Première partie LE TRAIN

CHAPITRE PREMIER UN ÉCHO DU PASSÉ...

L’angoisse !… Depuis des heures elle ne lâchait plus Orchidée. Elle l’avait tenaillée tout le long du jour, dans la salle de bains comme a la table de la salle à manger où elle la narguait, assise sur la chaise que le départ d’Édouard laissait vide. Incapable d’avaler quoi que ce soit et pensant lui échapper, Orchidée finit par se réfugier dans son lit devenu beaucoup trop grand mais le génie des pensées noires l’y attendait perché sur le pied d’acajou, ses griffes cachées sous ses ailes poisseuses, en guettant sa proie de son petit œil rond et méchant. Comment trouver le sommeil dans de telles conditions ?

Pour la troisième fois, la jeune femme ralluma sa lampe de chevet. Dans l’espoir de calmer son cœur qui battait pesamment, elle but un peu d’eau de fleur d’oranger sucrée mais elle aurait pu en boire tout un tonneau sans obtenir le moindre réconfort.

En désespoir de cause, elle se leva, enfila une robe de chambre et se rendit dans le bureau de son mari. Là, il lui sembla qu’elle respirait un peu mieux. L’odeur attardée du tabac anglais et celle, plus subtile, du cuir de Russie l’enveloppèrent à la manière de ces moustiquaires sous lesquelles, par les grandes chaleurs d’Extrême-Orient, on s’embarque comme sur un bateau de sauvetage et hors de portée des piqûres, des morsures, des formes suscitées par le clair de lune et de toutes les autres menaces de la nuit. La grande pièce habillée de livres qui servait aussi de bibliothèque lui parut amicale et même rassurante.

Elle alla ouvrir une fenêtre et prit deux ou trois respirations profondes comme Huang Lian-shengmu, la « Mère sacrée du Lotus jaune », lui avait enseigné jadis à le faire pour prendre haleine après un effort. La nuit de janvier était glaciale. Sous la lumière blême dispensée par les « papillons » à gaz des réverbères, l’avenue Velazquez montrait de dangereuses plaques noires et verglacées entre des dentelures sales de neige durcie. Les arbres réduits à des squelettes dessinés à l’encre de Chine semblaient à jamais figés dans leur nudité. Comment croire qu’un printemps pourrait réussir à faire resurgir de tendres pousses vertes de cet enchevêtrement presque minéral ? Comment croire que l’insouciant bonheur de ces quatre années écoulées pourrait refleurir après le passage de la lettre ?

Reprise par sa frayeur, Orchidée referma la fenêtre, tira les rideaux de velours et s’y adossa, considérant la grande pièce, jusque-là familière et chaleureuse, avec un sourd désespoir. Privée de la présence d’Édouard, elle revêtait tout à coup un aspect inconnu et vaguement menaçant, comme si la science et la culture d’Occident tapies derrière les centaines de reliures fauves frappées d’or éteint se dressaient soudain en face de l’intruse et formaient une infranchissable muraille au-delà de laquelle Édouard s’éloignait lentement, inexorablement. Et cela c’était l’ouvrage de la lettre…

Vingt fois peut-être Orchidée l’avait relue sans autre résultat que la savoir par cœur.

« Le fils du prince Kung attend toujours l’épouse choisie dès sa naissance pour entrer dans sa maison sous le voile rouge de l’hyménée. Patient et magnanime, il n’a jamais cessé de croire que les dieux sauraient te ramener un jour, cependant il estime que ce jour ne saurait tarder davantage. Tu dois rentrer. Néanmoins, si son noble cœur est prêt à oublier des années où ton esprit s’est égaré loin de la terre des ancêtres, il ne peut fléchir sans ton aide le juste courroux de notre souveraine gravement offensée par ta trahison. Pour qu’elle t’ouvre à nouveau des bras maternels il faut que tu t’engages avec loyauté sur le chemin de la pénitence en rapportant avec toi un gage de repentir.

« Près de ta demeure il y a celle d’un de ces voyageurs barbares et sans honneur qui tirent gloire d’avoir pillé les trésors des pays du Soleil Levant et de notre magnifique empire. Parmi ceux-ci un objet en particulier a une valeur sacrée aux yeux de Ts’eu-hi : l’agrafe de manteau du grand empereur Kien-Long volée jadis par un soudard franc durant le pillage du Yuan-ming-yuan[1]. Reprends ce qui nous a été dérobé et elle t’accueillera de nouveau comme sa fille. Il est temps d’oublier tes folies et de songer à ton devoir. Le 25e jour de ce mois, un navire nommé Hoogly quittera le port de Marseille pour Saigon d’où l’on te ramènera à Pékin. Ta place y sera retenue sous le nom de Mme Wu-Fang.

« Si, la veille, tu quittes Paris par le train que l’on appelle Méditerranée-Express, tu arriveras à point nommé et le guide chargé de te ramener t’attendra en gare.

« Tu dois obéir, princesse Dou-Wan, si tu veux voir se lever encore de nombreux soleils et si tu aimes assez ton ravisseur barbare pour souhaiter qu’il atteigne un jour la sage vieillesse… »

La « Mère sacrée du Lotus jaune » signait cette menace qu’il convenait de considérer avec respect car la vieille guerrière ne négligeait jamais rien et savait le poids des mots même s’il lui arrivait rarement de les employer. Ce message était sans doute le plus long qu’elle eût écrit de sa main, ce dont Orchidée doutait un peu. Les termes occidentaux prenaient sous son pinceau quelque chose d’incongru, de gênant. Il était déjà assez étrange d’apprendre que la demi-sœur du prince Tuan traquait à présent l’ennemi occidental sur son propre territoire.

Princesse Dou-Wan ! Orchidée ne répondait plus à ce nom depuis bien longtemps ! Exactement depuis ce jour, vieux de cinq ans, où Ts’eu-hi décidait qu’une Altesse, associée à une fille du peuple, quitterait la Cité Interdite et ses robes de satin pour s’infiltrer au cœur même du quartier des Légations, mêlée à la tourbe terrifiée des adorateurs chinois d’un dieu nommé Christ qui se pressait déjà pour demander aux armes des Blancs de la défendre du juste courroux des « Poings de Justice et de Concorde ». Il est vrai qu’il s’agissait d’une affaire grave : l’homme que l’Impératrice tenait pour le plus cher à son cœur, son cousin le prince Jong-Lu dont on chuchotait qu’il avait été son amant, cet homme entre tous aimé s’était oublié jusqu’à offrir à une jeune barbare dont il convoitait le corps blême le talisman offert autrefois par sa souveraine afin de le protéger de la mauvaise chance et des esprits néfastes. Il fallait impérativement retrouver le joyau et punir de mort celle qui osait s’en parer.

Le souvenir de l’instant où elle s’était trouvée investie de cette mission, Orchidée l’avait enfoui assez profondément dans sa mémoire pour espérer l’oublier. Il aurait dû normalement s’y dissoudre sans risque de troubler le cours harmonieux des jours. Ce qu’il n’avait pas fait. À présent, il reparaissait cruel et mordant comme une épine que l’on n’a pas extirpée et qui commence à pourrir. Orchidée aimait jadis l’Impératrice et sans doute l’aimait-elle encore. Avec le temps, seul subsistait le souvenir de ses bienfaits.

La scène se passait dans les jardins du palais, à l’ombre du temple appelé Tour de la Pluie et des Fleurs dont le toit rayonnait, soutenu par des piliers d’or enlacés de dragons. Ts’eu-hi se tenait assise sur un banc auprès d’un buisson de jasmin dont quelques blancs pétales s’étaient posés sur le satin abricot de sa robe. Elle ne faisait pas un geste et gardait le silence mais des larmes lentes glissaient sur ses joues. C’était la première fois que sa jeune compagne la voyait pleurer et ce désespoir muet la bouleversa. S’agenouillant sur le sable violet de l’allée, elle demanda humblement s’il était en son pouvoir d’apporter un adoucissement à tant de douleur. Ts’eu-hi, alors, soupira :

— La paix n’habitera plus mon cœur tant que le Lotus de jade ne sera pas revenu entre mes mains. Veux-tu m’aider à le retrouver ?

— Je n’ai aucun pouvoir, Vénérable…

— C’est une grande erreur. Tu possèdes celui que donnent la jeunesse, l’intelligence, l’agilité et l’adresse. La maîtresse des « Lanternes rouges » que j’ai appelée ce matin a déjà établi un plan. Elle propose, pour sa réalisation, une de ses filles nommée Pivoine. La connais-tu ?

— Je la connais. C’est peut-être la meilleure d’entre nous. Elle est habile à tous les exercices du corps mais aussi astucieuse, cruelle et sans aucun scrupule. Puis-je dire que je ne l’aime pas ?

L’Impératrice tira de sa manche un mouchoir de soie et tamponna d’un geste gracieux les pleurs qui s’attardaient sur son visage artistement peint. Ensuite, elle sourit :

— Tu le peux. Cependant, j’aimerais que tu l’accompagnes dans sa mission justement parce qu’elle est sans scrupules et ne m’inspire pas vraiment confiance. En outre, le Lotus ne saurait me revenir sur des mains vulgaires. Les tiennes me conviennent beaucoup mieux et comme tu as voulu, pour me servir, suivre l’entraînement des « Lanternes rouges », il me semble que le moment est venu de prouver ta valeur. En outre, tu es de sang impérial.

En effet, petite-fille d’une sœur de l’empereur Hien-Fong et orpheline dès sa naissance, Dou-Wan, recueillie par l’Impératrice qui s’était attachée à elle, en avait reçu des soins et une éducation dignes de son rang sous les toits précieux de la Cité Interdite qui, à ses yeux d’enfant, représentait la divine perfection et la suprême sérénité. L’immense assemblage de palais, de temples, de cours et de jardins gardés par les hautes murailles d’un beau rouge violacé n’était-il pas le centre du monde puisque le Fils du Ciel y respirait ? De surcroît, il ne pouvait exister, sur la terre, de lieu plus noble, plus pur ni d’une perfection aussi achevée que ce microcosme où, depuis des siècles, les grands empereurs se plaisaient à rassembler les plus nobles œuvres d’art et à les préserver de toute souillure extérieure grâce aux remparts et aux guerriers armés qui y veillaient jour et nuit.

Pendant des années, l’enfant n’imagina pas qu’il pût exister un autre univers. On lui apprit à lire dans le Livre des Métamorphoses puis à se servir d’un pinceau pour reproduire les grands textes et traduire sa pensée en caractères élégants ; on lui enseigna la poésie et aussi l’art délicat de la peinture ainsi qu’elle en avait exprimé le désir après avoir admiré certaines œuvres de Ts’eu-hi, son modèle en toute chose. D’ailleurs n’eût-elle été si haute dame que l’impératrice de Chine aurait pu prendre place sur les bancs de la Commission Impériale des Examens pour y siéger au milieu des mandarins les plus lettrés car elle possédait une connaissance approfondie des Analectes de Confucius, pouvait réciter par cœur les plus beaux poèmes T’ang de Tu Fu et de Po Chou-I et connaissait mieux que quiconque l’histoire de l’Empire.

Dou-Wan apprit aussi la musique, la danse et les mille et un secrets de la parure féminine sans d’ailleurs y attacher autant d’importance que les autres dames de la Cour : si elle prenait plaisir à composer chaque jour sur sa personne un ensemble harmonieux, c’était surtout pour la satisfaction de ses propres yeux et ceux de sa souveraine, non dans l’espoir d’attirer le regard d’un homme. Aucun de ceux qu’elle pouvait apercevoir et qui n’étaient guère nombreux en dehors des eunuques et des vieillards ne réussit à faire battre son cœur sur un rythme plus vif que d’habitude. Les joies mystérieuses de l’amour qui faisaient si facilement glousser les autres femmes à l’abri de leurs éventails ne la tentaient vraiment pas.

Elle se savait promise depuis l’enfance à l’un des fils du prince Kung, le conseiller le plus écouté de l’Impératrice, mais cette idée ne la troublait pas. Lorsque le temps viendrait, elle se soumettrait à ce qui était son devoir et rien d’autre. Dans son for intérieur, Dou-Wan enviait la vie sans entraves des hommes. Toute petite déjà, elle rêvait d’être un garçon afin de pouvoir pratiquer les exercices du corps et la science des armes et, surtout, vivre dans le vaste monde.

Ts’eu-hi sut deviner qu’une âme d’amazone habitait cette jolie créature. Amusée, elle lui fit donner des leçons de gymnastique, d’équitation, d’escrime et de tir à l’arc. À dix-sept ans, la jeune princesse était capable de se mesurer à un guerrier de son âge.

C’est alors qu’un vent de haine soufflé par les Boxers se leva contre les Barbares blancs dont les diplomates, les religieux et les marchands s’implantaient en Chine de plus en plus nombreux sous prétexte d’offrir leurs dieux et les bienfaits de l’Occident. Tout de suite, les hommes au turban rouge qui se disaient invulnérables même aux balles des fusils attirèrent des adeptes. Leur chef, le prince Tuan, cousin de l’Empereur, sut s’attirer le soutien de Ts’eu-hi qui voyait dans ce soulèvement une réponse aux prières vengeresses qu’elle ne cessait d’adresser au Ciel depuis le sac du Palais d’Été, son paradis personnel.

Emportée par le même enthousiasme, la demi-sœur de Tuan se donna le nom de « Mère sacrée du Lotus jaune » et embrigada des jeunes femmes et des jeunes filles. Tout naturellement Dou-Wan voulut s’engager sous la bannière des « Lanternes rouges ».

Elle n’avait pas grand-chose à en apprendre sur les techniques de combat. Par contre, on lui enseigna l’art de se grimer, quelques tours de magie, la manière d’ouvrir une porte dont on ne possède pas la clef et les bienfaits que l’on peut retirer de la ruse et de la dissimulation. Ce n’était pas vraiment son point fort car elle avait toujours été d’un naturel franc et ouvert, mais, pour servir sa chère maîtresse, elle eût accepté n’importe quelle arme, fût-ce la plus vile de toutes : le poison… Ts’eu-hi n’était-elle pas le seul être qui lui eût montré de l’affection ?

En apprenant qu’il allait dépendre d’elle de sécher les larmes de son idole, Dou-Wan éprouva une grande fierté, un peu mitigée tout de même par la perspective de faire équipe avec cette Pivoine dont elle détestait l’arrogance. Néanmoins, la gloire de rapporter le Lotus de jade criminellement offert en gage d’amour à une étrangère stimulait son courage.

Les devins venaient de révéler que les conjonctures se présentaient favorablement. La veille de ce jour qui était le 20 juin, les ambassadeurs étrangers, dont le quartier des Légations occupait un large espace entre les murs de la ville tartare et la Cité Interdite, reçurent l’invitation de quitter Pékin dans les vingt-quatre heures s’ils voulaient éviter de graves ennuis. Ils n’en firent rien et au moment même où Ts’eu-hi offrait à sa favorite l’occasion de se distinguer, le ministre allemand était massacré par les Boxers alors qu’il se rendait chez ses confrères chinois.

— Vous n’aurez aucune peine à entrer chez les Diables blancs, dit alors la « Mère sacrée du Lotus jaune » aux deux jeunes filles. Nombreux sont les traîtres chinois convertis à la religion du Crucifié qui vont se réfugier à l’abri de leurs armes. Vous allez les rejoindre.

Une heure plus tard, vêtue de cotonnade bleue sans ornements avec, sur l’épaule, un ballot contenant un peu de linge et quelques objets usuels, la jeune princesse et sa compagne se mêlaient aux réfugiés chrétiens qui demandaient asile à l’ambassade d’Angleterre dont la grande porte ouvrait sur le marché mandchou. Elle n’était plus Dou-Wan mais Orchidée – la fleur symbolique des Mandchous – et plus personne, à partir de ce moment, ne devait lui rendre son nom. Jusqu’à l’arrivée de la lettre.

Les jours qui suivirent prirent pour la jeune fille des allures de cauchemar. Elle se trouvait transportée dans un autre monde : celui de la poussière, de la saleté, de la misère et de la peur. Les réfugiés s’entassaient dans les logis abandonnés par les marchands pour qui le commerce avec les Légations constituait jusqu’alors une grande source de bénéfices. Beaucoup de ces maisons étaient riches et harmonieuses mais, sous le grouillement d’une foule affolée, elles perdirent bientôt leur aspect élégant. Orchidée et sa compagne réussirent à s’installer dans un petit pavillon à demi ruiné situé au bord du canal de Jade et proche du pont reliant ce qui avait été l’immense domaine du prince Sou à l’ambassade d’Angleterre où déjà les Belges avaient trouvé refuge après l’incendie de leur yamen.

Toutes deux passaient pour les filles d’un marchand de la ville chinoise qui, suspect de relations trop amicales avec les Occidentaux, avait été massacré avec sa femme tandis que les Boxers incendiaient sa demeure et violaient ses concubines. Orchidée apprit plus tard que Ts’eu-hi n’avait rien laissé au hasard : une famille correspondant à la description qu’elle et Pivoine en donnaient venait d’être exterminée et deux jeunes filles avaient disparu.

Le plus pénible pour la jeune princesse était de devoir vivre avec sa pseudo-sœur. Non que celle-ci fût grossière, inculte ou dépourvue d’éducation : chez les Lanternes rouges on dressait les filles, dont beaucoup venaient du peuple, de façon qu’elles puissent jouer n’importe quel rôle, mais aucune sympathie ne les unissait, bien au contraire. Dès leur première rencontre, Dou-Wan sentit que Pivoine la détestait d’autant plus qu’il lui fallait garder un certain respect en face d’une jeune dame de haut rang à qui Ts’eu-hi accordait ses faveurs alors qu’elle-même devait se contenter d’être la préférée de leur maîtresse.

Évidemment, le jeu n’était pas égal et cette fille ambitieuse, cruelle et déterminée en était pleinement consciente. De son côté, la princesse ne pouvait vaincre une espèce de répulsion. Vivre en sœurs dans ces conditions présentait des difficultés même si l’on partageait le même but.

Leur dissemblance physique était de peu d’importance. La polygamie des hommes les mettait à même de recevoir des enfants d’épouses différentes. En outre nul n’ignorait que pour ces lourdauds d’Occidentaux, tous les Asiatiques se ressemblent et ils n’auraient même pas l’idée de s’étonner d’un visage plus délicat que l’autre ou de pieds un peu plus élégants. À propos de pieds, d’ailleurs, il n’y avait pas si longtemps qu’ils connaissaient la différence entre les dames mandchoues et les Chinoises, les premières n’ayant jamais été soumises à la torture subie par les secondes et qui consistait à bander étroitement les pieds des petites filles pour les empêcher de grandir. En effet, les conquérants qui s’étaient emparés de la Chine au dix-septième siècle considéraient ce raffinement qui rendait la marche à peu près impossible comme simplement stupide.

En dépit de ce qui les séparait – Pivoine était la fille d’un bas officier de la Garde – les envoyées de Ts’eu-hi jouèrent leurs rôles d’orphelines accablées par le sort avec un art consommé. Leurs compatriotes chrétiens s’efforcèrent d’adoucir leur prétendue douleur et de les aider de leur mieux sans jamais soupçonner à quel point la religion d’esclaves qu’ils tentaient de leur inculquer inspirait d’horreur aux fausses sœurs. Quant aux étrangers avec qui, tout de suite, elles furent en contact, Orchidée qui n’en avait encore jamais vu de près les découvrit avec étonnement. Leurs femmes surtout.

Habillées le plus souvent de blanc qui, comme chacun le sait, est la couleur du deuil, elles avaient des figures étranges, très blanches ou roses ou même rouges avec des petites veines violettes, des cheveux bizarres, frisés le plus souvent et arborant des nuances allant du jaune clair au brun foncé en passant par l’orange ou le vermillon… Néanmoins, quand elles étaient vieilles, leur chevelure blanchissait tout comme celle des Asiatiques.

Nonobstant ces disgrâces, quelques-unes réussissaient à être assez belles et quand enfin Orchidée put apercevoir la jeune fille qui possédait le Lotus impérial, elle comprit que le sang d’un homme, même un prince du Céleste Empire, pût s’enflammer pour cette déesse casquée d’or pur dont les grands yeux ressemblaient à des prunes noires, la bouche à une grenade mûre et la peau à la fleur délicate du cerisier. Cette personne qui appartenait à une nation appelée Amérique était aussi très aimable et très rieuse. Malgré la différence de langues – Orchidée savait seulement quelques mots d’anglais – miss Alexandra réussit à faire comprendre à la jeune Mandchoue qu’elle la trouvait fort jolie et qu’elle souhaitait la revoir souvent à l’hôpital où les deux « sœurs » travaillaient en échange de la nourriture. On les y accepta d’autant plus volontiers que les combats ne cessaient guère entre la ruée des Boxers et les deux mille assiégés défendus par une poignée de quatre cents hommes.

Dans les premiers jours du siège, s’emparer du Lotus relevait de la mission impossible, les réfugiés logeant assez loin des Légations encore debout dont celle des États-Unis mais, avec le temps, les destructions s’accumulèrent. Il fallut regrouper les femmes, d’abord, puis à peu près tout le personnel diplomatique international, dans la seule ambassade anglaise qui était la plus vaste et la plus facile à défendre. Les nations se répartirent au mieux dans les divers pavillons de ce qui était autrefois une demeure princière. Néanmoins, le problème resta entier pour les envoyées de Ts’eu-hi : les dames vivaient à plusieurs dans de grandes chambres et il s’en trouvait toujours deux ou trois, ce qui rendait impossible une fouille en règle des affaires de la jeune Américaine :

— Il faut s’y prendre autrement, déclara Pivoine à la fin d’une journée harassante. Nous aurons meilleure chance en attirant la fille hors des fortifications et en la livrant aux nôtres. Il faudra bien qu’elle parle !

— Cela me paraît difficile, dit Orchidée. Les issues du camp retranché sont bien gardées.

— J’ai peut-être une idée…

Elle n’en dit pas plus et sa compagne n’essaya même pas d’en savoir davantage. Les plans ourdis par Pivoine et même la mission qu’on lui avait confiée perdaient leur intérêt depuis quelques jours. La guerre, le siège, les Boxers et même la mort toujours présente s’estompaient dans l’esprit d’Orchidée. Comment attacher sa pensée à des menées sanguinaires, comment même évoquer les larmes d’une impératrice alors qu’une image commençait à s’épanouir dans le cœur de la jeune fille, ôtant à sa raison, si claire auparavant, toute vindicte et même toute sagesse ? Sans cesse la mémoire d’Orchidée lui restituait, avec des alternances de ravissement et de confusion, la scène qui avait eu pour cadre le vestibule de l’hôpital.

Un soldat venait d’apporter une femme chinoise, à ce point terrifiée par les Boxers et ce qu’ils pourraient lui faire au cas où ils mettraient la main sur elle qu’elle avait choisi le suicide. Passant devant la porte ouverte de sa masure, le militaire, la voyant pendue à une poutre, s’était précipité pour la décrocher. Constatant qu’elle vivait encore mais incapable de la ranimer, il jugea plus prudent de s’en remettre au médecin. Or, le docteur Matignon venait d’être appelé d’urgence à la barricade du Fou. La désespérée fut confiée à Orchidée en attendant l’arrivée d’une infirmière plus compétente.

Se souvenant des leçons reçues au palais, celle-ci entreprit non sans peine de mettre la femme à genoux puis, la maintenant de son mieux, elle s’efforça de bourrer des tampons de coton dans sa bouche et dans ses narines. Elle en était à tenter d’assujettir le tout avec une bande à pansements quand une main vigoureuse l’arracha sans douceur à sa tâche et la rejeta en arrière si brutalement qu’elle perdit l’équilibre et s’étala sur le sol. En même temps, une voix indignée grondait :

— Vous n’êtes pas un peu folle ! Vous voulez tuer cette malheureuse ?

L’homme, un Européen, parlait un excellent chinois, ce qui n’atténua pas la colère d’Orchidée, furieuse que l’on s’interposât ainsi entre elle et la suicidée que, de bonne foi, elle s’efforçait de sauver.

— N’est-ce pas ainsi qu’il convient d’agir ? Une partie de son âme s’est déjà enfuie et il faut à tout prix empêcher que le reste ne s’en aille… On doit donc boucher les orifices et…

— Je n’ai jamais rien entendu d’aussi stupide !

Une infirmière, qui n’était autre que la baronne de Giers, femme du ministre russe, accourait. L’inconnu lui confia la malade que, grâce à Dieu, la thérapie d’Orchidée n’avait pas encore eu le temps de faire passer de vie à trépas. Ensuite, il se retourna vers la jeune fille qui se relevait avec une grimace de douleur. Le choc avait été rude. Presque aussitôt il sourit au jeune visage effaré :

— Veuillez m’excuser ! J’espère ne vous avoir pas fait trop mal ?

Il tendait les mains pour l’aider à se relever, mais Orchidée ne vit pas plus le geste qu’elle n’avait entendu les paroles. Bouche bée, stupéfaite, elle regardait cet étranger comme s’il était le premier homme qu’elle eût jamais vu. Il faut dire qu’il ne ressemblait à aucun autre : son teint était brun mais ses cheveux et sa moustache légère semblaient faits de copeaux d’or et il avait des yeux aussi bleus qu’un ciel d’été. Grand et bien bâti comme le révélait son inconvenant costume européen en toile blanche qui montrait toute la longueur des jambes au lieu de les cacher sous une robe, il paraissait l’homme le plus gai du monde et son sourire était irrésistible.

Comme la jeune Mandchoue ne voulait pas accepter son aide, il fronça le sourcil puis, se penchant, la prit sous les bras et la remit debout :

— Je crains vraiment de vous avoir fait mal.

— Pas du tout, je vous assure… J’ai seulement été très surprise… Mais comment connaissez-vous si bien notre langue ?

— Je l’ai apprise parce que je l’aime. Je m’appelle Édouard Blanchard et je suis secrétaire à la Légation de France. Ou plutôt… j’étais puisqu’il n’y a plus de Légation… Et vous, qui êtes-vous ?

— Je… je travaille ici. On m’appelle Orchidée… ma sœur Pivoine et moi sommes… des réfugiées.

— Je sais. J’ai entendu parler de vous.

Ce fut ainsi que tout commença. Ce qui eût été impossible, impensable, inouï entre une jeune Mandchoue de haute naissance et un Diable blanc, la guerre qui les rassemblait dans un quartier assiégé le rendait quasi naturel. Les murailles, les gardes, les armes, les coutumes et les traditions qui se dressaient entre eux, voilà qu’ils disparaissaient comme par magie pour laisser l’un en face de l’autre un jeune homme et une jeune fille en qui s’incarnait la perfection même de deux races que tout opposait. Si Orchidée fut éblouie, Édouard ne le fut pas moins. Les cotonnades d’un bleu délavé qui enveloppaient la jeune fille telle une feuille de papier le fait d’un bouquet de fleurs ne parvenaient pas à cacher l’éclat de sa beauté. Édouard pensa que si jamais femme méritait son nom, c’était bien cette exquise créature née dans l’arrière-boutique d’un marchand de soieries. Assez grande pour une Asiatique, elle portait avec l’assurance d’une altesse sa tête fine casquée de cheveux noirs et luisants comme une laque précieuse. Sa peau ambrée teintait de rose ses hautes pommettes vers lesquelles s’étiraient d’immenses prunelles sombres moirées d’or. Les lèvres charnues, rouges et pulpeuses s’entrouvraient sur de petites dents nacrées qui les rendaient plus attirantes encore.

Depuis qu’il était arrivé en Chine, deux ans plus tôt, le diplomate avait été présenté à quelques-unes des plus fameuses courtisanes de Pékin, presque toutes très belles. Pourtant, aucune de ces femmes peintes et couvertes de bijoux ne dégageait une sensualité aussi prenante que cette vierge de seize ou dix-sept ans qui, très certainement, n’en avait aucunement conscience, et, tandis qu’Orchidée emportait dans son pavillon en ruine l’image radieuse d’un « prince né du soleil lui-même », Édouard éprouvait beaucoup de difficultés à détacher sa pensée – et ses désirs, il faut bien l’avouer – de la plus étrange infirmière qu’il eût jamais rencontrée. Il en oubliait les misères quotidiennes et les drames que généraient continuellement leur commune condition d’assiégés.

Lorsque deux êtres ont tellement envie de se rejoindre, il est bien rare qu’ils n’y réussissent pas. Entre le pavillon anglais où campait le personnel de l’ambassade française et le logis des deux Manchoues, la distance n’était pas grande : un petit pont et des arbres. Parmi ceux-ci, un saule dont les branches miraculeusement épargnées par la mitraille retombaient gracieusement sur un canal de Jade définitivement privé de son romantisme par les détritus qu’il charriait, mais, quand l’amour est là, que représentent quelques fruits pourris et quelques trognons de choux ?

À la tombée de la nuit, noire, étouffante, pleine des fumées d’incendies et des odeurs de mort qui remplaçaient depuis des semaines le lourd parfum des lotus épanouis, Orchidée venait s’asseoir sous le saule et attendait… Lorsque Édouard n’était pas de garde aux barricades il la rejoignait et tous deux, se tenant par la main comme deux enfants, arrivaient à oublier, parce qu’ils étaient ensemble, qu’ils n’avaient peut-être plus beaucoup de temps à vivre, mais cette idée ne troublait guère la jeune fille, naturellement brave. Elle n’était pas éloignée d’y voir la conclusion logique d’un roman impossible et de ce qu’elle savait bien être une trahison envers l’Impératrice. Et puis, Édouard lui avait juré qu’il ne la laisserait pas tomber vivante aux mains des Boxers…

La situation des Légations s’aggravait, en effet, de jour en jour. Les décombres s’accumulaient, les morts et les blessés aussi que le manque de médicaments condamnait à plus ou moins longue échéance. Les vivres n’allaient pas tarder à se raréfier mais pour ces deux êtres qui venaient de se découvrir, seuls comptaient ces moments de douceur qu’ils passaient l’un près de l’autre sans que personne eût le mauvais goût de venir les déranger. Leur secret, bien sûr, était celui de Polichinelle pour les sept cents habitants forcés de l’ambassade anglaise, mais il ne serait venu à l’idée de personne de le salir d’une pensée grivoise ou simplement inconvenante. La beauté, la dignité de la jeune Mandchoue forçaient le respect. Quant à Édouard Blanchard, que tous estimaient, on le savait incapable d’abuser des sentiments d’une enfant perdue en plein rêve.

Pivoine aurait pu agir en trouble-fête mais, chose curieuse, la « Lanterne rouge » semblait s’efforcer de mettre le plus de distance possible entre elle et sa prétendue sœur. Dans la journée elles vaquaient ensemble à leurs tâches mais dès la fin du jour, Pivoine disparaissait et ne revenait qu’à l’aube, le plus souvent harassée avec des vêtements qu’elle se hâtait de changer et lavait dans la journée.

Ce manège intriguait naturellement Orchidée mais à ses questions l’autre se contentait de répondre par l’un de ces sourires hermétiques dont elle avait le secret et par un bref :

— Je t’ai dit que j’avais un plan, que cela te suffise !

— Ne devons-nous pas agir ensemble ?

— Quand tout sera prêt, je te préviendrai. Contente-toi de jouer les bonnes petites esclaves avec les Barbares…

— Comment oses-tu me parler sur ce ton ? As-tu oublié qui je suis ?

— Je n’oublie rien, sois sans crainte, fit Pivoine avec un sourire amer. Tu es une artiste pour en être arrivée à obtenir la confiance de ces gens. C’est d’un grand intérêt pour moi. Tu me sers de paravent en quelque sorte…

En fait, le lieutenant de Huang Lian-shengmu entendait bien accomplir seule la mission dont elle était chargée, rapporter elle-même le médaillon de jade et abandonner cette princesse Dou-Wan qu’elle haïssait à la fureur des Boxers quand ils envahiraient les retranchements étrangers, quitte, si celle-ci parvenait à s’en tirer vivante, à la dénoncer à la colère de Ts’eu-hi comme étant la maîtresse d’un Blanc.

Elle n’oubliait qu’une chose : Orchidée n’était pas stupide. En outre, l’enseignement des « Lanternes rouges » qu’elle possédait aussi bien que l’autre lui avait appris à suivre quelqu’un sans se faire voir. Aussi, justement inquiète de ce plan qu’on prétendait lui cacher, décida-t-elle, un soir où Édouard était de garde à une barricade, de se lancer sur les traces de Pivoine qu’elle surveillait depuis le crépuscule.

