ÉPILOGUE

CHATEAU-SAINT-SAUVEUR : NOËL 1918

La route bordée de platanes plongea vers le petit pont romain, son ruisseau chuchotant autour de rochers clairs et son fouillis de plantes argentées. La grosse Delahaye-Belleville ralentit pour franchir le passage au-dessus de l’eau puis s’engagea dans le chemin qui montait au château. Le soleil était en train de disparaître derrière les collines et n’atteignait plus le fond du vallon où se confondaient les tons assourdis des pierres, des romarins, des lavandes, des sauges et des marjolaines. Antoine, qui conduisait, jeta un vif coup d’œil à Pierre Bault, emmitouflé dans un plaid écossais d’où sortait sa tête habillée d’une casquette et de grosses lunettes semblables à celles du conducteur :

— Pas trop fatigué ?

— Même pas ! C’est tellement merveilleux de se retrouver ici !

Les deux hommes étaient partis de Lyon dans la matinée. Pierre Bault y achevait sa convalescence dans un hôpital militaire, et Antoine obtint sans peine la permission de l’emmener passer les fêtes de Noël dans son domaine provençal et même de le garder aussi longtemps qu’il le voudrait. Les papiers de démobilisation lui seraient envoyés.

Durant le voyage, Antoine et Pierre n’avaient guère parlé. Ni l’un ni l’autre n’appartenait au genre bavard. De plus Pierre savait que la conduite d’une automobile requiert toute l’attention du chauffeur. Enfin, deux précédentes visites d’Antoine à l’hôpital leur avaient permis de se raconter « leurs guerres », puisque durant ces quatre années ils ne s’étaient jamais rencontrés. L’ancien conducteur de wagons-lits aurait pu rester dans les chemins de fer, pourtant il avait préféré se battre au plus dur : dans l’infanterie, cette « reine des batailles » qui venait de payer un lourd tribut au dieu des combats. Le peintre, en dépit de la cinquantaine dépassée, n’en servit pas moins brillamment sur le front d’Orient – un terrain qu’il connaissait bien ! – et en ressortit sans une égratignure avec, en plus, quelques décorations et le grade de colonel. Ce qui l’amusa prodigieusement mais sans lui inspirer une excessive vanité. Sans doute devait-il cela aux nombreuses années passées dans les services secrets, à certaines actions d’éclat peut-être, mais plus sûrement au fait qu’il était le petit-fils par alliance du vieux Desprez-Martel, l’une des puissances occultes de la République.

Lorsqu’il apprit sa promotion, il s’accorda une crise de fou rire comme il n’en avait pas eu depuis longtemps. Les gens du haut commandement n’imaginaient pas, les pauvres, qu’ils venaient de faire un officier supérieur d’un gibier de potence qui aurait dû normalement purger quelques années de prison. Dans le passé tout au moins ! Le cambriolage du musée Cernuschi – limité d’ailleurs à une seule pièce ! – avait été son dernier exploit. Cependant, il n’éprouvait aucun regret de ses anciennes performances : elles lui avaient toujours permis de venir en aide à quelqu’un. En outre, les fortunes qu’il amputait d’une ou deux belles pièces ne s’en portaient pas plus mal…

Pourtant, lorsqu’il regardait son ami Pierre, Antoine éprouvait le sentiment que la vie était mal faite : alors qu’elle le comblait depuis l’enfance, elle s’était montrée d’une sordide avarice envers cet homme, exceptionnel en bien des choses. Un chevalier sans sou ni maille égaré dans un siècle où l’argent comptait en priorité, voilà ce qu’il était ! Et rien ne manquait au portrait de ce héros ! Pas même l’impossible amour pour une princesse lointaine et encore moins la folle bravoure dépensée au service d’une patrie qui ne lui en était pas vraiment reconnaissante. Des médailles, un grade, des blessures… un bras en moins et la joyeuse perspective, à quarante-cinq ans, de végéter jusqu’à l’âge de la retraite dans des locaux mal aérés. Et cependant il ne se plaignait pas :

— J’ai engrangé une pleine moisson de superbes souvenirs, avait-il confié à Antoine le jour de sa première visite à l’hôpital : largement de quoi attendre la fin du voyage. Et puis… j’ai des amis comme on n’en fait plus.

