Deuxième partie LES VISITEURS DE LA NUIT

CHAPITRE VI FUNÉRAILLES À SAINT-AUGUSTIN…

Si le commissaire Langevin éprouva quelque satisfaction en voyant Pinson entrer dans son bureau en compagnie de Mme Blanchard, ce ne fut qu’un instant bien fugitif : d’abord l’inspecteur arborait la mine suffisante de l’empereur Aurélien traînant après son char la reine de Palmyre enchaînée d’or, et Langevin avait horreur du triomphalisme. Ensuite on le surprenait en train de remplacer les tulipes fanées de son vase par de candides œillets blancs dont il respirait le parfum poivré avec délices, et il n’aimait pas être pris en flagrant délit de romantisme. Enfin les nouveaux venus n’étaient pas seuls : une petite dame ronde et apparemment irascible les accompagnait et, à son allure, on pouvait se douter qu’il ne s’agissait pas de n’importe qui… Néanmoins, le commissaire prit sa mine la plus revêche pour aboyer :

— Qu’est-ce qui vous prend, Pinson, d’entrer chez moi comme une bombe ? Vous ne pouvez pas frapper avant d’entrer ?

— Pardonnez-moi, patron ! J’avoue que je me suis laissé emporter par l’enthousiasme. Vous voyez : je l’ai eue tout de même !

— Quel langage ! s’insurgea Mme Lecourt. En voilà une façon de parler d’une dame ? D’ailleurs cet homme est une vraie brute et je ne manquerai pas de laisser entendre à mon ami, le préfet Lépine, ce que je pense des manières de sa police…

Elle tombait bien celle-là avec ses grands airs ! Langevin dirigea sur elle le feu de sa mauvaise humeur et commença par aller rouvrir sa porte :

— Je vous en prie, Madame, ne vous gênez pas !

— Pas avant de savoir ce que vous allez faire de cette enfant. Je suis la Générale Lecourt, née Bégon, et s’il est une chose que j’ai en horreur, c’est le déni de justice.

— Moi aussi. Et vous êtes quoi au juste pour Mme Blanchard ? Je serais étonné que vous soyez sa mère ou sa tante ?

— Je suis sa cousine issue de germaine par alliance ! déclara la Générale avec solennité. J’explique, ajouta-t-elle voyant une lueur d’incompréhension passer dans l’œil gris du policier : Ma mère et celle de sa belle-mère étaient sœurs. Vous y êtes ?

— Tout à fait. Dès l’instant où vous êtes de la famille, je peux comprendre votre… nervosité. Voulez-vous vous asseoir ou bien préférez-vous… aller voir M. Lépine ?

— Chaque chose en son temps !…

— Je ne vous le fais pas dire ! Alors, si vous le voulez bien, je vais d’abord entendre le rapport de l’inspecteur Pinson. Ensuite… nous causerons.

Le ton, bien que courtois, était assez ferme pour que la bouillante Agathe comprît qu’il valait mieux ne pas insister. Les dames installées chacune sur une chaise, Pinson entreprit de raconter comment, alors qu’il n’était à Marseille que depuis peu d’heures, une information tout à fait intéressante était arrivée au bureau du commissaire Perrin touchant le lieu où pouvait se trouver « la meurtrière ». Le terme fit bondir la Générale et arracha à Langevin la petite torsion des lèvres qui, chez lui, tenait lieu de sourire :

— Le terme est impropre, Pinson. Madame n’a même pas encore droit au titre de prévenue. Je vous remercie de votre rapport. À présent, vous pouvez disposer !

— Mais…

— Je vous rappellerai tout à l’heure. Pour l’instant, je désire entendre de Mme Blanchard le récit de son odyssée. Et d’abord pourquoi elle a jugé bon de vous fausser compagnie et de quitter Paris si précipitamment ?

Sur sa chaise, Orchidée avait beaucoup de mal à conserver l’attitude digne qui convenait à sa naissance princière. Elle n’avait qu’une envie : se coucher et dormir, fût-ce dans le lit d’une prison. Le voyage en train s’était révélé une espèce de cauchemar. Plus question de train de luxe cette fois ! Un simple compartiment de première classe – grâce d’ailleurs à un coup de sang de la Générale car Pinson, se tenant pour comptable des deniers de la République, prétendait la faire voyager en troisième ! « Pourquoi pas dans un wagon à bestiaux ? avait ricané Mme Lecourt. De toute façon c’est moi qui paie : libre à vous de voyager en dernière classe ! » Cependant, en dépit de ce confort supplémentaire et du fait qu’ils étaient seuls dans leur compartiment, il lui avait été impossible de dormir : le désespoir d’être ramenée vers une Justice à qui elle refusait tout droit sur elle et aussi le chagrin d’avoir été livrée par Antoine chassaient le sommeil. L’attitude d’Agathe Lecourt envers le peintre était d’autant plus révélatrice qu’elle lui avait appris ensuite la visite reçue le matin. À demi assommé et donc incapable de protester de sa bonne foi, Laurens s’était laissé emmener par Pinson qui, peu désireux de s’en encombrer, l’avait déposé à son hôtel sans rien vouloir entendre de plus. Orchidée ignorait donc ce qu’il était devenu mais l’impression pénible demeurait : celui qu’elle croyait son ami se rangeait du côté de ses ennemis.

À la question de Langevin, elle s’efforça de secouer la torpeur qui l’envahissait mais déjà Mme Lecourt intervenait :

— Avant de procéder à cet interrogatoire, Monsieur le Commissaire, ne conviendrait-il pas de pourvoir Mme Blanchard d’un avocat ? Je comptais faire appel à un débutant que je connais, Me de Moro-Giafferi, mais votre homme préhistorique ne m’a même pas laissé le temps de lui téléphoner et de…

— Madame, madame ! Vous m’obligez à répéter ce qu’en votre présence j’ai dit à l’inspecteur Pinson. Il ne s’agit pas ici d’un interrogatoire…

— Vous jouez avec les mots. Votre Pinson l’a bel et bien arrêtée.

— Alors c’est qu’il s’y est mal pris. Je souhaitais seulement l’empêcher de quitter le pays afin de m’entretenir encore avec elle.

— Quelle hypocrisie ! Et les journaux alors ? Ils ne la présentent pas comme une criminelle, peut-être ?

— Je n’y peux rien s’ils ont la plume imaginative.

Certaine que ces deux-là s’embarquaient dans une nouvelle dispute entièrement stérile, Orchidée, exaspérée, cria :

— Taisez-vous l’un et l’autre, s’il vous plaît ! Essayez de comprendre que j’en ai assez d’être ainsi malmenée. Vous voulez savoir ce que j’ai fait ? Je vais vous le dire mais à une condition : vous souffrirez que je prenne mon récit au jour du départ de mon époux, que vous y croyiez ou non. Il y a… des choses que je n’ai pas dites quand vous êtes venu chez moi…

— Alors je vous écoute.

— Comme je vous l’ai déjà raconté, mon cher mari a quitté notre maison le vendredi 20 janvier dans la journée pour prendre le train à la suite d’une lettre électrique. Le lendemain, j’ai, moi, reçu celle-ci, fit-elle en offrant le papier toujours dans son enveloppe à Langevin qui le prit en grognant :

— Comment voulez-vous que je lise ça ? C’est du chinois dans tous les sens du terme… et rien ne me dit que je peux me fier à votre traduction. Il va falloir trouver un interprète et…

— Si vous voulez, je peux m’en charger ? proposa tranquillement la Générale. Pendant mon long séjour en Chine je me suis donné la peine d’apprendre la langue… mais je ne vous empêche pas de faire traduire par la suite : c’est juste pour gagner du temps.

Pour toute réponse, Langevin lui tendit le message. Elle tira son face-à-main et se mit à restituer assez aisément le texte en ne faisant appel à Orchidée que pour deux ou trois termes.

— Vous voudrez bien dicter ceci à l’inspecteur Pinson un peu plus tard, fit le commissaire. Continuez, Madame Blanchard !

Sans rien dissimuler cette fois, pas même le vol de l’agrafe, la jeune femme raconta tout ce qu’elle avait fait et tout ce qui lui était arrivé jusqu’à ce que la Générale l’emmène chez elle. Le nom de Pivoine fit bondir le commissaire :

— Cette femme a osé revenir ici ? L’an passé, elle m’a échappé et je la croyais repartie pour son sacré pays.

— Je ne sais pas ce qu’elle a fait, mais d’après ce que j’ai vu elle doit être à Paris en ce moment.

— On va s’en occuper, ainsi que de cette maison où vous l’avez vue entrer à Marseille. Je vais prévenir mon collègue Perrin… Madame Blanchard, vous venez de me rendre sans vous en douter un grand service et, en même temps, vous donnez à cette affaire un éclairage nouveau…

— Mais ce n’est pas Pivoine qui a tué Édouard. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit. Ni elle ni un de ses hommes.

— Sans doute, mais c’est sûrement elle qui a torturé et massacré Lucien Mouret, votre ancien valet de chambre dont on a découvert le corps cette nuit devant votre domicile, avenue Velazquez.

Si les yeux d’Orchidée s’agrandirent, ce ne fut pas d’étonnement : elle savait Pivoine capable de tout. Ce qu’elle éprouvait c’était de l’horreur :

— Il est mort ? fit-elle machinalement.

— Difficile de survivre dans l’état où on l’a mis ! Malheureusement pour sa femme, elle l’a vu et elle est actuellement à l’hôpital à demi folle. Vous voyez que nous avons du nouveau !

— Je vois, oui… et… qu’allez-vous faire de moi à présent ?

— Rien du tout… enfin, je veux dire que vous êtes libre. Les charges qui pesaient contre vous tenaient tout entières dans le témoignage de vos gens. D’autre part on a retrouvé sur le poignard plusieurs empreintes digitales… sauf les vôtres.

— Empreintes… digitales ? Qu’est-ce que c’est ?

— Je vous expliquerai, intervint la Générale. Notre police possède à présent des moyens extraordinaires pour identifier les coupables…

— … enfin, nous avons le témoignage d’une voisine qu’une rage de dents tenait éveillée : dans la nuit du 22 au 23 janvier, vers trois heures du matin, elle a vu une voiture s’arrêter devant chez vous et deux hommes en sortir. Ils semblaient en aider un troisième à se tenir debout. Tout ce monde est entré dans votre maison. Sur le moment, elle n’y a pas attaché tellement d’importance : après une soirée entre hommes au cercle ou ailleurs, il n’est pas tellement rare que l’on doive ramener un camarade qui a trop bu. Et puis elle souffrait beaucoup et, tôt le lendemain matin, elle a demandé un congé à ses patrons pour rentrer chez elle, à Caen, afin de consulter le seul dentiste en qui elle eût confiance. Là-bas, elle a lu un journal et un détail lui est revenu à l’esprit, quelque chose de bizarre : tandis qu’on descendait le soi-disant ivrogne, son chapeau haut de forme est tombé. On le lui a remis très vite mais cette femme a cru voir que le malheureux portait quelque chose sur la bouche qui faisait le tour de sa tête. De loin et dans la nuit cela pouvait passer pour une barbe, mais son esprit a travaillé inconsciemment là-dessus et elle en a parlé à sa maîtresse qui a eu le bon esprit de me l’envoyer avec un mot de sa main faisant appel à ma discrétion surtout vis-à-vis de la Presse.

— Mais qu’est-ce que cela pouvait être ? demanda ingénument Orchidée.

Mme Lecourt, elle, venait de comprendre et, à la stupeur du commissaire, elle devint soudain très pâle :

— Cela veut dire… qu’Édouard était encore vivant… et qu’on l’avait bâillonné ? Quelle horreur, mon Dieu !… Quelle horreur !

Avant que les deux autres aient pu faire un geste, elle glissait de sa chaise, sans connaissance. Orchidée se précipita pour lui porter secours.

— Fouillez dans son sac ! Elle doit bien avoir des sels d’ammoniaque ! conseilla Langevin avant de courir appeler le médecin légiste – le seul qu’il eût sous la main !

Ce digne fonctionnaire n’eut pas à intervenir. Grâce à Pinson arrivé au premier appel de son chef pour enlever la Générale et la déposer sur la banquette placée au fond du bureau du commissaire, celle-ci reprit ses sens rapidement. Elle avait les joues un peu rouges : les deux claques, bien qu’appliquées respectueusement par l’inspecteur, étaient plus vigoureuses qu’il ne l’aurait souhaité. Mme Lecourt ne s’en formalisa pas et accepta avec grâce le petit verre de marc qu’il lui mit dans la main pour se faire pardonner et qu’elle avala d’un trait.

— Est-ce bête de tourner de l’œil ainsi pour un oui ou pour un non ? fit-elle avec un petit rire nerveux. Je ne sais pas ce que j’ai depuis quelque temps.

— Vous êtes souffrante, murmura Orchidée. Il faut vous reposer au plus vite !

— Vous en avez plus besoin que moi, ma petite. Que faisons-nous à présent ?

— Je ne peux malheureusement vous faire reconduire chez vous, Madame Blanchard, dit Langevin à Orchidée. Votre beau-frère qui est là depuis deux jours a demandé que les scellés soient posés sur les pièces principales. Les Mouret devaient se contenter de la cuisine…

— De toute façon, il ne peut en être question ! coupa la Générale. L’épreuve serait trop rude pour Mme Blanchard. Faites-nous conduire à l’hôtel Continental, rue de Castiglione. C’est là que je descends toujours lorsque je viens à Paris.

Lorsque Pinson fut parti chercher une voiture, Orchidée s’approcha de Langevin et demanda timidement :

— Qui a tué mon époux, Monsieur le Commissaire ?

— En toute franchise, je n’en sais rien. En dépit de ce que vous avez entendu, il ne faut pas rejeter entièrement la piste de cette Pivoine. Le meurtrier peut être un complice. En dehors de cela…

Il eut un geste évasif qu’il accompagna d’un soupir plein de lassitude destinés tous deux à masquer, aux yeux de cette pauvre jeune femme, ses intentions profondes : fouiller jusque dans ses racines la vie d’Édouard Blanchard. Mais Orchidée avait encore quelque chose à demander :

— Je voudrais savoir… où est enterré mon époux ?

— Les funérailles n’auront lieu que demain. Votre beau-frère, M. Étienne Blanchard, qui est arrivé il y a deux jours, en a reçu l’autorisation et s’en est occupé. Le service aura lieu à dix heures en l’église Saint-Augustin, dans l’intimité bien sûr. Étienne Blanchard est venu seul, sa mère ne pouvant quitter le chevet de son époux qui est très malade…

— Son père ?… Je suis certaine que la lettre électrique disait sa mère !

— Eh bien, disons que c’est une bizarrerie de plus dans cette histoire !.. Après la messe, le corps sera transféré à la gare de Lyon pour gagner Marseille où se trouve, si j’ai bien compris, le caveau de famille…

— Je le connais, dit Mme Lecourt. Il est voisin du nôtre…

— Si vous désirez vous entretenir avec votre beau-frère… commença Langevin tout de suite arrêté par Orchidée :

— Non. À aucun prix ! Je n’ai rien à dire à un membre de cette famille qui m’a ouvertement méprisée et qui a poussé la cruauté jusqu’à rejeter mon cher Édouard. Je suppose d’ailleurs que ce sentiment est réciproque… Cependant j’assisterai à la cérémonie, que cela plaise ou non.

— Nous y serons ! affirma la Générale en glissant son bras sous celui de la jeune femme. Venez, à présent, il nous faut songer à nous procurer des vêtements de deuil… Pendant que j’y pense : Édouard a-t-il laissé un testament ?

— Oui. Déposé chez un notaire dont je vais vous donner l’adresse et qui le garde sous séquestre jusqu’à la fin de l’enquête mais qui recevra prochainement la mainlevée. C’est vous qui héritez, Madame, et il s’agit d’une assez jolie fortune si j’ai bien compris.

Les deux femmes allaient sortir, il les rappela en se traitant mentalement d’imbécile. Le charme de cette jeune Chinoise opérait décidément sur lui d’inquiétante façon s’il le poussait à de tels oublis !

— Pardonnez-moi, mais il y a tout de même un petit détail que je dois régler avec vous avant que vous ne partiez.

— Lequel ? murmura Orchidée dont les grands yeux sombres s’emplissaient déjà d’anxiété.

— L’agrafe de l’empereur Kien-Long ! Si vous me la remettez immédiatement j’arrangerai les choses avec le musée. Nous dirons que… vous pensiez seulement reprendre le bien de votre pays.

— C’est la vérité ! s’écria la jeune femme avec hauteur. Il n’y a dans cette maison que des objets volés à nos palais ou à ceux du Mikado.

— Sans doute mais, selon notre façon de voir les choses et dans l’état actuel de l’affaire, c’est vous la voleuse. Alors ou bien vous me donnez le bijou et on n’en parle plus, ou bien je me vois dans l’obligation de vous faire fouiller… et de vous arrêter.

Orchidée comprit qu’elle était battue et qu’elle ne pourrait rapporter à sa vieille souveraine le joyau pour lequel elle eût éprouvé tant de joie. Son retour auprès d’elle se ferait sûrement dans des conditions plus difficiles. Sous l’œil médusé de sa compagne, elle tira de son manchon le petit paquet de soie qui enveloppait l’agrafe et le tendit au commissaire :

— Je suppose que je dois vous remercier ?

— Je conçois que ce soit difficile, cependant vous devriez. Je vous évite de gros ennuis…

Lorsque les deux femmes eurent quitté son bureau, le commissaire déballa l’objet et le tint un instant entre ses doigts. Une belle chose en vérité ! Qui faisait grand honneur à l’habileté des artistes chinois. Et ce fut avec un certain respect qu’il le déposa sur sa table, près du vase de fleurs, avec l’intention d’en réjouir sa vue pendant quelques heures. Il ne le rapporterait qu’un peu plus tard au musée Cernuschi. Même un policier pouvait bien avoir droit à des petits moments de bonheur !

Il était en pleine contemplation quand un planton vint lui annoncer Antoine Laurens…


Quelques minutes avant dix heures, le lendemain matin, Orchidée et Mme Lecourt, enveloppées jusqu’aux talons dans les voiles rituels du deuil, pénétraient dans la grande église byzantino-italienne, chef-d’œuvre récent de l’architecte Baltard, où l’on allait célébrer le service funèbre d’Édouard Blanchard. Un ordonnateur des pompes funèbres en culotte courte, bas de soie, cravate blanche et ample cape noire, vint à leur rencontre, s’inclina, prit des mains de la jeune femme le gros bouquet de cattleyas mauves[3] que la Générale lui enjoignit de déposer sur le cercueil lorsqu’il arriverait et enfin les conduisit au premier rang des chaises et prie-Dieu disposés à gauche du catafalque drapé de noir et d’argent. Somptueux et dérisoire, flanqué de grands cierges blancs, il occupait le centre de la nef.

