Qui avait bien pu écrire la lettre ?
Depuis que l’on avait détaillé devant elle la liste des invités de Mme de Verneuil, Lorenza se posait la question. Sous quel visage se cachait l’âme d’un assassin ? Celui qui avait abattu Vittorio Strozzi, le marquis de Sarrance et maintenant... Thomas ? Il fallait que ce soit le même puisque la dague au lys rouge signait chacun de ses forfaits. Pourtant, elle savait à présent qu’il ne frappait pas de sa propre main mais manipulait un... ou même plusieurs pantins meurtriers. Comment croire que l’exécuteur de Florence soit le même que celui du vieux Sarrance ? Le dernier à se servir de l’arme, ce Bruno Bertini, avait payé son crime en se faisant trancher la gorge chez la Maupin sa maîtresse que, pour faire bonne mesure, on avait accommodée de la même façon. Or, arrivé en France avec Marie de Médicis, il ne pouvait pas être à Florence pour y assassiner le beau fiancé blond ! Il appartenait à la bande turbulente de Concini. Certes, il aurait pu effectuer l’aller et retour mais comment aurait-il pu deviner que Filippo Giovanetti allait être chargé d’une mission délicate par sa royale compatriote ? Encore que dans le monde trouble des ambassades, avec ses émissaires occultes, ses menées tortueuses et ses messages chiffrés, on ne puisse jurer de rien ! Etait-ce Giovanetti qui avait mené le jeu ? Il ne fallait pas oublier la tentative d’assassinat à la veille du mariage à l’aide de la dague rapportée en France par Lorenza et volée quand elle avait quitté l’ambassade pour le Louvre. Mais Giovanetti était son ami à elle et il était difficile d’imaginer cet homme charmant, élégant et courtois, sous le masque sombre d’un chef de bande. Etait-ce lui qui se dissimulait derrière l’homme quand la dague s’était brisée sur la cotte de mailles du vieux guerrier ? L’idée lui faisait horreur... pourtant, il pouvait parfaitement connaître Bertini. Mais pourquoi tout ce sang alors que, s’il avait agi par amour pour elle, rien ne lui aurait été plus facile que la ramener quand elle l’en suppliait ? Non, ce ne pouvait pas être Giovanetti !
Ou Concini, dont Bertini était proche et qui ne cachait pas à quel point Lorenza lui plaisait ? Sa réputation le disait capable de tout et de n’importe quoi pour assouvir ses convoitises. Le ou les meurtriers de la rue des Poulies pouvaient fort bien être à sa solde comme leur victime, et la dague aux rubis était peut-être chez lui ? Cependant, il est difficile de lui mettre le crime de Florence sur le dos Ce n’était toutefois pas impossible pour lui dont la femme régentait la Reine et ne lui laissait sans doute rien ignorer de ses projets les plus secrets.
Restait Antoine de Sarrance qui l’avait poursuivie d’une haine meurtrière dans laquelle il englobait Thomas, jadis son plus cher ami. Mais l’imaginer assassiner - ou faisant assassiner ! - son propre père était tout de même un peu fort. Certes, il était tombé amoureux d’elle au premier regard échangé mais il s’était hâté ensuite de demander à quitter la France pour éviter d’être témoin du mariage avec le vieil homme qui ferait d’elle sa belle-mère... Il était donc en Angleterre au moment où Lorenza vivait son cauchemar.
En dehors de ces trois-là, elle ne voyait pas qui aurait eu intérêt à s’acharner ainsi sur elle !
Autre mystère : le pseudo-capitaine de Vitry qui avait eu l’audace d’aller aux Pays-Bas enlever deux prisonniers en faisant usage d’une lettre - vraie ou fausse ! - de Marie de Médicis. Celui-là avait déjà à son actif la mort d’Henri de Bois-Tracy... et celle de Thomas dont le scripteur de la lettre ne semblait pas douter un seul instant, quelle que soit l’énergie - celle du désespoir peut-être ? - que la jeune femme mettait à en repousser l’idée. Et pourtant... A mesure que passait le temps l’incertitude la rongeait.
Elle savait que son beau-père avait offert une récompense alléchante et dépensait sans compter pour obtenir des renseignements. En dépit de cela, ne s’étaient présentés que des fabulateurs qui se croyaient malins mais que l’esprit incisif d’Hubert avait tôt fait de mettre en déroute. Une chose était certaine : le soi-disant Vitry, sa troupe et ses prisonniers s’étaient volatilisés du côté de Condé-sur-l’Escaut. Le corps sans vie de Bois-Tracy était la seule trace tangible de leur passage. Le châtelain et les soldats défendant la petite cité juraient leurs grands dieux qu'ils n’avaient rien remarqué : ni troupe ni bruit ni écho quelconque ! Rien que ce pauvre jeune homme retrouvé dans les roseaux du fleuve !
Par deux fois, avec l’approbation d’Hubert, Lorenza avait reçu la visite d’un Concini visiblement ravi de ce qu’il s'imaginait être le début d’une belle amitié... ou peut-être mieux ? Dans ces cas-là, Hubert filait au fond de son orangerie sachant que Clarisse, elle, montait une garde vigilante de duègne espagnole qu’agrémentait cependant un sourire de commande. Le mirliflore faisait à la « jeune veuve » - pour lui seul elle s’habillait de noir ! - une cour discrète, apportait des présents de fleurs ou de confiseries - celles-ci pour la plus grande joie des enfants du village ! - et affirmait qu’il était entièrement à son service : il avait promis de tout faire pour que le corps de Thomas pût reposer auprès des siens et qu’on retrouve le faux Vitry. Mais les résultats de ses efforts étaient maigres, presque inexistants, bien qu’il parût débordant de bonne volonté et que son pouvoir allât sans cesse grandissant.
Et là, il ne s’agissait pas de vantardises à la légère. Les lettres de la princesse de Conti avec laquelle Lorenza entretenait une correspondance assidue renseignaient les Courcy sur ce point... Concini passait pour être l’amant de la Régente, et il se comportait de telle façon que la rumeur ne pouvait qu’être accréditée. Ne l’avait-on pas vu sortir de la chambre de Sa Majesté - où il entrait toujours sans frapper ! - dans une tenue négligée et en reboutonnant son pourpoint ? En outre, il possédait maintenant une maison au bord de l’eau qu’une passerelle reliait aux jardins royaux et que l’on appelait le « pont des amours ».
Les gens de Cour en étaient si bien convaincus qu’un jour, ayant entendu Marie de Médicis demander un voile, le comte du Lude osa lancer :
— A navire à l’ancre, point besoin de voile !
La Reine fit comme si elle n’avait pas entendu mais l’intéressé, lui, sourit d’un air fat en retroussant sa moustache. Quant à sa femme, cependant si jalouse, elle ne réagissait pas.
« Il faut dire, raconta Louise de Conti à Lorenza, qu’elle a bien autre chose à faire. Elle tient boutique de tout : argent, prébendes, honneurs, terres et riches demeures, sans oublier de prélever sa part au passage. Son appartement doit déborder d’or et de trésors de toutes sortes. En fait, rien n’est changé : c’est elle et elle seule qui gouverne la Régente et les pouvoirs dont on ne cesse d’investir son époux, c’est elle qui les possède. Quel dommage que vous soyez si belle ! Oh non, je ne ris pas et Bassompierre pense comme moi, mais vous auriez pu vous entendre avec elle. N’êtes-vous pas compatriotes ?... »
— Je lui dois au moins d’avoir été débarrassée de ma tante Honoria, commenta Lorenza pour Clarisse et la duchesse, même si cela n’a pas été pour mon bien. Galigaï la protégeait parce qu’elle était vieille et laide et qu’elle me haïssait...
— Et vous n’avez jamais essayé de savoir ce qu’elle était devenue ?
— Si, lorsque j’ai été nommée dame de la Reine, mais je n’ai rien pu apprendre sinon qu'elle a dû repartir pour Florence afin de récupérer ce qu'elle pouvait de mes biens là-bas... Cela ne prédispose guère à tenter le moindre des rapprochements avec la Galigaï. Outre que je me voie difficilement la cajoler. Elle m’inspirerait plutôt de la répulsion...
— Cela vous amuse beaucoup de recevoir son époux ? demanda Mme d’Angoulême.
— Dieu ! Non !... Et vous le savez bien ! Pourquoi poser la question ?
— Pour savoir jusqu'à quel point vous êtes capable d’avaler des couleuvres afin de parvenir à votre but. Vous êtes trop séduisante pour que la Galigaï souhaite vous voir. D’ailleurs on dit qu’elle est souvent malade ces temps-ci...
La cause était entendue. Provisoirement tout au moins, car, en dépit d’elle-même, Lorenza gardait dans un coin de sa mémoire l’idée d’une entrevue avec la précieuse amie de la Médicis... Une nouvelle lettre de la princesse, qui parlait cependant de tout autre chose, la ramena à la surface.
« Voilà bien d’une autre ! écrivait la princesse. Je me retrouve au centre d’une espèce de querelle de famille ridicule qui menace d’enflammer tout Paris si ce n’est la France ! Figurez-vous que, dans je ne sais plus quelle rue encombrée- elles sont d’ailleurs toujours encombrées ! -, le cocher de mon époux s’est pris de querelle avec un autre qui s’est trouvé être celui du comte de Soissons, son propre frère. Lequel était dans la voiture et s’amusait de la scène. Ce qui a fort déplu à Conti qui n’a pas beaucoup de cervelle et qui, en outre, est à moitié sourd. Il a voulu traîner Soissons sur le pré. Celui-ci, qui trouve l’affaire plutôt drôle, la raconte à la Régente et la prie de s’entremettre en envoyant mon frère Guise en ambassade auprès de mon furieux pour le calmer, mais au lieu de venir chez nous tout seul ou avec un ou deux amis, voilà qu’il se laisse entraîner par ses gentilshommes qui tiennent à l’escorter en le proclamant en danger. Et les voilà partis... à soixante ! Cela fait un bruit du diable, surtout lorsqu’ils passent près de l’hôtel de Soissons et cette fois Soissons prend feu, fait prévenir Condé. Intelligent comme il est, cet imbécile qui ne rêve que plaies et bosses voit là une magnifique occasion de faire du vacarme, rassemble quelque deux cents partisans, va chercher Soissons qu’il emmène au Louvre afin d’obtenir de la Régente qu’elle en finisse avec “ces affreux Guise" qui ne cessent de fomenter des révoltes, comme au beau temps de la Ligue, afin de s’assurer le pouvoir. Une heure plus tard, la Cour était coupée en deux : les Guise rejoints aussitôt par Vendôme, Nevers, Epernon, Bellegarde, Rohan avec, en face, Condé, Soissons... et Concini, ce qui dit bien de quel côté penche le cœur de Madame ! Pour un incident mineur, nous voilà à la veille d’une insurrection parisienne ! Et comme je vous envie le calme de votre belle demeure, je crois que je vais suivre ma mère - la duchesse de Guise - qui aspire à la paix de son château d’Eu ! Comme Mme de Montpensier, dont la fille doit épouser mon frère Guise, va rejoindre Saint-Fargeau, notre aimable souveraine va perdre d’un coup toutes ses amies et se retrouver en la seule compagnie de sa Galigaï ! La pauvre Guercheville ne va pas avoir la vie belle ! Elle déteste Condé, comme tout le monde d’ailleurs, sans oublier la Galigaï... et je me demande si vous ne devriez pas profiter du grand vide que nous allons laisser pour tenter une entrevue avec la dame en question ?... D’autant qu’on la dit aux prises avec ses crises, que la Régente déteste la maladie et ne doit pas trop l’approcher ces temps-ci. Il se peut même qu’elle aille passer quelques jours dans son château de Monceaux ! Ah ! J’allais oublier ! Galigaï aurait fait appel à ce médecin de votre ami Giovanetti qui opérerait des miracles... Croyez-moi tout à fait votre amie !... »
Sans un mot, Lorenza tendit la lettre à Clarisse qui, non sans impatience mais en silence, avait suivi sur le visage de sa nièce les reflets changeants de sa lecture. Quand elle eut fini, elle se mit à rire.
— Eh bien, dit-elle, c’est ce qui s’appelle prendre des chemins détournés pour en arriver à une seule mais précieuse information ! Qu’allez-vous faire ?
— Dans l’immédiat, envoyer le jeune Flagy à Verneuil s’assurer discrètement que nos deux Florentins n’y sont plus et, si c’est le cas, demain matin je me rendrai rue Mauconseil. Il faut absolument que j’aie un entretien avec Valeriano Campo !
— Vous voulez vraiment rencontrer cette femme dont vous n’ignorez pas qu’elle est votre ennemie ?
— Je n’ai jamais été la sienne. Si elle est aussi intelligente qu’on le dit, elle comprendra que ce qui se passe dans les palais royaux ne m’intéresse pas, que je n’ai aucune vue sur son époux parce que la seule chose au monde que je souhaite c’est retrouver le mien ! Mort ou vif !
En fin de matinée, le lendemain, l’un des carrosses du château mené par Aurélien, frère de Félicien et le meilleur cocher des Courcy, assisté, pour faire bonne mesure, du jeune Flagy - dont le baron Hubert avait découvert qu’il vouait une véritable dévotion à sa belle-fille ! -, pénétrait majestueusement dans la cour de l’hôtel Giovanetti. Celui-ci était accouru accueillir sa visiteuse au pied du perron les bras grands ouverts comme s’il allait l’étreindre, visiblement ravi.
— Donna Lorenza ! S’exclama-t-il. Mais quelle bonne surprise ! Vous allez dîner avec moi, j’espère ?
— Bonjour, ser Filippo ! Veuillez me pardonner une arrivée aussi impromptue mais il fallait que je vous parle... d’une chose d’importance ! Pour le dîner, nous verrons après...
— Allons dans mon cabinet ! fit-il, son large sourire remplacé par une ride soucieuse. Je vous précède...
Une fois assise en face de lui, il l’examina à son aise. Elle avait à peine esquissé un sourire en arrivant et, à présent, très droite dans ses vêtements de velours d’un vert sapin qui faisait chanter ses cheveux d’or fauve et son teint délicat, elle était plus ravissante encore qu’à leur dernière rencontre. Mais le jeune visage était sérieux à la limite de la gravité.
— Pardonnez mon enthousiasme d’il y a un instant mais je suis si heureux de vous revoir que j’en oublie que... vous ne l’êtes guère sans doute ?
— C’est le moins que l’on puisse dire et vous savez pourquoi.
— Pas vraiment !
— Pourquoi n'êtes-vous jamais venu encore jusqu’à Courcy ?
— Connaissant d’expérience l’effet produit par les nouvelles que j’étais allé chercher pour vous à Bruxelles, je ne voulais pas m’imposer !
— Un ami ne s’impose jamais !... Et vous n'étiez pas loin pourtant ! Que faisiez-vous chez Mme de Verneuil ces jours derniers ?
Il leva un sourcil surpris.
— On dirait que les nouvelles vont bon train dans le val d’Oise ! J’accompagnais Campo dont Mme d’Entragues réclamait les soins...
— Elle est souffrante ?
— Elle vieillit ! C’est la pire des maladies pour une femme ! Pour un homme aussi d’ailleurs ! conclut-il avec une grimace. Le cher Valeriano lui a... disons remonté le moral au moyen d’une de ses potions magiques, l’important selon lui étant de se sentir mieux dans sa peau !
— Et vous collaboriez à la cure ?
Le ton était presque accusateur. Giovanetti réagit :
— Madonna Santissima ! Ne me regardez pas comme si j’avais commis un crime ! En fait... il y en avait un au fond de ma pensée quand je m’y suis rendu avec Valeriano : celui dont a été victime le Roi Henri ! Je suis curieux de nature, vous le savez ?
— Comme tous les diplomates ! Ce qui vous vaut d’en savoir toujours davantage que le commun des mortels !
— Parce que nous nous donnons la peine de chercher ! D’aucuns diraient fouiner et c’était mon cas. Je voulais savoir comment les choses se passaient chez l’ancienne favorite maintenant que le Roi est mort et la pauvre d'Escoman ensevelie au fond d’un cachot.
— Et vous êtes satisfait ?
— Oui et non ! Oh, il ne fait aucun doute pour moi que la malheureuse a dit la vérité et qu’elle avait raison sur toute la ligne. Tous les invités de la marquise sont coupables ! Sans compter la Médicis qui savait et a laissé faire !
— Concini aussi ?
— Et au premier rang ! Il y a beau temps qu’il reçoit de l’argent d’Espagne !
— Quant à M. de Sarrance ?
Il la fixa plus attentivement.
— Vous savez qu’il y était aussi ? Vous êtes vraiment admirablement renseignée ! En ce qui le concerne, je n’ai aucune preuve mais j’en jurerais ! Il haïssait tellement le Roi ! Est-ce là tout ce que vous vouliez apprendre ?
Elle haussa les épaules et baissa la tête.
— Comme vous le dites : le Roi est mort ! Laissons à Dieu le châtiment ! En réalité... je voudrais voir Messer Campo. Il est resté à Verneuil... ou est-il rentré au Louvre ?
Cette fois, Giovanetti ne retint pas un éclat de rire.
— Décidément vous avez un service de renseignements très efficace.
— Vous savez aussi bien que moi qu’avec de l’or, on peut obtenir beaucoup de choses, et le baron de Courcy n’en manque pas ! Je suppose que la Galigaï est satisfaite du cher docteur ?
— Je le crois. Il aurait même supplanté le juif Montaldo. Toujours est-il qu’elle se sent mieux et lui en est reconnaissante.
— Voilà au moins une bonne nouvelle !
Elle garda le silence pendant un instant que Giovanetti employa à l’examiner avec encore plus d’attention. Ce fut lui, d’ailleurs, qui le rompit.
— Si vous me disiez ce que vous voulez ? Je n’ai jamais cessé d’être votre ami... Même lorsque je m’égare chez la Verneuil.
Elle rendit les armes et lui retourna son sourire.
— Je voudrais que Messer Campo m’obtienne une entrevue en tête à tête avec la Galigaï ! Rien d’autre !
— Vous chez elle ? Vous n’y pensez pas !
— Chez elle ou n’importe où ! Dans une église, sur le Pont-Neuf, à sa discrétion, mais il faut absolument que je lui parle !
— Elle ne vous aime guère. Vous êtes d’une beauté...
— Je connais la rengaine, rétorqua-t-elle, irritée. Et si j’évoque son époux, ce sera pour la rassurer. Moi c’est du mien dont je veux l’entretenir ! Elle est intelligente, que diable! Nous devrions nous entendre !
Ce fut au tour de l’ancien ambassadeur de garder le silence. A sa mine, il était difficile de déchiffrer ce qu’il pensait du projet. Lorenza poursuivit :
— Pour elle comme pour moi je préférerais un endroit discret ! Inutile que l’on clabaude et ce que j’ai à lui confier est trop grave !
— Cela va de soi ! Mais... peut-être devriez-vous prévoir... au cas où vous seriez satisfaite, un... remerciement quelconque ? Certes, il est de notoriété qu'elle s'entremet volontiers mais...
— A certaines conditions ? Oui, je suis au courant ! Je verrai avec mes beaux-parents ce que l’on pourrait lui offrir...
— Je vois que nous nous comprenons!... A ce sujet, une idée me vient : si elle en est d’accord pourquoi ne pas vous réunir ici ?
— Si elle y consent, pourquoi pas ? On est à Florence, chez vous ! Cela devrait lui convenir ?
— Je l’espère. Et à propos de Florence, savez-vous qu’une autre jeune fille de cette ville vient d’arriver pour prendre rang parmi les filles d’honneur ? Elle devrait vous être un brin cousine. Son nom est Chiara Albizzi.
— Mais quelle bonne nouvelle ! s’exclama Lorenza soudain ravie. Bien sûr que nous sommes cousines. En outre, aux Murate où nous étions ensemble, elle était ma meilleure amie ! Elle est plus jeune que moi de deux ans... mais je la croyais destinée à la vie religieuse ? Ce qui ne l’enchantait guère !
— Alors là, je n’en sais pas plus que vous ! Mais il doit y avoir une raison.
— Souhaitons qu’elle ne ressemble pas à celle qui m'a livrée à Sarrance père.
— Peut-être la Régente pense-t-elle à l'entourage de la future reine ?
Les mariages espagnols venaient en effet d'être conclus et la nouvelle avait été célébrée, bien que le peuple soit peu enclin à accueillir une infante et à voir une de ses princesses promise au futur roi d’Espagne. Une fête fantastique fut donnée dans le cadre de la place Royale. Un carrousel de trois jours avec joutes et illuminations où deux camps s’affrontaient galamment pour s'emparer du « château de la Félicité ». Elle rencontra un immense succès populaire. Les Guise et autres grands comme Conti y parurent. Seuls Condé et Soissons manquaient à l’appel. Lorenza et les Courcy en avaient eu des échos. Cependant, la jeune femme ne put cacher l’inquiétude qui lui venait.
— Si la Régente a fait appel à Chiara pour avoir une espionne auprès de sa belle-fille, elle se trompe lourdement. C’est une fille charmante mais elle n’acceptera jamais...
— Comme les mariages n’auront lieu qu'à la majorité du Roi, nous avons encore le temps d’y penser.
Quelques jours plus tard, Lorenza revenait rue Mauconseil vers le milieu de l’après-midi. Elle était arrivée à l’heure convenue mais pensait être la première, aucune autre voiture ne stationnant dans la cour... Giovanetti en personne vint l’accueillir. Aucun serviteur n’était visible.
— Entrez ! dit-il en lui offrant la main. Elle vous attend!
— Déjà ? Comment vous êtes-vous débrouillé ?
— Laissez-moi mes petits secrets. Je dois avouer que cela a été moins ardu que je ne le craignais...
Il ouvrit lui-même devant elle la porte de la pièce attenante à son cabinet mais qui n’évoquait en rien le monde des affaires : quelques fauteuils confortables recouverts de velours de Gênes, deux ou trois meubles légers, de jolis objets, un vase contenant des marguerites d’hiver dans les tons roux rappelant la teinte de la chevelure de la jeune femme qui, pour l'heure, était dissimulée sous une sévère résille en chenille gris foncé, assortie à ses vêtements, laquelle la maintenait dans son cou tandis que le bord étroit d’une toque de velours de même couleur relevée d’un brin d’autruche noir, ombrait à peine le front. Un bon feu dans lequel on avait dû jeter des pommes de pin pétillait.
La Galigaï se tenait assise non loin, tendant vers les flammes des mains blanches, assez fines d’ailleurs mais dont, à l’exception des pouces, chaque doigt portait une bague magnifique, diamant ou perle ou les deux accotés et une grosse émeraude gravée. Vêtue de noir, voilée de noir à son habitude, la mousseline qui enveloppait son buste était suffisamment transparente pour montrer, sous une fraise de dentelle, une chaîne de perles et de rubis d’où pendait une grande croix assortie.
— Veuillez m’excuser si je ne me lève pas pour vous saluer mais je souffre de vives douleurs dans les jambes lorsque je bouge !... Ce qui vous dispense vous aussi de saluer.
Sa voix sourde, un peu rauque, n’était pas sans charme et ce n’était pas la première fois que Lorenza le remarquait. On aurait même dit qu’elle possédait un pouvoir envoûtant lorsqu’il lui arrivait de chanter en s’accompagnant à la guitare...
— Je ne vous en suis que plus reconnaissante de vous être déplacée jusqu’ici pour me rencontrer, donna Leonora !
— Cela tient à ma curiosité, donna Lorenza ! Nous n’avons guère de points communs - sinon la naissance florentine ! - et moins encore à nous dire, il me semble ? Si c’est une faveur que vous briguez, vous pourriez vous adresser au marquis d'Ancre, mon époux ! Je sais que vous le voyez !
Le ton était sec, à la limite du mépris. En d'autres circonstances, Lorenza eût usé du même mais il était important qu'elle se montrât patiente.
— Le marquis est venu, en effet, chez nous - et elle appuya sur le nous à trois reprises. La première fois il était accompagné de M. de Sarrance que je me suis refusée à recevoir. Il a bien voulu comprendre mes raisons et l'a prié de sortir, après quoi nous avons reçu le marquis comme l’exigeaient les convenances.
— Nous ?
