Juliette Benzoni Le Couteau De Ravaillac

PREMIÈRE PARTIE UN HOMME EN VERT

Chapitre I. La deuxième nuit

— C’est insensé ! s’écria Mme de Royancourt en suivant dans l’escalier le majordome qui emportait le corps inerte de Lorenza sans plus d’émotion que s’il s’agissait d’un plateau chargé de verres. Mais qui peut avoir l’idée d’écrire pareilles horreurs ?

— Vous parlez toute seule à présent, Clarisse ?

Son frère, Hubert de Courcy, sortait de sa chambre à l’instant où elle passait devant la porte et n’avait pas vu la tête du cortège.

— ... Et qu’est-ce que ce papier avec lequel vous vous éventez ?

— Tenez ! Lisez !... Notre Lorenza composait un bouquet de fleurs dans le salon vert quand un valet occupé à balayer le perron a reçu dans les pieds cette infamie qu’un messager venait de lui lancer avant de faire volter son cheval et de repartir à fond de train. Il a porté le billet à sa destinataire qui l’a lu et s’est écroulée. Heureusement, elle n’était pas seule. On s’est précipité, on m’a appelée et maintenant Chauvin la transporte chez elle.

Tout en s’expliquant, elle avait continué son chemin. Son frère la suivit et ils se retrouvèrent au pied du lit sur lequel se penchait déjà dame Benoîte, la gouvernante des femmes du château, qui, en fait de remèdes, en savait presque autant que le médecin des Courcy. Mais, en dépit de son expérience, l’inquiétude la gagna. La jeune fille ne réagissait ni aux claques ni aux sels d’ammoniaque. Elle était toujours aussi pâle et respirait difficilement.

— Le choc a dû être rude, émit Benoîte, soucieuse. Je vais essayer un autre révulsif...

— Et ses mains sont glacées ! Renchérit la comtesse, assise à présent de l’autre côté du lit et qui en tenait une dans les siennes. Il faut la déshabiller, la réchauffer, aller chercher une brique aux cuisines... et aussi activer ce feu ! Il est à l’agonie ! Voyez cela, Chauvin !

— Pendant que vous y serez, ajouta le baron, faites monter l’eau-de-vie de prune de M. le Connétable de Montmorency ! Elle est tellement raide que je la crois capable de réveiller un mort ! Chaque fois que j’essaie d’en boire je pleure à chaudes larmes !

— J’aimerais beaucoup la voir pleurer mais mettez-vous en quête de votre panacée vous-même ! Je viens de dire que nous allions la dévêtir !

— Vous avez raison ! Elle... elle n’est pas morte au moins ? Chevrota-t-il, l’air soudain malheureux.

— Hubert ! Le souffle est court mais elle est en vie !

— Bon, bon ! Je m’en vais !... Mais je reviens avec la prune infernale ! Je suis dans une inquiétude !...

Il n’était pas le seul. Tandis que les femmes de chambre changeaient Lorenza et l’installaient aussi confortablement que possible dans son lit, Clarisse relisait encore le désastreux message dans l’espoir un peu infantile d’y découvrir un détail nouveau mais les mots, dans leur brutalité, demeuraient énigmatiques : « Si tu l’épouses, il mourra comme les autres ! Tu seras à moi ou à personne ! » Qui avait écrit cette menace en usant d’un tutoiement tout à fait inconvenant à moins qu’il ne s’agisse d’un proche ?

Après avoir passé une tête prudente par la porte entrebâillée, le baron revenait muni d’une bouteille pansue et d’un verre à liqueur.

— Toujours inconsciente ?

— Benoîte est partie chercher je ne sais quoi !

— On peut essayer le vitriol du Connétable !... Ah, vous relisez cette ignominie ?

— Oui. C’est le ton intime qui me gêne...

— Le tutoiement ? C’est sans doute dans ce but qu’on l’a employé ! A moins que ce torchon n’émane d’un compatriote : tout le monde se tutoie à Florence comme jadis à Rome...

— Alors pourquoi n’est-ce pas rédigé en toscan ?

— Ma chère Clarisse ! Mettez-vous dans le crâne que ceci est destiné à faire le maximum de mal et que chaque mot en a été soigneusement pesé afin de nous persuader que l’auteur est un amant ! Et maintenant prenez ce verre, je vais la soulever.

Glissant son bras sous l’oreiller, il redressa Lorenza tandis que sa sœur approchait avec circonspection le gobelet des lèvres décolorées.

— Vous êtes sûr que ce tord-boyaux ne va pas la tuer ?

— Tâtez-en ! Vous verrez bien !

Elle fit comme il le suggérait :

—... Sacrebleu! Lâcha-t-elle soudain cramoisie avec l’impression que ses cheveux se dressaient sur sa tête cependant que les larmes lui venaient aux yeux.

— Je vous avais prévenue ! Pour concocter ce jus de fournaise - qu’il n’offre qu’à de rares privilégiés ! -, ce vieux Montmorency doit faire mettre au tonneau des fruits verts ! Allons ! Un peu de courage !

Après un rapide signe de croix, Clarisse introduisit timidement quelques gouttes entre les lèvres de Lorenza et attendit. L’effet fut presque immédiat : la jeune fille toussa, cracha tandis qu’une bouffée de chaleur lui montait au visage et que ses paupières se relevaient sur un regard noyé...

— Là ! Qu’est-ce que je vous disais ? Triompha le baron. Je vais conseiller à ce vieux ladre de Connétable d’en vendre à tous les médicastres et tous les apothicaires du royaume ! Il en tirera une fortune !

Il laissa retomber doucement la tête de Lorenza sur laquelle sa sœur se pencha avec sollicitude.

— Comment vous sentez-vous, mon enfant ?

— Je... je ne sais pas...

Soudain la mémoire lui revint en voyant la lettre entre les doigts de la comtesse. Elle les regarda tous les deux avec une sorte d’épouvante en rejetant les draps pour se lever.

— Il faut que je parte !

D’une seule main, le baron Hubert la maintint sur son lit avec un grand sourire.

— Et pour aller où, s’il vous plaît ?

Les beaux yeux noirs se firent suppliants.

— Là où on me laissera peut-être enfin vivre en paix ! A Florence que je n’aurais jamais dû quitter !

— Et pour y faire quoi ? demanda Clarisse. Est-ce que vous oubliez que vous vous mariez demain ?

— Non ! Pardonnez-moi mais vous devez comprendre que c’est impossible ! J’ai déjà causé suffisamment de catastrophes. Si elles doivent maintenant s’abattre sur vous tous, je ne pourrai pas le supporter.

Afin d’éviter qu’elle tente à nouveau de se lever, le baron s’assit de l’autre côté du lit.

— Avant d’en référer à Thomas dont je connais d’ailleurs la réponse, essayons d’y voir clair. Avez-vous une idée de celui qui a écrit ce vilain poulet ? Car il ne peut s’agir que d’un homme !

— Pourquoi pas une femme ? Hasarda sa sœur. J’en connais plus d’une tout à fait capable de ce genre d’infamie...

— Oui. Moi aussi mais cela m’étonnerait... C’est trop brutal pour n’être pas masculin. Maintenant reste à savoir qui...

— Je ne connais personne à qui j’aurais donné le droit de me tutoyer à moins qu’il ne s’agisse d’un compatriote et, depuis que l’ambassadeur Giovanetti est parti, je ne connais aucun des Florentins qui ont suivi la reine Marie en France... Pourtant ce devrait en être un...

— Expliquez-vous !

— La dague si parfaitement reproduite qu’on ne peut douter qu’il l’ait sous les yeux... Je le sais parce que c’est moi qui l’ai apportée en France.

— Comment cela ?

— Le grand-duc Ferdinand me l’a donnée après la mort de mon fiancé Vittorio Strozzi. Je pensais que son ombre pourrait m’être protectrice. Elle a disparu au moment où Mme du Tillet est venue me chercher à l’ambassade - je devrais d’ailleurs dire m’enlever tant elle y a mis d’ardeur ! - pour me ramener au Louvre sur ordre de la Reine. J’ai revu l’arme au soir de mon mariage, entre les mains de M. de Sarrance : quelqu'un avait tenté de le tuer mais la pointe s’était brisée sur la cotte de mailles qu’il portait sans cesse depuis nos... fiançailles. Vous savez ce qui a suivi. Pourtant la dague a dû servir à l’occire après ma fuite : un certain Bertini

- probablement l’assassin - la possédait et l’a ensuite fait réparer par un armurier de la rue du... Roi-de-Sicile, je crois. C’est le valet de Thomas qui a découvert cela. Mais lorsque M. le Prévôt a ordonné l’arrestation de ce Bertini, on l’a trouvé égorgé avec sa maîtresse... et la dague avait disparu. Je suppose...

— ... qu’elle a dû aboutir dans la panoplie de votre persécuteur dont l’intention doit être de l’utiliser pour se débarrasser de Thomas ! C’est logique !

— C’est pourquoi il faut, à tout prix, que je vous quitte! Je vous aime trop pour faire peser sur vous une telle menace !

Clarisse allait protester mais son frère la prit de vitesse.

— Ma chère enfant, ce château, en dépit des grâces de la Renaissance qui ont adouci son rude aspect original, n’en est pas moins une véritable forteresse que l’on peut mettre sur le pied de guerre en fort peu de temps. En outre, tous ceux qui le servent et nous sont, j’en suis sûr, attachés ne rechigneraient pas s’il fallait se battre pour lui. Sans compter ceux des alentours qui ont souvent cherché refuge dans nos murs quand la nécessité se faisait sentir. Quant à Thomas... il ne devrait pas tarder à nous donner son sentiment.

La porte étant restée entrouverte, une galopade de pieds bottés se faisait clairement entendre. Leur maître fut là dans l’instant.

— Ah ! Vous êtes ici !... Qu’est-ce que c’est que cette lettre dont Chauvin m’a parlé ? Oh ! Lorenza ! Quel mal vous a-t-on encore fait ?

Sans se soucier de bousculer son père, il se jetait à genoux près du lit pour s’emparer de la main qu’on lui abandonnait.

— Mon Dieu ! Comme vous êtes pâle, mon cœur !

La lettre s’interposa alors entre lui et la jeune fille.

— Il y a de quoi ! commenta Mme de Royancourt. Qu’en penses-tu ? J’ajoute que Lorenza veut nous quitter !

Le rapide coup d’œil fut suivi d’un grondement de colère! Thomas serra plus fort la main de sa fiancée.

— Jamais ! Explosa-t-il. Jamais je ne vous laisserai partir ! Quant à ce misérable qui ose vous poursuivre et prétend vous imposer sa volonté, je le débusquerai ! Et, croyez-moi, je saurai lui en faire passer l’envie... et l’expédier en enfer !

— Le Roi interdit les duels, murmura Lorenza.

Thomas se mit à rire.

— Il me passerait bien celui-là ! Comme quelques autres d’ailleurs : presque chaque nuit, si ce n’est le jour, on s’étripe joyeusement dans un coin ou un autre de Paris ! Tout le monde sait que notre Majesté béarnaise a d’autres chats à fouetter ! Et puis il est fort possible que je me refuse à salir mon épée du sang de ce drôle. Avec ceci, je peux, sans me fatiguer outre-mesure, économiser une corde au bourreau ! conclut-il en étendant ses mains aux longs doigts maigres mais solides.

— Si tu préfères salir tes mains plutôt que ta rapière, ça te regarde, bougonna le baron. Je ne vois pas où est la différence ! Un bon coup de pistolet à distance convenable ou un poignard planté entre les deux épaules feraient aussi bien l’affaire !

— Ne dites pas n’importe quoi, père ! Je ne suis pas un estafier et vous non plus !

— La chevalerie, hein ? Il y a des moments où je me demande si le plus vieux des deux ce n’est pas toi ! Mais il m’est venu une idée. Allons en discuter dans un coin tranquille! Et vous, Clarisse, remettez-nous notre promise sur pied : elle convole demain et ne doit plus penser qu’à cela !

Trouver un coin tranquille dans un château livré à des préparatifs de fête n'était pas évident. Même la chère librairie du baron abritait des musiciens en train de répéter au milieu des allées et venues bruyantes des serviteurs et des voix d’une centaine d’ouvriers au travail.

— Allons dans l’orangerie, proposa Thomas.

— Espérons qu’on en aura déjà sorti les plantes dont on va avoir besoin !

— Alors un tour de jardin ?

— Fait plutôt frisquet ce matin ! C’est joli, sous le soleil, cette petite couche de givre, mais ça ne vaut rien à mes rhumatismes.

— Depuis quand avez-vous des rhumatismes ?

— C’est... c’est tout récent mais va pour le jardin ! J’aurais préféré la chapelle mais j’entends d’ici une cacophonie redoutable : les chanteurs ne sont pas encore à l’unisson et ne semblent pas réussir à chanter la même chose !

On était en effet au tout début de décembre, les dernières évolutions des chevau-légers n’ayant pas permis à Thomas de se libérer plus tôt. En outre, avec son tact habituel, il avait bridé son impatience afin d’accorder à Lorenza un ultime délai de réflexion. A sa tante Clarisse qui s’en étonnait, il avait répondu que la jeune fille ayant été, par deux fois, face au mariage sans avoir eu le temps de souffler, il préférait lui laisser au moins quelques semaines afin de s’y habituer. Pensée délicate dont on l’avait remercié par une larme et un baiser sur le front !

Un moment plus tard, le fils et le père - ce dernier quasi enseveli sous une épaisse pelisse et appuyé sur une canne - suivaient paisiblement le chemin sablé qui contournait l’étang. Le sourcil froncé, le baron allait à pas comptés, l’œil fixé sur une famille de canards que la température de l’eau ne semblait pas décourager, mais sans un mot.

— Eh bien, mon père, de quoi voulez-vous que nous parlions ?

— De ce maudit billet, parbleu ! Tu n’as pas idée de qui aurait pu l’écrire ?

— Aucune ! S’il s’agit d’un des Florentins de la Reine, je ne les connais pas. Même ce Concini qu'elle porte aux nues. Il me déplaît et, en outre, on ne me voit pas souvent à la Cour...

— Il ne t’est pas venu à l’esprit que ce pourrait être ton ancien ami Sarrance ?

— Antoine ? Je sais qu’il a énormément changé mais ce serait tout de même un peu fort !

— Pourquoi ? Ne nous as-tu pas dit qu’il était tombé amoureux de Lorenza dès l’instant où il l’a vue à Fontainebleau ?

— C’est vrai ! Au point de rompre ses accordailles avec Mlle de La Motte-Feuilly et de supplier le Roi de l’envoyer au loin afin de ne pas être contraint d’assister au mariage de son père. Mais on n’en est plus là. Je vous rappelle qu’il n’a cessé d’accuser Lorenza de meurtre envers et contre tous et de réclamer sa tête ! Curieuse façon d’aimer, vous ne trouvez pas?

— Pour le commun des mortels, sans doute, mais il ne faut pas oublier qu’il est le fils du vieil Hector que l’on a plus ou moins accusé sous le manteau d’avoir assassiné sa femme. Une grande réputation de vaillance n’exclut pas fatalement la cruauté et chez les gens de cette trempe l’amour ne s’écrit pas de la même encre que pour tout un chacun. Et si nous parlions de votre belle amitié ? Qu’en reste-t-il aujourd'hui ?

— Pas grand-chose, je le crains !

— Et pourquoi cela ? Parce que tu t’es rué sur l’échafaud où elle allait périr en la réclamant pour épouse. Vrai ou pas ?

— Vrai, j'en ai peur ! Je sais qu’il y assistait, mêlé à la foule qui était venue regarder mourir une jeune fille de dix-sept ans préalablement livrée à un vieux satyre qui l’aurait massacrée à coups de fouet si, par miracle, elle n’avait réussi à lui échapper.

— Je te ferai remarquer que le « vieux satyre » et moi étions à peu près du même âge. C’est toujours agréable à entendre !

Thomas rit de bon cœur et passa son bras sous celui de son père.

— L’âge est bien votre seul point commun !

— Me voilà rassuré ! Mais pour en revenir à Sarrance, le crois-tu capable d’avoir pondu ce billet ?

— Il y a seulement quelques mois, je vous aurais dit non sans hésiter, mais il a tellement changé ! Je sais qu’il lui arrive, dans les combats, de se laisser emporter par cette espèce de fureur que les Vikings anciens appelaient berseke et prétendaient envoyée par les dieux, ce qui les rendait pratiquement invincibles. Mais l’excitation retombée, il redevenait comme vous et moi. Cependant, après s’être laissé aller jusqu’à défier le Roi à la limite de l’insulte comme il l’a fait...

— Il devrait être embastillé ! Il a eu de la chance qu’Henri ait été de bonne humeur ! Qu’en pense votre colonel?

— M. de Sainte-Foy n’est pas homme à livrer ses sentiments. Il a ordonné qu’on le raye des rôles du régiment sans autre commentaire. En revanche, la plupart de ses camarades lui ont tourné le dos. Mais, pour ce que j’en sais, cela ne l’empêche pas de mener joyeuse vie avec des filles et les fêtards les plus notoires de Paris grâce à la fortune des Davanzati. Il joue beaucoup en compagnie de cet ex-croupier de Concini avec lequel la Reine le verrait toujours avec plaisir quand le Roi n’y est pas. On le rencontrerait aussi chez Mme de Verneuil mais là rien d’étonnant : il lui rendait déjà visite avant l’entrée en scène de Lorenza ! Voilà tout ce que je sais !

— Tu ne t’en tires pas si mal, pour quelqu’un qui ne s’intéresse pas aux potins de la Cour ! Donc, au fond de toi-même, tu le crois capable d’avoir rédigé ce maudit billet ?

Thomas haussa des épaules désabusées.

— C’est possible... bien que ce tutoiement me gêne !

— Pas moi ! Ce n’est jamais qu’une infamie de plus laissant supposer des droits de propriété !

— Vous voulez me faire comprendre qu’il en aurait eu...

— Ne divague pas ! J’ai dit une infamie de plus ! De toute façon, et au cas - inimaginable ! - où tu en douterais encore, la nuit de demain devrait te donner une preuve irréfutable.

— Je n’ai pas besoin de preuve ! Ce que je veux, c’est savoir le nom de ce salaud et lui passer mon épée au travers du corps ! A y réfléchir d’ailleurs, l’auteur du billet ne peut pas être Sarrance...

— Pourquoi ?

— La dague. Elle a peut-être tué son père mais je suis sûr qu’il ne l’a jamais vue. Celui qui l’a soigneusement dessinée devait l’avoir sous les yeux...

— Là, il se pourrait que tu aies raison !

Etait-ce le clair rayon de soleil qui envahit sa chambre le lendemain mais, en s’éveillant après une nuit réparatrice, Lorenza se retrouva telle qu’elle était avant l’arrivée du désastreux message : une jeune fille au matin de ses noces avec un garçon qu'elle aimait bien. Le cercle d’affection spontanée et l’atmosphère de ce puissant château dont l’élégance cachait une force réelle avaient, en se refermant autour d’elle, chassé les ténèbres de ses souvenirs. Et c’était une impression délicieuse que de se sentir, après tant de vicissitudes, partie intégrante d’une vraie famille. Surtout de cette famille-là !

A Guillemette qui, après avoir gratté timidement à la porte, passait un visage inquiet par l’entrebâillement, elle offrit un sourire radieux.

— Entre donc ! De quoi as-tu peur ?

— C’est que... vous étiez si malheureuse hier...

— Hier n’est pas aujourd’hui et aujourd’hui j’ai faim !

Brève disparition pour reprendre le plateau laissé sans doute sur un meuble à l’extérieur que la jeune femme de chambre vint déposer sur les genoux de Lorenza.

— Ah ! J’aime mieux ça ! On s’est fait tant de souci pour vous !

— C’est gentil et je vous en remercie tous !

Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage : Mme de Royancourt, visiblement en proie à une inquiétude qu’elle s’efforçait de cacher, effectuait une entrée plus discrète que d’habitude. Le soupir de soulagement qu'elle lâcha dès le seuil fut plus révélateur qu’un long discours. Elle aussi se demandait dans quel état elle allait trouver la future baronne. Voir celle-ci tremper une tartine de miel dans un bol de lait chaud lui parut le plus agréable des spectacles.

— Bon appétit ! lança-t-elle. Je suis venue vous annoncer que votre robe vient d’arriver. J’avoue que je commençais à m’inquiéter mais enfin elle est là !

— Comment est-elle ?

— Sublime ! La maison Pèlerin s’est surpassée et il est préférable que la reine Marie ne nous honore pas de sa présence : elle s’en pâmerait de jalousie !

— Pas au point de se la faire « prêter » tout de même afin de la copier ? Elle a déjà oublié de me rendre mes bijoux...

— Ah ! Si l’on parle de bijoux, je crois que c’est mon domaine !

Après un coup léger frappé à la porte, le baron Hubert entrait dans la chambre suivi d’un valet chargé d’une cassette et d’une pile d'écrins.

— C’est l’approche de Noël qui vous inspire, Hubert ? Le taquina sa sœur. Quel dommage que nous ne soyons que deux ! Nous aurions fait une assez bonne imitation des Rois mages !

A la vue de son futur beau-père, Lorenza se hâta de se lever, d’enfiler sa robe de chambre et ses pantoufles. Elle se sentait soudain très émue.

— Ma chère enfant, commença le baron un rien solennel, puisque vous devenez ma fille en ce jour béni, j’estime naturel de vous remettre le petit trésor qui était celui de ma chère épouse Catherine, la mère de Thomas. J’espère que vous porterez ces babioles avec plaisir...

— ... et beaucoup d’émotion, murmura Lorenza à deux doigts des larmes. Mais c’est avec humilité que je les reçois. Comme un dépôt sacré qu’avec l’aide de Dieu, je voudrais transmettre, dans l’avenir, aux enfants qui seront, je pense, la meilleure façon de vous rendre un peu du bonheur que vous me donnez aujourd’hui...

— Ajoutez-y votre affection et nous serons comblés.

La gorge nouée par l’émotion, Lorenza les embrassa tous les deux.

En parlant d’un petit trésor, le baron Hubert avait fait preuve de modestie. Les joyaux dont elle se considérerait désormais comme dépositaire étaient dignes d’une princesse bien plus que ceux qu’elle avait apportés dans ses bagages. Colliers, bracelets, pendants d’oreilles, ornements de tête, ceintures, devants de corsage, broches, agrafes, il y en avait de toutes les couleurs, mais perles et diamants dominaient. Une mignonne couronne de chignon composée de fleurs en diamant semblait faite exprès pour retenir un voile de mariée.

— Vous voyez, dit Clarisse, que, si vous vous rendez à la Cour, vous serez aussi joliment parée que les duchesses.

— Ce qui est normal, appuya son frère, car si les Montmorency sont les premiers barons chrétiens, nous, les Courcy, sommes les deuxièmes et ce depuis des siècles. Mais qu’est-ce donc qui vous rend tout à coup si songeuse ?

Lorenza contemplait en effet l’étalement scintillant qui couvrait une table et auquel le soleil arrachait des éclairs.

— Je me demande justement si les porter à la Cour serait prudent. Il est vrai que je serais fort étonnée d’y être appelée et qu’en toute vérité je n’en ai pas envie !

— Si vous pensez à l’œil glauque et aux doigts collants de notre gracieuse souveraine, vous avez pleinement raison... à ceci près qu’il lui serait plus difficile de dépouiller la baronne de Courcy qu’une petite filleule nouvellement arrivée et dont personne ne savait rien ! Certaines de ces pièces sont célèbres! Et puis dites-vous que notre Dauphin a huit ans, qu’on le mariera peut-être bientôt et que notre Reine à venir ne sera pas affligée de la même passion collectionneuse que sa belle-mère! Bon, trêve de bavardage ! Je crois qu’il est l’heure d’aller nous adoniser et revêtir nos atours ! Et vous, jeune fille, ajouta-t-il en posant ses deux mains sur les épaules de Lorenza pour la tenir à bout de bras, songez seulement à vous, à être belle... et heureuse ! Il n’y a ici que des gens qui vous aiment et sont prêts à vous défendre ! Contre toute menace !

Bien que les fiancés eussent souhaité une cérémonie simple et que l’on eût convenu de n’inviter que les proches, il suffit à Lorenza d’un regard rapide sur la table préparée pour le festin pour constater que les convives seraient nombreux. Comme elle s’en étonnait auprès de la comtesse Clarisse, celle-ci lui répondit, gaiement, qu’on n’avait invité que les amis, c’est-à-dire les châtelains des environs que l’on connaissait depuis toujours à la seule exception des gens de Verneuil qui étaient d’acquisition récente et à qui son frère - et elle-même d’ailleurs ! -ne pardonnait pas l’offensante désinvolture avec laquelle on avait « déménagé » Lorenza.

— Et s’il n’y avait pas eu que les amis, ils auraient été combien ?

— Environ deux mille personnes au nombre desquelles sont les cousins qu’on ne voit jamais, la famille immédiate se réduisant à mon beau-frère, le marquis de Royancourt avec qui je suis brouillée. Je peux vous préciser que le chiffre eût été dépassé si nous avions reçu nos chers souverains et la Cour ! Vous voyez : nous serons dans l’intimité ! conclut-elle avec un regard satisfait sur la centaine de couverts sagement alignés. Evidemment, il y en aura au moins autant dans les granges où viendront festoyer et danser les villageois de Courcy. On y a allumé des braseros depuis hier soir et il vous faudra aller trinquer avec eux !

— Ce sera avec plaisir mais je voudrais savoir... est-ce que ce sera comme à Chantilly ?

— Vous voulez rire ? Il n’y avait même pas les proches et nos paysans seront bien mieux servis que nous ne l’avons été ! On est avare ou on ne l’est pas ! Et nous sommes les Courcy, que diable !

Il y eut pourtant, dans l’après-midi - le mariage devait avoir lieu à la nuit close ! -, un léger moment d’affolement quand le duc de Bellegarde fit son apparition avec un petit groupe de gentilshommes. Envoyé par le Roi qui, le matin même, pensait venir surprendre ses fidèles Courcy et conduire la mariée à l’autel, il était chargé de remettre un présent au futur couple - une paire d’aiguières de vermeil et de cristal ornées d’améthystes, de quatre roses et de petits diamants - et de remplacer le souverain dans le rôle qu’il espérait assumer lui-même, ce qui eût été un fort grand honneur mais eût obligé le baron Hubert à un exercice de diplomatie. Celui qui devait figurer le père de la mariée était en effet le vieux Montmorency et on le savait susceptible. Mais la Providence errait décidément du côté de Courcy. Au lieu de se vexer, le Connétable poussa un soupir de soulagement : une sournoise crise de sciatique s’était emparée de sa jambe droite - la meilleure des deux ! - et la perspective de la marche à l’autel le tourmentait d’avance !