Sinon pour la visiter, la princesse mandchoue n’était jamais entrée dans une église. Son époux, sachant bien que sa conversion n’était que de façade, s’était abstenu de tout prosélytisme et ne l’y entraînait que lorsqu’il s’agissait d’admirer une œuvre d’art majeure. Et, bien que ce fût la paroisse de son domicile, elle ne connaissait pas Saint-Augustin qui, d’ailleurs, ne lui plut pas. Il y manquait l’obscurité des temples chinois animée par les seules flammes des chandelles et l’or des statues. Cette maison du dieu des chrétiens ressemblait à un décor de théâtre avec ses vitraux colorés qui laissaient entrer la lumière et le riche baldaquin érigé au-dessus du maître-autel. Les grandes tentures noir et argent tombant des colonnes de fonte où s’appuyait la voûte n’arrangeaient rien et pas davantage l’odeur de cire et d’encens refroidi. En outre, il n’y avait presque personne, seulement des curieux attirés par l’apparat funéraire déployé depuis le porche et qui annonçait un mort fortuné. Apparemment Étienne Blanchard tenait à faire les choses sur un grand pied, au vif regret de la jeune veuve qui, connaissant les goûts de son époux, aurait préféré plus de simplicité. L’impression de se trouver dans une salle de spectacle avant que la scène ne s’éclaire et que le rideau ne se lève !… C’était pour bientôt, d’ailleurs, car un bedeau s’activait à allumer les cierges…

Le bruit d’une hallebarde retombant sur le dallage renforça cette sensation. Aussitôt les grandes orgues déchaînèrent une tempête de sons majestueux qui firent couler un frisson le long du dos de la jeune femme. Bien que l’église fût chauffée, elle avait froid jusqu’à l’âme et, dans leurs gants de fil, ses doigts glacés se crispèrent. La main de sa compagne, en se posant dessus, lui rendit un peu de chaleur et de courage au moment où retentissait le pas lourd, rythmé, mesuré des hommes qui portaient le cercueil, un coffre d’acajou à ferrures d’argent, qu’ils firent glisser sous les draperies du catafalque avant de disposer autour quelques couronnes. Les fleurs d’Orchidée furent déposées sur le dessus.

Certains personnages vinrent à la suite, inconnus pour la plupart, qui disparurent derrière le monument de drap et de galons. Cependant Orchidée reconnut Antoine Laurens auprès du commissaire Langevin. Quant à l’homme grand et mince qui venait en tête du cortège, elle ne fit que l’entrevoir. Juste assez pour constater qu’il était aussi brun qu’Édouard était blond et d’aspect plus fragile. Le profil un instant aperçu était fin et nettement découpé.

Tant que dura le service, la jeune veuve, sourde et aveugle, laissa enfin sa douleur l’envahir et ses larmes couler. Depuis la découverte du corps sans vie de son époux, elle vivait un cauchemar qui ne lui accordait ni trêve ni repos. Il lui fallait songer à elle d’abord, à sa sécurité. Obéir à cette panique, soulevée par la méchanceté de ceux qui l’entouraient, qui la poussait à fuir, aussi vite que possible, aussi loin que possible ! Ni dans ses heures de veille ni dans celles si angoissées du sommeil elle n’avait trouvé de temps pour les larmes et pour le chagrin, mais maintenant, isolée derrière ces crêpes funèbres qui la faisaient invisible, elle pouvait sonder enfin la blessure de son cœur et s’effrayer de la trouver si profonde. Seule, la présence de cette terrible femme dont elle ne parvenait pas à deviner le visage mais dont le coude touchait le sien lui apportait quelque réconfort parce que leurs souffrances se rejoignaient. À la voussure un peu tremblante des épaules, Orchidée devina que Mme Lecourt pleurait, aussi douloureusement qu’elle-même sans doute, l’enfant qu’on ne lui avait pas permis de regarder grandir.

La jeune veuve n’entendait rien des chants, de la musique ou des paroles rituelles prononcées dans une langue qui lui était étrangère. Du fond de sa mémoire elle laissait remonter le souvenir des heures si douces passées auprès d’Édouard, de ces belles heures d’amour qui se concluaient là, dans cette nef froidement solennelle. Le corps qu’elle connaissait si bien et qui lui avait donné tant de joies n’était séparé du sien que par quelques planches et quelques bouts de tissu et cependant à jamais inaccessible. Saisie d’une soudaine envie de s’en rapprocher, de réduire la distance, elle ôta son gant, étendit une main presque implorante qui vint toucher le drap comme s’il était un vêtement, espérant follement que, dessous, il restait un peu de vie et de chaleur. Si souvent, pour entrer dans un lieu public ou pour une promenade, elle avait posé sa main sur la manche d’Édouard ! Le geste était le même mais, cette fois, il n’y eut pas de doigts fermes et chauds pour enfermer les siens, comme Édouard le faisait toujours… Un sanglot monta de sa gorge, si déchirant qu’il la plia en deux sur l’appui du prie-Dieu et que Mme Lecourt, inquiète, entoura ses épaules d’un bras maternel :

— Du courage, ma petite ! Pensez qu’un jour vous le retrouverez par-delà la mort… C’est bientôt fini !

Le service, en effet, s’achevait. Il y eut la voix pompeuse du maître de cérémonie annonçant que la famille, vu les circonstances, ne recevrait pas de condoléances, puis une main gantée de noir qui se tendait vers Orchidée pour la conduire dans une chapelle latérale tandis que les quelques assistants aspergeaient le catafalque d’eau bénite.

À travers son voile, Orchidée vit un groupe d’hommes et, pour la première fois, elle se trouva en face de son beau-frère.

Elle devait passer devant lui pour gagner la place qu’on lui désignait et bénit les étranges traditions du deuil occidental qui lui permettaient de dissimuler son visage tandis que celui de l’autre s’offrait à découvert. Elle vit, portée sur des épaules un peu tombantes, une tête casquée de cheveux noirs aux pommettes hautes, à la bouche fine surmontée d’une mince moustache et aux yeux sombres que la profondeur des orbites cernées d’épais sourcils presque rectilignes rendait insondables. Néanmoins ces yeux étaient fixés sur elle et la regardaient s’approcher. Alors, cherchant l’appui du bras de sa compagne, elle se redressa de toute sa taille, refusant de passer devant lui dans une attitude vaincue, même si c’était par la souffrance. Cet homme n’était peut-être pas encore tout à fait certain de son innocence et elle entendait l’ignorer. Ce fut lui qui s’avança à sa rencontre.

— Madame, fit-il après un bref salut, j’aurais souhaité vous accompagner demain chez le notaire pour mettre ordre à vos affaires, mais vous comprendrez sans peine que je dois à mon frère de l’escorter jusqu’à sa dernière demeure… ce que vous ne sauriez faire. Vous voudrez bien m’excuser !

Les paroles étaient à peine courtoises mais la voix étrangement douce, moelleuse même et légèrement chantante. Elle était agréable à entendre, pourtant Orchidée n’y fut pas sensible :

— J’ai toute une vie, Monsieur, pour pleurer sur le tombeau de mon époux, dit-elle lentement comme si elle cherchait ses mots. – À cet instant, d’ailleurs, elle éprouvait une difficulté bizarre à s’exprimer en français mais ce ne fut qu’un instant. – J’espère que vous saurez l’entourer des soins que j’aurais voulu lui donner.

Ayant dit et sans attendre de réponse, elle inclina brièvement la tête et alla prendre place de l’autre côté de la chapelle, marquant ainsi son intention de ne pas poursuivre plus longtemps le dialogue.

Un moment plus tard, debout en haut des marches de l’église et indifférente à la petite foule qui en battait les abords, elle regardait la longue boîte vernie disparaître dans le fourgon mortuaire quand un bras s’empara du sien et une voix familière chuchota près de son oreille :

— Rentrez avec moi dans l’église, Orchidée ! Une voiture nous attend près de la petite porte… dit Antoine.

Arrachée à ses souvenirs, elle tressaillit, voulut se dégager :

— Mais… pourquoi ?

— Regardez ces gens ! Ce sont des journalistes. Dans un instant, ils vont vous sauter dessus.

Il avait raison : un groupe composé de quelques hommes et d’une femme, certains avec un appareil photographique, escaladait le perron, bousculant sans ménagement les personnes qui sortaient de l’église et les employés des pompes funèbres… Orchidée, cependant, résistait machinalement. Le commissaire s’en mêla :

— Emmenez-la ! ordonna-t-il. Je vais m’occuper de ces gens.

Et, tandis que le peintre entraînait les deux femmes vers le fond du péristyle, il s’avança au-devant de la meute, les bras en croix :

— Un peu de calme, mesdames messieurs ! Et surtout un peu de respect pour la mort ! Je suis le commissaire Langevin et me voici prêt à répondre à vos questions, dès que le fourgon se sera éloigné.

— On vous connaît, cria quelqu’un. Vous savez mieux poser les questions qu’y répondre…

— Essayez toujours !

— Oui, fit la femme, et pendant que vous nous lanternerez elle va filer par une autre porte !

— De toute façon vous n’en obtiendrez rien. J’ai fait garder toutes les issues. Alors à vous de choisir : quelque chose ou rien ?

— Ça va, Commissaire ! On prend. Alors première question : pourquoi n’avez-vous pas arrêté cette femme ?

— Si c’est de Mme Blanchard que vous voulez parler, j’ai pour cela la meilleure des raisons : elle n’est pas coupable.

Pendant que le dialogue s’installait, houleux, entre les grilles de l’église, le fourgon suivi d’une voiture portant Étienne Blanchard s’éloignait et Antoine entraînait au pas de course le long d’un déambulatoire Orchidée et Mme Lecourt bien obligée de suivre en dépit des protestations qu’elle n’osait pas formuler dans un lieu sacré… mais qui éclatèrent dès que l’on fut installé dans la voiture. Celle-ci, en effet, attendait et partit aussitôt pour rejoindre la rue de Miromesnil et éviter ainsi la place Saint-Augustin.

— Après ce que vous avez fait, vous osez encore vous imposer ? s’écria-t-elle en relevant son voile pour mieux se faire entendre. Il vous va bien de jouer les chevaliers alors que vous avez eu la lâcheté de nous dénoncer toutes les deux !

— Je n’ai rien dénoncé du tout, Madame la Générale… et ne cherchez pas votre parapluie : je me suis assuré que vous ne l’aviez pas.

— Comment voulez-vous que l’on vous croie alors que tout le monde, devant chez moi, a pu vous voir en compagnie de la police ?

— J’y étais, c’est vrai, mais je n’ai jamais « rapporté » même quand j’étais petit. D’ailleurs qu’aurais-je pu dire ? Vous m’avez si bien roulé dans la farine lorsque je suis allé vous voir ! Je n’imaginais pas un seul instant qu’Orchidée pût être chez vous et c’est la raison pour laquelle je suis allé voir le commissaire Perrin : je voulais savoir s’il avait des nouvelles et surtout si l’inspecteur Pinson était arrivé. C’est celui-ci qui m’a mis au courant et qui m’a invité à le suivre. Ce que j’ai accepté sans hésiter avec la pensée de pouvoir apporter mon aide à l’épouse malheureuse d’un homme que j’aimais beaucoup. Vous ne m’avez même pas laissé le temps de dire trois mots…

— Il semble que vous soyez en train de vous rattraper. Avez-vous encore quelque chose à ajouter ?

— Oui. Si quelqu’un vous a trahie ce n’est pas moi. Cherchez ailleurs !

— C’est ce que je vais faire. Où nous conduisez-vous ?

— À l’hôtel Continental. C’est bien là que vous résidez ?

— En effet. Merci de votre obligeance.

Détournant la tête, Mme Lecourt se désintéressa de ce qui se passait à l’intérieur, regardant ostensiblement par la portière. Antoine en profita pour revenir à Orchidée qui, figée dans son coin, la tête appuyée au drap prune de la voiture, n’avait plus l’air de vivre. Son voile noir était si lourd que son souffle ne le soulevait même pas. Doucement, Antoine le releva et découvrit le visage même du désespoir : les larmes coulaient des yeux clos sans que la jeune femme essayât seulement de les essuyer. Il tira son propre mouchoir et, à petites touches comme s’il parachevait un portrait, il les épongea :

— Orchidée ! murmura-t-il. Tout ne s’arrête pas là… Il faut songer à vivre…

Elle n’avait même pas l’air de l’entendre et il n’osa pas prononcer d’autres paroles. Peut-être parce que tout ce qu’il aurait pu tenter lui semblait fade et peu convaincant. Que dire à cette plante déracinée qui avait réussi à refleurir dans un sol étranger et dont l’arbre auquel elle s’appuyait venait d’être abattu ? Qu’est-ce qui pourrait bien l’intéresser encore dans ce pays où, depuis son arrivée, elle ne rencontrait guère de sympathie ?

Il cherchait toujours quand la voiture s’arrêta dans la cour d’honneur de l’hôtel. Un voiturier galonné se précipita aussitôt pour ouvrir la portière. À cet instant la Générale se tourna vers Antoine :

— Si vous n’avez rien de mieux à faire, voulez-vous déjeuner avec nous ? Je vous dois bien ça.

Le ton était si raide que l’invité faillit refuser mais cette fois Orchidée ouvrit les yeux :

— Acceptez ! Cela me fera plaisir.

Il s’inclina sans répondre puis sauta à terre pour aider les dames à descendre et payer le fiacre tandis qu’elles pénétraient toutes deux dans le grand hall.

Lorsqu’elles s’approchèrent de la réception pour demander leurs clefs, un jeune homme, coiffé d’une auréole de feutre bosselée disposée artistement autour d’une tignasse bouclée d’un joli blond et qui se tenait accoudé un peu plus loin, arracha son chapeau et bondit sur Orchidée qui ne l’avait pas vu venir :

— Vous êtes bien Madame Blanchard ? Excusez-moi mais je représente le journal le Matin et je voudrais vous demander…

Il n’eut pas le temps d’en dire plus. En trois sauts Antoine l’avait rejoint, l’empoignait par le bras et l’entraînait derrière une jardinière de plantes vertes.

— Pas question de l’embêter, Lartigue ! Fiche-lui la paix. Elle en a assez enduré comme ça !

— Tu en as de bonnes, toi ! Qu’est-ce que tu crois que va dire mon rédacteur en chef ? Tu te rends compte ? Une belle et mystérieuse princesse chinoise…

— Mandchoue !

— Si tu veux. Donc je reprends : une belle et mystérieuse princesse mandchoue qui trucide son époux puis prend la fuite puis…

— Qui est-ce qui t’a indiqué le Continental ?

— Ça, ça fait partie de mes petits secrets.

— Alors, si tu es aussi bien renseigné, tu dois savoir que Langevin est tellement persuadé de son innocence – d’ailleurs il vient de le dire ! – qu’il la laisse libre ?

Robert Lartigue sourit, ce qui ajouta un petit plus au côté angélique de son visage rond éclairé par deux yeux tout aussi ronds mais d’un bleu candide. Simple apparence, d’ailleurs, mais qui lui valait de grands succès auprès des âmes simples car, en réalité, fouineur et astucieux comme pas un, c’était un redoutable traqueur de nouvelles et quelques-uns de ses reportages lui avaient apporté une assez flatteuse réputation.

— C’est vrai, je sais ça aussi ! fit-il avec majesté. Et je n’avais pas l’intention de poser des questions venimeuses.

— Tes questions sont toujours venimeuses quand tu flaires un gibier. Écoute, je te propose un marché.

— Lequel ? fit le journaliste méfiant.

— Tu dînes chez moi ce soir, je te dis tout ce que je sais, et tout ce que je pourrai apprendre de nouveau tu en auras l’exclusivité.

— Jusqu’ici ça va. Mais… car il y a un mais… n’est-ce pas ?

— Tu essaies de tenir à distance tes envahissants confrères. Ça aussi tu sais le faire : une bonne fausse nouvelle qui les enverrait le plus loin possible ? À Carcassonne, par exemple…

— Pourquoi pas en Chine ?… Bon, ça me va ! Marché conclu. Je serai chez toi à sept heures.

— Parfait. Moi je rejoins ces dames : je suis invité à déjeuner.

Lorsqu’il pénétra dans l’appartement des deux femmes, celui dont le magnifique salon donnait à la fois sur la rue de Rivoli et la rue de Castiglione, Antoine eut l’impression de franchir le seuil d’un autre monde. En dépit de la neige qui recommençait à tomber sur Paris et donnait au jardin des Tuileries une apparence polaire, il y régnait une douce température. Le feu flambait dans la cheminée et les vases pleins de fleurs apportaient leur splendeur avec un air de fête renforcé par les boiseries et le plafond rehaussé d’or.

À l’entrée du jeune homme, Mme Lecourt surveillait un serveur occupé à dresser une table près de la cheminée tout en consultant le menu qu’il lui avait remis. Elle l’invita à s’asseoir, lui annonça qu’Orchidée était en train de se changer et lui proposa une coupe de champagne :

— Ce n’est sans doute pas l’habitude d’en boire avant le déjeuner mais, lorsque je me sens déprimée ou patraque, j’ai souvent constaté que cela me faisait du bien.

— Je suis tout prêt à vous suivre sur ce chemin, sourit le peintre en s’efforçant intérieurement de comprendre pourquoi cette parfaite inconnue, rencontrée par la jeune veuve dans un train, offrait un visage si visiblement ravagé par les larmes. Il semble que la cérémonie vous a beaucoup éprouvée vous aussi ?

Elle lui jeta un regard vif, but une gorgée :

— Et vous vous demandez pourquoi ? On ne saurait vous le reprocher. Depuis notre dernière rencontre… un peu violente, j’ai appris sur vous bien des choses. Je sais que vous êtes un homme d’honneur et, pour répondre à tous les points d’interrogation que je lis dans vos yeux, je crois pouvoir vous confier ce qu’Orchidée sait déjà. Contre votre parole, bien sûr, mais sans cela vous risquez de continuer à vous demander ce que je fais auprès d’elle et à patauger regrettablement… Vous me donnez cette parole ?

— Je vous la donne, dit Antoine avec gravité, car il croyait deviner au ton de la vieille dame qu’il s’agissait d’une chose sérieuse.

Il ne songea d’ailleurs pas à cacher sa stupéfaction quand celle-ci refit pour lui le récit de ce qui avait précédé la naissance d’Édouard.

À la réflexion, pourtant, il finit par trouver que cela expliquait certaines choses. À commencer par l’intransigeance de Mme Blanchard au moment d’un mariage déplaisant : elle devait être soulagée de pouvoir éloigner définitivement celui qui ne lui était rien. La fortune familiale irait à son vrai fils et à lui seul…

— Pourquoi n’avoir jamais rien dit ? demanda-t-il enfin.

— La vie de… mon fils était tracée suivant un dessin qui me semblait beau, calme et bien ordonné. Pour rien au monde je n’aurais voulu y apporter le trouble et peut-être le chagrin.

— Je crois, moi, que vous lui auriez apporté une grande joie. Il m’est arrivé de rencontrer votre cousine Adélaïde. Je n’ai vu qu’une femme dure, froide, vaniteuse, uniquement soucieuse de son rang social et de l’élévation de ses enfants. Édouard l’a déçue : elle l’a rejeté mais je ne crois pas qu’il en ait vraiment souffert. Les sentiments qu’il lui portait demeuraient sans chaleur alors que – voyez comme les choses sont bizarres ! – il aimait beaucoup son père. Je suis certain que vous connaître eût été pour lui une grande joie. À présent, Mme Blanchard n’a plus à se soucier de lui : son existence a cessé de la gêner…

— Son existence sans doute, mais ma mort, si je pars avant elle, pourrait perturber cette vie d’égoïsme : par testament déposé chez mon notaire, je laisse la totalité de ce que je possède à Édouard en donnant bien entendu tous les éclaircissements nécessaires…

L’apparition d’Orchidée mit fin à la conversation. Antoine se leva pour aller à sa rencontre en pensant qu’il aimerait refaire son portrait. Elle portait à présent une robe de drap blanc d’une sévérité quasi monacale qui lui donnait l’air d’un grand lys… ou d’un fantôme. Sachant qu’en Chine le blanc est la couleur du deuil, le peintre ne fit aucune remarque, prit la main de la jeune femme et la porta à ses lèvres. Geste dont elle le récompensa par un petit sourire triste. Puis elle demanda :

— L’homme à qui vous m’avez enlevée en bas était bien un journaliste ? Je n’aime pas ces gens-là : ils écrivent n’importe quoi et ils me font peur.