La croyant endormie, la Mandchoue quitta silencieusement le pavillon et s’enfonça dans le dédale des anciennes cours du Sou-wang-fou, l’antique palais du prince Sou. Légère et parfaitement impossible à entendre sur ses semelles de feutre, Orchidée vit que son guide involontaire se dirigeait vers la grande barricade d’entrée du Fou et, soudain, elle ne vit plus rien. Son cœur venait de manquer un battement quand elle distingua le reflet d’une chandelle : Pivoine était en train de s’enfoncer dans les caves d’une maison en ruine dont l’entrée fut facile à trouver. Guidée par la lueur et par les coups sourds qu’elle entendait à présent, Orchidée avança et comprit bientôt à quel ouvrage sa compagne travaillait nuit après nuit : à l’aide d’une pioche, elle démolissait un mur épais derrière lequel coulait un égout. De toute évidence elle cherchait à ouvrir un passage grâce auquel les Boxers pourraient envahir les Légations. Elle n’était pas au bout de ses peines ; de l’autre côté du ruisseau puant il y avait un autre mur mais, au-delà, on devait pouvoir déboucher en dehors des fortifications européennes.

Orchidée revint sur ses pas en essayant de prendre des repères. Quelques semaines plus tôt, elle eût souscrit pleinement au plan de Pivoine mais à présent, l’invasion possible des Boxers lui inspirait une insurmontable terreur parce qu’elle donnerait le signal de la mort d’Édouard. Et quelle mort ! Il aurait certainement droit au supplice préféré des Chinois : le découpage vivant en quatre cent trente-deux morceaux. Elle avait déjà vu cela sans s’émouvoir outre mesure bien que ce fût franchement répugnant. À présent, la pensée de voir son bien-aimé livré aux couteaux des bouchers lui donnait la nausée.

Heureusement, l’ouvrage de Pivoine n’était pas encore assez avancé pour offrir un danger immédiat. Orchidée se promit de veiller au grain mais, encore sous le coup de l’émotion lorsqu’elle rejoignit son amoureux sous le saule, elle se laissa prendre un baiser et même encouragea le jeune homme à des gestes qu’il n’eût pas osés de lui-même :

— Si nous devons mourir bientôt, lui dit-elle, je veux que nous partions ensemble comme si nous étions époux.

— Je voudrais bien que nous puissions nous marier mais il faudrait que tu acceptes de devenir chrétienne.

— Qu’avons-nous besoin d’une religion ou d’un prêtre pour être l’un à l’autre ? Si tu me fais tienne, rien ne pourra plus nous séparer quand nous irons vers les Sources Jaunes…

Elle souriait tout en ôtant sa veste de cotonnade et en dénouant le cordon de sa chemise. Émerveillé, le jeune homme n’eut qu’à la recevoir dans ses bras et oublia toute notion de prudence. À cet instant, l’éclatement d’une bombe éclaira le ciel assez près pour secouer les branches flexibles du saule. Ils ne s’en aperçurent même pas et peu après, le tonnerre d’un canon servit seulement à couvrir le petit cri de douleur d’Orchidée au moment où elle devenait femme.

Par la suite, la conscience de ne plus faire qu’un avec son amant stimula son courage. Sachant bien que Pivoine garderait secrets ses projets, elle l’épia avec la patience d’un lama tibétain, essaya de lui arracher un mot ici ou là et finit par comprendre qu’elle pensait enlever la demoiselle américaine et la livrer aux Boxers pour lui faire avouer la cachette du Lotus. Or, si l’étrangère mourait sous la torture, Orchidée et ses semblables deviendraient des objets d’horreur aux yeux des autres Blancs. Édouard, peut-être, la rejetterait…

C’est ainsi qu’au début de la seconde semaine d’août, Orchidée, vers minuit, vit Pivoine se glisser dans le pavillon où dormaient plusieurs des femmes blanches puis ressortir peu après avec miss Alexandra. Comprenant alors qu’il n’était plus l’heure de tergiverser et que le danger pressait, elle courut à la recherche d’Édouard dont elle savait qu’il serait cette nuit à la redoute installée sur les ruines de la Légation de France. Or, il n’y était pas mais elle trouva deux hommes dont elle savait qu’ils étaient ses meilleurs amis : un des jeunes traducteurs du ministre français nommé Pierre Bault et un peintre, Antoine Laurens, arrivé à l’ambassade de France juste avant le début des hostilités.

Désespérée, elle essayait de leur expliquer ce qui se passait quand Édouard arriva armé d’un fusil et d’une tranche de pastèque destinée à être partagée. Dès lors, tout alla très vite : guidés par elle, les trois hommes trouvèrent sans peine le passage ouvert par Pivoine et s’enfoncèrent dans les entrailles de la terre après avoir ordonné à Orchidée de rester où elle était et de ne les suivre en aucun cas. Le mieux serait même qu’elle rentre chez elle car d’autres soldats allaient arriver pour garder le passage, mais elle s’y refusa. Cachée derrière un pan de mur elle attendit le résultat de l’expédition en s’efforçant de calmer les battements de son cœur qui résonnaient dans ses oreilles. Pendant un instant, ce fut le seul bruit qu’elle entendit et le silence lui parut plus angoissant que l’écho d’une bataille ; puis des marins arrivèrent pour prendre position à l’entrée des caves.

Seule dans son coin, Orchidée luttait contre les plus terribles suppositions : les trois hommes ne parvenaient pas à délivrer la jeune fille… ils se faisaient tuer. Pis encore, ils tombaient vivants aux mains des Boxers ! En ce cas, la jeune Mandchoue savait qu’elle ne survivrait pas à celui qu’elle aimait : si elle ne parvenait pas à le libérer, une ceinture attachée à la branche d’un arbre lui permettrait de le rejoindre.

Quand ils reparurent enfin au bout d’un temps interminable, la joie qu’elle éprouva fut si forte qu’elle trouva juste assez de force pour se jeter au cou d’Édouard sans se soucier des convenances. Qui donc y songeait d’ailleurs ? La victoire était totale. Non seulement la petite expédition rentrait intacte mais elle ramenait, plus morte que vive sans doute bien qu’en bon état, cette miss Alexandra au secours de qui elle avait couru.

— Malheureusement, dit Antoine Laurens, cette misérable femme nous a échappé.

— C’est aussi bien, soupira Édouard. Je n’aurais pas aimé devoir exécuter la sœur d’Orchidée.

— Elle n’est pas ma sœur, murmura la jeune fille qui avait compris le sens de ces paroles.

En ayant déjà trop dit, Orchidée raconta tout, avouant sans hésiter, avec un beau courage, qui elle était. Ce qui pouvait lui valoir la prison ou pis dans un quartier assiégé et si près de sa fin. Au lieu de cela, les trois hommes, après s’être concertés du regard, décidèrent d’un commun accord de confier la jeune fille à Mme Pichon. Risquant sa propre vie – la rancune de ses frères de race et surtout de l’Impératrice ne manqueraient pas de s’abattre sur elle –, la jeune princesse venait de sauver une fille de la libre Amérique. Et comme elle l’avait fait par amour, elle eut droit dès cet instant à beaucoup de sollicitude et de gentillesse. Il ne fut plus question pour elle de retourner dans son pavillon ruiné. Pivoine avait disparu et sa vengeance était encore à craindre.

Sûre, désormais, de mourir avec Édouard, Orchidée connut quelques jours d’un bonheur que tous deux étaient sans doute seuls à éprouver. Tout le monde attendait la catastrophe, eux vivaient sur un petit nuage bleu. Pour un peu, Orchidée eût souhaité que le siège durât encore de longs mois.

Il allait cependant vers sa fin. Le 14 août 1900, la colonne de secours tant espérée sans trop y croire s’enfonçait comme un coin de fer et de feu dans les bandes Boxers auxquelles Ts’eu-hi avait pris le risque d’adjoindre l’armée chinoise, atteignait Pékin et faisait son entrée dans la ville. Les cavaliers sikhs franchirent les premiers la vieille muraille tartare suivis des Américains, des Anglais, des Russes et des Japonais. Seuls les Français du général Frey manquaient encore à l’appel mais ils étaient occupés dans la plaine à nettoyer une poche de résistance. On ne les vit que le lendemain.

Une joie délirante, celle que l’on ressent dès lors qu’il est donné de remonter des enfers, envahit les rescapés de ce siège qui avait duré cinquante-cinq jours, mais cette allégresse Orchidée ne la partageait pas. Qu’allait-elle devenir à présent ? La Chine était vaincue. Sa puissance appartenait au domaine du passé. En outre, elle allait devoir payer de lourds dommages de guerre. Certes, les Boxers avaient disparu comme le vent de sable qui aveugle et empêche de respirer mais l’armée s’était écroulée avec eux. Il n’y avait plus de gouvernement chinois et l’on disait que Ts’eu-hi fuyait vers le nord sous la cotonnade bleue d’une paysanne. La Cité Interdite, si bien close depuis des siècles, s’ouvrait largement pour accueillir les chefs barbares. Le monde qui avait été celui de la princesse Dou-Wan s’éteignait. Il n’était pas certain qu’il y eût place dans le nouveau pour Orchidée.

Ne voulant pas être une charge ou une gêne pour celui qu’elle aimait, celle-ci décida qu’il lui fallait à présent retourner vers ce qui restait des siens. Plus personne n’avait besoin d’elle : Édouard était accaparé par mille tâches. Quant à miss Alexandra dont le père avait trouvé la mort, elle venait de quitter Pékin avec sa mère sans même un mot de remerciement pour celle qui l’avait sauvée. Au fond, c’était sans importance…

Un soir, tandis qu’Orchidée s’occupait mélancoliquement à rassembler dans un morceau de toile ses maigres biens, elle vit Édouard entrer dans sa chambre, portant avec précautions sur ses bras étendus une robe de satin couleur fleur de pêcher.

S’il s’aperçut des préparatifs de la jeune fille il n’en montra rien, déposa son fardeau sur la couchette puis, se retournant il s’inclina légèrement et sourit :

— Je suis venu te demander si tu veux m’épouser, Orchidée ?

— T’épouser ? balbutia-t-elle saisie. Tu veux dire…

— Je veux dire devenir ma femme. Est-ce que le mot ne serait pas clair pour toi ? M. Pichon me renvoie en France et je voudrais que tu m’accompagnes. Si tu veux, nous serons mariés demain.

— Comment est-ce possible ? Tu adores le dieu Christ et moi je n’en sais que ce que tu m’as appris.

— Cela suffira si tu l’acceptes. Mgr Favier pourrait te baptiser ce soir.

Pour toute réponse, Orchidée se jeta en pleurant dans les bras de son ami. Les portes de la vie, si cruellement closes l’instant précédent, venaient de s’ouvrir d’un seul coup pour laisser entrer une éclatante et joyeuse lumière. Que pouvait espérer de mieux cette jeune Mandchoue déracinée que partir avec celui qu’elle aimait et couler auprès de lui tout ce qu’il lui restait de jours à vivre ?

Le mariage qui eut lieu le lendemain en présence d’Antoine Laurens, de Pierre Bault, de l’ambassadeur Pichon, de sa femme et de quelques personnes fut très surprenant pour la nouvelle convertie. La grande cathédrale du Pé-Tang était certes un monument imposant mais elle avait beaucoup souffert des attaques subies. Ses murs, ses vitraux, ses voûtes étaient éventrés, troués comme des passoires et le soleil entrait plus qu’il ne l’aurait dû. Les grandes orgues elles-mêmes en avaient eu leur part et émettaient au moins autant de couacs et de ronflements bizarres que de sons harmonieux mais la mariée était ravissante et le marié rayonnait de bonheur.

Ensuite, il y eut le long voyage vers l’Europe : la mer qui n’en finissait pas plus que la félicité du couple. Follement amoureux de sa jeune épouse, Édouard Blanchard ne savait que faire pour la combler et, surtout, lui éviter toute impression désagréable car il était pleinement conscient de lui imposer un changement d’existence qui pouvait être difficile.

Tant qu’ils furent sur le bateau, Édouard évita de mettre Orchidée en contact trop étroit avec les autres passagers dont les indiscrétions auraient pu la choquer. Ils ne quittaient guère leur cabine que pour de longues promenades sur le pont. On les servait chez eux et, le reste du temps – le peu d’heures qu’ils ne passaient pas au lit à s’aimer – Édouard poursuivait l’éducation européenne de sa jeune femme. Tous deux bénéficiaient d’ailleurs de cette brillante aura qui nimbe les grandes amours. On se chuchotait autour des tables à thé ou des cocktails du bar l’histoire romantique autant qu’invraisemblable d’une fille naturelle de la fabuleuse Ts’eu-hi venue combattre aux côtés de son amant dans les atrocités du siège. On murmurait qu’elle possédait des charmes magiques et même – cela c’était la trouvaille d’une sentimentale baronne allemande qui avait trop lu Tristan et Yseult – qu’elle lui avait fait boire un philtre d’amour dans les souterrains d’un temple secret voué, pour on ne sait quelle obscure raison, à Kâli. Apparemment, la baronne mélangeait quelque peu les panthéons asiatiques.

Donc, on causait mais, en général, on laissait le jeune couple savourer en paix sa lune de miel. Ce n’était pourtant pas faute de le déplorer : les femmes grillaient d’aborder l’énigmatique princesse pour apprendre d’elle des secrets de beauté, les hommes rêvaient volontiers à elle, tous s’efforçant de percer les transparences des voiles dont elle s’enveloppait la tête pour sortir au bras de son époux.

En réalité, si Orchidée ne s’était sentie soutenue par l’amour passionné de son mari, elle eût trouvé que changer à ce point de civilisation constituait une rude épreuve. Tout était si nouveau, si étrange !

Il y eut d’abord l’utilisation de vêtements européens. Bien sûr durant les jours passés à la Légation britannique, l’œil d’Orchidée avait fini par s’accoutumer à la mode occidentale. Ce fut une autre affaire quand il fut question de l’y introduire.

Lorsqu’elle appartenait à l’entourage de l’Impératrice, la toilette de la jeune princesse obéissait à un rituel immuable : en sortant du bain, une suivante la revêtait de linge en soie parfumé puis d’une longue robe de satin, doublée ou non de fourrure suivant la saison, et d’une tunique de mousseline brodée. On lui passait des bas de soie blanche et enfin des chaussures mandchoues, en soie brodée et très hautes, dont les talons doubles se situaient au milieu de la semelle.

À présent, en dehors du linge qui était toujours en soie ou en fin linon, il fallait passer des pantalons dont l’utilité ne paraissait pas évidente puisqu’ils étaient fendus, des jupons ornés de jolies dentelles – ce qui n’avait rien de triste ! – mais surtout un corset de satin blanc qui, sous un aspect débonnaire, n’était rien d’autre qu’un outil de torture.

Craignant une réaction toujours possible, Édouard se chargea personnellement du premier essayage, conseilla à sa jeune épouse de s’arrimer solidement à l’une des colonnettes qui supportaient le plafond de leur cabine et se mit à tirer sur les longs lacets. Naturellement mince et déliée, Orchidée eut tout de même l’impression que son époux essayait de la couper en deux. Le souffle lui manqua tandis que sa taille s’étranglait et que ses seins, cependant jolis, fermes et bien placés, lui donnaient l’impression de remonter jusque sous son menton… Habituée à une entière liberté du corps elle protesta :

— Est-il vraiment indispensable que je m’affuble de la sorte ?

— Indispensable, mon cœur ! Que vous soyez princesse ou petite bourgeoise ne fait rien à la chose : si vous ne portez pas le corset vous passerez pour une créature de mauvaise vie.

Les robes faites de tissus légers et ravissants consolèrent un peu la néophyte mais les chaussures posèrent un nouveau problème. Accoutumée aux pantoufles de velours à semelles de feutre ou bien aux très hauts patins sur lesquels une femme se devait de bouger aussi peu que possible afin de s’apparenter à une idole, Orchidée commença par trouver affreux et mal commodes les bottines et les escarpins, voire les cothurnes à talons hauts qui vous obligeaient à marcher sur la pointe des pieds. Mais il était si agréable ensuite de laisser Édouard les ôter, agenouillé devant elle, puis faire glisser doucement, en une longue caresse, la soie arachnéenne du bas brodé qu’elle s’y habitua vite.

En revanche, lorsqu’il voulut lui faire passer une robe du soir largement décolletée pour assister, au moins une fois, au dîner du commandant, elle s’y refusa farouchement : les trésors de sa beauté n’étaient destinés qu’aux seuls regards de l’époux. Il n’y avait que les courtisanes qui offraient leurs épaules et leur gorge à la concupiscence générale. Et cette fois, il fut impossible de l’en faire démordre. Par la suite, les meilleurs couturiers parisiens s’ingénièrent à créer pour la jeune Mme Blanchard des robes qui accumulaient autour du cou, heureusement long et mince, des fleurs, des bijoux, des dentelles, des tulles, des bandes de fourrure ou des écharpes de mousseline qui ne laissaient paraître la peau qu’en transparence. Et encore, pas beaucoup !

D’essayages en découvertes, le voyage maritime prit fin. Par comparaison avec la campagne chinoise, la France parut étonnamment riche à la nouvelle venue. Paris l’impressionna par ses dimensions, ses hautes maisons dont elle déplora qu’elles fussent uniformément grises mais il y avait de nobles palais, des statues dorées – bien que souvent fort indécentes ! – et une rivière plantée de grands arbres. Il y avait aussi des jardins et Orchidée se réjouit d’habiter tout près d’un grand et beau parc auquel manquaient seulement la grâce colorée d’une pagode ou l’une de ces grottes tendues de soie comme il en existait dans les jardins de la Cité Interdite et à l’intérieur desquelles des sources dissimulées coulaient le long des murs et emplissaient des bassins pleins de poissons rouges. Par les fortes chaleurs de l’été, l’Impératrice et ses dames aimaient à s’y réfugier pour peindre, broder ou entendre de la musique.

Dans ce parc Monceau fermé de hautes grilles noir et or, il y avait surtout des enfants que l’on promenait sur des petits ânes et dans des voitures tirées par des chèvres. Ils portaient tous de beaux vêtements neufs et de grosses femmes coiffées de mousseline raide et tuyautée terminée par de longs rubans de soie qui volaient sur leur dos les escortaient… D’autres personnes venaient aussi s’asseoir sur des chaises de fer où l’on devait être fort mal.

Bien que la maison où Édouard installa sa jeune femme n’eût pas grand-chose à voir avec les palais fleuris de son enfance et qu’il fallût, pour l’atteindre, gravir l’un de ces escaliers de marbre couverts de tapis auxquels celle-ci s’habituait mal, elle plut tout de même beaucoup à Orchidée.

Passé une lourde porte de chêne verni aux cuivres étincelants, on pénétrait dans un univers d’épais tapis et de grandes tentures, rouges ou verts, un monde feutré, ouaté, moelleux, douillet, suprêmement confortable où capitons, poufs et coussins recommandaient le silence et semblaient placés là pour composer un écrin aux meubles satinés garnis de bronzes dorés, à une multitude d’objets précieux ainsi qu’aux vases et jardinières d’où jaillissaient fleurs fraîches et majestueuses plantes vertes. La pénombre convenable à tout intérieur élégant y régnait et, rassurée sur les goûts de son époux, Orchidée s’y enfonça voluptueusement comme une chatte dans un nid de velours. Seul point noir : il n’y avait pas d’esclaves. Rien qu’une femme déjà âgée toute vêtue de noir et blanc et un homme au regard terne – la jeune femme eut peine à croire qu’il ne s’agissait pas d’un eunuque ! – aux gestes compassés qui avait une curieuse façon de s’incliner devant elle en l’appelant « Mâdâme ! ». À vrai dire, ni l’un ni l’autre ne semblaient très heureux de son arrivée mais leur mine pincée amusa tellement Édouard qu’Orchidée ne se soucia bientôt plus de Gertrude et de Lucien. C’était tellement merveilleux de vivre jour après jour, heure après heure auprès d’Édouard, tout contre Édouard quand ce n’était pas dans les bras d’Édouard ! Lui seul comptait et, ainsi, Orchidée refusa qu’on lui trouve une femme de chambre parce que c’était trop délicieux d’être habillée – et surtout déshabillée par un mari qui ne la quittait jamais.

Cette présence incessante lui parut d’abord tout à fait naturelle car en Chine un homme de haute naissance ne sort guère de son palais sinon pour visiter ses domaines et se réjouir avec ses amis. À moins qu’il n’eût un poste à la Cour. Et il n’y avait pas de souverain en France.

Il lui fallut donc près d’une année pour soupçonner le sacrifice qu’Édouard s’imposait par amour pour elle. Un an et la visite d’Antoine Laurens auquel Édouard demanda un jour de venir faire le portrait de sa femme. Ce jour-là, la séance de pose s’achevait. Orchidée se retirait pour changer de robe tandis que les deux hommes s’installaient dans la bibliothèque pour fumer un cigare et boire un verre de cognac. Elle se rappela tout à coup avoir oublié quelque chose, voulut les rejoindre et surprit alors leur conversation.

Antoine s’indignait du traitement infligé à son ami par le Quai d’Orsay qui réprouvait vivement son mariage avec une Mandchoue. La guerre en Chine avait causé trop de victimes et Blanchard, en dépit du plaidoyer chaleureux de Stéphen Pichon, son ancien ministre, fut mis en congé sans solde. Il affectait d’en rire, prétendant que cette sanction allait lui permettre de vivre à sa guise et qu’il possédait assez de fortune. Cependant le peintre demeurait persuadé qu’il ne disait pas la vérité : diplomate dans l’âme et promis à une belle carrière avant les événements de Pékin, il ne pouvait que regretter de se voir réduit à une vie oisive.

— Pas si oisive que cela ! Au lieu de faire l’Histoire je vais la raconter. Je pense écrire un ouvrage sur les empereurs mandchous… avec l’assistance de ma femme.

— Elle est exquise mais qu’en pensent vos parents ?

— Rien ! fit Édouard sèchement. Ils ne veulent même pas en entendre parler. Ma mère, en particulier, est intransigeante. Je l’ai déçue dans son orgueil. Elle rêvait pour moi d’une grande ambassade : Rome, Berlin, Londres ou Saint-Pétersbourg, sans oublier un mariage dans l’aristocratie qui eût permis à mes enfants d’ajouter une particule à un nom qu’elle juge un peu trop bourgeois…

— Vous avez épousé une princesse. Et impériale encore ! Elle devrait être enchantée ?

— Elle n’en croit pas un mot. Je m’attendais, je l’avoue, à une réaction peu favorable. Pourtant j’espérais un rien de compréhension. Elle m’a toujours montré beaucoup de tendresse… Mon père serait peut-être plus accommodant. Il est la bonté même. Un peu faible peut-être ? Il tient à vivre en paix. Un état toujours fragile avec ma mère… Quant à mon jeune frère, il ne s’intéresse guère qu’à ses plantes, ses essences… Une autre déception pour Maman qui l’accuse de n’être bon à rien. De toute façon, il peut vivre tranquille : je suis déshérité d’office ! La maison et même Nice me sont interdits.

— Le temps peut arranger les choses ?

— Puissiez-vous dire vrai ! C’est d’autant plus stupide que je suis certain qu’Orchidée les séduirait. En attendant, je suis heureux et bien décidé à ne laisser personne gâcher mon bonheur égoïste.

— Vous sortez tout de même un peu, j’espère ?

— On ne nous invite guère mais nous nous suffisons à nous-mêmes. Nous allons au théâtre, au concert, au restaurant. Partout sa beauté éclate et vous avez remarqué qu’elle parle à présent notre langue presque parfaitement. Je suis très fier d’elle et je pense la faire voyager…

Orchidée s’était retirée sur la pointe des pieds et jamais Édouard ne sut qu’elle avait entendu la condamnation de leur couple. Cela lui était égal d’ailleurs : ensemble et soudés ils pouvaient se passer du reste du monde puisqu’ils s’aimaient.


Dans la cheminée, le feu réduit à quelques braises roses dans un amas de cendres grises ne parvenait plus à maintenir la tiédeur de la grande pièce. Orchidée sentit que le froid, toujours plus vif vers la fin de la nuit, commençait à pénétrer. Élevée dans le rude climat de Pékin, étouffant en été, glacial en hiver, elle n’était pas frileuse ; néanmoins un frisson courut le long de son dos et elle se hâta de regagner son lit.

Curieusement, surtout après une nuit sans sommeil, la grande fatigue qu’elle éprouvait depuis qu’elle avait décacheté la lettre venait de la quitter. Il fallait à présent prendre une décision et la prendre vite. Au lieu de se lamenter sur l’absence d’Édouard appelé à Nice au chevet de sa mère malade, le mieux était de la mettre à profit.

Pas question, bien sûr, de repartir pour la Chine mais l’idée de causer une vraie joie à la chère Impératrice dont elle n’oubliait pas les bienfaits lui souriait d’autant plus qu’elle ne voyait rien de répréhensible dans le fait d’aller récupérer un objet sacré dans la maison d’en face, ce Musée Cernuschi qui n’était après tout rien d’autre que la maison d’un voleur, mort sans doute à cette heure mais qui n’en demeurait pas moins un voleur.

Orchidée pensa que le plus tôt serait le mieux. Elle disposait seulement de quatre jours pour accomplir son geste, gagner Marseille, où, en gare, elle remettrait l’objet à la personne qui l’y attendrait. Après quoi elle se hâterait de rentrer par le premier train. En la quittant l’avant-veille, Édouard avait annoncé une absence d’une semaine environ, ce qui donnait à sa jeune femme tout juste le temps d’offrir cet apaisement au cœur irrité de Ts’eu-hi qui, ensuite, accepterait peut-être de les laisser en vie, elle et son cher époux. Si le Ciel était avec elle, il serait même possible d’ajouter un ou deux objets à l’agrafe de Kien-Long. Ce qui réjouirait encore plus la vieille souveraine.

L’idée qu’en pillant un musée elle risquait d’être prise en flagrant délit et arrêtée par la police, voire conduite en prison, n’effleurait même pas son esprit. D’abord elle se souvenait parfaitement des leçons « d’agilité manuelle » reçues chez les « Lanternes rouges », ensuite elle agirait pour une juste cause : rendre à son pays une partie du butin d’un affreux pillard… Une tâche exaltante !

Forte de sa résolution, Orchidée réussit enfin à s’endormir.

Dans l’après-midi, elle s’habilla chaudement d’une robe en lainage écossais dans les tons bleu sombre assortie d’une pelisse doublée de martre, mit des bottines fourrées, se coiffa d’un chapeau de velours bleu aux bords étroits qu’elle enveloppa d’une épaisse voilette destinée autant à la protéger du vent qu’à dissimuler son visage, prit un grand manchon de fourrure roulant autour d’une chaîne d’argent qu’elle passa à son cou, y fourra ses mains gantées de suède fin et annonça qu’elle allait faire un tour de promenade dans le parc.

— Mâdâme ne craint pas de prendre froid ? déclama Lucien de cette voix pompeuse qui semblait mettre des accents circonflexes sur toutes les voyelles.

— Non, non… Je viens d’un pays où l’hiver est plus rude qu’ici et j’ai besoin de prendre l’air.

Elle pensait que le parc s’imposait. Il eût été du dernier maladroit de se borner à traverser l’avenue pour s’engouffrer tout droit dans le musée. Elle y passerait dans une petite heure mais ne rentrerait pas directement chez elle et ferait quelques pas boulevard Malesherbes avant de regagner sa demeure.

Dans la matinée, une nouvelle chute de neige avait poudré les arbres et atténué, au long des allées, les souillures laissées par les pieds des promeneurs de la veille. Le paysage blanc était d’une grande beauté et le silence enveloppait le jardin où peu de monde s’aventurait par ce temps. Cependant Orchidée eût préféré qu’il y eût encore moins afin de mieux profiter de ce moment de solitude où elle allait rassembler ses forces.

Près de la Naumachie, elle reconnut la nurse et le petit garçon de son voisin, le banquier écossais Conrad Jameson mais elle résista à l’envie de s’approcher de l’enfant. Il lui plaisait beaucoup à cause des épaisses boucles noires qui frisaient autour de son bonnet de marin et de ses grands yeux sombres. Elle ne pouvait le voir sans évoquer l’enfant qu’elle souhaitait tellement donner à son époux. Malheureusement les dieux ne semblaient guère pressés de faire fleurir son mariage et, pensant qu’ils la punissaient ainsi d’avoir accepté le Christ, elle en éprouvait souvent de la tristesse en dépit des consolations que lui dispensait Édouard.

— Les enfants viennent parfois après plusieurs années. Il ne faut pas désespérer. Moi, en tout cas, je pourrais difficilement être plus heureux…

Cette fois, il était préférable que « Jamie » ne vînt pas vers elle comme il aimait à le faire en dépit des mines courroucées de sa gouvernante et elle s’éloigna. L’heure approchait où elle allait accomplir son devoir. Tournant les talons elle se dirigea sans hâter le pas mais avec décision vers l’ancienne demeure de M. Cernuschi, franchit le porche formé par deux colonnes doriques étayant un balcon à balustre de part et d’autre duquel, presque à hauteur du second étage, brillaient comme des yeux jaunes deux médaillons en mosaïque dorée habités respectivement par Léonard de Vinci et Aristote.

Deux ans plus tôt elle avait obligé Édouard à lui faire visiter le musée dans l’espoir de retrouver un peu l’ambiance de son pays natal. Une bien désagréable expérience ! Les beaux objets de l’antique Empire chinois ainsi alignés dans des vitrines sombres lui firent l’effet de ces prisonniers que l’on mettait en cage pour les offrir aux insultes et aux quolibets de la populace. Même ceux qui venaient de ce pays ennemi qu’on appelait le Japon lui inspirèrent de la pitié. Cependant, possédant une sûre mémoire visuelle, Orchidée savait encore exactement où se trouvait ce qu’elle cherchait.

En dépit de sa détermination, le cœur lui battait lourdement tandis qu’après avoir pris un billet d’entrée, elle gravissait le grand escalier de pierre montant aux salons du premier dont la pièce principale était une immense salle prise sur deux étages, éclairée par une longue verrière. Là régnait l’œuvre maîtresse de la collection : le Grand Bouddha du Hanriûjy rapporté en 1868 par Cernuschi d’un quartier de Tokyo. Le plus honnêtement du monde, d’ailleurs : à cette époque, les temples détachés de l’Empire par décret vendaient leurs œuvres pour survivre. Lors de sa première visite Édouard avait bien expliqué ce détail à une Orchidée profondément blessée de voir Bouddha, même coulé dans un bronze japonais, installé sur un socle devant lequel ne brûlaient ni chandelle ni bâtonnets d’encens. Aucune pénombre propice à la prière dans cette grande salle froide : rien que des vitrines ! Elle était sortie en pleurant.

Cette fois il fallait y retourner. La vie d’Édouard, la sienne propre allaient se jouer sur son courage et ce fut du pas paisible d’une simple visiteuse qu’elle entra dans le jour blême dispensé par la verrière et alla s’asseoir sur une banquette de velours disposée face à l’immense statue pour ceux qui souhaitaient méditer. Les Blancs faisaient parfois preuve de curieuses et dérisoires délicatesses.

Un long moment, Orchidée resta immobile sur son siège, regardant le Bouddha qui semblait lui sourire et attendant l’instant propice. En effet, un gardien en uniforme bleu se tenait adossé au chambranle de la porte. De sa place, il lui suffisait de tourner légèrement son regard pour apercevoir l’agrafe de turquoises et d’or reposant parmi d’autres objets de bien moindre valeur arrangés sans goût, comme si l’homme chargé de ce musée avait sorti de sa poche un paquet de bijoux et les avait jetés au hasard sur une plaque de feutre rouge.

La chance servait la jeune femme : elle se trouvait seule dans la salle. Il suffisait d’attendre que le gardien s’éloigne un peu… Les nerfs tendus elle concentrait sa pensée sur ce vieil homme comme si elle possédait le pouvoir de le chasser. Et, soudain, il bougea, fit quelques pas les mains nouées derrière le dos, alla se poster devant une fenêtre pour regarder distraitement le parc enneigé et enfin se dirigea vers la pièce voisine où une voix se faisait entendre.

Dès qu’il eut le dos tourné, Orchidée fut debout, glissa sans bruit jusqu’à la vitrine. De son manchon, elle tira une longue épingle à cheveux qu’elle introduisit avec décision dans la serrure de cuivre. Ce n’était pas la première fois qu’elle usait de ce genre d’outil et le pêne céda rapidement. Dès lors, ouvrir la vitre, glisser la main à l’intérieur, saisir le bijou, le fourrer dans le rouleau de martre doublé de satin et refermer sans bruit fut l’affaire d’un instant. Revenir à sa place et y reprendre sa pose contemplative, celle de deux ou trois secondes.

Sous sa voilette et ses fourrures, Orchidée avait très chaud. L’émotion, bien sûr. Mais aussi une joie étrange à sentir sous ses doigts gantés le bosselage de pierres fines qui ornait jadis le manteau du grand Kien-Long après en avoir décoré beaucoup d’autres. On disait en effet que, si l’Empereur tenait tellement à ce bijou c’était à cause de son ancienneté et du fait que, bien des lunes avant lui, il fermait la robe de l’empereur-poète Taizu, fondateur de la dynastie Song. Lorsqu’il appartenait à l’époux de Ts’eu-hi, celle-ci brûlait de se le faire offrir mais sans jamais y parvenir car Hien-Fong lui attribuait une puissance magique. Ce qui n’avait pas empêché les Diables blancs de le voler à leur aise dans le Palais d’Été mis à sac.