Ce fut donc la main sur celle du Grand Ecuyer de France, somptueusement accommodé de drap d’or, de velours noir et de martre sous le collier de l’ordre du Saint-Esprit, que Lorenza fit son entrée dans la chapelle du château illuminée de plusieurs centaines de cierges et fleurie de lys, les mêmes qui se reproduisaient en perles et en fil d’or sur le brocart irisé de sa robe. Des perles encore mais semées de diamants sur la haute collerette de fine dentelle semblable au voile retenu par la petite couronne reçue le matin même. Aucun bijou ne coupait la ligne gracieuse de son cou orné de longues girandoles assorties à la couronne.

Elle irradiait la lumière, si différente de la mariée désespérée de l’an passé que Bellegarde, cependant blasé, mit un genou en terre pour recevoir la main qu’il allait guider et s'exclama :

— Par tous les anges du paradis, Madame, dites-moi que vous êtes l’un d’eux et je vous croirai ! Jamais mes yeux n’ont contemplé beauté plus rayonnante que la vôtre !

— C’est peut-être parce que je suis heureuse, Monsieur le Grand. Tout simplement !

Les mots étaient venus spontanément et Lorenza les découvrit en même temps qu’elle les pensait en dépit des menaces de la veille. Parce qu'elle était persuadée que rien ne pouvait l’atteindre, protégée comme elle l’était par ce château, l’affection de ses habitants et l’amour qu’exprimaient si clairement le regard et le sourire de Thomas qui, à présent, la regardait venir à lui au son triomphal de l’orgue et des violons. Et c’est de tout son cœur qu'elle lui jura amour et fidélité jusqu’à ce que la mort les sépare.

C’était un sentiment nouveau pour elle, différent de ce qu'elle avait éprouvé pour Vittorio, cet élan joyeux encore un peu enfantin venu soudain sur un air de danse et qui s'était dissous aussi vite. Plus encore de l’attirance charnelle ressentie pour Antoine de Sarrance quand leurs regards s’étaient croisés. Avec lui, elle se fût sans doute laissé emporter par tous les excès, toutes les fureurs de la passion mais la froide cruauté, l’acharnement qu’il avait mis à réclamer sa mort avaient brisé le sortilège et c’était sans restriction aucune qu’elle se donnerait tout à l’heure à son époux, simplement heureuse, après tant de périls courus, de pouvoir lui offrir un corps vierge de toute souillure.

Quand il eut passé le lourd anneau d’or à son doigt, il baisa sa main avec une émotion qui le fit trembler. Alors, spontanément, elle lui offrit ses lèvres et ce fut, dans la chapelle, à la face de tous et sous leurs acclamations qu’ils échangèrent leur premier baiser d’époux...

Dans la cour du château, les paysans revêtus de leurs plus beaux habits ovationnèrent le jeune couple qui les rejoindrait tout à l’heure pour boire à leur santé dans la salle basse où ils allaient festoyer. La nuit de décembre était belle, claire et pleine d’étoiles comme en été et il ne faisait pas vraiment froid grâce peut-être aux pots à feu disposés un peu partout. Cependant, une main discrète avait posé une cape d’hermine sur les épaules de Lorenza au moment où, appuyée sur le bras de Thomas, elle quittait la chapelle. L’usage aurait voulu qu’ils se tinssent par la main mais, après leur baiser, Thomas, irradiant de bonheur, avait gardé celle de sa femme pour la glisser sous son bras et l’y maintenir d’un geste tendre. Une extraordinaire atmosphère de joie régnait sur Courcy et personne n’y échappa, sans même savoir pourquoi, y compris les moins gracieux des invités, ceux pour qui un mariage n’était qu’une corvée mondaine de plus !

On gagna, au son des violons, la vaste salle réchauffée à chaque extrémité par une haute cheminée sculptée où brûlaient des troncs d’arbres dont la senteur se mêlait à d’autres fort appétissantes. La table était somptueuse avec sa vaisselle d’or, ses verres d’épais cristal, ses fleurs et ses grands chandeliers à plusieurs branches.

Tout le monde était affamé et chacun y prit place avec satisfaction.

— Seigneur ! s’exclama la duchesse d’Angoulême, voilà ce que j’appelle une noce ! On y respire le bonheur. Cela n’a rien de comparable avec celle que nous avons vécue à Chantilly il y a quelques mois. Notre pauvre Charlotte, bien belle cependant, aurait mérité mieux !

— Je n’ai pas de vaisselle d’or, moi ! grogna le Connétable en jetant un coup d’œil furieux à sa belle-sœur, qui ne fit qu’en rire.

— Evidemment que si, vous en avez ! Seulement vous n’avez pas voulu la sortir surtout pour un gendre aussi gueux que Condé ! Je vous comprends d’ailleurs ! Le pire étant, dans tout cela, que la chère enfant n’a aucune chance d’être heureuse !

— Il est certain, dit Mme de Royancourt, qu’elle l’eût été bien davantage avec ce charmant Bassompierre ! Son plus grand malheur est que le Roi se soit pris pour elle d’un furieux amour ! A propos, où en est le roman ? Pour ce que j’en sais, à la dernière Saint-Hubert, Henri serait allé jusqu’au château de Muret, près de Soissons, déguisé en valet de chien avec un emplâtre sur l’œil en espérant que l’autre serait suffisant pour pouvoir adorer sa bien-aimée !

— Eh bien, chère comtesse, vous avez du retard ! déclara Bellegarde. Il y a quelques jours, le 27 du mois dernier, M. le Prince a fait monter sa femme en voiture sous le prétexte d'une promenade et lui a fait franchir la frontière à Landrecies. Ils sont à ce jour aux Pays-Bas où ce jeune imbécile a demandé la protection de l'archiduc Albert et de l’infante Isabelle-Claire-Eugénie, son épouse...

— Il a cherché refuge chez l’ennemi ? s’indigna Thomas. Lui, prince français ? Mais c’est de la haute trahison!

— Pas le moindre doute là-dessus ! Ronchonna Montmorency ! Ce jeune drôle a aussi eu le front de m’écrire pour s’excuser d’être parti sans m’avoir dit au revoir ! Que dit le Roi, Bellegarde ?

— Il est à moitié fou de colère et de douleur. Lui aussi a reçu une lettre. Condé y proteste de sa loyauté mais déclare qu’il a pris la clef des champs pour sauver son honneur et sa vie ! Vous imaginez l'effet produit sur notre Sire qui a déjà envoyé des troupes aux frontières en vue de secourir les princes allemands... Si Sully et Villeroy ne cessaient de prêcher pour l’en empêcher, il aurait déjà mis le siège devant Bruxelles ! Nous sommes menacés d’une nouvelle guerre de Troie, Messieurs !

— Et comment réagit la nouvelle Hélène ?

— Elle est au moins aussi folle que son amoureux ! Elle ne cesse de l’appeler à son secours dans des lettres délirantes où elle jure qu’elle ne sera jamais qu’à lui !

La phrase, trop semblable à celle de la lettre que la présence de Thomas à ses côtés lui avait presque fait oublier, frappa Lorenza. Son mari le sentit, chercha sa main pour la garder fermement dans les siennes. Il lui sourit et l’impression pénible s’effaça.

— Or, reprit Bellegarde, attaquer les Pays-Bas, c’est attaquer l’Espagne, l’Empereur et même le pape, crime majeur pour un pays aux trois quarts catholique. Le nonce Ubaldini et l’ambassadeur de Venise, Antonio Foscari, multiplient les mises en garde mais le Roi leur oppose le droit des gens à disposer d’eux-mêmes, ce qui ne convainc personne, à commencer par la Reine qui n’est pas loin de se croire mariée à l’Antéchrist. Sans compter les prédictions qui pleuvent de tous côtés. Selon elles, le Roi ne devrait pas voir finir l’année 1610 dans laquelle nous entrons dans quelques jours !

Un véritable tumulte s’éleva autour des tables, chacun tenant à donner son avis personnel. Ce que voyant, le maître de maison se fit remettre une cuillère à potage en argent et tapa sur la table à coups redoublés tout en criant :

— Messieurs ! Messieurs !

Il finit par obtenir le silence.

— Navré de vous interrompre, clama-t-il, mais je tiens à vous rappeler que nous sommes réunis ce soir pour fêter le bonheur de deux jeunes époux et non pour tenir une réunion politique ! En outre, il y a des dames dont les délicates oreilles ne sont pas accoutumées au fracas des armes...

— Où allez-vous chercher ça ? murmura sa sœur. En ce qui me concerne, je devais encore être au berceau quand je l'ai entendu pour la première fois !

— Cela vous regarde ! Quant à moi, j’entends qu’ici, on ne rebatte pas les oreilles de Madame la duchesse d'Angoulême et de notre cher Connétable d’une affaire qui leur empoisonne l’existence depuis des mois et je vous propose de boire à leur santé ! Musique ! conclut-il en se tournant vers la tribune de l’orchestre.

On l’applaudit. Tout le monde se leva, verres en main, et l’on trinqua joyeusement avant de se consacrer au nouveau plat que l’on venait de servir : de superbes chapons farcis au foie gras, truffés, escortés de tout un assortiment de primeurs délicieuses accompagné d’un admirable vin de la Romanée qui avait les préférences du baron. Cette fois, l’atmosphère ne fut plus qu’à la fête. Le château tout entier bruissait de chansons, de rires et de musique. Un bal était prévu mais l’on porta tellement de « santé » aux jeunes mariés, au Roi, au Dauphin - la Reine ne semblait pas être très appréciée dans la nuit de Courcy ! - que les pas s'alourdissaient et que certains cherchaient un coin tranquille pour y entamer un petit somme.

Emmenée par Mme d’Angoulême et par la comtesse de Royancourt, Lorenza s’apprêtait à se retirer pour aller attendre son époux dans la chambre nuptiale quand un cavalier couvert de poussière que les valets n’eurent pas le temps d’annoncer pénétra en trombe dans la vaste salle, le chapeau à la main, en criant :

— Un message du Roi pour Monsieur le baron de Courcy !

C'était tellement inattendu qu’un silence s’abattit sur la longue tablée. Sans savoir pourquoi, Lorenza se mit à trembler tandis que Thomas, suivi de son père, rejoignait le nouveau venu.

— Un message du Roi, à cette heure ? S’étonna-t-il.

— J’exécute les ordres que l’on me donne, Monsieur, je ne les discute pas !

— Ce n’était pas un reproche. Voyons !

Brisant le cachet, il ouvrit la lettre dont le texte était bref : le Roi réclamait sa présence immédiate sans autre explication.

— Mais c’est impossible ! fit-il, soudain très malheureux. Sa Majesté sait que je me suis marié ce soir. Elle m’a même fait l’honneur...

— ... de m’envoyer moi, duc de Bellegarde et Grand Ecuyer de France, pour conduire la mariée à l’autel ! Intervint celui-ci avec hauteur. Qui vous a remis cette lettre ? Le Roi lui-même ?

— Non. M. de Bellecour qui est, je crois, de sa Chambre et m’a prié de me hâter. Moi je ne suis qu’un des courriers...

— Je le vois bien mais cela n’a aucun sens ! Attendez un moment !

Il prit Hubert par le bras pour l’attirer à l’écart.

— Que penses-tu de cela, baron ? Le Roi doit être devenu fou. Nous n'allons tout de même pas priver nos tourtereaux de leur nuit de noces ? Regarde ta belle-fille ! Elle est toute pâle et ses yeux sont pleins de larmes...

— D’autant que rien ne prouve que cet homme soit vraiment un émissaire royal ! Je vais faire en sorte de le neutraliser : on va le nourrir copieusement, l’abreuver en conséquence... puis on le laissera digérer dans un endroit adéquat...

—... et demain j'emmènerai Thomas à notre Sire ! Je veux tirer cette histoire au clair. Nous sommes entièrement d’accord !

Puis revenant au messager :

— Voilà votre mission accomplie, mon ami. Vous allez à présent reprendre des forces, un brin de repos et au lever du jour...

— Je dois ramener moi-même M. de Courcy ! Et sans attendre !

Peu patient de nature, Bellegarde prit feu :

— C’est ce qu’on va voir ! Voulez-vous mon sentiment, mon garçon ? Votre histoire ne tient pas debout et... Madame ?

Lorenza venait de s’élancer vers lui :

— Ne me demandez pas pourquoi, Monsieur le duc, mais je suis certaine qu’il s'agit d’un traquenard ! Si vous laissez cet homme emmener... mon époux, je ne le reverrai jamais !

— Diable ! Mais, ma parole, vous croyez ce que vous dites ?

— Moi aussi j’y crois, figure-toi ! Renchérit le baron Hubert. Ma belle-fille a reçu des menaces...

— Père ! Intervint Thomas. Ce message n’a peut-être rien à voir avec cette affaire et si le Roi ordonne...

— Admettons !... Mais je ne discerne pas ce qu’il pourrait avoir de si urgent à te communiquer. En outre, son messager - ou soi-disant - aura fait quelque mauvaise rencontre, non ? Conclusion, notre bon Roi attendra quelques heures !

— Après quoi, nous rentrerons de conserve à Paris - sans oublier l’émissaire que mon escorte se fera un plaisir de surveiller. Puis, quand Thomas saura ce qu'on lui voulait, je me ferai une joie de le ramener personnellement dans les bras de sa ravissante épouse ! A la santé de laquelle nous allons boire une dernière fois avant que les dames la conduisent vers le bonheur ! Nous escorterons Thomas vers elle dans un petit moment ! conclut Bellegarde.

Afin de ne pas trop rappeler à la jeune épousée la nuit tragique et grotesque de ses premières noces, il était convenu que seules la duchesse d’Angoulême, sa nouvelle tante Clarisse et ses femmes présideraient à son coucher, ce qui lui éviterait de subir les caquetages plus ou moins bienvenus d’illustres inconnues. Aussi se laissa-t-elle conduire en toute confiance jusqu’à l’une des plus belles chambres du château, celle qui, depuis des siècles, avait abrité les nuits de noces de tous les couples de châtelains ! Thomas y était né, comme son père et quelques autres avant lui.

Lorenza l’aima tout de suite. Peut-être parce qu’elle était absolument le contraire de celle où elle avait vécu son martyre, plutôt sinistre avec ses meubles d’ébène, ses tentures sombres et son obscurité. Ici, plusieurs chandeliers en argent massif chargés de bougies rouges éclairaient les lambris bleu clair discrètement rechampis d’or, ainsi que les tentures de brocart assorties. Meubles et sièges avaient la grâce de la Renaissance et la table à coiffer où trônait un beau miroir de Venise étalait un assortiment de flacons de cristal et de peignes, brosses et objets de coquetterie en vermeil. Un bon feu brûlait dans la cheminée de marbre turquin et des tapis bleus et rouges réchauffaient le parquet ciré à glace. Naturellement, il y avait profusion de fleurs dont une brassée d’œillets blancs fournis par l’orangerie qui emplissait un grand vase chinois et embaumaient l’air ambiant.

— Monsieur le baron en a fait mettre beaucoup trop, observa dame Benoîte en frottant les longs cheveux de Lorenza avec des carrés de soie pour les faire briller davantage encore. Demain nos jeunes époux auront mal à la tête ! ajouta-t-elle.

— Ils n’auront qu’à ouvrir la fenêtre ! dit la duchesse.

— Alors ils auront froid !

— Cessez donc de dire des sottises, Benoîte ! reprit Clarisse. L’amour est le meilleur chauffage que je connaisse ! Venez-vous mettre au lit maintenant, ma chère enfant !

— Avec votre permission, je préférerais attendre mon époux ici !

Non qu’elle redoutât que Thomas lui tombe dessus comme l’avait fait le précédent mais elle refusait d’instinct le moindre détail susceptible de le rappeler. Elle n’était plus vêtue que d’une longue chemise de fine dentelle sous un peignoir de soie blanche qu’il serait facile de laisser tomber quand le moment serait venu. Et puis elle trouvait du réconfort à se regarder dans le miroir. L’image qu’il lui renvoyait était ravissante et elle voulait s’en assurer jusqu’à l’instant ultime. Elle aurait eu tellement honte de s’offrir, vierge sans doute mais déchirée par l’épreuve subie et dont, le premier, Thomas avait pu contempler le résultat : un corps lacéré, saignant, bleui par le froid. C’était debout qu’elle irait à lui !

— Pourquoi pas, après tout ! fit rondement la duchesse. Cette vieille habitude de présenter la mariée étendue sur le lit, tous charmes offerts, à quelque chose de... bestial, vous ne trouvez pas, Clarisse ? Une oie blanche servie sur un plat et prête à être consommée !

— Ma foi, vous pourriez bien avoir raison ! répondit celle-ci en riant. Mais je crois qu’il est temps que nous nous retirions avant de donner dans la gauloiserie !

Tour à tour, elles embrassèrent Lorenza en lui souhaitant tout le bonheur possible puis sortirent en rappelant leurs souvenirs de jeunesse mais sans cesser de rire. Leur gaieté acheva de rassurer la jeune femme. Si Clarisse pouvait rire de si bon cœur, c’est que l’arrivée du messager royal - ou prétendu messager ! - ne la tourmentait pas. Elle aimait trop son neveu pour ne pas être sensible à tout ce qui pourrait lui arriver de mauvais...

Elle se leva, alla jusqu’à l’une des fenêtres donnant sur l’étang. Sous l’éclairage d’un quartier de lune, il brillait doucement, aussi lisse qu’un miroir qu’aucune ride ne venait troubler, si parfait reflet de la sérénité qu’elle resta un instant immobile à le contempler comme elle pourrait en avoir désormais le loisir soir après soir et sur toute son étendue. Ce qui n’était pas le cas la veille encore lorsqu’elle habitait la tour. Elle décida qu’il serait son ami. La nuit s’avançant devenait plus froide et, réprimant un léger frisson, elle se dirigea vers l’âtre de la cheminée pour tendre ses mains au feu qui flambait. Ce faisant, elle tourna son regard vers la porte et vit que Thomas la contemplait...

Debout contre le vantail, les bras croisés sur sa poitrine, il la fixait sans rien dire.

— Vous êtes là depuis longtemps ?

— Quelques minutes seulement. J’essayais de me persuader que vous êtes réelle et non une apparition que la première lueur du jour emportera !

— Je le suis vraiment et il ne tient qu’à vous de vous en assurer. Pourquoi n’approchez-vous pas ?

— Parce que j’ai l’impression que vous n’êtes pas heureuse autant que je le suis. Il est vrai que cela je n’osais l’espérer. Vous me sembliez soucieuse ?

— Venez près de moi, murmura-t-elle en lui tendant ses deux mains. En réalité, il est exact que je le suis ! Oh, Thomas, que serait-il advenu si M. de Bellegarde n’était arrivé ce matin en bel arroi portant les vœux du Roi ?

— Vous voulez savoir si j’aurais obéi à la lettre au messager ? Si je l’aurais suivi sur l’heure sans vous avoir tenue dans mes bras un seul instant ? Et tout cela à cause de la menace que vous avez reçue ? Certainement pas ! Je suis un soldat et je voue à mon Roi fidélité et dévouement... mais je ne suis qu’un homme, Lorenza... et je vous aime ! Vous quitter cette nuit était au-dessus de mes forces !

Il lui avait pris les mains qu’il réunissait dans les siennes pour y poser ses lèvres avec une ferveur qui troubla la jeune femme. Il brûlait d’une passion qu’il tentait de réfréner de toutes ses forces. Pourtant, elle savait que si elle lui demandait de la laisser seule, il se retirerait comme il l’avait promis, dût-il souffrir mille morts. En effet, il ne s’était pas présenté à elle nu sous une robe de chambre comme le vieux Sarrance, mais tout habillé à l’exception du pourpoint.

Elle retira doucement ses mains et comme il levait sur elle un regard où elle lut une soudaine angoisse, elle lui sourit, défit le ruban qui retenait le peignoir de soie blanche, lequel tomba à terre. Elle l’enjamba et vint contre Thomas, ouvrit sa chemise et caressa les muscles durs de sa poitrine. Elle le sentit frissonner à ce contact. Elle abandonna alors son dernier voile de dentelle mais n’eut pas le temps de se presser contre lui. Déjà il l’étreignait puis se laissait tomber à genoux pour couvrir son ventre de baisers en remontant vers les seins, vers son cou avant de s’emparer de ses lèvres. La retenant d’une main contre son torse, il la caressait de l’autre. A demi pâmée, elle gémissait doucement quand il la porta sur le lit. Puis il réussit à arracher ses propres vêtements sans quitter ses lèvres et s’étendit enfin sur elle pour de nouvelles caresses avant d’entrer en elle. Il maîtrisait si fermement son propre désir que la brève douleur de la défloraison n’arracha à Lorenza qu’une plainte heureuse.

Quand, toujours enlacés, ils s’endormirent enfin au matin, Lorenza avait découvert que l’amour physique pouvait être un éblouissement et non une terrifiante, sinon répugnante épreuve et que, auprès de Thomas, les nuits seraient encore plus belles que les jours. Et quand il partit en compagnie de Bellegarde pour se rendre à l'étrange convocation, elle éprouva un déchirement comme s'ils ne formaient plus qu’un seul corps. Elle sut alors qu’elle aimait Thomas et que rien ni personne ne pourraient détruire cet amour.

Clarisse, pour sa part, avait guetté la réapparition des jeunes époux. Les cernes sous les beaux yeux noirs, les mains qui avaient peine à se séparer, le bonheur plus qu’évident de Thomas la renseignèrent mieux qu’une longue confidence et si elle s’égara du côté de la chambre nuptiale que l’on n’avait pas encore eu le temps de refaire, ce fut pour achever de se convaincre, devant les traces de sang sur les draps, que Lorenza était arrivée au mariage aussi vierge qu’elle le supposait... Il ne restait plus qu’à attendre les fruits qu’une union aussi réussie ne pouvaient manquer de produire et, à cette idée, des larmes de joie lui montèrent aux yeux. Aussi se précipita-t-elle vers la chapelle, d’abord pour y cacher son émotion, ensuite pour remercier Dieu le Père, le Fils, le Saint-Esprit, Notre Dame et tous les saints d’avoir permis la réussite de ce qu’elle craignait être un désastre. Sachant d’expérience - elle avait beaucoup aimé son défunt mari -ce que pouvait être un mariage réussi, elle gardait présente à la mémoire la menaçante épître tombée comme une pierre au milieu des préparatifs de la fête. Elle se jura de veiller de près sur ce bonheur tout neuf.

Sa prière achevée sur un signe de croix et une génuflexion, elle se retourna pour sortir et découvrit alors un spectacle tout à fait inhabituel : Hubert sur un prie-Dieu, la figure dans les mains, en oraison ! Pourtant, jusqu'à ce matin, elle s’était demandé - non sans une certaine angoisse ! - s’il était encore un vrai croyant. En dehors des cérémonies obligatoires telles que les enterrements, les mariages, les baptêmes, ou les Te Deum de victoire, il ne mettait jamais les pieds dans une église, pas même dans la chapelle de son château, ce qui désespérait le père Fremyet, son chapelain... Et voilà que, ce matin, il était là ! C’était à n’y pas croire !

Elle allait repartir sur la pointe des pieds mais, quand elle fut à sa hauteur, il se signa rapidement et se leva.

— Eh oui ! Je prie ! grogna-t-il. Vous avez quelque chose contre ?

— Dieu m’en garde, Hubert, mais mon étonnement... je veux dire que vous ne nous avez pas habitués à...

— Cessez de bredouiller ! D’ailleurs, je ne priais pas : je remerciais !

Retenant un éclat de rire, elle gloussa :

— Grosse différence en effet ! Et de quoi, s’il vous plaît ?

— Ça ne vous regarde pas !

— Alors je vais vous le dire : Thomas vient de vous offrir la surprise de votre vie ! Certes, c’est un beau garçon, bien bâti, aimant la vie et les femmes tout à fait normalement, mais vous ne le croyiez pas capable de faire - en une seule nuit et encore pas bien longue ! - de la semi-désespérée d'hier la jeune femme rayonnante de bonheur que nous venons de voir. Hier, elle épousait par amitié et par reconnaissance. Peut-être aussi par un besoin de protection compréhensible mais, ce matin, elle se retrouve aussi amoureuse de lui qu'il l’est d'elle. Ce ne sont plus des jeunes mariés mais bel et bien un couple d’amants ! N'ai-je pas raison ?

— Si ! Il faut croire que Thomas est un maître en amour et je serais curieux de savoir comment il s’y est pris.

— Ce n'est plus de votre âge ! Mais au cas où vous garderiez une incertitude sur le passé peu ordinaire de Lorenza, je suis en mesure de vous rassurer : elle était vierge ! Sans le moindre doute possible !

Il exhala un soupir de soulagement.

— J'avoue que vous m'enlevez un sacré poids ! J'avais quelque peine à croire que ce vieux bouc de Sarrance n'ait pas réussi à la soumettre ! Il était fort comme un Turc en dépit de sa taille ! Sans compter le mystérieux correspondant d'avant-hier dont le ton était celui d'un propriétaire !

— Non. S’il en avait été ainsi, Lorenza aurait cherché de nouveau cette mort qui n’avait pas voulu d’elle une première fois et à laquelle Thomas l’avait arrachée ! J'en suis certaine !

— Allons la rejoindre ! La journée va lui paraître interminable... tout comme à nous !

Et elle le fut en effet ! Tandis que le château était livré au grand ménage rendu nécessaire par les réjouissances de la veille, le baron chercha refuge dans son orangerie. Mme de Royancourt se rendit à Chantilly pour bavarder un peu avec Diane d’Angoulême. Quant à Lorenza, elle alla d’abord à la chapelle afin de rendre grâce pour ce bonheur qu’on lui avait accordé et qu’elle n’aurait jamais cru possible... En abandonnant, hier, sa main à celle de Thomas, elle pensait seulement rester fidèle à la promesse qu’elle lui avait faite de ne pas se marchander. Elle était décidée à se donner parce qu’elle avait de l’affection pour lui, parce qu’elle jugeait qu’il l’avait mérité. Mais ce n’est pas sans une vague inquiétude qu’elle avait attendu sa venue. Après tout, les hommes sont tous faits du même bois et les gestes de l’amour ne pouvaient que se ressembler ! Il fallait s’y résigner si elle voulait éviter de lui faire de la peine. Et puis...

Et puis le miracle s’était produit dès l’instant où ses mains puissantes mais si douces s’étaient posées sur sa peau que ses lèvres avaient caressée... Eperdue, le cœur lui battant sourdement dans la poitrine, elle n’avait plus songé à rien sinon à s’offrir encore et encore, à s'ouvrir plus largement à l’accomplissement final qu'il avait su lui faire désirer. Il avait joué de son corps comme d'un instrument de musique, en tirant des sensations inouïes, si affolantes qu'elle s'était entendue haleter :

— Viens !... Oh, viens !

— Il ne faut pas aller trop vite, avait-il murmuré contre sa bouche. Tu es si jeune... si neuve ! Je vais te faire mal...

— Tant mieux !... Je veux... être à toi !