— Vous n’avez rien à craindre de Robert Lartigue. C’est un ami et il ne vous importunera pas. Il essaiera même d’empêcher ses confrères de vous harceler mais je ne suis pas certain qu’il y parvienne. Beaucoup sont coriaces. Si vous voulez bien que je vous donne un conseil, vous devriez quitter Paris pour un temps.

— Le policier ne le permettrait peut-être pas.

— Si je lui explique, il sera d’accord. Tout dépend de l’endroit où vous iriez et je pensais que Marseille…

— C’est ce que je me tue à lui dire, coupa la Générale. Je voudrais la ramener chez moi, dans ma maison de Porquerolles par exemple. J’aimerais qu’elle en vienne à se considérer chez elle dans mes demeures comme l’aurait été son époux.

Sa voix se fêla tout à coup et, tirant son mouchoir, elle tamponna énergiquement son nez, ce qui lui permit d’arrêter la larme qui allait couler. Orchidée alla s’asseoir près d’elle et prit sa main dans les siennes :

— Je voudrais que vous sachiez que je ne suis pas une ingrate et que j’aimerais vivre auprès de vous comme le doit une belle-fille de ma race auprès de la mère de son époux, afin de vous entourer et de vous servir…

— Servir ? Je n’aime pas ce mot, Orchidée.

— Vous connaissez nos coutumes et vous savez aussi que le service peut être un simple et naturel témoignage d’affection lorsqu’il arrive que le devoir et le sentiment sont d’accord. Cependant je n’ai pas le droit d’accepter la vie douce que vous m’offrez car mon âme n’y trouverait pas la paix. Il me reste deux tâches à remplir avant de songer à moi.

— Lesquelles ? demanda Antoine.

— D’abord apprendre qui a tué mon mari et en tirer vengeance…

— Je vous arrête tout de suite, Orchidée. Ceci n’est pas votre affaire mais celle de la police. Elle s’en occupe et vous pouvez faire confiance au commissaire Langevin. C’est un homme habile qui ne lâche jamais prise. Quant à la vengeance, ce n’est pas vous qui devez l’exercer mais le bourreau.

— Votre justice ne l’appelle pas toujours. La mienne ne connaît pas le pardon. Lorsqu’il sera découvert, le coupable devra payer de sa vie.

Elle s’était levée et, les mains au fond des manches de sa robe, elle marcha vers l’une des fenêtres pour regarder au-dehors. Ce faisant, elle sembla, aux yeux de ceux qui la regardaient, sortir du présent et rejoindre l’âme du lointain et implacable pays où elle avait vu le jour. Agathe et Antoine sentirent qu’elle leur échappait ainsi qu’à toute logique occidentale. Ils en eurent la certitude lorsque Antoine demanda :

— Quel est votre second devoir ?

— Retourner auprès de ma souveraine pour tenter de guérir en son cœur généreux la blessure causée par mon abandon. Les dieux m’ont enlevé l’homme que j’aimais et que j’ai suivi jusqu’ici. Leur message est clair je dois aller demander mon pardon.

— Êtes-vous sûre qu’elle vous l’accordera ? Ts’eu-hi est impitoyable, cruelle et rancunière. Elle peut vous envoyer à la mort.

— Je sais, mais il en sera comme elle l’aura décidé. La mort est sans importance pour moi. J’avoue cependant que j’espérais, en lui apportant un objet auquel elle tient, adoucir son courroux et lui faire souvenir que je n’ai pas cessé de lui vouer respect et… obéissance. Seulement, cet objet, je ne l’ai plus…

— En effet. Hier, il décorait fort joliment le bureau du commissaire… Ne regrettez rien ! Songez uniquement que Langevin aurait pu vous arrêter pour vol…

Orchidée ne répondit pas. Une gêne s’établit alors entre les trois personnages mais on servit le déjeuner et, tant qu’il dura, on ne parla que de choses sans conséquence. Mme Lecourt s’efforçait de mieux connaître cet homme qu’elle avait d’abord si mal traité mais qu’elle jugeait à présent plus qu’intéressant. Cet attrait nouveau apaisait un peu la déception causée par l’attitude d’Orchidée. Elle espérait se l’attacher, et voilà que la femme de son fils ne songeait qu’à repartir pour retrouver une vieille impératrice dont le premier geste serait peut-être de la jeter en prison. Elle découvrait aussi qu’en dépit des années passées là-bas, il lui était toujours impossible de pénétrer les méandres de l’âme mandchoue. C’était affreusement affligeant.

Lorsque l’on eut servi le café, Antoine demanda si l’on avait besoin de lui et s’il pouvait être d’une quelconque utilité. Orchidée refusa d’un sourire un peu las.

— La meilleure chose, dit le peintre en se levant, c’est de vous reposer. Vous en avez grand besoin toutes deux mais, si vous allez demain chez le notaire, voulez-vous que je vous accompagne ?

— Je vous remercie, Antoine, c’est inutile. Je saurai fort bien y aller seule, dit la jeune femme en tendant une main sur laquelle il s’inclina presque inconsciemment avec l’impression désagréable que la souriante épouse d’Édouard était à jamais disparue. Restait en face de lui une femme de sang impérial décidée apparemment à rétablir les distances. Il était impossible de lire quoi que ce soit sur ce visage lisse dont les yeux tout à coup lui paraissaient plus obliques et le sourire plus hermétique… Cependant, avant de se retirer, il ne put retenir un dernier conseil :

— Ne faites rien que vous pourriez regretter plus tard. Réfléchissez avant de vous lancer dans des aventures peut-être dangereuses ! Et, je vous en prie, appelez-moi si vous avez besoin d’un ami !

— J’y penserai. Merci Antoine.


Il fallut bien se contenter de cela mais, en regagnant l’escalier, le peintre se sentait mécontent, voire inquiet. Cette idiote voulait se lancer en aveugle contre des gens qui, certainement, n’hésiteraient pas à la supprimer. L’entretien qu’il avait eu tout à l’heure avec le commissaire Langevin n’était pas fait pour le rassurer. En effet, le policier ne lui cacha pas qu’un léger doute subsistait dans son esprit touchant la mort d’Édouard et que si la jeune femme, étant à Marseille, n’avait pu tuer Lucien Mouret, ce pouvait très bien être l’œuvre de complices… La réapparition de Pivoine tombait un peu trop bien à son avis et, au fond, rien ne disait que les deux anciennes « Lanternes rouges », secrètement réconciliées, n’étaient pas de connivence.

Naturellement Antoine s’était élevé violemment contre ce genre d’insinuation. L’amour qu’Orchidée portait à son mari ne faisait aucun doute pour lui et, en sauvant miss Forbes durant le siège, elle s’était rangée résolument du côté de l’Occident…

— Vous en êtes bien certain ? fit alors le policier. L’âme de ces Asiatiques est impénétrable et leur patience infinie. Là-bas, en Chine, la vieille Ts’eu-hi, pour conserver ses palais et ses richesses, s’efforce de sourire à ses vainqueurs de la veille. Elle déclare vouloir ouvrir l’Empire au progrès et, même, elle encourage les jeunes à s’en aller en Amérique, au Japon, en Angleterre ou en France, mais il faudrait être fou pour croire qu’elle nous aime. Et si Mme Blanchard est sortie de chez moi libre comme l’air, blanchie totalement en apparence, c’est uniquement parce que je compte un peu sur elle pour faire sortir de son trou le reste de la bande.

— C’est répugnant ! Vous rendez-vous compte que vous allez la mettre en danger et lui faire jouer le rôle de la chèvre ?

— Elle sera surveillée, donc protégée. Quant à vous, je vous conseille de vous taire et de me laisser agir. Je veux l’assassin d’Édouard Blanchard et celui de Lucien Mouret…

Antoine dut engager sa parole d’honneur. Il comprenait d’ailleurs le point de vue de Langevin qui, en temps normal, éprouvait déjà suffisamment de difficultés à venir à bout des criminels occidentaux et qui se trouvait affronté à l’âme extrême-orientale sans aucune préparation préalable. On ne pouvait se jeter à la traverse de ses plans sans risquer de causer de graves dommages mais il se promit tout de même de veiller discrètement sur Orchidée.

Son humeur, déjà sombre lorsqu’il rentra chez lui rue de Thorigny, devint franchement noire quand Anselme lui annonça que le colonel Guérard, pour lequel il exerçait ses talents de courrier confidentiel et d’agent secret, ne cessait de l’appeler depuis neuf heures du matin :

— Le dernier coup de téléphone était franchement désagréable, apprécia le fidèle serviteur, mais le discours du colonel, bien que légèrement asthmatique, a été extrêmement efficace. Il paraîtrait que Monsieur soit sur le point d’être arrêté pour abandon de poste.

— Miséricorde ! soupira Antoine. Il ne me manquait plus que lui ! J’avoue que je l’avais complètement oublié…

— Monsieur semblait si absorbé que je ne me serais pas permis de troubler ses méditations mais, si je peux me permettre, voilà trois jours que le colonel attend Monsieur.

— Un peu long, hein ?… Bon, eh bien j’y vais, sinon il est capable de s’amener ici avec deux troufions et une paire de menottes. Ah ! pendant que j’y pense ! M. Lartigue vient dîner ce soir, alors trouvez-nous quelque chose à manger…

— … qui aille avec le Bâtard-Montrachet qu’affectionne M. Lartigue. Que Monsieur aille en paix, tout sera parfait !

Néanmoins, lorsque, le soir venu, il prit place en face de son ami de part et d’autre d’un pâté en croûte sculpté comme un lutrin d’église, Antoine se sentait encore plus mal à l’aise qu’avant sa visite boulevard Saint-Germain. Ce qui n’échappa pas à l’œil vif de son invité :

— Ça n’a pas l’air d’aller ? Tu as des soucis ?

— Plutôt, oui… il faut que tu me rendes un grand service.

— Encore ? Tu as de la chance d’avoir une aussi bonne cave, sinon je filerais sans demander mon reste. Est-ce que tu te rends compte que, depuis ce matin, tu n’arrêtes pas de me demander des services ? Alors que je te n’ai pas vu depuis des mois !

— Quand on aime on ne compte pas ! Et il s’agit de Mme Blanchard…

— Ça change tout ! fit Lartigue occupé à mirer dans la lumière la robe à peine dorée de son bourgogne. Je suis tout ouïe !

— Je vais t’apprendre ce que je sais mais, bien sûr, pas question d’en faire passer une ligne dans ton canard avant que je ne te le dise. En échange je voudrais que tu la surveilles un peu. Je suis persuadé qu’elle est en danger et je suis obligé de quitter Paris demain.

— Encore ? Mais tu ne tiens pas en place ! Et où vas-tu cette fois ?

— Madrid ! Portraiturer l’infante Maria-Térésa pour faire plaisir à son frère le roi Alphonse XIII. Une commande urgente de notre gouvernement qui veut faire l’aimable !

— Incroyable cette passion des républicains pour les têtes couronnées ! Nos gouvernants ne sont jamais si heureux que lorsqu’ils peuvent se pavaner dans une calèche découverte à côté du chapeau à plumes d’une reine ou des grands cordons d’un roi. En tout cas, il n’y a pas de quoi faire une tête pareille : ça devrait tout de même te rapporter quelque chose ?

— Il ne manquerait plus que ça ! Alors, tu acceptes ?

— Cette question ! Raconte ton histoire, mon fils !

Antoine parla longtemps, ce qui permit au journaliste de manger les trois quarts du pâté de gélinotte et de vider une première bouteille, mais l’œil attentif qu’il tenait fixé sur son ami disait combien il était intéressé.

— Je ferai de mon mieux ! conclut-il quand Antoine entreprit de se nourrir à son tour. Dans un sens cela me sera plus facile qu’à toi puisqu’elle ne me connaît pas.

— Méfie-toi ! Elle t’a déjà remarqué dans le hall de l’hôtel et je crains que tu ne sois inoubliable.

Néanmoins, en se couchant, vers minuit, Antoine se sentit un peu rassuré. Lartigue était habile, prudent et discret lorsqu’il le fallait. En outre, cette histoire de portrait étant destinée uniquement à cacher une mission beaucoup plus occulte, il espérait bien ne pas s’attarder trop longtemps sous le ciel de Castille… Demain, avant de partir, il téléphonerait à Mme Lecourt et à Orchidée pour les saluer et annoncer une courte absence.

Malgré cela, il ne réussit pas à fermer l’œil de toute la nuit. S’il arrivait quelque chose à Orchidée, il ne se le pardonnerait jamais…

CHAPITRE VII LES GENS DE L’AVENUE VELAZQUEZ

L’étude de Me Dubois-Longuet, notaire boulevard Haussmann, était un modèle du genre : bureaux clairs et bien rangés fleurant l’encaustique, équipés de machines à écrire du type le plus récent et occupés par un personnel tiré à quatre épingles. Quant au cabinet du tabellion, il offrait avec ses confortables meubles anglais, son tapis épais et ses grands rideaux de velours vert une ambiance feutrée tout à fait propre à mettre le client en confiance, à établir des liens cordiaux avec les gens de bien, à impressionner les aigrefins et, enfin, à apporter l’apaisement d’un cadre ouaté lors de certaines lectures de testaments plus ou moins houleuses. Il y avait même, derrière les portes d’un cabinet ancien, tout ce qu’il fallait pour venir à bout d’un évanouissement ou pour célébrer un accord, une affaire réussie. Me Dubois-Longuet lui-même, avec ses jaquettes toujours admirablement coupées, ses manchettes et ses cols à coins cassés d’une éclatante blancheur, sa chaîne de montre en or, offrait une image de prospérité rassurante qu’il renforçait en laissant tomber négligemment dans la conversation que son étude, affaire de famille s’il en fut, remontait à Louis XV. Au physique, c’était un homme d’une cinquantaine d’années, grand et fort, pourvu d’un sourire aimable, de jolis yeux noisette et de ce teint légèrement fleuri qui est l’apanage d’un bon vivant.

Il connaissait déjà Mme Blanchard pour l’avoir rencontrée chez elle le jour où Édouard, désireux de le présenter à sa femme « en cas de besoin », l’avait invité à déjeuner. Il en gardait un grand souvenir car, fort amateur de beauté féminine, il fut charmé par celle de la jeune femme et trouva, pour l’en complimenter, une ou deux jolies phrases tirées de l’épais dictionnaire des citations qu’il s’était composé depuis l’adolescence.

Cependant, il n’en fut pas moins impressionné lorsqu’elle pénétra dans son cabinet et releva le voile qui tombait de son chapeau. Le visage qu’il découvrit n’était plus celui de la souriante et exquise hôtesse des jours heureux mais celui, impénétrable et froid, d’une altesse asiatique venue chez lui pour accomplir une corvée. Son salut, lorsqu’il s’inclina sur sa main, s’en ressentit et fut plus profond que d’habitude.

— Vous avez désiré me voir, Maître ? dit Orchidée.

— En effet. N’est-il pas temps, Madame, que vous preniez connaissance des dispositions testamentaires prises par votre mari ? Et puisqu’à présent plus rien ne s’y oppose… Voulez-vous prendre place ? ajouta-t-il en désignant un grand fauteuil d’acajou et de cuir disposé en face de son bureau.

Elle s’y posa dans l’attitude qui lui était coutumière tandis que, pour meubler le silence qu’elle lui imposait, le notaire parlait, parlait tout en faisant mine de chercher sur sa table un dossier dont il savait parfaitement où il se trouvait :

— Il ressort de ce testament, ajouta-t-il en tapant de son index replié sur le cahier de feuilles, que vous vous trouvez seule et unique héritière des biens de feu Édouard Blanchard, votre époux regretté. Des biens qui, croyez-moi, ne sont pas négligeables…

— Vraiment ? fit la jeune femme avec indifférence. J’avoue que vous me surprenez. En m’épousant, mon cher Édouard a dû renoncer à sa carrière de diplomate. D’autre part, ses parents ont coupé toute relation avec lui et, si nous vivions de façon aisée, j’ai toujours su qu’il s’agissait d’une rente venant de l’héritage d’une tante et qui devait s’éteindre au cas où il viendrait à disparaître…

En dépit de l’expression sévère de sa visiteuse, Me Dubois-Longuet se permit un sourire :

— Dans ce cas, fit-il, je ne vois pas pourquoi votre époux se serait donné la peine de faire son testament. Sa mémoire me pardonnera de vous dire aujourd’hui que rien de tout cela n’est vrai. Il le voulait ainsi, d’ailleurs…

— Je ne comprends pas.

— Il n’y a jamais eu de tante généreuse. Les biens dont disposait votre mari – et qui vont être vôtres à présent – lui ont été laissés, peu après votre mariage et sans que Mme Henri Blanchard, votre belle-mère, en sache rien, par M. Henri Blanchard, son père…

L’impassibilité d’Orchidée ne résista pas à cette étonnante nouvelle :

— Son père ?… Et après notre mariage ? Voyons, Maître, Édouard a été renié par les siens et…

— Pas par tous. Il est bien évident que votre belle-mère régente et domine son mari mais moins qu’elle le croit. Ainsi, dès avant votre arrivée en France, j’ai reçu la visite de M. Blanchard père qui, entre mes mains, a fait donation à son fils Édouard d’une partie de sa fortune personnelle en actions, titres et obligations destinés à lui assurer un confortable revenu. Par ailleurs, il lui a fait don de la maison de l’avenue Velazquez où vous occupez un appartement. Tout ceci vous revient de par la volonté expresse de votre mari…

— Maître, Maître ! Je comprends de moins en moins. Vous voulez dire que M. Blanchard ne condamnait pas vraiment notre mariage ?

— Il ne m’a pas confié le fond de sa pensée à ce sujet. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il aimait profondément son fils aîné et ne supportait pas l’idée qu’il pût être réduit à la misère pour avoir écouté son cœur.

— Mais… sa femme ? Je veux dire Mme Blanchard ?

— A tout ignoré de cela et l’ignore peut-être encore-bien que j’en doute.

— Pourquoi ?

— Dès son arrivée ici, M. Étienne Blanchard m’a rendu visite afin d’obtenir des renseignements touchant la succession de son frère. Renseignements qu’il m’était interdit de lui fournir tant que le commissaire Langevin ne m’en donnait pas l’autorisation. Néanmoins, les questions qu’il posait laissaient supposer qu’il savait quelque chose des générosités de son père envers son frère…

— Un instant, Maître ! M. Blanchard père est toujours en vie, que je sache ?

— En effet. Bien qu’assez souffrant depuis quelque temps.

— Ne peut-il, dès l’instant où son fils n’est plus en mesure de jouir de ces biens, reprendre sa donation ?

— Cela me paraît difficile car son intention m’a été exprimée très clairement : tout devait revenir, en cas de disparition de M. Édouard, à ses héritiers directs : donc vous-même puisque vous n’avez pas d’enfants. Je ne dis pas, notez-le bien, que l’on ne pourrait pas plaider et attaquer le testament de votre époux mais je n’y crois guère.