Quand le gardien revint prendre son poste, Orchidée se leva puis, très tranquillement, fit le tour de la salle, admirant les objets exposés, se penchant parfois pour mieux voir car ils n’étaient éclairés que par la verrière et le jour d’hiver commençait à baisser… Toujours du même pas nonchalant, elle poursuivit sa visite, regagna le rez-de-chaussée, s’y attarda un moment devant l’autre trésor du musée : le « kien » ou miroir, grand bassin de bronze ainsi nommé parce que l’eau qu’il contenait devait refléter les torches des cérémonies nocturnes. Finalement elle quitta le musée, rentra dans le parc et, marchant cette fois à vive allure, rejoignit d’abord la rue de Monceau puis le boulevard Malesherbes. À sa grande satisfaction, il faisait presque nuit lorsqu’elle rentra chez elle. Le bleu sourd de son costume devait se fondre à merveille dans le crépuscule et si ses bottines étaient trempées elle n’en était que plus satisfaite.

— Mâdâme n’aurait pas dû marcher si longtemps ! reprocha Lucien en constatant les traces un rien boueuses qu’elle laissait sur les tapis, Mâdâme aura pris froid et Monsieur Édouard ne sera pas content…

— Je vais me changer. Dites à Gertrude qu’elle me porte ensuite le nécessaire pour le thé dans le cabinet à écrire de Monsieur !

Le valet s’éloigna en pinçant les lèvres. Cette affaire de thé avait la vertu de mettre sa cuisinière de femme en fureur. Gertrude se vantait en effet de savoir préparer ce breuvage selon les meilleures méthodes anglaises mais Orchidée détestait le « tea » ainsi accommodé. C’était le seul point sur quoi elle ne transigeait jamais : elle entendait le boire à la mode de son pays. Le matin elle prenait du café très noir et très parfumé comme Édouard lui avait appris à l’aimer.

— Je veux bien qu’elle soit princesse, glapissait quotidiennement la cuisinière, mais elle ne m’apprendra pas mon métier. Encore heureux qu’elle ait renoncé à exiger les « jeunes feuilles » cueillies sous je ne sais quelle lune ! Je me demande ce qu’en penserait Mme Blanchard mère ? Elle est bien avisée de ne pas vouloir la rencontrer. Jolie belle-fille qu’elle a là !

Elle n’en disposa pas moins sur un plateau d’argent ce que la jeune femme demandait.

Lorsque le thé fut prêt, Orchidée entoura de ses deux mains le bol de fine porcelaine verte et huma, les yeux clos, ce parfum qui possédait le pouvoir de la ramener aux temps insouciants d’autrefois puis elle y trempa ses lèvres avec une sorte de respect. Édouard à ses côtés, la première tasse eût été pour lui : elle la lui aurait présentée dans un geste d’offrande rituelle qui le faisait sourire.

L’absence de son mari l’oppressait d’autant plus qu’en dépit de sa promesse il n’envoyait pas de nouvelles. Et puis il y avait cette mission, ce voyage qu’elle allait accomplir seule et qui l’inquiétait dans la mesure où, l’automne précédent, une lettre d’Antoine Laurens trouvée à leur retour d’Amérique leur avait appris la présence de Pivoine en France. La police était alors à sa recherche pour l’assassinat d’un vieil homme et rien ne disait qu’elle eût été capturée. Toutes incidences peu propices à dissiper les idées déprimantes.

La nuit venue, couchée dans le lit où son corps semblait se perdre dans une immensité grandissante, Orchidée, incapable d’apaiser le tournoiement de ses pensées, chercha en vain le sommeil. Un poème de Kouan Han-k’ing, vieux cependant de sept siècles, hantait sa mémoire avec une fraîcheur d’actualité :


Lumière éteinte de la lampe d’argent, spirales d’encens envolées…

Je me glisse sous la soie des courtines, les yeux noyés de pleurs, seule !

Quelle langueur quand je m’étends sur ma couche, si seule maintenant !

La mince couverture me semble encore plus mince

À demi tiède, à demi froide…

Bien souvent Ts’eu-hi chantait ces vers qu’elle avait mis en musique et toujours des larmes involontaires montaient à ses yeux. Orchidée ne pleurait pas mais à chaque instant, l’absence de son époux lui semblait plus lourde à porter… Pourtant, elle avait besoin de tout son courage.

Se souvenant soudain de la tisane déposée par Gertrude sur sa table de chevet, elle vida la tasse d’un seul coup et se sentit mieux. Tellement même qu’elle plongea bientôt dans un profond sommeil.

Un hurlement la réveilla et la jeta, le cœur fou et les jambes flageolantes, à bas de son lit. La tête encore embrumée, elle tâtonna à la recherche d’un peignoir dont elle se vêtit à la hâte et courut en direction du bruit. Des gémissements succédaient au cri et guidaient ses pas…

À son tour, elle cria :

— Que se passe-t-il ? Qu’y a-t-il ?

Personne ne répondit mais quand elle franchit la porte du cabinet de travail, elle dut se cramponner au chambranle, le cœur arrêté : un corps était étendu sur le tapis, face contre terre, un corps qu’un poignard planté entre les épaules clouait au sol, un corps enfin qui était celui d’Édouard.

CHAPITRE II EN PLEIN CAUCHEMAR…

Assis au bord d’un fauteuil, les coudes aux genoux et les mains pendant entre ses jambes écartées, le commissaire Langevin contemplait, perplexe, la jeune femme qui lui faisait face. Croire à sa culpabilité lui paraissait invraisemblable en dépit des accusations quasi hystériques de la cuisinière et de celles, plus calmes mais aussi venimeuses, du valet. Le spectacle qu’elle offrait était à la fois plein de dignité et de désolation. Elle se tenait très droite sur la « chauffeuse » placée de l’autre côté de la cheminée, ses petites mains parfaites posées sagement sur ses genoux, mais son regard était fixe et des larmes incessantes glissaient le long de ses joues lisses jusque sur le satin couleur prune de la robe chinoise qu’elle avait revêtue instinctivement comme si ce vêtement de son pays pouvait la protéger des maléfices occidentaux.

Par son ami Antoine Laurens, le policier avait entendu vanter la beauté de la jeune Mme Blanchard mais, ne l’ayant jamais rencontrée, il en faisait la découverte. Ravissante, en vérité ! Sans le léger étirement de ses longs yeux noirs, elle eût pu passer pour une Italienne ou une Espagnole mais ce faible signe de race lui conférait un charme exotique et captivant. Langevin comprenait que le diplomate limogé, dont le roman d’amour avait défrayé un temps la chronique parisienne, eût perdu la tête pour une telle femme. Seulement les potins disaient aussi que la « princesse mandchoue » était plus éprise de son époux qu’il ne l’était d’elle. Alors comment expliquer ce meurtre brutal en faisant abstraction des ragots de cuisine ? L’arme du crime était un élégant poignard chinois rapporté de Pékin dont Blanchard se servait comme coupe-papier. Un objet familier pour sa jeune femme mais il avait fallu de la force et surtout une implacable détermination pour l’enfoncer jusqu’à la garde dans le torse bien musclé d’un homme sportif et en pleine force. D’autre part, la pièce d’où le cadavre venait d’être enlevé était dans un ordre parfait et ne présentait aucun signe de lutte. À moins que les domestiques n’eussent tout remis en place avant l’arrivée de la police ?

Langevin poussa un profond soupir. Jusqu’à présent, il n’avait réussi à obtenir de Mme Blanchard que peu de mots, toujours les mêmes : « Ce n’est pas moi… Je ne l’ai pas tué. » Il fallait en tirer autre chose…

— Madame, fit-il avec une fermeté qui n’excluait pas la douceur, il faut que vous me parliez ! J’ai besoin de savoir ce qui s’est passé ici. J’ajoute que vous en avez besoin autant que moi, plus peut-être…

Le regard absent se fixa sur lui :

— Il ne s’est rien passé, rien du tout.

— Comment pouvez-vous dire cela ? Votre époux est mort.

— Il est mort… oui… mais je ne sais pas comment…

— Nous pouvons essayer de le trouver ensemble. Qu’avez-vous fait cette nuit ?

— J’ai dormi. Que pouvais-je faire d’autre en l’absence de mon seigneur ?

La formule archaïque, normale peut-être en Chine mais si peu usitée en Europe, arracha l’ombre d’un sourire au commissaire.

— Vous prétendez qu’il n’était pas chez lui ?

— Je l’affirme. Il y a deux jours, il a reçu la… la lettre électrique écrite sur un papier bleu. Ne l’avez-vous pas trouvée ?

— Où était-elle ?

— Mais… là, sur la table à écrire. Il l’a laissée sur ces papiers. Je n’y ai pas touché.

— Quelqu’un d’autre a pu le faire. Que disait ce télégramme ?

— Qu’il devait aller très vite auprès de sa mère qui est malade avec gravité. Il a pris le train pour aller vers elle.

— Vous dites qu’il est parti pour Nice ?

— Oui. C’est là que demeurent ses parents vénérés.

— Vous les connaissez ?

— Non. Jamais je ne suis allée vers eux. Je crois qu’ils ne désiraient pas ma venue.

Langevin se surprit à éprouver un certain plaisir à entendre cette voix douce et un peu voilée. Néanmoins, il ne fallait pas qu’il s’y laisse prendre. Cette femme venait d’un pays où l’on s’entend à dissimuler ses sentiments. Il était même étonnant qu’elle montre ainsi sa douleur en laissant couler ses larmes.

— Donc, vous dormiez, reprit-il. Racontez-moi comment vous vous êtes réveillée, ce que vous avez fait !

— J’ai entendu des cris de femme… Gertrude, je pense. Je me suis levée et j’ai couru ici. Alors… j’ai vu.

— Votre mari a dû rentrer dans la nuit. Vous ne l’avez pas vu, pas entendu ?

— Non. Je dormais.

Le commissaire poussa un soupir, se leva et se mit à arpenter le tapis les mains nouées derrière le dos. En passant devant Orchidée, il lui tendit soudain un grand mouchoir à carreaux, parfaitement propre d’ailleurs, qu’il venait de tirer de sa redingote :

— Essuyez-vous les yeux et tâchez de pleurer un peu moins ! J’ai des choses graves à vous dire !

La brusquerie soudaine du ton offensa Orchidée. Elle ne prit pas le tissu offert mais tira de sa manche un carré de batiste et de dentelle dont elle tamponna machinalement ses yeux rougis :

— Ne pouvez-vous me parler sur un autre ton ? fit-elle avec dignité. Je ne suis pas accoutumée à ce que l’on me manque de respect.

Langevin arrêta net sa promenade et considéra la jeune femme avec stupeur :

— En quoi vous ai-je manqué de respect ?

— Je suis de sang impérial. Chez nous, il est indécent que les gens de police puissent s’approcher de moi autrement qu’à genoux et en frappant la terre de leur front. Or vous venez de vous adresser à moi sur un ton rude et dépourvu de courtoisie.

Abasourdi, le commissaire se laissa choir sur le premier siège venu et observa cette adversaire d’un nouveau genre comme si elle tombait d’une autre planète.

— Si je vous ai offensée je vous en demande mille pardons, grimaça-t-il, mais puis-je vous rappeler que vous êtes accusée d’avoir tué votre époux d’un coup de poignard ?

— Accusée par qui ?

— Vos serviteurs. Ils prétendent que M. Blanchard n’a pas quitté cette maison comme vous le dites et qu’hier soir, las de votre jalousie, il est allé passer la soirée… on ne sait où mais avec une femme qui est sa maîtresse depuis plusieurs mois…

— Mon mari ? Une maîtresse ? s’écria Orchidée indignée. Vous voulez dire sans doute une concubine ?

— C’est… à peu près ça !

— Il n’y a jamais eu d’autre femme ici ! Je suis première et seule épouse au foyer de mon seigneur. Si vous voulez parler d’une femme de mauvaise vie… je peux vous garantir qu’il n’a jamais eu le temps d’en fréquenter une. Et je vous assure qu’il est parti il y a deux jours…

— Encore une fois, vos serviteurs disent tout autre chose : votre époux est sorti, hier soir, en dépit du mécontentement que vous en éprouviez. Vous ne vous êtes pas couchée et vous avez attendu son retour.

— Je vous dis que je dormais et profondément. J’avais demandé que l’on me fasse une tisane apaisante…

— Dont on n’a retrouvé aucune trace. Permettez-moi de continuer ! M. Blanchard est rentré vers trois heures du matin. Vous l’attendiez et vous vous êtes disputés. D’un mot en est venu un autre… et vous l’avez frappé avec le couteau qui se trouvait sur ce bureau.

— Qui a bien pu vous raconter une fable aussi insensée ?

— Votre cuisinière. Elle ne réussissait pas à digérer le boudin mangé à son dîner et elle est descendue se faire un peu de thé. Elle a tout entendu.

Orchidée eut une exclamation de colère. Cet homme semblait tellement sûr de son fait !… Elle savait depuis longtemps que le valet et la femme de cuisine la détestaient. Cependant elle n’était pas femme à se laisser accabler sans réagir : elle se força au calme et leva sur le policier des yeux enfin secs :

— Je ne sais pas pourquoi ces gens mentent mais ils mentent. De cela je suis certaine. Jamais aucun nuage ne s’est élevé entre mon cher époux et moi et j’aurais préféré perdre la vie que lui déplaire. Pourquoi, au lieu d’accorder tant de crédit à ces gens, ne pas essayer d’apprendre ce qu’il en est de la santé de la mère vénérée ?

— Soyez certaine que nous allons nous en préoccuper. Vous connaissez leur adresse ?

— Vous voulez dire le lieu où ils habitent ? Je sais seulement qu’il s’agit d’une ville appelée Nice. Le lieu de la maison doit être inscrit sur le carnet de cuir vert posé près de la plume, sur le bureau.

L’entrée soudaine de Gertrude coupa court au dialogue. Débarrassée de son tablier et de sa coiffe, la cuisinière, toute de noir vêtue, ressemblait à une Érinye. Le regard lourd de mépris dont elle enveloppa la jeune femme en disait long sur ses sentiments. Le commissaire fronça les sourcils :

— Il est dans vos habitudes d’entrer sans frapper ?

— Je prie Monsieur le Commissaire de m’excuser. Le trouble… l’indignation… le chagrin…

— Abrégez ! Que voulez-vous ?

— Savoir ce que Monsieur le Commissaire compte faire afin de prendre une décision.

— Quelle décision ?

— Justement ! Cela va dépendre mais je suppose que vous allez arrêter cette femme ?

Le calme auquel Orchidée s’obligeait vola en éclats. Elle se dressa et tendit vers la porte un doigt que la fureur faisait trembler légèrement :

— Sors d’ici, larve immonde ! Tes mensonges ignobles devraient emplir ta bouche de poison. Tu as osé insulter ton maître en prétendant que sachant sa mère vénérée malade il n’a pas couru auprès d’elle. Va-t’en ! Je te chasse !

L’interpellée haussa les épaules puis, goguenarde, se tourna vers le commissaire :

— Vous voyez ce que ça donne quand elle est en colère ? Si vous l’aviez entendue cette nuit ! Elle a dû réveiller les voisins du dessus !

— Comptez sur moi pour le leur demander mais, en attendant, sortez d’ici ! Vous n’avez pas à me dicter ma conduite.

Gertrude baissa pavillon aussitôt :

— Pardonnez-moi mais il faut me comprendre : je suis tellement bouleversée ! Je… je ne peux pas supporter de vivre une heure de plus avec cette créature. Si vous ne l’emmenez pas nous… nous préférons partir, mon époux et moi.

— Vous allez demeurer ici et continuer à assurer votre service ! Je n’en ai pas fini avec vous. Quant à Mme Blanchard, j’ai besoin d’en savoir un peu plus sur elle aussi. En conséquence personne ne bouge jusqu’à nouvel ordre ! Deux de mes hommes vont rester afin de s’en assurer. La famille de M. Blanchard sera prévenue et prendra les décisions qui s’imposent pour l’appartement et les serviteurs lorsque l’enquête aura pris fin. Madame, je vous salue !

La cuisinière sortit et Langevin allait la suivre quand Orchidée le retint :

— Cela veut-il dire que vous me croyez coupable… et que vous pensez m’arrêter ? Mais je n’ai rien fait, je vous le jure ! Et je vous jure que mon cher Édouard est parti pour aller à Nice !

— Dans l’état actuel des choses, je ne crois personne ! fit sévèrement le policier. Je ne vous cache pas que les charges sont plutôt de votre côté. Cependant je ne saurais vous conduire en prison sans avoir effectué certaines vérifications. Momentanément, un policier va rester dans cet appartement et un autre à la porte de la maison. Nous nous reverrons demain !

Le ton était sec, glacial. Orchidée comprit qu’il était inutile d’ajouter quoi que ce soit. Elle se contenta de hocher la tête puis, glissant ses mains glacées au fond de ses manches, elle se détourna et regagna sa chambre. Ce grand cabinet de travail où Édouard ne reviendrait plus lui devenait odieux, inhabitable. La chambre où tous deux avaient vécu tant d’heures délicieuses le serait sans doute bientôt mais, pour l’heure présente, elle gardait encore l’apparence d’un refuge. Pour combien de temps ? Demain, peut-être, si ce cauchemar absurde ne se dissipait pas, les hommes de police viendraient la chercher pour la jeter au fond d’un cachot ?

Assise au bord de son lit, la jeune veuve écouta décroître, puis s’éteindre, les bruits de pas, l’écho des voix. Elle ne savait plus que faire, que penser. La mort brutale de son époux la jetait dans un désarroi profond qu’il lui semblait impossible à surmonter. C’était comme si, pour échapper à des poursuivants, elle venait de fournir une longue course et se retrouvait soudain au fond d’une impasse tandis que la meute lancée sur ses traces accourait pour la dévorer.

Enfin, après un long moment de prostration, une sorte d’instinct animal se manifesta. Elle était trop jeune et trop vivante aussi pour accepter la perspective d’achever ses jours en prison. Alors elle s’efforça d’écarter rien qu’un instant de son esprit la douleur cuisante pour essayer, sinon de comprendre ce qui lui arrivait, du moins de raisonner. Il y avait dans ce drame quelque chose qui n’allait pas, quelque chose d’illogique et même d’absurde.

Tout à l’heure, lorsqu’elle s’était agenouillée auprès du corps d’Édouard assassiné, sa pensée avait accusé d’instinct ses frères de race et surtout l’auteur de la lettre. Maintenant, l’idée lui venait qu’elle se trompait peut-être car l’ultimatum était formel mais clair : sa vie et celle de son époux ne seraient en péril que si elle refusait d’obéir. Or, jusqu’à présent elle s’était conformée scrupuleusement aux ordres reçus. Alors pourquoi donc la « Mère du Lotus jaune » aurait-elle fait exécuter Édouard au risque de perdre à jamais toute chance de retrouver l’agrafe précieuse ? En outre, jamais la guerrière ne manquerait à sa parole, surtout lorsqu’elle prenait soin de l’exprimer par écrit.

Enfin, et en admettant que le crime fût l’œuvre des Mandchous, pour quelle raison les misérables valets Lucien et Gertrude se seraient-ils efforcés de cacher le départ de leur maître et auraient-ils inventé cette scène de jalousie terminée dans le sang ? Pour quelle raison auraient-ils tenté de dissimuler la culpabilité de gens qu’ils devaient détester par nature ?

L’homme de la police, lui aussi, posait un problème à la jeune femme. Lorsqu’il l’avait conduite dans le cabinet de travail, il lui était apparu d’abord comme un homme doux et courtois. Avec son visage las encadré de cheveux gris, d’une barbiche et d’une longue moustache il faisait penser au sage et lettré Li Yuan, l’un des rares hommes de sa famille qu’Orchidée eût jamais rencontrés au palais et elle se sentait prête à lui accorder sa confiance mais, à mesure qu’il l’interrogeait, le ton se durcissait et elle comprit bientôt que les calomnies des domestiques débitées avec tant d’assurance faisaient leur chemin dans son esprit. Très certainement, il en arrivait à la considérer comme une meurtrière. N’était-elle pas déjà prisonnière dans sa propre maison ?

Elle en eut la preuve quand, vers midi, quelqu’un gratta à sa porte pour lui annoncer le déjeuner. Il était servi dans la salle à manger et elle pouvait passer à table.

Le nouveau venu était sans doute l’homme le plus grand qu’Orchidée eût jamais vu. Vêtu d’un costume noir, d’une chemise blanche, d’un col en celluloïd et d’une cravate noire qui ressemblait à une ficelle, il avait un peu l’air d’une armoire entrouverte. Sur le tout s’épanouissait un large visage rose et frais auquel une moustache rousse, martialement retroussée, tentait vainement de donner un air féroce. Ce en quoi elle perdait son temps car elle ne pouvait pas grand-chose contre deux attendrissantes fossettes et des prunelles d’un bleu de myosotis particulièrement délicat. Des mains comme des battoirs à linge et des pieds comme des péniches dans des brodequins de cuir noir bien cirés complétaient l’ensemble.

Quand on le voyait pour la première fois, on ne savait trop que penser mais, en fait, l’inspecteur Pinson, plus connu à la Préfecture sous le sobriquet de Beau-Merle, cachait sous son aspect formidable le courage d’un lion et l’âme candide d’une demoiselle. Doué en outre d’un heureux caractère il sifflait avec talent et une nette préférence pour le Temps des cerises. Lorsque l’on entendait la fameuse mélodie, on pouvait être certain que l’inspecteur Pinson croisait dans les parages.

Son apparition dans la chambre d’Orchidée plongea celle-ci dans un grand étonnement :

— Qui êtes-vous et pourquoi vous permettez-vous d’entrer chez moi ? Je ne vous ai jamais vu…

— Ça tient à ce qu’on ne s’est jamais rencontrés, répliqua Pinson dans la meilleure tradition de M. de La Palice. Le patron m’a chargé de garder la boutique mais il a pas dit qu’on devait vous empêcher de manger.

— Je n’ai pas faim…

— On a toujours faim à votre âge et puis les émotions, ça creuse…

— Qui a fait la cuisine ?

— Ben… les deux pèlerins qui sont là pour ça !

— Je ne mangerai plus rien qui ait été préparé par cette femme. Elle a osé m’accuser et elle serait capable de me donner du poison.

— Ça serait une fichue idée ! J’aurais plus qu’à l’embarquer. Mais je vous comprends. Vous voulez que j’aille vous chercher quelque chose ?

— Si cela ne vous ennuie pas… je voudrais du pain, du beurre et des fruits. Un peu de vin aussi.

Au prix de sa vie, l’inspecteur eût été incapable de dire pourquoi cette jolie fille sur qui pesaient de telles présomptions lui inspirait une sorte de sympathie et l’envie de l’aider. Ce n’était pas à cause de sa beauté : elle n’était pas du tout son type de femme, mais il y avait en elle quelque chose de douloureux qui le touchait.

— Je vois ! rien de dangereux ! fit-il avec un bon sourire. Je vais vous préparer ça moi-même. Après… vous devriez essayer de vous reposer un peu parce que vous n’en avez pas fini avec les questions.

— Pourquoi poser des questions si l’on ne croit pas les réponses ? Votre chef est sûr que j’ai tué mon mari…

— Il vous l’a dit ?

— Presque… Quand doit-il revenir ?

— Je ne sais pas mais si vous êtes innocente, je suis sûr qu’il s’en apercevra. Il en a pas l’air mais c’est un as.

Un moment plus tard, Orchidée s’attaquait au petit repas servi par Pinson. Depuis longtemps, en effet, elle savait qu’il convient de nourrir le corps de choses saines et simples avant de se lancer dans une bataille. Or elle venait de décider qu’elle se battrait jusqu’à son dernier souffle pour sa vie et sa liberté ; ce qui pour elle était la même chose ! À présent, elle se trouvait isolée en pays ennemi car elle ne gardait aucune illusion sur ces gens de France chez qui elle vivait depuis près de cinq années : elle n’avait rien à en attendre sinon l’injustice, l’insulte et l’oppression. Il fallait partir et vite !

Sa première idée, la plus naturelle, fut d’attendre la nuit mais il se pouvait fort bien que l’on vînt la chercher dès ce soir. Donc, il était urgent de fuir. Destination ? Marseille, bien entendu ! Marseille où elle serait attendue après-demain afin d’embarquer pour la Chine, seul endroit au monde qui lui offrît encore un avenir.

Une fois de plus, mais dans un esprit bien différent, elle relut la lettre qui lui faisait si peur la veille encore et qui, désormais, prenait les couleurs de l’espoir. Retourner là-bas ! Revoir son cher pays, ses amis d’autrefois, implorer le pardon de Ts’eu-hi et puis couler auprès de sa sagesse des jours un peu mornes, peut-être, mais sereins ! Car, bien entendu, elle n’envisageait nullement de tendre au fils du prince Kung une main qui gardait encore chaud le souvenir de celles d’Édouard. Tout ce qu’elle demandait était qu’on lui permît de vivre en paix son veuvage.

Oui, il serait doux de revoir les murs rouges de la Cité Interdite et ses magnifiques jardins dont elle savait qu’ils n’avaient pas eu à souffrir de la colère des troupes alliées victorieuses après le siège des Légations. Et puisqu’on lui refusait jusqu’au droit de rendre les derniers devoirs au corps d’un époux bien-aimé, elle était décidée à ne pas rester une heure de plus dans cette maison.

Son déjeuner achevé, elle fit ses préparatifs, prit un sac de voyage suffisamment grand pour contenir un peu de linge et des objets de première urgence, mais assez petit pour se dissimuler facilement sous les amples plis d’une grande cape en velours de laine rouge foncé ourlée et doublée de renard noir assortie à une robe soutachée de soie rouge et noir. Il eût été de la dernière maladresse de reprendre les vêtements utilisés pour cambrioler le musée d’en face.

Dans son bagage, elle mit aussi l’agrafe de l’Empereur, ses bijoux et l’importante somme d’argent qu’Édouard, toujours soucieux de la gâter et de lui plaire, lui avait remise avant de partir. En or et en billets, il y avait là de quoi vivre pendant un certain temps, bien au-delà même de son arrivée en Chine. Enfin, elle prit une statuette de Kwan-Yin en jade que son époux lui avait offerte et à laquelle, en dépit d’une éducation chrétienne qu’elle n’était jamais parvenue à assimiler, elle rendait un culte secret. C’était la seule chose qu’elle souhaitait vraiment emporter avec elle. Le reste – même ses objets personnels – ne lui avait jamais appartenu vraiment.

Elle ferma son sac, le posa dans la penderie avec la cape, les gants, le manchon, le chapeau et l’épaisse voilette qu’elle comptait porter, se chaussa, revêtit la robe choisie mais recouvrit le tout d’un grand peignoir de soie japonaise puis chercha des yeux autour d’elle l’instrument dont elle avait besoin pour s’ouvrir un passage. Il lui fallait un objet lourd, solide mais pas trop dur tout de même car elle ne voulait à aucun prix tuer le policier qui venait de lui montrer tant de gentillesse. Il aurait déjà bien assez d’ennuis si elle réussissait !… Aussi renonça-t-elle au tisonnier de fonte pour fixer son choix sur un champignon à chapeaux en acajou verni qu’elle garda à portée de la main.

Ceci fait, elle répandit un peu d’eau sous le radiateur du chauffage central puis elle sortit dans le couloir desservant les chambres. Les longues jambes du policier qui lisait son journal dans l’antichambre en barraient la sortie. Elle alla vers lui.

— Pourriez-vous venir voir, s’il vous plaît ? Je crois qu’il y a une fuite au radiateur de ma chambre, se plaignit-elle.

Aussitôt il mit de côté le Petit Parisien et se leva :

— À votre service, Madame !

Dans la pièce, elle lui montra le corps du délit et, naturellement, il s’accroupit afin de passer ses doigts sous les gros plis de fonte. Aussitôt Orchidée saisit son arme improvisée, demanda mentalement pardon à ce brave homme puis, d’un geste précis, lui assena un bon coup sur la tête. Comme prévu, Pinson s’écroula.

Sans perdre une seconde, elle lui attacha les mains derrière le dos avec l’un des cordons de tirage des rideaux, lui enfonça dans la bouche un mouchoir qu’elle fixa à l’aide d’une écharpe, après quoi, se débarrassant de son peignoir, elle mit son chapeau, abaissa la voilette qui lui enveloppait toute la tête, enfila ses gants, jeta la cape sur ses épaules et, enfin, saisissant son sac, elle sortit de la chambre dont elle referma la porte à clef, glissa celle-ci dans le premier vase venu et, sans faire plus de bruit qu’un chat, gagna la porte d’entrée. L’appartement était plongé dans un épais silence. Aucun son ne se faisait entendre, même venant de la cuisine.

Sans un regard pour cette maison dont l’âme s’était envolée avec celle d’Édouard, Orchidée sortit sur le palier désert et tira doucement derrière elle le lourd battant de chêne ciré dont la serrure bien entretenue joua sans le moindre cliquetis. La première barrière venait d’être franchie… Orchidée, le cœur dans la gorge s’accorda une longue, une profonde respiration avant de descendre l’unique étage couvert d’un tapis fixé par des tringles de cuivre, priant les dieux pour que le concierge ne patrouille pas au bas de l’escalier. Mais il n’y avait personne.

Ce qui lui restait à faire n’était pas le plus facile. Elle savait que le commissaire faisait garder la maison par un agent. Elle pensa qu’il serait plus sage de passer par le jardin de l’arrière, mais franchir le mur qui le séparait du logis voisin ne serait guère aisé habillée comme elle l’était. Puis elle songea qu’il n’y avait aucune raison qu’en la voyant sortir on l’interpelle, les habitants des deux autres étages n’ayant pas mérité d’être consignés chez eux. Néanmoins, comme elle n’apercevait aucun uniforme derrière les vitres défendues par des entrelacs de bronze éclairant la partie supérieure du portail, elle se décida à ouvrir, jeta un coup d’œil dans l’avenue et aperçut enfin celui qu’elle craignait : un sergent de ville en tenue bleu sombre, pèlerine et képi enfoncé jusqu’aux oreilles. En fait il y en avait même deux mais ils battaient la semelle en arpentant le sol tout au long des hautes grilles noir et or qui séparaient la rue du boulevard Malesherbes et ils ne regardaient pas de son côté.

Prenant alors son courage à deux mains, Orchidée sortit tout à fait et se dirigea rapidement vers le parc où elle se dissimula derrière une haie dès que ce fut possible. Aucun appel, aucun bruit ne l’arrêta et elle resta là quelques instants, parfaitement immobile, pour laisser s’apaiser le gong qui sonnait dans sa poitrine…

Le jour d’hiver était si gris, si bas qu’il ne semblait pas s’être vraiment levé. Le ciel jaunâtre était lourd de neige et s’assombrissait d’instant en instant. Dans une heure sans doute il ferait nuit. Aussi les jardins étaient-ils déserts à l’exception d’une vieille dame courageuse venue donner à manger aux pigeons et aux moineaux.

Se sachant hors de vue, Orchidée s’enfonça sous les arbres, contourna la Naumachie et rejoignit la Rotonde de Ledoux, dont les grilles ouvraient sur le boulevard de Courcelles, où elle se mit à la recherche d’une voiture. Mais elle dut marcher jusqu’à la place des Ternes pour en trouver une.

— À la gare de Lyon ! indiqua-t-elle au cocher avant de se laisser choir dans les coussins de drap, neufs d’ailleurs mais qui dégageaient déjà une odeur regrettable de tabac refroidi.

— J’espère que vot’train part pas dans dix minutes, fit le cocher, parc’qu’avec cette neige, j’peux pas d’mander à Bichette de galoper.

— Non, non… Vous avez du temps !

Elle savait que la course serait longue car elle connaissait bien la gare pour y avoir débarqué avec son cher époux lorsque tous deux étaient arrivés de Marseille et aussi à cause de deux séjours, l’un à Hyères et l’autre à Cannes, qu’ils avaient faits durant les deux derniers hivers. Tout était merveilleux alors et les paysages de mer bleue et de fleurs semblaient peints aux couleurs mêmes de l’amour. Pour ces deux déplacements, il avait fallu, outre la voiture particulière des Blanchard, un grand fourgon tiré par quatre chevaux pour emporter les malles du jeune couple… À présent, Orchidée s’embarquait avec ce qu’elle portait sur elle et un simple sac, encore heureuse d’avoir tout de même les moyens de s’enfuir. En arrivant à destination, elle aurait peut-être le temps d’acheter une ou deux robes pour la traversée.

Tandis que le fiacre roulait le long des Boulevards, la jeune femme se demandait si l’on avait déjà découvert sa victime. Sinon, combien de temps lui restait-il avant que l’on ne se rendît compte de ce qu’elle avait fait ?

La question n’ayant aucune réponse possible, Orchidée choisit de se laisser aller au balancement paisible de la voiture obligée par le gel et la chaussée glissante à une allure pleine de circonspection. Elle s’endormit tout simplement, ce qui était encore la meilleure manière d’oublier qu’elle se trouvait dans une situation impossible.

