tenue de soirée.
— Cessez d’ergoter et ouvrez cette grille ! s’écria celui-ci impatienté. Je ne suis pas un cambrioleur, je suis le marquis de Varennes. Quant à votre jeune maîtresse, elle a eu un léger accident. Il serait bon de réveiller sa gouvernante et d’envoyer chercher un médecin !
Certaines voix visiblement habituées au commandement savent se faire obéir. Un instant plus tard, toute la villa était sur pied. Un cocher sortait une voiture pour aller chercher le docteur tandis que le maître d’hôtel en pantoufles à carreaux et un valet recueillaient l’éclopée pour la monter dans sa chambre. Le grand vestibule retentissait des « Ach so ! » et des « Mein Gott ! » et autres imprécations teutonnes d’une Fräulein qui courait partout comme une poule affolée, ne retrouvant l’usage du français que pour menacer son élève des pires sévices. Elle était tellement agaçante que le beau marquis s’en mêla :
— Avant de la rouer de coups, s’écria-t-il dans un allemand impeccable, vous feriez mieux de lui trouver une chemise de nuit sèche et de la coucher avec une bouillotte. Elle est à moitié gelée.
Sa langue natale articulée avec une grande netteté par cette voix mâle eut le don de plonger Fräulein dans une sorte d’extase qui lui fit joindre les mains et mit une larme d’attendrissement dans ses yeux bleu faïence. Ce que voyant, le jeune homme vint tapoter amicalement la joue de Mélanie :
— Je vois que tout est rentré dans l’ordre ! fit-il avec gaieté. Bonne nuit, ma chère enfant ! Je viendrai un jour prochain prendre de vos nouvelles !
— Merci beaucoup, dit Mélanie. Et merci aussi de m’avoir ramenée. J’espère que vous n’arriverez pas trop tard pour le souper.
— Aucune importance ! Cette charmante Mrs. Hugues-Hallets sait que je ne fais jamais rien comme tout le monde !
Les lumières du vestibule faisaient briller ses yeux sombres et ses dents que le voisinage de la moustache rendait encore plus blanches. Mélanie le trouva vraiment très beau. D’ailleurs, visiblement, Fräulein en pensait tout autant. Revenue de son extase, elle se confondait en remerciements éperdus qui semblaient ne devoir jamais prendre fin. Agacée, Mélanie s’écria :
— Avant de partir, dites-moi au moins votre nom ?
— Vous le savez : je l’ai dit à votre concierge. Je suis…
— Pas celui-là ! Celui de votre baptême ! Je n’ai pas envie que vous soyez un marquis comme les autres !
Il se mit à rire et lui offrit un salut moqueur :
— À vos ordres ! Je m’appelle Francis-Albert-Claude-Gabriel-Ferdinand-Victor. Choisissez ! À présent dormez bien, Mademoiselle Mélanie ! Et renoncez pour un temps à vous promener dans les arbres !
Virant sur ses talons avec la légèreté d’un danseur, il disparut, suivi des yeux par les deux femmes dont les poitrines exhalèrent un soupir simultané.
Paulin, le maître d’hôtel, se dévoua pour porter la blessée dans sa chambre, suivi par Fräulein qui se mit en devoir de la coucher après avoir changé sa chemise de nuit.
Le médecin fit une entrée bougonne au moment même où elle rabattait les draps sur son élève. C’était un homme déjà âgé qui détestait quitter son lit surtout par les nuits humides, car elles réveillaient ses rhumatismes. Connaissant la famille depuis longtemps il commença par dire à Mélanie ce qu’il pensait de sa conduite :
— Monter aux arbres en pleine nuit pour espionner les gens ! Belle occupation pour une fille bien élevée ! Je me demande ce qu’en dira Madame votre mère ?
— Je me tourmente déjà bien assez comme cela ! soupira Mélanie. Ne pouvez-vous être un peu charitable, docteur ? Si ma jambe est cassée je ne vois pas quelle punition pire on pourrait m’infliger ?
— Bien sûr, bien sûr ! On va voir ça !
La mince cheville avait doublé de volume et arborait des couleurs tout à fait inhabituelles. Le vieux médecin, la palpa ainsi que le pied lui-même, en fit jouer les articulations avec un flegme tout britannique et sans paraître entendre les gémissements de sa victime. Puis, se redressant, il ôta son veston et commença à retrousser les manches de sa chemise :
— On va vous arranger ça ! Vous avez plus de chance que vous n’en méritez. Ce n’est qu’une belle entorse.
— Je… je n’ai rien de cassé ?
— Des ligaments déchirés, ça oui, mais les os ont tenu bon ! Je vais vous faire un bandage mais pas question de mettre le pied par terre avant que je ne vous y autorise.
Enduit d’une pommade à l’odeur piquante et bandé étroitement, le membre blessé fut moins douloureux. Néanmoins Mélanie ne trouva pas le sommeil et d’ailleurs ne le chercha pas. Cette nuit hors du commun, elle voulait la vivre jusqu’au bout et, à sa demande, on ouvrit les volets et la fenêtre de sa chambre pour qu’elle pût entendre les échos du bal :
— Ze n’est bas raisonnaple ! dit Fräulein. Abrès un accident, c’est mieux de tormir !
— Je n’en ai pas envie et je préfère entendre la musique. Ne pouvez-vous comprendre cela ?
Si, Fräulein pouvait comprendre. En digne fille de la vieille Allemagne sentimentale, elle adorait la danse et surtout les valses qui soulevaient en elle des vagues de nostalgie. C’était pour une valse – le Danube bleu – que le « privât dozent » de Heidelberg s’était incliné devant elle pour la première fois en claquant des talons et l’avait emportée ensuite dans le grisant tourbillon.
Confortablement appuyée sur ses oreillers qui fleuraient l’iris de Florence, Mélanie suivit par la pensée les différentes phases de la fête. Elle imaginait Francis – pour elle il n’aurait jamais d’autre nom – revenant dans les salons pour conter avec un sourire son aventure à sa vieille amie et à d’autres plus jeunes qui s’en amuseraient. Il se penchait un peu pour glisser une confidence plus secrète à l’oreille de la jolie rousse avant de l’entraîner au rythme langoureux d’une valse anglaise. Puis, quand les crépitements du feu d’artifice firent éclater la nuit, elle les imagina tous deux sur la terrasse, l’un près de l’autre, un peu à l’écart des autres invités pour que le bras du jeune homme pût glisser autour de la taille de sa compagne sans choquer personne. Peut-être alors penchait-elle sa tête sur l’épaule contre laquelle Mélanie se sentait si bien tout à l’heure ?…
Son imagination excitée par la secousse nerveuse qu’elle avait subie était si vive à cet instant qu’elle crut les voir devant elle. La scène du baiser dont elle avait été l’invisible témoin reprenait vie et Mélanie ne comprit pas tout de suite pourquoi des larmes lui montaient aux yeux… ni pourquoi, sans la connaître, sans rien savoir d’elle pas même son nom ou les traits de son visage, elle détestait si fort celle que Francis prenait dans ses bras.
Le lendemain matin, quand Léonie, sa femme de chambre, vint préparer ce qu’il fallait pour une toilette que son accident allait compliquer, Mélanie lui demanda tout d’abord un miroir :
— Il n’y en a pas ici que je puisse vous apporter, Mademoiselle Mélanie. Il faudrait que vous puissiez aller jusqu’à votre salle de bains mais vous n’avez aucune raison de vous tourmenter : votre figure n’a pas été abîmée.
— Je sais, Léonie, mais je voudrais tout de même un miroir. Allez en chercher un chez ma mère. Elle en a au moins une demi-douzaine.
Jusqu’à ce matin-là, Mélanie n’avait guère prêté attention à son image. Aimant surtout la vie au grand air ou alors la tranquillité d’un livre dans le silence de sa chambre, elle se contentait, une fois habillée et coiffée, de jeter un coup d’œil rapide à l’ensemble dans l’un des miroirs du vestibule et sans jamais s’attarder à détailler son visage. Peut-être parce qu’elle pensait qu’il ne présentait aucun intérêt. Sa mère, d’ailleurs, ne lui laissait guère d’illusions à ce sujet :
— Je me demande, soupirait-elle souvent, si nous arriverons à faire de toi un jour une jeune fille présentable ! Ce visage chiffonné ! Ces gros genoux, ces allures de poulain échappé et surtout, surtout ces taches de rousseur ! Je ne vois pas comment nous pourrions en venir à bout.
Ainsi éclairée sur son cas, Mélanie la mal nommée(3) avait appris à considérer ses cheveux châtains tirant sur le roux, sa frimousse ronde et son nez « retroussé » comme autant de tares irrémédiables destinées à s’aggraver avec le temps et cela en dépit des efforts de son amie Johanna qui, très coquette et très versée dans les fanfreluches et les articles féminins, l’adjurait de ne pas désespérer de la nature et du talent des autres. Mais Mélanie ne voyait qu’une expression de charité dans les homélies que lui délivrait son amie. Ravissante et blonde, Johanna von Rellnitz, fille d’un conseiller à l’ambassade d’Autriche, connaîtrait certainement le plus grand succès lorsqu’elle ferait, à Vienne, son entrée dans le monde.
Quand Léonie revint armée d’une glace ovale sertie de vermeil, Mélanie considéra un moment son visage tavelé dans lequel de larges yeux d’un brun-violet qui ressemblaient à des pruneaux tenaient la plus grande place. Deux nattes bien raides terminées par des nœuds de ruban bleu l’encadraient et lui donnaient l’aspect de quelque statue médiévale en bois sculpté. La fatigue d’une nuit blanche et la douleur qu’il avait bien fallu supporter n’arrangeaient rien. Revoyant, sur l’écran impitoyable de sa mémoire, la rayonnante beauté de la jeune femme au boa de tulle, Mélanie plongea d’un seul coup au fond du désespoir. Rejetant avec fureur le miroir que Léonie attrapa au vol, elle s’écria :
— Je suis affreuse ! Affreuse !…
La pauvre enfant était alors si peu à son avantage que la jeune camériste, incapable de trouver une consolation quelconque, prit le parti de quitter la chambre en courant pour aller chercher Fräulein. Ce qui ne fut d’aucun secours car celle-ci, voyant son élève en larmes, ne trouva rien de mieux que de la prendre dans ses bras en soupirant :
— Ach, mein Schatz ! Il ne faut pas fous déssoler ainzi ! Le Zeigneur Tieu ne rébardit bas touchours la peauté gomme il le tefrait ! Tans fotre famille c’est Matame fotre mère qui a tout pris ! Il faut vous vaire une raisson !
— Une raison ? Mais je ne veux pas ! Je veux être belle, comme les autres ! Je veux porter des robes brillantes pour aller danser ! Je veux des boas pailletés et des jupons de dentelles ! Je veux que l’on me fasse la cour !
— Zela fientra ! Fous êtes drop cheune ! Groyez-moi…
— S’il vous plaît, Fräulein ! Laissez-moi tranquille !… Je vais essayer de dormir !
— Il faut mancher ! Fous n’avez pas bris fotre bedit técheuner !
— Alors faites-moi porter du café au lait et des tartines mais après je veux qu’on me laisse en paix !… Ah j’oubliais ! Si Monsieur de Varennes vient prendre de mes nouvelles…
— Le marguis ?
— Pour l’amour du Ciel parlez allemand, Fräulein ! Oui, le marquis ! S’il vient, dites ce que vous voudrez : que j’ai la fièvre, que je dors ou n’importe quoi d’autre mais je ne veux pas le voir ! Vous avez compris ?
— Ya ! Ich habe verstanden ! Schlafen Sie gut(4)
Mais, à l’exception du Dr Gaud, personne ne vint sonner au portail de la villa « Morgane ». Et Mélanie, avec la belle inconscience d’une âme déjà plus féminine qu’elle ne l’imaginait, trempa son oreiller de larmes parce que Francis ne se souciait pas d’elle. Heureusement, cette nouvelle crise de désespoir acheva de l’épuiser et, aidée en cela par une grande tasse de tilleul à la fleur d’oranger, elle dormit comme une souche jusqu’au lendemain matin.
Le sommeil ayant pour habitude de remettre les esprits et les choses en place, Mélanie se sentit alors d’un stoïcisme romain pour affronter les vicissitudes de la vie… et avant tout le retour de sa mère dont elle n’attendait rien de bon. Dieu seul savait quelle quantité de reproches Albine Desprez-Martel, née Pauchon de la Creuse, allait déverser sur la tête de sa fille !
Or, quand elle apparut dans l’après-midi, fraîche et ravissante dans une robe de foulard blanc à pois corail et coiffée d’un charmant chapeau en paille de riz dont la passe, retroussée sur le côté, abritait un bouquet de cerises piqué dans un bouillonné de mousseline blanche, le ciel de ses grands yeux était d’une sérénité absolue. Pas le moindre nuage, pas le plus petit éclair ! Au contraire, ce fut avec un grand sourire qu’elle s’avança vers la chaise longue, installée sous la véranda où sa fille tournait avec désenchantement les pages d’un livre qu’elle avait déjà lu dix fois. Aussitôt la terrasse couverte s’emplit de son parfum. Enfin celui qu’à cette époque elle pensait traduire le mieux sa personnalité. C’était le « Bouquet Idéal » de Coty, le grand parfumeur de la place Vendôme, mais elle en mettait trop. Aussi, quand elle se pencha sur elle pour l’embrasser, Mélanie éternua. Albine se composa immédiatement le visage de la mère inquiète :
— Tu vois, tu as pris froid ! Et ce pied en mauvais état ! Mais qu’est-ce qui t’a pris de galoper dans les arbres en pleine nuit ?
— J’aime ça mais je ne pense pas que vous puissiez comprendre. Avez-vous déjà grimpé aux arbres ?
— Jamais ! J’aurais craint d’abîmer ma robe. Et puis pour quoi faire, mon Dieu ?… Quoique tu aies réussi sans le vouloir un coup de maître ! Je me demande même si tu ne l’as pas fait exprès ?…
— S’il vous plaît, Mère, de quoi parlez-vous ?
— Mais de ton sauveur, voyons ! Ce Francis de Varennes est la coqueluche de Dinard ! D’autant plus qu’il semble réserver ses visites à cette vieille Américaine peinte que nous avons comme voisine.
— Pas à elle seule ! Il m’a dit qu’il vous avait été présenté. Cela devait être ailleurs puisque vous allez rarement chez Mrs. Hugues-Hallets ?
Le visage de la jeune femme s’illumina et elle en oublia son rôle de mère inquiète.
— Il s’en souvient ? Ah que c’est charmant ! C’était au dernier thé de lady Ellenborough et il est vrai que je me sentais en beauté. Je portais ma robe de voile lilas garnie de chantilly ton sur ton et la capeline assortie. Il m’a dit que j’avais l’air d’un bouquet de violettes de Parme et je me suis même demandé un instant si je ne devrais, pas changer de parfum ? Coty vient de sortir un extrait appelé « Duchesse de Parme » dont on dit merveilles… Mais revenons au beau Francis. J’espère qu’il est venu prendre de tes nouvelles ?
— Il n’est pas venu en personne. Il a envoyé son valet.
— Son valet ? N’est-ce pas un peu désinvolte vis-à-vis de… ta famille ?
— Si c’est à vous que vous pensez, Mère, soyez rassurée : je lui ai dit que vous étiez à Jersey…
— Ah !… exhala Albine qui parut soulagée d’un grand poids. Rien n’est perdu alors…
— En effet, rien n’est perdu, murmura Mélanie avec un rien d’amertume dont sa mère ne s’aperçut pas. Mais, au fait, pourquoi vous intéressez-vous tellement au marquis de Varennes ?
— Pourquoi je… Ne dis pas de sottises, voyons ! Ce n’est pas un intérêt particulier. Je parle comme toute la ville car cet homme est des plus intéressants. D’abord c’est un grand voyageur qui a parcouru une partie de l’Afrique et est resté longtemps en Égypte. Il arrive tout droit d’Angleterre où il a assisté au couronnement du roi Edouard. On dit qu’ils sont amis. On dit aussi… qu’il plaît beaucoup aux femmes et malheureusement ici il n’aura que l’embarras du choix ! ajouta-t-elle d’un ton mécontent.
— Je crois que le choix est fait !
Albine ouvrit de grands yeux arrondis :
— Qu’est-ce que tu dis ? T’aurait-il fait des confidences ? Ce serait un peu léger, il me semble ?
— Aucune, mais on voit bien des choses dans un arbre.
— Et qu’as-tu vu ?
— Sur la terrasse, pendant que Caruso chantait, je l’ai vu embrasser une belle jeune femme rousse toute vêtue de blanc mais que je ne connais pas…
— Tu as vu ça ? Comment était-elle ? Explique ! Raconte !
— Je vous ai dit tout ce que je savais, ne m’en demandez pas plus ! fit Mélanie agacée.
Elle n’avait plus envie du tout de parler de Francis avec sa mère. Elle n’avait même pas envie de parler de quoi que ce soit et, pour se débarrasser, elle dit :
— J’espère que vous avez fait bon voyage, Mère… mais je crois que vous devriez aller vous recoiffer. Vous avez quelques mèches !
— Des mèches ? Tu as raison, il faut que j’aille voir ça !
Et elle disparut dans un tourbillon de cerises et de foulard à pois, laissant sa fille constater qu’elle ne s’était même pas intéressée un instant à son pied blessé. Mais depuis longtemps Mélanie savait qu’Albine ne s’intéressait jamais qu’à elle-même…
Au grand regret informulé de sa fille, Albine, soigneusement recoiffée et repoudrée, vint s’établir auprès d’elle pour le reste de la journée. Le but de la manœuvre ne faisait aucun doute pour l’éclopée : sa mère tenait à être là, toute prête à jouer son rôle avec grâce si le visiteur espéré se présentait. Pour tuer le temps, elle s’était munie d’un livre qui avait fait quelque bruit au printemps, L’Étrangère de Leroux-Cesbron. Le bruit était d’ailleurs la condition sine qua non pour qu’Albine Desprez-Martel née Pauchon de Creuse s’intéressât à un ouvrage. Passé sous silence par les critiques ou dédaigné par les salons, le plus merveilleux des romans ou le plus attachant des poèmes n’eût pas obtenu qu’elle en lût seulement la première page. Mais on avait parlé de celui-là et elle le lisait donc.
— Une femme du monde doit se tenir au courant de tout ! C’est une obligation morale, avait-elle coutume de répéter.
Elle se pencha sur L’Étrangère, dans une attitude qui lui semblait aussi gracieuse qu’intellectuelle, mais ne fit que se pencher. En réalité, elle épiait les bruits du dehors. Hélas, s’il vint du monde et en particulier Mrs. Hugues-Hallets pour prendre des nouvelles de sa petite voisine, le marquis de Varennes ne se montra pas et, quand elle remonta s’habiller pour passer la soirée au Casino, Albine était de fort méchante humeur.
Le lendemain après le déjeuner, elle voulut reprendre sa faction quand – miracle ! – Paulin vint demander si Madame et Mademoiselle voulaient bien recevoir M. de Varennes : du coup elle en oublia son rôle de tendre infirmière :
— Qu’il entre, bien sur ! s’écria-t-elle de cette voix vibrante qui faisait le succès de Mme Sarah Bernhardt. Nous le recevrons avec joie…
Ce « nous » était au moins excessif car à peine Francis – costume de coutil clair, cravate de soie grège, badine et canotier – eut-il fait son entrée que, lui laissant tout juste le temps de dire bonjour à sa fille et de s’enquérir de sa santé, elle l’entraînait au jardin sous le fallacieux prétexte qu’on « étouffait positivement » sous la véranda. Vexée et furieuse, Mélanie les vit s’éloigner sur le tapis émeraude de la grande pelouse, puis se perdre entre les massifs d’hortensias et d’héliotropes. Pendant un moment, elle essaya de suivre à travers l’épaisse végétation du jardin le reflet rose de l’ombrelle maternelle mais cela même disparût… et ne revint pas. Et quand Fräulein vint s’installer auprès d’elle pour lui tenir compagnie armée d’un chemin de table destiné à son trousseau et qu’elle parsemait de fleurs de myosotis et de devises gothiques, elle apprit qu’Albine et le « marguis » venaient de partir ensemble pour le cocktail du Casino qui réunissait, en fin d’après-midi, tout ce que Dinard comptait de personnalités et de jolies femmes… convenables tout au moins, les dames de petite vertu, même si elles menaient grand train, n’y étant pas admises. Et comme elles ne l’étaient pas davantage à l’Hôtel Royal, on n’en voyait guère à Dinard qui se voulait une sorte de club très fermé hanté par un monde d’une folle élégance où n’entrait pas qui le souhaitait.
Mélanie se sentait frustrée. C’était elle que Francis venait voir ! De quel droit Albine l’avait-elle accaparé sans même qu’ils aient pu échanger quelques paroles ? Voyant une larme dans les yeux de son élève, Fräulein, qui avait bon cœur, plia son ouvrage et lui proposa de faire atteler le « tonneau » pour une promenade.
Après avoir examiné l’idée pendant quelques instants, Mélanie décida qu’elle était bonne. À quoi bon rester dans cette chaise longue à se retourner les sangs ? Quand elle tenait une proie, sa mère ne la lâchait pas et, de toute évidence, Francis lui plaisait. Il fallait essayer d’en prendre son parti.
— Vous avez raison, soupira-t-elle enfin. Allons faire un tour !
Elle et Fräulein prirent place dans le « tonneau » attelé d’un vigoureux poney que Mélanie aimait bien mener mais dont, par prudence, elle confia cette fois les rênes à la jeune Allemande qui s’en tirait d’ailleurs fort bien.
Il faisait un temps superbe et la mer avait cette belle couleur verte que Mélanie appréciait tant. On fit le tour de la pointe du Moulinet en admirant les roses qui débordaient de tous les jardins, de toutes les terrasses qui dominaient l’anse de Dinard où reposaient de grands yachts blancs pareils à des mouettes endormies tandis que vers l’embouchure de la Rance une multitude de barques déployaient leurs voiles rouges, ocre, rousses, safran ou d’un bleu profond. Plus loin encore, le soleil dorait les remparts de Saint-Malo et les belles demeures anciennes dont les hauts toits d’ardoise luisaient comme du satin. Mélanie adorait la vieille cité corsaire et elle eût volontiers échangé la villa « Morgane » dont elle jugeait le style anglais un rien prétentieux pour l’une des belles maisons des remparts avec leur élégance d’un autre âge et leurs pierres patinées par les vents de la mer. Rien ne devait être plus grisant qu’une promenade sur les chemins de ronde quand la mer gonfle et se fâche, mais jusqu’ici Mélanie n’avait parcouru ce site privilégié que par beau temps et mer plate. C’était beaucoup moins intéressant alors car il y avait toujours un tas de promeneurs pour contempler le rocher têtu où M. de Chateaubriand qui ne pouvait rien faire comme tout le monde avait choisi de passer son éternité.
Mélanie n’aimait pas du tout l’Enchanteur qu’elle jugeait assommant. Pour elle, les grands hommes de Saint-Malo avaient pour nom Jacques Cartier, Duguay-Trouin, La Bourdonnais et par-dessus tout Surcouf dont le vieux Gloaguen lui racontait les exploits avec ferveur et en crachant dans l’eau chaque fois qu’il était question des Anglais. Inutile de dire que, pour lui, Dinard à demi colonisé par les Britanniques était quelque chose dans le genre de Sodome et Gomorrhe et leurs navires de plaisance ancrés dans sa baie autant de sujets de pollution.
Fascinée par l’Histoire en général, et celle de la mer en particulier, Mélanie ne se lassait jamais d’écouter le vieil homme car ses récits étaient pour elle le symbole même d’une liberté qu’elle n’aurait sans doute jamais… Après une enfance étroite car trop protégée et presque cloîtrée, on ne laissait rien à son initiative. Chaque matin on la conduisait en voiture à l’école et on l’en ramenait. Ses promenades aux Tuileries, au Guignol des Champs-Elysées ou au Jardin d’Acclimatation étaient toujours escortées et réglées au quart d’heure près et, même avec son amie Johanna et leurs gouvernantes, elle n’était jamais entrée dans un grand magasin. On ne lui laissait la bride sur le cou qu’à Dinard. Encore fallut-il l’intervention de l’oncle Hubert qui adorait le vieil homme pour que Mélanie pût aller à la pêche avec le père Gloaguen. Sans doute parce qu’elle ne risquait pas d’y rencontrer les amis d’une mère attachée à prolonger cette enfance le plus longtemps possible. Plus tard, on la marierait sans doute à un homme choisi par Cher Grand-Papa sur son propre modèle peu récréatif et auprès de qui elle s’ennuierait à mourir.