Depuis cette conversation, Antoine se torturait l’esprit pour trouver un moyen de changer le sort de Pierre. Il en était, bien sûr, de très faciles mais un moyen que sa fierté pût accepter l’était beaucoup moins… Seule, Mélanie, qui à trente-deux ans croyait dur comme fer aux miracles, était persuadée que le Bon Dieu ne tarderait pas à s’occuper de leur ami. Et le plus fort était que les événements s’apprêtaient à lui donner raison ! À Château-Saint-Sauveur, en tout cas, on se préparait à donner le plus bel éclat à ce premier Noël de paix.

L’automobile déboucha enfin sur le plateau. Pierre eut un sourire heureux en découvrant la vieille demeure toute rose dans le dernier reflet du soleil. Tout était exactement semblable au souvenir qu’il en gardait.

Simplement les orangers et les lauriers en pots alignés devant la façade lui parurent beaucoup plus grands et les pins parasols un peu plus courbés au-dessus du toit en belles tuiles romaines orangées comme pour mieux le protéger du mistral. Et la cérémonie de l’accueil recommença comme par le passé.

Mireille et Magali, les jumelles qu’aucun garçon n’avait encore réussi à séparer, approchaient de la trentaine mais personne ne s’en serait rendu compte. Elles voltigeaient toujours sur le perron en faisant danser leurs cotillons fleuris et en agitant les bras en signe de bienvenue. Le vieux Prudent, d’un pas solide en dépit de la septantaine dépassée, sortit des communs pour venir s’occuper de la voiture, des bagages et dire bonjour à un arrivant qu’il appréciait particulièrement : lors de ses séjours précédents, Pierre s’était intéressé de près à ses cultures, à ses semis, ses fleurs, ses animaux. Aussi y avait-il une lueur de contentement sous la visière de la vieille casquette informe que Victoire ne réussissait pas à lui arracher. Et puis, surtout, il y eut Mélanie et ses trois enfants qui dévalaient à la rencontre des voyageurs…

À trente-deux ans, la jeune épouse d’Antoine réalisait pleinement les promesses de la petite mariée d’autrefois qui, fuyant le Méditerranée-Express et un époux détestable, était venue chercher refuge derrière les murs safranés de la vieille demeure. Elle était un peu moins mince, sans doute, mais toujours éclatante de vitalité dans sa robe de soie noire, coupée sur le modèle du costume arlésien qu’elle affectionnait. Sortant du grand fichu de mousseline blanche, son long cou orné d’une croix d’or au bout d’un ruban et son charmant visage étaient dorés comme des brugnons sous la masse soyeuse et un peu folle de ses cheveux.

Un élan la jeta dans les bras de son mari tandis que les enfants, François, onze ans, Antoinette, neuf ans, et Clémentine, six ans, tiraient sur le cache-poussière d’Antoine en hurlant à qui serait embrassé le premier.

— Nous commencions à trouver le temps long ! s’écria la jeune femme. Vous êtes bien sûrs de n’avoir pas musardé en route ?

— Bien entendu ! approuva Antoine. Il a fait si beau et puis nous n’étions guère pressés d’arriver !

— N’en croyez rien, dit Pierre. Nous sommes partis plus tard que nous ne pensions à cause des formalités d’hôpital…

À son tour, il fut embrassé, tiraillé, traîné jusqu’au cœur de la maison : l’immense cuisine dallée, sanctuaire de toutes les délices et royaume toujours incontesté de Victoire, génie domestique par excellence à qui Mélanie se fût bien gardée de disputer le plus beau fleuron de sa couronne et pour une simple raison : elle l’aimait et la vénérait, voyant en elle une sorte de belle-mère débonnaire plutôt que la gouvernante du château.

À l’exception de ses cheveux devenus tout blancs, elle n’avait guère changé, Victoire : sa circonférence demeurait identique et le profil impérieux qu’elle devait à un lointain pirate barbaresque se contentait d’ébaucher un troisième menton. Quant à l’œil, derrière les lunettes à monture de fer, il restait vif et perçant.