Lorsque la voiture s’arrêta dans la cour de la gare, elle ne s’en aperçut même pas. Il fallut que le cocher descendît de son siège et vînt la secouer doucement pour qu’elle refît surface :

— Eh, Madame ! fit l’homme, on est arrivés. C’est bien ici que vous m’avez dit de vous conduire ?

Elle sursauta, jeta un regard un peu vague à ce qui l’entourait, offrit un sourire incertain à son automédon :

— Nous sommes à la gare de Lyon ?

— Tout juste !

Elle fouilla, alors, dans la bourse qu’elle abritait au fond de son manchon pour solder le prix de la course :

— Merci beaucoup. Et pardonnez-moi ! Je crois que je me suis un peu assoupie…

— Bof !… On est tous un peu comme les marmottes par ce temps ! Moi qui vous cause, c’est fou c’ que j’ peux avoir envie d’ roupiller quand y a d’la neige ! Permettez que j’ vous aide à descendre.

Elle mit pied à terre et paya généreusement le bonhomme qui la remercia avec effusion et tint à porter lui-même son sac jusqu’à l’entrée du grand hall :

— Voilà !… Bon voyage, Madame ! Et prenez soin d’vous !

Elle le remercia d’un signe de tête et d’un sourire que la voilette lui cacha puis se dirigea vers les guichets pour prendre son billet.

— À quelle heure est le prochain train pour Marseille ? demanda-t-elle.

Le préposé, considérant l’élégance de cette femme et la qualité de ses vêtements, pensa qu’il avait affaire à une dame chic mais n’osa pas trop s’avancer :

— Ben !… Ça dépend !

— Et de quoi ?

— Du prix que vous voulez mettre…

— Vous expliquez ! Je ne comprends pas.

— Faites excuses ! Si vous voulez un train de luxe, y a le Méditerranée-Express qui part dans trois quarts d’heure. Seulement c’est cher. Rien que des wagons-lits mais…

— S’il y a de la place, je le prends.

Tout en payant, elle se traitait de sotte. Elle connaissait ce train pour l’avoir pris deux fois. En outre, c’était celui-là qu’elle aurait dû prendre le lendemain. Fallait-il qu’elle fût troublée et désemparée pour n’y avoir pas pensé tout de suite ? Il est vrai que pour échapper à la police elle se fût aussi bien embarquée dans un wagon à bestiaux.

Comme elle quittait le guichet, un porteur s’approcha :

— Bagages, Madame ?

— Seulement ce sac.

Elle le lui donna néanmoins en pensant qu’il trouverait étrange qu’une voyageuse riche porte autre chose que son manchon. Il prit aussi le ticket de passage et elle le suivit à travers la foule bigarrée qui encombrait la gare. Il marchait vite et sur ses hauts talons elle avait quelque peine à le suivre, courant presque pour ne pas le perdre de vue. S’il n’avait porté l’uniforme de toile bleue et le baudrier orné d’une plaque de cuivre ovale, elle eût même éprouvé quelque inquiétude mais, en fait, cette allure rapide fendait le flot des voyageurs et lui frayait un passage au milieu du double courant contraire de ceux qui allaient au-devant de quelqu’un et de ceux qui débarquaient. Un récent convoi dont la grosse locomotive noire crachait encore de la fumée emplissait la haute voûte d’un brouillard noir. Enfin on sortit de la cohue en franchissant une grille au-delà de laquelle s’alignaient les voitures de teck verni et de cuivre brillant qui composaient le Méditerranée-Express, sorte de palace sur roues grâce auquel on rejoignait Nice en quinze heures et dans le plus grand confort. À l’odeur de charbon près, le quai ressemblait assez d’ailleurs au hall de quelque grand hôtel tant il était meublé de fourrures précieuses, de chapeaux à plumes et de tissus anglais. On y parlait aussi plusieurs langues car, la saison de la Côte d’Azur battant alors son plein, une bonne partie de la haute société européenne souhaitait se réchauffer à son soleil et à la douceur de son climat.

Connaissant fort peu de monde, Orchidée ne craignait guère de fâcheuse rencontre. Elle marchait sans regarder personne, saisie d’une grande hâte de se retrouver dans son compartiment douillet – elle avait demandé à en occuper un à elle seule – et de s’y reposer jusqu’au lendemain matin.

Le porteur la guida jusqu’à un homme vêtu d’un uniforme marron sobrement galonné qui se tenait debout près du marchepied d’une des voitures centrales, un carnet et un crayon à la main : le « conducteur » chargé de veiller au bien-être, à la santé, à la vie même des voyageurs qu’on lui confiait. Pour le moment il lui tournait le dos, visiblement accaparé par une femme enveloppée jusqu’aux yeux dans un manteau de chinchilla tellement vaste qu’il avait l’air trop grand. Tout ce que l’on voyait d’elle au-dessous de la toque assortie c’était une frange de cheveux blonds un peu fous et un bout de nez rose. Jeune et jolie, sans doute, elle trépignait accrochée des deux mains au bras du fonctionnaire en jetant des coups d’œil affolés sur les voyageurs qui arrivaient.

— Vite ! Vite ! Mon numéro !… Il faut que je monte tout de suite dans mon compartiment !

La voix agréable du conducteur se fit entendre, douce et un brin ironique :

— Rassurez-vous, Madame, le train ne partira pas sans vous et il faut me laisser chercher votre place ! Ce que je ne saurais faire si vous me secouez comme vous le faites ! Ah voilà ! Mlle Lydia d’Auvray : compartiment n° 4. Puis-je vous aider ? ajouta-t-il en se penchant pour prendre le sac et la mallette qu’elle avait posés à ses pieds mais elle ne le laissa pas faire, s’empara de ses bagages d’un geste farouche et se jeta sur les marches du wagon où, gênée par son manteau, elle faillit atterrir à plat ventre. Bien sûr, le fonctionnaire s’efforça de l’aider mais en guise de remerciement elle lui jeta :

— Si quelqu’un me demande, vous ne m’avez pas vue ! Je ne suis pas là… Compris ?

— Absolument ! Vous n’êtes pas là ! fit-il sans parvenir à dissimuler un sourire amusé qui éclairait encore son visage lorsqu’il se tourna enfin vers Orchidée et son porteur. Celle-ci de son côté ne put retenir un « Oh ! » désappointé. Cet homme c’était Pierre Bault, l’ancien interprète de la Légation de France à Pékin. Elle savait, pour avoir déjà voyagé avec lui, qu’il officiait sur le Méditerranée-Express mais il n’était pas le seul et, ne pensant pas à lui, elle n’avait pas imaginé un instant qu’elle se trouverait juste dans sa voiture. À présent il était trop tard pour reculer : le porteur venait de lui remettre le titre de passage et il la saluait courtoisement tout en jetant un coup d’œil à son carnet :

— Madame a de la chance : il me reste juste un sleeping. Puis-je savoir votre nom ?

Orchidée ouvrait la bouche pour refuser de s’identifier mais déjà, en dépit de la voilette, il l’avait reconnue :

— Madame Blanchard ? Et vous êtes seule ?

Il fallait répondre et jouer le jeu. D’ailleurs personne ne savait encore rien du drame de l’avenue Velazquez et les journaux n’en parleraient pas avant le lendemain. Avec un peu de chance, elle pourrait s’embarquer pour la Chine sans problème.

— Je vais le rejoindre à Marseille, fit-elle paisiblement. Il est parti l’autre soir pour Nice où sa mère l’appelait… mais peut-être l’avez-vous vu ? Il a dû prendre ce train.

— Non. Le Méditerranée partant tous les soirs, je ne peux prendre part à tous les voyages. Mais je suis heureux de vous accueillir. Je regrette seulement de ne pouvoir vous conduire jusqu’à votre époux. Il y a longtemps que je ne l’ai vu et ce serait pour moi une grande joie…

— Ce sera pour une autre fois. Je lui dirai que nous avons passé un moment ensemble.

— Je vous en remercie. En attendant, permettez-moi de vous installer. Vous avez le sleeping n° 7.

Guidée par lui, Orchidée gagna l’étroite cabine d’acajou et de velours où, en dépit de l’exiguïté, rien ne manquait pour l’agrément d’un voyage paisible : ni les miroirs, ni l’agréable chauffage à la vapeur qui dispensait une douce température, ni le moelleux d’une couchette, ni l’éclairage au gaz, ni, dans l’étroit cabinet de toilette, les commodités les plus modernes.

Pierre Bault déposa le sac de la voyageuse sur la banquette qu’il transformerait plus tard en lit mais il éprouva quelque inquiétude quand, la voilette relevée, un visage pâle et creusé par la fatigue et par l’angoisse se révéla à lui.

— Allez-vous bien, Madame ? Vous me semblez très lasse ?

— Je le suis, en effet. Voyez-vous… depuis le départ de mon cher Édouard, je n’ai guère dormi. C’est… la toute première fois que nous nous séparons.

— Il fallait partir avec lui ?

— Sans doute et cela vous paraît simple mais… sa famille n’a pas encore admis notre mariage… et il n’aurait su que faire de moi. Nous avons pensé l’un et l’autre qu’il valait beaucoup mieux que je reste à la maison plutôt que l’attendre dans un quelconque hôtel.

— Veuillez me pardonner ! Puisque vous allez le rejoindre, il suffira d’une bonne nuit pour vous remettre. Souhaitez-vous que je vous fasse apporter quelque chose ? Un peu de thé peut-être ?

En dépit de la situation dramatique où elle se trouvait, Orchidée trouva un sourire pour cet homme dont les yeux clairs et le fin visage montraient tant de compréhension.

— Si vous pouviez m’offrir du thé à la chinoise, je considérerais cela comme le plus grand des bienfaits. Par malheur c’est l’accommodement anglais ou russe qui prévaut en Europe. Chez moi, j’ai dû batailler pendant des mois avant de parvenir à quelque chose d’acceptable. Encore y ai-je gagné la haine de notre cuisinière…

— La haine ? C’est un grand mot ?

— Je ne crois pas qu’il soit excessif car j’en ai eu la preuve. Néanmoins, un thé, quel qu’il soit, me fera plaisir.

— Vous aurez peut-être une surprise. Il n’est rien que la Compagnie internationale des Wagons-Lits n’ait prévu pour l’agrément de ses passagers. Nous savons faire le thé de bien des façons… Pendant que j’y pense : à quelle heure souhaitez-vous dîner au restaurant ?

— Est-il indispensable que je m’y rende ? J’aurai sans doute faim mais n’est-il pas possible que l’on me serve ici ? Jamais encore je n’ai pris un repas dans un lieu public sans mon mari. J’ai bien peur d’être… très gênée.

— Je le conçois sans peine. Je vais dire que l’on s’occupe de votre thé et que l’on vous apporte la carte…

— Merci… merci beaucoup !

À sa grande surprise, Orchidée vit arriver, portés sur un plateau d’argent par un garçon en livrée, de l’eau bouillante, un bol et une théière qui avaient dû naître quelque part du côté de Canton, plus un paquet de thé qui, s’il n’était pas le merveilleux tsing-cha, le thé vert récolté avant les pluies dans la vallée du Fleuve-Bleu et séché au soleil, était tout de même un excellent hong-tcha ou thé rouge appelé thé noir ou « souchon » par les Occidentaux, et qui, pour être séché à la chaleur artificielle, n’en dégageait pas moins un fumet prometteur.

Avec une pensée de gratitude pour son ancien compagnon de siège, la jeune femme dégusta avec délices plusieurs tasses de sa boisson favorite. Elle ne s’aperçut même pas que le train démarrait et commençait son long voyage en direction des pays du soleil.

Ses voyageurs définitivement casés dans leurs alvéoles respectives, Pierre Bault ne résista pas à la tentation de porter lui-même le menu du wagon-restaurant à celle que, depuis leur première rencontre, il appelait en lui-même sa « princesse de jade et de perle »… en ignorant alors qu’il s’agissait réellement d’une altesse.

Il faut avouer qu’elle n’en avait guère le plumage lorsqu’il l’avait vue pour la première fois dans sa veste trop longue et ses pantalons de cotonnade bleue. Une réfugiée parmi tant d’autres occupée à tirer l’eau d’un puits mais la pureté de ce visage, l’exquise finesse de la peau et des mains, la beauté un peu grave du regard sombre lui avaient fait battre le cœur sur un rythme inhabituel. Et puis, que ce nom d’Orchidée, fleur symbolique des Mandchous, était donc joli et lui allait bien !…

Il avait vite compris, néanmoins, que ses chances de voir ses sentiments payés de retour étaient inexistantes : Orchidée ne voyait, n’admirait qu’Édouard Blanchard. Cela se lisait dans ses yeux, dans le sourire involontaire qui épanouissait son visage comme une fleur dès qu’elle l’apercevait.

Pierre enferma donc ses propres sentiments au plus profond de son âme sans permettre qu’une basse jalousie vînt en ternir la pureté. Il aima pour lui-même, pour le seul bonheur d’aimer. Il sut se réjouir quand la jeune fille, en sauvant la vie d’Alexandra Forbes, donna la preuve la plus formelle de son attachement au clan des Occidentaux et ce fut d’un cœur ferme qu’il assista, après la libération, au mariage célébré par Mgr Favier. Mais sachant bien qu’il ne guérirait jamais, il se promit de se tenir aussi éloigné que possible du ménage Blanchard, n’accepta aucune invitation, éluda toute tentative de rapprochement et regretta même de ne pouvoir se faire remplacer quand, un jour, il vit leur nom sur la liste des voyageurs de sa voiture. Pour la première fois avec un rien d’amertume : on était loin de l’aventure tragique de Pékin et de l’héroïsme quotidien qui égalisait fortunes et rangs sociaux. Il eût aimé alors apparaître à la jeune femme sous l’aspect flatteur d’un voyageur riche et élégant, non sous sa vêture d’employé des Wagons-Lits.

Le couple se montra pour lui charmant, cordial, visiblement heureux de la rencontre tandis que lui ne se départissait pas d’un comportement courtois, souriant certes mais un tout petit peu distant, et s’il veilla sur eux avec plus de soin peut-être que sur les autres, il le fit avec assez de discrétion pour qu’ils n’en eussent pas conscience. Jamais voyage ne lui sembla aussi long ni aussi lentes les heures de la nuit passées sur son siège, au bout du couloir, les yeux fixés sur la porte d’acajou marqueté derrière laquelle reposait celle dont il n’avait jamais réussi à chasser l’image. Elle était plus belle que jamais alors, fort élégante en dépit de cette mode européenne qu’il n’aimait pas et trouvait même franchement absurde. Il eût cent fois préféré la revoir telle qu’elle lui était apparue au jour de son mariage, princesse de légende vêtue de satin couleur d’aurore et coiffée du charmant diadème de fleurs et de bijoux des Mandchoues de haute naissance. Cependant sa grâce était telle qu’Orchidée réussissait à paraître charmante et tout à fait à son aise sous le corset stupide, les rubans, les soutaches, les dentelles, les pampilles, les plumes et les fanfreluches de toutes sortes dont les couturiers affublaient leurs clientes : une vraie Parisienne ! Qu’il eût de loin préférée sous la blanche simplicité d’un drapé antique.

En se retrouvant tout à l’heure en face d’elle, Pierre reçut un choc. La voir seule et presque sans bagages à la coupée de son train lui causait une sorte de malaise en dépit de ce qu’elle donnait comme raison à ce départ subit : rejoindre à Marseille un époux parti quelques jours plus tôt pour Nice alors qu’il eût été tellement plus simple de partir ensemble ! De toute évidence la jeune femme ne se trouvait pas dans son état normal et, bien qu’il s’en défendît, l’ancien interprète flairait un je-ne-sais-quoi d’insolite, peut-être même un drame : cela tenait à la légère altération du timbre de la voix et aussi à cette voilette noire qui, malgré son épaisseur ne parvenait pas à cacher tout à fait ses traits tirés.

Lorsqu’il revint lui porter le menu, il sut que quelque chose n’allait pas. Débarrassé de son tulle à pois de velours qu’il avait bien fallu relever pour n’être pas ridicule, le visage d’Orchidée montrait un pli douloureux et même des traces de larmes, peu apparentes peut-être pour un indifférent mais trop claires aux yeux d’un amoureux. Sa « princesse de jade et de perle » souffrait. Mais de quoi ?…

À cent lieues d’imaginer les pensées qui s’agitaient dans la tête de cet homme qu’elle connaissait mal mais qui lui montrait une si délicate attention, Orchidée retrouvait peu à peu l’équilibre dont les dernières heures venaient de la priver. Le confort ouaté de son compartiment, le parfum subtil et familier d’un thé préparé comme elle l’aimait, sa chaleur et aussi le bercement rythmé du train agissaient sur elle comme un anesthésique tout en lui rendant des forces neuves.

Pour mieux l’isoler encore du monde extérieur, Pierre Bault tira les rideaux de velours avant le départ du train et la jeune femme ne vit rien des banlieues puis des campagnes que l’on traversait. C’était comme s’il voulait qu’elle ferme les yeux pour ne les rouvrir qu’en vue de la mer bleue où elle voguerait bientôt.

Cependant, son repas de coquilles Saint-Jacques, d’œufs brouillés aux champignons, de fins haricots verts et de mousse au chocolat terminé – depuis son arrivée en Europe elle s’était découvert une véritable passion pour le chocolat –, elle dut accepter de passer quelques instants dans le couloir tandis que l’on préparait son lit.

Sachant bien qu’elle souhaitait surtout la solitude, Pierre Bault employa pour cela le temps du premier service au wagon-restaurant, celui qui drainait le plus de monde. Le couloir était vide à l’exception de la jeune dame au chinchilla qui, apparemment, n’avait pas voulu se déplacer et attendait comme sa voisine que l’on eût accommodé sa couchette pour la nuit.

Les compartiments des deux femmes ne se trouvaient séparés que par un seul sleeping. Elles étaient donc très proches mais si la jeune veuve, adossée à la cloison, ne prêtait aucune attention à l’autre voyageuse, celle-ci la regardait sans cesse avec la mine de quelqu’un qui brûle d’entamer la conversation mais n’ose pas trop s’y risquer. Finalement elle prit son courage à deux mains et se décida :

— Veuillez me pardonner de vous aborder sans avoir eu l’honneur de vous être présentée, fit-elle d’une voix contenue. Vous êtes l’unique voyageuse occupant seule un compartiment dans cette voiture et je me demande si vous consentiriez à me rendre un service.

Le visage était ravissant, le sourire charmant et sympathique, les yeux bleus bien francs, aussi Orchidée jugea-t-elle qu’il n’y avait aucune raison de ne pas répondre aimablement :

— Si ce n’est pas trop difficile…

— J’espère que non mais d’abord, il faut que je vous dise qui je suis : mon nom est Lydia d’Auvray, des Bouffes Parisiens…

— Excusez-moi, je vais peu au théâtre. Vous êtes comédienne ?

— Un peu et aussi chanteuse et danseuse. J’ai un certain succès, précisa-t-elle avec une satisfaction ingénue. C’est agréable, cependant cela vous vaut parfois aussi de gros ennuis avec les hommes…

— Vous devez plaire beaucoup, fit Orchidée en souriant. Vous êtes en effet très jolie !

— Merci beaucoup, bien que certains jours j’aimerais mieux l’être un peu moins. En ce moment, par exemple ! Je… je viens d’avoir une aventure avec un prince russe… un homme superbe… très riche mais affreusement jaloux et tyrannique au possible. Il… il me poursuit et… autant tout vous dire ! Je me suis enfuie…

En sortant du compartiment d’Orchidée, Pierre Bault lui coupa la parole mais, avec beaucoup de présence d’esprit, Lydia d’Auvray enchaîna sans changer de ton sur la beauté du paysage enneigé dont on entrevoyait vaguement la blancheur à travers des vitres qui ne reflétaient guère que les occupantes du couloir. Voyant qu’elles parlaient ensemble, il s’écarta d’elles et disparut au bout du wagon avec le garçon de service qui venait d’achever les lits.

Cependant Orchidée se sentait tout à coup une vraie sympathie pour ce joli petit bout de femme qui, elle aussi, avait à se plaindre des hommes. Elle en fuyait un comme elle-même fuyait la police. De là à voir en elle une sœur d’infortune il n’y avait qu’un pas. Vite franchi !

— Dites-moi en quoi je peux vous aider ?

— C’est simple. Je voudrais que vous acceptiez de changer de compartiment avec moi mais sans que cet homme… le… le conducteur en sache rien. Gri-gri – je l’appelle comme ça ! – est capable de tout pour me retrouver… même de faire subir la torture à ce fonctionnaire.

En dépit du ton dramatique, Orchidée ne put s’empêcher de rire. Ce qui l’étonna fort et lui ouvrit sur elle-même d’étranges perspectives : quelle femme était-elle donc pour pouvoir rire alors qu’Édouard n’était pas mort depuis vingt-quatre heures ?

— Je ne vois pas ce que l’on pourrait lui faire dans un train de luxe ? remarqua-t-elle. Quant à M. Bault, je le connais depuis longtemps. Il serait incapable de trahir une femme. Vous devriez lui accorder plus de confiance ?

— Non, décida Lydia : c’est un homme et je ne fais confiance à aucun. Ou bien ils sont rivaux, ou bien ils se soutiennent. Cela dit, si ma proposition vous contrarie je le comprendrai très bien.

— Pourquoi voulez-vous que cela me contrarie ? Toutes ces petites chambres se ressemblent !…

— Alors, vous voulez bien ?

— Je veux bien… et je ne dirai rien… Quand notre conducteur va revenir, je lui dirai bonsoir et je me tiendrai prête. De votre côté, vous n’aurez qu’à guetter l’un des moments où il s’éloigne et vous viendrez vite me chercher.

— Oh ! je vous remercie de tout mon cœur et si je peux à mon tour vous rendre service, vous pourrez me demander ce que vous voulez ! Promis, juré !

Et à la grande surprise d’Orchidée la supposée noble descendante des d’Auvray étendit la main d’un air solennel et cracha par terre. Orchidée se demanda un instant si elle devait en faire autant mais après tout personne ne lui demandait de jurer quoi que ce soit. Cependant elle avait encore quelque chose à dire :

— Vous allez vous aussi à Marseille ?

— Non. À Nice. Ça vous paraît un obstacle ?

— Pas du tout mais on doit me réveiller avant l’arrivée du train.

— S’il découvre que nous avons fait un échange cela n’aura plus d’importance à ce moment-là. Je vais cependant lui demander aussi de me réveiller avant Marseille.

— Alors nous sommes d’accord…

— Encore un mot ! Vous ne voulez pas me dire votre nom, madame.

— Nous n’aurons guère l’occasion de nous revoir. Je m’embarque après-demain pour la Chine mais cela me fera plaisir de savoir que je laisse ici une amie. Je m’appelle Dou-Wan… Princesse Dou-Wan !

Les yeux de la petite blonde s’ouvrirent tout grands :

— Mince !… Une princesse ? Ça ne m’étonne plus que vous soyez si belle et que vous ayez tant d’allure !…

Orchidée se contenta de sourire encore, sous le coup de la surprise qu’elle venait de se faire à elle-même. Son nom d’autrefois était revenu de lui-même à ses lèvres comme si elle souhaitait dépouiller et abandonner au rivage de France le personnage d’une fille de marchands réfugiée qu’elle avait incarnée si longtemps. N’était-ce pas d’ailleurs la meilleure chose à faire si elle voulait retrouver un équilibre réel et tenter de redevenir, si peu que ce soit, celle qu’elle était autrefois ? Le silence des jardins de la Cité Interdite achèverait une résurrection qui se poursuivrait lentement jusqu’aux portes de la mort…

Les choses se passèrent comme les deux fugitives venaient de le décider. Lorsque Pierre Bault revint, Orchidée le remercia de ses soins et, avant de lui souhaiter une bonne nuit, demanda instamment à n’être pas dérangée, ce qui fit sourire le conducteur :

— Il n’y a aucune raison pour cela, Madame. Je veillerai attentivement sur votre sommeil. Dormez bien !

Un moment plus tard, profitant de ce qu’il était réquisitionné à l’autre bout du wagon pour le service d’une dame à la voix singulièrement autoritaire, les deux jeunes femmes opérèrent leur double déménagement. Orchidée se retrouva dans une cabine toute semblable à celle qu’elle venait de quitter à un détail près : un parfum de tubéreuses s’y était installé avec la belle Lydia qui d’ailleurs en répandait généreusement autour d’elle les effluves coûteux mais entêtants. Il se trouvait qu’Orchidée détestait cette odeur. Persuadée qu’elle ne parviendrait pas à dormir dans cette atmosphère et pour éviter au réveil un violent mal de tête, elle tira les rideaux, ouvrit la fenêtre, ce qui permit à une rafale de neige de s’engouffrer et l’obligea à refermer rapidement mais pas tout à fait : elle laissa une étroite ouverture avec, entre les rideaux, un assez large espace pour que l’air pût pénétrer et dissiper autant que possible l’odeur indésirable. Après quoi elle se déshabilla rapidement, se coucha, éteignit et, remontant ses couvertures plus haut que ses oreilles, se pelotonna dans ce cocon douillet et s’endormit presque aussitôt.

Imperturbable, le Méditerranée-Express poursuivait sa route à travers les paysages blancs de la Bourgogne…

CHAPITRE III LA GARE DE MARSEILLE

La brusque ouverture de sa porte réveilla Orchidée en sursaut. Elle eut à peine le temps de voir une immense silhouette se découper dans le cadre du couloir éclairé qu’une masse pesante s’abattait sur elle, une masse barbue qui fleurait l’Iris de Florence et le tabac anglais, qui semblait posséder autant de mains que le dieu Çiva et qui proférait dans une langue inconnue des paroles véhémentes émaillées d’appellations tendres du genre « Petite Colombe » ou « Ame de ma vie »…

Etouffée, embrassée, palpée sur toutes les coutures, Orchidée, d’abord affolée, réussit tout de même à dégager sa bouche et poussa un hurlement tellement strident qu’il fit sursauter l’assaillant. En contrepoint, il émit sur un ton de douloureux reproche :

— Petite colombe ! Pourquoi faire souffrir ton Gricha qui t’aime tant ?

Comprenant en un éclair qu’elle avait affaire au Russe dont la divette des Bouffes Parisiens avait si peur, Orchidée aurait bien voulu faire cesser le malentendu mais, avec un illogisme parfait, le personnage, tout en lui posant une question, appliquait sur sa bouche une main grande comme une assiette à seule fin d’empêcher un nouveau cri. Cependant, le premier semblait avoir suffi. Un instant plus tard, le compartiment s’éclairait et une dame en robe de chambre mauve et bigoudis fit irruption brandissant un parapluie qu’elle tenait par le milieu et dont, sans hésiter, elle abattit avec autorité le manche représentant une tête de canard en argent sur le crâne de l’assaillant.

Étourdi, celui-ci lâcha prise. Orchidée réussit à le faire tomber sur le tapis. Aussitôt, elle se leva, enfila le « saut de lit » qu’elle avait emporté et, soutenue par celle qui était venue si opportunément à son secours, elle sortit dans le couloir où s’entassait tout le wagon. À l’exception toutefois de Lydia d’Auvray dotée sans doute d’un sommeil singulièrement lourd à moins qu’elle préférât ne pas bouger.

Le spectacle offert par les passagers du train était des plus pittoresques : un assemblage de robes de chambre bariolées et de coiffures de nuit. Tout le monde parlait à la fois mais le principal objet de l’intérêt général était Pierre Bault que l’on venait de hisser sur son siège et qui reprenait lentement ses esprits avec l’assistance d’un vieux monsieur à barbiche et lorgnon qui lui faisait avaler le contenu d’un flacon de voyage.

Bousculant tout le monde, Orchidée se précipita vers lui :

— Êtes-vous blessé ? Que s’est-il passé ?

— Un peu étourdi seulement, dit le vieux monsieur en introduisant une seconde fois le goulot dans la bouche du conducteur. Cette brute l’a agressé, ajouta-t-il en désignant une sorte d’homme préhistorique, couvert de poils depuis un haut bonnet à la russe jusqu’au milieu de la poitrine où s’achevait une longue barbe, et que deux voyageurs maintenaient à grand-peine. Orchidée s’agenouilla auprès de Pierre :

— Mon pauvre ami ! Pourquoi vous a-t-il attaqué ?

En dépit d’un esprit embrumé et d’une douleur lancinante, Pierre, devant cette sollicitude, eut un sourire extasié :

— Je n’en sais rien !… Tout à l’heure j’ai vu arriver un personnage – un Russe plutôt brutal – venu d’une autre voiture sans doute. Il m’a ordonné de lui dire si Mlle d’Auvray était ici et quel était le numéro de son compartiment. Naturellement, j’ai refusé… Alors, il s’est tourné vers cet homme qui le suivait et il a juste dit « Igor ! » ?… J’ai vu… se lever un poing énorme… puis plus rien ! Avez-vous été dérangée, Madame Blanchard ?

— Oui. Un monstre barbare a ouvert ma porte et s’est jeté sur moi en disant des choses que je ne comprenais pas. Je ne sais pas du tout qui cela peut être ?

— En tout cas, il se tiendra tranquille pendant un moment ! fit la dame dont le parapluie était venu au secours d’Orchidée et qui surgissait à cet instant du lieu du drame dont elle refermait soigneusement la porte derrière elle avant de faire face avec dignité aux visages qui l’entouraient. Elle s’en désintéressa d’ailleurs aussitôt pour s’approcher du conducteur :

— Eh bien, mon pauvre Pierre, on vous a arrangé de la belle façon ! Vous avez une bosse comme un œuf d’autruche !

— Ce n’est rien mais, si je comprends bien, Madame la Générale, vous avez maîtrisé l’ennemi ?

— Pourquoi pas ? Ce parapluie m’a déjà rendu service en bien des occasions… C’est un fidèle compagnon ! Cela dit, il faudrait peut-être prévenir quelqu’un… les autres conducteurs, le chef de train… sinon le bandit est capable de tout casser. Écoutez donc le bruit qu’il fait !

De fait, le panneau d’acajou résonnait de coups redoublés comme si l’homme enfermé à l’intérieur prétendait le démolir. Orchidée cependant remerciait ce génie des batailles d’une espèce inconnue avec un vif sentiment d’admiration. C’était la plus étonnante personne qu’elle eût jamais vue. Ronde comme une boule, « Mme la Générale » était en effet distinguée comme une reine malgré les papillotes de velours mauve qui couronnaient le dessus de sa tête et les deux nattes grises nouées du même ruban qui dansaient sur son dos. Elle avait dû être d’une surprenante beauté car, en dépit d’un menton empâté, son profil était d’une exquise délicatesse et les pattes d’oie qui griffaient ses yeux d’une rare nuance de violet ne leur enlevaient rien de leur vivacité ni de leur grandeur. Sa peau avait la couleur d’un ivoire vieilli mais un sang resté vif la teintait, aux pommettes, d’un rose léger de bonne santé.

De son côté, la vieille dame observait son obligée avec intérêt :

— Vous êtes diablement belle, ma chère ! déclara-t-elle d’un ton qui ne supportait pas la contradiction. Chinoise, je pense ?… Non, plutôt Mandchoue !… et de bonne souche. Je comprends qu’un homme perde la tête pour vous mais quelle idée de vous appeler « Petite colombe » ! Cela ne vous va pas du tout.

— Ce n’est pas non plus à moi que ce terme s’adressait… Ce personnage… s’est trompé de sleeping et…

Un nouveau voyageur qui accourait, visiblement très agité, lui coupa la parole. Celui-là aussi méritait d’être regardé car il avait oublié de retirer le filet retenant ses cheveux et l’étrange appareil muni d’élastiques qui maintenait sa moustache. Ce qu’il disait était proprement ahurissant :

— Dans les deux voitures dont je viens, les conducteurs ont été assommés eux aussi. Ils commencent seulement à reprendre leurs esprits. Il faut arrêter le train, appeler la police ! Je suis persuadé qu’il s’agit d’une attaque de terroristes !

— Inutile ! Nous arrivons à Lyon dans deux minutes, dit Bault. Nous pourrons débarquer nos voyageurs indésirables… et peut-être éviter que le train prenne trop de retard ! S’il vous plaît, Mesdames et Messieurs, veuillez avoir l’amabilité de regagner vos compartiments ! À l’exception, bien sûr, des personnes qui ont bien voulu se charger de l’ordre de cette voiture. Ce dont je les remercie infiniment.

En effet, le Méditerranée-Express ralentissait tandis que derrière les vitres apparaissaient les lumières, des faubourgs de l’ancienne capitale des Gaules. Pendant ce temps, Orchidée racontait comment elle en était venue à changer de place avec cette Mlle d’Auvray qui ne se décidait toujours pas à paraître :

— Elle avait tellement peur qu’elle ne voulait même pas que vous soyez au courant, ajouta-t-elle avec un sourire d’excuse. J’avoue qu’à présent je la comprends : cet homme est terrifiant !…

— Ce que je commence à comprendre, moi, c’est pourquoi j’ai été attaqué ainsi que mes collègues. Ce Russe qui devait être quelque part dans le train a dû leur poser la même question qu’à moi : où se trouve Mlle d’Auvray ? Devant leur refus, il les a fait endormir par son chien de garde pour pouvoir consulter leurs listes de voyageurs…

— Tout de même, émit la Générale, ils ont bien le droit de faire savoir qu’ils n’ont aucun voyageur de ce nom ?

