DEUXIÈME PARTIE LE TEMPS DES VAUTOURS

Chapitre V. Les lendemains d'un crime...

— Si on voulait chercher la petite bête, grogna le baron Hubert, on pourrait considérer comme nulle la nomination de la Régente parce qu’elle ne dépend pas, normalement, du Parlement.

— De qui alors ? demanda Lorenza.

— Des princes du sang, ma chère. Or, ils ne se sont pas manifestés...

— Ils auraient eu du mal, fit Clarisse. Vous avez raison de mentionner « en cherchant la petite bête » ! Condé est toujours en fuite, le comte de Soissons9 s’est retiré sur ses terres pour une stupide question de préséance. Quant au troisième, le prince de Conti, il est sourd, bègue et à moitié idiot ! Jolie famille en vérité ! De toute façon, ils auraient dit amen sans la moindre difficulté !

— Possible... du moins dans l’immédiat. Mais les deux premiers reviendront sans doute et suivant comment tourneront les choses, ils pourraient se manifester...

— Vous, toujours si logique, voilà que vous vous mettez à rêver ? Bien-sûr qu’ils se manifesteront... mais pour se faire acheter ! Dites-nous plutôt ce qu'il est advenu de l’assassin ! Depuis deux jours que vous avez disparu, vous devez certainement le savoir. On l’a conduit à la Conciergerie?

— Non. On a paré au plus pressé et on l’a mis à l’hôtel de Retz qui est proche de la rue de la Ferronnerie. N’oubliez pas qu’Epernon voulait faire croire que le Roi était seulement blessé !

— Au secret alors ?

— Du tout ! On peut parfaitement aller le contempler et je ne m’en suis pas privé ! Jamais, je crois, je n’ai vu homme plus content de lui-même ! Il ne cesse de clamer qu’il a bien rempli la mission que Dieu lui a confiée et il rit en montrant d’affreuses dents noires !

— Et le peuple ne l’écharpe pas ?

— A la vérité, il n’y tient guère. En revanche, plusieurs Jésuites se sont présentés dont un qui lui a conseillé de ne pas accuser les gens respectables ! Puis plusieurs magistrats, Jeannin, Bullion et Loménie, lui ont fait subir des interrogatoires pour connaître les noms de ses complices. Mais il s’est obstiné à affirmer qu’il n’avait fait qu’obéir à Dieu... même quand on lui a écrasé les pouces dans des chiens de fusil...

— Comment avez-vous pu être au courant de ces réjouissances ? demanda la comtesse. Vous avez campé sur place ?

— J’avoue y être resté assez longtemps... mais surtout je me suis acquis un observateur dans les lieux. Avec de l’or, vous savez...

— Mais enfin, on ne va pas le laisser là ad vitam aetemam ? Paris tout entier sait à présent qu'il a tué le Roi !

— Très juste ! Aujourd’hui, on l’a transporté à l’hôtel d’Epernon !

— Pour y faire quoi ? S’exclamèrent d’une même voix les trois femmes médusées.

— Ce vieux forban l’a peut-être invité à souper ? Ricana le baron. Et je donnerais cher pour apprendre ce qui s’y est dit mais, rassurez-vous, il ne fait que passer : cette nuit il devrait coucher à la Conciergerie où on lui prépare un logis.

En effet, dans la nuit du 15 mai, l'assassin, toujours aussi fier de son exploit mais peut-être un peu moins exalté, fut conduit dans une voiture fermée de l’hôtel d’Epernon à la Conciergerie où, dans l’une des tours, on lui avait aménagé une prison particulière. On l’assit sur une chaise, les pieds entravés et les mains liées derrière le dos...

Cependant - et quelque répugnance qu’elle en eût -, Lorenza avait repris le chemin du Louvre pour y assumer ses « fonctions » purement décoratives d’ailleurs mais auxquelles elle semblait tenir. Au matin de son retour, vêtue de noir comme il convenait, elle avait reçu de plein fouet l'algarade de la Reine qui l'avait rappelée vertement à ses devoirs, lesquels consistaient à se tenir jour et nuit à sa disposition pour le cas fort improbable où l'on aurait besoin d'elle !

— Puisque je ne sais quelle tradition t'impose à moi, lui envoya-t-elle, reprenant pour mieux se faire comprendre le tutoiement florentin, j'entends que tu assumes tes devoirs ! Et ne crois surtout pas que cela m’est agréable ! Je me passerais volontiers d’avoir en permanence sous les yeux ta longue figure morne !

La jeune femme ne put retenir une riposte.

— Triste serait plus juste, Madame ! C’est, il me semble, l’expression qui convient après une perte aussi cruelle! Il est vrai que...

Mme de Guercheville, feignant de se tordre la cheville et se raccrochant à son bras, coupa court à la phrase insolente qu’elle sentait venir. Elle poussa même un léger cri de douleur qui fit réagir Lorenza :

— Mon Dieu ! Vous êtes blessée, Madame ? dit-elle en la soutenant.

— Blessée, non, fit la dame d’honneur un peu haletante, mais ça me porte au cœur. Si la Reine voulait permettre que vous me conduisiez au cabinet des bains pour me soulager en versant de l’eau fraîche sur...

— Mais faites, ma bonne ! Allez, allez ! répondit-on avec un geste désinvolte de la main.

Là, Mme de Guercheville laissa Lorenza lui appliquer un linge imbibé d’eau froide sur une cheville qui n’en avait pas le moindre besoin et entreprit de la chapitrer :

— Pour l’amour de Dieu, retenez votre langue, baronne! Vous devez comprendre que la douleur n’est pas à l’ordre du jour ! En quarante-huit heures, tout a changé ici. En dépit de ses déchirantes lamentations, elle a du mal à cacher une intime satisfaction parce qu’elle va pouvoir mener la vie quelle aime sans plus se soucier d’en être empêchée.

— Mais enfin, elle est non seulement veuve mais régente pour son fils. Il me semble que cela oblige !

— Pas elle ! Le bien public, la vie du royaume l’indiffèrent au plus haut point. D’ailleurs, elle n’a jamais aimé les Français et le Roi moins encore que quiconque. Moult choses vont vous surprendre à présent mais surtout ne vous en mêlez pas ! Il y va peut-être de votre vie ! Et maintenant, ramenez-moi !

— Merci, Madame ! Merci de tout mon cœur !

Leur retour passa inaperçu. La Reine, dont les multiples cassettes à bijoux avaient été ressorties, était fort occupée à évaluer la quantité de perles qu'elle pourrait ajouter à ses robes funèbres sans abîmer son image d’épouse affligée... Evidemment, la « joyeuse entrée » dont elle se promettait tant de plaisir se trouvait annulée, mais il fallait songer aux funérailles puis au sacre du petit Roi, sans compter les nombreuses occasions où elle allait devoir paraître en majesté! Enfin, elle pourrait reprendre ce qui était sa grande affaire : renouer les liens avec l’Espagne en vue de ces deux mariages dont Henri IV ne voulait à aucun prix !

Soudain, se produisit ce que Lorenza n’aurait jamais cru possible : le chapeau à la main, la moustache conquérante, l’œil émerillonné, le jarret tendu et le sourire aux lèvres, le signor Concini pénétrait chez la Reine sans se faire annoncer. Après qu’il eut vaguement salué en balayant le sol de ses plumes, quatre pas de danseur l’amenèrent face à la Reine devant laquelle il parut tomber en extase.

Bellissima ! Bellissima ! s'écria-t-il. Y ai toujours dit qu’oune blonde aussi loumineuse ne devrait porter que dou noir ! Dou noir avec beaucoup de joyaux bien sour !

— Flatteur ! Roucoula l’intéressée en lui offrant une petite main dodue, d’une extrême blancheur et chargée de bagues, sur laquelle il posa des lèvres dévotieuses...

C’était presque comique et Lorenza ne put s’empêcher de noter que Mme de Guercheville levait en direction du plafond un regard accablé. Cependant le dialogue s’acheva vite. Reprenant la langue de son pays, Concini, après quelques compliments fleuris, rappela d’un ton plus ferme que c’était jour de Conseil et qu’il convenait que la Reine allât y faire entendre sa voix. Elle admit alors qu’elle avait oublié et voulut s’y rendre aussitôt avec lui mais il refusa : il n’avait rien à y faire et, comme elle insistait, il lui répondit qu’il était trop tôt, que, pour l'instant, il ne fallait rien brusquer et ne rien changer, au moins jusqu'à ce que le Roi eût été porté en terre. Après, on verrait qui il convenait de garder ou de renvoyer.

— Même ce vieux grognon de Sully ?

— Lui en priorité ! N’oubliez pas qu’il a les clefs du trésor. Quand il n’aura plus rien à garder, il finira bien par partir tout seul !

Ainsi endoctrinée, Marie se dirigea vers la salle du Conseil où l’attendaient déjà Villeroy, Jeannin, Bruslart de Sillery, Epernon et ledit Sully, ceux que l’on n’allait pas tarder à appeler les « Barbons » et que l’on éliminerait peu à peu. Seuls Mme de Guercheville et M. de Châteauvieux, son chevalier d’honneur que l’on récupéra dans l’antichambre, l’escortèrent. Concini, lui, resta...

Après avoir marivaudé quelques instants avec le bataillon des filles d’honneur, amorphes jusque-là et que sa présence parut réveiller, il s’approcha de Lorenza assise près de la vieille comtesse du Sault qui était à moitié sourde. Se méfiant sans doute du reste de l’assistance, il continua d’employer leur langue natale :

— C’est en vérité un grand plaisir de vous rencontrer enfin, Madame la baronne de Courcy ! Il y a longtemps déjà que je souhaitais cet instant.

— Vraiment ? Je n’en vois pas la raison !

— C’est parce que vous ne me connaissez guère... ou plutôt pas du tout ! Sinon vous sauriez que vous avez en moi, outre un compatriote, un admirateur fervent de votre beauté et un ami.

— Un ami ?

— Mais oui ! Souvenez-vous de notre première rencontre dans la galerie des appartements ! Je ne me faisais guère d’illusions, alors, sur les sentiments de notre chère souveraine à votre égard, et c’est avec une énorme tristesse que j’ai dû assister au calvaire que l’on vous faisait subir, d’autant plus navré que j’étais impuissant à vous secourir !

— Pourquoi l’auriez-vous fait ? Riposta Lorenza toujours aussi raide parce que l’homme lui déplaisait de plus en plus, peut-être à cause de ce parfum lourd dont il usait et qui lui donnait mal au cœur.

— Je vous l’ai dit : non seulement nous avons tous deux vu le jour à Florence, la reine des villes, mais aussi parce que, en tant qu’esthète trop respectueux des chefs-d’œuvre, je ressens une vive douleur quand on leur porte atteinte !

— N’avez-vous pas l’oreille de la Reine ? Que ne l’avez-vous incitée à signer ma grâce lorsque j’ai été conduite à l’échafaud ?

Il prit un air douloureux qu’elle jugea du plus haut comique tandis qu’il soupirait :

— J’ai fait de mon mieux mais c’est une erreur de croire que j’avais à cette époque la moindre influence sur la Reine. C’est Leonora, mon épouse, qui possède ce pouvoir et, malheureusement, elle est fort jalouse... Tirez-en vous-même la conclusion ! Il n’en va plus ainsi aujourd’hui.

— Elle n’est plus jalouse ?

— Si, hélas ! Mais à force de soins, je suis si bien entré dans les bonnes grâces de Sa Majesté que je pense avoir désormais plus d’influence sur elle...

— Je vous en félicite !

Il se fit alors si triste que la jeune femme se demanda s’il n’allait pas se mettre à pleurer.

— Je vois bien que vous refusez de m’entendre !

— Encore faudrait-il que je sache ce que, justement, je dois entendre.

— Que je suis en passe de devenir... tout-puissant, et que je ne désire rien d’autre que mettre cette puissance à votre service et conquérir au moins votre amitié !

L’apparition inopinée d’une femme voilée de noir qui ne pouvait être que la signora Concini dispensa Lorenza de répondre. En effet, sans dire un mot, elle fondit sur eux, salua la jeune femme d’un signe de tête et prenant son époux par la manche, lui déclara qu'elle avait à lui parler de choses sérieuses avant de repartir d’où elle était venue en l’entraînant derrière elle...

Il y eut un moment de silence puis un éclat de rire fusa.

A sa grande surprise, Lorenza vit la princesse de Conti qui, jusqu’à présent, ne lui avait jamais accordé plus d’attention que si elle appartenait au mobilier de la Reine et non au cercle de ses dames... Elle était avec sa mère, la duchesse de Guise, et Mme de Montpensier, l’une des trois amies de Marie de Médicis. Aussi intelligente que belle et aussi maligne qu’intelligente, elle avait eu jadis l’idée géniale de faire le voyage de Marseille pour aller accueillir la nouvelle Reine sur la fastueuse galère qui l’avait amenée en France, ce dont Marie lui était d’autant plus reconnaissante que son esprit, pas toujours bienveillant, en faisait une compagne amusante. Mariée depuis cinq ans au prince de Conti qui était sourd et tellement bègue qu’il en était à peine compréhensible, mais qui lui apportait le titre d’Altesse royale - elle était ainsi la cousine du Roi -, elle ne s’était occupée de lui que le temps de lui faire une fille qui n’avait pas vécu et, depuis, s’offrait de multiples coups de cœur. Bassompierre qui devait demeurer l’amour de toute sa vie était l’un d’eux. Ce sentiment profond, caché même, était payé de retour : il accumulait les maîtresses, comme elle les amants, mais le lien demeurait solide10. Leur goût commun pour les arts, les lettres et la culture - Bassompierre parlait cinq langues dont le latin et le grec et Louise-Marguerite protégeait les poètes - faisait qu’après l’amour, ils abordassent d’autres sujets que la pluie et le beau temps. Enfin Henri IV avait eu un faible pour elle au point de songer au mariage mais on avait assez vite abandonné la question : l’union de la fille d’Henri de Guise - le Balafré, chef de la Ligue ! - avec le successeur d’Henri III, qui l’avait fait occire à Blois mais s’était fait ensuite assassiner par un de ses séides, risquait de n’être pas appréciée du petit peuple !

Telle était celle qui venait de rire. Lorenza, qui n’ignorait pas son esprit mordant, crut qu’elle se moquait d’elle et se raidit.

— Puis-je savoir ce qui vous amuse tellement, Madame la princesse de Conti ? demanda-t-elle sur la défensive.

— Pas vous, n’ayez crainte ! J’aurais plutôt tendance à admirer votre courage. En revanche, j’ai apprécié les préliminaires de la scène de ménage dont la Galigaï va gratifier son sémillant époux. Heureusement que les murs de ce palais ne manquent pas d’épaisseur !

— Une scène pour m’avoir adressé quelques paroles... que je n’ai nullement appréciées ? Le fait que nous soyons nés, lui et moi, à Florence ne l’autorise pas à cette espèce de... familiarité plutôt déplaisante !

— Le contraire m’aurait étonnée. Vous êtes de trop bonne race ! Mais...

Redevenue sérieuse, elle se rapprocha.

— Croyez-moi et évitez-le le plus possible ! La mort de notre bon Roi va lui permettre de laisser libre cours à toutes ses ambitions et il a les dents d’autant plus longues que la Reine le voit... avec plaisir, si ce n’est davantage !

— J’ai l’impression pourtant que sa femme le tient en lisière !

— Elle en est folle, donc jalouse en proportion. La seule chose qu’elle accepterait... peut-être, c’est une aventure avec la Reine dont je ne crains pas d’avancer qu'elle est son âme damnée, la conseillère indispensable et redoutable parce qu’elle agit dans l’ombre. En fait, c’est elle la plus dangereuse. Si ce cuistre s'avisait de vous faire la cour, il faudrait vous garder de tous les côtés.

— Soyez sans crainte, j’aurai vite fait de le décourager!

— N’en soyez pas si sûre ! Repartit la princesse soudain grave. Tant que le Roi vivait c’était tâche facile mais, à présent, la sottise de la Reine et l’habileté de sa femme vont le rendre omnipotent ! Alors, prenez garde ! Il est de ceux dont on peut craindre le pire !

— Merci, Madame la princesse, murmura Lorenza, touchée. Merci de tout mon cœur mais, pourquoi cette sollicitude ?

— Parce que j’aime le courage. Jusqu’à nouvel ordre, nous ne changerons rien à nos relations mais, si vous aviez besoin d’aide, sachez que j’habite, près de Saint-Germain-des-Prés, une partie de l’ancien palais parce que mon époux perçoit les revenus de l’abbaye. Ce qui nous vaut une certaine autonomie. Au cas où vous vous trouveriez dans une situation inquiétante, vous y seriez accueillie. Et dites mon amitié à Mme de Royancourt ! Il se trouve que je l’aime beaucoup.

Sans attendre d’autres remerciements, Louise de Conti adressa un sourire d’encouragement à la jeune femme et quitta l’appartement royal. Lorenza en eût volontiers fait autant mais la Reine, que les affaires de l’Etat n’intéressaient guère, y revint peu après, ramenant dans son sillage le duc d’Epernon avec qui elle discutait de la peine qu’il convenait d’appliquer au régicide.

— La loi veut qu’il soit écartelé, Madame ! Ce n’est déjà pas si mal !

— Ce n’est pas suffisant ! Songez que sa mort brise mon cœur, ce qui aggrave sa faute ! Je voudrais qu’il souffre mille morts. Par exemple, on pourrait l’écorcher vif ? proposa-t-elle du ton avec lequel elle eût offert un verre de vin. Cela plairait à mon peuple, je crois ! Et je verrais cela avec plaisir !

Lorenza, qui avait noté le possessif au passage, eut une grimace de dégoût. Elle savait cette femme méchante mais ne lui connaissait pas cette cruauté. Epernon pas davantage, peut-être, car il se hâta de formuler une réserve, à savoir que le supplice lui semblait déjà « satisfaisant » compte tenu du fait qu’il serait précédé de la « question préalable » - sans doute les brodequins qui brisaient les jambes ! - destinée à obtenir les noms des éventuels complices.

— Dois-je comprendre qu’il ne sera pas torturé pendant le procès ?

— Non. Ce que l’on appelle la « question préparatoire » est inutile dans ce cas puisque l’assassin a été pris en flagrant délit !

— Oh ! Que c’est dommage !

Incapable d’en entendre plus, Lorenza sortit discrètement de l’appartement et descendit respirer un peu l’air au jardin. Elle étouffait !

Elle y resta un moment, après quoi, contrainte et forcée, elle se dirigeait vers le Grand Degré quand elle vit Sully en train de discuter avec le colonel de Sainte-Foy commandant les chevau-légers et visiblement très mécontent !

— Mettez-vous à ma place, Monsieur le grand maître ! On m’emprunte mes meilleurs officiers pour les joindre à M. de Praslin envoyé à Bruxelles en « mission spéciale » et je ne les vois pas revenir ! Le jour du sacre, celui-ci m’a répondu qu’ils devaient attendre l’arrivée du Roi mais le Roi est mort et personne ne semble savoir ce que sont devenus MM. de Courcy et de Bois-Tracy ! C’est insupportable !

— Savez-vous quelque chose de cette mission ?

— En gros, ils devaient préparer la fuite de Madame la princesse de Condé quand le Roi approcherait afin de la mettre aussitôt sous sa protection ! Je suppose que l’on sait là-bas que le Roi ne viendra jamais ?...

— Oh oui ! Les échos que j’en ai parlent d’enthousiasme général, de fêtes et de remerciements adressés au Ciel pour avoir abattu l'Antéchrist ! On ne se gêne pas pour célébrer l’événement et la bière coule à flots ! fit le ministre avec amertume. Savez-vous que la Reine veut faire entrer au Conseil le nonce du pape et l’ambassadeur d’Espagne ?

— Elle est devenue folle ?

— Oh non ! Pas vraiment ! Ce qu’elle souhaite obtenir au plus vite c’est le mariage de notre petit Roi Louis avec l’infante et celui de sa fille Elisabeth avec le prince des Asturies ! Elle clame qu’il faut réconcilier tout le monde pour la plus grande gloire de Dieu sans imaginer un seul instant que l’Espagne va régner sur l’Europe et que toute l’œuvre de notre regretté Roi s’en va à vau-l’eau !

— Alors qu’il n’a pas encore été porté à Saint- Denis ? Quelle honte !

— Dites-vous bien qu’au Conseil, c’est elle qui parle mais c’est la voix des Concini que l’on entend !

— Je ne vais tout de même pas aller demander des nouvelles de mes deux gentilshommes à ce... ce...

— Vous ne trouverez jamais le terme convenable ! Le consola Sully avec un triste sourire. En attendant, vous avez eu raison de me parler ! Je vais m’enquérir de ces messieurs auprès de Villeroy... C’est sa partie et il est toujours en faveur. Ce qui n’est pas mon cas ! Seulement ne manquez pas de me tenir au courant si vous apprenez quelque chose de votre côté ! conclut-il avec amertume.

Voyant s'éloigner l’officier supérieur qu’elle ne connaissait pas, Lorenza, qui n’avait pas osé s’approcher pour entendre ce que les deux hommes se disaient, se hâta de rejoindre le ministre tandis que, le pas alourdi par la douleur autant que par la colère, il s'approchait de sa voiture. Au contraire de ce que sa mine laissait craindre, il eut pour elle un sourire.

— Gageons, dit-il après l’avoir saluée, que vous allez me poser la même question que M. de Sainte-Foy il y a un instant : où sont passés votre époux et M. de Bois-Tracy ?

— C’est cela même... ce dont je demande excuses à un moment où les plus fidèles amis de notre Roi sont dans l’affliction !

— Vous aussi?... En dehors du fait que vous craignez pour votre Thomas ?

— Oui ! Quand Sa Majesté est sortie de la chambre de la Reine pour rejoindre le carrosse fatal, je l’ai suppliée, implorée de ne pas quitter le Louvre... Mais il n’a rien voulu entendre. Je savais pourtant que l’homme en vert n’était pas un mythe et qu’il existait réellement !

— Vous le connaissiez ?

— Non, mais je l’avais vu près du château de Verneuil en conversation avec l’une des femmes de la marquise et, pendant des jours, le baron de Courcy, mon beau-père, l’a traqué à travers les auberges de Paris...

— Pour l’amour de Dieu, taisez-vous !... Ou plutôt non: ma voiture est là ! Montez, je vous ramène chez vous !

— Mais... la Reine ?

— Vous aurez droit à une algarade de plus ? Cela vous fait tellement peur ?

— Oh ! Pas vraiment, le rassura-t-elle avec un sourire. C’est une question d’habitude, je crois.

— Je savais que vous étiez courageuse, fit-il en l’aidant à prendre place dans le carrosse dont un laquais tenait la portière ouverte. Touche à l’hôtel d’Angoulême ! ajouta-t-il à l’intention du cocher. Et maintenant, racontez-moi tout !

Elle refit donc, pour lui, le récit de cet épisode de son séjour chez Mme de Verneuil dans lequel elle mentionna les recherches de son beau-père pour terminer par sa brève rencontre avec Mme d’Escoman, l’arrestation de celle-ci et la récupération du petit Nicolas. Sully l’avait écoutée sans l’interrompre mais, quand elle eut achevé, il ne put retenir un soupir accablé.

— Que n'ai-je su tout cela plus tôt ! A présent, il faut agir de telle sorte que votre rôle - bien léger pourtant ! - dans cette affaire ne soit pas ramené au jour !

— Que dois-je faire ?

— Vous arranger, immédiatement, pour que l’enfant recueilli soit conduit à Courcy... ensuite vous taire !

— Comment l’entendez-vous ? Se cabra Lorenza, vexée. Je n’ai pas coutume de clabauder à tous vents !

— Ne vous fâchez pas, je le sais, mais j’espère que, dans la maison de la duchesse Diane, le personnel ignore d’où vient le petit garçon. De mon côté, je vais me renseigner pour apprendre si sa mère est toujours à la Conciergerie afin qu’elle n’ait aucun contact avec ce Ravaillac. Quand le procès sera clos, nous verrons ce que l’on peut faire pour elle.

— Savez-vous si l’homme a nommé des complices ?... Mais peut-être ne vous informe-t-on plus ?

Il fit une affreuse grimace et bougonna :

— N’exagérons rien ! Même si je sens que cela pourrait venir, on ne m’a pas encore relevé de mes fonctions et je conserve de nombreux fidèles. Etre au courant de ce qui se passe dans les prisons n’est pas un problème. Je conserve des amis au Parlement qui va juger l’assassin. Pour en revenir à cet illuminé, il s’en tient à ses premières déclarations et ne cesse de clamer qu’il a agi seul, spécifiant qu’un envoyé de Dieu n’a besoin de personne pour accomplir sa volonté. En dépit de ses conditions d’incarcération, il est heureux... même à la pensée des supplices qui l’attendent ! Il est persuadé qu’une force surnaturelle lui sera accordée. Il est vrai que, tant qu’il a été enfermé à l’hôtel de Retz, il a reçu la visite des Jésuites... et je donnerais ma barbe pour connaître la raison de cet arrêt d’une journée chez Epernon ! Rien que cela... et le fait qu’il soit venu d’Angoulême signent le crime !

— Vous pensez que le duc...

— ... Trempe dans cette boue jusqu’au cou ? Mais c’est l’évidence, voyons ! De là à le démontrer... C’est un homme habile, vous savez !

— Vous l’êtes au moins autant !