— Mme de Royancourt, ma tante par mariage, et moi. Les deux autres fois, il s’est intéressé surtout à la grande orangerie du château qui, il faut l’admettre, mérite largement une visite !
— Sans plus ?
— Sans plus ! Et je ne l’ai jamais reçu seule !... Donna Leonora, je ne vous ai pas demandé une entrevue pour parler d’un époux dont je comprends sans peine qu’il vous soit cher... mais du mien que j’aime au moins autant que vous aimez le vôtre et dont, depuis des mois, je n’ai d’autres nouvelles que désastreuses. Les dernières étant qu’enlevé de Bruxelles par une troupe inconnue menée par un imposteur ayant eu l’impudeur d’usurper le nom de M. de Vitry, il a disparu aux environ de Condé-sur l’Escaut où l’on a retrouvé le corps sans vie de son ami et compagnon de captivité, le chevalier Henri de Bois-Tracy !
— Où a-t-on retrouvé ce corps ?
— Au bord de la rivière, non loin du château des princes de Condé !
— En dehors de l’identité du faux capitaine de Vitry, je ne vois là aucun mystère. Le corps de M. de Courcy a dû être emporté par le courant.
— On aurait au moins dû le retrouver. Mon beau-père s’y est rendu et a cherché, cherché sans résultat. Pas la moindre trace !
— Le flot ne rend pas toujours ce qu’il emporte...
— Je sais tout cela...
— Alors, j’ai de plus en plus de mal à comprendre ce que vous espérez de moi. Je n'ai pas le pouvoir de ressusciter les morts !
— Non, mais vous avez d’autres pouvoirs... plus puissants que ceux de la Reine puisqu’elle ne fait rien sans votre conseil. Comprenez-moi ! Quelque chose en moi se refuse à accepter le trépas de l’homme que j’aime... peut-être parce qu’il ne m’a pas été donné de pleurer sur sa dépouille, de lui rendre tous les soins que l’on peut attendre d’une épouse au désespoir et de le remettre à la terre de ses ancêtres sans l’avoir tenu une dernière fois dans mes bras... Quoi qu’il en soit, si je dois renoncer à ce triste bonheur - et c’est là ce que j’espère de vous -, je veux au moins le venger. Je veux connaître un assassin d’autant plus méprisable qu’il a agi sous le nom d’un homme d’honneur ! Je veux le tuer de ma main ! Vous qui êtes florentine comme moi, vous devriez comprendre cela ! Que feriez-vous à ma place ?
A la soudaine sauvagerie du ton, la statue voilée de noir eut un frémissement.
— Vous voulez que je vous aide à le retrouver ?
— Plus exactement je vous en... supplie, donna Leonora ! Que ce malfaisant paie son double forfait et je me retirerai à Courcy pour y vivre dans le souvenir et une douleur qui ne sera plus empoisonnée par une soif de vengeance inassouvie.
Un silence s’installa que Galigaï rompit en murmurant :
— Je ne quitte pratiquement plus mon appartement du Louvre. Qu’est-ce qui vous fait penser que je puisse démasquer cet homme ?
— Le fait qu’il ait présenté aux archiducs une lettre de la main de la Reine, qui lui a été montrée d’ailleurs et qu’elle a nié avoir écrite. Pourtant l’écriture était à s’y méprendre !
— Les faussaires existent, soupira-t-elle. Vous devriez savoir cela... mais je reconnais que c’est assez troublant. Retirez-vous à présent, donna Lorenza ! Je vous promets de faire de mon mieux pour trouver la clef de cette énigme...
— Ma reconnaissance sera aussi profonde que mon soulagement !...
— Nous verrons cela! Mais... ceci est affaire d’hommes! Pourquoi n’en avez-vous pas parlé au marquis, mon époux ?
— Justement parce qu’il est un homme... et que ses pareils ne comprennent pas grand-chose à la douleur des femmes. En outre... vous êtes beaucoup plus fine et intelligente que lui !
Le voile étouffa ce que Lorenza crut bien être un léger éclat de rire mais la voix était calme quand elle s’éleva à nouveau :
— Que ferez-vous si vous apprenez le nom de celui qui a tué votre mari ? Le dénoncerez-vous ?
— Moi, le dénoncer ? Pour qui me prenez-vous, donna Leonora ? Je le tuerai et de ma main ! Voyez-vous, je n’ai aucune confiance dans la justice de ce pays !
— Elle ne vous en poursuivra pas moins. Il vous faudra fuir encore !
— Peut-être!... Ou peut-être pas. Sans mon époux, la vie ne m’intéresse plus ! Il est vrai aussi que... je serais contente de revoir Florence, ajouta-t-elle sur une note mélancolique.
Elle entendit alors, non sans surprise :
— Moi aussi !... Il y a des moments où le désir de rentrer chez nous pour jouir en paix de notre fortune m’empêche de dormir... mais mon époux ne le veut pas !
Persuadée que la Galigaï parlait pour elle-même, Lorenza ne releva pas le propos. Son intuition lui disait qu’on ne lui en saurait aucun gré. Elle se levait d’ailleurs pour prendre congé quand la voix, plus sourde cette fois, reprit :
— Savez-vous qui a commandité l’assassinat de Vittorio Strozzi, votre fiancé ?
La jeune femme ne s’attendait pas à cette question et se raidit, hésitante.
— Le même, je suppose, qui a égorgé le marquis de Sarrance ?
— Non. La tentative que la cotte de mailles a fait avorter, oui, mais non le meurtre !
— Vous savez cela aussi ? fit Lorenza d’une voix que la colère naissante faisait trembler. Et pourtant, vous m'avez laissé condamner...
La forme noire haussa les épaules.
— Qu’avais-je à me soucier de vous ? N’étiez-vous pas une coupable tout à fait convenable ?
— C’est trop juste ! C’est donc ce Bruno Bertini qui a frappé ? Pas pour son propre compte, je présume ? Et d’abord me révélerez-vous le nom de celui qui a tué mon fiancé ?
— Notre ami Giovanetti, voyons ! (Et comme Lorenza étouffait sous sa main un cri d’horreur, elle poursuivit :) Pas pour son plaisir, croyez-le ! Mais essayez de comprendre : il accourait à Florence pour ramener en France la plus riche héritière de la ville afin d’éviter une répudiation à la reine Marie. Et pour apprendre quoi ? Qu'elle est fiancée et doit se marier dans les prochains jours. Il fallait bien parer au plus pressé. C’est un diplomate, que voulez-vous !
— Curieuse façon de pratiquer la diplomatie ! Et, selon vous, il a tenté de recommencer à Paris ? Mais pourquoi ?
— Par remords, peut-être ? Le mariage qu’on vous avait promis devait vous rendre heureuse, or il tournait au cauchemar...
— C’est donc pour lui que travaillait Bruno Bertini ? Il a achevé la besogne ?
— Là, je ne saurais vous répondre ! Je n’en sais pas plus !
— Ce serait logique pourtant et j’y voie la raison pour laquelle Giovanetti a voulu m’emmener quand il a dû quitter Paris précipitamment !
— Pourquoi pas, en effet ? Il était lui-même chassé et ne pouvait plus revenir pour vous porter secours.
— Avant d’être reconduit aux frontières, il pouvait écrire, tout de même ? Faire une tentative pour me sauver ?
— Je vous ai dit ce que je sais. Pour le reste... interrogez-le.
Lorenza cependant n’écoutait plus. Les coudes sur les bras de son fauteuil, le visage appuyé sur ses mains jointes, elle réfléchissait.
— Mais alors la seconde lettre...
— Quelle lettre ?
— Celle reçue à Courcy la veille de mon mariage et qui... Se pourrait-il qu’il soit l’assassin que je cherche ? Pourtant, il n’est revenu en France que peu avant la mort du Roi !...
— A cela je n’ai pas de réponse à vous donner puisque c’est ce que vous m’avez demandé d’éclaircir. Le souhaitez-vous toujours ou bien...
— Plus que jamais, s’exclama-t-elle. Il faut que je sache... A tout prix !... Pourquoi... mais pourquoi aurait-il fait cela ?
— Peut-être pour la plus élémentaire des raisons. Il ne vous est pas venu à l’esprit que cet homme était amoureux de vous ?
— Giovanetti ? Amoureux de moi ? Mais il pourrait être mon père !
— Et je vous croyais intelligente ! Le vieux Sarrance aussi pouvait l’être... sinon plus et pourtant il s’est pris pour vous d’une passion sénile aussi furieuse que dévastatrice !
Elle avait cent fois raison ! Saisie soudain d’une douleur insidieuse, Lorenza murmura :
— Pas son fils tout de même ?...
— On dirait que cela vous chagrine ? Constata l’autre, implacable. Vous tenez toujours à ce que je vous donne une réponse à votre question de tout à l’heure ?
Lorenza alors se redressa, puis se leva. Les yeux secs et la voix tranchante, elle lança à ce fantôme noir dont elle pouvait voir briller le regard sous la mousseline funèbre :
— Je ne désire que cela... mais j’exige une certitude !
Et amassant ses robes, elle ouvrit la porte et s’enfuit en courant jusqu’à sa voiture dont un valet eut juste le temps de baisser le marchepied.
— Au château ! ordonna-t-elle. Nous rentrons !
Mais le temps que l’on ouvre le portail, elle vit surgir à la portière la tête de Giovanetti :
— Pourquoi partir si vite... et sans même me dire un mot ?
Il voulut ouvrir mais elle avait verrouillé :
— Que vous ai-je fait ?... Répondez-moi, Lorenza !
D’un geste vif, elle baissa le mantelet de cuir sans répondre. A ce moment, le cocher enleva ses chevaux et le carrosse franchit le seuil en déclenchant un bruit d’apocalypse avant de se lancer dans la rue heureusement déserte et que le crépuscule emplissait de grisaille.
Une fois certaine d’être bien seule, Lorenza se laissa aller dans les coussins et éclata en sanglots... Elle était venue chercher un rayon d’espoir auprès de cette femme en piétinant son orgueil. Elle ne remportait qu’une blessure supplémentaire. Giovanetti ! L’ami sur qui elle pensait pouvoir s’appuyer en toutes circonstances ! Un meurtrier ! Qu’il eût agi pour quelque raison que ce fût ne changeait rien à sa déception... même si elle pouvait lui être reconnaissante de l’avoir débarrassée de l’abominable Sarrance. Mais Vittorio! Ce charmant garçon qui avait ouvert pour elle les portes du bonheur ?... Elle savait trop, depuis son arrivée en France, que les pires forfaits pouvaient être perpétrés au nom de la politique puisque l’on venait d’y assassiner un roi afin de détruire son œuvre et qu’on s’était servi pour cela de rancunes et d’appétits sordides. Mais qu’un personnage tel que l’ambassadeur eût décidé froidement d’abattre un beau jeune homme pour remplir sa mission, elle ne pouvait l’admettre. Quelle qu’ait pu être l’urgence !
Et maintenant, Thomas ?...
Plus elle y réfléchissait et plus la certitude s’ancrait ! Les éléments s’imbriquaient à la perfection, et c’était elle-même - suprême dérision - qui, en demandant à Giovanetti d’aller à Bruxelles, l’avait lâché comme un vautour sur son époux bien-aimé. Trouver une dizaine de mercenaires et mettre à leur tête quelque reître désargenté en l’affublant du nom de Vitry n’avaient pas dû poser de problèmes insolubles, d’autant que le physique du capitaine était plutôt brutal. L’ex-ambassadeur ne manquait pas d’or et qui en possédait assez était capable de mettre la terre sens dessus dessous. Même la lettre de Marie de Médicis n’avait pas dû créer de difficultés : il connaissait si bien son écriture ! Et, ainsi que l’avait souligné la Galigaï, dénicher un habile faussaire n’avait rien d’impossible en admettant qu’il ne l’ait pas rédigée lui-même !
Oui, tout s’enchaînait trop bien, surtout si l’on tenait compte de sa présence à Verneuil quand elle avait reçu la dernière lettre. Mais vers qui se tourner à présent ?
En changeant de position dans la voiture, sa jambe rencontra la raideur de la dague glissée dans une poche de sa jupe. Elle la sortit, la dégaina et contempla un moment la lame effilée. La tentation était grande d’ordonner au cocher de faire demi-tour et de la ramener rue Mauconseil pour en finir une bonne fois.
Elle se penchait déjà pour se faire entendre quand une pensée, imprécise et qu’elle ne put définir, la retint. L’instinct peut-être mais c’était comme une main invisible soudain posée sur son épaule et elle se rejeta au fond des coussins. Au point où elle en était, mieux valait se garder de ses impulsions. La sagesse - un mot qu’elle n’aimait pas beaucoup - commandait d’attendre au moins la réponse de la Galigaï. Simple courtoisie ou simple prudence mais il fallait jouer le jeu jusqu’au bout ! En outre, aller seule attaquer Giovanetti dans sa maison - où la femme de Concini se serait peut-être attardée - relevait de la folie pure. Même s’il l'aimait, il était capable de la tuer. Non, il fallait patienter encore... voir venir ! Et le carrosse poursuivit son chemin, franchissant au galop les portes de Paris alors qu’on les fermait, ce qui provoqua des cris de protestation qui s’élevèrent derrière eux.
Ce mince incident rappela à Lorenza ce fameux soir où, après l’avoir pour ainsi dire enlevée de chez Mme de Verneuil, Giovanetti avait tenté de lui faire reprendre la route de Florence. Cette fois, les portes étaient restées closes devant eux. Arrêtée par le guet, elle avait fini la nuit dans une geôle du Grand Châtelet. Giovanetti avait vraiment tenté de la sauver alors, et sa douleur de devoir poursuivre son chemin sans elle n’était pas feinte. La Galigaï voyait peut-être juste en affirmant qu’il l’aimait ?
De cette idée naquit une autre : devait-elle accorder une confiance totale à cette femme qui n’avait aucune raison de la porter dans son cœur, même si l’enchaînement des faits tels qu’elle les lui avait rapportés et qui s’ajoutait à ce que savait la jeune femme était d’une redoutable logique.
Décidément, le plus sage était d’attendre !
Le temps s’était mis à la pluie. La nuit était fort avancée lorsque l’on fut à Courcy où l’on trouva Mme de Royancourt dans une agitation extrême.
— Dieu que vous avez tardé ! s’écria-t-elle. J’étais dans la dernière inquiétude et je n’ai cessé de me reprocher de ne pas vous avoir accompagnée !
— Que pouviez-vous redouter ? J’allais chez... un ami.
Toujours si perspicace d’habitude, Clarisse ne remarqua pas la légère hésitation de sa nièce avant de prononcer le dernier mot.
— Certes ! Mais pas pour rencontrer une amie ! L’avez-vous vue au moins ?
— Oh oui ! Elle m’a promis d’essayer d’apprendre la vérité sur le faux capitaine de Vitry.
— Vous a-t-elle parlé à visage découvert ?
— Non, mais le voile - une simple mousseline ! - était moins opaque que de coutume et je distinguais nettement ses traits, l’expression de ses yeux surtout ! C’est une femme étonnante, vous savez ?
— Je n’ai jamais prétendu le contraire... mais ne venez pas me dire qu’elle vous a séduite !
— Non. De ce côté-là, rien à craindre !
— Vous a-t-elle laissé entrevoir ce que ses services allaient vous coûter ? fit-elle avec une nuance de dédain.
— Non. Lorsque j’ai évoqué la question, elle l’a éludée... Au fait, ne devriez-vous pas être en train de souper à cette heure ? Où est père ?
— D’abord, nous ne nous serions jamais mis à table sans vous. Et certes pas dans l’incertitude causée par votre retard ! Ensuite, il n’est pas là !
Lorenza, qui s’était installée près de la cheminée pour se réchauffer et se frottait les mains, la regarda avec étonnement. Quelle curieuse tournure de phrase...
— Est-ce indiscret de vous demander... où il est ?
— Je... je n’en sais rien ! Esquiva Clarisse, à nouveau saisie par l’agitation qu’elle avait montrée au moment du retour de sa nièce, mais elle reprit : Vous étiez sortie depuis peu quand... quelqu'un est arrivé... et ils ont disparu !... Et ne me demandez pas qui est ce quelqu’un, je ne peux vous le dire! Ah, Chauvin ! ajouta-t-elle en voyant apparaître le maître d’hôtel. Nous passons à table ?
— Si Madame la comtesse et Madame la baronne le veulent bien !
— Nous y allons !
Et glissant son bras sous celui de Lorenza, Clarisse voulut l’entraîner. De plus en plus surprise, celle-ci résista doucement.
— Est-ce que nous ne nous lavons plus les mains ?
Portées par deux laquais, les bassines et les serviettes arrivaient en effet. Clarisse qui prenait toujours de ses mains un soin extrême expédia ce qui, ce soir, semblait être pour elle une sorte de formalité, et fila vers la table. Lorenza suivit non sans avoir jeté au passage à Chauvin un coup d’œil interrogateur auquel le vieux serviteur répondit par un haussement de sourcils traduisant l’ignorance ! Décidément, il s’était produit quelque chose en son absence ! Quelque chose que l’on n’avait pas l’intention de lui communiquer. Mais quoi?
Un fait était certain. Clarisse comme son frère, justement fiers de la cuisine du château, prenaient à table un plaisir délicat, savourant chaque bouchée sans perdre pour autant le fil d’une conversation généralement alerte. Or, cette fois, elle engloutit un premier potage, tâta d’un autre qu’elle avala sans respirer et, finalement, posa ses coudes sur la table pour regarder Lorenza d’un air engageant.
— Et si vous me disiez ce que vous a raconté la dame Concini ?
Lorenza avait bonne envie de riposter en demandant qui l’on avait reçu à Courcy en son absence mais elle aimait trop sa tante pour l’embarrasser en l’obligeant à mentir.
— Je vous le répète : elle a promis de s’intéresser au sort de Thomas mais elle aurait tendance à penser que l’auteur de tous nos maux n’est autre que Filippo Giovanetti !
— Quoi ? Cet homme charmant, votre meilleur ami, il me semble ! Elle est folle ?... Ou alors elle a l’intention de vous mener en bateau. Ne retournez pas la voir !
— Difficile à croire d’emblée, n'est-ce pas ? Pourtant il y a beaucoup d’éléments troublants. Par exemple, elle assure que c’est lui qui a fait assassiner Vittorio Strozzi, mon fiancé !
— Et pour quelle raison ?
— Remplir la mission dont il était chargé qui consistait à nous ramener, ma dot et moi, en France, afin de gagner Sarrance à la cause de la Reine. Or j’étais prête à me marier : il a paré au plus pressé !
— Doux Jésus ! Si tous les ambassadeurs se mettaient à trucider les gens qui entravent leurs missions, on assisterait à une hécatombe ! C’est tout ?
— Non. L’attaque subie par M. de Sarrance serait aussi son œuvre...
— Après tout, pourquoi pas ? Au point où il en était !
— Sans doute, mais la cotte de mailles ayant empêché la mort de faire son œuvre, il aurait poussé Bertini à l’achever en égorgeant le vieux satyre... après quoi il aurait fait supprimer Bertini afin d’être bien certain qu’il se tairait définitivement !
Du coup, la comtesse n’avait plus faim. Occupée à picorer distraitement des champignons à la crème dans un plat, elle resta la fourchette en l’air.
— Mais on ne lui en demandait pas tant ! C’est peut-être pousser un peu loin la conscience professionnelle ? Alors... les lettres signées de la dague au lys rouge...
— ... Seraient de lui, comme la fausse lettre aux archiducs... et l’expédition du pseudo-Vitry pour récupérer mon époux. Et ne me demandez pas pourquoi : simplement par amour pour moi !
— Miséricorde!... Et il était à Verneuil quand vous avez reçu la dernière !
— J’avais tellement de peine à croire tout cela que je suis partie sans accepter de lui parler ! J’avais besoin de réfléchir dans le calme. Mais plus j’y pense et plus j’en viens à croire qu'elle a raison. Et dire que c’est moi qui l’ai envoyé à Bruxelles pour tenter d’obtenir la libération de notre Thomas et de ce pauvre Bois-Tracy ! C’est... c’est épouvantable ! Je... je vais le tuer !
Elle laissa alors tomber son visage dans ses deux mains, non pour cacher ses larmes mais pour calmer leur tremblement. Clarisse alors se leva, fit le tour de la table et, se penchant sur elle, entoura ses épaules d’un bras affectueux et logea la tête de Lorenza contre son giron, afin de la bercer comme un petit enfant.
— Non... Non, pas d’acte inconsidéré ! Je vous en conjure, Lorie, ne prenez pas de décision trop hâtive que vous pourriez regretter votre vie entière. Après tout, pourquoi devriez-vous prendre comme paroles d’Evangile ce que vous a déballé cette teigne ? Elle a peut-être un intérêt quelconque à vous écarter de tous ceux qui ont fait partie de votre vie passée...
— Un intérêt ? Lequel ?
— Est-ce que je sais ? Nul n’ignore, depuis que le couple est arrivé en France avec Marie de Médicis, que la Galigaï n’a que deux passions : la richesse et son mari, celui-ci d’ailleurs n’ayant été conquis qu’à cause de la fortune qu'elle amassait. Notre stupide Régente lui accorde tous les pouvoirs et elle peut obtenir ce qu'elle veut. Même l’impensable ! Savez-vous ce que m’a dit ce tantôt Mme d’Angoulême venue m’emprunter une once de l’élixir apaisant que m’envoient les dames bénédictines de Royancourt ? Qu’elle aurait obtenu pour son forban la dignité de maréchal de France laissée vacante par la mort de M. de Fervaques. Pas moins ! Le Connétable est à moitié fou de colère : il ne cesse de clamer que Concini va le faire assassiner pour se faire donner l’épée aux fleurs de lys ! Maréchal de France ! Ce pilier de tripots ? Ce parvenu immonde ? Toutes les échines vont se courber devant lui ! Et s’il a trempé dans la vilaine affaire de Bruxelles, ce n’est pas sa femme qui s’en vantera ! Elle a par conséquent tout intérêt à diriger vos soupçons sur un autre qui ne sera pas de force contre le couple ! Ecoutez-moi, par pitié pour vous-même, et ne bougez surtout pas avant qu’Hubert... soit de retour et...
Elle s’arrêta net cependant que Lorenza, soudain calmée, tournait vers elle un regard interrogateur.
— Vous pensez que je ne dois rien tenter sans son avis? demanda-t-elle doucement.
Clarisse, elle le sentait, venait de retomber dans le trouble qui l’agitait plus tôt dans la soirée.
— Cela est naturel, il me semble... Ne portez-vous pas notre nom ? Avant d’y imprimer une tache de sang, il a son mot à dire, non ? fit-elle nerveusement.
Aussitôt elle se ressaisit, se redressa mais sans s’éloigner de Lorenza, et garda une main sur son épaule...
— Que Giovanetti soit amoureux de vous ne fait aucun doute pour moi... Non, ne protestez pas ! Je ne suis plus jeune mais ma vue demeure excellente et il m’a suffi de remarquer la façon dont il vous regardait quand il est venu l’autre soir chez Mme d’Angoulême vous rendre compte de sa mission...
— Il serait vrai alors...
— ... Qu’il aurait tué votre fiancé, pourquoi pas ? Les vies des ambassadeurs et autres émissaires sont difficiles, voire délicates de nos jours. Ils sont parfois obligés d’employer d’étranges moyens pour satisfaire les exigences de leurs princes. Peut-être compte-t-il aussi à son actif la tentative avortée et le meurtre final de Sarrance ? Il devait mourir de peur de vous savoir aux mains de cette vieille brute concupiscente... mais la suite ne me convainc pas ! Jamais il ne prendrait un tel risque !
— Quel risque ?
— De vous rendre veuve, une fois de plus ! Et alors que vous adorez votre mari ! C’est facile à deviner : la réponse est dans les plis de votre jupe ! Trop de gens trempent dans cette sordide histoire à commencer par la Galigaï qu'il connaît parfaitement. Il aurait été mort d’inquiétude de vous voir le haïr au point de vouloir le tuer. Non, Lorenza, jamais il ne se hasarderait à s'en prendre à Thomas !
— J’aime à vous l’entendre dire encore que je vous trouve un peu péremptoire ! Car enfin, vous ne le connaissez qu’à peine...