— Si nous allions déjeuner à Saint-Malo demain ? proposa-t-elle soudain. Je suis sûre qu’avec des cannes je pourrai monter sur les remparts…
Vaguement effrayée, Fräulein objecta que Madame ne permettrait certainement pas. Elle ne se risquerait d’ailleurs pas à le lui demander.
— Je m’en charge, assura Mélanie. Je ne vois pas en quoi ce serait tellement monstrueux ?
Elle garda pour sa mère la plaidoirie qu’elle préparait déjà, bien décidée à ne laisser personne se mettre à la traverse du plaisir qu’elle se promettait dans la cité qu’elle aimait. Au surplus, Albine devait s’en moquer complètement…
En rentrant à la maison, elle la trouva dans le petit salon. Debout près d’un guéridon, elle respirait, les yeux mi-clos, un magnifique bouquet de roses presque mauves et ne se dérangea pas à l’entrée de sa fille. Elle se contenta de prendre, sur la table, un paquet noué d’un ruban et de le lui tendre.
— Tiens ! Francis de Varennes t’envoie ceci pour que tu trouves le temps moins long…
— Qu’est-ce que c’est ?
— Tu pourrais regarder. C’est un de ces grands puzzles anglais si difficiles à faire. Il pense que tu en auras ainsi pour un moment…
— C’est gentil à lui mais j’aurais préféré qu’il m’envoie des fleurs…
Albine éclata de rire :
— Des fleurs ? À une gamine ?… Tu es folle, voyons !
— Je ne suis plus une gamine !
— Alors cesse de te comporter comme telle… et ne grimpe plus aux arbres ! Ces roses sont belles, n’est-ce pas ?
— Superbes.
— Je trouve aussi. Francis les a envoyées pour moi en même temps que ton cadeau.
Mélanie sentit dans la région du cœur un désagréable pincement. Ainsi sa mère en était déjà à l’appeler par son prénom. Sans doute était-elle aussi Albine pour lui ? Une violente envie lui vint d’arracher ces fleurs qu’elle respirait avec une mine de chatte devant un bol de crème. D’autant qu’Albine était plus jolie que jamais dans une robe de linon rose à entre-deux de dentelles avec, sur la tête, une sorte de charlotte de même dentelle piquée de roses-mousse qui ne cachait qu’à demi son épaisse chevelure d’un blond doré artistement coiffée. Une toilette faite pour une jeune fille plus que pour une femme de trente-six ans… mais la taille si mince et le teint éclatant de Mme Desprez-Martel permettaient toutes les audaces.
La glace placée au-dessus de la cheminée lui renvoya sa propre image qui, par comparaison, attisa sa colère. Sa robe de toile blanche à col marin serrée par une ceinture de cuir lui donnait un peu l’aspect d’un oreiller noué par le milieu. Quant à sa coiffure, le moins que l’on puisse dire est que Mélanie en avait plus qu’assez : ses cheveux relevés et bien tirés étaient ramenés sur la nuque en une grosse natte que l’on repliait pour l’attacher sur sa tête par une large barrette d’écaille ou par un gros chou de ruban blanc. On ne l’aurait pas habillée et coiffée autrement si elle avait été pensionnaire d’un orphelinat et âgée d’une dizaine d’années. Cette fois la coupe déborda :
— Jusqu’à quand va-t-on m’habiller et me coiffer comme ça ? demanda-t-elle d’une voix où vibrait la colère.
— Mais… jusqu’à ce que tu fasses ton entrée dans le monde, ma chérie. C’est tout à fait naturel…
— Vous trouvez ? Les autres filles de mon âge portent leurs cheveux sur les épaules et de jolies toilettes, mais moi, il semble que je sois condamnée à jamais à l’écossais brun en hiver et au piqué ou à la toile en été. Ah ! j’oubliais ! Tous les ans vous me faites faire une robe de taffetas bleu, toujours la même, pour les jours où nous allons chez mon grand-père et pour l’Opéra. Et j’aurai bientôt seize ans !
— Déjà ! s’écria Albine avec un soupir. Tu es sûre ?
— Tout à fait sûre, Mère ! Dois-je vous rappeler ce bal que Cher Grand-Papa doit donner pour la circonstance ?
— Oh, c’est vrai !… Tu ne crois pas qu’on pourrait le remettre d’une année ? Tu es encore si enfant !
— Cela vous plaît à croire mais moi je sens bien que je grandis.
— Eh oui ! C’est que, vois-tu, ma petite, pour une mère et surtout quand elle est très jeune, sa fille reste toujours une bambine, un petit être charmant avec qui elle a gardé l’impression de jouer à la poupée. Et puis, en vérité, avec tes goûts de garçon, il vaut bien mieux des vêtements simples et pratiques. Je ne te vois guère aller pêcher dans cette vieille barque à la peinture écaillée avec une robe de tulle, ou grimper aux arbres en satin liberty. Tu joues au tennis, tu te baignes, tu montes à cheval…
— C’est vrai, j’oubliais mon amazone. C’est bien la seule robe élégante que je possède !
— Parce que tu n’en as pas besoin d’autres ! Crois-moi, profite de ce temps heureux de l’enfance ! Tu as bien le temps d’être étranglée dans un corset et de porter des « balayeuses » qui ramassent la poussière et les feuilles mortes !
À cet instant, Paulin vint dire que Monsieur le marquis de Varennes demandait Madame au téléphone et Albine se précipita vers l’appareil d’acajou garni de cuivre posé sur une console. Mais avant qu’elle l’eût décroché Mélanie déclarait, criant presque :
— Demain je désire aller déjeuner à Saint-Malo avec Fräulein.
Albine n’était déjà plus là. Elle répondit machinalement :
— C’est cela !… C’est une très bonne idée… Allô !… Cher ami vous avez fait des folies… oui… oui elles sont merveilleuses ! Oh, vous croyez ?… Mais je viens tout juste de rentrer ! Ce ne serait pas raisonnable… oui, bien sûr ! Vous avez des arguments très convaincants ! Écoutez ! Nous en parlerons ce soir au dîner des Carcaradec…
Le rire de gorge qui suivit passa sur les nerfs de Mélanie comme une râpe. Elle se tourna vers Fräulein qui, aussi rigide qu’une bûche, avait assisté à la scène sans émettre le moindre son.
— Aidez-moi à sortir, s’il vous plaît, Fräulein ! Je crois que j’en ai assez entendu pour aujourd’hui…
— Fous oupliez fotre paquet ?
— Non. Prenez-le si vous voulez ! Moi je n’en veux pas…
— Guelle itée !
Dans un mouvement plein de décision, Fräulein attrapa la boîte nouée d’un ruban rouge et la mit sous son bras. Après quoi elle offrit l’autre à Mélanie pour l’aider à gagner le pied de l’escalier où un valet attendait pour la porter jusqu’à sa chambre. Elle y dîna en tête à tête avec sa gouvernante comme elle le faisait depuis son accident. Quand elles eurent fini, il était encore tôt et l’idée d’aller se coucher alors que le soleil était encore présent ne tentait guère Mélanie. Fräulein dénoua donc le ruban, ouvrit la boîte et commença à manipuler les centaines de petites pièces de bois léger découpé, puis glissa un coup d’œil vers son élève qui regardait distraitement dans le jardin. Les roues de la voiture qui emportait Albine vers une fête nouvelle avaient cessé de crisser sur le gravier des allées depuis longtemps déjà.
— Wollen Sie versuchen ? Das ist sehr belustigend(5) ! murmura la jeune Allemande.
Mélanie tourna la tête vers elle et vit qu’elle lui souriait. C’était comme si, tout à coup, une sorte de complicité s’établissait soudain entre elle et son institutrice. On aurait dit que celle-ci venait de dépouiller son armure de Walkyrie pour se montrer sous son jour véritable : celui d’une jeune femme compréhensive qui savait peut-être voir plus de choses qu’on ne le pensait… Mélanie lui rendit son sourire :
— Warum nicht(6) ? dit-elle.
Elle se prit vite d’intérêt pour ce mystère en menus morceaux à partir desquels on devait reconstituer une gravure anglaise dont le titre était « Rendez-vous de chasse » et il se faisait tard quand Fräulein décida qu’il était temps d’aller dormir. On continuerait le lendemain, mais on avait passé un bon moment et ce fut d’un cœur un peu moins lourd que Mélanie gagna son lit pour y plonger dans ce sommeil de petite fille qui avait été son apanage jusqu’à ce qu’elle eût la fâcheuse idée d’escalader le grand cèdre pour voir ce qui se passait chez sa voisine.
D’habitude, lorsqu’elle se réveillait, la maison était calme et silencieuse. Sa mère se couchait tard presque tous les soirs et ne supportait pas le moindre bruit. Il était recommandé de ne se déplacer qu’avec des semelles de feutre ou de caoutchouc et sur la pointe des pieds. Or, ce matin, ce fut une sorte de tohu-bohu qui ramena Mélanie à la réalité d’une belle matinée ensoleillée. Il se passait quelque chose dans l’escalier comme si l’on était en train de déménager… Sans attendre que l’on vînt l’informer, Mélanie rejeta ses couvertures et posa avec précaution ses pieds sur le sol. Il lui sembla qu’elle avait moins mal et que sa cheville était en bonne voie de guérison. Cela tenait peut-être à ces compresses d’eau de mer que le Dr Gaud lui appliquait… Elle tendait déjà la main pour prendre les cannes posées à son chevet quand sa porte s’envola plus qu’elle ne s’ouvrit. Sa mère parut, toute de mousseline blanche vêtue et coiffée d’un grand canotier enveloppé d’une voilette. Elle s’élança vers sa fille :
— Ah ! Tu es réveillée ! J’en suis bien heureuse car cela m’aurait ennuyée de partir sans te dire au revoir.
Mélanie aurait pu lui rétorquer que tout ce vacarme était peu propice au sommeil mais elle se contenta de demander sans émotion apparente :
— Vous partez encore ? Vous venez tout juste de rentrer !
— Se rendre à Jersey n’est pas un voyage : tout au plus une promenade. Cette fois nous allons faire une petite croisière avec les Beauchamp. Tu sais, ces charmants milliardaires américains et d’autres. Nous partons tous sur le yacht de lord Clarendon et nous allons à Biarritz assister au bal que l’on va donner à l’hôtel du Palais pour ces pauvres gens de la Martinique tellement éprouvés, en mai, par leur volcan.
— On peut dire que vous avez la charité gaie, Mère. Mais la ville de Saint-Pierre n’existe plus. Vous croyez qu’un bal peut tout arranger ?
— Une fête de charité procure de l’argent, s’écria Albine scandalisée. Nous en enverrons peut-être beaucoup et, de toute façon, ce sera charmant. Rien que ce voyage sera un plaisir.
— Je l’espère pour vous mais nous sommes en septembre et les grandes marées arrivent. L’Océan n’est pas toujours aimable.
— Eh bien ? Quel oiseau de mauvais augure ! Je regrette d’être venue te voir. Tu t’entends réellement à gâcher un plaisir !
— Excusez-moi ! Mais vous avez dit : « Nous partons tous. » Vous êtes nombreux ?
— Une vingtaine, je crois. Je ne saurais te dire le chiffre exact. Nous rejoindrons là-bas le charmant André de Fouquières qui mènera le cotillon. Mais il ne voyage pas avec nous, hélas. Il part en automobile.
Se souvenant soudain de la communication téléphonique de la veille, Mélanie ne put retenir la question qui lui venait.
— Bien entendu, M. de Varennes est de la partie ?
Sous la voilette blanche qui enveloppait sa tête et son chapeau, Albine rougit un peu et fit toute une affaire d’enfiler ses gants :
— Bien sûr ! fit-elle avec quelque nervosité. Il n’y a plus de bonne fête sans lui, à présent… Bon, je crois qu’il est temps que je parte ! J’ai donné toutes mes instructions pour la maison et tu n’as pas de soucis à te faire. On va d’ailleurs commencer à tout ranger car, à mon retour, nous regagnerons Paris !
Elle se pencha pour poser sur le front de sa fille un baiser rapide mais qui permit tout de même à Mélanie de constater qu’elle avait changé de parfum. Sans doute était-ce ce « Duchesse de Parme » dont elle avait parlé ?
— À bientôt ! Soigne-toi et fais très attention…
— À quoi ?
— Mais… je ne sais pas moi ! Je veux dire cesse de commettre des imprudences !… En vérité, tu es bien grincheuse ce matin. C’est tout ce que tu trouves à me dire ?
— Bon voyage, Mère ! Amusez-vous bien.
Albine disparut tel un nuage blanc, mais en réalité elle était déjà partie depuis un moment et regrettait certainement d’avoir fait un détour par la chambre de sa fille. Avec agacement, celle-ci sentit sa gorge se serrer : elle n’allait tout de même pas se mettre à pleurer comme un petit enfant ? De toute façon, ce ne pouvait être parce qu’on la délaissait ? Madame Desprez-Martel était la mère la moins attentive du monde. Elle vouait à sa fille une sorte d’indifférence aimable qui ne gênait pas celle-ci du vivant de son père mais dont, à présent, il lui arrivait tout de même de souffrir.
En effet, comme beaucoup d’enfants de la haute société, elle était passée des bras de sa nourrice aux mains sèches d’une « nannie » écossaise dont elle gardait un souvenir à carreaux gris et bruns sommés, d’un haut col glacé. Mélanie n’eut d’elle aucune tendresse mais lui fut redevable d’une santé de fer construite à coups d’exercices physiques et de bains froids. Chose curieuse, c’était Cher Grand-Papa qui avait mis fin au règne quasi Spartiate de miss Mac Donald en déclarant un jour qu’il entendait voir sa petite-fille élevée comme il convenait à une porteuse de jupons et non à un Highlander. L’Écossaise disparut donc et fut remplacée – Mélanie avait alors douze ans – par Fräulein qui était un peu plus romantique peut-être mais à peine moins austère. Avec elle, la fillette apprit l’allemand et fit la connaissance de Goethe, de Beethoven, de Bach et de Richard Wagner. En cas de notes satisfaisantes, Fräulein l’emmenait au concert chez M. Colonne. C’étaient, avec l’Opéra et la Comédie-Française, les suprêmes récompenses jusqu’à ce que l’Opéra fut rayé du programme à la suite du scandale Sigurd. Mélanie n’avait rien regretté, préférant de beaucoup les matinées classiques au Théâtre-Français où l’on retrouvait ce Molière si amusant et où les ouvreuses coiffées de rubans vendaient à l’entracte des petits chocolats glacés tout à fait délicieux pour lesquels Fräulein montrait autant de goût que son élève.
Jusqu’à l’arrivée du puzzle, ces chocolats étaient bien le seul lien qui unissait celle-ci à sa gouvernante, mais à présent une sorte de petit miracle venait de se produire et il y avait, entre elles, quelque chose qui ressemblait un peu à de la complicité. Et si Mélanie réussit à ne pas pleurer, ce matin-là, c’est parce que Fräulein pénétra dans sa chambre dès le départ de sa mère en déclarant gaiement qu’il faisait un temps superbe et que ce serait sûrement très agréable d’aller déjeuner à Saint-Malo.
Distraite de son chagrin, Mélanie la regarda avec étonnement, se demandant si le départ de sa mère était pour quelque chose dans cette soudaine gaieté. Ou bien était-ce du soulagement ? Elle n’avait jamais vu Fräulein aussi expansive.
— Vous êtes gentille, lui dit-elle en allemand parce qu’elle savait combien cette exilée volontaire aimait parler sa langue natale. M’en voudrez-vous beaucoup si je vous dis que l’envie m’en est passée ? Et puis la maison a son compte de déménagement pour aujourd’hui. Avec cette jambe je vous causerais plus de souci que de plaisir.
— Nous pouvons emmener un serviteur pour vous porter ?
— Encore du tintouin ? comme dit Rosa. Et nous ne serions pas vraiment libres. Autant rester ici. Nous pourrions déjeuner au jardin… et puis nous avons notre puzzle.
— Dieu soit loué ! soupira Fräulein en riant. Voilà que vous devenez raisonnable ! Il me semble que vous êtes en train de vous changer en une vraie jeune fille !
— C’est mon vœu le plus cher, soupira Mélanie. Néanmoins, je ne suis pas certaine que ma mère me le permette.
— Il faudra bien qu’elle s’y résigne un jour…
— Vous croyez ?... Oh, s’il vous plaît, voulez-vous demander à Paulin de monter ?
Le majordome apparut un instant plus tard en tenue du matin : gilet rayé jaune et noir sur un pantalon noir. Il se tenait raide et arborait cette mine offensée que lui inspirait chacun de ses contacts avec Fräulein à laquelle il ne pardonnait pas la défaite française de 1870 et moins encore la proclamation de l’empire allemand dans la galerie des Glaces du palais de Versailles. Pour cet ancien combattant de Sedan, tout natif d’outre-Rhin ne pouvait être, qu’un suppôt de Bismarck même si, depuis quatre ans, le Chancelier de Fer avait rejoint le dieu Wotan dans son Walhalla guerrier. Mélanie savait cela et s’en amusait, ne manquant pas une occasion d’envoyer Fräulein dire un mot ou deux à Paulin. D’un ton pincé, celui-ci demanda :
— Que désire Mademoiselle Mélanie ?
— Savoir ce qui va se passer ici. Ma mère m’a dit qu’elle avait laissé ses instructions pour ranger la maison pour l’hiver et de faire en sorte que tout soit prêt lorsqu’elle reviendra afin que nous gagnions Paris sans perdre de temps ?…
— En effet.
— Autrement dit, vous allez ordonner le grand ménage, mettre des housses sur les meubles et emballer les lustres ? Et moi je vais devoir vivre enfermée dans ma chambre ou me morfondre au jardin… même s’il pleut ?
— Je laisserai à Mademoiselle la véranda. Ses meubles en rotin demandent moins de soin que les autres…
— Eh bien, ça va être gai ! claironna du seuil une vigoureuse voix féminine. Si Madame en a pour quinze jours, cette pauvre petite va mourir d’ennui !
Rosa, la cuisinière dont le châle couvrait les escapades nocturnes de Mélanie, fit une entrée majestueuse en brandissant d’une main un panier contenant un superbe homard qu’elle vint mettre sous le nez de la jeune fille :
— Regardez ça, mon p’tit chou ! le père Gloaguen vient de l’apporter tout exprès pour vous !
— Pour moi ?
— Eh oui ! Il a vu Madame partir avec des malles, alors il a sauté dans sa charrette pour que vous ayez un bon déjeuner. Comment voulez-vous que j’vous l’accommode ?
— À la mayonnaise mais encore un tout petit peu tiède, décida Mélanie dont les yeux s’étaient remis à briller car elle était gourmande. Merci beaucoup, Rosa, et si vous revoyez le père Gloaguen, dites-lui que je serais contente qu’il me fasse une petite visite !
Mais il était écrit que Paulin aurait des ennuis avec ses housses et que Mélanie ne mangerait pas son homard en la seule compagnie de Fräulein. Toutes deux lisaient au jardin au son du « grand ménage » dont les bruits leur parvenaient par les fenêtres ouvertes quand, vers midi, le jeune Conan – jardinier en herbe de son état et, à l’occasion, fournisseur de clefs clandestines – accourut visiblement très ému ; négligeant les formules de politesse, il lâcha tout à trac :
— L’Askja ! Il est dans la baie !
— Le bateau de mon grand-père ? Tu rêves, Conan ?
— J’en sais peut-être pas autant qu’vous sur bien des choses mais pour c’qui est des bateaux, j’me trompe jamais ! Et puis celui-là, avec sa coque noire et ses voiles rouges, j’le reconnaîtrais dans l’brouillard et par une nuit sans lune ! J’vous dis qu’c’est lui !
Mélanie et Fräulein se regardèrent stupéfaites. À pareille époque Cher Grand-Papa voguait encore quelque part du côté de l’Islande – le nom de sa goélette était celui d’un volcan de là-bas – ou cabotait dans les fjords de Norvège car il ne rentrait jamais à Paris avant le mois d’octobre. En outre, son port d’attache était Saint-Servan et il ne mêlait jamais son coureur d’océans aux élégants navires de plaisance, voués presque exclusivement aux régates et à la traversée de la Manche dans les deux sens, qui jetaient l’ancre dans l’anse de Dinard. Que pouvait-il venir faire ?
— Aidez-moi tous les deux à aller jusqu’à la terrasse du salon ! demanda Mélanie. Il faut que je voie ça !
Flottant entre deux poignes vigoureuses plutôt que marchant, elle se retrouva bientôt devant la balustrade de pierre où elle s’accouda pour constater que Conan n’avait pas la berlue et que le doute n’était pas possible. Aucun autre bateau n’avait cette proue aiguë, effilée et encore allongée par son long beaupré, ni ces voiles auriques rouges que les marins achevaient de ferler. Amoureux passionné du grand large, Timothée Desprez-Martel – Cher Grand-Papa – l’avait fait construire huit ans plus tôt en Amérique, au chantier naval de Boothbay dans le Maine. C’était tout juste après la mort de Chère Bonne-Maman et, depuis, lorsqu’il ne se trouvait pas à sa table de travail ou à la Bourse, il était à la barre. L’Askja portait un équipage de treize hommes qui, avec lui, en comptait quatorze, et jamais aucun membre de sa famille n’avait été invité à monter à bord. La goélette était sa folie, sa danseuse en quelque sorte, et il ne voulait la partager avec personne. Quand il venait pour s’embarquer ou quand il rentrait à Saint-Servan, il ne montait jamais à la villa « Morgane » bien qu’elle fût à peu près vide à ces moments-là. Il descendait à l’Hôtel de France et Chateaubriand – toujours lui ! – où il avait ses habitudes. Mélanie le savait et pensa qu’au fond Conan avait eu tort de croire apporter une nouvelle sensationnelle car on ne verrait pas plus Cher Grand-Papa aujourd’hui que d’habitude.
Néanmoins, dix minutes plus tard, il était là, planté les jambes écartées au milieu du salon, sa casquette de drap à visière cirée en bataille sur ses cheveux bicolores, les mains au fond des poches de sa vareuse et posant sur choses et gens un regard menaçant :
— Qu’est-ce que c’est que ce chantier ? Vous mettez déjà la maison en hivernage ? Nous ne sommes pourtant pas le 15 septembre ?
— En effet, remarqua Paulin avec une onction pleine de révérence, mais ce n’en sont pas moins les ordres de Madame.
— Elle est déjà repartie pour Paris ? C’est impossible !
— Moi, je suis là, Cher Grand-Papa ! dit Mélanie qui, toujours étayée par ses deux soutiens, effectuait son entrée au salon.
Desprez-Martel contempla un instant l’équipage comme s’il n’y croyait pas. Son regard vif fila vers le pied bandé de sa petite-fille.
— Tu as eu un accident ?
— Une entorse, ce n’est pas bien grave mais c’est ennuyeux. Le docteur dit que je ne pourrai vraiment marcher que dans quelques jours.
— Tu t’es fait ça comment ? Et d’abord où est ta mère ?
Paulin crut bon d’intervenir pensant, sans doute, qu’il saurait présenter la nouvelle avec plus de diplomatie que la « sauvageonne », comme on appelait Mélanie lorsque les oreilles de Rosa ne traînaient pas dans le coin.
— Si Monsieur était arrivé il y a seulement deux heures, il aurait rencontré Madame. Elle vient juste de partir…
— En laissant sa fille seule ici ? Qu’elle soit partie depuis deux heures ou depuis trois jours, c’est la même chose. Et je vous conseille de vous mêler de vos affaires : c’est à ma petite-fille que j’ai posé une question.
Paulin parut se rétrécir à la façon d’un bernard-l’ermite rentrant dans sa coquille, ce qui fit sourire Mélanie :
— Je ne suis pas seule, Grand-Papa, puisque Fräulein est avec moi…
— Si grand que soit son dévouement, elle n’est pas ta mère et je veux savoir où est ma belle-fille ?
— Quelque part au large de Saint-Cast, je pense. Elle est partie pour Biarritz avec des amis…
— Elle navigue encore ? Cela devient une manie. Avec qui ?
Le ton rugueux n’avait rien d’encourageant. Néanmoins il n’impressionna pas Mélanie pour qui l’arrivée de Cher Grand-Papa à un moment où elle se sentait l’âme de Brünehilde, la Walkyrie fille du vent, abandonnée par Siegfried pour la main princière mais nettement plus bourgeoise de Kriemhilde, ne représentait guère qu’un ennui de plus.
— Elle m’a dit qu’elle partait sur le bateau de lord Clarendon pour aller danser à Biarritz au profit des pauvres gens de la Martinique !
— Un bal pour les sinistrés de la montagne Pelée ? Cela ne tient pas debout ! Il y a trois mois que Biarritz et le marquis d’Arcangues ont donné une grande fête dans cette intention charitable. Alors, je répète : avec qui est-elle ? Est-ce Percy Swinburne ?