— Sans doute mais ce genre d’homme ne doit croire que ce qu’il voit. Il a préféré s’assurer de leur véracité. Quant à moi, Mlle d’Auvray, qui en arrivant semblait au bord de la panique, m’a fait les plus expresses recommandations et j’ai dit, moi aussi, qu’elle n’était pas là. Vous connaissez la suite…

L’entrée à Lyon du Méditerranée-Express illuminé comme pour une fête – tous les voyageurs, bien sûr, étaient réveillés et surexcités au plus haut point ! –, alors qu’il eût dû être plongé dans le silence et l’obscurité des palaces roulants, fit sensation. Les autorités accoururent et l’on appela la Police pour qu’elle prît en charge les coupables.

Fort inquiète à l’idée de subir un interrogatoire, Orchidée dit qu’elle ne se sentait pas bien et pria Pierre d’expliquer à sa place ce qui venait de se passer.

— Je voudrais aller me reposer dans mon compartiment.

— Venez plutôt chez moi ! proposa la dame aux bigoudis mauves. Je voyage avec miss Price, ma dame de compagnie, une Anglaise peureuse comme une belette qui s’est jetée sous sa couchette en vous entendant crier. Nous l’y laisserons ! À propos, je suis la générale Lecourt, née Bégon, de vieille souche marseillaise. Quant à vous, c’est, je crois, Madame… Blanchard si j’ai bien compris le nom que Pierre vous a donné ?

Il était difficile de prétendre le contraire. À cet instant, le chef de train et un homme d’équipe particulièrement vigoureux, aidés du conducteur, s’employaient à faire sortir l’assaillant d’Orchidée mais il était calmé et paraissait même tout à fait maître de lui. Avec un accent qui fleurait bon les bords de la Volga ou de la Néva, il déclara seulement qu’il entendait demeurer libre de ses mouvements :

— Je refuse être traité comme malfaiteur ! Je suis prince Grigori Kholanchine, cousin de Sa Majesté le Tzar de toutes les Russies !

— Croyez que je suis désolé, prince, dit Pierre Bault avec sévérité, mais vous vous êtes introduit dans le sleeping de cette dame et vous, l’avez attaquée brutalement lui causant une grande frayeur. D’autre part vous avez jugé bon d’assommer sans raisons trois conducteurs dont moi-même et vous comprendrez qu’il est impossible, dans ces circonstances, de vous garder dans le train.

Le Russe considéra Orchidée avec une sincère surprise :

— C’est terrible erreur ! Je n’ai pas l’honneur connaître Madame et ne comprends rien. Il y a écrit sur carton : Mlle d’Auvray, numéro 4…

— Il y a eu un changement de dernière minute.

— Alors… ma Lydia pas là ? gémit le prince prêt à pleurer.

— On dirait que non, fit la Générale. Cependant, avant de vous lamenter, vous pourriez peut-être offrir vos excuses à Mme Blanchard. Ou est-ce qu’il est normal de faire le cyclone sans un mot chez vous ?

— On n’apprend pas politesse à prince Kholanchine ! Il va faire mais il est immergé dans immense admiration : Madame est belle comme Péri des eaux de Volga ! fit-il avec lyrisme. Je suis très contristé avoir fait peur mais je suis amoureux avec délire d’adorable Lydia. Je veux épouser… faire existence de reine… mettre châteaux, fortune devant petits pieds mais adorable Lydia préfère petit théâtre minable… Partie sans même dernier baiser !

Il semblait si sincèrement désolé qu’Orchidée sentit sa sympathie s’éveiller pour ce géant blond dont le visage, en dépit d’une moustache et de favoris imposants, était candide comme celui d’un enfant.

— L’amour est un sentiment compliqué, dit-elle gentiment. Il est parfois difficile de savoir si l’on est payé de retour…

— Lydia disait aimer Grigori ! Alors, pourquoi ?

— Si vous lui avez offert des bijoux et des fourrures, coupa Mme Lecourt, elle pouvait difficilement vous dire autre chose. Quel âge avez-vous, prince ?

— Vingt-huit hivers. Pourquoi demander ?

— Parce qu’il serait temps pour vous d’essayer de connaître un peu mieux les femmes… surtout celles qui se produisent sur les tréteaux parisiens. Elles sont volages, intéressées en général et surtout elles tiennent à leur liberté. À votre place j’essaierais de me trouver une autre belle amie. Cela ne devrait pas vous être difficile…

— Oh si ! Difficile trouver aussi ravissante !

— Allons donc ! Paris est plein de jolies filles. Quant à vous, mon âge me permet de vous dire que vous êtes plutôt beau garçon. Un peu vif peut-être mais…

— Si vous le permettez, Madame, coupa le chef de gare qui commençait à trouver le temps long, j’aimerais que nous quittions le train pour aller discuter de l’affaire dans mon bureau. Le Méditerranée-Express est déjà en retard et, comme son nom l’indique, c’est un express, pas un tortillard. Il doit repartir…

Tandis que Pierre Bault et le chef de train déposaient leurs témoignages entre les mains d’un agent chargé de la sécurité en gare de Lyon-Perrache, on fit descendre le prince ainsi que son cosaque velu et peut-être muet car il n’avait pas encore dit un mot. La générale Lecourt donna son nom et son adresse au cas où l’on aurait besoin de son témoignage. Orchidée fut bien obligée d’en faire autant puis, comme son compartiment était libre à présent bien que la porte eût un peu souffert, elle exprima le désir d’y rentrer au lieu d’aller encombrer sa nouvelle amie.

— Vous avez grand besoin d’un remontant, dit celle-ci en lui prenant le bras. Quand ce train du délire sera reparti, trouvez-nous donc quelque chose à boire, mon petit Pierre…

Orchidée approuva avec enthousiasme.

— Quelle bonne idée ! Un peu de thé, peut-être ?

— Du thé ? fit Mme Lecourt avec une horrible grimace. Vous appelez ça un remontant ? Vous ne préféreriez pas du champagne ?

— Non, merci. Je… je n’aime pas beaucoup cela. Toutes ces petites bulles vous piquent le nez et donnent de l’aigreur.

— De l’aigreur ? Bonne Mère !… Le pauvre Dom Pérignon doit être en train de se retourner dans sa tombe !…

— Voulez-vous tout de même une demi-bouteille, Madame la Générale ? proposa le conducteur.

— Ma foi non ! À moins que vous ne la buviez avec moi ?

— Jamais pendant le service, vous le savez bien.

— On peut toujours espérer ! Eh bien, apportez-moi un verre de vieil armagnac… Ah ! pendant que j’y pense : passez donc chez moi et dites à miss Price qu’elle peut sortir de dessous son lit et se recoucher… Je ne tarderai pas à rentrer…

Un coup de sifflet déchira l’air. Il y eut une secousse légère au démarrage. Debout près de la portière que l’on venait de refermer, Pierre Bault regarda le long quai éclairé glisser sous ses yeux avec un vague sentiment de gratitude pour l’incroyable prince Kholanchine. Grâce à son comportement délirant, Orchidée, tout à l’heure, se penchait sur lui avec sollicitude et cet instant de bonheur pur valait bien la bosse qui gonflait sur son crâne.

Dans les grands sleeping-cars, les portes se refermaient l’une après l’autre, les rideaux se tiraient. Chacun regagnait son lit en remettant à l’heure du petit déjeuner le commentaire de l’incident. Le Méditerranée-Express, avec sa majesté coutumière, reprenait son voyage vers les pays du soleil et de la douceur de vivre.

Dans son compartiment, Orchidée et Agathe Lecourt achevaient posément leurs boissons respectives quand on frappa à la porte. La Générale ouvrit et l’on vit paraître la tête blonde, ébouriffée et contrite de Lydia d’Auvray :

— Je ne resterai pas longtemps, dit-elle, mais il fallait que je vienne vous demander pardon, Madame la Princesse, et vous remercier. Vous m’avez rendu un très très grand service…

— Sans le vouloir vraiment, fit Mme Lecourt. Mais qui donc est princesse ici ?

— Moi, soupira Orchidée qui commençait à regretter sa subite poussée d’orgueil, mais c’est sans importance. Le mieux est d’oublier tout cela au plus vite. J’ajoute, cependant, que je comprends pourquoi vous aviez si peur. Quel homme terrible !

— Et encore vous ne savez pas tout ! Depuis qu’il est venu me voir, un soir, aux Bouffes Parisiens, il est devenu comme fou. Il ne voulait plus me quitter… J’ai cru d’abord que j’allais connaître le grand amour car il est très généreux et m’a offert des choses fabuleuses. Il disait qu’il n’aimerait jamais que moi, qu’il voulait m’épouser…

— Magnifique ! s’écria la Générale. Et cela ne vous disait rien ?

— Dans les débuts, si… C’était comme un rêve. Mais j’ai vite compris : épouser Grigori, ça voulait dire abandonner complètement ma liberté et aussi le théâtre et moi, le théâtre, j’adore ça. Surtout que ça commence à bien marcher pour moi. Je ne pouvais plus faire un pas sans être surveillée…

— Il était avec vous tout le temps ? demanda Orchidée qui ne pouvait s’empêcher de s’intéresser à cette histoire qui la changeait de ce qu’elle vivait elle-même.

— Lui, non, mais son domestique, Igor, était collé à mes talons. Il me suivait partout, attendait devant ma loge, m’accompagnait chez le coiffeur. Je ne pouvais plus faire un pas seule, même quand Grigori était au cercle. Vous comprenez : j’étouffais !

— Il fallait le lui dire, fit Mme Lecourt. C’est stupide de se laisser mettre le grappin dessus comme cela !

— J’aurais voulu vous y voir. Si je parlais seulement d’aller chez ma mère, il entrait dans une rage folle. J’ai compris que j’étais perdue quand il m’a annoncé que nous allions partir pour la Russie où il a un grand domaine avec beaucoup de serviteurs et beaucoup de neige par-dessus. Là on se marierait. Vous vous rendez compte ? Il fallait que je fasse quelque chose…

— Et qu’avez-vous fait ?

— Pendant une répétition, j’ai prié une copine de me prendre un billet de train pour le surlendemain en fin d’après-midi. Puis j’ai pris rendez-vous chez mon coiffeur. Bien sûr, Igor son domestique qui ne me quittait jamais d’une semelle, m’a emmenée mais, chez Gaetano, il y a une porte de derrière qui ouvre sur la rue Volney. À peine arrivée, j’ai demandé qu’on aille me chercher un fiacre, j’ai payé ce que j’aurais dû si je m’étais fait coiffer et j’ai filé dès que la voiture a été là. Je suis allée à la gare… et vous savez la suite !

— Il vous a retrouvée bien vite, il me semble ? dit Orchidée.

— Ça oui ! Je ne sais pas comment il s’y est pris. Peut-être que ma copine Fernande lui a tout dit, ou alors il a tiré les vers du nez de Gaetano. On se connaît depuis longtemps tous les deux. On est du même pays.

— Vous êtes italienne ? demanda la Générale.

— Non. Je viens de Nice où ma mère est marchande de fleurs. Seulement, ça, Grigori ne le sait pas. Il me croit la fille d’un « soyeux » de Lyon qui m’a reniée quand j’ai voulu faire du théâtre. Encore une chance qu’il n’ait pas eu l’idée d’aller lui demander ma main !

— Mais comme nous l’avons laissé dans cette ville, c’est une idée qui pourrait lui venir ?

— Voilà qui m’est égal ! Tout ce que je veux c’est ne plus le revoir et ça m’étonnerait tout de même qu’il réussisse à me retrouver. Chez nous, personne ne connaît Lydia d’Auvray…

— Ce n’est pas votre vrai nom ? demanda Orchidée.

— Je m’appelle Reparata Gagliolo. Allez donc faire carrière au théâtre avec un nom pareil !

— Mais, si vous rentrez à Nice, vous renoncez à la scène ?

— Seulement pour un temps, et encore ! Je trouverai peut-être un engagement à Monte-Carlo ou en Italie. De toute façon, j’ai de l’argent devant moi et je peux attendre. Grigori finira bien par rentrer en Russie. Mais assez parlé de moi ! Je voulais seulement vous dire que je n’oublierai pas ce que vous avez fait. Vous m’avez, autant dire, sauvé la vie !

— Vous croyez ? Moi je pense que cet homme vous aime et qu’il doit être malheureux !

Lydia haussa les épaules avec désinvolture :

— L’amour, l’amour ! On va loin avec ça ! Vous me voyez en grande dame russe ?

— Pourquoi pas ? Vous ne manquez pas d’élégance…

— Oh ! je sais que je peux faire illusion pendant un temps mais on aurait vite découvert que je ne sors pas de la cuisse de Jupiter. Grigori lui-même finirait par en avoir assez de sa « Petite colombe », comme il dit, et qu’est-ce que je deviendrais, moi, perdue au fond d’une steppe ?

— On en revient, vous savez, fit la vieille dame en riant. À présent il y a même un train qui traverse la Russie et la Sibérie jusqu’à Vladivostok.

— Très peu pour moi ! Il me faut du soleil, dehors ou sur les planches. Encore merci, Madame la Princesse ! Je regrette beaucoup que vous partiez si loin parce que je n’aurai pas beaucoup de chances de vous revoir. La Chine c’est encore pire que la Russie mais, au fond, vous faites comme moi : vous rentrez chez vous ? Alors, je vous souhaite bon voyage… et aussi beaucoup de bonheur !

Orchidée aurait donné cher pour que la jeune Lydia ait la reconnaissance moins bavarde et elle la vit quitter son compartiment avec un certain soulagement tout en s’efforçant de préparer des réponses aux questions qu’elle sentait venir mais, à sa grande surprise, la Générale n’en posa aucune, se contentant de siroter ses dernières gouttes d’alcool avec une évidente satisfaction. Puis elle se leva pour rentrer chez elle en souhaitant une « bonne fin de nuit » à sa compagne. Et ce fut celle-ci qui posa la question, peut-être imprudente mais qui la tracassait depuis un moment :

— Comment avez-vous deviné que je suis mandchoue et non chinoise ?

— Mon défunt époux a été en poste à Tien-Tsin pendant plusieurs années. Là-bas, j’ai appris à voir les différences. C’est l’enfance de l’art quand on connaît bien les deux peuples…

— Est-ce que vous… aimiez la Chine ?

— Beaucoup ! Mais il est inutile d’employer l’imparfait : je l’aime toujours. Dormez bien ! Nous nous reverrons à Marseille…

Avec un soupir de soulagement, Orchidée referma au mieux sa porte que les coups de bélier administrés par le prince Grigori avaient rendue quelque peu branlante. Cependant, bien certaine que plus personne n’aurait l’idée d’assommer le conducteur et de se ruer sur sa personne, elle s’étendit sur son lit avec soulagement et trouva le sommeil sans peine. Jamais, en effet, même au temps du siège, elle n’avait subi journée plus éprouvante. Dormir était le seul bien précieux qu’elle ambitionnât.

Pendant ce temps, après avoir rabroué sa dame de compagnie qui s’obstinait à ne pas dormir et attendait, Dieu sait pourquoi, une attaque de terroristes, Agathe Lecourt ressortait de chez elle pour aller bavarder un petit moment avec Pierre Bault qu’en vieille habituée de la ligne elle connaissait depuis longtemps. Fort curieuse sans doute, elle désirait éclaircir quelques points obscurs entre ce qu’il avait dit de Mme Blanchard et les phrases étranges échappées à la chanteuse. Les points d’interrogation qui se bousculaient dans son esprit se résumaient, au fond, en une seule phrase : qu’est-ce que cette étrange et ravissante jeune femme allait faire au juste à Marseille ?

Connaissant le conducteur, elle aurait dû savoir qu’il était l’homme le plus discret du monde et que le faire parler quand il ne le voulait pas était un exploit. Il se contenta de répéter les paroles mêmes d’Orchidée :

— Elle va rejoindre son mari…

— Ah ! Et ils vont partir tous les deux pour la Chine ?

Si habitué que fût Pierre aux confidences les plus délirantes de ses passagers, il ne put retenir un haussement de sourcils surpris.

— C’est elle qui vous l’a dit ? fit-il doucement.

— Non. C’est la petite théâtreuse. Elle l’a remerciée de l’aide apportée en regrettant que son départ prochain pour l’Extrême-Orient rende impossible de prochaines retrouvailles. Qu’en pensez-vous ?

Pierre eut pour la vieille dame ce sourire charmant, un peu timide, qui lui attirait la sympathie de tous les usagers du Méditerranée-Express :

— C’est peut-être vrai et, si j’étais vous, je m’en tiendrais à ce qu’en dit Mme Blanchard elle-même. Vous avez trop d’imagination, Madame la Générale et, si vous voulez bien me le permettre, je crois que vous lisez trop de romans d’aventures.

— Ouais ! Je savais bien que vous ne me diriez rien mais je suis toujours partie de ce principe qu’il faut savoir risquer pour obtenir quelque chose. En l’occurrence, je ferais mieux d’aller me coucher, sinon je n’aurai pas fermé l’œil de la nuit et miss Price me dira encore que j’ai la figure à l’envers ! Bonne nuit !

— Je vous accompagne jusqu’à votre porte pour m’assurer que tout va bien dans cette voiture.

Mais plus aucun bruit, sinon quelques sonores ronflements, n’accompagnait le rythmé du train. En revenant vers sa place, Pierre passa une main légère sur la porte d’Orchidée pour s’assurer qu’elle tenait à peu près puis revint s’asseoir sur son siège. Cette histoire de départ pour la Chine le tourmentait. La jeune princesse l’avait-elle lancée pour se débarrasser d’une reconnaissance encombrante ? Telle qu’il la connaissait, elle ne souhaitait certainement pas revoir Lydia d’Auvray, sachant bien, en outre, qu’Édouard n’approuverait guère ce genre de relations. Oui, c’était sûrement ça !

Mais au moment où il se donnait à lui-même cette assurance Pierre s’efforçait de ne pas entendre une voix intérieure, toute petite et toute timide, qui chuchotait : « Et si c’était vrai ? Si Orchidée regagnait réellement son pays natal ? » Cela expliquerait bien des choses et d’abord le fait qu’elle voyageait seule, sans son époux alors que jamais on ne les voyait l’un sans l’autre. D’autre part, elle n’avait pratiquement aucun bagage… Cela signifiait quoi ? L’impulsive réaction d’une femme amoureuse incapable de se supporter seule dans sa demeure devenue trop grande et partie sur un coup de tête pour rejoindre son mari sans même se donner le temps d’emplir une malle ? Un mouvement de jalousie ? Non, c’était impossible : dans ce cas-là, Orchidée se rendrait à Nice où d’après elle, Édouard s’était rendu au chevet de sa mère.

Une autre hypothèse montrait le bout de son nez : la belle Mandchoue allait vraiment s’embarquer pour la Chine, peut-être à la suite d’une scène de ménage. Ne voyant presque jamais les Blanchard, Pierre ignorait tout de leur vie intime. Se pouvait-il que le roman né au bord du canal de Jade eût atteint son dernier chapitre ? Cela expliquerait l’état de bouleversement dans lequel il avait vu la jeune femme. Mais comment savoir ? De toute façon, il y avait un drame quelque part, un drame contre lequel il ne pouvait rien en dépit de son amour.

L’idée lui vint d’abandonner son poste et de la suivre discrètement à Marseille. À ce stade du parcours on en était presque aux trois quarts du voyage. Il pouvait se déclarer souffrant et demander à l’un de ses collègues de s’occuper de deux wagons jusqu’à Nice ? Le coup assené par le prince Kholanchine pouvait justifier un malaise… La seule idée d’abandonner Orchidée, seule, dans une ville aussi cosmopolite, aussi turbulente et même aussi douteuse que le grand port méditerranéen soulevait chez lui une inquiétude proche de l’angoisse… Il fallait qu’il fasse quelque chose…

Le jour hivernal n’était pas encore levé lorsque le train fit son entrée dans la gare Saint-Charles. Le mistral qui soufflait depuis Valence balayait la poussière des quais et plaquait les vêtements sur les jambes de ceux qui s’y trouvaient.

Tandis qu’il aidait Orchidée à descendre, Pierre posa une question toute naturelle après avoir, du haut des marches, examiné les quelques personnes venues attendre les voyageurs :

— Je ne vois pas votre époux. Est-ce qu’il ne vient pas vous chercher ?

— Pas du tout. Il doit me rejoindre dans la journée à l’hôtel.

— Au Noailles, bien sûr ?

— Non. À celui qui est… tout près de cette gare. Nous… nous ne resterons pas à Marseille.

Mme Lecourt arrivait derrière la jeune femme flanquée d’une longue créature sans couleur définie – cheveux ni blonds ni gris, visage brouillé et vêtements de teinte neutre – qui faisait d’héroïques efforts pour ne pas bâiller. Avec son franc-parler coutumier elle se mêla aussitôt de la conversation :

— Le Terminus ? Quelle drôle d’idée ! C’est plein d’étrangers impossibles, de notaires de province et de commis voyageurs… sans compter les bruits et les fumées du chemin de fer.

— Nous n’y passerons qu’une nuit. C’est sans importance !

— Et ensuite vous vous embarquez ?

— Je crois… mais je ne suis pas certaine. Mon mari veut me faire une surprise.

Ces questions agaçaient la jeune femme. Ayant mis pied à terre, elle tendit la main à Pierre.

— Merci de vos soins et de votre gentillesse ! À bientôt peut-être ?

— Un instant ! Je vous appelle un porteur. Il vous conduira directement à l’hôtel.

Lui aussi était nerveux. Le chef de train lui avait refusé de descendre à Marseille :

— Ce serait bien volontiers, mon vieux, mais nous avons Lebleu et Vignon qui ont, eux aussi, le crâne en compote. Essayez de tenir le coup jusqu’à Nice ! Je vous le demande comme un service personnel.

Que répondre ? D’ailleurs, le mal n’était peut-être pas irréparable. Une fois à destination, il n’aurait qu’à sauter dans le premier train pour Marseille et revenir voir au Terminus comment les choses se passaient.

Cependant, la Générale, tout en marchant avec Orchidée vers les contrôleurs, lui faisait elle aussi ses adieux :

— Je suis un peu déçue. Ma voiture m’attend et je pensais que nous pourrions faire route ensemble jusqu’à votre hôtel. Est-ce que nous nous reverrons ?

— Il faut l’espérer. Personnellement, j’en serais très heureuse…

— Alors, échangeons nos adresses et, de toute façon, si vous aviez besoin de quoi que ce soit dans l’immédiat ou durant votre séjour, même très bref, dans cette ville, n’hésitez pas à m’appeler !…

Et, tirant de son sac une petite carte finement gravée, elle la tendit à Orchidée puis, la prenant brusquement aux épaules, l’embrassa sur les deux joues avant de s’éloigner à grands pas vers la sortie, miss Price trottinant sur ses talons. Orchidée s’aperçut alors qu’elle n’avait pas attendu qu’elle lui donne son adresse mais au fond c’était sans importance. Elle vit un cocher en livrée vert sombre et haut-de-forme à cocarde se précipiter vers la vieille dame et son ombre puis, s’en désintéressant, elle suivit son porteur qui se dirigeait vers une autre sortie, pensant ainsi achever de couper les ponts avec son existence occidentale.

En dépit du dédain affiché par la générale Lecourt, le Terminus-Hôtel était une excellente maison, d’ancienne et bonne réputation, pourvue d’un personnel aussi courtois que discret. Orchidée s’y inscrivit sous le nom de Mme Wu-Fang, celui que la lettre indiquait pour son voyage et, faute de pouvoir présenter un passeport quelconque, déclara que son époux la rejoindrait le lendemain avec leurs papiers à tous deux. En foi de quoi, on mit à sa disposition une chambre confortable, tendue de reps jaune et de passementeries bleues sur laquelle régnait une gravure représentant Notre-Dame-de-la-Garde. Deux fenêtres avec balcon donnaient sur le magnifique panorama de la ville qui s’étendait, gris et rose, jusqu’à l’échancrure bleue du Vieux-Port.

Depuis son arrivée en France, Orchidée gardait un excellent souvenir de Marseille. Elle en avait aimé le prodigieux enchevêtrement de chars, de voitures à tentes, de tramways à sifflets, de flâneurs, de marins, de femmes qui, à la façon de leurs ancêtres grecques, portaient sur leurs têtes bien droites paniers de fruits, de pains ou jarres d’huile ou, à la hanche, des corbeilles de poissons scintillants de fraîcheur. Les dames élégantes et les beaux attelages ne manquaient pas non plus car l’ancienne Phocée, grâce au percement de l’isthme de Suez, avait retrouvé richesse, importance et prospérité. Cette vie grouillante aboutissait à la mer que soulignait, au ras de l’eau, une forêt de mâts, de vergues, de filins et de haubans. Orchidée en avait aimé l’exubérance, les vives couleurs, la lumière et l’air bleu des petits matins. Mais parcourir une ville au bras d’un homme entre tous chéri, dans l’insouciance et le bonheur, ou bien la contempler dans la solitude du haut d’un troisième étage ne présente pas les mêmes charmes, surtout lorsque l’on sait que ces images, on ne les reverra plus.

Peu désireuse de reprendre contact avec la ville, la jeune femme décida de ne pas sortir. Sans doute aurait-elle le temps, demain matin et avant de s’embarquer, d’effectuer les quelques achats indispensables en vue de la longue traversée. Elle se contenta de faire savoir que, fatiguée, elle voulait être servie dans sa chambre mais réclama des journaux. Non pour voir si l’on y parlait de l’assassinat de son époux – il était encore trop tôt pour les publications de province et le drame n’y paraîtrait guère que le lendemain en admettant qu’il parût assez important pour intéresser les gens du Midi – mais pour y voir l’heure du départ de son bateau et quel en était le quai d’embarquement.

Hélas, elle eut beau parcourir la rubrique traitant des mouvements du port, aucun navire nommé Hoogly n’était en partance le lendemain au quai des Messageries Maritimes ni d’ailleurs aucun bateau à destination de l’Extrême-Orient avant trois jours.

Un long moment, elle resta assise au bord de son lit, laissant glisser les feuilles imprimées de ses mains qui tremblaient un peu. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Pourquoi lui avait-on donné toutes ces précisions par écrit s’il n’y avait pas un mot de vrai ? Était-ce pour brouiller les pistes au cas où la lettre serait tombée entre des mains hostiles ? En fait c’était la seule explication valable et elle ressemblait assez aux habitudes tortueuses des « Lanternes rouges ». Une chose était certaine : quelqu’un l’attendrait demain matin à l’arrivée du Méditerranée-Express. C’était ce quelqu’un qui détenait la clef de l’énigme et la fugitive n’avait pas le choix : il fallait à tout prix le rencontrer.

Repoussant du pied le journal, elle chercha dans son sac l’agrafe d’or et de turquoises et la caressa longtemps. Ce joyau était sa sauvegarde et son passeport tout à la fois, la clef qui allait lui ouvrir les portes de bronze de la Cité Interdite et, si le guide annoncé lui semblait peu fiable, elle gardait au moins la ressource de ne pas l’aborder et d’aller prendre passage sur le prochain paquebot annoncé à destination de la Chine. Évidemment, cela représentait un laps de trois jours à passer dans cette ville… une éternité !

Cette idée venait à peine de lui traverser l’esprit qu’elle la rejeta en se traitant de sotte : elle ne possédait aucun papier au nom de Mme Wu-Fang ni d’ailleurs à aucun nom en dehors d’un livret de famille. Elle figurait seulement sur le passeport d’Édouard et ce passeport était loin. Comment passer une douane, franchir un poste de police puis la passerelle d’un bateau sans ce document ? Non, sa seule chance de partir sans être inquiétée résidait dans l’inconnu qu’elle rejoindrait dans quelques heures. Il n’y avait pas à en sortir !

La journée lui parut très longue et la nuit plus encore. Elle s’efforça de se nourrir et aussi de prendre du repos mais n’obtint qu’un sommeil haché et nerveux qui ne la détendit pas. Quant au thé qu’on lui servit, il n’était en rien digne de ce nom : une sorte de compromis d’un brun noirâtre entre une quelconque tisane et de l’eau de vaisselle…

À cinq heures du matin, incapable de rester couchée plus longtemps, elle se leva, fit sa toilette à l’eau froide, ce qui eut au moins l’avantage de la stimuler, s’habilla et rangea ses affaires. Puis s’installant à une petite table-bureau placée contre un mur, elle prit, dans le sous-main, une feuille de papier à en-tête de l’hôtel et une enveloppe, griffonna quelques mots destinés à prévenir la direction de l’obligation où elle se voyait de quitter la maison plus vite qu’elle ne l’aurait voulu, glissa la lettre dans l’enveloppe accompagnée d’un billet de banque, referma le tout et le plaça bien en évidence sur la cheminée. Enfin, reprenant son mince bagage qu’elle cacha, comme au départ de chez elle, sous son ample pelisse, elle ferma sa chambre et descendit dans le hall sans faire usage de l’ascenseur. Elle tenait une réponse toute prête au cas où le portier de nuit l’interrogerait mais, dans cet hôtel contigu à une gare, les allées et venues nocturnes étaient fréquentes. Cependant le préposé remarqua :

— Madame est bien matinale…

Il fallait dire quelque chose. Orchidée réussit à prendre un ton insouciant pour déclarer :

— Mon époux arrive par le Méditerranée-Express et je vais l’attendre car il ne sait pas à quel hôtel j’ai choisi de descendre.

C’était on ne peut plus naturel et l’homme ouvrit, devant cette cliente élégante, la porte du passage accédant directement à la salle des pas perdus.

En dépit de l’heure matinale, de nombreuses personnes s’y croisaient. Un rassemblement composé de gens de maison se formait à l’entrée du quai où allait arriver le Méditerranée-Express. Orchidée s’approcha prudemment, cherchant qui pouvait bien être là pour elle. Et soudain elle les vit : un groupe de trois personnes, deux hommes et une femme tout vêtus de noir comme s’ils attendaient quelqu’un pour des funérailles mais, sous leurs chapeaux melons identiques, les figures des deux hommes étaient résolument asiatiques. La femme, elle, disparaissait sous l’un de ces longs voiles de crêpe comme en portaient habituellement les veuves.

Orchidée se demandait qui elle pouvait bien être quand, soudain, celle-ci fouilla dans son réticule, en tira un mouchoir blanc qu’elle voulut porter à son visage. Le tissu funèbre la gênant, elle le rejeta en arrière d’un geste agacé qui découvrit son visage : c’était Pivoine…

Un instant, Orchidée resta figée sur place. La présence de celle qu’elle considérait à bon droit comme son ennemie jurée renforçait l’inquiétude éprouvée en lisant le journal. Cette fois, elle flaira un piège et son premier mouvement fut de tourner les talons et de s’enfuir mais elle pensa aussitôt qu’il y avait peut-être là une occasion d’en savoir plus sur cette suite de catastrophes qui venait de s’abattre sur elle.

Le trio tournait le dos à la grille placée à l’entrée de chaque quai. Il regardait vers le lointain des voies et en aucune façon ce qui pouvait se passer derrière. Orchidée s’approcha lentement, presque à toucher le lacis de fer forgé. À cet instant, la voix nasillarde d’un haut-parleur annonça que le Méditerranée-Express avait un quart d’heure de retard, ce qui eut le don de susciter la mauvaise humeur de l’un des deux hommes :

— Il ne manquait plus que ça ! On gèle dans cette gare ! Allons boire quelque chose de chaud !

— Vous ne bougerez pas d’ici ! coupa sèchement la Mandchoue. J’ai aussi froid que vous. Cependant il suffirait que vous vous laissiez retenir une seconde pour que nous la manquions… En outre, vous êtes là pour m’obéir…

— Veuillez me pardonner ! grogna l’homme. Espérons seulement que nous ne perdons pas notre temps et qu’elle est dans le train.

— Soyez tranquilles, elle y est ! Elle sait trop ce qu’elle risquerait en désobéissant.

Elle a trahi une fois, dit le troisième personnage. Pourquoi se plierait-elle à vos exigences ?

— Elle a trahi par amour pour ce barbare aux cheveux jaunes dont elle est devenue folle. S’il s’agissait de sa propre vie, nous n’aurions aucune chance car elle a du courage mais elle ne supportera pas l’idée qu’il pourrait être tué. Je sais d’ailleurs qu’elle a déjà commencé à obéir et qu’elle possède l’agrafe d’or. Il n’y a plus qu’à attendre…

— Et si le mari vient avec elle ?