Comme d’habitude, à cette heure-là, elle vaquait au repas du soir. Armée d’une cuiller en bois et d’un pot en grès, elle donnait les derniers soins à un mijotage savant qui emplissait la cuisine d’une odeur suave et complexe où les effluves d’une bouillabaisse se mêlaient au parfum forestier des cèpes frais sur un fond de pain chaud, d’amandes grillées et de vanille. À l’entrée des voyageurs, elle posa ses instruments pour courir les serrer sur sa vaste poitrine mais la vue de Pierre lui arracha une exclamation désolée :

— Hé bé !… Quelle mine ils vous ont faite, ces gens de médecine, mon pôvre ! Il était temps que Monsieur Antoine vous ramène ici. On va vous refaire une santé…

— Je n’en doute pas, Victoire. Vous n’imaginez pas combien de fois j’ai rêvé de vous et de cette cuisine quand j’étais là-bas ! Il me semblait qu’il suffirait de vous retrouver pour être remis à neuf…

— Vous pouvez en être sûr, approuva Mélanie. Victoire a toujours considéré la maladie comme son ennemie personnelle. Défense d’être mal fichu auprès d’elle, sinon gare ! Allez vous rafraîchir un peu, messieurs, nous n’allons pas tarder à passer à table. Et vous les enfants, dites bonsoir et allez vous coucher !

Magali emmena la petite bande tandis que sa sœur achevait de disposer sur la grande table les belles assiettes de Moustiers ornées de petits personnages naïfs, les verres d’épais cristal taillé et l’argenterie ancienne. Chez les Laurens, on prenait les repas tous ensemble dans la cuisine, la vaste salle à manger étant réservée à de rares visiteurs. Mélanie et les petits s’y trouvaient mieux que partout ailleurs parce que, pendant les heures noires de la guerre, quand Antoine était au loin et que l’on était sans nouvelles, il leur semblait qu’abrités par le manteau de pierre de la grande cheminée sous lequel Victoire s’asseyait pour tricoter et leur raconter des histoires, rien de mauvais ne pouvait leur arriver. C’était le lieu sacré où s’épanouissait toute vie, celle de la famille comme celle des chiens et des chats. L’idée de faire dîner Pierre, que tout le monde aimait, ailleurs que dans cet endroit béni et chaleureux n’aurait traversé l’esprit de personne : c’eût été lui faire injure.

Le dîner fut ce qu’il devait être entre gens heureux d’être ensemble : succulent et joyeux même si, de temps en temps, l’ombre d’une mélancolie passait lorsque dans le fil de la conversation se mêlait le nom d’un de ceux que l’on ne reverrait plus. La guerre et ses bouleversements avaient multiplié les distances, tranché à vif dans bien des existences, éloigné les uns des autres les gens les plus proches. Depuis quelque temps, cependant, Antoine réussissait à se procurer des nouvelles, même arrivées de très loin…

Ainsi Pierre apprit, un peu pêle-mêle, qu’Alexandra Carrington venait enfin d’offrir un fils à son juge de mari et cela après six filles, exploit dont elle tirait une grande fierté teintée de soulagement ; que les Rivaud vieillissaient doucement dans leur propriété tourangelle mais qu’hélas le duc de Fontsommes s’était fait tuer à Verdun. Auprès de cette catastrophe, la ruine de son château familial de Picardie, brûlé par les Allemands, était apparue comme secondaire à la duchesse Cordelia. Elle faisait face au malheur avec une dignité, une noblesse qui lui valaient tous les respects. Ainsi elle avait transformé en hôpital une autre de ses propriétés et s’y dévouait sans compter, préservant seulement une part de vie privée pour ses quatre enfants sur l’éducation de qui elle veillait attentivement, en particulier sur celle de son fils aîné qu’elle voulait digne, en tout point, du souvenir de son père mais aussi de ses ancêtres aussi bien français qu’américains.

— Des femmes comme elle font honneur à la terre qui les a produites, conclut Antoine. Autant qu’à celle qui les a adoptées.

Pour détendre l’atmosphère un peu assombrie, Mélanie parla de sa mère qu’elle n’avait pas vue depuis près de six ans et qui, définitivement installée au Brésil, menait la vie indolente et choyée des femmes de planteur au milieu d’un océan de caféiers, quelque part près de Sâo Paulo.

— Figurez-vous que j’ai un petit frère de sept ans, conclut-elle en riant, et que je ne sais même pas à quoi il ressemble ! François et Antoinette ne cessent de demander qu’on les emmène voir leur oncle… J’avoue ne pas être tentée.

— C’est un beau pays que le Brésil, dit Pierre en dégustant à petites gorgées un fabuleux Romanée-Conti. Les traversées vont redevenir possibles. N’aimez-vous plus la mer ?