— Mais à l’âge où je suis j’ai assez vécu pour acquérir quelque expérience des hommes. Celui-là possède la patience des chats. Il se contenterait du rôle de vieil ami et passerait sa vie à vos pieds si la guerre ou un duel vous privait de Thomas, mais jamais il ne se hasarderait à le frapper ou à le faire abattre !
Emportée par sa conviction, Clarisse parlait autant pour elle-même que pour Lorenza sans s’apercevoir que cette dernière la regardait avec de grands yeux étonnés. Quand la vieille dame se tut, elle murmura :
— Si je vous ai comprise, vous êtes certaine que Thomas n’est pas mort ?
A ce moment, on gratta à la porte et, aussitôt, Chauvin entra. Il tenait à la main une sorte de besace en cuir fatigué.
— Madame la comtesse, dit-il, Gratien a oublié ceci tout à l’heure. Dois-je envoyer un coureur ?...
— Non ! Fulmina Clarisse, hors d’elle. Emportez cet objet et sortez !
Mais le mal était fait. Lorenza s’écria :
— Gratien?... N’est-ce pas le nom du valet de Thomas que j’ai vu seulement le jour de nos noces et qui s’occupe normalement de son appartement parisien ?
— C’est cela, répondit Clarisse en détournant la tête.
Mais elle n’en avait pas encore fini avec Lorenza.
— Gratien qui accompagnait Thomas lorsqu’il est parti avec M. de Praslin ?... Ce qui signifie qu’il... qu’il est revenu ?
— Je ne peux plus prétendre le contraire, soupira Clarisse. Mais, par pitié, ne m’en demandez pas plus. J’ai juré!
— Quoi ? A qui ?
— A mon frère ! Evidemment !
— Dans ce cas, on va devoir oublier ce serment, dont je ne comprends nullement la nécessité. Et d’abord où se trouve-t-il, ce Gratien ?
— Reparti ! Il n’est revenu que pour chercher Hubert... et du renfort !
— Autrement dit, il sait où est Thomas ? Et par conséquent il est vivant ?... Mais pourquoi a-t-il mis tout ce temps à revenir ? Cela fait des mois et...
Surexcitée, elle hurlait presque. Clarisse couvrit ses oreilles de ses deux mains.
— Parce qu’il n’en avait pas la possibilité ! Il était blessé... et pour l’amour du Ciel, cessez de vociférer ! J’ai horreur de cela !
— Pardonnez-moi !... Et essayez de me comprendre ! Je ne vis plus depuis qu’il est parti. Alors une telle nouvelle!... S'il vous plaît, tante Clarisse, dites-moi au moins s’il est vivant!
— Oui, mais... il n’est plus le même, paraît-il, et, en arrivant ici, Gratien était grandement soulagé d’apprendre que vous étiez absente du château !
— Mais pourquoi ? Il est estropié, infirme, défiguré ? Vous n’imaginez tout de même pas que cela pourrait m’empêcher de l’aimer ? D’abord, pour quelle raison ne m’a-t-on pas attendue ? N’avais-je pas le droit, moi la première, d’accourir à son secours pour l’envelopper de mon amour ? Comment avez-vous pu me juger si mal ? ajouta-t-elle sans plus retenir ses larmes. Dites-moi où il est et je pars le rejoindre dans l’instant !
— Sur la mémoire de mon cher époux, je vous jure que je n’en sais rien ! Sinon je vous aurais attendue et nous serions en route toutes les deux. Pourtant, c’est de votre présence dont Hubert ne veut à aucun prix !
— Je n’en vois toujours pas la raison ! De quoi Thomas souffre-t-il ? De la peste ou de la lèpre ?
— N’exagérons rien ! En vérité je vous répète que je l’ignore !
Comment lui avouer, en effet, que son époux avait perdu la mémoire et allait peut-être se marier, si ce n’était déjà fait !
— C’est là ! dit Gratien en désignant des bâtiments de ferme si bas qu’ils semblaient des boursouflures de la terre dont ils avaient la couleur.
Suivant son conseil, ils avaient coupé par la forêt de Raisme avant d’arriver en vue de Condé quand ils s’étaient aperçus que la bannière du prince flottait sur la tour du château. L’époux de la belle Charlotte étant alors quasiment entré en révolte contre la Régente, mieux valait éviter d’aller discuter avec lui. Le baron, d’ailleurs, le considérait comme un trublion à moitié idiot à force de hargne. A présent, arrêtée à la lisière des bois, la petite troupe de cavaliers regardait le paysage plat et morne que la grisaille du jour n’embellissait pas.
Depuis que l’on avait relayé à Saint-Quentin, et Gratien se sentant assez reposé, le baron avait laissé son carrosse en garde à l’Hostellerie du Pot d’Etain, pour prendre des chevaux de selle, plus maniables et plus rapides que la lourde voiture.
Maintenant, debout sur ses étriers, le baron considérait la ferme et surtout, à quelque distance, un homme élancé qui, attelé à une charrue, traçait des sillons sous la direction d’un autre plus petit qui maintenait le soc et que l’on pouvait entendre vociférer des ordres sans que la distance permît de les comprendre... Soudain, Hubert devint tout rouge et prit feu.
— Par les tripes du pape ! Mais c’est lui ! En avant !
Menant son monde à un train d’enfer, il fut sur le passage de la charrue en quelques secondes. Arrivé là, il retint son cheval, sauta à terre et courut vers l’homme attelé qu’il prit dans ses bras en clamant :
— Thomas ! Thomas, mon fils ! C’est bien toi ! Enfin je te retrouve !
Et de l’embrasser sans se soucier de sa crasse et de ses méchants habits - un sarrau et une culotte trop courte. Le garçon, cependant, ne lui rendit pas son accolade.
— Je vous demande pardon, Monsieur, mais est-ce que nous nous connaissons ?
Sa joie retombée d’un seul coup, Hubert l’écarta et le tint à bout de bras.
— Thomas ! Tu ne me reconnais pas ? Moi, ton père ? fit-il en dévisageant avec angoisse cette figure métamorphosée.
— Je vous avais prévenu, Monsieur le baron, intervint Gratien qui les avait rejoints. Moi non plus, il ne m’a pas reconnu. J’espérais pourtant que vous...
Le paysan déjà s’interposait, l’œil mauvais.
— Hé là, mes gaillards ! Qu’est-ce que vous lui voulez à mon Colin ?
C’était un petit homme râblé, aussi large que haut, avec, sous un chaume gris couvert d’un bonnet crasseux, une figure où rien n’avait l’air à sa place. Il avait une grande bouche qui devait savoir rire mais qui, dans l’instant présent, ressemblait surtout à celle d’un brochet qui voit filer sous son nez le goujon dont il comptait faire son déjeuner. Et son œil jaunâtre n’avait rien de rassurant. Cependant, le baron choisit de se montrer conciliant.
— Votre Colin? Il doit y avoir erreur quelque part. Je sais qu’il a perdu la mémoire mais pas moi et j’affirme qu’il est mon fils !
— Vous r’semble guère, rétorqua l’autre, goguenard.
—En effet, il ressemble davantage à son aïeul Enguerrand de Courcy ! Et il n’en demeure pas moins que je suis, moi, le baron Hubert de Courcy, et que celui-là s’appelle Thomas de Courcy !
— Et si, moi, j’aime mieux l’appeler Colin ?
Hubert avait usé toutes ses bonnes résolutions et aussi sa patience.
— Il pourrait t’en cuire, bonhomme !
Il avait mis l’épée à la main et l’autre poussa des cris d’orfraie en se réfugiant derrière le soi-disant Colin, mais le baron se contenta de lancer l’arme au jeune homme qui l’attrapa au vol d’un geste machinal.
— Voyons si tu as oublié ça aussi ! Une rapière, compagnons, ajouta-t-il en tendant une main vers ses hommes sans bouger davantage. En garde ! Tonna-t-il, et Thomas, par réflexe, prit la position mais, aussitôt, l’abandonna.
— Si vous dites que vous êtes mon père, Monsieur le baron, je ne peux croiser le fer avec vous !
— Ne fait pas l’idiot, Colin ! Allonge-lui un bon coup ! Tu sais que tu es mon neveu et que...
— Je ne sais rien du tout. Je ne me souviens ni de mon nom, ni de ma vie" passée. C’est vous qui m’avez appris que j’étais votre neveu et que je m’appelais Colin !
— Bizarre tout de même, bonhomme, ironisa Hubert. Un paysan qui vouvoie son oncle et qui lui donne du Monsieur? Une vraie rareté !...
— Peut-être mais ça ne change rien à la chose. C’est bien l’fils de mon frère Aubin... En plus, j’ai besoin de lui !
— Pour traîner une charrue comme un bestiau, lui qui est lieutenant aux chevau-légers de Sa Majesté le roi Louis, treizième du nom ? Désolé mais je l’emmène ! Ceci devrait te consoler, conclut-il en lançant quelques pièces d’or aux pieds du paysan... qui se hâta de les ramasser mais se mit à hurler :
— Nous, on appartient à M’sieur l’prince de Condé et vot’roi on en a rien à faire ! Parc’que bientôt ça s’ra Monsieur le Prince notre roi ! A moi, manants !
Du bois voisin et de la campagne surgirent des gens armés de bâtons, de faux ou de serpes. Ils avaient l’air d’émerger de cette terre noirâtre comme eux.
— Monsieur le baron, souffla Gratien, s’il en vient de partout on sera peut-être un brin juste !
A ce moment, sortit de la ferme une paysanne qui se précipita vers Thomas pour l’envelopper de ses bras. Elle était jeune, pas vilaine et semblait vigoureuse.
— J’vous laisserai pas m’enlever mon Colin ! s’indigna-t-elle. On doit s’épouser à la Saint-Jean prochaine...
— C’est vrai, cette histoire ? demanda le baron.
— Oui, répondit Thomas-Colin. L’oncle Blaise a tout arrangé pour que nous puissions avoir son bien après lui ! expliqua-t-il calmement.
— Et... tu l’aimes ?
— Jeannette ?... Je l’aime bien !
Si solide qu’il soit, Courcy sentit le sol se dérober sous ses pieds. C’était comme un mauvais rêve... mais qui menaçait de s'aggraver. La meute de paysans se rapprochait, visiblement animée d’intentions hostiles. L’un d’eux aboya :
— Tiens bon, Firmin, j’ai envoyé l’Omer prévenir à Condé !
La situation allait tourner au drame. Hubert, alors, lança :
— Si tu dois t’en servir contre moi, Thomas, rends-moi cette épée et va prendre un bâton comme tes croquants... Au fait, mes bonnes gens, ajouta-t-il, le jour du mariage il serait peut-être utile de vous souvenir que Thomas est dûment marié... C’est la damnation qui t’attend, mon garçon, si tu choisis ce camp-là !
— Mais je ne veux pas choisir ! Je ne peux pas ! Je ne me souviens de rien... de rien ! Et vous dites que je suis marié?
— Devant Dieu, je le jure ! Elle s’appelle Lorenza !
— Lorenza !... Le joli nom !...
— Et plus jolie femme encore ! Thomas, par pitié, reviens à toi ! Ecoute-moi avant qu’il ne soit trop tard !
— Non ! Glapit la fille en s’accrochant au malheureux amnésique. Il est à moi !
Doucement mais fermement, Thomas la détacha de lui.
— Non je ne suis à personne puisque j’ai tout oublié ! Et je ne veux pas que le sang coule pour moi ! Alors je vais partir !
— Où ?... Où veux-tu aller ? Je te suivrai...
— Non. Puisqu’il semble que je sois un soldat, je vais aller me battre quelque part !
— Rien à faire ! Gronda Biaise. Tu resteras ici !... De toute façon, on va v’nir de Condé où est Monsieur le Prince. Si y faut on port ’ra l’affaire devant lui et on verra c’qu’il dira!
— Ça, c’est une idée ! commenta le baron qui n’aimait pourtant guère la perspective d’avoir affaire à quelqu’un d’aussi imprévisible. Lui, au moins, me connaît ! J’étais à son mariage...
Il n’était pas certain du tout qu’en appeler à ce triste sire fût une bonne solution. Thomas n’avait-il pas fait partie du projet d’enlèvement de sa femme ? D’un autre côté, il se sentait de plus en plus isolé. A chaque instant, un paysan surgissait de ce qu’il avait cru une campagne déserte, il y avait même des charbonniers issus des entrailles de la terre... et il n’avait, pour les affronter, qu’une dizaine d’hommes. Cette masse qui augmentait au fur et à mesure avançait lentement, lentement mais le cercle ne s’en refermait pas moins...
— Tu d’vrais rentrer, Colin ! Conseilla Blaise Jeannette va te ramener !
Elle essayait de l’entraîner mais il résista.
— Non, oncle Blaise ! Si vous essayez de faire un mauvais sort à ce gentilhomme, je le défendrai !
J’ignore qui je suis mais je ne suis pas un assassin... et je ne veux pas croire que vous en soyez un !
— Alors, dis-lui de décamper!... et d’jamais revenir !
— On peut pas l’laisser s’tirer ! protesta un des charbonniers. Y r’viendrait avec une armée ! Faut les bousiller! Tous !
— Moi aussi alors ! fit Thomas. Qu’on me donne une épée !
Le baron Hubert eût voulu lui rendre la sienne mais Jeannette la repoussa et s’accrocha au jeune homme qu’elle s'acharnait encore à ramener au logis, hoquetant au milieu de ses sanglots :
— T’as pas le droit ! T’es mon promis et t'es qu’un péquenaud comme nous !...
Le tumulte n’avait pas permis de remarquer la maigre silhouette d’un homme barbu, pieds nus, chevelu et vêtu d’une robe de bure en haillons, sur laquelle pendait un rosaire à grains gros comme des noix. Sa main poilue empoigna la fille à l’épaule et l’éloigna de Thomas sans le moindre effort apparent et elle se retrouva assise par terre à une toise du jeune homme.
— Tu sais bien que ce n’est pas vrai... et toi aussi, Blaise, tu le sais ! On était ensemble quand on l’a sorti de l’eau !
— Vous mêlez pas d’ça, père Athanase ! Gronda l’autre. Sûr qu’il était tombé à l’eau mais l’avait fait un faux pas... et c’est mon Colin, sûr de sûr !
— Et ses blessures ? Où les avait-il reçues ?... Et ses habits ? Qu’en as-tu fait ? Le sauver était une action louable. Pourquoi veux-tu la changer en une mauvaise ? Dieu te regarde, Blaise !...
— Il n’a qu’à tourner la tête d’un autre côté ! Grinça ledit Blaise...
Il venait de commettre une sottise. Autour de lui, les paysans se signaient, le bonnet à la main. L’un d’eux émit :
— On sait que vous dites que la vérité, père Athanase, mais puisque le gars sait même plus qui il est, qu'est-ce que ça pouvait faire que Blaise l’appelle Colin et en fasse son n'veu ?
— Sans doute... tant que cela ne portait tort à personne mais voici un gentilhomme qui le réclame comme son fils, qui assure qu’il est un officier du Roi et, plus grave, qu’il est marié devant Dieu ! Il a des enfants peut-être ?
— Non ! dit le baron.
Et, soudain, il mit genou à terre, prit la croix du rosaire et la baisa avec dévotion en disant :
— Dieu soit béni qui vous amène ici, mon père ! Que puis-je pour vous remercier de votre aide ?
— Faites tout le bien que vous pourrez et si vous êtes grand seigneur, proche de la Régente, car le Roi est loin d’avoir atteint sa majorité, essayez d’obtenir que revienne la paix. Le maître de ces terres pousse ces gens à la révolte en proclamant que le défunt Roi Henri était l’Antéchrist et que sa race doit disparaître !
— Sa race ? Condé est un Bourbon, comme l’était Henri IV, comme l’est le petit Roi Louis !
— Il n’aime à le rappeler que pour réclamer la Couronne. En attendant, il rétablit le régime féodal sur ses domaines ! Vous devriez partir, à présent. Je resterai auprès deux jusqu'à ce que vous vous soyez éloignés.
— Mais vous ? N’aurez-vous rien à craindre ?
Son regard inquiet passait d’un paysan à l’autre pour s’arrêter sur Blaise qui ressemblait alors à un molosse grincheux maintenu en laisse. L’étrange religieux sourit.
— Soyez tranquille ! Ils me connaissent tous et savent que je n’ai besoin de rien... ou de si peu ! Je suis seulement l’ermite de la forêt de Raisme... et il m’arrive parfois de les secourir ! Allez en paix avec vos gens ! Au fait... quel est votre nom ?
— Hubert de Courcy... et voici Thomas, mon fils unique ! dit-il en tendant la main au jeune homme et en le regardant au fond des yeux. Et la main de Thomas rejoignit celle de son père. Il la lâcha cependant pour se tourner vers Blaise.
— Merci, maître Blaise... et pardonnez-moi si vous le pouvez ! Je dois suivre mon destin... mais vous m’avez sauvé ! Dites à Jeannette...
— Rien ! Va-t’en !... Et ne reviens jamais ici ! Cracha le prétendu oncle entre ses dents.
Thomas aurait voulu dire qu’ils auraient pu rester amis mais dans les yeux de celui qu’il avait cru son parent, il lut tant de haine qu’il frissonna sous le sarrau de mauvaise laine qu’il portait. Le baron s’en aperçut et jeta son manteau sur les épaules devenues osseuses. Avec une colère mal contenue mêlée de chagrin, il constatait la maigreur de Thomas, ses joues creuses sous sa barbe envahissante. Il ne devait pas manger tous les jours à sa faim, lui qui avait si bel appétit. On avait aussi parlé de blessures...
— Où a-t-il été atteint ? demanda-t-il.
Ce fut l’ermite qui répondit :
— A la tête d’où la perte de sa mémoire. Il a reçu aussi un coup de dague à l’épaule mais sans trop de gravité. Je l’ai soigné avec des herbes et les plaies se sont assez vite cicatrisées mais j’ai été impuissant pour le reste. C’est l’affaire de Dieu maintenant. Il va devoir tout réapprendre...
— Pas tout ! Il sait toujours manier l’épée... A propos, où sont ses vêtements ? Ses bottes ? S’inquiéta le baron en considérant les pieds couverts de boue. Pourquoi est-il pieds nus ? Aboya-t-il soudain au nez du paysan. Tu as bien des sabots, toi ?
— Il en veut pas. Il les supporte pas !
— Un paysan, hein ? Ricana le baron. Alors, ses habits?
— On les a j’tés, y valaient plus rien !
— Tu les as vendus à quelque colporteur ? Fallait rien garder qui puisse lui rappeler qui il était ?
Une envie de meurtre au fond des pupilles, le baron allait prendre l’homme au collet pour le secouer quand Thomas intervint :
— S'il vous plaît, Monsieur...
— Tu m’appelais père ! répliqua Hubert, la voix soudain enrouée.
— L’habitude m’en reviendra, j’espère... mais ne le tracassez pas Ce n’est pas un mauvais bougre et le pays est pauvre ! Trop de guerres l’ont ravagé !
— Tu te souviens des guerres ?
— Le père Athanase m’en a parlé... Quant aux bottes...
— Personne ici n’a d’aussi grands pieds que vous, Monsieur le baron ! regretta Gratien qui amenait le cheval tout sellé qu’on avait acquis à Saint-Quentin. A la vue de l’animal, les yeux de Thomas s'illuminèrent. Il flatta son encolure puis, posant le bout d’un pied sur l’étrier, il s'enleva en voltige, maîtrisa sans peine sa monture et lui fit même exécuter deux ou trois figures de manège. Son visage témoignait assez du plaisir qu’il y prenait avant de s’élancer au galop.
En hâte, Hubert vida la moitié de sa bourse dans la paume de l’ermite, l’embrassa, et sans plus s’occuper de Blaise, rechaussa ses étriers et démarra à fond de train sur les traces de son fils retrouvé, même s’il ne reconnaissait plus personne. L’important était de le ramener à la maison. En revoyant Courcy et Clarisse et en particulier la femme qu’il adorait, Thomas parviendrait sans doute à recouvrer la mémoire ! Comment pourrait-il en être autrement lorsqu’il tiendrait Lorenza dans ses bras ? On pouvait tout attendre d’un si grand amour !
Thomas, lui, ne pensait à rien sinon au plaisir de galoper dans le vent, de sentir vivre, entre ses genoux, la puissante masse musculaire du cheval et la chaleur qu’elle communiquait à son propre corps toujours si froid. Il ne savait pas où il allait et n’était pas encore certain d’être ce qu’on lui avait affirmé mais il avait une certitude au moins : il était et avait toujours été un cavalier et c’était avec un vrai bonheur qu’il se glissait dans cette peau-là. Il avait aussi eu un choc en refermant sa main sur la garde de l’épée. Donc, il ne pouvait pas être un paysan nommé Colin comme l’assurait ce Blaise dans la chaumière duquel il avait rouvert les yeux un matin...
Jamais il ne s’était senti aussi vulnérable. C’était comme s’il venait au monde mais dans une souffrance qui devait être habituellement le lot d’une mère. Serrée dans un étau, sa tête lui faisait subir le martyre. Son épaule brûlait et pourtant il se sentait glacé jusqu’à la moelle des os. En outre, il ne reconnaissait rien de ce qui l’entourait mais y avait-il eu autre chose que ces murs de torchis, cette paillasse où il était couché, ce sol en terre battue, ces meubles grossiers, cet âtre noirci où un maigre feu vivotait. Il y avait des gens aussi, des hommes, une femme qui s’occupaient de lui, et puis après tout avait basculé et il avait replongé dans les ténèbres pendant un temps dont il n’avait aucune notion, jusqu’au nouveau retour à la surface quand une sorte de moine barbu, penché sur lui, mouillait son front d’un linge froid. Ses idées étaient à peu près claires. Il avait demandé :
— Qui êtes-vous ?
— Un ami... et vous ?
— Moi ?... Je ne sais pas !
— Comment cela ? Vous ne savez pas qui vous êtes ?
— Non : j’ai beau chercher, je ne me souviens de rien... sinon d’avoir eu froid... très très froid... ma tête était lourde et me faisait si mal !
— Et maintenant ? interrogea l’inconnu dont les doigts lui palpaient délicatement le crâne.
— C’est encore douloureux mais pas autant qu’avant...
— Avant quoi ?
— Je... je ne sais pas. Que m’est-il arrivé ?
— Vous avez été blessé à l’épaule mais surtout à la tête et vous étiez tombé à l’eau. Vous ne vous rappelez pas ?
— Si... l’eau... si froide mais c’est tout... Où sommes-nous ?
— Chez moi ! J’devrais plutôt dire chez nous parc’que j’te reconnais maintenant...
L’homme qui venait de parler, Thomas se souvenait de l’avoir vu quand on l’avait installé sur cette couche crasseuse pour le soigner. Et comme le religieux s’étonnait, il partit d’un gros rire en se tapant sur les cuisses.
— Comment qu’j’y ai pas pensé plus tôt ? C’est le Colin, bien sûr, le fils de ma sœur Madeleine qu’habite Tournai ! Y a un bout de temps elle m’avait dit qu’elle l’enverrait chez nous pour m’aider à la ferme parc ’qu’elle savait plus quoi en faire ! Y tournait au mauvais garçon.
Il criait presque, avec de grands rires, et le blessé pria :
— S’il vous plaît !... Ne criez pas !... Ma tête !
— Bah, tu t’y feras ! fit l’autre en baissant tout de même le ton.
L’ermite cependant s’étonnait et entraînait le bonhomme à part et Thomas n’entendit rien de ce qu’ils disaient sinon, à la fin :
— Pour sûr qu’il était soldat... ou quasiment ! La Madeleine se tournait les sangs parc ’qu’après avoir pris la fuite y s’était collé avec une bande ! Et j’vais vous dire une bonne chose : s’y s’rappelle rien, c’est très bien comme ça ! Ici, y r’deviendra un honnête paysan et y travaillera aux champs ! C’est Madeleine qui va être contente !
Le père Athanase émit encore une réserve dont seule la réponse parvint à Thomas :
— J’dis pas qu’il a pas changé ! ! C’est pour ça qu’j’l’ai pas r’connu tout d’suite ! Cinq ans, ça vous change un gars... mais maintenant j’suis sûr ! Pas vrai Jeannette ? Ma fille mentirait pas !