— Je ne crois pas. C’est avec lui qu’elle est allée, il y a quelques jours, à Jersey pour une réception chez le Gouverneur en l’honneur du Couronnement. Maintenait, est-ce que Sir Percy est du voyage, je n’en sais rien. Mère m’a dit qu’il y aurait une vingtaine de personnes sur le yacht… Ne m’en demandez pas plus, Cher Grand-Papa ! On ne me fait guère de confidences…
— Ouais ! Il va falloir que je tire cela au clair. Vous, Paulin, au lieu de me regarder avec des yeux ronds, veillez donc à me faire préparer une chambre et voyez à la cuisine s’il est possible de me nourrir.
— C’est sûrement possible, Cher Grand-Papa, commença Mélanie qui allait parler du homard quand le vieil homme l’interrompit :
— Tu ne peux pas m’appeler Grand-père comme tout le monde ?
— C’est que… oh, après tout, moi je veux bien ! On m’a toujours dit…
— Oublie un peu ce qu’on t’a toujours dit ! Je vais aller voir Rosa à la cuisine : il y a plus de jugeote dans son petit doigt que dans la cervelle de tous les gens de cette maison. Et vous, le majordome, je ne veux pas voir la moindre housse dans la salle à manger ni dans le salon. À tout à l’heure, petite !
Et il disparut comme un ouragan d’été dans l’escalier qui descendait à la cuisine et aux offices, laissant Mélanie complètement désorientée et très malheureuse une fois de plus. Est-ce que sa mère lui aurait menti et, en ce cas, où donc allait-elle en compagnie du trop séduisant marquis ? Une autre surprise de taille résidait dans les relations qui semblaient exister entre son grand-père et la cuisinière : il avait l’air de la connaître intimement… Ce fut Fräulein qui mit fin à cette espèce de déroute intellectuelle en disant d’un ton paisible :
— Fenez ! Fous defez fous brébarer bour le técheuner et fous lafer les mains !
Mélanie lui dédia un regard consterné :
— Je vous en prie, quand nous sommes seules, parlons allemand ! Je n’arrive pas à vous prendre au sérieux quand vous parlez français.
— Et vous avez envie de me prendre au sérieux ?
— Pas à ce point-là mais c’est vrai, j’en ai envie. Depuis hier exactement…
Une demi-heure plus tard, Mélanie, son grand-père et sa gouvernante s’attablaient, sur la terrasse et sous l’abri d’un parasol, devant un véritable festin. Outre le homard qui brillait dans toute son écarlate splendeur, il y avait des crevettes fraîchement cuites et des moules marinières accompagnées d’épaisses tranches de pain bis couvertes de beurre salé, toutes choses qui ne paraissaient jamais sur la table d’Albine hantée par la peur de grossir. Vinrent ensuite des côtelettes d’agneau grillées juste à point avec des pommes de terre sautées, des fromages et une pile de crêpes à la confiture qui firent la joie de Mélanie. Elle dévora sans s’apercevoir que le vieil homme, après avoir consacré un grand moment à la satisfaction d’un appétit connu dans toute la famille, ralentissait la cadence pour l’observer à travers la fumée du cigare qu’il venait d’allumer après avoir demandé à Fräulein si l’odeur du tabac ne l’incommodait pas :
— Tu ne m’as toujours pas dit comment tu avais attrapé cette entorse ?
— Je suis tombée d’un arbre…
— Et que faisais-tu dans un arbre à ton âge ?
— Mon âge ? Maman prétend que je suis encore une petite fille. Si vous tenez à le savoir, je regardais la fête que donnait notre voisine, Mrs. Hugues-Hallets… j’aime bien regarder les autres s’amuser…
— L’année prochaine, tu y seras toi-même puisque tu vas faire en octobre ton entrée dans le monde.
Gênée soudain par ce regard gris qu’elle n’était pas habituée à soutenir, Mélanie raclait distraitement dans son assiette un reste de gelée de framboise.
— Eh bien ? insista le grand-père.
— Maman doit vous en parler. Elle… elle pense que l’on devrait retarder d’une année…
— Et pourquoi donc ?
— Oh… parce que je n’ai vraiment pas l’air d’une jeune fille… Je suis maigre, j’ai de gros genoux… des taches de rousseur…
— Ah oui ?…
Sous l’abri de leurs sourcils touffus, les yeux gris ne la quittaient pas et on aurait même dit qu’une petite flamme amusée y brillait. Puis, brusquement, ils se posèrent sur la gouvernante :
— Dites-moi, Fräulein, fit-il en allemand, c’est vous qui avez choisi la coiffure de Mélanie ?
— Oh non, Monsieur ! C’est Madame Desprez-Martel. Elle dit, non sans raison d’ailleurs, que cette enfant doit être coiffée d’une façon pratique. Elle ne tient guère en place, vous savez ?
— Vraiment ? Tous les souvenirs que j’ai de ma petite-fille sont bleus. Quelle que soit sa taille, je lui ai toujours vu la même robe lorsqu’elle vient chez moi pour nos rares réunions familiales. La même coiffure aussi mais, d’habitude, elle est surmontée d’un… affiquet de ruban du même bleu. En fait cette robe à col marin est pour moi une nouveauté…
— Pas pour moi, soupira Mélanie. En piqué ou en toile, je n’en porte jamais d’autres en été.
— Et l’hiver ?
— De l’écossais ou du homespun brun. Les robes bleues sont réservées pour vous, Grand-père… et pour l’Opéra. Du moins quand j’y allais…
— Et tu n’y vas plus ? Pourquoi ? Tu t’y ennuies ?
— Un peu, oui, mais surtout…
Elle évoqua l’épisode du guerrier burgonde prolongé par les crosses de paradis d’Albine. Elle le fit tout naturellement, poussée par le besoin soudain de se raconter sans songer un seul instant qu’elle risquait de scandaliser son grand-père mais, à sa grande surprise, il éclata de rire et ce fut elle qui se trouva presque choquée. Jamais elle ne l’avait entendu rire. Ou tout au moins elle ne s’en souvenait pas. Si c’était déjà arrivé, cela devait remonter à loin : au moins avant la mort de Chère Bonne-Maman…
— Vous n’allez jamais à l’Opéra ? demanda-t-elle timidement.
— Moi ? Jamais ! Dieu m’en garde ! Je serais capable de me conduire aussi mal que toi…
Brusquement, il se leva, écrasa le reste de son cigare dans le grand cendrier de malachite qu’un valet avait posé près de lui :
— Bon ! Eh bien, puisque l’on t’habille comme un matelot, autant en profiter ! Au lieu de te morfondre ici, veux-tu faire un tour sur mon bateau ? Je t’emmène visiter les côtes de la Cornouailles anglaise. J’espère, Fräulein, que vous avez le pied marin car il n’est pas question, bien sûr, que vous quittiez votre élève.
Si elle répondit quelque chose, personne ne l’entendit. Mélanie, les yeux soudain pleins d’étoiles, regardait le grand vieillard comme elle eût regardé Dieu lui-même si la fantaisie l’avait pris de visiter Dinard.
— Aller sur la mer avec vous ? Oh ! Grand-père !…
Elle ne trouvait rien à dire tant la joie la submergeait. Elle en oubliait son pied douloureux, ses amertumes et surtout, surtout le mystère que représentait à présent le départ de sa mère et cette histoire de bal qui semblait n’être qu’un mensonge. La seule vérité, dans tout cela, était qu’Albine faisait un voyage avec plusieurs personnes et Francis… ou bien était-ce avec Francis tout seul ?
Incapable de résoudre l’énigme, elle préféra la laisser de côté. D’ailleurs, à présent, la maison tout entière entrait en ébullition : Timothée Desprez-Martel, debout au milieu du grand salon, distribuait ses ordres d’une voix de stentor exactement comme s’il était sur le pont de sa goélette. Les différents serviteurs apprirent ainsi qu’ils pourraient continuer le grand ménage dès le lendemain matin, et Fräulein fut expédiée préparer ses bagages et ceux de son élève de façon que l’on puisse partir avec la marée du matin, mais le morceau choisi fut pour le majordome :
— Lorsque vous en aurez terminé avec les préparatifs d’hiver, vous donnerez les clefs au gardien et vous rentrerez tous à Paris reprendre vos fonctions rue Saint-Dominique afin d’y remettre tout en état.
— Mais nous devons attendre le retour de Madame ! fit Paulin visiblement scandalisé.
— Pour quoi faire ? aboya le grand-père. Elle vous a dit de vous tenir prêts à partir ? Eh bien, ce sera fait. Le gardien lui dira ce qu’il en est et elle ira passer une nuit au Royal Hôtel, voilà tout ! Pas de questions ?
— Euh… si : Monsieur ne compte pas ramener Mademoiselle Mélanie ?
— Vous pensez quoi ? Que je vais l’abandonner sur une île déserte ou la laisser rentrer à la nage ? Je la ramènerai à Paris moi-même. Et maintenant au travail : nous devrons nous coucher de bonne heure.
Seule Rosa eut droit à un traitement de faveur. Desprez-Martel la connaissait depuis longtemps car elle avait été à son service durant quinze ans avant de passer à celui de son fils auquel la cuisinière vouait une sorte de culte. Son ancien maître lui donna ses instructions pour le dîner du soir et certain panier qu’il souhaitait emporter d’une voix infiniment plus douce et avec une sorte de respect. Cette espèce d’enlèvement la réjouissait profondément :
— La petite va guérir beaucoup plus vite, déclara-t-elle. Et faites-la bien manger, Monsieur Timothée ! Si je n’étais pas là, elle n’aurait que la peau sur les os. Madame tient tellement à « garder sa ligne », comme elle dit ! Moi je ne vous cache pas que s’il n’y avait pas de temps en temps des grands déjeuners ou des grands dîners, j’aurais rendu mon tablier à la mort de ce pauvre Monsieur François !
— Soyez tranquille, Rosa, je la nourrirai. Et quant à vous, cessez donc de vous tourmenter : quand Mlle Mélanie se mariera… et cela ne tardera guère, je pense, vous partirez avec elle. Cela vous va ?
— À condition que vous lui choisissiez un mari gourmand…
Qu’est-ce que Grand-père voulait dire avec son « cela ne tardera guère » ? Mélanie, occupée à remonter l’escalier au bras de Fräulein, faillit redescendre pour lui demander de s’expliquer, mais la crainte qu’il lui inspirait jusqu’alors n’avait pas encore tout à fait disparu et leur entente était de trop fraîche date pour qu’elle osât, déjà, lui poser des questions. Elle remit cela à plus tard, ne voulant être, pour l’instant, qu’à la joie de ce voyage tellement inattendu.
Quand le soleil levant, glissant sur la mer comme une coulée de lave, incendia les remparts de Saint-Malo, Mélanie et Fräulein, assises sur le pont de l’Askja, regardaient les marins procéder aux manœuvres d’appareillage. Une jolie brise gonflait les voiles rouges à mesure qu’elles montaient le long des mâts et Grand-père, debout auprès des deux femmes, se contentait pour une fois de regarder, laissant les soins du départ au capitaine Le Moal.
Il faisait un temps délicieux. Le ciel d’un bleu de gentiane qui rappelait la nuit encore proche n’avait pas un nuage et, sur ce fond velouté, les villas blanches entourées de jardins foisonnants se détachaient avec la précision d’un dessin à la plume. Le temps était frais, bien sûr, cependant, avec le soleil, la température se réchaufferait et il ferait bon en mer.
— Je crois, dit Grand-père, que nous allons avoir une jolie brise. Tu es contente ?
Le visage rayonnant de Mélanie et ses yeux étincelants lui offrirent la meilleure des réponses. Elle se contenta de secouer énergiquement sa tête coiffée d’un chapeau marin qui auréolait son petit visage. Puis elle demanda :
— Où allons-nous ?
— Si tu as bien appris ta géographie, ce sera très clair. Nous mettons à la voile pour Plymouth. De là nous descendrons la côte de Cornouailles jusqu’à Land’s End pour remonter sur l’Atlantique jusqu’à Tintagel. Je veux te montrer ce château chargé de légendes auprès duquel j’ai beaucoup rêvé lorsque j’étais jeune garçon. Ensuite nous virerons bord sur bord et nous rentrerons. Si nous avions plus de temps, je t’emmènerais en Irlande mais la saison s’avance et nous ne pouvons nous permettre qu’un petit voyage.
— C’en est un grand pour moi. Je n’ai jamais été ailleurs qu’à Dinard et par le train.
— Eh bien, conclut Grand-père avec bonne humeur, si tu tiens bien la mer je t’en offrirai d’autres. Tiens, l’été prochain nous pourrions aller aux États-Unis et au Canada ?
Sans son pied handicapé, Mélanie eût dansé de joie… et aussi de soulagement. Si Grand-père parlait de l’emmener en Amérique l’an prochain c’est que, dans son esprit, il ne comptait pas la marier aussi vite qu’il l’avait laissé entendre à Rosa. Et ce fut d’un cœur apaisé qu’elle regarda l’anse de Dinard et l’eau soyeuse commencer à défiler.
On allait doubler la pointe du Moulinet quand apparut un grand yacht blanc majestueux à souhait, battant pavillon britannique et arborant un guidon blanc à croix de Saint-André rouge frappée d’une couronne d’or. Mélanie connaissait depuis longtemps pour l’avoir vu sur quelques rares bateaux ce fanion prestigieux, celui du Royal Yacht Squadron, le club anglais le plus fermé du monde, le plus huppé aussi depuis sa fondation le 1er juin 1815, dix-sept jours avant la bataille de Waterloo. Bien peu nombreux étaient les navires de plaisance anglais qui pouvaient l’arborer. Mais Grand-père avait brusquement saisi ses jumelles et examinait le nouveau venu en train de rentrer au port comme si c’était son ennemi personnel…
— Tonnerre de Dieu ! gronda-t-il soudain empourpré par une colère qu’il contenait à peine. Puis, se tournant brusquement vers Mélanie : Avec qui m’as-tu dit que ta mère est partie ?
— Mais… avec lord Clarendon et d’autres personnes…
— Quelles autres personnes ?
— Comment voulez-vous que je sache, Grand-père ? Je ne les connais pas…
— Tu es sûre ? Tu n’en connais vraiment aucun ?
— Un seul… et pas depuis longtemps.
— Qui est-ce ?
— Le… le marquis de Varennes. Celui que j’ai failli assommer quand je suis tombée de mon arbre. Pourquoi ces questions ?
— Parce que ce yacht est celui de lord Clarendon. Et si ta mère est à bord je veux bien être changé en carton à chapeau ! Attends, je vais m’en assurer !
Embouchant un porte-voix gigantesque, il héla le navire anglais lorsqu’il fut assez près pour cela et, en termes d’une extrême courtoisie, demanda si le yacht venait d’Angleterre et, en ce cas, s’il n’avait pas rencontré un bateau nommé la Sirène – pur produit de son imagination. En retour, l’Anglais salua le yachtman français, répondit qu’il venait de Dieppe et n’avait pas rencontré le navire en question.
Quand il reposa son porte-voix, Grand-père se dirigea vers l’homme de barre et resta auprès de lui un moment, peut-être pour se donner le temps de se calmer ou pour échapper aux questions de Mélanie. Celle-ci ne lui avait encore jamais vu ce visage congestionné et cette expression terrifiante et elle n’osa pas le rejoindre, mais la joie pure de cette croisière inattendue venait de subir une atteinte et à nouveau elle avait l’impression de perdre pied. Si sa mère n’était pas partie avec les invités de lord Clarendon comme cela paraissait évident à présent, où était-elle allée avec tant de bagages… Et Francis ? Et surtout pourquoi avait-elle menti ? C’était sans grand risque avec Mélanie qui connaissait peu de monde et, très certainement, elle avait jeté le nom de Clarendon – -dont le yacht mouillait d’ailleurs dans la baie il n’y avait pas si longtemps – comme n’importe quel autre qui lui serait venu à l’esprit. Comment aurait-elle pu imaginer d’ailleurs que les voiles rouges de son beau-père, telles celles du Vaisseau fantôme, allaient surgir brusquement pour porter le désordre dans des plans qu’elle croyait certainement d’une extrême ingéniosité ? Mais une chose était sûre : le soleil paraissait moins glorieux à la jeune fille et elle se sentit frissonner.
— Vous avez froid ? s’inquiéta Fräulein qui l’observait du coin de l’œil. Voulez-vous que nous rentrions ?
— Non, je vous remercie. Il faut profiter de ce beau temps… et la mer est si belle !
Les paroles lui venaient machinalement tandis que la goélette, sortie de l’estuaire de la Rance, taillait sa route vers Guernesey. Sous la mince étrave, la mer se creusait un peu cependant que le vent commençait à pincer les cordes des haubans comme de grandes harpes. Mélanie en emplit ses poumons avec avidité, heureuse de se sentir secouée par cette grande gifle marine. Elle ferma un moment les yeux pour mieux en respirer l’odeur salée… Un gémissement les lui rouvrit et elle vit que la pauvre Fräulein avait changé de couleur. De rose elle était devenue blanche et tournait progressivement au vert :
— Mon Dieu ! s’écria-t-elle, vous êtes malade ?
— Che… che ne me sens pas très pien… gémit la malheureuse en portant son mouchoir à sa bouche avant de se précipiter la tête la première vers le bastingage pour offrir à Neptune le tribut de son petit déjeuner. Un instant plus tard, dolente et les jambes molles, elle était convoyée vers sa cabine par un vigoureux marin faussement apitoyé cependant que Grand-père rejoignait Mélanie.
— Tu ne vas pas être malade, toi, au moins ? demanda-t-il en lui jetant un coup d’œil lourd de méfiance.
— Je ne l’ai jamais été lorsque le père Gloaguen m’emmenait à la pêche. Pourquoi voulez-vous que je le sois avec vous ?
Il hocha la tête avec satisfaction :
— C’est bien ! approuva-t-il tandis que sa grande main venait, en manière d’encouragement, peser sur la mince épaule de sa petite-fille. Et ils restèrent un long moment à observer le jeu des vagues vertes que le passage du yacht couronnait d’écume blanche, unis par cette paume lourde dont Mélanie sentait la chaleur à travers le lainage de sa veste et qui lui communiquait une sorte de confiance et de bien-être comme elle n’en avait encore jamais connu. On eût dit qu’elle et son grand-père, devenus compagnons de route, venaient de sceller une grande amitié. Au bout d’un instant, enhardie, elle osa demander :
— Vous êtes très en colère après Maman, n’est-ce pas ?
— C’est une folle ! s’écria-t-il, puis, baissant brusquement la voix comme si cette explosion venait de dégonfler sa fureur, il ajouta : Mais ça, je le savais depuis longtemps.
— Où peut-elle être ?
Nous le saurons bien assez tôt ! Écoute, petite, nous sommes partis toi et moi pour un joli voyage – ou du moins je l’espère ! Alors, si tu es d’accord, nous allons convenir de ne plus parler de ta mère jusqu’à ce que nous ayons l’honneur de la retrouver à Paris. En outre, tu es trop jeune pour te trouver mêlée aux petites roueries des grandes personnes et tu dois respecter ta mère même si tu ne comprends pas toujours son comportement. Compris ?
— Oui, Grand-père, je crois que cela vaut mieux mais…
— Mais quoi ?
— Rien… c’est sans importance…
La main serra fortement son épaule et la voix se durcit :
— Mélanie, si tu veux que nous nous entendions bien, à l’avenir, tu dois me donner ta confiance. Cependant je crois que je peux deviner ce que tu penses. Tu serais plus heureuse si ta mère n’était pas en compagnie de ce Varennes. Ou alors explique-moi pourquoi tu rougis à l’énoncé de son nom comme tu l’as fait il y a un instant en le prononçant. Il est… tellement séduisant ?
Affreusement mal à l’aise, Mélanie fit oui de la tête puis ajouta :
— Il a été très gentil avec moi et j’aurais aimé que nous soyons amis. Mais c’est sans importance, fit-elle en relevant la tête et en souriant au vieillard. Vous avez raison, Grand-père, il ne faut pas gâcher notre voyage avec des choses sans intérêt. Nous ne parlerons plus que de ce que nous allons voir ensemble…
Une mouette passa au-dessus d’eux avec un cri rauque, retournant vers la côte où les maisons commençaient à se fondre dans l’épaisse végétation qui habillait la côte d’Émeraude. Le soleil devenait plus chaud. D’un geste brusque, Mélanie ôta son chapeau puis, dégrafant la barrette qui retenait sa natte sur le sommet de sa tête, libéra sa chevelure pour que le vent qui au-dessus d’eux gonflait les grandes voiles rouges puisse jouer avec elle. C’était une sensation extraordinaire et elle rit de joie quand ses longues mèches s’envolèrent. Debout à quelques pas d’elle, son grand-père la regardait avec, au fond des yeux, de l’amusement et quelque chose de plus profond que Mélanie eût été incapable de traduire si elle l’avait compris. Mais elle était toute à ce plaisir nouveau : il lui semblait qu’en libérant ainsi ses cheveux elle venait de rompre avec un passé de contraintes qu’elle espérait pouvoir oublier pendant un temps. Au moins tant que Fräulein serait aux prises avec le mal de mer…
Comme par miracle, le pied de Mélanie retrouva presque toute sa souplesse dès le lendemain du départ et elle put jouir sans réserve de sa croisière improvisée. Elle adorait la mer mais elle n’avait jamais connu le grand large et la fascination qui s’en dégage lorsque la terre a disparu et que l’immense ondulation des vagues s’étend à perte de vue et ramène le bateau, quelle que soit sa taille, à l’humble conscience de sa fragilité. Elle passa alors des heures à regarder les jeux changeants de la lumière et à observer les manœuvres de l’équipage qui, selon le vent, carguait une voile ou en envoyait une autre, fascinée par cette cathédrale de toile rouge déployée, quand le bateau voguait grand largue et semblait courir à la poursuite de l’horizon.
On fit une brève escale à Plymouth dans le seul but d’emmener Mélanie déjeuner de crabe sur le Barbican, le vieux port des pêcheurs où l’on buvait – paraît-il ! – un rhum excellent mais aussi un thé exquis accompagné de crème jaune et grumeleuse, dans une taverne enfumée qui, à défaut d’avoir vu Francis Drake mettre à la voile pour courir sus à l’Armada, n’en avait pas moins assisté au départ de Cook pour sa circumnavigation. Après quoi Grand-père alla mouiller dans l’anse de Polperro où sa petite-fille tomba en extase devant la beauté du paysage. Comment résister au charme de ces villages cornouaillais cachés parmi les arbres au long d’étroites rivières où remonte la marée et à ces fermes isolées bâties au bout de longs couloirs de lauriers et de rhododendrons ?
À vrai dire, si l’on passa cette nuit-là à terre, ce fut surtout pour débarquer Fräulein, toujours aussi malade, dans une adorable auberge nichée au milieu d’un feu d’artifice de tournesols, de géraniums, de fuchsias et de roses trémières où une aimable hôtesse jura de prendre soin d’elle jusqu’à ce qu’on vînt la reprendre au retour. À la grande surprise de Mélanie, cette Mrs. Poldhu se révéla être une vieille amie de Grand-père qu’elle appelait « Timothy dear » en toute simplicité.
— Je croyais bien vous avoir entendu dire que vous n’aviez pas d’amis ? fit-elle remarquer.
Il sourit mais redevint grave pour répondre :
— À Paris et dans le monde où je vis, je n’en ai guère, en effet, petite ! Les temples de la Finance sont autant de jungles où l’on ne peut s’aventurer que solidement armé, mais tu serais surprise du nombre d’amitiés que j’ai nouées dans des petits ports comme celui-ci ou sur des terres étrangères. L’Angleterre en contient quelques-unes dont la plupart datent de ma jeunesse et je ne te cache pas que j’espère beaucoup dans le nouveau roi Édouard VII que je connais depuis longtemps et qui souhaite, je le sais, que son pays et la France oublient des siècles de guerres afin de s’unir à jamais pour le meilleur et pour le pire.
On passa, dans cette jolie maison fleurant bon la cire fraîche et les buns chauds, une charmante soirée après avoir visité un petit musée que Grand-père trouvait très amusant parce qu’il était consacré uniquement à la contrebande, au banditisme maritime et aux souvenirs des anciens naufrageurs, profession encore florissante au siècle précédent. Mais après une nuit tout à fait reposante il ne fut pas facile d’obtenir de Fräulein – tout à fait remise dès l’instant où elle avait touché la terre ferme – qu’elle « renonce à ses devoirs », comme elle le déclara dans un beau mouvement dramatique. Il fallut que Grand-père lui explique patiemment qu’il comptait assumer lui-même lesdits devoirs et qu’en tout état de cause la protection de treize marins, plus la sienne, pouvait garantir Mélanie contre les pièges et embûches d’une croisière côtière avec bien plus d’efficacité qu’une pauvre femme malade. Il ajouta qu’il était inutile, voire cruel, d’infliger à la fidèle gouvernante de sa petite-fille une nouvelle souffrance de plusieurs jours, enfermée dans une cabine rendue malodorante par le mal de mer. Ce serait déjà une épreuve suffisante de subir le retour jusqu’à Saint-Servan. D’autre part on la laissait dans de bonnes mains et, puisqu’elle parlait l’anglais aussi bien que le français, il ne lui restait rien d’autre à faire que se laisser vivre et, en un mot, accepter les vacances bien méritées qu’on lui offrait. Et, sur ce, Grand-père conclut son discours en promettant que Mme Desprez-Martel ne saurait rien de tout cela et que Mélanie s’engageait à garder le secret.