Le beau sourire de Mélanie se voila un peu tandis qu’elle assurait à Pierre que sa passion maritime était toujours intacte. Cependant ce n’était plus tout à fait vrai depuis qu’au printemps 1908 l’Askja, la belle goélette aux voiles rouges, s’était brisée par gros temps dans les dangereux parages d’Ouessant que, cependant, son maître connaissait bien. Chose plus étrange encore, l’équipage ne se trouvait pas à bord mais à Brest. Grand-père était parti en la seule compagnie de son timonier Morvan qui l’avait aidé pour l’appareillage mais qu’ensuite il avait obligé à rejoindre l’anse de Bertheaume dans un canot. Le malheureux pleurait en remettant aux autorités la lettre écrite par son patron avant le départ… Mélanie, pour sa part, en reçut une autre contenant les adieux de l’homme qu’elle aimait le plus au monde avec Antoine : atteint d’un cancer, Timothée Desprez-Martel refusait de mourir dans son lit, « livré sans défense aux simagrées des médecins et des infirmières ». Il choisissait la mer pour tombeau et comme cercueil le grand voilier qu’il aimait tant…

C’était une décision que Mélanie, en dépit de son chagrin, pouvait comprendre. Cela ressemblait tellement à Grand-père, cette volonté de mourir debout et à la barre de son bateau ! Parfois, la nuit, quand l’inquiétude de savoir son mari au loin la tenait éveillée, il lui arrivait de penser que Grand-père n’était pas vraiment parti, qu’il reviendrait encore une fois… Chez les gens de Molène et d’Ouessant, d’ailleurs, la goélette aux voilés rouges rejoignait la légende du Hollandais et de son vaisseau fantôme. Comme aussi dans l’esprit du jeune François Laurens qui hébergeait désormais « Grand-père » dans son panthéon personnel aux côtés des Rois Mages, de Surcouf, du chevalier Bayard et de Napoléon.


Par-dessus la table, Mélanie saisit le regard inquiet et tendre d’Antoine et comprit qu’il devinait où vagabondait sa pensée. Elle lui sourit en offrant à son hôte une nouvelle part de tarte aux amandes cependant que son mari reprenait, sur un ton indifférent en apparence :

— Les voyages transatlantiques ont déjà recommencé. Ainsi, la générale Lecourt est rentrée il y a quinze jours…

Le nom toucha Pierre Bault de plein fouet. Il eut un haut-le-corps et pâlit légèrement. Toutes manifestations d’émotion qui n’échappèrent pas à ses hôtes. S’efforçant de garder un ton uni, il demanda :

— Elle se trouvait en Amérique ?

— Oui. Depuis le début de la guerre. Mélanie et moi supposions que tu aurais envie de causer avec elle. Aussi a-t-elle accepté de passer Noël chez nous. Elle arrivera demain… Encore un peu de café ?

— Non… non merci, répondit Pierre machinalement. Je craindrais de ne pas dormir… Je crois d’ailleurs que je vais me retirer si vous le permettez.

C’était la seule solution pour retenir la foule de questions qui lui venaient aux lèvres. Mme Lecourt symbolisait le dernier lien avec celle dont le souvenir ne s’effacerait jamais. Toutefois, il n’osa pas ajouter le moindre mot… Il était un nom qu’il ne pouvait plus prononcer.

Il s’inclina devant Mélanie et se laissa conduire vers l’escalier par Antoine. Côte à côte, les deux hommes gravirent les larges degrés de pierre blanche et ce fut seulement lorsqu’ils arrivèrent devant la porte de la chambre destinée à l’invité qu’Antoine ajouta :

— Je devine ce que tu penses, mais ce serait dommage de priver Mme Lecourt de tout ce qu’elle souhaite t’apprendre… Pardonne-moi et passe une bonne nuit !


Contrairement à ce qu’il craignait, Pierre dormit comme cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps. La fatigue du voyage, sans doute, mais aussi la pureté de l’air et le vivant silence de la campagne nocturne si différent de celui, hanté de mauvais rêves et du pas feutré des gardes de nuit, que dispensait l’hôpital. Il s’en trouva régénéré, presque rajeuni, et ce fut allègrement qu’il quitta sa chambre dans l’éclaboussement glorieux du soleil matinal et descendit à la cuisine où l’attirait l’odeur du café flottant dans la cage d’escalier. Victoire y était seule mais l’attendait visiblement, comme l’attestait l’unique couvert mis sur la longue table de châtaignier.

— J’ai peur de jouer les paresseux, s’excusa-t-il. Je suis très en retard, n’est-ce pas ?