Dût-elle vivre cent ans, elle n’oublierait jamais l’instant où, d’un coup de reins, il était entré en elle. La brûlure du déchirement s’était perdue dans cette joie inattendue qu’elle avait éprouvée quand elle sentit qu’elle ne faisait plus qu’une seule chair avec lui. Trois fois encore, il l’avait possédée jusqu’à ce que le sommeil les emporte au même instant, si étroitement enlacés l’un à l’autre qu’au réveil ils avaient recommencé à s’aimer. Mais ensuite, la laissant se rendormir, Thomas était allé s’arroser copieusement d’eau froide afin de se retrouver prêt à rejoindre Bellegarde.

Elle eut soudain un peu honte d’évoquer, au pied d’un autel, les heures brûlantes de cette nuit d’amour, mais quand le prêtre qui les avait unis s’approcha d’elle pour lui demander si elle voulait se confesser, elle se conduisit d’une façon fort répréhensible en éclatant de rire.

— Me confesser ? De quoi, Seigneur ? De nous être aimés éperdument, Thomas et moi ? Ne nous y avez-vous pas incités en bénissant notre mariage ?

— Je vous ai invités à procréer sous le regard de Dieu. Au-delà de cette perspective, ma fille, il ne faut pas tomber dans la luxure... qui est un grave péché !

Elle le considéra de ses grands yeux noirs devenus immenses.

— J’aimerais savoir où commence le péché.

Il fronça les sourcils et sa bouche se resserra jusqu’à ne plus former qu’une mince ligne méprisante.

— J’ai manqué à mon devoir, hier, en ne vous conseillant pas les nuits de Tobie par lesquelles devrait commencer toute union chrétienne...

— Les nuits de Tobie ? Qu’est-ce ?

— Un couple soucieux de plaire au Seigneur se doit de consacrer à la prière les trois premières nuits de leur union ! A la prière seule ! précisa-t-il en levant vers la voûte un doigt autoritaire. Ensuite seulement on peut laisser parler la chair... mais jusqu'à un certain point !

— Lequel ? murmura Lorenza, de plus en plus abasourdie.

— Lorsque la femme a reçu la semence, elle et son époux doivent se séparer pour prendre du repos mais non sans avoir au préalable prié Dieu de bénir cette étreinte afin qu’elle porte son fruit !

— Mais on ne peut pas le savoir tout de suite !

— Aussi peut-on réitérer le lendemain et les nuits suivantes jusqu'à ce que l’enfant s’annonce. Mais une fois seulement. Vous devriez vraiment vous confesser, ma fille ! Combien... de fois ?

Révoltée par ce regard devenu trouble, cette bouche que la langue humectait sans cesse, la jeune femme riposta :

— En vous confiant que nous nous étions aimés follement, je crois avoir tout dit. De toute façon, il faudra vous en contenter, ajouta-t-elle, désinvolte, en se dirigeant vers la sortie après une brève génuflexion et un signe de croix.

Elle tremblait de colère. Qui était ce prétendu homme de Dieu qu’elle jugeait répugnant ? Et par quelle incroyable alchimie avait-il réussi à se faire confier les consciences d’une si importante châtellenie que Courcy ? Elle n’imaginait pas un instant

Clarisse en train d’ouvrir son âme à un religieux de cette espèce. Quant au baron Hubert, la seule évocation était à mourir de rire...

Mme de Royancourt n’étant pas encore rentrée, ce fut auprès de ce dernier qu'elle alla s’épancher. Il s’occupait à vaporiser du liquide sur les feuilles brillantes de ses orangers.

— Ne m’en veuillez pas, s'il vous plaît, mais je ne parviens pas à comprendre comment ce prêtre est devenu votre chapelain ! Il est si différent du château et de ses habitants !

— C’est le moins que l’on puisse dire et si le père Fremyet ne nous l’avait amené lui-même avant de partir se soigner aux eaux de Bourbon, son pays natal, on ne l’aurait jamais accepté. Le père de Luna est un Jésuite et je n’ai jamais aimé ces gens-là, mais comme sa présence ici n’est que temporaire, on n'a pas voulu ergoter. Evidemment, nous aurions préféré qu’un autre vous mariât mais faute de grives on se contente de merles... Et Thomas avait tellement hâte d’être heureux ! J’ai l’impression qu’il l’est, aussi tâchez de supporter Luna jusqu’au retour de notre brave Fremyet !

— Je promets... à condition qu'il ne vienne pas tous les matins me demander de me confesser ! Je ne veux pas qu'il abîme mon bonheur !

Lâchant son vaporisateur, il se tourna vers elle et la prit aux épaules.

— Votre bonheur ! fit-il, ému. Quel joli mot dans votre bouche, mon enfant ! Et combien doux à entendre ! Car vous l'êtes, n’est-ce pas ?

— Heureuse ? Oh oui ! Merveilleusement ! Je n’aurais jamais cru que ce fût possible de l’être autant ! Thomas est...

— N’en dites pas plus !

Il l’embrassa sur les deux joues puis revint à son oranger.

— Quant au père de Luna, vous n’avez qu’à lui dire chaque matin : « Rien à déclarer ! » et moi je vais essayer de savoir si notre Fremyet a bientôt fini de barboter dans son bain!

Au grand soulagement de la famille, le carrosse de Bellegarde ramena Thomas le soir même mais ce qu’il avait à leur apprendre ne manquait pas d’intérêt. Non seulement le Roi n’avait pas réclamé le jeune homme mais le messager était inconnu au bataillon des courriers. Quant à M. de Bellecour, il était depuis quinze jours dans ses terres du Nivernais. Aussi ledit messager recevait-il à cette heure l’hospitalité du Grand Châtelet où l’on allait œuvrer pour en savoir davantage.

— Je pense que l’on peut se fier à mon ami d’Aumont pour faire le nécessaire, commenta le baron Hubert à qui Thomas venait de remettre une lettre du Grand Prévôt. Il n’aime pas du tout mais pas du tout cette histoire ! Une chose est certaine, en tout cas, c’est que notre bon roi Henri t’a sans doute sauvé la vie en envoyant Bellegarde jouer les pères nobles à la chapelle. Tu avais toutes les chances de tomber dans une embuscade !

— Au fond, il aurait peut-être mieux valu que je joue le jeu mais suivi à distance raisonnable par une troupe de nos gens dûment armés. On aurait su au moins qui l’on allait rencontrer !

— Pas sûr ! Escamoter quelqu’un de nuit et sur un chemin forestier n’est pas un exploit...

— Et ces angoisses à cause de moi ! Gémit Lorenza, toute sa joie disparue. Si seulement je pouvais savoir qui est mon ennemi !

Voyant sa détresse, Clarisse jugea qu'il était temps de s'en mêler.

— Cessez de vous tourmenter ! On finira par y arriver puisque nous avons le Roi pour nous ! Ne songez qu’à être heureuse ! Tenez ! Montez vite dans votre chambre. On va vous y apporter votre souper ! Vous avez besoin d’être seuls tous les deux !

— Et nous aussi, nous serons seuls tous les deux ? Ronchonna son frère en contrefaisant sa voix. Vous n’allez pas commencer à nous obliger à jouer les vieux croûtons ?

— Vous ne courez aucun danger, lança Thomas qui avait déjà saisi sa femme par la taille pour l’entraîner vers l’escalier.

Clarisse, qui les regardait s’envoler en souriant, glissa son bras sous celui de son frère.

— Cessez donc de grogner ! Vous n’avez donc pas envie d’avoir des petits-enfants ?

— Quelle question ! Et où allez-vous encore ?

— Dire à Chauvin qu’on laisse le plateau à leur porte ! Je suis certaine qu’ils n’ouvriront pas avant un moment !

Rien n’était plus juste. A peine la porte refermée d’un coup de talon, les jeunes époux s’étaient enlacés pour un long, long baiser qui manqua faire défaillir Lorenza. Après quoi, Thomas la fit asseoir devant le grand miroir de la table à coiffer, se plaça derrière elle et commença à retirer les épingles à têtes de perles et les petits peignes précieux qui maintenaient sa chevelure. La soie vivante de ses cheveux coula sur ses mains en un flot doré dans lequel il enfouit son visage pour mieux le respirer. La haute collerette de dentelle l’encombrait et il l'ôta avant de s’attaquer au corsage qu’il dégrafa. Le miroir renvoya à Lorenza leur double image qui la fit rougir.

— Thomas ! murmura-t-elle tandis qu’il dégageait ses épaules et les baisait. Est-ce que...

— Allons, mon cœur, souffla-t-il contre son cou. Vous n’allez pas me refuser le délicieux plaisir de vous déshabiller ? Autant vous prévenir tout de suite, c’est une habitude qu’il vous faudra prendre car j’ai bien l’intention de ne pas m’en priver. Avec des variantes, évidemment ! Acheva-t-il en riant. Alors pensez à autre chose, faites une prière ou racontez-vous une histoire mais ne me gênez pas !

Elle se mit à rire et leva les bras pour attirer sa tête contre la sienne...

Chapitre II. Un honneur peu souhaité !

Le bonheur !... Pendant les jours - et les nuits ! -qui suivirent, il s’amplifia et s’épanouit comme une fleur entre les deux jeunes gens. Pour leur plus grande joie, le froid et la neige avaient investi le pays dès le 1er janvier, refermant sur eux-mêmes villages et châteaux qui ne communiquaient plus guère entre eux. A Chantilly, le jeune Montmorency avait bien émis l’idée d’une chasse au loup mais s’en était tenu là quand son père lui avait ri au nez, en le mettant au défi d’en rencontrer un seul dans la région depuis que son grand-père en avait fait une telle hécatombe que les rares survivants avaient quitté une terre aussi inhospitalière et qu’il ne s’en trouvait plus aucun à dix lieues à la ronde...

A Courcy, des feux d’enfer ronflaient à longueur de journée dans les vastes cheminées : Clarisse était frileuse et Hubert avait des rhumatismes même s’il refusait farouchement de l’admettre. Il se réfugiait le plus souvent dans son orangerie - chauffée elle aussi ! - où, loin des regards amusés de sa sœur, il s’ennuyait ferme la plupart du temps, ne ressuscitant qu’à l’heure des repas quand les jeunes époux faisaient leur apparition, la main dans la main, souriants et si visiblement heureux qu’il était difficile de leur en vouloir de vivre enfermés la plupart du temps.

Ils étaient toujours gais d’ailleurs et les conversations avec eux se ressentaient de leur joie de vivre. Et si, après le souper, ils consacraient volontiers une heure ou deux à la vie en société, il devenait peu à peu évident au trouble soudain de Lorenza sous le regard ardent de son mari, à leurs mains qui n’osaient pas se joindre, qu’ils mouraient d’envie de retourner à leur solitude.

— J’ai l’impression qu’ils font ça en riant, émit un jour le baron qui, de nuit, s’était aventuré pieds nus jusqu’à leur porte et avait entendu le rire sonore de son fils.

— Laissez-les donc tranquilles ! Lui conseilla Clarisse qui s’amusait franchement. Rien n’est plus agaçant que les sombres passions où les amants ne se prennent pas au sérieux mais au tragique. Ces deux-là sont transfigurés par leur amour. La beauté de Lorenza est devenue éblouissante, vous ne trouvez pas ?

— Sans aucun doute... et c’est un bien joli spectacle ! Mais au train où ils y vont, ils devraient au moins nous fabriquer des jumeaux. Si ce n’est plus !

— Un unique exemplaire devrait suffire et, en ce qui me concerne, je prie pour qu’elle soit enceinte quand Thomas regagnera son régiment. Ce qui ne saurait tarder, hélas ! Lorie - Thomas, tendrement, avait ainsi rebaptisé sa femme ! - serait moins triste si...

—... elle a des nausées tous les matins et prend en dégoût la moitié de ce qu’on lui servira ! Ça doit être distrayant, en effet !

— Oh ! Vous êtes insupportable ! Et surtout, vous ne savez pas ce que vous voulez !

— Etre grand-père, évidemment ! Mais elle est si ravissante ! Ce serait dommage que cela l’abîme !

— On y veillera ! Soyez rassuré ! Mais vous aurez votre rôle à jouer.

— Moi ? Vous voulez que je...

— Non je ne veux pas que vous... Grâce à Dieu, vous ne ressemblez pas au vieux Sarrance ! Mais l’entente de ces deux-là n’est pas uniquement bâtie sur un exceptionnel accord sensuel mais aussi intellectuel. Ils parlent d’un tas de choses ensemble.

— Comment le savez-vous ? Vous écoutez aux portes maintenant ?

— Tout comme vous, cher frère, tout comme vous ! Ils ont à peu près les mêmes goûts, une culture supérieure et un égal sens de l’humour. Ils aiment la nature, le grand air...

— Ils ne sortent pas souvent !

— Ils savent que leur temps d’intimité leur est compté, qu’il va bientôt falloir se séparer et c’est on ne peut plus normal ! Ajoutez à cela qu’ils détestent également la vie de Cour !

— Pour aimer ça, il faut apprécier le martyre ! Quoique, avec notre joyeux Henri, elle soit à peu près supportable !

— On voit que vous ne la fréquentez pas en ce moment! D’après la duchesse Diane, la fuite aux Pays-Bas de Condé le rend enragé. Il ne parle que de lever une armée pour aller récupérer Charlotte. Il expédie lettre sur lettre à l’archiduc Albert et, entre-temps, il augmente les impôts et interdit les duels sous peine d’y laisser la tête !

— Pas moins ? Qu’est-ce qui lui prend ?

— Il dit que cet exercice décime sa noblesse et qu’il vaut beaucoup mieux que tout ce petit monde aille se faire tuer sous Bruxelles au lieu de s'étriper bêtement pour un coup d’œil de travers ! Et je ne vous parle pas du ménage royal !

— La grosse Marie vient pourtant de lui donner une nouvelle fille...

— Une petite Henriette mignonne à croquer à ce qu’il paraît ! Il l’a dorlotée, baisotée et câlinée pendant deux jours, après quoi il l’a renvoyée à Saint-Germain rejoindre le reste de la marmaille ! Remarquez, cela n’a fait ni chaud ni froid à la génitrice qui n’aime, parmi ses enfants, que le petit duc d’Anjou, mais Henri l’a expédié dans le même carrosse que la nouvelle-née et elle enrage. D’autant plus qu’il a fait revenir le Dauphin qu’elle n’aime pas. Il est vrai qu’à bientôt neuf ans, il devrait commencer son apprentissage de futur roi !

— Eh bien ! J’espère que l’on va oublier encore nos amoureux un moment !

Deux jours ! Pas un de plus.

Le troisième, le temps s’était radouci, la neige avait fondu et même les chemins redevenaient praticables. Vers midi, un cavalier embouqua l’entrée du château et sauta directement sur les marches du perron. C'était l’un des camarades de Thomas, Henri de Bois-Tracy, qui était aussi son meilleur ami depuis qu’Antoine de Sarrance était devenu un ennemi. Il avait d’ailleurs assisté au mariage.

De taille moins élevée que Thomas, il avait une figure fine, allongée par une barbiche en pointe, des yeux bruns et vifs, une bouche spirituelle ornée de belles dents, une silhouette élégante qu’il voulait toujours à la dernière mode et le pied sensible : quiconque marchait dessus se retrouvait presque instantanément l’épée à la main en face de la sienne qui était redoutable. A part cela, le plus joyeux garçon de la terre !

Comme on allait passer à table, son couvert fut mis d’autant plus vite qu’il faisait partie des habitués de la maison, et il se retrouva bientôt le verre à la main à rafraîchir son gosier sec.

— Notre colonel, M. le comte de Sainte-Foy, m’envoie te chercher, déclara-t-il à Thomas. Le Roi a besoin de toi !

— Encore ?

— Oui, mais cette fois c’est vrai. C’est la raison pour laquelle j’ai été choisi...

— Qu’est-il advenu du messager de l’autre soir ? demanda le baron.

— Il est mort, Monsieur. On l’a retrouvé empoisonné dans sa prison. Sans doute pour lui éviter la question, ce qui fait que l’on ne saura jamais qui l’a envoyé.

— Tu sais où je vais ?

— Tu peux dire où nous allons parce que j'y vais aussi. On va escorter un de nos anciens chefs, le marquis de Praslin, porteur d’une lettre confidentielle à l'archiduc Albert que Praslin a déjà rencontré. Outre ses qualités militaires, c’est un diplomate...

— C’en est un, en effet, acquiesça le baron Hubert. Je le connais un peu et je crois deviner l’objet de ses démarches à Bruxelles : essayer de convaincre l’Altesse impériale de laisser partir... ou même d’enlever discrètement la belle Charlotte pour la ramener dans nos bonnes vieilles frontières ?

— Ce serait un coup de force répréhensible, fit vertueusement Bois-Tracy, et nous sommes revêtus du statut d’ambassadeurs... mais il est évident que si la princesse de Condé insistait pour nous suivre...

— Oh, vous pouvez être sûr qu’elle insistera ! Le conforta Mme de Royancourt. Sa tante ne cesse de recevoir des billets où elle la supplie de lui faire parvenir des vêtements convenables ! Quand Condé l’a embarquée, il ne lui pas laissé le temps d’emporter des bagages. Elle n’a que deux chemises. La pauvre petite est au bord du désespoir !

— Ah, les femmes ! Soupira son frère. Vous ne comprenez pas que ces plaintes sont destinées à exciter la colère du Roi ? Sa bien-aimée exposée à moitié nue aux rigueurs de l’hiver ! Entre nous, l’archiduchesse-infante Isabelle-Claire a trop le sens du rang pour laisser dans le dénuement une petite princesse française, même si elle et son époux préféreraient ladite princesse ailleurs... Vous restez, Bois-Tracy ?

— J’en serais fort aise car votre hospitalité est sans égale, baron, mais nous devons, Thomas et moi, être ce soir même au Louvre ! Pardonnez-moi, Madame, ajouta-t-il à l’adresse de Lorenza dont Thomas venait de reprendre la main, j’espère qu'il me sera donné, dans la suite des temps, d’être un jour porteur de bonnes nouvelles et regardé comme un ami par d’aussi beaux yeux !

En dépit de sa gorge un peu serrée, Lorenza lui offrit un beau sourire.

— Vous pouvez vous considérer comme tel puisque mon époux vous aime, lui assura-t-elle en se levant. Je vais faire préparer son bagage.

Ils sortirent tous deux suivis silencieusement des yeux par les autres. Puis le baron Hubert eut un petit rire.

— Aimez-vous toujours la vieille prune, Bois-Tracy ?

— La vôtre est inoubliable !

— Alors, je vais en faire porter dans la bibliothèque ! Elle nous aidera à supporter l’attente !

— L’attente ? Vous pensez qu’elle...

— Pourrait être un brin longuette ? Mon cher, cela fait quinze jours que nos tourtereaux n’ont quitté leur chambre que pour les repas... et encore pas régulièrement ! Alors, la première séparation !...

— On ira un peu plus vite, voilà tout ! fit le jeune homme avec philosophie. Il est vrai, ajouta-t-il plus bas comme pour lui-même, qu’elle est bien belle !

En effet, deux heures s’écoulèrent avant que le pont dormant du château retentisse sous les sabots des chevaux lancés au galop...

Quand vint l’heure du souper, ni Clarisse ni Hubert n’espéraient la présence de Lorenza qu'ils imaginaient écroulée sur son lit et pleurant toutes les larmes de son corps. Pourtant, elle les rejoignit ponctuellement, tirée à quatre épingles et souriante.

— Alors, père, dit-elle. Comment vont les orangers ?

Soudain rayonnant, il lui prit le bras pour la conduire à table.

— Nous verrons cela demain, mon petit ! Nous verrons cela demain...

Décidément, elle était de bonne race...

La vie reprit à Courcy comme avant le mariage, à cette différence près que la neige, revenue après une courte trêve, isolait à nouveau les châteaux, incitant leurs habitants à rester chez eux. Ce qui n’était pas sans charme. Comme on n’attendait pas de visites, on fermait les portes qui commandaient l'enfilade des salons pour se réunir dans la librairie où un feu d’enfer flambait dans la cheminée. Clarisse brodait tandis que son frère complétait la culture de Lorie - tous deux avaient adopté le tendre diminutif ! - en lui faisant lire les bons auteurs et, ensuite, en discutant sujet et tournure à longueur de temps, alternant disputes et chœurs laudatifs pour le plus grand amusement de la brodeuse. Il arrivait même que l’on se fît servir sur place. Les mets arrivaient alors des cuisines sur des chauffe-plats véhiculés par des laquais emmitouflés de cache-nez et autres lainages pour éviter d’attraper froid. Les châtelains tenaient essentiellement à ce que leur personnel n’eût pas à souffrir des intempéries. Ils bénéficiaient en outre de multiples centres de chaleur entre les cuisines et offices pour les serviteurs et la vaste salle des gardes pour ces derniers.

Le seul inconvénient était que les nouvelles ne passaient pas. On en avait un peu par Chantilly mais rarement, la duchesse Diane étant à Paris - pas fameuse depuis quelque temps, l’atmosphère de la Cour devenait, paraît-il, irrespirable! -, et aucune des pourparlers de Bruxelles. On savait seulement que le marquis de Praslin et ses deux anges gardiens étaient arrivés à bon port.

Pour sa part, Lorenza s’attardait volontiers dans la chambre où elle avait vécu tant d’heures délicieuses dans les bras de Thomas. Elle paraissait immense à présent que son corps vigoureux, sa voix chaude et son rire sonore l’avaient désertée. La jeune femme s’étendait sur le lit pour retrouver son odeur, ou s’asseyait devant la table à coiffer dont le miroir avait reflété bien des caresses quand il la déshabillait lentement. Ou bien elle méditait face au feu, assise sur la peau d’ours qui les avait accueillis à plusieurs reprises... C’étaient des moments doux et torturants à la fois où elle pouvait mesurer à quel point elle aimait son époux. Elle s'efforçait alors de repousser loin d’elle la terreur que lui avait inspirée le billet reçu la veille de son mariage parce qu’elle savait maintenant que, si elle le perdait, elle ne pourrait lui survivre. Péché ou pas, elle se donnerait la mort... mais non sans avoir abattu l’assassin de sa propre main !

Enfin, la vague de froid disparut, relayée par une pluie battante qui transforma la neige et le verglas en boue, et les communications reprirent avec la Cour. Cependant, personne ne bougea.

— Attendons que ça sèche ! commenta le baron. Il faut avoir à dire quelque chose de très important pour accepter de s'enfoncer dans la gadoue jusqu’aux yeux !

Ce qui ne l’empêchait pas de rejoindre régulièrement sa chère orangerie botté jusqu’au ventre, affublé d’une sorte de poncho en forte toile, d’un bonnet de laine épaisse et appuyé sur une canne pour éviter de glisser. Des gants de gros cuir protégeaient ses mains qu’il avait fort belles et dont il prenait grand soin. C’était sa coquetterie à lui évidemment mise à mal par la fréquentation des rosiers.

Et puis, un beau matin, le soleil revint. Arriva aussi un cavalier arborant les couleurs de la Reine - le bleu et le blanc ! - et porteur d’un message pour la baronne de Courcy. Il émanait du Surintendant de la maison de la souveraine, ce Sébastien Zamet, banquier florentin richissime, fort ami du Roi de surcroît bien que ce fût chez lui que la belle Gabrielle d’Estrées eût pris son dernier repas[1]. L’homme repartit d’ailleurs sans attendre la réponse après avoir avalé la bolée de vin chaud qu’on lui offrit.

Pendant ce temps, Lorenza tournait et retournait entre ses doigts le rouleau de parchemin scellé aux armes de France sans se résoudre à en faire sauter le cachet.

— Eh bien, qu’attendez-vous ? S’impatienta sa nouvelle tante qui mourait de curiosité. On dirait que cela vous fait peur?

— Mais j'ai vraiment peur ! La Reine m'a détestée dès notre rencontre à Fontainebleau et je n’ai jamais eu d’elle que de mauvais procédés. Tenez ! ajouta-t-elle en lui tendant l’objet, lisez à ma place. Moi je vais m’asseoir !

— Vous craignez de vous évanouir ?

— Avec elle, qui peut savoir !

— Cela a tout l’air d’un document officiel ! dit Clarisse en faisant sauter le sceau d’un doigt rapide. Elle le lut ensuite - le texte était assez bref - puis le rendit à la jeune femme : C'en est un en effet ! Un brevet qui vous incorpore à l’escadron des dames de Sa Majesté !

— Moi ? Que je... Jamais de la vie ! Je ne veux pas y aller !

Cette fois, Clarisse n’avait plus envie de rire. Elle alla s’asseoir près de Lorenza dont elle prit la main.

— Je crains que vous n’ayez pas le choix, mon petit ! On ne vous demande pas votre avis et vous devez obéir. En vous montrant convenablement reconnaissante par-dessus le marché !

— Mais je peux être malade ? Sa grosse Majesté redoute d’approcher les porteurs du moindre bobo comme s'ils avaient la peste, la lèpre ou le choléra !

— A moins d’être à l’agonie, cela vous fera gagner quelques jours mais pas davantage ! Si elle vous veut chez elle, soyez sûre qu'elle vous enverra chercher !

— Mais enfin pourquoi ? Elle a tout fait pour me détruire. Elle avait même refusé ma grâce quand on m’a condamnée. En outre, elle a auprès d’elle Honoria que je me refuse désormais à appeler ma tante !

Clarisse reprit la lettre, la relut puis soupira.

— J’aurais dû y penser plus tôt. Ce n’est pas à vous, en tant que Lorenza, que s’adresse cette nomination... contresignée en outre par le Roi...

— Le Roi ? Il sait pourtant bien...

— Rien du tout ! Il s’est conformé à la tradition et moi j’aurais dû y réfléchir plus tôt. Les baronnes de Courcy ont, depuis Louis VII et Aliénor d’Aquitaine que la dame de Courcy d’alors a sauvée de la mort, le privilège inaliénable d’entrer au service d’honneur de la reine de France. Votre défunte belle-mère, cette charmante Claire, a servi Catherine de Médicis et Louise de Vaudémont, l’épouse d’Henri III, jusqu’à ce qu’une maladie l’emporte. Mme de Guercheville, la dame d’honneur de Marie, l’a bien connue... Et dites-vous bien que vous ne serez pas au dernier rang : si nos ancêtres n’avaient pas tenu aussi obstinément à leur titre de baron vous devriez être duchesse ! Mon frère vous en dira tout autant. Plus peut-être. Il est tellement fier de ses ancêtres !

— C’est une catastrophe ! Gémit Lorenza, effondrée.

— Avec une souveraine de cet acabit, je partage votre opinion. Notez cependant qu’il y a tout de même une compensation : on ne saurait s’en prendre à la baronne de Courcy comme à n’importe quelle dame du palais.

— Si vous vous imaginez qu'elle s’en souciera, c’est que vous ne la connaissez pas. Elle va m’en faire voir de toutes les couleurs... Si même elle n'arrange pas un accident ! Vous vous rendez compte que je vais devoir vivre auprès d’elle jour et nuit ?