— Mais je ne possède pas sa ruse. En outre, il haïssait le Roi parce qu’il avait succédé sur le trône à son cher Henri III. Enfin, il vient de subir une cruelle déception : après s’être démené comme un diable pour s’assurer du pouvoir, il voit grandir chaque jour celui de Concini ! C’est encore plus dur pour son orgueil que pour son ambition !... Mais vous voilà rendue ! Hâtez-vous de suivre mon conseil ! Je vais essayer de savoir où sont votre époux et Bois-Tracy !

Le soir même, le baron Hubert regagnait son château, emmenant avec lui Bibiena - pas trop contente de se séparer de Lorenza ! - et le petit Nicolas. On dut promettre à la nourrice qu’il s’agissait d’une solution provisoire et que l’on verrait à chercher un couple de braves gens sans enfants qui l’accueilleraient avec d’autant plus d’empressement qu’on les rétribuerait en attendant d’en faire un jardinier ! Le baron tenait à son idée, et le petit était d’ailleurs attachant !

Le 16 mai, jour où la « joyeuse entrée » aurait dû dérouler ses fastes, s’ouvrit le procès de Ravaillac, mené par le président de Harlay. Trois autres jours d’interrogatoires suivirent sans qu’il soit possible d’obtenir l’aveu d’une complicité quelconque, même quand on menaça de faire venir d’Angoulême son père et sa mère pour les mettre à mort. Toujours aussi fier de lui, l’accusé ne cessa de proclamer qu’il avait frappé pour obéir à la volonté de Dieu et pour le bien du peuple dont il était persuadé qu’il lui en était certainement très reconnaissant.

Aussi fut-il décontenancé quand, le 27 mai, on le conduisit à la mort en place de Grève au milieu d'une foule hurlante que les cordons de soldats avaient bien du mal à contenir et qui se calma un peu au spectacle de l’effroyable supplice qui l’attendait.

Le nonce Ubaldini le relata brièvement à l’intention du pape Paul V : « On a fait justice du malheureux qui a assassiné le Roi. On lui brûla la main qui commit le parricide, on lui coula de la poix et du plomb sur ses plaies11 et enfin il fut écartelé en quatre morceaux par quatre chevaux. Il a été constant à assurer n’avoir été poussé par autre cause que par le zèle de la religion ; de quoi enfin il s’est repenti et a reconnu son erreur et sa faute et il est mort " saintement ” et avec constance... »

Après de pieuses louanges à Dieu, Ubaldini ajoutait curieusement :

« Chose étrange, des lettres particulières écrites le 13 mai ont été portées à la Reine venant de Flandre : elles indiquaient que le roi de France avait été assassiné... »

Quelques jours avant de recevoir l'épître du nonce, Paul V, donnant audience à l’ambassadeur de France, lui disait avec tristesse :

— Vous avez perdu votre bon maître et moi mon bon fils aîné.

Aucune hypocrisie là-dedans ! Le pape, s’il craignait que la religion réformée ne prît trop de place en France, redoutait encore plus l’hégémonie des Habsbourg, qu’ils soient d’Espagne ou de l’Empire, et il s’était attaché à maintenir l’équilibre entre Paris et Madrid. Le meurtre l’avait épouvanté d’autant plus qu’il avait été commis plus ou moins au nom de l’Eglise. Apprenant que le prince de Condé était à Milan où il couvait une ambition démesurée, il lui envoya l’abbé d’Aumale pour l’empêcher d’émettre ses prétentions au trône et le persuader d’adresser à Louis XIII une protestation de loyauté... Ce à quoi d’ailleurs Condé obéit sans trop rechigner.

En France, cependant, les bruits gênants continuaient à courir. Le prévôt de Pithiviers avait été découvert pendu avec les cordons de ses caleçons dans la cellule de la Conciergerie où il avait été jeté après avoir annoncé, en jouant aux boules, et le jour même de la mort du Roi, que celui-ci devait être assassiné à ce moment-là. Ce qui n’empêcha pas les gens de Pithiviers et aussi des environs de conclure avec un ensemble parfait « que la mort de cet homme venait bien à point pour Monsieur d’Entragues, sa fille la marquise de Verneuil et toute sa maison ».

Restait Jacqueline d’Escoman mais, avant d’y transférer Ravaillac, on l’avait extirpée de la Conciergerie pour l’enfermer jusqu’à nouvel ordre dans un couvent sévère. Tout était donc pour le mieux et l’on allait pouvoir conduire le défunt à Saint-Denis, premier roi Bourbon à y reposer.

Le 29 juin, le cercueil quitta le Louvre pour se rendre à Notre-Dame... où le clergé dut en découdre avec ces Messieurs du Parlement qui le revendiquaient. Sous l’œil impassible du petit Louis XIII, on échangea quelques horions et les chanoines de la cathédrale firent même parler la poudre en braquant quelques arquebuses. Chez les parlementaires d’ailleurs, on n’était pas d’accord entre membres de la Cour des aides et ceux de la Chambre des comptes. Finalement, à 9 heures du soir, le corps reposait dans le chœur où il fut veillé par les chanoines vainqueurs, les bourgeois et de pauvres gens.

Le lendemain, un imposant cortège se forma où étaient tous les hommes qui comptaient à la Cour comme à la Ville, y compris les princes, les hauts dignitaires de l’Eglise et les ambassadeurs étrangers parmi lesquels personne ne songea plus à attaquer son voisin. Par la rue Saint-Denis dont toutes les maisons étaient tendues de noir - une torche était allumée devant chaque porte et les armes de France alternaient avec celles de Paris -, on prit le chemin de la basilique. La foule qui se pressait était si dense qu’on s’y entretuait. Enfin, à la porte Saint-Denis, la dépouille fut remise aux moines de l’abbaye royale. L’inhumation étant pour le lendemain, une partie du cortège s’en alla coucher sur place, quand l’autre regagnait l’intérieur de Paris.

Le matin suivant, 1er juillet, eut lieu le rituel final. Après la messe chantée, le corps fut déposé dans la fosse ouverte au milieu du chœur où descendit un héraut d’armes. Des profondeurs, il appela l’un après l’autre tous les insignes royaux et ceux qui les portaient vinrent les jeter sur le lourd cercueil. Lorsque ce rituel fut terminé, le héraut, toujours du fond du caveau, cria par trois fois :

— Le Roi est mort ! Le Roi est mort ! Priez Dieu pour son âme ! (Puis, sans bouger d'où il était, il clama joyeusement :) Vive le roi Louis XIII, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre !

Du fond de l’église, une voix lui répondit, soutenue par les trompettes et les tambours, cependant qu’éclatait un tonnerre d’acclamations que l’enfant Roi accueillit d’un visage impassible... mais sur lequel coulaient des larmes.

A son rang, Hubert de Courcy avait accompagné jusqu’au bout le souverain qu’il aimait. Lui aussi avait pleuré et pleurait encore en regardant ce petit garçon de neuf ans, si royal dans son attitude, si touchant dans le chagrin qu’il ne pouvait cacher.

En retrouvant, le soir venu, ses « femmes » à l’hôtel d’Angoulême, il n’essaya même pas de cacher les craintes qui l’assaillaient.

— Lui permettra-t-on seulement de régner quand il en aura l’âge ?

— Que veux-tu dire ? fit sa sœur, alarmée. Tu n’imagines tout de même pas qu’on pourrait...

— L’abattre ouvertement ? Non. S'il lui arrivait malheur, le peuple qui l'aime prendrait le Louvre d'assaut pour en arracher ses meurtriers. Non, je ne crains pas qu'on le tue mais qu'on l'isole sans le laisser approcher par ceux qui pourraient assumer son éducation, qu'on l'étouffe de solitude et d’abandon. Ce pouvoir qu’elle vient d’acquérir, la grosse Médicis ne se le laissera jamais arracher... Un pouvoir qui d’ailleurs ne sera pas le sien mais bien celui de ses chers amis les Concini ! Nous allons les voir grandir, ceux-là, je peux vous le prédire ! La mère du petit - qui n’aime pas son fils ! - va, une fois le deuil achevé, mener la vie égoïstement délicieuse qu'elle aime en laissant sa camarilla - puisque l’Espagne va devenir à la mode ! - s’occuper des affaires de l’Etat !

— Père, intervint Lorenza avec douceur, ne vous laissez-vous pas emporter par votre douleur d’avoir perdu le Roi ?

— C’est possible car elle m’étouffe ! On l’a froidement, méticuleusement assassiné sous nos yeux et nous n’avons pas réagi...

— Vous êtes injuste envers vous-même ! Durant des jours, vous avez traqué l’assassin. Cette pauvre d’Escoman a tenté elle aussi, avec ses maigres moyens et au risque de sa vie, de prévenir, de détourner le coup qu’elle sentait venir...

— Et les autres ? Tous les autres ? On se repaissait des prédictions mauvaises, on les colportait à l’envi ! Et moi... moi qui n’ai pas fait assez, qui aurais dû être à ses côtés pour lui offrir un rempart de ma carcasse ! Mais il était coincé entre cet imbécile de Montbazon et ce démon d’Epernon ! Et maintenant, le voilà au tombeau ! Le peuple ne s’y trompe pas qui ne cesse de hurler sa douleur !

— D’autant plus fort qu’un remords s’y mêle pour l'avoir critiqué, pour avoir trop écouté les méchants bruits ! murmura la duchesse Diane. Mon pauvre ami, vous n’y pouvez plus rien !

— Et c’est ce dont j’enrage ! C’est le jeune Louis qu’à présent je voudrais protéger...

— Dans l’immédiat, il ne craint rien, dit Clarisse.

Il faut qu’il soit sacré afin d’accroître la puissance de la grosse. Ensuite, nous verrons ce que nous pourrons faire avec l'aide de Dieu !

— Elle a raison, reprit la duchesse. Vous et Lorenza avez toujours vos entrées à la Cour, ce que je n’ai plus maintenant que ma nièce a cessé d’être un danger pour celle qu’on est bien obligés d’appeler la Régente !... Et surtout, gardons confiance en Dieu !

Hubert de Courcy renifla trois ou quatre fois.

— Sans doute, sans doute ! Mais le Seigneur me donnerait plutôt l’impression de nous préférer les Habsbourg, qu’ils soient de Madrid ou de Prague12. Fort heureusement, l’Empereur collectionne les alchimistes, les objets rares et les idées fumeuses. Quant à Philippe III, il n’a pas hérité de l’intelligence implacable de Philippe II ni de ses vues politiques. Après tout, probablement avez-vous raison. Le regard de Dieu ne s’est peut-être détourné de nous que momentanément...

Lorsque Lorenza se rendit au Louvre le lendemain matin afin d’y prendre son « service », elle put constater, sans trop d’étonnement, que le drame qui venait de se jouer n’était plus à l’ordre du jour. Certes, le vieux palais était toujours drapé des funèbres tentures de la mort mais on y respirait un air nettement plus allègre. De même que si la Reine ne quittait pas sa noire vêture de veuve - qui selon Concini seyait à sa blondeur ! -, elle résistait de moins en moins à l’attrait des innombrables bijoux que recelaient ses cassettes, se bornant seulement à éliminer les couleurs. Autrement dit, perles et diamants prenaient de plus en plus de place !

Peu de temps sans doute s’écoulerait avant que ne se fassent entendre les violons de ses chers ballets ! Tant que le corps du Roi occupait le palais, le poids de sa présence se faisait sentir mais le bouillant Béarnais avait rejoint ceux qui, avant lui, avaient porté la couronne aux fleurs de lys et emporté avec lui sa puissante vitalité ainsi que ses rêves, ses projets, son génie qui tenaient à distance l'Espagnol et les archiducs aux dents longues et avaient rendu la paix et la prospérité à un pays déchiré par les guerres de Religion. Enfin, son rire tellement communicatif s’était éteint ! Personne ne savait rire comme lui !

A sa grande surprise, en arrivant chez Sa Majesté, Lorenza apprit d’une des femmes de chambre que Madame la Régente donnait audience dans le cabinet du Roi et que ses dames se groupaient dans l’antichambre.

— Le cabinet du Roi ? S’étonna-t-elle. Est-ce l’usage ?

— Que ce le soit ou non est de peu d’importance puisqu’elle en a décidé ainsi, rétorqua l’autre non sans insolence.

— N’avons-nous pas un roi pour lequel le garder ?

— Ce gamin ? Il n’est pas près de s’y installer. Si même il y parvient un jour ! Il n’aime que jouer avec ses petits soldats et faire des gâteaux ! Il est idiot !

— Faire des gâteaux ?

— Eh oui ! Ricana la femme. Cela fera au moins un bon pâtissier à défaut du souverain qu’il ne sera jamais capable d’être !

Le dédain au bord des lèvres, Mme de Courcy la toisa.

— J’aimerais savoir d’où vous tirez cette belle assurance ? La régente de France aurait-elle l’intention de recruter ses conseillers dans la valetaille ?

Et, avec un haussement d’épaules, elle passa son chemin pour rejoindre les autres dames. L’impression pénible ressentie dès son entrée au Louvre se confirmait. Ce que venait de lui dire cette servante renvoyait un écho sinistre aux prophéties pessimistes du baron Hubert. Ayant beaucoup lu dans la bibliothèque de Courcy, elle savait qu’il avait existé jadis en France ces rois fainéants rendus à moitié abrutis par l’inaction, les conseils pernicieux et un entourage pervers. Le pouvoir était exercé par un maire du Palais préoccupé le plus souvent de sa propre fortune plutôt que de celle du royaume. C’était cet avenir, apparemment, que l’on réservait au fils de l’homme exceptionnel - jusque dans ses passions charnelles - qu’avait été le Béarnais !

En arrivant dans l’antichambre où se trouvaient ses « consœurs », mêlées cette fois à plusieurs gentilshommes, pour le plus grand plaisir des filles d’honneur, son regard croisa celui, amusé, de la princesse de Conti qui se rapprocha d’elle.

— Eh bien ? Dites-moi ? Voilà du nouveau, il me semble ? Et de l’inattendu ! Qu’en pensez-vous ? ajouta-t-elle en faisant glisser la fin de son sourire à Bassompierre assailli par une demi-douzaine de filles d’honneur.

— Je n’ai pas encore eu le temps d’en penser quoi que ce soit, répondit Lorenza. Où est la Reine ?

— Là-dedans ! répondit la princesse d’un mouvement du menton en désignant la double porte gardée par les Suisses. Mais c’est Madame la Régente qu’il faut dire, ma chère ! Elle vient de recevoir l’ambassadeur d’Espagne et maintenant c’est celui des Pays-Bas qui s’entretient avec elle !

— Mon Dieu !

— Oui, n’est-ce pas ?

A ce moment, la double porte s'ouvrit devant Marie de Médicis suivie du diplomate en question... Plus imposante que jamais, aussi raide que si elle portait la couronne royale et non un léger diadème sur son voile, elle s’avança seulement de deux pas tandis que son regard survolait l’assemblée pliée dans ses révérences avant de s’arrêter sur Lorenza qu’elle interpella.

— Madame de Courcy ! Venez ici !

Le ton n’avait rien d’aimable. Cependant la jeune femme sortit des rangs, déjà sur ses gardes.

— Que désire Votre Majesté ? fit-elle en se courbant de nouveau.

— Vous mettre au fait de ce que nous vient d’apprendre l’envoyé de l’archiduc Albert que voici. Vous seriez en peine de votre époux ?

— En effet, Madame. Détaché des chevau-légers ainsi que M. de Bois-Tracy pour accompagner M. de Praslin à Bruxelles sur l’ordre du défunt roi Henri, il n’est pas encore revenu !

La petite bouche de Marie s'arqua en un méchant sourire.

— Eh bien, ces messieurs ne sont pas près de revenir!...

Avant de poursuivre, elle prit un temps que la jeune femme ne supporta pas.

— Je demande pardon à Votre Majesté ?...

— Disons qu'ils reçoivent le juste châtiment de qui se met dans une mauvaise affaire !

— Une mauvaise affaire ? Une mission confiée par le Roi ? riposta-t-elle, le cœur serré.

— Disons une mauvaise mission, si vous préférez ! Comment appeler autrement une tentative d’enlèvement de la princesse de Condé dans le palais même des Archiducs ?

— Le baron de Courcy comme le vicomte de Bois-Tracy n’ont jamais agi que sur ordre d’un chef ! Ils devaient accompagner M. de Praslin qui les commandait...

— ... mais qui a eu le bon esprit de revenir pour notre couronnement, en homme avisé qu’il est...

L’indignation poussa Lorenza à la faute.

— Il est revenu afin d’occuper à Saint-Denis le rang qui était le sien auprès du Roi. Ses deux compagnons sont restés... sur ordre ! Ils ignoraient que le Roi mourrait le lendemain...

— C’est toujours aisé à dire ! Ils ont saisi l’occasion d’agir de leur propre initiative afin de se mettre en avant... Malheureusement, ils ont été pris la main dans le sac... et les voilà en prison, les pauvres ! Sans grand espoir d’en ressortir, ajouta-t-elle avec satisfaction.

— Ils sont français, Madame !

— Sans doute. Et alors ?

— Leur sort devrait intéresser la Régente de France ! Ils sont ses soldats, il me semble ?

— Non. Ce sont des hommes de peu qui se sont chargés d’une affaire louche d’espionnage et d’enlèvement ! Nous n’allons certes pas réclamer... ça !

Le mot souffleta la jeune femme qui se serait peut-être précipitée sur cette matrone obtuse si son ange gardien ne lui avait envoyé un allié de poids : Bassompierre qui amenait avec lui le colonel de Sainte-Foy, visiblement outré de ce qu’il venait d’entendre.

— Madame, commença-t-il, voici le comte de Sainte-Foy, colonel des chevau-légers de Sa Majesté, qui aimerait beaucoup qu’on lui restitue des officiers dont il apprécie particulièrement les services !

— Hé, que ne les a-t-il gardés par-devers lui au lieu de les envoyer courir des aventures où ils n'avaient que faire ?

— J’en demeure d’accord, Votre Majesté, concéda froidement l’officier, et je m’étais permis quelques considérations mais ils sont comme moi-même de fidèles serviteurs du Roi... et quand le Roi commande, nous obéissons sans discuter. Quel que soit l’ordre !

— Vraiment ? Et s’il vous avait commandé d’aller assassiner quelqu’un, vous l’auriez fait ?

— Non... parce que le roi Henri jamais n'aurait ordonné telle infamie ! Mais donner notre sang jusqu'à la dernière goutte, oui, cent fois oui ! Je ne cesse d'ailleurs de regretter qu’il ait refusé l’escorte à cheval, ce funeste jour : jamais ce monstre ne l’aurait atteint !

— Les voies de Dieu sont impénétrables ! Soupira la Régente en approchant un mouchoir de fine batiste de ses yeux secs. (Puis, considérant la haute silhouette rigide du colonel, elle afficha sur ses traits un sourire :) Nous allons faire droit à votre demande, Monsieur, et nous allons réclamer... M. de Bois-Tracy !

— Seulement ? Lâcha Sainte-Foy qui n’avait jamais su pratiquer l’escrime de cour. Pourquoi pas Courcy ?

— Parce que son cas est assez différent de celui de son compagnon. En d’autres circonstances, le baron de Courcy s’est mis à la traverse d’un jugement de cour ainsi que d’ordres donnés par nous ! Un peu de prison ne pourra que lui faire le plus grand bien car nous n’avons pas confiance en lui !

— C’est l’homme le plus vaillant et le plus loyal qui soit ! Protestèrent en chœur Bassompierre et le colonel.

— Allons, tant mieux si vous le voyez de la sorte ! Quant à nous, notre siège est fait : ce sera M. de Bois-Tracy ou personne ! Voulez-vous prendre acte, Monsieur l’ambassadeur?... Madame de Courcy, nous n’avons plus rien à vous dire !

Elle tourna alors les talons et réintégra le cabinet du Roi avec son visiteur. Les doubles portes se refermèrent sur eux... Lorenza rejoignit alors les deux hommes qui avaient plaidé pour Thomas et les remercia en s’efforçant de retenir les larmes qu’elle sentait monter à ses yeux.

— Nous n’avons dit que ce nous pensions, assura le Lorrain, tandis qu’après un salut, le colonel s’éloignait. Voulez-vous que je vous accompagne à votre voiture ? Je devine à votre air, Madame, que vous n’avez guère envie de rester ici.

— Vous devinez juste, Monsieur. Je ne veux pas demeurer plus longtemps en ce lieu où l’on ne cesse de m’abreuver d’injures ou de sous-entendus cruels. En outre, il faut que j’aille prévenir mon beau-père !

Elle accepta la main qu’il lui offrait pour gagner le Grand Degré mais, avant qu’ils ne fussent sortis des appartements, ils furent rejoints par la princesse de Conti.

— Un instant, cousin ! Juste un mot à la baronne ! Inutile de vous écarter, il ne s’agit pas d’un secret. Pensez-vous revenir ? demanda-t-elle à Lorenza.

— A moins que l’on ne me rappelle, sûrement pas ! Le nom que je porte ne mérite pas de servir aux amusements de ces gens-là !

— Je ne peux que vous donner raison mais assurez le baron qu’il peut compter sur le soutien de tous les membres de notre maison.

— Je crois qu’il en sera heureux mais n’êtes-vous plus l’une des amies de la... Régente ?

— Ma mère, la duchesse de Guise, l’est plus que moi... du moins en apparence. Voyez-vous, ma chère, son principal défaut est la curiosité et l’entourage immédiat de Sa Majesté est un lieu rêvé pour être au courant de tout ! Quant à moi, je regarde et j’écoute. C’est toujours instructif et nous nous reverrons !

Lorenza remercia d’un sourire. Cette amitié qui se confirmait la réchauffait et, en regagnant sa voiture avec Bassompierre dont elle savait qu’il avait été le favori d’Henri IV - en tout bien tout honneur ! -, elle percevait que l’appui de la maison de Guise, assez élevée pour pouvoir prétendre à la couronne, n’était rien moins que négligeable !

Ce fut aussi l’avis du baron Hubert quand Bassompierre - qui avait finalement tenu à lui ramener sa belle-fille - lui fit le récit de ce qui venait de se passer. Il l’en remercia avec cette dignité derrière laquelle il s’abritait quand il était touché, en se gardant cependant d’aucun commentaire sur l’attitude de la Régente tant que le jeune homme fut à l’hôtel d’Angoulême. Mais à peine était-il sorti qu’il donna libre cours à sa colère - qui pouvait être violente - tout en conservant suffisamment de lucidité pour éviter de casser les meubles et objets d’une demeure qui n’était pas la sienne. Inquiètes malgré tout, Clarisse et Lorenza le regardaient aller et venir en mâchonnant dans sa barbe des paroles incompréhensibles. Finalement, Lorenza se risqua à murmurer :

— Même si la distinction que l’on fait entre eux est profondément injuste et dure pour nous, ce sera peut-être une bonne chose de voir revenir M. de Bois-Tracy. D’abord, c’est un ami et ensuite il aura probablement à cœur de nous apprendre où mon cher époux est retenu prisonnier et...

Courcy arrêta net ses déambulations.

— Vous pensez à quoi ?

— A favoriser son évasion, évidemment ! Père, vous possédez d’immenses domaines sur lesquels se trouvent une multitude d’hommes. Ne serait-ce qu'à Courcy où vous disposez de soldats expérimentés. Il ne devrait pas être insurmontable pour vous d’organiser une expédition pour tirer Thomas de sa prison lorsque nous saurons où il est retenu ! Et j'irai avec vous !

— C’est la révolte ouverte que vous prêchez là, Lorie ? S’inquiéta sa tante.

— J’en ai conscience, soyez-en certaine ! Mais je connais aussi trop la malveillance de la veuve du Roi. Elle n’a pas dû pardonner à Thomas de m’avoir arrachée au bourreau et fait de moi sa femme. Elle ne me supporte dans son entourage que pour le plaisir de m’humilier et de me faire souffrir. Et je n’ai à attendre d’elle ni secours ni la moindre empathie. Dieu sait ce qu’il peut advenir à Thomas quand son ami ne sera plus avec lui pour en témoigner ! Et moi, je veux retrouver celui que j’aime ! Sinon ma vie n’a plus de sens ! Vous comprenez ?

— Ô combien ! Soupira Clarisse. Et vous avez l’intention de retourner au Louvre ?

— Ce n’est pas à elle que cela incombe, coupa son frère. C’est à moi ! N’ayez crainte ! Se hâta-t-il d’ajouter. Quelque envie que j’en aie, je n’assènerai pas à cette femme ses quatre vérités mais je veux lui faire entendre la voix de la plus ancienne noblesse d’un pays sur lequel elle prétend régner !

— Elle vous fera embastiller ! fit Lorenza amèrement.

— Je ne crois pas !

En effet, les craintes de la jeune femme ne se vérifièrent pas. La Régente, qui reçut Hubert à la sortie du Conseil entre Villeroy et Sully, l'écouta même presque aimablement. Il ne devait pas prendre au sérieux ce qu'elle avait dit à sa jeune cousine qui méritait une leçon pour sa tendance à dépasser trop souvent les bornes de l’insolence. Bien entendu, on allait demander le retour des deux prisonniers ! Cela ne devait guère poser de problème, les relations avec les Pays-Bas ayant pris une tournure toute nouvelle pour le bien commun à deux peuples...

Mais, en dépit de ses sourires, elle ne réussit pas à convaincre son visiteur.

— Je demeure persuadé qu’elle n’a réclamé que Bois-Tracy ! Fulmina-t-il sans ajouter qu’il espérait de tout son cœur que l’on ne ferait pas disparaître discrètement son fils. Mais Clarisse l’avait deviné.