Celle-ci était trop heureuse pour ne pas contresigner le pacte des deux mains et ce fut avec une grande sensation de liberté qu’elle regagna le bord tandis que s’élevait déjà la chanson du cabestan. Vêtue d’une vareuse de marin sur laquelle flottaient ses cheveux simplement retenus par un serre-tête, elle reprit son poste sur le pont pour regarder les vagues et les oiseaux de mer.
L’été venant de s’achever, Grand-père avait décidé que l’on irait directement à Tintagel, le but qu’il s’était fixé, pour revenir ensuite plus lentement en visitant la côte. Aussi l’Askja piqua-t-elle vers le large pour gagner à l’abri des récifs la pointe extrême de l’Angleterre, Land’s End, qui marque le passage de la Manche à l’Atlantique. On la contournerait pour remonter un peu vers le nord.
— C’est un endroit prodigieux, dit Grand-père, une sorte de cap Horn en plus petit. La mer y est d’une pureté extrême et surtout d’une couleur que l’on ne trouve nulle part ailleurs… Beaucoup de peintres viennent planter leur chevalet à Land’s End mais aucun, je crois, n’a réussi à saisir cet instant subtil où le flot vert se teinte d’un bleu lumineux sans pourtant perdre tout à fait son profond reflet d’émeraude.
Mélanie avait déjà découvert qu’il pouvait parler de la mer sans jamais se lasser et avec des mots toujours nouveaux. Elle avait découvert aussi que chaque heure écoulée la rapprochait un peu plus de ce géant roux, de ce génie des tempêtes qu’elle trouvait si ennuyeux naguère et qu’elle craignait un peu. À présent, elle voyait vivre un homme simple et qui, s’il était très riche, savait ne se servir de sa fortune que pour s’entourer de ce que la nature et l’art des hommes produisaient de plus beau. À condition que les fioritures soient absentes car il aimait surtout le genre dépouillé même si son hôtel des Champs-Élysées, monument consacré au souvenir de Chère Bonne-Maman, accumulait les tentures, les bibelots et les nids à poussière.
Son enfant chéri, sa goélette, était une bête de race taillée pour la course et dont le pont étincelant de propreté ne s’encombrait d’aucune chaise longue, d’aucun parasol, d’aucun salon d’été en rotin évocateur d’un exotisme de bazar, mais l’intérieur, habillé d’acajou satiné, de cuivres étincelants et d’un joyeux et solide drap vert, était un modèle de confort fonctionnel, un confort dont le plus modeste matelot profitait autant que les maîtres car les mêmes matières précieuses se trouvaient dans tous les carrés.
Le soir, après le souper, assise en face de son grand-père sous la lampe à huile dont l’abat-jour reflétait la cabine, Mélanie le regardait allumer sa grosse pipe d’écume dont la fumée odorante montait lentement vers le plafond de bois tandis qu’elle-même croquait une pomme ou égrenait une grappe de raisin. Elle aimait ce moment de silence un peu solennel parce que c’était l’instant où l’agitation du jour faisait place à la sérénité de la nuit. On n’entendait que le glissement soyeux de l’eau le long de la coque.
Pendant de longues minutes, Grand-père restait immobile, suivant des yeux les volutes grises puis, comme s’il répondait à quelque voix intérieure, il commençait à parler… Mais jamais de sa vie présente ni de ses multiples affaires dont cependant le poids devait être lourd à porter. Selon lui ce n’était pas vraiment important et, surtout, cela ne pouvait pas intéresser une enfant de quinze ans. Il ne parlait pas davantage de la famille, et quand Mélanie essaya de mettre sur le tapis son oncle Hubert qu’elle aimait bien parce qu’il était toujours gentil avec elle, Grand-père coupa court très vite car, ces minutes de solitude à deux, il les voulait hors du temps et de la réalité quotidienne.
Une fois, il essaya de parler peinture, cette autre passion qui habitait sa vie, mais il s’aperçut vite que Mélanie, sur ce sujet, était parfaitement inculte, ignorant aussi bien Rembrandt, Vélasquez, Quentin La Tour ou Goya que des génies plus récents comme Degas ou Renoir dont l’aïeul raffolait. Avec une mère qui prenait Leonardo da Vinci pour un bottier italien, ce n’était pas autrement étonnant.
— Je pensais qu’on t’avait déjà emmenée une fois ou deux au Louvre ! s’indigna-t-il. Mais si je comprends bien tu n’y as jamais mis les pieds ?
— Jamais, Grand-père ! affirma gravement Mélanie, Maman dit que les musées sont ennuyeux et Fräulein n’aime que la musique.
— Et l’autre, l’Anglaise ? Cette « nannie » dont j’ai oublié le nom ?
— Miss Mac Donald ? Elle aimait surtout tricoter pendant que je prenais mes leçons d’équitation.
— J’aurais dû m’occuper de toi plus tôt ! soupira-t-il. Enfin ! Espérons que Dieu m’accordera assez de temps pour t’apprendre à regarder un tableau autrement que les dessins de tes livres de classe !
Pris de court, ce soir-là, il ne savait plus que dire. Peut-être allait-il revenir à la mer dont il parlait en poète mais Mélanie fit dévier légèrement le sujet.
— Parlez-moi de ce bateau, Grand-père ! J’ai entendu dire qu’il avait été construit en Amérique.
— C’est tout à fait exact. L’Askja est née dans le Maine.
— Pourquoi ? N’y a-t-il pas, en France, de bons constructeurs ?
— Si, très certainement, mais… c’est une histoire qui remonte loin. Et je ne suis pas sûr qu’elle t’intéresse.
— Au contraire ! Vous m’êtes presque inconnu. Papa me parlait de vous, autrefois, et aussi de Chère Bonne-Maman parce qu’il vous aimait tous les deux, mais il n’a pas eu beaucoup de temps et je ne le voyais pas très souvent…
Un nuage passa sur les yeux gris du vieil homme, un nuage qui ressemblait à la brume si humide du petit matin, mais il réussit à le chasser et eut l’un de ses rares sourires.
— Très bien ! Alors, écoute !
Il est difficile de croire, lorsque l’on regarde une personne âgée, qu’elle a pu être enfant, adolescent. Toutefois Grand-père possédait sans doute le don précieux d’évocation car Mélanie s’attacha tout de suite à ce jeune garçon dont il lui racontait l’histoire. Une histoire assez semblable à celle des autres enfants de familles riches dont le père est imbu d’idées sévères au sujet de l’éducation.
Celui du jeune Timothée Desprez-Martel avait, là-dessus, des principes bien à lui. La tradition familiale eût voulu que l’héritier fût élevé chez les jésuites, au collège Stanislas ou dans la sévère maison d’Autun, mais elle adhérait cette fois à un anticléricalisme farouche, né peut-être d’une éducation religieuse trop étroite. En dépit des prières de sa mère, Timothée passa la Manche et se retrouva dans un collège de Kensington où il apprit à devenir un gentleman dans le meilleur style britannique avant d’être envoyé à Oxford.
Le jeune garçon se plia aisément à cette existence. Il aimait l’Angleterre et s’y trouvait d’autant mieux qu’il s’y fit des amis. C’est au cours de vacances à Tadstow chez son ami Trelawney qu’il découvrit la Cornouailles et surtout l’Océan en divers endroits trop sauvages pour n’être pas grandioses.
Ses études terminées, son père lui offrit un tour d’Europe, puis avant même de le faire entrer dans ses affaires l’envoya aux États-Unis étudier les méthodes des financiers américains. Mais New York est au bord de la mer et Timothée fréquenta cette partie de la société qui s’était découvert la passion du yachting. Or, trois ans plus tôt, en 1851, la construction navale et la marine américaine s’étaient couvertes de gloire avec l’exploit de la goélette America venue battre, en une course déjà légendaire autour de l’île de Wight et sous les yeux de la reine Victoria, la fine fleur du yachting anglais, remportant haut la main les cent guinées et le trophée offert par la souveraine qui portait, depuis, le nom de Coupe de l’América.
Bien sûr, vivant alors en Angleterre, Timothée eut de larges échos de la défaite des voiles britanniques mais, à New York, il put voir la goélette victorieuse et en admirer les lignes hardies. Il rencontra l’architecte George Steers et le propriétaire John Cow Stevens, et à la suite de ce double contact tomba définitivement amoureux des bateaux construits outre-Atlantique.
— Je me suis juré qu’un jour j’aurais moi aussi un bateau qui ressemblerait à l’America. Tu n’imagines pas quel coup au cœur j’ai reçu en face de cette proue concave et effilée comme la flèche d’un espadon. En outre, Steers avait eu l’idée de génie de faire tisser ses voiles en coton et à la machine au lieu des lourdes toiles de lin habituelles ! C’était extraordinaire…
— L’Askja ressemble à l’America ?
— Bien sûr, avec le temps, les ingénieurs ont apporté des petits changements. On a lancé en 1888 un « schooner » à cinq mâts, Governor, et il y a deux ans on a vu paraître un six-mâts, le George W. Wells… Mais c’est vrai que mon bateau ressemble à l’America. Je lui ai voulu une coque noire, comme était la sienne. Simplement j’ai un mât de plus car elle n’en avait que deux et mes voiles sont rouges.
— Pourquoi ?
— Une envie. Askja est le nom d’un volcan. Il me semblait que ce serait plus évocateur… La faire construire m’a consolé de la mort de ta grand-mère. Tant qu’elle a vécu, je n’ai pas beaucoup navigué. Elle détestait la mer…
— Comment se fait-il qu’ayant tellement vécu en Angleterre et en Amérique vous n’ayez pas épousé une étrangère ?
Brusquement ce fut le silence. Les traits du vieil homme se figèrent et ses yeux, si animés l’instant précédent, s’éteignirent. Il détourna la tête et Mélanie vit ses doigts se crisper sur le fourneau de sa pipe cependant que l’impression d’avoir commis une énorme indiscrétion paralysait la jeune fille. Timidement, elle demanda :
— Est-ce que… j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?
Le sourire triste qu’il lui offrit lui serra le cœur mais c’était tout de même un sourire :
— Non, tu n’as rien dit de mal. J’ai failli, en effet, me marier là-bas mais… mon père en avait décidé autrement. Depuis longtemps mon mariage était arrangé avec Herminie – Chère Bonne-Maman ! – qui était la fille d’un haut magistrat comme tu le sais sans doute. Et j’ai obéi…
— Pardonnez-moi si je parais indiscrète… mais cela veut-il dire… que vous ne l’aimiez pas ?
Le regard fatigué plongea dans les larges yeux couleur de prune, trop grands pour ce petit visage qui se tendait vers lui. L’ancien Timothée sourit avec beaucoup de douceur :
— Pas au début, je l’avoue. J’avais au fond des yeux une image difficile à effacer mais ta grand-mère était une femme exquise. Elle m’a laissé tout le temps d’apprendre à l’aimer et la naissance de ton père a fait de moi un homme heureux.
— Pas celle d’oncle Hubert ?
— Si, bien sûr ! Je n’imaginais pas alors qu’il s’intéresserait au sport beaucoup plus qu’aux affaires, et cette indifférence a redoublé pour moi la douleur causée par la disparition de mon François, mais, heureusement, la providence m’avait déjà envoyé Olivier Dherblay. Tu le connais, je crois ?
Non. Mélanie n’avait encore jamais rencontré le fondé de pouvoir de son grand-père. Elle n’en savait pas grand-chose sinon qu’il était âgé d’une trentaine d’années, qu’oncle Hubert proclamait qu’il avait dû voir le jour dans la Corbeille de la Bourse et que Mère, lorsqu’il lui arrivait d’en parler, soupirait qu’il était très certainement l’homme le plus ennuyeux qu’elle eût jamais rencontré… mais, cela, Mélanie le garda pour elle-même.
— Eh bien, conclut Grand-père, je te le montrerai un de ces jours. Il est tout à fait remarquable… Au fait, de quoi suis-je en train de te parler et comment en sommes-nous venus là… ? En outre, il est affreusement tard, ajouta-t-il en levant les yeux vers la pendule cerclée de cuivre qui occupait l’un des panneaux. Va vite te coucher !
Mélanie dormit trop bien et le soleil était déjà haut quand elle monta sur le pont que balançait à présent la longue houle de l’Atlantique. L’aspect de la côte avait complètement changé : plus de végétation luxuriante descendant jusqu’à l’eau, plus de petites baies étroites habitées de grues, de hérons ou d’oiseaux de mer, mais des falaises abruptes couronnées d’herbe rare et des récifs battus par les vents d’ouest. Les ports étaient peu nombreux et, d’après Morvan, le timonier, tout à fait inaccessibles par gros temps.
— Heureusement que nous ne restons pas longtemps dans ces parages, confia-t-il à la jeune fille. Le bateau est solide et c’est un grand coureur mais une tempête ne vous ferait pas un bon souvenir. Enfin, M’sieur Timothée tient absolument à vous montrer Tintagel !
— Est-ce que ce n’est pas intéressant ?
Il déplaça sa chique d’une joue à l’autre et cracha par-dessus bord un long jet de salive brune :
— Si. C’est même un endroit qu’on n’oublie pas une fois qu’on l’a vu…
De fait, le haut rocher de Tintagel au pied duquel l’Océan gémissait comme un dragon enchaîné arracha des cris d’admiration à Mélanie. Majestueuse, superbe, chargée d’histoires et plus encore de légendes, l’ancienne forteresse ruinée des comtes de Cornouailles, probablement construite durant la période normande auprès d’un antique monastère, semblait sortie tout armée d’un roman des Chevaliers de la Table Ronde. C’est là que la belle Ygraine donna naissance au jeune roi Arthur et que le roi Mark surprit un soir Tristan aux pieds de sa femme Yseult, cependant que, sous les rochers, s’ouvrait la caverne de Merlin l’Enchanteur…
— Regarde ! dit Grand-père en désignant un oiseau noir du tuyau de sa pipe. Voilà une corneille à pattes et à bec rouges. Les gens d’ici prétendent que ces oiseaux incarnent l’âme d’Arthur qui n’a pas encore trouvé le repos. Près d’ici, d’ailleurs, il y a ce que l’on appelle le pont du Meurtre parce que c’est là qu’il fut frappé à mort. Et aussi le lac dans lequel sire Bedivere jeta l’épée Excalibur…
— Je croyais que ces légendes s’étaient passées en Bretagne ? remarqua Mélanie. N’avons-nous pas l’ancienne forêt de Brocéliande ? Du moins c’est ce que prétend le père Gloaguen.
— Cela tient à ce que la Cornouailles et la Bretagne sont sœurs. On dit même qu’elles étaient réunies il y a très longtemps avant que la mer ne les sépare. D’ailleurs les vieux du pays racontent que, deux fois l’an, durant la nuit, le roc de Tintagel disparaît sous les flots et que, lorsqu’il reparaît, la bande rocheuse qui le relie à la terre s’est un peu rétrécie. Bientôt, peut-être, ce sera une île…
— Est-ce que nous n’allons pas débarquer ? Je voudrais tellement monter là-haut !
— Je l’espérais, mais ce ne serait pas prudent car il se pourrait qu’un grain nous arrive. Il faut aller nous abriter à Padstow.
— Oh ! c’est dommage, non ?
— Si. Je souhaitais t’emmener là-haut pour m’asseoir avec toi là où je me suis assis souvent jadis. À cet endroit le temps recule et il n’y a plus que ce qui compte : la terre, la mer, les pierres et le vent. C’est un lieu pour ceux qui s’aiment…
La voix de Mélanie ne fut qu’un souffle quand, posant sa main sur la manche bleue, elle demanda :
— Cela veut dire… que vous m’aimez, Grand-père ?
Les yeux toujours fixés sur les ruines, il recouvrit de la sienne la main fragile :
— Tu ne serais pas là, petite, s’il en allait autrement. Mais nous reviendrons, je l’espère, et, si ce n’est pas avec moi, peut-être souhaiterais-tu venir avec celui que tu aimeras… Pour l’instant il faut partir.
Il s’éloignait à grands pas en braillant des ordres et Mélanie put rougir tout à son aise. Elle venait d’évoquer l’élégante silhouette de Francis telle qu’elle l’avait déjà admirée, en habit en tenue d’été, mais curieusement elle avait peine à la faire entrer dans ce décor grandiose et sauvage. Il n’avait rien du roi Arthur ni de Tristan en dépit de cette auréole de grand voyageur qui le suivait. Il était un rien trop civilisé sans doute… Un pur produit de la haute société policée, raffinée, tirée à quatre épingles, et quelque chose disait à son admiratrice qu’il n’aurait peut-être jamais envie de venir contempler un vieux château croulant. Mais on ne discute pas avec son cœur et ce cœur trouvait tant de charmes au jeune marquis de Varennes qu’il lui faisait volontiers grâce de cette carence.
Le temps se gâtait en effet. La mer et le ciel se rejoignaient dans une menaçante couleur grise et les vagues devenaient plus hautes. L’Askja réduisit sa voilure et prit la fuite devant la tempête qui venait. On atteignit assez vite Padstow, une station balnéaire doublée d’un petit port dans l’embouchure du Camel, juste à temps pour éviter le plus fort du « coup de chien », et on y resta deux jours au grand dépit de Grand-père qui voyait se réduire le temps qu’il entendait consacrer à cette petite croisière. Il allait falloir rentrer plus vite, surtout si le temps empirait.
On charma ces loisirs forcés avec la lecture. Il y avait à bord une petite bibliothèque spécialisée sur la mer et Mélanie plongea avec délices dans les voyages de Bougainville. Son Grand-père l’initia en outre aux joies enivrantes du bésigue et, pour elle tout au moins, le temps coula assez vite. Puis, dès que l’océan se montra plus accueillant, la goélette entama le chemin du retour avec une hâte qui fit soupirer Mélanie. Grand-père semblait affreusement pressé de rentrer ! On passa comme le vent entre les falaises formidables de Land’s End et les îles Scilly qui se dessinaient à peine dans une brume laiteuse, mais on ralentit tout de même pour explorer Mount’Bay, la baie profonde que barre en majesté St. Michael’s Mount, le petit frère du Mont-Saint-Michel de Normandie : une pyramide granitique sommée d’un antique château dont la chapelle et elle seule dépendait de la grande abbaye normande. La côte y était particulièrement ravissante avec ses rochers couverts du rose « gazon d’Olympe », mais aussi de léger tamarin et de cette « plante des glaces » aux épaisses feuilles poudrées à frimas et aux fleurs éclatantes. On mouilla devant Penzance, mais le port où aboutissaient les chemins des hautes landes farouches et peuplées de fantômes parut triste à Mélanie. Sans doute parce que le soleil se faisait plus réticent. Octobre était tout proche à présent et ce fut sous une pluie battante que l’on rejoignit Polperro où l’on trouva Fräulein sur la jetée. Enveloppée dans un waterproof et les pieds chaussés de solides brodequins, pataugeant dans une flaque d’eau, elle guettait le retour des voyageurs. Dans son vêtement sombre fouetté par l’averse elle ressemblait à ces femmes des îles du bout du monde, d’Ouessant et de Sein, à ces « filles de la pluie » qui attendent durant des jours et sans se lasser l’apparition d’une voile, ou la silhouette bien connue d’un navire :
— Elle est allée au port au moins trois fois par jour, expliqua discrètement Mrs. Poldhu. Je crois bien, Timothy dear, qu’elle aurait encore préféré agoniser interminablement au fond de votre bateau plutôt que de rester au coin de mon feu, les pieds sur les chenets à grignoter des cakes en soupirant à fendre l’âme.
— Belle marque de confiance ! apprécia Grand-père. Eh bien, elle va y retourner sur mon bateau. Ces Allemands ont un sens du devoir incroyable… J’avoue avoir quelques scrupules à lui imposer une nouvelle traversée ! Je n’aurais jamais du l’emmener…
— Elle n’aurait jamais accepté que je parte sans elle, fit Mélanie. C’est déjà beau qu’elle nous ait laissé ces quelques jours.
Le lendemain, ce fut d’un pas décidé, celui d’Iphigénie marchant à l’autel du sacrifice, que Fräulein réintégra l’Askja. Mais sachant ce qui l’attendait, elle gagna sa cabine, disposa autour d’elle serviettes, cuvette et eau de mélisse, glissa le portrait de son fiancé sous son oreiller puis se coucha avec la ferme intention de ne plus bouger jusqu’à ce que l’ont eût regagné la France.
Impressionnée peut-être par tant de stoïcisme, la mer lui fut clémente et ce fut d’un pas assez ferme qu’une cinquantaine d’heures plus tard elle mit le pied sur le quai de Saint-Servan où la goélette était venue s’amarrer au pied de la tour Solidor. Elle arborait même un large sourire contrairement à son élève qui aurait bien voulu voir se poursuivre son joli voyage. Ce fut le cœur gros que Mélanie dit au revoir au capitaine Le Moal et à ses hommes. Elle s’en était fait des amis et une vibrante acclamation la salua quand, avant de quitter le bord, elle mit ses bras autour du grand mât pour poser un baiser sur son bois lisse :
— Nous partirons encore tous ensemble ! promit Grand-père plus ému qu’il ne voulait le montrer. À présent, il faut songer à gagner, l’un et l’autre, nos prochaines vacances…
— Nous aurions pu rester plus longtemps, tout de même ?
— Je ne crois pas. Un télégramme m’attendait à Penzance et ici…
De la main, il désignait une haute silhouette grise appuyée sur une canne, celle d’un homme mince au visage strictement rasé, vêtu d’un paletot à carreaux fondus et coiffé d’une casquette assortie qui s’inclina légèrement lorsqu’elle s’approcha, sa main glissée sous le bras de son grand-père. Celui-ci serra la main de l’inconnu :
— Vous vous êtes dérangé vous-même, Dherblay ? C’est si important que cela ?
— Plus encore, je crois, Monsieur ! Le président Loubet vous invite à dîner demain soir, en petit comité bien entendu. Je craignais beaucoup que la mer ne vous empêche d’arriver à temps…
— Elle s’en serait voulu de déplaire au président de la République ! Avez-vous déjà rencontré ma petite-fille Mélanie ?
— Non, Monsieur ; je m’en souviendrais, je crois.
— Ne vous fiez pas à ses airs de sauvageonne. Je viens de m’efforcer d’en faire un loup de mer, ce qui n’empêche qu’elle ne soit une jeune fille accomplie.
— Je n’en doute pas.
Arrivait-il quelquefois à cet homme de sourire ? Il avait ôté poliment sa casquette mais ses yeux étaient si profondément enfoncés sous ses épais sourcils bruns qu’il était difficile d’en déceler la couleur. Il comptait parmi ces hommes froids qui n’ont pas d’âge.
Mélanie n’eut pas à le supporter pendant le dîner, car il reprenait le train une heure plus tard tandis que les navigateurs, pour ménager aux deux femmes un peu de repos, ne partiraient que le lendemain matin.
À l’hôtel, Grand-père et sa petite-fille, confortablement installés devant une nappe bien blanche, firent un sort à un énorme plat d’huîtres de Cancale. Fräulein, dans l’impossibilité où elle se trouvait d’obtenir la choucroute de ses rêves, seule capable de lui remettre le cœur et l’estomac en place, les laissa seuls et choisit de se faire servir dans sa chambre une soupe épaisse et des tartines de confiture. Des araignées de mer suivirent les huîtres, puis du gigot de pré-salé, le tout arrosé d’un joli muscadet avec lequel on trinqua au beau voyage que l’on ferait l’année prochaine.