— Où avez-vous pris cela ? Les dames servent par quartiers sauf celles qui ont un poste de dame d’honneur ou de dames d’atour et vous ne serez ni l’une ni l’autre. Rien ne dit d’ailleurs qu’elle soit ravie de vous voir arriver. Auquel cas, vous resterez chez vous ou rentrerez à Courcy autant qu'il vous plaira.

Les lourds nuages qui l’assombrissaient commençaient à s’effacer du front de la jeune femme. Pourtant elle objecta encore :

— Chez moi ? Mais je n’ai aucun chez moi ! Elle va m’enfermer dans un trou quelconque avec Honoria et attendre tranquillement que l’une dévore l’autre !

Là, Clarisse se mit à rire franchement.

— Mais non ! Hubert va vous en trouver un ! Notre hôtel parisien a subi des dégâts durant les guerres de Religion et on n’a pas jugé utile de le remettre en état. Evidemment, il y a l’appartement de garçon de Thomas, mais il ne saurait convenir.

La voix sonore d’un valet annonçant la duchesse d’Angoulême interrompit le débat.

— Vous m’avez l’air grandement agitées, toutes les deux, fit-elle en ôtant ses gants. Pas d’ennuis, j’espère ? ajouta-t-elle tandis qu’elles la saluaient avec les égards dus à une Altesse royale.

— Oh si ! Soupira Lorenza en agitant le malencontreux brevet. Ceci m’incorpore aux dames de la Reine !

Diane de France leva un sourcil surpris.

— C’est normal ! Vous êtes baronne de Courcy...

— Je viens de lui expliquer, dit Clarisse, et nous en étions arrivées à un accord mais il reste un détail : son logement. Hubert n’a pas voulu remettre à neuf notre hôtel de la rue de Tournon qu’il a toujours trouvé affreux ! Ce en quoi je ne lui donne pas tout à fait tort.

— Moi non plus ! Cela dit, j’ai pour vous la solution idéale !

Et comme deux paires d’yeux l’interrogeaient, elle sourit.

— Chez moi, voyons ! Mon hôtel de la rue Pavée2 est immense, ainsi que vous le savez, et je m’y ennuie à mourir depuis que l’on a donné Charlotte à l’horrible petit Condé ! Nous allons y mener toutes les deux une vie charmante ! Surtout si vous vous joignez à nous, ma chère Clarisse. Normalement, vous devriez présenter vous-même - à défaut de cette pauvre Claire ! - votre nièce à la Cour. Je vous assisterai... et je m’en réjouis d’avance ! Cela va être un vrai plaisir de voir toutes les mines d’enterrement que votre beauté ne manquera pas de susciter. Vous acceptez, j’espère ?

— Avec reconnaissance, Madame la duchesse, répondit Lorenza, soulagée d’un grand poids.

Elle savait que là, dans cette demeure quasi royale, elle n’avait pas grand-chose à craindre auprès de la vieille dame. Diane3 avait alors soixante et onze ans et si elle se déplaçait en s’aidant d’une canne, elle n'en demeurait pas moins droite et fière. Quant à son visage, la peau finement ridée bénéficiait d’une ossature parfaite permettant d’entrevoir encore la rare beauté qui avait été la sienne. Deux fois veuve - d’un prince Farnèse et d’un Montmorency -, Mme d’Angoulême n’avait jamais permis à quiconque de lui manquer et la Médicis elle-même devait s’y soumettre. Même si elle avait pensé étouffer de fureur en constatant que Madame Diane ne voyait aucun inconvénient à favoriser la passion d’Henri pour sa trop jolie nièce !

Une entente parfaite régnait donc entre les trois femmes quand Hubert, revenant de sa chère orangerie, vint saluer la visiteuse après avoir tout juste pris le temps de se laver les mains. Naturellement, on le mit au fait... et le large sourire qu’il réservait d’habitude à la duchesse déserta sa figure. On eut beau lui rappeler que toutes les baronnes de Courcy avaient servi les reines de France, il ne voulait rien entendre.

— Etant donné les circonstances, j’estime qu’une exception s’imposait ! Comment pouvez-vous envisager sans frémir d’envoyer cette pauvre enfant dans les griffes de Sa détestable Majesté ? L’ogresse va n’en faire qu’une bouchée !

Primo, je l’accompagnerai, l’apaisa sa sœur. Et secundo, elle va loger à l’hôtel d'Angoulême où elle sera parfaitement protégée !... puisque notre amie a l’obligeance de nous offrir l’hospitalité.

— C’est trop gentil ! fit-il en souriant à la duchesse à l’égard de laquelle, depuis son veuvage, il cultivait un petit faible. Mais il va falloir m’accepter aussi !

— Vous voulez venir ? Vous qui abhorrez la Cour ? S’étonna Clarisse.

— Justement parce que j’abhorre la Cour. Je veux voir dans quel bourbier cette pauvre enfant va devoir évoluer. Et puisque Thomas n’est pas là, je veux y être, moi ! J’en profiterai pour faire un tour rue de Tournon, voir où en est ce fichu hôtel !

— Il est bien temps ! fit Clarisse en haussant les épaules... Quelle mouche vous pique ? Vous voulez retourner y habiter ?

— Vous savez pertinemment que non mais si Thomas est appelé à commander un régiment ou à assumer une charge quelconque, il lui faudra ainsi qu’à son épouse un logis parisien digne d’eux ! Ce sont des Courcy, que diable ! Cela dit, vous voulez bien de moi, ma chère duchesse ?

— Cette question ! Je crois même que notre entrée au Louvre va valoir le déplacement ! En attendant, il faut nous occuper tout de suite de vos toilettes ! Vous n’en manquez pas, n’est-ce pas ?

— Non, en effet. Ni de bijoux d’ailleurs puisque j’ai reçu ceux des dames de Courcy, mais ils sont magnifiques et je n’ai pas l’intention de les emporter.

— Mais pourquoi ?

Lorenza raconta alors comment, à son arrivée au Louvre, la Reine avait voulu voir ses vêtements et en particulier sa cassette à laquelle on avait fait subir quelques prélèvements dans le but de les « copier »...

— Et vous ne les avez jamais revus ? J’ai compris. Mais ceux-là vous pourrez vous en parer sans crainte. Quelque audace que l’on ait et si sotte que l’on soit, je pense que l’on n’oserait pas !

— On peut me les faire voler ! Je préfère ne pas courir le risque. Dans les premiers temps tout au moins. J’aurai déjà de suffisantes raisons de me tourmenter !

Le baron Hubert éclata de rire.

— C’est ce que l’on appelle de l’enthousiasme ! S’esclaffa-t-il. Mais elle n’a peut-être pas tort. Avec les Conchine et toute la clique dont ils s'entourent, un peu de prudence s'impose !

Tandis qu’il la raccompagnait à sa voiture, la duchesse demanda :

— Depuis combien de temps n’avez-vous pas remis les pieds rue de Tournon ?

— Est-ce que je sais ? Quatre ou cinq ans peut-être ?

— Vous feriez mieux de revendre la maison ! Je n’ai pas le sentiment que les entours vous plairont !

Il y a environ trois ans, votre voisin immédiat, l’hôtel de Garancière, a été acheté par Concini, qui non seulement l’a remis en état mais y étale un faste que d’aucuns jugent d’un goût douteux qui sent son parvenu !

— Et moi le tout premier ! Brama-t-il en virant au rouge brique. Comment se fait-il qu’on ne m’ait pas prévenu ?

— Quand une maison change de main, les notaires n’ont pas coutume d’en informer les voisins et vous ne pouviez pas le deviner puisque vous vous désintéressiez de votre propriété. Et c’est pourquoi je vous répète que vous devriez vendre maintenant que le mal est fait !

— Ça, jamais ! Ah, il a osé s’installer là, ce ruffian ? Eh bien, il n’a pas fini de manger de la poussière parce que je vais tout remettre à neuf. Et je vais faire en sorte de lui rendre la vie impossible ! Il va savoir ce que c’est qu’un voisin teigneux!

— Prenez garde que ce ne soit lui qui vous empoisonne l’existence ! Il fait ce qu’il veut de la bonne Marie !

— Et moi le Roi m’honore de son amitié ! Le Roi, vous entendez ?

— Allons, calmez-vous ! Je sais tout cela!... Mais aussi que les devins n’hésitent pas à prédire ouvertement que ce cher Henri ne verra pas l’année finir !

— On me l’a appris. Et je ne fais que m’en gausser, tout comme lui !

— Eh bien, pas moi ! Et ne m’accusez pas de n’être qu’une femme superstitieuse car je ne le suis pas. Et pourtant, je ne vous cache pas que j’ai peur !

— Peut-être avez-vous raison mais je pense, moi, que la meilleure façon de surveiller un ennemi est de s’installer à sa porte ! Et c’est ce que je vais faire... ventre-saint-gris !

Sans attendre, il se rua dans son cabinet d’écriture afin de donner rendez-vous cinq jours plus tard et sur place à Louis Métezeau, architecte du Roi qui avait précédemment travaillé à Courcy, et qu’il allait charger de remettre en état son hôtel parisien sans regarder à la dépense avec pour seul mot d’ordre: une élégance du meilleur aloi réduisant son voisin immédiat à ce qu’il était... un repaire pour ruffian enrichi ! Comme il œuvrait pour ledit voisin, Métezeau, la mort dans l’âme parce qu’il savait quel client était Courcy, le lui avoua.

— Et alors ? Ricana celui-ci. Cela ne me gêne pas. L’important est que la demeure de mes futurs petits-enfants soit la plus belle ! Cela ne doit pas être difficile, que diable ! Accumulez chez lui toutes les pâtisseries italiennes qu’il voudra et tenez-vous-en pour moi à la noble pureté du goût français ! Crédit illimité !

Que répondre à cela ? Résigné à la perspective d’une longue suite de nuits sans sommeil, l’architecte accepta...

Le soir de ce même jour, Lorenza, escortée d’Hubert et de Clarisse, prêtait, entre les mains de Mme de Guercheville, dame d’honneur de la Reine, le serment d’obéissance et de fidélité exigé de toutes celles qui entraient au service d’accompagnement de Sa Majesté, avant d’être amenée en sa présence pour exécuter le rite des trois révérences que Lorenza connaissait pour s’y être pliée, dix-huit mois plus tôt, lors d'une arrivée à Fontainebleau qui ne lui avait pas laissé un bon souvenir. Il en allait tout autrement ce soir où, se sachant solidement soutenue par sa tante et son beau-père, elle savourait une sorte de triomphe, assez inattendu d’ailleurs mais réel et qui la payait de tous les dédains, de toutes les avanies qu’elle avait endurés.

Jamais elle ne s’était sentie aussi sûre d’elle. La simplicité voulue de sa robe - velours vert sombre, satin blanc et dentelles de Malines pour la grande collerette ! - servait seulement d’écrin à l’un des plus beaux joyaux de la collection Courcy : trois émeraudes de tailles dégradées mais superbes, soutenues au ras du cou par un étroit collier de perles et auxquelles répondait une quatrième portée en ferronnière au milieu du front, point d’orgue d’un fil de perles tressé dans l’or vivant de la chevelure. Rien sur la robe, rien aux oreilles, un bracelet de perles à chaque poignet et, aux doigts, son anneau de mariage et une cinquième émeraude qui était celle de ses fiançailles.

Etant donné la méfiance que lui inspirait Marie de Médicis, il avait fallu toute l’autorité du baron Hubert pour qu’elle accepte de porter ces magnifiques bijoux.

— Perdez donc cette crainte qu’on vous en déleste au Louvre ! La Médicis est folle de bijoux mais pas à ce point-là ! Mettez-vous une fois pour toutes dans la tête que vous êtes la baronne de Courcy et que cela oblige, sacrebleu !... Et puis je ne serai pas fâché de contempler la mine que l’on tirera devant les pierres de la reine Marguerite.

— La reine Marguerite ?

— De Provence, l’épouse de Saint Louis. Elle les avait achetées à un marchand de Saint-Jean-D’acre fraîchement débarqué des Indes. Cher, évidemment, et cela lui avait valu une sévère remontrance de son saint époux - grand roi mais sûrement pas facile à vivre ! - qui lui avait rappelé vertement que l'on n'était pas venu en Terre sainte pour s’y livrer à des emplettes frivoles. La mort dans l’âme, elle les avait donc revendues à notre aïeul Enguerrand de Courcy qui n’avait vu aucun inconvénient à mélanger croisade et enrichissement... En rentrant, il s’était marié et avait offert tout naturellement les émeraudes à sa jeune et belle épouse qui l’en avait remercié en lui donnant six marmots ! Je me hâte de vous dire que vous n’êtes pas obligée d’en fabriquer autant. Deux ou trois feront largement notre affaire... mais je ne vous empêche pas d’en rajouter.

Le résultat dépassa ses espérances. Quand, après les deux premières révérences, Lorenza mit genou en terre pour baiser le bas de sa robe - constellée de petits diamants et de perles et sous laquelle elle brillait comme une énorme étoile -, la Reine avait - littéralement ! - louché sur les joyaux en prenant une teinte ponceau révélatrice. A la présentation de Mme de Guercheville et au petit discours d’Hubert, elle avait marmonné en réponse quelques paroles parfaitement incompréhensibles auxquelles le Roi s’était hâté d’ajouter une chaleureuse bienvenue ! Il avait embrassé le baron, ce qui lui avait permis d'embrasser aussi Lorenza sans oublier Clarisse.

Mais cela avait bien été le seul moment détendu de la soirée. Il régnait à la Cour, en effet, une atmosphère pesante, devenue quasi étouffante même quand, avisant Mme d'Angoulême qui bavardait avec Mme de Royancourt, Henri s’était glissé entre elles pour demander à la duchesse, avec des larmes dans les yeux, si elle « avait des nouvelles de son bel ange ».

— Aucune, Sire, pour le moment ! Tout ce que nous savons est qu’elle reçoit l’hospitalité de l’infante Isabelle qui la traite bien parce qu’elle a su lui plaire, Dieu soit loué ! Mais elle n’a guère de liberté tandis que Condé s’agite aux frontières... On parle beaucoup de guerre, hasarda-t-elle.

Un éclair de colère s’alluma dans l’œil bleu d’Henri IV.

— Et l’on a raison ! Il faut en finir avec la succession de Juliers et nous réglerons cette affaire du même coup ! Ensuite nous verrons à obtenir du pape...

Il s’arrêta, l’œil soudain fixé sur les moires pourpres du nonce apostolique Ubaldini qui venait de ce côté avec l’ambassadeur vénitien Foscari, puis tourna les talons pour rejoindre son ministre Sully avec lequel il s’éloigna, entraînant avec lui le baron Hubert dont il avait pris le bras. Les trois femmes entreprirent alors une lente promenade le long de la galerie. Rien ne semblait, pour une fois, prévu pour la soirée, ni concert, ni bal. Pas même le jeu !

— En vérité, marmotta Mme d’Angoulême, c’est à se demander si l’on n’est pas en deuil de quelqu’un !

— Vous n’imaginiez tout de même pas qu’on allait donner une fête, en mon honneur ? murmura Lorenza qui cherchait des yeux Mme de Guercheville pour apprendre d’elle quand elle devrait prendre son service.

C’est à ce moment qu’elle entendit :

— Eh bien, vous voilà de retour parmi nous ? fit la voix railleuse de Mlle du Tillet. Je tenais à vous faire mon compliment ! Ainsi que pour votre mariage ! Vous êtes heureuse, j’espère ? Un beau nom, un époux superbe et une grande fortune ! Que demander de mieux !

— Vous pourriez ajouter : l’immense honneur d’être nommée dame du palais ? Persifla Clarisse. Il est vrai que celui-là relève du nom en question et que la Reine n’a dû l’accepter que du bout des lèvres. Son accueil n’a pas été des plus chaleureux !

La Du Tillet haussa les épaules.

— Que voulez-vous ? Se soumettre à une obligation n’est jamais fort agréable...

— D’où je peux espérer qu’elle ne requerra pas souvent mes services, répliqua Lorenza qui ne demandait qu’à rentrer au château.

— Détrompez-vous, ma chère ! Votre « quart » commence dès demain. Dans les jours qui vont venir, la Reine va avoir besoin de tout son monde. Il va y avoir tant à préparer, tant d’essayages et de répétitions ! Et nous n’avons guère plus de deux mois... Elle tient à ce que l’événement soit plus que brillant : inoubliable ! C’est de cela sans doute qu’elle s’entretient avec le nonce. Il suffit de voir son sourire et les grâces qu’elle déploie pour lui !

— Elle lui fait toujours bon visage, fit Mme d’Angoulême qui s’était écartée un instant pour répondre au salut d’un couple. Il n’y a là rien de nouveau ! Et d’abord de quel événement parlez-vous ? poursuivit-elle.

Mlle du Tillet s’épanouit soudain comme une salade assoiffée sous l’arrosoir.

— Mais le sacre, Madame la duchesse ! Le sacre que le Roi s’est enfin laissé convaincre de lui accorder. Ce qui est la sagesse quand il s’apprête à partir en guerre !

— La guerre ? Pour récupérer une jolie femme qu’il aura peut-être oubliée dans un an ou deux ? Soupira Clarisse en haussant les épaules. L’archiduc Albert ne sera pas assez sot pour s’engager dans cette aventure ! Il renverra le jeune couple Condé et voilà tout !

— Vous savez bien qu’il n’y a pas que cela ! Ce que le Roi veut c’est débarrasser les Pays-Bas du joug espagnol, au nord, et amoindrir l’Espagne tout entière, au sud !

— Mais au-dessus des Pays-Bas il y a la Hollande, et la France lui est alliée comme à l’Angleterre et aux princes allemands...

— Et derrière les princes, il y a l’Empereur - catholique! - très lié à l’Espagne qui se veut l’enfant chéri du pape... que notre Reine révère comme il se doit ! Regardez-la avec le cardinal Ubaldini !

— C’est étrange, intervint Lorenza. Lorsque j’ai disparu de la Cour, il n’était question que des mariages espagnols...

— Oh, le Roi ne veut même plus en entendre parler ! Voilà pourquoi il est si important que notre Reine soit couronnée ! expliqua la Du Tillet qui s'en repentit en voyant se froncer trois paires de sourcils.

— Parce que devenue régente... au cas où le Roi ne reviendrait pas, elle se hâterait de renverser sa politique... et de les conclure, ces fichus mariages ! murmura Mme de Royancourt.

— Mais, fort heureusement, Sa Majesté jouit d'une excellente santé. Et bien qu’il ait tant fait depuis plus de dix ans pour préserver la paix, il est sans conteste l'un des meilleurs guerriers de notre temps parce qu’il adore l’action ! Acheva la comtesse Clarisse tandis que Mme d'Angoulême enchaînait :

— Mais, comme par hasard, Paris bourdonne de tout un assortiment de prédictions désastreuses pour la vie du Roi. Lequel a d’ailleurs refusé de laisser venir ici la fameuse Pasithée que sa tendre moitié ne cesse de réclamer !

En dépit d’un long usage de l’escrime verbale de la Cour, la Du Tillet se sentit rougir et rompit les chiens :

— Veuillez me pardonner, Madame la duchesse, Mesdames, mais je vois là-bas Mme de Guercheville qui me fait signe !

Et, après l’ébauche d’un salut, elle disparut dans la foule suivie du regard par les trois autres.

— Je n’aime pas du tout cela ! commenta Mme d’Angoulême. A mon tour de vous abandonner... Je voudrais essayer d’apprendre où en est l’ambassade du marquis de Praslin !

La réponse lui parvint aussitôt, apportée par le baron Hubert qui venait de les rejoindre.

— Il est encore à Bruxelles avec ses deux acolytes ! Ce qui est bon signe. Le Roi attend beaucoup de sa diplomatie !

— C’est plutôt la sienne qui m’inquiète ! dit sa sœur. Il vous a parlé aussi de ce fichu couronnement ?

— Tout le monde en parle. Pourquoi pas lui ?

— Comment en est-il venu là ? C’est de la démence !...

Courcy se détourna pour appeler un valet qui portait des coupes de vin blanc, servit ses compagnes, en prit une pour lui, avala la moitié du contenu et se décida enfin à répondre :

— Je crois surtout que c’est pour avoir la paix ! Son impossible Majesté le harcelait, alternant ses réclamations avec des crises de larmes en l’adjurant qu’en son absence ce serait pour elle la seule garantie pour sa vie. Une fois couronnée elle sera intouchable sauf pour un personnage assez fou pour risquer d’être tiré à quatre chevaux en place de Grève!

— Et il a avalé cette ânerie ? s’indigna Lorenza. Comment lui, si intelligent cependant, ne comprend-il pas qu’il jouera ainsi sa vie ? Dès l’instant où elle sera sûre de la régence, on pourra se débarrasser de lui ! Il y a des gens qui n’attendent que cela...

Brusquement Hubert la saisit par le bras pour l’entraîner à l’écart, clamant à haute voix :

— Venez donc admirer les nouvelles tapisseries du salon Carré ! Elles sont superbes... (Il reprit plus bas :) Taisez-vous pour l’amour de Dieu ! Je sais à quoi vous pensez ! Cet entretien que vous avez surpris, dans le bois de Verneuil, entre la dariolette de la marquise et-cet individu d’Angoulême !

— Comment n’y pas penser ? Il devait revenir après un couronnement auquel personne n’ajoutait foi, et voilà que cela va se faire !

— Comment dites-vous qu'il s'appelait ?

Prise de court, elle hésita :

— ... Naillac... Draillac !... Seigneur ! J’ai oublié ! fit-elle, confuse. C’est trop bête !

— Ça vous reviendra ! Décrivez-le-moi en attendant !

Cela était plus facile. Elle n’avait qu’à fermer les yeux pour le revoir : une sorte de géant roux, une barbe en broussaille, un pourpoint de grosse laine verte fatigué, un regard bizarre d’illuminé.

— Il a dit que M. d’Epernon l’envoyait ?

— Oui. Et si j’ai bien compris ce n’était pas la première fois...

— Comme cet homme venait d’Angoulême et qu’Epernon en est gouverneur, ce n’est pas surprenant. Ce qui l’est davantage, c’est l’entente que cela suppose entre Epernon et la Verneuil. Quand vous étiez chez elle, l’aviez-vous déjà vu ?... Vous le connaissez au moins ?

— Non...

— Bon ! Regardez là-bas près du Vénitien. Ce petit homme mince et sec à la mine dolente, au nez droit, à la barbe pointue, à l’air arrogant ! Il était beau jadis, au temps où il avait gagné le cœur du roi Henri III. La cinquantaine atteinte, il ne l’est plus guère avec son front dégarni mais il se comporte comme s'il l’était toujours ! Il hait le Roi mais s'arrange pour que l’on croie le contraire. Extrêmement riche, couvert de charges et d’honneurs, il a des faiblesses de parvenu et se rend la plupart du temps odieux à force de hauteur !

— Eh bien, fit en souriant Lorenza. Quel portrait ! Vous ne l’aimez guère, on dirait ?

— C’est peu de le dire ! Je l’exècre parce que je suis persuadé que notre Roi n’a pas de pire ennemi que ce petit serpent aussi cruel que vindicatif !

— Je ne l’ai jamais vu. En revanche, il m’est arrivé d’apercevoir Mlle du Tillet au temps de ma claustration et j’en ai été surprise étant donné l’état des relations de la Reine et de la favorite l’an passé !

— Voilà qui clôt le débat ! Elle est la maîtresse d’Epernon depuis des années ! Quant à la dariolette, savez-vous comment elle s’appelle ?

— Jacqueline d’Escoman. Elle faisait tous ses efforts pour renvoyer ce... ce Ravaillac... oui, oui... Ravaillac, voilà le nom !... d’où il venait !

— Je demanderai à ma sœur de tenter d’apprendre ce qu'elle est devenue... Quant à vous, mon enfant, et puisque vous faites partie désormais de ce monde aussi dangereux qu’un sable mouvant sous le brouillard, je vous conjure de faire attention où vous poserez les pieds !

Elle se pencha pour poser un baiser sur sa joue.

— Soyez sans crainte, je me garderai ! Sinon regarder, assister à toutes les étapes de la journée royale en ne parlant que si l’on s'adressait à vous, en saluant à qui mieux mieux et en rendant de menus services tels que passer un mouchoir. Il fallait éviter la moindre initiative. Un rôle muet, figé, moins important que celui d’une des nombreuses tapisseries de l’appartement royal : elles, au moins, combattaient les courants d'air alors que Lorenza devait se contenter de lutter contre l’ennui.

D’abord il fallait être là dès 8 heures du matin, heure à laquelle on ouvrait les rideaux du lit où reposait le couple royal et où l’on apportait le bouillon qui servait de petit déjeuner. Cela, c’était en principe la règle... sauf pour les jours de Conseil où Henri se levait à 7 heures et ceux où son épouse, qui se couchait tard - et donc aimait dormir tard ! -, refusait de se réveiller. Cela amusait Henri et l’agaçait en même temps : il n’hésitait pas, lorsque le programme de la journée l’exigeait, à pousser Madame la Reine hors du lit sans plus de façons, ce qui le faisait rire mais la mettait, elle, de mauvaise humeur jusqu’au soir.

Le Roi disparu, venait le moment des femmes de chambre, Catherine Forzoni et Catherine Salvagia, qui ne venaient pas du dehors puisqu’elles couchaient dans la chambre même, chose qui exaspérait le Roi car il les détestait. Elles passaient alors à la Reine sa chemise de jour, en soie ou en toile fine brodée d’or, ainsi que ses bas - en soie jaune et bleue ! - puis l’un des nombreux jupons qu’elle mettait un temps fou à choisir. Vêtue d’une veste d’intérieur, elle donnait audience aux gens de sa maison : l’intendant et le trésorier prêts à prendre ses ordres.

Venait ensuite la toilette : la Reine barbotait quelques instants avec une grosse éponge dans une cuvette de cristal. Une fois sèche, le visage et les mains enduits d’une crème destinée à conserver leur blancheur, la signora Concini entrait en scène. C’était à elle qu’appartenait le privilège de coiffer la Reine, de choisir la robe qu’elle allait mettre - et Dieu sait s’il y en avait ! - puis les bijoux dont elle possédait une véritable collection sans cesse augmentée, de la parfumer, ce qui demandait mûre réflexion avant que soient aspergés les cheveux, la gorge et l’intérieur des gants. Après quoi, il ne restait plus qu’à fixer la collerette, le plus souvent en point de Venise, et à chausser Sa Majesté.

Etant la seule à qui la Reine n’adressait pas la parole alors qu’elle bavardait parfois avec les autres dames mais, surtout, avec l’indispensable Leonora, Lorenza trouvait à se distraire en observant l’alignement des filles d’honneur toutes vêtues des mêmes robes de toile d’argent ou d’or avec des nœuds de rubans assortis fichés au sommet de la tête et qui, visiblement, s’ennuyaient à mourir.