— Rien à craindre de ce côté. Notre chance a été qu’il parte en voyage sans elle et que j’en aie été prévenue aussitôt. Il y a longtemps que j’attendais ce moment.

— Comment avez-vous fait, ô Très Puissante ?

— Cela ne vous regarde pas ! Tout ce que vous avez à faire, lorsque je vous l’aurai désignée, sera de la conduire jusqu’à la voiture que je rejoindrai dès que vous l’aurez vue…

— Nous savons ! bougonna l’homme.

— Il n’est jamais inutile de répéter les ordres afin d’être sûr qu’ils sont bien compris… mais voici le train ! Vous voyez que j’ai eu raison de vous obliger à rester. Il a dû rattraper une partie de son retard…

En effet, le porte-voix annonçait l’entrée en gare du Méditerranée-Express. Orchidée s’éloigna prudemment des trois personnages et, sans les perdre de vue, alla s’asseoir sur l’un des bancs placés le long des murs, assez près de la sortie pour être certaine de ne pas manquer ceux qu’elle surveillait. Bien décidée à les suivre lorsqu’ils quitteraient la gare.

Ce qu’elle venait d’entendre ne l’étonnait pas vraiment. Les dépositions mensongères de ses domestiques écartaient toute idée d’une collusion quelconque avec ses compatriotes. Gertrude et Lucien haïssaient et méprisaient la Chine en totalité. Pour quelle raison auraient-ils aidé Pivoine à tuer leur maître ? Mais si la Mandchoue était innocente de ce crime – et Orchidée en avait à présent la certitude –, qui donc portait la responsabilité du meurtre ?

Cependant la conversation qu’elle avait surprise avait au moins le mérite de la renseigner sur la provenance de la lettre. L’un des hommes ne venait-il pas d’appeler Pivoine « Toute-Puissante » ? Cela ne pouvait signifier qu’une chose : c’était elle à présent la « Mère sacrée du Lotus jaune » et sans doute possédait-elle toute la confiance de Ts’eu-hi avec le commandement des « Lanternes rouges », ce qui la rendait plus redoutable que jamais…

Tandis que la jeune femme réfléchissait, le train, ses voyageurs débarqués, faisait machine arrière pour rejoindre l’aiguillage qui le remettrait sur le chemin de la Côte d’Azur. Le bruit et la fumée de la puissante locomotive emplissaient la gare. Sur le quai, il n’y avait plus que deux ou trois porteurs à vide, un homme d’équipe armé d’une burette à long col et un contrôleur.

Le trio, refusant apparemment l’évidence, était resté jusqu’au bout. D’un même mouvement il fit demi-tour et fonça vers l’extérieur. Pivoine allait en tête et Orchidée sentit la fureur qui se gonflait sous ses voiles funèbres. Les deux hommes suivaient, visage hermétiquement fermé sous le bord des chapeaux enfoncés jusqu’aux sourcils.

Orchidée les laissa passer puis s’élança sur leurs pas. Elle les vit s’engouffrer dans une voiture qui stationnait dans la cour, chercha des yeux un fiacre, en trouva un, se jeta à l’intérieur et ordonna au cocher :

— Suivez la voiture noire qui démarre là-bas !

Le bonhomme, qui arborait une figure rougeaude sous un chapeau de paille assorti à celui qui coiffait son cheval, tourna vers sa cliente deux petits yeux goguenards :

— Boudiou ! ma p’tite dame, c’est pas des choses à faire si c’est vot’conjoint qu’est là d’dans…

— Conjoint ? Vous voulez dire mon mari ? Non, ce n’est pas lui et je vous conseille de faire vite… à moins que gagner une pièce d’or ne vous intéresse pas ?

— Fallait dire ça tout d’suite ! De l’or ? J’en ai pas vu depuis ma première communion… Hue, ma belle !

Et l’on descendit avec bonne humeur la butte sur laquelle s’érigeait la gare Saint-Charles avant de s’engager dans les rues grouillantes de vie qui plongeaient vers la vieille ville, un quartier tout à fait inconnu d’Orchidée, composé d’antiques maisons dont la lèpre des façades n’arrivait pas à cacher la beauté ancienne. Enfin, la voiture noir et rouge s’arrêta dans une rue étroite aboutissant à une grande église byzantine dont les coupoles s’appuyaient sur une assise où alternaient le marbre vert de Florence et la pierre blanche de Calissane. Comprenant qu’il ne devait pas s’approcher, le cocher arrêta sa voiture à une distance suffisante pour ne pas attirer l’attention mais assez courte pour que l’on pût voir où entrait le trio : une sévère demeure à fenêtres étroites que les clairs rayons du soleil ne parvenaient pas à égayer.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda le cocher en se tournant vers sa cliente.

— On attend si vous le voulez bien.

— Oh, moi, du moment qu’vous m’payez…

En effet, Orchidée éprouvait le besoin de réfléchir. Elle savait bien, à présent, que le rendez-vous donné par Pivoine n’était qu’un piège destiné à se procurer l’agrafe de l’Empereur et qui, très certainement, n’aurait eu d’autre issue qu’une mort obscure pour l’ancienne favorite de Ts’eu-hi. Cependant ces gens qu’elle venait de perdre de vue représentaient son seul lien avec un pays qu’elle souhaitait désespérément revoir. Elle ne parvenait pas à donner l’ordre qui l’éloignerait d’eux. D’ailleurs la voiture qui les avait amenés restait devant la porte et il était possible que l’un d’eux s’en servît à nouveau dans un proche avenir.

En effet, après une attente d’environ un quart d’heure, Pivoine reparut, toujours vêtue de la même façon mais accompagnée d’un seul homme portant, cette fois, une valise qui semblait assez lourde. Tous deux remontèrent en voiture.

— On les suit ? demanda le cocher.

— Bien entendu. Je veux savoir où ils vont…

— Avec un bagage, y a pas trente-six destinations : c’est la gare maritime ou la gare tout court.

— Nous verrons bien !

Il fut vite évident qu’il s’agissait du chemin de fer et, un quart d’heure plus tard, les deux véhicules se retrouvaient à leur point de départ. Orchidée, alors, laissa les autres descendre et gagner l’intérieur avant de mettre pied à terre à son tour. Elle donna au cocher le « louis » promis, ce qui eut le don de le mettre en joie :

— Vous voulez qu’je vous attende ?

— Non, merci… Je vais peut-être repartir…

Elle disait n’importe quoi. Peut-être parce qu’elle ne savait pas du tout ce qu’elle allait faire. Son seul désir était de pouvoir embarquer sur un bateau quelconque pour rentrer en Chine mais comment faire lorsque l’on ne possède pas d’autres papiers que ceux d’une femme recherchée pour meurtre par la police ? Elle avait de l’argent, certes, et dans ce port il devait être possible de se procurer un faux passeport mais où, mais comment ?

Cependant, Pivoine quittait le guichet où elle venait de prendre un billet, confiait sa valise à un porteur et congédiait son compagnon d’un signe désinvolte de la main. De toute évidence elle se rendait à Paris pour voir ce qui, dans son plan, n’avait pas marché.

Un instant, Orchidée se demanda si elle ne devait pas, elle aussi, reprendre le train, retourner avenue Velazquez et s’y livrer à la police. Elle se sentait horriblement lasse et puisque, apparemment, il n’y avait plus aucune porte ouverte devant ses pas, elle en venait à penser qu’en prison au moins elle aurait la paix.

L’impulsion fut si forte qu’elle se dirigea vers le guichet. Suivre la Mandchoue jusqu’au bout de son voyage pouvait aussi être une bonne chose ? De toute façon, il ne lui restait rien à perdre sinon la vie. Mais sans Édouard, c’était chose de si peu d’importance !

Elle s’arrêta pour prendre de l’argent dans son sac. À cet instant, une main se posa sur son épaule…

CHAPITRE IV UN AMI FIDÈLE...

Son sac de voyage d’une main et le Figaro de l’autre, Antoine Laurens sauta à bas du fiacre qui l’avait amené et embouqua à l’allure d’un raz de marée l’entrée du 36 quai des Orfèvres, imprimant au factionnaire, avec l’aide de sa pèlerine, une allure de derviche tourneur. À peine rétabli de façon stable sur ses grands pieds, celui-ci voulut se lancer à la poursuite de l’agresseur :

— Hé !… Vous là-bas, l’homme pressé ! Où allez-vous ?

Sur le point de s’élancer dans un escalier de bois poussiéreux, l’interpellé s’arrêta un instant :

— Je vais voir le commissaire Langevin ! lança-t-il, et je suis en effet très pressé. Ne vous dérangez pas pour moi !

Sans attendre la réponse, il escalada quatre à quatre deux étages, prit un couloir en homme qui connaît la maison, et fit envoler plus qu’il ne l’ouvrit une porte vitrée qui, dans l’aventure, faillit laisser une partie de ses carreaux. Après quoi, constatant que son but était atteint et que le personnage recherché siégeait bien derrière son bureau couvert de paperasses, il jeta sur le tout le journal plié à dessein et aboya : « Est-ce que vous pouvez m’expliquer ça ? » avant de se laisser tomber sur une chaise qui protesta contre un traitement si brutal.

Sans s’émouvoir, le policier leva sur l’intrus un regard gris tout juste un petit peu plus las que d’habitude. La lassitude était en effet son expression coutumière et si ses collègues de la Police Judiciaire savaient à quoi s’en tenir, il n’était pas rare qu’un malfaiteur se laissât prendre à cet air exténué pour s’apercevoir un peu trop tard qu’il cachait un esprit toujours en éveil et des réactions fulgurantes. Il n’était jamais bon de prendre Langevin pour un imbécile.

Repoussant le quotidien qu’il finissait de lire, celui-ci adressa un sourire aux tulipes citron que contenait son vase de barbotine verte, chercha sa pipe à tâtons et se mit à la bourrer avant d’accorder un regard au visiteur vêtu de tweed beige fatigué qu’il connaissait depuis trop longtemps pour se formaliser de ses manières. Cela fait, il alluma soigneusement le fourneau d’écume représentant une tête de Sioux – cadeau récent d’une amie américaine –, se laissa aller dans son fauteuil de cuir, tira deux bouffées avec une visible volupté et, enfin, soupira :

— Je me doutais bien que vous alliez me tomber dessus à un moment ou à un autre mais comme je comptais vous appeler, c’est toujours ça de fait. Cependant je ne vous attendais pas si tôt…

— Autrement dit, vous êtes plutôt content de me voir mais vous ne répondez pas à ma question. Alors, je répète : qu’est-ce que cette ineptie ?

— Si seulement je le savais ! D’abord croyez que je suis désolé. Je connais vos liens d’amitié avec Édouard Blanchard et j’imagine…

— Après, l’imagination ! Votre phrase est incomplète. Vous auriez dû dire : vos liens d’amitié avec Édouard Blanchard et sa femme. Qu’est-ce qui a bien pu vous faire croire que cette pauvre petite qui vénère son époux ait pu l’assassiner ?

— Les faits… et aussi les témoignages. Mais d’abord d’où arrivez-vous dans votre tenue de campagne ? Vous partez en voyage ?

— Non. J’en arrive. Tout juste débarqué du Rome-Express, j’ai buté à la gare de Lyon dans un petit crieur de journaux qui braillait ce titre insensé : « L’ancien diplomate Édouard Blanchard assassiné par sa femme ! » Je l’ai acheté et je me suis rué dans un fiacre pour être conduit ici. Pendant le parcours j’ai eu le temps de lire ! Et quand je dis que c’est insensé c’est parce que je n’ai pas d’autre mot sous la langue…

— Calmez-vous et écoutez-moi ! Il y a contre elle deux témoignages accablants.

— Ceux des domestiques ? J’ai vu ! Et vous croyez ces gens-là ?

— Difficile de n’en pas tenir compte lorsqu’ils sont aussi formels !

— Et le concierge ? Il n’a rien vu ? rien entendu ?

— Non. Il a cru entendre le bruit d’une voiture. Encore était-ce très vague avec la neige qui est tombée. En tout cas, on n’a pas demandé la porte, preuve que l’on avait la clef, ce qui est normal quand il s’agit du propriétaire ou tout au moins de son fils !

— Mais enfin, si j’ai bien compris ce que dit Mme Blanchard, son mari était parti pour Nice depuis deux jours. Quelqu’un a bien dû le voir monter en voiture avec des bagages ?

— Pas le concierge en tout cas ! Il était allé faire une course à ce moment-là…

— Tant pis !… Trouvons autre chose ! Par exemple, pour aller à Nice on prend le train et je ne vois pas Édouard voyager dans un wagon à bestiaux. Il a dû retenir un sleeping !

— Non, rien du tout ! En fait… il n’y a aucune trace du passage de M. Blanchard en gare de Lyon. Vous voulez une tasse de café ?

— Vous avez ça ?

— Nous sommes assez bien outillés.

Quittant sa table, le commissaire alla ouvrir la porte qui communiquait avec le bureau voisin et demanda :

— Ayez donc l’amabilité de nous apporter deux tasses de café, Pinson, sans oublier une troisième pour vous ! Puis, revenant à son visiteur, il expliqua : Ce garçon arrive à faire une mixture assez valable sur le poêle de son bureau. En y ajoutant un peu de mon vieux marc de Bourgogne ce n’est pas désagréable ! En même temps, ce cher Pinson vous racontera comment Mme Blanchard lui a faussé compagnie.

— Le journal dit, en effet, qu’elle s’est enfuie…

— Oui, mais il ne dit pas ce qu’elle a fait à mon inspecteur parce que j’ai exigé que la Presse ne soit pas au courant. Elle a déjà suffisamment tendance à ridiculiser la Police.

L’instant suivant – preuve que ledit café devait être tenu au chaud sur le poêle en question – l’inspecteur Pinson faisait son entrée précédé d’un plateau sur lequel reposait une cafetière émaillée, un sucrier et trois tasses. Langevin compléta l’ensemble en y ajoutant une bouteille d’allure vénérable qu’il sortit d’un cartonnier. Laquelle bouteille alluma une lueur d’intérêt dans l’œil du nouveau venu.

Présentations faites, Pinson, à la demande de son chef, raconta comment Orchidée s’était débarrassée de lui en l’assommant proprement avec un champignon à chapeaux avant de le bâillonner et de le ligoter…

— Croyez-moi, c’est une professionnelle, cette femme-là ! conclut-il. Belle comme une déesse mais capable des pires tours. Je me suis juré que personne d’autre que moi ne l’arrêterait ! Ce sera un vrai plaisir de lui passer les menottes !

— J’aimerais que vous réfléchissiez avant d’en venir là, fit doucement Antoine quelque peu réconforté par le chaud breuvage et surtout par les vertus roboratives du vieux marc.

— Réfléchir à quoi ? Elle est coupable, un point c’est tout ! assura le jeune policier.

— C’est aller un peu vite. Mon cher Langevin, je suppose que vous avez encore présents à la mémoire les événements de la fin de l’été dernier, l’assassinat du père Moineau et le coup de téléphone que je vous ai passé depuis Dijon en vous demandant de prévenir mon ami Édouard Blanchard du danger que représentait, pour lui et pour sa femme, cette Mandchoue nommée Pivoine.

— Je n’ai rien oublié, Laurens. D’autant que nous n’avons jamais réussi à mettre la main sur cette bonne femme et chez nous, les échecs demeurent beaucoup plus présents que les succès. Elle a dû quitter la France et…

— Comment ? Je suppose que son signalement a été donné aux gares, aux ports et aux frontières.

Langevin haussa les épaules et redressa l’une des tulipes jaunes qui penchait un peu.

— Souvenez-vous que cette femme a tué Moineau sous un déguisement d’homme, qu’elle est habile à se grimer et qu’en dépit d’une surveillance étroite nous n’avons trouvé aucune trace chez les Chinois qui habitent Paris bien qu’ils ne soient pas très nombreux.

— Je suis d’accord mais, en admettant qu’elle soit partie, elle a pu revenir et, à mon avis, c’est elle ou quelqu’un de sa bande qui a tué Blanchard ! Voyons, c’est l’évidence même !

— Un peu de calme ! Je ne vous ai pas attendu pour y penser, grogna le commissaire. Seulement il y a quelque chose qui s’oppose formellement à votre version des faits.

— Et c’est ?

— Mais les domestiques, voyons ! Ils détestent Mme Blanchard parce que c’est une « Jaune », comme ils disent. Vous ne les voyez tout de même pas couvrir – et en prenant de gros risques ! – le crime d’une de ses pareilles ?

— Avec de l’argent on obtient n’importe quoi !

— Pas avec d’anciens serviteurs. Ceux-là ont servi jadis chez les parents Blanchard. Il est normal qu’ils se soient proposés pour tenir la maison du nouveau couple.

— Et ça vous paraît normal qu’ils aient accepté de servir cette Jaune qu’ils méprisent tant ?

— Ils ont connu Édouard quand il était adolescent. Ils devaient l’aimer. Du moins ils le disent…

— Orchidée aussi l’aimait. J’en mettrais ma tête à couper…

— Faites excuses, dit Pinson en se frottant le crâne, mais c’est loin d’être une tendre. Si son mari la trompait comme l’assurent les larbins, elle a pu perdre un peu les pédales…

Le téléphone sonna dans l’autre pièce et fit sortir Pinson au plus beau moment de sa démonstration. Agacé, Antoine saisit la bouteille de marc et s’en versa une rasade qu’il avala d’un trait :

— Je vois que je perds mon temps, fit-il. Votre siège est fait : Mme Blanchard est coupable, un point c’est tout. Un peu facile !

Langevin tira une grosse bouffée de sa pipe, balaya la fumée de la main et s’accouda au cuir vert de son bureau. Puis, regardant le peintre bien en face :

— Asseyez-vous et écoutez-moi bien ! Mon siège, comme vous dites, est fait mais pas dans le sens que vous imaginez. Je ne crois pas vraiment que Mme Blanchard ait tué son mari.

— Hein ?… Alors que signifie tout ça, gronda Antoine en reprenant le journal qu’il agita sous le nez du commissaire.

— Je vous ai dit de me laisser parler !

Maté pour le moment, Antoine se rassit :

— Cette quasi-certitude, je l’ai acquise en faisant passer l’appartement au peigne fin par mon ami Alphonse Bertillon dont les découvertes en dactyloscopie commencent à être prises très au sérieux depuis qu’on les a employées dans deux ou trois affaires importantes. Néanmoins, ils sont encore nombreux, dans la pègre et ailleurs, ceux qui ne savent pas ce que les empreintes digitales peuvent apporter dans une enquête.

— Je crains que cette douce ignorance ne dure guère.

— Aussi convient-il d’en profiter. J’ai donc fait appel aux lumières de Bertillon qui, outre la maison, a examiné de près le cadavre et surtout l’arme du crime. Or, on y trouve toutes sortes d’empreintes : celles de Blanchard lui-même, de Lucien le valet, de Gertrude aussi mais il y a sur la poignée une série de marques tout à fait étrangères : celles d’un homme aux doigts larges que nous cherchons en ce moment à identifier…

— Merveilleux ! s’écria le peintre. Il n’y a plus qu’à envoyer un démenti aux journaux et à…

— Pas si vite ! Si nous mettons la main sur cette belle dame elle n’en sera pas moins arrêtée.

— Quoi ? Mais vous venez de dire…

— Qu’elle est sans doute innocente du meurtre. Cependant, outre que nous n’avons aucune certitude tant que nous n’aurons pas découvert le propriétaire des empreintes, elle reste sous le coup de deux autres accusations Une : voies de fait sur la personne d’un policier dans l’exercice de ses fonctions…

— Vous n’allez pas lui chercher des histoires pour une broutille pareille ? Il est tout vif et tout frétillant, votre inspecteur.

— Vous pouvez ajouter qu’il n’est pas rancunier. Ce qui l’indigne c’est d’avoir été aussi mal payé de sa gentillesse envers la prisonnière. Mais je reprends mon énumération. Deux : si Mme Blanchard n’est pas une meurtrière, elle n’en est pas moins une voleuse.

— Une voleuse ? Voilà autre chose ! Où avez-vous été chercher ça ?

— Au musée Cernuschi… juste en face de chez elle. Vous n’avez pas pris le temps de lire tout votre journal. L’un des objets les plus précieux, l’agrafe d’or et de turquoises de l’empereur Kien-Long, a été dérobé la veille du crime par une femme correspondant point par point à la description de votre amie. J’ajoute que nous avons trouvé les vêtements qu’elle portait et que le personnel du musée les a reconnus aussitôt. Voilà ! Alors, là-dessus aucun doute !

— C’est incroyable, néanmoins ! s’écria Antoine démonté. Qu’est-ce qui lui a pris de faire une chose pareille ?

— Je vais vous dire comment je vois la chose dans l’état actuel de nos connaissances. Mme Blanchard avait le mal du pays. Elle devait tout de même se sentir un peu perdue… et peut-être pas très heureuse dans un environnement pas vraiment amical. Je sais que le couple sortait peu dans le monde où, dans les débuts, elle jouait un peu les curiosités de salon. Rôle dont elle s’est vite lassée. Ajoutons le fait qu’elle est une femme de haute naissance, une princesse pour l’orgueil de qui ce genre de situation devait être pénible. Si, d’aventure, son amour pour son époux s’est affaibli, elle en est peut-être venue à souhaiter rentrer en Chine. Auquel cas le vol du bijou se comprend comme un gage de repentir qu’elle souhaitait emporter avec elle. En outre, si M. Blanchard s’était offert… une fantaisie, elle ne l’a sûrement pas supporté. Alors, ou bien il a voulu l’empêcher de partir ou bien…

— Vous n’êtes pas logique, Commissaire ! Il y a un instant vous me disiez que vous ne croyiez pas à sa culpabilité et vous venez de me démontrer clairement toutes les bonnes raisons qu’Orchidée pouvait avoir de tuer Édouard ?

— Je sais… et je n’ai jamais prétendu que cette affaire était facile. Elle me soucie beaucoup !

— Passons à autre chose ! Elle s’est enfuie : avez-vous retrouvé sa trace ? Savez-vous où elle est allée ?

— Si ma théorie tient, elle doit essayer de gagner Marseille pour s’embarquer par le prochain courrier pour l’Extrême-Orient. Les Messageries Maritimes en font partir un tous les mois, le samedi. Nous sommes mercredi. Demain Pinson part pour Marseille afin d’y prendre langue avec nos collègues des Bouches-du-Rhône et surveiller samedi le quai d’embarquement du paquebot « Hoogly »… C’est le seul de mes hommes qui la connaisse et vous pouvez être sûr qu’il ne la ratera pas.

Antoine se leva, étira sans façon ses longs bras en étouffant un bâillement.

— Merci de ce que vous m’avez appris, Commissaire ! Cependant… et sans vouloir vous donner de conseils, si j’étais vous je ferais surveiller étroitement les domestiques. Ce sont peut-être de vieux serviteurs dans la meilleure tradition mais, sinophobes ou pas, ils ne me font pas l’effet d’être très catholiques…

Un brusque sourire – une rareté chez lui ! – étira brièvement les lèvres et la moustache de Langevin :

— Auriez-vous la prétention de m’apprendre mon métier ? On ne les lâche pas d’une semelle mais pour l’instant rien à signaler : ils attendent l’arrivée de la famille. Cependant, comme un conseil en vaut un autre, si j’étais vous j’irais me coucher. Vous me semblez bien fatigué !…

— Pas à ce point-là !

— Sans doute mais vous devriez tout de même prendre un peu de repos… ne fût-ce que pour être dispos quand vous reprendrez, ce soir, le train pour Marseille !

Antoine se mit à rire et, attrapant son chapeau, il s’en servit à la manière d’un feutre empanaché pour un salut très grand siècle :

— Je vous intronise roi des « flics » mon cher Langevin ! Vous me percez à jour. Cependant je vous demande de croire que je ne songe qu’à une chose : vous aider à faire éclater la vérité.

— J’espère sincèrement que vous vous en tiendrez là. Il ne me serait pas agréable du tout de vous trouver de l’autre côté de la barricade.

Sans répondre, cette fois, Antoine enfonça son chapeau sur sa tête, réendossa son paletot, reprit son sac et son journal puis adressant au policier un signe qui le saluait, il sortit enfin du bureau, retrouva son fiacre qui l’avait patiemment attendu et lui indiqua de le conduire chez lui, rue de Thorigny.

Il possédait là, dans un vieil hôtel charmant qui avait vu passer Mme de Sévigné et abrité quelque temps le président de Brosses, un appartement de garçon composé d’un grand atelier, d’une sorte de petit salon-fumoir qui servait aussi de salle à manger quand par hasard le peintre prenait ses repas chez lui, d’une salle de bains, d’une cuisine, d’un office et de deux chambres dont l’une était occupée en permanence par Anselme, le « maître Jacques » polyvalent chargé de veiller sur la demeure et les biens d’un patron avec lequel il entretenait des relations variables quant à l’intensité mais toujours dévouées.

Habitué de longue date aux départs et retours impromptus d’Antoine, à ses absences plus ou moins longues, Anselme, en dépit d’un tempérament méridional plutôt expansif, s’avérait la discrétion et la sérénité mêmes. Il avait vu le jour en Provence, quelque part du côté de Château-Saint-Sauveur, la propriété familiale d’Antoine, mais n’y retournait que fort peu pour l’excellente raison qu’il adorait Paris où ses goûts d’esthète éclairé en matière d’art en général, et surtout de peinture – ainsi d’ailleurs qu’en œnologie –, le retenaient.

D’ordinaire, il accueillait Laurens avec un large sourire mais aussi un calme olympien. Cette fois, il lui sauta presque au cou lorsqu’il le vit apparaître dans l’antichambre :

— Monsieur est rentré !… Quelle joie ! C’est vraiment le Ciel qui a inspiré à Monsieur de rentrer aujourd’hui !

— Que vous arrive-t-il, Anselme ? Vous ne m’avez pas habitué à des réceptions aussi affectueuses ?

— Parce que ce n’est ni dans ma nature ni d’ailleurs dans celle de Monsieur mais, cette fois, nous nageons en plein drame !… Je vois que Monsieur est au courant, ajouta-t-il en tirant le journal qu’Antoine tenait sous son bras. Quelle horreur !… ce pauvre M. Blanchard !

— Vous avez vu, j’imagine, que l’on accuse sa femme ?

— Oui… et j’avoue que je ne comprends pas. Une dame si gentille et qui semblait tellement l’aimer !…

— Nous allons essayer de comprendre. Commencez par me faire couler un bain, puis vous irez chercher mes valises à la gare et vous m’en préparerez une autre. Je repars ce soir pour Marseille.

Tandis que son bain coulait, Antoine téléphona à la Compagnie des Wagons-Lits pour retenir son passage. Ensuite, il prit son bain, déjeuna puis, tout en avalant son café, reprit sa conversation avec Anselme qui était allé chercher ses bagages entre-temps.

— J’ai besoin de savoir ce que vous pensez de Gertrude et de Lucien, les serviteurs des Blanchard. Vous devez les connaître puisque nous avons, vous et moi, séjourné quelques jours chez eux tandis que Mlle Desprez-Martel se trouvait à Château-Saint-Sauveur[2]...

Au nom de la jeune fille, le visage rond d’Anselme s’illumina d’un vaste sourire :

— Puis-je demander respectueusement à Monsieur s’il a eu des nouvelles de… Mademoiselle Mélanie ?

Le visage d’Antoine se ferma instantanément :

— J’arrive de Rome, Anselme ! D’autre part, les deux années au cours desquelles nous ne devions pas nous revoir ne sont pas encore écoulées. Et puis, la question n’est pas là ! s’écria-t-il en jaillissant de son fauteuil comme si un ressort venait de s’y détendre pour se mettre à arpenter le tapis. Je voudrais que vous me parliez de Lucien et de Gertrude Mouret. Vous les connaissez assez bien, oui ou non ?

— Bien n’est pas le mot, Monsieur… Nous avons cohabité quelque temps avec un certain agrément, je dois le dire, cependant je n’ai jamais ressenti pour eux cette… comment dire ?… cette chaleur d’amitié qui pousserait à faire n’importe quoi pour quelqu’un. Ils sont très dignes… un peu compassés. Elle est excellente cuisinière.

— Si c’est tout ce que vous trouvez à en dire, c’est peu… Il y a tout de même une chose que je n’ai jamais bien comprise sans oser pour autant poser la question. Il se peut que vous puissiez y répondre…

— Je ferai de mon mieux pour satisfaire Monsieur.

— Je n’en doute pas. Voici : comment se fait-il que Mme Blanchard n’ait pas de femme de chambre ? C’est étonnant, non ?

— En effet et le fait m’a surpris, moi aussi. Eh bien, il paraît qu’elle n’en voulait pas, préférant s’habiller elle-même… de préférence avec l’aide de son époux. Elle disait qu’une camériste était toujours curieuse et souvent malveillante. Il y avait donc là-bas une lingère qui venait régulièrement pour veiller à l’entretien de ses vêtements mais c’est une femme très soigneuse.

— Hum !… Vous ne m’apprenez pas grand-chose au fond mais je vous remercie. À présent, rendez-moi donc un service : demain, par exemple, allez jusqu’à l’avenue Velazquez pour voir… vos anciens confrères, parler un peu avec eux, compatir à leurs ennuis…

— Que Monsieur n’en dise pas plus ! Je vais tranquillement leur tirer les vers du nez… si je peux m’exprimer ainsi ?

— Vous êtes admirable, Anselme ! Il y a longtemps que je le sais…

— Moi aussi, Monsieur. Merci, Monsieur.

Antoine achevait ses préparatifs pour son nouveau départ quand le téléphone sonna. À sa grande surprise, il découvrit une voix lointaine qui était celle de Pierre Bault mais n’eut pas le temps de s’étonner : ce qu’il entendait était suffisamment absorbant. En gros, le conducteur, complètement affolé après la lecture des journaux du matin mais très soulagé de le trouver chez lui, le mit au courant de ce qui s’était passé dans le Méditerranée-Express et le supplia de se rendre toutes affaires cessantes à Marseille pour tenter d’y retrouver Mme Blanchard :

— Je suis certain qu’elle est innocente et plus certain encore qu’elle est en danger. Il faut que vous l’aidiez, Monsieur Antoine ! Moi je ne peux rien, hélas ! Je voulais revenir de Nice dans la journée et la rejoindre au Terminus mais j’ai eu un accident… idiot comme tous les accidents…

— Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?

— Une jambe cassée ! J’ai été renversé par un chariot en gare de Nice et je suis à l’hôpital de cette ville.

— Pas de chance, mon vieux ! Mais ne te tourmente pas ! D’abord je prends le train dans une heure pour aller là-bas et ensuite j’irai te voir sur ton lit de douleur et tout te raconter.

— Merci… oh merci ! Vous allez l’aider, n’est-ce pas ? Vous croyez, vous aussi, qu’elle n’a pas…

— Tiens-toi tranquille, te dis-je ! Et à bientôt !

Un moment plus tard, dans le fiacre qui le ramenait à son point de départ du matin, Antoine essayait de combattre l’impression pénible ressentie pendant le coup de téléphone haletant de Pierre. Dans la voix angoissée de cet homme jeune, calme et toujours si parfaitement maître de lui-même, au point de laisser croire à une certaine froideur, il venait de découvrir ce que cachait cette façade, en apparence inaltérable : son ami aimait Orchidée et sans doute depuis leur première rencontre dans l’ambassade anglaise assiégée, ce qui expliquait d’ailleurs le soin qu’il mettait, depuis leur retour de Chine, à refuser toute invitation et à tenir le ménage Blanchard éloigné de lui. Trop modeste pour tenter d’entrer en compétition avec le brillant Édouard, dont il avait vite compris que la jeune Mandchoue était très éprise, il gardait le secret de cet amour sans espoir enfoui au plus profond de son cœur mais il n’était pas difficile de deviner ce qu’il avait pu souffrir et, sans doute, souffrait encore.

Le peintre devinait ce que Bault ressentait à cette heure, cloué sur un lit d’hôpital, au moment même où il lui était donné de pouvoir se dévouer au service de la bien-aimée. Il arrivait décidément au destin de se laisser aller à des plaisanteries du plus mauvais goût ! Aussi Antoine entendait-il faire de son mieux pour en adoucir l’amertume chez son ami Pierre qu’il irait chercher à Nice pour le ramener passer une douillette convalescence à Château-Saint-Sauveur où, il en était certain, Victoire, sa vieille et géniale cuisinière, Prudent le silencieux, son époux, et les jumelles, Mireille et Magali, lui réserveraient le plus chaleureux des accueils. D’abord parce qu’ils le connaissaient et ensuite parce que n’importe quel chien perdu avait droit à toute leur sollicitude et plus encore si Antoine lui-même l’amenait…

Celui-ci découvrit trop tard que ce genre de pensées présentait des dangers. D’autant qu’Anselme en faisant surgir brusquement dans la conversation l’image de celle qu’il appelait « Mademoiselle Mélanie » venait de le prédisposer au rappel de ces souvenirs qu’il espérait tenir à distance tout en sachant parfaitement qu’il n’y parviendrait jamais.