Pour sa part, Mélanie goûta pleinement ce dernier tête-à-tête avec ce grand-père devenu si cher et elle en enferma le souvenir dans son cœur. Elle pensait qu’il y a vraiment, dans la vie, des moments que l’on devrait marquer d’une pierre blanche tant ils sont réussis !…
Il était près de six heures le lendemain quand la voiture venue chercher les voyageurs à la gare pénétra dans la rue Saint-Dominique et franchit le portail de la maison où Mélanie habitait avec sa mère. C’était une de ces charmantes demeures nées au XVIIIe siècle, comme il en restait beaucoup moins depuis qu’en 1866 la percée du boulevard Saint-Germain avait été poursuivie depuis le boulevard Saint-Michel jusqu’au palais Bourbon. Au moment de son mariage avec Albine, François Desprez-Martel en était tombé amoureux presque autant que de sa fiancée. Jadis propriété du couvent des Dames de Bellechasse, elle occupait le coin de la rue du même nom et de la rue Saint-Dominique et possédait un petit jardin pris sur celui de l’ancien couvent. Elle gardait aussi le souvenir de Mme de Genlis, la docte maîtresse du duc d’Orléans. C’était entre ces murs de belle pierre blanche que celle-ci avait veillé à donner une éducation moderne aux enfants du prince régicide. Et le petit hôtel en gardait un parfum d’élégance et de bon ton auquel François s’était montré sensible. Beaucoup plus qu’à la magnificence des palais d’agents de change qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle avaient transformé la plaine Monceau en un quartier cossu, fastueux même et, selon lui, beaucoup trop pompeux.
La nouvelle Mme Desprez-Martel n’avait pas protesté car elle était sensible à un environnement essentiellement aristocratique et tout à fait digne d’une jeune femme dont le père avait acheté au Vatican un tortil de baron. Albine étant l’unique enfant du baron papal, le blason avait disparu avec lui, l’année même de la naissance de Mélanie, mais la jeune mère ne permettait à personne d’oublier sa noble extraction et caressait secrètement, depuis son veuvage, l’espoir de coiffer quelque jour en secondes noces une couronne dont la peinture, plus ancienne, tiendrait mieux aux portières de sa voiture.
Lorsque celle de son grand-père pénétra dans la cour avec Mélanie, plusieurs attelages de grand luxe – caisses admirablement vernies tirées par de hauts carrossiers steppant le mètre vingt – en sortaient avec majesté.
— Mon Dieu ! gémit Mélanie. Nous sommes mercredi et c’est le jour de Maman. Quel ennui !
— Mais non, fit Grand-père. Tu vois bien que tout ce monde a pris congé.
— Il reste encore quelqu’un et je ne sais pas à qui appartient ce joli landau noir.
— Mélanie, intervint Fräulein, vous devriez me laisser vous recoiffer…
Devant le regard farouche que lui lança son élève, elle n’osa pas avancer d’arguments. Mélanie, en effet, avait décidé que c’en était fini de sa coiffure étriquée et qu’elle porterait ses cheveux dans le dos comme toutes les fillettes, puisque apparemment on tenait à ce qu’elle en soit une, jusqu’à ce qu’on lui octroie un statut de jeune fille. Grand-père vint d’ailleurs à la rescousse :
— Laissez-la donc tranquille ! Elle est charmante comme cela…
Et ce fut avec la masse cuivrée de sa chevelure répandue sur ses épaules que Mélanie, arrachant son chapeau, passa fièrement devant le majordome en lui lançant :
— Bonsoir, Paulin ! Ma mère est au salon ? – Et, comme il esquissait le geste de s’interposer elle l’écarta doucement : – Inutile de nous annoncer, nous connaissons le chemin.
Un cri d’indignation salua son entrée dans la pièce aux boiseries claires où sa mère, en robe de dentelle lilas sous ses grands sautoirs de perles, bavardait gaiement, à demi étendue sur une récamier, avec un homme en jaquette que Mélanie reconnut au premier coup d’œil et qui eut d’ailleurs le don de lui faire perdre instantanément toute son assurance :
— Mélanie ! s’écriait Albine, qu’est-ce que ces manières ? Depuis quand entres-tu chez moi sans frapper ? Et d’abord d’où sors-tu dans cette tenue ?
Elle avait jailli de sa méridienne et marchait sur sa fille comme si elle s’apprêtait à la jeter dehors. Convulsé de colère son joli visage était à peine reconnaissable.
— Je venais vous dire bonjour, Mère, murmura l’incriminée. Je pensais que cela se fait quand on rentre de voyage !
— Parlons-en de ce voyage ! Quelle invraisemblable histoire ! Et regarde comme tu es faite ! Cette tignasse emmêlée, cette peau brune… et plus de taches de rousseur que jamais ! Tu ressembles à une bohémienne, à une fille des rues, à…
La diatribe s’arrêta net : Grand-père, qui s’était un peu attardé dans le vestibule pour voir, peut-être, comment Mélanie serait accueillie, venait de faire son apparition, inquiétant et formidable comme le dieu des tempêtes. Son regard gris toisa sa belle-fille :
— Pourquoi ces cris, chère Albine ? Ne vous a-t-on pas appris que j’avais emmené ma petite-fille en croisière ?
— Si… mais…
— Mais vous ne pensiez pas me voir arriver en même temps qu’elle ? Vous imaginiez-vous que je la laisserais vous affronter seule ?…
— Admettez, Père, que je puisse éprouver quelque mécontentement. Je rentre à Dinard et je trouve la maison fermée et tout mon personnel envolé. C’est très désagréable...
— Je l’espérais bien. Ce n’était guère affectueux d’abandonner votre fille, handicapée de surcroît, pour faire un petit voyage. Au fait, où étiez-vous ?
— Mélanie a dû vous le dire : à Biarritz. Je suis partie sur le yacht…
Avec un coup d’œil peu amène en direction de Francis qui, debout, attendait avec une grande aisance la fin de cette escarmouche familiale, Desprez-Martel coupa la parole à sa belle-fille :
— Si vous voulez bien nous allons nous entretenir de cela un moment dans le petit salon de musique. Je ne crois pas que… monsieur… au fait, nous n’avons pas été présentés.
— Marquis de Varennes ! dit Francis en s’inclinant légèrement. Mais je vais vous laisser…
— Du tout ! Restez donc. Ma petite-fille m’a dit qu’elle n’avait pas encore eu le loisir de vous remercier convenablement pour l’aide que vous lui avez apportée… certaine nuit humide.
— Cela ne mérite pas tant de gratitude, Monsieur, dit Francis en souriant à Mélanie. C’était très amusant…
— Vous êtes plein d’indulgence. Excusez-nous un instant ! Venez, Albine !
— Ne pourrions-nous remettre à demain ? Je dîne ce soir rue d’Astorg chez la comtesse Greffuhle et je dois me préparer…
— Je dîne ce soir à l’Élysée et vous n’imaginez pas que je vais y aller en costume de voyage ? Cela ne prendra qu’un instant.
Les termes étaient courtois mais le ton sans réplique, et il fallut bien qu’Albine s’exécutât non sans adresser au jeune homme un coup d’œil désespéré.
Mélanie, elle, fut enchantée. Enfin, elle allait avoir Francis pour elle toute seule !
— Asseyez-vous ! dit-elle. Je vais essayer de vous tenir compagnie.
— Vous m’en voyez ravi. Nous n’avons guère eu l’occasion de bavarder depuis Dinard. Puis-je fumer ?
— Je vous en prie ! Avez-vous fait un bon voyage en compagnie de ma mère ?
Tirant une cigarette d’un étui d’or, il l’alluma calmement, ce qui lui donna le temps de répondre, mais ses yeux sombres parurent se rétrécir.
— Nous n’étions pas seuls et puis ce n’était pas un voyage très passionnant. J’aimerais mieux que vous me racontiez le vôtre. Où êtes-vous allée ?
— En Angleterre. Mon grand-père tenait à me montrer les côtes de la Cornouailles. Cela doit paraître bien mince à un grand voyageur tel que vous l’êtes ?
— Détrompez-vous ! C’est ce que j’appelle un voyage intelligent. Jusqu’où êtes-vous allée ?
— Jusqu’à Tintagel. Grand-père m’a conduite au château du roi Mark mais le temps s’est gâté et nous n’avons pas pu aborder. Oh ! c’était tellement beau !…
— Eh bien, vous y retournerez.
— Je le voudrais tant ! Mais Grand-père dit qu’il faut y aller seulement avec quelqu’un que l’on aime…
Elle rougit brusquement et se tut. Emportée par l’enthousiasme, elle allait dire à ce beau jeune homme qui la regardait si doucement que c’était avec lui qu’elle aimerait revoir ce roc des âges légendaires… Il y eut un petit silence puis Francis murmura sans la quitter des yeux :
— C’est une idée charmante et je suis bien certain que vous n’aurez aucune peine à réaliser ce rêve.
— Vous croyez ? C’est tellement difficile d’aimer quelqu’un, à part Grand-père, bien sûr…
— Vous l’aimez beaucoup ?
— Depuis peu de temps, mais oui, le l’aime. Je croyais n’avoir qu’un « Cher Grand-Papa » à qui, trois ou quatre fois par an, je faisais la révérence avant de m’asseoir à sa table et je me suis découvert un vrai grand-père qui a partagé avec moi ses joies les plus vraies. Vous n’imaginez pas ce que cela peut être lorsqu’on est aussi solitaire que je le suis.
— Solitaire, vous ?
— Que puis-je dire d’autre ? Je n’intéresse pas ma mère qui me trouve laide et empruntée et qui n’aime pas sortir avec moi car elle me juge trop jeune. Elle compte demander à Grand-père de retarder d’un an mon entrée dans le monde parce qu’elle me croit incapable d’y tenir ma place… C’est peut-être vrai, d’ailleurs, car je n’aime pas beaucoup ce que l’on appelle la haute société.
— Vous n’y êtes pas encore rentrée. Comment pouvez-vous la juger ?
— Oh !… Ce n’est qu’une impression.
— Essayiez-vous de la connaître mieux quand vous observiez les fêtes de Mrs. Hugues-Hallets ?
— Oui, je crois. Elle me fascine, et j’aimerais bien, moi aussi, être belle et fêtée mais je n’ai aucune chance d’y réussir jamais.
— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?
— J’ai des yeux pour voir. Et j’ai aussi un miroir dans ma chambre. Sur l’Askja, par contre, il n’y en a pas.
— La beauté n’est pas tout ce qui compte en ce monde. Il y a aussi la gentillesse, le charme, l’amabilité. Je connais cent femmes qui, sans être de foudroyantes beautés, savent retenir auprès d’elles un époux, des amis…
Le retour tumultueux de sa mère dispensa Mélanie de répondre. La nervosité d’Albine était visible tout autant que la rougeur légère de ses yeux. Elle avait pleuré très certainement et Mélanie aurait beaucoup donné pour savoir ce qui s’était dit dans le salon de musique où Mme de Genlis apprenait le clavecin et la trompette à ses élèves. Mais Albine se contenta d’ordonner à sa fille de remercier son grand-père pour avoir pris soin d’elle et de le saluer comme il convenait.
— Dorénavant, tu iras déjeuner tous les jeudis avenue des Champs-Élysées, dit-elle en triturant un fragile éventail de nacre qui ne lui avait fait aucun mal, et dès demain nous irons ensemble chez Paquin, rue de la Paix, pour commander la robe de ton premier bal…
— C’est vrai ? exulta Mélanie. Je vais vraiment avoir un bal pour mes seize ans ?
— Pourquoi ne l’aurais-tu pas ? fit Grand-père qui rejoignait le grand salon. On te l’a toujours promis, n’est-ce pas ?
— Oui… mais…
— Il n’y a aucune raison de changer quoi que ce soit. Il aura lieu le 27 octobre, jour de ta naissance, chez moi. À ce propos, Albine, pourquoi choisir Paquin ? Pour Mélanie, je préférerais Doucet. Je lui trouve… plus de grâce.
— Père ! s’indigna Albine visiblement heureuse de se retrouver sur un terrain où elle excellait. Comment pouvez-vous savoir ce qui convient le mieux à une jeune fille ? Pourquoi, dans ce cas, ne pas l’emmener chez Charvet, votre tailleur ?
— Quoi que vous en pensiez, il m’arrive tout de même de m’intéresser à ce que portent mes contemporaines… et je préférerais Doucet !
— Vous m’accorderez néanmoins quelques talents en cette matière ? Mme Lucille, de chez Paquin, saura à merveille ce qui peut convenir à cette petite.
La nervosité d’Albine augmentait et Grand-père préféra rompre les chiens. Quelques instants plus tard, après les avoir embrassés sa mère et lui, sans oublier de saluer Francis qui lui décocha un sourire éblouissant, Mélanie retrouvait sa chambre où Fräulein s’occupait déjà à défaite les bagages avec l’aide d’une femme de chambre. C’était le jour de sortie de Léonie et une autre camériste la remplaçait. Le décor, cependant familier, sembla différent à la jeune fille. Peut-être parce qu’elle le voyait à travers un regard qui n’était plus le même. Les tentures de soie bleue – l’appartement avait été préparé jadis pour le garçon qu’espérait Albine et, dans sa déception, elle n’avait pas jugé bon de changer de couleur – étaient toujours les mêmes et Mélanie qui, tant de fois, y avait abrité ses rêves, eut plaisir à les revoir mais, après les chatoiements de la mer, ce nattier paisible semblait terne et un peu trop bourgeois. Elle eût aimé des tons changeants et l’exubérance de grandes plantes vertes évocatrices de pays lointains aux couleurs aventureuses… Surtout elle tombait de sommeil car la journée avait été longue et le train éprouvant. Aussi Mélanie, à peine son lit retrouvé, se roula en boule à la manière d’un chat et sans même songer à se déshabiller s’endormit comme une masse, la tête dans ses bras, avec l’espoir qu’au détour d’un joli rêve elle retrouverait Francis. De toute façon, elle allait certainement le voir souvent puisque selon toute apparence il était devenu un habitué de la maison. Et cette seule idée était pour elle la meilleure raison de voir désormais la vie sous la lumière tendre d’un matin d’été.
Ce en quoi elle se trompait du tout au tout.
D’abord, la visite chez Paquin se révéla singulièrement décevante. Dans les salons dorés du n° 5 de la rue de la Paix où, dix ans plus tôt, le banquier Isidore Paquin et sa femme s’étaient lancés dans la couture, elle vit glisser vers elle une grande femme en forme de S vêtue de soie noire et bruissante d’où dépassaient de longs pieds pointus, et qui semblait coiffée d’un nid de cigogne. En dépit de sa ligne sinueuse due à un corset particulièrement efficace, cette dame ressemblait à un cheval mais à un cheval qui aurait parlé en multipliant les accents circonflexes. Elle et Albine firent assaut de politesses puis, sans s’occuper le moins du monde de Mélanie, entreprirent d’examiner quelques modèles « très jeune fille, chère Mâdâme ».
La conférence, à dire vrai, ne dura pas longtemps. Sans s’inquiéter le moins du monde des goûts de sa fille, Albine choisit un costume-tailleur vert foncé soutaché de noir, une robe d’après-midi en velours brun garni de taffetas de même couleur en repoussant fermement la dentelle blanche qui en eût adouci la rigueur, et enfin, pour le fameux bal, une robe de soie blanche surchargée d’entre-deux de dentelle Renaissance(7), de pompons et de petits nœuds que Mélanie jugea affreuse. Elle ne cacha d’ailleurs pas sa déception car la robe en question, dépourvue de tout décolleté, avait un col de guipure baleinée montant jusqu’aux lobes des oreilles et les manches s’arrêtaient au coude :
— Ce n’est pas une robe de bal : c’est une robe pour prononcer des vœux dans la chapelle d’un couvent. En plus elle est trop compliquée. J’aurais tellement aimé une robe de tulle blanc avec des volants…
— À seize ans on n’a pas encore droit au décolleté, fit Mme Lucille, doctorale. Cette robe est très élégante et met en valeur votre taille qui est fine. Elle est exactement ce qu’il vous faut ! Madame votre mère a beaucoup de goût et vous êtes très gâtée, il me semble.
Ce n’était pas l’avis de Mélanie, persuadée que sa mère ne respectait pas les consignes de son beau-père. Elle avait choisi le moins cher car elle était d’une extrême économie pour les vêtements de sa fille alors que sa propre garde-robe regorgeait de toilettes toutes plus flatteuses les unes que les autres. Mélanie en eut d’ailleurs la preuve lorsque Albine tomba en extase devant une ravissante toilette de bal rose dragée, toute givrée de petites perles de cristal et retenue aux épaules par de minces rubans assortis. Connaissant bien sa cliente, Mme Lucille lui affirma que ce modèle avait été dessiné tout exprès pour elle, et Albine, jouant la confusion, n’hésita pas une seconde à acheter cette robe fastueuse qui à elle seule valait autant que les trois choisies pour sa fille.
Ulcérée, celle-ci se promit d’en toucher un mot à son grand-père chez qui elle devait déjeuner le lendemain puisque ce serait jeudi mais, pour ce premier repas, elle tomba plutôt mal. Grand-père était de si mauvaise humeur qu’elle se crut revenue aux temps austères de « Cher Grand-Papa ». En outre, il avait invité son fondé de pouvoir afin sans doute d’avoir quelqu’un de sérieux avec qui causer. Néanmoins Mélanie s’intéressa à ce que l’on disait. La colère de Desprez-Martel avait pour origine la mort « accidentelle » de l’écrivain Emile Zola, asphyxié par l’oxyde de carbone d’une cheminée dans la nuit du 29 au 30 septembre précédent. L’enterrement avait eu lieu ce dernier dimanche au milieu d’une foule énorme :
— Un accident ! hurlait Grand-père. Je suis bien certain, moi, qu’on l’a assassiné. C’est grâce à lui si le capitaine Dreyfus a été rappelé de l’île du Diable et certains ont décidé de le lui faire payer !
— Est-ce de cela que vous a parlé le président Loubet, mardi soir ? dit Dherblay en se servant de salade russe.
— Nous avons effleuré le sujet. Le président n’est pas loin de penser comme moi, je crois. N’est-ce pas lui qui a eu le courage de rappeler Dreyfus ? Non, il voulait me parler de nos intérêts en Russie…
— On dirait que son voyage là-bas a été une réussite ?
— Il en est enchanté. Songez qu’il a eu l’honneur tout à fait exceptionnel de passer les troupes en revue aux côtés de la Tsarine dans sa calèche tandis que le Tsar se tenait à cheval près de la portière. Néanmoins, il a la tête assez solide pour comprendre que c’est en fait la France et non lui qui était ainsi distinguée. Mais il ne cache pas qu’il avait grand besoin de voir nos affaires russes en si bon chemin car notre beau pays ne lui apporte guère de joies.
— Le ministère Combes ?
— Bien sûr. Depuis qu’en juin dernier les Radicaux sont venus aux affaires en personne, il ne cesse de frapper durement les écoles congréganistes qui n’ont pas jugé bon de demander à la république l’autorisation de s’installer, laquelle, d’ailleurs, les refuse automatiquement. Elles sont fermées et il est question de soumettre au même sort toutes les écoles chrétiennes. Cela fait beaucoup de remous dans le pays et, quant à la Bretagne, elle est déjà presque en insurrection. Beau travail !
— Les Radicaux pensent que l’école doit être uniquement laïque et républicaine, les autres gardant des ferments de royalisme.
— Ce serait idiot et antidémocratique. Je ne suis pas moi-même un catholique fervent mais ma chère femme l’était et le président est exactement dans la même situation, à cette différence près que Mme Loubet, elle, est bien vivante… et très pieuse. Une chose est certaine : le « petit père Combes », comme on l’appelle dans les faubourgs, pourrait bien aller trop loin. On dit qu’il songe à fermer tous les couvents, à chasser les moines et les bonnes sœurs.
— Étonnant, n’est-ce pas, pour un homme qui a soutenu jadis sur saint Augustin une thèse de théologie et qui a été élevé au séminaire ?
— Je crois qu’il en a retiré plus de haine que de reconnaissance. En tout cas cette affaire des Congrégations tombe au plus mal quand la mort de Zola vient réveiller l’affaire Dreyfus. J’ai appris que celui-ci est à la fois acclamé et conspué quand il paraît. Si on recommence à s’insulter dans les familles à ce propos, la révolution de Combes risque de partager la France en un peu plus de morceaux encore.
— Avez-vous suggéré quelque chose au président à ce sujet ?
— Bien sûr. En finir une bonne fois pour toutes avec l’Affaire en réhabilitant Dreyfus et en le réintégrant dans l’armée… et puis envoyer Zola au Panthéon. C’est sa place !
— Et… qu’a-t-il répondu ?
— Que l’idée est bonne et qu’il y songerait.
— Souhaitons qu’il y songe rapidement ! Mais ne croyez-vous pas, Monsieur, ajouta Dherblay avec un sourire inattendu sur ce visage froid, que nous devrions, nous, penser un peu à Mlle Mélanie ? Elle doit s’ennuyer à périr avec nous ?
— Allons donc ! Elle en arrive à un âge où l’on peut commencer à s’intéresser aux affaires de son pays. Surtout quand on est une Desprez-Martel.
— Vous avez sans doute raison, Grand-père, et je trouve cette conversation intéressante, mais j’avoue tout de même que j’ai quelque peine à vous suivre parce que tout cela me paraît effrayant. Je crois que… je préfère vous entendre parler de la mer.
— Chaque chose en son temps ! Pour aujourd’hui, excuse-moi, petite, car je n’ai pas trouvé beaucoup de temps à te consacrer. Je te promets que nos déjeuners à venir seront plus aimables. Tiens, s’il fait beau jeudi prochain, je t’emmènerai déjeuner à Giverny chez mon ami Claude Monet. C’est un endroit enchanteur et l’on ne sait ce que l’on doit admirer le plus de sa peinture ou de son jardin.
— Les deux puisque l’un se retrouve généralement dans l’autre. C’est admirable et je m’avoue entièrement conquis par le maître qui a conçu l’Impressionnisme… approuva le jeune homme.
Ainsi encouragé, Grand-père se lança aussitôt dans l’apologie de ce Monet dont Mélanie entendait parler pour la première fois. Il parlait, parlait sans plus laisser place à la moindre digression. Tellement même que son invitée en vint à se demander si ce flot de paroles n’était pas délibéré pour l’empêcher d’aborder des sujets plus familiaux. D’ailleurs, la présence de ce Dherblay renforçait cette impression. Grand-père entendait maintenir la conversation sur des sujets tout à fait extérieurs à ses démêlés avec sa belle-fille. Ce dont, justement, Mélanie brûlait de l’entendre parler…
Quand il ne trouva plus rien à dire sur le grand peintre, le déjeuner tirait à sa fin et Grand-père se découvrit très, très pressé. On expédia le dessert et le café qui fut servi en même temps et à table, contrairement au cérémonial habituel. Dherblay fut privé de cigare et Mélanie resta sur sa déception. Son grand-père n’avait pas remarqué sa nouvelle coiffure : au lieu d’être tirés et serrés dans leur natte raide, les cheveux de Mélanie étaient coiffés plus souples sur le front et descendaient à présent sur son cou en longues et brillantes anglaises que Léonie passait un temps fou à rouler sur un petit bâton de buis…
Avec un rien de mélancolie elle se demanda si elle retrouverait un jour son merveilleux compagnon des côtes de Cornouailles. Celui d’aujourd’hui ressemblait fâcheusement à Cher Grand-Papa et elle l’aimait infiniment mieux avec son vieux chandail et sa grosse vareuse bleue qu’avec son faux col à coins cassés, sa superbe cravate de soie épaisse piquée d’une perle grise et ce veston noir coupé par un trop bon tailleur pour être pittoresque.
Nantie du baiser qu’il posa sur son front et d’une petite tape amicale sur sa joue, Mélanie descendit le grand escalier aux torchères de bronze en compagnie de M. Dherblay car, comble de félicité ! Grand-père avait demandé à celui-ci de la raccompagner rue Saint-Dominique au lieu de la confier à son vieux cocher comme à l’aller.
— Puisque vous allez à la Chambre des Députés porter ce mémoire au président Deschanel, cela ne vous détournera guère.
— Bien volontiers. Et, à propos de Deschanel, savez-vous qu’Henri Rochefort l’a baptisé « Ripolin » ?
— Ripolin ?
— À cause de son côté « tiré à quatre épingles ». Il donne l’impression d’être fraîchement repeint !
Grand-père se mit à rire :
— C’est assez drôle et plutôt méchant naturellement. Mais vous n’auriez pas dû me parler de ce journaliste odieux dont les critiques venimeuses sont responsables en grande partie du peu de succès des dernières œuvres de Zola. Vous allez me remettre en colère !
C’était fait, apparemment, car il claqua la porte de la salle à manger derrière les deux jeunes gens sans laisser ce soin à l’un des valets de pied.
Mélanie, pour sa part, aurait volontiers refusé l’escorte qu’on lui imposait : si ce n’eût été trop mal élevé. Elle était elle aussi de fort mauvaise humeur en prenant place dans l’élégant coupé vert et noir que conduisait un jeune cocher coiffé d’un haut-de-forme à cocarde. On y respirait une agréable odeur de tabac fin et de lavande anglaise, mais cette circonstance parut tout de suite moins agréable à la jeune fille quand elle comprit que la source de ces effluves raffinés provenait de son voisin et non des coussins de la voiture. Elle soupira en pensant qu’il faudrait, tout à l’heure, dire merci. Le bon ton exigeait même qu’elle entretînt la conversation si peu que ce soit si on lui adressait la parole mais le hasard voulut qu’elle eût à en prendre l’initiative.