— Moi je n’en suis pas si sûre. Vous venez de prononcer le mot « enfants » et par malheur les dieux ne m’en ont pas accordé. Ces gens feront tout pour reprendre leur fortune et je ne m’y opposerai pas. Il m’est désagréable de leur devoir quelque chose.

— Permettez-moi de vous dire que c’est stupide et que votre époux serait navré de vous entendre parler ainsi car il vous voulait heureuse et exempte de tout souci.

— Je suis certaine que vous dites vrai mais que se serait-il passé si j’avais été jugée et condamnée ?

— Bien évidemment, vous n’aviez plus droit à rien. De même au cas où il vous… arriverait quelque chose, tout cela ferait retour au donateur. Acceptez, je vous le conseille, Madame ! Vous êtes sans doute assez démunie en ce moment ou vous le serez bientôt. De toute façon vous possédez en biens propres la totalité de ce que contient votre appartement, vos bijoux et aussi une certaine somme provenant de placements faits par Édouard Blanchard de son vivant. Sans compter une assurance sur la vie qui n’est pas à dédaigner. Dans ces derniers articles les Blanchard n’ont rien à voir et je suis prêt à vous avancer telle somme d’argent dont vous pourriez avoir besoin. On dirait que cela vous convient mieux ?

En effet, les nuages accumulés dans le regard de la jeune femme se dissipaient un peu :

— Je ne refuse pas. Je dois à une amie les vêtements que je porte et je souhaite la rembourser. D’autre part, et si rien ne s’y oppose, je voudrais pouvoir retourner habiter avenue Velazquez. J’ai besoin… de me retrouver chez moi.

— C’est très compréhensible et tout à fait possible. Je vais faire lever les scellés. Cependant, vous devriez attendre encore quelque temps. Vous savez sans doute que votre maître d’hôtel a été assassiné et que sa femme, actuellement à l’hôpital de la Salpêtrière, est incapable de reprendre son service. Vous ne pouvez habiter seule ce grand appartement.

— Je ne suis pas peureuse. Quant à mon service, il ne demande pas grand personnel. La lingère qui venait tous les après-midi s’occuper de mes vêtements et du linge de la maison doit pouvoir me procurer une femme pour le ménage. Ce sera très suffisant pour le temps que je compte passer à Paris.

— Vous pensez voyager, Madame ?

Orchidée approuva d’un signe de tête sans s’expliquer davantage. Le visage du notaire s’épanouit :

— C’est une excellente idée et je ne peux que vous y encourager. Il est bon, lorsque l’on est jeune, de ne pas se replier sur soi-même et de voir du pays !

Orchidée faillit sourire, estimant que venue de l’autre bout du monde elle en avait déjà vu pas mal, sans compter les voyages accomplis avec Édouard, mais elle ne voulait pas blesser cet homme aimable qui faisait tout ce qu’il pouvait pour lui être agréable. Elle se leva pour partir. Il la retint :

— Patientez encore un instant. Je vais vous apporter de l’argent. Combien voulez-vous ?

Elle avança un chiffre qui le fit sourire de pitié :

— Vous n’irez pas loin avec ça. Laissez-moi faire et, surtout, ne craignez pas de venir me voir si vous avez besoin de quoi que ce soit ! Je suis tout à votre service…

— Je vous en remercie sincèrement, Maître, ainsi que de votre accueil. Quant au reste de ce que vous appelez mes biens, vous voudrez bien vous charger de les administrer au mieux.

— Bien entendu ! Et je souhaite vivement qu’un jour prochain vous acceptiez simplement ce qui vous est dû ! Chère Madame…

Il s’inclinait à nouveau, et ouvrait lui-même la porte pour escorter celle qui devenait ainsi sa cliente jusqu’à la cage du caissier où un homme à manches de lustrine lui remit une enveloppe épaisse qu’elle glissa dans son manchon sans l’ouvrir. Après de nouvelles salutations, elle regagna la voiture qui l’attendait devant l’étude.

Elle se sentait un peu étourdie par la faconde de Me Dubois-Longuet mais somme toute assez satisfaite des possibilités financières que l’on venait d’ouvrir devant elle. Non qu’elle eût l’intention de s’installer en France ou dans une quelconque ville d’Occident mais, pour mener à bien son projet de vengeance, elle avait besoin d’argent. Ensuite, et en admettant qu’elle eût dépensé ce qu’on venait de lui remettre, elle en redemanderait assez pour payer son voyage jusqu’à Pékin. Arrivée là, elle n’aurait plus besoin de rien : ou bien Ts’eu-hi l’accueillerait et elle reprendrait tout naturellement sa place dans le palais impérial, ou bien elle la condamnerait et l’argent n’a jamais été indispensable à personne pour gagner le pays des Sources Jaunes.

Ce problème-là réglé, un autre se présentait : elle souhaitait se séparer de Mme Lecourt. Non par ingratitude ou parce que la Générale ne lui inspirait aucun sentiment d’amitié, bien au contraire. Elle eût aimé vivre auprès d’elle et lui donner cette affection filiale qui lui avait été refusée mais, justement parce qu’elle se sentait déjà attachée, Orchidée désirait l’éloigner des dangers qu’elle allait courir délibérément et qu’elle entendait courir seule. La seule aide qu’après réflexion elle se sentait d’humeur à accepter était celle d’Antoine, car il était un homme doué d’intelligence et de courage. Cependant, tandis que la voiture la ramenait au Continental, elle cherchait comment elle allait pouvoir remettre sa bienfaitrice dans le train de Marseille sans lui faire offense ou la peiner : celle-là aussi était vaillante et le lui avait prouvé. Elle entendait veiller sur cette belle-fille d’un genre particulier qui lui était tombée du ciel…

En arrivant à l’hôtel, Orchidée cherchait encore lorsque le portier lui apprit que Mme Lecourt l’attendait dans le salon mauresque où elle s’était retranchée lorsque la cheminée de son salon privé s’était mise à fumer furieusement. On procédait à la remise en état et la Direction espérait que ces dames ne seraient pas trop contrariées de cet incident.

La pièce en question, copiée sur une salle de l’Alhambra de Grenade qui aurait été revue et corrigée par Viollet-le-Duc, était d’une grande somptuosité et présentait des espèces d’alcôves meublées de canapés et de divans permettant de s’isoler par petits groupes. La Générale occupait l’une d’elles en compagnie d’une tasse de café turc – la quatrième qu’elle avalait depuis une heure – et, de toute évidence, elle était dans un bel état d’énervement. Lorsque Orchidée la rejoignit elle l’attira auprès d’elle sur le canapé.

— Il y a des jours où tout va de travers, soupira-t-elle. On vous a dit que j’ai dû quitter notre appartement sous peine d’être transformée en jambon ? Eh bien ce n’est pas tout et, apparemment, je vais devoir songer à alimenter la caisse de retraite des pompiers… mais d’abord dites-moi comment cela s’est passé chez le notaire ?

— Au mieux. Je suis assurée de ne manquer de rien dans les temps à venir…

En quelques phrases, elle rapporta l’essentiel de la conversation et dit sa surprise en découvrant le don généreux fait par son beau-père au lendemain d’un mariage que cependant il réprouvait. La Générale s’en montra émue :

— Cela ne m’étonne pas de lui. Henri a toujours été un homme bon et il ne méritait pas d’être attelé à une femme telle qu’Adélaïde… Et voyez comme les choses sont étranges : si le Ciel lui avait accordé la bénédiction d’être veuf, il vous eût certainement accueillie à bras ouverts parce qu’il aimait Édouard qui, cependant, ne lui est rien. Seulement Adélaïde veille et je pense qu’en vous épousant mon fils lui a causé une grande joie : pouvoir le rejeter de la famille afin que son fils à elle devienne l’unique héritier de la fortune ! Si elle a découvert ses générosités, le pauvre Henri doit passer de bien mauvais quarts d’heure…

— S’il est aussi malade qu’on le dit, ce serait une grande cruauté… De toute façon, je n’ai pas l’intention, et je l’ai dit au notaire, d’accepter quoi que ce soit de ces biens.

— Et le notaire est d’accord ?

— Pas vraiment. Il pense qu’avec le temps je changerai d’avis.

Mme Lecourt acheva de vider sa tasse, la reposa et considéra sa jeune compagne d’un air songeur :

— Je ne peux pas vous donner tort puisque vous savez à présent qu’Édouard n’était pas le fils d’Henri. Cependant… je me pose une question : les choses se seraient-elles présentées de la même façon si votre belle-mère et son cher enfant avaient pu connaître votre attitude envers les biens de la famille ?

— Que voulez-vous dire ?

— Oh rien !… Une idée qui vient de me traverser l’esprit et qu’il me faut tourner et retourner plusieurs fois avant de songer à l’exprimer… C’est sans doute une folie…

— Alors je n’insiste pas, fit Orchidée avec un sourire. À présent dites-moi pourquoi vous étiez si contrariée lorsque je suis arrivée ?

— Il y a de quoi. J’ai reçu un télégramme de Romuald : il y a eu chez moi un incendie, ou tout au moins un début qui n’a fait que des dégâts matériels. Il n’en faut pas moins pour que je prenne le train ce soir. J’espère que vous m’accompagnerez puisque vos affaires sont en ordre ?

— Non. Pardonnez-moi mais je préfère rester ici ! Je suis navrée de ce qui vous arrive et heureuse que ce ne soit pas trop grave mais, de toute façon, vous ne sauriez que faire de moi au milieu de tout cela. Par ailleurs il me reste à régler ici certaines affaires. Je vais reprendre possession de mon appartement et j’avoue… que cela me fait grand plaisir.

Écho naturel du notaire, la Générale s’exclama qu’une jeune femme ne pouvait y rester seule. Orchidée alors mentit en affirmant que Me Dubois-Longuet se chargeait de lui trouver du personnel.

— Ce qui me permettra de vous accueillir convenablement lorsque vous reviendrez, dit-elle avec un enjouement qu’elle n’éprouvait pas vraiment. Car j’espère bien que vous reviendrez et qu’alors vous me ferez l’amitié de descendre chez moi.

— Je préférerais de beaucoup ne pas vous quitter ! grogna Mme Lecourt. Je n’aime pas l’idée de vous savoir seule à Paris.

— Je ne serai pas seule. Il y a Antoine…

— Justement non : il n’y a pas Antoine ! Il a téléphoné tout à l’heure pour dire qu’il devait s’absenter de Paris pour quelques jours. Soyez raisonnable, Orchidée, et venez à Marseille ! Nous n’y resterons pas longtemps : juste ce qu’il faut pour voir l’assurance et ordonner les travaux.

— N’insistez pas, je vous en prie ! Je… je voudrais me reposer un peu. Trop de voyages sur trop d’émotions ! Partez sans inquiétude : je suis certaine que le commissaire Langevin s’occupe de moi.

— Pourquoi le ferait-il ? Vous êtes lavée de tout soupçon.

— Sans doute mais, à vous dire la vérité, je ne me fie guère à son air de bon chrétien. Un autre meurtre a été commis et il ne peut pas s’en désintéresser. Je suis certaine que ma maison est et sera surveillée. D’autre part, Me Dubois-Longuet s’est mis à mon entière disposition… Je n’ai rien à craindre et je vous supplie de prendre votre train sans arrière-pensée. Je vais rester dans cet hôtel jusqu’à demain puis je rentrerai chez moi. Voulez-vous le numéro de téléphone ?

— Je l’ai déjà ! fit la Générale boudeuse.

Et comme la jeune femme s’étonnait, elle avoua qu’elle s’était arrangée pour se le procurer et qu’il lui était arrivé, à deux ou trois reprises, d’appeler en feignant de se tromper de numéro pour le seul plaisir d’entendre la voix de son fils…

Cet aveu candide toucha Orchidée. Elle entoura de son bras les épaules de sa vieille amie et l’embrassa.

— Je vous aime beaucoup et je suis sûre qu’Édouard aurait été heureux de savoir que vous êtes sa mère : il vous aurait aimée… Maintenant, il ne faut pas que vous soyez triste ! Je suis certaine que nous nous retrouverons bientôt…

— Quelques jours et je reviens ! Mais vous prendrez bien soin de vous ?

— Vous pouvez en être sûre…


Pendant ce temps, Jules Fromentin, concierge de l’immeuble Blanchard avenue Velazquez, vivait dans une terreur incessante depuis qu’en allant, aux petites heures du jour, balayer la neige sur son trottoir il était tombé sur le cadavre de Lucien Mouret. Un cadavre tellement horrible que Jules, oubliant tout respect humain, dut restituer son café au lait et ses tartines de pain d’épice au caniveau voisin. Il y eut à nouveau la police et ses questions auxquelles il ne pouvait répondre que ce qu’il savait : Mouret était parti l’avant-veille pour aller faire une manille dans un bistrot de la place des Ternes et on ne l’avait pas revu. Même que sa femme était très inquiète. Et puis, comble d’horreur, ladite femme, mise en présence de l’affreuse chose, s’était mise à hurler, à hurler comme une sirène de bateau sans qu’on puisse la faire taire. Il avait fallu la bâillonner et la maîtriser pour l’obliger à monter dans l’ambulance.

Ce sont de ces choses qui ne s’oublient pas facilement surtout quand on se retrouve seul, la nuit, dans sa loge avec autour le grand silence des rues enneigées qui étouffe le bruit des pas et même le roulement des voitures. S’il n’y avait pas eu les locataires du second étage – le baron et la baronne de Grandlieu presque aussi sourds l’un que l’autre – et leurs domestiques, Jules se serait enfui en courant pour retrouver son Loir-et-Cher natal. Seulement, un départ aussi soudain eût éveillé très certainement les soupçons de la police, et Jules craignait déjà comme le feu que ses relations avec le vieil homme, bien fugitives pourtant, vinssent aux oreilles de cet inspecteur Pinson…

C’était environ six mois plus tôt. Un soir d’été, alors qu’il rentrait chez lui après avoir fumé une pipe devant la porte en prenant le frais, quelqu’un l’avait abordé : un vieux monsieur, bien habillé, dont le visage ridé s’abritait sous un panama. Un visage visiblement venu au monde quelque part en Chine.

D’abord inquiet, le concierge s’apprivoisa vite. Le personnage était d’une exquise courtoisie et semblait très triste. Il ne se fit d’ailleurs pas prier pour confier à Fromentin la raison de cette tristesse : il était l’oncle de la jeune Mme Blanchard mais celle-ci refusait de le recevoir et même de lui parler. Le vieux monsieur s’en montrait désolé et attribuait cette attitude à la crainte de déplaire au mari. Alors, il venait demander un service : l’aimable gardien de la maison consentirait-il à l’avertir au cas où M. Blanchard aurait à quitter Paris sans sa femme… voyage d’affaires ou autre ? Lui-même était prêt à rétribuer généreusement cette petite faveur ; il suffirait de téléphoner à certain numéro.

La rétribution en question apparaissait déjà au bout de ses doigts gantés de suède fin : quelques pièces d’or qui brillèrent sous la lumière jaune de la suspension et firent monter le sang à la tête du concierge. Seulement, comme il était plutôt honnête, il déclara qu’il y avait peu de chances de voir M. Édouard partir sans sa femme : ils venaient justement de s’embarquer pour l’Amérique et l’on ne savait quand ils rentreraient. D’ailleurs, ils ne se quittaient jamais : c’était un couple comme on n’en faisait plus.

— Je suis venu de loin et j’ai la patience de mon âge, répliqua le vieux Chinois. Rien ne presse. Je saurai attendre mais tout ce que je vous demande c’est de m’avertir quand cela se produira. Il y aura toujours quelqu’un au bout du téléphone pour vous répondre. Voulez-vous me promettre de le faire, pour moi ?

Fromentin promit. C’était si peu de chose ! Il reçut aussitôt les pièces qui le tentaient tellement, et s’entendit assurer qu’il en recevrait autant lorsque le vieil homme pourrait venir embrasser enfin une nièce qu’il aimait tendrement et tâcher de reprendre avec elle de bonnes relations.

Édouard Blanchard parti pour Nice, le concierge alla téléphoner mais ne vit pas venir le vieux monsieur. Par contre, un commissionnaire vint déposer à son adresse un petit paquet contenant ce qu’on lui avait promis. Pensant que son correspondant était peut-être souffrant, il retéléphona mais personne ne répondit. Et puis vint la catastrophe : le cadavre de M. Blanchard découvert chez lui, assassiné apparemment par sa femme. En même temps, Fromentin recevait un mot mystérieux disant à peu près ceci : « Si vous déclarez à la police que Blanchard était parti en voyage, vous êtes un homme mort. » Alors, incapable de comprendre quoi que ce soit à une situation qui le dépassait, il choisit le silence qu’on lui recommandait de façon si brutale. Quand on vint l’interroger, il n’avait rien vu, rien entendu, il ne savait rien. Et comme Pinson s’étonnait sur le mode dubitatif qu’il n’eût même pas remarqué le retour nocturne du défunt, il déclara que M. Blanchard avait sa clef et que, d’ailleurs, lui-même sujet aux insomnies, avait l’habitude de prendre, le soir, « un petit quelque chose pour dormir ». En fait, le « petit quelque chose » provenait en droite ligne d’une bonne rhumerie martiniquaise.

Les choses n’allèrent pas plus loin. Cependant l’inquiétude puis la peur s’installèrent au foyer que Jules Fromentin partageait avec son chat Dagobert. Il ne cessait de se demander s’il était pour quoi que ce soit dans l’assassinat de M. Blanchard. La mort de Lucien acheva de le terrifier et, une fois le soir tombé, il ne retrouvait guère de courage qu’au fond de son verre. Autrement, il voyait partout des Chinois, jeunes ou vieux.

Le retour d’Orchidée chez elle le plongea dans une sorte de prostration. Il ne savait plus du tout où il en était. Apparemment, elle n’avait pas tué son mari puisqu’on la laissait revenir, mais faisait-elle partie de « la bande », comme il le disait en lui-même ? Devait-il lui parler de cet oncle capable de donner de l’or pour embrasser sa nièce mais qui n’avait pas reparu ? Peut-être était-il mort lui aussi après tout ? Ou peut-être que lui-même avait rêvé tout cela ?.. C’était impossible car alors il fallait expliquer d’où venaient les belles pièces jaunes dont il n’avait aucune envie de se séparer. Finalement, le concierge désemparé en vint à la conclusion qu’il ne risquait rien à se taire et il alla renouveler sa provision de rhum pour faire face à toute éventualité.

Pendant ce temps, la jeune femme retrouvait sa demeure. Lorsque le battant de chêne verni se referma derrière elle presque sans bruit, elle y demeura adossée un instant, le cœur cognant lourdement dans sa poitrine, saisie par une sorte de crainte sacrée comme si elle venait de violer le secret d’un tombeau. Tout était sombre, silencieux, presque hostile. Seule différence avec une sépulture, il ne faisait pas froid, la maison possédant un chauffage à air chaud alimenté depuis les caves par une sorte de maçonnerie en brique et en fonte à laquelle le concierge prodiguait des soins de vestale.