— Alors nous reviendrons à notre projet primitif dès qu’Henri sera de retour.

Mais Bois-Tracy ne réapparut pas.

Chapitre VI. L’accusatrice

— Voilà où nous en sommes ! s’exclama Lorenza. Je ne voudrais certes pas vous mettre dans une mauvaise passe mais je ne vois personne à qui confier mon angoisse. Parmi ceux qui pourraient être qualifiés tout au moins...

Filippo Giovanetti sourit en s'inclinant légèrement.

— Vous me faites beaucoup d’honneur, donna Lorenza! Je ne suis pas sûr d’en être digne.

— Oh, de grâce, ne jouez pas à ce jeu-là avec moi ! s’écria-t-elle. Vous n’êtes plus ambassadeur mais vous êtes toujours diplomate. Ce n’est pas un titre, c’est une aptitude... ou un talent, comme vous voudrez ! Et cela ne s’oublie pas. Si quelqu’un peut comprendre quelque chose à l’imbroglio politique actuel, c’est bien vous !

— Où voyez-vous un imbroglio ? Les choses, au contraire, sont fort claires : nous assistons à un retournement d’alliances et à un allègre balayage des plans conçus par le roi Henri. Plus de guerre de Troie pour récupérer une belle princesse et s'emparer de Juliers !... A moins que le maréchal de Lesdiguières qui n’en est pas loin ne prenne sous son bonnet de s’en emparer en faisant la sourde oreille aux échos parisiens13." Le petit Roi devait épouser une Savoyarde, il épousera une infante, que cela lui plaise ou non, et l'archiduc Albert - que je soupçonne de n’être pas totalement étranger à un assassinat qui fait si opportunément son affaire - doit dormir tranquille. Vous voyez, c’est clair !

— Et où se situe Florence dans tout cela ?

— Mais... du côté des gagnants! Le nouveau grand-duc, marié à une Habsbourg, comme vous le savez, n’avait aucune sympathie pour Henri IV dont il n’a jamais cru la conversion sincère et il se veut catholique jusqu’au bout des ongles.

— Autrement dit, ses sujets peuvent être assurés d’un accueil amical aux Pays-Bas ?

— Je le pense !

— Alors... si vous en faisiez l’expérience? Vous m’avez encore dit récemment que vous désiriez, m’aider !

L’ancien ambassadeur s’accorda le plaisir de contempler sa visiteuse plus ravissante que jamais dans ses atours légers de faille azurée et de dentelle blanche, une amusante toque assortie mais ponctuée d’une plume d’autruche neigeuse, en parfait accord avec les jours chauds de ce début d’été mais pas tout à fait avec l’anxiété qu’elle avait avouée ! Jamais il ne l’avait autant aimée qu’à cet instant où elle venait lui demander de se dévouer en faveur de celui à qui elle s’était donnée... Finalement, il se mit à rire.

— Je ne me dédis pas. Je vais me rendre à Bruxelles où j’ai quelques relations et j’essaierai de savoir ce qu’on a fait de votre époux...

— Et de M. de Bois-Tracy ?...

— Pourquoi ? Vous l’aimez lui aussi ?

— Non, voyons ! S’exclama-t-elle, sensible à une soudaine dureté du ton de Giovanetti. Mais ils ont été embarqués ensemble dans cette galère et, de surcroît, ils sont liés par une solide amitié !

Il faillit lui demander si cette amitié ressemblait à celle qui unissait jadis Thomas de Courcy à Antoine de Sarrance, mais elle l’aurait peut-être regardé de façon moins amène s’il lui avait rappelé ces mauvais jours.

— Où en êtes-vous de vos relations avec la Reine ?

— Oh ! Rien de changé. Elle exige toujours ma présence parmi ses dames pour le seul plaisir de me dire des choses désagréables. J’ai beau essayer de lui donner le change, elle sait que je me tourmente pour mon époux et elle s’en pourlèche ! Je crois que je la hais !

— Vous n’en êtes pas sûre ? Elle fait pourtant le nécessaire pour cela. Et... personne parmi tous ces gens qui vous entourent ne se porte à votre secours ?

— Si ! Mais cela ne me cause aucun plaisir, au contraire !

— Qui ?

— Le signor Concini ! Les plaidoiries qu’il semble tenir à prononcer pour moi m’exaspèrent d’autant plus que la Galigaï ne les apprécie pas davantage que moi !

— Cela peut se comprendre. Mais ne vous êtes-vous pas fait des amis ?

— Trois, je crois. La princesse de Conti, son frère, le prince de Joinville, et Mme de Montalivet. Sans compter Mme de Guercheville qui ne dit rien mais dont les sourires encourageants me sont précieux !

— Voilà qui est bien. Nulle à la Cour n'a plus d’expérience qu’elle des Médicis puisque, dans sa jeunesse, elle a servi la reine Catherine !

— Il lui arrive - rarement ! - d’en parler mais toujours avec des nuances de regret.

— Vous ne m’étonnez pas ! Celle-là était remarquablement intelligente ! Une véritable tête politique. Impitoyable aussi. Pourtant... j’ai entendu, une fois, le Roi l’évoquer non sans une certaine admiration ! Etrange, non ? Dieu sait pourtant qu’elle lui en a fait voir !

Le 16 juillet, le prince de Condé faisait sans gloire son entrée dans Paris au milieu d’un peuple rechigné auquel il n’inspirait visiblement aucune sympathie. Il faut dire qu’il n’avait rien pour l’attirer : tout vêtu de noir, maussade, mâchonnant sa lèvre inférieure et sa barbe, il allait son chemin le dos voûté comme s’il s'attendait à recevoir des coups. La Régente lui avait cependant envoyé une belle escorte : les ducs d’Epernon, de Montbazon, de Bouillon et de Bellegarde à la tête de deux cents cavaliers. Mais de la foule fusèrent quelques quolibets visant les cornes qui se dissimulaient sous son chapeau et beaucoup faisaient des signes de croix, les astrologues ayant prédit qu’au jour de son arrivée le sang coulerait.

Néanmoins, il atteignit le Louvre sans encombre et fut conduit dans la chambre de la Régente afin de souligner le côté familial de l'affaire. Le Roi l’y attendait auprès de sa mère. Il y avait là aussi l’autre prince du sang, le comte de Soissons, qui s'ennuyait à l’évidence prodigieusement, les cardinaux présents à Paris, Sully et une poignée de gentilshommes dont aucun n’était là pour s’amuser.

Si grand que fût le déplaisir qu’il en éprouvait, le revenant dut s’agenouiller devant Louis XIII. En dépit de son âge, sa jeune Majesté avait fort grand air. Sans sourire, il releva Condé de sa génuflexion, le prit un instant dans ses bras avec quelques mots de bienvenue, après quoi le prince remit genou à terre devant la Régente qui, elle, l’accueillit avec un élan qui ressemblait à de l’affection. N’était-il pas l’homme courageux qui avait osé s’opposer ouvertement aux projets libidineux du feu Roi sur sa femme ?

Elle l’aime tellement qu’elle va le loger à l’ancien hôtel de Gondi dont elle lui fera cadeau plus tard en y ajoutant un modeste appoint de 300 000 livres ! Générosité qui donne tout de suite à penser au comte de Soissons et à certains autres princes méditant des rébellions plus ou moins ouvertes. Pour avoir la paix, Marie de Médicis va les arroser d’or. Quelqu'un a compris ce qui va se passer : Sully, impuissant et navré, sait où iront s’engloutir les beaux millions en or amassés par lui dans la tour du Trésor à la Bastille.

Pour sa part, Concini va se faire attribuer une grosse somme pour acheter le marquisat d’Ancre et les places fortes de Péronne, Roye et Montdidier. La Galigaï devient donc marquise ! Mais on ne s’arrêtera pas là ! Dans l’immédiat, cependant, la grande affaire c’est le sacre du jeune Roi. Il devait, cette fois, avoir lieu à Reims le 17 octobre avec tout le faste qui convient... mais il ne sera jamais aussi beau que celui de sa mère qui, durant les préparatifs, ne cesse de rappeler au premier venu les splendeurs du sien, tellement merveilleux que le paradis ne pouvait être plus beau... C’est du moins elle qui le dit !

En fait, ce sera tout autre chose et pas seulement une grand-messe suivie d’un couronnement mais « l’accomplissement d’un rite venu du fond des âges où le profane et le divin s’imbriquaient étroitement... Ointe et sacrée la personne du monarque était censée renaître à une nouvelle vie ; elle procédait de la majesté divine... car le roi de France n’était point un souverain ordinaire mais le lieutenant de Dieu et son épée. C’était cela la signification du sacre14 ».

Longue, somptueuse, imposante et très émouvante, la cérémonie était éprouvante même pour un adulte en raison du poids des ornements sacrés et de la longueur du rituel. Pourtant, cet enfant d’à peine dix ans la supporta sans faiblir, sans donner la moindre impression de fatigue. Heroard, son médecin qui ne le quittait jamais, se tourmenta en vain. Louis était bien le digne fils de son père. Et quand, ayant reçu des mains du cardinal de Joyeuse les sept onctions, l’anneau de son mariage avec la France et revêtu le lourd manteau aux lys d'or, il se tourna vers la foule, la couronne sur la tête et, en main, le sceptre et la main de Justice, une vibrante acclamation monta vers lui.

— Messieurs ! commenta gravement le baron de Courcy, nous avons là un roi qui sera grand... à condition qu’on le lui permette !

— Que voulez-vous dire ? Murmura d’Epernon.

— Rien d’autre que ce que j’ai dit ! La clique étrangère qui l’entoure, à commencer par sa mère, va confisquer le pouvoir jusqu’à sa majorité... peut-être même au-delà ! C’est à nous, gentilshommes français, de veiller !

— On y veillera ! fit joyeusement Bassompierre. Il me plaît, à moi !

Mais ce n’était pas assez. Louis allait forcer l’admiration des plus indifférents lorsque, quatre jours plus tard, il aborda le plus difficile : le pèlerinage aux environs de Laon, à Corbeny, afin d’y prier saint Maclou et d’y toucher les écrouelles. Avec le sacre, les rois de France recevaient le don de guérir les plaies purulentes des scrofuleux, un mal fréquent à l’époque. Aussi, le lendemain du sacre, de longues files de malades se dirigeaient-elles vers le sanctuaire de leur saint patron... Or, il ne s’agissait pas, pour le Roi, d’effleurer une partie saine de la peau mais bien de poser ses mains sur les plaies en disant : « Le Roi te touche, Dieu te guérit ! »

D’ordinaire, quelques dizaines de malades se présentaient mais, cette fois, il s’agissait d’un enfant, pur de toute souillure et oint par le Seigneur. Il en vint près de neuf cents !

— C’est impossible ! s'exclama Heroard terrifié face à cette multitude le plus souvent loqueteuse et nauséabonde. Il n’y arrivera jamais ! Il est trop jeune pour pareille épreuve !

Et pourtant !

Vitry, le capitaine des gardes, faisait agenouiller les malades les mains jointes à son approche et veillait de près, redoutant on ne sait quel mauvais coup. Mais tout se passa au mieux. Blême, la sueur au front mais tendu par une volonté bien au-dessus de son âge, le petit Roi s'approcha, toucha ces gens qui levaient vers lui des yeux pleins d’espoir, au front, au menton et aux joues. Quatre fois, Heroard le fit asseoir pour qu’il reprenne des forces et, quatre fois, il revint jusqu’à ce qu’enfin il n’y eût plus personne devant lui.

Sa mère, qui n’avait rien compris et continuait à jacasser sur les beautés de son propre couronnement, oubliant les incidents grotesques qu’il avait suscités, lui demanda peu après :

— Eh bien, mon fils, seriez-vous prêt à recommencer ?

— Oui, Madame... Pour un autre royaume !

Elle rit, sottement, mais Concini, lui, n’avait pas ri.

Il n’avait pas aimé non plus l’enthousiasme populaire qui avait porté Louis tout au long de ces journées. Pour la réalisation de ses desseins - son ascension vers le pouvoir ! -, il convenait que Louis ne quittât pas une ombre dont on le sortirait le moins possible. On allait le rendre à ses jeux, à ses soldats et canons miniatures, à ses animaux, ses oiseaux de chasse... et à la confection de pâtisseries pour lesquelles il montrait un réel talent. Rien d’autre! L’arriviste l'avait déclaré « enfant enfantissime » ! Il fallait qu’il le reste. Sa mère - nul plus que lui ne le savait ! - ne s’y opposerait pas, bien au contraire ! C’était tellement amusant, le règne sans partage !

Cependant, quelqu’un avait assisté à ce sacre ainsi qu'au calvaire de Corbeny. C’était un jeune ecclésiastique de vingt-cinq ans appartenant par naissance à la haute noblesse poitevine (son père, mort trop jeune, avait été Grand Prévôt de France sous Henri III) et à la bourgeoisie parlementaire. Par héritage, il avait reçu l’évêché de Luçon dont on disait qu’il était « le plus crotté » de France. Beau et élégant, il possédait une intelligence aiguë, une sorte de génie même, et était habité par une vision et une ambition politiques exceptionnelles. Pendant des heures, il avait observé l’incroyable courage de cet enfant de dix ans sur lequel on faisait courir déjà d’étranges bruits. On le disait mou et à la limite de l’imbécillité ! Allons donc ! Et le jeune évêque s’était dit que pour réaliser ses grands desseins à lui dont l’ampleur, parfois, lui faisait peur, il serait bon d’être son mentor tout en servant le royaume. Timide sans aucun doute et encore sous le choc de la mort brutale d’un père qu’il adorait, sans trouver chez sa mère indifférente dont la bêtise et la vanité n’étaient plus à démontrer, inféodée en outre à sa clique florentine, le moindre réconfort, l’enfant Roi abordait l’adolescence sans armes pour se défendre... Quel que soit le résultat, demeurerait la vaillance et il devrait mériter d’être servi. Mais, pour l'approcher, le chemin, même s’il déplaisait à son orgueil, passait par la Médicis et ceux qui la tenaient sous leur coupe. Ce jeune évêque s’appelait Armand-Jean du Plessis de Richelieu...

Ce soir, il y avait concert chez la Reine. Bien que les fastes du couronnement eussent mis fin au deuil, elle n’avait pas encore donné libre cours à sa passion pour les ballets et la danse, suivant en cela le conseil de la Galigaï. Il était plus sage, pour un moment encore, qu’on la crût trop absorbée par les soucis du gouvernement pour ordonner des distractions aussi frivoles. Alignée sagement dans la Grande Galerie par ordre de préséance, la Cour écoutait donc gravement un groupe de musiciens et de chanteurs italiens venus de Bergame doués de voix superbes - il y avait même une haute-contre particulièrement angélique -, mais leur programme, sublime d’ailleurs, et plus religieux que profane, distillait une sorte de torpeur insidieuse surtout chez ceux qui étaient assis. Marie de Médicis, elle, semblait en extase et ses proches s’efforçaient de copier son expression au cas où son regard tomberait sur eux. Seuls quelques-uns - comme Mme de Guercheville qui bâillait derrière son éventail - avaient le courage de leurs opinions. Les plus jeunes gentilshommes et les filles d’honneur, eux, échangeaient coups d’œil et demi-sourires.

Assise auprès de la maréchale de La Châtre qui, vaincue par l’âge, ronflait en mineur le nez dans son giron, Lorenza, bien que fervente de musique, n'écoutait pas. Elle ne pouvait détacher son esprit de l’époux dont elle n’avait toujours pas de nouvelles. Filippo Giovanetti, parti depuis trois longues semaines, tardait à rentrer et à mesure que le temps passait, elle s'en inquiétait davantage. Où, dans quelle geôle du fin fond des Pays-Bas était-il retenu prisonnier ?

Le motet s’achevait, déchaînant des applaudissements aussi nourris que peu sincères mais imitant ceux, enthousiastes, de la Reine...

— En avons-nous fini ? demanda Mme de La Châtre réveillée en sursaut par le bruit.

— Non, Madame. Il y a encore trois morceaux...

— Mon Dieu !

Elle s’apprêtait à reprendre son somme quand il se produisit un événement. Concini, qui se tenait debout, bras croisés, non loin du fauteuil de la Reine, s’en approcha.

— Madame, fit-il dans leur langue maternelle, ne pourrait-on remettre à demain... ou à plus tard, la fin du concert ?

— Pourquoi ? N’est-ce pas divin ?

— Sans doute, sans doute... mais tellement triste ! On se croirait à des funérailles et Votre Majesté est trop jeune... trop belle aussi, pour se confiner dans une tristesse qui ne peut que lui être malsaine ! Il est temps... grand temps même, qu’elle fasse trêve à une douleur qui est sans conteste un exemple pour l’Europe entière mais qui finira par nuire à sa santé ! La vie doit reprendre ses droits, Madame !

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr ! Remerciez les artistes, dites-leur d’aller se reposer et allons faire media noche ! Il y a Conseil demain matin. Quelques pâtisseries et un verre de bon vin vous feront du bien, Madame... Vous êtes un peu pâle!

— C’est vrai que je me sens lasse ! Faites le nécessaire!

On leva donc le camp à la satisfaction générale ? Et l’on se dirigea vers la salle où le couvert était dressé. Lorenza qui n’avait aucune envie de participer aux agapes allait déjà vers Mme de Guercheville pour s’excuser, quand elle vit soudain Concini se matérialiser auprès d’elle, tout sourire.

— Madame la baronne ! Vous ne vous apprêtez pas à nous quitter, j’espère ?

— Oh si ! Je suis épuisée... marquis ! fit-elle en se souvenant à temps de ce titre flambant neuf qu’elle-même jugeait scandaleux. Et je souhaite rentrer chez moi !

— Vous m’en voyez navré ! Alors, au moins, ne rentrez pas seule !

— Mais je ne suis pas seule. Il y a suffisamment de valets autour de mon carrosse pour que je n’aie rien à redouter des mauvaises rencontres !

— Sans doute, sans doute! Pourtant... il y a là quelqu’un qui désire instamment vous raccompagner !

S’effaçant habilement, il céda la place à Antoine de Sarrance qui s'inclinait devant elle.

— Rien n’est plus vrai, Madame la baronne. Nous avons, je crois, bien des choses à nous dire !

Suffoquée d’abord et n’en croyant pas ses yeux, elle le regarda comme s’il venait d’un autre monde mais se reprit vite.

— Vous ici, Monsieur ? C’est pour le moins inattendu !

— Pourquoi donc ? C’est le Roi qui m’avait chassé. Or, le Roi n’est plus... et Sa Majesté la Reine Régente n’a aucune raison de faire siennes les anciennes querelles de son époux !

— Querelles ? Quand vous aviez insulté votre Roi !

— A tout péché miséricorde ! répliqua-t-il avec un sourire moqueur qui choqua la jeune femme.

— Cela la regarde ! dit-elle froidement. En ce qui me concerne, je ne me sens pas la moindre envie d’oublier qu’il n’y a pas si longtemps vous réclamiez ma tête avec insistance et me teniez pour criminelle en dépit de toutes les preuves que l’on avançait !

— J’étais aveuglé par la colère, la douleur aussi ! Comprenez qu’il s’agissait de mon père !

— Et maintenant ?

— Maintenant ?...

Il la regardait sans paraître comprendre sa question et une brusque envie de rire la saisit. Ces points d’interrogation que contenait ce regard, cet air d’innocence qu’il affichait lui parurent du plus haut comique. Elle eut soudain l’impression d’avoir en face d’elle un comédien jouant un rôle qu’il n’avait pas très bien appris.

— J’entends par là : que voulez-vous ? demanda-t-elle, d’un ton sec et impatient.

— Mon ami Concino vient de vous le dire : avoir l’honneur de vous raccompagner chez vous...

— Et pourquoi, je vous prie ?

Il aspira à pleins poumons comme s’il allait se jeter à l’eau.

— Vous me forcez dans mes retranchements, Madame. Ce n’est pas séant... Comprenez-moi ! Voilà des jours que je souhaite avec vous un entretien privé, ce qui est quasiment impossible dans ce palais. Quant à me présenter à l’hôtel d’Angoulême...

— Je ne vous le conseille pas. Il m’étonnerait fort que vous y soyez reçu ! La duchesse Diane, en effet...

— Pour quelle raison me refuserait-elle l’entrée de sa maison ? Elle ne me connaît même pas !

— C’est possible. En revanche, elle aime beaucoup le baron Hubert de Courcy, mon beau-père, et n’a pas apprécié, mais pas apprécié du tout, que vous ayez eu l’impudence inqualifiable de vous en moquer en prenant soin de vous assurer qu’il était seul et vous, solidement appuyé par Monsieur, dit-elle en désignant Concini tout proche d’un mouvement de tête, sans compter une valetaille à laquelle vous avez permis de rire d’un gentilhomme dont vous savez parfaitement qu’il est non seulement plus âgé mais plus noble que vous ! Il est vrai que vous avez fui quand il a dégainé !

— Oh ! Coupa Concini qui donnait tous les signes de la désolation, nous ne savions pas ce que nous faisions... nous étions un peu éméchés, voyez-vous !

— Vraiment ? En ce cas, les convenances eussent voulu que vous présentiez des excuses ! Ceci ajouté à cela, vous devez comprendre, Monsieur de Sarrance, que je ne souhaite aucunement votre présence. Ni maintenant ni plus tard !

Antoine blêmit, ses narines se pincèrent et une lueur mauvaise traversa son regard.

— Ce nom de Sarrance que vous semblez dédaigner, vous oubliez que vous l'avez porté ?

— Pas pour mon salut et fort peu de temps au surplus car j’ai toujours refusé d’en user. Que voulez-vous, il me faisait horreur. A présent, Messieurs, je vous serais reconnaissante de me livrer passage ! Le souper d’ailleurs vous attend !

Mais ils ne s’écartèrent pas.

— Et si moi, s’entêta Antoine, j’avais décidé de vous raccompagner, que cela vous plaise ou non ?

Il tendit une main pour saisir le poignet de Lorenza mais un couple venait d’apparaître.

— Tenterait-on de vous faire violence, ma chère ? Intervint la voix hautaine de la princesse de Conti.

— Auquel cas c’est à moi qu’il appartiendrait de vous en demander raison fit, en écho, celle, tranquille, de Bassompierre. Nous sommes tous deux des amis de Mme de Courcy, ajouta-t-il en caressant sa moustache blonde avec un sourire féroce.

— Inutile d’aller jusque-là ! fit suavement la princesse en passant son bras sous celui de Lorenza tandis que Concini s’éclipsait comme par enchantement. Laissons Monsieur de Sarrance aller collationner ! En ce qui me concerne, je n’en ai nulle envie ! Cette musique m’a endormie et je rentre chez moi après avoir ramené Mme de Courcy chez elle... Messieurs!

Il n’y avait rien à ajouter à cela et Sarrance ne se sentait pas de taille à rompre les lances avec la fille du défunt duc de Guise qui était, en outre, une amie de la Reine. Tandis que les deux femmes se dirigeaient vers l’escalier, il ébaucha un salut en les suivant des yeux puis, quand elles eurent disparu, s’en alla prendre sa part du souper.

Cependant Lorenza remerciait Louise.

— Je crois que vous m’avez tirée d’un mauvais pas, Madame la princesse, dit-elle avec un soupir de soulagement.

— Que voulait-il au juste ? Son visage n’avait rien d’aimable et je l’ai vu se disposer à saisir votre bras...

— Un entretien en tête à tête. C’est pourquoi il voulait m’accompagner. J’ai cru comprendre qu’il tenait plus ou moins à s'excuser.

— La méthode choisie me paraît contestable. Je ne vois pas ce qu’il pourrait avoir à vous dire alors que votre époux est prisonnier, le moment est mal choisi. Ou trop bien ! Prenez garde, Lorenza ! Jusqu’à ce que vous arriviez en France, je l’ai toujours considéré comme un charmant garçon mais depuis ce drame qui a failli vous anéantir je ne sais plus que penser... sinon qu’il ressemble de plus en plus à son père ! Ce qui, de ma part, n’est pas un compliment !

— Réussirait-il à décevoir la difficile princesse de Conti ? Plaisanta Lorenza.

— C’est un peu cela ! Il est beau, séduisant et ne rencontre guère de cruelles. Moi-même, j’ai un instant songé à lui mais cela n’a pas duré. Il connaît trop son pouvoir sur les femmes et je déteste que l’on veuille me dominer. Quant à lui, il devrait se méfier du temps qui passe... et des ravages que peut causer une vie de débauche. La fréquentation de Concini ne lui vaut rien et certains stigmates apparaissent déjà !

— Mais ne devait-il pas se marier ? Je n’ai plus revu sa fiancée parmi les filles d’honneur !

— Pour la bonne raison qu’elle n’y est plus ! Je ne l’aimais pas beaucoup mais j’avoue en être venue à la plaindre. Pauvre La Motte-Feuilly en vérité !

— Que lui est-il arrivé ? Il l’a épousée peut-être et...

Devant la mine inquiète de la jeune femme,

Louise de Conti se mit à rire.

— Et vous pensez qu’elle a eu droit au même traitement que vous avec son père ? Non... mais je crois qu’il a fait pire : il l’a engrossée et ensuite il a refusé d’en faire sa femme. Catégoriquement !

— Et il ne s’est pas retrouvé l’épée à la main en face d’un membre de sa famille ?