Thomas porta alors son attention sur la fille qu’il avait entrevue dans ses brouillards. Elle lui avait pris la main et la tenait si serrée qu’il tenta, en vain, de la lui enlever. Mais il n’avait plus aucune force...
— Oh oui ! L’père a raison ! C’est not’Colin et j’suis bien heureuse d’le revoir ! On s’aimait tous les deux !
— Sauf qu’ta tante te trouvait pas assez bonne pour lui!... mais maintenant tout va s’arranger !
Cela s’était arrangé, avec le temps et un meilleur état de santé. Mais la mémoire, elle, ne revenait pas et le convalescent se fatiguait rapidement et toussait. Chichement alimenté, son grand corps avait perdu ses muscles si vigoureux auparavant. Petit à petit, pourtant, il se familiarisait avec ce nom qu’on lui avait attribué, avec ce personnage même s’il ne parvenait pas à se l’approprier vraiment... Il y avait Jeannette qui lui vouait une manière d’adoration. Alors il s’habitua aussi à l’idée de l’épouser un jour...
Mais il pressentait qu’il n’appartenait pas à ces gens-là.
Il y avait la façon de s’exprimer. L’oncle Blaise et Jeannette ne parlaient pas le même langage que lui et il n’arrivait pas à se faire au leur. Il n’y avait que le père Athanase qui employait les mêmes mots mais on le voyait si rarement ! Blaise, d’ailleurs, n’aimait pas trop les voir causer ensemble. Il trouvait toujours un travail à donner à son « neveu ». Puis il y avait eu ce garçon - presque aussi mal habillé que lui ! - qui avait dit se nommer Gratien et qui l’avait appelé Monsieur le baron ! Pas longtemps, il est vrai. Blaise lui était tombé dessus à coups de fouet en le traitant de mendiant et en lui conseillant d’aller se faire pendre au diable...
Et puis M. de Courcy était arrivé et « Colin » l’avait suivi avec joie même si son visage lui était aussi étranger que celui de Gratien. Mais il lui avait donné un cheval et l’amnésique avait senti avec bonheur se décoller la boue qui lui tenait aux pieds. En même temps, il avait l’impression que le brouillard dans lequel il se mouvait se détachait de lui... Et c’était bon !
Tout en galopant derrière lui, Hubert mâchait sa moustache sans parvenir à retenir ses larmes. Gratien, seul, était à ses côtés et pleurait lui aussi. Jamais tant de sentiments contradictoires ne s’étaient mélangés en lui. Certes, le baron était heureux de ramener chez lui son fils vivant, mais en quel état ! Il savait qu’il aurait des difficultés à oublier la première image qu’il en avait eu : ce grand corps maigre, sale et haillonneux, attelé à une charrue comme une bête de somme ou un esclave ! Et ce paysan au faciès brutal, à la bouche mauvaise, qui le réclamait comme sien !
A l’aller, Gratien lui avait expliqué clairement ce qu’il avait découvert, son horreur devant l’état où se trouvait réduit le maître qu’il aimait, sa douleur en constatant qu’il n’était plus qu’un corps déserté par son âme et sa colère aussi, d’autant plus amère qu’elle se doublait d’impuissance. N’était-il pas lui-même à bout de forces et de ressources ? Alors, il était reparti à petites journées, mendiant son pain la plupart du temps. Depuis belle lurette, l’argent que lui avait laissé Thomas quand on l’avait arrêté à Bruxelles avec M. de Bois-Tracy avait fondu.
Pour l’économiser, il s’était placé comme valet dans une auberge, en face de l’antique donjon qui abritait les prisons pour voir ce qui allait se passer. Il s’était même fait un ami parmi les gardes qui lui avaient appris comment les captifs étaient traités. Il aurait bien voulu rentrer en France prévenir le baron mais il ne pouvait se résoudre à s’éloigner de Thomas. Si, en son absence, on l’exécutait ?...
Il ne se passa rien de tel et Gratien songeait sérieusement à retourner à Courcy quand, un jour, il vit entrer des cavaliers entourant un carrosse fermé et commandés par un officier fort barbu et moustachu. Tous portaient les couleurs du roi de France. Par son ami le garde, il avait appris que la Régente réclamait les prisonniers. Alors, désertant là son auberge, il avait suivi, en courant d’abord - le lourd véhicule n’allait pas vite - et en essayant de ne pas se faire remarquer. Et puis il avait volé un cheval auquel il ne devait pas être sympathique parce que l'animal s’était débarrassé de lui dans un fourré. Résultat, il était parvenu à Condé juste à temps pour apprendre que l’on avait trouvé le cadavre de Bois-Tracy dans les roseaux du fleuve mais aucune trace de son compagnon qui avait dû être emporté par le courant.
Il avait refusé d’y croire, sachant que son maître nageait comme un poisson. Et il avait cherché, cherché...
— Comment se fait-il que je ne t’aie pas rencontré ? objecta le baron quand le pauvre garçon en fut à ce point de son récit. Moi aussi j’ai sillonné la région...
— Ce devait être à l’époque où j’étais chez l’ermite. Il m’avait ramassé dans la forêt à moitié mort de faim et de misère. Il m’a remis debout et m’a dit ce qu’il était advenu de Monsieur Thomas, et où le trouver. Je suis allé chez le paysan pour le résultat que Monsieur le baron connaît, alors je suis reparti prévenir à Courcy. Le père Athanase m’avait donné des fruits secs, un rayon de miel sauvage et du pain. Les gens du pays qui viennent souvent lui demander de les soigner lui apportent un peu de ce qu’ils ont... et c’est comme ça que j’ai réussi à rentrer.
Hubert l’avait questionné longuement sur le faux Vitry mais Gratien, n’ayant jamais vu le vrai, manquait de points de comparaison. Tout ce qu’il avait pu faire c’était décrire l’homme encore et encore sans rien pouvoir préciser...
— Un quelconque aventurier, avait fini par conclure le baron, comme on en trouve partout à notre époque. Ce qu’il faudrait savoir c’est de qui il tenait ses ordres...
« De toute façon, c'est pas ça le plus important, pensait le brave garçon en suivant la chevauchée de Thomas à travers la campagne picarde. Ce qui compte, c’est qu’on l’ait avec nous! Quand il sera rentré chez lui, qu’il reverra son château, tous ces gens qui le connaissent si bien... et surtout sa belle dame, ça s’rait tout de même le diable si la mémoire ne lui revenait pas ! Au moins quelques bribes ! Mais faudrait peut-être lui rendre d’abord son aspect d’autrefois... ou, presque ! Sinon, la tante Clarisse et la belle Lorenza vont s’évanouir en le revoyant ! »
Le baron ne pensait pas autrement. Pour parer au plus pressé, quand on fut à Valenciennes, on chercha la meilleure auberge où, évidemment, l’entrée de Thomas ne passa pas inaperçue, mais son père avait sa façon de donner des ordres et il obtint sans peine qu’on lui monte un baquet à lessive, de l’eau chaude et du savon. On s’empressa de récurer le rescapé. Pendant ce temps-là, Gratien courait à la recherche de linge et de vêtements convenables et surtout de bottes. Lui seul connaissait par cœur les mensurations de son maître et, quand on apporta le souper, le jeune homme avait retrouvé meilleure figure. Un barbier était venu le raser et raccourcir ses cheveux trop longs. Mais quand on lui tendit un miroir, il hocha la tête d’un air désolé.
— Ainsi c’est là mon visage ? murmura-t-il.
— Tu ne te reconnais pas ?
— Non et cela me déçoit : je ne suis vraiment pas beau!
— Comment veux-tu qu’il en soit autrement ? Tu as une mine épouvantable et tu es maigre comme un clou mais tu redeviendras vite...
— Vous dites que je suis marié et... que ma... femme est belle ?
— Très belle... et très amoureuse de toi !
— Si j’ai tellement changé, j’ai grand peur qu’elle ne soit horrifiée. Peut-être devrais-je attendre quelque temps avant de me montrer à elle ?
— Tu ne la connais pas. Elle n’est pas de celles qui s’arrêtent à ces détails. Elle sait que le temps vous transformera encore, que vous vieillirez, que tu pourras être de nouveau blessé dans une guerre, au pire défiguré, pourtant je réponds sur mon âme de son amour... Depuis que tu as disparu, elle souffre...
— Vous avez dit tout à l’heure que j’étais un soldat ?
— Tu es lieutenant aux chevau-légers du roi Louis XIII qui n’est encore qu’un enfant. Ton colonel est le comte de Sainte-Foy, un grand chef qui sera un jour maréchal de France comme l’était ton grand-père.
— Et pas vous ?
Quoiqu’il n’en eût guère envie jusque-là, Hubert se mit à rire.
— Je vais te porter peine mais non, je n’ai jamais eu la fibre militaire. Oh, certes, j’ai fait ma part auprès du feu roi Henri IV - que Dieu bénisse ! - lorsqu’il combattait pour conquérir son royaume et j’ai reçu de menues estafilades mais, la paix revenue, je suis rentré dans notre beau Courcy où je cultive des fleurs ! Avec l’aide de ta femme pour ne rien te cacher !
— Parlez-moi d’elle ! Elle s’appelle...
— Lorenza mais tu l’as rebaptisée Lorie. Elle est née à Florence qui est une ville...
— Je sais où est Florence !
— Tu sais ? Mais alors...
— C’est vrai... ma mémoire n’est pas entièrement détruite. Je crois toujours en Dieu et n’ai pas oublié les prières qu’on lui doit. Je me souviens de la lecture, de l’écriture, du calcul, du maniement de l’épée, de la monte à cheval...
— J’ai vu !
— Ce que j’ai oublié, c’est moi... qui je suis, ce qui concerne mon enfance, ma famille, qui j’aimais et n’aimais pas...
— Ta tante Clarisse par exemple ?
— J’ai une tante Clarisse ?
— Elle va être très malheureuse si tu ne la reconnais pas. Après la mort de ta mère, c’est elle qui s’est occupée de toi. Elle est veuve depuis très longtemps et vit à Courcy où tout le monde l’aime... à commencer par moi et ta jeune épouse... Ta tante a parfois la dent dure mais elle est très bonne au fond et, surtout, elle a un grand sens de l’humour... On rit souvent avec elle.
— On dirait que j’ai énormément de chance... pour un homme qui se croyait un paysan nommé Colin !
— Celui-là, il va falloir l’oublier ! Ecoute, c’est suffisant pour ce soir. Tu as besoin de repos... et moi aussi. En outre, il me vient des idées que je dois examiner ! Alors, bonne nuit, Thomas !
— Bonne nuit... Père ! Et encore merci !
— Tu n’as pas à dire merci ! N’es-tu pas mon seul enfant ?
En dépit de sa fatigue, Hubert resta éveillé tard dans la nuit. En découvrant que certaines connaissances subsistaient dans le cerveau de son fils, il avait conçu un espoir : celui que, peut-être, tout n’était pas perdu et qu’avec des soins, les zones enténébrées pourraient s’éclaircir. Cela, seul un médecin de talent pourrait être capable de le déceler. Sauf que les médecins valables étaient rares, quantité de ceux qui se paraient du titre n’étant guère que des charlatans. Il en existait un, pourtant, ce Valeriano Campo qui avait jadis sauvé la vie de Lorenza mais dont on disait que la Galigaï s’était emparé. Et si ce docteur-là était celui qui lui convenait ? Donc, avant de rentrer à Courcy, on allait faire halte rue Mauconseil ! Et pourquoi pas pour plusieurs jours !
D’autre part, il fallait éviter à ses « femmes » un choc trop brutal. Il aurait donc tout loisir de les décrire minutieusement, d’apprendre à Thomas ce qu’il devait savoir : comment s'adresser à elles, leurs habitudes et leurs comportements...
Arrivé à ce point de ses cogitations, il se permit une plaisanterie avec lui-même : si Thomas n’avait rien oublié de sa culture civile ou militaire, on pouvait espérer qu'il savait toujours faire l’amour!...
Pourquoi, même, ne se retrouverait-il pas lui-même dans les bras de Lorenza ? Sa féminité chaleureuse aurait réveillé un mort et, avec elle, le désir était une affaire sûre ! Pour sa part personnelle... bon ! Il était temps de quitter le sentier des évocations dangereuses. Donc, première urgence : faire examiner Thomas par le médecin florentin ! Ensuite on aviserait !
Et là-dessus le baron Hubert souffla la chandelle et s'endormit enfin.
Quand on fut à Saint-Quentin, le baron récupéra son carrosse, au grand désappointement de son fils.
— Dois-je vraiment abandonner mon cheval pour monter là-dedans ? dit-il d’un air si navré qu’Hubert ne put s'empêcher de rire.
— Je reconnais que tu n'as jamais aimé ce moyen de transport...
— C'est vrai ?
— On ne peut plus vrai ! Tu disais qu'il fallait être une femme ou un malade à l'agonie pour s’installer dans des coussins - de velours sans doute ! -, mais où l’on est secoué comme un prunier pour aller beaucoup moins vite qu’à cheval! Et je te donne raison...
— Ah ! fit le jeune homme avec satisfaction.
— Mais nous devons passer par Paris où je voudrais consulter un médecin... certainement le meilleur qui soit. Or, tu es connu dans la ville et je n’ai pas envie que l’on apprenne ton retour tant que tu seras...
— Absent ? C’est le mot que vous cherchez ?
— Oui ! Autant te le dire tout de suite : une menace pèse sur toi depuis ton mariage. Une menace que tu as acceptée d’ailleurs mais qui torture Lorenza. C'est une longue histoire que je dois t’apprendre avant que tu ne la revoies. Te laisser dans l'ignorance pourrait déchaîner une véritable catastrophe.
— A ce point ?
— Juge toi-même. En gros, et avant de l'épouser, tu as sauvé par deux fois la vie de Lorenza : de la noyade d'abord... et ensuite de l'épée du bourreau ! Et si j'ajoute que ce drame est plus ou moins lié à la mort du roi Henri IV...
— Le Roi a été assassiné ?
Hubert de Courcy considéra son héritier un moment en silence puis, posant une main sur son épaule.
— Je dois t'enseigner à nouveau l’histoire de France en même temps que la nôtre, cela vaut, je crois, que tu te laisses secouer dans ce carrosse pendant quelques dizaine de lieues ! Quand nous serons de retour chez nous, tu pourras galoper autant que tu voudras !
— Bien sûr !
Et sans plus protester, Thomas monta dans le carrosse.
A Courcy, cependant, Clarisse ne savait plus à quel saint se vouer ni surtout comment combattre la nervosité de Lorie, Celle-ci ne comprenait pas pourquoi on ne voulait pas lui dire ce qui était arrivé à son époux et de quoi il souffrait. Bien entendu, elle avait tenté un harcèlement discret mais n’avait réussi qu’à mettre l’aimable femme en colère.
— Pour l’amour du Ciel, Lorenza, cessez de me tourmenter ! Cela devient insupportable ! On vous a dit que Thomas est vivant, contentez-vous-en, sacrebleu ! Cela devrait tout de même être suffisant pour vous calmer ?
— Je sais... et je vous supplie de me pardonner, mais je voudrais tant savoir ce qui lui est advenu et de quoi il souffre !
— Moi aussi, figurez-vous ! Et comme on ne m’en a pas appris davantage, je ne peux tout de même pas inventer je ne sais quelle fable pour vous faire tenir tranquille et avoir la paix !
Ni l’une ni l’autre n’étant rancunières, on s’en était tenu là mais, à mesure que les jours s’écoulaient, l’humeur de la jeune femme s’assombrissait. D’autant plus qu’elle n’avait reçu aucune nouvelle de la marquise d’Ancre. Jusqu’à ce que lui parvienne une lettre de Louise de Conti.
« Toute la Cour - les heureux élus tout au moins ! - se prépare à prendre la route pour Bordeaux où notre jeune Roi va épouser l’infante Ana, après que la princesse Elisabeth eut été escortée jusqu’à la frontière espagnole où elle sera remise au prince des Asturies pour coiffer la couronne d’Espagne quand Dieu aura rappelé à Lui le roi Philippe III. Je ne vous cache pas que je ne suis guère tentée par ce voyage. Je connais trop les mauvaises surprises des grands chemins et plus encore celles que réservent les mauvais lieux qui nous accueilleront la nuit. Ma seule consolation est que la Reine - ou la Régente, on ne sait trop comment l’appeler depuis que le Roi a atteint sa majorité ou, bientôt, Reine mère après le mariage, ce qui lui déplaît fort !... - est encore plus contrariée que moi car elle va devoir laisser la Galigaï au Louvre. Les crises l’ont reprise au cours desquelles on dit qu’elle se tord dans son lit, étouffée par une boule qui lui remonte des entrailles. Elle aurait des migraines épouvantables que l’on calmerait en répandant sur son crâne les entrailles d’un coq, en la nourrissant des crêtes d’autres malheureux gallinacés et de rognons de bélier. Elle ne boirait que du lait sucé directement au sein d’une nourrice... En résumé, l’horreur totale ! Tout cela viendrait de ce que son époux ne veut plus coucher avec elle et là on peut le comprendre ! Naturellement, le bruit court qu'elle est possédée du démon auquel elle aurait fait allégeance bien que des moines augustins soient venus tenter de la sauver avec des scapulaires et des talismans bénis. On sait aussi qu’elle a fait appel au médecin juif Montaldo et aussi à ce Florentin qui vous a soignée, ainsi que Mme d’Entragues laquelle ne jure plus que par lui. Toujours est-il qu’on ne peut l’emmener au-devant d’une princesse chez qui sévit l’Inquisition. On l’enverrait au bûcher tout droit sans lui laisser le temps de respirer !
« Cela dit, votre absence laisse bien des regrets. Parfois inattendus comme chez notre petit Roi qui, avant-hier, demandait pourquoi on ne vous voyait plus. C’est cette chère vieille La Châtre qui, entre deux reniflements, un éternuement et trois raclements de gorge, lui a dit qu’ayant perdu une fois de plus un époux - ce qui semblerait être chez vous une habitude ! - vous n’aviez vraiment rien à faire à la Cour. Ce qui a fait rire jusqu’à ce que Sa petite Majesté déclare qu'elle ne voyait pas ce qui pouvait être amusant dans les malheurs répétés d’une jeune et belle dame. Toujours gracieuse, sa mère lui a conseillé de se mêler de ce qui le regardait et, à la surprise générale, il a répondu que, devant épouser prochainement l’infante, il était naturel qu’il se préoccupât de son entourage futur ! Etonnant, non ? Il y a aussi mon frère, Joinville, qui se montre fort désireux de visiter Courcy. Il me harcèle pour que je vous l’amène et j’ai dû le lui promettre mais seulement après le mariage, c'est-à-dire dans quelques mois... »
Incontestablement distrayantes, les lettres de Mme de Conti enchantaient habituellement Lorenza. Celle-ci l’accabla. Même si elle avait eu réellement l’intention de faire la recherche qu’elle lui avait demandée, la Galigaï devait en être tout à fait incapable dans l'état de santé où elle se trouvait.
Naturellement, si Thomas vivait toujours, le nom du faux Vitry perdait un peu de son importance mais rien qu’un peu ! Celui qui avait assassiné Henri de Bois-Tracy devait le croire mort et s’il apprenait que son coup était manqué, il n’aurait de cesse de renouveler sa tentative meurtrière.
Ce fut également l’avis de Clarisse lorsqu’elle lui donna la lettre.
— Si mon frère nous ramène Thomas, et dans quelque état qu’il soit, il faudra le cacher jusqu’à ce que l’on sache qui est le meurtrier. Même à nos plus chers amis comme les Montmorency et la duchesse Diane. La moindre indiscrétion y compris tout à fait involontaire pourrait être fatale ! S’il doit garder le lit, ce sera facile ici où, pour l’atteindre, il faudrait prendre le château d’assaut... et encore ! Mais s’il est sur ses pieds ?...
— C’est positivement lamentable d’en arriver à le redouter ! Ragea Lorenza. En attendant, il faut que je fasse quelque chose...
— Quoi ?
— M’expliquer une bonne fois avec Giovanetti ! J’ai eu le plus grand tort de refuser de lui parler l’autre jour et je vais y aller ! Si vraiment la Galigaï a raison, s’il est amoureux de moi, il parlera !
— Je n’aime pas cela ! Comme tout bon diplomate, il doit être retors ! Ce qu’à Dieu ne plaise vous n’êtes pas !
— Je sais. En outre, il est florentin... mais moi aussi ! Je vais faire dire au jeune Flagy de faire seller Viviane et de se préparer à m’accompagner !
Cette fois, Clarisse leva l’étendard de la révolte.
— Il n’en est pas question ! Je ne vous laisserai pas y aller seule !
— Il ne dira rien devant vous !
— Je resterai dans la voiture ! Alors, Flagy d’accord mais notre carrosse le plus léger et Aurélien sur le siège avec deux laquais !
— Pour une visite incognito, ce sera réussi !
— Qui parle d’incognito ? Nous allons voir un ami, sans plus !
Au fond, elle n’avait pas tout à fait tort. A sa place, Lorenza aurait réagi de la même façon...
Quand elles arrivèrent rue Mauconseil, Flagy eut quelque peine à obtenir qu’on laissât entrer le carrosse : Messer Giovanetti venait de rentrer fatigué et avait donné l’ordre qu’on ne le dérange sous aucun prétexte.
— Je ne suis pas un prétexte, déclara Lorenza en descendant de voiture, presque sur les pieds d’un majordome qu’elle ne connaissait d’ailleurs pas. Dites à ser Filippo que je suis la baronne de Courcy et que je ne bougerai de ces lieux avant de l’avoir vu malade ou pas, à l’article de la mort même si besoin est. Il vaudrait donc mieux permettre à mes gens d’entrer dans la cour.
Sa voix avait dû porter loin : Giovanetti en personne apparut à l’entrée de l’hôtel. Tout de suite, il s’empressa.
— Madonna Lorenza ! Quelle joie de vous recevoir ! La dernière fois, vous êtes partie si vite ! Et vous sembliez si mécontente !
— Je le suis encore, ne vous en déplaise ! C’est une explication franche et nette que je viens... demander (elle avait hésité un instant à employer le terme exiger, mais un peu de diplomatie lui paraissait préférable).
— Quelle que soit la raison, vous êtes et serez toujours la bienvenue... Mais est-ce que Mme de Royancourt ne descend pas ?
— Non. C’est seul à seule que nous devons parler... Et puis, elle a la migraine ! ajouta-t-elle tandis que Clarisse, un rien crispée, répondait de la tête et d’un vague sourire au salut qu’on lui adressait.
Pendant ce temps, Lorenza pénétrait dans la maison et se dirigeait d’un pas rapide vers le cabinet de l'ancien ambassadeur. Quand elle y fut, elle ne s'assit pas, resta au contraire très droite, les mains dans son manchon d'hermine, tournée vers la porte que son hôte refermait soigneusement.
Il lui parut vieilli. Son visage au teint un peu jaune était visiblement las, et sans doute était-il lui-même moins résistant. Elle n'hésita pas à en profiter.
— La Galigaï m'a dit l'autre jour que c'est sur votre ordre que Vittorio Strozzi a été assassiné. Est-ce la vérité ?
Il n'hésita même pas.
— J'ignore comment elle a pu l'apprendre mais c'est vrai. La dague au lys rouge m'appartient... ou m'appartenait !
— Pourquoi ?
— Cela coule de source, il me semble ? J'arrivais à Florence pour vous chercher et vous emmener en France et j'apprends que vous êtes sur le point de vous marier. J'ai paré au plus pressé. Pardonnez-moi... si vous pouvez !
Il s'était enfoncé dans son fauteuil et passait sur ses yeux cernés une main qui les tenait clos mais qui tremblait.
— Et, naturellement, le billet cloué par la dague avait pour but de décourager tout candidat éventuel ?
— Naturellement...
— Voilà un point d'acquis. Passons au deuxième chapitre : l'attaque contre le marquis de Sarrance ?
— C’était moi aussi. Malheureusement, l’homme a manqué son coup ! Et a même perdu la dague...
— Je sais puisque c’est dans cette damnée chambre que Bertini l’a ramassée. Ce meurtre-là aussi, c’est vous ?