Ensuite la règle voulait que la Reine rejoigne son cabinet pour les audiences du matin. Cela accompli, on allait entendre la messe à Saint-Germain-l’Auxerrois avant le déjeuner en tête à tête avec le Roi devant un grand concours de peuple et au son de la musique. Enfin... quand il n’y avait pas de brouille dans le ménage ! Ce qui était de plus en plus fréquent.

Au bout d’une semaine, Lorenza n’en pouvait déjà plus tant elle se sentait étouffer.

— Je ne crois pas que je tiendrai encore longtemps, confia-t-elle à la duchesse Diane en rentrant un soir à l’hôtel d’Angoulême.

— Elle est si désagréable que cela ? fit celle-ci qui, depuis que le Roi avait pris feu pour sa nièce, n’était guère la bienvenue chez la Reine.

— Non. En dehors du fait qu’elle n’a pas l’air de me voir - c’est un peu comme si j’étais devenue transparente ! -, elle aurait même tendance à déborder de gaieté. On ne parle chez elle que du sacre, encore le sacre et toujours le sacre ! Et on passe des heures avec tous les fournisseurs dont le talent est désormais voué à magnifier Sa Majesté sur toutes les coutures. En revanche, le Roi, lui, est lugubre !

— Cela peut se comprendre ! Il doit déjà se mordre les doigts d’avoir enfin accepté et, en outre, cette aberration va coûter une fortune au Trésor. Mais vous dites que personne ne vous parle ?

— Parfois Mlle du Tillet, mais sur un tel ton que j’ai l’impression qu’elle se moque de moi !

— Eh bien, tournez-lui le dos ! Mais vous m’étonnez pour Mme de Guercheville ! C’est une femme charmante !

— Il est vrai qu’elle m’adresse parfois un sourire mais elle n’a pas une minute à elle tant on l’accable sous les responsabilités !

— Et la Galigaï ?

— Elle ne parle à personne en dehors des ordres à donner à tous ceux et celles qui dépendent de sa charge de dame d’atour. Sa tâche achevée, elle regagne son appartement et n'en sort que si on la rappelle. On murmure qu’elle a de longs conciliabules avec la Reine... mais la nuit !

— Et du côté des hommes ? Vous tient-on aussi en ostracisme ?

— Non. J’ai reçu la bénédiction du Grand Aumônier, Mgr de Bonzi, qui est florentin lui aussi, et de quelques autres prêtres. Vous n’ignorez pas, bien sûr, que la maison religieuse de Sa Majesté est nombreuse. On me presse d’ailleurs de prendre un confesseur, Jésuite de préférence et j’avoue...

— ... Que vous vous méfiez ? Vous avez raison. Je ne suis pas certaine que tous respectent le secret de la confession. Non que je redoute la révélation des noirceurs de votre âme, mon enfant, ajouta-t-elle en riant, mais laissez-moi ce soin ! Je me charge de vous trouver l’oiseau rare : à la fois honnête, bienveillant et inattaquable. Avez-vous vu le Roi ?

— Chaque jour, comme le reste de la Cour. Il me gratifie d’un mot en passant avec un bon sourire mais ne s’attarde pas. En dehors des heures réglementées par le protocole, on le voit moins chez la Reine. Même le soir où il s’enferme avec ses proches pour travailler à préparer sa guerre. On raconte même que la date du départ est choisie. Ce sera le 19 de mai...

— Alors que la Reine sera couronnée le 13... Ainsi la décision est prise ! J’avoue que je n’y croyais pas vraiment. D’autant moins que le marquis de Praslin, Courcy et Bois-Tracy sont encore à Bruxelles...

— Ils sont peut-être sur le chemin du retour ? Oh, Madame la duchesse, je ne vous cache pas que je suis inquiète. Cette ambassade me paraît étrangement longue !

— Parce que votre Thomas vous manque ?

— Oh oui ! D'autant plus s'il ne revient que pour repartir guerroyer...

Elle en avait les larmes aux yeux... Mme d’Angoulême se pencha pour lui tapoter la joue.

— Décidément la Cour ne vous réussit pas ! Il s'en faut de deux mois et ils ont le temps de rentrer. D'ailleurs l'archiduc Albert a trop le sens du pouvoir pour en abuser en retenant contre son gré un ambassadeur dûment accrédité ! Rassurez-vous sur ce point ! Rien d'autre à m'apprendre ?

— Ah si ! Se souvint la jeune femme dont le visage s'éclaira. J'ai eu l'honneur de rencontrer Monseigneur le Dauphin, qui vient chaque matin saluer sa mère flanqué de son gouverneur, M. de Souvré, mais aujourd’hui il m’a parlé.

Depuis le début de l’année, en effet, le Dauphin Louis, qui allait sur ses neuf ans, avait quitté la pouponnière du château de Saint-Germain où l’on élevait pêle-mêle les enfants de la Reine et les rejetons des diverses favorites afin d'entamer son éducation de futur roi, ce qui l’avait empli de joie. S’il avait de l’affection pour ses cinq frères et sœurs, Elisabeth, Christine, Nicolas, Gaston et Henriette-Marie - cette dernière âgée seulement de cinq mois ! -, il détestait d’instinct et méprisait ouvertement les bâtards de Gabrielle d’Estrées, les jeunes Vendôme dont l’aîné s’était marié l’année précédente ! -, ceux d’Henriette d’Entragues, de Jacqueline de Moret et d’une certaine Charlotte des Essarts qui n’avait guère compté.

— Et que vous a dit notre future Majesté ?

— « Bouchou Madame. Vous gètes bien cholie ! » Je crois qu’il vient de perdre une dent et son élocution s’en ressent, fit Lorenza en riant. Grâce à Dieu, il tient de son père, brun, vigoureux et pétulant comme lui... mais j’ai l’impression que sa mère ne l’aime guère.

— Elle n’en aime aucun, à l’exception du jeune duc d’Anjou, Gaston, qui tient assez des Médicis. C’est plutôt triste parce que Louis adore sa mère. Je me demande vraiment pourquoi elle est si froide avec lui !

— C’est parce qu’elle n’aime qu’elle-même... et le duo Concini qui font d’elle ce qu’ils veulent ! Cela aussi est triste ! Drôle de mère ! Drôle de Reine que nous avons là ! Fasse le Ciel que notre Henri nous soit conservé longtemps encore ! Dieu sait alors ce qu’il adviendrait au royaume de France !

Une phrase qui devait revenir, malheureusement, très souvent à l’esprit de Lorenza dans la suite des temps !

Chapitre III. Rencontres sur le pont du Louvre...

Le lendemain matin, quand le petit carrosse de la duchesse Diane déposa Lorenza à l’entrée du pont dormant qui enjambait les anciens fossés du Louvre, elle se trouva prise comme d’habitude dans le flot incessant qui, dès l’ouverture des portes, envahissait la vieille forteresse devenue palais. Seuls, en effet, les équipages princiers pouvaient pénétrer dans la grande cour. Elle allait franchir le corps de garde quand une femme essoufflée la rattrapa.

— Par grâce, Madame la baronne, écoutez-moi !

Elle la reconnut aussitôt. Petite, un peu bossue, un peu boiteuse, avec sa figure intelligente mais pour l’instant proche du désespoir... c’était la dariolette de Mme de Verneuil.

— Mademoiselle d’Escoman ? Que vous arrive-t-il ?

— Vous allez chez la Reine ?

— Bien entendu mais...

— Alors emmenez-moi s’il vous plaît ! J’ai à révéler une foule de choses graves à Sa Majesté !

— C’est impossible, voyons ! On n’entre pas ainsi chez Sa Majesté, même accompagnée d’une de ses dames. Seul son confesseur aurait ce pouvoir et...

— Je me suis rendue à la maison professe des Jésuites où je crois bien qu’on m’a prise pour une folle ! Mais je ne le suis pas ! Je le jure !

— Je ne l’ai jamais pensé mais puisque vous appartenez à la maison de Mme de Verneuil...

— Oh non, je ne lui appartiens plus ! Je suis fidèle sujette de Leurs Majestés, moi, et quand j’ai compris ce qui se tramait au château et à celui de Malesherbes... Savez-vous que l’un comme l’autre sont des nids de conspirateurs d’où partent - ou arrivent ! - de nombreux messages pour l’Espagne ou pour Bruxelles ?

— Mon Dieu, comment voulez-vous que je le sache ?

— Et cela ne date pas d’hier ! L’an passé, j’ai accompagné Mme la marquise à l’église Saint-Paul où elle a été rejointe par M. le duc d’Epernon qu'elle était censée exécrer. On m’avait postée de façon à ce que j’empêche qu’on les approche mais j’ai entendu... des choses horribles !

— Ne connaissiez-vous pas Mlle du Tillet ? Il me semble avoir entendu cela.

— C’est vrai et elle m’avait promis qu’elle verrait la Reine... mais elle ne m’adresse même plus la parole ! Il faut pourtant que la Reine soit prévenue qu’on en veut à la vie du Roi ! Le couronnement va avoir lieu... et l’homme d’Angoulême est revenu !... Oh, Dieu, vous ne devez rien comprendre à mes propos ! Il faudrait que j’explique...

Cette fois, Lorenza allait lui dire qu’elle savait de qui elle parlait quand elles furent soudain abordées par un officier du guet accompagné de quatre soldats. Le premier salua Lorenza:

— Je vous demande excuses, Madame, mais je dois arrêter cette femme !

Sa main s’abattit lourdement sur l’épaule de la malheureuse qui ferma les yeux en gémissant :

— Oh, mon Dieu ! Ayez pitié !

On l’emmenait déjà. Lorenza s’interposa :

— Je suis la baronne de Courcy, dame de la Reine ! De quoi cette pauvre fille est-elle accusée ?

— Elle a abandonné son enfant sur le Pont-Neuf !

— Son enfant ? Elle en a un ?

— Un fils, oui. La nourrice n’en a plus voulu parce qu'elle ne payait plus et elle a dû le reprendre mais elle s’en est défaite ! C’est un crime qui mérite la mort ! Veuillez m’excuser, Madame la baronne !

Le cœur serré, Lorenza regarda s’éloigner le triste cortège. Elle savait d’expérience vers quoi allait cette malheureuse que semblait poursuivre un impitoyable destin : la prison, les interrogatoires - elle-même avait eu la chance que la torture lui soit épargnée ! -, enfin l’échafaud! Et elle admira son courage car elle l’entendit encore crier à son adresse :

— Prévenez le Roi !... Un homme en vert !...

Puis plus rien ! On l’entraînait rapidement mais, heureusement, sans la molester, ce qui rassura un peu Lorenza. Elle était si frêle ! Peut-être ces hommes étaient-ils sensibles à la pitié ? En même temps, elle eut honte de n’avoir pas fait davantage pour elle et, prenant ses jupes à deux mains, elle s’élança à leur poursuite, les rejoignit comme ils allaient aborder le Pont-Neuf.

— Un instant, Monsieur l’officier ! Où la conduisez-vous ?

Il ne répondit pas d'emblée, surpris de voir resurgir devant lui cette belle dame en robe de cour.

— Je... Madame la baronne ! Pourquoi faites-vous cela?

— Cela me regarde. Répondez-moi plutôt !

— A la Conciergerie ! fit-il en désignant, au bord de l'île de la Cité, les tours en poivrières du vieux palais.

— Pourquoi pas au Châtelet ?

— Je pense que... qu’il n'y a plus de places ! S’il vous plaît, Madame, ne me retenez pas plus longtemps...

— Un mot encore ! L’enfant ? Qu’en a-t-on fait ?

— Ce que l’on fait de ses pareils ! On l’a porté à l'Hôtel-Dieu.

Il eut alors un geste vague du côté des tours de Notre-Dame.

— Je vous remercie. Voulez-vous, s’il vous plaît, donner cela au concierge, ajouta Lorenza en tirant deux pièces d'or de son aumônière. Je désire qu’elle soit bien traitée et nourrie convenablement. Elle est déjà assez misérable, je veux qu’au moins elle garde des forces... (Puis revenant à la prisonnière :) Soyez en paix : je ferai de mon mieux !

— Merci !... Oh merci !... Que Dieu vous bénisse !

On l’entraînait à nouveau et cette fois Lorenza n’insista pas. Elle espérait seulement que le sergent fût un homme honnête et que son argent ne finisse pas dans sa poche.

— Vous avez eu raison d’en donner deux, approuva derrière elle une voix en toscan. Avec une seule la tentation eût été trop forte. Et la deuxième suffira pour que la femme en bénéficie !

Elle se retourna et laissa échapper une exclamation de surprise : Filippo Giovanetti était là qui la regardait en souriant.

— Ser Filippo ! Par quel miracle ? Le grand-duc vous a renvoyé en France ?

— Ma foi, non. Je me suis renvoyé tout seul ! N’ayant jamais été interdit de séjour, j’ai le droit de me promener où bon me semble... mais ne restons pas ici. Je vous ramène au Louvre d’où je vous ai suivie.

— Vous alliez chez la Reine ?

— Tout de même pas ! Mais j’avoue que rencontrer le Roi ne me déplairait pas !

— Je suis sûre qu’il sera ravi de votre retour. Il a été très mécontent de ce que l’on vous a fait !

— Et plus que soigneusement fait, vous pouvez m’en croire. J’ai été escorté jusqu’à Marseille par deux hommes qui ne m’ont lâché que sur le bateau. Mais ne restons pas ici ! Voilà ma voiture ! dit-il en désignant un véhicule à deux chevaux dont les rideaux étaient abaissés et qui était stationné à quelques pas. Il l’y conduisit et l’aida à monter.

— Vous tenez essentiellement à prendre votre service ce matin ? demanda-t-il.

— Que j’assume mes fonctions ou non devrait lui être indifférent. Elle me considère juste un peu moins qu’un meuble... mais comment savez-vous... ?

—... que vous êtes Madame la baronne de Courcy, dame de la Reine. C’est l’enfance de l’art pour un diplomate et, comme je ne suis revenu que pour vous...

— Pour moi ? Avais-je une telle importance ?

Elle crut un instant qu’il allait se mettre en colère tant son visage se contracta.

— Vous en doutiez ? Alors que le grand-duc Ferdinand vous avait placée sous ma responsabilité, je vous ai dirigée droit dans un piège et, pour finir, on vous a enlevée de ma voiture pour vous incarcérer et vous mettre en grand danger d’être condamnée ?

— En danger? J’ai été condamnée et conduite à l’échafaud. Sans l’intervention de celui qui est devenu mon cher époux, je ne serais plus de ce monde.

— Je sais, mais je voudrais savoir si vous êtes heureuse...

Le sourire lumineux qu’elle lui offrit était, à lui seul, une réponse mais elle ajouta tout de même :

— Au-delà de tout ce que je pouvais imaginer ! Sans rien demander il m’a tout donné - même une famille adorable ! - mais surtout le plus bel amour ! En dépit des menaces qui pèsent sur lui, il m’a épousée... et je n’ai aucune honte à avouer que je suis à lui corps et âme !

C’était vrai qu’elle était transformée et, devant l’éclat de son épanouissement, l’ancien ambassadeur sentit un pincement au cœur. Depuis leur première rencontre, il aimait Lorenza et, un instant, il envia férocement l’homme qui avait su cueillir cette fleur sans pareille, mais il était trop fin diplomate pour ne pas savoir cacher ses sentiments et ce fut d’une voix égale qu’il s’enquit :

— N’avez-vous pas mentionné des menaces ?

— Si. La veille de notre mariage, j’ai reçu un billet anonyme sans autre signature qu’un dessin parfait de la dague au lys rouge. L’auteur prédisait la mort à Thomas s’il osait m’épouser parce que je ne serais jamais à un autre qu’à lui ! Et Thomas n'a fait qu'en rire. Il m'a épousée, il m'a fait sienne et ce monstre inconnu n'y peut plus rien !... Mais revenons à vous, ser Filippo ! Vous êtes à Paris depuis longtemps ?

— Quelques jours seulement. Le temps de me réinstaller et de vous rechercher.

— Où habitez-vous ?

— Toujours rue Mauconseil ! J'ai racheté l’hôtel à la couronne de Toscane. D’ailleurs, le nouvel ambassadeur, Matteo Botti, marquis de Campiglia, qui arrive de Madrid où il était fort bien vu, est tout dévoué à Marie et s’est établi à l’hôtel de Gondi qui sont de ses grands amis, conclut-il avec une amertume qui n’échappa pas à sa compagne.

— Cela signifie que celui-là aussi est inféodé à l’Espagne et prêt à la servir envers et contre les volontés du Roi ?

— Exactement ! Comme Epernon, comme la Verneuil et même le ministre Villeroy ! Tous soutiennent la Reine qui veut à tout prix le double mariage avec l’Espagne et cela à l’encontre de la décision formelle de son époux. Ce que vous a crié cette malheureuse est la réalité... mais qui est cet homme en vert ?

— Un illuminé venu d'Angoulême, une créature des Jésuites qui veut éliminer le Roi ! Mais on l’a prié d’attendre le couronnement de Marie ! Et maintenant j'avoue que j’ai peur ! Ces faits s’enchaînent trop bien ! Et les mauvais bruits qui courent pourraient avoir raison : le roi Henri n’a jamais été en si grand péril ! Il faut le prévenir !

— C’est ce que j’aimerais faire mais je ne suis pas certain d’être reçu au Louvre ni écouté... Or le couronnement ne précédera que d’une petite semaine le départ du Roi pour la guerre !

On était arrivés au Louvre et la voiture s’était arrêtée à l’entrée du pont afin de permettre à Lorenza de descendre. Mais elle ne bougea pas.

— Finalement, je ne prendrai pas mon service aujourd’hui ! Mon arrivée tardive déclencherait les fureurs et je n’aurais aucun moyen d’essayer de voir le Roi. Voulez-vous être assez aimable pour m’arrêter où j’habite ?...

—... A l’hôtel d’Angoulême dans la rue Pavée ! Avec plaisir !

— Décidément on ne peut rien vous cacher !

— Auparavant, je voudrais passer rue Mauconseil. J’ai un cadeau pour vous !

— Un cadeau ? Mais de qui ?

— De qui voulez-vous que ce soit ? De moi, bien sûr !

— Oh ! Vous m’avez rapporté quelque chose ?

— Non. Je vous ai ramené quelqu’un... Vous ne devinez pas ?

Les yeux de Lorenza se mirent à étinceler.

— Bibiena ?

— Bravo ! J’ajoute que si je ne l’avais pas acceptée, elle se serait jetée sous les roues de ma voiture. La rapatrier à Florence n’a pas été une mince affaire. Elle voulait rester en France et j’ai eu un mal de chien à la raisonner.

— Comment se serait-elle arrangée, mon Dieu, seule et sans argent dans un pays dont elle ne connaît pas la langue ?

— C’est ce que la grande-duchesse Christine et moi lui avons expliqué. Non sans difficulté ! En désespoir de cause, j’ai dû lui jurer de l’emmener lorsque je reviendrais. Et, en attendant, elle s’est mise au français ! Oh, ce n’est pas parfait mais en y mêlant un brin de latin d’église et quelques mots de chez nous, elle se fait parfaitement comprendre...

Lorenza riait de si bon cœur qu'elle ne s’aperçut pas qu’ils étaient parvenus à destination. La voiture à peine arrêtée dans la cour de l’hôtel, elle sauta à terre, mais ce fut pour tomber dans les bras de sa chère nourrice qui accourait aux nouvelles. On s’embrassa à plusieurs reprises et pendant d’interminables minutes ce fut un concert à deux voix que Giovanetti écoutait, résigné, assis sur une marche du perron. Ces dames n’avaient même pas pris la peine d’entrer dans la maison...

Quand il en eut assez, il les prit chacune par un bras, les fit pénétrer dans le vestibule, envoya Bibiena empaqueter ses hardes et poussa Lorenza dans un salon pour lui offrir un rafraîchissement. Elle protesta :

— J’aurais pu aller avec elle !

— Non, parce que cet exercice aurait pris des heures. Au lieu d’emballer vous vous seriez assises toutes les deux pour continuer à vous raconter vos aventures et moi je n’ai pas toute la journée à vous consacrer !

Lorenza n’eut pas l’impolitesse de lui demander ce qu’il avait de si urgent à faire puisqu’il était redevenu apparemment un simple citoyen de Florence. Elle en profita pour prendre des nouvelles de son médecin, Valeriano Campo, qui l’avait soignée avec tant de dévouement et de savoir-faire quand, repêchée dans la Seine par Thomas, elle avait failli mourir chez Mme de Verneuil.

— Naturellement, j’espérais l’emmener mais il a fait une chute de cheval et s’est fracturé une jambe, ce qui m’a permis de constater que s’il est un merveilleux médecin, il fait un malade effroyable parce qu’il ne décolère pas. Il a juré de me rejoindre dès que ce sera possible...

— J’en serais heureuse car je lui dois énormément.

Enfin Bibiena fut prête et l’on prit le chemin de l’hôtel d’Angoulême. Etant donné les dimensions de ce petit palais, Lorenza ne doutait pas que la duchesse acceptât de voir ainsi s’augmenter le personnel de son invitée. Elle n’y prêterait sans doute même pas attention.

Elle fut cependant contente de l’accueil que Mme d’Angoulême réserva à sa nourrice, lui faisant même donner une chambre voisine de la sienne. La jeune Guillemette en conçut d’abord un dépit qui ne dura guère. La bonne humeur de la grosse Florentine était communicative.

Avant de quitter Lorenza, Giovanetti lui promit de se rendre à l’Hôtel-Dieu afin de se renseigner sur ce qu’il était advenu de l’enfant de Jacqueline d’Escoman dont on ne savait rien, hormis qu’il s’agissait d’un garçon. Il était d’usage d’épingler leur prénom sur ces pauvres petits mais on ignorait son âge et aussi quand avait eu lieu l’exposition sur le Pont-Neuf.

— Cela doit être assez récent, commenta Mme d’Angoulême qui, naturellement, s'intéressait à l’incident. Les scrupules de cette malheureuse ont dû alerter ces gens, et elle a certainement été suivie...

— Mais que fait-on de ces bambins ? S’inquiéta Lorenza.

— S’ils ne sont plus des nourrissons on les confie à l’hôpital de la Trinité qui porte depuis quelques années le nom d’Hospice des Enfants bleus parce qu’on les habille de cette couleur - garçons ou filles. On les élève dans la crainte de Dieu et on leur apprend un métier... à moins que, sur le pont même, ils ne soient récupérés par les truands des cours des miracles pour en faire des chenapans !... ou des estropiés propres à attirer la compassion des bonnes gens.

— Quelle horreur ! s’indigna Lorenza. Je vais avec vous !

— Il n’en est pas question ! Intima la duchesse. Si cette Escoman était espionnée, on ne vous a que trop vue avec elle. Et devant le Louvre par-dessus le marché ! En revanche, je veux aller avec vous, Excellence !

— Oh, vous feriez cela ? dit Lorenza, émue.

— Et pourquoi pas ? Ce ne serait pas la première fois et on me connaît à l’hospice ! Restez tranquille, vous vous êtes suffisamment compromise pour aujourd’hui !

Prenant Giovanetti par le bras, la duchesse l’entraîna au-dehors à une allure qui faisait grand honneur à ses jambes de soixante-douze ans. Lorenza remonta avec Bibiena afin de pouvoir bavarder loin des oreilles de la domesticité même si l’usage du toscan élevait déjà une barrière contre la curiosité.

— Ainsi, remarqua l’ancienne nourrice, vous voilà promue dame de la Reine ? C’est à n’y pas croire ! Elle vous a détestée dès qu'elle vous a vue !

— Rassure-toi, c'est toujours le cas ! Seulement elle ne pouvait pas faire autrement : depuis des siècles, les dames de Courcy ont une sorte de droit d’entrée dans ce cercle très fermé que sont les dames de la Reine. Quand j’arrive chez elle, le matin, elle répond à ma révérence par un signe de tête et ne m’adresse jamais la parole. Dans un sens, c’est une bonne chose : selon ce qu’elle dirait, j’aurais peut-être quelque peine à retenir une insolence et je ne veux pas risquer de la brouiller avec mes beaux-parents, le baron Hubert et la comtesse Clarisse.

— Comment sont-ils ?

— Merveilleux ! Et je les adore !

— Et... le mari ?

— Lui?... Je l’aime, Bibiena! Autant qu’il est possible d’aimer !

Les yeux sombres venaient de s'illuminer et la jeune femme rosissait. Bibiena n'insista pas, se promettant seulement de prier dorénavant pour Thomas. Mais soudain, une idée lui traversa l’esprit.

— Et votre tante ? Qu’est-elle devenue ?

Radieux l’instant précédent, le visage de Lorenza se ferma.

— Je n’en sais rien et je ne veux pas le savoir !

Ce n’était pas tout à fait vrai. Le jour de sa prise de fonction, elle s’était demandé, non sans inquiétude, comment elle réagirait en se retrouvant en face d’Honoria, mais ne l’ayant aperçue nulle part elle s’était prudemment gardée de poser la moindre question. Elle souhaitait, au fond, que cette mégère avide eût repris le chemin de Florence afin d’essayer de récupérer ce qu’il restait encore là-bas de la fortune des Davanzati dont le testament de Francesco, le père de Lorenza, lui avait accordé une infime partie.

— Je ne suis pas sûre que vous ayez raison. Il est toujours salutaire de savoir à quoi s’en tenir sur ses ennemis. Et on peut dire que celle-là en est une. Et acharnée !... Mais vous avez dû voir la Galigaï ?

— Tous les matins quand elle vient coiffer la Reine et l’aider à choisir ses atours de la journée, après quoi elle réintègre sa tanière.

— Sans parler à personne ?

— A la Reine et aussi aux divers fournisseurs : tailleurs, gantiers, chausseurs, parfumeurs et tutti quanti... mais à aucune des dames. Parfois, on la voit surgir avec son voile noir : elle ne le retrousse que juste ce qu’il faut pour ne pas gêner son travail puis le laisse retomber. C’est un oiseau nocturne car c’est, paraît-il, après le coucher de la Reine qu'elle vient s’entretenir avec elle.

— Et le Roi alors ? Il n’est pas là ?

— Pas toujours ! Il est assez souvent absent ces temps-ci. De toute manière, sa venue chasse la Galigaï.

Le bruit des roues d’un carrosse franchissant le porche attira Lorenza à la fenêtre : il ramenait la duchesse mais pas Giovanetti. En revanche, un laquais prit dans ses bras un petit garçon blond de quatre ou cinq ans, mal vêtu de haillons, dont la frimousse pâle et les traits tirés d’enfant chichement nourri fendirent le cœur de Lorenza.

— Viens avec moi ! dit-elle à Bibiena. Je crois que tu vas avoir de quoi t’occuper !

Ramassant ses jupes, Lorenza s’élança dans l’escalier qu’elle descendit en courant.

— C’est lui ? demanda-t-elle.