Depuis des mois, fidèle à ce qu’il avait lui-même imposé, il respectait sa parole. De ce fait, il ne savait rien d’elle, ni où elle se trouvait ni si elle pensait toujours à lui. Une chose s’avérait : où qu’elle fût, elle portait toujours son nom de jeune fille. Anselme, lecteur passionné de la rubrique mondaine du Figaro, se fût fait un devoir de lui annoncer, fût-ce au bout du monde, des fiançailles ou un mariage. Le brave garçon craignait tellement de découvrir ce genre d’annonce qu’il n’eût manqué pour rien au monde un seul numéro du journal. Agacé de cette obstination, Antoine fit remarquer un jour que Mélanie pouvait s’être mariée à l’étranger et sans prévenir les journaux français :

— Son grand-père, Monsieur Timothée Desprez-Martel, est à ses affaires à Paris depuis son retour d’Amérique : il ne manquerait pas en ce cas de passer une annonce… et puis, je pense qu’il aurait eu l’élégance de prévenir Monsieur.

Sans aucun doute ! Le vieux financier n’ignorait rien des sentiments d’Antoine pour sa petite-fille et il ne l’eût pas laissé apprendre ce genre de nouvelles par les journaux. Quant à Olivier Dherblay, son rival le plus sérieux à tous les sens du terme, il l’avait rencontré chez Maxim’s, peu de temps avant son départ pour Rome, soupant en compagnie de Laure d’Albany, l’une des plus ravissantes courtisanes de Paris, et tous deux avaient échangé un sourire et un salut amical. Le bras droit de Desprez-Martel comptait à présent parmi les célibataires élégants les plus recherchés par les maîtresses de maison et par les jolies filles… Néanmoins, Antoine était bien obligé de s’avouer que, plus le temps s’étirait, plus le désir de revoir Mélanie se faisait douloureux.

Il dut faire un gros effort pour obliger la chère image à rejoindre le coin secret de son cœur où elle sommeillait habituellement. C’était à Orchidée qu’il fallait penser et c’était Orchidée qui avait besoin de lui. Cependant, en jetant son sac sur les coussins de velours brun d’un compartiment dont un autre que Pierre Bault lui avait ouvert la porte, Antoine se sentait d’une humeur massacrante. Ce soir, le charme du Méditerranée-Express, son train bien-aimé, ne jouerait pas.

Le rite du wagon-restaurant était pour lui chose sacrée, d’habitude. Il en aimait le luxe douillet, le service feutré, l’assistance toujours suprêmement élégante, la cuisine raffinée et le Chambolle-Musigny 1887 dont il arrosait régulièrement son menu quel qu’il fût. Mais ce soir, la barbue sauce hollandaise lui parut insipide, l’aloyau filandreux, les tomates farcies trop salées, le brie de Melun pas assez fait et la croûte aux fruits aqueuse. Seul le vin, dont le bouquet et le velouté auraient pu défier victorieusement l’humeur atrabilaire d’une commission d’enquête, trouva grâce à ses yeux et réussit à ramener un peu de chaleur dans ses veines au soulagement du maître d’hôtel qui ne reconnaissait plus ce client considéré à bon droit comme l’un des plus aimables et des plus faciles à satisfaire.

Rentré dans son compartiment et incapable de dormir, Antoine passa une nuit détestable, assis sur son lit à fumer jusqu’à s’en arracher la gorge, contraint à ouvrir sa fenêtre à plusieurs reprises, ce qui lui apporta des bouffées d’air glacé et des volées d’escarbilles. Le problème qui se posait le hantait : où et comment retrouver Orchidée dans l’énorme grouillement de Marseille ? Son seul fil conducteur était celui que Pierre lui avait donné : l’hôtel Terminus… à condition que la jeune femme y fût réellement descendue.

Il y eut un moment difficile quand le train s’arrêta en gare d’Avignon. La tentation fut forte de mettre sac à terre et de téléphoner à Prudent de venir le chercher. Oh ! la joie, la douceur du petit déjeuner dans la grande cuisine avec autour de lui la sollicitude voltigeante des jumelles et l’odeur suave des brioches de Victoire !… Seulement Édouard gisait à cette heure sur une plaque de marbre de la Morgue et sa femme, traquée comme un gibier, devait chercher à se terrer dans quelque trou. Antoine ne pouvait pas leur faire ça !

En débarquant à la gare Saint-Charles, il obliqua droit en direction du Terminus. Puisque aussi bien il lui fallait coucher quelque part, autant là qu’ailleurs même si ses préférences personnelles allaient à l’hôtel du Louvre et de la Paix. Il serait toujours temps de changer au cas où son séjour se prolongerait.

Il obtint d’autant plus aisément une chambre que le connaissant fort bien de réputation, le réceptionniste fut secrètement ravi d’accueillir un homme dont on savait parfaitement qu’il était le client d’une autre maison, ce qui lui facilita les choses lorsque, sans désemparer et avant même de monter chez lui, il se mit à poser des questions. En effet, une dame asiatique était venue l’avant-veille, à l’arrivée du Méditerranée-Express, prendre logis à l’hôtel. Dépourvue de papiers d’identité – ceux-ci se trouvaient en possession de son mari censé arriver le lendemain – cette Mme Wu-Fang était restée chez elle jusqu’à l’aube où, alléguant qu’elle se rendait au-devant de son époux, elle s’était fait ouvrir par le portier de nuit. En fait, elle quittait l’hôtel ainsi que la direction s’en persuada lorsqu’on lui apporta l’enveloppe abandonnée dans la chambre par la mystérieuse voyageuse et qui contenait un généreux règlement de ses dépenses.

— Autrement dit, elle n’est pas revenue ? conclut Antoine.

— Non… Cependant, vers le milieu de la matinée, quelqu’un est venu s’enquérir d’elle… exactement comme vous, Monsieur Laurens. Quelqu’un qui nous demandait une jeune dame chinoise sans préciser son nom.

— Tiens donc ! Et sauriez-vous me dire qui était cette personne ? s’enquit Antoine en faisant surgir au bout de ses doigts, avec une adresse de prestidigitateur, un nouveau billet de dix francs – c’était le troisième que cette conversation onéreuse tirait de sa poche !

— Bien sûr : elle ne nous a pas demandé le secret. C’est une dame beaucoup trop fière pour s’arrêter à un pareil détail…

— Une dame ?

— Une vraie et très connue à Marseille où elle occupe une situation privilégiée de par son nom et sa fortune…

Antoine se demandait s’il allait devoir produire un quatrième billet, mais l’homme aux clefs d’or décida de se montrer généreux et enchaîna presque sans respirer, tout en se rengorgeant comme s’il s’agissait d’un membre de sa famille :

— C’est la générale Lecourt… née Bégon !

La précision appuyée d’un geste du doigt fit hausser les sourcils du peintre : le préposé n’eût pas montré plus de révérence en annonçant une Castellane ou un Grimaldi :

— Bégon ?… Est-ce tellement important ?

— Important ? Oh ! Monsieur Laurens !… Est-il pensable qu’un homme de votre qualité ignore les gloires qui ont illustré notre antique cité ? Michel Bégon fut cet intendant des galères dont le faste brilla sur Marseille, qui fit paraître chez nous les premières tapisseries des Gobelins et qui, en 1687, je crois, donna en son hôtel de l’Arsenal une fête demeurée mémorable pour célébrer le rétablissement de la santé du roi Louis XIV après…

— Ah ! L’histoire de la fistule ! fit Antoine éclairé. Ainsi cette dame est sa descendante ?

— En ligne directe, Monsieur, ce dont elle est justement fière !

Tandis que son interlocuteur continuait à dérouler les fastes évanouis de la famille Bégon, Antoine essayait de comprendre pour quelle raison cette dame s’intéressait à Orchidée au point de se lever pratiquement à l’aurore pour s’enquérir d’elle. Ne trouvant aucune réponse valable à la question, il pensa non sans mélancolie que le temps était peut-être venu de se séparer d’un quatrième billet…

— Consentiriez-vous à me donner l’adresse de Madame la générale… Lecourt ? C’est bien ça ?

Mais cette fois son interlocuteur paraissait décidé à travailler pour la gloire :

— C’est bien ça ! Oh, Monsieur, c’est avec plaisir que je vais vous la donner. Depuis que les journaux nous ont appris qui était très certainement cette affreuse créature, nous nous tourmentons pour une concitoyenne dont la charité nous est bien connue. Allez la voir s’il vous plaît et veuillez essayer de la raisonner : en aucun cas, elle ne doit chercher à s’occuper d’une meurtrière ! Et vous-même…

Agacé au possible, Antoine darda sur le portier un regard sévère :

— Une meurtrière ? Comme vous y allez ! Gardons-nous, je vous prie, des jugements trop hâtifs…

— Mais, Monsieur, les journaux…

— Nous font avaler au moins autant de sottises que de vérités. Avant de condamner si fermement une de vos clientes – car elle le fut, n’est-ce pas ? – vous devriez attendre un peu…

— Attendre quoi ?

— Je ne sais pas, moi… qu’on lui ait coupé la tête ! Ainsi vous ne risquerez pas qu’elle vous attaque un jour en diffamation ! À tout à l’heure !

Et, sur cette plaisanterie d’un goût détestable, Antoine prit sa clef et se dirigea vers l’ascenseur en sifflotant une ariette de Bach. Purement machinale d’ailleurs car il ne se sentait pas vraiment le cœur à chanter. Le destin semblait prendre un malin plaisir à renforcer le rideau d’ombres qui le séparait de la jeune femme. Qu’est-ce que la descendante d’un intendant des galères du Roi-Soleil pouvait avoir à faire avec une petite princesse mandchoue échappée depuis à peine cinq ans à l’univers hermétiquement fermé de la Cité Interdite ?

Pour essayer de mettre un peu d’ordre dans ses idées, Antoine s’accorda le répit d’un bon bain et d’un solide petit déjeuner. Ses meilleurs instants de réflexion, il les trouvait plus facilement lorsqu’il était immergé dans une grande baignoire pleine d’eau chaude qu’il faisait suivre d’une douche froide, pour éviter le ramollissement des muscles, d’un vigoureux étrillage à la lanière de crin et d’une lotion à la lavande anglaise pour finir devant un pot de café fort et brûlant accompagné de quelques tartines de pain frais bien beurré, de marmelade d’orange, de croissants chauds et de fines lamelles de jambon de pays.

La première chose à faire, bien sûr, était de rendre visite à cette dame pour tenter d’y voir plus clair dans son comportement. Le paquebot Hoogly ne levait l’ancre que le surlendemain, puisque l’on était jeudi, et l’inspecteur Pinson n’arriverait que le vendredi. La marge était un peu étroite, évidemment, mais devait lui suffire à mettre la main sur Orchidée.

Pour en faire quoi ? Au fond, il n’en savait trop rien, comptant un peu sur les circonstances et l’inspiration du moment. Le plus simple serait peut-être de la cacher quelque temps à Château-Saint-Sauveur le bien nommé – et pourquoi donc pas en compagnie de l’homme à la jambe cassée ? –, puis de lui procurer de faux papiers et de réquisitionner le bateau d’un ami grâce auquel on pourrait, de nuit, la conduire jusqu’à Gênes… d’où on la ferait embarquer pour où elle voudrait…

Le côté peu légal de ce beau projet ne troublait en rien la conscience d’un peintre dont les pinceaux réputés servaient de couverture à des activités beaucoup moins claires : celle d’un habile agent secret fidèlement attaché au 2e bureau et celle, encore plus secrète, d’un « amateur » de pierres précieuses qui, sans qu’ils s’en doutent, avait déjà donné pas mal de fil à retordre au commissaire Langevin et à ses pareils.

Ayant ainsi ébauché un plan, Antoine choisit un élégant costume du matin en fil-à-fil gris clair rehaussé par un gilet d’un ton plus soutenu, se coiffa d’un melon assorti, prit des gants de cuir fin puis, jetant son paletot sur ses épaules, se considéra un instant dans un miroir avec un mélange de satisfaction et d’irritation : il détestait s’habiller mais reconnaissait qu’en certains cas, c’était tout à fait indispensable. Par exemple lorsqu’il s’agissait de rendre à une grande bourgeoise d’un âge certain une visite matinale.

Ainsi équipé, il descendit dans le hall et demanda qu’on lui appelle une voiture.

CHAPITRE V QUI ÉTAIT AGATHE LECOURT ?

Lorsque le fiacre déposa Antoine à l’adresse indiquée par le portier, il se félicita d’avoir fait quelques frais et ce fut d’un pas assuré qu’il alla sonner à la grille d’une imposante demeure, située près du Prado, qui avait dû voir le jour sous Napoléon III et qu’il jugea affreuse au premier coup d’œil. Il détestait en effet le style troubadour, ses tourelles, ses pignons gothiques, ses fenêtres à meneaux et tout ce fatras d’un autre âge qui procurait aux dames l’exaltante impression de jouer les princesses lointaines attendant le retour problématique de quelque chevalier croisé parti au moins autant à la traque des houris de Mahomet qu’à la défense du tombeau du Christ… Heureusement, un magnifique jardin entourait cette monstruosité sur laquelle un jardinier génial s’efforçait d’accumuler un maximum de plantes grimpantes à fleurs et, en vérité, rosiers, jasmins, bougainvillées et glycines semblaient bien partis pour venir à bout des phantasmes de l’architecte.

Un maître d’hôtel compassé, auquel il remit sa carte et ses excuses de se présenter à une heure peu conforme aux usages, ouvrit devant lui un hall immense qui devait bien faire vingt-cinq mètres sur huit et d’où partait un grand escalier à double révolution permettant d’atteindre la galerie en surplomb qui faisait le tour de la pièce. Une verrière couvrait l’ensemble, diffusant la joyeuse lumière d’un joli matin sur une forêt d’aspidistras au milieu de laquelle des poufs et des fauteuils crapauds capitonnés de velours rubis avaient l’air d’énormes fraises cultivées en serre. Le serviteur y laissa Antoine après lui avoir désigné la plus grosse des « fraises » d’un geste solennel.

Il revint au bout d’un moment pour inviter le visiteur à le suivre et le conduisit dans un salon du rez-de-chaussée qui, avec ses piliers et ses voûtes d’arêtes, ressemblait assez à une chapelle gothique de taille réduite dans laquelle on aurait accumulé les dépouilles d’un musée d’Extrême-Orient. Ce n’étaient que paravents de laque noir et or, statues de Bouddha cohabitant avec un Çiva dansant en argent, tapis et faïences chinois de cet admirable turquoise profond qui en a fait la réputation, vitrines contenant des objets brillants trop nombreux pour être répertoriés d’un premier coup d’œil et, enfin, quelques sièges d’ébène venus de Pékin dont on s’était efforcé de corriger l’inconfort à l’aide de coussins de velours violet.

Abandonné dans cet univers qui sentait l’encens et le santal, Antoine vit bientôt arriver la maîtresse des lieux, imposante en dépit de sa petite taille dans une robe de popeline cyclamen garnie de dentelles, ses cheveux gris auréolés d’une charlotte de mousseline et de rubans de même couleur. Debout au milieu de la pièce et sans se soucier d’offrir un siège à son visiteur, elle attendit, après le bref échange des salutations, qu’Antoine eût fini de s’excuser d’avoir osé se présenter chez elle à une heure aussi indue et sans y avoir été convié. Il le fit d’ailleurs avec une grande sobriété : la mine de cette vieille dame n’invitait guère aux circonlocutions :

— Je ne me serais pas permis de vous déranger, Madame la Générale, sans une raison grave : une amie qui m’est chère vient de disparaître dans Marseille et j’ai tout lieu de croire que vous vous êtes intéressée à elle…

La petite main potelée ornée d’un simple anneau d’or désigna enfin l’un des larges et raides fauteuils de bois noir tandis qu’une flamme amusée s’allumait dans le regard violet qu’elle abritait depuis un moment derrière un face-à-main de vermeil serti d’améthystes :

— Vous n’êtes pas un inconnu pour moi, Monsieur Laurens, dit-elle. Vous êtes un peintre renommé et, en outre, vous appartenez à ce pays. Sinon je ne vous aurais pas reçu. À présent dites-moi qui vous a donné mon adresse ?

— Le portier du Terminus où je suis descendu ce matin en débarquant du Méditerranée-Express. Il m’a dit qu’hier, dans la matinée, vous êtes venue vous enquérir d’une « dame asiatique »… tout comme je l’ai fait moi-même… et je souhaite vous demander les raisons de cet intérêt inattendu.

Agathe Lecourt ne put s’empêcher de rire :

— Tout simplement ! Eh bien, vous êtes direct et je dois dire que cela ne me déplaît pas. Je vais donc répondre à votre question. Ayant beaucoup voyagé, principalement aux Indes et en Chine, je m’intéresse toujours à tout ce qui me paraît un peu exotique et plus encore s’il y a quelque chose de bizarre. Que voulez-vous, je suis curieuse.

— C’est, selon les opinions, un défaut ou une qualité. Pour une femme c’est un privilège. Et cette… dame était bizarre ?

— Je vous prends pour juge. Dans le train j’ai fait la connaissance d’une exquise Mandchoue, très belle et très élégante, dans des circonstances que je vous conterai si je décide que vous serez un jour un ami…

— Ne vous donnez pas cette peine, Madame la Générale ! je les connais déjà.

— Tiens donc ! Vous êtes voyant, mage, fakir ou…

— Rien du tout, mais Pierre Bault, le conducteur du sleeping, est un ancien et cher ami. Nous avons combattu ensemble pendant le fameux siège des Légations à Pékin. Il m’a téléphoné car lui aussi est inquiet pour elle.

— Je vois. Donc je reprends : je rencontre cette jeune femme et je m’aperçois qu’elle a plusieurs identités à sa disposition : pour ce cher Pierre – que je connais bien aussi, figurez-vous ! – elle se nommait Mme Blanchard, mais la jeune personne que poursuivait son amant russe disait qu’elle était princesse. Enfin, à l’hôtel Terminus on ne se rappelait qu’une Mme Wu-Fang d’ailleurs évanouie dans les brumes du matin. J’ajoute qu’à la lecture des journaux d’hier il semblerait que notre conducteur soit dans le vrai…

— La jeune personne aussi, coupa Antoine sèchement. Avant son mariage Mme Blanchard était la princesse Dou-Wan, parente de l’Impératrice.

— Je n’en ai pas douté un seul instant. J’ai su, au premier coup d’œil, qu’elle est mandchoue et de haute naissance. Quand on a longtemps vécu en Chine, comme moi, il y a des détails qui ne trompent pas… Cela dit, nous pouvons lui ajouter un autre qualificatif : c’est une meurtrière.

Le mot fut lancé si brutalement et de façon si imprévisible qu’Antoine fronça les sourcils, envahi par une désagréable impression. Néanmoins, il réussit à conserver un calme parfait :

— Et le sachant vous l’avez tout de même recherchée ? Était-ce pour la livrer à la police ?

Échappé des doigts qui le tenaient, le face-à-main retomba au bout de son ruban de velours cependant que la Générale rougissait un peu :

— Pour qui me prenez-vous, Monsieur Laurens ? Je n’ai que faire des besognes de basse police. C’est à elle de faire son travail. Moi, je suis seulement une femme que l’âme humaine passionne. Avouez qu’une pareille rencontre avait de quoi susciter mon intérêt ? Si je l’avais trouvée, je comptais la ramener ici pour tenter de pénétrer les obscurités de cette âme et…

S’il était une chose qu’Antoine détestait, c’était cette sorte de gens qui, par désœuvrement, se lancent dans des expériences psychologiques sur des êtres humains comme ils étudieraient le comportement des lépidoptères. Il coupa court au discours en voie de développement :

— Pardonnez-moi de vous interrompre mais une chose importe avant tout pour moi : vous ne l’avez pas trouvée ?

— Non… et croyez que je le regrette. Par acquit de conscience, je suis entrée dans la gare et j’ai cherché si je l’apercevais. Hélas je n’ai vu personne. Cependant… et j’espère que vous me pardonnerez à votre tour, il semble que cette femme vous soit très chère ?

— Pas à ce point-là, Madame. Je vous ai dit ce qu’il en était et si je souhaite tellement retrouver Orchidée…

— Elle s’appelle ainsi ? C’est tout à fait ravissant…

— … c’est en mémoire d’un homme qui l’aimait profondément et dont je suis certain que, par-delà la tombe, il compte sur ma protection. Quant aux « obscurités de son âme », je n’y crois pas.

— Cependant, un assassinat…

— Vous êtes trop intelligente, Madame, pour attacher foi à tout ce qu’écrivent les journaux. Je parierais mon salut éternel qu’elle n’est pas coupable. D’ailleurs, je ne vois aucun inconvénient à vous confier que le policier qui mène l’enquête n’y croit pas non plus.

— Que dites-vous ?

— Que j’ai raison en prétendant que Mme Blanchard aimait trop son mari pour le tuer… – Antoine se leva et s’inclina devant son hôtesse : – Je vous renouvelle mes excuses de vous avoir dérangée si tôt dans la journée et je vous remercie, Madame, d’avoir bien voulu me recevoir.

Le face-à-main reprit de l’activité et vint tapoter le bras du peintre :

— Vous êtes bien pressé, tout d’un coup ? Nous pouvons encore parler quelques instants, il me semble ?

— Rien ne s’y oppose, mais de quoi ?

— De ce que vous venez de me dire. La police ne croit plus à la culpabilité de cette femme ?

— Rien n’est encore officiel pour ne pas gêner l’enquête. Cependant il résulte de certains examens qu’en dépit de témoignages plus ou moins sujets à caution, les mains de cette pauvre jeune femme sont pures. Ne m’en demandez pas plus et permettez que je me retire ! Au surplus vous n’y pouvez rien puisque vous ignorez comme moi où elle se trouve…

Agathe Lecourt offrit sa main à son visiteur sans rien dire. Pourtant, comme il se dirigeait vers la porte, elle l’arrêta :

— Encore une seconde, je vous prie !… Au cas… bien improbable… où il m’arriverait quelque nouvelle, où puis-je vous trouver ? Au Terminus ?

— Non. Je vais le quitter tout à l’heure pour reprendre mes habitudes…

— Et où sont-elles vos habitudes ?

— À l’hôtel du Louvre et de la Paix.

— J’aurais dû m’en douter. Vous êtes décidément un homme de goût… Espérons que nous aurons l’occasion de nous rencontrer un jour prochain.

Après le départ du peintre, Mme Lecourt resta un long moment immobile dans son fauteuil, plongée dans une profonde rêverie. Ce qu’elle venait d’entendre lui causait une grande perplexité mais aussi une sorte d’apaisement. Depuis que sa femme de chambre lui avait apporté, la veille, les journaux du matin avec son petit déjeuner, elle vivait une sorte de cauchemar fait de douleur, de colère et aussi d’une horrible soif de vengeance. Antoine Laurens venait de tout remettre en question et, du fond de son cœur déjà repentant, elle remercia silencieusement Dieu de l’avoir retenue au bord d’un crime…

Avec un soupir, elle se leva enfin, quitta le salon et traversa le hall pour rejoindre l’escalier. C’est alors que, relevant la tête, elle vit miss Price qui semblait l’attendre, debout sur l’une des dernières marches :

— Eh bien ? fit-elle.

Quand sa patronne employait un certain ton, la demoiselle de compagnie achevait de perdre le peu de moyens qu’elle possédait :

— Je… pardonnez-moi mais je m’inquiétais… Pas de mauvaise nouvelle, j’espère ?

Elle avait claironné sa question avec cette tendance qu’ont les gens craintifs à plonger dans l’insolence pour donner le change.

— Qu’est-ce qui vous prend ? dit la Générale un rien surprise. Pourquoi y aurait-il une mauvaise nouvelle ?

Violet Price devint ponceau, ouvrit la bouche, la referma puis, tortillant férocement son mouchoir entre ses doigts, finit par balbutier :

— Eh bien… je ne sais pas. Cette visite… si matinale…

— Vous n’avez jamais vu personne venir ici le matin ?

— Si mais… et puis il y a autre chose… cette… cette femme qui est là-haut… Elle… elle me fait peur !

— Je ne vois pas pourquoi. Elle ne vous a rien fait ?

— Non mais… je sens de mauvaises ondes. Elle… elle ne porte pas bonheur et…

— Et vous allez me faire le plaisir de vous calmer ! Allez dans votre chambre et sonnez Jeanne pour qu’elle vous apporte une bonne tasse de thé. Et puis tâchez donc de dormir ! Vous savez très bien que j’aime à régler seule mes affaires… Allez !

Le geste qui accompagnait le mot était suffisamment explicite. Violet n’insista pas, et la Générale la regarda remonter l’escalier d’un pas incertain puis se diriger vers sa chambre. Elle-même regagna ses propres appartements, alla prendre place dans son fauteuil préféré à côté de la fenêtre de son boudoir, puis sonna son maître d’hôtel :

— Allez me la chercher, Romuald ! dit-elle en tendant une clef prise dans sa table à ouvrage.

— Partons-nous toujours après le déjeuner ?

— Peut-être pas mais il faut d’abord que je lui parle ! Nous verrons ensuite…

— Bien, Madame !

Dans la chambre où elle était enfermée depuis la veille, Orchidée essayait toujours de comprendre ce qui lui arrivait. En reconnaissant à la gare sa compagne de voyage dans celle qui l’abordait, elle avait éprouvé une sorte de soulagement. C’était comme une réponse aux questions qu’elle se posait sur ce qu’il convenait de faire à présent. D’autant qu’en l’invitant à la suivre, Mme Lecourt arborait le plus aimable et le plus compréhensif des sourires…

— Je vous en prie, ne restez pas ici ! Vous y courez les plus grands dangers. Venez avec moi !

Une main amie qui se tendait, c’était vraiment ce qu’Orchidée, une fois de plus au bord du naufrage, souhaitait de mieux. Elle suivit celle qui lui apparaissait comme un bon génie, sortit avec elle de la gare et monta en sa compagnie dans une voiture fermée de grande apparence, sans d’ailleurs qu’on lui permît de chercher la moindre explication :

— Nous parlerons plus tard…

En fait, on ne parla pas du tout. Arrivées dans le jardin d’une grande demeure, la Générale la fit entrer, la guida jusqu’à une chambre située au deuxième étage… et l’y enferma purement et simplement. Toujours sans le moindre mot d’explication.

Des heures passèrent sans que personne pénétrât dans ce logis où rien ne manquait, pas même une salle de bains et des toilettes, pas même un repas copieux et tout servi. Par contre, l’unique fenêtre, si elle permettait d’admirer l’ordonnance parfaite d’un jardin, était munie de barreaux qui défiaient toute tentative d’évasion.

La nuit passa, lente, monotone, dans un silence que brisaient régulièrement l’horloge d’une église proche sonnant les heures et, parfois, l’aboiement lointain d’un chien ou la sirène d’un navire. Orchidée la vécut étendue tout habillée sur ce lit étranger, cherchant vainement un moyen de se tirer de ce piège inattendu. Quand elle avait constaté qu’on l’enfermait elle avait crié, appelé, protesté, tapé à coups redoublés sur le panneau de chêne ciré qui fermait sa prison. Pourtant la tension ne dura guère : son corps et surtout ses nerfs étaient à bout de force et elle choisit de se calmer, d’essayer autant que possible de prendre un peu de repos afin de faire face avec dignité à ce qui ne pouvait manquer de venir.

Quand le jour éclaira de nouveau sa geôle – bien meublée et très confortable au demeurant –, elle se leva, fit une toilette soigneuse, changea de linge et défroissa ses vêtements du mieux qu’elle put. Et lorsque enfin la porte s’ouvrit sous la main du maître d’hôtel, la jeune femme se trouvait assise bien droite sur une chaise près de la fenêtre, ses mains fines croisées sur ses genoux dans cette attitude de dignité qui était seule admise dans les palais de Ts’eu-hi et qui lui était familière depuis sa petite enfance.

— Venez ! fit le vieux serviteur. Madame vous attend.

Elle le suivit sans mot dire jusqu’à une pièce tendue de satin mauve et gris dont les meubles, à l’exception des sièges couverts de velours violet, supportaient une infinité d’objets en verre ou taillés dans des améthystes ainsi qu’une grande quantité de photographies plus ou moins jaunies dans des cadres d’argent. La Générale se tenait là, debout auprès d’une vitrine ouverte et maniant l’un après l’autre les bibelots qui s’y trouvaient.

— Asseyez-vous ! dit-elle sans même la regarder. Merci, Romuald ! Vous pouvez nous laisser…

— Je reste à portée de voix, Madame, au cas où…,

— … où je pourrais avoir besoin de votre aide ? Je ne crois pas que ce soit nécessaire.

Lorsque la porte se referma, Orchidée avait déjà repris son attitude favorite mais, tout en tenant sa tête fièrement redressée, elle la détournait afin de mieux contenir la colère que lui inspirait la vue de cette femme qui, sous l’apparence de la sympathie, s’était arrangée pour la capturer. Cependant elle parla et sa voix fut d’une froideur polaire :

— L’honorable dame, fit-elle avec une ironie méprisante, daignera-t-elle m’apprendre pour quelle raison elle m’a conduite ici et emprisonnée ? J’imagine que, dans un instant, la police sera là ?

— Non. Si j’ai pris la peine d’aller vous chercher alors que je savais, par les journaux, qui vous étiez, ce n’est certes pas pour vous livrer.

— Alors pourquoi ?

— Pour vous tuer !

En dépit de son empire sur elle-même, la jeune Mandchoue tressaillit et tourna les yeux vers cette petite femme ronde et imposante qui venait d’articuler ces terribles syllabes avec une parfaite tranquillité.

— Me tuer ?

— C’était du moins mon intention première. Je possède, dans le port, un petit navire rapide et, dans l’île de Porquerolles à quelque cinquante milles marins de Marseille, un domaine en partie désert qui domine les rochers et le grand large. Je comptais vous y emmener ce soir. Un endroit idéal pour faire disparaître quelqu’un…

— Je comprends. Quand partons-nous ?

— Je vous l’ai dit : c’était mon intention. J’ai changé d’avis.

— Pour quelle raison ?

— J’ai reçu… un renseignement selon lequel la police ne croirait pas réellement à votre culpabilité… Mais j’avoue que je vous admire. Vous venez de m’entendre dire que je voulais votre mort et vous vous êtes contentée de répondre : « Quand partons-nous ? » Je sais que les Mandchous sont de fiers guerriers dédaigneux en général du danger, mais vous êtes jeune, très belle… n’avez-vous pas peur de mourir ?

— Non. En perdant mon époux j’ai tout perdu et ma vie n’a plus de sens.

— Pourtant vous vous êtes enfuie quand vous avez compris que l’on allait vous arrêter ?

La jeune femme haussa les épaules avec lassitude :

— Avant mon mariage j’ai été élevée dans la Cité Interdite par notre souveraine vénérée, la grande Ts’eu-hi. Par amour, je l’ai trahie et je pensais retourner auprès d’elle pour obtenir son pardon. Elle a toujours été bonne pour moi et je l’aimais avant que…

En dépit de sa volonté, Orchidée ne put retenir une larme qui roula lentement sur son visage.

— Et la vengeance ? fit Agathe Lecourt. Elle ne vous est pas venue à l’esprit ? On vous tue votre mari et vous vous contentez de prendre le train ?

— Que pouvais-je faire d’autre ? On allait me mettre en prison… me juger, m’exécuter peut-être…

— En France on n’exécute plus les femmes depuis belle lurette. Nous sommes un pays civilisé…

— … pour qui je ne suis qu’une barbare sans doute ? Pour tous je suis la coupable idéale. Qui donc m’aurait écoutée, aidée ?

— Il me semble que vous avez des amis ?

— Pas beaucoup. Et m’en reste-t-il seulement à cette heure ? Les journaux ne me laissent guère de chances. Et d’ailleurs, vous dites qu’en ce pays on ne livre plus les femmes au bourreau. Alors pourquoi donc vouliez-vous me tuer ?

— Pour venger mon fils. J’étais… la véritable mère d’Édouard Blanchard…

Un silence soudain tomba entre les deux femmes, fait de stupeur chez Orchidée qui n’arrivait pas à en croire ses oreilles et se demandait si elle n’avait pas affaire à une folle. Pourtant, cette dame n’en avait pas l’air : elle demeurait assise, pleine de cette naturelle majesté qui, dans le train, avait impressionné la jeune femme, et elle la regardait calmement, attendant peut-être une quelconque explosion, une indignation… ou un éclat de rire ? Mais Orchidée n’avait pas envie de rire. Elle se sentait incroyablement lasse, découragée et pas très éloignée de penser que son cher époux avait été la seule personne douée de bon sens dans un pays peuplé de fous.

Ce fut presque machinalement qu’elle murmura :

— Je ne vois pas comment ce serait possible ?

Ces quelques mots parurent rendre vie au visage impassible de la Générale :

— Pourquoi ? demanda-t-elle doucement.

— Je ne sais pas mais c’est l’évidence. Mon mari m’a parlé de sa famille à plusieurs reprises… de son père, de sa mère, bien sûr, et aussi de son frère et je ne…

— Vous les connaissez ?