— À part les petits, personne n’est jamais en retard ici ! Et vous allez avoir de la brioche toute chaude, ajouta Victoire en tirant du four une bulle de pâte odorante dorée comme le dôme d’une mosquée.

— Où sont les autres ?

— Dehors depuis longtemps. Monsieur Antoine est allé tirer des bartavelles pour le déjeuner de demain. Madame Mélanie est à l’église du village où elle donne un coup de main à l’abbé Bélugue pour préparer la messe de minuit. Les petits sont je ne sais où avec les jumelles. Ils sont en vacances, vous comprenez ? Monsieur Hyacinthe, leur précepteur, est parti passer la Noël chez sa mère, en Avignon. Alors il faudra vous contenter de moi… Vous vous sentez bien ?

— Mieux que ça encore, Victoire ! fit Pierre le nez dans son bol.

— Tant mieux ! Madame Mélanie sera contente : elle a bien recommandé à tout son monde de vous laisser dormir et de ne pas faire le moindre bruit.

— C’est gentil à elle mais j’ai un peu honte…

— Et de quoi, bonne Sainte Vierge ?

— De me sentir à ce point inutile… Ne puis-je rien faire pour vous aider ?

Victoire prit un petit temps, disparut un instant pour aller fourrager dans le fruitier voisin puis revint :

— Ma foi, si vous voulez bien me donner un coup de main, ce n’est pas de refus. Quand vous aurez fini votre déjeuner, allez donc jusqu’au potager dire à Prudent de descendre à la ferme me chercher deux ou trois douzaines d’œufs ! Ça m’arrangerait bien.

— Pourquoi déranger Prudent ? Je peux aussi bien aller à la ferme directement !

— Ne vous donnez pas cette peine, Monsieur Pierre, elle serait perdue : mon Prudent adore la ferme. Une bonne occasion de boire une petite goutte avec le vieux Vincent !

— Dans ce cas, je m’en voudrais de l’en priver.

Quelques instants plus tard, muni du panier qu’il devait transmettre à Prudent, Pierre contournait la maison et prenait le sentier menant vers les grandes haies de roseaux derrière lesquelles le jardinier abritait ses légumes du vent glacé des montagnes. Le temps était délicieux ce matin avec juste ce qu’il fallait de fraîcheur et, dans le ciel plus bleu qu’une fleur de lin, deux ou trois petits nuages ressemblant à de gros flocons de neige. Réchauffé jusqu’aux os sous sa vareuse fatiguée aux galons ternis, et même jusqu’à l’âme par le joyeux soleil, Pierre allait son chemin d’un pas alerte, un brin de serpolet entre les dents. Il franchit un premier coupe-vent dont les roseaux couleur de gaufre bruissaient autour des plants de tomates, d’aubergines et des grosses cloches de verre couvant les futurs melons. Une autre, une vraie, tintait du côté du village. Dans ce pays de la douceur de vivre, ce premier Noël de paix s’annonçait glorieux mais juste un petit peu plus que d’habitude… En serait-il de même pour les autres terres, martyres des champs de bataillé enfin rendues au silence, pour les campagnes dévastées qui pansaient leurs blessures sous la neige ? Il fallait que pour eux ce Noël soit celui de l’espérance comme pour les hommes et les femmes sortis vivants de l’énorme hécatombe. Évidemment, ce n’était pas toujours facile, l’espérance…

Repoussant résolument les idées noires dans lesquelles il était en train de s’engager – une véritable inconvenance envers ce joli matin ! –, le promeneur, toujours à la recherche de Prudent, franchit un second barrage de roseaux et ne le vit pas davantage. Par contre, dans un éclaboussement de soleil, il vit une robe blanche et la transparence d’une ombrelle autour d’une tête de femme. Il crut d’abord que c’était Mélanie mais, au bruit de ses pas, l’ombre lumineuse se retourna et le ciel bascula au-dessus de sa tête : le visage était celui d’Orchidée et il souriait…

D’abord pétrifié, il réussit à soulever un pied puis l’autre pour aller vers elle. Enfin, il s’élança droit devant, écrasant impitoyablement les petites buttes tirées au cordeau hors desquelles des plants de salsifis jetaient un regard timide. Il atterrit aux pieds de l’apparition, tomba sur un genou et, craignant qu’elle s’envole en fumée, saisit un pan de sa robe… Le contact du piqué blanc le convainquit de sa réalité. Orchidée rit doucement :

— Vous me preniez pour un fantôme ? J’espérais à peine que vous me reconnaîtriez.