— Non. Et je le regrette. Cette fois, j’aurais peut-être eu droit à votre reconnaissance en vous débarrassant d’un tortionnaire.
— Alors pour qui Bertini a-t-il travaillé ?
— Vous ne voulez pas vous asseoir ? Vous allez m’obliger à me relever et je ne vous cache pas que je suis fatigué !
Elle prit le premier siège venu et se posa sur le bord.
— Voilà ! Répondez à ma question maintenant : est-ce vous qui avez fait égorger le marquis de Sarrance ?
— Non ! Sur mon honneur ou ce qu’il en reste ! J’ignore pour qui cet homme - que je ne connais pas d’ailleurs! - a travaillé. Pourquoi pas à son propre profit ? Il paraîtrait que de l’or et des bijoux avaient disparu... Renseignez-vous plutôt du côté de Concini dont c’est l’un des fidèles qui se chargeait volontiers des sales besognes.
— « C’était » l’un des fidèles ! Vous oubliez que quelqu’un l’a tué lui aussi ainsi que sa maîtresse. Mais laissons cela pour le moment et passons à la lettre !
— Quelle lettre ?
— Je devrais dire les lettres car il y en a deux, signées de la dague au lys rouge. La première, reçue à la veille de mon mariage, spécifiait que si je passais outre à l’interdiction de prendre époux, Thomas s’attirerait le sort des deux premiers. La seconde... la voici ! dit-elle en tirant le billet de son manchon... Je précise qu’elle émanait du château de Verneuil. Si rapide qu’en eût été la délivrance, cette fois, l’un des écuyers de mon beau-père a pu suivre le messager. J’ajoute, afin de ne rien oublier, que vous étiez alors l’hôte de la marquise ainsi que Concini et le marquis de Sarrance... Alors je veux savoir qui a dépêché le messager !
Le poing de Giovanetti s’abattit sur le bois du bureau tandis que la colère rendait des couleurs à son visage.
— Encore une fois ce n’est pas moi ! J’étais là-bas - je crois vous l’avoir dit ! - pour accompagner Valeriano Campo et tâcher d’en savoir un peu plus sur la mort étrange du Roi !
— L’écriture des deux lettres est cependant la même que celle du billet retrouvé sur le corps de Vittorio Strozzi !
— Cela prouve simplement que c’était le même faussaire ! Rien qu’à Paris je pourrais vous citer cinq ou six artistes de la plume capables de reproduire n’importe quelle écriture !
— Je n’en doute pas un instant. Seulement, depuis que j’ai reçu ce misérable papier, mon époux a disparu, mort sans doute comme son ami Bois-Tracy dont on a retrouvé le cadavre ! Et je vous invite à vous joindre à moi pour admirer l’ironie du sort : ils se sont volatilisés peu après la demande que je vous ai faite de vous rendre à Bruxelles !
— D’où vous en concluez que je suis l’assassin ! Moi qui...
Il buta sur les derniers mots. En l’entendant, elle eut un petit rire cruel.
— Pourquoi vous arrêtez-vous ? Si j’en crois la Galigaï vous devriez terminer par « qui vous aime » !
— Elle vous a dit cela ?
— Mais oui ! Hormis son visage, c’est une femme qui ne cache rien de ce qu’elle pense lorsqu’on sait lui parler et elle m’a appris plus de choses que je n’en souhaitais ! Selon vous, sur ce point, a-t-elle menti ?
— Non!... Non, c’est vrai que je vous aime comme je n’aurais jamais cru pouvoir aimer un jour... Assez, en tout cas, pour vouloir votre bonheur plutôt que le mien. J’ai conscience de mon âge et savais me contenter d’une chaleureuse amitié. Que puis-je faire pour que vous me la rendiez ?
Il était au bord des larmes, si visiblement malheureux qu'elle en eut pitié.
— Livrez-moi l’assassin de mon époux et nous verrons! Je vous donne le bonsoir, ser Filippo !
Et elle rejoignit Clarisse et la voiture.
Quand, au matin, on quitta Saint-Quentin sous un rayon de soleil inattendu, le baron Hubert eut bien du mal à dissimuler son inquiétude en regardant son fils assis à ses côtés. L’avant-veille, tout à la joie de l’emmener et de constater qu’il n’avait rien perdu de son allure à cheval, il avait attribué son teint terreux à la crasse qui le recouvrait. A présent, même récuré à fond et vêtu proprement, sinon avec élégance, il conservait une mine affreuse. Le bain avait révélé sa maigreur et aussi que ses blessures mal soignées n’étaient pas belles, mais il en venait à se demander si ce grand corps ne recelait pas une maladie et qu’il était peut-être urgent d’y remédier. Il toussait parfois. Aussi le baron changea-t-il ses plans : on n’avait pas le temps de rentrer à Paris où ne se trouvait peut-être pas le médecin florentin. Il fallait agir au plus tôt et faire étape à Senlis.
Cinq ou six ans plus tôt, chassant dans la forêt avec le Roi, il était tombé de cheval, sans gravité, mais n’avait pu éviter le coup de boutoir du sanglier qui lui avait ouvert la cuisse et il avait perdu une certaine quantité de sang. Henri IV avait alors ordonné qu’on le porte chez le docteur Chancelier qui habitait près de l’abbaye Saint-Vincent et qui s’était révélé appartenir à une espèce rare à l’époque : un remarquable médecin apprécié d’ailleurs dans la région et dont le Béarnais, pour son compte personnel, avait pu constater l’efficacité.
Gratien applaudit vigoureusement quand le baron le mit au courant de sa décision. Lui aussi, en étrillant son maître, avait remarqué la peau grise, et les légères boursouflures des blessures. La joie que Thomas n’avait pu cacher en repartant vers une autre vie lui avait rendu des forces qui l’abandonnaient à présent même s’il s’efforçait de n’en laisser rien voir. Le carrosse, au fond, était une bonne chose car, sans doute, n’aurait-il pas pu continuer la route à cheval.
— Cette brute de Blaise l’a peut-être recueilli mais il s’est payé sur la bête en le faisant travailler comme un galérien et en le nourrissant le moins possible ! Si Monsieur le baron avait tardé, je ne sais pas si on l’aurait retrouvé vivant ! déclara-t-il.
— Tu as sûrement raison ! Ce que je comprends difficilement, c’est la fille. Elle avait l’air de l’aimer et même ils devaient s’épouser !
— Elle l’a peut-être aidé à subsister en cachette de son père ? Ça lui ressemblerait assez ! Les épouseurs ne doivent pas se bousculer dans cette ferme boueuse !
Quand la voiture s’arrêta devant la maison du médecin, Thomas somnolait, mais quand il voulut mettre pied à terre, ses jambes se dérobèrent sous lui et il serait tombé si son père et Gratien ne l’avaient soutenu. Sa figure était devenue rouge brique, il se mit à tousser et s’en excusa.
— J’ai dû trop dormir ! Maître Blaise disait...
— Si tu prononces encore une fois ce nom devant moi, je t’assomme ! Il ne méritait pas l’or que je lui ai donné car il t’a exploité honteusement et il était temps que j’y mette le holà!
— Où sommes-nous ? demanda Thomas en regardant autour de lui la rue bordée, d’un côté, par un jardin et les bâtiments d’une abbaye et, de l’autre, par quelques maisons de belle apparence accolées les unes aux autres.
— A Senlis, chez le docteur Chancelier, le meilleur que je connaisse. Tu as grand besoin d’être soigné, mon garçon. Si je te ramène à Courcy tel que te voilà, ta tante et ta femme tomberaient en syncope en te voyant.
— Mais je...
— Plus un mot ! Voici d’ailleurs le médecin !
En effet, un homme d’une cinquantaine d’années, de taille élevée et corpulent, sortait de la maison dont une servante lui ouvrait la porte en lui tendant un sac de cuir noir. Il s'immobilisa à la vue de l’attelage et de son escorte mais Hubert grimpait déjà les marches.
— Je vous salue, docteur Chancelier. Vous souvenez-vous de moi ?
— Monsieur le baron de Courcy ? fit le praticien avec un large sourire. Ne savez-vous pas que vous êtes inoubliable? Que puis-je pour vous ?
— Rien, comme vous le voyez, mais beaucoup pour mon fils Thomas que voici !
Les yeux de Chancelier se rétrécirent sous ses sourcils froncés.
— Je vois ! Hum... Je vois ! Montez-le dans mon cabinet. Godeliève va vous montrer le chemin et je vais l’examiner. Que lui est-il arrivé ? S’enquit-il en remontant le perron en compagnie d’Hubert.
On le lui expliqua avec force détails et, un quart d’heure plus tard, Thomas était installé dans l’une des chambres que le médecin gardait à la disposition des malades incapables de se soigner seuls et qu’il refusait de confier à l’hospice de la ville. Après quoi, il s’y enferma avec lui.
Quand il en sortit, une demi-heure plus tard environ, et alla rejoindre le baron qui tournait en rond dans son cabinet, il était visiblement soucieux.
— Alors ? demanda Hubert. C’est inquiétant ?
— Oui... et non. Il est jeune et solidement bâti sinon il ne serait peut-être plus de ce monde. Les blessures se sont réinfectées à cause de la saleté dans laquelle il a vécu. Celle de l’épaule est douloureuse parce qu’il a une clavicule cassée et qu’on ne lui a pas donné le temps de se ressouder avant de le faire travailler. Il lui a d’ailleurs fallu un rude courage pour se servir de son bras dans de telles conditions...
— Si vous l’aviez vu quand je l’ai trouvé : sale à faire peur...
— Je vous crois volontiers parce que le nettoyage a été hâtif mais Godeliève s’en occupe. La blessure à la tête s’est infectée pour la même raison et cela sur un organisme affaibli par la perte de sang et une nourriture trop insuffisante... Mais il faudrait savoir jusqu’à quel point le cerveau a été atteint !
— D’où l’absence de mémoire ? Ce qui est bizarre, c’est qu’il n’a rien oublié des gestes de sa vie quotidienne : monter à cheval, manier une épée. Il m’a dit aussi qu’il savait encore lire, compter, mais les souvenirs antérieurs à sa baignade dans l’Escaut semblent avoir fondu dedans. Ils ne vont pas au-delà de l’instant où on l’a repêché... Et cet abruti de croquant qui ne voyait rien, qui l’obligeait à travailler comme un bœuf et qui projetait de le marier à sa fille...
— Il ne serait pas allé plus loin que la fin de l’année. Aussi je pense que vous ne serez pas surpris par mon intention de le garder chez moi quelque temps. Je veux pouvoir le suivre de près et je ne peux pas aller m’installer chez vous parce j’ai d’autres malades. Courcy n’est pas si loin et vous reviendrez quand vous voudrez !
Très déçu parce qu’il comprenait qu’il allait devoir repartir seul, le baron demanda :
— Vous pensez pouvoir le guérir ?
— Si je parviens à le convaincre de garder le lit pendant un temps raisonnable, et avec l’aide de l’herbarium de l’abbaye d’en face, j’en réponds !
— Et sa mémoire ?
— Ça, c’est une autre histoire. Elle peut lui revenir d’un moment à l’autre ou jamais ! Mais, petit à petit, vous lui réapprendrez ce qu’il aura perdu.
— En dehors de cela, qu’est-ce qui peut lui rappeler les souvenirs effacés ?
— Vous m’en demandez beaucoup ! Un choc physique... ou peut-être émotionnel. On sait peu de choses sinon sur la façon dont fonctionne le cerveau humain. Il est marié, m’avez-vous dit ?
— Oui et très amoureux de sa femme qui est plus que belle et qui lui rend son amour. Je vais avoir du mal à l’empêcher de venir le rejoindre !
— Ce pourrait être la meilleure thérapie mais je ne veux pas la voir ici jusqu’à ce que je l’autorise... Il est fiévreux et la température risque de monter encore plus. Ce qui, en temps voulu, pourrait être un remède serait actuellement dangereux. En revanche, je vous demanderai de me laisser son valet !
— C’est trop naturel et je paierai leur pension à tous les deux.
— Ne vous souciez pas de cela. Et si vous voulez dormir ici, j’ai une chambre vacante...
— Je vous remercie mais j’ai tout mon monde à caser et je vais rejoindre l’Hostellerie de la Reine Anne19 dont j’ai gardé un excellent souvenir. Je passerai demain avant de repartir.
Si agréable que fût l’auberge en question, il n’en obtint pas moins une fort mauvaise nuit traversée de cauchemars et d’envies de retourner à Condé administrer à ce bouseux de Blaise la raclée qu’il méritait beaucoup plus que des écus. Et il ne retrouva la paix qu’en se jurant, si Chancelier ne sauvait pas Thomas, de refaire le voyage pour pendre le bonhomme au premier arbre de la forêt voisine mais en abandonnant l’or à la pauvre fille qui avait aimé son fils et l’avait aidé à survivre.
Quand il revint chez le docteur, au matin, celui-ci le rassura un peu. Compte tenu de la fièvre qui ne baissait pas, le malade avait relativement bien dormi. De toute évidence, son corps épuisé avait le plus grand besoin de repos.
— Ne vous tourmentez pas trop ! recommanda-t-il au baron. Il est fait à chaux et à sable, votre Thomas, et s’il n’y a pas de complications côté cérébral, je devrais vous le remettre d’aplomb. En ce qui concerne son épaule, j’ai posé un emplâtre parce qu’on ne peut bander une clavicule fracturée mais il faut compter près d’un mois pour que l’os se ressoude. Alors patience ! Je vous renverrai Gratien quand on pourra le montrer à sa jeune femme sans qu’elle s’évanouisse !
Patience ! C’était ce mot-là qui tournait dans la tête du père tandis que son carrosse le ramenait chez lui. Ce n’était pas - et de loin ! - la vertu cardinale de Lorenza... ni de Clarisse ! Il entendait déjà leurs voix - indignées et conjuguées! - retentir dans ses oreilles !
Or, cela ne se passa pas comme il l’avait imaginé.
Naturellement, ayant entendu les chevaux et le roulement du carrosse, elles l’attendaient sur le perron mais, quand la voiture stoppa et qu’elles le virent descendre seul, Clarisse eut une exclamation désappointée tandis que Lorenza, pivotant sur ses talons, s'enfuyait en courant vers l’intérieur du château sans doute pour pleurer tout à son aise, et sous l’œil un peu surpris de son beau-père.
— Qu'est-ce qu’elle a ?
— Voyons, Hubert, réfléchissez un peu ! s'écria Clarisse qui peinait elle-même à retenir ses larmes. Vous revenez seul. Donc...
Il ne rata pas une si belle occasion de se mettre en colère, un bon coup de gueule ayant toujours eu chez lui le privilège de lui détendre les nerfs.
— Donc rien du tout ! Mais quelle manie, chez vous les femmes, de tirer des conclusions avant même que l'on ait eu le temps de vous dire seulement bonjour ? C'est horripilant à la fin et...
Clarisse se calma net.
— Bonjour, Hubert ! Et maintenant ? Où est Thomas ?
— Vivant, rassurez-vous, et en sûreté... Mais pour la suite vous attendrez... D'abord d'être au sec ! Vous, je ne sais pas, mais moi j’ai une sainte horreur de papoter sous la pluie !
Un nuage, en effet, s’était installé au-dessus du château et commençait à se déverser sur ses habitants.
Et prenant sa sœur par le bras, il l'entraîna à l'intérieur jusqu'au petit salon bleu où il se laissa choir avec satisfaction dans le meilleur fauteuil.
— Ah ! Cela va mieux ! Quand donc les fabricants de carrosses se décideront-ils à rembourrer leurs coussins avec autre chose que des noyaux de pêche. J’ai l’échine rompue..,
— Cessez de me lanterner ! S’impatienta Clarisse. Je me pencherai sur vos vieilles douleurs lorsque vous m’aurez répondu. Où est Thomas ? répéta-t-elle en scandant les syllabes.
— Chez un médecin, dans un lit, à Senlis. Il est entre de bonnes mains mais je crois que je suis arrivé à temps. Dans un sens... j’aime autant que Lorie soit allée pleurer dans son coin. Vous saurez mieux que moi lui apprendre ce qu’il en est...
En quelques mots, il raconta ce qui s’était passé à la ferme de Blaise.
— Ce misérable l’avait pour ainsi dire réduit à l’esclavage et ce que je n’arrive pas à comprendre c'est pourquoi il tenait à lui faire épouser sa fille.
— Parce que c’est un imbécile doublé d’un avare qui ne voulait pas avoir une bouche inutile à nourrir. Quant à la fille, je pense qu’elle a dû en tomber amoureuse. En quelque sorte elle a représenté pour lui une chance.
— Il y a tout de même quelque chose d’obscur. Quand j’ai fouillé la région, j’ai vu cette ferme... mais je n’ai pas vu Thomas. D’où je suppose qu’on l’avait escamoté. Pourquoi ?
— Vous venez de le dire vous-même : pour s’acquérir un valet de ferme sans bourse délier ! Vous pensez bien que les soins de l’ermite n’ont pas dû coûter cher... Parlez-moi à présent de sa mémoire; il ne vous a pas reconnu ?
-— Non. Ses souvenirs ne remontent pas plus loin que sa sortie des eaux de l’Escaut. Il ignorait tout de moi, de vous, de sa femme, de Courcy, des chevau-légers, du Roi, de tout ce qui fut son passé. Il ne se reconnaît pas dans un miroir...
— Vous voulez dire qu’il est... comme un petit enfant à qui il faut tout apprendre ?
— Pas entièrement, non ! Chancelier me l’a expliqué. Sa blessure à la tête a atteint une zone du cerveau, celle de sa personnalité propre, mais il sait toujours lire, compter, écrire, manier une épée, monter à cheval ! Oh, Clarisse, si vous l'aviez vu quand on lui a donné une monture ! Sa joie, son aisance aussi ! En dépit de ses pieds nus et du fait qu’il n’est pas en bonne santé, il s’est enlevé sur ses étriers comme s'il montait au ciel et il est parti ventre à terre ! C’est seulement après que j’ai découvert que, malgré les soins du père Athanase, il était malade...
La voix d’Hubert se brisa sur ces mots en même temps que sa volonté de cacher sa détresse morale. Enfouissant son visage dans ses deux mains, il éclata en sanglots si durs qu’ils lui déchiraient la gorge. Pétrifiée par la violence de cette douleur - la pire qu’elle lui ait jamais connue -, Clarisse resta muette, ne sachant que faire. Pas même oser s'approcher de lui. Elle se contenta de le regarder comme on regarde une catastrophe avec un affreux sentiment d’impuissance...
Elle ne vit pas s’entrouvrir la porte ni s’approcher Lorenza et ne s’aperçut de sa présence que lorsque celle-ci posa une main sur l’épaule de son beau-père, si doucement qu’il ne la sentit même pas.
— Père, murmura-t-elle. Conduisez-moi vers lui !
Il ne sursauta qu’au son de sa voix, voulut se relever mais la pression s’accentua et le maintint où il était.
— Vous avez entendu ?
— Tout ! J’ai tout de suite regretté ma réaction de tout à l’heure. C’était idiot puisqu’il est vivant... et c’est le principal ! Mais maintenant que je sais, je veux le rejoindre, veiller sur lui, tenir sa main...
Il leva sur elle un regard infiniment las. Il aurait tant voulu éviter ce qu’il allait dire !
— Non, Lorie ! C’est impossible ! Pas maintenant !
— Pourquoi ? Je suis sa femme !
— Nous le savons tous et aussi le docteur Chancelier qui veut pouvoir le soigner comme il l’entend...
—... sans avoir toujours dans les jambes une femme qui lui rendra la vie impossible ?
— C’est bien cela ! Essayez de comprendre : Thomas vient de vivre des mois de quasi-misère et de crasse dans les pattes d’un paysan abruti qui ne voyait qu’une chose : grâce au père Athanase les blessures étaient fermées et Thomas tenait debout. Sous-alimenté et contraint à des travaux dont il aurait ri avant ce qui lui est arrivé, il n’a plus que la peau sur les os et celle-ci, mal cicatrisée, se boursoufle. Si nous n’étions intervenus, il ne voyait pas la fin de l’année...
— C’est ce que je pensais et je ne vois là rien d’incompatible avec ma présence à ses côtés. Qu’il soit décharné, défiguré, à demi mort donc à demi vivant ne changera rien à l’amour que je lui porte et que...
— Dieu qu’elle est agaçante ! Gronda Hubert. Si vous m’aviez écouté jusqu’au bout, vous sauriez que Chancelier vous considère comme la deuxième partie de son traitement.
— Je ne comprends pas.
— Oh, c’est l’évidence même. Alors j’explique : il veut le remettre d’aplomb avant qu’il ne vous voie parce qu’il espère que l’émotion ressentie en face de votre beauté pourrait lui rendre la mémoire... ou au moins la faire revenir quand il vous tiendra dans ses bras ! Sacrebleu ! Vous êtes idiote ou faut-il vous mettre les points sur les i ? Vous avez déjà vu un quasi-moribond avoir envie de faire des galipettes, même avec la plus jolie fille du monde ?
— Oh ! fit Clarisse, choquée.
Il tourna sa colère contre elle.
— Qu’ai-je dit de si horrifiant ? Vous devenez bégueule en vieillissant ? Cela ne vous ressemble pas !
— Tant pis !... Et d’ailleurs, je ne le suis pas ! L’idée de votre médecin n’est pas mauvaise mais, en modeste femme que je suis, je me demande si des soins tendres, empressés, attentifs... et quotidiens n’obtiendraient pas un résultat... identique ? En outre...
— Quoi encore ?
— Si, au lieu de progresser vers la guérison, le cas s’aggravait et si...
— Il suffit ! Il y a des mots que je ne veux pas entendre! Dans ce cas, Gratien sautera en selle et viendra nous chercher ! Et puis Senlis n’est pas si loin que notre Gratien ne puisse venir nous tenir au courant, décida-t-il.
Descendant de ses grands chevaux, il vint prendre la jeune révoltée dans ses bras.
— Mettez-vous à sa place, Lorie ! Rien qu’un instant. Quand il s’est regardé dans un miroir, il s’est presque fait peur! Ne l’obligez pas à subir, dans cet état, votre regard ! Dès avant votre mariage il ne se jugeait pas assez séduisant pour vous !
Cette fois les larmes montèrent aux yeux de la jeune femme et elle nicha sa tête dans le creux de l’épaule du vieil homme.
— Je crois que j’ai compris ! Pardonnez-moi ! Je vous obéirai...
Elle l’avait dit du fond du cœur. Seulement, ce ne serait pas facile. Savoir Thomas si proche et ne pouvoir courir vers lui, l’envelopper de sa tendresse, le soigner, lui réapprendre à l’aimer. Ce pourrait être si doux mais elle avait promis et ne pouvait que tourner en rond en attendant les nouvelles. Qui, dans les premiers temps, ne furent guère rassurantes. Le mal semblait plus profond que la solide constitution de Thomas ne le laissait supposer. Une issue fatale cependant ne semblait pas à craindre.
Des nouvelles, on en avait tous les trois jours environ même si le baron brûlait d’y galoper tous les matins, mais le fait que Thomas soit resté si longtemps à l’abri des recherches disait assez que si on remettait la main dessus, c’en serait fait de lui à jamais. Il fallait donc que son séjour chez le docteur Chancelier demeure ignoré, et s’en remettre au seul Gratien pour être renseignés. On ne fait pas attention à un valet et celui-là, en outre, savait, le cas échéant, modifier son apparence.
Ce ne fut pas évident de le faire admettre aux deux femmes, surtout à Lorenza. Quand Gratien apparaissait, il subissait un tel feu roulant de questions que le baron, agacé, finissait par s’enfermer avec lui dans un coin tranquille, en l’occurrence sa librairie, pour que le messager puisse se restaurer et prendre un peu de repos avant de repartir. Mais, finalement, le providentiel Gratien eut la gloire d’apporter la bonne nouvelle sous forme de lettre : le docteur Chancelier, ayant enfin trouvé la racine du mal, appliquait à présent un traitement qui donnait d’excellents résultats. On en pleura de joie !
— Je vais pouvoir y aller ! s’écria Lorenza, illuminée d’espérance.