Comme le coupé venait de franchir le portail et s’engageait dans les Champs-Élysées, une voiture électrique, peinte en rose et rutilante de cuivres, surgit de l’hôtel voisin. Ce genre de véhicule était une rareté mais ce qui arracha une exclamation de surprise à Mélanie fut l’aspect tout à fait inhabituel du machiniste : assise auprès d’un valet de pied impassible et doré sur tranche, une sémillante jeune femme, toute vêtue et empanachée de rose, conduisait l’engin avec l’assurance d’une habituée. Les passants se retournant sur elle, ses doigts gantés de suède rose distribuèrent à la ronde les baisers de sa bouche souriante.
— Comme elle est jolie ! s’exclama Mélanie éblouie. Une étrangère sans doute car je ne l’ai encore jamais vue.
— Bien que votre mère reçoive beaucoup, je serais étonné que vous ayez rencontré cette jeune personne dans son salon, ricana son compagnon.
— Pourquoi pas ? Elle est très élégante…
— Un peu trop même, et ce n’est pas une question de vêtements. Cette personne appartient à une catégorie de femmes dont une jeune fille telle que vous ne devrait même pas soupçonner l’existence.
— Vous voulez dire que c’est une cocotte ? demanda Mélanie avec un naturel qui confondit son voisin.
— Qui vous a appris ce mot-là ? Une jeune fille ne devrait même pas l’avoir entendu. Quant à sa signification…
Il avait l’air tellement scandalisé que Mélanie éclata de rire, découvrant avec délices que ce pouvait être très amusant de le faire tomber de ses hauteurs solennelles. Dûment renseignée par son amie Johanna qui se voulait une autorité en matière de vie parisienne, elle trouvait tout de suite la conversation bien plus divertissante :
— Si vous me dites comment cette jolie dame s’appelle, je vous dirai ce que c’est qu’une cocotte !
— Vous voulez connaître son nom ? Mais pour quoi faire ?
— Pour savoir si j’ai raison. Dites toujours !… à moins que vous l’ignoriez ?
— Non. Elle s’appelle Émilienne d’Alençon…, mais votre grand-père m’arracherait les oreilles avec ses dents s’il savait de quoi nous sommes en train de parler.
— Il aurait tort. S’il me considère d’âge à m’intéresser à la politique, je ne suis pas trop jeune pour comprendre de quoi Paris est composé. Je vous dirai donc – afin de remplir ma promesse – qu’une cocotte est une dame qui, en général, vit avec un monsieur sans être mariée, qui en reçoit beaucoup de cadeaux, surtout des bijoux, et quand le monsieur se marie ou qu’il n’a plus d’argent elle en cherche un autre. Voilà ! Quant à Mlle Émilienne d’Alençon…
— Vous n’allez tout de même pas me dire que vous la connaissez ?
— Bien sûr que non. Pourquoi vous aurais-je demandé son nom ? Mais elle est connue. Elle chante, je crois ?
Olivier Dherblay tira son mouchoir et s’essuya le front. Cette gamine débitait des énormités avec un regard d’ange et ne semblait même pas s’en douter.
— Je crois, oui… mais d’où, diable, tirez-vous tout cela ? D’après votre grand-père on vous a élevée avec une certaine sévérité et vous êtes très… protégée.
— En effet. Je n’ai qu’une amie mais il arrive que l’on parle dans les cours de récréation des écoles les plus huppées. Quant à moi, j’ai un oncle qui est très lancé dans le monde où l’on s’amuse et il m’est arrivé d’écouter à la porte du salon. C’était très divertissant… surtout lorsqu’il était question du prince de Galles et de Mlle Emilienne d’Alençon… ou d’autres. Maman riait beaucoup. Il est vrai que je ne saisissais pas toujours très bien pourquoi… Mais, je crois que nous arrivons ?
Le concierge, en effet, venait d’ouvrir le portail devant la voiture et Paulin apparaissait sur le perron. Mélanie se tourna vers son compagnon et lui décocha un rayonnant sourire :
— Merci de m’avoir accompagnée, Monsieur Dherblay. J’espère que vous me garderez le secret ?
— Je me vois mal rapportant notre conversation à votre grand-père mais… voulez-vous répondre à une question ?
— Pourquoi pas ?
— Vous aviez très envie de me choquer, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce qui peut vous faire croire cela ?
— Je n’ai pas l’impression de vous être très sympathique.
— Je ne vous connais pas assez… mais il est vrai que j’ai eu envie de savoir si vous étiez aussi ennuyeux que vous en aviez l’air…
Il sauta à terre et ôta son chapeau en lui tendant la main pour l’aider à descendre. Impossible de lire sur ce visage flegmatique si l’insolence de Mélanie l’avait touché. Lorsqu’elle mit pied à terre, il se contenta de demander :
— Et que concluez-vous ?
— Que… le chemin ne m’a pas paru long du tout. Au revoir, Monsieur Dherblay.
— Au revoir, Mademoiselle Mélanie.
Celle-ci était extrêmement satisfaite d’elle-même en regagnant sa chambre puis la salle d’études – en fait un petit salon sobrement agencé autour d’un bureau – où elle savait trouver Fräulein… Elle y était, en effet, brodant avec application son jeté de table. N’ayant pas envie de parler, Mélanie prit un livre et s’installa près d’elle.
Les jours qui suivirent lui parurent affreusement ternes car, la famille ayant décidé qu’elle n’avait plus besoin des cours de Mlle Désir, elle se sentit un peu désœuvrée. Son amie Johanna von Rellnitz n’était pas encore rentrée d’Autriche et, comme elle le lui annonçait dans une lettre, ne serait pas de retour avant la fin du mois « afin d’assister au bal de tes seize ans ». Albine sortait continuellement, sans sa fille. Celle-ci se trouva réduite à la seule compagnie de Fräulein et à celle, accessoire, de Mme Lucille quand elle allait essayer ses robes chez Paquin. Enfin, comble de détresse, le déjeuner du jeudi qui aurait dû mener Mélanie à Giverny se trouva brusquement annulé par suite d’un voyage impromptu de Grand-père en Hollande… et, de toute la semaine, Francis ne se présenta pas chez les dames Desprez-Martel.
Cette absence surprenante éveilla l’inquiétude de Mélanie. Elle eut beau se dire qu’il avait sans doute rejoint quelque château forestier pour la chasse, elle ne pouvait s’empêcher d’associer cette absence à l’entretien qui avait eu lieu entre son grand-père et sa mère et d’où celle-ci était sortie les yeux rougis.
Le Ciel eut sans doute pitié de la pauvre abandonnée car, un beau matin, l’oncle Hubert débarqua sans tambour ni trompette en annonçant qu’il s’invitait à déjeuner, et tout de suite la maison fut beaucoup plus gaie : ayant quitté Paris depuis plus de trois mois, il rapportait un plein sac d’histoires amusantes.
Grâce à la fortune dont il avait hérité de sa mère et surtout à celle de sa marraine, une vieille fille avare qui lui offrait à Noël une boîte de chocolats et une pièce de un franc mais qui lui avait légué des millions à la stupeur générale, Hubert Desprez-Martel préférait de beaucoup la vie libre et joyeuse d’un célibataire riche, aimable, sportif et généreux, aux joies austères de la Bourse où il s’était bien juré de ne jamais mettre les pieds.
Toujours à la pointe du progrès, il s’était lancé, au début de juillet et au volant de sa De Dion-Bouton, dans la grande course automobile Paris-Vienne qu’il avait d’ailleurs achevée par le train, sa voiture ayant rendu l’âme en plein milieu de la Forêt-Noire. Laissant alors son mécanicien s’arranger du cadavre comme il l’entendait, Hubert s’était hâté de gagner Vienne afin de ne pas manquer, le 15 juillet, l’arrivée du vainqueur, Marcel Renault, au volant de sa quatre cylindres du même nom, et la grande soirée qui avait fêté l’événement.
Après maints détours, il ne faisait que toucher terre à Paris avant d’accepter une ou deux des nombreuses invitations pour la chasse qui l’attendaient dans son agréable appartement de la rue Jean-Goujon. On priait volontiers, en effet, ce célibataire aimable, distingué, amusant, riche et, de plus, excellent fusil. Néanmoins, avant de partir, Hubert tenait essentiellement à convaincre les frères Renault de lui vendre l’une de leurs voitures à quatre cylindres. Il tenait aussi à embrasser sa nièce à laquelle il portait une véritable affection qu’il lui témoignait en rapportant toujours, de ses voyages, quelque chose pour elle : des poupées en général ou de jolis objets. Cette fois, ce fut un charmant collier-de-chien en perles fines, or et corail rose accompagné du bracelet assorti qui fit se crisper d’envie la jolie bouche d’Albine.
— C’est trop joli pour une gamine, voyons !
— Pourquoi ? Elle aura un jour les bijoux de sa grand-mère qui sont bien autre chose mais, en attendant, le temps des poupées me paraît révolu et je crois le moment venu de parer un peu la jolie fille qu’elle est en train de devenir.
— Vous croyez ? murmura Mélanie.
— Est-ce que tu en douterais ? Tu n’es pas tout à fait terminée mais tu as des cheveux superbes, et je suis heureux de constater que tu te coiffes enfin de façon plus agréable ! D’autre part, tu as les plus beaux yeux du monde sans compter que ta petite figure n’est pas déplaisante du tout !
— Ne lui farcissez pas la tête, je vous en prie, Hubert ! minauda Albine. C’est encore une fillette et ce bijou si ravissant est un peu… prématuré.
— J’espère tout de même qu’elle le portera pour le bal de ses seize ans. Je sais qu’une mère ne voit pas grandir sa fille mais il est temps, je crois, ma chère Albine, que vous vous rendiez à l’évidence : à quel âge vous êtes-vous mariée ?
— J’avais seize ans, vous le savez bien, fit-elle nerveusement.
— Donc j’ai raison ! Et nous allons veiller à ton épanouissement, ma jolie, ajouta-t-il en se tournant vers sa nièce.
Décidément, Mélanie aimait beaucoup son oncle Hubert et elle fut transportée de joie quand il lui proposa de l’emmener, le lendemain matin, faire une promenade à bicyclette au bois de Boulogne.
Cette bicyclette dont la pratique devenait à la mode, il la lui avait offerte peu avant les vacances et lui avait appris à s’en servir, mais, comme il était parti peu après pour son raid sur Vienne, Mélanie n’en avait guère usé que pour de mélancoliques tours de jardin. Sa mère ne lui avait pas permis d’emporter à Dinard son petit cheval de fer sous prétexte qu’il n’y aurait personne pour l’accompagner et qu’elle jugeait cet exercice infiniment disgracieux. Elle était elle-même trop peureuse pour se risquer sur cette machine et ne lui montrait tant d’animosité que parce qu’elle déplorait secrètement de ne pouvoir porter ces amusantes culottes bouffantes dont s’habillaient jeunes filles et jeunes femmes et qui leur permettaient de montrer leurs jambes.
Le lendemain, donc, revêtue du costume en question qu’elle devait bien entendu à la générosité d’Hubert, Mélanie pédalait joyeusement aux côtés de son oncle dans l’allée des Acacias. La promenade était charmante et le temps délicieux. Un soleil encore tiède frisait les frondaisons dont le vert tendre jaunissait doucement et, sur le grand lac, les canards et les cygnes voguaient avec dignité, les uns suivis d’une nichée encore inexpérimentée, les autres dans leur blancheur souveraine. Mélanie goûtait pleinement le plaisir de filer rapidement sur l’allée sablée, le corps bien droit et le canotier enfoncé jusqu’aux yeux. L’oncle Hubert roulait un peu en retrait pour protéger sa nièce des rencontres peu souhaitables mais il prenait grand soin de sa direction car, bien souvent, il lui fallait soulever son chapeau pour saluer une cavalière ou une autre cycliste de ses amies.
Il y avait assez peu de monde dans la grande allée qui, l’après-midi, s’encombrerait d’équipages élégants ; de calèches où des femmes ravissantes étaleraient l’extravagance de leurs chapeaux emplumés, leurs fourrures précieuses piquées de fleurs rares et la grâce un peu mystérieuse de leurs visages voilés de tulle ou de mousseline légère sous lesquels luisaient doucement les sautoirs d’or entrecoupés de perles, de turquoises et d’émaux translucides ; les diamants et autres pierres étincelantes étaient réservés à la soirée. Seuls quelques cavaliers, en tenue à l’anglaise, venus pour le plaisir du galop, et d’autres amateurs de bicyclette croisaient les deux promeneurs, mais bien rares étaient ceux qui les dépassaient car Mélanie se donnait tout entière à ce sport qu’elle aimait.
Soudain, elle ralentit et même freina si brusquement qu’Hubert, occupé à suivre des yeux une charmante silhouette, faillit lui tomber dessus :
— Qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi t’arrêtes-tu ?
De sa main gantée de suède blanc elle désigna un landau qui venait de tourner dans une allée transversale suivi d’un cavalier qu’elle aurait reconnu entre mille :
— Cette voiture c’est celle de ma mère, celle dont elle se sert pour ses courses matinales. Quand elle en fait !…
— Tu en es sûre ?
— Voyons, mon oncle, je connais tout de même les voitures de la maison. Quant à ce cavalier…
— Tu le connais aussi ?
— Oui. C’est le marquis de Varennes !
— Le beau Francis ? Eh bien, pour une sauvageonne tu me parais très au fait des notabilités parisiennes ! D’où le connais-tu ?
— De Dinard. C’est un ami de notre voisine Mrs. Hugues-Hallets… et il est devenu celui de ma mère.
— Vraiment ?
Hubert ne riait plus et même un pli de contrariété se dessinait sous sa moustache blonde et légère comme de la soie floche. Un moment, lui et sa nièce suivirent du regard l’attelage et le cheval qui s’effaçaient peu à peu derrière le rideau toujours plus dense des arbres. Puis le regard du jeune homme revint au visage de sa compagne et, le voyant tendu, presque crispé, il fronça les sourcils mais ne fit aucune remarque. Il devina qu’il y avait là un petit drame auquel il était tout à fait étranger. Pour voir ce que Mélanie allait dire, il s’écria avec une gaieté qu’un connaisseur eût jugée un peu fausse :
— Eh bien, enfourchons nos montures et courons-leur après, pour leur faire une surprise !
— Non, fit-elle sans cesser de fixer l’endroit où l’attelage et son suiveur avaient disparu. Je crois que j’aimerais mieux rentrer à la maison.
— Déjà ? Et ce chocolat que nous devions prendre à la Grande Cascade ?
— Ce sera pour une autre fois. Ne m’en veuillez pas, oncle Hubert, mais je préfère vraiment que nous retournions.
— Comme tu voudras…
Le retour fut silencieux. Chacun restait enfermé dans ses pensées. Sans trop savoir pourquoi, Mélanie se sentait tout à coup pleine de chagrin : si innocente qu’elle la supposât, la conduite de sa mère depuis la première visite de Francis à la villa « Morgane » ne pouvait avoir pour elle qu’une seule signification : Albine et le beau marquis de Varennes s’aimaient et d’autant plus qu’ils en arrivaient à se cacher. Sans doute pour se soustraire à la colère de Grand-père. Tout était clair à présent et bien qu’elle sût n’avoir aucun droit, même minime, sur le jeune homme, Mélanie souffrait tellement qu’elle décida, à son tour, d’avoir un entretien avec Albine.
Aussi, à peine rentrée à la maison, elle alla s’installer dans le boudoir de la jeune femme où Lucie, l’une des filles de service, était en train d’allumer du feu dans la cheminée de marbre turquin.
Mélanie n’aimait pas cette pièce vouée tout entière à la beauté de sa mère. Son nouveau parfum « Duchesse de Parme » y régnait en maître sur les nombreux miroirs, les fauteuils capitonnés et les rideaux d’épais velours du même bleu que la cheminée dont la teinte foncée faisait ressortir une charmante chaise longue lilas clair, les grands bouquets de roses disposés sur plusieurs meubles et, bien entendu, la blondeur de la maîtresse de maison lorsqu’elle s’y détendait dans les robes nuageuses et les soies évanescentes qu’elle aimait à porter dans l’intimité. Cette fois, la jeune fille eut la bizarre impression qu’elle se trouvait dans le repaire d’une ennemie et sa résolution s’en trouva confortée. En dépit de l’étonnement timide de la jeune Lucie et des objurgations inquiètes de Fräulein, elle refusa de vider les lieux avec une détermination qui les impressionna.
Il lui fallut attendre une grande heure avant que Mme Desprez-Martel, en petit tailleur de drap gris nuage sous une étole et un manchon de vison naturel piqués chacun d’un bouquet de violettes de Parme, ne fît une apparition, réussie comme d’habitude, dans le frou-frou de ses jupons soyeux. Avec amertume Mélanie se demanda si l’âge aurait prise un jour sur ce joli visage, sur ce teint de pêche et sur ces cheveux dorés toujours si artistement coiffés… Pourtant, à mieux la regarder, elle crut s’apercevoir que, sous le tulle épais de la voilette, Albine semblait pâle. Ses traits un peu tirés décelaient-ils un souci ?
On avait dû l’avertir de la présence de sa fille car elle ne montra aucune surprise. Seulement de la colère.
— Que fais-tu là, Mélanie ? Je n’aime pas que tu t’installes chez moi. Fais-moi le plaisir de rentrer dans ta chambre et laisse-moi me reposer ! Je me sens un peu lasse…
— C’est votre promenade au Bois qui vous a fatiguée ? demanda la jeune fille sans bouger. Ou bien est-ce cet entretien que vous avez eu avec M. de Varennes ? Entretien si secret qu’il vous fallait les profondeurs du Bois.
— Comment sais-tu cela ? Tu m’espionnes à présent ?
— Nullement. Oncle Hubert et moi nous promenions à bicyclette dans l’allée des Acacias quand j’ai reconnu votre petit landau. Le marquis vous suivait à cheval et nous vous avons vus disparaître.
— Et alors ? En quoi mes actes te regardent-ils ? Et pourquoi n’aurais-je pas le droit de me promener avec un ami ?… Je t’ai déjà dit de t’en aller !
— Pas avant que vous n’ayez répondu à une question.
— Des questions ? De toi à moi ? fit Albine avec un dédain qui souffleta Mélanie.
Celle-ci se raidit puis lança :
— Une seule ! Qu’y a-t-il au juste entre vous et M. de Varennes ?
La gifle assenée avec fureur lui fit mal car le chaton d’une des bagues lui griffa légèrement la joue mais ne l’atteignit pas moralement, bien au contraire. Cette soudaine violence était une preuve de faiblesse qu’elle traduisit aussitôt :
— Ce n’est pas une réponse, sinon la preuve que je vous ai touchée. Est-ce si difficile, ajouta-t-elle douloureusement, comme si chacun des mots créait l’évidence, d’avouer que vous aimez le marquis et… qu’il vous aime ?
Tournant le dos à sa fille, Albine fit toute une affaire d’enlever les longues épingles à tête de perle qui retenaient sa toque et la déposa devant elle, sur une console. Elle laissa traîner un instant le silence comme si elle cherchait ses mots et voulait retarder l’instant de les prononcer.
Puis, finalement, elle se retourna et fit face à sa fille en s’adossant à la tablette de marbre.
— Tu es folle !… Si tu veux tout savoir, c’est de toi que nous avons parlé… loin des oreilles indiscrètes.
— De moi ? exhala Mélanie abasourdie. Mais pourquoi tant de secret ?
— Parce qu’il s’agit d’une chose un peu délicate. Francis… je veux dire M. de Varennes, s’inquiète de savoir comment ton grand-père recevrait sa… demande en mariage. Il désire t’épouser.
Puis, comme si elle venait de fournir un effort inouï, elle s’enfuit dans sa chambre dont la porte claqua derrière elle avec violence.
En se retrouvant, le jeudi suivant, dans la voiture qui l’emmenait chez son grand-père, Mélanie éprouvait l’impression étrange d’avoir vieilli de dix ans. Cela tenait surtout à la mission tout à fait inhabituelle dont l’inconscience de sa mère, sa lâcheté aussi l’avaient investie.
Après avoir jeté au visage de sa fille la demande en mariage de Francis comme elle lui eût déclaré la guerre, Albine s’était enfermée chez elle durant vingt-quatre heures sans accepter de recevoir qui que ce soit, et ce fut seulement le surlendemain que Mélanie la retrouva devant le thé du petit déjeuner.
Enveloppée de crêpe de Chine et de marabouts mauves, Albine avait le teint plombé et les yeux battus. Elle ne répondit pas au bonjour de Mélanie mais lui versa une tasse de thé avant d’allumer une cigarette, geste tout à fait inhabituel à cette heure du jour. Sa main tremblait d’ailleurs en approchant la flamme du mince rouleau de tabac. Puis, sans transition, elle demanda :
— As-tu réfléchi à ce que je t’ai dit ? Que penses-tu de cette demande en mariage ?
— Dois-je vraiment en penser quelque chose ? Il est rare que, dans notre monde, on demande à une fille son opinion. C’est à vous et à mon grand-père de faire connaître votre décision.
— Nous n’en sommes pas là. Ce que je veux savoir c’est si tu as… envie de l’épouser ?
En face de ce regard un peu égaré qui scrutait son visage, la jeune fille se sentit soudain mal à l’aise. L’appétit coupé, elle repoussa la tartine qu’elle venait de beurrer et toussota pour s’éclaircir la voix avec la sensation qu’elle n’arriverait plus jamais à émettre un son. Néanmoins elle s’entendit répondre :
— Comment savoir si l’on, a envie d’épouser quelqu’un que l’on connaît à peine ? Je…
— Cela suffit pour aimer et je suis sûre que c’est le cas, sinon tu n’aurais jamais eu l’insolence de m’interroger comme tu l’as fait l’autre jour… Allons ! réponds ! L’aimes-tu ?
L’agressivité du ton fouetta le sang de Mélanie qui rougit mais se redressa pour mieux faire face à ce combat inattendu.
— Avant de vous répondre je voudrais savoir quelque chose : pourquoi M. de Varennes désire-t-il m’épouser ? Parce qu’il m’aime ou bien parce que je suis riche ?
— Tu n’es pas riche mais tu le seras un jour et beaucoup si ton grand-père le veut bien. Tu… plais au marquis. C’est inattendu car il est difficile mais c’est ainsi. À présent, reste à convaincre ton grand-père si tu désires devenir marquise de Varennes !… Un bien beau nom, songes-y ! Un joli titre aussi…
— Cela m’est tout à fait égal.
Les mots étaient partis tout seuls et, devant le sourire moqueur qu’elle aperçut derrière la fumée légère, elle les regretta. Ce qu’elle pensait, c’était que Francis n’avait pas besoin de ces hochets de vanité. Se fût-il appelé Dupont qu’il l’eût séduite tout autant mais Albine possédait plus de pénétration que ne l’imaginait sa fille et elle avait compris :
— Eh bien, s’écria-t-elle avec un rire légèrement forcé, voilà qui est pour le mieux du monde et vous allez former tous les deux un vrai couple d’amoureux !
— Je vous en prie, Mère ! M. de Varennes n’a pas encore dit qu’il m’aimait. Et je ne l’épouserai pas s’il en va autrement.
— Il le dira, sois sans crainte, mais avant qu’il n’aille faire sa demande officielle, il convient de savoir comment elle sera reçue.
— Vous pensez qu’il n’a pas beaucoup de chances ? Pourtant Grand-père ne le connaît pas…
— Disons que les choses sont mal engagées. C’est pourquoi il faut que ce soit toi qui obtiennes son approbation.
— Moi ?… Mais n’est-ce pas votre rôle ? Vous êtes ma mère et c’est à vous qu’il appartient…
— Je le sais aussi bien que toi, seulement, dans le cas présent, toi seule peux convaincre ton grand-père d’accepter Francis. Et si tu l’aimes, tu sauras trouver les mots.
— Je ne vous comprends pas, Mère, soupira Mélanie. Il me semblait que vous aviez un… penchant pour lui et, à présent, voilà que vous voulez devenir sa belle-mère ?
L’involontaire ironie du mot fit rougir Albine qui corrigea cela d’un petit rire nerveux.
— Pourquoi pas ? après tout. Je désire seulement qu’il entre dans notre famille. C’est demain jeudi : parleras-tu ?
— Est-ce tellement pressé ? fit Mélanie un peu effrayée par le côté formidable de l’aventure. Parler ainsi, sans même connaître les vrais sentiments de Francis ? Il serait tellement plus facile de plaider leur cause à tous deux s’il le lui demandait lui-même.