— Il n’y en a pas. Le seul qui reste est un oncle valétudinaire et à moitié gâteux. En fait, toute l’énergie de la tribu est concentrée dans la vicomtesse, sa mère. Une forte femme, croyez-moi ! Et devant laquelle notre séducteur a passé, m’a-t-on dit, un assez mauvais quart d’heure... mais le Roi venait de mourir. Elle n’a trouvé personne pour l’écouter.

— Mais... la Reine ? Cette fille lui appartenait ?

Louise considéra Lorenza avec une certaine stupeur.

— Vous êtes, vous, sa filleule, sa cousine, elle vous en a fait voir de toutes les couleurs et vous n’avez pas encore compris qu’elle est totalement hermétique à la plus élémentaire pitié ? Non, elle n’a rien fait sinon recevoir Sarrance à bras ouverts quand Concini le lui a ramené.

— Mais alors qu’est devenue Mlle de La Motte-Feuilly?

— La future mère ? On s'est hâté de lui trouver un époux. Pas très jeune, pas très frais mais très riche et appartenant à la magistrature. Elle est maintenant Mme la Présidente d'Epalainge et ne devrait plus être bien loin d’accoucher. J’avoue que j’aimerais à savoir à qui va ressembler le produit ainsi obtenu car, évidemment, on ne la voit plus. De toute façon, seule la mère garde le droit d’appartenir à la Cour!

— Pauvre fille ! On ne peut que la plaindre...

— Comme vous dites ! Mais si je vous ai raconté tout cela c’est afin de vous prévenir contre les entreprises de séduction du cher Antoine !

— Merci ! Je crois être désormais à l’abri des tentations. Le Ciel m’a donné un merveilleux mari que j’aime trop pour ne pas m’inquiéter de son sort. Et l’attitude de la Reine n’est pas faite pour me rassurer...

— Là, malheureusement, je ne suis guère en mesure de vous aider. Ma mère non plus d’ailleurs, bien qu’avec Mme de Montpensier elle soit sa meilleure amie... française tout au moins car personne, jamais, ne réussira à supplanter la Galigaï... et je vous vois mal aller lui faire des courbettes.

— En admettant que j’en aie envie, je ne m’y risquerais pas. Elle veille sur son conjoint comme un chien sur son troupeau et ne peut supporter qu’il m’adresse la parole ! Ce dont je préférerais qu’il s'abstienne !

— Que cela ne vous empêche tout de même pas de dormir ! Vous voici à destination ! Mes amitiés à votre tante !

Mais il était écrit qu’un sommeil paisible ne serait pas encore accordé à Lorenza et à sa famille,

En rentrant à l’hôtel d’Angoulême, Sauvegrain, le majordome, lui apprit que la duchesse désirait la voir dès son retour.

— A cette heure-ci ? Il est déjà tard...

— Sans doute. J’ajoute cependant que Mme la duchesse n’est pas seule. M. le baron et Mme la comtesse sont avec elle ainsi que M. l’ambassadeur Giovanetti !

La jeune femme tressaillit.

— Il est là ? Je n’ai pourtant vu aucun carrosse dans la cour.

— Il a fait le trajet à cheval, Madame la baronne, et il me semble avoir parcouru une longue route ! Je dirais même...

Mais Lorenza ne l’écoutait plus. Saisie d’une soudaine angoisse, elle ramassa ses jupes et s’élança dans l’escalier menant aux appartements d’honneur.

Giovanetti était là, en effet. Assis dans un fauteuil au coin de la cheminée face à celui de la duchesse Diane, il paraissait transi, ce qui n’avait rien d’étonnant compte tenu du temps, froid et humide, qui s'était abattu sur la France. Quand Lorenza entra, il tentait de retrouver une couleur normale à l’aide d’une copieuse bolée de vin chaud aux épices qui fumait encore et dont les effluves emplissaient la pièce où régnait le silence. Les trois autres se contentaient de le regarder d’un air accablé auquel, tout de suite, la jeune femme fut sensible. Au joyeux « Ser Filippo ! Enfin vous voilà ?... » Succéda :

— Mais quelles nouvelles rapportez-vous donc ? Thomas n’est pas...

— Non ! s’écria Courcy en quittant vivement son siège pour lui laisser sa place. Il ne faut pas pensa à cela ! Le cher garçon est en bonne santé !... Du moins, nous l’espérons !

— Vous... l’espérez ? Et vous estimez que cela va me rassurer ? Ser Filippo ! Que leur avez-vous dit ? Et d’abord pourquoi ne pas m’avoir parlé en premier puisque c’est moi qui vous ai demandé d'aller à Bruxelles ?

Il reposa le récipient, s'essuya la bouche et réussit à esquisser un demi-sourire.

— Mais c’est vous que je venais voir, donna Lorenza ! Seulement, vous n’y étiez pas...

— C’est juste ! Pardonnez-moi !... Alors qu’avez-vous appris là-bas ? Et pour commencer, qui avez-vous vu ?

— L’infante Isabelle-Claire-Eugénie et aussi l’archiduc Albert ! Avant d’être ambassadeur en France, j’ai accompli auprès d’eux une mission dont m’avait chargé le grand-duc Ferdinand. Ils ont bien voulu s’en souvenir. Cette entrevue n’entrait pas dans mes plans au départ car je voulais seulement apprendre où étaient détenus MM. de Courcy et de Bois-Tracy. Dans ce but, je me suis adressé à un mien ami, le banquier Crivelli, très introduit auprès de Leurs Altesses et de leur entourage pour obtenir les renseignements dont il a besoin. C’est lui qui m’a emmené tout droit au palais de Coudenberg où j’ai donc été reçu avec une certaine grâce...

— Laissez la grâce ! Au fait, Monsieur l’ambassadeur ! grogna le baron Hubert.

— Oh, c’est très simple ! Les deux hommes ont effectivement été dénoncés pour tentative d’enlèvement de la princesse de Condé et emprisonnés illico. On n’en a pas tout de suite averti Paris car la mort du Roi avait tout bouleversé là-bas... Je m’explique, même si c’est difficile à avaler : elle a déclenché aux Pays-Bas et singulièrement à Bruxelles une formidable explosion de joie. On a fêté l’événement pendant des jours.

— Cela nous le savions, coupa la comtesse Clarisse. Après ?

— On a donc averti la Régente... Elle s’est déclarée très satisfaite par retour du courrier ou peu s’en faut. D’où la surprise de Leurs Altesses quand un émissaire de Marie de Médicis est venu deux jours plus tard, nanti d’une petite troupe armée, demandant que l’on veuille bien lui remettre les deux prisonniers. Ses raisons étaient les meilleures puisque c’était elle qu’offensait le plus l’indécente passion de son époux pour la jeune Charlotte. C’était donc à elle qu’il appartenait de châtier ceux qui s’étaient rendus les complices de cette aventure sordide. Son messager était porteur d’une lettre écrite de sa main royale et les archiducs - plutôt soulagés d’ailleurs ! - n’ont vu aucun inconvénient à lui faire ce plaisir. On a donc extrait les deux hommes de leur prison et on les a remis à ceux qui venaient les chercher...

— Et qui étaient ? demanda Lorenza.

— C’est là que cela devient intéressant, grinça le baron.

— Monsieur de Vitry, capitaine de la deuxième compagnie des gardes, accompagné d’une douzaine d’hommes!

La jeune femme considéra un instant avec étonnement le visage convulsé de fureur de son beau-père,

— Je ne vois pas ce qu’il y a là d’extraordinaire ! Monsieur de Vitry, que je n’ai pas l’honneur de connaître...

—... N’a pas quitté le Roi, qu’il surveille comme la mère poule son poussin parce qu’il lui est tout dévoué et cela depuis le couronnement ! Voulez- vous me dire alors comment il a pu filer à Bruxelles s’emparer de mon fils et de son compagnon et cela au nom d’une Régente qu’il n’aime pas ?...

— ... Mais à laquelle il ne peut refuser d’obéir, fit remarquer Clarisse. Est-ce que le plus simple ne serait pas de le lui demander ? Je sais bien que vous n’êtes pas de la même génération et que, peut-être, il ne connaît pas Thomas...

— Dans l’entourage des rois on connaît toujours un Courcy ! S’emporta le baron. Je le verrai demain et s’il ne veut - ou ne peut - parler, je verrai la Régente !

— Si elle vous a joué un mauvais tour, elle ne vous recevra même pas ! Émit Mme d’Angoulême.

— Il le faudra bien ! Je resterai...

— Je ne vous le conseille pas, baron ! Si elle a effectivement envoyé M. de Vitry plus ou moins secrètement, vous ne ferez que déchaîner la foudre et ce ne sera pas bon pour les deux garçons... Vous risquez seulement d’aggraver leur sort. Voyez d’abord M. de Vitry et selon ce qu’il vous dira nous essaierons d’établir un plan ! Mais, avant tout, il faudrait essayer de savoir si la lettre à l’archiduc était authentique !

— Cela je peux l’attester, dit Giovanetti. Le prince me l’a montrée. Et maintenant, si vous me le permettez, je vais me retirer...

— Il est tard, il fait froid et vous n’êtes pas encore réchauffé ! fit la duchesse en souriant. Acceptez mon hospitalité pour cette nuit! J’ai déjà donné des ordres et l’on va vous conduire à votre appartement.

Visiblement à bout de forces, l’ancien ambassadeur ne se fit pas prier et suivit le valet que l’on venait d’appeler. Lorenza en fut satisfaite. Elle souhaitait vivement s’entretenir avec lui et ce serait peut-être possible au matin, avant qu’il ne rejoigne la rue Mauconseil. Elle-même se levait pour se retirer quand Clarisse lui demanda :

— Alors, ce concert ?

— Des voix superbes mais ennuyeux à mourir !

— Au point de vous mettre la figure à l’envers ? Quand vous êtes rentrée tout à l’heure, vous aviez l’air d’avoir subi un choc !

— Je n’ai aucune raison de vous mentir. Quelqu’un assistait à cette maudite soirée...

— Qui donc ?

— Le marquis de Sarrance dont on dirait bien que Concini l’a ramené à la Cour avec la pleine approbation de la Reine !

— On peut vraiment s’attendre à tout avec elle ! Maugréa le baron. Je pense que l’on va voir revenir tous ceux que notre bon Roi avait exclus. Lui avez-vous parlé ?

— C’est lui qui m’a parlé... et sur un ton que je n’ai pas apprécié. Il voulait me raccompagner ici et, pendant un moment, j’ai compris qu’il me l’imposerait au besoin... Soutenu par Concini avec qui il semble au mieux ! Sans l’intervention de Mme de Conti et de M. de Bassompierre, j’aurais dû souscrire à ses volontés... ou alors crier au secours!

— Il ne fallait surtout pas hésiter ! Avec ce genre de... rustre - car je ne vois guère d’autre épithète à lui appliquer, ce que je n’aurais jamais cru ! -, il n’y a pas d’autre solution. Demain, je vous accompagnerai au Louvre et j’irai voir M. de Vitry !

Ayant dit, il salua les dames et monta se coucher. Lorenza le suivit. Pas pour dormir, ses nerfs secoués une fois de plus ne lui laissant guère espérer un sommeil rapide et réconfortant, mais uniquement pour être seule avec cette nouvelle angoisse qui l’assaillait : Thomas !

Où était Thomas à cette heure ? Au fond de quelle prison? On ne l’avait certainement pas sorti de Bruxelles pour lui rendre la liberté ? Qu’il fût toujours avec Bois-Tracy était plutôt rassurant car celui-ci n’avait jamais trempé de près ou de loin dans la lamentable histoire qu’avait été son mariage avec le vieux Sarrance. A moins qu’on ne les ait séparés, auquel cas le pire serait à redouter !

Réfugiée au fond de son lit, les yeux grands ouverts sur l’obscurité qu’atténuait à peine le feu en train d’expirer, elle retrouvait intacte la terreur qui s’était emparée d’elle quand, à la veille de ses noces, elle avait reçu le billet menaçant la vie de Thomas. Elle l’aimait tant, à présent, ce grand garçon joyeux et tendre qui avait su éveiller en elle une sensualité qu'elle ne soupçonnait pas et lui avait rendu le goût de l’existence dans ce qu’elle avait de plus délicieux : le bonheur d’aimer et d’être aimée, de prendre et d’être prise, les caresses et les rires partagés et, aussi, la merveilleuse impression ressentie entre ses bras que rien ni personne ne pourrait l’atteindre dans un tel refuge ! Elle aimait son époux de tout son cœur, de toute sa chair et de tout son esprit au point de ne plus pouvoir imaginer vivre sans lui ! S’il devait périr, elle le rejoindrait dans la mort et tout serait dit...

En se retrouvant, ce soir, en face d’Antoine de Sarrance, la surprise avait été double : d’abord de le voir parader à la Cour d’où l’avait chassé le Roi ; ensuite de constater qu’il ne restait rien de l’élan qui l’avait poussée vers lui le jour de leur première rencontre. A l’ardeur de son regard elle avait répondu par une ardeur égale et cru longtemps qu’elle l’aimait. Jusqu’à se demander, alors même qu’elle appartenait à Thomas, quel effet pourrait avoir une rencontre avec lui. Elle le savait à présent : aucune émotion autre que la répulsion. Il s’était trop acharné contre elle pour que s’efface un jour le masque de haine qu’elle lui avait vu. Certes, il était toujours beau mais les flétrissures - légères quoique réelles - dont la débauche marquait son visage le rapprochaient de celui de son géniteur au cours de cette horrible nuit... Ces hommes appartenaient aux ténèbres alors que Thomas irradiait la lumière d’un amour total.

Quand le jour revint, ramenant Guillemette qui lui apportait une tasse de lait chaud et venait ranimer le feu, elle n’avait pas fermé les yeux même une seconde et cela devait se voir car la petite camériste s’exclama :

— Mon Dieu ! Madame la baronne a mauvaise mine !

— Cela ne m'étonne pas : je me sens très lasse. Voudrais-tu aller demander à Mme de Royancourt d’envoyer quelqu’un chez Sa Majesté la Reine pour lui offrir mes excuses ?

— Bien sûr ! Nous allons aussi demander un médecin !

— Inutile d’aller jusque-là. Il me faut seulement rester tranquillement ici !

— Madame la baronne a tout à fait raison ! D’autant qu’il fait un temps affreux dehors !

Point n’était besoin d’ouvrir les rideaux pour s’en convaincre : de fortes rafales de pluie mêlée de grêle s’abattaient sur les vitres des fenêtres en crépitant violemment. Rien en vérité qui donne envie de bouger. Pas même pour entendre la messe que le chapelain de la duchesse Diane disait tous les matins dans l’oratoire de l’hôtel. Il fallait donner quelque apparence de vérité à son malaise ! Cependant, elle demanda encore si Filippo Giovanetti était déjà levé. Guillemette lui répondit qu’il était même parti, presque aux aurores, ne laissant qu’un billet pour la duchesse. Lorenza en fut contrariée : elle aurait aimé lui parler en tête à tête mais la rue Mauconseil n’était pas si loin et elle pourrait y faire un tour dans l’après-midi...

— Vous devriez essayer de dormir un peu, conseilla la jeune femme de chambre. Le lait chaud, ça aide !

Lorenza en effet bâillait à se décrocher les mâchoires, résultat de sa nuit sans sommeil. Elle se réinstalla dans ses oreillers après les avoir bourrés de coups de poing et s’endormit aussitôt.

On était le samedi 15 janvier 1611 et, au moment même où Lorenza repartait vers l’antre de Morphée, Jacqueline d’Escoman - que l’on n’avait pas jugé utile de garder plus longtemps en prison - se présentait chez la reine Margot, tout juste rentrée de son château d’Ivry où elle avait passé les fêtes de cette fin d’année et le début de la nouvelle. L’ancienne épouse d’Henri IV, n’ayant rien à faire parce qu’elle venait de mettre à la porte le jeune amant qui l’avait occupée ces derniers jours, accepta de la recevoir dans son privé. Elle se tenait dans sa chambre, en train d’essayer une nouvelle perruque et un onguent miraculeux pour les rides que venait de lui envoyer son apothicaire préféré, assistée de Gilonne, sa camériste, qui était auprès d’elle avant même son mariage avec le Béarnais près de quarante ans auparavant !

En fait, l’ancienne reine de Navarre s'ennuyait comme un rat mort et l’apparition de cette petite bossue, mal vêtue mais se disant porteuse de grands secrets, lui paraissait distrayante. D’autant plus qu’après avoir elle-même refusé de la prendre à son service, elle savait que cette fille avait été placée chez la marquise de Verneuil envers qui Margot ne débordait pas de sympathie.

— Vous voilà donc ? D’où sortez-vous pour être aussi mal accommodée ?

— De prison, Madame, où l’on m’a jetée pour me faire taire... Il m’avait été donné, en effet, de découvrir l’affreux complot tissé contre la vie de notre bon Roi et j’ai fait tous mes efforts pour qu’il en soit averti et se garde en conséquence... mais personne n’a voulu m’écouter. Et j’ai été conduite à la Conciergerie où l’on a amené, son coup fait, l’abominable assassin.

— Il m’est revenu quelque chose comme cela mais, à présent, le Roi n’est plus et je ne vois pas trop à quoi rime votre démarche.

— A le venger, Votre Majesté ! Voir se pavaner au palais et dans la ville ceux qui l’ont envoyé au tombeau est plus que je n’en puis supporter ! Il faut qu’ils payent leur forfait, dussé-je y laisser ma propre vie !

— Et qui sont-ils ?

— Je ne les connais pas tous car ils doivent être plus nombreux que je ne l’imagine mais il y en a trois dont je suis sûre !

— Et ce sont ?

— Monsieur le duc d’Epernon, sa maîtresse Mlle du Tillet et la marquise de Verneuil. Peut-être aussi la Reine...

— La Reine ? Vous allez un peu loin.

— Je ne crois pas. N’est-ce pas au lendemain même de son couronnement - ce couronnement qu'elle ne cessait de réclamer ! - que Ravaillac a frappé ? J’ai tenté maintes et maintes fois de la voir mais jamais je n’ai pu l’approcher. Elle a toujours refusé de recevoir la pauvre femme que je suis mais je pense qu’elle avait surtout peur d’une vérité qui aurait pu s’opposer à ce qu’elle soit sacrée.

— A qui avez-vous demandé de vous ménager une entrevue ? A Mme de Verneuil dont j’ai ouï dire que vous aviez été la dariolette ?

— Certainement pas ! On m’aurait supprimée discrètement. Je me suis adressée à Mlle du Tillet que je voyais souvent, car je lui portais régulièrement des lettres. J’avais habité un temps chez elle ! Je l’ai demandé aussi à Mme de Courcy que j’avais attendue à l’entrée du Louvre. C’est pendant que je lui parlais que j’ai été arrêtée...

— Elle vous a dénoncée ?

— Non pas du tout. Elle a même été surprise de l’arrivée du guet et elle s’est montrée bonne pour moi en donnant un peu d’argent pour que l’on ne me traite pas trop mal !

— Mais pourquoi Mme de Courcy ?

— Je l’avais vue à plusieurs reprises chez Mme de Verneuil quand on l’accusait d’avoir tué son vieux mari. La pauvre, elle était loin d’être heureuse !...

— Et M. d'Epernon ? L’avez-vous vu venir chez Mme de Verneuil ?

— Non, mais j’ai assisté à une entrevue dans l’église Saint-Paul-Saint-Louis, il y a environ trois ans. J’étais chargée de faire le vide autour d’eux et de veiller à ce qu’ils ne soient pas dérangés. Bien sûr, Mme de Verneuil portait un masque mais comme je l’avais accompagnée je n’avais aucun doute sur son identité !

Il y eut un silence puis Margot enchaîna :

— Seriez-vous prête à répéter ces révélations devant des tiers... et même devant des juges ?

— Sans hésiter !

— Bien ! Revenez après-demain.

Si, ce soir-là, Jacqueline d’Escoman rentra, un peu soulagée et pleine d’espoir, dans le misérable logis qu'elle occupait près du pont au Change, ce ne fut pas le cas du baron Hubert quand il regagna l’hôtel d’Angoulême, assez tard pour que l’on eût soupé sans l’attendre. Sans appétit d’ailleurs et seulement par égard pour le personnel de cuisine dont la duchesse était fière et dont elle prenait le plus grand soin. On en était à grignoter distraitement quelques sucreries quand Hubert rejoignit les dames en ne réclamant rien d’autre que du vin de Sancerre et une tranche de pâté. Sa mine était si sombre qu’aucune des trois femmes n’osait l’interroger. Finalement, ce fut Lorenza qui se dévoua, l’angoisse qui lui venait étant sur le point de l’étouffer :

— Enfin, père ! s’écria-t-elle. Dites-nous quelque chose!... Même si vous devez nous apprendre le pire ! Thomas est...

Le mot ne passa pas mais elle avait presque hurlé et le vieux seigneur tressaillit, tournant vers elle un regard qui ne semblait pas voir. Puis il avala un plein verre de vin, ébaucha un pauvre sourire...

— Non, fit-il. Non, je ne le pense pas !

Les voix des trois femmes furent unanimes :

— Alors ?

— Alors, reprit-il, je viens de voir, à Saint-Germain, M. de Vitry dont la compagnie était de garde... et qui ne s’est jamais rendu à Bruxelles porter une lettre de la Reine ! Il n’arrivait pas à croire que l’on eût osé se servir de son nom et en a même appelé à M. de Souvré, le gouverneur de notre jeune Majesté, pour confirmer ce que je savais déjà, que, de quinze jours, il ne s’était pas éloigné de la personne du Roi. Je n’avais d’ailleurs pas besoin d’un quelconque témoignage, sa colère étant bien suffisamment convaincante.

— Mais, en ce cas, qui a emprunté son nom, muni d’un courrier de la Régente et d’une escorte armée ? S’inquiéta la duchesse.

— C’est ce qu’il faudrait essayer de savoir. En rentrant, je suis allé à l’Arsenal voir Sully... que j’ai trouvé fort abattu. Il va présenter sa démission un jour prochain parce que ses pouvoirs s’amenuisent de jour en jour. Certes, la Régente a conservé jusqu’ici les conseillers du feu Roi, mais leur présence est purement décorative et l’on en vient à s’interroger: si on leur demande leur avis sur les affaires du royaume, ne serait-ce pas pour faire exactement le contraire ? Quant au trésor de la Bastille, il fond à vue d’œil. On rétribue Condé pour qu’il se tienne tranquille, on va payer Soissons qui commence à lever l’étendard de la révolte et, surtout, on fait largesse à la Galigaï et à son Concini de mari. Et Sully ne veut pas cautionner ces tripatouillages !

— On peut le comprendre, approuva Lorenza. Mais quel conseil vous a-t-il donné ?

— D’aller m’expliquer avec la Médicis... si toutefois je suis assez las de la vie pour aspirer à un tête-à-tête avec le bourreau !

Un triple cri d’horreur salua cette déclaration, fort sereine d’ailleurs, puis Clarisse demanda :

— Qu’avez-vous l’intention de faire ?

Hubert de Courcy offrit à sa sœur un sourire narquois.

— Ne parlez pas comme si vous ne me connaissiez pas! Affronter l’obstacle bien sûr !

Chapitre VII. Un étrange procès !

Mais il était écrit qu’Hubert de Courcy ne verrait pas la Reine. Quand il arriva au Louvre, retentissaient jusque dans les escaliers les échos d’une colère royale comme on n’en avait pas entendu depuis qu'Henri IV avait rejoint ses prédécesseurs à Saint-Denis. Les vitres des fenêtres en tremblaient et, dans la grande cour, soldats et visiteurs, immobiles et le nez levé vers les balcons, semblaient frappés par un sortilège. Certains arboraient même un sourire épanoui: on se retrouvait comme au bon vieux temps du Béarnais !

Après avoir escaladé le Petit Degré menant chez la Reine avec une vivacité de jeune homme, le baron atteignit l’antichambre où, à l’exception des Suisses de garde, il n’y avait que M. de Châteauvieux, le chevalier d’honneur de Sa Majesté, lequel tendait l’oreille comme les autres, sourcils froncés et essayant de comprendre l’espèce de sabir en deux langues dont Marie usait toujours quand elle atteignait une certaine dose de fureur.

Néanmoins, il eut un large sourire pour le nouveau venu qu’il connaissait de longue date.

— Tiens, Courcy ! Qu'est-ce que tu viens faire ? Tu n’aurais pas dans l’idée de demander audience ?

— C’est ça tout juste, mon cher, mais j’ai la vague impression de tomber mal !

— C’est le moins qu’on puisse dire ! Ecoute plutôt !

— Ecouter ? Difficile de ne pas entendre. Et qu’est-ce qui a déclenché cette fureur ?

— Epernon ! Ils sont ensemble depuis un quart d’heure mais il y a dix bonnes minutes qu’elle donne de la voix !

— Et à quel propos ?

— Va savoir ! Ecoute encore ! Tu devrais comprendre, toi, puisque ta belle-fille vient aussi de Florence ?

— Avec nous, elle ne parle que le français... et je n’ai jamais eu le don des langues...

La porte s’ouvrit à cet instant pour livrer passage à Mme de Guercheville qui se hâta de la refermer avant d’aviser un tabouret où elle se laissa tomber en s’éventant avec son mouchoir. Châteauvieux s’empressa.

— Qu’a donc commis M. d’Epernon pour déchaîner pareille tempête ?

— Ce n’est pas à lui qu’elle en a mais aux nouvelles qu’il vient de lui apporter ! La reine Marguerite l’a prié de venir hier avec Mlle du Tillet et Mme de Verneuil pour leur faire entendre, cachés derrière une tenture, les propos d’une certaine d’Escoman que l’on gardait sous clef jusqu’à présent. Cette femme les accuse tous les trois d’avoir conspiré avec les Espagnols, comploté la mort du Roi et guidé la main criminelle de l’assassin.