La première émotion passée, au prix d’un certain effort, car elle s’était demandé durant quelques secondes si elle n’allait pas renoncer à son projet et courir chercher refuge dans un hôtel, Orchidée quitta la galerie d’antichambre et fit le tour de l’appartement en tirant les rideaux et en repoussant les volets. Les lieux se trouvaient toujours dans l’état où les avait laissés le couple de domestiques en partant l’un pour la morgue et l’autre pour l’hôpital, c’est-à-dire que tout y était dans un ordre parfait, à l’exception de la cuisine et de l’office abandonnés par Gertrude au moment où elle s’apprêtait à prendre son petit déjeuner. Un placard demeurait ouvert dans l’office, et sur la grande table de la cuisine un bol de café au lait tourné, du pain desséché et un ravier de beurre rance voisinaient avec une cafetière refroidie. On ne pouvait guère confondre la police avec une bonne femme de ménage.

Après un instant de réflexion, Orchidée alla déposer ses affaires dans sa chambre, retroussa ses manches, chercha un tablier propre et fit chauffer une petite bassine d’eau pour faire la vaisselle. Pendant ce temps, elle rangea ce qui ne l’était pas et alla visiter les placards afin de voir où en étaient les provisions, ce qui lui permit de constater qu’en ménagère avisée Gertrude avait emmagasiné là de quoi soutenir un siège. Entre autres choses, il y avait plusieurs boîtes du thé préféré d’Orchidée et ce petit détail lui causa une vraie joie. Après avoir lavé et essuyé les quelques objets abandonnés, elle chercha un plateau, y disposa la grosse théière en fine porcelaine de Canton qu’elle affectionnait et tout ce qui était nécessaire à la confection d’un breuvage de qualité, y ajouta une assiette de petits-beurre, une autre de biscuits au gingembre et emporta le tout dans sa chambre, le posa sur son lit et entreprit de se régaler sans arrière-pensée.

Aujourd’hui et pour la première fois, elle se sentait réellement chez elle et en éprouva un plaisir tout neuf. Même si elle n’avait aucune intention de passer en France le reste de sa vie, elle se félicita d’avoir tenu à revenir ici.

Pourtant, ce qu’elle espérait en arrivant n’était certes pas de couler des jours heureux mais bien d’attirer vers elle le ou les meurtriers de son mari afin d’en disposer à son gré car, malgré tout ce qu’Antoine pouvait dire, elle n’éprouvait qu’une confiance limitée pour ces gens de police. Aussi s’était-elle prémunie comme le fait le chasseur qui se dispose à se mettre à l’affût : tout à l’heure, avant de venir, elle s’était rendue avenue d’Antin, chez le célèbre armurier Gastine-Rénette, pour y acquérir une arme, un revolver, et se faire expliquer la façon de s’en servir. C’était la première fois qu’elle maniait un engin de ce type mais, ayant toujours été habile aux jeux de la guerre lorsqu’elle s’entraînait à tirer à l’arc ou à manier le javelot, elle découvrit que sa main était encore aussi sûre et son adresse intacte lorsqu’elle essaya ce protecteur d’un nouveau genre au stand de tir de la maison. On lui montra comment charger et elle le fit immédiatement, puis glissa l’arme dans une poche de sa robe, bien décidée à ne jamais s’en séparer. La nuit, l’arme serait sous son oreiller.

Elle portait le plateau à la cuisine lorsqu’on sonna à la porte. Après une toute légère hésitation, elle alla ouvrir et se trouva en face de Noémie, la vieille femme de chambre de la baronne de Grandlieu, sa voisine du dessus, qui la salua très poliment et dit qu’ayant appris le retour de Mme Blanchard sa maîtresse se souciait de la savoir seule dans ce grand appartement privé de serviteurs :

— Si je peux me permettre une proposition, ajouta Noémie, j’ai là une nièce qui vient d’arriver de Normandie pour se placer à Paris. Elle n’est pas encore accoutumée au service d’une dame mais elle est propre, honnête et courageuse. Elle pourrait faire le gros ouvrage en attendant que Madame remonte sa maison !

— Mon intention n’est pas de remonter ma maison pour le moment car je compte m’absenter prochainement. Cependant, je suis très touchée par l’attention de Mme de Grandlieu et je serai contente d’accepter les services de quelqu’un de confiance à qui, lorsque je partirai, je pourrai laisser la garde de tout ceci, sous votre surveillance peut-être ?

Noémie se déclara enchantée. On décida que la jeune Louisette s’installerait dans celle des trois chambres de domestiques des Blanchard qui n’avait pas été occupée auparavant et qu’elle prendrait son service dès le lendemain matin : elle aurait à s’occuper du ménage et d’un peu de cuisine :

— Je la conduirai moi-même au marché, conclut Noémie. Je suis certaine que Madame sera contente d’elle.

Cela, Orchidée n’en doutait pas. Louisette était une solide et fraîche paysanne de dix-huit ans qui portait sur son visage rond sa gentillesse et sa bonne humeur. Ses yeux bleus étaient pleins de franchise et elle devait aimer rire. Cependant elle devina, en face de cette jeune dame si belle et si grave, qu’il ne serait pas de mise de se laisser aller à son tempérament expansif :

— Tante m’a dit que Madame venait d’avoir un gros chagrin, dit-elle simplement. Je ne ferai pas de bruit et je ne gênerai pas Madame.

C’était agréable à entendre, et Orchidée sourit sans arrière-pensée à cette bonne volonté qui s’offrait et qui allait la changer tellement des raideurs vaguement méprisantes de Gertrude. Elle écrivit aussitôt un mot de remerciement destiné à la baronne qu’elle remit à Noémie avec les clefs dont sa nouvelle servante aurait besoin.

Ce petit intermède fit du bien à la solitaire et conforta cette espèce de bien-être qu’elle éprouvait depuis un moment. Elle découvrait que tout ne lui était pas hostile et que des voisins, avec lesquels cependant elle et son époux n’entretenaient que des relations de pure courtoisie, pouvaient se soucier d’elle, de sa solitude et de son chagrin. C’était peu de chose et c’était beaucoup.

La fin de cette journée, Orchidée la passa dans le grand bureau-bibliothèque, assise à la table d’Édouard, dans le fauteuil d’Édouard, à caresser les cuirs et les bronzes des objets familiers, à essayer de rappeler ce que, pourtant, elle savait bien être à jamais enfui. Elle pleura aussi, longtemps, la tête reposant sur ses bras croisés, mais curieusement ce flot de larmes retrempa son courage. Elle laissa le temps couler sur elle, les ombres du crépuscule s’emparer peu à peu de la pièce où, à bout de pleurs, elle finit tout simplement par s’endormir. Lorsqu’elle s’éveilla, il était trop tard pour exécuter la seconde partie du programme qu’elle s’était tout d’abord fixé pour ce jour-là : se rendre à l’hôpital de la Salpêtrière pour voir Gertrude et tenter d’en tirer quelque chose.

Alors, elle ferma soigneusement toutes les issues de l’appartement, alla se refaire du thé, glissa son revolver sous son oreiller et, enfin, se déshabilla et se coucha sans même prendre la peine de faire un tour par la salle de bains. Le temps n’était plus des tendres préparatifs où chaque soir elle s’ingéniait à se faire plus belle et plus attirante pour le plaisir de l’homme aimé.

À peu près à la même heure, Jules Fromentin, qui s’apprêtait à se barricader chez lui afin d’y célébrer Bacchus tout à son aise, ouvrait sa fenêtre pour enjoindre à son chat de regagner son coussin quand, aux lieu et place de Dagobert, une tête ornée d’un grand sourire et couronnée d’une double auréole de cheveux frisés et d’un chapeau en feutre s’encadra dans la fenêtre :

— Bonsoir Monsieur Fromentin ! fit l’apparition. Comment vous portez-vous ?

Le gémissement de terreur que la vue de ce visage étranger déclencha s’acheva en un horrible gargouillis accompagné d’une tentative désespérée de refermer le vitrage. Tentative dérisoire vouée à l’échec : le héros capable d’empêcher Robert Lartigue d’entrer quelque part lorsqu’il l’avait décidé était encore à naître : un rétablissement amena ses pieds à la place de sa tête et il n’eut plus qu’à se laisser glisser dans la loge tandis que le concierge reculant jusqu’au mur du fond s’efforçait d’y disparaître :

— Ne me dites pas que je vous fais peur ? fit le journaliste d’un ton de douloureuse incrédulité. Vous seriez bien le premier. Et d’ailleurs vous me connaissez…

— Moi ?… Je… je vous connais ?

— Naturellement ! Se peut-il que vous ne m’ayez pas distingué dans la foule de journalistes qui ont assiégé cette maison depuis quinze jours ? Robert Lartigue… du Matin ? Vous me remettez ?

— je… non, pas vraiment !… Qu’est-ce que vous voulez ? chevrota le concierge.

— Causer, tout simplement ! Et de façon aussi agréable que possible, ajouta-t-il en tirant d’une de ses vastes poches un flacon poudreux qui arracha une lueur d’intérêt à son interlocuteur malgré lui. Vous avez bien deux verres, j’imagine ?

C’était là un langage propre à séduire et à rassurer Jules. Le nouveau venu lui fut tout de suite sympathique et d’autant plus que Dagobert, rentré lui aussi, s’en alla d’un pas royal faire quelques frais au journaliste. Un moment plus tard, tous trois étaient attablés – le chat couché entre les deux hommes –, en train d’apprécier la saveur d’un vieux Jamaïque en bavardant de tout et de rien. Prudent, Lartigue attendait que l’alcool eût fait son effet pour aborder le sujet qui l’amenait.

Bientôt, attendri par tant de succulence, Jules commença à s’épancher. Les yeux candides de son vis-à-vis avaient quelque chose de rassurant et il ne vit aucun inconvénient à lui avouer qu’il mourait de peur au poste avancé qui était le sien. Avec des sanglots dans la voix il décrivit par le menu l’image qui le hantait : celle du cadavre de Lucien, et il le fit avec un tel luxe de détails que le journaliste qui ne faisait que tremper ses lèvres dans le rhum jugea utile d’en avaler une bonne gorgée : il n’aurait jamais imaginé qu’un pipelet pouvait posséder une telle puissance d’évocation. Il ferait un malheur au théâtre du Grand-Guignol !…

— Quand la nuit tombe… et que je pense qu’il pourrait m’en arriver autant, je dois me forcer pour rester ici…

— Vous n’avez aucune raison d’avoir la frousse. Vous n’êtes en rien mêlé à tout ça et l’assassin ou les assassins, quels qu’ils soient, ne vont tout de même pas trucider toute la maison ?

— Oui… mais moi c’est pas pareil ! Moi, j’ai causé avec…

Un petit déclic se produisit dans l’esprit du reporter. Il sentit qu’il approchait de quelque chose.

— Avec qui ? demanda-t-il doucement.

L’autre le regarda avec effroi et se referma comme une huître mais, son verre étant à peu près vide, Lartigue se hâta de le lui remplir :

— Buvez ! conseilla-t-il, paternel. Y a pas mieux pour oublier les mauvais souvenirs.

— Ça c’est bien vrai !… Et notez… hic !… que je commençais à me faire une raison… quand… hic !… quand elle est rentrée.

— Qui ça ?

— Elle, bien sûr… la… la princesse… hic !… chinoise. Vous voyez pas que tout… recommence ?

— Tout quoi ?

La main du journaliste tenait fermement la bouteille, prête à toute éventualité. Elle se hâta d’ailleurs de rajouter de l’alcool ambré au fur et à mesure qu’il disparaissait dans le gosier de son hôte dont les yeux commençaient à papilloter. Signe inquiétant : si le concierge s’endormait il ne parlerait pas.

— Tout quoi ? répéta-t-il plus fort.

— Ben… tout l’reste ! Sûr et certain qu’le vieux Chinois va revenir !… À moins qu’y soit mort… hic !… lui aussi ! Dieu c’que j’ai soif !… Encore un peu d’rhum si vous plaît !

— Dans un instant. Parlez-moi du vieux Chinois ! Je me demande si je ne le connais pas. J’en ai justement rencontré un il n’y a pas longtemps, mentit Lartigue avec aplomb. Vous savez son nom ?

Fromentin parut faire un terrible effort de mémoire et finalement accoucha :

— Wu !. M’a dit qu’y s’appelait Wu !

— Ça pourrait bien être ça. Et… il était comment ?

L’ivresse grandissante faisait disparaître la peur. En quelques phrases hachées, le journaliste obtint une description assez complète du personnage puis le concierge se tut, contemplant avec affliction son verre vide où Lartigue versa deux doigts tout de suite avalés :

— C’est tout à fait ça ! approuva-t-il. Un homme charmant. Et vous êtes devenus amis ?

— Presque… Il voulait juste un petit service…

Cette fois c’était parti. Il ne fallut qu’un peu plus de rhum pour que Jules racontât sa rencontre avec le vieil homme, sa promesse et ce qui s’en était suivi. Tout sauf les pièces d’or car, en dépit d’un état d’ébriété avancé, son profond amour de l’argent lui faisait retenir instinctivement ce genre de confidences. Lartigue se douta qu’il n’avait pas fait cela pour rien mais se garda bien de le pousser dans ses derniers retranchements.

Lorsque, enfin, le concierge s’abattit la tête dans les bras et se mit à ronfler, le journaliste tira une pipe, la bourra, l’alluma et se mit à fumer tranquillement en regardant dormir son nouvel ami tout en réfléchissant.

Ce qu’il venait d’apprendre n’éclaircissait en rien la double affaire Blanchard. Au contraire, Fromentin, avec son histoire de vieux Chinois, apportait des pièces supplémentaires à un puzzle qui n’avait guère besoin de ce surcroît. Plus le journaliste essayait de faire coïncider ces nouveautés avec ce qu’Antoine lui avait appris et plus l’affaire s’obscurcissait. Il ne parvenait pas à situer Orchidée dans tout ce fatras. Était-elle complice, innocente ou entièrement coupable en dépit des assertions de Laurens ? À moins qu’il n’y eût deux affaires distinctes, le meurtrier d’Édouard Blanchard n’ayant strictement rien à voir avec tous ces Chinois apparus comme par un fait exprès au moment où l’on avait le plus besoin d’un paravent.

Pourtant, une chose était certaine : Mme Blanchard se trouvait à présent seule et sans aucune défense dans un appartement que la simple sensibilité d’une femme ordinaire aurait dû lui faire fuir : deux cadavres, même s’il y en avait un dans la rue, c’était tout de même beaucoup.

Attiré comme par un aimant, Lartigue quitta la loge sur la pointe des pieds en prenant bien soin de ne pas faire crier le parquet, alla jusqu’au grand escalier, ôta ses chaussures et grimpa sur ses chaussettes jusqu’au premier étage. Là, il resta un long moment l’oreille collée au vantail de chêne verni, essayant de déceler le plus petit bruit annonciateur d’une quelconque présence, mais rien ne se fit entendre et il émit un sifflement silencieux mais admiratif : la belle Orchidée devait dormir et cela signifiait qu’elle possédait des nerfs d’acier.

Lorsqu’il sortit dans l’avenue, un peu avant le jour, il aperçut l’inspecteur Pinson qui, son vélo à la main, causait avec les agents chargés de surveiller la courte avenue et surtout la maison des Blanchard. On les relevait toutes les deux heures, une faction nocturne en plein hiver n’ayant rien d’agréable malgré l’abri précaire offert par les portes cochères. De toute évidence, Pinson venait remonter le moral de ses troupes, cependant Lartigue s’avoua qu’il ne saisissait pas bien les desseins profonds de la police. D’après Antoine, Langevin faisait jouer à Orchidée le rôle de la chèvre mais, dans ce cas, son appât se trouvait fort aventuré car, s’il se contentait de faire surveiller l’immeuble par une paire d’agents, la malheureuse pouvait être égorgée vingt fois avant que ces braves aient le temps d’intervenir. Quant à Pinson, d’où venait-il à cette heure ? Du quai des Orfèvres ou d’une planque quelconque ? Mais laquelle ?

La question ne pouvant obtenir de réponse immédiate, le journaliste profita de ce que personne ne regardait de son côté, fila par le parc Monceau et rejoignit la place des Ternes où un fiacre matinal le reconduisit à son journal. Il se promit de revenir le soir même tenir compagnie au concierge afin de garder un œil vigilant sur Orchidée. Celle-ci ne devait pas risquer grand-chose dans la journée où les flics suffiraient amplement à la tâche.

Ce en quoi il se trompait…

CHAPITRE VIII FACE À FACE…

Dans l’après-midi, Orchidée appela le concierge pour lui demander d’aller lui chercher un fiacre. Elle voulait se rendre à la Salpêtrière afin d’y rencontrer son ancienne cuisinière. Elle était certaine, en effet, que cette femme savait au moins une partie de la vérité sur la mort d’Édouard et, même si elle perdait la raison depuis le massacre de son mari, il serait peut-être possible d’en tirer quelque chose.

La jeune femme n’éprouvait aucune pitié pour ces gens qui, sans rien savoir d’elle sinon sa race et la couleur de sa peau, l’avaient poursuivie pendant plus de quatre ans d’une haine sournoise pour finalement l’accuser ouvertement du meurtre d’un époux qu’elle adorait. Si elle pouvait voir Gertrude seule à seule, elle était prête à employer tous les moyens pour la faire parler.

Pourtant, dans la voiture qui l’emmenait le long des quais éclairés par le petit soleil pâle qui était apparu vers midi dans le ciel parisien, elle se sentait d’humeur plus douce, moins agressive, moins tendue. Cela tenait peut-être à ce qu’elle avait bien dormi et à d’autres menus détails comme le petit déjeuner – c’était du café un peu clair mais seule l’intention comptait – qu’une Louisette toute fière lui avait porté dans son lit. Comme aussi le froid qui cédait et la lumière qui cessait d’être grise et morne. Elle en vint même à trouver ridicule son idée de se promener partout avec une arme à feu. Aussi la rangea-t-elle dans sa table de chevet puisque c’était surtout la nuit qu’elle risquait d’en avoir besoin. D’ailleurs, lorsque le fiacre tourna le coin du boulevard Malesherbes, elle se rendit compte que la police semblait tout de même décidée à se charger de sa protection : l’inspecteur Pinson, son chapeau melon enfoncé jusqu’aux sourcils et le nez au vent, pédalait allègrement derrière son véhicule. Elle trouva cela plutôt amusant puis cessa d’y penser, essayant de préparer les questions que l’on peut poser à une folle.

Arrivée à destination, elle pria le cocher de l’attendre afin de ne pas être obligée de chercher une autre voiture pour rentrer chez elle. Apparemment, il n’y en avait aucune dans l’espace planté d’arbres qui s’étendait entre le boulevard et les austères bâtiments de la Salpêtrière. Des bâtiments qui ne présentaient pas un aspect fort séduisant : longues constructions grises aux fenêtres grillagées coiffées de grands toits derrière lesquels on apercevait un dôme octogonal surmonté d’un lanternon. Une masse énorme de constructions remontant à Louis XIV qui offraient une ressemblance irrésistible avec une prison ; ce qui, autrefois, était vrai en partie. C’était immense et un peu effrayant et, quand elle pénétra sous la voûte profonde, la visiteuse se demanda un instant comment elle allait pouvoir retrouver Gertrude dans cette espèce de cité d’un autre âge.

Ce fut plus facile qu’elle ne le craignait. Sous la voûte : une loge de gardien avec un écriteau qui portait la mention « Renseignements ». Le préposé n’eut d’ailleurs pas à faire de longues recherches : une heure plus tôt, une dame était venue demander Mme Mouret.

— Cour Manon-Lescaut, dit l’homme, le premier escalier à main gauche. Au premier étage on vous indiquera mais dépêchez-vous, le temps des visites est bientôt fini !