— C’est très pressé ! insista Albine. Il faut que tu saches que beaucoup de femmes tournent autour du marquis. Une surtout : une Américaine qui ne demande qu’à se l’annexer au cas où il essuierait un refus. Tu sais, Mélanie, les hommes sont tout à fait comme des enfants. Les déceptions peuvent les pousser à d’étranges revirements.
— Vous voulez dire que s’il n’est pas accepté immédiatement il épouserait cette femme ? Et il prétend m’aimer ?
— Mais non il ne l’épouserait pas, cependant si ton grand-père le repoussait trop brutalement, peut-être, la laisserait-il l’emmener à New York comme elle l’en presse. C’est un homme fier, Mélanie, et ce n’est pas n’importe qui. Il pourrait prétendre à la main d’une princesse… et c’est toi qu’il a choisie. Cela mérite peut-être quelques efforts, tu ne crois pas ?
— Si, approuva Mélanie. Je parlerai à Grand-père.
Mais, à présent que le moment fatidique approchait, Mélanie se sentait un peu moins vaillante. D’abord il faisait un temps affreux et la pluie assenait aux vitres de la voiture de grandes claques rageuses aussi peu réconfortantes que possible. Petite consolation : son tailleurs vert lui allait mieux qu’elle ne le pensait. En veine de générosité, Albine lui avait fait la surprise d’un grand manteau assorti garni de petit-gris et d’une toque de même fourrure qui faisait ressortir la couleur chatoyante de ses cheveux. On avait livré le tout le matin même et Mélanie inaugurait.
Tout commença bien. Le vieux Timothée semblait d’excellente humeur bien que le mauvais temps eût repoussé aux calendes grecques le déjeuner à la campagne. Il complimenta sa petite-fille sur son nouvel aspect, lui déclara qu’elle était « mignonne à croquer » et même lui offrit cérémonieusement le bras pour la conduire à table comme il eût fait pour une dame. Mieux encore, il commanda à Soames, son vieux maître d’hôtel, de servir du vin de Champagne pour célébrer l’événement.
À diverses occasions déjà, depuis l’âge de dix ans, Mélanie avait eu le droit de tremper ses lèvres dans le joyeux liquide mais sans jamais en recevoir plus d’un dé à coudre. Cette fois, Soames lui en remplit une flûte et, quand elle y goûta, elle se sentit envahie d’un plaisir tout nouveau. Jusque-là, elle n’avait guère prêté attention à la saveur de ce breuvage de fête. Les quelques gouttes octroyées représentaient une sorte de distinction, une manière de faire comme les grands, mais cette fois ce fut différent. C’était délicieux et il lui sembla que les bulles fraîches stimulaient son courage et mettaient leur gaieté dans sa tête. Après tout, elle allait parler mariage ! Aucune raison d’aborder la question avec une mine d’enterrement.
Abandonnant momentanément son vol-au-vent à peine entamé, Mélanie reprit son verre et l’éleva légèrement :
— C’est gentil à vous, Grand-père, d’avoir voulu boire à ma transformation et je vous en remercie, mais nous pouvons peut-être en profiter pour boire aussi à mon bonheur… c’est-à-dire si vous le permettez ?
— Ton bonheur ? Que t’arrive-t-il donc, petite ?
— Mère m’a appris hier que l’on me demandait en mariage.
— En mariage ? Déjà ?… Elle sait pourtant que je ne souhaite pas que l’on te parle de cela avant deux ou trois ans. Et, en ce cas, je ne comprends pas pourquoi elle ne m’a pas informé le premier ? De qui s’agit-il ?
La voix n’avait rien d’encourageant mais, cette fois, Mélanie refusa de se laisser impressionner…, et but encore une goutte de champagne.
— De… du marquis de Varennes.
Le bruit du couvert de vermeil reposé brusquement sur la précieuse assiette de la Compagnie des Indes sonna comme le premier battement du tocsin. Il n’y en eut pas d’autre et Mélanie n’eut même pas le temps d’ajouter la moindre parole ni même de regarder la figure de son grand-père. Déjà il s’était levé, repoussait son siège et quittait la table à grandes enjambées. L’un des deux valets de pied eut tout juste le temps d’ouvrir la porte devant lui.
Interdite, Mélanie leva sur Soames un regard inquiet.
— Où pensez-vous qu’il aille, Soames ?
— Je suggère… le téléphone, Mademoiselle Mélanie.
— Ah !
Le silence parut à la jeune fille celui-là même du tombeau. Visiblement Grand-père était furieux et, à cette heure, entreprenait peut-être déjà de piétiner les timides pousses de ses espérances.
— Encore un peu de champagne ? proposa Soames qui, devant l’œil dubitatif de Mélanie, ajouta en souriant : À condition de n’en pas abuser, c’est excellent pour le moral.
— La question est de savoir si je n’en abuse pas ?
— Certainement pas, si toutefois Mademoiselle consent à terminer son vol-au-vent. Elle se sentira ainsi plus sûre d’elle-même.
— Merci, Soames.
Ainsi encouragée, elle termina posément le contenu de son assiette et accepta même de reprendre un peu du plat qui était parfumé de truffes et absolument délicieux. Elle eût raison car, lorsque Grand-père rentra à la même allure de tempête, il ne s’assit pas et, considérant ce qu’on lui avait servi, s’écria :
— Enlevez-moi ça, Soames ! Et faites servir le café dans le jardin d’hiver.
— Monsieur ne veut pas manger ?
— Non. Je n’ai plus faim…
— Est-ce une raison pour que Mlle Mélanie soit privée de dessert et même de rôti ? Que Monsieur me permette de lui suggérer d’achever ici son repas… en toute intimité. Je servirai moi-même !
Sur un signe discret, les valets disparurent emportant les couverts usagés. Desprez-Martel regarda son vieux maître d’hôtel qui, avec une immense dignité, en disposait de nouveaux en attendant que le plat suivant fît son apparition. Il apprécia sans doute cette concession qu’il lui faisait en servant lui-même mais cela marquait aussi le privilège d’un ancien serviteur pouvant, à bon droit, se considérer comme de la famille. Alors, il reprit sa place à table mais ne regarda pas sa petite-fille. Ses yeux chargés de nuées d’orage plongeaient dans le surtout de vermeil d’où jaillissaient harmonieusement de petits iris foncés mêlés à des roses pâles et à un superbe feuillage roux. Sans cesser de le fixer, il prit son verre qu’il vida d’un trait, puis alors seulement tourna son regard vers Mélanie.
— Ta mère prétend que tu aimes cet homme. Est-ce vrai ?
— Oui… Pardonnez-moi si…
— Ne t’excuse pas ! Nul n’est maître de son cœur. Je ne te cache pas que j’avais formé pour toi d’autres projets et que ce jeune marquis, si beau que soit son nom, ne me séduit pas vraiment.
— Cela vient peut-être de ce que vous ne le connaissez pas, Grand-père.
— Toi non plus, il me semble ? Certes, à première vue, c’est un parti sortable car avec lui tu évoluerais dans la haute société. En outre, ta mère prétend qu’il n’est pas sans fortune mais toi, et je crois bien te connaître à présent, tu es quelqu’un de simple et je te vois mal transformée en grande mondaine comme ta mère. Ce serait d’ailleurs un peu dommage. Enfin, ce qui me gêne c’est cette hâte ! S’il t’aime vraiment il peut attendre un an ou deux ? Ou bien es-tu si pressée toi-même ?
— Ne croyez pas cela Grand-père ! Je l’aime de tout mon cœur, bien sûr, mais il me semble que nous pourrions avoir des fiançailles de quelques mois…
— Je le crois moi aussi.
— Alors… vous n’êtes pas vraiment hostile à ce mariage ?
— Je te dirai cela quand j’aurai eu, avec ton prétendant, un entretien sérieux. Tu diras à ta mère qu’il m’écrive.
Lorsque Mélanie l’eut quitté, le vieux Timothée resta un long moment debout, les mains dans les poches, devant l’une des fenêtres du salon à regarder le portail par où sa voiture venait de disparaître, emmenant sa petite-fille. La colère qui l’avait jeté tout à l’heure sur le téléphone pour attaquer Albine sans perdre une seconde se dissipait lentement mais elle avait du mal à lâcher prise. Il venait de découvrir qui était au juste sa belle-fille. Il l’avait toujours considérée jusque-là comme une tête sans cervelle, une jolie femme frivole, coquette, égoïste et peu intelligente, mais il n’avait jamais mesuré sa ruse. Elle avait presque des larmes dans la voix, tout à l’heure, pour défendre « le grand amour » de sa petite Mélanie et la tendresse spontanée que l’enfant avait su inspirer à un garçon qui, cependant, pouvait choisir entre beaucoup d’autres partis brillants. Pourtant ce même homme était son amant lui, Desprez-Martel, en avait la certitude – et un amant qu’elle aimait sans doute autant qu’elle en était capable. Alors pourquoi vouloir qu’il épouse Mélanie ? Pour empêcher que suivant l’exemple de Boni de Castellane, il partît pour l’Amérique y chercher une « consolante » héritière ? En ce cas ce serait pour être certaine de le garder auprès d’elle ? Et de quelle déception l’enfant n’aurait-elle pas à souffrir ?
Heureusement, il était là pour veiller au grain, et l’imprudent qui osait prétendre devenir son petit-gendre et par la même occasion l’héritier de la majeure partie de sa fortune allait devoir montrer patte plus que blanche : immaculée !
À son retour rue Saint-Dominique, Mélanie fut à peine surprise d’y trouver Francis. Elle avait reconnu, dans la cour, son élégant équipage, ce qui lui avait permis de se préparer à le rencontrer. Il l’attendait en compagnie d’Albine dans le petit salon où une belle harpe du siècle précédent servait, à sa coquette mère, de prétexte à des attitudes pleines de grâce. Bien qu’elle ne fût pas musicienne, il lui arrivait d’en effleurer les cordes sous les cris charmés de ses admirateurs, et elle aimait alors à évoquer Mme de Genlis dont le fantôme devait bien se trouver encore quelque part dans la maison ou, mieux encore, Mme Récamier qui avait habité le quartier.
Ce jour-là, néanmoins, Albine n’avait pas envie de prendre des poses. Assise auprès de la cheminée sur un petit fauteuil bas, elle s’entretenait à mi-voix avec le marquis adossé au pilastre de marbre blanc mais, quand la jeune fille entra, elle se leva et vint vers elle tandis que le jeune homme rectifiait machinalement ce que son attitude pouvait avoir de trop nonchalant.
Sans se soucier de sa mère, Mélanie alla droit vers lui :
— Mon grand-père souhaiterait, Monsieur, vous rencontrer un jour prochain. Il désire que vous lui écriviez pour prendre rendez-vous.
— Ne puis-je lui téléphoner ? Ce serait plus rapide.
— C’est un homme d’un autre âge où le téléphone n’existait pas. Je crois qu’il lui trouve quelque chose de trop impersonnel et même de trop familier. Aussi a-t-il dit : écrire. Et moi je ne saurais vous dire autre chose.
— C’est inconcevable ! s’écria Albine de ce ton plein d’accents circonflexes qu’elle prenait volontiers dans les grandes occasions. Pourquoi tout compliquer ? Notre ami, lui aussi, est un homme occupé et je ne comprends pas…
Avec une gentillesse qui fit fondre le cœur de Mélanie, Francis prit la main de sa future belle-mère, y posa un baiser léger puis demanda avec assez de fermeté pour que l’on n’eût pas envie de lui refuser :
— Accordez-moi, chère amie, la grâce de quelques instants d’entretien avec votre fille. Il est grand temps, je crois, que nous parlions un peu tous les deux avant que je ne rentre écrire cette lettre qui me semble au fond tout à fait naturelle. Il est vrai que le téléphone, s’il est fort commode, est une habitude peu respectueuse.
Visiblement, Albine n’avait aucune envie de s’éloigner. Au lieu de gagner la porte, elle se découvrit un urgent besoin de redresser, dans un vase, de grands chrysanthèmes japonais d’un joyeux jaune citron qui n’en avaient aucun besoin.
— Je vous en prie ! insista Francis devant cette évidente mauvaise volonté. Ce qui lui valut un sourire enjôleur :
— N’en prenez-vous pas un peu à votre aise avec les convenances, cher ami ? Il me semble que pour une première entrevue la présence d’une mère est nécessaire. Mélanie est si jeune…
— Vous auriez entièrement raison si cette entrevue, comme vous dites, était la première mais je vous rappelle que nous avons fait connaissance un soir d’orage, il y aura bientôt deux mois, dans le jardin de Mrs. Hugues-Hallets et que, si je portais pour la circonstance un habit fort correct, Mademoiselle votre fille était en chemise de nuit, ayant laissé le châle de la cuisinière accroché à l’arbre d’où elle tombait. Nous sommes donc de vieilles connaissances…
Mélanie ne put s’empêcher de rire tandis que le jeune homme poussait doucement sa mère vers la porte. Elle éprouvait soudain une grande joie de ce tête-à-tête qu’il réclamait avec tant de fermeté, un tête-à-tête qui allait être le prélude à beaucoup d’autres, et elle commençait à penser que ce serait sans doute délicieux de passer sa vie entière avec un compagnon si charmant mais aussi très amusant…
Lorsque Albine eut enfin disparu, il revint prendre Mélanie par la main, la fit asseoir sur le siège abandonné par sa mère et, attirant un coussin, s’assit en tailleur à ses pieds sans se soucier de déranger le pli impeccable de son pantalon :
— Causons à présent ! fit-il en levant vers elle son regard sombre tout pétillant de gaieté. Et d’abord, dites-moi vite si j’ai quelque chance d’être agréé par Monsieur Desprez-Martel ? La dernière et la seule fois que nous nous sommes rencontrés, je n’ai pas eu l’impression de lui avoir été fort sympathique.
— Grand-père ne trouve jamais personne sympathique à première vue. Moi-même, j’ai cru pendant longtemps lui être tout à fait indifférente. C’est à vous de gagner sa sympathie si… si vous souhaitez réellement… devenir mon époux. Je vous avoue, ajouta-t-elle en rougissant, que j’ai grand-peine à y croire.
— Pourquoi ? Est-il si difficile pour vous d’admettre… que je vous trouve charmante et que, contrairement à toutes celles que l’on a voulu me faire épouser jusqu’à présent, j’ai acquis l’assurance de ne jamais m’ennuyer avec vous ?
— Parce que j’ai failli vous assommer un soir de bal ?
— Pourquoi pas ? Admettez au moins que ce n’est pas là une rencontre conventionnelle ! J’en ai gardé un souvenir infiniment doux.
Sa voix était en elle-même une caresse. Pourtant Mélanie eut le courage de lutter contre le charme de cet entretien devant le feu. Reculant jusqu’au fond de son siège pour mieux établir la distance entre eux deux, elle déclara :
— J’ai peine à vous croire.
— Je n’ai aucune raison de vous mentir.
— Oh si, vous en avez une, et une belle ! Une raison rousse que, du haut de mon arbre, je vous ai vu embrasser…
Un petit silence marqua la surprise du jeune homme mais il se reprit vite et se mit à rire :
— Quels bons yeux vous avez ! C’est sans importance.
Embrasser une femme n’est pas fatalement le signe d’une grande passion. On appelle cela flirter.
— Flirter ?
— Oui, un vieux mot français qui voulait dire conter fleurette, que les Anglais nous ont pris et qu’ils nous renvoient sous une forme plus britannique. Mais la signification est toujours la même : on danse ensemble, on marivaude un peu, et on s’embrasse parce que le vin de Champagne vous a mis en gaieté. Et voilà tout ! Cela n’empêche pas de tomber peu après sous le charme d’une autre jolie rousse furieuse et trempée donc beaucoup plus pittoresque.
À son tour, Mélanie se mit à rire. Plus elle parlait avec Francis et plus elle le trouvait charmant. Plus elle le trouvait beau aussi et, en pensant qu’elle allait peut-être passer toute son existence en sa compagnie, elle eut un frisson joyeux qui n’échappa d’ailleurs pas au jeune homme bien qu’il fît erreur sur la provenance.
— Vous avez froid ? Voulez-vous que je sonne pour qu’on vous apporte un vêtement… quelque chose de chaud ?
Il s’inquiétait déjà pour elle. Comme c’était délicieux ! Elle lui sourit de tout son cœur :
— N’en faites rien, je n’ai pas froid…
Pour s’en assurer sans doute, il lui prit les deux mains et les garda dans les siennes qui étaient merveilleusement chaudes et douces. Quittant le ton badin et plantant ses yeux caressants dans ceux de la jeune fille, il demanda, presque bas :
— Si votre grand-père m’agrée… puis-je espérer que votre cœur me sera favorable ?
— Croyez-vous que j’aurais accepté de lui faire part de votre demande. », s’il en allait autrement ?
— Vous me rendez très heureux, Mélanie, et j’espère que votre bonheur sera égal au mien.
— Je l’espère aussi mais je voudrais tout de même vous poser deux questions.
Elle eut l’impression qu’il se rembrunissait un peu mais ce fut très fugitif.
— Posez ! fit-il avec bonne humeur.
— Vous ne vous fâcherez pas ?
— C’est selon ! Je ne suis pas toujours facile à vivre et il est plus que probable que nous aurons une ou deux petites disputes mais pour l’instant je me sens très bienveillant.
— Je voudrais savoir où vous avez emmené ma mère quand vous avez quitté Dinard ?
— Elle ne vous l’a pas dit ?
— Elle m’a dit qu’elle allait à Biarritz avec des amis et sur le yacht de lord Charendon pour assister à une fête donnée au bénéfice des malheureux sinistrés de la Martinique. Or, quand nous avons quitté Dinard sur l’Askja avec mon grand-père, le premier yacht que nous avons rencontré était justement celui de lord Charendon qui rentrait à Saint-Servan. Quant à la fête, elle avait été donnée depuis longtemps !
Cette fois, Francis éclata d’un rire si joyeux que Mélanie se sentit tout de suite plus légère.
— Mais quelle idée d’avoir déguisé la vérité à ce point ? Votre mère craignait-elle d’être compromise en acceptant ce voyage ?
— Je ne sais pas. Où êtes-vous allés ?
— À Biarritz ou tout au moins près de Biarritz, au château du marquis d’Arcangues qui recevait des princes espagnols. Et il n’était pas question de yacht mais bien de la voiture de mon ami le comte d’Aranda : une toute nouvelle voiture allemande qui porte un nom de femme, Mercedes Benz, la fille du constructeur…
— Maman a horreur des voitures à essence.
— Eh bien, je peux vous assurer qu’elle a beaucoup aimé celle-là. Une superbe machine, d’ailleurs, aussi confortable qu’on peut l’espérer avec ce genre d’engin. Nous avons fait une très agréable traversée de la France aller et retour.
— Seuls ?
— Mais non, voyons ! Aranda avait sa sœur Isabel et nous étions quatre. Une autre voiture suivait derrière avec les bagages. Vous voyez qu’il n’y avait pas de quoi fouetter un chat. Passons à présent à votre seconde question ?
— Maman m’a dit que vous souhaitiez être marié rapidement. Elle a dû le dire à Grand-père et c’est cela, je crois, qui lui a déplu…
— Vous devriez trouver cette hâte flatteuse ? Je vois que vous n’éprouvez pas la même ?
— J’avoue que je préférerais un certain délai. Nous nous connaissons si peu… et puis on dit que le temps des fiançailles est le plus délicieux qui soit.
— Infiniment moins que celui de la lune de miel si j’en crois certaines confidences de mes amis…
— C’est possible mais il y a autre chose : ma mère prétend que, si l’on ne vous accorde pas ma main, vous êtes décidé à partir pour l’Amérique et…
— En Amérique, en Afrique, au fond de la Chine ou n’importe où, s’écria-t-il soudain très grave. Et, serrant plus fort les mains fragiles sur lesquelles, comme s’il ne pouvait plus se maîtriser, il posa un long baiser, il ajouta, beaucoup plus bas : si je ne peux vous obtenir, je quitterai la France pour n’y revenir que dans très longtemps car je ne supporte pas l’idée de vous perdre…
Se relevant prestement, il prit le menton de Mélanie et posa sur ses lèvres un baiser d’une infinie douceur puis, reculant de trois pas, il s’inclina :
— Je vous aime, murmura-t-il. Ne l’oubliez pas !
Durant de longues minutes Mélanie demeura étendue, immobile au fond du petit fauteuil bas, les yeux fermés pour mieux savourer l’instant merveilleux qu’elle venait de vivre, pour mieux l’imprimer au fond de sa mémoire. Son rêve le plus fou se faisait réalité : elle allait épouser celui qu’elle s’était mise à aimer contre toute logique et contre toute raison… et il venait de l’embrasser ! Plus grand bonheur se pouvait-il concevoir ?
Incapable de supporter les questions de sa mère ou même son regard inquisiteur, elle quitta le petit salon en courant et remonta l’escalier sans ralentir l’allure. Elle avait l’impression d’être portée par un nuage scintillant qui, la porte de sa chambre franchie, la propulsa sur son lit, riant et pleurant à la fois, pour y attendre que les battements de son cœur consentent à se calmer. Ce qu’ils firent assez vite lorsqu’une circonstance, que, dans sa joie, Mélanie avait un peu perdue de vue, refit surface dans sa mémoire : comment les choses allaient-elles se passer entre Grand-père et Francis ? Si le terrible vieil homme allait… oh, non ! Ce n’était pas possible ! Grand-père ne pouvait pas lui faire cela !
Sachant qu’elle ne fermerait pas l’œil tant qu’elle n’aurait pas au moins tenté quelque chose pour défendre son bonheur, elle sauta à bas de son lit, courut au petit secrétaire installé devant l’une des fenêtres de sa chambre, prit une feuille de papier, une plume, de l’encre et une enveloppe puis, après avoir réfléchi un instant, écrivit tout d’une traite :
« Cher Grand-père, “Il” va vous demander audience. Je vous en supplie, ne lui dites pas “non” afin de ne pas rendre trop malheureuse votre petite Mélanie qui vous aime tellement ! »
Elle plia le billet sans le relire, le glissa dans l’enveloppe qu’elle ferma, l’adressa « à Monsieur Timothée Desprez-Martel en son hôtel avenue des Champs-Élysées » et enfin sonna Léonie pour lui demander d’envoyer sur l’heure un valet de pied porter ce message à son grand-père. Après quoi, ne sachant plus que faire, elle alla trouver Fräulein pour se plaindre d’un violent mal de tête et lui dire qu’elle souhaitait se coucher tout de suite :
— Sans dîner ? s’inquiéta celle-ci, pour qui sauter un repas représentait le signe avant-coureur d’une maladie grave, sauf lorsqu’elle était aux prises avec le mal de mer.
— On mange toujours trop chez Grand-père ! Je serais incapable de manger quoi que ce soit.
— Alors couchez-vous ! Je vous apporterai une tisane de verveine.
Mais lorsqu’elle entra chez son élève avec un petit plateau où fumait un bol grand comme un abreuvoir, elle trouva Mélanie endormie et souriant dans son sommeil à des rêves qui n’avaient certainement rien à voir avec les affres de la migraine.
Pour se payer de sa peine, Fräulein, qui n’aimait pas laisser perdre la nourriture, rentra chez elle, ajouta trois grosses cuillerées de miel à la verveine et, se carrant dans son fauteuil, entreprit de la déguster en poussant quelques soupirs attendris car elle pensait que le jour était peut-être proche où elle pourrait épouser enfin son glorieux fiancé et, le soir venu, au coin du feu de leur salon, lui apporter des tisanes comme celle-là, en y ajoutant un doigt de schnaps pour les rendre encore plus réconfortantes…
Quatre jours plus tard, Albine était invitée par son beau-père à se rendre auprès de lui pour recevoir, ensemble, la demande officielle du marquis de Varennes qui leur serait présentée par son seul parent mâle encore vivant, le vieux vicomte de Resson. Timothée Desprez-Martel avait consenti au mariage sous une condition formelle : les fiançailles seraient célébrées rapidement mais le mariage n’aurait lieu qu’un an après.
— Un an ? fit Mélanie. Est-ce que ce n’est pas un peu long ? Il me semblait que cinq ou six mois ?…
— Ton grand-père ne veut pas entendre parler d’une date plus rapprochée, expliqua Albine. C’est déjà une chance qu’il ait accepté ! Je m’attendais à un refus pur et simple.
— Pas moi, sourit Mélanie, mais j’espère que je serai bientôt fiancée.
— Dans trois semaines. Au lieu du bal prévu pour ton anniversaire, tu te contenteras de la petite cérémonie habituelle mais, huit jours après, il y aura ta soirée de fiançailles !