— Mon Dieu ! fit Châteauvieux, mais c’est affreux ! Et alors ?

— La femme a été arrêtée et reconduite à la Conciergerie. C’est le président Jeannin - présent lui aussi mais sous une autre tenture ! - qui a mis la main sur elle, la sauvant ainsi des griffes du duc qui voulait l’étrangler. Il a demandé à la femme si elle avait des preuves. Elle a répondu que oui et, quand, enfin, il a voulu connaître la raison qui la poussait à ces dénonciations dont elle ne pouvait avoir qu’à souffrir, elle a répondu que c’était afin de soulager sa conscience !

— Cela explique la colère de Sa Majesté ! Epernon va sans doute coucher ce soir à la Bastille ? fit le vieux gentilhomme, avec, dans la voix, une note d’espérance.

— Que nenni ! C’est contre la dénonciatrice qu'elle en a: le duc lui a laissé entendre qu’elle-même ne serait pas à l’abri des divagations de cette femme !

— On comprend mieux son irritation, intervint le baron Hubert. Dans le peuple on murmure déjà que le crime a suivi de trop près le couronnement pour qu’il n’y ait pas un lien !

La dame d’honneur, qui ne s’était pas avisée de sa présence, se retourna.

— Oh, vous êtes là, baron ? Avez-vous accompagné la jeune Lorenza ?

— Non. Elle est toujours souffrante et je lui ai conseillé...

—... De rester où elle est? Vous m’en voyez ravie ! Et surtout faites en sorte qu’elle ne guérisse pas de sitôt ! La femme l’a connue lorsqu’elles vivaient toutes deux chez Mme de Verneuil et elle pourrait être appelée à témoigner. Car, forcément, il va y avoir un procès ! Et vous imaginez l’effet sur le peuple !

— Aussi ce procès me surprend-il. Ce serait tellement plus judicieux de faire taire cette femme au fond de sa prison ! Ce ne sont pas les moyens qui manquent !

— C’est impossible dès l’instant où un haut magistrat a été témoin des accusations !

— Une présence assez étrange, non ? fit valoir Courcy. La reine Margot n’aurait-elle pu se contenter de convoquer les trois autres ? Qu’elle n’ait pas hésité à inviter Jeannin pourrait signifier qu’elle accorde quelque créance aux dires de cette femme... dont il faut admettre, tout de même, qu’elle ne manque pas de courage !

— Sans aucun doute ! Mais hâtez-vous de rentrer, baron ! On dirait que l’orage se calme et je suppose que la Galigaï vient d’y mettre son grain de sel...

En effet, les vociférations baissaient graduellement. Mme de Guercheville se leva pour regagner le cabinet de la Reine mais le baron la retint.

— Une minute encore, s’il vous plaît ! Je voudrais faire entendre une plainte, moi !

— Laquelle ?

— J’aimerais savoir ce que l’on a fait de mon fils et...

— On vous l’a dit : il est retenu en prison à Bruxelles.

— Justement ! Il ne s’y trouve plus ! Un détachement français est venu, avec une lettre manuscrite de la Régente, réclamer les prisonniers au nom de Sa Majesté afin qu’elle se charge personnellement de leur punition !

— Punition ? Qu’ont-ils fait d’autre qu’obéir aux ordres donnés ?

— Par le défunt Roi ! Mais ce n’est pas tout : l’expédition était commandée par M. de Vitry !

— Vitry ? Mais il n’a pas bougé d’ici !

— Je sais. Il me l’a dit. A présent, marquise, tirez les conclusions que vous voudrez !

Sidérée, Mme de Guercheville resta silencieuse un instant puis murmura :

— Si vous voulez un bon conseil, tenez Lorenza à l’écart de cette affaire qui commence à sentir très mauvais ! Vous devriez la ramener à Courcy avec prière de ne pas s’en éloigner !

— Je ne souhaite que cela... mais je veux aussi retrouver mon fils ! Et vous me connaissez suffisamment pour savoir que rien ne m’arrêtera ! Je... je n’ai que lui !

Sa voix chevrota sur ces derniers mots. S’en rendant compte, il toussa furieusement à plusieurs reprises comme s’il avait un chat dans la gorge. Châteauvieux, alors, murmura :

— Dans l’immédiat, fais ce que te conseille notre amie. Abrite les tiens dans votre beau Courcy ! Je vais essayer de vous aider... (Puis, comme les deux autres le regardaient sans cacher leur étonnement, il sourit finement :) Ce n’est pas parce que, ombre de la Reine, je ne fais jamais de bruit qu’il faut me croire idiot comme plus d’un le pense ! Du coup on ne se méfie pas de moi ! Je possède aussi l’art consommé d’écouter aux portes ! Chuchota-t-il en conclusion.

Mme de Guercheville ne put s’empêcher de rire.

— Décidément, il faut toujours se méfier de l’eau qui dort !

Le soir même, l’hôtel d’Angoulême se vidait de ses occupants. La duchesse regagnait Chantilly où l’appelait l’état de santé de son beau-frère. Le vieux Connétable de Montmorency était malade et, se croyant à l’article de la mort, voulait tout son monde autour de lui. De leur côté, les Courcy se refusaient à occuper son hôtel en son absence, ce qui la priverait ainsi de ses serviteurs les plus proches. L’inquiétude de Lorenza s’apaisa en recevant l’autorisation de « s’éloigner pour un temps de la Cour afin de se soigner » que lui fit porter Mme de Guercheville...

— Vous voilà libre pour un moment, souligna Hubert avec satisfaction.

— Comment l’entendez-vous ?

— Comme il faut l’entendre : il est beaucoup plus ardu de nous surveiller au milieu de notre étang au cas où il nous prendrait la fantaisie de revenir à Paris sous un déguisement discret. Et au moins nous serons chez nous !

Chez nous ? Cela disait tout et la jeune femme admit qu'elle était heureuse de retrouver le château qu'elle aimait et où son bonheur était né. Que l'on fût en hiver n’y changeait rien, bien au contraire : gardé par les bois et les eaux, Courcy trouvait moyen d’être plus confortable et plus chaleureux surtout que n’importe quelle autre résidence parisienne. En outre, à Courcy, tout lui parlait de Thomas, et même si l’interminable absence lui rendait sa pensée douloureuse, s’y mêlait une espérance que l’environnement familier faisait plus vivace. Enfin, échapper à l’atmosphère, pesante quand elle n’était pas empoisonnée, du Louvre était un réel soulagement ! Ne plus entendre la voix criarde de la Médicis la traitant en simple domestique, sans compter les « attentions » trop aimables du sieur Concini, voire les rencontres avec Sarrance, tout cela lui donnait un délicieux sentiment de délivrance.

Avant de quitter la rue Pavée, d’ailleurs, elle reçut un billet de Louise de Conti : le colonel de Sainte-Foy, bravant une tempête qui ne l’impressionnait pas, avait protesté hautement, devant la Régente, de l’usage que l’on avait fait de ses meilleurs officiers et réclamé leur retour quelle que soit l’étrangeté de la mission dont on les avait chargés, puisqu’ils n’avaient pas eu la possibilité de l’accomplir. Ce qui ôtait aux archiducs tout droit de les traiter en prisonniers de guerre ! On ignorait encore la réponse !

Les Courcy étaient à peine rentrés chez eux qu’un vent de frayeur s’abattit sur la Cour et souleva dans le peuple une vague de curiosité passionnée et d’indignation... De la Conciergerie où elle était enfermée, Jacqueline d’Escoman attaquait maintenant sans plus ménager personne, accusant ouvertement Mme de Verneuil et le duc d’Epernon d’avoir conspiré avec l’Espagne qui était, par eux, renseignée sur tout ce qui se disait au Conseil, et ainsi d’avoir, avec son aide, concocté la mort du Roi. Par la même occasion, l’ancienne dariolette accusait la marquise d’avoir fait assassiner le prévôt de Pithiviers qui avait trop parlé... Elle disait aussi avoir rencontré Ravaillac chez Mme de Verneuil - où on lui avait fait l’aumône - et chez Mlle du Tillet à plusieurs reprises. Lors d’une confrontation, cela donna lieu à une violente querelle entre les deux femmes que l’on eut toutes les peines du monde à empêcher de se crêper le chignon... Tant et si bien que le Parlement que présidait Achille de Harlay décida le procès public. Il ne pouvait agir autrement bien qu’il se souciât de préserver à la fois l’autorité de la Justice et celle de la Régente dont le nom était apparu plusieurs fois. En outre, le peuple menaçait sans cesse d’entrer en ébullition, aussi décida-t-il prudemment d’ajourner les débats vu la qualité des accusés. Bien entendu, Jacqueline d’Escoman resterait incarcérée jusqu’à l’ouverture du procès. Cependant, elle n’était pas au secret et il était possible de la visiter, de façon discrète toutefois et en graissant plus ou moins la patte des geôliers.

C’est ainsi qu’elle reçut, un soir, la visite d’un prêtre qu’elle jugea de haut rang puisque, sous la longue cape noire qui l’enveloppait, elle avait pu apercevoir une soutane violette. Il ne cacha d’ailleurs pas sa qualité.

— Je suis l’évêque de Luçon, dit-il en offrant aux lèvres de la prisonnière une main où brillait une améthyste. Et je suis venu vous aider dans la mesure de mes moyens.

— Vous voulez m’entendre en confession, Monseigneur ?

— Sans doute... mais plus tard. Pour l’heure, je souhaiterais que vous me racontiez votre histoire aussi précisément que possible. J’entends par là : ne mentez pas !

— Je n’ai jamais menti ! Pourquoi l’aurais-je fait puisque je sais qu’on me mènera au gibet ?

— Par esprit de vengeance peut-être envers ceux qui vous ont rejetée après vous avoir employée ?

— Non. Je n’ai agi que pour sauver le Roi que je savais en grave danger...

— Il est mort à présent. Alors pourquoi, à peine sortie de prison, vous êtes-vous mise à accuser tout le monde ?

— Pas tout le monde, Monseigneur. Les coupables uniquement parce qu’il est injuste qu’ils puissent jouir impunément de leur forfait et des bénéfices qu’il leur apporte. L’homme d’Angoulême qui a été exécuté en place de Grève n’était qu’un instrument entre des mains trop habiles pour lui.

— Pourtant il est mort - et de quelle mort ! - sans livrer un seul nom !

— Parce qu’il se croyait l’instrument du Seigneur. On l’avait persuadé sans relâche qu’il était son envoyé ! On ne dénonce pas le Tout-Puissant ! Il faut dire aussi qu’il n’avait pas l’esprit bien solide, que c'était un exalté persuadé d’agir pour libérer les peuples du règne d’un faux catholique, lubrique et adonné autant aux femmes qu’à Satan !...

— Il paraît qu’en marchant au supplice, il était persuadé d’aller à son triomphe, que le peuple l'acclamerait. Alors pourquoi s'être tu jusqu’au bout ?

— Parce qu’on avait inlassablement enfoncé dans sa pauvre cervelle qu’il ne devait prononcer aucun nom sinon la récompense que lui réservait le Seigneur Dieu en serait considérablement amoindrie ! Qu'étaient quelques heures de souffrance en regard de l'auréole des élus et d'un siège à la droite de Dieu ?

— Je vois ! Racontez-moi votre histoire maintenant.

Sauf pour préciser un détail ici ou là, il l'écouta avec une profonde attention et sans l'interrompre. Elle révéla alors ce qu’elle avait découvert : les courriers vers l’Espagne ou les Pays-Bas partant du château de Verneuil, les relations entre la marquise et le duc d’Epernon, les liens avec Mlle du Tillet, les « voix » que Ravaillac disait entendre et le travail de sape des « bons pères ».

— Et la Reine ? demanda enfin l’évêque. Pensez-vous qu’elle était au courant de ces menées ?

— Je n’en ai pas la preuve... mais j’en suis persuadée. Je sais qu’il existe des lettres envoyées non à elle mais à sa favorite, la noiraude qui guide toutes ses actions. Le Roi ne devait surtout pas mourir avant le couronnement !

— Ce qui signifie que la Galigaï trempait dans la conspiration ?

— Pas elle seulement ! Son mari aussi ! Il entretient depuis longtemps des relations avec l’Espagne dont il perçoit de l’argent...

Rien d’étonnant à cela ! Monseigneur de Luçon eut un mince sourire mais garda sa réflexion pour lui et reprit :

— Vous avez mentionné, tout à l’heure, la baronne de Courcy ?

— En effet ! Elle n’a pas voulu me conduire à la Reine mais elle a été si bonne pour moi quand elle a vu que le guet m’emmenait !

— Vous l’aviez connue chez Mme de Verneuil ?

— C’est juste, mais j’ignore si elle sait quelque chose de la conspiration. Peut-être ! Elle est intelligente et les courriers devenaient de plus en plus fréquents. On s’est d’ailleurs débarrassé d’elle assez rapidement, ce dont je ne crois pas qu’elle ait été fâchée. Il était évident qu’elle gênait !

— Bien ! Je vais vous entendre en confession maintenant !

— Je ne vois rien d’autre à dire que ce que vous venez d’entendre, Monseigneur. Sauf bien sûr l’abandon de mon petit Nicolas ! ajouta-t-elle des larmes dans la voix, mais je vous supplie de comprendre que dans la misère où je me trouvais réduite... Je voudrais tant savoir ce qu’il est advenu de lui...

Elle s’était laissée tomber à genoux et, désespérée, sanglotait. Monseigneur de Luçon posa alors sa main sur la tête inclinée.

— J’essaierai de me renseigner, murmura-t-il. Soyez en paix : je vous donne l’absolution !

— Même si je refuse d’abandonner mon combat ?

— Nul ne peut vous y forcer. C’est une affaire entre Dieu et vous !

Traçant sur elle une dernière bénédiction, le jeune évêque appela le geôlier pour quitter la prison15...

L'ordre de comparution fut porté à Lorenza quelques jours plus tard. Elle en fut contrariée : depuis son arrivée en France, elle n’avait approché la Justice que de trop près ! Et même si elle n’était pas accusée, la perspective de se trouver en face de robes rouges ou noires qui l’assailleraient de questions plus ou moins venimeuses lui déplaisait profondément. Elle s’en ouvrit à son beau-père : existait-il un moyen de se dérober ?...

— Je ne le pense pas. Si vous vous déclarez encore malade, d’abord on ne vous croira pas, ensuite on déléguera ici les principaux de ces messieurs avec une escorte armée et tout le diable et son train. Cela les mettra de mauvaise humeur...

— Pas sûr ! Coupa Mme de Royancourt. Je crois au contraire que leur humeur deviendrait toute bénigne après un premier repas arrosé de quelques-unes de vos chères bouteilles...

— Vous n’êtes pas un peu folle ? Après ça, ils s’installeront et nous aurons toutes les peines du monde à s’en débarrasser ! J’accompagnerai Lorie, soyez tranquille !

— Moi aussi, évidemment, mais où allons-nous loger ? Votre fichu hôtel est sous les échafaudages et quant à faire rouvrir pour nous la maison de la duchesse Diane...

— Oh, elle n’y verrait aucun inconvénient mais comme nous ne ferons que passer, une honnête auberge fera aussi bien l’affaire ! Celle du Grand-Saint-Michel est proche du couvent des Grands-Augustins où le Parlement est toujours réfugié pendant les travaux du palais de la Cité. On ne va pas y rester cent ans d’ailleurs...

En pénétrant, au jour et à l’heure, dans l’immense salle ogivale où se déroulait le procès, Lorenza respira un peu mieux : la majesté et aussi la beauté de cet endroit n’offraient guère de ressemblance avec le tribunal du Châtelet qu’elle avait précédemment affront16. Les juges, sous la houlette du Premier président de Harlay, occupaient, au fond de la salle, des sièges surélevés mais moins que le trône royal, alors vide à l’exception d’une couronne et d’une main de Justice posées dessus. Deux hallebardiers en défendaient l’accès mais il convenait de le saluer avant de répondre aux questions.

Toute cette grandeur rendait plus pathétique encore l’accusée qui se tenait assise sur la sellette dont Lorenza gardait un si mauvais souvenir. Mais Jacqueline d’Escoman s’efforçait autant que le lui permettait la légère gibbosité de son dos de faire bonne figure, placée qu'elle était à ce moment sur le côté qui faisait face au siège du Procureur, afin de réserver le centre du prétoire à ceux des témoins, fauteuil ou tabouret selon la qualité. Quant au public rangé au fond de la salle, il était de toute évidence trié sur le volet et les gens de la rue n’en faisaient pas partie.

Quand, à l'appel de son nom, Lorenza s’avança vers les juges, lente et gracieuse dans ses atours de velours gris clair, une toque assortie ornée d’une plume mousseuse en équilibre sur son opulente chevelure, elle souleva un murmure admiratif dont elle ne se soucia pas.

Elle salua le trône puis les magistrats, et vint s’asseoir sur la chaise à haut dossier que l’on venait d’apporter. Alors seulement, elle tourna les yeux vers la prisonnière qui la regardait venir avec une sorte de crainte mais aussi l’esquisse d’un sourire... qu'elle lui rendit d’ailleurs, décidée à faire de son mieux pour l’aider en dépit du billet qu’une main anonyme, profitant d’une bousculade à l’entrée du Parlement provisoire, avait glissé dans le crispin d’un de ses gants. En se retournant, elle n’avait vu que son beau-père au coude à coude avec deux inconnus et qui, lui, ne s’était aperçu de rien. Le billet n’avait pourtant rien de rassurant :

« Prenez garde à n’accuser personne ! Songez à votre époux ! »

Son cœur s’était serré et elle avait dû prendre deux ou trois respirations profondes pour juguler le malaise et ne plus penser qu’à la malheureuse qui risquait courageusement sa vie afin d’obtenir que soit vengé un roi dont elle n’était pourtant que la plus humble des sujettes.

Après que le président de Harlay eut remercié la jeune femme de sa présence, le Procureur La Guesde prit la parole :

— Madame la baronne de Courcy, voulez-vous nous dire si vous connaissez la femme d’Escoman ici présente ?

— Connaître est un bien grand mot. Je l’ai rencontrée à plusieurs reprises chez la marquise de Verneuil dont elle était la dariolette...

— Et vous-même ? Que faisiez-vous chez cette dame ?

Le ton était sec avec un léger relent de mépris qui mit Lorenza sur ses gardes. Elle avait là un ennemi mais le combat ne lui faisait pas peur.

— J’étais son invitée, répondit-elle paisiblement.

— Veuillez me pardonner si je vous imite mais invitée n’est-il pas aussi un bien grand mot ? Il me semble que réfugiée ou...

La voix froide du Président trancha :

— Il suffit, Monsieur le Procureur ! Veuillez nous épargner des digressions hors de propos ! Nous sommes ici pour entendre Mme de Courcy au sujet de la femme d’Escoman, non ?

— Comme il vous plaira, Monsieur le Président ! (Il revint alors à Lorenza :) Quelles relations entreteniez-vous avec la D’Escoman ?

— Aucune sinon des saluts échangés, quelques mots sur le temps ou les fleurs du jardin... Le courant quand on se trouve sous le même toit !

— Rien qui touchât les activités de la maison, ou encore Mme de Verneuil elle-même ?

Elle eut pour lui un regard empreint d’une surprise incrédule.

— Je ne vois pas pourquoi. Ce n’est pas la coutume quand on est l’hôte de quelqu’un d’en discuter avec ses serviteurs. Mlle d’Escoman était toujours aimable, toujours souriante, toujours prête à rendre service. J’avoue que je la plaignais... et que je la plains encore !

— Pour quelle raison ?

— Regardez-la, Monsieur le Procureur ! Elle est petite, fragile et la vie ne l’a pas ménagée. Elle continue à ne pas la ménager d’ailleurs !

— A qui la faute ? Personne ne l’a obligée à se répandre en accusations insensées contre celle qui lui donnait de quoi vivre.

— Sinon peut-être sa conscience ?

Le mot avait échappé à Lorenza. Le soudain silence qui le souligna lui fit comprendre qu’elle s'aventurait sur un terrain glissant mais il n’y avait pas à y revenir. La Guesde s’en emparait déjà avec gourmandise.

— Sa conscience ? Est-ce à dire que vous lui donnez raison ?

— Je ne lui donne ni raison ni tort. Chacun est maître de ses convictions. Qu’elles soient justes ou erronées, c’est son affaire. Au reste, à Verneuil, je me tenais le plus souvent auprès de Mme d’Entragues, peu intéressée par les fluctuations de la politique, et qui s’occupe plutôt des bienfaits que l’on peut obtenir des plantes.

Il y eut un court silence. Le Procureur cherchait un autre point d’attaque et il le trouva.

— Vous est-il arrivé de voir Ravaillac chez Mme de Verneuil ? Vous savez qui il est, je pense ?

— L’assassin de notre bon Roi ! Je n’en sais rien du tout !

— Comment, vous n’en savez rien ? S’emporta La Guesde. Je crains que vous ne soyez en train de vous moquer du tribunal !

— En aucune façon, mais pour savoir si je l’ai réellement vu il faudrait que je sache à quoi il ressemblait.

— Mais tout le monde l’a vu ! Ne me dites pas que vous n’avez assisté ni au procès ni à l’exécution !

— Non, répondit-elle, glaciale, en le regardant droit dans les yeux. Je n’ai pas de ces curiosités malsaines ! Il me suffit de savoir qu’il a tué notre Roi... le voir découper en morceaux n’aurait en rien apaisé ma peine.

— Vous n'êtes pas née française pourtant ! Cette grande peine de la part d’une Florentine, n’est-ce pas excessif ?

Agacée, elle s’offrit le luxe de le railler.

— Que n'allez-vous en dire autant à Sa Majesté la Reine dont j'ai été la filleule ! Je me demande ce qu'elle vous répondrait ! Quant au Roi Henri, je l'aimais bien, parce qu'il a été bon pour moi ! En outre, Monsieur le Procureur, le mariage a fait de moi non seulement une Française mais aussi, mais surtout, une Courcy ! Chez nous, poursuivit-elle en appuyant sur le mot, la fidélité au Roi ne s’est jamais démentie et ne se démentira jamais ! Aussi, désormais, sommes-nous prêts à servir Louis XIII, notre jeune souverain.

— Bien parlé ! Lança dans l’assistance la voix du baron Hubert.

— Soit ! Admettons ! Mais nous nous éloignons de notre sujet. Si vous aviez si peu de relations avec la D’Escoman, comment se fait-il qu'à peine sortie de prison, avant la mort du Roi, elle vous ait rejointe sur le pont du Louvre pour faire appel à vous ? Que voulait-elle ?

— Que je l'introduise auprès de la Reine afin de la mettre au courant d’un complot contre la vie de son époux.

— Et que lui avez-vous répondu ?

— Que c’était impossible. Elle pensait qu’appartenant au cercle des dames de la Reine, je pouvais y amener...

— ... N’importe qui ?

— Quiconque m’en faisait demande, corrigea la jeune femme. D’ailleurs, nous n’avons pas eu le temps de converser davantage : le guet la poursuivait et l’a rejointe.

— Vous en savez la raison, j’imagine ?

— Hélas oui ! N’ayant plus les moyens de nourrir son enfant que la nourrice lui avait rendu, elle l’avait exposé sur le Pont-Neuf...

—... Au risque d’être enlevé par les truands des cours des miracles pour y ajouter un sacripant de plus !

Toujours ce ton sarcastique ! N’y avait-il chez cet homme ni cœur ni entrailles ? Elle répondit par une autre question.

— Avez-vous des enfants, Monsieur le Procureur ?

Il eut une moue de dédain.

— Certes ! Mais je ne vois pas en quoi...

— Et savez-vous ce que c'est que la vraie misère, quand on n’a même plus un liard pour apaiser la faim d’un enfant qui pleure et qui pleurera jusqu'au bout de ses faibles forces ?

— Elle n’avait qu’à se faire mendiante ! Aux portes des églises, elle aurait reçu de l’aide ! Elle a préféré cette solution infâme que la loi punit de mort !

— N’est pas mendiant qui veut, Monsieur le Procureur. Aux portes des églises, tout au moins. Elles sont régies par une confrérie qu’une pauvre fille ne peut braver impunément ! Un enfant seul inspire toujours de la pitié !

— Comment le savez-vous ?

— Monsieur le Procureur, intervint le président de Harlay. N’ergotons pas indéfiniment ! Nous savons tous ce qu’il en est des mendiants ! Poursuivez !

Fort peu respectueusement, La Guesde haussa les épaules et revint à la jeune femme.

— De toute façon, vous soutenez cette femme Vous lui avez octroyé une généreuse aumône, m’a-t-on rapporté ?

— On vous a menti. Je ne lui ai rien octroyé. En revanche, j’ai remis quelque argent à l’officier du guet pour qu’en prison elle soit traitée convenablement...

— C’est possible mais vous n’avez pas répondu ma première question. Vous la soutenez ?

— J’admire son courage et je la plains de tout mon cœur !

— Ce n’est pas ce que je vous demande...

Le Président prit le maillet en bois posé devant lui et en frappa quelques coups vigoureux.

— Nous nous en suffirons cependant ! Madame de Courcy, la cour vous remercie et vous salue !

Il inclina le buste, elle plia légèrement le genou mais, avant de se retirer, demanda :

— Pardonnez-moi, Monsieur le Président, mais puis-je rentrer à Courcy ou pensez-vous avoir encore besoin de moi ?