— Je n’ai qu’à regarder en moi-même pour voir votre visage. Comment aurais-je pu ne pas vous reconnaître ? dit-il en se relevant.

— Treize ans, cela compte. J’ai changé…

— Croyez-vous ! Peut-être, en effet, êtes-vous plus belle !

— Vous n’avez jamais été un flatteur : ne commencez pas ! Je sais que tout ce temps m’a marquée, comme il vous a marqué aussi.

— Marqué et amoindri, murmura-t-il sans parvenir à déguiser son amertume.

— Je ne le pense pas. Moi, je vous trouve grandi, ajouta-t-elle en touchant du doigt les étroits rubans épinglés sur la poitrine de Pierre, puis changeant soudain de ton avec dans la voix un reste de douloureuse rancune : Pourquoi m’avez-vous abandonnée à Nice ?… Pis encore : pourquoi, à Marseille, être resté au fond de cette voiture sans un mot, sans un geste ?

— Peut-être parce que j’avais peur de souffrir un peu plus… Comment croire sans outrecuidance que, si peu de temps après la mort d’Édouard, vous pussiez vous intéresser à moi ? Nous étions à des années-lumière l’un de l’autre. Nous le sommes encore puisque vous êtes toujours princesse.

Orchidée referma son ombrelle d’un geste sec et glissa son bras sous celui de son compagnon :

— Je ne suis plus rien du tout ! La Chine des grands empereurs est morte. Celui qui lui reste n’est qu’un enfant sans volonté, un malheureux jouet aux mains des révolutionnaires. Je n’ai plus de rang et plus de fortune : ce que je porte sur moi, je le dois à la générosité d’une femme étonnante… Venez ! Allons nous asseoir là-bas, sur le petit mur du puits ! Nous avons tellement à nous raconter !…

Tandis qu’ils s’installaient sur la margelle déjà chaude de soleil en repoussant deux arrosoirs, un râteau, une bêche et une binette, Pierre essayait de ne pas trop laisser le champ libre à la joie qui l’inondait. Une joie franchement égoïste : n’étant plus rien, celle qu’il aimait depuis si longtemps se rapprochait de lui qui n’était pas grand-chose. Il en tremblait d’espoir tandis qu’Orchidée, de sa voix douce, entamait le récit des années passées.

Le chemin était long du quai de Marseille au potager de Château-Saint-Sauveur et d’autant plus qu’il incluait un complet tour du monde. La jeune femme cependant le parcourut assez rapidement, allant au principal : le retour à Pékin entre Mme Lecourt et lord Sherwood, l’accueil inattendu de Ts’eu-hi qui lui était apparue si petite et si frêle dans l’écrasant décor de la salle de la Suprême Félicité, ses larmes en voyant la transfuge agenouillée devant le trône et exécutant les neuf saluts rituels du « kowtow », son émotion enfin quand ses mains aux ongles interminables enfermés dans des étuis d’or caressèrent l’agrafe de Kien-Long :

— À dater de ce jour j’ai dû rester auprès d’elle, soupira Orchidée. Pourtant je n’éprouvais aucun vrai plaisir à retrouver mon pavillon abandonné depuis si longtemps. Je m’y sentais étouffer et, surtout, je ne supportais plus la présence équivoque et silencieuse des eunuques, leur espionnage incessant et jusqu’au glissement à peine audible de leurs pas sur leurs semelles de feutre. Ts’eu-hi s’en rendit compte. Grâce à elle je pus me rendre de nombreuses fois dans la maison où Mme Lecourt vivait avec miss Price dans l’une des demeures reconstruites dans le quartier des Légations. Elle s’était reprise d’amour pour Pékin et prétendait ne plus le quitter sans moi…

— Je pense que l’amour de Pékin n’était pas son unique raison ? fit Pierre. Elle vous est très attachée, n’est-ce pas ?