— Aucun doute ! répondit Mme d’Angoulême. Il était encore à l’Hôtel-Dieu, sa mère l’ayant déposé sur le pont hier dans la journée. En tout cas, s’il venait tout droit de chez sa nourrice, il n’y a pas lieu de la féliciter ! Il n’a que la peau sur les os, le pauvre petit.

— On ne lui a donc rien donné à l’Hôtel-Dieu ?

— Si, mais ce n’était sûrement pas suffisant. Votre Bibiena pourra s’en occuper. Je vais donner les ordres pour qu’on lui porte tout ce dont elle aura besoin.

— Comment vous remercier, Madame la duchesse ?

— Laissez, laissez ! Et regardez : ils se sont déjà adoptés mutuellement !

En effet, l’enfant se nichait dans le giron de la grosse femme avec un soupir de bonheur qui lui fit venir les larmes aux yeux.

— On va bien le soigner, assura-t-elle.

Mais l’attention de tous se détournait : suivi de sa sœur qui s'efforçait de le calmer, le baron Hubert effectuait l’une de ces entrées fracassantes dont il était coutumier quand il était en colère et, cette fois, il soufflait le feu par les naseaux.

Son regard tomba sur sa belle-fille :

— Ah, vous êtes là, Lorie ? Je vous croyais au palais. Mais vous pourriez peut-être me dire où est le Roi ?

— Non. Je n’ai pas pris mon service au Louvre ce matin. Aussi...

— Et vous, Madame la duchesse ?

— Vous ne devez pas ignorer que depuis la fuite des jeunes Condé, je ne suis plus persona grata sauf en présence du Roi. Mais dans quel état vous voilà ! D’où sortez-vous ?

— De chez moi où j’étais allé inspecter mes travaux. En repartant, ce Conchine de malheur fanfaronnant au milieu de sa bande de rustres a osé se moquer de moi. Je n’ai pas manqué de dégainer aussitôt mais l’arrivée de deux archers les a mis en fuite ! Et vous ne devinerez jamais quel jeune misérable était avec lui et a fait chorus ? Par tous les diables de l’enfer, je les étriperai tous les deux ! Fulmina-t-il si fort que l’enfant, effrayé, se mit à pleurer. Qui est ce petit ? Il ne semble pas très gaillard !

— Un enfant que Madame la duchesse a accepté de recueillir, répondit Lorenza. Je vous expliquerai plus tard... mais d’abord, dites-nous qui était le comparse de ce malotru !

Saisie d’un pressentiment, elle redoutait d’entendre un certain nom. Clarisse s’en rendit compte et voulut l’éviter :

— C’est sans grande importance, ma chérie ! Mon frère a toujours eu la langue trop longue...

— Sans importance ? Sans importance ? La langue trop longue ? Non mais ! S’insurgea l’incriminé. Dieu sait que ce n’est pas la faute de ma « fille » si elle a porté...

— C’est Antoine de Sarrance, n’est-ce pas ? Coupa celle-ci. Ce n’est pas la première fois que j’entends associer son nom à celui de l’ancien croupier de Florence. Depuis qu’il a eu l’impudence d’insulter le Roi, il semble s’être donné à tâche de commettre les pires folies en se targuant d’une impunité due au trop bon vouloir de Sa Majesté ! On dirait qu’il souhaite imiter en tout son père ! lança-t-elle avec dégoût.

— Le vieil Hector était certes une brute mais pas un lâche... ni un traître. Et je jurerais que cette clique florentine que la Reine traîne dans son sillage ne souhaite que le trépas de notre Henri !

— Vous avez sans doute raison, mais à ce propos, père, il serait urgent que vous ayez un entretien avec le Roi. Un entretien seul à seul.

Elle voulut prendre son bras pour l’apaiser mais il se dégagea presque brutalement :

— Vous voulez que je m’abaisse à lui rapporter ce qu’on m’a fait comme un marmot malmené ? Et en pleurnichant de préférence ? Vous, Lorenza ? Sachez alors...

— Si vous la laissiez parler ! cria sa sœur. Elle a une foule d'autres raisons de se tourmenter. Savez-vous qui est ce petit garçon que Madame Diane vient de ramener de l’Hôtel-Dieu ?

— Ne hurlez pas de la sorte ! Je ne suis pas sourd ! riposta-t-il encore plus haut. Comment voulez-vous que je le sache ?

Lorenza fonça dans la bataille.

— Vous souvenez-vous, père, de cette femme dont je vous ai parlé dès mon arrivée à Courcy et dont j’avais surpris le curieux dialogue dans les bois de Verneuil avec cet homme bizarre qui venait d’Angoulême ? Un homme vêtu de vert ?

Il se contenta de hocher la tête et elle reprit :

— Ce matin, à mon arrivée au Louvre, elle s’est ruée sur moi en me suppliant de l’introduire auprès de la Reine afin de l’avertir d’un grave danger menaçant la vie de son époux. Etant donné la chaleur de mes relations avec Sa corpulente Majesté, je lui ai répondu que c’était impossible. Sur ce, elle m’a appris qu’à Verneuil comme à Malesherbes, on ne cessait d’envoyer et de recevoir des messages du roi d’Espagne et de l’archiduc Albert. Qu’en fait, toute la famille d’Entragues conspirait avec le duc d’Epernon, que le couronnement aurait lieu et que l’homme d’Angoulême était de retour. Malheureusement, je n’ai même pas eu le temps de lui répondre : des archers du guet sont arrivés qui l’ont arrêtée et conduite illico à la Conciergerie.

— Sous quel chef d’accusation ? S’étonna le baron qui, cette fois, écoutait attentivement.

— Abandon d’enfant. Rejetée de partout, Jacqueline d’Escoman - c’est son nom ! - a été obligée de reprendre son fils que la nourrice refusait de garder plus longtemps parce qu’elle n’avait plus les moyens de la payer. Alors, n’ayant plus aucune ressource, elle s’est résignée, hier au soir, à l’abandonner sur le Pont-Neuf.

— Elle encourt la mort ! C’est chose grave !

— Croyez-vous qu’elle n’en soit pas consciente ? Qu’aurait-elle dû faire : se suicider en se jetant à l’eau avec l’enfant ? C’est sans doute ce qu’il serait arrivé si elle ne s’était donné à tâche de sauver le Roi ! Elle s’est rendue chez les Jésuites pour que ceux-ci avertissent le père Coton qui est le confesseur de la Reine, mais on l’a éconduite sans vouloir l’entendre...

— Ce qui m’étonne, c’est que les « bons » pères l’aient laissée repartir !

— N’exagérons rien ! Ce ne sont pas des assassins ! s’exclama la comtesse Clarisse.

— Demandez donc ça aux mânes de Jean Chastel qui a manqué le Roi d’un cheveu il y a quelques années ! Si je m’en réfère aux bruits qui courent, il y aurait dans leur couvent deux ou trois cellules meublées dans le style de celles du Châtelet ! (Il se tourna vers sa belle-fille :) Cette malheureuse ne vous a rien dit d’autre ?

— Pas grand-chose sinon : « Prévenez le Roi !... L’homme en vert ! »

— Elle a eu de la chance qu'on ne l’ait pas bâillonnée !

— J’ai donné deux écus au sergent afin qu’en prison, elle soit convenablement traitée.

— C’est judicieusement pensé : l’un d’eux ira sans doute à destination. Ce qui n’eût pas été le cas si vous n’en aviez donné qu’un seul !

— C’est ce que m’a dit Filippo Giovanetti qui...

— Il était là, lui aussi ? Il devait y avoir un monde fou devant le Louvre ce matin !

— Il est revenu à Paris à titre privé et a même racheté son ancienne ambassade de la rue Mauconseil ! Et surtout, il m’a ramené ma chère nourrice, Bibiena, qui vient d’emporter le petit à la cuisine. A ce propos, je ne sais même pas comment il s’appelle !

— Nicolas ! répondit la duchesse qui revenait... Pauvre enfant ! Si sa mère meurt sur l’échafaud...

— Il n’en saura rien, assura le baron. Nous le ramènerons à Courcy avec nous et nous en ferons... tiens ! Un jardinier ! Cultiver des salades ou des roses n’a jamais nui à personne et ne tombe pas sous le coup de la loi !... En attendant, je file au Louvre. Vous avez raison, Lorie : il est urgent que je parle au Roi ! Et j’en profiterai pour dire à Mme de Guercheville que vous vous sentiez souffrante ce matin !

Et il sortit en coup de vent.

— Pourvu, mon Dieu, qu’il ne commette pas quelque impair ! Gémit Clarisse. Quand il est à ce point en colère il ne se maîtrise pas toujours !

— Oh, sa colère semble apaisée, la rassura Lorenza.

— Vous ne le connaissez pas comme moi. Je peux vous assurer qu'il l’a seulement mise en veilleuse. Elle peut resurgir en quelque lieu que ce soit. Si, par malheur, il rencontre l’un de ces deux imbéciles il est capable du pire !

— Que pouvons-nous faire ?

— Prier !

Le Ciel, ce jour-là, était du côté de Mme de Royancourt. Quand le baron revint, il n’avait vu aucune des personnes qu’il souhaitait rencontrer : le Roi était parti pour la Bastille où Sully l’attendait pour évaluer, avec lui, le montant de son trésor et ce qu’allait coûter la guerre prochaine. Quant aux deux insulteurs, il ne risquait guère de tomber dessus. Le jeune Sarrance n’avait plus le droit de franchir le seuil du Louvre. Et Concini adoptait en présence d’Henri IV une attitude réservée, se tenant plutôt dans l’ombre de la Reine que dans la lumière éclatante des salons, à se pavaner. Peut-être attendait-il son heure, ce qui n’était pas fait pour rassurer Courcy.

En revanche, il croisa Mme de Guercheville à laquelle il transmit les excuses de sa belle-fille « prise d’un léger malaise».

— Un malaise de bon augure, j’espère ? Émit la dame d’honneur en souriant.

— Ma foi, je n’en sais rien, je me contente d’espérer...

— Quoi qu’il en soit, je vais prévenir Sa redoutable Majesté. Elle n’adresse jamais la parole à donna Lorenza sinon pour lui donner un ordre comme à une domestique dans le seul but de l’humilier et je serais étonnée qu'elle la reçoive avec grâce demain matin. Enfin, je ferai ce que je pourrai.

— Ne vous tourmentez pas pour elle. Lorenza s’y attend !

Certes, mais elle n’était pas préparée à l’avalanche d’imprécations en deux langues qui s'abattit sur sa tête dès qu’elle pénétra dans la chambre royale. Où d’ailleurs le Roi n’était plus. C’était jour de Conseil et il avait dû, comme d’habitude, en sortir à 7 heures. C’était dommage parce qu’il aurait peut-être clos le bec de son insupportable moitié.

On commença par la traiter de menteuse. Il n’était pas vrai qu’elle eût été malade la veille : on l’avait vue sur le pont du Louvre en conversation animée avec une femme de rien dont, d’ailleurs, les gens du guet étaient venus s’emparer et pour qui elle avait donné de l’argent...

D’autant plus calmement que l’autre ne disait que la vérité, Lorenza tenta de couper court :

— Cette femme, que j’ai connue chez Mme de Verneuil, me suppliait de la mener à Votre Majesté afin de lui révéler un complot touchant la vie du Roi...

— Encore une intrigue que l’on a dû découvrir en haut lieu puisque la femme a été arrêtée. Si c’était vrai, vous seriez venue m’en informer tout de suite et vous n’auriez pas filé avec un homme qui vous a prise dans sa voiture... Il n’est pas difficile de deviner ce que vous alliez y faire !...

Dès lors, plus rien ne pouvait endiguer le torrent. Pâle de colère, Lorenza s’entendit traiter de bâtarde entrée par intrigue dans une honnête maison, de criminelle perverse, de gibier de potence, de bougresse au service du premier venu dont le ventre portait sans doute le fruit de quelque soudard auquel elle avait dû s'offrir en profitant du départ de son pauvre imbécile d’époux, qui n’avait au fond que ce qu’il méritait en ramassant une putain dans le ruisseau...

Cette fois, la coupe déborda. En dépit du regard implorant de Mme de Montalivet - avec qui elle ébauchait une amitié ! - et de l’aide que Mme de Guercheville tentait de lui apporter en s’efforçant de calmer la mégère royale écumante de fureur, Lorenza lança :

— Quelle pitié qu’une princesse de si noble ascendance ait été si mal élevée ! Je m’en voudrais donc de lui imposer plus longtemps ma présence. Je sais que, baronne de Courcy, j’ai le droit de servir la reine de France, mais j’y renonce avec soulagement jusqu’à ce que...

— Gaaaaaardes ! Brama l’intéressée.

Deux suisses armés de pertuisanes apparurent aussitôt.

— Que veut la Reine ?

Marie désigna Lorenza d’un doigt dodu tremblant de rage:

— Que l’on couse cette femme dans un sac et qu’on la jette dans la Seine !

— Encore ? fit la voix goguenarde du Roi qui franchissait justement la double porte laissée ouverte. Il n’y a pas si longtemps qu’on l’en a sortie pourtant !

Les révérences étalèrent les robes autour de lui comme autant de corolles de fleurs sur les tapis.

Henri salua puis releva les femmes d’un geste avant de venir baiser la main de la sienne. Il semblait d’excellente humeur.

— Alors ? M’apprendra-t-on ce qui se passe ici ? Dites-moi un peu, ma mie, ce que vous a fait Mme de Courcy pour mériter un traitement aussi barbare ?

— C’est une menteuse éhontée qui a répondu par des insultes à la mercuriale méritée que je lui adressais !

Les épais sourcils gris d’Henri remontèrent au milieu de son front quand il se tourna vers Lorenza.

— Avez-vous vraiment menti, baronne ?

— Oui, Sire. Je l’avoue. Hier, en venant prendre mon service, j’ai été surprise à la porte du Louvre par une pauvre femme qui m’a suppliée de la mener à la Reine.

— Que lui voulait-elle ?

— L’informer d’un complot contre la vie du Roi.

La belle humeur de celui-ci s’évanouit instantanément.

— Vous aussi ?... Ne me parlera-t-on que de ces balivernes jusqu’à mon départ pour la guerre ? Pourquoi cette femme s’est-elle adressée à vous ? Vous la connaissiez ?

— Un peu, Sire ! Je l’ai rencontrée au château de Verneuil où elle servait de dariolette, mais la marquise a dû s’en défaire et elle m’est apparue si misérable qu’elle a éveillé ma pitié...

— Mal placée ! grogna Marie. La baronne oublie de mentionner que le guet est venu l’appréhender pendant leur entretien !

Le Roi revint à Lorenza.

— Est-ce la vérité ?

— Oui, Sire !

— Vous a-t-on dit pourquoi ?

— Elle est accusée d’avoir abandonné son enfant sur le Pont-Neuf parce que, n’ayant plus d’emploi, elle ne pouvait plus subvenir à ses besoins. Elle était si pitoyable que j’ai donné un peu d’argent pour qu’elle soit traitée convenablement.

— Et là-dessus, fulmina la Reine, votre Courcy, au lieu de répondre à son devoir, a filé avec un homme et s’est fait excuser en alléguant je ne sais quel malaise !

— Un homme ?

— Un vieil ami, Sire, et je m’étonne que la personne qui nous observait ne l’ait pas reconnu puisqu’il s’agissait de Filippo Giovanetti, qui fut notre ambassadeur auprès de Leurs Majestés.

Marie se jeta goulûment sur ce nouveau prétexte à récriminations :

— Il a osé revenir, cet espion, ce ruffian, après avoir été chassé par moi ? Il va apprendre ce que cela coûte de me narguer et je vais donner des ordres pour que...

Mais, cette fois, la patience de l’époux était usée jusqu’à la corde :

— En voilà assez, Madame ! Jusqu’à preuve du contraire, le gouvernement de ce royaume m’appartient et vous êtes mal venue de rappeler que vous avez chassé de façon infâme un diplomate que j’apprécie et qui, si ma mémoire ne me trahit pas, venait de vous servir fidèlement en allant chercher donna Lorenza ! (Puis s’adressant à la jeune femme :) Ser Filippo vous a-t-il confié la raison de son retour et ce qu’il faisait sur le pont du Louvre ?

— Il venait saluer le Roi... et la Reine ! Se hâta-t-elle d’ajouter. Se mettre à leur disposition...

— On n’a pas besoin de lui ! grommela celle-ci. , Le nouveau grand-duc nous a envoyé en Matteo Botti un homme de grand mérite, totalement dévoué aux bonnes relations entre nous et notre terre natale...

— Sans compter l’Empereur auquel il semble encore plus attaché, marmotta Henri. (Puis plus haut :) Quoi qu’il en soit, Madame de Courcy, dites à Giovanetti que je le reverrai avec plaisir. J’espère qu’il prolongera son séjour parmi nous !

— Pour un temps sans doute illimité, Sire, répondit-elle. Je me demande même s’il ne souhaite pas devenir l’un des sujets de Leurs Majestés puisqu'il s’est porté acquéreur de l’hôtel de la rue Mauconseil où il avait implanté... provisoirement son ambassade.

— Je croyais, lança la Reine avec aigreur, que vous trouviez qu’il y avait trop de Florentins ici ?

Henri IV se gratta la barbe et offrit à son épouse un sourire faunesque :

— C’est que je ne les mets pas tous dans le même panier. Celui-là, je l’aime bien. Non seulement il est très cultivé mais il joue aux échecs comme un dieu... et pousse même l’amabilité jusqu’à se laisser battre galamment de temps à autre ! Retirez-vous à présent, baronne... sans omettre de saluer votre Reine ! Vous reviendrez sans faute demain et tout sera oublié !

Lorenza plia le genou pour baiser la main qu’il lui tendait, salua la Reine comme si la « bonne dame » était transparente et allait sortir quand elle se ravisa :

— Avec la permission de Leurs Majestés, encore un mot, Sire !

— Lequel ?

— Le baron Hubert de Courcy, mon beau-père, désire vivement que le Roi lui accorde un moment d’entretien. Il n’a pas réussi jusqu’à présent...

— Ne le faisons pas attendre plus longtemps ! Je chasserai ce tantôt à Vincennes. Dites-lui de me rejoindre à 2 heures à la porte Saint-Antoine !

— Je remercie Votre Majesté !

Ramenée rue Pavée par une des voitures du Louvre, Lorenza vit que la cour de l’hôtel, cependant vaste, était occupée en partie par un somptueux carrosse avec cocher, laquais, pages et escorte. Tous portaient les armes de France ainsi que la couronne et tous - à la seule exception du cocher grisonnant - étaient pourvus de cheveux blonds plus ou moins longs. Intriguée mais devinant une visite auguste, elle voulut gagner discrètement l’appartement qu’elle partageait avec Clarisse mais Sauvegrain, le maître d’hôtel, la rattrapa au pied de l’escalier :

— Madame la duchesse prie Madame la baronne de bien vouloir la rejoindre au salon bleu.

— Est-ce que Monsieur le baron est là ?

— Dans la librairie, oui, Madame la baronne.

— Allez lui dire de ma part que le Roi chasse à Vincennes ce tantôt et qu’il sera à 2 heures à la porte Saint-Antoine ! Je ne veux pas me faire attendre !

Quand le valet lui eut ouvert la porte, elle vit, en effet, Mme d’Angoulême assise devant la grande cheminée bien flambante qui bavardait avec une dame d’une cinquantaine d’années, plutôt rondelette en dépit du corset qui lui serrait férocement la taille et faisait remonter jusqu’à la limite du décolleté des seins rebondis sous une fraise de fine dentelle. Outrageusement maquillée- on pourrait même dire plâtrée ! -, cette inconnue n’en était pas moins de fière allure dans ses brocarts orange cousus de perles à rendre jalouse la Médicis. Quant à ses cheveux remontés en courtes boucles, ils étaient d’un blond aussi peu naturel que possible sous un diadème de perles. Mais elle avait de beaux yeux noirs, très vifs sous leurs paupières fanées, et quelques restes de ce qui avait dû être une véritable beauté.

— Venez, chère Lorenza, fit la duchesse Diane, que je vous présente « notre » reine Marguerite qui veut bien m’honorer du titre de demi-sœur et qu’à l’unisson du peuple tout entier, je ne cesse de regretter ! Surtout quand je regarde sa remplaçante !

Ainsi c’était elle, cette fameuse reine Margot, fille d’Henri II et de Catherine de Médicis, mariée de force au futur Henri IV à la veille de la Saint-Barthélemy et dont les nombreuses aventures amoureuses amusaient toute l’Europe ? A cet instant, elle éclata d’un rire plein de jeunesse.

— C’est grand dommage pour vous tous car moi je ne regrette rien ! Et certes pas ces nuits - rares par bonheur ! - où j’ai partagé la couche de ce cher Henri ! Non seulement il faisait l’amour à la va-vite - peut-être ne l’inspirais-je pas beaucoup et d’ailleurs je ne faisais rien pour cela ! - mais, en outre, il empestait et vous savez, ma chère amie, à quel point j’aime les parfums et les garçons soignés ! Mais approchez que je vous voie mieux, petite ! ajouta-t-elle en tendant à Lorenza une main chargée de bagues sur laquelle celle-ci s'inclina. Vous êtes vraiment très belle ! Comment se fait-il qu’en amateur éclairé il ne vous ait jamais jeté le mouchoir ?

La duchesse eut un petit rire :

— Oh, il pouvait espérer que le vieux Sarrance la lui prêterait mais les choses ont tourné différemment. Grâce au Ciel, le voilà coiffé jusqu’à la folie de ma nièce Charlotte et Lorenza a trouvé le bonheur auprès de Thomas ! Ils s’aiment profondément !

— Et au moins ils doivent former un beau couple ! Thomas est l’un des hommes les mieux bâtis que je connaisse et vous êtes faites au tour ! Au fond, c’est une chance pour vous qu’Henri soit tombé fou de la jeune Charlotte. Une rencontre étrange d’ailleurs si l’on considère que cette Montmorency sera assurément son dernier amour et qu’une autre, du même nom, a été à l’origine de notre rupture ! Vous souvenez-vous de la Fosseuse, duchesse ?

— Françoise de Montmorency-Fosseux ? C’est pourtant vrai !

— Et elle aussi avait quinze ans... Moi j’en avais... mon Dieu, c’était en... 1578 ? Il y a donc... trente-deux ans ?

— C’est à n’y pas croire quand on vous regarde, Madame ! La rassura la duchesse avec un sourire en coin à l’intention de Lorenza, mais c’était de la courtisanerie gaspillée, car l’ancienne reine de Navarre était repartie dans ses souvenirs.

— Henri et moi étions mariés depuis six ans quand ma mère Catherine s’est avisée qu’il serait peut-être temps de réunir notre couple afin de mettre un terme à cette situation dangereuse. En effet, chef des protestants, mon époux était entré en guerre ouverte contre mon frère, le roi Henri III.

— Il n’avait pas tout à fait tort, il me semble, Sa Majesté ayant joyeusement oublié de payer votre dot, fit remarquer Diane.

— Je ne dis pas qu’il avait tort, je dis ce qui est. Ma mère donc, sous prétexte de visiter quelques châteaux amis, m’a fait monter en carrosse et conduite à Nérac où Henri tenait sa cour. C’était, je dois le reconnaître, un endroit charmant avec ses plaisants jardins au bord de la Baïse et ses allées couvertes si propices aux promenades à deux par une nuit étoilée...

— J’imagine que le Roi a été heureux de retrouver sa belle épouse ?

— Eh bien, on ne peut pas dire qu’il ait montré une joie extravagante. Sur le moment tout au moins mais ma mère, cette grande politique, qui le connaissait bien, avait pris soin d’emmener dans nos bagages quelques-unes des jolies filles de son « Escadron volant4 ». Il y avait, entre autres, Victoria de Ayala que l’on appelait Dayelle, Anne Le Reboûrs... et la jeune Françoise, surnommée Fosseuse, qui possédait un visage d’ange...

— Tout comme notre Charlotte !

—... et dans ses beaux yeux bleus tous les démons de la sensualité. Naturellement, ce fut sur elle qu’Henri jeta son dévolu et voyez comme les choses se répètent : il n’avait que vingt-quatre ans alors, cependant il traitait cette gamine comme il l’a fait avec Charlotte, l’appelant « ma fille » et se comportant avec elle comme avec un bébé. Il la faisait asseoir sur ses genoux pour la gaver de friandises tout en palpant sournoisement ses rondeurs prometteuses. Ce badinage galant m’a amusée un moment, d’autant que j’avais découvert le magnifique vicomte de Turenne qui me regardait de façon peu respectueuse sans doute mais fort intéressante. Nérac avait énormément de charme à cette époque et notre agréable vie aurait pu continuer longtemps si mon royal frère ne s’était avisé d’envoyer en renfort le plus jeune de la famille, Alençon, afin de conclure une paix définitive.

— Et il n’y a pas eu de paix ? demanda Lorenza que l’histoire amusait.

— Oh non ! Et si, d’abord, j’avais été ravie de recevoir François que j’aimais beaucoup, j’ai senti que nous allions vers de graves difficultés quand il est tombé, lui aussi, amoureux de Fosseuse. Laquelle, sachant les égards que l’on doit à un prince du sang, lui a peut-être un peu trop souri pour la tranquillité de mon époux qui est venu se plaindre à moi et a exigé que je parle à mon frère afin de le dissuader de piétiner ses plates-bandes. Ce que j'ai fait avec toute la diplomatie dont j'étais capable. J’avoue à ce propos que j’avais d’autant moins envie de voir partir François qu’il avait avec lui un certain baron de Champvallon qui me plaisait assez. Ayant réussi dans mon entreprise, nous avons tiré les Rois fort joyeusement. Henri a eu la fève et l’a offerte à Fosseuse qui l’en a remercié d’une voix mourante tandis que moi, pauvre innocente, je dansais éperdument avec Champvallon à la grande fureur de mon pauvre Turenne. C’est là que le paradis allait se changer en enfer... S’il vous plaît, donnez-moi quelque chose à boire, ma chère Diane !

— Oh ! Je vous supplie d’excuser ce manque à mes devoirs d’hôtesse !

— Ce n’est rien ! fit Margot après avoir avalé d’un trait le verre de Malvoisie que Lorenza lui servit. Un beau soir, poursuivit-elle, Mme de Duras qui dirigeait les filles d’honneur vint m’annoncer le plus calmement du monde que Fosseuse était enceinte de plusieurs mois, qu’elle espérait donner le jour à un fils, ce qui permettrait à Henri de me répudier pour l’épouser elle !

— Oh!