— Non, ce ne sera pas nécessaire ! fit-il avec un sourire. Encore merci !

Elle rejoignit alors les siens qui se tenaient au fond de la salle. Hubert prit son bras pour le glisser sous le sien et lui tapota la main.

— Bravo ! murmura-t-il. C’était très bien... mais vous avez eu de la chance que Harlay soit chargé du procès !

— Il est le Premier président, cela me paraît normal, commenta Clarisse.

— Rien n’est normal en ce moment ! Ainsi La Guesde n’est pas Procureur général... seulement c’est une créature de la Cour et je ne serais pas étonné qu’il réussisse à se débarrasser de Harlay !...

— Il n’en prend pas le chemin... Ecoutez plutôt !

En effet, mécontent sans doute de voir Lorenza échapper à ses griffes, le Procureur entreprenait de protester contre l’aménité dont on avait fait preuve envers elle et, sans transition, se livrait à une sorte de philippique contre l’accusée, adjurant le tribunal non seulement de la confier aux bourreaux pour la faire « bien travailler » afin de lui arracher la vérité, mais encore de la condamner à mort aussitôt.

— Et sous quel chef d’accusation ? S’enquit Harlay.

— Ils ne manquent pas ! Ne voyez-vous donc pas que c’est une sorcière capable de tromper n’importe qui comme elle a trompé Mme de Courcy qui ne cache pas la commisération qu’elle lui inspire ? Ces femmes-là sont capables de tout : envoûtements, commerce avec le diable, conjuration, confection de philtres, de poisons, de fausse monnaie...

— Fausse monnaie ? Et quoi encore ? Vous perdez l’esprit, Monsieur le Procureur, et ce genre d’élucubration n’est pas de mise devant une cour souveraine ! Surtout traitant d’un sujet aussi grave et douloureux que la mort d’un roi envers lequel vous faites preuve de la plus noire ingratitude ! Sortez ! Rentrez chez vous et tâchez de vous remettre les idées en place !

Le duc d’Epernon ayant jugé bon, à cet instant, de reprocher au Président un laxisme intolérable envers une criminelle, ce fut l’avocat Servin qui se chargea de lui en réclamant son arrestation. A quoi l’autre répondit en l’insultant et en menaçant de l'étriper ! D’où le tumulte !

La bagarre menaçait de devenir générale, quand le président de Harlay leva la séance en déclarant qu’il entendrait, dans son particulier, et en apparat réduit, les personnes d’importance. Cela suscita bien quelques murmures mais les hallebardiers entrèrent en action avec le manche de leurs armes, et la salle se vida sans trop de difficultés.

Le soir même, Harlay convoquait à son hôtel Mme de Verneuil et l’interrogeait pendant cinq heures avec une sévérité qui affola l’ancienne favorite. Elle partit sur-le-champ se plaindre à Epernon.

Déjà fort inquiet, celui-ci l’écouta en s’efforçant de masquer l’angoisse qui lui venait et même la rassura.

— Ces robins se croient tout permis pour peu qu’on leur laisse quelque pouvoir ! Ce vieux bonhomme veut se donner de l’importance... mais je vais lui rabattre son caquet... et de belle façon !

Quand sa visiteuse fut repartie, il s’équipa comme au soir de la mort du Roi. Et c’est botté, éperonné, l’épée au côté et à cheval, escorté de quatre laquais, qu’il s’en alla à l’hôtel de Harlay.

Le Président, qui l’avait vu arriver et que cet appareil guerrier scandalisa (il n’y manquait que la cuirasse), ne le laissa pas entrer plus avant que le vestibule.

— Que me vaut votre visite ?

— Il me semble que nous avons à parler, vous et moi, et même qu'il en est grand temps !

— Je n’ai rien à vous dire. Je suis votre juge !

Désarçonné par la rudesse de l’accueil, le duc baissa le ton.

— Mais... c'est en ami que j’ai pris la hardiesse de venir.

— Je n’ai pas d’amis. Je vous ferai justice. Contentez-vous de cela !

Et le haut magistrat tourna les talons pour regagner son cabinet.

D'autant plus furieux qu'il lui fallait bien ravaler sa colère, l'ancien mignon, sans même passer chez lui revêtir une tenue plus conforme, fila au Louvre où, comme presque chaque soir, il y avait concert, et demanda à parler à la Reine seul à seule...

Dérangée, cette dernière lui envoya Concini lequel ouvrit des yeux étonnés devant un équipage aussi martial.

— Vous partez en guerre, Monsou le douc ?

— Toujours quand il s’agit du service de Sa Majesté ! Il faut que je la voie !

— Dites à me ! Ye transmettrai !

— C’est impossible !... Après tout j’y vais !

Ecartant l’Italien, il voulut passer outre mais, à cet instant, Marie de Médicis parut.

— Que de bruit ! On ne s’entend plus ! Que voulez-vous, duc ?

Le courtisan se plia en deux.

— Quelques mots, Madame ! Juste quelques mots ! Mais d’une telle importance !

— Alors dépêchez-vous ! fit-elle avec un signe à Concini pour qu’il s’éloigne...

Le lendemain, elle envoyait M. de Châteauvieux chez Harlay pour lui demander ce qu’il pensait de ce procès.

— Vous direz à la Reine que Dieu m’a réservé de vivre en ce siècle pour voir et entendre des choses que je n’eusse jamais cru pouvoir voir, ni ouïr de mon vivant !

— Mais enfin, Monsieur le Président, cette femme, la D’Escoman, parle sans preuves !

— Des preuves ? S’exclama-t-il en levant les bras au ciel. Il n’y en a que trop !... Beaucoup trop !

Il y eut un silence auquel le chevalier d’honneur de la Reine mit un terme en murmurant, visiblement gêné :

— Cependant, Monsieur le Président, Sa Majesté apprécierait qu'eu égard aux services qu’il a rendus à la Couronne, vous vouliez bien traiter Monsieur le duc d’Epernon avec moins de rudesse !

— Dites à Sa Majesté que je ferai de mon mieux ! Si elle le souhaite, les interrogatoires seront tenus secrets désormais17...

En sortant de la salle d’audience, Lorenza se sentait le cœur lourd. En dépit du billet qui gisait maintenant au fond de sa poche, elle s’en voulait de ne pas avoir mentionné l’entrevue de Ravaillac avec Jacqueline dans le bois de Verneuil. Se tournant vers sa tante, elle demanda :

— Je suppose qu’il y a une chapelle ici ? Je voudrais aller prier !

Ce fut le baron Hubert qui lui répondit.

— Si vous vous reprochez de ne pas avoir parlé de l’entrevue du petit bois, vous avez tort !

— On a toujours tort de mentir ! Mais on m’a fait parvenir cela, dit-elle en sortant le morceau de papier que le vieux gentilhomme lut en fronçant le sourcil avant de l’enfouir dans sa propre poche.

— Même sans ça, il fallait se taire. Vous n’auriez aidé en rien cette pauvre femme et auriez attiré la suspicion sur vous. La Médicis aurait été trop contente de pouvoir vous impliquer dans ce bourbier... Le Roi est mort et nul ne doit savoir...

— Monsieur de Sully le sait ! Je lui avais tout confié ainsi d’ailleurs que vos investigations, père !

— Outre qu’on lui a retiré toutes ses charges, Sully est un tombeau. Que vous a-t-il répondu ?

— Il m’a conseillé - pour ne pas dire ordonné -de garder le silence. Le mal évidemment était fait !

— Vous voyez bien. Mettez votre âme en paix, Lorie ! Vous avez montré beaucoup de présence d’esprit... Vous voulez toujours aller à la chapelle ?

— Oui, car j’ai un autre souci. Tout à l’heure, quand on a évoqué l’enfant abandonné, j’ai vu que la pauvre Jacqueline en souffre cruellement. J’aurais pu d’un mot adoucir sa peine et lui rendre courage.

Il faut vraiment que j’aille prier !

Elle avait peut-être parlé trop fort. Toujours est-il qu’une belle voix grave, mais assourdie, se fit entendre.

— Voulez-vous me permettre de vous assister ? Je pourrais, je crois, vous être utile. Je suis l’évêque de Luçon !

Tous trois le regardèrent sans cacher leur surprise. Grand et mince à la limite de la maigreur dans sa soutane violette, ce jeune homme en imposait. Il était beau aussi avec un visage fin qu’allongeaient encore la « royale » et des yeux magnifiques. Son sourire était charmant.

— Nous ferez-vous la grâce de nous dire qui vous êtes... Monseigneur ? S’enquit le baron.

— C’est trop naturel. J’ai nom Armand-Jean du Plessis de Richelieu...

Le visage de Courcy s’illumina.

— Oh, vous êtes l’un des fils de l’ancien Grand Prévôt de France et votre aïeule était une Rochechouart ? J’ai connu votre père... mort dans la fleur de l’âge malheureusement ! Ma fille, ajouta-t-il en se tournant vers Lorenza, nous pouvons vous confier à Monseigneur de Luçon. Nous vous attendrons ici !

— On pourrait s’étonner. Venez plutôt avec nous. La chapelle est assez vaste pour que l’on puisse s’y confesser sans être entendu... et prier n’a jamais nui à personne ! conclut Richelieu en souriant imperceptiblement.

Tandis que le frère et la sœur s’installaient dans la nef, face au maître-autel, l’évêque entraîna Lorenza à l’écart.

— Racontez-moi ce qui vous tourmente, Madame. Mais, d’abord, souhaitez-vous être entendue sous le secret de la confession ? Après tout, vous ne me connaissez pas ! Et si cela peut vous rassurer !

— Vous êtes d’Eglise ! Cela me suffit !

— De nos jours, ce n’est pas forcément une recommandation...

— Alors, j’accepte la confession.

Elle s’agenouilla devant lui, fit le signe de croix et commença.

— Bénissez-moi, mon père, parce que j’ai péché...

Et non seulement elle vida son cœur mais confia à ce prêtre attentif tout ce qu’avait été sa vie jusqu’à ce moment... Sans oublier ce qu’elle avait vu à Verneuil, le sauvetage du petit Nicolas et ses angoisses incessantes pour Thomas. C’était incroyablement facile et elle éprouva une étonnante sensation de délivrance. Quand ce fut fini, elle récita un acte de contrition et attendit l’absolution. Elle ne vint pas tout de suite. Visiblement le jeune prélat réfléchissait. Enfin, il dit :

— Il est incontestable que vous deviez garder le silence sur ces révélations que vous venez de confier à Dieu à travers moi. Cependant, je vous demanderai la permission de lever le secret concernant l’enfant que vous avez récupéré.

— Pourquoi ? fit-elle, déjà inquiète.

— Pour la seule Mlle d’Escoman. Je l’ai visitée dans sa prison et je sais qu’effectivement, cette mauvaise action que la misère lui a suggérée la tourmente. Vous aussi d’ailleurs ! Permettez-moi de la rassurer. Je vais retourner la voir et je lui recommanderai de garder cela pour elle. Vous êtes d’accord ?

— Oh, bien sûr ! S’exclama-t-elle soulagée.

— En ce cas, allez en paix ! Je vais vous absoudre !

En sortant de la chapelle, Lorenza se sentait transformée, allégée du poids qui l’oppressait. Elle avait tellement envie d’aider la pauvre d'Escoman qu’il lui avait été insupportable de ne pas rapporter devant les juges ce qu’elle avait entendu dans le bois de Verneuil. Elle s’en était tirée avec une pirouette. Plus pénible encore de ne pas la rassurer sur le sort de son enfant... A présent, elle avait déposé son fardeau entre des mains qui, pour lui être inconnues, ne lui inspiraient pas moins une totale confiance. Il y avait, chez ce jeune prélat, outre une incontestable autorité, quelque chose qu’elle ne pouvait pas définir mais qui attirait sous des dehors froids. Sa voix d’abord, modulée et persuasive, mais qui pouvait être cassante et autoritaire. Ses yeux ensuite, profonds, brillant d’intelligence que le charme d’un sourire - bref et rare - faisait étinceler.

— On dirait que cela va mieux, remarqua Clarisse quand elle les rejoignit.

— Beaucoup mieux ! Ce Monseigneur du Plessis de Richelieu est quelqu'un d’étonnant. J’aimerais que nous soyons amis !

— Pourquoi pas ? Opina le baron. On m’a parlé de lui comme d’un esprit fin et cultivé habité même par une sorte de génie mais ces qualités seraient au service d'une ambition extrême !

— Ce n’est pas incompatible ! Soupira sa sœur. Il porte un beau nom et je le verrais sans déplaisir... cardinal ! La simarre pourpre lui irait à merveille. Que faisons-nous à présent ?

— Si vous en êtes d’accord, je serais heureuse de rentrer à la maison ! dit Lorenza en les prenant chacun par un bras. Je ne respire bien qu’au bord de notre étang ! J’ai conscience que ce n’est pas raisonnable et que nous n’avons guère de chances d’avoir des nouvelles de Thomas ! Et Dieu sait que je me tourmente pour lui mais...

D’un geste qui lui était devenu naturel, le baron recouvrit de sa main celle de la jeune femme posée sur sa manche.

— C’est moi que cela regarde et même si je n’en parle pas, soyez certaine que je ne reste pas inactif ! En attendant, vous avez raison de vouloir passer un moment à Courcy. Vous en profiterez pour aller admirer ce que donnent nos semis...

Elle fut si surprise qu'elle s'écarta de lui pour le regarder.

— Vous ne venez pas avec nous ?

— Ma foi, non... mais je vous rejoindrai sous peu !

— En ce cas, nous pouvons peut-être vous attendre ? proposa sa sœur.

— Dans une auberge ? Vous plaisantez ! Partez tranquilles : une bête affaire à régler mais pour laquelle je préfère vous savoir à Courcy...

— Vous allez vous battre ? C’est cela ?

— Mais non ! Sacrebleu, Clarisse ! Cessez de vous mettre la tête à l’envers dès que je m’éloigne de quelques pas ! Pour vous rassurer, je dirai... une simple réunion avec des amis, un colloque si vous préférez...

— Un quoi ?

— Colloque! Une discussion, un débat... Mon Dieu ! Quand donc nos beaux esprits se décideront-ils à réunir tous les mots de la langue française dans un ouvrage avec leur signification !

— Et qui participera à ce... débat ?

— Ne m’obligez pas à vous dire que ce ne sont pas vos oignons ! Lorie, emmenez votre tante et veillez à ce qu'elle se tienne coite !

— Je pourrais partager son avis, fit la jeune femme, amusée.

— Eh bien, faites comme si vous ne le partagiez pas ! Et promettez-le-moi sinon je vous ramène chez nous et je reviens illico ! Après avoir ordonné que l’on verrouille les portes à double tour derrière moi !

Il était devenu rouge vif. Comprenant qu’elle et Clarisse le gênaient, elle posa un baiser léger sur sa joue.

— Ne vous tourmentez pas ! Nous serons sages comme des images !

Une heure plus tard, elles quittaient la capitale.

Pour rien au monde il ne leur aurait dévoilé ses intentions. Le lendemain matin, élégantissime en velours noir assorti à la plume d’autruche moussant à son chapeau et retenue par une agrafe en diamants, une fraise neigeuse au cou et le ruban bleu du Saint-Esprit sur la poitrine, il rejoignait dans la cour du Louvre le colonel de Sainte-Foy et le capitaine de Vitry. Après s’être salués, tous trois gravirent le Grand Degré d’un pas accordé et se présentèrent aux huissiers de la Porte en déclarant que la Régente les attendait à 11 heures... Et l’heure sonnait tout juste à Saint-Germain-l’Auxerrois.

Les portes du cabinet royal s’ouvrirent. La grande pièce était déserte à l’exception d’un secrétaire qui s’éclipsa en marmottant des paroles indistinctes et, l’instant suivant, Sa Majesté, vêtue de brocarts violets sous un déluge de perles et d’améthystes, fit son apparition. Comme dans un ballet savamment réglé, les plumes des trois chapeaux balayèrent le tapis.

— Vous avez demandé à m’entretenir, Messieurs ? Glapit-elle en fronçant les sourcils. Il faut que ce soit important pour que vous m’ayez priée de vous recevoir tous ensemble !

Au même moment, Concini surgit derrière Marie dont il écarta le fauteuil pour lui permettre de s’asseoir, et trois regards réprobateurs à l’unisson le fixèrent... Courcy n’hésita pas à traduire.

— Nous avons en effet prié Madame la Régente de nous entendre en même temps puisqu’il s’agit de la même affaire mais nous souhaitons la voir... seule ! fit-il après avoir détaché le dernier mot prononcé fermement.

— Pourquoi ? Le marquis d’Ancre est l’un de mes conseillers les plus écoutés !

— Mais Votre Majesté n’a pas besoin de conseils pour connaître un délit où son honneur est en jeu !

— Mon honneur ? Quoi, mon honneur ?

— Quel autre mot employer quand, agissant en son nom mais sous une fausse identité, on se permet d’aller enlever des sujets français dans une cour étrangère. Cela ne regarde que la Reine... et elle seule !

Renfrognée tout à coup, elle regarda successivement ces trois hommes alignés en face d’elle, droits comme des I, avec, sur leur visage, la même détermination. Alors, d’un geste, elle renvoya son favori, attendant qu’il soit sorti pour grogner :

— Une fausse identité ? Laquelle ?

— La mienne, Votre Majesté ! répondit Vitry en s’inclinant.

— Et de quelle cour étrangère est-il question ?

— Celle des Pays-Bas, reprit Courcy. Un homme se faisant passer pour M. de Vitry s’est présenté aux archiducs Albert et Isabelle-Claire-Eugénie pour leur réclamer deux prisonniers français. Il était muni, pour l’occasion, d’une lettre écrite et signée de la main même de Votre Majesté !

— Une lettre?... Et de ma main? Vous seriez fort embarrassés de me la montrer !

— La voici, Madame ! fit le baron en tendant le corps du délit avec un nouveau salut. C’est pourquoi j’ai parlé, il y a un instant, de l’honneur même de Madame la Régente puisque l’on s’est permis d’imiter non seulement son écriture mais aussi sa signature...

Devenue soudain écarlate, Marie balaya le message du revers de la main.

— Sottise ! Je n’ai pas écrit cela !

— Nous n’en avons jamais douté, Madame, affirma Vitry, imperturbable.

— C’est encore heureux ! Et quelle en est la teneur ?

L’un d’eux aurait pu riposter qu’elle n’avait qu’à lire, mais comme elle n’en faisait rien, Sainte-Foy prit la parole :

— Il s’agissait de remettre au faux capitaine de Vitry deux de mes meilleurs officiers, le baron de Courcy et le chevalier de Bois-Tracy !

— Encore ces deux-là ?

— Oui, Madame, encore ! Ils appartiennent à mon régiment et comme tels je suis comptable au Roi de leur existence et...

— Ils n’avaient qu’à pas s’aventurer dans une mauvaise cause !

— Que la cause soit juste ou non, ce n’est pas leur affaire ! Ils exécutent des ordres, un point c’est tout !...

— Quand un de vos hommes se fait tuer à la guerre, vous venez réclamer sa vie au Roi, colonel ?

— Certainement pas ! Et je n'ai pas protesté quand ils se sont trouvés prisonniers des archiducs, mais cet enlèvement par on ne sait quelle bande de truands dont le chef ose usurper la personnalité d’un capitaine des gardes est non seulement une offense au Roi mais aussi à Dieu envers lequel je suis également comptable !

— Que réclamez-vous à la fin ?

— Que cette vilaine affaire soit remise entre les mains de M. le Grand Prévôt de France afin qu’il fasse toute la lumière et, surtout, que l’on retrouve MM. de Courcy et de Bois-Tracy auxquels, en qualité de colonel des chevau-légers de Sa Majesté, j’ai la faiblesse de tenir comme je tiens, d’ailleurs, à tous mes hommes !

— C’est bon, c’est bon ! Nous verrons ce que nous pouvons...

A ce moment, un bruit de dispute éclata à la porte. On entendit Concini brailler :

— Allez-vous-en ! Un gamin n’a que faire ici...

Le vantail cependant s’ouvrit, permettant d’apercevoir Louis XIII que le matamore avait empoigné à l’indignation des trois hommes qui, d’un même mouvement, avaient mis un genou au sol.

— Messieurs, le Roi ! clama le colonel comme s’il était à la tête de son régiment.

Vite relevé, il bondit sur le favori qu’il repoussa d’une bourrade hors du cabinet royal.

— Si vous osez encore porter la main sur Sa Majesté, c’est à moi que vous en rendrez raison !

Après quoi, il referma violemment l’huis derrière lui. La mère s’était levée, visiblement furieuse, et se contenant à grand-peine :

— Que voulez-vous... mon fils ?

— Vous saluer, Madame ma mère, et prendre des nouvelles de votre santé dont je me souciais. Je vous souhaite le bonjour, Messieurs ! Je suis heureux de vous voir et j’espère que ce n’est pas une affaire grave qui vous amène.

— Encore assez, Sire ! Nous sommes tous trois en peine de mon fils Thomas et d’Henri de Bois-Tracy qui ont disparu de façon singulière.

Le petit Roi sourit.

— En ce cas, vous avez été bien inspiré de venir porter votre plainte à Madame la Régente ! Je suis certain qu’elle aura trouvé un écho dans son cœur généreux !

Il donna sa main à baiser à chacun des trois hommes, alla baiser celle de sa mère et repartit plus calmement qu’il n’était entré mais cette fois avec Vitry à son côté qui le ramena à son gouverneur, M. de Souvré, lequel attendait au-dehors. Concini, lui, s’était volatilisé.

— Il est déjà arrivé à ce rustre de molester le Roi ? S’inquiéta le capitaine.

— En effet, et...

— Vous aurez désormais l’obligeance de me le faire savoir ! Je lui ôterai toute envie de recommencer !

— Mais... la Reine ?

— Rien du tout ! Capitaine de gardes, je réponds de sa personne ! Compris ? Qu'il lève la main sur lui et je l’occis !

Ayant dit, il rejoignit le cabinet où régnait à présent le silence. A demi affalée dans son fauteuil, la Régente, l’œil glauque et la bouche pincée, avait repris la lettre et la relisait. Finalement, dans un geste de colère, elle la déchira en menus morceaux qu’elle jeta sur le tapis.

— Allez, Messieurs ! Je n’ai plus rien à vous dire !

Ils n’échangèrent pas une parole avant de se retrouver dans la cour. Sainte-Foy explosa alors :

— Elle ment ! J’en jurerais !

— Je le crains, opina Courcy, mais j’ose espérer que non parce que, si vous avez raison, cela signifiera que nous ne les reverrons plus ! Le risque serait trop grand si l’un d’eux reconnaissait le faux Vitry !...

Chapitre VIII. Une autre lettre…

Les audiences publiques du procès d’Escoman allaient reprendre. Même si le président de Harlay avait jugé plus convenable d’entendre à huis clos les personnages les plus importants, le peuple ne se satisferait pas longtemps du « secret ». Mais étant donné la tournure prise par les interrogatoires à domicile, la peur régnait dans les milieux de la Cour. Il n’était pas difficile de deviner comment les débats tourneraient : le bouillant Achille de Harlay ferait certainement des exemples. Il fallait l’en empêcher... On n’y manqua pas.

Le 29 mars, le nonce Ubaldini écrivait au pape : « Le président de Verdun a été déclaré Premier président au Parlement de Paris à la place de Harlay devenu inhabile à cause de son âge avancé - quatre-vingts ans ! -, de sa cécité et de sa surdité complètes. Les autres présidents du Parlement sont très jaloux de cette nomination mais les bons catholiques en louent la Reine. »

En fait, Harlay n’était ni sourd ni aveugle mais, tenant à son poste parisien, Ubaldini savait bien que le souverain pontife ne viendrait pas y voir ! Pourtant, même dans ces conditions, Epernon et la Verneuil ne réussirent pas à obtenir la tête de l’accusée. Et la sentence à laquelle on se décida au bout de quatre mois fut acquise de justesse, preuve formelle des doutes conservés même par ce tribunal « arrangé ». Outre l’abandon d'enfant, le délit de faux témoignage entraînait obligatoirement la mort. Or, ce fut à la détention à vie qu’elle fut condamnée. Ce n’était guère un avantage car, à la Conciergerie, elle fut cloîtrée dans la plus étroite et la plus obscure des geôles sans espérance d’en sortir jamais18. C’était plus cruel peut-être qu’un nœud coulant ou un coup de hache sur le billot mais, pour le peuple comme pour ceux qui étaient présents - et surtout pour le duc d'Epernon à moitié fou de colère -, cela voulait dire que son accusatrice n’avait pu être convaincue de faux témoignage ! En résumé, écarter Achille de Harlay n’avait pas servi à grand-chose : le doute subsisterait...

On n’en était pas encore là et le procès venait seulement de reprendre sous la houlette du président de Verdun quand le baron Hubert rejoignit « ses femmes » dans le château au bord de l’étang. Celles-ci étaient si heureuses de le voir revenir qu’elles l’attendaient sur le perron quand le carrosse l’y déposa, mais leurs sourires s’effacèrent lorsque, la portière ouverte, il mit pied à terre. Jamais on ne lui avait vu mine si sombre !

Il ébaucha pourtant l’ombre d’un sourire quand il les embrassa mais refusa de répondre à leurs questions.

— Rentrons d’abord ! dit-il en les prenant chacune par un bras. Les nouvelles que j’apporte ne sont pas faites pour le plein vent ou les courants d’air.