— Et je lui suis très attachée. L’Impératrice, d’ailleurs, s’était mise à l’apprécier et, souvent, je les ai entendues rire ensemble comme si elles étaient de vieilles amies. Dans sa sagesse, Ts’eu-hi savait qu’il était impossible de rompre le lien qui nous unissait : elle désirait seulement que je reste auprès d’elle jusqu’au jour de sa mort. « Lorsque je partirai pour les Sources Jaunes, disait-elle, il faudra que tu quittes le palais au plus vite. Tu as plus d’ennemis que tu ne le crois mais chez les Diables étrangers, tu seras en sûreté. Tu as appris à vivre comme eux et la Chine que nous aimons toutes deux ne sera bientôt plus qu’un souvenir… » En fait, ajouta Orchidée, je crois qu’elle avait fait tout ce qu’elle pouvait pour cela : peu de temps avant sa mort, le jeune empereur Kouang-sou a été assassiné sur son ordre par les eunuques. À sa place, elle choisit un bambin de trois ans, le petit Pou-Yi, dont elle savait bien qu’il ne pèserait pas lourd. Je crois qu’elle désirait par-dessus tout être la dernière souveraine de l’Empire du Milieu… Au matin de son dernier jour, elle m’a envoyée chez Mme Lecourt sous prétexte de lui porter un présent de fleurs et de fruits. Je n’en suis pas ressortie.

La Générale étant tombée gravement malade dès avant les funérailles de Ts’eu-hi, Orchidée y resta même beaucoup plus longtemps que prévu. Lorsque, enfin, la guérison fut acquise, la Chine bougeait déjà, grisée par les menées libertaires du Kouo-min-tang et de son fondateur, le Cantonnais Sun-Yat-sen. Il était temps de repartir mais c’était beaucoup plus facile à souhaiter qu’à réaliser. Après une odyssée dans le meilleur style Marco Polo, les trois femmes réussirent à gagner Shanghai où elles trouvèrent par miracle un bateau à destination de San Francisco. Il y fallut hospitaliser Mme Lecourt. Remise sur pied une fois de plus – sa vitalité tenait en effet du prodige ! –, elle décida de séjourner quelque temps en Californie. Elle aimait ce pays qu’elle avait visité jadis avec son époux et où elle comptait de nombreux amis.

— Elle a même failli se remarier ! fit Orchidée en riant. Un vieux banquier de Sacramento, séduit par ses yeux violets et son habileté à manier le parapluie, l’a poursuivie de ses assiduités au point de nous obliger à fuir vers la côte Est. Hélas, pendant ce temps, la guerre éclatait en Europe…

— Et vous êtes restées là-bas pendant quatre ans ?

— Le moyen de faire autrement ? La Générale refusait de nous livrer aux dangers des sous-marins allemands. Nous nous sommes installées dans une jolie maison du Connecticut. Nous n’y étions pas isolées mais le temps nous a paru long. Bien sûr, dès que nous avons appris la fin des hostilités, nous nous sommes précipitées à New York pour y prendre le premier bateau. Mais sans miss Price : nous l’avons laissée aux mains affectueuses et dignes d’un pasteur anglican.

— Comme c’est étrange ! remarqua Pierre : Mme Lecourt a failli se marier, miss Price a pris un époux. Et vous ? Ne me dites pas que personne n’a cherché à toucher votre cœur ?

— Oh si ! À plusieurs reprises.

— Eh bien ?…

Orchidée rougit et plongea son regard dans les yeux couleur de brume dont elle n’avait jamais réussi à chasser l’image.

— Un de nos poètes a dit : « Lorsque le cœur est plein, bien fou est celui qui tenterait d’y pénétrer… » Le mien ne voulait s’ouvrir que pour vous.

Et ce fut au creux des mains d’Orchidée que Pierre déposa son premier baiser.

Comme, à l’appel de la cloche, ils revenaient tous deux vers la maison, ils virent Antoine et la Générale qui arrivaient à leur rencontre. Celle-ci drapait toujours de velours violet une silhouette diminuée de moitié par la maladie mais, sous ses cheveux blancs, son visage et surtout ses yeux montraient toujours la même farouche ardeur à vivre. Sans dire un mot, elle prit Pierre dans ses bras et l’embrassa aussi naturellement que si elle l’avait quitté la veille au soir, l’écarta d’elle pour le considérer avec attention, le réembrassa plus chaudement que la première fois et alors seulement déclara :

— Heureuse de vous revoir, mon garçon ! Si vous n’avez pas de projets plus urgents, je compte qu’avant la messe de minuit vous m’aurez demandé la main de ma fille. Ainsi, nous fêterons vos fiançailles en même temps que la venue de l’Enfant-Dieu.

— Mais, Madame… balbutia le malheureux suffoqué par cette mise en demeure, songez que je ne sais pas encore quelle sorte d’avenir je peux lui offrir et je…

— Rien du tout ! Moi, je le sais. Et laissez-moi vous dire ceci : après une aussi longue absence, mes affaires sont dans un embrouillamini affreux et j’ai grand besoin d’un homme pour m’en décharger. Alors, de deux choses l’une : ou vous épousez Orchidée ou je la déshérite. Choisissez !