— Cette fois, il fallait se battre. Contre Henri, en premier lieu, qui est venu la mine pateline me confier que sa « fille Fosseuse » souffrait de ballonnements d’estomac et qu’elle aurait grand besoin d'un petit séjour aux Eaux-Chaudes où il serait utile que je l’accompagne ! Comme je comptais, moi, faire une cure à Bagnères, je l’ai envoyé promener. Les Eaux-Chaudes n’ayant produit aucun effet, quand nous nous sommes retrouvés à Nérac en juillet, il était évident, même pour les plus myopes, que les ballonnements tenaient bon. Prise de je ne sais quelle pitié stupide, j’ai proposé alors à cette fille de l’emmener passer les deux derniers mois dans un château éloigné, le Mas-d’Agenais, mais elle m’a répondu qu'elle était très bien à Nérac et qu’elle n’était pas grosse. Je l’ai donc abandonnée à son sort jusqu’au jour où Henri est venu me supplier de la loger dans une chambre écartée de celle des filles d’honneur. Il était temps : la nuit suivante cette petite dinde accouchait d’une fille qui mourut à peine née tandis qu'Henri chassait dans les environs.

— Vous deviez être soulagée ? avança la duchesse.

— Même pas ! Henri n'est revenu que pour me transmettre les plaintes de l'accouchée qui voulait être transportée dans mon propre appartement afin de « préserver sa réputation » ! On croit rêver, n’est-ce pas ? Naturellement, j'ai refusé avec indignation mais, de la sorte, j'avais déchaîné les fureurs de l’enfer sur moi. Cette idiote n'a cessé de me dénigrer auprès d’un époux qui buvait ses paroles comme les évangiles. C’en est venu au point que j’ai écrit à ma mère. Elle m’a répondu : « Revenez et prenez avec vous cette Fosseuse ! Navarre suivra ! »

— Et il a suivi ?

— Non. Je crois qu’il craignait un peu l’hospitalité de sa belle-mère mais surtout il avait changé d’amour : cette fois il s’agissait de la belle Corisande, la comtesse de Guiche, qui menait Henri à la baguette. Altière et cruelle, c’était un véritable danger. Je m’en suis aperçue quand je suis rentrée à Nérac : elle a tout simplement tenté de m’empoisonner avec un bouillon. C’est une pauvre servante qui est morte à ma place. J’ai alors décidé de m’enfuir. D’autant plus qu’à ce moment, la mort de mon frère Alençon faisait d’Henri l’héritier présomptif de la couronne de France. Je me suis réfugiée à Agen qui m’appartenait et jamais je n’ai revu Nérac.

Sa voix se fêla sur une petite note triste. Alors Lorenza osa poser la question :

— Qu’est devenue la Fosseuse ?

— Ma mère s’est chargée de la marier à un certain François de Broc, seigneur de Saint-Marc, et on n’a plus entendu parler d'elle.

— A quoi ressemblait-elle ? interrogea Mme d’Angoulême.

— A votre Charlotte justement ! Même peau laiteuse, même chevelure d’or roux, même âge aussi. Depuis que cette histoire a pris les proportions que nous savons, je me suis demandé à maintes reprises si son souvenir n’entre pas pour une part dans cette folle passion d’Henri qui met le royaume au bord de la guerre et qui fait si peur à la Reine ! Je ne dirais pas que je l’aime celle-là, bien qu'elle me reçoive toujours aimablement, mais j’ai vécu ce qu’elle vit et je la comprends !

— Il y a pourtant une sérieuse différence, fit doucement la duchesse. Le Dauphin Louis va avoir neuf ans, elle est sa mère... et elle va être sacrée ! C’est Henri, plutôt, qui devrait avoir peur !

— De quoi, mon Dieu ? Le peuple l’aime et il a déjà échappé à je ne sais combien d’attentats ! C’est un atout inappréciable que la chance !

En se levant pour prendre congé, Margot eut un geste maladroit qui remonta soudain sa collerette et fit basculer légèrement sa coiffure, qu’elle se hâta de remettre en place. Lorenza ouvrit de grands yeux.

— La reine Marguerite porterait-elle perruque ? S’étonna-t-elle quand on eut raccompagné cette dernière à sa voiture.

— Bien sûr, voyons ! répondit Mme d’Angoulême. Jeune, c’était une superbe brune mais elle pense que le blond rajeunit. N’avez-vous pas remarqué que les cheveux de ses pages sont de longueurs diverses ?

— Si, mais...

— C’est parce qu'elle les fait tondre à tour de rôle pour confectionner ses perruques, conclut la duchesse en riant. La reine Margot ne laisse jamais rien au hasard !...

Chapitre IV. L'assassinat

Quand le baron Hubert revint de la chasse à Vincennes, sa belle humeur habituelle l’avait quitté. Il était même, visiblement, très soucieux.

— Seigneur ! s’exclama Clarisse, que vous est-il arrivé? On dirait que vous portez Dieu en terre.

La duchesse Diane étant absente ce soir, elle et Lorenza se tenaient seules dans le salon où l'on avait coutume d’attendre les repas. Clarisse brodait, sa nièce lisait.

— Ce n'est pas tout à fait ça, marmotta-t-il, mais on n’en est pas loin ! Votre histoire m’inquiétait, Lorie, mais cette fois j’ai vraiment peur ! On prétend que le Diable rend fous ceux qu’il veut perdre et je commence à y croire !

— Si vous essayiez d’être un peu plus clair ? Le Roi ne vous a pas écouté ?

— Si, mais il m’a éclaté de rire au nez et s’est écrié : « Encore ? C’est une gageure ma parole ? Depuis une semaine on me rebat les oreilles d’une folle qui se répand partout en annonçant que Satan, sous l’apparence d’un escogriffe vert, va me faire passer de vie à trépas après le sacre ! »

— Et il n’y ajoute pas foi ?

— Non. Le coup - si coup il y a ! - est monté judicieusement ! Voilà des mois que mages et devineresses prédisent sa fin à l’envi. On a dû lui présenter l’histoire du grand homme vert à la manière d’une bonne plaisanterie...

— Une plaisanterie ? Sa mort ? Cela n’a pas de sens !

— C’est également mon avis ! D’ailleurs, il riait un peu trop fort et je jurerais qu’au fond il a peur. Mais Joinville, avec son sourire enjôleur, a détourné son attention en lui parlant de sa grande passion et j’ai compris que je perdais mon temps !

— Avez-vous évoqué Epernon en spécifiant que l’homme venait d’Angoulême ?

— Le moyen ? L’ancien mignon était au coude du Roi et ne le lâchait pas d’une semelle. Il m’aurait sauté à la figure et comme notre Sire interdit les duels depuis quelques semaines... J’aurais eu contre moi tout ce monde pour qui je jouais les trouble-fête. Quant au Roi, il est tellement épris que la seule évocation de sa bien-aimée suffit à chasser ses idées les plus noires. Songez donc, ajouta-t-il avec un ricanement, qu’il va combattre pour elle, se couvrir de gloire peut-être sous ses yeux et la conquérir de haute lutte !

— Le grand maître était là ? S’enquit Clarisse.

— Sully ? Non. Il a suffisamment à s’occuper avec le départ prochain des troupes. Je suis d’ailleurs passé chez lui en revenant mais il n’y était pas !

— Alors il faut y retourner, l’adjurer d’entendre la d'Escoman et obtenir au moins que l’on ajourne le sacre !

— Il ne demanderait pas mieux parce qu’il le redoute ! Ainsi que le Roi ! J’en suis intimement persuadé. Bellegarde l’a entendu répondre à Bassompierre qui l'interrogeait sur un détail du cérémonial : « Ah, maudit sacre ! Il me fera périr ! »

— Et cette aberration aura lieu quand même ?

— Il le faut bien, s’il veut prendre la tête de son armée ! Le Dauphin n’est que dans sa neuvième année et il faut quelqu’un pour garder le royaume jusqu’à ce qu’il soit en âge de régner ! Si seulement Thomas rentrait !

Clarisse en laissa tomber son ouvrage :

— Voulez-vous nous expliquer ce qu’il pourrait bien faire ?

— Fouiller Paris à la recherche de l’homme en vert. Vous l’ignorez sans doute, Lorie, le doux temps de la lune de miel n’accordant guère de place à la domesticité, mais le valet de Thomas, Gratien, est le garçon le plus curieux et le plus futé qui soit. Il connaît Paris comme sa poche et en fouinant dans les auberges, par exemple, il dénicherait peut-être le personnage, surtout si vous pouvez le lui décrire. S’il le trouve on... l’élimine discrètement et ce serait déjà un souci en moins! Vous n’êtes pas d’accord?

— Et si nous agissions ensemble, vous et moi, père ? Avec des habits appropriés, je fais un garçon tout à fait convaincant... Oh, père, dites oui, je vous en supplie ! Je l’ai vu, moi, l’homme en vert !

— N’oubliez-vous pas votre service chez la Reine ? rappela Clarisse. Elle n’est pas femme à vous accorder des vacances !

— Et la nuit ?

Elle crut que les yeux du baron allaient lui sortir des orbites.

— Vous voulez courir les tavernes avec moi de nuit ? Ma parole, vous perdez l’esprit, Lorie. Si j’acceptais et si Thomas l’apprenait, il m’arracherait la peau avec ses dents !

— Mais enfin, pourquoi Thomas ne rentre-t-il pas ? Gémit Lorenza au bord des larmes. Ce genre d’ambassade destinée, j’imagine, à remettre et à traduire un message ne dure pas si longtemps !

— Là, vous avez entièrement raison ! Surtout lorsqu’elle est composée uniquement de militaires ! Ce tantôt, quand la chasse a regagné le Louvre, j’ai eu l’occasion de bavarder un instant avec le comte de Sainte-Foy, le colonel des deux garçons qui supporte très mal cette récente manie du Roi de lui emprunter ses meilleurs officiers pour les transformer en diplomates. Et il se trouve qu’il a une idée là-dessus...

— Laquelle ?

Le vieux gentilhomme prit un air de conspirateur, regarda autour de lui avec circonspection pour s’assurer qu’aucune oreille indiscrète ne traînât dans le coin et chuchota :

— Le message à l’archiduc Albert ne serait qu’un prétexte. En réalité, il s’agirait d’enlever la belle Charlotte, exercice pour lequel des soldats jeunes et dûment entraînés se révèlent plus efficaces que ces mollassons de bureaucrates dont se compose en général le personnel d’une quelconque délégation !

— Miséricorde ! fit Lorenza, horrifiée ! Et s’ils se font prendre, l'affreux petit Condé demandera leurs têtes ?

— Tel que je le connais, il demandera plutôt qu’on les lui paie... très cher de préférence. J’ajoute que je suis prêt à débourser n’importe quelle rançon, et vous devriez vous sentir rassurée. Mais revenons à votre projet de traque de l’homme vert ! Vous dessinez agréablement, il me semble ? Seriez-vous capable d’esquisser son portrait ?

— Je peux essayer. Ce n’est pas un visage facile à oublier quand on l’a vu ne serait-ce qu’une seule fois ! Il est de taille plus élevée que la moyenne, roux, le cheveu et la barbe hérissés...

— Attelez-vous tout de suite à cette tâche ! Dès que ce sera fait, j’entreprendrai la tournée des auberges plus ou moins borgnes !

— Pas tout seul, j’espère ? s’écria sa sœur.

— Je ne suis pas fou ! J’emmènerai Poitevin et Buisson, les plus solides de mes valets... ceux aussi qui possèdent les gueules les plus patibulaires !

Après quelques essais maladroits, la jeune femme put enfin remettre à son beau-père un assez bon portrait de l’homme d’Angoulême. Ainsi pourvus, le baron et ses hommes, convenablement déguisés, se mirent à hanter les tavernes et cabarets louches, et une attente anxieuse commença pour « ses femmes » !

Il fallut une semaine à peu près pour retrouver la trace du personnage à l’auberge des Cinq Croissants, rue Saint-Jacques. Malheureusement, il en était parti la veille sans dire où il allait.

— Le patron a d’ailleurs ajouté qu’il n’était pas fâché de le voir filer parce qu’il lui trouvait une drôle de tête et qu’il ne plaisait pas à ses autres clients. Il payait bien cependant mais, en ce moment, ce ne sont pas les voyageurs qui manquent. Toute la province débarque à Paris !

— Mais pourquoi ?

— Le sacre, voyons ! Nous en sommes à une semaine !

— Seigneur, c’est pourtant vrai ! s’exclama Clarisse. D’habitude, cela se déroule à Reims et on va la sacrer à Saint-Denis ? Je me demande bien pourquoi !

— On est pressés ! Or, préparer le faste de la ville et de la cathédrale ne peut pas se faire en cinq minutes. Souvenez-vous que le Roi a reçu l’onction à Chartres !

— On était en guerre et c’était normal ! Au moins la « joyeuse entrée » dans la capitale représentait quelque chose ! Tandis que, là, elle va quitter le Louvre pour gagner les portes de la ville où elle reviendra coucher et fera tout de même, quelques jours après, une « joyeuse entrée » parfaitement grotesque ! Et pourquoi donc pas à Notre-Dame ? C’est encore plus près !

— Il faut tout vous expliquer, Clarisse ! Ronchonna son frère. A Saint-Denis sont enterrés les rois qui ont été sacrés à Reims. Cela donne une sorte de continuité que notre magnifique cathédrale n’offre pas ! Comment ça va au Louvre? interrogea-t-il Lorenza.

— Oh, c’est du délire ! Entre deux essayages - et il y en a une douzaine par jour parce que la Reine n’est jamais satisfaite -, les répétitions dans Saint-Germain-l’Auxerrois et les exercices de mémorisation des textes et prières qu’elle devrait réciter, on nage dans le velours, la soie, l’hermine, les dentelles, les bijoux et l’incohérence. C’est tout juste si les perles et les diamants ne vous glissent pas sous les pieds ! Cela sous l’avalanche ininterrompue des clameurs et reproches de Sa Majesté ! Une horreur !

— Je vous crois volontiers ! En tout cas, nous allons poursuivre notre quête, il faut absolument dénicher l’oiseau vert !

Deux jours avant le sacre, on sut où le gibier avait installé ses pénates en quittant les Cinq Croissants. C’était beaucoup plus proche du Louvre, à l’enseigne des Trois Pigeons, rue Saint-Honoré... Mais on apprit aussi qu’on ne l’y avait pas gardé. Il tenait des propos étranges et décousus et, comme on en était à refuser du monde, on l’avait prié d’aller tenir ses discours ailleurs. Où ? Bien entendu, nul n’en savait rien !

— C’est à s’arracher les cheveux ! Gémit Hubert à qui sa sœur fit observer que n’en ayant déjà plus tellement, c’était un luxe qu’il ne pouvait pas s’offrir...

L’entrée de Buisson portant un chiffon de papier à lui adressé ramena momentanément le calme. Le billet émanait des Cinq Croissants - où, évidemment, on avait laissé quelque argent « au cas où » - et annonçait que l’homme en vert y était revenu. Mais la joie fut de courte durée car le scripteur précisait qu’au moment où on allait envoyer prévenir, l’homme avait à nouveau disparu en compagnie cette fois d’un personnage qui semblait être un valet déguisé et on n’avait revu ni l’un ni l’autre...

— Ce n’est pas la peine de continuer nos recherches, soupira le baron affalé dans un fauteuil. Ceux qui l’emploient ont dû juger plus prudent de le mettre à l’abri dans un endroit moins public qu’une auberge. Les propos qu’il tient ne peuvent que les avoir inquiétés.

— Je propose à Monsieur le baron de me permettre d’y retourner tout seul, dit Buisson. On pourrait peut-être me décrire celui avec lequel il s’est esbigné ? Entre valets de grandes maisons il arrive qu’on se connaisse un peu !

— C’est une lumineuse idée ! Allez-y, mon ami !... et que Dieu vous aide ! Mais sans guère d’espoir, soupira-t-il quand Buisson eut disparu. Si on l’a caché chez Epernon, les Jésuites ou les Entragues, on n’en saura rien. Il n’en émergera qu’au moment de frapper !

— En tout cas, cela signifie surtout que l’attentat suivra le sacre de près, émit la duchesse Diane qui était entrée sur les talons du valet. Aucun d’eux ne peut se permettre de garder longtemps ce genre d’explosif !

On en fut encore plus persuadé au retour de Buisson. La description de l’inconnu manquait de précision. En revanche, ce qu’il avait appris à l’auberge était proprement terrifiant : un couteau à longue lame manquait à la cuisine !

Le baron Hubert sauta sur ses pieds.

— Je cours chez Sully ! Il faut qu’il sache le résultat de nos investigations coûte que coûte ! Il trouvera peut-être une solution... Lui au moins parvient à se faire écouter !

Le galop de son cheval franchit le portail quelques instants plus tard...

Malheureusement, le ministre n’était pas chez lui et le baron allait le chercher en vain...

Le lendemain, jeudi 13 mai 1610, il faisait le plus beau temps du monde. Dans un ciel sans nuages, un soleil éclatant illuminait Paris et l’interminable rue Saint-Denis, parée de fleurs et de tentures aux couleurs de la Reine, qui allait mener celle-ci des rives de la Seine jusqu’à la vénérable basilique où elle recevrait la couronne. L'héroïne de la fête n'avait jamais été vue de si belle humeur. Bien qu’elle ait dû se lever très tôt pour entendre la messe, communier, déjeuner et enfin se livrer à ses femmes pour être revêtue de l’immense robe de velours bleu brodée de lys d’or toute scintillante de diamants, de la grande collerette, dorée elle aussi, et du long manteau à traîne doublé d’hermine, elle rayonnait positivement. Il faut avouer qu'Henri avait bien fait les choses et n’avait pas lésiné sur les dépenses, même s'il considérait ce sacre comme un cauchemar. Marie devait en parler plus tard à l'ambassadeur florentin venu lui offrir des condoléances en présence d’autres témoins de la journée.

— C’était comme le Paradis ! N’est-il pas vrai, Messieurs, que la cérémonie de mon couronnement a été semblable en beauté à l’ordre divin du Paradis ?...

Et de la décrire !

Dix-neuf gradins avaient été élevés dans l’église où allaient prendre place, en fonction de leurs rangs, les princes du sang, les princesses du sang, les cardinaux, les évêques, les officiers de la Couronne, etc. A propos des princesses du sang, le Béarnais avait pensé joindre l’agréable au nécessaire en réclamant la présence du prince et de la princesse de Condé, mais il avait essuyé une nouvelle fin de non-recevoir. En revanche, la reine Margot était là, parée telle une châsse et plus blonde que jamais.

Quant à Henri, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il fit montre d’une gaieté parfaite pendant la cérémonie à laquelle il assistait dans une loge vitrée édifiée près du maître-autel où se tenaient, en retrait, l’archevêque de Reims, les ducs d’Epernon, de Bellegarde, de Montbazon et de Retz ainsi que MM. du Bellay, de Vie, de Courcy... et de Praslin !

Fort surpris, le baron Hubert ouvrait déjà la bouche quand ce dernier protesta : - Ah non ! Vous n’allez pas me sauter dessus comme l’a fait tout à l’heure Sainte-Foy outré de l’usage abusif que l’on fait de ses officiers et réclamant leur retour. Je lui ai répondu qu’ils étaient encore là-bas pour le service du Roi ! Autant dire : secret d'Etat !

— Secret d’Etat ? Mon œil ! Pas difficile à deviner votre mystère ! Ils ont pour mission de...

— Et si vous vous taisiez tous les deux ? fit sévèrement le Roi en se retournant. Vous me gâchez mon plaisir !

La stupeur laissa les deux gentilshommes pantois. Son plaisir ? Alors qu’il considérait, la veille encore, ce couronnement comme une catastrophe ?

Il est vrai que ce sacre-là différait des autres. Le sévère protocole habituel se dévergondait. Cela avait commencé par l’altercation qui avait opposé l’ambassadeur de Florence à ceux des Provinces-Unies et de Venise, ceux-ci ayant réclamé le pas sur le dernier qui les avait bousculés en les traitant d’« animaux aquatiques ! ». Il avait fallu les séparer. On en avait à peine fini avec eux que Foscari, ambassadeur de la Sérénissime, saluant celui de Madrid, s’était contenté de l’appeler « Monsieur l’ambassadeur ». L’autre, don Inigo de Cardenas, prétendant au titre d’Excellence, lui avait donné un violent coup de chapeau dans la figure. Le Vénitien, le nez pissant le sang, avait répondu à coups de poing !

La paix était à peine rétablie dans la petite classe des diplomates - ou soi-disant tels ! - que l’architecture s’en mêlait: la dalle qui fermait la crypte où l’on enterrait les rois de France se brisa net et il fallut se hâter de la replâtrer, ce qui contraria vivement l’héroïne de la journée. Mais ce qui suivit l’ennuya encore plus, alors que la cérémonie en était à son point culminant. Marie venait de recevoir du cardinal de Joyeuse l’onction du saint chrême sur le front et la poitrine, puis le sceptre et la main de Justice. Le Dauphin et sa sœur Elisabeth, également vêtus de satin brodé d’or, apportèrent la couronne tant désirée au cardinal qui la posa sur la tête inclinée de Marie. Fit-elle un faux mouvement ou ses cheveux fraîchement lavés étaient-ils glissants, toujours est-il que la couronne faillit tomber et qu’elle dut la retenir avant qu’elle n’aille à terre. Cela créa un froid mais la cérémonie s’acheva sans autres incidents. La foule massée à l’extérieur éclata en acclamations sous une pluie de pièces d’argent et d’or frappées à l’effigie de celle qui pouvait à présent devenir régente durant l’absence de son époux. Celui-ci fut le premier à l’appeler ainsi, en guise de plaisanterie sans doute, mais l’on comprit mal pourquoi Henri désigna le Dauphin à plusieurs reprises en disant :

— Messieurs, voici le Roi !

A sa place parmi les dames de la Reine, Lorenza avait observé tout cela avec une inquiétude qu'elle confia à la comtesse Clarisse lorsqu’elles furent revenues au Louvre pour le festin.

— Traitez-moi de Florentine superstitieuse, ma tante, mais je n’ai pas aimé ce sacre !

— Les Florentines n’ont pas le monopole de la superstition, j’imagine, et je partage entièrement votre point de vue. Il y a là un présage. Si Marie de Médicis doit devenir régente, ce ne sera pas bon pour le royaume ! Mais venez ! J’ai une question à poser à mon cher frère !

Quand elles le rejoignirent, il s'entretenait avec Bellegarde dans une encoignure de fenêtre en buvant un verre de vin. Sans se soucier d’interrompre leur conversation, elle demanda :

— De quoi parliez-vous tout à l’heure à Saint-Denis avec M. de Praslin ? Car même si ma vue n'est plus ce qu’elle était, j’ai bien cru le reconnaître !

— C’était lui en effet et j’en ai profité pour demander où était mon fils. Il m’a répondu qu’il était toujours à Bruxelles avec Bois-Tracy, leur mission n’étant pas achevée.

— Alors pourquoi Praslin est-il rentré ?

Roger de Bellegarde intervint.

— Etant à la tête d’une des quatre compagnies des gardes, il se devait d’être là même si c’est celle de Vitry qui assure le service aujourd’hui, mais je suppose qu’il est plutôt venu prendre de nouvelles instructions avant de retourner là-bas où les choses se présentent mal, la princesse étant toujours logée, sous surveillance, au palais des Archiducs. On n’ose tout de même pas intercepter son courrier, or elle ne cesse de se plaindre et d’appeler son héros au secours !

— En tout cas, n’essayez pas d’aller lui parler, avertit le baron. Il se réfugiera derrière le secret d'Etat comme il l’a fait avec moi !

— Un bien grand mot pour une affaire d’amour !

— Qui n’en débouche pas moins sur une guerre ! Praslin a dû recommander à ses deux « assistants » de continuer à observer les mouvements du palais ainsi que ceux de la belle en attendant l’arrivée du Roi. N’oubliez pas qu’il prend la route des Pays-Bas le 19, dans trois jours, fort d’une armée beaucoup plus puissante que s’il s’agissait de libérer Juliers, conclut le Grand Ecuyer. Même Sully y sera, nanti d’un trésor de huit millions !

— Et ce même jour, Marie sera régente ! Dieu nous protège !

— N’exagérons rien ! Elle aura le titre mais pas le pouvoir. Elle se contentera de présider le Conseil que le Roi a nommé. Ils sont quinze et elle n’aura droit qu’à une seule voix: la sienne. Allons ! Cessez de vous tourmenter, belle amie ! ajouta-t-il à l’intention de Lorenza. Vous retrouverez bientôt votre époux !

— Dieu vous entende, Monsieur le Grand !

Décidément, elle aimait de moins en moins cette histoire...

Quelqu’un étant venu informer Bellegarde que le Roi le cherchait, il s’excusa et s’éloigna. Lorenza en profita pour glisser sa main sous le bras de son beau-père.

— Avec toute cette agitation, vous ne m’avez pas encore rapporté ce que vous a dit M. de Sully !

— Cela ne valait pas la peine de vous empêcher de dormir vous aussi ! C’est à croire qu’un vent de folie souffle sur nos têtes pensantes, car mes craintes n’ont pas retenu deux minutes l’attention de notre ministre ! Il est tout frétillant à l’idée de partir en guerre avec son roi et m’a déclaré que des menaces d’attentat, il en pleuvait de partout, que le Roi allait ressentir un bénéfice immense à se retrouver au milieu de son armée où il serait gardé mieux que nulle part ailleurs, que « après le couronnement » ne signifiait pas pour autant qu’on l’attaquerait le lendemain même, et qu’on verrait à s’occuper de l’homme en vert quand on reviendrait vainqueurs, avec la princesse dans le cortège triomphal, etc.

— Il devient fou ou quoi ?

— Je pense que la perspective de se couvrir de gloire, lui et sa famille, chatouille agréablement sa vanité. Songez qu’il va prendre part à la guerre comme général et comme trésorier, que son fils va commander l’artillerie et son gendre, le duc de Rohan, les Suisses que l’on a levés dans les Quatre-Cantons et qui viennent de nous arriver ! Il faut dire que nous emmenons une sacrée armée et que, au moins sur le papier, l’Espagne devrait être battue à plate couture !

Suffoquée, Lorenza retira sa main pour regarder le baron en face.

— Mais ma parole, on dirait que tout cela vous enchante ? Vous n’allez pas m’apprendre que vous allez guerroyer vous aussi ?

Il lui offrit un visage faunesque.

— Hé, hé ! J’avoue avoir été tenté ! Ce diable d’homme est entraînant ! Si j’avais dix ans de moins et si le devoir ne me commandait pas de veiller sur vous, je ne sais pas si je résisterais à la tentation de galoper à nouveau derrière le beau panache blanc de « Nouste Henri » ! Mais rassurez-vous, poursuivit-il avec un soupir en reprenant la main de sa belle-fille qu’il fourra sous son bras, avant de voler au secours du « bel ange » du Roi, j’ai à protéger celui de Thomas. Et maintenant nous devrions tous aller nous coucher. La journée a été rude pour tout le monde !

— Pas pour la Reine en tout cas ! Elle rayonne positivement !

— Ah, c'est que, pour elle, la magie continue ! Il lui faut à présent préparer sa « joyeuse entrée » ! Demain nous irons assister aux préparatifs ! Cela vous changera les idées...

— Cela m’étonnerait fort, murmura-t-elle.