— Pas question qu’aucun de nous aille à Senlis ! Faut-il répéter continuellement qu’on le mettrait en danger ? Mais comme la Cour va partir pour la frontière espagnole, nous aurons les coudées plus franches...
C’était la première fois, depuis que l’on avait retrouvé Thomas, que le baron faisait allusion à ce monde extérieur dont il ne cessait de se méfier puisque, jusqu’à présent, on ignorait toujours l’identité du pseudo-Vitry évaporé dans l’atmosphère après le meurtre d’Henri de Bois-Tracy et celui - raté de justesse évidemment mais on pouvait l’appeler ainsi - de Thomas. Il avait d’ailleurs prié Lorenza d’éviter d’y faire la moindre allusion lorsqu’elle répondait aux lettres de son amie Conti.
— Non que je me défie d’elle, ma chère enfant, mais une lettre peut se subtiliser. Mieux vaut que l’assassin continue à croire qu’il a réussi son coup.
— Soyez tranquille ! J’en ai conscience en dépit de l’amitié que je porte à Louise. Nos plumes nous servent à bavarder à bâtons rompus ! Les siennes étant, il est vrai, plus intéressantes que les miennes !
C’était peu de le dire ! En fait, sans la princesse, les gens de Courcy n’auraient plus su grand-chose de ce qui se passait à Paris... Même, on n’apprenait plus rien de Chantilly : le Connétable, sa goutte, ses fureurs, sa prune et la moitié de sa maison étaient partis pour son gouvernement du Languedoc. Par ordre plus que de son propre chef ! Malgré son âge, la duchesse Diane l’y avait accompagné.
On avait aussi su, quelques mois plus tôt, que, harcelée par la guerre plus ou moins larvée que se livraient les princes, la Régente s’était laissé arracher une session des états généraux afin d’essayer de mettre un peu d’ordre dans l’énorme pagaille créée, non seulement par lesdits princes - et surtout par Condé ! - dans le but de ramener le régime féodal, mais aussi par le peuple écrasé d’impôts, par le clergé menacé de voir rogner ses riches prébendes, par les généraux, officiers et autres militaires ulcérés par l’élévation de Concini au rang de maréchal de France pour lequel il n’avait pas le moindre titre ni la moindre qualité. C’était déshonorer cette charge prestigieuse !
A coups de millions - les derniers de la Bastille ! -, on avait extrait une sorte de cote mal taillée, jugée insuffisante par l’insupportable
Condé mais qui permettait au moins le mariage du Roi sans amener l’infante dans un pays en pleine révolution.
Une des lettres de la princesse faillit déclencher un orage. Elle y relatait le « miracle » dont la reine Margot avait été l'heureuse bénéficiaire. Ayant pris froid à un bal chez la Régente, l’ancienne souveraine était tombée malade au point qu’on la crut à la dernière extrémité. Son amant d’alors, le chanteur Villars, qu’elle couvrait de bienfaits, prit une décision héroïque : aller demander sa guérison à Notre-Dame de la Victoire, près de Senlis... et y aller à pied !
« Connaissant les habitudes sybarites du garçon, cela fit beaucoup rire. On proposa même de prendre des paris ! Mais on rit beaucoup moins quand on sut que, non seulement Villars avait accompli son pèlerinage jusqu’au bout, mais qu’en outre la chère malade en personne l’attendait devant le sanctuaire, dans sa litière escortée de deux ou trois carrosses emplis de ses femmes. Le retour fut triomphal comme bien vous l’imaginez ! La Galigaï songerait à s’y faire porter mais Sa Majesté s’y est opposée en lui faisant remarquer que, faute d’amant, c’est son Concino qui devrait prendre son bâton de pèlerin. Celui-ci s’est contenté de hausser les épaules : sa grandeur ne saurait se livrer à ce genre de mômeries. En fait, comme chaque jour qui passe voit augmenter le nombre de ses ennemis, on aurait plutôt tendance à lui donner raison : à moins d’y aller avec une armée, il n’arriverait certainement pas vivant ! »
A peine eut-elle achevé la lettre que Lorenza prenait feu.
— Pourquoi ne m’a-t-on pas encore dit qu’il s’y tenait là-bas un lieu de pèlerinage miraculeux ? C’est bien à Senlis que Thomas est soigné ?
— Difficile de prétendre le contraire ! Émit le baron. Seulement c’est certainement la première fois que j’entends parler de miracle !
— Ce Villars ne s’y est tout de même pas rendu au hasard ?
— Autrefois... mais il y a longtemps, il se serait produit un événement analogue, se rappela Clarisse. En fait, comme son nom l’indique, on va prier Notre-Dame de la Victoire pour obtenir un succès. En outre, c’est le sanctuaire marial le plus proche de Paris.
— Il y en a un autre plus loin ?
— Notre-Dame-de-Liesse près du château de Marchais qui appartient au duc de Guise dont Mme de Conti est la sœur, comme vous le savez... Ce sanctuaire-là est célèbre. Le feu Roi et la Médicis s’y sont rendus...
— Alors pourquoi ne m’y avez-vous jamais emmenée ?
— Toujours la même raison. Moins vous sortirez d’ici et mieux cela vaudra jusqu’à ce que Thomas nous soit rendu... où jusqu’à ce que nous sachions enfin qui se dissimule derrière Vitry !
— J’ai l’impression que nous ne le saurons jamais, fit-elle amèrement. Si la Galigaï est à ce point souffrante, je dois être le cadet de ses soucis.
Clarisse se garda sagement de dire qu'elle n’avait pas cru une minute à une aide quelconque de cette femme. Quant à Villars, ou il avait eu une chance inouïe, ou la reine Margot n’était pas si gravement atteinte !
— Voilà que vous mettez en doute la puissance de la Vierge Marie ? Ironisa Hubert. Vous n’allez pas tourner parpaillote au moins ?
— Cessez de proférer des âneries ! Ce que nous pouvons faire, tous les trois - vous aussi mon frère... et ne me regardez pas de cet œil torve ! -, c’est nous engager, entre les mains de notre père Fremyet, à prendre la route de Liesse pour rendre grâces quand Thomas sera revenu au foyer, avec ou sans mémoire ! J’avoue que je ne vivrai pas tant qu’il ne sera pas en sécurité sous nos solides murailles...
— Parce que vous croyez que je vis, moi ? Bien sûr que je le préférerais dans nos murs où nous pouvons aisément soutenir un siège, mais je vous rappelle que si je ne m’étais aperçu à temps de son état et si le Ciel n’avait mis sur mon chemin ce docteur Chancelier à qui je dois d’avoir gardé mes deux jambes, je ne l’aurais pas ramené vivant. Si vous voulez tout savoir, chaque fois que je vais me coucher j’enrage de ne pouvoir aller le récupérer ! Et plus encore de ne pouvoir agir en pleine lumière ! En d’autres temps, je fusse allé droit chez le Roi lui montrer ce qu’on a fait de mon fils !... D’ailleurs, avec notre Henri, il y a beau temps que l’affaire serait tirée au clair, en admettant qu'elle ait eu lieu parce que les archiducs auraient eu d’autres chats à fouetter qu’emprisonner des gentilshommes ! Mais bien qu’il ait atteint sa majorité et qu’il soit sur le point de se marier, notre jeune souverain ne se décide pas à grandir ! Il continue à jouer, à fabriquer des petits gâteaux et surtout à dresser des oiseaux de chasse en compagnie de son ami Luynes !
— Ne le lui reprochez pas ! dit Clarisse. Mal aimé ou pas aimé du tout d’une mère qui ne songe qu’à elle-même et à son cher Concini, le pauvre petit connaît au moins les joies d’une amitié quasi fraternelle...
— Avec un gentillâtre provençal alors qu'il est roi de France ?
— Pourquoi tant de dédain ? Ce garçon est beaucoup plus âgé que lui mais il lui adoucit la vie ! On verra ce qu’il en sera quand, après le mariage, ils reviendront de Bordeaux. Ce qui n’enlève rien aux regrets immenses laissés par le roi Henri.
— Mme de Verneuil elle-même les éprouverait, dit Lorenza. Enfin désabusée, elle aurait confié au prince de Joinville, d’après Mme de Conti : « Ah, si le petit homme était encore là, comme il prendrait le fouet pour chasser les galants et les marchands du temple ! »
— Il est bien temps de se lamenter après avoir tout fait pour le conduire au trépas ! Elle pleurerait des larmes de sang, celle-là, et ce ne serait pas encore suffisant ! Bougonna le baron. Et, à moins qu’il ne nous tombe quelque génie du Ciel, nous avons devant nous de longues années à être la risée de l’Europe - nous qu’Henri avait fait si grands ! - sous la férule d’un mirliflore gorgé d’or et d’une grosse dindonne vieillissante qui l’idolâtre, tous deux protégés par le manteau royal d’un gamin qui n’arrivera jamais à maturité ! Conclusion: la France est foutue !... Qu’est-ce qu’il y a, Chauvin, ajouta-t-il pour son majordome qui venait d’entrer discrètement. Avons-nous un message ? Il me semble avoir entendu le galop d’un cheval...
— Un message, non, Monsieur le baron. Une visite oui: Monseigneur l’évêque de Luçon demande si vous pouvez le recevoir.
— Oh oui ! s’écria Lorenza sans attendre l’agrément d’Hubert, ce dont elle s’excusa aussitôt mais elle était ravie de revoir le jeune prélat qui lui avait été si secourable au moment du procès d’Escoman.
Mais le baron ne s’en offusqua pas. Il se mit à rire.
— Vous avez entendu, Chauvin ? Introduisez !
Celui qui entra d’un pas rapide n’avait d épiscopal que la couleur des vêtements, justaucorps et chausses de drap violet disparaissant dans de hautes bottes de cavalier, ainsi que la plume du feutre gris comme les bottes et les gants à crispin. Sous le chapeau qu’il avait ôté pour le salut d’usage, il portait une calotte violette protégeant la tonsure.
— Que c’est aimable à vous, Monseigneur, d’avoir fait tout ce chemin pour nous voir ! dit Lorenza en s’agenouillant à demi pour baiser l’anneau d’améthyste, immédiatement suivie par Clarisse qui pensait que c’était fort dommage de faire d’Eglise un aussi séduisant cavalier.
— Pardonnez-moi, baron, et vous aussi Mesdames, d’arriver à l’improviste, mais je devais me rendre à l’abbaye de Royaumont et j’ai pensé pousser jusqu’ici. Je désirais vous parler et vous trouver tous trois ensembles m’enchante.
— L’accueil de ces dames vous montre à quel point ce plaisir est partagé ! Et nous sommes toujours d’accord, fit Hubert, courtoisement. Enfin... presque toujours, rectifia-t-il avec son sourire de faune. Holà, Chauvin !
Mais le majordome apparaissait déjà, portant sur un plateau d’argent des verres d’épais cristal, un flacon dans un rafraîchissoir et un plat de craquelins.
— Du vin de Chablis ! commenta le baron Hubert. Rien de mieux pour faire digérer les poussières de la route !... et boire à votre santé, Monseigneur. Bien que devenus campagnards, il nous est revenu par un ami - en fait il s’agissait d’une lettre de la princesse de Conti ! - qu’à la suite de ce magnifique discours prononcé par vous aux états généraux où vous étiez rapporteur du clergé, vous avez été nommé aumônier de Madame la Régente ? Une très bonne nouvelle en un temps où elles se font de plus en plus rares !
— En effet et j’en suis très heureux car j’espère, en veillant à la santé morale de notre souveraine, pouvoir être de quelque utilité dans un royaume où les choses ne vont pas au mieux ! Cependant, ce n’est pas de l’Etat dont je viens vous entretenir mais d’une affaire - désagréable, pardonnez-moi ! - qui vous touche de près.
— Nous ?
— Vous allez en juger. Le prince de Condé est venu porter plainte contre un coup de force commis par vous sur ses terres et plus exactement sur l’un de ses vassaux ! Vous auriez enlevé le neveu d’un certain Blaise, le nommé Colin, fiancé à sa fille Jeannette...
— Quoi ? Explosa Lorenza. Fiancé à...
— Paix, ma fille ! Intima le baron. Ce n’est qu’un détail sans importance. Ce qui en a, Monseigneur, c’est qu’un croquant malfaisant ait osé se plaindre et qu’un prince du sang des Bourbons se soit fait son écho ! Si quelqu'un devait se plaindre, c’est moi... et ma famille, car le Colin en question n’était autre que mon fils, Thomas, victime d’une tentative d’assassinat à Condé-sur-l’Escaut avec son ami Henri de Bois-Tracy qui, lui, n’en a pas réchappé. Ce forfait a été perpétré par je ne sais quel forban qui les avait enlevés de Bruxelles en se faisant passer pour le capitaine de Vitry !
— Cela n’a pas de sens ! Comment est-ce seulement possible ? Ce jeune homme a dû tout de même dire qui il était?
— Non, car il a perdu la mémoire ! Il ne sait plus qui il est. Blessé à la tête, il a oublié tous les événements antérieurs à son repêchage dans le fleuve...
— C’est à peine croyable !
— Peut-être mais c’est ainsi. En outre, pour un « oncle », ce Blaise a eu un comportement étrange pour ne pas le qualifier d’ignoble. Il l’a fait travailler comme une bête de somme en le nourrissant plus que chichement... J’ajoute qu’ils ne parlent pas le même langage.
— Comment cela ?
— Le soi-disant Colin s’exprime comme vous et moi, avec la même politesse, tandis que Biaise et sa fille usent du langage des paysans qu'ils sont. Au surplus, il suffit de faire mander le père Athanase, une manière d’ermite qui gîte dans la forêt de Raisme : il a aidé Blaise à sortir mon fils de l’eau et lui a prodigué quelques soins. Lui sait tout !
Monseigneur de Luçon fronça un sourcil qu'il avait aisément impérieux.
— Le père Athanase, dites-vous ? Vous m’en faites souvenir : il a en effet été question d’un anachorète retourné à la divine pauvreté et que l’on apprécie dans les environs. Malheureusement pour vous, il vient de mourir...
Le baron garda son calme mais ses mains se crispèrent sur les accoudoirs de son fauteuil.
— Mourir ? Et... comment ?
— Je ne sais trop. Il semblerait que ce soit en essayant les vertus d’une herbe sauvage...
Cette fois, Hubert explosa.
— Et il se serait bêtement empoisonné, lui qui en savait plus dans toute la Picardie que n’importe qui sur l’usage des simples ? Décidément, on nous en veut car il ne fait aucun doute pour moi qu’il a été assassiné. Et certainement peu après notre départ !
— C’est ce que j’ignore mais je m’informerai... Cela paraît étrange mais, j’y pense, le mieux ne serait-il pas de me conduire dans la chambre de votre fils ?... S’il est en état toutefois de répondre à quelques questions ?
— Je vous l’aurais déjà proposé, Monseigneur, mais il n’est pas à Courcy. Tandis que je le ramenais à la maison, son état m'est tout à coup apparu... inquiétant. Il était fiévreux et ses blessures avaient mauvaise apparence. Par chance, notre route passait près de la demeure d'un médecin dont j’avais pu moi-même expérimenter le talent alors que, chassant aux côtés du roi Henri, un sanglier m’avait embroché la cuisse. J’aurais pu mourir ou rester infirme mais, grâce à lui, mes deux jambes fonctionnent à merveille comme vous pouvez le constater. Thomas est resté chez le docteur. Il n’a toujours pas recouvré la mémoire mais il va de mieux en mieux et j'espère le ramener bientôt ici.
— Un médecin de cette qualité c'est denrée rare à notre époque ! Que ne vient-il s’installer à Paris où nous n’avons guère que des charlatans ? Il ferait fortune !
— Peut-être ne le souhaite-t-il pas. Le roi Henri désirait se l’attacher mais il a refusé. Il se trouve bien où il est !
— Un homme exceptionnel en vérité mais je peux le comprendre. Son nom est...
— Le docteur Pierre Chancelier.
— Et où le trouve-t-on ?
La toute légère hésitation d’Hubert n’échappa pas à Clarisse qui se mit à rire.
— Voyons, Hubert, ne me dites pas que vous vous méfiez d’un du Plessis de Richelieu ?
— Non. Evidemment que non ! Il exerce à Senlis, qui est d’ailleurs domaine royal. Dès que Thomas sera revenu, je vous le ferai savoir, Monseigneur.
J’ajoute, afin que vous ne gardiez aucune incertitude sur sa personnalité, que vous pourriez demander... l'aval du colonel comte de Sainte-Foy qui commande les chevau-légers et qui connaît parfaitement mon fils !
— Ah, en effet ! C’est une caution plus que valable, un tel homme ! Bon, je pense que je vous ai suffisamment importuné et qu'il est temps pour moi de me retirer.
— Importuner ? Quel vilain mot, entre ces murs où vous n'avez que des amis, fit le baron avec une grâce inattendue. C'est à ce titre que j'oserai une question... à moins qu’elle ne vous contrarie ?
L’évêque eut un léger haut-le-corps cependant qu’une étincelle s’allumait dans son œil profond, mais il corrigea cette réaction d’orgueil par l’un de ses rares mais charmants sourires.
— Je ne vois pas pourquoi. Posez votre question, baron!
— Je vous remercie. A qui M. de Condé a-t-il porté sa plainte ?
— A Sa Majesté la Reine et Régente !
— Qui dit la Reine dit Concini ! Or, les échos de la guerre quasi ouverte que le prince mène contre le favori ne cessent de résonner jusqu’à ce château retiré. Lui faire plaisir doit être la dernière chose que souhaite le Florentin !
— Si vous me permettez d’être franc, je vous confierai qu’en ce qui me concerne je suis quelque peu revenu sur les fortes présomptions qu’il m’inspirait !
— Oh!
— Comprenez-moi ! Ce n'est pas... et de loin et même s’il en est persuadé, un homme d’Etat mais, étant donné son influence sur la Régente, c’est la seule carte que l’on puisse jouer pour barrer la route aux folles ambitions de Condé... Aussi préfère-t-on lui donner l’impression qu’on le tient en grande considération pour des affaires mineures.
— Mineures ? Mon honneur et la vie de mon fils ?
— Pardonnez-moi ce... lapsus ! Je veux dire des affaires qui ne tiennent pas à la sécurité du royaume. Elle est pour moi primordiale !... Quant au... maréchal d’Ancre, ce n'est qu’un beau garçon, un fat gonflé de son importance et qui n’a guère en tête que sa fortune, ses terres, sa puissance même si elle n’est qu’apparente. Tellement même qu’il songerait à se défaire de son épouse...
— Répudier la Galigaï ? Mais c’est à elle qu’il doit sa position ! C’est à elle qu’il doit tout ! Et pour quoi faire ?
— Il songerait à épouser une fille bâtarde du feu Roi !
— Mais il est fou ? s’écria Clarisse.
— S’il ne l’est pas encore, il le deviendra... et malheureusement le jeune Roi en qui je plaçais de grandes espérances semble décidé à ne jamais sortir de l’enfance ! Alors si l’on veut que le royaume soit gouverné par un autre que Condé, il faut diriger, sans trop en avoir l’air, cette marionnette surdorée de Concini. Surtout s’il n’obéit plus à ce que lui souffle une femme dont il ne veut plus et que, d’ailleurs, il voit de moins en moins souvent !
— Et la Reine ? Il la voit moins ? On le dit son amant et elle vieillit !
— Elle y tient et il le sait. Il se conduit au Louvre comme chez lui tandis que la Galigaï se retire de plus en plus souvent dans son hôtel de la rue de Tournon... A présent, souffrez que je vous laisse ! Je n’ai que trop tardé !
— Et pour ce qu’il en est de la plainte du prince de Condé ? S’inquiéta le baron Hubert.
— Elle tombe d’elle-même dès l’instant où vous pourrez présenter le jeune baron. Nombre de personnes le connaissent en effet ! Prévenez-moi quand il sera de retour. D’abord, j’aimerais le rencontrer et, ensuite, je souhaite beaucoup savoir ce qui s’est passé au juste à Condé-sur-l’Escaut. Car, enfin, il y a eu mort d’homme...
— Sans compter l’usurpation d’identité et quelques autres détails sûrement pleins d’intérêt !
On se sépara le plus courtoisement du monde, le baron ayant tenu à raccompagner lui-même son visiteur à sa monture et lui faire compliment de l’élégance avec laquelle il la faisait évoluer.
— Ah ! C’est que j’ai pris des leçons chez le célèbre Pluvinel où se pressent ceux qui veulent devenir de bons cavaliers ! Le jeune Roi y est assidu et le maître qui lui trouve d’heureuses dispositions lui a prédit qu’il serait sans doute possible le meilleur de son royaume. Cela ne suffit malheureusement pas pour en faire un vrai souverain mais ce n’en sera pas moins une belle image ! J’avoue que j’espérais mieux car je lui sais un courage hors du commun !
— Ce qui peut réserver des surprises ! De toute façon, Monseigneur, le royaume d’Henri IV ne saurait tomber au niveau d’un Concini ! Nous serions déshonorés à la face de l’Europe ! Un Condé serait à peine préférable, d’ailleurs, en dépit de son nom !
— Il en sera ce que le Ciel voudra !
Ayant dit, M. du Plessis de Richelieu fit volter son cheval, piqua des deux et sortit du château au grand galop. Songeur, Courcy le regarda disparaître puis retourna rejoindre ses « femmes » qu’il trouva en discussion animée. Pour sa part, Clarisse était rouge de colère.
— Depuis quand un prince de Condé se mêle-t-il de porter jusqu’au trône la revendication d’un de ses paysans ? Comme s’il s’en était jamais soucié !
— Il pense ainsi s’attirer la confiance du peuple et je ne suis pas certain que ce soit un aussi mauvais calcul ! répondit son frère. Comme il n’est pas intelligent, on peut se demander qui a pu le lui souffler !
— Quelqu’un qui nous déteste, soupira Lorenza. Oh, père, je ne serai vraiment tranquille qu’une fois Thomas revenu ici !
— Moi aussi, approuva celui-ci. Et j’ai une furieuse envie d’aller à Senlis le récupérer. Les dernières nouvelles étaient assez rassurantes pour que l’on nous confie, à nous, les soins de sa convalescence ! J’irai demain !
Mais il n’eut pas à se déranger. Peu avant midi, le matin suivant, Gratien arrivait porteur de la nouvelle tant attendue.
— Le docteur Chancelier invite Monsieur le baron à venir reprendre Monsieur Thomas à la fin de la semaine...
— Pourquoi pas tout de suite ?
— Afin qu’il en termine avec son traitement que lui seul peut appliquer mais il m’envoie aujourd’hui pour que la maison soit prête à le recevoir !
— Cela fait des mois qu'elle est prête ! Ronchonna Courcy. Et il le sait bien !
— Je crois, suggéra Gratien en regardant Lorenza, qu’il pense surtout à Madame la baronne. Il y a si longtemps qu’elle n’a vu son époux !
— Il a tout de même meilleure mine que lorsque je le lui ai laissé ?
— C’est sans comparaison !
— Eh bien, alors ? Sa mémoire est revenue ?
— Non, hélas... C’est pourquoi le docteur a pensé à une période de préparation et...
— Je vois ce qu’il pense, sourit la jeune femme. Dites au docteur que j’attends mon époux depuis le jour de son départ et que je l’aime assez pour prendre patience jusqu’à ce qu’il me rende le même amour...
Il avait beau faire un temps affreux - l’un de ces temps d’automne gris, tristes, froids et brumeux qui ne donnent guère envie de sortir mais au contraire de se pelotonner au coin du feu dans un bon fauteuil, les pieds sur les chenets, un verre dans une main et un livre dans l’autre -, le baron Hubert se sentait heureux comme il ne l’avait pas été depuis longtemps. Il voyait tout en bleu azur et, par la portière de son carrosse de voyage - abondamment garni de coussins car il avait jugé plus prudent pour son convalescent d’effectuer la route à l’abri et non à cheval ! -, il souriait aux arbres en train de perdre leurs feuilles, au ciel pleurard, aux maisons dont les toits dégouttaient d’eau, aux rares passants qu’il avait ordonné à Aurélien d’éviter d’éclabousser, enfin à tout ce qui faisait partie de cette belle journée qui lui rendait son fils !