En haut d’un escalier dont les marches s’incurvaient un peu au centre, usées par les pas des siècles écoulés, Orchidée trouva un palier et une porte vitrée donnant sur une grande salle éclairée par de hautes fenêtres aux embrasures profondes. Là il y avait des lits alignés de chaque côté d’une allée centrale. Tous occupés par des femmes dont certaines sommeillaient. D’autres, assises sur une chaise à côté de leur lit, paraissaient frappées d’hébétude, ou bien parlaient seules en faisant des gestes vagues. Quelques-unes recevaient des visiteurs et pas mal de monde allait et venait. Une odeur piquante de désinfectant se mêlait à celle de corps mal lavés. Une infirmière en blouse, tablier et voile blancs, s’approcha d’Orchidée pour lui demander qui elle cherchait :

— Je désire voir Mme Mouret. Il n’y a pas longtemps qu’elle est là.

Aussitôt, le visage de la soignante se ferma :

— Je suis désolée, Madame, mais vous ne pouvez pas la voir. Elle est en train de mourir.

— De mourir ? Gertrude ? Mais si elle a perdu la tête, elle n’était pas malade ?

— Vous la connaissez bien ?

— Elle était à mon service depuis quatre ans. Que s’est-il passé ?

— On n’en sait trop rien. Ce matin elle était comme d’habitude. Plus calme, peut-être, et le médecin-chef commençait à penser qu’elle allait vers une amélioration. Elle a mangé normalement et puis elle a reçu la visite d’une dame âgée. C’est tout de suite après cette visite qu’elle a été prise d’une crise bizarre…

— Je veux la voir…

Et sans laisser à l’infirmière le temps de l’en empêcher, Orchidée s’élança vers l’endroit où trois personnes dont un médecin se penchaient sur un lit d’où montaient des plaintes et des râles. Ce qu’elle vit était affreux : Gertrude, les yeux révulsés et la bave aux lèvres, se tordait sur son lit entre les mains de deux infirmières qui s’efforçaient de la maintenir, tandis que le docteur, un grand barbu en blouse blanche, essayait de lui faire boire du lait. Sur la table de chevet, il y avait une boîte de chocolats à demi renversée… La jeune femme comprit tout de suite :

— Elle a été empoisonnée ?

— C’est l’évidence même, fit le médecin.

— Qui a fait ça ?

Pour la première fois, il regarda la nouvelle venue :

— Comment voulez-vous que je le sache ? Et d’abord que faites-vous ici ?

— Je n’ai pas pu l’empêcher, docteur ! plaida l’infirmière qui avait accueilli Orchidée et tentait vainement de l’entraîner. Elle dit qu’elle a été sa patronne et qu’elle veut lui parler.

— Laissez-nous faire notre travail, Madame ! Nous vous tiendrons au courant. Pour l’instant, vous gênez.

— Croyez-vous pouvoir la sauver ?

À cet instant, il se produisit un fait étrange. Au son de la voix de celle qu’elle haïssait tellement, Gertrude se redressa, rejetant le lait qui se répandit sur les draps. Ses yeux qui roulaient de tous côtés parurent se fixer :

— La… la Ch… la Chinoise !… Chassez… la ! C’est… c’est le démon… va-t’en… tu… n’auras rien !… Tout-tout pour lui !… Tout !…

Un nouveau spasme la rejeta en arrière dans les bras du médecin. Ses yeux se retournèrent et les gémissements reprirent.

— Elle a bu pas mal de lait tout de même, constata l’homme en blouse. Allez m’en rechercher !… et vous, Madame, partez !

— Vous devriez prévenir la police.

— Plus tard ! J’ai autre chose à faire que lui courir après !

— Oh, elle n’est pas bien loin…

En effet, derrière le vitrage de la porte, le melon noir de Pinson apparaissait. Orchidée alla le rejoindre :

— On dirait que vous avez eu raison de me suivre, lui dit-elle. On va avoir besoin de vous là-bas…

— Que se passe-t-il ?

— Gertrude. Quelqu’un lui a porté des chocolats empoisonnés. On essaie de la sauver.

— On ? Qui est ce « on » ?

— Ne me regardez pas de cet œil soupçonneux ! Vous savez bien que ce n’est pas moi puisque vous étiez derrière mes talons… En bas, le concierge a dit où elle se trouvait à une « dame âgée ». Je suppose que les bonbons en question viennent d’elle.

— Attendez-moi ici un instant !

— Je n’en vois pas la raison. Écoutez-moi, inspecteur ! Il est déjà quatre heures et la nuit commence à tomber. J’ai très envie de rentrer chez moi.

— Vous pouvez bien rester quelques minutes. Juste le temps que je prévienne M. Langevin. Et s’il se passait quoi que ce soit d’autre, vous pourriez me le dire…

— Va pour quelques minutes, mais pas plus !

Lorsque l’inspecteur revint, les choses en étaient toujours au même point : on s’agitait autour du lit de Gertrude. Mais cette fois Pinson ne put retenir davantage Orchidée : elle était au contraire ravie de pouvoir se débarrasser de l’inspecteur et, comme il hésitait encore à la lâcher, elle déclara :

— Allez à votre travail en paix ! Je vous jure que je rentre chez moi directement. Que voulez-vous qu’il m’arrive ?

Sans attendre la réponse elle descendit l’escalier tandis qu’il pénétrait enfin dans la grande salle où l’on commençait à allumer l’électricité. Renforcée par les nuages sombres qui avaient succédé à un soleil trop faible pour leur résister, la nuit tombait vite.

Lorsqu’elle sortit de l’hôpital, la jeune femme eut un mouvement de contrariété : sa voiture n’était plus là. Ce qui la surprit d’ailleurs : il était inconcevable que le cocher fût parti sans se faire payer, pourtant le doute n’était pas permis : il n’y avait pas le moindre véhicule sous les arbres et Orchidée ignorait où se trouvait la plus proche station dans ce quartier désert et peu fréquenté. Avec l’obscurité qui venait, cela n’avait rien de très engageant.

La première idée de la jeune femme fut d’attendre Pinson, mais elle se rappela qu’il était à bicyclette et ne pouvait guère la ramener avec cet engin. En outre, elle eut honte de ce mouvement de crainte qui, parce qu’elle se trouvait dans un quartier inconnu et au crépuscule, lui faisait rechercher instinctivement une protection masculine. Sur le boulevard, un tramway passa dans un grand bruit de ferraille. Restait à savoir où il allait… Orchidée retourna chez le concierge et lui demanda où elle pouvait trouver une voiture.

— Dans la cour de la gare d’Orléans, ma petite dame ! Ça devrait vous faire trois ou quatre minutes à pied.

— Le malheur est que j’ignore où se trouve cette gare.

— C’est pas difficile à trouver : vous allez jusqu’au boulevard et vous tournez à main droite, vous arrivez sur le quai et sans quitter votre trottoir, toujours à main droite, vous allez la trouver tout de suite.

Ainsi renseignée, Orchidée piqua droit à travers les arbres où un allumeur de réverbères était au travail avec sa longue perche et atteignit le boulevard. C’est alors qu’elle eut l’impression d’être suivie. Des pas rapides sonnaient derrière elle et, en tournant un peu la tête elle vit deux hommes qui se rapprochaient. Elle voulut alors accélérer l’allure autant que le permettaient des bottines à hauts talons, mais son long manteau d’astrakan noir n’était pas taillé pour la course : en trois sauts, elle fut rejointe et des poignes brutales la saisirent sous les bras :

— On est bien pressée ! gronda une voix râpeuse pourvue d’un furieux accent dont elle ignorait qu’il était corse. Faut pas courir si vite, la Chinetoque ! Maintenant qu’on te tient, on te tient bien !

— Que me voulez-vous ?

— Pas grand-chose, fit l’autre homme qui était la copie conforme du premier : même figure taillée à coups de serpe, même moustache en croc d’un noir de jais, à peu près même carrure et sans doute mêmes yeux difficiles à saisir sous le bord rabattu des chapeaux de feutre mou. On t’invite à une petite promenade. Comme ta voiture a filé, on a pensé t’offrir la nôtre.

— On y est dans un instant, tu vas voir…

— Mais enfin qu’est-ce que vous me voulez ? Si c’est de l’argent, je peux…

— Qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse ? On en a autant qu’on veut, nous autres ! Les « gensses » pour qui on travaille payent bien… Et ce qu’ils veulent c’est ta peau jaune !

On venait de tourner le coin du quai planté de grands arbres. Un peu plus loin, juste avant les grilles de la gare, un coupé attendait. Orchidée comprit que sa mort était là et que ces deux hommes, avec leur voix vulgaire et leurs airs ridicules de matamores, en étaient les valets.

De toute sa volonté, elle repoussa la terreur qui montait en elle. Il fallait faire vite si elle voulait vivre encore. Une ou deux secondes peut-être devant elle… L’instinct vint à son secours, rappelant soudain le souvenir de l’enseignement reçu chez les « Lanternes rouges » touchant le combat sans armes. Avec la violence du désespoir, ses deux coudes partirent en même temps et frappèrent au creux de l’estomac les deux voyous qui se plièrent en deux, le souffle coupé. Sans perdre une seconde, alors, la jeune femme, libérée, vira sur ses talons, leva la jambe dans un éclair de jupons blancs et, par deux fois, son pied atteignit les truands dans leurs parties les plus sensibles, ce qui les acheva. Ils s’écroulèrent en gémissant tandis que leur prisonnière, sans leur laisser le temps de reprendre leur souffle, s’élançait sur la chaussée pour éviter de passer auprès de la voiture dont elle ignorait ce qu’elle pouvait contenir. Sans se soucier de ce qui arrivait.

C’était un fiacre qui, au petit trot, se dirigeait vers la cour de la gare pour y attendre le prochain train. Orchidée fonçait droit devant elle et ce fut bien grâce à la maîtrise et à l’habileté du cocher qu’elle évita d’être foulée aux pieds par le cheval.

— Qu’est-ce qui m’a fichu une abrutie pareille ! hurla-t-il tandis qu’Orchidée, comprenant qu’elle venait d’échapper à un autre danger, s’arrêtait :

— Vous êtes libre ? demanda-t-elle un rien essoufflée.

Sidéré par un pareil sang-froid, l’automédon la considéra avec des yeux ronds :

— Ben… vous manquez pas de culot, vous ! J’ai failli vous tuer et…

Sans attendre la réponse, elle ouvrit la portière et, constatant qu’il n’y avait personne, elle grimpa et se laissa tomber sur les coussins cependant que le cocher se retournait :

— Et où c’est qu’vous prétendez aller comme ça ?

— Avenue Velazquez ! Mais faites vite, je vous en prie… tout au moins pour partir d’ici… Vous serez bien payé.

Sur le trottoir, en effet, ses assaillants reprenaient peu à peu leur souffle et leurs esprits avec l’aide de celui qui attendait sur le siège de la voiture mais, toujours avec la même adresse, le cocher d’Orchidée opérait un demi-tour de grand style et repartait le long des quais à vive allure en direction du boulevard Saint-Germain, cependant que la jeune femme laissait se calmer les battements accélérés de son cœur. Pour une belle peur c’était une belle peur !

D’où pouvaient bien sortir les bandits qui l’avaient attaquée ? S’il s’agissait d’Asiatiques elle n’eût pas hésité un instant sur l’identité de la personne qui les dirigeait : Pivoine, bien sûr ! Mais c’étaient des Blancs et leur accent rappelait celui que l’on entendait dans le midi de la France. Alors, à qui obéissaient-ils ?… D’autre part, fallait-il rapprocher cette attaque de celle dont venait d’être victime son ancienne cuisinière ? Là, c’était une vieille dame mais apparemment tout aussi européenne que les deux assassins en puissance. Et soudain lui revint en mémoire ce qu’elle avait entendu chez Langevin ; dans la nuit de la mort d’Édouard, une servante du voisinage, tenue éveillée par une rage de dents, avait aperçu deux hommes qui le faisaient rentrer dans sa maison en le portant presque, deux hommes assez cruels pour le bâillonner. Se pouvait-il que ce fussent les mêmes ?

Les idées se bousculaient un peu dans l’esprit de la jeune femme. Il y avait d’abord les dernières paroles de Gertrude : qui était ce « lui » qui aurait tout ? Quelqu’un qu’elle et son époux devaient aimer assez pour lui sacrifier allègrement Édouard d’abord et ensuite sa femme en l’accusant formellement du meurtre…

La première réponse qui venait à l’esprit était presque trop facile : le frère, bien sûr, cet Étienne Blanchard entr’aperçu à l’église. Les Mouret étaient sans doute d’anciens serviteurs de la famille, tout dévoués au fils d’Adélaïde ? Mais il pouvait aussi s’agir de quelqu’un d’autre, quelqu’un de riche qui les aurait payés pour mentir et qui haïssait suffisamment Édouard pour vouloir sa mort. Et, après tout, ce quelqu’un était peut-être Pivoine ou l’un de ses complices ?… Oui mais alors pourquoi aurait-elle torturé Lucien puisque d’après le commissaire ce massacre était son œuvre ? Pour lui faire avouer quoi ?

Tout cela constituait un imbroglio dans lequel Orchidée, elle se l’avouait volontiers, éprouvait quelque peine à se retrouver. D’autant qu’en dépit du temps passé chez eux, une Mandchoue ne pouvait posséder que des données fort vagues sur le déterminisme psychologique des gens d’Occident.

Aussi, rentrée chez elle où Louisette faisait cuire du chou dont les effluves envahissaient tout l’appartement, son premier mouvement la conduisit-il à décrocher le téléphone afin d’avertir la police de l’agression dont elle venait d’être victime, mais elle reposa l’appareil presque aussitôt. D’abord le commissaire Langevin n’était sans doute pas encore rentré de l’hôpital où Pinson l’avait appelé et, ensuite, elle n’était pas tout à fait sûre de souhaiter vraiment le mettre au courant. Une maxime du grand Confucius venait de lui traverser l’esprit : « Exige beaucoup de toi-même et attends peu des autres. Ainsi beaucoup d’ennuis te seront épargnés… »

Avec ses seules forces, elle avait pu mettre momentanément hors de combat deux grosses brutes. Il était tentant pour une femme de sa vaillance de continuer seule le combat… À tout le moins cela méritait réflexion…

Regagnant sa chambre, elle se déshabilla pour enfiler l’une de ses robes mandchoues, se lava les mains afin de les purifier, puis alla ouvrir un cabinet de laque incrusté de pierres dures dont son époux lui avait fait présent. Les portes en s’ouvrant découvrirent, entre de petits tiroirs, une sorte de niche qu’occupait sa statue de Kwan-Yin en jade vert devant laquelle était posée une coupelle de bronze.

D’un des tiroirs, Orchidée tira quelques bâtonnets d’encens, les alluma puis, les gardant entre ses mains, s’agenouilla sur un gros coussin tiré devant l’effigie de la déesse de la Miséricorde. Et, tandis que la fumée odorante s’envolait en volutes bleues qui combattaient victorieusement l’odeur de soupe au chou, elle adressa une fervente prière à celle dont elle n’avait jamais cessé d’être la fidèle, lui demandant d’éclairer son jugement et de l’aider au milieu des embûches que ses ennemis, connus ou inconnus, dressaient devant ses pas :

« Viens à mon secours, ô déesse toute pure ! Dicte-moi ma conduite et permets que je puisse retourner chez moi la tête haute après avoir confondu et anéanti ceux qui prétendent s’opposer à moi sur le chemin du plus impérieux des devoirs. J’aimais mon époux. On me l’a tué. Aussi, avant de pouvoir contempler à nouveau et d’un cœur apaisé la terre sacrée de mes ancêtres, je te demande ton aide… »

Elle pria longtemps et longtemps brûlèrent les bâtonnets, au point qu’entrant dans la chambre après avoir frappé sans qu’on l’eût entendue, Louisette, croyant à un début d’incendie, se précipita sur une fenêtre pour aérer.

— Perdez-vous la tête ? s’écria Orchidée fort mécontente d’être dérangée. Qui vous a permis d’entrer ainsi sans prévenir ?

— J’ai « gratté », protesta la petite devenue toute rouge, mais Madame n’a pas répondu. Et puis j’ai senti c’t’odeur de fumée et j’ai cru que Madame était malade…

Orchidée alla fermer la fenêtre à l’espagnolette afin de laisser le nuage, tout de même assez épais, se dissiper un peu sans trop refroidir la pièce, puis sourit à sa nouvelle bonne :

— Ce n’est pas grave et vous avez cru bien faire. Que vouliez-vous ?

— Il y a là un monsieur de la police. Madame n’a pas dû non plus l’entendre sonner. Il est au salon. Qu’est-ce que j’en fais ?

— Laissez-le où il est et dites-lui que je viens tout de suite.

Avant d’aller rejoindre son visiteur, Orchidée s’attarda encore un instant devant la petite déesse qui, debout sur une fleur de lotus, souriait mystérieusement. La visite du commissaire ou de l’inspecteur – ce ne pouvait être que l’un ou l’autre – était-elle une réponse à sa prière ? Habituée dès l’enfance à observer les présages et les signes, l’ancienne favorite de Ts’eu-hi n’était pas loin de le penser.

Debout au milieu du salon, les mains nouées derrière le dos, Langevin contemplait le portrait d’Orchidée peint par Antoine Laurens en pensant qu’il était plein d’enseignements pour qui savait regarder : sous la douceur de velours de ce visage lisse et pur, un observateur attentif pouvait déceler la fierté, le courage, une obstination qui ne cédait pas volontiers et aussi quelque chose d’autre assez indéfinissable. Le léger sourire qu’entrouvraient à peine les belles lèvres rondes était à lui seul une énigme.

Ce n’était pas la première fois que le policier voyait ce tableau dont la Presse avait donné des reproductions, mais plus il le regardait et moins il parvenait à en trouver la clef, ce qui ne laissait pas de l’irriter quelque peu : « Je dois être moins psychologue que je ne le croyais », pensa-t-il. Ou alors je vieillis…

La porte en s’ouvrant mit fin à sa rêverie et il eut l’impression que la femme du portrait venait de sortir de son cadre. Ce qu’il avait en face de lui ce n’était plus la jeune veuve méfiante, irritable et infiniment lasse que Pinson lui avait ramenée un matin de Marseille. C’était à nouveau une altesse consciente de son rang et que la longue robe mandchoue en satin noir brodé d’or remettait à sa vraie place. Tout comme lui-même :

— Bonsoir, Monsieur le Commissaire ! dit-elle de sa voix douce et chaude. Je ne m’attendais pas à votre visite… Voulez-vous prendre place ? ajouta-t-elle en désignant un fauteuil dans lequel il se carra comme si, tout à coup, il éprouvait le besoin de se sentir appuyé sur quelque chose de stable.

— Vous deviez bien vous attendre à avoir de mes nouvelles ? fit-il. À présent dites-moi tout !

— Tout quoi ?

— Ce qui s’est passé à l’hôpital. L’inspecteur Pinson…

— … qui me suivait.

— … qui vous suivait m’a raconté que vous avez pu voir la femme Mouret avant qu’elle ne meure.

— Elle est morte ?

— Juste au moment où j’arrivais à son chevet. Les gens de l’hôpital m’ont appris qu’elle vous avait dit quelques mots qu’ils n’ont pas compris d’ailleurs. Ce sont ces mots-là que je veux !