En fait, elle eut un sommeil fort agité, ne cessant de penser à son époux pratiquement seul avec Bois-Tracy sur un terrain miné. Et quand elle arriva au Louvre pour prendre son service, elle put constater que l’atmosphère n'était plus celle de la veille. La Reine dormant encore, on parlait à voix basse dans les appartements. Quant au Roi, il s’était levé aux aurores, Morphée s’étant dérobé à cause d’une chouette qui avait hululé toute la nuit aux abords de la chambre royale. Du coup, ses mauvais pressentiments l’avaient repris et, les mains nouées derrière le dos, le dos rond, il arpentait les appartements royaux, échangeant quelques mots avec l’un ou l’autre. Il attendait Sully mais Sully ne vint pas. Il souffrait d’un dérangement d’estomac qui le retenait chez lui.

— Nous avons à parler pourtant ! grogna le Roi. S'il ne peut venir, j’irai le voir ce tantôt !...

Il achevait à peine sa phrase que l’on introduisit le jeune duc César de Vendôme, l’aîné des enfants qu’il avait eus de Gabrielle et qu’il avait marié l’été précédent à Marguerite de Vaudémont-Lorraine.

Henri aimait beaucoup ce magnifique garçon de seize ans auquel il ne reprochait qu’une chose : un goût à peine dissimulé pour les gens de son sexe alors que les filles ne l’inspiraient guère. En dehors de cela, follement brave et follement orgueilleux, César se sentait parfaitement capable d’être roi mais n’aurait jamais rien tenté contre un père qu’il aimait. Ce matin-là, il était visiblement inquiet.

— Je suis venu vous supplier de ne pas sortir aujourd’hui, Sire ! Il y va de votre vie. Un grand devin nommé Labrosse prédit que vous mourrez avant le coucher du soleil !

— Vous, vous avez consulté l’Almanach ! Ce Labrosse est un vieux fou qui appartient au comte de Soissons. On parle tellement de ma mort qu’il veut se distinguer en l’annonçant pour aujourd’hui ! C’est grotesque !

— Non. C’est logique puisque, avant votre départ pour Bruxelles, c’est le seul jour où vous ne serez pas en représentation. C’est-à-dire trop entouré pour que l’on puisse vous atteindre !

— Expliquez-vous.

— Nous sommes le 14. Demain, samedi 15, il y a grande chasse. Dimanche 16, la Reine fait sa « joyeuse entrée ». Lundi, ce sont les noces de ma sœur Catherine avec Montmorency5 dont les réjouissances dureront jusqu’au soir du mardi 18 et, le lendemain, vous serez à la tête de l’armée !

— Mais je veux sortir ! Sully est malade et...

— Vous le verrez plus tard, voilà tout ! Par pitié, Sire mon père, écoutez-moi !

— Vous êtes un enfant et si vous attachez du crédit à tous les mauvais bruits, vous ne ferez jamais rien !

Désolé mais certes pas découragé, César s’en alla chez la Reine. Il ne l’aimait pas mais ce jour-là il aurait fait n’importe quoi pour empêcher son père de quitter le Louvre. C’est à peine si elle y prêta attention. Elle avait mille choses à faire, voyons ! D’ailleurs, elle essayait une robe quand il se présenta mais, superstitieuse à l’excès, elle se signa à trois reprises en l’écoutant d’un air effrayé puis le congédia en disant qu'elle ferait ce qu’elle pourrait et n’y pensa plus au bout de cinq minutes. Découragé, le jeune duc rentra chez lui sans être parvenu à mettre un terme à son angoisse. Et pourtant...

Et pourtant, l’homme en vert n’était pas loin. César passa devant lui sans même s’en apercevoir quand il franchit les guichets du Louvre. Renseigné - par qui ? -, l’homme avait fait le même calcul que Vendôme et attendait son heure, assis entre les deux voûtes sur un montoir à chevaux que le porche dissimulait. Et là, il patientait...

Tandis qu’une activité intense régnait chez Marie, le Roi, indécis, et malgré tout inquiet, continuait à faire les cent pas dans son cabinet... Lorsque vint l’heure du repas, il mangea de bon appétit et sembla retrouver sa bonne humeur habituelle bien qu’il n’eût guère participé aux propos échangés.

Le repas achevé, il recommença à tourner en rond, décida de s’accorder une sieste et s’étendit sur son lit mais n’y resta pas. Incapable de se reposer, il demanda l’heure à un garde.

— Quatre heures, Sire ! répondit cet homme. Le temps est magnifique. Votre Majesté devrait prendre l’air. Ce n’est pas bon de rester enfermé.

— Tu as raison. Il faut que j’aille chez Monsieur de Sully. Va dire que l’on apprête mon carrosse.

Et le voilà parti chez la Reine... où le doute le reprit.

— Ma mie, irai-je ou n’irai-je pas ? demanda-t-il en l’embrassant.

Marie le fixa de ses yeux ronds.

— Si vous n’en avez pas envie, restez !

— Certes... mais Sully est malade et j’ai promis d’aller le voir...

— Vous le verrez demain !

— Vous savez bien que ce ne sera pas possible. Je sors!

Et il disparut... pour revenir peu après.

— En vérité, je ne sais pas ce que j’ai mais je n’arrive pas à me décider.

Là-dessus, il embrasse à nouveau sa femme en murmurant :

— Ma mie, irai-je ou n’irai-je pas ?

Une troisième fois, il répéta la question et... donna un autre baiser, qui fit rire la vieille maréchale de La Châtre auprès de qui Lorenza était assise, un livre qu’elle ne lisait pas dans les mains. Etranglée par une émotion qu’elle contenait à grand-peine, elle regardait ces deux êtres unis par le mariage, la couronne, des enfants... mais non par l’amour. Son attention se concentrait surtout sur cette grosse femme molle, qui, au lieu de trancher le dilemme angoissant de son époux en l’obligeant à rester auprès d’elle, répondait sans chaleur :

— Faites à votre idée ! Restez si l’envie de sortir vous a quitté !

La jeune femme brûlait de l’empoigner à deux mains et de la secouer en lui disant de se remuer un peu et de le retenir de toutes ses forces. Mais non : finalement Henri se dirigea vers la porte en disant qu’il rentrerait tôt et ne serait dehors qu’à peine une heure. Tandis que Mme de La Châtre s’exclamait qu’en vérité le Roi était plus amoureux de la Reine que jamais, Lorenza s’éclipsa et rejoignit Henri dans l’antichambre.

— Sire ! supplia-t-elle, différez votre visite, je vous en conjure ! C’est Dieu, j’en suis certaine, qui vous souffle votre indécision !

Il se mit à rire mais ce rire sonnait faux.

— Vous aussi, ma belle ? Savez-vous que c’est fort agréable de susciter une inquiétude dans ces beaux yeux ? M’aimeriez-vous un peu en dépit de...

— N’en parlons plus, Sire ! Vous ne pouviez pas savoir et à présent je suis heureuse... et je voudrais que mon Roi le soit aussi. C’est pourquoi je l’implore... de faire n’importe quoi sauf de mettre le nez dehors !

— J’étouffe entre ces murs ! J’ai besoin d’air !

— Le Roi, pour une fois, ne pourrait-il se contenter des jardins ? Le temps y est plus agréable que dans les rues... et cela sent moins mauvais ! N’allez pas dans la ville, Sire ! Un homme venu d’Angoulême y guette sa proie. Un homme roux habillé de vert qui a juré votre mort !

— Comment le savez-vous ?

— Je l’ai vu et entendu, Sire... dans un petit bois près du château de Verneuil. Il s’y entretenait avec la dariolette de la marquise. Il disait attendre le couronnement et alors...

— Qui est cette fille ?

— La demoiselle d’Escoman.

— Où est-elle ? Pourquoi n’est-elle pas venue me parler?

— Elle l’a tenté en vain... et maintenant elle est incarcérée à la Conciergerie.

— Pour quel motif ?

— Tombée dans la misère parce que personne ne voulait l’écouter, elle a dû abandonner son enfant... sur le Pont-Neuf !

— C’est un crime, cela ! fit Henri soudain assombri.

— Je sais, Sire, mais à moins de se jeter à l’eau avec lui... Et puis elle voulait à tout prix faire entendre sa voix, si faible cependant. Toutes les portes se refermaient devant elle. Ceux à qui elle s’adressait refusaient de l’entendre... parce qu’ils étaient de ce complot qu'elle avait découvert.

— Qui ?

Lorenza n’hésita qu’à peine. Il était vital de le convaincre.

— Les Jésuites, Mlle du Tillet, Mme de Verneuil, le duc...

A cet instant, celui dont elle s’apprêtait à prononcer le nom entra dans la galerie, tout sourire.

— Ah, Sire, vous êtes là ! s’exclama d’Epernon. Je vous cherchais afin de vous proposer ma compagnie pour aller chez le grand maître ! Le temps est si radieux ! Veuillez me pardonner, Madame de Courcy, je ne vous avais pas vue !

Henri s’esclaffa.

— Ne pas remarquer une aussi jolie femme ? Il faut soigner vos yeux, mon cher duc ! Venez donc avec moi ! C’est une bonne idée... Voyez, chère baronne ! Je vais être solidement escorté. En comptant Montbazon et deux ou trois autres, je serai bien entouré !

Il s’empara d’une de ses mains pour y poser un baiser.

— Elle est froide ! Il est vrai que, dans ce cas, on dit que le cœur est chaud ! Je vous verrai à mon retour, ma belle enfant... et nous causerons tout à loisir ! Venez, duc !

Vaincue, elle s’affala presque dans sa révérence en murmurant :

— Ce sera avec... bonheur, Sire !

Les larmes aux yeux, sans savoir pourquoi, elle regarda les deux hommes s’éloigner dans la galerie. Le pourpoint noir du Roi, en soie « égratignée », contrastait avec le pourpre abondamment brodé de l’ancien mignon d’Henri III et elle frissonna : il lui semblait voir du sang coulant de cette silhouette funèbre...

Pour se remettre, elle respira à plusieurs reprises avant de retourner chez la Reine qu’elle trouva étendue sur son lit de repos et bavardant à bâtons rompus avec son amie Mme de Montpensier qui, pour une fois, ne donnait pas l’impression de souffrir d’un de ses multiples maux qui la « martyrisaient » sans cesse... L’atmosphère était même particulièrement détendue. On était d’excellente humeur en évoquant les fastes de la veille et le véritable triomphe que seraient ceux du surlendemain ! Mme de La Châtre faisait chorus et ce groupe joyeux contrastait avec la solitude de Mme de Guercheville qui se tenait debout près d’une fenêtre donnant sur la cour.

Lorenza la rejoignit et vit qu’elle regardait le Roi monter dans son carrosse dont il avait fait relever tous les mantelets de cuir afin de mieux respirer. Il s’installa au fond entre Epernon et le duc de Montbazon. MM. de Lavardin et de Roquelaure s'assirent près de la portière de droite et MM. de Mirebeau et de Liancourt à celle de gauche. Liancourt, Premier Ecuyer, demanda où l’on allait.

— Menez-moi hors de céans ! répondit le Roi bizarrement et, de façon plus étrange encore, il fit un grand signe de croix...

La voiture s’ébranla et disparut aux yeux des deux observatrices. Lorenza se signa presque furtivement. Mme de Guercheville le vit et fit de même.

— Vous avez peur ? murmura-t-elle.

— Oui. Je sais que l’homme en vert existe. Je l’ai vu de mes yeux l’an passé.

— Où cela ?

— A Verneuil.

— Ah !

Elles se regardèrent un instant sans plus parler : elles s’étaient comprises...

Cependant, le carrosse disparaissait sous la voûte après qu’on eut renvoyé M. de Praslin revenu à ses fonctions habituelles de capitaine de la seconde compagnie des gardes du corps qui aurait dû l’escorter. Seuls quelques valets furent autorisés à le suivre à pied. Il fut allégué qu’il y avait déjà suffisamment de monde dans les rues de Paris où les badauds allaient contempler les arcs de triomphe et autres splendeurs destinées à la « joyeuse entrée ».

Le Roi avait demandé que l’on passe par la Croix du Trahoir mais, arrivé là, il décida que l’on irait au cimetière des Innocents. On lui fit remarquer que ce n’était guère le chemin de l’Arsenal mais il déclara qu’avant de s’y rendre, il voulait visiter certaine demoiselle Reine Paulet que l’on surnommait la Lionne, une superbe rousse dont on vantait partout la beauté et l’esprit.

— Oh, Sire, vous voulez aller chez une femme ? Aujourd’hui ?

— Pourquoi pas ? J’ai vu ce matin mon fils Vendôme qui a tout ce qu’il faut pour plaire aux plus difficiles mais qui leur préfère les garçons. J’ai dans l’idée de la lui donner pour maîtresse. Elle est de celles à qui l’on ne résiste pas !

— En ce cas...

On prend, par la rue de la Ferronnerie, une sorte de boyau coincé entre l’un des murs du vieux cimetière et l’auberge du Cœur Couronné percé d’une flèche. A ce moment précis, un haquet de vin venant de la droite et une charrette à foin débouchant de la gauche obstruent la ruelle. A cette vue, les valets suiveurs décident de passer par le cimetière, sauf l’un d’eux qui va essayer de faire ranger les deux véhicules.

Pour charmer les longueurs de l’attente, Epernon sort une lettre qu’il déplie pour la lire au Roi. Pour mieux l’entendre, celui-ci passe son bras autour de son cou. Il n’y a plus personne autour du carrosse. Alors...

L’homme en vert a sauté sur une borne placée devant l’auberge, s’accroche d’une main à la portière de la voiture et de l’autre, armée d’un long couteau, frappe Henri à la poitrine au-dessus du cœur, mais le coup déchire seulement la peau.

— Ah ! Je suis blessé !

L’assassin frappe une deuxième fois, comme la foudre, puis une troisième. Ces deux coups-là sont mortels...

Après le premier, le Roi a levé le bras. Les suivants ont percé le poumon et l’aorte. Le dernier a également traversé la manche du duc de Montbazon qui n’a rien compris.

— Qu’est-ce, Sire ? demande-t-il benoîtement6.

— Ce n’est rien, murmure Henri d’une voix qui s’éteint.

Aussitôt, il vomit un flot de sang. Tout est fini !

Ravaillac, lui, n’a pas bougé. Son exploit réussi, il semble en extase : il a enfin réussi à tuer l’Antéchrist. Des gentilshommes se sont précipités sur lui : l’un le frappe au visage du pommeau de son épée, un autre lui arrache son poignard pour l’en transpercer, mais la voix soudain impérieuse d’Epernon retient son geste :

— Ne le tuez pas ! Il y va de vos têtes !

Certains, furieux, se préparent à passer outre mais alors il crie :

— Le Roi n’est que blessé !

Les spectateurs du drame réclament un chirurgien, du vin pour laver la blessure et ranimer le Roi, mais le duc ne laisse personne lui voler la vedette.

Il ordonne que l’on rabatte les mantelets et que l’on regagne le Louvre sur-le-champ. La lourde voiture sort de la ruelle et repart non sans laisser une trace sanglante. On retourne au Louvre au milieu d’une rumeur qui grandit jusqu’à devenir clameur furieuse. Le peuple qu’Henri aimait tant et qui le lui rendait bien est prêt à se soulever, emporté par sa colère et son indignation. On avait beau crier qu’il n’était que blessé et non mort, personne ne voulait le croire. Les bruits annonçant la tragédie n’avaient que trop couru !

Tandis que l’on transporte au Louvre le corps du Roi, son épouse toujours étendue sur sa chaise longue a fini par s’assoupir, bercée par les paroles de Mme de Montpensier. De nouveau à la fenêtre, Mme de Guercheville et Lorenza voient revenir le carrosse entouré d’une agitation indescriptible. Une même épouvante se lit dans le regard qu’elles échangent mais elles n’ont pas le loisir de revenir près de la Reine : la porte de sa chambre vient de s’ouvrir d’un coup de pied qui réveille Marie. C’est Concini.

E ammazato 7! lance-t-il avant de disparaître.

En même temps, un vacarme assourdissant se fait entendre dans la petite chambre du souverain qui est de l’autre côté.

— Allez donc voir, ma bonne, ce qu’il se passe ! dit Marie à Mme de Montpensier qui se précipite, ouvre les portes qu’elle referme violemment après une exclamation horrifiée.

Marie s’est alors levée d’un bond en s’écriant :

— Mon fils !

Elle se rue vers la modeste chambre malgré les efforts de la Montpensier qui lui assure qu’il ne s’agit pas de son fils. En y entrant, elle bute sur Praslin qui lui déclare :

— Madame, nous sommes perdus !

Il éclate alors en sanglots. Elle l’écarte brutalement, voit le corps livide étendu sur le lit et manque s’évanouir. Madame de Montpensier et Catherine Forzoni essaient de la ramener à sa chaise longue mais elle est trop lourde et elles ne peuvent que la traîner. La femme de chambre appelle à l’aide. Bellegarde et le duc de Guise se précipitent mais Epernon les a précédés... pour se contenter de s’agenouiller... en disant que le Roi n’est peut-être pas mort !

Les trois autres se récrient en s'agenouillant à leur tour pour baiser la main de celle qui est maintenant la Régente.

Aussitôt, elle explose en sanglots désespérés, se livrant à des manifestations de douleur excessive et versant des larmes abondantes qui s'apaisent immédiatement quand arrivent le chancelier Bruslart de Sillery, le duc de Villeroy et le président Jeannin qui viennent régler avec elle les mesures à prendre, les ordres à donner, les lettres à dicter.

— Le Roi est mort ! Le Roi est mort ! Se met-elle à clamer.

— Non, Madame, rétorque le chancelier. En France, le Roi ne meurt jamais et nous sommes là pour servir Louis, treizième du nom, désormais roi de France et de Navarre !

Tandis que, les larmes enfin taries- elles ne reviendront plus guère ! -, on entamait les discussions, le duc d’Epernon, lui, ne perdait pas son temps et distribuait des ordres destinés à lui assurer le pouvoir... Colonel général de l’infanterie, il mit le Louvre en défense pour que le bruit du décès ne filtre pas, envoya ses consignes au Pont-Neuf, à la rue Dauphine et aux Grands-Augustins où siégeait exceptionnellement le Parlement8. En son nom, Bassompierre patrouilla dans les rues à la tête des chevau-légers sans se soucier de leur colonel et envoya le duc de Guise - son ennemi ! -veiller à l’ordre. Après quoi et avec une forte escorte, Epernon se rendit à l’Hôtel de Ville pour ordonner au Prévôt des Marchands, Jacques Sanguin, de fermer les portes de Paris et de réunir en armes la milice bourgeoise. Ensuite, satisfait de s'être ainsi assuré la puissance militaire, il se rendit au Parlement auquel il intima, sous peine de mettre la ville à feu et à sang, de remettre sur l'heure la régence à la Reine avec les pleins pouvoirs... ce qui annihilait les mesures prises par le Roi défunt afin de limiter le plus possible les décisions de son épouse.

Quant à Sully, il avait reçu un billet lui conseillant de rester chez lui « s’il ne voulait pas qu’il lui arrive malheur ! ». Par trois fois, il tenta de passer outre... et se fit refouler : M. d’Epernon ne voulait pas de lui. Fou de colère et de chagrin, il alla alors s’enfermer à la Bastille qu’il fit mettre en défense afin de protéger le trésor qu’il avait accumulé pour son Roi !

Ainsi, à l’heure même où le Dauphin Louis apprenait la mort d’un père bien-aimé, l’ancien mignon avait réuni entre ses mains tous les pouvoirs du royaume... Du moins le pensait-il !

Cependant, au Louvre refermé comme une forteresse autour du corps sans vie d’un homme qui en débordait encore le matin même, Marie de Médicis, dont le chagrin diminuait à vue d’œil, donnait l’ordre que l’on dresse dans sa chambre le lit de son fils Louis. Non pour apaiser sa douleur et sa révolte - « Ah, si j’eusse été là avec mon épée, je l’eusse tué ! » avait-il crié entre deux sanglots -, elle ne l’aimait pas assez pour cela, mais parce qu’il était désormais le Roi... Un roi de neuf ans que l’on couronnerait bientôt mais qui n’aurait pas plus de poids qu'une image jusqu’à ce qu’il eût atteint sa majorité. Et encore ! De toute façon, cela représentait cinq belles années qu’elle allait employer à sa guise en menant la vie qui lui convenait et en s’entourant de ceux qui lui plaisaient. Ce qui ne faisait pas beaucoup...

Après que l’on eut ramené la dépouille du Roi, Lorenza n’avait pu supporter longtemps la douleur spectaculaire de la Reine. S’excusant auprès de Mme de Guercheville sous le prétexte d’un soudain malaise - ce dont la dame d’honneur, qui s’efforçait de cacher ses larmes, n’avait pas été dupe mais qu'elle avait fort bien compris -, elle s’était enfuie. La vue des amis du Roi venus baiser la main de cette dondon à demi répandue sur sa chaise longue lui donnait envie de vomir.

En traversant l’antichambre, elle avait failli heurter le Dauphin qu’escortait son gouverneur, M. de Souvré. Confuse, elle se laissa tomber à genoux devant ce petit garçon sans trouver autre chose à dire que :

— Sire !... Oh, Sire !

Elle lui avait donné d’instinct le titre qui convenait. Louis posa alors sa main sur sa tête courbée.

— Vous avez beaucoup de chagrin, Madame de Courcy?

La gorge trop serrée pour répondre, elle se contenta de hocher la tête.

— Moi aussi ! murmura-t-il. Je ne sais pas si nous serons nombreux...

Et se penchant, il posa un baiser sur le front de la jeune femme et passa son chemin...

Elle ne sut jamais comment elle avait réussi à rentrer rue Pavée après avoir fendu une foule quasi immobile, qui semblait frappée par la foudre mais d’où fusait une question, toujours la même :

— On dit qu'il vit encore ? Le savez-vous ?

Une main pressant un mouchoir sur son visage, elle ne pouvait que secouer la tête négativement, ce que l'on pouvait interpréter de deux façons : Henri était mort ou alors elle n’en savait rien... Mais, parce qu’elle était belle et appartenait visiblement à la Cour, on lui livrait passage.

Enfin elle parvint à destination. La duchesse Diane et tante Clarisse se tenaient dans le cabinet d’écriture de la première et se levèrent d’un seul mouvement en la voyant surgir, et dans quel état !

— Enfin, vous voilà ! s'exclama Mme de Royancourt qui la prit dans ses bras pour l’aider à s’asseoir. Nous étions dans la dernière inquiétude ! Mme d’Angoulême a dépêché plusieurs valets aux nouvelles mais personne n'est revenu ! Nous avons entendu cependant que le Louvre est fermé et étroitement gardé ! Qu'en est-il au juste ?

— Laissez-la souffler, conseilla la duchesse qui était allée verser de l'eau-de-vie dans un verre à liqueur. Buvez, mon petit ! Cela vous remontera mais attention ! C'est un tord-boyaux !

Lorenza trempa ses lèvres, toussota puis l'avala d'un trait, eut un long frisson et finalement se moucha.

— Ah, ça va mieux ! Merci infiniment !

— Laissez donc et dites-nous ce qu’il en est ! Il vit, oui ou non?... Ah! Ne recommencez pas à pleurer !

— Non. Il est mort ! Il l'était déjà quand on l’a amené ! J’ai vu ceux qui l’accompagnaient s’agenouiller devant la Reine pour lui rendre hommage !

Pendant un instant, un silence absolu régna dans la pièce élégante et intime, fleurie de lilas, puis Clarisse murmura avec une profonde tristesse qui se changea soudain en colère :

— Mort ! Notre si bon Roi !... Et au lendemain même du couronnement de cette grosse... vache !

— Inutile de demander d’où vient le coup ! reprit la duchesse. La voilà heureuse ! Elle a obtenu ce qu’elle voulait !

— Et je suppose qu’elle étale un chagrin spectaculaire ?

— C’est peu de le dire ! Soupira Lorenza. Un chagrin à l’italienne ! Chez nous, on paie des femmes pour gémir, s’arracher les cheveux et répandre des torrents de larmes. Ce sont les pleureuses. A l’exception de ses cheveux que la Reine ne martyrise pas, c’est tout à fait cela ! Savez-vous où est père?

— On ne l’a pas vu depuis ce matin, répondit Clarisse. Et encore : il est passé en coup de vent ! Il semblait fort pressé et nous avons pensé qu’il rejoignait peut-être le Roi.

— S'il avait été au Louvre, je l’aurais vu !

— Alors Dieu sait où il est allé ! Il avait sa tête des mauvais jours et j’ai appris à redouter ce qu’il concocte dans ces moments-là.

— Il finira bien par rentrer, fit la duchesse Diane, indulgente. Un jour comme celui-ci, l’étonnant serait qu'il soit resté assis dans un fauteuil toute la journée.

Mais le baron Hubert ne rentra pas ce soir-là...

Le lendemain matin, le petit Roi et sa mère - celle-ci sous les voiles noirs du deuil... qu’égayaient tout de même quelques perles ! - étaient conduits au Parlement à travers une foule silencieuse et quasiment prostrée. Le peuple de Paris savait à présent qu’il ne reverrait plus « Nouste Henri » et en était encore au stade de l’accablement.

Raidi par une volonté rare à cet âge, l’enfant prononça, sans écorcher un mot, un bref discours aux termes duquel il chargeait sa mère de poursuivre son éducation et de pourvoir au gouvernement du royaume.

Cela fait, les choses traînèrent un peu en longueur. Après les multiples formalités d’usage, la harangue du président Servin n’en finissait plus. Alors, une voix impérieuse clama :

— Cela suffit ! Il est temps de faire descendre la Reine!

C’était Concino Concini qui, debout et une moue arrogante aux lèvres, se permettait d’interrompre le parlementaire. Presque aussitôt le Premier président de Harlay riposta :

— Il ne vous appartient pas de parler en ce lieu, Monsieur ! Sortez !

Avec un haussement d’épaules et un sourire moqueur, l’autre s’exécuta mais le duc d'Epernon, lui, pâlit. Il venait de surprendre le demi-sourire et le regard un peu trop tendre de la Régente et il avait compris : tout le mal qu’il s’était donné, croyant œuvrer pour lui-même, ne lui rapporterait rien. Sans le savoir, c’est pour ce bellâtre qu’il avait travaillé.

Deux jours plus tard, Sully en fera l’amère expérience. Venu enfin se mettre à la disposition de la Régente, que le couple Concini entourait, il alla jusqu’à parler à ces gens d’alliance et même d’amitié... Alors, la Galigaï lui lança :

— Nous n’avons besoin de l’aide ni de la faveur de personne pour obtenir des biens et des honneurs car Sa Majesté nous affectionne pour l’avoir bien servie. Si Monsieur de Sully désire quelque chose, il aura plus besoin de nous que nous de lui. Ceux de qui nous dépendions dépendront désormais de nous !

On ne pouvait être plus claire !

La France, comme l’avait prédit le grand maître, tombait dans d’étranges mains...

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