Il avait eu un mal énorme à empêcher Lorenza de l’accompagner, mais à force d’arguments la jeune femme avait fini par comprendre que les retrouvailles seraient plus frappantes dans le cadre chaleureux du château et dans une jolie robe plutôt qu’abritée sous un capuchon dans une chambre, confortable certes, car Chancelier tenait à soigner ses malades dans les meilleures conditions, mais au décor beaucoup moins flatteur !
Midi sonnait à l’église de l’abbaye quand l’attelage à quatre chevaux bais suivi des six de son escorte s’arrêta devant la maison dans un assourdissant bruit de sabots ferrés, de sonnailles et de voix masculines qui attirèrent aussitôt au-dehors le visage de Godeliève.
— Monsieur le baron ? s’écria-t-elle. Mais je croyais...
Elle n’en dit pas plus long... Son maître la repoussait pour se porter au-devant du visiteur.
— Comment ? Vous n’êtes pas dans votre lit ?
— Comment ça dans mon lit ? En voilà un accueil ! Vous saviez pourtant bien que je...
— Venez ! dit le médecin en le prenant par le bras pour le faire entrer dans le vestibule.
Il avait pâli et Hubert, saisi d’angoisse, en fit autant. Sans le lâcher, il l’entraîna dans son cabinet et le poussa dans un fauteuil qu’Hubert quitta aussitôt.
— Qu’est-ce que ça signifie ? Où est Thomas ?
— Si seulement je le savais ! répondit Chancelier soudain très sombre. Il y a deux heures environ, un gentilhomme en carrosse et escorté de serviteurs comme vous-même est venu chercher mon patient en disant que vous étiez retenu au lit par une forte fièvre et que vous l’aviez envoyé.
— Et vous l’avez cru ?
— Pourquoi non ? Il s’est annoncé comme votre neveu et le meilleur ami du baron Thomas ! Bien entendu, celui-ci n’a pas paru surpris. Il s’est inquiété pour vous et a suivi l’homme avec empressement.
— Il a donné son nom ?
— M. de Vitry ! Pour l’amour du Ciel, Monsieur le baron, asseyez-vous ! ajouta-t-il en obligeant Hubert, à deux doigts de s’évanouir, à reprendre sa place, sinon vous allez tomber. Godeliève, du rhum !
Courcy avala d’un trait le verre qu’on lui servit et qui le fit rougir d’un coup puis le tendit pour qu’on le remplisse de nouveau.
— Je n’ai jamais eu de neveu, souffla-t-il d’une voix éteinte ! Quant à Vitry, qui est en réalité capitaine des gardes du Roi, c’est sous son nom qu’on a assassiné M. de Bois-Tracy et mené mon fils aux portes de la mort !
— Mon Dieu ! Exhala le médecin en se signant. Et comme il ne reconnaît personne, il l’a suivi sans hésiter !
— Cette fois, je ne le reverrai plus... vivant !
Le mot, mêlé à un sanglot sec, eut du mal à passer, mais les larmes ne vinrent pas. Hubert de Courcy n’était pas homme à se lamenter sans bouger dans son coin. Un troisième verre avalé d’un seul trait comme le premier le remit d’aplomb.
— Où est Gratien ? demanda-t-il.
— Je rien sais rien car je ne l’ai pas revu, mais je suppose que les ravisseurs l’ont emmené ou...
— ... tué, c’est ce que vous pensez ?
Un mouvement d’épaules traduisit l’impuissance du docteur mais le baron continua :
— Ces gens n’ont pas l’air de laisser beaucoup de place au hasard. Comment était ce... Vitry ?
La description différait de celle déjà donnée et le mystère s’épaississait parce qu’elle ne correspondait à personne. Seulement à présent le problème en posait un autre. Comment ce misérable avait-il découvert la retraite de Thomas ? Et soudain, une pensée terrifiante traversa Courcy ! Une seule personne, avec les siens, savait où se trouvait son fils : ce jeune évêque de Luçon que Lorenza aimait bien et qui avait su gagner leur confiance ! Se pouvait-il qu’un homme de son nom se soit abaissé à un si vil métier d’espion ? Et d’espion au service de qui ? Ce fantoche de Concini qui avait entrepris de se faire roi de France et dans lequel il voyait un marchepied pour atteindre le pouvoir ? C’était à peine pensable ! Et eux qui avaient été assez bêtes pour avaler tous ses beaux discours! Par tous les diables de l’enfer, si jamais il réussissait à mettre la main dessus, Hubert se jurait bien de lui faire payer sa forfaiture...
Réfléchir! D’abord réfléchir... et aussi rentrer à Courcy où il n’imaginait que trop ce qu’il allait trouver : une demeure illuminée - le jour était si gris ! -, fleurie de tout ce qu’avaient pu fournir les serres, un personnel sur son trente et un et deux femmes émues aux larmes dans leurs atours les plus seyants ! Et il allait renverser tout cela, ramenant les ténèbres, le chagrin et l’angoisse. Plus cruelles encore qu’avant.
A mesure que le chemin défilait, sa colère enflait. On n’allait pas en rester là ! Et surtout pas s’installer dans un fauteuil pour déverser des torrents de larmes. Si haut placé que soit celui qui avait osé s’emparer de son fils, il le paierait de sa vie. Le temps de délivrer sa terrible nouvelle au château et il se mettrait en chasse. Et ce carrosse trop douillet qui n’avançait pas !...
Il le fit arrêter, ordonna à l’un de ses hommes de lui céder son cheval, l’enfourcha et partit au triple galop tandis que le cavalier démonté prenait sa place dans la voiture, étalant une mine réjouie qui hérissa le cocher.
— Si tu t’imagines que tu vas pouvoir te prélasser, lança-t-il fort mécontent, tu vas déchanter ! Cramponne-toi bien, mon bonhomme, ça va secouer ! On ne va pas laisser Monsieur le baron arriver avant nous !
Le fouet claqua. L’attelage repartit à fond de train, encouragé par la voix du cocher debout tel un aurige grec menant son char. La voiture se mit alors à danser comme une barque dans la tempête. Seuls deux des gardes l’escortèrent : les autres étaient déjà partis sur les traces du baron.
En arrivant à Courcy avec un bon quart d’heure d’avance, Hubert fut tellement surpris qu’en sautant à terre, il faillit s’étaler sur le perron. Il n’y avait pas de lumières, pas de fleurs, pas d’habits de cérémonie mais un épais silence à peine troublé par les voix des serviteurs qui, massés à un bout de l’immense vestibule, chuchotaient entre eux.
— Mais enfin ! Tonna-t-il. Qu’est-ce qui se passe ici ?
Il avait à peine fini de parler que sa sœur, le visage défait, accourait se précipiter dans ses bras.
— Lorie ! Hoqueta-t-elle. Lorie est partie !
Il la détacha de lui pour la tenir à bout de bras et mieux la voir.
— Partie ?... Ça veut dire quoi ?
— Pas de son plein gré, évidemment ! J’aurais dû dire qu’elle a été enlevée...
— Enlevée par qui ? Comment ?
— Par qui ? On n’en sait toujours rien ! s’écria-t-elle soudain furieuse. Comment ?... Vous n’avez qu’à lire ça ! Où est Thomas ?
— Enlevé, lui aussi ! Par un certain Vitry qui s’est annoncé comme son cousin et son meilleur ami... et qu’il a suivi en toute innocence puisque aucun visage ne s'inscrit dans sa mémoire. Voyons la lettre et venez par ici ! On ne va pas rester là et vous avez besoin de vous remettre !
— Oh moi, c’est sans importance ! Lisez plutôt !
— Encore cette foutue dague!... Tonnerre de Dieu ! C'est une conspiration !...
Et il se mit à lire à haute voix :
« Tu n’as pas voulu m’obéir, aussi vas-tu recevoir à présent ta punition ! Si tu veux revoir vivante la pauvre loque qu’est devenu ton mari, tu dois exécuter mes ordres à la lettre. Tu vas sortir du château seule, habillée comme lorsque tu te promènes à pied. Tu iras ainsi jusqu’à la lisière des bois et tu continueras ton chemin. Quiconque tenterait de te suivre serait abattu, même ceux du château s’ils étaient derrière toi. Nous sommes nombreux et nous tirons juste ! Tu pénétreras dans le bois où tu es attendue. Toute désobéissance de ta part ou de celle d’un tiers signerait la mort de Thomas. Et une mort assez cruelle pour qu’il implore longuement sa venue...
« Hâte-toi ! Je te donne dix minutes pour apparaître sur le chemin de l’étang. Je vais savourer cet instant où tu vas venir vers ton destin comme, un peu plus tard, celui où, de toi-même, tu viendras t’offrir à moi ! »
A mesure qu’il lisait, la voix d’Hubert baissait. Il mâchait les mots jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus qu’une sorte de grondement qui explosa sur le dernier.
— Par tous les diables de l’enfer ! J’arracherai la peau de ce monstre pouce par pouce ! Depuis quand Lorie est-elle partie ?
— Une heure environ. Que comptez-vous faire !
— Les retrouver ! Et pour cela interroger ce beau « monsignore » qui a lâchement livré mon fils !
— L’évêque de Luçon ? Vous êtes fou ! s’écria Clarisse. Où êtes-vous allé chercher pareille idée ?
— Tout simplement dans mon petit cerveau. Il est seul avec ceux de la maison à savoir où Thomas était soigné. Et vous voyez le résultat ?
— Mais pourquoi aurait-il fait cela ?
— Pour plaire à son cher Concini, voyons ! La Cour, le Roi, la Reine, tout le monde est en route vers l’Espagne. Il est le maître à Paris !
— Le Florentin et sa femme sont partis avec eux sans doute.
— Ce serait étonnant. L’amant de la Médicis au mariage de son fils ? Les Espagnols n'apprécieraient pas !
— On dit qu’il est à leur solde depuis longtemps !
— A plus forte raison si vous ajoutez les crises « démoniaques » de sa moitié ! Non, je suis persuadé qu’il est là et son évêque avec lui. En attendant, qu’on m’appelle Flagy avec des chevaux frais !
— Il n’est pas ici ! Pendant que Lorenza se dirigeait vers son bourreau, je l’ai fait sortir du château par le souterrain accompagné de quelques hommes. Dans l’espoir qu’il pourrait apercevoir quelque chose... et peut-être dépister des traces. Rappelez-vous que c’est un remarquable chasseur !
Sidéré, Hubert dévisagea sa sœur comme s'il la voyait pour la première fois.
— Ma parole, il vous arrive d’avoir du génie ?
— Je suis votre sœur, Hubert ! A ceci près que |e réfléchis davantage.
— Mais... des chevaux ?
— Ils sont trois. Ceux de la ferme devraient suffire...
Tandis que, enveloppée d’une épaisse mante à l’épreuve de la pluie, elle avançait sans hâte sur le chemin tant de fois parcouru qui longeait l’étang, Lorenza se sentait étrangement calme. Naturellement courageuse, elle ne redoutait ce qui allait venir que pour Thomas, plus malade peut-être qu’on ne le lui avait dit et que l’ennemi, si soigneusement caché, voulait faire souffrir, mais ce ne serait qu’un mauvais moment à passer pour l'un comme pour l’autre puisqu’elle ne lui survivrait pas. Dans quelques heures, tout serait terminé et peut-être aussi pour celui qu'elle appelait l’ennemi sans visage. Dans les plis de sa robe, elle sentait le poids rassurant de la dague dont, ce matin encore, elle avait vérifié le double fil. La belle arme n'était-elle pas, à elle seule, l’instrument de la vengeance et la clef de la vie éternelle ?
Prétendre qu’elle n’emportait pas des regrets serait faux et c’est pourquoi pas une seule fois elle ne se retourna vers son beau Courcy, ce château de rêve où elle avait connu les heures les plus merveilleuses de sa vie. Le temps écoulé n’avait pas réussi à en atténuer la saveur, l’ardente griserie coupée d’instants si doux. Cela, le misérable qui l’attendait au bout du chemin ne pourrait jamais le lui enlever, même s’il parvenait à obtenir ce qu’il convoitait depuis si longtemps : son corps qu’il voulait asservir. Mais elle le vendrait d’autant plus cher qu'elle était décidée à frapper la première, dès la minute où elle se trouverait en sa présence. A quoi bon des paroles dans ce genre de situation ? L'individu, quel qu'il soit, n’était rien d’autre qu’un criminel pervers qui ne méritait pas de vivre.
Une seule satisfaction - si l’on pouvait appeler cela ainsi !-, dans la situation où elle se trouvait : elle allait pouvoir mettre un nom sur le visage de son adversaire. Tout au moins avoir une certitude car, à force d'y penser, elle en était venue à s'en douter encore qu'elle hésitât entre deux hypothèses...
A présent, la lisière du bois était devant elle. Avant d'y pénétrer, elle envoya une pensée pleine de tendresse à ceux qui étaient devenus ses chers parents : Clarisse et Hubert ! Dans un laps de temps incertain, ils n’auraient plus d’enfants du tout ! Et pourtant ils avaient le cœur assez grand pour l’avoir aimée, elle par qui le malheur était entré chez eux !
« Ô Seigneur, pria-t-elle tout bas, si l’un de nous a la chance d’en sortir vivant, faites que ce soit Thomas ! Même diminué, même privé de ses souvenirs, car ils sauront bien lui en susciter d’autres ! Aidez-moi à le sauver ! »
Elle fit un ample signe de croix et s’aventura sous le couvert des arbres...
Elle ne vit rien d’abord que le sentier tapissé de feuilles sèches se perdant sous l’enchevêtrement des branches. Puis soudain, elle sentit une présence derrière elle : un homme masqué armé d’un pistolet qui lui prit le bras.
— Par ici !
Il la mena jusqu’à un sentier où attendait une voiture dont tous les mantelets étaient baissés. Sur le siège, il y avait un cocher immobile et emmitouflé à l’instar d’un troisième homme, qui tenait la portière ouverte. Il lui fit signe de monter. Elle obtempéra. L’homme qui la guidait en fit autant et s'assit auprès d’elle.
— Allons ! dit-il seulement.
La portière se referma et Lorenza se trouva dans une quasi-obscurité qui, de nuit, devait être totale, mais qui gardait encore un semblant de clarté par les interstices des rideaux de cuir.
— Où m’emmenez-vous ? demanda-t-elle sans trop d’espoir de réponse.
Pourtant, il en vint une :
— Taisez-vous et tenez-vous tranquille ! Au moindre mouvement suspect je tire !
Il possédait une voix vulgaire, épaisse et presque pâteuse comme s’il avait bu. Elle s’offrit le luxe d’un petit rire.
— Cela m’étonnerait ! Il paraît que votre maître tient essentiellement à me voir... et en bon état !
— Taisez-vous ou je vous bâillonne !
— Dans ce cas...
C’eût été stupide en effet. Sa situation était déjà assez critique sans qu’on y ajoute un nouvel inconfort... La jeune femme s'établit de son mieux dans son coin en essayant de repérer le chemin de l’attelage. Depuis le temps qu’elle habitait Courcy, elle s’était suffisamment familiarisée avec les alentours du château ainsi qu’avec une partie appréciable de la vallée de l’Oise pour comprendre qu’on se dirigeait plutôt vers Paris. Mais sans doute ces gens se méfiaient-ils de son intelligence - et en cela ils lui faisaient grand honneur ! - car au bout d’un petit quart d’heure on prit à droite, puis à gauche, et encore à gauche, puis à droite et, après avoir fait plusieurs fois le tour de ce qui devait être un rond-point, on suivit enfin une direction dont elle était à présent incapable de dire si c’était celle du nord, du sud ou de l’ouest. La route, droite, ne présentait plus d’intérêt : Lorenza était bel et bien perdue mais, au fond, le lieu où se déroulerait son calvaire, et très certainement sa mort, avait-il quelque importance ?
Alors elle essaya de dormir afin de préserver ses forces autant qu'il était possible et le plus étonnant, c’est qu’elle y parvint en dépit des cahots du chemin.
Cependant le baron Hubert arrivait à Paris, sachant qu’en l’absence de la Reine il ne trouverait pas au Louvre celui qu’il cherchait. Il alla donc tout droit rue de Tournon où, la nuit commençant à tomber, l’hôtel de Concini brillait déjà de mille feux qui contrastaient avec sa propre demeure dont il avait fait différer les travaux depuis un moment. S’il avait toujours un fils, il les reprendrait, sinon, il vendrait le bâtiment dont il n’aurait plus alors aucun besoin...
Le portail du Florentin était grand ouvert pour laisser passer un carrosse aux rideaux baissés escorté de quatre valets. Aussi se hâta-t-il de s’y engouffrer avant qu’on ne le referme, mais aussitôt un palefrenier sauta à la bride de son cheval :
— Hé là, monsieur ! Où allez-vous ? On n’entre pas comme dans un moulin chez Monseigneur le maréchal d’Ancre !
— Ah, on lui donne du Monseigneur, maintenant ? Ce sera quoi la prochaine fois ? Sire ou Votre Majesté ?
— Monsieur, je vous prie de sortir !
— Et moi je veux voir votre maître quel que soit le titre que vous lui donnez ! Je suis le baron de Courcy et je n’ai pas pour habitude d’attendre derrière une porte. Allez le lui dire !
— Que Monsieur le baron m’excuse, fit l’autre en changeant de ton, mais c’est impossible : Monsieur le maréchal n’est pas ici !
— Difficile à croire au regard de toutes ces illuminations ! Alors peut-être son épouse ? Je ne suis pas difficile !
— Oh ! Monsieur le baron !...
— Cela ne vous ressemble pas de mettre un domestique dans l’embarras, Monsieur de Courcy ! Intervint un personnage qui venait de sortir de la maison, attiré par la discussion.
Sans plaisir aucun, Hubert reconnut Antoine de Sarrance et se renfrogna.
— Que faites-vous là ? Il est vrai que vous êtes un familier des lieux à ce que l’on dit...
Sarrance qui était tête nue esquissa un salut moqueur.
— Et on a raison. Les demeures du maréchal et de la marquise sont les endroits où l’on s’amuse le plus à Paris ! Songeriez-vous à rejoindre notre joyeuse bande ? Vous avez dépassé l’âge des fredaines...
— Trêve d’insolences ! En réalité, Concini ne m’intéresse qu’à moitié. C’est son nouveau fidèle que je veux rencontrer !
— Fidèle ?
— Du moins je le suppose puisque Concini lui a fait prendre rang dans la maison ecclésiastique de la Reine ! Comme si, avec je ne sais combien de prêtres, elle n’en avait pas suffisamment, mais celui-là parle si bien... outre qu’il est loin d’être laid !
— Ah, le petit Richelieu ?
— C’est ça ! L’évêque de Luçon !
— Il vous a fait quelque chose ?
— Je pourrais vous répondre que cela ne vous regarde pas mais comme je suis pressé et que je voudrais le rencontrer, son adresse me suffira !
Sarrance éclata de rire.
— Et vous imaginez que je la connais ? Ce n’est pas parce qu’il a séduit Concini et sa femme qu’il compte au nombre de mes amis. Donc, son adresse, je l’ignore. Le maître d’hôtel vous renseignera peut-être ?
L’idée traversa Hubert de gifler cette face ricanante mais il n’avait pas de temps à perdre en vaine querelle. Il haussa les épaules.
— Merci de votre... obligeance ! Je vais plutôt la demander à donna Leonora que l’on dit fort pieuse !
— Elle ne vous recevra pas : elle a ses crises ! De toute façon, l’adresse ne vous servira à rien : l’évêque n’y est pas pour l’excellente raison qu’il est sorti il y a peu avec le maréchal pour aller... je ne sais où ! Mais comme on m’a prié d’attendre, c’est ce que je vais faire. Me tiendrez-vous compagnie ?
— Ce ne serait agréable ni pour vous ni pour moi ! Je vous donne le bonsoir et je reviendrai plus tard !
Il patienterait le temps qu’il faudrait certes mais pas en compagnie de ce garçon, qu’il appréciait autrefois cependant quand il était l’ami de Thomas et que tous deux partageaient le même logis, mais il ne pouvait lui pardonner l’acharnement qu’il avait mis à vouloir la mort de Lorenza, acharnement qui avait brisé leur amitié... Il choisit donc de guetter le retour du Florentin dans ses propres murs, si peu confortables qu’ils soient.
Quittant ce qui était maintenant l’hôtel d’Ancre, il se fit ouvrir par le gardien qu’il entretenait à l’année. Un brave homme, ancien soldat, dont la femme ne verrait aucun inconvénient à servir du vin chaud à son escorte. Tout compte fait, lui-même en boirait volontiers une petite pinte...
L’arrêt brutal de la voiture réveilla Lorenza. Il faisait presque nuit. Le regard embrumé, elle serait tombée si une main ne l’avait retenue quand on lui avait ordonné de descendre, elle se tordit néanmoins le pied et la douleur la réveilla tout à fait. Celle qui l’avait aidée était une femme sans âge, sans couleur, sans signe distinctif, à peine plus qu’une ombre, mais sa poigne était solide et elle la soutint pour monter les quelques marches donnant accès à la maison dont elle eut à peine le temps d’apercevoir l’extérieur...
C’était, bâti au milieu d’une clairière, un manoir à un seul étage sous un comble flanqué de deux tourelles. Devant, s’étalait une pièce d’eau circulaire ornée en son centre d’une statue d’enfant tenant à bras-le-corps un poisson d’où jaillissait un jet d’eau. Le chemin qui y menait fuyait sous les arbres dans l’axe même de la fontaine. Tout autour s’épaississait d’une forêt.
— Où sommes-nous ? demanda Lorenza.
— Cela a-t-il beaucoup d’importance ? répondit la femme avec un accent facile à identifier.
— Vous êtes de Florence, vous aussi ?
— Non. De Toscane, oui ! Je dois vous conduire à votre chambre. Là-haut, il y a du feu.
Le vestibule ne présentait aucun intérêt. Peu de noblesse : seulement quatre chaises à haut dossier se faisant face le long de deux murs et un coffre de bois sculpté où était posé un chandelier où cinq bougies flambaient. Au fond, un assez bel escalier filait droit vers les ombres du plafond.
Bien qu’il ne fit pas froid, Lorenza frissonna. En dépit de la femme, impeccable sous son bonnet blanc et son tablier, des quelques meubles, cette maison sentait l’abandon. Il y avait d’ailleurs de la poussière sur le coffre du rez-de-chaussée... Pourtant, quand une porte s’ouvrit sous la main de son guide, elle découvrit une chambre relativement accueillante. Un bon feu était allumé dans la cheminée. Au fond de la pièce, trônait un lit à colonnes garni de draps de soie et de couvertures brodées, des tapis bleus et rouges réchauffaient le parquet et des meubles - dont une table à coiffer où il ne manquait rien ! - de bonne qualité et d’un goût certain, malgré une facture datant du siècle précédent, complétaient le décor. Enfin, plusieurs chandeliers et un vase de marguerites d’automne ajoutaient même une note de gaieté à l’ensemble.
— Je vais vous donner quelque chose à manger, fit la femme. Vous devez avoir faim ?
— Pas vraiment ! J’aimerais seulement un peu de vin !
— Je vais vous en apporter. Cela vous permettra d’attendre le souper que l’on servira sans doute ici même... Oh! Mon Dieu ! Quelle magnifique robe !
Tout en parlant, elle avait ôté le manteau de Lorenza, découvrant la "toilette quelle portait. En effet, attendant l’arrivée de Thomas, la jeune femme avait choisi l’une de celles qu’il préférait, velours noir et satin blanc sans collerette afin de mieux dégager les épaules, la gorge et le cou au long duquel tremblaient les girandoles de diamants, de rubis et d’émeraudes assorties à la rose épanouie faite des mêmes pierres et agrafée au creux profond du décolleté. En laissant Guillemette les lui accrocher, elle avait eu les larmes aux yeux au souvenir des mains caressantes de son époux ôtant la fleur pour la remplacer par ses lèvres. Elle avait tant espéré qu’en la revoyant ainsi parée les souvenirs remonteraient des profondeurs obscurcies de sa mémoire ! Ce soir, elle les portait peut-être pour la dernière fois...
Ne jugeant pas utile de répondre à l’exclamation admirative, elle alla s’asseoir près du feu.
— Apportez-moi du vin ! rappela-t-elle sans la regarder.