— Non. Ils ne m’ont jamais acceptée donc jamais reçue. Si je connais un peu leurs visages, c’est à cause des portraits qu’Édouard m’a montrés… qui ne sont pas peints.

— Des photographies ?

— Oui. Je crois qu’il a été malheureux de leur refus car il les aime et moi j’ai regretté leur dureté. Pas parce que je souhaitais les rencontrer mais parce que Édouard avait de la peine. Si ce que vous dites était vrai, il en aurait eu moins et m’aurait parlé de vous…

— Il n’y avait aucune raison. Il n’a jamais su que j’existais, bien que je sois la cousine germaine de sa mère. Une brouille est intervenue peu de temps après sa naissance. J’ajoute que, s’il était à votre place aujourd’hui, il réagirait exactement comme vous : il ne me croirait pas. Il n’empêche que vous êtes bien réellement ma belle-fille et qu’à présent j’attends que vous me racontiez ce qui s’est passé au juste avenue Velazquez !

Le ton redevenu impératif choqua la jeune Mandchoue : le respect dû à une belle-mère était l’une des lois les plus intransigeantes dans l’éducation d’une fille de sa race. La nouvelle épousée, en entrant dans la demeure de son époux, se devait d’oublier ses propres parents pour servir, le mot n’est pas trop fort, la mère de son mari plus affectueusement encore que la sienne propre. Ts’eu-hi elle-même, lorsqu’elle était entrée comme concubine de l’empereur Hien-Fong, avait commencé son ascension vers le trône en se rendant indispensable et en couvrant de soins aussi attentifs qu’intéressés celle qui avait donné le jour à son maître. Orchidée, pour sa part, s’était préparée de longue date à ce genre d’attitude, facilitée pour elle sans doute par le fait qu’elle n’avait jamais connu sa propre mère et, en devenant la femme d’Édouard Blanchard, elle ne souhaitait rien de mieux que se montrer une belle-fille prévenante et même soumise. On n’avait pas voulu d’elle, c’était un fait, mais à l’heure présente elle ne se sentait pas disposée à rendre les mêmes devoirs à cette parfaite inconnue qui prétendait exercer sur elle des droits qu’ayant vécu en Chine elle devait connaître parfaitement. Aussi se contenta-t-elle de répondre d’une voix courtoise mais ferme :

— Si je suis votre belle-fille, il faut m’expliquer comment. Sinon je refuse de vous croire et…

— … de vous comporter envers moi selon vos traditions ? C’est assez juste et je vais tout vous dire. Dans un sens,.. cela me fera du bien. J’ai gardé ce secret trop longtemps et je m’aperçois que je me suis privée de grandes joies… Malheureusement… il ne me sera plus jamais donné de pouvoir embrasser mon fils.

Le sanglot réprimé qui enroua un instant la voix de Mme Lecourt fit plus d’impression à Orchidée qu’un long discours. Il révélait une souffrance cachée qui osait revenir à la surface.

Quittant son siège, la Générale fit quelques pas dans la pièce et s’approcha de la fenêtre, tournant presque le dos à la jeune femme :

— Nous étions très liées autrefois, ma cousine Adélaïde et moi. Elle était de peu mon aînée et nous avons été élevées ensemble. J’ajoute que je la considérais plutôt comme une sœur et je pensais qu’elle me rendait mes sentiments. Je l’ai pensé longtemps. Lorsque nous avons eu elle dix-huit ans et moi dix-sept, nous sommes tombées amoureuses toutes les deux en même temps mais, Dieu soit loué, pas du même homme et, incontestablement, le choix d’Adélaïde était meilleur que le mien : au cours d’un bal, elle s’éprit d’Henri Blanchard, fils d’un des plus gros commerçants de la ville – nous sommes Marseillaises toutes les deux – et qui se destinait à la carrière préfectorale.

C’était un garçon très séduisant mais faible et, tout de suite, ma cousine en devint folle. Belle et passionnée, elle sut l’attirer suffisamment pour l’amener à oublier qu’elle était une jeune fille et il y eut entre eux plus qu’un petit flirt sans conséquences. Adélaïde crut alors qu’elle gagnait la partie, qu’Henri lui appartenait à jamais. Normalement, l’aventure aurait dû se terminer par un mariage. Cependant, s’il ne possédait pas un caractère très affirmé, le jeune homme n’était pas complètement idiot et, la première flamme éteinte, il s’aperçut qu’il n’aimait pas vraiment Adélaïde et même qu’il souhaitait rompre un lien qui devenait une charge. Affolée, alors, à l’idée de le perdre car elle l’adorait, celle-ci se déclara enceinte : s’il ne l’épousait pas, elle était déshonorée et lui-même risquait, de par de sa famille, quelques graves ennuis. Le père d’Adélaïde, un officier corse nommé Domenico Paoli, s’il lui avait transmis l’ardeur de sa nature, ne badinait pas avec la vertu des filles. Le coup était à peu près imparable. Au fait, vous ne devez pas savoir ce que sont la Corse et ses habitants ?

— L’empereur Napoléon ? C’est bien cela ?

— Exactement. Je ne vous croyais pas si savante.

— Édouard m’a enseignée… Il aimait beaucoup.

— Moi aussi, mais cela ne m’a jamais empêchée de déplorer l’affreux caractère de notre grand homme et de ses concitoyens. Quoi qu’il en soit, je dois à Henri Blanchard de mentionner que ce ne fut pas la crainte qui dicta sa conduite. Il agit en vrai gentilhomme, demanda la main d’Adélaïde et l’épousa trois semaines plus tard. En même temps, il obtenait un poste de sous-préfet dans le nord de la France. Il fit alors comprendre à sa femme qu’il ne souhaitait pas l’emmener, ajoutant qu’il ne voulait pas exiler dans un pays froid et humide une future mère habituée à notre climat méditerranéen. Et cette fois, il se montra très ferme : puisqu’il se mariait à cause de l’enfant qui allait venir, il voulait que celui-ci vînt au monde en bon état. Son beau-père l’appuya mais Adélaïde fut au désespoir : cet éloignement lui ôtait tout moyen de convertir son mensonge en vérité.

— Lorsqu’une femme attend un bébé, un accident est toujours possible, remarqua Orchidée.

— Exact ! Seulement, sachant que son mari ne l’aimait pas, elle s’accrochait à cette idée de maternité sans laquelle il était à craindre qu’Henri se détournât d’elle à tout jamais. Il lui fallait un enfant à tout prix et c’est alors que je suis entrée dans son jeu en toute innocence car je croyais, comme tout le monde, ma cousine réellement enceinte.

— Comment ?

— Au lendemain même du départ d’Henri je suis venue me confier à elle – n’oubliez pas que je la considérais comme ma sœur ! – et je la suppliai de m’aider dans la situation dramatique où je me trouvais.

— Cela veut dire que… vous étiez grosse, vous aussi ?

— Oui. Seulement moi c’était vrai… Mon histoire, semblable à celle d’Adélaïde, avait commencé à ce fichu bal dont j’ai souvent pensé que nous aurions mieux fait, elle et moi, de nous casser une jambe plutôt que d’y aller… C’était pourtant une bien belle fête ! ajouta-t-elle avec une douceur soudaine. J’entends encore la musique… Je revois le tournoiement des crinolines couvertes de soie, de tulle, de fleurs et de dentelles. Elles voltigeaient emportées par la valse dans les grands salons dorés, tout neufs, que le préfet de Maupas inaugurait. Le malheureux ne devait d’ailleurs pas profiter longtemps de sa belle préfecture : à la fin de ce même mois de décembre, l’empereur Napoléon III le révoquait. Pauvre homme ! Il avait un sale caractère mais ce soir-là il avait l’air si heureux ! Ce bal, décidément, n’aura porté chance à personne ! C’est là que j’ai rencontré John !… Dieu qu’il était charmant ! Si blond, si élégant, si désinvolte dans son habit à revers de soie !… Il avait un sourire…

Elle s’interrompit soudain, consciente d’être en train de rêver tout haut, et posa sur sa jeune compagne un regard embrumé :

— Pardonnez-moi ! Il n’est jamais bon de regarder au fond du passé et de s’attendrir sur les belles images de la jeunesse. Dans mon cas c’est même ridicule !

— Pourquoi ? fit Orchidée gravement. On n’oublie jamais le jour où l’on rencontre l’amour. Et vous l’aviez rencontré ?

— Oui… Il était anglais et de grande famille. Riche aussi, bien sûr, mais passionné de peinture il faisait de longs séjours autour de notre Méditerranée pour en capter la belle lumière… Je n’essaierai même pas de vous le décrire : Édouard était son vivant portrait. À cette différence près que John ne jouissait pas d’une très bonne santé.

« Ce soir-là, nous n’avons dansé qu’ensemble… ou presque et, tout de suite, il a demandé la permission de faire mon portrait. J’étais jolie, alors, et il savait bien le dire ! Cependant ce n’était guère facile : une jeune fille de la bonne société ne se rend pas ainsi dans l’atelier d’un peintre. Mais il se trouvait que j’avais alors une gouvernante anglaise dont John n’eut pas eu beaucoup de peine à faire son alliée et qui, pendant les séances de pose, ne voyait aucun inconvénient à aller lire son journal dans le jardin tout en dégustant les thés copieux que lui servait le valet de mon ami. Un jour, ce qui devait arriver arriva. Pourquoi aurions-nous résisté à cet amour qui nous bouleversait ? John jurait qu’il m’épouserait… entre deux quintes de toux car son état s’aggrava subitement. À un tel point que la famille fut prévenue et que sa mère vint le chercher. Elle lui ressemblait, physiquement du moins, et me fit beaucoup de promesses : il reviendrait bientôt et nous pourrions alors nous marier… En résumé tout ce qui était susceptible de calmer les sanglots d’une gamine désespérée…

« Je le fus plus encore lorsque je m’aperçus de mon état. J’écrivis aussitôt à John… et reçus en retour un faire-part de décès accompagné de ma lettre déchirée. C’est alors que j’allai me jeter dans les bras d’Adélaïde pour lui demander de m’aider à cacher ma faute à mes parents qui, j’en étais certaine, seraient impitoyables. D’autre part, je désirais que cet enfant vive puisqu’il était tout ce qui me restait de John avec un portrait inachevé. Je n’imaginais pas, alors, que je tombais aussi bien : en échange de mes confidences, ma cousine m’apprit la réalité de son mariage. À elle, il lui fallait à tout prix un enfant et je lui en apportais un… Elle n’eut guère de peine à me convaincre d’accepter le plan qu’elle établit sur-le-champ : sous prétexte de la consoler du départ de son mari, elle obtint de mes parents qu’ils me permettent de l’accompagner – toujours flanquée de ma gouvernante et de sa fidèle femme de chambre – en Suisse où elle voulait louer une maison afin d’y bénéficier, surtout pendant les chaleurs de l’été, d’un air plus frais et plus vivifiant qu’en Provence. Nous sommes parties ensemble pour Lausanne et c’est là qu’Édouard est né, dans une propriété de Vevey que l’on ne pouvait voir que depuis le lac Léman.

« Si je vous disais que la séparation a été facile, vous ne me croiriez pas. Ce bébé blond qui ressemblait à John, j’ai dû laisser Adélaïde le prendre dans ses bras et le faire sien. Cependant j’éprouvais un soulagement à me savoir sauvée et je me consolais en pensant que je verrais souvent mon fils auprès de qui je pouvais jouer un rôle de tante. C’était compter sans la jalousie profonde d’Adélaïde. Henri, heureux de cette naissance et fier de l’enfant, se rapprochait d’elle. Il allait occuper un poste beaucoup plus agréable à Biarritz et, cette fois, il emmenait sa femme et son fils.

« Pourtant, cet éloignement ne suffisait pas à Adélaïde. Elle voulait me rejeter tout à fait hors de leur vie. Elle inventa je ne sais quelles coquetteries dont je me serais rendue coupable envers son mari alors que je n’éprouvais pour lui qu’une grande amitié. Réciproque, d’ailleurs ! Mais, dès lors, il fut impossible d’amener Adélaïde à changer d’attitude et ce fut là brouille. Une brouille qui n’a jamais cessé…

« Un an plus tard, j’épousais le capitaine Lecourt et je partais avec lui pour le Cambodge. J’espérais que la venue d’un autre enfant adoucirait ma peine et mes regrets mais le Ciel ne m’a plus jamais permis de donner le jour. Étais-je devenue stérile ou bien était-ce la faute de mon mari, ce sont de ces questions que l’on ne pose pas dans la société qui était alors la nôtre.

— Et, dans votre famille, personne n’a tenté de vous réconcilier, vous et elle ?

— Non. Ma mère n’avait jamais aimé Adélaïde et je crois qu’au fond elle a été contente de me voir échapper à son emprise. D’ailleurs sa sœur, qui était donc la mère de ma cousine, venait de décéder. Il n’y avait plus guère de raisons pour conserver des relations. D’autant que ma famille était indignée par les accusations portées contre moi. Et puis les années se sont écoulées. Je suis veuve à présent et je ne sais trop que faire de mon temps. Bien sûr, je me suis arrangée pour me tenir au courant de ce que devenait Édouard. Il m’en a coûté beaucoup de peine… et un peu d’argent. J’ai tremblé pour lui quand je l’ai su à Pékin durant ce terrible siège. Et puis j’ai appris votre mariage. Qui m’a fait plaisir, au demeurant.

— Comment pouvez-vous dire cela ? Ce mariage n’a jamais fait plaisir à personne en dehors d’Édouard et moi.

La Générale éclata tout à coup d’un rire incroyablement frais et jeune :

— Moi, j’en ai été ravie. J’étais tellement certaine qu’Adélaïde en serait folle de rage… Eh bien, je crois que je vous ai tout dit. À présent, racontez-moi comment mon fils est mort ! ajouta-t-elle d’une voix soudain très grave.

Orchidée n’avait plus aucune raison de se taire. Elle s’efforça de tout rapporter aussi clairement que possible, depuis le télégramme de Nice appelant Édouard au chevet de sa mère jusqu’aux accusations portées par les serviteurs sans oublier la lettre qui suivait de si près le départ d’Édouard. Agathe l’écouta de bout en bout sans l’interrompre. Elle était revenue s’asseoir en face de la jeune femme et suivait le récit sans quitter un seul instant des yeux le visage las de cette étrange belle-fille qu’elle venait de se trouver. Mais elle ne put se défendre d’une émotion quand Orchidée, son récit achevé, se leva, vint jusqu’à elle et, par trois fois, s’inclina, les mains nouées sur sa poitrine, lui rendant officiellement les devoirs d’une bru envers la mère de son époux selon les rites de son peuple. L’entrée soudaine de Romuald fit fondre la boule qui était en train de se nouer dans la gorge de la vieille dame. Elle s’écria un petit peu trop fort :

— Qu’est-ce qui vous prend de nous déranger, mon ami ? Je n’ai pas appelé, il me semble ?

— Que Madame m’excuse mais je me dois de lui faire remarquer qu’elle semble n’avoir pas entendu la cloche du déjeuner…

— Vous avez sonné ?

— Par deux fois. Madame n’apparaissant pas, j’ai pris sur moi de venir l’avertir. Elle sait combien Coralie est susceptible lorsqu’elle confectionne un soufflé au fromage et des pets-de-nonne à la fleur d’oranger.

— Vous avez eu tout à fait raison et je vous offre mes excuses, Romuald. Combien de couverts avez-vous fait dresser ?

— Trois, Madame. Il m’a semblé que c’était le nombre juste.

La Générale se contenta de sourire. Elle savait très bien qu’il n’y a pas de bon maître d’hôtel qui ne comporte une petite part d’espion. Son vieux Romuald s’entendait parfaitement, en tout bien tout honneur et sans la moindre acrimonie, à écouter aux portes afin de régler sa conduite sur les événements internes de la maison.

Mme Lecourt se leva, rejoignit Orchidée et prit son bras qu’elle glissa sous le sien :

— Considérez dès à présent cette maison comme la vôtre, dit-elle avec un bon sourire. Et allons ensemble réparer des forces qui en ont le plus grand besoin.

Côte à côte, donc, les deux femmes pénétrèrent dans la grande salle à manger où miss Price, pratiquement au garde-à-vous, attendait derrière sa chaise.

— Eh bien, fit la Générale avec enjouement, déjeunons à présent !


Romuald n’était pas le seul à savoir écouter aux portes. Violet Price pratiquait volontiers, elle aussi, cette technique de renseignement. Cependant elle n’avait pu entendre tout ce qui se disait chez sa patronne à cause des allées et venues des domestiques. Elle en conçut un sentiment de frustration que la vue des deux femmes pénétrant bras dessus bras dessous dans la salle à manger porta vers une sorte de paroxysme. Est-ce que tout allait recommencer, une fois de plus, comme avec ces gens venus de n’importe où, dont Mme Lecourt s’entichait périodiquement et dont elle prétendait faire le bonheur coûte que coûte sans imaginer le moins du monde qu’elle faisait vivre sa maisonnée et surtout sa dame de compagnie dans les plus affreux cauchemars ?

Aimant beaucoup les bêtes, Violet s’accommodait volontiers des chiens errants ou des chats abandonnés, mais le bon cœur de la Générale la poussait à voler au secours de n’importe qui pourvu qu’on lui offrît un minois attendrissant, d’augustes cheveux blancs et la liste déchirante de malheurs qui, la plupart du temps, n’existaient que dans l’imagination brillante de leurs prétendues victimes. Cette femme riche et généreuse se révélait une proie succulente pour les aigrefins de tout poil, de tous âges et de tous sexes qui ne parvenaient à leurs fins que trop aisément ! Une étonnante collection de personnages bizarres avait déjà défilé dans la grande maison du Prado et, presque chaque fois, leur passage se soldait par une cuisante déception pour la bienfaitrice. Aussi Violet, oubliant qu’elle était elle-même l’une des assistées de la Générale qui l’avait récupérée aux Indes, craignait-elle comme le feu toute nouvelle venue. Or, si l’on en jugeait par l’amabilité déployée par Mme Lecourt envers « la Chinoise », celle-ci était peut-être plus redoutable encore que les autres !

Durant tout le déjeuner, en effet, Mme Lecourt fit des plans que Violet estima inquiétants bien qu’ils fussent exactement les mêmes que ceux de la veille mais articulés sur un autre ton : on partirait ce soir pour Porquerolles où « la Chinoise », comme l’appelait miss Price, pourrait mieux se reposer qu’à Marseille, laisser le temps apaiser un peu ce qu’elle venait de souffrir. Violet n’en croyait pas ses oreilles et, négligeant ce qui se trouvait dans son assiette, se contentait de réduire son pain en une quantité de boulettes qui jonchaient à présent la nappe. Exercice qui finit par attirer l’attention de la Générale :

— Eh bien, ma chère, que vous arrive-t-il ? Vous êtes décidément souffrante. Que vous a fait ce pain et pourquoi ne mangez-vous pas ?

L’interpellée devint rouge vif :

— Nous… nous partons ce soir toutes… toutes les trois ?

— Naturellement ! Ah, il faut tout de même que je vous explique ! La princesse ici présente et moi-même nous sommes découvert des liens de parenté que nous ne soupçonnions absolument pas hier. Aussi ai-je décidé qu’elle resterait quelque temps avec nous. Elle vient de subir une très rude épreuve… une injuste épreuve, ajouta-t-elle en appuyant intentionnellement sur les mots, et je me dois de l’aider.

Elle aurait pu parler ainsi pendant longtemps, miss Price ne l’écoutait qu’à peine, accablée qu’elle était par ce nouveau coup du sort. Elle avait bien lu dans le journal que cette femme était une sorte d’altesse, mais si Mme Lecourt lui donnait ce titre cela signifiait simplement qu’elle ne voulait pas se servir d’un nom jugé par elle beaucoup trop compromettant, donc périlleux. Et à bon entendeur salut !

Les craintes de la pauvre fille devinrent de l’affolement quand elle s’entendit proposer de demeurer à Marseille si elle craignait d’être malade en mer.

— Vous êtes souffrante depuis ce matin, ce serait peut-être plus raisonnable ? ajouta la Générale.

— Non, non… pas du tout ! Je vais très bien. Rien qu’une légère migraine… que… que l’air de la mer dissipera, au contraire. Et j’aime tellement Porquerolles ! À quelle heure partons-nous ?

— Vers quatre heures et demie. Le Monte-Cristo dont j’ai fait prévenir ce matin le capitaine sera sous pression à ce moment et nous avons certains préparatifs à faire.

Miss Price approuva d’un air absent. Ce délai inespéré lui convenait parfaitement. Lorsque l’on quitta la table, elle marmotta quelques mots indistincts signifiant à peu près qu’il lui fallait aller en ville pour s’acheter des bottines de marche en vue des longues promenades sur l’île, mais ses deux compagnes n’y prirent pas garde. Elles étaient presque heureuses. La colère dévastatrice qui, depuis la veille, soulevait Mme Lecourt hors d’elle-même venait de faire place à une certitude et surtout à une sérénité pleine de douceur. Quant à Orchidée, si elle se trouvait encore un peu étourdie par l’étonnante histoire qu’on lui avait confiée, elle se sentait apaisée, rassurée auprès de cette vieille dame qui semblait destinée à jouer auprès d’elle le rôle de génie protecteur. Et si son désir de rejoindre Ts’eu-hi l’occupait toujours, elle pensait qu’il allait être doux de connaître quelques jours de repos, le temps que sa situation s’éclaircisse, avant de s’embarquer, pour son long voyage, sur cette mer bleue qu’elle pouvait apercevoir depuis les fenêtres de la maison.

Tandis que Mme Lecourt demandait à Orchidée de lui faire une liste de ce dont elle avait besoin puisqu’elle n’avait presque rien emporté, miss Price remonta dans sa chambre, mit un chapeau, enfila un manteau, vérifia ce qu’elle possédait comme argent dans son sac et quitta la maison en courant, craignant par-dessus tout qu’on lui offrît d’atteler pour elle une voiture. Les gens de la Générale ne devaient pas être mis au courant de ce qu’elle allait faire.

La chance la servit : un fiacre arrivait justement. Elle y monta et ordonna au cocher de la conduire à l’hôtel de Police. Il était plus que temps de mettre fin aux folies de sa patronne et de l’empêcher de s’embarquer dans une histoire qui pouvait lui causer un tort irréparable, cacher une meurtrière n’ayant jamais été bien vu par les autorités.

Miss Price n’ignorait pas qu’elle courait un gros risque et cherchait encore comment se débarrasser de « la Chinoise » quand la voiture s’arrêta. Elle hésita un instant à la garder puis songea qu’il valait tout de même mieux aller acheter les chaussures qui lui servaient d’alibi. Aussi elle paya et renvoya le fiacre. Enfin, rassemblant son courage, elle pénétra dans le bâtiment puis, ne sachant trop où aller, elle se dirigea vers un personnage assis derrière une table, qui semblait placé là tout juste pour renseigner les visiteurs :

— Je voudrais voir quelqu’un… mais je ne sais pas qui.

— C’est à quel sujet ? grogna le préposé.

— Au sujet… d’un… d’un crime. Je crois… que je peux donner des informations sur…

— Quel crime ? fit l’autre toujours aussi gracieux.

— Pas une affaire d’ici… Cela s’est passé à Paris… Oh, comment expliquer ?

— Si vous m’en dites pas plus, j’peux pas vous diriger…

À cet instant l’inspecteur Pinson qui se trouvait dans le vestibule, occupé à consulter un plan de Marseille affiché au mur, s’approcha. Deux mots : crime et Paris venaient de frapper son oreille. Son instinct fit le reste :

— Il ne s’agirait pas de l’affaire Blanchard, par hasard, Madame ?… Le crime de l’avenue Velazquez ?

L’Anglaise leva jusqu’à sa figure rose des yeux de noyée qui revient à la vie. En outre, avec ses cheveux roux, cet homme avait quelque chose de britannique et elle se sentit en confiance :

— Si, fit-elle. Vous êtes au courant ?

— Je viens de Paris tout juste pour ça. Inspecteur Pinson de la Sûreté Générale. Vous avez des renseignements ?

— Oui… je crois. Seulement, je ne voudrais pas que l’on sache que c’est moi qui…

— Qui les a donnés ? Venez un peu par ici. On pourra peut-être arranger ça.

Un instant plus tard, dans le bureau du commissaire Perrin, Violet racontait son histoire que Pinson suivit avec l’intérêt que l’on devine. Sans être particulièrement rancunier, la façon dont Orchidée l’avait payé de ses bons offices lui restait en travers de la gorge et en écoutant miss Price il piaffait littéralement comme un cheval de bataille qui entend la trompette. Le commissaire Perrin, lui, se montrait beaucoup moins joyeux. La veuve du général Lecourt – née Bégon par-dessus le marché ! – était une personnalité marseillaise que l’on ne pouvait maltraiter sans risquer quelques inconvénients : arrêter une criminelle était une belle chose, mais l’arrêter chez cette dame était une autre paire de manches. Quant à cette grande bringue d’Anglaise qui se retournait, pour Dieu sait quelle raison infâme, contre la main qui la nourrissait, elle ne devait compter sur aucune sympathie de sa part.

— Comment pouvez-vous être sûre que c’est la femme qu’on cherche ? maugréa-t-il. Vous la connaissez personnellement ?

— Je sais qu’elle a voyagé dans le même train que nous. Et puis j’ai vu le portrait dans le journal…

— Alors, si je comprends bien, vous accusez Madame la Générale Lecourt de recel de malfaiteur ? C’est grave, miss, c’est même très grave !

— What ?… Recel de… Je n’accuse pas du tout Madame Lecourt. C’est une « lady » et je serais désolée si elle avait des ennuis. Simplement… elle a un cœur trop bon… Cette… Chinoise a trouvé le moyen de lui inspirer de la pitié et dans ces cas-là elle ne sait plus ce qu’elle fait.

L’affaire lui paraissant mal engagée, Pinson s’en mêla :

— Si je vous comprends bien, Monsieur, cette dame Lecourt est importante et… vous craignez les vagues ?

— Tout juste, inspecteur, tout juste ! On ne peut pas la traiter comme n’importe quel tenancier d’hôtel louche et je ne me vois pas du tout débarquant chez elle avec deux agents… Une heure après j’aurais tout le département sur le dos et même davantage… le Préfet de Police, un ou deux ministres, que sais-je ?

— Autrement dit, il faudrait l’arrêter hors de la maison ?

Perrin jeta sur son collègue un coup d’œil perplexe : ce Parisien aurait-il des idées ? En réalité il n’y croyait pas beaucoup :

— Ce serait le rêve. Seulement trouvez-moi un moyen de la faire sortir ! On ne quitte pas un refuge si facilement dans son cas.

— M. Langevin et moi-même sommes persuadés qu’elle veut s’embarquer après-demain sur le bateau des Messageries qui appareillera pour Saigon… Évidemment on ne sait pas ce qui peut se passer d’ici là.

Miss Price, dont on commençait à oublier la présence, jugea qu’il était temps de se manifester de nouveau. Elle fit savoir timidement que ces dames sortiraient sans doute vers quatre heures et demie « pour faire des courses ». Ce qui eut le don de faire exploser Perrin :

— Des courses ? Voilà une bonne femme qui est recherchée par la police et qui s’en va faire une tournée de boutiques comme si de rien n’était ? Vous vous fichez de nous, miss ? Elle pourrait aussi aller prendre le thé sur la Canebière pendant qu’elle y est ?

— My goodness ! glapit miss Price presque en larmes. Vous me croyez ou vous ne me croyez pas, mais je vous dis que Madame a commandé la voiture pour quatre heures et demie et qu’elle emmène cette femme !

— Nous vous croyons, miss, fit Pinson, apaisant. Et je pense avoir la solution. Je connais cette femme que j’ai vue de près et, si vous en êtes d’accord, Commissaire, je propose de procéder moi-même à l’arrestation avec deux de vos hommes. Ainsi personne ne pourra vous tomber sur le dos puisque je viens de Paris et… Mademoiselle sera tenue en dehors. Je ne l’ai jamais vue, moi… quant à votre Générale elle s’en tirera avec une ou deux questions bénignes. Ça vous va ?

Ça allait apparemment à tout le monde. Quelques instants plus tard, Violet, le cœur singulièrement allégé, sortait de l’hôtel de Police. Si elle gardait encore une vague inquiétude, celle-ci s’envola soudain car, au seuil, elle croisa un personnage en qui elle n’eut aucune peine à reconnaître le visiteur de ce matin. Ne l’ayant pas rencontrée, Antoine ne prit pas garde à elle. Il venait simplement voir si Pinson était arrivé et s’il était possible d’essayer de s’accommoder avec lui au cas où l’on retrouverait Orchidée.

Il comprit vite qu’il n’y avait pas grand-chose à faire de ce côté. L’inspecteur l’accueillit avec un large sourire satisfait et poussa l’amabilité jusqu’à l’inviter à l’accompagner dans la mission qu’il allait accomplir un peu plus tard. Invitation que le peintre, très inquiet cette fois, se hâta d’accepter :

— Vous savez où elle est ?

— Oui, et vous n’allez pas tarder à le savoir aussi. Ce soir, elle reprendra avec moi le train pour Paris !

Lorsque, un peu avant l’heure indiquée par miss Price, la voiture de police s’arrêta devant la demeure de Mme Lecourt, il se traita d’imbécile. Il aurait dû deviner que la dame en question se jouait de lui bien qu’il ne parvînt pas à comprendre pour quelle raison elle cachait Orchidée. Un vague – et stupide ! – espoir lui restait qu’il y eût erreur. Malheureusement, lorsqu’il vit les trois femmes sortir de la maison et remonter en voiture, il sut qu’il n’y avait pas d’erreur possible. La tournure de Mme Blanchard était inimitable et, en outre, il l’avait déjà vue avec les vêtements qu’elle portait. Tout ce qui lui restait à faire était de rentrer avec elle et d’essayer de l’aider de tout son pouvoir.

Ce qui suivit fut rapide. Dès que le coupé sortit du jardin, Pinson, les bras en croix, obligea le cocher à retenir ses chevaux puis, tandis que les deux agents prenaient sa place, il alla ouvrir la portière et se pencha à l’intérieur mais n’eut pas à prononcer la moindre parole officielle : Orchidée l’avait déjà reconnu :

— Vous êtes plus habile que je ne le supposais,.. Monsieur le Policier, dit-elle avec un faible sourire. J’espère seulement… que je ne vous ai pas fait trop mal l’autre jour ?

— J’en ai vu d’autres, Madame. Voulez-vous descendre ? La jeune femme n’eut pas le temps de répondre : Mme Lecourt s’interposait :

— Un instant ! Elle est dans ma voiture, donc chez moi. Où prétendez-vous l’emmener ?

— Dans cette autre voiture, Madame, afin de la conduire à l’hôtel de Police puis à la gare pour prendre le train de Paris. Quant à vous, je souhaiterais… vous poser quelques questions. Votre bonne foi a dû être surprise et vous ne serez pas inquiétée.

— Pas inquiétée alors que je nage déjà en pleine inquiétude ? Quant à vos questions, nous aurons tout le temps dans le train : car, bien entendu, j’accompagne Mme Blanchard… Par contre, j’aimerais bien savoir comment vous avez pu arriver jusqu’ici ? Qui vous a prévenu ?

Son regard chargé d’orage et de soupçons tourna brusquement et atteignit miss Price qui devint ponceau mais, à cet instant, poussé par le besoin de réconforter son amie, Antoine vint à son tour s’encadrer dans la portière ouverte, les mains tendues :

— Soyez sans inquiétude, mon amie. On ne vous gardera sûrement pas longtemps et je veillerai sur vous.

Le coup lui arriva dessus sans qu’il l’eût vu venir. Persuadée d’avoir trouvé le traître qui l’avait dénoncée, la Générale venait de brandir son fidèle parapluie et le lui assenait sur la tête.

— J’aurais dû me douter, tout à l’heure, qu’avec vos paroles mielleuses vous n’étiez qu’un fichu espion ! glapit-elle, mais je n’aurais tout de même jamais imaginé que vous oseriez amener la police chez moi !

On eut beaucoup de mal à la calmer. Après quoi Pinson, magnanime, accepta que la prisonnière fît le trajet dans la voiture de sa bienfaitrice et emmena Antoine. Miss Price, que Mme Lecourt avait un peu perdue de vue dans la chaleur du combat, apprit avec quelque soulagement qu’on lui confiait la mission de prévenir le capitaine du Monte-Cristo, puis de revenir garder la maison. Elle allait certainement mourir de peur dans cette grande bâtisse malgré la présence des domestiques, mais elle aimait encore mieux ça que suivre dans cette nouvelle aventure une femme dont elle connaissait l’esprit vif et l’œil scrutateur. Une fois « la Chinoise » en prison, il faudrait bien que la Générale rentre chez elle et alors elle pourrait, en toute sérénité, lui apprendre quel signalé service elle venait de lui rendre…

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