La déception fut vite effacée. Ces fiançailles un peu longuettes n’étaient pas vraiment pour déplaire à Mélanie. Elle verrait Francis tous les jours selon la tradition et ce serait une vraie joie de faire, en sa compagnie quoique, bien sûr, en présence de sa mère, ou de son grand-père – ce qui serait fort étonnant ! –, ou encore de l’oncle Hubert, l’apprentissage de cette vie de la haute société où son mariage allait la faire entrer, cette aristocratie de vieille souche dans laquelle sa mère elle-même n’avait pas toujours accès. Non qu’en digne fille de son père elle fût entichée de titres, mais celui de marquise avait un parfum particulier : celui d’un XVIIIe siècle exquis et raffiné, celui des robes Watteau, des grands « paniers » soyeux de la Reine-bergère, de la poudre à la Maréchale. Et comme cette grâce s’attachait au nom de son fiancé, ce serait tout simplement merveilleux !
Ce le fut déjà de raconter son bonheur à son amie Johanna enfin reparue après avoir assisté chez les Kinsky au premier grand bal de la saison viennoise où son carnet de bal avait été trop petit pour contenir les noms de tous ceux qui souhaitaient danser avec elle. Mais si Mélanie avait pensé apprendre la nouvelle à son amie, elle se trompait car Johanna, tout juste débarquée de l’Orient-Express, était déjà au courant :
— Tu ne te rends pas compte, s’écria-t-elle. C’est l’événement du jour : la noblesse acquiert une nouvelle grande fortune et quand on connaît les idées de ton grand-père, on s’étonne avec quelque raison… d’autant que tu épouses l’un des hommes les plus séduisants qui soient !
— Oh, j’imagine très bien ! soupira Mélanie un peu amère. On s’étonne surtout parce que je suis loin d’être aussi belle que lui.
— Ne sois pas stupide ! Tu as changé, tu sais ? Et moi je te trouve tout à fait charmante…
— Je te remercie mais cela n’empêchera pas les mauvaises langues de dire que l’on m’épouse pour ma dot.
— Pas vraiment car on connaît M. Desprez-Martel et sa réputation de redoutable homme d’affaires. On peut lui faire confiance pour que ton contrat soit rédigé de façon qu’il soit impossible à ton époux de te ruiner, en admettant qu’il en ait jamais l’intention, et, de toute façon, le beau Francis en a pour un an à faire la preuve de son amour. S’il a accepté c’est déjà un bon point. Tu te rends compte ? Un an de bouquets quotidiens ! Et pas achetés au marché ! Si tu y ajoutes la bague de fiançailles, les menus cadeaux et la corbeille de mariage, il y a déjà de quoi faire un joli trou dans ses finances !
Mélanie se mit à rire :
— Tu sais que je plains celui qui demandera ta main ? Tu comptes comme un vieil usurier. Ce n’est pas pour recevoir tant de cadeaux que je me marie. C’est parce que j’aime Francis.
— Sans doute, sans doute, mais ce n’est tout de même pas désagréable à recevoir, non ? Pour moi, le temps des fiançailles est ce qu’il y a de plus merveilleux. Alors profites-en bien !
Mélanie ne demandait que cela.
Le mercredi 5 novembre, l’oncle Hubert emmena la future fiancée et sa mère avenue des Champs-Élysées dans le magnifique landau attelé de deux irlandais à la robe lustrée et harnachés à l’anglaise que l’on sortait pour les grandes circonstances. Un dîner intime devait y réunir les futurs époux et leur famille immédiate (ce qui ne faisait pas beaucoup de monde) avant la soirée fatidique où se presserait une bonne partie du Tout-Paris. L’hôtel Desprez-Martel était illuminé depuis les soupiraux du sous-sol jusqu’aux girouettes sur ses toits et une double file de valets de pied en perruque poudrée et habits à la française – velours vert galonné d’argent et culotte de panne blanche – formait une haie d’honneur jusqu’à l’étage des salons. Éberluée, Mélanie n’arrivait pas à reconnaître la pompeuse demeure, un brin sinistre, où elle avait passé tant d’heures ennuyeuses. Une multitude de candélabres éclairaient a giorno l’enfilade des pièces de réception dont les meublés raides avaient été dépouillés de leurs housses grises à cordons blancs. Partout des fleurs blanches et, sur toute la longueur du grand salon, un somptueux buffet s’étirait interminablement, embaumé par les corbeilles de fleurs et ennuagé de tulle. Une multitude de petites chaises dorées, louées chez Catillon, remplaçaient les solennels fauteuils Louis XIV qui tenaient habituellement compagnie à des chaises gothiques, nées sous Napoléon III et bourrées de sinistres coussins de tapisserie, qui meublaient habituellement la pièce maîtresse de l’hôtel. Tout cela accueillerait tout à l’heure les invités du bal mais, en attendant, Soames dirigea « ces dames » vers le jardin d’hiver où le vieux Timothée, en habit, les attendait.
Albine rayonnait littéralement dans la ravissante robe perlée qu’elle avait achetée chez Paquin. Deux crosses de paradis rose la coiffaient superbement. Elle précédait sa fille vêtue de cette fameuse robe blanche que celle-ci n’aimait pas et faisait penser à quelque conquérant traînant sur son char une jeune captive. Elle triomphait même si visiblement que Mélanie en vint à se demander si cette fête était donnée en son honneur ou en celui de sa mère.
Apparemment, Grand-père se posa la même question car lorsque sa belle-fille s’écarta pour laisser la fiancée l’embrasser il fronça les sourcils :
— Ne me dites pas, fit-il sèchement, que cette robe est celle que vous avez, « sur mon ordre », fait faire à ma petite-fille pour le bal de ses seize ans ?
— Mais, Père, c’est une robe ravissante ! Le tout dernier modèle de la maison Paquin et tout à fait ce qu’il convient pour les fiançailles d’une jeune vierge…
— Cela conviendrait peut-être si on l’étendait sur un autel pour lui couper la gorge. Je gage d’ailleurs que cette très jolie chose que vous portez a été achetée le même jour ?
— Père ! bêla Albine devenue ponceau. Je suis une jeune femme et j’ai le droit de m’habiller selon mon âge !
— Vous avez tous les droits, sauf quand c’est moi qui paie. Cette robe s’est trompée d’épaules mais nous allons arranger cela. Viens avec moi, Mélanie !
Traînant la jeune fille après lui, le vieil homme, après avoir ordonné que « Mme Duruy » vienne le rejoindre à la lingerie, gagna à vive allure le troisième étage où ladite Mme Duruy l’attendait déjà.
Sous le simple patronyme d’Ernestine, celle-ci avait été la femme de chambre privée de Chère Bonne-Maman. Elle avait passé presque toute sa vie auprès d’elle mais, depuis sa mort, elle avait monté en grade : Grand-père l’avait débarrassée de ses tabliers de mousseline amidonnée en lui confiant les clefs des armoires et le gouvernement du personnel féminin de la maison. Depuis ce jour, Ernestine était devenue Mme Duruy et elle occupait, efficace et discrète, un rang approximativement égal à celui de Soames. Ce fut devant elle que Grand-père vint planter Mélanie :
— Regardez-moi ça et dites-moi, bien sincèrement, de quoi cette enfant a l’air ?
— Certainement pas de la fiancée dont tout Paris parlera demain. Ou alors pas dans le sens que nous espérons. Ceci est une toilette pour une prise de voile dans quelque couvent… mais je crois que cela peut s’arranger car cette robe est bien coupée. Le malheur c’est qu’on en a trop fait !
— Une demi-heure vous suffirait ?
— Avec un peu d’aide ? je crois !
— Parfait ! Pendant ce temps je vais chercher quelque chose pour rehausser tout cela !
Un instant plus tard, Mélanie, enveloppée d’un peignoir de bain, regardait, depuis le haut tabouret de repasseuse où on l’avait assise, Mme Duruy et une escouade de femmes de chambre mettre sa robe en pièces ou peu s’en fallait. Bientôt, sous les ciseaux agiles, tous les ornements superflus jonchèrent le parquet. Le décolleté carré, modeste cependant, fut débarrassé de la guimpe baleinée qui étirait jusqu’aux oreilles une dentelle épaisse et amidonnée. Après quoi Mélanie fut invitée à passer le produit ainsi obtenu. La robe de soie blanche était méconnaissable. Plus de pompons, plus de petits nœuds, plus de bouillonnés. Seuls les entre-deux de dentelle demeuraient parce qu’on ne pouvait vraiment pas se passer d’eux. Serré à la taille par un large ruban de satin, l’ensemble était d’une simplicité qui convenait à Mélanie mais, cette fois, c’était tout de même un peu trop simple…
Mme Duruy contemplait son œuvre d’un œil critique lorsque Grand-père reparut armé d’un grand écrin de cuir bleu. Derrière lui trottait une soubrette portant dans une corbeille un petit bouquet de roses pâles qu’elle épingla à la taille de la jeune fille.
— Ferme les yeux ! ordonna Grand-père.
Sur son cou, Mélanie sentit glisser des choses douces et un peu froides cependant que des chuchotements s’élevaient autour d’elle et que des mains légères s’activaient dans ses cheveux. Elle entendit Mme Duruy rire doucement :
— Cela change tout, en vérité !
Incapable de se contenir plus longtemps, Mélanie ouvrit les yeux et ne se reconnut pas. Cinq rangs de perles roses d’une nuance exquise piquetées de petits diamants enserraient son long cou mince et semblaient donner naissance aux sautoirs qu’un bouquet des mêmes précieux joyaux retenait à la ceinture en se mêlant aux fleurs. Dans ses cheveux soyeux que l’on avait relevés, un autre fil de perles et de menus diamants jouaient à cache-cache. L’effet était saisissant et les yeux de Mélanie se mirent à briller comme deux étoiles.
— Est-ce que ce sont… les fameuses perles de Grand-mère, celles dont Mère…
— … brûle de se parer depuis longtemps mais elles ne lui appartiendront jamais. C’est à toi que je les donne : elles seront mon cadeau de fiançailles. Tu auras les autres bijoux quand tu te marieras.
Très émue et très heureuse à la pensée que Francis allait peut-être enfin la trouver belle, Mélanie embrassa le vieil homme qui arrondit son bras pour le lui offrir :
— Tu es jolie comme un cœur ! déclara-t-il avec fierté. Allons voir à présent ce que ta mère va en penser, ajouta-t-il avec un petit rire traduisant bien le plaisir qu’il se promettait.
Il fut comblé au-delà de ses espérances. Le rayonnement frivole d’Albine s’éteignit comme une chandelle que l’on souffle, et durant tout le dîner elle ne fit entendre que deux ou trois paroles. Ses yeux ne quittaient son assiette que pour se poser avec une sombre avidité qu’elle ne parvenait pas à déguiser sur la gorge de sa fille, et elle ne prit aucune part à la conversation dont se chargèrent volontiers l’oncle Hubert et, surtout, les cousins du fiancé, le vicomte et la vicomtesse de Resson qui se tenaient tellement au fait de ce qui se passait autour d’eux qu’ils auraient pu, à eux deux, fournir la matière pour un journal. Lui, long visage maigre enrichi d’une moustache blanche à la François-Joseph et d’un monocle dont le mince ruban de soie noire lui barrait une joue, était un ancien diplomate. Passionné, bien sûr, par la politique, il discourut sur les tout récents accords, secrets en principe, qui venaient d’être signés entre la France et l’Italie pour une neutralité réciproque au Maroc et en Tripolitaine. Elle, petite femme mince aux cheveux argentés admirablement bien coiffés, était enrobée de Chantilly noire et offrait, sur une poitrine outrageusement remontée par le corset, une batterie d’émeraudes assez belles pour avoir retenu un instant l’attention d’Albine. Sa spécialité à elle c’étaient les potins mondains, les remous que suscitait la prochaine inauguration de la statue de Balzac – « On dit que Rodin l’a sculpté tout nu ! N’est-ce pas une horreur » –, la dernière brouille conjugale entre Boni de Castellane et son « petit pruneau américain », le grand bal paré chez les Fauchier-Magnan et surtout le duel qui avait opposé la veille même le marquis de Dion, député royaliste, à son collègue socialiste M. Gérault-Richard, qui s’en tirait avec une égratignure au bras droit. Incorrigible bavarde, elle tenta bien de revenir sur l’éclatant divorce qui avait eu lieu au printemps dernier entre le prince Albert de Monaco et sa seconde épouse Alice Heine, d’origine américaine et veuve du duc de Richelieu, mais, Hubert lui ayant fait remarquer en riant que ce n’était peut-être pas une bonne idée de parler divorce à un dîner de fiançailles, elle lui donna raison avec une parfaite bonne humeur et embraya aussitôt sur les dernières excentricités de Mme Sarah Bernhardt.
L’oncle Hubert lui donnait la réplique avec sa verve habituelle, Grand-père étant surtout l’interlocuteur privilégié de son époux et, s’il arrivait à Olivier Dherblay, très élégant dans un habit admirablement coupé, de glisser dans la conversation un mot, une remarque qui en faisaient un compagnon de table agréable, Fräulein, que Grand-père avait tenu à inviter, se tenait parfaitement coite dans sa robe de satin bleu azur semée, bien entendu, de myosotis, sa fleur d’élection. Par contre, elle ne perdait pas un coup de fourchette.
Francis non plus ne disait rien. Il avait complimenté Mélanie sur sa grâce et son éclat mais, depuis, il gardait le silence, écoutant les autres et tournant la tête de temps en temps pour sourire à sa fiancée. Des sourires qui faisaient battre un peu plus vite le cœur de la jeune fille.
Lorsqu’elle vit que le dessert se composait de riz à l’impératrice et de pêches cardinal, Mme de Resson éclata de rire :
— Songeriez-vous, cher Monsieur Desprez-Martel, à lancer un défi à notre affreux gouvernement ? Le trône et l’Église réunis sur votre table ? L’abominable Combes en ferait une jaunisse !
— Si je pensais arriver à un tel résultat, Madame, soyez certaine que je vous priverais de dessert et enverrais immédiatement ces deux plats à la présidence du Conseil ! La peste étouffe ce bonhomme qui fait passer de si mauvaises nuits à notre président Loubet ! Boirons-nous à cet étouffement ?
— Volontiers mais pas tout de suite. Le premier toast n’appartient-il pas au fiancé ? Cher Francis, je crois qu’il est temps ?
Le jeune homme se leva aussitôt et tira de sa poche un petit écrin blanc qu’il ouvrit en se tournant vers Mélanie devenue soudain aussi rose que ses perles :
— Voulez-vous, avec la permission de vos parents ici présents, m’accorder, chère Mélanie, le grand bonheur de vous offrir cet anneau de fiançailles qui fut celui de ma mère et que je vous demande de porter à l’avenir et en gage de la promesse qui doit nous unir ?
La jeune fille leva vers lui un regard embué et lui offrit en tremblant légèrement sa main gauche à l’annulaire de laquelle il glissa une bague ancienne qui se composait uniquement d’un diamant navette aux reflets légèrement rosés avant de poser, sur le bout des doigts minces, un baiser léger. Chacun alors se leva et, à la demande du vieux Timothée, on but avec ensemble à ces fiançailles qui semblaient porter en elles toutes les garanties de bonheur. Puis l’on gagna les salons où les invités du bal n’allaient pas tarder à faire leur apparition.
Tard dans la nuit, on dansa sur les parquets miroitants où se rencontraient pour une fois les trois mondes les plus fermés de la société parisienne : l’aristocratie, la finance et la haute magistrature. Les femmes étaient toutes belles et superbement parées, les hommes d’une extrême élégance et quelques-uns des plus beaux joyaux du monde scintillaient sous l’éclairage flatteur des centaines de bougies chargeant les grands lustres à cristaux (Grand-père haïssait l’éclairage électrique dont il disait que la brutalité ajoutait dix ans à n’importe quel visage).
Tout en tournoyant dans les bras de Francis au rythme tendre d’une valse anglaise, Mélanie, en regardant étinceler sa petite main sur l’épaule de son cavalier, pensait qu’elle n’oublierait jamais cette soirée, même si elle devait vivre cent ans. Elle se demandait si elle n’était pas en train de rêver et n’osait pas fermer les yeux pour mieux goûter le charme de la musique, par crainte de se réveiller dans son petit lit au son des ronflements légers de Fräulein qui souffrait de végétations. N’était-ce pas incroyable, d’ailleurs ? Car, enfin, à bien compter, il n’y avait que deux mois, deux malheureux petits mois qu’elle tombait d’un arbre dégoulinant d’eau presque sur la tête de cet homme si beau qui la regardait en souriant :
— Je gage, murmura-t-il en la rapprochant un peu plus de lui, que vous pensez à la soirée de Mrs. Hugues-Hallets ?
— C’est vrai, reconnut Mélanie, et je regrette tellement qu’elle n’ait pu venir ce soir.
— Elle ne quitte jamais Dinard pour son appartement du Ritz avant que l’hiver ne soit là officiellement. Mais je suis certain qu’elle se réjouit avec vous. Car vous êtes heureuse, n’est-ce pas ?
— Je le suis si vous l’êtes vous-même.
— Vous n’en doutez pas, j’espère ?
Et, resserrant autour d’elle l’étreinte de son bras, il l’entraîna dans un tourbillon qui doublait le rythme de la danse et déchaîna autour d’eux quelques applaudissements amusés. La tête tournait un peu à la jeune fille. Elle ne put s’empêcher de penser qu’elle eût bien préféré l’entendre murmurer quelques mots doux à son oreille au lieu de le voir se livrer à cette manifestation de virtuosité. Et puis pourquoi donc avait-il dit « elle se réjouit avec vous » ? Est-ce que « avec nous » n’eût pas été plus normal ?
Elle chassa très vite ces pensées en se les reprochant. Si elle se mettait à analyser toutes les paroles de Francis, ses fiançailles deviendraient un enfer et son mariage un fiasco. Ne valait-il pas mieux faire confiance au jugement de Johanna qui, tout à l’heure, lui avait dit en l’embrassant :
— Quelle chance tu as ! Il n’y a pas à Paris une jeune fille qui ne t’envie ! Et, ce soir, tu as l’air d’une princesse.
Une princesse ? Ce bal n’était-il pas plutôt celui de Cendrillon et Grand-père n’avait-il pas assumé, ce soir, le rôle de la fée-marraine ?
L’impression fut encore plus nette quand, en rentrant à la maison, Albine Desprez-Martel née Pauchon de la Creuse dit à sa fille, dès le vestibule et avant même que les manteaux eussent été enlevés :
— Tu ne peux pas garder ces perles chez toi. Tu vas me les confier pour que je les mette dans mon coffre ! Cette parure est beaucoup trop précieuse pour être laissée entre les mains d’une enfant.
Il devait y avoir longtemps qu’elle mitonnait cette phrase car elle la lança avec une hâte qui sentait le soulagement. Mais Mélanie n’était pas disposée à se laisser dépouiller :
— Non, Mère ! Si Grand-père m’a laissée partir avec mes perles c’est parce qu’il me croit capable de les garder…
— Allons donc ! Il pensait très certainement que tu me les remettrais.
— Grand-père ne se contente pas de penser : il sait très bien s’exprimer. Et je garde mes perles. Je sais très bien où je vais les ranger.
— C’est de l’enfantillage, Mélanie ! Un joyau pareil…
— Il est inutile d’insister. Ou alors, pourquoi ne me demandez-vous pas de vous confier aussi ma bague de fiançailles ? Elle est précieuse, également, et historique : c’est le roi Louis XV qui l’a offerte à une aïeule de Francis et toutes les marquises de Varennes l’ont portée depuis. Permettez-moi à présent de me retirer car je suis un peu fatiguée. Je vous souhaite une bonne nuit !
En montant le large escalier suivie de Fräulein, Mélanie eut la vision de sa mère, debout au milieu du hall, la sortie de bal qu’elle avait laissé glisser négligemment, enroulée autour de ses pieds. Elle suivait sa fille des yeux et ces yeux flambaient d’une colère difficilement contenue.
Le lendemain, la maison Lachaume, rue Royale, livrait à Mélanie son premier bouquet de fiancée, une ravissante composition romantique – roses pompons et myosotis – entourée d’une dentelle de papier blanc et nouée d’un ruban rose qui arracha un soupir nostalgique à la sensible Fräulein. Mélanie le plaça sur son petit bureau après l’avoir embrassé au moins dix fois. Pouvait-on vraiment être plus heureuse ?
Huit jours plus tard, Timothée Desprez-Martel, qui se rendait à Zurich pour affaires, disparaissait sans laisser de traces. La douane suisse, au passage de la frontière, put seulement constater que son sleeping était vide, dans un ordre parfait… et qu’il restait introuvable. Durant les semaines qui suivirent, les efforts conjugués des polices française et helvétique s’avérèrent inopérants bien que le déjà célèbre savant, Alphonse Bertillon, l’homme de l’anthropométrie criminelle et des empreintes digitales, eût passé le compartiment au peigne fin.
Les journaux s’en donnèrent à cœur joie cependant que les salons bouillonnaient dans l’attente quotidienne du Figaro, du Gaulois, de L’Intransigeant, du Matin, de La Croix, du Soleil et surtout, mais discrètement, du Petit Parisien dont les écho tiers et reporters faisaient preuve d’une brillante imagination. On racontait que le financier avait été envoyé secrètement par le président Loubet pour négocier un emprunt auprès des banques suisses. Aussi reparlait-on des anarchistes – on en avait même mis deux ou trois à l’ombre –, des nihilistes russes – Dieu sait pourquoi –, des socialistes sans plus de raison, sans compter quelques sociétés secrètes étrangères hostiles à la France en tête desquelles on imaginait très bien quelques silencieux Chinois envoyés par la vieille impératrice Ts’eu-hi, toujours avide de vengeance. Et pourquoi donc pas l’inquiétante et sinistre Mafia ?
De tout cela, Mélanie ne sut rien parce que, devant le désespoir qui s’empara d’elle, les siens veillèrent à ce qu’elle fût tenue à l’écart de ce fatras de sottises. L’enfant faisait pitié, en effet : enfermée dans sa chambre où elle ne supportait que Fräulein, elle restait, durant des heures, assise devant sa fenêtre, sur une petite chaise basse et les yeux grands ouverts, les coudes aux genoux et la figure sur ses poings fermés, elle laissait couler ses larmes sans rien dire, sans un sanglot. La nuit elle ne dormait pas et, au matin, on retrouvait son oreiller et ses cheveux tout mouillés.
Épouvantée devant cette prostration – Mélanie refusait de se nourrir – et craignant peut-être qu’elle eût décidé de se laisser mourir, Fräulein demanda un médecin. Celui-ci prescrivit un sédatif pour obliger l’adolescente à dormir et une nourriture légère mais substantielle : du lait de poule, du miel, des jus de fruits que la dévouée gouvernante lui faisait avaler cuillerée par cuillerée, comme si elle était un bébé. Puis elle essaya de lui parler et, à son tour, pleura de joie quand Mélanie non seulement l’écouta mais se jeta dans ses bras pour sangloter éperdument. Cette crise passée, en effet, l’enfant parut renaître peu à peu. Elle posa des questions.
On lui apprit que les recherches continuaient, que son oncle Hubert avait couru en Suisse pour essayer de trouver une piste, mais il n’était pas l’homme des longues traques et des efforts soutenus et revint sans avoir rien trouvé. Quant à Francis, bien des jours s’écoulèrent avant qu’il pût voir sa fiancée parce que celle-ci savait qu’il ne pouvait lui apporter une véritable consolation. Ce grand-père découvert bien tard tenait une trop grande place dans le cœur affamé de tendresse de sa petite-fille pour qu’un autre amour pût effacer la blessure. Tout au plus en apaiser un peu la brûlure…
Albine et son futur gendre décidèrent alors qu’il fallait brusquer les choses et, quatre mois plus tard, en dépit des protestations d’Olivier Dherblay qui s’obstinait à croire son patron encore en vie et tenait à ce que ses volontés fussent respectées, ils déclarèrent qu’il fallait célébrer le mariage, dans l’intérêt même de Mélanie.
L’idée était de Francis et il n’avait guère eu de peine à la souffler à Mme Desprez-Martel. Cette femme dont la tête légère était celle d’un oiseau ne supportait pas l’idée d’une famille tronquée de tout élément masculin, Hubert ne comptant pas vraiment. Elle et sa fille avaient besoin d’un homme capable de les soutenir et de veiller sur elles. C’est ce qu’elle vint, un soir, expliquer à Mélanie.
Celle-ci hésita et pleura encore, car elle avait l’impression de renier le disparu en passant outre à ses volontés mais elle admit finalement qu’espérer un retour appartenait au domaine de l’impossible. Jamais elle ne reverrait son grand-père !… Alors, en dépit des objurgations d’Olivier Dherblay qui, durant deux longues heures, s’efforça de la convaincre d’attendre encore un peu, elle finit par se ranger à l’avis de sa mère. Pourquoi donc écouterait-elle les conseils d’un simple employé, même supérieur, quand son cœur lui disait que seul Francis pouvait lui rendre un peu de l’amour dont elle avait tant besoin ?