— Je n’ai pas compris mieux qu’eux. À part « la Chinoise » et l’intonation haineuse, je n’ai rien saisi d’intelligible si ce n’est peut-être le mot « tout », mais les gens qui s’efforçaient de la soigner en ont entendu autant que moi.

— Ils admettent qu’ils n’ont pas fait attention. Il y avait cette mourante qu’il fallait essayer de sauver et vous qui les gêniez.

— Je suis partie aussitôt et j’ai prévenu M. Pinson. Par contre, ce que j’aimerais savoir c’est qui est la femme âgée qui lui a rendu visite et, selon toute vraisemblance, apporté des chocolats ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? On m’a parlé d’une vieille femme de petite taille, vêtue de noir et coiffée d’un fichu. Une infirmière m’a dit qu’elle avait l’accent corse. Maigre résultat comme vous voyez ! On en apprendra peut-être davantage en faisant analyser les chocolats qui restent dans la boîte. Une belle boîte d’ailleurs, en velours, mais dont on a gratté, à l’intérieur du couvercle, le nom du confiseur… À quoi pensez-vous ?

— Je me demande… Qu’est-ce que c’est l’accent corse ?

— En voilà une question ?

— Essayez d’y répondre ! J’aurai peut-être quelque chose à vous dire.

— Comme c’est facile !

Néanmoins, Langevin fit de son mieux pour donner à la jeune femme une idée de ce que cela pouvait être.

Pour la première fois, il l’entendit rire en abritant sa bouche derrière sa main comme le voulait le bon ton chinois. Conscient d’ailleurs d’avoir obtenu un effet assez comique, il ne s’en formalisa pas :

— Mes collègues marseillais s’en tireraient beaucoup mieux que moi, constata-t-il avec l’ombre d’un sourire. À présent, j’écoute ce que vous pourriez avoir à me dire ?

Orchidée s’exécuta et raconta l’agression dont elle avait été victime en sortant de la Salpêtrière et de quelle manière elle avait pu y échapper. Langevin l’écouta sans cacher son intérêt ni d’ailleurs sa stupeur quand elle expliqua comment elle s’y était prise pour récupérer sa liberté.

— Ne me dites pas que vous avez appris la boxe ? s’écria-t-il quand la jeune femme en eut terminé.

— Vous voulez dire avec les gros gants ? Oh non ! mais ceux que vous avez appelés les Boxers pratiquaient des exercices corporels, assez acrobatiques et puisés dans l’enseignement des bonzes serviteurs du Seigneur Bouddha, dont vous savez peut-être qu’il interdit de se servir des armes et d’anéantir toute vie, fût-ce celle d’un insecte…

— Vous ne prétendez pas me faire croire que les Boxers ne devaient pas tuer ? Qu’ont-ils fait alors ?

— Ils n’ont jamais été les serviteurs du Seigneur Bouddha, mais certains d’entre eux ont propagé cette méthode de lutte cependant que d’autres se faisaient initier à ce que les samouraïs japonais appellent le jiu-jitsu. Toutes les méthodes leur semblaient bonnes pour combattre les armes des étrangers et parvenir à les chasser de l’empire céleste, ajouta Orchidée d’une voix encore plus douce.

— Et vous avez appris cela ? fit le policier suffoqué. Est-ce donc normal chez vous pour une jeune dame de haute naissance ?

— Non, mais autrefois j’enviais la vie des jeunes hommes et notre divine impératrice s’en amusait. Elle m’a fait enseigner lorsque j’étais enfant. C’est une sorte de… gymnastique comme vous dites ici.

Il y eut un petit silence que le commissaire rompit au bout d’un instant en toussotant :

— Hum, hum !… vous ennuierait-il de me donner un petit échantillon de votre savoir-faire ?

Ce fut au tour d’Orchidée d’être surprise, voire un peu gênée :

— C’est que… je ne voudrais pas… vous offenser.

— Vous n’avez rien à craindre puisque c’est moi qui vous le demande, dit Langevin, intimement persuadé que cette exquise créature était en train de le mener en bateau et que le mieux était de la mettre au pied du mur.

— Dans ce cas, si vous voulez bien vous lever…

Elle en fit autant, s’inclina devant lui avec une grande politesse puis s’empara de son bras. L’instant suivant le commissaire principal Langevin, de la Sûreté Générale, se retrouvait étalé de tout son long sur le tapis sans avoir compris un instant ce qui venait de lui arriver. Penchée sur lui, Orchidée lui tendait une main secourable :

— J’espère que je ne vous ai pas fait mal ? s’inquiéta-t-elle avec une sollicitude qui n’était pas feinte bien qu’elle ne fût pas mécontente de lui montrer de quoi elle était capable.

Quelques secondes plus tard, réinstallé dans son fauteuil, il recevait de son charmant vainqueur un verre de vieux porto destiné à lui remettre tout à fait les idées en place et l’acceptait sans fausse honte :

— Mes félicitations bien sincères ! dit-il en levant son verre. Votre époux était-il au courant de vos… talents ?

— Oui. Cela l’amusait lui aussi mais je n’ai jamais voulu me mesurer avec lui. Il était très agile, très fort et il était mon seigneur !

Le respect qui vibrait dans sa voix n’était pas feint et le policier n’insista pas :

— Revenons à vos assaillants. Pourriez-vous me les décrire ?

— Il faisait déjà sombre. En outre, ils portaient des chapeaux à grands bords mais je peux essayer… Toujours est-il que c’est bien l’accent corse qu’ils avaient.

Tandis qu’elle s’efforçait à une description aussi exacte que possible, Langevin se sentait perdre pied. Une tribu corse à présent ! Comme s’il n’y avait pas assez, dans cette histoire, de la fameuse Pivoine, de ses Chinois et d’un couple de serviteurs qui, pour être défunts, n’en étaient pas moins sujets à caution ! Quel rapport pouvait-il y avoir entre tous ces gens ? En tout cas, une chose était certaine : la veuve de Blanchard était plus en danger encore qu’il ne le croyait et il en venait à éprouver quelque remords. Ne lui avait-il pas rendu une liberté pleine et entière afin qu’elle pût lui servir d’appât ? Même si elle était capable de se défendre – et elle venait de lui en administrer la preuve –, il supportait mal, à présent, l’idée qu’une femme aussi belle pût risquer de finir comme Gertrude Mouret ou, pis encore, comme Lucien :

— Je regrette, dit-il enfin, de vous avoir permis de revenir dans cet appartement. Vous n’y êtes pas en sécurité.

— J’y suis chez moi et c’est le seul endroit où je me trouve bien…

— Peut-être, mais vous y êtes seule. Où couche la gamine qui m’a ouvert la porte ? Près de vous ?

— Non. Au dernier étage comme tous les autres domestiques de la maison.

— De plus, elle ne serait pas d’un grand secours ! Je vais vous envoyer Pinson. Il est un peu encombrant mais vous trouverez bien un coin où le mettre. Sur ce canapé par exemple… à moins que vous ne préfériez quelqu’un d’autre ? Vous ne vous êtes jamais très bien entendus tous les deux ?

— Ni lui ni personne…

— Pourquoi ?

Les paupières de la jeune femme qu’elle tenait toujours à demi baissées se relevèrent et elle posa ses énormes yeux sombres moirés d’or sur ceux du commissaire qui eut l’impression de plonger dans un grand lac tranquille :

— Je ne suis pas sûre que vous puissiez comprendre.

— Essayez toujours ! fit Langevin vexé.

— C’est un peu difficile à expliquer… Je pense que, si je veux arriver à démasquer le meurtrier de mon mari, c’est ici que j’ai les meilleures chances… et seule !

S’il était une chose dont Langevin avait horreur, c’est que l’on mît en doute ses compétences et que l’on prétendît se substituer à lui :

— Vous êtes folle ! s’écria-t-il en oubliant totalement pourquoi il l’avait laissée rentrer. Retrouver un assassin c’est mon travail. Pas le vôtre ! Et si vous entendez concocter une petite vengeance à la mode de chez vous, je ne marche pas ! Il vous faut respecter les lois de ce pays. Si vous passez outre, vous vous mettrez dans votre tort.

— Ce qui veut dire ?

— Que si vous vous trouvez confrontée à l’assassin et le tuez comme vous y songez très certainement, vous devrez répondre de ce geste devant la Justice. Vous risquez d’être arrêtée…

— Cela m’est déjà arrivé. Je n’ai pas très peur.

— Ne me faites pas regretter de ne pas vous avoir fait mettre en prison dès le matin du crime !

Puis, voyant qu’il ne parvenait pas à l’ébranler, il changea de tactique :

— Madame, fit-il avec lassitude, je suis moins ignorant de ce qui touche la Chine que vous ne le pensez. Il m’est arrivé de lire des récits de voyageurs et aussi, parfois, des pensées ou même des poèmes. Il y a une phrase d’un de vos sages – par exemple, je ne saurais vous dire de qui elle est ! – que je n’ai jamais oubliée. Cet homme a écrit quelque part : « L’eau ne reste pas plus sur les montagnes que la vengeance sur un grand cœur… » et je vous crois un grand cœur.

— Je ne connaissais pas cette pensée, murmura Orchidée plutôt surprise d’une pareille érudition, mais je vais l’examiner…

— Ailleurs qu’ici ! Tenez, allez donc rejoindre ce vieux dragon de Générale ! Je préviendrai Marseille et vous serez protégée.

— J’ai dit que je réfléchirais, Monsieur le Commissaire. Laissez-m’en au moins le temps ! Et, ajouta-t-elle, puisque vous faites aux sages de mon pays l’honneur de les lire et de les apprécier, avez-vous déjà rencontré cet axiome de notre grand Confucius : « Savoir que l’on sait ce que l’on sait et savoir que l’on ne sait pas ce que l’on ne sait pas, voilà la sagesse… » ? Je vous souhaite une bonne nuit, Monsieur le Commissaire.

Une heure après son retour dans son bureau du quai des Orfèvres, Langevin cherchait encore à démêler le sens profond de cette maxime et surtout pourquoi la belle Mandchoue avait jugé bon de la lui servir. En se demandant toutefois si, par hasard, elle ne venait pas de se payer sa tête…

Ce soir-là, après le dîner – d’ailleurs excellent ! – qu’une Louisette raide de fierté et d’inquiétude dans sa robe noire et ses linons blancs empesés lui servit dans l’austère solitude de la salle à manger, Orchidée demanda qu’avant de remonter chez elle la jeune fille lui servît du thé dans le petit salon.

Pelotonnée comme un chat au fond d’un fauteuil crapaud capitonné de velours framboise, l’on dégusta sa boisson favorite à petites gorgées tout en regardant les flammes lécher les bûches et monter à l’assaut de la belle plaque de cheminée en fonte armoriée dénichée jadis par Édouard dans une vente de château. Elle avait toujours aimé le feu bien que, dans les palais de l’Empereur, il fût rarement en liberté. Le chauffage y était assuré par des fourneaux encastrés dans les murs et que l’on chargeait par l’extérieur mais l’on pouvait apercevoir les énormes braseros que les soldats allumaient sur les remparts et aussi les torches flambant par centaines lorsqu’il y avait fête. Les grandes cheminées européennes, où le bois léché par de longues langues rouges, bleues et or éclatait parfois en myriades d’étincelles, étaient l’une des habitudes occidentales qu’elle aimait.

Dans le silence de l’appartement, elle demeura longtemps immobile, le regard perdu, ses genoux ramenés contre elle et ses bras serrés sur sa poitrine, oubliant le temps, essayant aussi de recréer l’atmosphère des douces soirées de naguère. Il n’était pas rare, par les temps froids, qu’Édouard et elle passent de longues heures blottis l’un contre l’autre à écouter la chanson du feu assez tard dans la nuit. Ils laissaient la chaleur pénétrer leurs corps, les émouvoir et susciter en eux un désir qui n’avait jamais besoin d’être encouragé. Ils se mettaient alors à faire l’amour étendus sur le tapis après qu’Édouard, avec une lenteur exquise et exaspérante, eut dévêtu sa femme en comblant de baisers et de caresses chaque petit coin de peau qu’il découvrait. Il était un amant merveilleusement tendre, inventif et attentif, sachant retenir l’ardente conclusion jusqu’à ce qu’Orchidée, éperdue, l’oblige enfin à la combler. D’autres fois, c’était elle qui prenait l’initiative et jouait alors de ce corps viril avec une science que lui eût enviée la plus experte des courtisanes, mais il était normal, dans les palais de Ts’eu-hi, qu’une jeune fille apprît l’art délicat de satisfaire l’époux qu’on lui donnerait un jour.

Des larmes montèrent aux yeux de la solitaire en songeant que c’en était à jamais fini de ces jeux bouleversants et un peu pervers qu’elle goûtait dans les bras d’Édouard et qui les rejetaient finalement, épuisés et haletants, sur les vagues d’un tapis de soie froissée au milieu d’un archipel de vêtements épars. Jamais plus elle ne ressentirait d’émois aussi violents. Jamais plus elle ne retrouverait accord aussi parfait. Désormais il lui faudrait conjuguer le verbe aimer au passé.

Cependant, aidée par les larmes, la fatigue de cette rude journée revenait à l’assaut. Engourdie dans la chaleur qui l’enveloppait tout entière, Orchidée sentit ses muscles se détendre et, peu à peu, sans même s’en rendre compte, elle glissa dans un sommeil apaisant sans essayer un seul instant de s’en défendre. N’était-il pas le meilleur refuge des cœurs malheureux ?


— Réveille-toi !

La voix sèche, dure, impérieuse claqua comme un coup de fouet. Ramenée brutalement des fonds bienheureux d’un rêve où il lui semblait flotter dans une eau tiède et parfumée, Orchidée souleva péniblement ses paupières pesantes… et les referma aussitôt, persuadée qu’elle était en train de basculer dans un cauchemar. Alors, la voix commanda, encore plus rudement :

— Je t’ai dit de te réveiller ! Tu auras tout le loisir de dormir l’éternité lorsque j’en aurai fini avec toi…

Cette fois, les yeux de la jeune femme s’ouvrirent à la limite de la dilatation. Ce qu’elle voyait revêtait sans doute les couleurs d’un rêve maléfique ; malheureusement ce n’en était pas un : éclairée par les lueurs rouges du feu près de s’éteindre et par la lumière plus douce d’une petite lampe d’opaline placée sur la cheminée, Pivoine en personne se dressait devant elle, menaçante comme le cobra qui s’apprête à frapper. Le long vêtement noir qui l’enveloppait jusqu’à son visage triangulaire accentuait la ressemblance, et que ce costume fût européen n’y changeait rien : aux seules prunelles noires et obliques distillant une joie malfaisante, Orchidée eût reconnu, dans une foule, son ancienne compagne d’aventures. Cependant, elle possédait le don précieux de se réveiller d’un seul coup et de se trouver instantanément en possession de ses moyens. Ce qui lui permit de ne montrer ni peur ni surprise. Sans bouger de son fauteuil elle considéra l’intruse :

— Que fais-tu chez moi et comment es-tu entrée ?

— Je viens régler nos comptes et ceux de notre souveraine.

— Tu ne réponds qu’à une seule question et je répète : comment es-tu entrée ? fit Orchidée dont le regard avait déjà fait le tour de la pièce, notant la fermeture des fenêtres. Pivoine eut un sourire méprisant :

— Lorsque l’on veut pénétrer quelque part, ce n’est pas la nuit qu’il faut le faire. C’est beaucoup plus facile le jour. Il y a au moins sept heures que je suis ici.

— Sept heures ? – la pendule de la cheminée indiquait onze heures. Comment as-tu fait pour convaincre ma servante de t’ouvrir la porte ?

— Je suis entrée sans sa permission. Du fond d’une voiture, je t’ai vue partir escortée d’un homme de la police à bicyclette. Un moment plus tard, j’ai vu ta servante sortir avec un panier. Visiblement elle allait faire une course. Alors je suis entrée dans la maison.

— Le concierge t’a laissée passer ?

— Pourquoi pas ? Je lui ai dit que je me rendais chez la dame de Grandlieu. Ces voiles européens ont l’avantage de bien dissimuler un visage. Au surplus m’aurait-il reconnue que je savais le moyen de le faire taire. Je suis donc montée chez toi mais par l’escalier de service. La porte de la cuisine n’est pas de celles qui puissent m’opposer la moindre difficulté. Je suis donc entrée et j’ai visité ta demeure à mon aise. J’ai eu aussi tout le temps de me choisir une cachette convenable.

Mentalement, Orchidée fit à toute allure l’inventaire de son appartement, puis haussa les épaules :

— Je n’en vois qu’une : les grands placards de la penderie ! C’est le seul endroit où l’on puisse rester assez longtemps sans être incommodée.

— Bravo ! Tu comprends vite…

— Néanmoins, tu courais un risque puisque j’ai ouvert tout à l’heure l’une de ces armoires pour y prendre ma robe ?

— Rien à craindre ! Tu n’avais aucune raison d’ouvrir celle où se trouvent les ridicules défroques de ton barbare à cheveux jaunes ! Au surplus, si tu m’avais découverte, j’étais décidée à te tuer sur l’heure. Ce qui d’ailleurs ne m’arrangeait pas. Avant le plaisir de te voir mourir je compte que tu répondras à une question.

— Laquelle ?

— Je veux que tu me dises où se trouve l’agrafe de Kien-Long.

— Je ne l’ai pas. Ou plutôt je ne l’ai plus ! Je l’avais, en effet, volée pour le bonheur de la rendre à Ts’eu-hi ainsi que me l’ordonnait la lettre mensongère que tu m’as envoyée. Car c’est toi, bien sûr qui l’as écrite et non la « Mère sacrée du Lotus jaune »…

— Je suis la « Mère sacrée du Lotus jaune ». Notre divine souveraine a placé en moi tous ses espoirs.

— Félicitations ! Seulement il y a certaines choses que tu ignores. Par exemple, qu’étant arrivée à Marseille la veille du jour où tu m’attendais avec tes complices je t’ai vue à la gare, je t’ai même entendue donner tes ordres car j’ai pu approcher sans que tu le soupçonnes. Ensuite, je t’ai suivie jusqu’à ton repaire puis de nouveau à la gare…

— Sale petite garce ! C’est toi qui nous as vendus à la police de Marseille. Elle a envahi la maison, arrêté tout ce qu’elle a trouvé ! C’est une habitude chez toi de trahir les tiens, on dirait ?

— Les miens ? Je ne t’ai jamais considérée comme faisant partie des miens parce que je me suis toujours méfiée de toi. Quant à trahir, je n’ai rien à t’apprendre sur ce point. N’as-tu pas, toi la première, forfait à ta parole – puisque la lettre était de toi – en assassinant mon mari et en m’attirant dans un piège mortel ?

— Sur ce dernier point tu as raison, mais pas sur le premier : ce n’est pas moi qui ai tué ton époux.

— Pourquoi te croirais-je ? La police pense que le meurtre horrible de Lucien notre valet est ton œuvre. Sans doute était-il ton complice ?

— Cela aurait pu se faire, mais si j’avais eu à me débarrasser d’un acolyte quelconque je l’aurais abattu tout simplement et sans lui poser de questions. Or j’avais des questions à poser.

— On s’en est rendu compte. Tu l’as torturé ?

— Un peu, oui… Je voulais savoir le nom du meurtrier.

— En quoi est-ce que cela t’intéressait ?