Antoine se mit à rire :

— Il ne faut jamais contrarier une dame. Accepte, Pierre ! Nous vous marierons ici mais je réclame l’honneur de remplacer le père de la mariée.


Tard dans cette nuit de Noël, Pierre et Orchidée descendirent au jardin. Le ciel de Provence, bleu, velouté, scintillant d’étoiles, n’avait pas l’air vrai tant il ressemblait à ceux que peignaient les moines aux doigts patients dans les psautiers du temps jadis. Les noirs cyprès ne parvenaient même pas à l’assombrir. L’air vif était d’une pureté de cristal et la terre était sage « comme les hommes ne le sont jamais… ».

Tandis que Mélanie, Victoire et les jumelles conjuguaient leurs efforts pour persuader les enfants surexcités de se décider à dormir, Antoine et Mme Lecourt, debout sur la terrasse entre les pots d’orangers, regardaient le couple disparaître sous les branches des pins.

— Tout ce temps perdu ! soupira la Générale en resserrant une étole autour de ses épaules. Vous croyez qu’ils seront heureux ?

— Ils le sont déjà et grâce à vous ! De deux vies gâchées vous avez fait un bonheur.

— Ne vous oubliez pas ! Je vous suis tellement reconnaissante de nous avoir tous réunis chez vous ce soir ! À présent, il importe de les marier très vite !

— Vous voilà bien pressée ?

— Ce n’est pas moi qui le suis. Et ne faites pas celui qui ne comprend rien ! Vous savez très bien que je n’ai plus beaucoup de temps devant moi mais… cela m’est égal à présent que cette petite Orchidée n’est plus seule. L’homme est digne d’elle et moi je vais pouvoir, enfin, retrouver mon fils avec un cœur apaisé. J’espère qu’il sera content de moi…

La gorge soudain serrée, Antoine cherchait ce qu’il devait dire quand, quelque part dans les arbres, une chouette hulula avec beaucoup de sérénité. La vieille dame se mit à rire :

— Si c’est une réponse, elle me convient tout à fait. Bonne nuit, Antoine ! Je sens un peu de frais et au moins vous pourrez allumer votre pipe. Vous en mourez d’envie.

Elle était rentrée depuis quelques instants lorsque Mélanie vint rejoindre son mari. Sans un mot, il passa un bras autour de sa taille pour l’attirer contre lui et, un long moment, ils restèrent ainsi, bien serrés, écoutant la musique silencieuse de la campagne endormie… Mais soudain, venu de très loin, le sifflet d’un train vrilla la nuit et arriva jusqu’à eux. Mélanie eut un petit soupir en nichant plus étroitement sa tête contre le cou de son époux :

— Tu te souviens du Méditerranée-Express ?

— Difficile de l’oublier, tu ne crois pas ?

— Oh si ! Ce que je me demande c’est si nous le retrouverons un jour ? La guerre n’a pas dû en laisser grand-chose !

— La guerre n’a pas beaucoup de chances contre les rêves des hommes. Il faut te dire que, de toute façon, il aurait vieilli, mais je suis certain qu’il reviendra sous une forme ou sous une autre. Il y aura toujours de grands trains merveilleusement luxueux pour aider l’esprit à s’évader…

Mélanie fronça le nez comme elle le faisait souvent pour mieux humer l’odeur du tabac anglais qu’elle aimait en suivant des yeux les volutes de la fumée.

— Veux-tu que je te dise ? Quand on en fabriquera un autre, je le verrais bien peint en bleu… un joli bleu à mi-chemin entre celui de notre Méditerranée et celui du ciel. Comme ça tout le monde saurait en le voyant qu’il va vers un pays où il fait toujours beau… Tu ne crois pas que ce serait une bonne idée ?

La pipe d’Antoine cracha quelques bouffées méditatives. Après un moment, il rendit sa sentence :

— Hmmm… moui ! On l’appellerait le Train Bleu ? Au fond ce ne serait pas si mal…

Il tapa le fourneau de sa pipe sur l’une des jarres en terre cuite, resserra son étreinte et enfouit sa figure dans les cheveux de sa femme.

— Ce que tu sens bon !… Et si on allait se coucher ?

— Ça aussi c’est une bonne idée…

Et ils rentrèrent dans la maison.

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