Elle ne tourna pas davantage les yeux quand un léger grincement de la porte se fit entendre, se contentant d’avancer la main pour prendre le verre présenté sur un plateau, sans cesser de suivre distraitement la danse des flammes dans la cheminée.
— Ce vin d’Alicante devrait vous plaire ! fit une voix masculine. Rien de tel pour les émotions ! Dieu, que vous êtes maladroite !
Poussant un cri, elle s’était en effet relevée brusquement, laissant échapper le gobelet de cristal qui se brisa à ses pieds et fit soudain volte-face à... Antoine de Sarrance, qui était devant elle !
— Ainsi, c’était donc vous ? Lâcha-t-elle avec lassitude.
Il s’éloigna d’elle pour s’adosser à l’une des colonnes du lit.
— L’idée ne vous en est jamais venue ? Qui croyiez-vous donc rencontrer ici ?
L’écho de deux voix parlant en italien parvint jusqu’à eux par la porte entrouverte. Ce qui le fit s’esclaffer.
— Ce bon Concini, bien sûr ! C’est d’ailleurs ce que j’espérais. Et je reconnais que je lui dois quelque gratitude ! Il a énormément fait pour moi !
— Tuer votre père, par exemple ?
— Il est certain que, par la suite, je m’en suis félicité mais, en fait, ce Bertini, qui n’était pas très intelligent, a frappé pour lui rendre service. Il lui devait certaines choses et sachant qu’il vous convoitait a saisi l’occasion en vous voyant fuir. Il en a été bien mal remercié, comme vous le savez.
— Je sais qu’il est mort, c’est tout. Qui l’a tué ?
— Un autre séide de Concini mais, cette fois, sur ordre. L’imbécile était tellement content de lui qu’il en devenait gênant ! Fin de l’histoire !
Tandis qu’il parlait, Lorenza l’observait, cherchant à comprendre avec le recul ce qui s’était passé en elle ce fameux soir de Fontainebleau où leurs regards s’étaient croisés pour qu’en un instant elle eût oublié Vittorio pour ne plus voir que lui. Elle avait été si persuadée de l’aimer à ce moment. Son cœur avait dû s’embraser à la flamme de la passion qu'elle avait pu lire dans son regard ! Il était beau alors !... C’était toujours vrai mais elle avait en face d’elle un homme incroyablement différent et, celui-là, il lui répugnait ! Le contraire eût été surprenant : n’était-elle pas venue rencontrer son pire ennemi ?
Repoussant du pied les débris de verre, elle se rassit, ce qui lui permit de sentir contre sa jambe la présence rassurante de la dague et sa main glissa doucement vers l’ouverture de sa robe.
— Pas tout à fait, reprit-elle. Il faut aussi admirer vos talents de faussaire, l’image parfaite de la dague, c’était à s’y méprendre ! Toujours la bande à Concini, je présume ?
— Bien entendu ! Il y a de tout dans le flot italien qui accompagnait la Reine à son arrivée. Des artistes parfois mais, en ce qui concerne les lettres, ce n’était pas difficile d’en faire d’identiques : mon père en avait reçu une avant le mariage - d’où la cotte de mailles ! - et l’avait conservée. Je l’ai retrouvée dans son écritoire. Une telle œuvre d’art, cela se garde, outre le fait que cela donne à penser... Mais vous aviez demandé du vin et vous l’avez renversé ! Je vais appeler...
— N’en faites rien ! Je n’en ai plus envie !
— Pourquoi donc ? Nous allons au contraire boire ensemble... à cette nuit qui nous attend... et que je veux inoubliable !
— Comme celle que m’a infligée votre père ?
— Sous des dehors apparemment policés, mon père était un sauvage. Oser abîmer la perfection que vous êtes ! Soyez rassurée, vous n’aurez de moi que des caresses !... Dieu que vous êtes belle ! Bien plus encore que lorsque vous êtes arrivée de Florence !
— Trêve de fadaises ! Vous avez prétendu détenir mon époux : je viens le chercher !
— Le chercher ? (Il eut un rire bref.) Vous n'avez rien compris. Il n’en a jamais été question ! Je ne vous ai proposé que de le revoir vivant car je compte me débarrasser de cette coquille vide ! Dommage ! C’était un bon compagnon autrefois... Hélas pour lui, c’était avant vous ! Vous êtes apparue et tout a changé !
— Je veux le voir !
— Mais vous allez le voir, sinon où serait le piment de cette nuit ? En fait, la façon dont il passera de vie à trépas va dépendre uniquement de votre bonne volonté ! Je vais le faire amener...
— Un moment encore !
— Vraiment ? Je vous croyais pressée !
— Il y a deux choses que je voudrais savoir !
— Quoi par exemple ?
— Il ne vous a pas reconnu ?
— Oh non ! Etant allé le chercher à Senlis, il m’a cru tout béatement quand je me suis présenté comme son meilleur ami et c’est très volontiers qu’il m’a suivi.
— Comment avez-vous su où il se cachait ? Nous nous sommes abstenus de nous y rendre afin que l’endroit où il était soigné demeurât inconnu ! Qui avez-vous corrompu ?
— Personne, ma chère ! Vous n’oubliez qu’un détail... ou plutôt vous l’ignorez sans doute. C’est qu'au temps où nous étions compères et où j'étais pauvre comme Job, il me faisait la grâce de partager avec moi les services de Gratien, son valet. Or, celui-ci n’était pas à Courcy que j'ai mis sous surveillance. Il faut avouer que votre fortune me permet nombre de fantaisies et que c’est franchement agréable d’être riche ! Et comme, avec de la patience, on parvient à tout, on a vu, un beau jour, arriver... et repartir ce bon Gratien. Il a suffi de le suivre !
Tandis qu’il parlait, le cerveau de Lorenza tournait à toute allure.
— Sous quel nom vous êtes-vous présenté à Thomas ? Antoine de Sarrance... ou M. de Vitry ? Car c’est vous, ça ne laisse aucun doute, qui avez osé cacher vos forfaits sous le nom honorable d’un serviteur du Roi !
— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? fit-il sans dissimuler sa surprise.
— Le fait qu’un paysan n’ait pas hésité à dénoncer mon beau-père au prince de Condé pour l’avoir privé de son neveu Colin, un pauvre garçon dépourvu de mémoire que le paysan en question avait sorti de l’Escaut à moitié mort. Mais il n’était pas seul : un religieux vivant en ermite dans la forêt voisine l’avait secouru et lui avait donné des soins. Je suppose qu’à ce moment sa perte de mémoire l’a sauvé.
— Bravo ! Quelle perspicacité ! Applaudit-il. C’était même follement drôle de le voir réduit à l’état de cheval de labour ! Cela valait la peine de l’abandonner à cette vie-là !
— C’est donc vous qui l’avez poignardé, comme vous aviez poignardé M. de Bois-Tracy ?
— Difficile d’agir autrement : celui-ci m'avait reconnu sous mon déguisement et m’avait apostrophé. Thomas avait entendu : j’ai par conséquent été obligé de m’en débarrasser aussi ! Vous en avez assez appris maintenant ?
— Oh oui, largement ! fit-elle sans cacher son dégoût. Vous êtes un fier misérable, Monsieur de Sarrance ! Votre père était certes une brute mais sa réputation était celle d’un homme d’honneur sans quoi le Roi ne lui aurait jamais accordé estime et amitié ! Comme à M. de Courcy !
— Ah, j’allais l’oublier celui-là ! Il faut que je vous fasse rire, ma chère, avant d’en arriver aux choses sérieuses. Savez-vous ce qu’il fait à cette heure, notre baron ?
— A quoi pourrait-il s’occuper d’autre que chercher son fils ?
— Oh que nenni ! Il est en quête du petit évêque de Luçon, le nouveau fidèle de ce bon Concini ! Il croit dur comme fer que c’est lui qui a révélé l’adresse du médecin de Senlis. Dans l’humeur où il est, je pense qu’il songe à lui administrer une fameuse raclée ! C’est d’un comique !
— Je ne trouve pas ! Et par quel hasard pourriez-vous le savoir ?
— Parce que j’ai quitté le baron il y a peu. Nous nous sommes rencontrés chez Concini où je lui ai fait savoir qu’ils étaient sortis tous les deux mais qu’ils ne tarderaient pas... et que je les attendais. Je lui ai même proposé ma compagnie mais il a préféré aller piétiner dans ses plâtras... ce qui m’a permis de m’esquiver aisément.
Désorientée, Lorenza cherchait à comprendre comment cela était possible.
— Vous l’avez vu il y a combien de temps ?
— Pas tout à fait deux heures...
Et, soudain, il éclata de rire.
— Où croyez-vous que nous sommes ? Aux environs de l’une de ces villes du Nord dont ce maréchal de foire s’est fait remettre les gouvernements ? Point du tout ! Cette bicoque lui appartient en effet mais nous sommes à deux lieues à peine du Louvre. Un endroit adroitement dissimulé et fort pratique pour y régler les comptes... délicats, car la Seine n’est pas loin. Mais je veillerai à ce qu’on y repêche le cadavre de votre mari adoré. Ainsi c’est notre maréchal-marquis qui portera le poids du crime... Il n’est pas à un mort près !
La jactance du personnage écœurait Lorenza et la confortait dans sa décision de le tuer mais, en même temps, lui avait fait renoncer à son projet initial qui était de frapper son ennemi dès l’instant où elle se trouverait en face de lui. C’eût été stupide puisqu’elle n’aurait jamais obtenu une vérité qui lui importait tellement : celle des désastres qui jalonnaient sa route depuis qu’elle avait quitté son couvent des Murate. Quand, à Courcy, elle avait reçu la première lettre de menaces à la veille de son mariage, elle s’était crue poursuivie par un unique meurtrier. En fait, il y en avait trois obéissant à des motifs différents : la politique pour Giovanetti, la servilité jointe à l’appât du lucre pour Bertini, et maintenant celui-là, prêt à tous les crimes afin d’assouvir un désir où l’orgueil et la cruauté tenaient sans doute plus de place qu’un prétendu amour...
— C’est un plaisir d’être de vos amis ! fit-elle, méprisante. Mais, trêve de plaisanteries, à présent je veux voir mon époux...
Dans les plis de sa robe, elle avait saisi la poignée de la dague qu’elle tirait lentement de son fourreau. Lui souriait toujours. Il ébaucha un mouvement vers la jeune femme dont la main se crispa sur l’arme. S’il venait contre elle, la tentation l’emporterait sur la prudence, mais il se ravisa et sortit de la chambre... Le moment le plus difficile approchait et Lorenza recommanda son âme à Dieu.
Soudain, la voix furieuse de Thomas parvint jusqu’à elle.
— Vous devenez fou ? Quelle sorte d’ami êtes-vous pour oser me traiter de la sorte ?
En d’autres circonstances, Lorenza aurait chanté de joie à l’entendre, surtout si vigoureuse, mais il y avait celle de l’autre, si haineuse qu’elle en frissonna.
— L’important était que tu le croies, pauvre idiot ! Mais tu devrais m’être reconnaissant : tu vas revoir ta femme !
— Ma femme ? Je n’ai pas de femme... ou alors vous avez trouvé une gueuse pour jouer ce rôle ?
— Rassure-toi, mon bonhomme, tu vas être content ! Je t’ai gâté...
Les voix se rapprochaient. Le cœur de Lorenza battait la chamade et ce qu’elle vit lui arracha un cri d’épouvante.
— Thomas ! Mais que lui avez-vous fait, espèce de monstre ?
Ce que deux hommes vigoureux apportaient était une chaise à haut dossier sur laquelle Thomas était étroitement ligoté, vêtu seulement de ses chausses. Un épais bandeau de fer, comme le reste du siège, lui maintenait la tête contre le dossier.
A travers les larmes jaillies spontanément, elle dévorait des yeux son époux. Sa longue souffrance lui avait creusé les traits et l’avait amaigri mais elle retrouvait dans ses yeux couleur d’outremer la flamme d’autrefois. Plus de mémoire peut-être mais l’intelligence restait intacte, elle l’aurait juré !
D’instinct, elle voulut s’élancer vers lui mais Sarrance la retint si soudainement et si fermement en l’invitant au calme qu’elle ne put sortir son arme. Cependant Thomas lui souriait aimablement.
— Ainsi vous êtes mon épouse, Madame ? J’ai beaucoup de chance parce que vous êtes bien belle !
Sarrance ricana.
— N’est-ce pas ? Une chance que tu n’aurais jamais dû connaître et que j’avais interdite...
— Pourquoi ?
— C’est clair pourtant : je la voulais pour moi ! Elle m’a désobéi mais il y a si longtemps qu’elle ne devrait même plus s’en souvenir ! De toute façon, je vais le lui faire oublier sans plus tarder et tu vas être notre témoin !
Le sourire de Thomas s’effaça.
— Ce qui signifie ?
— Que je vais la prendre là, devant toi, dans ce lit qui nous attend et que tu ne perdras pas une miette de mes exploits. Filez, vous autres !
D’un geste accompagnant la parole, il chassait les valets. D’une voix redevenue paisible, Thomas demanda :
— Pourquoi voulez-vous l’accabler si vous l’aimez ? Si nous sommes mariés c’est elle que vous allez faire souffrir... puisque moi je ne la connais pas !
— Même d’elle, tu ne te souviens pas ?
— Non. Pardonnez-moi, Madame ! Il est probable que si on m’en laissait le temps, je vous aimerais comme vous méritez de l’être car je n’ai encore jamais vu pareille beauté. Est-ce que... vous m’aimiez ?
— Oh Dieu ! Oui... Je vous aimais et je vous aime toujours...
— Alors, Vitry - c’est votre nom n’est-ce pas ? -, mon « ami » Vitry, pourquoi voulez-vous lui infliger cette humiliation ?
— Parce qu’elle la mérite ! Je te l’ai dit, elle m’a désobéi et maintenant, elle va payer ! Ensuite, sois tranquille, je me débarrasserai de toi...
— Et elle ? Vous la tuerez aussi ?
— Non... Pas tout de suite ! Elle vivra ici et je viendrai la voir selon mon bon plaisir ! Ce sera souvent, je pense... Mais puisque tu ne te souviens plus, nous allons la découvrir ensemble ! Déshabillez-vous ! ordonna-t-il en se tournant vers la jeune femme...
— Que je... ?
— Immédiatement !
— Et si je refuse ?
— Je ne crois pas ! Vous voyez ce bandeau de fer ? Il est bardé de pointes à l’intérieur et muni d'une vis derrière que l’on peut serrer. Quand le sang coulera, évidemment votre Thomas verra moins nettement ! Allons, pressons ! Sinon je vais donner un tour à la vis !
— Désolée, mais je ne sais pas me déshabiller seule ! J’ai l’habitude d’une femme de chambre !
— Dieu que vous êtes agaçante!... Enfin... Je vais vous assister !
Il se rapprocha d’elle pour dégrafer la robe. Lorenza fit volte-face. A ce moment, la dague surgit et frappa... un peu à l’aveuglette à cause de la trop forte tension nerveuse de la jeune femme. Elle réussit seulement à le blesser... Il émit une sorte de beuglement puis la frappa et l’envoya à terre où elle se fit très mal contre le lit et s'évanouit.
— Lorie ! Non ! hurla alors Thomas, affolé.
Ce cri retint le poing du dément prêt à cogner encore. Il regarda son prisonnier avec stupeur.
— Lorie ?... On dirait que la mémoire te revient !
— Suffisamment pour savoir ce que tu vaux !...
— Oh mais cela change tout!... Ma jouissance n’en sera que plus vive puisque tu vas pouvoir apprécier en connaisseur notre nuit d’amour…, et fais-moi confiance, je me sens plein de vigueur.
— Ton sang coule pourtant !
— Ce n’est pas grave ! Va me chercher un tampon de linge, toi ! ordonna-t-il au valet réapparu quand il avait entendu du grabuge. Et puis va-t’en.
Les charmes d’une noble dame ne sont pas pour les yeux d’un larbin !
Cependant, il ouvrait son pourpoint laissant apparaître une blessure en dessous de l’épaule. Il y appuya le linge apporté par le domestique et reboutonna le vêtement qui le maintint en place. Après quoi, il s’agenouilla près de Lorenza qu’il commença par dépouiller de ses bijoux pour lesquels il eut un sifflement admiratif avant dans les glisser dans sa poche.
— Voleur en plus ! Jeta Thomas, dégoûté. Tu es vraiment parfait. Tue-moi et finissons-en !
— Te tuer ? Tu es malade. Cela viendra peut-être... après le spectacle, et ce poignard m’a même donné une idée, ajouta-t-il en ramassant la dague. C’est elle qui aura ce plaisir! Pour te délivrer quand elle t’entendra hurler sous la torture. Cela me permettra de la renvoyer en place de Grève quand je me serai bien repu d’elle ! Mais d’abord, réveillons la belle endormie !
Se penchant à nouveau sur Lorenza, il la gifla à deux reprises à toute volée et, en effet, elle revint à elle sous le regard angoissé de son époux. Puis il la jeta dans un fauteuil et lui fit avaler un verre d’eau-de-vie qui la brûla mais acheva de la ramener à la réalité. Tout de suite son regard chercha Thomas. Avait-elle rêvé tout à l’heure quand elle avait brandi la dague ? L’angoisse qu’elle lut dans ses yeux lui fit comprendre qu’elle ne s’était pas trompée : il l’avait reconnue!
— Eh oui, confirma Sarrance, goguenard. Notre ami Thomas a recouvré la mémoire. En vous voyant sans doute ? Vous opérez des miracles. Ce dont je me réjouis parce qu’il va pouvoir apprécier toute la saveur de notre nuit d’amour !
— Vous êtes un suppôt du diable ! Jeta Lorenza écœurée.
— Vous croyez ? C’est possible mais, après tout, pourquoi pas ? Avec vous, j’espère encore reculer mes limites! Revenons à présent où nous en étions : déshabillez-vous... mais pas trop vite que j’aie le temps d’apprécier ! fit-il en jouant avec la dague qu’il venait de ramasser. Allons ! Que l’on obéisse sinon ce cher Thomas va souffrir, continua-t-il en se rapprochant de la chaise de fer. Il tendait la main vers la vis commandant les pointes. Désespérée, les larmes aux yeux, Lorenza commençait à faire glisser les épaules de son décolleté quand un véritable vacarme éclata dans la maison fait de cris et du fracas des armes.
— Allons bon ! Qu’est-ce encore que cela ! Maugréa Sarrance en s’élançant hors de la chambre, où il revint beaucoup moins rapidement et à reculons, la pointe d’une épée appuyée sur sa poitrine...
A l’autre bout de l’arme, se trouvait un gentilhomme pas très grand mais vigoureux, au faciès brutal barré d’une moustache noire.
— Lâchez cette dague ou je vous embroche ! Un peu plus tôt, un peu plus tard, et pas d’illusion, vous ne m’échapperez pas !
— Vous iriez jusqu’à m’assassiner ?
— Sans hésiter ! Ne fût-ce que pour vous apprendre à vous cacher sous un nom honorable pour commettre vos crimes ! Comment ça va, Courcy ?
— Aussi bien que possible dans cet attirail, capitaine de Vitry ! Et très heureux de vous voir ! Par quel miracle êtes-vous ici ?
— On vous dira ça plus tard ! D’abord en finir avec ce truand ! Mais pas devant une dame ! Mes hommages, Madame! (Puis élevant la voix :) Si vous voulez bien venir, Monseigneur, je crois que les secours de l'Eglise ne vont pas tarder à être les bienvenus.
Elégant à son habitude dans son habit mi-cavalier mi-ecclésiastique, l’évêque de Luçon effectua une entrée aussi paisible que s’il s’agissait d’un salon, eut un « oh ! » offusqué en apercevant Lorenza et vint lui prendre la main pour la faire asseoir.
— Que vous êtes pâle ! Comment vous sentez-vous ?
— Pas trop mal depuis un instant mais j’irais mieux encore si vous aviez la bonté de délivrer mon époux !
Elle désignait Thomas qu’il n’avait pas vu mais vers lequel il s’empressa.
— Dieu tout-puissant ! Pardonnez-moi, baron ! Je ne me souciais que de secourir Madame de Courcy !
Avec une joie immense, Lorenza entendit le rire de Thomas.
— Oh, je ne vous en veux pas ! Cela me paraît même tellement naturel !
Cependant, tandis que le jeune prélat le libérait avec d’infinies précautions, Thomas observait avec inquiétude les hommes de Vitry en train de ligoter Sarrance à demi fou de rage.
— Vous avez l’intention de le mener à la Bastille ? demanda-t-il. Je préférerais que vous me laissiez me battre avec lui. Un procès ne pourrait que raviver les blessures de ma femme ! Laissez-moi l’affronter l'épée à la main !
— La Bastille ? Un procès ? Pour quoi faire ? Pour que Concini, son protecteur, achète les juges ou ordonne bonnement qu’on le délivre ? Le Roi et plus encore la Régente sont loin ! Le ruffian italien règne !
La voix - singulièrement suave tout à coup - de M. du Plessis de Richelieu, se fit alors entendre.
— Rien à craindre de ce côté ! Il ne lèvera pas le petit doigt pour lui !...
— Vous mentez ! hurla Sarrance. Il est mon ami !
— Détrompez-vous ! Il pense que les dents vous poussent trop vite et il est las de vous entendre réclamer sans cesse pensions, prébendes et Dieu sait quoi ! En outre, vous êtes trop bruyant... dans l’entourage d’un homme qui ne s’intéresse plus guère qu'au royaume !
— Il m’a fait cadeau de cette maison... pour mes plaisirs !
— Disons que c’était un cadeau d’adieu ! fit l’évêque, un mince sourire aux lèvres. Et sans aller jusqu’à dire qu’il vous a livré...
— Ah non ? Qui alors ?
— Son épouse qui, elle aussi, vous trouve encombrant...
Se tournant vers Lorenza déjà réfugiée dans les bras de son mari, l’évêque reprit :
— Vous lui aviez demandé, Madame, d’essayer d’apprendre qui avait usurpé le nom de M. de Vitry à Bruxelles et dans la vilaine affaire de Condé-sur-l’Escaut ?
— C’est exact !
— Trop malade pour vous recevoir, c’est à moi qu’elle a confié la réponse qui tenait en un seul mot : Sarrance ! Et je me suis mis en campagne pour en savoir davantage. Sans oublier de la questionner et c’est d’elle que j’ai appris l’existence de cette retraite. Quand j’ai su ce qui venait de se passer à Senlis, je suis allé voir M. de Vitry à la porte duquel le marquis m’a fort obligeamment déposé. Et nous voici !
La suite se perdit dans les imprécations du prisonnier vouant pêle-mêle aux feux de l’Enfer les Concini, Monseigneur de Luçon, les Courcy, Vitry et « toutes les maudites créatures de Florence ». Agacé, Vitry ordonna de le bâillonner.
— Quoi qu’il en soit, intervint Thomas, je réitère ma demande de l’affronter aux armes.
Le capitaine lui rit au nez.
— Pour lui offrir une chance de poursuivre ses crimes ? Vous êtes à peine remis et lui crève de santé ! N’importe comment, si quelqu’un devait tirer l’épée contre lui, cela me reviendrait de droit pour avoir eu l’outrecuidance de traîner mon nom dans une boue sanglante ! Allez, vous autres, emportez-le s’il refuse de sortir sur ses pieds !
— Qu’allez-vous en faire ? interrogea l’évêque.
— L’accrocher au premier arbre venu ! Ses complices ont déjà été envoyés ad patres !
— La corde ? Plaida Thomas. Il est tout de même gentilhomme...
— Et vous, vous êtes incurable, hein ? Plaisanta Vitry en le regardant sous le nez. Bon, on va l’arranger autrement. Mais c’est bien pour vous faire plaisir ! Vous voulez le confesser, Monseigneur ?
— On peut toujours essayer ! concéda ce dernier sans grand enthousiasme.
Lorenza n’entendit même pas le coup de pistolet qui fracassa le crâne de son ennemi. Serrés l’un contre l’autre, elle et Thomas échangeaient ce baiser dont ils avaient tant rêvé !
A ce moment même, assis au milieu des plâtras de son hôtel, le baron Hubert attendait toujours le retour de Concini. Et commençait à trouver le temps long !