— En ce que, justement, ces gens sont venus se mêler de ce qui ne les regardait pas. Ils ont d’ailleurs fait échouer mon plan en t’obligeant à fuir plus tôt que prévu et après t’être emparée de l’agrafe. Je dois dire que le bonhomme était plus coriace que je ne le pensais. J’ai eu beaucoup de mal à le faire parler.

— Si tu veux que je te croie, apprends-moi qui a tué celui que j’aimais !

— Pour quoi faire ? Tu n’auras pas le temps d’en tirer vengeance puisque tu vas mourir. Sache seulement que tu aurais eu à chercher du côté d’une cité que l’on appelle Nice. Et si je te dis cela, ce n’est pas pour te faire plaisir mais pour qu’au moment de mourir tu connaisses la douleur de l’impuissance et le regret de savoir que l’âme de ton barbare – en admettant qu’il en ait une ! – errera éternellement insatisfaite puisque justice ne lui aura pas été rendue.

Tandis que Pivoine distillait son venin, Orchidée, dans son fauteuil, changeait peu à peu de position, laissait redescendre ses jambes et allongeait ses bras pour pouvoir bondir plus aisément si l’autre s’approchait d’elle. En dépit de la cruauté qui s’étalait sur le visage de son ennemie qu’elle éclairait d’une lumière mauvaise, elle n’avait pas peur. Le combat était toujours préférable à l’attente et elle se savait, sur ce plan, aussi habile et aussi rusée que ce démon femelle en qui elle se refusait à voir une sœur de race.

— Bien ! soupira-t-elle. À présent de quoi parlons-nous ? De la façon dont tu comptes me tuer ?

— Pas encore ! D’abord je veux l’agrafe : elle m’assurera gloire et honneur lorsque je l’apporterai solennellement à Ts’eu-hi et j’en serai récompensée en devenant l’épouse de ton fiancé.

Orchidée éclata de rire. Elle se sentait tout à coup l’âme légère et le cœur en paix comme il arrive parfois lorsque l’on sait que les instants vous sont comptés. Aller rejoindre son mari bien-aimé auprès des Sources Jaunes n’était pas une idée déplaisante, bien au contraire : elle y avait pensé plus d’une fois.

— Pourquoi ris-tu ? demanda Pivoine.

— C’est ta naïveté qui m’amuse. Tu n’es pas née près du trône et ce n’est pas parce que tu rapporteras un bijou que l’on te permettra de lier ton sang à celui des empereurs. Quant à l’agrafe, je t’ai dit que je ne l’avais plus. J’ai dû la rendre à la Police et, si tu la veux, tu n’as qu’à traverser la rue et demander poliment au concierge du musée de te la remettre. J’avoue d’ailleurs ne pas comprendre pourquoi tu ne l’as pas prise toi-même au lieu de t’adresser à moi puisque tu en attendais un si beau résultat ?

— Tu ne comprends pas ? C’est pourtant limpide : mon triomphe eût été complet si, rapportant un objet que Ts’eu-hi souhaite ardemment revoir, je l’accompagnais de ta tête.

— Ma… tête ?

— Mais oui, ta tête ! soigneusement tranchée et embaumée ! C’est le sort enviable que je lui réservais… que je lui réserve toujours d’ailleurs !

L’image évoquée était affreuse. Pourtant Orchidée la dédaigna. Sa fierté refusait de se laisser atteindre par un procédé propre à terrifier un enfant ou une âme faible. Cette fois, elle se contenta de sourire avec mépris :

— Tu auras du mal à la prendre si c’est ce que tu médites. Où est ta hache ? Où est le valet de bourreau qui tirera sur ma chevelure pour me tenir le cou droit tandis que tu frapperas ?

— Ne te soucie pas de ce détail. Il est bien certain que ce n’est pas ainsi que tu vas mourir. Eu égard à ton rang de princesse et à ton sang illustre, j’ai reçu mission de t’offrir les Cadeaux Précieux au nom de notre Impératrice.

En dépit de sa bravoure, Orchidée ne put retenir un frisson. Dans les mains gantées de noir de la Mandchoue deux objets venaient d’apparaître : un petit flacon émaillé de bleu et une cordelette de soie jaune. Deux objets dont elle connaissait parfaitement la signification : lorsque l’Empereur ordonnait la mort d’un dignitaire ou d’un noble et lui faisait la grâce de lui épargner la honte de l’exécution publique, le coupable était invité à se donner la mort par pendaison ou par le poison. S’il ne s’exécutait pas il était irrémédiablement déshonoré et ne gagnait que quelques heures, car une escouade de gardes venait en général se charger de la besogne.

— Choisis ! dit Pivoine.

Il fallut à Orchidée beaucoup d’empire sur elle-même pour ne pas montrer à quel point la vue de ces objets l’atteignait. Cela signifiait-il que Ts’eu-hi lui faisait savoir sa volonté et que cette volonté la condamnait ? Ne pas accepter le choix, c’était s’avilir elle-même et à jamais à ses propres yeux. C’était aussi jeter l’opprobre sur la mémoire sacrée de ses ancêtres… et cette misérable dont les yeux avides l’observaient le savait bien.

Lentement, d’un mouvement quasi automatique comme en provoque une transe, elle se leva pour s’incliner, ainsi que l’exigeait le rite, devant des présents de la souveraine. Elle allait peut-être tendre la main vers la fiole bleue quand une idée lui vint déclenchant un sursaut de l’obscur besoin de vivre qu’elle portait en elle à son insu et secouant des siècles de traditions d’obéissance aveugle :

— Où est la sentence de mort ? demanda-t-elle. Si Ts’eu-hi elle-même m’envoie les Cadeaux Précieux, ils doivent être accompagnés d’un ordre de sa main.

— Ce n’est pas la coutume.

— Pour n’importe quel noble, peut-être, mais moi je suis de « sa » famille. Montre-moi une « invitation » à user de ces objets signée de sa main et je m’exécuterai. Souviens-toi seulement que je connais son écriture !

— Non seulement tu es une traîtresse mais tu es lâche ! cracha l’autre.

— Pourquoi ? Parce que je refuse de tomber dans ton piège ? Fabriquer une tresse de soie jaune est à la portée de n’importe qui. Quant au poison, je suis persuadée que tu en as toujours une petite réserve… Remporte tes prétendus Cadeaux Précieux ! Tu n’es pas d’assez haut rang pour te permettre de décider la mort d’une femme du mien.

Tout en parlant, Orchidée reculait imperceptiblement vers la cheminée afin d’y prendre, pour s’en faire une arme et la lancer sur son ennemie, une bûche longue dont une extrémité seulement était enflammée. Elle n’en eut pas le temps. Déjà Pivoine, lâchant le lacet et le flacon, tirait de sa poche un revolver – celui d’Orchidée qu’elle avait dû trouver en fouillant sa chambre – et le braquait sur la jeune femme :

— Et pourtant je vais te tuer !

Le coup partit mais, à cet instant, une sorte de bombe jaillit de la porte, se jeta sur elle et fit dévier la balle qui alla se loger en plein milieu d’un charmant paysage toscan peint par Sargent.

— Par Bacchus, j’arrive à temps ! souffla Robert Lartigue qui, couché sur Pivoine, s’efforçait de la maîtriser. Ce foutu concierge tenait à me raconter sa vie et ne se décidait pas à roupiller !… Si j’étais vous, je ramasserais le revolver !

Orchidée s’exécuta machinalement, trop surprise pour ne pas obéir d’instinct.

Désorientée par cette irruption soudaine, elle avait pourtant l’impression d’avoir déjà vu cette tête bouclée et cette figure d’angelot candide dont les yeux bleus pétillaient de joie et lui souriaient placidement.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle, et comment êtes-vous ici ?

— Procédons par ordre ! Mon nom est Robert Lartigue, journaliste au Matin… Oh, sans vous commander, voulez-vous me passer ce cordon jaune. Il faut que j’attache cette bourrique enragée.

La bourrique en question ruait et se tordait si efficacement que son vainqueur, pour en venir à bout, dut s’asseoir sur son dos afin de pouvoir ficeler tranquillement ses poignets.

— Je sais où je vous ai vu, dit Orchidée. Vous étiez dans le hall de l’hôtel Continental l’autre jour. Vous êtes un ami d’Antoine Laurens. Du moins il me l’a dit.

— Vous n’avez aucune raison de ne pas le croire.

— Alors dites-moi ce que vous faites chez moi !

— C’est une longue histoire qui tient en peu de mots : Laurens m’a chargé de veiller sur vous pendant son absence… Vous allez vous taire, vous ? Non mais, quelle braillarde !

Ces derniers mots s’adressaient naturellement à Pivoine qui vociférait en le couvrant d’injures franco-mandchoues, lesquelles, pour être en partie obscures, ne s’en révélaient pas moins difficiles à supporter pour une oreille délicate. Lartigue la fit taire en confectionnant un bâillon à l’aide d’une têtière de fauteuil en dentelle. Puis il prit une embrasse de rideau pour lui lier les pieds et, finalement, satisfait de son œuvre, se releva. Mais comme Orchidée ouvrait la bouche pour poser une autre question, il la retint du geste :

— Un petit moment si vous le voulez bien. Nous aurons tout le temps de parler lorsque nous aurons livré ce colis à qui de droit. Tentative de meurtre – et je suis témoin ! Cette aimable créature en a pour un moment à manger le pain de la République.

— Elle a déjà tué, au moins deux fois, et la police la recherche…

— À merveille ! Je sens que nous allons avoir plein de choses à nous dire !

Il alla ouvrir l’une des fenêtres puis, fouillant dans ses inépuisables poches, il en tira un sifflet à roulette dont le son vrilla la nuit par trois fois, faisant apparaître aussitôt des sergents de ville. Penché à la fenêtre, Lartigue leur cria :

— Grimpez ! Je vais vous ouvrir !

Il s’éclipsa aussi vite qu’il était arrivé et revint au bout d’un instant flanqué de deux agents que l’inspecteur Pinson suivait de près.

— Encore vous ? fit Orchidée en le voyant. Est-ce qu’il vous arrive de dormir quelquefois ? Où étiez-vous ?

— Chez le concierge du musée où je campe depuis que vous êtes revenue ici. C’est la fameuse Pivoine ?

Orchidée approuva de la tête et l’inspecteur se mit en devoir de remplacer le Cadeau Précieux par une solide paire de menottes et de débarrasser la prisonnière de son embrasse de rideau ainsi que de son voile de fauteuil. En même temps, il interrogeait Lartigue sur la raison de sa présence, sur les circonstances de cette arrestation mouvementée et aussi sur la façon dont il s’était procuré un sifflet de police.

— Je l’ai trouvé dans la rue, mentit l’autre en souriant d’un air trop angélique pour que Pinson en fût dupe.

En fait, le journaliste, toujours en quête d’outils intéressants, avait purement et simplement « piqué » le sifflet dans la poche d’un collègue de l’inspecteur.

— Vous auriez dû le rapporter. Je passe l’éponge pour cette fois mais rendez-le-moi !

— Pas question ! Ça peut vous sauver la vie ces petites choses-là. Si vous m’obligez à vous le rendre, vous trouverez dans mon journal, demain matin, le récit de la façon dont j’ai arrêté héroïquement une dangereuse criminelle pendant que la police jouait les œuvres d’art dans un musée. Par contre, si vous vous montrez amical… je crois que vous serez content de moi.

— C’est du chantage !

— Tout à fait. Mais avouez que c’est d’un petit esprit qu’en faire tout un plat pour un malheureux bout de ferraille quand on reçoit un cadeau aussi royal !

— Ça va ! On n’en parle plus ! Si vous voulez me suivre, Madame ?

Depuis qu’elle était aux mains de la police, Pivoine gardait un silence méprisant mais, au moment de quitter le salon, elle se retourna et braqua sur Orchidée un regard flambant de fureur impuissante :

— Ne chante pas victoire ! Tu n’es pas sauvée pour autant. Je saurai bien te retrouver…

— Possible ! admit Pinson, mais alors ça sera dans très, très longtemps. Si même vous n’écopez pas de perpète !

Et il emmena son monde rejoindre le « panier à salade » qui arrivait. Les habitants de l’avenue qui avaient mis le nez à la fenêtre en dépit du froid purent l’entendre siffler le Temps des cerises avec la vigueur d’un merle installé sur une branche chargée des mêmes fruits.

— J’aurai vu une fois dans ma vie un flic heureux ! commenta Lartigue en refermant la croisée d’où il avait suivi le départ.

Un moment plus tard, assis de part et d’autre de la table de la cuisine, Orchidée et le journaliste mangeaient force jambon, œufs brouillés et tartines de beurre arrosés d’un bon beaujolais, sans oublier un reste de crème au chocolat. Louisette, que le bruit avait fait dégringoler de son étage, avait été gentiment renvoyée se coucher et Lartigue officiait aux casseroles. Il en était à confectionner un café à l’arôme puissant quand il remarqua :

— Je ne sais pas ce que vous comptez faire mais si j’étais vous je quitterais Paris pour quelques jours.

— Pourquoi puisque, grâce à vous, mon ennemie vient d’être arrêtée ?

— Je ne crois pas que ce soit la seule. La femme aux chocolats de la Salpêtrière n’était pas chinoise et l’assassin de votre mari n’est pas encore sous les verrous.

— Qui vous a parlé de ça ?

— Mon petit doigt ! Je sais toujours tout ce que j’ai besoin de savoir et l’information est l’unique intérêt de mon existence. Croyez-moi : partez d’ici !

Par-dessus le bord de son bol de café, Orchidée considéra cet ami tombé du ciel. Sans qu’elle sût pourquoi, il lui inspirait confiance et même elle se sentait bien en sa compagnie. Mieux encore : pour la première fois depuis des jours, elle éprouvait une extraordinaire envie de vivre, de goûter aux petits plaisirs simples comme de manger des œufs brouillés en compagnie d’un garçon sympathique poursuivant d’autres buts que de la séduire ou de l’envoyer de vie à trépas.

— Je vais peut-être suivre votre conseil ! soupira-t-elle en tartinant négligemment du chocolat sur du pain grillé.

— Bravo ! Et où pensez-vous aller ?

— Que diriez-vous de Nice ?

— Ah !

Il y eut un petit silence puis Lartigue demanda :

— Cette idée-là vous est venue toute seule ?

— Est-ce tellement extraordinaire ? C’est agréable Nice en hiver. À ce que l’on dit tout au moins car je n’y suis jamais allée.

— Pour une femme en grand deuil ce n’est peut-être pas le meilleur moment. Vous allez tomber en plein carnaval.

— Quelle importance ? Tout le monde n’est pas obligé, j’imagine, de se mettre un masque en carton sur la figure et d’aller gambader dans la rue ?

— Non… et même, quand on y réfléchit, le masque en carton peut avoir du bon… Où descendriez-vous ?

— Aucune idée ! Je vous l’ai dit : je ne connais pas !

Le journaliste réfléchit un moment, engloutit une énorme tartine de beurre agrémentée de confiture de framboises pêchée dans un buffet puis rendit sa sentence :

— L’Excelsior Regina ! C’est sur une hauteur, dans un grand parc, très bien fréquenté et relativement paisible. Un hôtel que la reine Victoria a lancé : c’est tout dire ! Quand partez-vous ?

— Je ne sais pas… Après demain peut-être. Je voudrais faire quelques achats…

— C’est bien long et si c’est une question d’achats de dernière minute, vous trouverez là-bas…

— Il ne s’agit pas uniquement de cela. J’en ai un peu assez des départs précipités… et puis je n’ai pas du tout l’intention d’annoncer celui-ci au commissaire Langevin…

— … et, selon toute vraisemblance, il va vous tomber dessus demain matin entre le café et les croissants du petit déjeuner.

— Vous pouvez comprendre que j’aie envie d’échapper un peu à sa surveillance ?

— Mmmm… oui ! fit Lartigue après avoir examiné un instant la question. De toute façon, après l’affaire de cette nuit, on devrait vous laisser un peu tranquille. Par contre, j’aimerais bien que vous ne voyagiez pas seule.

— Avec qui voulez-vous que je parte ?

— Pourquoi pas cette petite qui nous est tombée dessus tout à l’heure en jupon, camisole et bigoudis ?

— Louisette ?

— Bien sûr. Vous devriez savoir qu’une dame qui se respecte ne saurait voyager sans sa femme de chambre. Ne serait-ce que pour éloigner les importuns… En attendant, faites donc coucher Louisette dans l’appartement et barricadez vos portes : je serai plus tranquille. Moi je vais retenir votre spleeping.

— Je préférerais m’en charger. Vous comptiez, je pense, donner le nom de Blanchard et moi j’aimerais mieux voyager et séjourner là-bas sous une autre identité.

— Ah !

Le journaliste réfléchit un instant puis prit dans sa poche un carnet et un crayon.

— Dites-moi comment s’écrit votre nom de jeune fille ! Seulement je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée : un nom chinois vous signalera au moins autant à l’attention de mes chers confrères et si vous voulez les éviter…

Le crayon en arrêt, il examina un instant le visage de la jeune femme :

— Vous n’êtes pas très « typée », au fond, et vous pourriez passer pour une aristocrate du sud de la Russie : une Circassienne, une Turkmène ou quelque chose d’approchant. Je peux aussi vous trouver un passeport.

Fut-ce l’effet du beaujolais ou la joie d’être à l’abri des coups de Pivoine, mais Orchidée se sentit tout à coup d’humeur bénigne et remplie de reconnaissance pour ce curieux génie que les dieux lui avaient envoyé. Il lui parut donc normal de lui exprimer sa gratitude avec une chaleur inhabituelle mais à laquelle il fut très sensible : c’était bien la première fois qu’une princesse mandchoue l’embrassait sur les deux joues dans une cuisine à deux heures du matin.

Lorsqu’elle prit conscience de ce qu’elle venait de faire, la jeune femme rougit, pleine de confusion :

— Veuillez me pardonner ! Je voulais seulement vous dire merci.

— Il n’y a pas d’offense, bien au contraire ! fit-il soudain épanoui, mais si vous voulez vraiment me faire plaisir, promettez-moi, demain, de n’ouvrir votre porte à personne sinon au commissaire. Sans cela vous ne pourrez pas vous dépêtrer de mes confrères. À présent, je crois qu’il est temps d’aller dormir !

— Est-ce que vous retournez chez le concierge ?

— Non. Si vous le permettez, je vais m’installer ici pour écrire mon article et je le téléphonerai ensuite au journal. Je partirai à l’heure des poubelles.

— En ce cas, installez-vous donc dans la bibliothèque ! Vous y serez beaucoup mieux et puis le téléphone est sur la table à écrire.

Comprenant ce qu’impliquait de confiance cette invitation à utiliser ce qui avait été le sanctuaire d’Édouard, Lartigue se contenta de s’incliner en disant simplement :

— Merci !

De son allure lente et gracieuse, elle allait quitter la cuisine quand elle se ravisa :

— Essayez tout de même de vous reposer un peu ! Et puis… venez donc dîner avec moi demain soir. Nous verrons où nous en sommes.

Revenue dans sa chambre, Orchidée ouvrit à nouveau le cabinet de laque et brûla encore quelques bâtonnets d’encens. Toutes les réponses aux questions de tout à l’heure lui étaient données, sans compter un secours inattendu. Son cœur s’emplissait d’une reconnaissance qu’elle tenait à exprimer avant de s’abandonner au sommeil. Elle savait, à présent, qui elle devait frapper et elle espérait bien que la conduite des événements à venir n’appartiendrait qu’à elle seule…

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