Salués par Chauvin, le maître d’hôtel et les valets - chacun effaçant son sourire de bienvenue à mesure qu’ils passaient devant eux -, ils gagnèrent le petit salon où les dames aimaient à se tenir dans la journée et où l’on se réunissait avant les repas. Celui du soir allait d’ailleurs être annoncé dans quelques instants. Là, le vieux seigneur se laissa tomber dans l’un des fauteuils et demanda qu’on lui serve un verre de « prune du Connétable » qui attira aussitôt une protestation de sa sœur.

— Ce tord-boyaux ? Vous êtes malade ?

— Non, mais j’en ai besoin. Et je vous conseille fortement d’en prendre vous aussi !

Lorenza devint blême et se jeta à genoux près de lui.

— Père ! Par pitié ! Si vous êtes porteur d’une... très mauvaise nouvelle, dites-la vite mais ne nous torturez pas !

Il lui caressa la joue d’un doigt.

— Pardonnez-moi mais je remâche tant d’idées sombres depuis que j’ai quitté Paris ! Non, n’ayez pas peur ! Il ne s’agit pas de Thomas ! Pas encore tout au moins et j’espère que cela ne viendra jamais ! Relevez-vous !

Mais elle en était incapable et, au lieu d’obéir, s’assit sur ses talons tandis qu’il se passait les deux mains sur le visage. Jamais on ne lui avait vu ces yeux si las !

— Je ne bougerai pas que vous n’ayez parlé ! Se cabra-t-elle.

— Cela tient en peu de mots : on a retrouvé gisant au milieu des herbes au bord de l’Escaut, près de Condé, le... le corps de Bois-Tracy... seul !

Aussitôt Lorenza bondit sur ses pieds et posa au même moment la même question que Clarisse :

— Et Thomas ?

— Aucune trace ! J’ajoute que le malheureux ne s’est pas noyé. Avant de l’expédier dans le fleuve on l’a poignardé... dans le dos !

— Où ? Où cela s’est-il passé ?

— Où ? On n’en sait rien au juste mais c’est à Condé, à proximité de la forteresse familiale des princes du même nom... qu’on l’a ramassé !

— Cela voudrait dire que l’auteur de l’enlèvement appartient à ce triste sire qu’on a obligé Charlotte à épouser, résuma Clarisse. Cela n’a pas de sens. Et d’abord, comment a-t-on appris la nouvelle ?

— Le château familial de Bois-Tracy se situe quelque part entre Valenciennes et Avesnes. Un des hommes de la garnison de Condé l’a reconnu. Alors, son capitaine a envoyé un messager au colonel de Sainte-Foy pensant qu’il serait plus séant que ce fût lui qui prévienne la famille... Je ne pense pas d’ailleurs qu'elle soit nombreuse. Un frère marié ? Je n’en suis pas certain...

— Tant mieux pour la lignée mais cela ne nous révèle pas où est Thomas ! Il est peut-être...

L’angoisse du baron se traduisit par une explosion de colère.

— Ne répétez pas tout le temps la même chose ! Vous croyez que je ne m’en soucie pas ? Je ne suis rentré que pour vous mettre au fait et m’équiper pour la route car, bien entendu, je vais là-bas !

— Moi aussi ! s’écria Lorenza. Je vous accompagne !

— Il n’en est pas question ! Ceci est une affaire d’hommes dans laquelle il n’est pas de place pour une femme!

— Mais je suis sa femme ! Et j’ai le droit de savoir !

— Vous saurez... quand je rentrerai ! hurla-t-il. Si encore vous étiez une de ces créatures ternes et tellement quelconques qu’il ne viendrait jamais à l’idée de personne de leur prêter la moindre attention, mais regardez-vous dans la glace, sacrebleu ! Vous êtes un vrai danger public et je n’ai pas envie de traîner dans mon sillage une foule de mâles concupiscents qui pourraient montrer des velléités de vous mettre dans leur lit. Au besoin en supprimant votre époux... au cas où ce ne serait pas déjà lait !

— Je ne vous savais pas cruel, père ! murmura-t-elle, blessée.

— Tant pis si vous le prenez ainsi ! Mais c’est une preuve d’affection... Comprenez donc que, durant ces recherches, je vais avoir mon compte de soucis sans en ajouter à votre sujet ! Ici, vous êtes en sécurité. Il ne peut rien vous arriver...

— Et si nous étions assiégées, ironisa Clarisse, au cas où Condé serait l'auteur de ce traquenard ? Il a suffisamment d’hommes pour se le permettre.

— Ce n’est pas à vous que j’apprendrai comment on peut sortir de ce château sans éveiller l’attention d’une armée ! Vous n’aurez qu’à vous réfugier à Chantilly ! Et puis cessez de dire des bêtises !

— Habillée en garçon je n’attirerais l’attention de personne ! reprit Lorenza, têtue.

— C’est vous qui le dites et cela reste à prouver Non, Lorie ! Je ne veux pas de vous ! Restez ici avec Clarisse... qu’au moins il me reste une fille si, par malheur, j’en venais à perdre mon fils...

Sans ajouter un mot, il sortit rapidement, les yeux embués de larmes.

Le matin suivant, alors que le jour se levait à peine, il quittait le château, accompagné du seul Félicien, son valet de chambre, bien armé autant que son maître. Seule concession à la tranquillité de celles qu’il laissait derrière lui, Hubert avait accepté de revêtir sous son pourpoint la cotte de mailles qu’il n’avait guère abandonnée durant les guerres pour la reconquête du royaume. Avant son départ il avait eu un entretien avec le capitaine Sainclair qui, entouré d’une trentaine de gardes auxquels s’adjoindraient, si besoin était, les paysans du village proche, assurerait la défense du château. A sa sœur il remit les clefs de ses coffres. Lorenza les avait formellement refusées.

— Ce serait me reconnaître maîtresse ici, ce que je ne veux pas, lui dit-elle comme il s’en étonnait. Ce serait différent si je vous avais donné un héritier mais comme il n’en est rien, je ne suis dans cette maison que l’épouse de Thomas ! En outre, ma tante Clarisse s’y entend plus que moi. Il me suffira amplement de veiller sur l’orangerie où je me sens à l’aise pour accomplir cette tâche grâce à vous ! Le rassura-t-elle avec un demi-sourire.

— Là, je vous fais entière confiance ! fit-il en l’embrassant. Je sais qu’avec vous, mes chères fleurs seront dorlotées.

En dépit de la bonne humeur qu’il affichait et même s’il s’attachait à faire chaque chose posément, il eût fallu ne pas le connaître pour ne pas sentir l’angoisse qui l’habitait dans sa hâte de se mettre en chasse. Aussi les cœurs des deux femmes étaient-ils également serrés quand, debout sur le perron et le bras de l’une sur les épaules de l’autre, elles le regardèrent se mettre en selle avec l’aisance d’un cavalier confirmé et se diriger au petit trot vers la sortie de la cour, Félicien suivant à la queue de son cheval.

— Et maintenant, murmura Lorenza, qu’allons-nous faire ?

— Attendre, ma chère petite ! Depuis la nuit des temps, c’est le lot des femmes de soldats et singulièrement des châtelaines. Attendre... et prier ! Voulez-vous que nous allions à la chapelle ?

Elle accepta bien qu’elle n’en eût guère envie. Cette attente qui commençait l’irritait déjà. En pensée, elle galopait avec Hubert sur ces routes inconnues, talonnée par la peur de ce qui l’attendait là-haut, dans le Nord, dans ce pays où le charmant Bois-Tracy avait rencontré la mort. Y avait-il une chance que Thomas n'eût pas subi le même sort ?

Cependant, le moment passé au pied de l’autel la réconforta. Grâce à Dieu, le père Fremyet était rentré depuis bientôt trois semaines et Lorenza avait pu apprécier son inusable gaieté et la bonté dont son cœur débordait. Son traitement à Bourbon-l’Archambault lui avait été bénéfique et il avait repris ses activités aussi bien au château que dans la région pour la plus grande satisfaction de tous.

Avant le lever du jour, il avait célébré la messe à l'intention du baron Hubert et de Félicien après les avoir confessés. Un exercice auquel Courcy était le plus souvent réticent, n’ayant jamais compris par exemple pourquoi l’Eglise mettait au rang des péchés mortels la gourmandise, source de plaisirs si délicats. Le digne prêtre n’était pas loin de partager cette opinion et on effleurait à peine le sujet quand, chaque année, à Pâques - difficile d’y couper si l’on voulait communier au moins ce jour-là ! -, la population du château et celle du village se confessaient. Les fautes du baron ne variant guère, on expédiait la chose assez rondement mais, cette fois, le père allait poser la question cruciale quand il entendit :

— Autant vous prévenir tout de suite : si, par malheur, mon fils a lui aussi été assassiné, je traquerai le meurtrier et le tuerai sans l’ombre d’une hésitation !

— D’abord, nous n’en sommes pas là. Ensuite, vous pourriez vous en remettre à la justice du Roi ?

— Le Roi est trop jeune pour cet exercice et ceux qui en ont la charge de nos jours ne m’inspirent plus confiance. En outre, on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même !

— Sans doute, mais en cette occurrence... donnez-vous le temps de la réflexion. Vous ignorez ce que le sort vous réserve. Et, en admettant que vous le trouviez, rien ne dit que le Ciel ne retiendra pas votre bras.

— N’y comptez pas ! Si je débusque l’assassin, je le tue quel qu’il soit... après lui avoir posé quelques questions.

— Vous emploieriez... la torture ?

— Pour connaître le donneur d’ordre ? Sans hésiter ! Alors cette absolution ? Vous me la donnez ? Je suis pressé !

— Vous me mettez dans une situation impossible ! Rien ne s’y oppose pour vos péchés passés à condition que vous les regrettiez mais si vous partez avec la ferme intention de commettre un homicide...

— Non. De venger mon fils si...

— La vengeance appartient au Seigneur !

— Sans doute mais Dieu a tellement à faire à ce sujet de par le monde, qu’il faut bien l’aider un peu, non ? Cela dit : décidez-vous !

— Bon ! Etant donné que, dans cette aventure, vous allez risquer votre vie, je vous absous pour les fautes avouées ! Quant à la suite... nous aviserons !

Il fallut en passer par là ! Lorsque, une demi-heure après, Hubert de Courcy eut quitté son château, le digne prêtre accueillait de façon toute paternelle les « dames » de la maison. Elles entrèrent dans la chapelle appuyées l’une à l’autre, une telle angoisse peinte sur leur visage qu’il sentit son cœur fondre.

— Ne vous laissez pas envahir par la crainte, les conforta-t-il en les accompagnant à leurs places avant de dire pour elles une seconde messe. Il faut garder confiance en Dieu qui sait tout, qui voit tout et qui comprend tout ! Il ne peut qu’être sensible à la peine qui vous étreint !

Lorenza ne répondit pas, se contentant d’enfouir son visage dans ses mains, mais Clarisse soupira :

— Il est si grand... et nous sommes si petites ! En outre, il lui faut considérer des multitudes répandues sur la Terre et le nombre immense des prières qui montent vers lui au même instant !... Il ne peut pas s’occuper de tout de monde !

— Je refuse de croire que vous désespérez déjà. Vous, Madame la comtesse ? Mais où est votre foi ?

— Oh, elle est toujours là ! Mais on ne peut en venir qu’à faire la part des choses !

— Et vous, Madame la baronne, vous partagez cette opinion ?

— Absolument, mon père ! A ceci près que je redoute d’avoir apporté le malheur dans cette maison qui était plus heureuse sans moi !

— Mais il ne faut jamais dire pareille ineptie !

— Pourquoi, quand on la pense ? Depuis mon mariage, j’ai seulement vécu quinze jours avec mon époux que j’adore. Encore les avais-je volés puisque, la veille de notre union, j’avais reçu des menaces de mort le concernant ! Et voyez où nous en sommes maintenant ! J’ai peut-être perdu Thomas et je n’ai même pas d’enfant de lui ! Si je ne devais plus le revoir, je ne résisterais sans doute pas...

Cette fois, il se mit carrément en colère :

— Voulez-vous bien vous taire ! Et dans mon église par-dessus le marché !..., s’écria-t-il, sa bonne figure devenue toute rouge sous sa courte auréole de cheveux blancs.

— Et si c’est le fond de ma pensée ?

— Non. Ce faisant, vous nous mentez à tous les deux, vous et moi... sans compter le Seigneur !

— Je mens ?

— Involontairement peut-être. Vous avez dit : « Si je ne devais plus revoir Thomas. » Cela signifie qu’au fond de vous-même vous êtes certaine de le retrouver un jour... et pas au Paradis ! Et c’est très bien ainsi ! Vous avez été élevée dans un couvent, paraît-il ?

— Aux Murate à Florence !

— On a dû vous y apprendre à accepter les volontés de Dieu mais aussi à mettre votre confiance en lui ? Alors souvenez-vous-en et priez, sacrebleu !...

Epouvanté de ce qu’il venait de se laisser aller à proférer, il plaqua une main sur sa bouche et courut se jeter au pied de l’autel où il se prosterna. Lorenza vint s’agenouiller auprès de lui, presque amusée.

— C’est moi qui dois demander pardon, mon père. Je vous ai fait sortir de vos gonds et j’en ai honte à présent. C’est vous qui avez raison !

Et ce fut d’une âme plus sereine qu’elle suivit la messe au côté de Mme de Royancourt... Quand ce fut fini, elle laissa Clarisse regagner le logis seigneurial, prétextant qu'elle désirait se rendre aux cuisines.

— Quelle idée ! s'étonna celle-ci. On va vous servir votre petit déjeuner dans cinq minutes !

— Je n'ai pas faim. Mais je voudrais m’entretenir avec Bibiena. Depuis que nous sommes rentrées, je ne l’ai pratiquement pas vue ! C’est tout de même étrange ! C’est comme si j’avais cessé d’exister.

— Oui, je l’avais remarqué mais j’hésitais à vous en parler. J’ai l’impression que, par le truchement du petit Nicolas qu’on lui a confié, votre Bibiena vient de découvrir les joies de la maternité !

— Vraiment ?

— Cela ne fait aucun doute. Allons constater le phénomène ensemble ! Je vous accompagne !

En effet, quand elles pénétrèrent au sous-sol dans la vaste cuisine aux lourdes ogives où, autour de deux cheminées gigantesques, s’affairait un monde de servantes et de marmitons aux ordres du chef Valentin, juché sur un siège surélevé et armé d’une longue baguette avec laquelle il désignait ce qui convenait pour tel ou tel mets, Bibiena, assise près d’une des deux tables en chêne massif, tenait sur ses genoux un petit garçon à qui elle faisait manger une bouillie composée de lait, de pain et de miel, ouvrant la bouche en même temps que lui. Et, en vérité, le tableau était charmant. La frimousse ronde de l’enfant que Lorenza n’avait pas vu depuis son sauvetage avait perdu son aspect souffreteux et montrait à présent des joues roses dans lesquelles ses yeux bruns - les mêmes que ceux de sa mère ! -brillaient de contentement sous une forêt de courtes boucles châtaines. Sous l’ample serviette nouée autour de son cou, il était vêtu d’une sorte de sarrau en laine bleue bien épaisse, terminé par un petit col blanc, et, entre chaque cuillérée, il souriait à Bibiena qui le couvait d’un regard attendri.

— Je ne crois pas qu’il faille lui chercher une famille d’adoption, constata Clarisse. Si on le lui enlevait maintenant, la pauvre femme en aurait une peine immense !

— Dire qu’elle était furieuse quand on lui a demandé de s’occuper de lui. Ne la dérangeons pas ! Je la verrai plus tard ! Il faut avouer qu’il est tout à fait mignon, ce gamin, et je ne vous remercierai jamais assez de les avoir accueillis si généreusement, ma Bibiena et lui.

— Voilà des paroles hors de propos ! Quand donc vous mettrez-vous dans la tête que vous êtes ici chez vous ?

Tandis qu’elles se retiraient, Lorenza se pencha pour poser un baiser sur la joue poudrée de la comtesse. Le spectacle qu’elles venaient de contempler lui laissait une bizarre émotion et surtout un regret : celui de ne pas leur avoir encore donné d’enfant. Il lui arrivait même de s’en inquiéter. Comment se faisait-il que la lune de miel passionnée vécue dans les bras de Thomas n’ait pas porté ses fruits ? S’étaient-ils aimés avec trop d’ardeur, trop d’insatiable passion, ou le temps n’était-il pas encore venu pour elle de procréer ? Elle savait qu’il arrivait à Dieu de bénir à retardement certaines unions mais elle avait peine à s’arracher à la crainte de n’être qu’une belle terre sans fertilité. Et à présent qu’elle avait tout à redouter du sort de son époux, cette inquiétude devenait angoisse. Le traitement sauvage que lui avait infligé Hector de Sarrance et qui, même s’il ne l’avait pas déflorée, l’avait menée aux portes de la mort, avait-il brisé en elle quelque chose ? Elle n’avait aucun moyen de le savoir. Si encore Valeriano Campo, l’habile médecin de Giovanetti qui l’avait sauvée alors, était revenu, elle n’aurait pas hésité à lui soumettre la question, mais elle ignorait si elle le reverrait un jour... et le douloureux point d’interrogation demeurerait sans réponse. A moins que...

L’arrivée de la duchesse Diane mit un terme à ses pensées moroses. Exaspérée par les criailleries continuelles du Connétable qui était certainement le plus mauvais malade que l’on puisse trouver et ne se satisfaisait jamais de rien, elle venait demander à ses amies de partager avec elle un moment de tranquillité agrémenté d’un dîner qui n’aurait pas de difficulté à être meilleur que ceux, spartiates et mesquins, qu’élaboraient les cuisines de Chantilly.

— Nous n’aurons bientôt plus que la peau sur les os ! Soupira-t-elle. Je ne lui souhaite pas le pire, naturellement, parce que je l’aime bien malgré tout, mais je prie tous les jours pour qu’il guérisse vite et s’en aille voir dans son gouvernement du Languedoc si l’herbe y pousse plus verte...

— Mais, observa Clarisse, je croyais que la charge était reportée depuis longtemps déjà sur le jeune duc Henri ?

— Il est encore trop jeune, voyons, et d’ailleurs n’a guère envie de s’exiler au bout de la France. La vie de Paris lui convient pleinement.

— Et Charlotte ? Que devient-elle ?

— La pauvre ! Elle se morfond dans l’hôtel que la Régente a donné à son époux et d’où elle n’a pas le droit de sortir ! Surtout pas pour aller à Chantilly ! Quant à moi, on me défend de la voir. Décidément, l’air est plus respirable chez vous !

— Pourquoi ne pas y séjourner quelques jours ? Lorie et moi aimerions vous rendre un peu de votre hospitalité à l’hôtel d’Angoulême...

— J’adorerais mais le vieux sacripant ferait un bruit de tous les diables ! Nous sommes contemporains et je lui rappelle sa jeunesse... J’ai la vertu de me laisser battre aux échecs avec infiniment de constance ! Mais, au fait, où est ce cher baron ?

— Comment ? Vous n’avez pas appris...

— Quoi donc ? On est coupés de tout dans nos forêts.

On l’éclaira et immédiatement son aimable visage se voilà de tristesse et elle alla prendre Lorenza dans ses bras.

— Mes pauvres amies ! Comme vous devez vous tourmenter ! Et moi qui viens vous encombrer de mes récriminations ! Oh, je m’en veux !

— Pas d’être venue tout de même ? Hubert n’est parti que de ce matin et déjà nous errons comme des âmes en peine sans trop savoir que faire de nous !

— Si c’est cela, je reste ! Je vais envoyer ma voiture chercher ma femme de chambre, quelques hardes et j’attends avec vous le retour du voyageur !

C’était incontestablement une bonne nouvelle. En dépit de son âge, la duchesse possédait le don précieux - et fort peu répandu ! - de savoir remonter le moral le plus défaillant. Clarisse n’en était pas dépourvue non plus mais s’agissant de son neveu qu'elle aimait comme s’il était son propre fils, elle éprouvait plus de peine à afficher un optimisme qu’elle devinait peu convaincant. Cependant, entre ces deux femmes au grand cœur, Lorenza retrouvait une sorte de confiance.

Elle en constata la qualité quand, une dizaine de jours après le départ d’Hubert, elle dut affronter la plus étonnante des visites.

Comme chaque fois qu’il faisait beau, elles se promenaient toutes les trois au bord de l’étang. Le temps venait subitement de changer après une semaine d’une pluie rageuse et froide apportée par un vent du nord. C’était l’une de ces magnifiques journées où le printemps semble prendre à charge de faire oublier ses accès de mauvaise humeur en faisant appel aux couleurs les plus séduisantes de sa palette. L’herbe repoussait et les arbres fruitiers s’étaient couverts, d’un seul coup, d’une mousse de fleurs neigeuses au milieu desquelles une colonie de mésanges chantait, encouragées par un soleil encore tiède.

Au retour d’une assez longue promenade, elles étaient parvenues aux abords du château quand Clarisse s’écria, une main en auvent au-dessus de ses yeux.

— Qu’est-ce qui nous arrive là ?

En effet, un carrosse, entouré d’une demi-douzaine de cavaliers, venait de sortir des bois pour longer l’étang.

— C’est encore trop loin pour pouvoir lire les armoiries...

—... mais comme cet équipage ne me dit rien qui vaille, hâtons-nous de rentrer, décida la duchesse. Que font-ils donc ?

Curieusement, le brillant équipage venait de s’arrêter et deux hommes en sortirent qui s’approchèrent de l’eau. Ils étaient trop loin pour que l’on pût distinguer leurs visages sous l’ombre des chapeaux emplumés, mais ils portaient de riches vêtements. Les dames purent voir l’un d’eux faire d’amples gestes en désignant le château puis l’ensemble des jardins et des dépendances.

— Qui sont ces olibrius ? grogna Mme de Royancourt. Ils se comportent comme si le domaine était à vendre et comme si l’un en vantait les charmes à l’autre !

— Je n’aime pas ça non plus, acquiesça Lorenza. Rentrons ! S’ils viennent jusqu’au château, refusons de les recevoir et s'ils se contentent d’admirer le paysage, envoyons des gardes les prier de quitter les lieux !

Ce que l’on fit... Mais à peine avaient-elles regagné leur pièce préférée, située dans une des tours, que Chauvin, le majordome, accourait, débarrassé pour une fois de son allure compassée.

— Il y a là le sergent La Hurlette qui vient demander...

— Quoi ? S’impatienta Clarisse. Je lui ai donné des ordres il n’y a pas cinq minutes !

— Certes, certes, Madame la comtesse, mais ils viennent de la part de la Reine et sont porteurs d’un message pour Madame la baronne...

— Un message de la Reine? Pour moi?... Eh bien, qu’ils vous le remettent ! Je leur rendrai réponse dans l’instant.

— C’est qu’ils entendent vous le remettre en main propre et... oh, mon Dieu ! Je crois qu’ils sont déjà là ! s’écria-t-il en pivotant sur ses talons pour repousser l’ennemi. En effet, des pieds bottés faisaient résonner les marbres de la galerie extérieure et une voix on ne peut plus reconnaissable clamait :

— Oun message dé la Reine, il n’attend pas !

Concini ? A Courcy et parlant sur ce ton ? Aussitôt Lorenza fut debout mais Clarisse l’avait précédée et obturait le seuil de la double porte. Sa voix retentit, glaciale :

— Ce n’est pas une raison pour forcer l’entrée d’une noble demeure dont le maître est absent. Mais je suppose que vous le savez, sinon vous n’auriez jamais osé ! Seulement, qu’il soit absent ou non, les consignes sont les mêmes ici ! Appelez la garde, Chauvin !

— Ne soyez pas si sévère, Madame de Royancourt, intervint Antoine de Sarrance qui, goguenard, apparaissait derrière le Florentin. Vous me réserviez meilleur accueil il n’y a pas si longtemps...

— Il y a un siècle, vous voulez dire ! En outre...

— Par grâce ! Ne vous fâchez pas ! Le marquis d’Ancre, que voici, n’est pas encore au fait de nos usages ! Que voulez-vous, il est toujours trop pressé ! J’implore votre pardon pour lui... et j'espère qu'à présent vous allez me rendre votre sourire et nous faire accueil !

— Il n'en est pas question ! Coupa Lorenza venue au côté de sa tante. Vous tout au moins ! Monsieur le marquis, ajouta-t-elle pour Concini, je vous recevrais volontiers si vous étiez seul car je n’ai aucun reproche à votre encontre mais M. de Sarrance est indésirable en ce lieu ! Et il le sait ! Alors, envoyez-le vous attendre dans votre carrosse et vous recevrez l’accueil qui convient à un ami de la Reine !

La nuance était habile et un sourire épanoui retroussa la moustache du nouveau seigneur d’Ancre.

— Bien entendu, bien entendu !... Lé servicio de la Reine avant tout ! Faites ce que demande Madame ! Caro moi! Il né faut jamais contrarier oune yolie femme !... ni moi !

Le ton restait gracieux mais une lueur s’allumait dans l’œil du favori qui fit reculer Sarrance prêt à protester, sans doute violemment. Il se contenta de hausser les épaules et, tournant les talons, repartit. Sans saluer bien entendu. Ravi, Concini pénétra dans le salon où, reconnaissant la duchesse d'Angoulême, il se plia en une profonde courbette :

— Madame la duchesse ! Croyez-moi bien votre serviteur !

Sachant qu’elle avait été princesse Farnèse, il avait employé spontanément sa langue natale dans laquelle il se sentait plus à son aise. Il fut reçu courtoisement. Diane comme Clarisse avaient compris le jeu choisi par Lorenza. Connaissant l’immense vanité du mirliflore et surtout son influence actuelle, il pouvait être intéressant de la flatter en lui montrant plus de considération qu'à un marquis de Sarrance. Moyennant quoi, il eut droit à un siège et même à un verre de rossolis qui le fit s’épanouir d’aise. Enfin, il remit la lettre annoncée. En quelques phrases brèves et aussi peu chaleureuses que possible, Marie de Médicis « conviait » la baronne de Courcy à reprendre son service auprès d’elle. Que son époux soit présent ou disparu ne changeait rien à son devoir envers Sa Majesté. Lorenza se félicita d’avoir si courtoisement traité son envoyé.

— Monsieur le marquis, commença-t-elle en montrant une tristesse qu’elle n’avait pas besoin de feindre, je souhaiterais beaucoup reprendre mon service, mais - et je suis heureuse que vous ayez bien voulu vous charger de cette lettre - depuis la découverte du corps de M. de Bois-Tracy, je redoute trop que Thomas de Courcy, mon époux, n’ait subi le même sort...

— Ma qué... son corps n’a pas été retrouvé !

— En toute sincérité, pensez-vous que ce soit rassurant?

— Pas... pas vraiment !

— Vous voyez ! C’est pourquoi je vous prie instamment d’accepter d’être mon interprète auprès de Sa Majesté. Une femme en deuil, ou presque, n’a que faire à la Cour. Sa... bonté naturelle devrait l’incliner à comprendre que mes soins doivent être consacrés entièrement à son père et à sa tante ici présente au cas où ils n’auraient plus que moi !

Plus tard... nous verrons ce que m’apportera le temps. Voulez-vous vous charger de cette réponse ?

Il avait pris un air tellement compréhensif que l’on put craindre un instant qu’il se mette à pleurer mais il se borna à dire :

— C’est bien normal et je vais être bien volontiers votre porte-parole. Soyez sûre que la Reine y sera attentive !

— Je vous en serai infiniment reconnaissante, marquis !

— Me permettez-vous de vous faire visite de temps à autre ? J’aimerais que vous voyiez en moi un ami véritable !

— Je n’ai jamais refusé de recevoir un ami !

— J’en suis très heureux!... J’espère vous être d’autant plus utile que Sa Majesté vient de me nommer Premier Gentilhomme de la Chambre du Roi !... Mesdames, yé souis à vos pieds ! conclut-il, retrouvant l’usage de la langue française pour saluer.

Il était temps qu’il quitte les lieux : les trois femmes étaient au bord de l’apoplexie. L’une après l’autre, elles hoquetèrent :

— Premier Gentilhomme...

— ... de la Chambre...

— ... du Roi ! C’est du délire ! Acheva la duchesse Diane, abasourdie. La Reine est devenue folle !

— Elle est capable de le promouvoir un jour maréchal de France ! fit Clarisse.

— Ne dramatisez pas, ma bonne ! A part une épée de cour il n’a jamais porté une arme !

— Vous oubliez son râteau de croupier !

En chœur, elles éclatèrent de rire ce qui soulagea sensiblement Lorenza un peu inquiète de ce qu’elles pensaient de son coup d’audace.

— Vous ne m'en voulez pas trop ? Hasarda-t-elle d’une voix redevenue timide.

— Vous voulez dire que nous vous félicitons chaleureusement ! s’exclama Mme d’Angoulême. Dissocier l’ennemi sur le champ de bataille est un coup de maître ! Le sang Médicis a parlé !

— Mais... quelle sera la réaction du baron quand il rentrera ?

— Allons, Lorie ! Vous savez qu’il n’est pas idiot et vous avez fait face, avec beaucoup de présence d’esprit, à une situation qui pouvait devenir dangereuse pour vous. Ni votre tante ni moi n’avons la moindre confiance en Sa massive Majesté ! Elle est capable de vous laisser assassiner dans un coin du Louvre sans lever l’auriculaire ! Simplement, quand Concini reviendra, tenez-le à distance ! Sinon, c’est Galigaï qui vous fera trucider !

— En conclusion ?

— Nous garder de tous côtés ! Vous avez gagné une bataille mais pas la guerre ! Attendons la suite !

Dans l’immédiat, les choses furent conformes à ce qu’espéraient les trois femmes. Portée cette fois par un courrier de la Cour, une nouvelle épître royale autorisait la baronne de Courcy à « pleurer son époux » le temps qui lui semblerait convenable sans toutefois oublier indéfiniment ses devoirs envers la Couronne. Le tout sans un mot de simples condoléances que l’on ne demandait pas ! Encore moins de compassion ! La Régente tenait Thomas pour mort, un point c’est tout ! Le texte était si sec, si délibérément cruel que Lorenza pleura. Il correspondait exactement à l’angoisse que chaque jour nouveau alimentait en même temps que diminuait l’espérance ! Et le baron Hubert qui ne revenait pas !

Lorenza, ainsi que Clarisse d’ailleurs, refusait de porter le deuil. Elles se vêtaient de couleurs sombres - marron, vert foncé, gris fer ou violet - mais pas de noir. Il leur semblait que le jour où leurs têtes se couvriraient de crêpes funèbres, une dalle serait scellée sur le corps de Thomas...

Et puis, un soir, Hubert de Courcy rentra chez lui.

Il ne ramenait pas de cercueil mais les rides douloureuses qui creusaient son visage témoignaient d’une lourde fatigue autant que de la perte de l’espoir. Mettant pied à terre d’un pas pesant, il prit dans ses bras chacune des deux femmes accourues sur le perron pour l’accueillir et les serra contre lui sans mot dire, mais l’humidité quelles perçurent sur leurs visages était - hélas ! - révélatrice et il les sentit trembler.

— Venez, proposa-t-il. Allons-nous mettre au chaud ! Il fait un froid de gueux !

Toujours enlacés, ils remontèrent les degrés et traversèrent les immenses salles pour gagner le salon bleu. Sur leur passage les figures se crispaient, des larmes coulaient, essuyées rageusement d’un revers de manche. Hubert se laissa choir dans un fauteuil et les deux femmes s’agenouillèrent chacune d’un côté. Ils étaient seuls, la duchesse Diane étant repartie la veille pour Chantilly. A l’exception des crépitements du feu, le château tout entier était entré dans le silence. Un silence qui, bientôt, fut insupportable à Lorenza.

— Père!... Je vous en supplie, dites quelque chose !

— Que voulez-vous que je dise ? Voilà des semaines que je bats la région de Condé et la vallée de l’Escaut sans trouver la moindre trace ! A la demande du colonel de Sainte-Foy, venu prendre en charge le corps du jeune Henri pour le rendre aux siens avec les honneurs, M. de La Haye-Saint-Pierre, qui commande les défenses de Condé au nom du prince, a fait fouiller les alentours dans l’espoir de retrouver au moins un indice. Sans résultat !

— On a appris que M. de Bois-Tracy gisait dans les roseaux d’une rivière ?

— Et il avait bien reçu un coup de couteau dans le dos, l’œuvre d’un lâche ! Puis fut balancé dans l’eau qui l’a charrié sur une rive sans que l’on sache pourquoi ! Un tourbillon peut-être ?

— L’Escaut est un fleuve important qui va se perdre aux Pays-Bas mais, à Condé, il n’est pas très loin de sa source, ce n’est encore qu’une rivière. Un peu capricieuse peut-être parce que gonflée par les dernières pluies. Je l’ai suivie sur une longue distance mais sans succès. C’est d’autant plus inquiétant que... que Thomas nageait comme un poisson. Evidemment, s'il a été poignardé comme son ami..., conclut-il d’une voix qui se brisa.

Un moment ils restèrent ainsi, enlacés dans la même prostration, sans esquisser un geste, comme si le plus petit écart pouvait les briser, comme s’ils n’avaient qu’un seul souffle, un seul cœur...

Clarisse s’écroula la première. Elle si forte, d’habitude, glissa du bras de son frère pour s’effondrer, assise sur les talons et secouée de sanglots convulsifs. Epouvantée par cette douleur dont elle n’ignorait pas la cause, Lorenza la regarda un instant sans oser la toucher. Thomas, elle le comprenait trop bien, était l’enfant qu’elle n’avait jamais eu et elle lui avait donné tout son amour inemployé. Et maintenant, il ne lui restait que des larmes qui se répandaient à travers ses doigts comme si elle était seule au milieu de ruines. Quant au baron Hubert, il appuyait sa tête au dossier du fauteuil, son bras toujours posé sur l’épaule de sa belle-fille, et fermait les paupières peut-être pour retenir ses pleurs. Il y parvenait presque, encore que sa barbe grise fût légèrement humide...

Alors Lorenza se releva.

— Non ! affirma-t-elle d’une voix forte. Non, Thomas ne peut pas être mort ! Je le sentirais... et mon cœur serait brisé ! Je ne sais pas où il se trouve, je ne sais pas ce qui s’est passé, mais tant qu’on ne me montrera pas son corps sans vie, je n’y croirai pas ! Et je fatiguerai Dieu de mes prières jusqu’à ce qu’il me le rende !

Un murmure d’approbation la fit regarder vers les portes. Tous les gens du château étaient là, dame Benoîte et Chauvin au premier rang, visiblement bouleversés. Elle leur sourit.

— Nous prierons tous ensemble ! Et nous le chercherons !

Une main saisit la sienne et la serra : Hubert était près d'elle, soudain revigoré par une flamme d’orgueil.

— Par Dieu, petite dame, vous êtes devenue une vraie Courcy ! Oh que oui on va se battre ! Ne serait-ce que pour qu’il dorme chez lui de son dernier sommeil !

— Non ! Je ne veux pas entendre ça ! Il n’est pas mort... Parce que je ne le veux pas !

Dame Benoîte, cependant, relevait Clarisse pour l’obliger à s’asseoir dans un fauteuil et bassinait son visage d’eau de rose tandis que Lorenza, installée sur un tabouret, lui réchauffait les mains qu’elle avait prises entre les siennes.

— Père ! dit-elle au baron qui allait et venait à travers la pièce, je crois que c’est le moment d’avoir recours à la prune du Connétable !

Tous en burent. Quant à Lorenza, si forte était sa conviction qu’elle réussit cette nuit-là à trouver le sommeil.

Au matin, le château avait repris son aspect coutumier. Même le baron Hubert était retourné dans son orangerie bien-aimée où il prétendait réfléchir mieux que partout ailleurs. Dans l’immédiat, il n’avait rien à faire à Paris où, avant de rentrer, il avait déposé, conjointement au frère d’Henri de Bois-Tracy et au colonel de Sainte-Foy, une plainte au Parlement exigeant la recherche et l’arrestation des assassins des deux jeunes gens. Il avait d’ailleurs offert une récompense substantielle à qui permettrait de les remettre à la justice. Il ne restait plus qu'à attendre un résultat quelconque !

Lorenza partageait son temps entre le frère et la sœur, reprenant ses leçons d’horticulture sous l’égide d’Hubert ou lisant pour Clarisse dont la vue faiblissait à cause de trop de larmes dans le silence de ses nuits. Toutes deux passaient aussi plus de temps à la chapelle mais seule la comtesse y puisait un réel réconfort. Dans le cœur de la jeune femme, il y avait trop de révolte pour qu’elle s’abandonnât sans renâcler à la volonté divine. Ainsi, elle avait refusé fermement - soutenue par son beau-père -qu’une messe de requiem soit dite à la mémoire de son époux. Pour la première fois, le brave abbé Fremyet l’avait vue sortir ses griffes.

— Je ne vous empêche pas d’en dire autant que vous voudrez pour votre conscience mais sachez que vous ne m’y verrez pas !

— Mais les gens du village, Madame ? Ils ne vont pas comprendre...

— Quoi ? Qu’il est hors de question de prier pour son âme tant que je n’ai pas vu, de mes yeux vu, son corps sans vie ? Je le leur expliquerai et j’espère qu’ils comprendront. Quant à vous, faites des prières pour que Dieu daigne veiller sur lui et nous le rende un jour ! J’y viendrai à quelque heure de la journée que ce fût !

— Et si c’est la volonté de Dieu, mon enfant ?

— Dieu ne peut pas avoir voulu qu’il disparaisse sans laisser de traces ! Je sais, je sens qu’il vit quelque part !

Elle y mettait tant de force, tant de certitude, tant de passion même, encouragée en cela par le baron Hubert, qu’elle réussissait à rallier tous ceux de son entourage jusques et y compris le vieux prêtre.

— Après tout, l’espérance est une vertu cardinale, confia-t-il à Clarisse. Et prier pour le retour de quelqu’un n’a jamais fait mourir personne !

Il n’y avait rien à ajouter à cela et tout Courcy entra dans l’attente comme on entre en religion.

Pourtant, environ un mois après le retour du baron, une lettre arriva pour la jeune baronne, une lettre délivrée de la même façon que le sinistre message reçu la veille de ses noces. A la seule différence qu'au lieu de pénétrer au galop dans la cour et de la lancer sur le perron, le messager - craignant peut-être que, cette fois, on l’empêchât de ressortir -l’expédia entre les sentinelles de garde sur le pont-levis avant de repartir au triple galop vers l’épais rempart de forêt qui enfermait le domaine...

Lorenza était seule au château à ce moment. Son beau-père s’était rendu à Chantilly, appelé par le Connétable qu’une nouvelle crise de goutte clouait dans son fauteuil d’où il répandait généreusement sur son monde coups de canne et malédictions... Sachant que la duchesse Diane y résidait aussi, Clarisse l’avait accompagné.

Assise dans la librairie, la jeune femme répondait à une lettre de la princesse de Conti qui, loin de l’abandonner à son chagrin, faisait de son mieux pour la distraire en la tenant au courant des potins de la Cour. Elle jeta alors un coup d’œil sur le billet scellé de rouge qu’un valet, visiblement peu rassuré, lui apportait sur un plateau. Elle reconnut d'emblée l’écriture, le papier, et sentit sa gorge se serrer mais n'hésita qu’une seconde avant de le prendre. Cependant, elle ne l’ouvrit pas.

— Merci, Gontran ! dit-elle avec un sourire devant le visage inquiet du serviteur. Vous pouvez me laisser !

Elle attendit qu’il soit sorti pour faire sauter le cachet d’une main qu’elle ne pouvait empêcher de trembler... Comme la première fois, le texte en était court... et signé de l’image de la dague au lys rouge :

« Je t’avais avertie qu’il mourrait s’il osait t’épouser et tu as eu grand tort de ne pas me croire. Il ne te reste plus qu’à pleurer... mais pas trop longtemps ! J’ai déjà beaucoup attendu et tu es plus belle que jamais... »

Les oreilles bourdonnantes, elle se laissa aller contre le dossier de sa chaise jusqu’à ce que les battements désordonnés de son cœur qu’elle comprimait sous sa main s’apaisent. Abandonné sur le petit bureau, l’affreux message qu’un courant d’air faisait osciller comme s’il était doté d’une vie propre attirait son regard chargé de dégoût. Le misérable ! Il avait l’impudence de se manifester encore, avouant implicitement son crime ! Cette fois, cependant, elle avait encaissé, la conscience endurcie sans doute par tout ce qu'elle avait déjà subi, protégée peut-être aussi par cette foi dans l’existence de son époux qu’elle se refusait à abandonner.

Elle resta là un long moment jusqu'à se sentir complètement apaisée. Alors seulement, elle se redressa, chercha dans un tiroir une paire de ciseaux, et reprit la lettre. Elle coupa le morceau sur lequel était reproduite l’arme puis plia le reste qu’elle glissa dans sa poche. Alors elle monta dans sa chambre prendre un manteau qu’elle jeta simplement sur ses épaules : elle n’allait pas loin.

A l’opposé de l’orangerie, derrière les grandes écuries, il y avait ce que l’on pourrait appeler les dépendances telles que la forge ou le four à pain. Lorenza se rendit chez l’armurier qu’elle trouva en train de ciseler une garde d’épée. Elle le connaissait peu, n’ayant jamais eu l’occasion de faire appel à son talent, mais assez pour savoir que c’était un véritable artiste, le baron Hubert, comme tous les Courcy, ne se satisfaisant que du meilleur en toutes choses. C’était un Savoyard plutôt taciturne sauf quand il avait forcé, ce qui était rare, sur certain petit vin de Loire qu’il affectionnait et que l’on faisait venir pour lui.

L’entrée en coup de vent de Lorenza le surprit tellement qu’il sursauta et lâcha son ouvrage pour se lever.

— Madame la baronne ? Ici ?

— Je vous donne le bon jour, maître Servoz, et vous demande excuses si je vous ai surpris mais il se trouve que j’ai besoin de vos compétences... Je voudrais que vous me confectionniez cette dague, expliqua-t-elle en posant le fragment de papier devant lui. Je peux vous indiquer la taille approximative.

Il rechaussa les lunettes qu’il avait laissées tomber en se levant.

— Si le dessin est fidèle et autant que je puisse en juger, c’est la manière de Milan, encore que le lys rouge évoque plutôt Florence d’où vous êtes originaire, Madame !

— C’est exact. Cette arme m’appartenait quand je suis arrivée en France mais on me l’a volée et je souhaiterais la faire reproduire !

— Cela ne me pose aucun problème à l’exception des pierres qui composent le dessin...

— Ce sont des rubis mais un émail rouge ferait aussi bien l’affaire. Je vous précise que je vous la payerai moi-même et que je vous demande le secret. J’ai l’intention de n’en parler qu’à mon beau-père, mais à lui seul !

— Je ne m’inquiétais pas à ce sujet, Madame la baronne... et j’espère que mon travail vous satisfera.

— J’en suis certaine, maître Servoz, et je vous remercie...

En quittant l’armurier, elle descendit au bord de l’eau pour contempler l’étendue lisse où se reflétait le bleu du ciel et la blancheur du château. La colère qui l’avait secouée en recevant le malfaisant billet s’était apaisée. Quand l’ennemi attaquerait - et ce n’était pas pour tout de suite puisqu’il avait la bonté de lui accorder un peu de temps pour pleurer -, elle ne l’affronterait pas sans défense : la dague ne la quitterait ni de jour ni de nuit ! Restait à savoir de quel côté l’offensive viendrait...

Or, peu avant le retour de la famille, le majordome vint lui apprendre que l’un des jeunes écuyers du baron demandait à lui parler et que ce qu’il avait à rapporter était plus qu’intéressant : au moment où l’émissaire inconnu avait remis son message avec une désinvolture bien proche du mépris, il revenait de promener, au long de l’étang, en main et non sellé, César, l’un des deux chevaux préférés d’Hubert. Sans hésiter, ce garçon avait sauté sur le dos de l’animal et, avec la seule bride, s’était lancé sur sa trace mais en prenant soin de laisser suffisamment d’espace pour ne pas être repéré. Renseigné sur ce qu’il pensait être la destination de l’homme, il avait tout de même attendu un moment avant de revenir au grand galop à Courcy.

Mais Lorenza n’eut pas le loisir de lui demander où sa poursuite s’était achevée, car dans le vestibule, le baron Hubert donnait de la voix :

— Quel est l’abruti qui a arrangé César de la sorte ! Il écume tellement qu’il pourrait faire concurrence à un morceau de savon dans un lavoir un jour de lessive ! Encore heureux que... Mais qu’y a-t-il ?

Lorenza s’était précipitée à sa rencontre et, l’ayant pris par la main, l’entraînait.

— Demandez plutôt à M. de Flagy d’où il vient. Il allait justement me l’apprendre.

— Flagy ? C’est pourtant un garçon sérieux d’habitude! Alors ?

— Je suis allé jusqu’au château de Verneuil et en suis revenu, Monsieur le baron. Je venais de promener César quand j’ai vu le cavalier jeter une lettre aux pieds des gardes... et je l’ai suivi ! Vous voudrez bien me pardonner !

— Sans harnachement ? Bravo ! Et si vous avez réalisé cet exploit pour le service de Madame la baronne, je ne peux qu’approuver ! Allez à présent ! (Puis se tournant vers Lorenza :) Une nouvelle lettre ? demanda Hubert quand le jeune homme se fut éloigné. De la même provenance ?

— Sans aucun doute ! dit Lorenza en la lui tendant. Ne cherchez pas la signature : elle se trouve chez maître Servoz que j'ai prié de recopier la dague en remplaçant les pierres par un émail.

Les paupières soudain rétrécies, il la regarda droit dans les yeux.

— Pourquoi avez-vous fait cela ?

— Allons, père ! Vous devez vous en douter ! Je ne vais pas attendre les bras croisés les entreprises de ce misérable. S’il réussissait à s’emparer de moi, il ne vivrait pas assez longtemps pour jouir de sa victoire. Je frapperai sur-le-champ sans attendre. Dès que j’aurai l’arme, elle ne me quittera pas un instant.

Il lui sourit, posa une main sur son épaule.

— J’ose espérer que nous n’en arriverons pas à cette extrémité car il faudrait que je sois mort ! C’est à moi qu’appartient la vengeance... mais il faut faire en sorte d’apprendre qui séjourne en ce moment chez notre marquise.

— Oh, il ne doit pas y avoir foule, surtout depuis que le duc de Guise a refusé de l’épouser !

— Détrompez-vous ! Elle a désormais ses grandes entrées chez la Régente dont elle est en passe de devenir l’une des amies préférées !

— Laquelle est devenue folle ? A moins que ce ne soient les deux ?

— Avec la bénédiction de ce cher duc d’Epernon I Rien n’unit davantage qu’un crime partagé.

Quelques pièces d’or judicieusement distribuées apprirent au baron Hubert ce qu’il voulait savoir, c’est-à-dire qui se trouvait alors à Verneuil. En fait, le château était plein à craquer et l’on n’avait que l’embarras du choix... On fêtait l’anniversaire de la maîtresse des lieux. Outre la famille - sauf Auvergne toujours embastillé ! -, il y avait là Epernon, l’inusable Joinville flanqué de ses amis Liancourt et du richissime Sébastien Zamet, Mlle du Tillet, Concino Concini - sans sa femme qui n’allait jamais nulle part ! - et quelques amis comme le marquis de Sarrance, l’ambassadeur d’Espagne et même Filippo Giovanetti accompagné de son médecin Valeriano Campo, arrivé depuis peu et dont Mme d’Entragues avait réclamé les soins dès qu’on l’avait su à Paris.

— Dommage que Ravaillac soit mort ! Ricana le baron. Il aurait sa place au milieu de ces gens qui ont manigancé l’assassinat du Roi. Cet anniversaire est plein d’enseignements!

— On peut se demander aussi ce qui a pris à la Verneuil de commémorer sa naissance ! Quand vient l’âge mûr on aurait plutôt tendance à mettre un voile pudique dessus, non ? Persifla Clarisse.

— Oui ! En tout cas, une chose est certaine : l’ennemi est là-dedans ! Reste à savoir lequel... Qu’en pensez-vous, Lorie ?

Semblant émerger d’un songe, la jeune femme eut un sourire machinal.

— Je le crois aussi. Ce qui me surprend le plus, c’est la présence de Giovanetti ! Que fait-il dans ce nid de serpents ?

— Oh, je ne veux pas la rendre plus blanche qu’elle n’est, soupira Clarisse, mais, faisant appel à son médecin, la Verneuil ne pouvait décemment éviter de l’inviter aussi. Ne fût-ce que pour épargner le montant des soins ! De plus, s’il n’en a plus la fonction, il a toujours rang d’ambassadeur. Enfin, il se peut que vous vous montriez ingrate envers lui, mon enfant, car c’est tout de même lui qui est allé à Bruxelles poser certaines questions ! Qui vous dit qu'au milieu de tous ces gens, il ne cherche pas à en savoir plus ?

— Vous croyez ?

— Pourquoi pas ? reprit Hubert. Nous verrons bien s’il donne de ses nouvelles prochainement.

Mais Giovanetti ne donna pas signe de vie... Et l’humeur de Lorenza s’assombrit. La Verneuil était-elle en train de lui voler celui qu’elle croyait un ami si fidèle ? Hier encore c’était impensable, mais qui pouvait encore être sûr du lendemain dans un pays où, depuis la disparition d’Henri, tout semblait tourner à l’envers et où violence et trahison faisaient partie du quotidien ? Une chose était certaine : la lettre était sortie de Verneuil. C’était donc un de ses habitants qui l’avait rédigée. Mais lequel ?

Un peu de réconfort lui vint quelques jours plus tard quand maître Servoz lui remit son ouvrage. En tout point parfait ! La dague ressemblait à s’y méprendre à celle dont on l’avait dépouillée. Même les petits rubis dessinant l’emblème de Florence étaient en place en dépit de sa demande de les remplacer par de l’émail... En outre, le fourreau brodé d’or était plus riche. Le baron Hubert y avait évidemment mis son nez et elle l’en remercia avec émotion.

— Je me sens désormais prête à affronter l’ennemi d’où qu’il vienne ! dit-elle en glissant l’arme dans une poche de sa jupe.

— Nous ferons ce qu’il faudra pour que vous ne soyez pas obligée d’en venir là ! Et, à ce propos, je voudrais de vous une promesse.

— Laquelle ?

— Que vous ne la retourniez pas contre vous si nous obtenions la certitude que... que nous ne reverrons jamais Thomas.

— Je vous le promets, répondit-elle en le regardant au fond des yeux. J’espère seulement qu’elle me permettra d’abattre l’assassin. Quel qu’il soit ! Après il en sera ce que Dieu voudra !

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